Le Romantisme et les Mœurs  

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{{Template}} Le Romantisme et les Mœurs is a work by Louis Maigron.

Full text[1]

HANDBOUND AT THE


UNIVERSITY OF TORONTO PRESS


LE

ROMANTISME 1:T LES MOEURS


DU MEME AUTEUR


Le Roman historique à l'époque romantique. — Essai sur l'in- fluence de "Walter Scott. (Épuisé.)

(Ouvrage couronué par l'Académie française.)

Fontenelle. — L'homme, l'œuvre, l'influence.

(Ouvrage couronné par l'Académie française.)

Fontenelle, Histoire des Oracles, édition critique,

(Collection de la Société des Textes français modernes.)

Un manuscrit inédit de Remard sur Delille. (En cours de publi- cation dans la Revue cf Histoire littéraire de la France, à partir d'avril 1907.)


EN PREPARATION

Le romantisme et la mode.

Le romantisme et le sentiment religieux.


ROMANTISME ET LES MŒURS

ESSAI D'ÉTUDE HISTORIQUE ET SOCIALE

D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS


LOUIS MAIGRON


rnoKESSF.un a l universitk i>e clbrmont-fbrramd



^


34 lo'


PARIS LIHHAIHIK ANCIK.N.NK, IIONORK CHAMl'Ii '\ . I hlll I i;

S, QUAI MALAQUAIS, 5


1910


PhEFACE


Il ne faudrail point que le titre de ce livre fil illu- sion. Ce n'est pas une histoire de rinfluence roman- tique sur la société française : elle aurait exigé plusieurs volumes. On n'a pu que donner un aperçu du sujet, en présentant sous un certain ordre (juelques faits, et quelques documents dont on se trouvait disposer et (|ui sont pour la plupart inédits.

La plus stricte impartialité, il est sans doute super- flu d'en avertir, a été notre préoccupation de tous les instants. Qu'il soit arrivé au romantisme d'exercer sur les niduirs une fiction bienfaisante, nous sommes si éloigné d'y contredire qu'au contraire nous l'avons indiqué avec toute la netteté possible, chaque fois que s'en est présentée l'occasion. Malheureusement l'occa- sion a été rare et c'est à l'analyse d'influences d'une tout autre sorte que notre étude a dû presque néces- sairement se restreindre. La raison en est simple : nous n'avons guère trouvé que des influences de cette dernière espèce dans les documents qu'il nous ;» < i< donné d'examiner. Sans doute encore, il en est de la vertu comme des honnêtes femmes : elle ne fait point parler d'elle et elle n'en parle pas elle-même volon- tiers. Toujours est-il que ce livre pourrait bien avoir


Il PREFACE

pris, malgré nous, l'air d'une nosographie. C'est dire qu'il a des lacunes. De mieux informés ou de plus heureux se donneront le plaisir de les combler. Nous demandons seulement qu'on nous tienne compte de la franchise de cet aveu initial.

Notre documentation ayant été ainsi restreinte de par les circonstances, il suit que nous n'avions pas le droit de présenter au lecteur, même sous forme d'in- ductions, des conclusions générales. C'est aux roman- tiques eux-mêmes que nous avons été heureux de laisser ce soin. On verra qu'ils ont tous fmi par désa- vouer formellement les théories dont ils avaient été d'abord les tenants les plus enthousiastes et les propa- gateurs les plus ardents.

Nous serions reconnaissant au lecteur de ne pas chercher dans notre étude autre chose qu'elle-même. Il n'y a ici ni désir d'apologie, — c'est une naïveté de le dire seulement, — ni dénigrement systématique, — ce qu'il est peut-être fâcheux qu'on soit obligé d'afïîrmer. On déclare donc n'avoir eu souci que de vérité ou, plus modestement, de ce que l'on croit être la vérité. Etudier des faits sans autre préoccupation que d'arriver à les bien connaître, avec le seul désir de trouver les rapports qui les unissent, et en essayant de rattacher quelques-uns d'entre eux à leurs causes probables : tel a été notre but, notre but unique, et notre souhait le plus vif serait de l'avoir quelquefois atteint.


phkkac.k III

Une prière cncoiv ijiu' ii«)H^ loi iiiiilon^ iiir>laiiiiittnt, c'csl (ju'on veuille bien toujours se souvenir qu'il ne -^'agil ici ni de littéralure, ni d'eslhélique, mais de psychologie et d'histoire. Le romantisme a été une renaissance des lettres éclatante, nous lui devons ({uelques beaux chets-d'<ruvre, il nous a dotés d'une poésie lyrique incomparable : c'est entendu ; mais ce n'est pas de ses mérites littéraires qu'il s'agit pour l'instant, et nous demandons qu'on n'aille pas nous faire penser du talent des écrivains ce que nous dirons (le l'inthience des œuvres. On peut être fermement con- vaincu de l'action néfaste d'un artiste, tout en admi- rant son génie. Ce n'est peut-être pas bien logique; en tout cas c'est très naturel, et la vie est pleine de ces rspèces de contradictions.

Nos documents s'étendant de 1832 à 1847 ou à peu près, cette étude devait avoir les mêmes limites. Klles ■^ont arbitraires, incontestablement. Doctrine générale cil ellel ou simple allaire de tempérament individuel,

— la question est pour le moment sans importance.

— le romantisme, à donner au mot sa signification la plus étendue, commence au point précis où l'imagina- lion et la sensibilité, l'imagination surtout, usurpent le mie qui devrait toujours être réservé normalement à linlelligence et à la raison, et où l'on s'en remet à la l'acuité la plus capricieuse du soin de connaître de toutes (iioses et iinalement de vous conduire. — .Mais alors, le romantisme est presque aussi vieux que le monde ?


IV PRÉFACE

— Il y R apparence. — Et c'est dès le lendemain de la Nouvelle Héloïse que son influence chez nous se serait fait plus particulièrement sentir? — C'est vrai- semblable. — Et, quoique avec moins d'intensité peut- être, elle s'exerce encore aujourd'hui? — Sans aucun doute ^ Cependant, et pour beaucoup de raisons dont quelques-unes sont exposées au cours de ce travail, il est probable que le maximum d'influence morale a dû coïncider avec la période d'éclat littéraire. C'est donc après 1830 que cette action du romantisme sur les mœurs doit s'être manifestée avec une certaine force. De ce moment, en effet, et sous une forme séduisante et immédiatement accessible à tous, la poésie, le roman et le théâtre ont rendu intelligibles les principes essen- tiels, substance de l'œuvre des grands ancêtres, Jean- Jacques et Chateaubriand, M'"" de Staël et Byron. Par le seul fait d'être incarnées dans des personnages avec lesquels la masse des lecteurs et des spectateurs se trouve comme de plain-pied, les idées romantiques se vulgarisent — et elles portent sans plus tarder leurs fruits.

Et cette influence est d'autant plus profonde que, par l'affaiblissement ou la disparition des antiques dis- ciplines, la littérature commence à jouer un rôle capi- tal dans la vie morale de notre pays. Pour la première fois, ou du moins pour la première fois avec cette

1. Consulter là-dessus le grand ouvrage de M. Ernest Seillière, la Philosophie de V Impérialisme.


l'HKFACK


nelleté el celle violence, un couranl s'élablil enlre les , œuvres et ceux qui lisent ou écoutent. Ce que la lit- térature agite en ell'el maintenant devant la foule, c'est loujours quelqu'une des questions pour lesquelles cette foule, avide d'indépendance et férue d'individualisme, esl juslement en train de se passionner. On lui dit par exemple, on lui crie qu'elle a droit au bonheur et qu'il lui est permis de briser les obstacles, tous les obstacles, de quelque nature qu'ils soient, s'ils ont l'insolence de s'opposer ù la réalisation de ce bonheur; on lui répète à satiété que la passion doit être partout souveraine, étant d'origine divine, et que donc c'est un crime de résister à ses injonctions, quoi qu'elles vous comman- dent ; et ces thèmes essentiels de la nouvelle école sont j)arés de l'éloquence là plus séduisante, enveloppés de la plus ravissante poésie. Le retentissement en fut pro- digieux : il ne pouvait pas ne pas l'être; et il se tradui- sit comme il devait se traduire, par une imitation géné- rale ou, si l'on aime mieux, par une recrudescence des sentiments dont la littérature olfraitune si pathé- tique expression.

C'est en eftet l'objection qui se présente tout de suite. On dit : — Cette influence de la littéralure sur les mœurs n'est qu'une illusion, ou du moins elle n'a pas, et il s'en faut de beaucoup, le caractère qu'on est toujours tenté de lui prêter. Que veut-on qui se ren- contre dans les œuvres d'une époque, sinon les mœurs mêmes de cette époque? « Les tableaux se font d'après


VI PREFACE


les modèles et non les modèles d'après les tableaux ' . » La litlérature ne crée pas d'états psychologiques, elle ne fait qu'exprimer des états psychologiques préexis- tants. Ce n'est donc pas elle qui est ici l'élément pri- mordial, c'est la société ; et s'il y a copie de l'une par l'autre, c'est indubitablement de celle-ci par celle-là. A quoi l'on peut répondre qu'à réaliser par les moyens qui lui sont propres un état psychologique qu'elle n'a pas inventé, la littérature donne à cet état une netteté, une précision qui en font véritablement quelque chose de nouveau et qui acquiert du même coup une force de propagation nouvelle; si bien que, sa littérature donnant à une société une conscience plus claire d'elle-même, il est fatal que les habitudes morales de cette société s'en trouvent singulièrement forti- liées. . . Mais des faits seront toujours plus décisifs que les plus belles discussions théoriques. Brantôme écri- vait donc qu'il voudrait avoir « autant de centaines d'écus comme il y a eu de filles et de femmes pollues et flétries par la lecture à'Amadis de Gaule » ; Fure- tière et Perrault en disaient autant de l'influence de \As- trée ; l'on sait de reste où les Précieuses avaient appris à devenir si ridicules, et, plus près de nous, dans ses Réfractaires^ Jules Vallès, qui s'y connaissait, a pu parler, avec son âpreté et sa verve sarcastique habi- tuelles, des « victimes du livre ». Toutes ces choses en effet sont affaire d'expérience et d'observation, el nous

1 . Théophile Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin.


VII


essaierons de faire voir, par des laits précis, que si pen- dant la [)éri()(le romantique la société a prêté à la litté- rature, la littérature le lui a abondamment rendu.

C'est une démonstration ditlicile, nous le savons, très difficile même. On ne manquera pas de dire en effet : — Tous ces intoxiqués, toutes ces victimes du livre étaient de pauvres âmes dont la santé morale était déjà singulièrement compromise. La littérature a tout au plus été la cause occasionnelle de la chute, bien loin qu'on puisse lui reprocher d'avoir joué le rôle de cause efficiente. — Et il est vrai que rien n'est délicat comme ces questions d'influence. Il y faut une attention, il y faut des scrupules de tous les instants. Hien ne serait ridicule par exemple comme de faire porter au seul romantisme la responsabilité de tous les désordres et de tous les crimes qui, au premier abord, semblent s'être inspirés de lui. Et ce ne serait pas simplement ridicule, ce serait encore injuste. Des femmes pour tromper leurs maris, des maris pour être infidèles à leurs femmes, n'ont pas attendu la prédi- cation de la croisade contre le mariage ou la procla- mation du droit souverain de la passion ; et il y a eu des mécontents, des déclassés, des « ratés » de toute sorte, pour maudire l'institution sociale et se révolter contre elle, bien longtemps avant que fût prêchée la guerre sainte contre la société. Si des malheureux, qui ne furent jamais victimes que de leurs instincts dépravés ou des pires passions, ont été bien aises de


VIII PRÉFACE

trouver dans la littérature romantique des excuses à leurs mauvais penchants ou une justification anticipée de leurs fautes, ils n'en étaient pas moins bel et bien gâtés d'avance, irrémédiablement perdus avec ou sans romantisme, et il ne faut chercher qu'en eux-mêmes la dernière raison déterminante de leur misère finale. Autant de cas où, de toute évidence, la littérature doit rester hors de cause.

Autre vérité, autre précaution essentielles. Si la passion est toujours et partout identique à elle-même, immuable en son essence, rien n'est au contraire plus varié que ses manifestations, et c'est la règle que ces manifestations revêtent de préférence les formes à la mode. Il suit que d'une ressemblance extérieure d'ex- pression on n'a pas toujours le droit de conclure à une influence foncière. Pour avoir affecté des dehors romantiques, un sentiment, une passion ne sont pas nécessairement imputables au romantisme. Le roman- tisme peut fort bien n'avoir fourni que la façon. De là, dans l'appréciation de chaque cas particulier où l'on croit discerner son influence, des précautions et des réserves qui s'imposent. Par un travail de critique préalable aussi scrupuleux que possible, nous avons toujours essayé de faire ces réserves et de prendre ces précautions, même et surtout quand les cas particuliers se répètent avec une fréquence significative et qu^ils éclatent avec la violence et tous les caractères d'une épidémie.


PRÉFACE IX

Des documents inédits ayant été l'occasion de cette étude, elle en renferme donc un certain nombre. Au reste, rien ne développe Ji l'égal de l'individualisme « la manie écrivante », et il est naturel qu'une époque où tout le monde se croyait « artiste » ait produit force barbouilleurs. Que valent ces documents? Leur mérite littéraire est en général fort mince ; mais, nous l'avons déjà dit, il n'est pas question ici de littérature. C'est même justement cette médiocrité artistique qui fait en l'espèce toute leur valeur. N'étant presque jamais destinés à la publicité, ils n'en expriment qu'avec plus de sincérité l'état d'âme de ceux qui les ont écrits. On est bien sûr dès lors d'avoir affaire non à des auteurs, mais à des hommes ; et c'est pré- cisément pour nous la chose importante.

Leur origine est fort diverse. Il en est — assez peu à la vérité — qui furent écrits par des mains aristo- cratiques, d'autres — un peu plus nombreux — que signèrent de simples rapins ou des bohèmes. Mais la plupart émanent de jeunes gens et de jeunes femmes qui, sans avoir jamais eu, semble-t-il, une personna- lité bien marquée, appartiennent cependant à cette catégorie sociale qui forme en France la meilleure et la plus sûre clientèle des écrivains, surtout quand ces écrivains sont des romanciers ou des auteurs drama- tiques. Ces témoins, nous venons de le dire, sont jeunes en général : on ne subit d'influence vraiment sérieuse qu'autant que la formation intellectuelle et


X PRÉFACE

morale reste encore inachevée, c'est-à-dire pendant la jeunesse. Leur rang social enfin — étudiants, (( apprentis hommes de lettres », avocats, fonction- naires, petites bourgeoises et femmes de fonction- naires — leur rang social nous est une garantie qu'ils sont bien représentatifs des classes moyennes de leur temps. Il semble donc qu'ils puissent servir à mesurer avec assez d'exactitude l'action qu'à une époque déterminée le romantisme a exercée sur les mœurs, et la vraie nature et la portée réelle de cette action.

Ces témoins, nous ne les avons pas nommément désignés.

Il y en a une raison, péremptoire : c'est que le plus grand nombre des documents utilisés ici nous a été communiqué par les parents immédiats de ceux- là mêmes qui les ont laissés. Par des scrupules fort aisés à comprendre et dont il ne fallait pas songer à triompher, on ne nous les a confiés qu'à charge de garder le silence sur leur origine. Le plus simple dès lors était d'appliquer à tous la même mesure, et c'est ce que nous avons fait.

A supposer d'ailleurs qu'il nous eût été loisible de donner des noms, on ne voit pas bien l'avantage qui en aurait pu résulter. Quand il s'agit précisément d'in- dividualités obscures et à peu près indistinctes, ce qu'on appelle des créatures de troupeau, ce que nous nom- merions plus volontiers pour notre part des créatures de reflet, la personnalité du témoin est complètement


l'KKKACK


iiisigiiiliaiilo, puiscjiie, par (Ufinilion, vWv n exisU' pour ainsi diir pas. Par exemple, entre ce (|ue (iustave 1)*** conimunicpie à Raoul A*** et ce que Haoul A*** confie à Gustave H***, quand Gustave et Haoul ont le même âge, sortent du même milieu, sont tous deux étudiants, doués de capacités intellectuelles sensiblement égales, et destinés à devenir Tun et l'autre de tranquilles magistrats ou de placides notaires, la différence est à peu près inappréciable. Il n'importe guère alors de savoir qui fut exactement Gustave et qui Raoul. La chose intéressante au contraire est de savoir dans quel milieu ils vécurent, dès l'instant qu'ils en reflètent l'opi- nion avec fidélité; et cela, nous le savons toujours. Ce que leur témoignage perd en originalité, il le gagne ainsi en étendue, pour ainsi dire ; il n'en devient que plus représentatif; et il semble bien qu'en la circons- tance le général doive être préféré sans hésitation pos- sible à l'individuel.

Il est un de ces témoins cependant sur qui nous pou- vons dire quelques mots, d'autant que nous l'avons beau- coup cité et que d'ailleurs il s'en est toujours tenu au rôle désintéressé ilobservateur ; et c'est « le flâneur •> ou « l'ironiste parisien ». Issu d'une de ces vieilles familles de robe chez qui le bon sens et l'esprit étaient quali- tés héréditiiires, d'une intelligence souple, vive et péné- trante, d'un goût un peu étroit peut-être, mais avisé et fin, le plus bel avenir s'ouvrait devant lui, quand une « laryngite obstinée » vint « faucher dans leur


XII PREFACE

fleur les plus légitimes espérances ». Il fallut se rési- gner au repos, à l'inaction ; il se résigna, et ses bril- lantes facultés furent employées à observer choses et gens, puisqu'il lui était désormais interdit de prendre à quoi que ce fût une part un peu active. De là le caractère ironique, volontiers détaché, quelquefois même légèrement méprisant, de son observation. Il ne lui paraît pas que les choses littéraires par exemple aient en réalité l'importance véritablement excessive que d'aucuns leur attribuent; certains ridicules le font sourire ou vont jusqu'à l'impatienter ; ce qu'il observe n'a pas toujours sa sympathie ; il y a de l'humeur, de l'aigreur même dans quelques-unes de ses remarques'; mais comme il est intelligent, il arrive à discerner assez vite l'intérêt de chaque chose. Puis, sa situation sociale le mettait en état de connaître beaucoup de monde, et les gens distingués de tous les milieux ; il n'est pas jusqu'à la province que des voyages fréquents ne lui aient rendue assez familière. Voilà bien des raisons pour assurer à son témoignage une valeur réelle ; et le tour ironique qu'il donne presque toujours à ses obser- vations n'est sans doute pas pour en diminuer l'inté- rêt. Nous souhaitons que ce soit aussi l'avis du lecteur K Quoique nous n'ayons pas utilisé, il s'en faut, tout notre inédit, peut-être trouvera-t-on encore que nous en avons donné beaucoup. Il se pourrait que ce volume

i. Son observation, à vrai dire, presque toujours amusante, reste presque toujours aussi un peu superficielle. C'est surtout pournoti'o


xrii


lut bien long. Le moyen eependaiit, ([uaiid il s a<j;il d'une inlluence aussi générale, le moyen de mettre le lecteur en état de tirer quelques inductions un peu solides, sans lui présenter des faits en nombre suffisant pour légitimer ces inductions? La statistique seule per- mettrait d'arriver à des conclusions rigoureuses. Or la statistique est impossible en l'espèce. C'était donc une ([uestionde mesure. Question terriblement délicate. De certains esprits résistent obstinément, quand il y Ji longtemps que d'autres se sont déclarés convaincus. On a essayé de garder un juste milieu ; mais, ici comme ailleurs, le juste milieu est bien la chose du monde la plus malaisée.

C'est justement pour ne pas grossir démesurément un volume déjà bien gros, que nous avons fait la part si restreinte à de certaines preuves, un peu bien con- nues. Balzac par exemple aurait pu être pour nous une source inépuisable : nous y avons à peine puisé. Nous n'avons guère plus demandé à Augier, dont le témoi- gnage, par contraste, est toujours intéressant; et si nous avons fait plus d'emprunts à Flaubert, c'est d'abord parce qu'il a été une des plus illustres victimes, la plus illustre même probablement, du régime romantique ; c'est encore et surtout parce que, sur certains points particuliers qui nous intéressaient au premier chef,


étude sur le Romantisnie et la mode qu'il nous a été utile. Ou vona co|HMulanl (|uo surdos quostions plus relevées et plus délicates sou iénioignago uo manque pas d'iutérèt.


XIV PRÉFACE

son observation est incomparable d'exactitude, qu'Em- ma Bovary el Frédéric Moreau résument et incarnent admirablement des milliers d'existences façonnées par le romantisme; et qu'ainsi, sur l'idée essentielle de notre travail, Flaubert nous donnait doublement raison.

Toujours pour le même motif, nous avons négligé volontairement de nous enquérir s'il en avait été des écrivains comme du public, s'ils avaient subi, et jus- qu'à quel point, l'influence des théories qu'ils propa- geaient. La question cependant serait curieuse à plus d'un titre . Si l'on discerne assez malaisément la prise qu'ont pu avoir les idées romantiques sur un Victor Hugo, on la voit plus facilement, on la voit même sans trop de peine, quand il s'agit d'un Musset et d'une George Sand. Mais il nous faudrait sur chacun d'eux une biographie détaillée, copieuse, comme celle que M. Adolphe Boschot a consacrée à Berlioz et conçue dans le même esprit. Puis, notre objet principal ou même exclusif était l'influence du romantisme sur les lecteurs d'œuvres romantiques. Enfin et surtout, en même temps qu'assez délicat, c'eût été, nous l'avons dit, un peu bien long.

Il est cependant un point sur lequel il importe de bien s'entendre. A ne considérer, ou à peu près, que l'influence malsaine du romantisme, — et nous répé- tons que ce n'est point notre faute, — on courrait le risque de ne plus bientôt voir dans les écrivains romantiques que des espèces de malfaiteurs volon-


PKÉFACK XV

taires, vulgarisaleurs conscienls de principes fâcheux, vrais empoisonneurs publics, selon le mot de Nicole, et qui donc mériteraient un peu plus que du mépris. Kst-il besoin de dire que dans la réalité il en va tout autrement? Non qu'il faille les tenir quittes de toute responsabilité. Nous pensons au contraire et nous vou- drions en faire convenir ceux qui prendront la peine de nous suivre jusqu'au bout, nous pensons que ces écrivains, à quelque infime proportion qu'on veuille d'ailleurs la réduire, doivent avoir une part dans les conséquences qu'on a pu tirer de leurs «euvres. On a toute liberté de plaider à leur endroit les circonstances atténuantes, car il y en a, et nous avons essayé de les indiquer nous-même à plusieurs reprises; peut-être cependant serait-il un peu plus que hardi de réclamer en leur faveur l'acquittement complet. N'ont-ils pas été à peu près unanimes à athrmer la supériorité des mêmes principes, à proclamer l'éminente qualité des mêmes sentiments, à chanter le même idéal enfin? On dirait vraiment une gageure : elle est affligeante.

Il y a eu pourtant parmi eux des bourgeois, de bien authenti({ues bourgeois, h laisser au terme l'énergique signification que lui donnaient les Jeune-France. — Simple affaire de mode alors et purs exercices de rhé- torique que toute cette littérature ? Recherche puérile d'effets dont on est sûr qu'ils portent sur le public et provoquent le brouhaha ? — Ce serait trop dire, incon- teslabienu'iil ; mais c'est ainsi que J.-J. Koussean.


XVr PREFACE

Chateaubriand et surtout Byron avaient conquis la gloire : ainsi les derniers venus la conquerraient-ils à leur tour. Peut-être n'avaient-ils pas les mêmes rai- sons que leurs illustres devanciers pour se plaindre des hommes, maudire la destinée, étaler à tous les yeux

Jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur.

C'étaient les idées en faveur pour le moment : il fal- lait bien les développer. On sait avec quelle maestria quelques-uns les orchestrèrenl. Mais sincères ou non, virtuoses sans plus ou artistes convaincus de la dignité et du sérieux de leur art, ou peut-être et plus simple- ment encore victimes tout les premiers d'un état d'es- prit général, comme on leur désirerait à tous un peu moins de légèreté et un peu plus de clairvoyance ! Avec une candeur vraiment enfantine, ils ont cru qu'ils pouvaient chanter impunément leurs thèmes éter- nels. Que leur voix allât peut-être éveiller quelque part de trop douloureux échos, en vérité c'était bien le moindre de leurs soucis. Ils disaient ingénument leur âme ; et cette sincérité devait leur servir d'excuse, mieux encore, de justification. Le lyrisme donnait le droit de tout dire, comme celui de tout oser. Ils usèrent du droit sans ménagement et sans scrupules.

Nous avions d'abord consacré un chapitre d'intro- duction à l'exposé de la morale romantique. La néces- sité à peu près absolue d'en répéter les diverses par- ties au cours de notre travail nous a décidé à en faire


HIIÉFACK WII

l'abandon. Il nous a pain d'ailleurs qu'il y avait un inconvénient assez grave à présenter ainsi coordonné ce (pii en somme ne l'avait jamais été bien nettement. Cette unité ou du moins cette cohérence systématique était une espèce de trahison ; elle aggravait le cas des romantiques; elle les faisait plus conscients, donc plus coupables. Cet exposé, nous nous sommes contenté de le disséminer, de le présenter par fragments. On

  • en pourra voir les points principaux en tête des

principaux chapitres, sans que, selon toute appai-once. il mancjue rien d'essentiel.

De même, on ne trouvera ici la discussion d'aucune des questions générales qu'il est impossible qu'une étude de ce genre ne soulève pas : rapports de l'art et de la morale, de l'individu et delà société, etc.'. Ces ques- tions certes sont passionnantes, aussi passionnantes qu'il se puisse. La méthode qui a présidé à ce travail ne nous permettait pas de nous y engager. Nous serions heureux néanmoins d'avoir donné au lecteur occasion d'y réfléchir; et peut-être les pages qui suivent lui fourniront-elles les éléments d'une solution au moins paiMiellc.

l. Le l«H'leur pourra consulter sur toutes ces questions : Eugène Poitou, Du roinnn et du théâtre contemporains et de leur influence sur les mœurs, Paris, 18:j7; Théophile Gautier, Prr'/Vjre de .Varfp- moiselle de M;iupin; Emile Augier, Préface des Lionnes pauvres; .Iules Vallès, les Réfractaires ; Zola, Documents littéraires; Taine, Philosophie de l'art, II; Guyau, IWrt au point de rue sociologique; Ilennecjuin, la (Critique scientifu/ue ; Faguet, Politufues et moralistes. Avant-propos, p. xvii, et III, 203; Paul Bourget, Essais de psycho-


XVIII PREFACE


Par deux ou trois fois au cours de ce travail, nous nous sommes risqué à dire que quelques-unes de nos conclusions partielles pouvaient être généralisées, el que la découverte de documents nouveaux les corro- borerait vraisemblablement. On nous passera sans doute la satisfaction d'en faire la remarque : la publication des œuvres et de quelques lettres inédites d'Alfred Le Poittevin vient de nous montrer que nous ne nou^ trompions pas tout à fait. C'est encore une victime du romantisme que le malheureux ami du pauvre grand Flaubert : la démonstration en est faite, et bien faite ; et M. René Descharmes nous permettra de lui adres- ser nos bien vifs remercîments pour les nouveaux appuis qu'il a donnés à ce que nous croyons être la vérité. ]Vous avons été bien aise de prendre connais- sance de son travail avant que fût commencée l'im- pression de ce livre. Au reste, et pour le dire en pas- sant, nous verrions avec plaisir de jeunes candidats au doctorat es lettres s'attaquer à ceux qu'on a appelés

logie contemporaine, Avant-propos; J. Lemaître, /.-/. Bousseau, Cinquième conférence, p. 154; Brunetière, Questions de critique, II; V Art et la morale ; Jean Lorrain, le Poison de la littérature ; Ch. Maur- ras, V Avenir de V intelligence; Paul Fiat, Seconds Essais sur Balzac, Avant-propos; le Bapport de M. J. Rivet sur les beaux-arts, 1907 ; la polémique relative à la question de la suppression ou du maintien de la censure, dans les divers journaux et revues, premier semestre de 1907; les chroniques dramatiques de M. A. Brissondans le Temps du 26 nov. 1906, et des i^^ avril et 6 mai 1907; les Bavages du livre de Mgr Antolin Lopez Pelaez, évêque de Jaca, et VEn marge consacré à cet ouvrage, dans le Temps du 2 mars 1908 ; et enfln lu Théorie de Part pour Vart en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, d'A. Cassagne.


« les petils roinanli(|iU'S ». Si le bon j^aMiie qui préside à la découverte des docunieiils iuédils leur perniellail d'en reconstituer la biographie el la psychologie com- plètes, nul doute que ces obscurs disciples ne vinssent grossir la liste des victimes. Pour quelques-uns, c'est probable; pour deux ou trois, c'est certain.

Des circonstances qui ne sauraient intéresser le lecteur ont retardé jusqu'A maintenant la pul)licalif)n de cette étude, commencée depuis plus de dix ans. On nous permettra cependant de rappeler qu'un frag- ment en avait déjà paru dans la Revue de Paris, dès le mois de décembre 1903, c'est-à-dire quelque temps avant que se dessinât ce que nous voyons qu'on appelle avec quelque inexactitude « le mouvement anti-roman- tique », et donc avant d'autres travaux, dont nous avons plaisir du reste à reconnaître la vigueur péné- trante et la brillante originalité.

Clermont-Ferrand, décembre 1909.


LK

ROMANTISME ET LES MOEURS


C'est une vérité d'observation élémentaire : toute esthé- tique enveloppe une ét!n([ue et la suppose. Si 1.» littéra- ture de la Renaissance ressemble si peu à celle du Moyen Age, c'est que du xiu'" au xvi"^ siècle l'idée qu'on se faisait de l'homme a complètement changé. S'il y a les dillérences que l'on sait entre le système dramati([ue de Corneille et celui de Racine, c'est que l'auteur du Cid et celui de Phèdre n'avaient pas précisément de la nature humaine la même opinion. Inutile de multiplier les exemples : la loi est générale et d'ailleurs évitlente d'elle-même. Le roman- tisme ne pouvait faire exception. Entre ses théories litté- raires et ses idées morales, la corrélation est même d'au- tant plus étroite que jamais œuvres n'avaient, avec cette continuité, cette opiniâtreté, cette puissance, exprimé le fond intime, le moi de l'écrivain.

Liberté de l'art ou liberté dans l'art, la formule importe

peu en l'espèce : il n y a pas de principe que le romantisme

ait proclamé avec plus d'insistance infatigable et de fracas.

C'était mettre l'individualisme en liberté, lâcher la bride à

Le romantisme et les mivurs. I


LE ROMANTISME ET LES MŒURS


l'imag-ination et à la sensibilité et leur donner toute l'im- portance que perdaient par ailleurs la raison et le bon sens. Et en effet impatience de toutes règles et de tout frein, droit pour l'écrivain de tout oser et de tout dire, fantai- sie et sentiment individuel systématiquement substitués à l'étude minutieuse et patiente, à ce que les classiques appe- laient « la soumission k l'objet » ^ : voilà bien quelques-unes des pratiques de l'école nouvelle. On en retrouve d'ana- logues dans l'éthique correspondante. L'individualisme y domine et il assure naturellement le triomphe à peu près exclusif des facultés par où il se manifeste d'habitude, c'est-à-dire l'imagination et la sensibilité, l'imagination sur- tout. Et en effet, impatience d'abord, puis mépris et dégoût des humbles réalités familières, qui ont le tort irrémissible de ne pas se conformer à l'éblouissante idée qu'on s'en était forgée dans des rêveries naïves ; enthousiasme et exaltation constante ; culte de là passion tenue pour signe éclatant de force morale, considérée comme source de toute générosité, de toute noblesse, de toute vertu; haine enfin de tout ce qui peut faire obstacle à l'exercice de l'individualisme ou de la passion, c'est-à-dire la société et ses institutions essen- tielles : ce sont bien les traits caractéristiques du héros romantique et c'est bien ainsi que l'école de 1830 l'a représenté vivant, ou essayant de vivre, sa vie.

Et Ton ne prétend certes pas que le programme soit tout à fait dépourvu de grandeur. Aux âmes capables de s'en éprendre et de le pratiquer, il suppose de la finesse, de la délicatesse, une distinction native, et, dans l'application


l. Nous croyons qu'il y aurait un bien beau livre à écrire sur l'ignorance des romantiques, qui fut prodigieuse. M. Albert Counson en a esquissé un chapitre dans les Mélanges Godcfroid Kurlh (Paris, (Champion, 1908), en traitant De la légende de Kanl chez les roman- tiques français.


OBSERVATIONS PRÉLIMLNAIRKS 3

de quelques-unes au moins de ses parties, des forces et une*^ énergie peu communes. Mais il est par trop visible aussi (ju'il est ù base d'orgueil, et que c'est là son plus redou- table danger. Ses adeptes en elTet ne peuvent pas «le prime abord ne pas être convaincus qu'ils sont des créatures d'élite, pourvus d'une écrasante supériorité sur tout ce qui U's entoure. A cette double conviction la réalité ne peut pas non plus ne pas donner à la longue et presque toujours des démentis cruels. De là des déceptions vives et des soulTrances ([ui peuvent être, et (jui Furent en eifet quel- quefois, profondes.

Or, et sans s'égarer à ce propos en considérations abstruses, on peut se risquer à dire, semble-t-il, que l'idéal pour l'homme doit être le développement harmonieux de toutes ses facultés, et que de cet idéal celui-là se rapprochera le plus chez qui l'imagination et la sensibilité ne s'exerceront jamais aux dépens de la raison ni de la volonté, et dont l'intelligence en retour n'entravera pas le libre exercice de la sensibilité et de l'imagination. Mais, et c'est une autre vérité non moins évidente, dans ce concert délicat de nos facultés, l'intelligence ou raison doit tenir la première place, et c'est à la volonté (|ue revient la charge d'assurer H' difficile accord, en maintenant dans leurs justes limites chacune de ses voisines et collaboratrices. Imagination forte, sensibilité riche, claire et lumineuse intelligence, le tout soumis au contrôle perpétuel, à la direction incessante d'une volonté énergique, voilà sans doute l'honmie com- plet. (>omme il est la condition indispen.sable de la santé intellectuelle, ce bel et rare équilibre l'est aussi de la santé morale, et la moindre altération qui s'v produise amène inmu'dialenient des conséquences fâcheuses, toujours pro- portionnées à 1 importance ou à la gravité de l'altération. Que l'intelligence arrive à dominer presque exclusivement.


4 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

c'est la sécheresse, la froideur, une aridité glacée : c'est le xyiii" siècle. Que Fimagination au contraire et la sensibilité prennent le pas sur la raison, qu'on les laisse se développer sans contrôle, sans mesure et sans frein, et se dépraver ainsi mutuellement, c'est aussitôt l'oubli du bon sens et de la vérité, c'est le romanesque, l'exaltation fiévreuse et morbide, l'affaiblissement d'abord, puis la ruine de la volonté : c'est le romantisme ^ Qu'ils avaient donc raison nos vénérables classiques ! et la merveille de précision et de sûreté que leur psychologie !

Qu'on le considère en effet dans l'idée qu'il s'est faite de l'homme ou des rapports de l'homme avec la société, c'est la même erreur initiale, essentielle, que le romantisme a toujours commise. Psychologie, sociologie, — si ce ne sont pas là de bien grands mots pour des écrivains qui ne con- nurent jamais que leur âme, quand ils la connurent, et une àme déjà tout imprégnée de romantisme et pour cause, — il a tout altéré pour avoir tout ramené de parti pris à un indi- vidualisme intransigeant ; et c'est ainsi qu'il a créé fatale- ment une série de conflits qui devaient de toute nécessité se traduire pour l'individu par autant de défaites.. En détruisant l'harmonie qui doit normalement exister entre nos facultés, et en exaltant outre mesure la sensibilité et l'imagination, il a véritablement mis l'individu en opposition avec lui-même


1. Sur toutes ces questions, dont il est sans doute superflu de souligner l'importance et l'intérêt, on fera bien de consulter le livre de M. Pierre Lasscrre, le Romantisme français. — Essai sur la révo- lution dans les sentiments et les idées au XIX^ siècle, et surtout le grand ouvrage de M. Ernest Seillière, la Philosophie de V Impérialisme, dont le tome IV étudie plus particulièrement le Mal romantique. On y verra notamment que ce « mal » fut toujours inhérent à la natui'e humaine et que, s'il s'est manifesté avec une violence particulière au commencement du xix" siècle, il n'avait pas attendu l'école de t830 pour exister.


OIISKRVATIONS PRÉLIMINAIRKS 5

  • 't avec toutes les réalités extérieures, ce qui est tout ausni

jçrave ; en déclarant la f^uerreî\ ccM'tainos institutions sociales, il a avec une imprudence svstématicjue dressé l'individu contre la société ; en divinisant enfin la passion, il a autorisé les plus capricieuses fantaisies et légitimé les pires désordres, l^difié sur ces principes, le romantisme ne pouvait pas ne pas produire — ce qu'il a produit <M\eiret. Des âmes d'élite, des « surhommes » n'y résistèrent pas ; a fortiori les âmes ordinaires ou médiocres, c'est-à-dire celles qui composent la foule et les seules dont nous ayons plus particuliêr»ni«Mit à nous occuper ici.


LIVRE PREMIER


LE ROMANTISME ET L'INDIVIDU


LIVRK FHEMIER LE ROMANTISME ET L INDIVIDU


PHFMIKHK PARTIE L'HYPERTROPHIE DE LIMAGINATION

Doux piincipes dominont la psychologie romantique : rhypertrophie de l'imagination, et celle de la sensibilité.

(* lîn général, — observe Sainte-Beuve, dans ses Cahiers, p. 40, — dans cette Ecole dont j'ai été depuis la fin de 1827 juscju'à juillol I8)i0, ils n'avaient de yu^/cmcn/ (c'est Sainte-Beuve lui-même qui souligne) personne, ni Hugo, ni Vigny, ni Nodier, ni les Deschainps; je lis un peu comme eux durant ce temps ; je mis mon jugement dans ma poche et me livrai à la fantaisie. » — « Le fond du roman- tisme », écrit à son tour M. Faguet dans sa pénétrante étude sur Flaubert, « c'est l'horreur de la réalité et le désir ardent d'y échapper... S'affranchir du réel, grâce à l'imagination, s'en affranchir encore en s'en isolant «1 «ii se renfermant dans le sanctuaire de sa sensibilité person- nelle : voilà le vrai fond du romantisme de tous les temps. » Et ailleurs, dans le troisième volume de ses Pro- pos littcraires * : « Les romanti(|ues vivent dans l'imagina- tion comiiu' lo jioissoii dans I'omu »M oui \\\ cT;iiiito dt^ la réa-

1. Arliclo sur Zola.


8 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

lité co:iiiTie le poisson de la paille. Elle les gêne, parce qu'elle les limite, les réprime, les refoule et les étouffe... C'est leur vocation, leur prédestination et leur office propre d'ésarter la vérité... Le romantisme est un appel à la liberté du rêve et une insurrection contre le réel. »

On ne saurait mieux dire, Sainte-Beuve et le critique contemporain ne parlent que de l'esthétique de l'école de 1830; mais l'observation est aussi exacte, appliquée à son éthique. Le véritable romantique est celui chez qui l'imagination prédomine et qui a horreur de la réalité dans la vie quotidienne, comme dans le roman qu'il dévore ou la pièce qu'il acclame. En littérature, cela peut aller assez loin. En morale, cela va plus loin encore ; et c'est peut-être de plus de conséquence.


CIIAIMTMI'; rHKMIKR


LE GOUT DE L EXOTISME


Volontiers le romantique vit-il au delà de Thorizon où le condamne et l'enserre la vie, (Vest une Ame inquiète, une âme délicate et sensible. Les vulgarités forcées, les mesqui- neries inévitables du cadre quotidien le froissent et le blessent. 11 étouffe de se sentir ainsi comprimé de toutes parts, et il souffre en même temps de trouver si peu de ilistinction et d'éclat aux choses ([ui l'environnent. L'or- <iinaire état, d'ftme d'un romantique, pourrait-on dire, c'est celui d'Emma Bovary après sa visite à la Vaubyes- sard •.

De là chez lui le désir perpétuel, le besoin maladif de s'évader hors des lieux où le conlinent les nécessités de l'existence, d'être autre part. Désir et besoin trahissent évidemment des sens tins, délicats, le goût de ce qui est pittoresque et artistique. Mais il est sûr aussi qu*il y a là une manifestation de l'esprit romanesque; et les dangers en sautent aux yeux tout d'abord.

Ce désir d'être autre part peut affecter naturellement les formes les plus diverses. Il en est deux cependant qui semblent avoir plus fortement obsédé les romantiques, et

I. Dos iiiriuencos lilléraiucs ne peuvent pas el ne doivent pas suf- liro à expliquer ce jçoût de l'exotisme. La génération de 18.30 ji entendu le récit des promenades héroïques que la France a faites en Orient, à la suite de Bonaparte ; et elle a dû en garder la secrète nos- talgie.


\0 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

c'est l'amour passionné des pays du soleil, de la lumière, de l'azur, l'Espagne, l'Italie, l'Orient, — l'Orient surtout, — et la nostalgie de la vie du moyen âge '., Qu'il ait été suc- cessif ou simultané, qu'il se soit appliqué au moyen âge seul ou au seul « orientalisme », comme disait inexactement un Jeune-France, rien n'a été fréquent entre 1830 et 1845 comme ce goût de l'exotisme dans le temps et dans l'es- pace, — parce qu'il n'y eut pas, un moment, de thème lit- téraire plus complaisamment développé.


I


« Tous les écrivains de l'école (romantique) — dit Zola dans ses Documents littéraires, article Théophile Gautier — sont caractérisés par cette haine de l'âge actuel ; tous protestent et ne pouvant rien changer aux choses s'échappent dans l'histoire des siècles morts ou dans des voyages aux pays étrangers. Il leur faut le tralala de la légende, les pétards de la couleur locale, l'Orient immobile dans sa crasse, qu'ils opposent, avec des admirations d'en- fant pour l'enluminure, aux efforts si grands, aux con- quêtes prodigieuses de notre siècle de science... Voyez Gau- tier. Le gigantesque Paris l'écœure, parce qu'il y pleut. « Je claque d'ennui, écrit-il, j'ai une nostalgie d'Asie


1. « Ce qui nous distingue, c'est l'exotismo. 11 y a deux sens do l'exotisme : le premier vous donne le goût de Vexotique dans Vespace, le goût de l'Amérique, le goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raffiné, une corruption plus suprême, c'est le goût de Vexoti(/iie à Iravc-rs len temps. » Théophile Gautier, dans le Journal desGoncourl, 1863. — Sur toutes ces c[uoslions, consulter la Théorie (le l'art pour Vart en France, chez les derniers romantiques et les pre- miers réalistes, de M. A. Cassayne.


LE GOUT DK i/eXOTIS.MK \\

Mineure »... Il avait Ix'Sdin d'un chameau et de quatre Bédouins sales pour se chatouiller la cervelle K »

Dès la premièro heure, Ç'^ ^^^ ^^ effet la manie des romantiques que ce besoin de dépaysement. Pour rêver à l'aise, il ne leur faut rien de moins, comme à ce pauvre Petrus Borel, qu'« un manoir sombre et carlovingiaque ». Les pays bourg-eois, ce qui veut dire leur propre pays, leur causent autant de répulsion et d'horreur que les bour- geois eux-mêmes.

Est-ce éternellement que le sort me condamne A dépérir ainsi (huis ce elimat profane ? Oh ! ne pourrai-je donc, libéré de mes fers, Pèlerin vagabond sur de nouvelles rives, Promener quelque jour mes passions actives A travers l'Océan, à travers les déserts?

Du fond de sa Normandie, où il s'ennuie également, le grand ami de Flaubert, A. Le Poittevin, exhale les mêmes désirs, se grise des mêmes rêves.

Bien souvent, quand je veux respirer plus à l'aise, Loin des noires vapeurs qu'exhale la fournaise

De la civilisation ; Quand mon cœur, fatigué du vain fracas des hommes, Sent qu'il aurait besoin, loin des lieux où nous sommes.

Du sol d'une autre réf,Mon ;

I. On no sait peut-rtre pas assez (|ue le Jean Shogur, de Nodier, a Ibrtement contribué à développer cette mode de l'exotisme — que la publication des Voya(/cs pUloresqites dans Cancienne France, de Nodier encore, n'a pu que fortitier. Et il n'y eut guère que Musset pour en railler d'assez bonne heure l'alTectation :

Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti

QueUpie ville aux toits hieiis, quelque blanche uu)s<puo...,

Avec rhorizon rof/gr».' et le ciel assorti... Xaninnna. X\I\'.

Cf. cependant les Stance» citées p. 13.


12 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Alors je redemande à l'Orient magique Des âges primitifs le souvenir antique,

Parfum qu'on ne respire plus; Alors, enseveli dans une sainte extase, Je m'égare, oubliant le présent qui m'écrase,

Au milieu des temps révolus ^

Entre artistes, l'exotisme est le thème ordinaire, le thème favori de bruyantes palabres. Les amis du peintre Jehan Du Seigneur sont réunis dans son atelier.

Il y avait dans l'air comme une odeur magique De moyen âge, — arôme ardent et névralgique Qui se collait à l'âme, imprégnait le cerveau. Et faisait serpenter des frissons sur la peau^.

Le plus exalté de la bande, — c'est Petrus Borel en personne, — fait un panégyrique en règle des temps si regrettés, et les « camarades » écoutent son discours,

Les poitrines, d'extase et d'orgueil oppressées ^.

Au surplus les deux premiers recueils poétiques de Vic- tor Hugo, Odes et Ballades^ les Orientales, sont assez repré- sentatifs du double goût contemporain — pour ne rien dire des Contes d'Espagne et d'Italie d'A. de Musset, et des romans historiques qui pullulèrent alors ^.

1. Œuvres inédites, VOrient, dans l'ouvrage de M. René Des- charmes, Alfred Le Poittevin, Paris, 1909.

2. Philothée O'Neddy [Rodomontade) voudrait enlever une belle ch.îtelaine et la porter « aux mers de lOrient » ; et le rêve de Jérôme Paturot, en faisant ses adieux à la vie, est de se réveiller dans des pays exotiques.

Revivre oriental. Dieu ! l'excellente aubaine ! Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherclie d^une position sociale, l"""^ partie, chap. xv.

3. Philothée O'Neddy, Feu et flamme. Pandœmonium.

4. Voir notre étude, le Boman tiistorique à Vépoque romantique. — On sait la vogue prodigieuse du genre « troubadour ». Malgré tout


LK r.OLT DK i/eXOTISME 13

De la littérature, cette passion — car c'en fut une — passa rapidement dans la réalité. « Si j'ai rêvé une exis- tence, — s'écrie le pauvre l*etrus Horel, dans sa Notice sur C/ianipuvcr/ , — c'est chamelier au désert, c est mule- tier andalou, c'est Otahitien ! » Fromentin, Baudelaire, Louis Ménard, Maxime du Camp, Louis de (^ormenin, Renan lui-même, tout ce ({u'il y a d'intellig^ent dans la jeunesse, tout ce qui comptera plus ou moins {glorieusement un jour dans les lettres françaises, ils laissent tous leur ima<fination vagabonder bien loin des murs du collège, et ils se grisent d'exotisme. « J'ignore quels sont les rêves des collégiens », écrit Flaubert, le plus atteint d'entre eux, il est vrai. <( Mais les nôtres étaient superbes d'extrava- gance, expansions dernières du romantisme arrivant jus- qu'à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d'étranges bouillonnements. «>

son esprit, Musset fut eflleuré du ridicule. Ce fut bien superficiel, bien passap^er ; mais enfin il a écrit ces Stances (1828) :

Que j'aime à voir dans la vallée

Désolée, Se lever comme un mausolée Les quatre ailes d'un noir moutier ! Que j'aime h voir, près de l'austère

Monastère, Au seuil du baron feudataire, La croix blanche et le bénitier !


Que j'aime avoir, âans les vesprées

Empourprées, Jaillir en veines diaprées Les rosaces d'or des couvents ! Oh ! cpio j'aime, aux voûtes gothiques

Des portiques, Les vieux saints de pierre athlétiques Priant tout bas pour les vivants !

On peut voir une assez jolie parodie de cette mode littéraire dans la Musc du département (Balzac, Œui^rcs complètes, VI).


14 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

On se promet en effet de « vivre plus tard en mohiean » ; on est « troubadour, oriental, artiste * ». Et on le reste encore, une fois les portes du collège franchies.

Le Poittevin visite le Salon de peinture de 1844 ; il y voit des paysag^es exotiques, et d'écrire aussitôt à son ami Flau- bert : (( Il y a au Louvre de magnifiques paysages de Marilhat : Le Nil, V Egypte, une Caravane dans le désert. Là j'irai, voyageur... Je ne pense quà cela et si à trente ans je ne mets pas le pied à Tétrier, c'est que je serai bien changé ou bien malade. » Il lui écrit encore, un an plus tard : (( Je ne pense plus qu'à m'en aller un peu loin, en Egypte ou en Grèce, me consoler, avec ce qui fut, de ce qui est . Quelles ruines que celles de Thèbes et de Phi- he!... 2 „

Oriental, le pauvre grand Flaubert le resta longtemps aussi, le resta toute sa vie, — comme il garda toujours au plus profond de son âme le regret d'être né si tard. II écrit à Le Poittevin, le 43 mai 1845, comme en réplique à la dernière lettre que nous venons de citer : « Ah ! cher vieux ! quand irons-nous nous couchera plat ventre sur le sable d'Alexandrie, ou dormir à l'ombre des platanes de l'Hellespont? » Seul, le monde antique serait capable d'as- souvir le désir furieux de pittoresque qu'il a dans les moelles. Il gémit : « Les masses ont perdu leur poésie depuis le Christianisme. Ne me parlez pas des temps modernes en fait de grandiose. Il n'y a plus de quoi satis- faire l'imagination d'un feuilletoniste de dernier ordre. » Et l'on sait les rugissements d'admiration que lui arracha la vue de cet Orient, dont il devait traîner jusqu'à ses der- niers jours la torturante nostalgie 3.

i . Préface pour les Dernières Chansons de Louis Bouilhet.

2. René Descharmes, A. Le Pnillevin, p. xxiii et xxxvi.

3. Il s'en consola de son mieux en écrivant Salammbô, comme Bouilhet en composant ses pastiches de la poésie chinoise. C'était le


I-K tlOlT DK l'exotisme 1*5


II


Puisque le goût de l'exotisme est comme un brevet dv distinction intellectuelle et sentimentale, cjuelque chose enfin qui vous tire tout de suite du commun ', rien d'éton- nant alors qu'on Tait sollicité avec tant d'ardeur.

« Voguer au clair de lune sur de noires gondoles le long de palais formidables et mystérieux, se laisser bercer au pas indolent des chameaux en suivant la caravane dans le désert illimité, respirer par tous les pores tous les parfums de l'Orient et boire à longs traits la chaude volupté des tièdes nuits méridionales, s'enivrer enfin d'air, de lumière et de liberté^ », — ou « vivre dans l'ombre épaisse des cathédrales et passer ses journées en compagnie des hauts barons et des blondes châtelaines, les suivre partout, à la messe dans l'étroite et haute chapelle du castel, à la chasse le faucon au poing, au tournoi sur de blancs palefrois tout reluisants d'or et d'acier ■ » : voilà quels furent les souhaits ardents et ingénus de presque toute une génération.

Il n'est étudiant en droit ou clerc de notaire qui, sur les bancs de l'Ecole ou à son étude, ne lais.se, « avec de volup- tueux caprices, errer son imagination sur l'océan des jours défunts ou aux horizons lointains », et ce, au dommage

(U'>paysemont suprême pour des artistes, que de se figurer des états d'âme si dilTérenls de ceux de leur génération. — Sur tout cet exo- tisme de Flaubert, cf. Kené Descharmes, Flaubert, sa vie, son carac- tère, 39-42.

1. Qu'on se rappelle le propos de Théophile Gautier »|ue nous avons rapporté plus haut, p. 10. « Cv qui nous dislingue, c'est l'exotisme... », etc.

2. Lucien D***, « Jeune-France », 23 ans, 1835.

3. Philippe M***, clerc de' notaire, 26 ans, 1836. La citation sui- vante est du même.


16 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

incontestable de ses connaissances juridiques ou des « sor- dides intérêts » qui lui sont confiés. »

«  J'aurais voulu grandir à l'ombre des tourelles De quelque château fort perché sur le rocher, Orageux compagnon des neiges éternelles, Des régions de l'aigle rapproché,

commence par déclarer, dans un élan de lyrisme, un de ces innombrables fervents du moyen âge, qui éprouve le « besoin de déverser le trop-plein de son cœur d'artiste dans le cœur d'un ami ». L'inspiration aurait-elle trahi sa bonne volonté ? Les vers ne seraient-ils qu'une citation d'un poème inconnu, œuvre peut-être d'un collègue ? Toujours est-il que notre « moyenâgeux » continue mélancolique- ment et en simple prose, sans prendre garde d'ailleurs ({u'il enchâsse dans sa rêverie naïve les plus délicieux ana- chronismes de sentiment :

« Comme la vie devait y être douce, amusante, variée, pittoresque !...

« Au matin, c'est l'aubade des cors qui vous éveille sous les tièdes courtines. On ouvre sa petite verrière à légers réseaux de plomb, et la campagne s'étend paresseusement sous vos yeux, encore scintillante de rosée, et dans le creux des vallées flottent des lambeaux des brumes de la nuit, comme la robe traînante d'un fantôme qui lentement s'éva- nouirait aux premiers rayons du soleil. Cependant à vos pieds un tumulte guerrier, entremêlé d'aboiements, reten- tit ; c'est le départ pour la chasse. En tête chevauche le fier seigneur ; son palefroi est blanc ; et lui-même a sur la tête une toque noire avec une grande plume blanche qui ondule sous la caresse légère de la brise matinale ; derrière, suit la foule des varlets et des hommes d'armes. Ils disparaissent dans la forêt sombre, et le son du cor n'arrive plus que


m: tiouT DK i/exotismi: 17

comme un lointain soupir, comme la plainte d'une âme mélancoli(|ue et qui se meurt d'amour...

« Mais voici que par trois fois s'est fait entendre le signal familier: Ellk m'attend dans la «,'rand'.salle pour reprendre notre lecture interrompue. Je vole auprès d'elle, je m'a.s- seois à ses pieds sur un coussin de velours, et j'attends avec un battement de cœur que sa voix, sa voix douce m'or- donne de commencer...

« Elle est blonde, plus blonde que le chanvre que filent gracieusement ses doigts fuselés ; ses yeux sont d'azur ; et sa taille a la légèreté, la (inesse exquise d'une sylphide. • « Je lis une belle aventure d'amour, et tout autour de nous les choses ont des aspects menaçants, terribles. Cette armure (|ui, dans le coin obscur de la chambre, jette par instants de fauves éclairs, est celle d'un baron de ses ancêtres qui a ftiit la croisade. Ces pieux, ces épées, ces casques, tout cet appareil formidable forme le plus saisis- sant contraste avec les douces aventures que déroule ma voix... '.

« Oh ! pourquoi ce rêve n'est-il qu'un rêve ? Qui me ren- dra les jours d'autrefois? Pourquoi n'ai-je pas savouré leur douceur voluptueuse ? Pounjuoi... ? », etc.


1. L'évocation du moyen âge, de Flaubert — tout jeune encore — est autrement .saisissante, mais elle procède des mêmes désirs et répond aux mêmes besoins. « Je percevais ranticpie épocjue des siècles <pii no sont plus et des races couchées sous l'herbe ; je voyais la bande de i)èlerins et de j,'uerriers marcher vers le Calvaire, s'arrêter dans le désert, mounnit de faim, implorant Dieu (ju'ils allaient chercher et, lassée de ses blasphèmes, marcher toujours vers cet horizon sans i)orues, puis, lasse, haletante, arriver enfin au but de son voyage, désespérée et vieille, |)our embrasser ({uelques pierres arides, hom- mage du monde entier. Je voyais les chevaliers courir sur les che- vaux couverts de fer comme eux ; et les coups de lance dans les lournois; et le pont tic bois s'abaisser pour recevoir le seigneur suzerain, qui revient avec son épée rougie et des captifs sur la

Le romantisme et les mœurs. i


18 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Qu'une correspondance intime ait jamais pu contenir des effusions semblables, cela nous paraît aujourd'hui parfaite- ment extraordinaire. Il a dû y avoir, dans les minutes de maître G***, bon nombre de distractions et de lapsus, traces des « rêveries » poétiques de son trop romantique collabo- rateur.

Mais c'est l'exotisme dans l'espace qui a g-énéralement les préférences, — comme il convient. Un écrivain pense-t-il aux distractions qu'il pourrait bien offrir à la jeune femme qu'il aimerait ? Voici ce qu'il lui propose aussitôt :

« Nous irions ensemble ou bien sous les gigantesques ombrages d'une forêt de San Salvador, morne, religieuse, murmurant des mots sacrés à nos oreilles ;

« Ou bien sur la gondole vénitienne qu'enveloppe une • mélodie d'amour ;

« Ou bien dans 1 Orient, abîmés que nous serions dans les ivresses extatiques de l'opium, bercés par le chant des Aimées et des Bayadères ; "

« Ou bien dans une cavei^ne des Abruzzes, la carabine au poing, le stylet dans la manche. Pourquoi non ? ^ »

Beaucoup d'amoureux souhaitent autour de leur passion, pour l'aviver encore, le décor d'un beau ciel ou d'un pay- sage grandiose.

Je voudrais t'emporter, ô ma belle maîtresse, Vers ces pays d'azur, de soleil, de beauté. Où dans l'air parfumé l'on respire l'ivresse, Edénique séjour, paradis enchanté !

croupe do ses chevaux ; la nuit encore, dans la sombre cathédrc\le, Inute la nef ornée d'une guirlande de peuples qui montent vers la voûte, dans les galeries, avec des chants ; des lumières qui resplen- dissent sur les vitraux ; et dans la nuit de Noël, toute la vieille ville avec ses toits aigus couverts de neige, s'illuminer et chanter. » Mémoires f/'un fou, chap. m.

1. Amédée Kermel, Une dîne en peine, 4. C'est l'auteur qui, dans une préface, parle en son propre nom.


LK GOIT DE i/kXOTISME V.)

Loin (lu monde el du bruit, loin des villes banales, Nous irions enlacés par des chemins tlcuris : Ou doucement bercés par des rames égales, Nous nous endormirions, frissonnants et ravis...

l*avs aimé du ciel, Italie î Italie ! Nourricière des arts, conseillère d'amour. Séjour trois fois heureux, où l'aimable folie Ose naïvement s'étaler au grand jour !

C'est ton ciel souriant dont je voudrafs encore, Encor, encor, toujours, toujours m'emplir les yeux. J'y voudrais saluer la frissonnante aurore ; Ce plaisir tant rêvé me rendrait si joyeux !...

Que je t'y chérirais, ma divine maîtresse ! Je t'y verrais pcîmer sous mon baiser brûlant; Bien plus douce et plus chaude y serait ma caresse. Notre cœur chanterait un hymne délirant...

Peut-être mourrons-nous, ô ma jeune maîtresse. Sans avoir contemplé ce pays de bonheur ; Kt se riant de nous, la nature traîtresse Privera notre amour de ce cadre enchanteur *.

Il est à considérer que ces vers — comme d'ailleurs les suivants — sont extcaits d'une lettre, qu'ils ne furent jamais destinés à rimpression, et qu'ils traduisent donc, selon toute apparence, un sentiment que la littérature a suggéré tout d'abord, mais cjui est devenu bien personnel, bien sincère.


1. I.ellro (le Louis li*"* à Madoloino \ "*, [H'M'k — Beaucoup de romans de l'époque ont raillé celle manie d'exotisme ou de moyen Age. Cf. Ferrière, Romans el mariaye, I, 48, etc. — Dans le Cabinet (les AntUftiex (l^il/ac. Œuvres contpti^tes, VII, 65), d'Esgriguou et la (lucliesse de Maufrigncuse voyagent à Venise; et il est encore ques- tion d'Italie — nalurellement — dans Bt^alrix (III, 247).


20 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Un radieux séjour au pays de l'azur

est l'enivrante perspective (jue bien des fiancés font luire aux yeux de « la bien-aimée ». Assez souvent, à ce qu'il paraît, il n'en a pas fallu davantage pour décider des volon- tés encore hésitantes ; et c'est ainsi que le romantisme a hâté la conclusion de quelques mariages, ce qui est évidem- ment du dernier bourgeois, mais ce dont il convient juste ment de le féliciter.

Nous nous envolerons vers ces pays de rêve Où le ciel est serein, où l'air est plus léger, Où le flot murmurant s'assoupit sur la grève, Où fleurit l'oranger;

Vers les pays d'azur où la fleur odorante Entrouvre doucement son calice embaumé, Où la douce nature est toujours souriante, Où d'autres ont aimé...

Et nous emporterons tous ces charmants poëtes Dont les accents divins distillent le bonheur, Nous donnant à foison ces ravissantes fêtes Où s'enivre le cœur.

Et nous les relirons, dans ces pays de rêve, Où le ciel est si doux, où l'air est si léger ; Où l'épouse et l'époux viendront toujours sans trêve Effeuiller l'oranger ^.

Est-on incapable d'aligner deux rimes ? On puise à pleines mains dans les poètes à la mode, et on émaille sa prose de belles citations — et de vers faux, — avec la conviction abso- lue ({u'on relève ainsi des platitudes ou des niaiseries sen- timentales. Au beau milieu de la plus prosaïque des lettres,

i. Paul D*", ingénieur, 28 ans, 1837.


i,i" (;ori' m l'i \iiiiN\ii 21

s'étalent tout à coup (lr>> i<iiiiiii>i.rin:r> tii; Lanirirtiii»; ou de Musset — qu'on cite de mémoire : il n'y paraît que trop. « ...Ah I il me semble que jamais n'arrivera le jour heu- reu.K où je t'emporterai avec moi, bien loin, bien loin!... Nous nous asseoirons sur une pla^-p iliilicnne. je me mettrai à tes genoux, et je te dirai :

Vois ! l'amoureux silence emplit partout l'espace. Viens du soir avec moi respirer la fraîcheur. C'est le moment divin où la voile quis'eirace (sic) .Blanchit en ramenant le langoureux pêcheur...

C'est l'heure où sous le ciel tout repose et tout aime. La vague en murmurant vient mourir sur le bord ; Les fleurs dorment aussi ; la nature elle-même Sous le dais de la nuit s'assoupit et s'endort...

A l'obscure clarté de la voûte sereine, Nous chanterons ensemble et la main dans la main, Jusqu'à l'heure où la lune, notre charmante reine (s jc), Se perd et disparail dans les l'eu\ du matin '. >>

1. Voici le texte de Lamartine [Xoiivelles Mé-.lit.-iUnni pnrtùfih-t Ischia) : •

Viens : l'amoureux silence occupe au loin l'espace ; Viens du soir près de moi respirer la fraîolieur 1 C'est riieure; à peine au loin la voile qui s'elTace Blanchit en ramenant le paisible pêcheur...

Maintenant sous le ciel tout repose ou tout aime : La vague en ondulant vient mourir sur le bord, La Heur dort sur sa tige, et la nature même Sous le dais de la nuit se recueille et s'endort...

A la molle clarté de la voûte sereine. Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin. Jusqu'à riieure où la lune, en glissant vers Misène, Se perd en pâlissant dans les feux du matin.

Le correspondant (Jules D*", avril 1834) a voulu paraître encore plus « langoureux » que le po»te, et il n ajouté h son adaptation, pour la rendre sans doute plus séduisante, des chevilles et des incongruités.


22 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Un autre évoque, par anticipation, « Theure qui sonnera bientôt »,

L'heure exquise et divine, heure des sérénades. Où dans la ville en fleur, sous les grandes arcades, Les pieds dans la rosée et son masque à la main. Une nuit de printemps joue avec le matin ;

et parlera sans plus de façon de Florence,

la splendide cité, A qui le ciel donna la charmante beauté '.

Avant de partir pour «. le divin voyage », — si tant est qu'ils l'aient jamais entrepris, — nos romantiques amoureux auront bien fait de mettre dans leur valise les Contes d'Es- pagne et d'Italie et les Nouvelles Méditations^ pour corriger surplace et de visu les familiarités excessives et les licences, nullement poétiques, de leurs naïves citations.

Il serait par trop fastidieux de prouver plus longuemen t l'invasion de « la manie exotique ». C'est par milliers que, de 1825 à 1845, on a compté les collégiens bêtement hypno- tisés par l'Orient ou le moyen âge, les jeunes gens dégoûtés par la vulgarité, la platitude, le manque de pittoresque du paysage français, les jeunes filles ou les jeunes femmes (( en

1. Antoine G***, 1836. — Il est question de Venise et non pas de Florence, dans le passage qu'on rappelle et qu'on accommode ici.

Une heure est à Venise, — heure des sérénades, Lorsqu'autour de Saint-Marc, sous les sombres arcades. Les pieds dans la rosée, et son masque à la main, Une nuit de printemps joue avec le matin...

Venise ! ô perfide cité, A qui le ciel donna la fatale beauté- !

A. de Musset, Contes (FEspagne « ■ et d'Italie. Porlia, m.


I i; (.Ml I m-: i/kxotisme 23

mal irAdriaticismo » ou « altciiitos de l-'IoriMuitc cl do Venisite », comme disait un carabin moqueur.

Un excellent fonctionnaire de la ville de Lyon, Italien d'origine, parvenue l'Age de la retraite, emmène sa famille dans son pays natal, aux environs de Naples. La veille du départ, on donne une petite fête en leur honneur ; et un ami des lils /*** lit un adieu en vers. Vous croyez sans doute qu'il y est (jueslion du regret de se (juitter, de l'es- poir de se revoir un jour, enfin des sentiments dont s'in- spirent d'ordinaire ces pièces de circonstance — quand on a la simplicité d'en ('oriro ? Pas lo moins du monde.

Heureux, lieureux amis I Nous allez au soleil, .\ux pays où le cccur s'épanouit à l'aise ; N'ous allez vous griser de jour clair et vermeil, Va nous respirerons la brume lyonnaise.

Souhait naturel-, après tout, sur les lèvres

D'un pâle habitué des humides brouillards !

Oui. Mais aussi, et à n'en pas douter, exotisme à la romanti(jue. Voyez plutôt. Vivre

Aux pays enchanteurs où Byron, Lamartine Ont soupiré leurs vers, ont chanté leurs amours, Ah ! le plaisir exquis ! la volupté divine ! Va comme l'on voudrait la savourer loujoun* !

A ce poète si délicat en amitié il n'a pas fallu moins de quinze strophes pour épuiser son inspiration et dire la dou- leur qu'il éprouve pour sa part à

Rester enseveli dans la triste pénombre.

De Lille à Venise il y a loin, et le voyage est dispen- <lieux. Sans doute lltiilie est « plus accessible qu'au siècle


24 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

dernier » ; cependant « elle n'était point encore ouverte aux excursionnistes de toutes catég-ories. Il fallait pour la voir, et surtout pour la bien voir, de la naissance, de l'or et de l'esprit^ ». Mais nos fervents adeptes du romantisme ne sont pas si difficiles, et le simple dépaysement leur suffît. La question en effet n'est plus de voyager pour s'instruire, mais uniquement pour se distraire, pour (( voir du pays », et un pays aussi différent que possible de celui où l'on est condamné à vivre. C'est déjà un peu « la bou- geotte », comme on a dit spirituellement de nos jours. Or, pour des imaginations un peu vives, se peut-il rien d'into- lérable comme cet éternel supplice de Tantale ? Il ne sera pas dit qu'on ne verra jamais les beaux pays dont parlent ces poètes ensorceleurs, qu'on se réunit à quatre ou cinq ménages pour lire à la veillée, et à qui l'on doit tant d'émo- tions délicieuses ! Si l'on faisait une cagnotte ? Le jeu la formerait, et surtout les amendes que se verrait infliger quiconque ne serait pas en mesure de continuer immé- diatement une citation faite au hasard dans une poésie — romantique, bien entendu — laquelle varierait chaque semaine. Quand la somme ainsi amassée serait jugée assez forte, on tirerait au sort, et le ménage favorisé irait voir l'Italie... On acclame l'idée, et trois ans plus tard, en 1839, M. et M™" G*** envoyaient de Florence et de Venise une correspondance enthousiaste, dont il est bien fâcheux que nous n'ayons pas le moindre fragment ~.

La contagion est universelle ; et elle sévit sur les femmes avec une égale intensité.

S'il faut en croire la célèbre M™" Lafarge elle-même,

1. C'^ G. de Conlades, Le comte dOrsay, physiologie d'un roi de la mode, p. 37. — Cf. Urbain Mengin, l'Italie des romantiques, Paris, 1902.

2. Etienne A*", industriel, Lille, 34 ans, i838.


i,E r.oiT m: i/kxotismk 2*»

rexotismc ne serait pas étranjjer à ses malheurs ; du motus serait-il à l'origine de ses multiples déceptions. « Arrivée au Glandier, au lieu de cette charmante maison de cam- pagne dont on m'avait leurrée, j'ai trouvé une maison déla- brée, ruinée. Je me suis vue seule, enfermée dans une grande chambre ({ui devait être la mienne pour toujours. Voyez-vous, j'ai perdu la tète... /avais une idée d'un voyage dans l'Orient... J'ai pensé à tout cela... le con- traste... mon imagination s'est montée. >> Ainsi explique- t-elle dans son interrogatoire [Gazette des tribunaux, 6 sept. 1840) l'étrangeté de sa conduite; et sur une ques- tion du président, elle insiste sur la douleur de ce mécompte.

S'il est vrai qu'elle a été générale, il ne pouvait pas ne pas être (juestion de la « manie exolifjue » dans le Journal de notre « llàneur parisien ». On y lit en effet, à la date du 14 mai 1834 : « Mes contemporaines deviennent curieuses, j'entends par hY que leur curiosité commence à s'éveiller; et comme ces charmants petits animaux ne font rien à demi, les voilà presque toutes pi{|uées de la tarentule des voyages. Bientôt une éducation de jeune fille ne sera complète qu'à condition de lui avoir fait visiter Florence, Venise ou Madrid et Séville. J'en connais même deux qui veulent pousser jusqu'à Constantinople : elles sont résolues à l'exi- ger de leur futur fiancé, et comme elles ne mancjuent pas de tète, elles sont sûres de réussir. Une troisième, mais celle-là est mariée, va partir l'hiver prochain pour l'Afrique ; elle veut voir le Caire, contempler les Pyramides, voguer sur les eaux du Nil, comme autrefois le berceau de Moïse, et fouler de ses petits pieds le sable de l'immense Sahara. Elle a si bien travaillé son mari, le pauvre S***, qu'il n'a pas pu résister. Heureux mari ! »

Et l'obstiné railleur de poursuivre :

« Jeunes hommes qui avez peur de devenir podagres, à


26 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

qui rien n'esL plus cher que le repos et la tranquillité, et qui ne connaissez pas de douceur comparable à celle de savourer un bon livre, l'hiver au coin du feu, et l'été à l'ombre de fins peupliers, le long d'une jolie rivière aux eaux limpides et calmes, ne mettez pas entre les mains de VOS jeunes femmes les livres de la littérature à la mode, et détournez-les surtout de la fréquentation des jeunes femmes qui veulent ressembler à ces livres ; ou alors préparez-vous à faire vos paquets, munissez-vous de lettres de recomman- dation, et bon voyage ! Et puisse le bon génie des aventures vous protéger dans vos romantiques pérégrinations !... »

Rappelez-vous là-dessus quels sont les premiers rêves d'Emma Rouault, dans ce merveilleux chef-d'œuvre d'ob- servation qu'est Madame Bovary.

« Avec Walter Scott, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châte- laines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, pas- saient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cava- lier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. . . » Après le moyen âge, c'est l'Orient et toute sa fantasmagorie de convention qui miroitent devant l'imagination de la jeune fille. « Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages bla- fards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous mon- trez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au pre- mier plan des ruines romaines, puis des chameaux accrou- pis ; — le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un


i.R r.ouT DE i/exotisme 27

l'oud (iacior gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent, rf Et sur cette âme l'empreinte du romantisme a été si pro- fonde que la jeune femme continuera, sans y rien changer, les rêves de la jeune fille. Le mariage n'a pas donné à Emma Bovary les émotions qu'elle en avait si impatiem- ment, si ardemment attendues ; «t Emma Bovary d'en accu- ser aussitôt la médiocrité, la vulgarité du milieu où la pro- fession de son mari l'oblige à vivre. Il faut lire de près ce passage, un des plus pénétrants et des plus justes d'un livre où tout est bien près d'être admirable, et qui décrit de favon délînilive un des états d'âme romantiques les plus répandus.

(( Elle songeait ({uelquefois que c'étaient. là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s'en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confon- dus, on regarde les étoiles en faisant des projets. // lui comblait que certains lieux sur la terre devaient produire «lu bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s'accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d'un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes ' ! »

I. Madame Bovary, première partie, vi, vu.


28 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Autour de ses amours, légitimes ou adultères, Emma Bovary ne pourra pas ne pas imaginer d'éblouissants, de romantiques décors. Emma Bovary était de sa génération, tout simplement. Et de ce côté aussi, Frédéric Moreau se montre le digne frère d'Emma ^


III


Tout désir vif, s'il reste longtemps sans être satisfait, est une source de souffrances. Les romantiques en ont fait l'expérience avec leur goût de l'exotisme, qu'ils eurent si rarement l'occasion de satisfaire. On a vu qu'en plein Paris Théophile Gautier « claquait d'ennui ». « Et le pis est qu'il s'ennuyait réellement », observe Zola, qui n'arrive pas à s'expliquer un aussi singulier malaise. Mais Du Camp s'en- nuyait aussi, et Baudelaire, et Flaubert peut-être plus encore que tous les autres ensemble. Il n'a pas dix-neuf ans. Les Pyrénées et la Corse viennent de l'initier à la beauté des paysages de lumière, et dès son retour à Rouen, il écrit à un ami : « Je suis embêté d'être retourné dans un f, .. pays où l'on ne voit pas plus de soleil dans l'air que de diamants au derrière des pourceaux. Bren pour la Normandie et pour la belle France! Ah ! que je voudrais vivre en Espagne, en Italie ou même en Provence!... Je crois que j'ai été trans- porté par les vents dans un pays de boue et que je suis né ailleurs, car j'ai toujours eu comme des souvenirs et des instincts de rivages embaumés et de mers bleues. J'étais né pour être Empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir six mille femmes, des

1. On en trouvera les preuves dans le dernier chapitre de ce tra- vail.


LK (iOLT Di; l'exotismi-: 29

cimeterres pour foire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît, des cavales numides, des bassins de marbre; et je nui rien (jue des désirs immenses et insa- tiables, un ennui atroce et des bâillements continus. »

Sentiments par trop compréhensibles au lendemain d'un joli voyage. Sans doute. Mais deux ans plus tard, ses regrets et son ennui seront devenus de l'irritation et de la colère, et il .se laissera aller à l'imprécation, comme un vul- gaire héros de tragédie. (( Malheur aux murs qui m'ont abrité, aux bourgeois qui m'ont connu moutard et aux pavés où j'ai commencé îi me durcir les talons! Attila ! i^uand reviendras-tu? aimable humanitaire, avec 400.000 cavaliers, pour incendier cette belle France, pays des des- sous de pieds et des bretelles ' ?... »

On dira aussi: Flaubert était encore bien jeune, et puis l'exagération et les violences lui furent toujours familières. — Alors pourquoi, longtemps, bien longtemps plus tard, écrivait-il à Louise Golet : « Penser que peut-être jamais je ne verrai la Chine, que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d'un tigre accroupi dans les bambous î Tu peux traiter cela comme des appétits de passion qui ne méritent pas de pitié; j'en souffre tant quand f y pense, ce qui malheureusement m'arrive souvent, que tu en serais rmuc si tu pouvais voir ce qu'il y a là de lamentable et d'irrémédiable. »

Percevez-vous la plainte d'un cœur incurablement atteint, que la composition de Salammbô n'arrivera pas à calmer et qui continuera de s'épuiser en regrets nostalgiques?

Mêmes souffrances, nous voulons dire souffrances de


1. lies «K'iix U'tUvs sont iulio>N»'i'» il Kriu'sl lllu'%aiier. l.a pre- mière est (lu 14 novembre I84(), la seeoiule, du 2 septembre 1843. Toutes les deux sont iiutlites, et citées par M. René Descharmes <Iuns son livre sur Flaubert, sa vie, etc., p. 40.


30 LE iio.MAN'i'is.Mi: i:r lks mœurs

même nature, chez les disciples obscm^s du romantisme, naturellement.

« Si tu étais, toi, il y a deux ans, à Fontarabie, — écrit Le Poittevin à Flaubert, en 18io, — je t'apprendrai par compensation que j'étais il y a un an à Fécamp, il y a deux ans à Fécamp, il y a trois ans pareillement, que m'y voici encore et toujours à la même époque et sic in infini- tum. »

Le moyen en etret, quand on a Fimag-ination perpé- tuellement séduite par d'aussi éblouissants mirages, le moyen de ne pas se sentir le camr soulevé de dégoût au seul spectacle du milieu insignifiant et plat, incolore et terne, où se déroulent les banales occupations quotidiennes? Misère que tout cela ! Lamentable misère et vulgarité odieuse !... Et donc source toujours vive de souiîrances, qui peuvent être cruelles jusqu'à en devenir parfois into- lérables.

«... Je m'ennuie,, mon ami, — gémit un de ces malheureux .hypnotisés, — je m'ennuie à mourir. Et la cause? me demandez-vous. Tou^urs la même, vous répon- clrai-je. Platitude écœurante d'une existence passée, dans la même ville, à voir éternellement les mêmes rues, les mêmes magasins dans les mêmes rues, et les mêmes figures dans les mêmes rues et dans les mêmes magasins. Enfer et dam- nation ! Qui me tirera de ce bagne ? Quand pourrai-je voya- ger, voir du pays, l'Italie, Gonstantinople, l'Orient, que sais-je enfin?... Vrai Dieu ! J'aimerais mieux vivre en pleine Arabie Pétrée w, il y serait plus à l'aise évidemment ! « que dans ce taudis !... Ne vous moquez pas de moi, je vous supplie, et croyez que je suis bien à plaindre ' ». Les trois


I. Antoine F*", chef de rayon « aux grands magasins de V Espé- rance », 28 ans, 1837.


LK (iOII l)i: |/eXOTI8ME 34

derniers mots sont soulignés trois fois dans l'original.

A {juol((ues variantes près, la lettre a eu des myriades diî ré|)li(|uos, on peut en être sûr. 11 est complètement inutile de mettre sous les yeux du lecteur les dix ou douze échantillons que nous pourrions encore lui en offrir ; mais peut-^tre n'est-il pas inutile de souligner ce que de pareilles rêveries onl d'imprudent et de malsain, par conséquent de dangereux, — exactement d'ailleurs comme tous les régimes qui font profession de ne pas tenir compte de la réalité et qui, au lieu de s'en accommoder au moins mal, s'insurgent naïvement contre elle.

Ce malencontreux exotisme aurait même porté la désu- nion dans les ménages, au dire de notre ironiste parisien. M. F**' est im placide rentier (jui ne demanderait qu'à <( arrondir triuKjuiliement son ventre au milieu de ses chers compatriotes ». Mais la petite M"** F"*, de quinze ans d'ailleurs plus jeune que son mari, n'entend pas de cette oreille. Elle ne rêve que plaies et bosses, (( voyages, comme Byron, MM. de Lamartine et de Musset, et M'"" Sand. L'Italie, l'Espagne, Tolède, Venise, les sierras, les lagunes, les Audalouses, les sombreros, les bandits, elle ne parle pas d'autre chose. Elle s'agite, piétine, sau- tille, impatiente comme une fauvette en cage, qui vou- drait bien s'échapper. Elle traînera son mari hors de France, ou elle partira toute seule, c'est juré. Le mari commencerait i\ avoir peur, car sa petite peste de femme ne reculerait pas devant le divorce. Romantisme, voilà bien de tes coups ! » L'exotisme avait fait des mariages ; il devait faire des divorces, c'est dans l'ordre.

Quand on feuillette les papiers jaunis où sont inscrits tous ces désirs qui pour la plupart ne re<,'urent sans doute jamais satisfaction, et quand on pense aux chagrins, réels, dont ils furent la causé, il est un regret qu'on se surprend


32 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

quelquefois à exprimer tout haut : quel dommage qu'il n'y ait pas eu alors d'agences Cook ! Elles auraient fait des affaires d'or — et donné au moins quelques instants de bonheur aux disciples mélancoliques et passionnés des idées romantiques.

« Quelques instants », disons-nous. Môme au fin fond de l'Orient en effet, pour peu que les malheureux y eussent prolongé leur séjour, l'ennui eût vite fait de les atteindre. Leur inquiétude et leur malaise n'étaient pas de ceux qui cèdent à un changement de climat, si radical que puisse être le changement. Jean-Marc, lit-on dans les Mémoires d'un suicidé, de Maxime Du Camp, Jean-Marc avait « le mal du pays, mais du pays où il n'était pas ^ ». Le mot est d'une étonnante justesse. Elles aussi, toutes les Bovary d'alors auraient pu réaliser leur rêve et passer en Italie ou en Ecosse leur lune de miel : elles n'y auraient vraisembla- blement pas rencontré le bonheur.


xpûaEi as. C'est l'épigraphe du livre. Ce pourrait être aussi la devise de tous les malheureux disciples du romantisme.


CIIAIMTHK II


Li-: ItOMANESQUE


Rien n'est précieux comme l'imagination assurément. C'est la plus charmante de nos facultés. Tout se transforme avec elle, tout s'illumine et tt)ut resj)Iendit. De la laideur même elle tire, quanil il lui plaît, poésie et beauté. D'un mot, c'est la mère de l'illusion divine. Mais si elle est pleine de charmes, tant qu'elle est bien dirigée et soumise à la discipline de l'intelligence, elle est aussi pleine de périls du moment ([u'elle échappe au contrôle de la raison et ne reconnaît d'autre loi qu'elle-même. Source d'égarement et maîtresse d'erreur, elle devient capable de tous les désordres, et le pire de ses méfaits est d'imposer comme réelles les magiques créations de ses fantaisies. Tout alors se déforme et se déligure, comme dans les rêves ; et c'est un rêve en elîet ([ue le romanesque, le plus malsain même des rêves, s'il se prolonge, et dont le réveil peut se trou- ver particulièrement pénible et douloureux. Or le roma- nesque est si bien dans le romantisme qu'il en constitue l'essence, ou peu s'en faut, et que les deux termes méritent souvent d'être synonymes : on nous dispensera sans doute d'en faire la démonstration.

Mais être romanes([ue, ce n'est pas seulement se créer une vie factice, pleine d'aventures extraoril inaires et de sentiments exaltés, dans un décor de féerie, rêver par exemple qu'une reine vient vous chercher « à minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un Le romantisme et les maiirs. ^


34 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples et de Messine » ; c'est encore, et le danger devient beaucoup plus grave, s'illusionner peu à peu jus- qu'à s'aveugler complètement sur son propre compte ; c'est parer son être intime de toutes les perfections et de toutes les beautés morales qu'on prête naturellement, avec une inépuisable et facile générosité, aux héros de son imagina- tion ; c'est se figurer que de tout point on leur ressemble

— puisqu'enfîn on est leur père !0n se dresse alors un pié- destal, ou plus exactement, un temple dont on est à la fois le desservant et l'idole i. ' On pleure volontiers sur soi-

1. « Il (Frédéric Moreau) trouvait que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. )> [Education sentimentale, chap. I.) C'est un des mots les plus profonds qu'on ait dits sur l'état d'âme romantique. — Stendhal définissait à sa sœur leur commune mélancolie : « Un sentiment profond et doux uni à la vanité; il con- siste à se dire : Je méritais un meilleur sort ; si bon, comment ne puis-je trouver des hommes tels que moi! » Cité par M, Arbelet, Bévue bleue, 8 juin 1907. Stendhal disait encoi^e : « Il n'y a pas d'avantage sans désavantage. Cette prétendue supériorité, si elle n'est que de quelques degrés, vous rendra aimable, vous fera rechercher et vous fera rendre les hommes nécessaires ; voyez Fon- tenelle. Si elle est plus grande, elle rompt tout rapport entre les hommes et vous. Voilà la malheureuse position de l'homme soi- disant supérieur ou pour mieux dire, différent : c'est là le vrai terme. Ceux qui l'environnent ne peuvent rien pour son bonheur. »

— Cet orgueil est au fond de toutes les âmes romantiques. Le Dia- logue aux enfers, si fin, où M. Anatole France, en faisant causer l'abbé Douillet et une Ombre, explique ce qu'il y a d'égoïsme et d'or- gueil dans la misanthropie, pourrait s'appliquer aussi au l'oma- nesque. — Fromentin, dans son admirable Dominique, a fait justice de cette orgueilleuse prétention : <( La question n'est pas de savoir si l'on est heureux, mais de savoir si l'on a tout fait pour le deve- nir. Un honnête homme mérite incontestablement d'être heureux, mais il n'a pas toujours le droit de se plaindre quand il ne l'est pas encore. C'est une affaire de temps, de moment et d'à-propos. » (x, 171.) Et Dominique répétait encore (i, 3), qu' « il n'est donné qu'à bien peu de gens de se dire une exception, que ce rôle de privi- légié est le plus ridicule, le moins excusable et le plus vain, quand


LK iu».\ia.m;sui I. 3?)

môme de len(lross(î et d'admiriition ; et lorsque du haut de cotte estime prodijçieuse pour ses mérites et ses vertus, on daigne abaisser ses regards sur le commun des mortels, comme on les méprise intérieurement d'être si petits ! (!lomme on leur en veut, non pas certes de ne point vous égaler, — il ne faut demander l'impossible à personne, — •mais de ne pas accepter votre évidente, votre écrasante supériorité, de ne pas la reconnaître, d'être incapables même de la comprendre ! VA voici s'avancer en elîet la lamentable, la redoutable théorie des « âmes méconnues » et des créatures incomprises. Ce n'est pas le romantisme qui a déchaîné sur l'Immanité le terrible fléau ; mais jamais le fléau n'exerça de ravages sur la société française comme après la publication de certaines teuvres toutes roman- tiques d'inspiration.

Ces observations élémentaires — mais qu'il fallait bien rappeler, puisqu'enfin les romantiques en ont pratiqué sys- tématiquement l'oubli — expli(juentla plupart des misères qu'a éprouvées l'àme française entre 1830 et 18i5. Le romantisme n'est pas seul à en être responsable. Chez les fils des hommes qui avaient vu la Révolution et fait les campagnes triomphales de l'Empire, l'imagination devait avoir de terribles exigences. Il lui fallait des rêves à la mesure des actions héroïques d'autrefois — impossibles désormais'. On se grisa de rêve, faute de pouvoir se ras-

il n'est pas justifié par des dons supérieurs ; que l'envie audacieuse de se distinguer du commun de ses semi)lnblos n'est le plus sou- vent (|u'une tricherie commise envers la société et une injure impar- donnable faite à tous les gens modestes qui ne sont rien; que s'attri- buer un lustre auquel on n'a pas droit, c'est usurper les titres d'au- trui,et risquer de se faire prendre tôt ou tard en flagrant délit de pillage dans le trésor public de la renommée. »

1. C'est ce qu'a fort bien explicjué J.-J. Weiss j/c ThétUre et les mœurs, 51-52) : « Uéduiteà l'inaction par le déroulement de l'histoire,


36 L?: ROMANTISME ET LES MQîURS

sasier d'action. Plus exactement peut-être, les fils voulurent avoir dans la vie privée les gestes qu'avaient eus les pères sur les champs de bataille. D'autant que c'étaient alors des « jours médiocres » et que le siècle allait s'embour- g'eoisant d'assez piteuse façon. « Horace — est-il dit dans les Forces perdues, de Maxime Du Camp (p. 59) — Horace vivait dans une époque sans g'randeur idéale, où le déve- loppement des intérêts matériels commençait déjà à deve- nir l'unique préoccupation du g-rand nombre. » On com- prend alors que des Ames généreuses, enivrées de l'idéal romantique, et par dégoût de l'insignifiance et de la bas- sesse ambiantes, se soient avidement rejetées dans un rêve de « vie ardente, vibrante », de vie exaltée et <( largement héroïque ». Malheureusement l'héroïsme lui-même perd

la nation française, de 1825 à 184'», s'est mise à imaginer ce qu'elle ne pouvait plus accomplir. Ne vivant plus les grandes aventures, elle les a voulu lire et écouter. Elle a donné dans ses cabinets de lecture et ses salles de spectacle les coups d'estoc et de taille invrai- semblables qu'elle ne donnait plus à travers le monde. Alors ont surgi le roman d'aventures et le drame de cape et d'épée. Alors> comme le capitaine Bonaparte n'était plus, s'est élevé, sur l'horizon du boulevard, le capitaine Buridan. Un fier gaillard, celui-là ! Un routier et un malandrin de bonne façon ! Il fut acclamé parce qu'il était attendu. Il avait été fabriqué à souhait et de l'étofTe en ce moment la plus demandée. Tout en lui répondait au volcanisme, au tilanisme et au révolutionnarisme du lendemain de 1830. II en repré- sentait toutes les ébullitions politiques, morales et psychologiques. Il avait fait les guerres. 11 arrivait on ne sait d'où, de Bourgogne et des Flandres ; mystérieux, fatal, toujours en verve, sachant les secrets des puissants et par là irrésistible. » J.-J. Weiss rappelle le souvenir de Bonaparte, et il a raison. Il semble difficile d'exagérer l'influence morale de la légende napoléonionne : « Le nombre est grand des Français, — dit-il dans le Théâtre et les mœurs, p. 96 — qui ont rêvé, avec plus ou moins d'obstination, qu'ils seraient à leur tour Napoléon. » Rêve dangereux, et dont le réveil ne pouvait qu'être singulièrement pénible : on n'en mit que plus d'intrépidité à le for- mer. Mais il n'est pas donné à tous les jeunes gens d'appliquer leur

énergie à conquérir ou à fonder des empires
On imita donc le grand


LE ROMANESQUE 37

beaucoup de sa valeur quand il dédaigne de se soumettre aux lois vulgaires de l'a propos, et l'époque romanti({ue foisonna de dons Quichottes à qui les circonstances ne per- mirent jain:iis d'uliliser le siihlinie dont leur Am»* «Hait j)leine.


I


Comme on était dégoûté du cadre contemporain, on fut écœuré, et pour des raisons analogues, de la platitude et de rinsigniliance de la vie quotidienne. Elle est « terne », elle est « monochrome » ou plutôt elle est « complètement <lécolorée ». Tout y est prévu, régulier, ordonné, recti- ligne ; c'est de l'existence tirée au cordeau. Une âme de bourgeois peut s'en contenter, s'y complaire ou m^me s'y iU'lecler; mais une ûme d'artiste, fi donc! De toutes les délicatesses, de toutes les puissances, de toutes les exi- gences — et Dieu sait si elles sont grandes ! — de sa tru-

hoinino à la fa<.on tlonl Julion Soifl l'inùtait <léj<^. Tous les ressorts (le la volonté furent bandés — pour la satisfaction de toutes les con- voitises et l'assouvissement de tous les appétits. Fille de duc et pair à épouser ou situation brillante à obtenir, toutes les ambitions, depuis celle de Sorel jus(ju'h celle de Uastignac, s'autorisent de l'im- pûrial exemple. Il y a partout alors des Ruy Blas, et partout

De pauvres vers de terre amoureux d'une étoile.

L'observation de J .-J. Weiss est juste, le napoléonisme « a ébloui l'âme nationale », mais il a « bouleversé et perverti l'âme indivi- duelle » {A propos de théâtre, chap. xx, 339); et la démonstration en est sans doute superflue. — Sur cette question du napoléonisme en littérature, cf. encore Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, 1, 34, 128: H. Heine, De U France, lettre du 20 août 1832; 11. Parigot, le Drnnie iF Alexandre Dumas; Paul Hourget, Essais de psychologie con- temporaine, article : Flaubert ; Fierens-Gevaert, la Tristesse contem- poraine, 42 ; Jules Guex, le Théâtre et la Société française de fSI5 à tSiS, ot surtout R. Canat, Du sentiment de la solitude morale, etc., p. :i2 sqq.


38 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

culente imagination, elle y répugne. Le moyen âge, à la lionne heure ! On s'y dilatait au moins, on y vivait.

Oh ! les anciens jours, dit Reblo ! les anciens jours ! Oh ! comme je leur suis vendu ! Gomme toujours Leur puissante beauté m'ensorcèle et m'enivre ! ■ Camarades, c'était là qu'il faisait bon vivre. Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang, Du vampirisme à l'œil, des volontés au flanc!...

Les belles occasions alors d'exercer son énergie !

Tout homme à cœur de bronze, à rêves exaltés. N'avait pas un seul jour à craindre latonie D'une vie encastrée avec monotonie : Les drames s'en venaient d'eux-mêmes le chercher.

Avoir des aventures !

Oh I cesi le paradis pour les fortes natures !

Et ces aventures, avant de les avoir en réalité, on les rêve, et on prend modèle sur les conjurés d'Hernani.

Lorsqu'un de nous, armé pour une juste cause, Du fleuret d'un chiffreur habile à ferrailler Aura subi l'atteinte en combat singulier, Nous jetterons, brûlés d'une ire sainte et grande. Dans l'urne du Destin tous les noms de la bande. Et celui dont le nom le premier sortira. Relevant le fleuret du vaincu, s'en ira Combattre l'insolent gladiateur : s'il tombe, Nous élirons encore un bravo sur sa tombe : Si l'homme urbain s'obstine à poser en vainqueur, Nous lui dépêcherons un troisième vengeur; Et toujours ainsi, jusqu'à l'heure expiatoire Où le dé pour nos rangs marquera la victoire!...

Naturellement, la proposition est accueillie avec le plus vif enthousiasme.


LK ROMANESQUE '{'.>

Pendant que don José parlait, un paiement

Sympathi((ue et ilatteur circulait sourdement

Dans l'assemblée — et quand ses paroles cessèrent,

Les acclamations partirent, s'élancèrenl,

Avec plus de fracas, de fougue, de fureur

Qu'un Te Deum j,'uerrier, sous le grand Empereur!... *.

Les aventures ahondèrimt dès lors, aventures imagi- naires, s'entend, et dont les héros côtoient toujours le ridi- cule, quand ils n'y tombent pas complètement.

Dans la jeunesse, c'est un rêve général de vie tumul- tueuse, elfrénée, de véritables Peaux-Roufçes, de « Mohi- cans », comme disait Flaubert. Et « n'est-ce pas ce qu'on a de mieux à faire, quand les hasards de la naissance vous ont jeté dans la plus mos(juine des civilisations, la plus emmaillotée de prescriptions et de prohibitions ridicules»?

Massacre et sang ! Jamais ne quitter son armure ; Entendre autour de soi, partout, dans la ramure, Sur le roc ou sur l'eau siiller les mousquetons ; Glisser comme un bandit, parmi l'ombre, à tâtons ; Ramper comme un serpent à travers la broussaille, En respirant partout l'odeur de la bataille ; l']gorger sans pitié, brûler, voler, piller; Détrousser les manants, les pendre et houspiller Leurs femmes ; puis violer la rougissante vierge; Et pour s'en faire absoudre, aller, ayant pour cierge Ou la pique ou l'épée, implorer Monseigneur De Compostelle cm bien saint Jacques le Mineur. Et leur faire accepter, rapvon de peccadilles. Des carolus dont on videra leurs scbilles


t. Philothée O'Neddy, Suit prcmiiTe, dans le recueil Feu et /lamine. — On sait ce qu'il reste encore de romantisme dans les pre- miers romans de Balzac ; nous voulons parler de ceux qu'il a signés t'I qui commencèrent sa réputation.


40 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Très prestement, et comme un juif au cœur honnête En un plat plein d'arg-ent sait faire place nette; Au-dessus d'un bon feu faire suer Tabbé Pour l'entendre invoquer son patron Barnabe, Et lui voir délier les cordons de sa bourse, etc. ^

Ce sont les gentillesses qu'on envoie à ses amis, quand on a vingt ans. On a lu Hernani, quelques mauvais romans historiques de Paul Lacroix ou de Roger de Beauvoir, peut-être les aventures incroyables de Ferragus XXIII, chef des Dévorants, et, la cervelle en feu, on vit au moins quelques heures l'existence des héros dont on vient, avec des palpitations de cœur, de dévorer l'histoire.

Au collège, Flaubert couche avec un poignard sous son oreiller 2. Longtemps après le collège, le rêve du romancier Amédée Kermel, nous l'avons vu, serait de vivre « dans une caverne des Abruzzes, la carabine au poing, le stylet dans la manche » ; et le musicien Berlioz ressemble au romancier Kermel. Il voudrait être brigand, dans quelque bande de Calabre ou de Sicile, voir « des crimes magni- fiques, des viols, des assassinats, des rapts et des incen- dies »... « Oui, oui, voilà le monde qui me convient : un volcan, des rochers, de riches dépouilles amoncelées dans les cavernes, un concert de cris d'horreur accompagné d'un orchestre de pistolets et de carabines, du sang et du lacryma Christi^ un lit de lave bercé par des tremblements <le terre, allons donc ! voilà la vie ! »


1. Eugène J***, étudiant en médecine, 25 ans, 1835. — Dans une Nouvelle des Jeune-Frawce intitulée Sous la, tahle, Théodore se récrie sur la banalité de l'histoire que lui conte son ami Roderick, et Rode- rick de répliquer : « C'est précisément ce qui en fait le mérite ; main- tenant une histoire simple et qui peut arriver, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus extraordinaire ? »

2. Journal des Concourt, I, .309.


LE nOMANESQUK 41

C'est (lu moins la vie telle que se la représente « un abonné de cabinet de lecture ou un habitué de l'Ambigu », comme dit M. Faguot à propos de Stendhal, (jui justement ne l'a jamais conçue d'autre sorte. Et c'est aussi l'idée que s'en liront !>e;iucoup de romanti(|ues. La vie ordinaire étant tenue pour ennuyeuse, il convenait de la dramatiser ; on la dramatisa donc, mais ce fut toujours aux dépens des « artistes » dont la turbulente imagination avait combiné les divers scénarios '.

Qui voudra se convaincre pleinement du comi(|ue pro- fond, du comique inépuisable de lu méthode, n'a qu'à par- courir les Mémoires et la Correspondance de Berlioz, ou mieux encore les livres, si amusants dans leur vivacité et leur exubérance, que M. Adolphe Boschota consacrés au grand

1 . I/iuiitation iu> fut pas toujours siiupUMueiit ridicule. << N'a-t-on pas vu deniit'ivment une bande de scélérats mettre la Tour de Neale en action et parodier d'une manière infâme, dans un de nos faubourgs, celle monstruosité dramatique, et la secte des étrangleurs, mise en vogue |)ar un romancier, n'a-t-elle pas trouve son analogue dans les rues de Paris? »Nc[Un\n}nl, le Feiiillclon-roinan, Inlro<luclion,i^. Celle mnnic de tout dramatiser, sans être particulière au romantisme, n'a jamais sévi avec plus d'intensité que sur les romanti(|ues. Une preuve curieuse en est fournie par VlUnérnirc de Paris à Jérusalem, de Julien, domestiipie de M. de Chateaubriand. La comparaison avec la rédaction du maître est des plus amusantes et des plus significatives; et l'on y apprenil que Berlioz n'est pas seul à avoir altéré la vérité <inns ses Ménioiri's, par on ne sait quel besoin maladif de pose. Cf. ■dans la Hcvui' di's Deux-Mondes, du 15 février 11)06, un article de M. Doumic, Lilléralure de confidences. — En fait d'extravagances et do bizarreries, personne n'égala Petrus Borel. Cf. J. Claretie. Peirua liorel, 33 et 41. — Comment ne pas remarquer enfin la singulière attraction qu'exercent aujourd'hui sur la jeunesse, et aussi sur des personnes (jui no sont plus toutes jeunes, dos œuvres comme Nick Carier, Sherlocb Holmes, le Chien des Raskerville, le Mystère de la C/iambre jaune, Arsène Lupin, clc, etc.? Et il paraît qu'à force d'ad- mirer les oxtraonlinaires exploits dos détectives, la tentation vient «jnolquofois de les imiter. C'est ainsi que lo présent aide à mieux <M)mprendre le passé.


42 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

musicien. Dans cette imagination désordonnée, furieuse et toujours inassouvie, dans ce cerveau en incessante ébullition, les événements les plus ordinaires, les plus insi- gnifiants prennent des proportions incroyables, des propor- tions gig-antesques. Il écume, il rugit, il bouillonne ; c'est un volcan sans cesse en éruption, un torrent de lave incan- descente... Lisez par exemple l'effarant épisode du jeune Berlioz, pensionnaire de l'école de Rome, apprenant que sa fiancée le trahit. Fou de douleur et de rage, sans paraître considérer un instant qu'il peut briser sa carrière, il part, méditant la plus effroyable, la plus machiavélique ven- geance. Sous les habits d'emprunt d'une femme de chambre, la figure cachée par une voilette verte, des pisto- lets dissimulés à la ceinture, il pénétrera jusqu'auprès de l'infidèle et de son complice et, enfer et damnation ! il leur brûlera la cervelle à bout portant, sauf à se tuer ensuite, si la vie lui devient par trop intolérable... Dans la voiture qui l'emporte vers la frontière, toujours sinistre, les genoux aux dents et roulant dans sa tête en feu ses atroces pro- jets, il a par intermittences des éclats de rire convulsifs, des ricanements affreux, qui jettent autour de lui l'épou- vante. Non, par la mort et le sang ! ils ne lui échapperont pas!... Mais il serait fâcheux que la pension de l'Ecole lui échappât aussi... Le volcan se calme peu à peu, la tempête s'apaise, et notre jeune romantique, chez qui a reparu enfin le Dauphinois prudent et avisé, rentre piteusement et bourgeoisement à la villa Médicis, après avoir au préalable expliqué son absence par un coup de désespoir et inventé même un suicide... Berlioz n'a rien écrit de plus « fantas- tique », et ce fantastique a été vécu. Dans tout bon roman- tique il y a un Tartarin inconscient '.

1. « Vous dites qu'ils étaient ridicules. Un tel mot n'est applicable (ju'à des sots. Four des fous, il faut se contenter du mot lisibles.


LK ROMANESQUK 43

Et qu'on ne s'imagine pas que ces étranges habitudes soient absolument inofîensives. A ne vivre ainsi et perpé- tutillement que dans son imagination, on court risque de perdre, et même assez vite, le sens de la réalité. On com- mence par être ridicule, on finit par être véritablement malheureux ; et toute folie, même quand elle est aux trois quarts volontaire, mérite pitié. C'est grand dommage vrai- ment que nous ne possédions pas pour la période qui s'étend de 1832 à 184.^, une statistique complète et détaillée des maladies nerveuses et de leurs causes probables. Nous sommes persuadé (jue les cas de folie pour cause de romanesfjue romantique y tiendraient une assez bonne place '.


II


D'ailleurs, pour ne pas s'emporter toujours et nécessai- rement à ces ridicules et à ces excès, l'imagination hyper- trophiée des disciples du romantisme ne leur en prépara pas moins de rudes décçnvenues et d'amères soulTrances. Ils se faisaient de la réalité une image trop brillante, jls se


Par la mort-Dieu, c'étaient nos adversaires, les bourgeois et les clji(Treurs,(iui étaient ridicules ! » Philothée O'Neddy à Charles Asse- lineau, 23 sept. 1802. Comme ou voit, O'Neddy jugeait saos iadul- jfiMico toutes ces extravagances de jeunesse.

1. A cet égard il est permis de beaucoup attendre de la Société nujdico-historique f|ui vient de se fonder à Paris (juin 1908) et qui a p )ur objet l'étude de la médecine dans ses rapports avec les sciences, l'histoire, la littérature et les arts. — Que ces Tartarins romantiques aient été parfois dangereux pour d'autres que pour eux- mêmes, voici qui le démontrera suffisamment.

La scène se passe dans un faubourg de Paris, en 1838. Cinq amis

— deux étudiants en droit, un étudiant on médecine, deux bour-

. },'eoist< à qui le ciel, après l'industrie de leur père, a laisst^ des loi-


44 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

la figuraient de la même étoffe que leurs rêves ; et quand elle leur apparaissait dans sa vérité complète, on devine la douloureuse surprise et la terrible désillusion. Inutile à la rigueur d'en apporter ici des témoignages inédits : quelles preuves voudrait-on plus éloquentes et plus décisives que l'exemple de Flaubert et de son ami Le Poittevin !

Gomme la plupart des jeunes gens de sa génération, Le Poittevin rêve tout d'abord d'une existence de héros ou

sirs et des rentes » — ont formé la société des Francs-Archers, « francs, parce que nous ne voulons dépendre que de nous-mêmes ; archers, parce que rien n'est beau comme l'habileté qui conduit la force droit au but, telle la flèche droit à la cible. » Réunions bi- hebdomadaires. Lectures exclusivement romantiques. On y déclame les vers d'auteurs connus, et aussi les élucubrations des membres de la société.

Je voudrais l'enlever, la serrer, pantelante.

Sur un noir cheval indompté. Ayant entre mes dents ma dague ruisselante

Du sang d'un rival détesté...

Son père nous poursuit !... Allons, mon bon cheval.

Galope, vole, soufïïe, écume! La nuit va nous cacher. Vois descendre la brume

De la montagne au sombre val.

'Un trait vient de siffler tout près de mon oreille.

Ils sont cent, les lâches bandits ! Ne crains rien, mon enfant, ma belle enfant vermeille ; Je te garde de ces maudits.

La horde furieuse approche, approche encor.

Hors du fourreau, ma bonne épée ! Du sang vil de manants tu vas être trempée

Jusqu'à ta belle garde d'or...

Et maintenant dormons sous le ciel plein d'étoiles.

Dormons, mon trésor, mon amour. Autour de nous la nuit va déployer ses voiles.

Elle est plus douce que le jour.

A vivre trop longtemps dans de certains rêves, on finit assez rapi- dement par croire à leur réalité et par se conduire en conséquence.


I.I-: KoMANKSQt'K 45

de demi-dieu : puissance, passions, génie, indépendance, etc., etc. Et de ces hauteurs sublimes, de ce piédestal ver- ti{]^ineux où du premier hond son imagination s'est élancée, il retombi', à viny;l-six ans, — avocat à la (^our d'une ville de province ! Et voici venir aussitôt le dépit, l'irritation sourde, la colère dilTicilement contenue, le mépris chaque

C'est ce qui ne manqua pas d'arriver à un de nos Francs-Archers, rétudiant en médecine, nuleurdes vers que nous venons de citer. Il recherchait en mariage une jeune fille de son quartier. Sans lui oppo- ser un refus formel, les parents avaient objecté la jeunesse du préten- tlant, X les [)lats bourj^eois ! », surtout l'incertitude de sa situation; (ju'il aeiievàt d'abord ses études, qu'il se créât une clientèle; alors, mais alors seulement on prendrait sa demande en sérieuse considérn- lion et on serait sans doute heureux d'y donner une suite. Mais ces mesures dilatoires,» Pas(|ues-l)ieu ! », n'étaient pas du fjoùt de notre bouillant romantique, pas plus d'ailleurs que de ses turbulents amis. .Vprès délibération, il fut résolu (ju'on enlèverait la jeune fille. On consulta les classiques du genre, entendez les romans histori(|ues et les pièces à la mode. Noir ou alezan, indompté ou poussif, brillante haquenée ou piteuse rossinante, il y aurait du cheval dans l'aventure, et des dagues, des masques, des échelles de corde, une bande de <( mauvais garçons » pour tenir le guet en respect, bref tout l'attirail usité, et comme dit Hhilothée O'Neddy,

Des manteaux, des poignards, du sang... et de l'amour.

Par délicatesse pourtant, on consentit à gagner d'abord la jeune fille. Elle n'était sans doute pas fort étroitement surveillée. On lui dépêcha selon les règles « une duègne », dont on acheta le silence et la discrétion par les moyens ordinaires, et en l'épouvantant par les plus terribles menaces, soigneusement extraites du répertoire :

Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte !

Des lectures bien choisies, romanti(|ues naturellement — de pré- férence (ieorge Sand, Musset, Roger de Beauvoir, Eugène Sue — des entrevues adroitement ménagées eurent vite fait de séduire Valen- tine. Tout était prêt : l'échelle de corde, les manteaux couleur de muraille, les masques « noirs comme la figure de Satan », les « bonnes lames de Tolède »,el les chevaux « rapides comme la tempête ». On avait choisi une nuit sans lune. La veille du « jour fatal » ou plutôt du <( jour de bonheur », pris subitement de remonls sans doute, ou peut-être ayant entrevu dans un éclair de raison les conséquences.


i6 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

jour grandissant de tout et de tous, et la rancœur et la tris- tesse dont doit fatalement déborder une âme où la déception a été si brutale et si complète. Car il ne saurait être un seul instant question pour le malheureux de profiter de cette première leçon de l'expérience. Si le monde et si les choses ne sont pas conformes à l'image que lui en a présentée son romantisme, tant pis pour le monde et tant pis pour les choses ! A eux de se réformer ; lui, jamais il ne fera de concessions. — Mais c'est se condamner infailliblement à la plus pénible des existences, à la plus intolérable ! — Pos- sible. L'isolement méprisant, l'isolement orgueilleux en sera la consolation et le remède.

Et en effet Le Poittevin s'isole. « Je sors rarement de mon trou. J'entends le bruit de la mer à toute heure du jour : c'est mon chant de nourrice. Le soir je vois le lever de la grande Ourse, j'attends que la lune paraisse, je la salue d'un bonsoir, et au bout d'une heure je vais me cou- cher ». [Lettre inédite à Flaubert, du 23 septembre 1842, citée par M. René Descharmes, A. Le Poitteûin, p. xxv.) Et encore, le 25 juillet 1843 : « Voilà près de trois mois que je. n'ai passé le seuil de ma porte, si ce n'est en voiture dont je ne descends guère... ». <c Mon inertie se développe


(jui pouvaient être graves, du beau geste romantique, un des « bour- geois » dévoila tout au père de l'héroïne. Le complot avorta. Le « traître » expia d'ailleurs sa « félonie ». On l'appela « en champ clos » et on lui administra non moins bravement « un bon coup de dague » dans le côté droit. 11 en guérit heureusement assez vite — comme aussi probablement de son romantisme. La société des Francs-Archers en tout cas ne sui-vécntpas à l'aventure. Elle pouvait disparaître : elle avait bien mérité de ses fondateurs — et de leurs modèles.

Nous ne serions pas surpris qu'il y ait eu, en France, pendant la période romantique, d'autres petites associations comme celle des Francs-.\rchers, et surtout pas mal de petits complots dans le genre de celui (jue nous venons de résumer.


LE ROMANESQUE 47

à proportions si colossales, qu'il n'y a plus en moi le prin- cipe de la moindre action. » (Juin 1843.) Et voilà aussi où en vient mici'ssairement quiconque a le malheur « d'être né ne pensant comme personne ». On est bien vite « las de soi comme des autres », et si on a la faiblesse de rechercher « le bonheur vulgaire », on a en même temps la certitude de « n'y pouvoir même arriver ». Le mieux alors est que la mort vienne rapidement terminer une vie inutile, vide, et qui ne se fait sentir que par l'ennui qu'elle engendre quotidiennement; et c'est le bonheur en elTet qu'une Provi- dence charitable réserva à notre pauvre romantique : Le Poittevin mourut à trente-deux ans.

Flaubert — pour notre plus ^rand plaisir — n'eut pas cette consolation : il vécut, et il traîna longtemps le boulet que, dès le premier éveil de sa personnalité, lui avait rivé le romantisme. A cet égard, les Mémoires d^un fou con- tiennent des aveux d'un prix inestimable. On dira : C'est une œuvre de jeunesse, Flaubert les écrivit à dix-sept ans ! — Mais justement la terrible contagion du romantisme ambiant n'en est rendue ainsi que plus évidente. Et puis, si le titre est évidemment exagéré, il n'est pas non plus tout à fait inexact. Un système d'éducation comme celui que s'était imposé le futur romancier ne condamne pas de toute nécessité à la folie, mais il y prédispose terriblement. Li.sons plutôt.

M Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et élevées, manifesté de suite par le con- tact et le frottement des hommes. Je n'ai jamais aimé une vie réglée, des heures (îxes, une existence d'horloge, où il faut que la pensée s'arrête avec la cloche, où tout est remonté d'avance pour des siècles et des générations. Cette régularité, sans doute, peut convenir au plus grand nombre ; mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de


48 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

rêves et de chimères, qui pense à l'amour et à toutes ses balivernes, c'est l'éveiller sans cesse de ce songe sublime^ c'est ne pas lui laisser un moment de repos, c'est l'étoufîer en le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens dont il a horreur et dégoût ». (Ghap. v.) Est- elle assez signiiîcative, toute cette dernière phrase?

Et cette horreur et ce dégoût, au lieu de chercher à les- atténuer, sinon à les faire disparaître, par une connaissance plus exacte, une expérience bien conduite des hommes et des choses, c'est toujours à la littérature, et à la littérature romantique de préférence, qu'on demandera au contraire de les aviver encore, de les exaspérer. « J'allais à l'écart avec un livre de vers, un roman, de la poésie, quelque chose qui fît tressaillir ce cœur de jeune homme, vierge de sensations et si désireux d'en avoir. Je me rappelle avec quelle volupté je dévorais alors les pages de Byron et de Werther ; avec quels transports je lus Hamlet, Bornéo et — c'est nous qui soulignons — les ouvrages les plus brû- lants de notre époque, toutes ces œuvres enfin qui fondent V âme en délices, ou la brûlent d'enthousiasme. Souvent j'en retenais à la première lecture des fragments entiers, et je me les répétais à moi-même, comme une chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours. » {Mémoires d'un fou, chap. v.) Quand une influence s'exerce à ce degré et à cette profondeur, c'est plus que de l'emprise, c'est de la tyrannie.

Tyrannie charmante au début, et dont on ne savoure d'abord que les enivrantes délices. « Nous vivions, — écrit- il le l^*" février 1852, — dans une serre idéale où la poésie nous chauffait l'embêtement de l'existence au 70*^ degré Réaumur. Nous allions loin, sans quitter le coin de notre feu ; nous montions haut, quoique le plafond de ma chambre fût bas » On est tout entier à son rêve, on se grise


LE i(omanesqi:e 49

<l'iinaginulion, on foudroie de son mépris quiconque ose vous rappeler aux conditions ordinaires de l'existence et vous demander par exemple si vous pensez au choix d'une carrière; les amis d'enfance, si chors autrefois, s'ils ont eu le malheur de s'accommoder de cette société maudite en tMitrani dans un de ses cadres, et en renonçant ainsi à l'imagination, — ce sont les propres expressions de Flau- bert — , on les renie avec une espèce d'éclat; on se sépare de Chevalier, on finit par mépriser Du Camp. Mais tout en éprouvant une incommensurable pitié pour les renégats, force est bien de s'avouer un jour à soi-même qu'on n'en est pas plus heureux pour avoir voulu rester fidèle à un idéal — parfaitement chimérique en elTet. Aussi quels navrants aveux émaillent la Correspondance du pauvre grand écri- vain ! « Mon existence que j'avais rêvée si belle, si poé- li((ue, si large, si amoureuse, sera comme les autres mono- tone, sensée et bête... Pauvre fou qui avait rêvé la gloire, l'amour, les lauriers, l'Orient, que sais-je ? Ce que le monde a de plus beau, modestement je me l'étais donné d'avance. Mais tu n'auras comme les autres que de l'ennui pendant ta vie, et une tombe après ta mort, et la pourriture pour éternité. » (I, 25. La lettre est du 24 février 1839.)

Dix-huit ans plus tard, le 4 novembre 1857 [Correspon- dance, III, 108), il écrivait à M"" Leroyer de Chantepie : <( Gomment s'est passée votre jeunesse? La mienne a été fort belle intérieurement \ j'avais des enthousiasmes que je ne retrouve plus, hélas ! des amis qui sont morts ou méta- morphosés ; une grande confiance en moi, des bonds d àme superbes, quelque chose d'impétueux dans toute la per- sonne ; je rêvais l'amour, la gloire, le beau. J'avais le cœur large comme le monde et j'aspirais tous les vents du ciel. Et puis, peu à peu, je me suis racorni, usé, flétri. »

Mêmes constatations navrantes, mêmes aveux désolés Le romantisme et les moeurs. A


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chez Maxime Du Camp. « Nous nous faisons dans nos rêve- ries premières une haute idée de l'existence ; nous lui demandons plus qu'elle ne contient et nous ne lui pardon- nons pas de ne nous offrir que ce qu'elle renferme.,. Et quand enfin l'expérience a fait la lumière en nous, nous arrivons à cette amère conclusion que changer d'amis, de position, de patrie, de maîtresse, ce n'est souvent que chanj^er d'ennui. » Les Forces perdues, p. 46.

Ce sont les conséquences ordinaires du régime intérieur, comme disait Flaubert ; du régime romanesque, du régime romantique, dirons-nous pour notre part. On en vient là fata- lement pour s'être imaginé d'une autre nature que ces pauvres gens « qui mangent journellement des pommes de terre frites, du bouilli, des haricots, des côtelettes de veau, le tout accompagné de cidre ou d'eau », et pour avoir voulu pour soi-même « de plus hautes épices, des sauces moins délayées, des vins plus capiteux » ' , Et il est vrai qu'on pourra goû- ter une espèce de délectation morose et, jusqu'à un certain point, de consolation, dans le transcendantal mépris qu'on éprouvera pour les mangeurs de pommes de terre frites; mais ce n'est pas pour s'être naïvement proclamé « bec fin », qu'on aura et en abondance « vins capiteux et hautes t^pices ». A ce régime d'ailleurs, quel est l'estomac qui pourrait résister longtemps ?

C'est donc d'un excès d'imagination que souffrirent Flaubert, Le Poittevin, et tous ceux — et ils furent nom- breux — qui mirent naïvement en pratique les théories qu'une brillante école littéraire avait alors mises à la mode ; ou plus exactement, ils furent victimes de l'incapacité fon-

1. Lettre inédile, 13 octobre 1842, citée par M. René Descharmes, Flaubert, etc., p. 56, — « Je suis de 1830, moi ! J'exècre toutes les liliertés contemporaines, l'ordinaire de l'existence et l'ig'nominie des jjonheurs faciles. » Flauljertfut toujours l'homme de cette phrase de son Candidat.


LE ROMANESyii; 51

cière d'oublier leurs imaginations et leurs rêves, quand ils prirent contact avec la vie quotidienne et ses mesquineries ot ses hanalités nécessaires. Pour ne pas nous arrêter plus iouj^teiups à démontrer révidence même, comment ne j)as l'aire remarquer en passant, toujours k propos de Flaubert, que si sa vie a éié si profondément, si foncièrement triste, la faute en est encore et toujours au romantisme dont il fut tout d'abord si complètement imbu? N'y eut-il point par exemple une disproportion singulièrement exagérée entre ses fureurs « anti-bour«(eoises » et leurs causes réelles? Et n'est-ce pas une bien étrange bizarrerie — pour en parler avec indulgence — que de ne pouvoir admettre cette chose pourtant si simple, à savoir qu'un bourgeois n'est et ne peut être après tout qu'un bourgeois, et qu'à le rester il est certainement bien moins ridicule qu'à se donner des airs d artiste ? Sur ce point, comme sur tant d'autres, Flaubert était la dupe de son romantisme.

Et que (le témoignages, avons-nous dit, nous pourrions citer encore d'aussi fâcheuses manies ! Ils ne feraient que répéter, en les affaiblissant, ceux que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur ; et le lecteur doit com- mencer à être persuadé des dangers de conformer trop ingénument sa vie aux principes d'une école de littérature, quand le premier principe de cette école est l'oubli et le mépris de l'humble réalité.


III


Il est cependant une autre forme de romanesque, peut- être plus redoutable encore, et c'est le romanesque senti- mental. Les femmes principalement se l'adjugèrent. Ce fut terrible.


52 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

On sait si les dangers de « l'horrible et répugnant fléau » ont été signalés par les prédicateurs et les moralistes, et avec quelle infatigable continuité, quelle âpreté chagrine ou déclamatoire. Tant de belles pièces d'éloquence peuvent faire sourire : les habitudes qu'elles flétrissent n'en sont pas moins funestes, et il nous suffira d'être fidèle à notre méthode et de laisser parler tout simplement les faits, pour en convaincre le lecteur.

C'est le privilège et peut-être le droit du roman d'être romanesque : le roman romantique abusa du privilège et poussa le droit jusqu'à la licence. Qu'on relise les pre- mières œuvres de George Sand : charmes de l'exécution mis à part, et aussi certaine générosité d'inspiration qu'on ne fera pas complètement disparaître en remarquant qu'elle n'était peut-être pas tout à fait désintéressée, que de choses y sont fausses! et d'une fausseté si notoire, si insigne, qu'il fallait vivre dans l'atmosphère spéciale du romantisme pour ne pas s'en apercevoir! On a aujourd'hui quelque peine à comprendre que les aventures d'Indiana, de Valentine, de Jacques, et de leurs dignes frères et sœurs, aient séduit alors toutes les imaginations, fait palpiter tous les cœurs d'émotions ineffables. Le succès en a été pour- tant incroyable, prodigieux ; — et l'influence a ressemblé au succès 1 .


1. On trouvera dans George Sand elle-même la critique de ses théories. A un endroit de Valentine, Bénédict fait son examen de conscience.

« O mon père ! ô ma mère ! disait-il aux ombres qu'il voyait pas- ser dans ses rêves, voilà bien la maison que vous avez b{ltie,le lit où vous avez reposé, le champ que vos mains ont cultivé. Mais votre plus précieux héritage, vous ne me l'avez pas transmis. Où sont ici pour moi la sijnplicité du cœur, le calme de l'esprit, les véritables fruits du travail ? Si vous errez dans cette demeure pour y retrouver les objets qui vous furent chers, vous allez passer auprès de moi


LK ROMANESQIK • 5'J

C'est déjj» une banalité que de le rappeler seulement. lia' été si souvent question de lu manie du romanesque, dans les mémoires, dans les romans, au théâtre et même en plein tribunal, qu'en vérité ce n'est pas la peine d'utiliser ici notre inédit. Nous pourrons même, au moins en ce cha- pitre, nous abstenir de parler d'F.mile Augier et de sa Gabrielle; tout aussi bien que de Gustave Flaubert et de Madame Bovary. Non certes que leur témoijjnaj^e soit négligeable : il n'en est pas au contraire de plus caractéris- tique, de plus éloquent ; mais il n'y en a pas aussi de plus connu. 11 nous sulFira donc d'en faire ressouvenir le lec- teur, en l'engageant à relire une pièce qui est aujourd'hui encore fort agréable, et un roman qui est un authentique chef-d'œuvre — que l'on admire d'autant plus que l'on con- naît avec plus de détail le milieu cju il décrit.

Rien n'est donc plus élégant, mieux porté, que de pas- ser [lour une créature incomprise. » Madame tle*** était une grande liseuse de romans... Elle y avait vu qu'une femme élégante doit avoir la douleur de n'être pas comprise par .son mari, et qu'il n'y a rien au monde pour comprendre une femme, après les enf^isTnaturels et les échappés du bagne, comme un jeune comte d'Italie ou de France qui boucle ses cheveux, monte un cheval pur sang et danse chez les ambassadeurs ' . »

sans me reconnaître ; car je ne suis plus cet ôlre heureux el pur qui sortit do vos mains et qui devait profiter de vos labeure. Hélas ! Téducation a corrompu mon esprit, les vains désirs, les rêves gigan- tesques ont faussé nta nature et détruit mon avenir. La résignation el la patience, ces deux vertus du pauvre, je les ai perdues; aujour- d'hui je reviens en proscrit habiter celle chaumière dont vous étiez innocemment vains. » — On ne saurait mieux dire, et les défauts essentiels du régime romanli(|ue sont indi(|uésavec une netteté par- faite. Cf. sur le snrulisiw, les premières pages de la Muse du dépar- tement. (Balzac, Œuvres complNes, VI.)

i. Ferrière, liomnns et mariaf/e, l, 71. Cf. encore ihid.^ II, 45.


