La Morphine (Victorien Du Saussay novel)
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"Il paraît, on m'a dit, qu'il est impossible, soi-même, de résister à la morphine..."--La Morphine (1906) by Victorien Du Saussay |
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La Morphine (1906) is a novel by French writer Victorien Du Saussay published by Albert Méricant and illustrated by Manuel Orazi.
Full text
LES FIÈVRES HUMAINES
La Morphine
I
Le 15 décembre.
Parmi les voyageurs du train transatlantique débarqués à la gare Saint- Lazare, dans la cohue du bruit et des gens, un homme de haute taille , robuste quoique déjà vieux, se fait remarquer par cette laideur caractéristique que mettent certaines souffrances sur les visages . Il est seul. Il est tranquille, patient, dans la tourmente de vie qui s'agite autour de lui . Quoiqu'il ne soit attendu de personne, il semble chercher quelqu'un . Dans l'immense Salle des Pas-Perdus, il va , il vient, sans but. C'est l'heure où se vide Paris, où tous ceux qui sont las s'en vont jusqu'au nid de repos , la journée faite . Et cette houle humaine, en quelques instants , a effacé la trace, un moment laissée par le passage de ces étran- 6 LA MORPHINE gers venus de si loin , qu'un grand navire apporta, que quelques wagons emprisonnèrent et qui se sont égarés ou s'évanouiront dans la bizarre confusion de la Ville, de Paris, de ce monde infernal et sublime où les frissons sont plus puissants qu'ailleurs, où les enthousiasmes sont plus violents , les désespoirs plus effroyables que dans n'importe quelle cité humaine. L'homme gagne la rue. Dans l'air , la neige tourbillonne ; à ses pieds , la boue ; les lumières font miroiter cette boue comme si elle se taillait en facettes de pierres précieuses ; des milliers de pieds pataugent dans l'ordure, et cette ordure est faite de la fébrile activité d'un peuple : c'est son déchet. L'homme s'enveloppe de son manteau ; il se redresse; il aspire l'atmosphère neuve ; il regarde avec des yeux éblouis et désenchantés ; sa bouche dessine un rictus ; ses membres tremblent comme si son âme était effrayée , comme si ses yeux plongeaient dans un enfer. Et, comme une machine, il se met en mouvement ; il marche, il marche; il entre dans la Ville. Sait-il où il va? Il avance comme s'il connaissait son chemin ; et, pourtant, tout lui est étranger, tout lui est inconnu. Nulle maison ne lui rappelle un souvenir ; nul visage ne réveille dans sa mémoire un visage ami. Guidé par l'instinct, peut-être gagne-t-il le nid auquel toute bête a droit? Il s'enfonce, de plus en plus , dans la confusion des choses et des êtres , dans la LA MORPHINE 7 neige qui tombe, dans la boue qui gît, dans le grouillement qui ne se lasse jamais , dans l'énervante agitation des rues qui ne veulent pas dormir ; il s'enfonce au cœur de la cité exaspérante, froid, calme, tragique, grand comme un fantôme . Paris s'amuse. Noël ! Noël ! Des groupes joyeux chantent des cantiques ; on dirait que ce sont des chansons à boire. Bien que ce soit le milieu de la nuit, tout le monde veille : Minuit, chrétien ! ... Minuit, chrétien ! ... Il est né, le divin enfant ! ... Ce sont des chansons de rues. Ailleurs, dans les églises , les cantiques s'envolent avec l'accompagnement des orgues ; ici , ils jaillissent d'éclats de rire , odieux comme des blasphèmes. Dans les maisons, c'est la fête ! On célèbre la naissance du Sauveur par des ripailles . L'ivresse fait qu'on se souvient des poésies pieuses. Le Seigneur est né! On se roule dans l'orgie. Minuit, chrétien ! ... Minuit, chrétien ! ... Les bouches se rougissent de désirs et de vins . Minuit, chrétien ! ... Minuit, chrétien ! ... Ce sont des voix de femmes ! Ceux qui passent, par hasard , dans la 8 LA MORPHINE petite rue d'Offémont, lèvent la tête vers des fenêtres étincelantes de lumière d'où s'échappent des cris et des chants . Minuit, chrétien , c'est l'heure solennelle !... Des femmes en toilettes de bal, la gorge nue, les bras nus, apparaissent... Elles valsent et chantent. Et d'un piano descendent les notes d'une bouffonnerie divine ; c'est le cantique déformé ; on en a fait un air de danse. Comme tous ces gens s'amusent ! Tout à coup, un homme, l'étranger, entre dans cette maison. Sa présence est une inquiétude immédiate . On l'observe comme un intrus qu'on n'ose pas mettre à la porte. Il est si grand ! ... Il est si vaste ! ... Il est si triste ! ... Je crois bien que c'est à mon tour de chanter! crie- t-il. Tous les yeux sont sur lui . La porte l'encadre, il paraît plus formidable encore. Minuit, chrétien, c'est l'heure solennelle ! ... C'est une voix énorme et presque monstrueuse ; on dirait que cette voix est sortie d'une caverne. - Il faut chanter en choeur ! crie-t- il encore. Est-ce que je vous fais peur? Une vieille dame fait un pas vers l'inconnu : Monsieur, dit- elle , qui êtes-vous? nous ne vous connaissons pas... ― Vous ne me connaissez pas ! ... Vous ne me reconnaissez pas ! ... LA MORPHINE 9 Il hésite un instant ; puis, il s'avance vers celle qui lui a demandé son nom : - - Jacques Vautour. T'en souviens-tu ? Vautour! gémit la vieille femme. - C'est moi. Il gagne un fauteuil . - Laissez-moi m'asseoir, dit-il , car je suis las . Autour de lui trois jeunes femmes, élégantes et belles, se sont approchées. Elles le contemplent avec stupéfaction . Jacques Vautour leur sourit , et il murmure : - Je vous reconnais. Il prend la main de celle qui s'est le plus rapprochée : - C'est toi, Jacqueline, mon aînée, ton nom rappelle le mien..., Jacques ... Déjà, dans ce temps-là , tu étais blonde. Il se détourne vers une grande jeune femme qui le regarde avec une sorte de terreur : ― Antoinette, c'est toi , dit- il encore . On disait que tu me ressemblais... Vous étiez si petites, toutes les deux ! ... Je vous faisais sauter sur mes genoux... Vous tiriez ma barbe... Je vous gâtais bien... Je vous aimais tant! Après un long moment de silence durant lequel les yeux se sont interrogés et se sont répondus : ― Oui, je vois, on ne fait pas un bon accueil au revenant ! J'arrive de trop loin . J'ai couru trop longtemps ... Faut- il que je m'en aille ?... Et j'ai si peur qu'on ne me dise : « Reste » . Je tombe mal : j'interromps 10 LA MORPHINE une fête . On célébrait la naissance de Jésus ; il faudrait célébrer la résurrection d'un mari et d'un père... Je suis le mal venu. Il baisse la tête, ses yeux fixent le tapis , il apparaît, accroupi dans son fauteuil comme un géant qui n'en peut plus . Enfin , avec effort, il relève son front. Il fait sa voix plus ferme , plus nette , plus vraie ; il semble qu'il veut encore lutter. - Eh bien ! pourquoi ne chante-t-on plus? Je ne veux pas arrêter votre joie ! ... Voyons, je mérite mieux que votre silence ! C'est moi, Jacques Vautour... Soudain, celle des trois jeunes femmes, la plus fine, la plus blonde, celle à qui Vautour n'a rien dit jette ces mots en s'efforçant pour rire : - Vous voyez bien que c'est un vieux fou! Cet homme, on ne le connaît pas... Sa plaisanterie devient trop longue... Il faut appeler les agents ! Je vous dis que c'est un vieux fou ! Jacques Vautour regarde celle qui vient de l'appeler « vieux fou », mais ses yeux passent sans s'arrêter. Ils se posent sur ceux de sa femme : -EtRaoul?demande-t-il . Pourquoi n'estil pas avec vous ? On ne lui répond pas . Et le vieux vagabond, encore, abaisse la tête . t-il. J'ai mal choisi mon heure, murmureOn s'est écarté de lui . Il est seul sur son fauteuil ; les quelques pas qui le séparent de ceux qui sont les siens, lui apparaissent LA MORPHINE 11 comme une étendue sans bornes ; il se sent au milieu d'un désert. Pourquoi donc est- il revenu? Triste héros d'un temps lointain, pourquoi a-t-il voulu revivre ? Quel impérieux besoin lui commanda cette réapparition dans un monde où il est plus étranger que chez les étrangers d'où il vient ? Vingt ans d'absence... Comme vingt ans creusent profondément une tombe ! Sans doute, il eût mieux valu qu'il continuât à rester mort. Dans la rue, des hommes et des femmes chantent et rient . C'est un éclair de joie qui ne trouble pas son âme désemparée ; c'est un parfum léger de folie ..., une brise l'emporte. Quel lugubre réveillon ! - Eh bien ? dit-il en se mettant debout, que faites-vous de moi? Vous ne dites rien ?... Alors , je reste. Ici , c'est chez moi. Ces mots font tressaillir les femmes . ― Demain vous direz à Raoul que moi, son père, je suis là. Je vous parlerai de moi, je vous conterai mon histoire, je vous demanderai la vôtre, et puis , on verra... Les femmes causent entre elles , à voix basse. Leurs visages sont soucieux et craintifs . La mère est plus inquiète, comme si elle redoutait de rendre des comptes à celui qu'elle avait oublié et que, jadis, elle avait aimé. Est-ce que ses filles vont la laisser seule avec le revenant? Que dira- t- il ? Que demandera-t-il , s'il reste seul avec elle? - En tout cas, moi, je m'en vais , prononce celle , si blonde et si jolie , qui, tout à l'heure , avait dit « c'est un vieux fou >». Dans un bruissement de dentelles et de 12 LA MORPHINE soie, sans adieu, elle s'éloigne comme un bel oiseau effarouché qui, malgré son orgueil , avoue une indéfinissable peur. Minuit, chrétien, c'est l'heure solennelle Où l'Homme- Dieu descendit jusqu'à nous ! Elle chante, dehors, à présent, pour oublier un moment de terreur. Quelle est cette femme? demande Jacques Vautour . C'est Thérèse , dit Jacqueline. C'est notre sœur. Ah! oui, je sais ... Jacques Vautour se secoue comme un fauve, et allant vers sa femme : - Quelle surprenante histoire, ma pauvre Louise ! dit-il . Commetout cela est étrange ! Comment nous sera-t-il possible de redevenir, vis-à-vis l'un de l'autre , pareils à des gens ordinaires ? Voyons, toi , tu sais, tu n'as aucun doute... Malgré qu'une autre existence et qu'une autre vie se soient inter- calées dans notre vie et notre existence à nous, malgré vingt ans, plus de vingt ans même, tu es forcée de retrouver, en moi , l'homme des premiers jours . Oh! sans doute, tes reproches seront grands... Quand tu sauras tout, tu me maudiras..., et moi, au contraire, je n'aurai qu'à te louer... N'est- ce pas ? cette Thérèse, ta fille, la sœur de nos enfants , c'est un cadeau d'amour. - On t'avait dit mort, tout le monde te croyait mort, et je me suis remariée, dit Louise. J'étais seule, j'avais trois en- LA MORPHINE 13 fants ... Un homme m'a offert son appui, je l'ai accepté . Il m'a donné un quatrième enfant. - -- Et lui ? demande Jacques Vautour . Je suis veuve depuis cinq ans. Je sais cela... On me l'avait dit... Qui était- il? ― Il était bon, il était faible . J'ai presque été heureuse... Plus tard, si tu le veux, je te parlerai de lui , afin que tu comprennes bien des choses que tu ignores... des choses que tu sauras... la vie , pour les femmes, est une lutte incessante... ― la Mais, interrompt Jacques Vautour, vie fut plutôt généreuse pour vous, si j'en crois mes yeux . La maison est luxueuse ! C'estpresque un palais, ici ! Vous êtes vêtues de dentelles ! Je souris de mes angoisses : je craignais tant de vous retrouver misérables. Jacqueline est superbe ; Antoinette est délicieuse ! Si j'osais, je serais fier d'avoir de telles filles ! Mais , je vous le dis , je suis las ; depuis dixjours , j'ai courų Paris dans tous les sens afin de vous rejoindre. Il a fallu remonter si loin ! Partout où je m'adressais vous n'aviez laissé que de vagues souvenirs . Je désespérais de vous revoir jamais... Le hasard m'a aidé . Je suis avec vous. Oh ! Paris , quelle mer effroyable! Les rues sont autant de vagues qui roulent à l'infini... Tout s'y engloutit et s'y perd. Depuis dix jours , c'est insensé ce que j'ai vu! Mon pauvre cœur éperdu de tendresse s'est bien des fois soulevé de dégoût. Chacun de mes pas heurta le mensonge ou le vice, la vilenie ou la cupidité . Les mirages 14 LA MORPHINE momentanés s'effondraient sous de cruelles désillusions . J'ai vu des hommes qui mendiaient ; j'ai vu des femmes qui se prostituaient pour un morceau de pain ; j'ai vu des enfants déguenillés qui pleuraient, grelottant de froid. A travers toutes ces misères, des splendeurs éclaboussaient avec insolence, sans jeter un regard de pitié à tous ces deuils épars sur les chemins. Où étiezvous?... Qu'étiez-vous devenus ?... Je cherchais dans la fange, et c'est ici que je vous atteins . Mais , à présent, je suis là. Vous n'êtes plus seules . Vautour est revenu. Je vous ressaisis, je vous refais miens... Ah! je vous le dis, j'ai appris, je sais presque tout... J'ai rougi de honte... J'ai failli m'enfuir encore. Mes filles ... Jacqueline, Antoinette, mes petites , mes enfants, vous ne m'avez pas encore embrassé ! Vous ne vous souvenez plus de vos chansons d'enfants . C'est moi qui vous les appris , pourtant ! Votre mère vous enseignait les prières ... Nous avions chacun notre rôle. Et j'arrive pendant une nuit de fête , ma présence interrompt vos rires . Tout le monde est devenu triste à l'apparition du vieux prodigue, et vous ne me demandez pas si j'ai assez souffert pour avoir expié tous mes crimes , toutes mes fautes , toutes mes erreurs ? C'est la nuit du réveillon ! ... Nous ne réveillonnerons pas, nous. Jacqueline , Antoinette , venez embrasser votre père. Les deux jeunes femmes tremblent, mais obéissent; Vautour les prend dans ses bras, il les enferme contre sa poitrine , contre son cœur, et, lentement, pieusement, il met un LA MORPHINE 15 baiser sur les fronts pâles qui se tendent vers ces lèvres qui n'ont pas baisé depuis vingt ans. Quand il eut achevé son étreinte : Maintenant, il faut aller dormir... Allez dormir, mes filles ... Subjuguées, dominées , elles se retirent, comme autrefois, toutes petites , elles devaient le faire après le baiser paternel du soir. Quand il est seul avec sa femme : -- Eh bien ! Louise, dit- il , c'est tout ce que tu as pu faire de tes filles ? Louise incline sa tête grise, penchée devant l'homme, terrorisée par cette voix qui exige qu'on lui réponde. t- elle . - Ce n'est pas de ma faute , murmureAlors, puisque ce n'est pas de ta faute , c'est bien, dit Jacques Vautour. S'il est encore temps, dès demain nous rebâtirons. A ton tour, va dormir. Moi, je n'ai pas besoin d'un lit. Il montre de sa main le tapis : - Je dormirai là . Louise, comme ses filles , obéit. Seul, il reste , debout, comme un géant dans un salon de poupées ; il ricane ; puis, quand il a épuisé son rire, près de la cheminée où fument quelques charbons, il se laisse tomber à genoux, et, longtemps , il sanglote comme un damné. De gros hoquets secouent cette immense carcasse, aplatie sur elle-même, repliée en elle-même, torturée d'épouvantables re- mords et de hontes indicibles . Il sanglote, 16 LA MORPHINE désespérément ! Son regard s'appuie sur la cendre fumante du foyer ; ce lui est une image de toutes ses illusions échappées , envolées, enfuies à jamais. N'avait-il donc pas prévu, avant de se mettre en route, ce qui l'attendait au foyer abandonné ? Jusquelà , il avait donc ignoré la vie ? Quelles folles idées avait-il des femmes ? Et pourquoi cette Louise, sa Louise, aurait-elle été l'exception. La femme, incommensurable faiblesse, faible en sa raison , faible en ses passions, plus faible encore en ses sens malades, est l'éternelle irresponsable à laquelle nul ne doit demander des comptes ! Dans la tourmente, elle est la proie du tourbillon qui la balance ; sublime loque vibrante, elle suit la poussée sans penser même qu'il soit possible de lui résister ; et lorsque tout est fini, lorsque la tempête de la vie s'apaise, oh ! femme, ce n'est jamais qu'une toute petite chose misérable qui tombe, on ne sait d'où , meurtrie, brisée, palpitante , presque morte. Est-ce que Jacques Vautour, ressuscité après vingt ans de mort, a droit à des regrets ? Oserait-il prétendre à de la haine ? Qu'est-il ? Qu'a-t-il fait? Comme père, il est déchu. Comme maître, il n'a rien accompli. C'est un paria de la famille ! Quel est donc cet être qui revient, aujourd'hui, trop vieux, dans une maison qu'il n'a pas bâtie , dans une atmosphère où il n'a apporté aucun molécule? Il voudrait juger ! ... Les siens ont été plus généreux envers lui, puisqu'ils ne lui ont rien demandé.
LA MORPHINE 19
Jamais Jacques Vautour ne s'est apparu
à lui-même plus petit. Il n'a plus d'orgueil
assez pour se pouvoir mépriser ; mais il se
plaint, mais il gémit. Sa Jacqueline, son
Antoinette... Dans sa démence, il croyait les
retrouver toutes petites ; il se figurait revoir
deux mignonnes poupées bėgayantes, deux
petites choses innocentes, telles qu'il les
avait laissées ... Il avait pu vieillir ; il n'avait
pas conçu que ses filles eussent pu grandir.
Antoinette, Jacqueline, deux grandes jeunes
femmes, achevées en beauté, coquettes et
gracieuses , n'étaient plus les enfants d'autrefois . Tandis qu'il avait couru le monde,
tandis qu'il avait usé ses ans à combattre
pour la fortune sous tous les cieux, peu à
peu, à l'ombre de Paris , dans l'atmosphère
spéciale de la Ville d'Enfer, comme grandissent les plantes vivaces, comme fleurissent les roses , ces deux filles s'étaient épanouies en grâce harmonieuse, parfumées
de vices et d'ignominies.
Oui, là, c'était un centre de débauches.
Deux filles se prostituaient sous la tutelle
de leur mère. Les anges d'autrefois n'étaient
plus que des démons. Satan les avait baisées
aux lèvres . Pour son baiser paternel, était-il
certain même que leur front fût chaste?
A cette pensée, sa bouche eut comme une
nausée de dégoût. Mais il eut honte d'être
aussi implacable ; il préféra revenir sur luimême ; puisqu'il voulait maudire , il valait
mieux qu'il fût, lui , le maudit.
Il acheva la nuit en pensées graves et
stériles . Le petit jour le surprit dans la
même attitude accablée. Rien n'était changé
20 LA MORPHINE
autour de lui , ni en lui-même ; seule, la
fumée légère ne montait plus, comme la
veille, dans le foyer ; c'était encore
chose défunte .
De bonne heure, Louise, sa femme, ouvrit
doucement la porte. Elle, non plus, n'avait
pu dormir. L'espace d'une nuit avait suffi
à mettre sur son visage un aspect de vieillesse nouvelle. Ils se regardèrent, leurs
yeux n'étaient pas cruels ; ils se rapprochèrent, ils ne se sentaient pas ennemis.
-
— Louise, dit Vautour, crois- tu que je ne
reviens pas trop tard ? Est- ce qu'il est irréparable, tout le mal accompli ?
- Je ne sais pas, balbutia la femme.
- C'est vrai, reprit Vautour, tu ne peux
pas savoir : on ne sait jamais, quand une
créature tombe, jusqu'où elle peut tomber.
Mais , n'est-ce pas ? tù ne refuses pas de me
prêter ton concours pour tenter leur sauvetage ? Nos filles sont bien plus à toi qu'elles
ne sont miennes ! ... Tu dois les aimer bien
plus que je les aime. Leur affection pour
toi est immense, sans doute ! Dis-moi, du
moins, est- il possible d'espérer?
- Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne
sais pas...
Ils étaient debout, au milieu du salon, et
ni l'un ni l'autre n'osaient se regarder. On
aurait dit qu'un choc irrésistible avait
courbé leur front vers la terre et qu'ils ne
pouvaient plus le relever ; ils étaient pareils
à deux bêtes qui n'en peuvent plus et qui
ne savent de quel côté viendra le secours
attendu. Enfin, après un moment de silence,
LA MORPHINE 21
Jacques Vautour redressa sa taille avec effort et dit :
-
Louise, parle... dis- moi_tout ce qui
s'est passé depuis vingt ans . Dis- moi tout.
Je parlerai à mon tour. Je devine que nous
devrons avoir pitié l'un de l'autre .
Alors, la femme commença sa longue et
banale histoire :
- Tu t'en souviens , dit-elle , bien que tu
ne fusses plus jeune, malgré moi , malgré
tes enfants, malgré que nous eussions tous
besoin de toi , quand éclata la guerre maudite, tu résolus de partir... Ni mes pleurs ,
ni mes supplications ne t'arrêtèrent... Je ne
sais quelle folie , alors , te possédait... Tu
nous dis adieu... Longtemps, je t'ai attendu.
Je voulais espérer que tu reviendrais...
Puis, un jour, lasse d'attendre et d'espérer
en vain, écœurée par la misère , ne sachant
même plus comment donner du pain aux
petits , je finis par croire à tout ce qui se disait autour de moi : Tu étais mort, on ne
te reverrait plus . Quand toutes les détresses
de la vie s'unissent à toutes les détresses
du cœur, il ne reste guère de forces pour
lutter. Je me sentis vaincue, et, avec les
autres, je dis que la guerre t'avait pris .
Les enfants, ils étaient si petits , ne parlaient plus de toi . Ils t'avaient oublié. Tu
comprends, les petites mémoires des enfants ne peuvent pas contenir trop de
choses. Et puis, moi, je n'évoquais guère
ton souvenir, de peur de leur faire de la
peine ; il faut protéger les sensibilités des
tout petits enfants. Or, plus de trois ans
après ton adieu, un jour, quelqu'un, à quije
22 LA MORPHINE
plaisais et qui paraissait aimer les bambins,
me proposa le mariage. Il fit pour moi les
démarches nécessaires . Au ministère de la
Guerre on te donna comme disparu, mort...
J'étais à bout de ressources... Je suis devenue Madame Duchemin.
Madame Duchemin... mumure Jacques
Vautour.
-
Un an après ce mariage j'eus une
fille , Thérèse. Hier, tu l'as vue, elle était
avec nous, tu sais bien, elle est partie...
Duchemin aima autant tes enfants que sa
fille ; il était bon. Il gagnait bien sa vie.
Nous étions tous heureux à cause de lui. Un
soir, il rentra à la maison et dit qu'il était
un peu malade. C'était un bourreau de
soi-même... Il refusa de se soigner... II
mourut, huit jours plus tard . Encore, j'étais
veuve. Pendant deux ans nous vécûmes,
les quatre enfants et moi, en vendant, peu
à peu, tout ce qui était à la maison.
Et Raoul? s'écrie Jacques Vautour.
Raoul, depuis la mort de Duchemin,
restait très peu avec nous; malgré tous
mes efforts, je ne pus le décider à ce qu'il
nous fût utile, en ce temps-là ... Ce fut Therèse qui commença... Elle n'avait guère
que seize ans... Que veux-tu ?... Je la
maudis, je l'insultai ... Il m'était inutile de
la chasser de la maison... elle était venue
me dire qu'elle n'habiterait plus avec nous.
Un homme, très riche, avait remarqué sa
jeune beauté, il s'en était épris ... Thérèse
l'avait écouté... Il promettait presque une
fortune... Les conseils d'une mère sont de
bien faibles arguments dans de pareilles
LA MORPHINE 23
circonstances. Un peu plus tard, en cachette, Jacqueline et Antoinette allèrent
voir leur sœur. Je ne sais pas au juste ce
qu'elles dirent ensemble, mais elles ne
rentrèrent pas, une nuit... L'exemple de la sœur plus jeune avait suffi à entraîner les
aînées . Dans tout cela , j'étais vaincue. Je
n'eus pas le courage de les abandonner
tout à fait... et le moral des créatures les
plus honnêtes est si susceptible de trans- formations ! J'en arrivai presque, quelques
semaines plus tard, à les approuver de leur
mauvaise conduite. Aujourd'hui, le luxe
dont je jouis me paraît être une récompense
méritée. Quand on est vieille , on a plus besoin de bien-être et de repos ... on subit
plus aisément la destinée... on s'inquiète
moins des préjugés….. on ne pense presque
plus qu'il existe des hontes lorsqu'on
s'aperçoit qu'à leur ombre la vie est un
semblant de bonheur.
--- Alors , ici , chez qui suis-je ?
Nous sommes chez nos filles , répond
Louise.
-C'est tout? demande encore Vautour.
C'est tout.
Et Raoul? Tu oublies de me parler de
mon fils ...
- Ton fils... c'est l'aîné, tu le sais, il a
trente ans aujourd'hui. Il est marié. Même
il a un fils à son tour. Je l'ai vu quelques
fois, son enfant...
Eh bien! dis... tu hésites... qu'y at-il ?...
J'aime mieux que tu te rendes compte
toi-même de ce qu'il y a. Vois-tu , moi, je
24 LA MORPHINE
suis restée une femme simple. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas...
Si tu veux, nous irons ensemble le voir...
- Soit ! dit Jacques Vautour, nous irons
le voir aujourd'hui.
L'un et l'autre avaient repris la pose passive, les fronts baissés.
-
— Et toi , demande Louise, qu'as-tu fait ?
D'où viens-tu ? Pourquoi es-tu resté mort
si longtemps ? Autrefois, tu m'aimais ... Pourquoi n'as-tu pas eu pitié de moi ?... -
C'est vrai, dit l'homme, j'aurais dû te
prévenir que j'existais encore.
Il songea un instant, puis, la voix devenue
subitement plus grave, il reprit :
xde Je ne sais pas si je dois te raconter
tout cela. D'ailleurs , maintenant, je ne
comprends plus moi-même les motifs qui
me firent agir. Je fus une girouette non
pensante, une feuille qu'un grand vent emporte... Cependant, ce qu'il me faut, avant
tout, c'est ton pardon et ta pitié... Il vaut
mieux que je te dise tout. Ce sera un peu
long; asseyons-nous. Écoute bien, et tâche
de comprendre, car, jamais plus, tu m'entends ! jamais plus je ne recommencerai
le récit de ces vingt années- là .
L'homme tout ému et la femme toute
tremblante se rapprochèrent l'un de l'autre
sur le canapé où ils s'étaient assis. Leurs
regards s'échangeaient avec une douce tendresse. Vieux tous les deux, ils semblaient
se souvenir de leur jeunesse, eux qui
n'avaient pas vieilli ensemble. Toutes sortes
de souvenirs paraissaient miroiter sur leurs
fronts, et, d'avance, indulgents , ils devaient
LA MORPHINE 25
se pardonner pour s'aimer encore un peu.
Jacques Vautourcommença ainsi l'histoire
de sa vie :
Grisé par la folie générale, ne voulant
réfléchir à rien, comme tant d'autres , je
suivis le grand mouvement d'enthousiasme
qui emporta les hommes vers la frontière.
C'était la guerre, ce devait être un
triomphe !... Ce fut la guerre, ce ne fut
qu'une déroute. Grand, vigoureux, on ne
s'inquiéta point si j'avais passé l'âge pour
faire un bon soldat. On me prit, on me
classa dans un régiment... J'arrivais assez
tôt pourprendre part aux premières actions .
J'étais courageux, presque brave ; je n'eus
jamais peur de rien . Donc, à aucun moment,
tu ne devras pas soupçonner que j'ai pu me
conduire comme un lâche. Cependant, tout
de suite, là- bas, j'éprouvai pour ces tueries
où j'étais allé de bon gré, un extraordinaire
sentiment qui domina ma volonté jusqu'à
l'anihiler presque. J'eus beau faire , il me
fut impossible de ressaisir cette volonté.
Je trouvais odieux ces fusils , ces canons,
ces épées , toutes ces armes destinées à tuer
des êtres comme moi, des hommes pareils
à moi, conduits comme des troupeaux à la
boucherie, à la tuerie, sans discernement,
sans qu'on leur eût demandé quelle était
leur âme. Autant de victimes, autant de
bourreaux. Il faut avoir été là, il faut avoir
vu cela, pour saisir la monstruosité des
guerres . Il faut avoir entendu les balles
siffler, la mitraille éclater, les boulets
creuser le sol, venus dans un grondement sinistre... Il faut avoir eu sous les yeux des
26 LA MORPHINE
monceaux de blessés, des monceaux de
cadavres, des tas de chairs pantelantes ,
hurlantes de douleur, pour concevoir l'atrocité de ces grandes mêlées, où les hommes
qui, devant la nature , sont des frères, ne
sont plus que des bêtes malfaisantes,
quelque chose comme des bandits. Tandis
que tout flambe, hurle, éclate , aussi longtemps qu'on est la proie de la confusion de
toutes les choses et de tous les êtres, on
n'a pas le temps de penser qu'on est devenu
fou; comme les autres on grince des dents ,
on se précipite, on suit la meute dont on
est soi-même comme un chien ; et l'on ne
voit pas, pas plus qu'on ne les explique, les
crimes que l'on commet. Un jour, après un
massacre épouvantable , je me perdis à
travers un bois où, instinctivement, je me
cachai. Je me terrai dans un trou, comme
une bête ; au-dessus de ma tête , couvrant
le trou, je disposai des branches mortes.
Je perçus, pendant des heures, des bruits
de pas, des galops de chevaux, des roulements de canons, des commandements, des
voix, des cris c'étaient les ennemis qui
passaient. A la nuit, le bois redevint
silencieux ; quelques oiseaux, insouciants,
osèrent chanter; et moi-même, à moitié
fou, je parvins à dégourdir mes membres
angoissés et à me glisser hors de ma
cachette. Je ne pus rien distinguer autour
de moi. La nuit était effroyablement noire
sous les arbres . C'eût été de la démence que
de vouloir marcher à travers ce noir intense
qui m'enveloppait. Je m'assis par terre au
bord du trou qui m'avait servi de refuge,
LA MORPHINE 27
avec la terreur qu'il me servît de tombeau.
Et, là, toutes sortes de pensées absorbèrent
mon cerveau. Une impitoyable raison combattit l'erreur qui m'avait fait te quitter
volontairement, et, malgré mon âge, m'avait
engagé à suivre les armées parties en
chantant à la conquête de la gloire. La
gloire ! Quelle chose vaine ! quelle petite
chose ! Est-ce que j'avais besoin de gloire,
moi ? Pouvais-je me contenter de ce lampion
orgueilleux ? Il m'est impossible de te dire
tout ce qui passa dans ma tête. Et puis,
qu'importe ! Aujourd'hui cela ne servirait à
rien. Sache seulement qu'au matin j'avais
résolu, j'avais juré que je ne tiendrais plus ,
dans mes mains, un fusil destiné à tuer des
hommes. L'idée de Patrie s'était évanouie.
Il n'y avait plus, en moi, qu'un foyer de
générosité, de pitié, de bonté..., ou d'indifférence. D'ailleurs, qu'aurais-je pu faire ,
même si je n'eusse pas été converti par
l'horreur du sang à ma nouvelle volonté ?
Les Prussiens étaient devant, les Prussiens
étaient derrière ; les armées françaises
reculaient... Et je ne voulais pas être un
prisonnier. A force de ruses, conduit aussi
par l'instinct qui dirige les animaux
traqués, je réussis à sortir du cercle qui
m'enveloppait. Dès que je me sentis libre,
je me souvins , alors, avec plus de terreur
des dangers que j'avais courus, des bombes
tombées près de moi, des balles qui avaient
crié à mes oreilles leurs menaces de mort.
Ahnon ! non ! je ne retournerais pas dans cet
enfer ! J'avais besoin de vivre ! ... Cependant,
un peu plus tard, je compris que je ne
28 LA MORPHINE
pouvais plus revenir vers toi . Parce que je
m'étais offert, je n'avais plus le droit de me
reprendre ! J'avais signé un contrat , je ne le
remplissais pas ; je devenais donc un traître ,
un lâche , un misérable auquel toi- même
nepardonnerait pas . Je m'étais enfui, il fallait
fuir plus loin. C'est alors que commence ma
nouvelle vie ! On m'accepta comme domestique à bord d'un navire qui partait pour
l'Amérique. Là, dans la fièvre d'un peuple
jeune, toutes sortes d'ambitions m'agitèrent ; les légendes qui couraient sur les
fortunes nouvelles m'exaltèrent. Je courus
aux affaires, tantôt victorieux, tantôt abattu ;
j'échafaudai des trésors qui disparurent
aussi vite qu'ils étaient nés. Riche aujourd'hui , gueux le lendemain, c'était la lutte
incessante, formidable, qui soulevait à la
fois toutes les passions qui peuvent agiter
une pensée humaine. Souvent, je songeais
à toi , aux petits , aux petits qui allaient devenir grands ; j'imaginais votre misère et
votre détresse, abandonnés du seul être qui
eût pu vous défendre et vous faire vivre .
Mais, toujours, au moment de vous dire que
j'existais , j'étais empoigné par la peur d'être
maudit de vous. Et puis, toujours , c'était
dans les moments où j'étais le plus pauvre
que vous envahissiez mon cerveau et mon
cœur; c'était aux moments où je sentais le
besoin d'un secours, d'une consolation,
d'un encouragement que je vous appelais ...
Il ne faut pas insulter à cet égoïsme, Louise,
il n'est pas aussi laid qu'il le paraît ; et puis ,
si ma nature est coupable, moi-même je n'y
puis rien tout individu est obligé de subir
LA MORPHINE 29
sa nature. Les années passèrent, je vous
oubliais ; presque dix fois je faillis mourir ;
j'ai sur le corps des cicatrices profondes :
vingt fois je dus être assassiné ! Là, en ce
temps-là, la lutte pour parvenir était inexorable ; les plus entreprenants supprimaient
ceux qui les gênaient ! Les plus forts restaient
les maîtres. Aujourd'hui, là-bas, comme
partout, les choses ont changé : si la lutte
est aussi ardente, on a décidé qu'elle serait
moins féroce ; avec les gendarmes, on est
devenu plus humain... Il fit une pose.
« Depuis quelques années, reprit-il , les
idées se sont transformées ; de grands
progrès se sont accomplis : avant peu, si
ce n'est déjà fait , l'humanité entière renoncera aux guerres de sauvages . Seuls les
peuples attardés recourront à cet expédient
brutal. Aussi, je me sens moins craintif pour
t'avouer aujourd'hui ma trahison, mà làcheté, ma fuite d'il y a vingt ans.
<< Il m'a fallu plus de courage, depuis , durant ces années de travail opiniâtre, qu'il
n'en a fallu dans toute une carrière au plus
valeureux soldat du monde entier. Je frémis
au souvenir des épreuves que le hasard
m'imposa. Je ne comprends pas comment
j'ai bien pu triompher. »>
Il s'arrêta un moment de parler , puis,
violemment :
Ma parole on dirait que je veux me
défendre ! Pourquoi me défendrais -je ?
Est-ce que l'on m'accuse ?
Il éclata de rire ; ce fut sinistre . Alors,
saisissant les mains tremblantes de Louise
30 LA MORPHINE
qui l'avait écouté sans oser l'interrompre
d'un seul mot :
-- Allons ! Je ne demande pas ce que tu
penses de tout cela ! D'ailleurs , c'est trop
compliqué pour une âme aussi simple que
la tienne. J'ai peut- être eu tort de te livrer
de pareilles confidences . Pour en arriver
à ma philosophie, il faut avoir vécu ce que
j'ai vécu. Je dois te paraître absurde ou vil.
Tout à coup la porte du salon s'ouvrit
et, réveillées avant l'heure habituelle , Antoinette et Jacqueline apparurent . Elles
furent surprises de retrouver l'homme de
la veille : l'une et l'autre, peut-être, croyaient
n'avoir fait qu'un mauvais rêve.
Jacques Vautour les considéra un instant.
Cet instant suffit à le convaincre lui- même
qu'il était redevenu leur père, avec tous les
droits que confère ce titre de père. Il alla
vers elles qui s'étaient arrêtées sur le seuil,
et, l'une après l'autre, il les embrassa. IÍ
s'enthousiasma sur leur belle mine, sur leur
beauté, leur fraîcheur, la somptuosité de
leurs chevelures et l'éclat de leurs yeux.
Puis, d'un ton léger, autoritaire pourtant :
Aujourd'hui, enfin , dit-il , voilà donc
réunie la famille des Vautour ! Il manquait
le vieux, le chef; le voici . J'espère que tout
le monde voudra être content ! Pour ma
part, je suis l'homme le plus heureux de la
terre. Si vous saviez, mes enfants, combien
j'ai d'ambitions pour vous ! Êtes- vous contentes de retrouver votre père ?
- C'est donc vrai ? demanda Jacqueline.
C'est vrai , tout à fait vrai , répondit Louise.
LA MORPHINE 31
Antoinette et Jacqueline se regardèrent
avec inquiétude . L'aspect formidable du nouveau venu semblait menacer leur liberté .
Qu'adviendrait-il pour elles avec cet homme?
Eurent- elles le sentiment que , majeures ,
elles étaient libres et qu'elles pouvaient refuser l'autorité, trop tard venue, de ce père
qu'elles ne connaissaient pas et dont elles
ne se souvenaient plus ?
Aujourd'hui, je suis chez vous, je suis
chez mes filles , dit Jacques Vautour . Demain, ici, vous serez chez moi . Il faut que
tout redevienne en ordre . Il est indispensable que chacun reprenne sa place . Votre
mère m'a raconté de quelle manière elle
s'est acquittée de sa tutelle ; il me semble
qu'il est temps que j'arrive . Oh ! mes chères
enfants , ce n'est pas un Croquemitaine qui
survient ! Je veux être pour vous le meilleur,
le plus dévoué, le plus tendre des pères .
Vous mejugerez à l'œuvre. Vous serez contentes . Mais je veux qu'on célèbre mon
retour ! Il faut prévenir Raoul que je suis là ;
nous allons , tout à l'heure, être tous réunis ,
comme autrefois ! Je suis ambitieux de
bonheur pour le prodiguer fastueusement !
Êtes-vous enchantées de ce cadeau de Noël
que vous n'espériez pas ? Si vous pouviez
vous souvenir d'autrefois ! ... Hier, je vous
le disais , quand vous étiez grandes comme
mes deux mains, je vous tenais toutes les
deux sur mes genoux... Non , non ! mieux
vaut refouler ces sentimentalités puériles ...
Je ne vous ferai plus sauter sur mes genoux...
Est-ce qu'il souffrit de l'hésitation de ses
32 LA MORPHINE
filles qui ne répondaient pas à ses tendresses ? Espérait-il trouver , immédiatement, chez celles issues de son sang, un
plus grand élan du cœur , un plus beau
geste de la nature ?
Plus bas, il reprit :
-
Vraiment, je suis las . Je ne tiens plus
debout. J'avais trop présumé de mes forces...
Décidément, il a fallu peu de jours pour que
je devienne vieux... Il est vrai que, depuis
dix jours, je n'ai pas reposé ; il est vrai que,
depuis dix nuits, je n'ai guère dormi... Vagabond torturé par mille soucis, je trébuche
en arrivant au port suprême.
Il ferma les yeux un instant. Autour de
lui, ce fut le silence. Peut-être allait-il dormir, là, dans son fauteuil...
Louise, soudain, eut pitié de lui . Elle lui
frappa sur l'épaule et, doucement, elle murmura :
-
Viens , puisque tu es si las ...
Jacques Vautour ouvrit les yeux, il hésita
à se mettre debout ; puis , son corps immense se redressa et, docilement, il suivit
sa femme qui répéta :
- Viens te reposer... Tu es si las !
Elle le conduisit dans sa chambre. Elle
l'aida à s'étendre sur son lit , elle ferma les
volets et les rideaux de la fenêtre et, avant
qu'il s'endormit, avant de le laisser seul :
Repose, mon pauvre Jacques , dors
bien... Je viendrai t'éveiller quand ton fils
sera là .
Et, pour la première fois, depuis dix
jours, l'homme s'engourdit dans un profond sommeil.
LA MORPHINE 33
Lorsque Louise, à la fois Mme veuve Duchemin et Mme Jacques Vautour, rejoignit
Antoinette et Jacqueline , celles - ci étaient
en communication, au téléphone , avec leur
sœur Thérèse, la courtisane , la belle et
blonde Thérèse de Montespagne.
- Viens tout de suite , disait Jacqueline...
Il paraît que c'est bien notre père ... Il faut
que nous nous entendions ensemble si nous
voulons garder intacte notre liberté .
Un quart d'heure plus tard , une voiture
s'arrêtait rue d'Offémont, devant la porte
de l'hôtel , et Thérèse , en robe de matin ,
couverte d'une chaude fourrure de zibeline,
en sortait aussitôt. Ses sœurs et leur mère
l'attendaient. Elles la mirent au courant de
ce qui s'était passé le matin et lui firent
part des prétentions de Jacques Vautour.
La mère, elle, garda le silence sur les secrets
qu'elle avait reçus .
- Et vous ne l'avez pas envoyé promener !
cria Thérèse.
Elle s'emporta et , rageusement :
-
De quel droit vient-il , aujourd'hui , prétendre à votre direction ? Quand un homme
s'est aussi peu soucié de sa famille qu'il
l'a fait, il a perdu tout son prestige de
chef. Il n'y a qu'une chose qu'on lui puisse
accorder, c'est l'abri . Maintenant, s'il se
permet d'être une gène, on lui montrera la
porte.
Antoinette et Jacqueline applaudirent au
langage de Thérèse ; quant à leur mère,
pauvre femme nourrie et entretenue par ses
enfants, on ne daigna même pas lui demander son avis. En effet, que pouvait-elle exi-
34 LA MORPHINE
ger ? Elle, que serait- elle devenue sans le
secours de ces grands oiseaux du vice qui
avaient transformé la misère d'autrefois en
un luxe splendide ? Elle n'était plus la dirigeante ; elle n'avait plus droit qu'à la pas- sivité.
Longtemps, Thérèse développa ses volontés et les imposa autour d'elle.
- Nous ne lui céderons en rien . Il est
nécessaire qu'aucune de nous ne fléchisse.
Il est superbe, ce vieux, qui se souvient que vous existez ! Il a sans doute besoin d'infirmières pour soigner ses infirmités . D'ailleurs, toi, Jacqueline, et toi , Antoinette ,
vous ne vous appartenez pas. Si vous n'aimez pas vos amants, ceux-ci vous aiment.
Tout ce que vous possédez vous vient d'eux.
Toute votre aisance, vous la leur devez. De
quoi vivrez-vous si le bonhomme leur fait
la guerre ? Non, non, c'est impossible ! Et
si vous voulez suivre mon conseil, vous ne le
garderez pas ici , il n'a rien à faire ici. Il y
a des hospices pour les vieillards .
Si nous consultions Raoul? proposa
Louise , effrayée quand même des propos
de Thérèse et plus effrayée encore de l'accueil que les filles de Vautour faisaient à ces
propos.
Raoul ! quelle plaisanterie ! s'écria
Jacqueline. Moins que personne Raoul peut
nous servir ! Il ne compte pas. Et puis, au
fond, il ne nous aime pas.
- Il est jaloux, interrompit Antoinette.
Sa femme en a fait notre ennemi !
affirma Jacqueline.
-
-
Notre ennemi, ricana Thérèse, quand
LA MORPHINE 37
il n'a pas besoin d'argent... Il a toujours
une crise de pudeur, lorsqu'il a quelques
louis en poche. Au contraire, quand il vient mendier ici, il ne pense plus que
l'argent qu'il reçoit sent la prostitution .
-
C'est un malade, mes enfants, dit la
mère en baissant la tête .
Allons donc, c'est un vicieux, dit Thérèse. Vraiment, je le plains , le père Vautour ! Pas mal de surprises le guettaient.
Sa femme ne l'a pas attendu et s'est remariée pour me mettre au monde ; j'ai décidé ,
ensuite, ses propres filles à me suivre dans
la grande noce ; et son fils , qu'il semble tant
désirer revoir, à qui , d'avance , il tend les
bras, n'est plus qu'un morphinomane imbėcile , marié à une petite bourgeoise sans
caractère et sans beauté qui est parvenue à
produire un rejeton qui sera pitoyable s'il
hérite des vertus du père et de la banalité de la mère.
Elle éclata de rire .
- Ah! mon bonhomme! tu aurais mieux
fait de rester où tu étais ! ... cria- t- elle .
Et, là-bas, dans la petite chambre où
d'épais rideaux faisaient la nuit, couché sur
son lit, dormant, un colosse commençait
un rêve Il était dans une petite maison
entourée d'un grand jardin ; des fleurs et
des fleurs répandaient leur éclat dans la
clarté d'un soleil radieux ; de longues et
lointaines brises , odorantes et tièdes, passaient surle jardin, au- dessus de la maison,
dans les fleurs. Sur le gazon, de tout petits
enfants jouaient. Et c'étaient des éclats de
rire joyeux... Cachés dans les arbres , les
3
38 LA MORPHINE
oiseaux jacassaient entre eux comme pour
célébrer le Dieu qui apporte le printemps .
Oiseaux, enfants, brises, quels admirables
concerts ! quelles délicieuses chansons !
C'était le Paradis du repos , de l'oubli .
Et l'homme, étendu sur une natte , à l'ombre,
écoutait avec un bonheur calme ces bruits ,
ces agitations, ces gazouillis de toutes les
choses et de tous les êtres vibrants autour
de lui. Après tant de voyages, après tant
de tourments , c'était la paix ; c'était le
petit coin béni où la quiétude demeure et
refuse de s'en aller jamais . Cet homme ressemblait, lui , animé, au navire qui a parcouru toutes les mers du monde, qui a été
secoué par les pires orages , dont la carcasse
a gémi sous la poussée des tempêtes, qui a
failli sombrer mille fois dans le mêmejour,
et, pourtant, victorieux des éléments, arrive
enfin au port de Salut ; il est ancré dans
l'eau dormante d'une petite baie aux rives
dorées par le sable où le soleil jette ses
chauds rayons , ses mâts portent encore des
lambeaux de voiles qui sèchent au vent
léger ; il est immobile, il est droit, il dort
comme un grand oiseau las d'une longue
traversée et qui laisse pendre ses ailes
lourdes de brouillard et de pluie.
Comme c'est bon, le rève bienheureux
d'un homme qui n'a pas rêvé depuis longtemps et qui a beaucoup souffert! Dans son
cerveau, malgré lui, malgré tout, les illusions
renaissent, tout s'apprête à marcher vers
l'espérance ; les yeux fixent un horizon très
doux, et l'âme se décharge detoutes sortes de
rancœurs , de malaises stupides, de dégoûts
LA MORPHINE 39
insondables ; l'âme se virginise à nouveau et
redevient blanche ; la bouche se referme
comme ces fleurs aux corolles trop sensibles
qui s'enveloppent sur elles-mêmes dès qu'un
mauvais vent souffle, pour s'entr'ouvrir plus
fraîches et plus belles dès qu'un bon soleil
revient : demême, sa bouche àlui s'entr'ouvre
pour un sourire presque enfantin . Comme
ils sont doux et bons les naïfs sourires qui
passent sur les lèvres des vieillards , le soir
d'un beau jour, quand les zéphirs odorants balancent sur le monde leurs ivresses
légères, quand ces lèvres s'apprêtent à psalmodier les prières d'antan pour remercier
la Nature qui, encore, leur a permis de
vivre un jour !
―
C'est que Jacques Vautour a, pendant son sommeil, ah! que l'on va vite à travers les songes ! déjà réalisé lous ses
projets. Sans doute, il faut fuir Paris ! II
est nécessaire de se réfugier, à cause des
siens surtout, à l'abri des orages et des
tentations . Oui, il les a emportées, ses
filles ; oui, il a pris par la main son fils et
le fils de son fils ! C'est la famille. L'aïeul
la domine et la guide parce qu'il est bon,
parce qu'il aime et parce qu'on l'aime . En
lui , il a trouvé une mine inépuisable de
tendresses . Son vieux cœur s'éparpille dans
toutes les mains comme les pétales des
roses, le jour de la Fête-Dieu, lancés par
des menottes innocentes, s'éparpillent dans
la fumée des encens , sur les marches des
reposoirs . Enfin , il a conquis le bonheur et
l'a communiqué à tous ceux en qui s'agite
un peu de son sang !
40 LA MORPHINE
Hélas ! douloureux rêve, folle fiction ,
mensonge, erreur, vous faites en peu de
temps bien des motifs de détresses nouvelles ! On a cru en vous, onvous a accueillis
comme des pressentiments ... Quand le
réveil arrive , on ouvre les yeux sur des
désastres auxquels on n'avait pas pensé...
Chimériques envolées vers un au-delà meilleur, il faut retomber sans cesse dans la
vérité .
En effet, lorsque Jacques Vautour, étonné
d'avoir reposé si longtemps, quitta le lit où
il avait vécu son rêve, quand il eut retrouvé
dans la pièce voisine sa femme et ses filles
qui l'attendaient, prêtes à lutter opiniâtrement contre ses volontés, il mesura, effaré ,
l'immense distance qui le séparait de la maisonnette enchantée, qui avait dressé son
toit d'ardoises orné de girouettes folles dans
un beau ciel de calme , au milieu d'un bois
candide où ne demeuraient que des petits
oiseaux. Il sentit tout le monde hostile autour de lui ; sa femme même le regarda
méchamment ; quant à ses filles , elles le
défièrent. Assise dans un fauteuil, renversée en arrière , Thérèse l'accueillit par
un ricanement, livrant avec impudence des
bas de jambes gantées de soie dans le flou
de jupons soyeux.
Ah! on n'avait pas perdu son temps ,
pendant que le vieux dormait !
Jacques Vautour ne voulut pas commencer la lutte ; il eut peur d'être vaincu
trop vite.
- Je voudrais voir Raoul, dit- il . Si tu
veux, Louise, nous irons chez lui.
LA MORPHINE 41
Mais oui, dit Thérèse à sa mère, il
faut le conduire chez Raoul, tout de suite !
Il sera si content de voir son fils, cet
homme!
Vautour regarda la jeune femme, sans
dire un mot, mais ses yeux exprimèrent
une telle insolence, un tel mépris que celleci, ne pouvant s'y tromper, s'écria :
-
-
Oh ! vous savez, moi, je n'ai pas peur
de vous ! Et vos grands airs ne m'émeuvent
point ! Je suis habituée à mener les hommes
et je ne subis jamais leur volonté, quelle
qu'elle soit ! Je ne suis pas une loque, moi !
Mademoiselle, dit Vautour, vous êtes
mon ennemie, et, pourtant, je ne vous
connais pas , vous ne m'êtes rien, je ne vous
suis rien, je ne vous ai fait aucun mal, et
je ne vous menace d'aucune peine ... Pourquoi? J'ai vu, depuis hier, trois fois mes
filles ; je les retrouve grandes et belles ; je
suis fier, je suis heureux qu'elles soient
aussi charmantes ! Elles sont ma consolation. J'avais si peur ! Elles auraient pu souffrir de la vie à cause de moi, par ma faute
seule... Eh bien, je suis rassuré sur leur
compte... Maintenant, je voudrais voir mon fils...
Après un instant de silence :
Je le vois, mademoiselle, tout cela ne
vous émeut pas, tout cela ne peut émouvoir tout le monde ; j'ai été aussi injuste
que vous dans le temps, quand j'avais votre
âge; je me suis refusé à descendre vers
les grandes émotions de ceux qui pouvaient
vivre près de moi ; ce sont les cruautés de
la jeunesse. Qui sait ? peut- être, aurez-vous ,
42 LA MORPHINE
comme moi, et malgré tout, la chance d'avoir des cheveux blancs ! Alors, vous
admettrez, en faisant le compte de vos détresses, en dressant le bilan de vos déceptions, en énumérant vos souffrances physiques et morales, vous admettrez qu'il
peut être infiniment doux de rentrer dans
la chapelle de la famille, de se mêler à
ceux dont on peut espérer de l'amour, et ,
alors , aussi , vous reconnaîtrez que certaines émotions méritent bien qu'on subisse
le manque de respect d'une fille telle que
vous.
Il avait dit cette injure d'une voix calme,
sans éclat comme s'il eût eu peur, d'avance,
qu'on le punît. Mais, aussitôt, aux regards
de défi que lui lança Thérèse, il se dressa ,
releva la tête , rejeta ses épaules en arrière
et il parut si grand et si formidable que
son front semblait vouloir escalader un ciel .
Et il gronda!
Depuis vingt ans j'ai impitoyablement
abattu tout ce qui s'est levé devant moi
pour me résister. Ne crois pas , toi qui
n'es qu'une femme, que je sois déjà devenu
impuissant. Je puis être terrible encore !
Regarde. Je briserais tes dents de chienne,
si tu essayais de mordre. Les vipères
s'écrasent ! Si tu savais, si tu pouvais supposer seulement ce que j'ai dû vaincre,
pendant vingt ans, pour revenir jusqu'ici ,
cette menace seule le ferait trembler.
Il se tourna vers sa femme, vers ses filles ;
son regard les embrassa toutes et les pos- séda toutes :
Ici , je suis le maître par le seul fait
LA MORPHINE 43
que je suis revenu . Je vous reprends. Vous
êtes à moi. Je veux accomplir, durant ce
qui me reste à vivre, tout ce que, pour des
motifs qui me regardent seul , je n'ai pas
accompli à son heure . Malgré ce que vous
êtes devenues , je ne vous méprise pas ; il
n'est point de honte qui soit ineffaçable . Je
vous purifierai . D'ailleurs , à présent, vous
ne devez plus savoir ce que sont les soucis
matériels de la vie . Je subviendrai à tout.
Si je ne vous ai pas nourries quand vous
étiez petites , je vous nourrirai maintenant
que vous êtes grandes .
―― Il est bientôt temps ! grinça Thérèse.
Tais-toi ! Il est toujours temps de
mieux faire. Mais, toi, tu n'as rien à faire
ici. Tu n'es pas des nôtres . N'espère aucune complaisance de ma part, ni aucune
lâcheté, je te chasserai.
Jacques Vautour prit la main de sa femme :
-
Viens, dit- il doucement, conduis-moi
chez notre fils ; nous arriverons chez lui ,
sans être attendus . Nous le surprendrons ,
ainsi que je vous surpris , hier . Tu lui diras
qu'en moi tu reconnais son père . Ah !
pauvre Louise, comme je veux vous aimer
tous, toi, ceux de notre sang, pour réparer
mes injustices ! Regarde-moi, observe-moi ,
je suis le messager du bonheur. J'apporte
la révolution dans vos existences , mais
c'est afin de les remplir de joie . Viens ,
Louise, nous rapporterons , tous les deux,
les cadeaux de Noël à nos enfants .
La mère regarda ses filles comme pour
leur demanderun conseil ; celles-ci lui dirent:
Va, maman.
44 LA MORPHINE
Jacques Vautour et sa femme partirent ;
mais le géant, le revenant, ne découvrit pas
sous le masque hypocrite de Jacqueline et
d'Antoinette le signe de cruauté qui avait
accompagné le « Va, maman » qui avait été
prononcé.
La voiture roula longtemps à travers les
avenues et les rues encombrées de passants .
Noël, c'est le grand jour de fète de Paris.
Les lumières scintillaient dans les glaces
comme les étoiles scintillent dans le ciel.
On aurait dit que le ciel était descendu sur
la Ville . Enfin, ils arrivèrent devant une
immense maison, une de ces immenses et
laides maisons qui ressemblent à des casernes . Ils montèrent un escalier humide
et sombre. Ils frappèrent à une porte derrière laquelle retentissaient les cris d'un
enfant qui pleurait. Une jeune femme vint
ouvrir. Ils étaient chez Raoul Vautour. Cette
jeune femme fut étonnée à la vue de Louise.
- Raoul est là , dit-elle .
Jacques, d'un coup d'oeil, estima la misère du logis . La femme était presque en
haillons ; une atmosphère atroce emplissait
la demeure, cette atmosphère que respirent
les pauvres qui craignent d'ouvrir les fenêtres de peur que trop de froid n'entre ,
parce que, dans la cheminée, aucun feu ne
flambe .
Sur une chaise, les coudes appuyés sur
une table, la tête dans ses mains, un homme
semblait dormir. Jacques le considéra quelques instants . Cet homme, c'était Raoul. Il
paraissait n'avoir rien entendu . Près de lui ,
sur la table, à côté d'un flacon vide, une
LA MORPHINE 45
petite seringue à injection brillait. Honteuse, timide, la femme de Raoul s'empressa
de saisir le flacon et la seringue et les
cacha .
Jacques Vautour avait aussitôt compris :
- C'est inutile, dit-il , j'ai vu ...
Dans un berceau d'osier, l'enfant pleurait
toujours .
Jacques Vautour s'approcha du berceau,
il prit dans ses grandes mains le petit être ,
qui, subitement, cessa de se lamenter et
arrondit sur le nouveau venu de grands
yeux bleus étonnés. Alors , près du berceau ,
sans dire un mot, Vautours'assit, l'enfant sur
ses genoux. Il le baisa au front, dans la soie
de ses cheveux blonds, et l'enfant lui sourit,
et l'enfant tendit vers son visage ses menoltes potelées et fuselées . Vautour s'inclina un peu plus, des larmes dans les yeux,
afin que les petites mains pussent atteindre
sa longue barbe blanche ... Sans le savoir,
le bébé faisait joujou avec la barbe de
grand-père . Alors, celui-ci , tout doucement,
sans se rendre compte peut-être même que
ses genoux avaient bougé, commençait à
bercer l'enfant, et l'enfant riait ; grand-père
faisait sauter bébé sur ses genoux.
Infiniment ému, grand- père étreignit le
petit être dans ses grands bras, sur sa large
poitrine ; ses lèvres encore se posèrent sur les cheveux blonds et , la voix étranglée par
l'émotion, il murmura, en chantant :
Fais dodo, fanfan, petit frère,
Fais dodo, tu auras du lolo .
Fais dodo, fanfan, petit frère,
Ta maman est en haut
46
LA
MORPHINE
Qui tricote des bas,
Ton papa est en bas Et qui fait des gâteaux...
Fais dodo, fanfan, petit frère,
Fais dodo, tu auras du lolo ...
Quand il eut achevé sa chanson , l'enfant dormait et le vieillard pleurait.
Jacques Vautour n'essayait pas de cacher
son émotion . Et cette émotion, se développant autour de lui , avait gagné la grand'mère
et la mère, chacune avait des larmes au bord
des yeux. Enfin, il se leva, reposa, maternellement, l'enfant dans son berceau, le
couva encore d'un long regard protecteur,
et, à sa mère :
-Comment l'avez-vous appelé ? demanda-t-il .
Jacques, Monsieur, répondit-elle .
Vautour sourit . Son fils s'était donc souvenu de lui , puisqu'il avait donné son nom
à son enfant ?
- Quel âge a-t-il ? demanda-t-il encore.
Il aura un an le jour des Rois.
Il y eut un long moment de silence . Le
vieillard , maintenant, contemplait tristement son fils assoupi, abruti , la tête dans
ses mains .
Et lui ? fit Jacques Vautour.
La jeune femme ne répondit pas . Elle
haussa légèrement les épaules , ne trouvant pas de mots pour exprimer sa dé- tresse.
―
C'est un triste Noël, pour vous, mes
enfants, dit Jacques Vautour. Aujourd'hui,
partout, tout s'amuse... Et chez vous, c'est
cela...
LA MORPHINE 47
Il eut peur de s'attendrir , et secoua son
envahissante douleur :
Quand il sera sorti de sa torpeur, ditil en désignant son fils , vous lui direz que
son père est revenu ... Vous lui direz aussi
que, demain, je reviendrai. D'ailleurs , vous
ne m'empêcherez pas, n'est-ce pas ? ma
bru, de venir, souvent, embrasser mon petit
gars ? Oui, je reviendrai demain...
Il regarda encore une fois le petit Jacques endormi tout à fait dans le berceau,
ses lèvres lui envoyèrent un baiser, et , suivi
de Louise, il se dirigea vers la porte. Mais,
avant d'en franchir le seuil , un instant il
s'arrêta et pour déguiser l'aumône qu'il laissait :
9
Je n'ai pas eu le temps d'acheter des
jouets et des bonbons pour notre petit Jacques, dit-il . Je vous en prie, que demain
matin , à son réveil , il en trouve, et les plus
beaux, sur son berceau ! Le bonhomme
Noël, que voulez-vous ? avait fort à faire !
Pour Jacques , il aura été en retard d'un
jour...
Et dans la main tremblante de sa bellefille , Jacques Vautour mit une poignée d'or.
=
Blanche !
Raoul...
Vas-en chercher...
Encore s'écria la jeune femme.
Il m'en faut ! ... Tu entends ?...
Mais tu sais bien que je n'ai pas d'argent... Ce matin , tu as pris tout ce qui nous
restait... Et puis , j'ai quelque chose à te
dire... Il y a du nouveau, beaucoup de nouveau...
Ça m'est égal ! ... interrompit Raoul.
Laisse-moi parler... puisque c'est très
sérieux... Voyons, mon cher Raoul... Essaie
de me comprendre...
Non! non ! et non ! Je ne veux rien entendre avant d'avoir de la morphine... Tiens ,
je n'en demande pas beaucoup... Tu me
donneras ce que tu voudras... --- Je n'en ai pas!
