Du culte des dieux fétiches  

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"De Brosses was a pioneer of the science of comparative religion. In his memoir Du culte des dieux fétiches, reprinted in the Encyclopédie, he combated the then prevailing tendency to interpret ancient mythologies and religious systems, notably that of Egypt, as profound symbolism and upheld the thesis that ancient Egyptian religion did not differ substantially from the primitive cults of native Africa. The work, which the French Academy refused to print in its transactions and which gave rise to violent attacks, anticipates the modern anthropological method of approach to the history of religions." --Encyclopaedia of the Social Sciences, V, p. 31

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Du Culte des Dieux Fétiches, ou parallèle de l'ancienne Religion de l'Egypte avec la Religion actuelle de Nigritie is an essay by Charles de Brosses first published in 1760. It provides a materialistic theory of the origin of religion, and represents one of the first theoretical works in the discipline of ethno-anthropology. Notably it contains the first historical occurrence of the word "fétichisme", later borrowed by Karl Marx in 1842 and used in his Kapital (1867).

Full text[1]

CHARLES DE BROSSES


DU CULTE DES DIEUX FÉTICHES



CORPUS DES ŒUVRES DE PHILOSOPHIE EN LANGUE FRANÇAISE


Fayard


CHARLES DE BROSSES

CORPUS DES ŒUVRES DE PHILOSOPHIE EN LANGUE FRANÇAISE

Sous la direction de Michel Serres desdïeux

FÉTICHK


1760


FayafC


DU CULTE DES DEUX FÉnCHES


OUVRAGE PUBLIE AVEC LE CONCOURS

DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES

DU MINISTÈRE DE LA RECHERCHE

ET DU MINISTÈRE DE LA CULTURE

Texte revu par Madeleine V. -David


CHARLES DE BROSSES

DU CULTE DES DIEUX FÉTICHES


CORPUS DES ŒUVRES DE PHILOSOPHIE EN LANGUE FRANÇAISE


FAYARD


Charles de Brosses (1709-1777 )

Du Culte des Dieux Fétiches ou parallèle de l'ancienne Religion de l'Egypte avec la religion actuelle de Nigritie parut en 1760, sans nom d'auteur ni de lieu.

En 1753, le Président de Brosses, après avoir entendu un exposé sur un travail récent de l'académicien Maupertuis, prit la parole pour exprimer ses réserves. Ce fut le départ d'une vaste compilation, élaborée sur les instances de Buffon : l'Histoire des navigations aux terres australes {1756, 2 volumes in 4°) dont le contenu était jusque-là dispersé. L'auteur y donna un aperçu de ce qui sera la théorie du féti- chisme, prenant ainsi date (tome II, p. 317). En 1757, De Brosses réserva la primeur de son travail sur les fétiches à l'Académie des Inscriptions et B elles- Lettres dont il était membre : trois pleines séances y furent consacrées, mais l'auteur eut le sentiment d'un échec et retira son manus- crit pour le communiquer à Diderot, qui l'approuva et en retour lui fit connaître l'ouvrage que venait de publier Hume : The natural history of religion (Londres, 1757). Des lettres inédites de Diderot et de Hume, écrites de 1755 à 1763 au Président de Brosses, ont été publiées par nos soins (Revue philosophique, 1966, p. 135 sqq). Nous avons consa- cré deux études au problème, dans la Revue philosophique (1974) et dans les Actes du colloque organisé à Dijon en 1977 (Centre interuniversitaire de recherche sur le voyage en Italie, Slatkine, 1981).

Or, le scandale qui suivit la parution du livre d'Helvétius De l'esprit, en 1758, déclencha la persécution littéraire. Ce livre, qui avait obtenu un privilège par surprise, fut brûlé publiquement avec d'autres ouvrages. Dès le printemps de 1759, De Brosses avait envisagé l'impression de son livre à l'étranger et son introduction clandestine en France. Ce qui fut fait.

Madeleine V.- David


© Librairie Aithème Fayard 1988


DU CULTE DES DIEUX FÉTICHES,


ou


Parallèle de l'ancienne Religion

de TEgypte avec la Religion

actuelle de Nigritie.


Respicit angues Omnigenûmque Deûin inonstra et latrator Anubis.

VIRGIL. JEN. VIIL 697.


MDCCLX.


DU CULTE DES DIEUX FÉTICHES


L'assemblage confus de l'ancienne Mythologie n'a été pour les modernes qu'un cahos indéchiffrable, ou qu'une énigme purement arbitraire, tant qu'on a voulu faire usage du figurisme des der- niers Philosophes Platoniciens, qui prêtoit à des nations ignorantes et sauvages une connoissance des causes les plus cachées de la nature, et trouvoit dans le ramas des pratiques triviales d'une foule d'hommes stupides et grossiers les idées intellectuelles de la plus abstraite Métaphysique. On n'a guères mieux réussi, quand par des rapports, la plupart forcés et mal sou- tenus, on a voulu retrouver dans les faits mytholo- giques de l'antiquité l'histoire détaillée, mais défigu- rée, de tout ce qui est arrivé chez le peuple Hébreu, nation inconnue à presque toutes les autres, et qui se faisoit un point capital de ne pas communiquer sa Doctrine aux étrangers. Mais ces deux méthodes avoient une utilité marquée pour ceux qui les pre- miers en ont fait usage. Les Payens cherchoient à sau- ver l'honneur de leur croyance de la juste critique des Chrétiens ; et ceux-ci prosélites et persécutés, avoient un intérêt direct de ramener à eux tout ce qui leur étoit étranger, et de tourner en preuves contre leurs adversaires les anciennes traditions dont ceux-là même demeuroient d'accord. D'ailleurs l'allégorie est un instrument universel qui se prête à tout. Le sys- tème du sens figuré une fois admis, on y voit facile- ment tout ce que l'on veut comme dans les nuages : la matière n'est jamais embarrassante ; il ne faut plus que de l'esprit et de l'imagination : c'est un vaste champ, fertile en explications, quelles que soient


Du culte des dieux fétiches


celles dont on peut avoir besoin. Aussi l'usage du figurisme a-t-il paru si commode, que son éternelle contradiction avec la Logique et le sens commun n'a pu encore lui faire perdre aujourd'hui dans ce siècle de raisonnement le vieux crédit dont il a joui durant tant de siècles.

Quelques Savans plus judicieux, bien ins- truits de l'histoire des premiers peuples dont les colo- nies ont découvert l'Occident, et versés dans l'intelli- gence des Langues Orientales, après avoir débarrassé la Mythologie du fatras mal assorti dont les Grecs l'ont surchargée, en ont enfin trouvé la vraye clef dans l'histoire réelle de tous ces premiers peuples, de leurs opinions, et de leurs Souverains ; dans les fausses tra- ductions d'une quantité d'expressions simples, dont le sens n'étoit plus entendu de ceux qui continuoient de s'en servir ; dans les homonymies, qui ont fait autant d'Etres ou de personnes différentes d'un même objet désigné par différents épithètes. Ils ont vu que la Mythologie n'étoit autre chose que l'histoire ou le récit des actions des morts, comme son nom même l'indique ; le Grec |j.u9oç étant dérivé du mot Egyptien Muth, i. e. mors ; terme qui se trouve de même dans la Langue Chananéenne. Philon de Biblos traduit l'expression Mouth, qu'il trouve dans le texte de Sanchoniaton, par Gâvaxoç ou Pluton : traduction qui nous indique en passant un rapport formel entre les deux Langues Egyptienne et Phénicienne. Horace semble s'être plu à rendre en Latin l'idée attachée au mot Grec Mythologie par la version purement littérale Fabulce mânes, les morts dont on parle tant. Ainsi la simple origine du terme Mythologie en donne à la fois la véritable signification, montre sous quelle face la Mythologie doit être considérée, et enseigne la meilleure méthode de l'expliquer. Les savantes expli- cations qu'ils nous ont données ne laissent presque


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introduction


plus rien à désirer, tant sur le détail de l'application des fables aux événemens réels de la vie des person- nages célèbres de l'antiquité profane, que sur l'inter- prétation des termes, qui, réduisant pour l'ordinaire le récit à des faits tout simples, font évanouir le faux merveilleux dont on s'étoit plu à le parer. Mais ces clefs, qui ouvrent très bien l'intelligence des fables historiques, ne suffisent pas toujours pour rendre rai- son de la singularité des opinions dogmatiques, et des rites pratiques des premiers peuples. Ces deux points de la Théologie Payenne roulent, ou sur le culte-des astres, connu sous le nom de Sabéisme, ou sur le culte peut-être non moins ancien de certains objets terrestres et matériels appelles Fétiches chez les Nègres Africains, parmi lesquels ce culte subsiste, et que par cette raison j'appellerai Fétichisme. Je demande que l'on me permette de me servir habituel- lement de cette expression : et quoique dans sa signi- fication propre, elle se rapporte en particulier à la croyance des Nègres de l'Afrique, j'avertis d'avance que je compte en faire également usage en parlant de toute autre nation quelconque, chez qui les objets du culte sont des animaux, ou des êtres inanimés que l'on divinise ; même en parlant quelquefois de cer- tains peuples pour qui les objets de cette espèce sont moins des Dieux proprement dits, que des choses douées d'une vertu divine, des oracles, des amulettes, et des talismans préservatifs : car il est assez constant que toutes ces façons de penser n'ont au fond que la même source, et que celle-ci n'est que l'accessoire d'une Religion générale répandue fort au loin sur toute la terre, qui doit être examinée à part, comme faisant une classe particulière parmi les diverses Religions Payennes, toutes assez différentes entr'elles. C'est ici (ce me semble, et je me propose de l'établir) un des grands élémens qu'il faut employer dans l'exa-


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Du culte des dieux fétiches


men de la Mythologie, et dont nos plus habiles Mythologues, ou ne se sont pas avisés, ou n'ont pas sçu faire usage, pour avoir regardé d'un trop beau côté la chose du monde la plus pitoyable en soi. Il est constant que parmi les plus anciennes nations du monde, les unes tout-à-fait brutes et grossières, s'étoient forgées par un excès de stupidité supersti- tieuse ces étranges Divinités terrestres ; tandis que d'autres peuples moins insensés adoroient le Soleil et les Astres. Ces deux sortes de Religions, sources abondantes de la Mythologie Orientale et Grecque, et plus anciennes que l'idolâtrie proprement dite, paroissent demander divers éclaircissemens que ne peut fournir l'examen de la vie des hommes déifiés. Ici les Divinités sont d'un autre genre, surtout celles des peuples Fétichistes, dont j'ai dessein de détailler la croyance, si ancienne et si longtemps soutenue, malgré l'excès de son absurdité. On n'a point encore donné de raison plausible de cet antique usage tant reproché aux Egyptiens, d'adorer des animaux et des plantes de toute sorte, qiiibus hœc nasciintur in bords Numind. Car ni les allégories mystiques de Plutarque et de Porphyre, qui veulent que ces objets vulgaires fussent autant d'emblèmes des attributs de l'Etre suprême, ni le sentiment de ceux qui sans preuve suffisante posent pour principe que chaque Divinité avoit pour type visible un animal que le peuple prit bientôt pour la Divinité même, ni le sys- tème d'un figuriste moderne qui en fait autant d'affiches, annonçant énigmatiquement au peuple les choses communes dont il avoit déjà l'usage trivial, n'ont rien à cet égard de plus satisfaisant, pour les esprits qui ne se payent pas de vaines paroles élé-


Juvénal. Sat. 15.

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introduction


gantes, que la fable de la fuite des Dieux de l'Olympe en Egypte, où ils se déguisèrent en toutes sortes d'espèces d'animaux, sous la forme desquels on les adora depuis.

Il ne faut pas aller chercher bien loin ce qui se trouve plus près, quand on sait par mille exemples pareils qu'il n'y a point de superstition si absurde ou si ridicule que n'ait engendrée l'ignorance jointe à la crainte ; quand on voit avec quelle facilité le culte le plus grossier s'établit dans des esprits stupides affec- tés de cette passion, et s'enracine par la coutume parmi les peuples sauvages qui passent leur vie dans une perpétuelle enfance. Mais ils ne se déracinent pas si aisément : les vieux usages, surtout lorsqu'ils ont pris une teinture sacrée, subsistent encore longtemps après qu'on en a senti l'abus. Au reste ce n'est pas aux seuls Egyptiens qu'on pouvoit faire un pareil reproche. Nous verrons bientôt que les autres Nations de l'Orient n'ont pas été plus exemptes dans leurs premiers siècles d'un culte puéril que nous trouve- rons généralement répandu sur toute la terre, et main- tenu surtout en Afrique. Il doit sa naissance aux tems où les peuples ont été de purs sauvages plongés dans l'ignorance et dans la barbarie. A l'exception de la race choisie, il n'y a aucune Nation qui n'ait été dans cet état, si l'on ne les considère que du moment où l'on voit le souvenir de la Révélation Divine tout-à-fait éteint parmi elles. Je ne les prends que de ce point, et c'est en ce sens qu'il faut entendre tout ce que je dirai là-dessus dans la suite. Le genre humain avoit d'abord reçu de Dieu même des instructions immédiates conformes à l'intelligence dont sa bonté avoit doué les hommes. Il est si étonnant de les voir ensuite tom- bés dans un état de stupidité brute, qu'on ne peut guères s'empêcher de le regarder comme une juste et surnaturelle punition de l'oubli dont ils s'étoient ren-


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Du culte des dieux fétiches


dus coupables envers la main bienfaitrice qui les avoit créés. Une partie des nations sont restées jusqu'à ce jour dans cet état informe : leurs mœurs, leurs idées, leurs raisonnements, leurs pratiques sont celles des enfans. Les autres, après y avoir passé, en sont sorties plus tôt ou plus tard par l'exemple, l'éducation et l'exercice de leurs facultés. Pour savoir ce qui se pra- tiquoit chez celles-ci, il n'y a qu'à voir ce qui se passe actuellement chez celles-là, et en général il n'y a pas de meilleure méthode de percer les voiles des points de l'antiquité peu connus, que d'observer s'il n'arrive pas encore quelque part sous nos yeux quelque chose d'à-peu-près pareil. Les choses, dit un Philo- sophe Grec (Lamiscus de Samos), se font et se feront

comme elles se sont faites : eçiv a ev^vETO eçai|î. VEcclésiaste dit de même : Quid est quodfuit ? ipsum quodfuturum est. Examinons donc d'abord quelle est à cet égard la pratique des peuples bar- bares chez qui le culte en question est encore dans toute sa force. Rien ne ressemble mieux aux absurdes superstitions de l'ancienne Egypte envers tant de ridi- cules Diviniiés, ni ne sera plus propre à montrer d'oià provenoit ce fol usage. Cette discussion dans laquelle je me propose d'entrer divise naturellement ce petit traité en trois parties. Après avoir exposé quel est le Fétichisme actuel des nations modernes, j'en ferai la comparaison avec celui des anciens peuples ; et ce parallèle nous conduisant naturellement à juger que les mêmes actions ont le même principe, nous fera voir assez clairement que tous ces peuples avoient là- dessus la même façon de penser, puisqu'ils ont eu la même façon d'agir, qui en est une conséquence.


SECTION PREMIERE.

Du Fétichisme actuel des Nègres, et des autres Nations Sauvages.


Les Nègres de la côte occidentale d'Afrique, et même ceux de l'intérieur des terres jusqu'en Nubie, contrée limitrophe de l'Egypte, ont pour objet d'ado- ration certaines Divinités que les Européans appellent Fétiches, terme forgé par nos commerçans du Sénégal sur le mot Portugais Feîisso, c'est-à-dire, chose fée, enchantée, divine ou rendant des oracles ; de la racine latine Fatum, Fanum, Fari. Ces Fétiches divins ne sont autre chose que le premier objet matériel qu'il plait à chaque nation ou à chaque particulier de choi- sir et de faire consacrer en cérémonie par ses Prêtres : c'est un arbre, une montagne, la mer, un morceau de bois, une queue de lion, un caillou, une coquille, du sel, un poisson, une plante, une fleur, un animal d'une certaine espèce, comme vache, chèvre, éléphant, mouton ; enfin tout ce qu'on peut s'imagi- ner de pareil. Ce sont autant de Dieux, de choses sacrées, et aussi de talismans pour les Nègres, qui leur rendent un culte exact et respectueux, leur adres- sent leurs vœux, leur offrent des sacrifices, les promè- nent en procession s'ils en sont susceptibles, ou les portent sur eux avec de grandes marques de vénéra- tion, et les consultent dans toutes occasions intéres- santes ; les regardant en général comme tutélaires pour les hommes, et comme de puissans préservatifs contre toute sorte d'accidens. Ils jurent par eux ; et c'est le seul serment que n'osent violer ces peuples perfides. Les Nègres ainsi que la plupart des Sauvages ne connoissent point l'idolâtrie des hommes déifiés. Chez eux le Soleil, ou les Fétiches sont les vrayes

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Du culte des dieux fétiches


Divinités ; quoique quelques-uns d'entr'eux qui ont quelque foible idée d'un Etre supérieur ne les regar- dent pas comme égaux à lui, et que quelques autres, qui ont une teinture de Mahométisme, n'en fassent que des Génies subalternes et des talismans. Il y a dans chaque pays le Fétiche général de la Nation, outre lequel chaque particulier a le sien qui lui est propre et Pénate, ou en a même un plus grand nombre, selon qu'il est plus ou moins susceptible de crainte ou de dévotion. Elle est si grande de leur part que souvent ils les multiplient, prenant la première créature qu'ils rencontrent, un chien, un chat, ou le plus vil animal. Que s'il ne s'en présente point, dans leur accès de superstition leur choix tombe sur une pierre, une pièce de bois, enfin le premier objet qui flatte leur caprice. Le nouveau Fétiche est d'abord comblé de présens, avec promesse solemnelle de l'honorer comme un patron chéri, s'il répond à l'opi- nion qu'on s'est tout d'un coup avisé d'avoir de sa puissance. Ceux qui ont un animal pour Fétiche ne mangent jamais de sa chair : ce seroit un crime impardonnable de le tuer ; et les étrangers qui com- mettroient une telle profanation seroient bientôt les victimes de la colère des naturels. Il y en a parmi eux qui par respect et par crainte s'abstiennent de voir jamais leur Fétiche. Nos commerçans racontent qu'un Souverain voisin de la côte ne put à leur prière venir trafiquer avec eux sur les vaisseaux, parce que la Mer étoit son Fétiche, et qu'il y avoit une croyance répan- due dans cette contrée, que quiconque verroit son Dieu mourroit sur champ ; opinion qui ne leur a pas été tout-à-fait particulière, et dont on trouve des traits chez quelques anciennes nations de l'Orient. «Presque par toute la Nigritie, dit Loyer', outre les

' Voyage d'Issini.

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section première


Fétiches particuliers, il y en a de communs au Royaume, qui sont ordinairement quelque grosse montagne, ou quelque arbre remarquable. Si quelqu'un étoit assez impie pour les couper ou les défigurer, il seroit certainement puni de mort. Chaque village est aussi sous la protection de son propre Fétiche, qui est orné aux frais du public, et qu'on invoque pour le bien commun. Le gardien de l'habita- tion a son autel de roseaux dans les places publiques, élevé sur quatre piliers et couvert de feuilles de pal- mier. Les particuliers ont dans leur enclos ou à leur porte un lieu réservé pour leur Fétiche, qu'ils parent suivant les mouvements de leur propre dévotion, et qu'ils peignent une fois la semaine de différentes cou- leurs. On trouve quantité de ces autels dans les bois et dans les bruyères : ils sont chargés de toutes sortes de Fétiches avec des plats et des pots de terre remplis de maïz, de riz et de fruits. Si les Nègres ont besoin de pluye, ils mettent devant l'autel des cruches vuides : s'ils sont en guerre, ils y mettent des sabres et des zagayes pour demander la victoire : s'ils ont besoin de viande ou de poissons, ils y placent des os ou des arêtes : pour obtenir du vin de palmier, ils laissent au pied de l'autel de petit ciseau servant aux incisions de l'arbre : avec ces marques de respect et de confiance ils se croyent surs d'obtenir ce qu'ils demandent ; mais s'il leur arrive une disgrâce, ils l'attribuent à quelque juste ressentiment de leur Fétiche, et tous leurs soins se tournent à chercher les moyens de l'appaiser.» On entrevoit déjà combien tous ces faits ont de ressemblance avec ce que l'on nous raconte de l'ancienne Religion d'Egypte ; mais pour le dire en passant, sur un point particulier auquel je ne compte pas revenir, et qui seul demanderait une dissertation à part, le parallèle qu'on pourrait faire du récit de Loyer avec les figures gravées sur les obélisques, où

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l'on voit des têtes de chiens et d'éperviers, des soleils, des serpens, des oiseaux, etc. à qui des hommes à genoux présentent de petites tables chargées de vases et de fruits etc. ne seroit peut-être pas la plus mau- vaise clef qu'on pourrait choisir pour expliquer les hiéroglyphes Egyptiens.

La Religion du Fétichisme passe pour très ancienne en Afrique, où elle est si généralement répandue, que les détails circonstanciés de ce qui se pratique là-dessus en chaque contrée deviendraient d'une extrême longueur. 11 suffit de renvoyer aux relations de voyage ceux qui voudront être instruits des pratiques particulières à chaque pays : elles en ont amplement parlé. L'usage à cet égard est toujours, soit pour le genre de l'homme, soit pour les rites du culte, à peu près le même chez les Nègres, aujour- d'hui la plus superstitieusse nation de l'univers, qu'il étoit chez les Egyptiens, autrefois aussi la plus super- stitieuse nation de ce tems. Mais je ne puis supprimer le récit du Fétichisme en usage à Juidah, petit Royaume sur la côte de Guinée, qui servira d'exemple pour tout ce qui se passe de semblable dans le reste de l'Afrique ; surtout par la description du culte rendu au serpent rayé, l'une des plus célèbres Divinités des Noirs. On verra combien il dif- fère peu de celui que l'Egypte rendoit à ses animaux sacrés, parmi lesquels il n'y a peut-être pas eu de Fétiche plus honoré que celui-ci : et l'on voit déjà du premier mot, que rien ne doit mieux ressembler que ce serpent de Juidah au serpent Fétiche d'Evil- merodach, dont l'histoire est rapportée au 14 Cha- pitre de Daniel : car à la lecture de ce chapitre, il est assez évident pour tout le monde que ce serpent apprivoisé et nourri dans un temple de Babylone, où le Roi vouloit obliger Daniel à l'adorer, comme étant un Dieu vivant, étoit pour les Babyloniens une vraye

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section première


Divinité du genre des Fétiches. Je tirerai ma narration d'Atkins, de Bosman, et de Des-Marchais, qui tous trois ont souvent fréquenté et bien connu les mœurs de ce canton de la Nigritie.

A Juidah les Fétiches sont de deux espèces : il y en a de publics et de particuliers. Ceux de cette seconde classe, qui sont pour l'ordinaire quelque ani- mal, quelque être animé ou quelque idole grossière- ment fabriquée de terre grasse ou d'yvoire, ne sont pas moins honorés que les autres : car on leur offre quelquefois le sacrifice d'un esclave dans les occa- sions fort intéressantes. Mais pour ne s'arrêter ici qu'aux Fétiches communs à toute la nation, il y en a quatre : le serpent, les arbres, la mer, et une vilaine petite idole d'argille qui préside aux Conseils. On trouve toujours au-devant de celle-ci trois plats de bois contenant une vingtaine de petites boules de terre. Les dévots avant que de tenter quelque entre- prise vont trouver le Prêtre, qui après avoir offert le présent à la Divinité, fait plusieurs fois sauter les boules au hazard d'un plat dans un autre, et conjec- ture que l'entreprise sera heureuse, si le nombre des boules se trouve le plus souvent impair dans chaque plat. Les grands arbres font l'objet de la dévotion des malades qui leur offrent des tables chargées de grains et de gâteaux : ces offrandes tournent au profit des Prêtres du bois sacré. La mer est invoquée pour la pêche et pour le commerce, ainsi qu'un fleuve du pays que nos voyageurs nomment l'Euphrate. On fait sur ses bords des processions solemnelles ; on y jette diverses choses de prix, même de petits anneaux d'or. Mais comme ces offrandes sont en pure perte pour les Prêtres, ils conseillent plus volontiers le sacrifice d'un bœuf sur le rivage. Le serpent est un bel animal gros comme la cuisse d'un homme et long d'environ sept pieds, rayé de blanc, de bleu, de jaune et de

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brun, la tête ronde, les yeux beaux et fort ouverts, sans venin, d'une douceur et d'une familiarité-surpre- nante avec les hommes. Ces reptiles entrent volon- tiers dans les maisons ; ils se laissent prendre et manier même par les Blancs, et n'attaquent que l'espèce des serpens venimeux, longs, noirs et menus, dont ils délivrent souvent le pays, comme fait l'Ibis en Egypte. Toute cette espèce de serpens, si l'on en croit les Noirs de Juidah, descend d'un seul qui habite l'intérieur du grand temple près de la Ville de Shabi, et qui vivant depuis plusieurs siècles, est deve- nu d'une grosseur et d'une longueur démesurée. Il avoit ci-devant été la Divinité des peuples d'Arda ; mais ceux-ci s'étant rendus indignes de sa protection par leur méchanceté et par leurs crimes, le serpent vint de son propre mouvement donner la préférence aux Peuples de Juidah ; ayant quitté ceux d'Arda au moment même d'une bataille que les deux nations alloient se livrer : on le vit publiquement passer d'un des camps à l'autre. Loin que sa forme eût rien d'effrayant, il parut si doux et si privé, que tout le monde fut porté à le caresser. Le grand Prêtre le prit dans ses bras et le leva pour le faire voir à l'armée. A la vue de ce prodige tous les Nègres tombèrent à genoux, et lui rendirent un hommage dont ils reçu- rent bientôt la récompense, par la victoire complette qu'ils remportèrent sur leurs ennemis. On bâtit un temple au nouveau Fétiche ; on l'y porta sur un tapis de soie en cérémonie, avec tous les témoignages pos- sibles de joie et de respect ; on assigna un fonds pour sa subsistance ; on lui choisit des Prêtres pour le ser- vir, et des jeunes filles pour lui être consacrées ; et bientôt cette nouvelle Divinité prit l'ascendant sur les anciennes. Elle préside au commerce, à l'agriculture, aux saisons, aux troupeaux, à la guerre, aux affaires publiques du gouvernement, etc. Avec une si haute

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opinion de son pouvoir, il n'est pas surprenant qu'on lui fasse des offrandes considérables : ce sont des pièces entières d'étoffe de coton ou de marchandises de l'Europe, des tonneaux de liqueurs, des troupeaux entiers ; ses demandes sont pour l'ordinaire fort considérables, étant proportionnées aux besoins et à l'avarice des Prêtres, qui se chargent de porter au ser- pent les adorations du peuple, et de rapporter les réponses de la Divinité, n'étant permis à personne autre qu'aux Prêtres, pas même au Roi, d'entrer dans le temple et de voir le serpent. La postérité de ce divin reptile est devenue fort nombreuse. Quoiqu'elle soit moins honorée que le Chef, il n'y a pas de Nègre qui ne se croye fort heureux de rencontrer des ser- pens de cette espèce, et qui ne les loge ou les nour- risse avec joie. Ils les traitent avec du lait. Si c'est une femelle, et qu'ils s'aperçoivent qu'elle soit pleine, ils lui construisent un nid pour mettre ses petits au monde, et prennent soin de les élever, jusqu'à ce qu'ils soient en état de chercher leur nourriture. Comme ils sont incapables de nuire, personne n'est porté à les insulter. Mais s'il arrivoit à quelqu'un, Nègre ou Blanc, d'en tuer ou d'en blesser un, toute la nation seroit ardente à se soulever. Le coupable, s'il étoit Nègre, seroit assommé et brûlé sur le champ. C'est ce qui arriva aux Anglois lors du premier établis- sement qu'ils firent sur cette côte. «Ils trouvèrent la nuit dans le magazin un serpent Fétiche, qu'ils tuèrent innocemment, et qu'ils jettèrent devant leur porte, sans se défier des conséquences. Le lendemain, quelques Nègres, qui reconnurent le sacrilège, et qui en apprirent les auteurs, par la confession même des Anglois, ne tardèrent point à répandre cette funeste nouvelle dans la nation. Tous les habitans du canton s'assemblèrent. Ils fondirent sur le comptoir naissant, massacrèrent les Anglois jusqu'au dernier, et détrui-

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Du culte des dieux fétiches

sirent par le feu l'édifice et les marchandises. Depuis ce tems les Noirs ne voulant pas se priver du com- merce prennent la précaution d'avertir les étrangers de la vénération qu'on doit avoir pour cet animal, et de les prier de le respecter comme sacré. Si quelque Blanc vient à en tuer un, il n'y a pour lui d'autre parti à prendre que la fuite et pour sa nation que la res- source d'aller avouer le crime, en protestant qu'il a été fait par hazard, et en payant une grosse amende pour marque de repentir. Un Portugais arrivé depuis peu sur la côte, eut la curiosité d'emporter un serpent Fétiche au Brésil. Lorsque son vaisseau fut prêt à par- tir, il se procura secrettement un de ces animaux, qu'il renferma dans une boëte ; et s'étant mis dans un canot avec sa proie, il comptoit de se rendre droit à bord. La mer étoit calme ; cependant le canot fut ren- versé, et le Portugais se noya. Les rameurs Nègres ayant rétabli leur canot, retournèrent au rivage, et négligèrent d'autant moins la boëte, qu'ils avoient vu le Portugais fort attentif à la garder. Ils l'ouvrirent avec de grandes espérances : quel fut leur étonnement d'y trouver un de leurs Fétiches ! Leurs cris attirèrent un grand nombre d'habitans, qui furent informés aussi- tôt de l'audace du Portugais. Mais comme le coupable étoit mort, les Prêtres et la populace fondirent sur tous les marchands de sa nation qui étoient dans le pays, les massacrèrent, et pillèrent leurs magazins. Ce ne fut qu'après de longues difficultés, et même à force de présens, qu'il'^'.se laissèrent engager à per- mettre que les Portugais continuassent leur commerce.»' Les animaux qui tueroient ou blesseroient un serpent, ne seroient pas plus à couvert du châtiment que les hommes. La voracité d'un cochon des Hollandois qui

Bosman p. 376. Des-Mandiais Tom. jt.

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en avoit mangé un, causa la mort de presque tous les porcs du pays. Des milliers de Nègres armés d'épées et de massues commencèrent l'exécution ; et l'on ne pardonna au reste de l'espèce qu'à condition qu'on les tiendroit renfermés dans le tems que les serpens font leurs petits : alors une troupe de gardes parcourt le pays, détruisant tout ce qui seroit à portée de leur nuire ; tellement qu'à force de laisser multiplier ces ridicules Divinités, la contrée en seroit couverte, sans les serpens venimeux qui en tuent un grand nombre dans les combats qui se font entre les deux espèces'. Les serpens rayés, quoi qu'incapables de nuire, ne laissent pas que d'être fort incommodes pour leur excessive familiarité. Dans les grandes chaleurs ils entrent dans les maisons, se placent sur les meubles, et se glissent même dans les lits, où souvent ils font leurs petits. Personne n'a l'audace de les déplacer : on va chercher un Prêtre voisin, qui prend le Fétiche et le porte doucement dehors. Si l'on veut se défaire de la compagnie des Nègres, il n'y a point de meilleur secret que de parler sans respect du serpent : aussi- tôt ils se bouchent les oreilles et fuient la société des impies.

