La boule de vermeil  

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December 11 1891 at the Théâtre d'Art of Paul Fort

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La boule de vermeil (1907) is a work by Pierre des Gachons.

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Full text[1]

PIERRE DE QUERLON

La

Boule de Vermeil

NOTICE PAR JACQUES DES GACHONS FRONTISPICE DE FRANÇOIS SICABD


PARIS SOCIETE DV MERCVRE DE FRANGE

XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI


I


LA BOULE DE VERMEIL


DU MEME AUTEUR


la liaiîon facbeuse, roman 1 vol.

les joues d'hélène, roman 1 vol.

LA MAISON DE LA PETITE LIVIA, l'Oman i vol.

CÉLINE, Fil. LE DES CHAMPS, TOOian 1 vol.

le bandeau, un acte 1 plq.

hemv de gourmont, essai 1 plq.

En collaboration avec Charles Verrier

LES AMOURS DE LEUCIPPE KT DE CL1TOPHON. roman . . 1 vol.

la princeîse a l'aventure, conte 1 plq.


|




]




PIERRE DE OUERLOX Médaillon de François Sicard


PIERRE DE QUERLON


l&


La


Boule de Vermeil


NOTICE PAR JACQUES DES CACHONS


FRONTISPICE DE FRANÇOIS SICARD


tmuo-M




PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI



Iji




IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE I

Sept exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 7 .

JUSTIFICATION DU TiRAGE '.



Droit» de traduction et de reproduction réservé» peur tous pays.

3A19


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON


Viroflay, 7 Juin 1900

Je commence d'écrire cette notice le jour anniver- saire de la mort de mon cher petit frère, de mon cama- rade Pierre de Querlon. Après deux mois de ma- ladie, le 7 juin 1904, au premier épanouissement des roses, il nous a quittés. Il venait d'avoir vingt- quatre ans. Il aimait passionnément la vie : aussi je m'efforcerai d'oublier le grand désespoir d'une mère, d'un père, le deuil de ses proches, de ses amis, et ma propre douleur, pour faire revivre, en tête de son dernier livre, le charmant garçon que nous pleu- rons, l'écrivain délicieux que quatre ouvrages, au moins, garderont, à jamais, de l'oubli. De combien de romanciers contemporains en pourrait-on dire autant ?

Pierre Armand Marie Peyrot des Gâchons — qui prit, à vingt ans, pour ne pas être confondu avec ses frères aînés, le pseudonyme de Pierre de Querlon — est


6 LA. BOULE DE VERMEIL

né à Valençay le 10 avril 1880, dans une grande mai- son de la rue Talleyrand, dont nos parents occupaient le rez de chaussée. Le premier étage servait de pied à terre pour la belle saison à nos aimables propriétaires. Mais, en tout temps, nous jouissions des jardins, qui étaient fort grands et s'étendaient de l'un et l'autre coté de la maison.

De la rue, à travers la haute grille où se mêlent la glycine mauve et le jasmin, on peut encore aperce- voir un large perron et, à sa gauche, deux fenêtres en- cadrées par de beaux grenadiers en éventail qui don- nent, au cœur de l'été, de robustes fleurs rouges, mais dont les beaux fruits ne mûrissaient pas tous. Ces deux fenêtres sont celles de la chambre où naquit mon plus jeune frère.

J'étais, àcetteépoque, unlycéen d'une douzaine d'an- nées. Mesparents avaient déjà trois fils et nous désirions tous la naissance d'une petite fille. Notre petit Pierre eut dès ses première années une si fine petite frimousse que nous ne fûmes qu'à demi déçus.

Nous lui fîmes les honneurs du jardin et nous le présentâmes, au bout de notre rue, au parc du château où les petits enfants vont d'émerveillements en émer- veillements. Valençay était digne de donner le jour à Pierre de Querlon. C'était alors une délicieuse petite ville entourée de forêts. Séparée ainsi du reste du monde, elle en pouvait faire fi, puisqu'elle contenait en elle-même de quoi contenter le cœur et les yeux.


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON


Ces forêts toutes proches et peuplées de gros gibiers, ce château à l'aspect grandiose, ce parc majestueux et intime, cette petite ville riante sur son coteau en- soleillé, la rivière et son rideau de peupliers, l'avenue de l'église, contribuèrent à la formation de l'esprit ar- tiste de mon frère André, l'aquarelliste aux claires visions, et de mon frère Pierre qui dans aucun de ses livres n'oublie de décrire, amoureusement, les maisons et le paysage.

Puis — les fils de fonctionnaires voyagent — nous habitâmes Issoudun, vieille cité qui semble à demi- morte, mais garde un pittoresque vétusté, Sains- Ricliau- mont, village perdudansles champs de betteraves, non loin delà Belgique et, enfin, Etampes, la province aux portes de Paris.

Il n'avait pas quatre ans que, sous les boucles blondes de ses cheveux, ses yeux vifs observaient, con- tinûment. Il ne bavardait pas à tort et à travers, à la coutume des tout petits, mais il avait, de temps en temps, d'amusantes reparties.

Il commença ses classes au lycée de Laon et j'ai gardé, de celte époque, de charmantes lettres pleines déjà de crânes discussions de littérature. Deux amours de bonne heure se partagèrent sa vie, l'amour de re- garder autour de lui, de noter les gestes, les grimaces, et l'amour des livres. Il goûtait peu les livres d'étrennes proprement dits, si peu littéraires, en géné- ral, et je me fis son heureux complice en guidant le


LA BOULE DE VERMEIL


choix de ses achats. A seize ans, il avait déjà autour de lui les vrais compagnons de l'homme de lettres : les grands classiques d'Homère à Beaumarchais, les poètes contemporains, précieuse ayant-garde qu'il faut toujours consulter avant de se mettre au labeur, les romanciers des trois siècles français, historiens des hommes à mettre au même rang que les historiens des rois, et les philosophes qu'il ne faut jamais négliger, si l'on veut faire œuvre qui dure.

Plus tard, Pierre aima tant ses livres qu'il préfé- rait s'en tenir à ceux qu'il possédait et s'ingénier à les parer. Il choisissait pour chacun deux une reliure à la couleur de son âme. Pour ses préférés, il recherchait des parchemins spéciaux, d'une amusante patine et d'une solidité à toute épreuve. Les livres sont intacts, leur ami n'est plus.

A la fréquentation des seuls écrivains, il gagna de savoir lui-même, de bonne heure, écrire avec goût. Il aima, tout de suite, non pas seulement à écrire, ce qui est banal, mais à bien écrire, ce qui est fort peu répandu à notre époque de production hâtive.

Il suivit quelques années les cours du collège d'Etampes, puis il vint terminer ses études au lycée Louis-le-Grand. Il était externe et habitait avec moi. René Boylesve a fait du petit Querlon de cette époque un si joli et juste croquis que je ne résiste pas au plai- sir de le citer tout au long :


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON 9

Je le vois encore, aux anciens bureaux de l'Ermitage, dont les fenêtres donnaient sur la rue du Sommerard. Il était assis à un petit bureau à casiers ; lui, son appui, sa chaise tenaient une place infime ; il ne remuait pas ; il ne faisait aucun bruit ; dans les moments de silence, pourtant, une plume d'oie grinçait; par cet aigre mur- mure se décelait sa présence. Il écrivait. Fallaiî-il donc tant écrire pour préparer des baccalauréats ? Lorsqu'il se levait pour vous tendre la main, avec un sourire tendre et fin, ce que couvaient ses grand bras osseux et sa tête penchée s'étalait : c'étaient des feuilles libres noircies d'une écriture rapide et sûre, et destinées à s'amonceler dans les blanches chemises qu'on voyait soigneusement empilées à l'intérieur d'une petite case, à droite d'un portrait dit de M me de Warens. Mais, aussitôt, les grands bras et la tête penchée, comme une poule aux ailes fré- missantes, se rabattaient sur la couvée. Un mystère se jouait en ce petit espace : sous le regard gracieux de cette mère de lettres, entre le geste amoureux des deux bras et l'obstination ardente de la tête penchée, était-ce un ba- chelier qui allait éclore ? je m'en moque ! c'était un talent d'écrivain qui naissait.

Il allait de la rue du Sommerard au lycée Louis-le- Grand ; et il revenait par le chemin le plus court. Il avait une physionomie désolée, un teint de mie de pain, des gestes d'une brusque impatience. On lui disait : « Mais reposez-vous donc ; prenez l'air ; allez faire un tour au Jardin du Luxembourg! » 11 ne répondait ni oui, ni non ; mais il se remettait à couver. Il était pressé.

Et un beau jour il nous donnait à lire des Tablettes Romaines où à l'atmosphère latine se mêlait un air neuf,


10 LA BOULE DE VEUMEIL

frais, soufflant librement, je ne sais comment, mais j'en sens la saveur exquise. Il n'était pas esclave ! Il ne copiait pas ! Sous un habit anlique il animait des figures de la rue du Sommerard ! C'était un garçon qui avait su voir tomber la pluie sur les pavés et des femmes traverser la chaussée en épargnant leur jupe ! Rare et charmant plaisir de découvrir que quelqu'un écrit non parce que écrire mène à ceci et à cela, mais parce que, véritable- ment, un démon s'agite en son cœur ! Et déjà sa sin- cérité d'inspiration lui façonnait un style. C est le plaisir qui donne le style : ceux qui s'embêtent, la plume à la main, font fuir de dégoût la forme divine (i).

Si Querlon avait mauvaise mine, c'est qu'il sortait à peine de convalescence. Quelques mois plus tôt, au retour d'une promenade à bicyclette achevée sous une averse, une pleurésie s'était déclarée. Après des soins énergiques et une cure dans un petit bois de sapins, il était allé achever de guérir en Berry, à Ardentes, où notre famille possède quelques terres. Il en rapporta desforces nouvelles et des notes qui formèrent bientôt la première version de Céline, fille des champs.

A ceux qui veulent suivre pas à pas sa vie, je con- seille donc de lire Céline tout de suite, après les Ta- blettes. S'il en a, par la suite, changé quelques mots, retouché quelques dessins de phrases, ni les descrip- tions, ni les réflexions, ni l'atmosphère n'ont bougé. A propos, justement, de ce livre, André Chaumeix

(ii Ermitage, juillet 1904, p. iG3.


NOTICE SUR PIERRE DE QUEULOX


a écrit dans le Journal des Débats (i) tout un feuilleton d'une grande intelligence critique dont il me parai t de mon devoir d'extraire quelques paragraphes :

Si peu qu'il ait voulu parler de lui-même, Pierre de Querlon a pourtant laissé transparaître quelque chose de sa pensée dans ses livres. Assurément, il ne se mêle ja- mais à ses récits ; il se tient pour satisfait quand il a donné la vie à ses personnages, il ne veut pas nous dire ce qu'il pense d'eux. Mais il n'est pas impassible et indifférent. D'autres sont demeurés impénétrables, et, à lire Mau- passant, on cherche en vain s'il a aimé, méprisé, ridicu- lisé ou plaint tous ceuxdont il a conté les tristes histoires. Pierre de Querlon est un poète ; il laisse voir une pitié profonde, une miséricorde pleine de mélancolie pour la condition humaine, et ce sentiment continu suffit à ré- chauffer tout son récit.

Les personnages qu'il peint n'ont nulle brutalité. Ce n'est pas qu'il dissimule rien de la réalité, ni qu'un fa- cile optimisme lui fasse taire le mal. Il a donné à quel- ques-uns des paysans qui passent dans son livre de la ru- desse, de l'égoïsme, de la violence même. Sylvain est assez sûr de lui et volontiers disposé à écarter d'un mot fùt-il dur, d'un geste fût-il brutal, tout ce qui le gène ; Gilberte, sa mère, est menteuse et criarde ; Madeleine, la fermière, est sans tendresse. Et rien de toutes ces misères n'est caché. Mais il semble que, malgré toute la précision avec laquelle elles sontrendues, elles s'apaisent et se transfi-

(i) Journal des Débats, a8 c a' 9 r -5.


12 LA BOCLE DE VERMEIL

gurent dans les mots : les passions se tempèrent, les événements se simplifient ; les douleurs s'acceptent et se consolent ; une atmosphère mélancolique, mais paisible enveloppe tout le récit : c'est la vertu de la pitié de l'écri- vain qui opère.

On voudrait savoir de quoi était faite chez cet homme jeune une pitié à la fois si légère et si profonde. Il ne paraît pas qu'il ait eu du monde une idée âpre et cruellement pessimiste. Il avait lu Montaigne et il l'avait retenu, car plusieurs fois il le cite. Il a écrit en tète des Joues d'Hélène ces mots enjoués des Essais :

« Je ne pense pas qu'il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanilé, ni tant de malice comme de sottise ; nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d'inanité; nous ne sommes pas si misérables comme nous sommes vils. »

Dans ses livres on retrouve bien quelque chose de cette philosophie. Seulement elle ne lui a pas inspiré un scepticisme rieur, une ironie un peu sèche encore qu'intelligente. Si la raison tourne à tous les vents, ce n'est pas un motif pour trop en rire, ni pour trop en pleurer. Use contente de savoir et d'être pitoyable. Dans ses romans, où il a noté si exactement des sentiments humains, les hommes ont l'air de porter en eux un très petit nombre de sentiments qui, sous des noms divers, sont toujours les mêmes et d'où leur viennent toutes les joies et toutes les douleurs : Pierre de Querlon s'est plu à en voir le jeu, sans le prendre au tragique, mais en le pre- nant au sérieux. Tandis que ses héros peinent pour vivre et songent à l'amour, il sait qu'ils obéissent à une loi plus forte qu'eux, et il les regarde avec une sympathie


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON l3

attendrie. La vie, malgré tout, lui est chère, quoiqu'il en sache la cruauté ; il paraît avoir pour elle un amour mélancolique, une sorte de compréhension douce et rési- gnée, une tendresse qui accepte mais qui juge. De ce sen- timent intime, il ne fait pas étalage ; il le garde pour lui comme un secret enchanteur et douloureux qui parait au travers de son œuvre, et lui donne cette unité de ton in- définissable.

Cette mélancolie et cet attendrissement imprègnent, en effet, l'œuvre entière de Pierre de Querlonqui, du reste, fut toute écrite dans l'espace d'une vingtaine de mois. Quand, dans la Renaissance Latine, parut son premier roman, La Liaison fâcheuse, La Maison de la petite Livia était achevée, ainsi que Les Jones d'Hélène et les deux ouvrages dont j'ai déjà parlé. Tous ces livres sont d'un convalescent, retiré au coin de son feu et qui, d'un doigt un peu fébrile, réunit, en petites gerbes, les fleurs qu'il a coupées le long de ses courtes promenades dans le monde.

îl n'a guère quitté sa table de travail. Une excursion en Belgique, un séjour en Normandie, une petite pointe jusqu'au théâtre d'Orange, voilà à quoi se résument « les voyages » de Pierre de Querlon. Mais il connais- sait le Berry jusque dans sesrecoinset, par cœur, deux ou trois petites villes de province et autant de quartiers de Paris. C'est assez pour meubler un cerveau, c'était assez pour que fussent écrits avec harmonie et pré- cision quatre volumes pleins d'originalité et de vie.


l4 LA BOULE DE VERMEIL

Par hygiène, nous quittâmes le quartier Latin pour gagner les hauteurs qui avoisinent le bois de Boulogne, rue Boissière, dans cette villa Michon d'où vingt bow-windows nous donnaient, tout le jour, de si sincères spectacles. Pourquoi faut-il que l'amour des vieux murs l'ait poussé à quitter ce quartier d'air pur pour venir s'installer dans un immeuble grouillant et malsain de la rue Jean-Jacques Rousseau ?

Dans quelque promenade nocturne avec des amis pas assez soucieux de sa santé, il gagna une grippe qu'il négligea, qui pénétra tout son organisme pourtant robuste. Il eût fallu tout de suite la campagne. Mais il n'avait pas, prétendait-il. le temps de se soigner. Il ne voulait pas être malade. Il venait de publier, coup sur coup, deux volumes et deux plaquettes, il s'était mis à un nouveau roman, notait le plan d'un autre. Il ne pouvait quitter Paris. Il le quitta trop tard.

On peut vraiment dire de lui qu'il aima la littérature jusqu'à en mourir.

Peut- on, si jeune, avoir la sagesse de s'arracher à une gloire naissante ? Il commençait d être connu d'un public d'élite ; il avait l'estime des critiques et des juges les plus qualifiés : J. Ernest-Charles dans la Revue Bleue, Marcel Ballot dans le Fhjaro, Rivoire à la Revue de Paris, Robert de Fiers, Rachilde, au Mercure de France, Octave Uzanne, Martin Gale, et, à une émouvante unanimité, de tous les critiques des jeunes revues. Les meilleurs parmi nos romanciers


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON 1 5

et nos dramaturges attentionnés le louèrent : Léon Hennique, Henri de Régnier, René Boylesve, François de Curel, Francis Jammes, Marcel Boulenger, Paul Adam, André Gide, Henry Bordeaux, etc.

Votre livre, lui écrivait Marcel Boulenger à propos de la Liaison Fâcheuse,est exquis de composition, d'équilibre et d'harmonie. Et dans une langue très pure, ce pour quoi j'ai une complaisance peut-être exagérée, je l'avoue, mais salutaire, j'en suis sûr... Je peux bien dire que j'ai suivi des yeux le dessin, le tracé de votre livre comme une des œuvres les mieux réussies que je sache. Il n'y a pas une erreur, à mon avis, pas une page de trop ni de moins qu'il ne fallait. C'est un bien grand mérite, cela, au- jourd'hui que tous les romans sont bossus, ventrus, dé- formés ou anémiques et efflanqués...

Ce tout petit roman, disait la Revue de Paris, n'est pas loin d'être un chef-d'œuvre: c'est l'un de ces livres heu- reux où toutes les moindres phrases semblent venues sans effort : tout s'anime et vit avec une grâce charmante, et l'histoire de cette « liaison fâcheuse » nous est contée avec un tact, une élégance, une malice qu'on admire en sou- riant de page en page, avec la surprise de découvrir un talent qui ne se dément pas. Il faut attendre beaucoup de l'auteur. Son livre est de ceux qui apportent plus que des promesses ; sous l'aspect banal des existences mé- diocres. M. Pierre de Querlon excelle à nous montrer l'intérêt profond qu'on ne soupçonnait pas. Le public aimera ce livre : il a tout ce qu'il faut pour plaire même


l6 LA BOULE DE VERMEIL

aux lecteurs distraits ; les connaisseurs en feront leurs délices. Dès la première lecture, on a la joie de penser • qu'on le relira.

J'aime beaucoup, — lui écrivait Paul Adam, après avoir lu les Joues d'Hélène, — j'aime beaucoup votre manière originale de concevoir ces vies humbles, leurs instants passionnés et brefs, très précis, et de les traduire en un stvle si net qui contient tant. La résignation courageuse et charmante d'Hélène m'a parfaitement ému. Quant à l'emplové malingre de Marcel, à son dimanche douloureux parmi les amours des autres et les fanfares df fêtes brutales, ce sont là des pages entièrement admirables. Je n'ai pas omis de relire les voyages de Marcel autant de fois qu'il le fallait pour en goûter à fond les détails évocateurs. Et, rue de la Tombe-Issoire, j'ai regardé ces amours simples s'évertuer, selon votre art excellent.

Qu'il est bien votre titre, qu'il est sain et beau votre livre, s'écriait Francis Jammes, depuis Orthez. Oui, et quoique ces c joues » n'apparaissent qu'à peine, elles nous hantent tant que dure ce roman écrit hautement, purement, sobre- ment. sans souci de ceux qui ne sauraient jamais entrevoir, au bout de quelque allée de pommes roses et semblables à elles, les joues d'Hélène. Oui, c'est cela dont on a faim, de Querlon, de cette poésie fraîche et normale, de cette chose de tous les jours, de cette bouteille d'eau de Co- logne et de cette savonnette rose et de ces bras qui font songer à cet admirable vers de Lebey :

La senteur des bras frais et sincères d'Agar.


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON I7

N'est-ce pas que ce vers va bien à votre livre qui, cette fois, ne s'est pas borné à faire triompber de la beauté.

Je pourrais multiplier les citations. Querlon, avec une gentille reconnaissance — qui n'est plus guère à la mode dans le panmufflisme contemporain — recueil- lai t en un gros livre coupures de journaux et lettres de compliments, et je n'aurais qu'à puiser au hasard. Mais je n'oublie pas que mon jeune frère a donné pour titre à ce livre La Gloriole, ce qui donne justement à penser qu'il se rendait un juste compte de la portée de son œuvre, une toute petite chose encore et qui, mal- gré sa quasi perfection, ne le gonflait pas d'un orgueil malsain.

Car il convient de la noter, à son honneur, il faisait une étrange et charmante exception parmi une généra- tion où la suffisance est d'effigie courante et où l'égoïsme est porté avec ostentation comme le plus digne vêtement des idées et des tendances contem- poraines.

Pierre de Querlon avait un cœur excellent. Il aimait à rendre service. Il fonda une revue, l'Hémicycle, pour parler à sa guise, certes, mais aussi, mais surtout pour publier de belles pages de ses amis littéraires, de beaux dessins d'artistes inconnus, pour louer quiconque lui semblait vouloir faire œuvre d'art, en marge du commerce de confiserie « picturale » et de pornographie « livresque ».


l8 LA BOULE DE VERMEIL

Nous donnons dans ce volume-ci des extraits de ses vives et sincères chroniques sur l'art, sur le roman, sur le théâtre. ÎSous avons dû faire un choix. Pierre de Querlon a beaucoup écrit. Il écrivait, on peut dire, continûment.

En dehors des trois romans dont nous avons déjà parlé et des Tablettes romaines, il avait composé La Maison de la petite Livia et, autre pastiche latin, Les Amours de Leucippe et de Clitophon, adaptation libre du GrecTatius, en collaboration avec un ami qui signa également avec lui un conte délicieux La Princesse à l'aventure que nous regrettons de ne pouvoir donner dans ce volume, comme nous y comptions.

D'après Les joues d'Hélène, il composait un petit acte Le Bandeau, qui n'a point été représenté.

Il écrivait sur Remy de Gourmont une plaquette, qui reste un modèle de monographie littéraire.

11 collaborait à Y Ermitage dont il fut secrétaire de ré- daction sous Edouard Ducoté, à la Renaissance latine, à la Revue bleue, au Mercure de France, aï Ame latine, à la Revue phocéenne, au Gil Blas illustré, à la Libre critique, à la Vogue, à Y A lithologie -Revue, à Germinal, au Pays de France, à la Clavellina, à la Plume, et largement, bien entendu, à son Hémicycle, qui vécut trois années.

J'ai réuni ici quelques nouvelles, la petite comédie, ces pages de critique et plusieurs fragments inédits.

Pour les fragments, je demande l'indulgence des lecteurs. Querlon ne les aurait pas publiés tels qu'ils


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON 10,

paraissent ici. Mes petites amies de ta rue du Chat sont, je crois, le premier ouvrage auquel mon frère, encore collégien, se soit essayé. Il ne les aurait sans doute jamais donné à lire au public. Pour ma part, je ne crois pas cet essai sans intérêt.

Querlon,au moment où la grippe le terrassa, travail- lait à deux romans : Promenades avec Antoinette, qu'il appela, ensuite, IJ Agrément de ma bonne amie qui aurait été un livre attendri et charmant ; Le Château près du village, œuvre de plus longue haleine, où il se propo- sait de raconter l'existence d'un vieillard, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et l'histoire parallèle du village voisin et qu'il avait, par avance, dédié, émou- vante ironie : A mes robustes aïeux.

Il avait pris beaucoup de notes, fait des plans détaillés, esquissé de précises silhouettes, mais il avait écrit très peu de pages. Ce que nous pouvons publier de ces deux livres projetés n'en peut donner qu'une idée incomplète.

La mort, d'un talon brutal, a écrasé les jeunes pousses printanières.

Durant les nuits tragiques que nous avons passées à son chevet, son cerveau ne cessait de travailler. Il revoyait les paysages à décrire, ses héros avec leurs gestes familiers. La fièvre lui faisait vivre, tout haut, ses jeunes livres et il tendait les mains hors des draps, comme un enfant qui se noie, qui ne pense pas à crier et qui, simplement, continue, jusqu'au bout,

2.


20 LA BOULE DE VERMEIL


sa petite vie singulière et charmante.

Il ne se plaignit jamais. Mais il aurait voulu vivre, il le désirait ardemment. Vers le D 7 Farabeuf qui le soigna avec tant de zèle amical, vers le D r Burlureaux qui vint plusieurs fois le réconforter, il tendait des regards où on lisait une obstinée prière corrigée par l'orgueil et la désolation d'en comprendre l'inutilité.

Autour de son lit, on se cramponnait à des espoirs fous. La grippe malfaisante fut plus forte que l'amour et l'amitié. Un matin, il se tourna vers sa mère et vers un crucifix de bronze qui pendait au mur. Ce fut sa dernière confidence, sa dernière pensée. Il sourit à chacun, à la glycine de la fenêtre :

— Je suis bien! dit-il à mi-voix. Et il s'éteignit doucement, sans rancune, sans regret, sans peur...

Lui qui n'était qu'au printemps de sa vie, il mourut à la saison des fleurs, au milieu d'un splendidé été où il aurait tant aimé marcher parmi les hommes.

Son ami Léo Larguier lui dédia ces vers d'une grâce et dune émotion si familières qui viennent d'eux-mêmes sous ma plume :

Un or3ge nocturne écrase mon toit noir. Et vous, mon pauvre ami. vous êtes mort ce soir. Il fait lourd, il pleut fort, je suis là, c'est la vie... A mes pleurs s'est mêlée une goutte de pluie. Derrière moi, celle que j'aime, en s'endormant, A soupiré dans l'ombre et gémi doucement. Quelques couples, surpris par la soudaine ondée, Rient, traversant la place à présent inondée,


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON


Une rose s'effeuille en parfumant encor

Ma chambre tiède, et vous, ami, vous êtes mort.

Naguère, nous parlions de choses bien aimées,

Je vous portais mes vers comme un faix, de ramées,

Nous soupions en nous regardant, et brusquement

Vous me laissez et vous parlez. Que maintenant

Vous devez être loin de cette nuit d'orage !

Et dire que demain, avec votre visage

Qui souriait et tout cela que vous aviez,

On vous enterrera. Vous n'aurez ni papiers,

Ni livres, ni tableaux, et votre vieille table

Qui ne vous verra plus dira : « Le Maître aimable

Est donc parti bien loin qu'il ne vient plus à moi. »

Malgré l'été naissant vous allez avoir froid,

Car la terre demain sera toute mouillée.

Et moi qui reste ici je verrai la feuillée,

Je vivrai, j'aimerai, je pleurerai demain,

Je marcherai, tenant la blanche et belle main

De mon amie, et les sentiers seront pleins d'ombres,

La lune penchera sur les épaules sombres

Des monts diffus son rond visage d'argent clair,

Je souperai sous les lauriers, respirant l'air

Qui s'arrêta là-bas sur la vigne bleuie,

Je connaîtrai la joie et la mélancolie,

Et peut-êlre j'aurai, quand je viendrai vers vous,

Une tète de vieux aux cheveux blancs et doux.

Vous me direz : « Voici le funèbre domaine.

Ce mort qui va tout seul, près de cette fontaine,

C'est Virgile ; souvent je l'aperçois rêver.

Il m'a parlé le soir où je suis arrivé. »

Et vous me guiderez au pays taciturne...

Pauvre mort ! A présent de l'orage nocturne

Il ne reste plus rien, mais il doit être tard.

Bien qu'il ne pleuve plus, les frondaisons du parc


22 LA BOULE DE VERMEIL

Font sur le sol un bruit monotone d'averse ; Chaque arbre se recueille et chaque feuille verse Ce qu'elle a recueilli de l'orage qui fuit... Les lisières, demain, auront des coquelourdes, Mais vous, dans l'infini plein de ténèbres lourdes, Avez-vous bien dormi votre première nuit ?

A la triste nouvelle, ses amis furent stupéfaits. Ils ne croyaient pas à sa maladie. Mes parents, mes frères et moi nous reçûmes plus de cent longues lettres sincèrement émues. Sans doute, hélas ! n'avons-nous pas su remercier comme il aurait convenu.

Toute la jeunesse littéraire suivit jusqu'à l'église, jusqu'au cimetière Saint-Gilles le petit corbillard et les fleurs que la saison et l'amitié avaient amon- celées.

Puis, il y eut pour nous tous un grand vide. Pendant des jours et des jours nous ne sûmes pas nous habituer à ce départ, injuste, disions-nous.

Mais le pauvre petit Querlon n'était pas mort tout entier. Il laissait des livres, il laissait des manuscrits.

Ses premiers romans avaient été publiés à la Renaissance latine et au Mercure de. France. Il désirait beaucoup que le suivant parût à la Revue de Paris. Je pris Céline, dont nous avions causé ensemble, et la portai à M. Ganderax. Je n'oublierai jamais l'accueil qu'il me fit. En quelques jours le roman fut lu et reçu ; en quelques mois, publié, avec un soin pieux.

A propos de cette même Céline, j'ai cité plusieurs


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON


passages du beau feuilleton de M. André Chaumeix au Journal des Débats. Voici la fin :

Il faut regretter pour les lettres la disparition de cet écrivain délicat. Il n'était probablement pas destiné à donner une de ces œuvres bruyantes qui font, époque et suscitent des disciples. Il était de ceux qui vivent avec leur propre pensée et cultivent avec ferveur l'art qu'ils aiment. Il avait des dons rares : une sensibilité personnelle et des moyens d'expression originaux. Dans l'histoire de la littérature, Céline,fille des champs a une place parmi le petit nombre des ouvrages qui, depuis Maupassant, ont apporté quelque chose de nouveau ; elle s'apparente à La Terre qui meurt et aux nouvelles de M. Pouvillon ; elle est aussi vraie, et plus parée de poésie. Telle qu'elle est, elle suffit à garder la mémoire de son auteur contre l'oubli.

Dans le même temps, au Figaro (i),M. Marcel Bal- lot écrivait :

C'est avec un sentiment de pieuse et sincère tristesse que nous refermons ce petit livre d'un art si sûr et si vif en sa modeste perfection, car Céline, fille des champs aura été le dernier roman du regretté Pierre de Querlon, de l'écrivain véridique et charmant qu'un mal impitoyable est venu terrasser en pleine jeunesse et en plein talent.

Ici même nous avions eu la joie de signaler, presque de découvrir son premier ouvrage, Une Liaison fâcheuse, et nous étions restés sous le charme de ce remarquable

(i) Figaro, 81 juillet 1906.


24 LA. BOULE DE VERMEIL

début par lequel, conteur exquis et lucide ironiste, il s'apparentait du même coup aux Jules Renard et aux René Boylesve. Double cousinage littéraire que nous relevons à titre de simple analogie et pour notre commo- dité, mais qui n'altérait en rien les qualités originales et rares du jeune romancier. D'ailleurs, avec Les Joues / Il "ne, ce récit délicat et de belle humeur, avec La Mai- son de la petite Livia et Les Amours de Leucippe et de CUto- phon, cette jolie fresque romaine et ce pur bas-relief an- tique, son tempérament personnel se dégageait de plus en plus ; et dans l'humble histoire de Céline s'affirme une maîtrise grandissante.

Et, après avoir raconté le roman lui-même, le fin critique concluait :

Histoire menue, direz-vous, et un tantinet gros- sière ? Lisez-la, vous verrez combien cette pastorale moderne est riche, au contraire, et nuancée. Les héros de Pierre de Querlon ne ressemblent pas plus aux villageois enrubannés de George Sand qu'aux rustres féroces de la Terre ; ils sont vivants, justes et vrais. Et il n'y a peut- être pas une page, pas une ligne de ce petit roman qui ne fasse image ou tableau ; ce ne sont que croquis d'après nature, que coins de campagne — puits, celliers, gués ou lavoirs — d'une incomparable fraîcheur ; ce ne sont que choses vues, qu'études et notations du réel, non pour en isoler la laideur ou la beauté, mais pour le rendre tel qu'il est, toujours divers, toujours complexe et passionnément attachant jusqu'en ses plus coutumières


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON 2 5

et banales manifestations. Seulement, pour percevoir ainsi toute la poésie de l'infime vérité, il faut une vision spéciale, — cette vision directe, immédiate et sans nul parti pris d'école, que Flaubert développa jadis en Maupassant et qui seule mérite, à mon sens, le beau nom de « Naturalisme ». D'autre part l'auteur du Roi Pausole n'a-t-il pas dit excellem- ment : « Un poète est celui qui ne voit rien avec les yeux de son voisin » ? Naturaliste et poète, les deux termes ne sont donc pas tout à fait inconciliables ? Certes non, et même ils pourraient bien, quoi qu'on en dise, être identiques. Ce séduisant Pierre de Querlon et son œuvre si cruellement interrompue, — triste stèle tron- quée sous le crêpe et le3 fleurs de deuil, — l'eussent une fois de plus démontré.

Depuis le 9 juin 190/1, Pierre de Querlon, mon cher petit Pierre, repose dans le cimetière Saint-Gilles d'Etampes ; ses amis ont fait mettre sur sa tombe un délicat médaillon où le sculpteur François Sicard a fait revivre, s'inspirant du Querlon de Fernand Mail- laud (1), de quelques portraits et de nos souvenirs, le charmant et doux visage que nous pleurons de ne plus voir.

Mais ses livres restent, tous ses petits livres vivants, dans les bons coins des meilleures bibliothèques et dans les mémoires émues et charmées.

JACQUES DES GACHONS.

(1) Publié par l'Ermitage, juillet igc-4.


I. - NOUVELLES


LES SOUILLONS


I


M me Justinien donnait tous les dix mois un enfant mâle dont la conformation était soignée et parfaite- ment irréprochable ; mais elle était inapte à toute autre besogne. Il incombait donc à M. Justinien, son mari, qui était cordonnier, de louer les bonnes au bu- reau de placement, et, quoiqu'il le fit avec fréquence et curiosité, il s'en tira toujours fort mal.

M. Justinien ne loua jamais que des souillons.

Qu'il prît des renseignements, qu'il choisît entre vingt, qu'il exagérât les gages, qu'il exigeât des re- commandations, rien n'empêcha M. Justinien de louer des souillons.

Aussi finit-il par se résigner à la fortune et à la pré- destination, polysyllabe qu'il prononçait volontiers, et difficilement.


II


Bras mous, bouche bâillante, laissant claquer ses sa- vates sur le parquet, jetant un regard par la fenêtre ou-


3o


LA BOULE DE VERMEIL


verte, Mariette, la nouvelle bonne, faisait les lits. Son jupon, vert, bariolé de reprises noires et de dessins graisseux, descendait peu à peu sur le ventre et traî- nait sur les talons ; sa camisole, ouverte à demi, mon- trait un cou bruni et des épaules sales. Mal chignon- nés, ses cheveux blonds pendaient sur la nuque, dans la gorge et le long des bras nus qu'ombrait une crasse récente. Son visage, sous les couches superpo- sées d'alluvions diverses, pouvait être joli : la bouche barbouillée de bleu, le nez crotté, les yeux battus, les oreilles estompées et les joues multicolores n'avaient pas plus mauvaise forme que la rotondité parfaite du corsage et que les hanches paresseuses dont la courbe agréable ne retenait plus maintenant le galon lâche de la jupe.

Peu robuste, toujours dotée d'un rhume, d'un en- rouement ou d'une fluxion, elle languissait tout le jour à la besogne. Florissante sous son opaque salissure, elle était froide et sans vigueur quand le vent d'hiver sifflait sous les portes, et restait lente, calme, puérile et pudibonde, lorsque le soleil de juillet chauffait, brû- lait et cuisait sa langueur et qu'elle s'étendait, jambes en l'air, sur quelque lit.

Embarrassée dans sa robe qui coulait vers le sol, Mariette butta, et, agenouillée sur le parquet, releva son jupon et renoua péniblement sa ceinture ; puis, s'étant levée en s'accrochant au pied d'un lit, elle alla se blottir dans l'édredon qui s'affaissait sur la barre de la fenêtre.


NOUVELLES 3l


Le menton caressant l'épaule, les bras ballants hors de la croisée, elle regardait d'un œil fatigué les pas- sants de la rue, quand M ma Justinien, brune, droite, robuste, grande, déformée par huit grossesses, vint la saisir aux épaules et la redressa pour la gifler.

— Souillon ! gronda M me Justinien tandis que Mariette, pirouettant sous la rude main de sa maî- tresse, succombait mollement dans un fauteuil ; que fais-tu là, couchée dans cette fenêtre?... Voici une heure que je t'ai envoyée faire ces lits et tu n'as pas même relevé les matelas ! Tu seras donc toujours une souillon ?

Marielte, sans se lever, haussa les épaules et torcha de la main son petit nez noir.

— Je te donne tes huit jours ! cria M rae Justinien. Mariette eut une réponse facile et irrespectueuse, et,

fermant les yeux, se sentit frappée aux épaules, tirée de son fauteuil, soulevée par un bras et une jambe, et jetée sur le petit escalier de la mansarde.


Cependant M. Justinien, dans son arrière-boutique, frappait de son sage marteau le cuir mat et poli d'une fine bottine.

Il était entouré de ses huit garçons, dont l'un^âgé de dix jours, dormait dans un berceau, et un autre, de neuf mois plus vieux, gazouillait sur une petite voiture ; des six autres, trois étaient plus petits et trois plus


32 LA BOULE DE VERMEIL

grands que la table autour de laquelle ils s'enchevê- traient. Celui qui était dans sa voiture s'était si vive- ment débattu qu'il atteignait sur l'établi la longue boîte où les vis, les boucles et les œillets étaient triés en vingt cases, et son père, qui avait déjà vu ses fils aînés avaler — vers l'âge de dix mois — un clou de sabot, et qui avait la prudence du passé, lui disait avec douceur :

— Mon enfant, ne touche pas aux clous. . . aux mé- chants clous qui piquent... aux clous jaunis qui sa- lissent les doigts... aux clous pointus qui...

A ce moment, M me Justinien, usant d'une agilité dont elle nejouissait qu'à de rares intervalles, descen- dait bruyamment l'escalier en spirale et se précipitait dans l'étroit atelier :

— Mariette fait sa malle, dit-elle.

— Pourquoi Mariette fait-elle sa malle? demanda poliment le cordonnier.

— ... Parce que je la renvoie, fit M me Justinien, parce que c'est une souillon ; une souillon comme Pauline, Lucie, Madeleine, Josépha, Lucrèce, Jeanne, Rosine ; une souillon comme toutes les bonnes que tu as choisies, une souillon qui s'est permis de... Oh ! et puis, je suis bien bonne de m'expliquer avec toi : je neveux plus la voir, je-ne-veux-plus-la-voir ! Entends- tu ?

— Oui, répondit M. Justinien... Mais que veux-tu que je fasse ? Tu sais bien que nous sommes prédestinés à louer des souillons...


NOUVELLES 33


Les deux bébés ouvraient grandement les yeux ; les six autres fils, alignés contre le mur, écoutaient en silence, les mains au dos.

Alors M me Justinien s'écria :

— J'irai, moi, au bureau de placement ; j'irai moi- même !

Et, tournant sur les talons, elle bondit pesamment dans la boutique où, allongée sur une grinçante chaise longue, elle mania rageusement la trois cent vingtième livraison du Cocu sanglant, roman passionnel de Ponce de Montféval.

M. Justinien prit un tranchet, et tandis, qu'il faisait tomber dans son tablier de minces lamelles de cuir et que ses enfants, effarés, se tassaient autour de ses jambes, il épela et répéta avec constance le mot de prédestination qu'il aimait chèrement et que, malgré ses cordiaux efforts, il prononçait toujours aussi diffi- cilement qu'un terme exotique ou médical.


III


Le lendemain, M me Justinien ramena du bureau de placement une jeune bonne aux cheveux roux qui ne quittait pas des yeux les pointes décousues de ses chaussures et qui, en parlant, rougissait depuis les tempes jusqu'à l'occiput.

Le cordonnier affirma de suite à sa femme qu'il la


34 LA BOULE DE VERMEIL

jugeait favorablement ; mais, dans ses pensées pru- dentes, il tenait la nouvelle bonne pour nécessairement semblable aux autres, estimant que Clotilde serait, dans la même mesure que Pauline, Lucie, Madeleine, José- pha, Lucrèce, Jeanne, Rosine et Mariette, une inévi- table souillon.

11 n'était pas volontiers mauvais augure, mais il avait bien peur que le voyage solennel qu'il avait cou- tume de faire avec sa femme dans la quinzaine qui sui- vait chaque nouvelle naissance ne fût gravement com- promis. >"e jouirait-il donc pas cette année de la dou- ceur d'une confortable voiture de louage, de l'agrément d'une excursion dans la forêt de Fontenette, et de l'heureuse rusticité de l'auberge du Chêne- Vert où les repas étaient copieux et les lits délectables !..EtM. Jus- tinien s'épanouit au souvenir de la dernière promenade qui avait été riante et qui contenait la cause première de la naissance de Ludovic.

Tandis qu'il songeait ainsi, au milieu de ses huit fils qui grouillaient et criaient suivant la faculté de leurs âges variés, M me Justinien vint à pas légers le saisir par la manche de son bourgeron :

— Quitte tes souliers et monte avec moi, dit-elle mystérieusement.

Le cordonnier, déchaussé, tenu par sa femme qui, un doigt sur la bouche, lui ordonnait le silence, attei- gnit avec discrétion le palier obscur de la mansarde et, comme M m ° Justinien lui abaissait la tète à la hauteur


NOUVELLES 35


de la serrure, il distingua bientôt la loge delà servante. Clotilde ordonnait du linge dans l'armoire de bois blanc, alignait un peigne, des fioles, une brosse sur la table de toilette, dépliait des vêtements qu'elle étendait au dos des cbaises. M. Justinien lui trouva du soin et de l'activité ; mais, comme elle se courbait vers le fond de sa malle, il nota que, sous la jupe remontée, ses bas jaunâtres laissaient apparaître les mollets roux et s'étaient affaissés sur les amples souliers dont la déchi- rure apitoyait son regard.

— N'est-ce pas une perle? soufflait M me Justinien dans l'oreille de son mari.

Comme elle avait terminé le rangement de ses hardes, Clotilde poussa la malle dans un coin et, fati- guée par cette besogne, s'étendit sur son lit. Le cordon- nier, dont l'œil s'habituait au trou de la serrure, re- garda encore quelque temps et distingua des objets que M'"° Justinien n'avait assurément pas remarqués : une culotte à dentelle loqueteuse enjambait la petite glace inclinée ; un vase de nuit côtoyait sur une chaise une pile de volumes débrochés ; sous l'armoire, se mêlaient deux paires de bottines qui, étant éculées, attristèrent de nouveau M. Justinien.

— N'est-ce pas une perle? lui répéta sa femme, qui le pinça pour le faire redresser.

— Plaise à Dieu ! opta le cordonnier, qui profita de l'obscurité pour hocher la tète impunément et clore les paupières en signe de doute.

3


36 LA BOCLE DE VERMEIL

Ils descendirent lentement les marches grinçantes et, quand ils furent dans la boutique. M. Justinien, s'étonnant de ne pas voir sa femme s'allonger sur sa chaise d'osier, crut deviner qu'elle hésitait à prendre la parole.

— A quoi songes-tu, ma femme? demanda-t-il avec bonhomie, tandis qu'il se rechaussait.

— Je songe, mon ami, que nous allons pouvoir ac- corder notre confiance à une domestique. Clotilde étant assez sérieuse pour que nous lui commettions un emploi aussi important que la garde de nos huit fils, nous pourrons, à l'occasion, la laisser seule avec eux, et si, par hasard, nous avions besoin de nous absenter durant quelques jours...

M me Justinien s'interrompit, et son mari, les yeux baissés, bredouilla ces paroles émues :

— A propos, ma femme, ne te souvient-il pas que, le soir de notre mariage, nous avons convenu de ne point faire, comme tant décervelés, un unique voyage de noces qui eût été fatigant et coûteux, mais de nous re- poser régulièrement de nos labeurs quotidiens chaque fois que nous aurions, grâce à Dieu, mis un enfant au monde ?...

Il fat, à la fin. décidé qu'ils feraient leur voyage dès le lendemain, et retourneraient à l'auberge du Chène- Yert. et M. Justinien sortit allègrement pour aller re- tenir une bonne voiture.


NOUVELLES 3 7


IV


A son comptoir, M. Justinien, vêtu d'une jaquette bordée d'un galon de soie, cravaté d'une anguille noire, jetait un dernier coup d'œil à son grand-livre, quand il fut distrait agréablement par le frou-frou des amples jupes de sa femme.

— Es-tu prêt, mon amiP dit-elle.

M. Justinien, qui était avisé et galant, savait com- ment on doit répondre à une question aussi sournoise : il sourit et révérencia bassement la toilette florissante de M'" e Justinien.

A ce moment, une victoria luisante et garnie de drap blanc s'arrêtait à la porte ; le cordonnier alla ser- rer la main du cocher qui regarda vivement le ciel et affirma :

— Nous aurons un très beau temps !

Le cordonuier courut embrasser ses fils qui jouaient dans l'arrière- boutique, renchérit sur les recomman- dations que sa femme prodiguait à Clotilde au sujet du biberon, des tartines de beurre et des clients, puis, chargé de couvertures, gagna la voiture, suivi de M ,u0 Justinien dont la robe verte miroitait brillam- ment.

Les fenêtres du voisinage s'entr'ouvrirent; on souhaita


38 LA BOULE DE VERMEIL

bon voyage ; on complimenta sur le beau soleil ; on examinait ; on médisait. M. Justinien rangeait dans la capote des parapluies et des manteaux. M u,c Justinien agitait sa grosse main avec amitié.

Le cocher touchait déjà de ses rênes la croupe on- duleuse de son cheval, quand la porte de la boutique sonna soudain et montra la tète effarée et rubiconde de Clotilde.

— Madame !

— Qu'est-ce qu'il y a?

— C'est Gaston qui vient d'avaler...

— ... Un clou de sabot? demanda M' ue Justinien.

— Oui, dit la servante.

On sauta sur le trottoir avec un sursaut de la voi- ture, on rentra précipitamment. L'arrière-boutique retentissait d'un strident et multiple tohu-bohu, où Gaston hurlait à voix pleine, entouré de ses sept frères, qui pleuraient et se lamentaient éperdûment.

M mc Justinien les gifla tous, par ordre d'âge, et. quand ils se furent apaisés, elle dit à Gaston :

— Ce n'est rien, cette fois ; mais si tu recommences, tu mourras immédiatement.

Cette cruelle affirmation ayant fait renaître les larmes et les cris, M me Justinien se tourna vers Clotilde qu'elle bouscula rudement.

— Ce n'est pas ma faute ! gémit la bonne par avance.


NOUVELLES 3o,


Et, prenant le bas de sa jupe, elle se mit à frotter l'établi où, dans sa hâte, elle avait renversé la lampe du cordonnier.

— Souillon ! hurla M me Justinien, tu n'es donc, toi aussi...

M. Justinien prit à part sa femme, et, derrière, une muraille de petites boîtes à chaussures :

— Qu'attendons- nous? dit-il ; que faisons-nous ici ? Tu savais bien que Gaston devait, comme nos six autres fils, avaler un clou de sabot. Il ne le gardera pas plus longtemps qu'eux et recouvrera bientôt à notre joie l'inaltérable santé que tu lui as communiquée. Quand notre Ludovic atteindra ses dix mois, son tour viendra sans doute d'éveiller par la même expérience naïve sa jeune prudence endormie.

Ils remontèrent en voiture, répondirent par des sa- luls aux questions alarmées des voisins et, quand ils furent hors de la petite ville, M me Justinien prononça ces paroles, qui étaient la continuation du discours de son mari :

— ... Quant à Clotilde, j'avoue douloureusement qu'elle ne sera pas moins souillon que les servantes in- soucieuses et malpropres que nous souffrîmes avant elle.

Le cordonnier prit alors la main de sa femme dans ses mains émues, et ferma les yeux pour se re- cueillir.

— Il faut, dit-il enfin, lentement et par manière de


40 LA BOULE DE VERMEIL

conclusion, il faut supporter tous les maux et jouir de tous les biens, parce qu'ils sont inévitables ; c'est pour- quoi, je te prie, ma femme, de te reposer toujours sur la prédestination, et d'accepter d'un cœur égal les ser- vantes et les enfants qu'elle nous envoie.


LE SOUVENIR DE CHARLOTTE


Le village où je passai ces mois d'été est proche de Paris ; mais il n'a ni gare, ni patache, et vieillit en ca- chette derrière un petit bois.

Son clocher de tuiles moussues se courbe vers le ci- metière : on a soulagé sa faiblesse de la lourde cloche qui Fébranlait et qui pend, aujourd'hui, sous un por- tique couvert de chèvrefeuille, dans le jardin du pres- bytère. Un lierre vivace brille sur le vieux château, dont il clôt les fenêtres ; les arbres du parc abandonné débordent en bouillonnant au-dessus des vieux murs. Les maisons blanches, sans étages, avec leurs jardins neufs ou leurs vergers carrés, se tiennent un peu à l'écart de la route. Sous les tilleuls de la place, se ta- pissent le magasin des pompes et la mairie.

Tout le bourg est silencieux.

Seules, de lourdes charrettes cahotent parfois dans les chemins ; l'école communale criaille à certaines heures du jour ; et, sous les longs rameaux des saule3, le ruisseau poissonneux s'ébat.

Ma cousine Alfred, qui m'hébergeait, habitait une


4 2 LA BOULE DE VERMEIL

vaste maison ancienne, nette et commode, coupée d'un long couloir sonore où montait un escalier de bois massif; les portes vermoulues et ferrées de gros clous luisaient de vernis neuf et, sans gémissements, pivotaient sur leurs gonds ; les hautes fenêtres aux pe- tits carreaux verts avaient des rideaux empesés et des stores mobiles. Une claire ordonnance emplissait toutes les pièces : pendules brillantes sous des globes ; housses blanches sur les fauteuils ; poufs alignés sur le parquet limpide, où se miraient de purs meubles de Boule ; portraits de femmes accoudées à des fûts de colonnes ; Louis-Philippe en divers costumes ; miniatures à larges cadres d'or ; soufflet de tapisserie ; breloques pesantes ; crucifix de nacre ; calendrier à jour, — le tout parfaite- ment disposé.

Aucun luxe n'y apparaissait, sauf l'authentique mo- bilier des ancêtres, dans le salon, et, aux murs de la cuisine, sous les rayons aux dentelles de papier, l'ali- gnement gradué des casseroles de cuivre. Malgré ce faste ancestral et culinaire, ma cousine n'avait ni fierté, ni gourmandise. A peine avait-elle quelques soins de coquetterie pour ses gants de fil, sa voilette à pois bleus et ses souliers de drap ; et quant à festoyer, elle en avait oublié l'agrément, depuis que le capitaine Alfred de Maussis, son mari défunt, ne la menait plus aux régals de Versailles : seule, elle déjeunait sur la console de sa chambre, d'un œuf à la coque, de pâ- tisserie et de lait.


NOUVELLES £3


Pendant mon séjour, pourtant, elle consentit à se faire servir son petit repas, en même temps que le mien, dans la salle à manger et, à la fin, nous prenions ensemble de vieilles eaux-de-vie dans des verres de porcelaine, et du café dans des tasses à ventre bombé : la mienne portait les initiales du garde du roi, enca- drées d'ornements d'or et de fleurs bleues ; et je disais souvent à ma cousine l'élégance et le charme anciens de cette belle pièce, à l'occasion de quoi elle aimait à me conter que celui qui, durant vingt ans, y avait pris sa camomille avait été un galant homme, un diplo- mate habile et un robuste soldat, et qu'il était mort glorieusement avec les chasseurs du colonel de Mon- tignac, près du marabout de Sidi-Brahim.

Je vivais dans cette tranquille demeure, entre ma cousine et le souvenir de mon cousin : je ne sais qui des deux m'offrait plus de sympathie, car, si l'image du capitaine était entièrement excellente, le spectacle de sa veuve ne lui cédait en rien : des bourrelets jaunes joignaient ses oreilles aux poches rondes de bons yeux humides , sa bouche, molle et grande, ne marquait ja- mais aucune malice ; ses mains se tendaient à tous, et sa pitié était toujours en jeu.

Nous n'étions guère visités : le curé Couperond, à l'échiné voûtée et à la voix chevrotante, venait parfois s'asseoir dans le fauteuil bas du salon et y discourir avec de courts gestes osseux.

3.


44 LA BOULE DE VERMEIL

Nos voisins aussi fréquentaient chez nous : le grand organiste Malize. dont les mains plates et agitées fai- saient de tout meuble un clavier, sa femme insigni- fiante, et ses deux filles potelées. Pourtant, la blonde Charlotte, cousine des demoiselles Malize, ne laissait pas d'avoir quelque grâce et un peu d'esprit. Petite, la taille ronde, les joues bombées, le nez court et busqué, elle animait parfois ses vifs yeux noirs d"un feu pétillant qui la rendait presque jolie. Ses gestes avaient plus de simplicité que d'élégance ; une cordiale franchise lui valait parfois la réprimande de M u ° Ma- lize, qui ne la voyait pas sans courroux croiser les jambes pendant une visite et rire à belles dents sans mettre sa main sur sa bouche.

Je ne recherchais guère les faibles grâces de Char- lotte, et ne fuyais pas la médiocrité de ses hôtes ; une imprécise sympathie me liait à eux : j'avais à les voir le même attendrissement sincère qu'à écouter les récils de ma cousine Alfred, dont je jugeais sûrement les fu- tiles soucis et les mœurs mesquines, mais dont l'im- passible sagesse me touchait.

Le départ de Charlotte fut un important événement.

Sans doute, je m'étais assez enfoncé dans cette façon villageoise de vivre où, faute de plus grands, ce sont de petits faits qui ont de l'importance ; à la vérité, je pris intérêt à la nouvelle quand on me l'apprit et, la veille des adieux, je fus incapable d'aucun travail.

Ma fenêtre donnait sur le jardin de l'organiste et je


NOUVELLES 45


m'y accoudais à tout moment, sous le prétexte d'ob- server le coloris du bois feuillu des tilleuls, la rusti- cité du banc vert et du puits, le mur lézardé, le lierre des troncs d'arbres, le soleil couchant... Puis, la nuit venue, je voulus marcher sur la route pour épier le vol tremblant des martinets.

Moyennant ces ruses, ou par hasard, je revis plu- sieurs fois Charlotte : je lui dis adieu la première fois, mais, la dernière, je la vis sans songer qu'il pût m'ar- river de ne plus la revoir... Mais je passai en vain à plusieurs reprises devant la grille du petit jardin ; alors je m'en voulus de prendre souci d'un fait si futile et, haussant les épaules, j'allai me coucher.

Je ne dormis point.

L'idée de son départ « à sept heures » me rendit maussade.

Je n'avais jamais songé à Charlotte ; mais son image toute la nuit me tint en émoi. Son souvenir m'obsédait si violemment que la fatigue ne domina mon insomnie que vers le matin, encore ne fût-ce que pour me jeter dans un long cauchemar.

Un tableau célèbre et que j'aimais s'imposa étran- gement à mon esprit : Un déjeuner sur l'herbe, de Manet. Deux jeunes gens vêtus à la mode de 1860 et une jeune femme nue étaient assis sous un bois et collationnaient.