Je le sais bien que tu n'en as pas,
bien que je ne sois pas très sûr que tu
n'en aies pas caché dans quelque coin...
Car, plusieurs fois , oh! j'ai fait semblant
LA MORPHINE 49
de ne rien voir ! -mais plusieurs fois , tu en
as pris dans la bouteille...
Si tu en trouves ici...
Blanche, allant et venant à travers la
chambre, passait près de son mari , quand
celui-ci, brusquement, la saisit par sa robe
et l'attira vers lui.
--- Donne-moi de l'argent, allons ! J'irai
chez le pharmacien moi-même.
- Je n'en ai pas, te dis-je ! cria-t- elle .
Et ça ! dit-il . Hein ! Tu ne peux pas nier
que ce soit de l'argent...
Il tenait dans sa main la poche de la robe
de sa femme.
— Tu me fais des cachettes ! ... Tu as
tort... Donne...
- Jamais de la vie!
Blanche avait des sanglots dans la voix.
De toutes ses forces, ses mains s'accrochaient au poignet de Raoul, défendant la
poignée d'or que Jacques Vautour lui avait
donnée « pour acheter le Noël » du petit,
qui, réveillé par les éclats de voix, pleurait
à présent, dans son berceau.
――
- Enfin ! cria Raoul en se mettant debout,
te décideras-tu à me donner cet argent?
Je ne veux pas... Non ! non...! Tu ne
l'auras pas... Et puis, il n'est pas à moi ...
On me l'a confié... Il faudra que je rende
des comptes...
A qui?
A la personne qui me l'a remis...
Quelle est cette personne ?... rugit- il .
Quelqu'un... Laisse-moi... Sois raisonnable !... supplia-t-elle .
___
-
Donne toujours ... On verra après...
50 LA MORPHINE
Il voulut mettre sa main dans la poche.
Non, non ! Je ne veux pas... - Tu ne veux pas ! Nous allons bien voir
qui est le maître ici ! ...
Subitement devenu furieux , Raoul étreignit dans ses bras la malheureuse, et lui
pliant les reins, la coucha sur le parquet
de la chambre. Il se jeta sur elle , il pesa
de toutes ses forces sur ses chairs qui palpitaient et souffraient. Et, parce qu'elle se
défendait toujours, il l'accabla de coups.
Ses poings tombaient sur la face et sur la
poitrine sifflante de la pauvre femme qui
poussait des hurlements de douleur. Mais,
ſui , impitoyable, n'en voulant qu'à cet argent
qui allait lui procurer l'abominable poison,
n'entendait pas les gémissements et les cris ,
il ne voyait pas, non plus, les larmes . Ce
fut une lutte sauvage et sans merci. Cramponnée de toute la puissance de ses
nerfs sur sa petite fortune, elle mordait
comme une chienne en furie les mains de
Raoul.
-
-
Tu me tueras plutôt ! ... s'écria-t-elle .
Eh bien, je te tuerai ! répondit-il .
Et la bataille reprit avec un nouvel acharnement. Raoul arrachait la robe par lambeaux. La poitrine de la femme était presque nue. Les jambes maigres frottaient
leur nudité sur le parquet et s'y meurtrissaient. Lui, dans sa sauvagerie insensée ,
ricanait en vomissant des injures . A plaisir,
il déchirait la robe ; dans son esprit, il
n'avait pas conçu d'autre moyen de venir à
bout de la résistance de Blanche. Au bout
de quelques minutes, elle fut tout à fait nue ,
LA MORPHINE 51
dans la misérable chambre sans feu , dans
le froid glacial de ce soir de Noël. Ses
mains, écorchées, saignantes , n'avaient pas
abandonné, cependant, la poche où les
pièces d'or étaient enfermées. Echevelée,
le visage ruisselant de larmes, la bouche
souillée d'écume, les yeux injectés de sang,
elle ressemblait à une tigresse qui défend
sa proie. Soutenue par une puissance de
volonté indomptable, elle faisait face à la
brute qui la violentait et s'acharnait impitoyablement à la blesser.
Pendant le combat qui , maintenant, était
silencieux, le petit Jacques suspendu au
bord du berceau poussait des cris déchirants . Il tendait ses petits bras vers sa mère,
comme si , dans son instinct naissant, il eût
senti qu'elle avait besoin d'être protégée.
Hélas ! Soudain , l'enfant poussa un cri plus
terrible ct le malheureux tomba sur le parquet.
Mue par une émotion indescriptible ,
Blanche se précipita pour le relever, sans
abandonner le trésor qu'elle gardait toujours en ses mains . Raoul en profita.
Tandis que d'un bras la mère relevait le
petit, il se précipita sur la main qui tenait
la poche et l'or, et triompha, enfin , de l'inutile résistance qui lui fut opposée.
Blanche était vaincue.
Elle s'assit sur une chaise ; elle berça
dans ses bras son enfant ; et, longuement,
doucement, ses yeux pleurèrent.
Raoul, pendant ce temps , prenait tranquillement son chapeau, rajustait tant bien
que mal ses vêtements, et sortait, sans dire
un mot il allait chercher de la morphine.
52
LA MORPHINE
Quelques heures plus tard, quand il
rentra, il trouva sa femme couchée; dans le
lit , elle avait moins froid ; elle tenait le petit
Jacques sur son cœur. Raoul alluma la
lampe, regarda à travers la chambre les
lambeaux d'étoffe qui avaient été la robe de
Blanche et, s'approchant du lit, il murmura,
très bas :
Blanche!
Elle ne répondit pas . Alors , il lui toucha
l'épaule et, encore, tout bas , il appela :
- Blanche !
-
Laisse-moi, dit-elle , tu n'es qu'un misérable ! D'ailleurs , demain... oui , demain,
je partirai….. Je ne veux pas vivre plus longtemps avec un homme tel que toi , avec un
fou ...
- Blanche ! ... murmura-t-il .
Laisse-moi... Je ne te connais plus...
Je ne veux pas t'entendre... Je ne veux rien entendre... Laisse-moi. Je sais d'avance
tout ce que tu voudrais me dire... Cette
fois , je ne pardonnerai pas . C'est inutile...
Et, puis, Jacques dort. Au moins, tandis
qu'il dort, il oublie que lui , non plus, n'a pas dinė... Laisse- nous dormir...
C'est vrai , balbutia Raoul... On n'a pas
dîné...
-
Il reprit son chapeau et sortit en disant :
Je vais acheter de quoi manger.
Il apporta une bouteille de lait, du vin , du
pain, de la charcuterie, du charbon . Il alluma
le fourneau et fit chauffer le lait. Quand il
eut sucré le lait et quand il fut chaud, Raoul
s'approcha du lit, et très gentiment, très
tendrement, il prit Jacques qui s'éveilla,
LA MORPHINE 55
il l'embrassa avec amour, et lui donna à
boire le bon lait sucré, en lui parlant et le
câlinant comme pour se faire pardonner la
chute du berceau et l'horreur du spectacle
qu'il avait imposé à ses yeux innocents .
Puis, avec une tendresse aussi simple que
sublime, il porta le petit dans son berceau,
le coucha comme la meilleure mère aurait
couché son fils chéri, l'embrassa sur son
front, sur ses yeux et le berça jusqu'à ce
qu'il s'endormît.
Alors , il revint vers le lit :
- Blanche, dit- il , tu dois avoir faim ... Il
est grand temps de manger... Ne te dérange
pas... je vais apporter la table près de toi .
Mange si tu veux, fit Blanche, mange
si tu as le cœur de manger ; quant à moi, ce
me serait impossible.
-
Alors , murmura-t-il , puisque tu ne veux
pas, moi je ne veux pas non plus.
Il se déshabilla lentement, éteignit la
lampe et se coucha près de sa femme.
Commencement de nuit abominable qui
réunissait, presque nus , dans la même
couche, deux êtres qui s'étaient battus
comme des gueux, comme d'irréconciliables
ennemis ! Et ces deux êtres , confondus dans
le noir de la nuit, partageaient et mêlaient
leur chaleur, se rapprochaient, petit à petit ,
instinctivement, l'un de l'autre, dans un
besoin purement animal de tiédeur plus
grande, afin de lutter plus victorieusement
contre le froid de cette chambre qui, maintenant que la lampe était éteinte, semblait
devenue glaciale.
Tout doucement, avec d'infinies précau4
56 LA MORPHINE
tions, avide de se faire pardonner, sûr qu'il
n'avait pas d'autre moyen de gagner l'excuse
souhaitée, Raoul emprisonnait Blanche
dans ses bras et, peu à peu, la serrait contre
son cœur. Et, elle, courbaturée, lasse , affligée dans son coeur et dans sa chair, anéantie dans une somnolence où s'engourdissaient fatigues et meurtrissures, jouissait,
sans qu'elle s'en rendit compte, avec une
volupté pure et bienfaisanté, du peu de chaleur qui envahissait son corps et du
commencement d'étreinte qui la possédait.
Moitié dormant, moitié rêvant, suspendue entre la réalité de ses infortunes et
d'illusionnantes espérances , ne sachant
peut-être plus si la démence de Raoul n'avait
pas été qu'un méchant songe, elle se laissait prendre davantage et permettait aux
frissons avant- coureurs du plaisir de glisser
au long de sa nervosité complaisante. Et,
sans qu'elle se fût donnée, sans qu'elle se
fût offerte, elle sentit que son mari s'emparait d'elle , la prenait toute, comme un
amant, tandis que les caresses voletaient
sur ses seins frémissants, tandis que des
baisers s'attachaient sur sa nuque, dans les
frisons de ses cheveux.
O miracle de l'amour ! O bienfaits du plaisir ! Trésors de la volupté! ... A l'ombre de
la couche de misère, soudain , s'était dressée une alcove de dieux. Insensés, oublieux
de la vie, l'homme et la femme, liés ensemble
par la suprême force de la luxure , se prenaient plus formidablement selon le caprice
d'amour, et de leur union montaient des
enchantements incomparables, des cris de
LA MORPHINE 57
bonheur divins, des sensations magnifiquement belles . Tout à l'heure, c'était le désastre ! ... Maintenant, c'était l'apothéose !
A travers l'opacité des ténèbres se déroulait un cantique d'ivresse . Et peut-être que
le chant était plus suavement doux parce
que le nid était plus pauvre et plus étroit.
Qu'importe, si les membres ont été meurtris ! La puissante sensation filtre à travers les chairs son baume réparateur. Où
c'était la douleur, c'est maintenant de la
joie! Les bras n'étreignent plus qu'une immense brassée de béatitude infinie .
O petite Blanche, si pâle , si faible, si endolorie, dont le corps garde la trace des
coups reçus, entrevois-tu, dans ta griserie,
la beauté délicate de tes formes émues , la
grâce harmonieuse de tes seins ardemment
dressés au soleil d'amour? Perdue sous tes
cheveux dénouės, ta tête roule dans une
mer soyeuse, électriquement agitée, et tu
jettes des soupirs d'espoir que nulle inquiétude ne saurait calmer. C'est l'oubli bienfaisant et son cortège reposant d'illusions
bienheureuses. Tu vis , tu divagues , tu
rêves, et plus que jamais tu te sens prête
à traîner leboulet de l'existence si , toujours ,
de loin en loin , tu dois t'arrêter dans ces
sortes de volupté.
Tu ne pardonnerais pas les brutalités de
l'époux? Ton corps excuse tout.
Tu garderais dans ta mémoire l'horreur
de ses vices ? Ton cœur a tout oublié.
Tu te souviendrais encore qu'il existe un
odieux poison qui annihile la volonté de
ton Raoul ? Oh ! qu'importe ! puisqu'il a la
58 LA MORPHINE
force de te serrer dans une étreinte formidable où tu râles éperdument !
-
Près d'eux, toujours , car les cris heureux n'effraient pas les anges - le petit
Jacques dormait . Il dormait dans le berceau
d'osier, petite chose, vivant fruit d'une nuit
d'amour, il dormait et, qui sait ? peut- être
achevait-il un doux songe?
-
--
Blanche !
Mon chéri...
Je te demande pardon , dit Raoul dans
un baiser.
- Tu as été si méchant ! ... murmura
Blanche.
-
Je ne recommencerai plus jamais ...
Je te le jure...
C'est bien vrai ?….. En auras-tu le courage?...
J'essaierai de toute mes forces, dit- il
fermement.
- Jure-le sur la tête de Jacques, demanda-t- elle .
Il jura. Alors , heureuse davantage , elle le
couvrit de nouveaux baisers .
- J'ai faim, dit- elle encore.
Raoul alluma la lampe, et comme des
amants en plein amour, ils firent la dînette,
au lit ; ils se regardèrent comme s'ils ne
s'étaient pas vus depuis longtemps ; ils semblaient l'un et l'autre heureux.
Dis-moi, Blanche, fit Raoul, dis-moi
qui t'a donné tout cet or, tout cet or que je
t'ai pris ?... D'où vient- il ?…...
Blanche raconta la visite de Jacques
Vautour, son père.
--- Oui, dit- elle , ton père que tout le
LA MORPHINE 59
monde croyait mort, vit toujours. Il est
venu ici , tantôt, conduit par ta mère. Il a
vu sans doute notre misère et il en a eu pitié ,
car, avant de s'en aller, il m'a remis cet or
afin que j'achète des jouets de Noël à notre enfant. Il reviendra demain.
Mais qu'a- t- il dit en me voyant ? demanda Raoul avec inquiétude.
Il t'a longuement observé , il a compris... D'ailleurs , quand il est entré , il y
avait près de toi , sur la table, la seringue
à morphine et le flacon vide... Je les ai cachés, l'une et l'autre, mais trop tard ... Il
avait vu.
-
―
―
Et il reviendra demain?
Oui, demain, affirma Blanche.
Qu'a-t-il fait ?... D'où vient- il ? Enfin,
il a dit quelque chose ?...
Il a pris le petit sur ses genoux, il l'a
bien embrassé... Il avait l'air si heureux ! ...
Tu n'as pas entendu ?... Il a chanté. Oui , il
s'est souvenu d'une vieille berceuse... et
c'était si touchant que j'en ai pleuré . Maintenant, il faut dormir, reprit Blanche ; il faut
que tu te reposes... il reviendra demain.
Raoul garda le silence . Pour la première
fois , depuis bien longtemps , le malheureux
pensait. Ce retour de Jacques Vautour
l'effrayait. L'apparition du père , subitement,
venait d'opérer une véritable révolution
dans sa machine détraquée . Il n'y avait
personne qui pùt contrôler ou juger ses
acles ; maintenant, il y aurait un juge qui,
de par de vieux droits impérissables, pourrait tout oser contre lui . Et puis, Raoul se
souvenait de son père.
бо LA MORPHINE
Il y avait quelque part, dans sa mémoire,
le souvenir d'un géant, d'un colosse, qui
avait châtié ses gamineries d'enfant. II
n'avait jamais eu peur de sa mère ; il avait
toujours tremblé devant son père. N'était-il
donc pas un homme, aujourd'hui ? Devait-il accepter de se plier, passivement, sous
cette autorité revenue comme par miracle,
après vingt ans d'abandon et d'oubli ? - II
ne savait pas que ses sœurs s'étaient révoltées ; il sentait , au moins , lui , qu'il courberait la tête .
Le lendemain, de bonne heure, Raoul
sortit . Quand il rentra, il trouva Blanche
qui achevait de mettre autant d'ordre que
possible dans le petit logis . Il apportait des
jouets pour l'enfant . Son premier geste
avait été un geste d'obéissance : le grandpère avait dit qu'il fallait au petit des cadeaux de Noël; tout à l'heure , quand il
viendrait, sur le berceau seraient amoncelės
de jolis joujoux. Ce lendemain de fête commençait comme un jour de fête . Le déjeuner fut presque un festin . On riait ,
c'était de la gaîté. Les cloches de Noël vibraient encore pour eux. Un peu de soleil
entrait par la fenêtre. Le feu bruissait et
chantait dans la cheminée. Une douce tiédeur enveloppait les choses et les êtres ; le
petit Jacques riait avec Polichinelle. Et
Blanche, cette fois , n'eut pas l'air de s'apercevoir que Raoul, voulant soutenir son
esprit paresseux et sa nature épuisée,
s'était caché pour se piquer de morphine.
Pour la première fois , elle se faisait, secrètement, la complice de son mari. Il ne
LA MORPHINE 61
fallait pas, elle ne voulait pas que son
père le trouvât dans le même état que la
veille . Elle avait éprouvé une si grande
honte ! Sans doute, plus tard, elle exigerait qu'il obéît aux promesses qu'il avait
faites ; mais, aujourd'hui , non seulement
elle n'en demandait pas tant, mais encore
elle aurait été capable de l'encourager
à satisfaire son vice , s'il n'y avait pensé
lui-même.
Enfin Jacques Vautour apparut.
Que s'était-il donc passé , depuis la veille ?
Hier, il était formidable ! Aujourd'hui, sa
tête pesait lourdement sur ses épaules énormes, et ces épaules elles-mêmes s'accroupissaient sur son torse avec lassitude ; et ses
jambes paraissaient plier sous le poids
qu'elles portaient... Il avait suffi d'un seul
jour pour qu'un peu de vieillesse victorieuse
rapetissât ce géant qui avait résisté à tous les
coups du sort, à toutes les émotions du
cœur, à toutes les tourmentes de l'esprit.
Raoul courut à lui , se précipita dans ses
bras et l'embrassa avec tendresse . Jacques
Vautour baisa sa belle- fille au front ; ensuite, à petits pas, il s'approcha de Jacques
qui, dans son nid d'osier, assis en compagnie d'une poupée de carton, d'un cheval
de bois et de Polichinelle, faisait jouer du
tambour à un lapin blanc. Il regarda le
petit ange, il fut ému de son bonheur et,
presque à voix basse, à son fils , il dit :
- Je l'embrasserai, tout à l'heure ... Ne
troublons point une aussi gentille compagnie... Un grand-père ne vaut pas Polichinelle, à cet âge.
62 LA MORPHINE
Il s'assit près du berceau , cependant, posa
ses larges mains sur ses genoux, réfléchit
un instant , puis , redressant la tète brusquement, songeste familier, son geste d'énergie
et de féroce volonté, essayant de sourire,
il dit :
- Mes enfants, je n'aime pas à raconter
mes histoires... Eh bien, oui, j'ai été perdu,
mort... ça n'empêche pas que je sois là. J'ai
revu la mère, j'ai revu Jacqueline et Antoinette, mes filles... J'ai vu Thérèse, aussi...
Vraiment , les surprises ont succédé aux
surprises !
Il se mit debout et, la voix presque terrible, il reprit :
-Il faut que cela change !
Encore, il se plia et se posa sur sa chaise.
-Mes filles ont des amants ; ma femme,
qui ne porte plus mon nom, est la proie de
ces folles. Oh ! je sais ce qu'elle leur doit...
Plus tard... C'est ici que je me plais le
mieux.
Ses yeux se tournèrent avec une caresse
infiniment douce vers le berceau.
-Je suis content que vous lui ayiez donné
mon nom... Jacques ... J'ai failli avoir une
grande émotion . N'est-ce pas, quand on a
ěté sevré pendant si longtemps de tout ce
qui peut atteindre la sensibilité , il faut peu
de chose pour qu'elle vibre ? Pourtant, ici ,
tout n'est pas brillant. Il y aura beaucoup à faire .
Aces mots , Raoul courba la tête. Il y avait
beaucoup à faire , ici , il comprenait que
c'était de lui qu'il s'agissait seulement. Il
éprouva comme un violent sentiment de
LA MORPHINE 63
crainte . Il ne doutait pas de ce qu'on
allait exiger de lui ... Toutefois , il trembla
devant l'apparition de ces exigences , effrayé qu'elles lui soient imposées par cet
homme si grand, si fort, qui le dominait
formidablement et près duquel il devenait
extraordinairement faible et soumis . Raoul ,
tout à coup, avec la peur, perçut en lui une indéfinissable détresse morale . Il fallait
résister à cette détresse . Il n'avait qu'un
moyen son poison. Il se leva, il s'éloigna
de quelques pas, il se dirigea vers un réduit
noir qui servait de débarras.
- Où vas-tu ? demanda Vautour.
Raoul s'arrêta. Il était pâle . Il ne répondit
pas.
-
Il n'y a pas un quart d'heure que je
suis ici, dit Vautour, et, déjà, tu n'en peux
plus . Pauvre garçon ! C'est peut-être toi , en
somme, qui me donneras le plus de mal.
Mais, reprit-il , d'une voix forte , j'accomplirai l'impossible ! Sois tranquille, tout sera
fait ! Je te guérirai.
Acelte promesse, à cette menace, devant
le besoin aussi de son remède terrible,
Raoul eut un frisson de rage et d'épouvante. Et, pour la première fois, secrètement, il maudit le retour de celui qui
s'emparait avec autant de violence de la
direction de sa vie.
- Ce matin, dit Vautour, avant de venir
ici, je suis allé consulter un médecin. C'est
un spécialiste . Il est célèbre, à Paris. Je lui
ai parlé de toi . Car , n'est- ce pas, ce n'est pas pour moi que les médecins ont été
faits... Il m'a dit des choses épouvantables .
64 LA MORPHINE
J'ai vu aussi , chez lui , des choses épouvantables : dans une chambre capitonnée
comme un cabanon de fou, un homme de
ton âge, lié avec des cordes , comme un
bandit, se débattait quand même, aux mains
de deux solides gaillards chargés de le
veiller... Il poussait des hurlements . Sa
bouche bavait... Les yeux sortaient des orbites ... Il râlait comme un damné... Il geignait comme un supplicié ... Il grognait
comme une bête... Je te dis cela parce que
tu es un homme , parce que je ne veux pas
essayer de te tromper sur la vérité de ton
triste cas... Ce sera effroyable ! Mais , il
n'y a pas d'autre moyen de guérison. La
volonté humaine , quelle qu'elle soit , ne
saurait résister à la puissance d'un vice
tel que le tien. Il faudra que tu te soumettes.
Il se soumettra, dit Blanche, dont les
yeux eurent un éclair de joie. N'est- ce pas,
Raoul , n'est- ce pas que tu feras tout ce
qu'on voudra ? Hier , tu as juré sur la tête
de ton fils que tu te guérirais ... J'ai confiance en toi ... Que deviendrions- nous ?
Elle se tourna vers Vautour :
www
-
Que je vous remercie ! ... Je vous
devrai monbonheur... Si vous saviez ! ...Nous
avons commencé par être heureux... Mais ,
depuis deux mois, c'est effrayant ce qu'on
a souffert, ici ! Il ne faut pas trop maudire
Raoul. Il paraît, on m'a dit, qu'il est impossible, soi-même, de résister à la morphine...
Je suis sûr que Raoul a fait ce qu'il a pu
pour lutter contre elle. D'autres ont échoué ,
comme lui . J'étais seule... Maintenant nous
seront deux à le protéger.
LA MORPHINE 65
Le regard de Vautour s'était appesanti
sur Raoul qui n'entendait plus rien, ne voyait
plus rien, ne se préoccupait plus que de
l'instant où son père serait parti et qu'il
pourrait employer à se piquer farouchement,
voluptueusement, avec l'aiguille de la seringue bienfaitrice . Il se promettait quelques
centigrammes de plus que d'habitude . Ce
lui était un plaisir, cette certitude qu'il avait
de les tromper, de les duper à son aise.
Cependant, à mesure que les minutes
passaient, sa soif de morphine devenait une
douleur plus grande. Son front était lourd ,
ses yeux voyaient trouble, ce qui se disait
autour de lui ne lui parvenait que dans un
bourdonnement, sa respiration était oppressée, son estomac souffrait d'atroces
brûlures... A mesure qu'il devenait davantage la proie de son irrésistible malaise,
s'élevait plus fortement en lui , à cause de
la présence de son père , un effroyable
sentiment fait de colère et d'orgueil. Ce
témoin lui paraissait abominable, ce gêneur
qui le privait de son ivresse lui semblait
pareil à quelque monstre . Mille envies de
révolte l'assaillirent. Il se souvint, dans sa
détresse, qu'il était chez lui et qu'il était
le maître . Il plaida, il jugea bonne sa
cause.
Encore, il se leva, il gagna le refuge où
son poison et la seringue étaient cachés ; il
s'y enferma quelques minutes, puis, lorsqu'il
reparut dans la chambre où son père et
sa femme l'attendaient avec angoisse , il
était déjàredevenu le Raoul des belles heures .
Subitement, angoisse, colère, douleur, or-
66 LA MORPHINE
gueil, tout s'était évanoui . Et parce que ni l'un ni l'autre ne lui fit une observation , il
pensa les avoir trompés sur ce qu'il venait
de faire, et, à son tour, il les regarda avec
un indéfinissable triomphe auquel se mêlait
une indéfinissable pitié.
―
Oui, dit-il , vous avez raison tous les
deux. Il faut que vous me guérissiez . Je suis
prêt à tout pour cela. Ce n'est pas une vie ,
la vie que je mène et que je fais subir aux
autres... Vous voyez, je suis plein de bonne
volonté ; mais, n'est- ce pas, vous ne m'enfermerez pas, tout de suite, dans une de ces
horribles maisons où les malades sont
traités par des brutes ? Je resterai ici , vous
me surveillerez , je ferai tout ce que vous
voudrez. Et puis, vous ne me donnerez pas
de morphine; je n'en ai plus, je ne pourrai
donc pas en prendre.
Il avait dit tout cela du ton le plus convaincu du monde ; il était certain d'avoir
gagné son père au moins , sinon sa femme,
à ses belles promesses ; mais, en lui-même,
il riait de sa naïveté . Il n'avait plus de
morphine ? Hier, il en avait acheté une si
grande provision chez son pharmacien ,
morphinomane comme lui , son complice,
qu'il en aurait pour plusieurs mois. Et il avait
trouvé la cachette merveilleuse où personne
ne découvrirait le flacon et la seringue . Il
avait une confiance considérable dans cette
cachette. Il était fier de sa découverte : le
diable lui-même ne la lui volerait pas !
- Je suis heureux, dit Vautour, que tu
sois dans de telles dispositions. En ce
cas , je vais te demander que tu viennes
LA MORPHINE 67
avec moi nous irons chez ce docteur, nous
le consulterons, nous suivrons ses conseils .
Afin de persuader mieux, afin de tromper
mieux, Raoul proposa qu'on allat tout de
suite chez le guérisseur. Décidément, il
leur jouait un bon tour.
Son père y consentit avec empressement;
mais, prévenu par le médecin, il savait déjà
le peu de foi qu'il devait accorder à son
malheureux fils ; cependant, il joua le père
trompé, afin de tromper lui-même le malade,
et ils décidèrent qu'en effet, tout de suite ,
on irait chercher l'avis du médecin, tandis
que Blanche préparerait, pour leur retour,
un véritable festin .
Mais, avant de sortir, Raoul prétexta le
besoin de se retirer quelques instants... Il
riait, il semblait content, il paraissait n'avoir
aucune arrière-pensée : prudemment, il
avait prévu que, durant quelques heures , il
serait loin de son flacon de morphine et
qu'il était sage, avant tout, de s'en injecter une bonne dose.
Le docteur Antoine Romet avait installé
dans un grand jardin, au fond de Passy,
un véritable hôpital pour morphinomanes.
C'était un homme jeune encore, quarante
ans à peine , qui avait acquis bien vite, à
Paris, une grande célébrité pour les traitements énergiques qu'il osait imposer à ses
malades et pour les cures merveilleuses
qu'il avait obtenues. Lui-même, pendant
plusieurs années, s'était adonné à la morphine . Il connaissait donc les joies du
divin poison , il n'ignorait pas davantage les
effroyables difficultés que tout intoxiqué
68 LA MORPHINE
doit vaincre lorsqu'il veut fermement renoncer aux ivresses qu'il procure.
Lorsque Jacques Vautour et son fils se
présentèrent à lui :
-
Messieurs, dit- il , j'ai pour habitude,
lorsque je vois un morphinomane pour la
première fois , de lui raconter mon histoire .
Comme tous les cas sont semblables ,
comme tous les morphinomanes se ressemblent, à part d'insignifiantes exceptions de
détails , il est immédiatement fixé sur la
méthode qu'il doit suivre s'il veut se guérir.
A vingt-trois ans, j'étais interne dans un
hôpital ; un de mes amis, interne comme
moi, se piquait de morphine. Un jour, à la
suite de surmenage, extrêmement fatigué
par toutes sortes d'efforts et aussi , peut-être ,
par une vie tant soit peu déréglée, encouragé par cet ami qui me vantait sans cesse
les charmes et les bienfaits de sa manie, je
me décidai à suivre son exemple et à
écouter ses conseils . Il est indiscutable que
ce fut pour moi une immense joie de voir
tout à coup mes forces et mon courage
revenir. Toute lassitude disparut. A l'accablement succéda un redressement de tout
moi-même. J'étais gai, ardent, enthousiaste,
et ma foi , je l'avoue , c'est incontestablement
au secours de la morphine que je dois des
succès d'examens dans lesquels je fus particulièrement brillant . Pendant cinq mois,
j'eus une jeunesse étourdissante ; mais, peu
à peu, pour entretenir l'état d'exaltation
dans lequel je vivais , je doublai , je triplai,
quadruplai les doses, et je devins ainsi,
irrésistiblement, ce qu'on appelle le mor-
LA MORPHINE 69
phinomane. Alors commença la période
triste . De la même façon que tout s'était
accentué en moi , tout diminua pareillement .
Mes facultés descendaient, l'abrutissement
m'envahissait, j'avais sans cesse faim de
morphine et j'en absorbais tant que, dans
un moment de lucidité, je fus effrayé de
l'état de mon malheureux organisme et de
mon pauvre cerveau. D'ailleurs , à côté de
moi, l'ami qui avait été mon initiateur , me
donnait une lamentable image de ce que
j'étais destiné à devenir ce n'était plus
qu'une loque humaine, un hébété, un fou
qui, au lieu de soigner des malades , n'était
digne que de recevoir des soins comme
malade. Je résolus de me guérir . Messieurs ,
j'ai mis dix ans pour achever ma guérison,
pour rattraper tout ce que j'avais perdu
dans cet empoisonnement. Je vous jure que
je sais ce que c'est que la morphine ! Aussi,
je me suis adonné exclusivement à ceux qui
veulent se sauver ; au lieu de dix ans , je
demande dix mois de crédit, et je promets
la guérison complète. Maintenant, je n'entreprends que ceux qui s'abandonnent à
moi complètement et qui consentent à être
pensionnaires chez moi. Il n'y a pas d'autre méthode salutaire. Un morphinomane
qui refuse l'emprisonnement, qui n'accepte
pas d'être surveillé, nuit et jour, par d'inflexibles geoliers, n'est pas un morphinomane qui veut se guérir. Messieurs , je vous
ai dit tout ce qu'il fallait que vous sachiez ;
ma consultation est achevée ; dans quinze
jours, je pourrai mettre un lit et une chambre
à votre disposition ; je vous accorde qua-
70 LA MORPHINE
rante-huit heures pour réfléchir ; après ce
temps-là, si je n'ai pas de nouvelles de vous,
je disposerai de ma chambre et de son lit.
Le docteur Antoine Romet se leva et,
avec une grave amabilité, comme un monsieur qui n'a pas le temps de s'attarder aux
bagatelles, il congédia ses deux visileurs .
-
Marchons un peu, dit Jacques Vautour
à Raoul ; nous avons à parler sérieusement,
mon garçon.
Ils gagnèrent le bois de Boulogne en
traversant le Ranelagh . Les cimes des arbres
recevaient les rayons obliques du pauvre
soleil d'hiver qui, là-bas , derrière les hauteurs de Saint- Cloud s'enfonçait, peu à
peu, tout blanc, comme un triste soleil
malade. Sans doute, les baraques des boulevards avaient attiré la foule , les allées étaient
désertes et les grands arbres, si nus par ce
temps de gel, étaient immobiles, rivés
dans leur ennui , arbres désenchantés qui
peut- être, si les arbres ont des rêves, avaient
révé d'être des arbres de Noël et qui n'avaient pas eu, attachés à leurs branches ,
des noeuds de ruban rose, des sacs de
bonbons, des fleurs en grappes , des tambours et des mirlitons . Pauvres arbres du
Bois, pauvres arbres d'hiver, les oiseaux
mêmes ne s'arrêtaient plus sur leurs branches et, depuis des mois, ils n'avaient pas
entendu les amoureux se donner des baisers
ni échanger des serments d'amour éternel.
Je suis content d'être avec toi, dit Vautour. Deux hommes parlent mieux, quand
ils sont seuls , qu'en présence des femmes.
Depuis que tu m'as retrouvé, je ne peux me
-
LA MORPHINE 73
plaindre que tu m'aies adressé trop de questions . Sans doute, ton indifférence est peu
flatteuse pour un vieux bonhomme comme
moi, qui revient du diable ; cependant, ça
m'est égal, car je me suis habitué à consacrer le moins possible d'instants à des sensibleries imbéciles . Si je te disais que je suis
fier de retrouver ma famille , j'exagérerais :
mafemme !... mes filles sont des prostituées ,
mon fils est un bon à rien et un détraqué.
Vautour arrêta un geste de protestation
de Raoul.
Oh ! ne te fâche pas, reprit- il , nous
sommes entre hommes, et ton orgueil n'a
pas à souffrir de vérités aussi palpables
que celles-là. Ehbien , si tu veux, nous allons
nous associer tous les deux, pour remettre
les choses au point ; ça peut être facile . Je
te promets de faire ton bonheur et ne te
demande en échange qu'un peu de bonne
volonté. Est-ce que tu consens à cela, déjà?
- Oui, répondit Raoul.
-
C'est déjà cela. Aujourd'hui, tu le vois,
je suis vieux, et je sens le besoin de savourer
un peu de bien-être. Je t'assure que je l'ai
bien gagné. Je vais m'occuper, tout de
suite , de l'installation d'une maison ; tu
viendras y loger avec ta femme et ton fils .
Si tes sœurs et ta mère veulent nous y rejoindre, ce sera parfait ; mais, je t'avoue
que n'ai pas grande confiance en elles ; j'ai
bien peur que l'appartement qui sera le leur
ne soit pas souvent habité.
Et, se parlant comme à lui- même , il murmura :
Mais il est impossible d'entreprendre
5
74 LA MORPHINE
tout à la fois ; il faut aller au plus pressé.
Et, à cause de ton bambin, à cause de toi
surtout, c'est par vous autres qu'il faut commencer.
Il retrouva aussitôt sa voix grave et autoritaire , et Raoul eut un frisson en entendant cette voix puissante affirmer :
-
Mais n'oublie pas qu'en acceptant ce
que je te propose, c'est reconnaître du
même coup la souveraineté de mon autorité paternelle ; je redeviens le maître ; je
reconquiers mon titre de guide ; tout le
monde devra m'obéir, parce que je serai
chef. Votre amour pour moi m'enseignera
l'amour que je vous devrai ... Si tu savais
comme je suis disposé à vous aimer tous!
Si tu pouvais concevoir les inépuisables
fortunes d'affection , de dévouement et de
tendresse qui sont emmagasinées dans
mon cœur qui , depuis vingt ans, n'a jamais tressailli d'une émotion heureuse, et
qui, devenu sec et dur comme du fer,
cherche enfin à s'amollir, à s'adoucir, à
tressaillir, à n'être enfin qu'un cœur de
grand-père ! ... Tiens , Raoul, là nuit dernière ,
j'ai rêvé que je tenais ton petit Jacques sur
mes genoux, que je le berçais dans mes
bras , tandis que, de ma grosse voix qui
s'était faile douce, je chantais une vieille
ballade endormante... Alors, soudain , je me
suis éveillé , mon visage ruisselait de larmes
heureuses , je pleurais comme une vieille
bête... J'étais si content ! J'ai refermé les
yeux qui pleuraient toujours et, sans m'en
apercevoir, je me suis endormi pour tout de bon comme un enfant.
LA MORPHINE 75
Longtemps, le père et le fils restèrent silencieux. L'un et l'autre pensaient. Il faisait
presque nuit quand ils rentrèrent dans
Paris.
C'est par ici que je voudrais trouver
un nid, dit Vautour. Je chercherai, dès
demain.
Ils arrêtèrent une voiture et se firent conduire rue des Archives , où Raoul habitait.
Dès qu'ils furent rentrés, Raoul se précipita
dans le cabinet noir, où il s'enferma et où
il se donna la bienheureuse injection dont
il avait, depuis longtemps déjà, si avidement
besoin.
Après le dîner, Jacques Vautour se retira ,
promettant de revenir bientôt, aussitôt
qu'il aurait découvert la maison où il voulait réunir toute la famille . Mais, avant de
partir, tandis que Raoul, encore une fois ,
s'enivrait de morphine dans l'ombre du cabinet, Jacques Vautour remit à Blanche un
billet de banque qu'elle prit aussitôt et cacha
dans son corsage en disant, tout bas :
Cette fois, j'espère qu'il ne le trouvera
pas. Hier soir, il n'avait plus de morphine,
il m'a pris de force tout ce que vous m'aviez
donné.
Le lendemain matin, de bonne heure,
Raoul reçut une lettre de Thérèse. Cette
lettre était ainsi conçue :
<< Mon cher Raoul ,
« Je tiens absolument à ce que cette semaine de fête ne s'achève pas sans que
nous ne nous soyons embrasses. Tu sais
76
LA MORPHINE
que sans la haine injustifiée de ta femme
pour les tiens , nous aurions, toutes, notre
mère et tes soeurs, la plus grande joie à
nous voir souvent. Mais ta femme nous déteste et chacune de nos rencontres a été trop
peu encourageante, pour que je persiste à
nouer, à renouer sans cesse les sentiments
de bonne amitié et de bonne affection qu'elle
déchire avec tant de plaisir. D'ailleurs , avant
tout, je tiens à te voir, toi , parce que je
t'aime bien et parce que je serais désolée
que soient rompues les mille petites choses
qui sont autant d'attaches et qui sont com- munes à notre mémoire.
<< Tu trouveras, chez moi, maman, Jacqueline et Antoinette qui ont dû quitter,
momentanément, du moins, la rue d'Offémont, pour se soustraire aux manies d'un
stupéfiant revenant qui prétend, parce qu'il
est le père, les traiter comme des esclaves
et les priver de toute liberté . Au moins ,
chez moi, elles seront à l'abri .
<« Viens donc, nous parlerons de tout
cela, et n'oublie pas que si ta pimbèche de
femme veut faire la paix avec moi, elle sera
la bienvenue.
« Je t'embrasse bien tendrement.
« THÉRÈSE. >>>
Blanche était absente lorsque cette lettre
arriva : Raoul résolut de ne lui parler de
rien. I irait voir Thérèse dont il voulait
conserver l'amitié, parce qu'elle pouvait
toujours être, en cas de besoin, capable de
LA MORPHINE 77
lui rendre quelques services . Et, souvent,
il avait exploité son cœur de fille . Et puis ,
malgré qu'il lui dût sa passion pour la morphine, ou à cause de cela même, il avait
conservé pour elle, plus que pour ses vraies
sœurs, une véritable tendresse . Moins que
personne, d'ailleurs , il connaissait Thérèse.
Mais qui donc connaissait Thérèse? Révoltée, ambitieuse, capable de lutter pour
réaliser l'impossible, entêtée, séduisante,
habile dans l'art de retourner les raisons ,
dès qu'elle avait été jeune fille , profitant de
la mort de son père, elle avait commandé
autour d'elle. Incapable d'aucun scrupule,
capable de graves mauvaises actions, lorsqu'elle souhaitait d'accomplir le mal, c'était
quand elle avait l'air de vouloir faire le
bien. Son plus grand désir était de voir
autour d'elle des gens qui dépendaient d'elle .
Elle avait guidé ses sœurs dans la vie ; elle
avait fait accepter leur inconduite à la mère,
et, pour se venger de ce que Raoul se fût
marié avec une femme qui ne l'aimait pas,
elle n'avait rien trouvé de mieux que d'en
faire un morphinomane, sûre ainsi de le
reconquérir un peu.
Thérèse avait connu les joies de la morphine, grâce à l'un de ses amants qui lui
avait inspiré une passion d'autant plus
grande qu'il était plus pervers. Cet amant,
mort fou, depuis , dans une crise effroyable
d'épilepsie, lui avait légué une part de sa
fortune. Longtemps, pendant plus d'une
année même, à légères doses il est vrai ,
Thérèse s'était livrée à l'exquise blessure
de la petite Pravaz. Elle avait eu la bonne
78 LA MORPHINE
fortune, un jour, de recevoir les conseils
d'un ami qui lui démontra, avec des preuves
à l'appui, à quelle déchéance elle s'exposait
en se livrant aux pratiques de la morphine.
Elle promit de se guérir. Et, en effet, par
la seule force de sa volonté, insensiblement,
elle espaça les injections, trompant sa
folie, aux heures difficiles , en se faisant des
piqûres avec l'aiguille seule, sans injecter
le poison. Quelques semaines plus tard,
Thérèse avait réussi à s'évader de l'étreinte
et des absurdes joies de sa folie et , comme
pour narguer cette folie même, cinq ou six
fois par jour, encore, elle se piquait avec
l'aiguille, trouvant une ombre de jouissance
au contact de la maligne bestiole d'acier
pénétrant sous l'épiderme, où elle n'introduisait plus le démoniaque venin .
Mais, pour tout le monde, elle se glorifiait d'être toujours une morphinomane
passionnelle. Elle cachait sa guérison et
exagérait toutes les joies qu'elle pouvait
ressentir, se plaisant à en attribuer tous les
bienfaits à la morphine, déesse révérée,
idole adorée à laquelle, avec une âpre malignité, elle s'efforçait d'amener le plus grand
nombre possible de fidèles .
Ame étrange, étourdissante , sphinge,
elle semblait vouloir, afin de mieux régner ,
agrandir le nombre des démences . Elle
avait commencé par sa famille, elle continua à faire des adeptes parmi ses amants
et parmi ses amis qui, la voyant si belle, si
fraîche, parée d'une incomparable séduction , toujours chantante , toujours joyeuse,
sous l'enchantement perpétuel de rêves
LA MORPHINE 79
·
délicieux, sans cesse accablée de bienfaisantes sensations qui semaient dans sa nervosité des troublances exquises , stupéfaits
d'assister aux frissons de luxure qui parcouraient son corps et ensoleillaient son
visage toujours plus radieux, furent bien
obligés d'attribuer tant de bonheur à cette
morphine qu'elle vantait et célébrait avec
amour.
- C'est le paradis qu'on introduit en
soi-même, disait-elle . C'est un feu qui
brûle, mais qui ne fait pas souffrir . C'est la
semence qui féconde toutes les joies ! Mais,
ajoutait-elle en ricanant, prenez garde, il
n'en faut pas trop prendre, il faut savoir
borner ses appétits ... ou alors, gare ! Au
lieu de la victoire sur l'imbécile nature,
c'est l'anéantissement vil qui nous rend
pire que des bêtes .
Elle savait, elle était sûre qu'ils suivraient
tous et toutes les conseils donnés ; elle
savait que, pour commencer, ils seraient
sages et modéreraient leur ivresse. Mais ,
après, oui, après ...
Elle éprouvait cette joie du juge qui a
condamné à mort et qui voit rouler une tête
dans le panier de la guillotine.
Elle, elle aussi faisait des condamnés à
mort.
Et Thérèse, malgré cette âme de mauvais
apôtre, était toujours belle, avait des yeux
d'ange, les roses fleurissaient sur ses lèvres,
l'or pailletait dans dans ses longs cheveux
blonds, toute sa personne se baignait dans
un ineffable bonheur comme un fou papillon, ivre de soleil, se baigne dans les
80 LA MORPHINE
parfums qui montent des parterres en fleurs .
Dans l'après-midi, Raoul se décida à
aller rue de Lubeck où Thérèse habitait
dans une merveille de petit hôtel , cadeau
d'amour, qu'elle avait arrangé avec ce goût
exquis et spécial qui semble être le privilège des femmes galantes. Tout le rez-dechaussée était un véritable jardin où se
pâmaient d'élégantes et souples plantes vertes dans la tiédeur et le ouaté des tentures . Tout ce rez-de-chaussée n'était qu'un
immense hall dans lequel des pièces imaginaires étaient dessinées et bornées , non
pas avec des cloisons ou des murs, mais ,
avec de véritables haies de palmiers grêles ,
avec des alignements d'immenses flammes
dont la souplesse nerveuse se dressait jusqu'au plafond , comme autant de langues
vibrantes qui sortiraient de bouches avides
de lécher ou de baiser. Ici , un hamac de
soie suspendait sa nonchalance à l'ombre
légère de mimosas défleuris ; au lieu de
tapis , on marchait sur des peaux de bêtes ;
des plantes grimpantes et des fleurs magiques étaient peintes sur les grands panneaux
qui formaient l'encadrement de ce fantastique jardin, et, à cause de la clarté qui
pénétrait par les larges baies des fenêtres ,
à cause des horizons étendus, lointains , qui
étaient représentés tout à l'entour, il était
impossible d'échapper à l'illusion d'un plein
air, et béatement, on s'imaginait le paradis à
peuprès semblable, aussi parfumé, verdoyant
et ensoleillé que cet intérieur de courtisane moderne qui, sans savoir pourquoi ,
LA MORPHINE 81
avait trouvé en elle , très pur ou très fou ,
le sentiment des fraîcheurs de la nature et
l'amour des plantes lisses qui promènent leur
verdoyante souplesse reptilienne à travers
les lilas et les roses. Le premier étage de
l'hôtel, où se trouvaient les appartements
privés de Thérèse, étaient, au contraire ,
divisés en de toutes petites pièces faites
pour l'intimité , autant de nids pour l'amour,
autant de chapelles où les dévots de luxure
aspiraient à monter pour y cueillir un régal
de volupté.
En haut, en bas , l'atmosphère était imprégnée de parfums frais et légers ; selon
l'heure ou selon la délicatesse des sens,
on percevait comme un souffle de violette
passant à travers des iris , emporté par une
brise complaisante le long d'une haie d'aubépine et d'églantiers ; et, cependant, encore, c'étaient des effluves de lilas , des
soupçons de verveine, la perversité timide
ou honteuse de quelque senteur orientale ;
mais tout cela se confondait, se mariait
pour produire quelque chose d'infiniment
troublant qu'on respirait avec ivresse et
qu'on avait toujours le désir de respirer
quand on avait eu, une fois, cette joie.
Thérèse, pour cet intérieur très particulier, avait adopté des costumes étranges
qui s'harmonisaient aussi avec sa délicieuse jeunesse et son exaspérante beauté .
C'étaient de longs voiles, de longs voiles
souples, fins , ténus , qui s'appuyaient sur
ses chairs pour en modeler la pudeur ;
mais, en réalité , ils étaient si flous, ils
étaient si brumeux qu'on avait l'illusion
82 LA MORPHINE
d'une femme nue enveloppée de vapeurs
fugitives qu'un souffle ou qu'un soupir
aurait fait s'évanouir ; grand papillon d'irréel, incomparable fleur vivante, étourdissante libellule , Thérèse était capiteuse et
grisante, mais , toujours , elle avait des ailes .
Elle avait des ailes comme l'oiseau des
vieilles légendes , comme l'oiseau des contes
de fée, des ailes d'azur, des ailes d'or, des
ailes de pourpre, des ailes de nuit, et magicienne d'un poème de Dieu , elle resplendissait dans son olympe minuscule comme
l'âme de tous les plaisirs ou le symbole de
tous les cultes .
Et, le jour, quand on voyait passer dans
la rue cette jeune femme blonde, toujours
simplement vêtue, d'une élégance sobre
qui ne demandait pas à être, vue , nul n'aurait jamais soupçonné que, tout à l'heure ,
chez elle , nimbée d'azur, une fleur dans
ses cheveux, elle avait été l'idole d'un temple
d'amour.
Lorsque Raoul retrouva ses sœurs et sa
mère, il fut accueilli avec curiosité ; jamais
il n'avait été l'objet de tant d'égards , on
daigna s'intéresser à lui et aux siens ; on
avait préparé des cadeaux de Noël pour le
petit Jacques et pour Blanche ; et Thérèse
offrit à Raoul, dans un étui sur lequel ses
chiffres étaient gravės , un véritable bijou ,
une petite Pravaz, et , dans un flacon de
cristal , assez de morphine pour tuer vingt
personnes. Puis, on voulut savoir ce que
Jacques Vautour lui avait confié, ce qu'ils
avaient dit, ce qu'ils avaient fait, quels
étaient les projets de demain.
LA MORPHINE 83
Et Raoul, séduit par tant d'attention,
malheureux sans volonté, incapable de prévoir quel mal on lui souhaitait ici , en échange
de tout le bien qu'on lui désirait là, raconta
tout ce qui s'était passé la veille .
—
J'ai déjà pris Jacqueline et Antoinette,
ainsi que notre mère, avec moi ; je les ai
soustraites à l'autorité de cet homme que
nous ne connaissons pas, de ce revenant
de malheur qui nous tombe sur la tête sans
que nous sachions d'où il revient, tu feras ,
Raoul, ce qui te plaira ; toi , tu es un homme
et tu peux mettre à la porte de ta maison
qui bon te semble. Quant à nous, nous
ne supporterons pas la mainmise sur nos
libertės . Antoinette et Jacqueline refusent
de reconnaître leur père, elles ne lui doivent
rien ; maman ne porte pas le nom de cet
homme, c'est pour elle un étranger. S'il
veut une famille , qu'il aille ailleurs que chez
nous. Quant à toi , Raoul, tu sais quelles
furent et sont nos bontés pour toi ; tu sais
combien nous t'aimons , et je suis bien convaincue que, si tu n'avais pas commis la
sottise d'épouser ta femme, ta femme qui
nous hait sans savoir pourquoi, qui nous
jalouse parce que nous sommes trop belles ,
nous serions restés tous ensemble, et tu
n'aurais eu qu'à te louer de tes sœurs.
Raoul hocha la tête comme pour dire :
maintenant je n'y puis rien , c'est fait .
Cependant, dit-il, il m'est impossible
d'envisager exactement la vie comme vous.
N'est- ce pas, entre nous, si vos libertés dont vous faites tant de cas vous sont nécessaires, je tiens beaucoup moins à la
84 LA MORPHINE
mienne, et puis, l'aversion que vous inspire
ma femme, je ne puis pas la partager... et
puis, j'ai mon enfant... Ah ! si notre père
était revenu comme un mendiant, si après
nous avoir abandonnés , il réapparaissait
pour augmenter encore les soucis de l'existence... Mais ce n'est pas cela, il est riche,
il est riche d'amour aussi ... ; en tous cas,
pour ma part, je crois sage de réfléchir
un peu et de voir, en somme, quelles seront
ses exigences .
―― Alors , tu refuses de t'unir à nous?
s'écria Thérèse.
Je refuse... je refuse ... je ne dis pas
que je refuse , répondit Raoul. Mais, je vais
vous dire hier et aujourd'hui, j'ai pensé à
toutes sortes de choses , et j'ai entrevu l'espoir qu'un jour prochain je pourrais me
débarrasser de cette morphine qui m'abrutit,
qui use toutes mes énergies , qui fait de moi une créature misérable. Oh! ne m'interromps pas, Thérèse, je connais tes idées
sur la morphine... Toi, tu as une nature spé
ciale c'est prodigieux, au lieu de t'empoisonner, elle te rend plus forte et plus fraîche. Je me rends très bien compte qu'il
n'en est pas de même pour moi, et, malgré
que tu veuilles en rire , je te déclare que je
n'ai pas de plus grand désir que celui de
redevenir un homme comme les autres .
Je vous parais burlesque, c'est pourtant
l'expression de ma pensée. Je suis fermement décidé à entrer, dans quinze jours
dans l'établissement du docteur Romet. Si,
jusque-là , d'autres événements arrivent, si
mon père qui cherche un appartement où
LA MORPHINE 85
nous vivrons avec lui , consent à me faire
soigner chez lui , peut-être essaierai-je de
me guérir sans me condamner à la prison
du docteur Romet. Car, c'est bien une véritable prison où l'on traite les morphinomanes ; aux fenêtres, il y a des barreaux
et des grillages comme pour les forçats ;
aux portes des chambres, ce sont des serrures de cachots ; quand on entre là-dedans ,
on n'en peut plus sortir, on s'est condamné
à deux mois de cellule et l'on a signé un
engagement qui ne permet plus au malade
de reprendre sa liberté , si , un jour, il ne
peut plus supporter son internement.
Pendant qu'il parlait, Jacqueline et Antoinette , assises dans des fauteuils de
bambou, s'agitaient , étaient en sueur, leur
visage s'était brusquement chargé d'une
expression de souffrance . Raoul les regarda,
et sourit. Alors, s'adressant à Thérèse :
-
Tiens, on ne m'avait pas dit, qu'elles ,
aussi, étaient des adeptes . Depuis quand ?
Ah ! je comprends, à présent, pourquoi mes
chères sœurs sont si dociles ! Raoul se leva
et, s'approchant de Jacqueline, il lui tendit la
seringue Pravaz et le flacon dont Thérèse
lui avait fait cadeau, en disant :
-
Tiens , Jacqueline, étrenne-là .
Jacqueline se retira derrière un bosquet
de palmiers où Antoinette la rejoignit
presque aussitôt et, toutes deux, de compagnie, s'injectèrent les quelques centigrammes de venin qui devaient, pendant
quelques heures, leur rendre un peu de vie.
Quand elles réapparurent, elles étaient
déjà joyeuses , et déjà elles riaient.
86 LA MORPHINE
L'effort de raison qu'avait fait Raoul l'avait
fatigué. Il éprouva, subitement, le besoin
d'imiter ses soeurs . Il lui fallait aussi, à lui ,
sa piqûre. Tout en parlant , il chargea le
joli bijou d'or d'une véritable dose de luxe,
releva la manche de son vètement jusqu'au
coude et, avec une âpre jouissance, il
enfonça l'aiguille , et sa chair but le cher
poison.
—
Vraiment, dit- il, c'est un nectar de
dieux, mais son ivresse a le grave désagrément, selon moi , du moins, de frapper
trop fort certaine corde sensible . Aujourd'hui , déjà, je l'avoue, j'ai toutes les peines
du monde à faire un bon mari . Ahl elles
n'ont pas duré longtemps les belles ardeurs
des premiers jours ! J'ai trop chanté, il faut
geindre maintenant.
Thérèse éclata de rire :
- Jamais de la vie ! s'écria-t-elle . C'est
une folie ! Et puis, quand même ce serait
vrai, les délices de mon poison sont toutes
les joies de l'amour ! Mais, je vous le jure
bien, je ne prévois pas même le moment
où j'aurai à pleurer sur mes ardeurs
éteintes. Je suis plus jeune et plus femme
que jamais et, je puis le dire sans honte,
mes amants sont émerveillés de moi.
Elle s'interrompit brusquement et, se
levant à son tour, elle murmura, avec une
indicible coquetterie :
C'est mon heure... A mon tour.
Et, comme ses sœurs avaient fait , elle se
retira derrière un massif de plantes , retroussa sa robe au-dessus du genou et...
fit semblant de se piquer avec la pointe
LA MORPHINE 87
de son aiguille. Elle revint en chantant.
Depuis longtemps déjà, engourdie par la
paresse, par un peu de vieillesse, peut- être
simplement pour obéir à la manie de ceux
qui aiment digérer en dormant, la maman
enfouie dans son fauteuil , un peu à l'écart,
sommeillait comme une bienheureuse et,
sans doute, faisait quelque égoïste rêve.
Mon cher Raoul, dit Thérèse , j'ai la
ferme résolution de n'influencer en rien ta
volonté . Tu feras avec le père Vautour
comme tu voudras . Je ne te demanderai que
ce service pour moi et pour nous ne dis
pas à ton père que nous sommes ici ; nous
sommes fermement résolues à ne pas le
voir ; nous refusons de reconnaître les droits
qu'il ambitionne d'exercer sur nous ; nous
gardons notre indépendance. Si tu crois
de ton intérêt de l'accueillir, fais lui bon
accueil ; cependant, je te préviens que si
jamais tu as besoin de nous, nous serons
très heureuses de t'être agréables . Tu
trouveras toujours chez nous de la bonté et
de l'affection . Dans quelques jours , quand
il y aura du nouveau, fais-nous donc le
plaisir de venir nous voir ; tu nous raconteras les événements .
Raoul embrassa ses sœurs, négligea
d'embrasser sa mère qui , vraiment, dormait
si bien que c'eût été , peut- être , commettre
une mauvaise action que la réveiller, et il
partit, emportant précieusement la petite
seringue d'or, le flacon de morphine, et
tout un paquet de jolis jouets et de bonbons
pour le petit Jacques .
Pendant ce temps-là, quelque part, un
88 LA MORPHINE
géant cherchait un gîte . Celui qu'il s'était
trouvé quelques jours plus tôt, celui où il
avait rêvé d'apporter sa bienfaisante protection avait fermé ses portes. Oui, l'autre
nuit, revenant de chez son fils , quand il
frappa, rue d'Offémont, chez sa femme et
ses filles , personne ne vint lui répondre,
personne ne vint lui ouvrir ; la maison était
éteinte et silencieuse, la rue était morne et
blafarde ; le gel blanchissait les pavés et la
lune dans le ciel plein d'étoiles promenait
son masque railleur enfariné d'argent.
Un moment, le géant vagabond tressailit
de colère. Il appuya son épaule contre la
porte muette. Il eut le désir de la faire voler
en éclats . Mais il ne satisfit pas ce désir et
il murmura :
- A quoi cela servirait- il ?
Pauvre Jacques Vautour, aucune bergerie ne voulait de lui, aucun troupeau ne
consentait à l'accepter ! Serait- il donc un
paria toute la vie? Qui donc l'avait maudit?
Quelle puissance semait toujours sur son
chemin des ferments de haine et d'inimitié ? A lui qui ne songeait qu'à bien faire,
on ne jetait que des malédictions. Cette
lune, ces étoiles qui brillaient, scintillaient
pour tout le monde, semblaient même moins
éclatantes pour lui . Quelle triste vie ! Et, de
si loin , il était revenu pour la chercher,
pour y trouver un peu d'affection... Et il
était entré dans le vide... Ses bras qui voulaient embrasser ne se refermaient sur aucune tendresse , ses lèvres qui demandaient
à se poser, ne pouvaient semer aucun
baiser. Ah! pourquoi ce retour! Pourquoi
LA MORPHINE 91
n'être pas resté loin de tout, dans l'indifférence d'une ville de hasard, bâtie sur une
terre neuve par des gueux comme lui, ivres
de fortune et de conquêtes. Il lui avait
fallu le parfum de la famille ! Vieux fou ...
Est-ce que la famille existe ?
Il eut un effroyable blasphème, il regarda
encore une fois la maison où nulle vie ne
semblait cachée, puis, enveloppé dans son
manteau, son chapeau abaissé sur ses yeux,
lentement, son immense machine se mit
en branle, ses pas retentirent sur le pavé
glacé, les réverbères allongèrent son
ombre sur le sol, et , bientôt, sa masse
noire disparut au tournant de la rue :
Jacques Vautour, aussi seul que le soir de
son arrivée à Paris, affamé de repos, affamé d'amour, pareil au chien abandonné,
s'en allait chercher une niche de fortune.
Et les gens qu'il croisait sur sa route et qui
se retournaient au spectacle de cet homme
si prodigieusement construit, si grand ,
qui révélait tant de puissance, ne voyaient
pas que de grosses larmes roulaient sur
ses joues et se glaçaient dans sa barbe
blanche.
6
III
Tout près des fortifications , séparées de
Paris par le fossé du chemin de fer de
ceinture, où finit l'avenue Henri-Martin ,
un petit hôtel , dans un jardin inhabité depuis longtemps , fut découvert par Jacques
Vautour; cette maison lui plut à cause
des voisinages du parc de la Muette et
du bois de Boulogne. La demeure, en
cette saison de neige et de froid, était effroyablement triste ; des herbes mortes , aux
tiges jaunies, pointaient çà et là près d'arbustes qui n'avaient pas été taillés depuis
plusieurs années ; des buissons s'étaient
formés au bord des sentiers ; la maison
elle- même, qui n'avait pas été entretenue
ni peinte depuis longtemps, avait cet aspect
des choses qui veulent mourir et s'engourdissent dans leur propre tristesse et leur
tragique misère .
Longtemps, Vautour erra autour de la
bicoque, envisagea les avantages et les ennuis de la situation ; c'était la campagne
et, pourtant, c'était encore Paris . Par la
LA MORPHINE 93
pensée, il essaya de reconstituer sur ces
arbres que l'hiver faisait pleurer, dont les branches étaient noires de brouillard et de
suie, ce que serait le printemps avec ses
jeunes feuilles , avec ses fleurs , avec l'enso- leillement de toute la nature autour de lui.
Et cet homme qui, depuis toujours , n'avait
pas eu le temps de rêver esquissa un joli songe et, comme s'il eût été dieu, sur le
plus morne paysage, il répandit l'éclat et la
fraîcheur, la jeunesse et l'amour du plus radieux printemps .
Autour de cette maison, d'autres demeures pareilles , au milieu de jardins ,
n'avaient pas l'aspect aussi lamentable ;
elles étaient habitées ; la vie des gens mettait de la vie sur les murs, dans l'encadrement des fenêtres, sur le sable des allées
où des traces de pas étaient restées gra- vées.
- Eh bien, oui, murmura-t-il , ce serait
comme cela.
Il eut une sorte d'attendrissement à la
vision de son petit-fils -il l'appellerait Jacquot, comme on l'avait appelé lui-même, lorsqu'il était enfant — jouant sur le sable ou
se roulant sur les gazons où, certainement,
fleuriraient les pâquerettes , de ces petites
pâquerettes blanches avec un bouton d'or
qui sont les étoiles des pelouses .
Mais ce n'était pas l'heure encore de penser à de si douces choses. Un écriteaujauni,
attaché par une corde noircie au fer du
balcon, donnait une adresse . Il la nota et,
aussitôt, il se rendit chez un M. Laurent, rue
Singer, à Passy.