54 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

A la vérité, certains hommes essaient bien de rivaliser avec les femmes sur ce point particulier. « Il n'était per- mis que d'avoir une âme incomprise », déclare Maxime Du Camp, dans ses Souvenirs littéraires (I, H8). « C'était l'usage et on s'y conformait » ; témoin cet Auguste de Maulincour qui, au dire de Balzac, « cherchait une femme par laquelle il pût être compris, recherche qui, pour le dire en passant, est la grande folie amoureuse de notre époque ' ». Mais en dépit de toute leur bonne volonté, les hommes ne sauraient soutenir la lutte, c Furent-ils jamais capables de bien comprendre les délicatesses exquises du sentiment, et Dieu les a-t-il pétris de matière assez subtile pour qu'ils puissent pénétrer jusqu'à de certaines finesses qui leur seront toujours inconnues? » D'assez bonne heure ils ont renoncé à une comparaison qui leur eût toujours été par trop désavantageuse ; et le champ est resté libre au (( monstre le plus odieux que la nature ait jamais produit », comme a dit sans aménité notre ironiste parisien, qui paraît avoir bien connu quelques-uns de ces « monstres » ~.


— La sœur de Stendhal peut être citée comme un bon exemple de jeune fille romanesque et romantique : besoin d'émotions extraor- dinaires, sentiment d'une grande destinée, etc. Cf. Paul Arbelet, la Sœur de Stendhal, dans la Revue bleue, du 8 juin 1907. — Cf. encore Balzac, Modeste Mignon, I, 405-409; les Secrets de In Princesse de dndignan, IX, 538, et Une Fille d'Eve, II, 542.

i. Balzac, ///s^otre (/es Treize, VIII, 16.

2. Ce qui suit n'étant guère que la répétition d'une partie de l'étude ([ue nous avons fait paraître dans la Revue de Paris (déc. 1903-janv. 1904) ne contiendra guère aussi que les mêmes documents. Voici pourtant quelques lignes d'une « âme méconnue » qui nous ont paru mériter d'être rapportées. « Je le hais d'être vulgaire, plat, prosaïque, et de ne rien entendre aux choses si douces du sentiment... Le soir, (juand sur la terrasse d'où la vue s'étend sur toute la jolie plaine, je laisse mon âme errer dans les espaces célestes, quand je goûte la divine douceur de me sentir perdue au milieu de ces mondes qui roulent et luisent par-dessus nos têtes et que des étoiles des-


Li: lUIMANKSOlE îî."

Aussi II' niDustre a-t-il pullulé. A partir de 1834, ce qui veut dire, immt'diatement après les premiers succès litté- raires de George Sand, les femmes incomprises abondent, au témoi«^nage de M" Lachaud, qui eut souvent h compter avec elles. Voici par exemple les confidences et les lamen- tations — lues en plein tribunal, au cours d'un procès en séparation — de la dame femme d'un notaire parfai- tement honorable, mais point assez <« poétique », au gré do son exigeante épouse.

« Je n'attends plus rien de la vie ! L'existence m'a trom- pée ! Je ne demande (ju'à mourir!...

« J'ai vingt-trois ans, et je suis arrivée là en marchant de déception en déception.

« Depuis l'enfance, j'ai toujours rêvé un attachement profond, grand ; amour ou amitié, n'importe le nom ; je voulais une affection qui étreignît mon âme, qui pût absor- ber mon être...

« J'.ii rêvé, désiré, aspiré [sic] l'amour conjugal. Sans cesse je me représentais ces deux êtres liés k la même existence, toujours deux, toujours ensemble... La tristesse, le noir dont je suis si souvent attaquée m'auraient paru moins amers en les partageant ; mes peines auraient été


condont dans mon Aino attendrie des lueurs mystérieuses, ({uand je voudrais me sentir absorber, fondre dans une Ame (|ui répondrait à \r\ mienne, quand j'appelle de mes lèvres avides, de mon c«rur {pou- lie, un aveu d'amour, des baisers, (|uand je suis toute frémissante et que je palpite toute, il est là, renversé sur un fauteuil, les pieds à Il hauteur de sa irUe, et il fume, il lit; et quelle lecture ! des traités d'économie politicjuc!... .le pense à toutes les Ames, à tous les cd'urs (jui élancent leurs soupirs vers les étoiles; et il reste dans son silence... Voilà nos soirées. — Oh! vienne, vienne l'amour! Viens, »') bien-aimé que jo ne connais pas, mais que mon cirur désire, qu'il attend; viens, et emporte-moi dans tes bras, loin du monde, dans les sphères célestes où les Amt>s ne connaissent que l'amour... Viens, je suis à toi, viens... » tlmilie V.. ., 28 ans, 1837.


o6 LE ROMANTISBIE ET LES MŒURS

écoutées, comprises ; mon imagination malade et souffrante aurait été g-uérie, parce qu'elle eût été soignée comme Ten- fant unique d'une mère tendre. Il m'aurait plainte dans mes instants de trouble, de folie, de démence, et m'aurait rai- sonnée, doucement grondée, au nom de son affection, dans mes instants plus calmes.., »

Rôle délicat et plein de générosité, mais trop difficile pour le pauvre notaire ! Les « instants de calme » ne sont pas fréquents chez la malheureuse détraquée ; c'est plutôt dans « l'agitation » et « la tempête » qu'elle vit d'habitude, ainsi qu'il convient à une excellente adepte du romantisme^

« ... Lorsque ma tempête s'élève, oh! je le sais, je le sens, je n'ai plus ma tête, ma raison s'égare, je suis extra- vagante, blâmable. » — Il n'est pas possible que cette naïveté et cette franchise n'aient pas fait une excellente impression sur le tribunal. — « Mais, ô mon Dieu, je souffre tant, ne mérité-je pas aussi un peu de pitié?... Si une main amie me caressait d'abord, m'enveloppait de l'idée que je suis aimée, je ne pleurerais plus, je ne souf- frirais plus; car il n'est qu'un malheur à mes yeux, c'est n'être aimé de rien !... »

Elle l'avait lu dans Jacques; et, comme le héros du roman, elle revient sur son « idée », elle y insiste avec complaisance :

« mon Dieu ! est-ce une idée de l'enfer, cette vue de deux êtres qui s'aiment, qui sont toujours ensemble, qui le jour se cherchent, le soir se retrouvent ?... Unité de goût et manière devoir!... Oh! comme les malheurs de la vie réelle et positive doivent glisser légèrement ! . . . Le malheur ne peut atteindre lorsque l'on est uni ; mais il écrase la femme seule, isolée, qui se sent exilée de sa terre natale. Puisque aimer est toute sa vie et qu'elle est obligée de serrer son cœur à deux mains pour le forcer à ne plus battre, à ne plus palpiter, son devoir est d'être vieille!... »


I,i; nOMANESQUE 57

« Devoir » pénible, en tout cas ; et l'on s'imagine bien que, pour son compte, notre romanesque personnage ne s'y r(Soudra guère. Alors, toujours h l'imitation (l'Indiana et de Valenline, elle soupire après la venue du « doux objet» ; elle l'appelle de toutes les ardeurs de son Ame :

« Je l'ai attendu, espéré, cet être ; jamais je ne le pou- vais choisir, il me le fallait trop parfait. Mais, en l'attendant, je lui avais fait de mon cceur un temple que j'ornais à chaque instant... »

Fernande n'avait pas d'autre occupation, et, détail qui a son prix, ne se servait pas d'un autre langage.

Mariée, la dame D... réglera ses pensées sur celles de ses modèles ordinaires, — au grand dommage du mari. Cepen- dant héroïsme et sacrifice étant naturels ([uand on aime, elle ne désirera que se sacrifier, être héroïque.

« Je le sens encore, il me prend des élans ; je voudrais lui donner une preuve éclatante de mon alîection. Quehjue- fois, le soir, nous marchons en silence, il pense h l'argent, et moi je dis : « Je voudrais qu'on vienne l'assaillir! Je me « précipiterais, je tomberais percée de coups, mais je l'au- « rais sauvé. Alors il me jugerait, 11 verrait si je suis « capable de courage, (juand j aime ! » Et puis, à cette pen- sée, mon sang bout, j'ai la fièvre, je serre son bras; je voudrais me jeter à son cou, le couvrir de caresses, n'im- porte où, dehors, dans la rue !... » — Coïncidence curieuse, Berlioz ne craindra pas de dire un jour, ou à peu près, la même chose. — » Puis, je m'arrête, je souris avec ironie » ; ce sourire ironique n*est-il pas une chose exquise ? « et je dis . « Qu'est-ce (jue lui ferait cette preuve « d'amour? Une émotion qu'il repousse, un dérangement « de sa vie (ju'il déteste. Oh ! il aime bien mieux un dîner « cuit à point. » El c'est vrai, il a raison, quand on peut considérer la vie ainsi ; mais, 6 mon Dieu ! moi, je ne peux


58 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

pas. Cette seule pensée m'étouffe, je suffoque, je pleure, et pourtant... pourquoi pleurer? Je n'ai pas de chagrin; j'ai tous les jours à dîner, du feu, un log'ement, des robes. Mais, mon Dieu ! est-ce donc là tout ?... ^ »

On devine la suite de l'histoire : le mari demanda bien- tôt la séparation, et M" Dupin, son avocat, railla fort agréa- blement « certaines femmes littéraires, femmes incom- prises, comme elles disent », et qu'il appellerait plus volon- tiers « femmes incompréhensibles ». Pour qu'on fît contre elles usage de la raillerie, il fallait déjà de toute évidence que l'espèce s'en fût singulièrement propagée ; et rien n'a aidé comme le romantisme à la fâcheuse propagation.

La trop fameuse M""^ Lafarge, par exemple, aurait tou- jours été, vraisemblablement, ce que nous voyons qu'elle fut. Qui oserait néanmoins soutenir que ses lectures ne l'ont pas précipitée du côté où elle penchait déjà? Crimi- nelle ou innocente, quelque opinion qu'on ait sur elle -, il est évident que la littérature romantique en général et George Sand en particulier ont joué un rôle principal dans le détraquement total de l'inquiétante créature.

Elle s'évertue à s'analyser ; un mot résume la longue analyse : romanesque, elle était incurablement romanesque. C'est un point sur lequel la lecture de ses Mémoires ne laisse subsister aucun doute ^.


1. Cf. la Gabriclle d'Emile Augier, 1,1 : « Ilélas! il croit m"aimer... quelle dérision ! » et la suite, qui analyse avec netteté l'état d'àme de la femme incomprise.

2. Sur cette question, attrayante et irritante tout à fois, on aura plaisir et profit à lire Le roman et le procès de Madame Lafarge, discours prononcé à l'ouverture de la Conférence des avocats sta- giaires, le 7 décembre 1908, par M. Roger Millevoye, avocat à la Cour d'Appel. — Lyon, Waltener et C'«, 1909.

3. Comme témoignages de romanesque, cf. dans ses Mémoires : I, 175, 183, 186, 276, 289 ; II, 72, 101, 108, 133, etc. II y a là des pages


LK R0MANF,8QI:K i'I

« J'écrivais, je lisais avec ardeur, j'habituais mon intel- ligence à poétiser les plus minutieux détails de la vie, cl je la préservais avec une sollicitude infinie de tous contacts vulgaires ou trivials [sic). J'ajoutai à ce tort do. parer la réalité pour la rendre aimable à mon imagination, celui plus grand encore de sentir l'amour du beau peut-être davantage (jue l'amour du bien, de remplir plus facilement l'excès du devoir quo les devoirs mêmes, et de préférer en tout l'impossible au possible. » Pas un mot là-dedans qui ne soit caractéristi(jue.

(( Je voyais dans le développement de mes facultés le moyen d'être aimée, et je parais mon esprit pour cet être que je ne rêvais pas encore, mais que j'espérais dans le lointain et que j'attendais comme le complément de mon existence. » Ce sont les propres expressions de Fernande dans Jacques. « Lorsque j'avais écrit quelques nobles pen- sées, jo les fui lisais ; lors({ue j'avais vaincu une difficulté musicale, je lui chantais ma victoire » ; c'est toujours elle qui souligne ; « j'étais fière de lui offrir une bonne action, je n'osais penser à lui quand j'étais mécontente de moi- même ; enfin ce n'était pas un homme, ce n'était pas un ange, c'était quelque chose qui devait rn aimer. »

Ce don Quichotte féminin du sentiment n'a qu'un désir : vivre la vie telle qu'elle est représentée dans les livres ; et ses auteurs favoris sont Walter Scott et George Sand ; — celle-ci tout de suite préférée, choisie pour seule inspira- trice et pour seul guide;

M'" Lafarge elle-même lavoue, la plupart des journaux le constatent, et l'éditeur des Mémoires, peu suspect en l'occurrence, en convient à son tour : »« George Sand est


répufjfiiaiitos et irritantes de fausseté et »lo niaiserie sentimentales I/iina^ination n'est pas simplement détraquée, elle est pervertie.


60 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

son auteur de tous les instants. Une prédilection de cette nature donne la clé de bien des mystères, » Le Progrès de la Corrèze dit vrai : lectrice moins assidue de Jacques et de Valentine, Marie Gappelle n'aurait pas écrit à son mari, le jour même de leur arrivée au Glandier, '( la lettre la plus désolante, la plus irréfléchie, la plus infernale », pour par- ler toujours comme le Progrès de la Corrèze K Elle lui aurait éparg-né bien des scènes étranges, calquées sur telles situations d^Indiana et de Valentine. Enfin elle ne se serait pas livrée à ces débauches de sensiblerie niaise, dont les Mémoires caressent encore avec tant de volupté le malsain S|Ouvenir.

« Un soir, ayant été assister à la coulée de là fonte, je me sentais un peu fatiguée ; M. Lafarge me proposa de rentrer en bateau. 11 était assez tard : la terre silencieuse laissait souffler une brise légère qui frissonnait dans les grands


1. <( Charles, je viens vous demander pardon à genoux ! Je vous ai indignement trompé: je ne vous aime pas et j'en aime un autre l Mon Dieu, j'ai tant souffert!... Dites-moi : Meurs, et jeté pardonne- rai ; et je n'existerai plus demain... Écoutez-moi ! 11 s'appelle Charles aussi; il est beau, il est noble... Hélas ! je vous vis : j'ignorais les mystères du mariage ; j'avais tressailli de bonheur en serrant ta main ; malheur ! je crus qu'un baiser sur le front seul te serait dû, que vous seriez comme un père. Comprenez-vous ce que j'ai souffert dans ces trois jours ?... Les habitudes, l'éducation ont mis entre nous une barrière immense... Rien que les sens qui parlent en vous, qui se révoltent en moi... Ce soir, ayez-moi deux chevaux ; je prendrai le courrier de Bordeaux, je m'embarquerai pour Smyrne. Je vous laisse- rai ma fortune. — Si vous le voulez, je prendrai de l'arsenic, j'en ai : tout sera dit. Vous avez été si bon que je puis, en vous refusant mon affection, vous donner ma vie; mais recevoir vos caresses, jamais !... Oh ! hélas ! si je ne ne l'aimais pas plus que la vie, j'aurais pu vous aimer à force de vous estimer : comme cela, vos caresses me dégoûtent... Des chevaux feraient découvrir -mes traces; ayez-moi deux sales costumes de vos paysannes... Sauvez-moi ! Soyez le bon ange de la pauvre orpheline, ou bien tuez-la, ou dites-lui de se tuer ». 15 août 1839.


•LE ROMANESQUE 61

arbros, et, balnn<;unl mollement les fleurs endormies, <^mprunlait à ces belles lilles de la lumière leurs délicieux parfums. Parfois une cigale étourdie chantait une petite chanson grivoise qui allait éveiller toute une république d'austères fourmiç. Une grenouille, peut-être incomprise, — cette fois c'est nous qui soulignons — laissait tomber un soupir coassant ; puis, tout à coup, une note aigui', vibrante, interrompait soupirs et chansons, et le rossignol ordonnait le silence pour donner une sérénade à la plus jeune des roses, sa maîtresse adorée... Dans le ciel, toutes les étoiles brillaient, et la lune, en mirant dans les eaux sa pâle et <livine image, souriait à sa beauté '. »


l. 11, i;>7. — Hi» rejîurd de ces niaiseries affligeantes, il y a plaisir à mettre le langage du bon sens. Voici donc une lettre de la duchesse <!(' Talleyrand (février 1841) sur les dangers de la rêverie. On remar- <|iiora <iue la lettre est presque de la même épo(jvio.

« Vous voulez (jue je vous parle des rêveries de ma solitude. Cher ami, je ne me permets guère de rêver. J'en ai peur. Quand je m'y siMis entraînée, je vais regarder planter, remuer la terre; je visite nos écoles, je cause avec les. Petites-sœurs de Saint-Vincent-de-Paul <|ue j'ai établies au bout de mon jardin ; enfin je mets bride et gour- mette i\ mon imagination, et me circonscris le plus que je puis dans les intérêts simples, utiles et pacifiants (jue je me suis créés ici. Je n'y réussis pas toujours, mais je m'y applicjue. Ht quand les mauvais jours où je me sens ingouvernable arrivent, alors je m'enferme dans «ne chapelle fort recueillie, que je me suis faite ici, et je n'en sors •<|ue quand l'orage est passé. J'aurais voulu no quitter cette vie qui «st un régime que lorsque le niveau aurait été l)ien pris, tous mes comptes bien réglés et ({ue les actions extérieures, blessantes ou autres, auraient perdu toute leur puissance. Mais c'est l'afTaire du temps, d'un temps long, très long et, je le vois, -qui s'abrège. Vous voyez bien à peu près la direction de mes journées, l'emploi de mes pensées ». De Barante, Souvenirs, VI, 373. — H y a aussi çà et là, dans les lettres de M"» de Broglie, des tentations de rêverie, mais vile réprimées, ou, (]uand on s'y abandonne, la rêverie est relevée de vigoureux sentiments chrétiens. C'est une rêverie altruiste, si l'on peut ainsi parler; au lieu que la rêverie romantique n'est générale- ment qu'individualiste. Cf. \'IsnI)elle de Sénancour, qui, comme son


62 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Malgré la bizarrerie de quelques traits, le morceau ne manque pas d'une douceur charmante. Mais on ne s'étonne plus que, du premier moment, un abîme ait séparé les deux époux.

On peut aimer beaucoup la lecture, on peut même avoir pratiqué George Sand, et ne pas en devenir plus roma- nesque. Il y a eu pourtant alors quantité si considérable d' u âmes méconnues » que, dans les Français peints par eux-mêmes (I, 309 sqq.), Frédéric Soulié a pu en tracer un portrait complet et bien amusant. On nous saura gré sans doute de le citer en partie, parce qu'il n'est probablement pas fort connu, et surtout parce qu'il y a là, écrit de visu, tout un chapitre, excellent, de l'histoire des mœurs à cette époque.

D'abord, l'origine du « monstre ». (( Le premier germe de cet être réel, et fantastique tout à la fois, se trouve peut-être dans les œuvres de leur grand Byron. » C'est donc une origine toute littéraire. Mais, pratiques comme ils sont, les Anglais nous ont laissé prendre « cette admi- rable semence ». Nous avons été seuls à la cultiver, et « la culture a été bonne ». « Il y a eu de profonds sillons tra- cés à becs de plume ; il y a eu engrais de poésies mélanco- liques, fumier de romans : aussi comme elle a grandi, pros- péré, multiplié ! » Autant dire que, germe et fruit, « l'âme méconnue » est un produit du romantisme, sinon exclusif, tout au moins singulièrement perfectionné.

Voici maintenant la physionomie du produit.

« L'âme mécoûnue-femrae est, en général, d'un aspect plutôt bizarre qu'agréable. Elle affecte des formes insolites et cependant très diverses. Toutefois, la plus commune se


frère intellectuel Obermann, « se regarde et s'étudie souffrir avec une résignation un peu surnaturelle ».


I.K nuMANESQi;E 63

reconnaît aux sij^nes extérieurs suivants : des robes d'un talTetas histrr passé, ou do mousseline-laine noire et rouge, xui chapeau de paille cousue orné de velours tranchant, des gants de filet, très peu ou point de cols ou de collerettes : tout ce qui est linge blanc lui est antipathicjue ; un lorgnon d'écaillo suspendu au cou par un petit cordon de cheveux, une broche avec dessus de cristal où il y a des cheveux, bague où il y a des cheveux, bracelets tissus de cheveux, avec fermoir enfermant d'autres cheveux : l'âme mécon- nue a énormément de cheveux, excepté sur la tète. Le peu que les profondes rêveries lui ont laissé pend à l'anglaise le long des joues creuses et d'un cou remarquablement long et fibreux. L'auréole des yeux est d'un jaune sentimental et terreux, que les larmes ne lavent pas toujours sufFisam- ment ; la main est blanche, tachetée d'encre à l'index et au médius, et légèrement bordée de noir i» l'extrémité des ongles. Quant à ce parfum de femme que Don Juan perce- vait de si loin, il nous a paru sensiblement altéré en elle par l'absence de toute espèce de parfums. »

Viennent ensuite des détails sur les conditions du déve- loppement normal de l'intéressant phénomène:

« En général, l'âme méconnue ne prend tout son déve- loppement que fort tard, entre trente-six et quarante ans. C'est une fleur d'automne qui souvent passe l'hiver et résiste aux frimas qui blanchissent sa corolle. On cite cependant quelques exemples d'âmes méconnues qui ont fleuri au printemps, de dix-huit â vingt ans. Mais ce n'a pu être qu à l'aide d'une chaleur factice, d'une culture for- cée, chaulîée, de romans dévorés en cachette, qu'on a pu obtenir de pareils résultats. Et encore, le plus souvent avortent-ils complètement à la moindre invitation de bal ; et il suffit de les transporter à cet âge dans le terrain solide du mariage pour les transformer complètement. »

Puis, c'est son ordinaire habitat.


(>4 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« Elle aime les chambres closes où les bruits de l'exté- rieur arrivent difficilement et d'où les soupirs intérieurs ne peuvent être entendus. La vivacité du jour lui est insuppor- table comme aux belles-de-nuit, et elle se ferme comme elles sous un voile vert, si par hasard elle s'y trouve expo- sée ; mais elle s'arrange pour vivre presque toujours dans un clair-obscur profond ; elle se le procure au moyen de jalousies constamment baissées, de rideaux de mousse- lines.

« Dans ces mystérieux réduits il y a une foule de petits objets inutiles et précieux, et dont l'âme méconnue pour- rait seule expliquer la valeur. Quelquefois un crucifix, sou- vent une pipe culottée, de ci de là un bouquet flétri, une boucle de pantalon, une image de la Vierge, un nécessaire de travail dont on a enlevé la partie utile pour en faire une cassette à correspondance, des éventails ébréchés et un poi- gnard en guise de coupoir, quoiqu'elle ne lise jamais de livres neufs et qu'elle les loue tout crasseux et tout déchi- rés au cabinet de lecture, ni plus ni moins que si elle était portière ou duchesse. »

C'est enfin sa psychologie et son histoire ; et c'est pour nous la partie de beaucoup la plus intéressante de l'amu- sante monographie.

« La pensée de l'âme méconnue vole des régions les plus basses des affections illégales aux régions les plus éthérées des rêves d'amour mystique. Et dans ce vol à perte de vue, chaque mouvement est un mystère, chaque effort une dou- leur, chaque mot un problème, chaque aspiration un désir illimité, chaque soupir une confidence. Qui pourrait dire en effet tout ce qu'il y a dans les paroles ou les gestes d'une âme méconnue, dans sa pantomime éloquente ? Qui pour- rait surtout comprendre les mystères et la sublimité de son immobilité et de son silence ? C'est alors qu'elle ne remue


I,K HOMANESgl K 65

pas et ([u'elle ne dit rit-n, que tout ce volcan qu'elle porte - en elle, gémit, brûle, se roule, s'embrase, la dévore, bon- dit, et (luit par éclater par un regard jeté au (^iel, comme une colonne de lave qui emporte avec elle les cendres de mille sentimens consumés dans cette lutte intérieure. Heu- reusement (pie l'âme méconnue en a tellement h consumer, que la matière ne manque jamais à l'incendie.

« Quant à l'histoire de l'àme méconnue, avant d'arriver à sa perfection, elle est toujours un abîme où l'œil cherche vainement à pénétrer: dans sa bouche elle se résume tou-- jours en ces mots : J'ai sou/J'erf .'! mais (juant à la nature de ces souffrances, c'est un mystère qu'on ne peut guère apprendre (pie de (piek{ue sage-femme indiscrète, ou de la Gazette des lri/>iin;in i\ » Le détail a son imporl;«nce et il faut le retenir.

Autre détail caractéristique. Les circonstances ont été si favorables à la multiplication de l'intéressante espèce, elle a pullulé de si prodigieuse façon, (ju'il est facile d'y distin- guer des variétés, toutes d'ailleurs fort sympathi(|ues.

« L'âme méconnue est indifféremment lille, femme ou veuve. Mais quel que soit celui de ces états auquel elle appar- tienne, il y a toujours, dans son passé, un, souvent deux, quelquefois quatre ou cinq de ces grands malheurs (|ui pèsent sur son existence. » Evidemment jamais la fatalité ne s'est appesantie sur les pauvres femmes avec cet achar- nement et ce mauvais goût ; et c'a été fort heureux pour elles — et pour tout le monde — que cette terrible époque ron>anti([ue ait été relativement courte. Où en serions-nous aujourd'hui, grands dieux ! si elle avait duré ?... Mais il ne faut pas céder à la tentation, inhumaine, de railler les misérables, les piteuses créatures ; et mieux vaut, pour notre édification complète, rendre la parole à leur histo- rien.

I.e romnntisme et /«'s mœurs. &


G6 LE ROMANTISME ET r>ES MŒURS

« ...A l'état de veuve, l'âme méconnue est la chenille vorace des petits jeunes gens. Les plus tendres, les plus naïfs, les plus gracieux, sont sa proie habituelle. L'âme méconnue veuve a presque toujours une espèce de petite existence assurée, quelques mille livres de rente accrochées à son mariage défunct. C'est cette variété surtout qui entend admirablement le romantique de l'intérieur et du clair-obscur. J'en pourrais citer qui ont des veilleuses en plein midi dans des lampes de porcelaine. C'est une de ces femmes qui a répondu à une de ses amies qui la trouva étendue sur une causeuse avec ce faible luminaire à l'heure de midi :

« — Est-ce que vous êtes malade ?

« -^ Non, je l'attends.

<( Quel pouvait être l'infortuné ? Malheureux enfant ! que Dieu te fasse l'amant d'une marchande de pommes plutôt que d'une âme méconnue ^ ! »

« A l'état de veuve », l'âme méconnue est « féroce » ; « à l'état de lîUe », elle est « ignoble » ; mais tout cela « n'est rien auprès de ce qu'elle est à l'état de femme ». Malheur alors au pauvre mari ! On le fait passer pour « le tyran le plus insupportable et le plus barbare : il ne com- prend pas ce qu'est une femme ; il ignore ces sentiments secrets de sensibilité qu'il blesse à chaque instant ; il a tué le rêve de ce cœur qui croyait en lui ; il écrase de sa vie vulgaire la vie ineffable de cette âme méconnue. »

Il y a eu incontestablement en France un moment où le métier de mari n'a été ni agréable ni facile, et si les ligues ou les associations avaient été alors à la mode, nul doute

1 . Il y a dans V Isolement d'Alletz (Les Maladies du siècle) une femme incomprise, M™" de Villecourt. Mais quelle retenue ! Que de réserve ! Quel désir de ne pas tomber ! Et qu'elle est loin des âmes méconnues à la George Sand ! C'est la preuve que le mal a eu quelques variétés.


LE ROMANESQUE 67

que les maris n'en eussent formé une — elle aurait pu t^tre formidable — contre les ennemis personnels de leur bon- heur, c'('st-à-<lire les romantiques.

Pour le compagnon de chaîne, en elîet, de Tàme intoxi- quée de romantisme, c'est un « supplice de tous les jours, de toutes les minutes, de tous les instants. S'il reste seul avec sa femme, elle rêve ; h la première question qu'il lui adresse, elle se détourne dédaigneusement : que vient-il faire dans ses pensées, lui qui ne saurait les comprendre ? S'il insiste, elle éclate : le brutal a posé son pied de Ixeuf sur cette âme méconnue qui ne peut même se réfugier dans le silence. S'il a quelques amis à dîner, elle se tait encore, et lorsqu'il lui dit de servir la crème, elle essuie une larme, alTecte une gaieté forcée et douloureuse, et salit la nappe. Le dîner est gêné, ennuyeux. Le soir venu, le mari demande une explication, qui se résout toujours en une attaque de nerfs (ceci tient jV la variété la plus élégante de l'âme méconnue). C'est tous les jours la même vie, jusqu'à ce que tout cela finisse par un procès en séparation intenté par la femme pour sévices graves, et prononcé contre elle pour adultère.

(( Enlîn quand l'âme méconnue a enterré son célibataire, ou perdu son dernier jeune homme, ou abandonné son époux, elle écrit un jour la lettre suivante à un homme de lettres quelconque :

« Monsieur, «.Vous qui savez si bien peindre les douleurs des femmes, « vous me comprendrez. J'ai bien soulTert, monsieur, et peut- « être le récit de mes douleurs, retracé par votre plume, « pourrait-il intéresser vos lecteurs. Si vous vouliez recevoir <( ces tristes confidences d'un cœur qui n'a plus d'espoir en ce « monde, répondez-moi un mot, A Madame A. L., poste « restante. »


68 I.E ROMANTISME ET LES MŒURS

« L'homme de lettres, qui est un gros bonhomme très rond, qui rit, et siffle la cachucha en corrigeant ses épreuves, prend la lettre, la tortille et s'en sert pour allumer son cigare, qu'il va fumer dans les allées de son jardinet en rêvant à quelque histoire bien touchante ^

« L'âme méconnue va à la poste huit jours de suite, et, ne trouvant pas de réponse, elle s'écrie en guignant un bois- seau de charbon : « J'ai vécu méconnue et je mourrai méconnue ! » Là-dessus, elle fait chauffer son café au lait et demande un gigot pour son dîner, ! âme mécon- nue - ! »

C'est l'histoire de milliers de femmes qu'on vient de lire dans ces pages que leur ironie ou leur sourde irritation rend encore plus attrayantes. Nous pourrions en illustrer presque chaque trait par un exemple. Quant à la moralité qui s'en dégage, nous laisserons à Frédéric Soulié le soin de la formuler : « ...Ce sont les âmes méconnues qui lèguent aux autres femmes ces cœurs d'hommes secs et

1. Cf. dans les Lettres à Françoise mariée, de M. Marcel Prévost, l'épisode, bien curieux aussi, bien significatif, Histoire de la Dame potelée, et qui montre que les nietzchéennes d'aujourd'hui ressemblent singulièrement aux sandistes d'autrefois.

2. En novembre 1841, à propos d'une représentation de Murât au cirque Olympique, Th. Gautier écrivait, dans son Histoire de Vart dramatique en France depuis vingt-cinq ans, II, 175 : « Bon et brave Cirque ! où l'on cultive encore ces honnêtes rimes gloire ! victoire ! lauriers, guerriers ! que l'on a tant reprochées au Vaudeville et que toi seul tu avais le droit de chanter avec tes tambours, tes fifres, tes ophicléides, tes pétards, tes boîtes d'artifices ! Au moins l'on n'entend chez toi ni plaidoyer contre le mariage, ni couplets scrofuleux, ni équivoques honteuses, ni calembours à double face, toutes deux infâmes. Pif, paf ! Pan, pan ! Boum, boum ! Voilà qui est clair et ne trouble pas la cervelle : cela ne vaut-il pas mieux que ces belles dames mélancoliques qui parlent d'âme méconnue, de passion incom- prise, d'existence étouffée et sont cause que tant de charmantes grisettes s'asphyxient et que tant de braves garçons de boutique se font sauter le crâne avec un pistolet de hasard? »


I i; KOMANESQUE fiî>

impiLovahli's ijui ne croient à rien, qui brulaliseiit le.> sentiineuts les plus délicats, ricanent des alfeclions les plus tendres, et qui ont créé cette phrase : Elle est morte d'amour... et d'une fluxion de poitrine. »

C'est une des conséquences en elîet du romanesque, qui ne fut jamais qu'hypocrisie sentimentale. Il ne se contente pas de couvrir de ridicule qui en est atteint, il apprête <Micore à soulîrir à d'autres, innocents. Un médecin consi- j^nait, à sa huitième observation d'Ame méconnue : « Mul- tiplicité inquiétante de cette lèpre morale '. «Il n'y a que les hommes de science pour dire avec cette netteté brutale la simple vérité.

Et il n'y a aussi que les cœurs honnêtes, les hommes d'une robuste santé morale, pour soulîrir, et soulTrir pro- fondément, de ces niaiseries sentimentales, où le ^rote.sque le dispute à l'odieux. Nous avons eu sous les yeux une demi-douzaine de lettres, écrites dans un moment de détresse par de braves ^ens, (jui sentaient le cœur de leur femme leur échapper, toujours pour des raisons où l'esprit romantique tient la première place. Voici celle qui nous a paru la plus désolée, la plus véritablement humaine. Elle est datée du mois d'octobre 1837.

« C'est le plus malheureux des hommes qui vous écrit, mon cher ami, et il faut bien que je le sois pour vous lais- ser voir si avant dans mon cœur... Ma femme ne n'aime plus, elle n aime plus son intérieur, elle n'aime plus ses enfants, des enfants adorables, m'avez-vous souvent dit vous-même. Tout cela ne l'intéresse plus. Elle est ailleurs. (C'est nous qui soulignons.)

« ...Elle, autrefois si gaie, si vive, si pétulante. qu'il fallait, il vous en souvient, modérer ses enfantillages, elle passe

1. nocteur I/", 1839.


70 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

(les journées entières au fond d'un fauteuil, à lire, ou le regard perdu, le sourire triste, l'air accablé, abattu...

« Quand ses enfants viennent près d'elle, la caresser, jouer, comme ils aimaient tant, elle les repousse, tantôt douce- ment, quelquefois avec brutalité, avec colère, avec des paroles dures, méchantes, presque haineuses, qui laissent les pauvres petits tout interdits et les font quelquefois pleurer.

u Moi-même je n'ose plus la plaindre, compatir à des souffrances que je ne comprendrais pas (souligné dans le texte), ainsi qu'elle s'obstine à répéter. Mes attentions ne font que l'irriter davantage ; et si, d'impatience, de dépit, j'élève la voix, elle se renferme dans le silence ou pleure, pleure abondamment...

« Qu'a-t-elle, mon Dieu, qu'a-t-elle ? Que lui faut-il donc de plus pour être heureuse ? J'ai toujours fait ce qu'elle a voulu. Ses moindres caprices ont été aussitôt satisfaits ; distractions de toute sorte, voyages, elle a tout eu, elle a été comblée. Et je le sens, elle n'est pas heureuse, elle n'est pas heureuse !... Si la situation ne se modifie pas, je crois que j'en mourrai de chagrin...

« Venez à mon secours, mon cher ami, je vous attends avec impatience, venez. Vous userez en ma faveur de l'heureuse influence que vous avez toujours eue sur elle, vous la raisonnerez, vous essaierez de découvrir son mal, enfin vous lui ferez du bien... Vous lui direz qu'elle lit trop ; je le lui ai répété à satiété, mais elle ne me croit pas, je n'ai plus d'autorité sur elle. Elle vous croira peut-être, si vous voulez bien le lui dire, vous... Venez, la campagne est encore agréable à cette époque, et nous avons des après- midi délicieuses. Vous irez dans le petit bois de chênes- verts que vous aimez tant ; vous la sermonnerez douce- ment ; vous lui ferez comprendre que la vie n'est pas ce


I.K R0MANE8QUK 71

que racontent les livres, qu'elle est à la fois plus simple et plus sérieuse, que cette George Sand ferait bien mieux de réfléchir un pou |)lu.s avant d'écrire, et <ju'elle-môme ferait bien de ne pas prendri' au sérieux toutes les histoires ridi- dicules de George Sand... Enfin, vous la sauverez, vous me la rendrez, car je la perds tous les jours. Venez, je vous attends, venez, venez, venez... Si vous entendiez crier : au secours ! h c6té de vous, vous iriez certainement. Je crie : au secours ! venez, venez ! »

Croyons que l'appel a été entendu, et espérons que la petite sotte aura été rendue à son mari, débarbouillée enfin de toute sa romantique sottise.

Ainsi, dédain de la vie ordinaire pour sa vulgarité et son insignifiance, impuissance d'aimer la réalité faute d'en pou- voir comprendre la rude, mais forte et savoureuse poésie, mépris des autres h cause de la prétendue bassesse fon- cière de leurs sentiments, égoïsme orgueilleux, outrecui- dance, infatuation et misère finale : ce sont les résultats nécessaires, les résultats forcés, de l'état d'esprit roma- nesque. Il est source assurée de déboires et de déceptions, et, ce qui est plus grave, c'est la vie elle-même qu'il ne fait pas aimer.

Comme on voit au printemps la nature sourire El les ileurs s'entr'ouvrir aux jardins odoronts. An printemps de la vie un radieux délire Illuminait mes jeunes ans.

.Aux ardeurs de l'été la fleur se fane et tombe : Sous les souflles brùlanls s'est desséché mon cœur ; Il est muet déjà, glacé comme une tombe. Sous l'élreinle de la douleur.

Je rêvais d'idéal, je n"ai vu que bassesse ;

Mes yeux cherchent en vain la beauté, la grandeur.


72 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Et mes yeux n'ont jamais rencontré la noblesse, Mais ils ont trouvé la laideur.

J'offrais à mon élu mon âme virginale, Son parfum délicat n'a pas su le griser ; Je n'ai point savouré la caresse loyale,

Hélas ! du cher premier baiser ^.

Et seule je languis, toute seule je pleure Sur mes espoirs trahis, sur mon rêve déçu ; Et lui, grand Dieu ! jamais un soupçon ne l'effleure, Qu'il n'a pas su ! qu'il n'a pas su !

Honte sur toi, malheur, âme vile et grossière, Qui m'as pris mon bonheur sans payer de retour ! Sous ton soutUe infernal s'est réduit en poussière Ce que j'avais au cœur d'amour.

Sois maudit, sois maudit, ô criminel infâme, Qui laissas un trésor pareil inexploité ! Tu sentiras planer une haine de femme Sur toi toute l'éternité.

Ah ! la déception pour moi fut trop amère ! Tu m'as tué mon cœur, mon cœur se vengera. Bientôt la triste mort va iinir sa misère. Mais en mourant il te tuera -.

Ces plaintes, ridicules et prétentieuses, d'une de leurs sœurs, toutes les âmes méconnues auraient pu les signer.

1. Ces âmes incomprises ont des façons de s'exprimer, incompré- hensibles aussi. Que peuvent bien signifier les deux derniers vers de cette strophe ? — Plus loin le vers

Qui m'a pris mon bonheur sans payer de retour

n'est pas fort clair non plus.

2. Valentine G.,, 27 ans, 1840. — Nulle part mieux que dans le Dominique de Fromentin, on n'a montré les dangers du romanesque, ses ridicules, et la nécessité d'une rigoureuse hygiène pour s'en débar- rasser. « Je me défiais des écarts de l'imagination : j'y mis bon ordre.


LE ROMANESQl'K T {

A force de rêver à vide, on se dessèche le cœur et on s'étonne ensuite, on s'indigne que la vie ne vous oiïre plus « ni goût, ni parfum », et on rejette naturellement sur autrui la responsabilité de ses propres fautes. Tristes résultats, mais résultats inévitables du développement excessif, de l'hypertrophie de l'imaf^ination, et c'est ce que nous aurons occasion de voir de plus près, quand nous parlerons du fameux mal du siècle, en d'autres termes, de la neurasthé- nie romantique.

Quant il mes nerfs, que j'avais si voluptueusement ménagés jusqu'à pivsent, je les chi\tiai. et de la plus rude manière, par le mépris de tout ce (jui est maladif ot le [)arti pris de n'estimer que ce qui est robuste et sain. Le clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être produit par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs (pii mo venaient d'un air trop vif et les bonnes pensées qui m'étaient inspirées par un écart du vent, toutes ces mol- lesses du cœur, cet asservissement de l'esprit, cette petite raison, ces sensations exorbitantes, — j'en fis rol)jetd'un examen qui décréta tout cela indigne d'un homme, et ces multiples fils pernicieux qui m'enveloppaienl d'un tissu diniluences et d'infirmités, je les brisai. Je menais une vie 1res active. » xvi, 272. — II faut lire aussi la belle consultation (ju'.\uguslin donne à Dominique. « La vie, croyez-moi, voilà la grande antithèse et le grand remède h toutes les souffrances dont le princi|)e est une erreur. Le jour où vous mettrez le pied dans la vie, dans la vie réelle, entendez-vous bien ; le jour où vous la con- naîtrez avec ses lois, ses nécessités, ses rigueurs, ses devoirs et ses chaînes, ses difficultés et ses peines, ses vraies douleurs et ses enchantements, vous verrez comme elle est saine, et belle, et forte, et féconde, en vertu même de ses exactitudes ; ce jour-là, vous trouverez «pie le reste est factice, (pi'il n'y a pas de fictions plus grandes, que l'enthousiasme ne s'élève pas plus haut, que l'imagination ne va pas au delà, qu'elle comble les cœurs les plus avides, qu'elle a de quoi ravir les plus exigeants, et ce jour-là, mon cher enfant, si vous n'êtes pas incurablemcnt malade, malade à mourir, vous serez guéri. » viii, 139. Cf. encore les premières pages. — Ce Dominique est d'ailleurs un pur chef-d'œuvre, point assez connu aujourd'hui. Fromentin la ilédié à George Sand : c'est délicat et hardi. Et, si elle l'a lu nltenti- vemenl, George Sand aura dû faire des réfiexions. 11 est vrai qu'à cette épo(|ue c'était pour ellç chose si lointaine que le souvenir de Valenline et d'Indiana !


CHAPITRE III


LE ROMANTISME ET L HOMME DE LETTRES


Souhaiter des aventures et, ne fût-ce qu'en imagination, faire le matamore peut fort bien ne pas être du goût de tout le monde : il y faut une surabondance de sève ani- male, un amour de l'action violente, qui « supposent tou- jours un certains fonds de vulgarité », et l'on conçoit fort bien les invincibles répugnances que cette forme de roma- nesque a toujours inspirées à des âmes un peu délicates'. D'autre part c'est sottise et niaiserie toute pure que de jouer sempiternellement à l'âme méconnue . Il y a heureu- sement un autre moyen, beaucoup plus distingué, d'échap- per à l'étreinte de la brutale, de la hideuse réalité, et c'est d'interposer entre elle et soi la sacro-sainte littérature, de se vouer tout entier au culte de l'art, u ainsi qu'un prêtre se voue à son Dieu ». N'est-ce point en effet le meilleur remède contre « toutes les petitesses, toutes les misères dont se tissent invariablement les jours des infortunés mortels » ? N'est-on pas assuré de trouver « dans cette religion et dans ce sanctuaire la consolation et l'abri qu'au- trefois les âmes inquiètes demandaient aux cloîtres et aux, moutiers » ? Ainsi s'explique en grande partie le prestige secret dont « l'artiste » jouit aux beaux temps du roman- tisme. Tout le monde en ambitionna le titre et la qualité, comme s'il y avait, enclos dans ce vocable, on ne sait quel charme magique et quel pouvoir mystérieux.


I,K R0MANTI8MK KT l'hOMMK f)E LETTRES 75

Êlrc artiste, ô mon Dieu, donne-moi d'être artiste ! Donne à mes, yeux de voir Tidéale i)eauté ; Que son amour m'arrache à ce monde si triste Kt m'emporte ébloui dans son monde enchanté !...

Art divin, avec toi tout est parfum, lumière. Ivresse, enchantement, rayonnement, azur ; Tu fais évanouir la laideur coulumière De ce monde avorté, de ce cloaque impur.

Toi seul donnes au cœur une éternelle fête, Toi seul du paradis permets la vision. Toi seul nous fais goûter la volupté parfaite De ne rirre que par rimuf/ination ' .

L'expression est naïve : elle n'en traduit pas moins un sentiment sincère — et louable, tout compte fait. Le malheur est qu'il s'altéra assez rapidement par ses propres excès et que dos conséquences en résultèrent, dont ni la littérature ni la société n'eurent bien sujet de se réjouir.


Laissons le point de vue littéraire, (jui ne doit pas nous occuper ici, et n'envisageons que l'autre côté de la question : il a plus d'intérêt que peut-être on ne pense.

On peut dire que 1830 a vu s'achever pour l'homme de lettres l'évolution commencée et déjà si vivement poussée au xviir siècle. Aristocratique et mondaine autrefois, presque exclusivement occupée d'analyse psychologique, ni' se permettant aucune incursion sur les questions poli- tiques et sociales parce que l'autorif»' !••< int«M'dit comme

l. Gustave T—, 2i ans, 1834.


76 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

les plus dangereuses, divertissement brillant en un mot, mais inoffensif, de la fine fleur de la société, voilà que tout d'un coup la littérature renonce à ses vieilles habi- tudes, juge son ancien rôle par trop infime et humiliant, et ne songe, on le dirait, qu'à prendre la plus éclatante revanche d'une trop longue sujétion. Ce n'est plus désor- mais à une élite qu'elle s'adresse, c'est à tout un peuple, c'est à la foule. Pas une des questions, autrefois impitoya- blement défendues, qu'elle n'agite maintenant, et presque toujours avec l'intempérante et naïve audace de l'inexpé- rience. Elle enfle la voix, elle force le ton, mais elle gran- dit et se fortifie de ce que tout autour d'elle perdent les anciennes forces morales, hier encore vigoureuses et res- pectées. Par les philosophes elle aspire à gouverner l'in- telligence, comme par Jean- Jacques et les disciples de Jean-Jacques elle prétend régler la sensibilité. C'est d'ail- leurs comme une conspiration de toutes choses pour faci- liter à la nouvelle puissance son avènement. D'avance et avec une soumission presque aveugle, bien faite pour surprendre au lendemain d'une révolution, on reconnaît son empire partout où il lui prend fantaisie de le procla- mer. Signe des temps bien caractéristique, c'est du Génie du Christianisme, c'est-à-dire de l'œuvre d'un écrivain et d'un artiste, qu'on n'hésite pas à tirer une façon d'apolo- gétique — dont on se demande avec inquiétude ce qu'au- rait pu penser un Pascal ou un Bossuet — et c'est à l'imagination et à la sensibilité d'un littérateur qu'on s'adresse pour essayer de réveiller dans les cœurs le chris- tianisme assoupi.

Ainsi dans l'affaiblissement ou la disparition des antiques disciplines, la littérature prend une importance nouvelle et qui tout de suite devient capitale. C'est à elle qu'on demande, non plus comme autrefois, des distractions


LK ROMANTISMK KT l/nOMMK l>E LETTHES 77

nobles et des divertissements fins, mais des conseils, des leçons, presque une direction morale. Sans défaillance, sans arrêt, ou plutôt avec une ra|)idité et une vijçueur incroyables, rboinmc de lettres continue le niouvenuMil ascensionnel qui a commencé pour lui il y a un siècle U peine. Après avoir concjuis sa place dans la société, c'est son autorité qu'il importe maintenant d'assurer, et (piil réussit en effet h établir. 11 s'impose, il domine, il devient partout indispensable. On l'appelle aux conseils du gou- vernement et on lui confie des ministères. Ce qui est de plus de conséquence peut-être, sans en être étonné le moins du monde, il va supplanter auprès de beaucoup d'âmes le confesseur d'autrefois. On le verra conseiller, encourager, relever, bénir, sans presque jamais morigéner ni blAnier, car sa morale est indulgente, et lui-même n'est pas sans quelque expérience personnelle de l'humaine fragilité... C'est de cette façon que, dans une société nouvelle, il se constitue une nouvelle puissance, avec laquelle il faudra compter désormais, et l'homme de lettres fait son appari- tion — en attendant, un peu plus tard, le journaliste. Balzac n'a-t-il pas dit qu il achèverait par la plume ce que Napoléon n'avait pu faire par l'épée? C'est un beau mot, et Rastignac lui-même n'en a jamais trouvé de pareils ^


II


Qui veut inspirer la confiance aux autres doit l'éprouver d'abord pour lui-même pleinement. Que serait-ce qu'un prophète qui ne serait pas pénétré tout le premier de la

1. Sur la profession d'homme de lettres au xvii* siècle, cf. E. Despois, le Théâtre français sous Louis A7V, livre III. — Pour bien connaître les difTércnces du public après 1815 et du public


78 . LE ROMANTISME ET LES MŒURS

grandeur et de la vérité bienfaisantes de sa mission ? Dès la première heure, ce fut un dog-me dans l'école roman- tique et nous en avons vu la raison profonde, la raison essentielle : l'art est tout ce qu'il y a au monde de noble, de beau, de sublime. Il n'y a donc pas de plus glorieuse occupation d'une existence ; et, conséquence nécessaire, l'artiste l'emporte autant sur les autres hommes que l'art lui-même l'emporte sur toutes choses ici-bas ; il ennoblit, il sanctifie, il divinise ! Tout le monde voulut être, ou plutôt, se crut artiste. Jamais la production littéraire ne fut plus intense. Ce fut l'âge d'or des barbouilleurs de papier et des grimauds.

Il suffît du moindre succès scolaire pour déterminer aus- sitôt une vocation. Parce qu'on traduit avec une certaine élégance Horace et Virgile, on se croit appelé aux destinées les plus glorieuses ; et l'imagination de se bercer immédia- tement des rêves les plus fous. Les papas grondent, les mamans pleurent : le jeune artiste de vingt ans reste iné- branlable, plein, tout au fond de lui-même, d'une immense pitié pour « ces profanes à qui l'accès du temple saint restera toujours interdit », et déjà prêt à s'offrir en holo- causte, sans murmure et avec un extatique sourire, à « la divinité jalouse, mais si forte, mais si belle, pour laquelle sont morts Gilbert et Chatterton».

Gomme Hercule autrefois reçut de Déjanire La tunique fatale où résidait la mort, Pour moi s'apprête aussi le glorieux martyre, Et ravi je bénis le sort.

avant 1789, on fera bien de lire V Introduction que M. Faguet a écrite pour le VII'= volume de VHistoire de la Littérature française publiée sous la direction de M. Petit de Julleville, — comme pour bien con- naître le rôle social de l'homme de lettres au commencement du xix" siècle, on fera bien de lire l'ouvrage de M. René Canat, Du sen- timent de la solitude morale, etc., première partie, chap. m.


Lb: K0MANTI8ME ET i/hOMME DK LETTRES 79

Le héros souriant expira dans la llammc ; Souriant comme lui j'irai sur le bûcher. Art divin, en mourant je t'apporte mon Ame, Oh ! daif^nc venir la chercher' 1

Il n'est d'ailleurs nullement indispensable de se distin- ^xicT dès le collège. Vous pouvez même y mériter les appel- lations les moins flatteuses : consolez-vous d'avance de ces prétondues humiliations, gloritiez-vous en plutôt, sur la certitude absolue que vos maîtres, n'étant après tout que « d'ignobles classiques » et donc n'entendant rien aux choses de l'art, sont parfaitement incapables de vous comprendre, à plus forte raison de vous encourager.

Le sort en est jeté, je veux être un artiste, A l'art je veux vouer les forces que je sens ; envers et contre tout l'idée en moi persiste, J'ai fait pour la chasser des efforts impuissants.

De timides esprits, me croyant incapable. Au nom du grand Boileau me prédisent la mort. () vieux pédants abjects ! ô tourbe misérable, Qui des nobles élans voulez briser l'effort !...

A moi Gautier, Hugo, phalange glorieuse 1 Accueillez un enfant qui vous vient plein d'amour : Je vous offre à genoux ma jeunesse rieuse, Oh ! tendez-moi la main pour que je puisse, un jour,

Avec vous, mais bien loin, sur la montagne sainte, Porter mes pas tremblants, mes pas mal assjurés, etc. 2.


1. Louis G*", 1834.

2. Gustave H"', 1836. — Cette langue n'est pas très sûre, et l'avant-dernier vers présente quelque obscurité. Le néophyte veut dire sans doute : « En votre compagnie, mais à une distance res- pectueuse de vous, bien loin derrière vous... »


80 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Au surplus, des vocations aussi irrésistibles, il ne serait pas seulement cruel de les contrarier, ce serait encore dan- gereux; et Le Poittevin va nous le faire entendre — très prosaïquement, à son ordinaire.


I


Un pauvre oiseau de mer, chassé par la tempête, Devant une fenêtre un jour vint se poser; Un valet l'aperçut, qui se fit une fête De l'offrir à son maître et de l'apprivoiser.

Pour qu'il ne volât plus, on lui coupa les ailes. Privé de l'Océan, l'oiseau ne put guérir; De ceux qui l'avaient pris fuyant les mains cruelles Sur les rochers voisins il s'en alla mourir.


II

J'ai connu quelque part un'jeune homme, un poète, Qu'à vivre comme un autre on voulut façonner ; Sous le niveau commun humiliant sa tête, A la Muse sacrée il ne put se donner.

Il disait : j'en mourrai. — Nul ne voulut le croire. De son visage morne il essuya les pleurs. On le croyait vaincu ! Courte fut la victoire : La mort qu'il prévoyait a fini ses douleurs L

Ces jeunes gens étaient des naïfs, évidemment ; mais ils avaient des convictions fortes. Plus exactement sans doute, l'atmosphère qu'ils respiraient était trop capi-


1. Vers inédits, cités par M. René Descharmes, Le Poittevin, p. 58.


I.K HOMANTISMK ET l/lIOMMK DE LETTRES 81

leuse. L'ivresse du lyrisme, alors presque universel, faisait perdre tout de suite le sens du réel ou même du possible. 11 n'y avait pas d'allure plus ordinaire que de « marcher tout vivant dans un rêve étoile ».

Aux grands souflles de-l'Art j'ouvrirai ma poitrine, Et mon cœur frémissant d'extase exultera , Cependant que ma nef, sur la mer purpurine, Au vent de la beauté joyeuse iloltera...

Plus loin ! Toujours plus loin ! Sans crainte des abîmes Vole, mon bel esquif, loin du bord détesté. Plus haut ! Toujours plus haut ! Les vagues sur leurs cimes Berceront mollement notre rêve enchanté'.

Il n'y aurait pas lieu d'insister autrement, s'il ne s'agis- sait là que de métaphores plus ou moins poétiques. Mais on peut trouver d'abord que ces métaphores ont été bien souvent employées à certaine époque ; véritablement, la consommation en a été excessive ; et le symptôme est fâcheux. Puis, toutes ces images et ces comparaisons, prétentieuses en j>^énéral et inexactes quand elles ne sont pas la platitude même, dissimulent mal, ou plutôt ne dissimulent pas du tout, des sentiments, que nous avons sans doute raison de juger ridicules, mais qui ne laissent pas d'être dangereux, et pour quiconque se targue de les éprouver, et pour la société , de surcroît.


III


Le premier, et le plus déplaisant peut-être, est un orgueil démesuré, une infatuation énorme, — comme aurait dit Flaubert, — au point d'en paraître invraisemblables.

1. Rodolphe S"*, « futur liltéraleur », 1836.

Ae romantùme el les mœurs. 8


82 LE ROMAISTISME ET LES MŒURS

Qu'un Alfred de Vigny gémisse orgueilleusement d'être « puissant et solitaire » et fasse un crime au ciel de lui avoir donné du génie * ; qu'un Victor Hugo ait toujours humé comme un dieu l'encens que de trop complaisants thuriféraires brûlèrent infatigablement au nez de leur idole: ce n'est qu'une attitude, déplaisante certes et qui peut gêner l'admiration que par tant d'autres qualités méritent ces grands poètes, mais enfin une attitude qu'on leur par- donne et dont il se pourrait même que, tout au fond, on leur sût gré : au moment où ils paraissent, où ils se croient si supérieurs aux humbles mortels, ne nous donnent-ils pas au contraire l'impression, et singulièrement vive, qu'ils n'en furent jamais plus près et qu'ils communiquent toujours avec la pauvre humanité justement par ce qu'elle a de plus misérable et de plus petit ? La modestie, on le sait bien, ne fut jamais qualité éminente chez les artistes. Mais


1. Le Journal d'un poète, de Vigny, contient (p. 176) un projet de « poëme philosophique », Vihjène, qui a le même sens que Moïse, et qui aurait encore mieux montré à quels mauvais traitements l'homme de génie, l'artiste ou simplement « l'homme éminent » sont assurés d'être eu butte de la part de la foule. — Il est au moins curieux de lire dans les Œuvres inédites d'A. Le Poittevin, publiées par M. René Descharmes, A. Le Poittevin, p. 47 :

Oh ! sans doute il est bon de sentir en son âme Du génie et des arts se réveiller la flamme. Comme Albane il est beau, dans l'Olympe monté, De refléter en soi l'éternelle beauté ; Mais s'il faut, comme Sarte ou comme le vieux Dante, Sans repos qu'au cercueil, vivre dans la tourmente. Ou livrer en pâture aux yeux des spectateurs Comme le grand Byrou nos intimes douleurs, Amis, prions les dieux de sauver notre vie De cet horrible mal qu'on nomme le génie.

Pauvre Le Poittevin ! Au moins pour lui la « prière » était bien superflue.


LE ROMANTISME ET l/llOMME DE LETTRES 83

vraiment l'outrecuidance de nos modernes Trissotins et de * nos romantiques Vadiusest par trop stupéfiante'.

« A une époque — il s'agit pricisém(Mil de l'époque (jui nous occupe — où chacun aurait voulu marcher dans les rues précédé par les clairons des renommées, où nulle affiche ne semblait assez grande, nul caractère assez voyant, où l'on écrivait volontiers sur son chapeau : « C'est moi qui suis Guillot »... » — A n'en pas douter, ces lignes sont d'un ennemi de la jeune école, d'im de ces détracteurs systématicpies et inintellijjfents, un Veuillot ou un Nisard? — Klles sont de Théophile Gautier lui-même, et vous pourrez les lire à la page 134 de son Histoire du roman- tismCj édition Charpentier '^. Fromentin, lui aussi, ne con- naissait pas trop mal la jeunesse de la même période ; il l'avait fré<iuentée, il en avait fait partie ; et l'on sait pour- tant comme il en a parlé tout au début de cette œuvre exquise qui a noin Dominique. « Si quelque chose le distingue un peu, dit-il de son héros, du grand nombre de ceux qui volontiers retrouveraient en lui leur propre image, c'est que, par une exception qui, je le crois, ne fera envie à personne, il avait eu le courage assez rare de s'examiner souvent, et la sévérité plus rare encore de se juger médiocre. >

(( Médiocre ! » Lépithète sonne mal à côté de « roman- tique », et toujours les deux mots hurleront d'être accou-


1. Cf. La Ullérature et les écrivains en France depuis dix ans, de Saint- René Taillandier, dans la Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1847.

2. On peut voir aussi, au vol. II des Français peints par eux- mêmes, p. 81-96, une très jolie satire du Poète. Il y est successi- vement question du romanti(|ue, de IVlégiaque, du biblique, du classique, du faiseur de petits vers, du nébuleux, de l'endormi, de l'intime et du faiseur de romances. La satire est très spirituelle et fort exacte.


84 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

plés. Le romantique est, par définition, un inspiré perpé- tuel, toujours en tête-à-tête avec son dieu sur le Sinaï poétique. Or se pourrait-il que du commerce d'un mortel et de la divinité il sortît jamais rien de banal et d'insigni- fiant ?

Walter Scott, par exemple, a laissé des romans histo- riques point méprisables à la vérité. Mais il n'a touché qu'à une petite partie de l'histoire ; et puis, il a écrit en prose, et la prose est, comme on sait, le langage naturel des épiciers. On complétera Walter Scott, on le perfectionnera. Et en effet un apprenti littérateur rêve de chanter en vers l'histoire entière de l'humanité, ramassée en quelques raccourcis vigoureux. — C'est l'idée même, on le remar- quera, de la Légende des siècles. — Et il espère bien mener à bout cette œuvre colossale. « Walter Scott a fait le péri- style, je bâtirai le temple. » Tout simplement'.

Un autre a été délaissé par sa cousine, qui a osé lui préférer, l'impertinente et la sotte ! un ingénieur : preuve suprême de mauvais goût, aux yeux d'un artiste. Mais il se vengera de l'infidèle, et son désespoir s'exhalera dans « un poëme qui sera comme le monument éternel de l'hu- maine douleur » .


1. Jean-Louis F***, 22 ans, 1837. — « Il faut que je sois parvenu au comble de l'insouciance — disait Stendhal — pour ne pas faire les Deux hommes. Cette pièce faite, j'aurai tout en abondance, société, argent, gloire, rien ne me manquera . » « Je n'ai qu'à faire les Deux hommes, et dans un an ou dix-huit mois, fai tout cela. » On remarquera cet indicatif, à la Perrette. « Je puis faire un ouvrage charmant intitulé Don Carlos en trois actes... Je crois voir, il est vrai, depuis que je crois savoir peindre, que tous les sujets seraient bons entre mes mains. » — « Pourquoi faites-vous des vers ? » demandait A. SchoU à Baudelaire. — « Pour pouvoir en lire », répliqua-t-il.


LE ROMANTISME ET l/nOMME DE LETrilE8 85

Quand donc cesseras-tu, perfide enchanteresse, De te jouer de moi par tes airs de tendresse ? Quand déposeras-tu ce sourire enchanteur Qui m'a séduit, hélas ! cl déchiré le cieur? ' . . .

C'est la plus belle pierre du « monument ». On peut se risquer à dire que le piteux Nocturne n'aurait |>as fait oublier les Nuits de Musset.

Un troisième... Mais ù quoi bon continuer une insipide énumération de travers de jeunesse ? 11 ne messied nul- lement d'ailleurs à qui médite un long et pénible voyage d'avoir, au départ, un sentiment légèrement exagéré de ses forces. Mais ce (|u'il y a de particulier ici et de caracté- ristique, c'est l'idée ingénue qu'à cultiver « l'art sacré, l'art divin, l'art créateur », quelque chose se communique infailliblement à l'artiste de cette sainteté, de cette divinité, de cette puissance. Soyez disciple des Muses : ce sacer- doce à lui seul est une consécration. Vous faites partie alors du petit nombre des « élus », vous planez au-dessus du commun des mortels, vous sentez peu à peu que vous êtes d'une autre essence, infiniment supérieure. Nous avons eu entre les mains un exemplaire des Orientales, tout maculé, sali, noirci aux pages dv MHzepjm. Que de fois le pos- sesseur avait dû s'absorber dans la méditation de la pièce! Il s'en était certainement enivré de longues heures ; et il ne s'était pas contenté de la lire et de la relire ; il l'avait annotée : «< La plus belle du recueil, parce qu't^lle ost la plus vraie » ; et, en marge de la strophe :

11 traverse d'un vol sur tes ailes de flamme...

il avait écrit celle-ci, d'une contexture irrésjrulière Tt bizarre :

1. Sébastien N*", 26 ans, 1834.


86 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Mon âme, point d'effroi, Si tu sens du génie La morsure de feu ! Réjouis-toi plutôt, Ta gloire est infinie Et rayonne là-haut. C'est l'éternelle loi, La loi de l'harmonie : Seul le poète est roi. Seul le poète est dieu !

Au moins dans Mazeppa^ il n'était question pour le poète que de royauté.

Quel que soit l'auteur de ces vers, car il nous est inconnu, il n'a pas trop mal traduit les secrètes pensées de la plupart des rimailleurs d'alors. Beaucoup de choses leur manquaient, mais ce n'est certainement pas la con- fiance. Et l'on comprend les railleries dont ne cesse de les poursuivre notre ironiste parisien. « Du fond de mon âme prosaïque, merci, Seigneur, de nous avoir envoyé des hauteurs où tu résides les joueurs de lyre contemporains. C'est bien d'auprès de toi qu'ils viennent. Porteraient-ils toujours ainsi la tête dans le ciel, si ce n'était pour nous faire ressouvenir de leur céleste origine et de leur condition supra-terrestre? Laisseraient-ils dédaigneusement tomber de leurs lèvres sacro-saintes des paroles rares et nébuleuses, si elles n'étaient pas l'écho de tes oracles? S'envelopperaient- ils de manteaux légers et diaphanes, s'ils n'avaient pas fait partie autrefois du chœur de tes séraphins immatériels?... » L'ironie est cruelle, et elle est même dépourvue de charité. Mais les « joueurs de lyre » et leur attitude orgueilleuse et leur mépris transcendantal pour tout ce qui n'était pas eux ont dû prodigieusement agacer alors de fort honnêtes îrens.


LK R0MANTI8MK KT l'hO.MME DE LETTRES 87


IV


Car — et c'est la conséquence immédiate du sentiment que nous venons d'analyser — l'artiste romantique n'a que mépris, un mépris profond, incommensurable, pour qui- conque n'est pas artiste comme lui, entendez pour « les bourf^eois, les épiciers, les philistins », entendez pour les neuf dixièmes de la vulgaire humanité.

C'est chose si connue, quelques-uns des grands roman- tiques ont mis une obstination si ardente à proclamer cette haine, elle leur a inspiré de si véhémentes, de si truculentes et de si amusantes imprécations, qu'il est inutile de s'arrêter à prouver l'évidence même. Qui ne sait que Gautier et Flaubert n'avaient pas de plus vif plaisir que de « courre le bourgeois' », que c'était pour eux une espèce de nécessité hygiénique et que, faute à leur indignation de pouvoir se déverser avec la verve et l'abondance que l'on sait, ils auraient été capables, le second surtout, de mourir d'une attaque de <( bourgeoisophobie » rentrée'-'? « Nous demeu-


1. A. Cassagne, la Théorie de l'art pour l'art en France chez le» derniers romantiques et les premiers rt^alistes. Paris, 1906. l.e livre est à consulter sur toutes les questions auxquelles on touclie dans ce chapitre. — Dans les }fémoires d'un suicidé (p. 206), Jean-Marc, rentrant en France, entend malgré lui la conversation de « deux hlaticrs », (jue le sort lui a infligés comme compagnons de roule, et <iui parlent... comme des blatiers. Notre héros a d'abord un vif mou- vement de col»'re, mais il réfléchit : «Je m'apaisni en songeant judi- cieusement que la plupart de mes concitoyens jouissaient d'une bêtise au moins égale », et sur cette modeste et consolante consta- tation, il s'endort.

2. On sait que Flaubert signait quelquefois ses lettres : Gustarus Flauberfus, linurijeoisnphobus. — On demandait un jour à Philothée O'Neddy cpiand il publierait ses œuvres complètes : i< Oh! quand il n'y aura plus de bourgeois », répondit-il.


88 LE ROMANTISME ET LES 3IŒURS

rons chez nous ; du haut de notre balcon, regardons passer le public et si parfois nous nous ennuyons trop fort, eh bien, crachons-lui sur la tête et puis continuons à causer tran- quillement et à contempler le soleil couchant à l'horizon '. » Ce mépris — dont la Correspondance de Flaubert offre des- exemples sans nombre — manque par trop de véritable sagesse ; et quand il s'ennuyait, Fantasio, avec beaucoup plus de simplicité philosophique, s'amusait à pêcher des perruques de princes. Il est vrai aussi que, poussée à ce paroxysme, la manie prend une ampleur, une envergure^ un lyrisme qui servent à l'excuser chez l'homme qui d'autre part a écrit Madame Bovary. Mais qu'un grimaud, pour avoir barbouillé quelques méchantes lignes, ou même — cela s'est vu — pour avoir eu la velléité de les barbouiller^ s'arroge le droit de « cracher », lui aussi, sur la foule du haut de sa prétendue supériorité, voilà qui est ineffable de ridicule, et c'est le spectacle qu'à cette époque on a pu contempler bien des fois.

« Tu me demandes, cher cœur, ce que je fais loin de toi », écrit à sa maîtresse un de ces grimauds de vingt-cinq ans, momentanément exilé de Paris. « Je pense à toi, à ta beauté, je l'adore avec une ferveur religieuse, et surtout » — ce surtout est une chose exquise et il aura été certainement savouré comme il convient — « et surtout je me délecte au spectacle de la gigantesque, de l'incommensurable stu- pidité des hommes. Ce sont les pures délices dont s'enivre mon âme et qui hâtent le cours des boiteuses journées. Enfer et malédiction ! sont-ils bêtes ! sont-ils idiots ! . . . » La litanie se devine : tout bon romantique doit être capable de la dérouler et la déroule en effet d'habitude

1. Lettre du 22 juillet 1842, à Ernest Chevalier. — Balzac proposait aussi quelquefois à Gozlan d'aller « cracher sur Paris ». Balzac chez lui.


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avec une maestria à laquelle il convient de rendre hom- mage. On pense Ih-dessus qu'un malencontreux hasard a oblijift" notre jeune homme à un séjour dans ({uelque coin déshérité et perdu ,où pullulent goitreux et crétins; la vérité est que la lettre a été envoyée d'une délicieuse petite ville de la Touraine. — Et le crime de ces malheureux, si preste- ment jugés et exécutés? — C'est de ne pas s'intéresser outre mesure aux choses du romantisme et de ne pas con- naître encore, « en 1837! cela est-il concevable? Plus de dix ans après sa publication ! », de ne pas connaître « l'Evan- gile des temps nouveaux >», entendez la Préface de Cromtvell! — Et de quel droit, s'il vous plaît, procéder ainsi à de générales et sommaires exécutions? — Du droit souverain, du droit imprescriptible et sacré de l'artiste qui porte des chefs-d'œuvre dans son cerveau, sans en avoir à la vérité écrit encore une ligne. « Je n'ai pas encore couché sur le papier, comme dit cet imbécile de P***, un seul vers de mon drame, V Atjonio de CharlemH(jne\ mais je le possède tout entier dans ma tète; j'en vois les scènes principales, j'entends le grondement sonore de la voix des acteurs », et après tout n'est-ce point Ifi l'essentiel? « .. .Jai aussi le plan d'une demi-douzaine de pièces lyriques, mais je ne suis pas fixé sur le genre de strophes h employer... Ce que je sais bien, c'est que tout cela fait dans ma cervelle un bouillonnement étrange et un tumulte d'enfer. Vrai Dieu! quand ça sortira, ce sera beau! » Mais « . i ne sortit probablement jamais... C'était bien décidément un raffiné et un dilettante que cet exquis « flâneur » qui remerciait le ciel de l'avoir fait naître « en un temps si plein de dis- tractions et si fertile en copieuses boulîonneries ".

Dans l'expression de ce mépris à la mode, comme toujours ceux-là se montrent les plus violents qui auraient eux- mêmes besoin de plus d'indulgence. Il y a des plumitifs qui sont féroces.


90 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

J'entends autour de moi les plumes des confrères Égratigner la feuille où l'on doit tous les jours Transcrire bêtement quantité de misères, Lois, jugements, arrêts de dilférentes cours.

Leur application est chose merveilleuse ; Immobiles, muets, le nez sur leurs bureaux, Us passent, disent-ils, une existence heureuse. De tout noble idéal imbéciles bourreaux !

Vils épiciers, bourgeois, ô philistins stupides !

Il ne bat rien de grand [sic) dans vos cœurs racornis;

Vos pensers sont mesquins, vos plaisirs insipides,

Des esprits généreux honnis, soyez honnis! etc., etc. ^.

On a exécuté sur ce thème quelques milliers de variations. Inutile de mettre sous les yeux du lecteur la bonne ving- taine d'échantillons que nous pourrions lui en offrir. Tous ces exercices manquent par trop d'imprévu.

Mais leur pratique pourrait avoir des dangers.

Le principal est (Je faire prendre en aversion — exacte- ment comme le romanesque, dont tout ceci n'est au surplus qu'une variété — « l'ensemble des occupations variées, mais également serviles, par lesquelles les misérables mortels doivent subvenir à leur quotidienne existence ^ ». « Auner du calicot! quel supplice, quand on a enfourché Pégase! Vivre au milieu de commis prosaïques, toujours prêts à se moquer de mes sentimentales jérémiades ! En être réduit à se cacher derrière une pile de percalines pour faire des sonnets et des élégies!... Ah! que de plaintes exprimées dans mon journal, que je ne puis relire aujourd'hui sans quelque émotion, tant il contient de phrases à la Werther

1. Philippe M***, clerc de notaire, 26 ans, 1836. Cf. plus haut chap. !'='■, p. 15.

2. Julien G***, 25 ans, 1838.


l.V. HllMAMISMI Kl l.'iKiMMK l»K I.KTTnKS ÎM

ol à la Cliatlertoii '. •• (.<*.-> lâ.iivi.-. conliileuccs ijui' la fréquen- tation forcée, pendant sa jeunesse, du magasin de nouveau- tés des DeuT Pierrots arrachait à Challamel [Souvenirs d'un Jiut/olùfro, 1 10), tout aspirant littérateur lésa fait entendre. l*]t sans doute ce n'est là un sentiment bien nouveau ni dans la société, ni dans la littérature. Mais il était réservé au romantisme de lui doimerune vivacité, une acuité parti- culières. Aux temps, lointains, du bon Hésiode, le potier était l'ennemi du potier ot l'artiste de l'artiste! Aux temps, plus rapprochés, du romantisme, le poète est trop souvent l'ennemi du laboureur, du marchand, et des mercenaires de toute espèce, — ce qui ne l'empêche nullement de l'être, ù l'occasion, des autres poètes. Et bien loin de cacher cette haine, comme un sentiment dont il n'y a pas. lieu en effet, semble-t-il, de tirer la moindre (îtM-tô. nu l;i proclame, on l'étalé, on s'en fait gloire.

Je les vois tous les jours qui vont à leurs usines, Ponctuels et corrects, et comme leurs machines. Montés pour un travail qu'ils ne comprennent pas. Leur vie ainsi s'écoule; ils s'en vont pas à pas Vers le grand trou béant qu'on appelle la tombe ; Et quand après la mort leur pauvre corps y tombe, Ce que la terre couvre aura-l-il doue vécu? Qu'auront-ils donc aimé? Qu'auront-ils donc connu? Quel élan généreux souleva leur poitrine? Ont-ils été ravis à l'extase divine? etc. '.

On développe le thème en vers, et on le pratique en prose.

Deux camarades de collège se rencontrent sur le boule- vard, après plus de quinze ans qu'ils s'étaient perdus de vue. L'un a une situation brillante dans l'industrie, en province ; il est marié, pèpe de famille, considéré, déjà

1. Julien C***, 25 ans, 1838.


92 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

influent. L'autre est resté à Paris ; il a écrit quelques vagues- pièces qu'il n'a encore pu faire recevoir à aucun théâtre, mais (( son tour viendra, il en est sûr ». En attendant, il est dépenaillé, et sa mine dit avec assez d'éloquence qu'il ne dîne peut-être pas tous les jours.

L'ingénieur invite l'homme de lettres. Menu abondant et délicat, qu'un appétit trop aiguisé empêche évidemment le convive de savourer.

L'heure vemue de se quitter :

<( Alors, demande le bohème, tu retournes à tes four- neaux, h tes ouvriers...?

— Mais où retournerais-je ?

— Eh bien, mon cher, je te plains ! »

Et l'ingénieur d'ajouter, dans la lettre où il conte gaie- ment l'aventure à un ami :

« J'ai offert quelquefois à dîner, mais je n'ai jamais reçu de pareils remercîments i. »

Relisez Ik-dessus \ Education sentimentale, et voyez ce que, tout au fond, pense Frédéric Moreau de ceux qui ne consacrent pas leur vie entière au culte de la littérature et de l'art, — ^ entendez, pour lui et pour combien d'autres 1 à la pratique perpétuelle de la paresse et de la rêverie.

Et c'est ainsi que la littérature, au lieu d'engendrer l'union et l'harmonie, comme aux beaux jours légendaires d'Orphée, devient un instrument de désunion et favorise les discordes sociales. Méprisable, tout ce qui est bourgeois ; méprisable, tout ce qui a le moindre caractère d'utilité ; méprisable enfin, tout ce qui est servile. « C'est un oiseau, le barde », comme disait ce pauvre fou de Petrus Borel ; et tout oiseau a horreur de la cage. L'artiste romantique gardera donc jalousement sa liberté, il se préservera scru-

1. Pierre V***, ingénieur, 1847.


I.K IlOMANTISMK ET l/llOMMK DE LETTRES 93

puleuseinenl de tout contact profane. Et l'on en connaît en tilfet (jui ont tout sacrifié h cet idéal avec une abnégation qu'il faut l)ien appeler héroïque. Mais on en sait d'autres aussi qui ont laissé ternir leur candeur première et leur robe baptismale. Ils auraient rougi d'être « ronds-de-cuir » dans un ministère ou une administration : ils n'ont pas rougi d'émarger au budget d'un régime cependant détesté. S'il nous est difficile de ne pas songer ici h Leconte de Lisle — il qui la pension (ju'il accepta de l'Kmpire ne fait pas perdre «a noblesse et sa grandeur — c'est moins pour blâmer que pour plaindre. Jeune homme, le romantisme lui avait enseigné, comme un dogme, l'horreur de toute vie, de toute occupation bourgeoises. Dogme puéril : la réalité s'était chargée d'en faire la démonstration. L'histoire des lettres n'en aurait sans doute guère à citer de plus éclatante, et probablement aussi, de plus douloureuse.

Si fâcheuse que- puisse être la conséquence, celle-ci l'est certainement encore plus, de « voir toutes autres choses peu à peu s'elTacer et disparaître dans le rayonnement éblouis- sant de l'art », et de s'en targuer naturellement comme d'une rare supériorité, « S'il arrivait à quelqu'un de dire » devant Flaubert « (|ue la religion, la politique, les affaires avaient un intérêt aussi grand (jue la littérature et l'art, il ouvrait les yeux avec étonnement et pitié... » On éprouve <(uelque peine h comprendre, en même temps qu'il vous vient une honte et une angoisse secrètes d'être malgré tout si bourgeois. Et l'on réfléchit en effet que ce n'est pas chez les artistes que se rencontre la pensée du siècle ; que, s'ils ne sont pas en dehors du mouvement des idées, ils suivent plutôt qu'ils ne précèdent, quoi qu'ils en aient pu croire et dire eux-mêmes ; et qu'il est bien significatif qu'un critique, étudiant le xi.k* siècle, ait pu consacrer un volume à ses poètes et i\ ses romanciers, et toute une autre série de


94 LE ROMANTISME ET LES MŒl'RS

volumes, indépendants du premier et sans liens avec lui, à ses politiques et à ses moralistes.

Ce n'est donc pas un cas isolé que celui de Flaubert. Sans avoir les mêmes excuses qvie le grand romancier, beaucoup ont alors professé Fopinion ingénue que le monde n'existait qu'en fonction, pour ainsi dire, de l'artiste chargé d'en donner une interprétation personnelle. « Je travaille, et j'éprouve à travailler une joie délirante et comme un orgueil de dieu. 11 nous est arrivé quelquefois de nous plaindre du monde . Ignorants que nous étions ! imprudents ! ingrats \ Mais, cher, que serions-nous sans lui? L'art sacré, comment pourrions-nous l'exercer? Ce qui doit excuser le monde, c'est quil nous sert de modèle... » Gela a été écrit très sérieusement, le 18 mai 1847, par un « candidat à la gloire ». Et le correspondant, autre « candidat à la gloire » sans doute, de répondre : « Vous ne sauriez croire la joie que m'a donnée votre lettre, tant elle traduit avec netteté mes pensées les plus intimes! Vous avez raison, il faut tout pardonner, parce que tout peut nous être utile, tout peut nous servir. Ainsi considéré., tout devient intéressant, tout peut se justifier. Dans ce système, un imbécile lui-même a sa raison d'être... » Quand il écrivait ces mots, notre « candidat à la gloire » ne croyait certainement pas en donner pour sa part une preuve si directe et si frappante.

Ce qui est sûr aussi, c'est qu'avec ce « système » on est la victime toute désignée des plus fâcheuses erreurs. Le romanesque était pour « l'âme méconnue » la source du bonheur même : l'exaltation artistique sera presque l'unique consolation de l'homme de lettres romantique ; si bien qu'on n'hésitera pas à faire dépendre son bonheur de ce qu'il y a de plus capricieux au monde, de l'inspiration ! « Tu ne me parais pas te réjouir infiniment, mon vieux Feydeau, — écrit Flaubert, — et je le conçois! l'existence n'étant tolé-


LE ROMANTISMK KT l/lioMME DE LETIKES 95

rable que dans le délire littéraire. Mais le délire a des intermittences; et c'est alors qu'on s'embête'. » « Jours mauvais, jours noirs », gémit un autre. « Mélancolie, spleen, maux de tète, humeur de chien enragé... Le flot ne coule plus, la source est tarie... Mon travail n'avance pas. J'ai voulu m'obstiuer; j'ai refait quinze fois la même strophe : elle était pire ii la quinzième fois qu'à la première... Je m'ennuie horriblement... Quand l'inspiration est sèche, je suis plus bète qu'une oie... Que faire? Rien. S'ennuyer, végéter, dormir comme une taupe ou bâiller comme un mollusque, en attendant qu'il plaise ii l'Ksprit de vous visiter à nouveau... Ah! quelle misère !'*... »

Voilà où l'on en arrive fatalement, lorsqu'on fait de la littérature la raison unitjue, exclusive, de l'existence. L'in- spiration manquant, tout manque à la fois. Rien n'intéresse plus l'artiste ; le monde entier lui semble désert, « inexis- tant », ou, comme- dis.ait plus simplement un autre, « il n'y a plus rien ». L'affirmation est excessive et le résultat fâcheux. Le pauvre et grand Flaubert écrivait, le 28 juin 1853, à son ami Bouilhet : « Sais-tu que ma mère, il y a six semaines environ, m'a dit un mot sublime (un mot à faire la muse se pendre de jalousie pour ne l'avoir point inventé)? Le voici ce mot : « La rage des phrases t'a desséché le cœur. » Elle avait raison, la mère du grand artiste, et nous n'en savons pas de preuve plus éloquente que certaine


1. Correspondance, lll, 214, 1861. — Il écrivait à Max. Du Camp, en lui parlant de sa sœur agonisante (mars 1840) : « Quelle maison ! quel enfer ! Et moi ?J'ai les yeux secs comme un marbre. C'est étrange. Autant je me sens expansif, Huide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur, Acres et dures; elles s'y cristallisent à mesure qu'elles y viennent. » Cf. encore les lettres du 4 août et du 18 sept. 1846 ; et dans le 2« vol. de la Cor- respondance les pages 188 et .358.

2. Georges R"\ journalistb, 1842.


96 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

déclaration de Baudelaire ^, et que la vie elle-même du malheureux auteur des Fleurs du mal.


V


11 y a pis encore cependant. Et nous ne voulons pas parler de cette conception - — romantique, s'il en fut — du génie, don fatal, cause d'isolement et source de misère, que Vigny

1. « Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres mons- trueux et inconnus; les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion frénétique de l'art est un chancre qui dévore le reste... Je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images... La folie de l'art est égale à l'abus de l'esprit. La création d'une de ces deux suprématies engendre la sottise, la dureté du cœur, et une immensité d'orgueil et d'égoïsme. » De V Ecole païenne, 1851. — Taine écrivait, le 23juillet 1873,à M. Georg Brandes: « Je con- nais mieux les romantiques anglais et les français que les allemands, mais je suis tout à fait de votre avis sur cette direction d'esprit : notre Hugo, qui en est chez nous le représentant attardé, est maintenant un cerveau à l'envers ; sauf deux cents vers, ses Contemplations, la Légende des siècles sont un mélange de folie et de parade, et rien ne me déplaît aussi fort que les charlatans mystiques. Vous avez très bien décrit et suivi dans toutes ses conséquences cette maladie intel- lectuelle; le délire ambitieux que décrivent les aliénistes et qui se complique fréquemment de mélancolie, de surexcitation nerveuse, de tics et de langueurs erotiques en est le fond. « 

Le même philosophe disait encore, à propos des hommes de lettres modernes : « Partout le dégoût, l'abrutissement et la maladie, l'im- puissance, la folie, le suicide : au mieux, l'exaltation permanente et la déclamation fébrile ; telles sont à présent les issues du tempérament poétique. Les fougues de la cervelle rongent les entrailles, dessèchent le cœur, attaquent la moelle, secouent l'homme comme un orage, et la charpente humaine telle que la civilisation nous l'a faite n'est plus assez solide pour résister longtemps à ce régime. » — Et on lit dans le Mal romantique de M. Seillière, p. 342 : « Un des maîtres de la psychologie contemporaine, M. Th>. Ribot, abordait au cours d'une récente étude sur les passions, l'examen de la passion esthétique. Historiquement, dit-il, cette passion de l'art, — aveugle, sans limite, et presque intolérante, — est d'éclosion récente et on n'en trouve


LE ROMANTISME ET l'iIOMME DE LETTRES 97

u si vigoureusement dramatisée dans son Moïse. Mais, sous le beau prétexte que le meilleur moyen d'exprimer les pas- sions est (le comnioncor par les ressentir, n'a-t-on pas fait du désordre, de l'inconduite et de la débauche le privilège, ou plus exactement, le droit même du génie '? N'alléguez pas que la méthode est risquée : Kean vous répondra que l'artiste n'est pas le maître, qu'il doit s'immoler, se crucilier pour son art. Et l'on sait si pour son compte le génial acteur hésite à s'olîrir au martyre — en vidant intrépidement force pintes de rhum avec des filles et des matelots.

Or de ces extraordinaires théories, nullement inolfensives bien entendu, il a été fait des essais d'application. Comme Robert Greslou s'autorise des idées du philosophe Adrien Sixte pour séduire Charlotte de Jussat-Randon, de jeunes et hardis romantiques s'autorisèrent de littérature et d'art pour se livrer aux plus imprudentes et aux plus dangereuses expériences.

Ceux dont nous aller conter l'histoire ^ n'avaient qu'une iiiubition et qu'un rêve : enrichir la littérature de la jeune école « déjà si riche cependant », «t donner des études de


};iière d'exemples avant le dix-neuvième siècle, avant que l'art ne fût devenu pour beaucoup un substitut de la religion défaillante. » Puis, ayant rappelé « combien facilement la passion esthétique plisse dans la patholo<,'ie ■>, M. Ribot se refuse néanmoins à la suivre dans ce domaine, estimant qu'elle s'y anéantit... et il emprunte à M. G. Ferrero, — non sans quelque scepticisme, il est vrai — celle observation, que l'art contemporain, si souvent pessimiste, névrosé, macabre, satani(|ue, est du moins une soupape de sûreté, un émonc- loire, « une défense contre des tendances anormales qui finiraient sans cela par se transformer en actions ».

1. Cf. Emile Augier, Paul Forestier; Lemaitrc, Imprensions de thénlre, VI, 161; Paul Bourget, Discours de n'ceplion à C Académie française (l"" vol. des Œuvres complèles, éd. Plon-Nourrit, p. 505), et Marcel Prévost, Leilres à Françoise, xxii.

2. Elle se passe en 1839.

Le romantisme et les mœurs. ^


98 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

sentiments et de passions d'une précision si aiguë, d'une vérité si pénétrante, que la comparaison avec Shakespeare s'imposerait d'elle-même, ou du moins que « leur oeuvre ne serait pas trop indigne du grand Will ». Même quand ils sont légèremsnt excessifs, cet entrain et cette confiance ne sont jamais pour déplaire dans la jeunesse. Malheureu- sement, pour réaliser leur beau rêve, nos jeunes ambitieux s'avisèrent d'une bien singulière méthode. On se partagea « en frères » le domaine des passions, entendez qu'on pra- tiqua avec diligence les sentiments dont il s'agissait de donner des descriptions exactes, et qu'on les vécut le plus abondamment possible.

<( Pour goûter dans toute sa plénitude l'amère volupté des morsures de la vengeance », un de ces étourdis se laisse insulter dans une discussion qu'il a provoquée tout exprès, remet à quinze jours la réparation qu'il pourrait exiger tout de suite, attise avec soin le souvenir de l'affront — que ses amis ou plutôt S3s collaborateurs ne lui laissent pas oublier — et en arrive bientôt à une exaspération, à une fureur telles qu'il ne boit plus, ne mange plus, ne dort plus, et qu'il manifeste des symptômes nerveux d'une réelle gravité. Sur le bruit qui a couru de sa folie, son adversaire refuse de se battre : à son tour d'attendre. Son état devient plus inquiétant. Ce ne sont que trépignements, hurlements, accès de rage épileptique. Il essaie bien d'écrire, mais la miachine nerveuse, trop rudement surmenée et secouée, refuse d'obéir. Au lieu d'une analyse froide, lucide, on a des spasmes de convulsionnaire et des frénésies de possédé.

Oh ! mordre, déchirer, broyer à pleines dents ! Entendre les sanglots de la bouche qui hurle!...

Sur mon ardente peau sentir, douceur exquise ! Couler à tièdes flots le sang que je méprise!...


Lfi ROMANTISME KT l/riOMME DE LETTRES 90

J'en voudrais prendre un bain, Je voudrais que ma main, Rouf,'c de ce sanj; détesté, Sanglanlo deineuràt toute l'éternité!...

Oui, je l'aurai ta chair, je l'aurai, je l'aurai ; Entre mes dents de fer je l'entendrai crier

Comme entre des tenailles; Kt toi, maudit, ployé sous mon genou vainqueur, Tu sentiras ma daj^i'ue, au travers de ton cœur.

Descendre en tes entrailles.

C'est de la poésie de cannibale. D'observations f^énérales, d'anîilyse, pas même l'ombre, naturellement. Le but était manqué. Notre pauvre romantique n'a même pas eu, pour le dédommaj^er de tant d'ennuis, la consolation do laisser une bonne monographie de la ven«^cance ; et c'est un plaisir vif, au sortir de tout ce fatras et de toutes ces violences forcenées, de relire Colomba.

Il fallut de force le faire voyager, pour le distraire. 11 était à peine parti que l'insulteur mourut subitement, d'un acci- dent de chasse. L'insulté faillit en « crever de dépit ». Enfer et damnation ! la vengeance lui échappait... Une bonne lièvre cérébrale fut le meilleur remède ; du coup, le passé fut liquidé ; et notre héros n'en garda plus qu'un vague souvenir. Trois ans plus tard, il épousait une charmante jeune fille qui avait été presque la fiancée de son adversaire. C'était une manière de vengeance ; et même on peut trouver qu'elle ne manquait pas d'esprit.

Mais le phénomène le plus intéressant de la jeune troupe ultra-romantique est certainement le couple de jalou.x par persuasion.

On connaît ce passage de Celle-ci et celle-là, dans les Jeune-France. Ne sachant plus qu'inventer pour galvaniser une sensibilité qui en eiTet se lasse bien vite, Rodolphe propose à Albert de faire la cour à sa maîtresse.


100 LE ROMANTISaiE ET LES MŒURS

« Je suis jaloux, mais jaloux romantiquement et dra- matiquement, del'Othello double et triple. Je vous surprends ensemble : comme tu es mon ami, le trait serait des plus noirs, et la scène se composerait admirablement bien ; il serait impossible de trouver rien de plus don Juan, de plus méphistophélique, de plus machiavélique et de plus adora- blement scélérat. Alors, je tire ma bonne dague, et je vous poignarde tous les deux, ce qui est très espagnol et très passionné. Qu'en dis-tu? »

C'est presque le scénario de la comédie tragique dont furent victimes nos amateurs de psychologie romantique.

L'un d'eux, Raoul, avait pour maîtresse une fort jolie femme, « que le sort ridicule avait unie au plus bourgeois des fonctionnaires ». « Brune, vive, spirituelle, ardente, une taille de châtelaine — elle était donc à peu près con- forme aux exigences de l'esthétique à la mode — des yeux à faire damner tous les saints » ; et son prénom, avantage appréciable aux yeux d'un romantique, était Malvina. Mais deux ans « font bien des brèches dans la passion la plus forte et lassent la tendresse la plus furieuse » : Raoul commençait à se fatiguer de sa liaison ; il accepta avec joie la proposition que lui fit son ami, Louis, de chercher à se faire aimer à son tour de Malvina. Jamais plus superbe occasion s'offrirait-elle de connaitre la jalousie et d'en faire une étude comparée? A voir sa maîtresse courtisée par un autre, Raoul allait probablement sentir sa passion se raviver, et deviendrait jaloux; Louis de son côté se piquerait vrai- semblablement au jeu et, repoussé ou accueilli, éprouverait lui aussi « l'horrible torture ». Ils pourraient comparer leurs impressions, ce serait merveilleux. Deux authentiques Othellos allaient disserter de la jalousie, sur expérience personnelle. Enfoncé, Shakespeare !

Entre les deux amis l'engagement fut pris, solennel, que


LI-: UO.MANTIS.MK KT LIIOMMi; hK I-KITHES 101

rien n'altéivrait leur amitié, qu'il m- s a^u ail jamais que de littérature et d'étiule désintéressée de la psychologie, etc. La réalité se chargea de leur rappeler qu'on ne l'oublie jamais impunément et (ju'il n'est romantisme qui puisse prévaloir contre elle.

Les débuts de la comédie furent agréables. Malvina était coquette : elle fut flattée des hommages de Louis, beau garvon d'ailleurs, un peu gâté seulement par de précoces succès auprès des femmes, et dont la conquête passait pour difficile. Mais Malvina était fine aussi, et elle eut vite fait de s'apercevoir du rcMe qu'on daignait lui donner dans toute cette affaire, et qui faisait d'elle l'enjeu d'une espèce de pari. Comme elle était en même temps très oi^ueilleuse, elle se vengea.

Elle commença par affoler littéralement nos deux apprentis psychologues. 11 n'y eut pas indifférence qui tînt : Raoul dut avouer <» qu'elle n'avait jamais été si adorable et qu'il ne l'avait jamais tant aimée » ; et pour sa part Louis lui eut bientôt juré que, « s'il l'avait connue plus tôt, il lui aurait sacrifié avec enthousiasme toutes ses maîtresses ensemble; qu'elle l'avait guéri à tout jamais de l'ironie », etc., etc. Alors par une série savamment graduée de réti- cences et d'insinuations perfides, elle fit naître entre les jeunes gens la défiance d'abord, la haine ensuite. Certes, et l'on daignait bien en convenir, Raoul était aimable : mais il y avait déjà bien longtemps qu'on l'aimait, et l'expression de sa tendresse commençait à devenir monotone ; puis la belle prestance, l'esprit, les qualités séduisantes de Louis n'étaient point choses à dédaigner. De son côté, Louis était incontestablement bien gentil de l'avoir remarquée, et l'on était singulièrement charmée de ses attentions ; mais Raoul ne manquait pas non plus de beauté ni d'esprit : et surtout, il était constant, il était fidèle : jamais l'afTection de Louis.


102 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

si volage autrefois, offrirait-elle les mêmes garanties?... Trois mois après lem' engagement solennel de rester indis- solublement unis contre « la perfide Dalila », Raoul et Louis se seraient volontiers coupé la gorge pour elle. Le triomphe de Dalila n'avait pas été difficile, et il devait être complet.

Quand elle les eut amenés au point d'exaspération et de haine réciproque qu'elle avait jugé nécessaire, elle signifia simplement son congé à Raoul, avec un grand éclat de rire, retenant encore auprès d'elle le pauvre Louis, sans lui avoir rien accordé que le privilège d'effleurer de ses lèvres l'ex- trémité de ses doigts fuselés.

Le dépit, la fureur, le désespoir de l'amant ainsi congédié, on les devine. A l'ami félon qui lui avait volé le cœur de sa « divine maîtresse », il adressa un cartel. La littérature y avait sa part, comme on se souvient qu'elle l'avait dans les impressions de voyage de noces des jeunes épouses romanesques.

A toi, dont le mensonge et rhorrible infamie

M'ont pris le cœur de mon amie, A toi, des vils larrons le plus vil à coup sûr,

Immonde ruffian, impur Gomme le grand cloaque, et dont la seule haleine

A suffi pour ternir ma reine, Ma reine de beauté, sur qui comme un serpent, etc.

A toi, lâche, félon, parjure, fratricide. Misérable sujet d'une haine homicide, J'adresse ce cartel, et que le fer décide

Qui de nous deux aura

L'exquise Malvina, etc.

« L'exquise Malvina » ne fut à personne. Raoul, griève- ment blessé dans le duel, mal soigné peut-être, mourut


I,K B0MANTI8MK Kl I, HOMME DE LETrRES 103

uutant (il* ia{j^e ([ue de sa blessure ; et quand, débarrassé de son rival, Louis crut qu'il allait toucher enfin au bon- heur, l'exquise Malvina le conjj^édia avec la même désin- volture dont elle avait usé envers Raoul et, non sans dou- leur, le j^uérit radicalement de sa fatuité. En s'engageant dans cette sotte aventure, nos deux héros n'en auraient même pas supposé la lamentable conclusion.

Quant aux fanieuses notes de jalousie comparée, ou elles n'ont pas été écrites, ou elles ont été perdues. Vraisem- blablement la perte n'est pas considérable.

— Cas exceptionnels ! est-on tenté de croire aussitôt ; folies de jeunesse ! — Et on a raison, si on veut exprimer par lii que des conséquences aussi désastreuses ne sont qu'assez, rarement sorties de ces théories ingénues. Mais, peut-on dire aussi, ce n'est vraiment pas la faute des théo- ries enfantines, si l'on n'a pas eu à enregistrer plus sou- vent des accidents de cette gravité; — et encore qu'en pouvons-nous savoir avec certitude? Il n'y a rien, en effet, que de logique dans tout cet exceptionnel lui-même. C'est où l'individualisme devait fatalement aboutir. Que chan- taient donc alors les grands poètes ? Leurs douleurs, leurs joies, leurs espérances, leurs amours, c'est-à-dire et d'un mot, toujours et partout leur (( moi » '. Leur lyrisme n'était que confidences. Il s'agit bien des sentiments généraux du cœur humain ! D'abord, qu'est-ce que cela veut dire : le cœur humain ?

l. On connaitccs vers de Philothéc O'Neddy :

Or chacun d'enlro nous, dans sa prose et ses vers, * A quotidiouncmonl le malheureux travers De mettre h nu son moi, de décrire les phase.s De son cœur, d'en trahir les occultes emphases.

A l'excès, pour ma |>art, j'ui ce tempérament.

Je prends mon moi pour thème avec emportement.

Une /i^vre <ie IVpoque.


104 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Le cœur humain de qui? le cœur humain de quoi?

demande Musset, qui fut toujours l'enfant terrible du romantisme ;

Celui de mon voisin a sa manière d'être :

Mais, morbleu ! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi !

« Insensé, qui crois que je ne suis pas toi! » murmure, sur le ton de gravité qui lui fut familier de bonne heure, le penseur Hugo... Toute littérature devait donc être per- sonnelle ; et c'était, croyait-on, parce qu'elle avait ce carac- tère, que la littérature romantique était si forte et si belle. Le meilleur, par conséquent, et le plus sûr, était de n'ex- primer que des sentiments personnels, réellement éprou- vés, « vécus », dirions-nous aujourd'hui. Ainsi fît-on, ou du moins s'efforça-t-on naïvement de faire.

Un ancien Jeune-France, bien apparenté, relations solides sinon brillantes, se met tout d'un coup à se pousser dans quelques salons politiques avec une hâte choquante. Ses amis s'étonnent, puis s'inquiètent. Mais lui les rassure : « Laissez-moi parvenir, l'art n'y perdra rien ; -vous verrez quel roman j'écrirai un jour sur l'ambition M »

(( Ah ! — dit un autre, et le plus sérieusement du monde — je donnerais bien la moitié de mon talent pour être un bâtard, comme Antony ! La belle pièce que je serais sûr alors d'écrire ! Plus belle qu'^ ntony ! plus belle que Chat- terton! Jamais la haine et le mépris de la société n'au- raient éclaté en explosions plus furieuses ! Jamais ce monde infâm*e.,. » On devine le développement . « Ah! tonnerre et sang ! Pourquoi suis-je légitime ! Pourquoi ne suis-je pas bâtard 2...?,,

1. Pierre A*", 32 ans, 1840.

2. Raoul E"*, 27 ans, 1836.


m: komantismk kt i/hummk de i.FnmKs 105

On demande à un troisième : « Et ce roman d'amour, quand nous le donnez-vous à lire? » Le futur romancier — trente-deux ans — hoche mélancoliquement la tête : « J'at- tendais une {grande passion; elle n'est pas venue. Com- ment voulez-vous qu'on exprime convenablement ce qu'on n'a pas réellement senti ' ? »

Nous pourrions multiplier les exemples. C'est comme ime manie. Les écrivains prétendent ne faire d'oeuvres que « trempées dans la sanguine concentrée du souvenir», et, toujours comme dit Barbey d'Aurevilly, ils sont convain- cus que « les meilleures couleurs de leurs palettes ne furent jamais que le sang qui coula de leurs cœurs ♦ ». — L'artiste, h ce compte, serait une espèce de martyr? — Parfaitement ; et la conséquence n'était pas pour faire reculer quelques- uns de ces énergumènes, si du moins il faut ajouter foi à leurs paroles. « J'ai bien réfléchi, je sais ce qui m'attend. Mais il m'est avis que nous, artistes, nous devons être comme saint Sébastien ; c'est un devoir pour nous de nous exposer à toutes les flèches pénétrantes et douloureuses des pas8ion.<î, pour bien en exprimer la vérité poignante, sanglante. » Et le correspondant de renchérir, comme il fallait s'y attendre : « Oui, nous devons être les saint Sébastien de l'art, nous pourrions même dire les saint Denis '...» On ne comprend plus.

(^u'il n'y ait là que ridicule et vanité — avec du dan- ger, par surcroît — c'est ce qu'a bien montré Flaubert. « Quand on veut, petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il faut commencer, rien que sous le rapport tle l'hygiène, par se mettre dans une position à n'en être pas

1. Paul Q*"* 1838.

2. Barbey d'Aurevilly, à Trébutien, à propos d'Une vieille m»i- trestse .

'.\. Correspondance entre Jacques B**" et Henri M***, 1839.


106 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

la dupe. Tu peindras le vin, l'amour, les femmes, la g-loire, à condition, mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou on en jouit trop K » Vérités cruelles peut-être, assez élémentaires pourtant, semble-t-il. Le romantisme fît difficulté de les admettre ; mais sur ce cha- pitre, comme sur beaucoup d'autres d'ailleurs, c'est le romantisme qui avait tort.


VI


Quand on croit dur comme fer à la sainteté de l'art et à l'incommensurable supériorité de ses ministres, il est assez naturel de demander pour eux à la société un traitement de faveur et des privilèges. Que l'admiration respectueuse des foules aille d'elle-même à « ceux que la Muse a honorés d'un sourire dès le berceau », que leur apparition soit « tou- jours saluée d'applaudissements enthousiastes », qu'ils ne marchent enfin, et pour ainsi dire, que « dans un cortège d'hommages» : autant de droits incontestables, k leurs yeux. Mais la gloire est une fumée dont on ne peut pas exclusivement se repaître, et il faut aux nourrissons des Muses des avantages plus solides et plus matériels. S'ils doivent leur talent à la société, à son tour la société leur doit les moyens de cultiver ce talent, sans autres soucis d'aucune espèce. Et c'a été de bonne heure, en effet, leur prétention, à quelques-uns du moins, d'être « prytanisés », comme disait l'un d'entre eux, c'est-à-dire d'exiger de la société qu'elle pourvoie à leur subsistance, « en échange des plaisirs et des émotions qu'ils lui procurent »*.

1. Correspondance. A sa mère, 15 décembre 1850. Il n'y a pas d'idée qui revienne plus souvent dans ses lettres.


LK ROMANTISMK KT l'hOMME DK LETTRE» 107

Aujourd'hui la prétention paraît excessive et la preuve en est qu'à la dernière reprise qu*on en a faite, Chatterton n'a pas eu ce qu'on appelle une bonne presse '. Nous n'en- trons plus dans ces sentiments; ils aflligent ou font sourire. L'état d'Ame du personnage dans lequel Vigny a visible- ment niis toutes ses complaisances suppose un mélange si bizarre d'orgueil, d'égoïsme, de naïveté et même d'indélica- tesse, qu'on arrive difficilement à le plaindre, bien loin de le trouver iàdmirable et héroïque, comme son père intellectuel entendait bien (ju'il parût. Nous ne sommes plus à l'unisson.

On y était terriblement en 183.*). La soirée du 12 février fut inoubliable ; moins triomphale à coup sûr, mais autre- ment émouvante et poignante que celle du 2*) février 1830. <( Quand on vint proclamer le nom de l'auteur, on resta debout pendant dix minutes ; les hommes battaient des mains, les femmes agitaient leurs mouchoirs. Jamais, depuis, je n'ai vu une ovation pareille ». C'est Maxime Du Camp qui le dit ; et il a eu la bonne idée, après avoir constaté l'im- pression générale, d'analyser ses impressions personnelles. « Je n'avais pas parlé, je n'avais pas applaudi, j'étais ter- rHié. Je sortis machinalement de la loge ; lorsque j'en


1. Cf. surtout la Chronique théâtrale de M. Ad. Brisson, dans le TeinpH, du tl février 1907. — Si vif qu'il ait été tout d'abord, l'en- thousiasme no fut pas universel; il y eut des protestations. D'après Barbier {Soiiiwninf personnels, 223), Balzac jugeait la pièce « bien absurde » et reprochait î> Vigny d'avoir idéalisé « un affreux petit drôle, un plagiaire, un monstre d'oi^ueil et d'ingratitude ». Person- nage et idées, il estimait tout cela « trois fois faux et absurde », et l'on dirait qu'il pensait au personnage de Vigny quand il fait donner par Daniel d'.\rlhez à Lucien de Hubempré (Illusions perdues) les énergiques conseils (pie l'on sait. — L'article de Jules Janin [Litlé' rature dramatique, III) n'est qu'une démolition furibonde de la pièce ; et M. H. Parigfot a dit son fait K Chatterton [Le Drame d'Alexandre Dumas, .35.1 sqq. . ('f. encore. Brnnetière, F.rolution de la poésie lyrique, I, 294.


108 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

franchis le seuil, ma mère, qui avait les yeux rouges, me dit : « Qu'as-tu donc ? » Le ton de sa voix brisa la tor- peur dont j'étais enveloppé ; je voulus répondre et je per- dis connaissance. » Il ne put donc accepter la proposition d'être présenté à Vigny. Eût-il été d'ailleurs en état de paraître devant le poète, il aurait encore dû décliner un honneur trop périlleux, trop redoutable pour lui : il fût tombé <( foudroyé, comme devant un dieu».

Le narrateur était jeune, et la jeunesse, qui est toujours enthousiaste, ne le fut jamais plus qu'à cette époque ; on s'évanouissait encore facilement ; l'habitude enfin était assez répandue, nous le savons, de voir dans les poètes des créatures « supra-terrestres », comme disait l'ironiste parisien. Mais celui qui devait être le joyeux Labiche ne pensait pas et ne sentait pas autrement. « Je viens de voir Chatterton, — écrit-il en février 1835 à Leveaux, un de ses collaborateurs, — je suis encore tout palpitant, mon cœur saigne, comme broyé dans un étau. » Remarquez l'énergie de l'expression, comme celle de la phrase suivante. « Le drame de Vigny m'emplit. » Théophile Gautier avait donc raison de dire que toute « cette exaltation » provoquée par la pièce « était sincère », comme « plusieurs l'ont prouvé, sur qui, depuis longtemps, l'herbe pousse épaisse et verte ».

Que cet enthousiasme ait été prodigieux en effet, ou nous nous sommes bien mal expliqué, ou tout ce que nous avons dit dans les pages précédentes doit le faire comprendre. Chatterton réalisait à merveille, et avec une ampleur, une intensité où il n'y avait rien à désirer, le type même de l'artiste tel qu'il avait toujours plu au romantisme de se le représenter. Ce qu'Antony avait été pour la génération sociale, il l'était, lui, pour la génération littéraire. Il incar- nait en perfection ses désirs, ses ambitions, ses prétentions surtout. Que les bourgeois aient applaudi une pièce qui les


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malmenait si rudement et avec un tel mépris, la chose n'ii rien d'exlrnonlinaire après tout; mais ([uc tous les poî-te- reaux, tous les écrivassiers l'aient exaltée avec un enthou- siasme voisin de la frénésie, c'était par trop naturel. Kn aimant C/iatterlon, c'était eux-m^mes qu'ils aimaient ; en côléhrant son triomphe, c'était le leur qu'ils préparaient (lélinitivement. De même qu'au temps de Corneille tout {çenlilhomme dut tressaillir d'aise au généreux, au vibrant déli (jue Uo(lri<çue adresse à don Gormas, de même tout homme de lettres dut sentir « son cœur bondir dans sa poitrine » aux lamentations mélancoliques ou désespérées (lu pauvre auteur méconnu. La pièce était un avertisse- ment el comme une menace à l'adresse de cette société qui avait le mauvais fçoût de ne pas donner h ses artistes la place à laquelle tous les artistes peuvent légitimement pré- tendre. Vigny connaissait ses «onfrères, et il les chatouil- lait au bon endroit.

L'amer et mélancolique plaidoyer eut un retentissement formidable, et les échos en furent longs à se calmer, — |»;«rce que depuis longtemps s'amassaient au cœur des artistes les sentiments qui sont la raison d'être de Chatter- ton, et qui n'attendaient que le moment favorable pour se manifester et faire explosion. Bien avant l'apparition de « l'auguste et sublime chef-d'd'uvre », on entend déjà de toutes parts gronder de sourdes rumeurs. C'est le clan des écrivains qui est en effervescence. Ce qu'ils méditent, c'est un 8î). mieux, un 93, à leur profit. De justes et de modérées qu'elles étaient autrefois, leurs réclamations deviennent maintenant excessives et elles vont frisant l'insolence. Ils ne revendiquent rien de moins qu'un traitement de faveur et des privilèges exorbitants. Lisez plutôt cette profession de foi naïve que Philothée O'Neddy ne craint pas de prêter à un de ses personnages :


110 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Si me jugeant très digne au fond de ma fierté De marcher en dehors de la société, Je plonge sans combat ma dague vengeresse Au cou de Tinsulteur de ma dame et maîtresse, Les sots, les vertueux, les niais m'appelleront Chacal... Tout d'une voix ils me décerneront Les honneurs de la Grève ; et, si les camarades ^ Veulent pour mon salut faire des algarades, Bourgeois, sergens de ville et valets de bourreau, Avec moi les cloûront au banc du tombereau. — Malice de l'enfer!:,. A nous la guillotine ! A nous qu'aux œuvres d'art notre sang prédestine ! A nous qui n'adorons rien que la trinité De l'amour, de la gloire et de la liberté !... Ciel et terre !... est-ce que les âmes de poète N'auront pas quelque jour leur revanche complète? Long-tems à deux genoux le populaire effroi A dit : laissons passer la justice du roi. Ensuite on a crié, Ton crie encore : Place ! La justice du peuple et delà raison passe. Est-ce qu'épris enfin d'un plus sublime amour, L'homme régénéré ne crîra pas un jour : Devant l'Art-Dieu que tout pouvoir s'anéantisse. Le poëte s'en vient ; place pour sa justice * ?

Entrer dans la vie avec ces illusions prétentieuses, c'était courir au-devant des plus douloureux et des plus terribles conflits. Et, en effet, les froissements, inévitables peut-être, entre hommes de lettres et société, l'état d'âme roman-


1. Il n'est que juste de l'ajouter, dans une lettre à Charles Asseli- neau, du 23 sept. 1862, Ph. O'Neddy déclarait qu'(( il croyait pour- tant avoir été d'une précaution oratoire suffisante, en prenant soin de griser outrageusement ses personnages, avant de les rendre cou- pables des énormes propos qu'ils débitent ». Mais ne serait-ce pas le cas de répéter l'adage : In vino verilas ?


I.K H0MANTI8MK RT l/llOMME DE I.BTTRKS I I I

tique n a fait que les aviver, les exaspérer ; il en a décuplt* l'amertume.

Faut- il ajouter qu'ils n'avaient pas attendu le 12 février 183.*) pour se produire, et même pour se produire avec une violence cruelle? Deux ans auparavant, Escousse vi Lebras s'étaient suicidés, et les déceptions littéraires n'avaient pas été étranjçères à leur fâcheuse résolution'.

.\(lieu, trop inféconde terre, Fléaux humains, soleil glacé; Gomme un fantôme solitaire, Inapervu j'aurai passé. Adieu, couronnes immortelles, \'rai songe d'une âme de feu ; L'air manquait ; j'ai fermé mes ailes; Adieu !

Là-desssus Béranger aviait rimé une chanson que tout le monde savait par cœur et que chacun répétait, les yeux remplis de, larmes :

Kt vers le ciel se frayant un chemin, Ils sont partis en se donnant la main.

C'était un attendrissement général sur ces pauvres vic- times, si misérables et si touchantes ; et c'est ainsi que dans son imprudente et maladroite pitié l'opinion publique semblait encourager ce qu'il eût été plus rationnel de pro- scrire.

Les conséquences ne s'en firent pas longtemps attendre.


i. Voir, sur ce double suicide qui devint tout de suite fameux, le Constitutionnel des 18 et 19 février 1832, et la Quotidienne du 20 fé- vrier. Les partis politiques et religieux en firent une occasion de polémique. — Lire aussi les Mémoires du peintre Jean Gig^ux (24-28\ et consulter V Annuaire historique de Lesur.


112 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Vient le coup de foudre de Chatterton, et les suicides lit- téraires de se multiplier avec une rapidité véritablement effrayante'. On entend partout le bruit des « pistolets solitaires ». C'est à qui s'en ira « de la lamentable pla- nète » avec le plus d'originalité et de fracas -. L'un médite de se tuer en plein théâtre, au moment même où Chat- terton s'empoisonne. Un autre mourra « devant sa fenêtre ouverte, au soleil couchant, la main sur la page où Chat- terton exhale le plus généreusement son âme magna- nime^ », — en oubliant de nous dire quelle est celte page « séduisante et consolatrice ». Et c'est le nom de Chatter- ton qui revient avec une régularité impressionnante dans l'expression de toutes ces mélancolies ou de tous ces désespoirs.

Chatterton ! Chatterton 1 Ame grande et sublime, Pauvre génie obscur que le monde ignora ! De ton cœur de héros nul n'a sondé l'abîme. Ils t'ont tous méconnu : le ciel du moins t'aui^a !


1. (( Lorsqu'on n'a pas traversé cette époque folle, ardeule, surex- citée, mais généreuse, on ne peut se figurer à quel oubli de l'exis- tence matérielle l'enivrement, ou si l'on veut l'infatuation do l'art poussa d'obscures et frêles victimes qui aimèrent mieux mourir que de renoncer à leur rêve — L'on entendait vraiment dans la nuit cra- (juer la détonation des pistolets solitaires. Qu'on juge de l'efTet que produisit dans un pareil milieu le Chatterton de M. Alfred de Vigny, auquel, si Ton veut le comprendre, il faut restituer l'atmosphère contemporaine ». Théophile Gautier, Histoire du romantisme, Reprise de Chatterton.

2. Cf. Monselet, Petits mémoires littéraires, chap. x, p. 96 sqq., Suicides d'hommes de lettres; — Maxime Du Camp, Mémoires d'un suicidé (214-226), et la plupart des recueils de poésies qui parurent alors depuis Joseph Delorme jusqu'à Élisa Mercœur et Roulland. — On connaît d'ailleurs le mot de Sainte-Beuve : « La manie et la gageure de tous les René, de tous les Chatterton de notre temps, c'était d'être grand poète et de mourir, »

3. Louis D***, 1836.


LE KOMANTISME ET I.'lIOMMK DE LETTRES I l 'l

(A)inine loi j'ai soufFert le malheur, la tristesse, Mais jamais devant moi n'a resplendi Tamour; Pas un sourire ami n'a lui dans ma détresse ; Je quitte avec transport cet horrible séjour... '.

Jamai.s plus funeste manie n'exerça plus etfrayanls ravages. Gela prend les proportions d'une véritable épidé- mie. Tous les matins, un monceau de suppliques s'abat sur les bureaux du ministère : « Des .secours ou je me tue ! >» Ce sont des hommes de lettres qui se croient du génie et qui n'arrivent pas à en convaincre leurs contemporains. Impossible au ministère, naturellement, tle donner suite à toutes ces demandes, (jue d'ailleurs il ne prend même pas la peine de conserver ; du moins, les recherches que nous avons fait faire aux archives sont-elles demeurées sans résultat. Et c'est dommage : on se figure volontiers que le caractère presque officiel de ces documents devait leur con- férer une espèce de solennité tragique. Il est vrai que, leur beau geste une fois accompli, la plupart des solliciteurs s'en tiennent là et ne poussent pas plus loin leur sinistre menace. Mais, malgré tout, elles restent encore trop nombreuses, les victimes du Ghattertonisme. Pour comble de malheur, la mode s'en mêle, et c'est une marque de goût que d'ac- compagner d'un coup de pistolet — qu'on tire sur soi — le refus d'un directeur, ou d'un éditeur « ignorant et imbé- cile». La douceur d'une éphémère notoriété ne vaut-elle pas une balle au cœur ou dans la tête? Nous verrons plus loin et en détail les elfets de cette incroyable manie, de ce singu- lier snobisme, quand nous parlerons du mal du siècle. Il y eut quehjue chose d'analogue dans cette contagion « chal- tertonesque ». l*]n voici (juelques preuves :

G'est d'abord une lettre, datée du mois d'octobre 1839.

i. Pierre L"*, 1836. Le romantisme et les mœurs. S


114 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

«Mon cher ami. — Vous avez toujours connu mes plus intimes pensées dans toutes les circonstances heureuses ou malheureuses, malheureuses plus généralement, de ma pauvre vie ; il était dès lors naturel que je vinsse vous confier les derniers sentiments qui agitent mon cœur ulcéré... J'ai cru avoir du talent, un peu parce que vous me l'avez dit, beaucoup parce que je le sentais, et qu'il y ti des sentiments si pleins, si sincères quils ne peuvent pas tromper... » Souligné dans le texte : de tout point le pas- sage en était digne,

« Mon roman, qui en valait bien d'autres, je n'ai jamais eu assez d'argent pour le faire imprimer. « Trop connu ! » m'ont répondu les vils commerçants à qui j'ai eu la can- deur, dont je rougis maintenant, de l'adresser. Trop connu ! Gomme s'il y avait ici-bas deux âmes absolument sem- blables ! Gomme s'il était si difficile, avec un peu de talent, de mettre un accent nouveau et des nuances nou- velles dans des choses déjà dites depuis longtemps !... Et mes vers ! mes pauvres vers, éclos au milieu des ravisse- ments et de l'extase, écrits avec tant de foi et d'amour, mes vers où j'avais mis toute mon âme, où chantaient mes plus folles et mes plus ardentes espérances, originaux cer- tainement puisqu'ils étaient bien moi, — c'est nous qui soulignons ces mots significatifs, — qui les connaîtra jamais que vous et deux ou trois amis?... Alors, qu'ils périssent, plutôt que de tomber sous les yeux de philistins stupides!... Ou plutôt non, qu'ils vivent : on les lira peut- être quand on saura que leur auteur est mort, comme Chatterton, et quà son exemple, il na pas pu supporter plus longtemps de vivre dans une société abjecte oîi seuls les profanes triomphent et où le vrai talent reste toujours méconnu. » Pas une syllabe de cette dernière phrase, qui ne soit admirablement expressive de l'état d'âme que nous essayons d'analyser. Ce qui suit ne l'est pas moins.


I,K nOMANTlSMK KT l/lIOMMi: UK I.I-TIHKS 115

« Adieu, mou cher, je peux bien dire mon unique ami, puisque vous seul m'avez un peu compris. Dans trois heures mon cœur aura cessé de souffrir, mon cerveau de penser. Le temps de relire (Chatterton, de bien m'en impré- jjner, comme d'un suprt'me viatique, et je me brûlerai la cervelle... La soirée est douce, le ciel tranquille et pur; une ^rAce sereine enveloppe toutes choses ; sur le coteau voisin flottent déjà des voiles jaunes de mélancolie...

« Cultive/ ma mémoire ; et si un jour, sur le bruit de ma mort, (juel([u'un vous demande mes vers, qui sont Tunique chose (jue j'aie à vous léguer avec le souvenir d'une amitié ({ui fut inaltérable et toujours rafraîchissante, confîez-les lui. Je C autorise à prendre copie de ce quil voudra^ et je ne défendu pas, si on le peut, qu'on en donne des extraits dans les journaux. 11 me semble que, dans ma tombe, mes os en tressailleront [sic) d'allégresse. A cet ami inconnu, s'il se rencontre jamais, confiez aussi cette dernière volonté, que j'exprime dans ces vers :

Qu'il dise en me Usant : * Puisqu'il fut malheureux. Et qu'il n'eut que douleur sur cette rude terre, J'exaucerai du moins le plus cher de ses vœux Kt je le vengerai de l'horrible misère.

D'un souvenir pieux je veux lui faire don, Et pour qu'à sa pauvre âme, au delà de la tombe, Un peu de joie arrive et du bonheur y tombe, Je veux lire ses vers en prononçant son nom '. »

La vanité de l'homme de lettres sera ainsi satisfaite, et même après la mort c'est évidemment là l'essentiel.

1. Charles T***, 1839. 11 laissait un roman, Un cœur /ria/?, dont nous n'avons trouvé aucune trace, quelques poésies, qu'il se pro|>o- sail (le publier sous le litre de Frisions d'hicer, et deux ou trois scénarios, dont il n'est rien resté non plus.


116 LE ROMAMTISME ET LES MŒURS

Nous demanderons l'autre témoignag-e au Journal de notre « flâneur ».

« 12 novembre [1836]. — Nous avions trop de comique depuis quelque temps ; cela risquait de devenir monotone ; il fallait un peu de tragique pour en aviver la saveur. Nous en avons à souhait ; il faudrait même une âme bien féroce pour ne pas trouver que nous en avons déjà avec excès.

<( Le mal vient de Chatterton. Depuis que ce petit sot a jugé bon de s'empoisonner aux applaudissements fréné- tiques d'un public plus sot encore, il y a des jeunes gens assez fous pour s'imaginer que c'est là un beau modèle, et que le meilleur moyen d'affirmer le génie qu'avec un entê- tement et un mauvais goût notoires le monde s'obstine à vous refuser, c'est encore de se faire périr. C'est assez drôle comme logique, mais cela paraît d'un usage assez courant aujourd'hui. Nos mœurs deviennent très douces...

« J'ai le regret d'avoir connu deux ou trois de ces jeunes fous. A force de plaisanteries, j'ai fini par en guérir un, mais les deux autres étaient incurables, ils ont succombé.

« A vrai dire, l'un ne méritait guère qu'on lui portât de l'intérêt... Mais il est bien dommage pour l'autre qu'il se soit laissé gâter aux déplorables maximes qui sont à la mode aujourd'hui et qui peuvent facilement devenir dange- reuses, si le bon sens général n'y met bon ordre.

«Il avait du talent, un talent fin qui manquait d'ampleur, des sentiments délicats, le don d'exprimer avec émotion la tendresse mélancolique.

« Quelques-unes de ses pièces :

Que t'importent, mon cœur, les pensera des méchants?...

J'avais rêvé qu'un jour sur un char de lumière...

Le poëte est semblable à ces étoiles d'or

Qu'on voit luire au travers des nuages rapides...


LE ROMANTISME ET l'hOMME DE LETTRES H 7

sont charmantes dans leur exiguïté, et pas trop éloignées d'être des chefs-d'œuvre. On a raison de songer à les sauver <le l'oubli. »

Le Journal n'en cite aucune intégralement : il a dû être (|uestion de les publier. Il se peut même qu'elles l'aient été ; nous n'en avons trouvé aucune trace.

(( ...Mais le pauvre jeune homme a été victime de ses (jualités mêmes d'abord, et surtout de cette rage qu'ils ont tous aujourd'hui, dès qu'ils ont rimé deux sonnets et trois tUégies, de prétendre s'imposer à l'admiration des foules, et de se fâcher net, si cette admiration est trop longue à venir. Il était consumé du désir furieux de la gloire, qui devrait s'appeler la plupart du temps, en bon français, la vanité...