L'immobilité de la peinture fut bientôt rompue. Les


46 LA BOULE DE VERMEIL

arbres agitaient leurs palmes. Un oiseau stridait atro- cement dans un buisson. Les jeunes gens riaient, fai- saient des gestes : il me semblait que j'étais parmi eux et qu'ils me parlaient. Et je vis soudain que cette femme nue qui vivait était Charlotte. Surpris d'abord, je ne la regardais qu'à la dérobée ; mais comme elle me voyait sans étonnement, je la considérai davan- tage.

Elle avait bien un corps tel que me l'avait fait pré- sumer sa courte jupe et la courbure accentuée de son corsage. Ses mollets clairs et veinés étaient ronds et ses chevilles étroites. A demi cachées dans l'herbe, ses hanches, un peu fortes, étaient perlées de rosée. Son torse large avait des plis à la taille. Elle parlait ; et ses yeux noirs, plus langoureux que de coutume, sou- riaient doucement Un rayon de soleil vint lui caresser le dos et, se cambrant les mains derrière la tête, elle étira sa gorge ronde... Puis je revis le tableau tel que le peintre le peignit, et, dans la femme nue, je ne yîs plus Charlotte. Les personnages muets étaient fixes devant moi ; nul vent n'agitait les feuilles des arbres ni les fleurs de la pelouse. Je voyais la peinture, les coups de pinceau, le cadre, la place du tableau parmi d'autres ; il me sembla même que des visiteurs pas- saient près de moi, un jeune homme vêtu d'une pèle- rine, une femme avec une chevelure rousse et une petite bouche fardée. Mais la fièvre qui me tenait ne souffrait pas longtemps ce spectacle. Je tournais et me


NOUVELLES 47


retournais dans mon lit. Et tantôt je voyais le tableau, tantôt Charlotte. Les deux visions s'unissaient et se séparaient tour à tour. Parfois les images diva- guaient et je pensais m'endormir, mais la jeune femme revenait soudain, si proche et si vivante, que je croyais sentir autour de mon cou le toucher duveteux et frais de son bras nu.

Je m'éveillai la tête lourde et lasse ; mais, dès le jour, je me levai.

Je voulais assister aux adieux, j'imaginais de quelle raison j'entraînerais ma cousine Alfred à venir si tôt saluer ses voisins. Je m'étais habillé avec précipitation, mais bientôt j'allais et venais rageusement dans la chambre; en vain je cherchais si j'oubliais quelque objet ; j'aurais voulu trouver une raison de m'at- tarder ; je ne voulais pas descendre : ma contenance était ridicule ; je n'aimais pas cette Charlotte ; ma vieille cousine se moquerait de moi ; je riais moi-même de mon émoi juvénile...

Mais quand, soudain, j'entendis rouler une voiture dans la rue, je descendis en hâte dans le vestibule, j'ouvris la porte et, du seuil, je vis la calèche s'arrêter à la grille voisine. Je sentais mon cœur battre et mon visage passer de sourires indifférents à de doulou- reuses grimaces : j'entrevoyais un groupe de jeunes filles au travers des branchages du jardin, puis der- rière la voiture ; j'entendais parmi les voix flûtées le rire sonore et franc de Charlotte... Mais elle monta


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dans la calèche avant que j'eusse pu la revoir.

La voilure restait là ; les voix et le rire bruyaient sans cesse; Charlotte criait des prénoms... J'aurais voulu qu'elle me sentit là, qu'elle devinât que je vou- lais la voir, qu'elle dit mon prénom.

Mais la voiture s'élançait, et devant la maison les trois femmes, restées seules, laissaient sourire leurs grosses joues tandis qu'ayant fermé en marchant la portière, M. Malize, un peu plus loin, saluait de tout le buste et agitait sa main carrée.

J'oubliai Charlotte pendant quelques jours : je tra- vaillai en maudissant cette journée perdue ; et tous les matins je descendais joyeusement vers la table copieuse où les histoires de la vieille femme me semblaient sin- gulièrement naïves et touchantes. Je n'avais jamais tant aimé ma cousine ni tant compati aux pénibles endurances de mon courageux cousin Alfred. '

Or, peu à peu je sentis quelque ennui chaque fois que j'ouvrais ma fenêtre sur le jardin solitaire de l'or- ganiste : je ne pouvais le faire sans revoir aussitôt la silhouette menue et gaie de Charlotte, sa façon de casser un dahlia et d'en orner la chevelure d'une de ses cousines. Ce fut bientôt pour moi une obsession : j'avais tant de fois regardé par la fenêtre les yeux naïfs de la jeune fille, que je ne pouvais m'y accouder main- tenant avec une autre idée.

Désormais la visite des Malize m'irritait : je m'a-


NOUVELLES ^9


perçus que je les méprisais ; je les vis nettement laids et bêtes. Ma cousine me semblait, dans l'affection qu'elle leur vouait, manquer du premier bon sens.

Dans les promenades que je faisais avec elle et la fa- mille de l'organiste, je n'avais jamais fréquenté Char- lotte : Malize, l'homme le plus lettré du village, m'avait toujours pris à part pour m'entretenir de ses opinions médiocres et pitoyables. Mais si j'avais peu remarqué alors la présence de Charlotte, je remar- quais maintenant son absence et j'y songeais continû- ment. Je n'avais jamais pris grand plaisir à la re- garder ; mais je trouvais de l'ennui à ne plus la voir.

Seul, même, quand je gravissais le sentier du petit bois, dans ma promenade journalière, je revoyais sa bottine cambrée qui poussait les pommes de pins.

Près du ruisseau, je songeais à la nuit où nous vînmes pêcher des écrevisses : on faisait silence ; elle tenait la lanterne de fer blanc, et, tandis que le grand Malize, accroupi, courbé entre ses genoux comme un canon basculant sur son affût, soulevait les pierres moussues, elle laissait rêver son œil fixe, et sa bouche souriait .

Les sourires étaient nombreux : ou bien ses lèvres s entr'ouvraient sur ses dents claires ; ou bien, avec grâce, ses pommettes s'accentuaient en rosissant ; ou bien ses yeux se rapetissaient parmi les menus plis de ses joues à fossettes...

N'allais-je pas me mettre à aimer cette inconnue


OO LA. BOULE DE VERMEIL

que je ne devais plus revoir et dont je ne comptais les qualités que parce que, sans doute, je n'avais plus sous les yeux ses défauts de médiocre jeune fille ? Son idée m'obsédait de plus en plus. Je détestais tout ce qui me rappelait Charlotte ; je maudissais ce bourg sauvage où l'on vivait d'ennui ; je n'écoutais plus que par pitié les folles narrations de ma cousine ; je tra- vaillais mal, dormais peu. Je retenais à tout propos des mots de colère et des haussements d'épaule. Plu- sieurs fois, je pensai écraser dans mes doigts, la tasse du capitaine de Maussis.

Dégoûté, fiévreux, j'avais gardé la chambre pendant huit jours, quand ma vieille cousine eut la clairvoyance de me juger plus triste que malade. Elle pensa que le travail me fatiguait et voulut malgré moi me mener dans les champs.

Elle était gaie, ce jour-là, et riait bonnement sous sa grosse voilette. Vêtue de son long manteau roide et rond bordé au bas d'un cercle d'astrakan, elle mar- chait sans plus baisser la tête et sans boiter : elle ne me parla ni de Montignac ni d'Abd-el-Kader, ni des terribles Bou-Maza ; tout de suite, elle m'annonça que nous étions à l'anniversaire de son mariage avec le joli capitaine Alfred de Maussis, préféré de l'excellent Louis-Philippe. Et ses lèvres molles contaient active- ment ; ses yeux, parmi les rides jaunes, scintillaient et son récit s'animait à chaque pas.


NOUVELLES 5l


Un ennui pesant m'absorbait et m'empêchait d'en- tendre ma cousine. A peine jetais-je un rare coup d'œil vers la campagne que l'automne dénudait ; les champs s'allongeaient maigrement ; les masses noires des sa- pins ornaient seules la campagne morte ; par-dessus les murs du vieux château, de longs rameaux hissaient avec tristesse quelques feuilles jaunies.

Et, avidement, ma vieille cousine m'entraînait dans les chemins et les sentiers lointains. Elle agitait son parapluie, frappait la terre sèche qui bordait les or- nières. Je voyais qu'elle était heureuse, excitée, ivre de la joie que lui ramenaient les souvenirs qu'elle con- tait. Mais elle avait beau me pincer nerveusement le bras, déclamer et gesticuler, je ne pouvais pas l'en- tendre : je sentais que j'aimais Charlotte... Et une souffrance indécise, légère, tenace, m'isolait et m'hé- bétait, comme si la petite secousse d'une migraine eût battu mon front et mes tempes.


Décembre 1900.


LA VOLEUSE


Au lever du jour, trois voitures de bohémiens étaient installées sur le champ de foire du village. Uniformes, couvertes de zinc denté, percées de petites fenêtres à rideaux blancs, elles s'ouvraient sur le de- vant par des portes vitrées que l'on gagnait par de courtes échelles. Au bord des toits étaient accrochés des lanternes, des cages, des pots de fleurs et des objets de vannerie. Entre les roues étaient pendus des seaux de bois et de larges paniers pleins d'étoffes usées, de ferraille et de bottes d'osier blanc.

Assis sur un baquet, un jeune bohémien aiguisait et polissait des scies d'une lime grinçante. Une vieille femme agenouillée soufflait à pleine bouche sur un feu de fagots où chauffait une marmite. Près d'un buisson, un grand gas, couché sur le ventre, ronflait sourdement. Deux enfants vêtus de haillons se bat- taient en silence dans le fossé.

Une fenêtre s'ouvrit : une femme à chair potelée, aux yeux rougis, s'y accouda, et, voyant le jeune


NOUVELLES


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homme endormi, prit derrière elle une planche de bois qu'elle lui jeta sur les reins.

Le bohémien rugit, se leva en s'étirant : son œil vif rencontra la petite fenêtre où riait la grasse face. Il y vint à pas tranquille, et, montant soudain sur le bout de l'essieu, il mordit férocement l'épaule char- nue ; la fille poussa un cri rauque, et frappa d'un coup de poing le visage de l'homme, qui, déchirant la camisole, lâcha prise. Il descendit ; le sang coulait de son nez large ; saisissant par les bras la vieille cuisi- nière, il baisa et barbouilla de rouge ses joues ridées. Mais, comme le saignement n'était point arrêté, il s'assit sur un fagot et, les mains aux cuisses, fit égout- ter son nez dans une ornière.

La vieille s'essuyait ; les deux enfants et le raccom- modeur de scies riaient à toute haleine, quand une porte s'ouvrit, montrant un vieillard à longue barbe inculte, qui prononça :

— Nous allons à Villebord, Grabin ; tu peux en- voyer la môme.

Grabin souffla sur la dernière goutte qui perlait à sa narine et monta l'escabeau de sa voiture.

Bientôt, une petite bohémienne sortit, alla prendre un long panier à bandouillère où la vieille femme plaça une boule de pain, puis, ayant quitté le champ de foire, gagna à pas pressés la route de Ville- bord.


LA BOULE DE VERMEIL


Une voilure passa.

La fillette se mit à courir. Ses cheveux voletaient autour de son visage bruni et ses pieds nus claquaient sur la route sèche. Elle était vêtue d'un mince jupon loqueteux et d'un maillot bleuâtre qui serrait ses maigres bras et sa poitrine de fillette. Son long panier battait ses reins étroits qui se cambraient dans sa course rapide.

Ayant atteint la voiture, elle s'y accrocha, ht un bond, et se trouva sur un double ressort où elle s'ins- talla.

Un instant, elle s'amusa de cracher dans la pous- sière mouvante que soulevaient les roues de la voiture, puis, ayant agrippé le cuir de la capote, elle parvint à se tenir debout et donna un pied-de-nez au dos du con- ducteur. Ensuite, elle s'assit de nouveau et mangea voracement un morceau de son pain.

Elle s'appelait Marie parce qu'on l'avait trouvée au mois de mai, dans une ruelle de village. Son premier maître avait été un comique forain, hideux et difforme, qui l'avait élevée dans sa voiture pendant plusieurs années, mais qui, plus tard, l'avait tant effrayée par ses vices luxurieux et bachiques, que la fillette à cinq ans avait fui la roulotte pour suivre un chanteur des che- mins. Elle portait un maillot noir et une petite robe de lustrine rouge qui donnèrent l'idée à son nouveau maître de se faire aider de Marie : il fit couper la


NOUVELLES 55


jupe rouge à la hauteur des genoux et découdre les manches, en sorte qu'elle eut un costume de ballerine. Pivotant agilement sur un pied pour faire voler la jupe légère, montrant à tous son corps fluet sous le maillot luisant, glissant sur un sol boueux, buttant à chaque pierre, tombant sur le tranchant d'un grès, elle avait tourné devant les passants de routes, dans des cercles de badauds rustiques, sur les places dé- sertes des villes, tourné étourdiment dans les che- mins herbeux, sur les voies caillouteuses, sur le pavé rugueux des rues.

Evanouie par le froid, une nuit d'hiver, Marie avait été laissée pour morte dans un fossé : c'était là que Grabin l'avait recueillie.

Dès lors, elle avait vécu avec le bohémien et sa fa- mille de vanniers, couchant dans la maison roulante et devançant d'un jour les étapes des nomades pour voler de menus objets et mendier sa nourriture.

Un coup de fouet la cingla et la fit tomber sur la route. Elle frotta l'une contre l'autre ses mains endo- lories, dont les écorchures s'effacèrent sous la poussière, et jeta un regard hautain vers le galopin dénonciateur qui ricanait, bouche bée, sur le haut d'un tas de cailloux.

Le village reposait, et, dans la rue déserte, Marie entendait le bruit mat de ses pas.


56 LA BOUI.E DE VERMEIL

Soudain, une poule traversa la route en déplovant ses ailes déplumées. Un chien survint, qui cessa de courir, aboyant et reculant devant la bohémienne.

Et Marie longea des jardins bordés de buissons, des cours de petites fermes, un étalage de sabotier, des fenêtres fleuries de giroflées en pot, les chantiers d'un marchand de bois... Elle s'arrêta près d'un magasin de tuiles émaillées et de briques vernies : elle s'accrou- pit, mania quelques cailloux, et, prestement, glissa dans son panier entr'ouvert une petite dalle ornée d'un œillet d'émail rose en relief.

Elle chantonna, sourit, s'éleva sur la pointe des pieds pour caresser un chat arrondi sur un mur ; un gamin lui jeta des pierres.

Quand elle eut dépassé la boutique d'un épicier, d'un boucher et d'un tailleur, elle se trouva sur le pont d'où, s'étant accoudée au parapet, elle regarda couler la rivière. Un jeune homme, en passant, ca- ressa les cheveux follets de sa nuque, et, tandis qu'elle se retournait avec surprise, elle vit une fillette qui marchait en détournant les yeux et en relevant grave- ment sa jupe courte ; Marie mit deux doigts dans sa bouche et siffla.

La bohémienne sauta et courut sur le pont qui ré- sonnait sous elle ; puis elle marcha de nouveau dans le silence du village.

Des volets clos muraient la rue dénuée d'ombre. Dans le café voisin, des boules de billards se cho-


NOUVELLES 5j


quaient et des pas frôlaient un parquet. L'horloge de l'église frappa onze heures, le vent souleva faiblement la poussière du sol.

Urae porte en s'ouvrant sonna : une femme brune se tint sur le seuil de la boutique du coiffeur ; Marie s'approcha.

— Je n'ai pas mangé depuis deux jours, madame, dit-elle ; ayez pitié d'une petite fille qui a faim.

La femme du coiffeur laissa un moment sourire ses longs yeux noirs, puis, ayant disparu dans le fond du magasin assez longtemps pour que Marie pût voler un savon, apporta une large tranche de pain blanc.

Quand, de loin, la bohémienne se retourna pour la regarder, la femme du coiffeur souriait encore.

Marie détestait les gens qui la regardaient en sou- riant. Aussi, comme, à propos, elle rencontrait des- poules, elle leur jeta son pain avec dégoût, puis de- meura en contemplation devant les becs affairés, gloussant et picorant, qui disloquaient le morceau, trouaient la terre et jonglaient avec des miettes et des cailloux.



Derrière le barreau de bois d'une maison à toit de chaume gris, elle vit un petit garçon dont les che- veux roulaient sur un large col blanc et qui avait une brillante chaîne de montre étalée sur sa veste bleue.


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LA BOULE DE VFDMEIL


Marie s'avança vers lui, et, les lèvres pincées, elle lui caressa les joues du bout de ses doigts minces. L'enfant eut peur et pensa pleurer ; mais, la bohé- mienne ayant tiré de sa poche un couteau nacré qu'elle présentait à ses regards cupides, il poussa le barreau et suivie Marie.

Elle gagna à reculons une ruelle étroite, montrant toujours le couteau attirant. Sans le lâcher, elle le mit dans la main du garçon qu'elle embrassa et baisa au front, tandis qu'il se débattait, lié à elle.

Ils roulèrent l'un sur l'autre dans la poussière où le garçon, soudainement furieux, domina et violenta la bohémienne. Le col blanc roula dans une écuelle d'eau grasse, le casaquin de Marie eut une manche ar- rachée, le panier vogua dans une mare verte.

Alors la voleuse prit la force de se dégager et cou- rut reprendre son butin. Mais l'enfant avait aperçu sa montre au fond du panier découvert ; il se releva, cria, courut après la bohémienne qui avait déjà sauté un buisson et se retrouvait dans un jardin dont elle recherchait de tous côtés l'issue. Elle se crut prise et, désespérément, franchit un mur crèté de tuiles rouges d'où elle tomba dans un cimetière, aussitôt suivie par l'enfant.

Elle eut alors l'idée de l'assommer, lui jeta des pierres, un bol d'eau bénite, des pots de fleurs, des couronnes de porcelaine et de perles vitreuses ; puis, tandis qu'il tenait ses bras devant son visage pour se


NOUVELLES 5o,


garantir, elle se jela derrière une tombe, glissa sur les genoux et rampa jusqu'à l'entrée d'un caveau béant où elle se blottit, dans un coin obscur, parmi des pelles et des pics de fossoyeurs.

Quand elle eut cessé d'entendre au-dessus d'elle les pas hésitants du petit garçon, elle s'assit dans une brouette, leva le couvercle de son panier, et, comme elle ne pouvait pas contempler ses larcins, elle mania tour à tour le savon qu'elle porta à son nez, la dalle dont elle caressa le relief, la grosse montre à chaîne souple, puis elle acheva de manger sa boule de pain.


Ennuyée, elle sortit. Gomme il était prudent qu'elle ne revînt pas au village où elle était assuré- ment dénoncée, elle quitta le cimetière et gagna les champs.

Des moissonneurs fauchant les blés ensoleillés en- touraient les coteaux d'où tombait par instant leur chanson monotone ; des femmes les suivaient, cour- bées vers les gerbes qu'elles entassaient en meules basses.

Marie s'occupa de remplir son panier de beaux épis qu'elle glana dans un « chaume » récemment coupé. Lorsqu'elle eut fini, elle entendit sonner cinq heures et se mit à la recherche du campement des bohémiens.

Elle prit des sentiers cachés pour tourner le village,

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LA. BOULE DE VERMEIL


franchit plusieurs buissons, traversa la rivière sur des pierres moussues, et, croyant être poursuivie, gravit une colline, s'égara dans un bois de sapins.


Elle ne trouva qu'à la nuit les trois voitures qui étaient alignées au bord d'un chemin creux.

On distinguait, dans l'ombre silencieuse, des en- fants et deux femmes dont les mains prestes ployaient et tressaient l'osier clair. Une flamme flottante mou- rait, blanchissant les visages ridés des deux vieillards. Grabin, assis sur un timon, agaçait la grosse fille en lui palpant la poitrine et le ventre.

Quand il aperçut Marie, il la gronda de revenir si tard ; mais, quand il eut examiné le contenu du panier, il l'embrassa et lui dit d'aller tout de suite se coucher. Mais, comme Marie, lasse et affamée, demandait à manger, la vieille femme aviva le feu et fit bouillir une écuelie de soupe.

Ensuite Marie gravit l'échelle, sauta sur la large couche qui emplissait la voiture, et, roidie contre les planches, les doigts crispés à la couverture, elle se sentit heureuse ; et, songeant que son maître l'avait baisée aux joues, étouffant dans sa main un ricane- ment nerveux, imaginant soudain des vols difficiles et des butins luxueux, contente de sa fructueuse journée, elle s'assoupit en souriant.


LE VIEUX BATEAU


À ma mère

Le vieux bateau que l'on voyait toujours attaché à la rive, près de la petite porte de fer, et au bout du- quel on allait encore pêcher, le vieux bateau est mort.

Chaque fois que nous revenions au village et pas- sions sur le pont de pierre, nous avions un bon regard pour lui.

— Le vieux bateau est toujours là, disions-nous.

Mais aujourd'hui, accoudé au parapet de fer, j'examine en vain l'ombre des bouleaux et la petite baie que forment les roseaux de la rive ; le vieux ba- teau n'est plus là, et j'en suis attriste.

Car les choses aussi familières et aussi bonnes que lui ont une vie, comme la notre, et leur disparition ressemble à un deuil humain.


Le pin qui le forma naquit sur un tertre élevé do- minant la lande rouge et jaune qui s'étend au delà des


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LA BOULE DE VERMEIL


bâtiments des Forges, le long de la rivière de l'Indre. Le vent chargé du parfum des bruyères secoua douze fois ses rameaux sombres. Mais, un printemps, tous les arbres du tertre sentirent à leur pied la cognée dé- chirante, et, l'un après l'autre, s'abattirent d'un bloc sur leurs sections rosées et humides de fraîche sève.

Un forgeron acheta les planches du pin, et, à ses heures de loisir, sous le petit hangar toité de chaume où séchait son épervier, il construisit patiemment un grand bateau plat, large, rustique et solide.

On le tourna d'un flanc sur l'autre dans un champ, pour le peindre et le goudronner.

Enfin, chargé sur deux poutrelles, triomphalement, il fut porté par le forgeron, son fds aîné et ses deux voisins il descendit le chemin creux bordé d'arceaux d'épines, et, à un tournant, il vit l'étendue plane et im- mense de l'onde glauque.

Au bord de l'étang, toutes les femmes et les enfants du bourg regardèrent, épanouis, le lancement du ba- teau neuf. Il toucha l'eau.

Le forgeron y monta seul pour l'essayer : fièrement campé à l'arrière, il piqua de sa perche ferrée le gra- vier de la rive et, entre deux reflux d'eau clapotante, le bateau glissa. Joyeuse, battant des mains, l'assem- blée regarda le forgeron s'éloigner du bord, filer à droite et à gauche et sillonner l'étang paisible de sa nacelle rapide et reluisante.

On ne le laissa, enchaîné à un poteau, à demi caché


NOUVELLES 63


dans les joncs, que lorsque la nuit tomba. Le forge- ron revint même, avant de se coucher, allonger sur lui la lueur de sa lanterne.

Alors, dans le repos de la nuit, le bateau neuf connut les eaux où il devait mener son premier âge.

A mesure que sombrait le ciel et qu'augmentait le silence, une lueur et un bruit croissaient au delà des eaux, dans un endroit où l'horizon se surélevait de toitures. La lueur se doublait de son reflet... le bruit, de son écho. Quand les voix de la terre, avec le der- nier chant de la grenouille, se furent tues et que le ciel ne parut plus qu'une masse obscure percée d'étoiles, les forges rouges se découpèrent sur l'horizon et le bruit double des marteaux sonna nettement dans l'air calme. Des flammes montaient dans l'ombre et pas- saient sur l'étang. Les toits illuminés accentuaient leurs lignes. Chaque fenêtre montrait son petit carré de feu où, parfois, s'allongeaient des ombres déme- surées. Et la fournaise, fulgurant la terre et l'eau, mon- tait bientôt rougir au ciel les nuages aux courbes fan- tasques.

Quand l'aube ramena autour de l'étang le vol des insectes, le battement des lavoirs, le lent pas des bes- tiaux, les chants des jardiniers voisins et les plon- geons épars des éperviers, le bateau du forgeron, bien- tôt visité par son maître, acheva de connaître la bonté du pays où il devait vivre.

Chéri des siens et admiré des autres hommes ,

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64 LA EOULE DE VERMEIL

fut heureux quelques années dans ce coin de campagne plein d'herbes odorantes, de joncs frais et d'arbres vi- goureux, sur cet étang large et tranquille, alimenté des eaux invariables de la rivière, au milieu de cette solitude que les forges animaient sans cesse de leur chant monotone et grandiose.

Mais souffla le vent du hasard et de l'infortune. Les forges abandonnées ne chantèrent plus et ne se mirèrent plus la nuit dans l'onde pourpre. L'étang fut desséché et le sol vendu en petites parts. La rivière, au fond de son lit. traîna désormais à travers le village son maigre courant caillouteux.

Le forgeron, forcé d'aller gagner sa vie ailleurs, vendît son bateau à un riverain du bourg. C'était un grand homme mince, vieux et bon : retiré des affaires, il s'occupait curieusement de son jardin dont toutes les fleurs, dans leurs massifs purs et réguliers, avaient cha- que jour sa visite. Il marchait sans cesse par les allées, sanglé de sa redingote, courbé vers les plantes qu'il examinait de ses yeux myopes. C'était rarement qu'il venait par la petite porte de fer détacher le bateau et filer timidement sur la rivière. Ses enfants et ses petits- enfants aimaient beaucoup, au contraire, le bateau qu'ils avaient remis à neuf et garni de banquettes. Combien de fois, lourd de cinq ou six passagers, n'avait-il point passé sous le vieux pont de bois et atterri aux îles de Valières où la pêche était copieuse et où l'on collation- nait gaîment sur les pelouses ! Les dames avaient de


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lourds nœuds de rubans et quelque peu de crinoline et les hommes des jaquettes de coutil blanc.

De longues années, il vécut là, en face de l'abreuvoir où les mêmes hommes amenaient tous les jours les mêmes chevaux. Il se plia aisément aux. mœurs bour- geoises ; on l'emmenait pour jeter l'épervier ou lever les nasses de jonc ; mais il se tenait surtout calmement attaché au bord, entouré des va-et-vient lumineux des poissons, des promenades bruissantes des canards et du renouvellement infini des feuilles et des brindilles qu'emporte la rivière. Et, le dimanche, lorsqu'il avait entendu sur l'eau le chant assourdi des cloches du village, il était sûr qu'on Fallait venir chercher, qu'une troupe jolie et rieuse le monterait, et que, la chaîne ayant sonné sur ses planches, il s'élancerait vers la seconde arche du pont par où l'on gagne les verdures ombreuses de Valières.

— Montez, tonton, disait quelque jeune voix au vieillard.

Mais il souriait, maniait les boutons de sa redingote dont il tâchait de se sangler davantage, et il ne mon- tait jamais.

— Mais non, mais non : je garde les petits.

Et la barque fdait doucement, laissant immobiles sur la berge la longue redingote et les quatre petites robes de velours.

Mais bientôt les petits devinrent les plus fidèles amis du bateau et, comme ils étaient très jeunes et que, ridé


66 LA BOL'LE DE VERMEIL

d'usure, il prenait un peu l'eau, ils l'appelaient déjà « le vieux bateau ».

Lorsque l'aîné eut une quinzaine d'années, on lui accorda la garde de ses frères : le second, plein d'ini- tiative et à cause de ses goûts pour la peinture, ne se lassait pas de badigeonner le bateau et de le couvrir d'inscriptions et de chiffres, aidé par le troisième petit, qui taillait sans cesse quelque bois avec son cou- teau et à qui on dut l'idée de faire un trou dans le banc central et d "y ficher un mât avec une voile blanche. Le quatrième était tout petit et, les mains aux poches, il regardait.

Le vieux bateau laissait faire, un peu confus, mais plein de bonhomie, comme le bon chien qui se laisse chevaucher et tirer la queue.

Quand les enfants furentgrands et qu'on les emmena à la ville, la vie devint tout à fait calme pour lui.

Il vieillissait en regardant se renouveler le village: des maisons blanches se construisirent, un pont de pierre remplaça la passerelle de bois. Tristement, la mort faisait son œuvre : d'autres hommes amenaient à l'abreuvoir d'autres chevaux ; des jeunes filles aux torses ronds remplaçaient peu à peu les vieilles laveuses aux bras ridés, et le vieillard ne venait plus emplir son arrosoir en courbant dans les joncs son dos fluet.

On ne le détachait plus ; mais, parfois encore, quelque voisin y montait et, debout à l'avant, jetait


NOUVELLES 67


une ligne. Ou bien des gamins se baignant venaient s'y accrocher.

Il faisait partie du rivage comme les grandes pierres blanches propres aux battoirs, comme les chardons argentés et les touffes de jonc. Tout le village l'appe- lait « le bateau », ainsi qu'on dit la grand'place ou le clocher. Et il vieillissait en mêlant son bois vermoulu aux mousses et aux cailloux de la rive. Il verdissait aux saisons fertiles et l'été l'enfouissait sous des hampes de roseaux ; un printemps, le vieux bateau eut des fleurs.

Sa vieillesse était triste ; parfois seulement il recon- naissait quelqu'un des enfants dont il avait égayé les premières années. Les petits étaient grands et, quand, au moment des vacances, ils passaient sur le pont du village, ils s'accoudaient au parapet en souriant.

— Pauvre vieux bateau, disaient-ils.

Mais le village ne respecta pas la vieillesse de son bateau.

Un quatorze juillet, quelques jeunes étrangers vinrent allumer un feu d'artifice. Ils imaginèrent qu'une gerbe lumineuse, au-dessus de la rivière, serait d'une beauté inconnue des paysans du bourg. Ils arrachèrent du sol le vieux bateau à demi-enterré et agrippé de mille tiges vivaces, et, l'ayant chargé de paquets de poudre, ils le poussèrent au milieu de l'eau.

Un gamin, qui ne connut point la charité de son acte, le rattacha le lendemain à la rive.


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LA BOULE DE VERMEIL


Mais bientôt le vieux bateau devait périr. Ce matin-là, le village trouva en s'éveillant que sa rivière coulait plus allègrement que la veille. Ses eaux plus claires lavaient sur les deux rives des pierres et des joncs qu'elles n'avaient point coutume de baigner ; et, ayant quitté leur silence habituel, elles couraient en chantonnant. Des laveuses s'étonnèrent en voyant qu'il fallait reculer leurs selles. Des canards,l'œflrond, une aile étirée, s'éjouissaient de balancer sur des vagues pressées. Le vieux bateau lui-même fluctuait un peu.

Une pluie commença de tomber et les laveuses troussèrent leurs jupes sur leur tête ; mais l'eau gagna bientôt la paille de leurs baquets ; le courant grossis- sait, et, au milieu de la rivière, où tressautait l'averse grise, les canards excités barbotaient et se battaient les flancs. Les genoux mouillés, les femmes coururent se mettre à l'abri sous le pont, d'où elles durent bientôt gagner leurs demeures.

Des langues d'eau s'allongeaient sur les piliers de pierre, et, léchant les' deux rives, emportaient des feuilles mortes, des morceaux de bois, du linge oublié. Bien- tôt le cours fut si vif qu'il déracina le vieux bateau, qui clapota, vira et tira sur sa chaîne.

Et tout s'avançait du même côté, la pluie, le bateau, les branches des saules, les hampes des roseaux, les joncs qui sifflaient, les planches emportées, et les ca- nards qui, bousculés, se dressaient et claquaient du bec.


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A midi, l'eau gagnait les marches de la petite porte de fer, et il n'y avait plus qu'une mince ligne de ciel entre elle et le pont, où de rares coureurs se montraient affolés.

La terreur était grande au village. On déménageait les maisons basses ; on courait des étables aux champs ; on se réfugiait dans les greniers et, peureusement, par les lucarnes, derrière les vitres que giflait la pluie, on regardait la rivière furieuse qui Jioulait, bouillonnait, galopait clans son lit immense, en se versant, çà et là, par-dessus les murs.

Et le vieux bateau, que sa chaîne trop courte retenait à demi dans l'eau, était, malgré les trous de ses flancs, retenu à la surface. L'eau sifflait dans ses fissures, lissait ses planches, écumait autour de lui, mais la chaîne ne rompait pas. Le vieux bateau, disloqué, se débattit désespérément jusqu'au soir.

Mais, lorsque le soleil couchant vint, à travers la pluie, rougir les ondes agitées, il y eut une si violente poussée de la crue, que les plus gros arbres du bord s'abattirent en craquant et que le petit poteau, fiché en terre par la main soigneuse du vieillard, fut arraché. Un soubresaut releva l'arrière du bateau, et soudain il fut entraîné dans la course des eaux.

Il sursautait, ballottait d'un flanc sur l'autre, filait roidement, s'écorchaità la crête d'un mur, s'enfonçait et se relevait tout à coup, s'arrêtait un moment dans le feuillage inondé d'un saule, et repartait ; et, soudain,


LA BOULE DE VERMEIL


'use trouva en face d'une large plaine que quelques heures avaient changée en un immense lac où les vagues houlaient librement. C'était l'emplacement de l'ancien étang, celui qui animait les forges au temps où il était l'heureux bateau d'un forgeron, et le soleil rougissant rappelait encore les reflets dont les nuits emplissaient ces anciennes eaux : les fenêtres étaient rouges encore, mais ruinées, délaissées, semblables à des crevasses béantes ou aux déchirures d'une grande plaie.

Le vieux bateau alla se briser contre la muradle, et nul n'entendit le cri de sa mort.


TROTTOIR ROULANT


La fumée de tabac s'accroissait peu à peu, ternis- sait les glaces des murs, voilait l'orchestre lointain ; bouffées blanches et sons diffus se répandaient et se mêlaient dans l'air — en sorte que, par la baie ou- verte, on ne voyait qu'en vagues ombres passer le trot- toir roulant, et que son lent bruit moutonnier sem- blait plus sourd que de coutume.

Près d'une table, dans un coin retiré, une jeune femme parlait à voix basse à l'ingénieur Griffon, re- nommé pour son élégance ; elle animait son récit de houlements d'épaules, tâchait de l'intéresser en exagé- rant ses mines et ses gestes, et son œil avisé quêtait quelque approbation sur le visage de son compagnon qui, immobile, montrait son attention avec de petits mouvements de paupières.

Tandis qu'elle contait, appuyant sur une idée, riant d'une autre, s'approchant de l'oreille de Griffon, ou lui serrant le bras dans sa main, l'ingénieur restait im- muable, humant paisiblement le Champagne dont le niveau baissait le long d'un chalumeau...


72 LA BOULE DE VERMEIL

Sans cesser son mouvement de paupières, il appela un garçon, paya, s'occupa longtemps de boutonner sa jaquette et de caresser son chapeau, se leva pour mettre son pardessus, toucha à plusieurs reprises un objet dans une de ses poches.

— Tu veux partir? demanda la jeune femme, dont les yeux inquiétés vacillèrent.

Griffon hésita, puis, avec un faux sourire :

— Vous vous doutiez, je pense, dit-il, que je n'avais pas un long entretien à vous demander et que je n'avais fixé ce rendez-vous que dans le simple but de vous remettre...

Et, ce disant, Griffon posa sur le marbre un petit paquet ficelé et une enveloppe. Puis il se mêla au flux de la foule et se perdit dans l'ombreux courant de la baie.


M. Griffon à M me Vanneau

« Je ne vous en veux pas de me tromper avec le pe- tit Pasquin : c'est un ingénieur plus sérieux que moi et je suis heureux de céder le pas à un confrère. Dans un salon et au bal, il n'est pas très notable à cause de sa taille menue ; mais, lorsque, perché sur son haut ta- bouret, il va et vient parmi les plans et les crayons de son pupitre, je vous jure qu'il est plein de grâce et d'agilité. Sa clientèle n'est pas fort nombreuse et je


NOUVELLES 7 3


vous conseille de ne pas être exigeante sur les hono- raires ; mais d'ailleurs il a une bonne petite santé ca- pable de soutenir les multiples traits de vos charmes. — Je ne vous parle que de mon successeur parce que je juge inutile de vous parler de moi qui n'ai guère changé depuis que je vous connais ; je fus votre amant, je reste votre ami seulement... volontiers. — G. »


Madame V. à M. G.

« Pourquoi vouloir me détester alors que je souffrais vos affronts de chaque jour!... Pourquoi m'écrire brutalement des choses que vous ne pensez pas ? Qui vous pousse à vous justifier, avec d'aussi futiles pré- textes? Je savais que vous ne m'aimiez plus ; mais j'au- rais voulu continuer de vous aimer. Quand vous quit- tiez votre maîtresse, aviez-vous donc du mépris pour mes pauvres sourires de femme trompée ? Sans doute ma bonté amoureuse me rendait ridicule, et vous ne supportiez pas sans ennui le spectacle pitoyable de mon humiliation. Mais vous n'avez pas bien fait en m'in- formant de l'importunité de ma passion : je vous au- rais aimé longtemps encore et, sans aucun espoir, je n'aurais pas été pourtant tout à fait malheureuse.

« Trompez-moi, Griffon, mais, je vous en supplie, dites-moi encore de vous être fidèle ; soyez jaloux si


•j4 LA BOULE DE VERMEIL

l'on me fréquente et, au milieu de votre joie nouvelle, ne m'oubliez pas tout à fait, ne me méprisez pas, dites- vous encore quelquefois : « Je lui donne de la souf- france. »


Griffon considérait son « lâchage » comme une chose terminée ; il ne répondit pas. Elle n'osa plus lui écrire.


Et Rose Vanneau, veuve, abandonnée à nouveau souffrait dans l'appartement solitaire où le souvenir de son amant l'éplorait. Ce jeune élégant, dénué de bonté et naturellement brutal, l'avait beaucoup aimée. Leur liaison datait de la convalescence de sa dernière mala- die. Elle se revoyait tremblante, saluant pour la pre- mière fois Griflon, en laissant rougir ses pommettes qui saillaient sur son visage pâle.

Devant cette glace, il l'avait serrée dans ses bras ; sur le cristal, elle avait vu sa première émotion.

Elle se souvenait de leurs deux têtes, appuyées l'une contre l'autre, au dos du petit canapé : Griffon, un bras à sa taille, la tenait par les coudes, et il souf- flait sur la boucle de cheveux qui jouait sur son front.

Quand elle songeait, dans le fauteuil de la cheminée, il lui semblait voir son amant, assis sur le tapis, som-


NOUVELLES 70


meillant, la tête sur ses genoux : elle ne remuait pas, craignant de l'éveiller ; la pièce était silencieuse, et, seuls, les tisons chuchotaient.

Elle était contente du souvenir de son bonheur, re- vivait avec attendrissement les heures joyeuses de leur petite villa de Fontenay. La chambre à coucher avait un lit de cuivre à rideaux bleus et de petites banquettes Empire couvertes de crin tressé. La fenêtre, aux orne- ments de bois découpé et aux stores jaunes claquant comme des castagnettes, s'ouvrait sur les champs où le soleil faisait briller à l'infini l'immense flux des moissons blondes. Au coin de l'àtre, fermé alors d'un tablier où étaient peintes la place Saint-Marc et des gondoles vénitiennes, il y avait un large fauteuil cou- vert d'une housse verte et où elle aimait s'asseoir. Et c'est alors que Griffon, allongé à ses pieds, la tête sur ses genoux, lisait des journaux ou s'endormait, et qu'une grande paix remplissait la chambre.

M"" Vanneau, en y songeant, n'osait pas remuer. Elle croyait sentir sur sa robe les épaules de son amant et revoir ce coin de son front où les clairs che- veux étaient fins et follets ; c'était là qu'elle aimait à reposer ses lèvres.

Alors, il lui semblait soudain que Grillon s'éveillait ; elle sentait ses bras lui serrer ses jupes et elle se le- vait, courait, s'énervait, et, n'osant plus s'asseoir, pleu- rait longuement, accoudée à la haute console.

Toutefois, il lui fallait souvent sortir ; son médecin,


76 LA BOULE DE VERMEIL

pour la faiblesse de sa santé, lui avait ordonné la marche.

Chaque soir, elle se promenait dans les Jardins pleins de restaurants, de théâtres et de boutiques d'expositions, seule, le voile tiré sur son visage pâle, triste et un peu effarouchée. Il lui semblait qu'elle ne vivait pas de la même vie que tous ces passants affairés ou courant aux plaisirs ; qu'elle était, parmi ce va-et- vient actif, une ombre indifférente, une chose morte. Des couples de jeunes gens étaient assis à de petites tables, d'autres marchaient serrés et riants; elle voyait partout que tout le monde aimait. Et, parfois, lassée du bruit, elle s'enfonçait dans quelque allée désertée où elle faisait fuir d'autres couples encore et s'écarter des filles en cheveux.

Mais son occupation favorite était de regarder assise, près de la porte du café, la foule perpétuelle du trottoir roulant. Malgré la crainte d'y prendre fatigue, chaque jour, elle y venait, et, dès qu'elle arrivait, elle se met- tait à examiner les passants, avidement, craignant que quelqu'un n'échappât à sa recherche. Et, sans cesse, une idée la tenait :

— Jamais lui, jamais lui, pensait-elle.

Et devant ses yeux défilait la multitude cosmopolite, vieillards éjouis, petites filles aux robes semblables, Anglais à lorgnettes, jeunes gens aux cannes flexibles et aux gestes anguleux, femmes potelées qui, du plan- cher lent scrutaient le défilé avec des sourires faciles et des jeux de paupières.


NOUVELLES ~}"]


— Au fond, songeait Rose Vanneau, je suis un peu comme ces femmes qui cherchent de l'amour.

Et, sans honte, elle continuait son enquête à travers ces étrangers qui passaient en courant, s'arrêtaient, s'asseyaient sur un banc, sautaient en riant d'un plan- cher à l'autre.

Le bruit monotone et le courant incessant qui fuyait devant elle la fatiguaient peu à peu, et, la tête lourde, il lui fallait bientôt quitter la place.

— Il passera peut-être demain, se disait-elle sim- plement.

Un jour, comme elle se décidait à partir, elle vit de loin la grande silhouette de Griffon, qui, vêtu d'un large pardessus jaune, appuyé à la balustrade, conver- sait avec un groupe d'amis. Elle eut de l'étonnement, et le laissa passer ; mais, quand elle le vit s'éloigner, elle ne put résister à son désir, monta à sa suite, et peu à peu, à pas inquiets, elle le rejoignit.

Elle était à quelques pas de lui, rougissante, heu- reuse ; il ne se retournait pas. Elle avait envie de pleurer, de s'enfuir; elle faillit l'appeler, toucher son bras avec le pommeau de son ombrelle... Mai s Grillon, prenant ses deux amis par la manche, descendit sur le plancher lent.

— Tu connais cette femme ? demanda quelqu'un à l'ingénieur.

— Quelle grue ! répondit Griffon en soulevant les épaules...


LA BOULE DU VERMEIL


Elle l'entendit, et se laissa emporter loin de lui, droite, les mains crispées sur la boule d'un poteau. Elle fuyait farouchement, battue au front des coups d'une fièvre subite.

Elle souffrait, voyait trouble ; ses jambes fléchis- saient sous elle : se sentant malade, elle descendit en trébuchant au plus proche arrêt.

Elle rentra chez elle en voiture et la concierge l'aida à remonter l'escalier.

Le médecin lui reprocha son imprudence ; puis, l'ayant examinée, vit la gravité de la crise.

Rose Vanneau se plaignit d'une souffrance aiguë dans la poitrine. Il la fit se coucher, envoya les do- mestiques chez des pharmaciens et des marchands de glace.

Ses yeux étaient fixes comme ceux d'un aveugle ; nul regard ne semblait les animer.

Elle délira. Ses mains repoussaient les draps et, ner- veusement, elle tâchait de reculer sur son oreiller ; sa tête errait pesamment le long du bois de lit : elle se croyait entraînée, et, le corps roidi, les bras en avant, elle voulait résister à la poussée, se retenir.

Mais on ne résiste pas, quand c'est la mort qui pousse.


PROVINCIALES


LA TACHE D'ENCRE


M" e Sophie s'était assise sur son encrier, qui avait taché, en dessous, le tapis de la table, la table et, parla rainure de la table, le joli parquet de pitchpin, et, en dessus, sa robe de mousseline, son jupon, son pantalon, sa chemise et son petit derrière.

Elle faillit pleurer, puis, pour ôter les taches avant qu'elles eussent séché, elle courut à sa chambre, et elle grimpa en hâte l'escalier comme si elle y fût pour- suivie par le remords de sa faute.

M lle Thérèse, avec son grand chapeau blanc aux marguerites tombantes, avec son ombrelle de dentelle crème etsesboltinesjaunes, aux bouts malheureusement carrés, sonna :

— M" Sophie est-elle ici?

— Si mademoiselle veut bien monter.

Et M 1!c Thérèse monta, passa dans le couloir dont les murs étaient couverts de gravures extraites des jour- naux illustrés, et se trouva à la porte de son amie.

Elle entra.


o.


80 LA BOULE DE VERMEIL

Et elle rit beaucoup parce que son amie, M Ue So- phie, toute nue, était à genoux sur le parquet, qu'elle mirait son petit derrière dans son armoire à glace et que, les jambes bien serrées contre le ventre pour tendre fermement sa fesse rose, elle frottait la petite tache d'encre avec sa pierre ponce.

ai mars 1904.


GALANTERIE


Le jeune comte de Gallais faisait l'amour comme il dansait le menuet, avec de la grâce et de l'esprit. Et il était courtisé par les dames, comme il était recherché pour la danse. Mais sa galanterie ne le portait pas seulement à divertir et faire valoir les dames qui lui donnaient la main ; il était galant aussi à l'égard de soi-même : il aimait son propre plaisir et se tenait vo- lontiers pour le plus aimable gentilhomme de la cour. Sa voix, du reste, avait assez de douceur pour énoncer de beaux mensonges sans donner émoi ; sa beauté na- turelle était assez grande pour faire passer son amour- propre.

\I lle de Landanne, tombée à la cour à l'âge de seize ans, s'était éprise du comte de Gallais sans qu'elle s'en aperçût et sans que le comte y prît grand intérêt ; et, comme elle ne pouvait espérer s'en faire aimer ni ne l'aimer plus, elle vivait dans un grand amour et dans une grande tristesse.


LA BOULE DE VERMEIL


Il y eut une fête chez Madame, sœur du roi, et M me de Landanne fut heureuse d'y mener sa fille pour qui elle recherchait tous les divertissements. Comme elle était fort bien en cour, le comte de Gallais ne négligea pas de la venir saluer de ses respects, et, comme sa fille n'était point sans beauté, il s'attarda à lui faire compli- ment sur sa toilette et sur ses beaux yeux songeurs. M lle de Landanne ne pensa qu'à prendre de l'espoir dans ces paroles élégantes : elle y prit même un peu d'audace et s'occupa à rechercher une occasion de par- ler à nouveau au jeune comte.

Après le goûter, comme la compagnie se répandait dans les jardins, elle affecta de se promener seule, mais non loin du banc de pierre où M. de Gallais était déjà assis au milieu de ce qu'il y avait de plus gai et de plus joli dans cette assemblée : la marquise de Précis était auprès de lui, qui passait pour un exemple de beauté et de coquetterie. M me de Précis demanda au comte quelle était cette jeune fille qui avait l'air mélancolique et un peu gauche, et se promenait seule autour du bas- sin. Le comte lui répondit que c'était la fille de M rae de Landanne, qu'elle était depuis peu revenue avec sa mère de leur château de province et qu'elle goûtait médiocrement la gaieté et le monde. La marquise de Précis reprit quelle cherchait depuis quelque temps à


NOUVELLES 83


connaître cette jeune fille et pria le comte de tâcher à l'amener vers le groupe.

Le comte de Gallais ne perdit pas cette occasion d'obliger la marquise de Précis dont on le disait fort aimé, et il se mit à tourner le bassin en sens inverse de M" e de Landanne, à pas lents et feignant d'être fort affligé. M" de Landanne ne chercha pas à éviter cette rencontre qu'à la vérité elle souhaitait vivement. Le comte s'arrêta pour la saluer, et,après l'avoir interrogée sur sa mélancolie et lui avoir, à son tour, conté sa mi- graine, il lui offrit de promener ensemble, autour du bassin, leurs deux tristesses. De cette proposition, M" e de Landanne ne sut si elle devait être contente ou sourire. Elle accepta, mais blâma le comte de railler son ennui.

— Je suis triste, monsieur, dit-elle, comme vous êtes gai : nous avons raison l'un et l'autre et vous ne devez pas plus vous moquer de mes malheurs que je ne dois vous envier d'être heureux.

— On a toujours tort d'être triste, reprit le comte ; la tristesse n'aime pas la vie et fait la guerre à la beauté. Il est sage de sourire, puisque la bouche s'enlaidit en prononçant de graves paroles, et reste belle aussi long- temps qu'elle sourit.

— Pourtant, monsieur, si nous avons des lèvres pour sourire, nous avons aussi des yeux pour pleurer.

Les lèvres de M" 9 de Landanne souriaient en mur- murant ces mots ; mais dans ses yeux noirs c'était,


84 LA BOULE DE VERMEIL

plutôt qu'une larme, une flamme d'amour qui brillait et que remarquait le comte de Gallais. Il ne pensa pas qu'un tel regard pût le rendre amoureux; mais il sentit cet on ne sait quoi qui rend sérieux le plus léger et fait se taire le plus grand diseur de galanterie. Il fut tout embarrassé et déclara brusquement le but de sa démarche, priant M Uc de Landanne de venir converser avec les dames qui étaient assises sur le banc de pierre et qui désiraient grandement de la connaître. Elle ne répondit rien et se laissa conduire par le gen- tilhomme le plus fin et le plus embrouillé du monde. M !le de Landanne rougit à saluer les dames qui l'examinaient depuis quelque temps avec curiosité, puis avoua ses habitudes de châtelaine rustique qui ressent après quelques heures de compagnie le besoin de respirer toute seule, de revoir du ciel, des arbres, de l'eau...

— Je suis nouvelle venue ici, ajouta-t-elle, et un peu sauvage.

— Ce ne sont pas les sauvages, remarqua le vieux comte de Sigeac qui s'était mêlé à ce joli groupe, ce ne sont pas les égoïstes qui aiment à être seuls, ce sont ceux qui aiment l'ennui... ou ceux qui aiment l'amour. Tout au rebours, mademoiselle de Landanne, il faut faire bien peu cas de soi-même pour se promener seule et regarder dans l'eau couler les oiseaux et les nuages. Êtes-vous donc si proche de trahir votre amour- propre? Ah ! je voudrais bien être jeune et beau pour


NOUVELLES


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m'imaginer que je suis celui pour qui brillent vos yeux et pour qui vous négligez tant de beauté.

— Si vous commencez vos déclarations, dit la mar- quise de Précis, M lle de Landanne va vite regretter sa promenade solitaire !

Certes, elle eût bien voulu y être encore et maudis- sait le vieux comte et ses principes indiscrets. Pour la tirer de l'embarras qu'elle montrait, la marquise de Précis lui demanda quelques détails sur le Berry où elle avait passé sa jeunesse et d'où venait M 1Ie de Lan- danne ; elle lui dit tout le plaisir qu'elle aurait à lui en parler de nouveau chez madame sa mère et chez le marquis de Précis.

Les galanteries reprirent autour du banc de pierre. M Ue de Landanne conversa avec plusieurs dames et gentilshommes qui la trouvèrent charmante : les dames le lui dirent, et un grand nombre de messieurs le lui laissèrent penser.

Le soir vint. On se disposa à rentrer dans les salles de fête. Le comte de Gallais vint offrir la main à M" 9 de Landanne pour la conduire, et ils ne se dirent pas un mot de galanterie.


Depuis ce jour où il s'était aperçu que M Ue de Lan- danne était pleine de charmes et d'esprit, et qu'elle était apte à l'admirer, le comte de Gallais se mit à la


86 LA BOULE DE VERMEIL

courtiser diligemment : il fréquentait beaucoup chez sa mère, allaita toutes les promenades pour larencontrer, lui donnait la main dans toutes les fêtes de la Cour. Tant, que la marquise de Précis se vit négligée, ou- bliée et entra dans une vive jalousie de M Ue de Lan- danne. Elle parla de cette « provinciale dont ce petit écervelé de Gallais se venait d'amouracher ».

Mais l'amour du comte dura plus longtemps que ne pensait la marquise de Précis ; il passa bientôt pour une véritable passion et l'on rit à la Cour de voir le comte fidèle, et entortillé par la plus naïve maîtresse qu'il eût faite.

M" c de Landanne et lui furent, en effet, durant quel- ques mois, deux amants heureux. L'esprit galant de l'un et la nature un peu romanesque de l'autre ne gâtèrent point cette jolie passion. Ils se voyaient quasi tous les jours, souvent au Parc. Elle aimait à le voir près d'elle quand elle se promenait par les boulingrins dans les vallées ombreuses, et surtout autourdu bassin.

Ils se plaisaient à fuir ensemble, à courir comme des enfants, à se cacher dans quelque bosquet où M lle de Landanne offrait au comte de Gallais sa main à baiser une fois.


La marquise de Précis eut du dépit et voulut inter- venir dans cet amour fâcheux. Souvent elle avait voulu ramener le comte chez elle, sans y réussir jamais. Elle


NOUVELLES 87


ne pouvait même pas obtenir de lui parler seule à seul.

Un jour qu'elle se promenait au Parc avec le mar- quis de Précis, elle vit le comte marcher seul dans une allée prochaine et en tira que M me et M Ilc de Landanne ne tarderaient pas à paraître. Elle lui fit un signe qu'il ne put éviter de voir, et, comme il s'approchait, elle pria le marquis de Précis de la laisser seule avec le comte, disant qu'elle lui voulait arracher un secret. Le marquis salua en souriant M. de Gallais et le laissa seul avec la marquise. Celle-ci mit familièrement, comme autrefois, sa main sur l'épaule du comte, et se prit aie gronder doucement de sa petite trahison. Il affecta de parler de son amour comme d'une bagatelle ; et elle affecta de le croire et de s'estimer la seule maîtresse du comte de Gallais.

Ils s'entretenaient de choses indifférentes, quand ils aperçurent de loin M me et M" e de Landanne qui venaient vers leur côté. La marquise joua la fâchée et demanda au comte s'il ne la voudrait pas au moins baiser avant d'aller saluer sa jeune préférée. Le comte fut ennuyé, mais se laissa entraîner derrière un bosquet où la mar- quise le baisa aux lèvres et l'embrassa si habilement que son pourpoint de velours noir fut poudré sur tout un bras et une épaule. Le comte de Gallais, dans son embarras, n'y prit point garde, et alla saluer M me de Landanne et sa maîtresse. M" e de Landanne avait vu le manège, et prit un grand effroi du pourpoint blanchi et du visage bouleversé de son ami.


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LA EOtLE DE VERMEIL


Quand le comte de Gallais put lui parler en singu- lier, elle ne voulut point l'entendre et le priadene plus la rechercher.


Ce petit affront suffit à réveiller le comte de sa tor- peur amoureuse. Il redevint le joli indifférent qu'aimait la marquise de Précis et que reconnurent les dames de la Cour.

Il conta un soir toute son aventure dans une belle et joyeuse assemblée, et l'on rit beaucoup.


Mais il reçut un jour la réponse d'un madrigal qu'il avait fait à la marquise pour lui dire son amour et le projet qu'il méditait de l'aller voir en son château de Berry. La marquise de Précis lui répondait qu'elle ne l'aimait point et que la femme qui l'avait aimé était morte.