94 LA MORPHINE
M. Laurent était mort ; il trouva une vieille
dame qui l'accueillit comme le Messie.
Depuis quatre ans, elle n'avait pas reçu la
visite d'une seule personne pouvant faire un
locataire .
Elle appelait sa maison de la Muette, la
maison maudite.
Malgré son éloignement, Madame, dit
Vautour, cette maison me plaît ; elle est à
vendre ou à louer je désire la louer
d'abord, et, plus tard , si je m'y conviens , je
l'achèterai . Je la prends telle qu'elle est,
toute délabrée. Je vous offre quinze cents
francs de loyer ; mais, vu les dépenses que
nécessiteront la remise en état de l'intérieur,
le nettoyage et les peintures de l'extérieur ,
la réfection complète du petit jardin , je
désire que, la première année, vous me fassiez la remise de ce loyer. Maintenant, si
je dois acheter cette maison , je vous
demande que nous convenions aussitôt de
son prix ; j'offre quarante mille francs que
je vous paierai comptant.
Vautour, alors, se leva, et sans vouloir
entrer dans les discussions de la vieille dame
qui, une heure plus tôt, aurait donné sa
bicoque pour la moitié de ce qui lui était
offert, sentait en elle un formidable appétit
d'argent et essayait de faire valoir la situation exceptionnelle de sa propriété :
— Madame, je ne marchande jamais, ditil. C'est à prendre ou à laisser. Demain
matin, je viendrai prendre votre réponse.
Tâchez d'être décidée.
Il salua et sortit.
Une immense joie lui emplissait le cœur,
LA MORPHINE 95
il sentait monter en lui un rajeunissement,
un monstrueux printemps ; tout son être
était un vaste foyer de générosité. Enfin ,
après avoir lutté pour conquérir l'argent , il
allait combattre seulement pour son bonheur et le bonheur des siens ! Et le combat
qui s'offrait à lui l'enchantait. Il s'y précipitait avec un enthousiasme que sa raison ne
parvenait pas à contenir. Et puis, cela serait
si bon d'avoir sa maison, d'y vivre avec Raoul
et Blanche, d'y jouer avec Jacquot ! Il se
transformait, tout de suite, en vrai grandpère. Il n'aurait, en effet, qu'à être grandpère. Déjà, il refusait de se préoccuper de
Raoul ; évidemment, on le guérirait de la
morphine et il redeviendrait un homme.
Cela ne faisait aucun doute . Il était sûr de
tenir son fils sous sa domination paternelle ;
il obéirait . Et puis, Raoul n'avait- il pas
affirmé lui-même sa volonté de se guérir ?
Concentrant toute sa tendresse sur le
pauvre foyer dans lequel il allait apporter
l'aisance et qu'il allait protéger d'une inlassable affection, il oublia qu'il avait des filles
qui s'étaient échappées de son embrassement, et il ne pensa même pas qu'il pouvait
avoir honte d'elles .
Vautour ne put résister au désir d'aller rue
des Archives, et, pour excuser sa visite , il mit
dans sa poche une boîte de bonbons pour
Blanche. Il arriva au milieu d'une discussion . Blanche reprochait à Raoul sa lâcheté ,
son manque d'énergie . Il avait promis de
renoncer à la morphine, et jamais encore
elle ne l'avait vu s'y livrer davantage . Dans
un accès de colère et de rage, ne venait-elle
96
LA
MORPHINE
pas de briser le beau flacon de cristal dont
Thérèse, quelques jours plus tôt, lui avait
fait cadeau? Raoul, furieux , jurait tout simplement qu'il la tuerait pour la punir d'un
pareil crime.
―
Je venais vous apporter une bonne
nouvelle, dit Vautour, mais je me demande
si l'heure est bien choisie. Vous, qui ne
devriez avoir que des paroles d'amour et
qui devriez vous adorer en adorant l'enfant
que vous avez créé, vous n'avez que des
paroles hargneuses.
Blanche, assise dans un coin , sanglotait.
Raoul, en face de son père, se redressait
avec dépit.
--- Ta femme a du chagrin, Raoul, dit- il .
Va l'embrasser.
- Jamais de la vie ! s'écria Raoul, c'est
une misérable ! Je ne lui pardonnerai jamais... Vous ne savez donc pas que cette
morphine est toute ma vie ? Je l'aime davantage que la plus exquise ou la plus nécessaire nourriture. Quand l'heure vient de
l'indispensable piqûre, c'est un irrésistible.
besoin. Ma piqûre, c'est pour moi l'amour,
la suprême jouissance, l'ineffable repos .
Alors, je me sens véritablement vivre. Il me
semble que je me baigne dans une griserie
incomparable où tous mes sens se régalent
d'un maximum de volupté . Je me sens léger,
j'ai la conviction que je suis fort ; devantmes
yeux passent des visions enchantées, je
monte vers un idéal que les autres hommes
n'ont jamais soupçonné... je suis heureux,
enfin ! Au contraire, sans cet élixir de joie ,
si je n'ai la sensation bienfaisante du poison
LA MORPHINE 97
béni s'infiltrant en moi, je sens que je
deviens subitement fou ! c'est de la mort
qui rampe le long de mes jambes, c'est du
froid qui se crispe autour de mon ventre ,
c'est mon cœur qui s'arrête de battre, ce
sont mes yeux qui ne voient plus, ce sont
mes oreilles qui n'entendent plus, et mon
pauvre cerveau se brûle et se consume
désespérément . Ah! la sensation de ces
sueurs glacées et fétides qui m'inondent,
qui roulent sur ma peau comme si chaque
goutte y creusait un sillon , qui se renouvellent sans cesse aussi accablantes et écourantes ! ...Ah ! ces cauchemars épouvantables
qui me torturent ! ... Ce sont des araignées
immenses... leurs pattes sont velues et
armées de crochets qui m'entrent dans les
chairs... elles se promènent sur moi, elles
grouillent sur moi comme les vers sur la
charogne... elles viennent baiser ma bouche... elles montent toujours pour boire sur
mes paupières les larmes qui coulent et
sur mon front les sueurs d'effroi qui perlent... alors , elles entrent dans moi, je les
sens , monstrueuses, qui écartélent mes
chairs, sucent avec avidité mon sang, et, je
les vois quand elles sont ivres qui se pelotonnent les unes contre les autres autour de
mon cœur qu'elles étouffent et sur lequel
elles dorment jusqu'à ce que, affamées à
nouveau, elles se réveillent pour recommencer encore, pour recommencer toujours... J'aime mieux mourir ! Mais je refuse
de supporter les affres de cette faim atroce.
Raoul se précipita vers sa femme.
-
Tu entends ! cria-t-il , en fermant ses
98
LA
MORPHINE
poings, tu entends ! tu remplaceras cette
morphine ! J'en veux ! Il y en avait dans ce
flacon pour des semaines ... oui, tu feras
comme tu voudras ; si tu n'as pas d'argent,
tu iras te vendre ! tu iras te prostituer ! tu
iras mendier ! tu iras voler... Tout m'est
égal !
Calme-toi, Raoul, interrompit Vautour,
moi, je t'en donnerai . Je t'en procurerai
autant que tu voudras . Vraiment, j'ai bien
fait de venir je vais t'aider à mourir plus
vite . J'étais venu, ce soir, avec l'illusion que
tu tiendrais la promesse que tu m'as faite.
Je tiendrai, moi, celle que je fais maintenant. Tu auras de la morphine, mon garçon ; tu en auras tout ton saoûl ! Ne fais
pas d'économie, double, triple les doses ;
absorbes- en davantage encore, si tu peux.
Tu vois donc que j'accepte absolument
d'être ton complice. J'espère que tu dois
être content ! Tu ne t'attendais pas à retrouver en moi un père aussi clément !
Mais, vois-tu , j'ai juré de me consacrer au
bonheur de mes enfants ; si ton bonheur
est là , tout entier , ne te gêne pas . Au moins,
j'aurai la triste joie de t'enterrer bientôt
après t'avoir contemplė, fou, idiot, pareil à
une bête inférieure et déchue, durant quelques jours ; et moi , qui n'ai jamais revêtu
des vêtements noirs, en ton honneur,
Raoul, je mettrai du crêpe à mon chapeau.
Subitement, Raoul qui était assis près de
la table cacha sa tête dans ses mains et demeura immobile. Il ne répondit pas . C'était
l'heure de la piqûre. Le besoin de morphine se faisait déjà impérieusement sentir.
LA MORPHINE 99
Il ne souffrait pas encore ; il prévoyait seulement qu'il allait souffrir.
Vautour le laissa à sa misère et, s'approchant de Blanche qui, là-bas, le regardait
avec de grands yeux étonnés :
―
Ne vous tourmentez pas , ma chère enfant dit- il tout bas . Nous lutterons de
toutes nos forces, je vous le promets . Mais
il faut qu'il ait confiance en moi ; s'il avait
peur de son père, il le prendrait en horreur.
Laissez-moi faire, je vous affirme que je
ferai l'impossible.
Et s'asseyant près d'elle et lui prenant la main :
On dit, murmura-t-il , que les beauxpères sont toujours les amis des femmes de
leurs fils , si , en revanche, celles- ci s'accordent mal avec les belles-mères . J'ambitionne votre amitié, ma chère Blanche. J'ai
trouvé, à l'autre bout de Paris, près du
bois de Boulogne, une petite maison où je
vous demande de venir habiter avec moi.
Nous y serons tous très heureux. Vous serez la maîtresse de la maison, une maîtresse de maison coquette comme il convient à votre jeunesse et à vos goûts de
Parisienne... Mais, nous reparlerons de
cela dans quelques jours ; n'en dites rien à
Raoul. En attendant, ne vous souciez en
aucune façon des besoins matériels de
votre vie , je pourvoirai à tout. Et, jusqu'à
ce que nous soyions installés là-bas, donnez-lui de la morphine. Quelques jours de
plus ou de moins n'auront pas une grande
importance .
Pendant les quinze jours qui suivirent,
100 LA MORPHINE
Vautour ne fit que de rares apparitions rue
des Archives . Raoul continuait à s'intoxiquer comme un ivrogne boit, sans jamais
se désaltérer ; Blanche attendait impatiemment le moment où, enfin , il serait possible
de mener une autre existence ; Jacquot
riait et pleurait, selon ses caprices d'enfant.
Le jour de l'An, pour eux tous, resta inaperçu; d'ailleurs , la neige, la pluie, le vent
et le froid semèrent sur ce jour de fête
toutes sortes de tristesses . Paris était noir
de boue ; l'âme des gens semblait pareillement noire. Il soufflait sur la ville un
grand vent de deuil ; les malheureux geignaient de faim et de froid ; les journaux
annonçaient de graves épidémies ; jamais la
mortalité n'avait été plus grande. Pour ses
étrennes , la ville avait eu les douloureux
cortèges des enterrements : une voiture
noire et des couronnes de roses ou de
perles suivies d'une foule grelottante qui
maudissait ce mort parti en aussi vilaine saison et qui les obligeait à se traîner derrière lui.
Oh ! ce ciel ouaté de neige ou de pluie,
ce ciel lourd qui tombe impénétrable et
morne, ce ciel qui n'a jamais de bleu, le
jour, et n'aura pas d'étoiles , la nuit ; ciel des
plus courts jours de l'année , ciel des heures navrantes sous lequel s'engloutissent tant de désespérances?...
C'est l'heure de l'année où les meurt-defaim se révoltent ; ils se dressent sur leurs
ongles avides, ils s'arment contre le destin ;
les meurt-de-faim d'hiver forment l'armée
des bandits . Au coin de la rue, une ombre
LA MORPHINE ΙΟΙ
de femme tremble, elle guette le passant
qui marche vite . Malgré le réverbère, c'est
l'épaisse nuit, la brume étouffe toutes les
lumières, et la femme s'offre aux passants ;
quelques-uns, en la voyant si tremblante et
sinistre, marchent plus vite , secoués par
l'effroi ; parfois d'autres , au contraire , s'arrêtent pour la regarder, ils écoutent les
promesses de joie qu'elle murmure : « Il y
à du feu chez moi » , dit- elle. Du feu ! mais
c'est un luxe qui coûte cher ! Hélas ! ceux
qui s'étaient arrêtés ou seulement avaient
ralenti le pas n'étaient que des gueux
comme elle ... Va, gueux, va, suis ton chemin .
Avance-toi dans la nuit effroyable, tu n'as
rien à faire ici , avec cette femme qui te
promet de l'amour dans une chambre où
flambe un grand feu. Et l'heure s'avance .
Voici minuit. D'une porte un homme apparait. Il s'avance vers la femme : « Eh
bien ? » fait-il . « — Rien ! » répond- elle. « —II - Il
va donc falloir crever de faim? » grince-t- il
entre les dents . <« Peut-être bien ... »
<< - Attention ! ... En voilà un….. » L'homme
se cache dans l'angle d'une porte voisine ;
la femme, au milieu du trottoir, près du bec
de gaz, prépare son sourire. L'homme qui
vient est couvert d'une chaude pelisse , il
marche vite . C'est un de ceux qui possèdent,
quelque part , un nid douillet. La femme
l'arrête : « Il fait froid ... Je serai si gentille... venez vous réchauffer avec moi . >»
Elle essaie de lui barrer le passage . Elle
fait la promesse d'être dévergondée si la
perversité lui plaît. Il refuse de s'arrêter.
Il a hâte de rentrer... A-t-il bousculé cette
- -
-
102 LA MORPHINE
femme qui s'accrochait à son manteau ?
Tout à coup , une silhouette d'homme a
bondi, l'éclair d'une lame de couteau a brillé... Un gémissement... un râle... C'est une
masse qui tombe. Comme deux vampires, la
femme et l'assassin se précipitent sur leur
victime inerte. La femme arrache les bagues
des doigts , cherche la montre et sa chaîne ;
l'homme fouille les poches et prend l'argent... Et puis , tous les deux, sans dire un
mot, s'éloignent et disparaissent à travers
le brouillard et la bise. Dans le ruisseau,
où l'eau roule un limon noir, un cadavre
d'homme reste étendu .
Et c'est le premier crime d'un misérable
qui depuis deux jours n'avait pas mangė
et qui, deux soirs , n'avait pu vendre sa femme.
O Paris ! que tu es laid , quand , la nuit,
rôdent les meurt- de- faim, chacals et loups
des grandes villes !
Après le froid, après la neige et la pluie,
après les grands vents mouillés qui sèment
la détresse dans les âmes les plus fortes, la
nature redevint comme à plaisir clémente .
Le soleil apporta ses tardives étrennes à la
terre. Ce furent de clairs rayons chargés
de tiédeur précoce ; un peu de gaîté courut sur le monde.
---
Et, un jour, un jour presque radieux -
janvier a quelquefois des coquetteries de
printemps , parmi les arbres sans feuilles ,
ces arbres d'hiver qui ressemblent à des
arbres de fer ou de bronze, la maison de
Vautour apparut toute blanche, virginale
dans son isolement, et, au balcon d'une fe-
LA MORPHINE 103
nêtre, pour la première fois peut-être, une femme se montra.
Une nouvelle vie allait commencer autour
de cette ruche ; Vautour pourrait exercer ses
ambitions de chef de famille ; d'un seul
coup , il abaissa ses yeux vers le petit enfant,
fragile plante humaine à laquelle, bon jardinier, il avait résolu de donner tous ses
soins . C'était dans cet être chétif, trop rose
et trop blanc, dans cette petite chose qu'un
rien tue, qu'un mauvais vent peut coucher,
c'était dans cet enfant qu'il mettait ses
seules espérances de joies futures . Le
grand-père remplacerait le père . Il avait
prononcé lui, le vieux, la déchéance de celui
qui préférait les lâches et veules plaisirs de
la morphine. On le laisserait croupir dans
son coin, sur l'ordure de ses sottes rêveries .
Vautour s'était trompé sur le mal de son
fils ; il s'était imaginé qu'il suffit de vouloir
pour pouvoir. Il avait gardé rancune à
Raoul de ce qu'il n'avait pas tenu la parole
donnée: « Je me guérirai, j'en ai la ferme
volonté, je renonce à la morphine » . Il ne
savait pas que le morphinomane est la proie
de son poison ; il ignorait qu'il faut des
efforts surhumains pour se dégager des
étreintes de la morphine. Qui donc lui avait
dit, qui donc lui aurait dit que la plupart
de ceux qui furent guéris durent subir les
violences de gens terribles , de gens insensibles, de geðliers sans pitié ? Lui-même,
qui était si sûr de la puissance de son caractère, avait, sans l'avouer, refusé d'ajouter
foi à toutes les histoires racontées par le
docteur Antoine Romet. D'ailleurs , pour
104 LA MORPHINE
Vautour qui n'avait jamais été malade, tous
les médecins n'étaient que des charlatans ou des voleurs .
Blanche, qui avait longtemps souffert des
brutalités de son malheureux sort, peu à
peu, sans s'en apercevoir, imita Vautour et
laissa Raoul dans son ignominie . Et puis ,
maîtresse de maison et mère de famille , avide
de jouer honorablement ces deux rôles, elle
n'avait pas le temps de surveiller le malheureux qui, usant des libertés qui lui étaient
laissées , se livrait à une véritable débauche
de morphine. Parfois, sous l'action d'une
dose plus forte, il réapparaissait brillant,
jeune, fort et fier. Mais il ne lui était pas
possible de garder longtemps l'étincelante
allure ; très vite il retombait dans le silence
et l'abrutissement ; très vite , aussi, il se
sentait altéré de poison et, sans résister à
cette soif un seul instant, il régalait ses désirs .
Les premières semaines s'écoulèrent rapidement pour Vautour et pour Blanche.
On compléta l'organisation de la maison .
Vautour se plut à faire le jardinier, il planta
les premières primevères ; pour la première
fois de sa vie, Blanche vit s'épanouir des
fleurs dans son jardin. On aurait dit que,
pour récompenser les hommes et la nature
du terrible hiver dont ils avaient souffert, le
printemps s'était plu à venir de meilleure
heure que de coutume. Les marronniers , au
milieu de mars, crevèrent leurs bourgeons ;
les lilas formèrent hâtivement leurs grappes
de boutons mauves qui devaient s'ouvrir un
peu plus tard ; les gazons des pelouses se
LA MORPHINE 105
teintèrent de leur vert nouveau ; et de tous
les côtés, venus on ne sait d'où , sortis des
troncs d'arbres ou descendus du ciel , des
milliers d'oiseaux commencèrent leur vol
dans le soleil en chantant éperdument.
Quelquefois , le matin , Blanche et Jacquot,
Jacquot qui commençait à marcher, qui
commençait à jaser, qui savait déjà rire ,
sortaient de leur jardin et s'aventuraient
tantôt dans les allées de la Muette , tantôt
dans celles du bois de Boulogne. Lebonheur,
si nouveau pourtant, avait transformé la
jeune femme. Quand on a vingt ans , il suffit
d'un sourire de la fortune pour guérir les
plus profondes plaies morales . Selon le désir de Vautour, Blanche était redevenue
coquette ; elle était , maintenant, riche de
belles robes ; le corps de la jeune Parisienne s'était redressé, s'était rajeuni sous
les pimpantes parures, oubliant les tortures
de sa maternité et les ravages de l'allaitetement. Ses cheveux, si noirs , et qui s'étaient
ternis faute de soins, retrouvèrent leur éclat
et leur souplesse ; ses grands yeux roux
d'autrefois, qui s'étaient flétris à force
d'avoir pleuré, reconquérirent leur fraîche
lumière ; Blanche n'avait jamais été belle ,
elle devint délicieusement jolie . Elle ne
pouvait plus, maintenant, passer inaperçue.
Les hommes se retournaient sur elle et lui
adressaient des regards complimenteurs.
Elle recevait ces hommages avec un secret
plaisir ; elle était heureuse , elle qui ne savait
pas encore les banalités de ces attentions
rapides, d'être couvée par la langueur d'un
tendre regard. Et, un jour, elle ressentit
106 LA MORPHINE
un frisson d'orgueil parce qu'un homme fut
plus impertinent ou plus ému. Elle se souvint que depuis des mois et des mois son
mari ne l'avait pas aimée ; les derniers
baisers qu'elle avait reçus lui avaient été
jetés , dans la nuit de Noël, sous l'influence
d'une terrible ivresse morphinique ; depuis,
l'époux ne s'était pas souvenu qu'il avaitune femme.
Sans qu'elle envisageât, sans doute, qu'il
était possible qu'un mari qui n'accomplit
pas ses devoirs donne à sa femme le droit
de chercher ailleurs des consolations, sans
prévoir qu'elle pourrait devenir une femme
adultère, elle eut pour le galant qui l'avait
dévisagée avec tant d'insolence et lui avait
parlé avec si peu de respect, une inexprimable reconnaissance. C'est que, brusquement, un horizon_nouveau venait d'apparaître à ses yeux. Elle avait le temps, maintenant, de rêver à d'étranges choses : les
tourments matériels s'étaient envolés, un
peu d'oisiveté avait remplacé les soucis
de la première heure d'installation . C'est
que son miroir, aussi, qu'elle consultait de
plus en plus souvent, lui criait bien haut
qu'elle se faisait très séduisante ; elle apprenait l'art de sourire avec grâce en souriant
à son enfant que chaque jour faisait plus
beau . Et puis , le temps avait passé, effaçant de sa mémoire, petit à petit, les heures
enchantées d'amour durantlesquelles Raoul,
aux premiers jours de sa funeste passion,
avait été l'amant d'une sans égale virtuosité .
Non, elle ne se souvenait plus qu'elle avait
béni, elle aussi , cette morphine capable de
LA MORPHINE 109
mettre tant d'énergie dans la puissance d'un
homme. Et, pourtant, ivre de luxure, dans
ce temps-là, elle avait été celle qui dit :
« Mon chéri, encore une fois , fais-toi une
piqûre » . Avait-elle assez béni , à ces inoubliables instants , la faiblesse de Raoul !
Mais, hélas ! la période fut courte ; après
tant d'excès , ce fut l'absolu désastre ; l'impuissance s'était emparée du malheureux ;
la morphine avait , sans pitié, tué l'amour.
Qui sait ? si elle fût restée malheureuse , si elle eût dû continuer encore à lutter, pour
la vie de son fils et pour la sienne , contre ce
mari et ce père qui sacrifiait à la morphine
l'argent du pain et du lait quotidiens , peutêtre n'aurait-elle jamais pensé qu'une femme
a le droit d'exiger de l'amour, et qu'elle a le devoir envers la nature de donner un remplaçant à ce mari, s'il demeure incapable
de remplir ses fonctions d'homme ? Mais
Blanche était heureuse, et , quand elle se
promenait autour des lacs, assez isolée de
Jacquot qui, là-bas, toujours là-bas , faisait
joujou avec la bonne, son imagination parcourait les plus fous rêves où la réalité
imposait à ses réflexions son immense détresse ; elle avait à subir la cruauté du
contraste que créaient ces joies nulles et
les joies d'amour qui auraient pu si délicieusement l'accabler. Les couples passaient.
C'était le printemps . Les oiseaux, deux à
deux, s'accouplaient dans les branches . Des
parfums savoureux montaient de la terre
énamourée. Les insectes faisaient l'amour
sur le sable . Des chenilles s'attachaient
dans l'herbe. Les chevaux hennissaient en
110 LA MORPHINE
galopant sur les routes... La nature , le
monde et les bêtes étaient transportés d'enthousiasme ; tout se tendait vers l'amour !
Les arbres étaient en rut ; les lilas criaient
leurs spasmes ; les roses s'épanouissaient
pour laisser mûrir leur suprême semence ;
les pistils des premiers lis ouvraient leurs
minuscules girons pour recevoir le pollen
d'or; le monde était en folie ; les brises se
tendaient mutuellement leurs langues ; tout
accomplissait son suprême effort pour gagner une volupté !
Et elle , seule, au milieu de tous ces parfums, embrassée par toutes ces démences,
elle regardait avec des yeux ravis que voilait
une hébétude comme si, malgré elle, sa
chair éveillée eût ressenti une parcelle des
joies ambiantes .
Le corps humain n'est qu'une plante. A
ses saisons la sève monte, à ses saisons la
sève descend ; le soleil le grise , un orage
l'agite, un beau jour le tourmente.
Où s'en est-il allé celui qui, tout à l'heure ,
est passé avec, dans les yeux, l'audacieuse
prière? Quand reviendra-t-il , l'inconnu, celui
qui, demain, au fond de son calice, jettera,
dans un cri de joie , son pollen enivrant ?
Elle l'entrevoit comme un chevalier de légende ; il est beau, il est harmonieux, il est
tendre ; sa voix est douce, ses mains sont
caressantes ; sous la moustache conquérante fleurissent déjà les baisers qui mûriront sur sa bouche brûlante.
Et elle va, trébuchante de l'ivresse future,
comme ces belles possédées qui, naguère,
dès que la nuit couvrait les landes de ses
LA MORPHINE III
voiles, marchaient à travers les bruyères en
fleurs vers de chimériques sabbats. Autour
d'elle, c'est la vie, la vie brutale, la vie qui
manifeste de toutes les façons possibles
ses inépuisables vibrances ; et, dans son
esprit et dans son cœur, c'est un malaise
indéfini, c'est une hésitation inexpliquée ,
c'est un trouble inquiétant et heureux, c'est
l'angoisse de demain , c'est la révolte naissante, c'est la pudeur qui sombre , c'est le
désir qui naît .
O ce printemps qui répare les désastres ,
qui fortifie les corps désemparés , qui vivifie
les espoirs que chaque matin, à leur éveil ,
les malheureux égrènent comme un chapelet ! Le printemps qui passe, c'est un grand
souffle d'ivresse généreuse !
Depuis que les désirs l'avaient touchée,
Blanche se sentait de jour en jour une nouvelle femme ; avec effroi , elle considérait
les transformations qui s'opéraient aussi
bien dans ce que sa nature avait de plus
matériel et dans ce que son coeur avait de plus
pur. C'est qu'elle envisageait , aujourd'hui ,
malgré le voisinage de son enfant, malgré
les boucles blondes du chérubin qui gazouillait comme un oiseau , malgré son propre
passé, malgré son bonheur présent, malgré
les obstacles qui barraient la route à la pudeur et l'enfermaient en elle-même comme
dans une cage, malgré les mots qu'elle prononçait tout bas et qui lui faisaient honte,
malgré la terreur que lui inspirait Vautour,
le vieux Vautour, le géant aux poils de neige,
qui dressait , malgré les ans , sa haute et
lourde silhouette comme une perpétuelle
I12 LA MORPHINE
menace d'un incorruptible Croquemitaine,
malgré tous, malgré tout, malgré toutes ses
pensées , malgré son cœur, malgré ses en- trailles asservies à la maternité, malgré sa
volonté captive de ses misères anciennes,
malgré le flot de rancœurs qui étouffait toute
noblesse en son âme, malgré les hommes ,
malgré les dieux, malgré sa conscience et
malgré Dieu , Blanche sentait qu'elle n'était
qu'une grande fleur où le soleil avait mis
des baisers, où les zéphirs avaient mis leurs
caresses, et elle savait qu'elle était prête
pour s'ouvrir à la passion ; elle aspirait vers
l'adorable torture de l'amant qui la roulerait dans l'illusionnante el fausse éternité
d'un paradis secret , sur un lit de chambre d'amour !
Elle était prète pour l'amour ! Avant
l'heure, elle défaillait d'amour ! Ses énergies
frissonnaient comme des flancs de cavale et palpitaient d'amour ! Elle respirait
l'amour! Ses yeux contemplaient toujours
l'amour ! Sur les chemins de la vie , sur les
chemins de ses rêves, sur ceux de ses
espoirs, sur les routes, sur les chemins où
la traînait sa raison, partout, partout, encore
c'était l'amour ! Elle osait, sans qu'elle s'en
rendît compte, le plus beau cantique que la
nature ait réservé à la jeunesse du printemps . Elle s'enivrait comme l'abeille
demeurée trop longtemps au fond d'un
calice, comme la rose exposée trop longtemps au soleil, comme la libellule que
trop de nénuphars ont fascinée . Sa raison,
la froide et sotte raison, ne l'attachait plus
à la vertu que par de méprisables liens ;
LA MORPHINE 115
elle était la proie des frémissements inquiets,
des frissonnements qui piquent, des vibrations qui chatouillent, de tout ce qui passe à
fleur d'épiderme , laissant une imperceptible
sensation , comme les larges ondes musicales
qui jaillissent des cent gueules des orgues s'attachent aux frises de pierre, aux nervures de pierre, aux voûtes de pierre des
étourdissantes cathédrales gothiques. C'est
que la femme, si petite et si faible, quand
elle est prise d'amour se trouve grande
comme un temple où sont des autels pour
toutes les prières et des tables saintes pour
toutes les communions. Elle est le festin,
elle est l'assouvissement . Elle résume les
plus amples , les plus fortes , les plus énormes
félicités humaines. L'amour la transfigure,
ses yeux ont des lueurs fauves, sa bouche
possède l'énigmatique sourire qui se répand
comme un symbole des voluptés, son corps
tressaille, ondule, se pâme, comme une
moisson blonde qui demande à être cueillie.
Or, vers le soir du plus beau jour du mois
de mai, après avoir subi d'étranges tourments
sensuels, hâtivement, comme n'en pouvant
plus , par le plus court chemin , Blanche
rentra à la maison . Raoul était seul. Le père
Vautour, il l'avait dit, ne reviendrait que
pour le dîner.
Assis dans le jardin, Raoul rêvait sous
l'influence d'une généreuse piqûre.
Blanche s'approcha de lui et, le secouant
pour le distraire de sa torpeur :
-
Viens, murmura-t - elle , j'ai à te parler.
Raoulreleva la tête , ses yeux interrogèrent
les yeux de Blanche ; il n'avait pas compris.
116 LA MORPHINE
Viens, dit-elle encore.
Elle le souleva, elle le força à quitter le
banc sur lequel il était accroupi, et elle
l'entraîna vers la maison. L'un guidant
l'autre, ils entrèrent dans leur chambre.
Elle poussa le verrou . Aussitôt, dans la
demi-clarté de cette fin d'un beau jour, avec
une splendide violence, Blanche se jeta sur
son mari et , sans dire un mot, commença
à se dévêtir . Etait-elle donc sûre de sa
beauté pour oser un aussi audacieux geste
d'impudeur? Elle se laissa contempler par
les yeux indifférents de l'homme qui`ne
broncha pas . Un flot de colère alors rougit son front. Elle ferma les rideaux. Il faisait
encore trop clair pour ce qu'elle allait tenter.
Que fit-elle ? Que fut- il fait ? Il y eut des
bruits de caresses . Il y eut des éclats
de baisers . On entendit des froissements
d'étreintes . Les bras craquèrent sous des
enlacements... Quels baisers ! ... Quels
baisers ! ... Quelles caresses ! ... Quels enlacements ! ... Soudain, dans l'obscurité ,
comme illuminé de pâleur par le feu de ses
passions, le corps de Blanche jaillit de la
couche où il s'était écroulé, et poussa des
hurlements et des malédictions .
- Tu n'es que le plus vil et le plus veule
animal ! s'écria-t-elle. Je sais aujourd'hui ce
que je devais espérer de toi ! Imbécile,
impuissant ! Arbre mort, loque insensible !
Tu viens de me donner tous les droits, je
sais ce qui me reste à faire ! Que dis -je ? ...
Folle que j'étais ! ... Et j'avais des scrupules,
Je n'ai que vingt ans, et depuis cinq mois il
ne m'a pas approchée. Morphinomane
LA MORPHINE 117
ridicule , ignominie lamentable, tu te traînes
comme une limace molle ! Demain, ah! que
je vais donc rire ! ... M'entends-tu ? Demain ,
oui, tu sais ce que c'est que demain ?... Ne
me fixe pas avec ces yeux idiots ... Tâche de
comprendre... Eh bien, demain, un amant……
saisis-tu? j'aurai un amant ! Demain, tu seras
un mari trompé, un mari dont je me moquerai, un ridicule mari.
Elle éclata de rire . Méconnaissable, endiablée, provocante , elle nouait sur le corset,
hâtivement agrafé, l'ampleur soyeuse d'une
robe d'intérieur . Elle gambadait comme
une chèvre folle.
-Ambitionnais-tu le respect de ta femme?
Ou bien, désirais-tu le ridicule dont je vais
te couvrir ? Ce m'est une étrange sensation
de bonheur, l'affranchissement que j'ai conquis . Le mépris que tu m'inspires , le dégoût
que j'éprouve sèment en moi le vertige de
toutes les libertés . Les galants verront leurs
vœux bien accueillis . Ah ! demain , que ce
sera donc un beau jour ! Il me semble que
je devine celui dont je serai la chose bienaimée. Je me tordrai dans ses bras puissants , je me livrerai à ses caprices , à ses
fantaisies , à ses caresses , aux brutalités de
sa triomphante virilité . Et toi , pendant ce
temps-là, écroulé sur un banc du jardin, à
l'ombre, ou bien couché sur un divan , derrière les volets fermés, car tes yeux ne
peuvent pas plus fixer la belle lumière que
tes sens éteints ne peuvent se ressaisir, en
pleine résurrection , au spectacle de ma
jeunesse ou au contact de mes splendeurs
nues, pendant ce temps-là, honteux, triste ,
118 LA MORPHINE
macabre, vulgaire, abject, te méprisant toimême, tu feras l'amour avec ta seringue
chargée de morphine...
Elle savait que, là , dans un tiroir de
meuble, il y avait la seringue et le poison.
Elle ouvrit le tiroir , elle sortit la petite
Pravaz de l'étui , elle déboucha le flacon.
Tiens , tu ne diras pas que je manque
de complaisance ; voici ta maîtresse, pauvre
fou !
Raoul allait la saisir, sa main se tendait,
avide, pour la prendre, cette maîtresse à
laquelle il était si fidèle ; mais, tout à coup,
affamée de révolte , heureuse de posséder
une occasion de revanche :
- Eh bien ! non, décidément... Tu feras
comme moi, tu te passeras d'amour !
Elle courut à la fenêtre , elle ouvrit la
croisée et , avec un sonore et joyeux éclat
de rire , de toutes ses forces, elle jeta la
seringue et le flacon, qui se brisèrent sur
les marches, devant la porte de la petite maison.
Raoul, pâle, s'était redressé . Vraiment on
venait de tuer sa maîtresse. Un éclair de
rage illumina ses yeux. Il voulut se précipiter sur la criminelle. Mais, pour la première fois, provocante, forte, belle de confiance en soi , sa femme l'attendait . Stupéfait, presque craintif, s'inquiétant peut- être
si ce n'était pas une hallucination , iſ regarda mieux.
Oui, c'est moi qui te brave, je n'ai pas
peur de toi ! Est-ce qu'une femme aussi
ardente que moi peut redouter une créature
aussi impuissante que toi ? Les rôles sont
LA MORPHINE 119
changés, mon petit ! Assez longtemps, j'ai
obéi, c'est bien ton tour. J'espère bien que
tu n'oseras pas t'en plaindre ! Je me considère déjà comme un peu veuve, bien que
ton ombre soit encore là , mais je t'affirme
que je n'ai aucun chagrin . Elle était encore
à la fenêtre, elle vit Jacques Vautour qui
rentrait :
Voici ton père, dit-elle , je vais lui annoncer mes résolutions . Il est juste que je
fasse part à ce brave homme de ce que nous
venons de décider ensemble.
Aussitôt, elle descendit . Elle retrouva
Jacques Vautour qui , déjà, s'était emparé
de Jacquot et, grand-père gâteau , sans se
soucier s'il faisait bien ou mal, commençait
le petit dîner du marmot par un bonbon. Il
en avait apporté une grande boîte, il fallait
bien que Jacquot l'étrennât. Le spectacle
offert par ce vieillard qui riait et son enfant
qui riait aussi, l'émut infiniment, laissant
tomber toute sa colère et toutes ses rancunes :
- Bonsoir, papa, dit Blanche. Elle tendit
son front vers le baiser du cher homme
en le grondant gentiment du bonbon que
Jacquot achevait bien vite de croquer , afin
que maman ne vît rien.
Cependant, Blanche était décidée à demander un conseil à Jacques Vautour. Elle
pouvait négliger son mari ; elle n'avait pas
le droit de tromper cet homme qui l'avait
adoptée comme sa fille et qui , un jour, lui avait dit :
Au bout de ma carrière , à l'extrémité
de mon chemin , seule , je vous ai rencon-
120 LA MORPHINE
trée . Je croyais retrouver une famille, je
n'ai plus de famille. Je désire de tout mon
cœur que vous la remplaciez . L'enfant de
mon fils , l'enfant de mon malheureux fils ,
je l'adopte ; sa femme, je la prends sous
ma tutelle . Je consacrerai le reste de mes
jours à vous aider à être heureux tous les
deux. Je ne vous demande rien en échange...
à moins que vous ne consentiez à m'aimer
un peu, à dorlotter un peu le vieux vagabond qui ne se souvient plus de ce que
c'est qu'une tendresse, et dont les pauvres
oreilles ont oublié la musique d'une bonne
parole.
Est-ce qu'elle n'avait pas promis à cet
homme de le rendre heureux ? Est- ce qu'elle
ne lui avait pas dit : « Puisque vous voulez
être mon père, je serai pour vous la plus
soumise des filles ? » Avait-elle le droit ,
aujourd'hui, de lui cacher ses tourments,
ses chagrins, l'irrésistible besoin d'amour
qui martyrisait ses sens et dont son mari
ne pouvait pas triompher?
-- Père, dit-elle , après le dîner, je vous
serai reconnaissante de me donner quelques
minutes... J'ai quelque chose de grave à
vous confier... D'abord, j'avais désiré que
vous ne sachiez rien... Mais, la réflexion
venue, j'ai résolu de vous faire part de mes
projets... ce soir... N'est- ce pas, père ?
Ce soir, Blanche . Nous causerons
autant que vous voudrez et comme de vieux amis.
Après le dîner, selon son habitude, Raoul
alla se coucher. Il ne pouvait pas supporter
la lumière trop violente du salon. La mor-
LA MORPHINE 121
phine avait rendu ses yeux si sensibles
qu'ils semblaient se brûler à la lueur d'une
lampe. Jacques Vautour et Blanche le
regardèrent s'éloigner avec ce douloureux
mépris que, peu à peu, ils avaient pris pour
lui . Ce n'était qu'une loque. On l'abandonnait à sa misère, et Vautour, un jour, avait
avoué « qu'il vaudrait beaucoup mieux pour
tout le monde que le malheureux mourût » .
Effroyablement dur, accoutumé à regarder droit devant soi pour juger du chemin
qu'il devait parcourir, ayant pris les leçons
de la jeune Amérique qui prétend que sans
volonté un homme est indigne d'être un
homme, Jacques Vautour s'était désintéressé du morphinomane dont toutes les
amours et toutes les ambitions s'acharnaient
aux voluptés d'un poison menteur qui,
quelque temps , avait pu satisfaire ses sens
malades, mais qui , depuis longtemps , n'était plus qu'un remède capable, sans doute,
de l'empêcher de souffrir sans lui donner,
cependant, de nouvelles ivresses .
Dès qu'ils furent seuls :
Je ne sais pourquoi, dit Blanche, je
préférerais vous entretenir dans le jardin .
C'est une confession , mon père, queje veux
vous faire. Ici , il fait trop clair, et il me
semble que je vais avoir à rougir si souvent
de honte...! Et puis, la soirée est si douce !
Vautour s'était levé et se dirigeait, déjà,
vers le jardin :
- Je n'osais vous le proposer, dit-il. Ce
sera un vrai régal de fraîcheur embaumée.
Vous ne sauriez croire, ma chère fille , combien ce printemps met de jeunesse dans
122 LA MORPHINE
mon vieux cœur fané.,. Je suis comme ces
vieux arbres qui n'ont pas fleuri depuis de
longues années, et qui, par hasard, à l'éclosion d'un printemps se couvrent de fleurs .
Je suis couvert de toutes les fleurs que je
dois à votre contact, à votre jeunesse et
votre bonté . Vous voyez , pour un rien, à
je m'enthousiasme ! Et je me réjouis tant
d'être le héros des confidences d'une
femme !
Ils étaient dans le jardin ; du ciel tombait la caresse lumineuse des étoiles et d'un mince croissant de lune . Mille et mille bruits indéfinis et indéfinissables crépitaient autour d'eux, dans les pelouses, dans les corbeilles , dans les arbres , sur le sable des allées, dans l'air, sous la terre , partout. On aurait dit que les moucherons, les vers de terre, les brins d'herbe, les feuilles , les arbres , les roses, les tulipes , les lilas , des abeilles errantes, des chauves-souris éperdues, des hiboux peut-être , deux à deux, se faisaient aussi, des confidences , des confidences d'amour.
Alors , résolue à dire à Vautour toute la vérité, Blanche conta l'histoire de sa vie intime depuis le commencement de l'année. Avec brusquerie et courage , elle entra dans les détails de cette impuissance absolue d'un mari qui ne pouvait plus aimer. - Je n'en puis plus ! dit-elle . Depuis que je suis heureuse , depuis que je ne sais plus ce que sont les inquiétudes matérielles de la vie, ma nature s'est davantage révélée à moi-même. J'ai besoin de vivre ! Vivre, ce n'est pas seulement manger et boire ; il faut
LA MORPHINE 125
encore de l'amour ! Chaque jour, autour de
moi, je ne vois , sans cesse, que des gens
qui s'aiment. Je ne puis aller nulle part sans
entendre les chuchotements des hommes
dans les sens desquels mon passage allume
le désir. Au contact de toute cette vie
ardente, je deviens folle . J'emporte dans ma
chambre et mon lit de la graine de folie !
Mille tourments m'assaillent. Ce sont des
songes insensés, ce sont des cauchemars
épuisants . Et je n'ai pas, et je n'aurai
jamais chez moi, à ma merci, l'unique
remède que j'ambitionne et l'enlacement
dont j'ai besoin. Que faut- il que je fasse ?
Vous le voyez, je n'ai rien voulu faire , je n'ai
rien voulu tenter sans avoir eu votre conseil. Quel qu'il soit , je m'efforcerai de le
suivre parce que je tiens à mériter votre
estime. Si , par hasard , je vous désobéissais,
il ne faudrait pas m'en vouloir, c'est que
le mal et le désir auraient été plus forts que
la raison.
Vautour passa son bras sous le bras de
Blanche, et, quelques instants , le silence
pesa sur eux.
- Il est bien vrai , ma chère enfant, que
vous n'avez pas encore un amant? dit enfin
Vautour.
Je vous ai dit toute la vérité. Jusqu'à
cette heure ma conduite a été irréprochable ;
je n'ai pas d'amant.
-
Eh bien, reprit Vautour, vous en pren- drez un.
Comment?... Vraiment ! Vous me conseillez... Il faut que je prenne un amant !
Je ne serais pas assez fou pour vous -
128 LA MORPHINE
votre vie matérielle , c'était donner plus de
pouvoir aux forces d'amour qui sont en
vous. Cet hiver, vous étiez faible et amaigrie ; aujourd'hui, vous avez la fraîcheur et
la grâce; vos yeux étincellent, votre bouche
sourit ; je vous dis que vous êtes très belle .
Oh ! non, mon égoïsme ne s'acharne pas à
vous imposer, sous prétexte d'honneur,
des tourments imbéciles qu'une étreinte
peut calmer. Votre âge appartient à l'amour ;
tant pis pour l'imbécile qui vous délaisse
et préfère à vos caresses les maladives
consolations et l'écœurante déchéance de
son abjecte manie.
Ils étaient devant la porte de la maison.
Un peu de fraîcheur tombait. C'était l'heure
habituelle de leur coucher. Ils rentrèrent.
Vautour conduisit Blanche à la porte de sa
chambre et, plus fortement que les autres
soirs , il la serra contre son cœur en lui disant adieu.
Quelques heures plus tard , tout le monde
dormait dans la maison, ou bien tout le
monde rêvait, quand, tout à coup, de véritables hurlements furent poussés par un
animal sans doute qui, à la faveur de la
nuit, peut-être , s'était introduit et s'était
caché dans un coin noir. Blanche et Vautour, à ces cris , bondirent hors de leur lit,
et, l'un et l'autre ouvrant sa porte, ils se
rencontrèrent dans l'étroit vestibule du
premier étage.
Qu'est-ce? s'écria Blanche.
Les cris redoublaient de fureur. Vautour
se précipita dans la chambre de Raoul. Le
malheureux se tordait sur le tapis comme
LA MORPHINE 131
un animal qui veut mourir et que secouent
les suprêmes convulsions. Blanche apporta
une lampe hâtivement allumée. Elle vit son
mari écumant, fou , comme en proie à une
crise épileptique . La sueur ruisselait sur
son visage, sur sa poitrine et sur ses
jambes. Ses yeux hagards étaient injectés
de sang; ses mains crispées se déchiraient
en frappant contre les meubles ; il se tordait comme un reptile . Parfois, des gémissements extrêmement douloureux interrompaient ses cris ; des larmes jaillissaient de ses yeux et se mêlaient à la bave
qui filtrait entre ses dents serrées . Enfin,
profitant d'une seconde de passagère
accalmie, Jacques se baissa, prit son fils
dans ses bras , et le porta sur son lit. Le
malheureux hoquetait, geignait, suppliait . Il
avait faim de morphine. Il avait faim de
morphine_comme sa femme avait faim
d'amour. Et, dans ce moment- là, ils se valaient l'un et l'autre, victimes d'un égal besoin et d'un pareil assouvissement. Tout à
coup, Raoul ouvrit les yeux, il vit sa femme
et, se souvenant que c'était elle qui avait
brisé le flacon et la seringue en les lançant
par la fenêtre, il fut repris d'un accès de colère. « Je tetuerai ! cria-t-il . Oui, je tetuerai. >>
Mais, la secousse avait été si accablante
que le malheureux ne put que répéter sa menace; puis, étendu dans sa hideur et sa
honte, inconscient à présent, il ferma les
yeux et parut s'assoupir. Blanche et Vau- tour se retirèrent chacun chez soi et encore
se souhaitèrent une bonne nuit.
Cependant, ni l'un ni l'autre ne devait
132 LA MORPHINE
dormir cette nuit-là . Subitement, venait de
se lever en eux une effroyable pensée . Trop
tôt après la confession de Blanche, ils
s'étaient retrouvés presque nus dans la
nuit, et à la clarté de la lampe. La surprise
et l'étonnement qui les avaient jetés au seuil
de leur porte ne leur avaient pas permis de
songer à être pudiques . L'homme, malgré
lui , sans doute, avait dû rassasier son regard des jeunes beautés de la femme émue
et toute frissonnante ; il avait été bien
obligé d'apercevoir les seins fermes et
blancs à travers la fine chemise ; il n'avait
pu empêcher à ses yeux de voir l'ondulante
ligne de ce corps qui, un peu plus tôt, avait
avoué d'irrésistibles désirs et l'avait fait le
confident de ses angoisses . Aussi , subitement, dès que Vautour se surprit seul, dans
sa chambre, fut- il assailli de désirs, à son
tour, et, malgré qu'ils lui firent honte, il
n'eut pas le courage de les étouffer. Au
contraire, avec complaisance , peut-être
parce qu'il n'ambitionnait pas leur réalisation, il envisagea, quand même, la possibilité d'éteindre ces désirs , de calmer le subit
tourment qui le possédait dans les bras de
sa belle-fille . Insensiblement, il redevenait
l'homme d'autrefois , le coureur de fortune.
qui résiste d'abord à ses scrupules pour
mieux triompher ensuite des obstacles. Il
se souvint que bien des hommes avaient
éprouvé de semblables envies et qu'ils les
avaient satisfaites . En même temps, le corps
formidablement robuste du géant retrouvait des frissons oubliés, des frissons qu'il
croyait à jamais disparus . Serait-il , lui aussi ,
LA MORPHINE 133
atteint par le souffle du printemps ? Est- ce
que le printemps viendrait, brusquement,
soulever en lui de violents appétits? Il fut
radieux, il le fut avec orgueil, quand, à cette
pensée, il dut constater l'éveil formidable
de sa virilité .
Près de lui, Blanche aussi songeait. Un
indéfinissable trouble alimentait sa rêverie ,
une rêverie forte et généreuse comme le
sont seulement celles qui possèdent les
femmes qui ne peuvent pas dormir, et qui,
parce qu'elles ont fermé les yeux, se figurent
qu'elles dorment. Aucune pitié pour le mari
ne l'atteignit . Mais elle avait sans cesse la vision de Vautour ramassant son fils sur le
tapis et, sans effort apparent, l'emportant
dans ses bras puissants. Elle avait vu, ses
bras formidablement musclės ; elle avait entrevu le torse noueux ; elle avait complété
par l'imagination tout ce qu'elle ne connaissait point de cette académie splendide d'un
géant à barbe trop tôt blanche, à qui,
quelques heures plus tôt, elle avait dit nettement: « Mon corps a besoin d'étreinte, ma bouche veut des baisers, tout mon corps
frissonne, toute ma chair s'émeut des voluptés espérées » .
Le lendemain, de bonne heure, lorsque
Blanche descendit dans le jardin, elle
trouva Jacques Vautour qui jouait au soleil avec Jacquot; tous les deux semblaient
les meilleurs amis du monde.
- Avez-vous bien achevéla nuit? demanda
Vautour
- Je n'ai pas dormi, répondit Blanche.
Et vous ?
134 LA MORPHINE
-
Moi non plus, fit Vautour.
L'un et l'autre baissèrent les yeux, n'osant
se regarder, craignant d'exprimer les angoisses éprouvées . Jacquot devait être le
dérivatif merveilleux : il imposait entre eux
sa délicieuse forme d'ange, il leur souria
et les charmait de l'innocence qui se dégageait de ses grands yeux et, à ce momentlà, peut-être que la mère et le grand- père,
en secret, éprouvèrent une grande honte.
Un papillon passa près d'eux , l'enfant
tendit la main ... Jacques Vautour, heureux
d une diversion, courut après le papillon .
Mais, avant de s'éloigner trop , il cria à
Blanche !
―
Ne vous inquiétez point de Raoul, i
est déjà sorti . Il était très calme et semblait bien se porter.
A la suite du papillon , le vieux Vautour
à barbe blanche courait toujours .
IV
Rue de Lubeck.
Thérèse et ses sœurs ont donné une
grande fête dans le délicieux hôtel de verdure et de fleurs . On avait célébré fastueusement l'anniversaire de la séduisante courtisane. Toute la nuit, les violons avaient
chanté. Après les violons, ici et là , dans ce
nid créé pour l'amour, à leur tour, les baisers s'étaient épanouis sur les lèvres excitées par les vins et les chairs énervées par
les caresses. Quelques-unes des plus jolies
femmes de Paris, parmi les plus glorieuses
et les plus savantes en débauches, avaient
juré que la fête dégénérée en orgie durerait
un tour d'horloge. On aurait douze heures
de joie pour célébrer la naissance de la
blonde Thérèse qui , paraît- il , avait mis
douze heures à faire son entrée dans le
monde.
Vers huit heures du matin , lorsque Raoul
arriva rue de Lubeck, il fut tout surpris de
trouver, à la porte, plusieurs automobiles
dont les chauffeurs dormaient sur leur siège
enveloppés dans leur pelisse de poil. II
136 LA MORPHINE
réveilla l'un d'eux et lui demanda pourquoi ,
à cette heure matinale, ces voitures étaient
déjà là .
C'est une grue qui a donné une soirée ,
répondit le chauffeur, et la sacrée catin
nous a fait passer la nuit dans la rue .
Raoul était affreusement pale ; autour de
ses yeux de larges ronds noirs , presque
verts, donnaient à son visage une expression
d'extraordinaire souffrance. Il s'appuyait sur
sa canne comme un vieillard dont les jambes
ne voudraient plus le porter ; une abondante
sueur perlait sur sa face . Son poing se crispait sur sa poitrine comme pour comprimer
la douleur qui s'acharnait à déchirer les
parties vives de son être .
Quelques instants , il hésita, devant la porte
de Thérèse . Comment serait-il accueilli
dans cette maison, à une heure si matinale , à la fin d'une fête , quand la fatigue,
les vices, l'amour et les vins ont tant flétri
les visages, que les fêtards eux-mêmes ne
peuvent se regarder sans peur dans une
glace? Et Raoul redoutait Thérèse qui,
libérée la première de ses premiers scrupules et de sa pudeur avait pu subvenir
ainsi aux besoins des siens , s'était accordée
un rôle autoritaire qui refuse toute observation, menait tout le monde à la baguette.
Cependant, la maison de Thérèse était, pour
lui , l'unique paradis où il pourrait se procurer le bonheur ou le repos. Là, il était
sûr qu'on lui donnerait de la morphine.
Les meurtrissures qu'il s'était faites la nuit,
en se débattant comme un damné contre
les affres de sa faim, lui causaient une cui-
LA MORPHINE 137
sante douleur. Il était envahi par une courbature générale qui annihilait complètement ses forces . Et, pour venir de l'avenue
Henri-Martin jusqu'à la rue de Lubeck, il
lui avait fallu , pour le soutenir, l'assurance
qu'il trouverait chez ses sœurs de quoi
le soulager ; comme les bêles mourant de
soif, l'œil brûlant, la gorge desséchée, les
membres las , courent jusqu'à la fontaine
où elles savent étancher leur soif, Raoul
s'était traîné jusque chez Thérèse , pitoyable,
triste , épuisé.
Il sonna.
Un serviteur vint ouvrir. On l'introduisit
dans une petite pièce située loin des salons
et de la fête agonisante. Au bout de
quelques minutes, Thérèse vint le rejoindre.
Presque nue, la robe en lambeaux, ses
cheveux épars couronnés de roses, elle
ressemblait à une bacchante. Ses seins,
pour avoir été trop baisés, sans doute,
jaillissaient du corsage avec effronterie et
montraient leurs pointes rougies.
Qu'est-ce que tu viens faire à cette
heure-ci ? demanda-t-elle .
Je ne savais pas... J'avais oublié ton
anniversaire, dit- il , tout à l'heure, je me suis
souvenu... Avant de te dire ce qui m'amène,
reçois mes vœux.
Je te remercie, mon petit Raoul, dit
Thérèse en riant ; mais, je me dois aux plus
retardataires de mes invités ; et dès qu'ils
seront partis je me propose de gagner mon
lit avant toute chose.
Alors , j'attendrai , dit Raoul. Mais,
pour t'attendre, et ce sera probablement
138 LA MORPHINE
assez long, je n'ai pas de morphine. Veux-tu
me prêter ton petit arsenal?
Thérèse esquissa un sourire et aussitôt
elle devina quel était le vrai motif de cette
visite matinale .
―― Tout de suite , mon cher Raoul, tout
de suite... Je vais t'envoyer cela par Jacqueline ou par Antoinette qui seront heureuses
de t'embrasser.
Quelques minutes plus tard, en effet,
Jacqueline venait embrasser son frère et
lui apportait la seringue et le poison .
Il avait suffi de l'absence si courte de
Thérèse pour que ses amis et amies se décidassent à se retirer. Ce fut une fuite
rapide, de grands manteaux cachant des
restes d'orgie. Les automobiles qui avaient
sommeillé dans la rue, toute la nuit,
s'éveillèrent, poussèrent des grognements,
frémirent, s'élancèrent et disparurent...
Thérèse retrouva ses sœurs et Raoul .
Aussitôt, sans se préoccuper de ce qui
avait amené son frère , à qui la piqûre avait
rendu un peu d'énergie et de bien- être, elle
s'en prit à Jacqueline et à Antoinette :
Vous pouvez vous vanter, vous , aussi
bien l'une que l'autre , d'avoir été d'une
sottise remarquable. Quelles dindes ! ...
L'une s'est conduite comme une fille et
l'autre comme une idiote. Ce qu'on va en
faire des gorges chaudes de mes chères
sœurs ! Mais , en ce moment, vous ne comprendriez pas ce que je veux vous dire,
nous verrons ça plus tard.
Et s'adressant à Raoul :
- En ont-elles des têtes , tes sœurs ! ...
LA MORPHINE 139
Tu restes à déjeuner avec nous, Raoul ?
demanda-t- elle encore . Je serais contente
de causer un peu avec toi. J'ai donné des
ordres pourune heure . Nous avons quelques
heures pour dormir. Jusque-là , fais ce que
tu veux .
-
Je suis éreinté moi-même, dit Raoul.
Je me reposerai sur un divan.
L'hôtel tomba dans un profond silence .
Les domestiques et les maîtres dormaient.
C'était un spectacle insensé qu'offrait cette
maison en repos , lasse de douze heures de
folie . Toutes sortes de parfums traînaient
dans l'atmosphère, confondus , lourds , usés ,
écœurants . Même les champs de bataille d'amour sont navrants . Les fleurs étaient
flétries , des pétales de roses se ternissaient
sur les tapis ; on aurait dit que ces fleurs
exhalaient de mauvaises haleines. Ici , des
verres encore remplis de champagne répandaient une infâme âcreté ; là , un mouchoir
de dentelle mystérieusement souillé , tombé
d'on ne sait où, affichait son ordure ; plus
loin , un flacon de liqueur, couché sur une
table , bavaitvisqueusement, dans savomiture
gluante ; et, là-bas, sur une peau d'ours blanc un devant de chemise de batiste s'étalait,
comme un drapeau de prostitution . Les
plantes étouffaient dans ce temple où les divinités s'étaient échevelées comme des
héroïnes de monstrueuses saturnales. Ah !
que sont lugubres ces réveils des choses ,
ces bouteilles vidées, ces fleurs flétries , ces
dentelles vouées à la boîte à ordures ! Un
jour blafard passait à travers les rideaux
qui n'avaient pas été ouverts. C'était lu-
140 LA MORPHINE
gubre : ce lendemain de fête sentait les funėrailles .
Cependant, longtemps , plus tard, sans
bruit, des hommes et des femmes, avec des
précautions d'esclaves, glissèrent à travers
la maison ; ils étaient silencieux ; ils agitaient
de vagues choses au bout de leurs bras ;
et, où ils passaient, c'était comme une purification . Les fenêtres s'ouvrirent ; le soleil
entra joyeusement ; les plantes vertes frémirent au contact de l'air nouveau ; ce fut
un rajeunissement immédiat. Les fleurs
mortes furent remplacées par des fleurs
éblouissantes de couleur et de jeunesse ;
le mouchoir avait disparu, le lambeau de
chemise n'était plus sur la peau d'ours
blanc, les verres avaient été emportés ; tout
ce qui était resté de l'orgie n'était plus là ;
et dans une cassolette de bronze ancien
brûlaient des parfums mélangés selon la
recette d'un alchimiste indien .
Quand tout fut prêt, Therèse qui semblait attendre un signal apparut. Elle promena autour d'elle le rigoureux regard de
la maîtresse de maison, et, en signe de joie,
cueillit une grappe d'orchidée à une corbeille et en couronna ses blonds cheveux.
Antoinette et Jacqueline sont fourbues, dit-elle à Raoul qu'elle avait éveillé ;
nous déjeunerons seulement tous les deux.
Je suis très heureuse, d'ailleurs , que nous
soyions seuls ...
Et maman? demanda Raoul.
Elle leur tiendra compagnie.
Thérèse obtint facilement de Raoul tout
ce qu'elle voulait savoir sur Jacques Vau-
LA MORPHINE 141
tour, sur leur vie commune, et surtout sur
les intentions du « vieux fou » qui, enfin ,
semblait avoir renoncé à ses prétentions
du début.
―
Est-cequ'il estriche?demandaThérèse .
Il ne dit rien, répondit Raoul. Il doit
être riche.
N'a-t-il pas essayé de te priver de morphine? fit Thérèse. J'ai entendu dire que
tu devais entrer dans une maison de santé
chez le docteur Romet...
Elle éclata de rire et reprit :
Je vois avec plaisir, pour toi , que tu
ne t'es pas laissé faire . J'ai beaucoup entendu parler de ces maisons ; on y entre
mais on ne sait si on en sort. La plupart
du temps, on y devient fou . J'ai connu, autrefois, un garçon très intelligent qui, à la
suite de je ne sais plus quelle maladie ,
avait entretenu des coquetteries avec sa petite Pravaz. Celle-ci était sa joie , sa consolation, sa force. Or, un jour, subissant la
volonté des siens, il décida de divorcer d'avec
sa chère passion. Il signa un engagement
par lequel il renonçait absolument à sa
liberté et se livrait entièrement au docteur chargé de le guérir de sa funeste
passion.
« Je ne sais pas, mon cher Raoul, quel est
l'effet de la morphine sur toi , il paraît que
moi je suis une exception . Elle me donne
des ardeurs et une sensibilité, paraît-il ,
extraordinaires ; elle me plonge dans de
paradisiaques rêveries ; je vois tout en
rose, ma sensualité est décuplée ; les plaisirs que je ressens n'ont rien d'humain, ce
142 LA MORPHINE
sont de divines joies ; je suis femme plus
que n'importe quelle femme. Mais il paraît
que tout le monde n'a pas cette chance et
l'on dit même que, grâce à la morphine, la
plupart des initiés deviennent de parfaits
impuissants. En tout cas, l'ami dont je
te parle était ainsi . Il était marié comme
toi , et ce qui l'avait amené à vouloir s'abstenir de morphine était la menace que sa
femme, arrivée à l'âge où toute femme exige
des voluptés , avait faite de demander le divorce. Ce fut terrible. Je ne te dépeindrai
point les souffrances qui l'accablèrent.
Vingt fois, il faillit mourir ou devenir fou .
On l'avait enfermé dans une sorte de cabanon, sa fenêtre était grillagée ; les murs
étaient capitonnés de peur que dans ses
crises il essayât de se briser la tête ; deux
espèces de geôliers , quand ses souffrances
étaient trop grandes et qu'il voulait se révolter, le liaient sur son lit , ou bien l'exposaient à des douches glacées, ou bien le
trempaient dans des bains brûlants ; il
criait comme un possédé, il insultait ses
bourreaux, il réclamait qu'on le mît en liberté et qu'on le rendit aux siens ; mais , je te
l'ai dit, on avait exigé qu'il signât le renoncement de toutes ses volontés ; sa famille
n'était même pas autorisée à venir le voir.