« La dernière fois que je reçus sa visite, je le trou- vai découragé, abattu, presque désespéré. Dans ses mau- vais moments, Byron devait avoir de ces airs. Ses pro- pos étaient amers, désolés, c A quoi bon ? répétait-il machinalement. A quoi bon?... Existence obscure... exis- tence de maudit... Etre toujours blessé, froissé... A quoi bon lutter davantage? », etc. Cette lamentation sourde, ininterrompue, avait fini par me donner froid à l'âme. Je n'ai pas su trouver les mots qui l'auraient consolé. »

Huit jours après on le retirait de la Seine.

Dans sa pauvre mansarde, nue, délabrée, sur une table de bois blanc, bien en évidence, deux feuilles de papier, une de remerciements î"» ceux qui l'avaient quelquefois aidé, une autre d'adieu mélancolique et sans aigreur à cette terre où il avait été si misérable.

Lorsque l'oiseau de mer, battu par la tempête ', Sous la fureur du vent sent ses ailes plier,

\ . Ce vers ressemble singuIièrcmeQt k un vers d'A. Le Poittevin


118 LE R03IANTISME KT LES MŒURS

Une dernière fois il relève la tête

Vers le grand ciel profond qu'il semble supplier.

Tout est vide et désert. On ne voit point d'étoile ;

Jja terre a disparu. Plus de rayon d'espoir.

Sur la mer orageuse il n'est aucune voile...

Il sent, le pauvre oiseau, que c'est son dernier soir!

Puisqu'ainsi dans mon cœur est morte l'espérance, D'un monde indifférent ne songeons qu'à sortir ; Puisque toujoui's, partout, tu connus la souffrance, Levons l'ancre mon âme, il est temps de partir.

Emportons avec nous nos vieux rêves de gloire; Allons, mon âme, allons, pas de pleurs superflus. Si nous n'avons jamais savouré la victoire. C'en est fait maintenant, nous ne combattrons plus.

De toute cette mélancolique histoire, il se dégage une émotion si profonde, si humaine, que le narrateur lui- même n'a pas pu s'en défendre, et qu'on ne voit plus sur ses lèvres son habituel sourire d'ironie. Il n'a pas eu honte de se laisser attendrir — et de le laisser apercevoir.

« Paix à ta cendre, pauvre enfant, à qui la vie fut en ell'et si dure ; puisse le ciel te pardonner et qu'il accorde à tes mânes charmants et l'éternel oubli et l'éternel repos ! »

C'est le souhait que finalement il convient de formuler à l'adresse de ces pauvres victimes qui, tout compte fait, expièrent moins des fautes personnelles que la fâcheuse

dans unepièce dédiée à Çuslave Flaubert [Œuvres inédites, p. 58), et que nous avons citée plus haut, p. 80 :

Un pauvre oiseau de mer, chassé par la tempête...

Le pauvre inconnu aurait-il été en relation avec Le Poittevin ? Aurait-il reçu ses conseils ? Peut-être. Plus probablement n'y a-t-il là qu'une coïncidence : elle est au moins curieuse.


LF. nOMANTISME ET l'iIOMME DE LETTRES iiO

erreur de toute une génération. Enfiévrées qu'elles étaient des ambitions les plus folles, saturées de rêves de gloire, persuadées enfin que la nature ne les avait pas pétries du même limon que le commun des mortels et que donc on leur devait dos égards proportionnés ù leur supériorité, on comprend que leur rencontre avec la réalité ait été doulou- reuse et (jue quel(jues-uns en aient été blessés et meurtris pour toujours. Les plus faibles ou les plus éprouvés furent brisés au premier choc et mirent fin d'eux-mêmes à des tourments, pénibles certes, mais (jue des illusions terrible- ment naïves rendaient tout de suite intolérables en efTel. D'autres résistèrent mieux, sans cependant renoncer jamais à un idéal (ju'ils étaient incapables d'atteindre, occupés toute leur vie à végéter, fournissant d'incessantes recrues la bohème littéraire, dont le romantisme se trouve ainsi avoir été l'abondant pourvoyeur. Leur éducation à tous avait été faussée dès l'origine ; on avait empoisonné leur esprit des plus dangereux sophismes; et le plus funeste de tous, et le plus romantique, était que l'art est supérieur à la vie elle-même et que celle-ci n'existe que comme matière de celui-là. Avec une superbe et cruelle indifférence la vie leur faisait expier leur orgueilleuse erreur.

Autant de dangers qui avaient été entrevus, devinés par un de ces hommes d'un bon sens admirable, que la jeune école traitait dédaigneusement d'« infâmes classiques », et qu'elle honora en particulier d'un transcendantal mépris. Boileau — car c'est de lui qu'il s'agit — avait déjà mis en garde les jeunes auteurs contre les inconvénients de la manie littéraire.

Que les vers ne soient pas votre éternel emploi... C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre, Il faut savoir encore et converser et vivre.


120 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Mais un romantique se serait cru déshonoré à lire seule- ment les conseils d'une (( vieille perruque » . A plus forte raison se serait-il bien gardé de les mettre en pratique. Les conseils étaient judicieux cependant, et les romantiques tout les premiers, et plus que personne, en auraient pu faire leur profit.


DEUXIÈME FAHTIE L'HYPERTROPHIE DE LA SENSIBILITÉ


Si l'hypertrophie de l'imagination est un des caractères essentiels du romantisme, l'hypertrophie de la sensibilité — qui en dérive d'ailleurs — en est un autre, tout aussi important. L'individualisme n'a même pas de manifesta- tion plus abondante, parce qu'il n'en a pas évidemment de plus agréable . Il est doux d'imaginer sans contrainte, plus doux encore de mettre l'imagination au service de la sensibilité et de sentir au gré de sa fantaisie, .sans autres limites ou à peu près que les limites naturellement impo- sées à votre fiMiulté personnelle de sentir, surtout sans jamais permettre à la raison d'exercer un contrôle, qui serait par trop gênant, sur ces débauches et ces orgies sen- timentales. La pratique, sans nul doute, est séduisante ; elle est encore plus dangereuse .

Des circonstances historiques particulières expliquent admirablement d'ailleurs que les besoins de la sensibilité aient été alors si vifs. Sur les ruines de l'ancienne société, une société nouvelle s'est élevée, qui a grandi au milieu des émotions les plus fortes et les plus poignantes qui puissent étreindre un cœur d'homme. Allez donc demander à un Français qui a vu la Révolution et « qui fut de la retraite de Moscou ' » de se complaire aux (inesses, aux délicatesses qui avaient enchanté son père ou son aïeul !

1. Stendhal, Racine et Shakespeare, l" parlie, chap. m, p. 58.


122 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Aussi ne lui suffisent-elles plus. Ces « demi-soldes », tout enfiévrés de souvenirs héroïques, encore frémissants de leur dernière bataille, ont, en fait d'émotions, un appétit terrible et des exigences furieuses, que la littérature est bien obligée de satisfaire. « On n'entraîne pas les fils de grenadiers par des effets de saynète ^ », pas plus qu'on ne les émeut par les procédés qui font palpiter un cœur de petite-maîtresse ou de marquise. Ce fut une consommation inouïe des exagérations les plus folles. Le romantisme était condamné dès l'abord à faire excessif parce que les réalités de la Révolution et de l'Empire avaient eu elles-mêmes quelque chose d'excessif. Si elle n'est pas forcément l'expression de la société, la littérature ne peut pas non plus s'obsti- ner bien longtemps à en être le contraire; et c'est ainsi qu'elle dut contribuer à entretenir la sensibilité française dans l'état d'exaltation constante où nous avons déjà vu qu'elle avait entretenu aussi l'imagination.

Et comme pour implanter encore mieux dans tous les esprits les idées ou plutôt les illusions les plus dangereuses, voilà que deux doctrines philosophiques essaient de légiti- mer en théorie ce que la littérature et la vie pratiquent d'instinct. Saint-Simon proclame l'origine divine de l'amour — et George Sand de vulgariser aussitôt la chose avec le retentissement que l'on sait. Après Saint-Simon, Fourier. « Si Dieu existe, s'il est bon, s'il est juste, s'il ne nous trompe pas, quatre propositions dont Fourier ne doute point, il nous a donné des passions fortes pour les suivre, une raison faible, pour qu'elle n'agisse que faiblement et en auxiliaire; il a mis dans la satisfaction de nos passions le but à poursuivre, l'objet de nos efforts et le secret de notre bonheur-. » « Se maîtriser est donc une folie, s'abstenir

1. H. Parigot, /e Drame d'Alexandre Dumas, 21i.

2. Emile Faguet, Politiques et moralistes du XIX" siècle, Deuxième série, p. 58.


l/lIYPERTnOPIIIK DR LA SENSIBILITÉ 123

une puérilité '. » La société repose tout entière sur « l'attrac- tiop passionnée », etc., etc. C'était bien le triomphe exclusif du sentiment, cette fois. La philosophie fortiliait ainsi les conseils ou les sugf^estions de la littérature, et la génération tomba naturellement du côté où la conjuration de presque toutes choses la faisait pencher.

Le romantisme ne saurait donc, sans injustice, être rendu responsable à lui seul des excès et des désordres que nous allons analyser. Mais ce n'est pas non plus un simple effet du hasard, si quelques-uns de ces excès ont attendu l'apparition de certaines pièces et la publication de certains romans pour se déchaîner dans toute leur violence et sévir avec une pareille intensité.

1. Louis Reybaud, Études sur les n^ formateurs, 305-311. Quel- ques-unes de ces pages seraient à ciler, pour leur ton d'une belle gravité, sans déclamation ni violence, et aussi pour leur belle impar- tialité. Fnut-il ajouter que l'auteur des Éludes et celui de Jérôme Palurol sont... le même écrivain?


CHAPITRE PREMIER

LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUE I

« Enthousiasme, ardeur des sentiments, passion persé- vérante ^ », rien n'est plus familier au véritable roman- tique. C'est une sensibilité qui frémit et vibre sans cesse. Son état habituel est l'exaltation constante, — ce qui doit être bien fatigant et ce qui épuise vite. Foin du bon sens et de la raison, qualités d'épiciers, qualités de bourgeois, et vive le lyrisme ! Il faut sentir encore après avoir senti : ce pourrait être la devise de la jeune école. Du moins mit- elle toute son application à la réaliser.

« Il est difficile de ne pas voir ce que cherche le XIX® siècle : une soif d'émotions fortes est son vrai carac-

i. Challamel, Souvenirs d'un hugolatre, 3. — Doudan écrivait (15 juillet 1841, Mélanges et lettres, I, 409): « C'est la rage de ce temps-ci et des dernières cinquante années de sentir au delà de sa force. » — Dans Gabrielle (v, 5), Julien essaie de faire entrevoir à Stéphane tous les ennuis des amours adultères; et Stéphane de répliquer :

L'avenir dont le monde nous flatte A la tranquillité d'une eau dormante et plate. Mieux vaut la pleine mer avec ses ouragans, Ses superbes fureurs, ses flots extravagants Qui vous font retomber du ciel jusqu'aux abîmes Pour vous lancer du goufi're à des hauteurs sublimes ! Les bonheurs négatifs sont faits pour les poltrons : .Nous serons malheureux... mais du moins nous vivrons.


LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUE \2H

tère » ' ; c'est Stendhal qui le déclare ; et Théophile Gau- tier l'affirme à son tour . « Le caractère qu'on retrouve dans tous les débuts de ce temps-là est le débordement du lyrisme et la recherche de la passion... Haïr et repousser autant que possible ce qu'Horace, appelait le profane vul- gaire, et ce <|ue les rapins moustachus et chevelus nomment épiciers, philistins uu bourgeoLs; célébrer l'amour avec une ardeur ù brûler le papier, le poser comme seul but et seul moyen de bonheur : telles sont les données du pro- gramme que chacun essaie de réaliser selon ses forces, l'idéal et les postulations secrètes de la jeunesse roman- tique 2. »

« Qu'est-ce qu'un romantique ? » se demande le Corsuirr. Et il répond : « C'est le foyer de la sensibilité incendiaire, le rendez-vous de toutes les mélancolies, l'aquilon du sen- timent et le grand chimiste du cœur humain '. » De l'hu- moristique définition supprimez le dernier trait, évidem- ment excessif : le reste est exact, et ce reste est l'essentiel.

.Vvec l'emphase et l'àpreté rocailleuse qui lui sont habi- tuelles, Philothée O'Neddy ne parlera pas autrement dos romantiques de la première heure.

Le développement capace de ces fronts,

Les rudes cavités de ces yeux de démons.

Ces lèvres où l'orgueil frémit, ces épidermes

Qu'un sang de lion revêt de tons riches et fermes,

Toul chez eux puissamment concourt ù proclamer

Qu'ils portent dans leur sein...

Des cœurs ne dépensant leur exaltation

Que pour deux vérités : larl et la passion *.

1. Ilixloire de la peinlure en Italie, II, cliap. rxxxxrv, p. 489.

2. Histoire du romantisme, p. 6i, éd. Charpentier.

3. L'article, do Berlioz, est intitulé Tablettes romantiques. Cf. .Vd. Boschot, la Jeunesse dun romantique, 120.

V. Feu et flamme. Pandxmonium. — « Les fortes têtes dessa]o.i«« 


126 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« Le corps n'est qu'un fanal », déclare Boulay-Paty dans son Elie Mariaker (xxxv) ; « l'âme en est la mèche : il faut que la passion l'allume pour que tout s'éclaire autour de soi ! Qu'importe après qu'elle brûle et que le fanal s'use ! »

De l'avis de Musset, « l'exercice de nos facultés, voilà le plaisir ; leur exaltation, voilà le bonheur * )>, Fidèle enfin jusqu'au bout à ce qui avait été l'idéal de sa jeunesse, Flau- bert écrivait encore, le 26 mai 1874 : « Je me sens bedolle, vache, éreinté, cheik, déliquescent, enfin calme et modéré, ce qui est le dernier terme de la décadence. »

C'est donc une prétention des romantiques de recevoir de toutes choses des impressions vives, des impressions pro- fondes. Autant que par la finesse de leur sens esthétique, c'est par cette supériorité qu'ils se targuent d'écraser les bourgeois. Le bourgeois est épais, il s'émeut difficilement; les sensations chez lui restent toujours molles, faibles, lan- guissantes ; elles arrivent presque mortes « au centre de l'é- paisse et hippopotamesque carapace qui lui sert de cœur^ «^ — expression hardie au point d'en être inintelligible. Le romantique au contraire est une vraie sensitive. C'est une àme en perpétuel frémissement. « Comme on dit que la lyre éolienne vibre et chante au plus léger souffle qui passe dans l'air, ainsi mon cœur frémit aux moindres sentiments


de finance... ne voient pas que la vie intérieure, la vie romanesque et métaphysique est aussi turbulente, aussi aventureuse, aussi libre que les tribus arabes dans leurs solitudes. » Ib. Avant-propos, xii.

1. P. de Musset, Biographie d' A. de Musset, 241.

2. Rodolphe B***, a Jeune-France », 1834. — Dans Romans et mariage, de Ferrièœ (1, 89), « trois ou quatre personnages à longues l)arbes et à longs cheveux » remuent un bol de punch « avec de grandes cuillers », et l'un d'eux, avec des intermittences dans la voix et des arrêts pareils à des hoquets d'ivresse, expose le programme do la bande. « Développons... les passions... oui... développons...


LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUE 127

qui l'effleurent'. » Les autres facultés peuvent 8'nffail)lir, disparaître : la faculté d'être ému reste toujours forte, tou- jours vivante, parfois seule debout sur les ruines amonce- lées autour d'elle.

L'espoir me délaissa, puis l'orgueil, puis Taudace; Mais non la passion. Dans mon âme aux abojs, Elle resta debout, nerveuse, âpre, tenace *.

De cette délicatesse et de ce raffinement qu'ils assurent naturels, volontiers les romantiques font-ils parade, — tout en se donnant comme les victimes d'une destinée de misère et de douleur. A les entendre, ce sont <le vrais écor- chés, comme disaient d'eux-mêmes les frères de Concourt. « Ce qui ne fait qu'effleurer les autres le blesse (le poète) jusqu'au sang ' », dit Alfred de Vigny ; et Stendhal ne tient pas un autre langage. « La moindre chose m'émeut, me fait venir les larmes aux yeux. — Un mot touchant, une expression vraie du malheur entendue dans la rue, surprise en passant près d'une boutique d'artisans l'attendrissaient


c'est cela... développons... les passions !... C'est là... la véritable phi- losophie... sociale... économique... cosmique... et cosmogonique... >» 1. Henri V***, « poëte », 1836. — Un des caractères essentiels du romantisme estu l'infini besoin des sensations intenses». P. Bourget, Estais de pnycholoqie contemporaine, article Flaubert. — Cf. dans Stendhal, Roint^, Saples et Florence, 418, et Promenades dan» Rome, II, 282, la théorie de « l'instinct musical » ; et le même Stendhal citera avec admiration {Promenades dans Home, I, 286) celte phrase du Journal d'un genlilhomme italien mort par amour : <« Une âme épuisée pouravoir rôvé pendant une heurt* îi la beauté céleste de la Vénus de Canova ou à un regard que sa maîtresse Qxait sur un rival, est incapable de parler, môme à lin bottier pour commander une paire de bottes. »

2. Vers inédits, cités par Ernest Havet, dans sa Notice »ur Philo' thée O'iXeddy. Paris, 1877.

3. Il le dit du poète {Chatterton, Dernière nuit de truvail) ; mais on peut le dire de Vigny lui-même.


128 LE ROMANTJSaiE ET LES MŒURS

(Roizard-Beyle) jusqu'aux larmes. — Ma sensibilité est devenue trop vive. » Et de fait elle en vient '( à des excès qui, racontés, seraient inintelligibles atout autre » qu'à un ami intime, et même pour cet ami, « il faut parler longtemps ». Peut-être tout simplement parce que, à ce degré, la chose relève de la pathologie. Mais n'anticipons pas, et constatons sans plus qu'on n'est pas autrement fâché de passer pour ce qu'on appelle aujourd'hui, en langage médical, « un beau cas » .

Plus encore qu'à l'abondance et à la délicatesse, les romantiques, en fait de sensations, tiennent à la force, sur- tout à la violence. Leur sensibilité n'est pas seulement ardente, elle doit être «frénétique », mieux, « volcanique ».

Leur état normal, c'est d' « être en pleine et perpétuelle etfervescence ». Ils ont au cœur « des Etnas de sentiment et des Vésuves de passion ». Ils respirent toujours et donc exhalent

Ces efihives de l'eu Par qui l'on est démon, satyre, ange, homme... et dieu ' !

« Ils flambent, ils brûlent, ils jettent des laves 2 » ; ce sont eux qui le disent, et pourquoi ne pas les en croire? « Un insatiable besoin d'émotions dévore leur vie ; la passion les domine et rien ne saurait maîtriser ses transports ■^. »

1. Vers inédits, cités par Ernest Ilavet, dans sa Notice sur Phi- lothée O'Neddy. L'auteur de cett<! Notice, qui a bien connu O'Neddy, dit de lui : « La liberté qu'il poursuivait n'était pas seulement la liberté politique, ni même la libre pensée : c'était la liberté du moi, ou plutôt son règne; l'imagination et la passion absolument déchaî- nées, contentes et sûres d'elles-mêmes dès qu'elles se sentaient ^^-andes, et mesurant cette grandeur sur leur orgueil. »

2. Adolphe P*", 1834. — CL le mot de Balzac sur Nathan : « // faisait de la passion ». Une Fille d'Eve, 11, "viS. C'est le romancier lui-même qui souligne.

3. C'est ce que dit George Sand de Raymon de Ramière, dans fndiana ; et il est parlé dans le même roman de « l'empressement altierdes jeunes cerveaux qui regai-dent la passion comme un besoin


LA SKNSIItlMT^: llOMANTI(jl'K 129

« Il n'y a pus que les émotions douces qui fassent vivre, — dit Laurent à Thérèse, dans Elle et Lui (chap. v) — : il nous en faut d'épouvanlal)lt's pour nous faire sentir l'intensité de la vie. » Et Laurent en ell'et est « toujours et partout attiré par la tempête. » (//»., chap. xiii.) Passionné, volcanique, on n'est donc pas à moins un héros romantique. Didier, Raymon de Ramière, Bénédict, Antony, Valenline, ludiana, tous et toutes, ils sont à qui mieux mieux vol- caniques et passionnés; et les disciples mettent naturelle- ment leur honneur à ressembler de tout point à d'aussi excellents maîtres.

Il leur faut des émotions sans cesse renouvelées et de plus en plus intenses. C'est un appétit universel « d'en- thousiasmes et de ravissements ». De vie calme et douce, à sentiments profonds mais contenus, il ne saurait plus être et il n'est plus désormais question. Le calme, on le sait par Flaubert, c'est l'effacement, la langueur, l'atonie, autant vaudrait dire la mort. Ay;itation, lièvre, tumultueux appa- reil de vie frénétique, voilà après quoi l'on s'évertue. La mode est lînie du mélancolique et du poitrinaire qui passe son temps à gémir et à soupirer, et qui se laisse mourir de consomption en levant vers le ciel des regards désolés et impuissants. Ce que l'on aime maintenant par-dessus tout, ce que l'on prise, c'est l'énergie passionnée et comme une espèce d'épilepsie sentimentale. Il n'y a pas de meilleur moyen pour faire rêver les jeunes filles et les jeunes

impérieux de leur orjjfauisatioii ». — Cf. les lettres d'Horleiise .Mlart de Méritens, pul)liées par M. Léon Séché, et celles de Mary Clarke, publiées par M. Edouard l\od [lievue des Deux-Mondes, l"" et L'idée. 1908; l"""" et 15 janvier 1909). Les derniers mots de Mary Clarke è Kauriel sont signilicatirs : « Pour de la modération, je l'exècre. » El ce n'est pas en oiTet la modération qui est la qualité maiiresse de celle correspondance. Cf. surtout la lettre de i'upture(i"'janv. 1909. p. 141).

Le romantisme et les ma:urs. 9


130 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

femmes, et Antony le savait bien. Elles disent alors de vous ce que Thérèse de Verneuil dit de M. de Longueville : « Comme son front est empreint d'une gravité mélanco- lique!... Gomme son langage est sérieux!... {Les points suspensifs dans le texte.) C'est un homme qui doit avoir un volcan dans le cœur. On raconte de lui mille aventures romanesques... des choses horribles, ma chère, c'est à faire frémir, à faire dresser les cheveux sur la tête... Un vrai lord Byron !... Oh! ce doit être un homme passionné ^. »

C'est l'idéal à la mode. On met k le suivre la diligence la plus attentive et la plus scrupuleuse ~. Toute cette fré- nésie en effet, cette épilepsie, ce frénétisme et ce volca- nisme sont choses moins naturelles que voulues, plus réflé- chies qu'instinctives. C'est affaire de système plus encore que de tempérament personnel.

Jusqu'alors toutes les disciplines religieuses ou philoso- phiques avaient recommandé dérégler et de contenir la sen- sibilité. Car enfin si elles sont principes inestimables d'ac- tivité, les passions deviennent trop facilement aussi prin-

i. Ferrière, Romans et mariage, I, 11. — Cf. ib. I, 101. « Oh! oui, j'aime et celui qui est le roi de mon cœur est si noble et si beau !. . . Il a le front si pâle sous ses tristesses poétiques... il se jette avec une telle énergie au-devant des émotions fortes et puissantes! »

2. « La plus grande maladie de l'âme, c'est le froid », disait Toc- queville. On n'a pas eu froid à l'âme, à cette époque, — N'est-il pas significatif aussi que M™« de Staël ait écrit un petit traité : De l'in- fluence des passions sur le bonheur ? — Un bel exemple d'hypertro- phie de sensibilité pour cause de romantisme, est la vie de Barbey d'Aurevilly, vie « de « cérébral » qui a vécu par l'imagination l'exis- tence qu'il ne put avoir dans la réalité..., individualité poussée à l'excès », qui « a voulu réaliser dans la pratique journalière de l'existence l'idéal romantique. Il en a souffert... Tout ce qui est désordre, « morbidesse », douleurs imprécises, agitations con- fuses, c'est à l'influence du romantisme qu'il faut l'imputer ». Ses premières œuvres témoignent d'une extraordinaire « hypertrophie de la sensibilité ». Eug. Grêlé, Barbey cV Aurevilly , passim.


LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUK 131

cipes redoutables d'anarchie, de discorde intestine et de dissolution sociale ; foyers de chaleur féconde, leur flamme peut «également tout diVorcr, tout consumer, tout rendre sté- rile. — Distinctions archaïques, distinctions subtiles, et que pour sa part le romantisme ne saurait admettre ' ! C'est un dogme depuis Jean-Jacques : tout ce qui est de la nature est bon ; les passions, étant de la quintessence de nature, doivent être ainsi ce qu'il y a de meilleur dans l'homme. Elles sont preuve de force ; elles confèrent noblesse et dignité... Il faut donc les entretenir avec un soin jaloux et une sorte de piété. On connaît les passages de Jacques à ce sujet : ils sont significatifs.

« Qu'est-ce que la vertu dont ils parlent sans cesse? » — Comme bien l'on pense, ce méprisant ils désigne les naïfs qui croient qu'il y a encore des devoirs et qu'il peut être bon quelquefois de résister aux impulsions de la nature. — « La vraie force est-elle d'étoulTer ses passions ou de les satis- faire ? Dieu nous les a-t-il données pour les abjurer ? et celui qui les éprouve assez vivement pour braver tous le» devoirs, tous les malheurs, tous les remords, tous les dan- gers, n'est-il pas plus hardi et plus fort que celui dont la

1. Les dangers du régime avaient été déjà signalés nettement. « M'est malaisé de se résigner à passer la vie sans impressions vives, sans émotions nouvelles, et cependant il le faut, lors(|u'on veut s'en- gager dans une route raisonnable et ne pas risquer son repos et celui des autres. Alors, s'imposer un but, suivre une direction aver volonté, devient un régime presque nécessaire, dés qu'on a I esprit un peu actif et développé. Mais quel but, quelle direction? Voilà le difficile. La maudite question n A quoi bon? » revient sans cesse... Il est presque indis|)ensable de se proposer plus que sa propre et solitaire satisfaction. C'est l'avantage des occupations dont j'ai pris l'habitude... Sûrement, il y a une vie plus vivante, et la mienne est sans doute trop calme pour faire naître le talent. Mais j'aime mon repos. Je ne sais pas jouii- des plaisirs achetés par l'agitation. >• De Barante, Souvenir», III, 4"». A M™« Anisson du Perron, 24 sept. 1822. — Cf. encore Allelz, le» Maladies du siAc/e, surtout 4, II, 13.


132 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

prudence et la raison gouvernent et arrêtent tous les élans ? Qu'est-ce donc que cette fièvre que je sens dans mon cer- veau? Qu'est-ce donc que ce feu qui me dévore la poi- trine, ce bouillonnement de mon sang- qui me pousse, qui m'entraîne vers Fernande ? Est-ce là les sensations d'un être faible ? Ils se croient forts parce qu'ils sont froids . »

Et encore, toujours dans Jacques : « Mais pourquoi serait- ce une faiblesse que de s'abandonner à son propre cœur?... C'est quand on ne peut plus aimer qu'on doit pleurer sur soi-même et rougir d'avoir laissé éteindre le feu sacré... Ce matin, je respirais avec volupté les premières brises du printemps, je voyais s'entr' ouvrir les premières fleurs... J'avais envie de me prosterner sur les herbes naissantes et de remercier Dieu dans l'effusion de mon cœur. . . Oh ! jamais je n'ai été si heureux ! jamais je n'ai tant aimé ! »

On entretint donc ses passions, on les cultiva avec un empressement admirable.

Tout le monde aujourd'hui veut être passionné,

écrit un de ces disciples éperdus, qui transportait sans façon dans la prosodie les libertés qu'il avait évidemment l'habitude de prendre avec la vie « si plate » des bourgeois ;

La passion est le lot de toute âme énergique ; Pour ne l'admettre pas, il faut être un classique. Et d'esprit et de cœur un triste renfrogné *.

1. Philippe G***, étudiant en droit, 1835. — On a bien mis en lumière les dangers de ces sophismes si chers aux romantiques. «Leur subterfuge le plus redoutable, parce qu'il est sincère, c'est de _ prendre et de donner leur débilité physique et morale pour un excès de force, leur maladie pour une exubérance de santé. Illusion qui procède de cette maladie elle-même ! Ils l'ont si bien défendue qu'à la longue ils ont fait presque un lieu commun de cette assertion qui présente la pi'édication morale de Rousseau et de ses disciples comme une réaction saine et virile du sentiment et de l'instinct contre les


I.A SRNSIBIUTÉ ROMANTIQl'E 133

11 est possible que les « renfrognés » n'aient aucun goét pour le système ; ce qui est certain du moins, c'est qu'il inspirera toujours une espèce d'horreur à un classique. Si le classicisme consiste en effet dans le développement harmo- nieux de toutes les facultés sous le contrôle permanent et souverain de la raison, rien ne lui est plus opposé, on le conçoit, que l'habitude de débarrasser la sensibilité de contrôle et de frein, et de ne plus la laisser diriger que par « la folle du logis » '. C'est justement la pratique constante des romantiques, en cela lîdèles ù leurs prin- cipes. Pour eux, l'imagination n'était pas seulement la faculté maîtresse, c'était la faculté unique ; ils lui sou- mettaient la sensibilité : rien de plus naturel. Mais rien aussi de plus déraisonnable. De là les excès et les exagé- rations de toute sorte ; de là le ridicule, et malheureuse- ment aussi les misères.


II


Le programme romantique était alléchant : les adhé- sions arrivèrent en foule ; on mit comme un emportement et une fureur à le pratiquer. Tout le monde voulut res.sem- bler à ce Bouchardy, que ses amis avaient «surnommé Cœur-

excÙK (lu « t-alionalisin«> » philosophique... Ce niliunalisme a ses défauts on eiTot ; •■ mais le romantisme, loin de les corriger, les accrnlui» pour sa part... Un sitVle et demi d'ex|>érience nous permet d'afQrmor aujourd'hui que le romantisme représente — en morale tout au moins — une régression bien plus qu'une réaction, un affai- blissement et non pas une convalescence ». Ernest S<.»illièn*, /(• Mal romantique, xii-xiii.

1 . « Transports fous, fiévreuses déceptions, étranges espérances, iloutes ténébreux, foudroyants désespoirs, voilà ce qu'il y avait eit lui. » Boulay-Paty, Elie }fariaker. C'est toujours la sensibilité affo- lée, Vimpotontia nui. Terrain admirable pour la neurasthénie et la


134 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

dc-Salpêtre, et Jérôme Paturot put naître à la vie litté- raire. « Jérôme Paturot était une de ces natures qui ne savent pas se défendre contre la nouveauté, aiment le bruit par-dessus tout et respirent l'enthousiasme. Se passionner pour les choses sans les juger, se livrer avec une candeur d'enfant aux rêves les plus divers, voilà quelle fut la pre- mière phase de sa vie. L'exaltation était pour lui un senti- ment si familier, si habituel qu'il se trouvait malheureux dès que la sienne manquait de prétexte ou d'aliment. Avec de semblables instincts, Paturot était une victime promise d'avance à toutes les excentricités. Il n'en évita aucune, et se signala plus d'une fois par une ardeur qui avait l'avan- tage de ne pas être raisonnée. Il admirait tout naïvement et s'engouait des choses avec une entière bonne foi ; il eût, en des temps plus farouches, confessé sa croyance devant le bourreau. » En France, au pays du bon sens et de l'esprit, il y a eu un moment où les Jérôme Paturot ont été légion.

folie finale. — Voyez encore Stello, de Vigny, dont on a pu dire sans excès de sévérité, que c'était « de la frénésie et de la manie roman- tiques concentrées. » Lasserre, le Romantisme français, 30S. — « Pour goûter pleinement les audaces romantiques, il faut se repor- ter à un demi-siècle, étudier les causes qui produisaient la révolte, noter les cris de liberté s'échappant d'un certain nombre de poi- trines, suivre au loin les prolongements des racines du vieil arl)re, pénétrer le sens d'une époque fiévreuse dont le peu de souci du qu'en dira-t-on peut se résumer par ces deux vers :

Nous allons boire à nos maîtresses Dans le crâne de leurs amants.

« On sourirait dans les salons d'aujourd'hui d'une telle frénésie ; monté sur le trépied de 1830, le poète pouvait tout oser, certain d'entraîner des croyants à sa suite. » Champfleury, les Vignettes roman- tiques, Préface, vu. — Le programme fut appliqué, on le sait : « Si les passions nous étaient données faciles, si l'ambition, les lois, la pauvreté, la convention, les préjugés ne les gênaient pas sans cesse, il faudrait rester jeune... Voilà ma morale, voilà ma morale, voilà ma morale. » H. Allart de Méritens à Sainte-Beuve, Revue de Paris, !«■• juillet 1907, p. 59. ,


LA SKNSIBILITÉ UOMANTIOliB 135

« Oh ! se Kenlir vivre ! se sentir le cœur gonflé de force, (lébonianl d'énergie ! l'entendre bntlre tumultueusement contre votri' poitrine, à couj)s pressi^ et redoublés comme s'il voulait s'échupj)er de sa prisun trop étroite et se répandre sur l'univers tout entier !... Comme ils ont dû être heureux, ceux fi qui leur destinée accorda d'éprouver des sensations profondes!... Qui saura jamais de (juelles délirantes volup- tés frémirent des âmes de concjuérants comme Napoléon, ou de séducteurs comme don Juan ?... Être don Juan ! être Nîtpoléon !... Toujours avoir au C(i*ur des frémissements! toujours vibrer de sensations nouvelles, oh ! voilà vivre!... * »>

Et voilà aussi le refrain qui, dans les confidences et les correspondances de l'époijue, revient toujours avec une impitovable et fatigante monotonie. Dans leur inelTable ingénuité, ces « possédés du sentiment », ces « frénétiques de la passion », comme ils aiment à s'appeler, sMmaginent volontiers que p>rsonne avant eux n'a connu « dans leur plénitude les voluptés des émotions délicieuses ». De toute son âme on plaint, en les en méprisant un peu, ceux qui n'éprouvèrent point « tous les délires » : — qu'évidemment le romantisme a révélés à l'humanité.

Nos aïeux, pauvres },'ens, n'onl \)n> \ramiout vécu.

On dira qu'ils avaient de fringantes maîtresses,

Mais quand donc eurent-ils nos ardentes ivresses

Kt la fougue des sens rudement déchaînés ?

Quand donc se sentaient-ils, comme nous, entraînés

Par un destin puissant vers ce divin martyre

Où, le cœur enivré, l'on gémit de délire.

Comme au sein maternel on voit gémir l'enfant ^ ?.. .

t. LéopoUl A*"," .liMiiu'-l liiiui- ", l.s.Jti. - M ^ixMitii rsl Mvrr — écrit Rurlioz à V. Hugo, le 5 mai t8M), après avoir lu Irt linyons el lea Onibros — , j'ai vécu Ix^aucoup aujourd'hui. »

2. Pliiiippo Cl***, étudifiut on droit, 1835.


136 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

On goûte une joie orgueilleuse à être d' « un siècle qui a enfin connu et qui pratique toutes les orgies du senti- ment ».

Merci, mon Dieu, merci ! Ta bonté m'a fait naître A l'époque bénie où l'on a pu connaître Les saintes passions, les orages du cœur; Où l'âme longuement s'abreuve de délices, Sans jamais éprouver de plus cruels supplices Qu'un excès de bonheur K

Ce n'est pas en effet la qualité qui importe pour l'heure, c'est la quantité, l'intensité surtout, nous l'avons déjà remarqué. « Les têtes passionnées ne marchandent point avec leurs sensations ; pourvu que la somme y soit, elles s'occupent fort peu de la durée des choses ^ » — et de leur valeur intrinsèque. L'essentiel est d'. (( avoir chaud à l'âme », et on ne regarde pas aux moyens de se procurer cette chaleur fiévreuse.

Mes besoins et mon sang me guident sur la route ; Mon sang me parle, à moi, c'est mon sang que j'écoute ; Je ne pense pas, moi, j'ai des sensations. Et mes simples désirs valent vos passions ^.

C'est à qui pratiquera avec plus d'ardeur et plus com- plètement la mode nouvelle. De là le désir constant de ren-


1. Philippe G*", étudiant en droit, 1835.

2. A. Kermel, Une âme en peine, chap. xv, 227.

3. Victor Escousse. — La jeunesse était auti'efois plus courte, c'était une raison de la vivre le plus passionnément possible. Et c'est aussi l'excuse de la plupart de ces juvéniles folies.

« En ce temps-là, nous pensions que la jeunesse s'arrêtait à vingt-cinq ans, pas une minute de plus. Je me rappelle que cinq ans après, Jules Sandeaunous invita à dîner pour chanter le DeProfundis et le Miserere de sa jeunesse. Il avait trente ans. Il prit ce soir-là un


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chérir toujours sur le voisin, de paraître plus ému, pluM vibrant que personne, d'avoir plus de frénésie et de volca- nisme. Il était autrefois de la plus élémentaire conve- nance de cacher certaine partie de sa vie intime, on avait la pudeur de ses sentiments ; maintenant on en fait montre ot on ne se préoccupe plus (jue de bien réussir l'étalage.

De tous ces ridicules, Berlioz, dans sa jeunesse et mémo dans son âge mûr, n'est-il pas un exemplaire accompli ? Sans qu'il se soit jamais rien passé dans sa vie de vérita- blement extraordinaire, {{ue trouvo-t-on cependant chez lui qu'exaspérations, grincements de dents, pâmoisons, rugis- sements, et tout l'attirail de la démence romantique? Rien <le raisonnable. d'é(juilibré, d'harmonieux, de classique, au beau sens du mot. llest toujours hors de lui, toujours dans un extrême. « Ma vie ondule, — écrit-il à Ilumbert Fer- rand, le 12 juin 1833. — Un jour, bien, calme, poétisant, rêvant ; un autre jour, maux de nerfs, ennuyé, chien galeux, hargneux, méchant comme mille diables, vomis- sant la vie et prêt à y mettre fin pour rien. » Mais les jours de calme, de poésie, de rêve,, sont de plus en plus rares, et c'est au contraire l'agitation, l'exaltation qui est bien- tôt devenue son état normal.


air plus fatal et plus byronicn que s'il fût revenu de l'autre monde. « C'en est fait, nous dit-il ; j'ai dit adieu aux belles passions ; je me « tourne résolument vers les Apres devoirs de la vie; voyez plutôt: «je n'ai plus un cheveu sur la tète ; désormais quand je souperai avec << mes amis, je ne jouerai que les Anacréon. » Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'il était sérieux dans cette comédie ; c'est que nous- mêmes nous étions convaincus qu'il arrivait à son zénith. Aussi, tout en buvant à Jules Sandeau, nous faillîmes répandre une larme dans la coupe. C'est en vertu de ces perspectives sur la jeunesse que Camille Rogierqui avait comme Jules Snndeau vingt-cinq ans, nous paraissait un patriarche. Aussi Théophile Gautier, qui cachait déjà son Age, disait qu'il ne comprenait pas que la jolie (^ydalise pût s'ac- climater avec un homme si vieux. » A. Houssaye, Confession*, 1, 341.


138 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Il y a dans ses moindres gestes un romantisme fougueux, un romantisme truculent, qui étonne même ses amis. On s'en amuse ; il devient une espèce de curiosité. Au théâtre, il pousse de tels soupirs, g-arde des silences si byroniens ou fait « strider » des rires si affreux, si convulsifs, qu'on le regarde avec une stupeur mêlée d'effroi. Il passe littéra- lement sa vie k- être <( foudroyé », La chose lui arrive avec une fréquence, une régularité véritablement stupéfiantes. Entend-il du Beethoven dans un concert? Il écrit à sa sœur Nanci (29 mars 1829) : « Nous nous sommes trouvés six à demi-morts à la vérité de l'émotion que nous éprouvions. » Une audition de VIphigénie en Tauride de Gluck le fait tomber en catalepsie. « On n'y tient plus... C'est épouvan- table... Je ne pourrai jamais te décrire, seulement de manière à approcher un peu de la vérité, le sentiment d'horreur qu'on éprouve quand Oreste accablé tombe en disant : « Le calme rentre dans mon cœur ^ ». Lit-il le Roi

1. A sa sœur Nanci, 31 déc. 1821. — Voici, par le menu, les impressions que lui fait Beethoven. Les passages soulignés l'ont été par Berlioz lui-même : « Mes forces vitales semblent d'abord dou- blées ; je sens un plaisir délicieux où le raisonnement n'entre pour rien ; l'habitude de l'analyse vient ensuite d'elle-même faire naître l'admiration ; l'émotion, croissant en raison directe de l'énergie ou de la grandeur des idées de l'auteur, produit bientôt une agitation étrange dans la circulation du sang; mes artères battent avec vio- lence; les larmes qui, d'ordinaire, annoncent la fin du paroxj^sme, n'en indiquent souvent qu'un état progressif, qui doit être de nouveau dépassé. En ce cas, ce sont des contractions spasmodiques des muscles, un tremblement de tous les membres, un engourdissement total des pieds et des mains, une paralysie partielle des nerfs de la vision et de l'audition ; je n'y vois plus, j'entends à peine ; vertige... demi-évaaouissement. » A trente ans passés, et toujours comme commentaire de Beethoven, il parlera, et très sérieusement, de mèches de cheveux arrachées, de rires stridents et de sanglots con- vulsifs. Cf. Boschot, la Jeunesse d'un romantique, 282. — M. Ad. Bos- chot a donc bien raison de dire de Berlioz : « Il fut le héros roman- tique le plus accompli. Musset, Vigny n'eurent qu'une crise de pas-


I.A SKNSIBILITi:: ROMANTIQUE 139

l^nr de Shakespeare ? Il se roule sur l'herbe en poussant (les gémissements inarticulés. A plus forte raison sera-t-il s('coué d'émotions encore plus violentes, quand il s'agira d'une de ses œuvres, surtout en pleine période de gesta- tion. « J'ai eu de la peine à dominer mon sujet », écrit-il à sa sœur Adèle, le 17 avril 1837, au cours de la composi- tion de son Requiem. « Dans les premiers jours, cette poé- sie delà Proue des niorfs m'avait enivré et exalté à tel point (jue rien de lucide ne se présentait à mon esprit, ma tète bouillait, j'avais des vertiges. Aujourd'hui l'éruption est réglée, la lav»» .i t r.nisé son lit, et. Dieu aidant, tout ira bien. »>

Il est comme un objet de mystérieuse horreur pour ceux qui s'intéressent à lui ; il les inquiète, nullement fâché, bien entendu, de cette terreur secrète qu'il inspire. « Vous avez, lui dit naïvement Boïeldieu, une organisation vokani(jue au niveau de laquelle nous ne pouvons pas nous mettre '. » Quoi d'étonnant, au surplus? N'avoue-t-il pas à sa sœur Nanci que « sa poitrine est le foyer de passions inconnues à plusieurs et incompréhensibles pour tous les individus qui ne les ont pas ressenties* »? Il est capable ti'être « pendant trois mois de suite possédé du spleen jus- qu'à en devenir comme un dogue qui prend la rage ». Le moindre chagrin lui fait pousser des jurons épouvantables,


sion ; Delacroix, Hugo furent des producteurs méthodiques, aussi ponctuels que des bureaucrates. Seul lierlioz eut vraiment « un cra- lùre dans le cœur » ; seul il fut <• volcanique ». Et il le -fut même un peu exprès. » La JeurifKKc d'un romanticftie. Introduction, xt. — Oo peut voir dans un roman de P. Foucher, Tout ou rien (1834), l'étude d'une ftme de jeune homme, bouillante, passioDDée, jalouse, exi- geante, égoïste et sombre à la façon moderne.

1. A. Humbert Ferrand, 29 juin 1829.

2. 12 décembre 1825.

3. A M»» Lesueur, 12 janvier 1832.


\ 40 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

et il « broierait alors un fer roug-e entre ses dents ». Mais ce qui est encore plus terrible, ce sont « ces moments de pro- fond abattement qui succèdent toujours à ces rages con- centrées qui rongent intérieurement le cœur sans pouvoir faire explosion..., ces tremblements de cœur sans érup- tion 1 ». C'est lui-même qui souligne. Conçoit-on en effet rien d'épouvantable comme un volcan qui rugit sans arri- ver à rejeter sa lave ? Berlioz a été ce volcan perpétuel.

Aussi quelles impressions, quand il se trouve seul, face à face, avec le Vésuve ! « Il y a tant en moi de champs ravagés, de palais déserts, de ruines déjà froides, que je cherche au moins au dehors le mouvement, la chaleur et la vie. Il y a tant de matières fulminantes accumulées au fond de mon caractère refroidi, que vous pouvez penser si mes entrailles fraternelles ont dû s'émouvoir aux cris du Vésuve souffrant et furieux. J'y suis arrivé à pied, à minuit ; les étoiles scintillaient sur ma tête ; au-dessous de moi, la mer... et tout près, le Vésuve soufflant, râlant, vomissait contre le ciel des tourbillons de flammes et de roches fon- dantes, comme de brûlants blasphèmes auxquels j'applau- dissais avec transport 2. » H fallait être Berlioz — ou Byron — pour écrire cette page ou même simplement pour la concevoir. Encore Byron n'aurait-il jamais eu l'idée de l'adresser à une correspondante aussi placide que l'était M'"^ Lesueur.

Est-il besoin d'ajouter maintenant que, pendant une dizaine d'années, les Berlioz au petit pied ont pullulé chez nous d'inquiétante façon, et qu'une foule de « cratères » ont alors superbement fumé au nez des bourgeois ? Rien de plus commun que le régime « frénétique ». On met une


1. A Liszt, 25 janvier 1836.

2. A M™e Lesueur, 12 janvier 1832.


LA SENSIIIILITÉ ROMANTigUE 141

espèce de coquetterie ù paraître avoir des sentiments pro- fonds et des sensations vives, l'important en eiïet étant moins de les (éprouver en réalité que de donner à autrui l'illusion qu'on les éprouve.

« ...Enfin, mon cher ami, je suis brisé, mort, anéanti... ()h ! de grâce, que ton amitié n'essaie pas de me conso. lor !... Il y a des circonstances, on le sent bien, où toutes consolations stMaient inutiles ; il faut laisser son cœur en tète à tète silencieux avec sasoufTrance. » — Jamais les méta- phores hardies ne firent peur à un romantique. — « Non, il n'y a plus de ciel, plus de Providence, plus de justice, plus de bonté, il n'y a plus rien... En moi, en dehors de moi, du noir, toujours du noir et du vide... Il me semble que je roule dans des abîmes dont la chute de mon cadavre trouble seule le formidable silence... Oh ! je soulTre, je souffre! Comme un damné !... On dirait qu'on me tenaille la poi- trine avec des pinces roupies au feu ! » — Et la raison de ce romantique désespoir? La perte évidemment d'un être tendrement aimé ? d'une fortune peut-être ? ou bien quelque horrible trahison ? — Point du tout. Une simple petite scène de jalousie que Ferdinand 1)*** a faite à Made- leine T"*, sa maîtresse, et qui a été fort mal prise. Ils se sont quittés réconciliés, c'est vrai ; mais lui, il porte « là désormais le ver rongeur, le doute, le doute horrible », enfin de quoi alimenter quelque temps sa ridicule et fasti- dieuse rhétorique '.

Un autre trouve un peu trop longue la résistance que lui oppose une jolie femme, et il s'en ouvre à un ami. Le fait est digne de remarque, il faut toujours des confidents à nos héros, tout comme dans cette antique tragédie si exécrée, les confidences étant, à leur dire, « l'écluse par où se déverse

i. .luics 1)"*, « volcanique » (signature ordinaire), 1836.


142 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

le trop-plein du cœur qui sans cela serait trop vite sub- mergé ». Donc, avec une délicatesse exquise que le lecteur sans doute appréciera, notre amoureux transcrit pour son ami la lettre qu'il vient d'envoyer à la cruelle. « Je lui disais : « Tu es ange ; si tu savais pourtant ce qu'un ange est « capable de faire souffrir ! . . , Oh ! prends pitié de moi, prends « pitié de nous plutôt. Ne nous fais pas attendre plus long- « temps le bonheur... C'est vrai, tu ne sais pas, comment le « saurais-tu? C'est de la lave que je porte dans le cœur, tant « je le sens ardent au milieu de ma poitrine !... Non, jamais « tu n'auras été aimée de la sorte. . . » Inutile de mettre sous les yeux du lecteur l'interminable série de ces modestes affirmations ; mais il serait injuste de ne pas lui laisser savourer, comme on jugera qu'elles le méritent, les exquises réflexions qui suivent.

Notre volcanique soupirant a eu peur de s'être trop avancé ; car enfin les assourdissantes éruptions et les trem- blements de terre peuvent fort bien ne pas être du goût de tout le monde. Si M™® F*** allait être épouvantée de tout cet étalage de « frénétisme » et de « volcanisme » ! Il serait peut-être prudent de la rassurer, sans que la passion qu'elle a inspirée perdît trop de sa « dévorante énergie ». « Mais peut-être éprouves-tu devant la flamme mena- çante une involontaire terreur? Tu crains peut-être de mourir consumée dans mes bras ? J'éteindrai alors pour toi le volcan que je porte dans mes entrailles, ou plutôt je lui commanderai d'étouffer ses rugissements et de modérer ses brûlantes ardeurs ; il ne fera plus entendre que des murmures, son haleine ne sera plus que tiède, et tout autour de lui le sol ne tremblera que pour te ber- cer i... » Si M""* F*** ne s'est pas laissée attendrir, c'est

1. Armand B"*, étudiant en médecine, 1842.


LA SENSIBILITÉ ROMANTIQCK 11 1

donc qu'elle avait un cœur de pierre, un cœur de fer ; et si* l'ami n'a pas admiré le romantisme dont toute la lettre dt^bordo et ruisselle, c'est alors qu'il manquait totalement de ^oùt.

Naturellement, les femmes se mettent à l'unisson. Ce qu'il faut désormais à une femme à la mode, ce sont les « exag-éra lions de la poésie féroce, les invraisem- blances amoureuses de la scène, les poi{^nantcs sensations des drames sanguinaires. Elle se plaît dans ce délire d'ac- tions et de pensées, dans les extravagances du rêve ; elle ne se déclare satisfaite de l'existence qu'autant qu'elle se trouve saccadée, échevelée, surmenée par les plus ter- rifiantes impressions.

« Le soir, notre co(juette mondaine se rend au théâtre, avant le bal ; elle va de préférence à la Comédie ou à la Renaissance se saturer des tableaux de l'école des outran- ciers, elle ressent toutes les passions des héros du Roman- tisme ; elle partage leurs ivresses et leur agonie. Ces crimes, ces étreintes amoureuses, ces larmes, ces supplices, ce» voluptés, ces bizarreries, ces tortures apportent à son cœur délices profondes et angoisses féroces à la fois'. » Elle aussi vient de « vivre », et elle n'aura rien à envier à son mari ou à son amant, — si, eux aussi, ils pratiquent le romantisme.

Cette mode sentimentale se propage. « La femme — dit Arsène lloussaye [Confessions, I, 31)î>) — domina bientôt par la force des passions. Jusque-là les bour- geoises s'étaient tenues coites : elles s'émancipèrent comme les grandes dames ». Elles s'émancipèrent même très vite et de la façon la plus complète. A défaut de preuves — il devait en a voir cependant! — dont il est bien regrettable qu'Arsène Houssaye n'ait pas jugé à propos d'étaver son

I. O. Uzanne, La femme et la mode, 133.


144 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

affirmation, voici deux témoignages, parmi quelques autres.

« Ne t'excuse pas, ma chérie », écrit dès 1834 une jeune femme, Louise B***, à son amie Marguerite T*** « ne te condamne pas surtout. Je te comprends si bien ! Oui, moi aussi, j'aurais à te faire les mêmes confidences... Comme tu dis, mon cœur brûle, et il me monte par moments au visage de telles bouffées qu'il me semble que tout le monde doit être témoin de l'ardeur qui me consume. . . Oui, comme toi, j'aime, j'aime, et j'ai donné toute mon âme, je me suis donnée toute... Ah! l'enivrante chose! quelle douce, quelle profonde félicité ! Je ne vivais pas avant, car ce n'est pas vivre que d'avoir le cœur indiff'érent, le cœur mort... Il — c'est l'amant, bien entendu — il m'a révélé ma vraie nature, une nature de feu, comme il ne cesse de me répé- ter... Il m'appelle sa petite salamandre... N'est-ce pas que je suis folle de te conter tout cela? Mais je t'aime tant de nous sentir toutes deux pareilles !... »

Et comme le lyrisme est volontiers bavard, notre roman- tique de bavarder interminablement, et d'entonner à la fin un dithyrambe — soufflé sans doute par son ami — en l'honneur des écrivains qui avaient commencé à « faire circuler la flamme » . Elle tenait évidemment à justifier son surnom sentimental de « Salamandre ».

Une autre est encore plus explicite^ et plus détraquée. On dirait d'une héroïne de théâtre ou de roman. Elle ne comprend la vie qu'avec l'amour, et elle ne comprend l'amour que passionné, brûlant, « gorgé de délires ». « Passion ! Mot magique et qui fait rêver ! plein de félici- tés, d'oublis délicieux, d'extases !... Passion, passion ado- rable ! Je suis ta servante et ton esclave ! » Dans les pièces et dans les livres, aucune situation n'est pour elle assez poignante, assez déchirante, comme aucune déclara-


I,.\ SKN8IHILITIÏ HOMANTigiK II •

lion ass<;/. >< udorunle » ou assez vésuvieiine. Il lui faut (les éclats, des rugissements, des sanglots et des râles — ou (les pâmoisons et des évanouissements. Car « l'amour (Kivori' cl il brise », etc., etc. '. Ce fut le rêve alors de beaucoup de femmes d'être « brisées ». Elles n'étaient — ou ne se disaient — intéressées qu'à l'épilepsie commen- vunte.

Le volcanisme sévit donc partout, et de façon si intense, (ju'on se lasse assez vite de ses explosions et de ses ardeurs ; sa rhétorique devient banale, et la raillerie ne manque pas de s'exercer aux dépens du tout.

J'ai ràine en feu, je suis volcan. Je brûle, je souffle et je crache ; Autour (le moi tout tremble, quand Mon cratère fait le bravache.

Pitié pour vous ! .N'approche/ pas. Si vous avez des allumettes *...

On devine si notre « flAneur parisien » devait s'égayer à son tour d'une manie si ridicule en effet .

« 3 mai [183r)]. — Il serait charitable de prévenir L*** que, selon toute vraisemblance, il recevra bientôt de tristes nouvelles de F***. A force de souiller, de cracher, morale- ment s'entend, de faire le volcan, comme il dit, F"* va sûre- ment éclater un de ces jours. Ce sera une belle explosion


1. Valent iin> W", 23 ans, 1836. — Ces habitudes de style iNtssioiiné «onduisirent assez vile aux plus fâcheux exct's, et <> les bornes de r;uistiM-o |)U(leur » finnit nssez souveiil et assez facilement franchies par les disciples du i-omantisme. Ou nous dispensera deii ^donner des preuves. Voir au surplus les deux chapitres, le noniantisnie ri l'amour et I'AiiIm' du haiidelairisme.

2. Les Volcaniques, saym'te in(>dite, 1836, et dont miu> n .iNon- Irouvéque ce passage, cit( dans une lettrt» inédite.

/.(• romanlisme et les nueurs. 10


146 LE ROMAINTISME ET LES MŒURS

et les débris en seront curieux à contempler. « Je renâcle comme un Aàeux cratère », répète-t-il à tout propos. Il ferait peut-être mieux de dire, comme une vieille bouteille dont le contenu épaissi par le temps rencontre un goulot trop étroit. » — Que signifie la comparaison ? Renferme-t-elle une allusion et laquelle ? Impossible de le savoir, et on ne peut qu'en noter l'étrangeté obscure. — « Le pauvre gar- çon est sans mentir le plus curieux des phénomènes. A l'entendre, personne n'a l'épiderme si délicat, la sensibilité si vive, si aiguë, si souffrante. Il crierait, il hurlerait, et il ne s'en prive guère, de ce que les autres ne remarquent même pas ; il meurt de ce qui laisse son prochain dans la plus parfaite indifférence. Il me disait l'autre jour, avec un sourire sarcastique : « Personne ne sent plus rien, personne. 11 n'y a plus de cœurs. » — « Il y aura toujours le vôtre », ai-je insinué sans sourciller. Il n'a rien répondu, mais il m'a fortement serré le bras, en levant les yeux au ciel.

« Son geste habituel est de se comprimer la poitrine à deux mains, pour neutraliser, à ce qu'il prétend, (il a fait autrefois des études de chimie et de physique) la poussée intérieure de son cœur, qui est formidable. Sans cette précau- tion, la cage thoracique (c'est encore de son style) éclate- rait sous la pression du terrible viscère, tant il est gonflé, saturé de sentiments surhumains, de sensations inouïes, enfin d'un tas de belles choses romantiques. Et ce pauvre F*** avoue trente-cinq ans ! On n'a pas de pareils travers à cet âge.

« Bon pour ces blancs-becs de M***, de B***, d'A*** et de S***. Ils sont d'ailleurs si amusants !... Tout est volcanique chez eux, tout, y compris la sottise. Mais ils ne s'en doutent pas, on les étonnerait beaucoup de leur^dire, et c'est juste- ment pourquoi il convient de leur être indulgent, comme


I.A .HKNSIHlMTf: ROMANTI^l'E 147

aux corpulentes, ventripotcnlcs et vcntricapaces matrones qui se serrent et se san<;K'nt à devenir apoplectiques, afiu (l'avoir une taille dt' châtelaine. »


III


La pratique constante de cette exaltation et de ce dérègle- ment aboutit infailliblement h des résultats de deux sortes, les uns mélancoli(jues, les autres ridicules. Nous parlerons des premiers dans la partie de notre travail où il sera traité de la neurasthénie romantique ou mal du siècle, et c*est des autres qu'il sera pour le moment question.

A des sentiments extraordinaires et d'une violence for- cenée, il fallait une expression également violente et force- née. De là l'invention d'une rhétorique nouvelle, une des plus fâcheuses qui aient jamais été ; — les pages qui pré- cèdent en ont déjà olfert des exemples. S'il fallait en croire certains romantiques cependant, ce serait leur faire injure que d'élever le moindre doute sur leur sincérité. « Ne dite* pas, je vous prie, — écrivait Philothée O'Neddy à Charles Asselineau, le 23 septembre 1862, — que Petrus Borel était seul sincère. » Nous savons, et abondamment, par ailleurs, qu'on a reproché à l'auteur des liapsodics de n'avoir jamais été ((u'un cabotin ; et la vérité doit être entre ces deux appréciations extrêmes. « D'autres encore l'étaient (sin- cères). 0' Neddy réclame pour eux et pour lui-même. Il l'était on ne peut plus dans ses allures byroniennes et dans ses grands entraînements vers Monseigneur Don Qui- chotte. » C'est bien possible. On vivait alors dans une atmo- sphère d'enthousiasme et de lièvre. L'air grisait, et chacua avait sa part de l'ivresse générale. Mais on ne peut pas être toujours ivre, — quoi qu'en dise Baudelaire ; et comme


\'lS le romantisme et les mœurs

la vanité était intéressée à ce qu'on en offrît toujours au moins les apparences, résolument on se les donna K

Il y a de l'artifice dans toute rhétorique, c'est par trop évident ; et à cela d'ailleurs rien à redire. Mais, et la chose est alors fâcheuse, cet artifice peut aller jusqu'à l'insincé- rité, jusqu'à l'improbité, jusqu'au mensonge. Or il semble bien que la rhétorique nouvelle soit trop souvent allée jus- que-là.

Il ne saurait entrer dans notre dessein de l'étudier en elle-même et nous n'en pouvons signaler que ce qui inté- resse directement notre sujet. Mais comment ne pas remar- quer qu'un des caractères essentiels de cette extravagante phraséologie est justement l'exagération constante, l'exa- gération, énorme jusqu'à en être ridicule, de tout ce qui est sentiment ou sensation ? Un romantique doit toujours sentir, toujours frémir, toujours vibrer, c'est entendu ; or, le moyen d'être éternellement fidèle à un programme à ce point épuisant et excessif ? La nature s'y refusant, et pour cause, on « masque la nature » et on la « déguise ». Puis- qu'après tout et la plupart du temps on n'a que des sensa- tions d'humble mortel, alors qu'il importerait à votre vanité de paraître avoir des sensations de demi-dieu, on demandera à tous les artifices possibles du langage de di.s- simuler cette pauvreté et de pallier cette impuissance. Gomme autrefois les précieux rivalisaient de recherche, de


1. Que toute cette ridicule exhibition de sensibilité coexiste avec le plus complet égoïsme et le plus intransigeant, c'est une vérité évi- dente d'elle-même et qui se passe de démonstration. Il faut savourer ces propos de Raymon de Ramière, dans Indiana. Noun vient de se tuer pour lui ; il sanglote, et à travers ses sanglots : « Pauvre Noun ! pauvre fille infortunée ! Elle s'est tuée afin de me laisser l'avenir.. Elle a sacrifié sa vie à mon repos. » Et s'adressant à Indiana : « Ce n'est pas vous, Madame, qui en eussiez fait autant .'... » Les dieux ont toujours aimé les holocaustes.


LA SENSIBILITÉ 'romantique 14H

raftinement et de subtilité, on rivalise maintenant de tru- culence et de volcanisme. Violences, exagérations, excès (le toute sorte, on fait appel k tout, on abuse de tout. On .s'excite, on se bal les flancs, on délire à froid. C'est le plus piteux des spectacles •.

Y eut-il jamais rien de plu.s ordinaire, de plus triste- ment banal que les amours d'Hector Berlioz et d'Harriett Smitlison ? De la [)lus insignifiante des aventures, consi- dérez cependant ce que peut tirer une volcanique cervelle. 11 la voit, et la passion de s'abattre aussitôt sur lui, une


I. Son défaut (de J.-J. Rousseau) fut d'avoir le cœur emphn- lique. Il sentait, mais il amplifia, jusqu'à paraître parfois no plus sen- tir. >' Guyau, IWrt an point de vue sociologique, 102. — Que dire alors de ses disciples? On sait à quels excès de bouffonnerie et de ridicule la rhétorique romantique en arrive avec un Alexandre Dumas, un Eugène Sue, ou un Frédéric Soulié. On peut puiser à pleines mai.ns dans ces sources, inépuisables en effet. Voici deux exemples, absolu- ment pris au hasard, dans le Conseiller d'État (I, 302 et II, 10k) de Kr. Soulié. << Camille, je ne sais si vous êtes un ange ou un démon : n'im|K>rte ! vous m'avez dit : Voilà où il faut que tu ailles ; j'irai. Le ciel ou l'enfer connaissent seuls le secret du cœur des femmes : n'im- porte ! pour vous je llélrirais le repos éternel d'un ange dans ce monde, pour vous, je goûterai les baisers impurs pendus en étalage aux lèvres d'une courlisane: vous n'oublierez pas que c'est vous «|ui l'avez voulu. ■> — " Qu'est-ce que la foudre qui éclate à vos pieds? Votrt^ pÎTe (jui tombe mort à côté de vous? Un spadassin qui vous crache au visage? Un ami qui vous dénonce? Un Tds qui lève la main sur vous? Tout cela, c'est une douleur, un effroi, inattendus, poigniuis, atroces. Mais celte lettre ! cette lettre! mon Dieu! c'était partout qu'elle frap|)ait à la fois, partout qu'elle enfonçait ses lignes frivoles comme autant de poignards. Camille l'avait lue sans s'arrêter ; une seule des horreurs qu'elle y découvrit aurait suffi à la rendre folle; leur multiplicité la sauva. » — On peut citer aussi ce passage d'une des Saynètes de Paul Foucher, intitulée Fatalité.

Théodork. — Il est mort I... Rapt, adultère, inceste, parriciint un scélérat... mais je vais le devenir !... [Il Jette son fusil.) La fatalité qui m'a fait subir la peine de mes actions ne m'empêchera pas d'en


loÔ LE ROMAM'ISMK ET LES MŒimS

passion « infernale », naturellement, et telle que n'en éprouva jamais" un cœur d'homme. Il étouffe, son cœur bat, sa tête bouillonne ; dès le premier jour il n'est pas loin de déraison- ner. Il déraisonnera tout à fait, quand le temps et l'indiffé- rence du doux objet auront avivé sa passion — en l'aigrissant. Il écume alors, il grince des dents ; il broierait un fer rouge entre ses mâchoires contractées par la fureur. Ce qu'il éprouve est terrible, et les damnés seuls peuvent le savoir ; mais au moins il a des sensations, il vit. « La musique est un art céleste, — écrit-il à Ferdinand Hiller, — rien n'est au-dessus que le véritable amour ; l'un me rendra peut-être aussi malheureux que l'autre, mais j'aurai vécu... de souffrance, il est vrai, de rage, de cris, de pleurs, mais j'aurai... vécu... mon cher Ferdinand !... hors de moi, tout à fait incapable de dire quelque chose de... raison- nable. » Les points suspensifs sont dans le texte ; et c'est nous qui soulignons les derniers mots, plus particulière- ment caractéristiques, nous semble-t-il.

Raisonne-t-on en effet avec la torture ? raisonne-t-on avec l'enfer? Non; mais des cris, des sanglots, de brusques

recueillir le prix. Léontine est une belle femme, et je veux la pos- séder... Où est-elle?... Léontine !

Madame d'Ofelly. — N'approche pas !... qui que tu sois... n'ap- proche pas!... Vois-tu? le tonnerre est tombé sur cet homme... Vois-tu ? C'est électrique...

Théodore. — Quels mots insensés !

Madame d'Ofelly. — Oui, vois-tu ce sang rouge dans ses cheveux blancs?... Tiens, regarde...! [Elle amène Théodore Jusqu'au corps de M. d'Ofelly, puis s'enfuit avec des éclats de rire effrayants.) »

Il y a cependant mieux encore qu'Alexandre Dumas, Eug. Sue, Fréd. Soulié et Paul Foucher ; et c'est Amédée Kermel, l'auteur du roman. Une âme en peine. Il faut lire le chap. xii, le Bal, si on veut avoir une idée à peu près complète de la rhétorique romantique. 11 y a là quatre pages merveilleuses, les chefs-d'œuvre du genre, à coup sûr. Voyez encore le chapitre xx, intitulé : Prolégez-la, mon Dieu !


LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUE 151

accès de colère et de révolte furieuses, voilà tout ce dont on est capable, voilà surtout ce dont il importe de rendre les autres témoins. « Oh ! malheureuse, s'écriait-il parfoU devant ses uniis, et même duns la rue^ si elle pouvait com- prendre un amour tel que le mien, elle se précipiterait dan» mes bras, dùt-elle mourir consumée de mon embrasse- ment ! » Les amis devaient sourire et sans doute éprouvor (juclcjuc ^ène. Quant aux passants, ils étaient certainement persuadés qu'ils venaient de rencontrer un fou.

Et ce ([u'il y a de plus extravagant encore, ce qui devient tout à fait boulFon, c'est qu'il a eu beau être en proie à « un amour inexplicable dans ses effets, effrayant par sa violence, sa ténacité », ce cœur est si large, si profond, si volcanique enfin, qu'il y a place immédiatement pour une passion nou- velle. L'actrice n'est pas encore complètement oubliée que notre fougueux romantique élève un autel dans son cœur à une autre divinité, une pianiste cette fois. Malheureuse- ment il vient à peine de lui adresser ses premières adora- tions et ses premiers hommages, qu'une inexorable fatalité lui ordonne de partir. 11 partira, mais la rage dans le cœur, le blasphème à la bouche, comme il convient ; et de par- delà la frontière italienne, il fera entendre ce rugissement. « Puisse toute l'Europe s'épuiser en cris de rage, tous ses enfants s'entr'égorger, le fer et le feu triompher, la peste régner, la famine ronger; puisse Paris brûler, pourvu que j'y sois, et que la tenant dans mes bras, nous nous tordions ensemble dans la flamme ! » Voilà les gentillesses qu'on écrit quand on a l'ingénuité déjouer au naturel les Lara et les Manfred. Toutes les rhétoriques sont fastidieuses : peut- être en citerait-on difficilement de plus déplaisante.

Il est vrai que Berlioz réalise dans sa plénitude et sjt pureté le type du romantique lâché à travers la vie ; et puis, il est... Berlioz. Sans doute: mais pour n'avoir pas Texcusc


152 LE ROMANTISME , ET LES MŒURS

du génie, d'autres ont été, ou plus exactement ont voulu paraître, tout aussi volcaniques ; ils ont eu la même rhéto- rique. Et l'on entend bien qu'il ne s'agit pas ici de littéra- ture, mais de réalité. On en a déjà vu quelques exemples dans les pages qui précèdent. Rien ne serait facile comme de les multiplier. Nous n'en donnerons plus qu'un. Du reste, à quelques variantes près, tous se ressemblent.

« ...Si je t'aime, mon ange, si je t'aime ?... Mais tu es mon âme, tu es ma vie, tu es nion dieu... Mais tu m'es nécessaire comme la prière est nécessaire à l'âme, et la tempête à V océan !... Oh ! je t'en supplie, mets-moi à l'épreuve ; dis-moi de faire pour toi l'impossible, et l'im- possible sera fait... Veux-tu de la neige des glaciers, déli- cieuse, angélique enfant ? Commande, et je t'en apporterai dans le creux de ma main... Veux-tu de ces fleurs mysté- rieuses qui ne poussent que dans des régions inaccessibles? Ordonne, et j'y volerai ; mon pied vainqueur foulera les plus sourcilleux sommets, et la fleur mystérieuse s'épanouira sur ton front de séraphin, plus mystérieux qu'elle et sur- tout plus beau... Car je t'aime, vois-tu, je t'aime, je brûle et je ne peux plus contenir les flots d'amour qui montent des profondeurs mystérieuses de mon âme et qui voudraient bondir jusqu'à toi, et qui voudraient te submerger ^ . . »

Malgré la poésie dont ils déclarent presque tous que « déborde leur âme », nos romantiques amoureux sont faibles en général dans l'expression de leur bonheur; mais viennent le doute, la tristesse, la jalousie, la peur de la trahison ou la ti'ahison, ils retrouvent aussitôt leurs avantages.

Ce:lui dont nous venons de transcrire les enfantillages ridicules doit faire une absence de trois semaines. En vain lui a-t-elle promis de lui écrire souvent, le plus souvent

1. Pierre B***, étudiant en médecine, 1840.


I \ SKNSIHILITK IlOMAMIyl I. 1 ?»'{

possible ; t illr M-paràtion est une chose h quoi il ne peut se résoudre. N'y u-t-il pas li'i sujet de montrer le poing au ciel, maudire la fatalité' et faire le dément? Il se garde bien d*v manquer.

«t Trois semaines, mon amour, trois semaines loin de toi ! trois fois sept jours et trois fois sept nuits sans t'en- tendre, sans te voir, sans me repaître <i chaque instant de ta beauté ! Dis-moi, connais-tu supplice comparable ?... Oh ! Dieu m'a maudit!... Ces horribles moments vont être des éternités, des éternités de torture... Je vendrais mon âme à Satan pour (ju'ils me fussent épargnés!... Quand je me met.s^ en face de cette horrible chose : que je vais rester si longtemps loin de toi, je maudirais l'existence, je maudi- rais ma mère, je maudirais Dieu !... Hier j'ai erré touti- l'après-midi comme une béte fauve, une bête traquée... J'allais, j'allais, hagard, sans savoir où, ne voyant rien, n'entendant rien, ne sentant rien qu'une douleur atroce dans ma poitrine, à la place de mon pauvre cœur bles.sé... Je semais autour de moi l'épouvante et la terreur, comme un être de ténèbres, comme un réprouvé, comme un mau- dit... Dans la forêt, j'ai hurlé, hurlé comme un démon... je me suis roulé par terre... j'ai broyé sous mes dents des branches que mes mains avaient arrachées... » Enfin, le pauvre garçon a eu presque une attaque d'épilepsie. » Alors, de rage, j'ai pris ma main entre mes dents ; j'ai serré, serré convulsivement; le sang a jailli et j'ai craché au ciel le morceau de chair vive... J'aurais voulu lui cracher mon


cœur


t t


Nul doute qu'il n'ait paru le lendemain devant sa bien- aimée, la main enveloppée de bandes et le bras en


1. Des lettres de cette force et de ce groAt, il nous en est bien passé sous les yeux une demi-douzaine.


154 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

écharpe, et, pour peu que la bien-aimée ait été romantique, nul doute qu'elle ne se soit sentie défaillir de joie et d'or- gueil devant cette étrange preuve d'amour — qu'il eût été prudent de commencer par vérifier.


IV

Il est déjà fâcheux d'être ridicule en parole ; c'est bien pis de l'être en action. Intrépidement les romantiques ont été l'un et l'autre.

De quel nom s'appelle, en bon français, l'habitude de voir Apennins et Caucase dans la moindre taupinée ou l'Océan entier dans une goutte d'eau ? Avec leur perpétuel besoin d'émotions vives et fortes, et leur éternel désir de toujours vibrer, c'est cependant le travers où ils ne pou- vaient pas ne pas donner à chaque instant. La réalité ne leur fournissant pas ce que réclame leur cœur toujours en mal de volcanisme, il faut que l'imagination vienne aussi- tôt à la rescousse ; et les voilà naïvement occupés à gran- dir, grossir, exagérer démesurément la réalité, comme ils en exagéraient tout à l'heure l'expression. Entre la sensa- tion et le sentiment éprouvés, et la cause véritable du sen- timent et de la sensation, il n'y a pas seulement dispropor- tion presque toujours flagrante, il y a disproportion énorme. Dans ces cervelles échauffées, dans ces cœurs délirants, l'incident le plus vulgaire s'amplifie au point de devenir gigantesque, colossal, inouï. Qu'on se rappelle seu- lement les faits et gestes de Berlioz apprenant à Rome que Camille Moke le trahit. Le procédé lui ayant réussi une première fois •, il le renouvelle. On jurerait, à l'entendre,

1. Cf. plus haut le chap. sur le Romanesque, p. 42 . — Il dii'a lui- même : « Tout cela ressemble à une contre-partie exagérée d'un


LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUE 155

qu'il a passé la meilleure partie de son temps k être fou- droyé et à se suicider. Il mande à Ilumbcrt Ferrand, le 30 aoiU183;i :

« Je ne sais ce que je vous avais écrit de ma séparation d'avec cette pauvre Henriette, mais elle n'a pas encore eu lieu, elle ne l'a pas voulu. Depuis lors, les scènes sont devenues plus violentes ; il y a eu un commencement de mariage, un acte civil que son exécrable sœur a déchiré : il y a eu des désespoirs de sa part ; il y a eu un reproclu' de ne pas l'aimer; là-dessus, je lui ai répondu de guerre lasse en m'empoisonnant h ses yeux. Cris alîreux d'Hen- riette!.,, désespoir sublime !... rires atroces de ma part !... désir de revivre en voyant ses terribles protestations d'amour!... émétique!... ipécacuana !... vomissements de deux heures !... il n'est resté que deux grains d'opium ; j'ai été malade trois jours et j'ai survécu. »

Nous l'avons déjà dit, mais il faut bien le redire, il y a du Tartarin clans tout vrai romantique ou, si l'on aime mieux, du tlon Quichotte, c'est-à-dire une provision de comiqiu- sûre et assez abondante. Le lecteur n'a pas oublié le moi- ceau de chair vive craché au ciel.

La manie est générale, — nous l'avons expliqué dans un chapitre précédent, — de tout dramatiser, de mettre partout du tragique, et du plus violent. On perd le sens de la mesure et de la finesse ; on s'emporte où il faudrait sourire : on montre le poing au ciel quand il suffirait d'un impercep- tible haussement d'épaules ; on prend des pavés pour écra- ser des mouches. Qu'une lettre ait quelques heures i\v retard : plus de doute, votre amie vous oublie ; pis encore, elle vous trahit ; oui, cela est sûr : trahison! trahison!... On


roman byronien. » — Cf. dans les Con fessions d' A. Iloussaye, I, 3AH, le chap. XIV : Profils (Tamis.


156 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

saute aussitôt sur sa bonne plume, faute d'avoir à portée une bonne lame de Tolède ; on vomit contre linfidèle des torrents d'insultes et de menaces; qu'elle prenne garde : toute injure veut du sang ! , . . Et quand on a ainsi extra- vasé tout à son aise sa véhémence et son lyrisme, la lettre arrive, qu'on n'attendait plus. Elle est justement pleine de tendresse, de douceur, elle est exquise. On s'abîme alors en humiliations, en demandes de jiardon éperdues ; on s'in- sulte à son tour, on s'arrache les cheveux, on se maudit; on jure à la fidèle amie de ne plus recommencer; — et la comédie reprendra de plus belle, au premier prétexte tout aussi plausible, et peut-être dès le lendemain ^. Tout bon romantique est de l'espèce de cet ineffable Desgenais, des Filles de marbre, de Théodore Barrière et Lambert Thi- boust : « il a l'emballement chronique et puéril, l'embal- lement pour rien » 2.

Rien d'étonnant alors qu'il soit arrivé, aux beaux jours du romantisme, des aventures extraordinaires. On a dû les compter par douzaines. En voici une, la seule à vrai dire, dans ce genre, que nous connaissions ; mais qu'il y en ait eu quelques autres, c'est plus que vraisemblable.

Le jeune Edgar de B*** avait le malheur d'être <( de complexion fort amoureuse et d'une invincible timidité ». Le pauvre garçon passait des journées entières à rimer des odes, des sonnets, des élégies ultra-romantiques, à ce qu'il paraît, pour toutes les jolies femmes dont il tombait imman- quablement amoureux, sans jamais oser le leur déclarer. De là, par intermittences, des colères, des fureurs et des accès de désespoir « si terribles que, dans ces moments, il

1. Léonce A***, 1837. — D'incidents analogues à celui que nous venons de résumer, il y en a eu alors sans compter, et il nous en est bien passé sept ou huit sous les yeux.

2. J. Leraaître, Impressions de théâtre; IV, 160.


LA SENSIBILITÉ ROMAKTlut'B 157

songeait au suicide ». Comme il ëtait « très aimable, Iri-s gentil », ses amis résolurent de le tirer de peine, tout en s'en amusant un peu, et de lui ménager une belle et por- li([iie passion.

La mère de l'un d'eux avait à son service une pimpante souhrelle, accorte, délurée, frimousse piquante, œil espiègli', toute la physionomie enfin, vive et sémillante, de l'emploi. On lui explique ce qu'on attend d'elle, et elle entre aussitôt <lans le rôle, ravie de « jouer quelques instants à la grande (lame ».

Cependant on parle d'elle à Edgar comme d'une noble Espagnole, provisoirement séparée de son mari, « un avare, un brutal, unjaloux », et qui voyage pour fuir son seigneur et maître et oublier les mauvais traitements qu'elle en a reçus. Il y a justement un mois qu'elle est arrivée. Le nom <r Edgar est venu jusqu'à ses oreilles. Elle a môme lu — comment a-t-elle fait pour se les procurer? Mystère ! Mais ces Espagnoles sont si fines ! Et celle-là en particulier est si intelligente, si lettrée, « si artiste, si romantique ! » — elle a lu de ses vers, et un désir fou lui est aussitôt venu, un re trop son Ijourgeois. Mieux vaut supprimer le mari : c'est plus oxpéditif d'abord, plus décisif ensuite, enfin et surtout c'est plus romantique.

Apprends-moi sa demeure l'^l tlis-nioi son pays; Que NOUS u)u dague il meure, LMnsolenf qui m'a pris

Cet ange de beauté, etc.

t^ar il sera vainqueur dans ce combat singulier; il u»- peut pas ne pas l'être : il l'aime trop, elle ; et il le déteste trop, lui ! 11 le déteste,

(]oniuic la ffazelle liuiiilc Déleste le chasseur, Kt comme la biche rapide Déleste le veneur.

Sa haine s'exhale en cris entrecoupés et en métaphores

incohérentes.

Je veux au monde ealier crier, hurler ma haine. Et dans mes mains brover celle face inhumaine. Grimaçante d'horreur, pantelante d'elTroi ; La couper en morceaux, et comme aux chiens I <>ii jcUe Les débris tout sanglants de quelque énorme bêle. Je veux la suspendre au bciïroi (?).

A bout d'expressions enlin pour un sentiment si forcené, il a recours aux citations romantiques.


160 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Je te hais, je te hais, vil bourreau d'une femme ! Comme dit mon héros ', oui, je te hais dans l'âme.

Tant qu'il ne s'agit que de poésie et de réminiscences littéraires, ce fut amusant ; mais les choses menaçaient de se gâter et rapidement encore. Notre héros prenait terrible- ment au sérieux son rôle de consolateur. 11 ne parlait de rien moins que d'aller, ira los montes, tirer quelques pintes de sang et finalement couper la gorge au mari détesté, à l'existence duquel il croyait de toutes les forces de son ingénuité, qui était robuste. Déjà tout était prêt pour la tragique expédition : dagues, rapières, poignards, épées à coquille, pistolets, tout un arsenal du plus pur et du plus effrayant romantisme. Cependant de plus en plus éperdu d'amour, il dépêchait tous les jours à sa belle un véritable courrier de poésie ; il la noyait, la submergeait sous un déluge de vers. Elle était tour à tour une aimée, une baya- dère, une grecque, une reine, une impératrice, une sainte, une madone, une vierge.

Car la virginité n'appartient qu'à l'amour (?),

une châtelaine, naturellement, et, plus naturellement encore, personne avant lui n'avait connu « l'enivrante dou- ceur de la passion ». 11 frémit, il délire, il est « ivre d'ex- tatiques félicités ».

Ah ! mes jours ne sont plus que parfum et lumière, Qu'ivresse, enchantement, qu'ambroisie et que mieP ; De mon ardente amour s'exhale la prière, Et dans mon cœur ravi je sens couler le ciel.

1. C'est nous qui soulignons cet hémistiche caractéristique.

2. Ces. vers ressemblent beaucoup à ceux de Gustave T**', (|ue nous avons cités au début du chapitre : le Romantisme et Vhomme de lettres. Les deux jeunes gens se connaissaient probablement ; peut- être travaillaient-ils ensemble ou encore s'empruntaient-ils ([uelque- t'ois des hémistiches.


LA 8E?i»IHIUTÉ ROMANTlylK 161

La situation devenait inquiétante, et elle paraissait d'ail- leurs inextricable : la pseudo-andalouse ne s'était-elle pas avisée de tomber amoureuse à son tour, et pour tout de bon, {prisée qu'elle était de ces délicats hommages auxquels ou ne l'avait pas habituée, et de ces protestations passion- nées et « multi- quotidiennes », qui en auraient vraisembla- blement grisé bien d'autres ? Et l'embarras des amis d'Ed- gar était considérable.

Comment lui avouer la vérité ? Du caractère dont on le connaissait, maintenant qu'il était féru de passion, il était parfaitement capable de se porter aux pires extrémités. Après bien des réflexions, on s'arrêta au seul parti raison- nable. Moyennant une somme rondelette, Dolorès consen- tit, non sans beaucoup de larmes, véritables celles-là, à s'éclipser et à oublier son cher poète ; un beau matin, Edgar trouva le nid vide et « la colombe envolée ». On s'efforça de lui persuader que la belle Espagnole n'était sans doute et après tout qu'une aventurière et une romanesque, — nous dirions aujourd'hui une cérébrale, une chercheuse de sensations ; — qu'elle ne méritait pas qu'un galant homme en gardât le souvenir... On dit ce qu'on put.

Il en coûta quelques écus aux amis imj)rudents; M"** L*** V perdit sa femme de chambre, et le pauvre Edj^ar y gagna (pu'hjues bonnes migraines. Sa timidité se changea en détiancc féroce. Il avait adoré les femmes : il les persifla. Son historien ne nous dit pas s'il abjura le romantisme. La prudence aurait cependant conseillé de commencer par là.

Ce sont les mésaventures auxquelles expose presque fatalement la pratique du régime. Mais peut-être tout cela n'est-il que peu de chose, en comparaison des désordres morbides qu'il nous reste h étudier, et dont l'imporUince et la gravité méritent bien un chapitre spécial.


Le roiMntUme tt les maur$. i I


CHAPITRE II


L AUBE DU BAUDELAIRISME


<( Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. — Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.. . » Ainsi parle Baudelaire, au début du XXXIII" de ses Petits poèmes en prose. Le conseil n'est pas neuf, malgré ses airs de flegmatique et impertinent paradoxe, et la preuve en est qu'il a été pratiqué par tout vrai romantique avec une bonne volonté touchante à force d'être éperdue. Entendez par « vrais romantiques » ceux qui ont naïvement essayé de mettre quelque harmonie entre leur conduite et les idées dont les fournissait l'école de 1830.

Rien qui sente son romantisme en effet, — que de fois avons-nous eu l'occasion d'en faire la remarque ! — comme cet éternel besoin de s'étourdir pour échapper à la réalité et à son « obsession hideuse».

Entre la vie et moi, Seigneur, étends un voile, Garde-moi du contact de la banalité, FA fais luire à mes yeux la fulgurante étoile Dont réclat fait pâlir toute réalité.

L'expression n'a peut-être pas toute la netteté désirable, du moins le sentiment exprimé est-il fort clair. C'est tou- jours même incapacité — nous connaissons cela — d'ac- cepter simplement, virilement, l'existence pour ce qu'elle est ; toujours même désir maladif — nous en avons donné


L AUBK I)i: RAUDRLAiniSMI-: 163

(les exemples — de s'en évader par le révc sous toute» ses formes. On pousse à bout son imat^ination, on surmène sa sensibilité ; et lorsque, en dépit «lu développement excessif (|u'on leur a imposé, ces deux facultés ne donnent pas, la dernière surtout, ce qu'on en avait attendu, on se laissi* aller aux plus affligeants et aux plus répugnants désordres. La conséquence est inévitable et la pente est fatale. Irritée de ne jamais être complètement assouvie, et ses exigences croissant toujours en proportion de ses défaillances bien constatées, la sensibilité s'alTole et elle est la proie toute désignée des plus fâcheuses hystéries. Appétit morbide de tout ce qui est malsain, répugnant ou horrible, délectation dans la perversité et dans le mal, dans la S(»ulTrance d'au- trui, sadisme : l'avidité de sensations inédites la ren<l capable de faire appel à tout pour se galvaniser.

Il lui faut du nouveau, n'enfûl-il plus au monde !

Elle demandera aux excitants ou aux stupéfiants de lui créer des « paradis artificiels » ; et si c'est au fm fond de l'enfer que se cache ce « nouveau », l'objet de ses ardentes convoitises, résolument elle y descendra le chercher. — Kxcès rares, dira-t-on, et qui n'ont jamais été le fait que de quelques raffinés, dilettantes du plaisir, ou encore simple « pose )« d'individualités chétives en mal d'originalité. — C'est possible. Nous ne le croyons pas ce{)endant, pour notre part. Le mal a été plus étendu, et il a eu aussi plus de profondeur cju'on ne pense. L'important pour nous au surplus est (|u'il y ait là une conséquence nécessaire de l'hypertrophie de la sensibilité, et que le romantisme ail favorisé cette hypertrophie. Or ce sont deux points qui semblent bien hors de doute'.

i. « Vous avez pris l'onfer, vous vous èlcs fait diable. Vous avex voulu arracher leurs secrets aux démons de la nuit... Hn perlant le


164 LE ROMANTISME ET LES MŒURS


I


Tâchons d'être impartial et plaidons en faveur de dis- ciples, lofi^iques mais trop ingénus, non pas certes l'irres- ponsabilité, au moins les circonstances atténuantes.

Quelques journalistes ont beau sig^naler alors des dif- férences profondes, des différences radicales entre la litté- rature et la société, affirmer que l'une va s'épurant tou- jours davantage, se faisant d'heure en heure humaine et décente^ — et c'est à la société qu'est décerné ce bel éloge,


détail, en pélrarquisanl sur l'horrible, vous avez l'air de vous être joué ; vous avez pourtant souffert, vous vous êtes rongé à promener et à caresser vos ennuis, vos cauchemars, vos tortures morales ; vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant. Cette tristesse particulière qui ressort de vos pages et où je reconnais le dernier symptôme iVune génération malade, dont les aines nous sont très connus, est aussi ce qui vous sera compté. » Sainte-Beuve à Ch. Baudelaire dans sa Correspondance, I, 219, éd. C.-Lévy, 1877. C'est nous qui soulignons les dernières lignes. Cf. encore une lettre du 27 mars 1865. — « La littérature personnelle est forcément la glo- rification d'un certain nombre de péchés capitaux. » J. Lemaître, J.-J. liousseau, Dixième conférence, p. 351.

1. « Il faut observer ce singulier contraste que forment entre eux le théâtre et la société, l'un rétrogradant vers la passion brutale et allant de succès en succès, tandis que l'autre s'épure, se fait d'heure en heure humaine et décente, et, devant ses propres progrès d'ordre et de civilisation, adoucit et désarme la pénalité de ses codes ; d'où il suit que le drame ignoble et brutal n'a qu'une cause accidentelle et assez mesquine : l'impuissance des auteurs qui, inca- pables de se maintenir dans les voies hautes et littéraires, se pré- cipitent tête baissée dans le dévergondage ou le trouble, et la direction purement mercantile des théâtres qui luttent à coups d'adultères et d'assassinats à qui emportera les plus fortes recettes. Ce n'est là qu'une question de chiffres. Le drame actuel n'a pas, Dieu merci, trouvé sa source dans nos mœurs ; nos mœurs, au contraire, le repoussent par leur douceur et chaque soir elles en font justice. » Le Constitutionnel, 3 janvier 1833, à propos deVHon- neur d'une femme, d'Et. Arago et Marie-Aycard. — A quoi on peut


l'aube du BAUDELAIRISME iO?>

dont nous ne déciderons pas s'il est mérité, — tandis que la littérature rétrograde de plus en plus vers la passion brutale, et s'enfonce et se complaît dans les pires horreur» et les plus révoltantes monstruosités : aucune considéra- tion ne peut prévaloir contre deux observations bien simples, à savoir (jue les auteurs servent assez, générale- ment au public ce pour (juoi le public manifeste ses préfé- rences, et que vraisemblablement ce sera toujours une assez médiocre préparation à la pratique de l'honnêteté et au culte de la vertu que la lecture de romans éhontés et l'audition de pièces scabreuses. Or, ({uekiues rares grands ■écrivains mis à part, qu'est-ce donc dans son ensemble que la littérature au lendemain de 1830 ?

Un tissu d'extravagances et, d'horreurs, quand ce n'est pas un ramas d'indécences et d'obscénités.

Adultères, viols, incestes, débauches, orgies, scandales de toute sorte et férocités de tout calibre, scènes de tor- ture et spectacles d'amphithéâtre, tout ce que l'imagination du plus sombre fabricant de mélodrames peut inventer d'é})ouvantable et de monstrueux, de répugnant et d'abject, tout cela est diligemment étudié, minutieusement décrit, impudemment étalé et conseillé, ou peu s'en faut, dans


opposer ce passage de J.-J. Weiss, dans le Thénlrc el les mœurs, 210 : « Rien ne donne mieux la mesure des inclinations d'une société <|ue les mœurs ([u'olle supporte ou qu'elle recherche au théâtre, alors même que ces mœurs ne seraient pas réellement les siennes. A ce signe, il est permis d'affirmer que l'esprit et le caractère national subissent en ce moment chez nous une altération sensible. La cause en est sans doute plus haut (|u'au théâtre, mais c'est le théâtre qui démontre avec le [)lus de clarté et qui. permet d'appré- cier avec le plus de certitude l'elTet produit. » Lire aussi dans le Correspondant, du 10 sept. 1902, un excellent passage sur les mœurs du théâtre opposées aux mœurs réelles, de M. Ch.-M. Des Granges, La Comédie el les mœurs sous la lieslauralion el la }îonarchie Je Juillel.


166 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

les romans à la mode et les pièces à succès. Ce serait à peine une exagération de le soutenir, Shakespeare lui- même, dans ses drames les plus noirs, semble bucolique par comparaison. Eugène Sue, Paul Lacroix, Roger de Beauvoir, Frédéric Soulié, pour ne citer que des noms connus, rivalisent d'audaces et de licences i. C'est à qui tordra avec plus de rudesse et de brutalité les nerfs du lec- teur. Ce ne sont plus que « secousses électriques », comme il est dit dans V Ecolier de Cluni/, et l'on assiste au triomphe complet de la sensation brutale. Il y a une scène d'écartèlement dans les Francs- Tau pins, et la sœur du pauvre petit martyr n'arrive que pour rester béante d'hor- reur devant les restes de son frère en lambeaux. Jehan, écolier de Cluny, au retour d'une orgie immonde, rencontre le cadavre de sa mère abandonné dans une rue, le crâne ouvert. On voit éventrer un condamné et l'on entend grésiller ses entrailles sur des barres de fer rouge. On déterre même des cadavres. Et, à côté de ces fournisseurs attitrés du public, d'autres vont venir ou sont déjà venus, qui surenchérissent encore. Ne parlons pas ici de Cham- pavert ou des Contes immoraux de Petrus Borel, où tout est frénésie, démence, épilepsie ~. Mais, dans un roman de Gozlan, Louise de Nanfeuil, une jeune fille pure et candide

' 1. Cf. notre étude sur le Roman historique à Vépoque romantique, 353-386. — On lit dans le Daniel Jovard de Th. Gautier : Les écri- vains d'autrefois « ont pipé les niais de leur époque avec du sucre, ceux de maintenant aiment le poivre ; va pour le poivre : voilà tout le secret des littératures ».

2. « Outrer du Petrus (Borel) ! On pouvait tout au plus l'égaler en exagération. » Letti'e de Philothée O'Neddy à Ch. Asselineau, 23 sept. 1862. — Sa poésie est une « poésie rabique », dit fort bien M. J. Claretie, dans son étude sur Borel, p. 43 ; et l'on pourrait presque mettre comme épigraphe à son œuvre tout entière l'épi- graphe du chap. v de son Passereau : « Absurdités ! — Autres absur- dités ! — Encore des absurdités ! — Toujours des absurdités ! »


LAL'BE DU BAUDELAIRISMK 167

accepte de passer pour la maîtresse de l'homme qu'elle aime et qui la livrera plus tard, par un contrat on bonne et due forme, h la discrétion d'un aventurier. Et les Dçux Anges d'Arnould-Fremy sont aux limites extrêmes sans doute où cette manie morbide du dévergondage se soit jamais portée. On excusera ce bref résumé de l'œuvre sur la nécessité d'établir une documentation exacte.

Dans la mansarde infecte qu'ils sont venus occuper après avoir quitté pour la ville la ferme paternelle, deux lils de paysans, George et Myrtil, vivent d'une prostituée que d'ailleurs ils se partagent en frères avec la plus tran- quille insouciance. La pauvre créature étant bientôt morte à la peine, nos deux héros se marient. Ils troquent leurs femmes, — effet persistant d'une ancienne habitude ; et l'un d'eux, fatigué d'une situation évidemment trop régu- lière pour lui, se débarrasse de la sienne en l'empoisonnant. Il leur est né à chacun une fille. Quand elles ont atteint l'âge de puberté, Myrtil essaie de l'inceste avec la sienne, et (jeorge pousse la délicatesse et la complaisance jusqu'à lui offrir sa Georgine de surcroît... Devenus vieux, nos « deux anges » se font inendiants et ils vont enfin « crever ensemble comme deux outres gonflées de vin, sous le chêne d'une guinguette abandonnée » ' .

1. On comprend les appréciations de Salvandy {Révolution de IS30, p. 428). « Si les lettres étaient l'expression de la société, il faudrait désespérer de la France. Notre littérature se montre

empreinte de tous les jj^enres de corruption Une sorte de

cynisme dogmatique l'a envahie tout entière La musc travaille

sur les obscénités, comme autrefois sur les passions. Un auteur imprime dans un style laborieusement barbare, afin d'être original, (ju'il faut bien en arriver là pour trouver du nouveau. \ ce compte, que deviendrons-nous lorsque la tragédie et le roman nuixjnt épuisé cette veine grossière qui est courte. Dieu merci ? Quand elles n'éclaireront plus des oi^ies, faudra-t-il que les lctli*es éteignent leur flambeau ? »•


168 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Voilà les charmantes et pures idylles dont se repaît avidement la jeunesse d'alors. Elle a d'ailleurs l'estomac robuste, cette jeunesse, les premières nourritures qu'elle a absorbées l'ayant rendue d'une singulière endurance. Rien ne la rebute et rien ne lui répug-ne. « Le féroce et formi- dable roman de Han d'Islande nous avait bronzés à cet égard », dit Challamel ^ On juge toutes simples « les exubérances de Madame Putiphar, par Petrus Borel ». <( Les scènes bien noires, les vengeances atroces » semblent partout « indispensables >>, et naturellement on en met par- tout. Challamel consulte son père sur une de ses œuvres, le Supplicié. Le père demande naïvement : « Est-ce que tu n'aurais pas pu choisir un autre sujet, un sujet moins lugubre ? » Et Challamel d'observer judicieusement : « Qu'eût-il ajouté, si je lui avais lu mes élucubrations poétiques du début, — V Anthropophage, le Serment de mort, le Désespoir », etc. ^.

L'habitude est si générale et si forte que des esprits délicats se laissent emporter par le torrent et oublient, au moins un instant, leur délicatesse native. Félix Arvers lui- même, l'auteur du fameux sonnet, écrit La Mort de Fran- çois /*"", un drame terriblement risqué, impossible à jouer, bien entendu, et dont l'analyse serait scabreuse, même après les facilités de vocabulaire qu'on doit à telle pièce célèbre de M. Brieux. Nous pouvons en citer YAvis, significatif, placé en tête de l'acte 11, dont, pour le dire en passant, les principaux personnages sont « Agnès-Blanc-Tétin, Isa- beau-l' Ahurie, Geneviève-la-Brune » et « autres filles de joie et femmes folles de leur corps ».

Ici l'auteur prévient les mères de famille, Les oncles et tuteurs, que cet acte fourmille

1. Souvenirs d'un hugolâtre, 3d.

2. Ib.,32.


l'aL'BE du BAIJDEIAIRI8ME 169

De passages scabreux et de vers immoraux... Ainsi vous entendez ; ainsi, grands et petits, Tenez-vous tous pour bien et dûment avertis ; Si vous craignez leiïetde lectures pareilles, Abandonnez le livre ou bouchez vos oreilles.

Mais pourquoi, dira-t-on, vous mettre dans le cas

De blesser la pudeur des esprits délicats?

Grâce aux progrès nouveaux de la littérature,

Les livres de ce temps sont d'étrange nature,

Kt la chose est au point qu'on ne répondrait plus

D'une jeune personne a[)rès les avoir lus ?

— Si des livres nouveaux le ton vous scandalise.

Quelle nécessité qu'une vierge les lise ?

Kst-ce qu'une œuvre d'art a la prétention

D'être un cours de morale et d'éducation ?...

L'art n'est pas fait pour vous, mesdames les comtesses '...

Pas plus, à ce compte, que pour les honnêtes femmes, vl même que pour les honnêtes gens '.


1. Il est vrai <|ue le même Félix Arvors écrivait à Alfred Tattel, le 13 nov. 1832 :

Je ne suis pas do ceux (|iii vont dans les orgies S'inspirer aux lueurs des blafardes bougies, Qui, dans l'air obscurci {)ar les vapeurs du vin. Tentent de ranimer leur muse exténuée. Comme un vieillard flétri qu'une prostituée Sous ses baisers impurs veut réchaulTer en vain.

Je crois que le génie est un fds du mystère

Je crois «ju'un vase infect en souillerait lallamme ; Que, pour l'œuvre divin, le corps ainsi (juo l'âme, A besoin tle pudeur et de virginité.

L.1 Morl (le François /"' n'a donc été qu'un moment d'égarement — d'autanl plus significatif.

2. <( O la belle lâche, en effet, d'essayer les pièces nouvelles, comme font à Marseille, ces malheureux voués à la peste, qui plongent leurs bras nus dans les ballots venus d'Orient. O l'agréable


170 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Aussi, quelles belles indignations chez les satiriques ! et les merveilleux sujets de déclamation !

Les théâtres partout sont d'infâmes repaires,

Des temples de débauche...

C'est à qui chaque soir sur leurs planches banales

Étalera le plus de honte et de scandales,

A qui déroulera dans un roman piteux

Des plus grossières mœurs les traits les plus honteux...

Littérature funeste, littérature corruptrice et démorali- sante, pour tous, mais surtout pour les femmes, qu'on voit

D'un pied lent désertant la salle solitaire Regagner leur foyer en rêvant l'adultère'.


profession littéraire que d'être toujours à dire aux curieux : Prenez garde ! là vous verrez la guillotine rouge de 93 ! Prenez garde ! là vous verrez les réactions de 1815 ! Prenez garde ! ici l'on mange un cadavre ! Prenez garde ! ici l'on viole un cadavre ! Prenez garde ! là se commet l'adultère presque en public ; là on marque, on fouette, on fléti'it ! Prenez garde au bagne, à la cour d'assises, à l'argot des voleurs, car tout cela, en effet, c'est le di"ame moderne, tout cela c'est le théâtre, et voilà désormais ma tâche illustre de chaque jour ! Il n'y a pas de juge plus attentif sur son tribunal ; il n'y a pas de procureur du roi et de procureur général plus cruellement occu- pés dans leur cour de justice que le feuilleton dans sa stalle au théâtre. » J. Janin, Critique dramatique, III, 156. 1. Les vrais coupables, en effet,

Ce sont tous ces auteurs, qui, le scalpel en main. Cherchent, les yeux ardents, au fond du cœur humain, La fibre la moins pure et la plus sale veine Pour en faire jaillir des flots d'or à main pleine ; spéculant sur l'obscénité, l'irréligion.

Puis viennent les maçons de la littérature, • Qui, portant le marteau sur toute sépulture. Courent de siècle en siècle arracher par lambeaux Les crimes inouïs qui dorment aux tombeaux. .. De la fosse encor fraîche ils retirent les morts...


l'aUDK du BAUDELA1HI8MK '171

— Mais les satiriques exagèrent, par métier! — Écoutez alors des esprits, point pudibonds assurément, point faciles à scandaliser, et pour cause.

George Sand écrit à Houcoiran, le 9 mars 1831 : « La littérature est dans le même chaos que la politique. II y a une préoccupation, une incertitude dont tout se ressent. On veut du neuf, et, pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir peint l'amour d'un soldat pour une tigresse et celui d'un artiste pour un castrato. Qu'est-ce ({uo tout cela, bon Dieu ! Les monstres sont k la mode. Faisons des monstres ! »

Quelques années plus tard, Flaubert ne sera ni moins net, ni moins explicite. « A Smyrne, par un temps de pluie qui nous empêchait de sortir, j'ai pris au cabinet de lec- ture « Arthur » d'Eugène Sue. Il y a de quoi en vomir, çà n'a pas de nom. Il faut lire çà pour prendre en pitié l'ar- gent, le succès et le public. La littérature a mal à la poi- trine. Elle crache, elle bavache, elle a des vésicatoires qu'elle couvre de talTetas pommadés, et elle s'est tant brossé la tête qu'elle a perdu tous ses cheveux. Il faudrait des Christs de l'Art pour guérir ce lépreux '. »

Us ne savi'nt donc [)as, ces vulgaires rimeurs, Quelle force ont les arts pour démolir les mœurs ; Que l'encre dégouttant de leurs plumes grossières Renoircit tous les cœurs blanchis par les lumières...! Honte à eux ! car trop loin de l'atteinte des lois I/lionnête homme peut seul les flétrir de sa voix !

Barbier, ïambes. Melpomèiw. 11 n'y manque pas pour sa part, au point qu'il éprouve le besoin de s'excuser de la violence de son indignation.

Si mon vers est trop cru, si sa bouche est sans frein, C'est qu'il sonne aujourd'hui dans un siècle d'airain. Le cynisme des mœurs doit salir la parole.

El en efTot on peut trouver par trop « iambique » sa description du carnaval et du chahut.

\. Lettre à Louis Rouilhet, 14 nov. 1850. *


172 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Mais c'est encore Sainte-Beuve qui a prononcé la con- damnation la plus énergique et appuyée des plus sévères considérants. Il écrit, dans ses Chroniques parisiennes, à la date du 4 mars 1844 : « La corruption est au cœur de la littérature, et trop souvent ce n'est pas au cœur seule- ment qu'elle se loge, elle s'étale sur le front, elle s'affiche, elle tient boutique ouverte... Nous ne faisons qu'indiquer la plaie ; elle est profonde et serait trop facile à démontrer par des noms. Mais c'est un sujet pénible et où tous ont, aisément leur part. Quand la rue est si pleine de boue, chacun peut être éclaboussé. » Et passant en revue dans le même recueil, en juin 1843, les principales gloires litté- raires de l'époque, il complétait un récent article de la Revue des deux Mondes : Quelques vérités sur la situation en littérature, signalait ce qu'il y avait partout de grossièreté et de bassesse, et concluait : « Cet épicuréisme pratique n'a produit qu'un bon moment de jeunesse, passé lequel^ tous plus ou moins, nous sommes sur les dents, sur le flanc : chacun a été bourreau de son esprit. Jen prends ma part', »

De toute cette littérature en effet il serait difficile de dire qu'elle est édifiante ; et elle n'a que trop souvent mérité les énergiques épigraphes de l'auteur des Gloires du romantisme, Sirtéma de Grovestins, qui écrivait (II, 179) en tête d'un chapitre sur la Jeune France littéraire :


j 1. « A propos des romanciers qui font da de Sade, il est difficile que je n'aie pas songé à Balzac, même à Frédéric Soulié {Mémoires du Diable), et surtout aux Mystères de Paris (chapitre de Cécily)... Théophile Gautier disait un jour de Janin : « On a beau dire, il y a un fameux tempérament dans ce style-là. » Quel sanglant éloge !... Et Alexandre Dumas, et ce talent réel, mais presque physique.; cet esprit qui semble résider dans les esprits animaux, comme on disait autrefois... » Le titre de l'article était exact : il y a des vérités, et même assez dures.


l'aube Dr bai:delairisme 473

Scribilur ad lucrancium, sed non ad ameliorandum. Lilléralure charogne.

Quand on a été assez malheureux ou assez naïf pour res- pirer il ph'ins poumons une atniosphiTc (\\ù n'a évidemment rien de coniniun avec 1 atmosphère du drame cornélien, quand on s'en est intoxiqué, empoisonné, on mérite indul- gence, si votre conduite révèle çà et là des traces de l'in- toxication '. Quelques disciples des romantiques ont été ces naïfs ou CCS malheureux, il n est que juste de s'en souvenir.


Il


On lit dans une lettre privée qu'en 181.*) un magistrat écrivait de Paris à un collègue de province :

t< ...Enfin, et sans me laisser aller, vous le comprenez bien, à un de ces développements généraux capables d'as- surer des succès d'audience, je crois que notre société souffre d'un mal profond et je n'hésite pas pour ma part à mettre la littérature au premier rang des causes qui ont amené ce mal. Nos écrivains ne se sont adressés aux pas- sions que pour les flatter. Sous le beau prétexte d'indivi- dualisme, comme ils disent, ils ont donné carrière aux pires instincts ; ils les ont légitimés, sanctifiés, divinisés. » Il semble bien que voilà le début d'un de ces développe- ments généraux qui assurent des succès d'audience. « Plus


1. Autrefois, dit Delacroix dans son Journal (II, 408\ << on était à cent lieues de ces excentricités romanesques qui font le thème ordi- naire des drames modernes et la pàturedes esprits désœuvrés... Quels germes de vertu ou seulement de convenance apparente peuvent laisser dans les cœurs des Antony, des Lélia et tant d'autres parmi lesquels le choix est difGcile pour l'exagération d'une part et \(* cvnisme de l'autre ?»


174 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

rien d'élevé, de noble, de généreux. Partout la satisfaction immédiate des appétits, la recherche de la jouissance, un ég-oïsme qui devient monstrueux...

« Gela serait assez grave déjà ; mais, ce qui est bien plus fâcheux, il semble que les notions du bien et du mal s'obli- tèrent. Je n'ose pas dire qu'on aime le mal parce qu'il est le mal ; mais du moins on n'en a plus horreur ; il ne déplaît pas ; on dirait même qu'il intéresse, qu'il attire. On signale des cas singuliers d'aberration ; il y a des per- versités qui montrent le bout de l'oreille. Pour peu qu'on fasse de ce côté encore quelques progrès, nous assisterons bientôt à une belle décomposition morale : les jours de la décadence romaine reviendront...

« Quand nous aurons le plaisir de causer en tête-à-téte, je vous citerai des faits bizarres qui intéresseront l'en- quêteur subtil que vous êtes, mais qui attristeront certai- nement votre conscience de magistrat et de Français,.. Voici simplement, pour vous amuser, une anecdote. Un de mes jeunes amis possède un chien, mais un chien affreux, horrible ; je n'ai jamais vu un animal plus laid. Je lui demande l'autre jour : a Pourquoi donc tenez-vous tant à cette vilaine bête? — Parce qu'elle est vilaine. » Voilà où nous en sommes, voilà du moins où quelques-uns en sont ' . »

Il est vraiment dommage que le magistrat n'ait pas jugé à propos de citer quelques-uns de ces « faits bizarres ».


1. On se souviendra que le type de Robert Macaire existait déjà, et que le vice et le mal étaient devenus des sources de comique. — Plus tard, des procès retentissants (procès Lafarge, procès Lacoste) excitèrent la plus vive et la plus malsaine curiosité. Des journaux firent marché avec les Compagnies de chemins de fer <( pour recevoir par un convoi à part n des nouvelles spéciales. Cf. Sainte-Beuve, Chroniques parisiennes, LX, 6 juillet 1844.


l'aube du BAUDELAIRISME 175

Mais il est certain qu'il s'en est produit, et nous en prenons- acte, comme aussi des rapports qu'on établit entre ces faits et une de leurs causes probables.

Chez trop d'individus, c'est comme une appétence mala- dive pour tout ce qui est le contraire de la norme et de la santé '. De même que l'art ne se contente pas d'accueillir, mais rocherciic avec empressement le laid, le trivial, le boulTon, le grotesque : de même les déchéances, les dégé- nérescences, toutes les tares physiologiques et toutes les misères morales exercent sur la plupart des esprits un attrait malsain. « Le grotesque triste a pour moi un charme inouï' », disait Flaubert ; et beaucoup de ses contemporains lui ressemblent. On se délecte aux spectacles macabres. Parti de Rome pour tirer d'une infidèle une éclatante ven- geance, Berlioz s'est arrêté à Florence. Un soir, il ren- contre le convoi d'une jeune femme, morte en donnant le


\, Rien n'est aussi plus ordinaire alors que certaines insinuations. « Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, prétend que vous êtes alTreu- scment vicieux. Mais peut-être qu'il vous voit avec des yeux un peu salis, comme ce savant botaniste qui prétend que la germandrée est d'un jaune sale. L'observation était si fausse que je n'ai f)as pu m'empôcher d'écrire en marge de son livre : C'est vous qui avez les 1/i'ux sales, » Lettre de G. Sandà Flaubert, 21 septembre 1866.

Et Flaubert de répondre aussitôt : « Moi, un être mystérieui, chère maître, allons donc! Je me trouve d'une platitude écœurante, et je suis parfois bien ennuyé du bourgeois que j'ai sous la peau. Sainte- Beuve, entre nous, ne me connaît nullement, (|uoi qu'il dise. Je vous jure même (par le sourire de votre petite (ille) que je sais peu d'hommes moins « vicieux >< que moi. J'ai rêvé et très peu exécuté. Ce qui trompe les observations superficielles, c'est le désaccord qu'il y a entre mes sentiments et mes idées. Si vous voulez ma confes- sion, je vous la ferai tout entière. »

2. I^ettre à Louise Colet, 1846. Cf. encore, Correspondance, H, 97, une autre lettre à la même, et toujours adressée à Louise Colet {Corresp.y II, 306), la fantaisie énorme sur los hotlrs comparées aux littératures.


176 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

jour à son premier enfant. Aussitôt le saiig de notre roman- tique « commence à circuler » ; « il pressent des sensa- tions », et le voilà qui se mêle au cortège. Les ombres de la nuit, la lueur rouge et vacillante des torches, l'air lugubre des porteurs, tant de jeunesse et tant de beauté emportées impitoyablement et à tout jamais : n'y a-t-il pas

de quoi vous crisper délicieusement le cœur ? On a

déposé provisoirement la bière dans une espèce de morgue. Berlioz s'avance : il se fait ouvrir le cercueil, et il reste là, près du cadavre, abîmé dans ses réflexions. Il le regarde avidement, le détaille même. « Qu'elle était belle !... » comme son Ophélie... Il se penche vers la morte, lui prend la main. « Si j'avais été seul, je l'aurais embras- sée ! » Berlioz contera plus tard qu'il a vécu, cette nuit, une scène de Shakespeare : du moins s'y est-il efforcé de son mieux.

Une orgie romantique n'était autrefois complète qu'avec une tête de mort. On est plus raffiné maintenant ; on en a une dans sa chambre ou dans son cabinet de travail, et ce n'est point pour s'abîmer devant elle en méditations sur l'universelle misère et l'universelle vanité.

Mieux encore, on en fait volontiers un accessoire dans les scènes d'amour. « J'entendis, l'autre jour, un très grave et très excellent homme, contemporain de Joseph Delorme, conter, en petit comité, quelque légère aventure de jeu- nesse. Il nous dit très simplement qu'il se promenait sous le balcon de sa belle, une tête de mort à la main. Il ajouta que, la fenêtre ayant tardé à s'ouvrir, il mit le crâne dans le fond de sa malle pour ne plus l'en tirer qu'à bon escient.

« Sainte-Beuve lui-même, environ ce temps, reçut une nuit la visite d'une jeune et très illustre dame : elle lui remit une tête de mort préparée pour l'étude. Le crâne scié formait couvercle et s'ouvrait sur charnières. Elle avait


i,*Ariti; i>i HAiitr.LAiiusM): 177

mis dedans nuv mèche dt* ses cheveux : •< Vous remettrez cela à A"*, dit-elle •.»

Avec une apparente sympathie, qui n'est tout au fond que le plus raniiH' des é«çoïsmcs, on se penche sur toutes les plaies, non certes pour plaindre, consoler, essayer de gué- rir, mais pour donner à une sensibilité malade et pervertie l'occasion de se satisfaire. « C'est curieux », écrit un de ces raffinés, « mais il faut que je me détourne quelquefois de ma route. Il y a un alfreux stropiat qui demande l'au- mône ; je le déteste d'être si laid et cependant j'ai besoin de le voir. » — « Sa stupidité m'attire », dit le saint Antoine de la Tentation, à propos du catoblépas, cet animal si par- faitement stupide qu'il s'est dévoré les pattes sans le savoir. Le véritable ermite de la Thcbaïde n'a sans doute jamais eu l'âme assez impréjçnée de romantisme pour éprouver un sentiment de cette nature ; mais si Flaubert le lui prête si généreusement, c'est qu'il l'avait lui-même, et presque toute une génération avec lui.

Et ce qu'il y a de « bizarre », comme disait le magistrat, et de significatif pour nous, c'est que l'on considère cet état d'i\me comme infiniment distingué et l'apanage d'une élite. On le cultive avec soin, quand on est arrivé à l'avoir; et quand on ne l'a pas encore, on met tous ses soins à se le donner. Les Notes qui suivent contiennent quelques faits du genre évidemment de ceux auxquels faisait allusion notre magistrat'-.

1. Anatole France, Sainle-lieuvc poète, en lèie des Œuvres com- plètes de Sainte Beuve, p. xi-xii. — Et il y a mieux qu'une têle de mort dans VEpitre à Fonfaney [Connolilion», IX) :

Des papiers, des habits, un portrait ciTacé Qui fut cher autrefois, un herbier commencé, Pinceaux, llAte, poignards, sur la même tablette. Un violon perclus logé dans un squelette.

2. Gustave B***, 28 ans, 1845. — L'idée revient deux ou trois fois dans les Notes. ^( Quelle chose bizarre que le cœur humain ! bizarre et

l.e romantisme et les mœurs. tS


178 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« Rien n'est plus délicieux que de se sentir faire des pro- grès dans la voie qu'on a choisie. Je suis content de moi ces temps-ci : mon petit trésor de sensations fines grossit tous les jours.

« ...Je continue à me cultiver, et il me semble qu'il pousse dans mon âme des fleurs rares, non point éclatantes, l'éclat n'est qu'une banalité, mais fines, nuancées, nuancées infini- ment...

« ...Je lis : mais qu'il y a donc peu de lectures capables désormais de me satisfaire pleinement! Comme Lamartine, que j'aimais tant autrefois, me paraît aujourd'hui fado, écœurant ! Cela est à peine bon pour couventin'es bien sages, pour premières communiantes... Sous une apparence de force, Hugo n'est au fond que vulgaire, grossier ; ses sensations restent bien banales ; cela peut faire impression à dix-huit ans, quand on .a les sens obtus ; mais on ne peut guère y séjourner... De Musset (sic) me paraît d'une essence supérieure; mais quel dommage qu'il s'attarde à ce point dans l'amour! Et ton âme, ô poète, ton âme que tu laisses en friche pendant ce temps !...

« ...Quand viendra le poète que nous attendons, ni pas- sionné, ni lyrique, ni troublant, car nous sommes saturés d'effusions amoureuses et de rêveries et de promenades au

admirable ! Les jardiniers excellent, dit-on, dans l'art de transformer les plantes et les fleurs; ils les torturent, intervertissant les formes et les couleurs et arrivent à créer de véritables monstres botaniques... Chacun de nous peut être le jardinier de son âme, et il peut faire pousser dans son cœur des fleurs rares, des fleurs tourmentées, des fleurs inquiétantes. C'est une volupté à laquelle je n'en connais pas de comparable. » — M"« de Cardoville, dans le Juif Errant{U, 349), met sa religion à cultiver les sens que Dieu lui a donnés. « Le beau et le laid remplaçaient pour elle le bien et le mal... En un mot, Adrienne était la personnification la plus complète, la plus idéale de la sensualité... Elle avait la religion des sens... Elle les vénérait ,comme une manifestation adorable et divine. »


l'aube du IIAUDELAIKISME 179

clair de lune, mais un poète subtil, délicat, raffiné, inquié- tant aux bonnes âmes [sic), blasé et un peu corrompu... ?

« ...Les véritables sensations étant celles que Von se donne, notre occupation unique doit être de nou.s en pour- voir ' . »

De pareils fragments sont à nos yeux d'un prix inesti- mable, tant ils jettent une vive lumière sur l'objet même de notre étude.

On remarquera tout d'abord qu'il n'est guère plus ques- tion ici d'intensité. Ce n'est pas la sen.sation vive, profonde ou violente qu'on recherche, comme si la sensibilité trop surmenée n'y pouvait désormais suffire ou que la chose fût considérée comme par trop vulgaire et banale, mais la sen- sation qui trouble et porte avec elle un léger frisson, déli- cieux, d'inquiétude, en un mot la sensation déjà perverse. Et quel orgueil naïf de la trouver ! cjuelle application, quelle ardeur à grossir le trésor de ses sensations intimes ! Comme on s'en estime supérieur aux autres ! Tout comme leurs confrères, ces artistes d'un nouveau genre n'ont que mépris pour les gens simples à qui suffisent les sensations ordinaires ; et qu'ils sont donc heureux de proclamer qu'ils ne leur ressemblent pas !

« Je voudrais que mon ûme ressemblât à un beau jardin, un jardin épanoui sous le soleil brûlant des Tropiques, et où il n'y eût que des fleurs rares, des fleurs inconnues aux ordinaires climats*.»


1. Ce n'était donc pas, pour l'époque, un conseil superflu que I celui-ci, d'Aupuslin à Dominique: « Surtout soyez naïf dans vos sen- > Mutions. Qu'avez-vous besoin de les étudier? N'est-ce point assez d'en être ému? La sensibilité est un don admirable; dans l'ordre des créations que vous devez produire, elle peut devenir une rare puis- sance, mais h une condition, c'est que vous ne la retournerez pas contre vous-momc... » Fromentin, DomintqueyVi, 117-118.

2. Cf. A. Cassagne, La théorie de Vart pour l'art, 314.


180 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Et cette espèce d'aversion et d'horreur pour les sensa- tions et les sentiments simples conduit à des habitudes bien étranges ^

Rien n'est baudelairien, on le sait, comme de faire du bizarre et de l'inquiétant le caractère le plus original et le plus attrayant de la beauté, d'associer l'amour et la mort, et d'évoquer sans cesse à propos de la femme aimée les idées de décomposition et de pourriture finales. L'Elie Mariaker de Boulay-Paty avait déjà pressenti de si belles choses.

Rose et pâle soudain, la jeune fille frêle

Qui tombe du haut mal, âme forte et corps grêle,

Je l'aimerais surtout à l'adoration !

Pure fantaisie de poète, sans doute ; souhait qui proba- blement est toujours resté dans la région des souhaits. Mais c'est presque aussi l'idéal de Joseph Delorme ; et c'est tout à fait celui du Stephen de Théodore de Banville. Ce qui lui plaît dans sa cousine, c'est d'avoir le « regard enragé », et il l'aime d'être

Un démon de velours, une pensionnaire, Belle de deux défauts, gâtée et poitrinaire ^.

Or, tout cela n'est-il pas en germe dans ce « poème en prose » qu'on dirait traduit d'Edgar Poë ?

« Celle à qui j'ai donné mon cœur, mon pauvre cœur si vite endolori, n'a pas l'ordinaire beauté des femmes, et

1. « Plus l'âme est ambitieuse et délicate, disait Baudelaire, plus les rêves Téloignent du possible. » Cf. sur Baudelaire, M. Spronck, les Artistes littéraires.

2. « La plus belle femme n'est guère belle sur la table d'un amphi- théâtre, avec les boyaux sur le nez, jambe écorchée et une-moitié de cigare éteint qui repose sur son pied... » Flaubert, Correspondance, I, 14. La lettre est du 24 juin 1837. Il y a dans le livre de Ferrière,


L^AURE DU RAUDELAIRISME 181

c'est par d'autres philtres qu'elle m'a pris mon cœur, mon pauvre cœur si vite endolori.

« Sur ses traits potelés on ne voit point luire de blancheur liliale, et les roses ne fleurissent pas ses joues de carmin.

« Mais de légères veines bleues marquent de leurs fines arabesques sa peau mate, trace sombre des baisers que lui a déjà donnés la Mort, la Mort à qui elle appartiendra peut-être bientôt, elle quej'aime jusqu'à l'airolenient.

« Dans son visage pâle et quelquefois livide, ses yeux brillent comme des flammes, et les lueurs phosphorescentes qui sortent de leurs orbites décharnés ressemblent aux feux follets que par les soirs orageux d'été l'on voit errer sur les marécages où pourrissent des choses pestilentielles.

« Autour de sa bouche flottent des teintes nacrées et bleuâtres, comme sur un fruit qui sentirait les premières atteintes de la décomposition...

« Ses mains sont fluettes, minces et diaphanes; ses doigts fragiles comme des doigts d'enfant ; et il semble qu'à tra- vers les chairs transparentes, si minces qu'elles paraissent ne pas exister, on voie les phalanges osseuses qui leur servent de soutien...

« Et je l'aime pour tout le mystère de mort qu'elle recèle, pour le symbole vivant qu'elle est à mes yeux de l'univer- selle destruction, je l'aime pour sa grâce funéraire, et comme une belle amphore, effilée et gracile, placée sur un tombeau...

Romann et mariage {l, 91), une soirée littéraire bien curieuse. Voici quelques échantillons des vers qui y sont lus. Il s'agit d'un cadavre :

Le nénuphar est beau près de ta chair bleuie, Livide, et que dévore un grand reptile vert.

Cependant rassemblée, plus « baudelairicnne » que l'auteur, lui reproche « de n'avoir pas fait l'histoire de la décomposition du cadavre jusqu'au moment où ses éléments se seraient confondus avec la pâte liquide du marécage ».


182' LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Celle à qui j'ai donné mon cœur, mon pauvre cœur si vite endolori, n'a pas l'ordinaire beauté des femmes, et c'est par d'autres philtres qu'elle m'a pris mon cœur, mon pauvre cœur si vite endolori *. »

On objectera que ce sont là préférences personnelles, d'ailleurs fâcheuses. Nous répondrons qu'au témoignage d'Arsène Houssave et surtout de Gavarni, comme nous l'avons montré ailleurs ^, la femme romantique affecta un moment d'être pâle, livide, spectrale et que donc les préfé- rences de notre romantique n'offrent rien d'exceptionnel. Il avait la sensibilité de beaucoup de ses contemporains ; et cette sensibilité, le romantisme, en la fatiguant, en l'exal- tant sans cesse, avait fini par la détraquer et la pervertir. L'auteur du poème en prose mettait-il ses théories en pra- tique? C'est probable. Nous l'ignorons cependant. Mais ce que nous savons de science certaine, c'est que les jeunes filles frêles, d'apparences chétives, candidates évidentes à la tuberculose, eurent un instant le plus vif succès, et que le romantisme contribua de la sorte au bonheur de beau- coup de créatures qui sans lui n'auraient jamais connu le bonheur.


III


Il n'y a pas de sentiment qui se prête plus que l'amour aux caprices de la mode, on vient d'en voir un exemple ; il n'en est pas aussi qu'il soit plus facile de « raviver », de « rehausser », en y faisant entrer des éléments qu'il ne comporte pas de toute nécessité . Par dédain de la simpli- cité, on raviva, on rehaussa tant qu'on put, et on arriva à des complications bien étranges.

1. Paul B*", 28 ans, 1847.

2. Voir notre étude, le Roinanlisine et In mode.


L*AUnE nu UACDKLAIItISMK 183

Je voudrais, dit Elie Mariaker,

...Quand au lent beffroi l'oroille a compté douze, Le long du vieux couvent parla nuit assombri, Près des grands murs lierrcux, sur la sainte pelouse. D'une nonne pâmée avoir l'amoureux cri.

Il y avait là une indication. Sans pousser le raffinement ol l'inituoralilé jusqu'où le souhaitait le héros de Boulay- Paty, ne serait-il pas piquant d'associer h l'amour « un parfum d'idéale mysticité »? Ni* pouvait-on pas parlera sa maîtresse ou de sa maîtres.se « comme on a coutume de par- ler à la Vierge »? Il y aurait incontestablement du ragoût. On descend d'aïeux qui « se sont dévotement agenouillés sur les sacrés parvis » ; le souvenir du Génie du Christia- nisme n'est pas tellement éloigné, pas plus que celui des premières poésies de Victor Hugo ; à défaut de convictions religieuses, on a une religiosité vague et très douce. On amalgame le tout, et voici le rt'^ullat de cette opération de chimie sentimentale.

Sois toujours pour mon ca-ur l'auf^usle cathédrale Où vinrent autrefois prier mes bons aïeux, El qu'en loi je savoure un avanl-f^oùt des cieux, Ame mystique el vir<,'inalo !

Tes yeux ont la splonrleur des anlicjues verrières Où les rayons d'en-haul s'irisent d'irréel, Angéliques clartés, céleste arc-en-ciel, mes séraphiques lumières!

Comme un chrétien fervent au pied du sanctuaire Epanche en soupirant son cœur tumultueux, O Madone d'amour, je t'adresse mes vœux, Et vers loi monte ma prière.


184 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Et toujours dans ma vie obscure et ténébreuse, Tu luiras à mes yeux comme un bel ostensoir, Et pour toi je ferai balancer l'encensoir De l'adoration heureuse.

Le teint de la femme aimée a la « pâleur ambrée » de la cire ou la « candeur froide » des cierges ; ses mains fuse- lées se joignent comme des ogives, et sa voix douce et pro- fonde a des résonances mystérieuses comme ces chuchote- ments que, « dans les temples sacrés », le moindre bruit

Fait courir lonj^^uement sous les voûtes sonores '.

On adresse à celle qu'on aime les mêmes invocations (|u'à une madone, et on lui murmure à l'oreille de bien étranges litanies.

Brillante maison d'or où résident les anges, Toujours ma faible voix chantera tes louanges.

A toi toute mon âme, à toi tout mon amour.

Etoile du matin, pur rayon de lumière, Du jour qui va venir brillante messagère.

A toi toute mon âme, à toi tout mon amour.

Vase d'élection, rose mystérieuse,

De uîon cœur enivré l'espérance joyeuse.

A toi toute mon âme, à toi tout mon amour.


4. Raoul II***, 18i7. Les vers qui suivent sont du même auteur. — Ce Raoul M*** paraît avoir été le chef d'une petite société, dont tous les membres se piquaient d'être très « raffinés », en théorie et en pratique. Les exemples de « raffinement » rapportés dans ce chapitre sont dus à deux membres de la même société, Henri B*** et Léon S***. C'est, avant le baudelairisme, du baudelairisme en action.


l'aube I)i; BAIJDRLAIRISMK 185

Trône de la sageHSc el cause de ma joie,

merveille, ô trésor que le ciel nous envoie.

A loi toute mon âme, h toi tout mon amour.

Baudelaire peut publier quand il voudra ses Fleuri du mal : d'obscurs poètereaux ont préparé leur avènement.

Simple jeu d'esprit, pourrait-on croire; préciosité d'un nouveau genre, un peu plus compliquée seulement et assez répugnante. — Mais il y a vraiment autre chose ici que comparaisons et développements littéraires, et c'est bien d'une nuance nouvelle de sentiment qu'il s'agit.

Par hantise probable des orgies de Byron, un jeune fou exige de sa maîtresse qu'elle s'habille quehjuefois en nonne ; la guimpe lui va d'ailleurs si admirablement ! Il se ressouvient alors avec délices de son enfance pieuse, ce qui est déjà bien bizarre ; et il a presque l'illusion de trom- per Dieu, ce qui l'est tout à fait, au point môme d'être incompréhensible.

A celle qui occupe votre cœur on fait volontiers cadeau d'un livre d'heures : « Nous on lirons quelques pages ensemble avant de commettre l'amoureux péché '. »

Il est inutile d'insister. On voit que la question intéresse l'histoire littéraire en même temps que l'histoire des mœurs. Il y a ici préparation et premiers balbutiements d'un genre qui va bientôt trouver son poète, — le poète qu'attendait l'obscur et prétentieux auteur des Notes que nous avons données plus haut. Non certes que l'originalité de Baudelaire en soit diminuée ; après toutes les citations que nous avgns


1 . Cf. dans les (UiriofUrs ci^Utt^lif/ui's de Baudelaire . Des sujets amou- reux et (le M. Tassaerlj, son désir" d'un musée de l'amour où tout aurait sa place, depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse jusqu'aux déiiauches sérieuses des siècles ennuyés». — Cf. une anec- dote à ce sujet dans M°" Adam, Mes sentiments..., p. 162.


186 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

faites et celles que nous ferons encore, elle n'en paraîtra au contraire que plus éclatante. Mais ce qui est en train de se former sous nos yeux, c'est bien le terreau d'où sortira la fleur inquiétante de cette poésie, sensuelle, mystique et tourmentée. Les thèmes essentiels s'y trouvent, incertains sans doute, confus, faiblement développés, mais enfin ils y sont. Ajoutez le talent et vous aurez l'inspiration ordi- naire des Fleurs du mal. Point n'est besoin de rappeler qu'à l'origine de toutes ces perversités et de toutes ces névroses, il y a l'hypertrophie romantique de la sensibilité ^


IV


Quelques romantiques devaient aller plus loin encore et pousser le raffinement jusqu'à prendre ou à peu près le contre-pied de tous les usages et de toutes les habitudes. Le désir maladif d'ahurir le bourgeois, — il faut toujours faire la part du cabotinage avec les romantiques, — joint au désir, plus maladif encore, d'éprouver des sensations iné- dites, précipita quelques énergumènes dans le satanisme-. Conséquence fort logique au surplus. Le satanisme ! mais n'était-ce pas là, tout au fond, l'idéal rêvé? Quel était donc le but vers lequel, avec plus ou moins de conscience, de toutes ses forces néanmoins, tendait la nouvelle école ? N'avait-on pas le droit de saluer en Satan l'incarnation

1» Cf. plus loin (livre II, chap. i, VAntonisme), ce qui est dit de la poésie du crime.

2. Cf. Fleurs du mal, cxxxiii. — Cf. dans les Souvenirs du duc de Broglie, I, 286 et 361, deux anecdotes relatives au satanisme de Byron et de Benjamin Constant. Et l'on sait que Stendhal parle (Armance, 51) de «la pureté de son diabolicisme >■>, et qu'il se targuait volontiers d'avoir « cette gaîté qui fait peur », comme aussi d'être profondément immoral.


l'aUIIK du nAUDELAlHISME 187-

suprême et le prototype de l'individualisme? N'était-il pas^f le premier et le plus ma<j^niiique des révoltés? Non aer- r/,'jm, ces mots qui hrûlent les lèvres de René, de Manfred, (le Lara, d'Antony, ne les avait-il pas fait entendre dès l'origine? A y regarder avec un peu d'attention, c'était son ombre gigantesque ({ui se dressait au centre de toutes les avenues de la littérature. On ne l'entrevoyait encore qu'U travers un voile ; mais qu'un geste hardi écartât le voile, et Satan apparaîtrait dans toute son horrible et redoutable beauté. On lit le geste, et le culte salanique commença.

Il semble même qu'il se soit développé assez rapidement, au grand scandale des âmes candides. Un de ces groupes de sataniques, le seul h vrai dire que nous connaissions un^ peu, tenait ses réunions une fois par semaine. Les fidèles s'assemblaient le dimanche matin pour célébrer leur culte et louer Dieu ; ils se réuniraient, eux, le dimanche soir, pour célébrer le culte contraire et invoquer Satan. Chacun ofli- cierait à son tour, c'est-k-dire lirait des vers, et d'une inspi- ration aussi anti-bourgeoise, aussi diabolique que possible. Un des plus beaux succès fut, un certain dimanche de février de l'année iSili, pour sept petits poèmes, précédés d'une dédicace, chacune des pièces étant la glorification d'un des péchés capitaux. Des bravos frénétiques accueil- lirent la dédicace, et l'auteur dut la « rugir > plusieurs fois.

A loi, Satan, ho! archanj,'© déchu,

A qui le périlleux honneur cciuil

De guerroyer contre un pouvoir injuste.

Je m'olTrc tout entier et sans rclour.

Mon esprit, mes sens, mon cœur, mon amour,

El mes sombres vers dans leur beauté fruste.

Pauvre petit satanisme, en réalité, et qui sent encore son catéchisme de persévérance ; satanisme conventionnel, et


188 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

trop frotté de littérature, ainsi qu'on en jugera par ce pas- sage du « poëme sur l'orgueil » .

L'obéissance est lâche et la révolte est belle; L'une est au cœur du moine et l'autre du bandit ; L'une fait le bourgeois et l'autre le maudit. Toujours un noble cœur aimera le rebelle.

En l'une est le pivot des vertus conjugales, Et dans l'autre l'attrait des plaisirs défendus, Le délire des sens et les cris éperdus Qui font rugir l'amour en clameurs infernales.

L'obéissance est douce au vil cœur des classiques ; Ils ont toujours quelqu'un pour modèle et pour loi. Un artiste ne doit écouter que son moi. Et l'orgueil seul emplit les âmes romantiques.

A défaut d'autres mérites, il serait difficile de refuser celui de la franchise à notre satanique ingénu.

Volontiers diraient-ils, lui et ses amis, comme le fils du pauvre et excellent Pierre Huet, dans la Salamandre : « Vice, crime, infamie, voilà les seules choses qui ne trompent jamais. » Ils appellent Satan à tout propos; ils l'invoquent avec une ténacité de nécromants ; ils lui sou- haitent de tenir l'univers entier dans ses griffes, comme un rapace tient sa proie dans ses serres.

Divinité du Mal, viens à moi, je t'implore; Viens, détruis l'univers sous ton souffle empesté. Que meure le soleil et que meure l'aurore ! Puisses-tu régir seul le globe épouvanté !...

Monte d'un vol de feu, monte vers les étoiles, De ton souffle éteins-en l'odieuse clarté ; Que désormais partout l'ombre étende ses voiles^ Et que la Mort triomphe avec sérénité I


l/AL'nK DU MAlîDKLAlRISMK i89

C'est une rhétorique comme une autre; cela ne tire donc pas à consé(juence, encore qu'il y ait là un assez fAcheux symptôme. Mais voici (jui commence à devenir plus grave.

A force d'invoquer Satan, on finit par s'ima'çiner qu'il vous répond, et à prendre trop continuellement des airs diaboliques, on arrive à en attraper la réalité. Il y a évidemment trop de littérature, c'est-à-dire d'insincérité, dans cette strophe que nous détachons d'une autre de leurs pièces :

Je voudrais m'enivrer de coupables délices, .\ux bourgeois abhorrés paraître original, Pour les c(curs innocents inventer des supplices. Faire fleurir l'inceste en un sein virginal.

Cela sent encore à plein nez son Jeune-France. Mais lisez avec attention les vers qui suivent : ne renferment-ils pas une véritable déclaration de principes, l'exposé de tout un programme ?

Mon âme est un cloaque immonde oiî, sans émoi, Se tordent enlacés les plus hideux reptiles; Et loin d'en avoir peur, mon Moi, mon sombre Moi Goûte orgueilleusement ces délices serviles...

Sentir, je veux sentir à n'iniporle quel prix! Je veux toujours vibrer, je veux toujours Textase. Que m'importe l'amour? que me fait le mépris? La liqueur épuisée, on brisera le vase.

J'ai donné dans mon âme asile aux voluptés.

Toutes également je les chéris de même ;

Et je me crée ainsi des pays enchantés

Où je bois à longs traits l'enivrement suprême..


190 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Les murmures, les sons, les parfums, les couleurs ', Tout me rend frémissant, et de tout je m'enivre ; Et je sens que je pais demander aux douleurs De me faire goûter la volupté de vivre...

plaisir, sois toujours mon maître vénéré, Volupté, de mes sens sois l'unique maîtresse ; Je veux suivre toujours ton caprice adoré, volupté divine, ô volupté traîtresse^ !

Que du « poëme » il s'exhale un parfum de baudelairisme, les vers que nous avons soulignés en sont un suffisant témoignage . Mais il y a aussi des indications qu'on est tout disposé à pratiquer ces sentiments, à les vivre. Et on les a vécus en effet. Un de ces énergumènes déclare sans détour que ce qu'il préfère dans ses maîtresses, c'est de les voir souffrir et souffrir de son fait.

Ah ! que m'importent leurs douleurs, Si leurs douleurs me réjouissent, Et qu'elles versent de longs pleurs, Si leurs pleurs me ravissent ?

Pour des cœurs toujours affamés, Voir souffrir, la douce pâture ! Quel plaisir que des corps pâmés Gi'iant sous la torture !

Le sourire est ricanement ; Tels de noirs souvenirs qu'on chasse (?), On voit le pur ravissement Se muer en grimace.

1. On connaît le vers de Baudelaire :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

2. Cf. Sainte-Beuve, Livre d'amour, xxii. Stances d^Amaury : << Volupté, Volupté traîtresse »,


i/aUBE du nAIIOKLAIRISMK 19i

Ah ! quel bonheur, bonheur ^ans prix, D'entendre du sein de l'ivresse Éclater, déchirants, des cris Affolés de détresse • !

Cette netteté dans l'analyse, la précision aiguë de cer- tains détails supposent des souvenirs directs, une expé- rience assez complète. Deux au moins de nos jeunes détra- qués avaient en elîet l'expérience et les souvenirs. Suivant la fornnilo du groupe, leurs vers n'étaient qu'« un écho direct et un reflet de la réalité » ; mais cette réalité elle- même était produit de littérature, et c'est toujours la litté- rature qui leur avait inspiré le désir de la vivre. Inspira- tion fâcheuse h tous égards. La police faillit être de l'af- faire, ces petits messieurs n'ayant pas pu, comme de rai- son, ne pas se vanter de leurs débordements. Bel exemple


1. Cf. dans Baudelaire, le Mauvai» vitrier. — Pour Baudelaire, il faut mettre « la volupté unique et suprême de l'amour dans la certi- tude de faire le mal. L'homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se troiive la volupté ». Cité par E. Crépet, Ch. liau- tleluire, Fusées, §3. — 11 n'est que juste de le dire, l'amour du mal pour le mal n'a nullemonl besoin de romantisme pour se manifes- ter ; il est inhérent i\ la nature humaine. « Je comprends très bien les crimes les plus atroces, commis sans but, sans désir de nuire, comme cela, par curiosité, par besoin inconscient d'action... Je com- prends l'enfant inexpérimenté qui, sans hésitation, sans peur, avec un sourire, allume et souille le feu sous sa propre maison où dorment ses frères, son père, sa mère, tous ceux qu'il aime tendrement. Sous rintlucncc de cette éclipse temporaire de la pensée, — je dirais presque de cette distraction, — un jeune paysan contemple le tran- chant fraîchement aiguisé d'une hache, sous le banc où dort son vieux père; soudain, il brandit la hache et regardeavec une curiosité hébétée comment le sanjj coule sur le banc de la tête fendue. » Tols- toï, Confidences. CAlé par M. Spronck, les Artistes littéraires, 128- 129. — Le mal a été même pris comme élément comique; cf. Robert Macaire, don César de Bnzan, et les Scènes populaires de Monnier.


192 LE ROMANT[SME ET LES 3IŒURS

du danger de trop cultiver ses sensations et de « romanti- ciser » sa vie, comme disait un de nos diaboliques *.

Qu'il y ait eu alors plusieurs foyers de satanisme où l'on se soit fait un plaisir de « roman ticiser la vie » à outrance, la chose n'est pas douteuse. Le charmant et spirituel Arsène Houssa^'^e n'était pas un moraliste chagrin, et le roman- tisme avait toutes ses sympathies. Lisez cependant, dans ses Confessions, certain chapitre (II, i et m). Où il n'est pas question du rocher de Leucade, et vous y verrez le romantisme rendu responsable de certains désordres dont la société parisienne a été alors témoin et auxquels une poétesse grecque célèbre a attaché son nom. Ouvrez main- tenant, pour achever votre édification, les Mémoires d'Ho- race de Viel-Castel, qui connaissait bien son époque, encore qu'il fût un peu grondeur et volontiers bougon ; vous trouverez au premier volume (107 sqq.) le récit du scandale qu'avec de « très grandes dames » donnèrent, entre autres, Musset et Dumas, et vous pourrez goûter, à j la suite, les réflexions du conteur sur l'influence pernicieuse de Sade, dont il déclare toute la littérature contemporaine infectée.

Qu'après cela tous ces maniaques n'aient jamais eu en vue que leur moi, et comme le dit énergiquement M. Charles Maurras, justement à propos d'autres romantiques plus voi- sins de nous, qu'ils se soient dévoués « dans l'ombre à la culture de ce qu'ils ont fini par appeler leur hystérie », la conséquence est tellement évidente qu'elle se passe de démonstration ; il suffît de l'indiquer 2. Et c'est ainsi

1. Jouissons de la vie, Romanlicisons- la :

Et que crève d'envie Qui n'aime point cela!

2. Le dénoûment du Faust de Lenau montre parfaitement à quels excès odieux en arrive nécessairement le culte du moi ; et à cet égard on n'en saurait trop recommander la lecture.


l'aube du baudhlairismk 193

qu'avec tout son individualisme et sa culture des passions et son développement excessif de Insensibilité, le roman- tisme aboutit nécessairement à une forme d'égoïsme qui ne laisse pas d'être assez répugnante.

Ces conséquences, fâcheuses mais inévitables, un psycho- loj^ue d'une sin<çulière pénétration les si<rnalait dès 18i5 et les démêlait supérieurement. « L'orgueil de ht vie, l'enivre- ment de la jeunesse et des sens, — écrivait Sainte-Beuve, le 5 juillet, dans ses Chroniques parisiennes^ — c'est là trop souvent l'inspiration unique de la poésie moderne, et il vient un moment où, poussée trop loin, prolongée au delà des termes, cette inspiration sans partage devient imprudence fatale, tourbillon et ruine. » Un an plus tôt, et dans ces mêmes Chroniques, le 4 juin 18ti, le même critique faisait entendre le même langage. Le passage est trop long pour être intégralement rapporté : la condamna- tion du romantisme y est encore plus explicite, et on fait valoir contre lui les mêmes considérants'. Fromentin, qui connaissait bien la doctrine et ses résultats, est tout aussi sévère. Relisez Dominique.

i. Dès l'année 1839, l'avocat général Delapalmc, dans son discours de rentrée, faisait entendre devant la Cour de Paris le même lan- gage et développait les mêmes arguments. Cf. Gazelle des Tribunaux, 4 novembre 1839. 11 y avait donc bien « quelque chose de pourri dans les mœurs publiques », comme disait alors un autre magistrat; et Ton voit comment des observateurs, appartenant à des milieux différents, s'accordent pour faire de la littérature romantique une des causes de cette « pourriture ».


Le romantisme et les mœurs. IS


ÏROISIKME PAllTIE LE ROMANTISME ET L'AMOUR

Que raniour ait toujours tenu la première place dans les ordinaires préoccupations des romantiques ; qu'avec un enthousiasme lyrique ils en aient célébré « les torturantes délices » et « les fulgurantes extases » ; qu'ils en soient enfin venus à lui vouer un véritable culte de latrie, suivant l'énerg^ique expression des moralistes chrétiens : il n'y a rien là que de naturel et de logique. Où donc est le senti- mt^nt capable d'envahir le cœur avec une plénitude, une violence ou une douceur comparables, et de quelle passion attendre plus sûrement, plus continûment aussi, l'exalta- tion, la fameuse exaltation, objet alors de toutes les ambi- tions et de toutes les convoitises ? On devait faire et on fit fête à l'amour.

Heureux un amoureux !

... Sa folie au Front lui met une couronne,

A l'épaule une pourpre, et devant son chemin

La flûte et les flambeaux, comme un jeune Romain.

Le beau cortège en elTet, et qu'il était donc enviable ! H y en <'ut beaucoup de la sorte aux beaux temps du roman- tisme ; il y en eut même trop, et où avaient pris place trop de gens qu'il était visible que l'Amour n'avait pas invités, et chez qui le jeune dieu aurait eu certainement quelque peine à reconnaître de vrais fidèles de son culte.

Les malheureux avaient une excuse ; ils en avaient même plusieurs. Chaque jour et de tous côtés, les voix les


196 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

plus charmeuses et les plus éloquentes leur répétaient infatigablement que rien n'était beau comme la passion ; d'elle seule dérivait le bonheur, en elle seule était la force ; essayer d'en comprimer les expansions tumultueuses n'était pas seulement un crime, c'était la pire des maladresses, puisqu'aucune volonté n'en pouvait empêcher les explo- sions fatales. Mieux encore, c'était dans l'amour que rési- dait toute noblesse, toute dignité, toute vertu. Il lui était même réservé d'accomplir des miracles et de refaire aux âmes les plus dégradées, les plus corrompues, un honneur, une virginité... Enfin on dit beaucoup de sottises : c'est généralement où aboutit le romantisme, nous le savons ; et l'on en fît passablement : autre résultat ordinaire des. séduisantes et fallacieuses théories.


I


Tout d'abord, et la chose est si évidente qu'elle se passe de démonstration, l'amour est, de tous les sentiments, celui que la littérature romantique s'est appliquée avec le plus de continuité — et a réussi — à rendre avec le plus d'ardeur. Prosateurs et poètes, romanciers et auteurs dra- matiques, depuis les plus éclatants génies jusqu'aux plus- obscurs barbouilleurs, ils ont célébré sur tous les tons

Du plus grand des bonheurs les ivresses divines \

Pas de thème qu'ils aient développé avec une abondance plus intempérante.

Il faut aimer sans cesse après avoir aimé. 1. Gabriel O"*, « Jeune-France », 23 ans, 1836.


LE ROMANTISME ET i/aMOI'R 197

C'est leur refrain à tous'. Le refrain est monotone et il fatigue même assez vite. Qu'il soit toujours à voltiger sur les lèvres ardentes de la jeunesse ou sur celles de l'épicu- rien léger qui n'assigna jamais à sa vie, un peu méprisable, d'autre but que le plaisir, il n'y a rien \k que de très ordi- naire. Mais l'attitude manque peut-être d'élégimce et de noblesse morales chez quiconque a une notion un peu exacte de la vraie nature des choses. D'un bel accident de jeunesse, il n'est pas raisoniiable, et Molière le savait bien, de faire l'occupation exclusive et le but même de l'exis- tence. Dans une vie bien ordonnée, une vie « harmonieuse et logique », comme dit excellemment George Sand, il y a place pour d'autres émotions et d'autres enthousiasmes, — pour ne rien dire des devoirs, qu'il est peut-être bon de ne pas systémaliquement négliger. Mais un vrai romantique n'a guère le sens du ridicule. Et puis, « aimer, c'est vivre, c'est se sentir aii c(tur des ravissements fous, et dans la poitrine des torrents de bondissantes voluptés », comme disait un fervent adepte de la nouvelle école. « L'amour, c'est le délire perpétuel », s'écriait un autre. On délira donc tout à son aise et à qui' mieux mie\xx. On délira dans la littérature, ce qui n'est que comique après tout ; on délira aussi dans la réalité, ce qui est plus grave, ce qui est mémo mélancolique, car l'application du lyrisme roman- tique à la vie quotidienne n'aboutit en général qu'à des souffrances ; et n'est-il pas toujours charitable, n'est-il pas humain de compatir à la douleur, quelque plaisante et boulTonne qu'en demeure la cause?


1. Voyez surtout les Poésies d'\. de Musset. — « L'amour embellil la vie et l'amour est le charme de la nature... Il y a une conviction intime que tout ce qui succède à Tamour est du néant. » M"* de Staël, De l'influence de» passions sur le bonheur. Noie qui précède le chapitre de l'Amour.


198 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Les premières poésies de Lamartine n'ont pas encore épuisé leur succès que déjà la réaction commence contre les rêveurs dolents et mélancoliques, leur « décor de lacs, de saules pleureurs-, d'aube emperlée, de clair de lune ^ y qu'on juge « ridicule h pleurer », enfin, comme le disait avec le plus complet dédain un Jeune-France, contre « un tas de choses qui voudraient être attendrissantes et qui ne réussissent qu'à être fades et écœurantes ». Est-ce bien là vraiment en effet ce qui convient à une. « époque d'enthou- siasme où tout le monde a trop chaud - »? « L'amour doit suivre les mœurs », suivant la dogmatique déclaration d'un moraliste de vingt ans, et les mœurs ont changé. Il s'agit bien maintenant des molles rêveries d'autrefois et des intermi- nables effusions mystiques ! C'est la passion qu'on réclame impérieusement, la passion brûlante, délirante, frénétique, la passion qui « broie les cœurs, les torture et les consume », et qui, « comme un volcan recouvre tout de la couche incessante de ses laves enflammées, submerge l'âme tout entière du flot inépuisable de ses dévorantes ardeurs ».

Cette passion a tous les excès et toutes les audaces. Elle « crie », elle « hurle comme une tempête déchaînée » ou « vagit de la voix plaintive d'un enfant au berceau ». Mais ce qu'elle aime encore le mieux, c'est « l'orage et ses cla- meurs assourdissantes ». « Frémissements délicieux » et « frissons terribles », elle connaît tout, jusqu'aux « secous.ses électriques » et aux « épileptiques convulsions », inclusi-

1. Eug. Asse, Les petits romantiques, p. 157. — «Nous avons, nous, plus d'un charlatan de mélancolie et de gravité; personnages vapo- reux qui croient se faire une belle réputation de sentiment par une certaine manière de pencher la tête ou de parler en mots entrecou- pés. Discoureurs creux, qui perdent le romantisme — de réputa- tion, par les niaiseries dont ils l'habillent. » De VAmour d'après la Charte, Rey de Foresta, dans la Mode, 1830, III, 297.

2. La Fie paristenrae, 18 février 1865.


LE ROMANTISMK KT l'aMOUK 190

vement ' . Les belles occasions en elTet de manifester toutes les énerj^ies de sa sensibilité, et surtout de rivaliser avec les autres de « sensations enivrantes » et d' « aiïolantes émotions »! C'est une véritable émulation de « fougues », de « cris », de « spasmes », bien étrange et singulièrement désobligeante. Métaphores éblouissantes et d'un goût quel- quefois par trop romantique, — naturellement, — compa- raisons à l'infini, souvent risquées, images inattendues, violentes et bizarres : on fait appel h tout pour mieux livrer passage au « flot tumultueux qui incessamment monte des profondeurs de l'âme et trouve l'orifice toujours trop étroit ». Phrases qui se heurtent, se coupent, se croisent, restent inachevées, exclamations incessantes, points sus- pensifs à profusion : on dirait de quelqu'un à (jui manquent les mots par excès d'émotion, et qui balbutie et qui bégaie, achevant d'un geste, avec un hoquet, ce que la parole chez

1 . Toutes ces expressions sont extraites de diverses lettres écrites (le 1834 î» 1846. — « La dédicace on vers (luWloxnndre Dumas mil, après coup, h son fameux drame romantique d'-tn/ony, est l'une des plus brûlantes expressions de la passion ainsi conçue et ainsi prati- quée. » Eug. Asse, Les petits romantùjues, p. 157. — Eug. Asse ne connaissait pas le Livre (famour, de Sainte-Beuve.

Oui, — pourvu qu'entrainanl et torrents et ruisseaux Notre amour soit le lleuve unique, aux larges eaux ;

— Oui, — si tu m'aimes plus que l'ombre de l'amie. Que ta mère, martyre au cercueil endormie,

Plus (pi'un premier enfant ou qu'un suprême adieu, Que l'époux dans sa gloire, et ta fdle, et ton Dieu !

— Oui, — si jusqu'h la mort, dans nos cliarmanles ruses. Aux plus divins moments de nos âmes confuses.

Tu me redis, le front contre mon sein (]ui l»out : « Ami, j'ai tout senti, mais, toi, tu passes tout! »

L'Enfance (TAdèle.

— (< Quand une fois le sang s'est mêlé au sang, lorsque deux âmes se sont fondues en pleurs et en volupté, mon Dieu, se peut-il (|u'on oublie cela ? » Ainsi parle le romantique Aloysius Block. injuste-


200 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

lui n'est plus capable d'exprimer '. Relisez les cent pre- mières pages de r Ecolier de Cluny.

ment oublié aujourd'hui. Car rien que par l'échantillon ci-dessus, on peut juger du langage passionné d'un auteur qui remuait les fibres des dames de 1834. » Champfleury, les Vignettes romantiques, 79. Ces truculences ont excité la verve de Champfleury : « Et quel beau langage ! « J'ai fait sensation à cette femme. » « Eugène Sue leur disait : « Pourquoi dire anathème, cordieu, sur les beautés noires et fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une jeune tigresse ? « Delphine Gay s'écriait :

Qu'il est beau ! Que ses regards brûlants font frémir !

« Louise Arbey (?) disait :

Au réveil, donne-moi ton long regard de flamme. Ton doux sourire et ton baiser.

« Lui-même emporté par ce torrent de passion, M. Scribe s'écriait: « Viens, gentille Dame ! »

« Et on ose dire que la femme s'ennuyait à cette bienheureuse époque ! Poètes, romanciers, auteurs dramatiques, peintres, compo- siteurs ne cessaient de s'occuper d'elle ; les femmes avaient fini par se regarder comme de grandes dames italiennes ou espagnoles à leur choix. Leurs beautés les plus diverses étaient étudiées en tout sens.

Noirs et brûlants, jeunes femmes, Noirs et brûlants, qu'ils sont beaux !

« Je me hâte de dire qu'il s'agit des yeux ! Mais si vous n'avez pas entendu chanter cette mélodie d'Hippolyte Monpou dans son mouvement presio^/'oppo niollo appasionnato, vous ne pouvez savoir ce que c'est.

« Demandez aux femmes d'aujourd'hui ce qu'elles pensent de nos jeunes habitués de clubs.

« — Pas une dague, pas un stylet. De vils porte-monnaie au lieu d'escarcelles ! Absence complète de braguettes ! Et s'il ne s'élevait de temps à autre quelques voix autorisées pour crier : — « Tue-le. — Tue-la. — Tue l'homme », on se croirait à Genève, en plein pays protestant. » Champfleury, les Vignettes romantiques, 88-90.

Cet amour et ses gestes habituels ont été bien finement raillés par Théophile Gautier, dans Celle-ci et celle-là, des Jeune-France.

1. « C'est d'un style magique et ardent qu'elle peint la passion, n'est-ce pas? » La Tour de Nesle, v. — Dans le Conseiller d'État, de


LK ROMANTISME KT i/aMOUR 201

Le moyen d'ailleurs de parler autrement qu'en phrases saccadées et haletantes d'un sentiment qu'on essaie d'expli- quer de la sorte ?

« Etre aimé ! première volupté qui saisit un cœur de femme échappé aux naïfs étourdissemens de l'enfance. Volupté vierj^e après laquelle toute autre volupté ne sera qu'œuvre de déception ou de désespoir, htre aimé ! mot qui emprunte au fantastique ses chimères, à Topium ses extases, à l'ivresse ses enchantement ; pensée qui crée des mondes, réalise l'impossible, arrache au ciel ses promesses, et nie la douleur. Être aimé ! quand on n'a eu encore que l'amour de sa mère, quand on n'a cru enéore qu'à celui de son Dieu. Être aimé ! pour {gagner une espérance, un avenir. Etre aimé ! pour savoir la vie '. »

Car l'amour romantique n'est pas l'amour ordinaire, tantôt « énervé, flétri, rachitique à force de sucreries, mignard et fade comme les petits pieds de la Régence », tantôt « en paillettes, mouches et vertugadins, mais avec un flacon de vinaigre anglais à la main )»,ou en6n « l'amour écrivant ses billets doux avec l'encre sympathique des chilTres, tombant de lassitude sous le poids d'une émotion; l'amour ennuyeux, ennuyé comme ses adeptes, jouant le dédain comme eux, la suflisance comme eux » ; non, non,

Fréd. Soulié (I, 204 sq((.), Camille et Aotoui causent ensemble. « A quoi pensez-vous? » demande Camille. « Je pense, répond Antoni, qu'il y a des gens qui, me voyant ainsi près de vous, me croient bien heureux... Ils disent peut-être entre eux : Celui-là a élevé ses l'egards jusqu'à cet ange et lui a demandé le ciel, et l'ange, à sou tour, a baissé ses regards vers lui et le lui a envoyé. » La pauvre Camille est « embarrassée dans la fdandrerie des mots d'Antoni », mais « comme elle désespérait de le ramener à l'expression vulgaire du caprice qu'elle voulait lui imposer, elle prit le parti de le suivre dans les régions palhogiaquea (souligné dans le texte) où il tenait son langage ».

i. Amédée Kermel, Une âme en peine, ch. viii, p. 122.


202 LE ROMANTISME ET LES MŒURS .

l'amour romantique, c'est « l'amour primitif, valide, l'amour éthéré comme au jardin d'Eden, chaste comme le premier baiser de Saint-Preux à Julie, brûlant comme au quatrième livre de l'Enéide ; l'amour avec la tête de Renaud, avec les bûchers du Malabar. Oh ! oui, l'amour pour Raimbaud, c'était cela, tout cela. Du dévouement, de l'abnégation, de l'incréé, de l'impossible, il en aura pour toi, enfant, demande, prends, ce n'est pas l'esprit, c'est le cœur qui donne ; son cœur à nu, le cœur de Raimbaud à toi qu'il aime.

« Mais aussi, du sang si on l'y contraint, du sang avec tout autant de libéralité, et par sa main encore... ^ »

Qu'on s'étonne, après cela, non certes que cet amour soit « un trésor inépuisable de sensations », mais qu'on prenne plaisir à nous les étaler, à nous les décrire, par un étrange effet de ce fougueux individualisme, partout alors triomphant. L'étalage manque trop souvent de pudeur, et

1. Ce jargon et ce galimatias sont toujours d'A. Kermel, dans lo même roman (ch.vii, p. 98-99), une œuvre bien ennuyeuse, mais bien significative de l'état d'âme des contemporains. Voyez, par exemple, cette page où l'auteur parle pour son propre compte :

« Je voudrais une femme dont aucun souffle mortel n'eût encore effleuré le visage, et qui, enfant, aurait échappé aux baisers d'une mère. Je la voudrais pure comme la bise qui balaie les cimes perdues du Mont-Blanc, questionneuse comme le doute, confiante comme la foi ; je voudrais que mon regard fût le premier à appeler sur ses joues le premier instinct de la pudeur, et qu'à l'âge où, pour toute autre, la volupté des lèvres n'est plus qu'une cérémo- nie d'habitude, le moindre approchement de ma bouche agitât son être autant que les ondulations insensibles de l'air font trembloter la feuille du peuplier. Je voudrais enfin que toutes ses sensations lui ari'ivassent avec l'attrait saisissant d'un plaisir innommé, et alors, je baiserais son front au clair de la lune, par une tiède soirée d'été; je dénouerais ses cheveux, et mes doigts en élargiraient la masse com- pacte », etc. Ibid., p. 2-3. De pareilles pages se situent d'elles-mêmes : ce n'est qu'aux environs de 1830 qu'on a pu penser, sentir et écrire de la sorte.


LK ^oMA^TISM^: kt i/amoi:h 203

les descriplions sont duiu; unleur à brûler le papier, comme Théophile Gautier en convenait lui-même.

Tandis qu'il rôde en spectre autour du palais sombre,

Voilà que l'on entr'ouvre une porte dans l'ombre :

On dirait sous un pas que la neige a crié...

— C'est elle!... — Pleurs, soullVance, ah! tout est oublié !

Dans les convulsions du honheur qui l'oppresse,

Contre son cœur long-tems sa^is parole il la presse,

Puis, en mois niuscuieux. fébriles, pénélrans,

Il verse son amour : des languirs dévorans

S'emparent de Stella ; tous ses nerfs se calcinent.

Ses esprits nuages s'ébraident, se fascinent ;

Des contours de son sein le fougueux ondoiement

Jette un appel de tlamme aux baisers de l'amant;

Tandis que lui la porte en sa grotte prochaine,

Où llambent les débris du cadavre d'un chêne '.

Et quelles supplications que celles d'un amoureux selon le mode romantique !

Laisse, fée aux yeux noirs, laisse mon corps jaloux.

Comme un serpent lascif s'étendre à tes genoux!

Lorsque ta vénusté de son éclat m'obombi^e.

Dieu seul de mes bonheurs pourrait dire le nombre.

Laisse ma tête en feu, se serrant contre toi,

Caresser follement ta robe; laisse-moi,

Sous l'amour de tes yeux qui me trempent de ilamme.

Respirer comme un vague et saisissant dictame.

Que je boive à pleins bords l'oubli des mauvais jours!

Ma reine, dis-moi bien que tu seras toujours.

Dans les sables brûlans de ma vie agitée,

Mon ombreuse oasis et ma coupe enchantée ' !

l. Philotlïôe O'NetIdy, Feu et flamme, Nuit cinquième. Épisode. Cf. dans le même recueil Kros (Nuit huitième) et Succube {Nuit sixième).

a. Philolhée O'Neddy, Fragment sixième: Dinlopno rntr<» la Mar-


204 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

C'est le to.i ordinaire de ces « extatiques ivresses ». On prodigue les images, on épuise les comparaisons. La poésie du Cantique des Cantiques paraît modérée et fade en regard de ce déchaînement et de ces extravagances.

Ma brise ! mon flot argenté ! Ma blanche esclave ! ma sultane ! Ma grecque! ma mahométane ! mon trésor de volupté !

Mon antique jeune beauté De Babylone ou d'Ecbatane ! Mon doux ombrage ! 'mon platane ! Ma rose ! mon lis velouté M


chesina et son amant. — Cf. VÉcolier de Cluny, 72. « C'était une haleine de feu passant d'abord sur les boucles de ses cheveux, puis un regard d'ange tombé lascif et suave ; un bras qui repousse, un bras qui cède, une bouche qui prie, un front ployé sous une caresse, un combat de réprouvé, un étonnement d'élu. »

1. Boulay-Paty, Sonnets, Amour, sonnet VIII. — On lit dans le Livre d'amour, de Sainte-Beuve [Récit, p. 33):

Ton cri hagard, la foudre éclatant dans ton rêve... L'incendie effréné par tes veines errant...

Ce doux front

Sillonné tout à coup d'un reflet de délire...

« J'ai eu sous les yeux, dit Champfleury, dans ses Vignettes romantiques, p. lOi, la correspondance du poète romantique le plus gentleman de l'époque avec une actrice de drame passionnée. Je ne sais quelle torche enflammée secouait cette femme parmi les hommes de son entourage; ce sont des échanges de sensations auprès desquelles la correspondance de Sophie et de Mirabeau est réservée. Le délire des sens atteint une intensité que je ne me hasar- derai pas à décrire. » On sait qu'il s'agit de la correspondance de Vigny et de M™« Dorval. Champfleury ajoute : « On se demande ce que pensera l'avenir de telles révélations le jour où elles seront divulguées. » Mais elles ne le seront pas, au moins pour le grand public, et elles ne peuvent pas l'être.


I-K ROMANTISME VT l'aMOI.R 205

On ne craint pas de dire par le menu les charmes qu'on rêve à celle qui aura un jour votre cœur.

« Tu seras belle pour moi ; tes yeux seront noirs, tes sour- cils harmonieusement tracés, tes chairs blanches, se carmi- nant aux moindres excitations d'un sanj^ impatient; la pru- nelle sera vive et languissante, le son de ta voix plein d'une amoureuse paresse, ton corps flexible comme celui de la cou- leuvre... O mon Dieu, que tu seras belle * ! »

On détaille sa maîtresse avec une complaisance naïve, tel Philothée O'Neddy sa Vannina '^ et, comme autrefois Gan- daule, on en étale volontiers aux yeux d'autrui toutes les beautés.

Pied d'Kspaf^nole, (eil noir, gorge (ritalienne, N'énuslé de houri, langueur éolienne.

Organe célestin, Trésors seerels, foyers de magnétique flamme, A vous mes sens ! à vous mon corps! à vous mon âme!

A vous tout mon destin ^ !!

Espagnole, italienne, houri, éolienne, et céleste par- dessus le marché : bizarre mixture, exotisme bien compli- qué ; le tout n'en aura que plus de saveur et de piquant.

Il suflit d'être amoureux pour se croire autorisé à faire parade de tous les trésors d'imagination, de délicatesse et de poésie dont a pu vous doter le ciel.

« L'ondoyante chevelure de Nancy se lustrait entre les mains parfumées de la soubrette, dont la joie assurait mal les mouvemens. Si l'on savait la poésie d'une belle cheve- lure de femme, forte, vivace, soyeuse et flexible; si l'on savait l'ambroisie de ses parfums, la volupté de ses caprices,

1. A. Kermel, Une Ame en peine, .*».

2. K. Havot. Nolicenur Philolfu'e 0\V«/</y, p. 16.

3. Philothée O'Neddy, Fragment cinquième.


206 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

le vague amoureux de ses ondulations, ses mutineries sous une main d'amant, glisseuse comme la couleuvre, dense ou divisée, compacte ou infinie comme les rayons de la lune quand ils viennent inonder le temple saint à travers les vitraux coloriés. Si l'on savait ce qu'il y a de flatteries pour les yeux dans les diverses combinaisons de son architecture, de rêveries attendrissantes dans l'insai- sissable de ses émanations, le soir, quand la brise tiède de l'été emporte avec elle les molles harmonies du crépus- cule. Oh ! mon Dieu ! si l'on savait ce qu'on trouve là d'il- lusions saisissantes, de frémissemens ambitieux; ce que la vitalité reçoit d'excitation, ce que la pensée répand de béa- titude sur l'âme ainsi impressionnée, on ne demanderait plus rien à la femme qui aurait fait comprendre le spiritua- lisme de cette volupté ^. »

Symptôme bien caractéristique, les femmes — quelques femmes — ne craignent pas de se mettre à l'unisson. Lisez par exemple les deux recueils de Louise Golet : le Chant des vaincus, Ce qui est dans le cœur des femmes^ et dans celui-ci la pièce : Après avoir vu des tableaux vivants. Il est vrai que les « Muses » ne furent jamais soumises aux lois de la morale qui régit les humbles mortels.

Ces sentiments enfin et ce jargon sont si répandus et l'extravagance en est bientôt si évidente qu'on en fait la caricature.

Dans un dessin inédit, un jeune homme, écroulé sur un banc, agonise. Ses mains convulsives cherchent à déchirer, à ouvrir sa poitrine ballonnée, énorme. Deux hommes d'âge mûr regardent avec pitié, et l'un explique à l'autre : « Une déclaration d'amour qui n'a pas pu sortir et qui l'étouffé. » Légende et dessin ne sont pas de la dernière finesse, mais la satire ne manque pas d'exactitude.

1. A. Kermel, Une Ame en peine, ch. xi, p. 161-162.


LE ROMANTISMK KT i/aMOUR 207

Une saynète, qui un jamais été imprimée, représente une scène de ménage d'une violence alîreuse. Lui hurle, elle vocifère. A bout de souille, de forces et de vocabulaire, ils vont en venir aux coups. Déjà la main masculine se lève, menaçante. Survient alors le jeune premier, aflligé d'une surdité précoce. Il n'a rien entendu, mais il voit le geste, le prend pour une marque de tendresse dans les formes à la mode, et d'une voix piteuse laisse échapper ces mots découragés : « Et d*re que je ne pourrai jamais avoir de ces façons avec ma chère Henriette !... » Il est permis de ne pas aimer ce genre de plaisanterie ; mais qu'on ait pu s'y livrer, c'est cela qui est significatif.

Citons enfin ces couplets d'un vaudeville, les Brioches à la mode, que Brazier et Dumersan firent jouer aux Varié- tés, en 1831 .

J'aime le spectre long d'une aune Dont la prunelle roule un feu. J'aime h rej^ardcr un corps jaune S'enlaçant avec un corps bleu.

J'aime la sorcière accroupie Sur le manche d'un vieux balai; J'aime à voir couler l'eau croupie, D'amour quand je médile un lai.

Mais elle ! quand je doisl allendre. Quand sur un tronc je viens me seoir, Dh ! que c'est j)ilié de m'onlendre I Oh ! que c'est pilié de me voir !

Je brûle, j'ai du vague à l'âme! J'aurai dix-neuf ans, vienne l'août; Je demande un baiser de femme. Comme un pauvre demande un sou.


208 LE ROMANTISME EP LES MŒURS

II

On dira : « Tout cela, c'est de la poésie ou du roman, c'est-à-dire de la littérature. Sans doute il en allait tout autrement dans la vie. » — Dans la vie, c'était sensible- ment la même chose. Voyez plutôt les Lettres inédites d'Alexandre Dumas àMélanie W*** ^

« Oh ! oui, je t'aime, je t'aime, je t'aime ! Oui, cette fièvre m'a passé dans le sang, et il y a plus de passion et de frénésie dans mon amour qu'il n'y en a jamais eu. Ne crains rien. Je t'aime, je t'aime, et ne puis aimer que toi, toi seule au monde... Je t'aime, ô ma Mélanie ; ma tête brûle, et je suis bien plus près, en ce moment, de la folie que de la raison. . . »

«Moi raisonnable!... Oh! non! Je suis fou, insensé^ délirant. Et, quand nous sommes ensemble devant ta mère, il me prend des moments de rage, où je voudrais te

serrer dans mes bras et dire : « Elle était à moi, avant

qu'elle ne me connût... » Oh ! non, tu te trompais : jamais mon amour, à moi, n'a été doux, paisible, et je ne comp- tais tant sur son influence, que parce qu'il me semblait aussi impossible que tu 3^ résistasses qu'il est impossible au bois de ne pas être brûlé par le feu... »

« Tu m'as enfin compris, tu sais ce que c'est qu'aimer, puisque tu sais ce que c'est que la jalousie... Connais-tu quelque chose de pareil ? Et ces imbéciles de faiseurs de religion qui ont inventé un enfer avec des souffrances phy- siques ! Qu'ils se connaissent bien en tortures ! Cela fait pitié ! Un enfer où je te verrais continuellement dans les bras d'un autre ! Malédiction ! Cette pensée ferait naître le crime !... »

1. H. Parigol, le Drame d'Alexandre Dumas, 289 sqq.


LE ROMANTISME ET |/aM01:R 20^

« Midi... Quelle lettre je t'ai écrite!... Si je pouvais la rappeler!... Mais j'espère qu'elle aura été assez mouillée de mes larmes pour (jue tu ne puis.ses pas la lire ! J'ai dormi une heure et demie, à peu près comme les damnés peuvent dormir, s'ils dorment, avec des songes, des visions, du délire ! Quand je pense à ce qu'on appelle aimer dans le monde! Quelles marionnettes ! »

Ce .sont d'assez beaux spécimens de la manière roman- tique. Mais Alexandre Dumas était un trop rude gaillard pour rester bien longtemps dupe des mots et des phrases; et il y a beaucoup mieux en fait d'expression romantique de la passion.

Nous ne voulons pas parler ici de la correspondance amoureuse de Flaubert, encore qu'il y eût à glaner çà et là d'assez beaux échantillons du goût à la mode, et qu'elle soit à plaisir frémissante de « clairs de lune », scintillante d'étoiles, pleine du murmure des « feuillages qui se balancent », et d'elfusions lyriques où Louise Colet devient son « bel astre », son « héroïne », sa « sultane », etc. '. Il y a mieux encore en effet, nous l'avons dit, qu'Alexandre Dumas et que Flaubert.

Touchée de tant de persévérance et d'ardeur, Harriett Smithson ne décourage plus l'amour de Berlioz, et lui de s'épancher aussitôt dans le sein d'un ami en romantiques conlidences.

(( Fnfin, le 18 décembre, en présence de sa sœur, j'ai entendu ces mots : « Eh bien, Berlioz... je vous aime. » Depuis lors, tous mes efforts se sont bornés à éteindre le volcan de ma tête, j'ai cru perdre la raison. Oui, elle m'aime ! elle a un cœur de Juliette : c'est bien là mon Ophélie... Il y a donc une justice au ciel ! je ne le croyais

1. Voir Correspondance, plus particulièrement I, 110-180. Le romantisme et les ihœurs. Il


210 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

pas... Mon Ophélie !!!... Je demeure quelquefois des heures entières à genoux devant elle, tenant ses mains dajis les miennes, regardant naître lentement des larmes dans ses yeux, jusqu'à ce qu'un baiser descendant sur mon front, je me lève, je rugis, je la brise dans mes bras '... »

C'est le langage, ce sont les gestes des « forçats de l'amour », comme dit Arsène Houssaye, et tout le monde est alors jaloux de mériter une si flatteuse appellation ^. La passion règne partout triomphante. « Ah ! que ce temps est loin de notre monde... ! Les amoureux ne remettaient pas comme aujourd'hui leur trahison à fin courant. Les amoureuses ne passaient pas leur vie dans leur cabinet de toilette. On s'écrivait des lettres à perte de vue. On se lisait à tour de voix les. drames de Hugo et de Dumas, les romans de Balzac et de George Sand. — On mourait d'amour, — il n'y a pas d'autre mot.

« En cette période de drames et de romans, combien de drames et de romans dans les salons sévères ou rieurs !


1. La lettre, adressée à Albert du Boys, est du 5 janvier 1833. Cf. aussi la lettre à Liszt, du 19 décembre 1832, et Legouvé, Soixante ans de souvenirs.

2. « On promettait aux femmes de les aimer longtemps, toujours, même mortes, et on vit alors des héros de romans, après des rendez- vous sous les tilleuls, se rendre la nuit sous de sombres cyprès et soulever la pierre des tombeaux pour se repaître encore une fois de la vue de leurs maîtresses trépassées. » Champfleury, Les Vignettes romantiques, 80. — Et c'est aussi le triomphe de la femme, aucune époque ne pouvant la satisfaire plus complètement. « Mais aussi à combien de sources diverses de romantisme pouvaient se désaltérer les femmes ! Elles y trouvaient leur compte, les mystiques et les matérielles, les poétiques et les prosaïques, les pudiques et les ardentes, celles qu'on devait- prier comme celles qu'il fallait bruta- liser, les mélancoliques à qui un clair de lune suffisait, les pieuses qui s'abritaient au pied de ci'oix vermoulues, celles qui écoutaient une déclaration étendues sur un sopha et celles qui ne reculaient pas devant le funèbre décor d'un cimetière. » Id., ib., 79.


I,i: lUjMAMISMK i:i l.'\M<M H 211

C'était la lièvre des chaînes. Uaj)|)ele/.-vou.s la comédie de Scribe. On divorçait |)()ur un luariaj^e de la main «gauche à perte de vue ' .

Et rappele/.-vous aussi la note (ju'en 1880 Aimée d'Alton mettait en tète de sa correspondance avec Alfred de Mus- set, — qui vient d'être portée à la connaissance du public. « En lisant (ces lettres), on ne devra pas oublier qu'Al- fred de Musset et M"® X*** faisaient partie de cette fçéné- ration ardente, passionnée, enthousiaste, dont le poète a parlé dans l'introduction de la Confession d'un enfant du siècle...

« L'amour avait, dans ce temps-là, une autre allure qu'à présent. Quand le monde le trouvait excusable, il allait jusqu'à le protéger. Lorsqu'on se mêlait d'aimer, rien ne se faisait à demi, les échanges de sentiments et de toutes choses étaient sans limites. »

Romantiques et passionnés, ces hommes et ces femmes prennent et gardent naturellement, dans la vie quotidienne, les attitudes et le langage à la mode, c'est-à-dire les atti- tudes et le langage de la passion romantique. Leur état normal est l'exaltation, le délire. Ils jettent feu et flamme; leur àme est « un cratère qui crache sa lave avec fureur » ; volcans toujours en éruption, leurs moindres gestes sont des tremblements de terre, comme on l'a dit des héros de Bal/ac. Rien de simple, de naturel ; toujours des éclats, des fureurs, des hurlements, du mélodrame. On dirait des convulsionnaires, des forcenés *.

i. A. Iloussaye, Confessions, l. I, p. 401.

2. Cluunpfleury a parlé de Tamour romantique avec une verve assez anuisaiile.

« Quel est le pleutre (jui a dit que les femmes d'alors s'ennuyant avaient amené la venue de M™' Sand et contribué à ses succès ?

« Voulez-vous un échantillon des occupations de la femme entre I828etl8:rt?


212 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« Elle m'aime! elle m'aime !... Dis-moi, peux-tu te faire à cette idée, toi qui la connais ?... Elle m'aime!... C'est vrai pourtant, elle me l'a dit ce soir, quand le soleil allait disparaître derrière la petite colline où nous nous sommes promenés si souvent... J'ai cru que j'allais devenir fou !... Elle a doucement baissé la tête, sa main s'est abandonnée sur la mienne, et sa voix d'ang-e a murmuré, oh! j'ai bien entendu! « Adolphe, moi aussi, je vous aime... » Alors, je me suis mis à genoux par terre, j'ai mordu à pleines dents le bas de sa robe; j'avais envie de me rouler dans la poussière, de crier, de rire, de hurler comme un damné... Puis, je me suis relevé, je l'ai prise à bras le corps... Oh !


« Elles regardaient la lune, et la lune d'alors, personne ne l'ignore, était une autre lune que celle d'aujourd'hui.

« Les femmes plongeaient leurs yeux nacrés dans les lacs ;

« Des seigneurs sans courtoisie les traînaient par les cheveux ;

(c Elles éprouvaient d'horribles angoisses de mères ;

« Des gens farouches leur meurtrissaient les poignets avec des gantelets d'acier.

« A votre tour, Ralph ! croyez-vous que le cœur de cette femme n'est pas assez large pour contenir deux amours à la fois ?

« C'étaient des valses enivrantes dans les bras de jeunes hommes. (Lui-même, Paul Foucher, était un beau jeune homme.)

« Au théâtre les actrices roulaient du haut en bas des escaliers, la tête la première ; et avec son sourire de gentleman, Alfred de Vigny les applaudissait du faîte de sa tour d'ivoire.

« Adultère ! Adultère ! Le mot poursuivait partout les femmes et était inscrit en lettres de feu dans les plis de leurs robes de châlis.

« Elles croyaient aimer un noble cœur,' C'était un forçat !

« On se battait pour elles sous les réverbères.

« Cœur contre cœur, lèvres contre lèvres », s'écriait l'honnête Michel Masson.

« Le beau temps où la femme pouvait s'écrier : « Gennaro ! mon Gennaro ! »

« La bosse des bossus eux-mêmes contenait d'immenses trésors de tendresse.

>< C'étaient des brutalités et des ardeui's de soudards : Je vous veux, et non pas : Je vous aime, » Les Vignettes romantiques, 85-88.


LK ROMANTISMK KT l/ AMOUR 213

je serrais, je serrais!... Autour de sa taille mes bras étaient comme douxôtaux. » — Un seul aurait suffi cependant. — « Elle est devenue toute pâle, j'ai cru (ju'elle allait s'éva- nouir... Elle a murmuré : «« Oh ! Adolphe, vous me faites mal! Lui faire du mal, moi, à elle, à cet ange de dou- ceur!... Malédiction !... Lui faire du mal !... Je l'ai douce- ment déposée sur du j^a/.on (jui était là, je l'ai éventée avec son mouchoir, je lui ai dit des paroles folles, des paroles tendres... Elle m'a souri, elle m'a pardonné; et alors, toujours à ses genoux, je me suis puni d'avoir été brutal, même par amour. Mes poings tombaient sur ma poitrine comme des marteaux sur une enclume... « Tiens, misérable! tiens... » Lui avoir fait mal!... J'en écume de rage, de fureur... Elle ne voulait pas que je continuasse. » — Il aurait été capable en elîet de se tuer. — « Mais je ne l'écou- tais pas... et les coups pleuvaient toujours comme grêle... Jamais moine ne battit si furieusement sa coulpe... Alors, elle m'a menacé de partir... J'ai cessé... »

Il y a trois pages de ces truculentes niaiseries. Et de temps à autre, le thème essentiel revient, comme un leit- motiv : « Elle m'aime ! et les étoiles continuent de luire, la terre de tourner!... Elle m'aime! Mon cœur bondit, et ses battements d'enthousiasme m'assourdissent. » Et les derniers mots, obligés, pour ainsi dire, de ce crescendo de passion : « Non, mon ami, crois-moi, non, on ne meurt pas de bonheur, car tu n'aurais pas reçu cette lettre de

Ton Adolphe *. »

— Gela est extrait sans doute de quelque prétentieux et


i. Celle favon île signer une lettre est vraisemblablement imitée de George Snnd. Dans Jucifues, Octave menace de se tuer, si Fer- nande ne répond pas i\ son amour. «... Vous le ferez prendre (il s'agit d'un bnicelet), mais il sera teint du sang

d'Octave. »


214 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

insupportable roman de « l'école du cœur », comme on disait alors ? — La vérité est que la lettre a été écrite le 20 mai 1836 par Adolphe L*** à Jean D***, pour lui annoncer ses fiançailles avec M"^ Madeleine S***. Madeleine S*** paraît avoir été une fort honnête et fort sage personne, mais le romantisme de son fiancé est un peu inquiétant. Espé- rons que le jeune ménage n'aura pas trop souffert de la fâcheuse incompatibilité d'humeur.

Pour peu qu'elles aient lu les romans k la mode, les jeunes filles elles-mêmes, au premier éveil de leur cœur, ne parlent pas d'un autre ton. « Tu l'aimes? » demande Clémence à Nancy, dans Une âme en peine {p. 11 S); et Nancy de répondre : « Oh ! oui, comme on aime son Dieu, son toit, comme on aime la vie... » Voilà le motif; il n'est que de le développer selon ses moyens et suivant qu'on réussissait plus ou moins au couvent dans les compositions de style.

Il est question d'un mariage pour Valentine P***. Une de ses amies, fort sagement, l'invite à réfléchir avant de s'en- gager à tout jamais. Qu'elle consulte et qu'elle éprouve sérieusement son cœur; est-elle bien sûre de l'aimer?... « Si je l'aime ? » répond aussitôt Valentine, frémissante comme si elle venait de recevoir une insulte. « Tu me demandes si je l'aime ? Demande plutôt au nuage s'il aime la brise qui le fait capricieusement flotter dans le ciel, à la rose si elle aime la rosée qui lui donne au matin la plus belle parure de perles, à l'étoile... » Cela dure dix bonnes lignes. On revient alors aux affirmations sentimen- tales, toujours entrecoupées et soutenues de comparaisons. « Si je l'aime? Mais mon Dieu ! je l'aime comme on aime ce qui est beau, ce qui est noble, ce qui est grand, ce qui est pur ; je l'aime comme on aime sa mère, comme on aime son ange gardien et son Dieu !... » Tous les jargons et


LR ROMANTISMK CT i/aMOUR 2!")

toutes les rhc'îtoriques sont ridicules : n'y a-l-il pas cepen- dant quelque chose de particulièrement prétentieux et donc de particulièrement déplaisant dans tout ce romantique •galimatias?

Un peu de classicisme en elîet, c'est-à-dire de bon sens et de raison, ne saurait rien g'Ater, même dans les affaires de cœur. S'il arrive qu'elle et lui, ils soient tous deux éga- lement romantiques, cela peut devenir terrible. Il ne s'agit toujours bien entendu que d'extravagances et nous n'en sommes encore qu'à la comédie.

Pierre J*** et Malvina H*** se sont épris lun de l'autre, parce qu'elle le juge « intelligent » et qu'il la trouve « belle », mais aussi parce qu'ils se sont mutuellement découvert, avec un étonncment mêlé d'admiration réci- proque, un goût plus (jue vif pour « l'incomparable littéra- ture romanticjue ». Les occasions de se voir ne leur mamjuent certes pas, ne fût-ce qu'au théâtre.

Mais qui pourrait dompter l'amour et la nature? I/aigle a soif fie l'espace et l'oiseau de l'a/ur ; Le cerf altéré brame après la source pure, Le marin eu (lan<,'er pense à l'asile sûr... etc.

l'I lui — il va encore six comparaisons du même genre — il brame après son souvenir et il a soif de lui écrire. Déluge à peu près quotidien de poésie, dont « les cataractes joyeuses » roulent vers le doux objet.

Tu seras le jardin Henri,

Le beau jardin di* iih»; délires.

et il s'enivrera de sa beauté de rose, de son parfum de vio- lette, de sa majesté de tulipe, etc., etc. Rien de bien origi- nal jusqu'ici; et des« chants d'amour « de cette sorte, nous en pourrions citer à la douzaine. Voici qui est peut-être moins banal.


216 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Aux yeux d'un romantique, rien n'est assurément plus « bourgeois », plus « bouffon », que de se promettre, par- devant notaire ou curé, un amour éternel. « Le vrai ser- ment d'amour, c'est celui qu'échangent dtmx âmes dans la certitude de leur foi et dans la profondeur de leur ravisse- ment. A ce moment béni, deux anges descendent des hau- teurs du ciel et, dans les plis de leur robe céleste, ils emportent ces promesses sacrées jusqu'aux pieds de Dieu, qui en sera le gardien pour l'éternité. » Il ne serait pas indifférent toutefois d'avoir un signe bien manifeste de (( cet échange de cœurs ». Puisqu'il y a des actes civils, pourquoi n'aurait-on pas d'autres actes, moins vulgaires certes, mais bien plus significatifs? On signe en général de son sang tout pacte fait avec « l'ange des ténèbres » : pourquoi ne pas signer de « quelques gouttes de vie le pacte conclu avec le lumineux séraphin des divines amours? »... Le même jour, ou plutôt la même nuit, (( à minuit son- nant, devant sept bougies allumées », Pierre et Malvina, chacun dans leur chambre « en face d'une bible et d'une tête de mort », — l'acquisition de cette dernière partie du cérémonial n'alla pas sans peine, à ce qu'il paraît, et il fut encore plus difficile de décider la tremblante Malvina à rester toute seule, à minuit « devant un si lugubre objet inondé de lumière », — ils écriront, « avec leur sang et sur du papier très fin », la promesse de rester éternelle- ment unis. La rédaction de la promesse fut pénible, et le choix en demanda du temps. Enfin, après bien des tâton- nements et des hésitations, on se mit d'accord.

Je te jure à jamais de le rester fidèle,

Je te fais le serment de ne chérir que toi,

Et, comme la douce hirondelle,

Dé ne connaître que ton toit.

La transcription « en liquide rouge » eut lieu dans la nuit


LE ROMANTISME KT l/AMOlJlf 217

du 3 au 4 avril \S'M ; le précieux, rincstimable « papier très tin » fut plié dans un méduillon ({u'au préalable ils s'étiticnt mutuellement olîert, « idenli<[ue de forme, puis- qu'il devait être identique de contenu », et le lendemain, «ivres «l'amour et de félicité », nos deux romantiques tour- tereaux ('changeaient

Leur divine promesse enclose dan-^ <l*' lor.

Puisse le romantisme c{ui la leur inspira leur avoir aussi donné la force de la tenir!

Tous ces (« frénéti([ues de la passion » étaient-ils sincères et jusqu'à (juel point? Question délicate, et dont la solution au surplus ne saurait jamais être que strictement person- nelle. Mais s'il est difficile de dire avec quelque exactitude où finit ici la sincérité et où commence le cabotinage, une chose du moins est certaine, et c'est en l'espèce la pratique il peu près constante de la plus folle exagération. Pour reprendre ce que nous avons dit plus haut ', c'est à qui pro- duira l'impression d'être forcené, frénétique, volcanique. A la lettre, on aurait honte de donner de ses sentiments une expression simple, et il est de la dernière importance d'avoir l'air toujours plus affecté et plus ému que son voi- sin. Kst-on amoureux? C'est la passion qui vient de s'abattre sur vous « mystérieuse et fatidc », et « l'on pantelle entre ses grilîes puissantes comme un pauvre petit oiseau entre les serres de l'épervier ». Cet amour est-il partagé? C'est l'extase, c'est le ciel, ce sont les purs ravis- sements des chérubins, des séraphins et de tous les chœurs célestes réunis ; « le cœur éclate, bien trop petit, bien trop infime pour une pareille immensité de bonheur » ! Est-on malheureux au contraire et repoussé? Ce sont des

i. Cf. le cliapilrc sur la Sensibilité romantique .


218 LK ROMA>TISME ET LES MŒURS

grincements de dents, des rugissements de bête fauve, des contorsions de possédé, des convulsions d'épileptique, des tortures infernales. « Non, jamais les damnés n'éprouveront ce que j'endure M... »

Pure affaire d'imagination que tout cet étalage. Tout cela est cherché, voulu, donc simulé, donc faux à demi. Une fois soulevé le manteau brillant ou lugubre des métaphores, on est stupéfait de voir qu'il cache en général si peu de chose. Rien n'est guère qu'en façade. Ce n'est pas simple- ment ridicule, c'est quelquefois répugnant.


III


Pour caractéristiques que puissent paraître ces habitudes, ce n'est encore là que l'amour romantique au premier degré, pour ainsi dire. A pratiquer le romantisme en effet, nous le savons, on ne se contente pas de sensations vives et d'émo- tions fortes, si elles doivent rester simples. Par une pro-

1. Les citations qui précèdent sont extraites de trois lettres, écrites en 1834 et 1836. — Ces ardeurs, ces éclats, ces violences, tout ce lyrisme enfin, malgré le ridicule, ne sont pas le fait d'âmes médiocres. Il y a une grandeur inhérente au romantisme, même quand il côtoie le grotesque, même quand il y tombe. « Nous avions, certes, nos défauts ; mais nous avions aussi nos qualités. L'une des plus grandes — que les siècles futurs devront nous reconnaître, s'ils ont un peu de justice — c'était l'amour des choses distinguées, le goût du « comme il faut » et de la distinction qui nous portait, grands et petits, à dédaigner dans nos amours — je ne dis pas « dans nos caprices » — les grisettes, chambrières, loreltes et fillettes nées sur les derniers confins du monde civilisé, pour rechercher exclusive- ment les femmes qui, par leur naissance, leurs habitudes et leur édu- cation, se rapprochant d'un certain idéal de grâce, de bienséance et de séduction, méritaient véritablement de nous attacher, comme le disait mon grand-père, « à leur char ». Feydeau, Fanny, Préface, vi-vii. Il est question de « la génération qui vint au monde entre les années 1813 et 1830 ».


LK noMANTISMF. KT i/aMOL'R 219

gression naturelle, inévitable, et (|ue nous avons déjà expliquée', on les c<»mj)li(|U(' volontiers et on les pimente. Les ronianli(}ues niirenl donc des complications dans Tamour, et on lui fit même une assez bonne garniture de piments.

Le premier, et le plus fort aussi, sur lequel néanmoins il convient peut-être de ne pas insister, parce qu'en vérité l'emploi n'en a pas attendu le romantisme , c'est l'adul- tère.

Pour un Jeune-France rien n'est odieux à l'égal du mariage.

Osons prouver Que ce Iralic impur ne Iciul qu'à dépraver 1/inlellecl et le sens, qu'il g^lace et pélrilie Tout ce qui luslre, adorne, agrémente la vie'.

Heureusement il y a l'adultère. 11 faut toaster à l'adul- tère.

Nous allons boire à nos maîtresses, Dans le crâne de leurs anianls.

Petrus Bond ne craint pas d'v voir — en imagination bien entendu — une des rares consolations qu'on puisse trouver aux ennuis de l'existence. Boulay-Paty, dans un passage de .son EUe iVar/a/cer(xxx), le conseille nettement.

Vous qui voulez aimer longtemps et bien sur terre, Aimez, je vous conseille, une femme adultère. Qui sous son vieux mari se torde en vous rêvant. Et de son bagne à vie s'échappe en vous trouvant.

Et, pour ne rien dire de la basse littérature. Ton sait enfin

1. Cf. plus hautr/4u£>6 du baudelairisme .

2. Philolhée O'Ncddy, Feu et flamme.


220 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

ce qu'Alexandre Dumas a fait de l'adultère et quelle place il occupe dans son œuvre dramatique, Ghampfleury a rai- son. « Avec moins de ménagement que M"® Sand, plus d'emportement, une sensualité ardente qui ne se cachait pas derrière le paravent hypocrite de réformes sociales, l'auteur d'Antony arbora l'adultère comme un drapeau ; il en fit le pivot du drame moderne, comme les Grecs avaient employé la fatalité dans leurs grandes conceptions dramatiques. Avec le créole l'adultère faisait son entrée triomphante dans quelques salons, et certaines femmes de ce temps ne demandaient qu'à se jeter aux pieds de ce vain- queur irrésistible K »

« Adultère » et « orgie » furent désormais « deux prin- cipaux mots du dictionnaire romantique, ceux que les écri- vains employaient avec le plus de complaisance ~. »

Des livres où elle était présentée avec des couleurs si chaudes et si vives, la chose passa-t-elle dans la réalité? L'honnête Champtleury paraît en douter 3. « Je dis quelques


1. Vignettes romantiques, ch. xi, p. 9b. — Cf. Parigot, le Drame d Alexandre Dumas, p. 283 sqq.

2. Vignettes romantiques, p. 91. Le chapitre est idlitulé: L'Adultère en 1830. ~ L'Orgie.

3. Ib., p. 95 sqq. Le souci est visible chez Ghampfleury de dis- culper cette époque. « On était jeune, on s'aimait, je ne le nie point; mais les morsures à la peau et au cœur, les regards fatals, les déses- pérances de damnés inscrites dans les œuvres d'imagination d'alors, ne sont-ils pas quelque peu superficiels et d'épiderme?

« Je vois d'après les images de l'époque, des dandys causant dans les « raouts » avec les femmes, entre deux quadrilles; je ne trouve pas dans leur attitude, dans leurs regards, cette poussée à l'adul- tère, ces acres sensualités consacrées par les poètes et par les roman- ciers : je me demande même parfois si ces romantiques fougueux n'étaient pas des mystificateurs qui voulaient stupéfier les Parisiens. Il y a là, me semble-t-il, plus de cherché, de voulu, que de frénésie réelle. Un Jeune-France se vante de boire du punch dans un crâne; qui sait si, en rentrant, cet enragé ne prend pas une infusion de


LK ROMANTISME KT i/aMOUR 221

salons et certaines femmes, — c'est lui-même qui souligne. — L'adultère, tel qu'on l'alïichait dans les drames et les romans, n'était réellement mis en pratique que par dos bas- blous, (les acl rites, les di'classées, les curieuses qu'un nom retentissant attire et qui se mêlent volontiers au monde où on s'amuse. On jouait à l'adultère comme on joue U un jeu de hasard. Sans prétendre faire des rosières des femmes de 1830, celles qui vécurent dans le monde des artistes et en î»cceptèrent le sans-gêne ne furent qu'une excessive mi- norité dans Paris. Le factice et l'entraînement de l'adultère n'eurent prise que dans un cadre restreint. Et il en fut, je le crois, de l'adultère comme de l'orgie. »

Pourquoi donc ajoute-t-il aussitôt, en termes trop dépour- vus de simplicité et en essayant de se guinder jusqu'à la philosophie de l'histoire : « Sans doute il est des époques où une agitation singulière s'empare des esprits. La lièvre enflamme le sang. La vie domestique paraît maussade. Ce que veut alors la nation, elle l'ignore; elle est inquiète, ner- veuse, quasi-hystérique et à des moments d'abattement fait succéder de bizarres ardeurs *. » N'est-ce pas implicitement convenir que le mal fut profond etses ravages considérables? Nous le croyons au moins, pour notre part, et c'est ce que nous es.saierons de mettre en lumière, quand, à propos de


camoiuille dans une vulgaire tasse de porcelaine?» Ces observations sont judicieuses, et il faut toujours faire en ces sortes de choses la part de la mode, du snobisme, de l'entraînement. Mais le « cherché » et le « voulu » peuvent avoir les mêmes conséquences pratiques que Tinstinctif et le spontané.

1. E. .\ugier lui-même, et c'est bien surprenant, dira par la bouche de Julien dans Gabrielle (V, 5) :

D'ailleurs, h mon avis, l'adultère est un crime Grotesquoment ignoble à moins d'être sublime. Comme un fleuve fangeux qui se change en riront. Si dans sa véhémence il n'entraîne pas toul.


222 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

George Sand, nous traiterons des rapports du romantisme et de la société. Tout autant en effet que du fameux Antony, c'est bien des non moins fameux Indlana, Valentine et Jacques que dérivent en droite ligne certains désordres, et l'on n'en peut bien comprendre la nature et mesurer la por- tée qu'après avoir fait une connaissance un peu plus intime avec les premières œuvres de George Sand.

Mais ce qui n'appartient qu'au romantisme et ce que 1830 a mis à la mode, c'est l'habitude, la manie de certains gestes violents, par où se traduisent la profondeur et Tin- tensité du sentiment dont on sait que tout bon romantique est le <( brûlant foyer » ' .

« Un volcan jette des laves et tout autour de son cratère le sol tremble » : devant les éruptions régulières des « vol- caniques », « tout fut saisi de peur, et délicieusement les femmes tremblèrent ».

Nos pères se battaient ; nous, nous faisons l'amour, Mais comme eux nous livrons de terribles batailles, Où vainqueurs et vaincus rugissent tour à tour Et se font en plein cœur de sanglantes entailles...

Ils frappaient l'ennemi ; nous assaillons les cœurs; Ils montraient fièrement de cruelles blessures ; Gomme eux presque toujours nous revenons vainqueurs, Criblés, toujours comme eux, de mortelles morsures ^...

i. «... Les cœurs enthousiastes auraient voulu des amours drama- tiques, avec gondoles, masques noirs et grandes dames évanouies dans des chaises de poste au milieu des Calabres. » Flaubert, Pré- face des Dernières chansons de Louis Bouilhet.

2. Anatole V***, étudiant en médecine, 23 ans, 1836. — Les femmes ne sont pas en reste. « Tu diras encore — écrit à lady Lionel l'héroïne de Bomans et mariage (II, 117), — que je res- semble à Minna ; mais j'aurais pu aimer un corsaire comme celui de l\yron ; un homme au front pâle et à l'âme profonde, haïssant les hommes, mais adorant une femme; oh! de quel amour!... et je me serais attachée à cette vie orageuse, et j'aurais écouté la chanson des pirates... »


LK ROMANTISMK ET l'aMOI H 223

Kl vraiment, ces (ils de groj^nards mènent une affaire d'amour comme leurs pères menaient la charge, — au triple galop, et donc sans ménagements excessifs '. Bons pour des muscadins et des femmelettes, ces soins, ces prévenances, et ces douceurs, ces langueurs, ces délicatesses, ces éva- nouissements! Quand on a du cœur, (ju'un sang jeune vous brûle les veines, ({uand on a des nmscles enfin, c'est de haute lutte et à la pointe de l'épée qu'on remporte la vic- toire. « De la terreur, de l'eirroi, des cris forcenés, con- vulsifs, des râles, des spasmes, des accès de rage, des san- glots, des hoquets, de la démence, de la folie, du sang, le ciel et l'enfer. Dieu et Satan, voilà l'amour ' ! »

Il a raison, le Jeune-France : c'est bien l'amour. .. tel qu'on le comprenait aU)rs. « Monsieur Fabiano, me dit madame de V***, vous ne savez pas tout ce qu'il y a de passion dans mon sein... Je ne trouverais nulle part un homme dont le cœur fut assez grand pour la recevoir... Voyez-vous, dit-elle avec feu, ce serait une chose terrible... je ne m'arrangerais pas d'une liaison vulgaire, moi !... Celui qui m'aurait dit : Je t'aime, aurait mieux fait d'évoquer son mauvais génie que de faire naître mon amour... Je m'attacherais à lui comme le lierre à l'écorce... et s'il me trahissait, je le tue- rais. »


1. >c Notre jeunesse, poussée chaque année sous les drapeaux par l'amour de la gloire el la conscription, perdait bientôt dans le tumulte des camps le sentimentalisme natif du premier fige. Alors était k la mode je ne sais quelle manière expéditive et toute mili- taire de faire l'amour, (|ui a valu dans toute rEuroi>e une si mauvaise réputation de constance ;\ nos guerriers. Un ridicule tnelTaçable attendait le jeune officier qui eût cherché à abréger l'insomnie du bivouac en relisant les lettres de sa maîtresse, ou en couvrant de baisers la boucle de cheveux qu'il en avait reçue au départ. >» Rey de Foresla, De f Amour depuitt la Charte. La Mode, 1830, m, 290.

2. Léon B***, « Jeune-France », 1834.


224 • ' LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« En disant ces mots, elle jouait avec un petit poignard à manche d'ivoire. Je ne voulus pas rester en arrière de ses protestations... « Et moi, dis-je, je couperais la perfide en morceaux, je la noierais, je l'étoufferais et je lui brûlerais la cervelle K »

Ce ton nous fait sourire : c'était alors le ton ordinaire; Et de la parole on passait au g-este. Comme cette paysanne d'une comédie de Molière qui jugeait de l'affection de son <( promis » au nombre et à la force des tapes qu'elle en recevait dans le dos, on estime preuve suprême d'amour de brutaliser les femmes. On leur serre la taille dans ses mains « comme dans deux étaux », nous l'avons vu, jusqu'à les faire évanouir ; on leur meurtrit les poignets :

A genoux, mon amour, et dis-moi que tu m'aimes ;

on les traîne enfin par les cheveux, à la grande stupéfaction, rétrospective, de Champfleury, qui nous conte l'anecdote, « Un soir que j'écoutais, dans les salons d'une Muse, une conversation entre M. Cousin et Alfred de Vigny, il me sembla que du plomb fondu venait d'être versé dans mon oreille. Un astronome plein d'esprit, M. Babinet, qui, les cheveux en broussailles, le menton appuyé sur la poitrine, semblait sans cesse sommeiller, me souffla tout à coup : « De notre temps nous traînions les femmes par la cheve- lure sur le parquet. » Après cette étrange confidence, le brave astronome ferma les yeux et sa tête retomba comme d'habitude sur sa poitrine ; mais M. Babinet jouant les Antony me jeta dans quelque trouble ~. »

1. Perrière, Romans et mariage, I, 72. — Les points suspensifs dans le texte.

2. Champfleury, Vignettes romantiques, chap. xii, p. 102. — Lors de sa première entrevue avec Lamiel, l'aimable jeune fille qui a le culte de Mandrin, Valbayre la saisit par les cheveux et va lui don-


LK ROMAN'nSMB ET l'aMOL'R 225

Et il ne déplaît pas aux femmes, à de certaines femmes, d'être ainsi traitées à la cavalière : évidemment, elles étaient li l'unisson.

« On se moque de moi », écrit notre « flâneur parisien », dont c'était la- marotte en effet, « quand j'affirme à tout venant ([u'aucune époque n'égala jamais la nAtre en copieuses ou exquises bouffonneries. Et cependant !...

« Se peut-il rien de plus aimable, de plus délicieux, de plus fin, de plus adorable en un mot que M""" de G*** ? Je l'appelle la Shakespearienne. Elle est Ophélie, Cressida, Juliette. Elle est la poésie et le charme féminin incarnés... »

Il y a dix lignes de ce lyrisme, bien surprenant chez l'in- corrigible railleur. Avait-il des prétentions sur le cœur d'une si parfaite créature ? Etait-il jaloux de ne pas être préféré ? Le fait est qu'il en est féru, et qu'il la détaille, tout comme s'il était lui-même un romantique. « Frêle, vaporeuse, presque .immatérielle, idéale », etc., etc.

Or de qui cette excjuise, fragile et séraphique personne est-elle allée s'amouracher ? « D'une espèce de rustre, d'un spadassin qui n'a jamîiis donné de coups de sabre qu'en imagination, dont le passé est ténébreux, et qui rudoie les femmes !... » Notre ironiste n'est plus impartial, et c'est sa punition d'en perdre sa clairvoyance et sa finesse habi- tuelles. (( Etrange aberration ! » 11 fait de la rhétorique, le malheureux ! « Son plus grand bonheur, à ce qu'il paraît, est de se pelotonner comme une chatte dans les bras velus de son cosaque, et d'y frissonner de se sentir si petite... »

ner de son couteau dans In poitrine. Laniiel, qui rafToIc des émotions fortes, ne résiste point à celle-lh : elle est tout de suite conquise. « Il In séduit ainsi : voilà du caractère I » observe simplement Sten- dhal. — « C'était le temps où l'on marquait la mesura avec un bris de chaise ou un coup de pistolet. Aucune femme ne résistait h cela. » Le Bénédict, de Valenline, réalise assez bien le type de l'amoureux frénétique. Cf. René Doumic, Troisième conférence sur George Saud. Le romantisme et les mœurs. 15


226 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Mieux encore, elle l'aime parce qu'elle tremble devant lui, qu'elle en a peur, et qu'elle voudrait sentir toujours plus vivement un si délicieux frisson. « Fais-moi peur, je t'en conjure ; fais-moi dumal »... " L'autre jour, il lui a presque cassé le poignet et démis une épaule... Elle* doit être con- tente, ah ! bien contente !.. . Elle goûtera la plénitude du bonheur le jour où il la tuera... C'est bien étrange !... »

Pas si étrange que cela peut-être, — et surtout pas si étrange pour l'époque. Un autre passage du Journal, anté- rieur de deux ans, il est vrai, ne raille-t-il pas avec une bonne humeur spirituelle « ces pauvres petites femmes, qui ne sont satisfaites que si elles reçoivent des bourrades, de vraies bourrades de leurs amants, et à qui il faut enfoncer au moins une côte pour leur prouver qu'on les aime ? » M'"*' de G*** n'était donc pas un phénomène ; d'autres parta- geaient alors ses romantiques « aberrations », et c'est un point sur lequel les Correspondances amoureuses de l'époque, si nous les connaissions, seraient parfaitement édifiantes: la chose pour nous ne souffre pas de doute. Onques ne vit-on pareil étalage, plus ridicule encore que terrifiant, de violences et de menaces, et de coups de pisto- let, et de coups de dague et de coups de poignard.

Un couple d'amoureux romantiques traverse la saynète dont nous avons parlé plus haut. Le couple va faire un voyage — en Italie, naturellement.

« As-tu tes pistolets ? » demande la jeune femme. — On remarquera, en passant, que c'est le mot d'Emma Bovary à Rodolphe, un soir qu'elle se croit en danger d'être sur- prise avec son amant.

— Des pistolets ? et pourquoi ? » répond le jeune mari avec une ironie tranquille. « Aurais-tu peur de rencontrer des brigands ? »

— C'est pour brûler la cervelle aux femmes qui oseraient


LE HOMANTIHMK ET l/AMOrR 227

te regarder, ou pour te brûler la tienne, si fantaisie te pre- nait de répondre h leurs œillades 1... »

Le mari aura bien fait de ne pas avoir de distractions en route.

Un amant écrit à sa maîtresse — une femme mariée, séparée momentanément de lui — pour lui conter « une prouesse d'amour ». Un mari jaloux vient de surprendre sa femme en conversation intime avec un jeune homme. Le jeune homme a fait feu le premier sur le malencontreux intrus. Le m;iri n'a pas été atteint ; mais devant un accueil si énergique, il a été pris d'une épouvante si soudaine et si forte qu'il s'est enfui « en hurlant, et en laissant sa femme aux bras du bien-aimé » ! Et cette aventure, à dénouement plutôt comique, d'exalter l'imagination de notre amoureux ; la lettre, commencée en prose, finit sur une explosion de lyrisme et par une déclaration de principe dont l'expression n'est pas très nette, encore que le sens en soit fort clair.

Du sanjî, toujours du sang ! C'est le parfait amour ! L'amour de l'homme fort, l'amour du romantique. Enivrons-nous de sang, ô ma belle Amadour, Car c'est le sang qui fait la folie extatique '.

Ou peut-être plus simplement la folie, sans autre épithète.

Mais il est un autre piment, plus délicieux encore que l'adultère et les violences de toute sorte, bien plus roman- tique en tout cas, et c'est de ne point séparer l'amour de la double idée de fatalité et de malédiction.

« La tendresse, la passion, la beauté même ne suffisaient pas pour faire un amoureux accompli, il fallait encore une certaine fierté dédaigneuse, un mystère à la façon de Lara et du giaour, en un mot, une fatalité byronienne;

i. Fernand L***, étudiant en médecine, 25 ans, 1837.


228 LE ROMANTISME ET LES aiŒURS

derrière Tamant on devait sentir un homme inconnu en butte aux injustices du sort et plus grand que son destin ^ . » Cela, c'est le frisson rare, le frisson suprême, le frisson unique. Imagine-t-on en effet « délices plus affolantes que de goûter les ivresses paradisiaques tout en se sentant damné », et une femme pourrait-elle accomplir œuvre d'amour plus sublime que de donner quelques instants de bonheur à un malheureux maudit ? La mixture est bizarre à coup sûr, et elle doit être d'une saveur singulièrement acre et irritante-. Ce sont les amours d'Eloa et de l'ange déchu. Eloa eut alors beaucoup de sœurs.

De tout temps les femmes ont été particulièrement accessibles à la pitié. Il leur a toujours plu d'être mater- nelles, et déjouer à la sœur de charité. Elles se penchent volontiers sur les plaies ; elles aiment soigner et guérir. Plus encore que « des anges de douceur », elles sont ravies d'être « des anges de consolation », comme disait un roman-

1. Théophile Gautier, Histoire du romantisme, 169,

2. Dans toute la littérature romantique il n'y a rien, en tout cas, de plus ridicule et de plus prétentieux, soit comme sentiment, soit comme expression. « Car nos amours ont été affreuses, car mon amour est fatal, car je suis funeste comme un gibet. » P.. Borel, Champavert, I, Testament. — « Dût-elle être maudite dans l'éter- nité, elle en serait assez dédommagée, — pense Indiana, — si elle embellissait la vie de son amant. » Indiana, 263. — Dans les Mémoires d'un suicidé, le héros fuit quand le mai'i de Suzanne a tout appris. « Hélas! me disais-je pendant que la pluie d'écume soule- vée par les palettes mouillait mon visage ; hélas ! dois-je donc ainsi porter malheur à tous ceux qui m'aiment? La solitude doit-elle se faire à mon approche? Tout ce que je construis doit-il s'écrouler, et tout ce que j'aime mourir ? Mon cœur sera-t-il toujours forcé de soulever des tombes ou de se glisser à travers des infortunes pour trouver pâture à des besoins d'amour ? Pourquoi n'êtes-vous pas là, afin de me consoler, ô ma mère que j'ai tant aimée ! » 147. — 11 est vrai aussi que les choses tournent quelquefois au tragique, et l'on peut voir dans Legouvé, Soixante ans de souvenirs (II, chap. v, Histoire vraie) un bel exemple d'amour fatal, avec double suicide au bout.


Il: HO.MANTISMK KT I^AMOirB 229

liijue. Faul-il dirt' (jur le loinaulisiiic exploita cette déli- cieuse, cette divine faiblesse? Au moins s'en est-il donné ies apparences.

« Votre mission sur la terre est de consoler les infor- tunés », dit Octave à Fernande dans la première lettre qu'il lui écrit. « J'irai vous attendre ce soir sous le grand ormeau des quatre sentiers... Si vous ne venez pas, je déposerai votre bracelet sous la pierre ; vous l'y ferez prendre; mais il sera teint du .saiijç d'Octave. » C'est ce qui s'appelle une mise en demeure, et qui manque peut-être de délicatesse.

Naturellement Fernande va au rendez-vous. Elle y va même d'un pas allègre : ne s'agit-il pas d'« as.surer le bonheur de leur vie entière » ? Ne .s'agit-il pas surtout de « con.soler un amant infortuné » ? De cette («uvre de cha- rité elle reçoit dailleurs et tout de suite la récompense : elle se sent « le cœur heureux et attendri ». Et n'est-ce pas la meilleure preuve de l'excellence irréprochable de sa con- duite ?

Au reste c'est là-dessus que roulent leurs premières con- versations d'amour. « Oh ! celle-ci est ma sœur, me disais-je en vous écoutant... Son C(cur est un refuge que je veux implorer; là, du moins, je trouverai de la compassion, et si elle peut me secourir, elle me plaindra, sa pitié descen- dra du ciol comme la manne et je la recevrai à genoux. » Et Fernande de répondre en parfait unisson : « Vous avez raison de m'appeler votre sœur. Nous sommes frères d'in- fortune, et nos destinées ont été mêlées dans la même coupe de Hel et de larmes... Donnons-nous la main et mar- chons ensemble dans là vallée de larmes. » Jacques, 186- 188.

On vit ainsi beaucoup de couples liaver>ei la vallée de larmes, la main dans la main ; et c'était lui en général


230 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

le désolé, et c'était elle « l'ange de consolation ». Du côté du « maudit », le manège n'était pas sans doute de la plus scrupuleuse probité ; au moins ne manquait-il pas d'adresse : il abrégeait les préliminaires de la conquête. Et elle, ses faiblesses n^étaient-elles pas toutes excusées d'avance par leur caractère de sublime charité ? Les beaux temps du romantisme abondèrent en spectacles de cette sorte, fort ridicules et un peu mélancoliques.

<( ...Tu ne me gronderas pas, ma douce chérie... Je suis sûre au contraire que tu vas me féliciter, m'encourager... Il était si malheureux ! si désespéré !... Oh ! si tu avais entendu comme moi ses ricanements incessants, si tu avais vu son sourire amer, son front pâle et soucieux, tou- jours chargé d'orages et semblable à une plage éternelle- ment balayée par la tempête, ainsi qu'il dit lui-même, je te le jure, toi aussi tu te serais laissée attendrir, et tu m'au- rais ravi le mérite de cette œuvre de divine charité .. Est-ce une destinée, dis-moi, d'être ainsi la victime d'une fatalité maudite, de voir tout se dessécher et se flétrir à votre approche et sous vos regards?... Il refusait d'abord de se laisser plaindre, il ne voulait pas être consolé... « Merci de votre affection, me disait-il ; elle est douce à mon âme cependant, douce comme la rosée aux campagnes consu- mées de chaleur, douce comme l'eau pure et fraîche au gosier du voyageur altéré... Mais, de grâce, écartez-vous de moi, et que ma triste destinée s'accomplisse !... Il y a des créatures maudites, à qui il est à jamais interdit de con- naître le bonheur... Je suis une de ces créatures... Maudit, je suis maudit ! » Et il grinçait des dents, il se tordait les mains de désespoir... Gomme moi, tu en aurais pleuré... » Et, toujours comme elle sans doute, elle l'eût consolé. « Dieu lui-même ne nous ordonne-t-il pas de secourir les malheureux ? et quelle détresse pouvait se comparer à la sienne ?... »


LK HOMANTIS.ME ET i/aMOL'R 231

Leurs dustinéus doue se sont accomplies. « Un rayon du ciel u lui dans lu profondeur de ses infernales ténèbres »; il u g^oùtë enfin à « l'enivrante coupe du bonheur ». Quelles joies ! et quels remerciements ! Klle est « un ange », « un chérubin •> ; « ses mains sont pleines de buumc, et de ses yeux coule le diclame... » Le danger n'a pas disparu cepen- dant, il n'est <(ue conjuré. « Oh ! ([u'elle l'aime, encore et toujours, pour que ne reviennent plus les jours de déses- poir, les jours maudits ! » Car « le sombre génie du mal » pourrait bien avoir contre lui des retours olTensifs. Mais elle le protégera, « sa douce inlluence prévaudra contre toute puissance obscure », etc., etc. '. C'est toujours assez vilaine chose qu'une œuvre de séduction : n'est-elle pas plus particulièrement répugnante soys cette forme et avec ce langage?

Forme et langage furent très employés un moment. .Vntony surtout avait donné le modèle : on imita Antony. 11 y eut un damné sous chaque habit ou même sous chaque pourpoint à la vénitienne. Ce ne furent plus qu'attitudes farouches, regards sombres, fronts fatals, rires sarcastiques, .sanglots convulsifs, poings montrés au ciel, blasphèmes et malédictions. Les femmes s'abandonnaient, frissonnantes, quelques-unes — tout est possible — avec l'espoir de rame- ner à de meilleurs sentiments les « maudits », en leur prou- vant qu'ils ne l'étaient pas au moins du monde entier; les autres, celles qui se perdaient U bon escient, ravies de se perdre avec accompagnement d'émotions inédites, et se délectant parfois h l'idée d'être si criminelles.

« Je le sais, je le sens, tu es un démon, tu es mon mau-


1. Louisf I)***, |S:i(l. - Il est question <lo TaUilité, bien oiitciuhi, dans li's Lollrex in>Ulili'g (rAh'xniidre Duinns h Mélanio W". Cf. Parigot, Le Drame if Aleu-andrc Dumas, p. 30V.


232 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

vais génie, je me perds avec toi... Mais que m'importe, puisque je t'aime, puisque tes baisers me consument, puisque tout me paraît mort et g-lacé au prix de toi ?.., Oh ! viens, mon bel archange, mon beau Satan, emporte-moi sur tes ailes de feu... Nous serons damnés, je le sais... Au moins nous souffrirons ensemble, et avec toi la souf- france elle-même est une volupté K.. » Voilà le couple romantique dans sa splendeur... On en vit d'assez bons spécimens pendant une dizaine d'années. Il est heureux que le nombre n'en ait jamais été bien considérable, et surtout que l'espèce s'en soit assez rapidement perdue.


IV


Pour expliquer l'importance, de premier ordre, et le rôle, capital, que le romantisme a donné à l'amour dans la vie ordinaire, il ne suffît pas d'invoquer la romantique hypertrophie de la sensibilité, ou plutôt cette hypertrophie, dans l'espèce, a elle-même ses raisons particulières, ses excuses, si l'on veut. Les hommes sont ainsi faits qu'ils veulent obstinément paraître logiques dans les moments mêmes où ils le sont le moins, et c'est quand leur conduite semble tout à fait extraordinaire et bizarre qu'ils sont le plus vivement tourmentés du désir de la justifier. Les romantiques donc, pour se mettre en règle avec leur cons- cience, décrétèrent : l'amour est une force, et cette force est tellement irrésistible qu'il serait puéril et vain d'essayer même de lui résister ; cette résistance d'ailleurs ne serait pas simplement imprudence et maladresse : elle constitue-

1. Mélanie G*", 28 ans, 1839.


LK ROMANTISME ET i/aMOUR 233

rait un crime •. Le nouveau culte eut beaucoup de fidèles ; le contraire eût été pour étonner.

A elle seule en elTet, la nouveauté de la doctrine aurait sufTi pour en assurer le succès '*. Les anciens — qui avaient sur beaucoup de choses plus d'expérience fine ou profonde que ne le croyaient les romantiques — avaient représenté l'Amour, comme on sait, un bandeau sur les yeux, expri- mant ainsi que la passion est aveugle aux imperfections de l'objet qui la provoque, mais auçsi et sans doute qu'elle est fatale et qu'elle s'abat sur ses victimes sans qu'elles aient jamais rien fait pour mériter si cruelle distinction. Ce qui est certain du moins, c'est qu'à leur jugement l'amour est quelque chose de particulièrement redoutable et terrible, un fléau, une maladie sacrée, dont il faut ardemment deman- der aux dieux d'être garanti. On remarquera que c'est la conception même de Racine et* que, dans son théâtre, l'amour n'est jamais représenté que comme une cau.se assu- rée, une source régulière de désespoir, de honte, de folie et de crime. Et là-dessus la société moderne ne pense sans doute pas autrement, puisqu'elle prend contre la passion les précautions les plus minutieuses, et que par des pres- criptions, des prohibitions de toute sorte, elle l'emmaillotte, la ligotte, la met en état de nuire le moins possible. Sur ce sujet en tout cas, l'opinion ferme d'un honnête homme doit être celle de Racine. S'il est tant soit peu soucieux de son bonheur, il adressera aux dieux la prière des anciens. Il est vrai que les dieux bienveillants y ont pourvu et que, — la


1. On sait qu'il y & ît peu près les mêmes idées dans Fourier.

2. « Elle et Lui, un roman dont le sujet n'a rien de réel, mais dont le fond est profondément vrai, et porte avec soi son enseignement utile pour tous : l'historique de certains états de l'àmc, au siècle où j'ai vécu. "George Sand h Emile Aucante, 10 mars 1864. En tète de la Correspondance publiée par la licvue de Paris, i" novembre 1896.


234 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

remarque est de M. Brunetière, et elle est admirable de vérité, — ils dispensent aux humbles mortels la passion, la véritable, la grande passion, à peu près aussi généreuse- ment qu'ils leur dispensent le génie, dont on ne peut pas dire qu'il soit dans leurs habitudes d'être prodigues i. « Partout où l'amour passe », entendez l'amour qui prétend ne dépendre que de lui-même, ne reconnaître d'autre loi que celle de ses volontés et de ses caprices, « partout où l'amour passe, il laisse un grand désordre », est-il dit dans la Loi de l'homme. Quel dommage seulement que M. Her- vieu, dans cette pièce et ailleurs, ne s'en soit pas montré pour sa part plus convaincu ^ !

Les romantiques l'étaient bien moins encore. Ils étaient même convaincus dvi contraire et ils l'étaient éperdument.

1. « Les grandes passions sont rares comme les chefs-d'œuvre », avaitdéjàdit Balzac, Histoire des Treize {OEuvres complètes, YIU, i6).

2. « Aimer bien », ce n'est pas la même chose qu'« .aimer » tout court. Les jeunes gens dont tu parles aiment avec des garanties sérieuses et un minimum de risques. Cette même jeune fille qu'ils épousent, ils n'eussent jamais songé à elle, si elle n'avait eu que ses vingt ans, sa grâce et son esprit. Une autre, pourvue de charmes égaux et d'une dot convenable, l'eût aisément remplacée... Tandis qu'on ne remplace pas une femme vraiment aimée. L'amour, c'est la préférence, le choix exclusif... « Celle-là, et pas une autre ! Et au diable la position ! »... L'amour qui préside aux mariages bour- geois, c'est un personnage mi-sentimental, mi-pratique. Il ne trouble pas les familles ; il ne brise pas les carrières ; il sait entendre raison et cède à la nécessité. Il n'a jamais ruiné ni tué personne. Aussi on l'estime, on lui sourit. Il est le bienvenu partout. Tandis que son grand cousin, l'Amour, le vrai, c'est un anarchiste dange- reux, un brouillon mal élevé qui ne respecte rien et qui n'est pas reçu dans le monde.

— Je ne l'ai jamais aperçu, dit mon amie. Et elle ajouta, en soupirant :

— J'aime mieux croire qu'il n'existe pas... Autrement, je serais trop triste... Pourtant... »

D'un article du Temps, du 24 juillet 1906, de M^e Marcelle Tinayre, intitulé Prudence, dans la série des Feuilles volantes.


LK nOMANTlSMK ET i/aMOLR 235

On n'a sans doute pas oublit^ les propos, si caractéristiques, d'Octave dans Jacques. « La vraie force est-elle d'étouffer ses passions ou de les satisfaire? Dieu nous les a-t-il don- nées pour les abjurer ? et celui qui les éprouve assez vive- ment pour braver tous les devoirs, tous les malheurs, tous les remords, tous les dangers, n'est-il pas plus hardi et plus fort (jue celui dont la prudence et la raison arrêtent et gouvernent tous les élans ? » Trt-s exactement, c'était prendre le contre-pied des anciennes disciplines. Il s'agis- sait bien do faiblesse, de maladie et de danger ! La passion était signe de « force » : qui n'aurait voulu se montrer fort? La laisser se développer était, une preuve de « hardiesse » : qui n'eût voulu se montrer hardi ? On fut passionné avec frénésie, on le fut surtout avec délices.

Il n'y a désormais dans la vie qu'une affaire sérieuse et vraiment importante : l'amour. Il est plus encore que la raison de l'existence, il est l'existence même. '< Avant d'avoir aimé, on ne vivait pas ; quand on n'aime plus ou qu'on n'est plus aimé, à peine a-t-on le droit de vivre encore '. » C'est la formule même du jeune premier romantique. Ne cherchez en lui ni le fils, ni le frère, ni enfin l'homme social : amoureux il est dès l'origine, amoureux il reste jusqu'au bout et exclusivement. Sa « fonction sociale est (l'aimer » : il s'acquitte de la fonction avec une rectitude, une probité, une conscience scrupuleuses, inflexibles, admi- rables. La fonction accomplie, il n'a plus qu'à disparaître. Quand il est bien sûr de n'être plus aimé de Fernande, le


1. Caro, George $and, 72. — « L'amour, c'est la vertu «le la femme ; c'est pour hii qu'elle se fait une gloire de ses fautes ; c'est (le lui qu'elle reçoit l'héroïsme de braver ses remoixls. Plus le crime lui coûte à commettre, plus elle aura mérité de celui qu'elle aime. C'est le fanatisme qui met le poignard aux mains du religieux. » Indiana, 265.


236 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

héros de Jacques doit mourir ; il meurt en effet ; et la plu- part des héros romantiques se conduisent comme Jacques.

A moins qu'ils ne ressemblent à la plupart des autres personnages de l'indulgente romancière, et que, un premier amour épuisé, ils ne se hâtent d'en avoir un autre, toute une série d'autres. C'est en effet ce qu'il y a d'admirable et d'avantageux dans le système : la sincérité justifie tout. Dès l'instant que vous êtes sûr de la force et de la profon- deur de votre passion, vous pouvez vous y livrer sans crainte : elle est légitimée de par sa vérité même. Autre avantage appréciable aussi : vos passions successives pro- fitent de l'expérience que vous avez nécessairement acquise peu à peu. La plus récente sera toujours la plus forte et la plus douce. C'est une espèce d'entraînement. Il ne faut pas le dédaigner.

Et il n'est pas craindre qu'on le dédaigne, si l'on est bien pénétré de la doctrine et si l'on ne considère l'amour que comme une occasion de satisfactions égoïstes; car l'égoïsme est l'essence du système, et la démonstration en est sans doute superflue. « Oh ! jamais je n'ai été si heureux ! — écrit Jacques à Sylvia. — Jamais je n'ai tant aimé ! Ne me rap- pelle plus que j'en ai dit autant chaque fois que je me suis senti amoureux. Qu'importe? On sent réellement ce qu'on s'imagine sentir. Et d'ailleurs je croirais assez à une gra- dation de force dans les affections successives d'une âme qui se livre ingénument comme la mienne. » Jacques, SO.

Cela est d'une belle tenue et ne manque jamais de pro- duire, dans le roman ou au théâtre, un très bel effet : c'est peut-être moins raisonnable dans la pratique quotidienne, et la réalité ne s'accommode guère d'une conception de la vie si étonnamment simpliste, — et si commode. Justement, c'était un attrait de plus pour les disciples du romantisme.


LE ROMANTISME ET L'AMOin 237

Désir muladif de penser au rebours du « bourgeois », haine et ini'pris des normes ordinaires, individualisme intransigeant : leurs principes et leurs goûts essentiels y trouvaient pleine satisfaction ; mieux encore, tout cela était légitimé, exalté, glorifié! Le succès en fut considérable, et la pratique ressembla au succès.

A parcourir les correspondances privées du temps, — quelques correspondances, naturellement; car en vérité ([u'est-ce (|ue les documents que nous avons pu connaître, en comparaison de ceux que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons jamais ? — on se sent pénétré, envahi d'une mélancolie profonde, qui finit par devenir une véritable soulfrance. Hé quoi ! ce sont des hommes raison- nables qui ont pu penser, sentir, écrire des choses qui le sont si peu! Ce sont des jeunes fdles, des femmes, des mères de famille françaises, qui ont pu ou})lierun instant — pour quelques-unes l'instant fut bien long — leur intelligence et leur finesse natives au profit de misérables sophismes, dont on se demande avec stupeur comment ils ont jamais pu être dangereux, tant la fausseté en est insolente*? Quelle pitié et quelle misère ! Hn faveur de ces malheureuses et de ces naïfs, on voudrait pouvoir plaider les circonstances atté- nuantes, alléguer (ju'ils étaient d'esprit médiocre, que leur éducation morale avait été négligée, (ju'ils étaient enfin les


I . A propos de George Sand, Barbier écrivait dans ses SouvenirM personnels (324) : « Je ci*ois que celte innueiice a été mauvaise. Fille de Housscnu pour le style, elle n été, comme son père, une lioiiéuiienue de pensée el (le sentiment. P'écondée tour à tour |)ar les puissants esprits faux qu'elle fréquenta, elle en a été le reilet malsain... Quant h ses œuvres de passion, elles ne sont jamais, sous diffé- rentes formes, que les aspirations de son moi égoïste et sensuel. Ce sont presque toujours des thèses en faveur de la liberté du cœur et du corps et, par conséquent, la rupture à volonté de tout lieo amoureux. »


238 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

victimes d'un coup de folie passager. Mais la plupart de ces infortunés sont d'une situation sociale et d'une intelli- gence fort honorables; quelques-uns appartiennent à des professions libérales ; ils ont de l'esprit, du jugement ; ils sont même d'excellent conseil, — tout comme George Sand quand il n'était pas question d'elle-même et de ses fantai- sies sentimentales; — il est visible enfin qu'il ne s'agit point pour eux d'une brève éclipse de leur raison. Non, c'est bien cette raison elle-même qui, sur un point parti- culier, a été faussée ; c'est leur intelligence qui a été per- vertie. Ils se sont enivrés des beaux sophismes, et à la pre- mière occasion, le diable aidant, ils les ont appliqués.

Une jeune femme, — quelque « âme méconnue » proba- blement, — s'épanche dans le cœur d'une amie. Elle est malheureuse ; elle a droit cependant au bonheur, — encore un refrain romantique ; nous verrons plus tard l'usage qu'on en a fait, — et puisque le mariage ne le lui a pas donné, elle le cherchera hors du mariage. Dix ans de ménage et trois maternités n'ont pas calmé ce cœur impé- tueux et exigeant, et l'ardeur de ses énergies sentimentales n'en a été qu'avivée de plus belle. Elle déborde de ten- dresse, elle se sent toute prête pour quelque grande pas- sion, elle frissonne déjà des ivresses futures... Or « Dieu ni'aurait-il mis au cœur ce besoin d'aimer, de me dévouer au bonheur d'un autre », — remarquez ce dernier trait, il est caractéristique, — « si c'avait été pour m'enjoindre aussitôt de ne pas le satisfaire ? Ai-je le droit de couper la végéta- tion folle que sa main bienveillante y fait pousser ? Le désert^ est-ce la vie?... Ah ! elles me font sourire, celles qui ont toujours à la bouche le mot de devoirs ! Leur devoir à elles, c'est la stérilité, l'incapacité de frémir, c'est l'impuis- sance... Si elles se sentaient au cœur le divin frisson, elles diraient comme moi : Mon devoir, c'est d'aimer ; mon


I.F. ROMANTISME ET l'aMOUR 239

devoir, c'est de cultiver les forces et les ardeurs que la nature a mises dans mon Ame; mon devoir, c'est de ne pas laisser s'éteindre la Uamine sacrée, ni se détruire les dons précieux que j'ai reçus du ciel », etc.

Certes, cette abondance, cette netteté vigoureuse ne sont pas d'une femme médiocre. Celle qui a écrit ces lignes était la fille d'un ollicicr distingué et la femme d'un médecin fort apprécié ; elle a d'ailleurs gardé dans son style quelque chose de la précision scientifique (ju'on peut .supposer à la conversation de son père et de son mari. Mais elle avait trop lu les romantiques, trop médité sur Jacques, trop cru en Ldlia. Le docteur aurait pu la soigner particulièrement : c'était assurément une des plus malades de son élégante et aristocratique clientèle'.

Et les malades de cette espèce, c'est par centaines qu'on a dû alors les compter. Comme on voit fort bien d'ailleurs l'origine de la maladie, on en voit avec la même netteté l'incubation, l'éclosion et le développement final. On est fatigué de sa femme ou de sa maîtresse, ou inversement de .son amant ou de son mari, on a du vague à sa pauvre âme oisive pour l'heure et inoccupée, on s'ennuie. Il vous vient


i. Valérie H"*, 21) ans, 18iO. — Personne peut-être n'a mis en pratique les théories de G. Saud connue une de ses amies, Ilorlense Allart i\e Mérilens. « Si je rencontrais sur mon chemin — écrit- elle à Sainte-Beuve — une fille délicate, spirituelle et forte, je lui dirais de faire comme j'ai fait, de suivre noblement la nature. Il vaut mieux combattre au sein des passions que de combattre les passions, car la fille (]ui a un amant, même inférieur, vit, existe, respire, est dans la vérité, verse des larmes, en jouit, cède à la loi divine. Mais la fille qui combat la nature ne connaît que des tour- ments. Aflreuse, ténébreuse, toute sa machine se détraque, c'est un ébranlement universel et il vaut mieux mourir. » Cf. aussi une lettre à Sainte-Beuve, encore plus explicite, et que cite M. Léon Séché, dans la Revue de Paris du !« juillet 1907, p. 57-58. El sur le mariage, ib., 61.


240 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

au cœur un caprice, et comme on est familier avec les idées de Géorgie Sand, on décore aussitôt du beau nom d'énergie cette nouvelle faiblesse ; au lieu d'en éprouver une honte secrète, on s'en glorifie, et on voit un progrès et un perfectionnement où il n'y a en réalité que régression et déchéance. On tressaille d'allégresse, on exulte, on devient lyrique, quand c'est une élégie ou un lamento qu'il fau- drait faire entendre.

En voici un par exemple qui commence son chant de triomphe par une parodie, et qui le continue par une assi- milation d'assez mauvais goût, mais si naturelle dans l'imagination d'un « George-sandiste », comme s'appelait un autre. « Joie ! joie ! pleurs de joie ! » Ce sont, on le sait, les cris mêmes de Pascal ayant retrouvé son Dieu, et entrant enfin dans la certitude et le repos. « Je me croyais faible, misérable, exténué : je me découvre riche, fort et robuste ; je me croyais cadavre, et voilà que tout d'un coup je viens de sentir la vie de nouveau couler dans ma poitrine à flots tumultueux ! »

— Et la cause de cet enthousiasme débordant, de cette lyrique allégresse ? — C'est qu'il vient de tromper sa femme avec une de ses amies, tout simplement. Il n'y a, peut-être pas de quoi être si fier. Elcoutez-le cependant.

« On dirait que mon âme monte et plane dans la lumière. Je me sens renaître... Mon cœur est plein, il déborde du sentiment de son bonheur et de sa force... Oh ! je vis, je suis fort, comme je ne l'avais jamais été... Dans quelques jours, les fidèles vont chanter l'alleluia de la Résurrection : moi, dans l'ivresse de mon âme, je chanterai le renouveau de mon cœur, et ma résurrection d'amour... Alléluia ! mon cœur revit, mon cœur est fort ! alléluia ! Il est vraiment ressuscité, alléluia! alléluia !... »

A ce degré d'exaltation, la prose ne suffît plus : il y faut la poésie ; elle arrive en etfet.


I,R ROMANTISME l-rT L AMOUR 2 i 1

Alléluia, mon âme, alléluia !, Aux jours mauvais tu connus la tristesse, Et la douleur trop souvent t'ennuya. « Voici venir les beaux jours (rallégresse.

Alléluia, mon âme, alléluia!

Alléluia, mon âme, alléluia ! Celui-là seul est fort qui toujours aime. Et qui toujours sur l'amour s'appuya; C'est d'amour que vient la force suprême. Alléluia, mon âme, alléluia' !

C'est la reprise, en mauvais vers, du thème que Geoi^ Sand avait développé en excellente prose. Et le thème a eu des milliers de reprises et de variations. Nous en avons un certain nombre sous les yeux ; inutile de les citer : à quelques détails près, toutes se ressemblent.

On voit dilFicilement en elTet comment elles pourraient bien se distinguer. Ce qui met de la variété dans l'expres- sion d'un sentiment comme l'amour, réserve toujours faite de la valeur personnelle de celui qui l'exprime, c'est le degré de résistance que lui oppose l'âme avant de le subir; ce sont les discussions avec la conscience, les fausses rai- sons et les sophismes dont la passion se colore, les conces- sions timides, les demi-défaites, les relèvements brusques suivis de défaillances plus profondes, enfin toutes ces indé- cisions et toutes ces luttes entre l'égoïsme et l'instinct qui sollicitent, et la raison et le sentiment du devoir qui refusent de consentir : spectacle toujours intéressant, souvent pathé- tique, un des plus beaux qu'il soit donné 5 l'homme de con- templer. Or quelle place peut-il y avoir pour cette fine ou forte psychologie dans une doctrine morale qui se hâte de proclamer la résistance à la passion comme toujours mala-

1. Antoine H*'*, ingéuicur, 35 aus, 1842.

Le romanliamt et les mœurt. 16


242 LE ROMANTISME ET LES iMŒURS

droite et la lutte contre elle comme complètement inutile? Un duel, un vrai duel a toujours de la grandeur, et du pathé- tique, et de l'originalité : une exécution capitale n'est guère que répugnante, avec son dénoûment prévu et sa victime à laquelle on n'a pas toujours le droit de témoigner une trop vive pitié. Il n'y a pas de duel dans la psychologie roman- tique, au moins dans la partie qui nous occupe pour l'instant, et tous les personnages de toutes ces aventures courent au dénoûment comme des victimes qui se précipiteraient à l'échafaud. D'hésitation, de résistance, pas même l'ombre'. La réflexion elle-même et la pensée n'ont ici d'autre rôle que de hâter la défaite en la montrant inévitable, et en la rattachant — excusez du peu ! — à une philosophie géné- rale de l'univers. (( Dieu a jeté la terre au milieu de l'air et de même l'homme au milieu de la destinée. La destinée l'enveloppe et l'emporte vers un but toujours voilé 2. »

Et les belles raisons pour céder toujours , pour jouer éter- nellement le rôle d'épave ! « La Providejice n'avait-elle pas son but en me créant ? Ai-je le droit de me raidir contre elle pour réformer la nature ? Est-ce à moi de démentir Dieu 3 ? » Ce serait par trop sacrilège en effet ! Et la seule idée d'un pareil crime

1. « Il est possible que ces désirs (que vous inspire une femme) demeurent long-temps calmes, lorsqu'on a, comme Antoni, relégué sa passion dans un rêve d'amour frénétique. Amour singulier qui dédaigne les longs combats, les chastes retenues du cœur et veut que l'âme, pour être grande au sens de cette nouvelle poétique, procède comme la féroce lubricité des courtisanes, et crie à une autre âme : Tu me veux... me voilà. » Frédéric Soulié, le Conseiller d'État,,!, 293.

2. Vigny, car ces paroles sont de lui, était mieux inspiré quand il écrivait dans VAvant-propos de la Maréchale d'Ancre : « Un regard sûr peut entrevoir la destinée contre laquelle nous luttons toujours, mais qui l'emporte sur nous, dès que le caractère s'affai- hlit ou s'altère. »

3. Chatterton, I, 5.


LK HOMA.MISMK I;T l'aMOL'R 2i:i

Fait courir SOUS \» peau des frissons d'épouvante* !

De toutes ses forces on collabora à l'œuvre divine — où l'intiVèt ot le plaisir trouvaient si bien leur compte; jamais ne vit-on litlèles plus dévoués ni plus aveu'çles serviteurs.

M Je sais que la fatalité nous pousse *. » « Lorin, je sens ([ue tu as raison; mais je suis entraîné, je ji^lisse sur la pente... Mon veux-tu parce (juc la fatalité m'entraîne •*? «  Gela, c'est le langage du théâtre, et voici celui du roman. <( Eh bien ! oui, c'est de Tamour, c'est de la folie, c'est ce (juc tu voudras, un crime peut-être ! Peut-être que je m'en repentirai et (juil sera trop tard... Mais il n'est déjà plus temps : la pente m'entraîne et me précipite ; j'aime, je suis aimé. Je suis incapable de penser et de sentir queUjue autre chose . » On s'en déclara, et on en fut. {généralement, inca- pable.

Une pauvre malheureuse, mère de cinq enfants, va suc- comber. Sa plus tendre amie, qui a deviné le danger, vou- drait le conjurer : elle la supplie, elle l'adjure. L'autre reste inflexible, incapable même d'écouter des prières si touchantes, toute pénétrée qu'elle est déjà du dogme roman- tique de la fatalité. « A quoi bon résister quelques heures de plus, quelques jours peut-être, puis({ue je sens que je dois tomber dans ses bras? C'est mon destin, écrit là-haut dans les étoiles... Plains-moi, mais n'essaie pas de me rete- nir... On n'empêche pas la fatalité... Vois-tu, je sens que je serais capable de passer les mers pour aller le rejoindre. . . » — Le détail est admirable : on nie la volonté, mais on sait la


1. Louis S***, " Jouiu'-I'iauce », 1835.

2. A. Dumas, Angèle, v, 3.

3. A. Dumas, le Chet>alier de Maisori'Iiouge, tableau VIII, se vi.

4. George S«u(l, Jacques, 49. Cf. aussi la lettre de Feruande à Clémence, dans le même roman, p. 62.


244 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

retrouver quand c'est nécessaire. — « C'est un aimant qui m'attire, et je suis la pauvre petite parcelle de fer qui ne peut pas résister... Je ne peux pas, je ne peux pas... C'est plus fort que moi, c'est fatal... Tu peux pleurer, et je sais que je pleurerai moi-même, mais il faut que la destinée s'accomplisse ^. » C'est toujours et partout le même voca- bulaire.

Entre deux familles également honorables et également distinguées, une union a été projetée pour deux enfants uniques. Tout conspire à assurer leur bonheur : intelligence, beauté, fortune, estime réciproque, considération générale. On est à la veille d'échanger les promesses des fiançailles, quand brusquement, à la ville d'eaux où villégiaturent les futurs époux et leurs parents, une femme <( fatale » fait une foudroyante apparition. Tout romantisme elle-même, elle a vite ensorcelé le pauvre jeune homme. Le scandale est public. Une rupture est imminente. Prières, menaces, rien n'a pu le détacher de la « créature de perdition et de ruine ». Il rend enfin sa parole à la pauvre fiancée — qui mourut six mois après, d'une maladie de langueur. «... Vous avez le droit de me mépriser et celui de me maudire ; mépri- sez-moi, maudissez-moi, je ne vous en voudrai jamais... Cependant, s'il vous reste au cœur encore un vestige d'af- fection pour celui qui fut votre ami et qui voudrait tant l'être encore, plaignez-moi surtout, oh oui ! plaignez-moi, plaignez-moi. . . Il faut que le vaisseau battu des vents cède à la tempête, il faut aussi que je cède à l'irrésistible passion qui m'emporte... Je sais ce que je perds en vous perdant ; je sais que je suis méprisable, je sais que je suis criminel, que je dois vous faire horreur... Mais je ne peux pas résis- ter, je ne peux pas... Si une passion semblable s'était abat-

1. Victorine M*", femme d'industriel, 29 ans, 1839.


LE R0MANTI8MK bT I.A.MOrit 2i5

tue sur votre cœur, si un autre souvenir i:u avait violcui- ment chassé mon souvenir, auriez-vous essayé Timpossible ? La pauvre fauvette est-elle en état de se débattre contre le rodoulahlc épervier ? Non, n'est-ce pas ? Et vous auriez bien fuit, vous aussi, de céder à la terrible tourmente... Et moi je vous aurais donné mes regrets et mes plaintes ; je vous aurais dit : « Va, pauvre petite créature, où te pousse la destinée. Tu n'es pas coupable ; tu n*es qu'une victime, une victime dont beaucoup envieraient le sort... La llamme est-elle coupable de dévorer tout ce qu'elle rencontre, quand elle est attisée par l'ouragan... ? », etc. Toute rhéto- rique devient rapidement insupportable : y aurait-il sévé- rité excessive à dire que celle-ci a quelque chose de plus particulièrement répugnant et odieux ?

En léguant i» la cousine de son Hancé, avec défense de s'en séparer jamais, cette lettre abominable, vrai chef- d'œuvre de romantisme, la pauvre enfant avait ajouté en tête ces simples mots : « Dites-lui, plus tard, que j'ai bien souffert de le voir descendre du cher et beau piédestiil où l'avait élevé mon amour, mais que je suis morte en lui pardonnant. »

Le romantisme a sûrement brisé pas mal de « chers piédestaux >» ; mais toutes celles qui les avaient élevés n'avaient pas la douceur miséricordieuse de la pauvre fiancée, et quelques-unes ne se contentaient pas de se lamenter sur leurs ruines.

«... Vous me rendez votre parole et vous m'invitez à reprendre ma liberté. Je regrette seulement pour vous les explications dont vous avez cru bon, peut-être habile, de faire suivre cet acte d'élémentaire probité... La passion vous entraîne... Vousètes le jouet de la fatalité... Vraiment, Monsieur, j'avais mieux auguré de votre volonté et de votre intelligence... C'est encore une forme du courage que


246 LK ROMANTISME ET LES MŒURS

d'avouer loyalement une lâcheté. Vous ne l'avez même pas; je l'aurai donc pour vous, et je suis, avec un parfait mépris, dont vous ne devez accuser que vous-même, . Votre très-humble servante,

Madeleine d'A***. » La charité est sainte, et le pardon peut être sublime. Mais il est des circonstances où c'est un véritable soulage- ment d'entendre appeler les choses par leur vrai nom. Il faut remercier M" Madeleine d'A*** de nous avoir donné ce vif plaisir, et regretter que ses contemporaines n'aient pas suivi en plus grand nombre un si bel exemple.


Afin de justifier par la plus haute autorité les pires désordres, et pour achever de fausser ainsi les idées de toute une époque, il ne restait plus au romantisme qu'à faire de l'amour une vertu et une source de vertus, et à proclamer le caractère sacré et l'origine divine de la pas- sion : il n'eut garde d'y manquer.

Rendons-lui cette justice cependant qu'il laissa à une femme le soin d'aussi surprenantes affirmations. Mais cela même n'est-il pas extraordinairement significatif, qu'il ait été réservé à un génie féminin de tirer des théories roman- tiques leurs conséquences extrêmes ? et serait-il possible de mieux mettre en lumière la prépondérance que, dans l'école de 1830, l'imagination et la sensibilité eurent tou- jours et indûment sur l'intelligence et la raison?