Février 190:.


CONSOLATIONS


PETIT CONTE WATTEA.U


Brunet s'était assis sur une pierre grise du fossé, les coudes sur ses genoux écartés, les mains pendantes.

Il venait probablement d'avoir quinze ans et était à présent un joli garçon, mais un peu trop gauche pour plaire à la bergère Lucette, qui avait une houlette avec du ruban couleur de coquelicot, et une hutte cou- verte de feuillage.

Le menton affaissé sur son gilet, il levait tristement les yeux et voyait au travers de ses sourcils la hutte couverte de feuillage où Lucette venait d'entrer sans sa houlette. Et son regard semblait dire qu'il était bien malheureux, mais qu'elle lui pouvait donner les pires tourments sans qu'il cessât pourtant de l'aimer. Et il semblait ajouter :

— Sans doute elle a donné sa houlette à quelque berger comme un gage d'amour.

Il pensait, il était accablé ; et, pendant que ces pen- sées roulaient dans son esprit, ses oreilles entendaient le trot d'un cheval, un cliquetis vague et puis cela bruit


Q0 LA BOULE DE VERMEIL

tout près de lui, sur le chemin. Il releva la tête et vit un beau jeune homme, blond, avec un pourpoint de velours rouge qui attachait son cheval au buisson d'épine blanchâtre, puis vint auprès de Brunct :

— Vous avez de la tristesse, lui dit-il, à ce que je vois. Pour moi, si je ne suis point abattu et pâle, c'est que je suis essoufflé et que j'ai très chaud. En vérité, je suis le plus malheureux des hommes.

— Sans doute, répondit Brunet, vous le serez à bref délai ; car je ne puis plus guère vivre. Hélas !

— Hélas ! Pourquoi faut-il que madame ait donné au chevalier de Grenailles son ruban lilas et son amour ?

— Pourquoi faut-il que ma bergère ait donné sa houlette à quelque berger comme gage d'amour ?..

Et tous deux firent entendre des lamentations.

Brunet, voyant que le chevalier voulait s'asseoir, se recula tout au bout de la pierre grise pour lui faire place.

— Hélas ! dit le chevalier quand il fut assis, hélas ! je n'aurais qu'une faible douleur si du moins j'avais un luth pour chanter M ma de Yalpeline, et j'ai beau courir la campagne sur le cheval le plus vite de mes écuries, je n'ai point trouvé de luthier dans une lieue carrée. Je maudis le moment où j'ai chanté M me de Belmont avec tant de passion que mon luth s'est brisé avec un son discordant.

Brunet ouvrait de grands yeux, ne comprenant pas


NOUVELLES gi


qu'on puisse être aussi volage. Cependant, comme il avait bon cœur, il dit au beau jeune homme :

— Voici mon chalumeau, je vous le prête.

Le chevalier ne sut point en jouer et tous deux, à nouveau, firent entendre des lamentations. Puis.Brunet dit:

— Chantez, je vous accompagnerai sur mon cha- lumeau.

Mais le berger joua un air sur lequel le chevalier prétendit ne pouvoir improviser que delà prose :

« Je lui ai dit que mes yeux étaient des fontaines et que mes joues s'allaient dénuder comme des rochers... Elle a souri.

« Je lui ai dit que sous des cheveux blanchis et un front ridé, nos pensées deviendraient des fleurs de deuil... Elle s'est moquée.

« Je lui ai dit que je prendrais ma grande épée in- continent et me percerais le cœur... Elle a bien ri. »

Le chevalier montrait en chantant une grande émo- tion peut-être feinte, mais le berger soufflait une violente et sincère passion, dans son chalumeau.

Lucette prenait un plaisir vif à les entendre et, se rappelant que le beau Sylvain, qui était devenu par surprise maître de sa houlette, ne savait point souffler au chalumeau et méprisait les rossignols... elle se prit à être courroucée contre elle-même et fût vite allée


92 LA BOULE DE VERMEIL

trouver Brunet et lui donner un autre gage d'amour, si le chevalier n'eût point été si près de lui.

Quand ce jeune homme eut cessé de chanter, il dit:

— Voyez-vous parfois passer sur ce chemin une dame vêtue de bleu de ciel avec une plume blanche sur sa toque — son cheval est gris pommelé ?

Brunet, à nouveau étonné des paroles capricieuses de ce jeune seigneur, avoua, dit qu'il la voyait souvent, et qu'elle s'appelait des Fontainy.

11 y eut un silence, et une voix, traversant le feuillage de la hutte, appela Brunet.

Le berger eut vite fait de laisser le jeune homme au petit cœur, d'entrer dans la hutte et de se jeter aux pieds de Lucette qui lui disait :

— Sylvain m'a pris ma houlette à rubans couleur de coquelicot : veux-tu m'en faire une nouvelle et l'y attacher des rubans couleur de bleuet?...

... Brunet demanda si elle le voulait épouser, et elle dit qu'elle le voulait bien.

Le chevalier s'était levé et, ne voyant point revenir Brunet, il détachait son cheval. Sans doute, il s'était arrêté à quelque idée de vengeance amoureuse.

À ce moment, il entendit un bruit de trot ; il sauta en selle pour saisir cette occasion de ne point che- vaucher seul.

Le bruit de trot fut doublé et les bergers l'enten- dirent : Brunet bientôt se pencha et haussa les épaules


NOUVELLES $3


de pitié. Il voyait au-dessus d'un petit nuage dépous- sière deux beaux chevaux dont l'un était gris pommelé: une dame le montait dont la robe était bleu de ciel, et dont la toque avait une longue plume blanche.

Et le berger songea que ce jeune homme incons- tant poursuivait le caprice tandis que lui — et il re- garda en souriant son amie — c'était bien le bonheur que sa fidélité allait conquérir.


LE DON DE VOULOIR

En collaboration avec Jacques des Gacqoss


— Je ne suis rien, bon à rien, me disais-je, et cela est tout à fait incurable.

Et, haussant les épaules, je tachais vainement à faucher les petits chardons bleus qui se cramponnent si solidement au sable des coteaux bretons. Pauvre de moi qui voudrais me marier, et n'ose demander la main de celle que j'aime ! Je veux être violent et j'ar- rive à peine à meurtrir ces petits chardons qui, aussi- tôt que j'ai tourné les talons, relèvent leurs têtes rondes et hérissées. Quel homme puissant je suis !

Agacé, je lançai mon bâton dans la lande voisine et continuai ma promenade en soupirant, avec mes mains dans les poches.

Là-bas est le travail de la ville qui bruit, remue et lance des flocons de fumée ; voici un laboureur qui marche, le dos voûté et en chantant, et il v a sur la haute mer un pêcheur qui tressaute entre sa voile joufflue et sa cale brillante de poissons : quant à moi,


NOUVELLES 0,3

je suis l'homme qui se promène en soupirant, à tra- vers la campagne, avec ses mains dans les poches.

Une fois encore, j'avais tenté ce jour-là de deman- der à son père la main d'Yvonne Lambert, mon amie d'enfance et qui était pour ainsi dire ma fiancée de- puis le berceau. J'avais souvent parlé de l'avenir avec elle et sans doute elle avait dû dévoiler à son père une part de mes confidences ; aussi je ne croyais pas pos- sible que M. Lambert pût me refuser sa fille, ni même qu'il ne jugeât pas la chose toute convenue : mais la première fois que j'avais voulu faire la demande, mon irrésolution naturelle m'avait arrêté, et ce sujet, dé- sormais, était devenu pour moi la pensée la plus ab- sorbante et la plus lourde de ma vie.

L'indécision était, en effet le plus encombrant de mes défauts. Sans doute, je ne l'ignorais pas et mon amie s'efforçait aussi d'y remédier ; mais, en dépit de tout, j'avais en moi un manque de confiance tout à fait débilitant. Je ne pouvais admirer que les œuvres d'autrui, et je ne pouvais m'habituer à m'intéresser à mes propres actes. Je me jugeais né pour écouter et pour voir ; encore me semblait-il bien audacieux de passer pour un critique de mœurs, et prudemment j'érigeais en principe de louer tout, avec modération.

Yvonne n'y allait pas par quatre chemins et, à ma barbe, appelait cela de la sottise.

C'était une petite personne fraîche et enjouée. Elle avait de grands yeux largement ouverts qui ressem-

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96 LA BOULE DE VERMEIK

blaient aux feuilles de tremble que le vent fait sans cesse virevolter et qui sont à la fois grises et ver- dâtres ; ses cheveux blonds et un peu raides retom- baient ordinairement de chaque côté de son visage rondelet avec la souple lourdeur des joncs mous qui s'allongent au fond des rivières ; ses lèvres étaient brillantes et pourprées, et, comme elle parlait beau- coup en tournant sans cesse la tête de tous côtés, elles semblaient deux poissons rouges qui s'ébattent dans un aquarium ; quand elle riait, sa bouche s'allongeait et touchait des deux côtés le cercle que traçaient les plis de ses pommettes et la ligne de son menton ; son nez fin et droit ne supportait pas mieux l'hilarité, et pour la plus médiocre plaisanterie il se troussait soudaine- ment, se fronçait et se ridait comme une figue sèche.

Je ne puis affirmer que je l'aimais avec passion, mais sa bonté d'enfant, son enjouement familier et la grâce de tous ses gestes me touchaient et m'atten- drissaient infiniment.

Certes, elle ne prenait point en pitié mon manque d'audace. Mais je ne l'en aimais pas moins, parce que je la savais plus volontaire que moi : j'ai toujours ad- miré profondément la fermeté. Chaque fois que je la rencontrais, elle ne manquait pas de m'interroger sur « ce que je n'avais pas fait a la veille.

Au reste, je ne lui tenais point rancune de sa ma- lice, car elle mettait beaucoup de discrétion à me tourner en ridicule : elle avait soin, dès que nous




NOUVELLES 97

n'étions pas seuls, de prendre le contre-pied de ses affirmations intimes et de me couvrir de petits com- pliments dont j'étais seul à saisir l'ironie.

Ce jour-là, j'étais fermement résolu en allant chez M. Lambert, et, pour éviter les réflexions prélimi- naires, j'avais couru tout le long du chemin.

■ — Celte fois rien ne me fera reculer, me disais-je en secouant le marteau de la porte.

Et, m'épongeant le front, j'étais entré en souriant, content déjà de mon courage.

J'avais compté sans la présence d'Yvonne. Quand elle m'avait vu m'approcher de son père, elle avait haussé les épaules, avec une moue, et m'avait dit à voix basse :

— Pourquoi avoir tant couru ? Yous êtes tout essouf- flé, et ce n'est pas encore pour aujourd'hui.

J'étais désappointé. Je fis part à M. Lambert de la découverte que j'avais faite d'un petit rocher pointu que la mer avait, sans doute, tout récemment arraché de la côte.

Yvonne avait éclaté de rire, et je m'étais retiré avec confusion.

Je maudissais ma sottise, et, tandis que je marchais seul à travers la campagne, je trouvais tout laid : les choses et les gens. J'aurais voulu me révolter, méditer des projets, fixer des décisions, réagir; mais il est bien plus commode de se promener tranquillement dans


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les petits chemins avec un petit ennui dans la tête et une petite moue de dégoût sur les lèvres.

Quant à passer une nuit d'insomnie, il n'y fallait point songer : les indécis ont cela pour eux que le passage d'une idée à l'autre berce leur esprit et bientôt les endort. A peine roulais-je dans ma tête ma qua- trième hypothèse que le sommeil m'avait déjà em- porté.

Il me sembla que, muni d'une lanterne, je descen- dais vers la plage et que j'allais réinstaller au haut de mon rocher pointu. Je voulais voir de nuit le pano- rama que je ne me lassais pas d'admirer au lever du soleil et à son coucher. Et, dominant, de ce promon- toire, à droite et à gauche, toute la mer et toute la côte, il me semblait que j'étais le nautonier d'une barque aérienne commandant à la terre docile, aux flots domptés. Le bruit multiple, le fantasmagorie des couleurs et mon enthousiasme, mêlés, me trompaient jusqu'à me laisser croire, à des moments, que le rocher sur lequel j'étais établi marchait à la poursuite du so- leil.

Je savais la marée basse et je pouvais compter sur trois bonnes heures de tranquillité. Je m'aventurai plus avant et, passant devant les petites cabines des baigneurs, je contournai, par la plage, la roche des « Trois Mignonnes » ; on la nommait ainsi depuis qu'une malheureuse nourrice avait laissé engloutir à cet endroit trois fillettes confiées à ses soins, et dont


NOUVELLES 99

on ne retrouva, lorsque la mer se fut retirée, que les trois petits chapeaux de paille près de trois pelles de bois qui jamais plus ne devaient faire de pâtés. Chaque fois que je passais le long du roc funèbre, je ne pouvais réprimer un mouvement de terreur et de rage, — car j'adore les enfants qui jouent avec le sable. Ce soir-là, l'émotion fut doublée par l'obscurité. Je promenai les rayons jaunâtres de ma lanterne sur la grève, comme pour chercher les traces des petites noyées — dans la mer, on ne grandit pas, — et, malgré qu'il se fût passé dix ans depuis leur disparition, je redou- tais de les voir m'entourer de leurs bras frêles, en une ronde enfantine et terrifiante.

De la grève, mes regards se portèrent vers la pleine mer. Je poussai une exclamation et mon falot trembla dans ma main : il n'y avait plus de mer ; aussi loin que mes yeux pouvaient se porter, s'étendait une plaine de sable roux, semée d'ilôts noirs et de taches verdâtres.

La lune s'était levée brusquement et ouvrait un œil énorme.

— Dieu ! pensai-je, un cataclysme est proche : l'Océan prend un gigantesque élan et va tout inonder.

— ^on, prononça à mes pieds une petite voix na- sillarde, c'est un phénomène tout à fait régulier. J'ai déjà vu cela il y a dix ans.

— Dix ans?


— Exactement.



G.


100 LA BODLE DE VERMEIL

Je dardai ma lanterne vers l'être malin qui répon- dait ainsi à ma pensée. C'était un nain fort laid qui était assis en tailleur sur un tas de varech, et que je reconnus immédiatement pour être le petit marchand de coquillages de la place Jean-Bart. Et je me trouvai tout à fait rassuré sur la nature de cette voix, et du même coup sur l'événement.

Ma lanterne cessa de s'aciter fébrilement et c'est avec le plus grand calme que j'interrogeai cet imprévu compagnon nocturne :

— Qu'est-ce que vous faites ici, père Frédéric ?

— Je ramasse des coquilles, donc, me répondit sa voix métallique et enrouée de phonographe. Croyez- vous qu'elles viennent toutes seules chez moi? Voulez -vous m'aider ? Nous avons toute la nuit à nous. Pour gagner sa vie, il faut employer ses deux mains ; laissez votre lanterne sur ce gros galet luisant. Son feu nous indiquera de loin la ligne de retour.

— J'accepte. Je vous suis. Indiquez-moi le chemin des coquilles.

Le père Frédéric s'était levé, mais ses jambes étaient si courtes et si contrefaites qu'on eût dit vraiment qu'il rampait à mes côtés.

Nous marchâmes.

— Le chemin des coquilles, vous l'avez dit! Vous voyez bien cette ligne noire qui s'avance en pointe vers le lit vidé de l'Océan : eh bien ! c'est une sorte de filet naturel où viennent se prendre les plus beaux


NOUVELLES IOI


mollusques, les huîtres perlières, les astéries les plus uniformes, des conques clignes des tritons antiques, les éponges les plus légères, les hélices les mieux tour- nées, les méduses aux couleurs les plus vives, les oursins les plus grognons, les polypes les plus bran- chus, les porcelaines les plus dures et les plus lisses, les...

Je n'écoutais plus. Sa voix chantante et comme irréelle n'était qu'un accompagnement musical à ma marche hardie. Le phénomène accepté comme fait accompli, j'avais la conscience d'agir bien et j'aperce- vais nettement le but visé : la conquête des coquilles marines.

Je parlai à mon tour, mais sans me préoccuper d'être compris, ni même entendu par le nain que, tout contre le sable, je sentais s'agiter, et qui allait tout de guingois, à la manière des crabes :

— C'est ce qu'on appelle en philosophie se faire une méthode. La petite lueur de ma lanterne, là-bas, c'est le point de départ, dont je m'applique à ne pas ou- blier l'exacte position. Le point d'aboutissement, c'est la petite masse noire qui se rapproche, la petite masse noire du trésor des coquilles. Le moyen, c'est la ligne droite, l'oubli du péril et le muscle du jarret. Je suis content de moi dans le présent et j'ai foi dans l'avenir. Ceci est bien !

Sans arrêter la marche, j'abaissai mes regards vers l'ombre qui rampait à mes pieds, je ne vis qu'un


102 LA BOULE DE VERMEIL

crabe, de taille inusitée, qui ressemblait singulière- ment au petit père Frédéric.

Mais je ne pris pas garde aux contradictions bi- zarres de mes visions.

Arrivé à l'extrême pointe du rocher qui devait con- tenir dans ses flancs les richesses promises. Je me retournai vers la côte et je souris au maigre follet tremblant, lointain et stationnaire, qui rappelait le médiocre petit homme que j'étais il n'y a pas un ins- tant. Puis je me vis sur le piédestal de ma victoire et j'eus la très douce émotion de me sentir vivre tout en- tier, tête et chair : mon sang circulait chaud et joyeux et ma pensée était claire, étendue, sereine.

Je ne saurais évaluer le temps que dura mon glo- rieux bonheur, ni même s'il dura quelques minutes ou un siècle. Il faut me comprendre : le temps et la pensée n'ont pas de commune mesure ; le cerveau de l'humble tâcheron marche en tortue, le mien, cette nuit-là, eut le vol de l'aigle, — j'atteignis des hauteurs invisibles, je frôlai l'avenir en gestation...

Puis je me trouvai assez brusquement assis dans une sorte de salle granitique, en face d'une fée véri- table, telle que j'en rêvais, qui était belle au possible et qui paraissait converser avec moi depuis quelques heures. Elle avait de petits gestes autoritaires qui la faisaient ressembler à mon amie Yvonne.

Quoique ce fût là une lin d'entretien, nos paroles avaient une continuelle solennité. Sa voix était har-


NOUVELLES


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monieuse et très menue : mais, chaque fois que je lui répondais, j'étais embarrassé parce que la voûte de la caverne donnait à chacun des mots une sonorité effrayante.

— Enfin, disait-elle, te voilà maître de ton exis- tence. Tu auras une grande puissance parce que tu as une indomptable volonté.

Je lui répondis sans humilité :

— Votre don est le plus précieux qui soit : tout dé- coule de lui. Je puis être le maître du monde.

— Tâche de rester ton propre maître, cela suffit ! Je me levai et lui donnai la révérence.

En quittant la grotte, je ne sais ce que je fis, mais j'analysai longuement la nature du sentiment qui m'emplissait : ressentais-je l'infini contentement qui ressortait du don que la fée m'avait accordé, ou bien cette petite joie qui m'attendrit d'habitude quand je songe : « Je viens de voir \vonne » P

Gomme je revenais sur mes pas, je me sentis tout caressé par une sorte d'air tiède et palpable. De grandes lames flexibles et vertes se balançaient et for- maient un dôme mouvant au-dessus de ma tête. Des coquilles remuaient sur le sol comme les insectes aux sentiers des forêts. Le ciel, qui paraissait tout proche, avait les couleurs d'un vitrail dont la forme changeait continûment. Scaphandrier libéré, je marchais au fond de la mer sans la moindre appréhension. Je n'avais nul souvenir du moment où l'Océan avait recon-


104 LA BOCLE DE VERMEIL

quis son domaine. La question m'était indifférente. Tout me semblait naturel. Des poissons de toutes tailles me firent une escorte respectueuse jusqu'à ma lanterne que je trouvai à sa place, mais sur le dos plat d'une astérie rose qui me la tendit en nageant habi- lement jusqu'à la hauteur de ma main.

Quand je rentrai chez moi, le village s'éveillait. Personne n'était encore sur le seuil de sa porte, mais la rumeur de la vie matinale traversait les murs et bruissait à travers les chemins et les ruelles. J'allai déposer ma lanterne à sa place habituelle sur la plan- chette du vestibule, et je sortis immédiatement comme pour aller assister au lever du soleil.

La place de l'église domine le village et la plaine environnante. D'un côté, c'est la terre et la houle de ses blés mûrs et de ses bois harmonieux ; de l'autre côté, par-dessus le damier des toits, c'est la gamme d'argent, d'émeraude et d'or de la mer bretonne. Adossé à l'orme séculaire qui forme l'angle extrême de droite du petit mail, le long du presbytère, je croisai les bras et j'attendis, en pleine sérénité, les effets de ma puissance toute neuve. Sous l'arbre de justice, j'allais préluder à ma tâche de maître absolu.

Le premier homme qui vint à moi était un pauvre jardinier : Noël Jean-Marie, père de six fillettes ado- rables, et mari d'une femme de trente ans qui paraissait en avoir cinquante. Il s'avançait, poussant une brouette,


NOUVELLES I o5


d'un pas pesant et résigné, et je devinai qu'il allait ra- tisser les allées mesquines et prétentieuses de la villa Don-Juan, propriété de M. Lionel Lionneau, jeune rentier maniaque, disgracieux et inutile. Je songeai que s monsieur Lionneau » dormait dans un lit trop large pour son célibat et son égoïsme, et qu'il s'éveillerait dans trois ou quatre heures pour gourmander le pauvre homme si une herbe avait été oubliée entre deux pa- vés de la cour des communs. La villa Don-Juan était vaste et riche. Le vieux garçon n'y conviait nul ami, nul parent. Il jouissait médiocrement d'une fortune consi- dérable qu'il n'avait point acquise.

La maison du jardinier Noël se composait de deux pièces et d'un grenier. Elle n'avait pas mauvais air : il y avait des passe-roses de chaque côté des marches de l'entrée et des iris mauves sur le toit ; mais les enfants vivaient sur le chemin et la femme comme l'homme s'usaient par nécessaire excès de labeur.

— Ceci n'est pas bien, fis-je avec force.

Alors il se produisit un double phénomène, une sorte de miracle, pour mieux dire ; car le néophyte que j'étais encore ne laissa pas d'en être fort étonné.

Le bon Noël posa à terre les pieds de bois de sa brouette, racla du dos de sa main son front mouillé et salua l'homme qui débouchait du petit chemin où il allait lui-même s'engager :

— Bonjour, monsieur Lionel Lionneau ; vous allez bien?


IOÔ LA BOULE DE VERMEIL

C'était notre inutile.

Il ne répondit pas. Son regard avait de la sournoi- serie, ce qui n'était point dans ses habitudes vani- teuses.

— Alors, comme cela, c'est à votre tour, continua le brave jardinier. Bon courage ! Vous aurez ma pra- tique.

M. Lionel Lionneau souleva la brouette, lui fît faire demi-tour et se dirigea, la sueur aux sourcils, vers sa nouvelle habitation, la maisonnette aux passe-roses et aux glaïeuls de Jean-Marie Noël le jardinier.

En même temps, celui-ci redressait sa taille trop tôt courbée et ouvrait ses bras à six petites bambines aux mines futées sous de grands chapeaux de paille à larges rubans. Quand il les eut embrassées au milieu du babil intarissable de toutes ensemble, il tendit ses mains à une jeune et jolie femme qui pleurait de joie.

Il avait l'air de revenir d'un long voyage.

Je m'aperçus qu'il portait une culotte courte et des bas qui moulaient des mollets passables. Il tenait à la main le guidon d'une bicyclette du dernier modèle. Quant à M me Noël, elle avait une robe claire qui ser- rait sa taille ronde et de petits souliers à hauts talons qui la grandissaient avec avantage.

Les petites Noël s'attelèrent à la ficelle d'un grand cerf-volant qui pointa vers le ciel et dont elles accom- pagnèrent l'ascension par de petits cris joyeux...

Ni les .Noël ni M. Lionneau ne s'étaient aperçus de


NOUVELLES IO7


ma présence. La volonté est une puissance irrésistible, mais dont les effets seulement sont visibles. L'homme - qui - veut est une sorte de divinité bienveillante ou malfaisante qui mène les gens et les choses.

Je résolus d'être le bon génie de ma petite ville. Ma première action, tout instinctive, m'avait montré la bonne voie.

Je souris de contentement et voulus attendre une nouvelle occasion de vérifier mon pouvoir surnaturel, qui me paraissait déjà tout à fait légitime.

La rue était déserte ; mais j'entendais le bruit mat des coups d'un bâton sur les flancs d'une bourrique qui déboucha au trot, poursuivie par un paysan ivre, laid et sale. Elle remuait ses longues oreilles et trottait de son mieux; mais l'homme frappait toujours sans raison, en brute.

— Ceci n'est pas bien, dis-je, avec une étonnante fermeté.

Alors la bourrique s'arrêta et lança ses deux sabots de derrière dans la poitrine de l'ivrogne qui tomba lourdement. Il était mort : Je n'avais pas voulu cela : mais sans doute c'était la conclusion logique de mon désir plus modéré. Gomme pour répondre à mon re- gret, la bourrique revint sur ses pas et se mit à lécher le visage de celui qui la martyrisait depuis dix ans.

Il se fit un attroupement. Chacun cria : « Le pauvre homme! »

Puis l'émotion se calma et les gens s'en allèrent

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lo8 LA BOULE DE VERMEIL

chez eux, par groupes, en murmurant : « Au fond, c'est un mauvais chrétien de moins », ou bien : « Ce n'est pas grosse perte .

Toutefois, je n'étais pas très fier de mon exploit et, toussotant dans mon gilet, je rentrai chez moi en ram- pant le long des murs.

J'avais même un peu oublié ma puissance, car je ne parvins pas à ouvrir ma porte sans la secouer violem- ment en maudissant mon propriétaire, et sans l'en- tendre grincer sur la rouille de ses gonds.

is, devant mon bureau, lorsque je vis mon tra- vail commencé, je me rappelai, non sans épanouisse- ment, ma nouvelle faculté, et, les mains dans les poches, je priai mon écritoire de faire soigneusement toute ma correspondance. Elle s'en acquitta avec un zèle qui m'étonna ; les formules de politesse elles-mêmes n'embarrassaient point longuement son habileté. Con- tent, je lui donnai ma procuration et elle imita, du premier coup, ma signature.

Quand la dernière feuille pliée eut sauté dans son enveloppe et que ma petite éponge eut mouillé le der- nier timbre, je vins à ma fenêtre qui s'ouvrit et par laquelle je vis tout un quartier de la petite ville.

Pour la première fois, je compris la mesquinerie qui régnait dans la construction de ces demeures com- plexes ; tourelles pointues dominant une maison carrée, girouettes difformes, cheminées superbes comme des donjons, balcons énormes où Ton a peine à placer un


NOUVELLES


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pliant, — tout cela me parut l'œuvre d'une négligence ridicule. J'imaginai pour mon village un beau stvle solide et simple, et les maisons se dressèrent devant moi comme des êtres doués de vie et de bienveillance. Je ne sais comment, les portes venaient au-devant des passants et les fenêtres s'ouvraient toujours au soleil ; les toits étaient aisément traversés par les petits nuages blancs qui couraient dans le ciel ; et il y avait dans les vestibules de petits ruisseaux frais avec des libellules et des nénufars. Une service fort régulier de nuées ve- nait chercher la fumée dans les àtres et la montait tout droitement sans qu'elle aille salir les demeures voi- sines.

Mais cette occupation me parut bientôt si absorbante que, avide de nouveauté, je plaçai soigneusement la petite ville sur la falaise des Trois Mignonnes, et j'eus devant moi la ligne unie de l'horizon.

Alors je goûtai le plaisir, envié souvent, d'avoir la mer sous ma fenêtre. Tout de suite, je voulus voir une tempête. De longues lames noires et rugissantes, une traînée de feu, et deux petits navires submergés eurent vite fait de me rassasier. Je calmai les flots.

Je songeai à me donner le spectacle d'un lever de soleil ; mais il fallut sauter dix-huit heures et, tout à coup, je sentis que j'avais terriblement faim.

Cependant je trouvais la situation fort agréable, et je me fis apporter mon repas sans quitter la barre de la croisée.


HO LA BOULE DE VERMEIL

Je m'occupais avec intérêt de faire courir en ronde autour de moi les flots, les forêts, les rivières et les collines de la contrée, quand une petite voix me fit retourner la tête : je ne sus si c'était la petite fée des coquilles ou Yvonne Lambert qui se présentait à moi. J'hésitai, ne sachant si je devais lui rendre grâce du don qu'elle m'avait fait ou la saluer avec une amitié familière. Voyant mon embarras, la jeune fille haussa les épaules et se mit à rire : alors je vis que c'était mon amie.

La moue de ses lèvres était agréable, mais quand elle riait avec moquerie elle avait, comme je l'ai dit, une façon de froncer son petit nez qui tenait plutôt de la grimace que du sourire, et souvent je l'avais remar- qué avec ennui. Mais je n'eus pas le courage de trans- former un trait du visage d'Yvonne.

Quand, pour s'asseoir, elle jeta mon chat à bas du vieux fauteuil où il dormait, je ne pus davantage arrê- ter son geste un peu brutal. Je dus me contenter de « vouloir » pour mon chat la création d'un vieux fau- teuil tout à fait semblable, où, roulé en boule, il parût dormir depuis longtemps. D'ailleurs, tandis qu'elle allait et venait dans mon cabinet, parlant vite et beau- coup, sans que j'entendisse rien à ses paroles, mon pauvre chat fut plus d'une fois en butte à sa taquinerie. Mais j'étais bien décidé : jusqu'au bout je soutiendrais la cause de mon chat ; et je n'hésitai pas à remplir peu à peu toute la pièce de vieux fauteuils semblables.


NOUVELLES III


Mais il me vint un soudain remords : comment recon- naître désormais mon véritable vieux fauteuil que j'avais coutume d'approcher du foyer les soirs d'hiver, et en quoi consistait l'héritage que j'avais tiré de mon oncle Lescure?

Yvonne, isolée au milieu de tous ces bras rem- bourrés et de tous ces dos ronds de drap rouge, me regardait avec pitié. Et il me sembla que cette jeune fille était la fée et que son sourire ironique s'adressait à la volonté défaillante que je montrais depuis qu'elle était près de moi.

Je lui montrai que ma puissance ne m'avait pas échappé : immédiatement, je voulus être en présence de toute la famille Lambert! Et, comme je savais qu'elle se tenait ordinairement dans la salle à manger, ce fut cette pièce que je fis venir. Je me trouvai bientôt dans ce petit intérieur bourgeois et familier : les ri- deaux des fenêlres flottaient ; la suspension oscillait ; le grand-père étendu sur sa chaise longue se plaignit d'une secousse dans la jambe : j'avais mis, je crois, trop de précipitation dans mon commandement. Je vis même, par la porte enlr'ouverte,le buste de la jeune servante qui n'était qu'à moitié entrée et ne pouvait plus ni reculer ni avancer.

Je me sentis infiniment intimidé.

Le père et la mère d'Yvonne avaient pour moi leur bienveillance coutumière, et mon amie, son espièglerie invincible. Je ne pus pas même l'empêcher de faire


112 LA BOULE DE VERMEIL

irrespectueusement enrager son grand-père auquel elle avait dérobé ses besicles d'or.

Soudain je songeai à faire cette demande, qui était à mes yeux l'œuvre la plus difficile que je pusse sou- mettre à mon don de vouloir.

Cette résolution me réjouit. J'allais montrer à la fée que ma puissance n'avait point faibli !

Mais je ne dis rien.

Je parlai à mes hôtes avec ma timide et ma triste affabilité de tous les jours.

Je fus sur le point de m'en aller.

Je vis le torse de la bonne et lui donnai des jambes avec quoi elle se sauva.

Je me tournai vers le père avec un sourire. J'avais soudain trouvé le moyen de faire ma demande : « Je voulus » qu'il crût que je lui avais demandé la main de sa fdle.

Yvonne, pleine d'étonnement, sauta clans mes bras ; M me Lambert me présenta ses joues rondes ; le grand- père, "sur une jambe, vint me serrer sur sa poitrine.

J'étais heureux.

On me garda à dîner. Au bout de la table, cachés que nous étions derrière l'épaisse fumée de la soupe, j'embrassai souvent Yvonne.

Je ne me souviens d'aucun détail de ce repas pen- dant lequel ma joie fut immense, sinon d'un moment où le grand-père étant bougon, je plaçai, pour le re-




NOUVELLE?


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mettre en bonne humeur, quelques truffes dans sa part de dindon.

Je m'éveillai.

Malgré la multiplicité de mes gestes nocturnes, j'étais très tranquillement enfoui clans mon oreiller dont la plume me caressait les tempes. Mes draps n'avaient pas de plis. On eût dit que j'avais eu un sommeil d'enfant sage.

Je souris.

Je souris au soleil, à la vie, à mon pouvoir magique et je m'ordonnai de me lever en hâte.

Je fus fort étonné de ne pas voir les couvertures s'écarter d'elles-mêmes, et mes vêtements ne vinrent pas au-devant de moi. Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne.

— De qui se moque-t-on ici? m'écriai-je.

Mais je ne m'invectivai pas plus avant et, secouant la tête d'un air très malheureux :

— C'était un rêve! c'était un rêve!... C'est-à-dire que tout était à recommencer. Allais-je

avoir la force?...

Et il me semblait que j'avais, cette nuit, épuisé toute la volonté dont je devais user ma vie durant.

Cependant je m'habillai, et, comme il était près de midi et que je devais déjeuner chez les Lambert, je m'acheminai lentement vers la demeure de celle qui troublait ainsi mes jours et mes nuits.

Jamais je n'avais eu l'air si malheureux.


I 1 4 LA BOULE DE VERMEIL

Yvonne elle-même, l'espiègle Yvonne, en fut pro- fondément touchée :

— Mon pauvre grand ami, je vous ai fait de la peine hier. Il faut me pardonner, parce que je vous aim3 bien.

— Oh ! ce n'est pas cela qui me chagrine, Yvonne ; figurez-vous que j'ai fait un rêve très compliqué, mais, à la fin, tous mes souhaits s'accomplissaient et votre père m'accordait votre main !

— Ah ! voilà du nouveau, s'écria derrière moi une voix bien connue ; comment voulez-vous que je vous accorde la main de ma fille, vous ne me l'avez jamais demandée ?

— Papa, ne le gronde pas, implora Ivonnè, ne le gronde pas, il va te la demander... il te la demande...

— C'est vrai, hein?... Dites un mot, voyons! Mais je ne pus articuler une syllabe : j'avais la tête

comme ligotée ; ma mâchoire refusait de m'obéir. Yvonne pleurait. Alors le père Lambert s'écria :

— Sapristi, mon cher, je vous accorde la main de ma fille. Mais tâchez d'avoir un peu plus de volonté. En ce bas monde, il faut savoir vouloir. C'est la base de tout!

Je me mis à sourire. Parbleu ! je le savais bien. Je ne connais même pas beaucoup d'hommes qui aient eu plus de volonté que moi...


LE DIALOGUE DES ARMOIRES


En collaboration avec Jacques des Gâchons


Je suis brouillée avec ma tante Alizan parce qu'elle a des armoires qui parlent.

Je n'ai vu M rao Alizan que le jour où je l'ai visitée avec mon mari, quinze jours après notre mariage. Elle nous ouvrit ses bras avec bonté et nous fit un dîner magnifique.

Ensuite, s'excusant de nous faire coucher dans sa lingerie, elle nous conduisit à la porte de notre chambre et nous souhaita une bonne nuit :

— Voulez-vous me permettre de vous embrasser, ma chère Gillette ?

— Certainement, ma tante, lui répondis-je, en lui tendant mon front.

Et, quand Gaston et moi fûmes seuls dans la vaste chambre aux armoires, je ne pus m'empêcher de lui sauter au cou :

— Quelle brave femme que ta tante Alizan !

7.


I I 6 LA BOULE DE VERMEIL

— Oui, me dît Gaston, qui était laconique et sérieux parce qu'il avait envie de dormir.

— Mais pourquoi s'excusait-elle de nous faire cou- cher dans cette grande pièce ? lui dis-je.

— C'est la lingerie, dit Gaston.

Je ne pris pas garde au petit ton bougon de la ré- plique. J'avais de quoi m'occuper.

Depuis quinze jours, nous changions chaque soir de logis et, chaque soir, mon plaisir était renouvelé. Je visitais en détail les moindres recoins, les plus humbles objets de ma chambre nouvelle.

— Je ne suis pas curieuse, mais...

C'était la phrase consacrée, puis je partais en cam- pagne.

Le cinquième jour, ce fut Gaston qui, me voyant commencer ma ronde, dit :

— Je ne suis pas curieuse, mais...

Et nous rîmes de bon cœur. Quelquefois, il m'ac- compagnait et commentait d'une façon piquante mes questions.

Mais, ce soir, je vis bien qu'il ne fallait point compter sur son esprit et je souris toute seule de l'envie que j'avais de dire :

— Je ne suis pas curieuse, mais...

Puis ce ne fut pas sans être secouée d'un frisson vé- ritable que j'entrepris de parcourir le dédale chiche- ment éclairé de la vaste lingerie.

Six armoires s'alignaient le long des murs au papier


NOUVELLES I I 7


peint de fleurettes bleues : elles étaient énormes, brillantes, ventrues et imposaient une grande vénéra- tion.

J'entr'ouvris quelques battants de portes et distinguai d'uniformes piles bien rangées de draps, de serviettes et de torchons.

Chaque armoire exhalait un parfum singulier d'iris, de lin, de violettes ; et, dans chacune, le linge avait son ruban distinct rose, bleu, vert-olive, jaune paille et blanc moiré.

Je m'occupais encore d'examiner curieusement les sculptures, les cuivres, les appliques, les torsades et les serrures ciselées, lorsque mon mari m'appela :

— Tu ne te couches pas, Gillette?

Gaston était au lit, la tête dans son bonnet de soie, et le nez contre les fleurs bleues delà cloison.

Moi, j'eus grand'peine à m 'endormir.

A la vérité, je ne savais pas pourquoi je ne m'endor- mais pas : peut-être parce que j'étais émue de l'accueil bienveillant de M*"" Alizan, ou parce que j'avais usé sans retenue d'un dîner abondant.

Je connais aujourd'hui la cause singulière de mon insomnie, et je vous affirme qu'elle ne dépend pas d'autre chose que des six armoires anciennes de la lin- gerie de ma tante Alizan.

Sans doute on ne leur avait dès longtemps témoigné la moindre sympathie familière. La simple visite que je leur avais faite suffit à les mettre en émoi. A peine


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LA BOULE DE VERMEIL


avais-je fermé les yeux que l'effrontée Louis XV chu- chota entre ses battants :

— Pstt ! Ce sont de jeunes mariés.

Puis il me sembla qu'une porte d'acajou soupi- rait.

La grosse Normande qui s'inclinait vers le bahut flamand se mit à rire en secouant sa grosse poitrine de chêne.

— Raison de plus pour ne pas les empêcher de dormir.

J'écoutais de toutes mes forces.

Mais on changea de conversation. Les armoires n'ont pas d'esprit de suite dans leurs discours.

D'une voix solennelle, la vieille armoire Louis XVI, avec ses deux grands bras de cuivre posés sur le ventre, annonça qu'elle allait parler.

— Je vais vous raconter une histoire très triste. Le maire de mon village était un excellent homme, dé- bonnaire, bien bâti, et apte à ciseler de belles serrures.

» Ses concitoyens étaient jaloux de son talent.

» Il faut s'attendre à tout, mes amis, et ne pas s'imaginer que la vie est tout à fait agréable. Il arriva une aventure fâcheuse à l'excellent maire de mon pays.

» Comme il faisait, un soir, admirer à sa femme et à ses enfants un complexe verrou de sûreté qu'il venait d'établir, son plus jeune fils poussa un cri. Le malheu- reux garçon s'était aperçu que son père n'avait plus de


NOUVELLES IIO,


tête. La mère et les autres enfants ne purent que se rendre à l'évidence et constater le déplorable accident. M. le maire avait été décapité.

— Hi ! hi ! hi ! pouffa le jovial bahut bourguignon.

— Ma chère, exprima l'armoire Empire, roide et guindée avec son chapeau corinthien et ses pieds chaus- sés de dorures, ma chère vieille, tu viens de nous conter la simple histoire de Louis XVI et je me permettrai de te dire que tu n'as point fait preuve d'un grand souci du naturel.

La petite Louis XV ne tenait pas en repos. Elle parlait insensément. Elle semblait toujours prête à discourir, mais elle coupait invariablement ses périodes par le milieu, et, sautant sur un pied, elle disait de sa petite voix effrontée :

— Et, après moi, la fin du monde ! Un nouveau soupir se fit entendre.

— Vous souffrez, Madame, dit l'armoire flamande. L'armoire honnête soupira encore, puis parla en ces

termes :

— Depuis que je suis parmi vous, mes compagnes, depuis que M m * Alizan m'a donné en garde son linge à ruban bleu, depuis que je jouis delà grâce illégitime de votre précieuse amitié, un remords douloureux et cuisant ronge mes planches.

Le meuble Empire dressa ses oreilles d'or massif. Le jovial Bourguignon ricana :

— La vérité est en marche !


120 LA BOULE DE \ERMEIL

L'armoire honnête reprit son discours :

— Je suis un ancien bahut de cuisine. Un habile artisan m'acheta dix-sept francs et entreprit de me transformer. J'étais née avec une âme démocratique, et le régime qu'il m'imposa me fit souffrir cruellement. Non content de m'orner de parures étrangères, de ca- cher mon bois blanc et vulgaire sous sa peinture d'aris- tocrate, il osa tailler de son ciseau mes flancs robustes et dessiner sur ma poitrine les emblèmes de mes enne- mis. J'étais née simple, droite, laborieuse et libre : on fit de moi un artificiel meuble d'art. Regardez ma corniche, mes amies, et vous imaginerez facilement les tourments que j'ai dû subir, lorsque mon maître, en sifflotant, tailla dans la chair de mon front, comme des empreintes de flétrissure, ces faisceaux et ces torches enflammées. . .

» J'ai tout avoué : jugez, mes amies, si vous devez encore m'accorder votre estime. En me taisant, j'eusse conservé votre amitié ; mais je suis trop fière de mon origine pour l'avoir pu celer plus longtemps » .

Le silence se rétablit. Je crois que les armoires dé- libéraient.

Mais je ne connus pas le résultat de leur délibéra- tion, parce que je m'endormis.

Lorsque je m'éveillai, mon mari était levé déjà et il me dit :

— Gillette, il faut t'habiller pour déjeuner.

Il était fort tard, en effet. M me Alizan vint elle-même


NOUVELLES I 2 I


frapper à la porte pour me dire que son rôti allait roussir.

Elle m'aida à me coiffer, et je fus touchée d'une si grande tendresse.

Elle s'excusait toujours.

— Ma chère Gillette, disait-elle, je suis vraiment fâchée de n'avoir eu que ma lingerie à vous offrir.

— C'est une pièce charmante, lui dis-je, et vous voyez que j'y ai dormi copieusement. D'ailleurs, ajoutai-je, j'adore les meubles anciens et vous avez là des armoires qui valent une fortune.

— Ce sont de vieux bahuts sans valeur, au contraire, ma chère enfant.

Et M rae Alizan ajouta, en montrant l'armoire honnête :

— Sauf celle-ci, toutefois, qui est parfaitement au- thentique.

Je pris les mains de ma tante et je la regardai en souriant :

— Non, ma bonne tante, lui dis-je, c'est tout sim- plement un ancien bahut de cuisine qui vaut dix- sept francs.

M me Alizan eut un sursaut ; et je crus qu'elle m'allait gifler. Mais elle se contenta de me jeter un irrévocable regard de mépris.

— Tu es folle, ma chérie, s'écria mon mari. Et il bégayait des excuses.

Mais le mal était fait. La pauvre femme ne pouvait rien entendre.


122 LA BOULE DE VERMEIL

Quant à moi, j'étais en proie à un fou rire qui ne s'éteignit que dans la voiture, à cinq cents mètres de la maison aux armoires.

Voilà pourquoi je suis brouillée avec ma tante Alizan.

Août 1900


IL — THEATRE


LE BANDEAU


PIECE ES UN ACTE


PERSO.YNA GES

MARCEL, a6 ans, joli garçon, blond; libraire-bibliophile dans une

des rues de revendeurs et de bouquinistes du quai Malaquais. HÉLÈNE, sa femme, a3 ans, petite, simple. ALBERT, son commis, 3o ans, fort, un peu rustre.

Ija scène se passe dans une arrière-boutique de libraire. Des casiers et rayonnages pleins de livres garnissent les murs. Des brochures et des paperasses s'étalent sur trois bureaux: celui de Marcel, à droite; celui d'Hélène, à gauche, au fond : celui d'Albert, aa milieu, du côté da ma- gasin que l'on aperçoit quand la porte s'ouvre.

SCÈNE PREMIÈRE

MARCEL et ALBERT écrivent, chacun à son bureau. HÉLÈNE met son chapeau pour sortir. Elle est près de la fenêtre ouverte.

HÉLÈNE

Oh ! regardez, des femmes qui se battent dans la rue !

N. B. Cet essai dramatique est l'adaptation, très libre, de quelques chapitres d'un roman : Les joues d'Hélène. — P. Q.


I2Ô LA BOLLU DE VERMEIL


marcel, allant vers la fenêtre. Elles n'y vont pas de main morte. Ce sont des blanchisseuses. Quels bras !

HÉLÈNE

Ho. ho! La mauvaise... Regarde donc comme la grosse frappe la plus faible.

albert, qui na pas quitté son bureau. Elles se battent pour un homme... C'est une femme qui a appris que son mari la trompait et qui veut ar- racher les yeux de sa rivale.

hélè>e, se retournant. Qui vous a dit cela ?

ALBERT

Les disputes de femmes ont toujours la même cause : il y a un homme entre elles et elles se battent, se griffent, se mordent, se déchirent jusqu'au sang pour avoir leur proie, comme si l'homme capable de par- tager son amour entre deux femmes n'était pas une loque méprisable indigne de l'une et de l'autre.

MARCEL

Tu as toujours la même indulgence à juger les choses de l'amour, mon bon Albert.

ALBERT

Ah ! patron, l'indulgence tourne si vite en lâcheté ! Hélène, quittant la fenêtre, émue du spectacle q u elle vient de voir. On les emmène... La grosse a un œil tout noir et l'autre a les mains pleines de sang... 11 faut qu'elles


127


aiment joliment leur amoureux pour se mettre dans un pareil état.

MARCEL

Tu ne te sens pas capable de te battre aussi ar- demment pour ton petit mari.

HÉLÈNE

Tu es bête !

ALBERT

Pourtant, si votre mari vous trompait ?

HÉLÈNE

Ce n'est pas possible.

ALBERT

Si sa maîtresse se présentait au magasin et deman- dait votre mari ?

HÉLÈNE

Je refuserais la commande.

ALBERT

Sérieusement : réfléchissez.

hélène, d'un ton un peu triste. Non.

ALBERT

Vous n'êtes pas jalouse.

HÉLÈNE

Ça ne sert à rien.

ALBERT

Si. Plus qu'on ne le croit.. .

(Un silence. On sonne au magasin.)


128


LA BOULE DE VERMEIL


MARCEL


On a sonné.


(Albert sort.)


SEXE II HÉLÈNE, MARCEL

IIÉLÈXE

Albert semble de mauvaise humeur.

marcel, agacé. Tu sais bien qu'il est toujours ainsi quand on parle des femmes.

HÉLÈNE

Il a eu des malheurs d'amour ?

MARCEL

Oui... Oh! une fille...

HÉLÈNE

Il t'a raconté ses malheurs ?...

MARCEL

Raconté et rabâché... Il commence même à être agaçant avec ses histoires...

HÉLÈNE

S'il a souffert, ce garçon?... Tu n'as pas de cœur, Marcel !

marcel, écrivant à sa table, hausse les épaules. Tu sais qu'il est trois heures.


THÉÂTRE 129

Hélène, prenant son ombrelle pour sortir.


Oui, je me sauve... Tu ne m'embrasses pas ?

(Elle entoure de ses bras la tête de son mari. Il l'em- brasse et la regarde sortir, puis, par la fenêtre, s'éloigner. Alors, il va prendre son pardessus et son chapeau. Entre Albert.)


SCÈTfB m ALBERT, MARCEL


ALBERT

Tu sors, patron ? marcel, mettant des brochures dans sa serviette.

Oui... A la Nationale... Je rentre dans une demi- heure. (Albert jette violemment un volume sur la table. ) Qu'est-ce qui te prend ? Tu sais que je n'aime pas qu'on se mêle de mes affaires ! Et tout à l'heure, pour- quoi n'as-tu cessé de marmonner entre tes dents et de faire des allusions aussi maladroites? J'en ai assez de tes sournoiseries, tu entends !

ALBERT

C'est bien, patron, c'est bien.

MARCEL

As-tu fait les fiches de M. Turrel?


i3o


LA BOULE DE VERMEIL


C'est ta femme qui les a faites : tu sais bien qu'elle a veillé jusqu'à deux heures pour les achever, la pauvre petite... Et je ne te demande pas où tu étais, pendant qu'elle travaillait, là, sous l'abat-jour, les yeux cli- gnotants, la tête lourde, triste, harassée, et courageuse comme une pauvre ouvrière payée à la tâche... Ah! vois-tu, mon cher patron, tu es vraiment trop dur pour elle et tu l'emprisonnes trop entre les livres, les fourneaux et les vêtements à raccommoder !

MARCEL

Tu es fou, avec tes idées. (Il prend sa serviette.) Tu ferais mieux de préparer les bandes du catalogue. albert, avec douceur.

Pourquoi t'en vas-tu?... Non, tu ne vas pas à la Nationale. Je vois bien que tu vas voir l'autre.

MARCEL

Albert !

ALBERT

Je t'en supplie, patron, aie pitié de ta femme. Hier, je l'ai vue pleurer en montant se coucher. Elle se doute de tes mensonges, tu vois; elle sait peut-être tout... Pendant le dîner tu avais été très gai ; elle était heu- reuse ; elle riait ; elle parlait plus que d'habitude ; elle songeait : a Marcel est content, je suis contente. » Et, après le dîner, elle s'était mise au travail de tout son cœur... Mais, à minuit, tu n'étais pas rentré. Comme elle s'endormait de fatigue sur la table, je l'ai forcée


THÉÂTRE l3l

à aller au lit. Elle était lasse ; elle pleurait ; elle faisait pitié. Et il me sembla qu'elle se disait : « C'était donc à cause de l'autre qu'il était content pendant le dîner... » Ah ! fais-la souffrir, fais-la souffrir ! Mais ne lui jette pas une pareille joie comme un appât venimeux, ne la force pas à rire et à être contente, parce que tu es heureux de courir à l'autre !

mabcel, inquiet. Que dis-tu là ?

ALBERT

Je dis que, la nuit, elle pleure.

MARCEL

Tu lui as raconté. . .

ALBERT

Non. Je ne lui ai rien dit. Mais, elle a des soup- çons ; elle se doute ; elle sait, peut-être. Comment veux-tu qu'une femme aussi abandonnée ne devine pas qu'on la trompe?

MARCEL

Hélène ne devinera jamais cela, mon ami.

ALBERT

Elle vous rencontrera un jour ensemble : vous ne vous cachez guère. Ou bien elle trouvera une boîte à poudre dans ta poche, un mouchoir marqué de ses initiales, ou bien des lettres, des lettres d'elle...

MARCEL

Elle détournera la tête.


l32 LA BOCLE DE VERMEIL

ALBERT

Et si on lui dit : « Hélène, regardez donc votre mari avec sa maîtresse. »

MARCEL

Elle ne le croira pas. Tu as bien vu tout à l'heure, comme elle était peu disposée à me croire infidèle.

ALBERT

C'est vrai... (Un silence.) Ainsi elle est assez bonne et assez amoureuse pour ne pas voir que tu la fais tra- vailler comme une servante et que tu la trompes comme une fille. Et tu peux supporter cela ! Tu as le cœur de jouir de son ignorance et de sa bonté !

MARCEL

Elle ne peut souffrir de ma liaison avec Georgette. Tu dis toi-même qu'elle l'ignore.

ALBERT

Mais, malheureux, crois-tu donc que tu es en face d'elle le même homme qu'autrefois ? Crois-tu qu'elle ne s'aperçoit pas qu'au lieu d'un compagnon amou- reux tu n'es pour elle qu'un mari indifférent et fa- tigué?... Au moins tu devrais avoir pitié d'elle. Je ne sais pas ce qu'on fait, quand on a une femme et qu'on n'en veut plus ; mais il me semble qu'on doit encore avoir de la bonté ; on doit lui acheter des fleurs, la contenter avec un petit bijou bon marché, lui faire ou- blier qu'on ne l'aime plus en feignant au moins, de temps en temps, d'être encore un peu son mari !


THEATRE


i33


MARCEL

Tais-toi, Albert !

ALBERT

Je ne peux pas m'empêcher de te dire ça, patron. Je vous aime tous les deux, et je ne peux pas supporter qu'elle souffre ni que ce soit toi qui la rendes malheu- reuse.

MARCEL

Mais, est-ce que je la rends malheureuse, à la fin? Nous ne sommes pas riches : elle travaille, elle ra- commode ses robes, elle fait la cuisine... Mais moi aussi je travaille, je porte des jaquettes usées, je fais les commissions. Moi aussi j'ai des heures de fatigue et d'ennui. Enfin, est-ce par ma faute si je ne peux lui acheter des toilettes, lui payer des voyages et des spec- tacles ?

ALBERT

Et, de l'amour ? Ne peux-tu pas lui en donner de l'amour ? Au lieu de le porter à une autre. Tu as une maîtresse. Est-ce qu'elle a un amant, ta femme? Elle n'a que toi, elle te chérit comme son amant et son frère, elle t'aime de tout son esprit et de tout son corps, et tu ne l'aimes pas plus qu'une bonne domestique qui ferait son ouvrage régulièrement.

MARCEL

Albert !

albert, s'exallant. Vois-tu, patron, je ne peux pas m'empêcher de te


i34


LA BOULE DE VEKMEIL


dire ça... Souvent, quand elle est installée pour tra- vailler à la grande table et que tu prends ton caban et ton cbapeau en disant : « Il faut que j'aille à Sainte- Geneviève », j'enrage, vois-tu, et j'ai envie de crier : « Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai, ma pauvre pe- tite !... Arrêtez-le donc ! "\ ous ne voyez donc pas qu'il va faire quelque chose d'affreux, qu'il court vous trom- per, qu'il marche si vite parce qu'il a hâte de se jeter dans les bras de sa maîtresse ! . . . »

MARCEL

Albert, tais -toi !

ALBERT

...Non, non ! patron. Il faut que je te parle. Il faut que tu me croies. Mais tu ne sens donc pas cela ; tu ne sens donc pas que c'est odieux ce que tu fais ; que tu es un lâche, un lâche, un lâche ! (7/ s'enroue, et se met à sangloter.)

marcel, très ému, plus bas, après un silence.

Je t'en prie, Albert, ne crie pas ainsi... Elle peut rentrer... Voyons... Tu sais bien que je ne veux pas la rendre malheureuse.

ALBERT

Pourquoi donc la trompes-tu ?

