La Morphine (Victorien Du Saussay novel)  

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"Il paraît, on m'a dit, qu'il est impossible, soi-même, de résister à la morphine..."--La Morphine (1906) by Victorien Du Saussay

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La Morphine (1906) is a novel by French writer Victorien Du Saussay published by Albert Méricant and illustrated by Manuel Orazi.

Full text

LES FIÈVRES HUMAINES

La Morphine

I

Le 15 décembre.

Parmi les voyageurs du train transatlantique débarqués à la gare Saint- Lazare, dans la cohue du bruit et des gens, un homme de haute taille , robuste quoique déjà vieux, se fait remarquer par cette laideur caractéristique que mettent certaines souffrances sur les visages . Il est seul. Il est tranquille, patient, dans la tourmente de vie qui s'agite autour de lui . Quoiqu'il ne soit attendu de personne, il semble chercher quelqu'un . Dans l'immense Salle des Pas-Perdus, il va , il vient, sans but. C'est l'heure où se vide Paris, où tous ceux qui sont las s'en vont jusqu'au nid de repos , la journée faite . Et cette houle humaine, en quelques instants , a effacé la trace, un moment laissée par le passage de ces étran- 6 LA MORPHINE gers venus de si loin , qu'un grand navire apporta, que quelques wagons emprisonnèrent et qui se sont égarés ou s'évanouiront dans la bizarre confusion de la Ville, de Paris, de ce monde infernal et sublime où les frissons sont plus puissants qu'ailleurs, où les enthousiasmes sont plus violents , les désespoirs plus effroyables que dans n'importe quelle cité humaine. L'homme gagne la rue. Dans l'air , la neige tourbillonne ; à ses pieds , la boue ; les lumières font miroiter cette boue comme si elle se taillait en facettes de pierres précieuses ; des milliers de pieds pataugent dans l'ordure, et cette ordure est faite de la fébrile activité d'un peuple : c'est son déchet. L'homme s'enveloppe de son manteau ; il se redresse; il aspire l'atmosphère neuve ; il regarde avec des yeux éblouis et désenchantés ; sa bouche dessine un rictus ; ses membres tremblent comme si son âme était effrayée , comme si ses yeux plongeaient dans un enfer. Et, comme une machine, il se met en mouvement ; il marche, il marche; il entre dans la Ville. Sait-il où il va? Il avance comme s'il connaissait son chemin ; et, pourtant, tout lui est étranger, tout lui est inconnu. Nulle maison ne lui rappelle un souvenir ; nul visage ne réveille dans sa mémoire un visage ami. Guidé par l'instinct, peut-être gagne-t-il le nid auquel toute bête a droit? Il s'enfonce, de plus en plus , dans la confusion des choses et des êtres , dans la LA MORPHINE 7 neige qui tombe, dans la boue qui gît, dans le grouillement qui ne se lasse jamais , dans l'énervante agitation des rues qui ne veulent pas dormir ; il s'enfonce au cœur de la cité exaspérante, froid, calme, tragique, grand comme un fantôme . Paris s'amuse. Noël ! Noël ! Des groupes joyeux chantent des cantiques ; on dirait que ce sont des chansons à boire. Bien que ce soit le milieu de la nuit, tout le monde veille : Minuit, chrétien ! ... Minuit, chrétien ! ... Il est né, le divin enfant ! ... Ce sont des chansons de rues. Ailleurs, dans les églises , les cantiques s'envolent avec l'accompagnement des orgues ; ici , ils jaillissent d'éclats de rire , odieux comme des blasphèmes. Dans les maisons, c'est la fête ! On célèbre la naissance du Sauveur par des ripailles . L'ivresse fait qu'on se souvient des poésies pieuses. Le Seigneur est né! On se roule dans l'orgie. Minuit, chrétien ! ... Minuit, chrétien ! ... Les bouches se rougissent de désirs et de vins . Minuit, chrétien ! ... Minuit, chrétien ! ... Ce sont des voix de femmes ! Ceux qui passent, par hasard , dans la 8 LA MORPHINE petite rue d'Offémont, lèvent la tête vers des fenêtres étincelantes de lumière d'où s'échappent des cris et des chants . Minuit, chrétien , c'est l'heure solennelle !... Des femmes en toilettes de bal, la gorge nue, les bras nus, apparaissent... Elles valsent et chantent. Et d'un piano descendent les notes d'une bouffonnerie divine ; c'est le cantique déformé ; on en a fait un air de danse. Comme tous ces gens s'amusent ! Tout à coup, un homme, l'étranger, entre dans cette maison. Sa présence est une inquiétude immédiate . On l'observe comme un intrus qu'on n'ose pas mettre à la porte. Il est si grand ! ... Il est si vaste ! ... Il est si triste ! ... Je crois bien que c'est à mon tour de chanter! crie- t-il. Tous les yeux sont sur lui . La porte l'encadre, il paraît plus formidable encore. Minuit, chrétien, c'est l'heure solennelle ! ... C'est une voix énorme et presque monstrueuse ; on dirait que cette voix est sortie d'une caverne. - Il faut chanter en choeur ! crie-t- il encore. Est-ce que je vous fais peur? Une vieille dame fait un pas vers l'inconnu : Monsieur, dit- elle , qui êtes-vous? nous ne vous connaissons pas... ― Vous ne me connaissez pas ! ... Vous ne me reconnaissez pas ! ... LA MORPHINE 9 Il hésite un instant ; puis, il s'avance vers celle qui lui a demandé son nom : - - Jacques Vautour. T'en souviens-tu ? Vautour! gémit la vieille femme. - C'est moi. Il gagne un fauteuil . - Laissez-moi m'asseoir, dit-il , car je suis las . Autour de lui trois jeunes femmes, élégantes et belles, se sont approchées. Elles le contemplent avec stupéfaction . Jacques Vautour leur sourit , et il murmure : - Je vous reconnais. Il prend la main de celle qui s'est le plus rapprochée : - C'est toi, Jacqueline, mon aînée, ton nom rappelle le mien..., Jacques ... Déjà, dans ce temps-là , tu étais blonde. Il se détourne vers une grande jeune femme qui le regarde avec une sorte de terreur : ― Antoinette, c'est toi , dit- il encore . On disait que tu me ressemblais... Vous étiez si petites, toutes les deux ! ... Je vous faisais sauter sur mes genoux... Vous tiriez ma barbe... Je vous gâtais bien... Je vous aimais tant! Après un long moment de silence durant lequel les yeux se sont interrogés et se sont répondus : ― Oui, je vois, on ne fait pas un bon accueil au revenant ! J'arrive de trop loin . J'ai couru trop longtemps ... Faut- il que je m'en aille ?... Et j'ai si peur qu'on ne me dise : « Reste » . Je tombe mal : j'interromps 10 LA MORPHINE une fête . On célébrait la naissance de Jésus ; il faudrait célébrer la résurrection d'un mari et d'un père... Je suis le mal venu. Il baisse la tête, ses yeux fixent le tapis , il apparaît, accroupi dans son fauteuil comme un géant qui n'en peut plus . Enfin , avec effort, il relève son front. Il fait sa voix plus ferme , plus nette , plus vraie ; il semble qu'il veut encore lutter. - Eh bien ! pourquoi ne chante-t-on plus? Je ne veux pas arrêter votre joie ! ... Voyons, je mérite mieux que votre silence ! C'est moi, Jacques Vautour... Soudain, celle des trois jeunes femmes, la plus fine, la plus blonde, celle à qui Vautour n'a rien dit jette ces mots en s'efforçant pour rire : - Vous voyez bien que c'est un vieux fou! Cet homme, on ne le connaît pas... Sa plaisanterie devient trop longue... Il faut appeler les agents ! Je vous dis que c'est un vieux fou ! Jacques Vautour regarde celle qui vient de l'appeler « vieux fou », mais ses yeux passent sans s'arrêter. Ils se posent sur ceux de sa femme : -EtRaoul?demande-t-il . Pourquoi n'estil pas avec vous ? On ne lui répond pas . Et le vieux vagabond, encore, abaisse la tête . t-il. J'ai mal choisi mon heure, murmureOn s'est écarté de lui . Il est seul sur son fauteuil ; les quelques pas qui le séparent de ceux qui sont les siens, lui apparaissent LA MORPHINE 11 comme une étendue sans bornes ; il se sent au milieu d'un désert. Pourquoi donc est- il revenu? Triste héros d'un temps lointain, pourquoi a-t-il voulu revivre ? Quel impérieux besoin lui commanda cette réapparition dans un monde où il est plus étranger que chez les étrangers d'où il vient ? Vingt ans d'absence... Comme vingt ans creusent profondément une tombe ! Sans doute, il eût mieux valu qu'il continuât à rester mort. Dans la rue, des hommes et des femmes chantent et rient . C'est un éclair de joie qui ne trouble pas son âme désemparée ; c'est un parfum léger de folie ..., une brise l'emporte. Quel lugubre réveillon ! - Eh bien ? dit-il en se mettant debout, que faites-vous de moi? Vous ne dites rien ?... Alors , je reste. Ici , c'est chez moi. Ces mots font tressaillir les femmes . ― Demain vous direz à Raoul que moi, son père, je suis là. Je vous parlerai de moi, je vous conterai mon histoire, je vous demanderai la vôtre, et puis , on verra... Les femmes causent entre elles , à voix basse. Leurs visages sont soucieux et craintifs . La mère est plus inquiète, comme si elle redoutait de rendre des comptes à celui qu'elle avait oublié et que, jadis, elle avait aimé. Est-ce que ses filles vont la laisser seule avec le revenant? Que dira- t- il ? Que demandera-t-il , s'il reste seul avec elle? - En tout cas, moi, je m'en vais , prononce celle , si blonde et si jolie , qui, tout à l'heure , avait dit « c'est un vieux fou >». Dans un bruissement de dentelles et de 12 LA MORPHINE soie, sans adieu, elle s'éloigne comme un bel oiseau effarouché qui, malgré son orgueil , avoue une indéfinissable peur. Minuit, chrétien, c'est l'heure solennelle Où l'Homme- Dieu descendit jusqu'à nous ! Elle chante, dehors, à présent, pour oublier un moment de terreur. Quelle est cette femme? demande Jacques Vautour . C'est Thérèse , dit Jacqueline. C'est notre sœur. Ah! oui, je sais ... Jacques Vautour se secoue comme un fauve, et allant vers sa femme : - Quelle surprenante histoire, ma pauvre Louise ! dit-il . Commetout cela est étrange ! Comment nous sera-t-il possible de redevenir, vis-à-vis l'un de l'autre , pareils à des gens ordinaires ? Voyons, toi , tu sais, tu n'as aucun doute... Malgré qu'une autre existence et qu'une autre vie se soient inter- calées dans notre vie et notre existence à nous, malgré vingt ans, plus de vingt ans même, tu es forcée de retrouver, en moi , l'homme des premiers jours . Oh! sans doute, tes reproches seront grands... Quand tu sauras tout, tu me maudiras..., et moi, au contraire, je n'aurai qu'à te louer... N'est- ce pas ? cette Thérèse, ta fille, la sœur de nos enfants , c'est un cadeau d'amour. - On t'avait dit mort, tout le monde te croyait mort, et je me suis remariée, dit Louise. J'étais seule, j'avais trois en- LA MORPHINE 13 fants ... Un homme m'a offert son appui, je l'ai accepté . Il m'a donné un quatrième enfant. - -- Et lui ? demande Jacques Vautour . Je suis veuve depuis cinq ans. Je sais cela... On me l'avait dit... Qui était- il? ― Il était bon, il était faible . J'ai presque été heureuse... Plus tard, si tu le veux, je te parlerai de lui , afin que tu comprennes bien des choses que tu ignores... des choses que tu sauras... la vie , pour les femmes, est une lutte incessante... ― la Mais, interrompt Jacques Vautour, vie fut plutôt généreuse pour vous, si j'en crois mes yeux . La maison est luxueuse ! C'estpresque un palais, ici ! Vous êtes vêtues de dentelles ! Je souris de mes angoisses : je craignais tant de vous retrouver misérables. Jacqueline est superbe ; Antoinette est délicieuse ! Si j'osais, je serais fier d'avoir de telles filles ! Mais , je vous le dis , je suis las ; depuis dixjours , j'ai courų Paris dans tous les sens afin de vous rejoindre. Il a fallu remonter si loin ! Partout où je m'adressais vous n'aviez laissé que de vagues souvenirs . Je désespérais de vous revoir jamais... Le hasard m'a aidé . Je suis avec vous. Oh ! Paris , quelle mer effroyable! Les rues sont autant de vagues qui roulent à l'infini... Tout s'y engloutit et s'y perd. Depuis dix jours , c'est insensé ce que j'ai vu! Mon pauvre cœur éperdu de tendresse s'est bien des fois soulevé de dégoût. Chacun de mes pas heurta le mensonge ou le vice, la vilenie ou la cupidité . Les mirages 14 LA MORPHINE momentanés s'effondraient sous de cruelles désillusions . J'ai vu des hommes qui mendiaient ; j'ai vu des femmes qui se prostituaient pour un morceau de pain ; j'ai vu des enfants déguenillés qui pleuraient, grelottant de froid. A travers toutes ces misères, des splendeurs éclaboussaient avec insolence, sans jeter un regard de pitié à tous ces deuils épars sur les chemins. Où étiezvous?... Qu'étiez-vous devenus ?... Je cherchais dans la fange, et c'est ici que je vous atteins . Mais , à présent, je suis là. Vous n'êtes plus seules . Vautour est revenu. Je vous ressaisis, je vous refais miens... Ah! je vous le dis, j'ai appris, je sais presque tout... J'ai rougi de honte... J'ai failli m'enfuir encore. Mes filles ... Jacqueline, Antoinette, mes petites , mes enfants, vous ne m'avez pas encore embrassé ! Vous ne vous souvenez plus de vos chansons d'enfants . C'est moi qui vous les appris , pourtant ! Votre mère vous enseignait les prières ... Nous avions chacun notre rôle. Et j'arrive pendant une nuit de fête , ma présence interrompt vos rires . Tout le monde est devenu triste à l'apparition du vieux prodigue, et vous ne me demandez pas si j'ai assez souffert pour avoir expié tous mes crimes , toutes mes fautes , toutes mes erreurs ? C'est la nuit du réveillon ! ... Nous ne réveillonnerons pas, nous. Jacqueline , Antoinette , venez embrasser votre père. Les deux jeunes femmes tremblent, mais obéissent; Vautour les prend dans ses bras, il les enferme contre sa poitrine , contre son cœur, et, lentement, pieusement, il met un LA MORPHINE 15 baiser sur les fronts pâles qui se tendent vers ces lèvres qui n'ont pas baisé depuis vingt ans. Quand il eut achevé son étreinte : Maintenant, il faut aller dormir... Allez dormir, mes filles ... Subjuguées, dominées , elles se retirent, comme autrefois, toutes petites , elles devaient le faire après le baiser paternel du soir. Quand il est seul avec sa femme : -- Eh bien ! Louise, dit- il , c'est tout ce que tu as pu faire de tes filles ? Louise incline sa tête grise, penchée devant l'homme, terrorisée par cette voix qui exige qu'on lui réponde. t- elle . - Ce n'est pas de ma faute , murmureAlors, puisque ce n'est pas de ta faute , c'est bien, dit Jacques Vautour. S'il est encore temps, dès demain nous rebâtirons. A ton tour, va dormir. Moi, je n'ai pas besoin d'un lit. Il montre de sa main le tapis : - Je dormirai là . Louise, comme ses filles , obéit. Seul, il reste , debout, comme un géant dans un salon de poupées ; il ricane ; puis, quand il a épuisé son rire, près de la cheminée où fument quelques charbons, il se laisse tomber à genoux, et, longtemps , il sanglote comme un damné. De gros hoquets secouent cette immense carcasse, aplatie sur elle-même, repliée en elle-même, torturée d'épouvantables re- mords et de hontes indicibles . Il sanglote, 16 LA MORPHINE désespérément ! Son regard s'appuie sur la cendre fumante du foyer ; ce lui est une image de toutes ses illusions échappées , envolées, enfuies à jamais. N'avait-il donc pas prévu, avant de se mettre en route, ce qui l'attendait au foyer abandonné ? Jusquelà , il avait donc ignoré la vie ? Quelles folles idées avait-il des femmes ? Et pourquoi cette Louise, sa Louise, aurait-elle été l'exception. La femme, incommensurable faiblesse, faible en sa raison , faible en ses passions, plus faible encore en ses sens malades, est l'éternelle irresponsable à laquelle nul ne doit demander des comptes ! Dans la tourmente, elle est la proie du tourbillon qui la balance ; sublime loque vibrante, elle suit la poussée sans penser même qu'il soit possible de lui résister ; et lorsque tout est fini, lorsque la tempête de la vie s'apaise, oh ! femme, ce n'est jamais qu'une toute petite chose misérable qui tombe, on ne sait d'où , meurtrie, brisée, palpitante , presque morte. Est-ce que Jacques Vautour, ressuscité après vingt ans de mort, a droit à des regrets ? Oserait-il prétendre à de la haine ? Qu'est-il ? Qu'a-t-il fait? Comme père, il est déchu. Comme maître, il n'a rien accompli. C'est un paria de la famille ! Quel est donc cet être qui revient, aujourd'hui, trop vieux, dans une maison qu'il n'a pas bâtie , dans une atmosphère où il n'a apporté aucun molécule? Il voudrait juger ! ... Les siens ont été plus généreux envers lui, puisqu'ils ne lui ont rien demandé.