On a soin de bâtir de tout côté des cabanes ou temples pour servir de retraite aux Fétiches, s'ils en veulent faire usage. L'intendance de chacun de ces bâtimens est confiée pour l'ordinaire à une vieille Prêtresse. Mais de toutes les cérémonies la plus solemnelle est la procession qui se fait au grand temple de Shabi avec tout l'appareil que ces peuples sont capables d'y mettre : elle n'est pas composée de moins de cinq cents personnes tant Archers que

Joseph faisoit la même remarque à l'Egyptien Apion. -Si toutes les nations, lui disoit-il, pensoient comme la vôtre, les animaux auroient bientôt chassé les hommes de la surface de la tare.»

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Musiciens, Sacrificateurs, Ministres portans les offrandes, Prêtres, et grands du Royaume de l'un et de l'autre sexe. Le Roi ou la Reine mère, et le grand Pontife appelé en langue du pays Béti, la conduisent chacun une canne ou sceptre à la main : ce qui rap- pelle l'idée de tant de figures de Rois ou de Prêtres qu'on voit dans les sculptures Egyptiennes se présen- ter devant leurs Divinités, ayant à la main le sceptre antique, qui est une espèce de canne à crochet. Cette procession se prosterne à la porte du temple, le visage contre terre, la tête couverte de cendres, et fait son invocation, tandis que les Ministres du temple reçoivent les présens pour les offrir à la Divinité. Le grand Sacerdoce donne un pouvoir presque égal à l'autorité Royale, dans l'opinion où l'on est que le Pontife converse familièrement avec le grand Fétiche. Cette dignité est héréditaire dans la même famille. Les Prêtres le sont de même par droit de naissance, et for- ment un ordre et une tribu à part, comme en Egypte : on les reconnnoît aux piquures cicatrisées qu'ils ont sur le corps. Quant aux Prêtresses ou Bétas, voici la forme de-les choisir. Pendant un certain tems de l'année les vieilles Prêtresses armées de massues cou- rent le pays depuis le coucher du Soleil jusqu'à minuit, furieuses comme des Bacchantes. Toutes les jeunes filles d'environ douze ans qu'elles peuvent surprendre leur appartiennent de droit : il n'est pas permis de leur résister, pourvu qu'elles n'entrent pas dans les maisons, où il leur est défendu d'arrêter qui que ce soit. Elles enferment ces jeunes personnes dans leurs cabanes, elles les traitent assez doucement, les instruisant au chant, à la danse, aux rites sacrés. Après les avoir stilées, elles leur impriment la marque de leur consécration, en leur traçant sur la peau par des piquures d'aiguille des figures de serpens, de fleurs et d'animaux. Cette opération douloureuse est

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quelquefois suivie d'une fièvre mortelle. Mais lorsqu'on en guérit, la peau redevient fort belle, et semblable à un satin noir brodé à fleurs. On leur dit que le serpent les a marquées ; et en général le secret sur tout ce qui arrive aux femmes dans l'intérieur des cloîtres est tellement recommandé, sous peine d'être emportée et brûlée vive par le serpent, qu'aucune d'entr'elles n'est tentée de le violer. La plupart se trou- vent assez bien de ce qui s'est passé dans le lieu de leur retraite, pour n'avoir aucun intérêt de le révéler ; et celles qui penseroient autrement n'ignorent pas que les Prêtres ont assez de pouvoir pour mettre leur menace à exécution. Les vieilles les remènent pen- dant une nuit obscure, chacune à la porte de leurs parens, qui les reçoivent avec joie, et payent fort cher aux Prêtresses la pension du séjour, tenant à honneur la grâce que le serpent a faite à leur famille. Les jeunes filles commencent dès-lors à être respectées et à jouir de quantité de privilèges. Lorsqu'elles sont nubiles, elles retournent au temple en cérémonie et fort parées pour y épouser le serpent. Le mariage est consommé la nuit suivante dans une loge écartée, pendant que les compagnes de la mariée dansent assez loin de là au son des instruments. Quoiqu'on dise que le serpent s'acquitte lui-même de ce devoir conjugal, on ne doute guères dans le pays même qu'il n'en donne la commission à ses Prêtres. Le lendemain on reconduit la mariée dans sa famille ; et de ce jour là elle a part aux rétributions du Sacerdoce. Une par- tie de ces filles se marient ensuite à quelques Nègres ; mais le mari doit les respecter, comme le serpent même dont elles portent l'empreinte, ne leur parler qu'à genoux, et être soumis tant à leurs volon- tés qu'à leur autorité. S'il s'avisoit de vouloir corriger ou répudier une femme de cet ordre, il s'attireroit à dos le corps entier. Celles qui ne veulent pas se

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Du culte des dieux fétiches


marier vivent en communauté dans des espèces de couvens, où elles font, à ce qu'on dit, trafic de leurs faveurs, ou de celles de leurs camarades. Au reste le mystère est indispensable sur tout ce qui se passe dans les lieux sacrés, à peine du feu. Indépendam- ment de cette espèce de religieuses attitrées, il y a une consécration passagère pour les jeunes femmes ou filles attaquées de vapeurs hystériques, maladie qui paroît commune en cette contrée. On s'imagine que ces filles ont été touchées du serpent, qui ayant conçu de l'inclination pour elles leur a inspiré cette espèce de fureur ; quelques-unes se mettent tout-à- coup à faire des cris affreux, et assurent que le Fétiche les a touchées, mais qu'il s'est retiré lorsqu'on est venu à leur secours. Elles deviennent furieuses comme les Pythonisses ; elles brisent tout ce qui leur tombe sous la main, et font mille choses nuisibles. Alors leurs parens sont obligés de les mener dans un logement construit exprès dans le voisinage à chaque temple, où moyennant une grosse pension que paye leur famille elles restent quelques mois pour leur gué- rison. Un'Nègre racontoit à Bosman que sa femme ayant été atteinte de ce mal, il feignit de la mener, selon l'ordre, au temple voisin ; mais au lieu de ceci, il la conduisit en effet sur la côte pour la vendre à des marchands d'esclaves. Dès que la femme aperçut le vaisseau d'Europe, elle fut subitement guérie de son mal, et cessant de faire la furieuse, ne demanda plus à son mari que de la ramener tranquillement chez elle. Le Nègre avouoit à Bosman, que par une démarche si hardie il couroit de grands risques de la part des Prêtres, s'il eût été rencontré.

Tel est dans ce canton d'Afrique le culte du serpent rayé dont beaucoup de marins ont parlé fort au long. Je n'ai pas craint de le décrire avec quelque étendue, parce que le rite en étant mieux connu, peut

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faire juger de ceux de pareil genre qui le sont moins, tant chez les anciens peuples que chez les modernes. Il n'est pas hors de propos de remarquer, avant que de quitter cet article, que ces Africains de Juidah ont ainsi que les Egyptiens l'usage de la circoncision. Il est si ancien parmi eux, qu'ils en ignorent l'origine, n'ayant pas d'autre exemple pour l'observer que l'exemple immémorial de leurs ancêtres : au reste ils ne le regardent pas comme une pratique de Religion. Remarquons encore que ce n'est pas seulement dans ce canton de la Nigritie que le serpent a été regardé comme la Divinité principale. Son culte étoit très anciennement répandu dans l'intérieur de l'Afrique. Il étoit l'objet de la Religion des Ethiopiens dans le qua- trième siècle de l'ère vulgaire, lorsque Frumentius alla leur prêcher la foi Chrétienne, et vint à bout de les convertir en détruisant le serpent qui avoit été jusqu'alors le Dieu des Axumites'. On raconte que ce serpent d'une grosseur monstrueuse avoit nom en langue du pays Arwe-midre, et que selon une ancienne tradition reçue parmi les Abassins, c'étoit la Divinité que les premiers Ethiopiens adoroient de toute antiquité .

Un autre pays bien éloigné de celui-ci nous fournit un exemple de la manière dont les Sauvages font choix de leur Divinité, et nous prouve en même tems combien ce culte ridicule, répandu si loin et commun à des peuples entre lesquels il n'y a eu aucune communication d'idées, tombe facilement dans la pensée des hommes grossiers. Dans la presqu'île d'Yucatan en Amérique chacun a son Dieu particulier : ils ont pourtant des lieux où ils s'assem-


Gonsalez ap. Ludolf. Ethiopie, p. 479. Ludolf.ibid.L.Ji.C3-

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blent pour les adorer en commun, et qui leur servent d'église, quand les Prêtres Espagnols y sont. Lors- qu'un enfant vient de naître, ils le portent dans ce lieu, où on le laisse passer la nuit exposé tout nud sur une petite place qu'ils ont parsemée de cendres pas- sées dans un tamis d'écorce d'arbre. Le lendemain ils y retournent et remarquent les vestiges de l'animal qui s'est approché de l'enfant : s'il y en a deux, ils les prennent tous deux pour patrons, ou un seul s'il n'y en a qu'un. Ils élèvent l'enfant jusqu'à ce qu'il soit en âge de connoître leur Religion : alors ses parens lui déclarent quel est son patron ; et soit fourmi, rat, souris, chat ou serpent, il doit l'adorer comme son Dieu. Ils ne le réclament jamais que dans l'adversité, c'est-à-dire lorsqu'ils ont perdu quelque chose, ou reçu quelque déplaisir. Ils vont pour ceci dans une maison destinée à cet usage, et offrent de la gomme copal, comme nous offrons l'encens. Après cela quelque chimère qui leur passe par la tête, soit désir de se venger d'un affront prétendu, soit toute autre pensée, ils ne manquent pas de l'exécuter ; agissans, à ce qu'ils' prétendent, en vertu de l'ordre précis de leur Dieu'. Le Fétichisme n'est pas moins général dans tous les cantons de l'Amérique ; mais surtout les pierres coniques comme les Bœtyles de Syrie, et les grands arbres comme ceux des Pélasges Grecs. Chez les Apalaches de la Floride , c'est une grande mon- tagne appelée Olaïmi. Chez les Natchez de la Loui- siane, c'est une pierre conique précieusement conser- vée dans une enveloppe de plus de cent peaux de chevreuils, ainsi que les anciens enveloppoient cer- tains bœtyles dans des toisons. Chez les insulaires de

' Oxmelin hist. des Flibust. Tome. 1. Rodief hist. des Antilles.


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Cozumei ou Ste Croix, c'est une croix de pierre d'une dizaine de pieds de haut' : c'est le Dieu qui selon eux donne la pluye quand on en a besoin. En Gaspesie, où les Sauvages adorent le Soleil, la Croix est en même tems le Fétiche particulier du pays. On la place dans le lieu du Conseil, dans l'endroit honorable de la cabane. Chacun la porte à la main ou gravée sur la peau. On la pose sur la cabane, sur les canots, sur les raquettes, sur les habits, sur l'enveloppe des enfans, sur les sépultures des morts. «Ils racontent, dit le P. Leclercq , que cette figure apparut en dor- mant à leurs ancêtres durant le cours d'une maladie pestilentielle. Comme ils sont crédules à l'excès pour les songes, ils ne négligèrent pas celui-ci : et en effet la maladie cessa. Depuis ce tems ils en font à simple, à double et à triple croison. Personne ne la quitte en quelque occasion pressante que ce soit : et ils la font enterrer avec eux, disant que sans cela ils ne seroient pas connus dans le pays des ancêtres.» Les anciens naturels de l'Isle Hayti ou St. Domingue en avoient un grand nombre et de fort variées, qu'ils nommoient Zemez, et dont on retrouve encore çà et là les images cachées en terre dans les lieux autrefois habités ; mais surtout des tortues, des caymans, et des pierres : ils leur offraient des corbeilles pleines de fleurs et de gâteaux . Chacun avoit néanmoins son culte particu- lier, selon qu'il présidoit aux saisons, à la santé, à la chasse, ou à la pêche. Un Cacique du pays avoit trois pierres divines très précieuses ; l'une faisoit croître les grains, l'autre accoucher heureusement les femmes, la troisième donnoit le beau tems et la

Oviedo. ' Le Ckïc hist. de Gaspesie. Ch^. 9 et 10. Herrera hist. des Ind.


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pluye'. Les Abénaquis ont un vieux arbre Fétiche qu'ils croyoient ne devoir jamais tomber : mais quoique cela soit arrivé, ils n'ont pas laissé de conti- nuer d'y attacher leurs offrandes. D'autres ont des Lacs pour Fétiches, comme les avoient les Celtes Tectosages ; ou des Crocodiles, ainsi que les Egyp- tiens ; ou d'autres poissons de mer, comme les Phi- listins ; ou des perches plantées debout, comme les Sabins d'Italie ; ou des marmousets de bois, comme Laban le Syrien ; ou des représentations des parties du sexe, comme les Indiens Linganistes ; ou des os de morts, comme les Insulaires voisins des Philip- pines ; ou des poupées de coton : en un mot mille bizarres objets différens dont l'énumération devien- droit fastidieuse. La plupart des Américains sont fort prévenus que ces objets qu'ils consacrent, deviennent autant de Génies ou de Manitous. Le nombre est si peu déterminé, que les Iroquois les appellent en leur langue d'un nom qui signifie Esprits de toutes sortes. Leur imagination leur en fait voir dans toutes les choses naturelles ; mais surtout dans celles dont les ressorts leur sont inconnus, et qui ont pour eux un air de nouveauté. Les moindres bagatelles les frappent à cet égard. Le même P. Le Clercq Ch. 13- p. 374. parle d'une Gaspesienne fort accréditée parmi la nation des porte-croix, et qu'il appelle la Patriarche du pays, laquelle avoit érigé en Divinités un Roi de cœur et un pied de verre, devant lesquels elle faisoit sa prière. Il ne faut pas demander si les fusils ou la poudre à canon sont pour eux des Fétiches ou Manitous redou- tables ; mais nulle Divinité de ce genre n'a été si funeste aux Sauvages que l'or, qu'ils croyent certaine- ment être le Fétiche des Espagnols, jugeans de

Charlevoix hist. de St Doming.

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l'espèce de leur croyance par la leur propre et par la profonde vénération qu'ils leur voyoient pour ce métal. Les Barbares de Cuba, sachant qu'une flotte de Castille alloit descendre dans leur isle, jugèrent qu'il falloit d'abord se concilier le Dieu des Espagnols, puis l'éloigner de chez eux. Ils rassemblèrent tout leur or dans une corbeille. Voilà, dirent-ils, le Dieu de ces étrangers ; célébrons une fête en son honneur pour obtenir sa protection ; après quoi nous le ferons sor- tir de notre isle. Ils dansèrent et chantèrent selon leur mode religieuse autour de la corbeille, puis la jetèrent dans la mer'. La prière ordinaire des Sauvages aux Manitoux est pour en obtenir qu'ils ne leur fassent point de mal. Ils les honorent beaucoup plus que l'Etre supérieur à eux, avec lequel quelques-uns de ces peuples paraissent ne le pas confondre, soit le Soleil ou quelque Esprit qui commande dans le pays des âmes. Ils les consultent dans leurs besoins et se gouvernent par la réponse. Par exemple, les Brasiliens ont pour Fétiche ordinaire une grosse cale- basse sèche, dans laquelle on jette des grains de maïz ou de petites pierres : chaque ménage a le sien à qui on offre des présens . C'est leur Dieu Lare dont l'usage est surtout consacré à la divination : c'est là qu'ils croyent que l'esprit réside et rend ses réponses, quand on va consulter le bruit que fait cette espèce d'instrument, comme les sauvages Grecs de Thes- protie consultoient le son que rendoit le chauderon de Dodone frappé par de petites chaînes suspendues et agitées par le vent ; comme les Africains consultent leurs Grâ-gn5 talismaniques ; ou comme les Egyp- tiens consultoient cet objet peu connu, cette machine

' HeiTera,DC.3. Lery hist. du Brésil. Chap. 15 et 9.

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divinatoire composée de plusieurs pierreries, dont l'éclat combiné servoit à conjecturer l'avenir, et que les Hébreux leurs voisins appeloient Urim et Thummïm, c'est-à-dire, les lumières merveilleuses. Ils brûlent du tabac en holocauste devant cette Divinité, comme d'autres font aussi en l'honneur du Soleil'. Ils en hument aussi la fumée, dont l'yvresse leur faisant tourner la tête les met dans un état d'inspiration plus propre à comprendre ce que veut dire le son des grains jetés dans la calebasse. Ainsi la Pythie assise sur son trépied et recevant sous ses vêtemens quelque fumée naturelle de la terre, ou celle d'un aro- mate jeté dans un réchaud, tomboit dans un accès de vapeur, qui la rendoit Prophétesse, et lui faisoit profé- rer des paroles sans suite, que les auditeurs appliq- uoient à leur guise aux questions consultées. Le tabac est une offrande Américaine dont les Virginiens font des sacrifices à l'air et à l'eau ; ils y en jettent des poignées pour avoir du beau tems au voyage, ou pour être délivrés de la tempête sur mer : ils en atta- chent aussi à leurs filets neufs, dans l'espérance d'être heureux â la pêche. Ceux du Brésil, lorsqu'ils vont faire quelque chose d'important, s'en font souffler des bouffées au visage par leurs jongleurs , ce qui s'appelle parmi eux recevoir l'esprit. Les Illinois dans leurs fêtes à danser étendent une natte de jonc peinte de couleurs au milieu de la campagne : c'est un tapis sur lequel on place avec honneur le Dieu Manitou de celui qui donne la fête, qui est ordinairement un ser- pent, un oiseau, ou une pierre. On pose à sa droite le grand Calumet : on dresse devant lui un trophée

Lett. des Missionnaires. Th. Harlot. de Virgin. Lay ibid.


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d'armes en usage dans la nation ; puis tandis que la troupe chante en chœur, chacun avant que de danser à son tour vient saluer le Manitou', et souffler sur lui de la fumée des tabac en guise d'encens. La Religion des Sauvages, dit un Missionnaire, ne consiste que dans quelques superstitions dont se berce leur crédu- lité . Comme leur connoissance se borne à celle des bêtes et aux besoins naturels de la vie, leur culte n'a pas non plus d'autres objets. Leurs Charlatans leur donnent à entendre qu'il y a une espèce de Génie ou de Manitou qui gouverne toutes choses, qui est le maître de la vie et de la mort, mais ce Génie ou ce Manitou n'est qu'un oiseau, un animal ou sa peau, ou quelque objet semblable, qu'on expose à la vénération dans des cabanes, et auquel on sacrifie d'autres animaux. Les guerriers portent leur Manitou dans une natte, et l'invoquent sans cesse pour obte- nir la victoire. C'est le Manitou qui guérit les maladies au moyen des contorsions que font les Charlatans, en nommant tantôt une bête, tantôt une autre ; et si le malade vient à guérir, c'est alors que la puissance du Manitou est bien reconnue. Un Sauvage qui avoit un bœuf pour Manitou, convenoit un jour que ce n'étoit pas ce bœuf même qu'il adoroit, mais un Manitou de bœuf qui étoit sous terre, et qui animoit tous les bœufs : il convenoit aussi que ceux qui avoient un ours pour Manitou adoroient un pareil Manitou d'ours. On lui demanda s'il n'y avoit pas aussi un pareil Manitou d'hommes ? Il en convint. Alors on lui représenta que puisque l'homme étoit sur la terre le maître des autres animaux qu'il tue et qu'il mange, le Manitou d'hommes doit être sous terre le maître des

Marquette, Mœurs des Illinois. ' Ld. des Missionn. T. xi. p. 325.


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autres Manitous ; et que par conséquent il seroit plus convenable d'invoquer l'esprit qui est le maître des autres. Ce raisonnement parut bon au Sauvage, mais ne le fit pas changer de coutume. Le P. Laffiteau nous apprend que les Iroquois, qu'on peut compter parmi les plus spirituels d'entre les Américains, quoique très féroces, ont une opinion à peu près pareille sur chaque espèce d'animaux, qu'ils croyent avoir son Archétype dans le pays des âmes (ce qui revient, dit- il, aux idées de Platon) ; et que leurs âmes vont après la mort habiter ce pays : car ils ne font pas l'ame des bêtes d'une nature différente de celle de l'homme, à laquelle ils donnent néanmoins la supériorité' : selon eux, l'ame c'est la pensée : ils ne distinguent pas l'agent de l'action, et n'ont qu'un même terme pour exprimer l'un et l'autre. Ils ont aussi un objet divin qu'ils appellent Oïarou, consistant dans la première bagatelle qu'ils auront vue en songe, un calumet, une peau d'ours, un couteau, une plante, un animal, etc. Ils croyent pouvoir, par la vertu de cet objet, opérer ce qui leur plait, même se transporter et se métamor- phoser. Lés devins qui acquièrent dans ces visions un pouvoir surnaturel, sont appelés en leur langue d'un mot qui signifie les voyans\ C'est aussi le nom que les Orientaux donnoient aux Prophètes.

Si du nouveau monde nous passons aux cli- mats voisins de notre pôle, où il se trouve encore des nations sauvages, nous les y voyons infatuées du même Fétichisme : car, encore un coup, j'appelle en général de ce nom toute Religion qui a pour objet de


LaffiL M. des Americ. T. i. p. 360. Idem p. 370.


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culte des animaux ou des êtres terrestres inanimés. Les mœurs des Lapons et des Samoïedes, le culte qu'ils rendent aux pierres graissées ou bœtyles, et aux troncs d'arbres, leur entêtement pour les talis- mans et les jongleurs, sont trop connus pour en faire ici le détail. Il semble même que les Samoïedes atta- chent aux animaux féroces une espèce de Fétichisme dont ils redoutent les suites quand ils en ont tué un ; car alors avant que de l'écorcher, ils lui protestent fort sérieusement que ce sont les Russes qui lui ont fait ce mal (cette nation leur est en horreur), que c'est le couteau d'un Russe' qui va le mettre en pièces, et que c'est sur eux qu'il en faudra prendre vengeance. On ne trouveroit guères un culte plus sensé chez le reste des barbares, habitans les vastes forêts et les grands déserts qui s'étendent de l'Océan Septentrional à la mer Caspienne ; avec cette différence qu'à mesure qu'on se rapproche des anciens Royaumes d'Orient, on retrouve aussi leurs mœurs, leurs vieux usages, leur goût prédominant pour certaines espèces de Fétiches, et leur vénération connue pour les bois sacrés. Les Circasses Petigories tiennent à cet égard du Scythe et de l'Africain, entre lesquels ils sont pla- cés ; ils n'ont ni Religion ni culte ni aucune notion de la Divinité. La seule chose respectable pour eux est un bois fort épais au milieu d'une plaine toute envi- ronnée de hautes montagnes. Un large fossé creusé alentour et plein d'eau en défend l'approche. Toute la Nation s'assemble vers la fin du mois d'Août : tout s'y passe à régler le commerce entre eux, à faire échange de leurs denrées ou autres commodités, et à confé- rer de leurs affaires communes ; comme les peuples Latins quand ils s'assembloient ad Capuî


Recueil de Voyages au Nord.

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Feronice. Mais l'assemblée ne se sépare qu'après une cérémonie solemnelle consistant à pendre leurs meilleures armes à certains arbres choisis de ce bois, avec une sorte de consécration. L'année suivante, étant de nouveau assemblés, ils nettoyent ces armes, et les replacent après les avoir baisées : elles demeu- rent ainsi jusqu'à ce que le tems et la rouille les ayent fait dépérir. Ils ne sçauroient rendre raison de cette coutume qu'ils suivent par tradition.

Telle est l'espèce de croyance que nous trouvons aujourd'hui généralement admise parmi les peuples sauvages que nous avons sous les yeux, soit au Midi, soit à l'Occident, soit au Nord. Remarquons avant que d'aller plus loin, que ce culte rendu à cer- taines productions naturelles est essentiellement dif- férent de celui que l'idolâtrie vulgairement dite ren- dort à des ouvrages de l'art, représentatifs d'autres objets, auxquels l'adoration s'adressoit réellement ; et qu'ici c'est aux animaux vivans ou aux végétaux eux- mêmes, qu'il est directement adressé. Parcourons à présent les pratiques du même genre que nous sça- vons avoir eu cours chez les Nations de l'antiquité ; et nous verrons par le fait même (c'est la meilleure manière de s'y prendre) s'il faut juger de la façon de penser de ceux-ci que nous ne pouvons plus connoître, par la façon de penser de ceux-là que nous connoissons très-bien ; car à l'égard du culte, nous Talions trouver si semblable, que la description som- maire qu'en donne un Auteur Arabe paroît faite exprès pour celui des nations modernes dont on vient de lire le récit'. Fuerunt alii qui feras, alii qui volucres, alii qui fluvios, alii qui arbores, alii qui montes, alii qui terram coluerunt. Maimonides semble de même confondre à cet égard les Sauvages

Ibu. Patriq. ap. Pocok.

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section première


de son tems et les Payens, lorsqu'il dit que les peuples barbares et gentils ont pour Dieux les mon- tagnes, les collines, les arbres fruitiers, les fontaines, etc. : et c'est là sans doute ce que St Epiphane' appelle le barbarisme, qu'il compte pour la plus ancienne des quatre Religions qui ont eu cours autrefois.


Epiphan. de haoïes. L. i.


SECTION SECONDE.

Fétichisme des anciens Peuples comparé à celui des modernes.


On ne s'attend pas que je m'arrête à prouver ici que l'Egypte adressoit un culte d'adoration à des animaux, et même à des êtres inanimés. C'est une vérité trop connue pour qu'il soit besoin d'y insister.

Quis nescit qualia démens Aigy plus p orienta colat ?'

Si j'employé le témoignage des anciens écri- vains, c'est moins pour prouver un fait qui l'est déjà assez, que pour montrer la parité qui se trouve entre le culte Egyptien et le Fétichisme de Nigritie. Il n'y a guères de peuple sur lequel nous ayons des traditions plus reculées que sur celui-ci : aussi nous n'avons rien de plus ancien sur le culte des Fétiches que les pratiques Egyptiennes. Il est naturel en effet qu'une opinion qui se trouve répandue dans tous les climats barbares, le soit de même dans tous les siècles de bar- barie. L'Egypte a eu ce tems comme les autres contrées. C'est ce qu'il faut commencer par prouver, si tant est que le fait ait besoin de preuves : car les Egyptiens eux-mêmes ne le nioient pas, malgré cette grande supériorité de toute espèce d'avantages phy- siques et moraux qu'ils affectoient sur les autres Nations. Voici ce que Diodore' avoit appris d'eux là- dessus durant le séjour qu'il fit en leur pays. Que l'on juge si ce n'est pas la véritable peinture d'un peuple

' Juvenal. sat. xv. Diodor. L. i. Sed;. 2. in princip.


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sauvage. «Avant que d'entamer l'histoire des Rois d'Egypte, il convient de parler des anciennes cou- tumes du pays. On dit que dans les commencemens les Egyptiens ne vivoient que d'herbes, mangeant des choux ou des racines qu'ils trouvoient dans les marais, chacun selon son goût ; surtout de l'herbe nommée Agrostis, qui est de bon goût, d'ailleurs suffi- sante à la nourriture de l'homme : du moins il est cer- tain qu'elle est fort bonne aux troupeaux. Les Egyp- tiens pour conserver la mémoire de ce fait et de l'utilité que leurs pères ont tirée de cette plante, la portent en main lorsqu'ils vont au Temple faire leur prière aux Dieux. Ils croyent, comme je l'ai dit, que l'homme est un animal formé du limon des marais. Le second mets des Egyptiens a été le poisson. Le Nil leur en fournit une quantité prodigieuse ; et quand ses eaux se retirent, la terre en demeure couverte. Ils mangeoient aussi de la chair des bestiaux, et se ser- voient de leurs peaux pour se vêtir. Ils se faisoient des cabanes de roseaux, comme font encore les bergers de cette contrée. Après un assez long tems ils pas- sèrent à l'usage de faire du pain et de manger le fruit du Lotos. On dit qu'Isis leur en donna l'invention' ; d'autres la rapportent à l'ancien Roi Mènes... Ils doi- vent à Osiris l'institution de plusieurs choses utiles à la société humaine. Il abolit la coutume exécrable qu'avoient les hommes de se manger les uns les autres, et établit en place la culture des fruits. Isis de son côté leur donna l'usage du froment et de l'orge, qui croissoient auparavant dans les champs, comme plantes inconnues et négligées. Leurs sujets furent charmés de ce changement, par la douceur qu'ils trouvèrent dans la nouvelle nourriture, et par l'hor-


Idem. L. i. Sect. i.

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section seconde

reur qu'ils conçurent eux-mêmes de l'ancienne. La vérité de cette tradition est confirmée par la pratique constante qu'ont les Egyptiens, et dont ils se sont fait une loi. Dans le tems de la moisson on dresse une gerbe, autour de laquelle les laboureurs célèbrent Isis en mémoire de la découverte qui lui est due. On dit de plus qu'Isis a donné les premières loix aux hommes, leur enseignant à se rendre réciproquement justice, et à bannir la violence par la crainte du châti- ment. La fabrique des métaux ayant été trouvée dans la Thébaïde, on en fit des armes pour exterminer les bêtes féroces, des instrumens pour travailler à la terre ; et la nation se poliçant de plus en plus, elle eut des temples pour les Dieux. Mercure forma le pre- mier un discours exact et réglé du langage incertain dont on se servoit : il imposa des noms à une infinité de choses d'usage qui n'en avaient point ; il institua les rites du culte sacré ; il donna les premiers prin- cipes de l'astronomie, de la musique, de la danse, des exercices réglés ; il enseigna la culture des oliviers. Osiris avoit trouvé celle de la vigne. Il but du vin le premier, et apprit aux hommes la manière de le faire et de le conserver. Il étoit né bienfaisant et amateur de la gloire, et jugea bien qu'ayant tiré les hommes de leur première férocité, et leur ayant fait goûter une société douce et raisonnable, il participeroit aux hon- neurs des Dieux : ce qui arriva en effet... Les Grecs ont toujours été accusés de s'attribuer l'origine d'un assez grand nombre de Dieux et de Héros, entr'autres celle d'Hercule que les Egyptiens disent né chez eux. En effet comment rapporter le tems d'Hercule à l'époque fixée par les Grecs, qui le font vivre un peu avant la guerre de Troye, c'est-à-dire, il n'y a pas

' ibid.

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douze cent ans ? La massue, la peau de lion qu'on a toujours données à Hercule sont une preuve de son antiquité, et font voir qu'il combattoit dans un tems où les armes offensives et défensives n'étant pas encore inventées, les hommes n'alloient à la guerre qu'avec des bâtons, et n'étoient couverts que de peaux de bêtes. L'opinion reçue de tout tems chez les Grecs, qu'Hercule a purgé la terre de monstres, est une preuve contre eux-mêmes. Car des exploits de cette nature ne sçauroient tomber dans les tems de Troye, où le genre humain s'étant considérablement accru, on trouvoit partout des villes policées et des terres cultivées. On ne peut les placer raisonnable- ment que dans cet âge grossier et sauvage, où les hommes étoient accablés par la multitude des bêtes féroces, particulièrement en Egypte, dont la haute région est encore remplie de ces animaux. Ce fut alors qu'Hercule plein d'amour pour sa patrie exter- mina ces monstres, et livra la campagne tranquille à ceux qui voudroient la cultiver : ce qui le fit mettre au rang des Dieux.» Ce tableau donné par Diodore, sur le témoignage même de la nation dont il parle, est, ce me semble, assez concluant, ainsi que celui qu'en fait Plutarque'. « Osiris régnant en Egypte retira la Nation de la vie misérable, indigente et sauvage qu'elle menoit alors. Il enseigna à semer et à planter ; il établit des Loix ; il apprit à honorer les Dieux ; il inventa les Arts, et apprivoisa les hommes.» Que si l'on veut quelque chose de plus précis encore, on n'aura qu'à lire un autre endroit du même livre de Diodore, où il dit que les Egyptiens prétendent que le genre humain a commencé dans leur pays, et que les nommes y sont nés de l'action du Soleil sur la terre humectée. «Les hommes nés de cette manière

Plut, in Isid. et Osir.