MARCEL

Tu sais bien qu'Hélène ne se doutera jamais de rien, qu'elle ne m'accusera jamais, qu'elle ne croira jamais aucun cancan, qu'elle m'aime beaucoup, qu'elle douterait jusque devant l'évidence.


i35


ALBERT

Ou!, elle a un bandeau, je le crois. Et c'est parce qu'elle a un bandeau que tu oses la tromper. C'est parce qu'elle t'aime assez pour t'aimer encore quand elle saura que tu la trompes, que tu oses porter ton amour ailleurs ? Et tu sais cela, et tu avoues cela, et la honte ne te monte pas au front... Mais, moi, je ne peux pas supporter la honte d'être ton complice ! Je ne veux pas que tu sortes d'ici pour aller voir l'autre, entends-tu : je ne veux pas que tu sortes, je ne veux pas !

MARCEL

Et, moi, je veux sortir. Je veux aller non pas à la Nationale, mais chez nous, rue de Richelieu, £7, pour la voir, es-tu content ?

ALBERT

Tu t'en repentiras !

MARCEL

Tant pis !

ALBERT

Je te préviens qu'il arrivera un malheur, qu'elle ap- prendra tout.

MARCEL

Elle a un bandeau.

ALBERT

On lui enlèvera son bandeau.

MARCEL

Qui?

8


1 36 LA BOULE DE VERMEIL

ALBERT

Moi, si personne ne l'ose. Entends-tu! Moi! Moi!...

MARCEL

Imbécile !

(Il sort furieux, claquant la porte. Albert, ému mais décidé Je regarde partir, puis ouvre le tiroir du bureau de Marcel, prend un paquet de lettres et va le poser sur le bureau d'Hélène.)

ALBERT

...Oui, moi, moi !...

(// traverse la scène, fiévreusement, s'asseoit à son bureau. Il y a un assez long silence.)


SCÈ.XE IV ALBERT, pais HÉLÈNE

Hélène, entrant, à Albert qui écrit à son bureau. Rien de nouveau? (Elle quitte son chapeau et son collet.) Marcel est sorti ?

ALBERT

Oui...

HÉLÈNE

Où est-il ?

ALBERT

Je ne sais pas...


i3;


HELICE

Vous avez l'air souffrant, Albert? albeut, se levant et prenant les mains d'Hélène. Avez-vous confiance en moi, madame Hélène!'

hélème, surprise. Qu'avez-vous ?

ALBERT

Vous avez beaucoup pleuré, cette nuit.

nÉLÈNE

Qui donc ne pleure jamais ?

ALBERT

Ceux qui sont aimés, et ceux qui n'aiment pas. Hélène, souriant.

Alors yous croyez que c'est parce que j'ai une pas- sion que j'ai pleuré !... Mais, je ne connais personne. Voulez-vous que je sois amoureuse de M. de Tannet qui me compare à une aubépine fleurie, chaque fois qu'il vient acheter une estampe, ou de Frédéric Minot, le joli commis-bicycliste de la maison Bernardin?

ALBERT

Non. C'est de votre mari que vous êtes amou- reuse.

HÉLÈNE

C'est un reproche?

ALBERT

Croyez-vous qu'il vous le rende ?

HÉLÈNE

Je ne me plains pas.


i38


LA EOl'LE DE VERMEIL


ALBERT

Vous avez trop dé bonté. Il supporte que vous pei- niez à la besogne, que vos yeux rougissent sous la lampe, que vous travailliez sans relâche ; et vous lui pardonnez tout. Cependant il vous néglige. iiélène, faiblissant peu à peu.

ïl ne me néglige pas... Pourquoi dites-vous cela, Albert ? Il n'est pas aussi gai que par le passé... Notre ménage a deux ans de date!... Et puis, je ne peux pas lui en vouloir de me quitter pour aller visiter la clientèle et d'être obligé, à cause de la besogne, de se lever de bon matin et de se coucher tard...

ALBERT

Il vous abandonne, dites-le.

HÉLÈNE

Il ne m'abandonne pas.

ALBERT

Oui, il vous embrasse quand il s'en va et quand il revient...

(Hélène se tait et baisse la tête.) Hélène, après un silence. Avez-vous aimé, Albert ?

ALBERT

Oui, madame Hélène.

HÉLÈNE

Ah!...

ALBERT

Je vous demande pardon de vous dire ça, mais c'est


i3f)


vrai que j'ai aimé une femme autrefois. Elle s'appelait Marie Lefert. Nous avons été ensemble pendant trois ans.

HÉLÈNE

Est-ce que vous l'aimiez autant qu'elle vous ai- mait ?

ALBERT

Oui. Et nous nous sommes aimés autant l'un que l'autre — et aussi longtemps — parce que notre amour n'a fini que lorsqu'elle est morte.

HÉLÈNE

Mon pauvre ami, vous avez dû beaucoup souffrir. Excusez-moi de vous avoir rappelé cette tristesse. Mais j'ai souvent voulu vous poser cette question ; je vous voyais toujours grave, comme si vous songiez à quelque chose du passé, et je me disais : « Albert doit avoir eu quelque malheur... » Et vous n'avez ja- mais aimé que cette femme, Albert ?

ALBERT

Oui.

HÉLÈNE

Vous n'avez jamais pu vous consoler de sa perte, ni 1 "oublier ?

ALBERT

Ce n'est pas cela. J'ai beaucoup souffert en la voyant mourir ; mais aujourd'hui c'est fini. Je l'ai oubliée.


i/jO LA BOULE DE VERMEIL

HÉLÈNE

Tout à fait ?

ALBERT

Tout à fait. C'est une chose étrange que l'oubli, voyez-vous. On croit qu'on se souviendra toute sa vie de la femme qu'on a aimée ; mais on se trompe. Par- fois je songe à Marie Lefert, je la revois dans sa chambre auprès de sa table à toile cirée, avec mon portrait dans un cadre de velours, son panier à ou- vrage en osier, sa lampe à huile, sa pendule sous un globe de verre... et je me rappelle le son de sa voix, ce qu'elle me disait, ses mouvements de tête, sa façon de regarder avec ses yeux brillants et timides... Mais cela ne me fait plus rien. Parfois même je me dis : c'est trop dur de ne pas avoir une larme pour elle ; mais je ne peux pas. C'est plus fort que moi. Ça ne me fait pas plus qu'une histoire que je lis dans un journal.

HÉLÈXE

Il y a sans doute très longtemps qu'elle est morte, votre amie ?

ALBERT

Ce n'est pas cela. Il n'y a pas bien longtemps. Il ne faut pas me croire sans cœur à cause de cela, voyez- vous. Si elle était encore là, je crois bien que j . l'ai- merais encore. Seulement l'oubli est une chose épou- vantable.

iiélèse, pensive.

Oui. C'est une chose épouvantable.


Mi


ALBERT

On revoit la femme qu'on a aimée avec ses traits de morte, au moment où on lui a fermé du doigt ses molles paupières ; on se souvient du jour où on l'a conduite au cimetière et où l'on s'est dit : « C'est pour toute ma vie que je vais souffrir... » Et puis, pas du tout, une fois qu'on a eu le dos tourné, on s'est remis à vivre comme un autre homme : on est con- tent quand le temps est beau, quand le commerce va bien, et on rit, on rit lorsqu'on vous dit une grosse bêtise. Et, quand quelqu'un vous parle de la morte, on prend un air ennuyé pour dire : « Hélas ! oui, elle est morte », et on n'a pas seulement une larme au bout des cils !

iiélè:\e, tristement.

Croyez-vous qu'on puisse aussi oublier tout à fait une femme qui n'est pas morte ?

albert, avec un mouvement d'effroi.

Ah ! je ne sais pas... je ne crois pas... Non, je ne crois pas qu'il soit possible de...

iiélè> t e, tombant assise, en pleurs.

Ah ! ce serait épouvantable ! . . . Dites-moi que ce n'est pas possible que Marcel m'ait oubliée comme ça ! . . .

(Un silence. Puis, on sonne à la boutique. Hélène s'est relevée et se dirige vers son bureau. Albert, voyant qu'Hélène peut voir les lettres, hésite à descendre).


l42 LA BOULE DE VERMEIL

hélène, se tournant vers Albert. On a sonné.

albert, hésitant. Oui...

hélène s'est éloignée de son bureau et cherche dans un cartonnier. Vous ne descendez pas, Albert ?

albert, rassuré. Si, Madame, je descends.

(// sort).


SCÈNE V

HELENE, seule, a pris un registre dans le cartonnier et lit; puis se dirige bientôt vers son bureau. Elle voit les lettres, tourne le paquet entre ses doigts et, effrayée, se relève.


D'elle, d'elle !.. des lettres de sa maîtresse !... (Elle va vers la porte du fond.) Ah ! oui, il y a quelqu'un au magasin... C'est M. Turrel qui vient chercher ses fiches sur les ordonnances de 1623... (Elle regarde les lettres.) Ho! d'elle!... d'elle!... de sa maîtresse!... Ha ! ces femmes qui se battaient dans la rue, les yeux gonflés, les poings sanglants ! Comme elles se bat- taient bien ! Elles devaient souffrir en se battant ; car elles se frappaient les jambes à coups de pieds et de toute la force de leurs poings elles se frappaient


i43


cruellement leurs grosses poitrines... Elles avaient des mèches de cheveux dans la bouche et les yeux injectés de sang, et quand elles se tiraient par leurs camisoles, on voyait leurs dos nus déchirés de coups d'ongles et marqués de morsures bleues, Et elles se roulaient l'une sur l'autre dans la boue du pavé, s'écrasant du genou, mordant, frappant, griffant et bavant comme deux bêtes en rage... Ha! La battre, la battre, la mordre, la griffer, la déchirer jusqu'au sang ; et la frapper, la frapper sur ses seins, sur les veines de ses tempes, sur sa bouche... Ho! ho! ho! (Elle tombe assise sur un fauteuil, la tête sur la table, et pleure. Il y a un long silence, puis elle relève la tête peu à peu, et, les coudes aux bras de son fauteuil, le visage pâle, émue, elle prononce :) Mon pauvre Marcel, mon pauvre Marcel, mon pauvre Marcel !... A présent, c'est bien fini... 11 va rentrer et il me dira : « C'est la vérité ; et, puisque tu sais tout, je n'ai plus qu'à te dire adieu...» Mon pauvre Marcel, mon pauvre Marcel !. . Pourquoi ces lettres étaient-elles sur mon bureau? Par mégarde il les a posées là... Et, maintenant, c'est bien vrai, je les ai là dans les mains : j'en suis bien sûre, il y en a des mauves et des bleues et il y en a qui sont bordées de noir, parce qu'elle est veuve ; oui, c'est bien vrai que je les ai dans les mains ; je les sens, elles sentent l'iris, l'iris... Ah! tout est fini, tout est fini!... 11 rentrera et je lui dirai : je sais tout, je sais tout(Elle sanglote.) El je ne pourrai pas lui tendre les bras, je ne pourrai

9


I 44 LA BOULE DE VERMEIL

pas l'embrasser. [Lentement.) Plus jamais je ne pourrai l'embrasser !... Ah ! si je pouvais ne rien savoir. Si je pouvais ne rien entendre, ne rien voir. Ah ! je vou- drais avoir sur les yeux un bandeau noir bien épais et bien solide qui me cachât la vérité et je le serrerais sur mes paupières et de toutes mes forces, et je le serre- rais jusqu'à me faire saigner les tempes... Mais je ne saurais pas la vérité !... (Silence). Si même on ne sa- vait pas que je sais !... (Cette idée la fait se redresser. Elle prend le paquet de lettres et va pour le poser sur son bureau à la place où elle les a trouvées. Mais, à ce moment, elle pousse un cri en apercevant Albert qui vient d'entrer.)


scèjse \i

HÉLÈNE ht AL3ERT HÉLÈNE

Ha ! Vous, vous !... C'est vous qui avez fait cela?

ALBERT

Qu'avez-vous, madame Hélène ! J

HÉLÈNE

Ces lettres, ces lettres.

albert, sournoisement. Ah ! le malheureux ! (// veut prendre les lettres.)


i45


HELENE

C'est \o\is qui avez mis ces lettres là, qui avez voulu que je souffre, que je pleure, qui m'avez tuée, qui m'avez pris mon mari !

albert, honteusement.

Je vous jure...

hélène, reculant, effrayée.

Ce n'est pas vous ! C'est lui, lui, qui a voulu que je sache ! qui a mis ces lettres sur mon bureau et qui est sorti... parti, peut-être ! parti avec l'autre ! Ah ! c'est affreux, c'est affreux, je n'ai plus de mari !

ALBERT

Calmez-vous, Hélène, je vous jure qu'il n'est pas parti.

hélène, respirant.

Hal...Ha!... Il n'est pas parti. Où est-il?... Vous ne savez pas?... Mais il a fait cela... Alors tout est fini... Ah! c'est impossible, c'est impossible... (Sup- pliante.) Dites-moi que c'est vous qui m'avez fait cela, Albert, je vous en supplie, dites-moi que c'est vous, que c'est vous...

ALBERT

Eh bien ! oui. C'est moi. Je ne pouvais plus sup- porter son mensonge, voyez-vous. Je vous voyais si malheureuse et lui si lâche : j'ai voulu vous venger... Ah ! tout à l'heure j'ai bien regretté ce que j'avais fait, je vous assure... Je vous demande pardon, je vous de- mande bien pardon.


1^6 LA BOULE DE VERMEIL

hélène l'a écouté avec un douloureux sourire dans les yeux mouillés ; elle dit lentement : Alors, lui, il ne sait pas que je sais tout ; si je pou- vais, quand il rentrera, aller lui tendre ma joue, il ne serait pas étonné ; si je pouvais oublier que j'ai tenu cela dans mes mains, il n'y aurait rien de changé dans ma vie heureuse...

ALBERT

Hélas !

uélène, avec la même douceur. Alors, Albert, tout ne serait pas perdu.

albert, étonné. Que dites-vous ?

HÉLÈNE

Oh 1 rien... Je sais bien... Il faut, il faut... Oh 1 je suis bien malheureuse, mon ami... (Elle pleure.) albert, prenant les lettres et voulant les emporter. Ah ! fille, fille !

HÉLÈNE

Non, donnez-les-moi, elles sont à moi... (Elle défait le paquet et lit quelques lettres.) Elle le tutoie... « Mon chéri, mon chéri... » Elle lui dit: « Mon chéri... Je t'embrasse sur le coin du front, sur tes tout petits che- veux dorés... » Comme moi, là, là, au coin du front... (Albert veut lui prendre les lettres.) Non, laissez- moi... o Je te remercie bien de ton petit vase japonais avec ses danseuses si amusantes ; je l'ai placé sur l'étagère du salon ; il fait très bien ; et quand je lis, dans le fau-


THÉÂTRE l47

teuil de velours, je lève la tête de temps en temps pour le voir, et pour penser à toi... » Le petit vase japonais avec ses danseuses...

ALBERT

Oui, il vous l'avait acheté à l'Exposition ; il était là, au coin du vieux cartonnier.

Hélène, allant s'asseoir auprès du feu, les lettres sur ses genoux.

Et, un jour, pendant que nous avions en pension la chatte du cousin Lebrat, Marcel nous a dit : « Cette sale chatte a fait tomber le petit vase japonais. »

ALBERT

Oui.

Hélène, lisant.

« Je t'ai attendu hier à la Bibliothèque Nationale. Pourquoi n'es-tu pas venu ? Ce n'est pas gentil de ne pas tenir ses promesses. Tu t'amuses donc bien avec ta petite femme. Est-ce qu'elle t'appelle toujours son loup gris?... A demain, chez nous, à dix heures, je t'embrasse sur tes petites lèvres gercées. Ta grande chérie... » (Elle jette la lettre au feu. Puis une autre...)

albert, marchant au fond de la scène.

Pauvre femme !

nÉLÈNE

Savez- vous ce que je pensais faire quand vous êtes entré, tout à l'heure ?


l48 LA BOULE DE VERMEIL

ALBERT

Qu'alliez-vous faire, Hélène?

Hélène, avec douceur.

J'avais rattaché les lettres avec leur ruban; je les

aurais replacées sur le bureau, tout à fait comme vous

les aviez mises, appuyées à l'encrier — et ni vous ni

Marcel n'auriez jamais su que je les avais trouvées...

albert, après un silence, tristement.

Et maintenant, ma pauvre Hélène?

hélène, l'air désespéré. Oh ! maintenant !... [Elle Ut tout bas et jette quelques lettres dans le feu.)


SCÈNE VII HÉLÈNE, ALBERT, MARCEL

marcel est entré et Albert en le voyant a fait un geste pour le renvoyer. Marcel s'avance lentement derrière Hélène et regarde par-dessus son épaule. Il voit la lettre que tient encore sa femme et, prêt à avouer, il dit: Que fais-tu là, Hélène?

hélène, jetant la dernière lettre au feu. Je brûlais de vieilles factures. (Marcel a hésité, puis se tait. Il va poser son cha- peau et son pardessus dans un coin.)


i49


hélène, d'une voix encore un peu émue. Tu as bien travaillé ?

marcel, s'asseyant à son bureau, pâle. ... Quelques documents, oui... des documents assez sérieux... Est-ce que M. Turrel est venu?

hélène s'est levée avec peine et va vers lui. Tu ne m'embrasses pas ! (Elle se penche sur la table et se fait embrasser.)

albert, entre ses dents. Lâche ! . . .

RIDEAU


III. — FRAGMENTS


MES PETITES AMIES DE LA RUE DU CHAT

PETIT ROKA!» ÉPIgTOLAtRE


« Oh! vile chose el abjecte que l'homme s'il s'elesve au-dessus de l'humanité », dit Montaigne, suivant Seneca.


DE L EDITEUR AU LECTEUR

Au moment où mon ami Léonard Lido me versait un petit verre de coek-lail, notre conversation roulait, comme faime bien qu'elle roule, sur les correspondances anciennes et mo- dernes. Je disais avec un soupir que le genre épistolaire était de nos jours fort méprisé, que l'on n'écrit plus guère que des lettres pleines d'esprit et vides de sentiments, que l'on ne re- trouvait dans aucun recueil la moindre trace d'un caractère... Mon ami me coupa la parole en me disant qu'il avait dans sa famille un certain Jacques Titulle, homme de fort peu d'es- prit, mais qui écrivait des lettres pleines de bonhomie et de cojxlialité Je le priai avec discrétion de me donner à lire quelques-unes des lettres qu'avait pu lui écrire cet homme peu commun.

Je ne sais pas pourquoi je ne les ai point trouvées dénuées d'intérêt et j'ai demandé à Léonard Lido la permission de les


i54


LA BOULE DE VERMEIL


publier. Il a résisté assez longtemps, disant quelles étaient trop récentes, que beaucoup de personnes y étant nommées par leurs propres noms, on ne manquerait pas de se reconnaître et qu'il se faisait un scrupule de dévoiler à tous les yeux toute la vit privée de son ami. Il me le permit enfin et, comme, en me donnant tout à ces lettres, je ne m'étais encore avisé d'in- terroger mon ami sur leur auteur, je le fis soudain.

N attendez pas que je rapporte ici la réponse de L. Lido. Si je vous dis que Jacques Titulle vit encore, vous serez sur- pris de notre indélicatesse d'éditeur. Si je vous dis qu'il est mort, voilà une triste pensée qui planera sur toute votre lec- ture. J'aime mieux vous dire qu'il voyage, tandis que nous pu- blions sournoisement ce petit recueil. S'il revient un jour à Paris, ne le recevez pas trop bruyamment : c'est un homme qui aime beaucoup sa tranquillité. Au reste, vous prît-il envie de lui faire une ovation, de le porter en triomphe, il ne pen- sera pas qu'il est Vobjetde ce trouble au milieu duquel il perd sa canne et soutient à grand' peine son chapeau. Il faut plus pour l'émouvoir : une fenêtre qui s'ouvre et une femme qui l'aime suffisent à peine. Ce recueil ne l'offensera point, s'il vient un jour à reconnaître ses lettres. Que celles pourtant qui ont de la beauté le lisent en cachette : il est si bon pour un livre d'être seul avec une jolie femme qui le feuillette et lui sourit.

P. des G.

Xous avons donné à ce petit volume le titre que Jacques Titulle lui eût peut-être donné.

Août i8g8.


FRAGMENTS


155


I

DE JACQUES TITULLE A LÉONARD LIDO

Samedi, 2 juillet 189.

Me voici arrivé en Agamples, mon cher ami, et, à la vérité, je me croirais aisément à cinq cents lieues de Paris, ou bien à quinze lieues comme cela est, mais vers l'an i5oo de notre ère. J'ai donc trouvé enfin cette paix que je désire tant et qu'il me faut pour mon étude du Grand Villon. Je crois aussi que je vais dé- couvrir ici l'emplacement convenable pour l'usine d'essai. Je n'ai point encore visité Agamples, mais les guides et surtout la très aimable hôtesse que j'ai ici, m'ont donné d'assez nombreux détails sur cette petite ville Sa situation sur la grande route de Paris à Bor- deaux lui a valu une forte importance au xvn e et au xvm° siècles : elle n'était composée que d'auberges, toutes assez célèbres. 11 en demeure encore beaucoup, à qui il reste quelque morceau d'ancien, soit une tourelle, soit un pan de mur, soit une fenêtre joliment sculptée, soit le montant de l'enseigne, soit seulement le nom de « Les trois marchands », « La roue d'or » , « Les trois reines », « Le chevalier gallant »... Celle


1 56 LA BOULE DE VERMEIL

que j'ai adoptée a nom Les trois chats bleus, et, comme elle n'a point d'étage, l'hôtelière loge dans la maison qui fait face les voyageurs qui veulent coucher. C'est dans cette maison que j'habite, et même au premier étage. L'appartement qui m'a été accordé se compose de deux pièces : une chambre formée d'un petit carré de pavés rouges tenant lieu de salle à manger et d'une immense alcôve basse et obscure ; puis, un cabinet meublé d'une table de bois blanc et d'un fauteuil Louis XIII qui me paraît être entièrement de l'époque, sauf pourtant un pied qui est de bois blanc, à l'arrière, et rompu. Le tout a vue sur la rue du Chat. La fenêtre qui m'éclaire en ce moment fait face aux trois Chats qui n'ont plus guère de couleur déterminée. La lucarne d'une mansarde domine l'enseigne qui grince au vent, d'accord avec la lanterne monumentale qui crie devant cette même lucarne.

La mansarde est entièrement tapissée d'images et portraits de gens célèbres : j'y vois M. Constant Co- quelin, Jules Grévy, le général Boulanger, M. Faure y figure aussi, sous lequel se cache apparemment M. Casimir-Périer, car de longues moustaches noires dépassent la blanche face de M. le Président de telle sorte qu'il va de l'irrespect dans celte gravure risible. Yoici encore, à côté de l'image coloriée de la Joueuse d'orgue, le portrait en pied de Napoléon III et la tête de Victor Hugo qui le dévisage...

J'ai été arrêté dans mon énumération par la brusque


FRAGMENTS 107


apparition d'une belle servante à la porte de l'auberge. Elle portait un baquet plein de l'eau chaude dont elle avait baigné la vaisselle, je pense, et qu'elle jeta sans trop de peine vers le milieu de la rue — qui est de moyenne largeur. Très vitement elle fut rentrée. J'eus toutefois le temps de voir qu'elle avait nus de beaux bras et que sa chair était moite, parce qu'elle avait chaud, étant pressée ; mais elle était, encore que dépeignée, fort agréable à regarder.

J'espère trouver occasion de voir à nouveau cette belle fille et t'en parler plus longuement, mon cher Léo- nard ; mais pour aujourd'hui je cesse de t'écrire parce que, le faisant debout et avec un crayon, je me fatigue le poignet en même temps que je te fatigue les yeux. Je vais tâcher à me procurer un fauteuil plus ingambe, et faire le tour du pays en quête d'un encrier et d'une plume.

Au reste, mon très cher, je n'ai plus rien à te dire, sinon que je t'embrasse avec tendresse, ainsi que ta femme et tes enfants.


Jacques Titulle.


i5S


LA EOULE DE VERMEIL


II

DU MÊME AU MÊME

Dimanche, 3 juillet.

Je m'étais promis, mon cher Léonard, de me lever au premier rayon de soleil : ma paresse n'y perdit rien, car le jour me vint voir au fond de mon alcôve à neuf heures quarante-cinq. Vite habillé, je me suis porté à la fenêtre de mon cabinet, je l'ai ouverte, et, comme l'air frais et gai me venait caresser le visage, deux jolies filles, à ce coup, apparurent à mes yeux. De ces jolies filles, mon Léonard, je te vais dire les jolis noms, La belle brune, qui a des yeux comme robustes, qui a une taille divine et qui frotte les verres où elle a plongé ses fines mains, se nomme, à ma grande joie, Marianne. La belle blonde, potelée et rondelette, qui a les bras si nus et si ronds, est celle qui lançait l'eau grasse de son baquet jusqu'au milieu de notre rue ; elle est appelée très gaiement Suzette.

Mes nouvelles connaissances ne s'arrêtent point là, et, comme j'ai obtenu très facilement que l'on changeât mon pur Louis XIII pour une confortable Bergère où le petit Titulle et son ami Léonard s'assiéraient sans se


FRAGMENTS I O9


gêner, je puis aujourd'hui t'écrire plus longuement des nouvelles d'Agamples et de moi.

Je ne t'ai découvert, à l'horizon de ma fenêtre, que l'enseigne des trois chats, la lanterne de fer forgé et la lucarne aux images variées ; je te dirai aujourd'hui ce que je vois à droite, puis à gauche.

Voici quelques noms pour ton instruction et la lu- cidité de mon récit : mon hôtesse se nomme M mo Fra- mond ; son mari est une manière d'Hercule qui ferre les chevaux à l'enseigne du Chal-Ferrant, à droite de l'auberge que dirige sa femme. Tout le jour, il mar- tèle, souffle, bat, forge, au milieu de la fournaise et de ses quatre compagnons à moitié nus et dont le front fait sourdre une sueur noire. Framond et sa femme ont cinq enfants : mes deux belles connues ; une troi- sième fille, qui, paraît- il, est bonne chez un gros bour- geois de Chartres qui la gâte et lui suggère chaque se- maine une longue épitre où cette petite Pauline Fra- mond epand un bonheur non pareil ; après ces trois jeunes filles, il est né au sympathique ménage Fra- mond un garçon, le petit Pierre, et une fille, la petite Rosine. Rosine a de jolis yeux bleus. Pierre est un bon petit gars à qui j'ai donné cinquante centimes et qui ma conté ce que je viens de te dire.

Je pense qu'il est temps de regarder à gauche. L'ho- rizon est là sans fin. Je dislingue une route blanche, un petit bois de sapins, des collines gaiement vertes et fleuries. J'ai approché mon bureau de ma fenêtre afin


l6o LA BOULE DE VERMEIL

de jouir continuellement de ce coin de belle nature et de beau ciel ; j'ai toujours pensé qu'il faut avoir des arbres et du bleu sous son regard pour vivre, de la terre sauvage, ou seulement plantée, du vrai soleil et de l'air libre... Mais pourquoi te cacherai-je,monbel ami, que j'ai approché mon bureau de la fenêtre pour voir, aussi souvent que s'ouvre la porte ou que se soulève le rideau, la jolie tête et les beaux bras de M 1U Su- zette, ou bien les yeux robustes et la taille divine de mademoiselle sa sœur ?

Au reste, ces jolis êtres ne sont-ils point la nature aussi bien que ce bois de sapins, la vie aussi bien que ce coin de ciel? Le soleil donne-t-il mieux la force, la grandeur et l'amour que les yeux noirs de mes belles servantes ?

Marianne a mis ce soir une chemisette rose qui lui va le mieux du monde et qui est singulièrement heu- reuse de lui serrer si étroitement la taille.

Suzette prépare un grand lavage : elle a relevé sa jupe rouge jusqu'à la pendre à sa ceinture et son ju- pon mauve, élégamment festonné, délicieusement garni de dentelles en volants, est assez courtois pour montrer dans leur fortunée gaine noire les impeccables mollets de ma préférée.

Ma préférée !... Oh ! je n'ai point réfléchi longtemps pour la nommer ma préférée. J'ai senti qu'à sa vue mes yeux s'éjouissaient davantage et je l'ai appelée ma préférée...


FRAGMENTS


161


Pourquoi, en effet, mon cher Léonard, es-tu mon meilleur ami ? Parce que j'ai le plus de plaisir à te voir, à te parler, à te recevoir, à me donner à toi et à me dire ton

TlTULLE.


III

DE LÉONARD LIDO A JACQUES TlTULLE

Lundi, 4 juillet.

Mon cher ami,

J'ai reçu tes deux lettres consécutives et je me ré- jouis puisque tu te trouves content.

Néanmoins je ne veux point te cacher que les grains vont fort mal et que ma situation est bien embarrassée. J'espère, du moins, me tirer de ce mauvais pas.

Tu serais fort aimable de t'informer des dates et des valeurs des marchés d'Agamples et de me donner des détails à ce sujet. Les premiers samedis du mois sont, paraît- il, remarquables pour les grains comme pour les bestiaux.

Ma femme et les miens t'envoient leur bon souvenir et je te serre la main affectueusement.

Léonard Lido.


l62 LA BOULE DE VERMEIL


IV


DE JACQUES TITILLE A LEO'ARD LIDO

Mardi, 5 juillet.

Je reçois toujours avec une incomparable joie de tes nouvelles, mon très bon Léonard, mais je ressens une profonde tristesse à te savoir en crainte. Donne-moi beaucoup de détails sur tes affaires pour me rassurer, car je suis à cette heure le plus peiné des amis. Tu me dis de te parler des marchés d'Agamples et je suis bien grandement joyeux de te pouvoir être utile en ceci.

Ma tout aimable hôtesse à qui je parlai négligem- ment de cette affaire m'enseigna à qui m'adresser ; je m'habillai prestement pour aller voir ce monsieur qui a nom Blorisse, et je descendais mon escalier de bois sculpté, quand je rencontrai mes deux belles servantes qui. chacune soutenant un côté, montaient une caisse arrivant à mon adresse. Du geste, je m'offris à les ai- der et voulus me mettre à la place de Suzette, que je crois bien préférer ; esquissant une moue des lèvres, elle parut me blâmer de mettre en doute sa robustesse. Pour leur éviter de porter trop longtemps cette caisse, je courus ouvrir ma porte, près de laquelle je m'effaçai.


FRAGMENTS I C3


Leurs regards au passage parurent me remercier et, quand elles eurent déposé à terre leur fardeau, je me trouvai très troublé, me demandant si je leur donne- rais cinquante centimes à partager, ou bien cette somme pour cbacune, ou bien s'il était indiscret de leur rien offrir. Tant, que je ne m'aperçus point qu'elles s'étaient enfuies : je me trouvai très ridicule en une si favorable occasion de n'avoir point même observé leurs agréables extérieurs ni les traits ainsi approchés de leurs visages riants.

Bref, je laissai là cette malle qui, tu le peux remar- quer, arrivait quatre jours après moi grâce au peu de zèle de messieurs les employés de chemin de fer ; puis, quittant mon hôtel, et même la rue du Chat, je me mis à longer une sorte de route ombragée et suivie par une jolie rivière, qu'on appelle ici Promenade des Jar- diniers. De chaque côté, en effet, s'étendent d'immenses lignes de cloches à melon, de châssis qui reflètent le soleil et de serres qui troublent les yeux ; puis il y a des rangées d'artichauts à perte de vue et, je pense, de tous les légumes connus. Mais ce qui réjouit mon re- gard à un tournant de la promenade, ce fut un jardin rouge, blanc, multicolore de toutes les fleurs de l'été et qui me parut être la possession d'un marchand de plantes. Je me hasardai à entrer et l'on me reçut fort courtoisement. Pour dire tout et vite : je m'enquis d'une gerbe de fleurs de la mesure d'une brassée à peu près et qui me coûta six francs vingt-cinq, somme


I C4 LA. BOULE DE VERMEIL

fort modique d'autant plus que l'on s'offrit à me la faire porter aux m Trois Chats Bleus ».

Tu me demandes la raison de tout cela : elle est na- turelle, et la voici :

Quand je rentrai à mon hôtel, je trouvai mes deux servantes, les poings sur leurs belles hanches, fort in- triguées à cause de la gerbe qu'on venait d'apporter. Je les priai de me monter un seau d'eau et elles m'obéi- rent rapidement, portant à deux leur seau, avec incon- vénient, mais pour prendre prétexte à monter chez moi l'une et l'autre. Elles emplirent d'eau les trois vases de ma cheminée et la petite corbeille de saxe que j'ai toujours sur mon bureau ; puis, à mon ordre tout courtois, elles y placèrent des fleurs avec goût. Les vases remplis, il restait, tu le penses avec raison, les trois quarts de ma botte fleurie. Je jouai la surprise — pour ménager ma modestie — et je leur fis entendre qu'elles eussent à orner la grande salle de l'auberge et le salon d'attente avec ces fleurs qui restaient, et que surtout elles n'eussent garde d'oublier leurs virginales et radieuses petites chambres —

Le compliment fut bien entendu. Marianne ouvrit si grands ses yeux noirs que j'eus peur ; Suzette sourit avec une grâce infinie et je connus par là qu'elle était la plus intelligente. Ce trait ne contribua pas peu à confirmer mon jugement sur mes deux jolies filles : Suzette est, tout compte fait, ma préférée, ma plus ai- mée petite amie...


FRAGMENTS 1 65


Ne t'inquiète pas à cause de cela, mon cher Léo- nard, je ne suis pas près de t'oublier. Du reste ,je crois fortement qu'il ne s'agit pas d'amitié entre mon petit être et celui de ma chère Suzette ; mais le mot est si grave que je n'ose le prononcer.

J. TlTULLE.


DU MEME AU MEME


Jeudi, 6 juillet.

J'avais bien résolu, cette fois, de me lever assez tôt pour jouir du lever du soleil au petit coin de ciel et de nature qui m'est accordé sur la gauche de mon hori- zon. J'ai tenu ma parole, mon bon ami, et, comme j'ouvrais ma fenêtre, je me suis fort étonné de voir un de mes forgerons amener en sifflottant un cheval noir qui boitait par manque de fer, et Framond,le patron lui- même, forgeant avec énergie et prudence un fer rouge qui lançait mille feux à chaque coup de marteau. Je m'intéressai quelque temps à voir travailler cet homme si bien fait et si beau,quoique sale et mal vêtu. L'habi- leté avec laquelle son lourd marteau s'abattait sur le


1 66 LA BOULE DE VERMEIL

fer, puis retombait sur l'enclume avec un double bruit retentissant, me donna de l'admiration.

Le lever du soleil fut fort admirable lui aussi, et ces changements de coloris de tout un coin de la surface céleste me troublèrent étrangement et me firent faire cent réflexions qui aboutirent à me convaincre d'igno- rance.

A peine suis-je à ma fenêtre depuis quelques minutes, et voici des contre -vents qui s'ouvrent de tous côtés. Les Agamplois sont matineux, et je les tiens pour cela gens pratiques. La musique monotone des volets qui frappent le mur est fort amusante, et surtout à cause de son inévitable régularité : l'on entend la fenêtre qui s'ouvre ; puis, les crochets sonnent ; soudain les deux volets d'un coup brusque frappent ; deux bras me- nus plus ou moins beaux, plus ou moins velus ren- trent furtivement, et le bouton tourne, qui clôt à nou- veau la croisée.

J'avais treize fois entendu cette scène innocente de la comédie des petites villes, quand j'aperçus les beaux yeux de M" e Marianne à la porte des « Trois Chats Bleus ». La belle fille à qui ils sontporlaitsous son bras une bouteille de vin blanc et dans ses mains un pain d'environ deux livres qu'elle porta directement aux rudes travailleurs du « Chat -Ferrant ». Elle donna le pain à son père qui se mit à le couper en quatre, et sa bouteille à celui des forgerons qui se nomme Jean et porte de longs cheveux noirs ornant avec avantage les traits vi-


FRAGMENTS 1 67


rils et réguliers de son visage. Jean se plut à prier Ma- rianne de boire au goulot la première gorgée et, comme elle le fit en riant, je jugeai que ces noirs ouvriers jouissaient d'un grand bonheur, buvant à la source que de si jolies lèvres avaient inaugurée. Jean ne pensa aucunement aux convenances et but dès après la belle fille, en dépit de son maître, M. Framond, qui le re- gardait en croisant sur sa poitrine ses bras musculeux. Cet Hercule montra une singulière bonté et ne fit à ce sujet suggestif aucune réflexion. Il se contenta de boire après Jean et de passer la bouteille aux deux autres cyclopes qui, buvant quatre gorgées chacun à leur tour, achevèrent avec équité de vider la bouteille. Jean voulut recommencer le jeu pour le morceau de pain : Marianne, amusée, s'apprêtait à faire une petite tranchée avec la parfaite rangée de ses menues dents blanches, quand Framond dit : « C'est bon! » ... et ma pauvre petite servante, l'image des gros sourcils noirs de son père dans l'esprit, s'enfuit, toute rouge, avec le litre transparent et le couteau au pain.

Après que j'eus entendu l'orchestre des volets répé- ter huit fois sa rythmique mélodie, après que j'eus vu à trois reprises se soulever le rideau intérieur du café des « Chats Bleus », laissant apparaître la mignonne tête de M 11 * Suzelte, je m'aperçus que toutes les boutiques du quartier étaient ouvertes et que déjà les marchandes de primeurs arrivaient en affluence du côté de la Pro- menade des Jardiniers. Je comptai sept petites mar- ia


l68 LA BOULE DE VERMEIL

chandes de fraises, toutes jolies de la même façon na- turelle et offrant avec toute une gamme de sourires les petits pots rouges à trois sous des grosses et à quatre sous des petites fraises des quatre saisons. Je ne pus m'empêcher de descendre en acheter un que je payai cinquante centimes de fort bon cœur. Je décidai de rester quelque temps encore dans la rue, où je voyais plus aisément les jolies frimousses des marchandes et surtout une nuée de petites filles qui, sortant de tous cotés, se réunissaient et, la main dans la main, al- laient en sages et lentes farandoles vers la maison de M lle Clochette, l'institutrice. Puis, ce furent les petits garçons, gagnant l'école, en débandade et avec des jeux. Deux passèrent près de moi qui crièrent de rire à me voir manger des fraises dans le petit pot rouge et se sauvèrent, à disgracieuses enjambées et en retour- nant la tête. Deux autres, qui marchaient doucement sur le trottoir où je me tenais, s'arrêtèrent pour me considérer, les mains aux poches, la bouche ouverte. Je demandai son nom au plus petit et il rougit sans me répondre, ce dont son camarade le blâma en disant : a Ah ! le bête, il a peur ! ;> Je dis à ce dernier qu'ap- paremment il me dirait bien, lui, comment il

— h Louis Philippe Auguste Bernard Dupuis-Morot », me fut-il répondu si violemment vite que je restai aba- sourdi quelques minutes. Revenu de ce petit étonne- ment, je priai Louis Philippe d'accepter mon pot de fraises et je remontai à mon cabinet d'où je t'écris cette


FRAGMENTS l6()


fidèle relation, me disant moi-même ton fidèle ami.

Titulle.


VI


DE TITULLE A LEONARD LIDO

Dimanche, 10 juillet.

J'ai (racé hier quelques notes sur le marché, mon très cher ; comme la lettre que je reçois de toi me pa- raît le demander, je t'envoie par courrier cette scène prise sur le vif, avec tout le plaisir que je mets à cette action puisqu'elle te semble utile, et avec toute mon amitié et mes baisers pour les tiens.

Jacques Titulle.

Jacques Titalle, à sa fenêtre, écrit ce que dicte la rue.

Marianne et Suzette sortent de petites tables de fer et des chaises paillées sur le trottoir et les installent commodément pour les pratiques. C'est, en effet, jour de marché.

Une marchande de faïence, tenant son cheval par la bride, arrête sa voiture auprès des « Trois Chats Bleus » .


I7O LA BOULE DE VERMEIL

Elle se met à déballer ses assiettes, vases, pots, plais... — Bonjour mes enfants... Fait rudement chaud ce matin!... Bah ! faut pas se plaindre, le soleil est meilleur que la pluie... En venant du Sourmoye j'au- rais sûrement fondu en suées, s'il me restait une livre de graisse. (Elle aligne sur le trottoir ses piles d'as- siettes, ses rangs de pots et de plats émaillés. Mes pe- tites servantes, leurs mains dans les poches de leurs tabliers rouges, la regardent avec intérêt. Suzette, à la dérobée, jette un coup d'œil vers ma fenêtre et nos re- gards se rencontrent à cinq ou six reprises. La mar- chande continue :) Ah ! celte fois, j'ai apporté de quoi vendre ! Faudrait pour bien faire que je vende tout ça... Voilà que c'est rangé... Fait-il chaud! Fait-il chaud ! (Elle essuie avec un mouchoir orange son front ridé et ruisselant, puis va chercher une chaise au fond de sa voiture. Elle la place derrière sa vaisselle à l'ombre projetée de la banne des « Trois Chats ».De ses yeux aigus, percés tout près de son nez crochu de vieille rusée, elle considère sa marchandise ; soudain elle vise d'un regard oblique la double rangée de vases de nuit:) » Voyez bien ça, mes petites, tous pots de chambre. On en vend ; ça ne manque pas chez nous ! Et bien ! moi qui vous parle, jamais, jamais je ne me suis assise là-dessus !

Marianne. — Mais la nuit... mère Javet ! }

La mère Javet. — La nuit, je suis au lit ; je dors.

Marianne. — Quand vous êtes malade ?


FRAGMENTS I 7 I


La mère Javet. — Malade, moi ? Ah ! ma pauvre petite, j'ai bien autre chose à faire... Allons! il faut que je rentre ma voiture dans la cour.

Elle mène son cheval vers la grande porte de l'au- berge et entre. Mes petites amies la regardent s'éloigner quand leur laborieuse mère les vient prier de ne point déchirer les poches de leurs tabliers, et de venir es- suyer plutôt une trentaine de verres qui les attendent. Suzelte a un coup d'œil vers ma fenêtre et Marianne vers l'enseigne du « Chat Ferrant » et, derrière leur mère, elles entrent dans la salle du café.

L'Epicerie du « Duc d'Agamples »,au coin de la rue du Chat, comporte un grand magasin muni de trois portes et un premier étage où s'ouvrent trois fenêtres. Les trois sœurs épicières sont de vieilles belles filles qui eurent 35 ans dès l'année i8p/i. Amélie, Zénobie et ïhéodorine sont chacune à l'une des trois portes : du reste, on dit généralement la porte de Zénobie, la porte d'Amélie. .. et de même pour les fenêtres.

Dans la rue, il commence à se remuer, vers la Place du Marché, une petite foule. Je remarque une très énorme marchande de poulets qui passe avec une amie en sens invers.

Amélie, à la première porte. — Bonjour, la Lou- ve t te !

La Louvette, marchande de poulets. — Bonjour, mademoiselle Amélie !

Zénobie, à la 2 e porte. — Vous n'allez donc pas

10.


172


LA BOULE DE VERMEIL


vendre aujourd'hui, la Louvette?... Où donc allez-vous par ce côté-là ?

La Louvette. — Non, je ne vais pas au marché en ce moment.

Zénobie. — Allons, vous allez où vous avez besoin d'aller.

La Louvette, bas à son amie. — Dame ! je n'ai pas besoin de lui dire où je vais, aussi !

Théodorine, à la 3 e porte. — Bonjour. La Louvette. Nous...

La Louvette. — Bonjour, mademoiselle Théodo- rine.

La Javet est revenue derrière ses assiettes. D'autres marchandes se sont installées sur les trottoirs. Des hommes en blouses bleues amènent des chevaux au h Chat-Ferrant ». On se dit bonjour. La rue du Chat est pleine de voitures à demi déchargées. Des paniers d'osier, où je vois des œufs ou des poulets, s'ouvrent à me rompre les nerfs. Des conversations s'engagent entre les demoiselles épicières et les vendeurs. L'on crie d'un côté et, de l'autre, on se parle bas, avec mys- tère. Tant, que je n'y entends mot et ne vois qu'un re- muement inharmonique : je comprends toutefois que le rideau intérieur des « Trois Chats » s'agite et que ce petit manège est bien plutôt que l'œuvre du vent, une intention aimable et touchante de ma petite amie pré- férée, M"° Suzette Framond.


FRAGMENTS


173


VII


DU MEME AU MEME


Lundi, 1 1 juillet.

Ce jour de marché et ce dimanche, peu calme, passé, la tranquillité est revenue dans notre rue du Chat.

Voici l'affreuse marchande de « sable blanc » qui débouche au coin de l'épicerie du « Ducd'Agamples o . Je ne t'ai jamais parlé de cette femme, parce qu'elle m'est odieuse ; mais il fait si calme aujourd'hui dans la rue, privée de voitures et de gens, et en moi, privé depuis le jour de la vue de mes deux servantes, que je vais te dire ce qu'elle fait, faute d'avoir plus aimable à te conter. Elle vient d'arrêter son équipage ; je ne dis point son âne, car il est si immobile, si pelé, si roux, si difforme que son corps se confond avec les haillons qui lui servent d'attaches et le tout ne fait qu'un avec l'informe voiture qui est à l'arrière. Cette vieille a l'avantage de crier ce qu'elle dit. J'entends que c'est de l'absinthe qu'elle vient chercher dans cette bouteille verdàtre qu'elle tend d'une main branlante à M Uo Zé- nobie. Soudain M !1 ° Théodorine, qui est à sa fenêtre,


LA BOULE DE VERMEIL


remarque le chiffon noir qui entoure la coiffe de la vieille: « Vous êtes en deuil, la mère? — L'homme a crevé, ce matin. — Bah? Hein? Comment ça? — Oui, il était dans le lit; il se sentait mal; je lui ai passé le litre ; il n'avait pas plutôt mis le goulot dans sa bouche qu'il l'a laissé tomber ; il ne bougeait plus ; j'ai appelé ; j'ai pincé ; je lui ai foutu des coups ; rien n'a fait... — Alors, il s'est éteint, hasarde Zénobie. — Oh ! il est mort pour sûr, et bien mort... Allons, mon litre ! Je vous paierai en revenant... Hue! Co- chon... Hue donc, sale cochon ! » Elle frappe à deux mains la bête... Le tout se meut et la petite clochette, à l'arrière, près de l'écriteau « Sable blanc », sonne avec timidité la présence de la laide ivrognesse et tout ensemble le glas de l'homme qui vient de crever...

Mais je crois que mon calme se change en triste mélancolie. Et j'ai beau regarder avec une attention soutenue les portes et fenêtres des « Trois Chats Bleus », pas une jolie frimousse ne veut me rendre un peu de joie ! . . .

Enfin, voici la belle Marianne qui sort : elle porte aux forgerons leur goûter de quatre heures... Mais pourquoi va-t-elle si lentement vers ces beaux hommes qui s'éjouissent d'habitude de sa venue? Elle paraît absorbée par une idée : est-il donc permis qu'une si belle enfant songe et réfléchisse? Elle dépose le pain et la bouteille sur un escabeau. Les hommes ne semblent pas la voir, sauf Jean qui l'examine, mais


FRAGMENTS


sans oser lui parler. Elle retourne avec lenteur et re- ferme la porte... Bon ! voilà Suzette qui va à l'épicerie et qui ne détourne pas les regards de ses mignoltes pantoufles bleues. Oh ! mon bon Léonard, il faut ab- solument que je te quitte et que j'aille m'enquérir de ce qui se passe de fâcheux dans la demeure de mes chers hôtes. Porte-toi bien.

Jacques Titulle.

P. S. — Mon ami le petit Pierre, que je viens de cor- rompre avec quelques sous, m'a appris le sujet de ce froid familial. Le facteur a apporté ce matin une lettre de sa sœur Pauline. Comme sa mère la lisait, Pierre s'aperçut qu'elle n'en prenait pas belle humeur. Il a osé l'interroger et une gifle lui est venue roide sur la joue. Il n'en sait pas davantage, sinon qu'il croit que M 1,e Pauline vient à Agamples un de ces jours. Je te tiendrai au courant de la chose avec célérité.

J. T.


I~6 LA BOULE DE VERMEIL


VIII


DU MEME AU MEME

Mercredi, i3 juillet.

M Ue Pauline — mon cher Léonard — n'a pas beau- coup moins de beauté que mes deux autres amies. Elle ne différa d'abordée à mes yeux que par cet air confus que l'on garde quelques jours, après qu'on a essuyé quelque défaite, qu'on a eu le refus d'un édi- teur quelconque, ou qu'on a été mis à la porte de n'im- porte où. Et puis elle ne différa plus du tout.

Eh! oui, cette jolie fille n'est plus au service du gros bourgeois, en la bonne ville de Chartres. (Certes, moi, je l'aurais bien prise à mon service de petit bour- geois et en n'importe quelle bonne ville. Mais j'ai dû ne point faire une proposition qui eût pu donner du souci à Suzette. Quand on veut se dire amoureux, il faut donner tout son amour à sa maîtresse, et n'accor- der aux autres femmes aucune espèce de sympathie, et surtout ne pas avoir pitié...) Mais ne va point pen- ser, mon Léonard, que M !le Pauline ait été chassée par le bourgeois mécontent. La seule Pauline a volon- tiers quitté la demeure de vieux faune de ce satyre,


FRAGMENTS I 77


qui pensait faire d'une jolie nymphe une nymphe complaisante ! Pauline connaissait ce que valent les déclarations qui s'adressent au corps, et voulut rester la pure et jolie fillette que je vois courir sur le trottoir des Chats-Bleus. Elle a pourtant gagné, dans son aven- ture, cet air rieur, un peu fier et content de soi que prennent les yeux d'une jolie femme qui vient de pas- ser la rivière sur un pont de grosses pierres moussues et tremblantes. Elle s'est beaucoup amusée tout d'abord, puis, au milieu de l'eau, sur un rocher branlant, elle a poussé un petit cri et a ouvert tout grands ses yeux apeurés : une femme âgée qui était sur le bord l'a grondée de son imprudence, mais, quand les petits pieds ont sauté sur la rive et que la jeune femme a embrassé la femme âgée avec de la gravité, elle a fait trois petits bonds joyeux, frappant des mains et criant d'une façon aiguë : c'est à ce moment que les yeux de la jolie femme ressemblent parfaitement à ceux de Pauline. Mais comme tout cela a passé vite en cette jolie fille : comme elle eut vite fait de courir du ridicule au rire insouciant. Je crois bien qu'une jeune fille est seule- ment un miroir qui court devant les joies du monde et ses tristesses. Il reflète tout sans cesse, mais avec célérité. Il eût été déplorable que le satyre de Chartres prît le miroir et en usât grossièrement.

Pauline reflète en cette minute un beau soleil fort chaud qui descend d'un grand ciel bleu et cela tient lieu de bien des sentiments et me paraît


1 -0 LA BOULE DE VERMEIL

aussi bon à sentir que toutes les passions de la terre . Quand on se chauffe au soleil, que l'on regarde une jolie fille rieuse et que l'on écrit à un ami bien cher, l'on n'est pas malheureux, je te jure!

J. TlTULLE.


DE JACQUES TlTULLE A LEONARD LIDO


Vendredi, 1 5 juillet.

Je viens, mon cher Léonard, t'informer de faits im- portants et te demander à leur sujet ton avis le plus sincère.

Ce soir, comme je regardais, par hasard, la porte de l'auberge, à cette heure où tous les dîneurs et les forgerons encombrent le seuil sur des chaises de jardin et accoudés à de petites tables sans consommations, je vis sortir mon amie M lle Suzette, et il se trouva qu'au même moment elle m'aperçut : je ne sais ce qu'elle vit dans mon maintien ou dans mon regard, mais elle baissa les yeux — ce que je ne la vis jamais faire — et rougit véritablement jusque dans les boucles de ses cheveux, au-dessus de la nuque. Elle se dégagea


FRAGMENTS I 79


de cette petite affluence et même avec peine, car elle renversa par malchance la petite Rosine qu'elle releva en disant : « petite sotte ». Puis elle se dirigea vite vers les demoiselles épicières du « Duc d'Agamples » .

Quand elle sortit du magasin, je remarquai qu'elle n'avait rien acheté, mais semblait plus occupée à re- garder les pavés si mal rangés de nos trottoirs que la petite fenêtre de mon cabinet. Je m'explique encore mal comment à son retour elle eut la dureté de gifler bruyamment le petit Pierre qui la tenait gentillement par sa jupe ; puis il lui fallut traverser à nouveau la foule peu remuante et qui empêche l'entrée. Le voyage en éclaireur de sa main blanche parmi tous ces hommes peu courtois m'intéressa, puis m'émut au point que, comme elle écartait un forgeron en le pous- sant par son épaule à moitié nue, je ne pus m'empê- cher de frissonner et de pousser un petit cri, tout heu- reux de ce familier attouchement. Après quelques gestes de mécontentement, accompagnés du hausse- ment de l'épaule, la petite main, saine et sauve, arriva au bouton de la porte, et, sans un regard en arrière, M"' Suzette Framond entra dans l'auberge.

Eile n'a pas reparu, mon bel ami, et le rideau d'au- cune fenêtre n'a remué depuis ce moment, et la maison Framond est close au moment où je trace ces lignes, parce qu'il est minuit passé.

... As-tu deviné ma pensée, Léonard, mon meilleur ami? Ou plutôt, as-tu estimé, par ce qui précède et

11


LA BOCLE DE VERMEIL


comme je le lais, que ma préférée n'est pas indiffé- rente à mes regards passionnés du premier étage?

Ecris-moi par courrier, mon très cher, écris -moi qu'elle m'aime et je baiserai ta lettre avec amour ; de même que je t'embrasse, que j'embrasse ta femme et aussi tes enfants chéris.


Jacques Titulle.


XI

DU MÊME AU MÊME

lundi, 1 8 juillet.

A l'entrée de la forge de Framond, assis sur un esca- beau, ses mains lourdes sur ses genoux, les poings fermés, le bracelet de cuir au poignet droit, Jean fronce ses sourcils noirs qui voilent ses yeux fixes. C'est la première fois, mon ami, que je le vois assis, et la première fois mélancolique. L'on ne sent pas d'air aujourd'hui, mais une brise amoureuse souffle pour- tant dans notre rue du Chat. Mes deux amies ne sortent point ; je rêvasse en traçant ces lignes, assurément mal ordonnées ; et Jean lui-même est assis sur un escabeau de bois, un léger chagrin dans ses yeux noi: s.


FRAGMENTS


Je crois bien, mon Léonard, que, si je t'avais pas, j'aurais aussi de la souffrance dans mes yeux bleus et de l'irrésolu dans mon esprit. Mais, à m'entretenir avec un ami, je me distrais, je diminue de moitié mes soucis, je finis par me fixer la voie à suivre — et cette voie, je crois bien que c'est de laisser venir à moi les événements par le moyen des heures écoulées, et suivant les degrés de l'amour de Suzette. Je me suis toujours demandé pourquoi deux êtres qui s'aiment et savent leur amour réciproque ne prenaient point in- continent le plus court chemin pour se venir baiser sur les lèvres et se déclarer de cette façon brève et évi- dente. Je sais bien qu'un grand nombre d'animaux agissent ainsi ; mais pourquoi faut-il que celui-là même qui se dit le plus sage donne un aussi domma- geable exemple de méditation déplacée? — Pardon, me réponds-tu, il faut accorder au moins une douzaine d'années à la pensée, et cela à partir de l'âge où l'on peut raisonner sur l'humanité et l'âme possible. — Je t'accorde la réflexion jusqu'à vingt-cinq ans, si lu y tiens ; mais j'en ai trente et crois bien pouvoir, à la fin, faire quelque chose avec mes mains et mon cœur ! Au reste, ce principe que tu viens d'énoncer est unique- ment théorique : en vérité nous renversons l'ordre des choses et agissons sans réfléchir avant 25 ans et réflé- chissons sans agir après cet âge. Or, je renverse cet inverse de ta théorie, et voici que je suis d'accord avec toi : je veux agir dès à présent. Je suis furieusement


LA BOULE DE VERMEIL


heureux de cet accord qui nous lie et je t'en suis re- connaissant, les yeux fermés, de tout mon cœur et avec mes mains qui serrent une des tiennes, nerveu- sement.