Enfin, un jour, le directeur de la maison de
santé déclara qu'il était guéri. Pendant deux
mois, en effet, il n'avait pas reçu une seule
injection. Il finissait lui-même par remercier
la sévérité de ceux qui l'avaient tant fait souffrir, mais qui l'avaient guéri. Durant les dernières semaines de son internement, il avait
LA MORPHINE 143
bien été obligé de remarquer combien
sa nature s'était transformée et se transformait de jour en jour. Sa virilité manifestait une orgueilleuse puissance. Plusieurs
fois , il s'était abandonné à de solitaires
joies. Il réclamait, à présent, sa femme de
toutes ses forces . On dit, ceux qui sont
parmi les plus intimes de leur maison, que
madame eut maintes occasions de se féliciter de son mari . Malheureusement, il n'en
resta pas là. Après avoir été morphinomane,
il était devenu érotomane. On le vit courir
après les femmes qu'il aurait dû le plus respecter, dans des postures inouïes ; deux fois ,
on le surprit en flagrant délit d'attentat à la
pudeur ; des influences considérables parvinrent à le tirer d'affaire . Un jour, hélas !
il fit mieux encore sa propre femme le
surprit en train de violenter leur petite
fille, une gamine de dix ans . On a dit
qu'à la suite de cet événement, il s'était fait
sauter la cervelle ; on a dit aussi que sa
femme, dans une crise de colère assez justifiée, lui avait brûlé la cervelle. Je ne sais
exactement les détails de ce drame, personne ne les connaît... Mais, j'ai voulu te
raconter cette histoire afin qu'elle te donne
à réfléchir sur les conséquences de cette
prétendue guérison. Ils sont admirables
ceux qui sont nos ennemis ! Que leur importe notre passion ! On dit que l'amant de
la morphine ne devient jamais centenaire
et qu'il est destiné à succomber, un jour,
d'un accident du cœur ou d'une rupture
d'anévrisme ; c'est possible ! En tout cas, je
préfère vivre bien, dans l'absolu bonheur,
144 LA MORPHINE
jusqu'à quarante ans et claquer subitement
sans dire bonsoir à la vie que d'atteindre,
après m'être privée de tout, une vieillesse
insipide et imbécile . »
Après un instant de silence, Thérèse reprit :
-
Tu sais , Raoul , je ne veux avoir aucune influence sur toi . Tu feras comme bon
te semblera. Cependant, avant tout, tu es
mon frère, et je t'aime. Si le père Vautour
t'ennuie et si ta pimbèche de femme s'associe à lui contre toi, je t'offre de te garder
avec nous. Ici , il y aura toujours une chambre
pour toi ... Ici , ou rue d'Offémont... Je sais
que tu n'aimes pas ta femme... Je me doute
un peu que les sentiments paternels n'occupent pas en toi une si grande place ! Tu as
juste du coeur pour être un père passable .
Donc, réfléchis ; si tu n'es pas heureux làbas , reste ici . Reste, du moins, pour le
moment, ça ne t'engage à rien ; plus tard ,
tu pourras toujours aller les retrouver dans
leur cabane de sauvages, sur les fortifications .
L'après- midi, Thérèse sortit pour quelques courses. Le soir, quand elle rentra,
elle retrouva Raoul qui lui déclara aussitôt :
Je suis ton conseil, ma petite Thérèse,
je reste avec vous.
-
Thérèse triomphait. Elle avait obtenu le
succès qu'elle désirait le plus . Résister à
Vautour, lui prendre cette autorité qu'il
avait prétendu exercer sur tous les siens , le
rejeter dans la solitude étaient ses plus
grands désirs . Elle s'était emparée de ses
deux filles et de sa femme ; elle lui volait
LA MORPHINE 145
à présent son fils . Prête à la lutte qu'elle
prévoyait, elle attendit Vautour sans trembler. Selon toute vraisemblance, en effet,
celui-là allait apparaître . Elle s'amusait à la
pensée que Vautour la supplierait de lui
rendre ce Raoul imbécile qui, probablement, devait résumer toute son affection.
Dans le caractère de certaines femmes, il
est stupéfiant de découvrir certaines volontés
irrésistibles de mal faire . Dans ce cas, Thérèse souhaitait d'être cruelle sans réserve
pour un homme qui, au contraire, n'aurait
dû lui inspirer que de la pitié . Immédiatement, elle s'était jetée tête basse contre lui ,
dans un besoin de lutte nouvelle, avide
d'exercer sa puissance contre ce colosse
qui avait menacé de l'écraser si elle osait
contrarier ses desseins .
Avec une apparente joie naturelle, sans
éclat, où ne se voyait point la victoire remportée, elle annonça à ses sœurs la résolution de Raoul. On devait fêter le retour
du frère prodigue. Antoinette et Jacqueline, incapables de comprendre, tout à
fait désintéressées de ce qui se passait autour d'elles, n'accordèrent à la nouvelle aucune importance. En quelques mois, grâce
à Thérèse, elles étaient devenues morphinomanes au point qu'elles ne pouvaient
supporter aucun effort de pensée. Jacqueline -toute petite , elle aimait déjà trop boire
joignait à la morphine l'alcool. Sans
atteindre jamais l'ivresse , elle vivait constamment dans une griserie bienheureuse
qu'elle entretenait sournoisement et dont
les effets agissaient quand même avec une
146 LA MORPHINE
stupéfiante violence. Hystérisque au plus
haut point, sous l'influence de la morphine
et des liqueurs , elle devenait l'exceptionnelle
amoureuse, la vertigineuse amante que rien
ne lasse et qui ne s'épuise jamais . Elle aimait
vivre à l'écart, passant de longues heures dans sa chambre où elle se verrouillait.
Mais , lorsqu'elle réapparaissait, après ces
longues retraites, son visage était marqué
de la fatigue spéciale qu'éprouvent les folles
qui ne résistent pas aux séductions du vice.
Antoinette, machinalement, se contentait
de son abrutissement morphinique, assoupie sans cesse, silencieuse, morne, ayant
toujours l'air de rêver ou de vivre dans un
chimérique paradis . Elle se croyait heureuse.
Raoul eut sa chambre au premier étage
de l'hôtel , il n'était séparé de Jacqueline que par un étroit cabinet de toilette. Therèse avait fait exprès de les placer à côté
l'un de l'autre . Dans son imagination infernale , elle avait conçu le plus insensé projet
et, dès les premiers jours, elle tenta de le mettre à exécution . Pour commencer, elle
affaiblit, sans que Raoul en fût prévenu , la
solutiondemorphine qu'elle lui avait donnée.
Tout d'abord, Raoul n'eut pas à en souffrir,
car, ayant la faculté de se piquer autant
qu'il le voulait, il suppleait à la faiblesse de
chaque injection en doublant et triplant
le nombre des injections . Mais Thérèse
veillait . Peu à peu, elle amena Raoul à
absorber quelques verres de fine champagne. L'alcool, momentanément, faisait
oublier au morphinomane son poison favori.
De lui-même, il espaça les piqûres ; et un
4
LA MORPHINE 149 jour, triomphalement, il annonça à Thérèse le brillant résultat. Aujourd'hui, je ne me suis piqué que cinq fois, dit- il . Mais il ne disait pas qu'il avait bu près d'un demi-litre d'alcool. Thérèse observait avec un soin jaloux le malheureux. Elle constata chez lui, bientôt, de l'agitation ; elle vit dans son regard des ardeurs auxquelles il n'était pas possiblede se tromper. Un après-midi, elle eut la joie de le voir rôder autour d'une femme de chambre. Est-ce que le traitement qu'elle avait imposé amènerait si vite le résultat ambitionné? Le soir même, elle devait s'applaudir de sa tentative . Après le dîner, leur mère, qui devait, le lendemain malin , avoir un rendez-vous, rue d'Offémont, avec un fournisseur, au sujet d'une transformation dans l'ameublement, sur le conseil de Thérèse, alla coucher sur place ; c'était le meilleur moyen de ne pas manquer le rendez-vous ; elle se fit accompagner d'une domestique. Déjà gavée de morphine, ayant trop dînė pour son estomac malade, sous l'influence d'une nouvelle piqûre qui lui avait fait oublier sa mauvaise digestion , Antoinette somnolait étendue sur un divan. A l'écart, dans un massif de plantes vertes , Raoul, Jacqueline et Thérèse fumaient des cigarettes. Près d'eux, sur une petite table , des liqueurs et des verres étaient placés. Thérèse, qui savait assez gentiment jouer du violon , n'ignorant point l'influence énervante de cet instrument, et ne voulant 9 150 LA MORPHINE rien ménager pour atteindre mieux le but qu'elle s'était fixé, sous prétexte d'exercer sesdoigts et son oreille qu'elle disait engourdis , joua quelques mélodies d'un sentimentalisme exaspérant, quelques vieilles romances et ces airs de ballades anciennes qui secouent les nerfs comme si un archet mystérieux se promenait sur la sensibilité mème de ceux qui les écoutent. Puis, laissantle violon, fatiguée, dit-elle, elle raconta des histoires galantes. L'imagination aidant, elle trouva des situations étourdissantes ; elle se plut à des détails aussi amusants que libertins , et, pour prouver qu'elle n'exagérait point, elle alla prendre dans une petite bibliothèque dont elle avait seule la clé, quelques livres très artistement reliés et illustrés avec une diabolique fantaisie. Jacqueline et Raoul examinèrent avec un grand intérêt les images érotiques et, pour les encourager encore, Thérèse s'attardait avec toute la complaisance possible dans une admiration exubérante pour l'artiste qui avait dessiné des formes aussi parfaites dans des postures aussi expressives . Bien qu'on ne la contredit point, elle voulut prouver ce qu'elle avançait en plaçant auprès de ces gravures précieuses les vulgaires et triviales insanités modernes . Elle avait de celles-ci une rare collection . Et ce fut un défilé d'horreurs qui, pour les yeux et l'esprit de Jacqueline et de Raoul à peu près ivres d'alcool, n'en étaient pas moins inté- ressants . Quand elle crut le moment venu , elle dit simplement : -Je suis fatiguée, je vais me coucher. LA MORPHINE 151 Elle embrassa Raoul et Jacqueline en leur recommandant bien d'emporter dans leur chambre ces petits livres et ces images, afin qu'ils ne tombassent pas , le lendemain , sous les yeux des domestiques . En s'en allant, elle entraîna Antoinette qui somnolait toujours, sur son divan, dans un coin . La maison tomba dans le silence . Les serviteurs s'étaient retirés . Seul, de temps en temps , le bruit d'une feuille de papier remuée, troublait le repos des choses , des plantes et des fleurs dans le grand salon éclairé seulement par quelques ampoules électriques ; parfois , aussi, le heurt d'un flacon ou d'un verre produisait un bruit mat et brutal comme un accident. L'air était imprégné du parfum de toutes ces vies qui contenaient à elles seules ce qu'une grande cité comme Paris a de plus vicieux et de plus pervers . Des senteurs maladives et fortes pourtant flottaient dans l'atmo-- sphère, suggestives , délicieuses , puissantes comme ces odeurs qu'exhalent certaines fleurs qui, aulieu de miel, ne savent faire que du poison. La lumière électrique, comme lasse de trop briller, répandait moins d'éclat et se faisait complice de l'indéfinissable et muette influence exercée par cet intérieur de courtisane où tout avait été disposé pour les amours rapides et les conquêtes faciles . Et, là-bas, dans la verdure des palmiers dont les feuilles blanchissaient sous le feu des lampes, l'un près de l'autre, accoudés, presque accroupis sur la table où défilaient d'obscènes images, où toutes les perversités passaient avec des sourires de satisfaction 152 LA MORPHINE grossière, où les nudités s'étalaient répugnantes , macabres, cependant vivantes , Jacqueline et Raoul, sans s'en rendre compte, se rapprochaient, unis par un vague et fou désir et, qui sait? ambitieux d'une égale monstruosité. Pareils à des démons chez qui tout scrupule serait éteint, ne se rendant plus compte de leur situation de frère et de sœur, ne voyant plus que le rapide moyen de satisfaire un violent besoin sensuel, retenus peut- être , arrêtés encore par un geste, par le geste qui n'avait jamais été accompli , en tout semblable aux amants qui se rencontrent pour la première fois et qui subissent une passagère timidité, ils en étaient aux escarmouches de l'amour, ils tâtaient le terrain , et, les yeux baissés sur les gravures libertines, l'un et l'autre attendaient le mot provocateur qui déciderait de tout et les emporterait vers le plaisir ambitionné. Ce fut Raoul qui succomba le premier à la violente tentation. Et dans l'obscur salon où le silence s'appesantissait lourd et terne, effrayés par la clarté des quelques lampes qui brûlaient autour d'eux, ils cherchèrent l'endroit le plus sombre, mûs comme des ombres, allant comme des fantômes, et ils s'écroulèrent dans un coin où se consomma l'odieux inceste, le répugnant amour, l'infâme action si bien préparée par Thérèse ; et, bientôt, les soupirs et les râles bienheureux chantèrent l'éclosion de la joie qui envahit la nervosité des deux damnés. De loin, blottie derrière une tenture, Thérèse assista à la consommation du péché. LA MORPHINE 153 Son triomphe était complet . Avait - elle souhaité davantage ? Elle attendait maintenant Jacques Vautour ! Comme elle serait heureuse de lui annoncer la nouvelle ! Le bonhomme en crèverait de dépit. Pendant qu'elle s'enivrait de sa propre joie, elle vit passer Jacqueline et Raoul qui , d'un pas triste, montèrent l'escalier et gagnèrent leurs chambres voisines . Elle ne voulut pas savoir si chacun rentrerait chez soi. Elle avait suffisamment vu . Alors , comme le Génie du mal, elle voulut faire un pèlerinage à l'endroit où l'inceste avait été accompli. L'électricité flamba dans les lampes. Le grand salon de verdure s'illumina comme pour une nuit de fête . Et, longuement, elle s'arrêta là, exactement là, où les amants s'étaient roulés dans leur volupté ; ils avaient laissé leur trace. Elle aurait voulu écrire en lettres indėlėbiles la faute de ces gueux, la sottise de ces fous incapables de résister à la moindretentation , vaincus d'avance par la morphine anéantissante et par l'alcool brutal. Thérèse éprouva un instant de fierté ! Au moins, s'écria-t-elle , mon sang n'est pas tout à fait pareil au sang de ces gens- là ! Elle s'assit sur un divan , après avoir pris sur la table, où ils les avaient laissés , les livres et les images lubriques ; elle les regarda avec des yeux reconnaissants et, tout bas, elle murmura : - - Comme il faut peu de chose pour éveiller l'âme des brutes ! En elle-même, elle bâtit le plan de sa vie ; elle coordonna ses ambitions ; le mauvais esprit qui la guidait, qui la faisait méchante, 154 LA MORPHINE s'enthousiasma aux visions qui charmèrent ses yeux. Elle ne vit autour d'elle que des monceaux de honte. Au-dessus , elle demeurait éblouissante, elle trônait ; elle , restée la courtisane sans une minute de défaillance parmi tous ces désastres , elle régnait, maîtresse absolue de ses volontés , elle jouissait de la supériorité de son caractère qui n'avait faibli devant aucune tentation . La sottise, la bêtise de ses sœurs l'exaspéraient. Elle en avait fait des machines et elle les conduisait à sa guise. Jamais personne n'avait lutté victorieusement contre elle . Sa mère ellemême la faisait rire . Son méprisable frère ne lui offrait qu'un prétexte nouveau pour mieux mépriser les hommes. Superbe d'orgueil, elle gouvernait ce petit monde vil et mesquin avec des allures de tyran . Devant elle , une seule image avait osé se dresser farouche et provocante : celle du vieux Vautour . L'avait-il devinée? il l'avait menacée de l'écraser comme une vipère. Elle était amusée par la lutte qui allait s'engager. Elle attendait le terrible géant pour lui jeter dans les bras ce fils et cette fille incestueux. Pouvait-elle lui ménager une plus belle surprise ? Etendue sur le divan , vêtue de l'ampleur d'une robe de velours dont les plis somptueux reflétaient des lumières et des ombres, très belle sous ses cheveux blonds qui s'éparpillaient sur la nudité de son cou et de sa gorge en vagues claires et soyeuses, l'œil très doux malgré l'éclat bleu de la prunelle, elle avait l'attitude des sphynx pharaoniques qui méditent ou qui rêvent, dans le LA MORPHINE 155 une repos absolu de toutes les choses autour d'elle , dans l'exaspérante lumière de ce jardin muet où les papillons ne voleraient jamais ; elle semblait à l'affût. Et pourtant, c'était une femme aimée. Des hommes, successivement, avaient accepté la ruine pour elle. On l'avait parée de joyaux splendides, on l'avait courtisée comme femme simplement séduisante. Tous ceux qui l'avaient approchée s'en étaient allés avec des regrets et encore de l'amour. Charmeuse, séduisante , spirituelle , elle gardait toutes ces qualités , elle ménageait tous ces dons pour la conquête de ceux qu'elle voulait avoir fait les esclaves de sa beauté . Sur les siens, dont elle n'avait rien à espérer, elle répandait la somme de cruauté qui était en elle avec une malignité fertile en vives jouissances. Enfin, très tard dans la nuit, déjà même le petit jour blanchissait à travers les tentures , lentement, à son tour, elle gagna sa chambre où, contente d'elle , elle passa l'une des plus heureuses nuits de sa vie. Quelques jours plus tard, par un aprèsmidi délicieux, Thérèse, seule, se promenait dans l'allée d'Auteuil, suivie à quelques pas par sa voiture. Son amant, le comte de X..., lui avait demandé qu'elle lui accordât la faveur d'une promenade en sa compagnie. Elle était arrivée au lieu du rendezVous avant l'heure convenue. Le bois de Boulogne était charmant . Le printemps n'était pas encore achevé , mais , déjà, on sentait l'approche du généreux été . Thérèse était une amante de la verdure. Ses yeux 156 LA MORPHINE se plaisaient à la contemplation des grands arbres en feuilles . Dans sa nature bizarre, une étrange perversité l'avait faite admiratrice des plantes qui frémissent au souffle des brises . Elle aimait se plonger dans la fraîcheur des ramures . Tout son être vibrait au contact du large frisson qui secoue harmonieusement la superbe armature des grands arbres. Tout à coup, devant elle, au détour d'une allée, elle aperçut un homme et une femme. Crut-elle à une hallucination ? Etait-ce bien, en chair et en os, le grand Vautour qui, là- bas , dressait sa formidable silhouette ? Et quelle était la jeune femme si élégante et si légère qui marchait auprès de lui? - C'est Blanche, murmura-t - elle . D'abord, elle ne l'avait pas reconnue. Le dernier souvenir qu'elle avait gardé de la femme de Raoul était quelque chose de malheureux, de triste et de laid . Allait-elle les aborder ? Risquerait- elle la rencontre ? Était-ce le moment propice pour la lutte qu'elle espérait? Eut- elle peur du colosse dans cette allée déserte ? Elle fit signe à son cocher d'approcher ; elle monta dans la voiture : - Allez ! ordonna-t- elle . Les chevaux l'emportèrent et, quand elle passa près du vieillard et de sa belle-fille , elle eut un ricanement de défi destiné à masquer le moment de peur réelle qui l'avait envahie. Mais, aussitôt, elle pensa : « Je suis sûre qu'il viendra demain ». Elle était sûre que Vautour irait chez elle LA MORPHINE 157 le lendemain... Il fallait donc se préparer à le recevoir magnifiquement . Elle lui promettait une émotion digne d'elle et de lui . Est-ce que maintenant, chaque nuit, Raoul et Jacqueline ne se faisaient pas amants ? Lorsque tout le monde était endormi, sûre de n'être observée par personne, est-ce que Jacqueline n'ouvrait pas la porte à son frère? Eh bien ! si Vautour venait d'assez bonne heure, c'est là qu'elle le ferait entrer. Ah ! comme elle serait heureuse de lui donner ce spectacle ! Comme elle était décidée à ne rien ménager pour obtenir ce beau résultat ! Le soir même, ce fut presque une fète. Elle fit servir les vins les plus rares et les plus capiteux. Elle-même, elle faillit se griser. La vieille mère ne fut pas plus prudente. Seule, Antoinette dédaigna les vins et leur ivresse pour s'abandonner mieux à sa morphine chérie. Raoul trouva les vins si exquis qu'il en oublia même la faible ration de morphine habituelle. Jacqueline fit des mélanges insensés avec ces vins et des liqueurs de toutes sortes . Déjà grise, elle disait qu'elle voulait se griser. Avant que le diner fût achevé , avant que le festin prît une physionomie d'orgie , on envoya la maman se coucher. Coup sur coup , Antoinette se piqua trois fois à la cuisse avec sa minuscule seringue d'or. Tout à fait ivre, une heure plus tard, tandis que Thérèse, étendue sur une peau de tigre , fumait une cigarette, Raoul prit Jacqueline dans ses bras et l'embrassa à pleine bouche . Ce baiser réveilla Thérèse de sa torpeur. Il ne fallait pas , pour le succès de ses projets , 158 LA MORPHINE que Raoul et Jacqueline s'aimassent trop tot ! Elle s'accusa de sa faiblesse momentanée et, décidée à accomplir jusqu'au bout le rôle qu'elle s'était tracé, elle accomplit un prodigieux effort de volonté qui ramena la lucidité dans ses esprits et triompha de l'ivresse naissante qui, un moment, avait failli l'accabler. Jusqu'à plus de deux heures du matin , elle tint éveillé tout le monde autour d'elle . Elle fut superbe de fantaisie , elle dépensa une imagination insensée pour amuser l'anéantissement d'Antoinette et l'abrutissement alcoolique de Jacqueline. Elle obligea Raoul à chanter les chansons gaillardes qu'il connaissait ; elle força Jacqueline à danser . Elle - même fit des cabrioles . Mais sa joie fut au comble lorsque, chacun s'étant dit adieu et souhaité bonne nuit, elle vit Jacqueline et Raoul entrer dans la même chambre. Le lendemain matin , le père Vautour pourrait venir ! ... V Aussitôt après le départ de son fils, Jacques Vautour prit dans la petite villa une plus ferme attitude de chef de famille . La fuite de Raoul l'autorisait à se croire , définitivement, le soutien naturel de Jacquot, dans lequel devait un jour fleurir la race forte et vigoureuse, la race nouvelle que tout vieillard espère voir surgir dans ses petits-enfants . D'un autre côté, Blanche devenait le motif d'un grave souci il était évident que cette jeune femme ne pouvait rester condamnée à l'abandon et ne devait accepter le renoncement à toute tendresse . Il fallait occuper l'esprit et le cœur, ardents l'un et l'autre, de cette Parisienne chez qui le bonheur et la quiétude avaient opéré une puissante résurrection. Si l'ennui, fatalement, devait la conduire à quelque détermination désespérée, peutêtre serait-il facile d'intéresser assez ce qu'il y avait de meilleur en elle , afin de la détourner de ses caprices ou de ses désirs? 160 LA MORPHINE Les hommes vieux sont incapables de comprendre ce qui agite et tourmente un cœur de jeune femme. Vautour saisissait moins encore les tortures qui envahissent la chair, au milieu d'un beau printemps dont la tiédeur pénètre la nervosité , surtout si , dans son passé, la femme a le souvenir d'étreintes superbes et de baisers fougueux. - En l'amusant un peu, se disait-il , elle oubliera toutes ces bagatelles . Imprudemment, il osait se la comparer; il osait se rappeler les années sans amour qu'il avait vécues dans cette Amérique peuplée de vagabonds, et où les femmes étaient si rares , et oùles passions humaines étaient détournées vers la conquête de l'or, plutôt que vers l'amour. Il oubliait que la vie d'une femme, à Paris, ne peut en rien ressembler à celle du damné errant à travers un monde de hasard où les tentations charnelles sont nulles . Puisqu'il n'avait pas souffert de son isolement, pourquoi Blanche souffrirait - elle de l'impuissance ou de l'absence de son mari ? Pourquoi jugerait- elle indispensable d'appartenir à un amant? Vautour se fit le compagnon de toutes les heures. Il suivit Blanche dans ses promenades, il l'entoura de mille prévenances aimables , il se fit presque galant à force de complaisance et de belle humeur, et, un jour, le géant à barbe blanche fut tout surpris de s'entendre dire des mièvreries qui ne signifiaient pas grand'chose , mais qui mettaient dans son esprit une jeu- LA MORPHINE 161 nesse nouvelle, l'éclosion de toutes sortes de petites fleurs apparues dans un terrain où elles n'auraient pas dû pouvoir vivre. L'obstination de Jacques Vautour à s'imposer à Blanche dans toutes ses sorties surprit et agaça la jeune femme. Ce n'était point là ce qu'elle avait rêvé. Au contraire , après la suprême tentative faite auprès de Raoul, après l'aveu de son besoin d'amour, crié au vieillard , elle s'était imaginée qu'elle reconquerrait sa liberté , ou , du moins, assez de liberté pour se refaire une existence capable de convenir à son âge et aux exigences de sa nature. Est-ce que Vautour se plairait à devenir un obstacle malgré la promesse faile ? Est-ce qu'il croirait de son droit l'exercice d'une surveillance contre laquelle , à force de mensonges, il faudrait qu'elle se protégeat? Sans doute, elle sentait qu'il avait le dessein de réveiller en elle ou d'aviver, plutôt, des sentiments maternels assez forts pour l'écarter de toute mauvaise tentation ; mais Blanche voulait autre chose que les baisers de Jacquot et les amabilités de Vautour ne pouvaient remplacer. Déjà, le cœur de la jeune femme était gravement intéressé par un commencement d'affection qu'elle avait accordé à l'un de ceux qui, passant près d'elle , s'étaient retournés pour admirer l'élégance de sa taille et la fraîcheur de son visage. Ne dit-on point qu'une Parisienne élégante, si vêtue soit - elle , laisse toujours transparaître , 162 LA MORPHINE comme si elle était dévêtue, ce qu'il y a de plus séduisant en elle ? Malgré la garde que montait Vautour, malgré l'apparente soumission de Blanche , depuis plusieurs semaines, le cœur de la jeune femme était habité . Le désir avait exprimé sa violence ; un homme avait chanté des mots d'amour ; toute frissonnante, elle les avait entendus ; et, chacun de ses soirs, dans l'isolement de sa chambre, avant de s'endormir, avant l'heure des songes, elle se laissait emporter par la maladive rêverie de l'espérance, elle entrevoyait comme un vol de caresses qui s'éparpillait sur la fortune de ses beautés, et elle s'abandonnait tout entière aux illusions des voluptés légères qui secouent les nerfs à fleur de peau. Et, maintenant que le mari était parti , maintenant qu'elle était l'abandonnée, heureuse de sa liberté, elle pensait qu'elle avait le droit de s'offrir à celui qui était survenu dans le désert de son cœur pour y faire germer l'enthousiaste graine d'amour. Et c'était le moment où les roses s'entr'ouvrent! Et c'était la saison des nobles ardeurs , des sèves qui montent, des oiseaux qui chantent, des blés qui épient ! C'était la semaine qui voit défleurir les lilas, ces fleurs de tristesse et de demi-deuil qui, avant la naissance des beaux jours , semblent vouloir pleurer sur l'ensevelissement de la saison morte. Toutes les saisons , à tour de rôle, s'en vont avec des fleurs comme pleureuses . - Il fallait absolument que Vautour ignorât LA MORPHINE 163 cet amour nouveau. Il était indispensable, pour retrouver un peu de l'indépendance à laquelle elle avait droit, qu'elle détournât le vieillard vers ses devoirs de chef de famille auxquels il semblait tenir, et le persuader que la vigilance dont il était capable devait se dépenser ailleurs que dans la maison. C'est ainsi que Vautour, un jour, se mit à la chasse de son fils ; il le retrouva chez Thérèse ; il espionna la demeure de la courtisane ; il gagna un domestique qui , contre une récompense, consentit à espionner pour lui. Et pendant qu'il se livrait à son enquête , heureuse, Blanche courut aux vagues rendez-vous de celui qui intéressait sa pensée, comme une dévote se dépêche, quand la cloche sonne, vers le temple ou le beau Jésus blond rayonne de toute sagloire de Dieu et de toute sa beauté d'amant éternel . C'était un grand jeune homme pâle, délicat, faible et fin comme une femme. Il avait la voix chantante ; les mots qui sortaient de ses lèvres étaient une musique joliment nuancée ; ses yeux étaient glauques sous de longs cils noirs; il possédait l'art des belles manières ; il avait surtout cette particulière attitude qui plaît tant aux femmes parce qu'elle semble copiée sur leur propre nonchalance. Blanche avait l'ambition de s'abandonner à cet étranger qu'elle jugeait capable de la faire vivre, de mettre en elle le grand foyer des passions exaspérantes et d'énerver la sensibilité de son être qui, depuis si longtemps , 164 LA MORPHINE sommeillait, s'engourdissait et avait failli mourir. Un après-midi, autour du lac, non loin de la petite cascade, elle le rencontra. Il vint à elle. Elle eut la certitude qu'elle était attendue. Légèrement, il lui reprocha de n'être point venue depuis plusieurs jours ; il exprima son regret comme si un peu de chagrin l'avait touché . Elle s'excusa comme si elle avait été coupable et comme si , en effet, elle avait manqué à tous ses devoirs de future amante en n'accourant point, ainsi qu'il l'avait espéré, aux rendez-vous qu'ils ne s'étaient pas donnés. Il se présenta Robert Collin. Il ne lui demanda que son petit nom . Puis, comme si cela eût suffi pour qu'ils s'accordassent une mutuelle confiance, ils parlèrent de tout ce que contenait leur passé. Il se plut à exagérer peut- être le vide de sa vie pour célé– brer mieux la joie de son coeur, maintenant qu'elle était entrée en lui . Blanche s'amusa de ses angoisses, de tout ce qui avait fait sa misère, de tout ce qui avait failli détruire sa jeunesse, afin d'exalter mieux le renouveau d'un bonheur qui s'infiltrait en elle et qu'elle bénissait d'autant plus qu'elle l'avait moins espéré . Il voulut connaître la source des peines éprouvées ; avec abondance, elle raconta, comme une légende , l'histoire du morphinomane qui, après avoir mis au service de l'amour les plus magnifiques ardeurs , s'était éteint comme un charbon dans les cendres de l'impuissance ; elle magnifia les voluptés de quelques jours qui l'avaient fait bénir, elle aussi, LA MORPHINE 167 le prestigieux poison, auquel elle avait failli goûter, avide d'en ressentir les miraculeux effets et les incomparables ivresses . Il la plaignit. Il l'admira. Et, jusqu'à la fin du jour, lentement, ils se promenèrent le long des allées , écoutant les bruissements d'ailes des oiseaux, dans l'enchantement de leur amour vierge, épris d'idéal , accablés de tendresse, moitié rêvant. Et, pour mentir mieux à leurs instincts irrités, pour détourner leur nature qui demandait à franchir les limites de la sentimentalité, ils se réfugiaient dans la poésie de ce qu'ils auraient du éprouver, mais qu'ils ne ressentaient pas . L'un et l'autre , malgré les phrases menteuses, malgré la moiteur des brises , malgré les chants d'oiseaux, malgré le lac miroitant où les arbres reflétaient leur frissonnant feuillage , malgré la langueur qui envahissait le monde, au plus intime d'eux-mêmes, un hymme terriblement brutal hurlait sa ferme volonté de les conduire vers les pays où l'amour n'a que des étreintes , où les bras n'ont que des enlacements, où les bouches se confondent dans le baiser, où les corps se marient frénétiquement, où les soupirs remplacent l'inutilité et la faiblesse des mots. Mais, épris de fausse pudeur, croyant aux nécessités de perpétuer la comédie de leur mensonge, ils se grisaient de sottise idéale et ne se rendaient pas compte, sans doute , que l'amour est l'ennemi de l'hypocrisie et que, fils de la fantaisie et du caprice, il excuse toujours ceux qui se donnent à lui sans penser, sans compter, en fermant les yeux , 10 168 LA MORPHINE - parce qu'il est toujours le bonheur absolu. Tous les oiseaux dont nous écoutons les chansons , dit Blanche un soir, ont un nid dans le secret des branches ou le mystère des buissons. Ils s'y précipitent à la nuit tombante, quand ils sont las d'avoir trop chanté. Nous, moins favorisés que les oiseaux, nous n'avons pas de nid . Un moment, un triste moment vient, nous nous disons adieu ; chacun s'envole de son côté... Je nesais pourquoi , mais presque toujours , j'éprouve un véritable sentiment de terreur, parce que je redoute que nous ne nous rencontrions plus . Chaque « au revoir » ressemble à un adieu. Et malgré la jolie et délicate volupté que nous pouvons espérer du léger chagrin de ces momentanés abandons et de l'espoir que nous avons de nous retrouver ensuite, pour ma part, je suis jalouse de tous les êtres qui , chaque soir, se rejoignent et s'unissent. Et puis , je ne sais vers quoi vous allez ... Je rentre dans ma prison où l'ennui m'étreint ; je rêve , je pense, je me crée des illusions , je me lamente, je ris ou je pleure , le silence me pèse, n'importe quelle voix m'est odieuse, et, peu à peu, j'en arrive presque à maudire la joie que je dois à la fortune de notre rencontre, parce qu'elle a attristé ma solitude ordinaire et tourmenté la stupide existence que je mène. En vain, Robert Collin essayait de la consoler avec des paroles caressantes , avec des mots cherchés soigneusement pour qu'ils fussent plus doux, mais Blanche attendait toujours la proposition de réel LA MORPHINE 169 amour qu'elle espérait si violemment et que son compagnon ne prononçait jamais. Ainsi, les jours passèrent, fertiles en beau langage ; c'était comme une éternelle promenade de fiancés. Et pourtant, rien ne les empêchait de se rapprocher mieux. L'un et l'autre semblaient libres et maîtres de soi. Et de mille façons elle s'offrait ! - Pourquoi donc ne la prenait-il pas ? Un jour elle lui fit presque brutalement le reproche que méritait son indifférence : Je crois, dit- elle, que nous nous sommes trompés, l'un et l'autre. Il est impossible que vous m'aimiez autant que vous le dites . Sans quoi , auriez-vous autant de patience? Ou bien, vous me trouvez laide . Ou bien , il y a en moi un je ne sais quoi qui vous est prodigieusement antipathique et qui vous éloigne. Il va falloir nous quitter . J'ai trop peur d'encombrer maladroitement votre existence et je redoute que vous ne sachiez jamais mettre dans ma vie tout ce que je souhaite. A ces mots, Robert Collin s'emporta ; ce fut presque de la colère : Je refuse de vous prendre avant devous avoir méritée ; je refuse l'offrande de votre corps avant que je me sois rendu digne de vous. Votre impatience à vous livrer, vous la regretteriez si j'étais aussi pressé devous étreindre contre mon cœur et de saisir, si vite, le trésor de votre beauté. Votre façon d'envisager l'amour est brutale ; je veux que mes amours s'enguirlandent de poésie. Lorsque vous serez à moi, ce sera seulement lorsque je ne pourrai plus résister à 170 LA MORPHINE l'exaspération de mes désirs . Alors , ce sera la triomphale victoire ! Je vous emporterai comme l'idole ravie à la terre dans un paradis de délices où nous savourerons les divines jouissances de la passion. Alors, plus doucement, il reprit : - J'ai eu tort de me faire mal connaître, j'ai eu tort de ne pas exprimer plus nettement tout ce qu'il y a au fond de ma pensée, tout ce qui fait mes espoirs et quelles illusions je chéris. Je suis las de la vie stupide et vilaine que les hommes ordinaires subissent. Ils se vautrent sur un monceau de vilenies . Ils se roulent dans un fatras de mensonges. Leurs bonheurs sont mesquins. Oh! j'ai fait comme le troupeau vulgaire ! Mais j'ai eu au moins ce courage de fuir ces festins immondes pour rechercher des sensations plus belles et des plaisirs plus dignes . L'amour, mon amie, ce n'est pas seulement ce qui se fait dans un lit ! C'est surtout ce qui s'accomplit avant qu'on y entre et après qu'on en est sorti . << En ce moment, je vous devine : vous me méprisez presque. Plus tard, vous m'estimerez et vous m'aimerez d'autant plus que j'aurai eu plus de force pour résister au caprice frivole et irraisonné qui vous entraîne vers la consommation des luxures que vous ambitionnez . Je suis certain , même, que vous regretterez ces heures charmantes et si douces que nous aurons vécues autour de ce grand lac candide, à l'ombre des marronniers , isolés , perdus dans notre rêve, frémissants , fiers d'être admirés par ceux qui devinent que nous nous LA MORPHINE 171 aimons . Croyez-moi, il faut que des amants enrichissent leur mémoire de souvenirs très purs qui devront protéger, plus tard , les inévitables regrets et les peines légères auquels nous n'échapperons pas . Je vous aime et je vous desire , chère Blanchette aux grands yeux sombres. Cependant, êtes-vous certaine que votre confiance en moi soit absolue? Croyez-vous que mes défauts et mes faiblesses ne sont pas aussi insupportables que les défauts et les faiblesses du premier venu? Ah ! que vous vous tromperiez si vous me croyiez mieux doué que celui-là ! Je suis un pervers , au contraire ! Et peut-être que c'est encore de la perversité, cette conduite d'attente que j'observe à votre égard . Vous m'avez parlé de votre mari morphinomane ; que diriez- vous si je vous apprenais que, chaque soir, je m'endors, ivre d'éther? Combien seriez-vous affolée si je vous avouais que ma pâleur et ma fragilité sont dues à toutes sortes d'excès ? Ah! ils sont nombreux ceux qui recherchent le fin du fin dans les émotions voluptueuses ! Savez-vous qu'à Paris seulement, il y a plus de trois cent mille vicieux qui se piquent à la morphine, boivent de l'éther, avalent du haschich, fument de l'opium, sans compter les malheureux dont les passions plus basses encore se traînent sur d'innommables fumiers ? J'ai goûté aux pires poisons , et ce sont ceux dont j'ai le plus souffert queje regrette le plus . Que direzvous lorsque vous compterez sur mes bras , sur mes jambes, d'innombrables points qui sont autant de souvenirs de piqûres de 172 LA MORPHINE morphine? Oh! soyez rassurée ! Je suis guéri de cette passion comme des autres ! J'ai couru après les filles qui vendaient leurs caresses ; j'ai payé les plus beaux baisers du monde, et je me suis presque ruiné à ces débauches splendides où les plaisirs ne laissent que des traces de dégoût. A présent, je veux autre chose ! Je veux de l'amour , de l'amour tendre, joli , mystérieux , de l'amour pour tout de bon, de l'amour qui fait heureux , de l'amour qui fait estimer celle qui le donne et celui qui le reçoit. Je vous en supplie encore, ne me maudissez pas ! Je vous aime déjà tant que j'ai eu le courage de vous dire tout ce que contenait mon cœur. » Blanche avait écouté Robert sans l'interrompre. Quand il eut achevé : Je vous demande pardon , dit-elle. Quelques instants encore , serrés l'un contre l'autre, heureux que nul témoin ne les pût surveiller, ils glissèrent comme des ombres dans l'ombre des bois ; puis, après avoir échangé leurs premiers baisers, ils se dirent adieu ... Ils se dirent : « à demain »>. Extrêmement troublée par l'impatience de ses désirs et les paroles qu'elle avait entendues, lorsque Blanche rentra chez elle, apprenant que Vautour n'était pas de retour, elle s'assit sur un banc , dans le jardin. La nuit se développait lentement. Une pénétrante ivresse descendait sur la terre . Dans les gazons, les grillons chantaient . Les premières étoiles se clouaient en or LA MORPHINE 173 dans l'azur bruni. D'infinis parfums , une exquise fraîcheur répandaient sur le monde de la griserie et de là béatitude. Et Blanche perçut l'émotion d'un bonheur envahissant. Sa chair eut des frissons légers, ses yeux se troublèrent devant des visions jolies d'espérance, son esprit s'égara vers un au- delà d'amour qui semblait ne pas pouvoir la tromper. Les minutes passèrent sans qu'elle les comptât; les étoiles naquirent au ciel sans que leur nombre la surprît ; la nuit s'accroupit en silence sur le monde sans qu'elle s'en aperçût. Blanche était amoureuse. Elle était amoureuse de Robert parce qu'il ne s'était pas précipité sur les voluptés que son corps lui avait offertes si complaisamment, parce qu'il lui avait dit qu'avant de la prendre il voulait être sûr de l'aimer, parce qu'il n'avait pas voulu courir le risque de la tromper en se trompant soi-même, de peur que, de leur involontaire erreur, pût naître pour elle une nouvelle source de chagrins . Elle l'admirait encore parce qu'il n'avait pas eu honte de lui faire l'aveu de ses vices ou de ses faiblesses ; et, Robert, au lieu de perdre à ses confidences, avait au contraire beaucoup gagné. Pourquoi lui pardonnait- elle , à lui , d'avoir été morphinomane, quand elle ne cessait pas de condamner son mari parce qu'il l'était devenu? La passion de son mari était une déchéance ; il lui semblait que la passion de Robert ne devait avoir été qu'une frivolité . Elle-même, à ce moment- là, envisageait la possibilité de goûter au poison 174 LA MORPHINE tentateur sans qu'elle éprouvât de nausée. Qu'était- ce donc que cette morphine dont tant de gens étaient si avides et dont on ne pouvait plus se priver quand on en avait connu les jouissances ? Elle se souvenait des splendides heures sensuelles que son mari avait vécues dans ses bras, quand il avait commencé ses premières piqûres . Elle qui ne savait pas, elle qui ne savait pas assez, n'osait mettre absolument sur le compte de la morphine l'impuissance absolue de Raoul. Ah ! si elle avait su, peut-être aurait- elle soupçonné Robert de retarder le moment des amours qu'elle voulait parce qu'il se sentait incapable de les satisfaire ? Mais elle ignorait les cruels déboires qui sont le résultat de la morphine, et elle avait si besoin de croire dans l'affection de quelqu'un qu'il ne lui vint pas à la pensée qu'un hasard méchant l'avait jetée dans les bras d'un malade aussi incapable de luxure que son malheureux mari. La domestique qui avait fait dîner Jacquot vint la troubler dans ses rêveries e lui demander s'il fallait coucher l'enfant. Au même moment, a porte du jardin s'ouvrit et Vautour apparut. Il s'excusa de son retard , et , en hâte, il conduisit Blanche à table, lui reprochant de s'exposer à prendre froid en demeurant, aussi longtemps, immobile, sous les arbres . -Machèrefille , dit-il, j'ai du nouveau àvous apprendre aujourd'hui. J'ai vu des choses épouvantables. J'ai longuement réfléchi pour me décider à vous dire toute la vérité ; d'abord, je croyais qu'il était de mon de- LA MORPHINE 175 voir de vous ménager ce secret, mais ensuite j'ai résolu de vous dire tout ce que je sais. Le diner fut rapide. Dès qu'ils se furent retirés dans le salon : - Ici , personne ne pourra entendre les confidences que je vous dois , dit- il . C'est si laid que je ne voudrais pour rien au monde qu'un domestique les surprît. - Je vous en prie, supplia Blanche, parlez vite... Je suis si effrayée déjà par toutes sortes de craintes... - Vers trois heures, après midi, commença Vautour, certain que Thérèse n'était pas chez elle , parce que je l'avais vue passer en voiture sur la place de l'Étoile , je réso- lus d'aller rue de Lubeck. J'avais décidé que je verrais enfin Raoul, et que je lenterais un suprême effort pour le ramener ici, pour le sauver de la gueuse qui se plaît à le voir lentement s'empoisonner. Je ne sais quel chemin elle prit, toujours est- il que, lorsqu'on vint m'ouvrir, ce fut Thérèse qui me reçut. Elle me fit un excellent accueil ; elle était très gaie. Elle ne parut pas du tout étonnée de ma visite . Elle me demanda de vos nouvelles et de celles de votre enfant. J'avoue que, tout de suite , je me défiai de tant d'amabilités, et j'avais bien raison. « Il faut que je vous fasse les honneurs de ma maison , monsieur , dit-elle . Ici , c'est un paradis de joie, et d'amour aussi . Je n'ai pas de pudeur avec vous, puisque vous savez la vérité sur ma situation . Je n'en ai , d'ailleurs , avec personne, puisque nul n'ignore que je suis courtisane et que 176 LA MORPHINE - j'ai plusieurs amants. >> Quand elle m'eut montré le salon-jardin du rez- dechaussée, reprit Vautour, elle me conduisit au premier étage. Je visitai sa chambre, son cabinet de toilette . Elle m'indiqua les appartements de ses sœurs et la chambre où Raoul, sans doute, devait « dormir » . ( Voulez-vous entrer? » me demandat-elle . En même temps, elle ouvrait la porte : la chambre était vide. Comme j'étais étonné et que je ne cachais pas mon étonnement: « Suivez-moi » , dit-elle tout bas. Nous pénétrâmes dans la chambre, nous atteignîmes une porte qui fait communiquer cette chambre avec la pièce voisine , un cabinet de toilette ; nous traversâmes en silence ce cabinet, et, ayant soulevé une épaisse portière, Thérèse me montra, couchés dans le même lit , Raoul et Jacquelinė qui dormaient. - Raoul et Jacqueline ! s'écria Blanche. Oui, Raoul et Jacqueline. A cette vue, je crus devenir fou, continua Vautour. Mais Thérèse avait abaissé lentement la portière et me priait de me retirer. « Ils sont amants depuis quelques jours, >> dit- elle simplement. - - Elle supporte que, chez elle, le frère et la sœur soient des amants ! fit Blanche. Je suis convaincu, dit Vautour, qu'elle a machiné cet inceste. Cependant, elle s'en défendit de toutes ses forces lorsque je l'en accusai . Antoinette, gavée de morphine, vint nous rejoindre avec sa mère, au salon , où nous étions revenus. Pendant de longues heures, avec mille précautions , je plaidai 1་ LA MORPHINE 177 votre cause, celle de Jacquot, celle de Raoul aussi , et j'obtins qu'on nous renverrait le malheureux. En vérité , ma chère Blanche, je suis certain qu'on nous le rendra, non parce que nous le désirons , également j'espère , mais parce que le misérable commence à devenir dangereux. Ce n'est plus seulement un morphinomane, il est alcoolique ou il est à la veille de l'être ; or, lorsqu'il est ivre ou presque , il est la proie de violentes crises érotiques pendant lesquelles il-satisfait, sans pudeur, comme il peut, n'importe où il se trouve , ce nouveau vice. Ce n'est donc pas un mari que vous retrouverez, mais plutôt un fou, une espèce de malade que nous nous efforcerons de protéger contre lui-même. Voilà les nouvelles que je vous apporte. Certes , elles ne sont pas bonnes ; mais il valait mieux, n'estce pas ? vous dire toute la vérité. Vous êtes prévenue, aujourd'hui. Et si ce ne peut être un plaisir pour une femme de votre âge de veiller un maniaque tel que Raoul, c'est aussi bien le devoir d'un père et d'une épouse de défendre contre ses faiblesses un fils et un mari qui n'a plus tout à fait sa raison, et qui, s'il était abandonné à luimême, tomberait à la merci de lois qui ne pardonnent pas toujours, ou de misérables capables d'exploiter sa démence. A la nouvelle qu'elle allait revoir son mari, Blanche resta sans émotion . Cet être qu'elle avait aimé lui était devenu tout à fait indifférent. D'ailleurs , depuis quelques mois, elle ne possédait plus exactement le sens des choses . Elle vivait près de son fils 178 LA MORPHINE qu'elle n'aimait peut-être plus autant depuis que Vautour le lui avait pris , depuis qu'elle n'avait plus à lutter pour le nourrir, depuis qu'on l'avait débarrassée de tous les soucis d'autrefois ; quant à Vautour qui l'avait en quelque sorte adoptée, elle le redoutait sans s'expliquer pourquoi . Cet être colossal qui n'avait pas vécu comme tout le monde, qui ne parlait jamais de lui , dont le passé restait muet comme une tombe, qui lui avait jeté son affection avec autant de brutalité que s'il l'avait assommée, restait à côté d'elle, n'entrait pas en elle, et n'avait pas su émouvoir les sensibilités inutilisées de son âme, de cette âme qu'elle aurait voulu donner et dont personne ne semblait vou- loir. - Ah! Dieu, disait-elle souvent, que suis-je venue faire dans cette famille ? La mère de Raoul, ses sœurs , davantage encore, la considéraient comme une étrangère . Elles, chez qui tout sens moral avait disparu, et dont le succès dans la galanterie leur avait accordé comme des titres de noblesse, méprisaient cette petite bourgeoise sans beauté exaspérante , jolie , silencieusement séduisante, qui n'avait rien trouvé de mieux que de se faire faire un enfant par Raoul, alors son amant, pour s'en faire épouser ensuite. Elle était considérée comme une intruse ; elle demeurait l'éternelle inconnue insignifiante dont tout le monde se désintéresse . Ses misères anciennes à côté du morphinomane n'émouvaient personne. Elle paraissait née pour recevoir le choc de tous les déboires pos- LA MORPHINE 179 sibles . Il y a des êtres sur qui toutes les souffrances se plaisent à s'accumuler. Les deux femmes qui se partageaient le service de la petite maison ne la considéraient pas commeleurmaîtresse, bien qu'elles feignissent de lui obéir. Elles savaient que le vieux Vautour était celui qui payait les gages et entretenait la maison. La petite bonne qui avait la mission de promener Jacquot et de veiller sur lui, elle aussi , influencée par les deux autres servantes, ne lui reconnaissait qu'une infiniment petite parcelle d'autorité . Blanche passait la revue de son existence , et, ici et là, comme des fleurs tristes , luisaient quelques souvenirs attendrissants . Ceux qui auraient pu être des amants ne s'étaient pas attardės à la supplier ; celui auquel elle s'était le plus prodiguée, à qui elle avait ouvert son cœur, sans pudeur, ne l'avait même pas honorée d'une caresse. - Elle se trouvait malheureuse. Que lui importait l'apparition prochaine de son mari? Qu'est-ce que ce retour présageait de bon pour elle? Vautour le lui avait dit : « C'est un fou qui reviendra » . Un fou ! ... Elle ne parvenait pas à s'expliquer essayait-elle même à se l'expliquer? quel genre de folie pouvait être la sienne. Morphinomane ! ... Alcoolique ! ... Erotomane! ... En quoi tout cela consistait-il ? Comment la morphine s'alliait-elle à l'alcool ? On l'avait surpris , couché avec sa sœur dans le même lit... Inceste ! ... On ne devait pas l'accabler de ce crime Raoul était un malheureux... Jalouse ! Non. Tout lui était indifférent... 180 LA MORPHINE Et, pourtant, c'était là, au milieu de ces agités , qu'elle devrait continuer sa vie . Elle ne pourrait aller nulle part ; elle ne sortirait jamais de sa propre médiocrité. Elle pataugerait sans cesse et toujours autour de sentiments maternels , de devoirs familiaux, de scrupules bâtards , d'impuissances ridicules ; elles ne s'envolerait jamais vers un coin d'idéal ; les étoiles qui brillaient au ciel n'étaientpas scintillantes pour elle ; les fleurs qui s'épanouissaient n'étaient pas parfumées pour qu'elle en recueillît de l'ivresse ; le printemps qui vivifiait le monde la touchait à peine. Isolée parmi les choses , n'ayant jamais été heureuse, elle se persuadait de plus en plus qu'elle n'était pas faite pour goûter au bonheur. Le lendemain matin, de bonne heure, Raoul arriva. Aussitôt, il gagna sa chambre et s'y enferma. Sûr que personne ne pourrait l'observer, il cacha dans le haut des rideaux de sa fenêtre , sous le bandeau, un flacon de morphine et sa seringue de Pravaz. Dès qu'il eut mis ainsi en sûreté la précieuse fiole et la non moins précieuse seringue, il descendit dans le jardin où son père l'attendait. Longtemps, les deux hommes causèrent. Tu pourrais, Raoul, disait Vautour, être très heureux , si tu le voulais fermement. J'ai pris mes renseignements ; il est possible que tute guérisses. Ignores-tu que, si tu persistes dans tes vices, tu es condamné à mort? Jeune, tu as devant toi toutes sortes d'espérances ... Ta femme, tu l'as aimée ; ton fils , tu l'as adoré . Tu suffis , actuellement, LA MORPHINE 181 à faire le malheur de tous les tiens ; il te serait facile d'être la cause du bonheur de tous. Veux-tu redevenir un homme? Vous avez raison, dit Raoul... Il le faut... D'ailleurs , maintenant, je crois que ce sera relativement aisé... Je prends beaucoup moins de morphine... - Oui, mais tu bois en revanche beaucoup d'alcool... Ehbien, je supprimerai tout. En promettant qu'il supprimerait morphine et alcool, Raoul pensait à la seringue et à la provision de morphine qu'il venait de mettre en sûreté dans sa chambre. -Je veux avoir confiance en toi , dit Vautour. J'étais si certain que tu consentirais à tout que j'ai prié le docteur Antoine Romet de te rendre visite . Il sera ici vers une heure, après déjeuner . Tu me promets de suivre scrupuleusement ses avis ? - Je promets, répondit simplement Raoul. Vautour ne fit aucune allusion au spectacle que Thérèse lui avait offert dans la chambre de Jacqueline. Il considérait Raoul comme un irresponsable et trouvait inutile d'augmenter la honte et les remords du misérable morphinomane et alcoolique qu'il surprenait dans les meilleures dispositions. Blanche, qui avait appris que son mari était dans le jardin avec Vautour, les y rejoignit. Ils s'embrassèrent. Il n'y eut aucun reproche. Peu à peu, une sorte d'intimité s'infiltrait entre eux pourles unir davantage ; et bien que ni l'un ni l'autre n'avouât ses 182 LA MORPHINE pensées secrètes ou ses véritables espoirs , ils se sentaient attachés par tant de liens qu'ils constituaient, à eux trois , une association agréable d'où pouvaient naître toutes sortes de félicités . Le docteur Antoine Romet se fit annoncer lorsqu'ils achevaient le déjeuner . Sans précaution, il entra dans le vif de la situation. - Je ne vous donne pas six mois, dit-il , avant que vous soyez atteint du delirium tremens, monsieur ; il est encore temps d'agir, mais votre état exige un vigoureux traitement. Voulez-vous le subir ? Raoul allait répondre, mais le docteur l'interrompit brusquement : - Je vous préviens que ce sera très pénible. Vous aurez à souffrir également de la privation de la morphine et de l'alcool. Votre seule volonté est incapable de venir à bout de votre guérison . Oh! croyez-moi, n'ayez aucune foi dans la force de votre résolution . Il est nécessaire que vous subissiez le contact de gardiens qui veilleront sur vous incessamment, et vous protégeront contre les complaisances que vous ne manqueriez pas d'avoir pour vous . Consentezvous à vivre deux mois avec les deux infirmiers que je veux mettre à votre disposition . - Oui, oui, dit Raoul. Faites tout ce que vousvoudrez. ― C'est très bien. Nous commencerons dès demain. Le docteur Romet visita la salle de bains et l'appareil à douches de la maison, parut
LA MORPHINE 185
satisfait, et se retira en annonçant sa visite
pour le lendemain matin.
Le reste de la journée , pour remplacer
l'alcool , Raoul se fit de nombreuses piqures de morphine ; il aurait bien le temps ,
plus tard, de souffrir. Déjà, il était inquiet,
il se demandait quelle serait la nature des
souffrances qu'il allait éprouver. Sans doute ,
il savait combien la faim de morphine est
torturante, mais toujours il avait pu se
rassasier ; cette fois, il n'aurait pas le régal... Mais il souriait quand même, en songeant à la fiole cachée... Et puis , il était
certain qu'il parviendrait toujours à s'en
procurer s'il en avait un besoin extrême . Il
avait foi en son imagination .
Ne pourrait-il pas écrire à Thérèse qui
lui en ferait parvenir?
Raoul se trouvait donc dans cette étrange
situation absolument, il voulait suivre le
traitement du docteur Romet ; mais, énergiquement aussi, il était résolu , d'avance ,
à lutter contre ce traitement .
Cependant, ce fut avec effroi qu'il vit, à
son réveil, le docteur et les deux infirmiers
pénétrer dans sa chambre. Ces deux infirmiers étaient de robustes gaillards , à faces
de brutes, aux mains énormes, à la physionomie impitoyable.
Le docteur constata l'impression faite
par les infirmiers :
- Je vous présente vos nourrices, dit-il
en riant. Ils sont très au courant des soins
à vous donner. Vous pouvez avoir en eux
la plus grande confiance . Ils ne vous quitteront pas d'une minute . Jamais vous n'au11
186 LA MORPHINE
rez été aussi bien gardé. Avec leur concours, je vous promets la guérison absolue .
Très sûr de lui - le docteur Romet voulait le paraître , du moins -il s'emparait de
son malade , le bousculait par des plaisanteries , essayait de détourner sa pensée du
poison bien-aimé, et, quand Raoul eut fait
sa toilette et qu'il fut habillé , il le prit par le
bras et, sous prétexte qu'il avait à lui parler
en particulier, il l'entraîna dans le jardin .
Pendant ce temps- là, les deux infirmiers
passèrent la visite de la chambre, culbutèrent le lit , changèrent les matelas , fouillérent les meubles, inspectèrent les murs, et
finirent par découvrir, dans les rideaux de
la fenêtre , la fameuse cachette de Raoul. Un
lit fut placé dans la chambre pour celui
qui dormirait toujours près du malade ;
la chambre voisine fut destinée à l'autre
gardien.
Quand tout fut préparé, ils allèrent rendre compte au docteur qui attendait du résultat de leurs recherchés . Celui-ci partit.
Il reviendrait chaque jour.
Vautour et Blanche, sur les conseils du
médecin, restèrent près de Raoul ; il était
nécessaire de distraire autant que possible
le malheureux qui, tout à coup sevré d'alcool, n'aurait les premiers jours du traitement qu'une faible partie de la dose de
morphine habituelle.
D'abord, tout alla bien ; à ses premiers
besoins, on accorda une faible piqûre qui
suffit toutefois à calmer ses angoisses.
Mais, petit à petit, on devrait obéir moins
à ses désirs de morphinomane . Il fallait.
LA MORPHINE 187
après deux semaines, qu'il n'obtînt plus une
seule satisfaction .
Le docteur avait résolu de le soigner par
un traitement rapide . Aussi, bientôt, au
troisième jour, Raoul n'ayant plus que vingt
centigrammes de poison, lui qui s'en injectait plus d'un gramme alors même qu'il
buvait près d'un demi- litre d'alcool violent,
commenca-t-il à souffrir terriblement .
En proie à la plus febrile agitation , il
allait, venait, courait presque, et tout à
coup, harassé de fatigue, tombait sur un
siège, ruisselant de sueur . En vain , il
suppliait ses geoliers d'avancer de quelques
heures la piqûre qui le calmerait, ceux-ci
restaient inébranlables . Alors , Raoul , ne
pouvant plus rester en place , recommençait
à marcher pour tomber, épuisé encore, au
bout de quelques instants . Ses nuits étaient
atroces ; des cauchemars épouvantables
le réveillaient en sursaut. Il avait la manie
des araignées, d'araignées gigantesques
qui lui mangeaient le ventre, qui déchiquetaient ses parties sexuelles . C'est en
poussant des hurlements de douleur qu'il
bondissait hors de son lit, où l'infirmier
venait le recoucher en lui montrant qu'il n'y
avait pas la moindre araignée et que son
sexe était bien intact. Après ces rêves
terribles , il était pris par un sommeil lourd ,
un immense engourdissement qui ne lui
donnait même pas le moindre repos , d'où
il sortait comme courbaturé .
Le cinquième jour, après une nuit horrible , il demanda une piqûre . L'infirmier la
lui refusa ; d'après le traitement, la piqûre
188 LA MORPHINE
du matin était supprimée. Raoul entra dans
une véritable fureur, il se jeta sur son
geolier, il essaya de le prendre à la gorge
et de l'étrangler . Bien qu'il fût doué d'une
force exceptionnelle, l'infirmier dut appeler
le secours de son compagnon. Alors, la
fureur se transforma en une terrible crise
d'épilepsie. De la bave sortait de la bouche
du malheureux, ses yeux injectés de sang
semblaient devoir se précipiter hors des
orbites . Il râlait , il étouffait .
-
Je vous en supplie ! s'écria Blanche
accourue au bruit de la lutte , donnez-lui
une piqûre ! ... Vous voyez bien qu'il va
mourir.
Effrayés peut- être , malgré qu'ils eussent
l'expérience de ces soudaines crises, ils
opérèrent une piqûre légère et , instantanément, Raoul se calma. Le reste du jour fut
lamentable. Raoul, plusieurs fois , sanglola
pour avoir la piqûre consolatrice . Mais on
fut inflexible . Il ne devait pas obtenir plus
que la ration prescrite .
J'aime mieux mourir, criait- il ! J'aime
mieux crever comme un chien ! Je préfère
devenir idiot ! ... Tout m'est égal ! ... Mais je
veux de la morphine ! ... Entendez-vous ,
bandits , vociférait-il , je ne veux plus me
guérir... Allez-vous-en... Je ne veux plus
vous voir... Vous êtes des assassins ... Qui
vous a payés pour me tuer ? Assassins ! ...
Lâches !...
Impassibles , ils écoutaient les injures et
ne bronchaient pas .
Voleurs , vous êtes des voleurs ! ...
Rendez-moi la seringue que vous m'avez
LA MORPHINE 189
volée... celle qui était cachée dans les
rideaux de ma fenêtre ! ... Rendez-moi aussi
la morphine qui était cachée là aussi...