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menoient d'abord une vie sauvage : ils alloient cha- cun de leur côté manger sans apprêt dans la cam- pagne les fruits et les herbes qui y naissent sans cul- ture ; mais étant souvent attaqués par les bêtes féroces, ils sentirent bientôt qu'ils avoient besoin d'un secours mutuel ; et s'étant ainsi rassemblés par la crainte, ils s'accoutumèrent les uns aux autres. Ils n'avoient eu auparavant qu'une voix confuse et inarti- culée : mais en prononçant différens sons à mesure qu'ils se montroient différens objets, ils formèrent enfin une langue propre à exprimer toutes choses. Ces petites troupes amassées au hazard en divers lieux, et sans communication les unes avec les autres, ont été l'origine des nations différentes, et ont donné lieu à la diversité des langues. Cependant les hommes n'ayant encore aucun usage des commodités de la vie, ni même d'une nourriture convenable, demeu- raient sans habitation, sans feu, sans provision, et les hivers les faisoient périr presque tous par le froid et par la faim. Mais ensuite s'étant creusé des antres pour leurs retraites, ayant trouvé moyen d'allumer du feu, et ayant remarqué les fruits qui étoient de garde, ils parvinrent enfin jusqu'aux arts qui contribuent auj- ourd'hui, non seulement à l'entretien de la vie, mais encore à l'agrément de la société. C'est ainsi que le besoin a été le maître de l'homme, et qu'il lui a mon- tré à se servir de l'intelligence, de la langue, et des mains que la nature lui a données préférablement à tous les autres animaux.»

Les preuves tirées du raisonnement nous auraient indiqué, comme je le dirai plus bas, ce que nous montrent ici les preuves de fait : sçavoir que l'Egypte avoit été sauvage ainsi que tant d'autres contrées. Les preuves de fait qui nous la montrent adorant des animaux et des végétaux, en un mot ce que j'appelle Fétichiste, ne sont pas moins nom-

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breuses que précises. Mais puisque les mœurs, le culte et les actions des Egyptiens ont été à peu près les mêmes que celles des Nègres et des Américains, n'est-il pas bien naturel d'en conclure qu'ils ont aussi tous agi en vertu d'une façon de penser à peu près uniforme, et de juger que c'est là tout le mystère d'une énigme dont on a si longtems cherché le mot, que pour en avoir conçu une trop belle idée, que faute de s'être avisé de ce parallèle facile à faire des mœurs antiques avec les modernes ? Novi status imago, arcanum antiqia. Voyons donc si la ressem- blance se soutiendra dans le détail des pratiques Egyptiennes sur le culte en question.

La nation avoit ses Fétiches généraux ; et les cantons ou provinces en avoient de particuliers diffé- rons les uns des autres.

Crocodilon adorât Pars hœc ; illa pavet Saturant serpentibus Ibim :

Effigies sacri nitet aurea Cercopitbeci.

Dimidio magicœ résonant ubi Memnone chordœ,

Atque vêtus Thebœ centum jacet obruta portis :

Illic cœruleos, hicpiscemfluminis, ilUc

Oppida tota canem venerantur, nemo Dianam.

Porrum et cœpe nesas violare etfrangere morsu.

O sanctas génies, quitus hœc nascuntur in hortis

Numina ! lanatis animalibus abstinet omnis

Mensa ; nef as illic fœtum jugulare capellœ.

Juvenal.'

On ne peut guères douter que le serpent n'y ait été comme en Nigritie une des principales et des plus anciennes Divinités. On en a des témoignages

TadL ' Mêla i. 19-

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dès le tems où l'Egypte commençoit à se policer. Le plus vieux des historiens profanes dont il nous reste quelques morceaux, Sanchoniaton, qui avoit soigneu- sement recherché et extrait les livres de Thoth, dit dans son ouvrage de Phœnicutn elementis', «que Thoth avoit beaucoup observé la nature des dragons et des serpens : que c'étoit à cause de leur longue vie que les Phéniciens, ainsi que les Egyptiens, et parmi eux cet écrivain célèbre, attribuoient la Divinité à ces reptiles.» Observons ici en passant, que si Toth eût regardé le serpent non comme animal, mais comme un simple emblème de l'éternité, ainsi qu'on en a depuis usé plusieurs fois en le dépeignant en cercle se mordant la queue, il étoit inutile qu'il employât beaucoup de tems à observer la nature de ce reptile. Philon de Biblos, traducteur de l'historien de Phénicie, qui déclare n'avoir entrepris cette version que pour montrer le frivole d'un système tendant à tourner des faits réels en allégories, cite encore un autre ouvrage du même écrivain, dont le titre E- Thoîhia paroît indiquer qu'il étoit un extrait de Thoth. Philon dit à ce sujet, parlant soit de Toth, soit de Sanchoniaton, «qu'il avoit traité fort au long de la nature des animaux ci-dessus : que le serpent avoit été appelé par les Phéniciens Agathodasmon (le bon génie) et par les Egyptiens Kneph ; que l'Agatho- daemon étoit dépeint avec une tête d'épervier à cause de sa force et de sa vivacité.» Dans Plutarque le Dieu Kneph n'est pas un serpent, mais un vrai Dieu intel- lectuel premier principe de toute chose. Il y a appa- rence que Philon ne l'entendoit pas ainsi, lui qui n'écrit qu'en vue de réfuter le nouveau système de Théologie emblématique. «Les qualités du serpent


' Sanchoniat. et Phil. Bibl. ap. Euseb. Prasp. Evang.

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divin, ajoute-t-il, ont été décrites fort au long par Epeis, célèbre Egyptien, Chef des Hiérophantes et des Ecrivains sacrés, dont le livre a été traduit par Arius l'Héracleopolitain.» Quant aux autres Fétiches géné- raux de l'Egypte, le Nil étoit partout un objet révéré. Le bras canopique de ce fleuve et le bœuf Apis avoient leurs Prêtres et leurs temples dans toute la basse Egypte, comme le bélier Ammon dans toute la haute'. Que si nous parcourons les provinces, le chat est une Divinité à Bubaste, le bouc à Mendez, la chèvre sauvage à Coptos, le taureau à Héliopolis, l'hippopotame à Paprémis, la brebis à Sais, l'aigle à Thèbes, une espèce de petits serpens cornus non venimeux aussi à Thèbes, l'épervier à Thèbes et à Philes, le faucon à Butus, le singe d'Ethiopie à Babylone, le Cynocéphale (espèce de babouin) à Arsinoé, le crocodile à Thèbes et sur le lac Mœris, l'ichneumon dans la Préfecture Héracléotique, l'Ibis dans celle voisine de l'Arabie, la tortue chez les Troglodytes à l'entrée de la Mer Rouge, la musaraigne à Athribis ; ailleurs le chien, le loup, le lion, certains poissons, tels que le maïote, à Eléphantine ; à Syenne l'oxyrinque, autrement le bec-aigu (espèce d'alose à museau fort pointu) nommé en langue Egyptienne actuelle Quéchoué ; le lépidote, gros poisson de vingt à trente livres pesant, que les Egyptiens appellent aujourd'hui Bunni ; le latus et l'anguille s'attirent une dévotion particulière dans chaque nome qui fait gloire de tirer son nom de celui de l'animal divinisé ; Leontopolis, Lycopolis, etc. sans

' Strab. L xvn. /Elian. x. 23. ' Clem. Alex. Admonit. ad gent.

Antiphan. in Lycon. et Anaxandrid. in civitat. apud Athen. Deipn. vii. 13.

Herod. Diod. Strab. Plin. L. xrx

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parler des pierres (car Quinte-Curce' décrit Jupiter Ammon comme un Bcetyle de pierre brute), sans par- ler non plus des plantes mêmes et des légumes, comme les lentilles, les pois, les porreaux, les oignons, qui en quelques endroits ne sont pas traités avec moins de vénération. Il paroît même que les grands arbres avoient en Egypte, comme en tant d'autres pays, leurs oracles, leurs adorateurs, leurs Prêtres, et leurs Prêtresses, si l'on en juge par la liai- son qui se trouve entre l'établissement du fameux oracle des arbres de Dodone en Grèce, et les pra- tiques Egyptiennes, qui, au rapport d'Hérodote, don- nèrent naissance à cet établissement. Il raconte que les Phéniciens enlevèrent de Thèbes deux Prêtresses, Tune desquelles ayant été vendue en Grèce y rendit les plus anciens oracles, enseigna sous un arbre la pratique des rites religieux, et occasionna la fonda- tion d'un collège de Prêtresses. Mais selon ce qu'il apprit des Prêtresses de Dodone elles-mêmes, elles attribuoient leur fondation à une colombe noire, qui s'étant envolée de la Thébaïde à Dodone, vint se per- cher sur un hêtre de la forêt, où elle parloit à voix humaine, instruisant les Pélasges de ce qui a rapport au culte divin. Qui ne voit que cette prétendue colombe noire n'est autre chose qu'une Négresse ou qu'une Egyptienne bazanée enlevée par les Phéniciens et vendue aux Sauvages de la forêt de Tes- protie ? c'est l'opinion formelle d'Hérodote. <Je crois, dit-il à ce propos, que ceux de Dodone ont fait une colombe de cette femme étrangère, tant qu'ils n'ont pas entendu son langage, qui n'étoit à leurs oreilles qu'une espèce de ramage d'oiseau. Mais ce fut pour eux une femme comme une autre, quand elle parvint

' Q.Ciit.rv.7.

' Herodot. L. n. C. 54.

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à s'énoncer en leur langue : comment seroit-il pos- sible en effet qu'une colombe parlât à voix humaine ? quand on nous dit qu'elle étoit noire, cela nous fait entendre qu'elle étoit Egyptienne. Aussi les oracles de Thèbes, d'Egypte et ceux de Dodone sont-ils presque tout-à-fait semblables ; et c'est d'Egypte qu'est venue la manière de prédire l'avenir dans les lieux sacrés.» La fable Grecque qui a fait une colombe de cette Prê- tresse noire, paroît née, selon la juste remarque de Bochart', de l'équivoque du mot Oriental, Heman colombe, avec le mot Iman Prêtresse.

Il est de même visible que chacun des ani- maux ci-dessus mentionnés étoit le Fétiche général de la contrée, par le soin qu'avoient pris les Loix d'assi- gner à des Officiers publics l'entretien de l'animal res- pecté. Ces charges étoient très honorables et hérédi- taires dans les familles. L'Officier qui en étoit revêtu ne sortoit de chez lui qu'avec les marques extérieures de sa dignité, qui indiquoient de quel animal il étoit le gardien. C'étoit toujours des gens du premier ordre «qui se glorifioient d'être employés aux plus saintes cérémonies de la Religion.» On construisoit des parcs ou des loges propres à la retraite de l'animal ; on lui amenoit les plus belles femelles de son espèce. On destinoit le revenu de certaines campagnes à son entretien ; on le fournissoit de vivres. Nous appre- nons de Diodore que cette dépense publique alloit à de très grosses sommes, et qu'il a vu des gens qui de son tems y avoient dépensé plus de cent talens. On levoit un impôt sur chaque contrée pour faire peindre et sculpter la Divinité. Il n'y avoit, au rapport de Plutarque, qu'un canton de la Thébaïde qui adoroit


Boch. Chanaan. p. 824.

Herodot. L. 2. Diodor. L. i. Plutarch. in Is. et Osir.


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Kneph, le Dieu Eternel, qui seul ne payoit rien de cet impôt. On s'agenouilloit si l'animal venoit à passer : on étendoit des tapis sur sa marche : on bruloit de l'encens : on chantoit des hymnes' : on vouoit ses enfans en leur faisant raser la tête et donnant à la Prêtresse le poids des cheveux en argent pour la nourriture de l'animal sacré : on faisoit en son hon- neur de pompeuses processions, décrites au long par Athénée et par Clément d'Alexandrie : on venoit le consulter pour oracle ; et comme il ne rendoit point de réponse, on se bouchoit les oreilles au sortir du temple, et les premières paroles que l'on entendoit par hazard étoient prises pour une réponse, dont l'application se faisoit pour le mieux au fait consulté : méthode asez semblable à celle des Nègres, et qui est le signe d'une égale puérilité dans l'esprit des consultans. On nourrissoit le crocodile avec le même soin et à peu près de la même manière que le Dragon l'étoit à Babylone, et que le serpent rayé l'est à Juidah : les Prêtres anciens pratiquans à cet égard le même genre de friponnerie que pra- tiquent à présent les Prêtres Africains. Bien plus, on tenoit pour saints et bien-heureux ceux qui étoient dévorés par un crocodile, comme aujourd'hui dans l'Inde les fanatiques qui se font écraser sous le char de l'Idole . Le soin de la nourriture des animaux sacrés étoit si privilégié, qu'il n'étoit pas négligé même en tems de famine, loin que le peuple osât se nourrir de leur chair, et faire usage d'un aliment com- mun à tant d'autres hommes. Le chat étoit si honoré par ceux qui y avoient dévotion, que sa mort causoit

' Plin. vin.46.

' Qem. Alex. Strom. L. 5.

Pausan. L. 7.

Voss. de Idol. ibid.

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un deuil dans la maison, et ceux qui l'habitoient se rasoient les sourcils. Si le feu prenoit à la maison, on s'empressoit surtout à sauver les chats de l'incendie ; grande marque que le culte regardoit l'animal même, qui n'étoit pas considéré comme un simple emblème : et toute cette adoration si marquée de l'animal vivant ou mort le témoigne assez. S'il venoit à mourir de mort naturelle, on faisoit ses obsèques en cérémonie. Le serpent cornu, par exemple, étoit inhumé dans le temple d'Ammon. Au tems du Règne de Ptolomée Lagus les funérailles du bœuf Apis furent si pompeuses, que le Roi fournit encore cinquante talens pour en faire les frais, après que le gardien y eut dépensé tout son bien qui étoit consi- dérable. Ceux qui alloient en pays étrangers empor- toient souvent avec eux leur animal Fétiche : ce qui prouve qu'outre le culte général de chaque contrée, les Egyptiens avoient suffi comme les Nègres des patrons particuliers. Si la bête venoit à mourir pen- dant le voyage, on l'embaumoit pour la rapporter et lui donner au retour une sépulture solemnelle dans le lieu où elle étoit adorée. Mais rien ne pouvoit contenir l'indignation du peuple, lorsqu'un impie s'avisoit de tuer un animal sacré ; le meurtrier étoit irrémissiblement puni de mort. Pour un meurtre involontaire on étoit puni à l'arbitrage du Prêtre ; «mais si c'étoit un chat, un ichneumon, un ibis ou un épervier, quand même le coup auroit été fait sans dessein, le peuple se jettoit sur le coupable, et le massacroit ordinairement sans forme de procès, après lui avoir fait souffrir mille maux. Aussi ceux qui rencontrent un de ces animaux sans vie, se mettent à se lamenter de toute leur force, protestant qu'ils l'ont trouvé en cet état.»' Le respect pour le nom des

Diodor. ibid.

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Romains, l'intérêt actuel que l'Egypte avoit à les ménager, ni toute l'autorité du Roi Ptolomée et de ses Officiers, ne purent empêcher le peuple d'expier le meurtre d'un chat par celui du Romain qui l'avoit tué. «C'est un fait, ajoute Diodore, que je n'allègue pas sur le rapport d'autrui ; j'en fus témoin moi-même durant mon séjour en Egypte ; il paroît fabuleux ou incroyable. On sera bien plus surpris d'apprendre qu'en une famine dont l'Egypte fut affligée, les hommes en vinrent jusqu'à se manger les uns les autres, sans que personne ait été accusé d'avoir tou- ché aux animaux sacrés. Je vous assure qu'il est bien plus aisé de raconter que de faire croire tout ce qu'on y pratique à l'égard du bœuf, du bouc, du cro- codile, du lion, etc.» En un mot il n'y avoit qu'un étranger capable de tuer un de ces animaux. «On n'a pas même ouï dire, s'écrie Cicéron', qu'un pareil for- fait ait jamais été commis par un Egyptien... Il n'y a point de tourment qu'il n'endurât plutôt que de faire du mal à un Ibis, ou autre animal objet de vénéra- tion.» Mais ce que remarque Cicéron n'étoit qu'une observance locale : car le même animal divinisé dans un endroit étoit regardé ailleurs avec indiffé- rence ou même tué sans scrupule s'il étoit nuisible. Des traitemens si contraires ne pouvoient manquer d'être une source de querelles entre les contrées voi- sines, où la différence des cultes produit, on le sçait, de vives animosités. Il est parlé des guerres de Religion que se faisoient les Egyptiens ; elles y dévoient être encore plus fortes qu'ailleurs, par une raison singulière qui se joignoit à la raison générale. L'antipathie que la nature a mise entre plusieurs espèces d'animaux, ne pouvoit manquer d'augmen-

' Cicer. Tuscul. L. v.

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ter celle qui se trouvoit entre les peuples qui les avoient choisis pour Fétiches : il n'y avoit pas moyen que les adorateurs du rat vécussent longtems en bonne intelligence avec les adorateurs du chat. Mais ces guerres donnent une preuve nouvelle qu'il s'agis- soit de l'animal pris en lui-même, et non pas consi- déré comme un emblème arbitrairement choisi de la Divinité réelle : car alors il n'y auroit pas eu matière à discorde ; tous ces types se rapportans au même objet, comme les mots différens de plusieurs langues lorsqu'ils signifient la même chose.

Si toute cette description ne caractérise pas d'une manière claire un culte direct, un culte de Latrie, que faut-il donc pour le rendre tel ? Quoiqu'il soit vrai, comme le remarque l'Abbé Banier', que tout culte n'est pas un culte religieux, et que tout culte religieux n'est pas un culte de Latrie, il est difficile d'admettre l'application qu'il veut faire ici de cette maxime. Diodore rapporte ailleurs un fait relatif à l'histoire du culte des Fétiches en Nigritie, d'une manière qui montre bien qu'au fond il ne s'éloignoit pas de regarder la façon de penser des Egyptiens sur cet article comme semblable à celle des peuples bar- bares de l'Afrique. Après avoir raconté comment lors de la guerre d'Agathocle contre les Carthaginois, Eumaque un de ses Lieutenants fut envoyé à la découverte dans le pays des Noirs au-delà de celui des Numides. «En s'avançant plus loin, continue-t-il, il se trouva dans un pays rempli de singes, oii il y a trois espèces de villes qui portent toutes trois le nom de cet animal, que nous appellerions en Grec les Pithécuses. Leurs mœurs et leur façon de vivre sont extrêmement différentes des nôtres. En effet il faut se


Mythol. vi. 4.

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représenter que les singes qui sont des Dieux en ce pays-là comme les chiens le sont en Egypte, habitent dans les maisons avec les hommes, et qu'on leur laisse manger tout ce qui leur plaît dans les cuisines et sur les tables. Les parens donnent à leurs enfans les noms de ces animaux, comme on fait porter aux nôtres ceux de nos Divinités ; et si quelqu'un les tue, il est condamné irrémissiblement à mort, comme criminel au premier chef : de sorte qu'un proverbe établi parmi eux contre ceux qui paroissent capables des plus noires entreprises, est de leur dire. Vous avez bu du sang de singe.'" Un des pressants motifs qu'allé- guoient les Hébreux à Pharaon pour en obtenir la per- mission de sortir de son Empire, étoit la nécessité que leur imposoit leur rite sacré d'immoler des animaux que ses sujets n'auroient pas vu sacrifier sans horreur. Toute cette Zoolâtrie de l'Egypte est fort ancienne. La Bible nous la peint non comme un emblème ou comme une allégorie, mais comme une pure Zoolâtrie directe. On ne peut nier que l'adoration du veau d'or dans le désert ne fût une imitation de l'Egyptianisme ; et l'Ecriture ne donne point du tout à entendre que ce fût un culte figuré. Indépendamment de la foi due au livre sacré, c'est encore le siècle et l'Historien le mieux informé de la façon de penser Egyptienne. Il distingue nettement les trois genres de culte' dont l'Egyptianisme étoit mélangé ; savoir les idoles, les animaux quadrupèdes, oiseaux, reptiles, poissons, et les astres. La loi Mosaïque ne défend rien avec plus de menaces que la fornication de ce culte Fétichiste. Vous ne figurerez point, dit-elle , d'images

' Diodor. L. xx. Deuter. rv. 16. Deuter. xvi. 21

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de bêtes terrestres ni aquatiques. Vous n'aurez point de bois sacrés : vous n'offrirez plus dore s n a- vant de sacrifices aux velus', c'est-à-dire aux ani- maux sauvages ou domestiques. Car c'est ainsi qu'on doit traduire le mot seirim, pilosi, hirsuti, ou comme Juvenal l'a dit ci-dessus, lanata anitnalia, et non par dcetnones, comme on l'a traduit ensuite dans les siècles où les sciences secrettes et le Platonisme ont eu cours. Alors les idolâtres, dit Maimonides , s'imagi- noient que les mauvais génies apparoissoient aux hommes sous la figure des boucs : c'est encore parmi nous l'opinion du menu peuple, que le Diable se montre au Sabat sous cette forme ; et c'est de là, peut-être, qu'est née cette opinion.

Que si après avoir fondé le parallèle de la Religion de l'ancienne Egypte avec celle des autres Africains sur la parité des actions, qui suppose une pareille façon de penser, ressemblance dont nous rechercherons bientôt le principe dans les causes générales inhérentes à l'humanité ; nous descendons sur ceci à quelques autres usages particuliers des deux peuples, ils nous en donneront encore la même opinion. On y trouve aux obsèques des morts une pratique singulière qui paroît la même. La coutume parmi les Nègres est de mettre dans la sépulture d'un homme le Fétiche qu'il a le plus révéré. On trouve de même avec les Momies dans les tombeaux Egyptiens, des chats, des oiseaux, ou autres squelettes d'ani- maux embaumés avec autant de soin que les cadavres humains : il y a grande apparence que c'est le Fétiche du mort qu'on a embaumé avec lui, afin

V.8. ' Levit. xvii. 7. ' Doct. perplex. m. 4. 6.


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qu'il pût le retrouver lors de la résurrection future, et qu'en attendant il servit de préservatif contre les mau- vais Génies qu'on croyoit inquiéter les mânes des morts'. Le lion, la chèvre, le crocodile, etc. rendoient des oracles en Egypte comme les Fétiches en Nigritie . Chez l'un et l'autre peuple l'Etre divinisé a ses Prêtres et ses Prêtresses qui forment un ordre à part du reste de la nation, et dont les fonctions pas- sent à leur postérité. L'un et l'autre portent avec eux leur Fétiche, soit à la guerre, soit dans les autres occa- sions d'importance, où la crainte excitée ne manque jamais d'exciter la dévotion. Que si nous voulons comparer la fourberie dont usent les Prêtres Africains du serpent rayé, pour abuser les jeunes femmes sous prétexte de dévotion, l'histoire des Prêtres du chien Anubis et de Pauline ne sera pas la seule qui pourra fournir matière au parallèle. Les Nègres ne mangent jamais de leur animal Fétiche, mais ils se nourrissent fort bien de ceux d'une autre contrée ; c'étoit la même chose en Egypte : le respect infini pour un animal dans un certain canton, ne lui en attiroit aucun dans le canton voisin. Mais quel crime n'auroit-ce pas été que de tuer un chat à Bubaste, que de manger une vache à Memphis ou dans l'Inde ? Quelques Savans , de l'avis desquels je ne suis nullement, ont cru que c'étoit premièrement par là que s'étoit intro- duite la coutume religieuse de l'abstinence de cer- taines viandes. Pour prix du tribut de respect que l'on payoit à l'animal sacré, il devoit à son tour répandre ses bienfaits sur la nation : et ce qui me persuade encore mieux que les Egyptiens n'avoient là-dessus

' Kirl^-. Œdip. /Egypt. Vandal. de Orac. C. 13. Mardiam Canon. Chron.


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Du culte des dieux fétiches


qu'une façon de penser peu différente de celle des Sauvages, c'est la vengeance que les Prêtres tiroient de leur Dieu lorsqu'ils en étoient mécontens. «Si la sécheresse, dit Plutarque', cause dans le pays quelque grande calamité ou quelque maladie pesti- lentielle, les Prêtres prennent en secret pendant la nuit l'animal sacré, et commencent d'abord par lui faire de fortes menaces ; puis, si le malheur continue, ils le tuent sans en dire mot : ce qu'ils regardent comme une punition faite à un méchant esprit.» Les Chinois en usent à peu près de même : ils battent leurs idoles lorsqu'elles sont trop longtems sans exau- cer leurs prières ; et chez les Romains, Auguste ayant perdu deux fois la flotte par la tempête, châtia Neptune, en défendant de porter son image à la pro- cession avec celle des autres Divinités. Voyag. de Le Comte. Sueton. in August

Nous avons vu les Nègres avoir des Fétiches généraux pour toute une contrée, sans préjudice du Fétiche particulier à chaque canton. De même chez les Egyptiens il y avoit des animaux dont la divinité n'étoit que Jocaie, tels que le bouc ou l'Ibis ; il y en avoit d'autres généralement respectés dans tout le pays, tels que le bélier dans la haute Egypte, et le bœuf dans la basse. Micerinus (Mis-Ceres) ancien Roi d'Egypte, ayant perdu sa fille qu'il aimoit éperdu- ment, et voulant après sa mort la faire honorer comme on honore une Divinité, ne trouva point d'expédient plus propre que d'enfermer le corps dans une figure de vache, qui fut posée dans une espèce de chapelle de la ville de Sais, où l'on brûloit chaque jour de l'encens devant elle, et la nuit on y

' Inisid.

= Herodot n. 129.


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tenoit des lampes allumées. Il fit choix à cet effet d'un des animaux Fétiches le plus communément révéré : grande marque que le Fétichisme et le Sabéisme étoient alors les deux seules Religions reçues en Egypte ; et que l'érection des statues de figure humaine y étoit rarement d'usage, ou même n'avoit pas encore lieu, non plus que l'idolâtrie des hommes déifiés ; à laquelle, pour le remarquer en passant, l'Egypte n'a presque pas été sujette, et qui n'a pareillement aucun cours en Nigritie.

Il est bien juste que puisque les Fétiches sont les Dieux de l'Afrique, ils y soient aussi les oracles et les talismans : ils n'ont même que ce der- nier degré parmi les Mores Africains, à qui la connois- sance d'un seul Dieu est parvenue par le Mahomé- tisme, qui, tout défiguré qu'il est chez eux, fait néanmoins le fonds de leur Religion. Quant aux Nègres, «si l'un d'eux, dit Loyer, se trouve dans quelque embarras fâcheux, il juge aussi-tôt que son Fétiche est irrité, et ses soins se tournent à chercher les moyens de connoître sa volonté. On a recours aux devins pour faire le Tokké, qui ne demande pas peu de mystères et de cérémonies. Le Devin prend en ses mains neuf courroyes de cuir de la largeur d'un doigt, persemées de petits Fétiches. Il tresse ensemble ces courroyes, en prononçant quelque chose d'obscur ; il les jette deux ou trois fois comme au hazard. La manière dont elles tombent à terre devient un ordre du Ciel, qu'il interprête.» C'est par un usage à peu près pareil' que le Roi de Babylone debout dans un carrefour jetoit des flèches, comme les Africains jet- tent des tresses de courroyes ; et que les Assyriens, au rapport deThéocrite , faisoient tourner une toupie


Ezech.XM.21.

maceutr.

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Theocr. in Pharmaceutr.


Du culte des dieux fétiches


magique garnie de saphirs et de plaques de métal gravées de caractères Astrologiques. On la fouettoit avec une courroye en invoquant les génies. Michel Psellus, qui, en parlant des Egyptiens, appelle Yinge une pareille toupie, donne lieu de conjecturer qu'ils s'en servoient aussi. On sçait en effet que par une méthode usitée pour connoître la volonté des Dieux, et fort analogue à celle du Tokké, de l'yinge, et des flèches, les Egyptiens consultoient le Ciel par l'inspec- tion de plusieurs pierreries rassemblées sur une même monture. Nous ignorons le nom qu'ils don- noient en leur propre langue à cette espèce de divina- tion. Il pourrait être le même que celui que portoit chez les Hébreux' un rite réellement sacré ; soit que les Egyptiens le voyant pratiquer aux Hébreux, en ayent abusé pour le faire dégénérer en superstition ; soit que les Hébreux, comme l'ont avancé quelques habiles gens, ayent apporté de l'Egypte cette méthode de divination, qui fut véritablement consacrée en leur faveur lorsqu'ils reçurent les loix, ainsi que quelques autres usages étrangers dont ils s'étoient fait une habi- tude. On Tappeloit en Palestine déclaration de la vérité, des mots Orah, lumen, et themah, admirari, qui peuvent se traduire au propre par lumière admi- rable, et selon leur sens figuré, par manifestation de la vérité. Ainsi l'on peut conjecturer que les Prêtres d'Egypte déclaroient la vérité, et interprétoient les ordres du Ciel, en combinant l'éclat que jetoient cer- taines pierreries Fétiches sur lesquelles on laissoit tomber les rayons du Soleil. On faisoit en Chanaan pour de pareilles consultations des Ephods au Prêtre du Dieu ; ce qui se voit par la longue histoire d'une


' V. Salden Syntagm p. 39 et 40.

' Voy. Hiilon de Vit Mos. C. m et Ridi Simoa Diction.

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section seconde


pratique superstitieuse de l'Hébreu Michas' qui demeuroit sur la montagne d'Ephraim ; mais toutes ces formules Egyptiennes ou Phéniciennes de connoître l'avenir par l'Ephod ou par l'Urim, et par l'inspection des lames de métal gravées, dont on ornoit les Teraphins, ou qu'on enchassoit dans les murailles du temple, étoient idolâtres, à l'exception de celle que Jaoh avoit bien voulu consacrer exprès pour le grand Prêtre Aaron ; tellement que quoique l'Urim et l'Ephod fussent du genre des Teraphins ou des Fétiches talismaniques , et que le livre des Juges et le Prophète Osée nomment par homonymie l'Ephod et le Téraphim, cependant les Teraphins étoient regardés comme des signes d'idolâtrie affectés aux étrangers ; au lieu que l'Ephod et l'Urim Hébreux étoient les signes particuliers de Jaoh, dont il avoit fait choix lui-même pour manifester par de tels signes sa volonté dans son tabernacle : aussi David Cimchi entend par l'Ephod le culte véritable, et par les Teraphins le culte étranger.

Soit que les traditions du Fétichisme d'Egypte nous soient restées en plus grand nombre, soit que ce peuple superstitieux à l'excès y ait été réellement plus enclin, comme il paroît en effet que nul autre n'a eu tant de Fétiches ni de si variés ; on a multiplié sur lui à cet égard les railleries que les autres Orientaux leurs voisins, et même les Grecs, selon la remarque d'Elian , méritoient de partager.

Pour commencer le détail du Fétichisme de l'Asie par la nation la plus voisine de l'Egypte,

' Judic. xvii.

' Joseph. Hyppomnestic. ap. Th. Gale in Jamblic.