LA MORPHINE 19 Jamais Jacques Vautour ne s'est apparu à lui-même plus petit. Il n'a plus d'orgueil assez pour se pouvoir mépriser ; mais il se plaint, mais il gémit. Sa Jacqueline, son Antoinette... Dans sa démence, il croyait les retrouver toutes petites ; il se figurait revoir deux mignonnes poupées bėgayantes, deux petites choses innocentes, telles qu'il les avait laissées ... Il avait pu vieillir ; il n'avait pas conçu que ses filles eussent pu grandir. Antoinette, Jacqueline, deux grandes jeunes femmes, achevées en beauté, coquettes et gracieuses , n'étaient plus les enfants d'autrefois . Tandis qu'il avait couru le monde, tandis qu'il avait usé ses ans à combattre pour la fortune sous tous les cieux, peu à peu, à l'ombre de Paris , dans l'atmosphère spéciale de la Ville d'Enfer, comme grandissent les plantes vivaces, comme fleurissent les roses , ces deux filles s'étaient épanouies en grâce harmonieuse, parfumées de vices et d'ignominies. Oui, là, c'était un centre de débauches. Deux filles se prostituaient sous la tutelle de leur mère. Les anges d'autrefois n'étaient plus que des démons. Satan les avait baisées aux lèvres . Pour son baiser paternel, était-il certain même que leur front fût chaste? A cette pensée, sa bouche eut comme une nausée de dégoût. Mais il eut honte d'être aussi implacable ; il préféra revenir sur luimême ; puisqu'il voulait maudire , il valait mieux qu'il fût, lui , le maudit. Il acheva la nuit en pensées graves et stériles . Le petit jour le surprit dans la même attitude accablée. Rien n'était changé 20 LA MORPHINE autour de lui , ni en lui-même ; seule, la fumée légère ne montait plus, comme la veille, dans le foyer ; c'était encore chose défunte . De bonne heure, Louise, sa femme, ouvrit doucement la porte. Elle, non plus, n'avait pu dormir. L'espace d'une nuit avait suffi à mettre sur son visage un aspect de vieillesse nouvelle. Ils se regardèrent, leurs yeux n'étaient pas cruels ; ils se rapprochèrent, ils ne se sentaient pas ennemis. - — Louise, dit Vautour, crois- tu que je ne reviens pas trop tard ? Est- ce qu'il est irréparable, tout le mal accompli ? - Je ne sais pas, balbutia la femme. - C'est vrai, reprit Vautour, tu ne peux pas savoir : on ne sait jamais, quand une créature tombe, jusqu'où elle peut tomber. Mais , n'est-ce pas ? tù ne refuses pas de me prêter ton concours pour tenter leur sauvetage ? Nos filles sont bien plus à toi qu'elles ne sont miennes ! ... Tu dois les aimer bien plus que je les aime. Leur affection pour toi est immense, sans doute ! Dis-moi, du moins, est- il possible d'espérer? - Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne sais pas... Ils étaient debout, au milieu du salon, et ni l'un ni l'autre n'osaient se regarder. On aurait dit qu'un choc irrésistible avait courbé leur front vers la terre et qu'ils ne pouvaient plus le relever ; ils étaient pareils à deux bêtes qui n'en peuvent plus et qui ne savent de quel côté viendra le secours attendu. Enfin, après un moment de silence, LA MORPHINE 21 Jacques Vautour redressa sa taille avec effort et dit : - Louise, parle... dis- moi_tout ce qui s'est passé depuis vingt ans . Dis- moi tout. Je parlerai à mon tour. Je devine que nous devrons avoir pitié l'un de l'autre . Alors, la femme commença sa longue et banale histoire : - Tu t'en souviens , dit-elle , bien que tu ne fusses plus jeune, malgré moi , malgré tes enfants, malgré que nous eussions tous besoin de toi , quand éclata la guerre maudite, tu résolus de partir... Ni mes pleurs , ni mes supplications ne t'arrêtèrent... Je ne sais quelle folie , alors , te possédait... Tu nous dis adieu... Longtemps, je t'ai attendu. Je voulais espérer que tu reviendrais... Puis, un jour, lasse d'attendre et d'espérer en vain, écœurée par la misère , ne sachant même plus comment donner du pain aux petits , je finis par croire à tout ce qui se disait autour de moi : Tu étais mort, on ne te reverrait plus . Quand toutes les détresses de la vie s'unissent à toutes les détresses du cœur, il ne reste guère de forces pour lutter. Je me sentis vaincue, et, avec les autres, je dis que la guerre t'avait pris . Les enfants, ils étaient si petits , ne parlaient plus de toi . Ils t'avaient oublié. Tu comprends, les petites mémoires des enfants ne peuvent pas contenir trop de choses. Et puis, moi, je n'évoquais guère ton souvenir, de peur de leur faire de la peine ; il faut protéger les sensibilités des tout petits enfants. Or, plus de trois ans après ton adieu, un jour, quelqu'un, à quije 22 LA MORPHINE plaisais et qui paraissait aimer les bambins, me proposa le mariage. Il fit pour moi les démarches nécessaires . Au ministère de la Guerre on te donna comme disparu, mort... J'étais à bout de ressources... Je suis devenue Madame Duchemin. Madame Duchemin... mumure Jacques Vautour. - Un an après ce mariage j'eus une fille , Thérèse. Hier, tu l'as vue, elle était avec nous, tu sais bien, elle est partie... Duchemin aima autant tes enfants que sa fille ; il était bon. Il gagnait bien sa vie. Nous étions tous heureux à cause de lui. Un soir, il rentra à la maison et dit qu'il était un peu malade. C'était un bourreau de soi-même... Il refusa de se soigner... II mourut, huit jours plus tard . Encore, j'étais veuve. Pendant deux ans nous vécûmes, les quatre enfants et moi, en vendant, peu à peu, tout ce qui était à la maison. Et Raoul? s'écrie Jacques Vautour. Raoul, depuis la mort de Duchemin, restait très peu avec nous; malgré tous mes efforts, je ne pus le décider à ce qu'il nous fût utile, en ce temps-là ... Ce fut Therèse qui commença... Elle n'avait guère que seize ans... Que veux-tu ?... Je la maudis, je l'insultai ... Il m'était inutile de la chasser de la maison... elle était venue me dire qu'elle n'habiterait plus avec nous. Un homme, très riche, avait remarqué sa jeune beauté, il s'en était épris ... Thérèse l'avait écouté... Il promettait presque une fortune... Les conseils d'une mère sont de bien faibles arguments dans de pareilles LA MORPHINE 23 circonstances. Un peu plus tard, en cachette, Jacqueline et Antoinette allèrent voir leur sœur. Je ne sais pas au juste ce qu'elles dirent ensemble, mais elles ne rentrèrent pas, une nuit... L'exemple de la sœur plus jeune avait suffi à entraîner les aînées . Dans tout cela , j'étais vaincue. Je n'eus pas le courage de les abandonner tout à fait... et le moral des créatures les plus honnêtes est si susceptible de trans- formations ! J'en arrivai presque, quelques semaines plus tard, à les approuver de leur mauvaise conduite. Aujourd'hui, le luxe dont je jouis me paraît être une récompense méritée. Quand on est vieille , on a plus besoin de bien-être et de repos ... on subit plus aisément la destinée... on s'inquiète moins des préjugés….. on ne pense presque plus qu'il existe des hontes lorsqu'on s'aperçoit qu'à leur ombre la vie est un semblant de bonheur. --- Alors , ici , chez qui suis-je ? Nous sommes chez nos filles , répond Louise. -C'est tout? demande encore Vautour. C'est tout. Et Raoul? Tu oublies de me parler de mon fils ... - Ton fils... c'est l'aîné, tu le sais, il a trente ans aujourd'hui. Il est marié. Même il a un fils à son tour. Je l'ai vu quelques fois, son enfant... Eh bien! dis... tu hésites... qu'y at-il ?... J'aime mieux que tu te rendes compte toi-même de ce qu'il y a. Vois-tu , moi, je 24 LA MORPHINE suis restée une femme simple. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas... Si tu veux, nous irons ensemble le voir... - Soit ! dit Jacques Vautour, nous irons le voir aujourd'hui. L'un et l'autre avaient repris la pose passive, les fronts baissés. - — Et toi , demande Louise, qu'as-tu fait ? D'où viens-tu ? Pourquoi es-tu resté mort si longtemps ? Autrefois, tu m'aimais ... Pourquoi n'as-tu pas eu pitié de moi ?... - C'est vrai, dit l'homme, j'aurais dû te prévenir que j'existais encore. Il songea un instant, puis, la voix devenue subitement plus grave, il reprit : xde Je ne sais pas si je dois te raconter tout cela. D'ailleurs , maintenant, je ne comprends plus moi-même les motifs qui me firent agir. Je fus une girouette non pensante, une feuille qu'un grand vent emporte... Cependant, ce qu'il me faut, avant tout, c'est ton pardon et ta pitié... Il vaut mieux que je te dise tout. Ce sera un peu long; asseyons-nous. Écoute bien, et tâche de comprendre, car, jamais plus, tu m'entends ! jamais plus je ne recommencerai le récit de ces vingt années- là . L'homme tout ému et la femme toute tremblante se rapprochèrent l'un de l'autre sur le canapé où ils s'étaient assis. Leurs regards s'échangeaient avec une douce tendresse. Vieux tous les deux, ils semblaient se souvenir de leur jeunesse, eux qui n'avaient pas vieilli ensemble. Toutes sortes de souvenirs paraissaient miroiter sur leurs fronts, et, d'avance, indulgents , ils devaient LA MORPHINE 25 se pardonner pour s'aimer encore un peu. Jacques Vautourcommença ainsi l'histoire de sa vie : Grisé par la folie générale, ne voulant réfléchir à rien, comme tant d'autres , je suivis le grand mouvement d'enthousiasme qui emporta les hommes vers la frontière. C'était la guerre, ce devait être un triomphe !... Ce fut la guerre, ce ne fut qu'une déroute. Grand, vigoureux, on ne s'inquiéta point si j'avais passé l'âge pour faire un bon soldat. On me prit, on me classa dans un régiment... J'arrivais assez tôt pourprendre part aux premières actions . J'étais courageux, presque brave ; je n'eus jamais peur de rien . Donc, à aucun moment, tu ne devras pas soupçonner que j'ai pu me conduire comme un lâche. Cependant, tout de suite, là- bas, j'éprouvai pour ces tueries où j'étais allé de bon gré, un extraordinaire sentiment qui domina ma volonté jusqu'à l'anihiler presque. J'eus beau faire , il me fut impossible de ressaisir cette volonté. Je trouvais odieux ces fusils , ces canons, ces épées , toutes ces armes destinées à tuer des êtres comme moi, des hommes pareils à moi, conduits comme des troupeaux à la boucherie, à la tuerie, sans discernement, sans qu'on leur eût demandé quelle était leur âme. Autant de victimes, autant de bourreaux. Il faut avoir été là, il faut avoir vu cela, pour saisir la monstruosité des guerres . Il faut avoir entendu les balles siffler, la mitraille éclater, les boulets creuser le sol, venus dans un grondement sinistre... Il faut avoir eu sous les yeux des 26 LA MORPHINE monceaux de blessés, des monceaux de cadavres, des tas de chairs pantelantes , hurlantes de douleur, pour concevoir l'atrocité de ces grandes mêlées, où les hommes qui, devant la nature , sont des frères, ne sont plus que des bêtes malfaisantes, quelque chose comme des bandits. Tandis que tout flambe, hurle, éclate , aussi longtemps qu'on est la proie de la confusion de toutes les choses et de tous les êtres, on n'a pas le temps de penser qu'on est devenu fou; comme les autres on grince des dents , on se précipite, on suit la meute dont on est soi-même comme un chien ; et l'on ne voit pas, pas plus qu'on ne les explique, les crimes que l'on commet. Un jour, après un massacre épouvantable , je me perdis à travers un bois où, instinctivement, je me cachai. Je me terrai dans un trou, comme une bête ; au-dessus de ma tête , couvrant le trou, je disposai des branches mortes. Je perçus, pendant des heures, des bruits de pas, des galops de chevaux, des roulements de canons, des commandements, des voix, des cris c'étaient les ennemis qui passaient. A la nuit, le bois redevint silencieux ; quelques oiseaux, insouciants, osèrent chanter; et moi-même, à moitié fou, je parvins à dégourdir mes membres angoissés et à me glisser hors de ma cachette. Je ne pus rien distinguer autour de moi. La nuit était effroyablement noire sous les arbres . C'eût été de la démence que de vouloir marcher à travers ce noir intense qui m'enveloppait. Je m'assis par terre au bord du trou qui m'avait servi de refuge, LA MORPHINE 27 avec la terreur qu'il me servît de tombeau. Et, là, toutes sortes de pensées absorbèrent mon cerveau. Une impitoyable raison combattit l'erreur qui m'avait fait te quitter volontairement, et, malgré mon âge, m'avait engagé à suivre les armées parties en chantant à la conquête de la gloire. La gloire ! Quelle chose vaine ! quelle petite chose ! Est-ce que j'avais besoin de gloire, moi ? Pouvais-je me contenter de ce lampion orgueilleux ? Il m'est impossible de te dire tout ce qui passa dans ma tête. Et puis, qu'importe ! Aujourd'hui cela ne servirait à rien. Sache seulement qu'au matin j'avais résolu, j'avais juré que je ne tiendrais plus , dans mes mains, un fusil destiné à tuer des hommes. L'idée de Patrie s'était évanouie. Il n'y avait plus, en moi, qu'un foyer de générosité, de pitié, de bonté..., ou d'indifférence. D'ailleurs, qu'aurais-je pu faire , même si je n'eusse pas été converti par l'horreur du sang à ma nouvelle volonté ? Les Prussiens étaient devant, les Prussiens étaient derrière ; les armées françaises reculaient... Et je ne voulais pas être un prisonnier. A force de ruses, conduit aussi par l'instinct qui dirige les animaux traqués, je réussis à sortir du cercle qui m'enveloppait. Dès que je me sentis libre, je me souvins , alors, avec plus de terreur des dangers que j'avais courus, des bombes tombées près de moi, des balles qui avaient crié à mes oreilles leurs menaces de mort. Ahnon ! non ! je ne retournerais pas dans cet enfer ! J'avais besoin de vivre ! ... Cependant, un peu plus tard, je compris que je ne 28 LA MORPHINE pouvais plus revenir vers toi . Parce que je m'étais offert, je n'avais plus le droit de me reprendre ! J'avais signé un contrat , je ne le remplissais pas ; je devenais donc un traître , un lâche , un misérable auquel toi- même nepardonnerait pas . Je m'étais enfui, il fallait fuir plus loin. C'est alors que commence ma nouvelle vie ! On m'accepta comme domestique à bord d'un navire qui partait pour l'Amérique. Là, dans la fièvre d'un peuple jeune, toutes sortes d'ambitions m'agitèrent ; les légendes qui couraient