Donc, pour George Sand, c'est en Dieu lui-même qu'est l'origine de l'amour, c'est de Dieu qu'il vient, c'est Dieu qui le fait descendre dans les poitrines humaines. « Ce qui fait l'immense supériorité de ce sentiment sur tous les autres, ce


i,i; iioMANTisMi: KT i/amour 247

qui prouve son essence divine, c'i'st (ju'il ne naît point de l'homme môme ; c'est que le cci'ur humain le reçoit d'en haut, sans <loute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du Ciel K » L'amour n'est donc pas seulement irrésistible, fatal. Il doit encore parti- ciper de toutes les qualités de sa céleste origine : il sera pur, noble, généreux, sublime, et source de pureté, de noblesse, de générosité, source enfin de toutes vertus.


1. « Omis (ioorpe Sand — observe iivor malice un vénérable phi- losophe, M. Pierre Laditle (Lettre à M. Anatole France en tête (le l'édition de lu Princense Je Clèves, Paris, Conquet, 1H89), — quand les daines veulent doucement céder, Dieu est toujours Ih pour faci- liter l'alTaire. » — Cette bonne pièce de Louise Colet avait écrit par allusion directe aux livres de Madame Sand : « Si les héroïnes des romans modernes sont si ennuyeuses et, à nïon avis, si immorales, c'est qu'à jjropos d'amour elles parlent de Dieu ou de maternité. »» Cité par Ch. Maurras, les Amanlsde Venise, 15. — Emma Bovary dit à Rodolphe : << Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles (nos mères) a|)prouvent notre amour. » Ce n'est pas simplement du sens du ridicule (jue les disciples du romantisme ont souvent manqué. — Une àme nouvellement arrivée aux demeures célestes soupire et pleure et demande à revenir sur la terre. Le Seigneur lui offre tout ce qu'il juj^e capablede la séduire et de la décider à rester près de lui. Obstinément l'inue refuse : c'est (ju'elle veut aller consoler sa bien-aimée resiée là-bas. Et le Seigneur n'insiste plus.

Eh bien ! dit Jéhovah, j'exauce ta demande.

Je te bénis, mon flls. Lorstpie l'amour commande,

Tout doit obéir, tout... jus(jues à rKlernel.

Un cœur qui saitainu'r est la plus riche offrande

Dont on puisse jamais décorer mon autel.

Philothée O'Neddy, Fragment second.

Ce serait un joli diptyque que cet Eternel et le Dieu des bonnes gens. — Est-il besoin de dire que toutes ces belles choses viennent de Jean-Jacques en droite ligne ? Saint-Preux et Julie étaient fami- liarisés avec ces idées : « Connaissez-le enfin, ma Julie : un éternel arrêt du ciel nous destina l'un pour l'autre : c'est la pramière loi qu'il faut écouter », etc.


248 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Aimons donc, aimons donc, l'amour ennoblit l'être,, Aimer, c'est ici-bas tout sentir, tout connaître.

C'est aspirer plus haut. Combien peu, rencontrant ce bonheur sur la terre, Ont compris ton vrai sens, ineffable mystère,

Énigme ou Divin mot !

C'est Louise Golet qui l'assure ^ ; et, venant de sa part^ l'affirmation n'a pas autrement d'importance. Mais que penser de ce qui suit ?

Nous sommes, mon Amie, aussi pleins d'innocence Qu'en s'aimant tendrement le peuvent deux mortels; Ne t'accuse de rien ! Tes vœux purs dans l'absence Pourraient se suspendre aux autels.

Te vient-il du passé quelque voix trop sévère, Redis-toi tout le bien qu'en m'aimant tu me fis. Que par toi je suis doux et chaste, et que ma mère Me sent pour elle meilleur fils ^.

Il serait désobligeant d'insister, le délire de la passion et l'exagération naturelle à l'amour, surtout à l'amour romantique, ayant toujours inspiré bien des sottises. La meilleure preuve n'en est-elle pas que ce soit Sainte-Beuve lui-même qui ait écrit ces vers ?

Mais les théories, si délibérément exposées et soutenues par George Sand devaient avoir d'autres conséquences, de

i. Chant des vaincus, pièce Ore felici, janvier 1845.

2. Livre d'amour, XI, Stances. — Cf. ib. à la date du 9 août 1831 :

Pour qu'en tous nos soucis et parmi nos orages La pureté se voie écrite à nos visages.

« Comment te prouver mon amour ? » demandait la Guiccioli à Byron. Et Byron de répondre : « En ne m'accordant jamais ce que ma fureur te demande sans cesse, afin que notre amour reste éter- nellement beau et au-dessus de l'humanité. »


LE nOMANTia.ME KT i/aMOL'R 24Î>

plus (lu portée. Bien loin de reculer devant elles, on les exposa délibérément.

C'est par permission spéciale ou plutôt avec bienveil- lant encouraj^enient de la divinité que se forment les liai- sons les plus illéf^itinies, et il ne répugne nullement à l'au- teur de Valentine d'investir la Providence d'une fonction qu'il serait indécent de vouloir seulement (jualifier avec exactitude. C'est elle qui « préside au rapprochement »> des élus de la passion. Que ces « élus » aient déjà contracté d'autres obligations, soient liés par d'autres devoirs, cela importe-t-il beaucouj) en vérité ? Bénédict éUiit nécessaire à Valentine « pour lui faire connaître ces émotions sans lesquelles la vie est incomplète », Valentine à Bénédict « pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée », il suffit : en dépit des hommes et de la société qui les ont séparés, ils seront heureux l'un par l'autre, — par décret nominatif de l'Kternel, comme disait Henan. Kncore Valentine a-t-elle l'excuse d'avoir un mari à peu près abominable. Mais Fernande ? Peut-elle raisonnablement alléguer le même motif? I^ conduite de Jacques envers elle n'est-elle point parfaite ? Avec une candeur délicieuse cependant, elle offre à une autre affec- tion l'hospitalité de son cœur : tout ne vient-il pas de Dieu seul? Klle écrit à son amant : « J'aime mon mari, ma sœur Sylvia et mes enfants plus que jamais ; et pour toi, Octave, je ressens une affection à laquelle je ne chercherai point de nom », — c'est prudence en effet, il y a des chances pour que le « nom » fût parfaitement désobligeant, — «t mais que Dieu m'inspire et que Dieu bénit ». C'était mêler la Providence à de bien singulières affaires '.

1. La littémture avait quelquefois exprimé ces idées, mais c'était dans la tragtViio. M. I.anson [Sivelle de la ChaiismU^fOl) dil à propos de la Médée de Longepiorit? : Jasou <« est le séducleur bien connu


250 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Voilà qui ne laisse pas d'être exquis. Il y a mieux encore, et c'est toujours de la volonté divine que ne craindront pas de se réclamer l'inconstance et l'abandon. « Quand j'ai senti l'amour s'éteindre, je l'ai dit sans honte et sans remords » : — - comme s'il pouvait y avoir ici la moindre place pour ces antiques et surannées conceptions ! — « et j'ai obéi à la Providence qui m'attirait ailleurs ». Ce Jacques n'est point trop malavisé, vraiment ; et quand pour ses pires caprices ou même ses lâchetés il a besoin de justifications et d'excuses, c'est assez haut qu'il sait les découvrir.

Qu'il se soit rencontré un écrivain pour soutenir sans sourciller des étrangetés de cette force et un public pour les accepter avec un empressement avide, c'est un signe des temps singulièrement caractéristique. Cette mentalité et ces états d'âme font pis que nous échapper : ils causent un vrai malaise, ils répugnent. Les tenants du romantisme s'affligent encore aujourd'hui des prétendues sévérités qu'on témoigne à l'objet de leur culte : mais en vérité, pour ne parler que de George Sand, quel réquisitoire pourrait se flatter d'égaler jamais une simple analyse, exacte et fidèle, de ses romans de la première manière? Quel romancier, dans la candeur absolue de son âme, poussa le mépris de la vérité ou même de la vraisemblance plus loin que l'au-


du roman et du théâtre, Thomme qui va d'amour en amour, conqué- rant et abandonnant, toujours fertile en sophismes pour justifier sa conduite, être lâche et sot, qui se croit généreux et habile. Il regrette d'abandonner Médée, il la plaint ; mais qu'y faire ? « Il aime ailleurs. » L'amour justifie tout, et le divorce est permis. Sa nou- velle passion, Creuse, a des scrupules, l'ingénue ! Jason lui montre l'ordre du ciel, qui réprouve son union avec Médée. » Il n'est pas besoin de dire que ces idées deviennent terriblement dangereuses, à passer du domaine idéal de la tragédie dans celui du roman, tou- jours plus terre à terre, et qui paraît plus voisin de la réalité, même quand il s'en écarte outrageusement.


I-K nOMANTISMK ET l'aMOUR 251

leur lie ValcnLinc, do Jacques et d'Iiidiana ? Qui sunivra et enivra ses lecteurs plus continûment, plus obstinément, du romanos({ue le plus insensé, le plus mals.iin, le plus dangereux ' ? Certes il serait exagéré de rendre « la bonne d;inie de Xobant » — qu'elle n'était d'ailleurs pas encore — r.'sponsablc de toutes les vilenies d'admirateurs et d'imita- teurs sans scrupules, trop heureux d avoir pour leurs ordi- naires principes de conduite un si illustre garant. Mais n'est-ce pas trop que toute une catégorie de lecteurs ait trouvé dans ces œuvres la justification de leurs pires appé- tits, des excuses pour les méfaits qu'ils avaient déjà commis et un encouragement à en commettre encore ? Au moins ne s'en sont-ils pas fait faute, comme bien l'on peut penser. Le dogme de la divinisation de l'amour était encore plus commode que celui de la fatalité de la passion. Il avait surtout quelque chose de plus attirant pour des Ames déli- cates, toujours soucieuses de témoigner h la divinité une soumission scrupuleuse, absolue. Le premier excu.sait tout au plus ; le second exhortait, enjoignait même. En suivant l'un, on ne faisait guère qu'obéir à la nature ; en suivant l'autre, c'est à Dieu lui-même qu'on obéissait. Jamais la Providence n'eut fidèles plus diligents, ni jiliis zélés collaborateurs.

George Sand, et pour cause, a toutes les habitudes et elle fait tous les gestes de ses lîUes intellectuelles. Elle est devenue la maitresse d'Alfred de Musset, et voici comment elle en informe Sainte-Beuve — qui jouait quelquefois le rôle délicat de la Providence dans les alfaires de cœur de son illustre amie. La lettre est du 2*) août 1833. « Je me suis énamourée, et cette fois très sérieusement, d'Alfred de


l. Cf. surtout Indinna. 60. 65, 121, 138,159,198; et Jacques, xi.iv. Le chapitre est inouï d'invraisemblance.


232 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Musset. Ceci n'est plus un caprice ; c'est un attachement senti, et dont je vous parlerai avec détail dans une autre lettre... Je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. » C'est tant mieux pour elle, et nous n'avons qu'à lui donner acte de son ravissement. Mais une romantique ne saurait se contenter de ces aveux, déjà assez étranges, et de toute nécessité il faut à sa passion un accompagnement de métaphysique. « Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi. » Imaginez l'oraison jaculatoire de Sainte-Beuve.

Et que d'imitateurs et d'imitatrices de George Sand ! C'est par centaines qu'on a dû alors les compter.

«... Non, mon cher amour, non, tu ne commets pas un crime en me donnant ton cœur... Tu accomplis le vœu de la nature, tu suis la voix de Dieu. Car c'est Dieu lui-même qui a mis dans notre âme cet immense, cet inépuisable besoin d'amour. C'est Dieu qui frémit en toi, quand tes lèvres appellent mes baisers, c'est lui qui te prescrit de m'ouvrir tes bras, et qui me dit, à moi, de t'ouvrir les miens, c'est lui... «Force est d'arrêter ici la citation décidé- ment trop lyrique et trop indiscrète. Quand il dérangeait la Providence pour ses affaires de cœur, — en l'espèce, pour mieux séduire M™*^ V***, la femme d'un capitaine, — Gustave B*** ne la dérangeait pas pour rien, et il enten- dait qu'elle jouât son rôle jusqu'au bout, — comme dans les romans de George Sand.

Nous savons déjà que les femmes de médecins usaient des mêmes arguments pour se justifier d'être infidèles à leurs maris. Les femmes de professeurs avaient recours au même système, et voici ce que l'une d'elles écrivait à un fringant saint-cyrien, dont la jeunesse et l'uniforme l'avaient séduite.

«... Oui, mon ami, vous avez raison et je me rends. J'ai bien réfléchi à ce que vous Tjn'avez dit hier, — souligné


LK KOMAiNTISME ET i/aMOUR 253

dans l'original, — j'ai relu, très-lentement, votre dernière missive, et je pense comme vous qu'il serait monstrueux que la Providence nous eût mis au cœur des sentiments uni(juement pour nous les faire trouver criminels. La Pro- vidence est douce, elle est bonne, elle veut notre bonheur, et {{u'elle sait bien, oh ! oui, (ju'elle sait bien qu'il n'y a pas de plus grand bonheur sur celte terre que de s'aimer !... Aimons-nous donc, mon ami, aimons-nous. Ecoutons la voix divine... Croirez-vous que depuis hier je n'ai fait que lire et relire les vers que vous m'avez glissés? Je les sais par c(tur. Qu'ils sont beaux ! qu'ils sont vrais !

' .\imer, c'est se mêler aux divins chœurs des anges, Aimer, c'est s'enrôler aux célestes phalanges, Aimer, c'est adorer le Dieu juste, éternel, Aimer, c'est écouter la voix même du Ciel * ! »

On l'écouta beaucoup alors, et l'on « s'enrôla », au cri de « Dieu le veut! » dans des « phalanges » qui n'avaient rien de « céleste », malgré l'affirmation de notre saint- cyrien — qui mêlait si bien le langage de son métier à celui de l'amour -. Nous pourrions en mettre sous les yeux du lecteur un assez grand nombre d'exemples. Il suffit sans doute de ceux-là pour avoir le droit de conclure que ce n'est pas dans le désert qu'a été prêché le dogme de l'ori- gine divine de la passion.

Et qu'on le verrait donc mieux encore, s'il nous était

1. Amélie C*", 28 ans, 1841.

2. E. Auffier n'a pas mal représciilé ces prétentions, un peu bien répugnantes. Gabrielle vient d'avouer son amour h Stéphane et elle exige qu'il parle aussitôt.

C'est la preuve d'amour que de vous je réclame. Soyons fiers, soyons purs et que tout notre feu. Comme un ciu-cns saci-é, puisse monter vers Dieu !

Gabrielle, H, 8.


254 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

parvenu beaucoup de lettres de rupture de ces unions com- mencées SOUS de pareils auspices ! Nous n'avons pu en trouver qu'une, malheureusement. Il est vrai qu'elle est précieuse et que, avec autant de netteté et plus d'âpreté que dans celle de M"® Madeleine d'A***, on y verra expri- mées les vérités nécessaires. On nous permettra de la citer presque intégralement, en en respectant le désordre, les répétitions, et en ne laissant tomber que les personnalités trop vives.

«... Tu ne m'aimes plus, tu me l'écris, tu as peur de venir me le dire toi-même, c'est bien. Le procédé n'est pas ce qu'on appelle un procédé de galant homme, ni même d'honnête homme ; mais de toi qu'est-ce qui pourrait bien me surprendre maintenant?... Donc, tu me laisses, je sais pour qui ; tu ne me le dis pas, mais je le sais. Ah ! qu'elle se tienne bien sur ses gardes, celle-là aussi, et crois-moi, dépêchez-vous de jouir l'un de l'autre, il pourrait se faire que vous n'en jouissiez pas longtemps... Tu me plantes là, comme un lâche, comme un... » — l'éducation de M™* Mar- guerite X***, car nous ne savons même pas son nom, n'avait pas été soignée comme celle de M"® Madeleine d'A***, et la colère lui fait employer des mots, fort expressifs à la vérité, mais d'une familiarité certainement excessive ; — « et à ta lâcheté, à ta... » — ici encore le même mot, substantif, cette fois, — (( tu as l'aplomb de chercher des excuses ! C'est vrai, j'oubliais, Monsieur est si délicat. Monsieur est si bien élevé. Monsieur a toujours lu avec tant de soin les romans à la mode, pour savoir comment il fallait se conduire ! » C'est nous qui soulignons, bien entendu. «... Mais vrai- ment. Monsieur, vous me croyez trop niaise, trop stu- pide ! . . . On ne prend pas deux fois la même mouche avec le même miel... »

Et comme il n'est rien de tel que la douleur pour rendre


LE ROMANTISMK Fri' l' AMOUR 255

clairvoyant, elle va dire leur fait aux belles thi^ories que justement on n fait autrefois miroiter devant elle, et qu'elle juge maintenant avec plus de sûreté, parce qu'elle les juge avec plus de désintéressement.

«« Tenez, je ne voudrais pas vous le dire, mais vous m'y forcez, vous êtes répugnant, et le dégoût profond que vous m'inspirez sullirait pour me guérir de votre perle, oh! bien insignifiante... Vous osez donc m'écrire qu'en me quittant, vous ne faites qu obéir aux injonctions suprêmes de la Pro- vidence^ que c'est elle-niême qui vous appelle ailleurs et que vous ne vous reconnaissez pas le droit de résister à' cette impérieuse vocation. » — Souligné dans l'original. Ce sont d'ailleurs, ou h peu près, les expressions de Jacques. — <« Ah ! laissez-moi rire, ou plutôt laissez-moi refouler une nausée... » — Ici, un trait, véritablement superbe. — « Allez donc dire cela h votre mère ! Voyons, osez le lui dire !... Mais vous n'oserez, jamais, vous auriez bien trop peur de sa réponse... Hé bien, cette réponse qu'elle ne vous fera pas, je vais vous la faire, moi. C'est de la malpropreté, de mêler la Providence à de vilaines histoires, comme c'est de la mal- propreté de se servir d'elle pour abandonner une femme... Oh ! je sais, je n'ai pas toujours dit cela, j'ai cru que l'amour venait de Dieu, parce que vous me l'aviez fait croire... Hé bien, j'ai eu tort, comme j'ai eu tort de croire en toi... J'aurais dû me douter que tout cela, ce n'était que des phrases '... des phrases, et maintenant des saletés... tu entends, oui, des saletés... ]\l Un, ef tous ceux qui te res-


{. Que (le phrases aussi dans George Sand ! que de rhétorique ! el quelle rhétorique ! « Ilélns non ! ce n'était pas notre faute, nous suivions notre destinée, et nos caractères, plus âpres et plus vio- lents (jue ceux des autres, nous empêchaient d'accepter la vie des amants ordinaires... Eh bien, qu'importe après tout? Nous avons passé par un rude sentier, mais nous sommes arrivés à la hauteur


256 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

semblent, et tous tes beaux écrivains qui écrivent ces bali- vernes, vous êtes tous des lâches et des... ! » Madame Marguerite a tenu à être familière et énergique jusqu'au bout.

Son réquisitoire est mal composé, il est trivial, et la douleur et le dépit y ont introduit des violences inutiles : il n'est pas injuste, et il faut en remercier l'auteur inconnu d'avoir exprimé ce qui doit être l'opinion de tous les hon- nêtes gens.

Faut-il ajouter qu'il en a été du dogme de l'amour-vertu comme du dogme de l'origine divine de la passion? Pour en montrer la fausseté et les dangers terribles, il suffirait de rappeler ici deux de ses plus illustres victimes. George Sand et Alfred de Musset demandèrent à l'amour de les élever au-dessus de l'humanité et de leur conférer la noblesse, la générosité, toutes les vertus enfin dont ils pré- tendaient, dans leurs œuvres romantiques, qu'il était le générateur; et l'on sait quelle fut la suite lamentable de leur naïve et imprudente crédulité, et comment ils sor- tirent de leur triste aventure un peu moins nobles et un peu moins grands qu'ils n'y étaient entrés. Toute cette histoire est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'y insister, et d'ailleurs elle n'intéresse qu'indirectement notre sujet ^

où nous devions nous reposer ensemble. » George Sand à Musset, 15 avril 1834. — « Tu as raison, notre embrassement était un inceste, mais nous ne le savions pas, nous nous jetions innocemment et sincèrement dans le sein l'un de l'autre. Eh bien ! aurons-nous un seul souvenir de ces étreintes qui ne soit chaste et saint ? » Ib.

1. Dans notre Préface, p. xiv, nous avons dit pourquoi. — Il y a toute une littérature là-dessus : Paul Mariéton, Une Histoire d'amour : les Amants de Venise. — Charles Maurras, les Amants de Venise. — A. Lombroso, les Amants de Venise (in-folio, hors commerce). — E. Faguet, Amours d'hommes de lettres. — E. Caro, George Sand, dans la collection des Grands Écrivains. — Arvède Barine, Alfred de Musset. — Taine, George Sand, dans les Derniers


LR ROMANTISME ET l'aMOUR 257

Mais que d'autres exemples qui, pour avoir moins •• d'éclat, n'en ont pas moins d'éloquence ! Une jeune femme de trente ans écrit à M*"'" B***, celle-là même dont nous publions le Journal un peu plus loin (cf. le chapitre : George Sand et le mariage) : « Gomme vous aviez raison, ma chère amie, et quels regrets qui ne (iniront qu'avec ma vie, de ne pas vous avoir écoutée ! Dieu sait pourtant si vous m'avez mise en garde contre des choses que je trou- vais alors, malheureusement, si séduisantes!,.. Vous avez raison, l'amour est menteur hors du mariage, et sont men- teurs comme lui ceux et celles qui prétendent le contraire. Non, il n'ost pas vrai qu'aimer illégitimement donne de la noblesse, agrandisse l'âme ; non, il n'est pas vrai que cet amour-là soit une vertu... Regrets, remords, honte, senti- ment de son avilissement et de sa misère, voilà ce qu'il laisse, et voilà le fruit de ma triste expérience... J'ai perdu le droit de m'estimer... Comme dans de certaines mala- dies, tout me paraît avoir un goût d amertume... Quelle punition, pour quelques instants de délire, je ne peux pas dire de bonheur !... »

Et s'il était besoin de corroborer ces confidences de femme par des confidences d'homme, — peut-être plus significatives en l'espèce, — nous n'aurions encore ici que l'embarras du choix.

e$saix de critique t-l d'histoire. — Docteur Cabanes, le Cabinet tecret de Vllisioirey II. — II semble bien que ce soit M. Faguet qui ail eu le plus de perspicacité et qui ait parlé avec le plus de vérité de toute cette triste aventure. — Sainte-Beuve écrivait à Ampère, le 18 décembre 1834 : i< Tout va son train, et les plus grands orages que je sache sont les ruptures de Lélia et de Rolla, qui ont passé tout ce dernier mois à se maudire, à se retrouver, à se déchirer, à souffrir. » C'est une sensation originale de relire aujourd'hui cer- tains passages de Va/pn/me :« O bienfaisante passion, qui, dès son irruption, se révèle par In lumière et le calme !... » quand on sait le commentaire qu'en a donné la réalité.

Le romantisme el les moeurs. 17


258 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« ... J'avais tort, mon cher Adolphe, et je pensais en vrai jeune homme; mais c'est une crise qu'il est salutaire peut- être d'avoir traversée... Le plus sûr néanmoins est encore de ne pas s'y engager... Sois romantique en littérature, tant que tu voudras, mais ne le sois pas dans la vie... Admire-les tous, mais garde-toi de pratiquer leurs livres autrement que par la lecture... Le romantisme, vois-tu, cela peut être très beau, mais ce n est pas la vérité... Surtout ne les fais pas maîtres de ton cœur... Aime simplement, et ne demande à l'amour que ce qu'il peut donner... Tout le reste est mensonge et folie. Experto crede Roberto ^ »

Ce Robert D*** était un sage, et puisqu'il avait trente- cinq ans, son expérience devait être faite d'une quantité respectable de déceptions et de souffrances, dont son romantisme l'avait gratifié.

Quel que soit d'ailleurs le ton des pauvres victimes, car il en est qui sont furieux, qui invectivent, qui déclament :

Vous en avez menti, Tamoum'est que misère^...

Fuis leurs conseils d'amour, fuis-les comme un serpent^...

Tu souffres, me dis-tu (l'auteur s'adresse à Musset); tant

[pis, tant pis pour toi Et moi je souffre aussi, pour être trop crédule '...

ils aboutissent tous aux mêmes constatations : « le roman- tisme, ce n'est pas la vérité » : nous n'y contredisons pas ;


1. Écrit en 1846. — C'est plus qu'un soulagement, c'est un véri- table plaisir que de relire Paul Forestier et le Mariage cfOlympe, quand on a eu la cervelle longtemps barbouillée de toutes ces insa- nités et de toutes ces folies.

2. Albert P*", lieutenant d'artillerie, 1839.

3. Gustave C'**, 1841.

4. Léon V***, étudiant en droit, 1837.


l,K noUANTISMK KT l'aMOUR 259

« et la pratique en est dangereuse »: nous n'avons entrepris cette longue étude que pour essayer de l'établir ^


VI


Une fois engagé dans l'extravagance, il est rare cju'on s'arrête h mi-chemin : les romantiques continuèrent brave- ment et ils dévalèrent jusqu'au bout de la pente. Dès lors que l'amour avait toutes les vertus, il devait avoir aussi celle de faire des miracles. Pour racheter tout un passé de désordres, pour redevenir pure comme avant .sa première faute, Marion Delorme... VA\ bien, elle n'a qu'à aimer son Didier d'un amour pur. Qu'on ne parle plus de regrets cuisants, de larmes amères, de longs repentirs, ni de rien de cette douloureuse expiation par laquelle s'opère lente- ment la rédemption d'une âme. La réhabilitation est à bien meilleur compte, en vérité. Du premier coup, et de par la seule vertu de son pouvoir souverain, de son pouvoir magique, l'amour peut refaire à la plus éhontée courtisane une virginité. Ainsi le décréta le romantisme. C'était d'une logique hardie, mais c'était logique -.


1. On lira avec nulniit de plaisir (|uo de prontuii exeellenl article de M. II. Bordeaux, La vie et l'influence de George S.tnH, dans le Correspondant du tO juin 190t. — C^f. aussi du même auteur, /«m i'eux qui s'ouvrent, passim.

2. << Camille lui piirul (à Anloni) un de ces anges tombés qui se relèvent plus purs; et. appliquant à Camille un des vers ilramatiques et inédits d'un poëme de son école, il pensai <pie l'amour allait... refaire à son âme une vinjiniUK » (Souligné dans le texte.) Fn'il. Soulié, le Conseiller d'État, l, 282. — Les femmes ne .sont pas seules d'ailleurs à bénéficier d'un aussi extraordinaire privilège : des hommes en peuvent être honorés. Elie Mariaker s'est jeté dans In débauche pour oublier des chagrins de cœur, quand il roncoutre une jeune femme, qu'il croit libre, et qu'il « épouse d'amour, dans toul«»


260 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Les conséquences sociales de l'audacieux décret, nous essaierons de les dire dans une autre partie de ce livre. Bor- nons-nous pour l'instant à constater qu'on le mit en pra- tique, comme tout le reste, et qu'on nous permette d'ex- traire de nos documents inédits une simple anecdote'.

Joseph N*** était ce qu'on appelle un excellent jeune homme. D'humeur douce, timide, d'imagination assez vive, mais irrésolu, rougissant d'ailleurs facilement, surtout devant les femmes, c'était une proie toute désignée pour la première « aventurière » qui voudrait se donner la peine de le cueillir. Elle se présenta sous les espèces, fort agréables du reste, à ce qu'il paraît, de Léonie H***, que ses amis, fort nombreux, avaient surnommée Dolorida, à cause sans doute de ses affectations de mélancolie et d'une déplorable facilité de larmes. « Dolorida » est, comme on sait, le titre d'un poème de Vigny : on mettait partout du romantisme.

Notre jouvenceau plut immédiatement au « beau nuage » ; c'était un autre surnom de la belle. Il ne la rudoyait pas, surtout il ne se moquait pas d'elle, mais il était au contraire plein d'indulgence et de miséricorde, la comparant sans cesse à Marie-Madeleine pour

L'opulente .beauté de ses cheveux royaux,

et répandant devant elle toute son âme ingénue en lyriques effusions sentimentales. « Marie-Madeleine » fut prise à

la sincérité d'une âme forte ». Et voici le singulier phénomène qui se produit alors. « Chose bizarre ! Etrange sort ! il redevint pur en trouvant l'amour d'une femme mariée. » — Vers 1834, Barbey d'Aurevilly composait Amaïdée ; c'était l'histoire d'une femme déchue que le philosophe Altaï (Barbey d'Aurevilly lui-même) essayait de réhabiliter. — Sur toutes ces questions, cf. Balzac [Œuvres com- plètes, III, 321, 448 et surtout 385); il yalà des pages pénétrantes qui expliquent bien des choses. t

1. Il est essentiel de relire Paul Forestier, le Mariage d'Olympe


LE R0MANTI8MR ET l'aMOUR 261

«on tour, ravie pur la candeur absolue et la nouveauté de cette alTection ; et l'œuvre de rédemption se prépara.

Dolorida commença par signifier à ses amis d'autrefois, et la troupe ne laissait pas d'en être imposante, que leurs assiduités lui seraient importunes et la blesseraient

Comme un propos (raniour fail rouf^ir une vierge ;

qu'elle entendait ne plus appartenir (ju'à « son petit Benja- min », et que, dût-elle garder les troupeaux,

Kt de SCS fîncs mains filer la laine blanche,

elle ne voulait plus désormais

ramasser dans la Icin^o L'arpent impur, maudit, de la corruption.

C'était « son Benjamin » qui lui rimait ces gentillesses et •qui vraisemblablement lui prêtait ces délicatesses poé- ti([ues.

D'autant plus convaincu du désintéressement de son « bel archange » qu'il en était en grande partie le naïf auteur, notre romantique amoureux parla un jour mariage. Quand on sut de quelle liancée il était question, ce fut dans sa famille un beau tumulte.

Ils me troitcnl de ïon : ce sont eux les barbares I

Ils empêchent » un ange de remonter au ciel », etc., etc. On se moque encore plus de lui. Il résiste. On menace. II s'obstine, avec l'invincible entêtement des doux et des timides. Il n'entend rien, il a réponse à tout. Une fiancée ordinafre n'a pas de volonté ; ses parents choisissent pour

et IWvcnturière d'Augier. Ou y verra comment ces idées s'étaient peu à peu infiltrées dans Pesprit public, au point de constituer un véritable dauger.


262 LE ROMAMISME ET LES MŒURS

elle ; que cela est donc flatteur pour « l'élu » ! La sienne au contraire a de l'expérience :

C'est moi qu'elle aime mieux, puisqu'elle m'a choisi.

On incrimine son passé. C'est au contraire une garantie de plus : elle est fort instruite, et

Pour elle le mensonge est dépourvu d'attraits. Autre raison de tranquillité :

Elle a jeté sa llamme et j'aurai le repos.

Au surplus, l'amour l'a rendue l'égale des autres femmes,

Car chez elle tout est lumière, pureté, Et l'amour lui redonne une virginité.

Enfin y a-t-il ici-bas rien de beau comme le rachat d'une âme ?

L'enfer l'avait conquise et je la rends à Dieu.

Sa famille ayant eu la cruauté de ne pas se laisser tou- cher par de si beaux arguments, il passa outre. Six mois après, on le plantait là, et il put tout à son aise réfléchir aux inconvénients de se faire « rédempteur de filles per- dues ». Ce fut la toquade de l'époque, au dire de Challa- mel '. Nous pouvons affirmer que la turlutaine n'en est pas encore complètement passée de mode, et à l'appui de leurs beaux gestes, les modernes <( rédempteurs » allèguent tou- jours les mêmes romantiques raisons.

1. Challamel, Souvenirs d'un hugolâtre, 26.


LE ROAIANTISME ET l'aMULK 2ti3


VII


A le considérer ainsi comme la cause unique du lionheur et une source abondante de vertus, rien nétait, on le con- çoit, plus désirable que l'amour'. On arriva très vite en effet à le désirer pour lul-nièine, indépendamment de tout objet précis auquel il pût s'appliquer. C'était préparer le temple, sans savoir exactement quelle idole on y adore- rait, ni même s'il y aurait jamais d'idole. On prépara tou- jours le temple, afin d'être sûr de pouvoir célébrer le culte. On enleva ii l'antique Eros son bandeau. Bien loin de le redouter, on lui adressa les vœux les plus ardents, et l'on s'offrit en cible à ses flèches divines, avec Tanjçoisse et la terreur secrètes de n'en être pas atteint. « Levez-vous, orages désirés... » Ce souhait de Hené a été celui de tous les romanti([ues.

« Dans tout le temps de ma belle jeunesse, j'ai toujours été ne désirant, n'appelant rien tant de mes vœux, n'ado- rant que la Passion sacrée '. » C'est l'aveu de Joseph Delorme, et voici les ardentes invocations de son propre père intellectuel.


1. Il fatil lii'i> lit (iiunliision, si liin' ol si piot'oïKir. «lu livn-dc M. Ch. Maurrns, les Amanis de Venise.

2. Po(^Hies de Joseph Delorme, I. 246 (wl. Koniorro), Invocalton, on note du dorniiT vfrs. Sainte-Beuve ajoute : » C'a été le cri des enfants du siècle. Poésie et morale réjfulière ne vont fjuère ensemble. Il y a longtemps (|ue Montaigne a dit : » El moi je suis de ceux i|ui tiennent (|ue la poésie ne rit point ailleurs comme elle fait en un sujet folâtre et déréglé. » Mais il le disait gaiement, et nos enfants du siècle, ces neveux de René, l'ont dit au sérieux et sans rin*. avec une sorte d'arliarnement. » — Cf. Qiarles Maurnts, l'Avenir de t intelligence, 171.


264 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Amour, où donc es-tu? descends, vautour sublime ;

J'étalerai mon cœur pour qu'il soit ta victime;

Je t'ouvrirai ma veine et mon flanc tout fumant;

Docile à ton essor, comme un crédule amant,

J'irai, j'irai partout où montera ton aile ;

Je chérirai sans fin ta morsure éternelle...

Jamais guerriers mourants dont la plaine est jonchée

N'ont plus avidement bu la pluie épanchée

Que moi, rôdant, la nuit, aux lieux les plus déserts,

Je ne boirai mes pleurs cuisants, mes pleurs amers.

Douleurs, tortures, désespoir, on acceptera tout, on subira tout avec une allégresse reconnaissante, pourvu qu'on ait l'amour, pourvu qu'on puisse lui offrir son âme tout entière en holocauste.

Oui, même sans bonheur, même sans espérance. Quelque passion folle, abîme de souffrance, Quelque amour désastreux, fléau de tout devoir; Oui, pourvu qu'il déchaîne en moi tout son pouvoir, Pourvu que bien avant dans ma chair il se plonge, Qu'il aiguise mes jours et sans pitié me ronge; Qu'importe? je l'accepte et je m'attache à lui. Plus de fade langueur, de vague et mol ennui; La tempête, en soufflant dans une âme élargie, Des hautes facultés rallume l'énergie; La foudre éclate en nous, et si l'homme est vaincu. Avant de succomber, du moins il a vécu ^.

Avec le talent de Joseph Delorme, tous les jeunes gens auraient pu écrire ces vers, comme toutes les jeunes filles

1. Sainte-Beuve, Livre d'amour, Invocation. Cf. aussi, dans la même pièce, le mouvement :

Enfant, relève-toi, ton heure sonnera !

Je les crois et j'attends la tempête et la flamme.


LE ROMANTISME ET l'aMOUR 265

OU les jeunes femmes auraient pu dire, à l'imitation de Fernande, dans Jacques : a Quand j'étais assise à mon métier auprès de la fenêtre, et que je voyais le ciel si bleu, les arbres si verts, toute la nature si belle et moi si jeune ! oh ! alors, il m'était impossible de croire que j'étais desti- née à la captivité ou à la solitude ^ » A la lettre, on bâilla après l'amour.

Etrange état d'âme, qui porte moins à la compassion qu'au sourire et qu'on a d'ailleurs quelque peine à se figu- rer, u II faut se préparer ù l'amour, car on ne l'évite point. Mais il ne faut point le chercher, à moins qu'à la pas^on noble et profonde on ne préfère la comédie de l'amour 2. » Comme on goûte cette réflexion fine et judicieuse d'un des plus délicats parmi nos jeunes contemporains, quand on a passé quelque temps au milieu de la frénésie romantique ! Qu'une femmelette qui a ses vapeurs et qui est toute mélancolique de sentir, au moins pour l'heure, son pauvre cher cœur inoccupé, et qui voudrait bien en combler le vide afl'reux, éprouve l'amour de l'amour et l'appelle de toutes les énergies de sa petite Ame frivole, le souhait est excusable. Mais il ne semble pas qu'il puisse et doive sortir d'une poitrine vraiment virile et forte. Ce fut cepen- dant un des thèmes préférés des adeptes du romantisme.

u Dieu du désir, éternel Amour, toujours jeune et tou- jours beau, toi dont on dit que les blessures sont si déli- cieuses qu'elles font défaillir, au plus profond de mon âme tout entière vouée à ton culte, je t'ai dès longtemps, je t'ai de toujours consacré un autel. Oh ! daigne enfin le visi- ter, viens. Pour te recevoir, toutes choses sont prêtes, jeune dieu souriant. Vois, j'ai paré ton sanctuaire des fleurs

1. Et s'asseoir dès l'entrée en atloudant l'Amour.

Sainte-Beuve, Livrt d'Amour, l'Enfance d'Adèle.

2. Léon Barry, Amicitiae Sacrum, Paris, 1908.


266 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

les plus rares et les plus exquises. Tout ce que je peux avoir d'intelligence, tout ce que je me connais de senti- ment, tout, je te donne, je te soumets tout. Gomme autre- fois l'esclave fanatique ne demandait qu'à mourir pour son maître, ainsi je ne demande qu'à mourir pour toi. J'ai foi en toi, comme le martyr avait foi en son Dieu, et pour toi, je voudrais m'ofîrir en holocauste, bel enfant divin. Comme la fleur qu'ont flétrie les ardeurs d'un soleil dévo- rant soupire après la rosée de la nuit, je soupire après toi. Mon cœur t'appelle, viens... », etc. '.

Voit-on la passion s'abattre à côté de vous, sur un de vos amis? On le jalouse, on l'envie ; son rare et inesti- mable bonheur est comme un vol qu'il aurait commis à votre préjudice. «... Vous connaissez J***. Il est né coifl'é... On ne comptait plus ses bonnes fortunes, avantages bien insignifiants du reste. Cette fois, le voilà décidément embarqué dans une grande passion. . . Il a tous les bonheurs, cet animal-là!... Il n'y a pas à s'y tromper, c'est bien l'Amour, le terrible, l'invincible Amour, tyran des hommes et des dieux... On ne le voit plus » — pas l'Amour, mais son i< élu », J***. — « Ils passent leur vie aux genoux l'un de l'autre... L'insolence et l'immensité de ce bonheur nous font envie à tous... Heureux J*** ! A force de cher- cher, il a fini par trouver. . . Souhaitez-moi de lui ressem- bler, comme je vous souhaite passionnément de lui ressem- bler aussi... Cherchons, cherchons avec ardeur... Mais je serais disposé à croire, pour ma part, que l'Amour est comme la foudre : il frappe rarement aux mêmes endroits. Vous auriez alors des chances d'être plus favorisé 2... », etc.

1. Jacques D***, 28 ans, 1842. — Cf. George Sand, Elle et Lui, chap. IV.

2. Cf. Lucien Leuwen, dans le roman du même nom, de Stendhal. — « Le romantisme dans son exaltation systématique des forces


LK ROMANTISMK ET l'aMOL'K 267

Voilà certes des préoccupations asscx étranges. Les dis- ciples du romantisme en eurent de bien plus étranges encore.

D'une personne aimée tout paraît aimable, même les défauts, surtout les délauls. On poussa si loin le culte de l'amour qu'on en aima les douleurs et les tortures ^ Par une perversion de la sensibilité exaspérée, qui n'est pas pour surprendre, on airccl.i mT'inc do les roclicrcher.

Après avoir soufFerl, il l'aul soiillVir encore.

D'exhortations semblables, l'œuvre de Musset en est pleine. Du premier jour il a ambitionné la palme de ce genre de martyre. Il jalouse ceux ([ui l'ont déjà conquise ; il leur demande des conseils pour les imiter plus sûrement. Ulric Guttinguer lui en impose, parce qu'il est un « front pâli sous des baisers de femme », et il envie « sa blessure et ses maux ». On sait du reste s'il réussit, hélas! lui aussi, à se blesser et à se faire du mal. D'autres, qui n'avaient pas son génie pour excuse, y réussirent également. Et ce fut alors un surprenant spectacle. On vit, tels des malades qui entretiendraient soigneusement leurs plaies et goûteniienl une voluj)té morbide à les aviver encore, on vit des hommes et des femmes, des hommes surtout, désirer la passion pour le plaisir malsain d'en souffrir.

J'ai besoin de douleur et je cherche un bourreau,

écrivait une de ces victimes volontaires '.

mauvaise!^ on a fait un héros (de don JunnV » Gendarme de Bi^votte, la Légende df don Juiin. Kt M. de Bt»volle njoule avec raison que don Juau, en son fond, est le lype même de l'égoïsme, et qu'il est odieux.

1. Dans son étude sur .Musset [ÛLr-neucièine «lèc/e), M. Faguet n nettement indi(|ué ce qu'il y a de rafliaé et de «< malsain » en toute eette affaire.

2. Louis H"*, 1842.


268 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Ce n'est pas trop mal déjà. Il y a mieux encore.

Lorsque le fils de Dieu, saignant sur son Calvaire, Mourait pour racheter la triste humanité, De longs regards d'amour il embrassait la terre. Il aimait ses bourreaux ! Divine charité !...

J'ai bien souffert par toi, ma cruelle adorée ; Sans pitié tous les jours tu me perces le cœur, Tu m'abreuves de fiel... Mais mon âme enivrée Pour toi n'aura jamais de hideuse rancœur.

Multiplie en mon cœur ces charmantes blessures, bien-aimé bourreau! Fais-moi, fais-moi souffrir; Peines venant de toi jamais ne seront dures. Et je te bénirai si tu me fais mourir * !

Il y a sans doute là quelque exagération poétique ; mais puisqu'ils sont extraits d'une lettre, ces vers ne doivent pas être tout à fait dépourvus de sincérité.

Un autre de ces étranges martyrs volontaires, tout aussi raffiné, faisait cette confidence à la femme qu'il aimait : « Je t'ai désirée, parce que tu es belle, mais plus encore parce que tu es coquette et qu'avec toi je suis sûr de souf- frir ~. » Ce serait grand dommage qu'il n'ait pas été servi à souhait... Curieux renversement des conditions et des lois mêmes de la nature, et résultat contradictoire en appa- rence, fort logique cependant, de l'hypertrophie romantique de la sensibilité.


1. Louis B"*, 1839.

2, Jules R*'*," 1840. — Cf. le cas de Lucien Leuwen, dans le roman du même nom, de Stendhal, et comment il est habile à souf- frir des passions amoureuses. — « Il voulait entreprendre l'impos- sible, qui est de prétendre greffer le bonheur sur le désespoir. » Elle et Lui, chap. xii.


I.K nOMANTISMR ET i/aMOUR 269

Car, il est h peine besoin de le démontrer, de quelque brillants dehors (ju'elle s'alTuble, de quelque prestigieuses formes qu'il lui plaise de se parer, celte conception de l'amour, en son fond véritable, n'est que la passion du « moi )» portée k son paroxysme, l'idolAlrie superstitieuse de la personnalité réduite h ce qu'elle a de plus mescjuin et parfois de plus grossier, l'appétit de la jouissjince, la forme aiguë, exaspérée, exacerbée, si l'on aime mieux, de l'éternel individualisme. De droits et de plaisirs, il est abondam- ment, il est exclusivement question ; de devoirs et d'obli- gations, avec leur cortège habituel de privations ou même de sacrifices, pas de nouvelles. Jamais ou presque jamais un mot de l'altruisme, sinon chez les maîtres, au moins chez, les disciples ; en revanche, un égoïsme maladif, qui s'étale à tout propos et de toute part, avec une impudence qu'on ne prend même pas la peine de dissimuler et une inconscience qui désarme ; sous prétexte de l'exalter, de l'ennoblir, de le diviniser, le plus beau, le plus généreux des sentiments réduit à n'être qu'un prétexte à émotions, une source de frissons toujours plus forts, toujours nou- veaux, et dont on changera en elfet dès qu'elle commen- cera à s'épuiser ; le mépris le plus complet de la person- nalité humaine et de ses droits imprescriptibles, sous appa- rence de respecter les seconds et d'adorer la première ; toujours et partout, les autres considérés comme des moyens, et le moi d'un chacun réclamant impérieusement satisfaction et assouvissement, de quelque manière, à quelque prix que ce soit, et au mépris d'ailleurs de tout le reste : voilà ce que n'arrivent pas h dissimuler tant de brillantes déclamations ou de séduisante poésie '.

1. Caro (Gi'oryf Siiml, p. 81) n parfiiitoinont monlré co «ju'il y a il" << idéalité sensuollc » nii fond de toutes ces belles théories romantiques; et pour être paré de toutes les délicatesses, le scnsua*


270 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

a Je t'en supplie, — écrivait en 1847 une femme de trente-cinq ans à une femme de vingt-trois, — si tu ne peux pas mettre un frein à ton appétit de lecture, sois assez raisonnable pour ne demander aux livres d'aujourd'hui que de te distraire un instant ; sitôt le livre fermé, ne pense plus à ce que tu viens d'y voir... Crois-moi, ma mignonne, tu t'en trouveras bien... Depuis plus de vingt ans, nous respirons une atmosphère malsaine. On dirait, entre les écrivains, à qui sera le plus invraisemblable, à qui dénatu- rera le plus habilement les choses et trompera le mieux sur la vérité. Toute cette littérature, vois-tu, mon enfant, ce n'est pas la vie. » Et ici un mot qui pourrait bien être pro- fond. « Elle flatte trop (cette littérature) ce qui malheureu- sement n'a pas besoin en nous d'être flatté... Nous avons toujours besoin de chaînes ; les écrivains d'aujourd'hui voudraient les briser toutes ; c'est de la charité mal com- prise ; ils ont tort, ils peuvent faire du mal, beaucoup de mal... » Sainte-Beuve ne pensait pas autrement, et il est difficile de ne pas penser comme cette conseillère si raison- nable, et comme Sainte-Beuve. On l'a déjà pressenti, tout cet étalage, tout cet abus de sensibilité ne peuvent qu'être funestes à l'individu en l'engageant aux plus épuisants


lisme n'en reste pas moins et toujours le sensualisme. <c Quand je croyais pouvoir succomber et l'entraîner avec moi, je ne te connais- sais pas », écrit Octave à Fernande. « Je te prenais pour une femme comme les autres, et tu es une divinité qu'aucune souillure humaine ne peut atteindre... Ah ! je saurai m'élever jusquà toi, et planer du même vol au-dessus des orages des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. » Jacques, 221 . — Des mots, des mots, des mots, comme disait Shakespeare. 11 est possible, après tout, que tous ces insupportables phraseurs s'élèvent très haut, — à en jug'cr par la profondeur de leur chute. — Bien avant 1840, le dandysme avait tué l'amour : lions et lionnes ne veulent plus con- naître et ne connaissent plus la passion. Cf. O. Uzanne, La femme el la mode, 170-171; et A. Houssaye, les Confessions, I, 402.


LK ROMANTISMK KT i/aMOUR 271

excès. Mal du siècle ou neurasthénie, c'en est en ciïet la suite nécessaire, le résultat inévitable, quand on n'en arrive pas à la folie ou au suicide ' :1a doctrine ne se recominuxl*' certainement ni par ses suites, ni par ses résultats.

1. « Aujourd'hui l'on nous crie que vivre, c'est aimer, et l'on nous montre i\v l'amour un porlniit (|ui fait battre les cœurs d'cH- lurrance. Ce sont des extases infinies, di'S ravissements divins, des inondations de poésie ; c'est le paradis. A quoi servent ces belles iwroles?... Elles nous dégoûtent du réel, et elles nous jettent à la poursuite de chimères que nous n'atteindrons jamais. Alors on se lue ou l'on devient fou.

« Kn France surtout où l'on prend au sérieux les rêves de la pen- sée, et où les créations de la fantaisie veulent passer dans le monde de l'action, ces niaiseries allemandes sont des poisons funestes. «  Ferrière, Itomana cl mariage, I, 12*). L'auteur avait déjà dit, deux ]>ages plus haut : « Ceux qui mettent toute la vie dans l'amour condamnent au suicide les neuf dixièmes de l'humanité. »


QUATRIÈME PAHÏIK


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LA NELRASTIIÉNIK ROMANTIQUE

»( Il est — dit M. Paul Bour^et ' — des conceptions de l'art et de la vie favorables au bonheur de ceux qui les inventent ou qui les subissent. D'autres ont pour essence même la souf- france. L'homme (jui rêve à sa destinée un décor d'événements compliqués a toutes les chances de trouver les choses en désaccord avec son rêve... L'homme qui se veut une âme toujours frémissante, et qui se prépare à une abondance con- tinue de sensations et de sentiments, a toutes les chances de manquer au proj^ramnie qu'il s'est imposé à lui-même. « Nous n'avons dans le cœur ni de quoi toujours souiTrir, ni « de quoi toujours aimer », a dit un observateur finement triste. A ne pas admettre cette vérité, on risque de se décevoir soi-même et de se mépriser quand on constate en soi les insuflisances de sensibilité qui sont notre lot à tous. C'est le second germe de douleur qu'enveloppe l'Idéal romantique. Non seulement il conduit l'homme à être en disproportion avec son milieu, mais il le met en dispropor- tion forcée avec lui-même. Voilà l'explication de la banque- route que le romantisme a faite à tous ses fidèles. Ceux qui avaient pris ses espérances à la lettre ont roulé dans des abîmes de désespoir ou d'ennui. Tous ont éprouvé que leur

1. Essais de psychologie contemporaine^ article Gustave Flaubert. Le romantisme et les mœurs. 18


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jeunesse leur avait menti et qu'ils avaient trop demandé à la nature et à leur propre cœur. »

On ne saurait mieux dire, et toute étude sur le mal du siècle ou la neurasthénie romantique ne peut qu'être le commentaire de ces judicieuses et pénétrantes observations. Il est fatal, en eft'et, qu'un exercice excessif amène la fatigue et l'usure précoce. Surmenées qu'elles étaient par les habitudes romantiques, l'imagination et la sensibilité devaient en arriver très vite à l'épuisement et aux misères de toute sorte dont il est l'origine ; et c'est ainsi qii'à mettre naïvement trop de romantisme dans sa vie, on aboutit trop souvent à la mélancolie, à l'ennui, au dégoût de toutes choses, à la lente et sûre désorganisation de la volonté, et à l'appétit final de la mort. Nous n'allons en voir malheureusement que de trop éloquents et trop tristes exemples.


Il faut se hâter de le reconnaître cependant : ici encore, le romantisme n'est pas le seul coupable ; et s'il est vrai qu'il l'a encouragé, développé de toutes ses forces, il est vrai aussi " que ce singulier et fâcheux état d'âme lui est préexistant. Que de causes en effet pour l'expliquer ! Il en est d'historiques, il en est de psychologiques, il en est de physiologiques, il en est même de littéraires ; et, c'est à peine exagéré de le dire, l'un quelconque de ces groupes pourrait, à la rigueur, suffire à l'explication.

On peut affirmer, semble-t-il, que jamais l'âme française n'a été bouleversée jusque dans ses plus intimes profon- deurs comme à la fin du xviii'^ siècle et au commencement du xix*'. Des convulsions politiques furieuses, des cata-


LA NEURASTHÉNIE KOMANTIQUE 275

strophes |)res({ue sans exemple et comme un ébranlement fonuidahlf <1(' toutes choses ; tout un peuple, le plus {géné- reux de la planète, se précipitant d'un élan irrésistible à la réalisation du plus beau rêve qu'ait jamais conçu l'huma- nité, et <(uand il a cru s'alTranchir et alTranchir le monde, se retrouvant sous le joug du despotisme le plus absolu et voyant ainsi son beau rêve s'évanouir au moment même où il vient de le former; un géant qui passe et disparaît avec la rapidité d'un fulgurant météore, en laissant derrière lui l'éblouissant sillon d'une épopée dont le souvenir hantera les imaginations ; à la suite de triomphales promenades guerrières à travers l'Europe, (juand la carrière a été ouverte aux ambitions les plus folles, aux espérances les plus insensées, l'écroulement brusque de toutes les espérances, l'arrêt brutal de toutes les ambitions, et pour ceux qui dès le berceau, pour ainsi dire, s'élançaient à la conquête du monde, la dure nécessité de vivre désormais confinés au plus étroit des horizons et de ron^r douloureusement leur frein, avec le sentiment tous les jours plus exaspéré que toûT ce qu'ils ont au cœur d'énergies et de forces vives devra rester éternellement inemployé : que de motifs à méditations douloureuses, à réflexions navrantes ! et quelle indicible mélancolie méditations et réflexions devaient laisser ! On en retrouvera l'écho dans cette |)age de la Vie de Joseph Delorme.

« Elevé au bruit des miracles de l'Empire, amoureux de la splendeur militaire, combien de longues heures il passait à l'écart, loin des jeux de son Age, le long d'un petit sen- tier, dans des monologues imaginaires, se créant îi plaisir mille aventures périlleuses, séditions, batailles et sièges, dont il était le héros ! Au fond de la scène, après bien des prouesses, unci idée vague de femme et de beauté se glissait ({uelquefois, et prenait à ses yeux un corps. Il lui semblait,


276 LE ROMANTISME ET LES xMŒURS

au milieu de ses triomphes, que sur un balcon pavoisé, derrière une jalousie entr'ouverte, quelque forme ravis- sante de jeune fille à demi voilée, quelque longue et gra- cieuse figure en blanc, se penchait d'en haut pour saluer le vainqueur au passage et pour lui sourire. »

C'est là le rêve. La réalité était plus humble, comme on sait. Tous ces « gladiateurs frottés d'huile » avaient beau l'implorer de tous leurs vœux, jamais plus l'occasion ne devait se présenter d'étaler la luxuriance de leurs forces, et leurs jours se sont consumés dans cette vaine et mélan- colique attente. Ils avaient rêvé combats, triomphes, vie exaltante et enfiévrée de l'arène, et de toute part leur venait le conseil — ou l'injonction — d'avoir à suspendre aux murs de la palestre des armes désormais inutiles. On comprend que leur irritation soit quelquefois allée jusqu'à la révolte ou au désespoir.

Tant de commotions d'ailleurs et de bouleversements ont jeté l'âme française dans un état permanent d'inquié- tude et de malaise vague . Incapable de se contenter désor- mais de ce qui pouvait autrefois la satisfaire, mécontente du présent parce qu'elle n'y trouve pas la réalisation de ses désirs, elle se jette à leur poursuite avec d'autant plus d'ardeur et avec une espèce d'obstination maladive. Mais les temps ne sont pas encore accomplis et l'idéal nouveau refuse de se laisser atteindre. De là ces hésitations et ces angoisses, des élans superbes suivis de chutes lamentables, et cette mélancolique alternance de confiance et de désen- chantement. A ce régime, et c'est fatal, la sensibilité s'énerve et s'irrite ; le découragement vient, et à sa suite la tristesse, si générale et si profonde qu'elle se fait sentir par anticipation, pour ainsi dire, et qu'on se déclare fatigué de vivre avant même d'avoir vécu^ « Je n'éprouve pas,

1. Cf. A. de Musset, la Confession d'un enfant du siècle ; Anatole


LA NEURASTHÉNIE nOMANTlyUE 277

comme vous, — écrit Flaubert à George Sand, — le sen- timent d'une vie qui commence, la stupéfaction de l'exis- tence fraîche éclose. Il me semble, au contraire, que j*ai toujours existé, et je possède des souvenirs qui remontent aux Pharaons. » Qu'ils sont nombreux alors, ceux qui auraient pu tenir le même langage ! et qui se font à eux- mêmes l'impression de revenir dans un monde déjà connu, dont ils auraient savouré toutes les joies, épuisé tontes les douleurs, ces dernières aussi nombreuses et durables que les autres sont brèves et en petit nombre !

Pourquoi revivre, hélas ! J'ai déjà tant vécu ! La liste de mes jours me paraît éternelle; Des choses que je vois pas une n'est nouvelle... Pourquoi revivre, hélas I J^ai déjà tant vécu !

Pourquoi revivre, hélas! J'ai déjà tant vécu ! Les douces voluptés et les douleurs amères, Dès avant le berceau, m'ont été familières... Pourquoi revivre, hélas! J'ai déjà tant vécu' 1

Une autre raison peut encore expliquer le désarroi moral d'alors. « C'est un malheur des générations placées entre celles qui ne savent rien et celles qui sauront assez : elles savent trop », observe George Sand dans Videntine ; et M. Paul Bourget de constater que « pour la première fois, les plébéiens arrivaient à la royauté du monde, s'emparant des jouissances et supportant les soulTrances d'une civilisa- tion très avancée, avec des âmes toutes neuves ». Or il


France, Sainte-Beuve poète, p. vu, en lête de l'édition complète des Œuvres do Sainle-Bouvo ; Charpentier, le Mal fiu tiède, ei surtout Maurice Spronck, lex Artistes littéraires, 44-49. On peut lire aussi un article de Montégut, dans la lievue des Deux-Mondes, du i5 août 1849, De la nuiladie morale au XIX* siècle. i. Albert P*", 28 ans, 1843.


278 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

en est des choses de la civilisation et de la sensibilité comme de celles de la fortune : tout le monde n'est pas capable de les subir impunément du premier coup ; il y faut des préparations, une certaine initiation, des lenteurs. Tout cela fit alors défaut. Le résultat ne pouvait être que désastreux.

D'autant que des causes d'ordre physiologique achèvent de faire comprendre la faiblesse et le détraquement de toute cette g-énération. La race s'est appauvrie. Comme s'il ne suffisait pas qu'elle eût été décimée sans trêve, pen- dant plus de vingt ans, sur tous les champs de bataille, les plus étranges systèmes de thérapeutique achèvent de l'af- faiblir. A supposer qu'on eût la chance de ne pas naître débile, on le devenait infailliblement avec l'hygiène à la mode. C'est du moins ce qu'affirme Maxime Du Camp, dans ses Souvenirs littéraires (I, 118). « Les peuples avaient été surmenés par les guerres de l'Empire, et les enfants avaient hérité de la faiblesse de leurs pères ; en outre, les méthodes thérapeutiques étaient déplorables. Broussais fai- sait école et les médecins ne marchaient que la lancette aux doigts ; au collège, pour une migraine, on nous tirait du sang; dans un cas de fièvre typhoïde, en une seule semaine, j'ai été saigné trois fois et l'on m'a appliqué soixante sang- sues; c'est miracle que j'aie résisté. Les doctrines des Dia- foirus de Molière s'étaient prolongées jusqu'à notre temps et ont produit une anémie ambiante dont nous avons souf- fert. Pauvreté de sang, prédominance nerveuse ; l'homme tombe en tristesse et devient mélancolique. C'est le spleen, le tœdium vitae, c'est le dégoût de la vie, c'est l'attitude théâtrale, c'est le désir de la mort '. »

\. « Sous l'Empire, la guerre laissait la société parisienne un peu dépourvue en emmenant les hommes d'énergie sur les champs de bataille, et peut-être, comme l'a dit un grand médecin, est-ce à ce


I\ MIMtASIMKMi: l;ii\l \\ I lijli: 279

On peut pensiM lavirsinu'ut, il l'st vrai ', tjue la « sura- bondance (le la sève physique, enrichie par les sélections (le la guerre et fortifiée par la vie active » a produit h ce moment <( u!i<Oi}j^nt'e de créatures vi{j[oureuses » (jui logeaient « des ûmcs toujours tendues, des âmes excessives, capables d'un renouvellement constant de leurs émotions »; mais il était justement fatal pour elles d'être rapidement haras- sées à ce continuel et déprimant exercice. Car enfin ni le héros de Vnlupli', malgré son » inépuisable etîusion mys- tique », ni celui de Mademoiselle de Maiipin, en dépit de son « infatigable élan vers le Beau », ne sont dos modèles de santé morale, et l'on sait de reste où son « intarissable jet de volonté » conduit en définitive Julien Sorel. Quelque explication d'ailleurs que l'on préfère, que les jeunes hommes d'alors aient été frappés de misère physiologique congénitale par épuisement momentané de la race, ou au contraire que, pour avoir été conçus entre deux victoires, ils aient senti bouillonner en eux les folles ardeurs de leurs pères et (jue la conscience de leur vitalité puissante, do leur force héroïque, ne leur ait fait rêver qu'action incessante, déploiement furieux d'énergie, il n'importe : excès ou défaut, débifc ou surabondante, languissante ou elTrénée, malade dune faiblesse de la volonté ou malade de ne pouvoir accorder î» sa volonté de suffisantes satisfac- tions, c'est toujours d'une rupture (ré(|uilibre qu'a soufTert la génération ((ui a eu ses vingt ans en 1830; et ce désac- cord prédispose si bien au mal du siècle qu'à lui seul il e n constitue l'essence.

Jusqu'à la littérature entiii ({ui a contribue pour sa part à

fait qu'est due la mollesse <le la (^rnénition <|ui o(-ru|M* \v milieu du xix« siècle. » Bal/ne, le» Petit* employa*» {(JEuvres complètes, XI, 347). 1. Avec M. Paul liourgct, Essais de psychologie contemporaine, article Gustave Flaubert.


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l'œuvre néfaste ! Et l'on entend bien que nous ne voulons point parler ici de l'influence qu'elle a exercée alors, puisque c'est justement l'objet de ce long travail. Mais, en même temps que nos frontières, notre ancienne esthétique était allée aussi s'élarg-issant. Aux noms et aux modèles qu'avait consacrés une admiration presque trois fois séculaire, on opposait avec la plus superbe intransigeance et d'un ton qui n'admettait pas de réplique d'autres modèles et d'autres noms. De toute part, du Nord surtout, il surgissait de. nou- veaux dieux. D'ingrats et de fougueux iconoclastes renver- saient les vieilles idoles, ridiculisaient leurs fidèles et leur culte. Sans doute les jeunes audacieux ne possédaient pas toute la vérité, en dépit de leur magnifique et fanatique intolérance ; mais enfin s'il était vrai qu il y eût plusieurs types de beauté ; que le beau littéraire ne fût que relatif, comme ils disaient dans leur jargon de barbares, et qu'à l'égal de Racine Shakespeare méritât des autels ? Comme on comprend l'angoisse qui dut étreindre certaines poi- trines I Alors, il en était de l'art comme de tout le reste ? Des efl"orts de plus de deux siècles n'avaient pas réussi à en assurer les fondements?... On s'explique sans peine que des âmes d'écrivains en aient été atteintes d'une mélanco- lie profonde, — et quelques lecteurs avec elles.

Ainsi de tous côtés, dans ces temps orageux et incer- tains, des sujets variés d'inquiétude; partout le désordre, la rupture de l'ancienne harmonie, d'un mot tout ce qui pouvait préparer l'avènement d'une neurasthénie durable.


II

Survient alors le romantisme, et la maladie de prendre aussitôt de nouvelles forces. On sait en effet les conseils


iji. neiha8th^:nik romantioie 281

qu'il donna, avec quel empressement lU turent suivis : les inconvc^nienls du r(^«fime ne tardèrent pas h se manifes- ter».

A un palais blast' une nourriture ordinaire ne saurait plus paraître (ju'insipide. De même tout régime intensif de sensibilité et d'imagination ne peut que faire prendre en aversion et en pitié le régime commun et rendre complète- ment inapte aux sensations et aux émotions simples. La remarque n'est pas neuve. << Les hommes, gâtés jusque dans la moelle des os par l'ébranlement et les enchante- ments des plaisirs violents et raffinés, ne trouvent plus qu'une douceur fade dans les consolations d'une vie inno- cente. » Et s'il était nécessaire de corroborer l'observation du moraliste chrétien par la constatation, autrement élo- (juente en la conjoncture, d'un romantitjue qui connaissait les graves inconvénients du régime intensif pour l'avoir abondamment pratiqué, nous rappellerions ce que dit George San<l elle-même de « cet elTroyable châtiment infligé j» ceux qui ont abusé des forces de la jeunesse, et qui consiste ii les rendre incapables de goûter la douceur d'une vie harmonieuse et logique » [Elle cl Lui, chap. v). Et les


1. Uu passade du roman (IWmédéc Kermel, Une âme en peine (chap. XIII, 203), induiue à sa manière les résullats ordinaires du régime." Les Ames ainsi façonnées sont appelées à subir malgré elles l'épreuve des vicissitudes les plus dissolvantes. Chez elles, chasser une émotion par une émotion, n'est point un système de contre- poids à une sensibilité excessive, c'est une condition de leur nature qu'elles acceptent forcément, et de laquelle relève une répugnance insurmontable .'i entrer dans les limites étroites du possible, une aversion cachée pour le monde pris à nu, le monde sans Oclion, sans illusion ; de lii, le murnsme du cœur, le désespoir et le suicide, — dégradation raisonnée du désenchantement. » — Sur les émo- tions et les sensations excessiws que donne l'hypertrophie de la sensibilité, cf. le Commentaire des œuvres de Lamartine |Mir lui- même.


282 LE ROMAMISME ET LES MŒURS

aveux de Musset ne seraient pas pour contredire les aveux de son amie.

Un autre inconvénient, c'est l'usure précoce, et le sen- timent de tristesse dont il s'accompag-ne fatalement. C'est une loi générale, et dont les applications sont particulière- ment rigoureuses en psychologie, qu'à toute action trop vive corresponde une réaction et que tout excès doive s'expier. Or quelle organisation serait assez riche et assez forte pour résister longtemps au surmenage que lui imposent ces romantiques habitudes ? Des dépressions ter- ribles devaient donc suivre ces orgies de sensibilité et d'imagination, celles-là d'autant plus écrasantes que celles-ci avaient été plus fiévreuses et plus désordonnées. « Loger un désir, c'est préparer une chambre à la douleur», a dit un .sage ^ A ce compte, c'est une véritable hôtellerie qu'a tenue le romantisme; mais quoiqu'elle fût, ou plutôt précisément parce qu'elle était fort bien achalandée, l'hô- tellerie ne pouvait manquer de faire rapidement faillite. Et en effet, torpeur mélancolique, hébétude, langueur morne, ennui profond, émiettement d'abord, puis ruine totale de la volonté, détresse morale enfin qui peut aller jusqu'au dégoût de la vie, aucune de ces navrantes rançons de leurs excès ne fut épargnée aux malheureux. Si le mal du siècle n'eût existé déjà, le romantisme à lui seul était capable de l'inventer ~.


i. N'est-ce pas Deleyre, l'admirateur enthousiaste de J.-J. Rous- seau, qui a dit : « A la fin de toutes les jouissances est le rendez- vous de toutes les douleurs? »

2, « Il ne faut pas s'y tromper... Malgré le grand optimisme ingénu de Victor Hugo, la mélancolie romantique n'est pas autre chose que misanthropie et pessimisme... Le tempérament neurasthé- nie jue des romantiques est l'âme même, intime et profonde, du romantisme ; et si Vigny est considéré à présent, plus que tout autre, comme le représentant du romantisme, c'est que du roman-


I.A NKIIRASTIIÉNIE nOMANTlOI'K 283

Qu'elles sont tristes, les preuves «jm nous en pourrions fournir ! aussi tristes qu'abondantes. Gomme la d(sillusion arrive vite, une fois passives les premières allc^gresses ! et pour (juelques minutes d'exaltation et de volcanisme, quels longs, quels interminables abattements! Écoutez la plainte d'un de ces adeptes trop convaincus et dites si la mélancolie n'en est pas sinj^ulièrement péntHrante.

« D'où te vient ta tristesse, ô mon âme, et pourquoi prends-tu donc chaque jour davantage l'habitude de sou- pirer ? Que faudrait-il pour ramener les frémissements de volupté (jue lu connus autrefois et ces ravissements d'en- thousiasme <jui te faisaient défaillir? La fortune t'a bien traitée cependant; tu n'es enchaînée à aucune œuvre ser- vile; tu peux satisfaire beaucoup de tes caprices. Que te manque-t-il donc, ù mon Ame, pour redevenir joyeuse comme par le passé?... Je t'entends, pauvre âme plaintive et gémissante ; tu as bu trop avidement à la coupe d'or <|ue te présentait la vie ; tu as ajouté foi trop facilement aux conseils des poètes dont les chants te charmaient. Sur leurs indications mensongères, tu as jeté à tous les vents du ciel les trésors de ta jeunesse et de tes forces ; et comme

lismc il a exprimé plus forliMnenl que personne IVsprit même. •> Knfçuct, Propos litlf^r^irea, III, 256. — Le doux et mûlancoliquo auteur de V Imitation avait dt'puis longtemps signnlô les inconvt^- nients et Ii»s tristes résultats de toute cette hypertrophie. « L'œil n'est pas rassasié de c»» qu'il voit, ni l'oreille remplie de ce qu'elle entend. » — «< Dès que l'homme commence à désirer quelque chose désordonnément, aussitôt il devient inquiet en lui-même. » — « Si vous cherchez ceci ou cela, si vous voulez être ici ou là, sans autn* objet que de vous satisfaire et de vivre plus selon votre gré, vous n'aurez jamais de repos, et jamais vous ne serez libre «l'inquiétude, parce qu'en tout vous trouverez quelque chose qui vous blesse et partout quel(|u'un (jui vous contrarie. » — On fera bien de lire, dans r.livnir »/c l'Inlolligence, 23i, de M. Ch. Maurras, une pJtg© admirable de netteté brillante et de pénétration sur les conséquences inévitables du réjjinie roinnnti(|ue.


284 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

l'imprudent voyageur qui, oubliant que la route est longue, n'a point songé dès l'abord à ménager son viatique : il souffre de la faim et de la soif, et si personne ne vient à son secours, il va tomber épuisé sur le bord du chemin ; de même la source de tes énergies est tarie; mais, hélas! il n'est personne pour renouveler tes forces, et tu vas te traîner jusqu'à la tombe, toujours plus languissante et désolée, à tout jamais insensible aux joies vulgaires, les seules réelles cependant, parce quelles savent durer ^... »

Tous ces dégoûtés et ces affaiblis n'ont pas d'autre lan- gage.

Et c'est trop souvent de la même cause que procèdent toutes ces langueurs et toutes ces misères : on a trop doci- lement écouté les fallacieuses suggestions des romanciers et des poètes, trop usé de la vie, trop « cultivé les pas- sions ».

L'arbre de ma jeunesse a senti de sa force Au feu des passions les éléments tarir ; Sous la menteuse ampleur de son altière écorce Bien peu de sève encor se meut pour la nourrir.

Vainement l'esprit lutte, en vain l'âme s'efforce De tout reprendre en moi, de tout reconquérir; Mon être, hélas! contient cet absolu divorce : Une âme qui veut vivre, un corps qui veut mourir.


i. Raoul de J*", 32 ans, 1842. — Ballanche avait admira- blement mis en lumière, et d'avance, ce qu'il y a toujours eu de livresque dans des affections comme le mal du siècle. « Mon fils — écrit-il dans le Vieillard et le Jeune Homme — vous portez dans votre sein une secrète inquiétude qui vous dévore... Les livres seuls vous ont tout appris... Les plus hautes conceptions des sages qui pour y parvenir ont eu besoin de vivre de longs jours sont deve- nues le lait des enfants. »


LA iNEUHASTlIÉNIE ROMANTIQUE 285

Que demande celte âme à ce corps qui décline? N'a-l-elle pas chez lui préparé la ruine? N'a-t-elle pas été son incessant bourreau?

I-a voilà bientôt veule et seule, la superbe ! Il est certain, selon le moderne proverbe, Que la Inme a fini par user le Fourreau '.

\a' réveil est terrible chez quelques-uns, et la colère leur fait monter tout de suite aux lèvres la malédiction et l'insulte.

Aualhème sur vous, ô poëtes menteurs! Vous seuls m'avez ravi' la candeur de mon âme. Maudits, soyez maudits, ô vils entremetteurs! (]arvous êtes mauvais, et votre (cuvre est infâme '.

D'autres, de tempérament plus calme, exhalent douce- ment leurs plaintes, sans vocifération ni fracas ; et leurs lamentations n'en sont que plus ioucharites.

1. IMi. O'Ncddy, vers inédits cités par E. Ilavet, Notice, 57. Cf. encore, du môme poète, le premier quatrain de la pièce intitulée Patholoijie.

2. Joseph T***, 28 ans, 1839. — Sainte-Beuve écrivait de son côté : « Tel est l'effet curieux à étudier et désormais manifeste du génie lyrique dont on a abusé, de cette inspiration de pure fantaisie et de jeunesse où l'on avait tout ' mis, de cette lacune morale sous des airs de sentiment, de cette vie épicurienne et de plaisir sous un vernis de mysticisme et de religiosité. Lh est le mal sérieux, le point à dénoncer. Jamais dans les vrais siècles de grandes et vertueuses œuvres, on n'a songé ainsi à étaler cette plainte secrète ; on travail*» lait, on mûrissait, et se sentir mûrir console des fleurs qu'on n'a plus : on croyait h ce perfectionnement intérieur qui va à l'envers des grâces riantes et qui, en définitive, sait s'en passer.

Si le soleil les a fanées, Elles refleuriront ailleurs!

« Notre jeune siècle poétique et lyrique, par cela même qu'il ne sait pas vieillir et «pi'il élale à ce degré <levnnl tous sa misérable faiblesse, trahit son point vulnérable, l'inspiration morale positive et la foi qui lui ont trop fait défaut. » Chroniques parviennes, LVIII. V juin IHU.


286 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Ils Tavaient dit pourtant, les poëtes divins : Rien n'égale ici-bas la passion sacrée. De cet espoir charmant j'avais l'âme enivrée... Hélas! ils ont menti. Tous leurs dires sont vains...

Mon cœur s'est grand ouvert aux passions divines,

J'ai fait appel à tout, voluptés et plaisirs.

J'ai toujours contenté mes plus légers désirs,

Et ne suis maintenant plus que cendres et ruines (sic).

Le dégoût et l'ennui chez moi sont à demeure,

Je ne sais rien goûter de ce Cfui charme autrui ;

L'amour et l'amitié, loin de moi tout a fui.

Mon cœur est vide et sec, il est temps que je meure *.

Et pour mettre un terme à nos citations, qu'on laisse encore un amateur de « vie frénétique » déposer contre un régime « plus funeste que la mort ».

Quand du soleil d'été les ardeurs implacables Roulent sur les jardins la houle de leurs feux, De l'éclat de ses fleurs justement soucieux. Le jardinier leur fait des abris déj_ectables.


1. Adolphe L***, 29 ans, 1841. — Dans une lettre à Ernest Cheva- lier, du 15 avril 1839, Flaubert raillait ces prétentions et ces ridi- cules. « Sais-tu que la jeune génération des écoles est fièrement bête? Autrefois elle avait plus d'esprit ; elle s'occupait de femmes, de coups d'épée, d'orgies ; maintenant elle se drape sur Byron, rêve do désespoir et se cadenasse le cœur à plaisir. C'est à qui aura le visage le plus pâle et dira le mieux, je suis blasé, blasé ! quelle pitié ! blasé à dix-huit ans. Est-ce qu'il n'y a plus d'amour, de gloire, de travaux ? Est-ce que tout est éteint? Plus de nature, plus de fleurs pour le jeune homme? Laissons donc cela. » En effet c'était peut-être un peu bien tard, en 1839, pour faire entendre ces protestations, sur- tout quand on avait pour sa part abondamment offert les mêmes ridicules et pâti du même mal. L'essentiel pour nous, au surplus, est qu'il y ait du romantisme dans l'origine de la « fière bêtise ».


LA NEUlUSTlIÉMi: UO.MAMIUUË 2ii7

Malheur à celle qui, trompant sa vigilance. Ne reçoit point de lui les secours protecteurs ! C'est pour elle la mort, tandis que de ses sii^urs L'orgueilleuse beauté, vivace, se balance.

C'est ainsi que mon Cdîur, mon pauvre c(Bur fragile Se dessèche et languit, brûlé des passions, Et je meurs lentement, infecté des poisons Des funestes conseils auxquels je fus docile.

« Ouvre ton cœur tout grand, élargis tout Ion être, Aime les passions » : ainsi disaient les voix. J'ai suivi leurs conseils, mon âme est aux abois, Et dans mon cœur flétri rien ne peut plus renaître '.

« Spleen », « mélancolie », « lassitude », « ennui », pas de mots qui, à l'époque, reviennent plus souvent sous toutes les plumes 2. Ce ne sont partout que regrets, gémis-

1. .lustin C", M ans, 1838.

2. Vuriélés do spleen, c'est le titre d'un chapitre des Mémoires do Borlioz. Voir sur les nuances particulières de ce spleen. Ad. Boschot, lu Jeunesse d'un romantique, .165. Cf. encore dans les Maladies du sii'cle, d'AlIclz, le Désenchantement. — Sollicité de laisser un sou- venir sur l'album de M™» de la Baudraye, Lousleau lui-même y inscrit des stances sur le spleen (Balzac, (À'Mcres complètes, VI, 427). — « La maladie de Bené nous tenait presque tous », avoue E. Boussc. D'après Saiiil-Marc Girardin, « les jeunes gens mêmes visaient à la misanthropie el se hâtaient de perdre l'illusion, sans prendre le lein|)s d'avoir de l'expérience ». Cf. enfin de Barante, lettre h la «lurlu'sse de Broglie, du 3 mars 1831. — Il est distingué d'avoir ses jours de spleen.

A peine Le s|)leen le prenail-il quatre fois par semaine,

nous dit Musset de Mainloche; et tout comme un autre le Passereau «le Pelrus Borel connaît des Jours à néant. Alors, « il n'y a que trois ehoses à faire, trois choses qui, toutes trois, anéantissent : s'enivrer à mort, dormir sans rêve ou se tuer: enivrons-nous et dormons... Des lumières ! du maryland ! et du ponche ! » — Sur l'ennui, ses ravages el ses dangers, il faut lire une page vigoureuse de Domi- nique, XIV, 259-260.


288 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

sements, sanglots. Spectacle qui manque par trop d'agré- ment, spectacle surtout bien vite monotone. Et l'on s'en était fatigué assez vite en effet, et d'assez bonne heure on en avait fait des plaisanteries.

(( La désolation est vraiment sur notre Parnasse : c'est à qui se créera des chagrins, inventera des afflictions. Celui- ci est orphelin, celui-là est proscrit, cet autre est parricide. Les plus modérés se contentent de tuer régulièrement tous les mois leur maîtresse, afin de répandre sur sa tombe des larmes et des vers, à peu près comme nos élégantes, lors- qu'elles sont surprises par le changement de la mode, tuent bien vite une cousine de province, afin de prendre la robe de deuil *. »

Les occasions étaient fréquentes de développer le thème, on le développa.

Que de poètes en grand deuil Maintenant ont la larme à l'œil! Celui-ci pleure sa gi'and'mère, Celui-là sa sœur ou son frère; Jamais dans les plus noirs romans Oa n'a vu tant d'enterrements. Ah ! par pitié, Messieurs les Romantiques, Cessez donc d'entonner vos lugubres cantiques : Riez, Messieurs les Romantiques ^.

Ce sont là choses bien connues. Ce qui l'est moins peut- être, et ce qui est pourtant tout aussi exact, c'est que toute cette mélancolie et toute cette tristesse ont passé de la poé- sie dans la réalité. Nous en avons donné des exemples.


1. Journal des Débals, 20 juin 1821.

2. Le Diable boiteux, 17 mai 1824. Quoique antérieures à la période du romantisme qui nous occupe, ces railleries peuvent par- faitements'y appliquer.


i.A m;i n.vsiiii.Mi; romantujue 289

nous cil clonneri)ns encore. Ce sont au surplus conséquences habituelles du régime romantique : elles ne sont pas pour le recommander.


III


Et l'ordinaire pratique de la plupart des écrivains d'alors n'était pas non plus pour réduire ou corriger d'aussi fâcheux résultats. Il est vrai, tout comme les plus ob.scurs disciples du romantisme et pour les mêmes motifs, ils ont soulTert '. l'it sans doute, ils ont des excuses. Une orga- nisation plus riche, une imagination plus vive et plus féconde, une sensibilité plus frémissante et toujours prête à se déborder, d'un mot tout ce qui les rendait « artistes » les rendait aussi capables d'être plus profondément affectés de tout ce qu'il y avait alors, dans l'air ambiant, d'angoisse, de malaise et de fièvre. Ils ont été malheureux, c'est incon- testable, ^ais n'ont-ils pas pris un orgueilleux plaisir à « porter leur cœur en écharpe » et à « étaler leur ulcère »,

1. Cf. Lamarline, Correspondance, V, 526; Hahbc, Œuvres, II, 150 ; A. (le Musset, Confession d'un enfant du siècle; George Saod, Préface de Lélia, Histoire de ma vie, II, 174, Lettres d'un voyageur; Correspondance de Flauhcrl, passini, surtout avril et août 1846; Sainte-Beuve, Correspondance, lettres à Sellèque et à Loudierre. Le 25 juin 1862, Sainte-Beuve écrivait à M. de Frarière, auteur d'un livre sur les Influences maternelles pendant la gestation : « Ma mère a perdu mon père la prenuèn* année de son mariage, elle était enceinte <le moi; elle m'a «lonr porté dans le deuil et la tristesse; j'ai été abreuvé et baijjné de tristesse dans les eaux mêmes de l'am- nios ; eh bien, j'ai souvent attribué à ce deuil maternel la mélan- colie de mes jeunes années et ma disposition à l'ennui. » Et l'on connait le mot de Lamennais : << Mon àme est née avec une plaie». Cf. encore sur l'ennui les lignes écrites par H. Heine sur un feuillet d'album et citées par Ph. Audebrand, Petit» Mémoires du XIX* siècle^ p. 2.

Le romantisme et les mtrurs. 19


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bien loin de chercher les moyens de soulager leurs maux, sinon d'en guérir ^? N'auraient-ils pas pu faire leur devise de la phrase du g-rand ancêtre : « Homme, tu n'es qu'un songe rapide, un rêve douloureux, tu n'existes que par le malheur, tu n'es quelque chose que par la tristesse de ton âme et l'éternelle mélancolie de ta pensée » ? La plupart de leurs œuvres n'en sont-elles pas le navrant commentaire? On le dirait du moins, à les voir rivaliser d'éloquence, ou peut-être de virtuosité, dans l'expression de leur misère intime, par un effet de cette coquetterie sentimentale dont nous connaissons déjà tant d'exemples. On se fût fait scru- pule autrefois d'exposer ainsi sa détresse morale au grand jour, et il répugnera toujours sans doute aux âmes déli- cates et généreuses d'acheter la pitié par l'étalage de leurs faiblesses. C'est prudence au surplus ; car faire le moindre fond sur la compassion durable et sur la charité continue d'autrui suppose une jolie dose de naïveté, exactement comme croire intéresser par l'éternelle exhibition de son « moi » suppose une jolie dose d'impertinence. Mais ce sont là nuances dont on se souciait bien alors. « Moi » tou- jours, (( moi » partout : ils ne connaissent, ils ne disent, ils ne chantent que leur « moi » ; et ce qu'avec une infatigable


1. Ils sont môme les premiers à reg-arder leur mal comme incu- rable. « L'ennui n'a pas de cause, vouloir en raisonner et le com- battre par des raisons, c'est ne pas le comprendre. Il fut un temps où je regorgeais d'éléments de bonheur et où j'étais véritablement très à plaindre ; les deuils les plus tristes ne sont pas ceux qu'on porte sur son chapeau. « Flaubert à Maxime Du Camp, avril 1846, Et l'on sait qu'il signait quelquefois ses lettres à George Sand — encore en 1873 et 1874 — « Gustave Flaubert, autrement dit le R. P. Ci'uchard des Barnabites, directeur des Dames de la Désillu- sion... Plus cruchard que jamais ». — Stendhal allait encore plus loin : « Une chose fait naître le grand génie, c'est la mélancolie », écrivait-il à sa sœur Pauline. Cité par M. Arbelet, Revue bleue, 8 juin 1907.


LA NErRASTIlÉME ROMA>Tlyi;E 2*M

complaisance ils vu oIVrent à tous les re{i^ards, v, i i* . .^L |)ivs(jue toujours lu partie la plus pitoyable, parce que c'est, à leur ovis du moins, la partie la plus intéressante. VA\v est trop sévère certes, et elle est injuste, la boutade (le ce niajçistrat : « La littérature d'aujourd hui ? Un hôpi- tal, quand ce n'est pas un mauvais lieu. » Mais ne dirait-on pas <|Me les adeptes du romantisme ont fait tous leurs eilbrts pour mériter au moins une partie de la rude appré- ciation ? Chacun d'eux n'a-t-il pas invité le public à plon- ger ses indiscrets regards

Jusqu'au fond désolé du goulTrc intérieur?

Kt ce « goufîre », ne l'a-t-on pas toujours présenté comme plus « désolé )» que le goulîre d'autrui ? C'est le travers que, pour en avoir été atteint lui-même, Musset raillait plus lard :

Lorsque nous avons quelque ennui dans le cœur, Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes, Que nul autre avant nous n'a senti la douleur.

Ce fut le travers de tous les romantiques '. A les entendre, personne n'a souffert comme eux. « Oh ! je vois bien que les autres ne souffrent pas la centième partie de mon mal, — peut-on lire dans Jacques. Ils se désolent cent fois plus haut, parce qu'ils ne savent vraiment p;»s ce que c'est (jue la douleur. Insolents sybarites, ils se plaignent

1. « Ali ! si lu connnisKais ma vie! — Ah ! s'écria Kniilc, je ne te croyais pas si viiljjaire, la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la préliMition de soulTrir beaucoup plus que les autres? » Balzac, la Peau de chagrin {IJtJuvres, XV, 63). M. Anatole France dit bien plus juslcmont (Préface des Poénies He Sainte-Beuve) : « On croit longtemps qu'on est comblé d'infortunes rares cl de maj^nifiquos tristesses. Puis on reconnaît un jour qu'on se Oatlait et que, même en douleur, on mène un train fort onlinairc. »


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du pli d'une rose. » Et ne croyez pas que ces org-ueilleux propos d'un des personnages favoris de George Sand soient amertume passagère, crise rapidement franchie de déses- poir : c'est état permanent et conviction inébranlable. « Pour tous les humains, le malheur est une hymne funèbre qui passe, et dont les notes se perdent peu à peu dans l'éloignement ; quand la dernière s'envole, l'oreille n'en conserve pas le son. Pourquoi mugissent-elles toutes autour de moi? Pourquoi cet éternel chant de mort qui s'élève à toute heure dans mon âme?... Pourquoi mon front est-il ceint d'épines qui le déchirent à chaque souffle du vent dans les fleurs dont les autres se couronnent ? » Rien n'est conforme à la doctrine de l'individualisme comme de se déclarer une créature d'exception.

Et rien aussi n'est conforme à la même doctrine comme de se complaire dans cette exception, quelle qu'en soit l'origine et la nature. Chateaubriand et Byron ne sont-ils pas d'ailleurs d'assez illustres modèles ? Ils ont bâillé leur vie, on la bâillera comme eux. On dira volontiers de la mélancolie qu'elle est votre « idiosyncrasie ^ » ; on gémira

1. C'est PetrusBorel qui le disait de lui-même. — « Ma maladie habi- tuelle est l'ennui » (Stendhal). — Vigny, Musset, Flaubert, G. Sand, Th. Gautier, tous s'ennuient; et de ce navrant état d'âme, c'est peut- être Flaubert qui a laissé l'analyse la plus exacte et la plus dou- loureuse. Il écrivait, en 1844-, à L. de Cormenin : « Connaissez- vous l'ennui ? Non pas cet ennui commun, banal, qui provient de la fainéantise ou de la maladie, mais cet ennui moderne qui ronge l'homme dans les entrailles, et d'un être intelligent fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. Ah ! je vous plains si cette lèpre-là vous est connue. On s'en croit guéri parfois, mais un beau jour on se réveille souffrant plus que jamais. Vous connaissez ces verres de couleur qui ornent les kiosques des bon- netiers retirés. On voit la campagne en rouge, en bleu, en jaune. L'ennui est de même. Les plus belles choses, vues à travers lui, prenne.it sa teinte et reflètent sa tristesse. Quant à moi, c'est une maladie de jeunesse qui revient à mes mauvais jours comme aujour-


IJi NEURASTHÉNIE ROMANTIQUE 293

à tout propos qu'on s'ennuie, et Ton (Halera sans vergogne la faiblesse, l'atrophie de volonté dont de pareilles confi- dences sont le navrant aveu : voyez les Mémoires d'un fou, (le Flaul)ert, sa Correspondance, et la Correspondance, iné- dite, de son ami Le Poittevin. Mieux encore, «. on cultivera son ulcère », cl si l'on écrit, ce sera pour le développer, tel Sainte-Beuve dans Joseph Delorme '.

Des observations sur le mal du siècle rapides comme oelles-ci ne sauraient avoir la prétention, on le conçoit, d'y distin{j;^uer dos moments divers ou encore des courants, suivant l'expression à la mode. Il y en a eu cependant. A considérer les choses d'un peu haut, on peut réduire à doux les espèces d'influence qu'a subies la génération romantique, c'est-à-dire les genres de modèle dont elle s'est éprise. Il y a eu le révolté, et il y a eu le mélancolique, le disciple do Byron et celui d'Obermann, Antony, si l'on veut, et Joseph Delorme. Los violents .se rangèrent du côté <lo Byron, les timides et les résignés préférèrent le mélan-

d'hui. <) El FrorruMitin, avec une fine ironie, disait à peu près la même chose:" Je suis un exemple de certaines aflinités malheureuses qu'on ne parvient jamais à conjurer tout à fait. J'ai fait l'impossible pour n'être point un mélancolique, car rien n'est plus ridicule à tout Age et surtout au mien ; mais il y a dans l'esprit de certains hommes je ne sais (juelie bruine élégiacpie toujours prête h se répandre en pluie sur leurs idées. Tant pis pour ceux «pii sont nés dans les brouillards d'octobre! ajoutait il en souriant à la fois et de sa méta|)hore prétentieuse et de cette infirmité de nature dont il était au fond très humilié. » Doininiffiie, i, 4. — Voyez encore ce que Que- neau de Mussy, dans une Vie de liollin, disait de la jeunesse de son lemps, et le portrait de Cléon, ou du jeune homme de 1S17, par M. de Hémusat. Et relisez surtout les Œuvre» et la Corre*iiondance inédites <l'\. Le Poittevin.

1. « Joseph (Delorme) avait pour principe de ne pas ^/a/«r son ulcère (souligné dans le texte) ; et sans le journal qu'il a laissé, nous n'en aurions jamais soupçonné tout le ravage. » Sainte-Beuve, Vie de Joseph Delorme. Que serait-ce, grands dieux ! s'il avait eu le principe contraire, et s'il eût été indiscret ?


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colique héros de Sénancour. Mais tous ces types littéraires restaient encore trop au-dessus de la foule. La destinée et les malheurs d'un Manfred et d'un Lara ont quelque chose d'extraordinaire, d'unique et qui ne convient qu'à des créatures d'exception ; il y a incontestablement du ridicule à prétendre les imiter de trop près. De même Obermann contient beaucoup de métaphysique. Il fallait vulgariser tout cela, l'abaisser au niveau rie la moyenne humanité, et c'est à quoi, de toutes ses forces, travailla l'école de 1830.

On se partagea le travail. Avec Victor Hugo et Alexandre Dumas, le théâtre mit à la mode le satanique, le révolté, tandis que Joseph Delorme popularisait le mélancolique et l'impuissant, le « raté », dirions-nous aujourd'hui.

Du révolté il sera question plus tard. Voyons pour l'heure comment le personnage de Sénancour et celui de Sainte-Beuve, en développant le goût de la rêverie à outrance, la mélancolie perpétuelle ^, en sont arrivés à tarir les sources de l'énergie et à faire prendre en aversion toute espèce d'activité, Obermann et Joseph Delorme, d'in- fluence d'autant plus redoutable qu'ils étaient plus voisins des lecteurs, qu'on se reconnaissait en eux plus facilement et que donc la tentation était plus naturelle de les prendre pour modèles et de leur ressembler 2,

1 , On connaît les deux épigraphes de la Vie de Joseph Delorme : Sic ego erani illo tempore, et flebam amarissime et requlescebam

in amaritudine (Saint Augustin, Confess., liv. IV).

Je l'ai vu, Je l'ai plaint, Je le respectais ; il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants; mais, en entrant dans la vie, il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis ; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l'âge, il s'y est éteint (Sénancour, Ober- mann).

2. « Cette création est venue à son heure ; elle ferme avec l'Emile, de M. de Girardin, le cycle des jeunes ténébreux, » A. France, Sainte-Beuve poète, xiv, en tête des Œuvres complètes. Le cycle n'avait que trop duré.


LA NEURASTHÉNIE ROMANTIUI'E 295

IV

« Obcrmann est bien le livre de la majorité souiïrante des &mcs : c'en est l'histoire désolante, le poome mysté- rieux et inachevé. J'en appelle k vous tous, cpii l'avez déterré solitairen\ent, depuis ces trente années, dans la poussière où il gisait, qui l'avez conquis comme votre bien, qui l'avez souvent visité comme une source, à vous seuls connue, où vous vous abreuviez de vos propres douleurs, hommes sensibles et enthousiastes, ou méconnus et ulcé- rés ! génies gauches, malencontreux, amers; poètes sans nom, amants sans amour ou défigurés ' ; toi, Rabbe, (ju'une ode sublime, faite pour te consoler, irrita ; toi, Sautelct qui méditais depuis si longtemps de mourir ; et ceux qui vivent encore et dont je veux citer quehjues-uns *. »

Sainte-Beuve aurait pu décupler sa liste, surtout après la publication du manuscrit de Joseph Delorme : il aurait pu

1. Commt» s'il oraipuiiil di' m- l'avoir pas sufQsammi'iit caractérisé, Sjiintc-Bouvt' ajoute : « Oboriuanii est le tyjHî de ces souitls géuics qui avorteul, de ces seusibilités abondantes qui s'épirent dans le désert, de ces moissons grêlées qui ne se dorent jnjs, des facultés affamées à vide, et non discernées et non appliquées, de ce qui, en un mot, ne triomphe et ne surgit jamais; le type de la majorité des tristes et souffrantes Ames en ce siècle, de tous les génies à faux et des existences retnnichées. » Vulgariser ce type n'était certainement pas faire œuvre bien réconfortante. Sainte-Btnive achevait ainsi ce qu'avait commencé Jean-Jacques et ce ijue Chateaubriand et Byron avaient si vivement poussé.

2. Faisaient encore partie du même groupe Jules Bastide, J.-J. Ampère, Franck-Carré et .\lbert Stapfer. C'est J. Bastide qui parait avoir subi lu plus profondément l'intluence de.Sénancour; il cite très souvent Oberinann dans ses letti-es. An>père fui, aprt»8 lui, le plu» intoxiqué. Cf. à la fin du livre de M. J. Merlant, Sénancotir, poète, pen- netir, etc., une étude détaillée de l'influence <le Sénanrour sur Sainte-Beuve, George Sand, Vigny, Mnmire de <"tnriin, Amiel el quelques autres.


296 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

même la centupler. N'avait-il pas, en effet, contribué pour sa part à l'allonger singulièrement, en présentant ainsi au public une nouvelle édition du livre de Sénancour, et en publiant son Joseph Delorme, dont il disait lui-même :

« A toute époque, et à la nôtre en particulier, une publi- cation de cette nature ne s'adresse, nous le savons, qu'à une classe déterminée de lecteurs, qu'un goût invincible pour la rêverie, et d'ordinaire une conformité douloureuse d'existence, intéressent aux peines de cœur harmonieuse- ment déplorées. Mais si ce petit nombre perdu dans la foule ne reste pas insensible aux accents de notre ami, si ces pages empreintes de tristesse vont soulager dans leur retraite quelques-unes des âmes, malades comme la sienne, qu'un génie importun dévore, que la pauvreté comprime, que le désappointement a brisées, ce sera pour nous la plus douce récompense de notre mission pieuse. »

Pure illusion, dont se bercent volontiers les auteurs ! Mieux que personne cependant, Sainte-Beuve n'aurait-il pas dû savoir qu'il en est des maladies de l'âme comme de celles du corps, et que, bien loin de les guérir, la simple description, sans autre thérapeutique, ne fait en général que les aggraver ? S'il avait pu lire le Journal d'un résigné^ peut-être eût-il changé de langage i. Mais les auteurs recon- naissent-ils jamais leurs enfants intellectuels, quand leur amour-propre de père n'est pas intéressé à la reconnais- sance ?

Qu'après la publication de Joseph Delorme — suivi à quatre ans de distance par la seconde édition d'Ohermann ^ — il y

1. Il avait été si profondément Joseph Delorme, ou l'amour-propre de l'homme de lettres était en lui si vif, qu'en septembre 1869, il envoyait à M. R. Chantelauze un exemplaire de ses Poésies, avec cette dédicace : Amico lî. Chantelauze. Haec Juvenilia senex, nec tamen pœnitens, Sainte-Beuve. Cf. Correspondance, II, 239, éd. C.-Lévy, 1878.

2. Obermann, qui parut en 1804, ne fut lu et donc n'eut son plein effet qu'à partir de la deuxième édition, c'est-à-dire à partir de 1833.


LA NEURASTHÉNIE ROMANTIQUE 297

ait eu recrudescence du mal si minutieusement décrit dans les deux livres, rien n'est plus vraisemblable. Dans les documents (|iu' nous avons eus sous les yeux, il n'en est pas de (juel([ue distinction où ne reviennent assez souvent des souvenirs de Sénancour et de Sainte-Beuve. On est flatté de retrouver dans leurs personnages quelques-unes des impressions ({u'on a eues soi-même, et ce commence- ment de ressemblance incite à les étudier et k les imiter d'autant plus.

« Je m'abandonne à Obermann ; il deviendra i)ientôt mon livre favori... ' »

« Relisez les Poésies de Joseph Delorme; vous nous y reconnaîtrez sans peine... ^ »

« Je ne suis donc pas extraordinaire à ce point, comme on le dit toujours autour de moi, puisque je rencontre dans ces pages (de Sénancour) quelques-uns des sentiments que j'ai déjà éprouvés... -^ »

Mais, au lieu de continuer des citations de ce genre, peut-être vaut-il mieux montrer par l'étude un peu détaillée <i'un cas particulier comment une âme prédisposée à la mélancolie et à la tristesse s'en laisse complètement envahir, quand elle n'a (jue des livres de cette sorte pour tout via- tique.

Un goût passionné pour la lecture, des habitudes séden- taires avaient développé à l'excès chez Gustave P*** la rêve- rie, la dangereuse « sirène des âmes », comme disait Flau- bert^. Toujours confiné dans son cabinet, ne lisant guère

1. Louis G'", 1836.

2. Jacques S***, 1837.

3. Louis B*", 1836.

4. « Prends garde seulement à la rêverie : c'est ua vilain monstre qui attire et qui m'a déjit mangé bien des choses. C'est la sirène des âmes; elle chante, elle appelle; on y va et on n'en revient plus. » Flaubert à Maxime Ou Cauip, avril 1846. — La rêverie a fait alors


298 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

que les ouvrages contemporains, il n'avait jamais aperçu la vie et les choses qu'à travers les traductions qu'en don- naient alors les romanciers et les poètes. La passion lui avait toujours été étrangère. Il était donc mélancolique, désabusé de la vie avant même d'avoir vécu, et la littéra- ture avait achevé en lui ce qu'avait commencé l'humeur native.

Il est insensible, ou à peu près, aux qualités d'imagination éclatantes et fortes; l'enthousiasme, les élans lyriques, les « envolées », rien de cela ne le touche guère : « c'en est trop pour ses pauvres yeux et pour son âme lasse ». Ce qu'il lui faut, exclusivement, « ce sont les cœurs qui s'épanchent dans les cœurs », les soupirs las, les plaintes découragées, tout l'attirail enfin du mal du siècle avec son ordinaire veulerie et sans rien de cette énergie dans la tristesse qui a sa grandeur. C'est un ce pleurard », assez exactement placé entre Joseph Delorme et Obermann, sans la finesse péné- trante de l'un et la profondeur, au moins accidentelle, de l'autre. Est-il bien sûr d'ailleurs que les romantiques aient vu dans le héros de Sénancour autre chose que ce qu'y a découvert le mélancolique auteur du Journal (Vun résigné?

C'est d'abord une tristesse vague, imprécise, très douce et dangereuse par cette douceur même. Toutes circonstances la provoquent : un anniversaire, un voyage, une visite, ou simplement le temps qu'il fait chaque jour.

« 15 janvier [483S]. — La neige tombe, doucement, sans bruit, et elle enveloppe mon âme de mélancolie, comme elle enveloppe toutes choses sous son linceul mat de blan-


beaucoup de victimes. « J'ai rêvé à tout, je n'ai pensé à rien. J'ai rêvé que je pensais, que je travaillais, que j'aimais. Toute ma vie j'ai ressemblé à ces gens qui sommeillent encore et veulent se lever ; ils rêvent qu'ils sont debout et restent endormis. » Mémoires d'un sui- cidé, 267.


lA NEIRASTIIÉNIK ROMANTIQUE 299

cheur immuculce. J'éprouve comme un frisson de plaisir à voir la nature se taire, agoniser, prcs(|ue mourir. Aucun bruit. Tout est sourd. Ainsi la vie, en tombant tous les jours sur mon Ame, rétoulFe, la fait lentement mourir. I^ belle méditation à écrire lù-dessus, si j'étais poëte, comme Victor M*** ! Et l'exact, le pén»*trant symbole ! >»

Les vers qu'il cite sont-ils du poète Victor M*** ? Nous ne savons, mais le premier vers ressemble étrangement à un vers de Verlaine, et le quatrain d'ailleurs est parfaitement jnédiocre.

Il iieip;e dans mon cœur, il nei},'e sur lu ville. La nature endormie est vide <le frisson». Et mon âme s'endort, ma pauvre âme inutile, Où sont mortes, hélas ! toutes les passions.

Et il va comparant — en prose — la «< lente et douce » tombée des llocons à la « morne et fatigante » tombée des jours.- Même « monotonie », même « mélancolie », même « tristesse ». Mais la nature s'éveillera; « le vent d'ouest ou du sud fera fondre la neige », tandis que son Ame « res- tera toujours ensevelie sous la couche » — il n'a pas dit de quoi — « de jour en jour plus épaisse qu'y dépose la vie ».

\'oilà l'étornel refrain do l'éternelle jérémiade. Il est triste, il s'ennuif, il n'espère rien de la vie, rien ne l'intéresse — que la contemplation attendrie de sa tristesse et de son ennui, et (jue la lecture d'œuvres qui « s'harmonisent à la teinte de son Ame • ».


t. C^ar cette maladie do l'onnui, d«^ la mélancolie, du mal du sii>clo, beaucoup se la soni donnce, il est ii peine Ixîsoin d'en faire la remarque.

<< La maladie d'un liené, d'un Obermann qui ne savaienl plu» cou- loir, n'est pas naturelle aux Dauphinois. Par la suite, on verra que Berlioz en soulTrira comme il'une maladie acquise, non nalive, qui s'use (ou plutôt qu'un homme vigoureux use) en quelques années de


300 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« 17 mars [1835]. — Journée délicieuse, passée presque tout entière à relire Obermann. Ah ! le bon, le bon livre ! Je voudrais le savoir par cœur. Il sera pour moi ce qu'est Vlmitation pour ce candide T***. » Mêmes aveux le 3 mai, le 28 août, le 6 septembre. Visiblement OAerman/i l'obsède, à mesure justement que la lecture développe plus rapide- ment son penchant naturel à la mélancolie. Il en transcrit des pag-es entières, qu'il coupe de commentaires admiratifs et de comparaisons avec lui-même, celle-ci par exemple : « Je n'aime que le soir... » [Obermann, lettre XVII), et il ajoute :, « On n'a jamais rien écrit de plus vrai et de plus profond. C'est admirable ! Quelle justesse et quelle pénétration ! »

Un autre jour, c'est la lettre XV qu'il copie : « Les pre- miers temps ne sont plus , je n'ai plus de larmes » ;

et il ajoute : « Et moi aussi, je n'ai plus de larmes... Rien ne peut plus m'afïliger, ni me distraire, ni me faire sourire. La mort, partout la mort ! Le désert, sans oasis ; le vide, le vide absolu... Néant, néant complet. »

jeunesse ; à la fin, l'homme affaibli par l'âge, elle reviendra, impé- tueuse, par séniles accès ; mais entre les deux extrêmes, durant sa vie toute d'action, Berlioz en souffrira comme d'une maladie qu'il se donne de temps en temps, pour se distraire, pour en jouir, pour étonner les autres et prendre un air fatal : une maladie qu'il se donne parce qu'il se sent solide. Jeu dangereux, car on peut arriver à de vraies crises.

" Chose certaine : dès 1820, l'adolescent avait déjà reçu le germe de cette maladie étrangère à sa race. Ce germe, à tout le moins avait produit un premier trouble apparent, à savoir : la florianesque mélodie que Bei"lioz replacera, vers 1830, dans la Fantastique. Oui, sous les paroles de Florian et dès 1820, l'adolescent, spontanément, par une nécessité intérieure, a déjà mis un peu l'âme du futur Lélio. Il a donc déjà, en germe, la. maladie du siècle; il porte en lui, sans le savoir, les ferments mêmes du romantisme.

« Ces germes d'emprunt, tout vivants qu'ils sont, vont continuer quelques années encore leur vie obscure, assoupie, secrète : les accès, les crises, ne se manifesteront que plus tard, à l'appel des circonstances. » Ad. Boschot, la Jeunesse d'un romantique, 76.


LA NEUHASTIIKME ROMANTIQUE 301

D'autres fois, assez souvent même, c'est son modèle, son héros, qui parle par sa bouche, tant il s'est incorporé lui- môme il son auteur, tant il en osl impré<çné «< jusque dons les morlles ».

« 10 septembre [1836j. — Je me demande pourquoi je vis et ce que je fais ici-bas. Les autres ont des passions qui les soutiennent, qui les excitent, qui les emportent ; moi, je n'ai rien, je n'espère rien, je n'aime rien, je ne désire rien. C'est comme une fatalité (jui s'est appesantie sur moi et qui, je le sens, no me quittera plus, ne me lâchera plus. » C'est une partie de la lettre XLVI d'Oberniann : « Je me demande ce que je fais et pourquoi je me mets à vivre », etc.

D'autres fois, simple citation, comme d'un texte qu'il se serait proposé de méditer. « 3 avril [1837J. — Et moi, voici ma vinjçt-septième année... » Lettre XXXVII.

Autour de lui on s'inquiète, puis on s'attriste et linale- ment on se désole de le voir ainsi détaché de tout, revenu de tout ; et il s'en attriste, lui aussi, il en soulTre,* car il a meilleur cœur (ju'il ne voudrait croire, et malgré la con- stance de ses aflirniations, tout n'est pas flétri chez lui, tout n'est pas mort.

« 2 février [1836]. — Mes sentiments afllifi^ent ma mère. Elle ne les comprend pas. Qu'il vaut bien mieux pour elle ! Elle serait trop désolée de voir l'alTreux état du cœur de son enfant !... Ah! ne comprends jamais, pauvre femme, ne comprends jamais. Tu l'essaierais en vain d'ailleure. Ces terribles complications ne sont pas faites pour toi, chère àme si simple et si pure, que je regrette tant de voir souf- frir et que je suis au désespoir de ne pouvoir consoler. »

Elle voudrait le marier : il résiste, alléguant s;» santé, ravi d'avoir ce prétexte à cacher les autres causes plus profondes, et à ses yeux plus honorables certainement*


302 LE ROMANTISME ET LES JIŒUBS

« 4 mai [1837]. — Me marier! On me propose de me marier ! Eh ! suis-je capable de faire le bonheur d'une femme? Suis-je même capable d'aimer ?... Non, non. De vastes déserts de sable brûlant, où tout est aride et sec, où il n'y a ni fleur, ni végétation, ni verdure, voilà l'image de mon cœur. Il est bien desséché et pour toujours... Je n'aimerai jamais et je ne me marierai point. »

Il résiste en effet à toutes les attaques, déjoue toutes les démarches, fait échouer toutes les tentatives, avec des satisfactions d'orgueil mal dissimulées, et qui parfois même s'étalent avec la plus délicieuse candeur. Ce n'est pas qu'il méprise les femmes : c'était évidemment une âme douce, trop faible pour mépriser quoi que ce soit, et à qui sa finesse native a épargné bien des ridicules alors à la mode. Dans un temps où le byronisme est fort bien porté, il n'est pas byronien pour une obole. Rien de violent et de forcené dans ses gestes. 11 est simplement fatigué, ennuyé, sans ressort, incapable de réagir, de volonté nulle. Il n'ha- bite pas la région dès éclairs et des foudres. Ni attitude, ni pose. Une résignation douce, tranquille, avec des passages — plus fréquents et plus durables, à mesure qu'il avance en âge — avec des passages d'amertume.

« 12 octobre [1838]. — Promenade le long de la S***. Les eaux, un peu basses, étaient d'une pureté, d'une limpi- dité de cristal. Je me suis arrêté, deux heures peut-être, sous un saule. Moment d'ineffable rêverie... Avant de quitter la rivière, je me suis amusé à lancer des cailloux. Leur chute provoquait des bulles, vite éclatées, et soulevait la vase. Image de la destinée humaine : une écume qui disparaît au moindre soufïle d'air, et un fond troublé, fan- geux, que la moindre secousse fait remonter. Vraiment, il n'y a pas de quoi vous emplir de fierté... Pourquoi donc exister, puisque l'existence est un tissu de choses mono-


LA NEURASTIIÉME ROMANTIQUE 303

lones, douloureuses, puisque nous ne devons pas laisser di- traces, même celles de nos ennuis, oui, pourquoi?... Abîmes de mystère... »

« 3 avril [1839]. — Le printemps va venir. Toute la nature se prépare à l'allégresse... Et moi je me sens plus triste, plus .seul que jamais... Ne devrait-il pas y avoir aussi du printemps et du renouveau pour les Ames?... Tout rajeunit autour de nous. Seuls, nous vieillissons, avec la conscience de la fuite éternelle de notre jeunesse, de ce que nous avons été et que nous ne serons plus... C'est cela qui est triste, le sentiment de l'irréparable de notre destinée... «»

Gomme il a l'humeur égale, le caractère facile, beaucoup de lecture et un certain talent de conversation, on le recherche, il a des amis sûrs — c|u'il semble juger avec clairvoyance — et qui le prennent assez souvent pour con- fident et pour arbitre. Ils lui demandent volontiers des conseils, et il semble bien qu'il était capable d'en donner d'excellents, si du moins nous voulons en croire le Journal. A la rigueur donc, il aurait pu guérir; une bonne hygiène morale l'aurait sauvé ; tout n'était pas perverti et gâté dans sa faculté de juger et de sentir. Le régime qu'il a suivi ne pouvait que le perdre. Il s'est trop complu dans son mal, et il a fini par succomber K

1. « 11 reprit un logement dans son ancien quartier, et s'y conÛna plus étroilemeul (jue JHUiuis, n'en sortnnl (ju'ù la nuit close. Là commença de propos délibéré, et se poursuivit sans relâche, son lent cl profond suicide : rien cpie des défaillances et des frénésies, d'où s'échappaient de temps h autre des cris ou des soupirs; plus d'études suivies et sérieuses ; parfois, seulement, do ces lectures vives cl courtes qui fondent l'âme ou la brûlent; tous les romans de la famille de Werther et de Delphine : Le Peintre de SaUzbourrj. Adolphe, René, Edouard, Adèle, Thérète Auhert et VaUrie; Sénan- cour, Lamartine et Ballanche ; Ossian, Cowper et Kirke White.

«A celte heure, la raison avail irrévocablement ponlu loul empire sur l'ftme du malheureux Joseph. Pour nous servir des propre»


304 I.E ROMANTISME ET LES MŒURS

Il est grand dommage aussi que cette obstination, cet acharnement à se regarder, à se contempler, à s'analyser, ait empêché notre pauvre sensitif de regarder plus souvent autour de lui. Plus nombreuses et plus détaillées, ses obser- vations auraient constitué une véritable étude, précise, de pathologie romantique. De quelques indications, brèves en général, éparpillées dans ces « mémoires d'un cœur » — comme il disait quelquefois — on peut inférer que le mal du siècle a été fort répandu et ses victimes plus abondantes peut-être qu'on ne croit.

Sans le vouloir d'ailleurs, et sans en éprouver ni fierté ni regrets, notre mélancolique jeune homme a exercé autour de lui une réelle influence. On le recherchait, avons-nous dit, et il n'est point malaisé d'imaginer le tour que devait fatalement prendre la conversation. Quelques lettres, épin- glées çà et là dans le Journal, de familiers momentanément éloignés, en donnent la substance. C'est presque toujours du sous-Obermann, encore plus faible et plus délayé que celui du « maître », comme l'appelle un naïf et trop com- plaisant admirateur.

Lui cependant continue à cultiver soigneusement son ulcère, lisant et relisant Joseph Delorme et Ohermann^ se repliant toujours un peu plus sur lui-même, s'analysant à l'infini, « ne sortant jamais de son âme ». Les distractions


expressions de son journal, « le roc aride, auquel il s'était si long- temps cramponné, avait fui comme une eau sous sa prise, et l'avait laissé battu de la vague sur un sable mouvant ». Nul précepte de vie, nul principe de morale ne restait debout dans cette âme, hormis quelques débris épars çà et là qui achevaient de crouler à mesure qu'il y portait la main.

« La Raison morte rôdait autour de lui comme un fantôme et l'ac- compagnait à l'abîme qu'elle éclairait d'une lueur sombre. C'est ce qu'il appelait avec une effrayante énergie (( se noyer la lanterne au cou ». Vie de Joseph Delorme, 24-25.


LA NEIRASTIIÉME nOMANTIQL'F: 305

de quelques-uns de ses amis, qui lui étaient autrefois indif- férentes, l'ennuient maintenant, le dégoûtent, l'irritent même. Ils sont légers, i)ruyants, tapageurs, comme on l'était alors si volontiers, et toute cette exubérante et folle gaîté déplaît à notre penseur austère, de plus en plus épris (le silence, de recueillement méditatif. Il ne s'indigne pas, j)arce que l'indignation même est une vanité, mais il plaint « ces jeunes et vides cervelles » et il les méprise un peu.

u 12 mai [1837]. — Je reçois une invitation pour la semaine qui vient. « Or çà, messire, seriez moult gracieux « si daigniez venir joyeulsement festoyer es cauponie du « Palefroi noir, avec ribauds bien dégourdis et gaillardes « ribaudes, ce 18* de mai. Le punch y flaniboyera allègre- « ment, Pasques-Dieu !... VA que Satanas vous tienne en sa «( bonne et souefve garde ! » Quelle misère au fond que cet insatiable besoin de s'amuser, de s'étourdir! Le 19 au malin, mes joyeux écervelés seront plus lugubres qu'une messe de requiem. C'est une chose bien étrange et bien allligeante, qu'il y ait si peu de gens à comprendre que la seule consolation est dans la médiUition et dans la pen- sée... »

« L'orgie » a eu lieu, selon les rites romantiques. On a bu du punch devant une tête de mort couronnée de fleurs; des femmes se sont évanouies ou ont crié « comme pucelles en la première nuictée de mariaige » ; on a chanté la Bal- lade à la Lune probablement, et enfin, après le vacarme (»i)ligal()ire dans la rue pour ennuyer et scandaliser le bour- geois, on est venu donner une aubade mo{|ueuse au « pauvre solitaire », qui avait naturellement refusé de prendre sa part de ces joyeux ébats.

Quelques heures après, le « solitaire » écrit, plus maus- sade que jamais : « Je pardonne à ces fous d'avoir si désa- gréablement interrompu mon sommeil ; mais ce que j'ai

l.e romantisme et les mtrurx. 20


306 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

plus de peine à leur pardonner, c'est cette légèreté, cette insouciance... C'est à désespérer d'eux, vraiment. » Toute cette turbulente et folle jeunesse était moins malade assu- rément que son impitoyable et morose censeur ^ .

Car la maladie fait chez lui des progrès rapides. C'est au point que le moindre effort lui coûte, lui est une cause de réelles souffrances. On rencontre dans le Journal des aveux comme celui-ci. « Il faut cependant que je me décide à aller chez mon tailleur. Quel ennui ! Se déshabiller, essayer !... On devrait bien s'accommoder de vêtements tout prêts. Et je m'en accommoderais bien pour ma part, mais ma mère ne serait pas contente. Piètres occupations de femme que tout cela ! . . . »

Et ailleurs : « Recommencer éternellement les mêmes choses, tous les jours se lever, passer par les mêmes rues en faisant presque le même nombre de pas, revoir les mêmes figures qui me redemanderont les mêmes nouvelles, et recommencer le lendemain et tous les jours qui suivront, quelle misère ! Vaut-il la peine de vivre pour ce cycle de petitesses et de platitudes ^ ! . . . »


1. « Rien n'est plus compliqué que de percevoir nettement la réa- lité présente, la réalité sociale surtout, qui est la plus récente dans l'ordre de l'évolution des êtres et que rend si complexe le jeu des forces intelligentes qui la modifient à toute heure. L'affaibli s'en détourne donc; il voudrait l'oublier, la nier, la détruire. Et parce que vivre, pour un homme, c'est surtout agir... en vue d'augmenter sa puissance sociale ou de l'affermir, ce qui s'en va d'abord avec l'activité raisonnée, c'est le sentiment de la vie et la joie de vivre. Une impression d'incomplétude, de solitude morale, et presque d'an- goisse s'établit à demeure; l'existence paraît lointaine, dénuée d'in- térêt, irréelle. On reconnaît à ces traits... le mal du siècle de la génération de 1830. « E. Seillière, le Mal romantique, viii.

2. Il faut lire, en regard, les Mémoires d'un fou, et les lettres iné- dites de Flaubert et de Le Poittevin, publiées par M. René Des- clia raies.


LA NKIIRA8TIIÉNIE ROMANTIQUE 307

Littéralement, c'est h une lente agonie qu'on assiste, et le spectacle est pénibli', d'autant qu'il y a parfois des réveils brus(|u('s et comme des sursauts de volonté '.

« tO septombre ! 18.'i7j. — J'ai tort, j'ai tort, j'ai tort. Je ne devrais pas me délecter à ce point de toutes ces lectures. Elles me feront du mal, je le sens, j'en suis sûr. J'irai ù la folie ou au suicide. IIalte-l;\. mon p^arçon, ce serait acheter un peu cluT la (lélectalion de quelques heures... »

« 12 septembre [même année]. — « J'ai fermé mon livre (les Poc'sics do Joseph Delornip), j'ai été le lonjç de la S*". J'y ai rêvé lonj^uement. Rentré le soir à six heures, j'étais fatigué, mécontent, et fort en peine de savoir exactement les causes de mon malaise. Peut-être .suis-je engagé dans ime mauvaise voie. Tant pis ! nous verrons bien. »

« ir> février [I8.'18j. — Us m'ennuient à la lin, tous ces pleurnicheurs ! I..a vie a encore du bon, et je veux vivre... >•

« 2fi mai [1838].' — Au diable tous les livres et toutes les paperasses ! Vivre, je veux vivre, je le veux, je le veux... »

Mais c'était trop tard. La volonté était trop fortement atteinte ; et après ces nerveux essais de relèvement, les chutes n'en sont (pie plus profondes. Ce ne sont plus désormais que plaintes mornes, .soupirs de découragement, mélan- colie amère, tristesse navrée, résignation par faiblesse et impuissance. Tous les res.sorts de la machine nerveuse sont détendus, usés. C'est une chose morte que ce jeune hommo de trente-cinq ans 2.

1. Il y on a aussi clans Obormann. Il voul vivre pour «< mesurei l'oau qui lomborn pendant dix années » ! Il voudrait savoir « si l'oa pénètre de nouveau dans l'intérieur de l'Afrique » ; mieux encore, il se figure volontiers « domptant les caïmans, traversnnt les fleuves h la nage, poursuivant le bouquetin sur les granits glacés », etc. Quand on fait des rêves, il est permis de les faires violents et désonlonné».

2. Ce type de mélancolique a été fort commun alors. On lit dans /a Jeunesse d'un ronutntique, de M. Ad. Boschot, p. 272 : « Ce brave


308 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Avec l'ennui perpétuel, un sentiment constant de fatigue écrasante, vient enfin le dégoût de vivre, et à sa suite, naturellement, le désir de la mort.

« Novembre [1838] . — A quoi bon ? A quoi bon ?. . . A quoi bon la vie, toutes les choses qu'on dit être belles, douces, enviables, désirables? A quoi les fleurs, les parfums, l'amour, les femmes ?... Néant, vide que tout cela... A quoi bon tout? Rien ne sert de rien, rien n'est rien. Voilà la seule vérité. »

« Décembre [même année]. — Je ne lis plus... Je sais tout par cœur des livres que j'ai le plus aimés... Que m'ap- prendraient-ils que je ne sache déjà pour l'avoir maintes fois éprouvé ?... Les livres gais me font horreur, et les tristes n'égalent pas ma tristesse. Si désolés qu'ils soient, je le suis plus encore. Ils me font sourire. Que sont les cha- grins d'Obermann et les douleurs de Delorme par compa- raison avec ce que je souff're ? Des chagrins d'enfants, de petites filles à qui on a refusé des bonbons ou qu'on a pri- vées de dessert... Je ne lis plus, je n'ai plus envie de lire... »

« Janvier [1839]. — Gustave est mort. 11 est bien heu- reux. Quand mourrai-je à mon tour? Maintenant, le plus tôt serait encore le mieux... Je réfléchis ; j'examine, je pèse tout... Oui, le plus tôt serait le mieux, c'est incontes- table. »

Sa santé s'altère. Des velléités de suicide le traversent brusquement.


Ferrand, voilà bien le René trop sincère, l'Obermann à qui le désir du talent ne donne même pas un semblant d'énergie. Voilà bien le René pour qui la désespérance n'est plus seulement un thèfne à déve- lopper en phrases sonores. Pour lui, elle s'égoutte, poison stupéfiant, de la fiole irisée des rhéteurs; elle s'insinue dans les veines et jus- qu'au plus profond de l'âme : René triste, terne, à plat, stagnant, un peu niais. « 


LA NKIIRASTIIÉME ROMANTIQUE 309

« Mars [1839]. — Si j'osais !... Comme ce serait simple cependant!... Faible comme je suis, je ne souffrirais pas beaucoup... Oui, comme ce .serait simple! Une légère pres- sion sur un petit morceau de fer recourbe, un peu de plomb dans la tête ou dans la poitrine, ou encore une légère glis- sade le long d'une berge de la S*** que je connais bien, et je serais éternellement tranquille... C'est curieux comme ce serait simple !... »

Mais il n'ose pas. Peur de tuer sa mère? Crainte de l'opiniun publique? xVboulie de neurasthénique? Peut-être pour toutes ces causes à la fois. Du moins il ne veut pas, « tout bien considéré, disparaître autrement que d'un coup de pistolet s'i la tempe ». Tout autre genre de mort lui répugne. « J'ai vu un pendu et deux noyés. C'est épou- vantable, horrible... Je me le suis juré à moi-même, jamais je ne finirai de la sorte. »

Il mourut tout simplement d'une fluxion de poitrine, le 4 novembre 1839 '.

Quelques jours avant sa mort, il avait reçu d'un de ses jeunes amis une longue lettre, accompagnée d'une poésie

1. Et que d'aulros victimes du romantisme jusque parmi les gens qui émergèrent de la foule et eurent au moins une heure de noto- riété ! « A. Fontaney fut le miroir fidèle d'une époque où la phra- séologie religieuse, le sentiment chrétien lui-même, se mêlaient aux passions les plus fougueuses, les plus désordonnées, où le satanisme alternait dans le même homme avec l'ascétisme, où dans le roman et juscpie dans la vie réelle on pouvait être à la fois Anlony, René et Jocelyn, où enfin les héros poitrinaires étaient tout à fait à lu mode, et où les amoureux n'étaient pas loin d'envier ces pâles et langoureux rivaux. Fontaney fut la réalisation complète de cet idéal, y compris la consomption, qu'il feignit peut-être d'ahortl, nous n'en jurerions pas, mais dont finalement il fut atteint pour tout de bon et mourut dans les circonslances les plus lamentables et les plus roma- nesques qui se puissent imaginer. .Vjoutons à ces Irails quebpie teinte de dandysme, un léger travers d'anglomanie gâtant un peu une très réelle distinction. » Eug. Asse, Les petits romantiques, p. 7. — Il y a eu alors plus d'un Fontaney.