J. Titille.


XII


DU MEME AL MEME

mardi 19.

Je voulus mettre sur-le-champ mon beau projet à exécution et, après avoir fait une complète toilette à mon visage et à mes mains, je passai une fort jolie re- dingote gris-fer que j'ai ici. Il faut croire que ces pré- liminaires, encore que peu rapides, n'étaient pas su- perflus et contraires à notre principe, car à peine eus-je ouvert ma porte que je trouvais sur le seuil Suzette elle-même qui souriait avec grâce. Malheureusement elle était fort embarrassée d'un immense plateau où se trouvait le premier service de mon diner et je n'osai que la prier de se débarrasser de son fardeau Elle fut plus audacieuse et admira très simplement mon élé- gante et avantageuse tenue, sur quoi je lui demandai son avis personnel. Elle me répondit, avec de la rou-


FRAGMENTS


183


geur sur les pommettes et en frottant d'instinct une assiette avec son tablier mauve, que tous les vêtements m 'allaient à ravir, mais que cette redingote étroite m'allait mieux que tous. La conversation s'engageait, avec trop de lenteur pour contenter notre théorie, quand elle me demanda avec simplicité si j'avais mis un tel vêtement pour aller visiter le gros M. Blorisse, ou bien... Je lui coupai la parole avec irrespect et clamai que c'était pour elle, pour elle seule, que j'avais passé ce que j'avais de mieux dans ma garde- robe, que je m'étais mis à mon plus grand avantage pour apparaître le moins indigne possible de ses yeux, et même de ses lèvres. J'étais fort troublé en terminant cette déclaration et je tombais à genoux quand je m'aperçus qu'elle m'avait devancé dans celte position implorante. Comme nous n'avions rien à nous re- procher. nous nous sommes baisés aux lèvres et relevés avec plus de tranquillité.

Cependant que je m'efforçais de tourner une phrase galante et naturelle et que je lui tenais la main droite dans mes deux mains, nous entendîmes mon hôtesse qui appelait Suzette pour lui dire que le second service commençait à roussir d'une façon odorante. Elle dut descendre et prétexter à ma prière que je m'étais mis en retard pour dîner à cause d'un travail pressant. Elle m'excusa sans doute maladroitement car, prête à re- monter, voici qu'on l'appela d'autre côté et ce fut M me Framond qui vint elle-même me servir.


l84 LA. COULE DE VERMEIL

Le bouillon était assurément glacé et le rôti me fut servi calciné, mais je ne pensai pas une minute à me plaindre à ma belle hôtesse, qui semblait du reste cour- roucée et peu disposée à la conversation. Toutefois elle eut à la fin la curiosité de savoir pourquoi j'avais re- vêtu ma redingote, et, pour expliquer cette tenue, je suis allé chez M. Blorisse.

Cet homme, de haute taille et corpulent, possède surtout remarquables, un nez large et crochu et des mains immenses, toujours occupées à palper quel- que objet. Quand je lui parlai grains et affaires, il m'ap- pela immédiatement son ami et me donna une abon- dance de détails sur les blés d'Àgamples et le commerce agamplois, en général. Il finit par me remettre un petit tableau plein de chiffres et mis à jour — lequel je t'envoie sous toute réserve ; et, comme j'entendis sonner dix heures, je me sentis la gorge sèche et vis bien qu'il ne m'offrirait jamais un verre de sirop, (puisqu'il avait remué la tête négativement lorsque sa femme lui avait montré de grands yeux interrogatifs), je pris congé de lui, en le remerciant « de ses excellents conseils et de ses bonnes paroles ». Cet homme po- sitif ne saisit aucunement l'ironie de cette salutation enjouée ; mais je crois bien avoir fait sourire les beaux traits de sa femme que j'estime autant à plaindre qu'à admirer.

Afin de couronner une aussi belle journée où j'avais rendu un petit service à un ami en visitant à son in-


FRAGMENTS I 85


tention, et où je m'étais moi-même débarrassé par- tiellement de mon indécision à l'égard de ma jolie amie, je me couchai au profond du noir de mon al- côve et dormis lourdement jusqu'à neuf heures.

Je joins à ce mot le petit papier de maître Blorisse et je t'embrasse.

Jacques Titulle.


XIII

DU MÊME A.U MÊME


Jeudi 3 1 .


Je ne suis pas heureux, mon ami. Et même je m'ennuie réellement. Je lis toute la journée, ou je travaille consciencieusement, ou je réfléchis sur l'avenir incertain, ou je pense avec épanouissement à mon cher Léonard. Souvent aussi je songe à ce déli- cieux baiser que m'accorda une fois Suzette, et je me lamente en pensant qu'elle ne m'aime plus. Elle ne m'aime plus ou, mieux, elle affecte de me fuir : pour- quoi agit-elle de cette façon méchante ? Est-ce ruse d'amante, que de me rendre volontiers malheureux ? C'est une ruse maladroite en vérité ; car elle ne peut que me donner des rides sur le front, des cheveux


l86 LA BOULE DE VERMEIL


blancs et des idées noires : tout cela vient si vite à notre


a?e


D'autre côté, pourquoi M me Framond ne dit-elle plus mot en me servant mon diner ? Pourquoi me regarde-elle avec antipathie? Pourquoi ne met-elle plus qu'un morceau de sucre dans la soucoupe de mon café '.'

Tous ces menus faits me rendent mélancolique, et je te le répète, mon très bon, je ne suis point content.

Eh bien ! si, mon ami, je suis heureux, parfaite- ment, indubitablement heureux!... je viens de voir, derrière le rideau de dentelle de sa fenêtre, mon amie, ma Suzette, pleurante, triste dans ses grands yeux, regardant avec désir et tristesse ce qu'elle peut voir de ma chambre dans l'embrasure de ma croisée. Je suis le plus heureux des hommes, puisque Suzette est mal- heureuse avec moi, et comme à ma place.

Il m'étonnait bien vraiment que ce baiser chaud de lundi dernier fût une boutade. Il était très sincère, mon Léonard, sincère comme celui que je lui ai donné, comme celui que je t'envoie avec ce mot, pour ta riante famille et pour toi.

Titille.


FRAGMENTS 187


XIV


DU MEME AU MEME

Samedi a3.

Je connais, mon ami, pourquoi mon hôtesse avait, en me servant à dîner, de la colère dans les yeux et de la dureté dans le geste. Une conversation intime entre elle et son robuste mari m'ont découvert qu'ils connais- saient ma petite passion pour leur fille aînée et voici qu'ils n'ont point l'air de m'approuver ! Les lèvres de M me Framond murmurèrent de certains mots tels que « paillard » et « petit beau » qui m'étonnèrent venant de mon hôtesse, et m'ennuyèrent, étant lancés vers moi-même. Le maréchal-ferrant eut un avancement de la mâchoire inférieure qui me fit peur et un geste de railleuse violence qui me versa du froid dans le dos.

Nous ne continuons pas moins, ma petite amie et moi, de nous témoigner notre cordiale sympathie, et nous saluons dès le jour de façon progressivement fa- milière.

Depuis quelque temps j'avais pris, à la maison, l'habitude de me couvrir la tête d'un bonnet de velours

11.


l88 LA BOULE DE VERMEIL

noir élégamment brodé, afin de pouvoir, de ma fe- nêtre, me découvrir aux regards de Suzette ; mais, par naturelle timidité, elle se contentait de baisser les yeux et de rosir ses joues. Une fois pourtant, elle osa rire simplement et me fit comprendre que cette cou- tume de rester la tête couverte dans les appartements ne lui semblait pas louable. Elle ne perdit rien, du reste, à me la faire abandonner. Je m'accoutumai le matin à la saluer d'un geste amical de la main, et même d'un léger baiser esquissé vers son côté : Suzette me répond d'un signe de tête affectueux, avec un sou- rire de plus en plus ouvert.

Nous jouons aussi à qui ouvrira le plus tôt sa fenêtre et il lui arrive parfois de gagner à ce jeu innocent. Dans l'encadrure de nos grossières fenêtres, nous sommes de petits bienheureux naïfs qui sourions le modèle du pur plaisir de vivre et de nous aimer.

Pourtant, elle ne répond point avec équité à mes baisers de la main et, depuis le jour du baiser à ge- noux, elle n'a point fait de progrès en générosité. J'ac- cuse ma bonne hôtesse M me Framond d'avoir effrayé ma petite amie... Pourquoi donc mon ami Jean le for- geron éteint-il sitôt la monumentale lanterne des Chats Bleus"?... Mais je vois la porte s'ouvrir et appa- raître deux ombres... Sont-ce des voleurs ou des amoureux?... Le plus grand sort un banc du café: ce sont des voleurs?... Ils s'asseyent: ce sont des amoureux ! . . . Je vais approcher ma lampe de la fe-




FRAGMENTS 189


nêtre et saurai à quoi m'en tenir... Mais c'est hideux ce que tu viens de faire là, mon petit Ti tulle ! hideux comme la mer au matin d'un sinistre, hideux comme le sourire des vierges de petite ville !... Petit scélérat, souiller de ton regard profane un vrai baiser de deux amants, le premier baiser peut-être de Jean et de Ma- rianne, ceci est d'un lâche et d'un sot. Puisque tu as chassé avec ta lampe impie cet Homme et cette Femme, va te coucher « paillard ! », « petit beau » ! tu n'es pas digne d'embrasser ton ami, ton tendre et respectable ami Léonard.


TlTULLE.


XV


DU MEME VU MEME

Dimanche 24.

Elle est redevenue ma Suzette. Elle est prête à tout. Elle m'aime : j'en suis assuré, et je pense l'aimer de même... Mais procédons par ordre, avec logique et précision, pour le rapport de tout ce qui s'est passé depuis hier soir. Je n'hésiterai pas à employer le style dramatique, lorsqu'il me paraîtra préférable.

Je ne pus dormir de toute la nuit pour ce que j'étais


IQO LA BOULE DE VERMEIL

absorbé par une foule de pensées qu'il serait importun de te rapporter ici, et qui se résumaient en celle-ci, qu'il me fallait à tout prix faire de très humbles excuses à Jean, l'homme que j'avais offensé aussi audacieuse- ment.

Sachant qu'il était toujours au travail une heure avant ses compagnons, je me levai à quatre heures et F allai trouver sous le porche de la forge. Il me vit ap- procher avec ennui et, comme je lui dis avoir à lui par- ler, il me montra d'un geste du bras l'escabeau de bois où je l'avais vu, une fois, mélancolique. Je m'assis, mais avec cette restriction :

— Je devrais plutôt me mettre à genoux devant vous, monsieur Jean, car je suis un sot et vous dois d'en convenir avec modestie.

Il parut s'étonner et je repris :

— Je suis bien affligé, je vous jure, de vous avoir interrompu, vous et votre amie, dans cet entretien d'amour. Je suis fort confus et ne serai content que lorsque vraiment vous m'aurez pardonné.

— Vous êtes tout pardonné, monsieur le voyageur, me dit avec calme cet homme en alignant les fers qu'il venait de préparer.

— \ous le dites, mais, en vérité, vous gardez une grosse rancune contre le gêneur dejcette nuit. Et moi, qui espérais faire de vous un ami sincère, vous me verrez toujours à travers du mépris. Ah ! oui, pour vous, on ne peut que vous admirer, vous êtes un homme


FRAGMENTS


droit, un homme aimé. Si vous êtes plus heureux que moi, monsieur Jean, c'est justice.

— Nous faisons l'amour « pour le bon motif »,nous autres, monsieur le voyageur, dit-il avec de l'ironie familière.

— Vous voulez dire que moi je ne fais... Ah ! oui, un « paillard » , un « petit beau ! »...

— Quoi ! vous épouseriez Suzette, mon beau mon- sieur !

— Ce serait une femme adorable, mon enfant! Et ce sera un beau rêve que j'aurai songé ici... Allons! puisque je suis un peu pardonné, je vous laisse, mon- sieur Jean ; je vous ai assez ennuyé. Au revoir.

Je lui ai tendu une main et, quand il se fut débar- rassé du marteau et des fers qu'il tenait et eut passé ses mains sur son tablier de cuir, il la prit dans l'étau de sa droite et la serra si maladroitement que je sentis mes bagues pénétrer dans mes chairs ; et, remonté chez moi, je dus passer un quart d'heure à pommader mes pauvres doigts endoloris...

Gela fait, je me mis à ma fenêtre et vis Suzette re- venir de la forge où cette petite curieuse venait d'in- terroger Jean à mon sujet, me regarder avec un coup d'œil charmant disparaître dans le café, et presque aussitôt reparaître au cher cadre de sa fenêtre. Ce ne fut qu'à ce moment que j'eus le loisir de lui envoyer le baiser matinal et même, comme la troupe des forge- rons sortait à cet instant, je dus feindre de lisser mes


192 LA BOULE DE VERMEIL

moustaches pour motiver ce geste rapide de mes doigts vers mes lèvres. De ce rusé manège, Suzette cependant ne sourit point, mais, reculant profondément dans sa chambre, pour être de moi seule vue et toute à moi, elle mit avec des regards amoureux ses deux mains sur sa petite bouche rouge et me jeta par dessus la rue du Chat ce baiser parfumé.

Au reste, elle s'est enfuie tout aussitôt et tout aussi- tôt je quittai ma fenêtre pour venir mettre ma tête dans mes mains, m'accouder sur ma table, réfléchir, et t'écrire cela, mon beau Léonard.

Tu ne peux imaginer le bonheur que j'ai de t'aimer et de pouvoir te conter ces choses avec franchise !

Jacques Titille.


XVI


DU MEME AU MEME


Jeudi 28.


Tu as en moi — mon Léonard— un ami bien heureux, mais bien étonné. Depuis ce bout de conversation que j'ai eu avec Jean, voilà tous mes hôtes aux petits soins près de moi. M me Framond m'apporte elle-même


FRAGMENTS I q3


le soir, dans un plateau de verre bleu, une carafe d'eau fraîche et un flacon de vieux cognac ; la même a ordonné que l'on me servit à déjeuner deux plats de légumes au lieu d'un. M. Framond, lui aussi, a voulu examiner si j'étais bien installé et m'a serré les mains dans une des siennes avec une rude amitié.

C'est M lle Marianne qui est chargée de m'apporter mon chocolat, le matin, et, depuis quelques jours, elle joint à mes rôties une assiette de beurre dont je me plais à lui faire étendre un morceau elle-même sur le pain. Et,ce faisant, elle me conte complaisamment les nouvelles et petits faits domestiques, que la petite Rosine a une poupée animée, que le petit Pierre est un vrai singe, que Pauline est maintenant aux anges avec son nouveau rentier.

Mais c'est avec ma Suzette que je passe mes plus belles heures. Dès qu'elle est libre, elle monte me vi- siter, et je sais que ses parents le lui permettent.

Notre lieu préféré pour nos entretiens est mon grand fauteuil, dont je t'ai dit autrefois que nous y tiendrions aisément toi et moi. Tu sais que Suzette est rondelette et bien hanchée : pourtant je te jure que nous sommes encore mieux ainsi gênés. Nous passons là de tendres minutes à sourire, ou bien à nous regarder au profond des yeux, ou bien à jouer avec nos mains, ou bien à nous baiser aux joues.

Souvent la joie est dans mon regard et sur ses pom- mettes ; parfois aussi nous avons de grandes querelles


If)4 LA BOULE DE VERMEIL

à cause que je lui sers trop violemment le bras, ou la taille ; mais rien ne la met plus en colère que de lui essayer mes bagues, car mon amie est mécontente de voir ses doigts plus gros que les miens.

Parmi tout cela nous ne sommes point loquaces et même nous ne nous disons presque rien. Nous préfé- rons jouer à écrire sur le papier les brèves expressions de nos sentiments. Oh ! combien nous disputons qui aura la plume, quand nous avons trouvé une nouvelle parole tendre à nous dire ; combien je m'amuse de la voir tré- pigner, brûlant de l'envie de m'écrire un joli mot, tan- dis que je rédige avec abondance quelque suave décla- ration d'amour ! Nous ne nous comprenons point toujours, parce que je fais, me dit-elle, des phrases beaucoup trop longues et parce quelle écrit, luidis-je, d'une façon un peu primitive et barbare. Mais nous comprenons bien que tout cela veut dire que nous nous aimons beaucoup l'un l'autre.

Et, lorsque l'un a été trop loin dans ces conversa- tions du timide, il nous arrive de nous regarder dans nos prunelles grand'ouvertes, les dents serrées, les bras roidis et de nous quitter avec une sage brus- querie.

En vérité, il nous va falloir fixer le moment où nous préviendrons M. et M me Framond de l'échéance de notre platonique amitié et je crois bien que le plus tôt serait le mieux.

Mais ceci est une tâche bien rude pour le petit


FRAGMENTS


190


Titulle, Ion ami, qui voudrait bien t'avoir ici pour prendre conseil.


J. T


ITULLE.


XYII

Lettre de L. Lido. Des conseils de père de famille, viennent juste à point.


XVIII


DU MEME AU MEME


Mardi, a août.

A deux heures enfin, elle est venue me visiter. Comme tous les jours, nous nous sommes installés dans mon fauteuil. Mais nous n'avons pas joué avec ses mains ni ses cheveux. Tout de suite nous avons commencé notre correspondance amoureuse.

Nous n'avons point ri, point souri ; mais nous n'avions jamais été aussi tendres, aussi passionnés dans l'expression de nos sens. Suzette était assise sur mes genoux, mais, quand elle me présentait le porte- plume, jamais elle ne toucha ma main. Après les ten-


196 la boule de vermeil

dresses sont venues, à notre commun étonnement, les confidences sérieuses, graves même. Tant, que nous avons noirci cet après-midi douze feuilles de papier écolier.

A un moment, comme j'écrivais avec feu, ma plume d'oie s'est cassée avec un grincement, et cette petite aventure nous a soudain déridés. Je le regrette pour- tant, car ce fut à Suzette une occasion pour me baiser sur les yeux et s'enfuir...

Je n'ai point quitté le fauteuil avant la nuit. J'ai voulu qu'on me servit là mon dîner. Tu ne saurais croire, ô mon ami, combien j'ai eu de peine à onze heures pour m'aller coucher. Je ne pouvais me tirer de ce fauteuil plein de la chaleur de son beau corps. Harassé de fatigues, à la fin, je ramassai tous les feuillets noircis durant nos entretiens amoureux, je me couchai et je m'endormis en tenant sur mes lèvres les pages émues de notre chère correspon- dance...

Demain, mon très cher, je t'écrirai plus longue- ment des nouvelles de ton

Jacques Titulle.


FRAGMENTS 1 97


LES MARIAGES XIX

DE LÉONARD LIDO A JACQUES TITULLE

Mercredi, 10 août.

Mon cher Jacques,

Voici huit jours que je ne reçois de tes nouvelles. Ce silence me fait peur. Je crains que tu n'aies pas tenu compte de mes conseils et que tu te sois laissé entraîner à ta romanesque et ancillaire passion. Ecris- moi vite pour me rassurer. Je ne demande qu'un mot de toi, mais par retour du courrier.

Tout à toi

Léonard.


I98 LA BOULE DE VERMEIL


XX


DE J. TITULLE A L. LlDO

Mercredi, 10 août.

Je ne reçois rien de toi, mon cher Léonard, et je m'inquiète de ta santé.

Si je te dis que nous sommes à Xaples, en Italie, moi et mon amie, tu vas sourire dans ta barbe de joli faune et penser que j'ai enlevé ma belle servante pour en user comme d'une maîtresse. Je ne suis point en- core un débauché. Je l'ai bien emmenée loin de la pe- tite rue du Chat ; mais, dès que nous nous sommes trouvés sous le beau ciel d'Italie, nous n'avons pensé qu'à la religion du pape et aux convenances sociales : nous nous sommes liés matrimonis segreto, comme dans les romans de M. Bourget.

Je ne t'ai point envoyé de lettre de faire-part, parce que j'ai jugé qu'il était plus délicat d'écrire moi-même la nouvelle à un ami. Mais comme j'étais fort embar- rassé de tourner des phrases à l'adresse de mes beaux- parents d'Agamples, je leur ai envoyé un faire-part ; et M mc Framond y a répondu en termes fort amicaux. Ma belle-mère termine sa lettre, où l'on devine bien


FRAGMENTS IQ<)


pourtant un peu de blâme, en m'embrassant de tout cœur.

Je suis bien content et joyeux, mon Léonard, au- près de ma petite femme Suzette : l'Italie, je l'avoue, est bien un pays où l'on est heureux continuellement.

Mais pourquoi ne m'écris-tu point et me laisses-tu dans l'inquiétude à ton sujet ?

Jacques Titulle.


XXI


DU MEME


Tout va pour le mieux dans la famille Framond Amours Marianne

[relation voyage un peu)

Mais

Misère ! Pauline qui revient celte jois ayant conçu ; pas de chance avec son bonheur chez les rentiers.

C'est la sacrifiée du sort. Sur trois jolies files il en faut une qui ne soit pas heureuse. Aussi pourquoi ces trois brillantes lumières allumées en même temps ? Je ne suis plus guère superstitieux, mais pourtant il est clair que ce nest pas bien. Il faudrait que la petite Rosine grandit vite et fut aux yeux de tous et du dieu


200 LA BOULE DE VERMEIL

Sort superstitieux une quatrième lumière. Le petit Pierre va le mieux du monde et moi auprès qui t'écris de leurs nouvelles et je suis à deux cents lieues plus loin de toi qu'ils ne sont.


XXII

Retour à Paris dans petit hôtel. Installation. Nou- velle : mariage Marianne.


XXIII

DU MEME

Bel amour vrai de quelques jours.

Pour Suzette, Paris l'étonné et lui plaira.

Quelques amis : elle n'est plus sauvage et je lui fais faire des visites et la mène dans les théâtres et brasse- ries.

Elle s'habitue trop bien.

FIN DE CE PETIT RECUEIL DE CORRESPONDANCE


PROMENADES AVEC ANTOINETTE


Le peintre Justin Latanier errait dans son apparte- ment vide en attendant les déménageurs.

Comme il n'aimait pas les peintres et fréquentait plus volontiers le Bois que les Ecoles, il avait décidé d'habiter le quartier de l'Etoile, qui est neuf et paisible, et il avait loué, dans une cité débouchant dans la rue Boissière, un clair et commode cinquième étage.

Il mesurait les murs nus, le parquet mal ciré, les fenêtres. Dans la cuisine, Huron, son valet de chambre, examinait les robinets, les fourneaux et le compteur, dont il n'était point mécontent. Justin trouva le livret de gaz de la précédente locataire, M ,Ie Léonie des Brunes : 35 mc ,ooi, 46 rae ,2og, 35 me ,223, 34 me ,973...

Il se promena un moment sur le balcon qui domi- nait la cité. C'est une petite rue où donnent les portes, les balcons et les bow-windows de huit maisons sem- blables.

Justin voyait en face de chez lui des employés en


202 LA BOULE DE VEUMEIL

blouses noires qui classaient des papiers en fumant des cigarettes.

Plus bas, une jeune femme potelée vint s'accouder à l'appui de sa fenêtre. Elle avait un déshabillé de soie rose, ouvert sur un corset de satin bleu. Ses cheveux teints au henné étaient dépeignés, et les touffes rousses des bandeaux ne cachaient pas les mèches brunes qui tombaient sur les oreilles. Son bow-window lui servait de cabinet de toilette : sur une table à nappe blanche, autour d'un miroir à trois faces, s'alignaient quatorze pots à bouchons nickelés, trois vaporisateurs, six peignes, quatre brosses, deux tire-boutons, trois fers à friser, deux boîtes à poudre et à épingles .

Un fiacre entrait dans la petite rue, tournait à grand' peine.

Une bande de petites filles, en sarraux bleus, sortit en murmurant du Pensionnat laïque.

Mais les déménageurs n'arrivaient pas.

Il n'y avait pas de rouleaux de papier dans les pla- cards garnis de papier bleu. Derrière les tabliers dis- joints des cheminées, on ne voyait aucune fiole à moitié vide, aucune boite de carton saupoudrée de suie.

M lle des Brunes n'avait laissé aucune trace de son séjour. Justin Latanier en était presque fâché, quand, dans la salle de bain, il se trouva en présence d'un sou- venir dont l'acuité passait toutes ses espérances.

Le flanc gauche de la baignoire était creusé d'un pe-


FRAGMENTS


203


tit dessin naïf qui semblait tracé avec une épingle à cheveux et qui figurait deux cœurs percés d'une même flèche. Gela donnait à penser.

Il pensait, lorsqu'un grand bruit sur le palier an- nonça l'arrivée des déménageurs.

Ils entassèrent les meubles et les caisses. La paille voleta. Le patron parla à Justin de ses tableaux, qu'il trouvait assez jolis. Huron donnait des ordres. Les vitres de trois pastels furent brisées.

A sept heures, Justin se trouva seul dans son appar- tement sens dessus dessous, en face des trois verres vides et de la bouteille des déménageurs.

Il alla dîner au restaurant de la « Tente de Kléber », dont le trottoir est orné de quatre lauriers dans des caisses vertes.

C'est en dînant au restaurant de la « Tente de Kléber » que Justin Latanier vit pour la première fois Antoi- nette.

Elle passa le long des caisses de lauriers. Elle avait de petits yeux noirs, vifs et un peu bridés dans un vi- sage extrêmement clair. Sur son corsage rouge pendait en sautoir une chaîne dorée. Elle marchait d'un pas paresseux, ses genoux battant lentement l'un après l'autre sa mince jupe noire. Elle avait un chapeau ca- notier.

Il la vit de dos. Elle se tenait bien. Son chignon doré tombait un peu sur la nuque. Elle portait sous son bras un volume broché dans une liseuse de tapisserie.

12


204 LA BOULE DE VERMEIL

Justin Latanier la regarda tant qu'il put la voir.

Les jeunes gens qui ne sont ni libertins ni passion- nés se plaisent à croire qu'un beau jour ils verront venir à eux la petite femme douce et tendre qui les dis- pensera des amours fâcheuses, des flirts fatigants et qui les aimera bien. Quand Justin Latanier imaginait la femme qu'il attendait, il se la représentait toujours avec le même visage et à peu près les mêmes gestes ; et, quand il rencontrait dans la rue une personne qui res- semblait à cette femme-là, il la regardait tant qu'il pou- vait et avec un grand contentement.

C'est pourquoi il avait pris tant de plaisir à voir pas- ser Antoinette.

Quand il remonta dans son appartement, la poussière y était tombée. Il commença à mettre les meubles en place, à suspendre les tableaux, à vider les paniers de livres.

Il démonta deux portes, condamna une fenêtre, bou- cha deux cheminées.

S'élant accoudé un moment au balcon, il vit de nouveau un grand nombre de cabinets de toilette fort bien ordonnés où des femmes allaient et venaient en jupon ou en peignoir. Il y avait une belle fille brune, drapée dans une robe japonaise et qui marchait pieds nus. Une petite blonde joufflue, serrée dans un corset bleu, s'occupait de polir ses ongles. Sur un balcon orné de plantes vertes, une longue rangée de bas noirs séchaient. Dans un bow-window plein de tentures à


FRAGMENTS


fleurs rouges, une Américaine de dix-huit ans, qui avait de grands yeux bleus et tranquilles dans un petit vi- sage gai, jouait avec un griffon plein de nœuds de ru- ban ; des fourrures blanches s'entassaient sur une chaise longue ; des drapeaux des Etats-Unis garnis- saient le bas du vitrage ; au fond, une vieille bonne, vê- tue d'une camisole sale, étalait des cartes sur un gué- ridon de bambou.

Et, tout à coup, un peu plus haut, Antoinette appa- rut. Elle était droite, dans un peignoir écossais, noué d'une cordelière. Ses cheveux étaient relevés sur le front. Une mince natte blonde pendait sur son cou. Justin montra tant de surprise de la voir et la regarda si délibérément, qu'Antoinette se mit à sourire et resta là, sans remuer, les mains l'une à côté de l'autre sur la barre de la fenêtre. Puis on l'appela. Elle retourna la tête sans lâcher la barre de bois et en disant :

— Je viens, mère.

Elle se pencha vers le fond de la rue. Sa natte pen- dit près de sa joue. Et, s'étant redressée, elle ferma vite la fenêtre.

La nuit descendait peu à peu. Les vitrages reflétaient un pâle couchant. Au-dessus des toits brillotaient les tours du Trocadéro. Justin était distrait. Tout en ran- geant ses toiles et ses bibelots, il ne perdait pas de vue la croisée fermée dont les rideaux étaients ceints de galons rouges.

L'air était frais. La porte du balcon amenait un cou-


206 LA. BOULE DE VERMEIL

rant d'air ; mais il ne voulait pas la fermer. Il allait et venait, et perdait son temps. Il croyait vraiment qu'il avait besoin de revoir cette jeune fille, et qu'il devait être à son balcon au moment où elle reviendrait à sa fenêtre.

Des fiacres roulaient au fond de la petite rue. Les amis des femmes en peignoir rentraient pour dîner. Les uns venaient seuls. à pied ; d'autres, avec des amis, dans des voitures de cercle.

Elles les guettaient, le nez contre la vitre, derrière leurs palmiers, leurs drapeaux américains, leurs para- vents japonais, leurs cages d oiseaux. Elles guettaient entre leur bonne et leur chien. Quand l'ami arrivait, on allumait la lampe et on baissait le store.

La fenêtre d'Antoinette s'éclaira. Une grande femme brune posa, au milieu de la table dressée, une lampe qui avait un abat-jour de mousseline blanche et brodé de roses et d'hirondelles. Un homme barbu, un jeune soldat et Antoinette s'assirent avec elle au- tour de la toile cirée, dont les carreaux rouges étaient vivement éclairés.

Justin examinait la jeune fille : il la voyait sourire, parler, secouer la tête. Elle mit un coin de la serviette dans son corsage et mangea.

On écoutait l'homme barbu en le regardant. Le jeune soldat versait à boire.

Penché sur la balustrade de fer, le col relevé, les mains dans les poches, Justin Latanier regarda sans


FRAGMENTS 2O7


cesse Antoinette. Il voyait ses mains blanches qui de- vaient être douces à toucher comme la peau tendue d'une prune ou d'un raisin. Il songeait à tenir dans ses doigts la natte dure et raide. Il jugeait que son peignoir écos- sais devait être chaud et bourru. Il se rendait compte de chacun des moindres gestes d'Antoinette, comme s'il eût été près d'elle et qu'il l'eût aimée. Il pensait frôler sa serviette en suivant tous les plis, depuis l'en- droit où elle était à l'ombre de la table jusqu'à celui où elle recevait les rayons de la lampe, et il suivait le point de coton rouge de son ourlet jusqu'à la fente du corsage où il disparaissait et où, peut-être, il touchait un petit sein.

Justin était ému par ce spectacle, qu'il ne pouvait cesser de regarder. Il se disait qu'il n'était point de son âge de s'éprendre d'une personne qu'il voyait pour la première fois ; il pensait au nombre infini de jeunes filles qui, à Paris, pouvaient, en un jour, passer entre deux rangées de caisses de lauriers et diner en riant sous l'abat-jour enluminé d'une table de fa- mille. Enfin, il fallait bien qu'il s'avouât que le vent du soir qui soufflait sur son balcon était pénible à suppor- ter. Mais il ne s'en allait point. Là-bas on avait bien dîné. La mère d'Antoinette, qui avait servi le repas, mangeait vite, tandis qu'on prenait le café. La jeune femme brune versait des liqueurs dans de petits verres. Le soldat somnolait. L'homme barbu taquinait Antoi- nette, qui riait. Quand la mère eut fini de diner, on se

12.


208 LA BOULE DE VERMEIL

leva ; on prit la lampe et la fenêtre s'obscurcit tout à coup.

En même temps, le rideau fut soulevé ; Antoinette montra sa tète à la vitre et,après avoir constaté que la lueur rouge d'un cigare brillait toujours sur le balcon de son nouveau voisin, elle s'enfuit en faisant entendre un rire éclatant (i).


(i) C'est le seul chapitre qui ait été achevé du roman qui devait s'appeler : Promenades avec Antoinette.


A LA TOxMBE DE L'AIMÉ


Ebréchée d'un côté, avec un luisant pur de métal neuf, la lune allait à son déclin.

Et je ne sais quel charme mystérieux répand sur les nuits la lune à son déclin !

Sa lumière parait plus limpide, plus chaude et plus triste.

On dirait un œil très beau qui a pleuré un moment et qui, maintenant, luit humide.

Dans le chaos sans fin, il y a calme, scintillement d'étoiles et lumière...

Avec un long frisson, une mince larme de feu passe dans l'air : une étoile a filé.

Le long de la route, voilà le village aligné.

Les petites maisons endormies, blanches sous la lu- mière de la lune, paraissent des têtes de morts, des crânes froids et luisants, aux grandes orbites béantes et pleines de ténèbres.

Au milieu de la route déserte, un grand chien dort en boule dans la poussière molle et étincelante. Un peu plus loin, à un tournant, l'auberge, verrouillée de lourds volets, repose profondément dans la cour,


LA BOULE DE VERMEIL


où la terre paisible respire, enfin, des trépignements de la danse.

Devant la porte de l'Eglise, deux hauts peupliers frémissent somnolents ; des herbes rafraîchies, monte un chant presque éteint de grillons qui accompagne le murmure des feuilles...

Sur les vieux murs, de la peinture effacée, se dé- tachent avec peine les saints, droits, enroulés dans de longs linceuls, aux barbes très vieilles, aux mains jointes pour la prière...

Le clocher, sur une tour, est prêt à tomber, et la cloche depuis longtemps est comme absente, depuis qu'elle a perdu son marteau.

De la tour noircie, une chauve-souris aveuglée par la lune est sortie de son nid désert. Dans son vol pai - sible et somnambulique, elle tourne étourdie dans l'air, avec des ailes molles et diaphanes, vibrantes, pa- raissant tissées de clair obscur.

Derrière 1 Eglise, dans le cimetière très vieux, règne la solitude. Dans l'herbe grasse, poussée très folle, il y a des branches vieilles, des croix brûlées par le so- leil et mangées par les carries. Et ces pauvres morts oubliés sont là, depuis des siècles peut-être, sous la lourde paix éternelle...

A leur chevet, il n'y a ni lampe brûlante, dernier signe de vie, ni débris d'un vase que le saint encens parfuma autrefois, ni couronnes sèches enroulées à la croix.


FRAGMENTS


Tout ce qui fut d'eux s'est éteint jusqu'à la forme de la tombe, qui s'est aplatie au niveau de la terre.

L'odeur du cadavre, depuis longtemps s'est trans- formée dans le parfum frais, renaissant de fleurs vi- vantes, fraîches et sveltes, qui regardent étonnées, avec des yeux en larmes, les voûtes infinies et le visage humide de la lune.

Du fond du cimetière, sur l'étroit sentier, sous les saules échevelés blanchis par la lune, qui vient?...

Ah ! oui, voici quelqu'un ; les hautes herbes, les ronces serrées qui encombrent follement le sentier, s'agitent. Une ombre timide s'avance dans le cœur du cimetière, se penchant mystérieusement sur les croix.

Elle cherche quelque chose...

Des ténèbres de la tour, une longue plainte de chouette s'étend, lugubre dans le silence de la nuit, comme un glas désespéré qui résonne le pourri vide, à bruit sinistre de cercueil.

L'ombre d'entre les tombes tressaille, effrayée, fait un signe de croix et cherche plus loin. De l'em- broussaillement d'un rosier sauvage et séché s'élance une croix blanche près de la seule tombe fraîche de tout ce désert...

Et sur celte tombe on distingue, dans l'éclat des rayons, deux mots empreints dans la pierre froide :

Florin 19 AXS


CELUI QUI MEURT TOUT A FAIT


Homme sans bonté, il ne se croyait pas malheu- reux.

Mais la souffrance qu'il pensait surmonter et peu ressentir se lisait sur son visage et autrui y prenait sa vengeance suffisamment.

On lui avait dit que la vie n'était point belle, et il ne l'avait point aimée. Il avait maudit la souffrance humaine et méprisé la joie ; car il savait bien que son estime finirait et qu'il est ridicule de s'intéresser à ce qui ne vaut rien.

Cette mort lui vint au printemps, un matin. Il était dans un fauteuil de jonc où il avait fumé quasi toute sa vie. Par sa fenêtre, il voyait couler une petite rivière fort vive et murmurante, et il songea que cette eau claire qui paraissait aujourd'hui si joyeuse res- semblait à ces mortels qui trouvent du plaisir dans un conte ou dans un baiser, et que les hommes et les moines qui chantent gaiement doivent montrer un bien hideux sourire en face de la mort ou de la mer. Il essaya de hausser les épaules ne le put faire et pensa en soi combien grand était son dégoût.


FRAGMENTS


2 l3


Des laveuses s'installèrent au bord de la rivière et les battoirs retentirent. L'écho répondit à ce bruit joyeux et le jeune soleil, un nuage passé, brilla de toute sa chaude gaieté. Le moribond reçut un rayon sous sa paupière rouge, et fit fermer la croisée et les volets. Puis, dans cette pièce obscure, les yeux ou- verts, il creva.

Gomme il n'avait jamais rien aimé, il emporta tout son cœur dans sa tombe. Aucun ami ne garde une goutte de son sang, aucun homme ne garde son sou- venir. Il ne vit plus.


ao septembre 18.


LE BEAU VASE


Le beau vase se mirait dans l'eau.

Le soleil frappait le dos des satyres, dorait la croupe des nymphes fugitives, éclatait au renflement poli des anses de bronze.

Un vent léger moirait l'eau verte du bassin, virait les oriflammes des girouettes.

Sous la vérandah de latte verte, M lle de Martial écrivait à son amie Laure Dheureux :

« Ma chère petite amie,

» Nous sommes dans la tristesse. Nous venons d'en- terrer cette pauvre Françoise Ledoux dans sa vingt- neuvième année. Te rappelles-tu ses grands yeux bleus qui souriaient si bonnement lorsqu'elle nous préparait des tartines de crème? Quand M. Antoine Moulin disait qu'elle était perdue, il avait malheu- reusement raison. Il n'a pu malgré ses soins la rappe- ler à une vie qui fuyait sous les doigts de la science. Il a montré un grand abattement lorsque Françoise a rendu l'âme, car le marquis était extrêmement affecté.


FRAGMENTS 2i5


C'est le marquis lui-même qui a fermé les yeux de Françoise. Que va devenir son infortuné orphelin !

» Viendras-tu bientôt à Vilbord? Le temps est ma- gnifique.

» J'ai vu ce matin quatre hirondelles qui étaient posées au bout des piques de la grille dorée ; comme les oiseaux sont adroits !»

Le jardinier vint offrir.au creux de sa main calleuse T quelques fraises à M Ua de Martial, qui interrompit sa lettre pour les savourer goulûment, le regard perdu dans l'eau brillante du bassin.

Au bout de l'allée la porte du parc eut un grince- ment aigu. M" e de Martial en fut éveillée. Elle termi- na sa lettre :

« Nous avons des fraises des Alpes, tu ne peux pas imaginer comme elles sont douces.

» Au revoir, ma chère petite amie, je t'embrasse et je te prie de recevoir l'expression de ma plus affec- tueuse amitié. Ta compagne qui t'aime pour la

vie.

» Augustink de Martial »

Sur le gravier, des pas nombreux s'avançaient. Le marquis de Martial, MM. Biaise et Antoine Moulin, et quelques notables du village revenaient du cime- tière. Ils avaient des habits et des chapeaux noirs. Ils

13


21 6 LA BOULE DE VERMEIL

marchaient tous à une allure gauche et solennelle, au défaut du marquis dont le visage était triste.

Les frères Moulin, quoique leurs ventres énormes imposassent à leurs jambes une démarche pesante et balancée, soutenaient aisément malgré le soleil, leur corpulence extraordinaire.

Le marquis s'assit sous la vérandah. On était silen- cieux.

Antoine Moulin, la lèvre tombante, laissait flotter sur son foulard son menton et ses bajoues.

Biaise, le notaire, dit au marquis :

— Qu'allons-nous faire du gamin?

— Eh bien ! fit le marquis.

Il n'était point disposé à discuter. Il secoua nerveu- sement les épaules et sortit en fermant la porte.

Il erra dans le parc. Un pli de colère rayait son front ; il rageait : la mort de cette femme lui faisait une peine insupportable.

Après avoir tourné les pelouses et examiné les bos- quets, il trouva le petit Etienne dans le pavillon des instruments de jardinage.

Debout sur un ancien fauteuil blanc, poussiéreux et éventré (i).


(i) Seul fragment visible du Château près du village.


IV. - VARIÉTÉS


PARIS RUSTIQUE


On a tant et si bien dit que Paris était beau, et qu'il était laid, qu'il ne semble pas fort urgent de parler encore de Paris. Mais l'actualité l'accable toujours. Il y a des gens qui font des lois pour détruire ses arbres et d'autres qui veulent en faire pour les protéger ; à l'impôt sur les jar- dins s'oppose la Société de la Protection des Paysages. D'aucuns l'enlaidissent de propos délibéré, d'autres sous prétexte d'embellissement. Paris est une victime pitoya- ble.

Il faut bien avouer qu'aujourd'hui la renommée flétrit. Je ne parle pas de la mauvaise renommée : le pont Alexandre est fort honoré d'avoir été, par M. Remy de Gourmont, comparé à une gigantesque garniture de che- minée Louis XVI, et les serres du Cours-la-Reine, « où l'on ne vit jamais qu'oiseaux et peintures » d'être nom- mées par M. André Hallays : « les impérissables souvenirs de l'Exposition universelle ». La renommée ironique est bénévole.

C'est la « gloire » qui. aujourd'hui, est redoutable, Aussitôt qu'on découvre une beauté, on la vulgarise. Tout ce qui a semblé intéressant devient la proie du reportage et de la popularité. Il est déplorable qu'on regarde les


220 LA BOULE DE VERMEIL

vieilles ruelles et les beaux arbres comme des figures en vedette. On ne vient plus se promener sur les quais pour y gagner de la mélancolie. On parle du parfum antique et de la poussière du passé, comme on fait des interviews d'escarpes.

J'aime à me promener dans les vieilles rues solitaires du Marais, de la Cité et du quartier Saint-Séverin, où, parmi les demeures anciennes et délabrées, on découvre de pures façades de la Renaissance, des puits gothiques, des cours du Moyen Age. et d'humbles maisons plus belles et plus rares que les monuments historiques. Et, aujour- d'hui, j'en vais parler. Je me rends bien compte que mon admiration ne servira que d'inspiratrice à ce reportage. Je vais dire qu'il y a de belles cours libres et vastes au cœur de Paris ; et les entrepreneurs vont s'y précipiter avec leurs plans d'usines. J'aime Paris et j'en suis heureux. Mais, en disant que j'aime Paris, et en décrivant quel- ques-unes de ses beautés, j'ai conscience de diffamer, et je ne suis pas plus fier que Judas.

Tant pis !

LES HOTES DE SAIXT-JUL1EN

L'église Saint-Julien-le-Pauvre, que l'on n'aperçoit que d'une ruelle, et par les fentes d'une vieille porte de bois, est la plus touchante église de Paris. Elle fut, dès long- temps, à moitié démolie, et de l'ancien portail on ne voit plus, à l'extérieur, que la travée gauche. Près de la porte est 1 énorme puits de fer du xn e siècle : il eut des privi- lèges miraculeux: aujourd'hui, sa margelle est pleine de terre et un petit sapin vert y pousse.


VARIÉTÉS 22 1

La cour est vaste ; de grandes maisons populeuses, aux fenêtres pleines de pots de fleurs et de cages d'oiseaux, y ouvrent leurs seuils. Les gamins joufflus jouent au cerceau, creusent des trous, font des jardinets, construisent des ca- banes de bois adossées aux bas-côtés de l'église. Les mères, de leur fenêtre, les surveillent. Lorsque les ouvriers ren- trent du travail, ils n'envient pas le repos de Cbatou et d'Asnières.

Ils ont des arbres, du soleil, de l'air.

Il est difficile de leur persuader qu'ils habitent dans une rue trop étroite et que la Salubrité publique veut qu'on démolisse leur maison.


LA COUR DE ROHAN

Au bout de la rue bruissent les voitures et la foule du boulevard. On suit le haut mur gris, on tourne, et on est dans un coin provincial, paisible et gai. Un pigeon frappe du bec les pavés bleus. Sur les seuils ornés de moulages de plâtre, de cages, et de pots de fleurs appendus, des gens sont assis. Un peintre, en sifflotant, badigeonne une porte d'écurie. Un enfant accourt : au bruit des galoches, le pi- geon s'envole sur une voiture à bras et s'y promène.

Nous passons sous une voûte, et sommes dans une autre cour, encombrée de plaques de cheminées, silen- cieuse. Un petit escalier de pierre monte le long du mur, au-dessus duquel on voit une treille.

Montons le pelit escalier ; et nous verrons bien qu'il y a là un vrai jardin avec des feuilles qui remuent, des rangées de choux, de haricots bien rames et des massifs


222 LA BOULE DE VERMEIL

de fleurs bordés de buis. Le vitrage d'un cbàssis miroite. Sur un fil de fer un drap sèche au soleil, si uni, si propre et si blanc qu'on y voit passer le vol courbe des abeilles, la chute des araignées, la fuite hésitante des mouches, et îa course ailée du plus ténu moustique.

Si nous poussions plus loin l'indiscrétion, je ne doute pas que nous n'apercevions bientôt le propriétaire, con- tent et doux : un homme un peu ventru, avec une figure rouge sous son chapeau panama ; il a un pantalon de coutil blanc, une chemise de flanelle aux manches re- troussées, et il porte deux gros arrosoirs de zinc. Près des planches de salade il s'arrête, un moment, et dit :

— Il v a encore vingt pieds de laitue, Eugénie.

HOTELLERIE DES CARROSSES D'ORLÉANS (l65a)

Coche, carrosse, chaise de poste, surtout, fourgon, équi- page! La grande cour de l'hôtellerie est pleine de bruit. On décharge une lourde malle bardée de fer. Un laquais fait la révérence en ouvrant une portière dorée. Un cheval hennit. Des lévriers mettent en fuite des poules effrayées. Il y a des gens qui courent et d'autres qui s'entretiennent en souriant, accoudés à l'appui d'une fenêtre. On entend des appels, des aboiements, le claquement des fouets, le cahotement des roues sur le pavé du proche.

Il y a là toutes les charrettes des maraîchers, et, à me- sure que les routes sont meilleures, les voitures plus nom- breuses, l'hôtel devient plus célèbre et mieux achalandé.

Les vovageurs y affluent. Les Parisiens y viennent pren- dre les nouvelles de la province, On y parle de la guerre, des philosophes et des dames.


Un afficheur public appuie son échelle au mur, et on s'assemble autour de lui, les mains au dos, pour lire sa pancarte :

« AVIS AU PUBLIC (MESSAGERIES ROYALES)

« Le public est averti qu'à compter du 7 septembre 1778 il partira de Rheims pour Laon, passant par Berry- au-Bacq, deux voitures par semaine : savoir un carrosse bien suspendu et un chariot couvert.

« Le carrosse partira de Rheims tous les dimanches, ira coucher à Laon pour arriver à Saint-Quentin le lundi, où il correspondra avec la diligence qui va dudit Saint- Quentin à Cambray et où on trouvera des voitures pour toutes les villes de la Flandre (1)... »

Et les belles voitures deviennent des véhicules surannés. C'est la jeunesse des coucous.

On apporte des paquets et vient retenir ses places pour les voitures à cinq sous la lieue. Les postillons sont gais et bien vêtus.

Le vieux coche omnibus est démodé et Ton prend les Dames blanches, les Carolines, les Favorites.

M. Scribe fait des chansons sur les Citadines aux ressorts moelleux.

Puis vient le temps des Diligences, écossaises, tricycles, béarnaise.';. « Les entrepreneurs de voitures de toute es- pèce semblent sortir de terre comme certaines végétations à la suite d'une pluie (2). »

(1) Bibliothèque du Musée Carnavalet. (a) Viator, Vingt jours de route.

13.


22^ LA BOULE DE VERMEIL

L'Hôtellerie des Carrosses d'Orléans, plein de monde et de bruit, méprise les rivalités.

Elle connut la voiture publique ; mais elle ne connut ni l'omnibus ni le tramway.

L'étroite et montueuse rue Mazet fut peu à peu entourée de tant de grandes rues qu'on n'y vit bientôt plus que les voitures qui se rendaient à l'Hôtellerie, Et tout alen- tour bruissaient la corne et les freins des omnibus.

... Et aujourd'hui la grande cour de Y Hôtel des Carrosses d'Orléans est solitaire et paisible, comme une cour de ferme en rase campagne.

Les poules grattent le sol ; un chat s'étire sur le toit du hangar ; par la porte d'une écurie on aperçoit, dans l'om- bre jaune des stalles, des chevaux qui, l'un après l'autre, tournent la tête pour chasser les mouches. Le long d'un mur, huit charrettes sont rangées, les timons en l'air. Un clair soleil vient frapper les ardoises des toits, les portes des étables, la pompe, les auges de pierre, le chaume et les cailloux épars sur le sol plat de la vieille cour.

El ce soleil n'est pas soleil de Paris, qui ne touche le pavé des rues qu'en rayons diffus ou par la réflexion des toits et des murs sales, qui nourrit mal les arbres débiles et qui n'éveille jamais l'ombre des tristes maisons; c'est le soleil vivant et simple qui dore les routes des campagnes, luit au sommet des forêts et fait scintiller dans l'azur les coqs des clochers de villages !

Il est doux et gai, rit sur les cailloux, danse sur les ar- doises, tourne à la girouette, et s'ébat sur les bottes de paille. A lui seul il émeut la vaste solitude.

Une porte s'ouvre et des charretiers en blouses bleues, bottés, coiffés de grands chapeaux poussiéreux, le fouet en


220


main, s'en vont vers l'écurie. Ils en ressortent les harnais sur l'épaule et tenant leur cheval par la bride.

Et voici les huit charrettes attelées, voici la cour pleine de bruit ; les roues cahotent ; les hommes font des jurons ; les chevaux, les jarrets tendus, tirent et avancent.

L'une après l'autre, les voitures passent sous le porche, chaque charretier disant un mot à l'hôtelier, qui semble les passer en revue.

Et ces huit charrettes avec leurs gros chevaux et leurs naïfs conducteurs emplissent la petite rue Mazet de tout leur vacarme rustique.

C'est un spectacle invraisemblable ! Et ne serait-il pas convenable de rappeler à ces gens que nous sommes à Paris !

LE TERRAIN VAGUE

Il y a un magnifique terrain vague.

Est-il rien de plus délicieux que de trouver, entre deux immeubles modernes, roides, laids, tristes et luxueux, un inculte et paisible terrain vague ?

Celui-ci descend en pente douce vers sa barrière de bois. L'herbe verte y est pleine de pâquerettes et de pri- mevères. Il y pousse quelques arbustes sauvages, et un bel amandier qui, à l'automne, est lourd de petites bourses de peluche grise. Un oiseau chante. Un liseron enguirlande le tronc d'un arbre mort, et dans ses corolles la rosée scintille.

Entrepreneurs et architectes, vous ne trouverez nulle part plus de charme et plus de beauté à détruire. Vous qui êtes avides de dévastation, emparez-vous de ce séjour,


226 LA BOULE DE VERMEIL

ravagez-le, exercez votre cruauté sur ses délices naturelles. Ne cherchez pas d'autre terrain pour vos grandes usines, ô ennemis de la beauté ; je vais vous livrer mon magni- fique terrain vague. Il est tout près d'ici, suivez-moi vers l'admirable gare dont vous ornâtes le quai d'Orsay. Dans vingt minutes vous y serez ; il est tout près de la station de Juvisy.


LA DÉCADENCE DU CHEVAL DE BOIS


i5 février igo3.

Autour de la planchette sautent les copeaux frisés. La plane ondule, polit, s'enfonce. Sous le renflement d'une cuisse, un jarret se raidit, un sabot se détache, \oici, pour le tas de pattes, une petite patte de cheval de plus.

Sous le hangar l'amas des incomplets, cabrés, renversés, alertes, rétifs, enchevêtrés, semble une mêlée furieuse de cavales vagabondes.

Ici le peintre, assis sur un tabouret, sifflote en tapotant de son pinceau le ventre rebondi d'un cheval pic.

Et le long du mur ensoleillé, la crinière hérissée, la queue roide, une bride de cuir verni flottant sur l'enco- lure, sèchent les chevaux définitifs!

Tous ces fiers coursiers trouveront-ils leur place dans les gais manèges de nos fêtes?

Les chevaux de bois s'en vont.

Peut-être est-il temps déjà d'écrire leur histoire. Je veux, au moins, déplorer leur décadence.

Depuis bien des siècles la noble allure et la pétulance du cheval tentèrent les enfants : ce n'est pas de nos jours


22S


LA BOULE DE VERMEIL


qu'ils commencèrent de chevaucher un bâton ou le genou d'un aïeul.

Pour la vraisemblance, on ficha dès longtemps une tête, grossièrement sculptée, au bout du bâton primitif. Puis une selle suivit. Les petites jambes de cinq à dix ans se chargeaient de galoper elles-mêmes.

Puis naquit le grand cheval à bascule, efflanqué, trop long, un peu ridicule avec son dos concave, ses pattes écartées, et ses élans inutiles, et qui, délaissé de son maître, vacillait encore, seul, la tète dans un coin.

Ce fut le tour du petit cheval paisible qui, les pattes raides fixées à la planche à roulettes, semble prêt à subir toutes les humiliations.

Enfin, trapu, vigoureux, les naseaux dilatés, l'œil vif, au milieu d'un terrible fracas de roues et de chaînes, accourut le cheval mécanique.

Cependant les manèges tournaient, sur les places des Ailles et des villages, accompagnés de la joie tapageuse de l'orerue de Barbarie.

o

Sous la tente de drap gris doublée de vert qui pointait vers le ciel, un doux âne, trottant paisiblement autour de son poteau, faisait tourner une dizaine de petits chevaux.

On y attachait des fillettes à capotes et à larges robes courtes d'où saillaient les dentelles d'une culotte bouf- fante : les garçons avaient des costumes de velours bleu et des casquettes de paille. Non loin, avec son chapeau de cuivre à grelots, l'homme-orchestre jouait, lourd de toute une fanfare. Et c'était un beau spectacle pour les mères à crinoline.