I.OC. citât. 3. 4.

ytlian. de animal, xn. 5


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Du culte des dieux fétiches


l'ancienne Divinité des Arabes' n'étoit qu'une pierre quarrée : un autre de leurs Dieux célèbres, le Bacchus de l'Arabie, appelé chez eux Disar, étoit une autre pierre de six pieds de haut . On peut voir Arnobe sur les pierres divinisées tant en Arabie qu'à Pacfinunte. Il n'y a guères lieu de douter que la fameuse pierre noire si ancienne dans le temple de la Mecque, si révérée par les Mahométans malgré les saines idées qu'ils ont d'un seul Dieu, et de laquelle ils font un conte relatif à Israël, ne fût autrefoit un pareil Fétiche. Près de là le Dieu Casius, dont la représentation se voit sur quelques médailles, étoit une pierre ronde coupée par la moitié : aussi est-elle nommée par Cicéx on Jupiter lapis. L'objet du culte religieux de la tribu de Coresh étoit un arbre Acacia. Kaled, par ordre de Mahomet, fit couper l'arbre jusqu'à la racine, et tuer la Prêtresse. La Tribu de Madhaï avoit un lion, celle de Morad un cheval ; celle d'Amiyar, qui sont les anciens Homerites, dans le pays d'Yémen, un aigle?. Cet aigle sacré s'appelle Nasren la langue du pays, et cette interprétation nous apprend, selon l'apparence mieux qu'aucune autre, ce que c'est que le Dieu Nisr ou Nisroch mentionné dans la Bible : cependant on a donné diverses autres explications de ce terme, que je ne laisserai pas que de rapporter ci-après.

Mais venons à des faits bien antérieurs à tout ceci, et qui remontent à la plus haute antiquité dont il y ait mémoire parmi les peuples Payens. Nous y ver- rons quelle idée ils avoient eux-mêmes sur la pre- mière origine du culte des astres, des élémens, des animaux, des plantes, et des pierres. On aura lieu de

Maxim Tyr. Qrat. 38. ' Stephan. Byz. Amob. L. vi. Vid Alsharistani.

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section seconde


remarquer, non sans quelque surprise, que plus le témoignage est ancien, plus le fait est présenté d'une manière simple, naturelle, vraisemblable ; et que la première raison qu'on ait donnée de l'introduction de ce culte, est encore la meilleure et la plus plausible qui ait jamais été alléguée : de sorte qu'elle pourrait suffire, si sa simplicité, qui ne permet pas d'en faire l'application à tant d'objets variés de l'adoration des peuples sauvages, n'obligeoit d'avoir encore recours à quelque autre cause plus générale. Il n'y a rien de plus ancien ni de plus nettement déduit sur le pre- mier culte des anciennes nations sauvages de l'Orient, que ce qu'on lit à ce sujet dans le fragment de Sanchoniaton, ouvrage non suspect si on l'examine bien à fond, quoique interprété tant par Philon de Biblos son traducteur, que par Eusèbe qui en a donné un extrait, et qui tous deux ont mêlé leurs réflexions au texte original. Sanchoniaton a non seulement le mérite d'une haute antiquité, mais encore celui d'avoir eu sous les yeux des écrits antérieurs au sien, qu'il dit avoir tirés partie des annales particulières des villes de Phénicie, partie des archives conservées dans les temples ; et d'avoir recherché avec soin, et consulté par préférence les écrits de Thoth l'Egyptien, persuadé, dit-il, que Thoth étant l'inventeur des Lettres ne pouvoit manquer d'être le plus ancien des écrivains. Voici comment s'explique l'auteur Phénicien sur l'ancien culte des objets matériels. Le passage est important, fort raisonnable, et très clair'. «Les premiers nommes prirent pour des êtres sacrés les germes de la terre : ils les estimèrent des Dieux, et les adorèrent, parce qu'ils entretenoient leur vie par le moyen de ces productions de la terre, auxquelles ils

Sanchoniat. ap. Euseb. 1. 9 et 10.

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Du culte des dieux fétiches


dévoient déjà la vie de leurs pères, et devroient à l'avenir celle de leurs enfans. Ils faisoient des effu- sions et des libations. L'invention d'un tel culte convenoit assez à leur foiblesse et à l'imbécillité de leur esprit... Aion avoit trouvé la façon de se nourrir des arbres... Genos et Genea ses enfans élevèrent leurs mains au ciel vers le Soleil, qu'ils croyoient le seul Dieu du Ciel, et appeloient par cette raison Baal- Samain le Seigneur des deux (Ici le traducteur Philon insère cette remarque relative à son objet, qui étoit de réfuter les opinions systématiques des Grecs). Ce n'est pas sans motif que nous faisons souvent ces distinctions : elles servent à faire connoître les per- sonnes et les actions. Les Grecs n 'y faisant pas réflexion, ont souvent pris une chose pour une autre, trompés par l'équivoque des termes... Les vents impétueux agitèrent à tel point les arbres du pays de Tyr, que les bois par l'agitation prirent feu et brûlèrent une forêt. Ousoos prit un arbre et coupa les branches, sur lesquelles il eut la hardiesse de se mettre en mer. Il consacra au vent et au feu deux colonnes ; il les adora, et leur fit des libations du sang des bêtes qu'il prenoit à la chasse. Après que cette génération fut finie, ceux qui restèrent consacrèrent des branches de bois, adorèrent des colonnes, et leur firent des fêtes annuelles... Ouranos trouva les Bcetyles et a fabriqué les pierres animées, ou plutôt, selon la juste correc- tion de Bochart, les pierres graissées, lapides unctos.» Il parle aussi dans le même fragment des Apothéoses, des hommes Déifiés, de l'érection des temples et des statues, des sacrifices humains, etc. Son histoire contenoit neuf livres, dont le premier étoit employé à déduire les opinions vulgaires ayant cours en Chanaan sur les origines des choses, des hommes, et des arts ; sur la formation du monde ; sur les pre- miers auteurs de chaque invention commune et utile

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à la vie ; sur l'introduction du culte divin ; sur les chefs des nations surtout Phénicienne et Egyptienne ; sur l'établissement du pouvoir souverain. Tous ces points n'y sont touchés que de gros en gros, seule- ment autant qu'il en est besoin pour donner une notice des événemens les plus remarquables ; soit que l'Auteur n'ait pu, faute de plus amples connois- sances, entrer dans un plus grand détail, soit que l'extrait qui nous en reste ne contienne qu'un abrégé de l'original. Son narré, quoiqu'obscur sur les choses naturelles, assez dénué de liaison dans les faits et dans les prétendues généalogies, quelquefois mêlé de fables populaires, ne laisse pas que de nous faire assez bien connoître quelles étoient sur tous ces points la croyance et la tradition du peuple Chana- néen. Au fond elles se rapportent en gros sur la plu- part des articles principaux avec celles des peuples leurs voisins, Chaldéens, Hébreux et Egyptiens, même Grecs. On y voit qu'ils ont tous écrit les tradi- tions reçues chez eux, et à peu près sur le même fonds d'idées ; si ce n'est que la vérité, qui se retrouve pure chez les Hébreux, est souvent omise ou défigurée chez les nations voisines. Mais quant au détail des circonstances ils ne s'accordent plus, ce qui est très naturel. La même chose n'arrive-t-elle pas dans les histoires de faits récens qui conviennent ensemble sur le fonds des événemens ? Rien de plus vain que les efforts et les suppositions qu'on voudra faire pour mettre une conformité totale entre les opi- nions de l'antiquité. Chaque pays a ses fables propres, qui ne sont pas celles d'une autre contrée, et qu'il faut lui laisser.

Je croirois volontiers que l'ouvrage de Sanchoniaton étoit intitulé Origines Phéniciennes, iTe%iT(i)V(poivixixv(;TOix^i(i)v , de Phœnicum elemen- tis, et que le livre de cet auteur cité aussi par Philon

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sous ce titre, n'est pas autre que sa grande histoire en neuf livres dédiée au Roi Abi-Baal, où l'on voit que son principal but a été de parler des inventeurs des arts, qui se sont rendus célèbres de tems à autres ; de faire l'histoire des Apothéoses, en indiquant ceux qui pour leurs inventions utiles ont été mis au rang des Dieux, et honorés d'un culte public ; de distinguer l'établissement des différens objets de culte rendu soit aux astres, soit aux choses matérielles, soit aux hommes. Il nous indique quels étoient les plus anciennement reçus parmi ceux de la seconde espèce : et peut-être en rapporteroit-il beaucoup d'autres dans son ouvrage dont nous n'avons plus qu'une très petite partie : car nous apprenons d'ailleurs que ces objets étoient fort variés dans le pays dont il a écrit l'histoire.

Bénadad' Roi de Damas avoit son Dieu Rimmon, dont le nom en Hébreu signifie une grenade ou une orange. La Palestine avoit des poissons nom- més en langue du pays Dagon et Atergatis (Dag, Piscis ; Ader-dag, magnificus Piscisf ; des brebis (Astheroth, oves) ; des chèvres ou d'autres menus bestiaux appelés Ana-Melech (Pecus Rexp ; une colombe nommée depuis Sémiramis ; une pierre quarrée nommée aussi depuis Astarté ou Venus Uranie : car il faut, comme dit le Poète Milton en pareil cas, se servir des noms institués depuis pour des Dieux qui n'en avoient point alors. Nomen lapi- dibus et Ugnis iinposuerunfi, dit le livre de la Sagesse. Le nom d'Asarah, autre Divinité Phénicienne que le


' 4. Reg. 5. 18. et Selden. n. 10. et Cleric. in Reg.

David Cimdii in Reg. i. 5. ' Vid. Nigid. ap. Germanie, in AraL Hiaenomen. ' Pausan. in Attic. Qi. 14.

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RoiJosias' fit brûler, se traduit communément par idolum ex luco : ce qui paroît signifier un bois sacré plutôt qu'une statue de bois. Nisr, l'une des Divinités de Ninive, signifie, dit-on, en Persan, bois touffu : il y a grande apparence néanmoins que c'est le même que le Dieu Nisroch du Roi Sennacherib (Senny-ché- rif) dont Kirker traduit le nom par arche ou canot On donnoit le nom de Khamos à un gros moucheron de bronze forgé en cérémonie talismanique sous l'aspect de la planette Jupiter : c'est un mélange de Fétichisme et de Sabé'isme. Je ne parle pas ici de Bel- zebub, le Dieu mouche ; persuadé comme je le suis que Belzebub et Belzebul sont des altérations et de fausses prononciations ironiques de Beel-Sebuth, qui me paroît être le même mot que Baal-Sabaoth, en Latin Jupiter Sabazius, le Dieu des armées, ou plutôt le Dieu des Orientaux ; quoique les Grecs ayent eu

un Jupiter Chasse-mouches, 'Çzvç, âTTÔ[iuoç. Aglibel, ou le Dieu rond {Agli-Baal, rotundus Dominas), pierre ronde en forme de cône, étoit la Divinité des Fétichistes d'Emesse, tandis que les Sabeïstes de Palmyre ado- raient le Soleil sous ce même nom ; comme nous le voyons sur un marbre de cette superbe ville, où l'on a représenté deux figures du Soleil, avec l'inscription Grecque Aglibel et Malachbel, Dieux du pays. Selden. Synt. Ji, p. 149- explique le mot Aglibel, ou Ahgol, Baal par rotundus Deus. D'autres assurent qu'il signi- fie Vitulus Deus, ce qui a toujours rapport au culte des animaux divinisés. Le Dieu Abbadir (Abb-adir, pater magnificus) étoit un caillou, et la Déesse de

liv.Reg. 23.6...

Hyde Rel. Pers. ch. 4. 5. 3 In Pantheo.

Hyde ibid.


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Du culte des dieux fétiches


Byblos à peu près la même chose. Nicolas de Damas décrit un de ces Fétiches : «C'est, dit-il', une pierre ronde, polie, blanchâtre, veinée de rouge, à peu près d'un empan de diamètre.» Cette description nous apprend quelle étoit la forme des pierres divinisées et nommées Bcetyles, au rapport de Sanchoniaton, dont le culte, selon lui, est si ancien, qu'il en fait Uranos le premier instituteur. Les pierres de cette espèce qu'on voyoit rangées en grand nombre sur le Mont Liban, avoient été autrefois les grandes Divinités du pays . Il y en avoit entre Byblos et Héliopolis qui faisoient des miracles à milliers : on en consacra à Jupiter, au Soleil, à Saturne, à Vénus . Les pierres enveloppées de langes que Saturne dévora, selon la fable Grecque, au lieu des enfans, étoient de tels Bcetyles. Ils nous rappellent l'idée de ces morceaux de pierre ou de bois envelop- pés de fourure , de coton, ou de toile, que l'on trouve dans les Isles de l'Amérique et chez les Sauvages de la Louisiane, et qu'ils tiennent soigneusement cachés dans le Sanctuaire de leurs temples au fond des bois.

Il est certain, par le témoignage de toute l'antiquité, que les Syriens adoroient, ou du moins avoient un profond respect pour les poissons et pour les pigeons. Ils s'abstenoient de manger des poissons, dans la crainte que la Divinité offensée ne leur fit venir des tumeurs sur le corps. S'ils étoient tombés en faute à cet égard, ils l'expioient par une grande pénitence en se couvrant de sac et de cendre selon la coutume des Orientaux. On peut voir dans Selden? toute l'histoire de ce culte, ainsi que de celui des Samaritains en

Ap. Euseb. Praepar. L. i. Damasc. ap. Phot. n. 242. p. 1063. Asclepiad. ap. Damasc. ibid. Hezich. Y.BoanÀ. 5 SynL jt. C. 3.

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l'honneur d'une colombe trouvée sur le mont Garizim. Il n'est pas étonnant que cette colonie étran- gère venue du Chusistan à Samarie eût apporté dans son nouvel établissement une dévotion pratiquée dans le pays de son origine. Le Talmud va jusqu'à reprocher aux Samaritains de circoncire leurs enfans au nom de cet oiseau. Après tout, c'est peut-être une calomnie que la haine dictoit aux Juifs contre ces étrangers.

Par le culte que ces mêmes étrangers appor- tèrent en Israël, nous apprenons quels animaux étoient divinisés dans diverses contrées voisines de l'Euphrate. Lorsque Salmanasar Roi d'Assyrie eut emmené les dix Tribus captives, il les remplaça par des colonies tirées de ses propres Etats. Il en envoya de Babylone, de Cuth, d'Hawa, d'Emath, et de Sépharraim'. «Chacun de ces peuples mit son Dieu particulier dans les temples et dans les hauts lieux bâtis par les anciens sujets des Rois de Samarie : chaque nation mit le sien dans la ville qu'elle habitoit. Ceux de Babel y mirent Succoth-Benoth ; les Cuthéens Nergal ; ceux d'Emath Asima ; les Haweens Nibchaz et Tharthak. Les Sippharitains fai- soient passer leurs enfans par le feu en l'honneur d'Adramelech et d'Anamelech Dieux de Sépharraim.» Tels étoient les Dieux de ces différentes contrées ; et si nous en croyons les plus sçavans d'entre les Juifs, Aben-Ezra, R. Jarchi, R. Kimki et autres dans les explications qu'ils donnent de ce genre d'idolâtrie, tous ces noms de Divinités Assyriennes désignent autant d'animaux . Selon eux Succoth-Benoth est une poule avec ses poussins : Nergal est une gelinote ou un coq de bruyère : Asima est un bouc ou un mou-

iv. Reg. 27. 29. ' V. Seldeai SynL il C. 27. et seq. VatabL in not. ad iv. R^

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ton, ou selon l'opinion d'Elias', un singe. Divinité autrefois adorée en Egypte (Effigies sacri nitet aure a cercopitheci), aujourd'hui fort honorée dans les Royaumes de Bengale et de Pegu : Nichbaz est un chien, comme l'Anubis d'Egypte, et son nom vient de l'oriental Nibch ou Nabach, c. d. aboyer : Tharthak est un âne : Adramelech et Anamelech un mulet et un cheval, les rois du troupeau ; ou selon d'autres un paon et un faisan. Je ne prétends pas néanmoins faire regarder comme certaines les explications données par les Rabbins de tant de termes obscurs et douteux. On sçait, par exemple, que Succoth-Benoth doit signifier ici les pavillons des filles : et il est bien natu- rel de croire que la colonie de Babylone apporta dans la Samarie le rite impur pratiqué dans son pays en l'honneur de Venus Mylitte, tel que le décrit Hérodote . Mais ce concours des interprètes à rendre tous ces mots par des noms d'animaux, montre au moins une connoissance généralement répandue, que les anciens peuples Orientaux dont il s'agit avoient des animaux pour Divinités, comme les Barbares modernes en ont pour Fétiches. Quelques- uns des termes ci-dessus employés pour nom des faux Dieux, comme Adra Melech, Magnificus Rex, me paroissent être des titres d'honneur également don- nés aux Astres par les Sabéïstes, et autres animaux par les Fétichistes. Car en Egypte comme en Orient ces deux Religions sont si mélangées l'une avec l'autre dans le même pays (et il en est de même à la Chine, oîi il y a plusieurs Religions dominantes), qu'il devient aujourd'hui assez difficile de bien démêler tout ce qui leur étoit particulier à chacune. C'étoit l'usage de ces Nations de mêler ainsi les différens

Elias. Levit. in Tisbi. Herodot. i. 199.

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cultes, et d'en adopter un nouveau sans quitter l'ancien. Nous en avons une preuve en ce même endroit de la Bible. Salmanasar apprenant que les habitans de la nouvelle Colonie étoient dévorés par des lions, ou selon le rapport de Joseph', et comme ils le disent eux-mêmes dans leur Chronique Sama- ritaine, qu'ils périssoient de maladies épidémiques causées par l'air et par les fruits du pays auxquels ils n'étoient pas accoutumés ; et sçachant qu'on attri- buoit ces malheurs à l'ignorance dans laquelle vivoient les nouveaux habitans de la manière dont le Dieu de cette terre vouloit être adoré , eo quod igno- rent riîum Dei hujus terrce, ce Prince leur envoya un des Prêtres captifs qui vint s'établir à Béthel, «et leur enseigne'^ comment ils dévoient honorer le Dieu du pays. Tous ces peuples qui avoient conservé leurs Dieux propres, ne laissèrent donc pas d'adorer le Seigneur. Mais quoiqu'ils adorassent le Seigneur, ils servoient en même tems leurs Dieux selon la coutume des Nations du milieu desquelles ils avoient été trans- férés à Samarie. Ces peuples suivent encore aujour- d'hui leurs anciennes coutumes.»

Ezéchiel, en décrivant les impiétés commises par les Hébreux dans le Temple du vrai Dieu, dis- tingue fort bien les quatre fausses Religions qui de son tems avoient cours en Orient, sçavoir l'idolâtrie des faux Dieux, tels que Baal ; le Fétichisme ou culte des animaux ; l'idolâtrie des demi-Dieux, ou héros divinisés, tels qu'Adonis ; et le Sabéïsme, ou l'adora- tion du Soleil et des Astres. Voici ce qu'il dit . «Un jour


Joseph, antiq. ix. 14. Chron. Samar. ap. Hottinger. in exercit. Antimorin.


^ iv. Reg. 27. 26.

3 Ibid. v. 28. 32. et seq.


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Du culte des dieux fétiches


le cinq du sixième mois, comme j'étois assis dans ma maison (en Mésopotamie) avec les anciens deJuda, je vis tout d'un coup comme une figure de feu ; elle étoit toute de flamme, de la ceinture en bas, et du haut de bronze doré fort brillant : elle avança une forme de main, me prit par les cheveux, et m'enlevant entre le Ciel et la Terre me descendit à Jérusalem. Là le Dieu d'Israël me dit. Homme du Peuple, lève les yeux et regarde dans le Temple du côté de l'Aqui- lon ; et y ayant jeté la vue, je vis qu'on avoit placé, près de la porte de l'Autel l'idole de Jalousie qui irrite le Dieu jaloux (l'idole de Baar). Le Seigneur me dit, Homme du Peuple, tu vois les abominations que fait la maison d'Israël pour m'obliger à me retirer de mon Sanctuaire ; retourne-toi d'un autre côté, perce la muraille, et regarde, tu verras encore pis. Je fis un trou à la muraille, et je vis les images de toutes sortes de serpens et d'animaux abominables peintes sur le mur tout à l'entour ; et soixante et dix des anciens d'Israël étoient debout devant ces peintures, chacun avec un encensoir à la main. Il me dit : Tu vois ce que chacun d'eux fait en secret dans sa cellule peinte, croyant que le Seigneur ne le voit pas : tourne-toi d'un autre côté, tu verras encore pis. Ayant porté la vue vers la porte du Septentrion, je vis en ce lieu des femmes assises qui pleuroient Adonis. Il me dit, Entre dans le parvis intérieur du Temple, tu verras encore pis. Je vis entre le vestibule et l'autel vingt-cinq hommes qui tournoient le dos au Temple, et le visage à l'Orient, et ils adoroient le Soleil levant. Il me dit : Vois les abominations qu'ils font dans ce lieu, et regarde comme ils approchent une branche d'arbre de leur nez (pour la baiser en signe d'adoration après

Ezech. C. 8. Vatabl. in not.

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l'avoir présentée au Soleil ou à l'idole). Aussi je les traiterai avec fureur etc.» Au Chap. 20. il leur reproche encore d'avoir adoré les Dieux du pays où ils étoient, et ceux du pays voisin : abominaîiones oculorum suorum, les impiétés qu'ils avoient sous les yeux, c'est-à-dire Baal, Dieu de Chaldée, et de Pales- tine, etc. Et idola Jïgypti, c'est-à-dire les animaux divi- nisés de l'Egypte, le bœuf Apis, etc.

Puisque les traces de ce penchant à choisir les objets terrestres pour leur rendre un culte reli- gieux se retrouvent dans cette contrée en remontant à une haute antiquité, il ne faut pas s'étonner de trou- ver parfois quelque chose de relatif à des coutumes si anciennes et si générales en Orient dans les usages pratiqués par les premiers auteurs de la Nation Juive, avant le tems où des loix positives proscrivirent for- mellement chez eux de tels usages. Abraham paroît avoir fait un mélange d'une action toute sainte avec les vieilles coutumes superstitieuses de son pays, lors qu'après son alliance avec Abimelech Roi de Gérare il fit planter un bois sacré près de Bersabée en Palestine pour y invoquer le nom de Jaoh'. Jacob ayant eu un songe mystérieux consacra la pierre qui lui avoit servi de chevet pendant la nuit, en arrosa d'huile le som- met, et l'appela Beîh-el, c'est-à-dire demeure de Dieu. On a dit que c'étoit de cette consécration que les pierres bœtyles du Paganisme avoient tiré leur nom. Mais combien n'est-il pas plus probable que le nom est antérieur à Jacob, puisque l'usage est certaine- ment plus ancien que lui, et qu'Uranos avoit avant lui fabriqué en Phénicie de ces bœtyles ou pierres grais- sées . Abraham et Jacob ne firent donc qu'imiter une pratique établie avant eux, et longtems suivie

' Gènes, xxi. 33. Sanchoniat. ibid.

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depuis : ils suivirent une vieille coutume générale en usage alors, et conforme à la rustique simplicité de leur siècle. Le vrai Dieu voulut bien adopter et sancti- fier pour lui ce culte simple, par une condescendance pareille à celle dont il a souvent usé depuis pour la façon de penser peu éclairée du peuple qu'il avoit choisi. Lorsqu'il apparut ensuite à Jacob' dans un autre songe, <Je suis, lui dit-il, le Dieu de Bethel où tu as graissé la pierre». Mais le bœtyle de Jacob demeura un vrai Fétiche en vénération aux peuples Chana- néens, qui n'élevoient pas leurs pensées plus haut que la pierre même : aussi les Hébreux en abolirent parmi eux le culte traditionnel, l'appelant Beth-aven, demeure du mensonge, au lieu de Bethel, demeure de Dieu. Les loix qu'ils reçurent après leur invasion en Chanaan prescrivoient rigoureusement l'abolition de ce culte usité dans le pays conquis, qui fut le motif du massacre total des habitans, comme il l'a depuis été de celui des Américains fait par les Espagnols. «Vous briserez les pierres dressées, dit la loi, et vous exterminerez tous les habitans de ce pays-là ; vous ne dresserez point de colonnes ; vous n'érigerez point dans votre terre de pierre remarquable pour l'adorer ; vous n'aurez aucune image de bête, d'oiseau, de quadrupède ou de poisson.» C'est à l'inobservation de ces Loix, c'est au malheureux pen- chant qu'avoient les Hébreux à se laisser aller, soit au Fétichisme, soit au Sabéïsme des Nations voisines, que les Livres Saints attribuent presque toujours les malheurs que laissoit fondre sur eux la colère du vrai Dieu, qu'ils avoient si souvent négligé. Le rite reli-

' Gènes, xxxi. 13.

Numa^. xxxiii. 52...

LeviL XXVI. 1... ' Deuter. rv. 16.


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gieux de frotter d'huile les pierres bœtyles se retrouve fréquemment partout ; il en est fait mention plus d'une fois dans Homère et dans Strabon. Il est vrai que quelques personnes sçavantes ont voulu entendre par les bœtyles, non des pierres graissées, mais des pierres animées : mais quand même par cette dernière explication il ne faudroit pas entendre, si elle avoit lieu, des pierres douées d'un esprit vivant, plutôt que des pierres taillées en figures humaines, comment concilier cette manière de traduire le terme, tant avec ce que Jaoh dit à Jacob dans le passage ci- dessus rapporté, Je suis le Dieu de Bethel où tu as graissé la pierre, qu'avec ce que dit Arnobe de ses pratiques dévotes avant sa conversion'. «Dès que j'apercevois, dit-il, quelque pierre polie frottée d'huile, j'allois la baiser, comme contenant quelque vertu divine.» L'espèce du rite est digne du genre de culte, et tous deux répondent à l'ignorance des siècles où ils avoient cours. Rachel femme de Jacob eut un tel attachement pour les marmousets Fétiches ou Tséraphins de Laban le Syrien son père, qu'elle les lui vola en le quittant , et que poursuivie à ce sujet, après les avoir cachés sous ses habits, elle n'hésita pas, pour n'être pas obligée de se lever à l'arrivée de son père, de supposer une incommodité qu'elle n'avoit pas. La fausse imputation dont Tacite et Diodore'^ chargent les Hébreux d'avoir eu pour Fétiche un âne sauvage qui leur avoit fait trouver une source d'eau dans le désert, et d'avoir mis dans leur Sanctuaire la tête de cette ridicule Divinité, vient non seulement de l'idolâtrie du Veau d'or Fétiche, et de la figure mal entendue des deux Chérubins sculptés sur l'arche, qui

Amob. adv. gent... Gènes, xxxi. Tacit. Hist. v. Diodor. Fragm. Lihr. 29. Joseph, adv. App.

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Du culte des dieux fétiches


étoient deux têtes de veaux ailées-, mais aussi de l'usage d'un culte de ce genre alors universellement répandu dans l'Orient'. Je laisse à part beaucoup


•Ces sculptures figurées sur le couvercle de l'Arche, n'y servoient selon toute apparence que d'ornement à la mode du tems et du pays ; car on sçait que la loi défendoit aux Hébreux, avec la dernière sévérité, d'avoir dans leur temple aucune figure repré- sentative ou relative. Chérubin signifie, à ce que l'on croit, les animaux qui labourent, du mot Qialdéen Charab, labourer. Ce qu'Ezéchiel X. 14. sd^^q faciès Cherub, il le nomme 1AÇ>. faciès bovls. Voyez Calmet et les Auteurs qu'il cite. Clément d'Alexandrie, Grotius, Spencer, etc. -Les descriptions, dit-il, que l'Ecriture nous donne des Chérubins, quoique différentes entre elles, conviennent en ce qu'elles représentent toutes une figure composée de plusieurs autres, comme de Ihomme, du bœuf, de l'aigle, et du lion. Aussi Moyse, Exod. xvi. i. appelle ouvrage en forme de Chérubin les représentations symboliques ou hiérogly- phiques qui étoient représentées en broderie sur les voiles du "Tabernacle. Telles étoient les figures symboliques que les Egyptiens mettoient à la porte de leurs Temples, et les images de la plupart de leurs Dieux, qui n'étoient autres pour l'ordinaire que des statues composées de l'homme et des animaux." Macrobe Satur. i 20. en décrit une d'une manière curieuse. Simulacro (Serapldls) slgnum tricipltls animanîls adjungunt, quod exprl- mlt medio eodemque maximo caplte Leonis efflgiem. Dextera parte canls exorltur, mansueta specie blandlentis : pars vero lœva cervlcls rapacis lupce capitefinltur : easque formas anl- malium draco connectlt volumlne suo, caplte redunte ad Del dexteram, qua conspicltur monstrum. Ces figures composées, fort communes aujourd'hui dans toute l'Asie idolâtre et surtout dans l'Inde, sont d'une haute antiquité. Au rapport d'Alexandre Polyhistor on en voyoit autrefois dans le temple de Bélus ; et il en attribue l'usage aux fables débitées par Oannes (que je crois être un Navigateur Indien venu par mer en Chaldée) sur la forme de l'ancien monde couvert d'eaux et de ténèbres. Anlmantia portentosa, et sub varlis naturœ speciebus etformis visu miran- dls vltam ac lucem acceplsse. Hommes duabuspennls, altos


1 Le Clerc Not. sur la Blbl.

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d'autres fables du même genre, que les Payens mal instruits débitoient sur le compte des Juifs, et que l'on peut voir dans Tertullien, dans Epiphane, etc. 11 est aisé de distinguer, par les circonstances même du fait, ce qu'il y avoit de sacré, et ce qu'il y avoit d'impie dans les usages de cette espèce pratiqués chez les Hébreux. Par exemple le serpent d'airain élevé par ordre de Jaoh même, et dont la vue étoit un préserva- tif contre les morsures des serpens du désert, n'avoit certainement rien de commun avec le Fétichisme ; tandis que les deux veaux des dix tribus, placés l'un à Dan, l'autre à Bethel, en étoient des marques aussi scandaleuses que certaines. Ces deux espèces d'ani- maux, le bœuf et le serpent, étoient surtout des objets ordinaires de culte. L'un paroît avoir été plus particu- lier à l'Egypte, et l'autre à la Syrie'. Philon le Juif croit celui-ci très ancien parmi les Amorrhéens de Chanaan : et Philon de Biblos fait mention d'un

quatuor, et geminis vultibus insignes : corpus quidem unum, cap ita veto duo, virile etfœmineum, et gemina pudenda, mascu- lum etmuliebre. Hominum aliorum, horum caprarum crura et cornua, illos equorumanteriores, aliosposteriores et hominum anteriores, quales sunt Hippocentaurorum formes, habuisse. Tauros humanis capitibus ibidem nasci ; canes caudis quadricor- pores, etposterioribuspartibuspisces : equis canum adjunita capi- ta ; homines et alia animanîia caput et corpus equinum, piscium vero cauda habentia, nec non et varia variis quibuscumqueform is deformia. His adjungepisces, reptilia, serpentes, et al iaplura ani- manîia quasi mutatis ab invicem speciebus varietate conspicua, quorum imagines in templo Beli appensœ. Istis omnibus prœsidet mulier, cujus nomen Omoroca, Chaldaïce interpretatur Thalath, i. e. mare. Alex. Polyh. in Chaldmc. ap. Syncell. p. 29.


Vid Selden. de Diis Syris. p. 291. m Reg. 12. 29.