Vers le soir, Blanche qui était sortie avec
la petite bonne et Jacquot, s'approcha du
banc où Raoul était assis entre ses deux
infirmiers . Raoul se précipita à sa rencontre :
- Tu entends , toi , je te tuerai avant que
tu sois parvenue à me faire assassiner.
Car c'est toi qui as résolu ma mort, n'est- ce
pas ? Oui, je te tuerai ... Si tu ne chasses
pas ces deux canailles , tu vois, ces deux
canailles-là qui me martyrisent, je tuerai
tout le monde, toi , le vieux, et ton gosse...
Tu m'entends ?... Je te dis que je me vengerai terriblement... Ah ! oui , je me vengerai !
Blanche essaya de le raisonner , elle tenta
de lui faire comprendre que c'était pour
son bien, qu'il devait suivre le traitement
jusqu'au bout. Raoul répondit par les plus
grossières injures et par les plus terribles
menaces.
Insensibles à tout, les deux infirmiers ,
accoutumés à entendre les morphinomanes
se conduire pareillement, n'essayaient pas
plus de calmer leur malade que de consoler
la jeune femme.
Mais, à mesure que les jours passaient,
le malheureux souffrait davantage . Tantôt
il écumait de rage, tantôt c'étaient des accablements épouvantables durant lesquels la
mort semblait l'envahir. Il avait des douleurs
d'entrailles qui le tordaient comme une
loque. Et cette sueur glacée qui, sans cesse,
190 LA MORPHINE
l'inondait tout entier ! Et cette bête invisible ,
cette bèle impossible à saisir qui rongeait
sa poitrine! C'était une araignée monstrueuse, une araignée noire armée de griffes
et de dents insatiables . Il poussait des hurlements qui retentissaient en dehors de la
maison, qui s'entendaient au delà du jardin .
Les oiseaux effrayés avaient quitté leurs
nids à peine construits ! ...
- Je sens que je deviens fou ! criait Raoul...
Vingt fois il essaya de se tuer. Il se frappait la tête contre les murs ; il voulut se jeter
par la fenêtre ; il aurait voulu s'étrangler…..
Une nuit, avec ses dents , il déchira son
poignet sans parvenir à couper une veine
qui aurait amené la mort espérée.
Après avoir maudit Blanche, un jour, il
se traîna à ses genoux et la supplia pour
qu'elle s'opposât à un plus long supplice :
Je t'en supplie, Blanche, protège- moi !... Ces hommes sont des brutes ; le
docteur est un criminel ... Je t'assure que je
comprends qu'ils veulent me tuer... Oui, je
te le jure, petit à petit, je me guérirai...
Mais pas si vite... C'est trop brusque... Tu
ne peux pas t'imaginer les tortures que
j'endure... Tout se déchire en moi... Je suis
meurtri au cœur... Il me semble qu'on m'écorche tout vivant encore... Intercède
pour moi... Oui , chasse ces bandits qui me
veulent tant de mal... Je te le jure, sur la
tête de Jacquot, je me guérirai….. Je te le
promets, dis , Blanche... Mais il faut, pour
l'instant, avoir pitié de moi...
Et il sanglotait comme un damné. Prise
LA MORPHINE 191
de compassion, et bien qu'elle ne l'aimât
plus , écœurée de voir les gardiens aussi
impassibles devant une pareille détresse,
elle alla, à son tour, prier Vautour pour
qu'il fit cesser ce traitement impitoyable.
Elle plaida la cause du pauvre Raoul avec
une douloureuse émotion qui envahit le
vieillard et le rendit faible . Il vint près de
Raoul, il intercéda auprès des gardiens
pour qu'ils fussent moins stricts avec les
ordres du docteur.
―
Donnez-lui une piqûre, une toute petite
piqûre... Le docteur n'en saura rien……. promit
Jacques Vautour.
Mais nous n'en avons pas, nous, dit le
premier gardien . Chaque jour le docteur
nous apporte la dose indispensable. Nous
ne savons pas exactement à combien de
centigrammes nous en sommes ... Et puis ,
le docteur s'apercevrait que nous lui avons
désobéi...
Cependant, sur les instances de Vautour
et de Blanche, ils fléchissaient déjà , quand
Raoul, désespérément, se jeta sur le sol,
se tordit comme un reptile en jetant de
toutes ses forces des crís de désespoir. Il
simula la plus violente crise épileptique, et,
entre les bras de ses bourreaux, se débattit
comme un démon . Enfin , haletant, épuisé,
moribond, il demeura étendu , râlant, comme
s'il allait exhaler son dernier soupir . Les
infirmiers se concertèrent, et lui firent la
bienheureuse piqûre ambitionnée. Ce fut
une soudaine résurrection . Raoul redevint
subitement lui-même; mais il sourit en
regardant les hommes de confiance du
192 LA MORPHINE
docteur parce qu'ils avaient été dupes de
sa comédie, parce qu'il avait su obtenir
d'eux une injection supplémentaire . Hélas !
ce devait être un court triomphe ! Quelques
heures plus tard, Raoul était redevenu dans
le même état de besoin que précédemment ;
et, cette fois , pour tout de bon, il dut connaître les affres terribles de la faim maudite ,
de l'épouvantable et spéciale faim qui envahit le pauvre morphinomane à qui l'on
refuse le poison bien-aimé.
Encore deux jours , et ce ne serait plus
que dix centigrammes .
Et puis , il n'aurait plus droit qu'à six ;
puis trois, puis deux, puis un centigramme.
Les douches et les bains furent plus fréquents. La sensation de l'eau ruisselant sur
son corps taché de piqûres anciennes reposait ses nerfs surexcités et en même temps
affaiblis . Mais des souffrances intolérables
le harcelaient inlassablement ; du feu , un
feu ardent, couvait dans la gorge et brùlait
l'estomac ; ses jambes, toujours humides ,
étaient froides comme si elles eussent été
scellées dans un bloc de glace ; des fourmillements hideux semaient les plus odieux
frissons sur son corps amaigri, comme si
des millions d'insectes s'y fussent promenės sans répit.
Enfermé dans sa misère , n'ayant même
plus le courage de geindre, de maudire, de
blasphemer, de menacer, Raoul se blottissait
dans le hamac suspendu sous les arbres du
jardin, recroquevillé sur lui- même, attendant sans l'espérer la fin de son supplice.
Le docteur Romet, qui n'avait pas manqué
LA MORPHINE 193
un seul jour de visiter le patient, eut enfin
un geste de triomphe. C'était fini ! l'homme
allait renaître ! Il avait vaincu le monstre !
- C'est un vrai succès, dit-il à Vautour.
Je le croyais plus alcoolique qu'il ne l'était
en réalité . Dans quinze jours , monsieur,
vous ne reconnaîtrez plus votre fils .
En effet, très rapidement, les forces revinrent; la jeunesse de Raoul associa son
œuvre au travail de l'été naissant. La nature s'enorgueillissait de ses parures épanouies . Les roses s'ouvraient comme des
fruits, pour lancer leurs parfums dans l'air .
Les oiseaux avaient repris le chemin des
nids abandonnés . Du ciel, le soleil promenait la vie , la vie féconde et chaude qui rend
la terre voluptueuse comme une belle fille
qui se pâme sous les baisers de son amant.
Vautour était radieux ! Blanche était triomphante ! Et Jacquot, pour la première fois ,
traversa, sans être soutenu, courantpresque ,
la grande pelouse du jardin.
Ah ! c'était la victoire ! On allait donc
pouvoir vivre ! Le bonheur s'appesantirait
comme un bandeau d'espoirs jolis sur tous
les fronts où n'errerait plus l'inquiétude
d'autrefois .
Et, déjà, Blanche reconnaissait son mari
dans l'homme qui se métamorphosait peu
à peu, dans l'homme qui r devenait joyeux
et qui semblait se souvenir que les lèvres
des femmes ont été créées pour être baisées ,
que les seins des femmes ont été modelés
pour que des mains caressantes y pro- mènent les énervantes sensations d'amour.
Que de joies s'amoncelaient pour l'avenir !
194 LA MORPHINE
Elle ne se souvenait plus qu'elle avait été
désirée ; elle ne voulait plus avoir dans la
mémoire les heures de rage sensuelle inassouvie. Non ! non ! non! Demain il entrerait
dans sa chambre... Demain, il la prendrait
sur son cœur ... Demain, il la pénétrerait
toute de voluptés exquises, bien plus belles
que celles qu'elle avait éprouvées jusqu'ici ,
bien plus fortes que les meilleures ressenties... Et elle prodiguait, en attendant, des
caresses à ses seins et à ses fleurs avides
de sensations douces afin de se persuader
que sa chair n'était pas morte pour l'amour.
Oh! nuit de femme solitaire, enfermée dans
le nid discret où nul regard ne saurait entrer, de quoi peux-tu bien être faite ? Et
vous, caresses délicates et enjôleuses , qui
incendiez de désirs les fleurs épanouies
d'une femme, où pouvez-vous bien vous
arrêter quand vous êtes en chemin ? Ou,
plutôt, dites , chères caresses, est-il possible que vous suspendiez vos joies au bord
du délice ? Oh ! main d'amour, doigts légers
et frivoles d'amour, menotte d'abandonnée ,
menotte de veuve désespérée , menotte
d'épouse délaissée , menotte de maitresse
éperdue, à qui direz-vous les secrets dont
vous êtes pleine ? à qui confierez- vous les
horizons enthousiastes que vous avez explorés ? Seins blancs parés de rubis, gorge
palpitante, nuque frissonnante, chair nacrée,
blanche et rose, marbre et fleurs , merveilles
de ciselure, trésors d'art vivant, oh ! vous
qui faites qu'un corps humain est un corps
de femme , nous vous en supplions , dites
quelles furent les caresses qui vous eni-
LA MORPHINE 195
vrèrent, et les extases qui vous emportèrent
au ciel!
Petite main de dame , ongles polis et
carminés pareils à autant de petites feuilles
de roses, doigts engourdis' du poids des
bagues, doigts parfumés de toutes choses
suaves , menotte à caresses hésitantes , menotte à caresses superbes d'audace et de
folie, oh ! dites - nous quelles sont les fleurs
les plus aimées que vous sûtes cueillir !
Est-ce le grand lis qui balance sa nonchalance surla grêle tige qui se penche et se
redresse et s'incline au souffle de la bise ?
Est-ce la violette éperdue qui se cache,
grise de son parfum, sous la feuille bourrue
et épaisse comme un ample rideau de boudoir galant? Est- ce l'églantine morbide, et
si pâle, et si rose, qui pique la cruelle dont
les doigts imprudents veulent la saisir ?
Est-ce le coucou d'or qui fleurit les prés
verts ? Est-ce l'enivrante grappe de lilas
qui redresse orgueilleusement ses grains
à peine ouverts à la rosée d'un beau matin
de mai ? Est-ce la tulipe qui entr'ouvre son
calice comme une coupe d'amour ? Est- ce la
bruyère où les vents ont passé, rapides et
dédaigneux ? Est-ce la rose des neiges qui
fleurit, l'hiver, au sommet des cols où nul
ne peut plus passer ? Est- ce l'aubépine
rose ? Est-ce l'aubépine blanche qui drape
de poudre immaculée les haies le long desquelles , à la nuit étoilée , les couples d'amants
viendront se dire des mensonges et se jurer
des amours éternelles ? Est- ce la marjolaine ? Est-ce le nénuphar qui nage sur le
ruisseau parmi les poissons bleus ... la
196 LA MORPHINE
•
barque glissait, et tu t'es penchée... Est-ce
l'iris noir , sombre comme un crêpe en
loque, triste comme un chagrin , grave comme
un deuil? Aimerais-tu les minuscules fleurettes qui jaillissent des prés , dans le fouillis
odorant des herbes grêles et drues du mois
dejuin ? Oh ! non, menotte ardente, menotte
aux doigts blancs encore gourds de bagues,
menotte aux ongles brillants comme du
cristal teinté , la fleur que tu préfères, la
seule que tu aimes, celle qui te grise , celle
qui t'affole, celle qui t'enchante, c'est la
rose aux lourdes senteurs qui s'ouvre toute
grande, rose éperdument belle comme toimême, c'est la rose épanouie qui chante
son triomphe, qui te conte sa gloire et qui ,
pour toi seule , a voulu fleurir, sachant qu'il
faudrait ensuite qu'elle meure... Mais mourir
sous ta caresse, est- ce encore mourir ?
O Blanche énamourée, nous diras-tu les
luxures de tes nuits hantées de visions
vibrantes et oseras-tu avouer les caresses
puissantes qui zébrèrent tes splendeurs
de frissons bienfaisants ? Pensas-tu au
beau Robert Collin dont les mièvreries
puissantes suspendirent le délire sur tes
lèvres gourmandes ? Entrevis-tu , l'espace
de minutes folles, les plaisirs tomber sur
toi en avalanches tumultueuses ? Fus-tu
l'épouse chérie ? Ou bien te fis-tu la maîtresse enchantée ? Ou bien, plutôt, ne fustu pas une espèce de courtisane en délire
à la recherche de l'amant béni conduit par
le hasard sur ton chemin ? Oh ! dis-nous-le ,
dis-nous-le tout bas, de qui te vinrent les
caresses que ta menotte exaspérée essaima
LA MORPHINE 197
sur le parterre de ton corps ardent ! ...
Mais ce sont les secrets d'une femme,
et ils se perdent à travers la frivolité des
rèves ! ...
Tout se tait. Aucun aveu ne franchit les
lèvres encore rougies d'imaginaires baisers ! ... La nuit d'une femme encore émue
par un beau songe d'amour est plus profonde que les nuits ordinaires ; sur le ciel ,
deux paupières se sont fermées lourdement,
comme des voiles...
La résurrection espérée fut dépassée
par la réalité de la résurrection de Raoul.
Raoul se fit superbe de jeunesse. Son visage se dégagea de son masque de plomb;
ses yeux revêtirent l'éclat de l'intelligence .
Le corps se redressa et la poitrine s'ouvrit
pour aspirer les fraîcheurs passantes des
claires matinées d'été . Juin naissait dans
une apothéose.
- Père, s'écria Raoul, en embrassant
Vautour, père, c'est à toi que je dois la sérénité qui m'envahit . Mais ne me dis jamais
jusqu'où s'étendit ma déchéance . J'ai perdu
le souvenir d'une époque pendant laquelle
il me semble n'avoir pas vécu. C'est un vide immense qui se comblera peut-être ;
mais ne te charge pas de préciser les événements qui rempliraient ce précipice. Ce
fut un brouillard épais où mes yeux ne vi- rent rien . Je te retrouve... d'où viens-tu
donc ? Et comment cela se fait- il que Jacquot ait grandi si vite ?... Quand je l'ai
quitté , il begayait à peine……. Et, maintenant,
il sait déjà dire « papa » et il marche tout seul.
198 LA MORPHINE
Il prit Blanche par la taille et l'embrassant :
-
Et toi, Blanchette, dit-il, comme tu es
belle ! Tu te souviens de nos premiers
beaux jours... Tu sais combien je t'aimais...
Vraiment, tu es redevenue radieuse comme
si tu avais oublié tout ce que j'ai pu te
faire souffrir...
Il parla de sa mère ; il demanda des nouvelles de Jacqueline et d'Antoinette . II
parla des longs cheveux d'or de Thérèse. Il ne les avait pas vues depuis si
longtemps ! ...
Il serra les mains de ses infirmiers, il
jura qu'il les aimait comme de vrais amis ,
car il ne se rappelait plus qu'il les avait maudits .
Et ce fut la nuit qui suivit ce jour bienheureux qu'il pénétra dans la chambre de
Blanche. Les gardiens ne veillaient presque
plus ... Nuit d'amour sublime ! Belle nuit faite
d'enchantements ! ... La virilité de l'homme
engourdie par la morphine était redevenue
superbe. Et, pour la joie de Blanche, et
pour l'orgueil de Raoul, ce fut une ascension vers les idéales jouissances . Les
chairs eurent les violentes étreintes , les
sens eurent leurs splendides régals . Ils se
précipitérent dans une folle mêlée. Tout
les envahit, tendresses, ivresses, bonheur.
Ils étaient des amants, ils se crièrent leur
joie, et ce fut le merveilleux et suprême
râle qui les accabla sous le poids de son
incomparable délice.
Et, pendant que l'amour réunissait les
LA MORPHINE 199
amoureux, les époux, pendant que Jacquot
dormait dans son berceau, pendant que les
gardiens reposaient leurs muscles, seul ,
dans son lit , le vieux Vautour pensait. Enfin,
il était parvenu à réaliser ce qu'il avait ambitionné le plus : il avait reconstruit le nid
d'où s'envolerait un jour des Vautours forts
et beaux ; auprès de Jacquot, d'autres
petits sauraient éclore. Ils seraient la souche
d'une race qui ne s'éteindrait jamais . Et,
dans un vague lointain, dans une buée indéfinissable et presque impénétrable, Antoinette et Jacqueline s'ensevelissaient dans
leur ignominie, sous la garde d'un diable
qui prenait les formes de Thérèse, tandis
qu'agonisait, lamentablement, une vieille
femme à face de proxénète, la mère, la tutrice, la pondeuse de catins , l'âme laide , le
souvenir hideux, la honte, une chose aimée
pourtant et qui , déchue et impuissante,
rongeait des os semés par la prostitution
où se vautraient ses filles ...
VI
Tandis que tant de métamorphoses s'accomplissaient dans la petite maison de
l'avenue Henri- Martin , là-bas , au bout de
Paris, au bord des fortifications , à la rive
du bois de Boulogne, à l'ombre des grands
jardins de la grande ville ,
, une une vieille
femme, trop tôt vieille , usée par la nature,
transformait petit à petit ce qui lui restait
de vie en néant. Louise, l'épouse de Vautour, la mère de Jacqueline et d'Antoinette ,
la mère de Thérèse, la mère de Raoul et
la grand'mère de Jacquot, achevait sa suprême sève . Ce fut un tout petit événement,
presque rien. Un matin , de bonne heure,
elle fut emportée comme une honte, sans
bruit, vers la suprême demeure. Il y eut un
court passage à l'église de la rue Brémontier, un peu d'eau bénite aspergea la tombe,
une courte prière fut murmurée, et, quelques minutes plus tard, des fossoyeurs
firent retomber, en riant, en suant, en blasphémant, de la terre et encore de la terre ,
au fond d'un trou , sur une boîte de bois
LA MORPHINE 203
qui ne contenait qu'un corps amaigri , insipide, muet, terne, ridicule.
Louise était morte rue d'Offémont, dans
le petit hôtel à demi abandonné, où Jacqueline et Antoinette ne revenaient que pour
leurs rendez-vous avec les hommes à
qui elles vendaient du plaisir. La mère en
préparant le lit où ses filles allaient se
prostituer, avait été prise d'une syncope,
était tombée à la renverse, évanouie ; on
l'avait portée dans sa chambre... Et durant
sa courte agonie , Jacqueline, à moitié ivre,
et Antoinette, à moitié folle , s'abandonnaient sans ardeurs aux étreintes de leurs
amants... Des cris d'amour durentjaillir des
bouches pâmées au moment où sa pauvre
âme se délivra de la misérable enveloppe qui
l'emprisonnait... Elle n'eut pas un adieu...
Il y avait une esclave de moins sur la terre .
Les funérailles rassemblèrent tous les
Vautour. Au seuil du cimetière, ils s'embrassèrent tous comme s'ils avaient eu de
l'amour les uns pour les autres . Jacques
Vautour, pour la première fois , reçut et
rendit le baiser de Thérèse . Mais ces tendresses furent silencieuses, recueillies
presque. Et chacun s'éparpilla à travers
Paris.
-
Je voudrais faire la paix tout à fait,
avait dit Thérèse à Blanche, me permettrezvous d'aller voir votre enfant et de lui
porter des jouets ?
-
Mais j'en serai très contente, avait répondu Blanche .
J'irai donc un de ces après-midi prochains, avait promis Thérèse.
12
204 LA MORPHINE
Vautour, dans la voiture qui ramena son
fils et sa belle- fille à la maison, exprima le
regret de n'avoir pas interdit la visite de
Thérèse.
- Je ne sais pourquoi, mes enfants , ditil, mais cette femme me fait peur. Il me
semble qu'elle est le démon du mal et
qu'elle apportera chez nous le mauvais sort .
Je sais bien que je suis absurde en exprimant de telles craintes , parce que Thérèse,
en somme, n'a aucune puissance sur nous ;
cependant, elle fera, peut- être, comme ces
méchantes pluies qui ne font germer que
les herbes nuisibles et arrètent la pousse
des fleurs aimées... Si vous voulez m'en
croire , et s'il vous est agréable de me faire
plaisir, vous n'encouragerez pas trop les retours de Thérèse.
Vautour ne parla pas de Jacqueline ; il
n'eut pas l'air, non plus, de se souvenir de l'existence d'Antoinette.
Elles lui avaient inspiré une pitié répulsive Jacqueline , la maîtresse de son
propre frère, l'alcoolique lamentable et vicieuse à qui les pires turpitudes étaient
un régal ; Antoinette, gavée de morphine
abrutissante, incapable de quoi que ce
soit, rivée à sa seringue comme à un boulet
d'ignominie... Non, ces êtres- là ne pouvaient pas avoir été créés de son sang. Il
les reniait pour les mépriser moins.
Deux jours plus tard, vêtue du plus élégant deuil, Thérèse se présenta chez Vautour. Ils étaient tous dans le jardin. Jacquot, au milieu de la pelouse, à l'ombre
d'un grand marronnier, était couché sur une
LA MORPHINE 205
arge peau de chèvre blanche , à côté d'une
poupée qui n'avait plus qu'une jambe ;
Blanche travaillait à une tapisserie ; Raoul
armé d'un sécateur débarrassait un rosier
de ses roses fanées ; Vautour, bras nus ,
accroupi au bord d'une corbeille , un grand
chapeau de paille sur la tête , faisait une
bordure de géraniums. Le seul infirmier
qui était resté pour surveiller encore Raoul ,
luxe qui semblait désormais inutile , aidait
sonmaladedans sajolie besogne defleuriste .
Isolée des autres maisons, cachée dans
les arbres et dans la verdure, la demeure
était coquette et calme. Elle semblait protégée contre toute atteinte par sa seule sérénité. C'était un nid charmant, jeté au hasard ; il était tombé à la rive de Paris... - Comme c'est joli , ici ! s'écria Thérèse.
Comme on doit y être heureux ! Il pousse
de vraies roses sur de vrais rosiers , comme
à la campagne... Il y a une véritable pelouse !... Il y a des arbres ! ... Je suis tentée
de vous envier, ma parole !
Elle prit Blanche dans ses bras et l'étreignit tendrement . Elle embrassa Vautour .
Elle embrassa Raoul. Elle courut à Jacquot
et le couvrit de baisers . Ce fut une débauche
attendrissante de caresses et des mots les
plus doux. L'enfant était si beau ! ... Jacquot
était si grand ! ... Ses yeux bleus , presque
mauves, étaient si brillants ! ... Ses joues
étaient fleuries de si fraîches couleurs ! Et
il parlait déjà ! ...
Et, à Raoul qui lui demandait des nou- velles de ses sœurs :
Ne m'en parle pas, dit-elle , il n'y a
206 LA MORPHINE
rien à faire de ces folles . Je ne les ai pas
revues depuis le cimetière. D'ailleurs , si tu
veux, un jour je te dirai tout ce que j'en pense. Sincèrement, elles me font de la
peine et m'inquiètent.
Et se tournant vers Blanche :
- Je veux vous demander une faveur,
Blanche , dit- elle . Oh ! c'est quelque chose
de très grave ! ... Je tiens à vous adresser
cette demande en grand secret... Tout à
l'heure, n'est- ce pas ?... J'ai si grande envie
de me rapprocher de vous afin que vous
me connaissiez mieux ! ...
Elle entraîna Blanche et Raoul près de
Vautour qui avait repris sa plantation de
géraniums. Elle tenait à savoir comment on
plante une fleur. Thérèse fut exquise de
naïveté et d'ignorance. Ces petites plantes ,
d'un vert si gris, deviendraient, un jour,
des géraniums et des géraniums qui auraient
des fleurs ! ... Elle voulut en planter un toute
seule. Plus tard , quand elle reviendrait, elle
lui rendrait visite afin de constater les progrès dont il serait capable . Elle supplia
Blanche de l'arroser plus que les autres afin
qu'il poussât plus vigoureux et plus beau.
Thérèse fut charmante de gaité, de simplicité, de belle humeur et de bonne grâce.
Vautour, malgré lui , fut obligé de la trouver
gentille . Vraiment, un nouveau rayon de
soleil était entré dans lejardin . Ses instincts
de père de famille étaient touchés par la
chaleur de cette grande enfant pleine de vie,
et malgré qu'elle fût une pécheresse, malgré
qu'elle fût une courtisane, il eut vaguement
le désir de l'excuser, car elle était si belle
LA MORPHINE 207
qu'elle était condamnée, dès sa naissance ,
à faire une séductrice .
Et lui qui croyait à la fatalité , lui qui avait
lutté , combattu contre la fatalité si longtemps ,
lui, à qui la fatalité avait réservé de si cruelles
surprises, mieux que tout autre, était disposé à accepter l'influence du hasard sur
la vie d'une femme. Encore, cette femme
n'était-elle pas née dans une atmosphère
corruptrice? Avait-elle reçu les conseils qui
l'auraient défendue ? Avait- elle été protégée
par des exemples irréprochables ?
Elle était si belle , elle semblait si joyeuse,
qu'elle devait être incapable de cruauté . Et
le vieux Vautour, quand Thérèse prit congé
de lui , ne put s'empêcher de faire sa voix
douce pour lui dire` :
-- Quandvous songerez àvotre géranium,
à celui que vos doigts gantés ont planté,
n'oubliez pas que le vieux jardinier qui aida
votre inexpérience sera charmé de vous voir
et que, dans sa famille, comme dans sa
retraite, vous serez toujours la bienvenue.
A ces mots, Thérèse baissa la tête ; une
vive émotion colora son front, et deux
larmes coulèrent de ses yeux. Eut- elle honte
de sa faiblesse ? Vivement, elle abaissa sa
voilette sur son visage , et elle murmura :
―
Comme je comprends , à cette heure,
où se trouve et comment se fait le vrai bonheur ! Ah ! si près de moi , autrefois , j'avais
eu un père tel que vous !
Elle envoya un sourire et un baiser à Jacquot qui mordait le cheval tout neuf qu'avait
apporté Thérèse, et elle monta dans sa voi-
208 LA MORPHINE
ture en promettant qu'elle reviendrait
bientôt.
La semaine suivante, Thérèse renouvela
sa visite . Comme une enfant, elle courut à
son géranium et poussa des cris de joie en
constatant qu'il était à la veille de fleurir.
Elle apportait des bonbons pour Jacquot ;
elle offrit une bague à Blanche comme gage
de sa vive sympathie . Comme la première
fois, ce fut une explosion de joie enfantine.
Elle embrassa tout le monde, elle jura
qu'elle aimait tout le monde et toutes les
choses. Mais elle ne cacha point le faible
que lui inspirait surtout Blanche. Comme
elle regrettait de ne pas s'être approchée
d'elle plus tôt!
- C'est autant de belles heures perdues
qu'il faudra savoir reconquérir, dit- elle .
Malheureusement, elle était obligée de
quitter Paris . On venait de courir le Grand
Steeple d'Auteuil ; le Grand Prix de Paris
avait lieu dimanche prochain . Une chaleur
accablante planait sur Paris . Son hôtel de
la rue de Lubeck devenait inhabitable .
Comme chaque année, elle irait au bord de
la mer, dans la villa qu'elle louait à Beuzeval.
Mais à Blanche elle fit l'aveu que cette
villa lui était offerte par son amant qui, avec
sa famille , habitait Houlgate . Elle allait
bien s'ennuyer, là-bas, dans cette villa où
très peu de gens lui tiendraient compagnie.
-
Antoinette et Jacqueline n'iront-elles pas avec vous ? demanda Blanche.
-
Non, décidément, je ne puis plus vivre
avec elles . Jacqueline surtout est dangereuse. Avec elle, on est sans cesse menacée
LA MORPHINE 209
d'un scandale. Ivre sans cesse, elle ne résiste
plus , même devant témoins, à commettre
des gestes stupides. Un beau jour, vous
apprendrez qu'elle aura été arrêtée pour outrage public à la pudeur. Elle n'observe plus
aucune retenue . Est-ce que, quelques jours
avant la mort de notre pauvre mère, je ne
l'ai pas surprise en train de se polluer, chez
moi, à un domestique qu'elle avait tout
simplement violé ? Quant à Antoinette, la
morphine la possède au point qu'il est inutile même de tenter son sauvetage . Elle en
est arrivée à un degré tel qu'un jour ou
l'autre elle y succombera. La dose est
effroyable. Aussi est-elle absolument idiote,
et chaque piqûre ne lui donne plus que
quelques minutes de lucidité. Elle vit dans
un coin d'ombre, les yeux fermés, comme
si elle dormait, enfoncée dans un rêve qui
lui procure je ne sais quelles hallucinations.
Elle n'a même plus aucune coquetterie. Elle
reste des semaines sans prendre un bain,
sans même faire l'indispensable toilette.
Elle ne se souvient de rien, même pas
qu'elle fut jolie. Je ne m'explique pas comment leurs amants ne se sont pas enfuis . Il
estvrai qu'ils sont vicieux etvieux . Ce leur serait unejoie, paraît- il , délicieuse, d'assister à
l'absolue déchéance de ces malheureuses
qui, n'ayant plus le moindre scrupule, se
prêtent à tout pour satisfaire les fantaisies
de ceux qui, non seulement s'occupent de leur vie mais encore leur fournissent les
moyens d'avoir sans cesse, en quantité inépuisable , de la morphine et des liqueurs.
Elles s'étaient isolées dans le jardín : les
210 LA MORPHINE
femmes ont toujours des secrets à se confier .
Vous comprenez , n'est-ce pas, ma
chère Blanche, que je ne peux pas partager
mon existence avec la leur. Elles sont perdues, vous dis-je . Et ce sera aussi triste que
possible, la fin des deux pauvres filles ! Vous
qui ne les avez pas vues depuis longtemps ,
vous ne pouvez pas penser ce qu'elles sont
aujourd'hui .
Mais je croyais, Thérèse, dit Blanche ,
que vous-même vous vous piquiez à la morphine?
- Sans doute, dit Thérèse.
Elle sortit du petit sac en or qu'elle portait
à la main une trousse dans laquelle se trouvait une petite seringue Pravaz et un minuscule flacon d'or.
- Voici mon attirail , reprit- elle . Je ne
m'en sépare jamais. On ne sait pas ce qui
peut arriver.
-- Comment se fait- il que vous n'ayez pas
été atteinte par le mal de la morphine?
Mais c'est enfantin , cela, ma chère
Blanche! Je suis une dilettante et refuse
d'être une brute . Il est incontestable que la
morphine procure des joies incomparables ;
il est certain que les sensations que je lui
dois furent ce qu'il y a de meilleur dans ma
vie. Mais il faut savoir ne pas abuser même
des meilleures choses . Vous n'y avez jamais
goûté ?
Non, répondit Blanche.
Oh! c'est aussi bien, allez ; n'ayez pas
trop de regrets . Au fond, on ne sait jamais ,
quand on n'est pas sûr de sa volonté et de
la force de son caractère... Mais ce n'est
LA MORPHINE 211
pas de cela que je devais vous parler. Dieu
merci pour vous , et pour Raoul que voici
tout à fait guéri, vous avez tout pour être
heureux. Je voulais vous demander : où
irez-vous, cet été ?
Je crois que nous ne quitterons ' pas
Paris. Ici , en somme, c'est comme si nous
habitions la campagne. L'air est excellent ...
Ce n'est pas comme si nous étions dans le
centre de la ville...
-
Sans doute , sans doute... Cependant,
Blanche... Je vous aime beaucoup... J'ai
pour vous une affection très pure, très
vraie ; elle est neuve, peut- être , mais je suis
une impulsive ; je me suis donnée à vous
tout de suite... Ecoutez ; si vous me voulez
faire un grand plaisir, et si Raoul y consent, je serais enchantée , mais tout à
fait ravie, que vous vinssiez passer deux ou
trois semaines chez moi, à Beuzeval? Vous
amèneriez Jacquot... L'air de la mer lui
ferait du bien, à ce petit. Et, ma chérie ,
après toutes les émotions que vous avez
subies ces derniers temps, une villégiature
au bord de l'Océan vous serait au moins
salutaire... Puis, j'ai tort de vous dire cela ;
je devrais plutôt vous avouer simplement
que j'aurais un si grand bonheur à vivre avec
vous, dans un peu d'intimité , que je vous
offre une chambre dans ma villa, pour moi ,
par égoïsme, pour la seule satisfaction dé
vous avoir près de moi . Raoul pourrait
même y venir quelques jours avec son brave
homme de père . Mais vous réfléchirez ... Je
m'en remets à vous pour arranger cette
fugue. Avant mon départ, je reviendrai vous
212 LA MORPHINE
voir une fois ou deux, et vous me direz ce
que vous aurez décidé.
Bras dessus. bras dessous, les deux
femmes rejoignirent Vautour et Raoul ; ils
jouaient aux cartes , à l'ombre des grands
marronniers, qui, trop précocement. jaunissaient déjà leur feuillage : ils avaient reçu
un coup de soleil , les pauvres marronniers .
Le soir, après diner, Vautour, qui était
sombre et réfléchi , demanda à Blanche :
Ma chère fille, que pensez-vous de
Thérèse?
-Oh! elle est charmante ! s'écria Blanche .
Décidément, je crois que tout le monde
l'avait très mal jugée ... Les apparences
avaient été injustement contre elle .
- Peut-être, en effet... se contenta de
dire Vautour. Toutde même, je ne sais quoi
m'incite à quelque méfiance . Oh ! il ne faut
pas faire attention à la sottise de vagues
pressentiments... Car, il faut bien le reconnaître, Thérèse n'a aucun intérêt à faire le
mal chez nous. Pourtant, je ne puis me défendre de trouver étrange l'extraordinaire
sympathie dont elle nous accable... Ses
amabilités , à mon égard surtout , me semblent si déplacées après son mauvais accueil du premier jour... Pourquoi , elle qui
fut instinctivement mon ennemie, sans raison d'ailleurs , lors de mon apparition, estelle aujourd'hui si bien disposée pour moi ?
J'avoue que je ne comprends pas... En tout cas et je vais évidemment commettre
une monstruosité- j'ai la ferme résolution
de me tenir, dorénavant, un peu plus à
l'écart.
LA MORPHINE 213
Mais enfin, papa, dit Blanche, serait- il
au moins logique que vous possédiez un
motif plausible ! J'ai toujours reculé devant
certaines injures gratuites et que rien ne
justifie... Après avoir si gentiment reçu
Thérèse, après avoir en quelque sorte...
sollicité ses bonnes grâces, je trouve puéril ou méchant qu'on lui tourne le dos... Il
est certain que sa situation de femme qui vit
de l'argent de son amant ou de ses amants
expliquerait suffisamment que nous ne la
fréquentions pas ; mais nous connaissons
ses moyens d'existence depuis longtemps ...
Oh! je suis très ennuyée des préventions
que vous avez contre elle ! Est-ce qu'elle
ne vient pas, justement, de m'offrir d'aller
passer chez elle quelques semaines , au
bord de la mer, prétextant que ce serait
excellent pour la santé de mon enfant et la
mienne? Elle m'a prié, en même temps , de
vous dire qu'elle serait très heureuse que
vous acceptiez quelques jours son hospita- lité...
-
-
Moi?... demanda Vautour.
Vous et Raoul . Elle a manifesté pour
vous une réelle tendresse... Ondirait qu'elle
a des remords , qu'elle regrette certaines
heures du passé pendant lesquelles elle put
sembler méchante envers vous ... Et c'est
au moment où elle exprime le plus nettement du monde une sorte de contrition,
un vif regret de ce qui a pu vous faire de la
peine que vous avez le désir de la mettre
dehors ?...
Oh! pardon, Blanche, je n'ai pas parlé
qu'on la mît dehors ...
214 LA MORPHINE
- Je sais ce que parler veut dire : on lui
fera comprendre, en douceur, qu'elle serait
gentille de ne plus venir... Je ne veux pas
défendre Thérèse contre vous. mais...
-Mettons donc que je n'ai rien dit , ma
chère Blanche ! s'écria Vautour en embrassant la jeune femme. Que voulez-vous? Il
faut m'excuser de trop défendre le bonheur
de tous ceux que j'aime. Je suis sans doute
une vieille bete, qui ne comprend rien aux
nuances de la vie . A force de vouloir pressentir les événements, je ne vois plus rien
du tout, ou bien, je vois tout de travers . Il
ne faut pas m'en vouloir...
Deux jours après cette conversation , l'infirmier prit définitivement congé de Raoul.
Celui-ci était complètement remis . Le docteur Romet avait recommandé un peu de
distractions ; il serait prudent que Raoul ne
restât pas seul ; il serait sage également
qu'on continuât quelque temps une surveillance relative :
- Il est très rare , dit- il , qu'un morphinomane guéri ne soit pas tenté de recourir,
un jour ou l'autre, dans un moment d'ennui
ou de malaise, au poison qu'il sait capable
dele guérir et de lui procurer de très agréables et presque idéales sensations .
Blanche s'était engagée à remplacer l'infirmier dans la mesure du possible. Ils allaient, le matin, se promener dans les allées
du Bois. Blanche aimait particulièrement
les petits sentiers ombreux, où , ici et là , le
soleil faisait des taches d'or. Elle redoutait le voisinage des lacs comme si elle eût
craint d'y rencontrer Robert Collin , l'amou-
LA MORPHINE 215
reux des après-midi tristes , à qui elle avait
livré sa bouche pour de vrais baisers d'amour, à qui aussi elle avait offert son corps
qu'il avait refusé. Pourquoi redoutait- elle
de revoir Robert Collin ? C'est que, malgré
tout, elle n'aimait plus son mari. Quelque
chose s'étaitbrisé entre eux ; le lien d'amour
était détruit. Bien que Raoul , redevenu un
homme, fût capable de remplir ses devoirs
d'époux, elle n'estimait plus à leur valeur
les caresses qu'elle en recevait . Pendant
qu'elle avait été isolée , son imagination avait
marché, et elle se figurait qu'il y avait autre
chose, d'infiniment plus grandesjouissances
sensuelles dans la passion superbe de
deux amants éperdus d'amour. Elle rêvait
de caresses étranges , et elle savait que, ces
caresses-là, Raoul ne les lui donnerait jamais.
Blanche , en quelques mois seulement,
sans qu'elle s'en rendit compte, avait subi
une secrète transformation de sa nature.
Jusque- là, estimant bien plus qu'elles ne le
valaient les joies d'amour qu'elle avait
recueillies dans les bras de son mari, elle
avait eu la certitude qu'il n'en existait pas
d'autres . Aujourd'hui , au contraire , elle devinait qu'elle était ure ignorante et que les
parfaites émotions de la volupté n'avaient
pas encore touché ses sens. Sans doute,
toujours , l'amour avait été une agréable
caresse ; mais les ivresses stupéfiantes dont
Robert Collin l'avait entretenue et que Thérèse avait également évoquées , étaient de
vagues mystères qu'elle désirait par- dessus
tout pénétrer.
216 LA MORPHINE
Thérèse l'attirait infiniment. Les paroles
qu'elle avait dites , les baisers qu'elle lui
avait donnés, la sympathie dont elle l'avait
entourée, plaisaient à son besoin de tendresse.
Elle ne put attendre que Thérèse les revînt
voir et, sous prétexte de lui rendre ses visites , elle résolut d'aller rue de Lubeck.
Thérèse l'accueillit avec enthousiasme. Elle
était prête à sortir ; pour Blanche elle renonça à sa promenade.
- Je suis si heureuse que vous soyez
venue jusqu'ici ! ...
Sur la demande de Blanche, Thérèse lui
montra son hôtel , le rez-de-chaussée , le
premier étage . Dans son cabinet de toilette ,
sur une petite table de laque , il y avait une
seringue de Pravaz... -
Tiens, j'ai oublié de cacher cet instrument... Ce matin , je me suis réveillée , lasse
et de méchante humeur, sans raison... Je
me suis donné une petite injection de morphine. Vous voyez, je suis toute remontée.
Oh! cela m'arrive rarement... Ne croyez
pas que je sois une morphinomane... ―
J'en suis persuadée, dit Blanche . Ah !
vraiment, si j'osais , je vous ferais une confidence ...
-Je vous en prie... N'avez-vous pas confiance en moi ? demanda Thérèse .
-
Si, absolument. Et, la preuve, la voici :
Tous ces jours derniers , j'ai eu une envie
folle de goûter à la morphine... Je crois que
si j'avais eu une seringue...
-Et pourquoi donc ? s'écria Thérèse. Il
ne le faut pas... Vous n'en avez aucun be-
LA MORPHINE 217
soin... Vous n'êtes pas malade ?... Auriezvous du chagrin ?...
Non, Dieu merci, je ne suis pas malade et je n'ai pas de chagrin... Cependant,
Thérèse, je ne suis pas heureuse . Je ne sais
ce qui me manque... Il me semble qu'il ne
me manque rien... C'est indéfinissable...
Un médecin dirait que c'est de la neurasthénie... Ah ! si j'étais persuadée de ne pas
me laisser entraîner trop loin ... d'être aussi
sage et raisonnable que vous, je n'hésiterais pas une minute.
Croyez-moi, Blanche, n'en faites rien .
Je vous l'ai dit ; il faut une force de volonté
considérable pour ne pas abuser de ces
régals exquis ... Sans doute , c'est la source
de bien des consolations , mais ce peut être
l'origine de tant de misères ! Ayez toujours
devant les yeux le spectacle de Raoul ; souvenez-vous encore de tout ce qu'il a dû
souffrir pour arriver à l'abstinence absolue... Tenez, je voudrais que vous vissiez
Antoinette... C'est l'abêtissement complet.
Oui, oui, vous avez raison, interrompit
Blanche. Ne parlons plus de cela... J'en
frémis de peur, rien que d'y penser….. Je préférerais mourir d'ennui que d'en arriver là……
Thérèse cacha le sourire qui passa sur son
visage et, lorsqu'elle reconduisit Blanche :
Vous savez que, décidément, je par- tirai bientôt à la mer... Venez-vous ?... Vous
me direz cela bientôt ... J'irai vous dire
bonjour, demain, en allant au Bois .
Le lendemain , Thérèse fit une courte
apparition chez les Vautour. Elle était très
pressée, dit-elle .
218 LA MORPHINE
Je pars dans huit jours, c'est décidé,
j'emmène Blanche et Jacquot . A bientôt...
Je me sauve, aujourd'hui...
Mais, avant de franchir la grille du jardin ,
en cachette , elle avait obtenu la promesse
de Blanche qu'elle viendrait, deux jours plus
tard, déjeuner avec elle , rue de Lubeck.
Pourquoi Blanche ne dit-elle pas à Vautour qu'elle avait accepté l'invitation de
Thérèse? C'est qu'elle avait senti que le
vieux colosse ne voulait pas abandonner
sa méfiance contre Thérèse... De plus en
plus, il évitait soigneusement d'en parler ,
et s'il tolérait ses visites chez lui, c'est
parce qu'il n'osait pas être brutal envers
une femme à qui, en somme, il aurait été
incapable de reprocher quoi que ce soit.
Elle avait deviné, aussi , qu'il souffrait que
sa bru entretînt des relations trop amicales
avec une courtisane, mais elle était sûre
qu'il ne lui ferait pas la moindre observation. Il la laisserait aller à Beuzeval, si elle
persistait à faire ce déplacement, elle le
savait ; mais ce ne serait pas sans un
vif et secret mécontentement. Toutefois,
Blanche était résolue à voir Thérèse le
plus souvent qu'il lui serait possible, parce
que, chaque fois qu'elle avait été en sa compagnie , elle avait éprouvé une extraordinaire joie, une joie bizarre , impalpable,
inappréciable, comme si elle avait pressenti
qu'un jour elle serait la cause du péché ou
des péchés qu'elle ambitionnait de commettre . Elle n'avait pas la minuscule seringue et le flacon de cristal où était enfermée la morphine. Obsession invincible, elle
LA MORPHINE 221
ne pensait plus qu'à la piqûre initiale, à sa
fugitive douleur et à l'envahissante volupté
qui courrait à travers tout son corps ,
charriée par les mille vaisseaux qui véhiculent le sang. Sous sa garde, elle ne commettrait pas d'imprudence. Près d'elle , elle
serait prudente . Elle prendrait seulement
les quelques centigrammes qui donnent
la félicité et sont incapables de faire du mal.
Comme Thérèse fut gentille pendant le
délicat déjeuner, qui fut servi dans un coin
de la grande serre de l'hôtel ! Jamais amant
n'eut plus d'attentions charmantes pour la
maîtresse adorée ! Elles formaient un couple
délicieux, dans la verdure et dans les fleurs .
Leur langage était le plus exquis badinage.
Elles se disaient des riens, et c'étaient de
vraies confidences .
-
Vous verrez , là - bas , comme nous
serons heureuses ! promit Thérèse . On
s'entendra si bien ! D'abord, je ferai tout ce
que vous voudrez . Je vous aime, Blanche.
Et elle l'embrassait sur les yeux, sur ses
yeux qu'elle comparait aux plus chauds
velours .
Jamais un mot qui trahît la courtisane.
Jamais rien qui révélât l'existence de son amant.
Qui sait ? peut- être que Blanche eût été
charmée qu'elle lui en parlât…….
Elles prirent ensemble les dernières dispositions pour le départ. Blanche amènerait
la petite bonne habituée à soigner Jacquot.
En se quittant, elles s'embrassèrent avec
une tendresse infinie . Thérèse avait com13
222 LA MORPHINE
mandé sa voiture, exprès pour qu'elle reconduisit Blanche.
Raoul fut enchanté que sa femme allât
à la mer , et quand il l'accompagna à la
gare, il promit qu'il irait les surprendre un
jour ou l'autre . Le vieux Vautour pleura
quand il embrassa Jacquot.
L'enfant triturait dans ses menottes le
cœur du grand-père dont toutes les ambitions étaient fixées sur le chérubin. Oh! ce
lui fut une grande peine, cet enlèvement !
On lui volait tout ce qu'il aimait. Jacquot
parti , il ne lui restait plus rien.
Qui donc saura la fortune d'amour et les
éblouissants orgueils que peuvent contenir
le cœur et l'espoir d'un grand-père ? L'un,
c'est le chêne que menace la cognée meurtrière ; l'autre, c'est l'arbuste qui grandira,
grandira et prendra la place du chêne
abattu dont personne ne se souviendra plus et que nul n'aura connu.
Souvent, Vautour, entre ses dents , disait :
Oui, encore, je le leur laisse... Mais
dans quelques années , je le leur prendrai...
Il sera à moi... Mon petit-fils sera mon fils ...
Je voudrais qu'il soit grand et fort comme
moi... J'en ferai un homme, un homme, un
homme comme je les comprends .
Et, tout l'été, seul dans son jardin depuis
que Raoul avait été rejoindre sa femme, il
arrosa ses fleurs , il les défendit contre la
sécheresse et le soleil . Le soir, il s'acheminait vers le Bois et marchait des heures,
sans prendre de repos , avide d'entretenir
la souplesse de ses muscles et la puissance
de sa structure formidable . Ceux qui le
LA MORPHINE 223
voyaient passer admiraient sa belle allure.
Et lui , pendant qu'il exerçait sa machine
splendide, ne songeait qu'à l'enfant qui
reviendrait un peu plus grand, qu'il retrouverait un peu bronzé par le hâle de l'Océan,
qui marcherait plus vite , qui rirait plus fort.
Oui, le résultat de son existence de lutte
opiniâtre venait atteindre ce bébé fragile.
C'était pour lui , et sans qu'il eût connu
même qu'il était au monde, qu'il avait cherché de l'or dans les montagnes glacées,
qu'il avait erré à travers l'Amérique et combattu pendant vingt ans, qu'il avait failli
être assassiné pour être mieux volé , qu'il
avait tué pour se protéger, qu'il s'était enrichi , qu'il avait vécu , qu'il était revenu,
qu'il vivait et qu'il vivrait encore . Et il aimait
passer la revue de toutes ses misères d'autrefois . Chacune était marquée d'un éclat
de rire de Jacquot, un éclat de rire qu'une
mémoire de grand- père peut seule enregistrer, et c'était la consolation et la récompense.
-Je ne suis qu'un vieux fou ! disait- il souvent.
Mais, alors, ses yeux riaient, sa bouche
riait, son visage entier riait, et il regardait
les étoiles qui, du haut du ciel, éclairaient .
le divin vieux fou .
Ah ! oui , là , toute sa passion , son unique
passion s'acharnait. Bien qu'elle fût implantée en lui,
indéracinablement, il voulait
l'enfoncer plus encore dans sa chair, dans
son sang. Et c'était un bonheur radieux qui
le possédait. Il n'en voulait pas d'autres .
Il n'ambitionnait rien , sinon cela.
224 LA MORPHINE
Parfois, comme s'il eût été ivre de sa
volupté, il oubliait de rentrer pour l'heure
du dîner . Il marchait, sans calculer le
chemin qu'il faudrait accomplir pour le
retour.
Un jour, à la nuit tombante, seul dans une
allée désertée depuis longtemps et où il
faisait très sombre, il se prit à dire aux
choses muettes toute sa tendresse pour
son petit enfant.
O vous ! criait-il, arbres frémissants ,
pelouses vertes, feuilles éperdues sous la
brise, choses qui vibrez autour de moi de
je ne sais quelle vie , étoiles qui pointez
déjà votre scintillement au ciel , savez- vous
ce que c'est que l'abandon de soi-même à
une espérance vivante et tressaillante à
peine et qui ne peut même pas encore dire
le nom qui sera le sien? Eh bien ! moi, je me
suis donné. Moi, je me fais l'esclave de mon
petit. Je suis le tuteur prêt à tous les
sacrifices. Mon cœur est un tabernacle
d'amour. Ah ! petit, petit , mon Jacquot,
sauras-tu combien tu tourmentas mes
rêves ? T'oserai-je dire, moi-même, plus
tard, les folies que j'entretins pour toi ? Et
quand tu seras un homme, et quand tu
seras, enfin, ce que j'aurai voulu que tu
sois devenu, viendras-tu avec tendresse
fermer les yeux du vieux bonhomme à barbe
blanche qui t'aura tant aimé ? Oh ! dis , mon
petit, tu ne seras pas un ingrat... Mais, non...,
qu'est-ce que je te demande là? Sois ingrat
si tu le veux, pourvu que tu sois un homme.
Il est temps que nous fassions des hommes
pour remplacer la race avachie qui achève
LA MORPHINE 227
de mourir, la race infâme, la race honteuse
que nous avons créée... La génération dont
tu seras doit être pareille à celle des
aïeux ! ... Dis , mon petit, tu seras courageux,
tu seras brave, tu seras beau, tu seras fort.
Oh! si tu pouvais voir, de tes chers yeux
sombres qui seront, je te le jure, plus doux
et profonds que les yeux de ta mère, si tu
pouvais voir, mon Jacquot de quels hommes
vilains ton pays est peuplé, j'en suis sûr,
tu ne voudrais pas leur ressembler. J'arroserai ton enfance de mes soins les plus
attentifs , afin que tu pousses droit comme
un chêne de futaie...
Il s'interrompit ... Il écouta... Il fut surpris... Il était seul... Il parlait tout seul...
Il éclata de rire , d'un long rire sonore
auquel l'écho répondit; et, rebroussant
chemin, heureux, fier , sublime, il murmura :
- Allons, vieux fou , tu vas te faire encore
gronder par ta cuisinière, et ce sera bien
fait pour toi si le rôti est froid ...
Mais , en s'en allant, il était hanté par la
vision de Jacquot qui , comme dans un
songe, l'accompagnait dans sa promenade,
par la vision d'un Jacquot adolescent
auquel il enseignait l'art de vivre comme un
homme doit vivre , loin des sottises du
monde, loin des vices et des turpitudes
immondes, épris de beauté, de générosité ,
de travail utile et de grandeur sereine.
Sa joie n'avait plus de bornes si , comme
il l'avait prévu , le potage était froid et le
rôti trop cuit ; c'était encore pour le petit ,
c'était encore un sacrifice au petit... Et à
belles dents , affamé comme un loup, il
228 LA MORPHINE
dévorait son dîner et il voulait qu'il fût,
malgré tout, le meilleur dîner de sa vie.
A la fin du mois d'août, Raoul, Blanche
et Jacquot quittèrent Beuzeval et rentrèrent
à Paris . Thérèse dut rester encore deux semaines pour obéir à son amant. Celui-ci,
d'ailleurs , s'était plaint, à diverses reprises ,
de la présence de la famille de Thérèse, et
il avait supplié sa maîtresse pour qu'elle
restât près de lui , seule cette fois, jusqu'au
moment où lui-même quitterait Houlgate
ainsi que les siens .
Blanche, sur tous les tons , célébra la
bonté de Thérèse. Comme on l'avait méconnue! Quel tact ! Quelles prévenances !
Quelles amabilités ! De combien d'attention
n'avait-elle pas entouré Jacquot !
-
— Ah ! vraiment, demanda Vautour, elle
a été gentille pour Jacquot?
Cela, au fond, lui était bien égal qu'elle
eût été aimable pour Blanche et Raoul.
Mais, puisque Thérèse avait gâté Jacquot,
tout de suite, elle avait droit à sa reconnaissance. Cher Jacquot ! En effet, il était
frais et beau. Et comme il avait grandi !
Ces deux mois à la mer l'avaient vieilli , le
chéri ! Et Vautour mesurait ses mollets
bronzés qui s'étaient égratignės sur le sable
de la plage. Et il voulut contre la porte du
salon, au beau milieu du panneau, commencer immédiatement l'échelle de Jacquot.
Tous les mois, il passerait à la toise, et ce
serait lui, le grand-père , qui aurait le soin de
ce travail , car il refusait d'avoir en quiconque
la moindre confiance pour cette grave
besogne.
LA MORPHINE 229
Quand il aura un mètre, s'écria- t- il ,
nous ferons une grande fête.
Nourrice ardente, il reprit son enfant.
Il ne voulut pas s'inquiéter de la paresse
de Raoul ; cela lui était bien égal qu'il vécût
comme un inutile ! Il n'avait jamais mis
aucune espérance en lui . Donc, il n'était pas
désillusionné . S'aperçut- il que Blanche était
devenue plus coquette, là-bas, à Beuzeval?
Cela, encore, lui était bien indifférent,
puisqu'il était riche et qu'il ne pouvait pas
dépenser ses revenus .
Il fut presque heureux, lorsque Thérèse
annonça son retour et lorsque Blanche
avoua sa joie de la revoir ; ainsi , il accaparerait mieux Jacquot ; il serait davantage à lui
lorsque les autres le lui prendraient moins.
Il ne vit pas l'automne précoce joncher
son jardin des feuilles trop tôt mortes ; son
regard s'appesantissait sur l'enfant, et
l'enfant était le printemps.
Blanche, dès que Thérèse fut à Paris ,
courut chez elle . Les deux jeunes femmes
s'embrassèrent comme de vraies sœurs.
Elles avaient pris l'habitude de se tutoyer.
Là-bas, à Beuzeval, à force d'intimité , elles
avaient décidé que ce serait bien plus amusant, parce que le « vous » impose toujours
une réserve qui ne doit pas exister lorsqu'on
s'aime sincèrement.
- Comme nous allons être tous heureux !
s'écria Thérèse. Tu sais que cet hiver je ne
quitterai pas Paris à cause de toi . Tu ne
peux pas t'imaginer comme je me suis
ennuyée sans toi. Je ne peux plus me passer
de ta compagnie, ma chérie.
251
Ele creas Cancie 1379 ses cras
142 amat sur sa toate mine
et 67 $2 di ela. SHUT SIC Berrics & sur
en Babide eris mnie et zenCan a Therese ses ecopliments et ses
iqueques 1 cours tea. Therese et Blanche
ae Clausa ezt a are ec tete a tête.
malent des cigaretes, apres dejeuner,
Cante 12.08. 201 2. Blanche poussa un
gemssement
- (pastor demanda Therese. Serais-tu
so litante ?...
- On! ne tlaqulete pas, ma cherie, dit
Bancne. Ce n'est rien... Ce n'est qu'une
affaire de quelques jours ... Et j'y suis
habituée.
- Tu souffres beaucoup ? s'inquieta Thė- -658.
- Oui. C'est parfois terrible ! J'ai de la
peine à retenir mes plaintes...
- Il faut voir un docteur... Pourquoi ne
vois-tu pas un docteur ?...
-Je t'assure que ce n'est rien, dit
Blanche. Je regrette vivement que tu te
tourmentes pour si peu...
-Oh! moi, je trouve qu'il est absurde
de souffrir inutilement. Tiens , c'est dans
une circonstance pareille , qu'on m'a donné
ma première injection de morphine...
Ah! ... Vraiment... fit Blanche.
Il est vrai que j'ai toujours été très
malheureuse, à cette période, et durant
trois ou quatre jours... Je poussais des
hurlements. Je fis venir un docteur qui me
parla d'opération. Je l'envoyai promener
LA MORPHINE 231
avec son opération ... Cependant, un jour,
ne pouvant supporter davantage des douleurs épouvantables, je suppliai ce même
docteur de me soulager par n'importe quel
moyen. Il me conseilla une piqûre de
morphine. J'ai éprouvé un repos immédiat.
Comme par enchantement, les douleurs
cessèrent. Un vrai miracle. Je te laisse à
penser si , par la suite , je recourus à l'injection bienfaisante ! ...
C'est merveilleux ! s'écria Blanche . Je
devrais essayer si la morphine serait aussi
calmante pour moi...
- Tu sais, ma chérie, dit Thérèse, si tu
ne souffres pas trop……. si tu peux endurer le
mal...
On endure, forcément, toutes sortes
de maux, quand on ne peut pas faire autrement. Mais, je te jure bien qu'il y a des
jours odieux dont j'ai gardé un si mauvais
souvenir que je ne vois jamais approcher
la date fatale sans une vive terreur... Dismoi, est-ce que ça fait très mal , quand on
enfonce l'aiguille ?
Oh! ce n'est presque rien... C'est une
piqûre ordinaire... Même, je te dirais que
lorsqu'on a pris l'habitude de se piquer,
on éprouve... oui , on éprouve une vraie joie
quand l'aiguille pénètre dans la chair... -
Je suis si sensible, si douillette... fit
Blanche.
Et puis, ce n'est qu'une seconde, une
toute petite seconde... Moi , ça m'est égal...je
n'ai jamais l'appréhension de la piqûre... Je
sais si bien que je serai récompensée largement...
232 LA MORPHINE
Exprès, Blanche encore poussa un gémissement et se tordit sur le divan, simulant
une douleur plus violente que toutes les
autres.
- Pauvre petite ! s'apitoya Thérèse . C'est
à ce point?... Vraiment, si tu me promettais
que tu n'en diras jamais rien à personne...
Toi, tu pourrais me donner une injection ? demanda Blanche.
-
Sans doute...
Oh! alors, je t'en supplie ! ... vite , soulage-moi... Tu vois combien je suis malheureuse ! Je crois que je n'ai jamais souffert
une pareille torture ... dis , chérie , guéris- moi... Je t'en aurai une reconnaissance
éternelle...
Il faut faire tous tes caprices ... Mais ,
écoute je veux que tu me fasses le serment
que jamais tu ne te procureras une seringue ,
que tu n'auras jamais , non plus , de la morphine en ta possession. Quand tu souffriras ,
tu viendras me voir, et je te donnerai une
injection moi-même. Ce sera, d'ailleurs ,
très agréable pour moi, puisqu'ainsi j'aurai
de toi une visite supplémentaire.
C'estconvenu ! C'est convenu ! ... s'écria
Blanche. Je ferai tout ce que tu voudras.
- Oh! je serai prudente, sois tranquille.
Aujourd'hui, je ne te donnerai qu'une très
faible dose, de un à deux centigrammes.
C'est très suffisant pour la première fois .
Pendant que je vais aller chercher ma seringue, défais tes jarretelles, je te piquerai
à la cuisse. Au moins , là, ça ne se voit pas...
du moins , tout le monde ne peut pas le
voir.
LA MORPHINE 233
Quelques instants plus tard, Thérèse revenait avec sa seringue toute chargée.
Blanche était prête. Etendue sur un divan,
elle attendait avec une vague anxiété le bienfaisant effet du poison qu'elle avait entendu
si souvent célébrer et maudire plus encore.
- Ne t'effraie pas de la sensation de la
piqûre... Ce n'est rien... dit Thérèse.
Elle s'approcha de Blanche, et releva sa
jupe et ses jupons pour mettre sa cuisse à
nu.
-Oh! s'écria-t-elle, tu as une peau admirable! On dirait une cuisse d'Orientale...
Décidément les peaux des brunes sont beaucoup plus belles que celles des blondes ;
on dirait que celles-ci sont en porcelaine
peinte et qu'elles ne vivent pas. Au contraire ,
la tienne est chaude, riche, ardente. On
voit le sang agir avec chaleur et force.
J'avoue que je ne te croyais pas si belle .
Tu me flattes , vraiment, ma chérie... dit
Blanche.
-Pas le moins du monde ! Je me contente deconstater . Tu dois être très bien faite ,
d'ensemble. D'ailleurs , si tu veux mon avis ,
depuis quelques mois, tu t'es comme transfigurée, et je suis convaincue qu'autrefois
tu étais beaucoup moins belle . Il est vrai
qu'il fallait que tu te reposasses de ta ma- ternité...
Elle caressait la chair de Blanche avec
une patience tout intéressée, cherchant la
place où elle pratiquerait l'injection de morphine. Enfin , croyant avoir trouvé le bon
endroit.
-
Ne bouge plus, dit- elle.
234 LA MORPHINE
Elle pinça légèrement la peau qu'elle souleva autant qu'elle put, puis , vivement, elle
enfonça l'aiguille tout entière , et donna
l'injection .