On imagina le parquet tournant, où le tenancier du manège fixa son orgue à manivelle. On décora la tente


VARIÉTÉS 229

d'images attendries, de boules de verre aux brillants re- flets, de banderoles de drap où scintillèrent des perles et des miroirs ; on drapa l'orgue de Barbarie ; on capara- çonna de velours et de satin le gros cbeval qui remplaçait î'ùnon ; vingt, trente cbevaux tournèrent ; des traîneaux basculèrent ; on balança, recula, avança, pivota ; on fut étonné d'entendre un instrument qui jouait, sans que nul y touebât, aussi bruyamment que tout un orphéon ; on revit, secouant la tête et battant une mesure saccadée, les admirables automates chinois que M. Stevenai'd avait exhibes aux fêtes des Loges ; on fut émerveillé.

Jamais on ne vit plus beaux chevaux de bois que douze chevaux de bois manœuvres par l'ânon, sous la tente pointue !

La route gravit le coteau, tourne. Un flonflon diffus frôle l'oreille. Là-bas, au fond des vallonnements de ver- dure où sinue la rivière, on aperçoit au milieu d'une prairie le petit toit rond d'un manège. La forêt au loin mêle au ciel sa frondaison bleue. Les prés ondulent. Trois ormeaux tors s'isolent dans l'immense horizon. Sous la petite tente blanche, un peu de la joie humaine tourne et rit.

Il pleut sur le faubourg; la place boueuse brille sous le ciel gris ; un chien mouillé fuit ; et, pour s'abriter, les che- vaux de bois décrochés se pressent les uns contre les autres au pied de leur mât peint en bleu.

On voit encore passer sur les routes et dans les quartiers populeux de Paris de vieux forains qui tiennent des ma- nèges ambulants de quatre chevaux de bois.

Ils tournent sur un pivot fixé dans le plancher de la roulotte. On hisse tour à tour quatre bambins. Il y a le


20O LA BOULE DE VERMEIL

cheval de Beauvais, celui de Nantes, celui de Lvon et celui de Chartres. Un petit bohémien souffle dans une clarinette nickelée. Ou bien les enfants savourent leur bon- heur en silence.

Tournez, somptueux manèges de nos fêtes célèbres, Montagnes russes, Vélocipèdes, Automobiles, Cochons roses, vous ne vaudrez jamais les bons chevaux de bois !


L'ART DE TOURNER LES POTS


Je visite souvent un musée de province qui possède de magnifiques plans en relief. Les hautes fenêtres grillées de la salle éclairent d'un jour terne et doux une multi- tude de vitrines où s'abritent, dans un jour calme et bleu, de menues maisons de bois, finement peintes, que coupent des rues rectilignes et des fleuves sinueux et azurés, et qu'embellissent de petits arbres de carton vert. Tamisés dans le grillage étroit des croisées, de pâlots rayons de soleil viennent caresser les toits roses, les gammes bleues des petits étangs et les vastes étendues planes que recouvre la poussière ancienne ; et il y a, dans ces paysages enfantins et tranquilles, une solitude et un silence touchants.

Yerncuil, avec ses routes montueuses, ses champs clos et déserts, son orme antique dominant la petite église, ses maisonnettes où s'adossent un banc et une échelle, ses cours encombrées d'énormes 'as de pots, de bouilloires et de cruches de terre, ses pignons où s'alignent les tuiles et les tuyaux, ses carrés d'herbe piétinée où, sous la vieille poutre pivotante, le cheval lentement meut la machine à malaxer, ses jardins pleins de choux et qui sentent le ré- séda, son usine aux tuyaux rouges, nets et droits, Ver-


232 LA. BOULE DE VERMEIL

neuil n'a pas moins de douceur que le village du musée n'a de douceur sous sa vitrine.

Et pourtant on travaille ardemment dans toutes ces demeures, à l'ombre de tous ces hangars, auprès des pa- rois chaudes des fours profonds, et dans l'usine parmi l'ali- gnement immense des séchoirs, au-dessus du forer circu- laire du grand souterrain de cuisson, ou dans les salles silencieuses, pleines de la fraîcheur de l'argile.

Au milieu de cette paix laborieuse, on songe à Colonne la Blanche et à l'active Tanagra.

Et les potiers, ce sont Jean Lenty, Montagne, Jean et Jules Alaphilippe, Perrochon, Charliton, Mijouant... sim- ples et habiles comme les modeleurs de poupées!

Mais auront-ils la gloire des modeleurs antiques? Leurs compatriotes y travaillent avec ferveur : le peintre Maillaud, qui leur dessine des modèles et recherche avec eux les teintes des vernis ; le fin critique Jacques des Gachons.qui fit l'an dernier venir l'un d'eux à son village berrichon de l'Esplanade des Invalides, Hugues Lapaire. qui les chante dans ses poèmes, et surtout leur bon jeune pasteur qui les conseille, les défend et les exhorte avec intelligence.

— Venez voir mes bons potiers, dit le curé de ^ erneuil, venez vite !

Et, l'œil vif. une main agitant sa canne de houx, la soutane battant les jambes, les souliers grinçant sur les cailloux, il vous a pris par le bras et emmené dans l'ate- lier frais et ombreux du maitre potier.

L'homme a tassé son argile brute sur sa tablette tour- nante et, maniant sa perche d'une main vigoureuse, il a fait tourner tout à coup le volant de fonte ; sa main frôle la terre molle, l'ouvre, l'étend, rétrécit, l'allonge, Félar-


2 33


git ou l'exalte, et peu à peu, sous ses doigts, naît la forme.

Il y a de tout jeunes potiers dont la main tendre et vive sait déjà toucher sûrement la terre fragile ; il y en a qui manœuvrent la glaise avec de lourds bras musclés et des mains puissantes ; et de très vieux, avec leurs coudes sè- ches et leurs doigts poilus qui peuvent encore frôler dou- cement la chair moite d'une frêle amphore.

Et chacun, en son coin d'ombre frais et silencieux, travaille dans la solitude nécessaire dont ces vrais artistes ne souffrent pas ; car ils ne sont pas seulement avec de la terre molle et une machine de fonte ; ils sont avec des œuvres, et leurs mains savantes créent quelque chose d'un peu humain.


LA RETRAITE D'AURËLIEN SCHOLL


Il ne ressemblait plus guère au jeune escrimailleur du Lorgnon, du Nain jaune et du Mousquetaire, le vieillard au front chauve et au dos voûté qui venait souvent depuis quelques années se retirer à Etampes.

On le voyait passer, tranquille et doux, dans sa voiture, au trot paisible du bon cheval Bob. Il allait au cercle faire un Avhist avec les habitués, chez le pâtissier acheter des petits-beurre pour ses chiens, au bureau de tabac de la gare, le seul où il y ait des cigares bagués, chez le vétéri- naire qui soignait sa perruche. On entendait de loin la petite clochette de son cheval. Et, souvent, il allait chez son ami le percepteur de la ville où il trouvait son jeune confrère Jacques des Gâchons, et où j'avais souvent la joie de converser avec lui.

Il habitait dans un des faubourgs d Etampes une grande maison dont la terrasse dominait la petite ville. Par des- sus les grands arbres du jardin, toujours pleins de cris d'oiseaux, on apercevait les clochers des églises et la vieille tour ruinée.

il vivait là, seul, ou en compagnie de quelque invité parisien, avec Miraud, Musette, Antonio, Joubert, ses chats, ses chiens, ses perroquets...


VARIÉTÉS 235

11 aimait à en être entouré, et il s'attendrissait au sou- venir de ceux qui n'étaient plus :

— Venez voir mon cimetière, disait-il.

Et il nous conduisait au fond de ce jardin où, sous l'ombre des grands platanes, on lisait des noms de petits chiens, gravés en or sur des petites pierres tombales de marbre blanc.

Il quittait son monocle et mettait ses lunettes d'or pour les relire.

A. cause de son invraisemblable myopie, il fut fâché un jour d'apprendre que sa rue s'appelait Rue des Aveugles.

Il alla trouver le maire M. Beliard (un excellent peintre qui fut des premières expositions impressionnistes) et le pria de débaptiser sa rue : cela fut vite fait, et la rue s'ap- pela Rose Chéri.

Scholl ne devait pas s'en tenir à ce premier succès po- litique : il fut, peu après, nommé conseiller municipal.

Il en riait plaisamment, et il en était heureux. Tou- jours il resta ainsi, sarcastique et bon.

Nul n'aimait plus les enfants, et je le vis bien des fois gratifier généreusement les moins méritants et embrasser les plus barbouillés. Mais d'autres essuyaient sans cesse son ironie.

— Ma cuisinière vient d'avoir une petite fille, me dit-il un jour ; c'est un monstre ; elle a des cheveux jusque sur les yeux !

— Elle est née avec un chignon? lui dis -je.

— Oui, dit Scholl ; et, sur les côtés, on voit déjà le peigne qui pousse.,.


236 LA BOULE DE VERMEIL


Il ne travaillait plus guère.

D'abord il avait fait un article hebdomadaire à l'Écho de Paris, puis s'était occupé à réunir ses meilleurs mots en un volume, publié l'an dernier, Poivre et Sei.

C'est peut-être le volume de l'œuvre de Scholl que nos neveux liront dans un siècle : Chamfort et Rivarol (qu'on cite volontiers à cote de lui) furent de féconds romanciers et critiques, mais on ne lit plus aujourd'hui que leurs pensées et leurs maximes. Et, quant à Scholl, si, malgré de remarquables œuvres comme les Amours de théâtre. Denise, les Ingénues de Paris ou l'Amant de sa femme, on oublie un jour son théâtre et ses romans, on n'aura pas moins toujours devant les veux la figure nette et unique de cet homme d'esprit : les professeurs de l'an 2 000 feront une sélection de ses mots à l'usage des candidats à la licence ès-lettres, et les savants en publieront une édition com- pacte avec des notes, des portraits et une clef à toutes les allusions.

Ce recueil n'est rien moins que composé de jeux de mots et de calembours : l'observation juste et le souci du naturel ne manquent nulle part. Ses mots sont à la vérité des pensées, et Scholl est un moraliste. Il ne fut ni pessi- miste, ni sceptique jusqu'à l'ironie, et jamais il ne bafoua méchamment. Et cest pourquoi sa doctrine est en quelque sorte la tolérance et la bonté : non que ce fût vraiment le but de Scholl d'être un sage et de faire une œuvre dogma- tique, mais parce qu'il fut esssentiellement indulgent et bon.


VARIÉTÉS 237

C'est parce qu'il fut bon que ses mots sont pleins d'hu- manité et d'un sens profond de la vie simple, et c est parce qu'il fut bon qu'il a réuni sous le titre modeste de Poivre et Sel quelques centaines de vivantes anecdotes qu'un pes- simiste eût pu appeler Critique du temps présent ou Moeurs de la décadence, et que Scholl a préféré nous offrir comme une œuvre badine et faite pour notre seul amusement.

Mais cela n'empêchera pas, d'ailleurs, les siècles qui nous jugeront de placer Scholl — et ses mots — au rang qu'il mérite ; et, dans les brumes de l'avenir, quand le temps aura brouillé nos vies et nos œuvres avec les vies et les œuvres de ceux que nous appelons les anciens, j'imagine volontiers les écoliers du xxx e siècle citant les Caractères de Scholl et Poivre et Sel de La Bruyère.

Depuis l'apparition de ce dernier ouvrage, Scholl n'avait plus guère écrit. Il méditait un projet de Mémoires, pour lequel il avait déjà classé des papiers et dont il comptait faire une œuvre de longue haleine.

Mais le temps n'a point voulu qu'il fixât ses souvenirs : ils resteront vagues et indécis comme sa silhouette de jeune provincial débarquant à Paris au Deux Décembre, comme sa figure de roi du boulevard, trônant et devisant à Tor- toni.


Car, parmi nous, Scholl n'était déjà plus un écrivain contemporain : sa génération s'était presque entièrement éteinte.

Après avoir vu naître peu à peu sa gloire retentissante, il avait pour ainsi dire assisté à la consécration de son


238 LA. BOULE DE VERMEIL

nom dans l'avenir. Il savait que, de ses œuvres, bien peu seraient éternelles ; mais il savait que son nom aurait sa petite place inviolable et sûre dans l'histoire des lettres françaises.

C'est pourquoi, sans contemporains, il avait des amis bien plus jeunes que lui ; et c'est pourquoi ce sont des jeunes gens qui écrivent de tristes adieux le jour de sa mort.

L'ayant loué un jour dans un journal, il fut content de mon article et m'appela désormais « son bienfaiteur »...

Il me voyait aussi loin dans l'avenir que je le voyais dans le passé.

De longs temps nous séparaient. Et pourtant je n'ai point appris sa mort sans une grande peine. Car, si je le revois à Paris, avec sa veste rouge, pitoyablement allongé sur son canapé, et le pied emmailloté de charpie, je le vois surtout contant, au milieu d'un cercle attentif, une séduisante anecdote ancienne, ou dînant de bon appétit, avec ses chats sur ses épaules et sur ses genoux.

Et je suis triste en pensant que ce bon grand homme est parti au milieu des pleurs des siens, que ses chats vont chercher en vain ses caresses, qu'une perruche redira sou- vent son nom, que je ne courrai plus jamais ouvrir la porte en entendant la petite clochette de son cheval.


Y. - LITTÉRATURE


14




REMY DE GOURMONT


Il descend de la famille des peintres, graveurs, typo- graphes des xv e et xvi e siècles, parmi lesquels fut ce Gilles de Gourmont à cpji l'on doit les premières impressions faites à Paris en caractères grecs et hébreux. De ces ori- gines, Remy de Gourmont tire volontiers quelque fierté. Et il n'est pas mécontent de se rattacher directement par sa mère à la famille de François de Malherbe- Enfin, je ne pense pas qu'il voulût avoir vu le jour ailleurs qu'en la fraîche et féconde Normandie, au château de La Motte, à Bazoches-en-Houlme (Orne), le l\ avril i858.


II


Il n'est pas grand ; son visage est fort ; son front haut et large se découvre carrément ; ses yeux bleus luisent clairement derrière le binocle, et parfois au-dessus ou à coté.

Il marche le long du quai, admirant le paysage doux et puissant, l'harmonie des pierres et de l'eau, de la ver- dure et du cio!. Il s'arrête pour suivre la fuite de ce ba- teau qui descend, pour inspecter cette boîte de bouquins


242 LA BOULE DE VERMEIL

où quelque curiosité se cache dans le fatras des choses trop connues, où un nom aimé se lit seul entre cent autres. 11 a vu un livre de M. Taine sur le dos duquel une araignée court à toutes jambes ; la reliure est vulgaire ; mais l'araignée est laborieuse et il admire son agilité. M. Taine pensait que l'intelligence était un produit normal du cerveau. ÎSon point. Elle est un accident. Ex- cellent instrument pour les combinaisons aprioristes, elle est spécialement, dirait-on, inapte à percevoir les réalités. Voilà ce qui a fait naître les métaphysiques, les religions et les morales !... L'araignée est sur le bord de la boite ; elle a de beaux veux ; elle descend du côté de la bersre, file, disparait. Un pâle soleil luit sur la Seine jaune.

Il se redresse. L'horloge de l'Institut sonne cinq heures. Des livres sous la pèlerine de son manteau, il quitte le quai, marchant vite, la tète très droite, humant l'air. Il monte la rue des Saints-Pères, pour rentrer chez lui. La cour est ancienne : dans le petit jardin, deux jeunes arbres font de leur mieux pour grandir, troublés par l'hostilité du milieu. Au troisième, sa porte a pour cordon de son- nette une chaîne de cuivre. Elle s'ouvre lourde de tapis- series. De vieilles étoffes frangées de dorures pendent dans le vestibule.

Il revêt sa robe de velours noir, coiffe son bonnet de feutre et s'asseoit dans le grand fauteuil d'osier de son ca- binet. Du plancher au plafond les livres s'alignent à l'in- fini, vieux et jeunes ; mais il y a place, néanmoins, pour une armoire de Boule (les belles éditions et les parche- mins', des fauteuils, des bibelots, des peintures et des es- tampes et une grande statue de bacchante que patine à souhait la poussière des vieux livres.


LITTÉRATURE


243


Le thé fume. Il prend sa blague, tine feuille de papier à cigarette dont il déchire un petit morceau, roule son tabac, fume. 11 travaille ardemment et longuement, et il travaille encore quand le thé froid a jauni le fond de sa tasse et quand les bouts de cigarettes ont empli le plat à tabac.


III


Remy de Gourmont vint à Paris en i883. Il entra presque aussitôt à la Bibliothèque Nationale, mais fut, quelques années après, révoqué pour avoir publié un ar- ticle intitulé Le Joujou- Patriotisme, où il affirmait la né- cessité de l'accord franco-allemand.

De cette époque date son premier livre : Merlelte (1886) où son originalité se montre peu, mais où abondent d'agréables descriptions de la campagne normande qu'il peint complaisamment dans presque tous ses romans.

Son premier ouvrage important parut en 1890, S j'orne.

C'est un « roman de la vie cérébrale » où l'intrigue amoureuse a si peu d'importance qu'elle pourrait n'être pas Robert d'Entragues, jeune littérateur, note quoti- diennement ses émotions devant la vie, les analyse, les re- tourne jusqu'à ce qu'il en ait découvert le mécanisme se- cret. Il se regarde aimer Sixtine. Cette curiosité dissocia- trice l'empêche même d'agir ; il s'arrête au seuil de l'acte. On n'agit pas dans Sixtine ; la vie y est toute en de- dans.

Ce livre, rempli d'idées neuves et de paradoxes, aujour- d'hui vulgarisés et devenus presque des lieux communs

14.


2^4 LA BOULE CE VERMEIL

fut, pour les jeunes écrivains de cette génération, une ré- vélation et une indication.

Cependant commençait de paraître Le Mercure de France, que dirigeait Alfred Vallette et dont Remy de Gourmont était fondateur avee Albert Aurier, Jean Court, Louis Denise, Edouard Dubus, Louis Dumur, Julien Leclcrcq, Ernest Raynaud, Jules Renard, et Albert Samain. 11 y débuta par des Proses moroses, qui étaient d'une remar- quable perfection. Et il y collabora régulièrement et large- ment désormais.

En même temps (1892-189,4) il publie une série de contes au Journal, puis à l'Echo de Paris ; mais le journa- lisme convient peu à son esprit et à son art. Il lui préfère les revues jeunes et audacieuses, auxquelles il a toujours voulu accorder son concours : la Revue indépendante, la Revue Blanche, l'Ermitage, l'Hémicycle, l'Art littéraire, le Réveil, la Chimère, les Entretiens, l'Epreuve littéraire, Y Idée Moderne, le Livre d'art, la Province Nouvelle, le Spectateur catholique, et cinquante autres qui ne vécurent qu'un matin, sans compter les revues étrangères de tous les pays et de toutes les langues, dont il a été ou dont il est encore le collaborateur occasionnel ou régulier: Wiener Runds- chau, Die Zeit, Rassegna Internationale ,~\Veekly criticnl Re- view, etc.

Le 11 décembre 1891, le Théâtre d'Art, de Paul Fort, représentait une pièce de Remy de Gourmont. Cette soirée fut mémorable. On y récita devant des décors d'Ibels et de Maurice Denis trois fragments de Fier-à-bras, Dcrte au grand pié et Roland ; on y donna les premières représentations des Aveugles de Maeterlinck, du Concile féerique, de Jules Laforgue, du Cantique des Cantiques, de Roinard, avec orchestration musicale, lumineuse et odorante (le programme expliquait la concordance des sons, des voix, des couleurs et des parfums) et, enfin, de Théodat.

C'est une pièce fort simple et pleine de majesté, où l'on voit un évêque gallo-romain se laisser reprendre par les caresses de son ancienne femme. Lugné-Poe et Melle Camée interprétèrent les rôles de Théodat et de Maxi- mienne.

En 1899. il publie le Latin Mystique, qui annonce suffi- samment la mesure de son esprit et de sa vaste érudition. Cet autre bénédictin, Huysmans, préfaça ce beau livre, qui est une critique savante du latin des textes religieux, et une histoire fort curieuse de la liturgie.

En 1S92, aussi, parut Lilith.

Il est rapporté, dans le Codex Pseudepigraphus Veteris Testamenti, de Jean-Albert Fabricius, qu'il fut créé pour Adam deux femmes « quarum una ex lato extra paradi- surn, altéra in paradiso ex costa condita fuerit. » Cette se- conde femme, tirée du flanc de l'homme et qui resta dans le paradis terrestre, est Eve. La première est l'héroïne de Lilith.

L'histoire de la création, conçue d'après ce thème rela- tivement nouveau, et mise en action sous une forme dia- loguée et pittoresque rappelant un peu la Tentation de saint Antoine, de Flaubert, ne pouvait manquer d'être pleine d'attrait. Remy de Gourmont a su avoir des mou- vements de naïveté, des gestes d'ironie, de la fougue vo- luptueuse, et parfois des élans d'inspiration dignes de Milton.

a Lorsque Dieu voulut créer Adam, lit-on dans la Chro- nique de Tabari, il ordonna à Gabriel d'enlever de la face


2^6 LA BOULE DE VERMEIL

de la terre une poignée de chaque espèce d'argile : de la noire, de la blanche, de la rouge, de la jaune, de la bleue, et de chaque espèce différente. » Mais la terre ne permit pas à l'archange de ramasser l'argile : « Que serait-ce, dit-elle, si Dieu formait de moi des créatures et qu'ensuite elles fissent le mal sur la terre et qu'elles répandissent le sang injustement ? » Michel n'osa pas davantage porter la main à la terre. Mais Israël, ange de la mort, envoyé le troisième, rapporta l'argile à Dieu. Alors Dieu forma Adam, et le soleil le sécha. Il resta quarante ans étendu, ne faisant rien de remarquable et un peu oublié. Mais Areth le vint voir ; et il vit que son corps était vide : alors Dieu fit entrer l'âme peu à peu dans tout le corps d'Adam.

o Dieu dit aux anges : Adorez Adam ; et ils l'adorèrent à l'exception d'Eblis que Dieu maudit et qui devint le mauvais démon. » Tabari ne fait naître à Adam qu'une femme, Eve, qui fut persuadée par Eblis de manger le blé de l'arbre défendu. « Lorsque ce blé fut descendu dans le gosier d'Adam et qu'il fut arrivé à son ventre, la peau qu'Adam avait dans le paradis tomba de son corps ; celle d'Eve tomba de même, et la chair de tout leur corps fut à découvert comme nous l'avons maintenant. Cette peau qu'Adam avait dans le paradis était semblable à nos oncles ; lorsqu'elle fut détachée, il leur en resta au bout des doigts, la quantité que nous avons maintenant. Or, toutes les fois qu'Adam regardait les ongles de ses doigts, et Eve également, ils se rappelaient le paradis et toutes ses délices... »

Remy de Gourrnont a préféré suivre la tradition rap- portée par Fabricius. La première femme, tirée de l'ar-


LITTÉRATURE 247


gile et envoyée aussitôt hors du paradis, fut la femme et la complice de Satan : tandis que le démon se chargeait de tenter Eve, Lilith, non contente des caresses infécondes de son époux, allait offrir sa beauté et sa science à Adam.

Et le sujet qu'il a choisi lui a permis d'écrire d'admi- rables pages. Les commandements que Jéhovah, après la chute d'Adam et Eve, fait à ses archanges sont particuliè- rement pleins de grandeur et de charme. A Zachariel, il confie la régularité perpétuelle des formes créées..., et le maintien de l'essence des formes dans le mystère du germe ; à Samaël,il donne « le fouet du châtiment... dont les éraflures, les moindres, verdissent empoisonnées » ; à Michel, il attribue la garde de la beauté, il confie « la cou- leur de toutes les nuances, la pâleur des lys et la blan- cheur des seins » ; à Anaïl, il donne la végétation, à Raphaël les générations charnelles ; à Azraë, il enseigne la mort.

Et il sait aussi solidement peindre du spectacle et ai- guiser de l'impression : aussi parfaitement douces sont certaines descriptions du paradis où « les moineaux, dans les arbres nouveaux, jouent à cache-cache avec les éper- viers ; les tigres avec les daims se roulent dans les herbes fraîches, et, dans l'eau transparente des fleuves bleus, les goujons malicieux agacent la queue des grands amphi- bies qui dorment sur les sables roses » ; aussi violentes et chaudement lubriques sont les conversations amoureuses de Lilith et de Satan ; aussi grandioses, naïfs et humains sont les primitifs entretiens d'Adam, le premier homme, et d'Eve, notre mère, seconde femme terrestre.

Cette œuvre parut dans les Essais d'Art libre qu'impri- mait Edmond Girard et que rédigeaient Albert Aurier,


2Z|8 LA BOULE DE VERMEIL

Remy de Gourmont, P.-N. Roinard, Hugues Rebell, Ca- mille Mauclair et Henri Mazel.

Et, tandis qu'on s'arrachait encore les exemplaires ( violet archevêque » et « pourpre cardinalice » du Latin mystique et les 84 exemplaires « isabelle, rubis oriental, gris de fer et havane » des Litanies de la Rose, Remy de Gourmont préparait les précieuses éditions de ses admi- rables petites œuvres : le Fantôme, avec deux lithographies de Henri de Groux, sorte de messe d'amour liturgique et païenne, d'une sensualité mystique ; après quelques ex- tjtfes, le poète redescend de son mensonge et sa maîtresse, dépouillée du reflet qu'il lui prêtait, redevient l'impal- pable « fantôme qu'elles sont toutes >-.

Théodat avec une couverture d'après une étoffe byzan- tine, l'Idéalisme avec un frontispice de Filiger, Fleur de jadis, le Château singulier, l'Histoire tragique de la Princesse Phenissa, Proses moroses et Hiéroglyphes avec le manus- crit reproduit en aulographie.

Il est malaisé d'étudier à part chacune de ces œuvres courtes et d'une perfection singulière. Et il ne faut pas davantage les considérer d'ensemble, comme les chapitres séparés d'un même livre. Ici, l'harmonie du stvle. les mots rares et la richesse de la langue commandent l'ins- piration : la beauté des Litanies de la Rose, de Fleurs de jadis et d' Hiéroglyphes consiste dans les mots seuls. Là, c'est l'audace de la pensée qui domine, comme dans le Fan- tôme ou le Château singulier. Ailleurs l'agrément du conte l'emporte ; on lit avec amusement ces histoires pour donner à rêver : Le Pèlerin du Silence, la Princesse Phe- nissa, qui veut tuer l'avenir pour immobiliser sa beauté éternelle, Proses Moroses, contes cruels aussi, et d'une


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anatomie savante dans leur raccourci. Un lien toutefois unit ces ouvrages : le symbolisme.

Remy de Gourmont, avec le mouvement svmboliste, s'est donné pour règle de bannir les règles, — règles tra- ditionnelles ou règles prétendues nouvelles. Il lui semble inutile que l'artiste par principe se donne un guide attitré cpii les promène à sa guise et il décrit à ce propos fort cruellement le cours de nos trois derniers siècles litté- raires : « Le haquet de Thespis brouetta ces résignés deux siècles durant ; puis ce fut le cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne, puis le tombereau naturaliste, puis le cab psvchologique, puis le vélocipède néo-chrétien.))

Le symbolisme sera, par contre, une théorie de liberté:

« L'Idéalisme signifie libre et personnel développement de l'individu intellectuel dans la série intellectuelle ; le symbolisme pourra (et même devra) être considéré comme le libre et personnel développement de l'individu esthé- tique dans la série esthétique, et les symboles qu'il ima- ginera ou qu'il expliquera seront imaginés ou expliqués selon la conception spéciale du monde morphologique- ment possible à chaque cerveau symbolisateur.

« Je sais bien que, par la définition même de l'Idéa- lisme, le Permanent lui-même ne peut être conçu que comme personnel, c'est-à-dire comme transitoire, et que ce qu'il y a d'Absolu vraiment est incogniscible et hors d'être formulé en symboles ; ce n'est donc qu'au relatif absolu que vise le symbolisme, c'est-à-dire ce qu'il peut y avoir d'éternel dans le personnel. »

C'est fort de ces théories audacieuses que Remv de Gourmont se mit alors en devoir de nous donner des œuvres de plus longue haleine,


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LA BOULE DE VERMEIL


IV


Après l'amour des beaux livres aux formats singuliers et aux papiers luxueux, une autre passion le distrait un moment des travaux proprement personnels : la littéra- ture du Moyen Age.

Il trouve un rare plaisir à feuilleter les manuscrits des sotties et des fabliaux, à lire les vieux auteurs dans les textes imprimés par ses sages aïeux, à rechercher des édi- tions anciennes qu'il prend un soin bienveillant à repu- blier.

Pendant que sa pensée repose et mûrit, cette étude des littératures du Moyen Age ne lui est pas inutile : il y per- fectionne sa connaissance de la langue ; il se familiarise avec les mots, tous les mots. Il les connaît tous familière- ment, et leur lointaine généalogie, et, leurs alliances et leurs mésalliances. Il peut dire comme Nietzsche : « Nous autres, philologues. » Il s'arme des mots pour conquérir la connaissance.

Il aime passionnément les images naïves et les images perverses. Il dessine d'irrespectueux diablotins et de pâles vierges aux longs visages et aux cous penchés. Whistler, Gauguin, de Groux, d'Espagnat, Séguin, Filiger des- sinent pour lui des pages qui vont lui permettre d'orga- niser, en 189,4, VYmagier, où ce qu'il y a déplus vieux en art voisine avec ce qu'il y a de plus nouveau.

C'est une publication bizarre et curieuse. De parfaits dessins s'y mêlent aux images d'Epinal les plus primi- tives. Remy de Gourmont n'y écrit presque rien, mais il


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publie, en les rajeunissant légèrement, des chefs-d'œuvre surannés et oubliés, tels que le Mystère de Théophile, Au- cassin et Nicolette, ou la Patience de Griselidis.

L' Ymagier n'a pas duré, mais ce fut le prototype de toutes ces revues d'art qui pullulent maintenant. En ce temps-là, il n'y avait presque pas un endroit où un ar- tiste indépendant pût donner un dessin.

En même temps paraissent à la librairie de Y Ymagier :

Phocas, ce paisible jardinier et paisible martyr. La pla- quette est ornée par l'auteur, qui a la douce passion des petits dessins.

La Poésie Populaire avec un air noté et des images.

L' Almanach de V Ymagier avec gravures sur bois de G. d'Espagnat.

Aucassinet Nicolette, le délicieux fabliau du xin" siècle, et le Miracle de Théophile de Rutebeuf.

Il publia aussi le Cahier de gravures sur bois, de d'Es- pagnat, un merveilleux album qui n'est rien moins que grand in-folio.

Pendant ces années-là, le maître bibliophile, l'adora- teur des vieux dessins, des parchemins jaunes, des ma- nuscrits gothiques maculés et enluminés, le savant iro- nique et sensible, s'en donna à cœur joie.


Mais la pensée l'emporte sur l'amusement le plus pas- sionné.

Cette mystérieuse limpidité des rivières, ces feuillages

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202 LA BOULE DE VERMEIL

féconds qu'enfle le vent d'été, cette herbe épaisse et lan- goureuse, ces bois vivants aux racines faunesques et aux brandies vierges, toute cette nature pleine de sève et d'amour, qu'il retrouve tous les ans dans les campagnes de son enfance, il faut bien qu'il les voie et qu'il les aime et qu'il en dise toute la puissante vitalité et toute la beauté.

Il faut bien, la tète pleine de science érudite, qu'il soncre au violent instinct, animal et sexuel, de la bouillon- nante nature.

Il faut bien qu'il écrive ces contes pleins de verdure, de soleil, de femmes nues et de philosophie : D'un pays lointain, les Chevaux de Diomède, apologie de l'amour vo- luptueux, souriant et léger, et ce délicieux roman épisio- laire : Le Songe d'une femme, où la chair et la rêverie sont si admirablement unies.

On analyserait bien mal ces beaux livres, singulière- ment composés mais aussi également riches en agrément et en philosophie. Nulle part n'apparaît mieux cette ma- nière de symbolisme sensuel qui caractérise Hemv de Gourmonl, et nulle part, en même temps, cet écrivain jeune ne montre mieux son esprit profond de vieux savant.

Quatre petits livres paraissent encore. Ils méritent mieux qu'une simple citation ; mais, pour une œuvre si féconde, ces pages sont si courtes. Ce sont : le Vieux Roi, tragédie en prose, sobre et très dramatique ; les Saintes du Paradis, touchantes litanies illustrées par d'Espagnat ; Oraisons mauvaises, poème ; et un beau chant bucolique, Simone.

Puis, nous devons alors considérer Remy de Gourmonl sous un nouvel aspect.


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Avec les deux Livres des Masques commence de se ré- véler le critique.

Il est vif et ironique ; il voit clair et loin ; solitaire, il voit de haut et il voit juste. C'est à cause de cela que ces annales des jeunes écrivains, dont Vallotton a tracé les masques avec une précision définitive qui est cruelle, sont un document infiniment précieux.

Le critique — ou pour mieux dire, le philosophe — nous apporte ensuite davantage : toute une œuvre consi- dérable qu'avait fait prévoir la petite brochure ['Idéalisme, et dont il convient de dire toute l'importance.

L 'Idéalisme , c'est une philosophie ; et Remy de Gour- mont veut restituer à ce mot qui « traîne dans les jour- naux » sa valeur aristocratique. « L'idéalisme, dit-il, est une doctrine immorale et désespérante ; anti- sociale et anti-humaine... Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau fonctionne, se représentent un monde, mais peu d'hommes se représentent un monde original. Consi- déré comme une entité, l'ensemble des cerveaux humains est pareil à un four à porcelaines d'où sortent successive- ment des milliers de pièces identiques et banales ; une sur un millier apparaît bizarrement craquelée, roussie, fumée, rayée d'étranges dessins imprévus et fous, gondolée, creusée, soufflée, déformée, ralée : cette pièce de porce- laine, c'est la représentation du monde conçue par les es- prits supérieurs, par les génies. C'est, en somme, pour cette pièce unique que le four chauffe, et il importe peu que toutes les autres soient anéanties, si celle-là de- meure. » Les mots, qui lui « ont donné peut-être de plus nombreuses joies que les idées, et de plus décisives, comme il le raconte dans « l'Ivresse verbale », l'ont mené direc-


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tement à la philosophie. « Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de la pensée ; il en est la nécessité : il en est aussi la forme, et la couleur, et l'odeur ; il en est le véhi- cule. »

Il les (( adore » et les « collectionne comme des jovaux ». Il les assemble, mais les désassemble aussi, et c'est à ce jeu qu'il doit ses plus curieuses, ses plus paradoxales trou- vailles philosophiques. La dissociation des idées ! désarti- culer les mots et les idées rouillées par l'habitude de vivre côte à côte, les combiner en nouveaux attelages vers de nouvelles et inattendues idées. C'est une méthode d'abs- traction, certaine, algébrique et qui dégage, peu à peu, l'inconnu, — la vérité? Si de Gourmont n'y croit pas, il ne la cherche pas, car, dit-il, ce qu'il y a de plus affligeant, lorsqu'on la cherche, c'est qu'on la trouve.

Cette méthode, préparée par un travail acharné, et qui montre combien le génie doit être cultivé pour produire, nous a déjà donné trois livres : V Esthétique de la langue française, la Culture des Idées et le Chemin de velours.

L'idée maîtresse de Y Esthétique, c'est que la beauté d'une langue est faite tout entière de sa pureté ; aussi faut-il n'user que le moins possible des mots étrangers ou des mots fabriqués sans goût par les savants. Ce livre, qui s'est épuisé rapidement et qui ne sera republié qu'avec de nombreuses corrections et additions, n'a pas signalé inu- tilement le péril que l'exotisme et la fausse science font courir à la langue française ; il a eu un commencement d'influence qui s'accroîtra, car ce n'est, sous une forme toujours scientifique, qu'un appel au bon sens.

La Culture des idées a une importance différente ; c'est, sous une forme fragmentaire, l'esquisse d'un traité de la


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dissociation des idées. Avant de se servir des mots abstraits, des mots-idées, il faut les ouvrir, les analyser, les dissocier, voir ce qu'il y a dedans, de quels éléments ils se com- posent ; il faut faire pour les idées de travail ce que les chimistes ont fait pour ce qu'on appelait autrefois les corps simples. Il y a de prétendus corps simples qui se résolvent à l'analyse en trois, quatre éléments et plus ; il en est de même de nos idées abstraites, véritables idoles méta- physiques, comme a dit M. Jules de Gaultier, qu'il faut jeter au creuset et fondre à grand feu. La dissociation des idées est la méthode de ceux qui ne veulent pas être dupes des mots, qui ne veulent pas perdre leur temps à cueillir des noix vides. Le Chemin de velours développe le même système en se servant d'autres exemples. Quelques titres de chapitres indiqueront les sujets traités, les idées disso- ciées dans ces deux livres : L'Idée de Décadence, le Paga- nisme éternel, les Femmes et le langage, la Morale de l'Amour, la Gloire, la Jeune fille ; le Chemin de velours est plus spécialement une étude de la morale des Jésuites dans ses rapports avec la morale généralement admise, la morale moyenne.


VI


Ah ! la bonne trouvaille, qu'il fit sans doute un matin dans une boite du quai Voltaire, de l'Art d'écrire enseigné en vingt leçons, par Antoine Albalat !

Elle fut la cause première de presque tout un livre, le Problème du Style, et de deux études, qui font partie l'une de Y Esthétique , l'autre de la Culture : Du style ou de l'écri- ture et Le Cliché.


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L'art et le style, ces deux mystères qui nous tourmentent et nous passionnent, quelqu'un s'offrait bonnement de nous les enseigner en vingt leçons ! Remy de Gourmont douta, sourit ; puis, non content de son ironie, il se mit en devoir de combattre. Si la lutte fut aisée, elle fut du moins le sujet d'une riche et belle matière. L'ouvrage in- criminé abaissait l'art d'écrire à la portée de tous. La vulgarisation d'une langue peut être un bien, au point de vue de l'économie politique ; celle du style, au point de vue littéraire, est une calamité. Il faut avertir M. Jour- dain que lorsqu'il parle il fait de la prose, mais il ne faut pas lui dire qu'il parle comme Bossuet. Et on le lui laisse entendre quand on lui enseigne à s'assimiler les grands écrivains. C'est une idée bien assez répandue déjà qu'il n'y a pas grand malice à faire de la littérature !

Remy de Gourmont ne s'est pas contenté de réfuter les théories de vulgarisation.

Trop sage pour résoudre de propos délibéré une telle question, il a. posé le problème.

« Le problème du style, dit-il, est important, si l'art est important, si la civilisation est importante. Il est insoluble dans le sens où M. Albalat a voulu le résoudre. On n'ap- prend pas à écrire, c'est-à-dire, à acquérir un style per- sonnel ; sans quoi rien ne serait plus commun, et rien n'est plus rare. C'est le côté pédagogique de la question et le côté vain. Le véritable problème du style est une question de physiologie. S'il est impossible d'établir le rapport exact, nécessaire, de tel style à telle sensibilité, on peut cependant affirmer une étroite dépendance. »

On a souvent dit que Remy de Gourmont aimait le pa- radoxe. C'est une opinion facile. Elle serait juste si on


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définissait le paradoxe parles mots de Pascal dont il épi- graphie un de ses livres : « Ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité. >)

En publiant une série de dissociations d'idées, dont quelques-unes sont récentes et d'autres remontent à dix ans, il s'est aperçu que sa pensée d'aujourd'hui ne détrui- rait pas celle d'hier et que les traces de pas sur le chemin parcouru avaient une valeur essentielle. C'est pourquoi il se contredit, mais ne se renie point.

Parfois une remarque singulièrement neuve et auda- cieuse étonne. « On n'est pas plus spirituel, dit-on. » Mais est-elle futile, l'audace d'un tel penseur, paradoxale la conclusion de ce sage dont le seul désir est d'aller loin, de percer le plus de nuit possible, d'éclairer son jugement de toute la science et de ne pas faire d'une foi un asser- vissant point de départ, mais de chercher dans la pour- suite d'un but passionnant la raison d'être d'une foi consciente ?

Il semble que Remy de Gourmont se révèle dans ce livre plus pessimiste qu'autrefois. Mais ne continue-t-il pas à nous régaler de ses réflexions personnelles, de grave penseur qui est bon. A. cause de cela on aimera toujours ses livres ; car, même s'il s'occupe de nous convaincre de l'idée de destruction, comme nous et avec nous « il tremble à l'idée de pérennelle obscurité. Il faut, à notre sensibilité, une toute petite lumière dans le lointain, parmi les arbres qui bordent notre vue ». Et, en ensei- gnant notre connaissance, toujours il satisfera notre sen- sibilité. C'est le profit que l'on retirera certainement du livre, encore mystérieux, auquel il travaille en ce moment,


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et depuis plus de deux ans, l'Amour dans la nature.


VI


11 sied peu de conclure définitivement à propos de l'œuvre très vaste, mais encore jeune et vive, d'un homme comme Remy de Gourmont. Ses Epilogues, qu'il publie chaque mois au Mercure de France et qui le ren- dirent célèbre, vont être réunis en volumes. On les relira avec joie. On les consultera souvent. Et, avec le temps, on s'apercevra que ce qui a fait notre amusement n'est autre chose que l'œuvre parfaite et profonde d'un philosophe et d'un grand écrivain (i).


(i) Extrait de la monographie Remy de Gourmont (Sansot, éditeur .


LES ECRIVAINS TRANQUILLES


Il est malaisé de définir l'état d'esprit des écrivains so- litaires qu'il nous a plu de réunir en assemblée sous un même toit. A défaut d'être précise, i'opinion de Sénèque est compétente :

« Cette ferme assiette de l'âme, appelée chez les Grecs eùOuuîav. et sur laquelle Démocrite a composé un excellent livre, moi, je la nomme tranquillité. »

La littérature tranquille peut être une littérature de retraité, ou de paresseux, ou de sceptique, ou de sensible, — mais ce n'est proprement aucune d'elles ; elle unit tout ensemble la naïveté, l'esprit, la mélancolie et l'humour, et primitivement casanière elle est forte du plus effréné va- gabondage.

C'est une des plus aimables traditions que celle de la tranquillité en littérature, et il est particulièrement pi- quant de remarquer le nombre considérable de ses adeptes à une époque où chacun tirant à soi un coin du gâteau, la plus grande part est à qui s'est montré le plus avide, bouillonnant et tumultueux.

Aujourd'hui, en effet, on ne fait guère que de la litté- rature commerciale ou militante ; — d'aucuns n'ont rien à dire, ne disent rien, mais crient aussi bruyamment que

15.


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ceux qui ont à dire des bêtises et qui les disent. Parmi cette bataille livresque, les véritables guerriers sont peu nombreux. Mais il y a, par chance, un certain nombre de paisibles spectateurs comme M. France, qui lit Montaigne, et en parle dans les salons, M. Renard, qui fait des Petites Bruyères, M. Octave Uzanne qui est érudit et doux, ou M. P.-J. Toulet qui surpasse Crébillon fils, au coin du feu, comme par. hasard, et quelques autres dont je ne veux point troubler le repos.


On m'excusera d'aller trouver les premiers vestiges de cette tradition au iv e siècle avant Jésus-Christ.

On sait que Xénophon fut un bon général et un ex- cellent écrivain. On lui attribue universellement une grâce et une modération particulières. Certes, on n'a point tiré cette opinion de la lecture des Economiques, parce qu'on ne les a pas lues, ni de ses œuvres socratiques où il ne se montre qu'un respectueux disciple.

Et vraiment, c'est dans la Cyropédie, dans YAnabase même, que Xénophon est tranquille. Quel paisible conteur de batailles ! Les ennemis sont tout près ; une multitude lutte contre une multitude ; les traits voilent le ciel comme une nuée d'oiseaux. Xénophon remarque un blessé : c'est un jeune Grec dont une pierre détachée du ravin a malheureusement rompu la cuisse gauche. Un peu plus tard notre Xénophon a perdu son bouclier, et il en est fort marri. Xous nous inquiétons avec lui jusqu'au mo- ment où il s'abrite derrière celui d'un de ses soldats avec lequel il court à la mêlée. Un général vulgaire eût prit le


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bouclier et laissé l'homme. Mais Xénophon est un hon- nête philosophe, pour qui l'héroïsme n'exclut point la po- litesse.

Jamais auteur se complut-il davantage à nous narrer une histoire, que Xénophon à nous conter celle du petit Cvrus ?

M — Dis-moi, grand-père, si un de tes esclaves s'était enfui et que tu l'eusses repris, comment le traiterais-tu ? — Je le condamnerais à travailler chargé de chaînes. — Et s'il revenait de lui-même ? — J'ordonnerais qu'on le fouettât, afin qu'il ne retombât pas dans la môme faute ; après quoi je me servirais de lui comme auparavant. — Prépare-toi donc à me fouetter, car j'ai le projet de m'enfuir avec mes camarades pour aller à la chasse. »

Et il ne consacre pas moins de sept longs chapitres à rapporter toutes les saillies de ce petit garçon turbulent.

Mais je m'étends trop moi-même sur la tranquillité de Xénophon ; dès le collège, chacun a la familiarité de cet excellent homme naïf, doux et beau parleur.

Il n'a point d'égal dans la littérature latine : Virgile, Horace, Ovide n'ont point l'âme si sereine. Seul, Pline le Jeune semble représenter le genre. Ce timide fonction- naire de Trajan nous séduit aisément.

« "S ous allez rire : eh bien ! riez tant qu'il vous plaira. Ce Pline que vous connaissez a pris trois sangliers, et des plus beaux. Quoi ! lui-même ? Oui, lui-même. X 'allez pourtant pas croire qu'il en ait coûté beaucoup à mon repos et à ma paresse. J'étais assis près des toiles : ni épieu ni dard sous ma main ; rien qu'un poinçon et des ta- blettes. Je rêvais, j'écrivais, et je me préparais la consola- tion de remporter mes pages pleines, sije m'en retournais


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les mains vides. Ne dédaignez pas cette manière d'étu- dier... Croyez-moi, quand vous voudrez vous livrer à cet exercice, portez votre panetière et votre bouteille ; mais n'oubliez pas vos tablettes... Adieu. »

Ce mauvais chasseur n'est peut-être pas un grand génie, mais il est bien un des types les plus parfaits de ces au- teurs qui écrivent des choses agréables dans le seul but d'écrire et de donner de l'agrément.

Ayant ainsi doté de deux patrons un genre baptisé par l'autorité de Sénèque, il est moins audacieux de discourir sur les écrivains tranquilles.

Un grand nombre de romanciers s'efforcent aujour- d'hui de remplir leurs écrits d'une grande science des choses, et aboutissent à faire des livres d'une lecture in- supportable. Il est évident qu'ils ne considèrent pas le métier décrire comme un art, et le résultat comme un plaisir.

Tout au rebours, les écrivains tranquilles considèrent que le divertissement du roman ne doit pas seulement être la part du lecteur, mais de l'auteur lui-même. Ils trouvent une joie à inventer des personnages amusants mêlés à d'intéressantes intrigues, à les faire vivre dans des paysages amènes, à en tirer des réflexions aimables et à tout exprimer, enfin, dans une langue élégante et claire, propre à faciliter le plaisir de la lecture. Ils ne s'abaissent point pour faire rire, et ne se haussent point pour étonner : ils imaginent être leurs propres lecteurs. Ils écrivent com- plaisamment.

Ils ne cherchent point les situations dramatiques, qui sont habituellement fatigantes, et semblent ignorer les violentes passions.


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« Les anciens, frère Tobie, ont reconnu deux sortes d'amour, très distinctes l'une de l'autre, suivant la partie du corps où elles prennent naissance, la cervelle ou le foie. Ainsi, quand un homme devient amoureux, il doit considérer où est le siège du mal, » Voilà une théorie qui met Sterne à l'abri de l'importunité du drame passionnel. Délivré de la douleur, qui est triste et incommode, l'amoureux n'a plus que de précieux soins et de délicates inquiétudes, et quand ses vœux seront exaucés, il ne ser- rera point sa maîtresse sur sa poitrine avec des cris de joie et l'enthousiasme brutal d'un exubérant délire ; mais il pourra, de sang-froid, se montrer un amant galant et curieux.

Le bel amour, pour orner de beaux romans, celui qui vient de ce cœur tranquille, que Charles Lamb a appelé « petit triangle rouge, symbole de nos espérances et de nos craintes » !

Et qui ne se rappelle, à ce propos, la plus délicieuse page, peut-être, du Voyage autour de ma chambre :

« Il ne tiendrait qu'à moi de faire un chapitre sur cette rose sèche que voilà, si le sujet en valait la peine: c'est une fleur du carnaval de l'année dernière ; j'allai moi- même la cueillir dans les serres du Valentin ; et le soir, une heure avant le bal, plein d'espérance et clans une agréable émotion, j'allai la présenter à M ma de Hautcastel. Elle la prit, la posa sur sa toilette, sans la regarder, et sans me regarder moi-même. — Mais comment aurait- elle fait attention à moi ? Elle était occupée à se regarder elle-même : debout devant un grand miroir, toute coiffée, elle mettait la dernière main à sa parure ; elle était si fort préoccupée, son attention était si totalement absorbée


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par des rubans, des gazes et des pompons de toute espèce amoncelés devant elle, que je n'obtins pas même un re- gard, un signe. — Je me résignai ; je tenais humblement des épingles toutes prêtes arrangées dans ma main ; mais, son carreau se trouvant plus à sa portée, elle prenait à son carreau, — et si j'avançais la main, elle les prenait de ma main — indifféremment ; — et pour les prendre, elle tâtonnait, sans ôter les veux de son miroir, de crainte de se perdre de vue... Enfin, l'avouerai-je? nous faisions ma rose et moi, une fort triste figure. »

C'est le lieu de remarquer que Xavier de Maistre et les autres écrivains tranquilles diffèrent de notre actuelle lit- térature, où l'amour est triste, social, psychologique, halluciné, saphique et... commercial.


Avec cette humeur égale, on a parfois envisagé la phi- losophie. Montaigne et son oreiller du doute sont célèbres. Sénèque, dès longtemps, avait doucement enseigné la sa- gesse à Lucilius, dans des lettres où reviennent souvent l'éloge du vertueux loisir et ce précepte, si pittoresque : « Je réduis donc tous mes principes à celui-ci : « sovez lent à parler... »

Les historiens tranquilles sont nombreux, depuis qu'Amyot pacifia si aimablement Plutarque, et c'est une preuve que la vie publique n'est pas un cauchemar pour tous les grands esprits. Ce fut, pour Montesquieu, une excellente manière de « faire de la politique » que d'écrire les Lettres persanes.


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La religion enfin, qui fit de grandes guerres et qui fait encore un grand tapage, eut de paisibles adeptes. Au temps de Luther et de Calvin, certain naïf auteur d'une de ces Vies des Saints que ne vendent plus les librairies religieuses, mais que conservent pieusement les quais de Paris, ne s'occupe guère de discuter les dogmes du chris- tianisme : « Saint Romain, écrit-il, ayant vu un ange qui essuyoit la sueur du front de saint Laurens, quand on le tourmentoit, et ayant considéré la constance et la joye de ce martyr, conclut de ces deux prodiges que la religion chrétienne étoit la véritable. » Et voyez avec quelle bon- homie il conte les origines de la Toussaint : « Un saint ermite, rencontrant un religieux françois, le pria de dire à saint Odilon, pour lors abbé de Cluny, que les démons se plaignoient de ce qu'il délivroit par ses prières plusieurs âmes du Purgatoire. Le saint Abbé, ayant sçù cela, or- donna qu'on prendroit en tout son ordre le deuxième de novembre pour prier Dieu pour les âmes du Purgatoire. Le Pape établit depuis dans toute l'Eglise ce que cet abbé avoit fait dans son ordre. » La nature calme de ce pieux écrivain le pousse quelquefois, il faut bien l'avouer, à l'in- vraisemblance. Les aventures de saint Maclou sont peu conformes aux mœurs maritimes dont un certain nombre d'anciens officiers nous entretiennent aujourd'hui : « Saint Maclou étant encore enfant, s'endormit auprès de la mer sur une motte de terre : le flux de la mer enleva cette motte qui servit de berceau flottant, ou plutôt de vaisseau à cet enfant de la Providence qui, après avoir évité le danger, se fit religieux. Étant un jour en pleine mer, Dieu envoya une baleine près de son navire, sur le dos de laquelle il célébra la sainte messe. Une autre fois, comme


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il voulait aller au désert dans une isle, Jésus-Christ fut son pilote. »

A défaut d'un grand talent, une grande tranquillité, du moins, apparaît dans ces écrits singuliers.

Ainsi, les plus différents genres ont tous été traités par quelques écrivains tranquilles.


Et, de ce fait, pouvons-nous conclure à l'existence d'une méthode et d'une école.

Il importe peu, dira-t-on que la tranquillité ait, dans les histoires littéraires, un chapitre comme le romantisme, le Parnasse, le symbolisme et le naturalisme ; et je ne tire- rais point une grande gloire d'en être le naïf inventeur.

Mais l'attrait de Montaigne, l'autorité de Sénèque im- posent. L'esprit véritablement tranquille est fort : il est une source limpide et profonde.

L'homme d'action, qui court et fait du bruit, oublie vite le but de son acte et prend aisément l'habitude de considérer comme l'action même sa course et le bruit qu'il fait. L'homme calme a pour lui le loisir et le si- lence.

L'habitude de la solitude ne féconde peut-être pas son esprit, mais, lent à penser, il crée, réfléchit ; sa pensée s'éclaire, se fixe sûrement. Il ne considère pas l'ensemble, mais examine le détail, le tourne, s'y pose, s'y complait. S'il ne prend pas droitement le chemin le plus court, il jouit du moins des avantages du sentier, qui a de l'om- brage, des détours imprévus et des fourrés déserts où, parfois, il fraye de ses propres mains une issue nouvelle.


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Enfin, libre de soucis, et, en même temps, réduit à ses propres forces, il fait prescpae nécessairement une œuvre originale.

Il ne s'occupe que de sa pensée, l'enveloppe soigneuse- ment de l'expression la plus parfaite : replié sur lui-même, il sourd un style né en lui, si étroitement lié à sa pensée qu'on ne sait lequel des deux est fait pour l'autre.

Le style est donc subordonné chez lui à l'excellence du fond : et c'est le propre de la forme excellente.

Si d'abord, en effet, on est tenté d'estimer verbiage ou rhétorique les phrases longues et appliquées de l'écrivain tranquille, il faut bien comprendre ensuite que cette lon- guerie et cette application sont légitimes. Si l'on blâme l'auteur d'avoir, par son style précieux, insisté outre me- sure sur une idée futile, le reproche vise l'idée et non l'expression. Qui vous dit que l'auteur ne trouvait pas fort importante l'idée que vous jugez futile ?

Lorsque M Ue de Scudéry relate une fête au Louvre, ne lui permettez-vous pas de dépasser la longueur d'un écho de journal ?

Et si M. de Régnier décrit en longues pages les fruits en céramiques de M. de Serpigny, croyez bien que c'est qu'il accorde à leur velouté, à leur grenu, à leur vernis une aussi grande importance que M. Decourcelle à la méthode qu'emploie Fonlbnsc pour étrangler la fripière de la rue Saint-Maur.

Les lecteurs des romans scatologiques ou humbertistes bâillent aujourd'hui sur les contes de Crébillon ; du moins les gens de goût et qui bâillent avouent-ils que la Nuit et le Moment est « un chef-d'œuvre du genre ».

Et parce qu'il a cessé de plaire à certain public, faut-il


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LA. BOULE DE VERMEIL


mépriser un irenre dont le propre était d'exiger un stvle pur, élésant et harmonieux ?