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ouvrage de Pherecyde' sur la Phénicie, où l'on lisoit, dit-il, des choses très curieuses sur le Dieu serpent Ophionée, autrement Agathodaemon, et sur le rite des Ophionides ses adorateurs. En effet les Tséraphins si communs en Syrie ne sont que des serpens Fétiches, comme leur nom même Tsaraph, d'où vient le Latin serpens, le fait assez voir. Les Assyriens, outre leurs toupies talismaniques dont il a été parlé, ont la célèbre histoire du serpent si révéré dans le palais de leur Roi Merodach le Méchant. J'en ai déjà parlé.

Les Perses, du moins le peuple grossier, avoient pour Fétiches le feu et les grands arbres. Le premier des deux cultes y subsiste, malgré la persécu- tion dont on l'accable, peut-être avec trop de rigueur, aujourd'hui que le feu n'est plus chez les Guèbres qu'un type de l'Etre Suprême ; et le second n'y est nullement aboli. Chardin a mesuré un arbre dans un jardin du Roi, à la partie méridionale de Chiras, qui avoit plus de quatre brasses de tour. Les habitans de Chiras voyant cet arbre usé de vieillesse, le croyent âgé de plusieurs siècles, et y ont dévotion comme à un lieu saint. Ils affectent d'aller faire leur prière à son ombre ; ils attachent à ses branches des espèces de chapelets, des amulettes, et des morceaux de leurs habillemens. Les malades, ou des gens envoyés de leur part, viennent y brûler de l'encens, y offrir de petites bougies allumées, et y faire d'autres supersti- tions semblables, dans l'espérance de recouvrer la santé. Il y a partout en Perse de ces vieux arbres dévotement révérés par le peuple, qui les appelle Draet-fasch, c. d. arbres excellens. On les voit tous lardés de clous pour y attacher des pièces d'habille- mens, ou d'autres enseignes votives. Les dévots, parti-

' Rierecyd. apud. Riil. Bibl. in Euseb. L. i.

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culièrement les gens consacrés à la vie religieuse, aiment à se reposer dessous, et à y passer les nuits ; si oi i les en croit, il y apparoît alors des lumières res- pler dissantes, qu'ils jugent être les âmes des Aoulia (df j Saints, des bienheureux) qui ont fait leur dévo- tion à l'ombre des arbres divins. Les affligés de longues maladies vont se vouer à ces esprits, et s'ils guérissent dans la suite, ils ne manquent pas de crier au miracle'.

La petite rivière Sogd étoit autrefois en gran- de vénération dans la ville de Samarcande qu'elle tra- verse. Des Prêtres préposés veilloient la nuit le long de son cours, pour empêcher qu'on n'y jetât aucune ordure ; en récompense ils jouïssoient de la dixme des fruits provenans des fonds situés sur son rivage . Les Perses avoient aussi un très grand respect pour les coqs . Un Guèbre aimeroit mieux mourir que de couper le col à cet oiseau. Le coq étoit fort commun en Médie ; Aristophane l'appelle l'oiseau Mède : cependant ce respect paroît devoir être attribué à ce que le chant du coq marque le tems et annonce le retour du Soleil, plutôt qu'aux rites Fétichistes. Je croi- rais qu'on doit penser de même du respect de cet ancien peuple pour les chiens, dont la conservation est fort recommandée par Zerdusht ; car toute sa législation paroît très éloignée du Fétichisme. Les Perses lui doivent d'avoir été bien moins adonnés qu'aucune autre nation à ce culte grossier ; et même le peu qu'ils en ont eu est beaucoup plus susceptible d'une meilleure face qu'il ne l'est ailleurs. Ce n'est pas sans une forte apparence qu'on a dit d'eux, que ne pensant pas que la Divinité pût se représenter par


Chardin. Voy. de Perse. Yakut Géograph. Hyde ReL Pers. C. i.


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aucune figure fabriquée de main d'homme', ils avoient choisi pour son image la moins imparfaite les élémens primitifs, tels que le feu et l'eau, conservés dans toute leur pureté. Cependant malgré ce qu'on a soutenu avec grande vraisemblance que le feu n'éîoit pour cette nation Sabéïste que l'image du Soleil, mal- gré les efforts que le Docteur Hyde a faits, dans son excellent ouvrage, pour prouver que le Soleil même n'y étoit que le type de l'Etre suprême à qui seul on raportoit l'adoration, les Perses avoient dans leur rite pratique en l'honneur du feu des formules directes tendantes au Fétichisme, et très significatives, dont je ne citerai que celle-ci ; lorsque s'approchant du feu dans un profond respect et lui offrant du bois ils lui

disoient, Jiu^ cùeaxxcOTa eçie : tiens, Seigneur feu, mange\ Chez les Indiens, au milieu d'une Religion dont les dogmes sont aussi d'une toute autre espèce, rien de plus révéré que la vache, le cheval et le fleuve du Gange : mais ils ont aussi leurs pierres Fétiches toutes semblables à la grande Déesse de Pessinunte et à l'Aglibel d'Emesse.

Après avoir vu cette espèce de croyance si bien établie dans l'Orient, même parmi des peuples civilisés, chez qui les arts et la Philosophie fleuris- soient, et dont les premiers siècles de barbarie ont presqu'échappé à l'histoire, serions-nous surpris de la trouver dans la Grèce, dont nous connoissons jusqu'à l'enfance ? Il ne faut pas se faire une autre idée des Pélasges sauvages qui l'habitèrent jusqu'au tems où elle fut découverte et peuplée par les Navigateurs Orientaux, que celle qu'on a des Braziliens ou des Algonkins. Ils erroient dans les bois sans connois-


Dinon ap. CL Alex, in protrepsic. Maxim. Tjr. Orat...

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sance et sans police, n'ayant pour demeure que des antres, et pour nourriture que des racines ou des fruits sauvages ; car ils ne paroît pas même qu'ils se fussent beaucoup adonnés à élever des troupeaux. Leurs Divinités étoient les fontaines, des chauderons de cuivre, ou les grands chênes de Dodone, l'oracle le plus ancien de la Grèce, et dont il fallut avoir la permission pour adopter les autres Divinités qu'apportoient les colonies étrangères. Mais parmi celles-ci les premières préférences furent données aux Dieux Fétiches, surtout aux pierres bcetyles, dont sans doute il y avoit déjà bon nombre dans le pays ; indépendamment de certains cailloux divins, que les anciens habitans de Lacédémone tiroient du fleuve Eurotas, et qui, s'il faut les en croire, s'élevoient d'eux-mêmes au son d'une trompette du fond de la rivière à la surface de l'eau'. La Vénus de Paphos figurée sur une médaille de Caracalla , étoit une borne ou pyramide blanche : la Junon d'Argos , l'Apollon de Delphes, le Bacchus de Thèbes, des espèces de Cippes : la Diane Oréenne de l'isle d'Eubée, un morceau de bois non travaillé : laJunon Thespienne de Cythéron un tronc d'arbre : celle de Samos une simple planche, ainsi que la Latone de Délos : la Diane de Carie, un rouleau de bois ; la Pallas d'Athènes et la Cérès, un pieu non dégrossi, sine effigie rudis palus et informe lignum. Encore un coup, il faut se servir ici des noms qui ne furent don- nés que depuis à ces objets. Car Hérodote convient


' Plutarch. de Fluv.

Erizzo Numismat.

' Phoronid. ap. Clem. Alex. Stom. i. Samos in Deliag. L. 5. ap.

Atiien. i. 14. yEthlius ap. Amob. L. 6.

Tertull. adv. gent. Viss. Vos. de Idol. i?c 5.


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que les Divinités des anciens Grecs n'avoient point de noms personnels, et que ceux qu'on a depuis donnés aux Dieux viennent d'Egypte. Eusèbe' va même jusqu'à dire, qu'avant le tems de Cadmus on ne sça- voit en Grèce ce que c'étoit que des Dieux. La Matuta des Phrygiens (je cite ici ce peuple qui n'est pas oriental, mais une colonie d'Européans sortis des confins de Thrace et de Macédoine), cette grande Déesse apportée à Rome avec tant de respect et de cérémonie, étoit une pierre noire à angles irréguliers. On la disoit tombée du Ciel à Pessinunte, comme on racontoit aussi que la pierre adorée dans Abydos étoit venue du Soleil. La circonstance de leur chute d'en haut, quoique très extraordinaire, n'a rien qui ne soit fort vraisemblable, puisqu'on a souvent vu d'autres exemples du même phénomène. Matuta la grande mère des Dieux étoit sans doute une pyrite semblable à celles qui tombèrent du Ciel il y a six ans , pres- qu'en ma présence, en Bresse, par un tems fort serein, le Ciel étant sans nuages, et le vent du Nord assez médiocre : mais il y eut tout d'un coup dans l'air un sifflement singulier qui fit sortir tout le monde pour sçavoir d'où il provenoit, et se fit entendre à trois ou quatre lieues. Deux ou trois paysans m'apportèrent sur le champ quelques-unes de ces pierres ramassées à plus de 1 500 toises de distance les unes des autres : il y en avoit de plus grosses que les deux poings, toutes irrégulières, noirâtres, piquées de points brillans et fort lourdes pour leur volume. Il faut remarquer que c'est dans un pays bas fort éloi- gné des grandes montagnes ou l'on pourroit

' HerodotL. 131.rv.60. Euseb. Praepar. II. i. Amob. ibid. Le 16 Septembre 1753.

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soupçonner quelque volcan inconnu. Un pareil évé- nement devoit être fort merveilleux pour des peuples sauvages, et n'est pas moins admirable, quoiqu'en un autre sens, aux yeux des Physiciens. Faut-il donc s'étonner si dans la disposition oîi les esprits étoient alors il a contribué à faire mettre au nombre des Fétiches les prétendues pierres de tonnerre ? et si cer- tains météores singuliers, comme ceux que nous appelons feux folets', ont été quelquefois aussi regar- dés comme tels ? Sans sortir de ce canton de l'Asie, en Troade Hélénus fils de Priam, l'un des célèbres devins de l'antiquité, portoit avec lui son Fétiche favori, sçavoir une pierre minérale marquée de cer- taines rayes naturelles. Lorsqu'il la consultoit, elle fai- soit un petit bruit semblable, disoit-on, à celui d'un enfant au maillot ; mais peut-être plutôt semblable au murmure que font entendre les coquillages quand on les approche de l'oreille. «Le simulacre d'Hercule dans son Temple d'Hyette en Béotie, dit Pausanias, n'est point une figure taillée, mais une pierre grossière à l'antique. Le Dieu Cupidon des Thespiens, dont l'image est extrêmement ancienne, n'est aussi qu'une pierre brute : de même dans un fort ancien Temple des Grâces à Orchomène on n'y adore que des pierres qu'on dit être tombées du Ciel au tems du Roi Etéocle. Chez nos premiers ancêtres les pierres rece- voient les honneurs divins.» Ailleurs il dit, «avoir vu vers Corinthe, près de l'autel de Neptune Isthmien, deux représentations fort grossières et sans art, l'une de Jupiter bienfaisant qui est une pyramide, l'autre de Diane Patroa qui est une colonne taillée» . Ce que l'on


Damasc. ap. Phot. ibid. Qrph. de lapidib. Pausan. L. ix. p. 577.


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a depuis appelé Diane d'Ephèse avoit d'abord été une souche de vigne, selon Pline, ou selon d'autres un tronc d'orme autrefois posé par les Amazones. Quant aux animaux adorés, la Grèce n'a pas été moins bizarre dans son choix que l'Egypte ou que la Nigritie, s'il en faut juger par le rat d'Apollon Sinynthien' (le rat étoit adoré chez les Hamascites de Troade), par la sauterelle d'Hercule Cornopien, et les mouches des Dieux Myagrien, Myode, Apomyen, etc. 3 Mais lorsque quelques siècles après, la Théosynodie, c'est- à-dire la Théologie d'un Conseil des Dieux, eut préva- lu dans la Grèce, oîi ce dogme paroît plus marqué que nulle part ailleurs, la vieille prédilection pour les fontaines et pour les arbres Fétiches remplit encore le pays de Nymphes et de Driades, vrais Manitous des eaux et des bois, Divinités locales et subalternes aux Dieux supérieurs, dont on appliqua les noms aux pierres bœtyles qui paroissoient y avoir toujours tenu le premier rang. Aussi Pausanias continue-t-il de nous apprendre que, quoiqu'on eût érigé des statues aux Dieux, les pierres brutes qui en portoient les noms ne restèrent pas moins en possession du vieux respect dû à leur antiquité, «tellement, dit-il, que les plus gros- sières sont les plus respectables, comme étant les plus anciennes.»

Je dis, et je le dis après Hérodote, que la Grèce donna dans la suite à ses vieux bœtyles les noms des Dieux étrangers, que les pierres et les autres Fétiches animaux ne représentoient rien, et qu'elles étoient divines de leur propre divinité. Car je ne puis être du sentiment, que c'étoit des statues telles quelles, érigées aux Dieux de la Grèce, dans un

Id. L ii. C 9. /Elian. animal, xu. 5. 3Selden.p.228.

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tems où l'on ne savoit pas faire mieux, et où l'art encore dans sa grossièreté manquoit de l'industrie qu'il auroit fallu pour leur donner une forme plus approchante de la figure humaine. N'est-ce pas en effet trop abuser des termes que de prétendre que des pierres pyramidales coniques ou quarrées sont des statues manquées ? Et pourquoi les arbres et les lacs étant Fétiches chez les Grecs, comme chez les Sauvages, les pierres qui le sont chez ces derniers ne l'auroient-elles pas de même été chez ceux-là ? De plus les pierres brutes de l'ancienne Grèce ne pou- voient être alors pour les naturels ces Divinités célestes dont elles ont depuis porté le nom, puisque ces Dieux y étoient alors inconnus, étant tous venus ensuite de l'Orient ; ce que leurs noms propres indiqueroient assez, quand même on ne le sauroit pas d'ailleurs : Benoîh (Vénus) ; A Belen (Apollon) ; Jaoh-Pater (Jupiter) ; Baal-Kan (Vulcain) ; Isch- Caleb (Esculape) ; Aph-esîa (Hephasstos) ; Art- Tbemist ou Art-Tham-est (Artémis) ; Mœris (Mars), etc. Il n'est pas plus vrai que ces Dieux ayent été connus dans la Grèce avant l'arrivée des peuplades étrangères, qu'il est vrai qu'ils y ayent pris naissance, comme les Grecs se sont avisés de le dire aussi. Mais, suivant la remarque d'Hérodote, la date qu'ils donnè- rent à la naissance de chacun dénote celle où ils ont reçu son culte : le lieu de leur naissance est pareille- ment peut-être un indice de celui où il fut première- ment admis. Nous verrons ailleurs comment ces mêmes noms des Dieux ont aussi été subséquem- ment adaptés aux astres, quand la Théosynodie eut prévalu sur le Sabéïsme ; et ce sera une confirmation de la manière dont je pense que ce changement s'est fait ici. Ces mêmes noms donnés aussi depuis aux anciens animaux Fétiches deviennent une clef géné- rale explicative de tant de métamorphoses des Dieux

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en animaux : il seroit difficile d'en trouver une plus simple : l'application en est si sensible qu'elle ne demande pas d'entrer là-dessus dans aucun détail. C'est encore par un pareil mélange du Fétichisme et du Polythéisme proprement dit, qui lui a succédé, que certains quadrupèdes, oiseaux, poissons, plantes ou herbes, se trouvent chez les Payens plus parti- culièrement consacrés à certains Dieux du Paganisme qui avoient pris leur place, et s'étoient, pour ainsi par- ler, identifiées à eux en quelque façon dans le cœur et le culte des mortels. La représentation des choses autrefois principales ne se trouve aujourd'hui que comme symbole habituellement joint à l'image des Divinités, qui cependant ne sont que secondaires en ordre de date. On trouve une preuve bien formelle de ce passage du type à l'antitype, de ce caractère de l'ancien Fétichisme conservé dans l'idolâtrie même, dans ce que Justin raconte des javelines divinisées, puis jointes en mémoire de l'ancien culte aux statues des Dieux. Je rapporterai bientôt ses propres paroles. La Religion des premiers Romains étoit for- mée sur un tout autre plan que la Grecque. Ce peuple, dont le caractère étoit aussi grave et sensé que l'imagination de l'autre, étoit abondante et légère, rapportoit directement les noms et les idées, tant de ses Dieux que de leur culte, aux soins du gouverne- ment public, et aux besoins des divers âges de l'humanité et du cours ordinaire de la vie civile. La haute opinion que ce peuple altier conçut de lui- même dès son enfance, se manifeste jusques dans sa Religion. Il sembloit dès-lors que le Ciel et les Dieux ne fussent faits que pour la République et pour cha- cun de ses citoyens. Tout se rapporte à l'accroisse- ment ou à la législation de l'une, et à la conservation des autres. C'était la victoire, Bellone, la fortune Romaine, le Génie du peuple Romain, Rome même :

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c'étoit une foule de Divinités dont on n'épargnoit ni le nombre, ni les soins appropriés à chacune des fonctions, de l'éducation des enfans, des mariages, des accouchemens, de la culture des terres, de l'œco- nomie intérieure du ménage. Aussi voit-on chez eux bien moins d'indices qu'on n'en voit ailleurs, d'une espèce de culte qui est la marque d'une grande puéri- lité d'esprit. Ils ont cependant, comme les autres, quelquefois payé à l'ignorance ce tribut de Fétichisme dont presqu'aucune nation n'a pu s'exempter pen- dant son enfance. Deux poteaux assemblés d'une tra- verse, qui depuis s'appelèrent Castor et Pollux, fai- soient l'une de leurs Divinités. Il est bien singulier que les Chinois, dès leurs premiers siècles, ayent eu une pareille forme de Divinité. On lit dans les extraits de leurs plus anciens livres, donnés par Mr. des Hautes-Rayes, «que Hiene-Yuene, au tems du 9 ki, joignit ensemble deux pièces de bois, l'une posée droit, l'autre en travers, afin d'honorer le Très-Haut, et que c'est de là qu'il s'appelle Hiene-Yuene ; le bois traversier se nommant Hiene, et celui qui est posé droit Yuene." On ne peut s'empêcher d'être étonné que des nations et des siècles si distans se soient ren- contrés sur une pareille idée. Le bois traversé des Romains étoit une imitation du Dieu des Sabins, formé par une pique transversale soutenue sur deux autres piques plantées debout en plein air, et nom- mée de son nom propre Quirinus le Piquier, comme le peuple se nommoit aussi Quintes, c. d. les Figuiers.

Quod Hasta Quirispriscis est dicta SabinisJ Le Dieu Mars des Romains, dit Varron , étoit un jave-

Ovid. Fast. L. v.

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lot. «Encore en ce tems, dit Justin', parlant de la fon- dation de Rome, les Rois au lieu de Diadème por- toient une javeline pour marque de souveraineté. Car dès les premiers siècles l'antiquité adoroit des jave- lines au lieu des Dieux immortels ; et c'est en mémoire de cette ancienne Religion que les statues des Dieux ont aujourd'hui des lances.» Le Faune et le Pivert des Rois Latins, les oiseaux augures de Romulus, le bouclier ancilede Numa, le Sororium tigillum de TuUus Hostilius, le clou fiché dans le poteau en tems de peste, les poulets sacrés et les frayeurs qu'ils inspiroient en refusant la nourriture offerte, l'opinion sur les animaux de bonne ou de mauvaise rencontre, les pierres de tonnerre tombées du Ciel, dont parle Pline , qu'on invoquoit pour obte- nir un heureux succès dans les entreprises militaires, paroissent être autant de marques de la même croyance. Je pourrois encore ranger dans cette classe une ancienne pierre qui se voit à Rome au pied du mont Palatin sur la face opposée au Tibre, et qu'on appelle Bocca di verità, parce que la tradition porte qu'elle a été autrefois en vénération, et qu'elle rendoit des oracles. C'est une pierre ronde en forme de Fétiche, percée au milieu d'un trou ovale assez gros- sier. Mais je n'insiste pas beaucoup sur cette conjec- ture, ne la voyant fondée que sur une tradition popu- laire, peut-être peu digne de foi. Parmi les pierres adorées, il y en avoit quelques-unes de celles que les Physiciens appellent HysîéroUîhes', où la nature en les formant avoit imprimé une espèce de figure de

Àp. Amob. Justin, xun. 3. Plin. xxxvii 9. ' Voy Falconet. Mem. de l'Acad. Tom. rx.

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bouche ou du sexe féminin. Un savant moderne remarque que le célèbre Bcetyle appelé la mère des Dieux étoit de cette dernière espèce : ce pouvoit être une empreinte pétrifiée du coquillage Concha Veneris ; et le nom de mère des Dieux a pu venir aussi de cette figure relative à la génération. Le même Auteur observe encore que plusieurs de ces pierres étoient des Astroïtes, ou autres pareilles, dont la superficie se trouvoit naturellement ornée de cer- taines figures, lignes, rides, ou façon de lettres, dont l'inspection servoit à conjecturer l'avenir. On les enchassoit dans les murailles, d'oii elles rendoient leurs oracles à ceux qui les alloient regarder. Rien de plus semblable encore aux pierres brillantes ou aux lames de métal, dont on ornoit les Téraphins, ou que l'on infixoit dans les murailles des temples.

En Germanie les anciens Saxons avoient pour Fétiches de gros arbres touffus, des sources d'eau vive, une barque, une colonne de pierre par eux appelée Irminsul. Ils avoient leur méthode de divination assez ressemblante au Tokké des Nègres et aux flèches de Babylone : elle consistoit dans les divers morceaux d'une branche d'arbre coupée en plusieurs parties de figures différentes, qui jetées pêle-mêle dans une robe blanche', formoient par le résultat du mélange une prédiction sur le succès des entreprises publiques. Les Celtes regardoient comme des objets divins les chênes : le gui si sacré pour eux , et dont la cérémonie n'est pas encore abolie en quelques villes de la haute Allemagne : les arbres creux par lesquels ils faisoient passer les troupeaux pour porter bonheur au bétail :; de simples troncs

Tacit. Mer. German. ' Hist. Angl. Tom. xni. p. 366. ^ V.MartinRel.desGaul.T.i.p.7L

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d'arbres semblables, selon la description qu'en fait Lucain', aux Divinités actuelles des Lapons : simula- craque mœsta Deorutn Arte carent, cœsisque extant informia truncis : les gouffres des marais, ou les eaux courantes dans lesquelles on précipitoit les che- vaux et les vêtemens pris sur l'ennemi, et où les Hermondures, nation Germaine , précipitoient les prisonniers de guerre même : les lacs oii ils jetoient par forme d'offrande le plus précieux de leur butin , tel que celui de Toulouse, où les Tectosages avoient abymé tant d'or et d'argent massif. Nous apprenons de Grégoire de Tours , que dans les Cévennes les gens de village s'assembloient chaque année près d'une montagne du Gévaudan, sur les bords du lac Hélanus, où ils jettoient des habits, du lin, du drap, des toisons de brebis, de la cire, des pains, des fro- mages, ou autres choses utiles dans leur ménage, cha- cun selon sa dévotion ou ses facultés. Le culte chez les Gaulois étoit mélangé comme chez tant d'autres nations. Quoiqu'ils eussent des Divinités qu'on peut appeler célestes, tels que Taran, Belen, etc. et même des héros ou demi-Dieux, tels que l'Hercule Aghem ou Ogmien, c. d. le marchand étranger (c'étoit un Phénicien), ils avoient aussi des objets de culte ter- restres. Ils déïfioient les villes, les montagnes, les forêts, les rivières . Bibracte, Pennine, Ardenne, Yonne sont des noms de leurs Divinités, que l'on retrouve dans les anciennes inscriptions. Le temple qu'Auguste, durant son séjour dans les Gaules, fit éle- ver au vent de Nord-ouest (Circiusf est, une bonne

' Lucaa fliars. L. 3.

Tacit. Annal, xv.

A. Gell. m. 9. ' Greg.Tur.Cbnf.Glor.C.2.

Le Bœuf Dissert, et Bouquet PraefaL ad. Coll. Histor. p. 38.

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preuve que la nation à qui ce Prince vouloit plaire le regardoit comme un Dieu'. «Ils adoroient des arbres, des pierres, et des armes.» Nihil habent Druides, dit Pline , visco et arbore in qua gignitur, si modo sit robur, sacratius. Jamperse roborum eligunt lucos, nec ulla sacra sine eafronde conficiiint. Le même Auteur décrit d'une manière curieuse comment ils s'y prenoient pour avoir l'œuf du Serpent, espèce de consécration animale de la nature du Bezoar, dont on vantoit la vertu pour avoir accès auprès des Princes, et gagner des procès. Il raconte les cérémonies qu'ils employoient pour cueillir le Selago (la Sabine) et le Samole. Ces derniers points appartiennent aux talis- mans et à la médecine, dont l'exercice est pour l'ordi- naire chez les peuples sauvages un acte de Religion. Les mœurs nouvelles qu'apportèrent les Francs lors de la conquête du pays, n'avoient rien que d'assez conforme à ces usages . «Leurs Divinités, dit encore Grégoire de Tours, étoient les élémens, les bois, les eaux, les oiseaux, et les bêtes.» Lors même que les Gaules étoient Chrétiennes, les Evêques étoient obli- gés de défendre qu'on n'allât aux fontaines et aux arbres faire usage des philactères . Une épée nue étoit encore une des Divinités Celtiques ; coutume semblable à celle de Scythie, oià l'on adoroit un cime- terre, et culte fort naturel aux Sauvages, dont la guer- re est presque l'unique emploi. Sur quoi il a plu aux Romains, qui rapportent tout à leurs propres rites, de

Senec. Quasst. Nat. v. 17. ' Mem. de l'Acad. T. xxiv. p. 359.

Plin. xvi. 44.

Plin. xxix. 3. xxiv. 11.

Idem Hist. n. 10. 6 Martin ibid. ' Clem. Alexandr.


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dire que les Gaulois adoroient le Dieu Mars ; comme ils ont aussi avancé que Dis ou Pluton étoit le premier auteur de la race Celtique' ; Ab Dite pâtre se progna- tos prœdicanî, parce que le mot Tit, qui n'est en langue des Celtes qu'une traduction du mot Latin Pater, est le même que le mot Dis, nom que les Romains donnoient à Pluton leur Dieu des Enfers. Ils sont si fort dans l'habitude, ainsi que les Grecs, d'ôter aux Divinités étrangères leurs véritables noms, pour les revêtir de ceux de leurs propres Dieux, qu'il ne semble pas qu'il leur soit jamais tombé en pensée que les Dieux d'un pays n'étoient pas ceux d'un autre. C'est ainsi qu'ils défigurent tout ce qu'ils nous apprennent des Religions étrangères, et qu'ils brouillent tous les objets, pour peu qu'ils trouvent de ressemblance entre les noms ou les fonctions des Divinités barbares et des leurs ; ce qui n'est pas diffi- cile à rencontrer, puisque partout elles se rapportent aux désirs et aux besoins des hommes. Dès lors il faut bien qu'elles se ressemblent. Mais comment des Divinités locales et fantastiques, que chaque peuple se forgeo'it à sa guise, pourroient-elles être identique- ment les mêmes dans un pays et dans un autre ?

Les grands chênes étoient si bien pour les Celtes un lieu d'adoration, que le nom de cet arbre Kirk, ou selon la prononciation latine Quercus, est devenu dans les langues dérivées du Celtique ou de l'ancien Germanique, le mot employé pour signifier Temple ou Eglise. «Tels étoient, dit Pline à ce sujet, les anciens temples des Dieux : et même aujourd'hui dans les campagnes, où la simplicité des mœurs conserve les anciens rites, on y consacre les beaux arbres. L'adoration n'est pas plus pure dans l'enceinte

Cassar.Bell.Gall.L.i.

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des édifices enrichis d'or et ornés de statues d'yvoire, qu'elle l'est au milieu des bois et dans le sein du silence. Chaque espèce d'arbre conserve toujours son ancienne consécration à quelqu'un des Dieux ; tel est le chêne consacré à Jupiter, le laurier à Apollon, le peuplier à Hercule, le myrthe à Vénus, l'olivier à Minerve.»' Pline auroit pu ajouter, «et ce que les Dieux sont aujourd'hui, les arbres même l'étoient autrefois.» Maxime de Tyr nous l'apprend très disertement, en disant, «que les Gaulois n'avoient d'autre statue de Jupiter qu'un grand chêne.» N'omettons pas de dire néanmoins, que quelques-unes de leurs cérémonies religieuses étoient relatives à de plus saines idées de la Divinité. Pline le dit en propres termes de celle du gui sacré : Précarités ut suum donum Deusprospe- ruinfaciat his quibus dederit. Mais malgré cela les esprits justes auront toujours peine à convenir que tant de pratiques constantes puissent se concilier avec l'opinion de quelques sçavans, qui, en convenant des faits, ne voudroient les rapporter qu'à de meilleures vues, et en conclure que les Gaulois n'avoient eu cependant que la Religion intellectuelle d'un seul Dieu ; notion qu'on ne trouve nulle part en sa pureté chez des sauvages, même chez ceux qui comme les Gaulois et comme partie des Américains croyent que l'âme ne meurt pas avec le corps ; et qu'après sa séparation elle va habiter le pays des âmes"'. C'est sur des faits tout simples, et sur des raisonnemens beau-

Plin-XlLi. = Maxim. Tyr. Qrat. 38.

Que l'on me permette à cette occasion de dire ici mon sentiment en peu de mots sur un point important de la Religion des Gaulois, sur lequel d'habiles gens sont partagés. Dans leur opinion sur l'état des âmes après la mort, admettoient-ils le dogme de la métempsychose comme certains Orientaux ? ou croyoient-ils


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coup moins détournés, que le même Pline s'écrie, à l'occasion de la profonde vénération des Gaulois pour de très petits objets : Tanta genîium in rébus frivolis plerumque religio est.


qu'elles alloient habiter, soit le pays des âmes comme les Sauvages du Canada, soit une Cour guerrière, telle à peu près que la Cour d'Odin, comme les Sauvages Septentrionaux de l'Europe ? Car on est bien d'accord que les Sauvages en admet- tant l'immortalité de l'âme n'ont cependant nulle idée de sa spiri- tualité : telle est leur inconséquence. Par tout ce qu'on nous rap- porte du rite funèbre des Gaulois, tout-à-fait semblable à celui des Sauvages, il me paraît clair qu'ils tenoient la dernière de ces deux opinions, quoique les auteurs ci-après cités, qui n'avoient nulle idée du pays des âmes ni de la Cour d'Odin, mais qui connois- soient fort bien le dogme de la Métempsychose, ayent formelle- ment conclu de ce qu'ils racontent que les Gaulois étoient dans le premier sentiment. Les anciens écrivains, faute de connoissance, ne trouvoient pas de conformité plus apparente, et ils raison- noient en conséquence : mais leur rapport même rend aujourd'hui leur erreur facile à rectifier. -Ils ont reçu chez eux, dit Diodore, l. 5. p-306, l'opinion de Pythagore, selon laquelle les âmes humaines sont immortelles, et après un certain tems revien- nent à la vie dans d'autres corps. C'est pourquoi dans les funé- railles des morts, chacun se sert de l'occasion pour écrire à ses parents défunts ; et les lettres sont jetées dans le bûcher pour par- venir à leur destination.- «Je rapporterai un mot, dit Valère Maxime, n. 6. 10, d'une de leurs coutumes singulières. Persuadés comme ils le sont de l'immortalité de l'âme, ils prêtent de l'argent à condition qu'il leur sera rendu dans l'autre monde. En ceci je les taxerois d'êtres insensés, si Pythagore n'eût débité les mêmes folies sous son manteau, que ceux-ci sous leur court habit bar- bare. » -Ds veulent surtout nous persuader, dit Cœsar vi. 14 et 19, que les âmes ne meurent pas, et qu'après la mort elles passent d'un homme à un autre. Ils jugent cette opinion très propre à relever le courage, et à inspirer le mépris de la mort. Leurs obsèques sont magnifiques et de grande dépense. On jette dans le bûcher tout ce qui plaisoit le plus au défunt durant sa vie, même les animaux. Il n'y a pas longtems qu'on bruloit aussi avec le mort les esclaves et les cliens qu'il avoit le mieux aimés.» «Nous

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connoissons un de leurs dogmes, dit Mêla, III. 2., sçavoir que pour rendre les hommes plus vaillans, les Druides leur enseignent que les âmes sont immortelles, et qu'il y a une autre vie chez les Mânes. C'est pourquoi lorsqu'ils brûlent ou inhument les morts, ils y joignent les choses nécessaires au service des vivans ; ils renvoyent même quelquefois à l'aute vie les décomptes d'affaires et le payement des dettes. On en a vu qui se jetoient dans le bûcher de leurs parens ou de leurs amis, pour ^er continuer de vivre avec eux-

Ils pensent que des corps les ombres divisées Ne vont pas s 'enfermer dans les champs llUsées, Elue connaissent point ces lieux infortunés, Qu 'à d'éternelles nuits le Ciel a condamnés. De son corps languissant une âme séparée S'en va renaître ailleurs en une autre contrée : Elle change de vie au lieu de la laisser. Et ne finit ses jours que pour les commencer. De ces peuples du Nord agréable imposture ! La frayeur de la mort, des frayeurs la plus dure. N'a jamais fait pâlir cesfières nations. Qui trouvent leur bonheur dans leurs illusions. De là naît dans leurs cœurs cette brillante envie D 'affronter une mort qui donne une autre vie. De braver les périls, de chercher les combats. Où l'on se voit renaître au milieu du trépas.