C'est fini, dit- elle . Est-ce que je t'ai
fait très mal, ma mignonne?
― Non, pas trop, répondit Blanche... Et
puis, déjà, j'ai oublié la sensation aiguë de
l'aiguille pénétrant si loin …..
Et, tout à coup, elle fut prise d'une joie
exubérante ; elle saisit Thérèse dans ses
bras et l'embrassa de toutes ses forces en
lui prodiguant toutes les marques possibles de la reconnaissance.
- Ah! maintenant, je te jure bien que je
ne serai plus assez sotte pour souffrir jamais... Croirais-tu qu'instantanément j'ai
été guérie de cette odieuse douleur ?... Je
t'assure que je ne sens plus rien... Tiens,
je suis enchantée de te devoir toute ma joie.
Et chez toi , c'est si beau ! On est si bien
dans cette grande serre où tant de fleurs
naissent et semblentne plus vouloir mourir...
C'est un paradis terrestre ! ... C'est le paradis... Et tu es le bon ange... Ah ! que je me
sens donc d'affection pour toi ! ... Je t'aime
plus qu'une sœur... Je t'aime comme si tu
étais beaucoup de moi-même, et tu sais , je
suis égoïste ! ... Tu ne sais pas, mon adorée ,
ce que je voudrais de toi ?... Écoute : je voudrais que nous accomplissions un grand
voyage... que nous courions à travers des
pays enchantés, que nous admirions des
choses qui sont inconnues à la plupart des
hommes... On se perdrait, nous deux, dans
des mondes exquis où voleraient et jase-
LA MORPHINE 237
raient des oiseaux de forme et de plumage
extraordinaires , où pousseraient et fleuriraient des plantes insensées aux parfums
enivrants... Bien que nous ne soyons que
des femmes, je me sens tout à fait capable
d'aller avec toi n'importe où, sur la terre... Veux-tu?...
-
Oui, ma chérie , dit Thérèse. Il m'arrive aussi, très souvent, d'éprouver ces ambitions et de penser à quitter notre sotte
vie pour gagner une vie meilleure et plus
belle... Quelquefois, je m'abandonne à des
rêves merveilleux... Connais-tu l'Inde?...
Non... Eh bien , quoique je n'y sois pas allée ,
j'ai vu l'Inde ancienne à travers mes songes ...
Tiens, je me souviens comme si mes yeux
étaient encore charmés partoutes les visions
qui s'offrirent à moi….. J'étais dans une ville
perdue au milieu d'arbres immenses, dans
lesquels de grosses fleurs frissonnaient
comme si elles avaient été vivantes... Les
maisons de cette ville étaient toutes petites ...
C'étaient des bijoux de maisons ; il y en avait
qui étaient roses, rouges , bleues ; d'autres
étaient bariolées avec une fantaisie riante .
Ces maisons ressemblaient à des fleurs
tombées sur le sol d'arbres gigantesques ...
Dans un bois , près de cette ville fantastique, un temple colossal dressait ses pierres
et ses marbres... Pierres et marbres étaient
incrustés de saphirs , de rubis , de perles ,
de turquoises, de diamants... C'était le
temple du dieu le plus aimé, le temple de
l'Amour. Divinement sculptés , des groupes
se mélangeaient, en bas-reliefs adorables ,
et confondaient leurs enlacements... Toutes
238 LA MORPHINE
les formes d'amour étaient gravées comme
pour enseigner aux humains la variété des
plaisirs. Et tout autour du temple, passaient
des musiques excitantes et voluptueuses...
des millions de femmes et d'hommes, la
plupart nus , dansaient et chantaient ; puis ,
quand les voix étaient lasses de chanter,
quand les jambes ne pouvaient plus danser ,
les uns après les autres s'écroulaient, n'importe où, et se possédaient au hasard, sans
que la femme eût choisi son amant, sans
que l'homme eût choisi sa maîtresse. A
flots sublimes, l'amour coulait sur ce coin
d'un monde enchanté... Des cris de joie
sortaient des bouches baisées ; des soupirs
d'agonie glissaient des gorges contractées
par la luxure ; des appels, des sanglots, des
prières, des râles se confondaient et por- taient leur troublance aux mélodies sans
fin des mystérieuses musiques qui, je ne
sais d'où, répandaient toujours leur ineffable
harmonie... Alors, moi-même, je fus prise
par des gens de la fête ... Je me confondis
à la multitude délirante , je me confiai aux
premiers bras venus qui m'enveloppèrent,
je me livrai de toutes mes forces dans un
accès de démence et de vertige, et je connus l'immensité des voluptés qui peuvent
seulement être recueillies, dans cette Inde
splendide, durant les jours de cette fête de
l'Amour... Aujourd'hui , tu m'as fait souvenir
de ce songe déjà lointain qui a laissé dans
ma chair les pires attraits ... Ah ! rien que
de l'avoir raconté ce que je ressentis, je
suis toute courbaturée... Mes yeux se troublent, mes sens s'éveillent, des tourments
LA MORPHINE 239
irrésistibles s'allument en moi... Ah! je n'y
tiens plus , je suis folle, mais tant pis ! ...
A mon tour, la morphine ! ... Ah ! morphine,
poison divin qui nous fait pareilles aux dieux ! ...
Et, aussitôt, dupée par son propre mensonge, Thérèse se troussa jusqu'à la hanche
etsefit l'injection du rêve... Puis, presqueinanimée, elle retomba sur le divan, près de
Blanche, en murmurant :
Ah! chérie, chérie ... Je t'en prie...
pendant que je rêve, parle-moi d'amour!
Blanche obéit à Thérèse, la prit dans ses
bras, et, leurs lèvres rapprochées , elle trouva,
grâce à la morphine qui grisait délicieusement son cerveau et ses sens, des paroles
qu'elle n'avait jamais prononcées , elle
décrivit des bonheurs qu'elle n'avait jamais
éprouvés, elle découvrit des images qu'elle
n'avait jamais soupçonnées . Au fort de leur
mutuelle ivresse , elles eurent des désirs qui,
à l'une ou à l'autre , n'étaient jamais venus.
Adorable et charmant tableau de deux possédées, éperdues , la proie du poison exquis
qui les possédait, elles avaient escaladė
l'artificiel idéal et l'inaccessible ciel. Une
pluie de roses et d'iris les couvrait de parfums . Une aurore inattenduejeta son éblouissement sur leur groupe exquis.
Est-il vrai, ô poison , ô sainte et mortelle
Morphine, que fu sois assez puissante pour
semer toutes les illusions sur les passionnés
qui te vouent un culte ? Est- il vrai que tu
sois le remède souverain qui guérit de tous
les maux? Es- tu capable d'aplanir toutes
les douleurs ? Fais-tu naître l'espérance
240 LA MORPHINE
dans les cœurs les plus abattus ? Renouvellestu la vie qui voulait s'éteindre ? Es-tu la consolatrice de tous les déboires ? Es-tu la
chimère bienfaisante qui procure la folie
céleste? Peux-tu créer des anges? Peux-tu
enfanter des démons ? Est-ce que les meurtrissures qui cernent les yeux de tes fervents sont des preuves de voluptés splendides ? Est-ce que le rictus qui se grave sur
les bouches de tes fidèles est une marque
de félicité incomparable? Es-tu un poison
d'enfer? N'es-tu qu'un parfum de paradis ?
Veux-tu nous ouvrir des portes de ciel ? Ou
bien, est-il vrai que tu ne songes qu'à précipiter ceux qui t'aiment dans un abîme de
déchéance? Es-tu le crime ? Es-tu la vertu ?
Es-tu l'épine? Es-tu la rose ? Tes premiers
baisers donnent le triomphe, est-ce que tes
derniers baisers donnent la mort? Ressembles-tu au grand vent qui étourdit et
souffle dans les futaies des mugissements
d'orgues jusqu'à ce qu'un chêne, souvenir
d'aïeul, soit déracinė, t 、mbe, et écrase le
poète ravi qui écoutait le large cantique
transperçant les branches et tentait de
mesurer la force de Celui qui fait les tempêtes ? Es-tu le monstre au visage serein,
aux grands yeux chargés de caresses, à la
bouche ouverte pour les baisers , qui promet
la béatitude et cache derrière son illusionnante beauté, des griffes impitoyables qui
déchireront, irrémédiablement, celui qu'il
aura séduit et qui se sera aventuré trop
près de ses charmes? Es-tu quelque infâme
menteuse? Es-tu l'amie ? Ne nous as-tu pas
dit, encore, le secret de ne point souffrir
LA MORPHINE 241
après l'avoir trop adorée, o Morphine?
Révéleras-tu , unjour, à ceux qui ont dressé
des autels à ton mystère, la grâce de jouir
éternellement de tes faveurs ? Es-tu sainte ?
Es-tu sacrée ? De combien d'heures se compose ta clémence ? De combien d'éternités
bâtis-tu ta cruauté ? Resteras-tu insensible
aux prières de celles qui te supplient de
perpétuer leur bonheur?...
C'est Blanche! C'est Thérèse... ! Regarde...
Elles sont confondues , dans la demi- obscurité qui dresse comme une barrière autour de leur chère démence... Elles murmurent...
Elles rêvent ... Elles sont si loin du monde ! ...
Tules accables de sensations indéfinissables
qu'elles n'oublieront pourtantjamais ... Elles sont si belles ! Leurs chevelures sont
mêlées... Elles parlent et ne savent plus ce
qu'elles disent...Elles vivent et ne distinguent
plus de quoi se fait leur vie ... Elles te
bénissent... Elles t'adorent...
Et c'est par un bel après- midi d'automne ,
tandis que les feuilles mortes tombent des
arbres, sur le sol , comme des grands papillons d'or.
Thérèse attendit près d'un mois avant de
satisfaire le désir de Blanche, qui, chaque
fois qu'elle venait rue de Lubeck, demandait
unepetite injection , prétextant des migraines
ou des malaises insupportables .
-
Non, disait toujours Thérèse, je neveux
pas que tu t'habitues à la morphine. J'ai
pour toi une si grande affection que je serais
désespérée d'avoir été la cause de toutes
les misères qui pourraient t'atteindre . Fais
comme moi.
14
242 LA MORPHINE
Cependant, avec malignité, elle rappelait
sans cesse les plaisirs qu'elles avaient partagés durant leur commune ivresse, elle
avaitsoin den'en paslaisser périr le souvenir.
Et, un jour de novembre, -il avait neigė,
la première neige de l'année , après que
Blanche l'eut plus tourmentée que de coutume, invoquant des souffrances réelles , les
mêmes souffrances qui lui avaient valu
l'autre piqûre, Thérèse consentit à lui obéir.
Encore deux centigrammes.
-
Ce fut une bienfaisante pluie de félicité
qui glissa sur son corps frémissant... La
piqûre, tant désirée cette fois, ne fut plus
du tout douloureuse ; au contraire elle fut
à elle seule un vrai plaisir.
Mais , de plus en plus, les deux femmes
devenaient plus intimes. Thérèse n'avaitplus
rien, ou semblait n'avoir rien de caché pour
Blanche. Sars y prendre garde, par hasard ,
sans y attacher d'importance, elle lui montra,
un jour, une petite trousse où était enfermée
un véritable joyau de seringue Pravaz , une
merveille d'orfèvrerie, un bijou ciselé et
incrusté de pierreries ; cette trousse contenait aussi un flacon de cristal de roche
rempli d'une solution de morphine.
Oh! je ne m'en sers jamais , dit Thẻrèse... Je ne me souvenais même plus où
j'avais caché celte trousse. Je préfère la
seringue à laquelle je suis accoutumée...
La semaine suivante, un soir, Blanche qui
était venue voir Thérèse et qui attendait au
salon son retour, s'assura que la petite
trousse était toujours dans le même tiroir,
à sa même place. Elle la regarda avec des
LA MORPHINE 243
yeux d'envie. Mais, très vite , elle referma
le tiroir... Cependant, là , à côté du poison
et de l'instrument gracieux qui devait l'introduire dans son sang, elle fut prise d'une
violente faim de morphine. Elle pensa que
Thérèse lui refuserait certainement une
piqûre si elle la lui demandait. Puisqu'elle
ne revenait pas, pourquoi n'en pas profiter
pour se piquer elle-même? Personne n'er
saurait rien ... Elle savait comment s'y
prendre... Elle avait si souvent vu Raoul se
piquer au bras ou à la jambe... Malgré son
besoin, malgré son désir, elle refusa de
prendre cette injection... Elle avait simplement peur que Thérèse rentrât et la surprît
en flagrant délit.
Mais, tout à coup, poussée par une force
irrésistible , elle se leva quand même, se
dirigea vers le meuble, prit la trousse,
revint sur le divan , souleva sa jupe... Juste
au même instant, Thérèse entrait. Blanche
cacha la trousse dans son bas... et, rougissante, émue, tremblante un peu, courut à
la rencontre de Thérèse à qui elle prodigua
les plus affectueux baisers tandis que Thé- rèse s'excusait de s'ètre fait attendre.
Quand Blanche ouvrit la porte du petit
jardin, là-bas , du petit jardin où les arbres
n'avaient pas de feuilles et qui dressaient en
l'air leurs branches nues et noires comme
de fantastiques arbres de bronze, elle y
faisait pénétrer avec elle la seringue Pravaz
et la morphine. A partir de ce moment-là,
elle n'eut plus qu'une pensée trouver une
occasion de se piquer sans que personne
pût surprendre son secret.
244 LA MORPHINE
Mais, par-dessus tout, elle avait le désir
de connaître les voluptés qui peuvent embellir une véritable nuit d'amour étant déjà
sous l'influence de la morphine. Après le
dîner, lorsque tout le monde alla se coucher,
elle entra chez Raoul et, par ses caresses,
lui montra qu'elle souhaitait être aimée.
Elle se fit douce et enveloppante. Elle se
déshabilla près de lui . Elle s'amusa, dans
une glace, sous ses yeux, à contempler la
somptuosité de sa croupe et la fermeté de sa
gorge. Il fallait, autant que possible, semer
des désirs dans les sens de Raoul. Quand
elle fut certaine d'être parvenue au but
qu'elle avait voulu atteindre, elle se sauva dans le cabinet de toilette, s'y enferma, et,
là, aussitôt, après avoir chargé la seringue ,
elle se fit la tant chérie injection . Alors , elle
revint près de Raoul, déjà couché, qui attendait. Ce fut une nuit d'amour comme
elle n'en avaitjamais vécu . Malheureusement,
elle aurait pu, elle aurait dû être beaucoup
plus belle, si Raoul eût été capable d'un
enthousiasme égal au sien . Trop vite ,
l'homme fut lassé.
Cette nuit-là, Raoul fut condamné. Pour
qu'il fût digne de ses élans de passion, elle
parviendrait à mettre dans ses veines le feu
dupoison qu'elle adorait et qu'il avait adoré.
Elle saurait bien l'amener à ses voluptés !
Elle ménagerait les doses , elle suivrait les
conseils de Thérèse. Et, à travers le mirage
de sa folie naissante, elle voyait s'ouvrir
devant eux une longue route de félicités qui
ne s'éteindraientjamais .
D'abord, elle décida qu'elle ne s'accorde-
LA MORPHINE 245
rait que deux piqûres par mois ; elle n'en
offrirait pas davantage à son mari. Deux
piqûres de deux centigrammes, cela ne peut
faire de mal. Elle pouvait donc, impunément,
courir au plaisir. Cependant, elle n'envisageait plus l'acte d'amour sans la piqûre aimée. Et, à quelques jours de là , Raoul lui
ayant demandé un baiser, elle ne lui donna
så bouche qu'après s'être piquée.
Est-ce vrai, mon chéri, lui demandat-elle, que tu devais à la morphine, jadis ,
tes plus beaux élans de volupté ?
Raoul reconnut qu'en effet, tout au début, la
morphineluiavaitprocuré desjoies exquises .
Des joies... comment?... demandat-elle encore.
―
C'est inexplicable... Il faudrait en
avoir... Mais il ne faut pas ... Et puis , on
abuse...
-
Comme il est malheureux qu'on n'ait
pas assez de volonté pour se retenir! ... Si on
se contentait de quelques centigrammes...
Sans doute ... Oh ! à présent que je
sais ce que c'est que la morphine, je serais
moins stupide ... Tiens , je suis sûr que
maintenant je ne risquerais rien...
-
-
Pourquoi? fit-elle .
Parce que je refuserais de me faire.
des piqûres à propos de rien , sans raison...
Je n'en prendrais que pour t'aimer…..
Ah! si j'étais sûre que tu dises vrai !
murmura-t-elle .
-
-
-
Je suis sûr que je dis vrai , affirma-t- il .
Tu crois?
Oui...
Si tu me jurais que tu tiendrais ta
246 LA MORPHINE
promesse... Là, cachée, j'ai une trousse que
je t'ai prise dans le temps ... Tiens , on se
piquerait tous les deux, dis , mon chéri….. Tu
m'apprendrais à être heureuse... heureuse
comme toi... Tiens, je vais te montrer...
Elle courut chercher la trousse. Raoul
l'admira... Il ne se souvenait pas de l'avoir
jamais vue... Mais il n'en fut pas étonné,
puisqu'il ne se souvenait de rien...
Ils regardaient la seringue ... Ils lui faisaient les yeux doux... C'était comme une
maîtresse commune... Quelques centigrammes! ... Ce n'est pas grave, vraiment...
O chères ivresses ! O divin plaisir ! Enchantement sublime ! Momentané triomphe !
Ciel délicieux ! ... Ce fut l'amour et ses ailes
frémissantes ... Ce fut le bonheur absolu ...
Ce fut la démence bienfaisante ! Et après
qu'ils eurent subi le choc de joies étourdis- santes, encore, ce fut une autre sensation
mystérieuse, lointaine , qui venait de partout,
du silence, de la nuit , de la pâleur de la veilleuse, du sommeil qui tombait sur leurs
paupières closes, des impalpables vibrations que leurs soupirs avaient semées dans
l'atmosphère parfumée ; puis , ce fut une chute infiniment douce dans l'accablement
d'un rêve qui ensoleilla de splendeur leur
front humide et leur bouche rougie , ce fut
in éperdu abandon de tout ce qui composait leur être à une vision enchanteresse
qui les prenait, qui les possédait en même
temps, joignant à leur double sensualité
encore unie, une troisième sensualité monstrueuse la morphine se faisait bête et
s'accouplait à leur chair, irrésistiblement...
VII
Elles sont recluses .
Comme enune prison , elles vivent, accroupies, jamais lasses de ne point voir le soleil étendre ses rayons à l'infini , jamais tourmentées par le désir de respirer un parfum
de fleur épanouie sur sa tige .
Elles sont heureuses de leur incommensurable misère. Elles jouissent délicieusement de l'implacable mal qui les ronge .
Depuis des mois, elles s'usent un peu plus
chaque jour, sans constater la marche
effroyable de la fatalité qui les entraîne.
Comme elles sont blondes ! Sur leur visage pâli passent des ombres furtives ;
parfois, leurs joues se colorent d'une fièvre bienfaisante ; parfois, leurs lèvres se
plombent comme des lèvres déjà mortes .
Elles ne se parlent guère ; deux femmes qui
ne se quittent jamais doivent avoir à se dire
si peu de choses ! Un jour, on a entendu ,
de la rue, des chansons , et les passants
relevèrent le front, pensant : « Voilà des
heureux » . Une nuit, terriblement, ce furent
248 LA MORPHINE
des cris de terreur qui mirent en émoi le
noctambule rêveur ; celui-ci , sans doute,
leva les yeux vers lamaison d'où jaillissaient
les cris et murmura : « ….. Un mauvais
rêve...! »
Avez-vous vu les gueux, aux portes des
églises , sentinelles douloureuses et hâves ,
tendre la main, suppliants ?
Avez-vous entendu les voix plaintives murmurer, lamentables, leur appel à la charité ?
Ils sont trois à la porte de l'église : à gauche de la porle, c'est un aveugle, il est
assis, une pancarte annonce qu'il est né sans
yeux, dans sa main droite un gobelet de
fer gris et sale attend l'obole que sa main
gauche, voracement, saisira et cachera dans
la poche de son manteau ; à droite de la
porte, c'est un boiteux, il montre un pied
difforme au bout d'une jambe décharnée ,
il est debout, suspendu sous les bras par
deux béquilles, il tend un chapeau crasseux... ; un peu plus bas , assise sur une
marche de pierre, une pauvre vieille femme
aux cheveux gris mal cachés par un fichu
noir en loques, un chapelet dans ses doigts
crochus , pitoyable, chétive , rabougrie,
grosse comme un chien , psalmodie son
éternelle plainte et promet, avec autorité,
comme si elle savait, que Dieu rendra le
bienfait qu'elle aura reçu.
C'est un jour mauvais ; un beau soleil
d'août balaie de ses rayons la place de
l'église, semant de la poudre d'or sur les
pavės brûlants ; Dieu à peu de visiteurs ;
tous les riches sont à la campagne ; quelques rares dévotes montent seules les mar-
LA MORPHINE 249
ches . Elles entrent dans le temple pour y
prier, et, pourtant, si empressées dans leur
lenteur, on dirait qu'elles viennent surtout
chercher, à l'ombre de la basilique de
pierre, une ombre et une agréable fraîcheur.
Elles n'ont que le temps, pauvres vieilles dé- votes , de donner une aumône aux mendiants .
Chacune a sonfavori, pourtant. Mais le soleil
est si chaud et leur hâte est si grande,
qu'elles se trompent, parfois , ou bien
ont-elles voulu économiser un pas ? - et
donnent le gros sou au paralytique quand ,
d'habitude, elles le font tinter dans le
gobelet de l'aveugle, ou le laissent tomber
dans les mains crochues de la pauvresse au
fichu minable .
Oh ! quelle lutte pour la vie entre ces navrants hères qui, du matin au soir, enlaidissent le fier portail gothique ! Quels désirs les tenaillent ! Quelles envies les tourmentent ! Quelle haine les torture ! De quels
injures ces affligés ne s'accablent-ils pas?
Et de quelles malédictions du ciel , contre
lequel ils blasphèment, ne se menacent- ils
pas ? Ils se souhaitent mutuellement la
mort, pour le moins .
-
―
Voilà la vieille chipie de comtesse, dit
le boiteux. Tais-toi , horrible chauve-souris ! c'est à la mendiante qu'il s'adresse. Et, toi , auquel ton père creva les
yeux en forniquant ta catin de mère, ferme
l'égoût par où sort ta bave pestilentielle ...
Et tous les trois , en choeur, soudain :
-
Ayez pitié, ma bonne dame, d'un malheureux aveugle qui sans votre charité mour- rait de faim...
250 LA MORPHINE
-
Faites la charité, o sainte femme, à
la plus malheureuse des femmes, et Dieu
vous récompensera en vous donnant le
ciel...
-Au pauvre estropié donnez une aumône,
chère femme de Dieu, et je prierai pour vous
la Sainte Vierge...
Le gobelet se tend , le chapeau supplie,
la main crochue attend ... Pauvres gens,
comme ils sont dignes de pitié ! Pauvres
victimes du sort, comme leurs mains qui
espèrent tremblent ! ...
- Merci , ma bonne dame... clame la voix
de la mendiante. Sainte Marie , mère de Dieu ,
priez pour elle ...
La porte est retombée sur la comtesse
qui, maintenant, fait le signe de la croix...
Et, aussitôt :
-
Vieille taupe ! crie le paralytique.
Que le diable la fasse violer par tous
les boucs de l'enfer ! souhaite l'aveugle.
-
Deux sous ! ... Si ça n'est pas dégoûtant ! ... Si ça n'est pas une honte de donner
deux sous ! ... gémit la gueuse dont le nez s'est rabattu sur le menton avec une expression de mépris...
Et jusqu'à ce que le boiteux signale
l'approche d'une jeune femme qui, depuis
trois jours, vient, régulièrement, à la mème
heure, pour un rendez-vous d'amour que
lui donne un beau jeune homme, dans la
chapelle de saint Antoine - c'est la vieille
qui les a vus le boiteux , décidément en
verve, injurie l'aveugle et menace la vieille
de lui casser les reins à coups de béquille.
La jeune femme amoureuse, peut-être pour
LA MORPHINE 251
que cela lui porte bonheur, donne deux sous
à chacun des mendiants .
- Six sous pour aller se faire peloter
devant saint Antoine ... murmure l'aveugle
avec dédain.
C'est pas la peine d'avoir sur le ventre
des chemises avec de la dentelle , approuve
la vieille .
- Vas-tu fermer ça, vieille bique jalouse !
dit le boiteux. Tu es furieuse de n'en avoir
jamais eu sur ton cuir, toi , de la dentelle ;
et, pourtant, quand tu étais jeune, tu te
faisais tripoter par tous les curés de la
paroisse... On la connaît, va, ton histoire !
Et si on t'a donné une place, sur les
marches, ce n'est pas seulement parce que
tu sens mauvais …..
- C'est toi qui pue avec ta patte pourrie !
jette la vieille .
Ma patte sent meilleur que ta bouche,
vieux rat de sacristie ! Tu n'as pas sucé que
des bâtons de guimauve pour avoir eu les
gencives rongées par la syphilis ... Attention ! ... Voilà une poire... C'est un Anglais...
Rien à faire... Oh ! toi , le borgne à deux
battants, c'est pas la peine de commencer
ton boniment... Et toi, immonde sorcière ,
tu peux remiser ton sourire hypocrite et
ton chapelet... Ils ne marchent jamais , les
Anglais.
L'Anglais monte les marches... Il passe ,
indifférent, devant la vieille... Il se détourne
de l'aveugle dont les yeux le répugnent ...
Tout à coup, le boiteux, en anglais comme
il le parle, psalmodie :
O sir, donnez à moà une petite penny
252 LA MORPHINE
pour que je dise une petite Pater Noster en
favour de la grande... de la très grande
queen Victoria...
Stupéfait, l'Anglais le regarde , fouille
dans sa poche et lui donne deux sous,
Crapule ! s'écrie l'aveugle .
-
Charogne ! grince la vieille .
Vous êtes roulés, mes chéris ! clame
le boiteux. Business are business ... Et
Vous n'aurez jamais le sentiment des
affaires ... Ce n'est pas avec la crotte de
chien que vous avez dans le crâne au lieu
de cervelle que vous auriez jamais songé à
évoquer le souvenir de la reine Victoria ! ...
Hé ! garde à vous ! ... Voilà le curé...
Le curé les salue, passe, entre, disparaît...
-Oh! mon vieux, toi , on sait bien que tu
ne te ruineras pas ! continue le béquillard .
C'est un brave homme ! glapit la vieille .
Parbleu tu l'as aimé! répond son
ennemi . Ça ne fait rien, à ta place, je ne
serais pas fière , car, décidément, tu n'as
pas dû laisser beaucoup de souvenirs
fameux pour qu'on ne te donne pas un sou
pour toutes tes complaisances d'autrefois ...
C'est comme toi , Eil-trop-clos , si c'est
vrai que, lorsque tu étais plus jeune, tu
satisfaisais les vices des chanoines, tu ne
dois pas avoir beaucoup d'orgueil pour ne
pas souffrir de leur oubli . Je n'en ai jamais
vu un seul, depuis trois ans que je tiens ce
pilier gauche , te gratifier de quoi que ce soit.
L'aveugle allait répondre :
-Ferme! ordonna le boiteux .
LA MORPHINE 253
-
Ta gueule ! compléta la vieille.
C'est ta cliente qui sent le musc,
Eil-trop-clos prévint le boiteux . Je ne la
salue pas, celle-là ... Elle me dégoûte ... Faut-il...
-
―― Tais- toi donc ! gémit l'aveugle.
Aie pas peur... elle se retrousse pour
ne pas salir så belle robe... La voilà...
Un froufrou sec de coton . Deux sous
tombent dans le gobelet... - Merci, madame du bon Dieu... Je vous
salue Marie, pleine de grâce, que le...
Boucle ! interromp le boiteux, elle est entrée...
Avez-vous entendu les gueux qui enlaidissent de leur hideur grouillante les portes
des églises ? Avez-vous remarqué leurs
regards terreux, leurs voix plaintives , leur passivité lamentable ? Ils ont des éclairs de
joie. Ils ont des sanglots de rage. Ils se maudissent les uns les autres, eux qui
mangent à la table commune de la charité.
Hélas ! mon Dieu ! ...
Là-bas, dans la si triste rue d'Offémont,
prisonnières de leurs vices comme les
mendiants le sont de leur détresse, Antoinette et Jacqueline, combien ressemblentelles aux maudits qui mendient et serviront,
un jour, de modèles aux gargouilles des
églises futures ! Elles nourrissent leurs
sens aussi ignominieusement, et elles en
sont parvenues à se haïr à force d'être
jalouses des jouissances qui les accablent.
Chacune voudrait, en plus des siens, se
rouler dans les plaisirs de l'autre . La
morphinomane aspire aux joies de l'ivrogne
254 LA MORPHINE
sans, pour cela, abandonner une goutte de
son poison. Et l'alcoolique réclame le total
abrutissement de l'autre, bien qu'elle augmente de jour en jour les verres remplis de
liqueurs effroyables .
L'autre jour, Jacqueline, ivre et méchante, a roué de coups Antoinette qui,
écroulée sur un divan, cuvant sa morphine,
se contenta de gémir, se contenta de
hurler , sans avoir même la force de se
défendre .
Elle se consola avec une injection supplémentaire. Jacqueline, pour oublier mieux
sa colère injustifiée , vida d'un trait ce qui restait d'une bouteille d'eau-de- vie et roula
sur le tapis...
On s'endormit...
Elles s'endormirent...
Tandis que, près de Vautour, Blanche et
Raoul, ensemble, s'aventuraient en tremblant, peut-être , vers la folie, dans l'espoir
qu'elle leur procurerait des joies supérieures, des joies comme ils n'en avaient
jamais éprouvées ou si grandes qu'ils ne se
souvenaient plus d'en avoir cueilli de semblables , rue d'Offémont, dans le petit hôtel
qui avait été un sanctuaire d'amours , des
amours débitées à leurs amants par Antoinette et Jacqueline, celles- ci , devenues des
bêtes inconscientes, achevaient leur triste
vie dans la plus crapuleuse et la plus vile
déchéance. Ce n'étaient plus des femmes ,
des femmes qui avaient été aimées , elles
ressemblaient à des monstres avides d'une
plus hideuse monstruosité, avachies dans
la paresse et la débauche, couvertes de
LA MORPHINE 255
plaies causées par les piqûres de la fatale
seringue, hystériques ou inertes , veules ou
agitées d'une fictive puissance, tristes toujours, acculées à leur néant, enfoncées
dans leur désastre , comme ces pierres qui
ont roulé de la montagne au fond d'un précipice, s'enfoncent peu à peu, irrémédiablement, de plus en plus , dans le sable doré
et lavé par le torrent ou dans la vase stagnante.
Nul n'entrait plus chez elles qu'une servante intéressée à les voir s'abrutir plus
encore, afin de mieux abuser d'elles . Elle
était la pourvoyeuse de morphine . Elle se
chargeait de prodiguer les piqûres . Elle
n'avait pas craint d'augmenter les doses...
Et, sans qu'Antoinette s'en doutât seulement, elle en laissait absorber par sa chair
assez pour tuer quiconque qui eût été moins
intoxiqué. Elle encourageait Jacqueline à
partager la morphine et l'alcool ; une semaine l'une, une semaine l'autre ; l'alcool
faisait oublier la morphine; la morphine
faisait oublier l'alcool . Mais, horreur, quand
l'alcool travaillait son pauvre cerveau,
Jacqueline n'était plus qu'une folle en proie
à la pire érotomanie ; elle se traînait, nue,
immonde, appelant comme une possédée
des mâles qui ne pouvaient pas venir, et,
inlassablement , se saoûlait de plaisir ellemême, à moins que la servante, horrible
femelle, odieux vampire, ne l'y aidat.
Autour d'elles , planait une atmosphère
empestée, ce parfum triste qui s'exhale des
morphinomanes envahies par la malpropreté. En effet, de négligence en insouciance
256 LA MORPHINE
absolue, l'une et l'autre en étaient arrivées
à n'avoir plus le courage de la plus élémentaire coquetterie. Leurs longues et soyeuses
chevelures blondes étaient ternes et tristes .
Oh! cette odeur atroce des cheveux enduits
de transpiration incessante ! Leur haleine
empuantie, âcre, forte , se mêlait à l'atmosphère fétide . Le long des cuisses, des
ulcères laissaient couler leur pus visqueux.
Plus vicieuse, Jacqueline n'avait-elle pas
eu l'idée de se piquer de morphine autour
des mamelons des seins ? Et ses pauvres
seins , si beaux et blancs jadis , étaient couronnés d'abcès immondes.
Effroyables de maigreur, pareilles à des
moribondes, décharnées, elles n'avaient
même plus la force de se sentir vivre. Le
plus léger bruit soulevait dans leur maladive imagination des cauchemars épouvantables ; elles entrevoyaient des monstres
qui se précipitaient sur elles pour les
dévorer. Parfois , l'une et l'autre se prenaient
mutuellement pour le monstre, et elles se
précipitaient l'une contre l'autre, mues par
une terreur insensée, et elles se déchiraient
comme des bêtes enragées .
Une nuit, la domestique, pour amuser
deux cochers de remise dont elle était en
même temps la maîtresse, les introduisit
dans le petit hôtel et leur donna en spectacle ses malheureuses maîtresses qu'elle
avait, avec soin , enivrées pour la circonstance. Les deux hommes, excités par tant
d'horreur, sous l'influence de quelques
verres de cognac, ne devaient pas se contenter de regarder Antoinette , presque nue
LA MORPHINE 259
sur un divan, et Jacqueline qui se livrait à
des folies épuisantes ; ils bondirent comme
des bêtes féroces poussées par un besoin
de rut sur les deux pauvres filles . Antoinette accueillit l'un avec indifférence, insensible, en pleine rêverie ; Jacqueline reçut
l'autre avec des transports de joie en poussant des cris éperdus. Et, pendant ces
accouplements effroyables, la servante regardait, heureuse, fière, contente en ses
vulgaires sensations , d'avoir eu l'idée de se
procurer une aussi belle comédie.
Pauvres épaves humaines, macabres
loques déchirées par tous les vices, malheureuses victimes du terrible poison qui
ne pardonne pas , elles s'évanouissaient
dans la boue et le néant. En pleine jeunesse,
elles étaient pourtant arrivées au terme de
leur vie. Les dernières étapes, les plus
courtes , seraient vite franchies ... Quelques
jours, quelques mois, quelques années
peut-être... Abandonnées, livrées à la malignité d'une esclave cruelle et pervertie, elles
galopaient vers la suprême misère comme
si elles eussent dù y trouver la suprême
illusion .
Oh! qui rendra jamais le spectacle de ces
deux agonisantes éperdues, folles , incapables d'une pensée, tombées si bas que
nulle force ne saurait les relever? Qui montrera leurs pauvres regards sombres fixés
sur le vide de leurs espérances? Qui dé- peindra les grimaces de leur bouche tordue
par on ne sait quelle douleur d'entrailles ?
Qui osera dire toute l'horreur de ces sueurs
glacées qui roulent le long des membres,
15
260 LA MORPHINE
et laissent sur l'épiderme, malgré tout sensible, l'impression de larves se traînant
vers une proie à dévorer?
Encore une piqûre !
Encore une piqûre !
Et c'est le remède qui console et qui tue.
Gave-toi donc de morphine et meurs plus
vite, pauvre reste de bête humaine ! Décuple
la dose, afin que l'agonie soit plus prompte !
Parmi les ulcères anciens et nouveaux,
encore, l'aiguille s'enfonce, et, pour un
moment, c'est de la béatitude ! Courte joie ,
brève accalmie ! Encore une piqûre ! ... Et
dans le pus des abcès, cette fois , c'est la
servante qui plonge l'aiguille chérie , et sa
face diabolique ricane tandis que de ses
lèvres voluptueuses sortent d'incompréhensibles injures ...
Mais les cochers de remise ont raconté
à leurs amis l'extraordinaire soirée qui leur
fut offerte rue d'Offémont. C'est un complot. Tout le monde ira en bande voir les
morphinomanes. La domestique ouvrira la
porte et elle sera bien obligée, puisqu'elle
sera la moins forte , de laisser entrer toute
la bande.
Donc, une nuit, tandis que dans la rue
déserte le silence lui-même semblait dormir,
dix ou douze hommes, vieux et jeunes , sentant l'écurie , se glissèrent sans bruit, comme
s'ils savaient qu'ils allaient accomplir une
mauvaise action, vers le petit hôtel des deux
morphinomanes . Tous se cachèrent dans
l'embrasure des portes voisines , excepté
ceux qui, déjà, connaissaient les ètres et
es lieux. Ils frappèrent à la porte .
LA MORPHINE 261
---
vante.
Qui est-là? demanda la voix de la serIls se nommèrent. La porte s'ouvrit . Mais,
de toutes les cachettes voisines, les autres
étaient accourus . Malgré la domestique , ils
pénétrèrent dans la maison. Elle n'osa
pas pousser des cris . Elle supplia en vain .
Ils venaient, dirent-ils , pour s'amuser. Les
deux amants de la domestique conduisirent
les autres. Ils entrèrent dans le salon où
Jacqueline et Antoinette vivaient, sans cesse
couchées sur les divans ou sur les tapis .
Une veilleuse électrique seulement rougissait parmi des fleurs de cristal.
Ils les virent, épuisées , étendues , silencieuses .
Parce qu'elles étaient nues, les yeux des
satyres brillèrent avec plus d'éclat. Ils sentirent leur sexe manifester sa puissance ;
ils eurent le sentiment qu'ils pourraient se
régaler de volupté.
Les femmes n'entendaient pas et ne
regardaient pas. Immobiles, on eût dit
qu'elles dormaient. Alors , comme des loups
à l'affût, hésitant encore à bondir, ils se
ramassèrent sur leurs jambes , ils rampèrent
sans bruit, et, soudain, trop affamés pour
résister à la tentation , tous se précipitèrent
à la fois... Ce furent des cris et des clameurs
terribles . Les malheureuses résistèrent.
Puisqu'elles ne se donnaient pas et qu'ils
voulaient les prendre, le viol était l'unique
ressource... Et, pendant que , dans un coin,
la domestique était, malgré elle cette fois,
l'instrument de joie d'une brute, Antoinette
et Jacqueline subissaient les brutales
262 LA MORPHINE
étreintes, au hasard , de ceux qui les avaient
si odieusement conquises . Les premiers
repus s'enfuirent les premiers ... Les autres ,
effrayés d'être trop seuls, terrorisés par les
gémissements des victimes, n'eurent pas le
courage de satisfaire leur envie et se contentèrent d'avoir été des complices.
Et, bientôt, il ne resta plus dans le petit
hôtel retombé dans le silence que les trois
femmes également meurtries , palpitantes
des viols qui les avaient blessées , pleurantes ,
pantelantes , tremblantes de frayeur, consternées, presque tout à fait folles toutes les
trois .
Le lendemain, à la première heure, la
servante, terrifiée de sa responsabilité , se
rendit chez Thérèse et lui raconta l'odieuse
nuit . Elle la supplia de venir avec elle , rue
d'Offémont, afin de se rendre compte de
l'état de ses sœurs.
Thérèse, émue malgré elle, promit qu'elle
irait les voir.
Mais il aurait fallu trop de pitié pour
d'aussi lamentables créatures ! Thérèse ne
pouvait pas en dépenser autant qu'il était
nécessaire. Elle se jeta, immédiatement,
sur l'unique solution qui la débarrasserait
de toutes sortes de soucis il n'y avait
qu'à les faire enfermer dans une maison
de santé. Elle fit mander un docteur ; elle
le mit au courant des événements . Elle exigea
qu'aucun scandale ne fût soulevé. Le soir
même, Jacqueline et Antoinette, insconscientes, furent mises en voiture et transportées dans une maison où ceux qui entrent
vivants ne doivent sortir que morts.
LA MORPHINE 263
Ainsi s'achevait, du même coup, l'existence des deux courtisanes.
Lamorphineles avait également épuisées .
Restes de splendeurs humaines, tout
sombrait dans la pire agonie.
Cependant, comme les autres femmes ,
elles avaient commencé par être de belles
jeunes filles blondes que leur mère caressait
et baisait avec amour! Aussi, elles avaient
été de glorieuses amantes , chéries de ceux
qui les adoraient ! Elles avaient su parvenir
au sublime grade de la courtisane ; et, courtisanes, leurs chairs avaient étalé leur splendeur avec orgueil pour la plus grande gloire
de l'amour ! Elles avaient reçu toutes les adorations , elles avaient eu tous les triomphes !
On les avait aimées. Des mains généreuses
avaient jeté des fortunes à leurs pieds. Il y
avait eu des hommes capables de commettre
des folies ou des crimes pour satisfaire la
futilité de leurs caprices. Tout un monde,
quand elles passaient dans l'éclat de leur
beauté, avait fixé sur elles des yeux jaloux,
des yeux de convoitise. O Jacqueline , si
fine et si gracieuse, pareille à une fée de
légende, tu fus la légèreté et l'exquise nonchalance, quand , ivre des faveurs qui t'accablaient, tu balançais ton corps souple pour
une cadence plus harmonieuse ! O Antoinette , plus majestueusement belle peut-être
encore, te souviens-tu de ton premieramour?
C'était un enfant, un enfant comme toi . Il
amoncela pour toi une multitude de pièces
d'or, assez d'or pour assurer la fortune de
toute ta vie ; puis, quand il t'eut aimée , il se
cassa la tête à tes pieds, parce que tu lui
264 LA MORPHINE
donnas la certitude que tu ne l'aimerais pas.
O pauvres folles , malheureuses démentes ,
filles sacrifiées à la morphine, ce monstre
souriant aux grands yeux rêveurs qui cache
derrière sa séduction la cruauté de griffes
capables de déchirer les plus nobles beautés
et d'avilir les plus pures pensées , étiez- vous
vouées, d'avance, par la Fatalité, au terrible
malheur qui vous frappe ? Savez-vous que
vous ne renaîtrez jamais ? Ignorez-vous que,
lorsqu'on est à ce point empoisonné, il
est impossible de tenter aucune résurrection ? Sentez-vous ? Éprouvez-vous encore?
Pensez-vous? Êtes-vous folles ? Êtes-vous
seulement endormies ? Au moins, les rêves
vont-ils jusqu'à vous cacher, sous leur fraîcheur, la navrance de votre déchéance ! Percevez-vous les bruits du monde ? Est- ce que
la vie agite encore en vous quelques regrets ?
Espérez- vous en Dieu? Ou bien , si accablées ,
n'attendez-vous plus rien ? Est-ce que pendant vos ivresses, vous avez eu des visions
de l'au-delà? Connaissez-vous la place qui
vous est réservée, après la mort? Serez- vous démons ? Serez-vous fleurs ? Serezvous étoiles ? Serez-vous des choses ? Ou
bien, ne serez-vous rien ?...
Et c'est par un beau soir d'automne que
Thérèse sort de la maison de santé où ses
sœurs viennent de disparaître. Jamais plus
elle ne franchira le seuil de cette prison .
Elle veut oublier jusqu'à la mémoire d'Antoinette et de Jacqueline , afin d'oublier mieux
que c'est elle-même qui les initia à l'impitoyable morphine qui les écrase.
C'est par un beau soir d'automne... Un
LA MORPHINE 265
vent léger émeut les branches des arbres
et balance dans les avenues les feuilles
mortes qui, elles aussi, ne savent pas où
s'arrêtera leur vol et où leur destinée les
fera pourrir...
Tout s'en va, femmes blondes , feuilles
mortes ; les unes et les autres sont guettées
par leur automne . Celui- ci ?... Celui-là ?…….
Qu'importe ! Il est là ! Il viendra ….. Un grand
vent ? Une seringue à morphine..., un
gramme, deux grammes... C'est toujours à
l'automne que les morphinomanes... et les
autres, comme les feuilles mortes, s'envolent...
VIII
Qu'as-tu fait ?... Qu'as-tu fait , malheureuse ? s'écria Thérèse en saisissant
Blanche dans ses bras, un jour qu'elle était
venue la voir rue de Lubeck.
Qu'ai-je fait ?... balbutia Blanche en baissant les yeux.
Elles étaient pareilles à deux vraies sœurs
qui s'adorent. Et, pourtant, Thérèse était
blonde et Blanche était brune . Elles se ressemblaient parce que, sans qu'elles s'en
doutassent, de secrètes affinités les unissaient, les approchaient l'une de l'autre ,
parce qu'elles avaient échangé des confidences, parce qu'elles avaient à peu près
le même âge.
Thérèse garda dans sa main la main de
Blanche qu'elle avait prise et , la regardant
fixement, elle la gronda avec une émotion
délicieuse. Puis, l'entraînant sur un divan
où elle la força à s'asseoir :
-
Je veux, tu m'entends bien ? je veux
que tu me dises toute la vérité. Prends
LA MORPHINE 267
garde de te tromper dans ce que tu vas me
répondre. Ce sont les détails qui, surtout,
auront de l'importance. A quelle date as-tu
pris, dans le tiroir de ce meuble, là-bas ,
la trousse contenant la seringue et le flaçon
de morphine?
Mais , je t'assure... balbutia Blanche.
- Tu veux mentir ! ... s'écria Thérèse .
Contre l'évidence même tu veux mentir ! …...
Non, non, c'est impossible... Tu ne peux
pas, déjà, être morphinomane... Tu ne dois
pas avoir acquis les vices de la morphinomane... Tu n'en as pas eu le temps...
Voyons, souviens-toi... J'espère que tu n'as
abusé de rien et que tu as encore toute ta
mémoire... Souviens-toi de l'après-midi , de
cet après-midi ... tu sais bien , tu étais souffrante, disais-tu ... Pour te soulager, ayant
pitié de toi , moi- même, croyant faire pour
le mieux, ne pouvant pas prévoir ... je t'ai
donné une injection de morphine... C'était
avec la seringue et avec la morphine, que
j'allai , moi-même, chercher dans ma
chambre... Il s'écoula ensuite plusieurs semaines ; puis , un soir, par hasard , je te
montrai cette trousse que j'avais découverte, sans la chercher, dans le tiroir ... Je
me souviens même que je te dis, tout de
suite , que je ne m'en étais jamais servie.
Cela se passait à la fin d'octobre, quelques
jours avant que je fasse enfermer Antoinette et Jacqueline... Eh bien, aujourd'hui ,
c'est le 15 janvier... Depuis combien de
temps as-tu la seringue Pravaz en ta possession ?
Blanche hésita quelques instants , puis,
268 LA MORPHINE
comme si elle eût accompli un formidable effort :
--- Je ne me souviens pas bien, mais il
me semble que c'est un peu plus tard, quelques jours... une semaine où deux...
Alors , si je comple bien, interrompit
Thérèse, ça fait trois mois et demi, environ .
Oui, si tu veux, répondit Blanche.
-
Mais, n'est-ce pas ?... tout de suite , tu as
été prudente... Raconte-moi exactement...
Et Blanche, autant qu'elle le put, précisa,
donna des détails , raconta l'immensité des
plaisirs éprouvés, célébra les incomparables jouissances qui la transportèrent dans
d'ineffables paradis ; puis, elle avoua qu'insensiblement il fut nécessaire d'augmenter la
dose de l'injection pour entretenir la sensibilité de ses sens, pour percevoir toujours
d'égales joies .
―
Et Raoul ? demanda Thérèse.
Il m'imita, répondit Blanche. Mais ,
hélas ! il fut moins prudent ... du moins, il
fut nécessaire pour lui de faire plus de
piqûres, il connut plus tôt le besoin, la
faim... A présent, il en est à cinquante centigrammes par jour.
- Et toi ?
Oh! moi, j'en prends beaucoup moins ,
à peine la moitié... Et c'est le soir seulement, avant que nous nous couchions .
- Eh bien, demain, tu me rendras ma
trousse. Demain, c'est convenu ?... Si je ne
l'ai pas demain, j'irai tout raconter au père
Vautour. Mais, s'il te plaît , le flacon doit
être vide depuis longtemps... Où te procurais-tu de la morphine?
LA MORPHINE 269
-
C'est Raoul qui se chargeait de ce
soin... Il a son pharmacien, toujours le même...
Oui ! il retournait chez son pourvoyeur
de l'Hôtel-de-Ville !
Oui, quelque part par là ... je crois ... dit Blanche.
—
C'est parfait. Demain matin, j'irai chez
cet empoisonneur et je le menacerai , si
jamais il vend de la morphine à Raoul , de
déposer une plainte contre lui ... Ah ! nous
allons bien voir ! Ces pharmaciens sont
répugnants, ma parole ! Ils empoisonnent,
sans hésiter, les premiers imbéciles qui
leur demandent de la morphine parce
qu'ils font aller le commerce... Certes , c'est
un bon client qu'un morphinomane ! Au
moins, avec lui , il y en a pour longtemps,
jusqu'à ce qu'il en crève... Eh bien, je le
ferai mettre en prison , moi, ce pharmacien -la .
Elle voulut connaître exactement quels
malaises Blanche éprouvait, à l'heure de la
piqûre.
Elle fut rassurée ou elle parut rassurée
lorsque celle-ci lui affirma qu'elle se figurait qu'elle se passerait très bien de la piqûre si c'était indispensable. Elle n'avait,
affirma-t-elle encore, jamais ressenti l'état de besoin.
-
Cela n'empêche pas que tu as déjà
maigri, dit Thérèse. Et il n'y a pas moyen
de s'y tromper ton amaigrissement, ton
haleine, tes transpirations abondantes bien
qu'il fasse froid , tes moments d'hébétude ,
tes absences de mémoire... Quand on a
MORPHINE
elect accompli un formidable
me souviens pas bien, mais il
Sammie que crest un peu plus tard, quelSGS.HEsemene ou deux ...
rss compie bien, interrompit
trois mois et demi, environ.
ussiaveur, nouit Blanche.
This distreans ... out de suite, tu as
Become-noi exactement...
Climate autant melle le put, précisa,
esdenis, mcania immensité des
gmures, célra les incomparanissances qui la transporterent dans
espais quis, elle avoua qu'inint nécessaired'augmenterla
rrection pour entretenir la sensisees pour percevoir toujours
mirepordit Blanche. Mais,
moins prudent.... din moins, il
pour un de faire plus de
cut pas tot le besoin, la
Her està cinquante cenprends beaucoup moins,
emile Scest le soir seulewakquepoustouscouctions.
en depant, to me rendras ma
Juwait ces convenu ?... Sije ne
Tran out raconter au père spidit, le flacon doit
songtemps... Qute procu-
LA MORPHINE 269
- C'est Raoul qui se chargeait de ce
soin... Il a son pharmacien, toujours le
même...
Oui! il retournait chez son pourvoyeur
de l'Hôtel-de-Ville !
- Oui, quelque part par là ... je crois...
dit Blanche.
-
C'est parfait . Demain matin, j'irai chez
cet empoisonneur et je le menacerai, si
jamais il vend de la morphine à Raoul, de
déposer une plainte contre lui ... Ah ! nous
allons bien voir ! Ces pharmaciens sont
répugnants, ma parole ! Ils empoisonnent,
sans hésiter, les premiers imbéciles qui
leur demandent de la morphine parce
qu'ils font aller le commerce... Certes, c'est
un bon client qu'un morphinomane! Au
moins, avec lui , il y en a pour longtemps.
jusqu'à ce qu'il en crève... Eh bien, je le
ferai mettre en prison, moi, ce pharmacien -la .
Elle voulut connaître exactement que's
malaises Blanche éprouvait, à l'heure deja
piqûre.
Elle fut rassurée ou elle parut rassurée
lorsque celle-ci lui affirma quele se figu
rait qu'elle se passerait très bier of a piqûre si c'était indispensabe eceva !
affirma-t-elle encore, jamais resser. that de besoin.
-
Cela n'empêche pas que as coa
maigri, dit Thérèse. E. 196
de s'y tromper for sent yo
haleine, tes transpirantes
qu'il fasse froic, es mume
te nces GE
Cereluce
2.450 09 a
270 LA MORPHINE
vécu comme moi avec des morphinomanes,
on sait à quoi s'en tenir...
Mais , soudain, Thérèse sembla hésiter.
Elle reprit :
-J'ypense, dit- elle , jevais t'accompagner
avenue Henri-Martin... Cela ne paraîtra
extraordinaire à personne que je te reconduise... J'irai embrasser Jacquot... J'ai
des chocolats à lui porter, d'ailleurs ... On
trouvera un prétexte pour monter dans ta
chambre et tu me remettras la trousse et ta
provision de morphine. Ce n'est pas la
peine de reculer d'un seul jour la suppression radicale de ta manie . Je suis curieuse
de savoir comment tu te seras trouvée , la
nuit... Il faudra venir m'en donner des nouvelles . Tu m'entends , et il faut me croire,
avec un peu de volonté, ça ira tout seul. Tu
n'as qu'à te dire que tu préfères crever
comme un chien que de t'accorder une
seule injection ... Tu dormiras mal, peut- être...
Que dirai - je à Raoul ?... demanda
Blanche.
-
Ce que tu voudras. Mais tu t'arrangeras de telle sorte qu'il ne possède ni serringue ni morphine... Oh ! je sais bien qu'il
se trouvera une canaille de marchand pour
lui vendre tout l'attirail nécessaire... Il
faudra le surveiller ... Tu feras pour lui ce
que je fais pour toi ...
Elle reconduisit Blanche avenue HenriMartin, comme elle l'avait promis , et elle
rapporta avec elle la seringue et la morphine que Blanche lui remit en la suppliant
de ne pas trahir son secret
LA MORPHINE 271
Qu'y avait- il donc dans l'âme trouble de
Thérèse?
Pourquoi cette contradiction avec ellemême ?
N'avait-elle pas tout fait naguère pour
réintroduire la morphine chez les Vautour?
Est-ce que ce n'était pas à elle seule que
Blanche devait son premier désir ? En
accordant les premières piqûres, ignoraitelle qu'elle ensemençait un mal presque
impossible à guérir ?
Thérèse était une femme méchante. Mais ,
comme tous les êtres méchants, elle était
lâche.
A présent, elle tremblait devant les graves
responsabilités qui pèseraient sur elle si
jamais on apprenait le rôle qu'elle avait
joué. Est-ce que, tout récemment, on
n'avait pas condamné, à Paris mème, à
deux mois de prison et à cent mille francs
de dommages et intérêts , un homme qui
s'était rendu coupable d'avoir appris à une
jeune femme du monde ce qu'était la morphine et de lui avoir procuré une seringue
et le terrible poison ? Ce jugement l'ef- fravait.
Qui sait, si , un jour aussi , on ne l'accuserait point d'avoir tué ses sœurs qu'elle
avait livrées à la morphine ? Coupable visà-vis de ses sœurs qui mouraient dans
leur prison ; coupable envers son frère,
une fois , coupable de récidive envers ce
même frère; coupable envers Blanche
qu'elle avait initiée ... Il fallait , à tout
prix, ménager les apparences. Et puis ,
272 LA MORPHINE
elle le savait, le mal était en chemin...
Il y avait encore autre chose : Est- ce
qu'une fois , Vautour, dans un moment d'emportement, avec une certaine brutalité ,
n'avait pas flétri la mauvaise conduite de
certaines femmes, afin de célébrer mieux la
vertu des mères de famille ? N'avait- il pas
donné Blanche comme exemple ?
Thérèse avait senti une sourde blessure ;
son orgueil avait été atteint. Mais, bien
qu'elle ne répondît pas, elle jura qu'elle
essaierait de se venger. Comment? Elle ne
le dit pas. Depuis longtemps , elle savait
que Blanche et Raoul se morphinaient en
compagnie ; aujourd'hui , il fallait arracher
Blanche à son vice . C'était indispensable
pour qu'elle pût réaliser le projet qu'elle
venait de former. Blanche, ce modèle de
vertu, ne serait pas une morphinomane,
c'était trop peu pour Thérèse ; il fallait
qu'elle devint une femme de mauvaise vie;
elle se chargerait de lui donner des amants...
Mais, pour cela, il était nécessaire d'arrêter
l'engourdissement des sens , chez Blanche,
et Thérèse savait combien, au contraire, les
sens se réveillent avec ardeur, dès qu'une
morphinomane s'abstient de ses piqûres
habituelles .
Ah ! qu'elle serait heureuse, Thérèse , de
pouvoir, plus tard, jeter à la face de Vautour :
Votre modèle de vertu , ce modèle que
vous célébriez avec tant de pompe, en
quelques mois seulement a eu autant
d'amants que, moi, courtisane, j'en eus dans
toute ma vie !
LA MORPHINE 273
Certes elle éprouvait une incommensurable joie à frapper le vieux brutal dans ce
qu'il avait de plus cher et de plus estimable ! Elle se jura qu'elle réussirait.
―
Avant tout, il fallait donc sevrer Blanche
de morphine, et grâce à la bonne volonté
et aux efforts énergiques de lajeune femme,
elle devait y parvenir. D'ailleurs , malgré
tout, -est- ce que la constitution de
Blanche était rebelle à la morphine? est- ce
parce qu'elle n'était pas de la race des dégénérés ? Blanche eut beaucoup moins
de peine que Thérèse le craignait elle-même
pour arrêter brusquement les injections.
Sans doute, incontestablement, elle en
souffrit; elle eut des nuits sans sommeil ;
elle connut les odieux tourments de la
faim morphinique ; elle ressentit les troubles
multiples de l'estomac et du cerveau ; elle
eut la fièvre spéciale qui accable les malheureux qui ne veulent pas céder à la tentation ;
cependant, au bout d'un mois à peine, elle
avail repris sa fraîcheur et un peu de gaîté ;
l'appétit était revenu ; son amaigrissement
disparut ; les sueurs fétides et froides ne la
couvrirent plus de leur hideur glacée . Et,
à Thérèse qui la surveillait avec des soins
vraiment maternels, un jour, elle cria sa
joie, l'appela sa bienfaitrice et lui jura
qu'elle n'oublierait, de toute sa vie, le sauvetage qu'elle avait accompli. Toute sa confiance, Blanche l'accorda à Thérèse. Comme
elle regrettait les jours anciens , les jours
maudits, durant lesquels elle avait méconnu
la valeur et la bonté de la magnifique courtisane ! Comme elle voulait, à force d'amour,
274 LA MORPHINE
réparer cette injustice dont elle avait, aujourd'hui, une si grande honte !
Prodigue de ses tendresses et de son
amour, elle se donna toute à Thérèse, sans
s'apercevoir qu'elle n'était plus , tout à fait ,
la bonne mère qu'elle avait été pour Jacquot,
sans se rendre compte qu'elle cessait d'être
une épouse dévouée, puisqu'elle se désintéressait de Raoul qui , n'ayant pas eu son
courage, restait fidèle à la morphine qui
l'avait reconquis, sans comprendre à quel
point sa conduite était vilaine vis-à-vis du
vieux Vautour à qui elle laissait le soin de
surveiller Jacquot et à qui, non plus , elle
n'avait pas confié que Raoul, encore,
s'acheminait vers la boue. Au contraire , elle
entretenait Raoul dans sa funeste passion;
il fallait éviter que le malheureux se plaignît ; elle lui renouvelait parfois sa provision de poison sans se soucier des doses
atteintes, sans s'inquiéter des progrès ter- ribles de l'intoxication dans un terrain aussi
bien préparé.
C'est que Thérèse était pourelle commela
dispensatrice de toutes les joies humaines.
Elle avait l'art de dire si gentiment toutes
choses... Elle possédait la science de si bien
faire comprendre la vie ? Elle lui avait
fait oublier et elle lui en avait une reconnaissance sans bornes que c'était
elle qui avait conduit Raoul vers le vice. En
effet, jamais plus, Thérèse ne lui avait reparlé de rien . Le principal était atteint
puisqu'elle-même était sevrée.
On ne saura jamais assez combien on se
plaît à accorder de louanges à ceux qui con-
LA MORPHINE 277
sentent à ne pas réveiller le souvenir des
graves fautes commises; leur silence est la
plus douce complicité ; leur mansuétude
laisse tomber tous les pardons.
Mais il fallait que Thérèse fût exquise
complètement elle s'intéressa à Jacquot
qui grandissait, qui savait rire, qui brisait
les beaux jouets avec une vigueur admirable, qui courait à travers les pelouses
avec des jambes fossetées et solides . Jamais enfant ne fut comblé de plus de gâteries ! Thérèse l'appelait son « demi- dieu » .
Cependant, Thérèse, avec une adresse
infinie, avec tout le tact rêvé, entre deux
admirations pour le grand'père si beau et
pour le demi- dieu » si terrible pour les chevaux de carton et les chemins de fer en
zinc, glissait des mots, des soupirs , des
gestes de pitié pour la pauvre Blanche , pour
la tant chérie que la destinée forçait à vivre
auprès d'un mari si précocement impuissant et si fatalement voué à l'impuissance .
Oh! comme elle comprenait, la bonne
Thérèse, les douleurs aiguës que la chair
de Blanche devait endurer ! Si belle , si
jeune, si parfaitement douée pour les magnifiques voluptés, trésors de la vie , et condamnée à subir, inexorablement, l'abandon ,
la sagesse, quelque chose qui ressemblait
au mal des religieuses , closes entre les
murs infranchissables d'un couvent ! ... Et
elle , Blanche, elle n'était pas protégée contre
le désir d'amour par des murs et par des
grilles . Elle était en contact incessant avec
les vivants, avec des êtres qui vibrent,
16
278 LA MORPHINE
avec des mâles qui expriment leurs envies ,
avec des couples qui se mêlent, qui s'embrassent, qui s'enlacent, avec des femmes
qui crient leurs jouissances d'être pressées
contre le cœur des amants, avec la nature,
enfin .
Et, peu à peu, philosophant avec une
sereine amertume, elle en venait à comprendre et à féliciter même ces prétendues honnêtes femmes qu'elle avait autrefois
blåmées parce qu'impures sans raison ,
croyait- elle qui désertent leurs devoirs --
et mentent à leurs serments .