sur les fortunes nouvelles m'exaltèrent. Je courus aux affaires, tantôt victorieux, tantôt abattu ; j'échafaudai des trésors qui disparurent aussi vite qu'ils étaient nés. Riche aujourd'hui , gueux le lendemain, c'était la lutte incessante, formidable, qui soulevait à la fois toutes les passions qui peuvent agiter une pensée humaine. Souvent, je songeais à toi , aux petits , aux petits qui allaient devenir grands ; j'imaginais votre misère et votre détresse, abandonnés du seul être qui eût pu vous défendre et vous faire vivre . Mais, toujours, au moment de vous dire que j'existais , j'étais empoigné par la peur d'être maudit de vous. Et puis, toujours , c'était dans les moments où j'étais le plus pauvre que vous envahissiez mon cerveau et mon cœur; c'était aux moments où je sentais le besoin d'un secours, d'une consolation, d'un encouragement que je vous appelais ... Il ne faut pas insulter à cet égoïsme, Louise, il n'est pas aussi laid qu'il le paraît ; et puis , si ma nature est coupable, moi-même je n'y puis rien tout individu est obligé de subir LA MORPHINE 29 sa nature. Les années passèrent, je vous oubliais ; presque dix fois je faillis mourir ; j'ai sur le corps des cicatrices profondes : vingt fois je dus être assassiné ! Là, en ce temps-là, la lutte pour parvenir était inexorable ; les plus entreprenants supprimaient ceux qui les gênaient ! Les plus forts restaient les maîtres. Aujourd'hui, là-bas, comme partout, les choses ont changé : si la lutte est aussi ardente, on a décidé qu'elle serait moins féroce ; avec les gendarmes, on est devenu plus humain... Il fit une pose. « Depuis quelques années, reprit-il , les idées se sont transformées ; de grands progrès se sont accomplis : avant peu, si ce n'est déjà fait , l'humanité entière renoncera aux guerres de sauvages . Seuls les peuples attardés recourront à cet expédient brutal. Aussi, je me sens moins craintif pour t'avouer aujourd'hui ma trahison, mà làcheté, ma fuite d'il y a vingt ans. << Il m'a fallu plus de courage, depuis , durant ces années de travail opiniâtre, qu'il n'en a fallu dans toute une carrière au plus valeureux soldat du monde entier. Je frémis au souvenir des épreuves que le hasard m'imposa. Je ne comprends pas comment j'ai bien pu triompher. »> Il s'arrêta un moment de parler , puis, violemment : Ma parole on dirait que je veux me défendre ! Pourquoi me défendrais -je ? Est-ce que l'on m'accuse ? Il éclata de rire ; ce fut sinistre . Alors, saisissant les mains tremblantes de Louise 30 LA MORPHINE qui l'avait écouté sans oser l'interrompre d'un seul mot : -- Allons ! Je ne demande pas ce que tu penses de tout cela ! D'ailleurs , c'est trop compliqué pour une âme aussi simple que la tienne. J'ai peut- être eu tort de te livrer de pareilles confidences . Pour en arriver à ma philosophie, il faut avoir vécu ce que j'ai vécu. Je dois te paraître absurde ou vil. Tout à coup la porte du salon s'ouvrit et, réveillées avant l'heure habituelle , Antoinette et Jacqueline apparurent . Elles furent surprises de retrouver l'homme de la veille : l'une et l'autre, peut-être, croyaient n'avoir fait qu'un mauvais rêve. Jacques Vautour les considéra un instant. Cet instant suffit à le convaincre lui- même qu'il était redevenu leur père, avec tous les droits que confère ce titre de père. Il alla vers elles qui s'étaient arrêtées sur le seuil, et, l'une après l'autre, il les embrassa. IÍ s'enthousiasma sur leur belle mine, sur leur beauté, leur fraîcheur, la somptuosité de leurs chevelures et l'éclat de leurs yeux. Puis, d'un ton léger, autoritaire pourtant : Aujourd'hui, enfin , dit-il , voilà donc réunie la famille des Vautour ! Il manquait le vieux, le chef; le voici . J'espère que tout le monde voudra être content ! Pour ma part, je suis l'homme le plus heureux de la terre. Si vous saviez, mes enfants, combien j'ai d'ambitions pour vous ! Êtes- vous contentes de retrouver votre père ? - C'est donc vrai ? demanda Jacqueline. C'est vrai , tout à fait vrai , répondit Louise. LA MORPHINE 31 Antoinette et Jacqueline se regardèrent avec inquiétude . L'aspect formidable du nouveau venu semblait menacer leur liberté . Qu'adviendrait-il pour elles avec cet homme? Eurent- elles le sentiment que , majeures , elles étaient libres et qu'elles pouvaient refuser l'autorité, trop tard venue, de ce père qu'elles ne connaissaient pas et dont elles ne se souvenaient plus ? Aujourd'hui, je suis chez vous, je suis chez mes filles , dit Jacques Vautour . Demain, ici, vous serez chez moi . Il faut que tout redevienne en ordre . Il est indispensable que chacun reprenne sa place . Votre mère m'a raconté de quelle manière elle s'est acquittée de sa tutelle ; il me semble qu'il est temps que j'arrive . Oh ! mes chères enfants , ce n'est pas un Croquemitaine qui survient ! Je veux être pour vous le meilleur, le plus dévoué, le plus tendre des pères . Vous mejugerez à l'œuvre. Vous serez contentes . Mais je veux qu'on célèbre mon retour ! Il faut prévenir Raoul que je suis là ; nous allons , tout à l'heure, être tous réunis , comme autrefois ! Je suis ambitieux de bonheur pour le prodiguer fastueusement ! Êtes-vous enchantées de ce cadeau de Noël que vous n'espériez pas ? Si vous pouviez vous souvenir d'autrefois ! ... Hier, je vous le disais , quand vous étiez grandes comme mes deux mains, je vous tenais toutes les deux sur mes genoux... Non , non ! mieux vaut refouler ces sentimentalités puériles ... Je ne vous ferai plus sauter sur mes genoux... Est-ce qu'il souffrit de l'hésitation de ses 32 LA MORPHINE filles qui ne répondaient pas à ses tendresses ? Espérait-il trouver , immédiatement, chez celles issues de son sang, un plus grand élan du cœur , un plus beau geste de la nature ? Plus bas, il reprit : - Vraiment, je suis las . Je ne tiens plus debout. J'avais trop présumé de mes forces... Décidément, il a fallu peu de jours pour que je devienne vieux... Il est vrai que, depuis dix jours, je n'ai pas reposé ; il est vrai que, depuis dix nuits, je n'ai guère dormi... Vagabond torturé par mille soucis, je trébuche en arrivant au port suprême. Il ferma les yeux un instant. Autour de lui, ce fut le silence. Peut-être allait-il dormir, là, dans son fauteuil... Louise, soudain, eut pitié de lui . Elle lui frappa sur l'épaule et, doucement, elle murmura : - Viens , puisque tu es si las ... Jacques Vautour ouvrit les yeux, il hésita à se mettre debout ; puis , son corps immense se redressa et, docilement, il suivit sa femme qui répéta : - Viens te reposer... Tu es si las ! Elle le conduisit dans sa chambre. Elle l'aida à s'étendre sur son lit , elle ferma les volets et les rideaux de la fenêtre et, avant qu'il s'endormit, avant de le laisser seul : Repose, mon pauvre Jacques , dors bien... Je viendrai t'éveiller quand ton fils sera là . Et, pour la première fois, depuis dix jours, l'homme s'engourdit dans un profond sommeil. LA MORPHINE 33 Lorsque Louise, à la fois Mme veuve Duchemin et Mme Jacques Vautour, rejoignit Antoinette et Jacqueline , celles - ci étaient en communication, au téléphone , avec leur sœur Thérèse, la courtisane , la belle et blonde Thérèse de Montespagne. - Viens tout de suite , disait Jacqueline... Il paraît que c'est bien notre père ... Il faut que nous nous entendions ensemble si nous voulons garder intacte notre liberté . Un quart d'heure plus tard , une voiture s'arrêtait rue d'Offémont, devant la porte de l'hôtel , et Thérèse , en robe de matin , couverte d'une chaude fourrure de zibeline, en sortait aussitôt. Ses sœurs et leur mère l'attendaient. Elles la mirent au courant de ce qui s'était passé le matin et lui firent part des prétentions de Jacques Vautour. La mère, elle, garda le silence sur les secrets qu'elle avait reçus . - Et vous ne l'avez pas envoyé promener ! cria Thérèse. Elle s'emporta et , rageusement : - De quel droit vient-il , aujourd'hui , prétendre à votre direction ? Quand un homme s'est aussi peu soucié de sa famille qu'il l'a fait, il a perdu tout son prestige de chef. Il n'y a qu'une chose qu'on lui puisse accorder, c'est l'abri . Maintenant, s'il se permet d'être une gène, on lui montrera la porte. Antoinette et Jacqueline applaudirent au langage de Thérèse ; quant à leur mère, pauvre femme nourrie et entretenue par ses enfants, on ne daigna même pas lui demander son avis. En effet, que pouvait-elle exi- 34 LA MORPHINE ger ? Elle, que serait- elle devenue sans le secours de ces grands oiseaux du vice qui avaient transformé la misère d'autrefois en un luxe splendide ? Elle n'était plus la dirigeante ; elle n'avait plus droit qu'à la pas- sivité. Longtemps, Thérèse développa ses volontés et les imposa autour d'elle. - Nous ne lui céderons en rien . Il est nécessaire qu'aucune de nous ne fléchisse. Il est superbe, ce vieux, qui se souvient que vous existez ! Il a sans doute besoin d'infirmières pour soigner ses infirmités . D'ailleurs, toi, Jacqueline, et toi , Antoinette , vous ne vous appartenez pas. Si vous n'aimez pas vos amants, ceux-ci vous aiment. Tout ce que vous possédez vous vient d'eux. Toute votre aisance, vous la leur devez. De quoi vivrez-vous si le bonhomme leur fait la guerre ? Non, non, c'est impossible ! Et si vous voulez suivre mon conseil, vous ne le garderez pas ici , il n'a rien à faire ici. Il y a des hospices pour les vieillards . Si nous consultions Raoul? proposa Louise , effrayée quand même des propos de Thérèse et plus effrayée encore de l'accueil que les filles de Vautour faisaient à ces propos. Raoul ! quelle plaisanterie ! s'écria Jacqueline. Moins que personne Raoul peut nous servir ! Il ne compte pas. Et puis, au fond, il ne nous aime pas. - Il est jaloux, interrompit Antoinette. Sa femme en a fait notre ennemi ! affirma Jacqueline. - - Notre ennemi, ricana Thérèse, quand


LA MORPHINE 37 il n'a pas besoin d'argent... Il a toujours une crise de pudeur, lorsqu'il a quelques louis en poche. Au contraire, quand il vient mendier ici, il ne pense plus que l'argent qu'il reçoit sent la prostitution . - C'est un malade, mes enfants, dit la mère en baissant la tête . Allons donc, c'est un vicieux, dit Thérèse. Vraiment, je le plains , le père Vautour ! Pas mal de surprises le guettaient. Sa femme ne l'a pas attendu et s'est remariée pour me mettre au monde ; j'ai décidé , ensuite, ses propres filles à me suivre dans la grande noce ; et son fils , qu'il semble tant désirer revoir, à qui , d'avance , il tend les bras, n'est plus qu'un morphinomane imbėcile , marié à une petite bourgeoise sans caractère et sans beauté qui est parvenue à produire un rejeton qui sera pitoyable s'il hérite des vertus du père et de la banalité de la mère. Elle éclata de rire . - Ah! mon bonhomme! tu aurais mieux fait de rester où tu étais ! ... cria- t- elle . Et, là-bas, dans la petite chambre où d'épais rideaux faisaient la nuit, couché sur son lit, dormant, un colosse commençait un rêve Il était dans une petite maison entourée d'un grand jardin ; des fleurs et des fleurs répandaient leur éclat dans la clarté d'un soleil radieux ; de longues et lointaines brises , odorantes et tièdes, passaient surle jardin, au- dessus de la maison, dans les fleurs. Sur le gazon, de tout petits enfants jouaient. Et c'étaient des éclats de rire joyeux... Cachés dans les arbres , les 3 38 LA MORPHINE oiseaux jacassaient entre eux comme pour célébrer le Dieu qui apporte le printemps . Oiseaux, enfants, brises, quels admirables concerts ! quelles délicieuses chansons ! C'était le Paradis du repos , de l'oubli . Et l'homme, étendu sur une natte , à l'ombre, écoutait avec un bonheur calme ces bruits , ces agitations, ces gazouillis de toutes les choses et de tous les êtres vibrants autour de lui. Après tant de voyages, après tant de tourments , c'était la paix ; c'était le petit coin béni où la quiétude demeure et refuse de s'en aller jamais . Cet homme ressemblait, lui , animé, au navire qui a parcouru toutes les mers du monde, qui a été secoué par les pires orages , dont la carcasse a gémi sous la poussée des tempêtes, qui a failli sombrer mille fois dans le mêmejour, et, pourtant, victorieux des éléments, arrive enfin au port de Salut ; il est ancré dans l'eau dormante d'une petite baie aux rives dorées par le sable où le soleil jette ses chauds rayons , ses mâts portent encore des lambeaux de voiles qui sèchent au vent léger ; il est immobile, il est droit, il dort comme un grand oiseau las d'une longue traversée et qui laisse pendre ses ailes lourdes de brouillard et de pluie. Comme c'est bon, le rève bienheureux d'un homme qui n'a pas rêvé depuis longtemps et qui a beaucoup souffert! Dans son cerveau, malgré lui, malgré tout, les illusions renaissent, tout s'apprête à marcher vers l'espérance ; les yeux fixent un horizon très doux, et l'âme se décharge detoutes sortes de rancœurs , de malaises stupides, de dégoûts LA MORPHINE 39 insondables ; l'âme se virginise à nouveau et redevient blanche ; la bouche se referme comme ces fleurs aux corolles trop sensibles qui s'enveloppent sur elles-mêmes dès qu'un mauvais vent souffle, pour s'entr'ouvrir plus fraîches et plus belles dès qu'un bon soleil revient : demême, sa bouche àlui s'entr'ouvre pour un sourire presque enfantin . Comme ils sont doux et bons les naïfs sourires qui passent sur les lèvres des vieillards , le soir d'un beau jour, quand les zéphirs odorants balancent sur le monde leurs ivresses légères, quand ces lèvres s'apprêtent à psalmodier les prières d'antan pour remercier la Nature qui, encore, leur a permis de vivre un jour ! ― C'est que Jacques Vautour a, pendant son sommeil, ah! que l'on va vite à travers les songes ! déjà réalisé lous ses projets. Sans doute, il faut fuir Paris ! II est nécessaire de se réfugier, à cause des siens surtout, à l'abri des orages et des tentations . Oui, il les a emportées, ses filles ; oui, il a pris par la main son fils et le fils de son fils ! C'est la famille. L'aïeul la domine et la guide parce qu'il est bon, parce qu'il aime et parce qu'on l'aime . En lui , il a trouvé une mine inépuisable de tendresses . Son vieux cœur s'éparpille dans toutes les mains comme les pétales des roses, le jour de la Fête-Dieu, lancés par des menottes innocentes, s'éparpillent dans la fumée des encens , sur les marches des reposoirs . Enfin , il a conquis le bonheur et l'a communiqué à tous ceux en qui s'agite un peu de son sang ! 