Trad. deLucain. L. i.

D. Bouquet a raison d'observer que de telles pratiques excluent plutôt qu'elles n'admettent le dogme de la Métempsychose. Comment pourraient-elles en effet s'allier avec une transmigration des âmes qui les fait repasser par l'enfance dans les corps de toutes sortes d'animaux ou d'hommes de tout état. Au contraire, la précaution d'emmener avec soi ses amis, ses esclaves, ses armes, ses chevaux, ses vêtemens, et autres choses nécessaires aux usages de l'homme, le soin d'emporter des lettres pour ceux qui sont déjà partis, et d'y assigner le payement de l'argent prêté, s'accordent à merveille avec l'idée qu'on va revivre tous ensemble dans un autre pays comme on a vécu, et s'occuper des mêmes exercices. Les Celtes étoient un peuple à demi sauvage. Il est naturel de retrouver chez eux le même fond de pensée que chez plusieurs autres sauvages, et assez approchant de celui des nations Septentrionales et guerrières, dont la croyance contenue


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dans lEdda et dans leurs anciennes poésies semble en ce point avoir été commune à l'Europe barbare : car Lucain s'exprime là- dessus en général : populi quos despiciîArctos : outre qu'il y a bien d'aufres choses dans la Mythologie de lEdda, dont les traces reparoissent jusques chez les Pélasges, et dans la Grèce barbare, oîi s'est faite la jonction des idées Orientales avec les idées Européanes.


SECTION TROISIEME

Examen des causes auxquelles on attribue le Fétichisme.


Tant de faits pareils, ou du même genre, éta- blissent avec la dernière clarté, que telle qu'est auj- ourd'hui la Religion des Nègres Africains et autres Barbares, telle étoit autrefois celle des anciens peuples ; et que c'est dans tous les siècles, ainsi que par toute la terre, qu'on a vu régner ce culte direct rendu sans figure aux productions animales et végé- tales. Il suffit d'avoir établi le fait par une foule de preuves. On n'est pas obligé de rendre raison d'une chose où il n'y en a point ; et ce seroit, je pense, assez inutilement qu'on en chercheroit d'autre que la crainte et la folie dont l'esprit humain est susceptible, et que la facilité qu'il a dans de telles dispositions à enfanter des superstitions de toute espèce. Le Fétichisme est du genre de ces choses si absurdes qu'on peut dire qu'elles ne laissent pas même de prise au raisonnement qui voudroit les combattre. A plus forte raison seroit-il difficile d'alléguer des causes plausibles d'une Doctrine si insensée. Mais l'impossibilité de la pallier aux yeux raisonnables ne diminue rien de la certitude du fait, et ce seroit assu- rément pousser le Pyrrhonisme historique au-delà de toutes bornes, que de vouloir nier la réalité de ce culte simple et direct en Egypte et chez les Nègres. Les peuples ont pu se rencontrer également sur ces absurdités, ou se les communiquer les uns aux autres. Le voisinage de l'Afrique et de l'Egypte rend ce der- nier point fort vraisemblable ; soit que les Noirs les eussent reçus des Egyptiens, ou que ceux-ci les tins- sent d'eux : car on sait que l'Egypte avoit emprunté

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de l'Ethiopie une partie de ses plus anciens usages. Mais d'autre part, quand on voit, dans des siècles et dans des climats si éloignés, des hommes, qui n'ont rien entr'eux de commun que leur ignorance et leur barbarie, avoir des pratiques semblables, il est encore plus naturel d'en conclure que l'homme est ainsi fait, que laissé dans son état naturel brut et sauvage, non encore formé par aucune idée réfléchie ou par aucune imitation, il est le même pour les mœurs primitives et pour les façons de faire en Egypte comme aux Antilles, en Perse comme dans les Gaules : partout c'est la même mécanique d'idées ; d'oii s'ensuit celle des actions. Et si l'on est surpris sur ce point particu- lier, qui paroît en effet très étrange, si l'on s'étonne de voir le Fétichisme répandu chez tous les peuples grossiers de l'univers, daris tous les tems, dans tous les lieux ; il ne faut pour expliquer ce phénomène que le rappeler à sa propre cause déjà citée : c'est l'uniformité constante de l'homme sauvage avec lui- même ; son cœur perpétuellement ouvert à la crainte, son âme sans cesse avide d'espérances, qui donnent un libre cours au dérèglement de ses idées, le portent à mille actions dénuées de sens ; lorsque son esprit sans culture et sans raisonnement est inca- pable d'apercevoir le peu de liaison qui se trouve entre certaines causes et les effets qu'il en attend. Puisque l'on ne s'étonne pas de voir les enfans ne pas élever leur esprit plus haut que leurs poupées, les croire animées, et agir avec elles en conséquence, pourquoi s'étonneroit-on de voir des peuples, qui passent constamment leur vie dans une continuelle enfance et qui n'ont jamais plus de quatre ans, raison- ner sans aucune justesse, et agir comme ils rai- sonnent ? Les esprits de cette trempe sont les plus communs, même dans les siècles éclairés, et parmi les nations civilisées. Aussi cette espèce d'usages dérai-

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sonnables ne perd-il pas dans un pays en même proportion que la raison y gagne ; surtout quand ils sont consacrés par une habitude invétérée et par une pieuse crédulité. Leur antiquité les maintient chez une partie de la nation, tandis que peut-être l'autre les tourne en ridicule" : elle les mélange même à d'autres cultes dominans, et à de nouveaux dogmes postérieurement reçus, comme il est arrivé en Egypte. En un mot il en est du Fétichisme comme de la magie, sur laquelle Pline remarque qu'elle a été naturelle- ment adoptée par des nations qui n'avoient rien pris l'une de l'autre : Adeo ista toto mundo consensere , quanquam discordi sibi et ignoto. Au reste je ne vois pas pourquoi l'on s'étonne si fort que certains peuples ayent divinisé des animaux, tandis qu'on s'étonne beaucoup moins qu'ils ayent divinisé les hommes. Cette surprise, cette différence de jugement qu'on y met, me semble un effet de l'amour propre qui agit sourdement en nous. Car malgré la haute prééminence de la nature de l'homme sur celle des animaux, il y a dans le fond autant de distance de l'une que de l'autre jusqu'à la nature divine, c'est-à- dire une égale impossibilité d'y arriver. Un homme ne pouvant pas plus qu'un lion devenir une Divinité, c'est une façon de penser aussi déraisonnable dans la nation qui le prétend de l'un que dans celle qui le prétend de l'autre. Cependant on ne fait nulle diffi- culté d'avouer que des nations très civilisées, très instruites, très spirituelles, telles que les Grecs, les Romains et les Egyptiens mêmes, ont déifié et adoré des hommes mortels ; en même temps que l'on sou- tient que ce seroit faire tort à la juste idée qu'on doit avoir de la sagesse Egyptienne, et qu'elle mérite en effet à beaucoup d'égards, que de dire que ce peuple a purement et simplement déifié et adoré des ani- maux. Mais à mon sens, toutes ces espèces d'idolâtries

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sont également déraisonnables ; et ce que j'y trouve de plus étrange, c'est que ces nations si vantées, et si dignes de l'être sur tant de points, se soient figuré d'avoir le pouvoir de conférer la divinité et d'élever des êtres mortels au rang des Dieux. C'est pourtant ce qui est autrefois arrivé chez tant de nations spirituelles et philosophes qui avoient l'usage des apothéoses.

Les Sçavans modernes qui ont traité cette matière, en convenant des faits, nient les conséquences'. Ils ne demeurent pas d'accord que le culte rendu aux animaux fût un culte direct, ni que chaque animal sacré fût pris pour autre chose que pour symbole de la Divinité qu'il représentoit, et à laquelle il étoit dédié : quoiqu'ils ne fassent pas diffi- culté d'avouer, que le vulgaire, aveugle comme par- tout ailleurs, et dont la façon de penser ne doit nulle part décider du dogme, s'arrêtoit à l'écorce et à l'objet visible. Selon leur opinion, l'Egyptianisme a commencé par être une Religion pure et intellec- tuelle. Mais les hommes peu faits pour le culte abs- trait et mental, susceptibles d'être touchés des objets qui affectent leurs sens, prirent d'abord les astres pour types visibles de la Divinité invisible, et ne tar- dèrent pas à les adorer eux-mêmes : car il n'est guères possible de nier que le culte rendu aux astres ne fût un culte direct. Ensuite ils étendirent cette représentation typique aux objets terrestres naturels animés, inanimés, en un mot à toute production de la nature féconde. Un petit nombre de gens sages ne perdit pas de vue la relation anciennement établie, et rapporta son hommage à l'Etre suprême auteur de tous les Etres ; tandis que la Religion, d'intellectuelle qu'elle avoit été, devint à peu près matérielle pour le

' Vid. Voss. de Idol. L. 3. et 4., et Banier. MyÛiol. L. vi. C. 4.

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reste du monde. Voilà selon eux quel doit avoir été le progrès du Paganisme. Mais il me semble que cette façon de raisonner prend l'inverse de l'ordre naturel des choses. Que l'on me permette de m'expliquer à cet égard.

On dit communément que tous les peuples ont eu les véritables idées d'une Religion intellec- tuelle, qu'ils ont ensuite tout-à-fait défigurée par de grossières superstitions ; et qu'il n'y a pas une nation sur la terre qui ne s'accorde dans l'idée universelle de l'existence de Dieu. Ces deux propositions sont très vrayes dans le sens où elles doivent être prises, et que j'expliquerai bientôt de manière à les solidement prouver : mais j'ose dire qu'elles sont peu conformes à la vérité dans le sens où l'on les avance communé- ment. Elles n'ont pas besoin d'être appuyées de rai- sons peu concluantes ; et ce seroit leur faire tort que de vouloir les soutenir par des argumens contraires à la nature des choses et démentis par les faits. L'erreur à cet égard vient; ce me semble, de ce que l'on consi- dère ici l'homme comme il est premièrement sorti des mains de son créateur, en état de raison et bien ins- truit par la bonté divine ; au lieu qu'il ne faut consi- dérer le genre humain que postérieurement à sa des- truction presque totale, et au châtiment mérité, qui renversant la surface de la terre, et abolissant partout, hors en un seul point, les connoissances acquises, produisit un nouvel état des choses. Des trois Chefs de générations qui repeuplèrent la terre sortie de des- sous les eaux, la famille de l'un d'eux seulement conserva la connoissance du culte primordial et les saines idées de la Divinité. La postérité des deux autres, plus nombreuse et plus étendue que celle du premier, perdit encore le peu qui lui restoit de connoissances, par son éloignement et sa dispersion en mille petites colonies isolées dans des régions

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incultes et couvertes de bois. Que purent être les descendans de ceux-ci nécessairement réduits dans une terre ingrate à ne s'occuper que des soucis pres- sans du besoin animal ? Tout étoit oublié, tout devint inconnu. Ce nouvel état d'une si grande par- tie du genre humain, qui a sa cause forcée dans un événement unique, est un état d'enfance, est un état sauvage dont plusieurs nations se sont tirées peu à peu, et dont tant d'autres ne sont encore sorties que fort imparfaitement. Nous voyons, nous lisons que quelques-unes sont presqu'encore au premier pas ; que d'autres se sont formées par leur industrie et par leur propre expérience ; que d'autres ont acquis davantage par l'exemple d'autrui ; que d'autres enfin ont atteint le point véritable de la police, de la raison, et du développement de l'esprit. Mais nous voyons en même tems le tableau successif du progrès de ces dernières, et qu'ainsi qu'on est en bas âge avant que d'être homme fait, elles ont eu leurs siècles d'enfance avant leurs siècles de raison. Presque partout où nous pouvons remonter aux premières traditions d'un peuple policé, elles nous le montrent sauvage ou bar- bare : et s'il est un peuple où ces traditions soient trop éloignées de nous pour y pouvoir atteindre, n'est-il pas conforme aux principes du bon sens et de l'analogie de les présumer telles que nous les voyons ailleurs ; de supposer le même progrès successif de développement auquel ce peuple sera parvenu plus anciennement qu'un autre ; de juger enfin des choses inconnues par les choses connues ? Pourquoi les Egyptiens de la race de Cham seroient-ils à cet égard plus privilégiés, malgré leur sagesse acquise, que les Pélasges devenus Grecs, que les Aborigènes devenus Romains, que les Celtes et les Germains devenus François, que les Scythes devenus Turcs et Persans ? La plupart des Nations rentrent dans cet ordre

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commun, à ne les prendre que du renouvellement du monde, après que la colère céleste l'eut noyé sous les eaux. C'est une nouvelle époque pour le genre humain, où l'homme ne doit plus être regardé comme étant dans cet état de perfection dans lequel il étoit primitivement sorti des mains de son Créateur ; mais comme étant en cet état d'ignorance et d'enfance d'esprit où sont aujourd'hui les petites nations qui vivent isolées dans les déserts, ainsi que la plus gran- de partie du genre humain y vivoit pour lors.

Or en prenant les choses de ce point de révolution, comme il me semble raisonnable de le faire, et comme j'ai pris soin d'en avertir d'avance, revenons aux deux propositions ci-dessus, pour les examiner selon la marche ordinaire de l'esprit humain. La première, savoir, que tous les peuples ont commencé par avoir les justes notions d'une Religion intellectuelle, qu'ils ont ensuite corrompues par les plus stupides idolâtries ; la première, dis-je, dans l'ordre des choses qu'elle suppose, n'a rien de conforme au progrès naturel des idées humaines, qui est de passer des objets sensibles aux connois- sances abstraites, et d'aller du près au loin, en remontant de la créature au Créateur, non en des- cendant du Créateur qu'il ne voit pas à la nature qu'il a sous les yeux. Un profond Philosophe, qui après avoir dit, je pense, donc je suis, s'élève tout d'un coup de cette seule idée à la connoissance du spiritualisme et à la conviction de l'existence d'un seul Dieu immatériel et cause première, avoit déjà par-devers lui mille et mille idées qui lui ont servi à franchir d'un seul vol cet immense intervalle. Mais ceux qui donneroient aux Sauvages la tête de Platon ou celle de Descartes seroient-ils des critiques bien judicieux ? On voit quantité de peuples, après n'avoir eu qu'une croyance fort matérielle, s'élever

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peu à peu par l'instruction ou par la réflexion à un meilleur culte. Mais autant il est inouï qu'une nation, après avoir habité les villes, et jouï des avantages d'une bonne nourriture et d'une forme de société policée, se soit mise à errer dans les bois et à vivre de gland, à moins d'un événement qui renverse la surface de la terre, autant il est sans exemple que les esprits deviennent aveugles de clairvoyans qu'ils étoient, qu'ils passent d'un sentiment sublime à un sentiment brut, et qu'une nation douée sur ce point d'une façon de penser saine et intellectuelle, soit tombée dans cet excès de stupidité qu'on a lieu de reprocher à presque toutes. La suite ordinaire de ce qui arrive chez un peuple instruit est qu'à force de subtiliser sur la croyance, de disserter sur le dogme, d'étendre et de subdiviser les objets du culte, la Religion y dégénère en puérilités minutieuses chez une partie de la nation ; une autre partie, plus mal à propos encore, l'abandonne tout-à-fait ; tandis que les gens sages conservent dans sa pureté ce qu'elle a de bon et de vrai, sans donner dans l'un ni dans l'autre excès, sans confondre le fond d'un dogme respectable avec la surcharge étrangère qui sert de prétexte aux esprits trop libres pour rejeter le tout.

Quant à la seconde proposition de l'idée universelle de Dieu, véritablement il doit être aussi rare de trouver des peuples qui n'ayent pas la croyance de quelque être supérieur à qui il faut s'adresser pour en obtenir ce qu'on souhaite, qu'il seroit difficile de trouver des hommes libres de tout sentiment de crainte, d'espérance ou de désir. L'idée de la Divinité, dit un Missionnaire' bien instruit des mœurs Américaines, se fait sentir en nous par tout

LafiBteau Mœurs des Amo^. T. i.

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ce qui est la preuve de notre foiblesse. Notre dépen- dance, notre impuissance, notre dérèglement, et nos maux joints au sentiment d'une rectitude naturelle, nous aident à nous élever au-dessus de nous-mêmes, et à chercher hors de nous un maître qui ne soit pas sujet à nos misères. Ainsi quoiqu'il y ait quelques peuples fort brutes en qui on n'aperçoit aucune étincelle de Religion, le commun des Nations Sauvages rend quelque culte à certains êtres supé- rieurs aux hommes, dont il attend du bien ou craint du mal. Mais y a-t-il rien dans leur façon de penser qui réponde à une idée de Dieu approchante de celle que l'on doit avoir ? C'est donner aux expressions une force qu'elles n'ont pas en matière abstraite, que de prétendre qu'il suffit de se servir des mêmes termes pour avoir les mêmes choses dans la tête. Chez les Sauvages les noms Dieu ou Esprit ne signi- fient point du tout ce qu'ils veulent dire parmi nous. En raisonnant sur leur façon de penser, il faut, comme on l'a déjà remarqué, se bien garder de leur attribuer nos idées, parce qu'elles sont à présent attachées aux mêmes mots dont ils se sont servis, et ne leur pas prê- ter nos principes et nos raisonnemens. On peut dire en général que dans le langage vulgaire du commun Paganisme, le mot Dieu ne signifioit autre chose qu'un être ayant pouvoir sur la nature humaine : soit qu'on crût qu'il avoit toujours été tel, ou que l'on s'imaginât qu'il avoit acquis ce degré d'autorité. Ce n'est point, selon les idolâtres, une nécessité pour être Dieu que d'avoir toujours été, ni que d'être d'une nature indépendante : en un mot ils n'ont là-dessus aucun principe clair, ni aucun raisonnement conséquent dont on puisse tirer de conclusion satis- faisante. Mais une preuve de l'existence de Dieu bien plus évidente et plus solide que cette universalité des suffrages, dans le nombre desquels il y en a tant qui

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ne méritent pas d'être comptés, c'est l'accord unanime des hommes intelligens et des nations éclai- rées : c'est de voir ce dogme être partout le fruit soli- de d'un bon raisonnement, la conviction s'augmenter, le culte s'épurer, dans le même progrès que la raison humaine se développe, se fortifie, et parvient à son meilleur degré : c'est enfin d'être obligé d'avouer par des preuves de fait, que plus un peuple est privé de sens commun, moins il connoît la Divinité ; et que plus il acquiert de justesse d'esprit, plus-tôt il arrive à la connoissance de cette importante vérité. C'est par là qu'après des siècles d'enfance et de barbarie, chaque peuple parvenu à sa maturité a pris une façon de penser plus saine sur ce point capital, et que le commun accord où le raisonnement a conduit les nations civilisées, a formé pour le genre humain une certitude morale, à laquelle la révélation a joint la cer- titude physique pour ceux qui en ont été favorisés. Les croyances religieuses des Sauvages et des Payens étant donc des opinions purement humaines, le prin- cipe et l'explication en doivent être cherchés dans les affections «îême de l'humanité, oia ils ne sont pas dif- ficiles à rencontrer ; les sentimens des hommes qui les ont produites se pouvant réduire à quatre, la crainte, l'admiration, la reconnoissance, et le raison- nement. Chacun d'eux a fait son effet sur les peuples, selon qu'ils étoient plus près ou plus loin de leur enfance, selon qu'ils avoient l'esprit plus ou moins éclairé ; mais le grand nombre étant de ceux qui manquent de lumières, l'impression faite par les pre- miers de ces quatre mobiles, dont l'un a produit le Fétichisme et l'autre le Sabéïsme, est aussi la plus ancienne et la plus étendue.

La plus étendue : car les principes plus solides de quelques Philosophes et de quelques bons esprits, ou la saine doctrine d'une nation privilégiée,

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ne forment qu'une bien petite quantité sur le total. La plus ancienne : cela s'entend, comme je l'ai déjà sou- vent expliqué, depuis la renaissance du monde, depuis que le genre humain réduit par sa punition à un petit nombre de familles isolées et dispersées sur la surface de la terre, fut tombé dans les ténèbres de l'ignorance et de l'oubli de son Créateur.

Voyons dès-lors le rapport clair de l'histoire profane de toutes ces nations. Plus on y remonte, plus on trouve le genre humain plongé dans l'aveu- glement. La plus ancienne mémoire de ces peuples nous y présente toujours le polythéisme comme étant le système commun et reçu partout. Les quatre côtés du monde rendent également témoignage du même fait, et se réunissent pour former une preuve aussi complète qu'on puisse l'avoir en pareil cas. L'erreur sur le dogme religieux y marche d'un pas égal avec l'ignorance de toutes autres choses utiles et décentes dans laquelle l'homme s'étoit vu replongé. On voit que les arts primitifs s'étoient perdus, que les connoissances acquises étoient restées ensevelies sous les eaux, que ce n'est presque partout qu'un pur état de barbarie ; suites naturelles d'une révolution si générale et si puissante. Que si malgré cela on veut soutenir que dans ce même tems, avant l'usage de l'écriture, avant le recouvrement des arts et des sciences, ces mêmes nations, que l'on voit toujours Payennes dans leurs propres mémoires, suivoient les principes d'une Religion pure et intellectuelle ; c'est- à-dire, que pendant qu'elles étoient ignorantes et bar- bares, elles ont découvert la vérité, qu'elles ont ensuite abandonnée pour l'erreur dès qu'elles sont devenues instruites et civilisées, ne sera-ce pas avan- cer une proposition non moins contraire à la raison, qu'à l'expérience ? Les Nations Sauvages d'Asie, d'Afrique et d'Amérique sont toutes idolâtres. On n'a

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pas encore trouvé une seule exception à cette règle : tellement qu'à supposer un voyageur transporté dans un pays inconnu, s'il y trouve une nation instruite et policée, ce qui est le cas le plus favorable, encore personne n'osera-t-il assurer, avant que d'avoir vérifié le fait, que la Religion y est vraiment pure et intellec- tuelle comme parmi nous, au lieu que si le peuple est sauvage et barbare, on annoncera d'avance qu'il est idolâtre, sans crainte de se tromper.

Il est certain que selon le progrès connu de la pensée humaine, destituée du secours de la révéla- tion, le vulgaire ignorant a commencé par avoir quelques notions petites et communes d'un pouvoir supérieur, avant que d'étendre ses idées jusqu'à cet être parfait qui a donné l'ordre et la forme à toute la nature. Il seroit plus sensé d'imaginer que l'homme a bâti des palais avant que de bâtir des cabanes, qu'il a étudié la Géométrie avant l'Agriculture, que d'assurer qu'il a conçu la Divinité comme un pur esprit remplis- sant tout l'univers de son immensité, avant que de se l'être figurée comme une grande puissance du genre de la puissance humaine, mais douée d'une force tout-à-fait supérieure et non limitée, ayant des désirs et des passions semblables à celles de l'homme, des membres et des organes comme lui. L'esprit humain s'élève par degrés de l'inférieur au supérieur : il se forme une idée du parfait, par des abstractions tirées de l'imparfait : il sépare lentement la plus noble par- tie d'un être de la plus grossière : accroissant et ren- forçant l'idée qu'il s'en forme, il la transporte sur la Divinité. Rien ne peut déranger ce progrès naturel de la pensée, à moins qu'un argument aussi sensible qu'invincible, qu'un fait aussi évident qu'incontes- table, suppléant aux forces que l'esprit humain n'auroit pu trouver en soi, ne le conduise du premier coup aux purs principes du Théisme, en lui faisant

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franchir d'un seul pas l'immense intervalle qui est entre la nature divine et la nature humaine. Aussi la bonté de Dieu avoit-elle conduit le premier homme à ce point d'une manière claire, en se manifestant à lui dès le moment de la création : aussi s'est-il directe- ment révélé, et a-t-il lui-même donné des loix du culte à la race choisise. Aussi cette nécessité d'une révélation, qui instruit nettement l'homme de ce qu'il auroit eu trop de peine à découvrir sans le secours de la bonté divine, est-elle un des principaux argumens qu'on employé pour preuve de son incontestable cer- titude. Ce n'est pas néanmoins que cet argument sen- sible dont j'ai parlé ne puisse se tirer à la longue de l'ordre extérieur de l'univers, lorsqu'on vient à l'exa- miner avec réflexion : mais la manière dont les tradi- tions nous montrent que les choses se sont passées n'induit guères à penser que cette réflexion ait beau- coup influé sur la plupart des peuples lorsqu'ils se sont formé leur première notion religieuse. La cause d'un objet tout-à-fait familier n'attire ni l'attention ni la curiosité. Quelques surprenans ou extraordinaires que ces objets soient en eux-mêmes, le vulgaire igno- rant et rustique les laisse passer sans examen ni recherche. Ceux qui ont écrit des Romans hypothé- tiques, où ils se sont plu à dépeindre un homme seul abandonné dès l'enfance en quelque isle déserte, qui se fait de lui-même à la vue du cours de la nature les plus subtiles questions physiques et métaphysiques, qui parvient à les résoudre sainement et à tirer de son raisonnement la conclusion d'une sage doctrine sur tous ces points ; ceux-là, dis-je, étoient dans un état de perfection d'esprit qui leur permettoit de bâtir de telles hypothèses qu'ils avoient d'avance toutes déci- dées ; ils se trouvoient fournis de connoissances acquises, qui opéroient en eux lors même qu'ils cher- choient à se déguiser leur propre opération. Mais un

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pauvre Sauvage nécessiteux, tel qu'on voit qu'ont été les plus anciens hommes connus de chaque nation, pressé par tant de besoins et de passions, ne s'arrête guères à réfléchir sur la beauté ni sur les conséquences de l'ordre qui règne dans la nature, ni à faire de profondes recherches sur la cause première des effets qu'il a coutume de voir dès son enfance. Au contraire, plus cet ordre est uniforme et régulier, c'est- à-dire parfait, plus il lui est par là devenu familier : moins il le frappe, moins il est porté à l'examiner et à l'approfondir. C'est l'irrégularité apparente dans la nature, c'est quelque événement monstrueux ou nui- sible qui excite sa curiosité et lui paroît un prodige. Une telle nouveauté l'alarme et le fait trembler : une telle faculté de nuire excite en lui la terreur et tout ce qui en est une suite. Aussi voyons-nous les Sauvages s'adresser plus souvent dans leurs prières aux génies malfaisants qu'à ceux auxquels ils doivent les bien- faits habituels que leur procure le cours ordinaire et régulier de la nature. Une chose telle qu'elle doit être, un animal bien constitué dans ses membres et dans ses organes, est pour le Sauvage un spectacle ordinaire qui n'excite en lui ni sensation ni dévo- tion. Un tel animal a été produit ainsi par son père, et celui-ci par le sien. Encore un peu d'éloigne- ment, sa curiosité demeure satisfaite : dès que les objets sont mis à une certaine distance, il les perd de vue. N'imaginez pas qu'il se jette dans la ques- tion de savoir qui a produit le premier animal, encore moins d'où vient le système général et la fabrique de l'univers, ni qu'il veuille se tourmenter l'esprit pour une chose si éloignée, si peu intéres- sante à ses besoins, et qui passe si fort les bornes de sa capacité.