-
— Je suis inconsolable, ma chérie , de ta
détresse. Si tu savais comme je pense à toi
souvent ! La nuit, si je rêve, c'est de toi . Je
te vois, si brune, si radieuse, si exubérante
de vie... tu te promènes... C'est un songe...
Et tu es au bras d'un galant qui murmure à
ton oreille les délicieuses fadaises qui sont
le secret du langage d'amour... Et toi , tu
l'écoutes... tu es radieuse ... Si tu te penches,
c'est pour donner un baiser et cueillir celui
qu'on te rend.
Puis elle reprenait :
Je devrais avoir assez de plaintes pour
mon frère si faible , je ne devrais que l'aimer
davantage... Eh bien , je ne le puis . Croirais-tu que je le déteste pour son involontaire impuissance ? Car, n'est- ce pas ?
souvent, dis , ma chérie, tu sens les frissons des voluptés souhaitées parcourir
tes membres et envahir ton cerveau ? Tu
dois avoir des nuits atroces quand tu penses
qu'autour de toi toutes les femmes sont des
femmes aimées ! Des visions folles doivent
LA MORPHINE 279
assaillir tes yeux, des visions d'êtres tordus
parla luxure et qui poussent des cris déments
pour exprimer les bienheureuses sensations
qui les enivrent ! ... Oh! ton courage est
admirable etje te regarde comme une sainte,
comme le modèle de toutes les femmes...
Comme je t'aime, ma chérie ! ...
Et c'était tout . Vite, Thérèse rejetait la
conversation sur une quelconque banalité
de la vie .
Un jour, longtemps après avoir posé
les jalons qui marquaient autant d'étapes
vaillamment parcourues, après de longues
semaines d'habile et prudente préparation,
comme par hasard , Blanche rencontra chez
Thérèse un homme charmant qu'elle ne
connaissait pas et dont sa chère Thérèse ne
lui avait jamais parlé. Il était grand ; il était
beau ; il était blond à la façon des forts , un
blond solide et chaud qui fleurait le mâle.
De grands yeux bleus et sombres s'ouvraient
dans un visage coloré où des traits expressifs , bien que fins , creusaient une indiscutable expression d'intelligence et de loyauté.
C'était un parfait homme du monde. Il avait
beaucoup voyagé. Des pays où il était allé ,
il connaissait tout ce qui devait être le plus
beau. Il s'était blessé aux cruautés de la
vie et n'avait pas daigné embarrasser sa
mémoire d'amertumes ou de haines. Il adorait les femmes parce qu'elles l'avaient aimé ;
il ne détestait pas les hommes, si aisément
cruels , parce qu'ils sont, le plus souvent,
les victimes de leur orgueil et de leur vanité.
Et, tandis qu'il parlait sans paraître devoir
se jamais lasser, Blanche, de plus en plus ,
280 LA MORPHINE
peu à peu, se grisait à la musique de la voix
caressante et bien timbrée qui célébrait
tant de vérités . Trop tôt, à son gré, le visiteur prit congé d'elle et de Thérèse, et,
lorsqu'il fut parti , pour ne pas avouer l'impression profonde que cet homme superbe et fort avait produit sur son esprit,
elle n'osa pas même demander ce qu'il fallait
penser de lui. Thérèse, elle non plus, ne
voulut avoir remarqué rien.
Cependant, le lendemain , elle montra avec
indifférence une lettre qu'elle avait reçue de René Clarède. C'était le nom de l'ami.
-
Il y a un passage qui te concerne , ditelle négligemment.
Et Blanche lut en tremblant ces quelques
lignes écrites pour elle :
« Je ne devrais pas vous dire, ma chère
« amie, tout ce que je pense de la si char-
<« mante femme à qui j'eus l'honneur, hier,
« d'être présenté ; mais vous serez assez
« bonne pour excuser ce manque de tact ou
« la grossièreté que je commets en ne vous
« adressant point de compliments . D'ail-
«< leurs, j'aime les brunes... et ce n'est pas
« ma faute. Mais j'ai rêvé de cette dame
« toute la nuit... Ma parole, si jamais je la revoyais, si jamais il m'était donné de la
<< rencontrer encore une fois et de lui parler
<< aussi longtemps, je suis sûr que j'en
<< deviendrais éperdument amoureux. Déjà,
« je suis presque fou. Ah ! comme vous
« allez rire de ces froids tempéraments si
<< faciles à s'emballer ! ...
C'est drôle..., dit Blanche. S'il est vrai
que j'ai trouvé très bien cet homme, ma foi ,
LA MORPHINE 281
je suis bien obligée de t'avouer que je n'en
ai pas rêvé...
Jel'espèrebien, dit Thérèse . D'ailleurs ,
c'est un très charmant ami, à moi... Oh!
c'est très pur, nos relations ... Mais , vois-tu ,
il ne faudrait pas le prendre au sérieux. IÍ
a été gâté par les femmes... Il ne s'est
jamais attaché à aucune... Le papillon qui
fait du mal aux fleurs qu'il baise... C'est le
genre d'homme à femmes qui ne conviendrait
pas du tout à une nature aussi simple que
la tienne. Et puis, vois-tu , c'est encore une
chance que je puisse te mettre en garde...
Quand on le voit, on ne dirait pas qu'il peut
être dangereux. Il est tout à fait sympathique. Je ne lui connais que des qualités .
Je ne sais plus qui m'a affirmé que , de plus ,
c'est un amant exceptionnel . Si les plaisirs
ne sont pas éternels , ils sont de tout à fait
premier ordre. Il y a des femmes qui sont
heureuses , vraiment, de savoir ne pas
s'attacher suffisamment pour en souffrir...
A chacune des rencontres qu'elles eurent
ensuite, les semaines suivantes, à propos
de rien il fut encore question du beau Reně
Clarede : Thérèse le voyait, disait-elle, assez
souvent ; elle lui avait fait promettre, si
jamais il se trouvait en présence de Blanche,
de ne pas exercer sur elle son irrésistible
œillade conquérante.
- Je lui ai dit que tu étais une honnête
femme, une très gentille mère de famille ;
j'ai même été jusqu'à lui raconter que tu
adorais ton mari et qu'il n'y avait rien à
espérer de toi.
Ces conversations irritaient Blanche ; elles
282 LA MORPHINE
faisaient entrer en elle ce René Clarède
qu'elle avait déjà tant de peine à chasser de
sapensée. L'aimait-elle ? Blanche n'en savait
rien ; elle éprouvait plutôt un violent désir
de ce mâle admirablement construit , dont
la voix tendre et chaude la faisait tressaillir
et dont la réputation de grand amoureux
l'inquiétait .
Maintenant, elle ne communiquait plus à
Thérèse ses véritables ambitions ; elle feignait de se désintéresser de René ; elle ne
répondait que par des mots vagues à tout
ce que disait Thérèse sur son compte. Décidément, elle se cachait comme elle se serait
cachée d'un mari qu'elle prévoyait tromper
un jour. Les défenses comme les conseils
de Thérèse l'importunaient. Elle lui en voulait de ce qu'elle ne les mît plus en présence.
Elle faillit, plusieurs fois , se plaindre même
de ce qu'elle s'opposait à ce que René la
rencontrât, sous prétexte que c'était une
humiliation que de crier à ce point sa faiblesse de femme. Durant quelques jours ,
malgré les amabilités empressées de Thérèse, malgré ses caresses et ses baisers ,
malgré ses paroles protectrices et malgrė
les preuves de dévouement et d'amour, elle
la détesta de toutes ses forces.
Mais, un après-midi , à l'heure du thé,
Blanche qui attendait la venue de Thérèse,
sans doute retenue par des courses dans
Paris , eut l'heureuse surprise de la visite de M. René Clarède.
Oh! que je suis ravi ! s'écria- t- il . Je
n'espérais plus vous revoir... Savez-vous
que Thérèse est plus féroce avec moi que
LA MORPHINE 283
ne l'étaient les dragons qui veillaient aux
portes du jardin des Hespérides ?... Elle
vous protège contre mon affection comme
jamais maman ne défendit sa fille contre
les tentatives d'un débauché. Je vous
demande pardon de plaider ma cause,
madame, mais je vous donne ma parole
d'honneur que je ne suis ni aussi méchant,
ni aussi audacieux que Thérèse le veut faire
croire autour d'elle . J'ai eu le tort de lui
avouer que votre beauté m'avait infiniment
intéressée , et, tout de suite, comme si elle
eût étéjalouse, elle me déclara que, puisqu'il
en était ainsi , elle serait une barrière
infranchissable entre nous deux. Voilà,
madame, à quoi m'a condamné le crime
d'avoir été charmé par le velours de vos
yeux si doux et par la grâce infinie de votre
personne.
-Je vous en prie, monsieur, répondit
Blanche, n'en veuillez pas à Thérèse qui
n'a, dans toute sa conduite, été guidée que
par son immense affection pour moi. Elle
me sait naïve et fort peu experte en galanterie, et elle redoute que je sache mal me
défendre...
Oh ! si ce n'était que cela ! ... reprit
René Clarède en souriant avec un petit air
qui voulait beaucoup dire.
-
Sans doute, ce n'est que cela , affirma
Blanche.
Eh bien, au risque de me tromper,
permettez-moi de croire qu'il y a autre chose.
J'ai commis la faute de vous aimer...
-Oh! c'était aller bien vite ! ...interrompit
Blanche.
284 LA MORPHINE
-
Il faut que vous ne vous en preniez qu'à
vous, madame... Et les femmes ne se pardonnent pas, entre elles , certaines passions
rapides , foudroyantes ... Je suis certain que
Thérèse a été simplement jalouse de vous,
non pas parce que c'est moi l'amoureux,
mais comme elle l'eût été du premier
homme venu qui vous aurait adressé trop
de compliments et qui aurait commis la
faute de ne lui pas assez marquer d'adoration .
- Sérieusement ! ... Vous croyez ?... hasarda Blanche.
-
J'en suis absolument persuadé :
Sans cela, eût-elle mis autant de férocité à
nous éloigner l'un de l'autre . Elle s'est
amusée à vous croire en danger... Elle a
voulu que vous soyez en danger... Mais
c'est absurde ! Je ne suis dangereux en
aucune manière. Et, en vérité, je suis
extrêmement ennuyé de la renommée que
Thérèse s'efforce de tisser autour de moi.
A l'en croire, je suis l'homme fatal, comme
il y a des femmes fatales, des femmes
dangereuses... Oh ! je suis très agacé ! ...
D'abord, on m'affuble d'une auréole prétentieuse que je n'ambitionne aucunement.
On me reproche d'avoir été infidèle , d'avoir rompu certaines relations qui, bien
commencées, semblaient mériter mieux ...
Est-ce ma faute si le hasard a mis sur ma
route des toquées, des hystériques , des
folles ? J'ai toujours rêvé d'une femme
capable d'avoir la plus haute estime d'ellemême; je ne suis tombé que sur des
détraquées ou des catins . Peut-être aurait- on
LA MORPHINE 285
voulu que je sacrifie mon existence, toute
ma vie, à des belles dont les âmes de fille
étaient basses et sales ? Eh bien, moi, je me
félicite d'avoir brisé, nettement, loyalement,
les liens dont j'ai failli être accablé. Aujourd'hui, je suis libre, je suis seul ; je ne
traîne derrière moi aucun bagage sentimental ou passionnel ; quand l'heure sera
venue, je démontrerai à tous ceux qui me
combattent, en dessous , sournoisement,
que je suis un garçon très simple et tout à
fait capable d'aimer une femme vraiment
digne d'être aimée.
-
Comme vous plaidez votre cause avec ardeur s'écria Blanche en riant.
-
Oh ! je suis agacé ! ... je suis furieux ! ...
Contre Thérèse ?
Sans doute. Que lui ai-je jamais fait?
Quoi ! Très sincèrement, je lui écris et lui
dis que je ne pense qu'à vous, que votre
souvenir ne me quitte pas, que je vis avec
vous... Je la supplie de me faire rencontrer
avec vous... Je lui jure sur mon âme que je
vous aimé... Et elle se met en travers avec
une volonté méchante... avec une persistance
grotesque... Oui, grotesque , puisque, malgrẻ elle, vous le voyez, sans que nous
ayons pu le prévoir nous-mêmes, le hasard
nous place l'un devant l'autre, et, ironie
superbe ! c'est chez elle que ce rendez-vous
de fortune a lieu !
En effet, c'est amusant ! approuva
Blanche.
Et vous voyez compien tout ce que
Thérèse vous a dû dire sur mon compte
est faux depuis vingt minutes, je suis près
286 LA MORPHINE
de vous et je n'ai fait que parler de Thérèse ! Je vous demande pardon de ce long
préambule, j'aurais dû commencer par vous
dire tout ce que j'ai dans le cœur et
remercier, à vos genoux, le Dieu qui m'accorde le bonheur de vous retrouver.
Oui, je vous aime, je vous désire , j'ai les
sens et l'âme remplis de votre image. Je ne
sais pas si vous aimez ou êtes aimée, mais
je vous crie que la plus pure félicité que
j'aie ambitionnée jamais ne viendra que de vous. Je vous renouvelle l'aveu de ma
tendresse, l'ivresse de mes transports , la
folie de mes rêves ... Je vous supplie de
pardonner à l'incohérence d'un amoureux
qui précipite les versets du psaume d'amour
qu'il voudrait lentement psalmodier à vos
oreilles..., mais je redoute tant, tout à
l'heure, à l'instant, d'être interrompu par
l'apparition de Thérèse , si puritaine quand
il s'agit de vous ! Oui, je vous aime, je vous adore. Je vous le crie ! Ne dussé-je plus
jamais vous revoir ... Au risque que vous
refusiez , à votre tour, de me revoir jamais,
je veux que vous sachiez que je vous ai faite
l'idole de mon culte, et que si vous me
repoussez vous aurez creusé une source de
chagrin inépuisable . Est-il possible que des
yeuxtels que les vôtres puissent soupçonner
qu'ils ne soient pas adorables ? De quel droit
blasphemeriez - vous contre vous - même ?
Pourquoi vous méconnaîtriez-vous aulant ?
Ou bien, si vous n'êtes pas belle pour tous,
je sais que vous avez la beauté spéciale
que j'idolâtre. Le seul homme qui puisse
faire le serment que vous êtes son idéal , ô
LA MORPHINE 287
Blanche, c'est moi ! Je le sens, vous êtes
mienne par l'âme et votre beauté. Oh ! je
bénis le destin qui me réservait cette incommensurablejoie! Merci, mon Dieu !... Je suis
à genoux devant ma Beauté !
Levez-vous , murmura Blanche .
René Clarède eut juste le temps de se
mettre debout. Thérèse arrivait, empressée ,
chargée de petits paquets... Elle s'excusait de son retard... Elle embrassait Blanche...
Elle fit une grimace quand elle regarda
Clarède encore enthousiasme .
-
- Je suis persuadée, n'est-ce pas, qu'il en
a profité pour te réciter son cantique? tes
cheveux, ta beauté spéciale ..., il t'adore...
tu es l'idéal... Toute la lyre, quoi ! ... Mais
j'espère que tu es prévenue, ma chérie. Et
si, franchement, tu mords à l'hameçon ,
c'est que tu le voudras bien.
Je t'assure, Thérèse, que M. Clarède
a été on ne peut plus convenable ! D'ailleurs ,
comme il le devait, les quelques instants
que nous avons été ensemble, il les a consacrés à parler de la maîtresse , de la
charmante maîtresse de la maison. Tu vois
que ton petit doigt ne te dit pas tout ! …….
N'est-ce pas , monsieur Clarède ?
Thérèse se retira quelques instants pour
quitter son chapeau. Quand elle revint,
René Clarède avait pu donner son adresse
à Blanche, et Blanche avait pu répondre ce seul mot : « Demain >> .
C'était fait. Blanche avait un amant.
A présent, celle- ci redoutait la présence
de Thérèse parce qu'elle allait être obligée
de lui mentir . Jusque- là , elle avait eu du
288 LA MORPHINE
plaisir à se confier ; dorénavant, il faudrait
jouer la comédie . Elle prétexta le besoin de rentrer avenue Henri-Martin de bonne
heure pour se retirer .
Dès qu'elle eut disparu :
- Eh bien ? demanda Thérèse à René
Clarède.
- C'est conclu, répondit- il .
Sans trop de peine?
Sans qu'il ait été besoin de sortir le
grand jeu , ma chère amie. Demain, dans
l'après-midi , j'aurai la visite de la jolie
Blanche. Et, sans fatuité, je puis prévoir
que tout ira au mieux de tes désirs et des
miens . Il faut d'ailleurs que je te fasse une
confidence ; cette jeune femme me plaît infiniment et je suis loin d'accomplir un
sacrifice . Ça m'amuse de déniaiser cette
petite bourgeoise.
-
De l'amour ? fit Thérèse.
De l'intérêt, plutôt . Je m'efforcerai
d'être naïf et très doux ; ça me changera des
grands premiers rôles queje suis accoutumé
de travailler avec tant de circonspection.
Et, ma foi, si je m'en fais aimer, ce sera
tout à fait gentil.
Oui, mais tu sais ce qui est convenu
entre nous ?...
Sans doute !
Tu me la rends, dès que je te la
demande. Car, mon cher, il faut bien que
tu te mettes dans l'idée que je n'ai pas tant
voulu te donner une maîtresse qu'imposer
un amant à cette dinde que j'ai en horreur...
que j'ai en horreur pour plusieurs raisons
et surtout pour sa solennelle vertu . Aussi ,
LA MORPHINE 289
profites-en tant que ça durera ; et prévois
la possibilité de rompre sans qu'elle soit
obligée de garder de toi un si mauvais
souvenir qu'elle emporte du même coup un
invincible dégoût pour les hommes. Car,
après toi, il y en aura d'autres, beaucoup
d'autres... Sois tranquille , je tiens à ce
qu'elle s'amuse, et s'il ne faut que mabonne
volonté, je la lui accorderai sans ménagement.
―
Le lendemain, à trois heures de l'aprèsmidi c'est l'heure réglementaire des
rendez-vous qui doivent avoir des conséquences heureuses et promettent d'être
d'une certaine importance, très coquettement parée, très simplement belle pourtant,
Blanche faisait son entrée chez René
Clarède dans son délicieux entresol de la
rue François Ier.
La garçonnière était digne de son propriétaire qui, spécialiste en amours savantes ,
avait su créer un intérieur essentiellement
féminin, frileux, douillet, parfumé, un de ces
petits réduits où, après quelques minutes
seulement, toute femme aime à murmurer :
« Comme on est bien, ici ! »
La garçonnière était une merveille, une
véritable chapelle d'amour. Une grande
pièce servait de salon , et par une large
baie, tout de suite , on voyait la chambre à
coucher. Quand on entrait dans le salon , on
était en quelque sorte entré du même coup
dans la chambre. Celle-ci était sombre, ne
recevait la lumière que par une fenêtre
chargée de lourds rideaux qu'obstruait
encore un store de dentelle . Aucun meuble,
290 LA MORPHINE
-
sinon le lit ; et ce lit très bas, était immense.
Des coussins soyeux, de toutes les couleurs
et de toutes les formes masquaient le lit , le
couvraient d'une fausse pudeur; il ressemblait vaguement à un vaste divan et un
divan, c'est indispensable et moins compromettant qu'un lit. Une portière donnait
accès dans le cabinet de toilette , très clair ,
très frais , tout blanc ; une baignoire et une
grandetable de toilette le garnissaient. Suspendus avec un ordre parfait, tous les
accessoires de femme étaient rangés avec
méthode. Une troublante senteur de verveine
s'éparpillait dans l'atmosphère du cabinet
de toilette ; au contraire, dans une cassolette
de bronze suspendue au-dessus du lit fumait
de l'encens le plus pur comme on n'en offre
point à Dieu dans les temples chrétiens .
Immédiatement, René Clarède s'empara
de Blanche . Ce fut une prise totale et absolue . Leur premier geste fut un baiser.
Avant qu'ils eussent pu se dire un seul mot,
ils eurent des soupirs déjà heureux. Avec une exubérance charmante, comme, seul ,
le plus amoureux des hommes en eût été
capable, il célébra , ensuite , la joie qui le
grisait.
Enfin, s'écria-t-il , je possède donc la
femme souhaitée, la déesse entrevue dans
mes songes, celle qui existait , quelque part,
que j'ambitionnais et n'avais jamais ren- contrée !
Émue, affolée , ivre de cette joie qui se
manifestait avec une si impétueuse tendresse, prête pour la volupté, transportée
en plein ciel, Blanche se pelotonnait dans
LA MORPHINE 291
les bras qui l'étreignaient et, de toute sa
force, se précipitait vers l'abandon total de
sa chair si lasse de vertu , si écœurée de
sagesse . Comme elle voulait se donner
tout entière ! Elle était fébrile, frissonnante,
ardente , enthousiasmée. Tous ses nerfs
travaillaient, et sa sensualité ressentait,
d'avance, les caresses qu'elle recevrait un
peu plus tard, à un tel point que l'illusion
fut complète et que, sans être prise encore,
elle défaillit de joie, magnifiquement, à un
irrésistible baiser de celui qui , cependant,
n'était pas encore son amant. Quelle était
donc la puissance de cet homme dont le
contact superficiel seulement produisait
déjà le délire ? Quel feu secret brûlait donc
sur les lèvres de ce voluptueux puisqu'il
suffisait à incendier toutes les sensibilitės ? Elle se faisait serpent, elle se faisait pieuvre ; son corps en amour se tordait , splendide ; sa bouche s'attachait aux
lèvres qu'elles possédaient, avide et insatiable .
-Oh! mon chéri, mon dieu, prendsmoi ! rugit-elle soudain.
O amour! O sainte volupté ! Inexprimable folie ! Magnificence des délices !... Le bonheur les enserra dans ses doubles bras
frémissants, la volupté les mêla irrésistiblement... Ce fut une majestueuse et candide levée de toutes les sensations charnelles ...
Etce fut l'écroulement absolu dans l'ensevelissement radieux des éternelles voluptés .
Baisers anciens , amours envolées ,
étreintes dénouées, que devenez-vous quand
les amants ouvrent les yeux sur la réalité,
292 LA MORPHINE
prêts à compter et à évaluer leurs souvenirs ? Où allez-vous ? Vers quels paradis ?
Vers quels enfers ? Tombez-vous dans le
néant ? Ou bien, comme les parfums légers ,
montez-vous, sans cesse , montez-vous
toujours vers les inaccesibles cieux ? Ou
bien restez-vous sur la terre, semence bienfaisante, afin d'être les germes des amours
futures? Est-il possible que tout disparaisse
de vous? Baisers , enlacements, voluptés, ô
dites-le , avez-vous des âmes ? Avez-vous
des âmes immortelles ? Est-ce la flamme
divine qui éclaire les yeux des femmes
pâmées, qui incendie aussi les étoiles ? Estce le feu qui brûle au fond des cœurs, qui
allume, la nuit, les lumières errantes qui
parcourent les plaines silencieuses comme
des veilleuses magiques? Êtes-vous la chaleur qui révolutionne le centre de la terre
et fait cracher, par la bouche des volcans ,
les laves embrasées? Êtes-vous le symbole
de la vie? Êtes-vous le symbole de la
bienheureuse mort?
De quoi sont faites les voluptés parfaites
qui consolent les esprits les plus éprouvés
et posent un voile d'oubli sur les désespoirs ? Deux corps se touchent, deux bouches s'appuient l'une contre l'autre , deux
sexes se confondent, et, aussitôt, le plus
inexprimable des plaisirs remplit ces corps
éperdus ! O amour, précieuse conquête de
l'homme sur la tyrannie d'un créateur autocrate, d'où viens-tu? Quel es-tu? Où mènes-tu? Que fais-tu ?...
Lorsque Blanche , à la chute du jour, sortit de la bonbonnière d'amour, elle avait
LA MORPHINE 295
dans les yeux l'éclat de son bonheur et, tout
bas, elle murmura :
-
Aujourd'hui , j'ai commencé ma vie ...
Je suis vraiment née aujourd'hui !
Avenue Henri- Martin , bien qu'il fût tard ,
Raoul qui était allé se promener dans le
bois de Boulogne, n'était pas encore revenu.
Vautour avait la manie de l'exactitude pour
les repas . On déjeunait à midi et dînait à
sept heures et demie. Pourquoi Raoul n'était-il pas là, à l'heure ?
D'abord , dit Vautour, c'est de l'inconvenance; ensuite , on n'a pas le droit de mettre les gens dans l'inquiétude . Par le temps
qui court, est- ce qu'on est sûr de rentrer
chez soi chaque fois qu'on met le pied dehors... Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivẻ ! ...
- Il faut espérer qu'il n'y a qu'une négligence, dit Blanche . Accordons- lui le quart
d'heure de grâce , voulez-vous ?
-Justement, j'ai une faim de loup , gronda Vautour.
Ils étaient seuls dans le petit salon .
En ce moment, reprit Vautour, on vous
écrase avec des automobiles , les apaches
vous plantent des couteaux dans les reins...
Je ne sais pourquoi , mais je suis inquiet...
Et puis, avec Raoul, on a doublement des
motifs d'inquiétude ... Le malheureux! ...
Mais, papa, dit Blanche , en ce moment,
il se porte bien...
-Machère enfant, si vous n'aviez des yeux
que pour votre mari, je vous jure bien que
vous ne parleriez pas ainsi .
-Que voulez-vous dire? s'écria Blanche.
47
296 LA MORPHINE
— Je veux dire que Raoul est repris, et
depuis longtemps, par la morphine. J'en
suis sûr. Que voulez-vous?... le docteur
avait raison lorsqu'il me prévint, un jour,
que la plupart des morphinomanes, si guéris qu'ils paraissent, n'aspirent qu'à retomber dans leur vice ... Il aurait fallu exercer
une surveillance incessante... J'ai eu le tort
de me reposer sur vous... Et puis, surtout,
il n'aurait pas fallu qu'il fréquentât Thérèse,
cette Thérèse, source detousles maux, pour
laquelle tous les deux vous avez été empoignés d'une stupide affection et qui, j'en
suis certain, ne rêve que votre malheur...
-Oh! pouvez-vous dire ?... Vous vous
trompez, papa, Thérèse est très gentille !
Vous ne sauriez croire combien elle a d'affection pour nous tous ! C'est très mal de
refuser de se rendre à l'évidence ... Jamais
elle n'a cessé de nous combler des meilleurs
conseils... Et, en vérité , on ne saurait, non
plus , l'accuser de nous avoir donné de
mauvais exemples . Il est vrai , sans doute ,
qu'autrefois son existence ne pouvait pas
servir de modèle; mais, depuis longtemps,
elle a rompu avec ses relations galantes .
Elle vit seule. Elle ne voit que des gens
tout à fait recommandables. D'ailleurs, il y
a quelques semaines , elle me confia qu'elle
n'avait plus qu'un seul désir se faire une
famille, en épousant un brave garçon qui
saurait avoir quelque indulgence pour son
passé .
Elle veut se marier ! ... C'est drôle ! ...
L'ambition de toutes les cocottes est la
même... Cependant, que ce soit grace à elle
LA MORPHINE 297
ou à d'autres, il est un fait certain , c'est que
Raoul est aussi malade, ou presque aussi
malade qu'autrefois . C'est pour cela que je
serre le cordon de la bourse. Je ne veux pas
être son complice, moi ! Pourtant, il trouve
de l'argent pour acheter de la morphine.
Qui lui en donne?... Je ne veux pas le savoir, puisque vous défendez Thérèse avec
tant de persistance…..
Vautour regarda l'heure à sa montre :
Huit heures moins dix ! ... dit-il . Je ne
peux pourtant pas me délabrer l'estomac
pourlui. Allons à table ... Il dînera seul, voilà
tout.
Le repas fut triste, silencieux et rapide .
Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent dans le petit salon.
-
C'est extraordinaire ! fit Blanche .
Attendons jusqu'à neuf heures , dit Vautour.
-
Alors , que ferez-vous ?
Ce qu'on fait en pareil cas, répondit
Vautour ; j'irai chez le commissaire de police et je lui demanderai s'il n'est arrivé
aucun accident, s'il n'a connaissance de
rien...
A neuf heures, il sortit, recommandant
à Blanche de ne pas se tourmenter ; il lui
conseilla même d'aller se coucher si elle se
sentait fatiguée. Il donna l'ordre aux domestiques de n'ouvrir la porte du jardin å
quiconque, sinon à Raoul s'il se présentait.
- Il y a des rôdeurs , depuis quelque
temps, dans le quartier... S'ils me voyaient
partir, et s'ils savaient qu'il n'y a pas un
298 LA MORPHINE
homme dans la maison... C'est plus prudent...
Au poste de police de l'avenue HenriMartin , à la mairie, le chef de poste lui
déclara qu'il n'avait aucune nouvelle d'un
accident grave, mais il conseilla à Vautour
d'aller au commissariat de police de la rue
Eugène-Delacroix où , peut-être , on pourrait
lui donner des renseignements . Ily courut.
Là, non plus , on ne savait rien . On avait
bien appris quelques arrestations de vagabonds, mais personne ne répondait au signalement de Raoul.
Si vous voulez, dit le brigadier, je vais
téléphoner à mon collègue d'Auteuil?
- Je vous en prie, monsieur, fit Vautour.
Il est allé se promener dans le bois de Boulogne... D'habitude, il est très exact... Sa
femme et moi, son père, sommes très
anxieux... D'autant plus que mon fils est
malade...
Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone.
-
C'est vous, Guêpier... Allo !!! Allo !!!
Ah! c'est vous, Guêpier... Oui, ça va bien ... votre femme aussi ? ... Tant mieux... Tant
mieux ! ...Je vous souhaite un fils ... Serai le
parrain, si vous n'avez rien de mieux... Non! ..
Ah! ce que vous en avez du tempérament... Ce
queje veux...?Mais, rien , jevoulais vous dire
bonjour... Merci ! mais il n'y a pas de quoi... Ah! dites donc...Allo ! Allo ! ... Mademoiselle !
Mademoiselle ! ... Le chameau m'a coupé la
communication ... Allo ! Allo ! ... La rosse !
Allo ! Allo ! ... Mademoiselle, nom de Dieu!
pourquoi m'avez- vous coupé...?Ce n'est pas
LA MORPHINE 299
vous ! Vous en avez de l'astuce... Vous n'allez pas me faire accroire que c'est moi ... Ah!
c'est vous, Guêpier?... Oui ... dites donc ,
vous n'avez pas de nouvelles d'un homme
de trente-cinq ans environ , brun , maigre ,
maladif, bien vêtu ... Ah ! ... Oh ! ... Ah ! ... Ah!
ah ! ah ! ... Non ! ... Le cochon ... Et où estil ?... Bon... C'est son père qui le demande...
Ah ! le commissaire... Mais dites donc, estce que ça ne serait pas le satyre du Pré-Catelan ?... Tant pis... Au revoir...
Le brigadier accrocha le récepteur et se
tournant vers Vautour :
Ehbien, il est au au violon au boulevard
Exelmans. Il a été arrêté, vers cinq heures,
ce soir... Il montrait aux femmes ce qu'on
ne doit leur montrer qu'au lit... Flagrant
délit d'attentat à la pudeur...
- Le malheureux! murmura Vautour .
Voyez-vous, il n'a pas toute sa raison... On
le surveillait le plus possible... Je vous remercie bien.... Bonsoir, monsieur.
Il sortit, héla un fiacre et se fit conduire
boulevard Exelmans .
Là-bas, on lui donna tous les détails possibles : Sur la plainte de plusieurs femmes
qui auraient dû subir, depuis une huitaine
de jours, les exhibitions impudiques d'un
individu qui se tenait de préférence sur
l'allée des Fortifications , on avait chargé
deux agents en civil d'exercer dans cette
partie du Bois une active surveillance.
Et aujourd'hui , dit le brigadier triomphant, nous l'avons pincé, au moment où
il courait derrière une vieille bonne femme,
d'ailleurs , qui, certainement, n'avait pas été
300 LA MORPHINE
depuis longtemps à pareille fête, en brandissant le sceptre de l'amour. Il n'y avait
aucun doute : c'était le flagrant délit parfait.
On l'a amené ici . Vous dites, monsieur, que
votre fils est loufoque ; ça doit être vrai ,
mais ça n'empêche pas qu'il soit un
cochon... Moi, je n'y peux rien. Il sera
interrogé, demain matin, par le commissaire... Si vous voulez , revenez demain
matin... Vous pourrez toujours parler au
commissaire... Mais, vous savez, à votre
place, moi, je ne me dérangerais pas ...
Son compte est bon!
Mais si l'on reconnaît que le coupable
ne jouit pas de ses facultés mentales ... -
Pour celles-là, je ne sais pas s'il en
jouit... mais, quant aux autres ! ... Je vous
fiche mon billet... Il paraît que la vieille
dame le regardait avec admiration ...
La plaisanterie du brigadier , chef de
poste, exaspérait Vautour. Il sortit en le
priant d'informer le commissaire que, le
lendemain matin , il demanderait à lui
parler.
Blanche attendait Vautour. Pensait-elle
à Raoul? Eut- elle le temps d'y penser?
Elle laissa son esprit s'aventurer, à l'aise,
vers la rue François Ier ; elle se figura,
montant le luxueux escalier et frappant à la
porte de Clarède... Et, lentement, les yeux
mi-clos, ce fut le recommencement de son
bel après-midi d'amour qui défila devant
ses yeux. Son corps frissonnant toujours
se crut bercé dans l'étreinte de l'amant, sa
bouche eut la chère sensation de baisers
délicieux, et, comme si Clarède ne l'avait
LA MORPHINE 301
pas lassée, elle sentit de violents désirs.
envahir toute sa chair L'amour accomplissait sa ronde de rêve. L'amour subsiste encore après la volupté , comme
couvent la chaleur et le feu, longtemps
après que la flamme s'est éteinte. Elle ne
trouva même pas que Vautour tardait beaucoup à revenir ! Et quand elle entendit,
dans le jardin, le bruit de ses pas, elle murmura :
Déjà !...
Elle se souvint brusquement que son
mari n'était pas là... Il fallait au moins jouer
la comédie de l'anxiété qui aurait dû la
tourmenter...
Eh bien ?... s'écria-t-elle... Avez-vous
des nouvelles?
Oui, j'ai des nouvelles , répondit Vantour... et vous me voyez consterné , désemparé...
--
Je vous en prie... Vite ! ... Dites ! ...
Il est en prison.
Et pourquoi?
Dans un accès de folie , sans doute,
répondit Vautour, il a été surpris , tantôt,
dans l'allée d'Auteuil, au moment où il se
livrait , devant une dame qui passait, à des
gestes obscènes .
Oh! c'est affreux ! ... gémit Blanche en
baissant la tête avec honte.
- Il sera poursuivi devant le tribunal correctionnel pour attentat à la pudeur, ajouta
Vautour. Demain matin , j'essaierai de parler
au commissaire de police... Peut- être y
aura-t-il moyen, grâce au docteur Romet
qui pourra témoigner, de démontrer que le
302 LA MORPHINE
pauvre Raoul ne jouit pas de la plénitude
de ses facultés mentales comme morphinomane et alcoolique . Ah ! vraiment, ma chère fille , il est bien difficile d'être heureux dans la vie ! ...
Tous deux, dans la maison silencieuse ,
réfléchirent ou parurent réfléchir, jusqu'à
ce que minuit sonnât à la pendule... Alors ,
ils se levèrent, et chacun rentra chez soi
avec sa part de crainte et d'effroi.
Le commissaire, le lendemain, reçut Vautour et le docteur Romet dont il s'était fait
accompagner. I prit avec bienveillance
note des observations qui lui furent soumises ; cependant il refusa de prendre sur
lui de laisser le coupable en liberté. Le parquet devait être saisi de l'affaire... Il faudrait faire agir sur le procureur de la République .
Vautour, aussitôt, guidé par le docteur
Romet qui, dans la circonstance, prouva la
meilleure volonté, fit les démarches nécessaires . Ils implorèrent la protection des
hommes politiques de l'arrondissement . On
leur fit partout le meilleur accueil... Toutefois , après une enquête rapide , après qu'il
fut prouvé que Raoul avait, plusieurs jours
de suite, offusqué de son imbécile manie
les yeux des promeneurs du Bois , le juge
d'instruction rendit une ordonnance de
renvoi devant la correctionnelle. Comme il
est d'usage pour les flagrants délits , Raoul
fut jugé presque aussitôt. C'était une cause
banale ; mais, sur les conseils du docteur
Romet, Vautour donna à Raoul le célèbre
avocat Jean Borest. La défense fit citer en
LA MORPHINE 303
témoignage les plus grandes autorités médicales. Ce fut une lutte magnifique. La défense et le ministère public firent des merveilles . Enfin , après un violent débat, le
tribunal, ébranlé par les médecins qui soutenaient l'irresponsabilité, ému surtout par
la plaidoirie du célèbre défenseur qui demandait qu'on rendît à sa famille, qui veillerait sur lui avec la plus vive attention , le
malheureux fou qui était la première victime du vice qui le possédait, le tribunal
prononça un verdict d'acquittement, mais
ajouta qu'il notait les promesses de la famille, laquelle s'engageait à protéger l'accusé
contre toute tentative de récidive.
Le soir même, après sa mise en liberté,
une scène effroyable éclata avenue HenriMartin. Raoul fut pris d'une crise morphinique si terrible, compliquée de delirium
tremens, qu'il fallut aussitôt se procurer de
la morphine pour calmer le pauvre qui devenait absolument fou. L'abattement succéda à la plus insensée violence ... Vraiment,
la piqûre devait être l'unique et souverain
remède. Étant en prison , d'ailleurs , le médecin avait dû être appelé, deux fois , pour
des crises semblables ; là- bas , aussi, on
l'avait soulagé avec une injection de morphine.
Et la vie continua son cours ... Raoul ,
enfermé dans le jardin d'où il n'essayait
d'ailleurs pas de sortir, vivait sous l'influence
constante de son indispensable poison ;
Jacquot qui avait atteint sa troisième année
poussait en beauté et en force ; Vautour
surveillait le petit, les plantes qui souffraient
304 LA MORPHINE
du froid, les allées du jardin dévastées par
les pluies ; Blanche, plus éprise que jamais
de René Clarède, se rendait deux fois par
semaine chez son amant et passait ses
après-midi de liberté avec Thérèse qui envahissait de plus en plus son cerveau tourmenté par la passion , l'initiait aux vices
suprêmes que les dévergondées avaient
mises à la mode, la poussait, tout en
ayant l'air de la retenir , - vers la dépravation et le mépris de soi-même.
-
Mais , Blanche était amoureuse. Elle écoutait d'une oreille distraite les conseils de
Thérèse, d'autant plus que Clarède, tout à
fait habile et savant amant, lui enseignait,
peu à peu, tous les motifs de luxure.
Toute à lui , insensiblement, elle devenait
sa proie ; plus curieuse à mesure qu'elle
connaissait un grand nombre de caresses,
elle demandait sans cesse de nouvelles
joies qui ne lui étaient jamais refusées.
Mais René Clarède n'était que l'âme
damnée de Thérèse. Quel cadavre plaçait
cet homme sous la domination de la femme?
Pourquoi lui appartenait-il comme un esclave est la chose de sa maîtresse? Qu'y
avait-il dans son passé?... N'était-il pas sincère lorsqu'il jurait à Blanche qu'il l'aimait?
Est-ce qu'elle lui arrachait les serments
d'amour qu'il murmurait sans cesse? Non ,
René Clarède était amoureux. D'abord, instrument d'amour, il avait été conquis par
la riche nature de la jeune femme, par le
beau et complet tempérament qu'elle mettait au service de la volupté . Il l'aimait
malgré lui, malgré Thérèse, malgré tout.
LA MORPHINE 305
Cependant, un jour, Thérèse manda Clarède. Il se rendit à son appel .
- Mon cher ami, lui dit-elle sans se
donner la peine de prononcer un long
préambule, je trouve que tes amours avec Blanche ont assez duré...
-
Oh ! ... déjà ! ...
Oui, c'est à point, reprit-elle. Il ne faut
pas que ça dure plus longtemps parce que
je craindrais trop que tu ne puisses toujours
la maintenir au diapason où tu l'as amenée,
et qu'elle ait, plus tard, moins de regrets
en recevant ton adieu . D'ailleurs , si j'en
juge sur ta mine, tu as plutôt besoin de
repos .
Je t'assure que je me sens capable de
fournir encore une honorable carrière ,
protesta Clarède.
Tant mieux pour toi , dit sèchement
Thérèse. Pour le succès de mes ambitions,
il faut que cette comédie cesse . Tu te souviens de ce que nous avons autrefois convenu ensemble ; donc, il n'y a aucune surprise. Tu m'a promis que tu suivrais à la
lettre mes instructions , je compte sur toi ...
Sincèrement, à ton air effaré , on dirait que
ça te déplaît?... -
Blanche est très gentille , et, vraiment,
dit Clarède, c'est une maîtresse qu'on ne
peut pas mépriser... Non! Tu te serais laissé brûler les ailes
à ton propre feu ! C'est admirable ! ... Au
moins, tu n'as pas perdu ton temps , toi !
--- Si tu connaissais Blanche, ma chère,
tu t'expliquerais mieux quelle doit être la
masse de mes regrets...
306 LA MORPHINE
―
Tant pis pour toi . Ça m'est égal. Tu
vas lui écrire, tout de suite , la plus jolie
lettre d'adieu qui est dans ton répertoire.
Trouve ce que tu voudras, mais sois gentleman; je ne veux pas que tu te conduises
comme un mufle !
✔
Donne-moi encore huit jours... trois
ou quatre jours... afin que je la prépare un
peu... Je t'assure que cela m'est extrêmement
pénible, en ce moment, de lui parler de rupture...
―― Non, il faut que ce soit aujourd'hui
même. Mais, décidément, est- ce que tu te
figurerais que je t'ai jeté dans les bras cette
petite dinde pour le seul plaisir d'embellir
tes après-midi? Tu te serais singulièrement
trompé. J'avais besoin de toi, je m'en suis
servie ; c'est fini . Au tour d'autres exercices .
Mais , mon cher, si tu es embarrassé pour
trouver les termes de la lettre d'adieu , je
suis toute prête à te donner un coup de
main. Tiens, assieds-toi à ce bureau, prends
du papier et écris ... Je dicte ...
René Clarede jeta à Thérèse un regard
de colère auquel elle répondit par un geste
de défi ; il gagna le bureau, prit la plume
et écrivit :
<< Au moment même où l'immense pas-
« sion que tu m'as inspirée semble avoir
atteint sa pleine beauté, ma toute chérie,
<< une catastrophe impossible à prévoir,
<< plus impossible encore à éviter, se pré-
«< cipite sur moi, sur nous deux par consé-
<< quent ; et sans que je puisse même te
<« faire de vrais adieux, sans que je puisse
LA MORPHINE 307
<< trouver un autre moyen que cette lettre ,
« sans qu'il nous soit permis d'échanger
« une suprême caresse et de nouer nos
<< bouches pour le suprême baiser, je suis
« forcé de te jeter, avec brutalité , la nou-
<< velle odieuse de mon départ, d'un dé-
<< part que je ne puis même retarder d'une
<< heure. C'est affreux , n'est- ce pas ? Il vaut
<< mieux, ma chère adorée , que tu n'assistes
<< pas au spectacle de ma navrante douleur,
<« lu en aurais trop de peine... Je suis
<« comme un homme affolé qui sent la vie
« le quitter à l'instant le plus heureux...
<<< Je suis désespéré, et , vraiment, je ne
<< sais où je puise la force et l'énergie
<< d'accepter le sort qui m'accable... Mais ,
<« lutter contre certains coups est pire que
«< la folie. Il faut que je parte, et j'ai l'abo-
<< minable conviction que je ne te reverrai
<< plus. Où je vais? Qu'importe ! Ce sera << très loin , si loin ... Pardonne-moi ! C'est
<« au plus vif de notre passion que se dé-
<< chaîne la tourmente ; nous n'avons eu que
<< des heures jolies , nos souvenirs ne seront
<< remplis que de doux regrets . Oh! ne
<< maudis pas ton amant, maîtresse chérie !
« Plains-le de toute la générosité de ton
« cœur. Ce fut le Paradis ; c'est l'enfer qui
<< s'impose. Dans la vie des hommes, il
<< en est toujours ainsi , hélas !
<< Plus tard , qui sait? peut- être re-
<< trouverons-nous le sentier sur lequel
<< nous nous rencontrerons? Je n'ai cepen-
<< dant pas cette joie amère de pouvoir me
« bercer de cette illusion . Je pars et mon
<<< âme est si triste !...
308 LA MORPHINE
<< Quels souhaits puis-je faire pour toi?
<< Faut-il que j'écoute la voix de la jalousie
<< qui gronde en moi ? Dois-je entendre les
« désirs qui me harcèlent?... Non, non, ce
<< serait trop mal et je n'ai pas ce droit.
« Tu es jeune, tu es si belle , ta chair est
<< si vibrante, tes baisers ont tant d'ivres-
<< ses, tes étreintes sont si fougueuses que «< ce serait un crime de laisser mourir tant
« de trésors . Va, va dans la vie ; cours sur les
<< chemins d'amour pour cueillir la volupté,
« le frisson, le bonheur. Mais, je t'en prie,
<< prends garde d'égratigner trop ton cœur
<< aux épines que cachent les roses . Épar-
<< gne-toi les sujets de larmes. Notre expé-
<< rience doit t'enseigner à plus de pru-
<< dence : il ne faut pas trop aimer et nous
<< nous sommes trop aimés l'un et l'autre ;
<< c'est pourquoi je suis si meurtri et pour-
<< quoi tu n'empêcheras pas à tes yeux de
<< pleurer. Sois plus légère dans les jolis
<< jeux de l'amour ; ne tends que tes lèvres ;
<< garde ton cœur, protège-toi contre des
<< blessures semblables à celles qui nous
<« font saigner tous les deux. Oh! je t'en
<< supplie ! ... Cette lettre d'adieu est tout mon
<< testament avant que je laisse la vie si
<< magnifique qui fut notre vie ! Écoute-moi,
<<< suis mes conseils ... Va, va... Je ne sau-
<< rai rien, je ne serai donc pas jaloux...
« Je n'aurai jamais aucune nouvelle de toi ,
« je ne pourrai donc pas souffrir à cause
<< de toi... Aime et sois aimée ; c'est le der-
« nier vœu que je te jette dans mon dernier
« baiser d'amour, dans le dernier souvenir
<< que te laisse ton amant, à genoux,
«
LA MORPHINE 309
<< humble, malheureux, ton amant qui es-
<< pêre quand même ton pardon.
« RENÉ CLARÈDE . >>
Eh bien ? fit Thérèse. Tu ne me remercies pas de t'avoir économisé des frais
d'imagination ? Ma parole ! serais-tu un ingrat?... Elle est très bien, ma lettre... Elle
dit quatre ou cinq fois la même chose...
Mais ça ne fait rien . Elle possède, en tout
cas, la mystérieuse graine d'où germeront
la consolation et le... recommencement.
-
Mais, dis-moi , Thérèse, est-ce que
sérieusement tu m'obliges à quitter Paris ?
Absolument. Je te donne une permission d'un mois. Heureux mortel! Tandis
que je guette, impatiemment, le tardif
printemps, toi, tu vas pouvoir te précipiter
dans le pays du soleil et assister à l'épa- nouissement des roses .
Il y eut un moment de silence, et, enfin ,
René Clarède dit :
- Tu abuses, vraiment, de la situation
que le hasard m'a créée vis-à-vis de toi, Thérèse. Ça ne te portera pas bonheur...
Est-ce quece sont des menaces ? s'écria
Thérèse. Parce que, tu sais , le pacte que
avons conclu ensemble n'est pas
indestructible... Et, si tu veux...
nous
-- C'est toujours le même abus... Et tu
ne peux t'en défendre... Soit, je partirai
quand tu voudras...
Il y a un rapide, ce soir, entre huit et
neuf heures...
Ce soir!
310 LA MORPHINE
Oui, ce soir, affirma Thérèse . Vois-tu,
je ne suis pas sûre de toi . C'est la première
fois que tu te révoltes ... doucement, il est
vrai... Mais tu es dans un mauvais esprit ...
Il ne faut pas tenter le diable ... J'ai pourvu
à tout.
Elle alla à son bureau, ouvrit le tiroir et
prit des billets de banque :
Voici deux mille francs . Ce sera peutètre suffisant ?... En tous cas, tu n'auras
qu'à m'écrire... Tu m'enverras un panier de fleurs , et nous serons quittes . Tusais bien que jene serai jamais quitte envers toi ! murmura René Clarède. Je te dois tout. J'aurai beau faire , je ne te rendrai jamais assez ! ... Ah ! cette femme, cette femme... Tiens, je la revois encore, je la revois sans cesse ... lorsque là -bas, sur mon lit, je tordais son cou entre mes mains... je tordais , comme si ce cou eût été fait de chiffons... Je ne voyais plus clair... J'étais fou... Et ces yeux ouverts, des yeux tout blancs, qui me fixaient... Elle était notre commune maitresse... Elle t'avait faite sa légataire universelle... Elle m'avait rendu fou... Et pour te sauver, j'ai prouvé que nous avions couché ensemble, cette nuit- là ! Ta rage d'assassin avait commencé ma fortune, je te devais de la reconnaissance. Et puis, je te sus gré de nous avoir vengés tous les deux en même temps... La pauvre Clara me trompait avec toi... -- Elle me trompait avec toi aussi , répéta Clarède... - Tu n'aurais jamais imaginé la comédie
LA MORPHINE 313
du banc, sur l'avenue des Champs-Élysées ,
tandis que les voitures roulaient encore...
Brrr ! J'ai encore, quandj'y songe, unfrisson ,
là, sur le bras droit... Toi, tu la portais du
bras gauche... Nous avions l'air de soutenir
une malade... Elle n'était pas encore froide...
On put l'asseoir sur le banc... Et nous
sommes revenus ici... nous avons couché
l'un à côté de l'autre ... Quelle nuit épouvantable ! Tiens, ne parlons plus de ça...
N'en parlonsjamais , Thérèse ... Pauvre
Blanche ! dit- il encore. Elle aura cette lettre
demain matin... Tu ne devrais pas la laisser
seule...
-J'irai lui rendre unevisite, demainsoir...
à moins qu'elle ne vienne plus tôt . Sois
tranquille ... Aie confiance en moi... puisque
tu sais que je veillerai sur tes chères
amours...
Le lendemain matin, Thérèse envoya un
domestique, rue François Ier, pour s'assurer
que René Clarède avait bien quitté Paris .
Le domestique lui apporta la certitude qu'il
avait pris le train , la veille , à la gare de
Lyon.
Tout le jour, elle attendit Blanche . Ce fut
en vain. Blanche ne vint pas . Elle avait
pourtant reçu la lettre de René Clarède !
Mais le coup qui la frappa fut si brutal
qu'elle demeura comme assommée. Blanche
aimait Clarède ; elle l'aimait de tout son coeur ;
c'était son premier amour ; elle croyait qu'il
devait être sonunique amour. Elle ne chercha
pas à s'expliquer, elle ne chercha pas à deviner quel si grave motif avait obligé son
amant à partir si vite ; elle lui pardonnait
18
314 LA MORPHINE
comme il le lui avait demandé ; elle était certaine que leur douleur était égale ; mais est-ce
que, pour cela, sa douleurn'en était pas moins
réelle? Immédiatement, prise de pitié pour
elle-même, elle pensa qu'elle ne pouvait pas trouver un meilleur remède à son mal, une
meilleure consolation pour son âme que la
morphine. Au moins une fois , la morphine
servirait à une généreuse action . Elle profita
de ce que Raoul était absent de sa chambre
poury pénétrer; trois fois de suite , elle se
piqua à la cuisse , et tomba aussitôt dans
une sorte de rêverie insouciante, très lointaine de sa douleur, durant laquelle elle
s'imagina qu'elle était heureuse . Elle eut la
sensation qu'elle s'était, d'un seul coup,
précipitée dans un fleuve de délices aux
flots langoureux et caressants , aux remous
frais et voluptueux ; des herbes montaient
du fond, comme des lianes ou des flammes,
et c'était un enlacement éperdu ; les bras
d'amants ne sont pas plus attachants que
les vertes herbes mouvantes qui serpentent
au fil de l'eau. Elle ferma les yeux, elle fut
emportée par un songe : c'était un palais
de gemmes précieuses caché dans les profondeurs du fleuve de féerie, des musiques
inconnues épandaient des ondes harmonieuses , des lumières troublantes s'allumaient à des étoiles tremblantes tombées là,
depuis l'éternité ... Puis , soudain , un être
environné de splendeur éclatante apparut ;
il ressemblait à l'amant éperdument adoré;
il avait ses yeux, il avait son visage... Et ,
pourtant, ce n'était pas lui tout à fait . Bien
que sa voix eût sa sonorité, ce n'était pas
}
LA MORPHINE 315
sa voix non plus. Il était plus beau sous la
forme de son mystère ; sa voix était plus
tendre et plus émotionnante aussi. Il la
regardait avec admiration . Il semblait la
trouver si belle qu'il n'osait pas l'approcher
de trop près. N'était- il pas aussi trouble
qu'elle-mème? Déjà, Blanche craignait qu'il
ne baisat point la bouche qu'elle tendait
vers le baiser souhaité ; quand, à pas lents ,
religieusement, comme vont les prêtres
saints vers l'idole vénérée et redoutée , il
s'avança vers elle, baisa ses genoux qui ,
soudain, furent mis à nu, baisa sa gorge
qui, aussitôt, fut dépouillée de son vêlement, baisa ses lèvres qui s'épanouirent
comme une fleur... Puis , comme elle avait
toujours les yeux fermés, elle ne se rendit
pas compte qu'elle était dévêtue... Alors ,
elle subit malgré elle l'étreinte... Ils disparurent dans le secret du palais flamboyant
de pierreries , tandis que des harmonies plus
douces et plus suggestives encore attėnuaient leur murmure comme les caresses
s'atténuent à mesure que les nerfs tendus
deviennent plus sensibles et plus vibrants...
Tout le jour, Blanche resta accablée dans
le songe que la morphine lui avait imposé.
Vers le soir seulement, elle fut reprise
par la réalité . Elle bondit hors de sa
démence comme elle y était entrée. Elle lut
et relut la lettre maudite ; une bouffée de
chaleur enfièvra son front ; des larmes
amères jaillirent de ses yeux ; des lamentations gémirent sur ses lèvres ; tout son
pauvre corps , ébranlé par les sanglots , se
tordit de désespoir.
316 LA MORPHINE
Ah! c'était donc fini ! Elle était malheureuse une tempête avait soufflé emportant
son amour. Accroupie dans son affliction ,
seule dans sa chambre d'où elle ne voulait
pas sortir, elle regardait tomber la nuit
sur le monde comme les mourants observent autour d'eux la chute du Néant.
Alors, Thérèse, comme elle l'avait promis,
la veille , à Clarède, se présenta pour
demander des nouvelles de Blanche qu'elle
avait , disait- elle , attendue une grande partie
dujour. Elle surprit Blanche dans sa chambre,
dans l'obscurité commençante.
Bonsoir, ma chérie !! s'écria- t- elle .
Serais-tu souffrante ?...
Blanche se laissa embrasser ; elle s'abandonna comme une pauvre machine qui n'en
peut plus aux caresses de celle qui survenait au milieu de son désastre et à qui elle
n'avait pas le courage de cacher la détresse
de son cœur. Elle était si certaine qu'elle
lui confierait son secret qu'elle n'essaya pas
de retenir ses larmes et de suspendre les
hoquets qui soulevaient sa gorge brûlante.
Qu'y a-t-il ? reprit Thérèse. Est-ce un
nouveau malheur ?... Est- ce que Raoul a
commis une nouvelle sottise ?... Enfin ! ...
Parle... Tu n'as pas le droit de t'enfermer
ainsi dans ton désespoir quand tu as près
de toi une amie, que dis-je ? une sœur prète
à tout pour te consoler et prendre, si c'est
possible, la moitié du fardeau qui t'accable...
Hélas ! gémit Blanche, personne ne
pourra partager ma peine... Il m'arrive ,
Thérèse, un malheur épouvantable ... Ah !
j'ai été bien sotte... Et je redoute que tu
LA MORPHINE 317
me frappes à ton tour de ton mépris ... Si
j'avais suivi tes conseils...
De quoi s'agit-il donc ! Voyons... Dis ...
Je ne puis pas deviner... ----- Tiens,...là... sous l'oreiller... prends...
il y a une lettre, murmura Blanche qui alluma
une lampe et, ensuite, alla s'écrouler dans
un fauteuil, la tête enfouie dans ses mains .
Clarède ! dit Thérèse, Clarède ! ...
Qu'est-ce que cela signifie ?...
Elle lut précipitamment la lettre , s'interrompant par des exclamations de surprise
et d'indignation. Puis , quand elle eut achevé :
- Lemisérable ! s'écria-t-elle. Je me vengerai... La canaille ne l'emportera pas en
paradis... Il a fallu , malgré ma défense,
qu'il te jette dans ses filets ... L'ignoble cabot ! Je vais lui montrer, moi, ce qu'il en
coûte de blesser ceux que j'aime . Il s'est servi
de toi, ma pauvre naïve, et puis , maintenant
qu'il a un autre caprice en tête , il te joue la
comédie du départ, avec l'orchestre d'usage .
Eh bien, nous allons voir ça ! ….. Dès demain
matin, j'irai chez lui ... Je te vengerai, petite !
Elle la prit dans ses bras et couvrit son
front et ses yeux de baisers :
-
Nepleure plus cet amour indigne de toi.
Je t'avais si bien prévenue, pourtant... Mais ,
sois rassurée, je ne te gronderai pas ; je te
plains trop d'avoir été la victime de ses
lâches manoeuvres... Ah ! tu étais une proie
facile ! ... Si jeune , si belle ! ... Et personne
ne t'aimait... Il n'avait qu'à chanter à ton
oreille de jolies phrases berceuses , les toujours pareilles phrases qu'il murmure depuis
dix ans, et ton petit cœur crédule devait
318 LA MORPHINE
assurément croire que tout ce qu'il ressentait était le véritable amour rêvé. Oh ! va ,
je le sais, tu as droit à toutes les excuses,
à toutes les indulgences ... Tu jugeais les
hommes par toi- même. Bonne, tu crus tout
le monde pareil à toi ... Ma chérie, cicatrise
la plaie qui saigne, et appelle à ton secours ta raison ; tu verras combien tu as versé
trop delarmes . Maintenant, plus quejamais ,
je veux être ta sœur chérie ; je veux m'unir à toi comme si nous avions dans les veines le
mème sang et comme si nous devions souffrir
également des maux qui frapperaient l'une
où l'autre de nous. Aussi, je t'en supplie,
sois plus confiante. Ah ! si tu t'étais épanchée en moi, tu ne saurais pas encore ce
que c'est que le mal d'amour ! Les amants...
Ah! les amants...
Elle la reprit plus fort contre elle et, ses
lèvres près des lèvres de Blanche, elle
continua, tout bas :
Les amants doivent être des chiens
pour des femmes de notre âge, aussi
belles que nous. Il faut qu'ils soient au
service de notre ambition ou de nos plaisirs . Regarde-moi... Qu'ai-je été ? Une
courtisane. Je ne possédais rien ; je leur ai
donné en pâture mon orgueil et ma vertu,
mais j'ai , en échange, conquis assez de richesse pour garantir mon indépendance
et ma liberté. A présent , je suis une femme
libre et indépendante. Les hommes que
j'appellerai dans mon lit seront les instruments de mes caprices , les instruments de
mes voluptés. Tant pis , si je suis aimée ! Je
garantis bien, par exemple, que je n'aime-
LA MORPHINE 319
rai jamais assez pour pleurer. Ah ! non, je
te le jure, je ne suis plus une courtisane ! ...
Les rôles sont intervertis . Si je te confiais
que j'ai souvent le désir de prendre des
hommes, parmi ceux qui affichent le plus
d'allure et d'orgueil , et de payer leurs faveurs
comme d'autres ont payé les miennes , afin
d'avoir le droit de les mépriser ! .., René Clarède, machérie, c'estun voleur, c'est un menteur... Ne t'en souviens plus . Lave ton corps ,
il ne restera rien de lui , parce qu'il est indigne de pénétrer dans le tabernacle de ton
cœur. Et redeviens libre ... Je te veux heureuse, tu m'entends ?... Viens à moi, viens ...
Je t'emmènerai vers la folie , vers les sublimes folies d'amour que tu ignores encore... Suis-moi, les yeux fermés, je te guiderai à travers les sentiers du jardin des
voluptés... Comme toi , je suis ardente;
comme toi, mes sens crient leur soif de
rosée d'amour... Nous irons ensemble à la
chasse aux félicités supérieures , et, à côté
l'une de l'autre, nous aurons l'une et
l'autre la délicieuse terreur que nous
mourrons de plaisir. Oh ! viens sans
honte ! viens en conquérante ! Seule est infâme et laide celle qui se laisse séduire ou
sevend ! Mais , nous , nous serons les séductrices, nous choisirons nos måles , et, si
nous sommes contentes de leurs efforts ,
nous les paierons parce qu'ils auront été ,
malgré tout, des esclaves ! Je me sauve, je
ne veux pas t'en dire plus aujourd'hui... demain, je t'attendrai pour déjeuner... mes
promesses ne sont jamais vaines, ma
chérie... Pour ton dessert je tiens à te
320 LA MORPHINE
servir des fruits savoureux... Viens ! Et si
tu n'as pas déjà oublié Clarède , que je perde
mon nom si , lorsque tu sortiras de chez
moi, tu te souviens qu'il a existé !