310 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

qui lui était dédiée : (( A mon maître en obermanisme ». Le tout avait été épingle au dernier feuillet du Journal. Inu- tile de transcrire la lettre. Voici la poésie.

Au jardin parfumé tout est gi^âce et murmure, Tout palpite et frissonne en Tair tiède et vermeil ; Et déjà l'on peut voir, sous réclair du soleil, Luire de beaux fruits d'or dans la sombre verdure.

Une mignonne enfant, blonde comme l'aurore. Lève vers les beaux fruits des regards de plaisir ; Mais sa petite main ne peut pas les saisir, Et la mère obéit à l'enfant qui l'implore.

Vers la fluette main la branche est abaissée, Un beau fruit est cueilli... Quel cri d'effroi soudain Vient de faire envoler les oiseaux du jardin? Pourquoi la blonde enfant semble-t-elle offensée ?

Le beau fruit désiré que sa lèvre gourmande A mordu vivement était encor tout Acrt. Elle le jette alors et le fruit entr'ouvert Va bondir et rouler contre la plate-bande.

Ce beau fruit si trompeur représente la vie. Tout est sourire en elle et tout semble douceur ; Elle leurre toujours, et notre pauvre cœur D'y mordre à pleines dents (sic) ressent vite l'envie.

Mais au fatal désir gardez de condescendre,

Et que de vous toujours le fruit reste écarté ;

Ou vous reconnaîtrez qu'étant toujours gâté

Il ne vous laisse au cœur qu'un affreux goût de cendi'e.

Au-dessous de ces vers, la main défaillante du « maître » avait écrit ces simples mots : « Pour ma part, je suis con- vaincu que c'est certain. Mais ce pauvre Frédéric n'est pas sans talent ; il a de l'intellig-ence, il a de l'esprit. S'il con- tinue, c'est mon sort qui l'attend. Peut-être serait-il chari- table de l'avertir. »


LA NEUHA8TIIÉNIK BOMANTIQUE 'Ml

C'eût été charitable en effet. Ce n'est ni dans Obermann ni dans Joseph Delorme qu'on apprend h vivre, ou si l'on aime mieux, à « supporter le fardeau de l'existence >». La discipline est mauvaise et le régime malsain '. La vie du mélancolique disciple de Sénancour et de Sainte-Beuve en est un assez bon témoignage. Et que d'autres exemples le démontreraient encore, si nous connaissions par le menu la vie morale d'alors et si toutes les victimes du romantisme avaient laissé leur Journal !

Mais, au fait, il existe, ce « journal intime >» de toute une pauvre et malheureuse génération, et en double exem- plaire encore : ce sont les Forces perdues et V Education sentimentnlc. Et ce qui fait le malheur de Frédéric Moreau comme d'Horace Darglail, c'est bien de soulfrir d'une mala- die de la volonté — qu'ils doivent en grande partie l'un et l'autre à leur romantisme ^.


1. « C'est une belle chose, et très grande assurément, de se poser seul en face de la société, de raconter ses souffrances intérieures, etc. Mais, comme le disait Bacon, pour s'en tenir î» la solitude, il faut être moins (lu'liomiue et plus (]ue Dieu. .\ se nourrir perj)étuellemenl de la contemplation de soi-inème, on voit bientôt se troubler la séré- nité |)rimitive de ses pensées; on ne se trouve plus si grand (ju'à l'heure de la retraite; bon gré mal gré il faut revenir au monde et s'y renouveler. » G. Planche^ /es Hoyauléa littéraires, lievuedea Deur- Mondea, 1H34, 1, *»3l-53!'». — Bien longtemps auparavant, et avec plus de netteté. Aristote avait dit {Politique, I, ii) : « Celui qui est impuissant h former société ou (pii n'en a aucunement besoin, parce qu'il se suffit à lui-même, n'est pas partie de In cité: c'est un animal ou un dieu. »

2. On sait comment Sainte-Beuve et Du Camp s'en guérirent ou à peu près, et quels dérivatifs P'iaubert trouva à son mal. (Cf. Paul Bourget, Dixcours de nWpliun à l'Académie française.) — Barbier iiemandait un jour à Sainte-Beuve s'il ne reviendrait pas h la poésie, au roman, et le criti<|ue de répondre : << Que voulez-vous? J'éventn» les morts pour guérir ma mélancolie. » Barbier ajoute : « Était-ce encore un mot vrai ? Je le pense. » Souvenirs pemonnels, 317. — Dominique est encore l'étude d'une de ces guérisons.


CHAPITRE II


LE ROMANTISME ET LE SUICIDE


A trop répéter que la vie est insignifiante, qu'elle est mesquine, qu'elle est mauvaise, on finit par la faire prendre en aversion et par en inspirer le dégoût. Les tempéraments vigoureux, énergiques, se révoltent alors, protestant de toutes leurs forces contre « tant de platitude et de vulgarité », et « vomissant des torrents de blas- phèmes contre l'injustice et la cruauté du ciel ' ». Leur colère éclate en invectives passionnées, en explosions furieuses, en imprécations du plus amer et du plus sombre désespoir. D'autres, moins fortement trempés, après quelques essais de résistance ou même sans avoir résisté du tout, se soumettent et abdiquent. « Pourquoi s'obstiner à rester à table quand, au lieu du festin qu'on vous avait promis, on n'a qu'une cuisine ignoble et fade à vous faire lever le cœur ? » Le mieux n'est-il pas de partir de suite et de marquer ainsi à son hôte « en quel souverain mépris on tient sa maigre pitance ^ »? Et ce sont en effet les deux formes qu'a encore affectées le mal du siècle : la révolte frénétique, pleine d'ironie et de sarcasmes, à la Byron, et le suicide, avec ou sans accompagnement de rhétorique. Le baudelairisme, avons-nous vu, est le terme naturel où doivent conduire l'exaspération de la sensibilité et la recherche exclusive de la sensation ; le désespoir et la mort volontaire sont aussi les conséquences logiques du

1. Lucien D"*, 32 ans, 1845.

2. Georges C"*, 28 ans, 1839.


I,K «0MANTI8ME ET LE SUICIDE 313

mal du siècle. De la premitre' de ces formes, nous parle- rons en détail quand il sera question de V « antonisme ». Quant îi la seconde, elle s'est manifestée de bonne heure avec une fréquence et une intensité qui par instants furent même inquiétantes.


I


Que le suicide ait sévi pendant la période romantique avec une violence toute particulière, le phénomène n'a rien que de naturel : on sait aujourd'hui quelles étroites affînités il existe entre le suicide et la neurasthénie, et comment l'un est trop souvent la conséquence malheureuse de l'autre. Le romantisme n'a fait qu'en donner pour sa part une abon- dante démonstration.

Non qu'il soit juste de lui imputer la plupart des morts volontaires qu'on a enregistrées alors. Le dégoût de la vie est entré dans le monde avec la vie elle-même. Puis, ce dégoût, nous l'avons dit aussi, trop de raisons, où la litté- rature n'était pour rien, l'ont propagé à cette époque. Il a fallu même que la mode s'en mêlât : le suicide a été un ins- tant pratiqué comme un sport des plus élégants. Mais ces réserves une fois indiquées, il n'en reste pas moins qu'à partir de 1830 il y a eu recrudescence de suicides, et qu'il faut faire au romantisme sa part dans la formation «>t li dével()|)pement de la lamentable épidémie '.

11 ne s'est pas contenté, en elTet, pour les raisons que nous avons déjà vues, de détacher peu à peu de l'existence, il a encore nettement conseillé de s'en affranchir.


1. Cf. sur ic suici<l«' on trtMU'rnl, K. F^ptiol, /Vo/j(».<i lith'r.urrrt. Quatrième série.


314 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Cette secrète et froide maladie, Misérable cancer d'un monde qui s'en va, Ce facile mépris de l'homme et de la vie *,

il en a été intoxiqué, littéralement. « La pensée de la mort est la doyenne de mes pensées- », déclare Petrus Borel. C'est celle au moins qui lui a inspiré quelques vers simples et touchants au milieu de Tépilep tique tintamarre que font les autres.

Il n'est de bonheur vrai, de repos qu'en la fosse ; Sur la terre on est mal, sous la terre on est bien; Là, nul plaisir rongeur; là, nulle amitié fausse.

Alors, pourquoi s'obstiner à vivre ? La lâcheté seule peut empêcher de chercher dans la mort la consolation suprême et le suprême oubli.

Et moi, plus qu'un enfant, capon, flasque, gavache,

De ce fer acéré Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche

Mon poitrail ulcéré!... Qui me rend donc si veule et m'enchaîne à la vie?

Pauvre Job au fumier!... Qu'ai-je à faire ici-bas ? Traîner dans l'infortune...

Lâche, rompons nos fers.

Etes-vous malheureux en amour ou incompris, et sans g^énie pour vous en consoler ? Osez demander à la mort la guérison radicale de toutes ces misères.

Va, que la mort soit ton refuge ! A l'exemple du Rédempteur, Ose à la fois être le juge, La victime et l'exécuteur.

1. A. de Musset, le Saule.

2. Testament.


LK nOMANTISMK KT LK SUICIDE 315

Qu'importe si des fanaliquuH Interdisent les saints portiques A ton cadavre abandonné ? Qu'importe si, de mille outrages. Par l'éloquence des faux sages, Ton nom vulgaire est couronné?

\u moins rien no vient-il troubler le silence et le calme

' Icrncls (lo la lonibo.

(It'rlt's, luu e>l heureux dans les villas des morls ' !

— Mais ce sont peut-être ih simples fantaisies poéti(jues ?

— Ouvrez alors les Œuvres posthumes d'Alphonse Habbe ; lisez dans le premier volume Philosophie du désespoir. Du "Suicide, Entre la vie et la mort, le Pain des forts, et vous \ verrez froidement analysées les raisons qui peuvent fuir»' souhaiter une sortie prématurée du pauvre et triste « ban- (|uet de la vie ». —

« Après tout, il n'y a pas une si grande dilTérence entre la misère et l'inanité de nos aj^itations et le sommeil du tombeau; un peu plus tôt, un peu plus tard, le résultat est le même : ce <{ue nous anticipons sur une lente caducité est autant de dérobé aux infirmités, aux douleurs, à l'aban- don peut-être, et autant de {J^agné pour le repos*. »


t. Philothéo O'Neddy, Nuit quatrième, N^cropotit. — Il est inu- tile de nommer les œuvres où il y a suicide ou bien où il est question ili» suicide : rénuméralion comprendrait prescjue toute la liltératui'«> d'alors.

i. I, 70, te Pain de» Porta. Cf. ibid.

Terre, où va s'engloutir ma poussière fragile, Terre, qui t'entretiens de la cendre des morts, O ma mère, h ton (Ils daigne ouvrir un asile : Heureux si dans ton sein doucement je m'endors. Sous la tombe du moins rinfortune est tranquille.


316 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

La vie est si triste eti effet, si peu digne d'être vécue, que s'il fallait après la mort revenir à l'existence, toute condition serait encore préférable à la condition humaine.

« Nous touchons à la fin de la course, ô mon âme ! tu vas partir chargée de la dépouille de nos pénibles observa- tions ; mais une fois libre et sortie de ta terrestre demeure, garde-toi de revenir, pour reprendre tes liens et ta prison. Laisse pour jamais ces vieux vêtemens de la vie, humides de nos larmes et de nos sueurs. — Si la loi du monde inconnu te prescrivait absolument de retourner, sois du moins toute autre chose plutôt qu'un homme... ; demande à promener dans les forêts la majesté d'un lion indépendant. Règne aux solitudes : tu déchireras de tes ongles le fils du tyran qui viendra avec ses esclaves et ses limiers t'y trou- bler ! Ou bien, à la force et à la puissance préférant le bonheur, diligente abeille, cherche le suc de mille fleurs, et fais-toi deJeur calice des lits de pourpre, d'or et d'azur, enrichis des cristaux de la rosée. — Tu chérissais les arts : cygne au port superbe, au chant mélodieux, cours légère- ment le long des sinuosités d'un fleuve tranquille. — Mais au sein des forêts, au fond des eaux, dans l'espace des airs, souviens-toi que l'homme est le pire et le plus mal- heureux des êtres de la création ; fuis ces demeures, et plains-le de s'amuser au spectacle odieux qui nous a tant fatigués ^ . »

Et la suite :

Mais plus heureux encor qui tombe avant le temps, Moissonné dans sa fleur, aux jours de son printemps, etc.

1. I, 170, Mon âme. — Cette idée de la mort l'obsède au point qu'il la voit partout, qu'il la sent partout présente, comme la plus sournoise, la plus infatigable des forces, — et le plus sûr des dan- gers. « On boit la mort avec plaisir dans le vin dont on croit se désaltérer; elle se mange avec appétit dans les viandes dont on


LK R0MANTI8MK KT LK SLICIDE 317

Et si Ton objecte que le pauvre Rabbe avait des raisons trop j)eisoiinolle.s — rapportées d'un voyoge en Espagne et d'un commerce trop intime avec de belles espagnoles — de maudire la destinée, et que donc sa Philosophie du <lésesj)oir ne vaut que pour lui, il ne semble pas qu'on puisse faire la même observation à propos de Maxime Du Camp; c'est bien l'état d'àme d'une époque qui s'exprime dans ses Mémoires d'un suicidé : on vu voir la place que tenait le suicide dans les préoccupations des contempo- rains.

L'idée en était familière même à l'enfance.

Jean-Marc — c'est le héros du livre — et quelques amis viennent de s'échapper du collège avec effraction. 11 fait nuit, et nos jeunes étourdis se sont arrêtés au beau milieu <lu Pont-Neuf, fort embarrassés de leur personne et fort effrayés des suites possibles de leur escapade.

« Je ne saislequelde nous rompit le silence, «nais je sais qu'il dit :

« — Pourquoi ne pas mourir?

« Cette question répondait si bien à nos pensées, que nous sentîmes une sollicitation terrible se dresser en nous. Nous nous levâmes simultanément et nous restâmes debout au pied de ce parapet sur lequel nous nous étions assis et que nous mettions maintenant comme une sorte de barrière entre nous et la tentation.

« La conversation s'ouvrit ; elle fut grave, calme et sérieuse. Trois enfants, dont le plus Agé n'avait pas seize ans, di.scutèrent sur la vie et la mort, comme Socrate avec ses disciples avant de boire la ciguë. Cela fut .solennel, je le jure ; chacun parlait à son tour et donnait ses raisons pour

|it'ns(> faiiv sa iioiuTitiuv. Elle est de bonne odeur quand on In sent imprudemment dans une fleur ou dans un parfum. » A. Hnbbe, U Pain des Forts, I, 91. — Baudelaire devait reprendre celte pensée.


318 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

OU contre. Pendant une heure, on causa ainsi, et je dois le dire, si la Seine ne charria pas nos trois cadavres pendant cette nuit sans lune, c'est que nous sentîmes couler dans nos cœurs les larmes de ceux qui nous auraient pleures. »

A plus forte raison, la tentation reprendra-t-elle plus violemment Jean-Marc devenu jeune homme. « Je pris mon existence en aversion, ma maîtresse en haine ; je criai, comme toujours, à l'injustice d'un sort auquel je m'aban- donnai lâchement sans lutte et sans combats ; je me deman- dai à quoi bon continuer cette route pénible indéfiniment ouverte devant moi, et je résolus de mourir... Je m'em- poisonnai. J'avais pris une dose d'opium telle que mon estomac la rejeta. Je fus sauvé, puisque cela se nommé ainsi. »

Sauvé, mais non guéri i. L'idée de la mort le hante en effet : des images funèbres l'obsèdent. 11 rencontre un jour un convoi, il le suit. « Le cimetière était proche. Une fosse, nouvellement creusée, bâillait et attendait sa proie. On y descendit le cercueil avec de grosses cordes qui grinçaient sourdement. On psalmodia des prières, les assistants répondaient en chœur. Je ne sais quelle joie amère j'éprou- vai a contempler ce spectacle. Ce cadavre cloué entre ses six planches me faisait envie, et j'aurais voulu être à sa place.

1. Jean-Marc cherche à se démontrer qu'il a le droit de se tuer. « Lorsqu'un droit ne blesse personne, ne lèse aucun intérêt, ne détruit aucun bonheur, ne trouble en rien la marche de l'humanité, et que ce droit, du seul fait de son existence, est tacitement con- senti par Dieu, il est permis de s'en servir lorsqu'on en a besoin. Je suis en cas de légitime défense contre ma propre vie, je la tue, et je fais bien. » Mémoires d'un suicidé, 48-49. — Les héroïnes de roman disent tout simplement : « Si c'est un crime que je com- mets en me tuant, Dieu m'absoudra, sans doute, puisqu'il ne m'a |)as donné la force de supporter davantage ma vie. » Fr. Soulié, le Conseiller d'État, II, 331.


I.R H0MANTI8ME KT LE SUtClUR 319

« Comme les autres, j'égoutlai l'eau bénite sur le corps, et quand tout fut lermini^, quand les fossoyeurs comblèrent ce trou qui recelait un homme (|ui avait V(5cu, aimd, souf- fert et prié, je me demandai, plein d'aspiration vers la der- nière heure, quand viendrait enfin le jour où la terre tom- berait aussi sur les planches sonores de mon cercueil '. >»

Car la mort n'a rien d'elîrayant, îi l'encontre d'une opi- nion trop généralement répandue.

« mort, je t'ai toujours aimée ! Ils ont fait de toi un fantôme hideux, squelette repoussant armé d'une faux et porUmt superbement ton linceul sur l'épaule. Dans l'orbite de tes yeux ils n'ont point mis de regard; sur ta bouche grimaçante ils ont fait un signe de menace; ton bras est toujours levé, et lu galopes au travers des mondes sur un liippogriiTe plus rapide que la lumière et qui broie sous ses pieds d'airain les générations pleines d'épouvantements. mort, tu n'es point ainsi !

« Si j'étais un grand sculpteur, je prendrais un bloc de marbre et j'y taillerais une statue. Ce serait une jeune

1. Un tnbU>auquc la lithogniphie popularisa est celui de Decamps, le SutciV/e. Voici comment Jean-Marc le décrit [Mémoires d'un suicidé, 207) : « Dans une mansarde étroite et désolée, sur un grabat maigre et sans drap, un jeune homme était étendu. Une couverture, dernier vêtement de jour et de nuit que lui a laissé la misère, enveloppe son corps ravagé par la souffrance ; une de ses mains pose sur sa poitrine, l'autre pend sans force et traîne jusque sur les carreaux froids et usés : sa tète, en retombant pour toujours, a rejeté en arrière ses longs cheveux souillés de sang; à terre, près du lit, un pistolet »'ncore chaud a été l'instrument de liberté dont s'est servi ce mal- heureux. Près de lui, contre la muraille, s'appuient les outils divins (jui n'ont pu le faire vivre : un chevalet, une palette tachée de cou- leurs humides encore, car il a dû lutter jusqu'au dernier jour. Plus haut, sur une planche inégale et rugueuse, sont rangés quelques livres, une statuette en plAtre et une tète de mort qui regarde avec ses grands trous celui qui vient d'/'chappi^r 11 la vie. Cela est sinistre et terrible. »


320 LE R03IAMISME ET LES MŒURS

femme pâle et sérieuse ; ses cheveux négligés, d'où s'échap- peraient des violettes, côtoieraient ses joues amaigries et tomberaient sur ses frêles épaules; un sourire triste comme un adieu entrouvrirait ses lèvres décolorées; son regard voilé aurait d'irrésistibles attractions et serait doux comme un baiser. Vêtue d'une draperie transparente qui laisserait voir la beauté charmante de son corps, elle tiendrait d'une main une faucille d'or et tendrait l'autre vers ceux qui l'appellent et la prient ; elle poserait un de ses pieds nus et minces sur des chaînes brisées ; auprès de l'autre ger- merait la verte fleur de l'espérance ».

Séduit tout le premier par une aussi charmante et gra- cieuse image, Jean-Marc se tue, après avoir composé son épitaphe — qu'il convient de citer.

Ici gît

la dépouille d'une âme

éternelle.

mort

que j'ai forcée à m'obéir,

déjà je t'ai vue souvent dans mes existences

antérieures,

et souvent je te reverrai dans mes existences

futures.

Choisis-moi de préférence

lorsque tu voudras

délivrer

un homme de l'enveloppe

qui embarrasse son âme

éternelle ;

fais que je sois ton élu

à toujours,

et conduis-moi

de transmigration en transmigration


ia: aoMAM'iSMK II II .^1 l' ii'i 321

jusqu'à Dieu, afin que je puisse rentrer

à jamais dans son cssiMice infinie

.•I ùlt'iiu'lle I Ainsi soit-il ' !

Or Jenn-Marc est une victime du romantisme ; et c'est tout l'objet des Mémoires d'un suicidé — objet trop appa- rent du reste — que d'en faire la démonstration.

4. Il sorail à peine exagéré lit' dire qu'il y a eu loule une lillérn- lure sur le suicide; el /<i Ciflry»* d'Aubier n'est <|u'une prolestation 'onlie celle littérature — et ses- adeptes. On peut lire aussi, mais il y faut (pielque courage, le Suicitie, de S. de Sugny (1832), longue iliatribe, et ridiculenteul insignifiante, contre la fâcheuse manie de répo(|ue. L'auteur du reste ne laisse pas ignorer que son but est 'l'opposer un rontan français h Wrrlher et à J.icopo Ortis. L'inlen- lion est excellente, mais- il y aurait fallu un peu plus de talent.

Et cependant, c'est chose si bizarre que la nature humaine, même des meilleurs de nos actes il peut sortir des conséquences si inat- tendues, ((ue les M*hnnires (Fiin suicidé ont, au moins une fois, l'orlilié la volonté d'en linir avec la vie, bien loin tle la réiluire ou de ia faire disparaître. (Vest ce qui résulte d'une communication du i-ommandanl G*", à qui nous laissons la parole.

" .\u printemps de 1877, je faisais |>artie d'un détachement de iliMix compagnies qui tenait garnison î« Issoudun. A celle épo(|ue de Tannée les exercices extérieurs étaient journaliers et, la nianu'uvre Icrnùnée, en regagnant la ville, les hommes ch.-uitaient des chan- ■^()ns de roule. On remarquait parmi les chanteurs un grand jeune Itomme blond |>ortant sur les manches les galons de fourrier, il se distinguait par son entrain cl une bonne humeur inlassables. S'il liait (l'iMi naturel gai et insouciant, rien ne devait contrarier l'eiïet Ac ces heureuses dispositions; plein de santé, servant sous les ordres d'un capitaine, ami de son père, qui veillait avec sollicitude sur son protégé, sa vie était facile et il avait vingt ans!

• lu jour, surveillant une étude de gradés, je remanpiai que le jeune fourrier, généralement peu appliqué, paraissait très absorlH». .l'eus la curiosité de regarder ipielle lecture exerçait sur lui un allrail assez puissant pourfixer ainsi son attention. Je lus: Mémoin'x il'tin suicidé [u'iivrr poKihume], |)ar Maxime Pu Canq).

l^e romantisme el les moeurs. 21


322 LK ROMANTIS.ME ET LES MŒURS

II

Rien de facile au surplus comme d'expliquer les Mémoires d'un suicidé par l'histoire privée de l'époque i.

Que les Jean-Marc aient alors pullulé, il y en a des témoignages de premier ordre, u La manie et la gageure de tous les René, de tous les Chatterton de notre temps, c'était d'être grand poète et de mourir. » C'est Sainte- Beuve lui-même qui l'affirme ; et Maxime Du Camp de reprendre quelques années plus tard le mot à son compte et de le présenter comme 1' « idéal » de sa génération. George Sand a souvent éprouvé « l'attrait du suicide » '^, et Flaubert plus encore, naturellement.

« A quelque temps de là, une détonation roleutit dans la chambre du fourrier, on courut, il gisait inanimé au milieu d'une mare de sang, le crâne fracassé, son fusil encore fumant dans sa main cris- pie. Un se perdit en conjectures sur les causes du suicide, rien ne put l'expliquer.

« Et cependant, au milieu d'une petite ville, dans un détachement peu noml)reux où l'existence est commune, la vie s'étale au grand jour et aucun acte privé ne peut rester ignoré, surtout lorsque l'at- tention publique a été attirée par un fait dramatique.

« Peut-être, seul, ai-je surpris la secrète origine de cette attirance vers une fin tragique et voulue, lorsque je trouvai le gai sous-ofïîcier, penché sur son livre, absorbé dans un rêve où il voyait se dérouler comme un affreux cauchemar, les scènes impressionnantes dont le dénouement était la Mort !»

Les Mémoires d'un suicidé favorisant un suicide : l'étrange résul- tat ! et la mélancolique constatation !

1. Cf. Charpentier, Ip Mal du siècle; M™<= Ancelot, Un salon sous la Restauration, dans Un salon de Paris, 34-31) ; Barante, Souvenirs, l, 387-389; Ch. Monselet, Suicides d'hommes de lettres et les Fous de mon temps, dans ses Petits mémoires littéraires; Jean Gigoux, Cau- series, 30, !j9, et Max, Du Camp, Souvenirs littéraires, I, 120.

2. Cf. Lettres d'un voyageur, à Jules Néraud, sept. 1834; Histoire de ma vie,. III, 3o2 ; et dans la Correspondance, I, 279, 282 ; II, 4, etc.


LF. K0MANTI8MK RT LE 8UICIDK 323

Que do passages de sa (Correspondance pour le prouver ! <> Je ne Fefçrette rien de mu jeunesse. Je m'ennuyais alro- comont ! Je rêvais le suicide ' ! » « Nous étions, il y a quehjues années, en province, un groupe de jeunes drAles tjui vivions dans un étrange monde, je vous assure; nous tournions enlrr la folie et le suicide ; il y en a (|ui se sont tués..., un autre qui s'est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l'ennui : c'était beau * !

Mais le ténunj^ii.im- le plus f.\|»n>>ii, i r.">l tiiciMi- .1 la préface écrite pour les Dernières (Chansons tle son ami Louis Houilhet (ju'il faut le demander. « Les pensums Unis, la liltéiatuie coiuinenvait, et on se crevait les yt'ux à lire au dortoir des romans; on portait un poignard dans sa |)oche comme Antony. On faisait plus : par dégoût de l'existence. Bar*** se cassa la tète d'un coup de pistolet; And*** se pendit avec sa cravate. Nous méritions peu d éloges, certainement. Mais quelle haine de toute platitude ! Quels élans vers la grandeur ! Quel respect des maîtres ! (]omme on admirait V. Hugo ! » Ce ([ui veut dire : « Comme on était romanli((ue ! » Kt, à ce «ju'on peut voir, ou l'était cpiekjuel'ois jusipi'au bout.

C'est l'ambition et le rêve d'une foule de jeunes gens. La folie « était alors épidémique », observe Krnesl Ilavet {Notice sur Philolhêe OWeddy^ p. 14) ; « dans certains jours la plupart des têtes ne résistent pas à de certains ébranlements ; à côté de la contagion romantique, il y eut la contagion saint-simonienne... » Mais la première est autrement redoutable, et le nombre de ses victimes en est une preuve assez éloquente. Au portrait (ju'en travail, «MU'ore en IS12 DmiIix 1 ..u in<lrt\ vous allez reconnaître

1. .\ L<niis»' (.olcl, f..irr.'syi../i./.i/ic.', il, i9l.

2. Correspondance, II, λX (^septoiul>re 1851).


324 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

les malheureux qui ont été atteints de préférence par le terrible fléau : et ce sont les adeptes des rites ordinaires du romantisme. « Ils sont tout à la fois mystiques, blasés, rêveurs et mauvais sujets. Ils boivent l'orgie, broient les femmes, débitent de longues tirades au clair de lune et finissent ordinairement par le cloître ou le suicide. » La Mort est leur « grande inspiratrice », leur « grande conso- latrice », comme ils disent. Avant de les goûter pleinement en réalité, ils en célèbrent les bienfaits en vers ou en prose, envers de préférence, car on est toujours artiste, même au seuil du tombeau.

En voici un, par exemple, Marcel V***, qui se vante d'avoir « tout goûté, tout épuisé » delà vie, conformément aux meilleurs principes romantiques. Il n'a donc plus rien à faire ici-bas ; son cœur est « plein à la fois et desséché ». Il relit Obermann^ René, Joseph Delorme ; et avant de se tuer, juge original de chanter un « hvmne à la Mort ».

Salut à toi, Mort bienfaisante, Mère de l'éternel repos ! A mes appels sois complaisante. Comme à ta voix je suis dispos.

Toi seule es douce au malheureux ; Seule tu g-uéris et consoles. Bien mieux que les vaines paroles Et les conseils malencontreux.

On te maudit et je t'adore. Tu me délivres de tout mal. Sois désormais ma seule aurore, Sois désoi^mais mon seul fanal.

Mes pauvres et tremblantes mains, Mort, vers toi je les élève. Cette vie, hélas ! n'est point brève ; Abrège ses mornes chemins.


i,F. noMANTrsMi: kt \a: srianE 325

Uh ! ijuc l.i vi)i\, l.i vui\ ."•.! iluucu M'appelle à ton ciel radieux ! Que je m'endorme sons lu mousse Dans le calme élernel des dieux!

S'endormir pour réternité. Sans tfouci des heures amères, Sans plus connaître de misères, L'enivrante f«'>licil« !

Verse en mou cuur I Oubli des peines,

AITranchis-moi de tout souci ;

Fais (pie mes heures soient sereines.

Mon ;uii»' te criiM'a : Mi-mi '

Ll ijiu* p. Il' loi l'espiii » ,iiii.|ueur, Comme au sortir d'un vilain songe, Débarrassé de tout mensonge,

S'abime fil l'clt'i'iu'l l>otiluMir!

Kt cjuc (1 liymncs dt- ce j^^enrc oui de alors «chantés»! Car on veut bien partir le plus vite possible de «< cette terre immonde », mais on veut que l'univers entier soit informé de votre départ. De tous ces adieux plus ou moins prétentieux et plus ou moins mélancoliques, nous ne mettrons qu'un sous les yeux du lecteur, le plus expressif, nous a-t-il semblé. Il a été épingle dans le Journal d'un roaigné, envoyé \\ l'auteur du Journal par un do ses nom- breux disciples. Une simple suscription l'accompagne : « Une des plus pénétrantes mélopées de deuil intime que je connaisse; écrite par Louis C*** lavant-veille de s;i mort, à vingt-trois ans. » La « mélopée » est longue. Il faut la lire. De ces mornes .strophes perpétuellement encadrées du lugubre refrain, il se dégage en elTet une impression singulièrement pénible de lassitude horrible, de détresse morale navrante. Évidemment, il n'y a pas


326 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

trace de « pose » ici, et c'est bien du plus profond d'une âme fatiguée de la vie et avide du néant que s'exhale le chant de deuil.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir, Car tout ce que je vois et m'offusque et me blesse. Aussi mon cœur navré dit et redit sans cesse : Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. J'ai déjà trop vécu, je connais toute chose. Je n'ai jamais trouvé de parfum à la rose. Je suis las delà vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. Tout est mesquin ici, tout est plat et vulgaire, Et l'âme délicate est toujours solitaire. Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. L'homme ne se repaît que d'absurdes chimères; Toujours au fond de tout sont des larmes amères. Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. L'amour ne fut pour moi que le leurre suprême; Chaque bouche mentait qui me disait : « Je t'aime ». Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. D'eux-mêmes mes pas vont vers le noir cimetière Où tout ce qui fut vie est maintenant poussière. Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. Mes arbres préférés sont les cyprès funèbres ; J'aime avec passion leurs lugubres ténèbres. Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.


I.K ROMANTISMK KT I.K Sl'ICIDI': 327

.le suis lus do In vie et j'en voudrais sortir. I*ar-<lelà les tombeaux (|ik' de voix (|iii in'appciiftil î l'U leurs «ombres appels m'ciiivreiil, m'ensorcellent. Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

.le suis las de la vie et j'en voudrais sortir. Qui UK* relient ici ? Que fais-je sur la terre ? Pourquoi donc prolonger ma lu};ubre misère? Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis lus de la vie et j'en voudrais sortir. Mon Cd'ur est desséché ; moncieur sans espérance .Vu monde ne connaît que la morne soulFrancc. Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. O Mort ! Mort ! viens, accours îi la voix qui l'implore ; \ iens exaucer les vtuux d'un mortel qui t'adore. Je suis las do la vie et j'en voudrais sortir.

Je suis las de la vie et j'en voudrais sortir. Quand l'hiver va venir, la feuille glisse et tombe. Mon hiver est venu, j'incline vers la tombe. Je suis las de la vie et je vais en sortir.

Ce glas, d'une si lugubre monotonie, finit par devenir singulièrement poignant. Trop d'àmesse sont alors complu h le faire tinter.


III


Car la mode s'en mêle, avons-nous dit, et d'assez bonne heure encore. C'est à (jui paraîtra triste, amer, désespéré. Tout le monde parle de mourir, et on esquisse au moins le geste, quand il ne l'achève pas.

Gérartl de Nerval. --- qui l'acheva, comme on sait, — se


328 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

promène un soir avec Alexandre Weill sur les l)ords du Danube, et de lui dire sans autre préambule :« Voyez donc, cher ami, voyez donc comme cet endroit serait bien fait pour nous aider à sortir proprement de la vie. Le cœur vous en dit-il ^ ? » « J'ai entendu raconter à Ulric Guttin- guer », écrit Maxime Du Camp, dans ses Souvenirs litté- raires (I, H7), « qu'ayant mené Alfred de Musset, alors âgé de vingt ans, à sa propriété du Ghâlet située au milieu de la forêt de Trouville et d'où la vue s'étend sur l'estuaire de la Seine, sur la mer et jusqu'aux falaises de la Hève, le chantre des Contes d'Espagne et d'Italie s'écria : « Ah ! le bel endroit pour se tuer ! »

Elisa Mercœur essaie de se suicider par désir d'immorta- liser son nom, et, au témoignage de M"'" Trollope [Paris et les Parisiens en 18S5, II, 94), beaucoup de jeunes français se tuent « sans autre motif que l'espoir de faire parler d'eux après leur mort » et de fournir un « fait divers » au Consti- tutionnel.

« Récemment, deux tout jeunes gens entrent chez un res- taurateur, commandent un dîner d'un grand prix, le con- somment joyeusement, avec force rires. Quand le garçon apporte la carte, ils demandent le maître de l'établissement. L'aîné lui dit alors que son dîner était excellent, fort heu- reusement : car c'est infailliblement leur dernier dîner ; qu'ils n'ont pas un sou pour payer; qu'ils ont résolu d'en finir avec les peines d'un monde indigne d'eux; qu'enfin ils ont voulu quitter la vie sur un bon repas; et qu'ils avaient mêlé (lu poison à leur café. — Ils laissent leur adresse au restau- rateur furieux . Le lendemain, celui-ci apprend, dans la mai- son qu'ils avaient louée récemment, qu'on les a en effet trouvés morts. — Sur une petite table dans la chambre, il

1. Ph. Audehrand, Lauriers et cijpi'ès.


LE HOMA.NTISMK ET LE SriCIDE 329

y avait plusieurs [).'»pi(M*s couverts d'écritures ; c'était par^ tout rcxprrssioii «lu désir d'arriver à lu renoiiiniét' sans peine ni travaux, celle d'un parlait mépris pour tous ceux qui consentiiient {\ gagner leur vie à la sueur de leur front, plu- sieurs citations de Victor Hugo, et la prière de publier dans les journaux leurs noms et le genre de leur trépas. »

11 paraîtrait même, toujours d'après la même pénétrante observatrice, que des signes infaillibles accusent ce « mépris yladiatornl de la mort » : œil hardi, égaré, audace soutenue d'indilVérence. Ce qui est sûr en tout cas, c est que tous ces « oisifs » sont adeptes de « l'école décousue », lisez : roman- tique. Affirmation assez hasardeuse peut-être, et dont il convient de laisser à l'étrangère toute la responsabilité.

Toujours est-il quon pense volontiers au genre de mort qu'on se donnera.

Si jamais la ri(!;ueur de mon sort me décide A chercher un refuge aux hras du suicide. Mou exaltation d'artiste choisira Pour le lieu de ma mort l'italique Opéra. Je nrenfermerai seul dans une \o^e à grilles; I*jI quand les violons, les hautbois et les trilles, .Vu grand contentement de maint dilettante, Accompagneront l'air du basso-canlanle, , l/(cil levé hardiment vers les sonores voûtes. D'un sublime opium j'avalerai cent gouttes; Puis je m'endormirai sous les enivremens. Sous les mille baisers, les mille allouchemens Dont la Musique, aimé [sic] voluptueuse et chaste. Sur ma belle agonie épanchera le faste.

Philothée O'Ncddy, Nuit septième. Dandysme.

Avec ou sans musi([ue, on met dans son suicide le plus qu'on peut de cabotinage et d'ostentation. .\ la lin du Con- seiller d^Ètat (II, 349), Camille va se tuer ; mais avant de


rVdO LE ROMANTISME ET LES MŒURS

mourir elle recommande à son amie Alicia de faire exécu- ter divers tableaux. « Le huitième sera le moment où on ouvrira ma porte et où je serai étendue morte sur le par- quet... Je vais t'en donner une idée... Je mettrai le réchaud au milieu de la pièce. Mon mouchoir, où j'ai enveloppé le charbon, est dans un coin. J'ai une robe de soie grise... Mes lettres seront sur la cheminée, il n'y a que la tienne que je garderai à la main... Tu vois cela... n'oublie rien, ni les plumes, ni l'encre par terre ! enfin, que ce soit bien et vrai, tu comprends ?

« Quand tu auras fait ces tableaux, tu les mettras en lote- rie... à un aussi haut prix que possible. Tu feras beaucoup^ beaucoup de billets... tout ce que tu pourras... et puis tu donneras tout cet argent à Charles Launay et à sa femme, à qui je dois beaucoup... Je donne ce que je peux... ma vie et ma mort à peindre... Si ma vie à vivre eût valu ce prix, je l'aurais gardée pour m'acquitter... N'est-ce pas, que ce n'est point une idée trop folle... Alicia ?... »

Folle ou non, l'idée a dû certainement venir à beaucoup de contemporains.

Une jeune femme villégiature (1839) sur les bords du lac de Genève avec son mari et ses enfants. Un ami du mari s'arrête quelques jours près d'eux. Il a le mal à la mode. Rien ne l'intéresse, rien nele distrait. Il ne parle que de Jean- Jacques Rousseau, que le lac lui rappelle, de Byron, d'Ober- mann, dont il cherche la trace en Suisse; et toutes ses journées se passent à « regarder mélancoliquement le ciel et à soupirer ». On organise pour lui des promenades sur le lac, des excursions en montagne. Au cours d'une de ces « sorties alpestres », fort délicatement, il choisit un mo- ment où son ami est allé avec ses enfants cueillir des edel- weiss, pour se laisser aller devant la jeune femme à des propos et à des gestes romantiques. « Voyez comme d'ici la


LE R«)MANTI8.MK ET LE 8UICIDE 334

nature est belle ! Quelle splendeur sombre dans ces forêts ! Quelle uspiratiui) éperdue de toutes ces crêtes vers le ciel ! Elles montent, montent dans l'azur lumineux et froid, elles fuient les souillures, la misère et les petitesses des vallées... Et mon âme aussi a be.soin de pureté et de lumière... •> Comme ils sont au bord d'un petit précipice, il y jette son chapeau et fait mine de le suivre. La jeune femme le retient avec un horrible cri de détresse et en appelant au secours. Le mîu'i arrive. Notre héros s'est déjà éclipsé. On ne le revoit plus à l'hospitalière villa. Et la jeune femme, encore frissonnante de peur, s'empresse de conter à une amie l'épi- sode, — ({u'elle trouve d'assez mauvais jçoùt : elle n*avait peut-être pas tout à fait tort.

(Cabotinage ou dégoût sincère de la vie, les suicides se multiplient régulièrement'. De 1830 à IS.jO, le nombre en

1. (ie cabotinage prend quelquefois des allures de désintéresse- mettt scientifique, comme en font foi ces lignes que le tourneur Déal traçait avant de mourir.

« J'ai pensé (ju'il serait utile de faire connaître dans l'intérêt de la science, (juels étaient les effets du charbon sur Tliomme. Je suppose aussi (|uc c'est une expérience (jui n'a pas encore été faite. D'ailleurs je veux prouver que ma mort est un acte de ma propre volonté, exécuté de sang-froid et non dans un moment de folie. »

Un peu plus loin, il poursuit ainsi son journal :

« J'ai été dérangé plusieurs fois. .Vu diable les importuns, ils ne peuvent pas même laisser mourir les gens tranquilleihcnt. C'est égal, j'allume mes fourneaux, je place sur ma table ma lampe et ma ciiandelle, ainsi que ma montre, et je commence aussitôt la céré- monie. Il est dix heures quin/c minutes. Les charbons s'allument difflcilcment ; j'ai cependant mis sur chacun des fourneaux un tu}'au qui doit aider l'action du feu.

« A dix heures vingt minutes. — Les tuyaux tombent. .Je les relève : cela ne va pas à mon idée. Ils rctoml>ent encore : je les replace de nouveau : cela va mieux. Le pouls est calme et ne bat pas plus vite qu'à l'ordinaire.

Dix heures trente minutes. — Une vapeur épaisse se répond jx'u à peu dans la chambre. Ma chandelle parait prête k s'éteindre ; la lampe va mieux . Je commence à avoir un violent mal de tète, mes


332 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

est double de ce qu'il était auparavant. C'est « la plaie dévo- rante )> de l'époque, écrit Nig-on de Berty dans la Ga- zetle des Tribunaux du 16 décembre 1838, On en relevait l.o42 en 1827; depuis lors, il y a eu progression crois- sante. En 1828, 1.754; en 1829, 1.904; 2.084 et 2.156 pour 1831 et 1832 ; et en 1834 et 1835, 2.078 et 2.305. Le Compte général de V administration de la justice fait, en 1839, les mêmes constatations. « Le nombre des suicides s'accroît chaque année ; il s'est élevé, en 1839, à 2.747 ; c'est 161 de plus qu'en 1838, 304 de plus qu'en 1837, 407 de plus qu'en 1836... » Et parmi les causes de cette progression ininter- rompue, on n'hésite pas à ranger « l'impétuosité des pas- sions qu'aucun frein ne contient plus ».

Le suicide est si fréquent, il est si bien en train de passer dans les mœurs qu'il prête à des effets de plaidoirie et qu'on l'invoque parfois comme une excuse à des crimes, réels ce- pendant. Une femme enceinte a été jetée à la Seine par son amant. « Et cet homme — fait observer l'avocat général —

yeux se remplissent de larmes. Je ressens un malaise général, j'éprouve quelque soulagement à me boucher le nez avec un mou- choir. Le pouls est agité.

« Dix heures quarante minutes. — Ma chandelle est éteinte ; la lampe brûle. Les tempes me battent comme si les veines voulaient se rompre. J'ai envie de dormir. Je souffre horriblement de l'esto- mac. Le pouls donne quatre-vingt pulsations à la minute.

« Dix heures cinquante minutes. — J'étouffe. Des idées étranges se présentent à mon esprit. Je puis à peine respirer. Je n'irai pas loin. J'ai des symptômes de folie. (Ici, il confond l'heure avec les minutes.)

« Dix heures soixante minutes. — Je ne puis presque plus écrire; ma vue se trouble. Ma lampe s'éteint. Je ne croyais pas qu'on dût autant souffrir pour mourir.

« Dix heures soixante-deux minutes... Ici sont quelques carac- tères illisibles que Déal avait essayé de tracer, et il est probable qu'au moment où disparaissait la dernière lueur qu'a jetée sa lampe, la vie de cet infortuné s'éteignait également. « Cité par M. Ch. Si- mond, Paris de 1800 h 1900, II, H7.


LK HOMANTI8ME KT I,K SlinrKK 333

cet homme viemlru dire ensuite ; « Nous vivons (i;u»> un temps (le suicide ; cette femme, elle s'est donné la mort'. ■

Un moment, les colonnes du (lonstitutionnel sontpleine.H du récit de suicides plus ou moins dramatiques'-; et pen- dant trois nus au moins, de 1833 à I83G, presque chaque mutin, » en prenant son café bien chaud, ou en découpant sa côtelette •• », le lecteur peut s'en donner, avec un petit fris- son, l'émotion délicieuse. Naturellement les causes les plus diverses expliquent ces accidents : amours malheureuses, revers de fortune, maladies incurables, ou même échec à la députation. Mais on cite aussi la mélanoolio. le spleen, le dégoût de la vie.

Il faut reconnaître pourtant le rôle prépondérant (!• 1 . vanité. On se tue pour faire parler de soi après sa mort. Comme dil Barbier, le suicide devitMit

Une aiïairc souvent do lii\' < i 'i' ili .iiir. l'ne froide parade ^

1. (luzetfr des Trihiinuttx, l(i septembre [SM. — Cf. encore ihitl. U\ septembre l«;i8.

2. Voir l«> Constitulionnel des 14 janvier, 7 février, 2."i avril, 1 1 mai, 10 juin, 11 juin 18.33 ; 10 janvier, 25 mars, 4 juin, 9, 17. 19 juillet, .1, 8, 17, 24 août, 5. 28 septembre, 6, 7, 2."> octobre 1834 ; 7. II, 14. 16, 22, 24, 28 janvier, 2, 10 février, 10 mars, 27 avril, 12, 15, 27,29 mai, 4, 9, l.~) juin, 8 juillet, 4, 9 août, 3, 12 septembre, 8 octobre, 15, 24 noveinl)re, 24 déeembrc 1835, etc. — On peut lire aussi dans \. Car- rel {(tùicres, V, 305-310) quehpjes lifjnes fortes et émouvantes sur le suicide de Saulelel, fféranldu Xalionnl. Pourquoi donc .M"*deSta6J affirmait-elle (/>»• /a liltérafun', 1" partie, xvii) que « l'exemple du suicide ne peut jamais être contagieux »?

3. Suj;ny, lo Suicide, l*réfac>\ xi. — Cf. aussi Ws Entreliena $ur le suicide, par l'abbé Ouillon, et l'article que le livre inspira à lialzac, dans la lievue de Paris. L'article a été recueilli dans les Œuvres compldli-it, XXII, 243-248.

4. Barbier, ïambes, l'Amour de l:i mort. — Cf. /éducation senlimen- tnle : .-Il (Frédéric Moreau^ cita en preuve les suicides qu'on voit dans les journaux », 243. — « Le suicide régnait alors à Paris. » Halzac, f'ne fille d'î\ve {(JLurn-t. II. '\**Hr


334 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

que Louis Reybaud ne manque pas de railler à son tour.

« Malvina », dit Jérôme Paturot à son amie, « un suicide pose un homme. On n'est rien debout; mort on devient un héros... Tous les suicides ont du succès; les journaux s'en emparent ; l'émotion s'y attache. Décidément il faut que je fasse mes prépara tifs. » La bonne aubaine surtout, s'il pou- vait décider Malvina à mourir avec lui ! « Nous serions deux pigeons pattus qui, fatigués des orages de la vie, vont s'a- briter sous l'aile du désespoir et meurent en confondant leurs âmes. Nous serions le lierre et le chêne que le même car- reau foudroie. Que ne serions-nous pas, Malvina ? »

L'essentiel pourtant est encore d'occuper la presse, en lais- sant <( un lumineux sillon que les journaux du lendemain puissent reproduire dans leurs colonnes » ; et tandis que Malvina, dans un billet d'une invraisemblable orthographe^, une orthographe de rébus, prévient le commissaire de po- lice de leur funèbre, mais héroïque résolution, Jérôme Patu- rot, nouveau Gilbert, écrit ces stances :

Au banquet du pouvoir, infortuné convive,

Je m'assis et me résignai ; Mais quand on me traita d'une façon trop vive.

Tranquillement je m'esbignai, etc.

La manie du suicide est si générale que la raillerie s'en empare bientôt. On en fait des plaisanteries macabres. « Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez », dit à Sanson le Passereau de Petrus Borel. « Je jure par toutes

1. Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, première partie, chap. xv :

« A mon scieur le komi ser depeau lisse du Karr lié.

« Kon na ku se paire saune deu ma maure : jeu meurre avé queu Geai rhum veau long terre man. Lavi haie un dais air; nouze aile hon chaire chaire mie œufs ksa.

Veau tre sairre ventre, ^Ialvina. >>


LE n(»MAMi>Mi. Il II M ii.ihi; nnîî

vosœsoj)ha}^()l()iuu'.s (juc j ai mes saines ri ('ntièrcs facultés. » Kt le même Passereau d'adresser aux di'piilt's uiw prlilimi bien c^trange.

Puisque le suicide est « inoculé à nos mœurs », qu il est « devenu d'un usa^e général, très à la mode, presque aussi à la mode (ju'au troisième siècle de l'ère chrétienne », il se- rait digne de la sollicitude des pouvoirs publics d'en faciliter l'exécution. On pourrait établir « une vaste usine ou ma- chine, mue par l'eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, à l'instar de la guillotine, les gens las de la vie ». A cette œuvre de haute philanthropie le gouvernement trouverait d'ailleurs .son compte. « 11 .se sui- cide régulièrement, calculs faits et compensés, l'un dans l'autre, dix personnes par jour dans chaque département, ce (jui fait 3.()."0 par an, et 'i.fidO pour les «innées bissextiles: somme totale, pour la France, année commune, .*i02.U*'>0 et 303.780 pour les autres. » En mettant le suicide au prix moyen de cent francs, ce serait pour le budget une somme assurée de 30. 29.*). 000 francs, << certes, rapport très alléchant et très potelé, qui soulagerait moultle trésor public », sans parler d'autres avantages particuliers, que Petrus Borel énumère avec assez de verve*.

On en fait aussi, ce (jui est préférable, des plaisanteries ^aies.

Le poète Berlhaud, qui eut .son heure de popularité, tour- na à l'Antony littéraire. « Il n'y a qu'un moyen d'en linir: je me tuerai », disait-il à tout propos. <« Depuis le suicide


1. M. Fagucl {PropoK litlt^rnircx, I, 123) |>.nrl«< <run joiiriinl paru dans sa jeunesse, « qui s'intitulait VUrne, organe ofliciel do la cré- mation, et qui, h ce qu'assurait Albéric Second, donnait en prime ît ses abonnés d'un an une conle de deux mètres ou un décalitre de charbon, selon qu'ils préféraient s'asphyxier ou qu'ils aimaient mieux so pendre ».


336 LE R03IANTISME ET LES MŒURS

de Victor Escousse et d'Aug"uste Lebras, c'était un peu la mode du temps », observe Philibert Audebrand, à qui nous empruntons ces détails K Notre Berthaud était donc obsé- dé du désir d'en finir avec l'existence. « Voilà qui est bien décidé : je me tuerai demain » : c'était son refrain, au foyer du Vaudeville qu'il fréquentait assidûment; et M""^ Fargueil de riposter chaque fois : (( Eh bien, c'est çà, n'oubliez pas de remettre toujours la chose à demain. » De concert avec un ami commun, Galvimont, elle résolut pourtant de s'é- gayer aux dépens du candidat perpétuel au suicide.

« Fatiguée de l'entendre toujours murmurer la même élégie, elle imagina de prendre un autre ton. « Eh bien! après tout », lui dit-elle un soir que l'autre recommençait son éternelle lamentation, « il est très concevable, Berthaud, que vous en finissiez. Qu'est-ce que la vie? Une intermi- nable série de mystifications. Et puis, comme il faut qu'elle finisse un jour ou l'autre, le plus tôt est encore le mieux. Tuez-vous donc. Seulement, un homme tel que vous ne doit pas avoir une fin vulgaire. Il est bon que l'événement marque et fasse du bruit. A votre place, moi, je me tuerais ici même, dans ce foyer et ce soir même.

« — Oui, réplique le pauvre diable, voilà qui est bien dit : ce soie nême. Seulement, où trouver un pistolet?»

Albert de Galvimont avait le mot. — « Un pistolet ! Comme je rentre toujours tard chez moi, j'en ai toujours un dans ma poche. »

Berthaud demande l'arme. Refus de Galvimont. Instances de l'actrice. « Voyons, mon cher comte, puisque c'est inévi- table ! Laissez-vous toucher. » Galvimont ouvre sa redin- gote d'un geste théâtral, prend le pistolet, et détournant la tête : « G 'est vous qui m'y forcez », dit-il au poète. (( Aussi-

I. Petits Mémoires du XIX° siècle, 3H.


LK ROMANTISME KT LK SUICIDK

tôt, pAle, mais résolu, Berthaud porta le canon à sa bouclit*. 11 posa ensuite la main sur la {^Achette et tira. Rien ne par- tit, Le pistolet i^ait... en chocolat ! »

Le lecteur se demande depuis un moment quel lappoil il peut bien y avoir entre le romantisme et ces suicides. Et il faut avouer que, faute de détails circonstanciés sur cha(|ue cas, il est assez malaisé d'en découvrir. Tout ce qu'on peut dire, c'est que, le romantisme ayant contribué certainement îi mettre le suicide à la mode, il y a donc toujours un peu de son influence dans toutes ces tristes choses. On a vu cependant que d'après une contemporaine, recelé « décousue » ou romantique aurait sa part de res- ponsabilité. Mais le témoi^nape de M'"'" TroUope est loin d'être décisif. Celui d'Kujçène Sue a plus d'autorité ; et l'au- teur de Thérèse Dunoyer nous apprend que « l'une des deux victimes du genre de suicide équivoque » qu'il a e.xposé dans ce roman, avait été <« pendant ses premières années une femme digne de tous les éloges, mais qu'elle avait été perdue par la lecture des romans contemporains de recelé de lionc ». Frédéric Soulié est encore plus explicite ; il dit dans le (Conseiller d'Etat (I, 303) que « cette manie de sui- cide » qui sévissait alors avait « pris naissance dans la dra- maturgie des pièces et des romans » à la mode. LeTi deux affir- mations ne sont pas négligeables; et comme elles viennent de deux romanciers assez au courant des cho.ses de leur époque, on peut même trouver qu'elles ont leur prix.


IV


Faut-il voir l'action prof«tnde du romantisme dans l.t fan- taisie macabre que nous allons rapporter ? N'y a-t-il pas là plus simplement folie de jeunesse, désir du scandale, rage Le romantisme et les mcrurs. 33


338 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

d' « ahurir le bourgeois » ? Le lecteur en décidera. Nous trans- crirons, sans commentaires, la communication qu'un ai- mable vieillard nous adressait, il y a déjà quelques années, en faisant tout simplement remarquer que même les plus étranges fantaisies peuvent être significatives, qu'il ne vien- drait sans doute à l'idée d'aucun groupe de jeunes gens d'au- jourd'hui de fonder une société dans le genre de celle dont on va lire les surprenants statuts, et enfin qu'il est heureux que cette espèce de Jeune-France soit toujours demeurée fort rare • .

«... Quoiqu'ils datent de plus de cinquante ans, mes sou- venirs sont précis et je vous les garantis exacts.

« Nous étions donc, vers 1846, une petite bande de jeunes gens fraîchement débarqués de nos provinces, passionnés pour les œuvres romantiques que nous avions dévorées au collège, et tout disposés à imiter non pas seulemeut dans nos élucubrations, mais jusque dans notre conduite, les per- sonnages dont le roman, le théâtre et la poésie nous dépei- gnaient les' sentiments et nous contaient les exploits. Mé- lancoliques, byroniens, révoltés, aucune étiquette ne man- quait à la troupe. Toute la lyre ! comme aurait dit Victor Hugo.

« Cependant la note dominante parmi nous, sans que je me sois jamais bien rendu compte pourquoi, finit par être la mélancolie, la tristesse. Oh! nos raisons n'avaient rien de bien profond ni de fort métaphysique. A l'un son père avait refusé l'argent nécessaire pour refaire le voyage d'A- mérique sur les traces de Chateaubriand; un autre était dé-


1. Mais n'y a-t-il pas eu à Alexandrie la secte des « co-mourants » à laquelle Antoine et Cléopàtre furent affiliés? Et, de nos jours même, n'a-t-il pas existé un suicide-club, formé presque exclusive- ment de littérateurs et d'artistes, et dont le but n'était pas très difféi'ent de celui dont on va lire l'histoire ?


I.K ItOMANTISMi: Il I K SL'iriDK 339

sesporé parce qu'une jolie femme avait préféré le coupé d'un rival aux beaux vers qu'il lui adressait ; un troisième avait eu une pièce refusée net au Théâtre français; î\ uncpiatrième les inuiioiules bourgeois étaient insupportables. (îraves su- jets de chagrin, n'est-il pas vrai? et qu'il y avait donc là de quoi se faire sauter tout de suite la cervelle !.., Tout fré- missants oncore de la cdntiniplationdes beaux rêves ronian- tiifues, nous n'éprouvions que dégoûts profonds, mépris in- conjinensurables polir ht vulgarité de la vie ordinaire, son terre à terre éco'urant, et pour ce(jue je crois (ju'on a appelé récemment sa platitude nauséeuse.

« Et la vérité est qu'à force de nous répéter les uns aux autres ((lie tout était médiocre, nul, à faire pleurer, — on dirait aujourd'hui, à faire vomir, — nous avions tout bon- nement fini par le. croire. Trop de conversations sur le dégoût ([ue doit inspirer nécessairement la vie nous avaient rendus tout à fait dégoûtés. Oui, je n'ai trouvé la vie mau- vaise que de dix-huit à vingt-cinq ans. Quelle ironie ! et quelle perte de temps ! Que la jeunesse est bète quelque- fois !...

« Mais c'étaient nos lectures qui nous avaient singulière- ment aidés à le devenir. Tout ce qui dans un roman ou dans un poème partait d'une généreuse inspiration, aurait pu ra- nimer nos volontés défaillantes, nos pauvres et ridicules cœurs toujours immanquablement navrés, tout cela éliùt aus- sitôt jugé et proclamé par nous faux, du dernier bourgeois, idiot, crevant, bon pour les boutiquiers d'en face. On n'en voulait pas. J'ai assez longtemps résisté à Hugo par souve- nir de ces premières impressions... Au contraire, les lamen- tations, les cris de désespoir et de révolte retentissaient dans nos âmes on longs et délicitux l'rhos. \\\\ que le pre- mier Age est fertile en sottises '.

<« On s'ennuyait ferme, et Sa Ténébreuse Majesté, le Spleen,


34Û LE ROMANTISME ET LES MOÎURS

régnait sur nous en souverain absolu. Croirez-vous que, dans telle de nos réunions, on ne disait pas vingt phrases, de neuf heures à minuit? Des cigarettes (papel por cigaritos, caramba!), quelques liqueurs fortes (il fallait bien nourrir nos engourdissements), fumées ou bues dans un silence de monastère ! Une réunion de chartreux doit être bavarde par comparaison... De temps à autre, un soupir partait d'un coin de table, long, traînant, lugubre, ou strident, convulsif, un vrai soupir de damné, comme nous disions ; ou bien un violent coup de poing faisait cliqueter verres et bouteilles, coup de poing de désespoir, de révolte, d'amère et noire dé- sespérance... Enfin, nous étions folâtres.

« Et comme conversation, voici un échantillon des pro- pos échangés, à des demi-heures d'intervalle : « Frères, il faut mourir! — L'homme, né de la femme, est une créature éphémère, pleine de misères et de maux. » Car nous étions très ferrés sur la Bible. Homo natus de. muliere, brevi vivens tempore, etc. — « Qu'est-ce que la vie ? Moins qu'un rêve. » — Et ceci, que je vous recommande comme parfait spéci- men de sottise prétentieuse : « Qu'y a-t-il de plus amer que l'absinthe? La femme ! De plus amer que la femme ? La vie ! De plus amer que la vie ? Rien ! » Toutes ces belles choses se disaient avec des voix creuses, caverneuses, sépulcrales, qui voulaient paraître désespérées. Et cela sortait de bouches roses au milieu de figures poupines et joufflues... C'était assurément d'un comique irrésistible ; mais nous étions ter- riblement sérieux.

« C'est alors que Tidée nous vint d'ériger notre société en club. L'anglais était fort à la mode depuis Byron ; et puis, « société » ça sentait trop la fanfare, l'orphéon; « club » sonnait autrement. Mais quel nom donner à ce club? La dis- cussion fut vive, pour des désespérés. Plusieurs appellations furent mises en avant : Club de la Délivrance, Club des Dé-


LE KOMANTI8ME VTT LE sriCIDK 3i1

jfoùti's, (k's Trépassés, Obermann-Cluh, Byron-Club... J'en ai honte, je (is triompher ma motion : Suicide-Club ! Ça, ctHalt unt' trouvaille, n'est-ce pas? (Tétait clfarant, pyra- midal, asphyxiant ! Qu'allaient dire les hoiir^^eois, ({uand le nom du nouveau Cercle se répandrait? Quel succès de scan- dale et de terreur ! Tous les bonnets de coton allaient sentir le frisson de la petite mort!... Que j'aie vécu de pareilles cht)ses, cela me parait imjjossihle aujourd hui ; et j'éprouve quelcjuc embarras à me souvenir (jue j'aie pu descendre ù ce de<»^ré de «grotesque. Rien n'est plus vrai pourtant, et je vous jure (ju'aïKMin <1'" noix n'jiv.-iil l.i <-(iii*^<i<'n 'l'.'-ii-.- li.lî- cule.

« On élabora les statuts. Les voici intégralement, il n y avait pas encore parmi nous de docteur en druit : il v p.ir.'ut d'.ùUeurs.

<• I. — 11 est fondé un ('.lui), dont le nom, volé par accla- mation de la part de tous les fondateurs, est Suicide-Club.

« II. — Les fondateurs s'engagent à faire connaître le nouveau (^lub et à assurer la régularité de son recrutement, au fur et à mesure des vides qui s'y produiront.

t« m. — Nul ne pourra être autorisé à faire partie du Clul), s'il n'est âgé de di.K-huit ans au moins et de trente ans au plus.

« IV. — Le but de la société est de combattre les idées bourgeoises sur le suicide et de montrer par la pratique qu'il n'est rien de plus noble et de plus digne de l'homme.

« V. — Sera immédiatement exclu tout membre (jui aura manifesté le désir de mettre lin h ses jours par chagrin d'a- mour, perte d'argent, maladie réputée incurable, et tous autres motifs analogues.

« VI. — Seul peut autoriser le suicide, le dégoût del'oxi^- lence considérée comme mauvaise et indigne d'être vécue.


342 LK KOMANTISMK ET LES MQÎUIIS

« VII. — Quand un membre du Suicide-Club aura résolu de se donner la mort, il sera tenu d'en aviser aussitôt le président, qui en avertira les autres membres.

« VIII. — Le suicide devra avoir lieu devant le club ou une commission de trois membres au moins.

« IX. — On laisse le choix des moyens. Cependant cer- tains modes sont exclus, tels que la pendaison, la noyade, l'empoisonnement par certaines drogues qui déiig-urent trop. Le pistolet est expressément recommandé. On peut aussi s'ouvrir les veines, avec ou sans bain chaud.

(( X. — L'éloge funèbre du suicidé sera immédiatement prononcé par le président en exercice, et son nom inscrit sur un registre spécial dont la garde sera confiée au prési- dent.

« XI. — Il sera constitué, au siège des réunions, une bibliothèque où seront seuls admis les ouvrages anciens ou modernes qui ont recommandé le suicide ou n'en ont point parlé avec haine et mépris. Une place d'honneur sera réser- vée aux écrivains modernes, Gœthe, Byron, Chateaubriand, George Sand, et à tous ceux dont les œuvres ont propagé sur le suicide la bonne et saine doctrine.

« XII. — Les séances auront lieu un jour par semaine, sans convocation du président, le vendredi, seul jour con- sidéré par les bourgeois comme néfaste.

« XIII. — Elles s'ouvriront par une lecture des écrivains ci-dessus désignés, suivie d'une méditation sur le passage qu'on aura lu.

« XIV. — Le local des réunions sera tendu d'un drap noir parsemé de larmes d'argent, et sur le bureau, égale- ment recouvert de drap noir, il y aura en permanence une tête de mort entre deux bouquets de fleurs artificielles, sym- bole des joies fallacieuses de la vie.

« XV. — Les membres du Club sont invités à se faire, sous


LE ROMANTISMK KT l.l, SI ICI DE 3i3

forme de conférences, des exhorlatioiis mutuelles, et on ac- cueillera avec reconnaissance les lectures originales sur le dégoùl de la vie et le suicide, dt* préférence pourtant les lectures en vers.

« XVI. — Les membres du Suicide-(]lub porteront tou- jours sur eux leurs insi»!^nes : une tète de mort en breloijue et un scapulaire où figurera une tète de mort au-dessus de deux tibias entre-croisés. Il n'est pas exigé que le scajiulairo soit en évidence.

« XVII. — Les hommes mariés peuvent faire partie du Suicide-Club, mais tout membre célibataire qui manifestera l'intention de contracter mariage, de par ce seul fait, sera considéré comme démissionnaire.

« Aujourd'hui cela me paraît monstrueux, énorme, inouï, lime faut faire elTort pour me représenter l'état d'àme, comme on dit, que supposent toutes ces sottises. Cela a été cepen- <lant. Le club a existé; j'ai porté la breloque et le scapulaire ; il y a eu des séances, avec lectures, méditations, pièces de vers des membres du club. Voilà les niaiseries où se délec- tait notre jeunesse. Nous étions fous à lier. Toutes ces décla- mations romantiques nous avaient mis la cervelle à l'envers. . .

« Une autre sottise aussi était de tenir chacun notre jour- nal. Parbleu! On voulait avoir sa petite personnalité. Les autres l'avaient bien; pourquoi pas nous, alors? ('ur non ? Et Ton s'analysait, on s'auscultait, on se disséquait, on s'a- natomisait. De tout cela bien entendu, on donnait lecture aux séances ; et c'est à qui renchérirait sur son voisin. Kn avons-nous larmoyé, soupiré ou rugi des inepties ! C'est dommage que je n'aie pas gardé mon yot/rna/, car j'en tenais un, comme tout le monde. Du délayage destruvres à la mode ; de VOhermann un peu. du Byron, un peu plus, surtout de VAntony, de VAntony à haute dose.


344 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« Et c'est ainsi que peu à peu nous nous intoxiquions. Et dire que nous nous jugions très forts ! que nous pensions con- naître la vie ! que dis-je ? lui être supérieurs !...

(( Le premier symptôme de ce nouvel état, d'abord arti- ficiel, puis à peu près sincère, était un grand mépris de la gaîté et de quiconque paraissait l'avoir d'ordinaire. Le sou- rire, le calme confiant, l'espoir tranquille, toutes les qualités indispensables à qui entre dans la vie, nous paraissaient des monstruosités, des marques d'une faiblesse, d'une pauvreté d'esprit incommensurables. Et nous avions ainsi pour les bourgeois les mêmes haines féroces qu'en avaient les artistes, mais pour d'autres raisons, aussi ridicules. Pour nous, le bourgeois était quelqu'un qui se trouvait bien dans la vie, s'y installait le plus commodément possible, s'y étalait, s'y vautrait... Tout compte fait, nous étions malheureux. Jeu- nesse gâchée, pli cérébral déplorable, pas un soufïle d'air sa- lubre et vivifiant dans une atmosphère pleine de miasmes, délétère, putride : c'était complet !

« Notre idée du Suicide-Club nous ayant tous séduits, rien n'avait été jugé plus spirituel que de la répandre. C'était d'ailleurs, il vous en souvient, conforme aux statuts. Nous rêvâmes donc, sans succès, d'avoir des succursales, oui, des succursales. Quand je vous dis que c'est insensé, à mourir de honte ! . . .

(( Le mal se propageait ; et il est étonnant qu'il n'ait pas fait plus de ravages. Ceux qu^il a faits, il est vrai, sont déjà suffisants. Jusqu'ici rien de puéril, de ridicule. Mais après la comédie, le drame; et voici qui devient sérieux jusqu'à en être effrayant.

« Tout est sain aux sains, on l'a dit ; c'est possible, sans que ce soit pourtant bien sûr ; mais ce qui ne souffre pas de doute, c'est que tout est malsain à ceux qui sont déjà malades. La plupart de nous se guérirent de leur folie, par


Lt: ROMANTISME ET LE SUICIDE '{45

la raison bien simple qu'il arrive toujours un moment «ni la raison et la nature reprennent leurs droits. Nous sommes devenus, qui industriel, qui commerçant, qui médecin, qui maj^istrat, tous assez honnêtes, à ce (jue je crois, souriant de bon cœur au souvenir de leurs manies pas^sées, avec un peu de honte cependant d'en avoir été si loufftemps victimes. Mais il y avait parmi nous deux ou trois âmes plus sensibles, plus délicates, plus maladives, si l'on veut, et qui une fois containiiUM's n'arrivèrent pas h se j^uérir. L'un est mort fou à vinjçt-huit ans; l'autre, poitrinaire, à vin^^t-cinq ; le troi- sième s'est suicidé. C'est de celui-ci que je vous conterai rapidement l'histoire. Je ne sais rien de plus lamentable.

« J'ai prati([ué peu d'intellififences aussi vives et aussi pé- nétrantes. D'un coup d'«eil il allait au fond des choses. Deux ou trois principes énoncés lui faisaient aussitôt deviner une théorie ou un système. Ai^ilité, vi-ifxieur. souplesse, toutes les (|ualités les plus précieuses de l'esprit, il les possédait à un degré rare. Et quelle sensibilité ! Toujours vibrante, presque féminine. Nous l'avions surnommé la Sensitive, Je crois bien que l;i littiT.ifurc :i pridii ;im'c lui nn poète, un poète de race.

« C'était une créature d'élite. Il était fait pour vivre heu- reux, comprendre, aimer, être aimé. Du jour où il connut la littérature romanti<|ue, c'est-à-dire dès l'âge de seize ans, il fut perdu... Il sera toujours un des remords de ma vie.

« Comme il lisait les vers en perfection, c'était lui d'or- dinaire qui faisait la lecture à nos séances. La lecture n'était rien, c'est le commentaire (ju'il aurait fallu entendre. On au- rait dit qu'il plaidait sa propre cause, et qu'il se cherchait des raisons, des forces pour mieux accomplir ce que déjà il méditait... Ce qui chez nous ne venait que de la tète, chez lui, on le sentait, cela partait du cœur; là où, malgré toute notre bonne volonté, nous ne suivions qu'une mode, il met-


346 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

tait, lui, toute son âme et tout son cœur. Et il y parut bien un jour, mais c'était trop tard...

« Il était riche. Sa famille avait l'habitude d'aller passer, l'été, quelques mois en Suisse. Nous fûmes tous frappés de la façon dont il nous serra la main, cette année-là, en nous disant adieu. Nous ne devions plus le revoir.

« Quinze jours après son départ, je recevais de Lucerne une lettre, adressée à la fois au président et à l'ami. Cette lettre, je l'ai gardée, et je ne l'ouvre jamais qu'avec une espèce de terreur. La voici, mot pour mot :

(( Mon cher président et ami,

« Je ne me donnerai pas le ridicule de vous dire, suivant le rite usité, paraît-il, en pareil cas, que j'aurai cessé de vivre, lorsque vous arriveront ces mots ; et cependant rien n'est plus réel. Demain, au lever du soleil, je me tuerai. C'est une résolution bien méditée, bien réfléchie : elle s'exécutera. Au soleil levant, parmi les fleurs alpestres, et dans le divin frisson de la première aurore, votre ami goû- tera les délices profondes de cette tranquillité dont nous nous sommes si souvent entretenus, et que nous ont abon- damment vantée nos écrivains favoris. J'espère que leurs promesses ne seront point mensongères.

« Sans me targuer ici d'une vaine jactance (c'est chose remarquable comme cette prose est rythmée et comme les vers coulent naturellement de la plume de mon malheureux ami), il me semble que je suis aussi complètement que pos- sible dans les conditions exigées par notre cher Club. Je n'ai aucune raison précise d'en finir avec la vie, sinon l'in- surmontable dégoût qu'elle m'inspire. Le hasard de la nais- sance m'a donné quelque fortuné ; on ne me refuse pas une intelligence peut-être légèrement au-dessus du commun ni- veau ; il n'aurait tenu qu'à moi d'épouser une adorable enfant :


I.K ROMANTISME Kl l.E St'lCIDB

aux yeux tlu vulf^aire, auUnt de conditions Hufiisante.s d»- honheur. Mais ma pauvre àme, hélas ! ne s'en peut conlen- ler. Hien ne peut plus sourire ù mon cu'ur, « mon cœur lassé de tout, même de l'espérance » ; il va se refermer, sans avoir été jamais ouvert.

« Oui, mon ami, nos poètes ont raison, rien n est bon (|ue la mort; elle est seule réelle, ayant pour elle rélernité. Tout le reste ? Apparences trompeuses et plaisirs menson- gers. Kt comme on le sent bien, du point où j'en suis, et le cceur plein du dessein (jui tout à l'heure sera chose accom- plie ! Comme tout piu*;»ît petit, misérable et mesquin !... Au néant des néants j'aspire avec délices.

«Je lègue à notre cher Club la petite bibliothècpu- dv vous bien connue. .V vous particulièrement j'ai réservé Werther, René, Obermann, les (MHuvres de Habbe, et Jacques. Ce sont des exemplaires un peu fatigués, brisés par un trop long et pénible exercice, tout maculés de notes : peut-être vous en seront-ils chers. C'étaient mes bréviaires. Leurs notes contiennent toute mon Ame. C'est donc le meilleur de moi- même que je vous laisse, puiscju'ils m'ont fait découvrir ce que j'avais en moi.

« Et maintenant, mon cher ami, mon dernier .souvenir, le plus cordial, le nuMlleur.

« Tibi salutom dat jamjam moriturus...

« P. -S. — .le vous en supplie et j'en supplie mes amis du Club : pour ma famille je suis mort d'accident. »

« Et en etTet la famille crut toujours à un accident.

« Inutile de vous dire que je donnai immédiatement ma démission de président, et (jue le Suicide-Club ne dura guère. Il n'avait malheureusement que trop duré.

« J'ai gardé les exemplaires légués : ils sont criblés d'ol>- .servations, d'annotations : « Juste, exact, profond, admi-


348 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

rable..i' Gomme c'est vrai !... Il a raison... Le suicide est la vérité... »

« Un régime sain aurait pu guérir le pauvre malade. Au rég-ime romantique, il ne pouvait que succomber, et il suc- comba K »

De cette longue communication, nous laisserons au lecteur le soin de dégager la moralité qu'elle comporte ; et nous ter- minerons par une simple remarque qui sera comme la conclusion générale de cette trop longue étude sur l'hyper- trophie romantique de l'imagination et de la sensibilité.

L'observation ne date pas d'hier, puisqu'elle remonte au moins à Aristote : l'homme est naturellement enclin à savourer ses émotions ; il les soigne, il les cultive, il les pro- longe avec délices ; volontiers transforme-t-il en une fin le plaisir qui ne fut jamais qu'un moyen dans les vues de la nature; c'est un de nos instincts les plus profonds que la recherche de la jouissance pour la jouissance. C'est aussi l'un


1. Qu'on nous permette ici un souvenir personnel : nous avons connu une victime de l'intoxication baudelairienne.

C'était un jeune homme d'une intelligence remarquable. De très bonne heure épris des Fleurs du mal, il affectait d'aller par les rues, son bien-aimé volume toujours à la main, et, pour forcer l'attention, sur une couverture blanche le titre éclatait en grosses capitales rouges bordées de noir. On crut d'abord à une exaltation factice, à un travers de jeunesse, dont l'âge aurait bien vite raison. L'âge ne fit que développer le tout, et cjuand on voulut porter remède au mal, le mal était incurable.

Notre jeune baudelairien répétait volontiers qu'il irait se suicider en Italie, dans la saison des fleurs. Il partit aux environs de Pâques (1H86), se pendit dans une auberge près de Florence, et la lettre qu'il écrivit à ses amis pour les prier de réclamer son corps, était signée, comme celle du membre du Suicide-Club, de ses initiales précédées du mot latin, Moriturus.

De tels faits, en dépit ou plutôt en raison même de leur isolement, font comprendre que les ravages de l'intoxication romantique aient pu être un moment terribles.


I.K UOMANTISMK KT LK MUICIDE m

(les j)lus (iaiij^creux ; et rintollifçtMicc et la volonté n'ont pus <le plus bt'au vo\v, ni <U' plus diflicile d'ailleurs, que de re- fréner cette redoutable concupiscence. La valeur morale d'un homme se mesure k la force de résisUmce qu'il oppose à ce pernicieux instinct, tout cominela valeur morale d'une doctrine se mesure aux secours qu'elle nous prête contre lui. En faisant du culte de la sensibilité, et de la sensibilité sous- traite au contnMe de l'intelligence et de la raison, un de ses dogmes essentiels, le romantisme ne pouvait que dévelop- per cette concupiscence naturelle, bien loin de la réduire. Ce n'est donc pas, au point de vue moral, une doctrine re- commandable, et il sera toujours prudent de s'en défier.

Et en elFet horreur de la vie commune, penchant invin- cible au romanesque, recherche de la sensation intense, et quand la sensation intense ne suffit plus, quête maladive de la sensation perverse ; l'amour compliqué de fatalité, pro- clamé d'origine divine, source de vertu et finalement fau- teur des pires désordres sous le beau prétexte d'individua- lisme et de liberté; ruine progressive de la volonté, neu- rasthénie générale, dégoût de la vie et appétit de la mort : voilà ce qui se rencontre trop souvent en réalité derrière le voile étincelant de tout ce lyrisme, dont on se laissa '^i \<> Inutipi-^ «'blonir '.


i. Ces dnngors d'ailleurs, mênac les plus fei'voiils adeptes du ro- mantisme littéraire ne les ont jamais niés, quand ils (Maienl de bonne foi. Nous avons eu le plaisir de connaître un disciple — altardt^, mais enthousiaste — de l'école de 1830, et M. Emmanuel <les EssarU, car c'est de lui (|u"il s'agit, n'a pas h(^sité h reconnaître qu'on jkju- vail, contre >< certains excès du romantisme », faire valoir « les atteintes h la santé de l'intelligence, à la bonne humeur de l'esprit, la rupture de l'harmonie entre les facultés, l'éclipsé fatale delalH»lle sérénité qui est la «pialité divine de l'art et de la vie, les pièges du doute et du découragement recelés sous les fleurs captieuses du rêve ». Et ce qu'il écrivait dans ses Portraittt de maîtres (p. 17), M. des Essarts nous l'a répété quelquefois, malgré la |M.Mne(|ue lui cou- lait toujours cet aveu.


350 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

En dernière analyse, le double tort, grave, du roman- tisme envisagé comme doctrine morale, fut l'ignorance et le mépris complets de la réalité, et la préoccupation cons- tante, exclusive, du bonheur. G^était plus qu'il n'en fallait pour assurer le malheur des naïfs qui s'en remettaient presque complètement à lui du soin de leur conduite, « Il a toujours été tenu pour la plus haute sagesse chez un homme, — d'après Garlyle, — non pas simplement de se soumettre à la nécessité (la nécessité le forcera bien à se soumettre), mais de savoir et de bien croire que la chose sévère ordon- née par la nécessité était la plus sage et la meilleure. » Voilà pour le mépris de la réalité ; et voici pour l'égoïsme foncier de la doctrine. « La vie est heureuse — observe M. Emile Faguet — à la simple condition qu'on en ait éliminé la re- cherche du bonheur » ; et M. Marcellin Berthelot de décla- rer que « la vie humaine n'a pas pour fin la recherche du bonheur », — (( l'insupportable recherche du bonheur », disait plus sévèrement encore le doux, le fin et indulgent Joubert.

Il se pourrait que le romantisme ne fût pas une très bonne école pour la formation et la direction personnelles de l'individu.


LIVRE DEUXIEME


LK homan'usme et la société


LÎVRE DEÎTXIKMK LE ROMANTISME ET LA SOCIÉTÉ


Conseiller médiocre ou directeur imprudent pour l'indi- vidu considéré on lui-même, le romantisme sera-t-il un meilleur <;uide ({uand il s'aji^ira de l'individu dans ses rap- ports avec la société ? Question diilicile et bien délicate par endroits. Il faudrait pouvoir prendre au sérieux les idées sociales des romantiques, — quand ils en ont eu; — et c'est justement ce ((ui n'est pas toujours possible. « Sire, — di.sait Alexandre Dumas à Louis-Philippe, en 1831, — il y a lonjç- temps que j'ai écrit que, chez moi, l'homme littéraire n'était que la préface de l'homme politique'. » Des naïvetés df cette enver<;ure déconcertent ; et l'on sait qu'il y en a quelques-unes de la sorte dans Victor Hugo. L'école de 1830 a mis beaucoup de rhétorique dans sa morale : que fau- dra-t-il dire alors de sa sociologie ?

Tout bien examiné, peut-être aurait-il mieux valu la pas- ser sous silence, et c'est ce que nous aurions fait volontiers, si de ce côté aussi l'influence romanti(|ue n'avait été .sen- sible. Il sera néanmoins toujours bon de se souvenir que ce sont là rêveries d'imaginations généreuses, mais exal- tées et imprudentes, et (jue tous ces artistes sont encore dupes de leur littérature et de leur individualisme, quand ils croient ne penser qu'au bonheur de l'humanité.


1. Pour Canalis, « la poésio élail la préface de rhomtne d'ElnJ ftUznc, Modoxio Mù/non {(JEtivrest. I. r»17^.

Le romantisme et les mams 33


3.^4 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Autre considération encore : leurs imprudences et leurs erreurs ont été celles de toute une génération. Jamais

^ l'âme française n'a été ag-itée comme alors, et inquiète. C'est de toutes parts une fermentation, une ébullition véri- tablement effrayantes. Tout se heurte et se froisse, depuis les conceptions d'apparences scientifiques jusqu'aux plus extravagantes utopies. La bataille est furieuse entre les idées les plus contradictoires venues des points les plus

'■ opposés de l'horizon intellectuel. Et l'état d'esprit général facilite singulièrement cette confusion et ce trouble. Des essais successifs et incomplètement fructueux de liberté ont laissé dans tous les cœurs une impatience fiévreuse de toute contrainte, le goût des nouveautés les plus hardies et comme un appétit de révolte. En philosophie, en politique, en religion même, presque chaque jour voit éclore des sys- tèmes qui se donnent tous pour définitifs — ainsi qu'il con- vient. Chacun vante la panacée qu'il a découverte, et les inventeurs sont légion. On ne voit pas, à vrai dire, que les romantiques aient rien inventé ; mais en revêtant de poésie et d'éloquence quelques-unes des idées qui flottaient alors dans l'air, ils les ont rendues plus séduisantes ; leur force de développement et de pénétration s'en est accrue, et donc aussi leur influence. Un Antony^ une Valentine auront toujours sur les masses une prise autrement forte que les constructions les plus ingénieuses et les mieux liées d'un Saint-Simon ou d'un Fourier. Mais ce sont bien produits de la même époque, fleurs poussées sur le même terreau. Qu'on se rappelle seulement les reproches qui furent adres- sés aux premiers romans de George Sand et de quelle école on affecta de la trouver disciple ^

Il n'est donc que juste, ici encore, de plaider en faveur

1. Cf. la préface de la seconde édition cVIndiana, et l'article de


I i; i[it\i.\.\ I isMi I I I \ --1 M 1 1 1 1. .,...,

des r()m;»nti(|ur.s K's circonsliiuccs atténuantes. Ils ont cli- de splendides réllt'cteurs ou de ma<;niiiques échos. A ne considérer les choses que du point de vue esthétique, ce n'est pas d'une extrême importance. Peut-être n'en est-il pas tout à fait ainsi par ailleurs ; mais ne fut-il pas toujours indiscret d'exij^er d'un << artiste >» qu'il eût un peu le sens des humbles réalités ?

Sainte-Beuve sur Lélia, dans ses Portraits contemporain», I, p. 4î»;», éd. 1870.

« Voiri que depuis trois ans environ, — l'article est de 1833, — depuis que le Snint-Simonisme n fait entendre ses cris d'émancipa- f lion et ses appels multipliés, voici que l'esprit d'indépendance a remué les femmes comme le reste, et «piune multitude d'entn* ell«'s ^ prenant la parole, dans des journaux, dansdes livres de contes, dans de longs romans, sont en train de confesser leurs peines, de récla- mer une part de destinée plus éj^ale, et de plaider contre la société. Est-ce \h un pur caprice sans importance, une mode passagère qui ne tient à aucune cause sérieuse et qui ne vise à aucun efîet? Est- ce un dernier écho pertlu de la tentative saint-simoniennc? Cette f tentative, qui a été si fmpuissante pour rien édifier, a eu le mérite de * mettre à nu plusieurs |)laies de l'ordre social ; on a mieux senti eu particulier ce (pi'avaient d'irréfjulier et de livré au hasjird la condi- tion de la femme, son éducation d'abonl, et plus tard dans le mariage son honneur et son bonheur. Les peintures que faisaient à ce sujet les prédicateurs sainl-simoni«>ns étaient sans doute excessives... ; mais sur certains points, le trait n'était «|ue juste, et bien des cœurs jusque-là muets et contenus y répondirent avec tressaillement. Aujourd'hui donc, de toutes parts, les femmes écrivent...

« Parmi les femmes qui se sont ainsi lancées, la plainte à la tx)uche, dans celte mêlée, la plus élo(piente, la plus hardie, la première de bien loin en talent, a été sans aucun doute l'auteur d'Indiana... » El Sainte-Beuve regrette que son article sur ce roman n'en ait pas fait M assez ressortir peut-être rinspir.ilion philnsophi»pie ».


CHAPITRE PREMIER

L'Antonisme

I

Il n'a pas suffi aux romantiques en effet, à quelques-uns du moins, d'être des virtuoses et des artistes. Ce fut une de leurs prétentions d' « élever la voix à leur tour dans le concert social ».

Il est beau d'aimer l'art et plus beau d'aimer l'homme^.

Or le meilleur témoignage d'amour qu'on puisse donner à la « pauvre et misérable humanité », n'est-il pas de cher- cher à la débarrasser des ennemis de toute sorte qui retardent ou arrêtent « l'ascension sacrée vers la lumière, vers la justice, vers le bonheur'^ »? Il faut réduire à néant ces ennemis ; il faut dénoncer tous les défauts, tous les abus, quelle qu'en soit l'origine ; il faut les combattre avec acharnement, de quelque ridicule et superstitieuse considé- ration qu'ils soient entourés par la foule « épaisse et vul-


1. Pierre A"*, 32 ans, 1840.

2. Philippe G***, étudiant en droit, 1835. — On fera bien de lire, dans l'ouvrage de M™« Trollope, Paris et les Parisiens en 1835, la lettre LXXI, tome III : Les nouveaux romanciers et leurs ouvrages. Il y a, en dépit de la candeur et du ton prédicant de l'écrivain, quelques bonnes vérités sur l'individualisme et les impatiences de la plupart des jeunes gens d'alors, « toujours prêts à se révolter à la première occasion favorable... ; car la révolte contre toute autorité constituée et reconnue est à leurs yeux le premier des devoirs et le plus doux (les plaisirs ».


l'antonisme 357

gaire » des bourgeois. \ cette mission sacrée tout homme de cœur doit employer ce qu'il jpeui avoir de talent «1 >\r forces.

M.» lyre fréinirii du soiiltle des balailles. Mon àiuc exhalera des accents indignés, H!l sur l'énorme tas des abus alignés Le canon de ma voix crachera ses mitrailles *.

IlnrdimtMit, Philothôe O'Noddy, dans son Fandsemoniurn, se dcclart' prcf fi commencer l;i lutte.

Si iKMis ne possédons nulle lorce |)hysi(|uc

Pour chasser de sa tour el mettre en désarroi

Le géant spadassin qu'on appelle la loi,

Les arsenaux de l'àme et de l'intelligence

Peuvent splondidcmcnt servir notre vengeance.

Attaquons sans scrupule, en son règne moral,

La lâche iniquité de l'ordre social ;

Lançons le paradoxe ; atlirmons, dans vingt tomes,

Que les mœurs, les devoirs ne sont que des fantômes.

Déjà " plusieurs cerveaux d'airain » se sont mis à

i. Philippe G"*, étudiant en droit, 18:! e mal de la poli-

tique (ievinl si visi))le (après 1830). «p>e bieutol une rénction se pro- duisit. Dans une partie de la jeune école, il devint de l>on ton do dédaigner ou lic inau»lire la |>oli(iquc, et l'on érigea on système une sorte d'indiirérence épicurienne pour la ehose publique. (!'était Théo- pliile Gautier, cliantaut :

Les poêles rêveurs el les niusicious

Qui s'in<piièlent |)eu d'être bons citoyens.

Qui vivent au hasard el n'onl d'auln» maxime.

Sinon que tout est bien poiM'vu qu'on .-lit la rime.

Kl que les oiseaux l>leus, penchant leurs cols pensifs,

Kooutent le récit de leurs amours naïfs.


Qu'importent {« ceux-lii les alTaires du temps. Ht le grave souci des choses politiques ?


358 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Tœuvre, et « se sont faits brigands de la. pensée » Leurs efforts sans doute n'ont pas été vains ; mais qu'il reste donc encore à faire après eux ! Car

Parmi la forêt de vénéneux roseaux Que l'étang social couronne de ses eaux, C'est à peine s'ils ont détruit une couleuvre. Il serait glorieux de parachever Tœuvre, Et de faire surgir, du fond de ce marais. Une île de parfums et de platanes frais.

Et ce ne sont point là fantaisies poétiques, comme on serait d'abord tenté de le croire. Le même Philothée O'Neddy écrira, en prose, cette fois, et sans sourciller, dans V Avant-propos du même recueil : « La jeune littéra- ture a été si peu en danger de mort, elle a si bien déve- loppé son principe vital que non seulement elle est parve- nue à décupler ses propres forces, à parachever sa révolu- tion, mais qu'elle a su être encore assez riche, assez puis- sante pour préluder glorieusement à une croisade métaphy- sique contre la société. Oui, maintenant qu'elle a complété toutes ses belles réformes dans le costume de Y Art, elle se voue exclusivement à la ruine de ce qu'elle appelle le mensonge social ; — comme la philosophie du dix-huitième

« Ou Alfred de Musset :

La politique, hélas ! voilà notre misère.

Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.

Etre rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.

Je veux, quand on m'a lu qu'on puisse me relire.

Si deux noms, par hasard s'embrouillent sur ma lyre,

Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon. »

Thureau-Dangin, Monarchie de Juillet, I, 288.

Cf. A. Cassagne, la Théorie de Vart pour l'art, et un article de Saint- René Taillandier, la Littérature et les écrivains en France depuis dix ans, dans la Bévue des Deux-Mondes, du 15 juin 1847 .


l'anto.msmk 359

siècle si; vouait il la destruction de ce qu'elle appeluit le menaimfje chrétien *. >» Voih'i qui est explicite. Il doit y avoir (lu ivformatt'ur dans tout écrivain, dans tout poète. L'Orphée antique civilisa les premiers hommes : aux Orphées modernes de ramener la civilisation à sa pureté primitive. On sait de reste s'ils furent quelques-uns à prendre la noble tAche au sérieux.

Le meilleur moyen de prouver qu'une réforme s'impose, c'est d'étaler dans toute son horreur l'inégalité, l'injustice, la misère profonde de l'état de choses existant. On pro- clama donc (jue la société était mauvaise, qu'elle était infâme ; on le répéta h satiété sur tous les tons, en vers et en prose ; on lit de cette affirmation violente et facile comme la substantilique moelle de ses écrits. C'était un beau thème d'ailleurs, fertile en développements j\ elTets sûrs, et qui donnait à l'écrivain le double plaisir d'exhaler l'ardente charité qui lui brûlait les entrailles — et d'imiter Byron. .\ l'exemple du noble lord, ou cria « anathème ! » i\ l'ordre social.

Où donc esl le vaisseau qui, dédaignant la côte. Doit chercher avec moi la mer profonde et haute ?

1. r^ zèle de Ph. O'Neddy étnit si fougueux, si sincère, qu'il »c répandait on supplications ardentes {ibid., p. viii):

i< Ouvriers musculoux et forts, gartloz-vous de repousser mn faible coopération ; jamais vous n'aurez assez de bras |)our rérection d'une si jjrande œuvre ! Kl peut-être ne suis-je pas tout h fait indigne d'être appelé votre frère. — Comme vous je méprise de toute la h.'iuteur de mon âme l'ordre social et surtout l'ordre poIiti(|ue qui en est l'excrément ; — comme vous, je me moque de» anciennistes el de l'Académie ; — comme vous, je me pose incré<lule el froid devant la ma};niloqueuce et les oripeaux <les religions de la terre ; — comme vous, je n'ai de pieux élancements que vers la Poésie, cette sœur jumelle «le Dieu, qui départ au monde physique la lumière, l'har- monie et les parfums ; au monde moral, l'amour, l'intellip^nce et l;i volonté. »


360 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Quand, nouveau Ghild-Harold, sur la poupe monté, A l'heure du départ, libre, sauvage et sombre, D'un sourire pareil au sourire d'une ombre, Enverrai-je l'insulte à ce bord détesté * ?

L'admiration va d'elle-même aux écrivains qui flagellent sans pitié l'ordre établi. « Je ne vous parlerai pas d'Antony, de Charles VII, de Tércsa, d'Angèle », est-il dit dans les Sou- venirs d^un huffolâtre, de Ghallamel, p. 37, « qui valurent à Alexandre Dumas la réputation d'un auteur dramatique de talent, mais romantique, érig"eant l'immoralité en sys- tème, — ce qui nous le fît placer parmi les maîtres, parmi les frondeurs des infâmes injustices de la société - ».

Du cœur ulcéré sort un torrent de malédiction univer- selle.

Maudites la famille et la société ! Malheur à la maison, malheur à la cité, Et malédiction sur la mère patrie '^ !

i. Philothée O'Neddy, Feu et flamme. Spleen.

2. Il n'est que juste de faire ici la part des imprudentes générosi- tés de la jeunesse. « A vingt ans, on est aisément pour les doctrines ardentes qui promettent le bouleversement du présent et la remise en question de l'avenir, de môme qu'à cinquante ans, établi, rassis, ayant épuisé les passions, et raisonnant plus ou moins à son aise sur les vicissitudes diverses, on est naturellement pour un stntu quo plus sage. » Sainte-Beuve, Causeries du lundi, IV, 58.

De cette vogue de Dumas et du culte que lui voua un instant la jeunesse, les Mémoires d'un suicidé (73) offrent un témoignage assez curieux. Jean-Marc et ses amis, après s'être échappés du collège, errent par les rues de Paris. « Sous les arcades Castiglione, nous eûmes une idée tellement incroyable que j'ose à peine la raconter. Nous savions qu'Alexandre Dumas demeurait, à- cette époque, rue de Rivoli, 26, et nous décidâmes à l'unanimité qu'on irait lui faire une visite : 1° pour lui porter les témoignages de notre sympathie ; 2° pour lui présenter trois auteurs en herbe, mais pleins d'avenir; 3" pour lui expliquer notre position et réclamer son appui auprès du gouvernement; 4° pour lui emprunter de l'argent. »

3. A. de Musset, la Coupe et les lèvres, I, 1.


l'antoms-me 3111

On écrit tout uniment, comme dans In Préface d'Anyelo, que « le l'ait social est absurde », et l'on affirme avec Stello que « I homme a rarement tort, et l'ordre social toujours »>. Et pour en faire miroiter aux yeux éblouis une aveuglante démonstration, on met en parallèle l'homme social et l'autre.

Est presque toujours méprisable et vil quiconque a une place dans les cadres réguliers de la société ; et, généra- lement aussi, l'abjection du personnage est en raison directe de son importance sociale. Tigres, chacals, loups, hyènes, dogues, porcs, monstres, bourreaux, voleurs : il serait long de citer la kyrielle des qualificatifs dont on affuble les représentants de cette société maudite. <> L'un était moins qu'un loup. — dit sans fa<,'on Petrus Borel dans Monsieur de VAryentiôrc, — c'était un accusateur public. L'autre plus ([u'un |K)rc, c'était un préfet. •> Voilà le ton ordinaire. Médiocrité, basses.-ie native, indélicatesse, stupidité, cruauté, tyrannie, c'est l'uniforme obligé de l'autorité, rois, nuigis- trats ou maris. Inutile d'en administrer les preuves, elles sont dans toutes les mémoires.

A I.'» rigueur cependant, tout cela est négligeable. Il a toujours été de mode en France de.« blaguer » le pouvoir sous toutes ses formes, et (|Uoi(|ue la « blague •> roman- tique manque de légèreté, peut-être est-il séant de ne pas lui donner plus d'importance qu'il ne convient. Mais voici qui est sans doute plus grave.

A côté (le ce qu'il est juste di* liait . « «• «|u il l;iiil ;iiiiirr ; ce qui doit être objet d'acbniiation, en regard de ce (|ui est foncièrement détestable. Diptyque nécessaire et touchant. Le tableau connu laisse deviner le tableau qui correspond et s'oppose. Avait tof^. les défauts, ce qui représentait la société et ses abonni^ blés institutions ; aura donc néces- sairement toutes les <(ualités, ce qui vit en dehors ou en


362 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

marge d'elle, — tout en sachant en profiter, — ce dont elle s'écarte et se méfie : paresseux, déclassés, ratés, révoltés, « déracinés » de toute espèce et de tout calibre. Le héros romantique, de par la vertu de son individualisme souve- rain, est libéré à tout jamais de la nécessité honteuse d'obéir, de plier, de se soumettre ; et en effet il n'obéit pas, il ne plie pas, il ne se soumet pas. Il n'ignore pas seulement la loi, il la juge, et l'ayant jugée, il la méprise ; il se met au-dessus d'elle, il lui est supérieur. Ne demandez pas en vertu de quels droits, ni pourquoi, étant en réalité Didier ou Antony, c'est-à-dire un assez piètre personnage en somme, il s'institue Roland ou Eviradnus : ce sont là choses pleines de ténèbres et de mystère, comme le personnage lui-même, son origine et sa destinée, Manfred le savait peut-être et Lara, car toute cette fantastique psychologie dérive de Byron en droite ligne, et M. Edmond Estève l'a fort bien montré dans son beau livre, Byron et le roman- tisme français. Mais de cette psychologie et de sa genèse et de sa fantaisie puérile, il n'est pas question pour l'instant. Ce qu'il importe simplement de constater ici, c'est l'étrano^e, la désobligeante obstination du romantisme à faire de ce mystérieux, de cet inexpliqué et inexplicable personnage le modèle de toutes les délicatesses, un idéal de générosité et de grandeur, le parangon enfin de toutes les vertus. Du seul fait d'être irrégulier, en révolte contre les pratiques ordinaires de Tinstitution sociale, on acquiert des droits incontestables au respect et à l'estime de tous, presque à leur vénération ; on est un grand homme, un héros, nous allions dire un saint ; on est Leone Leoni, Claude Gueux, Rolla, Vautrin, Robert Macaire, Trenmor ou An- tony ; on traîne enfin derrière soi toutes les admirations et tous les cœurs ^ .

1. Cf. A, Nettement, le Roman- feuilleton ; A. de Pontmartin, Sou-


l'antoni.smk 363

GiloyeiiM, chapeaux bas devant l'homme qui pa»»e !

avons-nous pu lire dans une nouvelle, inédite, de 1836. — Et le mérite de ce héros obscur? — Il a mis k mal deux agents de la force publique : n'avaient-ils pas eu le mauvais goût de l'interrompre au beau milieu d'un acte (|ui le con- duisait tout droit en cour d'assises ?

Que ce soit bien \h pour l'instant le type aimé du public, fa meilleure preuve en est incontestablement — avec l'écla- tant succès qu'ont remporté les œuvres de Byron — la fureur d'enthousiasme tjue déchaîne alors Anlony. Antony représente admirablement pour la foule ce que nous avons dit t|ue symbolisait Chatterton pour une élite. « Il est à lui seul Ilamlet, Fiesque, Franz, Werther, Lara, lej^iaour -, et, ce qui ne j^^Ate rien, il est tout cela « k la bonne fran- quette ». « Il porte h la force du poignet tout un musée de grands hommes. De ces âmes sonores, il est un écho popu- laire. La jeune France, volcanique et incandescente, échauf- fée des mêmes réminiscences, en j»»Misa délirer '. » La jeune

venirs d'un vien.r crili<iue, II, lu lÀtlérutun' et le crime; Itaudolaire, Ctiriusitàs eslhélii/uf'x. Salon «le 1H4G, Dp Vh^rohme de la vie moderne, p. 198, éd. (Î.-I.évy; H. Pariffot, le Drame d'Alexandre Dumas, p. 202 et 258 ; Scipio Sifrlielc, Lillérnture et criminalité. — Le compte rendu d'une alTaire <!»• cour d'assises, ju^ée îi Hennés {(inzette den Tribu- naux-, 17 août 1835), mérite dèlrecité ici. << Qui ne connaît Trenmor, ce héros du roman de Lélia, ce joueur sul>lime, ce foi"çal à l'Ame noble et grande ?... Wiici sur le banc des assises un autre Trenmor, plus jeune, aussi beau, plein de force et d'énergie; il ne fait que débuter dans la glorieuse carrière et déjh quatre condamnations judiciaires sont venues le frapper! Quel héros! La dernière esl de trois années d'emprisonnement pour coups et blessures à une Lélia de carrefour: ([uelle force d'àme ! » Celte ironie n'est-elle jmis signi- ficative ?

1 . H. Parigot, le Drame d'Alexandre Duma». — Sur le succès d' An- lony, cf. dans la Revue des Deux-Monde» (1831, I-II, fi27), .\. de Vigny, Lettre $ur le théâtre ,'» propon d'\niony ; Théophile Gautier, Histoire du Romantisme, la Reprise t/'.Vutony ; Champlleury, les


364 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

France se contemplait dans la peinture avec délices ; et comme elle s'j reconnaissait quelque peu, elle mit toute sa gloire à parfaire la ressemblance avec l'original.


Il


Un procédé, commode et sûr, pour se mettre au-dessus des lois et se dispenser par conséquent de leur obéir, c'est de se proclamer une créature d'élite, faite pour une desti- née extraordinaire, un être de ténèbres, de mystère et de fatalité. Il n'est pas donné à tout le monde d'attirer sur

Vignettes romantiques, p. 113 ; l'ouvrage do M. II. Parigot déjà cité, et surtout le Drame historique et passionnel et le Théâtre et les mœurs de J.-J. Weiss. « Ce paroxysme de révolte sociale, exprimé par le double paroxysme de la bâtardise et de la passion naturelle, excita une frénésie d'admiration au lendemain de 1830. C'était le temps où l'insurrection quotidienne formait la loi et la coutume du pavé de Paris; où de jeunes Brutus, brandissant le poignard aux Vendanges de Bourgogne, vouaient publiquement à la mort Louis- Philippe, ti'aître et roi des épiciers ; où M™ Sand s'habillait en homme pour protester contre la tyrannie de la nature qui s'était permis de lui assigner son sexe ; où les ingénieurs fondaient des religions... Antony fil l'effet sur les imaginations de l'époque d'un caisson de cartouches vidé dans un vaste brasier. » Le théâtre et les mœurs, p. o9. — A. Dumas lui-même [Mémoires, ccxxxii) constate combien sa pièce avait bénéficié des circonstances : « Pauvre Antony ! il avait déjà près de deux ans d'existence, mais ce retard, il faut l'avouer, au lieu de lui nuire en quoi que ce fût, lui devait au con- traire devenir ti'ès profitable. Pendant ces deux ans, les événe- ments avaient marché et avaient fait à la France une de ces situa- tions fiévreuses dans lesquelles les explosions des excenti'icités individuelles ont un immense écho. Il y avait dans l'époque quehjue chose de bâtard et de maladif qui correspondait à la monomanie de mon héros... J'avais profité du moment où la société avait la tête en bas et les jambes en l'air pour faire jouer Antony et j'avais bien fait. » La pièce avait été d'abord interdite au Théâtre français ; le Constitutionnel avait crié au scandale, invoqué la morale et l'hon- nêteté. Le 24 juin 1834, les Variétés jouaient une Revue, la Tour de


i/antomsmk 365

soi les foudres du ciel ; il y faut des (|ualités ou des défauts exoeptioniu'ls, c'est-à-dire une vigoureuse et rare origina- lité. Car enfin, « qu'est-ce que le nombre des anges révol- tés par comparaison avec la multitude des chérubins qui restèrent lidMes ' » ? Le malheur est un signe d'élection, le malh(>ur consacre. De par le seul fait de ce terrible pri- vilège, on acquiert immédiatement sur les autres une écra- sante supériorité, dont on ne manque pas de se prévaloir et de s'enorgueillir. Or, une destinée d'exception ne méri- terait-elle point par hasard un traitement exceptionnel aussi ? Le moyen, dès lors, de s'accommoder des institu- tions qui régissent la masse des vulgaires humains ? Héso- lument donc les Laras de salon et les Antonys de boule- vard, par un décret de leur individualisme et du seul droit de leur condition, se placèrent au-dessus des conventions sociales : elles n'étaient pas faites pour eux ! ils leur étaient tro|> supérieurs !

Hnlu'l, oii nvaii'iit colin l)()ié ime (rruUiitie flaiileurs, pîirmi les(ju»'ls Dumas. Le Conutitiilionnel y était n-préseuté « sous les traits d'un vieux «goutteux, muni d'un ganle-vue vert et affublé «lu nom signi- Rciilif (le Pudihond-Hococo ». 11 chantait :

Dans mon grand journal Je suis souvent bien somnifère.

Mon style banal Est parfois lourd comme un quintal.

Mon ton doctoral Fait bâiller mêm«> la |)orlière :

Mais je suis moral Comme un garde municipal .

1. Pierre A'*', 32 ans, 184(). — Sylvin dit ;i .Incques ; » Je parle de joie ! et toi aussi tu en parles! Quelle joie que la nôtre ! Sombre comme la lljunme de l'incendie, sinistre comme les derniers rayons du soleil qui perce les nues avant In tempête? Nous joyeux ! quelh- dérision! Oh ! quels êtres sommes-nous, et pounpioi voulons-nous toujours vivre la même vie que les autres? » Jaafuex, Ty9. Cf. encon* ■t surtout LHia, et naturellement Aninny.» Il me faut à moi d'autres louleui*», d'autres plaisirs et peut-être d'autre» crimes. » II, 3.


366 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Mon cœur est trop altier pour jamais se soumettre ! Vos lois ne sont pour lui que des jouets d'enfants ; Je les écraserai sous mes pieds triomphants, Et mon âme jamais ne connaîtra de maître *.

C'était tout profit que de jouer au révolté : sataniques et révoltés pullulèrent 2.

Qu'il y ait dans l'expression de ces sentiments orgueil- leux et antisociaux plus de littérature et de rhétorique que de sincérité, c'est l'évidence même, et cette observation suffît à diminuer la valeur des témoignages que nous allons •citer ; mais enfin ce verbiage à la mode est un symptôme, et le symptôme est significatif.

Rien n'est distingué comme de se donner pour une vic- time de la fatalité et de paraître succomber sous le poids


i. Philippe G***, étudiant en droit, 1835. — <( Oh ! si tu l'avais suivi comme moi au milieu du monde, où il semhlait étranger ; si tu l'avais vu triste et sévère au milieu de ces jeunes fous, élégants et nvds !... » Antony, I, 2. — On entonna des dithyrambes en l'hon- neur du grand modèle.

Oui, je t'aime, ô grand Antony, Toi dont le cœur sauvage et sombre N'est qu'un immense gouffre d'ombre, Je t'aime bien mieux qu'IIernani !


Au spectacle de tant de mal, Comme le tien mon cœur bouillonne. Et de révolte je frissonne En voyant l'ordre social.

La générosité de l'inspiration doit faire pardonner les défaillances de l'exécution.

2. Le Valbayre {Laniiel) de Stendhal a parfaitement exprimé ce que devenaient ces idées dans l'humble réalité. « J'ai lu Corneille et Molière ; j'ai trop d'éducation pour travailler de mes mains et gagner trois francs par jour pour dix heures de travail. » Il n'y a pas autre chose au fond des Réfractaires de Vallès.


d'une (Icslinuu maudite ^ Nous avons dt'jà touché qucl(|U)- chose do ce travers ; il fui très répandu. On ne vit plus que Laras et Manfreds au petit pied. «< Je t'en prie, ma chère âme, si tu m'aimes, ne m'interroge pas. N'essaie pas de sou- lever la lourde pierre qui scelle mon passé. Il est maudit. Y loucher, (|ue dis-jo ? y toucher ! y penser seulement nous porterait malheur!... 11 faut laisser en paix le destin... Laisse le mien dormjr dans le repos et l'oubli 2... »

Il est extrénuMuent bien porté de ne marcher t[u'à travers une atmosphère formidable de brumes et de ténèbres, sauf à soulever de temps en temps « le voile terrible et mysté- rieux ». (« ...Qui je suis ? Hé ! le sais-je moi-même ? ...L'ou- ra{»an sait-il d'où il vient et où il va ? Sous le soulFle <h' Dieu, il marche, il se précipite... Ainsi je vais, objet d'épou- vante et d'horreur, inconnu aux autres, inconnu à moi- même... Il y a un mystère au fond de ma destinée... Ah ! te préserve le ciel d'y plonger ton regard lumineux de séra- phin !... Que je sois seul à sentir et à supporter le terrible fardeau, le fardeau maudit !... Oui. que je sois seul ! Cela est mieux ainsi .. » ->

1. C'f. Celle-ci oi celle-l,^^ dans Icx Jeune-France, apK's l'envoi p.-ir Roilolpho (U> In iotlro niioiiynic.

« O cinquième acte Uni rêvé, que j*ni poursuivi si opiniâtrement h travers toute In prose de la vie, que j'ai préparé avec tant de soin et de peine, le voilà donc arrivé ! Je ne ferai donc plus de l'Anto- nysme i> la Beripiin ; je m'en vais devenir un héros de roman, et cela en réalité. Vienne un autre Byron, et je pourrai poser pour un autre Lara ; j'aurai du reinonis et du sang au fond de ma destinée, et chaque poil de mes sourcils froncés couvrira un crime sous son ombre : les petites filles oublieront de sucrer leur thé en me regardant, et les femmes de trente ans songeront à leurs premières amour-

2. Léon B***, « Jeune-France », 1834.

3. Id. — Il n'y a là que transposition d'/Zerna/ii ou do U Coupe et lef /Arres et de Poriia.

Je suis une force qui va...

.\gent aveugle et sourd do mystères funèbres !


368 LE ROMAM'ISJIE ET LES MŒURS

Une destinée maudite suppose nécessairement toutes sortes de choses étranges et redoutables. Comme ce n'est guère le lot d'une existence humaine, on appelle alors l'ima- gination à la rescousse, — comme toujours, — et l'on se donne par artifice ce que la réalité est incapable de four- nir. Le désir est général d'avoir « du remords et du sang au fond de sa destinée ». « J'aurais voulu être en ce temps romantique un être dévoré de doul^eur et accablé d'un immense remords », écrivait George Sand à Charles Edmond, le 26 septembre 1875 ; «. j'étais embêtée (c'est elle qui souligne) de n'avoir pas commis un crime qui me permît de connaître l'ivresse du désespoir ! »

D'autres encore, et en assez grand nombre, furent em/>c'- tés pour les mêmes raisons, ou du moins ils mirent toute leur application à le paraître.

« Et cet Andréas, qu'en dites-vous?

— Il fait tout ce qu'il peut pour avoir du génie.

— Pauvre Andréas ! Savez-vous ce qui le désole ? 11 voudrait avoir la face maigre et terreuse ; . . . il donnerait ses cheveux pour être un enfant trouvé, sa barbe pour être un échappé du bagne, et ses drames pour avoir étouffé sa maîtresse dans ses bras K »

Le romancier exagère à peine, ou plutôt il ne fait que


Une âme de malheur faite avec des ténèbres ! Où vais-je? Je ne sais. Mais je me sens poussé D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.

Hernani, III, 4.

T'est-il jamais venu dans l'esprit de connaître

Qui j'étais? qui je suis"?...

A-t-elIe pu tomber et se faner si vite

Pour avoir une nuit touché ma main maudite ?

Musset, Portia. 1. Perrière, Romans et mariage, I, 28.


l'am'onismi-: 369

<lécrire avec fidélité un type qui fut alors à la mode. Un de eus maudits vient d épancher son cœur on lyriques et tumul- tueuses uonlidfnces, « amères et sombres », naturellement ; (^t il conclut : « Voilà les pensées qui m'obsèdent et qui IVappoiit aux parois de mon cerveau, comme un vol etîa- rouché de chauves-souris lugubres... Mon âme ne serait pas étreinte d'anjçoisses plus tragiques, si j'avais commis un crime. Alors, pourquoi ne l'avoir pas commis en réa- lité ? Mes souffrances et mes terreurs auraient une excuse ; je pourrais me dire à moi-même que je n ai pas tort d'être désespéré ' .. .

Avec de pareils états d'i\me, comment s'abaisser aux pratiques vulgaires de la commune hum.init»* ? On les ignore et on les méprise.

'< Je prétends entrer dans la société comme un dompteur ilaiis la cage de ses fauves : il les cravache, il les fouaille... Et moi aussi je ferai tout agenouiller sous mon fouet vain- ([lu'ur... Les lois? Elles ne sont faites que pour les lâches qui peuvent les subir!... Moi, je les brave, parce que je les domine... Si on veut que je les accepte, qu'on les grandisse a ma taille '. »

« Obéir! — dit un autre. Etàqui? et de quel droit

1. .Iules D"*, i< volcani(|uc », 18.36.

2. IMene ,\***, .32 ans, 1840.

'\. Anuiiiid H***, IM42. — Il veut dire évidcmmcnl :«< El dp quel ili«)it me commnntler? •> Sa fougue a fait faire h notre individualiste iiiie ellipse un peu forte. — On sait si cet étal «re9|)rit est relyi (!«• |uel(|ues personnajjes de Malzac. Ponlmartin a eu raison d'écrire : Quand il (Bal/.acl arrive à une des phases culniinaulesde ces itVits. s'il craint que son lecteur ne remarque pas assez .\ quel point la scène résume une des faces de la société ou du cœur humain, il sarrèle et s'écrie avec une complaisance naïve pour son propre ouvrage : « I^a tragédie antique n'a pas de tableau plus pnllié- lique... » ou bien : « Vous avez là, dans son expression la plus haute, la Révolte se posant en face de In 1 i u bien encore :

Le roniantiame et le.t nueurs. Si


370 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

•ff

Je ne reconnais pas le pacte social, moi, et il n'aura jamais que mon mépris... Malédiction sur ceux qui l'ont fait et honte à ceux qui se résignent à le subir ! . . . Cette résig-na- tion d'esclaves m'a toujours paru une insulte personnelle, et je voudrais cracher à la figure de tous ces lâches !... Se soumettre, c'est avouer sa faiblesse, c'est mériter qu'on vousécrase... Bvron ne s'est jamais soumis, Napoléon non plus ! . . . »

« C'est pour moi un perpétuel sujet d'étonnement, de stupéfaction, — déclare un troisième, — que la soumission plate, l'imbécile respect général envers l'autorité. Ah ! on les élève, les jeunes Français, « dans la crainte de Dieu et des sergents » ! Education stupide, bien faite pour ne pré- parer que des créatures viles, sans dignité et sans éner- gie!... Quand donc serons-nous vraiment libres? débarras- sés enfin de toute convention et de tout préjugé ? Quel mystérieux héros fera tomber les chaînes sociales?... Quand enseignera-t-on aux jeunes Français que l'homme des temps modernes, c'est Manfred, c est le Corsaire, c'est Didier, c'est Antony, c'est-à-dire un être qui ne tient sa loi que de lui- même...' ?» On devine le développement; on voit surtout

« Le drame prend ici des proportions formidables : ce n'était pas moins que la lutte de l'Individu contre le despotisme social !... » Il s'agit souvent d'un galérien en rupture de ban ou d'une fllle perdue qui s'amuse aux dépens d'un vieux libertin ; n'importe ! vous voilà averti, par des Majuscules, de tout ce que la situation a de solennel, et il y a de bonnes gens qui s'y laissent prendre. »

1. Philippe G***, étudiant en droit, 1835. — M. Spronck, dans ses Artistes littéraires (p. 126), nous paraît avoir analysé avec une netteté parfaite cet étrange et dangereux état d'âme. « Mais parfois aussi, au lieu d'aboutir à la sombre quiétude, pleine d'indulgence et de pitié universelle, au lieu d'arriver au morne détachement de toute passion et de toute pensée, le désespoir se tourne en colère et en révolte ; à la place de René, de Childe Ilarold ou d'Obermann, nous trouvons les misanthropes et les blasphémateurs, Manfred, Antony, Didier, déversant le trop-plein de leur fureur sans objet sur des personna-


l/ANTftMSMK :{T I

(juello en fsl rofig-ine et lu phtce rju'v occupe In littératuir h la mode.

Kl la preuve (pu' ce ne sont pas l;i simples <»xa^»rations parlieulières, (pie de toutes paris l'individualisme s'agite cl s'impatiente, avide de faire reconnaître ses droits, ou plus exaetement peut-être de les imposer, s'il en a la force, c'est {(ue de tous côtés aus»^! l'on si.^-n;!!»* s»>v; .'nipi<'t<'int'nts. el l'on s'en inquiète.

« Comme nous, vous le sentez, Messieurs, c'est ce mal qui nous poursuit el nous assiège : partout, autour de nous, rinUrèl individuel s'exhale contre l'ordre social en plaintes amères. 11 ne lui tient pas compte de ses bienfaits, et solli- cite de lui, avec aigreur, souvent même avec violence, ce qu'il ne lui est pas possible de distribuer à tous. Il semble {(ue plus la carrière est librement ouverte au génie, au tra- vail et à la vertu, plus on s'indigne de ce (jue le pouvoir, l'opulence et la gloiVe, ces biens que si peu obtiennent et (pie tous envient, (jue la société seule a créés, mais qu'il faut savoir conquérir, ne soient pas livrés, à première vue, aux mains de quicon(jue se les adjuge. Les institutions les

lilés vajîuos el nbslrniies ooinme riunuanité, Dieu ou le Destin, sans «|uo (railleurs celle haine se manifeste par d'aulres voies (jue des tirades d(Hlai<;ueuses ou des inipr('>calions sacrilèges. Vienne un jour où ces hommes au cœur ulc(^ré par la vie ne se contenleronl plus de l'ironie, des malédictions ou des menaces, pour apaiser leurs indéii- nissahles rancunes, nous les verrons passer des paroles aux acles el, après avoir souhaité à tout ce qui les entoure la douleur, In deslrue- lion el la mort, faire porter sur un èlre «pielconquc, le premier venu, le plus inolTensif, le poids des sour«les irritations et des besoins de veuj,'eance (pi'ils oui amoncelé dans leur sein. Et nous aurons la cruaulé sans motifs, pour runi(|uc joie de voir souiTrir ; 1 "apolojjie du vice et du crime pour le plaisir de renverser loul»- monde et toute religion; la reclierche de la plus basse débauche moins pour satisfaire les sens <pie pour jouir de son propre abaisse- ment. Ce sera l'amour du mal, senlimenl rare sans doute, mais non pas si excc|>tionncl ni si inexplicable qu'on le suppose. >>


372 LE ROMANTISME ET LKS MŒURS

plus élémentaires et dont la nécessité est la plus absolue sont dénoncées comme tyranniques et mauvaises, si elles froissent des sentiments, si elles enchaînent des passions. Ce qu'on demande à la société comme le paiement d'une dette rigoureuse, ce ne sont plus seulement les conditions essentielles de bien-être méthodiquement compassées dans Tordre des intérêts positifs par une philosophie matérielle ; c'est le bonheur tel que le poursuit l'ambition ardente, tel que le convoite l'insatiable avarice, tel même que l'imagine une sensibilité inquiète et rêveuse K »

Pour que, dans son discours de rentrée du mois de novembre 1838, le procureur général près la Cour de Paris fît entendre d'aussi sévères paroles, il fallait bien que les effets du mal fussent partout manifestes et quel' « anto-- nisme » eût pénétré partout assez profondément.

Les observations de notre flâneur parisien n'ont pas la même portée : elles n'en sont pas moins significatives. Il a été frappé, lui aussi, de cet instinct général d'insubordina- tion, et quoiqu'il ait pour sa part l'esprit frondeur et donc assez indulgent à l'individualisme, les prétentions et les sottises de ces « singes de Byron », comme il les appelle avec une amusante justesse, ne laissent pas de lui causer quelque surprise et quelque malaise ".

1. Cf. aussi un discours bien intéressant du procureur général d'Amiens sur « l'individualisme » {Gazette des Tribunaux, 12 nov. 1836), « mot nouveau qui devient peut-être nécessaire pour caracté- riser un mal qui était inconnu ; mot presque étrange, auquel les puristes du langage doivent permettre son cours, parce (ju'il passera avec le mal accidentel auquel il aura dû son origine... »

2. Quoiqu'elle soit antérieure de quelques années à l'époque dont nous nous occupons, il faut lire la correspondance de tout ce groupe dont parle Sainte-Beuve dans sa Préface pour la seconde édition d'Ohermann, J.-J. Ampère, Stapfer, Bastide, Carré, de Jussieu, etc. On croirait entendre des héros de théâtre ou des personnages de roman. J.-J. Ampère écrit à son ami Bastide, en janvier 1820 :

« Ah ! il y a des moments où il me semble, comme à Werther,


l' ANTON ISME 'M3

« 10 avril |183Hj. — Je n'ai pas d'aiïection bien vive. Dieu merci, pour l\'sprit routinier, moutonnier; mais l'ex- cès contraire est tout aussi déplaisant, et il me paraît que mes contemporains sont en humeur de nous en donner le spectacle un j)eu ridicule.

« Tout cela vient de Byron, coiuiin- I UN.im- clu i ij^.m-, l.i pratique de ror<^ie, et i)ien d'autres choses. Ca* qui me sur- prend toujours, par exemple, c'est qu'on ne voie pas clo- cher dans les rues un plus }^rand nombre de pieds bots. Four([uoi tous les adorateurs ne rendraient-ils pas cet liom- mag-e à leur divinité ? Mais peut-être y viendront-ils

que DitMi a déloiirac -..i l.icf ili- 1 lioiniue et l'a livré au malheur, sans secours, sans appui, l/lioininc est ici-bas pour s'enuuyer et soulTrir. ■ Même amertume/ mêmes grincements «le dents, même ironie smcns tique dans une autre lettre, du 20 mai iH20.

« La semaine dernière, le sentiment de malédiction a été sur moi, autour de moi, en moi. Je dois cela i\ lunl Hyron ; j'ai lu deux fois de suite le Manfred an<;l:iis. Jamais, jamais de ma vie, lecture ne m'écrasa comme celle-là. J'en suis malade. Dimanche, j'ai été voir coucher le soleil sur la place de l'esplanade : il était menaçant comme les feux de l'enfer. Je suis entré dans l'éjjlise, où les fidèles en paix chanUiient l'alleluia de la résurrectioa. Appuyé contre une colonne, je lésai regardés avec dédain et envie. J'ai compris pour- quoi la malédiction de Lord Byron finissait par ces mots :

L'univers tout entier sur ton cœur a passé : Que ce ccrur désormais soit aride et placé.

t< Le soir j'ai dîné chez Kdmond : il a fallu parleravec M""» Morel <hx papiers peints et tl'appartements. A neuf heures, je n'en |>ouv8is plus : j'étais dans un désespoir amer et violent, les yeux fermés, la tête penchée en arrière, me dévorant moi-même. Je laissai tomber quelques mots de douleur et d'ironie aux consolations de la douce Lydia. »

Et ce n'est pas — on pourrait le croire — accès passager de spleen : c'est le ton habituel de la corres|K>ndance.