Peut-être même la considération peu exacte du cours ordinaire des choses de la nature auroit-elle

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été capable de conduire un peuple sauvage au poly- théisme, et de lui faire supposer que le monde est gouverné par plusieurs puissances indépendantes et non tout-à-fait absolues. Il faut une vue fine et de profondes observations combinées pour apercevoir la liaison qui, enchaînant les unes aux autres les causes et les effets de toutes choses, montre qu'elles éma- nent d'un principe et d'une puissance unique : au lieu que les yeux les moins attentifs sont aisément frappés de la contrariété apparente qui se trouve entre les événemens journaliers, de la manière dont les tempêtes détruisent les productions de la terre féconde, dont les maladies ruinent la bonne constitu- tion du corps humain, dont les succès varient en bien ou en mal dans une guerre entre deux nations, ou dans une querelle particulière entre deux ennemis. Si l'on pense que toutes ces choses sont dirigées par des puissances supérieures, il tombera facilement dans un esprit non exercé, que ces puissances ou ces prin- cipes sont différens et ont chacun leur dessein et leurs fonctions séparées. De là on viendra sans peine à croire qu'il y a une Divinité particulière pour chaque élément, pour chaque nation, pour chaque fonction principale de la vie humaine, et que le com- bat de ces différentes puissances est la cause immé- diate de tant de variété dans les événemens. Comme on a conçu ces puissances semblables aux puissances humaines, s'il est question de les déterminer en sa faveur, on y employera les mêmes moyens qui sont propres à déterminer les hommes, à se procurer leurs faveurs ou à faire cesser leur haine ; et ces moyens auront premièrement été mis en usage par les ressorts qui agitent le plus vite et le plus vivement l'humanité. Or ces ressorts ne sont certainement pas la curiosité spéculative ni le pur amour de la vérité, motifs trop raffinés pour des esprits rustiques et trop généraux

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pour des têtes étroites. Les passions ordinaires à l'homme l'amènent beaucoup plus vite à ce point : soit la crainte, soit l'espérance, en un mot toute inquiétude sur ce qui fait l'objet de ses besoins, ou du désir que l'homme a naturellement de prévaloir de quelque manière que ce soit sur un autre homme. Agité par les pensées qui naissent de ses affections intérieures, c'est alors qu'il commence à jetter les yeux avec une curiosité craintive sur le cours des causes futures, et à raisonner bien ou mal sur le prin- cipe des événemens divers et contraires de la vie humaine. Tandis que ces passions le tiennent sus- pendu dans l'anxiété que lui donne l'incertitude des événemens futurs qu'il ne peut ni connoître ni régir, son imagination s'employe à se former une idée de certains pouvoirs supérieurs aux siens, qui font ce qu'il ne peut faire, en connoissant et régissant eux- mêmes les causes dont il n'a pas la puissance de déterminer les effets. On sait le penchant naturel qu'a l'homme à concevoir les êtres semblables à lui-même, et à supposer dans les choses extérieures les qualités qu'il ressent en lui. Il donne volontiers et sans réflexion de la bonté et de la malice, même aux causes inanimées qui lui plaisent ou qui lui nuisent. L'habitude de personifier soit de tels êtres physiques, soit toute espèce d'êtres moraux, est une métaphore naturelle à l'homme, chez les peuples civilisés comme chez les nations sauvages. Et quoique celles- ci ne s'imaginent pas toujours réellement, non plus que ceux-là, que ces êtres physiques, bons ou mau- vais à l'homme, soient en effet doués d'affection et de sentiment, cet usage des métaphores ne laisse pas que de prouver qu'il y a dans l'imagination humaine une tendance naturelle à se le figurer ainsi. Les Nymphes des fontaines, les Driades des bois ne sont pas des personnages imaginaires pour tout le monde

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sans exception : dans tout pays le vulgaire ignorant croit de bonne foi l'existence des Génies, des Fées, des Lutins, des Satyres, des Spectres, etc. Faut-il donc tant s'étonner si ce même vulgaire, parmi les peuples ignorans et grossiers, est venu à se figurer, qu'il y avoit dans certains êtres matériels, objets de son cuite, une puissance, un Génie quelconque, un Fétiche, un Manitou ? si en levant les yeux vers les globes lumi- neux qui parent le Ciel, il s'est à plus forte raison ima- giné que les astres étoient animés par des Génies ? si poussé par la crainte à supposer des pouvoirs invi- sibles, et conduit par les sens à fixer son attention sur les objets visibles, il a réuni deux opérations oppo- sées et simultanées, en attachant le pouvoir invisible à l'objet visible, sans distinguer dans la grossière contexture de son raisonnement l'objet matériel du pouvoir intelligent qu'il y supposoit, comme il eût été moins déraisonnable de le faire ? si enfin il a prêté à ce pouvoir intelligent les mêmes affections d'amour, de haine, de colère, de jalousie, de vengeance, de pitié, etc., dont il est lui-même agité ? Cette façon de penser une fois admise pour certains objets, se géné- ralise sans peine et s'étend à beaucoup d'autres, sur- tout dans les circonstances où le hazard, c'est-à-dire les accidens imprévus, ont beaucoup d'influence ; car c'est alors que la superstition prend sur les âmes un plus grand empire. Coriolan disoit que les Dieux influoient surtout dans les affaires de guerre, où les événemens sont plus incertains qu'ailleurs. Nos anciens François remettoient la décision des procès obscurs à une méthode de jugement qui tient beau- coup de la façon de penser des Sauvages, qu'ils appelloient très-mal-à-propos les jugemens de Dieu. Un célèbre écrivain étranger, de qui je tire une partie de ces réflexions, remarque que les matelots, les moins capables de tous les hommes d'une méditation

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sérieuse, sont en même temps les plus superstitieux. Il en est de même des joueurs, qui s'imaginent volon- tiers que la fortune bonne ou mauvaise s'attache avec intelligence à cent petites circonstances frivoles qui les tiennent dans l'inquiétude. Avant que les Etats fus- sent réglés par un bon corps de Loix, par une forme de Gouvernement méthodique et combinée, le défaut de prévoyance et de bon ordre y rendoit l'empire du hazard plus dominant qu'il ne l'a depuis été : ainsi les accidens étant plus communs dans les Gouverne- mens et dans les siècles sauvages, la superstition née de la crainte des accidens, ne pouvoit manquer d'y avoir aussi plus de force, et d'y multiplier les Puis- sances invisibles qu'on croyoit maîtresses de disposer du bonheur ou du malheur de chaque individu. Comme dans cette façon de penser il est naturel de ne leur croire qu'un pouvoir limité à de certains effets, quoique surhumain, il devient par-là naturel aussi d'en multiplier assez le nombre pour qu'il puisse répondre à l'extrême variété des événemens, et suffire à tant d'effets dont on les regardoit comme les causes. De là tant de Divinités locales ou appro- priées à certains petits besoins particuliers, tant d'amulettes, de talismans, et de Fétiches divers. Il en falloit de généraux pour chaque pays ou pour chaque grand effet physique : il en falloit de particuliers pour chaque personne, même pour chaque petit désir de chaque personne, et surtout pour la préserver de chaque accident fâcheux qu'elle pouvoit avoir lieu de craindre. Car les affections tristes jettent beaucoup plus vite dans la superstition, que les sentimens agréables. Ceux-ci, remplissans l'âme de la joie qu'ils lui inspirent, lui donnent une certaine vivacité gaye, qui ne la laisse guères s'occuper que de son plaisir présent : d'ailleurs l'homme reçoit volontiers le bien qui lui arrive comme une chose qui lui est due : mais

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l'infortune l'alarme, le jette promptement dans la recherche de la source d'où peut provenir le mal, et des moyens de le détourner. Plus la crainte et la mélancholie sont fortes, plus elles multiplient les objets de terreur, plus elles portent à les attribuer à un grand nombre de causes malfaisantes qu'il faut apai- ser par des soumissions. C'est un fait que l'expérience vérifie chez les Sauvages ; on sçait qu'ils s'adressent beaucoup plus souvent à leurs Fétiches pour les détourner de leur faire du mal, que pour leur rendre grâces des bienfaits reçus : et même dans toutes les Religions on se sert avec avantage des afflictions qui arrivent à chacun pour le ramener aux sentimens d'une piété véritable.

Une seconde cause s'est jointe à celle que je viens d'exposer, et a beaucoup contribué sans doute à propager la fausse croyance dont il s'agit ici. Comme le désir et la crainte sont des sentimens incer- tains et flottans, ils s'attachent volontiers au premier appui qu'ils rencontrent, sans observer s'il est solide. Une telle disposition de l'âme, grossissant la peur et les scrupules, donne beau jeu aux gens fourbes, lorsqu'ils trouvent quelque avantage à la mettre à pro- fit pour leur propre intérêt. Sur cet article les hommes, pour être barbares, n'en sont ni moins rusés ni moins ardens à profiter de la crédulité d'autrui. C'est ainsi qu'en usent les Jongleurs parmi les Sauvages, leur persuadant que de petits instrumens qu'ils possèdent sont doués d'un esprit vivant capable de déterminer les effets de leurs souhaits. Il ne faut pas douter que dès les premiers tems où la folle ima- gination du Fétichisme a commencé de prendre quelques cours parmi les Nations ignorantes, ces Jongleurs n'ayent fait de leur mieux pour étendre, sur le premier plan adopté, un système de crédulité si compatible avec leur intérêt personnel ; et qu'ils

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n'ayent trouvé beaucoup de facilité à y réussir. L'artifice y a donc eu sa part, comme aux oracles du Paganisme, et s'est joint à la foiblesse et à la folie de l'humanité, pour faire jetter de plus pro- fondes racines à une opinon, qui, toute absurde qu'elle est, trouve pourtant sa première source dans le fond des affections générales de la nature humaine.

Mais, dira-t-on, comment se peut-il faire qu'un culte aussi grossier puisse durer depuis si long- tems parmi des Sauvages mêmes ? comment à plus forte raison auroit-il pu se maintenir dans l'Egypte et dans l'Orient civilisé ? ou, puisque le fait est incontes- table, n'est-il pas possible de prêter là-dessus d'une manière vraisemblable de plus saines idées à cette nation en particulier ?

Le premier point n'a pas beaucoup de diffi- culté, lorsqu'il s'agit de peuples barbares, chez qui les mœurs ne changeant pas, deux mille ans n'apportent aucune altération aux usages, et de qui, lorsqu'on leur demande raison de ce qu'ils pratiquent, on ne retire d'autre réponse, sinon, que cela s'est fait de tout tems, que leurs pères faisoient ainsi, et que leurs enfans feront de même. On sçait qu'ils vivent dans une insensibilité qui tient de l'apathie, née du petit nombre de leurs idées, qui ne s'étendent pas au-delà de leurs besoins présens : ils ne sçavent rien, et n'ont nulle envie de sçavoir : ils passent leur vie sans pen- ser, et vieillissent sans sortir du bas âge, dont ils conservent tous les défauts. Pour changer les mœurs d'une nation, il faut de ces génies supérieurs, tels que dix siècles en fournissent à peine un sur toute la terre, et de plus qu'il se rencontre dans des circonstances favorables ; deux points presqu'impossibles à réunir chez les Barbares : ou bien il faut que ce soit l'opéra- tion lente de l'exemple, l'imitation étant le guide ordi-

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naire des actions humaines. Mais parmi eux les exemples nouveaux n'ont que très peu de force pour prévaloir sur les vieilles coutumes. Un Caraïbe qui reçoit quelque instruction d'un Chrétien' lui répond froidement : «Mon ami, vous êtes fort subtil ; je vou- drais sçavoir parler aussi bien que vous ; mais si nous faisions ce que vous dites, nos voisins se moqueroient de nous. Vous dites qu'en continuant ainsi nous irons en Enfer : mais puisque nos pères y sont, nous ne valons pas mieux qu'eux, nous pou- vons bien y aller aussi.» L'habitude maintient donc un tems infini les usages, quels qu'ils soient, parmi des gens qui n'agissent que par coutume, sans réfléchir si le principe de la coutume a quelque justesse, ni même s'en soucier. Elle les y maintiendrait encore longtems après qu'ils n'auroient pas laissé d'en adop- ter aussi de meilleurs ; c'est une seconde remarque qu'il faut faire ici par rapport aux Egyptiens, et qui n'est pas moins fondée que la précédente. Développons-la plus au long.

Selon les principes que j'ai posés, et qu'on ne doit jamais séparer de la restriction que j'y ai jointe, principes que l'expérience et la tradition cons- tante vérifient aussi souvent qu'il est possible, il n'y a presque aucune nation qui n'ait été sauvage dans sa première origine, qui n'ait commencé par cet état d'enfance et de déraison. Les Egyptiens y ont donc été comme les autres : ils sont même venus tard, s'il est vrai, comme le dit Hérodote, que leur terre soit un don du Nil ; quoiqu'il ne subsiste plus guères de tra- ditions antérieures aux tems où nous les voyons déjà sortis de la barbarie dans laquelle les autres Africains leurs voisins sont encore plongés ; et là-dessus peut-

' HisL des Colon. Angl.

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être jugera-t-on incroyable que la nation Egyptienne si bien policée, chez qui d'ailleurs on ne laisse pas que de trouver des notions de la Divinité plus justes qu'elles ne sont chez beaucoup d'autres, ait pu don- ner dans un genre de superstition aussi grossier que l'est celui des Nègres. Mais toutes les suppositions que l'on voudra faire ne peuvent détruire un fait si bien avéré. Il faut démentir le témoignage unanime de l'antiquité, ou convenir que les Egyptiens ado- roient des chiens, des chats, des lézards et des oignons, et qu'ils avoient pour leurs Divinités un aussi grand respect par rapport au rite, que les Nègres ont pour leurs Fétiches. La teneur des Loix Mosaïques nous fait voir combien le culte des animaux étoit ancien en Egypte. L'histoire nous prouve que, quoique l'une des Nations fût infiniment plus civilisée que l'autre, elle n'a pas eu moins d'absurdité dans son culte. La police n'exclud pas la superstition. On n'ignore pas qu'il y a des peuples fort spirituels d'ailleurs, tels que les Chinois, qui ont à cet égard d'étranges opinions. Les Augures établis chez les Romains dans le siècle de l'enfance de Rome n'ont-ils pas continué d'y subsister dans le plus beau tems de la République ? c'étoient même les personnes les plus qualifiées, les plus sçavantes, les plus spiri- tuelles, qui en exerçoient gravement les fonctions, quoique de leur propre aveu ils eussent bien de la peine à se regarder sans rire. Quel siècle plus célèbre et plus éclairé que celui d'Auguste ? Quel homme plus spirituel et plus instruit que cet Empereur ? Cependant lorsqu'après la perte de sa flotte il voulut châtier Neptune et se venger de ce Dieu, c'est une marque évidente qu'il le regardoit de bonne foi comme une Divinité réelle, et comme cause volon- taire de son désastre. Mais d'autre part, quelle folie à un homme de s'imaginer qu'il va punir un Dieu !

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et quelle inconséquence que d'en former le des- sein, quand on croit réellement en sa divinité ! Oij pourroit-on trouver une plus forte marque qu'il n'y a rien de si déraisonnable qui ne puisse parfois trouver sa place dans l'esprit d'un homme sage ?

Personne ne disconvient que lorsqu'il s'agit des traditions religieuses des peuples Payens, ce n'est ni raisonner juste, ni connoître les hommes, que de conclure, de ce qu'une chose est absurde, que le fait n'est pas vrai ; et même que de nier que chez une nation oîi une telle opinion étoit ancienne et courante, elle n'avoit cours que parmi le peuple, et qu'elle étoit rejetée par tous-les gens sensés. Quand même ceux-ci n'en auroient au fond de l'âme fait aucun cas, n'auroient-ils pas fait profes- sion de suivre à l'extérieur la croyance publique ? Mais indépendamment de ceci, beaucoup d'entr'eux sans doute y donnoient de bonne foi : et l'on a eu raison de remarquer, que comme il n'y a point de précepte si rigoureux qui n'ait été reçu par des gens entièrement livrés aux plaisirs des sens, de même n'y a-t-il point d'opinion dogmatique si dénuée de fonde- ment qui ne se trouve embrassée par quelques per- sonnes d'un esprit excellent d'ailleurs. De plus on ne peut nier que les Egyptiens ne fussent naturellement portés à une superstition excessive, et que leur Philosophie ne fût en bien des points assez grossière et mal raisonnée. Ceux qui en ont une si haute idée auroient quelque peine à la soutenir en faveur d'une doctrine qui, au tems de Diodore, enseignoit que le limon des marais avoit produit l'homme et les ani- maux tout organisés ; que c'est parce que l'homme tire sa première origine de ce lieu humide, qu'il a la peau lisse et unie ; que pour preuve certaine d'une telle formation des animaux, on voyoit tous les jours en Thébaïde des souris à demi formées, n'ayant que

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la moitié du corps d'un animal, et le reste du pur limon'. Cette célèbre Philosophie Egyptienne, qui fai- soit un homme d'une motte de terre, a bien pu faire

•Diodore L. i. au même endroit où il rapporte que les Egyptiens prétendent que le genre humain a commencé chez eux, donne le détail de leur système sur la première formation des hommes, lii rotation continuelle du globe sur lui-même, disent-ils, le partagea par le moyen de cette agitation en eau et en terre : de telle sorte pourtant, que la terre demeura molle et fangeuse. Les rayons du Soleil donnant sur elle en cet état, causèrent différentes fomen- tations à sa superficie. Il se forma dans les endroits les plus humides des excroissances couvertes d'une membrane déliée, ainsi qu'on le voit encore arriver dans les lieux marécageux, lorsqu'un Soleil ardent succède immédiatement à un air frais. Ces premiers germes reçurent leur nourriture des vapeurs grossières qui couvrent la terre pendant la nuit, et se fortifient insensible- ment par la chaleur du jour. Etant arrivés enfin à leur point de maturité, ils se dégagèrent des membranes qui les envelop- poient, et parurent sous la forme de toutes sortes d'animaux. Ceux en qui la chaleur dominoit s'élevèrent dans les airs : ce sont les oiseaux. Ceux qui participoient davantage de la terre, comme les hommes, les animaux à quatre pieds et les reptiles, demeurèrent sur sa surface ; et ceux dont la substance étoit plus aqueuse, c'est-à-dire les poissons, cherchèrent dans les eaux le séjour qui leur étoit propre. Peu de tems après, la terre s'étant entièrement desséchée, ou par l'ardeur du Soleil, ou par les vents, devint incapable de produire d'elle-même les animaux ; et les espèces déjà produites ne s'entretinrent plus que par voye de génération... Au reste si quelqu'un révoque en doute la pro- priété que ces naturalistes donnent à la terre d'avoir produit tout ce qui a vie, on lui allègue pour exemple ce que la nature fait encore aujourd'hui dans la Thébaïde : car lorsque les eaux du Nil se sont retirées après l'inondation ordinaire, et que le Soleil échauffant la terre cause de la pourriture en divers endroits, on en voit éclore une infinité de rats. Ainsi, disent ces naturalistes, la terre s'étant desséchée par l'action de l'air environnant, doit avoir produit au commencement du Monde différentes espèces d'ani- maux.. . Us insistent fort sur cet exemple particulier des rats, dont ils disent que tous ceux qui le voyent sont très étonnés : car on aperçoit quelquefois ces animaux présentans hors de terre une moitié de leur corps déjà formée et vivante, pendant que l'autre


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une Divinité d'un quadrupède. Je n'allègue pas ceci pour la ravaler en tout. Certainement les Egyptiens ont été sages en beaucoup de choses, et versés dans la connoissance de bien des arts. Mais qui ne sçait combien les hommes ont d'inconséquence dans


retient encore la nature du limon où elle est engagée. Il est démontré par là, continuent-ils, que dès que les élémens ont été développés, l'Egypte a produit les premiers hommes, puisqu'enfin dans la disposition même où est maintenant IXJnivers, la Tare dEgypte est restée la seule qui produise encore quelques animaux." Cette fable des rats lût encore, à la fin du siècle passé, mise au nombre des questions qu'un sçavant faisoit faire sur l'histoire naturelle de lEgypte, sçavoir si l'on trouvoit à la campagne des grenouilles et des souris qui lussent moitié terre et moitié animal. A quoi le Drognian du Caiie répondit que person- ne n'avoit jamais rien vu ni rien ouï dire de pareil. Journ. des Sçav.Juill. 1685.

' Un homme d'une vaste érudition, membre d'une des plus illustres Compagnies littéraires, n'a pas hésité de s'exprimer là- dessus en termes beaucoup plus forts qu'on ne le fait ici, dans un ouvrage expressément examiné et approuvé par son Corps. <En vérité, dit l'Abbé Fourmont, Réflex, sur l hist. des anciens peuples, L. n, Sect. 4, de quelque façon que l'on s'y prenne pour disculper les Egyptiens, ce ne sera beaucoup avancer en leur faveur : il faudra toujours avouer que malgré leur haute réputa- tion de sagesse, ils etoient tombés là-dessus dans les excès les plus odieux. Que personne n'ose ici nous apporter pour prétexte la politique de leurs Souverains. Dans le dessein, dit-on, de divi- ser efficacement tous ces nomes de lEgypte, ils y avoient établi tous ces cultes différens. On pourrait par grâce leur accorder ces vues semblables à celles de Jéroboam : elles en avoient peut-être été le modèle. Mais pour parler simplement et sans fard, il faudra bongré malgré en revenir a ceci, que les Egyptiens étoient [et s'ils pensoient un peu, dévoient se croire eux-mêmes] un peuple fort extravagant. On n'apothéose point sans folie les oignons et les asperges. Que penser encore des Dieux oiseaux, poissons, ser- pens, crocodiles ? Un peu plus bas il dit nettement, que les Egyptiens ne pensoient pas mieux sur cet article que les Samoyodes, et que les Sauvages d'Amérique.

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l'esprit' et de peine à revenir de leurs fausses idées quand elles ont pris racine par une très longue habi- tude ? Observons ce qui se passe chez les Mores d'Afrique, Arabes d'origine, parmi lesquels la Religion Mahométane a porté la connoissance d'un seul Dieu. Malgré le Mahométisme dont ils font profession, l'usage des Fétiches n'est ni moins généralement répandu ni moins consacré par leurs Prêtres Marabous : ceux-ci donnent aux Fétiches le nom de Grigris. La nouvelle Religion n'a produit d'autre effet que de les faire regarder comme des puissances subalternes, comme des talismans préservatifs contre toute sorte de maux ou d'événemens fâcheux. Chaque Grigris a sa propriété : aussi les Mores en ont-ils tant, qu'ils en sont quelquefois couverts de la tête aux pieds : parmi eux les Fétiches ont gagné en nombre ce qu'ils ont perdu en force. Il est assez cer- tain aussi que les Egyptiens portoient sur eux leurs Fétiches talismaniques. On trouve de très anciennes Momies ayant sur l'estomac une plaque d'or gravée d'une figure de bête, et pendue à un collier de même métal. Pietro délia Valle en a vu de telles dans les sépultures voisines du Caire.

De ces deux observations de fait, l'une que les anciens peuples étoient sauvages et grossiers comme le sont les Noirs et les Caraïbes, l'autre que les objets de leur culte étoient les mêmes que chez ceux- ci, il en résulte cette conséquence certaine, que leur Religion et leur façon de penser en cette matière étoit la même chez les uns que chez les autres, la même en Egypte autrefois qu'elle est aujourd'hui en Nigritie. Tout absurde et grossier qu'est le Fétichisme, il ne faut pas croire qu'il ait dû s'abolir en Egypte à mesure

Hetr. délia Vall. Lett. w.

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et aussi promptement que les esprits des habitans se sont raffinés. Les points qui regardent le culte religieux subsistent encore comme choses sacrées longtems après qu'on en a reconnu la futilité, et restent au moins chez le bas peuple, qui fait le plus grand corps d'une nation, et qui est toujours, comme on le sçait assez, fort attaché à ses vieux usages, surtout en cette matière. C'est ainsi qu'il faut entendre ce que dit Synesius. «Les Prêtres d'Egypte sçavent bien se jouer du peuple au moyen des becs d'éperviers et d'ibis sculptés au devant des temples, tandis qu'ils s'enfoncent dans les Sanctuaires pour dérober à la vue de tout le monde les mystères qu'ils célèbrent devant les globes qu'ils ont soin de couvrir de machines qu'ils appellent Xa^açTi^îa-îe soin qu'ils prennent de couvrir ces globes est pour ne pas révolter le peuple, qui méprise- roit ce qui seroit simple : il faut pour l'amuser des objets qui le frappent et le surprennent, autrement on ne gagne rien avec lui : c'est là son caractère»'. Malgré la perfection que les mœurs et les Arts acquirent en Egypte, les villes Egyptiennes n'en sont guères moins restées attachées chacune au vieux Fétiche particulier dont elles avoient fait choix. Ce n'est qu'à force de vétusté que cette idolâtrie si grossière s'y est enfin éteinte, et que les traces en ont enfin été effacées par le Christianisme et parle Mahométisme, deux Religions les plus propres qu'il y ait à détruire les autres, tant par la pureté avec laquelle elles maintiennent le dogme précieux de l'unité de Dieu, et proscrivent tout ce qui se ressent du Polythéisme, que par l'esprit d'intoléran- ce qu'elles tiennent de la Judaïque leur mère.


Synes. in encom. Calvit


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Voyons cependant en peu de mots s'il sera possible, sans s'écarter tout-à-fait de la justesse du rai- sonnement, de donner à cette pratique Egyptienne quelque autre fondement que la pure sottise du peuple ; quoique les railleries qu'on en a faites autre- fois montrent assez qu'on n'en avoit pas alors une meilleure opinion. De plus s'il étoit public que ce culte eût un fondement raisonnable, en ce que le res- pect rendu à l'animal ne se rapportoit pas directement à lui, mais à la Divinité réelle dont il n'étoit que la figure, pourquoi les auteurs qui en parlent' auroient- ils pris la précaution d'avertir d'avance que ce qu'ils vont dire est une chose hors de croyance et un pro- blème susceptible de bien des difficultés, TTa^ctôo|ov TOYivô|i£vovxai" ^TiTir|aeoç â|iov : que les causes que l'on donnera de ces pratiques paroîtront fort dou- teuses et peu satisfaisantes, JioxicoctJioÇîav -Jiapéxovraç TOiÇTUÇ aiTÎçTÇTtov^TnôoL : que les Prêtres ont soin de garder un profond silence sur ces sortes de matières : que ce que la nation en sçait tient en grande partie de la fable et de la simplicité des premiers siècles, Trr|ç at^Xaixr\q arrloTriToç. Pourquoi Plutarque si zélé pour y trouver du mystère, qui s'épuise à chercher sur chaque point toutes les allégories les moins imagi- nables et les plus inconséquentes, même sur les diffé- rentes couleurs de la robe d'Isis et sur les différentes résines qu'on bruloit dans son temple ; pourquoi, dis- je, seroit-il obligé d'avouer que les Egyptiens en pre- nant les bêtes pour des Dieux se sont rendus ridicules aux yeux de tout le monde et ont fait de leurs céré- monies un objet de risée ? Pourquoi Cicéron avance- roit-il que les Egyptiens sont plus fermes dans leur


Diodor.


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croyance de la divinité des animaux, que le Romain ne l'est dans la sienne en entrant dans le temple le plus saint ? Pourquoi Plutarque et Diodore rapporte- roient-ils sur le même point tant de systèmes d'expli- cations différentes qui n'ont aucun rapport les unes aux autres, qui s'excluent même, et par là s'accusent réciproquement de fausseté ? Car enfin dès qu'il n'y avoit que le bas peuple, toujours partout ignorant et crédule, qui prît les objets de superstition à la lettre, dès que tous les gens sensés de la nation ne regar- doient ces différens objets que comme symboliques de la Divinité, le sens qu'ils y donnoient étoit fixe, public, connu de tout le monde, non sujet à la dispute ni à l'incertitude : les Prêtres d'Egypte, ces gens si mystérieux, ayant une réponse satisfaisante à donner au reproche général fait à leur nation, loin de garder le silence, avoient plus d'intérêt que personne à s'expliquer ouvertement. Mais quand on n'a rien de bon à dire, c'est le cas de laisser croire qu'on garde un secret, d'affecter le mystère, de ne s'expliquer qu'à demi et à fort peu de gens. On voit qu'Hérodote, qui avoit beaucoup conversé avec les Prêtres, est très réservé lorsqu'il est question de parler des motifs du culte Egyptien. Quoiqu'il fasse ses efforts pour le pré- senter sous une face plus raisonnable, en donnant à entendre que chaque animal étoit consacré à un Dieu, ce qui pouvoit bien être ainsi de son tems, on s'aperçoit aisément qu'il ne veut pas s'expliquer sur ce qu'il sçait. «Les Egyptiens, dit-iP, sont superstitieux à l'excès sur les choses divines. Les bêtes farouches et domestiques y sont sacrées. Si j'en voulois dire la rai- son, il me faudrait insensiblement tomber sur le dis-


Cic. Nat. D. L i. Herodot. H. 65.

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cours de la Religion, dont j'évite de parler autant qu'il m'est possible, et dont on voit que je n'ai dit quelque chose qu'autant que je m'y trouvois engagé par la nécessité de mon sujet, et seulement en passant.» Ailleurs parlant d'un certain rite de sacrifice où l'on immoloit des porcs, «Les Egyptiens, dit-il', en rendent une raison ; mais quoique je la sache, je crois qu'il est plus honnête que je ne la rapporte pas.» Plus haut, après avoir dit que les Mendesiens respectent le bouc, parce que l'on représente le Dieu Pan avec une tête de chèvre et des pieds de bouc, «Ce n'est pas, ajoute-t-it, qu'ils le croyent ainsi fait. Pan est un Dieu semblable aux autres. Si on le représente ainsi, j'en sçais bien la raison ; mais je ne serois pas bien aise de la dire.» Cette réticence n'a point rapport à l'obscénité ; car on sçait qu'Hérodote n'est pas fort retenu sur cet article. En un autre endroit, où il conte l'histoire d'Hercule, il finit en priant les Dieux et les Héros de prendre en bonne part ce qu'il a dit. En un mot, il est facile de voir qu'il ne touche cette matière de la croyance Egyptienne qu'avec scrupule et discrétion ; car dans ses discours, s'il n'est pas chaste, il est au moins fort dévot. Les écri- vains postérieurs à lui, tels que Diodore, Plutarque, Porphyre, Jamblique, etc. recherchent très curieuse- ment les motifs fondamentaux de ce culte : et c'est une chose digne de remarque, que plus l'auteur est récent, plus il est porté vers les explications mystiques, qui de siècle en siècle devenoient plus à la mode, à mesure qu'on sentoit davantage le besoin qu'avoit l'Egyptianisme d'être pallié par des allégories. Parcourons aussi brièvement qu'il sera possible les dif- férens systèmes figurés qu'on a voulu faire adopter.

Je crois d'abord que ceux qui veulent soute- nir l'honneur de la croyance Egyptienne seront bien

Herodot. n. 47.

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aises que je n'allègue en sa faveur, ni la fable de Jupiter qui ne voulut se laisser voir à Hercule qu'après avoir écorché un mouton et s'être enveloppé de sa peau (cause pour laquelle le bélier a été déifié), ni la métamorphose' des Dieux en bêtes, lorsque les Géans les eurent mis en fuite. Cette fable ne suppose- roit pas une moindre sottise dans le peuple qui l'adopteroit que celle à qui l'on cherche'^ donner une tournure plus sensée. Si elle a réellement eu cours en Egypte, elle nous montre, par ce qu'en rapporte Diodore, quelle étrange et misérable opinion les Egyptiens ont eu de leurs Dieux, de leur multiplica- tion et de leur pouvoir. «Ds disent, selon lui, que les Dieux n'étant autrefois qu'en petit nombre, et crai- gnans d'être accablés par la multitude des hommes impies et scélérats, se cachoient sous la forme de divers animaux, pour échapper à leur poursuite et à leur fureur. Mais ces mêmes Dieux s'étant enfin ren- dus les Maîtres du Monde, avoient eu de la reconnois- sance pour les animaux dont la ressemblance les avoit sauvés : ils se les étoient consacrés, et avoient chargé les hommes même de les nourrir avec soin, et de les ensevelir avec honneur.» Plutarque a raison de s'écrier là-dessus, qu'oser dire que les Dieux effrayés ont été se cacher dans les corps des chiens et des cigognes, c'est une fiction monstrueuse qui surpasse les plus grossiers mensonges : et tout de suite, il rejette aussi comme indigne d'être avancée l'opinion de la Métempsychose, qu'on donnoit pour cause du respect rendu aux animaux. Je ne m'arrêterai pas non plus à réfuter la fable suivante. Typhon tua son frère Osiris, et coupa le cadavre en vingt-six parties qu'il

' Herod. jt. 42.

^ Ovid. Metam. L 5.


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dispersa. Isis lui fit la guerre, vengea le meurtre de son époux, et étant montée sur le Throne, chercha et retrouva ses membres épars. Pour leur donner une sépulture à jamais célèbre, elle fit vingt-six momies, dans chacune desquelles elle mit un morceau du corps d'Osiris ; et ayant appelé chaque société des Prêtres en particulier, elle assura en secret chacune des sociétés qu'elle l'avoit préférée aux autres pour être dépositaire du corps entier d'Osisis. Elle enjoignit à chacune d'elle de choisir un animal tel qu'elles le voudroient, auquel on rendroit pendant sa vie les mêmes respects qu'à Osiris, et qu'on enseveliroit après sa mort avec les mêmes honneurs. C'est pourquoi chaque société sacerdotale se vantoit de posséder seule le corps d'Osiris, nourrissoit un animal sacré en sa mémoire, et renouvelloit les funérailles du Dieu à la mort de cet animal. Ce conte est assez bien inventé pour rendre raison du culte particulier à chaque contrée. Mais quel raisonnement plausible pourroit-on appuyer sur un récit aussi visiblement fabuleux dans la plupart des circonstances ? D'ailleurs il .n'est ici question que des animaux : cependant nous avons vu que les êtres inanimés étoient aussi des objets de culte. Quand cette fable seroit bonne pour l'Egypte, elle ne serviroit à rien pour les autres endroits de l'Orient où le Fétichisme a eu vogue. Les raisons qui lui ont donné cours dans un pays, ne sont pas différentes de celles qui l'ont intro- duit dans un autre. On a dit qu'autrefois les Princes successeurs d'Osiris' et les Généraux d'armée por- toient sur leurs casques des figures de têtes d'ani- maux, pour se rendre plus remarquables ou plus ter- ribles : ce qui les a fait représenter après leur mort

' Plutarch. in Isid.