40 LA MORPHINE Hélas ! douloureux rêve, folle fiction , mensonge, erreur, vous faites en peu de temps bien des motifs de détresses nouvelles ! On a cru en vous, onvous a accueillis comme des pressentiments ... Quand le réveil arrive , on ouvre les yeux sur des désastres auxquels on n'avait pas pensé... Chimériques envolées vers un au-delà meilleur, il faut retomber sans cesse dans la vérité . En effet, lorsque Jacques Vautour, étonné d'avoir reposé si longtemps, quitta le lit où il avait vécu son rêve, quand il eut retrouvé dans la pièce voisine sa femme et ses filles qui l'attendaient, prêtes à lutter opiniâtrement contre ses volontés, il mesura, effaré , l'immense distance qui le séparait de la maisonnette enchantée, qui avait dressé son toit d'ardoises orné de girouettes folles dans un beau ciel de calme , au milieu d'un bois candide où ne demeuraient que des petits oiseaux. Il sentit tout le monde hostile autour de lui ; sa femme même le regarda méchamment ; quant à ses filles , elles le défièrent. Assise dans un fauteuil, renversée en arrière , Thérèse l'accueillit par un ricanement, livrant avec impudence des bas de jambes gantées de soie dans le flou de jupons soyeux. Ah! on n'avait pas perdu son temps , pendant que le vieux dormait ! Jacques Vautour ne voulut pas commencer la lutte ; il eut peur d'être vaincu trop vite. - Je voudrais voir Raoul, dit- il . Si tu veux, Louise, nous irons chez lui. LA MORPHINE 41 Mais oui, dit Thérèse à sa mère, il faut le conduire chez Raoul, tout de suite ! Il sera si content de voir son fils, cet homme! Vautour regarda la jeune femme, sans dire un mot, mais ses yeux exprimèrent une telle insolence, un tel mépris que celleci, ne pouvant s'y tromper, s'écria : - - Oh ! vous savez, moi, je n'ai pas peur de vous ! Et vos grands airs ne m'émeuvent point ! Je suis habituée à mener les hommes et je ne subis jamais leur volonté, quelle qu'elle soit ! Je ne suis pas une loque, moi ! Mademoiselle, dit Vautour, vous êtes mon ennemie, et, pourtant, je ne vous connais pas , vous ne m'êtes rien, je ne vous suis rien, je ne vous ai fait aucun mal, et je ne vous menace d'aucune peine ... Pourquoi? J'ai vu, depuis hier, trois fois mes filles ; je les retrouve grandes et belles ; je suis fier, je suis heureux qu'elles soient aussi charmantes ! Elles sont ma consolation. J'avais si peur ! Elles auraient pu souffrir de la vie à cause de moi, par ma faute seule... Eh bien, je suis rassuré sur leur compte... Maintenant, je voudrais voir mon fils... Après un instant de silence : Je le vois, mademoiselle, tout cela ne vous émeut pas, tout cela ne peut émouvoir tout le monde ; j'ai été aussi injuste que vous dans le temps, quand j'avais votre âge; je me suis refusé à descendre vers les grandes émotions de ceux qui pouvaient vivre près de moi ; ce sont les cruautés de la jeunesse. Qui sait ? peut- être, aurez-vous , 42 LA MORPHINE comme moi, et malgré tout, la chance d'avoir des cheveux blancs ! Alors, vous admettrez, en faisant le compte de vos détresses, en dressant le bilan de vos déceptions, en énumérant vos souffrances physiques et morales, vous admettrez qu'il peut être infiniment doux de rentrer dans la chapelle de la famille, de se mêler à ceux dont on peut espérer de l'amour, et , alors , aussi , vous reconnaîtrez que certaines émotions méritent bien qu'on subisse le manque de respect d'une fille telle que vous. Il avait dit cette injure d'une voix calme, sans éclat comme s'il eût eu peur, d'avance, qu'on le punît. Mais, aussitôt, aux regards de défi que lui lança Thérèse, il se dressa , releva la tête , rejeta ses épaules en arrière et il parut si grand et si formidable que son front semblait vouloir escalader un ciel . Et il gronda! Depuis vingt ans j'ai impitoyablement abattu tout ce qui s'est levé devant moi pour me résister. Ne crois pas , toi qui n'es qu'une femme, que je sois déjà devenu impuissant. Je puis être terrible encore ! Regarde. Je briserais tes dents de chienne, si tu essayais de mordre. Les vipères s'écrasent ! Si tu savais, si tu pouvais supposer seulement ce que j'ai dû vaincre, pendant vingt ans, pour revenir jusqu'ici , cette menace seule le ferait trembler. Il se tourna vers sa femme, vers ses filles ; son regard les embrassa toutes et les pos- séda toutes : Ici , je suis le maître par le seul fait LA MORPHINE 43 que je suis revenu . Je vous reprends. Vous êtes à moi. Je veux accomplir, durant ce qui me reste à vivre, tout ce que, pour des motifs qui me regardent seul , je n'ai pas accompli à son heure . Malgré ce que vous êtes devenues , je ne vous méprise pas ; il n'est point de honte qui soit ineffaçable . Je vous purifierai . D'ailleurs , à présent, vous ne devez plus savoir ce que sont les soucis matériels de la vie . Je subviendrai à tout. Si je ne vous ai pas nourries quand vous étiez petites , je vous nourrirai maintenant que vous êtes grandes . ―― Il est bientôt temps ! grinça Thérèse. Tais-toi ! Il est toujours temps de mieux faire. Mais, toi, tu n'as rien à faire ici. Tu n'es pas des nôtres . N'espère aucune complaisance de ma part, ni aucune lâcheté, je te chasserai. Jacques Vautour prit la main de sa femme : - Viens, dit- il doucement, conduis-moi chez notre fils ; nous arriverons chez lui , sans être attendus . Nous le surprendrons , ainsi que je vous surpris , hier . Tu lui diras qu'en moi tu reconnais son père . Ah ! pauvre Louise, comme je veux vous aimer tous, toi, ceux de notre sang, pour réparer mes injustices ! Regarde-moi, observe-moi , je suis le messager du bonheur. J'apporte la révolution dans vos existences , mais c'est afin de les remplir de joie . Viens , Louise, nous rapporterons , tous les deux, les cadeaux de Noël à nos enfants . La mère regarda ses filles comme pour leur demanderun conseil ; celles-ci lui dirent: Va, maman. 44 LA MORPHINE Jacques Vautour et sa femme partirent ; mais le géant, le revenant, ne découvrit pas sous le masque hypocrite de Jacqueline et d'Antoinette le signe de cruauté qui avait accompagné le « Va, maman » qui avait été prononcé. La voiture roula longtemps à travers les avenues et les rues encombrées de passants . Noël, c'est le grand jour de fète de Paris. Les lumières scintillaient dans les glaces comme les étoiles scintillent dans le ciel. On aurait dit que le ciel était descendu sur la Ville . Enfin, ils arrivèrent devant une immense maison, une de ces immenses et laides maisons qui ressemblent à des casernes . Ils montèrent un escalier humide et sombre. Ils frappèrent à une porte derrière laquelle retentissaient les cris d'un enfant qui pleurait. Une jeune femme vint ouvrir. Ils étaient chez Raoul Vautour. Cette jeune femme fut étonnée à la vue de Louise. - Raoul est là , dit-elle . Jacques, d'un coup d'oeil, estima la misère du logis . La femme était presque en haillons ; une atmosphère atroce emplissait la demeure, cette atmosphère que respirent les pauvres qui craignent d'ouvrir les fenêtres de peur que trop de froid n'entre , parce que, dans la cheminée, aucun feu ne flambe . Sur une chaise, les coudes appuyés sur une table, la tête dans ses mains, un homme semblait dormir. Jacques le considéra quelques instants . Cet homme, c'était Raoul. Il paraissait n'avoir rien entendu . Près de lui , sur la table, à côté d'un flacon vide, une LA MORPHINE 45 petite seringue à injection brillait. Honteuse, timide, la femme de Raoul s'empressa de saisir le flacon et la seringue et les cacha . Jacques Vautour avait aussitôt compris : - C'est inutile, dit-il , j'ai vu ... Dans un berceau d'osier, l'enfant pleurait toujours . Jacques Vautour s'approcha du berceau, il prit dans ses grandes mains le petit être , qui, subitement, cessa de se lamenter et arrondit sur le nouveau venu de grands yeux bleus étonnés. Alors , près du berceau , sans dire un mot, Vautours'assit, l'enfant sur ses genoux. Il le baisa au front, dans la soie de ses cheveux blonds, et l'enfant lui sourit, et l'enfant tendit vers son visage ses menoltes potelées et fuselées . Vautour s'inclina un peu plus, des larmes dans les yeux, afin que les petites mains pussent atteindre sa longue barbe blanche ... Sans le savoir, le bébé faisait joujou avec la barbe de grand-père . Alors, celui-ci , tout doucement, sans se rendre compte peut-être même que ses genoux avaient bougé, commençait à bercer l'enfant, et l'enfant riait ; grand-père faisait sauter bébé sur ses genoux. Infiniment ému, grand- père étreignit le petit être dans ses grands bras, sur sa large poitrine ; ses lèvres encore se posèrent sur les cheveux blonds et , la voix étranglée par l'émotion, il murmura, en chantant : Fais dodo, fanfan, petit frère, Fais dodo, tu auras du lolo . Fais dodo, fanfan, petit frère, Ta maman est en haut 46 LA MORPHINE Qui tricote des bas, Ton papa est en bas Et qui fait des gâteaux... Fais dodo, fanfan, petit frère, Fais dodo, tu auras du lolo ... Quand il eut achevé sa chanson , l'enfant dormait et le vieillard pleurait. Jacques Vautour n'essayait pas de cacher son émotion . Et cette émotion, se développant autour de lui , avait gagné la grand'mère et la mère, chacune avait des larmes au bord des yeux. Enfin, il se leva, reposa, maternellement, l'enfant dans son berceau, le couva encore d'un long regard protecteur, et, à sa mère : -Comment l'avez-vous appelé ? demanda-t-il . Jacques, Monsieur, répondit-elle . Vautour sourit . Son fils s'était donc souvenu de lui , puisqu'il avait donné son nom à son enfant ? - Quel âge a-t-il ? demanda-t-il encore. Il aura un an le jour des Rois. Il y eut un long moment de silence . Le vieillard , maintenant, contemplait tristement son fils assoupi, abruti , la tête dans ses mains . Et lui ? fit Jacques Vautour. La jeune femme ne répondit pas . Elle haussa légèrement les épaules , ne trouvant pas de mots pour exprimer sa dé- tresse. ― C'est un triste Noël, pour vous, mes enfants, dit Jacques Vautour. Aujourd'hui, partout, tout s'amuse... Et chez vous, c'est cela... LA MORPHINE 47 Il eut peur de s'attendrir , et secoua son envahissante douleur : Quand il sera sorti de sa torpeur, ditil en désignant son fils , vous lui direz que son père est revenu ... Vous lui direz aussi que, demain, je reviendrai. D'ailleurs , vous ne m'empêcherez pas, n'est-ce pas ? ma bru, de venir, souvent, embrasser mon petit gars ? Oui, je reviendrai demain... Il regarda encore une fois le petit Jacques endormi tout à fait dans le berceau, ses lèvres lui envoyèrent un baiser, et , suivi de Louise, il se dirigea vers la porte. Mais, avant d'en franchir le seuil , un instant il s'arrêta et pour déguiser l'aumône qu'il laissait : 9 Je n'ai pas eu le temps d'acheter des jouets et des bonbons pour notre petit Jacques, dit-il . Je vous en prie, que demain matin , à son réveil , il en trouve, et les plus beaux, sur son berceau ! Le bonhomme Noël, que voulez-vous ? avait fort à faire ! Pour Jacques , il aura été en retard d'un jour... Et dans la main tremblante de sa bellefille , Jacques Vautour mit une poignée d'or. = Blanche ! Raoul... Vas-en chercher... Encore s'écria la jeune femme. Il m'en faut ! ... Tu entends ?... Mais tu sais bien que je n'ai pas d'argent... Ce matin , tu as pris tout ce qui nous restait... Et puis , j'ai quelque chose à te dire... Il y a du nouveau, beaucoup de nouveau... Ça m'est égal ! ... interrompit Raoul. Laisse-moi parler... puisque c'est très sérieux... Voyons, mon cher Raoul... Essaie de me comprendre... Non! non ! et non ! Je ne veux rien entendre avant d'avoir de la morphine... Tiens , je n'en demande pas beaucoup... Tu me donneras ce que tu voudras... --- Je n'en ai pas! Je le sais bien que tu n'en as pas, bien que je ne sois pas très sûr que tu n'en aies pas caché dans quelque coin... Car, plusieurs fois , oh! j'ai fait semblant LA MORPHINE 49 de ne rien voir ! -mais plusieurs fois , tu en as pris dans la bouteille... Si tu en trouves ici... Blanche, allant et venant à travers la chambre, passait près de son mari , quand celui-ci, brusquement, la saisit par sa robe et l'attira vers lui. --- Donne-moi de l'argent, allons ! J'irai chez le pharmacien moi-même. - Je n'en ai pas, te dis-je ! cria-t- elle . Et ça ! dit-il . Hein ! Tu ne peux pas nier que ce soit de l'argent... Il tenait dans sa main la poche de la robe de sa femme. — Tu me fais des cachettes ! ... Tu as tort... Donne... - Jamais de la vie! Blanche avait des sanglots dans la voix. De toutes ses forces, ses mains s'accrochaient au poignet de Raoul, défendant la poignée d'or que Jacques Vautour lui avait donnée « pour acheter le Noël » du petit, qui, réveillé par les éclats de voix, pleurait à présent, dans son berceau. ―― - Enfin ! cria Raoul en se mettant debout, te décideras-tu à me donner cet argent? Je ne veux pas... Non ! non...! Tu ne l'auras pas... Et puis, il n'est pas à moi ... On me l'a confié... Il faudra que je rende des comptes... A qui? A la personne qui me l'a remis... Quelle est cette personne ?... rugit- il . Quelqu'un... Laisse-moi... Sois raisonnable !... supplia-t-elle . ___ - Donne toujours ... On verra après... 