« Lundi je t'avais écrit une lettre salanique, mais je la déchire ; cet accès de rage contre le destin a fait place à un diMlain profond de toute chose, île l'avenir et «le moi-même >« (^Ampî're à Bastide. 3 juin 1820).


374 LE ROMA^'TISME ET LES MŒ[RS

« Ces béjaunes croient honorer encore mieux leur grand homme en copiant ses héros de la façon la plus puérile et la plus l'idicule. Ils ne parlent que de jeter l'anathème à la société et de lever contre elle l'étendard de la révolte. Pauvre société ! Aura-t-elle la force de résister à une aussi redoutable coalition? Si elle allait ne pas pouvoir se défendre ! Si nous allions assister à un nouveau boulever- sement ! C'est à faire frémir!... »

« 13 octobre [même année]. — Nous voilà bel et bien pourvus et dotés d'une nouvelle engeance, plus préten- tieuse encore et plus insupportable qu'aucune que je con- naisse. Au pays des ombres, le lord Byron doit être content,

Et J. Bastide de répondre sur le même ton :

« Que les jours et les nuits sont tristes!... Les' fantômes m'as- siègent... Ah! si après la mort nous devions nous retrouver un jour, combien je serais tranquille! Mais non, toute affection sera l)risée, il faut se contenter de cette misérable vie de la terre... »

Tout le groupe est atteint du môme mal et ce sont de tous côtés les mêmes confidences. « Tu souffres autant que moi », dit Ampère à Bastide, et il ajoute : « El Franck ! Et Stapfer! » Stapfer écrit de son côté : « Il y aura toujours quelque chose de sombre, de désen- chanté au fond de notre existence. » De Jussieu, qui n'apparaît dans le cercle d'amis qu'en 1822, est tout de suite à l'unisson. <( L'iri-épa- rable, le passé, l'impossible, écrit-il en 1823, tout est négation dans le monde. La vie n'est qu'un long refus de bonheur, et nous autres, vils mendiants que nous sommes, nous le demandons toujours. »

Ils entretiennent d'ailleurs soigneusement leur mal par des lectures a'ppropriées. Ampère écrit à la date du 10 août 1820 :

« Je relis Werther, au fond duquel je n'avais jamais pénétré, et deux volumes de Lamennais. Dans le second, il y a des passages absolument faits pour nous. Dieu, que cet homme a le sentiment de la ruine ! »

Byron était aussi l'objet de leur culte et de leurs méditations, mais surtout Obermann, ainsi qu'il appert de la préface que Sainte-Beuve a écrite lui-même pour la seconde édition du livre de Sénancour.

Tous finirent par guérir cependant. 'Werthérisme, byronisme, obermannisme n'avaient été qu'une crise. Chez d'autres, moins intelligents, plus passifs, la crise fut plus durable, et les résultats en furent naturellement plus désastreux.


l'antomsmk 375

et ici-haut M. Alexandre Dumas doit passer ses journées à se frotter les mains de plaisir i-l d'orgueil.

(( l^urtout à chaque pas, dans cha(iue coin, des mines ren- frognées et farouches, des moues vilaines et dédaigneuses, des regards sombres, des sourcils froncés, des fronts sil- lonnés de rides, comme crevasses, parbleu ! en pays volca- niques!... Ah ! (jue nos jeunes contemporains sont donc ridicules ! Et comme je suis toujours tenté de leur être reconnaissant ' î...

<« Ktquels propos amers, dé.senchantés, sur ces lèvres qui ont le mauvais goût, par Satan et Belzébuth ! de rester impitoyablement roses et fraîches, cependant que tout le reste de la physionomie est « dévasté w, comme ils disent !... '• Honte à la société et malédiction sur les hommes!... » ... Par pitié. Dieux justes et bons! envoyez-nous du ciel im autre Molière. Exoriare aliquis!... Et puis.sent se déver- ser sur nous toutes' les cataractes du comique!... »

« 23 septembre [1835]. — Il serait peut-être prudent de faire informer les peu vigilants ministres de Sa boui^eoise et apathique Majesté qu'il se prépare une formidable croisade.

De petits .Antonys une horde sauvage

Va monter à Tassaul de la société.

Pour eux l'obéissance est un pur esclavage ;

Rien n'est grand ici-bas que d'être un révolté.

Sur leur bannière toute noire, le noir étant le symbole du

1. Comparez ce passage de VÉducation sonlimentale, 209. (léric affirmait (jue son existence, de même, se trouvait manquce. Il «'•tait bien jeune cependant. Pou(|uoi désespérer? Et elle lui donnait lie bons conseils : « Travaillez ! mariez-vous! « Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu d'exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l'.Vnlony, le maudit, — langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée. »


376 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

deuil et du désespoir, éclateront en lettres d'or les mots de leur devise : « Honte et mépris! Révolte et sang !... »

« J'ai eu le plaisir, ces jours derniers, de voir d'assez près quelques-unes de ces têtes fêlées ; il faudra qu'à mes pre- miers moments de loisir j'en essaie le portrait '. »

Le portrait a-t-il été exécuté? Nous n'en avons en tout cas trouvé aucun vestige : la perte est singulièrement fâcheuse. L'essentiel pour nous d'ailleurs est qu'il soit bien établi qu'Antony a eu des imitateurs. Il est sans doute inutile, après ce que nous en avons dit, de faire appel à d'autres témoignages, par exemple à celui de Frédéric Soulié, dans son Conseiller d^Etat ~.

{. « Les garnisons regorgent d'exemples pareils. « Vigny, Lettre sur le théâtre à propos r^'Anlony.

2. Dans le roman de Soulié, Antoni est « un tout jeune homme de vingt ans, d'un beau visage de femme, de longs cheveux noirs à la moyen âge, Fair souffrant, parfaitement busqué et élégamment habillé, tout noir de satin, cravate, gilet et pantalon ». Et voici com- ment un des personnages du roman'le présente.

« Qu'est-ce que ce petit jeune homme? — demande M™*^ de Lubois à Alicia.

— Il te l'a dit : il s'appelle Antoni.

— Eh bien ! fit Camille étonnée.

— Eh bien, est-ce que tu ne connais pas Antoni, la pièce d'Antoni ?

— Si fait, reprit Camille, qui ne comprenait pas.

— Eh bien. M, Antoni Leroux est frappé d'Antoninisme [sic). Il est jeune, il est beau, il est triste, il a un poignard dans sa poche, il a un regard fatal, un amour qui tue, et par-dessus tout, il s'appelle Antoni. La seule chose qui le gêne dans la fatalité de son existence, c'est d'être si cruellement apparenté ; c'est d'avoir père, mère, frères, sœurs, tantes, oncles, cousins, cousines, de ne pas marcher seul enfin dans le désert du monde, avec son âme isolée et son nom à qui ne répond aucune voix amie. » Les mots soulignés le sont dans le texte.

« Alicia avait débité cette phrase sur la nouvelle et chantante mélopée du drame moderne.

« Camille ne put s'empêcher de sourire à l'explication que venait de lui donner Alicia.

— Je comprends maintenant les phrases sur le bonheur... le malheur de la famille... quelque chose d'obscur.


l'antonismk 377


III


1/iiuU|)(>ii<1miic(> et 1 insiihordinalion rtanl ainsi ôrigres vn (lo^me, il est naluri'l qu'on ullecte dv nu'j)riser de toutes ses forces les représentants de l'autorité, dçpuis les plus puissants juscju'aux plus infinies, et que toutes les sympa- thies aillent à ceux ({ui pratiquent méthodiquement la révolte et qui sont toujours, et pour cause, en délicatesse avec la société. Jamais Polichinelle rossant le commissaire ne soldera plus frénéli([ues applaudissements. Partout Hoherl Miieaire trioniplic cl inan({ue suseitiT des «'lueuli's'.

— De ridicule, (lil Alicin ; il n'i'sl pas sans esprit, niuis il >> est fuil le jouol fies plus sols. » I, 101. Comme spécimens de sa conversa- tion, cf. I, 99-102 et 271-273. Celle conversation est en général si ridicule <pie l'auteur éprouve le besoin d'excuser son piètre héros. « Il l'iuit 1(> dire pour excuser .\nloni ; il était, dans la vie réelle, le produit de celle vie fiint«sti(|ue écrite dans 1» poésie moderne. Ca' n'était pas im caractère de sa nature que celui qu'il s'était fail; il lavait trouvé séduisant dans les livres et les drames en vogue, et le jouait sincèrement comme le meilleur quon pût prendre. Antoni se fût peut-être habillé en berger du temps des succès i\'E*leUe et df Xàmorin; probablement aussi, il eût été fort prétentieux h la cor- ruption, s'il avait été de l'époque des Liaisons flanrfrreusfs et de Faublas, et il eût fait des cantates h Cincinnatus, lorsque le Honiain trônait, les jambes nues sur le théâtre, et le tout nu sur les toiles de l'Empire. Que si on nous conteste la vérité de cette inllueuce, nous aurions en preuve nulle faits vrais à fournir, et la plus triste serait peut-être celle manie de suicide, qui a pris naissance dans la drama- turgie des pièces et «les romans actuels. " 1. 30'». — Le témoignage, on le voit, n'est pas à dédaigner, et les dernières lignes ont leur prix.

1. Sur Robert Macaire, cf. Muret, L'hiatnin" par /«• théàlrr. III. 241 : Jules .lanin, (Iritit/tie ilrnmati>fut\ III. 310 sqq. I..a page suivante de M. Thureau-nangin [Monarchir de Juillet, I, 339) analyse admira- blement le type, sa genèse et son inlluence.

'. Le désenchantement et le scepticisme n'étaient pas seulement la maladie de quelques esprits rafÛnés : ils avaient envahi l'Ame de la foule et se trahissaient alors par une ironie singulièrement vio-


378 LE ROMANTISME ET LES MŒUKS

Sur le passage de tout irrégulier, qui a eu ou qui aura maille à partir avec les gendarmes, la foule s'écarte respec- tueusement. Toute manifestation d'individualisme, même imprudente et maladroite, lui va directement au cœur. Et ces habitudes, d'ailleurs si françaises, on dirait que la lit- térature met un soin jaloux à les entretenir.

Non qu'il y ait là manifestations de préférences poli- tiques bien nettes. On déteste la société, tout uniment parce qu'elle est la société, c'est-à-dire une collectivité dont les intérêts s'opposent toujours et comme de parti pris aux intérêts de Tindividu, et l'on en raille et l'on en calomnie infatigablement les représentants « vils et abrutis », parla raison toute simple qu'ils en sont les représentants : il n'y a pas d'autre mystère. Le maître d'écoliers turbulents et indisciplinés peut être le meilleur homme du monde : il aura toujours le tort d'être leur maître, et c'est un tort irré- missible à leurs yeux. 11 n'en va pas autrement pour les romantiques, — à moins encore que le costume de « l'auto- ritard », quel qu'il soit, ne cause un réel malaise à leurs pupilles d' « artistes »,

« L'autorité ! Qu'est-ce que cela?... Un mot ! un simple


lente et grossière. Ce n'est pas l'un des signes les moins caractéris- tiques des années qui suivirent 1830, que la popularité du type de Robert Macaire : incarnation cynique du crime facétieux, chez qui le blasphème se termine en quolibet, le vol se pique d'être spirituel et le meurtre jovial ; persiflant tout ce qui inspirait jusque-là respect ou crainte, la vertu aussi bien que l'échafaud; faisant rire aux dépens du Dieu qu'il outrage, de la société dont il viole les lois, de la victime qu'il dépouille ou égorge. Le vice railleur et impudent s'appelait autrefois don Juan. Robert Macaire en est une sorte de dégénéres- cence démocratique; seulement l'odeur du bagne s'est substituée aux parfums de boudoirs, les haillons de la misère corrompue aux habits de soie du libertinage élégant; et surtout la statue du com- mandeur et le coup de tonnerre de la fin ont fait place à l'apothéose du coquin ayant jusqu'au bout raison du gendarme et de la Provi-


i/antunisme 379

mol, vide de sens, aussi ridicule, aussi boulTon ({uc l«'.s divers accoutrements (jui la représentent !... L'autorité est marque assurée de platitude, de bassesse et de vilenie... Qui peut solliciter une parcelle seulement d'autorité est un fou, et (|ui |H'ut la détenir seulement une minute est un misérable '... ->

Une pareille conception n'exige pas au préalable d'études sociolo^icjuos bien profondes : les disciples ingénus du roman- tisme s'en tinrent là en général.

Un Jeune-France est sur le point de se laisser entraîner à un procès pour une ({ueslion d'héritage. Un de ses amis lui conseille d'arraiifijer 1 alTaire J» l'amiable, dûl-il y laisser quelcjues plumes; et ce fut toujours là un excellent conseil. Mais ce n'est pas le bon sens qui inspire notre conseiller d'occasion. «... As-tu donc oublié (ju'il ne faut jamais avoir de contact avec ces vautours ? » On devine que dans les lignes précédentes il a été question de « charogne ». « .Soh- viens-toi de nos maîtres ,* relis « Notre-Dame de Paris <> . — C'est nous qui soulignons ce trait caractéristi(jue. — « \ax justice ? Mais c'est la plus grotesque et la plus lugubre des plaisanteries!... (^ue ton adversaire ait une jolie maîtresse


(Jenco, «'palenionl ridicules et bernés. Ce type n'a pas été créé par un écrivain, imposant à la foule In fantaisie de son imagination; il était rtmivre d'un acteur habitué, nu contraire, par étal, h traduire la pen- sée des autres, cl, dans ce cas, traduisant celle du public plus que celle d'un auteur. " — I.a pièce eut une suite. lioherl Maciire, 1834; il y eut ensuite In Fille ih Hobrrt Macairc ; le Fil» de Unbert Macaire ; /(■ f.'oiix//» (le Robert Macaire; une Knteute au Paradin ou le Voyage de lioberl Macaire. Dans cette dernière pièce Hobert Macaire grisait saint Pierre, hii volait ses clefs, mettait tout lu paradis en joie, et Unissait par tuer le diable à la savate, avec tovco lazzi sacrilt^ges. — Les caricatures de Dnumier et Philipon (Cent et un Hobert Macaire) popularisèrent encore le type, et Henri Heine pouvait parler du Hobert Macairianisme, ou blague universelle. 1. .\rmaud R*". ISVJ.


380 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

à lâcher à un juge baveux et libidineux, et ton afVaire est claire ^.. » Magistrats, préfets ou simples argousins sont toujours traités avec la même désinvolture et caractérisés avec cette courtoise impartialité.

En revanche, on n'a pas assez d'éloges pour quiconque brave l'autorité, se met résolument au-dessus d'elle et vit en dehors de cette « société d'hypocrites, d'esclaves et de louches fripons ». De l'approbation à l'imitation la dis- tance est courte d'ordinaire, et elle est assez vite franchie. Sans doute il ne faudrait pas généraliser, et il y a eu chez les jeunes hommes d'alors une belle quantité d'efforts, de travail, et des mérites solides. Mais aussi quelques-uns d'entre eux, par bravade et horreur des habitudes bour- geoises, affectèrent de dédaigner « d'aussi médiocres ver- tus », et Rolla paraît avoir été assez souvent leur modèle.

Un gag-ne-pain quelconque, un métier de valet Soulève sur leur lèvre un rire inextinguible,

et ils font de l'insouciance et de la paresse « l'habituel emploi de leurs journées ». « Travailler, mon cher, à quoi bon vraiment ? C'est une vertu de bourgeois. Vive la paresse et vive la gaîté ! Quand la coupe sera vide, eh bien ! on la brisera- !... » Incontestablement, il n'y a rien là de particulièrement romantique, en dépit de l'inévitable allu- sion aux bourgeois. Mais voici qui est sans doute plus expli- cite.

Et — quoiqu'il y ait eu alors, au témoignage de Ghalla- mel, pas mal de « rédempteurs de filles perdues » — nous

1. Philippe G***, étudiant en droit, 1835.

2. Etienne B***, 26 ans, 1846. C'est le môme qui écrivait :

La liqueur épuisée, on brisera le vase. Cf. plus haut, p. 189.


i.'antomsme 381

ne voulons pas parler de la réhubilitalion de la courtisam- <(U(' Xîurinn Dclorme a coininencée, (|iu*la D/ime aux camé- lins continueru et contre laquelle la rude Aventurière d'Kmile Augier sera à peu près impuissante ; mais il semble bien tju'on se soit familiarisé avec de certaineK choses qui n'inspiraient autrefois que de Thorreur ; s'il faut en croire les magistrats, le vice et le crime mêmes, pourvu qu'ils se présentent « avec l'auréole de la gran- deur », suscitent d'assez vives sympathies; et, toujours d'après la même source, c'est la littérature romantique qui a été le principal instrument de cette transformation.

Dans un discours de rentrée, que la Gazcllv des Tribu- naux reproduisait à la date du i novembre IS'JS, le prmu- reur général près la Cour de Paris analysait le malaise dont il lui paraissait que souffrait la société contemporaine, et il concluait :

« C'est ainsi qUe se forme un fatal alliage d'égoïsme effréné et d'orgueil impuissant, de mélancolie sombre et d'activé énergie (jui aboutit au désespoir <)U \\ la révolta, au suicide ou au crime. Kt s'il arrive que l'art dégradé, empruntant à de pareilles idées ses inspirations, les per- sonnifie avec éclat aux yeux de la foule, les Tribunaux de répression verront s'asseoir devant eux les héros du mélo- drame et du roman, avec les mêmes attitudes, les mènu-s sentiments et le même langage, grandis si leurs propn*s yeux par les passions (jui les ont faits coupables, et oppo- sant aux lois (jui les condanment. et aux jugements qui les frappent, le sourire méprisant d'une supériorité méconnu»-. Quel(|uefois même les juges- subiront aussi celte fascination (|ue produit le spectacle des émotions sincères et des pas- sions ardentes ; les désordres et les entraînements qui amènent et expliquent le crime en deviendrtmt la justifica- tion complète ; nous avons presque dit la glorification, et.


382 LK R03JA]\TIS.MI': KT LES MŒURS

par une étrange contradiction, dans une société où la phi- lanthropie dispute au pouvoir social le droit de purîir de mort les plus grands forfaits, on concédera par l'impunité ce droit terrible du glaive à une passion immorale offensée selon son Gode et homicide de par l'arrêt qu'elle prononce. »

L'année suivante, dans un autre discours de rentrée prononcé devant la même cour, l'avocat général Dela- palme faisait entendre les mêmes plaintes, appuyées cette fois de considérants plus énergiques et plus développés.

<( N'envisageant plus les choses dans leur sens moral, mais par la sensation, on a montré que l'horrible pouvait avoir ses beautés, et si le bas et le vil ne se sont pas relevés de leur abjection, le vice et le crime, plus heureux, ont presque trouvé leur excuse lorsqu'ils ont pu emprunter à la passion quelque chose de ses égaremens. Sous les peintures qui l'ont embelli, le vice a perdu sa laideur, et, avec la parure qu'on lui a donnée, il a pu s'asseoir près de la vertu presque sans la faire rougir : désormais, il a eu sa place dans le monde, il a eu ses droits qu'on lui a laissé

prendre Protégé par cette faveur, le crime lui-même,

il faut bien le dire, a trouvé moyen de se faire comprendre quelquefois dans ce pardon général, et si ce n'est aux yeux des hommes graves, au moins pour quelques imagi- nations fascinées et troublées, il a semblé qu'il fût aussi entouré de quelque illusion ; il s'est trouvé des esprits qui ont vu une sorte de mystère sauvage dans ses profondeurs et dans ses abîmes; il a eu comme sa sublimité et ses grandeurs ténébreuses, et peu s'en est fallu qu'on ne le considérât, lui aussi, comme quelque grande et puissante passion, prenant son rang parmi les autres passions hu- maines, et trouvant son explication dans son audace même et dans sa force i. »

1 . Gazelle des Tribunaux, 4 novembre 1839. — Même langage avait


L AM0M8MK ^

I.e Miugisti'ul croyait de son devoir d'insister, et il cuiih- nuait :

« N*esl-il pas vrai que dans ce temps plus qu'à aucune épo((ue peut-être, on a vu transporter dans la défense de» accusés ce sontimcMit trompeur (|ui excuse et (jui explique le crime par la passion, et cjui veut voir l'innocence par- tout où se trouve quelque j^rand emportement de l'âme?... De là, s'égarant dans cotte fausse route, on a voulu faire oublier le crime en l'entourant quelquefois d'une véritable fantasmagorie théâtrale et l'on a fait d'un procès un drame ou un roman. Transportant au milieu de vous je ne sais quelles impressions prises sur la scène ou dans les livres, il a semblé <ju'il suffisait que l'avocat entourât l'accusé de cette sorte de prestige dont l'écrivain qui laisse errer sa plume au hasard et qui n'a d'autre tâche que celle d'amu- ser oint" le lit'ios (11' son poème '. »


été déjà tenu dans iiii autre discours de renlréo, h la Cour d'Amiens.

X Qu'on traduise h la barre de nos Cours d'assises d^s criminels de la trempe de ceux (|u'on simule sur le théâtre : tel est le respect de la justice pour l'honnêteté puMiquc, qu'elle s'imposerait le huis- clos et qu'elle croirait faire ofTense h son |)ropre sanctuaire, en tolé- rant dans le secret de sou audience, des maximes, des anathèmes pareils à ceux qui, dans les salles de spectacle, émeuvent d'une inqualifinhle jouissance <jui va jusqu'à la convulsion. ',.-.//• -A ^ Trihtinciiix, 12 novemi)re IS'M\.

I. « .Vous entendions tout à l'heure les conteurs à la mo*le, en iHiO, répondre aux critiques : << Nous nous inspirons îles mystères de la vie réelle, et elle en contient de bien plus extraordinaires, «le bien plus elTrayants, de bien plus monstrueux «jue nos récits. » Maintenant, c'est l'inverse; un jeune ra<lical de qualonte à quinze ans,

bourré de feuilletons à cinq centimes rêve un voyajfc d'agn'menl

à la XouvclU'i il se fiifure aisément de ipiel prestif;^* va l'entourer, parmi les dilettantes de l'assassinat, un crime oriffinal, embelli par son adolescence, lui donnant droit au titre d'enfant priMlige ou de scélérat précoce, et prouvant aux connaisseurs que le couteau n'at- tend pas le nombre des années dans les (gaines dignes de lui. Quelle sera sa victime ? sur tpiel »iijrt s'«<\cnrr.i-f-ir.*


384 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Enfin, avec les ménagements nécessaires dont la justice elle-même ne saurait se dispenser, mais avec une netteté suffisante et qui même ne manque pas de courage, l'avocat général précisait ses accusations contre la littérature con- temporaine, c'est-à-dire romantique, et c'est elle qu'il ren- dait responsable en grande partie de ce nouvel état d âme, comme nous dirions aujourd'hui.

« Et pour terminer ce tableau de notre malaise moral, n'est-ce pas là le rôle que souvent font aux crimes nos livres et quelquefois notre théâtre ? Si nous allons le con- templer sur cette scène où le peuple vient prendre ses leçons, et dont il rapporte ses impressions, si ce n'est sa doctrine, le criminel, étrangement métamorphosé, ne semble-t-il pas quelquefois n'être qu'un homme auquel la nature a donné une âme plus forte et d'une trempe plus vigoureuse? C'est une sorte de génie, génie du mal, si l'on veut...

(( Voilà ce que trop souvent on présente aux yeux de la foule ; c'est à cette source qu'elle va boire, et il n'y a rien de repoussant dans le crime que l'on n'ait fait accepter à l'imagination trompée, en mettant auprès, comme le miel sur les bords du vase aux sucs amers, l'intérêt du drame ou


« Peu lui importe, puisque la chose ne doit avoir lieu que pour sou plaisir. Il descend dans la rue, il cherche, il trouve, il emmène dans son garni un pauvre petit bambin de six à sept ans; il le déshabille afin de le frapper plus à son aise et de ne pas égarer ou émousser son couteau dans les vêtements; il le saigne, il le tue. Puis, au magistrat qui l'interroge, il répond avec un sang-froid impertur- bable : « J'avais vu la scène dans un des romans que j'ai lus : j'ai tenu à la reproduire exactement. » Ce n'est pas un assassin, c'est un virtuose. » Pontmartin, Souvenira d'un vieux critique, II, la Littéra- ture et le crime. — On sait aussi le retentissement qu'eut alors l'affaire Peytel et comment Balzac et Gavarni coururent à la Cour d'assises de l'Ain avec un mémoire détaillé pour prouver l'innocence de l'inculpé.


L ANT0NI8ME 385

du romun, les peintures qui plaisent h l'esprit, l'illusion dfs larmes ou de ratlendrissement.

" Le crime a trouvé son apologie et son poète, et un homme est venu qui, d'une plume toute sanglante, a tracé des odes h l'assassinat et dos dilhyramhes à l'échafaud '. »

Coincidonce curieuse, mais nullement surprenante, la Cour d'Amiens (>ntendait au même moment le même lan- gage, et le procureur général Plougoulm constatait que « le crime devenait une carrière qui avitit ses héros » ; que ces héros suscitaient trop aisément 1 admiration de la foule; et que, si quelque protesUition s'élevait contre une aussi fâcheuse manie, c'était évidemment celle d'un arriéré et d un naïf, incapable de comprendre les « fortes natures ■> des criminels et de goûter cette sauvage et tragique poé- sie '*.


IV


Sans doute, il n'est pas à l'avantage d'une école littéraire qu'on puisse l'accuser d'avoir fait naître et propagé des


1. Gazette des Tribunaux, 8 novembre 1839. — « Il n'y a plusiréncr- ffie (jue dans les êtres séparés de la société », écrit Balzac dans hi Préface de Sptertdeurs et ntisères des courtisanes ; et l'on sait nvoc (|uelle complaisance il a dessiné les héros des « vies d'opposition », et en général tous les <' réfractaires ». Cf. encore ce qu'il dit de la poésie du crime dans la préface des Paysans (Œuvres. XIV, 23.1).

2. Cf. de Salvandy, la litirululion de 1830, p. 430, et surtout ces lignes de Suinte- Heu ve. <> Sous la Hestauration, cette littérature était encore contenue par des doctrines et des espt'ce» de principes ; sous le régime des dix-huit années, elle n'a plus rien eu qui la contint, et le désir du gain, joint au besoin de faire du bruit, a prtxluit beau- coup d'truvres (jui ont oonlrihué J» la dissolution des {jouvoirs publics et des idées. » Note secrète de Sainte- Weuve, adressée au Cabinet <lr l'Kmpereur, 31 mars 1850 \ Papiers et Corresptmdances de la famillr impériale, II, 258).

Le romantisme et les mii-urs. 25


386 LE HOMAMISME ET EES MŒURS

goûts pareils. Mais il est rare aussi que le mal ne s'accom- pagne pas de quelque bien, et, malgré les excès où il s'est laissé emporter quelquefois, l'individualisme romantique n'a pas laissé d'avoir parfois une heureuse influence.

C'est ainsi qu'il a fait pénétrer profondément dans l'es- prit public le respect de la personne humaine et qu'il a développé, beaucoup plus que toute autre doctrine litté- raire, la pitié pour les faibles et les déshérités. « Un amour infini pour la portion souffrante de l'humanité — est-il dit dans la Vie de Joseph Delorme — et une haine implacable contre les puissants de ce monde partageaient son cœur ; l'injustice le suffoquait et faisait bouillir son sang. » Et les frères de Joseph Delorme ont été nombreux. Sincérité véritable ou bel exercice de rhétorique, il n'importe : un souffle d'attendrissement a passé sur les âmes, et elles ont aimé compatir. On n'en est pas encore à proclamer « la majesté des souffrances humaines », et de la compassion qu'elles inspirent on ne fait pas une religion. Mais avec une bonne volonté qu'il faut bien reconnaître et louer, les mœurs publiques mettent en pratique les conseils et les leçons de la littérature. Dans le roman, au théâtre et jusque dans l'histoire, c'est aux p^etits que désormais sont réservés les beaux rôles *, c'est à eux presque exclusivement que les écrivains cherchent à intéresser le lecteur ; et il passe quelque chose de cette sympathie dans la réalité.

Il est vrai qu'il arrive à cette sympathie de s'égarer quelquefois ou de se manifester d'assez étrange façon. On ne vit pas impunément en plein romantisme, et ce n'est pas au lyrisme qu'il faut demander le sens délicat des con- venances sociales. Quelle que fût l'origine ou la cause de sa


I 1. Cf. pour le développement de cette idée, notre étude sur le Roman historique A Vépoque romantique, livre IV, chap. i.


i/antom8mr 387

déchéance, le inulhcureux fut consid(ré cuinme sacré ; à (liîfuiil de tous aulres sentimonts, on ne devait avoir pour lui que pitié, indul^j^once, charité ; et c'est ainsi qu'il se répandit partout un sentimentalisme filcheux, point exempt de niaiserie.

Les femmes t'u pnililèrcnt d'abord, certaines femmes. Il fut désormais inutile k Marie-Madeleine de se retirer au désert pour mériter le pardon de ses doux péchés, et elle n'eut pas hosoin, pour les elTacer, d'en faire pénitence; ils lui furent au contraire une recommandation. On l'aima, non point quoi qu'elle fût, mais parce qu'elle était, déchue ; on s'apitoya sur son .sort ; toutes les mains se tendirent v(«rs elle, secourables et pleines de bénédictions.

.le t'aime d'clro faible el d'être misérable, Kt d'avoir aulrefois connu bien des douleurs ; Ton auréole est faite avec les malheurs. Viens recevoir du ciel la palme vénérable'.

1/apothéo.se était inattendue ; Marie-Madeleine l'accepta, semble-t-il, avec sérénité. Sans trop en sourire, elle vit crouler autour d'elle une avalanche de protestations décla- matoires, inspirées des Confessions de Jean-Jacques ' ou de

1. Joseph N***, étudiant on droit, 23 an», 1836. C'est celui donl il a été question plus haut, p. 2(U).

2. Une des plus extraordinaires est certainement celle qu'on lit dans les MtUnoires (/'h;i suicidé ^116-124). Jean-Marc s'est égaré dans << une de ces maisons impures que protège la police, que recherche la débauche et (juc remplissent la paresse et la misère >>. Laurence est folAtre, ou le paraît; elle a dix-sept ans; pour lui, il est lugubre cl il pleure; ces larmes touchent sa compagne il'occasion, elle le con- sole, elle devient maternelle. Pris de pitié h son tour, il lui donne sa chiiîne de montre; cl la bonté compatissante de Laurence réalise ce prodige de réconcilier Jean-Marc avec les femmes. <i La Providence sait toujours tirer une conséquence morale des faits même les plus immoraux ; ti'ichons d'être assez grand pour faire comme elle. »> Anirn. serait-on tenlé d'ajouter.


888 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Rolla ; et sa situation sociale en éprouva des changements profonds. Les bourgeois eux-mêmes n'eurent plus pour elle l'horreur d'autrefois, et quand elle donna à leur colère l'occasion de se manifester, cette colère mollissait assez vite et une involontaire pitié en adoucissait les explosions. « J'ai grondé Marcel, parce que c'était mon devoir... Ne croyez pas que je sois inflexible, que j'aie des entrailles d'airain. Tai lu, je sais que ces créatures ne sont pas toutes méprisables et viles ; Marion Delorme m'a appris qu'elles ont un cœur et qu'à l'instar des plus honnêtes femmes, elles peuvent souffrir... Elles sont souvent plus à plaindre qu^à blâmer K » On peut penser ce qu'on voudra de la condition nouvelle qui fut désormais celle des Marion Delorme : il doit nous suffire d'avoir montré que le roman- tisme ne fut pas étranger à ce qu'on pourrait appeler leur avènement social — si rapide et si complet, qu'il suscita tout de suite les plus énergiques protestations. On connaît celles d'Emile Augier.

Fort heureusement pour eux, les romantiques ne lais- sèrent pas toujours leur commisération s'égarer sur les « créatures déchues », les paresseux, les déclassés, les outlaws de toute espèce, — encore que toutes ces catégories aient eu, à ce qu'il semble, leurs préférences secrètes, peut-être par amour du paradoxe et de l'antithèse violente, tout simplement. Ils n'ont pas toujours songé à tirer des haillons des effets à la Rembrandt, et ils se sont volontiers penchés sur des misères dénuées de pittoresque et sans grandeur. Les disciples ne pouvaient pas ne pas subir cette heureuse influence ; et c'est ainsi qu'un peu plus d'huma- nité s'est insinuée dans le corps social. Nous sommes fiers,


1. Cf. les fines et ironiques réflexions de Doudan (III, p. 253, lettre à M'^'^ de Staël, 28 janvier 1850) sur la Claudie de George Sand.


i/antonis.mk 389

et nous avons raison, «les progrès qu'a faits chez nous la solidarité : le roinanlisniL* n'y est certainement pas l'iran- ger. C'est un assez beau titre tie gloire, (|ui peut faire oublier bien des enfantillages et bien des ridicules, et qui compense jusqu'à un certain point de trop réelles infirmi- tés .


CHAPITRE II


GEORGE SAND ET LE MARIAGE.


Au premier rang des institutions qui devaient le plus gêner l'individualisme à la romantique, et qui sans doute g-ênent le plus aussi l'individualisme sans épithète, il faut incontestablement placer le mariage. Lui déclarer la guerre était tout indiqué. C'est George Sand, on le sait, qui ouvrit les hostilités ; et la manière dont elle conduisit les opérations est si caractéristique de la façon dont les roman- tiques procèdent en tout, et le point attaqué a dans la stra- tégie sociale une telle importance, qu'il faut s'y arrêter un instant.


I


Personne n'a plus continûment, plus hardiment surtout — du moins au début de sa carrière — répété que la seule chose importante ici-bas, c'est l'amour ; qu'il est signe de vertu et de force ; irrésistible d'ailleurs, puisqu'il vient de Dieu, etc. Nous avons parlé longuement de toutes ces choses ^ Les droits de l'amour ainsi établis, il est évident que rien ne saurait prévaloir contre eux. S'il existe des obstacles au libre cours de la passion, ils devront s'anéantir devant elle. Or, la société n'a-t-elle pas la prétention insup- portable, au nom d'on ne sait quels mesquins intérêts, de réduire les droits imprescriptibles, les droits sacrés de

d. Voir plus haut le chapitre, le Romantisme et l'amour.


(ÏKORGB 8AM> i i ii mmim.i 391

rnmour ? et le |)lus indépendant des sentiments, le plus divin, ne eominet-elle pas tous les jours la folie insijçne de le vouloir j)anjuer, asservir dans le mariage ? (îuerre donc h la société ! C'est elle, l'ennemie, et c'est elle, « rinfàme >» I Elle seule a tout gAté, tout perverti, tout corrompu. L'éga- lité naturelle, l'égalité primitive <le l'homme et de la femme, c'est sa tiéteslable, sa maudite intrusion qui l'a ruinée, en faisant de l'un un tyran, de l'autre une esclave; ce qui était d'abord la source de tous les bonheurs et de toutes les ver- tus, est devenu par elle l'origine de toutes les douleurs et de toutes les hontes; en face de l'amour créé par Dieu, elle a osé dresser le mariage, qui est la dérision de l'amour et sa négation. Contre elle donc la révolte n'est pas seulement légitime, c'est encore le plus impérieux des devoirs. (]e que lui doit tout esprit généreux, c'est une haine inextinguible, inexpiable, une guerre sans pitié, sans relAche. .sans merci. Et, de fait, depuis J.-J. Rousseau, jamais l'individua- lisme n'avait dirigé contre l'institution sociale assauts plus furieux. « Société, institutions, haine i\ vous î haine à mort ! » Ces explosions sont dt'jit dans Indinnu . et dans Valentine ; et, au fond de tous les romans de la première manière, il n'y a guère autre chose '. « Je ne suis pas récon- cilié avec la société, — écrit Jacques à Sylvia, — et le mariage est toujours, selon moi. une «les plus barbares


i. (;f. encore la (^omlentse <lo liu(lolsta<it et Lucrezia Floriani. -— Il y H clans Homansel mariar/t', de Kerrière, I, 29-.17,une iHscussion en ivjçle des idé«^s «le (ieorge Snnd. — Stendhal [UMisnil aussi qu'il est superllu «le faire lîint de fa«:ons avec une chose aussi naturelle, aussi simple (jue l'amour, et il proposait aux pens «le son époque la méthode |)rati({uéc assez abondamment, assuniit-il, on Italie. Dite a W.che mi piace, fait dire une jeune femme .'i un jeune homme par un tiers. Mi voleté bertp? demande riieuroux élu. Si, caro, répomi la femme; et voilà une union scellée. Et Beyie de s'écrier, avec le regret qu'une si commoiie pratique ne doit pas d'un usage universel : << Quv\ idéal ! »


392 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

institutions qu'elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison. » Voilà le thème, toujours implicite- ment contenu, quelquefois développé à satiété, dans toutes ces œuvres.

C'est comme un parti pris chez notre romancier : inva- riablement sont admirables et sympathiques tous les révol- tés, tons les outlaws ] antipathiques et méprisables, tous ceux qui se déclarent satisfaits d'une situation régulière,

(légale, officielle. L'amant — «. ce roi de tous ses livres », comme disait fort bien Nisard — est invariablement beau, paré de toutes les séductions et de toutes les grâces, il est L /idéal; pour le mari, il est toujours grotesque, à moins qu'il ne soit odieux ^ Jacques lui-même, le prodige d'intelligence \et le colosse de volonté, Jacques subit la loi fatale : quoi qu'il en ait, le mariage lui ôte tout prestige, et le suicide final ne le rétablit pas dans sa première grandeur 2.

Au reste, nos héros se décident-ils à affronter l'union conjugale, c'est avec des dispositions assurément peu fami- lières au commun des mortels. Voici la lettre que Fernande reçoit de son futur époux : « Vous allez jurer de m'être


1. George Sand essaya de se disculper, sans y réussir, dans ses Lettresd'un voyageur. Cf. aussi la Préface d'Indiana, édition 1832.

2. La réprobation du monde nous attend,

dit Gabrielle à Stéphane qui lui propose de l'enlever ; et Stéphane de répondre :

Qu'elle vienne et je serai content ! Que ce monde irascible et devant qui tout tremble, Par son coui-roux nous lie à tout jamais ensemble ; Je bénirai l'arrêt qui nous met hors la loi, Et ne vous laisse plus d'autre soutien que moi.

Gabrielle, V, 4.

Et pour les Jeune-France, le mariage n'est rien qu'un « trafic impur », naturellement. Cf. plus haut, p. 219.


OKORGK SAM» Il M MAHIAGE 30'J

fitlôleet de m'élre soumise, c'est-à-dire, de n'aimer jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une nbsurditt^, l'autn» une bassesse. Vous ne pouvez pas n'poiuliv df voire cd'ur, mt'me quand je serais le plus gnind et le plus parfait des hommes ; vous ne devez pas me pro- mettrt' di» m'obéir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. » La recommandation est aussi délicate qu'oppor- tune. Décidt^ment, ce Jacques est extraordinaire en tout, et, quand il se mêle d'être naïf, ridicule et absurde, on peut juE^er ([u'il ne l'est pas à demi. Cependant Lélia n'a jamais eu de meilleur interprète, et nul n'a mieux traduit ses |)lus constantes, ses plus chères pensées '.

Qno cotte conception particidière de 1 amour ail amené l'auteur de Vnlentino et iV André à proclamer que la passion supprime les distances sociales et que, par exemple, l'aris- tocrati(|ue Valenline de Kaimbault peut s'unir sans mésal- liance au paysan Bénédict, comme André de Morand à la fleuriste Geneviève, la suite est trop évidente et il n'y a pas lieu d'insister. Mais la haine du mariage a eu chez elle une autre consé(juence siii<;ulièrenu'nf plus re^loutable et dan- gereuse ; el c est tout simplement une théorie de l'adul-


1. Il est vrai que tous les personnages n'ont pas la (générosité niaise de Jacques. La passion a beau être, i^ leurs yeux, d'essfMice divine, irrésistible et fatale, ils croient pouvoir la gouverner en maîtres, el la provoifuer ou la retenir nu ^ré de leur fantaisie. Là où il n'y il piis de liberté, il est trop évident (pion ne saurait non plus exercer de t'onlniinte : pourtant ils n'bésitent [»as h s'établir tyrans el despotes de par les seuls droits de leur passion ; en d'autres termes, le plus parfait égoïsmc règle leur logique. <• Ne me dis jmis — écrit Jaccpies ;« Sylvia — «pie j'expose le bonheur d'un aulre bvi»c le mien. D'alïord cet être ne serait qu'infortuné en d'autr(>s mains <|ue les miennes; et puis, ce qu'il est destiné J» souffrir avec moi esl |h»u de chose au prix de ce cpie je suis résigné à soulTrir avec lui. » Que n'ajoule-t-il immédiatement, linléressanl héros de tous les sjicri- lices, l'homme de toutes les immolations, le saint Vincent de Paul


394 LE ROMANTISME ET LES 3IŒURS

// tère, fort nouvelle — et rigoureusement déduite. — C'est Jacques qui nous l'expose. Nous le savons déjà : « Nulle créature humaine ne peut commander à l'amour, et nul n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre. )> Il en résulte nécessairement que c( ce qui avilit la femme, c'est le / mensonge; ce qui constitue l'adultère, ce n'est pas Theure

.'( qu'elle accorde à son amant, c'est la nuit qu'elle va passer V ensuite dans les bras de son mari ».

Le raisonnement est en bonne forme et la conclusion d'une irréprochable justesse, — une fois les prémisses admises. — Mais le mari, quelle conduite lui faire tenir à l'égard de l'épouse coupable ? « 11 y a des hommes qui égorgent sans façon leur femme infidèle, h la manière des Orientaux, parce qu'ils la considèrent comme une propriété légale. D'autres se battent avec leur rival, le tuent ou l'éloignent, et vont solliciter les baisers de la femme qu'ils prétendent aimer, et qui se retire d'eux avec horreur ou se résigne avec désespoir. Ce sont là, en cas d'amour conju-


de la charité conjugale, que n"ajoute-t-il que Fernande ne lui témoi- gnera jamais assez de reconnaissance pour tant de dévouement et d'abnégation ?

Au surplus existci-ait-il honneur plus enivrant que de partager les douleurs de qui se targue d'être « une exception en fait de souf- france » ? « Fernande souffrira donc avec lui. » En vérité, c'était bien la peine de crier anathème à la société et avec de si violents éclats, pour en arriver aux mômes abus de pouvoir, prati(jués seulement de façon un peu plus scandaleuse ! Le Ruy Blas berrichon, Bénédict, aura l'égoïsme encore plus forcené. Il a semblé à Valcntine, épou- vantée, qu'une ombre avait passé devant la fenêtre du pavillon et que cette ombre pourrait bien être celle de M. de Lansac; son amant la rassure en ces termes : « Ne vaut-il pas mieux cent fois vous voir tuer dans mes bras que de vous savoir vivante aux bras d'un autre ?... » A la bonne heure, et voilà qui s'appelle parler ! Maisque devient alors l'inaliénable liberté de la passion ? Et l'étrange respect qu'on témoigne à cet « Amour » dont on proclamait si haut et si superbement l'origine divine et le caractère sacré !


ueURGK SAM) Il II MARIAGK 395

gui, les plus coniniunes manières d'agir, et je dis que l'amour des pourceaux l'st moins vil ««l moins grossier que celui de ces hommes-là. » L'homme vraiment intelligent et supérieur, Thumme alTranchi de préjugés se contentera de « regretter » l'événement, jusrju'au jour où il laissera, par sa disparition, liberté complète aux nouveaux amants qui, dans leur gratitude, tous les soirs prieront Dieu pour Tancien mari, d'humeur si accommodante et si débonnaire!


Il


\ oilii (les idées dangereuses, inconteslablemenl, et «pu renferment des germes terribles de destruction : nous en apporterons des preuves d'une assez éloquente tristesse. Il serait injuste cependant de les rejeter sans appel, |)our ne pas dire .sans examen, à l'exemple des crititjues de i83.*i ; et il était bon, il était saluUûre pour la société elle-même (pie ([ueUpies-unes au moins fussent hardiment exprimées et lancées dans la circulation. Nous n'en pouvons malheu- reusement donner <ju'un trop rapide aperçu.

On peut en convenir sans doute a priori : il y a dans la société des institutions intangibles, et il ne faut jamais les entourer que de silence et de respect, (^est l'inébranlable conviction de ceux qui n'ont jamais eu à en souiïrir; et on n'a qu'à les féliciter de leur caractère ou de leur fortune. Ceux-là sont en général rebelles à toutes les nouveautés, quelque justifiées d'ailleurs (pi'elles puissent être, et les plus innocentes réformes, n'ayant pas d'adversaires plus prévenus, n'en sauraient avoir de plus intransigeants et de plus opinii\tres. Mais on peut admettre aussi, — et sans se faire accuser pour cela de vouloir» lever contre la société l'étendard de la révolte », — que toutes nos institutions,


396 LE ROMANTISMK ET LES MŒURS

même les plus indispensables, sont toujours imparfaites par quelque endroit et donc susceptibles d'améliorations. Réa- liser le plus g-rand nombre possible de ces perfectionne- ments, voilà la plus noble tâche que puissent s'imposer tous ceux qui savent penser, tous ceux qui savent écrire, auteurs dramatiques dans leurs pièces et romanciers dans leurs romans. Ira-t-on dire que l'art doit rester étranger et supérieur à toutes ces questions? On la dit et on l'a cru, mais on a eu tort. De quoi veut-on que vivent les œuvres, sinon d'observation et de réalité, c'est-à-dire d'humanité ? L'artiste devra donc avoir des idées, le plus d'idées possible, toutes les idées de son temps, et il en fera comme la sub- stance et la moelle de ses ouvrages. Bien loin de se garder scrupuleusement des thèses, il devra les rechercher, les provoquer au besoin, — sans jamais oublier de les traiter en obéissant aux règles spéciales de son art. Molière n'a pas fait autre chose, et Beaumarchais dans ses meilleurs jours, et Alexandre Dumas lils ; et nos jeunes auteurs dra- matiques ont bien raison de suivre leurs exemples. C'est cette qualité qui donne aux romans de M. Bourget et aux comédies de M. Brieux une puissance singulière, et c'est d'elle enfin quindiana, Valentine et Jacques tirent encore pour nous le meilleur de leur intérêt.

Que plusieurs de ces « thèses » soient délicates, d'un maniement difficile, et qu'on ne pui*sse apporter à les sou- tenir trop de précautions : il faut bien en demeurer d'accord; que certaines idées, excellentes par elles-mêmes et dont les applications ne sauraient être que salutaires pour la masse, troublent profondément quelques âmes mal préparées à les recevoir et soient pour elles une occasion prochaine de chute : c'est encore une vérité indiscutable. Mais la raison est-;-elle suffisante pour en interdire à tout jamais la critique ? Quel progrès l'humanité a-t-elle réalisé qui ne fût toujours


GKORGK SAM) I I I I MAHIAGK 397

accompafifm de ({uclquo mal? Et, dans l'ordre social en par- ticulier, loinintMil toucher aux vieilles hâlisses sans ame- ner l'alalement des ruines ? Ce sont là misères inévitahles, auxquelles il faut se résigner. Tout ce qu'on peut raisonna- bleujent exiger de l'écrivain (|ui entreprend une réforme de ce genre, c'est de ne jamais oublier qu'il travaille sur de la matière humaine et sensible ; c'est qu'il ne cause |>oint d'inutiles soulfrances par des opérations inconsidérées : et enfin, et surtout, c'est qu'il ne fasse point briller aux veux des patients de trop éblouissants mirages ; car les décep- tions trop vives sont aussi trop douloureuses, et c'est infail- liblement s'exposer à se faire maudire que de promettre dès l'abord, de garantir un rétablissement com[>lel, une santé parfaite, et de ne maintenir tout au plus le malade que dans une longue et pénible convalescence.

Ce sera encore une imprudence grave que d aviver une plaie, sans être sijr de pouvoir y appliquer aussitôt le baume qui soulage, à défaut du remède qui guérit : * t il y aura par exemple un peu plus (|ue de la « naïveté » à commencer par faire aux maris la guerre la plus implacable et à répondre ensuite, quand on vous demandera ce que vous mettrez à leur place : « Mais... c'est le mariage ! » Car alors la « naïveté » pourrait bien s'appeler du nom plus juste de moquerie.

Puisque c'est un droit pour l'écrivain de critiquer, sous certaines réserves, les institutions sociales et d'en montrer ce qu'elles peuvent avoir d'insuffisant ou au contraire d'ex- cessif, il s'ensuit que l'œuvre de George Sand, loin d'être exclusivement mauvaise, doit avoir exercé sur les mœurs une influence bienfaisante. C'est au mariage qu'elle en a voulu, au mariage tel (ju'on le pratiquait assez .souvent ^ autour d'elle; c'est contre lui qu'elle a dirigé ses plus vives' et ses plus furieuses attaques, et il est évident qu'elle n'a u


398 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

guère ménagé ses coups. Mais, la part faite aux colères, aux ivresses de la lutte et à ranimosité personnelle trop ardente, les cris de détresse, les imprécations, les déses- poirs de toutes ces infortunées créatures, qui se débattent contre une tyrannie et un despotisme inexorables, ne sont- ils dignes d'aucune pitié, d'aucune consolation ? Qui de nous voudrait ressembler au colonel Delmare ou qui souhaiterait à sa fille un mari comme M. de Lansac ? Si cependant de malheureuses femmes sont liées à des maris indignes par des liens qu'on affirme éternels, faudra-t-il ne leur témoigner jamais qu'une compassion stérile et sera-t-il humainement bien juste de ne leur prêcher que la résigna- tion ? Les appellera-t-on des révoltées ou des impudiques parce qu'elles réclament leur part de bonheur ? Ou, à sup- poser que l'individualisme ne s'emporte pas chez elles à cet excès d'audace, leur désir n'est-il pas légitime et leur droit absolu de desserrer, s'il leur répugne peut-être de les rompre, les chaînes qui les meurtrissent ?

Car enfin, il y a eu, et il y a encore aujourd'hui, de par le monde, des Indianas et des Valentines. Leur malheur vient-il de circonstances que nulle volonté ne saurait pré- voir, cela est très fâcheux, et on ne peut s'en prendre qu à leur misérable destin ; — victimes innocentes d'un mons- trueux hasard, c'est pourtant un droit pour elles que de réclamer contre une injustice imméritée. — Mais si c'est l'orgueil, la vanité, l'ambition, la légèreté, ou peut-être les vils et sordides calculs d'une famille qui les ont ainsi jetées à l'abîme, comment ne protesteraient-elles pas, de toute l'énergie de leur misère, contre un odieux supplice de tous les instants ? Et qui donc pourrait s'indigner de leurs efforts désespérés pour s'y soustraire? N'est-ce pas bien plutôt un devoir strict pour chacun de leur tendre une main secou- rable, et, pour peu que le ciel vous ait accordé de génie,


<;H()n(iR 8ANI) KT l,K MAIIIAOK 399

ruhli{^Mlion ne s'impose-t-cUc pa» rigourcu.senieiilil'cHKavfi « la peinture d'un martyre qui peut donner à penser aux juj^es et aux bourreaux, aux hommes qui font la loi et ii ceux qui l'appli({uent » ?... Kt voiei que le divorce ap|>ariiit comme Tunique remède à une situation sans issue. — Mais le divorce lui-mt^me est un mal ! — C'est possible ; en tout cas, c'est un mal nécessaire, et dont les consé(juences seront toujours moins graves que celles i\o l'autre mal qui lui a donné naissance. — Mais c'est la porte ouverte à tous les abus, et comme une prime à l'indépendance et ;«  tous les l'àclunix instincts d'égoïsme et d'insubordination ! — Cela est affaire aux législateurs et aux juges. Observa- teur et romancier, victime moi-même de votre loi d'airain, je constate l'excès, j'enregistre la soulTrance, et je demande qu'on adoucisse l'une en diminuant l'autre. George Sand l'a demandé avec éclat. Elle faisait œuvre de charité sociale: il faut l'en féliciteret s'en montrer reconnaissant.

Voilà bien, et il n'est que juste de le dire, voilà la partie excellente de son œuvre. Avec plus d'intrépidité que tout autre, avec plus d'éloquence surtout et démotion, — la démonstration par exemples étant toujours autrement elli- cace et vivante que les plus beaux raisonnements du monde et les plus solides dissertations, — elle a engagé le combat contre les empiétements indiscrets de la société sur les droits de l'individu, et mis en garde contre des abus de pouvoir qui deviennent rapidement intolérables. A l'une «'l à l'autre, elle a rappelé que leurs droits se l)ornaient mutuel- lement, et que, s'il y avait des crimes de l'individu contre la société que la société avait raison de punir sans faiblesse, il y avait aussi des crimes de la société contre l'individu dont l'individu pouvait, devait même exiger r«ut'ri,'i<jue répression.

Equilibre de pouvoirs malaisé, délimitation de frontières


400 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

terriblement délicate entre voisins toujours si jaloux de leurs privilèges respectifs : il n'en est pas moins vrai que la paix individuelle et la tranquillité sociale sont au prix de cette bonne entente et de cette harmonie. Nous devons obéir aux lois, puisque nous nous les sommes données, mais elles doivent à leur tour respecter notre personnalité, puisque c'est pour nous protéger individuellement que nous les avons faites. Ni tyrannie, ni esclavage d'aucune part. Or, comme il est bien difficile à l'individu de faire courir des risques à la société, et que c'est au contraire à la société que peut venir la tentation d'usurper sur les libertés de l'individu, c'est contre la société que l'individu doit être prémuni, et c'est à ses invasions qu'il doit résister avec acharnement.

Obéissance et résignation, autant de formes de lâcheté. La lutte est inégale, prodigieusement inégale : raison de plus pour nous y porter de toutes nos forces. Qui sait d'ailleurs si notre exemple ne sera pas contagieux, si notre héroïsme n'engendrera pas d'autres héroïsmes, et si, dans cet engagement terrible, c'est toujours nous qui serons invariablement écrasés ? Assez de cris de détresse ont répondu aux nôtres pour que nous puissions espérer de rapides renforts. Dussions-nous, au surplus, succomber dans la bataille, notre courage ne sera pas infécond; nos défaites d'aujourd'hui assurent les victoires de demain, car c'est la cause de la liberté dont nous sommes les défen- seurs, et c'est à la liberté que, tôt ou tard, doit rester le dernier mot.

Jusqu'ici, toutes ces revendications de l'individualisme n'ont rien que de très acceptable, et il est même bon que, par intervalles du moins, elles se fassent entendre. Mais l'auteur à'Indiana et de Valentine devait aller plus loin encore et pousser une pointe plus audacieuse sur le terrain ennemi.


GKORGi: 8AND ET LE MAKI AGE iOi

Il est tort (liftic-ile et probablement impossible ù la socii^ti^ de lenir compte de la |)Ussion — autrement que pour se garantir de ses éclats. — Or la passion existe, et / il n'est pas de prohibition qui ait la force de l'anéantir. / Sans doute, les grandes passions sont rares, plus rares peut- être (|uo les «grands génies; et c'est fort heureux, en vérité. Il est bien sûr, d'autre part, que les créatures exceptionnelles se font t.mjours à elles-mêmes leurs lois, et que nos misé- rables petits codes ne sont pas ii la taille des Rodrigue et des Chimène. des Homéo et des Juliette, des Yseult et des Tristan... Mais la pa.ssion ne saurait-elle habiter ({ue dans le cœur des héros de la légende ? Ne fait-elle pas explosion tout autour de nous, presque chaque jour ? Et serait-il indispensable d'avoir été juré aux assises pour être bien convaincu ({u'il v a des crimes passionnels? Puisque la passion se rencontre dans la vie ordinaire, .ses droits, tou- jours comme les droits de l'individu, méritent donc d'être sauvegardés. C'est l'intérêt de la société qu'ils le soient. Elle évitera ainsi bien des catastrophes, tout en épargnant aux individus bien des souffrances.

Car vouloir arrêter des forces naturelles est pure folie ; on ne les contient pas avec plus de facilité qu'on ne contient des torrents impétueux, et les eaux bouillonnantes ont vite fait de briser l'obstacle toujours trop fragile. Mieux vaut en régulariser le cours, établir des digues, des écluses, des barrages, en un mot diriger l'œuvre de la nature au lieu de la contrarier brutalement.

Les romans de la première manière ne donnent j);i-> d'autres avis. Encore une fois, le plaidoyer n'est pas tou- jours inutile. De temps à autre, il n'est qu'opportun de rap- peler aux législateurs (jue ce ne sont ni des automates, ni des machines que régissent les lois ; que le cœur peut avoir ses raisons que le Code ne connaît point ; et qu'il y a tout

l.e romanti.sme et /es moean }«>


402 LE ROMANTISME ET LES 5IŒURS

au moins témérité, par des prohibitions trop positives et des fins de non-recevoir absolues, à multiplier les chances de conflits entre d'irréconciliables adversaires.

Tout n'est donc pas pernicieux dans cette influence, et il n'y faut pas tout condamner, comme certains moralistes chagrins d'autrefois, défenseurs bien malavisés de la morale publique et maladroits champions de l'institution sociale. Si quelques préjugés ont vécu, si quelques-unes de nos lois, sans y gagner plus de « poésie » peut-être, ont assu- rément plus de souplesse et de « douceur », comme elle ainiait à dire, si enfin certaines choses trouvent aujour- d'hui nos âmes plus indulgentes : autant d'améliorations et de progrès auxquels la bonne Lélia n'est pas étrangère, et il convient de s'en souvenir.

C'est, malheureusement, une vérité d'expérience : les individus pâtissent assez souvent des réformes qui doivent profiter à la généralité ; et il arrive aux idées, même les plus raisonnables, de provoquer des troubles graves dans des intelligences incapables de les bien comprendre ou intéressées à les mal interpréter. Or il semble bien que c'ait été assez souvent la fortune des idées de George Sand ; et il n'y a rien là qui puisse surprendre. Critiques et artistes ont admiré l'abondance, le lyrisme de Valentine et d'/n- diana : le commun des mortels — ce qui veut dire presque tout le monde — a rêvé de « toutes ces poésies de la jeu- nesse et de l'amour » , félicités mystérieuses que le roman- cier promettait aux serviteurs effrénés de la passion, et qu'il faisait miroiter devant des cœurs avides de les possé- der enfin '. Comme ils devaient être enivrants, ces appels

1. Deux témoignages — entre combien d'autres ! — expliqueront fort nettement les raisons de ce succès aussi prodigieux que soudain.' Le premier estd'A. de Pontmartin, Nouveaux Samedis, xvi.

« Parce qu'un trône antique venait de s'écrouler sous les pavés


1,1 >>\\>,\ N V \i. Il 11. MAIll.Vt.l. '••>■{

au hoiilicur '. 1'!L«hu' dr lriiiMM>, fon<l('!C.s OU non à se ciwin- iiuompiises, ont tlù prôter une oreiiU' éperdiu! aux inces- santes sugjçestions de leurs personnages favoris!... Vous soulTrez, et, tous les jouis plus douloureusenu-nt, l'inipla- cable réalité uieurlrit vos âmes ; le remède est tout près de vous : ose/ étendre la main pour le saisir. La passion vous sollicite, mais la peur de l'opinion vous retient : (|U*est-ce donc que l'opinion, sinon l'expression la plus superlicielle de celte chose parfaitement méprisable (ju'est la société? Des liens qui vous furent chers autrefois, vous les détestez aujourd'hui : c'est Dieu lui-même (jui vous invile î» un amour nouveau, suivez son inspiration. Le sentiment du devoir vous relient seul sur le penchant où vous entraine


(II» l'i'UM'ul»', on se lij,Miriiit (|iif lotit rlitit ii tU'fiiiiv vl à n-rairr; hi religion, la pliilosopliic, la |)oliti(|ur, la poosii*, l'art. In morale, It* lliéàtre, la faiiiille, les "lois, le Code toul entier du bien el<ln ninl. Il y avait des prophètes en chand)re et des dieux au (jualrième étaj;e. On était romanli([ue, saint-sinionien, phainnstérieii, icarien, fouri^- risle, pour être encore plus sûr (jiie Ton était révolutit)nnaire. Le mariage révoltait eouuue une atteinte aux libres penchants des jeunes cdnus, et peu s'en fallait (pi'on ne le Irnitùt d'immoral. I/adullère n'elTrayait pas, mais on le voulait grandiose, sans uu-n- songe el sans partage, avec embranchement sur les cimes <le l'Ober- laud ou les sables du Kido. La passion ne semblait sons excus<> <|ue lorsiiuelle cessait d'être sans limites... (Vesl ainsi «pie (les héros el les héro'iues de M"" Sand) rencontrèrent, dès leur nnis-sniice, un public pivt, non seulement J> les admettre comme vniisembinhies, mais t\ les reconnaître, a les rcven<li<pier comme HÏens, h snluor en eux des camarades «l'enfance, des compagons de jeunesse, associés

i ses émotions, ;\ ses joies, h ses douleurs, h ses folies, ii ses fautes,

au contraste tie l'immensité de ses songes nvei* les jM'lilesses de sa vie. » Cf. encore DmiiiTr» vniixeries </u samedi) .W"» Santl el M. t*.iul de Muanet.

L'autre témoignage est de.L-J. Weis», le ThMlreel 1rs mœur», 21)2.

« ludiana ! Valentinel Lélia ! quels noms venons-nous de pronon- cer! et quels souvenirs avons-nous évoqués! Chose singulière el bien «ligne de fixer l'attention du philosophe qui observe les vicis'si- ludes «le n«>s sentiments et «le nos idées! ce qui nous penlait il v ;i


40 i LE ROMANTISME ET LES MŒURS

votre cœur; mais le premier des devoirs n'est-il pas d'assu- rer l'exercice de toutes vos énergies, et n'est-ce pas mutiler en vous l'ouvrage du Créateur que d'en retrancher les pas- sions? Qui que vous soyez, vous avez toutes le droit, inalié- nable et sacré, d'être heureuses, et, si le monde vous refuse ce droit, eh bien ! résistez au monde. Entre vous et la société, c'est une guerre à mort; mais n'oubliez jamais que seules vous êtes les ouvrières de votre destinée*... — Quels conseils pour de certaines âmes ! Lecteurs et lectrices ne se firent guère faute d'écouter un moraliste si extraordi- naire, aux prescriptions si alléchantes, et c'est par cen- taines qu'on put compter les frères et sœurs de Bénédict et de Jacques, de Valentine et d'Indiana.

Toutes les âmes qui furent tentées ne succombèrent pas. Mais que de luttes ont dû livrer les meilleures d'entre elles !


trente années, c'était l'excès de passions généreuses qui ne voulaient pas subir le frein vulgaire de- la loi; c'étaient les rêves d'une poésie splendide qui ne voulait point s'emprisonner dans les devoirs terre a terre de la vie domestique; c'était une soif insatiable de l'idéal qui nous soufflait la révolte contra toutes les réalités delà vie; c'était un besoin d'être sublime que rien ne satisfaisait, si ce n'est l'orgueil qu'on éprouvait à fouler aux pieds, au nom de quelque sentiment supérieur, les obligations les plus sacrées qu'imposent le monde, la société et la famille. On mettait alors la vertu tout entière dans les beaux sentiments dégagés de préceptes positifs, pourvu qu'on eût conscience d'admirer ce qui était grand et héroïque, sans trop se soucier de pratiquer ce qui était bien, on se trouvait toujours assez honnête, et l'on ne s'apercevait pas que les plus profonds précipices sont voisins des cimes les plus ardues. »

1. Il y avait déjà dans M™" de Staël quelques-unes des idées de George Sand. On voit dans Mirza, Sophie, Adèle et Théodore, Pau- line, Zulina, que la règle et le devoir sont peu de chose en face de l'amour. Quand le prêtre vient unir Théodore et Adèle, Théodore affirme que le serment de sa bien-aimée lui sufBt, etc. Qu'est-ce d'ailleurs que Delphine et Corinne sinon des romans féministes ? et ^que développent-ils, sinon cette idée que le plus grand ennemi du , ,' 1 bonheur des femmes, c'est la société ?


(;i:oH(îK KAM) KT LK MARIAOK iH..

t;l (|uo «rindéoises victoires achetées au prix «If quels elTorts ! La perversion du cœur, Toubli du devoir ne se manifostonl pas ndcossairement et toujours par des actes : toutes \v.s infidélités, toutes les fautes n'ont pas abouti à des procès en séparation ou h des demandes en divorce; à plus forte raison, toutes les tragédies intimes ne se sont-elles pas dénouées devant une cour d'assises. Que de plaies moi aies cependant ont dû sonder les confesseurs, — lorsque confesseur il \ i • u ! Que de blessures à panser, d'ulcères à jçuérir î Kt les intéressantes révélations que seraient pour nous, à coup sûr, les correspondances de ré|)0(pie, si nous les avions toutes conservées 1 Qu'on essaie, par exernjjle, de se fij^urer l'éloquence et le charme que, dans une petite ville de province, le dés(i»uvrement, l'ennui, l'abus «le la rêverie, «pieUpiefois aussi des motifs réels de soulTrance ou même de désespoir, devaient prêter à ces ter- ribb's «loiteurs <rin(livi«lualisme «pii s'appellent Indiana, Havmon ou liénédict ! Quelle retloutable compajçnie pen- dant les longues heures de mélancoli(|ue solitude ! Quel travail de lente, mais de sûre désorganisation !

Que le nombre «les victimesait été alors considérable, c'est ce ([ue nous apprennent les écrivains de l'école réaliste. Où donc Flaubert a-t-il trouvé l'original d'Kmma Bovary, et de quoi l'a-t-il montrée victime, sinon précisément du fameux idéal chanté par Lélia? La conlagi«>n a bien existé, puisqu'elle s'est impo.sée avec cette force k l'observation'.

1. A ri)lé «le l'iulliiiMioo dos «puvits, il > ■< ■ " .mssi l'iiiniioiicr directe et pcrsoniu'lle «le In con«tuile.

« I^e l)i'uil ({ui S(> fiiisiiil niiloiir «le snn iioiu, .1 i-nil M. d ii.iu>>i)n ville, an leiulomnin «le sa mort, la liberté «l«» ses nllurt*s, r»pj>nr«M«te poésie «le celte existence livriV nux hnsanis «l'une faninisie vaga- bomle, «)nt pu, «lans h» nuuule «les lettres, tentt'r certaines hanliesses et susciter certaines iniilatinns. » Kt «les personnes «lignes «le foi nous ont assun' *|iie t«>ul autour «le Noliant la moralité pulili(|ue


406 LE romantismp: et les moeurs

Mais, sans qu'il soit besoin de recourir à la littérature, la réalité va nous fournir elle-même des documents directs, et c'est 1 "histoire de bien des âmes qu'on va lire à travers l'histoire de M'" Noémi B***K


III


Dans une ville de province, vivait en 1837 la plus pai- sible et la plus unie, au moins en apparence, des familles bourg'eoises.

Le mari, industriel assez riche et ingénieur avisé, « de manières fort polies et de sentiments parfaitement nobles », passait le meilleur de ses journées à son usine, par amour de son métier, et aussi pour assurer toutes les jouissances du bien-être le plus raffiné à « sa petite Noémi » . Peut- être encore goûtait-il une satisfaction de vanité à procurer

s'était ressentie des irrégularités de la o bonne dame ». — H y a dans un roman d'Hipp. Auger, La femme du monde et la femme artiste, 2 vol., 1837, des allusions à George Sand, et l'auteur conclut à la condamnation des deux espèces.

1. Depuis que ces lignes ont paru dans la Revue de Paris (1903), il nous est arrivé d'autres documents. Voici le plus significatif. Il émane de la femme d'un grand agriculteur (1838). « Je le sais, une loi d'ai- rain m'enchaîne à lui; on me l'a dit, et de bienveillantes amies me le répètent discrètement. Mais qui l'a faite, cette loi ? La société. Et (jue peut la société contre la passion? Quels droits a-t-elle sur elle ? Que répond ra-t-elle au cœur souffrant qui osera se dresser contre elle et lui dire : « Je veux le bonheur! j'y ai droit, je le mérite, je le veux. Tes lois absurdes m'empêchent de le goûter, hé bien ! tes lois absurdes, je les méprise, et toi qui les as inventées, je te maudis ; et tes monstrueuses prescriptions, je les foulerai aux pieds; et malgré toi, société infâme, malgré toi et tes décrets, je serai heu- reuse ; je veux l'être et je le serai !... » — Il faut lire l'ouvrage de Wladimir Karénine, George Sand, sa vie et ses œuvres, Paris, Ollen- dorff, 1899; et un article, sur ce livre, d'Arvède Barine, dans le Journal des Débats du 4 octobre 1899.


GEORGE SANb bT LH MARIAGE 407

h SU femme de faciles triomphes : jamais salon ne fut mieux tenu, — pour le mobilier, s'entend ; — et c'est en vain que les amies de Noëmi essayèrent d'égaler la richesse de ses toilettes et de ses parures, « sans cesse renouvelées avec une prodijçalité vraiment fastueuse ». La jeune femme semblait donc très heureuse et on la jalousait fort. N'était- elle pas conïblée? Une beauté dans tout son éj)anouisse- niont, deux enfants superbes, et un mari d'une générosité inépuisable, qui se faisait une gloire d'exaucer ses moindres caprices. De son côté, Noémi témoigna d'abord beaucoup de reconnaissance et d'ulTection k qui se dévouait ainsi pour elle. Mais ces jouissances de l'orgueil ne la conten- tèrent bient(^t plus ; l'éducation de ses enfants lui laissait encore trop de loisirs ; la rêverie s'installa chez elle à demeure, — avec son inséparable compagnon, l'ennui.

Elle avait toujours beaucoup aimé la lecture, sa mère n'ayant jamais tempéré, encore moins dirigé ce goût, — intérieurement flattée d'avoir une HUe instruite, elle dont la vie s'était écoulée tout entière dans la boutique de .son époux, alin d'amasser « à leur demoiselle une dot ronde- lette ». Noémi se remit donc ù lire de plus belle, et, comme autrefois, « toutes les nouveautés du jour ». D'un voyage à Paris, son mari lui-même rapporta, dans un paquet de volumes, les premiers romans de George Sand. Ce furent là, dès lors, ses livres de chevet.

Lucien, — le mari, — intelligence positive et tout à fait étrangère « à la poésie du sentiment », bien loin d'en con- cevoir aucune inquiétude, se moquait, au contraire, de l'intérêt passionné qu'elle prenait « à toutes ces aventures et à tous ces sentiments invraisemblables, purs enfantil- lages et bagatelles de femme ». Pour comble d'imprudence, il avait recueilli dans son usine, en qualité de comptable et à titre d'ancien camarade de collège, un fruit sec, un


408 LE ROMANTISME El" LES MŒURS

raté prétentieux et aigri, mais d'esprit facile et avec quelques dehors qui, aux yeux d'une femme naïve, pou- vaient passer pour brillants. Adolphe, naturellement, eut accès dans la maison. Il s'établit assez Adte entre lui et Noémi « un commerce d'âme » ; et ce furent Indiana^ Valentine et Jacques qui en firent les frais principaux. - Pour éblouir plus sûrement la provinciale ing-énue, Adolphe n'avait-il pas déclaré tout d'abord avoir plusieurs fois rencontré à Paris, au quartier latin, au restaurant Pinson ou à l'estaminet, Georg-e Sand, George Sand elle- même ? « Elle était habillée d'une redingote grise en gros drap et elle fumait des pipes comme un vieux grognard. » Même, n'y pouvant plus tenir, il était allé lui rendre visite chez elle, et il l'avait trouvée, dans sa pauvre man- sarde du quai Saint-Michel, « assise à sa table de travail comme une simple ouvrière qui doit gagner son pain de la journée, elle, la femme de génie, l'écrivain immortel, le chantre divin de l'amour » ! — Tous ces détails traînaient dans tous les journaux d'alors et le comptable n'avait eu la peine que de les ramasser ; mais ce qu'il fut dès ce moment pour la femme de son patron, il est aisé de s'en rendre compte.

Ainsi tous les deux, sollicités par une admiration com- mune pour « le génie malheureux et persécuté », commen- cèrent l'éternel voyage sentimental. Avec George Sand pour pilote, on n'a pas de peine à conjecturer où ils devaient aboutir : ce n'est pas en faisant de Valentine et àUndiana leur « carte de Tendre » qu il y avait à craindre d'aller tomber dans le « lac d'indifférence » ou d'oubli... Piètre histoire et fait divers banal que cette aventure, n'étaient les détails, bien particuliers et caractéristiques. Rien de plus vulgaire que les étapes du voyage, mais rien de plus significatif pour nous que les propos ordinaires des


M'iulllii: SVMi II II MAIIIAI.K 10!)

Vos .tj^A'UJ S. A\.tiil ili'ciin- Mmiui/it' Jioi.tif/, l' lattlMi t . ii .«  corlaintMiUMit ciileiulu, ou doviiié, des milliei'.s du niénie genre.

(^e sont, pur lettres, — la conversation ne pouvjint plus sullin* il ers débordentents d'enthousiasme, — deséchanjçes perpétuels de conlidences sur « le charme, la suavité exquise de ces (euvres divines » . — « Vous souvient-il, monsieur, de ces pajçes ravissantes du pavillon ? » (Il s'agit du pavillon que Valentine a fait aménager au fond de son parc, afin de faciliter ses entrevues avec Bénédict.) « Gomme il aurait fait bon y vivre! et quel coin délicieux du paradis terrestre ! Ah ! (juelle reconnaissance ne devrai-je pas tou- jours avoir pour l'écrivain qui donne à mon âme des émo- tions si douces et (jui fait goûter tant de plaisir k un pauvre ccvurqueje croyais flétri ! » De part et d'autre, c'est une avalanche sans fin d'exclamations tumultueuses. « Que ces héros sont intéressants!;., comme ces personnages sont beaux !... et .surtout comme ils comprennent le senti- ment!... » En dépit de son caractère taciturne, Halph lui- même, non le Ralph du dénouement, celui de « la chau- mière indienne », mais le Kalph onlinaire, simple défen- seur d'indiana contre la brutalité de Delmare ou la frivo- lité deHaymon, leur paraît sublime.

Un point seul est incpiiétant : des créatures si parfaites existent-elles dans la réalité? 11 l'affirme avec énergie, et elle ne demanderait pas mieux que de le croire ; mais elle a des doutes, et l'expérience l'a dé.sabusée : << La réalité, hélas ! c'est un mari <|ui s'occupe d'affaires toute la jour- née et qui ne sait (pie vous apporter, le .soir, la fatigue de ses préoccupations vulgaires, qui voudrait même vous inté- resser k ses pauvres affaires! » Kt, en elTet. (juelle horreur, bon Dieu! pour une femme tant soit peu distingueî Cela se peut-il seulement concevoir! Indiana s'est-elle jamais


410 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

mêlée de l'industrie du colonel Delmare, et, quoique Valentine ait l'air, un moment, de trouver plaisir à jouer le rôle de fermière, « comme on sent bien que c'est pour rire et qu'elle aurait été joliment attrapée s'il lui avait fallu prendre pour tout de bon la place de la mère Lhérv » ! — C'est ainsi que du moindre de ces billets, tout froissés et jaunis, s'exhalent des réminiscences et comme un parfum subtil de George Sand. C'est toujours les noms prestigieux de Valentine, d'Indiana, de Fernande, de Sylvie même, qui reviennent dans ceux du comptable ; de Bénédict, de Jacques, d'André ou d'Octave, dans ceux de son amie.

A trop s'eng-ouer de quelqu'un, on arrive toujours à lui ressembler : nos personnages, sans tarder, passent à l'imi- tation de leurs héros favoris. Ils avaient commencé par s'entretenir des autres, ils écrivent maintenant et parlent pour leur compte personnel. Le romancier leur prête ses formules et fournit au séducteur son plan de séduction. — Nous le verrons plus loin, ce n'est pas la seule fois que l'auteur de Valentine a rendu ce service à des Lovelaces d'ordre inférieur, plus passionnés qu'Imaginatifs, et c'est trop souvent chez elle que les séducteurs ont trouvé les principes de leur stratégie amoureuse. — Insinuations, réti- cences, désespoirs simulés, effusions mélancoliques, impré- cations, malédictions, toute la kyrielle enfin des beaux, des grands sentiments, tous les oripeaux d'une rhétorique assez neuve alors, notre Bénédict de caisse a tout mis à contribution, et sa Valentine a fait comme lui. Jamais intoxication littéraire ne fut plus profonde. C'est de la mosaïque de George Sand que leurs lettres, et on dirait ({\ïFndiana, Valentine, Jacques surtout, leur ont servi de Parfait Secrétaire. Ils savent par cœur tous ces livres. Ils en ont des extraits, — comme les bons élèves d'autrefois avaient des « cahiers d'expressions ». — Et ce ne sont pas


GKOROK 8AM> KT II: MARIACK 111

seulement les pensées de leur auU:ur, ses phruscs Hâ, **.. -. Icsubsèdent : ils écrivent, ils voient, ils raisonnoni »< George Sand ».

Chose étranj^e ! Cette perpétuelle inlerventinii d un ti«Ts dans leurs expansions, qui, à nos yeux, leur donne quelque chose d'artificiel, d' « insincère »» presque, ne leur a coin- muniijué k l'un et îi l'autre que plus d'ardeur et <le fièvre. Loin d'être affaiblis par toutes ces réminiscences, leurs plus beaux élans en reçoivent une force nouvelle. Plus ils ressemblent à leurs modèles, plus ils ont l'illusion d'être eux-mêmes. Le suprême bonheur, pour des fidèles, n'est-il pas de se confondre avec leur dieu ?

L'œuvre de séduction commence & [)eine, mais Adolphe pressent (|ue la séduction est possible : il faut, suivant le rite, dresser l'idole sur un piédestal et brûler à ses pieds l'encens de la flatterie. « 18 juin, 11 heures du soir, — Je viens de vous quitter, ô ma douce amie ! ô mon bel an;<e tutélaire !... » (Octave, dans Jacques, écrit à Fernande : « Vous m'avez laissé, ce soir, si consolé, si heureux, t\ ma belle amie ! à mon cher ange tutélaire ! que j'ai besoin de vous remercier... » Le comptable ne fait que de légères modifications.) Il poursuit : «... et il faut ([ue je vous remercie du bien que vous m'avez fait, avant d'essayer de prendre un peu de repos. Le repos ! Le connaîtrai-je ja- miis plus maintenant? Il m'a fui depuis que je vous ai con- nue, depuis que vous avez daigné me laisser comprendre que vous n'étiez pas insensible à mes misères, que vous vouliez bien me plaindre, me consoler, descendre jusqu'à moi, et avec le baume de votre affection panser les bles- sures de mon cœur. Ce soir surtout, si vous saviez quels échos délicieux et profonds votre douce |>arole fai.sait réson- ner dans mon Ame ! » Ici, nouvelle citation de Jacques : « Oh ! celle-ci est ma sœur, me disais-je en vous écoutant ;


412 LE ROMANTISME ET F.ES MŒURS

elle pense, comme moi, qu'il faut être aimé ou mourir ; son cœur est un refug-e que je veux implorer... » On peut lire la suite dans le roman, lettre XLIII. Viennent alors des souvenirs d'Indiana : «... Et pendant que votre voix céleste murmurait toutes ces choses enivrantes, lui, votre maître, lui, votre propriétaire », — le comptable n'est pas- toujours un modèle de délicatesse, — « avec une insou- ciance insolente, les mains derrière le dos ou vautré dans un fauteuil, ricanait ! Pauvre et misérable nature, sans grandeur, sans idéal, sans poésie ! Et je pensais en vous regardant : Pauvre petite femme, pauvre enfant, si jeune et si belle, pauvre petite fleur née d'hier ! » — ce sont deux traits d'Indiana — « oh ! je t'enlèverai à ce monstre d'in- diilerence et d'égoïsme ! Oh !» — ce qui suit n'appartient qu'au comptable — « dussé-je y laisser ma peau, je t'arra- cherai à lui, je t'emporterai comme un avare emporte son trésor; nous partirons, nous irons loin d'ici, bien loin, dans des pays où il nous sera permis d'être heureux. Nous fuirons cette société immonde, où l'amour véritable est tou- jours méconnu, toujours malheureux, vil repaire de vices ; nous irons vers la patrie d'Indiana ; je serai ton Ralph, je te sauverai », etc., etc. S'il n'a pas d'originalité, Adolphe a au moins de la mémoire.

Noémi se montrera tout aussi diligente écolière. Elle répond, le lendemain : <( Ne maudissez pas mon mari, plaignez-le et plaignez-moi, mon ami... Votre pitié m'est agréable et douce comme la rosée aux campagnes altérées, comme l'espoir de la liberté au malheureux captif. » — Noémi avait été au meilleur couvent de sa ville et avait dû souvent obtenir la première place dans les compositions de style. — « Moi aussi, je vous dirai avec Fernande : « Vous avez raison de m'appeler votre sœur. Nous sommes frères d'infortune, et nos destinées ont été mêlées dans la même


r.F.OBfiK SAND ET LE MARIAGK 413

(•(mj)t' tle lit'l vX dv lurmi's; nous suiiunes tous deux froisst'H cl mt^connus... » C'est, en efTet, textuellement, ce que la femme de Jaccfues répond à Octave. Gomme Fernande encore, Xoémi est douce et indulgente pour son mari : Lucien ne mérite pas les rigueurs excessives que lui pn>- digue généreusement Adolphe. « Il ne m'a pas encore battue, il ne m'a pas encore imprimi* au front le talon de sa botte, comme ce brutal de Delmare au front de mon amie. » Le ipoi est à souligner en efTet : pour son intempé- rante admiratrice, Indiana a cessé d'être une créature ima- ginaire ; elle est aussi vivante, plus vivante même (fu'une personne réelle de son entourage immédiat.

Cependant la passion grandit chez eux. \u lyrisme^ maintenant, d'entrer en scène ! 11 abonde dans la première œuvre de George Sand : c'est celle ((u'on exploitera de préférence.

« Si le ciel rn'avïiit donné le i)onheur d'être votre époux, ô ma chère Noémi, je vous aurais consacré ma vie, mon âme, tous mes instants. Vous seule auriez été mon occu- pation constante, mon souci de toutes les heures... » Voilà un début passablement bourgeois et tout à fait dépourvu d'envol ; Indinnn vient au secours du prosaï<[ue amoureux : « J'aurais donné tout mon sang pour réparer le vôtre, et, si vous aviez perdu le'sommeil avec moi, j'aurais passé la nuit à vous dire de douces paroles, à vous sourire pour vous rendre le courage, tout en pleurant de vous voir soulTrir. Quand le sommeil serait venu se glisser sur vos paupières de soie »>, — le comptable ajoute : « et sur vos yeux de velours », sans doute pour mieux filer la métaphore. — « je les aurais elUeurés de mes lèvres pour les clore plus tloucement, et, à genoux près de votre lit. j'aurais vt'illé sur vous. J'aurais forcé l'air à vous caresser légèrement, les songes dorés à vous jeter des fleurs. J'aurais l>aisé san.n


414 LE R03IANTISME ET LLS MŒURS

bruit les tresses de vos cheveux, j'aurais compté avec volupté les palpitations de votre sein d'albâtre » — l'épi- thète est du plagiaire — « et à votre réveil, Noémi », — le nom est en surcharge au-dessus d'une rature, le diligent copiste, les yeux trop fidèlement rivés à son texte, ayant sans doute écrit d'abord : « Indiana »! — « vous m'eussiez trouvé là, à vos pieds, vous gardant en maître jaloux, vous servant en esclave, épiant votre premier sourire, m'empa- rant de votre première pensée, de votre premier regard, de votre premier baiser... » Il faut rendre cette justice à Adolphe, il ne choisissait pas trop mal ses citations, et si Noémi a lu tout ce passage avec les frémissements de volupté qu'on devine, nous, qui sommes moins familiers aujourd'hui avec George Sand, nous le relisons sans déplai- sir.

Ici manque une lettre de Noémi. Elle ne contenait, sans doute, rien de décourageant, puisque désormais les instances d'Adolphe deviennent plus pressantes, qu'il emploie d'une façon continue ou à peu près le tutoiement, qu'il cherche à entraîner son a ange céleste » dans la faute, et qu'il va jusqu'à la supplier de « planter là » son mari.

On s'attend à voir reparaître alors toutes les idées du romancier que nous avons déjà analysées, et elles défilent, en effet, avec une régularité presque mathématique. Cette fois, George Sand est littéralement mise au pillage. « Le mariage est la plus barbare des coutumes humaines et la plus odieuse des institutions... Les progrès de l'humanité l'aboliront sûrement... Il est beau d'être les pioniers [sic], et jusqu'à un certain point les martyrs de l'humanité... Ni vous, ni moi ne sommes faits pour le mariage... Des esclaves seuls peuvent s'y soumettre ; il avilit ceux qui l'acceptent. Brise donc, ma chère âme, brise ce dernier lien. . . »


(iKoiiiiK SAM) i:i i.i: MAiiiA(;i-: lt.*>

Va il iusislr, il redouble, bien cttavaiiicu ({iie c u.sl 1<« 1«- point essentiel et (ju'il travaille dans les œuvres vives de la résistance. Sa provision d'arguments ent inépuis<'d)le. •< Pour((uoi serait-ce une faiblesse que de s'abandonner à son pn)pie ca-ur?... » — Nous connaissons le tliènic. — « Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère. >» — C'est encore une maxime de Jncque.n. — « Puisque c'est de Dieu que vient l'amour, l'amour n'est jamais coupable. »> — Dès lonjçtemps Indiana^ Valentine, Jacr/iies nous ont habitués à cette théorie.

Il y a pourtant, dans un de ces billets, qu«l(jue chose de nouveau, d'extraordinaire, d'invraisemblable. Pour la pre- mière fois, — le copiste aurait-il été las de copier? mais il va tout à l'heure recommencer de plus belle ; ou peut-être, ne fût-ce qu'une minute, la passion l'a-t-elle ellleuré : ce n'est pas impossible, après tout; — pour la première fois, il rejçimbe et se fâche, l'ingrat, contre celle qui lui a fourni tant de phrases si jolies, si caressiinles ! 11 vient encore, machinalement, de nommer George Sand, et il continue : H Je lui en veux de dire si bien ce que pour ma jnirt je sens si profondément ; on jurerait (pi'elle a pensé avec ma cervelle, senti avec mon cœur. C est toute mon histoire qu'elle a écrite. » — II en voulait à son inspiratrice, mais il savait au moins la reconnaître !

Malgré ces arguments irréfutables, irrésistibles, .Novini ne se rendait pas encore. Kn. vain faisait-il luire à ses yeux la plus éblouissante des perspectives : ils iraient à Paris demander à George Sand elle-même — pui.sfpi'il lui avait autrefois rendu visite ! — de bénir leur amour; soit terreur, soit indolence, elle refusait de partir, au.ssi bien que de lui accorder les dernières faveurs. Comme Bénédict, comme Octave, Adolphe joue alors le désespoir, et, circonstance particulièrement aggravante, presque .dans les mêmes


41 G LIi KOJAMIS3IE ET LES MŒURS

termes : « Je t'aime, Noémi, je t'aime : et toi, cruelle, toi, impitoyable, tu m'offres toujours ton amitié ! Je suis plus en ébullition qu'une des chaudières de l'usine, et toi tu restes froide, parfaitement maîtresse de toi, au point de me désespérer ! Tu ne vois donc pas que ton amitié me tue et que, du premier jour où je t'ai connue, je bois le poison par tous les pores (sic)? Puisque tu ne veux pas m'aimer, chasse-moi, bannis-moi de ta présence. Ah ! si ma lettre pouvait t'irriter ! Tout, entends-tu, tout serait préférable pour moi à cette horrible incertitude où tu me laisses lan- guir. Longtemps j'ai été heureux auprès de toi. Ces féli- cités sont devenues maintenant des tortures. Je n'en puis plus, j'étouffe. Tant de vertu est au-dessus de mes faibles forces... Ah! cruelle Noémi, je deviens fou. Il faut que je parte, il le faut. Adieu, adieu ! Ne souris pas, ne méprise pas ma faiblesse ; je ne suis pas un ang^e, moi. J'ai assez longtemps lutté ; je m'avoue vaincu; adieu! » — C'est tou- jours du Jacques^ démarqué seulement et alourdi. Pour don- ner plus de force à ses prières, notre amoureux livresque, dans une autre lettre, se souviendra fort à propos du pisto- let de Bénédict ; il menacera de se tuer : « Le pistolet est là tout armé, à portée de ma main. Un seul mot de toi et j'aurai une balle dans la cervelle... » Epouvantée, hors d'elle-même, cette fois, Noémi répondit.

Elle répondit, sans pouvoir oublier ses chers romans : — supposer qu'elle prit le temps de les consulter serait lui faire une injure gratuite. — « Que fais-tu, Adolphe, que fais-tu ! Où laisses-tu s'égarer ta raison ? Tu souffres, mon ami, tu souffres, je le vois bien, tu as le délire. Ce sont des fantômes qui troublent ton sommeil... Mon ami bien- aimé, reviens à toi ; oublie ce vilain rêve, sois fort... Oui, tu as raison, pars, cela vaut mieux... Mon Dieu! qu'est-ce que je t'écris là?... Toujours mon cœur te restera fidèle;


GHORGK SANr» HT I.K MARIAGE il 7

j'oublierai que lu as eu un incunenl (l'égarement,.. » S<»u- hiesauls de terreur, sanglots tle passion, et citations invo- lontaires de la lettre LN'l de Fernande à Octave : le nuMange ne laisse pas d'être savoureux, et bien étrange.

Comme Octave était resté. .Vdolphe resta, sur la demande expresse de Noémi, — nous allions écrire de Fernande ; — et il lui envoya, naturellement, pour la remercier, toute la lettre de remerciements d'Octave : « O mon ange, ô ma hien-aimée, tu nous sauves tous les deux ! que Dieu te comble de ses faveurs, ô la plus pure, la plus céleste, la plus sainte de toutes ses créatures ! Sans toi que serais-ji* devenu? J'étais perdu, si tu m'avais abandonné... C'est la volonté lie la Providence (|ue nous restions l'un pK's de l'autre pour nous aimerd'un amour éternel... Bénie .sois-tu. ma céleste amie ! Tu n'as pas voulu me ré<luire au déses- poir, à la nécessité de mourir, et c'est Dieu lui-même (jui t'a commandé de rne sauver... ma radieuse étoile, je saurai m'élever jusqu'h toi et planer du même vol au-des- sus des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux. touj(Hirs pur... » — Kst-ce de l'Octave ou de l'.Vdolphe que nous lisons? Le doute est permis, tant la copie r.q>pelli" l'original. Rien ne serait plus facile que de multiplier les témoignages; ceux-là sulïisent à notre dessein.

Lors([u'on proteste ainsi de la pureté respectueuse de ses intentions, c'est signe infaillible que la chute est proche. Déjà rende/.-vous était pris; on devait profiter d'un voyage de Lucien, quand, la veille de son départ et à la minute même où Noémi écrivait à son complice, son (ils, alors Agé (le cincj ans, toniba dans un bassin et s'y noya. Iax femme de chambre qui en avait la garde, vraisemblablement encou- ragée par l'exemple de sa maîtresse, dont elle était la mes- sagère, l'avait laissé seul pour aller trouver un contremaître lie l'usine.

Le romantisme et les maars. 2T


418 m: lio.MAMisMh: i;t ij:s mœurs

Ce fut un coup terrible pour la pauvre femme, qui avait eu surtout l'imagination séduite, mais dont le cœur n'était pas encore atteint profondément. Elle vit là un avertisse- ment du ciel et défendit sur-le-champ à Adolphe de plus jamais reparaître en sa présence.

Il ne fut pas difficile au comptable de tenir parole. Le lendemain des funérailles de l'enfant, par inadvertance ou maladresse, plongé qu'il était, apparemment, dans ses mélancoliques rêveries, il fut saisi par une courroie de transmission qui lui broya le bras jusqu'à l'épaule. Le tétanos se déclara. Adolphe eut encore le temps de faire porter à Noémi ses lettres, dont elle avait impérieusement exigé la restitution, sauf une qu'il voulut faire enterrer avec lui, — celle dont nous avons constaté la disparition et qui devait renfermer le premier aveu d'amour. Deux jours après, il était mort.

Brisée par tant d'émotions, Noémi eut une fièvre céré- brale dont elle faillit mourir, elle aussi. Elle guérit enfin : mais elle sortit transfigurée de cette épreuve, et les der- nières années de sa vie furent consacrées à expier « ses égarements insensés ». Jamais elle ne relut les lettres du « malheureux », comme elle appelle Adolphe dans son Journal. Elle les garda cependant comme une preuve accablante de ses fautes, et, tous les ans, elle s'imposa (( la douleur et la honte » de relire les siennes propres. « Sei- gneur, je veux que mon péché soit toujours devant mes yeux pour m'exciter plus vivement au repentir. » Ce sont les premiers mots de son Journal, — répétés çà et là, pro- bablement après chaque lecture des lettres coupables. — Mais elle jugea bientôt l'expiation insuffisante. Un miracle l'avait sauvée : elle résolut d'être le bon conseil et comme la Providence des autres, de toutes celles qui pourraient être tentées. Elle se voua au soulagement de leurs misères


(.IUlH.I. >.\M( 1,1 I.K MAitlAI.K H9

morales t-l s'atlacha surtout à les prévenir. Ce fut uiiesour <le charité laïque. De ce jour, George Snnd n'eut pa.s d'otl- vcrsaire plu.s implacable, et le Journal de son ennemie est autrement instructif pour nous que sa correspondance. Ses lettres ne nous ccmtaient, après tout, (|u'unc aventure per- sonnelle assez iiisigniiiante, au lieu (pie c'est de toute une ville, c'est d'une partie de la société d'alors, que le Journal nous retrace l'histoire. L'auteur d'/n(/<a/ia et de Jacques y occupe une assez bonne place.

Il faut bien se garder d'accepter sans contrôle tout ce que son intransij^eante adversaire confie au papier. Visible- ment, l'obsession, la hantise est trop forte. Klle voit partout, elle trouve partout — parce qu'elle a commencé pir l'y mettre — la pernicieuse influence. Il y a, dans ces pages, des sévérités : il doit y avoir aussi des injustices. Il n'en est pas moins vrai que nous avons là le plus terrible réqui- sitoire qu'on ait jamais dressé contre « le chantre divin de • l'amour », et toute une série de témoignages singulière- ment éclatants de ractioii néfaste ([uc ces « «-hauts ^i beaux » ont exercée.

Une triste expérience avait donné ii l'ennemie de (ieorge Sand une étonnante perspicacité h découvrir pour les autres les mêmes périls dont elle avait failli être victime. Klle fut servie dans son nouvel apostolat par un flair merveilleux et une espèce de divination. Klle dit joliment quel(|ue part : a Je suis comme la baguette de coudrier entre les mains des chercheurs de sources, les sources de mal m'attirent. I - âmes un peu troubles avaient peur de son regard. « Anaïs m'a dit aujourd'hui qu'elle me redoute; il lui semble que je lis dans son cu'ur. 11 faudra surveiller cette enfant ; il n'est pas ordinaire que les regards d'autrui vous gênent quand on a la conscience bien nette. Pourvu que la malheureuse n'ait pas respiré du George Sand I »


420 LE ROMAXTISaiE ET LES MŒURS

Mais, si on la craint, on la vénère plus encore. On lui parle comme à un directeur ; elle provoque les mêmes aveux, inspire la même confiance. « Je viendrai me con- fesser un de ces jours, — lui dit une de ses pénitentes, — et recevoir mon viatique. Je vous avoue entre nous que j'en ai besoin. Ce n'est qu'après avoir bien causé avec vous que je me sens forte. Oh! alors, je défierais bien tous les Ray- mons, tous les Bénédicts, tous les Octaves, tous les Jacques du monde ! Et je me défierais moi-même par-dessus le marché ! » — C'est une preuve que les Ray nions et les Bénédicts n'étaient pas sans danger pour des imaginations féminines. — Il arrive même que le mal a pénétré trop avant et que les conseils de notre sœur de charité se heurtent à des volontés rebelles. « Vous êtes impitoyable, et vous prenez plaisir à piétiner sur les plus belles fleurs du sentiment. Etes-vous bien persuadée que Dieu ne nous a mis au cœur un besoin incommensurable d'alfection que pour nous défendre de le satisfaire ? Alors la Providence ne serait que méchante. Moi, je me fais une tout autre idée du Dieu de bonté et d'amour. » Et « l'impitoyable direc- trice » d'ajouter simplement : « La pauvre Berthe court le plus terrible danger : elle aime trop son mal ; la guérison sera difficile, si elle est encore possible. mon Dieu ! éclairez-la, ouvrez-lui les yeux. Que je n'aie pas la douleur de voir sombrer cette belle âme, si ardente et si géné-


reuse


Dans cette lutte incessante contre le « fléau », son zèle ne se refroidit jamais. Le mariage disperse ses jeunes amies ; de loin, elle les dirige encore. Elle les conjure de toujours se préserver de « la contagion », de ne pas oublier !"(( hôpital », — comme elle appelait par plaisanterie son salon, — et de lui « donner des succursales ».

Fit-elle autant de « sœurs de charité » qu'elle l'aurait


V M' I I II M \ |:l \i,l


Voulu .' I ,»• mal m- ((Mil iiimiii-l-il jias (lui'hnn'iois (clI) n-lii inènu>.s(|ui (ii'vaii-nl fu garaiilir les aulivs ? On peut If con- jecturer. Le Journal trahit va et là de violents ahattcnients. .'< ('<uniilli> est pridue, jr l'avais toujours craint. l'Hic aimait trop les lectures IVivoh's. Je suis sûre qu elle a Indiuna clans sa chanil>r< Villeurs: « Bcrtlie » — serait-ce la

réfractaire de tantôt ? — «< Bertlie ne m écrit plus; mauvais sij>fne. Son niari n'a pas l'air heureux ; il me parle de nerfs, d'a^accMients de sa lennne : elle a l'air de n'être bien nulle part, de moins uimer ses petits, d'être toujours plus enthou- siaste de r •' infâme ». — C'est le nom que le Journal donne souvent à George Sand. — <» Voilà l'explication de tout, elle a toujours trop aimé V <« infâme ». Allons ! En- core une victime. Ah ! cjue cette femme aura fait de mal ! »» — Tenez compte de l'exagération, de la manie même, si vous voulez : la contagion n'en a pas moins été réelle. On ne s'institue pas {^arde-malade sans malades à soigner, et il n'y a que les épidémies pour susciter de pareils dcvouenuMils.

Or l'épidémie est générale, et tout le monde la cons- tate. A côté des interprétations personnelles, le Journal enregistre les commérages de la ville ; et de ce chef l'inté- rêt s'en trouve singulièrement augmenté. <« On s'égaie aujourd'hui de la mésaventure d'un pauvre capitiiine (comment peut-on rire de ces choses-là ?) dont la femme vient de partir avec un amant. On dit ({u'elle a laissé à son nuiri, pour consolation, un extrait d'/ndian». (fia est <lans l'ordre ; mais le mari tr»>uve la consolation médiocre. » .ailleurs : « Il n'est bruit, cette semaine, (pie d'un futur procès qui promet d'être particulièrement scan- daleux. La femme d'un magistrat a été surprise en (lagnuit délit d'adultère, et il parait qu'à toutes les ({uestions que lui posait la justice la coquine répondait par des tinulesqui


422 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

n'avaient pas le sens commun. On dit que George Sand l'a gâtée... Elle paraît fort exaltée. Elle prétend qu'être une bonne ménagère, travailler à l'aiguille, avoir des enfants et les élever de son mieux n'est pas suffisant pour une- femme ; qu'elle a voulu connaître tous les orages et toutes les délices de la passion, toutes les ivresses du sentiment, etc., etc. Elle aura lu cela dans les romans de Vautrée », — c'est elle-même qui souligne, — (* et elle l'aura cru comme vérité d'Evangile ».

Mais ce qui est encore plus significatif, c'est le résumé de ses conversations avec ceux qui, de par leurs fonctions, sont le mieux en état de découvrir les plaies morales de la société. Elle recherche la compagnie des magistrats, des avocats, bien qu'elle sorte de ces entretiens régulièrement triste, et souvent « désolée ». « J'ai vu M. le Premier. Il n'est content ni de la politique qu'on fait, ni du tour qu'il voit prendre h la morale publique. 11 m'a dit en propres termes : « Les romans de madame Sand sont une des prin- cipales causes de tous les désordres que nous pouvons aper- cevoir aujourd'hui ; et encore les plus vilaines choses échappent-elles aux yeux de la justice; il n'y a que les confesseurs qui les connaissent. Quelle terrible responsa- bilité pour cet écrivain ! » Il m'a promis de me faire tenir le discours de rentrée où le procureur général près la cour de Paris a autrefois assez bien développé les mêmes idées. » — Nous aurons justement l'occasion de citer ce discours. -^ « Cela m'emplit de joie et de tristesse. Je suis ravie que l'opinion publique se réveille et prenne conscience du dan- ger, mais je suis désolée que cela même suppose tant de créatures humaines menacées et même irrémédiablement perdues. » Elle va trouver l'avocat chargé de défendre la femme coupable de flagrant délit, pour s'assurer si, comme on l'a prétendu, sa cliente est « une fanatique de V infâme »»


i-l piiUl Ir (lisMudcr, «Ml ir iii>, Ar |il.il(l«>|- lu f.iust', (Ul tout

au moins piuir l\>xliorli'r h ïn'irv iTloinher « la principali; ri'sponstibilité de la fault* sur l'auteur de tant d'œuvres ahoininahlos » !

Le l'anuHix procès I.afarj^e lui arraclu', ualurelleiueiil, un tri d'horreur. « Les gazettes m'apprennent que Marie (^apolle était vouëe au culte de VinfAnie; voilk où ce culte l'a conduite » !

11 serait fastidieux de faire passer sous les yeux du lec- teur toutes les pages où la pauvre I^élia est en cause, — autiint dire le Jnurniil tout entier. — llien n echap|M' h sa vigilance ; elle est toujours à l'alVùt et elle éprouve connue une joie sauvage à charger l'écrivain qu'elle déteste si cordia- lement, (^e n'est vrain^ient pas sa faute si toutes les vertus conjugales n'ont pas fleuri dans sa bonne ville, et les maris y ont été des ingrats »le n'avoir pas élevé une statue k la femme qui, avec d6 si jaloux scrupules, veilla sur leur hon- neur.

Quand on a la haine à ce point vive et tenace, on ne se refuse guère le plaisir d'en informer qui vous l'a inspirée. Dès sa convalescence, elle avait résolu d'écrire à « l'in- fâme » : ce fut un véritable opuscule. Hlle contait à « son mauvais ange toutes ses tristes aventures », invectivait contre elle, *lui adressait malédictions sur malédictions, puis, dans de brusques accès «le charité chrétienne, lui olfrait le plus généreux pardon. 11 y a des accents parfai- tement déclamatoires, qui rap)>ellent l'ancienne pension- naire, appli<[uée aux « compositions de style »> : « Je te rencontrerai donc toujours sur mon chemin, monstre exé- crable, vipère cachée sous les fleurs !... « D'autres |>ages sont plus calmes et d'autant plus pénétrantes : « Si vous saviez, madame, (fuel mal vous m'avez fait ! Mes doutes, vous les avez aggravés; mes désespoirs, vous les avei


424 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

aigris... C'est du poison que je buvais en croyant m'abreu- ver d'ambroisie et de miel. Vous prêtez à la voix du démon les accents les plus enchanteurs et les plus suaves. Votre lecture assoupit les scrupules et les endort. Mais quel ter- rible réveil ! . . . Que de larmes autour de vos œuvres ! Que de sang'lots ! Que de gémissements 1 Que de misères ! Quel redoutable fardeau pour vous devant le Juge Suprême !... Puisse-t-il vous accorder la grâce de vous repentir!... Puisse-t-il vous pardonner, comme je vous pardonne!... »

La lettre fut certainement envoyée. George Sand dut hausser les épaules à de certains passages ; mais nous nous imaginons volontiers que d'autres lui suggérèrent des réflexions mélancoliques ; et, comme après la conversation avec l'amie de Mazzini, — dont nous parlerons plus loin, — elle éprouva vraisemblablement quelque irritation.

Serait-il bien téméraire d'affirmer que, de 1835 à 1850 et même au delà, il y eut pas mal de tragédies intimes sem- blables de tout point à celle que nous venons de raconter ? Nous n'avons qu'un cas isolé : s'il nous était parvenu beau- coup de correspondances féminines de la même époque^ ne pourrait-on pas y faire une moisson abondante ? Nous n'en- tendons qu'un seul écho ; mais quel formidable chœur, si pas une voix ne s'était perdue ! Et, sur toute cette gloire dont le génie fait resplendir Lélia, quelles onibres projet- teraient, si nous pouvions les discerner toutes, les humaines douleurs ' !


IV


Dans son discours de rentrée prononcé au mois de novembre 1837, le premier avocat général à la cour de

1. Plusieurs femmes de la plus haute dislinclion iulellectuelle et


(.I.ttlit.l, >.\M> Il 11 \| \l;i \i,i i2.*î

Paris, Hrivillf, énu'tlait cvl aplmrisiiu' : « l.a justiLt; t;.st IVxprossion de la société. » Hien, eu efTet. ne révèle les idées qui tourmentent une époque et les misères dont elle souffle, comme la nature des affaires portées devant ses tri- bunaux. Ce n'est pas sous Louis XIV ([u'ona jamais pu s'in- quiéter de la « propagande par le fait >», et jus({u'au XIX" siècle les délits de jçrève ont été relativement rares. Si donc vers 1830 le mariage a été battu en brèche avec la vigueur et la lolère (jue nous savons, si les théories de George Sand se sont propagées dans l'organisme social, et si elles y ont eu leurs résultats nécessaires, inévitables, — relâchement du lien conjugal, d'abord, et, finalement, besoin irrésistible d'indépendance et de liberté, — il faudra que les instances en divorce et les procès en séparation se soient multipliés dans des proportions inouies jusqu'alors ; et c'est juslenu'ut ce (pii est arrivé *.

Dès 1833, il n'y à pas de question qui préoccupe davan- tage le inonde de la justice. Discours solennels de rentrée, réquisitoires de procureurs généraux, plaidoyers d'avocats, sont unanimes à déplorer des mœurs si regrettables. «« Ce serait une histoire curieuse et instructive, — déclare en août 1833 la (inzettc îles Trihiinaux, — dans ce temps où le divorce revenditpie de nouveau sa place dans notre Code, que celle de la demande en séparation de corps. On verrait combien les demantles furent rares dans le principe. Fuis cette histoire a|)prentlrail (juels furent les pr».)grès rapides


inoi'ali' nous ont dit tenir do leurs mères que, de 1835 à 184."!, le nombre de jeunes tilles et de jeunes femmes qu'avait pertUies In lec- ture de Georpo Siuul élail " à fnire frémir ».

t. Dons son discours de rentrée, le procureur général de ('.«en par- lait aussi du troul)le «|u*apporleul dans les conscience» <• le» idées les plus périlleuses, servir» souvent par les facuUés les plus hcu- rtMis«>>i (1(> rinii»ini»li<>M «-l "in rdiMit •>.


426 LE ROMANTISME EF LES MŒURS

de ces tristes procès, combien ils s'accrurent sous la Res- tauration, dans quelle proportion effrayante ils se sont mul- tipliés depuis trois ans, à tel point qu'on dirait aujourd'hui la société travaillée par la monomanie des séparations de corps. C'est un fait affligeant sans doute, mais c'est un fait : il n'y a pas de chambre au Palais où ne s'agitent chaque semaine des débats de cette nature ' . »

La marée monte tous les jours plus menaçante, et les magistrats eux-mêmes s'en inquiètent maintenant. « Si les annales du barreau doivent servir à faire connaître les mœurs, notre époque où se produisent un si grand nombre de demandes en séparation sera sans doute plus tard sévère- ment jugée. » Ce sont les propres conclusions de l'avocat général Bayeux dans l'affaire de M. et M'"^ de T***. A plus forte raison, les avocats — quand c'est l'intérêt de leur client — fulminent-ils contre une pratique détestable (( qui livre le mariage à tous les dangers » ; et, dans le pro- cès G***, en avril 1837, M*' Teste, avocat du mari, n'hésitera pas à la flétrir avec une énergie trop dépourvue de simpli- cité :

« Les voilà, messieurs, dans une effrayante latitude, les effets de ce relâchement introduit dans nos mœurs, et qui s'efforcent, non sans quelque succès, de passer dans nos habitudes judiciaires : la séparation a hérité du divorce. Naguères marchant humblement à sa suite, soumise aux mêmes entraves, moins favorable (sic), parce qu'elle offre plus de périls, admise par tolérance pour des scrupules religieux ; aujourd'hui fière de s'olfrir sur le premier plan, impatiente du joug, peu délicate sur les moyens, spéculant sur l'indulgence publique, pénétrant dans les familles avec

I. « En attendant la loi du divorce après laquelle soupire plus d'un couple conjugal, les séparations de corps se poursuivent active- ment. » Gazelle des Tribunaux, 5 janvier 1832.


r.EOHOE HANIt II M MARIAnE 427

scandale et fuisiint dë^énérer eu un buil pussuger l'indiHHo- luble contrat sur le(|uel reposent les associations humaines. •

Avec autant de force, nuiis sur un ton plus enjoué, M'" Dupin, avocat du sieur B. de M"* (//>., mai 1838), pro- testera contre une aussi iikheuse « habitude •».« La sépa- ration ! C'est le cri qu'on fait entendre au premier ucte, aux premiers mots d'un mari (|ui ose avoir une volonté... On voie pour ainsi dire de l'autel de l'hymen dans le cabi- net de l'homme d'aiTaires, et, pour peu qu'on fasse deux pas encore, les contrats de mariap^e auront des prévisions, des stipulations pour lt*s s(p;i rations possibles et mètîif» probables. »

La statistique entin achèvera de nous édilier. D'après les Coinp/PH (jéiuirHiLv de Cmhnininlnit'utn de la justice en Fntnce, il y avait, en \S'M , <il.'l demandes en séparation de corps; l'année suivante, le chiiïre s'élève à 807, et il atteint OiO pour l'année lSi(K La proj^ression est constante : en 1814, 101)1, et 1127 en 1815. « Le nombre de ces aiVaircs s'accroît tous les ans », conclut le (Compte (/énéral de celte dernière année. De 1837 à 1845 il a presque doublé. Et — détail cari»ctéristi([ue — ce sont les professions libérales (pii forment la grosse majorité, — comme aujourd'hui pour le divorce, d'après M. J. Bertillon. — Bien plus, sur les 10(îl demandes en séparation de l'année 18il. 981 sont déposées par les femmes, et, sur les 1127 de l'année qui suit, 85 seulenient sont déposées par les maris.

Même marche ascendante pour les adultères. l>a moyenne annuelle est de 92 pour la période 1826-1830: de I8U à 1845, elle s'élève à 259, et elle est de 321 pour les années 1840-1850'.

La stiitistique est complaisante, il est niu. et peut-être

1. <« i.es prévonlious d'adultère se succtHlenl ; le temps rsl «Inr pour les pauviTH mari"- •• <»i -»•//<• </••« f rihiin-ni r, \'\ fM-Inlu.^ {HT.\,


428 LE ROMANTISME ET LES 31ŒURS

trop souple à toutes les fantaisies ; mais, si restreinte que soit la confiance qu'on lui accorde, est-il possible, ici, d'en récuser tout à fait les indications ' ? Et, puisque c'est alors que le mécontentement, le malaise, l'irritation, ont com- mencé à se manifester parmi les femmes, est-il insignifiant de remarquer qu'à ce moment aussi les premiers romans de George Sand avaient eu le temps de porter leurs fruits ?

C'est du moins ce que constate implicitement M" Michel, dans la plaidoirie qu'il prononça pour George Sand elle- même, quand elle introduisit une demande en séparation devant le tribunal de Bourges.

« Que parlez-vous de la morale de mes ouvrages ? Ils sont partout, on se les arrache, on les lit avec avidité. Si vous les blâmez, blâmez aussi le siècle, ou plutôt ne blâmez que lui, car lui seul est coupable, puisque toujours les lecteurs ont fait les auteurs. » Excellent argument d'avocat, qu'il faut développer et qu'on développe en ellet.

(( Ne sommes-nous pas à une époque de rénovation, de mouvement intellectuel et moral ? Ne voulez-vous pas que la face de ce vieil univers soit changée ? Le passé vous déplaît... Les idées nouvelles seules ont le privilège de vous plaire ; vous voulez les trouver partout, aussi bien dans les travaux du législateur que dans l'œuvre du mora- liste et de l'artiste. »

Il n'est pas bien siir que l'avocat exprimât les préférences secrètes du tribunal; mais c'étaient alors, et pour cause, celles de bien des gens. Désir naturel, évidemment, mais désir dangereux, et dont, dès 1838, un procureur général signalait fort bien les dangers.

1. Cf. dans Iç Correspondant {[8M, XXYU, (310-625; 1852, XXIX, 99-113 et 419-432) des articles intéressants de P. Fayet, Observations sur la statistique intellectuelle et morale de la Finance pendant la période de vingt ans (1828-1847).


(iKORGE HAMi ET I.K MARIAOH 429

I .1 pnHsion s'érige en une sorte d'intérêt transcendant qui emporte les âmes (Pélite dans une sphère supérieure où ellfs pliinent avec un dédain superbe, et où ne les attiMj^nt'ut plus les lois vulfçaires, faites pour les choses et les hommes vulf^aires. Qui donc a jamais pensé que la «gran- deur et l'héroïsme de l'humanité éclataient surtout dans la victoire (jue 1" homme remporte sur les entraînements de son cœur et sur les écarts de son imagination ? Ktre maître de soi, borner ses désirs et ses alfections, les soumettre à la loi inflexible du devoir, c'est routine aveugle ou niaise sim- plicité. Mais sentir avec une indomptable frénésie, imagi- ner avec une effroyable licence, et tout oser en poursuivant au travers des réalités de la vie le drame qu'on a rêvé, voilh l'idéal de la nature humaine. v(>il;i h» syniboh* des puis- sances intellectuelles '. »

Et il n'avait pas tort, non plus, cet autre magistrat, l'avocat général Pai-larieu-Lafosse, quand, l'année suivante, il s'indignait contre (c un système qui consisterait à faire fléchir la justice devant ce qu'il appelle la souveraineté de la passion ». Procureurs et avocats généraux ont la constata- tion fatalement pessimiste : les deux témoignages n'en con- servent pas moins leur force ; l'allusion aux théories de


1. La lionm', à In iinissaiice do laquelle conlrihun George Sand, appliquait volontiers les théoi'irs do l'écrivain, et à la lionne succéda la vt^suvicnnc, oncoro plus hardie. Elle eut son Chant du départ, dont voici un couplet :

Vôsuvionnos, marchons, et du jou);qui nous pèae,

llnrdiniont alTranchissons-nous ! Faisons oo qu'on n'osa fairo on <|uatre-vingl-trcîse. Par un dooret tout nouf supprimons nos époux !

Qu'une vengeance sans pareille

Soit la leçon du genre humain !

Frappons, <pio los coqs do la veillo

Soient los chapons du lendemain.


430 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

George Sand n'en est pas moins évidente ', et c'est fâcheux pour elle.

L'influence a donc été profonde et le mal considérable. Le diagnostic général étant bien établi, nous pouvons maintenant examiner de plus près quelques malades.


V


Il y en eut beaucoup.

Et nous ne voulons pas parler des « âmes méconnues », dont quelques-unes furent des filles intellectuelles de George Sand ~. Mais que de fois a-t-on prononcé le nom de l'illustre écrivain dans des demandes en séparation ou des instances en divorce ! Visiblement le souvenir de Valentine et de Lélia hante toutes les imaginations.

Une femme abandonne-t-elle son mari en lui déclarant, par lettre, qu'c elle est plus heureuse avec son amant », le chroniqueur de la Gazette des Tribunaux (1836) écrit dans son compte rendu : « Est-ce le chapitre d'un roman sorti de

1. Même (juand le nom du romancier n'est pas prononcé, on voit bien qui est en cause. Ce sont toujours ses livres qu'on démarque : toute la différence est dans la dextérité ou la gaucherie du plagiai. Nous n'en citerons qu'un exemple, d'après la Gazelle des Tribunaux (1835) : « Ange céleste ! mon ange ! mon amour ! mon délire !... Tu es pour moi ce que le sein d'une mère est pour la faible enfance ! Je le désire comme dans les déserts brûlants l'Arabe désire la fraîcheur d'une fontaine ou l'ombre douce des palmiers... Je t'ai vue belle et blanche comme les anges du ciel ! Comme eux, tu jetais la lumière et tu me souriais !... Oh ! si tu es un ange, plie tes ailes, reste avec moi ! Donne-moi de l'amour ! donne-m'en beaucoup : j'en ai besoin, comme le printemps a besoin de fleurs ! comme les fleurs ont besoin de tendres rosées !... Adieu ! adieu !... Laisse-moi poser mille baisers de feu sur tes lèvres pures comme celles dos vierges ! suaves comme les dahlias ! » — On a le ton habituel : comparaisons à l'infini cl niaiseries sentimentales.

2. Voir plus haut le chapitre sur le Romanesque.


(iKonCiK HAM> Il II MM.IM.l \'M

la [)lume brillunte de l'illuslrc pseudonyme (|ui demaiidnil naguère à la Cour royale de Bourges son aiïranchissemcnt du lien conjugal?... »

Le sieur G"* plaide en séparation (1839) contre .sa femme coupable d'adultère. « Elle avait, |)Our lecture habituelle, les œuvres de George Sand », déclare-t-on h l'audience. Dans l'affaire L*** (ISlOi, — encore une demande en sépa- ration pour adultère de la femme, — on lit des extraits de la correspondance échangée entre l'inlidèle et le séducteur : « Qu'il me soit permis, madame, d'ajouter avec George Sand : Mi/sfrricnsc rfiùlr. rt'ronn:iis.scz-vous ;i rrs lita- nies... »

Ce que recherchent d'ailleurs ces pitoyables créatures, c'est, au dire de M Ledru (alTaire G***, I8i3), une excuse « à des fautes possibles », car à toutes « la pa.ssion parait douce et sainte », — ce qui est du George Sand au premier chef. — M" de Belleyme, l'adversaire de M** Ledru, réplique que l'accusation de s'être laissée pervertir par la lecture d'ouvrages romanesques est « un moyen banal qu'on emploie, faute de mieux, contre la femme forcée de plaider en séparation de corps ». Mais si, dès cette époque, le moyen était banal à ce point, c'est apparemment (|u'i)n s'en était déjà trop servi. Quand Choix d'Kst-.Vnge plaidait, en 1SM7, contre madame de L***, dans une affaire de sépara- tion, qui donc le foryait à s'écrier, vers la iin de sa plaidoi- rie : « Madame de L*** et le monde recevront de votre déci- sion ce haut enseignement que la justice, gardienne vigi- lante des principes de la morale, ne brise pas facilement les nœuds étroits et la sainte union du mariage » ? M'Delangle, avocat de la partie adverse, a beau riposter, avec assez d'îi- propos, qu'il faut ramener l'affaire <» à ses véritables élé- ments et la voir dégagée des brillantes déclamations du défenseur sur la morale et les œuvres de George Sand » :


432 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

le romancier n'en est pas moins formellement soupçonné d'avoir été pour une part dans les fautes de la demanderesse. Sans doute, c'est une habitude des avocats d'exag-érer suc- cessivement en sens contraires, dans l'intérêt de leurs clients, et, nous le savons, telle célébrité du barreau d'alors tantôt chargeait le siècle des méfaits de George Sand, tantôt la rendait seule responsable de (( l'abaissement moral de toutes les âmes », Mais il est loisible aussi de le dire : même dans les <( déclamations » les plus « brillantes », il peut y avoir autre-chose que des artifices et des expédients oratoires ; et, d'ailleurs, pour qu'on ait employé constam- ment les mêmes artifices, il fallait bien que les circonstances les eussent rendus au moins vraisemblables. Nous suppo- sons que le barreau est aujourd'hui moins prodigue d'allu- sions à George Sand et qu'il n'y a plus, dans les correspon- dances d'amour qu'on peut lire au Palais, des passages entiers de Jacques ou de Valentine ; — comme aussi, nous le supposons encore, s'il y avait dans l'honorable corpora- tion des avocats quelque stagiaire trop enclin à la tentation, il ferait certainement valoir, (( pour mieux venir à bout des résistances de la beauté », d'autres arguments que ce mau- vais confrère de 1832 (affaire B***), insinuant à sa future complice que « le mariage n'était qu'un lien civil pour maintenir la société, sans lier en rien la femme qui aime, et qu'il importait peu que l'on vécût en adultère^ ».


1. Une des meilleures preuves de cette influence de George Sand est le théâtre d'Augier,'sa Gabrielle surtout et son Paul Forestier. On peut admettre, il est vrai, que le bon sens d'Augier est un peu bien gros, que son intelligence manque d'une certaine finesse (cf. Doumic, Portraits d'écrivains, 60-66) ; toujours est-il que le succès de ses pièces est caractéristique. Qu'il ait pu faire la satire de certains défauts et que le public ait applaudi à cette satire, c'est ce qu'il nous importe le plus de constater. Or, pour ne parler que de Gabrielle, le concert d'éloges fut à peu près universel : voyez la Presse (Théophile


1,1 on M -^ \M' I I l.l. VI A Kl Al. I ^'^^

Nous i\'vn liniriDUs pas, si nous voulions mettre tous nos (iocunienls sous los youx du Ircteur, et citer les journaux destinés à « propager la doctrine de l'émancipation des femmes », aux prosjxH'lus alléchants, bourrés de promesses pour les « éternelles sacritiées », et remplis des plus ter- ribles menaces h l'adresse des << éternels tyrans ». Parmi tous ces procès, il suilira d'en isoler deux, les plus considé- rables, r» notre point de vue, les affaires C*" et N***-P***.

C'est tout un drame que la première de ces histoires, « plus féconde en événements», dit la Gazette des Tribunaux (1 839), «que les plus noirs romans de la littérature du jour », et si passionnante que « les dames envahissent les bancs d'ordi- niùre destinés au barreau ». Mademoiselle de M***, en épousant le sk^ur C***, n'avait pas fait un mariage d'amour, et elle avait bientôt demandé des consolations à quelqu'un «lont »< la délicatesse de sentiments » l'avait frappée.


(iautier) ; le Journal de» fh'bats [JuWs Jaiiin); le (^onstilulinnnpl-Ait (iazeUe de Franco (J. Brissot) ; le Sii'rle (Cli. de Malhan'll, ilu 17 dér. 1849; le (correspondant (Komnin Cornul), X.WII. Le rédacteur du Siècle est parliculièremeiit enthousiaste, n L"émolioii <|ui entraînait l«)ule la salle a j^a^jné les inlerprètes de la comédie <|u'on venait de représenter, ("est en fondant en larmes que M. Hégnier, accueilli par un tonnerre d'applaudissements, qui n'a pas eu moins de trois ôchos prolongés, a proclamé le nom de l'auteur. » Il n'est pas jus- qu'à A. Iloussaye — il est vrai que ses fonctions l'y obligeaient — qui ne souligne la portée sociale et l'action bienfaisante de la pièce. Le soir même de la première représentation, il écrivait au ministère : » .Vujuurd'imi, le mari n'est plus un comique; s'il prend envie de rire de (lueltju'un, c'est plutôt de l'amant. M. Kmile .Vugier a abortié ce point délic:it de la vie conjugale avec un haut sentiment moralisa- teur. Il a plaidé la cause de la société contre les aveuglements de la passion avec une éloquence toute familiale. Il n'est |>as une femme à demi perdue qui, après avoir vu cette pièce, ne rentre chez elle en laissant h la porte l'adultère encouragé, — sauf k le rappeler le li*n- demain, — mais gagner un jour, c'est quelquefois tout gagner. •• (\mfessions, III, 5H. — .Vugier fut décoré et l'Académie décern* i> (iabriclle un prix de dix mille francs.