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sous les figures qu'ils avoient choisies pour cimiers. Ainsi on a représenté sous la figure d'un chien Anubis' l'un des principaux officiers d'Osiris. Cette solution est assez ingénieuse. On pourroit encore alléguer en sa faveur l'analogie qu'elle semble avoir avec le grand nombre de figures Egyptiennes qu'on voit en forme humaine avec des têtes d'animaux. Néanmoins elle suppose, looque le culte public s'adressoit seulement à la figure sculptée d'un animal, ou à quelque statue humaine ornée de cette figure ; au lieu qu'ils s'adressoit à l'animal vivant lui-même, et de même que les noirs, qui vont tout nuds et qui n'ont point eu chez eux d'officiers d'Osiris ni d'apo- théoses, l'adressent à leur Fétiche. Car ce seroit une autre absurdité de dire, que parce qu'un personnage illustre s'étoit orné de la dépouille de quelque bête, la vénération rendue à sa mémoire a consacré toutes les bêtes vivantes de la même espèce. La peau du lion dont se coiffoit Hercule n'a pas déifié dans la Grèce l'espèce vivante des lions : outre qu'il me paroît dou- teux que les capitaines Egyptiens ayent jamais porté d'oignons pour cimiers de leurs casques ; c'étoit pou- tant un des Dieux de l'Egypte. Pline dit pareil- lement : «L'ail et l'oignon sont des Dieux sur lesquels l'Egyptien fait serment.» Elle suppose, looque le Fétichisme n'est qu'une altération de l'idolâtrie pro- prement dite, dont elle seroit dérivée à la suite des tems ; au lieu que le culte des animaux paroît au contraire visiblement antérieur en Egypte à celui des idoles, qui même n'y a pas été aussi fort en vogue dans la Grèce et dans le reste de l'Orient. Strabon dit en propres termes, que dans les premiers tems les

' Euseb. Pra^par. n. i. ^Plin.L.XlX.


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Egyptiens n'avoient point d'idoles, ou que s'ils en avoient, elle n'étoient pas de forme humaine, mais de figures de bêtes. Isis, Osiris, et sa famille. Divinités si anciennes en Egypte, sont des Dieux relatifs au Sabéïsme ou culte des astres, et à l'ancien état du globe terrestre. Lors de la conquête des Perses, Cambyze ne trouva dans le vaste temple de Vulcain, que de petits objets qui excitèrent sa risée : le Jupiter Sérapis et quelques autres Divinités, sont récentes en comparaison des Fétiches. Parmi les statues Egyp- tiennes qui nous restent, dont le plus grand nombre ne sont pas des figures de Divinités, probablement la plupart ne sont pas antérieures à la Monarchie Grecque d'Alexandrie, qui donna sans doute une vogue très considérable au pur culte idolâtre. La Religion d'Egypte étoit fort mélangée. Dès les pre- miers siècles le Sabéïsme y entroit pour beaucoup. Si la nation n'avoit eu que douze Dieux Fétiches, on pourroit croire que la division du Zodiaque en douze signes, à qui l'on donna le nom d'autant d'animaux, a donné naissance à la Zoolâtrie ; les Egyptiens adora- teurs des astres et auteurs de cette division astrono- mique, ayant substitué le culte d'un bélier ou d'un taureau à celui des constellations qui portoient les noms de ces quadrupèdes. Lucien', si le discours sur l'Astrologie judiciaire qui se trouve dans ses œuvres est de lui, s'explique là-dessus en ces termes assez curieux : «Les Egyptiens ont cultivé cette science après les Ethiopiens : ils ont mesuré le cours de chaque astre, et distingué l'année en mois et en sai- sons ; réglant l'année sur le cours du Soleil, et les mois sur celui de la Lune. Ils ont fait plus : car ayant


iL 17.

^ Luciaa de Astnolog.


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partagé le ciel en douze parties, ils ont représenté chaque constellation par la figure de quelque animal, d'où vient la diversité de leur Religion. Car tous les Egyptiens ne se servoient pas de toutes les parties du ciel pour deviner ; mais ceux-ci de l'une et ceux-là de l'autre. Ceux qui observèrent les propriétés du bélier, adorent le bélier ; et ainsi du reste.» Malheureu- sement ce passage du Sabéïsme au Fétichisme, assez naturel d'ailleurs, soutiendroit mal l'application qu'on en voudroit faire au détail complet du culte en ques- tion. J'avoue cependant, que de toutes les opinions celle-ci me paroît la plus vraisemblable, après celle que j'ai pour but d'établir dans ce traité.

Plutarque et Diodore rapportent, que lorsqu'on divisa l'Egypte en Nomes, afin d'empêcher les habitans de remuer et de s'unir pour secouer le joug, on imposa dans chaque Nome un culte particu- lier ; rien ne tenant les hommes plus divisés et plus éloignés les uns des autres que la différence de Religion. On eut soin d'assigner à chaque Nome voi- sin des animaux antipathiques, pour augmenter la haine entre les habitans, lorsque chacun verroit sa propre Divinité maltraitée, ou l'ennemi de son Dieu honoré par ses voisins. Une politique si raffinée aurait été sans doute excellente et appuyée sur un fondement très véritable. Mais qui ne voit que les esprits du peuple étant plus difficiles à tenir en contrainte sur le point de la Religion que sur aucun autre, c'étoit au contraire choisir un moyen tout propre à les révolter tous ; et qu'il y auroit eu cent fois plus de peine à les plier à une telle nouveauté, qu'à les tenir assujettis à une domination temporelle ? La manière bizarre dont on suppose que le projet étoit conçu, achevoit d'en rendre l'exécution impos- sible, si le Fétichisme étoit une croyance nouvelle qu'on eût voulu pour lors établir. Ne seroit-il pas plus

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vraisemblable de dire, que la division géographique et politique, quand il fut question de l'introduire, fut réglée sur la division de culte qui se trouvoit déjà entre les différentes contrées ?

D'autres ont dit que chaque animal empor- toit avec soi l'idée d'un Dieu plus relevé dont il étoit le type ; de sorte qu'il faudrait ainsi regarder l'animal comme le Dieu même. A Bubaste donc le chat aurait été le représentant de la Lune. Mais les habitans de Bubaste sont assez mal justifiés par là ; car il n'y a guères moins d'imbécillité à prendre un chat pour la Lune qu'à l'adorer lui-même. D'ailleurs combien n'étoit-il pas plus simple de rendre directement ce culte à la Lune, que de l'adresser aux chats sublu- naires ! Selden' tâche de donner à ceci une face moins ridicule : il croit que les animaux n'étoient que symboliques des Dieux du pays, et que le culte des symboles a donné naissance au culte des animaux et autres objets singuliers, lorsqu'on a substitué le culte visible de l'objet représentant à celui de l'objet repré- senté ; par exemple, le bœuf en Egypte, et le feu en Perse : l'un n'avoit d'abord été que le type du Dieu Apis, l'autre que celui du Soleil. Mais à force d'avoir le représentant sous les yeux, le peuple grossier a perdu l'idée du représenté, et détourné son adoration de l'objet absent pour l'adresser en droiture à l'objet pré- sent. Ceci peut avoir quelque chose de vrai par rap- port au culte du feu, pour ceux d'entre les Guèbres qui adoraient le feu terrestre de leurs pyrées. Que le bœuf, le plus utile des animaux, ait été généralement reçu comme le symbole conventionnel du plus favo- rable des Dieux, on pourrait le croire : mais si l'on veut faire l'application de cette hypothèse au détail infini du Fétichisme Egyptien, on sera bientôt

Selden. Prolegom. C. 3.

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contraint d'abandonner le système à force d'endroits oîi il n'est plus possible de l'adopter. Dira-t-on avec Plutarque', que le crocodile n'ayant point de langue doit être considéré comme le symbole de la Divinité, qui sans proférer une seule parole imprime les loix éternelles de la sagesse dans le silence de nos cœurs ? ou plutôt ne sera-t-on pas surpris de voir un si excellent esprit débiter en termes magnifiques des choses aussi peu conséquentes et aussi éloignées du sens commun ? On est tout-à-fait étonné de lui entendre dire que la belette, qui conçoit par l'oreille et accouche par la bouche, est le symbole de la parole qui procède ainsi : que la musaraigne aveugle est adorée, parce que les ténèbres primitives ont pré- cédé la lumière : que la chatte est le type sacré de la Lune, parce qu'elle a comme elle des taches sur sa superficie, et qu'elle court la nuit : que l'aspic et l'escarbot sont les types du Soleil ; l'escarbot parce qu'il va à reculons, comme le Soleil allant d'Orient en Occident va contre le mouvement du premier mobile qui se meut d'Occident en Orient ; l'aspic, parce que comme le Soleil il ne vieillit point, et marche sans jambes avec beaucoup de souplesse et de prompti- tude : qu'en langue Egyptienne la pierre d'aimant s'appelle Os d'Horus et le fer Os de Typhon, qu'Horus étant le monde ou la nature humaine, et Typhon le mauvais principe, cela signifie que la nature humaine tantôt succombe à sa pente vers le mal, tantôt le sur- monte, comme l'aimant attire le fer par un de ses pôles et le repousse par l'autre. Si c'est la façon de penser des Egyptiens de son tems que Plutarque nous débite ici, elle fait assurément peu d'honneur à la jus-

' In Iside et Osir. In Symposiac. rv. 5.


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tesse d'esprit de cette nation. La grossière simplicité des siècles sauvages que je crois avoir été l'ancienne baze et la première source de son culte religieux, sans être plus déraisonnable, a du moins plus de vraisem- blance.

Le même embarras sur l'application se retrouve dans le sentiment de ceux' qui veulent qu'on n'ait eu en vue en honorant les animaux que les diverses utilités qu'en tiroient les hommes, ou que les bonnes qualités par lesquelles ils se distinguoient. Le bœuf laboure la terre : la vache engendre le bœuf : la brebis fournit la laine et le lait : le chien est bon pour la garde, pour la chasse ; il a quêté pour retrou- ver le corps d'Osiris : le loup ressemble au chien, et a mis en fuite une armée d'Ethiopiens qui vouloient faire une invasion : le chat écarte les aspics ; l'ich- neumon détruit le crocodile : l'ibis mange les serpens venimeux et les insectes : le faucon apporta aux Prêtres de Thèbes un livre couvert de pourpre conte- nant les loix et les cérémonies religieuses : la cigogne a montré une façon de prendre des remèdes : l'aigle est le roi'des oiseaux : le crocodile fait peur aux voleurs Arabes, qui n'osent approcher du Nil ; il porta sur son dos d'un bord à l'autre du lac de Mœris le Rois Menés qui se trouvoit en danger sur le rivage : l'oignon croît dans le déclin de la Lune : et quant au reste des légumes, il faut les respecter, car si tout le monde mangeoit de tout, rien ne pourroit suffire. Voilà, sans doute, de puissantes raisons, et des motifs d'adoration qu'on veut donner pour raisonnables, ou du moins pour spécieux. On honoroit donc la fidélité dans le chien. Dans le bouc, animal fort lascif, on


' Cic. Nat D. L. i. Euseb, Ibid.

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honoroit la génération, et Diodore' entre là-dessus dans un détail tout-à-fait circonstancié ; seroit-ce par cette raison que les femmes découvroient leur sexe devant l'animal sacré, et alloient quelquefois plus loin, comme le raconte Hérodote dans une histoire qui n'est pas bonne à répéter, et sur laquelle Vossius a eu une pensée fort extraordinaire, que je ne veux pas rapporter non plus, quoique ce trait d'histoire prouve invinciblement que rien n'étoit moins symbolique ? Il faut avouer que c'est pousser bien loin l'admiration des vertus, ou du moins la manifester d'une étrange manière. Aussi le Philosophe Persée , disciple de Zenon, qui étoit dans cette idée, alloit-il jusqu'à faire entendre qu'il ne falloit pas regarder les choses utiles et salutaires à l'homme comme de simples présens des Dieux, mais comme étant divines de leur propre nature. Plutarque ne va pas si loin. «Mais les Philo- sophes les plus louables, dit-il, voyant dans les choses inanimées quelque image occulte de la Divinité, ont cru qu'il étoit mieux de ne rien négliger de ce qui pouvoit la faire révérer. J'estime donc que les êtres animés, sensibles, capables d'affections et de mœurs, sont encore plus propres à inspirer du respect pour leur auteur. J'approuve ceux qui adorent, non les ani- maux, mais en eux la Divinité qui s'y montre comme en un miroir naturel, et qui les employé comme des instrumens bien faits dont elle orne l'Univers. Une chose inanimée, quelque riche qu'elle soit, fût-elle toute de pierreries, ne vaut pas celle qui est douée de sentiment. Cette portion de la nature qui vit, qui voit, qui a en soi un principe de mouvement et de

Diodor. Pindar. ap. /Elian. ' Herodot. L. Ji. C. 46. et Voss. Idol. L m. C 74. Peiseus ap. Cic. Nat. Deor. L i. C. 15.


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connoissance, a tiré à soi quelque particule de cette Providence qui gouverne le monde. Ainsi la nature divine est au moins aussi bien représentée par des animaux vivans, que par des statues de bronze ou de marbre aussi périssables, et de plus, insensibles. Voila l'opinion que je trouve la plus recevable de toutes celles qu'on a données de l'adoration rendue aux ani- maux.» Je rapporte avec plaisir ce passage de Plutarque, qui est très louable par l'intention, et le meilleur endroit de tout son livre. Mais, outre que ce n'est ici que le raisonnement réfléchi d'un Philo- sophe, et non celui de la Nation dont les pratiques montrent qu'elle avoit un culte direct et non relatif, ce raisonnement est au fond peu solide, et a le défaut des argumens qui prouvent beaucoup plus qu'il ne faudroit. Car si on pouvoit justifier l'adoration réelle rendue à toute espèce d'être vivant ou inanimé, en disant, malgré toutes les apparences contraires, que ce n'est que parce qu'il est l'image et l'ouvrage de Dieu, on parviendroit à rendre raisonnable le Paga- nisme le plus insensé.

L'Opinion ci-dessus a du rapport à celle de quelques autres Philosophes qui ne trouvent ici que le naturalisme, et qui regardent toute cette Théologie bizarre comme un pur hommage rendu à la nature même productrice de tous les êtres. Rien de plus forcé que ce qu'ils disent. Le peuple n'entend rien à tous ces raffinemens : il ne sçait que ce qu'il voit : sa Religion n'est jamais allégorique : tellement qu'il est aussi naturel de penser que la dévotion Egyptienne n'étoit ni différente de celle des Nègres ni mieux rai- sonnée, qu'il l'est peu de chercher des raisons sub- tiles et philosophiques pour les justifier d'avoir adoré des éperviers et des légumes. Mais de plus cette explication a un défaut qui lui est commun avec quasi toutes les précédentes, et qui suffiroit pour les faire

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tomber : c'est qu'aucune ne rend raison de ce qu'il y avoit un animal affecté à chaque contrée pour sa Divinité. Cette simple observation réfute aussi ce que dit ailleurs Diodore, en donnant la Métempsychose et le passage de l'âme d'Osiris dans le corps d'un bœuf et dans celui d'un loup pour un des motifs qui fai- soient respecter les animaux. Car si on estimoit les animaux pour leurs bonnes qualités ; s'ils étoient la figure des hommes qui avoient rendu de grands ser- vices à l'Egypte ; s'ils étoient les images des Dieux ou les emblèmes de la nature ; s'ils ont été substitués par homonymie aux signes célestes du Zodiaque ; s'ils étoient la retraite des âmes humaines après le trépas des hommes, ils dévoient par tous ces motifs jouir d'un honneur égal dans tout le pays ; au lieu qu'on n'avoit dans un canton nul respect pour l'animal. Dieu du canton limitrophe. Hors du ressort de sa Divinité, il étoit tué et mangé sans pitié : de même que chez les Africains le Fétiche d'une contrée n'est qu'une bête pour les peuples voisins. Hérodote dit positivement que le crocodile n'est sacré qu'à Thèbes et sur le lac Mœris, et l'Hippopotame qu'à Pam- premis : qu'ailleurs, entr'autres dans la contrée d'Elephantine, les habitans leur font la chasse et les tuent comme ennemis de l'homme. D'autres, voulant particulariser davantage cette idée de culte religieux, et rendre raison de ce qu'il n'y avoit qu'un certain ani- mal jouissant dans chaque province d'un respect exclusif, ont dit que l'animal étoit un objet d'adora- tion, parce que le peuple de la province en portoit la figure à la guerre en guise d'étendart, autour duquel il se réunissoit, comme la légion Romaine autour de son aigle, ou nos bataillons chacun autour de son propre drapeau. «Peu après, dit-on, que les hommes eurent abandonné la vie sauvage pour former entr'eux diverses sociétés, ils s'attaquoient et se mas-

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sacroient continuellement les uns les autres, ne connoissant encore d'autre loi que celle du plus fort. La nécessité apprit bientôt aux plus foibles à se secou- rir mutuellement ; et ils se donnèrent pour signal de convocation la figure de quelques-uns des animaux qu'on a consacrés depuis. A cette marque ils se ras- sembloient et formulent un corps redoutable à ceux qui les faisoient trembler auparavant. La première de ces bandes servit de modèle et d'exemple à d'autres ; et toutes ayant pris des animaux différens pour enseignes, c'est la raison pour laquelle les uns sont honorés dans un endroit, et les autres dans un autre, comme les auteurs particuliers du salut des différentes troupes qui se sont établies en plusieurs villes.» Ce rai- sonnement de Diodore est le plus naturel et le plus judicieux qu'on ait fait sur la matière. II prend l'origine des choses au tems où elle doit être prise, c'est-à-dire aux siècles de barbarie. Il rend bon compte de l'attri- bution du culte particulier à chaque Nome, en même tems qu'il est en général applicable à tout autre peuple sauvage. Malgré cela on aura peine d'admettre que ce soif ici la cause générale du Fétichisme ancien et moderne. Il y a des objets du culte même en Egypte, à qui l'on n'en peut faire l'application. On ne voit pas qu'elle ait en rien influé dans le choix que les peuples modernes ont fait de leurs Divinités maté- rielles. Enfin cette opinion a le défaut de renverser les objets en prenant pour la cause ce qui n'est que l'effet. Autant qu'il seroit extraordinaire d'adorer un être parce qu'on le porte pour enseigne, autant il est natu- rel de le porter pour enseigne parce qu'on l'adore. Ce n'est pas à cause que nous portons processionnelle- ment l'image d'un Saint dans nos bannières que nous l'honorons ; mais c'est parce que nous le révérons que nous le portons ainsi.

Enfin les figuristes de goût et de profession,

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non contens du naturalisme général auquel on avoit imaginé que la Religion Egyptienne servoit de voile, sont entrés dans le détail des allégories, et en ont appliqué une fort à propos à chaque pratique. Je n'ai garde d'allonger ce discours par le détail circons- tancié de ce qu'ils avancent (ce seroit la matière d'un livre entier), ni par une réfutation suivie de mille visions sans fondement qui se réfutent d'elles-mêmes. Ce n'est pas que je ne loue l'intention de ceux qui par de tels détours cherchoient à détruire les préjugés du pur Fétichisme, non moins puérils et bien plus dange- reux. A cet égard je dirai volontiers ce que disoit Denys d'Halicarnasse des opinions Grecques sur cette matière. «A Rome nous prenons pour des fables et pour de vaines superstitions tout ce qui n'est ni sensé ni bienséant. Qu'on ne s'imagine pourtant pas que j'ignore qu'il y a quelques fables des Grecs qui pou- voient être utiles aux hommes, soit comme représen- tant des ouvrages et des effets de la nature sous une allégorie, soit comme ayant été inventées pour conso- ler les hommes dans leurs malheurs, les délivrer des troubles d'esprit, les guérir de leurs folles espérances, ou déraciner d'anciennes opinions encore plus extra- vagantes. Quoique je sache ceci tout aussi bien qu'un autre, je m'éloigne cependant volontiers de ces fables, avec les ménagemens qu'il faut apporter en une matière délicate et religieuse.»' On peut consulter sur toute cette doctrine mystagogique l'excellent ouvrage d'Eusèbe, qui l'a suivie pied à pied, et qui n'y laisse rien à répliquer. Philon de Biblos avoit déjà eu la même vue en donnant par extrait une traduction Grecque de l'ancienne histoire Phénicienne de Sanchoniaton. Son but, à ce qu'il nous apprend lui-

' Dion. Halic. L. n. p. 91.

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même, étoit de montrer aux Grecs combien ils étoient répréhensibles d'avoir tourné des faits réels en froides allégories, ou d'en avoir voulu donner des explications abstraites ; d'avoir imaginé du mystère dans les histoires des Dieux, et par-là donné nais- sance à une doctrine secrette qui n'eut jamais de fondement réel, et qu'ils publient néanmoins, dit-il, avec emphase et de manière à étouffer la vérité des faits. Il ajoute qu'il a déjà réfuté ce système dans les trois livres intitulés TreÇiTTa^aôo^a iço^iaç, de historia incredibili , où il détruit les allégories des Grecs, mal d'accord entre eux en donnant de telles explications à divers points de leur Théologie fondés sur des faits véritables. Il nous donne à entendre que son dessein en traduisant les livres de son ancien compatriote est de confirmer de plus en plus ce qu'il a déjà soutenu contre les Grecs. «Ceux-ci, dit-il, par la beauté de leur élocution, l'ont emporté sur tous les autres peuples : ils se sont approprié toutes les anciennes histoires, qu'ils ont changées, ornées, exagérées ; ne cherchant qu'à faire des récits agréables..., par lesquels, allant de ville en ville, ils ont comme étouffé la vérité. Nos oreilles accoutumées dès l'enfance à leurs fables se trouvent prévenues d'opinions accréditées depuis plusieurs siècles, à qui le tems a donné insensible- ment la force de s'emparer de nos esprits : si bien qu'elles en sont tellement en possession, qu'il nous est difficile de les rejeter. Il arrive même de-là, que la vérité, lors qu'on la découvre aux hommes, paroît avoir à présent l'air d'une opinion nouvelle ; pendant que ces récits fabuleux, quelque peu raisonnables qu'ils soient, passent pour des choses authentiques.»


' Voy. Toumemine. Joum. de Trév. 1714. enjanv.

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Eusèbe se sert à son tour avec avantage de cette ver- sion du Phénicien, pour renverser de fond en comble le système du sens allégorique inventé par les Gentils pour justifier leur culte. Il observe que la Théologie Phénicienne, qui ne ressemble nullement aux fictions des poètes, les surpasse de beaucoup en antiquité ; et il en appelle au témoignage de plusieurs inter- prètes estimés, lesquels ont déclaré que les anciens qui ont établi le culte des Dieux n'ont point eu en vue de signifier les choses naturelles, ni d'expliquer par des allégories ce qu'ils publioient de leurs Dieux ; mais qu'ils vouloient qu'on s'en tint à la lettre de l'his- toire. Je transcrirois un grand nombre de pages de son livre, s'il falloit rapporter tout ce qu'il dit de judi- cieux sur ce chapitre : il suffit de faire usage ici de quelques-unes des réflexions répandues dans tout l'ouvrage. Les choses que les anciens ont bonnement racontées de leurs Dieux, étant, dit-il, vraiment risibles, on a voulu, plus sagement peut-être, y don- ner un sens honnête et fort caché, en les appliquant aux effets de la nature. Cependant plusieurs Théologiens du Paganisme avouent que cette métho- de spécieuse ne doit pas être adoptée ; quelques-uns même s'en sont plaints, disant que par principe de Philosophie, en prenant les Dieux pour les différentes parties de la nature, on éteignoit la Religion. Tous sont forcés de convenir qu'il est constant qu'on n'a d'abord raconté que le fait tout nud, et que le rite n'a rapport qu'au fait simple, tel que la vieille tradition l'a transmis : il dément l'appareil de ce sens prétendu tiré des choses abstraites ou naturelles ; de ce figuris- me inventé par des Sophistes qui en font trophée en si beaux discours. Aussi ne peuvent-ils apporter aucu- ne tradition des tems éloignés auxquels ce culte doit sa naissance, qui fasse voir que l'antiquité avoit des- sein, comme ils le prétendent, de débiter sa Physique


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sous des énigmes : outre que ces points de Physique sont des choses communes que tout le monde sçait, ou apprend par les sens, et dont les emblèmes sont tirés de trop loin pour être tombés dans l'esprit de ceux qui ont établi ce culte. Ecoutons Porphyre, ce grand Théologien Mystique du Paganisme : après avoir débuté d'un ton emphatique, et écarté les pro- fanes, il nous apprendra que l'adoration d'une pierre noire signifie que la nature divine n'est pas une chose qui tombe sous le sens de la vue : qu'une pierre pyramidale est un rayon de la flamme divine : qu'un pieu dressé, ou un triangle, représentant, selon lui, les deux sexes, sont les reproductions des germes, et un hommage rendu à la nature féconde. Si l'on veut l'en croire sur le fond de cette Théologie terrestre, c'est une disposition mystérieuse, soit des divers attributs de la Divinité suprême emblématiquement figurés, et de sa puissance manifestée sur toutes choses, soit de l'âme du monde et des causes naturelles ; comme si en effet il eût fallu recourir à ce ridicule artifice pour expliquer aux hommes des choses toutes simples que personne n'ignore. On disoit dès-lors, entr'autres explications, que c'étoit aussi des figures de la manière de cultiver les fruits de la terre, des saisons qui en sont le tems, et d'autres articles nécessaires à la conservation de la vie humaine'. On voit bien que personne n'osant ouvertement nier les dogmes, crainte des Loix, ni s'opposer à la crédulité du vul- gaire, chacun les expliquoit selon son propre génie, et y a trouvé sans peine ce qu'il a voulu. Le champ étoit ouvert aux explications arbitraires : aussi cha- cun a-t-il hautement refusé d'admettre celles que don- noit un autre, sans néanmoins oser toucher au fond


Euseb. Praep. Evang. n. 6. ni. 7 et 1 1. etc.

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des choses qui méritoient encore moins de ménage- ment. Mais quand on se croit obligé de conserver un texte aussi absurde, il n'est pas étonnant de trouver tant d'incertitudes et d'inconséquences dans le com- mentaire. Eusèbe a de même réfuté le sentiment de Diodore sur cette matière, ainsi que les énigmes phy- siologiques de Plutarque, en faisant voir qu'il est mal d'accord avec lui-même, et qu'il n'y a aucune suite dans tout ce qu'il dit'. S'ils sont contraires à eux- mêmes, comment pourroient-ils ne le pas être aux autres ? En effet les plus zélés d'entre eux parmi les modernes ont été les plus ardents à rejeter ce q- u'avoient soutenu leurs devanciers. Quand on veut, dit l'un d'eux, s'instruire de ce qu'il est possible de sçavoir de cette Religion Egyptienne qui irrite la curiosité par ses dogmes si singuliers, on ne manque pas de lire avec empressement Diodore, Platon, Plutarque et Porphyre. Après les avoir lus, on est étonné de n'y trouver que des contes de petit peuple, ou de fades allégories sans liaison, sans dignité, sans utilité, ou enfin une Métaphysique guindée dont il est ridicule de penser que l'antiquité ait eu la moindre connoissance. «On étoit encore moins blessé de la grossière simplicité de l'Egyptien qui prend un bœuf pour un bœuf, que du sublime galimatias d'un Platonicien, qui voit partout des Monades et des Triades ; qui cherche le tableau de la nature univer- selle dans les pieds d'un bouc ; qui trouve dans une Isis le monde Archétype, le monde intellectuel, et le monde sensible. Tout ce qu'on apprend d'une manière précise dans ces lectures, dont l'ennui n'est racheté par aucune découverte tant soit peu satisfai- sante, ce sont les erreurs et les plates idées des


' Euseb. L. m. in procem. et Ctç). 2. et 3.

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Egyptiens.» On les trouve, il est vrai, bien plus intelli- gens que d'autres peuples en matière d'Astronomie, d'Architecture, d'arts, de métiers, de gouvernement, et de police : mais d'ailleurs on ne les voit pas moins remplis de puérilités : et quant à cette profonde connoissance qu'ils s'attribuoient de la Religion et de la nature, loin d'en reconnoître quelques vestiges dans les ouvrages des Auteurs ci-dessus, on rencontre à chaque pas les preuves du plus étrange égarement dans l'ancienne Théologie, et de la plus mauvaise dia- lectique dans la nouvelle : car il est vrai que celle-ci étoit devenue telle à peu près que les Platoniciens nous le disent. Ils ne sont probablement pas les inventeurs de ce fatras allégorique, quoiqu'ils ayent peut-être beaucoup ajouté de leur fond à une chose qui se trouvoit être si fort de leur goût : ils avoient voyagé en Egypte, et fréquemment conversé avec les Prêtres de ce pays, connus pour les plus mystérieuses gens de l'univers. Mais quelque chose que ces Prêtres ayent pu dire aux étrangers, je crois pouvoir leur répondre dans les mêmes termes que Plutarque', quoiqu'en un autre sens : le parallèle que j'ai fait de leur culte, les ressemblances que j'y ai montrées, prouvent mieux ce que c'était que leur propre témoi- gnage. Ceux-ci sans doute avoient cru donner une meilleure face à ces vieux rites terrestres, en les tour- nant, à quelque prix que ce fût, du côté de l'intellec- tuel ; et ce pouvoit être alors la Théologie des gens d'esprit, tandis que le vulgaire continuoit à ne voir aux choses que ce qui y étoit. Mais si l'on trouve dans leurs idées creuses quelque Métaphysique sur le des- tin et sur la nécessité des effets de la nature, on y trouve encore plus de chimères et de pauvretés : de


Inisid

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sorte qu'au cas que les Egyptiens pensassent là-des- sus comme le dit Porphyre, il faudrait encore conve- nir qu'ils n'étoient guères plus judicieux que s'ils ado- raient réellement des animaux et des têtes de chien. Tout ce système d'allégorie physique et métaphy- sique inventé après coup, faux et insoutenable en lui- même, est donc inutile en même tems, puisqu'il ne rend pas le Fétichisme Egyptien plus raisonnable qu'il n'étoit. Mais quand toutes ces hypothèses alléguées et dénuées des preuves qu'elles exigent, donneraient une solution plus satisfaisante, en seroient-elles moins inadmissibles en bonne critique ? Ce n'est pas dans des possibilités, c'est dans l'homme même qu'il faut étudier l'homme ; il ne s'agit pas d'imaginer ce qu'il aurait pu ou dû faire, mais de regarder ce qu'il fait.


FIN.


Composition : Egide Développement

Impression, façonnage :

Mame Imprimeurs à Tours

n° 22241


35-58-8025-01

ISBN 2-213-02253-4

dépôt légal 2061

numéro d'éditeur 8640

imprimé en France

See also

fetishism




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