50 LA MORPHINE Il voulut mettre sa main dans la poche. Non, non ! Je ne veux pas... - Tu ne veux pas ! Nous allons bien voir qui est le maître ici ! ... Subitement devenu furieux , Raoul étreignit dans ses bras la malheureuse, et lui pliant les reins, la coucha sur le parquet de la chambre. Il se jeta sur elle , il pesa de toutes ses forces sur ses chairs qui palpitaient et souffraient. Et, parce qu'elle se défendait toujours, il l'accabla de coups. Ses poings tombaient sur la face et sur la poitrine sifflante de la pauvre femme qui poussait des hurlements de douleur. Mais, ſui , impitoyable, n'en voulant qu'à cet argent qui allait lui procurer l'abominable poison, n'entendait pas les gémissements et les cris , il ne voyait pas, non plus, les larmes . Ce fut une lutte sauvage et sans merci. Cramponnée de toute la puissance de ses nerfs sur sa petite fortune, elle mordait comme une chienne en furie les mains de Raoul. - - Tu me tueras plutôt ! ... s'écria-t-elle . Eh bien, je te tuerai ! répondit-il . Et la bataille reprit avec un nouvel acharnement. Raoul arrachait la robe par lambeaux. La poitrine de la femme était presque nue. Les jambes maigres frottaient leur nudité sur le parquet et s'y meurtrissaient. Lui, dans sa sauvagerie insensée , ricanait en vomissant des injures . A plaisir, il déchirait la robe ; dans son esprit, il n'avait pas conçu d'autre moyen de venir à bout de la résistance de Blanche. Au bout de quelques minutes, elle fut tout à fait nue , LA MORPHINE 51 dans la misérable chambre sans feu , dans le froid glacial de ce soir de Noël. Ses mains, écorchées, saignantes , n'avaient pas abandonné, cependant, la poche où les pièces d'or étaient enfermées. Echevelée, le visage ruisselant de larmes, la bouche souillée d'écume, les yeux injectés de sang, elle ressemblait à une tigresse qui défend sa proie. Soutenue par une puissance de volonté indomptable, elle faisait face à la brute qui la violentait et s'acharnait impitoyablement à la blesser. Pendant le combat qui , maintenant, était silencieux, le petit Jacques suspendu au bord du berceau poussait des cris déchirants . Il tendait ses petits bras vers sa mère, comme si , dans son instinct naissant, il eût senti qu'elle avait besoin d'être protégée. Hélas ! Soudain , l'enfant poussa un cri plus terrible ct le malheureux tomba sur le parquet. Mue par une émotion indescriptible , Blanche se précipita pour le relever, sans abandonner le trésor qu'elle gardait toujours en ses mains . Raoul en profita. Tandis que d'un bras la mère relevait le petit, il se précipita sur la main qui tenait la poche et l'or, et triompha, enfin , de l'inutile résistance qui lui fut opposée. Blanche était vaincue. Elle s'assit sur une chaise ; elle berça dans ses bras son enfant ; et, longuement, doucement, ses yeux pleurèrent. Raoul, pendant ce temps , prenait tranquillement son chapeau, rajustait tant bien que mal ses vêtements, et sortait, sans dire un mot il allait chercher de la morphine. 52 LA MORPHINE Quelques heures plus tard, quand il rentra, il trouva sa femme couchée; dans le lit , elle avait moins froid ; elle tenait le petit Jacques sur son cœur. Raoul alluma la lampe, regarda à travers la chambre les lambeaux d'étoffe qui avaient été la robe de Blanche et, s'approchant du lit, il murmura, très bas : Blanche! Elle ne répondit pas . Alors , il lui toucha l'épaule et, encore, tout bas , il appela : - Blanche ! - Laisse-moi, dit-elle , tu n'es qu'un misérable ! D'ailleurs , demain... oui , demain, je partirai….. Je ne veux pas vivre plus longtemps avec un homme tel que toi , avec un fou ... - Blanche ! ... murmura-t-il . Laisse-moi... Je ne te connais plus... Je ne veux pas t'entendre... Je ne veux rien entendre... Laisse-moi. Je sais d'avance tout ce que tu voudrais me dire... Cette fois , je ne pardonnerai pas . C'est inutile... Et, puis, Jacques dort. Au moins, tandis qu'il dort, il oublie que lui , non plus, n'a pas dinė... Laisse- nous dormir... C'est vrai , balbutia Raoul... On n'a pas dîné... - Il reprit son chapeau et sortit en disant : Je vais acheter de quoi manger. Il apporta une bouteille de lait, du vin , du pain, de la charcuterie, du charbon . Il alluma le fourneau et fit chauffer le lait. Quand il eut sucré le lait et quand il fut chaud, Raoul s'approcha du lit, et très gentiment, très tendrement, il prit Jacques qui s'éveilla,


LA MORPHINE 55 il l'embrassa avec amour, et lui donna à boire le bon lait sucré, en lui parlant et le câlinant comme pour se faire pardonner la chute du berceau et l'horreur du spectacle qu'il avait imposé à ses yeux innocents . Puis, avec une tendresse aussi simple que sublime, il porta le petit dans son berceau, le coucha comme la meilleure mère aurait couché son fils chéri, l'embrassa sur son front, sur ses yeux et le berça jusqu'à ce qu'il s'endormît. Alors , il revint vers le lit : - Blanche, dit- il , tu dois avoir faim ... Il est grand temps de manger... Ne te dérange pas... je vais apporter la table près de toi . Mange si tu veux, fit Blanche, mange si tu as le cœur de manger ; quant à moi, ce me serait impossible. - Alors , murmura-t-il , puisque tu ne veux pas, moi je ne veux pas non plus. Il se déshabilla lentement, éteignit la lampe et se coucha près de sa femme. Commencement de nuit abominable qui réunissait, presque nus , dans la même couche, deux êtres qui s'étaient battus comme des gueux, comme d'irréconciliables ennemis ! Et ces deux êtres , confondus dans le noir de la nuit, partageaient et mêlaient leur chaleur, se rapprochaient, petit à petit , instinctivement, l'un de l'autre, dans un besoin purement animal de tiédeur plus grande, afin de lutter plus victorieusement contre le froid de cette chambre qui, maintenant que la lampe était éteinte, semblait devenue glaciale. Tout doucement, avec d'infinies précau4 56 LA MORPHINE tions, avide de se faire pardonner, sûr qu'il n'avait pas d'autre moyen de gagner l'excuse souhaitée, Raoul emprisonnait Blanche dans ses bras et, peu à peu, la serrait contre son cœur. Et, elle, courbaturée, lasse , affligée dans son coeur et dans sa chair, anéantie dans une somnolence où s'engourdissaient fatigues et meurtrissures, jouissait, sans qu'elle s'en rendit compte, avec une volupté pure et bienfaisanté, du peu de chaleur qui envahissait son corps et du commencement d'étreinte qui la possédait. Moitié dormant, moitié rêvant, suspendue entre la réalité de ses infortunes et d'illusionnantes espérances , ne sachant peut-être plus si la démence de Raoul n'avait pas été qu'un méchant songe, elle se laissait prendre davantage et permettait aux frissons avant- coureurs du plaisir de glisser au long de sa nervosité complaisante. Et, sans qu'elle se fût donnée, sans qu'elle se fût offerte, elle sentit que son mari s'emparait d'elle , la prenait toute, comme un amant, tandis que les caresses voletaient sur ses seins frémissants, tandis que des baisers s'attachaient sur sa nuque, dans les frisons de ses cheveux. O miracle de l'amour ! O bienfaits du plaisir ! Trésors de la volupté! ... A l'ombre de la couche de misère, soudain , s'était dressée une alcove de dieux. Insensés, oublieux de la vie, l'homme et la femme, liés ensemble par la suprême force de la luxure , se prenaient plus formidablement selon le caprice d'amour, et de leur union montaient des enchantements incomparables, des cris de LA MORPHINE 57 bonheur divins, des sensations magnifiquement belles . Tout à l'heure, c'était le désastre ! ... Maintenant, c'était l'apothéose ! A travers l'opacité des ténèbres se déroulait un cantique d'ivresse . Et peut-être que le chant était plus suavement doux parce que le nid était plus pauvre et plus étroit. Qu'importe, si les membres ont été meurtris ! La puissante sensation filtre à travers les chairs son baume réparateur. Où c'était la douleur, c'est maintenant de la joie! Les bras n'étreignent plus qu'une immense brassée de béatitude infinie . O petite Blanche, si pâle , si faible, si endolorie, dont le corps garde la trace des coups reçus, entrevois-tu, dans ta griserie, la beauté délicate de tes formes émues , la grâce harmonieuse de tes seins ardemment dressés au soleil d'amour? Perdue sous tes cheveux dénouės, ta tête roule dans une mer soyeuse, électriquement agitée, et tu jettes des soupirs d'espoir que nulle inquiétude ne saurait calmer. C'est l'oubli bienfaisant et son cortège reposant d'illusions bienheureuses. Tu vis , tu divagues , tu rêves, et plus que jamais tu te sens prête à traîner leboulet de l'existence si , toujours , de loin en loin , tu dois t'arrêter dans ces sortes de volupté. Tu ne pardonnerais pas les brutalités de l'époux? Ton corps excuse tout. Tu garderais dans ta mémoire l'horreur de ses vices ? Ton cœur a tout oublié. Tu te souviendrais encore qu'il existe un odieux poison qui annihile la volonté de ton Raoul ? Oh ! qu'importe ! puisqu'il a la 58 LA MORPHINE force de te serrer dans une étreinte formidable où tu râles éperdument ! - Près d'eux, toujours , car les cris heureux n'effraient pas les anges - le petit Jacques dormait . Il dormait dans le berceau d'osier, petite chose, vivant fruit d'une nuit d'amour, il dormait et, qui sait ? peut- être achevait-il un doux songe? - -- Blanche ! Mon chéri... Je te demande pardon , dit Raoul dans un baiser. - Tu as été si méchant ! ... murmura Blanche. - Je ne recommencerai plus jamais ... Je te le jure... C'est bien vrai ?….. En auras-tu le courage?... J'essaierai de toute mes forces, dit- il fermement. - Jure-le sur la tête de Jacques, demanda-t- elle . Il jura. Alors , heureuse davantage , elle le couvrit de nouveaux baisers . - J'ai faim, dit- elle encore. Raoul alluma la lampe, et comme des amants en plein amour, ils firent la dînette, au lit ; ils se regardèrent comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps ; ils semblaient l'un et l'autre heureux. Dis-moi, Blanche, fit Raoul, dis-moi qui t'a donné tout cet or, tout cet or que je t'ai pris ?... D'où vient- il ?…... Blanche raconta la visite de Jacques Vautour, son père. --- Oui, dit- elle , ton père que tout le LA MORPHINE 59 monde croyait mort, vit toujours. Il est venu ici , tantôt, conduit par ta mère. Il a vu sans doute notre misère et il en a eu pitié , car, avant de s'en aller, il m'a remis cet or afin que j'achète des jouets de Noël à notre enfant. Il reviendra demain. Mais qu'a- t- il dit en me voyant ? demanda Raoul avec inquiétude. Il t'a longuement observé , il a compris... D'ailleurs , quand il est entré , il y avait près de toi , sur la table, la seringue à morphine et le flacon vide... Je les ai cachés, l'une et l'autre, mais trop tard ... Il avait vu. - ― ― Et il reviendra demain? Oui, demain, affirma Blanche. Qu'a-t-il fait ?... D'où vient- il ? Enfin, il a dit quelque chose ?... Il a pris le petit sur ses genoux, il l'a bien embrassé... Il avait l'air si heureux ! ... Tu n'as pas entendu ?... Il a chanté. Oui , il s'est souvenu d'une vieille berceuse... et c'était si touchant que j'en ai pleuré . Maintenant, il faut dormir, reprit Blanche ; il faut que tu te reposes... il reviendra demain. Raoul garda le silence . Pour la première fois , depuis bien longtemps , le malheureux pensait. Ce retour de Jacques Vautour l'effrayait. L'apparition du père , subitement, venait d'opérer une véritable révolution dans sa machine détraquée . Il n'y avait personne qui pùt contrôler ou juger ses acles ; maintenant, il y aurait un juge qui, de par de vieux droits impérissables, pourrait tout oser contre lui . Et puis, Raoul se souvenait de son père. бо LA MORPHINE Il y avait quelque part, dans sa mémoire, le souvenir d'un géant, d'un colosse, qui avait châtié ses gamineries d'enfant. II n'avait jamais eu peur de sa mère ; il avait toujours tremblé devant son père. N'était-il donc pas un homme, aujourd'hui ? Devait-il accepter de se plier, passivement, sous cette autorité revenue comme par miracle, après vingt ans d'abandon et d'oubli ? - II ne savait pas que ses sœurs s'étaient révoltées ; il sentait , au moins , lui , qu'il courberait la tête . Le lendemain, de bonne heure, Raoul sortit . Quand il rentra, il trouva Blanche qui achevait de mettre autant d'ordre que possible dans le petit logis . Il apportait des jouets pour l'enfant . Son premier geste avait été un geste d'obéissance : le grandpère avait dit qu'il fallait au petit des cadeaux de Noël; tout à l'heure , quand il viendrait, sur le berceau seraient amoncelės de jolis joujoux. Ce lendemain de fête commençait comme un jour de fête . Le déjeuner fut presque un festin . On riait , c'était de la gaîté. Les cloches de Noël vibraient encore pour eux. Un peu de soleil entrait par la fenêtre. Le feu bruissait et chantait dans la cheminée. Une douce tiédeur enveloppait les choses et les êtres ; le petit Jacques riait avec Polichinelle. Et Blanche, cette fois , n'eut pas l'air de s'apercevoir que Raoul, voulant soutenir son esprit paresseux et sa nature épuisée, s'était caché pour se piquer de morphine. Pour la première fois , elle se faisait, secrètement, la complice de son mari. Il ne LA MORPHINE 61 fallait pas, elle ne voulait pas que son père le trouvât dans le même état que la veille . Elle avait éprouvé une si grande honte ! Sans doute, plus tard, elle exigerait qu'il obéît aux promesses qu'il avait faites ; mais, aujourd'hui , non seulement elle n'en demandait pas tant, mais encore elle aurait été capable de l'encourager à satisfaire son vice , s'il n'y avait pensé lui-même. Enfin Jacques Vautour apparut. Que s'était-il donc passé , depuis la veille ? Hier, il était formidable ! Aujourd'hui, sa tête pesait lourdement sur ses épaules énormes, et ces épaules elles-mêmes s'accroupissaient sur son torse avec lassitude ; et ses jambes paraissaient plier sous le poids qu'elles portaient... Il avait suffi d'un seul jour pour qu'un peu de vieillesse victorieuse rapetissât ce géant qui avait résisté à tous les coups du sort, à toutes les émotions du cœur, à toutes les tourmentes de l'esprit. Raoul courut à lui , se précipita dans ses bras et l'embrassa avec tendresse . Jacques Vautour baisa sa belle- fille au front ; ensuite, à petits pas, il s'approcha de Jacques qui, dans son nid d'osier, assis en compagnie d'une poupée de carton, d'un cheval de bois et de Polichinelle, faisait jouer du tambour à un lapin blanc. Il regarda le petit ange, il fut ému de son bonheur et, presque à voix basse, à son fils , il dit : - Je l'embrasserai, tout à l'heure ... Ne troublons point une aussi gentille compagnie... Un grand-père ne vaut pas