Le genre humbertiste exige le stvle du reportage et si les gens de goût ne bâillent point sur le a chef-d'œuvre du genre >), du moins crient-ils à l'infamie ou à la chien- lit.!'.


Enfin, cette attitude de solitaire est-elle incompatible avec le développement d'un grand art.

N'est-ce point la commune image de l'écrivain crue ce paisible bonhomme amoureux de sa vieille robe de chambre et de ses pantoufles, fumeur de pipes, casanier, propre à rien qu a écrire et penser ?

Et cette condition n'est-elle pas surtout convenable à l'écrivain qui écrit, pour ainsi dire, de lui et à lui ?

Tant de gens peinent aujourd'hui à faire des œuvres qu'ils savent médiocres et qu'ils méprisent eux-mêmes !

Louons ces singuliers écrivains qui, laborieux et doux, écrivent de bonne foi des livres qui leur plaisent, et qui chérissent leur besogne comme une maîtresse tendre et agréable ou comme un enfant obéissant.

Revue Bleue.


LE JOURNAL AMOUREUX DE M» e DE VILLEDIEU


Quelque temps après qu'André Doria et Ferdinand de Gonzague eurent fait inhumainement massacrer son père Louis de Farnèse, Octave duc de Parme, vint à Paris de- mander au roi Henri II la vengeance de ce forfait.

Ce monarque aimait les plaisirs et sa cour était le centre de tous les divertissements : « La Reine, sa femme, feignait d'être commode ; Diane de Poitiers, sa maîtresse, était belle et coquette et ses courtisans étaient volup- tueux ».

Octave fut présente à la Cour par le connétable de Montmorency qui avait juré amitié à l'infortuné Farnèse, et il y fut reçu avec une grande courtoisie parce qu'il avait une figure agréable, et quoiqu'il affecta une grande indifférence à l'égard de l'amour et des femmes.

Il fut remarqué par la belle Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois. Et il ne fut pas longtemps cruel, quand il s'aperçut qu'une femme pouvait être aussi belle et l'aimer. Un jour que le roi faisait monter des chevaux dont la Reine d'Ecosse lui avait fait présent, le duc de Parme crut le moment favorable pour aller voir M me de Valentinois qui le reçut dans un cabinet de rocaille, proche de son appartement d'été. « Il n'était meublé que


LA BOULE DE VERMEIL


de piles de carreaux de drap d'or et de vases de porcelaine remplis de fleurs. Une Vénus de marbre blanc formait une grotte, qui régnait le long de ce cabinet, et huit ou dix petits amours les uns dormant, les autres occupés au service de la Déesse, formaient autant de jets d'eau qui se refléchissant dans un grand nombre de miroirs dont ce cabinet était orné, se perdoient en murmurant par des conduits de plomberie. Un petit lit de repos fait à la Por- tugaise, estoit dans un des bouts de ce cabinet et d'une corniche de roquaille, qui se jettoit hors d'oeuvre, tom- boient mille branches de verdure meslée de fleurs, qui servoient comme de Pavillon à la tête de la Duchesse qui estoit couchée au-dessous. » Le duc Octave n'osa pas lui avouer d'abord son amour, et il imagina de lui conter une histoire orientale dont les héros pouvaient être re- connus pour M me de Valentinois et pour le duc de Parme. Et au moment qu'il dit que ces héros s'embrassèrent, Octave baisa M me de Valentinois sur sa belle bouche.

Le duc de Parme eut à se louer de son audace, et il eut été tout à fait heureux s'il n'avait eu un rival dans le comte Stuart.

Ce comte, qui n'était pas aimé, tira une si grande ja- lousie de la fortune du duc de Parme qu'il résolu, avec l'aide de la Reine, de mettre obstacle à l'amour d'Octave, et de \l me de Valentinois et d'en donner soupçon au Roi lui-même.

Ils se saisirent d'une tablette où le duc de Parme avait écrit pour M m ' de Valentinois un galant madrigal ; et ils découvrirent le piédestal d'un Mercure de marbre qui était dans un des carrefours de la forêt et où le duc et sa mai- tresse déposaient leurs messages ; le duc de Parme et le


LITTERATURE 2 71


comte Stuart se prirent enfin de dispute au sujet d'une belle peinture cpui était dans une galerie du château d'Anet ; mais tous les moyens de la Reine et du comte jaloux furent déjoues. M mo de Valentinois sut attendrir le Roi, par la douleur qu'elle feignit habilement de ressentir des calomnies qui l'accablaient. Elle lui demanda la faveur de se retirer d'un monde dont elle était devenue l'op- probre et le jouet. Et le Roi plus pour lui plaire que pour la punir, lui permit d'aller habiter un petit pavillon qu'elle avait sur le bord d'une rivière à une lieue d'Anet. Le duc Octave s'accommoda fort de cette feinte retraite, parce qu'il lui fut aisé d'y venir passer toutes ses nuits.

Un jour, le comte Stuart, ayant suivi, par surprise, son rival, comme il se rendait à cheval du côté de ce pa- villon, il le vit se dévêtir, passer à la nage la rivière, et entrer par une porte secrète que lui ouvrit Sainte-Brune, la suivante de M me de Valentinois. Il résolut d'empêcher le duc de se rendre le lendemain à son rendez vous et d'y aller à sa place. Mais il arriva que le Roi ayant été averti d'un bruit qui se faisait chaque soir dans l'eau, avait fait tendre ce jour-là un filet où fut pris le comte Sluart. Et cette aventure rapportée au Roy, mit ce monarque si fort en colère, qu'il bannit de sa cour l'infortuné rival du duc de Parme.

Ainsi délivrés de l'incommodité d'un fâcheux, Octave et M"" de Valentinois eussent pu s'aimer longtemps si, abandonnés à leur propre défiance, ils n'avaient été vite surpris.

« La duchesse étoit un soir dans un cabinet de verdure, couvert de cette espèce de roses qui fleurissent tous les mois, dont l'odeur est si agréable : Un petit siège de


LA BOULE DE VERMEIL


gazon, semé de mille feuilles volantes de ces mêmes roses, v i'ormoit un lit de fleurs, et le Roy étant allé à Paris pour des affaires importantes, la tendre M me de Yalenti- nois attendoit le duc de Parme dans cet endroit sans autre inquiétude que celle de son impatience. » Mais le Roi avait fait une plus grande diligence qu'il ne pensait, et ce fut lui qui vint au moment que M m ' de "S alentinois attendait le duc de Parme et qui reçut, à la faveur de la nuit, les ca- resses de sa maîtresse et le nom de cher Octave.

« Ce revers de fortune où M mc de "\ alentinois était si peu préparée. 1 étourdit d'abord jusques à l'accablement ; elle pleura, elle s'arracha les cheveux, et suivant la ma- nière des dames imprudentes, elle gronda Sainte-Brune jusqu'à se mettre dans le danger de la faire causer. La fu- reur passa de la confidente à l'amant ; elle maudit l'ins- tant où il lui avait paru aimable, et elle prit la résolution de ne plus l'aimer ; mais enfin, comme elle avait le cou- rage grand, et qu'elle n'ignorait pas que l'hvpoerisie est d'un usage merveilleux pour les coquettes spirituelles, elle ne parla plus que des effets surprenants de la grâce. Elle écrivit au Rov des sermons admirables sur l'instabilité des choses du monde, et faisant en effet cette retraite dont elle avait fait tant de feinte, elle toucha si fort le Rov par cette marque de son repentir, qu'il ne put résis... »


Ainsi se termine l'aventure du duc de Parme avec M œ * de Valentinois, telle qu'elle est contée dans le Journal Amoureux de M me de Villedieu.


LITTERATURE


2^3


Ce petit roman de cent pages à peine, écrit dans un style correct, extrêmement vif et élégant, a été publié pour la première fois en 1669, c'est-à-dire deux ans avant Zayde et neuf ans avant la Princesse de Clèves.

Cette circonstance n'engageait-elle pas à tirer de l'oubli l'aimable M me de Villedieu ou du moins la meilleure part de son œuvre ?

Elle était assez célèbre au xvn* siècle pour que Talle- mant des Réaux écrivit : a Tous les gens emportés y ont donnée, tète baissée, et d'abord ils l'ont mise au-dessus de M" e de Scuderv et de tout le reste des femelles ».

Voltaire la goûtait. « Son style est vif et léger, dit-il, ses images animées ; elle a fait perdre le goût des longs romans. »

Ne peut-on aujourd'hui aussi songer un peu à elle ?


On sait que M me de Roban poussa et égratigna la du- chesse d'Halluyn qui voulait marcher devant elle au ma- riage de Monsieur avec M 11 " de Montpensier, mais on ne sait point assez qu'elle avait une femme de chambre qui s'appelait Desjardins et qui accoucha en 1601, à Saint- Remi-du-Plain d'une fille qu'on baptisa Marie-Catherine- Hortense et qui fut un grand romancier.

Catherine était une petite fille agitée et curieuse Elle assistait à la toilette de la duchesse de Roban. Elle lui tendait les épingles, lui donnait son avis, et faisait avec elle des révérences au miroir. Sa mère lui laissait une si grande liberté que Catherine pouvait impunément s'as-


2 74 LA BOULE DE VERMEIL

seoir sur la pelouse où il y avait qualre cyprès dans des caisses et grimper aux arbres avec le fils du jardinier.

Dès qu'elle sut lire, Catherine s'empara des romans qu'elle trouva chez sa mère. Elle connut tous ceux de Ho- noré d'Urfé et de M 1Ie de Scudery. Elle aimait extrême- ment les récits d'aventures qui y étaient fait, et elle fut bientôt pris d'un goût vif pour les billets galants, les rendez-vous dans les cabinets de verdure, les conversa- tions au bord des rivières dont on voit les poissons, les chevauchées nocturnes dans les bois, les promenades des grandes amoureuses qui vont et viennent dans les allées poussiéreuses des Tuileries au bras de leurs maris qui ont des perruques enrubannées et de hautes cannes et qui ne savent pas qu'ils sont trompés.

L'histoire ne lui plaisait pas moins. Elle en tirait que toutes ces aventures singulières pouvaient bien être vrai- semblables. Et enfin l'agrément qu'elle eut de voir elle- même, au hasard de ses indiscrétions, que les intrigues de la cour et les jeux de la galanterie étaient fort ordinaires et naturels, ne contribua pas peu à lui faire découvrir dès l'âge de quinze ans la vocation pour laquelle elle était née : elle commença d'écrire avec une grande facilité et beau- coup d'élégance un roman qu'elle appela Alcidamie, et, avant pris goût aux rendez-vous que lui donnait un sien cousin bien fait dans une salle verte qui élait au bout du parc, il fut bientôt évident qu'elle était grosse.

Elle en reçut des reproches et, ainsi faite, courut chercher asile chez M me de Rohan qui la reçut bien. Elle fut soignée. Elle accoucha heureusement, mais l'enfant mourut à quelques mois.

De ce premier coup, Catherine eut une expérience assez


LITTEHATURE 270


vive, et comme elle était bientôt éprise d'un nouveau ga- lant, elle eut la prudence d'exiger qu'il l'épousât. Il s'ap- pelait Boissé de Villedieu et était capitaine d'infanterie. Il promit ce qu'elle voulut et fit publier les bans. Mais une certaine fdle de notaire de Paris y opposa qu'elle était l'épouse légitime de M. de Villedieu, et le jeune capitaine qui ne le pouvait nier, s'enfuit sans mot dire vers Cambrai où son régiment tenait garnison.

Catherine à cette nouvelle prit le même chemin. En habit d'homme, elle parcourut par petites étapes les routes de la Picardie et de la Flandre.

Au bout de deux semaines elles arrivèrent à Cambrai où Catherine eut vite fait de trouver son amant. Le capi- taine était confus et repentant ; M" e des Jardins n'avait pas une grande colère ; ils se réconcilièrent donc et, pas- sant en Hollande, ils acquirent à peu de frais un semblant de mariage et même quelques sacrements.

Catherine put ainsi rentrer honorablement à Paris et s'y faire connaître sous le nom de M mo de "Villedieu.

Elle publie Alcidamie et quelques poésies gracieuses. Elle fréquente chez M m8 de Chevreuse, chez M°" de Mont- bazon, chez M 1Ie de Montpensier. Elle concourt au succès des Précieuses de Molière. Elle est courtisée. M. de Ville- dieu ne lui est pas fidèle. Mais on ne sait qui de l'un ou de l'autre est le premier trompé. Le capitaine meurt bientôt des suites d'une blessure.

En 1662, M"" de \illedieu fit jouer une tragédie en vers Manlius Torquatus dont le bon succès fut éclatant. Mais sa seconde pièce Nitetis échoua et sa comédie Le Fa- vori passa inaperçue. D'ailleurs, M m9 de Villedieu avait un bien plus grand goût pour les romans et elle publia

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2;C LA BOULE DE VERMEIL

successivement Les lettres et relations galantes, Le Journal amoureux, Les Annales galantes, Les exilés de la cour d'Au- guste, Carmente, Mémoires de Henriette — Sylvie de Mo- lière, Les Galanteries grenadines, Les Amours des grands hommes, Les Mémoires du sérail, Les Désordres de Vamour, etc. Barbin lui payait 6 livres la page. La cas- sette du Roi subvenait aux autres besoins de M me de Ville- dieu qui fréquentait toujours les femmes du plus baut monde et continuait d'avoir des mœurs fort galantes.

On s'attend peu à voir M me de Villedieu finir ses jours, comme tant de femmes de ce temps, dans une retraite aussi sévère que sa vie publique avait été déréglée. Il est vrai pourtant qu'après la perte d'une amie, elle se déter- mina à entrer au couvent. Elle s'y montra très humiliée, mais comme on reconnut bientôt la novice pour cette ai- mable aventurière qui avait écrit tant d'ouvrages galants, et qui avait eu une vie pleine de désordres, on refusa de garder plus longtemps une repentante qui avait montré si peu de dispositions à la modestie religieuse.

M mê de Villedieu rentra dans le monde. Elle fut ac- cueillie par M mc de Saint-Romain. Elle écrivit de nouveaux romans. Elle se laissa encore aimer et elle demanda le mariage à un certain marquis de La Chatte qui avait 60 ans et qui était déjà marié. On fit encore opposition aux bans qui fuient publiés. Et grosse une fois encore, M m " de Villedieu ne réussit pas mieux à garder son enfant que le dauphin et M Ue de Montpensier avait tenu sur les fonds baptismaux et qui mourut à six semaines.

Le marquis peu de temps après mourut aussi et, M me de Villedieu s'en alla vivre à Saint-Rémi duPlainoù elle était née, où elle retrouva son cousin qui lui rendit


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en l'épousant son nom de des Jardins, où elle écrivit d'autres romans, où elle eut peut-être d'autres aventures dans la salle verte, et où l'on dit qu'avant de mourir, elle s'adonna, avec son mari, à l'abus des liqueurs fortes.


Une telle vie ne promettait guère une œuvre solide et bien ordonnée. Certains romans de M m0 de Villedieu sont trop touffus, d'autres trop romanesques d'autres en- nuyeux. Mais la langue de presque tous est excellente. La fermeté des périodes le choix des comparaisons, la valeur des mots, le respect de la grammaire, l'impressionnisme des descriptions, le style enfin place M mo de Villedieu parmi les meilleurs écrivains.

On pourrait dire qu'avec M me de La Fayette, et avant elle, elle réagit contre la préciosité, la fadeur et la mono- tonie des romans du xvn e siècle. Mais n'est-il pas préfé- rable de savoir simplement que M m ° de Villedieu est l'au- teur d'une dizaine d'ouvrages fort bien écrits parmi lesquels Le Journal amoureux est un des romans les plus aimables et les mieux faits de la littérature française ?

Revue Bleue,


VI. - NOTES SUR LES SPECTACLES


16.


NOTES SUR LES SPECTACLES


Janvier 1903. — manfred. — théroigne de méri-

COURT, ETC.

Les cafés-concerts n'ayant pas donné ces jours-ci de premières importantes, je me trouve fort embarrassé pour rendre compte du mouvement dramatique de ce mois. Je cherche en vain à me passionner pour la Châtelaine ou la Duchesse des Folies Bergère. Je ne sais que dire... Je des- sine à l'encre violette de vagues figures sur mon encrier et sur ma table. C'est du plus bel effet. L'encre séchée a des reflets admirables. Ma table et mon encrier mordorés semblent avoir servi de lieu de rendez-vous à toute une famille de limaces... Pensez- vous qu'il fasse beau dans le bois de Vincennes ?

M. Lugné-Poe, directeur du Théâtre d'avant -garde l'Œuvre, a monté Manfred, de Lord Byron. Rappelons la définition du drame romatique d'après la Safyre Mé- nippée :

« Nous mirant facilement dedans, nous nous apparais- sions plus beaux que n'estions pas, et nostre voisin plus laid que nous mesmes, pour ce beusmes chascun à plein gaudet, clignants les yeux afin de nous aymer tant plus


202 LA BOVLE DE VERMEIL

l'un l'autre. Mais une chose advint aussy contre notre espérance, que chascun de nous depuis en devint grand songecreux. L'un parlait de manger melon en hiver, l'autre de la multiplication sur un à deux, l'un de l'es- prit universel, l'autre de la première matière... »


De M. Francis de Croisset un acte à l'Athénée et deux aux Mathurins.

« Estant nay un filz, un mois après que la mère s'estoit remariée, Martin dit au père de la femme : Il sera bon que tu fasses ce garçon corrier, car il ira tousiours deux ou trois milles devant les autres » (i).


  • *


Au Gymnase, Joujou, par M. Bernstein.

Tu pesti acqua in un mortaro

Tu mandi un pettene a un calvo (a).


M me Sarah-Bernhardt ne me semble pas avoir bien inspiré M. Paul Hervieu. Théroigne de Méricourl, succes- sion un peu lente de six scènes historiques, manque de l'élan cordial qu'il faut à de tels drames ; je ne sais si

(i) Faceciet (Lyon-i582). (a) Tu piles de l'eau dans un mortier Tu envoies un peigne à un chauve.


NOTES SUR LES SPECTACLES 285

durera la mode des pièces qui ne sont ni drame, ni tra- gédie, mais ces tableaux détachés satisfont mal l'esprit de l'auditeur qui s'attend à rire ou à pleurer, et qui reste indifférent.

Mais si cette pièce historique n'est pas une pièce, elle est terriblement historique : Citations, énumérations, dates, nous repassons toutes nos leçons de Révolution française, et au sixième acte, Théroigne dans sa folie nous en trace un complet tableau mnémotechnique.

Au milieu de tant d'érudition, on a peine à retrouver la puissance dramatique que M. Paul Hervieu avait mon- trée dans ses drames modernes.


Février 1903. — le secret de polichinelle. — l'oltm-

PIA. INFIDÈLE. — LE PAPE ET l'eMPEREUR. LES TA- BLIERS BLANCS


On a fait grand bruit autour de la nouvelle comédie de M. Wolff : les journalistes se sont attendris ; le public a pleuré : on a cru devoir affirmer que cette pièce révolu- tionnait l'art dramatique, parce qu'aujourd'hui on prend si peu le temps de penser, que rien n'est plus naturel que de confondre les évolutions d'un auteur de second ordre avec la révolution d'un genre littéraire.


i84 LA BOULE DE VERMEIL


L'Italien Bracco continue de nous donner, au Théâtre d'Art International, un exemple humiliant. 11 est un peu naïf et le choix de ses sujets ne prouve pas une grande imagination, mais il a de l'habilité et de l'esprit, moyen- nant quoi il se passe aisément de recourir aux cas sin- guliers de nos spécialistes parisiens. L'Infidèle est une pièce tendre et gaie. Un ménage s'aime. On s'est juré de ne pas se tromper, mais de n'être pas jaloux. Le mari montre de la jalousie. La femme est libre. Et comme elle peut choisir un amant à son goût, elle déclare son amour à celui qu'elle préfère, son mari.

Ce sujet trois ou quatre fois séculaire, M. Bracco l'a modernisé fort agréablement et M. Bour en a tiré un vif succès.


Sur le dos, un caniche faisant le beau sur chacune de ses pattes, un éléphant n'est pas admirable.

Il faudrait aussi perdre l'habitude d'attacher des femmes en maillot au bout d'un fil de fer pour faire croire qu'elles volent. Elles tâchent d'être gracieuses, agitent de petitsbras et des jambes grêles hors d'un énorme corsetqui les écrase. Elles ne sont certainement pas heureuses et le public, qui s'en rend bien compte, n'ose pas leur dire qu'elles res- semblent à des paquets de chiffons qu'on fait tremper dans un bain colorant et qu'on sort et replonge tour à tour pour constater les progrès de la teinture.

Mais, à l'Olympia, une jeune fille japonaise, au corps


NOTES SUK LES SPECTACLES 285

agréable, fait des prodiges d'équilibre au faite d'une pyra- mide de boîtes de thé.


Depuis la Mort du duc d'Enghien de M. Léon Hennique, on n'a point tenté au théâtre de reconstitution historique aussi conscencieuse que Le Pape et l'Empereur, de M. Jacques des Gâchons, ni aussi dramatique. D'aucuns prétendent que l'histoire est froide et s'adapte mal à la scène ; assurément toute l'histoire n'est pas dramatique, de même que tous ses épisodes ne sont pas pittoresques : les images murales des écoles représentent bien la mort de Jeanne d'Arc et mal la Révocation de l'Edit de Nantes. Il sied de choisir. M. Jacques des Gâchons n'a point lé- siné: il a carrément posé face à face Napoléon et Pie VII, dans une salle du palais de Fontainebleau. Ces deux fa- meux souverains sont aux prises, et un véritable combat se livre. Le pape signera-t-il le Concordat? L'Empereur veut, explique, gronde, fascine, menace, tempête. Et la force a raison.

C'est une belle pièce, sobre et simple. On a écouté dans un silence attentif MM. Chautard et Gournac qui jouent parfaitement, au Grand- Guignol, cet acte émouvant et sé- vère.


Chez Antoine Les Tabliers blancs, ne manquent point d'amusement. Les bonnes sont en grève. Malgré moi, je songe un peu au chœur antique, aux épouses de Lysislrata,


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LA BOULE DE VERMEIL


et cela me pousse à voir dans cette aimable pièce des qualités, de la fantaisie, de l'audace. Assurément cela di- vertit.


Mars 1903. — andromaque. — théâtre antoine.


M me Sarah Bernhardt a voulu jouer Hermione ; et de la traditionnelle Hermione furieuse, elle a fait une amoureuse qui souffre. Elle en a tiré un vif succès. On a été ému. D'aucuns pleurèrent. Mais M. de Max, qui a un grand talent, a efféminé et exagéré de telle sorte le rôle d'Oreste qu'il a bien fallu rire !

Racine est suffisamment expliqué dans les collèges. Au théâtre, du moins, on aimerait à le voir jouer claire- ment et sobrement. Quand Oreste dans sa fureur s'écrie :

Dieux quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

il est inutile que l'acteur se donne la peine de pivoter sur le talon en faisant tourner autour de sa tête sa ceinture de pourpre.

Quant à la musique de M. Saint-Saëns, je laisse à mon bon voisin William Molard, le soin d'affirmer qu'elle est excellente me réservant seulement celui de dire qu'elle est inutile.


M. Forest s'est excusé d'avoir tiré une pièce du Colonel


NOTES SUS LES SPECTACLES 287

Chabert, en assurant qu'il répondait ainsi à un désir de Balzac. Le pauvre maître a toujours trop désiré !

Cette adaptation est fort bien interprétée. Au Théâtre Antoine, il suffit de donner un petit scénario à beaucoup de personnages : une merveilleuse troupe se charge de dessiner des physionomies et de faire vivre des caractères. MM. Antoine et Signoret font d'excellentes pièces.

M lle3 Andrée Mcrv et Bellanger, MM. Dumény et Numès, collaborent largement aussi au succès que M. An- dré Picard remporte avec sa Bonne Fortune. Durant cette comédie, claire et amusante comme une bonne conversa- tion spirituelle, on n'est pas inquiété par l'action, qui importe peu. Mais les scènes intéressent par le jeu des acteurs qui sortent et rentrent à peu près à leur guise, et l'on suit la pièce : — Voici M Ile Bellanger : elle va nous attendrir. — M. Dumény rentre en scène : on va s'amuser follement. — Cette fois c'est M lle Méry, elle va s'asseoir dans ce fauteuil et rire, rire ! Ce sera déli- cieux. Elle a un talent infini...


Avril 1903. — werther. — l'indiscret. —

LA RABOUILLEUSE


Un gros bailli, fumeur de pipes, regarde ses enfants jouer, danser, tourner des rondes au son du violon. M mc Sarah Bernhardt et M. Magnier valsent avec M Ue Dufresne. Sous l'arbre de Noël on distribue des

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LA BOULE DE VERMEIL


jouets. Puis on chante un cantique en songeant à la pauvre maman de tous ces petits garçons, de toutes ces petites filles. Elle est morte ; on s'en doute ; mais on a l'heureuse idée de dire qu'elle est partie en voyage, en voyage au pays des beaux joujoux et des grandes poupées- Ensuite, on va vite coucher tout le petit monde, car il est une heure du matin. Et puis, il va se passer quelque chose pour les grandes personnes. Mais on sent que cela n'est pas très bien amené ; on tarde ; on hésite. Enfin, deux heures sonnent à l'horloge du café du Théâtre : Werther se donne un coup de pistolet.

Comme c'est fâcheux. La pièce était galante, gaie, fraîche comme une berquinade, et soudain elle tourne mal. Bien que cette conclusion fut prévue, on l'a peu goûtée. Vraiment on eut préféré qu'Albert fut simplement cocu.

M mc Sarah Bernhardt créa un Werther admirable, mais son rôle était si faible! M. de Max fut tragique, sauvage, beau, mais son personnage était si inutile !

M. Janvier, M. Gemier et M me Megard émeuvent profondément.


Les cafés-concerts se négligent. Ce passage de la boucle est insupportable, et ces bicyclistes d'une imprudence...





NOTES SUR LES SPECTACLES 289


Juin 1903. ANTOINE. GRAND GUIGNOL. CIGALE.


M. Jules Renard continue de faire des pièces avec ses précieux romans : mais il fait mieux que les négociant» qui se sont enrichis dans l'épicerie et qui vendent en gros. Après avoir longuement amassé de petits matériaux qu'ils nous a montrés tour à tour, et par séries bien ordon- nées, comme les horticulteurs le font dans les serres du Cours-la-Reine, il a imaginé de créer des œuvres unes et absolues. Ses essais ont fort bien réussi. Il n'y a plus de petits écritaux sur chaque plante ; les artifices de l'observateur curieux ne se voient plus. L'œuvre, en pleine terre, s'est épanouie.

Qu'on n'aille point croire que l'admirable pièce que jouent si bien MM. Antoine, Signoret, M œe9 Cheirel, Mieris, est une comédie de jardiniers ; M. Jules Renard n'y traite pas davantage des fumeurs quoiqu'il y semble avoir de tous les grains de tabac de Coquecigrue bourré une pipe définitive.


A la Cigale, des perroquets surpassent, en naturel, bien des Sociétaires du Théâtre français où l'on joue les Affaires sont les Affaires de M. Mirbeau, cette pièce qu'un critique trouvait digne du répertoire et qu'il serait assez plaisant, en effet, de reprendre à l'avenir une fois par mois.


2QO LA BOULE DE VERMEIL

La jeune troupe du Grand Guignol devient excellente et joue une joyeuse comédie de M. Jean Jullien et un drame terrifiant d'après Edgar Poe.


Juillet 1903. — ISADORA D ENCAN. LES DIVERTISSEME.NTS

DE LA FOIRE. MAXIME GORKI


M me Isadora Duncan est une belle grande nymphe aux jambes nues et aux bras musclés. Sa tunique flotte, tourne, soulève son double pli et découvre des genoux ronds et rougis et de larges cuisses. Elle court, va, vient, le dos courbé, les mains en avant. De son corps amoureux, elle figure les ébats inquiets d'Ariane poursuivie. Bacchus va la saisir. Elle s'arrête, le dos frissonnant, peureuse, les bras au-dessus de la tête. Sa tunique retombée plaque son ventre au beau contour.


Il sied de mentionner, parmi les beaux spectacles de ce temps, les manèges, les loteries, les tirs, les soleils de papier et les petites grues de la fête de Neuilly, parce qu'il est heureux que chaque soir plusieurs milliers de personnes rient et chantent ensemble parmi les baraques peintes, les orchestres tournants, les équipages en files, et la foule bien nourrie des faubouriens gais. Sur un tré- teau, marche un admirable nègre drapé de blanc et d'or. Trois femmes aux visages enluminés courent, en se don-


NOTES SUR LES SPECTACLES 2QI

nant la main. L'une s'arrête, se campe devant vous. Ses grands veux luisent. Il faut tenir en creux ses mains de chaque côté de ce visage, et s'y chauffer comme au feu doux d'une lampe.

Au haut d'un escalier de bois, une grande fille jaune et maigre se tient immobile, l'œil trouble, le nez allongé, courbée sous le poids d'un serpent qui sifflote, la tète blottie entre deux mèches sales et blondes.

Nul ne mire dans l'absinthe glauque un œil morne et las. On rit au-dessus d'un bock, comme une grasse blanchisseuse auprès d'un cuvier.

Derrière les barreaux d'une cage noire, pleine d'une odeur de fauve et de sciure humide, deux yeux caressants et vernis, sourient.

Chacun s'occupe à se bien amuser d'un loisir facile : l'oisiveté n'est pas paresseuse.

Mais on se fatigue, tout de même.

La belle femme lasse, qui les yeux fixes, les bras tom- bants, est assise bonnement sur le dos d'un cheval de bois rouge !


A l'Odéon, on a représenté trois fois un nouveau drame de Maxime Gorki, Wania. Ah ! quand nous avons du soleil à Paris, comment peut-on nous faire voir cela- Attendons l'hiver pour relire les Vagabonds, œuvre excel- lente.


29 2 LA BOULE DE VERMEIL


Septembre 1903. — le théâtre antique d'orange

Une belle colline domine Orange. Le mistral y souffle, en plein soleil, sur des pins maigres et tors, sur des rocs ornés de cactus et sur quelques menus débris de coquilles et de pots romains. Sur cette colline, il y a une statue qui pourrait être un Dionysos de bronze, et qui est une ma- done dorée. Et de là on voit les montagnes bleues, le Ventoux pointu et le Camp de César tout plat, et une immense vallée où la buée du large Rhône s'élève entre les arbres pleins de poussière ; et on voit tout entière, la vieille petite ville d'Orange avec ses toits de briques rondes et brûlées et ses rues étroites, où, sous le ciel chaud et scintillant, volètent les moustiquaires et les auvents de toile bise.

Il y a des habitants à Orange. Le jour, ils vendent des cartes postales ; la nuit, ils louent leurs demeures peintes à la chaux.

La petite ville est pour deux jours le foyer de Comédie française. M. Mariéton, directeur, parle à tout le monde. On ne sait s'il a plus chaud ou s'il est plus content. M. Crepet, secrétaire en blanc, va et vient. M. Mounet- Sullv a un royal ebapeau de jonc doublé de bleu. M. Fe- noux se fait photographier à l'improviste devant l'Hôtel de la Poste. A la ville, M. Albert Lambert se tient aussi bien qu'à la scène. A la scène, M m " Second- Weber et Brille quitteront leurs casquettes d'automobile ; M 1U Ven- tura ôlera son grand voile, et s'affublera malheureuse-


NOTES SUR LES SPECTACLES 2QO

ment de deux mamelles de carton pour figurer le sphinx. Son amie M 11 ' Romaniza Manolesco a de bien beaux yeux ; mais on n'entendra pas ici sa belle voix. M. Paul Mounet est agile : il vient de tuer les six serviteurs du roi Laïus, il passe maintenant allègrement sous une table pour es- quiver l'enthousiaste ovation des journalistes gais. On montre aussi du doigt M. Péladan, suivi d'un jeune se- crétaire orné d'une ceinture verte et d'une cravate rose et bleu, large comme un ruban de nourrice, et M. Rivollet, auteur des « Phéniciennes », et l'actif M. Varenne, et M me Moreno et M lle de Pouzol, et beaucoup de personnes célèbres à Orange.

Le petit bureau de poste est une bruyante salle des dé- pêches : des jeunes femmes y attendent continuellement des mandats ; et les journalistes y rédigent d'infinis télé- grammes : il y en a de deux sortes : ceux du Midi ont des jaquettes de drap, des chapeaux de soie et de larges La Vaflière ; ceux de Paris ont des Panamas et des pantalons blancs.

Douze mille personnes sont assises côte à côte sur les gradins de pierre. Le mur immense, ruiné, brûlé, s'illu- mine. Sur la grande scène ornée de deux bosquets, le chœur des femmes et le chœur des vieillards s'avancent. Des fanfares sonnent sous les arbres.

Un homme lève le rideau de la grande porte du fond et se tient debout sur le seuil, au haut des marches. C'est un héros.

Je n'avais jamais vu de héros. 11 n'y en a pas à Paris.

Nous vîmes là de nos propres yeux Œdipe, les Horace,

Etéocle, Polynice, Camille, Jocaste, des devins, un sphinx.

Toutes ces tueries, tous ces amours, toutes ces jalou-


2 0,4 LA BOULE DE VERMEIL

sies, tons ces sacrifices, tous ces héroïsmes étaient grands.

Nous étions là douze milliers de gens attentifs et tou- chés et un peu intimidés parce que la belle nuit nous en- veloppait fort étroitement et qu'elle devenait de plus en plus noire et de plus en plus proche de nos tèles et qu'elle plaçait ses étoiles jusque dans les crevasses et les issues par lesquelles nous étions entrés.

Nous nous serrions les uns contre les autres. Œdipe tuait Laïus, et tous les serviteurs de Laïus. Il était ivre à cause de son infortune. Nous nous serrions davantage, entre voisins et voisines. La fraîcheur tombait un peu. Jocasle pleurait. Œdipe allait tuer le sphinx. Il triom- phait. Il épousait Jocaste. Il était parricide et inceste. Les sons de trompes étaient joyeux.

La scène est vide. On parle peu. Mais on entend beau- coup de voix fortes et chantantes. Les gradins grouillent un peu. On se regarde. Ces yeux-ci sont bien beaux, et si grands que j'y vois tout le grand mur, et la scène avec ses arbres qui remuent. Restons là. Ne disons rien.

Les Phéniciennes pleurent. C'est à leur tour de souffrir. Que de tristesse encore. On n'en finit pas d'être malheu- reux. La pièce de M. Rivollet est trop longue.

Mais nous, nous voudrions que cela durât plus long- temps encore, car on écoute si patiemment les pièces qui sont le motif d'un spectacle si excellent.

Et le lendemain on est heureux de nouveau. On s'ha- bitue vite à être content.

Encore des héros, des amours, des cris de morts, nous émeuvent. M"" Moréno nous ferait bien pleurer. Horace tue sa sœur en scène. Ces Méridionaux applaudissent trop.


XOTES SUR LES SPECTACLES 2()0

Le vent fait voleter les écharpes des jeunes romaines. Avez-vous froid sous la moitié de mon paletot ? Les cris tristes des trompes nous font tous trembler...

Est-ce que c'est le génie de Corneille qui est si grand ? Ces acteurs ont-ils un talent magnifique ? Ce grand vieux mur est-il si émouvant ? Ce beau temps si extraordinaire ? Cette assemblée innombrable fait -elle tout le ebarme ?

Ou bien sommes-nous tout à fait contents seulement de pouvoir, en plein air, la nuit, sous un ciel très doux, entendre des paroles héroïques et voir des béros passionnés, en nous serrant les uns contre les autres et en mouillant parfois nos lèvres de l'eau fraîche de cette petite cruche de terre verte ?


Octobre 1903. — le théâtre populaire de belleville


On parlait depuis longtemps d'une telle entreprise. Vraiment, aujourd'hui, il y a un théâtre qui, le soir, s'affiche en lettres lumineuses : Théâtre Populaire.

Il est à Belleville, au coin d'une rue populeuse. Le fu- niculaire fait grand tapage. Les marchands de gâteaux et de bonbons, les fruitiers, les camelots encombrent la rue jusqu'au dernier entr'acte, et, à la sortie, les poêles à pommes frites grésillent encore dans la nuit.

On avait bien compris que cette inauguration avait une grande importance. La presse vint. La direction avait prié M. Eugène Morel de faire une causerie sur le Théâtre po-

17.


296 LA BOULE DE VERMEIL

pulaire. H. Morel parla bien. Mais le peuple n'écouta pas. Il allait avoir un théâtre, un théâtre à lui, dont il ferait ce qu'il voudrait. Le peuple s'en f... pas mal.

Au fond, le peuple serait content d'avoir son théâtre. Mais il n'aime pas qu'on lui dise pourquoi on le lui donne. Il ne fallait pas insister sur le cadeau qu'on lui faisait. Il ne demandait rien, n'est-ce pas?

Mais ce public tapageur a fort goûté le spectacle, ardu, pourtant, qu'on lui offrait : Monsieur Badin, de G. Cour- teline, bien joué ; Danton, de Romain Rolland, avec M. Severin-Mars, M mc9 Daumain et Irène, et un bien caduc Robespierre ; enfin, Le Portefeuille, amusant et cruel, de M. Mirbeau.

11 v a des pièces qui ne sont pas jouées. On ne sait pourquoi. Le Bonheur des Hommes, de M. Roger Le Brun, est un acte habilement composé et fort dramatique. Dans un milieu de pavsans, qui forment une espèce de chœur de la Nature, une intrigue amoureuse, émouvante et simple, se déroule : c'est sobre, tragique et humain.

Il v a même des pièces qu'on ne lit pas. Celle de M. \ i- teau Paul, par exemple. Brelan-Toc est la septième série des comédies de M. Viteau Paul, qui dit dans une Préface à lire lentement :

« Il se peut que ma vanité d'artiste apprenne que mal- heureux sort, ô lecteurs ! votre dédain — ou votre hosti- lité — réserve à toute œuvre littéraire qu'une intensive réclame négligea d'imposer à votre admiration. »

Et enfin, il y en a qu'on ne joue pas, qu'on ne lit pas, qu'on ne fait pas : de belles comédies, de belles tragédies !


NOTES SUR LES SPECTACLES


2 97


Novembre 1903. — les revenants. — maison de poupée


Nous avons revu deux drames d'Ibsen. Le temps n'est plus, où Ibsen était sifflé, bafoué, méprisé, où Sarcey pré- tendait que cet homme du Nord n'avait aucun talent, où en un mot on ne comprenait rien aux pièces d'Ibsen. Au- jourd'hui on s'aperçoit que Les Revenants sont un beau drame simple et très dramatique ; et on applaudit Maison de Poupée aussi chaudement qu'une pièce de M. Brieux. A l'Œuvre, M. Nozière conférencie ; mais il n'a plus per- sonne à convaincre.

M. Antoine a créé le rôle d'Oswald en 1890. Il l'a re- pris parfaitement. M. Signoret avec son grand talent a joué le personnage du vieil Engstrand. Tous ont très bien joué. Leur but était de nous émouvoir le plus possible. Nous avons été très ému. Ils ne se disaient pas : Nous jouons une pièce sur l'hérédité ; comme ils se disent par- fois : Nous jouons une pièce sur les nourrices, sur la ma- gistrature ou sur la tuberculose. Ibsen ne tient pas sou- vent à ses sujets en eux-mêmes. Il faut bien s'apercevoir enfin qu'Ibsen est tout bonnement un dramaturge ex- cellent.

On a rappelé que Maison de Poupée avait quelques ana- logies avec La Princesse de Bagdad. L'homme à thèse, le semeur d'idée, le penseur : c'est ce Dumas fils, dont on regrettera toujours de ne plus pouvoir dire ce Monsieur Dumas fils ; et l'homme de théâtre c'est M. Henrick Ibsen, ou proprement Ibsen.


2Q8 la boule de vermeil


C'est une belle scène que celle où Nora (Suzanne Des- prés) la gorge pleine de pleurs danse un échcvelé fan- dango, une scène plus importante que celle où !Nora ex- plique pourquoi elle veut quitter Helmer(M. LugnéPoé). C'est excellent, comme sont excellentes toutes les scènes secondaires de Shakspeare. Il n'y a pas de thèse dans Hamlet, ni dans Macbeth, ni dans Othello. Je crois bien qu'il n'y en a pa» dans Les Revenants, ni dans l'Ennemi du Peuple, ni dans Maison de Poupée, ni dans Rosmer- Iholm !


C'est un curieux spectacle aussi que celui du drama- turge.

Le dramaturge !

Vous souvenez-vous de ces dramaturges de frontispices dont les vieux xylographes ornaient les anciens livres ? Ils ont un visage tourmenté, une petite perruque à queue courte, des besicles à tige de bois, une mappemonde, une plume d'oie dans un encrier de bronze, un masque à vi- sage tragi-comique, un flambeau allumé et un hochet de bouffon.

Au fond, sous une draperie relevée, un gros jet d'eau retombe dans un tout petit bassin.


Ibsen marche à pied, dans la neige congelée autour du pavage carré. Il va et vient sous les arbres qui ne bougent


NOTES SUR LES SPECTACLES 299

pas. Un traîneau passe. Au-dessus des chevaux blancs qui secouent leurs colliers à grelots, une dentelle se balance. 11 hésite à la grille du parc. Le Prince lui a don- né la clef. Il entre, referme la grille, jette son cache-nez sur son épaule et fait, dans le parc, sa promenade d'une heure et demie.


Et vous souvenez-vous, monsieur, de ce dramaturge bien parisien que nous vîmes un soir d'été ? Nous passions sur le boulevard. Il était assis devant une petite table de café, à la fenêtre du premier étage. Auprès de lui brillait une énorme lettre lumineuse. Notre auteur, bien habillé, élait fort petit derrière les ampoules électriques. Mais il remuait continuellement. Il parlait avec ses voisins ; il se penchait à la fenêtre ; il demandait des journaux au garçon ; et, parfois, il jetait sur une feuille de papier à l'entête de l'établissement une petite phrase rapide et ner- veuse qui n'avait l'air de rien, mais qui sans doute, serait « un des plus précieux joyaux de la future pièce à succès d'une des grandes scènes du boulevard ».

Dramaturgie !

Cothurne ! Autel de Bacchus ! Comédiens du Roy ! Racine ! Shakspeare ! Thalie ! Chœurs sacrés !

Boulevard !


Décembre 1903. — livres : Comédies de Jules Renard ; Etudes dramatiques d'Alphonse Môny ; La Griffe de Jean


300 LA BOULE DE VERMEIL

Sartène. — théâtre antoine : La Guerre au Village, La Matérielle, au Perroquet Vert.


Le volume des Comédies, de M. Jules Renard, s'appel- lera plus tard Les Chefs-d'OEuvre de Jules Renard. C'est bien certain. A moins qu'il ne s'appelle Chefs d' Œuvre de Jules Renard, tome 1 er , Œuvres dramatiques.

Le Plaisir de Rompre et le Pain de Ménage représenteront pour nos neveux notre comédie parisienne d'aujourd'hui. Pauvres neveux, ils se figureront que c'est ça qu'on jouait tous les soirs sur les boulevards au commencement du xi" siècle. ]S'ous crovons bien, nous, que Racine fêtait avec « les directeurs, acteurs et amis du théâtre, sur la scène du..., la 000 e représentation du grand succès »... Phèdre.

Poil de Carotte, c'est notre théâtre de caractère. Nous n'avons que ça. Mais c'est quelque chose. Et Mon- sieur Vernetl Xe serait-il pas notre Bérénice ?

« Disons-lui adieu. Adieu ! Adieu ! Dis-lui adieu, Ju- lie... Mais qu'est-ce que tu as, toi aussi ? — Ça me fait de la peine. — Beaucoup de peine ? — Beaucoup de peine. — Mais quelle peine ? — De la vraie peine. — Ah ! — De la peine. — Ma pauvre amie, il était temps. » Cela vaut, à la vérité, le fameux et admirable « Hélas ! »

Au fait, M. Jules Renard se porte à merveille. Il fait d'autres pièces. Ce volume de Comédies s'appellera donc : Chefs-d'OEuvre de Jules Renard, tome 7 er des Œuvres dramatiques.

C'est une chose entendue.


NOTES SUR LES SPECTACLES 3o I


Mais M. Adophe Môny est modeste ! Ses premiers livres s'appelaient Théâtre de Société, Entre deux paravents... Celui-ci s'appelle Etudes dramatiques.

On y trouve pourtant le Prométhée enchaîné d'Eschyle, qui est mieux qu'une étude. La traduction en vers, si réprouvée, a conservé ici un peu de la beauté grecque :

..Etlier divin, zéphyrs, sources, fleuves géants. Flots sans nombre, flots d'or, rire des océans...


Bien plus nouveau est M. Sartène : La Griffe, que représentera le Théâtre Moderne, est un drame rustique. Cela rappelle ces pièces trop nombreuses aujourd'hui où l'émotion est commandée brutalement par un accident, un viol ou un assassinat. Mais M. Sartène est un écrivain dramatique. Tout est là.


M. Schnitzler, auteur allemand, connaît aussi son métier. Au Perroquet Vert est un drame amusant. M. Si- gnoret est un marquis délicieux.


M. Signoret est un curieux professeur de collège. 11 a une mauvaise redingote, une lavallière à pois. Avec M r " Després, qui est admirable, il fait dire de la Guerre au Village, de M. Gabriel Trarieux : a C'est in- téressant ».


LA BOULE DE VERMEIL


Janvier 190U. — l'oasis. — le retour de Jérusalem


11 était bien difficile de monter la nouvelle œuvre de M. Jean Jullien. Elle est « sociale, romantique et litté- raire », et le boulevard est accoutumé à des pièces « pa- risiennes ».

D'autre part, le boulevard n'aime pas les pièces sé- rieuses, et l'Oasis n'est pas joyeux, pimpant, et frivole, comme Les Sentiers de la Vertu, La revue des Variétés ou L'Adversaire.

On n'imagine pas comme une « idée » nuit à une pièce. Néanmoins, réjouissons-nous, parce que, M. Lugné-Poé, ayant monté Y Oasis, la pièce a été publiée et nous l'avons lue, et nous avons une fois de plus remarqué que M. Jul- lien sait manier les grandes idées, comme les grandes passions, et qu'il est, d'ailleurs, aussi passionnant de s'efforcer à gagner le bonheur que de chercher à aimer une jolie femme.


M. Maurice Donnay a fait une comédie fort excellente et qui agrée à tout le monde. C'est la pièce à thèse qu'il fallait écrire sur la question juive. On aime à être bafoué: juifs et catholiques ont ici leur compte de satire. Et ils sont également loués, ceux qui ont inventé la poudre et ceux qui ont trouvé le moyen de s'en passer. Et que ce


NOTES SUR LES SPECTACLES 3o3

soit M. Dumény ou M me Le Bargy qui jouissent du beau rôle, l'un et l'autre sont des acteurs excellents.

Voilà une pièce charmante ; car l'art français n'est point tant dans les statues de marbre, dans les jardins à balustres, dans les campagnes pleines d'oiseaux, dans les cadres dédorés des Musées, et dans les monuments histo- riques ; il y a, depuis M m0 de La Fayette, un art véritable dans les conversations courtoises de plusieurs personnes bien élevées dans un salon à la mode — et ce n'est pas sans un art précis que M. Donnay et ses héros sont spi- rituels, au Gymnase, qui est un vieux théâtre du meilleur monde, avec des fauteuils de velours, des loges de bois doré et des tentures à franges, qui pendent au-dessus du parterre, rouges, pesantes et poussiéreuses, depuis la fin du xvn* siècle.


Février i90U. — un cauchemar


Quelle belle saison. On joue à Paris des comédies et des drames qui s'appellent G il Blas de Santillane, Cadet Roussel, Falstaff; on annonce le Roi Lëar. Nos drama- turges sont ingénieux. Ils font des pièces célèbres.

Mais ce qu'ils font est si fâcheux qu'on se laisse aller à ne plus sortir le soir. On chausse ses pantoufles. On se met au coin du feu. On se tient au courant en feuilletant le Rire : M. Capiello est notre meilleur critique drama- tique.

Et c'est bien si l'on n'est pas soi-même chargé de


3o4 LA BOULE DE VERMEIL

rendre compte des spectacles à un certain nombre de ses meilleurs contemporains. Mais un critique négligent a d'affreux cauchemars.

Hier, j'ai feuilleté le Rire et je me suis couché. Dès que je fus endormi, ma porte s'est ouverte, et ils sont tous entrés dans ma chambre, tous dessinés par M. Capiello, le rond M. Capus, M. Guitrv, M ma Sarah Bernhardt, un peu grasse, M. Sardou, coiffé d'un béret, M. de Max, en inquisiteur, M. Paul Mounet, menaçant, M. Brieux, frisé, M™ 8 Rolly, le nez en l'air, M me Le Bargv, le nez en bas, et M. Dumeny, qui n'était pas ressem- blant. Quelques-uns y étaient deux fois, M. Garault, MM. de Fiers et Caillavet, et M. Pierre Veber, avec sa petite barbe blonde. Et tous me regardaient sans rien dire. Ils voyaient bien que je comprenais. Mais quand je rêve, je suis brave. Je me mettais en devoir de dire à chacun son fait, quand arriva, sous le prétexte que je dois aussi rendre compte des music-hall, le jeune ar- tiste Consul. Quand il se fut assis sur ma table de toi- lette et qu'il se fut mis avec les autres à me regarder, j'ai pris la parole de cette manière :

— Le théâtre d'aujourd'hui n'est pas en décadence. Vous suivez les traditions, bien plus qu'ont coutume de le prétendre nos périodiques d'avant-garde. « En 1735, en effet, on donna à Paris une comédie en un acte, ornée de chants et de danses, intitulée Le Conte des Fées. On avait mis exprès dans la pièce un rôle de géant qui fut repré- senté par un Finlandois, âgé de vingt-neuf ans, haut de six pieds, huit pouces, huit lignes ; — mesure de France exactement prise sans souliers, — ettrèsloien proportionné d'ailleurs ; il était le septième de onze enfants, et pesait




NOTES SUR LES SPECTACLES 3o5

45o livres. Cette singularité attira tout Paris à la pièce nouvelle. »


Mars Î90U. — les tisserands. — papa mulot. — l'as- sassinée. IPHIGÉNIB.

M. Beaulieu, le directeur du Théâtre du Peuple, tient ses promesses. Il monte chaque semaine un nouveau spec- tacle intéressant. En six répétitions, il met debout une pièce comme la Nouvelle Espérance ou la Fille Elisa. Sa troupe, jeune et sans vedette, travaille laborieusement et révèle, de temps en temps, une excellente artiste comme M 1 " Kalf.

Nous venons de revoir les Tisserands. Pourquoi ne pas redire que ce drame de G. Hauptman est plein de beautés. Il est simple et bien fait. L'intérêt y croît. Nulle thèse ne l'alourdit.

Ils sont pauvres et ont froid. On les paye mal. Le mar- chand qu'ils enrichissent se plaint avec eux de la mévente : il a trop de marchandise, mais il veut bien continuer à les faire travailler; il les payera seulement un peu moins. Et les tisserands s'en vont en disant : « Ça peut encore aller ».

Ils sont dans leurs métiers. Ils tissent le soir à la lueur d'un poêle qui fume. Ils font des enfants idiots. Ils mangent de la viande de chien. Mais ils se résignent mal, parce qu'ils ont faim. Un Jeune soldat les pousse à la ré- volte. Ils apprennent une chanson de vengeance. Et ils courent les rues et les cabarets. Les vieux suivent tant


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LA BOULE DE VERMEIL


bien que mal. Eux aussi veulent boire à leur soif, manger de bons morceaux dont leur gosier a oublié le goût et qu'hélas leur vieil estomac rejette.

Et ils se ruent cbez le marchand, brisent tout, dansent sur tous les meubles de son salon. Ils chantent toujours. Ils vont porter la révolte dans les villages voisins. Soldats et grévistes sont aux prises. In vieux sage qui, dans son métier, près de la fenêtre, tissait toujours, reçoit une balle dans le dos et tombe.

Le Théâtre du Peuple est un petit grand théâtre. Il mérite d'être loué de ses efforts, et aussi d'avoir pour se- crétaire générale M Ue Judith Cladel, qui me prie « d'an- noncer dans l'Ermitage que le théâtre du Peuple désire jouer des pièces de jeunes. »


Chez Antoine, la justice tient toujours son tribunal. Cette fois c'est M. Degeorges qui a la robe rouge. C'est donc une grosse comédie. Comment l'habile acteur Si- gnoret peut-il y mettre tant de finesse ?


L'Odéon joue Iphigénie.

Vraiment, des héros, cela vaut bien des hommes. Mo- réas vaut bien un auteur dramatique. Comme elle est touchante cette petite fille qui aime le soleil et qui pleure tandis que les soldats assemblés sur le port, près des vais- seaux oisifs jettent des cris de mort. Clvtemnestre rage. Agamemnon gémit royalement. Achille reçoit des pierres. Iphigénie serait égorgée si Diane ne la changeait en biche.


NOTES SUR LES SPECTACLES 3on


Avril 19014. DÉCADENCE. LES OISEAUX DE PASSAGE.

LE NOUVEAU CIRQUE. LE PETIT EYOLF

Après le Retour de Jérusalem, où nous vîmes aux prises une jeune fille juive et un excellent jeune homme catho- lique, nous voilà en présence d'une lutte moins courtoise entre nobles et banquiers. Tous les financiers Israélites et tous les gentilshommes de France ne sont pas semblables à ceux de M. Albert Guinon. C'est heureux. Mais M. Gui- non est un satirique. Sa pièce est aristophanesque — au- tant que peut l'être une comédie parisienne d'aujourd'hui. — C'est donc avec raison que ses personnages sont des héros plus que des hommes : la noblesse fait des poids, des calembours et des bassesses, les banquiers se condui- sent comme des bandits. Mais les pièces d'Aristophane sont joyeuses et admirables, et celle de M. Guinon, si dramatique, si habile soit-elle, est énervante et triste.


Elle a bien failli aussi n'être pas gaie, la pièce du Théâtre Antoine. Mais M. Donnay est très spirituel. Deux petites nihilistes russes guidées par une manière de missionnaire anarchiste, mènent une vie aventureuse de bonnes sœurs de charité. Tatiana est la plus ardente : elle s'est battue ; elle querelle tout le monde ; elle n'a plus qu'une dent ; elle tue allègrement son homme. Vera a plus de cœur ; elle se laisse aimer. Mais il y a quelqu'un à


3û8 LA BOULE DE VEUMEIL

délivrer ou à venger, au fond de la Sibérie. Il faut partir. Tatiana et Yera ne sont pas des oiseaux de pas- sage. Au défaut du dernier acte qui est, peut-être, trop mélodramatique, la pièce de MM. Donnay et Descaves est une des plus intéressantes de cet hiver. Elle est vivante, simple et pleine d'action. M. Grand y joue admirable- ment un excellent rôle. M Ile Melot et M. Chelles sont des russes parfaits. M. Antoine un parfait bonhomme. M 11 ' Van Doren s'est désignée pour le succès. M. Signoret est un des trois grands acteurs de Paris. Et enfin, parce que M. Donnay est très spirituel, il a confié à M Ue Andrée Méry un rôle charmant dont elle se tire le plus joyeuse- ment du monde.


Au Nouveau Cirque, nouvelle rivalité de deux races : le le clown et le nègre.