Le romanUstne et le» mœurs. 3R


434 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

« L'amour vrai a langage, regard, expression tout à lui, que nul autre ne saurait imiter. Je regardais M*** », — l'homme aux sentiments délicats, — « et je vis que j'étais réellement aimée ; cette découverte produisit sur moi un élan de ravissement ». — Ce n'est pas précisément la forme de Valentine ; on va en reconnaître le fond. — « Car l'amour comme je le comprends, c'est l'esprit de Dieu : à nous, mortels attachés à la terre, d'adorer la divine appari- tion ! Mais à cet élan de gratitude succéda l'horrible déses- poir qui naissait de ma position. Moi ! m'unir à un être dont je me sentais aimée, impossible ! Une voix infernale me répétait avec un ricanement affreux : « Tu es mariée ! c'est « à un être méprisable, il est vrai » ; — c'est elle-même qui souligne ; — « mais, enchaînée à lui pour Iç reste de tes (( jours, tu ne peux te soustraire à ton joug ; pèse la chaîne f< qui te fait son esclave, et vois si tu peux la rompre ». Je crus que mon front allait se briser... »

Nous l'en croyons d'autant plus volontiers que. sous ce front, bouillonnaient les pensées les plus violentes. Madame C*** ne se contente pas d'être une admiratrice éperdue de George Sand : le disciple s'est fait apôtre à son tour et publie des mémoires en deux volumes, Pérégrina- tions dune Paria, dont la Gazette des Tribunaux analyse ainsi la teneur : « Dans cet ouvrage, elle s'offre comme un être de foi, comme le chef d'une nouvelle école qui ferait succéder l'histoire réelle et vraie de la vie humaine aux récits imaginaires qu'en ont faits les romanciers. Elle y proclame la nécessité du divorce, et pour preuve elle raconte sa vie, ses souffrances ; elle se met en scène, elle, ses enfants, son mari et les parents de son mari. »

C'était du George Sand à triple dose, comme on peut en juger par ce fragment : (( La servitude est abolie, dira-t-on, dans l'Europe civilisée ; on n'y tient plus, il est vrai.


I.I.DID.I. >AMi II l.l. .MAIIIM.i


i3ÎS


niarclu' d esclaves en placr |)iil>li(|iu' ; mais dans li's pavs les plus avancés, il n en est pas un où des classes iiom- hreuscs n'aient à soulTrir d'une oppression légul< I paysans en llussie, les juifs à Home, les matelots en An^^U - terre, les fennues partout, oui partout où la cessation du consentement mutuel nécessaire à la formation du mariage n'est pas suffisante pour le rompre, la femme est en servi- tude. »

Encore une fois, ce n'est pas ce (ju'on peut appeler une merveille de style, et les Erreurs d'une femme mariée, mal- gré rél(K[uence de leur sous-titre, Vanité des vanités, n'ont rien du charme île Valentine. Mais comme les dangereuses aflirmations du roman sont devenues ici plus dangereuses encore, uni((uement pour avoir été transportées de leur monde imaginaire tlans la réalité ! Car Madame de M*** n'admet pas d'autres principes de conduite, et c'est d'après les idées de Jacques, exclusivement, qu'elle se gouverne. « J'entends des gens confortablement établis dans leur ménage, où ils vivent heureux et honorés, se récrier sur les conséquences de la bigamie, et appeler le mépris et la honte sur l'individu qui s'en rend coupable. Mais qui fait le crime, si ce n'est l'absurde loi (jui étal)lit l'indissolubi- lité du niiiriage ? Sommes-nous donc tous semblal»les dans nos atTections, nos penchants, lorsque nos personnes sont si diverses, pour que les promesses du cœur, volontaires ou forcées, soient assimilées aux contrats qui ont la pro- priété pour objet 'f Dieu, qui a mis dans le sein de ses créa- tures les sympathies et les antipathies, en a-t-il condamné aucune à l'esclavage ou à la stérilité ? L'esclave fugitif est-il criminel à ses yeux? Le devient-il lorsqu'il suit les impulsions de son cœur, la loi de la créature ? » — Jacques aurait été sûrement ravi d'une si docile et si logiijue élève.

Il se serait aussi recoiuui dnns \:\ li'lfri> di- l.i d;iint< n***


43t) LE romajntisme et les mœurs

— la femme « incomprise » du « trop peu poétique » notaire, dont nous avons parlé ailleurs i. — Son mari avait d'abord pardonné ; sur l'heure, elle écrit à son amant : « Relevez la tête, mon ami, vous avez fait une faute, mais pas une action infâme, comme on dit. Les circonstances vous justifient trop ; l'imprudence de celui qui devait nous protéger nous absout ; votre conscience et la mienne doivent nous rassurer ; vous êtes toujours à mes yeux l'homme loyal et délicat en qui j'avais mis tout mon bonheur ! Des devoirs impérieux nous séparent, mais l'atFection et l'estime nous restent. Croyez en moi comme je crois en vous ; et si dans ce monde nous sommes séparés, dans un autre nous nous réunirons, car nous ne sommes pas coupables. »

Tant d'inconscience, une sentimentalité et un romanesque à ce point absurdes, tout cela paraît incroyable ; mais quoi ! relisez Jacques. Le rapprochement s'impose avec une telle évidence qu'on le fit aussitôt en plein tribunal. L'avocat du mari plaida George Sand coupable : « Voyons si les doctrines de George Sand prévaudront devant des hommes sérieux 2... » Et Chaix d'Est- Ange de répliquer avec viva- cité qu'il n'est pas « l'avocat de ces déplorables doctrines professées dans certains romans que son adversaire a eu raison de flétrir ». Il serait difficile d'être plus explicite.

1. Dans le chapitre sur le Romanesque, p. 55.

2. Et il continue : « L'excuse du premier adultère, vous l'avez entendue, c'est du G. Sand au premier chef. Pourquoi un mari lut- terait-il avec succès contre les séductions d'un amant ; le mari inculte, négligé, vu de près, ayant ses momens d'humeur... ; l'amant tou- jours élégant, toujours nouveau, choisissant ses momens, préparant ses succès, cachant avec soin les inégalités de son caractère, n'ayant jamais à faire entendre que des paroles dorées ? Voilà ce qui a fait le succès de G*** auprès de M"** D***, et voilà comment elle s'en jus- tifie. )) Il faut lire en effet les lettres de la dame D*** à son mari : c'est incroyable. Ce n'est plus du romanesque ; c'est de l'inconscience et de la folie.


L airuiit' M*"-!»**' «si oncore plus sif^nilicalivc. C\'sl un |)rocôs (Ml adulli're intcMité par le capitaine adjudant-major N"* à sa fonime et à l'ex-chirurf^ien-major P***. I^e com- plice resseml)le singulièrement au malheureux comptable Adolphe. Il pratique même le plagiat avec une fidélité plus scrupuleuse. « Il faut copiercela lisiblement », conseille-t-il ]\ la dame N***, « et le laisser tomberdans U» chambre comme par mégarde, et comme si tu l'avais écrit il v a quelques jours. » Or, voici ce qu'il fallait « copier lisiblement »», — et voici une dernière preuve que, pour une foule do petits dons .luans ix l'imagination stérile, Jnct/ues fut, litté- ralement, le Mnniicl (lu par fuit m^tlucteur.

« Nous (|ui blâmez ma conduite, examine/ la vôtre ; compare/, et jugez. Je ne suis pas un héros. I fX-chi-

rurgien a oublié ([u'il écrivait pour le compte di* son amie et négligé de lui'ttre : « Une héroïne... »» — « L amour que vous condamne/ est autant dans la nature que celui vers lequel vous vous efforcez en vain de vouloir me rappeler. Ce n'est point un amour partagé (jui a serré les liens de notre hymen. La pensée qu'un jour mon cn'ur pourrait donner accès à un .sentiment que vous ne m'aviez point ins|)iré auiait dû arrêter votre main prèle U signer votre honte future. Votre égoïsme vous a aveuglé ; vous subis- se/, aujourd'hui les conséquences de votre coupable con- duite. Mon devoir, à moi, est de nf>urrir mon attachement ; les sacrifices qu'il m'a coûtés m'y obligent el je suis lit'^e à votre rival par une éternelle alTection. >'

C'est du Jacques, à ne pas s'y méprendre ; ce qui .suit n'est pas moins caractéristicpie. ■■ Si vous m'aimez, vous devez résister à la tentation de me défaire de nii>ii amant : si vous m'aime/, ^i nu nous devient sacr< m.h-,

qui avez causé n)*>u malheur, et c'est vous ipu me |K»rsé- cute/. (^ev;*;»'/ doiu' d ;u'cneillir 1"< coïK.'il*. «le '^m** tpti ne


438 LK HO.MANTISMK ET LKS MG:URS

connaissent pas notre position, qui ne soutFrent pas tout ce que nous souffrons, ou qui se conduiraient différemment s'ils étaient dans notre situation. 11 devrait vous être impossible de conquérir un bonheur quelconque par la vio- lence ou la perfidie, sans être aussitôt dégoûté de votre conquête. Il vous semblerait avoir volé un trésor et vous le jetteriez par terre pour aller vous pendre, comme Judas. » — C'est encore et toujours du Jacques, alourdi seulement de quelques additions.

Viennent ensuite des citations textuelles : « Il y a des hommes qui égorgent sans façon leurs femmes infidèles, k la manière des Orientaux, parce qu'ils les considèrent comme une propriété légale ; mais l'homme civilisé doit attacher plus de prix à la possession du cœur. » — Seule, la fin de la phrase n'est pas de George Sand, mais de l'ex- chirurgien-major. — « D'autres se battent avec leur rival, le tuent ou l'éloignent, et vont solliciter les baisers de la femme qu'ils prétendent aimer, mais qui se retire d'eux avec horreur, ou qui se résigne au désespoir. » — ■ Est-ce erreur de la Gazette des Tribunaux'^ inadvertance involon- taire du séducteur ? 11 y a dans le texte de Jacques : « ou qui se résigne avec désespoir ». — « Ce sont là, en cas d'amour conjugal, les plus communes manières d'agir, et je dis que l'amour des pourceaux est moins vil et moins grossier que celui de cet homme-là. » Les derniers mots ont été soulignés par le plagiaire, — et pour cause.

D'après le compte rendu, le passage provoque « parmi MM. les membres de la Cour un mouvement de répugnance que partage l'auditoire ». Mais le copiste n'a pas fini de copier ! Nous ne rapporterons que les dernières lignes de la citation ; elles ont dû exciter un « mouvement de répu- gnance » tout aussi vif.

« Nulle créature humaine ne peut commander à l'amour,


UKOlUiK SAM) Il II MAIIIACK 4H0

et nul n *'.sl ci)Uj)al>lc' jiDur iv. ie>iStinlii . U. i|ui .ivilil la femme, c'est l'iiupuslure ; ce ([ta constitue l'adultère, ce n'est pas l'heure que la femme accorde à son amant, c'est la nuit qu'fllo va passer ensuite dans les bras de son mari ou les concessions (ju'elle lui fuit... » Si le capitaine adju- dant-major N"* avait peu pratiqué George Sand, — car enlin jamais V" ne lui aurait fait ainsi servir par sa femme, comme venant d'elle, écrites et pensées par elle, des pages entières de Jac(/ues ! — en revanche, l'ex-chirurgien-major en avait une connaissance fort intime, et l'on voit avec «|uel sans-gêne il faisait tourner sa supériorité littéraire au profit de ses alfaires de cœur.

Quant à la moralité de l'aventure, — et de toutes les autres de même espèce, — c'est la Gaaette des Tribunaux elle-même (jui va nous la fournir :

« Nous sommes encore sous l'impression des émotions poignantes qui pendant trois heures ont torturé l'audi- toire... Sous nos yeux vient de se dérouler un de ces dnunes domestiques qui oITrent la palpitante et eiîroyable réalisa- tion de ces théories que le déplorable génie d'un auteur «noderiie, d une femme, semble avoir pris pour mission d'élever contre les lois du mariage. Lev'on terrible et vivante pour ceux qui seraient tentés de prendre au mot ces détes- tables théories, et qui, dans son inflexible vérité, ne laisse plus que la honte et le désespoir Iji où une poésie menteuse ne voudrait placer qu'harmonie et félicités ! Solennels et douloureux débats, devant lesquels s'eflace bientôt le rirt^ qui d'ordinaire semble accueillir les procès de ce genre, et qui inspirent pour l'honnèlc homme outragé autant d'admi- ration et de respect qu'ils soulèvent contre le coupable d'indignation et de dégoût ! »

Si le chroniqueur est sévère, son raisonueuienl lu- Ijusm- pas d'être juste. Mais Lélia s'cst-elle jamais douté qu'il


440 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

pouvait naître un jour tant de misères de ses poétiques et séduisantes rêveries ?. . .


VI


Ce n'est pas seulement à la « honte » et au <( désespoir » que les belles « théories » ont quelquefois abouti, dans la pratique ; elles ont conduit leurs adeptes jusqu'au crime '. 11 est à peine besoin de le dire, George Sand n'est pas ici la seule, ni même la principale coupable; et dans le livre qu'il y aurait à faire — et qui pourrait être fort beau — sur

1. Sans établir de rapport entre le romantisme et ces atTaires cri- minelles, on peut faire reniarcjuer qu'il y eut, après le procès Lafarye, une véritable épidémie de crimes semblables. M. de Cormenin fit un rapport à l'Académie des Sciences morales et politiques sur l'em- poisonnement par l'arsenic et les remèdes qu'on pourrait apporter à l'etTrayante progression des crimes de cette nature. « Il y a un crime ({ui se cache dans l'ombre, qui rampe au foyer de la famille, qui épouvante la société, et qui se multiplie d'année en année avec une progression effrayante. Ce crime est l'empoisonnement, cet empoi- sonnement est l'arsenic. » Cf. les affaires Vétault, Lacoste, etc. C'est à propos du procès Lacoste que M'" Lafarge écrivait, dans ses Heures de prison, 283 :

« L'accusée, aussi, était une jeune femme. Les accusateurs, aussi, avaient devant eux l'héritage de la mort. L'arsenic était l'arme que le ministère public avait en main. Un double intérêt de fortune et d'amour était présenté comme le mobile du crime.

« La fuite de l'accusée, errant dans les montagnes pour échapper aux tortures de la prison préventive, avait assombri l'opinion publique, et la présence aux débats d"un des plus célèbres chimistes de Paris donnait à la lugubre alTaire un intérêt de plus. C'était le même savant que la cour de Tulle avait adjoint à M. Orfila dans mon procès, et que M. Orfila fit remplacer par M. Bussy.

(( Les débats ont été longs, les témoignages contradictoires, les avis partagés. Les preuves morales étant incertaines, on a vérifié avec plus de soin les preuves matérielles.

« Un des jurés adressa au chimiste, M. Chevalier, la demande sui- vante :


GËORCiE 8AM) Il il MAl;iAi.i iil

« la Littérntufe et le Crimo » h cette é|»o<|ue. l'auteur cl<' Valentine serait loin de tenir lu première pluce. Mai» qu'il rt'st»' donc Cacile d'apercevoir son action dans quehjues- unes des « causes célèbres » d'alors ! Et comme les contem- porains ont bien su l'y découvrir ! Que de suicides ! Que d'empoisonnements, auxquels elle ne fut pas étrangèn- 1

C'est d'abord l'all'aire B*** (18H5), devant les assises df la Seine, « crinu' romantique, — dit la Cnizclte des Tribu- naux ; — double suicide longuement médité, mort de l'une des victimes, jjfuérison merveilleuse du complice ; le fer et le poison substitués l'un h l'autre et successivement emj)loyés par l'amant le plus passionné sur la plus résijçnée des victimes ; tentatives réelles faites par l'accusé pour s'arracher la vie, et désir sincère d'aller rejoindre, dans le tombeau, l'objet de son amour ». On lit, à l'audience, des extraits d'Indiana trouvés dans les papiers de B*** : > i Georjj^e Sand est le seul écrivain cité au cours des débals. Un moment, l'avocat jçénéral se demande quelle peut bien être « la source de l'aberration et du délire » manifestés par l'inculpé. « On l'a peut-être cherchée avec raison dans les doctrines funestes qui depuis lon«;temps nous effr.uiMil et corrompent la jeunesse. »

Et le défenseur lui-même ne fait pas entendre un autre

— La (|uantité de poison retrouvée cst-olloé<|uivalente li relie qui a servi <le base dans lalTaire Lafarjje?

— Je ne peux répomire à la question ainsi posée, a répondu M. Ciievalier. Ce »pron a déclar»' poison n-lrouvé dans le corps de M. Lafarjje était impondérable, el, parconséquenl, est hor«iili<. i-mi- ditions voulues pour établir un tenue de comparaison.

« Un mouvement de surprise, longtemps pixilouff»'», a >.i..i. .. - paroles. .. Un moment, dit le journal, on aurait pu eroir»^ qui' ce n'était pas Madame Lacoste, mais .Marie Ca|>elle que l'on jufjeait, tant ce souvenir éveillé d'une fa^on si inattendue, dominait l'audi- toire et la justice elle-même... »

<' Madame Lacoste a été acquittée... Mon ombre l'avait défendue. »


442 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

langage : « Si je cherche la source de ce dévergondage d'idées, ne sera-t-elle pas dans ce romantisme qui envahit la littérature, dans ces livres antisociaux qui égarent l'ima- gination? Eh bien, vous, ministère public, qui ne brûlez pas tous ces livres, avez-vous le droit de punir le mal né du mal que vous laissez faire? Non, vous ne pouvez pas demander aux victimes la réparation du mal qui est votre ouvrage ^ . »

L'accord entre l'accusation et la défense est significatif. Et, sans doute, les romans de George Sand vont ici avec

1. La Gazette des Tribunaux [i9 janvier 1835) s'amuse à conter en style romantique les ci'imcs dont le romantisme est souvent la cause.

<( Modèle de relation judiciaire en style romantique.

« Écoutez, Anne, dit-il en s'arrêtant tout à coup ; il faut que tout cela finisse : un de nous trois est de trop dans ce monde ! — Taisçz- vous, Pierre, vous me faites peur ! Et elle se couvrit le visage de ses mains.

« L'homme qui avait parlé le premier se remit à marcher, et ils con- tinuèrent à voix basse leur conversation. C'étaient une paysanne et un paysan limousin. Celui-ci, aux traits prononcés, à la parole brève et forte, avait une singulière expression d'énergie morale dans ses yeux gris un peu enfoncés, dans ses lèvres minces, dans son teint pâle. A voir ses cheveux noirs et brillants qui tombaient sur son front en longues mèches plates et lisses, on l'eût cru plus jeune qu'il ne l'était réellement. Il avait de quarante à cinquante ans. Elle était laide et vieille, et avec la plus bienveillante disposition, on eût eu grand' peine à retrouver quelque trace d'une ancienne beauté sur son visage flétri. Pour qui sait combien se fanent vite les fraîches jeunes filles de nos campagnes, nos paroles ne sembleront pas trop sévères quand nous ajouterons qu'elle avait plus de trente ans.

" Enfin ils se séparèrent, et en se quittant, Pierre répéta encore : « 11 y a un de nous trois de trop dans ce monde ! » Mais Anne ne dit plus : (( J'ai peur de vos paroles. » Elle serra la main de Pierre et s'enfuit. Dans ce serrement de main il y avait la vie d'un homme, et cet homme était son mari ! car Pierre n'était que son amant, et, à cette heure, la femme adultère et son complice s'étaient dit : « Un homme nous gêne ; que Dieu ait pitié de son âme, car il faut qu'il meure ! »


i;i:i>R(iF SAND KV LK MAlUAtiK ii3

I autres ; unis cnlin ils sont tioininés, ils sont nv^nv mmiIh 1 rôtre ; — et c'est tant pis pour leur auteur.

On les nommera encore dans TatTaire M*** (1838), à l'ex- rlusion (lo tous autres ouvra^çt-s, t*l Ï<îs malheurs de l'accu- sct' leur seront imputés pour la plus grande partie. « M'** avait pour lecture habituelle des romans ; l't ces romans ((ui })euvent ne pas agir avec une grande force sur des Ames Musées et corrompues, Indimin et Valentinc, devaient pro- duire une impression profonde sur une Ame jus(pie-lii chaste et vertueuse. »

Il y a même des cas où, sans que personm- \ ail lait d al- lusion directe, l'influence est k peu près certaine. Si George Sand est demeurée quelquefois invisible, elle a été sou- vi'ut présente, comme dans l'aventure de celle que la (iuzctte des Tribunaux (1837j appelle « la moderne Brin- villiers », et dont le suicide, en empêchant la justice de faire son teuvre, su|)prima toute espèce de débats.

« Jeune, belle, riche et d'un esprit distingué, mademoi- selle X*** avait épousé, quelques mois après la révolution (le 1830, M. N*** dont les qualités personnelles, la position (le fortune et le mérite paraissaient devoir assurer son bon- heur. Mais une autre passion avait déjà germé dans .son neur, qu'elle ne sut bientôt plus contraindre », malgré deux enfants et les soins du mari. I/amant lui-même, épou- vanté de la trop vive imagination de madame N*", s'expa- trie au Hrésil. << De là, dans une correspondance remar- >|uuble par la rare alliance du sentiment et de la raison, il explicpie i» madame N*** quels motifs l'avaient décidé à s éloigner d'elle et îi renoncer, sinon à son amour, du moins I un bonheur qu'il ne pouvait goûter pur et sans remords. »

Il n'y a d'obstacle que le mari : on supprimera l'obstacle. Dès ce moment, les indispositions du pauvre N*" sont fré- ([uontes ; il éprouve des douleui*s dans la poitrine et des


444 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

vomissements surviennent. Les médecins conseillent une maison de santé, « sur la longue ligne des boulevards neufs, du côté ouest de la capitale ». Il v séjourne quelque temps, et bientôt rend le dernier soupir « dans les bras de son épouse au désespoir » .

« Madame N***, après quelques jours de deuil, reparaît dans le monde, plus belle et plus éclatante encore de sa noire parure et de sa pâleur. » Elle songe alors à rejoindre son amant au Brésil. Mais les deux enfants vivaient encore : ils meurent subitement dans des « convulsions affreuses ».

Malgré la douleur où la mère semble plongée, des soup- çons s'élèvent, et la justice lance contre elle un mandat d'amener. Barricadée « dans son élégant appartement de la Chaussée d'Antin >, elle i^efuse d'ouvrir : on enfonce la porte, et on la voit étendue sur un canapé, (( belle encore, mais pâle, froide, inanimée, et de sa main droite serrant, par une contraction convulsive, un flacon d'où s'exhale encore l'amère odeur d'acide prussique qui l'a foudroyée », — le poison qui l'avait débarrassée de ses enfants.

Le scénario est aussi complet qu'il se puisse.

Pauvre Lélia ! si douce à tous les affligés, si pitoyable à toutes les souflfrances ! Par quelle cruelle ironie a-t-elle occasionné des maux irréparables, en voulant justement les prévenir? et pourquoi faut-il que tant de sanglots forment le plus lugubre des accompagnements à l'hymne triomphal que l'imprudente sibylle avait entonné d'abord en l'hon- neur de la passion alfranchie de toute contrainte, libre de toute servitude, seule maîtresse d'elle-même, fille du ciel, intangible et sacrée ^ ?...

1. Il n'est que juste de faire entendre, au moins en note, l'autre son de cloche.

« On a prétendu que les théories de M""" Sand sur l'amour avaient perdu beaucoup de jeunes femmes. Celles que M""*" Sand a égarées


«iRORCiR 8AND FI M. M M'.l \i.l 44'*>

Médiocre, avons-nous dit, pour la formation personnelle <lo l'individu, il se pourrait aussi que le romantisme ne lût pas stMisihK'iiK'nt meilleur pour sa Forniation sociale, et (jue trop d'imprudences en aient compromis les réelles géné- l'osités. Pour une doctrine, c'est un résultai pratique assez liumiliant.

(■'lient certainement déjà hors de leur chemin. Au contraire, que (I idéalisme, quelle coniprt'hension élevée de la passion ne peut-on jtiiiser (liuis son «euvre ?

•> Khl-ce <|ue tout ce c|iie le n'aturniisme a déversé sur nousdepuini- tiMir, tout ce «|ue le soilpel de l'unalyse à outrance nous h découvert de maladies contagieuses et répugnantes, |)eut entrer en compjimi- son avec l'oMure noble entre toutes de George Sand ? Il n'y n (jue les idéalistes, les chercheurs de moralités hautes, qui puissent prendre place h sa suite.

i< Elle est et elle restera, quoi (|ue ses ennemis fassent, la hienfin- liice et la bienfaisante. » M™' .\dam, .V»'.x smlimenlH..., 2H0, (If. iiicore, «lans le nième livre, les pages liS, 170, 208, 210 sq<|. I.e ■ Icrnier passage sachève en dithyrambe. — On sait <|ue Victor Hugo I ap|)elait la (irniKh Femme, Henan la llnrpe fiolienne de noire tt'mp» ; que d'après Henri Heine ses écrits « incendièrent le monde entier, illuminant bien des prisons où ne pénétrait nulle consolation. •> ili'iiie ajout»' (|ue « leurs feux précieux dévorèrent les temples |)ai- >ililesde l'innocence».; — Ou peut voir dans la biogra|iliie monuuien- lale «le \\ ladimir Karénine, deorf/e Sund, su vie et .<»•.<! (Piirre», l'in- lluence (jue (u'oi-geSand exerça en Hussie. In article de M"* A. lir- rine, dans les Débats du 4 octobre IHW, signale h'S jugements de <|uel(|ues grands écrivains russes sur l'auteur iVlmliana ; i|uelques- uns de ces jugements prouvent que cette iniluence a été [ii-odigieuse. Hostoiewsky disait tout simplement: « On peut assurer qu'elle fut l'un des adeptes les plus complets du (Christ sans s'en douter elle- même. »


LIVHK ÏHOISIKMK


OKSAVKl \)\'] \A MORALi: ROMWTKMI PAH Li:S ROMANTIQLKS


LIVKK TKOlSlftMK

DÉSAVEU DE LA MORALE ROMANTIQUE PAR LES ROMANTIQUES


Il était cependant réservé à la morale romantique de con- naître une humiliation plus grande encore, et elle devait lui venir de ses propaj^atours les plus convaincus et de ses dis- ciples les plus ardents. Do même que tous les fougueux révolutionnaires de 1830, oa presque tous, finirent pa|[) rendre hommage h Boileau, de même ils ont tous, ou presque tous, infligé les plus formels démentis aux idées que la plupart de leurs œuvres ont cependant soutenues avec lidit de séduction et tant d'éclat. Us ont pensé, senti en ronianti(jues, <> en demi-dieux », disaient-ils parfois, et se sont ensuite conduits connue la tourbe des simples et misé- rables mortels. L'étrange contradiction! et qu'elle est done significative ! C'est (îeorge Sand qui « inspire plus de folies qu'elle n'en fait », mérite d'être traitée par Flaubert de « boiu'geoise », et « dans l'existence courante n'est en rien byronienne », au témoignage de M'"" Adam ' ; c'est le chef du romantisme, V. Hugo en personne, qui est un des plus grands t'crivains l)«>urgeois tpie l'on puisse citer dans notre


1. << FlauluMt lui a dit et écrit plus d'un»' fois qu'au fond elle avait des goûts tie >< bourgeoise >>... Ce que la fantaisie de Musset lui a le plus reproché, c'est sa régularité au travail, c'est son amour thi labeur constant, métlio<Uque, pri«i o{ ropri*; n l.."!-.- ..^.1...^ ,. M™« Adam, Mes itenlimenls, 285.

Le romantisme et les mœurs. 2'<>


450 IJO liO.MAMISMK KT LES MŒIUS

littérature, bourgeois de toutes les façons, bourgeois jusque dans les moelles ; c'est... Mais à quoi bon poursuivre ? et le bel intérêt de démontrer une fois de plus que l'homme est un animal pétri de contradictions ! Il n'y a pas lieud'in-

I sister, encore ({ue ce fût ici de bonne guerre. Voici pour- tant qui est peut-être plus caractéristique. Après avoir célé-

( bré la fameuse morale sur tous les tons, après l'avoir exal- tée, glorifiée, ils l'ont, qui le croirait? ils l'ont reniée, ils en ont vivement, énergiquement déconseillé la pratique ; de telle sorte que le plus complet, le plus terrible réquisitoire qu'on ait dressé contre elle, c'est encore dans leurs œuvres qu'il faut l'aller chercher. Ce sont eux qui, plus rigoureuse- ment que personne, en ont prononcé la condamnation. Quand on ne se pique pas pour le romantisme d'une admi- ration aveugle et sans limites, le plaisir de la constatation ne manque pas de ragoût.*

I

C'est aux environs de 1833, en pleine explosion roman- tique. Dans une chambre bien bourgeoise et bien confor- table, portes closes, rideaux tirés, deux amis sont à deviser dans la fumée de multiples cigarettes ; et l'un se répand en propos abondants, tout parfumés et comme succulents de cette prudence, de cette raison qui valurent autrefois à Nestor la réputation de sage entre les Grecs .

« mon ami ! il faut être bien fou pour sortir de chez soi dans l'espoir de rencontrer la poésie. La poésie n'est //pas plus ici que là, elle est en nous...

« Cette chambre où nous sommes, toute paisible, toute calme, toute bourgeoise qu'elle est, a peut-être vu autant de péripéties, de tragédies domestiques et de drames inté- rieurs, qu'il s'en est joué pendant un an à la Porte Saint-


DÉSAVKt IM IV MORALK ROMANTigi'R iSI

Martin. Des époux, des uniantH y ont échangé leurs prcmitTs baisers ; des jeunes femmes y ont goûté les joies doulou- reuses de la maternité; des enfants y ont perdu leur vieilli* mûre. On a ri et l'on a pleuri', on a aimé et l'on a été jaloux, on a souffert et Ton a joui, on a râlé et l'on est mort entre ces quatre murs : toute la vie humaine dans quelques pieds. Et les acteurs de tous ces drames, pour n'avoir pas \v teint cuivré, un poignard et un nom vi\ i ou en o, n'en avaient pas moins de colère et d'amour, de vengeance et de haine, et leur cteur. pour ne pas battre sous un pourpoint ou un corselet, n'en battait pas moins fort ni moins vite. Les dt'*- noûments de ces tragédies réelles, pour ne pas être un coup de poignard ou un verre de poison, n'en étaient pas moins pleins de terreur et de larmes... La poésie, toute fille «lu ciel (juelle est, n'est pas dédaigneu.se des choses les plus humbles ; elle quitte volontiers le ciel bleu de l'Orient pour se venir seoir au chevet de quelque grabat sous une misé- rable mansarde ; elle est comme le (Ihrist, elle aime les pauvres et les simples, et leur dit de venir à elle. Lii poésie est partout : cette chambre est aussi poétique que le golfe de Baïa, Ischia ou le lac Majeur, ou tout autre endroit réputé poétique ; c'est î» toi de trouver le lilon et de l'exploifcr.

Et le bienveillant ami de lui indiquer « le filon >' lui donner une leçon de poésie familière. « Regarde, c est dans ces murs que s'est passée la meilleure partie de ton existence ; tu as eu là tes plus beaux rêves, tes vi.sions les plus dorées. Une longue habitude t'en a rendu familiers les coins les plus secrets... Ces murailles t'aiment et te con- naissent, et répètent ta voix ou tes pas plus fidèlement tpie tous autres ; ces meubles sont faits k toi, et tu es fait ît eux. Quand tu entres, la bei*gère te tend amoureusement les bras et meurt d'envie tle t'embrasser; les fleurs de ta cheminée s'épanouissent et penchent leur tête vers loi pour te dire


452 LF ROMANTISME ET LES MŒURS

bonjour; la pendule fait carillon, et l'aiguille, toute joyeuse, galope ventre à terre pour arriver à l'heure dont le son vaut pour toi toutes les musiques célestes, à l'heure du dîner ou du déjeuner ; ton lit te sourit discrètement du fond de l'al- côve, et rougissant de pudeur entre ses rideaux pourprés, semble te dire que tu as vingt ans et que ta maîtresse est belle ; la flamme danse dans l'âtre, les bouilloires bavardent comme des pies, les oiseaux chantent, les chats font ron- ron ; tout prend une voix pour exprimer le contentement ; le tilleul du jardin allonge ses branches à travers la jalousie pour te donner la main et te souhaiter la bienvenue ; le soleil vient au-devant de toi par la croisée et les atomes valsent plus allègrement dans les rais lumineux. La maison est un corps dont tu es l'âme et à qui tu donnes la vie : tu es le centre de ce microcosme. Pourquoi donc vouloir se déplacer et devenir accessoire, lorsqu'on peut être principal ? Ro- dolphe ! crois m'en, jette au feu toutes tes enluminures espa- gnoles ou italiennes. . . Une plante perd sa saveur à être chan- gée de climat ; les pastèques du Midi deviennent des ci- trouilles dans le Nord, les radis du Nord des raiponces dans le Midi. Ne te transplante pas toi-même ; ce n'est que dans le sol natal que l'on peut plonger de puissantes et profondes racines : d'un bon et honnête garçon que tu es, ne cherche pas k devenir un petit misérable bandit, à qui le premier chevrier des Abruzzes donnerait du pied au c. et qu'il regarderait ajuste titre comme un niais... Sans te soucier si tu as ou non une tournure d'artiste, fais tes vers comme ils te viendront ; c'est le plus sage, et tu te feras ainsi une existence d'homme qui, sans être dramatique, n'en sera pas moins douce, et te mènera par une route unie et sablée au but inconnu où nous allons tous. >•

— A n'en pas douter, ce sont là propos de l'un de ces « épi- ciers infâmes », pour qui les romantiques n'eurent jamais


I>l.>.\\i.t iii I \ MMiiAi I mmvNinji I. i**>M

asso/ (K- uu'pris? On n niiitj^im' pas l'ii elFi't suj^»*.sm' plus raisonnablf, c'est-à-dirt' plus plate ! et où trouver ailleurs que dans » cette lamentable catégorie sociale » des con- tempteurs plus intransigeants du pitlorescpi

tistnr.

Si ce M est Au«;ifi-, e est donc Ponsard (pu a »'iril ces lignes, dans un de ces moments de verve qui font les bons styles? — La vérité est quelles sont du plus flamboyant, du plus truculent, du plus farouche des Jeune-France, du père intellectuel de Baudelaire lui-même, de Théophile Gautier enfin ; et vous pourrez les voir s'étaler tout au lon^^ dans le (juatrième de ses petits « romans goguenards >-

On dira : — Ce n'est pas l'auteur qui parle : c e>l un »le ses personnages. — Mais c'est bien Théophile Gautier lui- même ; et la preuve en est dans le commentaire explicatif qui termine la nouvelle. Celle-ci et celle-là est une histoire symbolique, w Albert, qui ramène Rodolphe dans le droit chemin, est la véritable rai.son, amie intime de la vraie poésie, la prose (ine et délicate tjui retient par le lK>ut du doigt la poésie qui veut s'envoler, de la terre solide du réel, dans les espaces nuageux des rêves et des chimères. » Quand ils avaient du bon sens, ce qui leur arrivait d'ailleurs comme à tout le monde, les romanti<pies démêlaient avec une merveilleuse netteté les extravagances et les dangers de leur poétique et de leur morale, et on voit qu'ils ne se gênaient pas pour les signaler, sans paternelle indulgence.

Il serait trop long, on le conçoit, de relever les passiiges où s'est exprimée leur sagesse, et qui sont le désaveu du lyrisme, de la fantaisie échevelée, du délire asseï ordinaires à leurs conceptions. Presque toujours, dans le romantique assoupi, le bourgeois se réveille ; et c'est fort heurtnix. en


45 i LE ROMANTISME ET LES MŒURS

vérité, pour le romantique. Tôt ou tard, tôt en général, les plus fougueux révolutionnaires, les individualistes les plus intransigeants sont venus à résipiscence, et avec plus d'autorité que personne, parce qu'ils avaient plus d'expé- rience que personne en effet, ils ont dénoncé des pratiques dont les suites étaient si funestes.

D'abord la plus funeste de toutes, puisque, nous l'avons vu, elle résume les autres et les explique : l'individualisme. « Le grand but que nous devons tous poursuivre, c'est de tuer en nous le grand mal qui nous ronge, la personnalité. » C'est George Sand qui le déclare ^ Et la voix de Flaubert lui fait écho, dans V Education sentimentale. « Peu à peu, la sérénité du travail l'apaisa. En plongeant dans la personna- lité des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule ma- nière peut-être de n'en pas souffrir ~. » On entend bien qu'il ne s'agit pas de Frédéric Moreau, mais de Flaubert lui- même. Il a beau être discret, l'aveu n'en est pas moins ex- pressif ; on peut même en trouver la mélancolie assez péné- trante.

Ce sera donc une bonne hygiène que de se défier de l'in- dividualisme, sous quelque forme qu'il se présente. Il n'est pas seulement dangereux, comme on vient de voir ; il est encore ridicule. « La personnalité sentimentale sera ce qui plus tard fera passer pour puérile et un peu niaise une bonne partie de la littérature contemporaine. Que de sentiments, que de tendresses, que de larmes ! 11 n'y aura jamais eu de si bonnes gens. « Le travers nous, est bien connu de long- temps ; mais il n'est pas indifférent que Flaubert lui-même ait jugé à propos de le signaler.

On fera surtout la guerre à la déplorable habitude de


1. Histoire de ma vie.

2. P. 227, édition Charpentier.


l'i ^ W I I hi IV \h ■); \l I 1.1 1\| \ N I !■ .1 I l.j.»

hiissci I iiiiii^Miiiitiou »'t l;i st-iisibilik- s l'xalltT outiv niesun», pivmlii' l;i (lir«(.tion (li> n«)ln' vie, ruiner peu à peu non énergies el linalemcnt ubnttre notre volonté. Ce s(»nt lu manies d»' petite maîtresse. Il ne faut jamais s'abandonner siii-mème ; il faut toujours être fort, énergi(|ue, viril ; rien n'est beau comme la pleine possession de soi. Flauln'rt tra- verse une de ces crises de découragement, si fréquentes chez lui et si explicables. Sîi vieille amie le raisonne, et voici en ([uels ternies, alFectueux sans doute, mais encore plus énergi({ues :

« Le désir de la mort prochaine, comme celui d'une longue vie, est une faiblesse, et je ne veux pas que tu l'ad- mettes plus longtemps comme un droit. J'ai cru l'avoir autrefois ; je croyais pourtant ce que je crois aujourd'hui ; mais je mantjuais do force, et. comme toi, je disais : « Je n'y peuxriiMi. » Je me mentais à moi-même. On y peut tout. On a la force qu'ort croyait ne pas avoir, quand on désire ardemment gravir, monter un échelon tous les jours, se dire : « Il faut que le Flaubert de demain soit supérieur à celui d'hier, et celui d'après-demain plus solide et plus lucide encore. •■

Jamais prédicati'iw, jamais m«»r,tli.>>li' ljiueul-»l> plu.s lier, plus noble et plus réconfortant langage ? — Mais George Sand était alors revenue de bien des choses ! Elle était sur- tout revenue de la jeunesse, puisque la lettre est du 12 jan- vier 187(). Kt quels conseils veut-on que donne une vieille grand'mère de soixante-douze ans, sinon précisément ceux- là ? — En voici d'autres alors, {ju'elle adressait j\ F. llol- linat, quarante ans plus tôt [i février 1S!^(»i. ,.'.««f- >-din«  presijue au lendemain de Jacques :

« Je ferai mon possible pour t'aller voir, pour te confes- ser, et pour le remettre ù Ilot. Tu ne t*ap|>artiens pas. mon vieux ; tu n'as pas même le droit de soulfrirpour ton prt>prc


456 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

compte. C'est une terrible tâche ; mais c'est une grande destinée. Porte le joug et ne te laisse pas tomber dessous. Tu te dois à ta famille, tu te dois à moi aussi, ton meilleur ami. Tu me dois ce grand exemple de la force, ce grand spectacle de la volonté persistante qui m'a soutenue dans mes luttes, qui m'a grandie depuis que je te connais. »

Même langage à Jules Néraud, le 10 septembre 1834, immédiatement après Lélia.

« Retourne tranquille à ton ajoupa, à ta brouette, à tes livres, à tes enfants surtout. Console-toi des ennuis comme tu sais le faire, avec une boullonne et inoifensive pointe d'ii'onie contre la destinée. Accomplis ta tâche. »

Et que d'autres conseils on glanerait encore dans sa cor- respondance, pour ces mêmes années, conseils judicieux, raisonnables, maternels, tous empreints d'une modération, d'une prudence, d'une sagesse exquises, à Guéroult, à Charles Poney, à M"® Leroyer de Chantepie, à des incon- nues ! Rien ne serait facile comme de tirer de ces lettres un vrai manuel de stoïcisme pratique ^ .

C'était implicitement condamner la morale de ses pre- mières œuvres. Le désaveu devait venir plus tard : il fut catégorique et complet.

u Durant ma jeunesse, — disait-elle à M""" Adam, — je n'ai vécu que dans un monde artificiel où chaque individu faisait écho à l'autre, où tous voulaient sentir, éprouver, aimer, penser autrement que le bourgeois et que la vile multitude. Nous perdions pied à chaque instant avec le mépris de la rive, ne voulant nager qu'au large, au-dessus de l'inson-


1. Elle écrit à Flaubert, le 19 décembre 1875 : « Je ne puis oublier que ma victoire personnelle sur le désespoir a été l'ouvrage de ma volonté et d'une nouvelle manière de comprendre qui est tout l'opposé de celle que j'avais autrefois. »


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t. -.7


(lal>u'. Loin (IfN l«niK'>, Idiii (li"N lnu«i»>, tinijnnr^ Il^l•^ iimh (loinhicn de nous se sont j)enlus corps et biens '?

« Oux (|ui scuifFraient, qui refusaient de se noyer, qui se débattaient, «'talent rejetés à hicôte. reprenaient pied, rede- venaient des «cens comme les autres parleur contact avec la terre et surtout avec les gens sensés ou les humbles. Combien (le fois me suis-je reprise au milieu des paysans ? Combien de fois Nohant m a-t-il jçuérie et sauvée de Paris •'? »

Kt ailleurs [Elle et Lui, chap. xiii) : « Son esprit (de Thérèse-George Sand) aspirait désormais au vrai — c'est elle (|ui souligne — (jui n'est ni l'idéal sans frein, ni le fait sans poésie. Klle sentait (jue c'était là le beau, et (ju'il fal- lait chercher la vie matérielle simple et digne |>our rentrer dans la vie logi(|ue de l'àme. « 

Il est sans doute tliflicile tle iliie plus clanfMUMjt (pu* le régime roman ti(|ue est le moins naturel et le plus dangereux des régimes.

Et (|u'on II aille pas croire (jue Geoi^e Sand est une excep- tion. Les corresj)ondances et les conlidences des autres romantiques ressemblent à ses confidences et à sa corres- pondance. Sainte-Beuve écrira Volupté ci Joseph Detorme : il cultivera, lui aussi, son <t ulcère » ; en attendant, il donne d'excellents conseils, et contre le mal dont il va prt'cisé- ment soulfrir, littérairement du moins, il prescrit la meil- leure lhérapeuti([ue : lisez plutôt les lettres qu'il envoie ;\ Sellè(|ue et à l.oudierre. l""laul)ert passeni sa vie h ni-^ir

1. El i|ucl al)iiiif tie im-ljnn-olu- «lans i-cUf «Mi>ri \iiiii'ii . ■ iin-n-:%f restée seule, creusa, pour In niilliènie fois, TnlHine de celle inysl^ rieuse destinée (de Laurent-Musset). Que lui innii<|uait-il donc ytour être une des plus l)elles destinées liumaines ? I.n raison », elc. G. Sand. /'.'//f e/ A»/, eliap. XIII. — » On se réfugie dans le inédiocrepar désespoir tlu Ijeau qu'on a révt^ >',dil Frédéric Morenu à M"'.\rnoui. Educaliun scnnuicntalf, 3*26, ôd. C.liarpenlier.

2. M™'" Adam, Me.t sonliinfiilst, 170.


458 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

contre les bourgeois ; et quand il s'agit de sa « chère petite Garo », c'est le plus judicieux, le plus raisonnable, le plus « bourgeois » des oncles '. Ne va-t-il pas jusqu'à lui écrire : « Je déclare que j'aimerais mieux te voir épouser un épicier millionnaire qu'un grand homme indigent ; car le grand homme aurait, outre sa misère, des brutalités et des tyran- nies à te rendre folle ou idiote de souffrances... La vie humaine se nourrit d'autre chose que d'idées poétiques et de sentiments exaltés. » Il faut être Musset pour demander tout au sentiment. La méthode est déplorable pour un artiste, et « cela vous mène à tout comme morale - ».

C'est ainsi que les romantiques descendaient au besoin de leur Sinaï, et que la réalité et le bon sens prenaient d'assez, éclatantes revanches sur tout leur romantisme.


II


Quand on est convaincu, par expérience personnelle, de la fausseté et des dangers d'une doctrine, il est naturel qu'on en signale aux autres le mensonge et les périls. Si l'expé- rience a été particulièrement douloureuse et que, même après guérison, le souvenir en demeure encore par trop amer et cuisant, on éprouve alors comme une allégresse à dénoncer cette doctrine ; on la poursuit, on la traque sans pitié ; on en étale les misères, les hontes, les plaies secrètes ; on écrit les Mémoires d'un suicidé et les Forces perdues.

1. «Ton pauvre vieux qui t'aime... Ton vieil oncle en pain d'épice qui l'embrasse... Ton vieux rébarbatif qui te bécote. Ta vieille nou- nou... Ta nounou qui t'aime... » Ce sont les signatures qui s'étalent au bas des lettres. Qu'aurait dit Flaubert s'il les avait rencontrées dans la correspondance de quelque bourgeois de Rouen — ou de Testes et d'Yonville-l'Abbaye ?

2. A Louise Colet, 18o2. Correspondance, II, H9.


DÉSAVRI l'i. I A Ml II; vil. IIOMANTIOI'»: 459

Restiî-t-on par hasard insuilisummont guéri, im|>ii.H.Hil)l«> d'ailleurs et dédaigneux par principe, pur conviclion que l'œuvre d'art doit demeurer toujours impersonnelle. t<mt en donnant cependant de la réalité les transcriptions les plus minutieuses, les plus saisissantes de vérité : il suffira de copier exactement les mœurs ambiantes, pour se trouver avoir fait la criti({ue la plus impitoyable des théories k la mode : et c'est ce (|u il y a en elfet dniis Madame liovarij et dans V Education sentimentale. Le réquisitoire est complet, rien n'y man(|ue ; on n'a plus (ju'à l'extraire ; et toute <|ues- tion de supériorité de mérite ou d'exécution mise à part, il va de soi (pie les peintures impersonnelles de Flaubert ont une autre force démonstrative, une autre éloquence que les pages, quelquefois par trop vibrantes de prosélytisnu-. d.- son ami Du C-amp.

A les envisager de tout autre point de vue que du nôtre, ce serait peut-être le côté faible des Mémnireu il'tin suicidé et des Forces perdues. La « thèse » y parait trop, et trop aussi le désir de prendre le romantisme en flagrant délit de toutes fautes. Ces romans ne sont guère que des sermons. L'auteur a dédié le second à son fils, « parce ([u'il contient sous sa forme romanes([ue tles enseignements ». Et vraiment il y en a beaucoup, et ils ont tous invariablement le même objet, qui est de faire crier haro sur la morale romanti({ue. Le procédé mancpie peut-être de variété artistique ; mais comme il fallait (|ue le prédicateur fût convaincu de la bonté, de la vérité de sa cause; qu'il eût soulFert des maux qu'il analysidt, critiquait avec une inlassable constance ; qu'il détestât le romantisme et voulût le faire détester I Ces sen- timents et cette intention, vous les retrouverez en elTet à cha(pie ligne des deux petits volumes. <« Tristes livres î devait-il en dire lui-même plus tard. Le plus singidier et le moins agréable pour moi, c'est que j*ai horriblement souf-


460 IJ-: HOMANTfSMK ET LES MCEURS

fert de cet état d'âme. En somme, lorsque je me retourne en arrière pour méjuger impartialement, je m'aperçois que je n'ai retrouvé mon équilibre que vers la quarantième année. Les aspirations vagues, les tristesses sans causes, les émo- tions sans objet, tout cela frisait de près l'hypocondrie. Et si l'on venait me démontrer aujourd'hui que j'ai été un peu fou, je ne serais ni indigné, ni étonné. » Connaissez-vous beaucoup de condamnations de la morale romantique aussi péremptoires et motivées par d'aussi sévères considérants ?

Le détail de ces considérants, voilà exactement la matière des Forces perdues et des Mémoires (V un suicidé.

A notre très vif regret, nous n'insisterons pas sur ces livres, quoique le premier soit encore d'une lecture intéres- sante, et qu'il y ait entre Horace et Viviane d'assez jolies scènes d'amour, traversées de réminiscences romantiques : (( Doute de la lumière... », que Viviane souligne presque toujours d'un sourire moqueur. Le titre en est assez expres- sif de lui-même. Gaspiller son énergie et son activité à la poursuite d'irréalisables chimères, passer à côté de la vie, sans en connaître ni recueillir les vrais bonheurs et les vraies joies, dupe qu'on est d'un faux idéal, d'un idéal malsain, — lisez : l'idéal romantique, — et n'aboutir ainsi qu'à la banqueroute totale et manquer sa vie complètement : c'est r « enseignement » qui se dégage de l'œuvre. Le fameux « idéal » y est houspillé d'importance,

« Ils causèrent longtemps, Horace disait : L'idéal, l'aspi- ration, l'imprescriptible besoin de s'élever vers les sphères supérieures.

« — Au diable soit ton jargon romantique ! reprit M. Ver- oeil. Toutcelaest à la mode aujourd'hui : vos poètes pleurent, vos femmes sont poitrinaires ; tout le monde joue au méconnu, à l'incompris, au mourant, au désespéré. C'est bon pour les écrivailleurs, d'accord ; cela succède à la nature


DlËSAVKl' \)K LA MURALK R0MA>T14J('K 461

et aux Ames sensibles de J.-J. Rousseau, fort bien ; mais lu vie n'est pas faite pour ces rêvasseries malsaines nu tout au moins inutiles. (Qu'est-ce donc que ta pot'sie ?

« — La voilà ! (lit Horace s'arrêtant et montrant sur la lisière il'un champ de blé une lai^e place où les coquelicots, les bleuets, les folles avoines, les nigèles réunis formaient un imrvi'illeux bouijuet naturel et rusti({ue.

« — Insensé ! sécriaM. Verceil avec une colère qui n'était pas feinte ; ta poésie n'est même pas bonne à faire du foin ! . . . Voilfi la vraie, la sainte poésie. — Et arrachant une poignée de tiges de froment chargées de beaux grains dorés, il la mit par un geste violent presque sous les yeux d'Horac»-. C'est tout aussi beau (|ue tes fleurettes, et va fait du pain ! — Allons, dit-il au bout d'un instant, riant lui-même de sa vivacité, tu manques d'expérience, mon garçon ; tu prends la vie pour un opéra-comique, je t'attends à ton dernier couplet. »

C'est ce dernier couplet que chantera Jean-Marc dans les Mémoires d un suicide.

Le couplet est lamentable : une vraie complainte. Jean- Marc l'adresse à Du Camp, alin que son malheureux exemple ne soit pas perdu et que sa mort ait du moins un peu de cette utilité qui ne se rencontra jamais dans .sa vie.

« Depuis longtemps je garde et je mûris en moi le i>i..j, ; qu'aujourd'hui je vais accomj)lir. J'agis avec calme et même avec recueillement... Jusqu'au dernier moment, j'ai écrit les sentiments (jui remuaient mon ctpur... Ces notes vous seront peut-être utiles, aussi je vous les envoie ; faite.s-en ce que vous voudrez... Si vous leur trouvez un côté curieux ou moralisant, publiez-les sans crainte, je vous y autt»rise, car je me réjouirais, en entrouvrant ma tombe, si je |)ouvais penser que leur lecture apprendra à quelques cerveaux trou- blés, comme le mien, ce qu'il faut éviter pour ne pas trop souffrir. ■


462 LE ROIANTISME ET LES MŒURS

C'est donc le prétendu manuscrit de Jean-Marc qu'on nous donne à lire ; et pour que nul n'en ignore, on en fait précéder la publication de quelques, détails sur son auteur, « un fou, disait l'un », (( un ours, disait l'autre », « un ori- ginal », prétendait un troisième ; plus exactement, « un fils naturel de René, élevé par Antony et Chatterton », contem- porain d'une génération heureusement presque disparue.

« C'est presque un livre d'archéologie, car, grâce à Dieu, elle s'éteint chaque jour davantage, cette race maladive et douloureuse qui a pris naissance sur les genoux de René, qui a pleuré dans les Méditations de Lamartine, qui s'est déchiré le cœur dans Obermann, qui a joui de la mort dans le Didier de Marion de Lorrne, et qui a craché au visage de la société parla bouche d' Antony. C'est à cette génération rongée par des ennuis sans remède, repoussée par d'injustes déclasse- ments, attirée vers l'inconnu par tous les désirs des imagi- nations fécondes que Jean-Marc appartenait. Il avait faitde longs voyages pour fuir ces alanguissements insurmontables des âmes rêveuses; mais comme Hercule, il ne put arracher la tunique dévorante qui brûlait sa chair. Il revint, refusant de voir un monde dont l'infériorité l'irritait; il vécut dans la solitude absolue, cette mauvaise conseillère qui porte pen- dus aux mamelles ses deux sinistres enfants : l'Egoïsme et la Vanité... Tout lui parut méprisable et indigne d'un effort ; il nia l'humanité, parce qu'il ne la comprit pas... Il s'enor- gueillit de ses souffrances jusqu'au jour où elles l'accablèrent, et enfin, dégoûté, énervé, sans courage et sans foi, pour échapper à cet impitoyable ennemi qui était lui-même, il se tua. »

Jean-Marc est donc ce qu'en médecine on appelle un beau cas. Il oiï're, à un très haut degré, tous les symptômes du mal romantique. Lui-même d'ailleurs, avec une sûreté mer- veilleuse, il établit son diagnostic. C'est une victime de la


DÈSAVKI 11 I \ MORALE HOMA.NTiylK

rêverie, et nous savons ce qu'il faut entendre par ce mol. En s'acconïj)ji};nant de vives soutTrances, l'abus du rêve a assoupi, énervé, puis ruiné complètement chez lui la volonté. De ces analyses d'une précision si remar({ualtle. il faut au moins citer un passage.

« Il me fallait une occupation cependant, et, par malheur, elle me vint de uïoi-méme; elle ressortit fatalement de ma chétive organisation ; elle fut la suite, inévitable peut-être, de ces longues maladies (pii avaient assailli mon enfance et des soulTrances (ju'elles m'avaient léguées.^ Je devins, — j'ose à peine le dire, tant le mot est prétentieux, — je devins un rêveur. Tout le jour, assis ou couché, immobile, les mains pendantes, \\v'\\ perdu dans des contemplations étranges, je m'absorbais dans des rêveries infinies (pii me laissaient retomber tout meurtri sur la réalité...

« Parfois je touchais i\ l'extase ; mais parfois aussi je souf- frais considérablement. Lorsque mon esprit, qui, comme disent les bonnes gens, n'était pas porté à voir les choses en beau, suivait les voies de tristesse que lui ouvrait sa péril- leuse manie, j'en arrivais Ji supporter d'intolérables douleurs. Sans cesse sollicité par ces attractions singulières vers le chagrin qui meuvent les natures aiîaiblies et nerveuses, j'ai- mais ce mal qui me dévorait, je le recherchjiis, je le provo- quais, je m'y abandonnais sans mesure; je subissais l'invin- cible attrait de la souiîrance; mon orgueil s'en trouvait bien, <"t je chassais violemment mon âme dans les sombres pro- fondeurs des peines imaginaires. »

A ce degré, le mal est incurable. Distractions de toute sorte, voyages, il résiste à tous les traitements. « Je suis de retour dans mji maison, cpie la mort a vidée et «lont nul à cette heure ne rallumera le foyer. Hien n'est venu qui puisse me distraire de ma tristesse croissante; rien n'eiTacent main- tenant la saveur d'amertumedont mes lèvres sont empreintes ;


464


LE ROMANTISME ET LES MŒURS


j 'ai beau regarder du côté de l'avenir, je ne vois pas la colombe qui porte le rameau d'olivier... Je me roidis en vain contre une destinée dont je suis seul coupable; j'envie les autres hommes sans avoir le courage de les imiter, j'ai fait fausse route, et je sens qu'il est trop tard pour retourner sur mes pas, je nourris en moi un cancer implacable qui me ronge le cœur et l'âme ; inutile aux autres, impuissant pour moi- même, je ne crois plus en moi, je me hais comme mon pire ennemi : la vie m'ennuie, je veux mourir, je vais me tuer. »

C'est en effet la conclusion inévitable d'une vie ainsi orga- nisée, ou plutôt désorganisée.

'( Comme un imprudent, j'ai consumé dans une heure, par une inutile clarté, l'huile de la lampe qui devait brûler toute la nuit ; les ténèbres sont venues, j'ai peur des fantômes ; ainsi qu'un enfant, je me jetterais de grand cœur dans les bras de ma nourrice pour qu'elle apaisât mes terreurs ; mais j'ai beau interroger le silence et l'obscurité, je ne vois per- sonne qui puisse me secourir, et je pars pour les créations futures, où je revivrai sans doute avec l'expérience gagnée au prix de bien des misères. Je vous l'ai dit autrefois, j'ai pris l'existence à rebours, et voilà que je meurs dégoûté de la vie, sans avoir jamais vécu. — Que Dieu me pardonne, car je ne l'ai pas compris. »

Il ne reste plus qu'à tirer la moralité de la piteuse his- toire.

« Avant que j'en finisse, écoutez le conseil d'un mourant : travaillez, travaillez sans cesse, travaillez sans relâche, avec ou sans résultat, peu importe ! mais travaillez ! Le travail, c'est la massue d'Hercule qui écrase tous les monstres ^ »


l. <■<■ On n'atteint sans ennui le soir de la journée qu'en s'imposant un travail quelconque, fût-il vain du reste. » Obermann, lettre LXXVIII.


l»K>A\l,l l»l. I.V Mtdl.VI.I. IloMAMJMl I. 4<»a

Va pour <|iu; le l'oiiseil jniulic plus sûrement dans l'ùmc <lu lecteur, on le répétera inlaligahlement, on le fera reve- nir ]\ tout propos comme un u leitmotiv », on vantera sann cesse l'activité, toutes les formes de l'activité. « Heureux ceux qui ont une jeune femme blonde ! Heureux les suivants, les peintres, les soldats aux beaux costumes, les artistes, les ^t>crétairesd'Ktat, les banquiers, les amants! Ils ont pris les joies de la famille, de la science, de l'art, de la gloire, de l'ambition, de la richesse, de l'amour. « Seul le rêveur est malheureux, seul il est inutile, seul il est maudit.

« Le grand u'uvre de la vie se rencontre dans Vuction (|ui com{)orte la pensée, le travail et l'amour ; j'ai follement et lâchement préféré Vinaction, où j'ai trouvé la rêverie, la paresse et l'égo'isme.

« La rêverie est h la pensée cecjue l'hystérie est à 1 amour :

« La paresse est au travail ce que la paralysie est au mou- vement;

« L'égo'isme est à 1 amour ce que la cécité est à la vue.

« Dans les trois cas, c'est une iiudiidi»' sulxlitu»'»* à un»' fonction : on en meurt. »

N'avions-nous pas raison de dire que la morale roman- tique n'a pus eu de plus clairvoyants, de plus impitoyables ennemis (jue h\s rouianti(|ues <nix-mêmes? Laissons à Flau- bert le soin d'en parachever la démonstration.

Un réaliste consciencieux, et Flaubert poussa la conscience justju'au scrupule, est toujours quelque chose de redoutable; quand il a du talent, cela peut devenir terrible. C'est exac- tement un miroir qui se promène sur la grand'route. Tout s'y rétléchit minutieusement, et tout y prend un relief, une intensité de vie, un éclat extraordinaires. Malheur aux ritli- cules qui s'étalent naïvement à côté ! Ils s'ex|)Osent à lais- ser d'eux une image immortelle. Vers ISÎîO, le romantisme développait îi peu près partout ses conséquences ordinaires. Le ronmntisme et les mœurs. ^"


466 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

produisait ses fruits naturels. Le tout a été observé, décrit, fixé d'une manière définitive, dans les deux portraits de Frédéric Moreau et d'Emma Bovary. Si c'est aux résultats qu'il convient de juger une méthode d'éducation, la méthode romantique n'est certes pas recommandable ; et nous en avons cette fois un assez bon garant.

Il est vrai que, pour son Frédéric Moreau, Flaubert s'est fait la partie belle. Tout autre système d'éducation aurait- il eu la moindre prise sur un aussi piteux personnage ? Sa veulerie foncière — il est « l'homme de toutes les faiblesses » — en eût-elle été réduite, corrigée? Rêvasserie, paresse, incapacité radicale d'agir semblent bien chez lui défauts d'origine. Un être aussi mou, aussi flasque, aussi inconsis- tant, et dépourvu à ce point de toute espèce de ressort, était une proie toute désignée pour le romantisme, lequel n'a fait que le pousser du côté où de lui-même il inclinait fortement. Flaubert a peut-être un peu trop bien choisi son terrain, trop façonné son lamentable héros. Cette réserve faite, et elle s'imposait, on n'a plus qu'à voir comment l'influence romantique achève de dissoudre une volonté déjà dissociée naturellement. A la façon dont le tableau est exécuté, on peut affirmer que cela a été vu par l'artiste, — et peut-être même, 'au moins par instants, senti.

Dès le collège, Frédéric aime « à dormir tard le matin » et « à regarder les hirondelles ». Paresse et rêverie, l'une engendrant l'autre et les deux se renforçant mutuellement, sont des besoins de sa nature, sont sa nature même. Tout ce dont il est capable en effet et à quoi se hausse lepeud'ac- tivité^et de volonté dont il dispose, c'est de faire des pro- jets, c'est-à-dire de vivre toujours dans le lendemain. Il est, essentiellement, un imaginatif. Les orgies d'imagination sont la seule débauche qui lui soit permise. Il en use sans modération, en vrai romantique ; et c'est au surplus la forme


IlÉHAVKl l'I. I A Mn|;\ll. KOMANTIgUK 1-

roinunlique ({ue tout cela rcvét chez lui iiatureliement '. I.;i réalité ne lui upparaitru jamais qu'à travers ses lectures et ses souvenirs livivs(|m's. Plan «^rni'ial <lo vie ou choix d'un mobilier, c est toujours )• r<>m.tnli>^ni<' ([ui demeur»' l'inspi- rateur et le guide.

<« Comme un architecte qui tait le plan d'un palais, il iirran<^ea, d'avance, sa vie. Il l'emplit de délicatesses et de splendeurs; elle montait jus((u"au ciel; une prodigalité de choses y apparaissait ; et cette contemplation était si pro- fonde, que les objets extérieurs avaient disparu. » P. !2îî.

t< Frédéric se meublait un palais ù la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d'un jet d'eau, servi par des pjiges nègres ; — et ces choses rêvées devenaient h la lin tellement précises, qu'elles le désolaient comme s'il les avait j)erdues.

' — A quoi bon causer de tout cela », disait-il, « puisque jamais nous ne l'aurons'! » P. <>().

llomanli({ues aussi, les premiers rêves qu'il fait avec son ami Deslauriers. « Us auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des cour- tisanes illustres. » Nous connaissons cela depuis longtemps, et nous en savons aussi les suites. « Des doutes succédaient à leurs emportements d'espoir. Après des crises de gaîté verbeuse, ils tombaient ilans des silences profonda. »

Rien ne prédisposant à l'amour comme la paresse aidée <le l'imagination, Frédéric sera toujours amoureux ou toujours sur le point de l'être, .\mour, passion seront ses préoccupa- lions exclusives ; et il n ira pas chercherbien loin ses modèles. « Werther, René. Franck, I^-ira. Lélia et d'autres plus

1. Ilussoimel l>laj;»u' tjueK|Ut' [KM'l It's «hIoius «^[•..f^ii-'i-, i. ....;... si l'on n'était pas rassasié des (lustillcs* ! Et tout aussil«)i Kréiléiio esl '< chotnié dans son amour romantique de l'Espagne ■ . IV -"'î.

2. Nous cilons d'après l'édilion ('harpenlier (ISIH»}.


4()8 LE ROMANTISME ET LES 3IŒURS

médiocres l'enthousiasmaient presque également. » La pre- mière femme qui le frappera au cœur aura naturellement pour lui l'allure et la physionomie de toutes les héroïnes de ses livres. <( Elle ressemblait aux femmes des livres roman- tiques. » Ce n'est cependant pas l'idée qu'on se fait de M™® Arnoux, si vraie, si exquise dans sa simplicité !

Que ses premiers essais soient d'après les formules à la mode, il n'y a rien là que de très naturel.

« Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, c'était lui- même ; l'héroïne. M""" Arnoux. Elle s'appelait Antonia ; — et pour l'avoir, il assassinait plusieurs gentilshommes, brû- lait une partie de la ville et chantait sous son balcon, où pal- pitaient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre. »

Que la première lettre qu'il médite de lui adresser soit « pleine de mouvements lyriques et d'apostrophes», c'était obligé ; qu'il donne à lire à la petite Louise Roque, au len- demain de sapremière communion, les Annales romantiques, et les Feuilles d'automne, et Cinq-Mars, et Atala, l'impru- dence n'a rien qui, de sa part, puisse nous surprendre : c'est ainsi qu'on écrivait, qu'on pensait, qu'on faisait alors. Mais voici qui est plus caractéristique, tout en restant dans la logique du caractère et en l'exprimant même assez profon- dément.

S'il y eut jamais dogme romantique, c'est bien celui de la bienfaisance littéraire des passions. 11 s'étale ingénument aux premières pages de VEducation sentimentale. Frédéric cause avec Deslauriers. « J'auraisfait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé... Pourquoi ris-tu? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extra- ordinaires produisent les œuvres sublimes. » En attendant la venue des « œuvres », on cherchera les « émotions ».


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Faute (le pouvoir s ru (loimcr <lt' vives ri <lr lorles, jiiii iinii- içence intérieuie, ou {HH)ellera la littérature k la rescousse. On amplifiera la passion, on la diversifiera de toute la gran- deur et de toute la variété du déeor et du cadre, et c'est dans les pavsages chersaux romauliqius «pie se déroulfronl de si belles, de si poétiques amours

« Quand il allait au Jardin des Fiantes, la vue «l'un pal- mier l'entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tèndelet des élé- phants, dans la cabine d'un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il .s'arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l'embrassant jusque dans les siècles disparus, .il la substi- tuait aux |)ersonnajjes des peintures. (^oilTée d'un hennin, elle priait ii deux j,'enoux derrière un vitrage de plomb. Sei- gneuresscdesCastilles (m des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et uu corps di» baleines à gros bouil- lons. Puis elledescend;iit queWpu' grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d'autruche, dans une robe de brocart. D'autres fois, il la rêvait en pan- talon de soie jaune, sur les coussins d'un harem. » P. 8i.

iVestune manie, une obsession. Tout souvenir ou tout pro- jet relatif à une femme s'accompagne du même rêve. Médite- t-il «l'enlever M""" .Vrnoux et « d'aller vivre ensemble bien loin au fond d'uiu» solitude », il cherche " sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage assez douce, si ce serait l'Ks- pagne, la Suisse ou l'Orient » . Songe-t-il à épouser M" Hoquc, « ils voyageraient, ils iraient en Italie, en Orient ! Ht il l'aper- cevait debout sur un monticule, contemplant un paysiige. ou bien appuyée îi son bras dans une galerie florentine, s'arrê- tant devant les tableaux ». II n'est pas jusqu'aux bals mas- qués (pii ne lui soient une occasion de culliverson ridicule :


470 LE RO.MANTISME ET LES MGiURS

voyez plutôt les réflexions que lui inspire une réunion cos- tumée chez Rosanette.

Avec une imag-inatiori si riche, une sensibilité si fine, com- ment ne pas se croire une créature d'élite? Nous connais- sons le travers, pour l'avoir analysé; c'est l'illusion, singu- lièrement dangereuse parfois, dont se bercent tous les roma- nesques. Dès le début du roman, Frédéric trouve que « le bonheur mérité par l'excellence de son âmé tardait à venir ». — De la vie réelle, tout le blesse; il n'en voit que les vul- garités, les platitudes, le traintrain médiocre, monotone, écœurant. Les plus insignifiants détails lui sont une occasion d'énervements, de soutFrances, de tristesses sans fin. Son appartement d'étudiant lui déplaît, parce que « le concierge, rustre à tournure d'infirmier, qui vient le matin retaper son lit », sent l'alcool et grogne sans cesse, — deux habitudes qui manquent de charme en effet; — parce que sa chambre est « ornée d'une pendule d'albâtre », et que, derrière « les cloisons minces », on entend les camarades <( faire du punch, rire, chanter ». Joies communes, grossières, méprisables! Quintessence de médiocrité ! 11 va épancher le trop-plein de sa pauvre àme douloureuse dans le sein de Baptiste Marti- non, qu'il trouve « bûchant sa procédure, devant un feu de charbon de terre » et qui ne comprend rien d'ailleurs « à ses lamentations sur l'existence ». «Lui, il allait tous les matins à l'Ecole, se promenait ensuite dans le Luxembourg, pre- nait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze cents francs par an et l'amour de son ouvrière, il se trouvait parfaite- ment heureux. — Quel bonheur! «xclama intérieurement Frédéric. »

Et quelle misère, quel dégoût que ces scènes quotidiennes de restaurant !

« Il allait dîner, moyennant quarante-trois sols le cachet, dans un restaurant, rue de la Harpe. — Il regardait avec


DÉSAVKU l>K I.A MUilALË ROMA.NTigt'IC 471

dédain le vieux comptoir d'acajou, les serviettes tachées, l'ar- geiitorie crasseuse et les chapeaux suspendus contre la nuiraillo. Ceux qui l'entouraient étaient des étudiants comme lui. Ils causaient de leurs professeurs, de leurs maîtresses. Il s'inquiétait bien des professeurs! Kst-ce qu'il avait une inaîtrosse ! Pour éviter leurs joies, il arrivait le plus tanl possible. Des restes de nourriture couvraient toutes les tables. Les deux garçons fatigués dormaient dans des coins, el une odeur de cuisine, de ({uincjuet et de tabac emplissait la salle déserte. — Puis il remontait lentement les rues. Les réverbères se balançaient, en faisant trembler sur la boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres glissaient au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il lui semblait que les ténèbres humides, l'enveloppant, des- cendaient indéfiniment dans son cœur. »

Le tableau est certes d'une mélancolie intense, il est lamen- table h donner le frisson; on comprend la tristesse morne de l"'rédéric, et on serait tout di.sposé à lui témoigner commisé- ration et pitié, — si l'on ne sentait pas chez lui l'intention de ne pas guérir de son mal, parce qu'il est distingué, et si toutes ces attitudes ne cachaient pas un assez déplaisant indi- vidualisme. Avec ses nerfs de femmelette, son incapacité totale de réaction, soyez sûrs que Frédéric se considère encore comme une victime; il est de la race de ceux qui s'es- timent supérieurs à leur destinée. Le romantisme a bien déci- dément passé par là.

Faut-il dire : — Et la preuve en est dans 1 incroyable difficulté qu'éprouve Frédéric à prendre la moindre décision? — Ce serait peut-être excessif. Il y a eu des maladies de lu volonté avant l'apparition sur terre du romantisme. .Que de fois cependant, au cours de nos précédentes analyses, n'avons- nous pas constaté que c'était bien le terme où aboutissiùent l'hypertrophie de la sensibilité et de l'imagination et l'abus


472 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

de la rêverie ! Et Frédéric n'en ofîre-t-il pas tous les symp- tômes? Flaubert ne remarque-t-il pas lui-même, avec pro- fondeur, que « l'action, pour certains hommes, est d'autant plus impraticable que le désir est plus fort »? Que d'exemples nous en ont présentés le romantisme et l'influence roman- tique! Frédéric ne vient que faire nombre.

« Incapable d'action, maudissant Dieu et s'accusant d'être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une antroisse permanente l'étouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait en larmes; et, un jour qu'il n'avait pas eu la force de se contenir, Des- lauriers lui dit :

« — Mais, saprelotte, qu'est-ce que tu as?» Frédéric souf- frait des nerfs. »

De ces sempiternels impuissants n'a-t-il pas les sursauts d'activité fébrile, d'autant plus violents qu'ils sont plus vite calmés?

« Il vagabondait jusqu'au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d'action furieuse l'emportaient; il voulait se faire trappeur en Amérique, ser- vir un pacha en Orient, s'embarquer comme matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers. » P. 113.

Ses velléités de suicide enfin ne sont-elles pas selon le mode romantique?

« Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut; ses dents cla- quaienjt; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n'en pas finir? Rien qu'un mouvement à faire ! Le poids de son front l'en- traînait, il voyait son cadavre flottant sur l'eau; Frédéric se


hÉSAVKi; Di; I.A MuHALK KUMA.NTIQt'K i73

penchu. Le parapet était un |m*u large, et ce fut par lansi- tudf qu'il n'essaya pas de le franchir. »> P. 94.

11 ira ainsi jusqu'au bout de sa pitoyable existence, l^tu- jours plus indécis et plus incertain, la volonté lentement éniiettëe jusqu'à la disparition complète, jusqu'à Tanéantis- senienl. épave lamentable, ayant en réalité cessé de vivre bien avant (pie la mort l'emporte.

« Ils résumèrent leur vie,

«< Ils l'avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l'amour, celui (jui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?

— C^'est peut-être le défaut de ligne droite •», dit Frédé- ric.

— Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j'ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J'avais trop de logique, et toi (le sentiment. »

(jue Deslauriers accuse «< le hasard, les circonstances, l'époque où ils étaient nés », c'est son affaire, et nous n'avons pas ù nous en occuper. Mais Frédéric ne peut accuser que son caractère d'abord, les influences ambiantes ensuite. Ni la raison ni l'intelligence n'ont été appelées à la direction de sa vie : elles s'en sont vengées, comme nous avons vu qu'elles s'(Haient vengées sur d'autres. Une autre éducation l'aurait-elle sauvé? C'est une question. L'éducation roman- tique, toute d'imagination et de sentiment, ne pouvait que le perdre; et elle l'a perdu en effet '.

1. « Au fond o[ loul compte fjùl, Kré»liW-ic est le fils de Bovarv cl de M"' Bov.iry », observe .M. Faguol ^Flaub^rt. 118), qui ajoute : « Inutiic de dire qu'il (le portrait) est véritable, et qu'il ne l'eut que trop. »

(^.onstn talion encore plus nu>lnncoli(iue : entre le persounaffedu roman et son père intellectuel, il y aurait plus «|ue des afTiniti^ : il y aurait ressomblance. « Une personne qui a connu très intimement


474 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Elle a perdu aussi Emma Bovary. C'est même, littéraire- ment, la plus authentique et la plus illustre de ses vic- times.

« Le fond de l'âme deM"'^ Bovary, a dit M. Fag-uet, c'est le tour d'esprit romanesque; et les différentes formes que prend tour à tour en elle le tour d'esprit romanesque selon l'àg-e et les circonstances, c'est toute sa vie. » On ne saurait mieux dire, et c'est l'exactitude même.

D'impressions romanesques, l'enfance et la jeunesse d'Emma Rouault en ont été saturées. Dès le couvent, le romantisme l'a prise : il ne la lâchera plus ; et cette prise de possession, on sait avec quels soins particuliers, quel détail minutieux Flaubert l'a décrite et analysée. « Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l'éternité ! » Et comme, après le Génie du chris- tianisme^ elle écoute aussi la vieille fille qui vient « tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie », et qui conte si bien « des histoires »! « Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, mes- sieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui


M"e Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait <lernièremenl que M"° Bosquet ayant demandé au romancier d'où il avait tiré le personnage de M"® Bovary, il aurait répondu très nette- ment, et plusieurs fois répété : « M" Bovary, c'est moi ! — D'après moi. » Cité par M. René Descharmes, Flaubert, p. 103. — Cf. encore Correspondance, III, 332; Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, l, 118, et Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, 1902.


i>ksam:i ui. la morale romantiquk 475

plcuri'iil comme des urnuH. » Kt c'est déjà, à quelques détaiU près, ridéal qu'elle va poursuivre toute sa vie durant, et dont los priiuipaux t'pisodes de son existence ne seront qu»- dus essais, plus ou moins complfls «M plii'^ou riu>in«; mnllifii- leux, d'applicution.

MaiA voici que l'influence romantique se précise et deviiMit plus ptMU'trante. (( Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit (le choses hisloricjues, rêva bahuts, salle des gardes, ménes- trels. Elle aurait voulu vivre » — remanjuez le désir, le besoin d'iniifation, — « elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fontl de la campagne un cavalier à plume blanche (jui galope sur un cheval noir ». Keepsakes et romances, par les yeux, par les oreilles, de tout son cœur, de toute son âme, elle aspire, elle boit le romantisme, et se grise de la (< fantasmagorii* des réalités sentimentales ». « C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serniil dans ses bras ime jeune lille en robe blanche, portant une aumônièreà sa ceinture » ; c'étaient des ladies. — de grandes liâmes, aurait dit Dumas, — « rêvant sur des sofas près d un billet décacheté », et contemplant la lune <• par la fenêtre (Milr'ouverte, à demi drapée il'un rideau noir •>, <m" becque- tant une Ituirterelle à travers les barreaux d'une cage gothique ou la tête sur Tépaule, effeuillant une margue- rite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers il la poulaine» ;et tout l'attirail des « sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères », et des < djiaours », des « sabres turcs », des t< bonnets grecs » el des » paysages blafards des contrées dithyrambiques ». C'est tout le banal et ridicule exotisme qu'avait mis ji la mode l'école de 1830.


476 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Les progrès d'Emma Rouault en sentimentalisme sont rapides, et elle g-oûte bientôt la satisfaction profonde « de se sentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des exis- tences pâles, où ne parviennent jamais les cœurs médiocres » . Il ne lui manque plus que de savoir par expérience « ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d'icressc, qui lui avaient paru si beaux dans les livres », Elle bâille après l'amour, et elle épouse — Bovary !

La déception est rude. Gomment s'en consoler? En repre- nant les rêveries dont l'ont déjà bercée les livres roman- tiques,

« Elle song-eait quelquefois que c'étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s'en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s'accouder sur le balcon des chalets suisses ou renfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d'un habit de velours à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes ^ ! »

1. Nous avons déjà cité ce passage dans lo chap. i, le Goûl de Vexo- tisme, p. 27. Pas un lecteur sans doute ne se plaindra d'avoirà le relire.


DÉSAVKl 11 I A MORAI.K RO^ATrigi'K i 7 7

('/est ainsi que la litléralure — la littérature roiiinntif|ur — viendra régulièrement au secours des insuffisances de la réalilé, (|u'il s'a<;isse de goûter par anticipation les voluptés (h' la fuite amoureuse avec le gentilhomme Hodolphe de la Ilutlu'tte, — on connaît la page incomparable : « Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus » ; — soit qu'elle s'ingénie à parer l'insigniliont clerc de notaire, Léon Dupuis, de toutes les perfections de l'amant idéal et qu'elle lui fasse habiter « la contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent à des balcofjs, sons le siuiflle des tleur<^. dans la clarté de la lune ».

Il faut être juste : c'est d'abord Charles Bovary qui est appelé à profiter de toutes ces réminiscences, de ces belles applications de la littérature alors en vogue. « D'après des théories qu'elle croyait bonnes, elle voulut se donner de l'amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu elle savait par cœur de rimes passionnées et lui chan- tait en soupirant des adagios mélancoliques. >» Mais« Charles n'en paraissait ni plus amoureux ni plus remué », et elle- même « se trouvait ensuite aussi calme qu'auparavant ". Qu'attendre au surplus d'un pauvre homme qui ne .sait « ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet », incapabl(> de vous expli(juer les termes d'é(juitation qu'on peut rencon- trer dans un roman, incapable surtout de vous « initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères » ?

En attendant qu'arrive l'amoui, > avec de gnuuls cvl.iK et des fulgurations, ouragan des cieux qui tombe sur la vie. la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles «•! emporte à l'abîme le cœur entier », il faut lui pré|Mirer un décor point trop indigne. « Elle étudia, dans Eugène Sue. des descriptions d'ameublements ; elle lut Balzac et Geoiye


478 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. » Surtout, elle prépare son âme : elle lit, lit interminablement ; le livre ne la quitte plus ; à table, au lit, elle l'a toujours près d'elle ; et elle achève ainsi de « détester les héros communs et les sentiments tem- pérés, comme il y en a dans la nature. » Le romantisme l'a envahie tout entière : elle est prête pour la chute ; et c'est encore d'après le rite romantique que la chute s'accomplira.

La scène est merveilleuse : un chef-d'œuvre dans un chef-d'œuvre. Rodolphe la conduit en stratégiste consommé. Cela est d'une sûreté incroyable, d'une précision presque mathématique. Pas un mot, pas une attitude, pas un silence qui ne soit calculé pour faire impression sur la pauvre Emma, en réalisant devant elle ce que son imagination rêva depuis qu'elle est capable de rêver, c'est-à-dire depuis toujours. Tout ce qu'elle a lu, de Byron à George Sand et de Walter Scott à Lamartine, elle était bien sûre que cela existait réel- lement, puisqu'enfin elle le voit, puisqu'enfin elle l'entend! Devant elle, sous les espèces, pointdésagréables, de Rodolphe Boulanger de la Huchette, se tient le héros si longtemps attendu, si passionnément appelé. Le rêve est devenu une réalité, et de tout point la réalité est conforme au rêve. Elle ne découvre pas Rodolphe, elle le reconnaît.

Il est romantique à souhait, byronien, fatal, d'une essence supérieure d'ailleurs, et de « réputation exécrable ». C'est une de ces « âmes sans cesse tourmentées », auxquelles « il faut tour à tour le rêve et l'action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses », capables de se jeter « dans toutes sortes de fantaisies, de folies ». Et Emma alors « le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires », et comme elle aurait contemplé Lara, Manfred ou René en personne.

Or que cherche cette âme de feu ? que désire ce cœur


DÉSAVKl lil l\ M..|, \ii IlOMA.NTMjt >: \l*i

ravagé? L'amour, encore lainour, il toujours l aiuiiur. l.i il le trouvera, en dépit de diflicultés en apparence insur- montables, en dépit du monde, et de l'opinion, et de la plate et étroite morale. « Ah ! encore, dit Hodolphe. Toujours les devoirs!... Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes h chaufierette et à chapelet, qui conti- iiuelh'mont nous chantent aux oreilles : « Le devoir î le devoir! Eh! parbleu! le devoir, c'est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d'accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu'elle nous impose •». M"'« Bovary proteste faiblement; il l'inter- rompt avec vivacité. « Eh non! pour({uoi déclamer contre les passions? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu'il y ait sur la terre, la source de rhéro'isme, de l'enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin? » En vain objecte-t-on la morale du monde. « Ah ! c'est qu'il y en n deux. La petite, la -convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui l)raille si fort, s'agite en Ikis, terre ù terre, comme ce rassemblement d'imbéciles que vous voyet. Mais l'autre, l'éternelle, elle est tout autour et au-de.ssus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire. » Quel ravissement pour Emma ! C'est, dans la bouche de Rodolphe, le langage d'/ndiana, de Jacques, de Vnlcnfinc, et son futur amant parle comme parlent tous les héros des livres romaiiti(nu's. ^i souv'-!»» r..lii- ^i ^mtou- reusement médités !

Le thème est essentiel. Notre stratégiste est trt>p adroit pour ne pas le développer. Comme il y revient ! Avec quelle habileté il y insiste I « Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas? Est-il un seul sentiment qu'il ne con- damne? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et s'il se rencontre enfin deux pauvres Ames, tout est organisé pour qu'elles ne


4(S0 LK ROMANTISME KT LES MŒURS

puissent se joindre. Elles essaieront cependant, elles battront des ailes, elles s'appelleront. Oh ! n'importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s'aimeront, parce que la fatalité l'exige et qu'elles sont nées l'une pour l'autre. » Rodolphe pourrait se dispenser de rien ajouter : Emma lui appartient, et ce sont les principaux sophismes romantiques qui la jettent dans ses bras .

Gomme ils avaient amené sa chute, les principes roman- tiques règlent ses sentiments, la chute une fois accomplie. « Elle se répétait : J'ai un amant ! un amant ! se délec- tant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les intervalles de ces hauteurs. »

Et ceci, encore plus caractéristique :

« Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant envié. » Tout entière à l'amour qui, si long- temps contenu, jaillit enfin avec des bouillonnements joyeux, elle le savoure sans inquiétude, sans trouble et sans, remords. Toutes ses lectures romantiques ne lui ont-elles pas ensei- gné que les droits de la passion sont imprescriptibles, et que l'amour est une force et une vertu ? Elle est trop fine à la vérité et elle a trop de goût pour faire intervenir la Provi- dence à tout propos dans ses affaires de cœur; mais ne lui


liKSAVI.I l>l I \ MMi'.Mi ItnMANTIiit I 181

inri\i'-l-il j)its de diiii .t llt»iK»lj)lit' (ju ■■ «'lit' « ,-.; -.im ijii< l.i- haut, ensemble », leurs deux mùres « approuvent leur amour > ? Nous savons déjk que de certaines indélicatesses ne sont pas pour oITaroucher les ronmnticjues et qu'ils «ccueilk'til sans répugna iice dos sentimcnls cependant par eux-mêmes assez répugnants.

Aj)rès cela, il imporle sans doute assez peu de remar(|uer que, pendant sa crise relij^ieuse, il lui faille « un prie-Dieu gothique » où s'agenouiller, et que ses explosions de ten- dresse maternelle, ses « expansions lyriques », « eussent rappelé à d'autres qu'f» des Yonvillais la Sachetto <!« ^' ' Dame (le Paris «.

Quelles déceptions atroces la réalité inflige aux beaux rêves d'Emma ; commentcette femme qui résumait aux yeux du sentimental Léon l'idéal même de la femme romantique^ « couleur ambrée de V odalisque au bain, corsage long des châtelaines féodales, femme pâle de Barcelone », en arrive peu à peu à se dégrader et à perdre sa linesse native ; son besoin do lire, pour fouetter son imagination lasse, <« des livres extravagants où il y avait des tableaux oqçiaques avec dos situations sanglantes »; sa délecUition dans « la bas- sesse, par habitude ou par corruption »; sji quête, toujours plus haletante et plus ignoble, de satisfactions qui mainte- nant n'ont plus rien que de sensuel ; toutes les ignominies (lu'ello cAtoie, où Flaubert n'a pas voulu la laisser tonilier, mais où l'on sent si bien qu'elle aurait pu tomber cependant; ot la lugubre série des misères finales, honte d'une saisie publi(|uo, ruine et déshonneur dos siens, empoisonnement : le lecteur on saitlo navrant détail. Mais l'alTroux, l'horrible dénoûment! Eh quoi! c'est là que conduit la pratique »Io l'idéal romantique? C'est bien Isi en effet. Il y a déjà long- temps, Montégut en faisait la remarque. « Madame liovarif a été, en toute réalité, pour le faux idéal mis à la mode par l.e romnntisme et les moeurs. ^1


482 LV. ROMANTISME ET LES MŒURS

la littérature romantique ce que Don Quidiolte a été pour la manie chevaleresque, ce c[ue len Précieuses ridicules ont été pour l'influence de Thôtel de Rambouillet » ; et beaucoup plus près de nous, M. Faguetne pouvait pas ne pas l'obser- ver. « Ce livre est un acte de réaction ardente contre le romantisme... Voulez-vous savoir quel est le fond de Valen- tine, d'Indiana, et Lélia? Le voici : c'est Emma Rouault, semble dire Flaubert à toutes les pages de son roman. Et voulez-vous savoir ce qu'est une femme qui a fait son édu- cation dans les romans de George Sand? Le voici : c'est Emma Rouault. » On ne met pas plus d'impitoyable férocité à piétiner Tidéal, en morale, d'une école à laquelle cepen- dant on appartient pour plus de la moitié de soi-même. Pour excuser le romantisme et ses pernicieuses leçons, il ne reste plus qu'à dire qu'Emma Bovary est une âme vulgaire. Mais l'est-elle à ce point? Et puis de quoi se compose la moyenne des lecteurs, et de quoi donc est faite l'humanité?

Si d'ailleurs il ne suffît pas, contre la morale romantique, des témoignages invoqués jusqu'ici, nous n'avons qu'à con- tinuer à recueillir les dépositions contre elle de ses plus ardents fauteurs, de ses « chantres les plus inspirés » : et c'est Alfred de Musset et George Sand que nous voulons dire ' .


III


Rien n'est plus naturel aux réformateurs que de s'applau- dir du triomphe de leurs doctrines, et, quand ils ont réussi

1. On pourrait citer aussi et analyser à ce point de vue le Domi- nique de Fromentin. C'est l'étude d'un cas de maladie romantique, suivi de guérison. L'étude est admirable, et sa valeur documentaire est de premier ordre. Dominique, nous l'avons déjà dit, est dédié à George Sand : c'était peut-être un peu hardi, mais c'est bien spiri- tuel.


|i| ^ \ \ ; I ) ■! I \ \iM' \S'.\

à salliriT tli's pi'osrlvtt's, il n i-sl pa.s allculious, n nients, préviMUUues ((u'ils ne pnuii^piont ù ce» eut leur esprit. S'admirer dans ses œuvres et se complaire dans lours ri'sultals est uno faiblesse assez ordinaire k l'esprit humain. Il ne paraît pas(|ue George Sand en ait été jamais atteinte. Peu s'en faut nu^me que, devant les plus authen- tiques de ses filles intellectuelles, elle ne pousse un cri d'hor- reur et de dégoût.

Le Ilot qui l'apporla recule épouvanté.

Tant de naïveté et d'imprudence n'arrivent k lui inspirer qu'un malaise violent et une irritation sciurde. « Notre amie a le vice du siècle »>, écrit-elle à Maz/.ini, le 30 septembre 1848, « et ce vice ne me trouve plus tolérante comme autre- fois, depuis ([ue je l'ai vu, conune un vilain ver, ronger le» plus beaux fruits et jeter son poison sur tout ce qui pouvait sauver le monde. Je crains que la lecture de mes romans ne lui ait été mauvaise et n'ait contribué, en partie, à l'exalter dans un sens qui n'est pas du tout le mien. . . Je crois .sa con- duite chaste, mais son esprit ne l'est pas, et c'est peut-être pire... Enfin, après avoir causé avec elle, j'étais comme quelqu'un (jui a mangé un mauvais aliment et tpii soxiffre de restomnc '. >>

t. « Au loins tirs inUMvu'ws doiil ils liiri'iil jn mti^iu?» <l4Ui> U'r' |m«— iniers inoinonts do leur idylle jjenevoise, M. Giron el la princcuse de Saxo confiôrent aux reporters t|ue la lecture dos œuvres de Tolstoï avait eu une grande inlluence sur leur commune manière de concp- voir la vie. I.o correspondant londonien du .NVic-TorA- World crul devoir on informer le prand écrivain russe et l'avertir que des pons mal inlontionnés le rendaient responsable «le la retentissante aven- ture (pii dôconcorle la morale, scandalise réticpietle ot consterne le Gotha. Do Yasnaïa Poliana, sa maison de campagne, le comte ToU- toï vient d'adresser au journaliste la réponse que voici : "Je me >far- derai de porter aucun jupomont sur la conduite de la malheureuse fcnimo au sujet ile qui vous m inleri*ogez. Il est écrit : « Ne juge*


484 LE ROMANTlSilE ET LES MŒURS

Ces rigueurs contre des disciples trop ing-énues ne sont pas accidentelles dans sa correspondance. Elle blâme l'amie de Mazzini, et condamne en bloc toutes celles qui lui res- semblent. « Je ne les estime pas » déclare-t-elle à une incon- nue. « Elles ont perdvi leur cause en se jetant dans le désordre uu nom de l'amour et de l'enthousiasme, et leur conduite à toutes, quelle qu'elle soit, est toujours remplie de folie et d'imprudence, jointe à ce qu'il y a de plus opposé, la fai- blesse et la peur. De tous leurs écarts, nous ne voyons jamais, jusqu'ici, résulter quelque chose de bon, de durable et de noble. Jamais elles ne savent se créer, après leur faute, une existence honorable et fîère. Nous voyons l'une rompre avec le monde ostensiblement, et, bientôt après, faire mille plates tentatives pour y rentrer ; l'autre demande l'aumône après avoir ruiné son amant ; et, accoutumée à porter des robes de satin, se trouve très malheureuse d'être en g'uenilles. Une troisième pour échapper à de tels revers, se déprave et devient pire qu'une catin publique. Une autre enfin, et c'est probablement la meilleure de toutes, voyant le malheur où elle a entraîné celui qu'elle aime et n'y sachant pas de remède, se donne la mort ; ce qui ne produit autre chose que de rendre le survivant un objet d'horreur, s'il ne se hâte d'en faire autant.


point, si vous ne voulez pas être jugés ». J'afRrme cependant que, dans tous mes ouvrages, on ne trouvera point une seule ligne qui justifie pareille conduite. Je professe la doctrine chrétienne dont le princij)e fondamental est que nous devons sacrifier au bien de notre prociiain notre plaisir et notre bonheur. Dans le cas dont vous par- lez, c'est tout le contraire qui a eu lieu. Cette femme a détruit le bonheur et le repos non seulement de son mari et de son beau-père, mais encore et surtout de ses enfants, dont l'aîné peut déjà cruelle- ment souffrir et souffrira toute sa vie du déshonneur maternel. Elle a tout sacrifié à la satisfaction de vivre sans entraves avec le charmant M. Giron. Tel est mon sentiment sur cette histoire mal- propre dont l'univers entier s'occupe sans raison. » Journal des Débals, 21 février 1903.


I. \ M< "Il \i.i. m iM \ N I l'.M I


isr;


Il \'()il;i Cl' (jUf, )u.s(|u'ici, j'ai vu dans les aventures roinu- nesques do iu)tre épo([ue. »

Incapacité foncière des piUnubles révoltées ou hostilité trop forte des circonstances, la raison n'importe guère.

« D'union de ce «çenre <|ui fût calme, estimable et enviable, je n'en ai pas vu et je tloule iju'il en existe en France. Notre société est encore toute hostile à ceux qui la bravent, et la race féminine ([ui sent le besoin de liberté, et qui n'en est pas encore dijj^ne, n'a ni la force ni le pouvoir de lutter contre une société entière qui la condamne h Tabandon, à la misère, pour ne rien dire de plus. »

Ce qui si^niiie évidemment : — Admirez Valentine, Fer- nande, e lutte qunnte, tant qu'il vous plaira ; mais ne com- mettez jamais l'insigne folie de régler votre conduite sur la conduite de ces héroïnes, |)our admirables qu'elles vous paraissent. — Sous la plume de Lélia. la recommandation ne manque pas de saveur.

Et quelles hésitations, quelles timidités, (|uelles incerti- tudes dans ses réponses aux créatures inquiètes, (jui. trop délicates pour jamais passer outre et faire le saut, viennent naïvement lui exposer leurs doutes, leurs angoisses, la faire confidenle de terreurs visiblement inspirées par la pratique quotidienne de ses œuvres I La difficulté était grande en effet pour l'écrivain. Comment oser passer delà théorie k l'appli- cation ? et ([uelle contenance affecter quand, pjir la faute de trop contiantes admiratrices, elle se trouvait aux prises avec la réalité vivante, et comme mise au pied du mur? Cependant, consultations et confidences, c'est par milliers quelle a ilù en donner et en recevoir: et ce serait un cha- pitre de l'histoire des mœurs bien curieux que celui de George Sand directeur de conscience.

Là-dessus encore sa correspondance, en dépit même de sa brièveté, ne laisse pas d'être fort explicite. C'est plaisir de


480 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

voir comme elle se récuse, se dérobe, s'embarrasse, se con- tredit et finalement se déclare impuissante à conclure : on n'a qu'à parcourir ses lettres à M'^*^ Lerojer de Chantepie. D'abord et avant tout, qu'on se g-arde bien de vouloir trans- porter dans la vie ordinaire les chimériques fantaisies de ses livres !

« Que la femme, pour échapper à la souffrance et à l'hu- miliation, se préserve de l'amour et de la maternité, c'est une conclusion romanesque que j'ai essayée dans le roman de Lélia, non pas comme un exemple à suivre, mais comme la peinture d'un martyre qui peut donner à penser aux juges et aux bourreaux, aux hommes qui font la loi et à ceux qui l'appliquent. Cela n'était qu'un poème, et puisque vous avez pris la peine de le lire (en trois volumes) vous n'y aurez pas vu, je l'espère, une doctrine. Jen'ai jamais fait de doctrine, je ne me sens pas une intelligence assez haute pour cela. J en ai cherché une, je l'ai embrassée. Voilà ma synthèse à moi; mais je n'ai pas le génie, de l'application, et je ne sau- rais vraiment pas vous dire dans quelles conditions vous devez accepter l'amour, subir le mariage et vous sanctifier par la maternité. » Ce sont là pourtant « les actes les plus nécessaires, les plus importants elles plus sacrés de la vie de la femme ». « Mais, dans l'absence d'une morale publique et d'une loi civile qui rendent ces devoirs possibles et fruc- tueux, puis-je vous indiquer les cas particuliers où, pour les remplir, vous devez céder ou résister à la coutume générale, à la nécessité civile ou à l'opinion publique? En y réfléchis- sant, mademoiselle, vous reconnaîtrez que je ne le puis pas et que vous seule êtes assez éclairée sur votre propre force et sur votre propre conscience, pour trouver un sentier à travers ces abîmes, et une route vers l'idéal que vous con- cevez. »

Un inventeur de panacée qui, de son orviétan, n'ignore


DKSAVKi: DE LA MtMUI.K HOWANTI«.»rK i.ST

((ue K's applications, le spectacle au nioinH n'est pas hanal ! Mais il y a mieux encore, et c'est de voir le médecin déni- {çr»M* lui-même son spécilique et déclarer sans ambages f|u'il ne vaut rien. George Sand (A M™" *", juin 183.*») en le candide aveu.

« La société est mauvaise et cruelle. Nos passions in sont ni bonnes ni mauvaises. Il faut de rien Faire quelque chose, (le n'est pas grand'merveilie que d'aimer. La moindre j^i- sette écrit de belles lettres d'amour et se sacrifie avec autant de dévouement qu'une muse. Il faut un travail rude et une haute volonté pour faire de la passion une vertu. Si nous voulons relever la société, relevons aussi nos pussions. Mais, en nous 1/ abandonnanf, nous ne ferons (/u'une chose fort ordinaire et digne de fournir un sujet de vaudeville mu .Ir nouvelle à MM. Scribe, Balzac, George Sand et consorts. Ce ne sont j)as ces gens-là qu'il faut prendre /}our arbitres en fait de sagesse et de raison. Ils raconteraient la vie telle qu'elle est, s'ils avaient un cours de morale sérieux à faire. »

KUe ne s'est pas contentée de renier ses dieux. Qui le croirait? La morale ordinaire des braves gens, la simple morale «< bourgeoise », cette affreuse morale d'où vient tout le mal, n'a pas eu de prédicateur plus attendri, plus [>ersua- sil", plus convaincu. — Mariez-vous, insinue-t-elle prudem- ment h ses pénitentes ordinaires, mariez-vous, c'est cncon^ le plus simple et le plus sur. — ^ Et elle leur adresse les meilleurs conseils du monde sur le triple rcMe qu'elles auront î\ remplir « comme femmes, comme mères, comme chré- tiennes », vous lisez bien, « comme chrétiennes ». Leur pre- mier devoir sera de « faire le plus de bien possible »> à leurs maris, en leur fournissant les moyens « d'ennoblir leur àmo et de pratiquer la justice, la charité, la loyauté •>. Qu' langage de confesseur sur les lèvres de la « sibylle ■. tjui gcn'itait autrefois une si nmèro voluptt' aux |>lu< ».>irilil.'< M;»s-


188 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

phèmes ! et que c'était donc la peine de se répandre dans ses livres en colères furieuses, en révoltes impies, en impréca- tions sacrilèges, pour aboutir à la plus complète apostasie dans l'application !

Car elle a renoncé toute la première et d'assez bonne heure encore à l'idéal qu'elle avait d'abord chanté avec une si contagieuse éloquence, et l'expérience a eu vite fait de la désabuser. Toujours enthousiaste et toujours lyrique, Laurent-Musset vante la grandeur, la beauté de la passion, et elle de se récrier avec une espèce de frémissement d'hor- reur : « Des passions, à moi ? Il croit donc que je ne sais pas ce que c'est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné? Que lui ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu'il me propose, en guise de remerciement, le désespoir, la fièvre et la mort?» [Elle et Lui, chap. iv.) Et comment avoir le com^age de railler encore les tristes <( amants de Venise », quand l'un d'eux avoue [Ib,, chap. xiii) que « l'aspiration au sublime était une maladie du temps et du milieu » où ils vivaient, et surtout quand il a laissé tomber de sa plume cet aveu d'une mélancolie si profonde dans sa discrète simplicité : «■ Qui ne les plaindrait tous trois ?» — Il s'agit du fameux trio. — « Tous trois avaient rêvé d'escalader le ciel et d'atteindre ces régions sereines où les passions n'ont plus rien de ter- restre ; mais cela n'est pas donné à l'homme. » [Ib., chap. XI.)

Des lectrices ingénues, par flatterie sans doute, affectent de la confondre avec les héroïnes de ses livres. Avec quelle vivacité elle s'en défend, c'est ce dont témoigne abondam- ment sa Correspondance. Voyez surtout les lettres des 9 novembre 1835, 10 avril 1837, 9 août 1847, et 20 no- vembre 1838, trop longues pour être citées ici, et à portée d'ailleurs de toutes les mains.


DKSWII l>l I \ \lci|.\M HiiM.\> I ini I. ISÎI

Ml c'est ainsi (jutllf a passi- la meilleure piutie de h;i vie à renier les conseils ou, si l'on aime mieux, le» suggestions des romans de sa jeunesse. « J'ai lexpëricnce de l'amour, — disait-elle h une jeun*' amie vers la fin de son exis- tence, — j'ai l'expérience de l'amour, des amours, hélas ! bien complète. Si j'avais à recommencer ma vie, je serais chaste ' ! » Est-il téméraire de supposer qu'elle n'eût récrit ni Jacques, ni Vnlcntinc, ni Indinna?

M"" Ailam a conté [Mes senlimenls..., p. 221-227) qu'une admiratrice de George Sand, russe d'origine, la félicitait un jour d'avoir trouvé sur l'amour libre « les fornmles les plus courageuses et les plus sinc«'r«'s ', <'f d'avoii- .. ..^,■« ron- clure ».

<* J'ai dépeint, décrit plus que je n'ai conclu, ré|)liqua M'"" Sand. Je n'ai ni le courage ni la responsabilité que vous crovez dans riinporlance (jue j'ai donnée à l'amour libre. Songez que je suis liée à la vie littéraire, à ré{)oque où les Sainl-Sinioniens avaient prêché aux jeunes imaginations la loi du plaisir, et le fouriérisme classé socialement la « papil- lonne » ; où le romantisme avait fait la plus large place à la passion débordante. A cette époque nous vivions dans un monde enfernié, où seules toutes ces idées fermentaient, (^e milieu de grands artistes, de réformateurs, se croyait la pha- lange sacrée tenue à l'exemple, aux expériences, méprisant les conventions des « arriérés » du bourgeoisisme.

« La loi lie la vie, c'était la passion comme c'est aujourd'hui le scepticisme, et la passion, je la défendais dans sa nobles.se, dans sa lidélité, dans sa mission d'élever au-dessus du plai- sir et du caprice. Moi, que vous trouvez si hardie, j'obéissais plutôt à l'instinct de conservation des .sentiments les plus

1. M"'« Adiiin, Ucs spnliinenlx..., p. '220. d. Siiml i»\iiii.' ;HiNsi [Ibid., 172) : » Notre plus ^ramle faille Tul «Ir mêler lf'« sfii-.'t ii<>h


490 LE ROMANTISME ET LES MŒURS

hauts. On m'a crue l'une des femmes les plus « avancées » de mon temps. Je l'ai tout simplement suivi dans sa marche. J'ai subi son impulsion, et je l'ai accompagné, conduite par lui.

« Jean-Jacques, Bernardin de Saint-Pierre avaient semé dans nos âmes des sentimentalités à l'infini; Napoléon, des héroïsmes. Le tout bouillonnait follement mêlé en nos cer- veaux et vous me trouvez inquiète aujourd'hui des consé- quences de nos conceptions de « justice et de liberté ». Que notre expérience française vous serve : soupesez les résultats possibles avant de suivre vos impulsions. »

Il l'avait aussi, et il l'avait bien complète, l'expérience de l'amour, des amours, le pauvre Alfred de Musset. Mais il avait de l'esprit, de cet esprit qui n'est que la forme piquante, déliée et vive, de la raison; et il a pris plaisir à se persifler lui-même et à persifler la manie de ses contempo- rains et de ses contemporaines, dans ce portrait de la femme à la mode en 1836, c'est-à-dire de la femme sentimentale.

« Comment se fait-il qu'avec tant d'esprit, vous soyez prise dune manie si funeste? Est-ce bien vous qui, d'un senti- ment vrai, faites une exagération ridicule et le malheur de ceux qui vous entourent? Est-ce vous qui changez l'amour en frénésie, les querelles passagères en scènes à la Kotzebue, les billets doux en lettres à la Werther, et qui parlez de vous empoisonner quand votre amant est un jour sans venir ? Quelle abominable mode est-ce là, et de quoi s'avise-t-on aujourd'hui? Croyez-vous donc qu'ils peignent rien d'hu- main, ces livres absurdes dont on nous inonde, et qui, je le sais, irritent vos nerfs malade^? Les romanciers du jour vous répètent que les vraies passions sont en guerre avec la société, et que, sans cesse faussées et contrariées, elles ne mènent qu'au désespoir. . . Pauvre femme ! le monde est si peu en guerre avec ce qu'on appelle les vraies passions, que


hi:s\Vi:i UF, LA MORALK ROMANTK^UK i!M

sans lui elles u'exisleraieiit pas. C'est lui (|ui le» oxcile vi K's crée. La nature n'a fail que des désirs, c'est la société <(ui fait des passions ; et, sous prétexte d'en appeler ù la iiilm ces passions déjà si ardentes, on \.ui •iicore le» oiiluret lés prendre j)our levier, a(in <le renverser les hases lie la société ! (Quelle liueur et (pielle folie! ne saurait-il v

(Voir rien de bon, (ju'on n'en fasse une caricature Kt la raillerie continue, fine^ inipitovable. « S'il n'est question ni d'éternel dévouement, ni de s ar- racher les cheveux, ni de .se hrûler la cervelle, s'en aiine- l-on moins, je vous prie? Pardieu! la reine de Navarre ferait une belle «j^rimace aujourd'hui, et je voudrais voir ce que

lirait Biant«')me. Kst-il réj^lé de toute éternité «pie femme (|ui se rend ne se rend pas sans phrases?... V'oih'i de beaux (odes (l'amour, cpi'une pluie de romans où on ne voit que des amoureux phtisiijues et des héroïnes échevelées. L .Vmour est sain. Madame, sachez-le; c'est un bel enfant rebomli, lils d'une mère jeune et robuste; l'antique Vénus n'a eu de sa vie ni attaque de spleen ni toux de poitrine. Mais je vous blesse, vous détournez la tète, vous regardez la pendule : il n'est pas tard encore, votre amant va venir ; mais s'il ne vient pas, n'avalez pas d'opium ce soir, croyez m'en ; avalez- moi une aile de perdrix et un verre de vin de Madère '.

Observations et conseils excellents, <(ui n'ont rien <1. romantic[UC. Musset blasphémait î» son tour ses anciens dieux. l*our((uoi faut-il que son aj)ostasie n'ait été qu'intermil- linte? Définitive, elle lui eût épargné bien des douleurs '.

C'est ainsi que les anciens tenants de la morale roman- tique l'ont reniée et qu'ils en ont nettement signalé les dan-

I . Lettres de Dupuis à Colonel. Quatrième lettre. — Voyei, dan» In

/>t'i/.n>m(« /e//re, un curieux possajfO sur le ninriage, so- ^. ..-•...^,.s ,>\ SOS iiu'onvénienls.

' rilc rt Lui, cl\vs f.rlfr.'s ,r.\. >l Miiss.-t :, ^ <


492 LE ROMANTISME ET LKS M(KURS

gers. Leur vénérable aïeule intellectuelle, Julie, leur avait donné l'exemple, en renonçant d'elle-même à la morale du sentiment. « Malgré la sécurité de mon cœur, je ne veux plus être juge en ma propre cause, ni me livrer, étant femme, à la même présomption qui me perdit, étant fille, » M""® de Staël avait déjà fait justice d'une autre erreur chère aux romantiques, et que pour sa part elle avait embrassée éper- dument. « Consacrer sa vie. à l'espoir toujours trompé du bonheur, c'est la rendre encore plus infortunée*. » Et c'est Flaubert qui dira le dernier mot et sur les amours à la roman- tique, et sur cette manie de sentimentalisme à laquelle l'école de 1830 lit un si beau succès.

Voici d'abord pour la passion, la passion à la Musset, avec « ses désespoirs » et « ses emportements ».

« Donc, — dit Frédéric Moreau à M'"** Arnoux, — vous n'admettez pas qu'on puisse aimer... une femme? »

M"'*' Arnoux répliqua :

« Quand elle est à marier, on l'épouse; lorsqu'elle appar- tient à un autre, on s'éloigne.

— Ainsi le bonheur est impossible ?

— Non ! Mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords,

— Qu'importe! s'il est payé par des joies sublimes.

— L'expérience est trop coûteuse ! » Il voulut l'attaquer par l'ironie.

« La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?

— Dites de la claii^voyance, plutôt. Pour celles qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L'égoïsme fait une base solide à la sagesse.

— Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !

— Mais je ne me vante pas d'être une grande dame ! »

i. De la Littérature. Discours préliminaire.


(ir sont (les s<»ulllcs sjiluhit'S (|u ou it-spiit- av«'c «Irli. . s

iu iniliou des ins,init«s ronianf iqurs. où ils sont iimIIumikii

^l'IIU'Ilt ll'Op IMICS.

l'^t voici enfin pour l;i dcploniliU' manie de ti»ut Hul>ordoii- ner au sentiim'nl, et de lairi' lléchir devnnt un .sini|)le mou- vement du cœur lu justice elle-même et la vertu.

u Les romantiques auront de beaux comptes à rendre avec leur sentimentalité immorale'. Happelez-vous une |)it»ce île \ ictdr lluf^o dans la L('(jcnJc (h's .siècles où un sultan est sauvé parce qu'il a eu pitié d'un cochon ; c'est toujours Ihis- loiredii bon larron, béni parce qu'il s'est repenti ! Se repen- tir est bien, mais ne pas faire le mal est mieux. L'école des réhabilitations nous a amenés à ne voir aucune ditTérencc ntre un cocjuin et un honnête honmie. Je me suis, une fois, importé devant témoins, contre Sainte-Heuve, en le priant d avoir autant d'iiululgence pour Balzac qu'il en avait pour Jules Lecomte. Il m'a* répondu en me traitant de {i^anache! \ oilà où mène la Inrtfeur. »

Le reproche est dur: il n'est pas immérité.

Après ces dépositions, le lecteur peut se demander s'il


i. (^orrexpondnnce, IV, 82, J» George Snml. — Cf. la Préface il' Un^ vifillc inatiresse, de I^arbey dWurevilly. — <« Morale de forbans! » décrie Promllioii (Du principe de /'ar/). « L'école romniitiquen t4é le plus énorpique de nos dissolvants... Elle n pt^nlu chei nous In con- science en niant les règles de la justice... iVest la charité mise au- ilcssu-; il.'s lois, un bon mouvement rachetant tou» les crinj*»^ :

l.n pourceau secouru pèse un monde opprimé! ■■

lit cette théorie romantique, V. Hugo rappliquait dans la rva- lité avec une ingénuité charmante." Je n'ai jamais commis plus de fautes que cette année, et je n'ai jamais été meilleur. Je vaux bien mieux maintenant qu'hmon temps rf'mnoc^fjrr (souligné dans Ir l«\if <[ue vous regrettez. .Vutrefois, j'étais innocent; maintenant, jr ^n-. indulgent. C'est un gran«l progrès. Dieu le sait.

« J'ai au|)rès de moi une bonne et clièrt^ amie, c«t ange qui le sait


49i LK ROMANTISME ET LES MŒURS

y a vraiment grand'chose à conserver de toutes ces rêve- ries romantiques ; et c'est aussi une question qu'il est légitime de se poser, en terminant : s'ils en connaissaient les ordinaires, les inévitables résultats, quelques-uns de nos plus brillants écrivains mettraient-ils encore tout leur talent à faire revivre et donc à propager d'aussi fallacieuses, d'aussi décevantes théories^ ?

aussi, que vous vénérez comme moi, et qui me pardonne et qui m'aime. Aimer et paixlonner, ce n'est pas de l'homme, c'est de Dieu oudelafemme. » V. Ilug-oà V. Pavie, 25 juillet 1833. Correspondance, I, 147. -^ i. Car il est certain qu'il. y a une reprise des idées romanti<[ues, \V, singulièrement favorisée d'ailleurs par l'influence de Nietzsche. Et il y aurait une belle étude à écrire sur « le Romantisme et la littérature contemporaine ». Nos jeunes romanciers, et surtout nos jeunes dramaturges, sont aussi audacieux et aussi imprudents que* leurs prédécesseurs. Toutes « les vieilles chanson^ » leur paraissent insuflisantes et leur déplaisent. La bonne vieille morale n'a que leur sourire et leur pitié. Comme le dit excellemment M. Adolphe Brisson : « Ces notions, formées du suc de la morale chrétienne, sont en train de disparaître comme un vol de colombes effarouchées sous le coup de feu du chasseur. Les dramaturges nouveaux ont une autre religion, une autre règle de vie. A la loi du devoir, ils substi- \ tuent le droit au bonheur. Et ce n'est point de leur part bravade, opposition agressive, dénigrement systématique, taquinerie. Ce qui les étonne le plus, c'est de provoquer l'étonnement. Beaucoup d'entre eux sont des corrupteurs de bonne foi, qui pèchent par inconsciente amoralité.» La conclusionde l'étude pourrait être le dernier mot d'une chronique de M. Jules Claretie, dans le Temps du 28 juin 1907, qui propose, pour une nouvelle édition du Dictionnaire de l'Académie, licette explication du mot Devoir : «Vocable hors d'usage; il a vieilli ».


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502 INDEX BIBLFOGRAPHIQUE

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— Journal d'un poète, Paris, 1882.

— Correspondance, Paris, 1906.

Villemain, Souvenirs contemporains, Paris, 1853-1855. Villemessant (H. de), Mémoii'es d'un journaliste, Paris, 1867-1878.


TAIU.F DES M ATTl^HKS


OOSBHVATIONS PrAlIMINAIRES

L'esthétique romantique cl l'éthique romantique : indivi- dualisme; hypertrophie de l'imagiantion et de la seiisi- bilité aux dépens di- I.i riiison et di- In vnlniiti'" d.iHL'iT»»

du système. .


Ll\ HK PREMIER Le Romantisme et Tindividu.


l'itEMlftHE PARTIE. — I/IIYPERTROPIIIE DE L'IMAGINATION Chapitrk I. — l.e t/oùt de i exotisme.

I. L'exoliMiic ii.ui> la HUt'iatiire : l'elruH BorcI, Théophile diuitier, Philothée O'NiMhly, Victor Hugo, AlfrtMl de Musset, ele. — U. Le goût de l'exotisme dans la réalité : nostalgie du moyen âge : « orientalisme, Florencitc, Veni- site » ; Emma Bovary et Krédérie Mon'au. — III. Dan- ger» de'ctnTë~mânîë~ër'soïdmu^^ Ki...- hert, Le Poillevin ; documents îné<lil-~ 7-32


304 TABLI^; DES MATIÈRES

Chapitre II. — Le romanesque.

Que le romanesque est l'essence du romantisme. — 1. Goût des aventures et besoin instinctif de dramatiser l'exis- tence : Petrus Borel, Pliilothée O'Neddy, Hector Berlioz ; documents inédits. — II. Conception romantique de la vie; ses dangers : Flaubert, Le Poittevin. — III. Le roma- nesque sentimental ; George Sand et les romans de la première manière. « A mes méconnues » et femme s incomprises : la Gazette des Tribunaux ; monographie de r « âme méconnue », par Frédéric Soulié : son origine, sa physionomie, les conditions de son développement, sa psychologie et son histoire ; variétés d' « âmes mécon- nues ». Comment elles font souffrir et où elles en ari'ivent elles-mêmes


Chapitre III. — Le Romantisme et l'homme de lettres.

L'hypertrophie de l'imagination et le culte de l'art.

— I. Importance nouvelle de l'homme de lettres au xix« siècle ; place qu'il occupe et rôle qu'il aspire à jouer.

— II. Prestige de 1' « artiste » au temps du romantisme ; croyance que l'exercice de l'art suffit à assurer une supé- riorité écrasante ; conséquences de cette mentalité. — III. Orgueil démesuré de l'homme de lettres ; témoi- gnages de Th. Gautier et de Fromentin ; documents iné- dits. — IV. Mépris transcendantal de l'artiste pour tout ce qui est « bourgeois », métier ou fonction ; inconvé- nients de la pratique : Leconte de Lisle. L'ai-t déclaré la seule chose intéressante ici-bas, et l'exaltation artis- tique tenue pour seule source de consolation et de bonheur : Flaubert. Dangers de la théorie : Baudelaire, Taine, M. Th. Ribot. — V. Le dogme romantique de la bienfaisance littéraire des passions : Kean ; documents inédits. — VI. Les revendications sociales de l'artiste : C/ia</er<o/i et le chattertonisme; documents inédits; un judicieux conseil de Boileau 74-120


TAIII.i: tins MATIÎHKS TlOS

OKUXlftMK PARTIE.— L'HYPEHTHOPIIIK DE LA SENSIBILITÉ

ClIAI'ITIti; I. — Lu Hf'usihill/r ramjin/iffiifl.

I. I.yn>>iiif cl cMilt.'ilioii (-DiiNlaiitc. i, iiv|>('rt>s(h«'sic rmii.'iii ti<|iM*. Frt'MH'tisnu», volciinisim-. La pnssion Hignt' (h* forrt*, JiuijUf». Kx.'iltation (>t «lôpraviition d o In sons iliiliU livi^'cJ» riina^rii)ati(iii. — Tl. Lfs << poss^lôsdu sentiment •• ; ilocu- iiuMils inédits; Ik'rliox ; la truculence romantique. — III. Ln rhôtori(|u«' romantique; nature pnrticuli«*r(> de ne» excès ; lU'rlioz et llarriett SniitliHon. — IV. Dispropor- tion entre la r»'«alilé des sentiment.s et leur expresHion ; le Tartarin n)ni,riiti(Hie ; (tocumenls inédits "; . 121-101

(.11 Ml nu; il. — I. aube du Imuttrluirixmc.

(^onsé(|ui>nce nécessaire de l'hypertrophie de ln sensibilité.

— I. tiirconstances explicatives ; la littérature après 18.10 ; son parti pris de violences et d'obscénités. Témoi|;nages de tpielques écrivains. La « littérature chnroffne ».

— II. Dépravation de la sensibilité; appétence maladive pour le laid elle jj^rolt'sque ; recherche de In sensation |îcr- verse; l'épilepsie cl la tuberculose. — III. Sensualité et mysticism»'. — IV. Satanisme, sadisme ; témoiffnn|,^s d'A. lloussaye .«r '"'Il •'■• V..-i-< •.,....i • .i.„,, .>.....,,...; .1.. Sainte-lieuve ... 1 62-193

- rUOISIKMK PARTIE. — LE ROMANTISME ET L'AMOUR .\

Pourquoi l'amour tient une place si importante dans la lit- térature romantique. — L j/nnu>ur romantiqu e ; sa vio- lence, se s fureurs : .Vmédée Kerniel. Philothée O'Neddy, Houlay-Paty, le Livre dWmour de Sninte-li«»uve. —

II. La correspondance amoureuse «l'Alexandre Dumas et de Mélanie W*** ; les amours de Bcriiot et d'Harriett Smithson ; transports et fureurs épileptiqucs. —

III. L'amour et l'adultère: Alosamlre Dumas. Fréné-


506 TABLE DES MATIÈRES

tisme et volcanisme ; documents inédits ; les sœurs d'Éloa ; amour et fatalité. — IV. Noblesse de la pas- sion ; documents inédits ; caractère fatal de l'amour ; inutilité de la résistance. — V. La diviriisation de la passion, George Sand ; documents inédits. — VI. Réha- bilitation de la femme déchue, Marion Delorme ; docu- ments inédits. — VIT. Culte de l'amour ; Joseph Delorme, le Livre d'Amour de Sainte-Beuve. Recherche de la " souffrance ; A. de Musset ; documents inédits. Ce qu'il

y a d'égoïsme au fond de cette conception de l'amour.. 193-271


QUATRIEME PARTIE. — CONSEQUENCES DE CETTE DOUBLE

HYPERTROPHIE DE L'IMAGINATION ET

DE LA SENSIBILITÉ

Chapitre I. — La neurasthénie romantique.

Que la neurasthénie est le résultat nécessaire du régime romantique. — I. Du fameux mal du siècle il y a des rai- sons historiques, des raisons psychologiques, des rai- sons sociales; il y a même des raisons physiologiques et littéraires. — H. Pourquoi le romantisme devait amener une recrudescence du mal ; documents inédits ; le rôle de la littérature dans la genèse et le développement de cette neurasthénie. — III. Coquetterie des écrivains à étaler leurs souffrances intimes, dont ils décident qu'elles n'eurent jamais d'égales. Deux formes du mal du siècle : l'antonisme et l'obermannisme. — IV. Monographie d'un disciple d'Obermann. Dangers du régime 273-3H

Chapitre II. — Le Romantisme et le suicide.

I. Relations de la neurasthénie et du suicide ; que le roman- tisme l'a quelquefois nettement conseillé : Petrus Borel, A. Rabbe; les Mémoires d'un suicidé. — II. Hantise du suicide : Sainte-Beuve, Maxime Du Camp, Flaubert, George Sand; documents inédits. — III. Le suicide et la mode ; pourquoi l'on désire se suicider ; nombre crois-


TABLE DES MATIÉnEH 507

saut (les suicidcH : la Gazelle de» tribunaux, le (^ontfiiê i/àni'rnl de Vadminitlralion Je la juttice. Une motion «le Pelrus Horel. Lf pistolet du poète Berlhaud. — IV. L'n mici(le-clul> . 312<350


LIVRE DKIJXIKMK Le Romantisme et la société.


Chapitre I. — L'Anlonisme.

I. Préoccuj)atioiis sociales chez quehjues écrivains roman- tiques. Le (lèsir d'améliorations et la haine de la société sous sa forme actuelle : Philothée O'Neddy, Alexandre Duinits. L'homme selon In société et l'homme à c<">té ou eu <lohors de la société ; aucpiel des deux vont les préfé- rences des romantique». Causes de la popularité d'An- lony. — IL Les Laras de salon et les Antonys du boule- vartl ; une destinée de ténèbres et de mystère sufQt pour vous mettre au-dessus «le la commune loi ; doi'uments inédits ; un discours de renlrée du procureur général de Paris, en iS3H. — III. Haine et mépris de l'autorité sous ^ toutes ses formes ; le type de Robert Macaire ; documents inédits ; le prestige de la révolte et du crime; deux dis- cours de renlrée, «l'un procureur général et d'un avocat ffénéral ; la poésie du crime. — IV. (le qu'il y a eu d'excel- lent dans l'inlUience romantitpie : la pitié |H>ur les faibles ; le sentiment de In solidarité sociale. Ouciqucs erreurs de ce sentiment . 353-389

Chapitre II. — George Sand et h m*riMge.

L L'amour et la société ; les idées de Jacques sur le ntnriage; une théorie de l'adultère. — II. (k* qu'il y a de gé nércux et de bon dans les idées de George Sand : à côté des droits de la société, il y • les droits de l'indi-


PQ Maigron, Ix>ui8

287 Le roman tiame et le»

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