Polichinelle, à cet âge. 62 LA MORPHINE Il s'assit près du berceau , cependant, posa ses larges mains sur ses genoux, réfléchit un instant , puis , redressant la tète brusquement, songeste familier, son geste d'énergie et de féroce volonté, essayant de sourire, il dit : - Mes enfants, je n'aime pas à raconter mes histoires... Eh bien, oui, j'ai été perdu, mort... ça n'empêche pas que je sois là. J'ai revu la mère, j'ai revu Jacqueline et Antoinette, mes filles... J'ai vu Thérèse, aussi... Vraiment , les surprises ont succédé aux surprises ! Il se mit debout et, la voix presque terrible, il reprit : -Il faut que cela change ! Encore, il se plia et se posa sur sa chaise. -Mes filles ont des amants ; ma femme, qui ne porte plus mon nom, est la proie de ces folles. Oh ! je sais ce qu'elle leur doit... Plus tard... C'est ici que je me plais le mieux. Ses yeux se tournèrent avec une caresse infiniment douce vers le berceau. -Je suis content que vous lui ayiez donné mon nom... Jacques ... J'ai failli avoir une grande émotion . N'est-ce pas, quand on a ěté sevré pendant si longtemps de tout ce qui peut atteindre la sensibilité , il faut peu de chose pour qu'elle vibre ? Pourtant, ici , tout n'est pas brillant. Il y aura beaucoup à faire . Aces mots , Raoul courba la tête. Il y avait beaucoup à faire , ici , il comprenait que c'était de lui qu'il s'agissait seulement. Il éprouva comme un violent sentiment de LA MORPHINE 63 crainte . Il ne doutait pas de ce qu'on allait exiger de lui ... Toutefois , il trembla devant l'apparition de ces exigences , effrayé qu'elles lui soient imposées par cet homme si grand, si fort, qui le dominait formidablement et près duquel il devenait extraordinairement faible et soumis . Raoul , tout à coup, avec la peur, perçut en lui une indéfinissable détresse morale . Il fallait résister à cette détresse . Il n'avait qu'un moyen son poison. Il se leva, il s'éloigna de quelques pas, il se dirigea vers un réduit noir qui servait de débarras. - Où vas-tu ? demanda Vautour. Raoul s'arrêta. Il était pâle . Il ne répondit pas. - Il n'y a pas un quart d'heure que je suis ici, dit Vautour, et, déjà, tu n'en peux plus . Pauvre garçon ! C'est peut-être toi , en somme, qui me donneras le plus de mal. Mais, reprit-il , d'une voix forte , j'accomplirai l'impossible ! Sois tranquille, tout sera fait ! Je te guérirai. Acelte promesse, à cette menace, devant le besoin aussi de son remède terrible, Raoul eut un frisson de rage et d'épouvante. Et, pour la première fois, secrètement, il maudit le retour de celui qui s'emparait avec autant de violence de la direction de sa vie. - Ce matin, dit Vautour, avant de venir ici, je suis allé consulter un médecin. C'est un spécialiste . Il est célèbre, à Paris. Je lui ai parlé de toi . Car , n'est- ce pas, ce n'est pas pour moi que les médecins ont été faits... Il m'a dit des choses épouvantables . 64 LA MORPHINE J'ai vu aussi , chez lui , des choses épouvantables : dans une chambre capitonnée comme un cabanon de fou, un homme de ton âge, lié avec des cordes , comme un bandit, se débattait quand même, aux mains de deux solides gaillards chargés de le veiller... Il poussait des hurlements . Sa bouche bavait... Les yeux sortaient des orbites ... Il râlait comme un damné... Il geignait comme un supplicié ... Il grognait comme une bête... Je te dis cela parce que tu es un homme , parce que je ne veux pas essayer de te tromper sur la vérité de ton triste cas... Ce sera effroyable ! Mais , il n'y a pas d'autre moyen de guérison. La volonté humaine , quelle qu'elle soit , ne saurait résister à la puissance d'un vice tel que le tien. Il faudra que tu te soumettes. Il se soumettra, dit Blanche, dont les yeux eurent un éclair de joie. N'est- ce pas, Raoul , n'est- ce pas que tu feras tout ce qu'on voudra ? Hier , tu as juré sur la tête de ton fils que tu te guérirais ... J'ai confiance en toi ... Que deviendrions- nous ? Elle se tourna vers Vautour : www - Que je vous remercie ! ... Je vous devrai monbonheur... Si vous saviez ! ...Nous avons commencé par être heureux... Mais , depuis deux mois, c'est effrayant ce qu'on a souffert, ici ! Il ne faut pas trop maudire Raoul. Il paraît, on m'a dit, qu'il est impossible, soi-même, de résister à la morphine... Je suis sûr que Raoul a fait ce qu'il a pu pour lutter contre elle. D'autres ont échoué , comme lui . J'étais seule... Maintenant nous seront deux à le protéger. LA MORPHINE 65 Le regard de Vautour s'était appesanti sur Raoul qui n'entendait plus rien, ne voyait plus rien, ne se préoccupait plus que de l'instant où son père serait parti et qu'il pourrait employer à se piquer farouchement, voluptueusement, avec l'aiguille de la seringue bienfaitrice . Il se promettait quelques centigrammes de plus que d'habitude . Ce lui était un plaisir, cette certitude qu'il avait de les tromper, de les duper à son aise. Cependant, à mesure que les minutes passaient, sa soif de morphine devenait une douleur plus grande. Son front était lourd , ses yeux voyaient trouble, ce qui se disait autour de lui ne lui parvenait que dans un bourdonnement, sa respiration était oppressée, son estomac souffrait d'atroces brûlures... A mesure qu'il devenait davantage la proie de son irrésistible malaise, s'élevait plus fortement en lui , à cause de la présence de son père , un effroyable sentiment fait de colère et d'orgueil. Ce témoin lui paraissait abominable, ce gêneur qui le privait de son ivresse lui semblait pareil à quelque monstre . Mille envies de révolte l'assaillirent. Il se souvint, dans sa détresse, qu'il était chez lui et qu'il était le maître . Il plaida, il jugea bonne sa cause. Encore, il se leva, il gagna le refuge où son poison et la seringue étaient cachés ; il s'y enferma quelques minutes, puis, lorsqu'il reparut dans la chambre où son père et sa femme l'attendaient avec angoisse , il était déjàredevenu le Raoul des belles heures . Subitement, angoisse, colère, douleur, or- 66 LA MORPHINE gueil, tout s'était évanoui . Et parce que ni l'un ni l'autre ne lui fit une observation , il pensa les avoir trompés sur ce qu'il venait de faire, et, à son tour, il les regarda avec un indéfinissable triomphe auquel se mêlait une indéfinissable pitié. ― Oui, dit-il , vous avez raison tous les deux. Il faut que vous me guérissiez . Je suis prêt à tout pour cela. Ce n'est pas une vie , la vie que je mène et que je fais subir aux autres... Vous voyez, je suis plein de bonne volonté ; mais, n'est- ce pas, vous ne m'enfermerez pas, tout de suite, dans une de ces horribles maisons où les malades sont traités par des brutes ? Je resterai ici , vous me surveillerez , je ferai tout ce que vous voudrez. Et puis, vous ne me donnerez pas de morphine; je n'en ai plus, je ne pourrai donc pas en prendre. Il avait dit tout cela du ton le plus convaincu du monde ; il était certain d'avoir gagné son père au moins , sinon sa femme, à ses belles promesses ; mais, en lui-même, il riait de sa naïveté . Il n'avait plus de morphine ? Hier, il en avait acheté une si grande provision chez son pharmacien , morphinomane comme lui , son complice, qu'il en aurait pour plusieurs mois. Et il avait trouvé la cachette merveilleuse où personne ne découvrirait le flacon et la seringue . Il avait une confiance considérable dans cette cachette. Il était fier de sa découverte : le diable lui-même ne la lui volerait pas ! - Je suis heureux, dit Vautour, que tu sois dans de telles dispositions. En ce cas , je vais te demander que tu viennes LA MORPHINE 67 avec moi nous irons chez ce docteur, nous le consulterons, nous suivrons ses conseils . Afin de persuader mieux, afin de tromper mieux, Raoul proposa qu'on allat tout de suite chez le guérisseur. Décidément, il leur jouait un bon tour. Son père y consentit avec empressement; mais, prévenu par le médecin, il savait déjà le peu de foi qu'il devait accorder à son malheureux fils ; cependant, il joua le père trompé, afin de tromper lui-même le malade, et ils décidèrent qu'en effet, tout de suite , on irait chercher l'avis du médecin, tandis que Blanche préparerait, pour leur retour, un véritable festin . Mais, avant de sortir, Raoul prétexta le besoin de se retirer quelques instants... Il riait, il semblait content, il paraissait n'avoir aucune arrière-pensée : prudemment, il avait prévu que, durant quelques heures , il serait loin de son flacon de morphine et qu'il était sage, avant tout, de s'en injecter une bonne dose. Le docteur Antoine Romet avait installé dans un grand jardin, au fond de Passy, un véritable hôpital pour morphinomanes. C'était un homme jeune encore, quarante ans à peine , qui avait acquis bien vite, à Paris, une grande célébrité pour les traitements énergiques qu'il osait imposer à ses malades et pour les cures merveilleuses qu'il avait obtenues. Lui-même, pendant plusieurs années, s'était adonné à la morphine . Il connaissait donc les joies du divin poison , il n'ignorait pas davantage les effroyables difficultés que tout intoxiqué 68 LA MORPHINE doit vaincre lorsqu'il veut fermement renoncer aux ivresses qu'il procure. Lorsque Jacques Vautour et son fils se présentèrent à lui : - Messieurs, dit- il , j'ai pour habitude, lorsque je vois un morphinomane pour la première fois , de lui raconter mon histoire . Comme tous les cas sont semblables , comme tous les morphinomanes se ressemblent, à part d'insignifiantes exceptions de détails , il est immédiatement fixé sur la méthode qu'il doit suivre s'il veut se guérir. A vingt-trois ans, j'étais interne dans un hôpital ; un de mes amis, interne comme moi, se piquait de morphine. Un jour, à la suite de surmenage, extrêmement fatigué par toutes sortes d'efforts et aussi , peut-être , par une vie tant soit peu déréglée, encouragé par cet ami qui me vantait sans cesse les charmes et les bienfaits de sa manie, je me décidai à suivre son exemple et à écouter ses conseils . Il est indiscutable que ce fut pour moi une immense joie de voir tout à coup mes forces et mon courage revenir. Toute lassitude disparut. A l'accablement succéda un redressement de tout moi-même. J'étais gai, ardent, enthousiaste, et ma foi , je l'avoue , c'est incontestablement au secours de la morphine que je dois des succès d'examens dans lesquels je fus particulièrement brillant . Pendant cinq mois, j'eus une jeunesse étourdissante ; mais, peu à peu, pour entretenir l'état d'exaltation dans lequel je vivais , je doublai , je triplai, quadruplai les doses, et je devins ainsi, irrésistiblement, ce qu'on appelle le mor- LA MORPHINE 69 phinomane. Alors commença la période triste . De la même façon que tout s'était accentué en moi , tout diminua pareillement . Mes facultés descendaient, l'abrutissement m'envahissait, j'avais sans cesse faim de morphine et j'en absorbais tant que, dans un moment de lucidité, je fus effrayé de l'état de mon malheureux organisme et de mon pauvre cerveau. D'ailleurs , à côté de moi, l'ami qui avait été mon initiateur , me donnait une lamentable image de ce que j'étais destiné à devenir ce n'était plus qu'une loque humaine, un hébété, un fou qui, au lieu de soigner des malades , n'était digne que de recevoir des soins comme malade. Je résolus de me guérir . Messieurs , j'ai mis dix ans pour achever ma guérison, pour rattraper tout ce que j'avais perdu dans cet empoisonnement. Je vous jure que je sais ce que c'est que la morphine ! Aussi, je me suis adonné exclusivement à ceux qui veulent se sauver ; au lieu de dix ans , je demande dix mois de crédit, et je promets la guérison complète. Maintenant, je n'entreprends que ceux qui s'abandonnent à moi complètement et qui consentent à être pensionnaires chez moi. Il n'y a pas d'autre méthode salutaire. Un morphinomane qui refuse l'emprisonnement, qui n'accepte pas d'être surveillé, nuit et jour, par d'inflexibles geoliers, n'est pas un morphinomane qui veut se guérir. Messieurs , je vous ai dit tout ce qu'il fallait que vous sachiez ; ma consultation est achevée ; dans quinze jours, je pourrai mettre un lit et une chambre à votre disposition ; je vous accorde qua- 70 LA MORPHINE rante-huit heures pour réfléchir ; après ce temps-là, si je n'ai pas de nouvelles de vous, je disposerai de ma chambre et de son lit. Le docteur Antoine Romet se leva et, avec une grave amabilité, comme un monsieur qui n'a pas le temps de s'attarder aux bagatelles, il congédia ses deux visileurs . - Marchons un peu, dit Jacques Vautour à Raoul ; nous avons à parler sérieusement, mon garçon. Ils gagnèrent le bois de Boulogne en traversant le Ranelagh . Les cimes des arbres recevaient les rayons obliques du pauvre soleil d'hiver qui, là-bas , derrière les hauteurs de Saint- Cloud s'enfonçait, peu à peu, tout blanc, comme un triste soleil malade. Sans doute, les baraques des boulevards avaient attiré la foule , les allées étaient désertes et les grands arbres, si nus par ce temps de gel, étaient immobiles, rivés dans leur ennui , arbres désenchantés qui peut- être, si les arbres ont des rêves, avaient révé d'être des arbres de Noël et qui n'avaient pas eu, attachés à leurs branches , des noeuds de ruban rose, des sacs de bonbons, des fleurs en grappes , des tambours et des mirlitons . Pauvres arbres du Bois, pauvres arbres d'hiver, les oiseaux mêmes ne s'arrêtaient plus sur leurs branches et, depuis des mois, ils n'avaient pas entendu les amoureux se donner des baisers ni échanger des serments d'amour éternel. Je suis content d'être avec toi, dit Vautour. Deux hommes parlent mieux, quand ils sont seuls , qu'en présence des femmes. Depuis que tu m'as retrouvé, je ne peux me -