Faut-il se montrer mécontent du Nouveau Cirque? Ja- mais je n'oserai lui rien reprocher. Mais j'aurai l'audace de lui demander un peu plus d'eau. Je pense que M. Hou- ke a engagé les gentilshommes de Décadence. Ils sont de brillants acrobates. Mais ils ont peur de se mouiller les pieds. La large arène d'eau ne sert plus qu'à refléter l'illumination de l'Apothéose.

Mais l'Apothéose est charmante. Trois ou quatre belles filles vêtues de cuirasses et d'ailes descendent des combles, solidement attachées à leurs fils d'acier. Elles ne sont pas légères, ni aériennes, ni diaphanes. Ce sont des filles en l'air. Elles tournent autour d'une petite femme en mail- lot qui se tient au milieu du bassin, sur un socle de bois,


NOTES SUR LES SPECTACLES 3oO,


à la façon des statues. Des lions peints en vert crachent de l'eau. Les lanternes de projection crachent des cou- leurs. Quelle fraîcheur de soir d'été.

Mais aussitôt la retraite sonne ; on se lève ; les lions restent immobiles au milieu du bassin dont l'eau ne bruit plus ; les sylphides ont regagné les combles ; la statue ouvre la trappe de son socle, et assise sur le petit escalier, elle remet son jupon et sa jaquette couleur d'orange.


Le Petit Eyolf, que vient de nous donner Lugné-Poe, avec une causerie de Paul Fiat, est une des pièces les plus touchantes d'Ibsen ; mais aussi une de celles que le public emboîte le plus souvent. Lugné Poe, M" êS Ralf, Dauphin et Bailly furent excellents. La jalousie, l'amour, l'instinct maternel, l'amitié d'une sœur, sont réunis dans une petite chambre, comme autant de héros sous le péristyle d'un tableau de tragédie. La Femme aux Rats passe en donnant le frisson, comme la Fatalité. Et il n'y a pas ici de tragique de situation ; les caractères vivent, ce qui, dans la langue d'Ibsen, se dit malheureusement « subir une loi de transformation ». Mais il ne se trans- forme pas le petit Eyolf. Déjà boiteux par la faute de ses parents, il meurt bientôt, emporté par les vagues du ri- vage ; une mère ne peut pas toujours veiller sur son en- fant : n'y a-t-il plus, après la naissance du premier petit, des heures pour aimer ?

(L' Ermitage, 1903-1904)-


ML - NOTES SUR L'ART


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L'ACTIVITÉ ARTISTIQUE AUX SALOKS DE 1901.


Lorsqu'on présentait au petit Ja quelque pantin déûormé ou quelque monsieur peu majestueux, il prenait un air rébarbatif, et brandissant son hochet comme une férule, il frap- pait sans respect et sans sagesse.


Si l'on se contente de faire l'examen d'un Salon par comparaison à celui de l'année précédente, on ne cons- tate pas un progrès bien évident. Ce que les Salons de 1901 nous ont montré de nouveau est tout à fait négli- geable, et en cela ne consiste pas l'activité artistique. Ce n'est pas dans le nombre des moutons du marché qu'il faut voir les progrès de l'élevage, et je m'intéresse peu à la statistique des tableaux: il faut expérimenter sur quelques têtes des bonnes espèces pour considérer l'amélioration de la race des peintres.

Or, il faut bien le dire, notre élite est fort stérile : pro- duire deux ou dix fois la même œuvre me paraît en effet un symptôme de stirilité. Nous n'avons plus d'écoles; mais nous avons pis : des spécialistes. Nos meilleurs peintres ne veulent à aucun prix sortir de leur étroit


3l4 LA BOULE DE VERMEIL

rayon. Naturellement je ne considère pas comme un effort bien louable le fond bleu cru dont Henner affligea son dernier portrait, ni l'audace originale de M. Bonnat qui a sans doute pensé être ingénieux en taisant un Loubet méconnaissable. Et pourquoi Pointelin nous donnera- t-il toujours sa même ligne d'horizon et ïbierot sa même baigneuse ?

Les peintres qui ont une médaille pour une Xuil bleue, renvoient tous les ans une nuit de plus en plus bleue et rien d'autre, de peur qu'on ne les reconnaisse pas et qu'on dise : « C'est mauvais ».

Ils finiront par prendre un brevet d'invention et cons- truiront des « machines à Perdus en mer » et à c< Paysage nocturne ». Les « machines à Cupidons » de M. Bouguereau seront fructueuses : toutefois je doute qu'on puisse ac- corder un brevet d'invention à son Amour voltigeant sur les eaux. 11 y a un frein Durand, un moteur de Dion ; Panhard a inventé de toute pièce le refroidisseur de ses machines : mais M. Bouguereau n'a fait qu'ajouter un peu de ventre et beaucoup de carmin aux Cupidons de ses prédécesseurs.

Les meilleurs de tous sont blâmables. Carrière a fait le Portraii de Verlaine et il a fait Maternité, cela est excellent, mais pourquoi expose-t-il cette année une nouvelle Maternité, moins parfaite que celle du Luxembourg ? Je voudrais voir Carrière... coloriste ! que sais-je?

Il faut que l'art avance, et personne ne doit se répé- ter. Quand donc se fiffurera-t-on enfin que le Salon est un champ de combat et non pas une réunion offi- cielle ?


3 0TES SUR L AIVT


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La Féerie intime de Besnard est une œuvre admirable et neuve ; il faut louer aussi sincèrement Jacques Blanche et ses Portraits d'amis ; et La Gandara a bien fait d'exposer à côté de ses Portraits, le beau petit tableau Jeune femme et vielle femme dans un parc... Mais à côté d'eux, combien de centaines ne montrent pas le moindre effort de crois- sance.

Quant à la sculpture, elle multiplie ses bustes comme des petits pains : tout au plus trouve-t-on quelques brioches de Bodin, Baffier, Bartholomé, Constantin Meu- nier, et les friandises de Charpentier et de Denys Puech.

Aux objets d'arts il y a beaucoup de vitrines, aussi fréquentées que les boutiques du Palais-Boyal ; et à l'ar- chitecture, les gardiens pleins de bonhomie émiettent du pain aux moineaux.

Je ris ; mais mon mépris ne va pas vers tous ces tra- vailleurs et ces ouvriers dont on devrait bien admirer davantage l'industrie et l'habilité, au détriment de tous ces faiseurs de tableaux, monotones, laids, invraisem- blables et inutiles.

Puisque, aussi bien, il serait tout à fait vain d'étudier le progrès du Salon actuel sur celui 1900, cherchons donc dans l'examen des meilleures œuvres exposées, des consi- dérations plus générales et plus intéressantes.

Quoicjue les peintres aient un mépris assez obstiné de la critique, je crois qu'il ne sera jamais inutile de parler de la peinture, du moins en ce qu'elle a rapport aux choses naturelles. On ne discutera jamais assez sur le paysage et sur le coloris des objets, en particulier. La plupart de nos traités de la couleur sont faits par des chimistes ou des

18.


3lG LA BOULE DE VERMEIL


marchands. Quant à la peinture de plein air, il faut bien lavouer que le livre de M. de Meixmoron est un des meill- eurs : on v conseille pour éviter l'implacabilité cruelle de la grippe, de préférer au pliant périlleux ou au roc des vallées humides l'abris et le confort de l'atelier.

Qui donc fera, consciencieusement, l'histoire du coloris dans la peinture ?

rson pas moi, certes : mais je voudrais du moins dé- terminer l'intérêt qu'aurait une semblable étude. Car, il est indéniable que le souci de l'exactitude des couleurs ne date que de vingt ou de trente ans, et que, en conséquence, c'est une voie presque neuve qui est ouverte aux peintres de l'avenir.

Je recommanderais au critique avisé qui ferait une semblable étude, de ne pas craindre d'aller chercher les premières traces du pavsage peint jusque dans les fres- ques primitives des anciens Egyptiens. Leurs figures simples, colorées parfois, représentant des palmiers, des lotus, des animaux et des hommes, ne sont pas dénuées d'arl. L'Assvrie, plus complexe, fit progresser ce genre d'ornementations : les figures s'ordonnèrent selon la perspective ; on eut des gradations de plans, des lignes d'horizon, des fonds. L'importance du coloris est dou- teuse : mais si on gagne la Grèce, on trouve plus de cer- titude. Si l'on peut affirmer qu'Apelie a peint une Tempête, comme on le rapporte, la part du coloris dans ce tableau est indiscutable ; il n'y aurait pas moins d'in- térêt à rechercher des détails sur les Raines de Troie de Polvgote et sur Incombât sur le isil de >»eaclès. Toutefois dans cette dernière œuvre, si l'on en croit Pline, il faut reconnaître la substitution du svmbolisme au réalisme.


NOTES SUR L'ART Sl~J


« Ce Neaclès était un artiste ingénieux et inventif : pei- gnant une bataille navale entre les Égyptiens et les Perses, et voulant faire comprendre qu'elle se livrait sur le Nil, dont l'eau est semblable à celle de la mer, il fit voir par un emblème ce que l'art ne pouvait rendre, en peignant sur la rive un âne qui boit et un crocodile qui le guette... » Malheureusement il faudrait laisser de côté un bon nombre de peintres antiques : Phidias et ses contemporains, et tous les monochromistes, et ee fameux Eumare d'Athè- nes, qui le premier distingua dans la peinture un homme d'une femme. On aurait, par contre, un précieux docu- ment dans la Description de 6U tableaux, de Philostrate l'ancien, que M. Bougot traduisit et commenta soigneuse- ment, il v a une vingtaine d'années : l'authenticité de cette galerie dont Philostrate fait la description est pres- que établie, et le genre du paysage y est suffisamment représenté. Les Amours semblent être assez chaudement peints : ils font la récolte dans un verger. « Aux extré- mités des branches pendent des pommes dorées couleur de feu, ou blondes comme un rayon de soleil v> et, au fond, il y a une grotte, une source « où se reflètent ïazar sombre du ciel et le vert des pommiers ». Et l'on voit aussi un miroir d'argent, une riche salade dorée, des agrafes d'or. Le Marécage est encore plus rempli de na- ture : « le terrain est humide : il produit le roseau et la fléole,.. le tamaris, le souchet. Des montagnes formant ceinture autour du marais perdent leurs cimes clans les airs. » Et il y a des canards, des oies, des hérons, des cygnes aux freins d'or, montés par des Amours, et un palmier « qui se baisse amoureusement pour aller trouver sur l'autre rive un palmier femelle ». La Chasse au san~


3l8 LA BOULE DÉ VERMEIL


glier ; Les présents d'hospitalité qui semble une nature morte brillamment peinte, Les Gyres, rocbers battus d'écumes, Les Iles, et Les Toiles présentent le même in- térêt.

La palette est déjà riche, et la peinture à la cire con- nue dès longtemps, est un auxiliaire parfait. L'admirable collection de Théodore Graf nous prouve que les anciens maniaient les couleurs avec autant de talent et de souci d'exactitude que nos meilleurs modernes. Certains de ces personnages feraient bonne figure au centre d'une toile de Puvis de Chavannes. Et il fait si bon de reposer les yeux sur Arsinoë, Bérénice, tracées à la cire du bois, et de re- garder en détail toute cette série de portraits antiques, beaux et vivants I

Mais, avec la peinture romaine, nous rentrons tout à fait dans notre sujet. Les décorations murales découvertes avec Pompei et Herculanum, sont des documents absolus. Nous avons en outre d'intéressants détails sur le fameux Ludius c le premier qui, au dire de Pline, imagina de décorer les murs de peintures charmantes, y représentant des maisons de campagne, des portiques, des arbrisseaux taillés, des bois, des bosquets, des collines, des étangs, des euripes, des rivières, des rivages, au souhait de chacun ; ses personnages qui se promènent ou qui vont en bateau, ou qui arrivent à la maison rustique, soit sur des âne9, soit en voiture ; d'autres pèchent, tendent des filets aux oiseaux, chassent, ou même font la vendange. Le souci du peintre est uniquement celui de plaire, d'égayer les habi- tants de la maison : nulle scène de souffrance ou même de passion n'y est peinte. « On y voit de belles maisons de campagne dont l'accès est marécageux ; des gens qui


notes sur l'art 3ig


portent des femmes sur leurs épaules, et qui ne marchent qu'en glissant ou en tombant ; et mille autres sujets de ce genre plaisant et ingénieux ». C'est de la décoration sim- ple et riante. Quant au coloris lui-même : c'est une teinte plate de vert ou de bleu sous le contour d'un vase de Heurs, une bonne pâte de rouge étalée sur le visage et arrondie en pommette, ou bien l'ondulation brisée d'une ligne bleuâtre figurant les vagues de la mer. Les traces d'un impressionnisme simplifié sont apparentes ; car, naturellement, tout en concluant de ces remarques indé- cises que le coloris des anciens était non pas exact et vi- vant, mais conventionnel et décoratif, il ne faudrait pas négliger d'observer la part d'excellence qui ne laisse pas d'exister dans toutes les époques de la peinture, même les plus primitives.

Et par contre, il siérait de constater combien pauvre est l'usage des couleurs à l'admirable période des Titien et des Vinci, et combien peu la naissance du genre du paysage lui-même contribue à l'enrichir.

Si les œuvres de Mathieu et Paul Brill, les « inven- teurs » du paysage, ne sont pas tout à fait négligeables au point de vue du coloris, qu'est-ce que notre immense et cher Poussin dans l'histoire de la peinture de paysage ? Et Claude ?... Ils sont moins importants que Millet, qu'Harpignies, moins importants que M me Morissot, que M. Maufïïa, que M. Moret, que les petits impressionnistes de demain !

Et dans nos xvn" et xvm 8 siècles, tous les artistes ont une haine égale et du plein-air et du coloris de la nature : les nuances et valeurs du rouge et du bleu semblent ne convenir qu'à la représentation du corps humain.


320 LA BOULE DE VERMEIL

En effet, d'importance d'abord tout à fait secondaire dans les tableaux, le paysage n'était souvent qu'une es- quisse incolore. Même alors que le réalisme dominait dans la représentation des figures humaines, l'idéalisme, 3e symbolisme même régnait dans le paysage. Puis, de- venu un genre isolé il ne fut encore qu'une interpréta- tion de la nature absolument indépendante de l'intensité lumineuse et de l'impression pure des couleurs. On cher- chait à être agréable et non à être vrai. Le charme de Watteau ressemble moins à la douceur du printemps qu'à la grâce d'une soie ou d'une belle parure ; et si rien ne ressemble moins à une ferme que la métairie de Lépicié, ce n'est pas parce que Lépicié ne fut pas un bon peintre, mais parce que sa méthode consista dans la recherche de teintes jolies, gaies et bien fraîches, et non de couleurs exactes. Les Hollandais, sans doute, surent se servir de leurs impressions, et leurs cou- leurs sobres se rapprochent de la vérité. La Kermesse de Rubens houle dans une atmosphère naturelle et c'est une œuvre joyeuse et vivante. Cette peinture faite de taches, opposée à la peinture linéaire des Italiens, est néanmoins plus propre à révéler les nuances et les oppositions que les valeurs réelles des couleurs. C'est ainsi que Corot en les étudiant et en travaillant avec leurs idées et avec cette théorie « que la couleur est la conséquence logique des valeurs » n'a guère plus de coloris que Rembrandt ou que Vinci.

Puis Théodore Rousseau est encore indécis, et Millet conventionnel. Il faut aller jusqu'à Manetpourtrouver l'ef- fort original complet, et il faut entrer en plein impression- nisme pour juger du résultat de cette profonde tentative.


kotes sur l'art 3a I


Boutard, dans le Dictionnaire des Beaux-Arts , en 1826, donne cette définition : « Le paysage a pour objet l'imi- tation des effets de la lumière dans les espaces de l'air et sur la face de la terre et des eaux. » INi les timides premiers peintres de plein air, ni les audacieux impressionnistes contemporains ne me semblent avoir bien pratiqué cette formule excellente.

Les premiers ne sont pas plus près de la vérité que les primitifs. Et quant aux seconds, ils sont eux-mêmes les primitifs d'une nouvelle phase de la peinture. Le classi- cisme de cette nouvelle période différera peut-être beau- coup de ses débuts ; l'art reprendra sa place : on choisira les sujets, on les mettra en valeur et, sans toutefois négliger rien de ce qui est vrai et vivant, on fera des ta- bleaux qui seront autre chose que des études, des œuvres.

On voit en ce moment chez Durand Ruel un tableau charmant de Claude Monet (peut-être le même qui fut exposé en 1886 sous le titre de Verger au printemps) : dans le coin d'un verger fleuri, au milieu d'une atmosphère lourde et que l'on devine pleine de chaleur, de senteur et de bourdonnements, une femme est assise sous un arbre plein de soleil, devant une table de fer où miroite le jour. Elle est allongée dans un fauteuil de jardin, et la ligne de son corps suit la coupe harmonieuse de l'arbre, C'est a la fois une peinture exacte et une œuvre créée. La saison, le paysage, le sujet, l'heure, les détails sont choisis ; mais, en même temps, il n'y a aucun procédé artificiel, aucune fausse convention, aucune déviation dans l'impression visuelle, pure et une.

Yoilà un bel exemple d'impressionnisme ; c'est à la fois de la sensation et de l'art.


322 LA BOULE DE VERMEIL

Car il faut bien le dire, nos coloristes savants, en géné- ral, ne sont plus des artistes. Ils ne veulent plus entendre parler d'art, comme notre horde de gens de lettres ne veut plus entendre parler de littérature. « Le dessin, la langue, disent-ils, qu'est-ce que cela pour des penseurs, des citoyens libres, des hommes supérieurs. » Il manque à ces hommes de génie les qualités des petits travailleurs : de l'ardeur et de la bonne foi. Assurément il y a des écrivains originaux parmi notre précieuse Jeune Ultéra- tare, et il v a des innovateurs parmi nos admirables impres- sionnistes ; mais ils se contentent de leur brevet d'origi- nalité, et ils ne cherchent pas à perfectionner leur inven- tion. Avec leurs tableaux éclatants, ils vous crient : « J'ai une méthode ! » — Mais on le sait bien ! servez -vous de votre méthode. Faites une œuvre d'art et autant que vous pourrez le faire, utilisez votre métbode. ^ ous êtes de- vant un pavsage ; il vous semble que toute celte prairie est une admirable nappe limpide et bleue, mais si vous mettez sur votre toile une nappe bleue et limpide, croyez- vous que je vais deviner que c'est une prairie admirable ? Si vous aviez placé votre nappe dans un ensemble propre à me faire voir que c'était une prairie, alors sans doute vous m'auriez communiqué l'impression que vous aviez ressentie. Vous peignez l'atmosphère, cela est excellent ; mais ne peindre rien que l'atmosphère, cela est inutile. Or, vous qui, sous prétexte de rejeter toute convention, ne voulez enlever aucun rayon, aucun éclat, aucune ombre du visage dont vous faites le portrait, vous n'hésitez pas à lui enlever souvent de la matière : le cbar- me et la fraîcheur qui sont la première impression d'un visage jeune, vous le négligez parfois tant qu'il faut bien


NOTES SUR L ART


323


avouer que vous avez souvent traduit le charme par l'horreur. Vous avez négligé l'œuvre pour le procédé.

Certes, j'ai ressenti comme vous la beauté des éclats de soleil sur une fête champêtre : j'ai vu les couples danser dans l'atmosphère chaude, tourner les robes étincelantes et s'agiter les visages bariolés de reflets et d'ombres ; j'ai eu les paupières envahies de lumières sur les rivages ar- gentés ; j'ai vu sur mon chemin s'imposer la roideur d'une ombre violette. Et une fois, assis sur un banc de la berge du petit square du Pont-neuf, j'ai vu la Seine venir à moi en petites vagues jaunes et bleues : au loin l'eau stagnait comme une boue jaunâtre ; puis la surface se linéait nette- ment de bleu et de jaune clair, et dans mon œil je sentais pé- nétrer la vision d'une infinité de petites lignes jaunes et bleues. Mais à mes pieds, soudain, j'ai remarqué une pe- tite vague toute proche : elle bruissait, elle semblait vivre ; elle venait en souples sursauts écraser sur la pierre sa chair dorée. Elle était limpide, claire, pure, transparente. Elle me fit rêver longuement... Mais, il faut bien le dire, elle brillait là, nettement, bêtement comme les bocaux ovoïdes d'un pharmacien, et comme les chaudrons de cuivre jaune des Servantes de M. Bail!

Et je compris qu'il était aussi inexact de peindre la Seine jaune et bleu que de la peindre limpide comme une casserole de cuivre : et je rêvai la collaboration de M. Bail et de M. Pissarro !

A la vérité, je ne souhaite pas un tel succès à l'éclec- tisme ; mais j'exagère à dessein la portée de mes observa- tions. Je voudrais que les artistesjeunes comprissent qu'ils n'ont qu'une voie à suivre : l'art ; que rien n'en est plus éloigné que les écoles divergentes qui innondent les

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32 4 LA BOULE DE VERMEIL

Salons et les Indépendants ; et qu'il ne faut s'asservir sous aucun procédé, mais au contraire, grâce à Vusage de ces procédés, savoir se tenir sur la voie du beau qui est unique dans tous les arts et qui, seule, dans le sujet qui nous occupe, est capable de mener à bien le peintre paysa- giste.

Je me dis que rien n'est plus éloigné de l'art que les ex- positions officielles, et je pense que l'on ne verra pas là un paradoxe. Comme je le disais au début de ces ré- flexions, il faut chercher dans les œuvres secondaires et les exceptions des traces d'activité artistique.

Cet important mouvement de la peinture du pavsage, est. pour qui sait s'abstraire de l'odieuse importunité des tableaux de genre et de l'éclat de la fausse peinture, assez bien représenté au Grand-Palais. A la Société nationale on rencontre Lucien Griveau et ses Maisons au soleil couchant ; YValter Gay et sa mélancolique Fontaine JMbcr- cella ; Gaston Latoucbe et toute une salle de justes im- pressions champêtres et de belles visions de Versailles et avec sa Partie joyeuse, un chef-d'œuvre ; le Sidaner, le sincère et vrai poète des lumières et des ombres ; Marcel Beroneau et sa Forge abandonnée; Paul Bocquet, timide mais lumineux ; Dauchez, dont La Baignade est une œuvre admirable : Charles Cottet avec son exquis tableau- tin Prés du Village ; Maurice Eliot, impressionniste ex- cellent de La Rue; Guignard et sa Sortie de la bergerie, j uste et savante ; Fritz Thauiow ; Léonce Yaysse et son beau Soleil couchant: Courtens et sa Fin d'automne; Maufra; Meslé et ses Vieilles maisons d'Ormoie; Hawkins ; Hochard ;


NOTES SUR L'ART 325


Prinet ; Lebasque et son Pont de la Dhuise ; Lebourg et ses Soir et Malin; Henri Laurent et son Épervier ; Cadel et sa douce Fin de journée, et peut-être quelques autres. Allons un instant aux Indépendants, et nous verrons : Diriks, Brindeau, le maître Cézanne, les belles Baigneuses, de Rysselberghe, Signac, H. Gross, Petiljean, Lacoste, Yuillard, Ibels, Vallotton. Et à la Société des Artistes fran- çais on peut citer Le Chemin creux, de M. Avy ; Autou,. de la loge, de A. Beauvais ; Le Pont Saint-Michel, de Boggs ; Bicknell ; Boggio, dont le tableau intitulé Tuin me semble être un Paysage parfait ; Bouché, avec son sobre et vigoureux Coup de vent ; Boudot ; Creswell et son exquis Paysage, juste et charmant ; Paul Dougherty et ses Chênes d'automne ; East ; F. Jacomin : Fernand Louis et son excellent Retour de Chasse; Louis Manceaux : Mesnage et son coin fleuri du Luxembourg ; Valentine Pêpe et sa belle Nuit qui vient; Fernand Maillaud et son Intérieur d'Église, œuvre douce, sincère et vraie ; Selmy, Serrier, Simonnet, Thompson, Morlot, Gihon, Girardot ; et aux aquarelles et dessins, Suréda, Pointelin, Simonet, Dupuy.

Je ne puis que rester sur cette énumération. A quoibon faire l'éloge de chacun ? Le but du critique doit être de déterminer la voie qu'il conseille. Je me suis efforcé de montrer vers quel but l'activité artistique tend à se diriger, et vers lequel, par conséquent, il faut pousser les peintres encore non asservis. Je n'ai voulu ériger personne en maître ; j'ai préféré échelonner seulement quelques noms sur la route du beau.


326 LA BOULE DÉ VERMEIL


J'ai peur que l'on m'accuse « d'avoir fait mon Salon un peu à côté ». Je vais donc citevles quelques rares tableaux qui sont des œuvres d'art.

Aux Artistes Français, L'Abreuvoir de M lle Delasalle attire les regards, et à juste titre, car c'est une œuvre bien établie ; Les Anglais en Irlande, de J.-B. Duffaud, sont d'une peinture forte et vigoureuse. Louis Ridel a l'unanime succès des délicats : son Adieu est bien l'œuvre la plus charmante et la plus touchante de ce Salon et rarement un peintre a mis dans un tableau plus de rêve et plus d'humanité ; il faut voir aussi le petit portrait des modèles de ce tableau ; le Portrait ovale, de Wéry, et les Préparateurs de raisins secs, de Sorolla y Bastida font affluer le public dans la petite salle qui touche au grand hall des « Toiles à voiles » (Eva la dompteuse, Les Sirènes, Femmes colosses, L'Homme volant, etc.. tout cela est bien déplacé à l'entrée du Salon, tandis que ce serait si atten- drissant sur les baraques de la foire de Neuilly). Pour faire diversion, voyez donc l'exquis Portrait de Hé- bert.

Henri Martin expose une admirable Bucolique qui ob- tient le suffrage de ceux qui aiment le soleil et la vie mêlés aux ombres et aux rêves ; et il expose aussi un char- mant portrait de fillette aux yeux naïfs, plein de douceur et de vérité. M. Avy a un Départ pour Cythère, aussi bon de peinture que mauvais de conception, et ce n'est pas un petit éloge. J. Chanson a peint une belle Fontaine des Fauves, Devillario une Eglogue très bonne et un remar-


NOTES SUR L'ART 3 27


quable portrait de jeune fille. Faivre expose d'exquis portraits de femmes ; Grau un beau panneau ; Albert Laurens, Les Gerbes, œuvre forte de matière et de pensée; Leigle, Mère et enfants. René Lelong a un beau portrait d'homme et Un Soir d'une peinture très solide et d'un sentiment très profond ; M me Gonyn de Lurieux, un Après Vêpres, bon et charmant ; Menet une Margot d'une vie énorme ; Royer, une excellente toile, La Soupe, Alexandre Séon, dont il faut admirer longuement l'expo- sition actuelle chez Petit [Rousse, La Sirène, La Petite Fée, Les yeux clos, Fillette, Le Poète Louis Le Cardonnel et surtout Sourire), a au Salon une très belle Sphinge. Si- mon est toujours à admirer, Troncy, Walcott, Dufau, Vollet, J.-J. Lefebvie, ont des œuvres sérieuses. Jean Pierre, avec son Arrivée, se révèle un artiste vigoureux. Il faut citer aussi l'aquarelle de Naudin, le panneau de Gorguet, et les Sardinières de Jules Adler, un pur chef- d'œuvre.

Au dessins de la Société Nationale, il faut noter les œuvres de Louis Legrand, et aller en voir d'autres chez Pellct. Ses Heures et sa Faune parisienne sont d'un dessin aussi ferme qu'original et il faut souhaiter à Louis Legrand un succès qu'il mérite, car il est capable, si on lui confie des œuvres de vrais écrivains, de renouveler l'art un peu négligé de l'illustration des livres.

Je trouve encore d'excellents noms à ce même Salon : Jeanniot et Lavery qui exposent de très beaux portraits ; Anglada, dont les gitanes et les parisiennes ont une égale ardeur de vie ; Armand Berton et sa belle Leçon de musique ; François Guiguet et ses scènes pleines de douceur : René Ménard, auteur de tant de belles œuvres d'inspira-


LA BOULE DE VERMEIL


tion antique et qui à côté de ses paysages sompteux ex- pose un beau portrait d'homme ; E. de Pury, Botkine, Montenard, E. Brin, Morisset, Tournés, Louis Picard et sa Femme à la rose, E. M. Ruty, avec un beau panneau décoratif ; Le Riche et un bon portrait : Osterlind (dont il faut voir un très bel ensemble d'oeuvres chez Hessèle) ; Jean Veber et ses succulentes toiles pleines de vie et de joie : Métivet, Pavne, Prinet, Stewart, M Ue Campbell Macpherson, Willette, Zuloaga. Et je veux finir avec le nom de M. Edouard Saglio, qui a exposé trois œuvres très belles : Coin de buanderie est un tableau excellent, et digne d'admiration.

Aux dessins et cartons, de beaux Grasset, d'exquis Aman Jean, des Gadel, La Gandara, Girardo, de Groux, Sain, Lucien Simon, et un ensemble admirable de des- sins d'Eugène Vidal (Liseuse, Femme nue, etc.).

Et enfin, aux objets d'art, je relève les noms de H. de la Nézière (un paravent gracieux, moderne et familier) ; Henri Gillet, dont les décorations d'appartement sont, en même temps que des fantaisies nouvelles, des œuvres d'art de premier ordre: \allgren avec ses délicieuses petite bretonnes, et M' u " Vallgrenn avec ses précieuses et belles reliures ; et enfin au milieu des mobiliers mo- dernes, une jolie chaise longue et signée ïonny Sel- mersheim.

Cet extrait d'une soixantaine sur quinze ou vingt mille numéros me paraît trè suffisant. Quant à parler des mau- vais envois, j'y renonce, faute de place : il fallait le Grand-Palais pour contenir tant d'horreurs, et il faudrait la voix de Jean Chrysostôme pour les excommunier.

(L'Hémicycle, 1901).


L'ACTIVITÉ ARTISTIQUE AUX SALONS DE 1902


C'est que, quelquefois, le cœur est si chagrin, qu'il ne sçait pas trop bien ce qu'il sent |M lle de Sccdért, Conversations nouvelles, II, p. 4 i, édit. Arondus, 1 685).


L'esprit cherche à dispenser son estime, l'œil à se ré- jouir, le cœur à s'enthousiasmer. Et tout de suite, l'es- prit, l'œil et le cœur s'accordent; de concert, ils décident : faut-il crever des toiles ou s'en aller ?

On reste, on se résigne, on regarde tour à tour des milliers de tableaux, pour y trouver un peu de peinture. Mais œs salons qui étaient jadis une réunion militante d'oeuvres actives, sont aujourd'hui un amas confus d'inu- tiles besognes.

Le but des salons étant perdu, cherchons dans la valeur de quelques-unes des œuvres (i° importantes. 2° auda- cieuses, 3° belles) qui s'y trouvent une raison d'être à cette solennelle assemblée.


33o LA BOULE DE VERMEIL


Mais, comme, en voyant un beau Tableau, on ne s'informe pas de la peine que le Peintre a eue en le faisant, et qu'on regarde seulement la perfection de l'ouvrage... iId., I., i58.)

Il faut bien que nous regardions les grandes toiles, car Le Banquet des Maires est absolument officiel, Le Jubilé de Pasteur contient deux cents portraits ressemblants, et les Décorations pour l'Hôtel de Ville sont l'œuvre la plus con- sidérable de M. Détaille. Pour « sa grande taille et sa belle allure » citons ici l'Aigle expirant de M. Gérome. Certes, nous sommes étonnés par la pensée que M. Gérome, qui n'est pas un jeune homme, entreprenne encore des tra- vaux si énormes. V Aigle expirant siérait fort bien à la plaine de Waterloo, mais il n'a guère d'attrait au milieu de tous ces plâtres stupides.

Stupides et indifférentes toutes ces sculptures — il faut leur rendre justice — représentent une grande somme de travail ; imaginons un instant qu'autour de chacune de ces statues se meut la foule ardente de leurs sculpteurs robustes, chevelus, fumeurs de pipe, des praticiens aux mains emplàtrées, de leurs modèles nus, odorants et im- mobiles, au milieu des blocs de pierre, de marbre brut, d'outils brillants et parmi les sifflotements familiers, les bouffées de tabac, les jurons et les bruits de marteaux. Voilà le Grand Palais devenu un gigantesque et laborieux atelier !

Mais n'allez point considérer en particulier une de ces

Tristesse, Désolation ou Rêverie : c'est un moulase sur na-

o

turc mal retouché. Ne vous arrêtez pas mélancoliquement


NOTES SUR L'ART 33 1


en face de quelqu'un de ces monuments commémoratifs : ce sont commandes officielles d'après photographie. Et ne cherchez pas, je vous prie, à trouver quelque talent dans ces cent bustes d'inconnus : vous donneriez la folie des grandeurs à cent pauvres filles anémiques qui vous de- manderaient les palmes.

Je n'ai point de méchanceté.


La Peinture, qu'on dit qui a autre- fois trompé les oiseaux par des fruits bien représentés, et qui trompe mesme quelquefois les hommes par d'excellentes perspec- tives, n'a jamais pu bien imiter ny le feu des Diamants, ny l'éclat du Soleil. (Id., I, 24.)

Les audacieux ne sont pas en grand nombre au Salon, mais ils méritent néanmoins la critique. C'est une excel- lente idée qu'ont eu les impressionnistes de vouloir peindre l'atmosphère ; mais, comme je me plais à le répéter, ils ne peignent que l'atmosphère. Et — ce qui est plus malheu- reux — le mouvement de la peinture actuelle semble s'y consacrer exclusivement. Cette peinture nous a enthou- siasmé : mais notre enthousiasme est las. Lorsqu'un au- teur nous raconte le magnifique sujet de son prochain ro- man, il nous enchante ; mais lorsque, quelques années après, on lui demande des nouvelles de son roman, on supporte mal qu'il nous raconte de nouveau le magnifique sujet de sa même œuvre. Et nous attendons l'cclosion avec moins d'intérêt.

19*


LA BOULE DE VERMEIL


Cette théorie, dominante chez nos meilleurs paysagistes n'est point fâcheuse par elle-même ; mais elle asservit : elle exclut la personnalité, c'est-à-dire la qualité néces- saire à son œuvre. On apprend cela à l'école, mais il est bon quelquefois de dire des enfantillages, et il fatit sa- voir gré aux horloges de nous renseigner sur l'heure qu'il est.

Pour moi, dit Elise, qui suis une paresseuse, je crois que c'est une grande commodité d'avoir de très bonnes inclinations. Id., I, 1 55-;

Ne nous lamentons pas trop : il y a encore de bons peintres originaux. Et louons trois noms presque nou- veaux qui nous promettent de nombreux chefs-d'œuvre : Simon, Anarlada, Hauffbauer.

Malgré trop de mise en scène, la Révolte des Flamands, de M. Hauffbauer, est très belle : voilà donc de la pein- ture, de la vraie peinture. Nous en parlerons longuement, j'espère, Tan prochain.

Les envois de M. Anglada dans l'escalier, en compen- sation de ceux de M. Dubufe qui occupent vingt mètres carrés dans une belle salle, sont admirables : on pourrait lui reprocher d'allier l'impressionnisme linéaire d'un Tou- louse-Lautrec à une matière riche, vivante et ferme. Mais on aurait mauvaise grâce à ne pas s'enthousiasmer fran- chement pour l'audace et la solidité de ses œuvres : Danse gilana, Démarche gitana, Les Héritiers et les Déshérités, Chevaux après la pluie. Qui donc nous donnera de belles œuvres françaises, comme cet espagnol nous présente des révélations de son pays ?


NOTES SUR L'ART 333


C'est M. Lucien Simon. Rien n'est plus séduisant au Salon que sa Causerie du soir. Depuis longtemps nous connaissions sa science puissante de la couleur, la fran- chise de ses plein-jour, la vérité de ses paysages et de ses figures. C'est peut-être parce que M. Simon est l'auteur de la Boulotte et de Salle de bal, qu'il a pu donner, sans mièvrerie, une si grande beauté à cette scène mélanco- lique, familiale et gracieuse. La réunion de famille est un sujet fort aride (témoin M. Carolus Duran, qui n'y brille point) ; car elle consiste en un ensemble, souvent malheu- reux, de portraits et de natures-mortes concourant à une scène. Mais le tableau de M. Lucien Simon est admirable- ment composé, en sorte que tout v vit au même point : tasses à thé sur un plateau, attitudes d'hommes et de femmes, rameaux de sapins se balançant à la fenêtre... On est ému.

Il faudrait parler aussi des Sœurs quêteuses, du Dégui- sement... Mais il semble qu'on ne doive plus s'arrêter de- vant les tableaux de cet excellent peintre, parce que d'autres excellents peintres méritent une critique égale. Mais que dirai-je de nouveau des délicieux Besnard, Car- rière, Whistler, Sargent, Blanche, etc.. Nous ont-ils montré eux-mêmes du nouveau ?

Et les vieux, les vieux de l'Institut, qui envoient tou- jours beaucoup de tableaux, comme s'ils avaient du ta- lent... Préférons les nouveaux, avec leurs sincères efforts :

Avec un amas de vaisselle et une petite fille, M. Garido a fait une œuvre charmante. Il y a une grande séduction dans la Parure et une facture excellente dans toutes ses Natives mortes : mais il ne faut pas dire : cela est sédui- sant, ceci est bien fait ; il faut examiner de plus près ces


334 LA BOULE DE VERMEIL

belles peintures, pour y distinguer les traces de la ma- nière originale qui caractérise les peintres sincères et les grands artistes.

Moins simple, M. Le Sidaner est aussi admirable : il faut le louer de s'être varié, d'avoir accru son effort et de nous donner après de belles œuvres, de plus belles œuvres.

MM. Jean-Pierre et Albert Laurent, dont nous suivons avec le plus grand intérêt le développement, exposent deux portraits de leurs père et mère. Tous deux sont trop bons pour que nous préférions l'un à l'autre. Nous voici deux bons peintres de plus.

La Solitude, de M. Fernand Maillaud, n'est pas un pay- sage artificiel et froid. Une impression de grandeur do- mine la vision. C'est aussi une douce émotion qu'on trouve dans son Maître sonneur. M. Fernand Maillaud est un paysagiste sincère, et c'est pourquoi il est un peintre excellent.

M. Dauchez, plus sobre encore, a les mêmes qualités : que de beauté il met dans le moindre coin de rivière, dans un petit vallon, dans les rameaux d'un grêle bou- quet d "arbres !

Enfin, M. Caro-Delvaille, si déplacé dans un salon mort, expose deux œuvres pleines de vie : La belle fille et Dame à l'hortensia.

Et voilà une petite sélection que me plaît beaucoup.


On remarque aussi... (Id, I, 26.)

Jeanniot, de bons paysages ; ïardieu, le Travail; Ridel, Le Prélude d'amour d'une grâce infinie et Ingénue; H. Mar-


notes sur l'art 335


tin, La Muse de Peintre et un mélancolique paysage, La Bastide-du-Vert ; La Gandara, d'admirables portraits et un bassin pur et mélancolique ; Bertsœn, les Chalands, d'une facture très belle ; Désiré Lucas ; Ernest Laurent, Les Relevailles ; Walter Gay, des intérieurs délicieux ; Thaulow, la Halte; Menard, le plus attrayant de tous ; Legout- Gérard ; M me Beaux, un très bon portrait ; Collier ; Jean Veber ; de la Nezière ; Saglio ; Eliot.

Pour la sculpture : la tête de V. Hugo, de Rodin ; le Beethoven, de Bourdelle, et celui de Fix Masseau, tous deux très beaux : les bustes de C. Meunier; le Verlaine, de Niderhausen Rodo ; la Joueuse de boule de Gérôme, et quelques statues perdues dans les plâtres dont il est suffi- samment parlé plus haut.


Quand j'aurai même ajouté qu'il y a un Vase de Jaspe d'une grandeur excessive, dont la figure est d'une espèce d'ovale irrégulière, qui ser- vit au baptême de Charlequint, qui est d'un pris inestimable... (Id., I, 3a.)

Il faudrait parler longuement des solides envois de Baf- fier, des décorations charmantes de Ch. Guérin, de la belle vitrine de M m * Besnard, des remarquables ferrures d'Al- bert Millaud, de l'admirable Salomé de Fix Masseau, des statuettes de Vallgren, des délicieux papiers peints de H. Gillet, et des envois de Prouvé, Rivaud, etc.. Mais la place nous manque. Disons seulement que l'ameublement, dit moderne, est en progrès. Dieu merci, ce n'est plus


336


LA BOULE DE VERMEIL


enfin la pacotille compliquée qu'on nous montrait tous les ans, et qui menaçait de s'imposer, dans l'histoire du mobilier, comme style de 1900.


Vous souvenez-vous, ajouta-t il, que vous m'avez dispensé de parler de r»rchiteclure. (Id , II, 17 )

Mademoiselle de Scudéry (£607-1701) fut un grand écrivain français.

'L'Hémir>cle, 1902).


SUR LE PEINTRE BERRICHON FERNAND MAILLAUD


L'artiste dont on vient d'exposer l'œuvre au Salon de la Plume est peu propre à inspirer des querelles de partis. Son art est goûté de chacun, et il n'est pas nécessaire d'être un critique bien perspicace pour découvrir de 1 & beauté dans ses tableaux. Le charme de son œuvre s'im_ pose immédiatement, car Maillaud a l'originalité d'être sincère.

Et il est bien difficile de classer sous un « maître » ou de ranger dans une « école », un ennemi de tout procédé artificiel. Aussi, quand on l'interroge sur les peintres qu'il aime, il parle volontiers de Rembrandt, puis des Italiens, de Luini surtout, et si on veut le ramener à notre époque il n'aime pas à aventurer son opinion au delà d'une grande admiration pour Millet et d'une vive svmpathie pour Eugène Carrière. Sans mépriser les impressionnistes, dont il se rapproche même instinctive- ment dans certains tableaux, comme sa belle Rue à Guéret il n'admet point volontiers leurs procédés un peu positifs et leurs tentatives audacieuses.

Ce qu'il aime dans un ciel, ce ne sont pas les combi- naisons de coloris de l'atmosphère, c'est la douceur du


338


LA BOULE DE VERMEIL


soir, la beauté d'un moment harmonieux ; car chez lui, l'émotion précède l'admiration et dans telles circonstances où certains artistes enthousiasmés de l'étrangeté d'un soleil couchant, s'occupent de la décomposition des cou- leurs, il regarde, songe et peint avec beaucoup d'amour.

Sa sensibilité, d'ailleurs, ne l'empêche pas de voir juste. Il ne va pas jusqu'à imiter certain peintre qui avait coutume de tatouer ses paysages d'été sous prétexte que, quand il avait fixé du regard le disque du soleil, il voyait surtout le sol une infinité de petits points verts (l'étude physique et positive delà nature mène parfois à des résul- tats peu sérieux); mais lorsqu'il a une impression vraie, il sait nous l'imposer, sans modifier la justesse de sa vision.

Sans doute, jamais dans son œuvre, on ne ressent comme dans certains Renoir, par exemple, cette forte mais toute physique impression d'un clair rayon de soleil qui vous emplit tout à coup les paupières, ou d'une grande ombre mauve qui barre le chemin avec violence ; mais on y trouve la sérénité inquiète de la pénombre d'un bois, la triste solitude d'une maison abandonnée, la grandeur émouvante d'un lever de lune. Son inspiration ressemble parfois à celle du poète Verharen chantant


Etangs planes d'où s'élèvent, sans bruits,

De fins brouillards pareils à de grands anges,

Qui défilent baiser en flottantes phalanges,

Sur les yeux clos des fleurs, le sommeil de la nuit...

C'est que Fernand Maillaud est un lyrique ; il met dans chacune de ses œuvres « cet on ne sait quoi » qui


NOTES LUR L'ART 339


vient de l'âme. Et si l'on reconnaît dans chaque toile les mêmes traits caractéristiques, c'est qucMaillaud reste conti- nuellement et sincèrement lui-même à travers toutes les manifestations de son art.

Et, aussi, au rebours, connaît-on bien l'homme quand on voit ses tableaux ; l'artiste modeste qui sait être content d'un œuvre sans éclat, l'homme doux à l'œil gris et bon, l'amoureux de la campagne, fidèle à son Berry et à ce petit village de Fresselines où son ami, le poète Rollinat, se cache en chantant la nature, le familier des choses, qui s'émeut devant les ruines, aime à s'entourer de meubles antiques et sculpte à ses heures de loisir les cadres harmonieux et sobres de ses toiles.


Dans l'ensemble, l'œuvre de F. Maillaud paraît triste : mais elle est surtout humaine. Une vague mélancolie plane, sans doute, sur tous ces paysages gris : mais, lorsque l'on considère chaque tableau en particulier, on voit aisément que le peintre n'est pas un pessimiste et un dégoûté, et que son œuvre est, comme notre vie en grisaille, semée çà et là de là de petits élans de joie et de bonnes heures de beauté.

Chacun de ses tableaux, en effet, est pour ainsi dire une impression indécise ou mélancolique, animée de quelques reflets de lumière plus intense qui suffisent à lui donner la vie. Un simple trait, un menu détail suf- fisent parfois à relever la douceur un peu monotone des paysages : l'herbe qui brille sous la rosée, une fleur rouge derrière une vitre, une lueur d'âtre à travers un


3-iO LA BOULE DE VERMEIL

seuil ouvert, un ravon de soleil qui darde par le trou d'un mur,

Ainsi, dans cette admirable vieille d'Une rue à Gnèret, une vive lumière crue blanchissant la pierre du vieux mur donne la vie à toute cette masure touchante dont les poutres, le torchis et les moellons s'imposent à notre regard avec la force d'un souvenir aigu qui frappe notre cœur.

Et ainsi les deux panneaux de portes Pluie dans un ravin et le M'neu d'ionps s'animent grâce aux quelques touches lumineuses qui brillent aux plis du manteau, dans l'œil étrange des loups de la légende et sur la croupe luisante du cheval blanc.

Dans le Repos de la Sainle-Famille, nous avons, de même cette double impression de douceur triste et de joie intérieure.

Sur un chemin gris, une femme en cape est assise ; un homme s'appuie à la courbe d'un bâton de pâtre ; un âne paît. Le silence et le soir adoucissent l'humble scène.

L'humilité est pleine de grandeur.

Au haut du tertre naît la lune et sous sa lueur com- plexe on sent la tendresse de la mère, et la noblesse de l'homme bon qui veille ; l'âne paisible est soucieux du nouveau-né.

Et devant cet enfant auréolé une impression vague <jt multiple nous saisit et nous exalte.

C'est la louange de vingt siècles et de cent peuples qui monte, semble-t-il, de la terre ; rumeur joyeuse, bras levés, offrandes en monceaux, tourbillons bleus d'encens, femmes agenouillées, cris enfantins, voix d'hommes




NOTES SUR L ART


34i


travailleurs, vieillards doux et courbés qui pleurent en riant. L'immense amour d'un homme s'élève et chante.

La grandeur est pleine d'humilité.

Par un soir gris, le père et la mère se sont arrêtés dan3 le petit chemin pour que FEnfant-Dieu prit du repos, car, s'étant fait homme, ses paupières battent et se gonflent comme celles des autres enfants...


Cette lueur de joie humaine qui éclairait le mysticisme un peu sévère de ce tableau que nous avions déjà admiré au Salon de 1899, nous la retrouvons dans ses œuvres les plus naturalistes, notamment dans Intérieur, qui fut tant remarqué cet été à la petite exposition berrichonne de l'Esplanade des Invalides. Ce tableau représente une servante de ferme, vue de dos, et buvant près d'un évier où brille un sceau de zinc; par les fentes de la porte pénètre un éclatant et chaud soleil qui alourdit la touf- feur de la pièce, en même temps qu'il intensie joyeuse, ment la vie des choses.

On sent qu'il est là, derrière cette porte, prêt à entrer, mais impuissant à venir jeter les tons crus de ses éclats aveuglants sur les demi-teintes harmonieuses de cet intérieur, et unissant toute sa force aux fentes de l'huis par lesquelles il lance les éclairs violents de ses brû- lures.

Renoir ou Monet eussent assurément entr'ouvert cette porte et provoqué une invasion furieuse du soleil, qui eût opposé sa crudité aux nuances sobres des parties


3^2


LA BOULE DE VERMEIL


restées dans l'ombre : mais, même ainsi, eût-on mieux senti la force du soleil de ce jour torride de juillet, qu'à travers les minces filets de celte porte fendue?

Maillaud, sans abandonner sa douceur et sa mélancolie, sait, d'ailleurs, rendre vivement les pleins jours, et les deux toiles où il peint Y Eglise de Fresselines ont un grand charme. Peut-être même faut-il regretter de ne pas voir dans son œuvre réunis plus de pavsages comme la Vieille maison abandonnée. Etude de Plâtriers, une Rue à Guérel et comme cette Eglise de Fresselines.

Sans vouloir faire une noiice biographique, qui serait peu compliquée car Maillaud est trop modeste pour que la gloire ait orné sa vie artistique de multiples lauriers, si nous cherchons seulement le lieu de naissance de Fernand Maillaud, nous nous expliquerons plus aisément l'amour qu'il a pour la nature et la vie rustique. Né à Mouhet, dans l'Indre, il quitte volontiers son atelier delà Mon- tagne Sainte-Geneviève pour aller travailler en Berry : il retrouve à Fresselines le poète Rollinat, l'impressionniste Detroy et tout le groupe des peintres de la Creuse, à Ardentes l'imagier André des Gâchons ; à Sancoins, Hugues Lapaire, l'auteur des Chansons Berriaudes ; à A erneuil, le bon poète Gabriel Xigond et, comme eux, il est fidèle à son sol natal et v puise volontiers sa plus pure inspiration,

Maillaud est resté Berrichon, à Paris, comme dr.ns l'art il est resté un homme. Ainsi que je l'ai voulu mon- trer, il est simple, volontiers, rêveur et mélancolique avec de petits élans vers la joie des choses, qui font que son œuvre douce et grise ne laisse pas d'être parfois émue par la bonté de la vie.


NOTES SUR L'ART 3^3


Sensible et naïf, Maillaudestvolontierspoèteen peinture.

On a discuté quelquefois sur la qualité intellectuelle des peintres et on leur a souvent défendu d'être philoso- phes et surtout littérateurs : mais, si on les loue médiocre- ment de faire de la peinture cartésienne, pornographique ou socialiste, on ne saurait \es empêcher d'être poète et de rêver.

Chacun a sa petite foi, et envisage la vie avec son âme primitive. Ce n'est pas le propre du seul philosophe d'être ému de l'avenir et de songer à l'amour des choses de la terre.

Laissez donc le peintre voir un peu plus loin que sa toile et que son modèle, et louez notre artiste de cette douce sagesse humaine qui lui fait regarder la vie avec beaucoup de mélancolie, avec un peu de tristesse, et parfois aussi, avec cette tendre joie qui fait dire à Car- ducci : « Là-bas, qui est-ce qui rit au fond de la vallée ? Paix mon cœur, paix mon coeur : Ah ! si courte est la vie, et si beau est le monde ! »

Février 190 1.

La Plume, 15 Mars 1901.


TABLE DES MATIÈRES


NOTICE SUR PIERRE DE QUERLON k

I. _ NOUVELLES

LES SOUILLONS 29

LE SOUVENIR DE CHARLOTTE 4l

LA. VOLEUSE 52

LE VIEUX BATEAU Gl

TROTTOIR ROULANT 71

LA TACHE D'ENCRE 79

GALANTERIE 8l

CONSOLATIONS 89

LE DON DE VOULOIR 94

LE DIALOGUE DES ARMOIRES I 1 5

II. — THÉÂTRE

LE BANDEAU. , 125

III. — FRAGMENTS

MES PETITES AMIES DE LA RUE DU CHAT .... 1 53

PROMENADES AVEC ANTOINETTE 201

A LA TOMBE DE l'aIMÉ 2CX)

CELUI QUI MEURT TOUT A FAIT 2 12

LE BEAU VASE 214

20


348


LA BOULE DE VERMEIL


IV. — VARIÉTÉS

PARIS RUSTIQUE 2 Ht

DÉCADENCE DU CHEVAL DE BOIS 22"

L'ART DE TOURNER LES POTS 23 1

LA RETRAITE D AURÉL1EN SCHOLL 23^

V. — LITTÉRATURE

REMY DE GOURMONT

LES ÉCRIVAINS TRANQUILLES , 20<)

LE JOURNAL AMOUREUX D.E M u ' ? DE VILLEDIEU . . 2"i

VI. — NOTES SUR LES SPECTACLES (1903-1904)

NOTES SUR LES SPECTACLES 28 1

VU. _ NOTES SUR L'ART

L'ACTIVITÉ ARTISTIQUE AUX SALONS DE I0,OI ... 3l3

LACTIVITÉ ARTISTIQUE AUX SALONS DE I<)02. . . .>20,

SUR LE PEINTRE BERRICHON FERNAND MAILLAUD . . 337


-4 CHE I É I) IMPRIMER le quatre juillet mil neuf cent sept

PAR

BESSIÈRE

A SAliNT-AMASD (cHEIl)

pour le MERCVRE

DE

FRANCE


MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RVE DE CONDÉ PARIS-VI e

Paraît le i er et le i5 de chaque mois, et forme dans l'année six volumes.

Littérature, Poésie, Théâtre, Musique, Peinture, Sculpture

Philosophie, Histoire, Sociologie Sciences, Voyages

Bibliophilie, Sciences occultes

Critique, Littératures étrangères, Revue de la Quinzaine

La Revue de la Quinzaine s'alimente à l'étranger autant qu'en France; elle offre un nombre considérable de documents, et constitue une sorte d' « en- cyclopédie au jour le jour » du mouvement universel des idées. Elle se compose des rubriques suivantes :


Epilogues (actualité): Remy deGour-

mont. Les Poèmes : Pierre Ouillard. Les Romans: Rachilde. Littérature : Jean de Gourmont. Littérature dramatique : Georges

Polti. Histoire: Edmond Barthélémy. Philosophie: Jules de Gaultier. Psychologie : Gaston Danville Le Mouvement scientifique: Georges

Bohn. Psychiatrie et Sciences médicales :

Docteur Albert Prieur. Science sociale : Henri Mazel. Ethnographie, Folklore : A. van

Gennep . Archéologie, Voyages : Charles Merki. Questions juridiques : José Théry. Questions militaires et maritimes :

Jean Norel . Questions coloniales : Cari Siger. Questions morales et religieuses :

Louis Le Cardonnel. Esotérisme et Spiritisme : Jacques

Brieu. Les Bibliothèques : Gabriel Renaudé. L,es Revues: Charles-Henry Hirsch. Les Journaux: R. de Bury. Les Théâtres: A. -Ferdinand Herold.


Musique : Jean Marnold.

Art moderne: Charles Morice.

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Chronique du Midi: Paul Souchon.

Chronique de Bruxelles : G. Eekhoud.

Lettres allemandes : Henri Albert.

Lettres anglaises ;Henry.-D. Davray.

Lettres italiennes : Ricciotto Canudo.

Lettres espagnoles : Gomez Carrillo.

Lettres portugaises : Philéas Lebesgue.

Lettres hisDano-amèricaines : Euge- nio Diaz Romero.

Lettres néo-grecques : Demetrius As- teriotis.

Lettres roumaines : Marcel Mon tan- don.

Lettres russes: E. Séménoff.

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Lettres néerlandaises: H. Messei.

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