Elle jeta à Blanche ses lèvres sur ses
lèvres dans un baiser diabolique, et comme
le démon de la perversité, troublée, troublante, comme un parfum de sureau lourd
ou comme une senteur légère d'iris sauvage
qu'aurait amenée et qu'emporterait le même
coup de vent, elle disparut, laissant
Blanche anéantie qui fixait la porte par où
elle s'était enfuie ; et Blanche, alors, oubliait qu'elle avait du chagrin, oubliait
qu'elle avait aimé, oubliait que ses yeux
avaient pleuré, oubliait qu'elle avait gémi
du plus profond désespoir , et, aux coins de
sa bouche et de ses yeux se creusèrent les
plis de la curiosité , du désir, du mépris , et
fermement, appuyant ce mot d'un geste de
la main décidé , elle dit :
J'irai.
Vite, elle prit un miroir, elle considéra
son visage ; elle fut étonnée que ses paupières ne fussent pas meurtries, que ses
yeux ne fussent pas gonflés ; et elle sourit le
plus gentiment du monde, avec une certaine
expression de perversité, en voyant que sur ses lèvres les lèvres de Thérèse avaient
laissé une empreinte rouge, une empreinte
de fard . Amusée, elle passa sa langue sur
ses lèvres , délaya le rouge qui s'était déjà fixé , elle l'étendit sur toute l'étendue des
muqueuses qui se rosèrent légèrement.
Elle fut contente , car, alors , elle se trouva
plus jolie.
IX
Jacquot a quatre ans . Vautour lui apprend à lire et sur une ardoise tous deux
tracent des bâtons avec de la craie . Vautour
appartient au petit. Il s'est donné à lui
exclusivement. Les autres ? Le reste? Personne, rien ne l'intéresse . Il a condamné
Raoul à son gâtisme précoce ; il laisse
Blanche à Thérèse qu'il hait sans le dire et
qu'iljalouse, peut- être, sans l'avouer, parce
qu'elle lui a pris celle qu'il aurait voulu
associer à ses soins envers Jacquot. Sait- il
qu'elle se console de son triste mari ? Sait- il
qu'elle a un amant ou des amants? Que lui
importe !
Son jardin occupe ses membres qui ne
veulent pas vieillir et ont besoin de fatigue .
Il dort mieux quand il a bêché les platesbandes ou retourné les pelouses .
Souvent, en regardant son petit-fils avec
amour, il murmure :
- Mon pauvre gosse, pourvu que je vive
assez longtemps ! ...
En effet, il n'a que cette crainte, mourir
322 LA MORPHINE
trop tôt. Que deviendrait Jacquot, sans
lui? Pauvre gosse !
Alors, il dit :
- Eh bien, voilà, je ne mourrai pas .
La petite maison de l'avenue HenriMartin repose dans le calme et le bonheur.
Les misères qu'elle renferme sont si bien
cachées que nul ne pourrait les soupçonner.
On dirait que c'est un refuge : le vice gardé par la vertu.
Raoul a toute la quantité de morphine
qu'il souhaite ; sa provision est toujours
abondante ; le docteur Romet qui a compris
l'état du morphinomane et l'a jugé désespéré, a consenti à faire une ordonnance
qui permet à tout pharmacien de vendre le
poison, de vendre de la morphine autant
qu'on en demandera. Combien en prend-il?
Lui seul le sait . Ses jambes ne sont que
plaies et qu'ulcères . Quand on s'approche
de lui, on respire une odeur fétide. Il sent
mauvais. Oh ! il est inutile de redouter des
crises nouvelles d'érotisme ! La morphine,
depuis longtemps, a tué toute virilité, tout
désir, toute idée de volupté. Il vit dans une
contemplation muette. S'il fait froid, couvert d'un manteau, il va s'asseoir au fond
du jardin, dans le coin le plus reculé ,
où les bruits parviennent le plus difficilement; s'il fait chaud, il se couche à l'ombre
et ferme les yeux; on dirait qu'il dort ou se
meurt. Il ne soulève plus que la pitié , une
pitié méprisante. Nul ne s'occupe de lui ,
nul ne lui parle . Il est comme ces vieux
chiens qui répandent de nauséabondes
odeurs, qu'on n'a pas le courage de tuer,
LA MORPHINE 323
qu'on laisseerrer à leur guise, et dont on dit :
pauvre bête, si elle pouvait bientôt crever ! ...
Et, en formant ce souhait, on pense autant
que ce serait un bienfait pour l'animal
qu'un grand soulagement pour ceux qui
sont obligés de le voir.
Malgré tout, Vautour est heureux; renfermé avec son égoïsme, il entrevoit un
avenir qui simplifiera tout ; les déchets humains qui l'entourent disparaîtront : ce ne
sont que des brouillards d'une saison ; plus
tard , le soleil se lèvera dans une apothéose,
le firmament resplendira, l'azur aura la
transparence d'un bleu léger, les oiseaux
chanteront, les roses s'ouvriront, et son
vieux cœur recueillera une moisson digne
de la semence qu'il a répandue sur le sol
fertile que Dieu lui a donné.
D'ailleurs , les événements devaient brusquement se précipiter.
Un jour, après déjeuner, à Blanche qui
sortait et devait aller à Paris, Vautour demanda qu'elle rapportât de la solution de
morphine pour Raoul. Le flacon était vide ,
ou presque vide ; peut- être même que le
malheureux n'en aurait pas assez pour le
reste du jour.
-Il est inutile qu'il souffre, dit Vautour à
Blanche... S'il vous est possible de rentrer un peu plus tôt à cause de lui, vous ferez
acte de charité .
Blanche promit de revenir, le plus tôt possible .
Elle se rendit en hâte chez Thérèse où
devait se trouver une très agréable compagnie de jeunes débauchés et de célèbres
324 LA MORPHINE
vicieuses, tous gens du monde qui, peu à
peu, avaient accepté les invitations de l'ancienne courtisane . L'hôtel de la rue de
Lubeck était devenu le rendez-vous de
toutes les perversités . Les déclassées ,
celles qui se cachent encore en attendant
le scandale qui les chassera de la société,
des actrices aussi connues pour leur talent
que pour leurs excentricités, quelques demi-mondaines avides de sensations rares,
quelques femmes du monde que nul n'aurait ose soupçonner de dépravation , se rencontraient une ou deux fois par semaine,
selon les circonstances , avec les hommes
les plus étranges et les plus divers ; il y avait
des poètes , des peintres , des musiciens ; il
y avait des individus de mœurs plus que
louches ; il y avait des voyous racolés dans
les bals des barrières et qu'on payait à
l'heure ou selon le travail qu'ils accomplissaient. Et, dans le charmant rez-dechaussée de Thérèse, c'étaient des orgies
qui dépassaient en fantaisies tout ce qu'il
est possible d'imaginer. Rongée par le vice ,
curieuse à l'excès , Blanche s'était jetée, insensiblement, jusqu'au cou dans ces saturnales parisiennes, et elle y avait conquis
l'admiration des plus folles et des plus pervertis .
Pour rien au monde, elle n'aurait manqué
d'assister à l'une des fêtes que Thérèse
organisait avec tant de soins . Elle s'y ou- bliait et y oubliait tout.
Cet après-midi-là , elle ne devait plus se
souvenir de la promesse faite à Vautour ;
non seulement elle rentra plus tard que de
LA MORPHINE 325
coutume, avenue Henri-Martin , mais encore
revint- elle sans la précieuse solution de
morphine après laquelle Raoul attendait
désespérément. Dès qu'elle apparut, Raoul
se précipita vers elle , les yeux allumés par
l'espoir, les mains tendues pour saisir déjà la chère bouteille .
Blanche, soudain , comprit. Elle pålit. Elle
se sentit coupable.
Donne ! rugit Raoul.
J'ai oublié, murmura-t- elle.
Tu as oublié ! s'écria Raoul.
Il la considéra quelques instants , et, avant
que Vautour pût la protéger, il bondit sur
elle et la saisissant à la gorge avec ses
mains crispées par la rage et fortifiées par
la souffrance :
Tu as oublié ! ... Ah ! tu as oublié ! ... Ce
n'est pas vrai... Mais tu n'as pas voulu m'en
apporter... Tu es une gueuse ! ... Eh bien,
puisque tu veux m'assassiner, je me défendrai...
Calme-toi , commanda Vautour qui
s'était jeté sur son fils et l'obligeait à des- serrer l'étreinte. Je vais aller t'en chercher
moi-même de la morphine.
Mais Blanche était tombée, inanimée, sur
le plancher. Il fallait d'abord la secourir.
Il ne voulut pas appeler une domestique
à son aide, et tandis que Raoul soufflait et
geignait dans un coin, ramassé sur luimeme, prêt à bondir, les poings serrés, de
l'écume aux lèvres , les yeux injectés de
sang, penché sur Blanche qui ressemblait
à une morte, il déchira le corsage, il brisa
les lacets du corset, il cassa les cordons et les
326 LA MORPHINE
agrafes des jupons , puis il lui passa de l'eau
froide et du vinaigre surle visage.
Al'autre bout du salon , Raoul restait toujours immobile ; il ne paraissait pas comprendre. Son regard fixé devant lui était
un regard de fou.
Cependant, près de lui, tout un drame s'accomplissait dans le silence . En dépouillant
Blanche de ses vêtements , Vautour avait vu
ses bras meurtris par des morsures encore
fraîches , des morsures où, en rouge, étaient
gravées les traces des dents ; il voyait les
seins dont les roses étaient sanglantes, encore excitées par les baisers qu'elles avaient
reçus ; il considérait le linge intime encore
maculé de fraîches souillures ; il comptait,
sur les jambes, les preuves indiscutables
qu'elle aussi se piquait de morphine; pouvait-il se tromper davantage à la si caractéristique odeur d'éther qui s'exhalait de la
bouche entr'ouverte et à travers laquelle le
souffle commençait à revenir ?
Son fils ? C'était cette loque, là-bas !
La bru? C'était cette femme qui puait le
vice et la débauche, qui revenait couverte
de ses tares et marbrée par les blessures de tous les vices !
Que sera Jacquot ? s'écria- t- il . Que
sera-t-il , le malheureux, avec de pareils au- teurs ?
En lui, montait de la colère et de l'effroi.
Il eut, violemment, le désir de se faire justice des abominations que cette femme avait
commises et surtout de celles qu'elle commettrait, infailliblement, plus tard . Ne seraitelle pas une honte pour son petit-fils , pour
LA MORPHINE 327
l'Homme de demain? N'aurait-il pas à rougir
de cette mère, éthéromane, morphinomane,
débauchée et perverlie ? Pourquoi lui permettre de vivre? ... Tout à l'heure , elle était
presque morte... Pourquoi l'a-t-il ramenée
vers la vie ?... Cette vie , elle la lui doit... Puisqu'elle la lui doit, tout de suite ne peut-il
la reprendre? Qui le saurait ? Quile saura?...
Raoul ! ... Il l'accusera, lui, de ce meurtre
accompli dans un moment de délire ... N'at-elle pas, encore, là, autour du cou , l'empreinte des doigts qui ont failli l'étrangler ?
Faut-il qu'il l'achève ? Ou bien , faut- il qu'il
la livre à la rage de son fils ?
Un instant, il regarde Raoul. Puis , il contemple Blanche...
Enfin, il se lève , il sort... Il va chez le
pharmacien le plus proche chercher la morphine qu'il s'est engagé à procurer à son
fils . Et, pendant qu'il va et qu'il revient,
lentement, il a le courage de penser que,
peut-être, dans le petit salon où ils sont
restés seuls , lui , fou , elle , si faible , le drame
qui nettoierait le chemin où Jacquot doit
marcher, fort et beau , s'accomplit en silence,
sans que nul secours puisse venir, et qu'il
va retrouver au moins un cadavre . Au silence qui règne dans le jardin et dans la
maison, a-t-il un espoir que ses souhaits
soient accomplis ? Craint- il, au contraire,
qu'un crime soit achevé ? Il ne se hâte pas
davantage , il veut laisser au destin toutes
les secondes nécessaires à son œuvre. Il
entre. Raoul est étendu, là-bas , sur le canapė, immobile, les yeux ouverts, dans la
mêmepose et la même expression que lors-
328 LA MORPHINE
qu'il estsorti du salon . Blanche est en train de
se relever ; elle rajuste, comme elle peut, sur
sa nudité, sa jupe et son corsage déchirés.
Elle baisse les yeux. Elle comprend que
les preuves de ses amours ont été surprises par quelqu'un et que ce quelqu'un est
Vautour. Que va-t-il dire ? Que va-t-il faire ?
Elle n'ose pas lever les yeux.
Vous devriez aller vous reposer dans
votre chambre, dit gravement Vautour. Vous devez être très lasse... Ah ! si vous vous
couchiez, et si vous deviez appeler une
domestique, je vous serais reconnaissant
d'être aussi pudique que possible... Les servantes, de nos jours, sont très instruites ,
trop savantes, et elles sauraient trop vite.
reconnaître les causes de certaines meurtrissures ... Elles bavarderaient aisément...
Je vous assure que ça m'ennuierait beaucoup...
Puis à son fils :
Raoul ! ... Raoul ! ... Dors- tu ? Voilà ta
morphine., . N'entends-tu pas?...
Il va à lui, il le secoue... Raoul tombe à
la renverse...
--- — Raoul ! ... Raoul ! ... appelle Vautour.
Toujours rien, toujours le silence . Vautour saisit un poignet, il appuie son oreille
sur la poitrine de son fils , à la place du cœur.
-Mort!... s'écrie-t-il . Il est mort! ...
Pourquoi est- ilmort?... Blanche ! Blanche ! ...
Raoul est mort... Est-il mort ?... Faites chercher un médecin ! ... N'importe lequel ?...
C'est épouvantable ...
A ses cris , les domestiques accourent.
LA MORPHINE 331
Un médecin ! ... Un médecin ! ...
Les deuxservantes courent, chacune de son
côté, à la recherche d'un médecin. Quelques
minutes plus tard , on en ramène un . Vautour le conduit au canapé où Raoul est toujours étendu... Blanche vêtue d'une robe de
chambre est près de lui et, machinalement,
pleure... Vautour, tête nue, attend ... Le
médecin conclut à la mort causée par une
rupture d'anévrisme .
Beaucoup de morphinomanes , monsieur, finissent ainsi... A moins que cette
mort ne soit que le résultat d'une syncope,
c'est très fréquent aussi .
Un second médecin que l'autre domestique avaittrouvé chez lui , arrivait à son tour.
Après avoir examiné le cadavre, il fut du
même avis que son confrère .
C'était fini...
Vautour prit dans ses bras le corps de
Raoul, l'emporta dans sa chambre, le coucha sur son lit , lui ferma les yeux, et courroucé à la vue de Blanche qui , à genoux
près du lit, sanglotait, il lui dit :
Ma bru, vous feriez beaucoup mieux
de vous informer si , avec toutes ces histoires, on pense au dîner de votre enfant.
Il est superflu que vous manifestiez autant
de chagrin. La mort ne demande pas d'hypocrisie, elle s'en moque. Faut-il que je
vous attende avant de me mettre à table ?
- Non , répondit Blanche, qui sanglotait,
ne m'attendez pas... Je ne dînerai pas...
- Comme vous voudrez, ma bru .
Et il descendit à la salle à manger où,
comme d'habitude, il dîna bien, revenu tout
19
332 LA MORPHINE
entier à Jacquot, son Jacquot qui devenait
davantage son enfant, dont il se sentait davantage le père, depuis les quelques minutes qui avaient accompli la mort de son vrai
père et avaient étalé l'inconduite de sa mère.
Deux jours plus tard, ce furent les funérailles . Vautour refusa de porter des vêtements de deuil ; il s'opposa également à ce
qu'on vêtit Jacquot de noir . Blanche se para
du voile des veuves. Thérèse se joignit à
la femme et au père de Raoul. Ils furent
seuls , tous les trois , derrière le corbillard
sans fleurs .
Sous prétexte de consoler Blanche, Thérèse vint, dans la soirée, à la petite maison
de Vautour. Celui-ci la vit entrer et ne dit
rien. Mais, plus tard , quand elle sortit, il
la pria de lui accorder quelques instants .
Je serais heureux de vous dire quelques
mots , dit-il.
Dans le même salon où, trois jours plus
tôt, Raoul s'était éteint , Vautour et Thérèse s'enfermèrent.
-
Ce sera court, dit Vautour. Depuis
plusieurs années , vous n'avez pas été sans
remarquer que mes accueils ne furent pas
très chaleureux ; je supportais votre présence, ici , parce que je ne voulais pas accorder trop de confiance à mes pressentiments
et parce qu'il m'était pénible d'être grossier
ou de paraître mal élevé avec une femme
qui , en somme, semblait aimer ceux qui
vivaient près de moi.
-
Où voulez- vous en venir ? brusqua
Thérèse. Votre long préambule est peutêtre inutile...
LA MORPHINE 333
Je vous demande donc que vous ne
reparaissiez jamais chez moi, dit-il .
t-elle .
Et la raison, s'il vous plaît? demandaVous avez semé le malheur sur tous
ceux qui ont eu la faiblesse de vous approcher. Si Raoul est mort, vous êtes seule
coupable de cette mort comme vous l'aviez
été de son vice...
Vraiment ! ricana Thérèse.
Vous avez attiré Blanche chez vous ,
vous l'avez rendue pareille à vous . Vous en
avez fait une débauchée...
-
Et après?
Blanche vous suivra si elle le veut. Je ne la retiendrai pas . Mais, vous , je refuse devous revoir jamais . Vous êtes un monstre, le monstre du Mal . Instinctivement, sans raison, froidement, vous détruisez tout ce qui vous touche... J'ai peur pour ce qui me reste... Je vous chasse parce que ce que j'aime encore pourrait être empoisonné par l'atmosphère où vous auriez respiré... - C'est très bien ! répondit Thérèse en regardant Vautour en face pour le braver. Mais, aujourd'hui, je puis partir ; l'œuvre que j'avais entreprise est achevée. Je vous laisse, vieux fou, avec votre catin de bellefille... Ah! elle est initiée , je vous le jure. Moi-même me suis chargée de ce soin et j'y ai employé toute ma bonne volonté. J'en ai fait tout ce que j'ai voulu, et j'ai voulu autant que j'ai pu vouloir. Après avoir conduit Raoul dans le lit de l'une de ses sœurs , j'ai mené Blanche sur toutes les couches où se traînent les vices . Ah! me suis-je vengée de 334 LA MORPHINE vos humiliations et de vos injures ! Un homme oublie, parfois , les mots qui cinglent ; une femme n'en perd jamais la mémoire! Vous souvenez-vous du jour où, lorsque je ne méritais pas votre haine puisque vous ignoriez quels étaient mes projets, vous avez exalté la vertu de la mère de famille dont Blanche était , selon vous , le modèle, pour abaisser davantage la prostituée, courtisane ou catin , qui vend son corps à ses amants comme une marchandise honteuse? Ce jour-là, j'ai condamné Blanche. En quelques mois, elle a commis plus d'ignominies que je n'en ai subi durant toute mon existence . J'ai jeté son corps en pâture aux plus viles passions ; j'ai abandonné sa chair aux plus ignobles baisers. Toutes les bouches et toutes les baves se sont traînées sur sa peau. Toutes les caresses ont souillé sa jeunesse. Elle n'a plus rien qui soit vierge ! Elle est pire que moi, car il y a des baisers que j'ai toujours refusés , et ma bouche n'a pas donné tous ceux qu'on souhaita d'elle . Éthéromane, morphinomane, lesbienne, sodomiste , plus encore, elle est tout cela ! Voilà mon œuvre, et j'en suis fière ! Je ne crois pas qu'en aussi peu de temps jamais être humain ait été plus avili . Ah! vous pouvez la garder, à présent ! Elle est pourrie. Je vous la laisse de grand coeur ! Quoi? vous espériez que je vous la prendrais ! Je la refuse énergiquement. Vous me chassez du nid des Vautour? Je prends mon vol vers un pays meilleur. Où est-il le serment que vous aviez , jadis, proféré ? « Les vipères , je les LA MORPHINE 335 écrase ! » criiez-vous . La vipère a mordu et ses dents sont encore pleines de venin. Voulez-vous mon dernier regret ? Je suis désolée de n'avoir pas fait encore plus de mal. Oui, je suis méchante parce que j'ai la haine des brutes et parce que j'ai , de bonne heure, compris qu'il fallait que je me sache défendre . Vos filles ? des folles . Savez-vous si elles sont mortes ? Je voudrais qu'elles traînent encore longtemps leur chienne de vie. Celles-là, malgré leurs caresses , ont- elles assez essayé de m'abattre ? Mes amants, ontelles assez tenté de me les voler? Je me suis protégée contre leurs manoeuvres , et , pour les vaincre mieux, j'en ai fait des folles ! Est-ce que j'aurais davantage pardonné à cette Blanche stupide et imbécile qui avait trouvé suprêmement beau de me traiter de fille et qui, pourtant, m'envoyait son imbécile mari pour m'extorquer des aumônes ? Et puis, quand j'aurais accompli le mal pour le mal, en serais-je moins satisfaite ? Oh! je n'ai pas de remords ! Je surnage, seule, de l'amas de décombres que j'ai peu à peu échafaudé . Je vis , je suis fière, je suis belle . C'est à ma cruauté que je dois , peutêtre, l'éclat de mes yeux et la volonté qui se lit sur mon visage, et, pourtant, je ne serais pas étonnée que tu sois furieux, vieux fou, de n'avoir pas su planter, en ta femme, des germes capables de produire des fruits aussi savoureux que moi ! Si j'avais été le père d'une horreur telle que toi , je t'aurais assommée pour en débarrasser le monde et , ensuite, je me serais tué de désespoir ! cria Vautour. 336 LA MORPHINE -Tute trompes, vieux fou ! Tu m'aurais adorée. Tu m'aurais adorée , te dis-je , parce que, dans le fond de toi - même, il y a quelque chose qui fait que nous nous ressemblons ! Vieux déserteur, tu as trahi ton pays ! Et, moi aussi , j'ai quitté le sentier étroit de la vertu pour me précipiter dans les larges chemins de l'amour et de la liberté. A vieux vagabond , fille vagabonde ! Ah ! si j'avais été armée par la nature comme le sont les hommes, que n'aurai-je accompli? J'aurais fait mieux que toi ! J'eusse été bandit ou roi ! -Bandit! s'écria Vautour. -- Ou roi! s'exclama Thérèse. Toi, tu n'es parvenu qu'à faire une bonne d'enfant. Va donc, vieille nourrice sèche à barbe blanche , donner le biberon à la larve humaine qui piaille dans son berceau ! Suprême espoir des Vautour! ... Ah! s'il a de l'âme de sa mère et de l'âme de son père , ce sera un joli spécimen d'homme! Va-t'en !... Va- t'en ! ... Va-t'en , si tu ne veux pas que je t'étouffe ... En aurais-tu moins entendu , si tu m'étouffais ?... Vois donc, je te brave... Prends-moi donc à la gorge... Tu vois , je m'offre à tes doigts crochus ... Tu as peur? Tu es donc un lâche ?... Exécute ta menace si tu es un homme ! ... Tu ne veux pas? Tu frémis ?... Mais ta colère t'accule à te taire , vieille bête !... Ah! pourquoi donc disais-tu que dans tes veines coulait un sang généreux ? Je t'insulte... Je te prédis que ton Jacquot ne vaudra rien qui vaille... Catin' comme sa mère et vil comme son LA MORPHINE 337 père... Étrangle-moi donc ! Tiens , je me sacrifierais même pour un aussi parfait triomphe. J'aurais fait de toi un assassin... Et, pendant que ta bru irait à l'orgie à laquelle, maintenant, elle est irrémédiablement condamnée , toi tu irais porter ton cou de taureau à la lunette de la guillotine. Il y a des clairs de lune blafards pour les vicieuses ; il y a des clairs de lune rouges pour les forbans comme toi ! Eh bien, ta menace est vaine?... Tu te tais ?... Tu ne t'agites pas, grande machine brutale ? Eh bien, je m'en vais, triomphatrice , ivre du dégoût que tu m'inspires, fière de t'avoir ainsi assailli de sarcasme, plus fière encore d'être une femme telle que moi , à force d'être dégoûtée du spectacle quetu m'offres , car, si jamais un être humain, quel qu'il soit, me disait la dixième partie de tout ce que je t'ai lancé dans les oreilles , chez moi, avec l'air de raillerie que j'ai sur le visage, je l'aurais mordu à la gorge et étranglé avec mes dents, comme les chiens, la nuit, étranglent les gueux perdus sur les chemins... Adieu ! adieu ! adieu ! Ma moisson était mûre et ma récolte est faite . Je m'en vais parce que je n'ai plus rien à faucher ici... Il n'y a plus que des chaumes... Elle sortit en riant aux éclats . Ses rires retentirent encore durant tout le temps qu'elle mit à franchir le jardin, de la maison à la grille... Ce fut un roulement de voiture... Le diable s'en allait... Vautour écouta le grondement de la voiture sur la chaussée... Il poussa un gros soupir... Des gouttes de sueur roulaient 338 LA MORPHINE sur son front... Alors , il se dressa . L'homme formidable se redressa ! ... Il comprit qu'il était toujours puissant comme un taureau... Il ne craignit pas d'avoir eu peur. Quelques instants , il réfléchit ; puis , avec une gravité infiniment belle , avec une majesté d'homme sûr d'avoir accompli son devoir, lentement, il prononça ces mots : Vautour, c'est bien. Je te félicite d'avoir su brider ta colère . C'est beau d'être aussi formidable contre soi-même... Mais, Jacquot ! si tu n'avais pas été là ! Si tu n'avais pas existé ! ... - Il sortit du salon en murmurant : Il faut que j'aille l'embrasser, mon petit gars... Je lui dois bien cela! Malgré la confiance qu'elle affectait d'éprouver, malgré la fausse amitié qu'elle lui témoignait sans cesse, Thérèse avait caché à Blanche son dernier projet qui, s'il réussissait, devait être le commencement d'une autre vie. Parmi les débauchés qui fréquentaient sa maison, Thérèse avait été frappée du profond air de tristesse qui rayait de plis indélébiles le visage du comte Noël de la Douzille . Il avait été conduit chez elle et lui avait été présenté par la comtesse de Gouesdres, cette morphinomane et lesbienne qu'un vol de perles commis en son nom chez un bijoutier de la rue de la Paix avait conduite en correctionnelle et qui avait dû son acquittement à l'engagement formel pris par sa mère de désintéresser le bijoutier. Noël de la Douzille traînait lamentablement sa quarantaine , glabre et dis- LA MORPHINE 339 tinguée, aux trousses de la comtesse de Gouesdres. On disait que celle-ci , décidée, enfin, à accepter le divorce que réclamait son mari , avait promis à Noël de la Douzille , ruiné par le jeu, la fête et les vices , de l'épouser. Malgré son conseil judiciaire, elle apportait encore suffisamment de rentes pour séduire ce dernier. Thérèse, aussitôt, avait remarqué l'indifférence du comte Noël pour toutes les insanités commises devant ses yeux; il assistait aux pires orgies, mais de loin ; il ne les partageait pas. Il escortait la comtesse de Gouesdres, c'était tout. Or quelle était la suprême ambition de Thérèse ? Se marier. Il ne fallait pas qu'elle songeât à chercher le mari_ailleurs que dans un monde de tarés . La Douzille marquait beau ; il avait l'aspect des êtres doux ; il serait sa chose ; elle serait la maîtresse . Insensiblement, elle s'approcha du comte. Elle imita sa réserve. Elle se posa en dilettante qui s'amuse à contempler les fous et les folles sans vouloir les imiter dans leur démence. Avec une incontestable habileté, elle détruisit ce que la comtesse de Gouesdres pouvait avoir d'intéressant, malgré qu'elle l'accablat de flatteries ; elle parla d'elle-même en exprimant quel dégoût elle éprouvait de sa vie; elle ne craignit pas de faire sonner le chiffre de ses rentes ; elle fit le plan de l'avenir qui serait le sien château en province, au milieu d'un grand parc, la chasse, le repos, l'oubli du passé, l'oubli de soi-même dans un monde qui l'ignorerait et de qui elle s'efforcerait de rester toujours inconnue ; peut-être arrivele 340 LA MORPHINE rait-elle à associer à cette existence l'existence d'un brave homme, aussi avide qu'elle l'était de tranquillité et de relatif bonheur. Elle parvint à lui inspirer de la répulsion pour celle dont il était le chaperon peu considéré. Elle réussit, surtout, à décider Noël de la Douzille à lui faire visite lorsqu'elle pourrait causer seule avec lui , loin des turpitudes de leurs amis communs . Et, un beau jour, -oh! ce fut très délicatement obtenu la Douzille lui demanda si elle n'accepterait point de réaliser ses ambitions en sa compagnie. Thérèse se tint sur la réserve ; il ne fallait pas qu'elle montrât trop d'empressement afin que Noël manifestât plus de hâte. Il se brouilla avec la comtesse de Gouesdres qui, un après- midi , dans une crise d'excitation morphinique, injuria Thérèse parce qu'elle lui avait volé son ami. Thérèse la pria de sortir de chez elle ; Noël de la Douzille, lui, resta. Ce fut la dernière réception de Thérèse dans son hôtel de verdure de la rue de Lubeck. Et un mois plus tard , l'hôtel était mis en vente. Elle avait acheté, entre Angoulême et Poitiers , un splendide domaine ; Thérèse serait la châtelaine . Avant de quitter Paris , dans la plus stricte intimité, fut célébré le mariage du comte Noël de la Douzille avec Mlle Thérèse Duchemin. Or, un matin, Vautour reçut une lettre du Poitou; l'enveloppe était cachetée de cire sur laquelle une couronne comtale et des LA MORPHINE 341 armes étaient gravées . Il ouvrit l'enveloppe ; la lettre était signée « Comtesse de la Douzille » et contenait simplement ces mots : « Je suis ravie, cher monsieur, de vous << faire part, ainsi qu'à Blanche, votre chère « fille, du bonheur qui persiste à tomber << sur moi. Je vous annonce donc mon << récent mariage avec un des plus nobles << gentilshommes de France. Sijamais vous « passez dans notre pays et si vous avez « le désir de contempler, de vos yeux, la << gentille comtesse que je suis devenue , << vous me ferez le plus grand plaisir et je << vous réserve le meilleur accueil au châ- << teau. N'oubliez pas d'embrasser cette << pauvre Blanche pour moi, ainsi que le << Jacquot que vous adorez, et recevez pour << vous, cher monsieur, l'expression de mes << plus doux souvenirs » . Le vice triomphe ! dit Vautour. O justice humaine ! ... O justice de Dieu ! En sera-t-il donc toujours ainsi ? Pauvre vieux Vautour ! Mais oui, il en est toujours ainsi ; la bonté, la noblesse des sentiments , la pureté du cœur servent de litière au vice, souverain maître du monde. L'épine se replie pour étouffer la fleur ; la mauvaise herbe pousse vigoureuse pour étreindre le froment et coucher ses épis sur le sol ; l'émouchet atteint le plus haut du ciel pour fondre sur le nid d'alouettes que son regard perçant a découvert et se repaître des petits vêtus à peine de leurs premières plumes ; le bandit, par une nuit profonde et tandis que le vent ploie les 342 LA MORPHINE arbres qui geignent, attend sur la route le passant qui, joyeux, pense à sa famille , aux baisers qui l'accueilleront, aux cris de joie qui salueront son retour au foyer... Il tonne... des nuées opaques courent dans le ciel insondable... des éclairs éblouissants rayent l'amoncellement des nues ; soudain, en même temps qu'un éclair fulgurant incendie la nuit, un épouvantable coup de tonnerre retentit... le voyageur tombe, la foudre l'a tué... ; et, de là-bas, de l'arbre derrière lequel il était caché comme un fauve à l'affût , le bandit apparaît, accourt, il se baisse, le couteau à la main, il vide les poches du malheureux... il ferme son cou- teau inutile et le rentre afin de fouiller mieux à son aise... et il s'en va , en sifflant , en souriant, regardant avec impudence le ciel dans lequel les éclairs brillent et le tonnerre roule avec fracas... ; le foyer, là-bas , attendra dans l'anxiété , toute la nuit et aussi le lendemain , jusqu'à l'heure où , sur une charrette, on ramènera le corps carbonisé... O Dieu juste, pourquoi celui-ci ?... Qu'avait-il fait ?... Est- ce que tes mains qui manient les foudres célestes sont aveugles ? Sont-elles méchantes ? Est-ce une incompréhensible leçon ? Ou bien , Dieu ! es- tu le complice des crimes qui rougissent les poignards assassins ?... Pauvre vieux Vautour !... Ne pense pas, ne réfléchis pas, ne blasphème pas c'est toujours ainsi que les événements s'accomplissent. La vertu est une faiblesse, l'honnêteté est un mensonge ; le vol et le crime sont les meilleurs moyens LA MORPHINE 343 de parvenir. Ne te fais pas aimer ; fais-toi craindre. Ne t'apitoie pas sur le malheureux qui tremble et supplie, mais frappe à tour de bras . On te salue avec soumission ; détourne la tête avec insolence. C'est le plus rapide chemin de gagner l'admiration et l'estime de tes semblables . Si tu ne fais pas cela, si tu te condamnes à rester bon, doux, probe, vertueux, fier, loyal, si tu persistes à te griser du mot honneur que tu as gravé sur ton front, si tu refuses d'être un coquin, on t'accusera de lâcheté ou d'imbécillité . L'ignominie est une parure ; le vice coud du galon ; l'abjection tisse une renommée qui n'est pas toujours vaine. Quels espoirs fondes-tu sur la simplicité et la noblesse de ton âme ?... Vieille bête ! ô vieille bête ! que fais-tu , là, des heures, en contemplation devant l'être chétif que tu as adopté et à qui tu apprends à compter, à qui tu enseignes l'écriture , dans la mémoire duquel tu burines, à force de patience, des lois humaines et généreuses ? Pourquoi fatigues-tu ton corps qui se plie vers le sol où tu plantes des arbres dont tu ne verras peut-être pas les feuilles , où tu greffes des rosiers dont tu ne verras pas les premiers boutons, ou tu sèmes des gazons qui ne seront jamais pour toi des pelouses? Pourquoi ne t'ensevelis-tu pas dans le suaire riant de l'égoïsme ? Pourquoi ne te contentes-tu pas de jouir, pleinement, des heures qui te restent à vivre ? Pourquoi tant d'inquiétudes ? Pourquoi nete moquestu pas de tout ? Aurais- tu la naïveté, vieux bonhomme sublime et sot , de croire encore 344 LA MORPHINE dans les promesses des livres saints qui réservent au juste la récompense d'un paradis indéfini , que personne n'a jamais vu, que nul n'a jamais décrit, où ton âme rayonnera dans la personne d'un ange chéri de Dieu ? Crois-tu aux ailes blanches des anges ? Crois-tu aux fleurs immortelles du jardin des délices éternelles ? Crois-tu seulement dans l'existence de ton âme? L'as-tu sentie ? A-t-elle parlé ? As-tu foi dans le rayonnement des archanges assis à la droite de Dieu? Les as-tu entrevus, armés du glaive flamboyant, le front serein , les yeux clairs , la bouche grave ?... Prends garde, vieux fou ! Si l'on te trompait ?... Si l'on t'avait menti ?... As-tu songé aux déceptions qui te sont réservées ? As-tu seulement l'idée des regrets inutiles que tu ressentirais ? Oh! croire en Dieu !... Cher vieux fou, tu le veux ?... Mais , alors , Vautour, qui n'avait rien dit , qui n'avait pas fait un seul mouvement, laissa tomber ces mots de sa gorge brûlante d'inquiétude : -Si je ne crois pas en Dieu, je crois dans ma conscience et dans ma propre volonté. J'aime mieux être une bête qui lèche qu'une bête qui mord... C'était la fin du printemps. Le mois de mai s'achevait dans une débauche de fleurs . L'air sentait bon. On aurait dit qu'il contenait encore les parfums des lilas défleuris pourtant. Où vont les senteurs des fleurs mortes? Blanche, depuis quelques semaines, a repris son aspect de jeunesse ; malgré la LA MORPHINE 345 robe de deuil, son visage n'est pas trop pâli . Elle accourt, tenant Jacquot par la main. Ils ont joué à cache- cache à travers les arbustes des massifs . Lorsque Jacquot voit son grand-père, il abandonne la main de sa mère et vient de toute la force de ses petites jambes se précipiter dans ses bras . Le vieillard s'empare du petit , l'enveloppe de ses grands bras, le serre contre son cœur, puis l'emporte vers le tableau noir dressé sur un chevalet, sous le gros marronnier qui donne le plus d'ombre. C'est l'heure de la leçon quotidienne. Grand-père va jouer au maître d'école . Il pose ses lunettes sur son nez... Deux et deux ? dit- il. Quatre, répond Jacquot Dix et dix? Vingt, répond Jacquot. Pendant ce temps-là , Blanche est seule. Elle est allée s'asseoir, là - bas, au fond du jardin, sur le banc qu'affectionnait Raoul et où il a vécu ses derniers jours . Elle pense. Elle rève. Un puissant ennui l'accable. Les jours lui semblent démesurément longs ; les nuits sont pour elle bien plus longues encore. C'est en vain qu'elle essaie d'intéresser son esprit à la lecture des livres à la mode, que les journaux, chaque matin, annoncent comme des chefs- d'oeuvre ; les romans l'ennuient parce qu'ils ne lui donnent pas l'expression de la vie , parce qu'ils ont été écrits par des gens qui n'ont pas souffert et n'ont pas vécu . Elle s'ennuie. Malgré qu'elle s'en défende , elle se sent devenir la proie d'un irrésistible éner- 346 LA MORPHINE vement. Elle devine qu'elle marche à la neurasthénie. Son fils qui pourrait la consoler ne lui appartient plus . Vautour l'a pris, et s'il la garde, elle , c'est par charité . Il ne lui parle que pour dire des banalitės ; il ne lui fait pas partager les joies que Jacquot lui procure. Il a dit qu'il retirait l'enfant à la mère indigne ; et, parce qu'elle se sent indigne, elle n'a pas osé protester. Elle souffre sans souffrir assez pour pleurer. Elle est la proie du silence. Elle est la volontaire recluse de ce jardin qui a été si longtemps la prison de Raoul . Elle ne veut pas encore franchir la porte du jardin. Elle a peur de rencontrer, là , sur l'avenue, soit un homme, soit une femme qui fut complice des orgies que présidait et qu'organisait Thérèse. A-t-elle des regrets ? Elle revoit, souvent, devant ses yeux qui fixent le gazon des pelouses , défiler les fous et les folles dans des enlacements insensés, ivres de baisers, ivres de vins , surexcités par l'éther ou la morphine….. Ah ! la morphine !….. La morphine, c'est une petite seringue qui donne le bonheur... C'était si amusant dans ce temps-là ! Elle voudrait sourire au souvenir des lèvres qui se traînaient sur son corps dévêtu . Elle a une très vague impression du mal bienheureux que procure une morsure d'amant... Ah ! les flots de volupté qui roulaient sur elle et la roulaient dans le spasme sublime ! Ah ! les sanglots éperdus qui contractaient sa gorge tandis qu'elle se tordait dans des jouissances qui la faisaient crier à la mort! Ah! aussi , et surtout peut-être , les enlacements bizarres LA MORPHINE 349 et pervers de bras doux et parfumés qu'elle ne connaissait pas toujours et qui la ravissaient d'extase !... Blanche frissonne ; ses yeux se sont ombrés d'une fugitive beatitude, un rapide frémissement a secoué ses reins , un désir de caresse la pénètre, elle voudrait se donner, elle voudrait s'offrir , et, soudain , énervée, ne pouvant plus tenir en place, ne pouvant plus résister au besoin mystérieux qui l'envahit, pour quelques minutes, elle quitte le banc où, tout à l'heure , elle re- viendra s'asseoir, et monte s'enfermer dans sa chambre... Elle reparaît, Blanche ; ses paupières sont cernées , la bouche est plus rouge , le visage est coloré d'une mystérieuse fièvre . Lentement, avec une sorte de paresse angoissante, elle regagne le banc où , seule, elle est toujours assise ; elle ouvre un livre n'importe où, ses yeux lisent n'importe quoi , sa pensée vagabonde sans qu'elle sache où... et, quand on vient la prévenir que « Madame est servie et que Monsieur l'attend pour se mettre à table » , elle se lève, et marche vers la maison. Durant une longue demi-heure, elle sera en face de Vautour qui s'amusera, lui , à faire manger Jacquot et lui enseignera déjà comment un garçon qui va bientôt avoir cinq ans doit se tenir à table. Vautour est effroyable de froideur et de mépris ; cependant, elle ne le hait pas. Elle veut qu'il ait raison. Elle l'aime moins qu'elle l'admire. Il lui fait peur. Sans cesse Blanche rumine toutes sortes 20 350 LA MORPHINE de projets. Le temps qui passe ne la console pas. C'est que l'été vient ! Moins de bruits qu'auparavant pénètrent dans le jardin qui devient de plus en plus un jardin de couvent où ne survivrait plus qu'une seule religieuse. Depuis des jours et des nuits , elle souffre d'un mal étrange qu'elle ne peut pas s'expliquer à elle-mème. Ça la tient partout, dans la tête , dans les membres, dans le corps. En vain s'est-elle efforcée d'avoir des penséesjoyeuses ; en vain a-t-elle voulu faire passer devant ses yeux le défilé des débauches d'autrefois ; en vain a-t- elle caressé ses seins , si blancs, si fermes, où les roses ont pâli n'ayant plus de baisers ; en vain a-t-elle promene ses mains sur le satin de ses bras et de ses épaules qui n'ont plus, depuis longtemps , aucune trace de morsures voluptueuses. Rien n'est venu. Le silence de la vie a plongé dans le marasme ses sens , lassés d'avoir appelé inutilement de vrais plaisirs . Ils semblent énervés des joies factices que procurèrent de maladives caresses. Ils dorment, les sens de cette jeune femme si belle et vibrante, qui n'a plus d'amour et qui s'attriste de plus en plus dans le linceul de sa robe noire de veuve . C'est la nuit. Dans la petite maison , tout le monde est endormi. Seule , elle veille . Elle s'est levée ; elle allume une lampe. Elle est nue. Dans une glace, elle regarde sur ses bras et sur ses cuisses quelques taches brunes arrondies , les unes à côté des autres. Ces taches brunes qui ne veulent pas LA MORPHINE 351 . disparaître marquent les places des piqûres de morphine. Depuis la mort de Raoul, elle n'a pas ouvert même la petite trousse qui contient la seringue et le fameux flacon vide dans lequel Raoul a pris sa dernière injection. Là, dans un tiroir, toujours fermé à clé, dans un tiroir de son armoire, il y a cette trousse. Là, également, se trouve le flacon plein de solution de morphine que Vautour alla chercher... le fameux soir... Tremblante, ayant conscience qu'elle va mal faire , sentant qu'elle accomplit une mauvaise action , ayant même envie de pleurer parce qu'elle ment à des serments qu'elle avait juré de respecter, elle ouvre le tiroir, prend la seringue, puis le flacon, les pose sur la table, laisse la lampe allumée, et regagne son lit où elle se couche : La tête sur l'oreiller, elle fixe la seringue Pravaz et le flacon de morphine. Si je m'endors, pense-t-elle , je ne me piquerai pas. Mais, si je ne dors pas... tant pis ! A distance, l'instrument et le poison semblent la fasciner ; elle s'en grise ; elle subit la puissance formidable qui s'en dégage. Ils sont l'oubli , ils sont la joie, ils sont le repos, ils sont le sommeil ... Ah! dormir !... oui , fermer les yeux pour tout de bon, ne plus penser à rien, ne plus être à la merci des hallucinations maladives, n'avoir plus de désirs... Ah ! tout... mais que cette chair repose, enfin ! ... Ils sont là... non pas à portée de sa main... C'est là-bas, sur la table. Pour les saisir, il 352 LA MORPHINE faut plus qu'un mouvement; il est nécessaire qu'elle se déplace tout entière, qu'elle se lève, qu'elle marche... Elle ferme les yeux, elle les garde longtemps fermės, mais , à travers ses paupières , elle voit tout de même la seringue et le flacon de morphine. Elle sent bien, sans doute, que ce sont des ennemis ; elle comprend tout le danger qui la menace... Un instant, elle a envie de bondir hors du lit, de saisir le poison et le bijou qui le fait pénétrer sous la peau, de tout jeter par la fenêtre sur le perron de pierre où ils se briseront... Ah ! fuir cette tentation ... Elle ne veut pas bondir hors du lit... Elle veut s'endormir... Elle croit que le sommeil vient... Comme elle est sage dans son immobilité! comme elle est belle dans sa fièvre inclémente ! ... Elle entr'ouvre ses paupières, l'éclat de ses yeux glisse entre les cils , on dirait de minuscules clairs de lune... -Je ne peux pas dormir, murmure-t-elle.. Ce n'est pas ma faute... Je l'ai dit... Et puisque je ne peux plus dormir... Et puisque je souffre... Où donc ai-je du mal ?... Par- tout... Elle saisit fébrilement la seringue , elle débouche le flacon ... Cinq centigrammes ! ... Elle pose un pied sur une chaise, elle se penche, et sur le côté de la cuisse, là où sont restées les traces des piqûres passées , elle pince la peau, la soulève, enfonce l'aiguille , fait une grimace à la passagère douleur éprouvée, donne l'injection ... Immėdiatement, ses yeux s'illuminent d'un feu nouveau... Un immense bien-être envahit tout LA MORPHINE 353 son corps... Ses douleurs disparaissent... Elle sourit... Elle se croit heureuse ! ... Elle se dit heureuse... Et elle est certaine qu'elle dormira, tout à l'heure , dès qu'elle sera couchée, dès que la lampe sera éteinte... Elle monte au lit, dispose l'oreiller pour une longue nuit de repos, éteint la lampe, pousse un soupir de satisfaction, et aussitôt elle s'endort. O morphine ! Effroyable poison ! ... Douce chimère ! Divin mensonge ! ... Omorphine !... Et c'était le commencement d'une fin lamentable ; c'était le premier coup de pioche qui heurte les murs destinés à ne devenir qu'un monceau de pierres informes ; c'était la menace qui ne pardonne pas à la beauté qui promettait tant ; c'était une goutte de bonheur d'où devait naître le fatal désastre. Pauvre Blanche ! aujourd'hui , c'était pour dormir ; demain, encore, ce sera pour dormir; puis, ce sera pour ne plus souffrir ; puis, ce sera encore pour rêver ; puis, enfin , ce sera sans motif, sans raison... Ce sera parce que tu seras une morphinomane, et qu'une morphinomane est l'esclave du poison-dieu. Et, comme Raoul, plus tard, tute réfugieras sur le banc du jardin , là-bas , dans l'ombre et le silence , pour y cuver ton ivresse lamentable, comme une loque qui attend, espère et redoute le spasme qui t'emportera. Car, maintenant , tu es la possédée. Ah ! pourquoi donc est- il revenu le souvenir de ce poison ? Pourquoi te l'a-t- on fait connaître, ce poison?... Pourquoi , ses bienfaits , ses illusions de bienfaits, les connais-tu ?... Abandonnée à ton vice , avec 354 LA MORPHINE l'indifférence qui sera observée autour de toi, tu es condamnée à la déchéance ! Hier, tu étais une jolie femme et tu rêvais d'amour! Hier, tu maudissais ce mari incapable de te bercer dans ses bras ! Hier, tu étais la débauchée insatiable et tu donnais tes chairs à mordre, à baiser, sans regarder quelles dents mordaient ou quelles lèvres baisaient ! Hier, tu étais une femme qui pouvait espérer encore dans la clémence de l'avenir... Maintenant tu n'es plus qu'une morphinomane vouée à l'hébétude en attendant l'idiotie ou la folie ; tu n'es plus rien , presque plus rien ; tu fais partie d'une trinité méprisable et triste , la seringue , la morphine et toi ! Pauvre Blanche ! Et tu fus une femme... Et tu n'as pas attendu ton épanouissement ! ... Tu meurs à la vie ! Tu te voles aux réelles joies de la vie... Et tu n'as pas trente ans ! ... X Maintenant, Jacques , tu es un homme. Seize ans! J'ai eu seize ans aussi, moi, mon petit. Et, aujourd'hui même, tu m'as souhaité le soixante- seizième anniversaire de ma naissance ! Soixante-seize ! Je dois , n'est-ce pas, te paraître bien vieux ! Je suis si blanc Mon corps est voûté……. J'ai l'air de promener un dome sur mes épaules ... Ma parole! Je suis gai aujourd'hui , et je me sens une âme d'enfant ! Dame! ce n'est pas étonnant, petit... J'ai seize ans... comme disaient, autrefois, les vieilles gens qui trouvaient que soixante- seize était trop difficile à dire... Tu ne saurais deviner combien je suis heureux ! Je suis si fier de toi...! Tu entres dans la vie , j'en sortirai bientôt... Oh! ce sera avec regret, va, mon petit, parce que j'aurais voulu que mes yeux qui sont devenus gris te suivissent longtemps….. Comme tu es beau! Comme tu es fort !... Tes bras sont déjà musclés comme ceux des dieux de marbre que nous ont laissés 356 LA MORPHINE les antiques. Ah ! j'ai voulu fermement que tu sois armé pour la vie , vois-tu ? Quandun homme est robuste et qu'il a du cœur, il peut conquérir le monde. Tu es orgueilleux, il faudra que tu respectes , toujours , le sentiment d'orgueil qui est en toi ; un homme qui n'a pas d'orgueil est destiné à commettre les pires bassesses et à subir les plus viles blessures. N'oublie jamais que le premier devoir humain, c'est là clémence et la bonté ; mais ne sois jamais faible . Quiconque te frappera, frappe-le deux fois ; ensuite, pardonne et aide. Quiconque te fera du bien méritera que tu lui rendes trois fois le bien que tu auras reçu de lui ; puis , n'oublie jamais un bienfait a sa place, éternellement, dans la mémoire. Sache encore que ceux qui ne se vengent pas du mal qui leur est fait sont également incapables d'avoir de la reconnaissance envers ceuxlà même à qui ils devraient la vie. N'aie jamais de rancunes ; cela avilit l'esprit et le cœur; règle tes comptes immédiatement. Fais le bien avec modération ; n'accomplis jamais le mal pour le seul plaisir de l'accomplir. Sois brave, mais sois prudent ; la témérité est un vice qui n'est souvent qu'une lâcheté . Rien au monde ne doit être plus précieux que la vie ; ne la gaspille pas en vain ; non plus, n'en sois pas avare. La vie est une table bien servie où chacun est invité ; ne te prive pas, n'abuse pas . Il faudra sans cesse que tu saches que tu es Français ; la France est le plus beau, le plus noble, le plus riche et le plus généreux pays de l'Univers . Je t'engage à connaître LA MORPHINE 357 ton pays ; si je n'étais aussi vieux, si je n'avais pas conscience que je ne suis plus bon qu'à rester à la niche , je t'aurais accompagné partout, nous aurions visité ensemble les belles villes et les somptueuses campagnes de France. Tu partiras seul... Tu feras seul ce voyage... C'est par là qu'il faut commencer, Jacques, parce que, plus tard , n'importe où tu pourras aller, tu pourras dire ce pays n'est pas aussi beau que ma France ; mais , pour cela, il est indispensable que tu ne te fies pas seulement aux livres . Vois toi-même et vois bien. Les hommes de mon temps , dès qu'ils avaient ton âge, partaient sur le tour de France ; quelques écus en poche, un baluchon au bout d'un bâton, ils marchaient, des années entières , le long des routes. Ils apprenaient à estimer leur pays et ils étaient bien obligés de l'aimer, eux, quand ils le connaissaient...! Plus tard, ceux de l'âge de ton défunt père , ne nous valurent pas , parce qu'ils étaient nés ou avaient grandi dans une période de tristesse et de deuil . A cinq ans, ils n'osaient pas jouer aux billes ; à dix ans , ils ne savaient pas rire ; à vingt ans, ils ne surent pas aimer; plus tard, ils ne surent pas vivre. Nous avions eu à supporter l'horreur d'une guerre terrible ; la France avait été vaincue on l'avait trahie . Car, Jacques, à moins qu'elle ne soit lâchement trahie , la France ne peut pas être vaincue ! Ces fils de la défaite, comprends bien, sucèrent un lait amer, un lait douloureux, un lait de honte ; le vainqueur avait pris deux provinces et exigé des milliards ; 358 LA MORPHINE nous étions devenus pauvres ; nous étions meurtris... Il fallut trente ans pour que les plaies se cicatrisassent, mais, quand même, il en restait toujours la marque. Ces enfants , en devenant des hommes, furent de mauvais hommes ; ils n'eurent jamais en eux la confiance que possèdent seuls ceux qui sentent qu'ils sont forts . C'est qu'ils étaient réel ement faibles. Tout le pays avait été malade... Ah! que la convalescence fut longue! « C'est fini, toi et ceux de ton âge, voilà la couche nouvelle ! Vous êtes l'espoir de l'avenir ! Vous êtes vigoureux et vaillants ! L'orgueil étincelle dans vos yeux. La foi en vous illumine vos fronts et fait battre vos cœurs. L'herbe a repoussé où les Barbares avaient passé, traînant l'incendie et le pillage à leurs trousses. Les villes se sont rebâties. Les rues se peuplent de statues de héros . L'enthousiasme chante. La France est redevenue la France ! Gamins de seize ans, hommes de demain, vous portez la France dans vos mains et dans vos cœurs, et ce beau pays de gloire et de splendeur, d'art et de liberté, est votre chose, est votre bien, parce que c'est vous-mêmes qui êtes ses défenseurs, son soutien, son piedestal, sa fortune. C'est votre sang reconstitué , tout le sang qui coule dans toutes les veines des hommes et des femmes -comme les fleuves, les rivières et les ruisseaux qui mugissent, chantent ou gazouillent entre leurs rives verdoyantes -oui, tout le sang de votre chair frissonnante constitue l'orgueil et la vraie richesse de la France. Reste un Français , partout, toujours ! Cependant, n'oublie pas, LA MORPHINE 359 Jacques, que tu es un homme et qu'il y a des devoirs à remplir envers l'humanité tout entière. Les races humaines qui peuplent le globe, pour être ennemies souvent, n'en sont pas moins des sœurs entre elles . Ouvre ton cœur et ton cerveau aux larges conceptions des philosophes qui tenteront d'abolir les inimitiés entre les peuples les plus contraires il y a des utopies qui sont absurdes, un temps, et qui sont belles, un autre temps, lorsqu'on parvient, peu à peu, après de louables et inlassables efforts, à les amener plus près de la vérité, c'està-dire plus près de la réalisation . D'utopies insensées , dignes de fous , sont nées souvent les plus grandes choses, les plus sages, les plus nobles ! Chaque soir, avant de t'endormir, donne quelques minutes de pensée à toi-même et cherche comment tu pourras devenir, le lendemain, meilleur que la veille . Tu es déjà savant ; toutefois , ne manque pas une occasion de t'instruire . Écoute les hommes qui parlent avec intelligence ; écoute aussi les sots : c'est le seul moyen d'apprendre à distinguer les uns des autres . Sois ambitieux, sans t'abaisser jusqu'à l'envie . Sois honnête, sans sacrifier jamais tes intérêts et tes droits. << En tous lieux, en toutes circonstances , sois respectueux de la femme ; chaque femme est l'image d'une mère ou d'une sœur. Sois vertueux sans pruderie hypocrite. Use de ta jeunesse quand ta jeunesse réclamera de l'amour, mais ne sois pas pervers . Fuis les débauchés qui sont tous méprisables, parce que les débauchés sont, le plus souvent, 360 LA MORPHINE malgré qu'ils soutiennent le contraire, des impuissants. En somme, sois un homme vrai, sincère, loyal, travailleur , honnête, bon, généreux, fier, ferme et fort. Interroge toujours ta conscience avant toute action. Ne rends jamais le bien pour le mal ; sois reconnaissant à qui t'aidera. Sois de ta race, sois homme de France. Produis pour ton pays à qui tu dois une somme de toi-même. Ne sois jamais un paresseux, car tu serais un parasite Celui qui ne produit pas , quoi qu'il produise, est un inutile qui mange un pain auquel il n'a pas droit; il vole l'humanité . >> A ces mots, Vautour se leva ; Jacques , aussi, se mit debout. Sur le visage du jeune homme, se dessinait une expression nouvelle ; dans son regard, il y eut une subite clarté , grave et riante ; il fronça les sourcils et sa bouche eut un sourire . - Père, dit-il , j'ai compris . Alors, Vautour passa son bras sous le bras droit de son fils : Viens, murmura-t-il , mon fils . Après quelques pas, ils s'arrêtèrent. Ce marronnier, dit Vautour, je l'ai planté quand tu n'avais qu'un an. Vois comme il est venu ! Il te ressemble, il est fort comme toi. ✔―lls allèrent plus loin : Tu ne te souviens plus du temps où tu te roulais sur la pelouse, là , au milieu... Non, répondit Jacques... Cependant, je me rappelle très bien d'y avoir couru, à LA MORPHINE 361 cheval ; c'était un cheval qui avait des roues... Il était blanc ... Ici , reprit Vautour, j'avais dressé un tableau noir sur un chevalet ; je t'y enseignais à écrire, à compter, à lire... Là- bas , ce banc... -- Le banc où maman aimait à s'asseoir... murmuraJacques... Et celui où j'aime à me reposer... Ce banc te reverra, plus tard , quand tu voudras penser à nous. A ton tour, tu y viendras seul. On a toujours été seul sur ce banc . Pauvre maman ! gémit Jacques qui baissa le front pour cacher une larme que sa volonté ne put retenir. - Lève la tête, mon garçon ! Lève la tête ! ... Un homme doit toujours lever la tête, quand un souvenir de sa mère le fait pleurer. Pleure, pleure, mon enfant! Ces larmeslà me sont la douce garantie que tu pleureras sur moi, aussi, plus tard. Aux doux souvenirs, aux tendres souvenirs , sois assez fort pour ne pas avoir honte de l'émotion qui étreint ton cœur. Une mère mérite toujours qu'on la pleure , petit ! Mais, c'est assez : je suis heureux de l'épreuve. Ne continuons pas davantage le pèlerinage….. D'ailleurs ... écoute... C'est une voiture ... c'est une voiture qui s'arrête à la porte... La voix de Vautour tremblait. Il eut un haut-le-corps qui fit vibrer toute sa carcasse fatiguée par les ans... C'estune voiture , en effet, dit Jacquot, un omnibus de chemin de fer... On doit s'être trompé... 362 LA MORPHINE Non, mon fils , non, on ne s'est pas trompé. Elle est bien pour chez nous... Il prit Jacques dans ses bras et l'embrassa avec une tendresse infinie : Petit, voilà ma dernière leçon : je ne veux pas que tu grandisses au contact de ma décrépitude ; maintenant, je ne puis plus te servir à rien . Prends ton vol ! Fais comme l'oiseau qui abandonne son nid et sa mère, dès qu'il a des plumes assez fortes pour le porter, dès qu'il n'a plus besoin de la becquée maternelle. Tu es prêt pour la liberté . Si j'agissais autrement, si je te gardais près de moi, je ne serais qu'un vieillard égoïste. Et je veux que tu m'aimes... Il resserra l'étreinte , et ses lèvres sur le front de Jacques , il dit encore: Depuis plusieurs semaines, j'ai préparé moi-même ton voyage. Ta malle est faite. Tu peux te fier à moi ; ne l'ouvre qu'à la première étape . Mes vieilles mains tremblantes ont arrangé tout ce qu'elle contient, le mieux qu'elles ont pu. Le grand-père a voulu jouer à la mère... j'ai fait de mon mieux, mon enfant ! J'ai, encore, rempli de billets un portefeuille ; il est dans une poche de ton manteau, je l'y ai glissé tout à l'heure... Maintenant, si tu veux faire un grand plaisir à ton vieux grand-père, pense à lui écrire, souvent... Pour commencer, mon petit, je t'engage à parcourir la Touraine, c'est le coeur de la France. Jacques, infiniment ému , sanglotait. Ne pleure pas, petit... Aie pitié de moi, ne pleure pas, pas encore... LA MORPHINE 363 La malle était chargée sur la voiture ; une vieille domestique s'était approchée, tenant d'une main un joli sac de voyage neuf, et portant sur un bras le manteau de Jacques. Cher enfant ... cher enfant... Je t'attendrai , l'an prochain... , dans un an juste... Je veux vivre encore un an pour que tu me souhaites encore cet anniversaire -là ... Alors, tu seras un homme, tu auras grandi, tu seras plus beau ... Tu pourras t'envoler pour tout de bon à travers le monde... Et moi, alors, heureux, fier , assez vieux, cette fois , je pourrai mourir ... Ce fut un long baiser . Le vieillard ne pleurait pas, son petit-fils ne pleurait plus. L'un partait pour la vie ; l'autre avait une année pour creuser sa tombe. Un fouillis de grelots... un bruit de roues, des chevaux qui démarrent... un coup de fouet... L'oiseau s'envolait. Alors, lentement, ne retenant plus ses larmes , Jacques Vautour alla s'asseoir, làbas, sur le banc, dans l'ombre ... Il y demeura, solitaire , jusqu'à la fin du jour, jusqu'à ce que le soleil , un large et puissant soleil de juin, s'inclinât sous l'horizon ; puis, lentement toujours , il dirigea ses pas vers la maison. Sur le seuil, un instant, il s'arrêta ; et, à mivoix, il prononça, comme une prière : -Puisse-t-il devenir l'Homme ! Pourvu que ce soit un Homme, malgré le sang qui coule dans ses veines , malgré le sang qu'il a hérité de ceux qui l'ont engendré !... Moi, j'ai accompli mon devoir... 12854. - L.-impr. réun. , rue Saint-Benoit , 7. — MOTTEROz, dir. wwwww ...
PQ 2235 .D68 .M68 La morphine :
C.1
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3 6105 036 466 907
DATE DUE
DEC 30 1981
PQ
2235
DE
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