LA MORPHINE 73 plaindre que tu m'aies adressé trop de questions . Sans doute, ton indifférence est peu flatteuse pour un vieux bonhomme comme moi, qui revient du diable ; cependant, ça m'est égal, car je me suis habitué à consacrer le moins possible d'instants à des sensibleries imbéciles . Si je te disais que je suis fier de retrouver ma famille , j'exagérerais : mafemme !... mes filles sont des prostituées , mon fils est un bon à rien et un détraqué. Vautour arrêta un geste de protestation de Raoul. Oh ! ne te fâche pas, reprit- il , nous sommes entre hommes, et ton orgueil n'a pas à souffrir de vérités aussi palpables que celles-là. Ehbien , si tu veux, nous allons nous associer tous les deux, pour remettre les choses au point ; ça peut être facile . Je te promets de faire ton bonheur et ne te demande en échange qu'un peu de bonne volonté. Est-ce que tu consens à cela, déjà? - Oui, répondit Raoul. - C'est déjà cela. Aujourd'hui, tu le vois, je suis vieux, et je sens le besoin de savourer un peu de bien-être. Je t'assure que je l'ai bien gagné. Je vais m'occuper, tout de suite , de l'installation d'une maison ; tu viendras y loger avec ta femme et ton fils . Si tes sœurs et ta mère veulent nous y rejoindre, ce sera parfait ; mais, je t'avoue que n'ai pas grande confiance en elles ; j'ai bien peur que l'appartement qui sera le leur ne soit pas souvent habité. Et, se parlant comme à lui- même , il murmura : Mais il est impossible d'entreprendre 5 74 LA MORPHINE tout à la fois ; il faut aller au plus pressé. Et, à cause de ton bambin, à cause de toi surtout, c'est par vous autres qu'il faut commencer. Il retrouva aussitôt sa voix grave et autoritaire , et Raoul eut un frisson en entendant cette voix puissante affirmer : - Mais n'oublie pas qu'en acceptant ce que je te propose, c'est reconnaître du même coup la souveraineté de mon autorité paternelle ; je redeviens le maître ; je reconquiers mon titre de guide ; tout le monde devra m'obéir, parce que je serai chef. Votre amour pour moi m'enseignera l'amour que je vous devrai ... Si tu savais comme je suis disposé à vous aimer tous! Si tu pouvais concevoir les inépuisables fortunes d'affection , de dévouement et de tendresse qui sont emmagasinées dans mon cœur qui , depuis vingt ans, n'a jamais tressailli d'une émotion heureuse, et qui, devenu sec et dur comme du fer, cherche enfin à s'amollir, à s'adoucir, à tressaillir, à n'être enfin qu'un cœur de grand-père ! ... Tiens , Raoul, là nuit dernière , j'ai rêvé que je tenais ton petit Jacques sur mes genoux, que je le berçais dans mes bras , tandis que, de ma grosse voix qui s'était faile douce, je chantais une vieille ballade endormante... Alors, soudain , je me suis éveillé , mon visage ruisselait de larmes heureuses , je pleurais comme une vieille bête... J'étais si content ! J'ai refermé les yeux qui pleuraient toujours et, sans m'en apercevoir, je me suis endormi pour tout de bon comme un enfant. LA MORPHINE 75 Longtemps, le père et le fils restèrent silencieux. L'un et l'autre pensaient. Il faisait presque nuit quand ils rentrèrent dans Paris. C'est par ici que je voudrais trouver un nid, dit Vautour. Je chercherai, dès demain. Ils arrêtèrent une voiture et se firent conduire rue des Archives , où Raoul habitait. Dès qu'ils furent rentrés, Raoul se précipita dans le cabinet noir, où il s'enferma et où il se donna la bienheureuse injection dont il avait, depuis longtemps déjà, si avidement besoin. Après le dîner, Jacques Vautour se retira , promettant de revenir bientôt, aussitôt qu'il aurait découvert la maison où il voulait réunir toute la famille . Mais, avant de partir, tandis que Raoul, encore une fois , s'enivrait de morphine dans l'ombre du cabinet, Jacques Vautour remit à Blanche un billet de banque qu'elle prit aussitôt et cacha dans son corsage en disant, tout bas : Cette fois, j'espère qu'il ne le trouvera pas. Hier soir, il n'avait plus de morphine, il m'a pris de force tout ce que vous m'aviez donné. Le lendemain matin, de bonne heure, Raoul reçut une lettre de Thérèse. Cette lettre était ainsi conçue : << Mon cher Raoul , « Je tiens absolument à ce que cette semaine de fête ne s'achève pas sans que nous ne nous soyons embrasses. Tu sais 76 LA MORPHINE que sans la haine injustifiée de ta femme pour les tiens , nous aurions, toutes, notre mère et tes soeurs, la plus grande joie à nous voir souvent. Mais ta femme nous déteste et chacune de nos rencontres a été trop peu encourageante, pour que je persiste à nouer, à renouer sans cesse les sentiments de bonne amitié et de bonne affection qu'elle déchire avec tant de plaisir. D'ailleurs , avant tout, je tiens à te voir, toi , parce que je t'aime bien et parce que je serais désolée que soient rompues les mille petites choses qui sont autant d'attaches et qui sont com- munes à notre mémoire. << Tu trouveras, chez moi, maman, Jacqueline et Antoinette qui ont dû quitter, momentanément, du moins, la rue d'Offémont, pour se soustraire aux manies d'un stupéfiant revenant qui prétend, parce qu'il est le père, les traiter comme des esclaves et les priver de toute liberté . Au moins , chez moi, elles seront à l'abri . <« Viens donc, nous parlerons de tout cela, et n'oublie pas que si ta pimbèche de femme veut faire la paix avec moi, elle sera la bienvenue. « Je t'embrasse bien tendrement. « THÉRÈSE. >>> Blanche était absente lorsque cette lettre arriva : Raoul résolut de ne lui parler de rien. I irait voir Thérèse dont il voulait conserver l'amitié, parce qu'elle pouvait toujours être, en cas de besoin, capable de LA MORPHINE 77 lui rendre quelques services . Et, souvent, il avait exploité son cœur de fille . Et puis , malgré qu'il lui dût sa passion pour la morphine, ou à cause de cela même, il avait conservé pour elle, plus que pour ses vraies sœurs, une véritable tendresse . Moins que personne, d'ailleurs , il connaissait Thérèse. Mais qui donc connaissait Thérèse? Révoltée, ambitieuse, capable de lutter pour réaliser l'impossible, entêtée, séduisante, habile dans l'art de retourner les raisons , dès qu'elle avait été jeune fille , profitant de la mort de son père, elle avait commandé autour d'elle. Incapable d'aucun scrupule, capable de graves mauvaises actions, lorsqu'elle souhaitait d'accomplir le mal, c'était quand elle avait l'air de vouloir faire le bien. Son plus grand désir était de voir autour d'elle des gens qui dépendaient d'elle . Elle avait guidé ses sœurs dans la vie ; elle avait fait accepter leur inconduite à la mère, et, pour se venger de ce que Raoul se fût marié avec une femme qui ne l'aimait pas, elle n'avait rien trouvé de mieux que d'en faire un morphinomane, sûre ainsi de le reconquérir un peu. Thérèse avait connu les joies de la morphine, grâce à l'un de ses amants qui lui avait inspiré une passion d'autant plus grande qu'il était plus pervers. Cet amant, mort fou, depuis , dans une crise effroyable d'épilepsie, lui avait légué une part de sa fortune. Longtemps, pendant plus d'une année même, à légères doses il est vrai , Thérèse s'était livrée à l'exquise blessure de la petite Pravaz. Elle avait eu la bonne 78 LA MORPHINE fortune, un jour, de recevoir les conseils d'un ami qui lui démontra, avec des preuves à l'appui, à quelle déchéance elle s'exposait en se livrant aux pratiques de la morphine. Elle promit de se guérir. Et, en effet, par la seule force de sa volonté, insensiblement, elle espaça les injections, trompant sa folie, aux heures difficiles , en se faisant des piqûres avec l'aiguille seule, sans injecter le poison. Quelques semaines plus tard, Thérèse avait réussi à s'évader de l'étreinte et des absurdes joies de sa folie et , comme pour narguer cette folie même, cinq ou six fois par jour, encore, elle se piquait avec l'aiguille, trouvant une ombre de jouissance au contact de la maligne bestiole d'acier pénétrant sous l'épiderme, où elle n'introduisait plus le démoniaque venin . Mais, pour tout le monde, elle se glorifiait d'être toujours une morphinomane passionnelle. Elle cachait sa guérison et exagérait toutes les joies qu'elle pouvait ressentir, se plaisant à en attribuer tous les bienfaits à la morphine, déesse révérée, idole adorée à laquelle, avec une âpre malignité, elle s'efforçait d'amener le plus grand nombre possible de fidèles . Ame étrange, étourdissante , sphinge, elle semblait vouloir, afin de mieux régner , agrandir le nombre des démences . Elle avait commencé par sa famille, elle continua à faire des adeptes parmi ses amants et parmi ses amis qui, la voyant si belle, si fraîche, parée d'une incomparable séduction , toujours chantante , toujours joyeuse, sous l'enchantement perpétuel de rêves LA MORPHINE 79 · délicieux, sans cesse accablée de bienfaisantes sensations qui semaient dans sa nervosité des troublances exquises , stupéfaits d'assister aux frissons de luxure qui parcouraient son corps et ensoleillaient son visage toujours plus radieux, furent bien obligés d'attribuer tant de bonheur à cette morphine qu'elle vantait et célébrait avec amour. - C'est le paradis qu'on introduit en soi-même, disait-elle . C'est un feu qui brûle, mais qui ne fait pas souffrir . C'est la semence qui féconde toutes les joies ! Mais, ajoutait-elle en ricanant, prenez garde, il n'en faut pas trop prendre, il faut savoir borner ses appétits ... ou alors, gare ! Au lieu de la victoire sur l'imbécile nature, c'est l'anéantissement vil qui nous rend pire que des bêtes . Elle savait, elle était sûre qu'ils suivraient tous et toutes les conseils donnés ; elle savait que, pour commencer, ils seraient sages et modéreraient leur ivresse. Mais , après, oui, après ... Elle éprouvait cette joie du juge qui a condamné à mort et qui voit rouler une tête dans le panier de la guillotine. Elle, elle aussi faisait des condamnés à mort. Et Thérèse, malgré cette âme de mauvais apôtre, était toujours belle, avait des yeux d'ange, les roses fleurissaient sur ses lèvres, l'or pailletait dans dans ses longs cheveux blonds, toute sa personne se baignait dans un ineffable bonheur comme un fou papillon, ivre de soleil, se baigne dans les 80 LA MORPHINE parfums qui montent des parterres en fleurs . Dans l'après-midi, Raoul se décida à aller rue de Lubeck où Thérèse habitait dans une merveille de petit hôtel , cadeau d'amour, qu'elle avait arrangé avec ce goût exquis et spécial qui semble être le privilège des femmes galantes. Tout le rez-dechaussée était un véritable jardin où se pâmaient d'élégantes et souples plantes vertes dans la tiédeur et le ouaté des tentures . Tout ce rez-de-chaussée n'était qu'un immense hall dans lequel des pièces imaginaires étaient dessinées et bornées , non pas avec des cloisons ou des murs, mais , avec de véritables haies de palmiers grêles , avec des alignements d'immenses flammes dont la souplesse nerveuse se dressait jusqu'au plafond , comme autant de langues vibrantes qui sortiraient de bouches avides de lécher ou de baiser. Ici , un hamac de soie suspendait sa nonchalance à l'ombre légère de mimosas défleuris ; au lieu de tapis , on marchait sur des peaux de bêtes ; des plantes grimpantes et des fleurs magiques étaient peintes sur les grands panneaux qui formaient l'encadrement de ce fantastique jardin, et, à cause de la clarté qui pénétrait par les larges baies des fenêtres , à cause des horizons étendus, lointains , qui étaient représentés tout à l'entour, il était impossible d'échapper à l'illusion d'un plein air, et béatement, on s'imaginait le paradis à peuprès semblable, aussi parfumé, verdoyant et ensoleillé que cet intérieur de courtisane moderne qui, sans savoir pourquoi , LA MORPHINE 81 avait trouvé en elle , très pur ou très fou , le sentiment des fraîcheurs de la nature et l'amour des plantes lisses qui promènent leur verdoyante souplesse reptilienne à travers les lilas et les roses. Le premier étage de l'hôtel, où se trouvaient les appartements privés de Thérèse, étaient, au contraire , divisés en de toutes petites pièces faites pour l'intimité , autant de nids pour l'amour, autant de chapelles où les dévots de luxure aspiraient à monter pour y cueillir un régal de volupté. En haut, en bas , l'atmosphère était imprégnée de parfums frais et légers ; selon l'heure ou selon la délicatesse des sens, on percevait comme un souffle de violette passant à travers des iris , emporté par une brise complaisante le long d'une haie d'aubépine et d'églantiers ; et, cependant, encore, c'étaient des effluves de lilas , des soupçons de verveine, la perversité timide ou honteuse de quelque senteur orientale ; mais tout cela se confondait, se mariait pour produire quelque chose d'infiniment troublant qu'on respirait avec ivresse et qu'on avait toujours le désir de respirer quand on avait eu, une fois, cette joie. Thérèse, pour cet intérieur très particulier, avait adopté des costumes étranges qui s'harmonisaient aussi avec sa délicieuse jeunesse et son exaspérante beauté . C'étaient de longs voiles, de longs voiles souples, fins , ténus , qui s'appuyaient sur ses chairs pour en modeler la pudeur ; mais, en réalité , ils étaient si flous, ils étaient si brumeux qu'on avait l'illusion 82 LA MORPHINE d'une femme nue enveloppée de vapeurs fugitives qu'un souffle ou qu'un soupir aurait fait s'évanouir ; grand papillon d'irréel, incomparable fleur vivante, étourdissante libellule , Thérèse était capiteuse et grisante, mais , toujours , elle avait des ailes . Elle avait des ailes comme l'oiseau des vieilles légendes , comme l'oiseau des contes de fée, des ailes d'azur, des ailes d'or, des ailes de pourpre, des ailes de nuit, et magicienne d'un poème de Dieu , elle resplendissait dans son olympe minuscule comme l'âme de tous les plaisirs ou le symbole de tous les cultes . Et, le jour, quand on voyait passer dans la rue cette jeune femme blonde, toujours simplement vêtue, d'une élégance sobre qui ne demandait pas à être, vue , nul n'aurait jamais soupçonné que, tout à l'heure , chez elle , nimbée d'azur, une fleur dans ses cheveux, elle avait été l'idole d'un temple d'amour. Lorsque Raoul retrouva ses sœurs et sa mère, il fut accueilli avec curiosité ; jamais il n'avait été l'objet de tant d'égards , on daigna s'intéresser à lui et aux siens ; on avait préparé des cadeaux de Noël pour le petit Jacques et pour Blanche ; et Thérèse offrit à Raoul, dans un étui sur lequel ses chiffres étaient gravės , un véritable bijou , une petite Pravaz, et , dans un flacon de cristal , assez de morphine pour tuer vingt personnes. Puis, on voulut savoir ce que Jacques Vautour lui avait confié, ce qu'ils avaient dit, ce qu'ils avaient fait, quels étaient les projets de demain. LA MORPHINE 83 Et Raoul, séduit par tant d'attention, malheureux sans volonté, incapable de prévoir quel mal on lui souhaitait ici , en échange de tout le bien qu'on lui désirait là, raconta tout ce qui s'était passé la veille . — J'ai déjà pris Jacqueline et Antoinette, ainsi que notre mère, avec moi ; je les ai soustraites à l'autorité de cet homme que nous ne connaissons pas, de ce revenant de malheur qui nous tombe sur la tête sans que nous sachions d'où il revient, tu feras , Raoul, ce qui te plaira ; toi , tu es un homme et tu peux mettre à la porte de ta maison qui bon te semble. Quant à nous, nous ne supporterons pas la mainmise sur nos libertės . Antoinette et Jacqueline refusent de reconnaître leur père, elles ne lui doivent rien ; maman ne porte pas le nom de cet homme, c'est pour elle un étranger. S'il veut une famille , qu'il aille ailleurs que chez nous. Quant à toi , Raoul, tu sais quelles furent et sont nos bontés pour toi ; tu sais combien nous t'aimons , et je suis bien convaincue que, si tu n'avais pas commis la sottise d'épouser ta femme, ta femme qui nous hait sans savoir pourquoi, qui nous jalouse parce que nous sommes trop belles , nous serions restés tous ensemble, et tu n'aurais eu qu'à te louer de tes sœurs. Raoul hocha la tête comme pour dire : maintenant je n'y puis rien , c'est fait . Cependant, dit-il, il m'est impossible d'envisager exactement la vie comme vous. N'est- ce pas, entre nous, si vos libertés dont vous faites tant de cas vous sont nécessaires, je tiens beaucoup moins à la 84 LA MORPHINE mienne, et puis, l'aversion que vous inspire ma femme, je ne puis pas la partager... et puis, j'ai mon enfant... Ah ! si notre père était revenu comme un mendiant, si après nous avoir abandonnés , il réapparaissait pour augmenter encore les soucis de l'existence... Mais ce n'est pas cela, il est riche, il est riche d'amour aussi ... ; en tous cas, pour ma part, je crois sage de réfléchir un peu et de voir, en somme, quelles seront ses exigences . ―― Alors , tu refuses de t'unir à nous? s'écria Thérèse. Je refuse... je refuse ... je ne dis pas que je refuse , répondit Raoul. Mais, je vais vous dire hier et aujourd'hui, j'ai pensé à toutes sortes de choses , et j'ai entrevu l'espoir qu'un jour prochain je pourrais me débarrasser de cette morphine qui m'abrutit, qui use toutes mes énergies , qui fait de moi une créature misérable. Oh! ne m'interromps pas, Thérèse, je connais tes idées sur la morphine... Toi, tu as une nature spé ciale c'est prodigieux, au lieu de t'empoisonner, elle te rend plus forte et plus fraîche. Je me rends très bien compte qu'il n'en est pas de même pour moi, et, malgré que tu veuilles en rire , je te déclare que je n'ai pas de plus grand désir que celui de redevenir un homme comme les autres . Je vous parais burlesque, c'est pourtant l'expression de ma pensée. Je suis fermement décidé à entrer, dans quinze jours dans l'établissement du docteur Romet. Si, jusque-là , d'autres événements arrivent, si mon père qui cherche un appartement où LA MORPHINE 85 nous vivrons avec lui , consent à me faire soigner chez lui , peut-être essaierai-je de me guérir sans me condamner à la prison du docteur Romet. Car, c'est bien une véritable prison où l'on traite les morphinomanes ; aux fenêtres, il y a des barreaux et des grillages comme pour les forçats ; aux portes des chambres, ce sont des serrures de cachots ; quand on entre là-dedans , on n'en peut plus sortir, on s'est condamné à deux mois de cellule et l'on a signé un engagement qui ne permet plus au malade de reprendre sa liberté , si , un jour, il ne peut plus supporter son internement. Pendant qu'il parlait, Jacqueline et Antoinette , assises dans des fauteuils de bambou, s'agitaient , étaient en sueur, leur visage s'était brusquement chargé d'une expression de souffrance . Raoul les regarda, et sourit. Alors, s'adressant à Thérèse : - Tiens, on ne m'avait pas dit, qu'elles , aussi, étaient des adeptes . Depuis quand ? Ah ! je comprends, à présent, pourquoi mes chères sœurs sont si dociles ! Raoul se leva et, s'approchant de Jacqueline, il lui tendit la seringue Pravaz et le flacon dont Thérèse lui avait fait cadeau, en disant : - Tiens , Jacqueline, étrenne-là . Jacqueline se retira derrière un bosquet de palmiers où Antoinette la rejoignit presque aussitôt et, toutes deux, de compagnie, s'injectèrent les quelques centigrammes de venin qui devaient, pendant quelques heures, leur rendre un peu de vie. Quand elles réapparurent, elles étaient déjà joyeuses , et déjà elles riaient. 86 LA MORPHINE L'effort de raison qu'avait fait Raoul l'avait fatigué. Il éprouva, subitement, le besoin d'imiter ses soeurs . Il lui fallait aussi, à lui , sa piqûre. Tout en parlant , il chargea le joli bijou d'or d'une véritable dose de luxe, releva la manche de son vètement jusqu'au coude et, avec une âpre jouissance, il enfonça l'aiguille , et sa chair but le cher poison. — Vraiment, dit- il, c'est un nectar de dieux, mais son ivresse a le grave désagrément, selon moi , du moins, de frapper trop fort certaine corde sensible . Aujourd'hui , déjà, je l'avoue, j'ai toutes les peines du monde à faire un bon mari . Ahl elles n'ont pas duré longtemps les belles ardeurs des premiers jours ! J'ai trop chanté, il faut geindre maintenant. Thérèse éclata de rire : - Jamais de la vie ! s'écria-t-elle . C'est une folie ! Et puis, quand même ce serait vrai, les délices de mon poison sont toutes les joies de l'amour ! Mais, je vous le jure bien, je ne prévois pas même le moment où j'aurai à pleurer sur mes ardeurs éteintes. Je suis plus jeune et plus femme que jamais et, je puis le dire sans honte, mes amants sont émerveillés de moi. Elle s'interrompit brusquement et, se levant à son tour, elle murmura, avec une indicible coquetterie : C'est mon heure... A mon tour. Et, comme ses sœurs avaient fait , elle se retira derrière un massif de plantes , retroussa sa robe au-dessus du genou et... fit semblant de se piquer avec la pointe LA MORPHINE 87 de son aiguille. Elle revint en chantant. Depuis longtemps déjà, engourdie par la paresse, par un peu de vieillesse, peut- être simplement pour obéir à la manie de ceux qui aiment digérer en dormant, la maman enfouie dans son fauteuil , un peu à l'écart, sommeillait comme une bienheureuse et, sans doute, faisait quelque égoïste rêve. Mon cher Raoul, dit Thérèse , j'ai la ferme résolution de n'influencer en rien ta volonté . Tu feras avec le père Vautour comme tu voudras . Je ne te demanderai que ce service pour moi et pour nous ne dis pas à ton père que nous sommes ici ; nous sommes fermement résolues à ne pas le voir ; nous refusons de reconnaître les droits qu'il ambitionne d'exercer sur nous ; nous gardons notre indépendance. Si tu crois de ton intérêt de l'accueillir, fais lui bon accueil ; cependant, je te préviens que si jamais tu as besoin de nous, nous serons très heureuses de t'être agréables . Tu trouveras toujours chez nous de la bonté et de l'affection . Dans quelques jours , quand il y aura du nouveau, fais-nous donc le plaisir de venir nous voir ; tu nous raconteras les événements . Raoul embrassa ses sœurs, négligea d'embrasser sa mère qui , vraiment, dormait si bien que c'eût été , peut- être , commettre une mauvaise action que la réveiller, et il partit, emportant précieusement la petite seringue d'or, le flacon de morphine, et tout un paquet de jolis jouets et de bonbons pour le petit Jacques . Pendant ce temps-là, quelque part, un 88 LA MORPHINE géant cherchait un gîte . Celui qu'il s'était trouvé quelques jours plus tôt, celui où il avait rêvé d'apporter sa bienfaisante protection avait fermé ses portes. Oui, l'autre nuit, revenant de chez son fils , quand il frappa, rue d'Offémont, chez sa femme et ses filles , personne ne vint lui répondre, personne ne vint lui ouvrir ; la maison était éteinte et silencieuse, la rue était morne et blafarde ; le gel blanchissait les pavés et la lune dans le ciel plein d'étoiles promenait son masque railleur enfariné d'argent. Un moment, le géant vagabond tressailit de colère. Il appuya son épaule contre la porte muette. Il eut le désir de la faire voler en éclats . Mais il ne satisfit pas ce désir et il murmura : - A quoi cela servirait- il ? Pauvre Jacques Vautour, aucune bergerie ne voulait de lui, aucun troupeau ne consentait à l'accepter ! Serait- il donc un paria toute la vie? Qui donc l'avait maudit? Quelle puissance semait toujours sur son chemin des ferments de haine et d'inimitié ? A lui qui ne songeait qu'à bien faire, on ne jetait que des malédictions. Cette lune, ces étoiles qui brillaient, scintillaient pour tout le monde, semblaient même moins éclatantes pour lui . Quelle triste vie ! Et, de si loin , il était revenu pour la chercher, pour y trouver un peu d'affection... Et il était entré dans le vide... Ses bras qui voulaient embrasser ne se refermaient sur aucune tendresse , ses lèvres qui demandaient à se poser, ne pouvaient semer aucun baiser. Ah! pourquoi ce retour! Pourquoi


LA MORPHINE 91 n'être pas resté loin de tout, dans l'indifférence d'une ville de hasard, bâtie sur une terre neuve par des gueux comme lui, ivres de fortune et de conquêtes. Il lui avait fallu le parfum de la famille ! Vieux fou ... Est-ce que la famille existe ? Il eut un effroyable blasphème, il regarda encore une fois la maison où nulle vie ne semblait cachée, puis, enveloppé dans son manteau, son chapeau abaissé sur ses yeux, lentement, son immense machine se mit en branle, ses pas retentirent sur le pavé glacé, les réverbères allongèrent son ombre sur le sol, et , bientôt, sa masse noire disparut au tournant de la rue : Jacques Vautour, aussi seul que le soir de son arrivée à Paris, affamé de repos, affamé d'amour, pareil au chien abandonné, s'en allait chercher une niche de fortune. Et les gens qu'il croisait sur sa route et qui se retournaient au spectacle de cet homme si prodigieusement construit, si grand , qui révélait tant de puissance, ne voyaient pas que de grosses larmes roulaient sur ses joues et se glaçaient dans sa barbe blanche. 6 III Tout près des fortifications , séparées de Paris par le fossé du chemin de fer de ceinture, où finit l'avenue Henri-Martin , un petit hôtel , dans un jardin inhabité depuis longtemps , fut découvert par Jacques Vautour; cette maison lui plut à cause des voisinages du parc de la Muette et du bois de Boulogne. La demeure, en cette saison de neige et de froid, était effroyablement triste ; des herbes mortes , aux tiges jaunies, pointaient çà et là près d'arbustes qui n'avaient pas été taillés depuis plusieurs années ; des buissons s'étaient formés au bord des sentiers ; la maison elle- même, qui n'avait pas été entretenue ni peinte depuis longtemps, avait cet aspect des choses qui veulent mourir et s'engourdissent dans leur propre tristesse et leur tragique misère . Longtemps, Vautour erra autour de la bicoque, envisagea les avantages et les ennuis de la situation ; c'était la campagne et, pourtant, c'était encore Paris . Par la LA MORPHINE 93 pensée, il essaya de reconstituer sur ces arbres que l'hiver faisait pleurer, dont les branches étaient noires de brouillard et de suie, ce que serait le printemps avec ses jeunes feuilles , avec ses fleurs , avec l'enso- leillement de toute la nature autour de lui. Et cet homme qui, depuis toujours , n'avait pas eu le temps de rêver esquissa un joli songe et, comme s'il eût été dieu, sur le plus morne paysage, il répandit l'éclat et la fraîcheur, la jeunesse et l'amour du plus radieux printemps . Autour de cette maison, d'autres demeures pareilles , au milieu de jardins , n'avaient pas l'aspect aussi lamentable ; elles étaient habitées ; la vie des gens mettait de la vie sur les murs, dans l'encadrement des fenêtres, sur le sable des allées où des traces de pas étaient restées gra- vées. - Eh bien, oui, murmura-t-il , ce serait comme cela. Il eut une sorte d'attendrissement à la vision de son petit-fils -il l'appellerait Jacquot, comme on l'avait appelé lui-même, lorsqu'il était enfant — jouant sur le sable ou se roulant sur les gazons où, certainement, fleuriraient les pâquerettes , de ces petites pâquerettes blanches avec un bouton d'or qui sont les étoiles des pelouses . Mais ce n'était pas l'heure encore de penser à de si douces choses. Un écriteaujauni, attaché par une corde noircie au fer du balcon, donnait une adresse . Il la nota et, aussitôt, il se rendit chez un M. Laurent, rue Singer, à Passy. 94 LA MORPHINE M. Laurent était mort ; il trouva une vieille dame qui l'accueillit comme le Messie. Depuis quatre ans, elle n'avait pas reçu la visite d'une seule personne pouvant faire un locataire . Elle appelait sa maison de la Muette, la maison maudite. Malgré son éloignement, Madame, dit Vautour, cette maison me plaît ; elle est à vendre ou à louer je désire la louer d'abord, et, plus tard , si je m'y conviens , je l'achèterai . Je la prends telle qu'elle est, toute délabrée. Je vous offre quinze cents francs de loyer ; mais, vu les dépenses que nécessiteront la remise en état de l'intérieur, le nettoyage et les peintures de l'extérieur , la réfection complète du petit jardin , je désire que, la première année, vous me fassiez la remise de ce loyer. Maintenant, si je dois acheter cette maison , je vous demande que nous convenions aussitôt de son prix ; j'offre quarante mille francs que je vous paierai comptant. Vautour, alors, se leva, et sans vouloir entrer dans les discussions de la vieille dame qui, une heure plus tôt, aurait donné sa bicoque pour la moitié de ce qui lui était offert, sentait en elle un formidable appétit d'argent et essayait de faire valoir la situation exceptionnelle de sa propriété : — Madame, je ne marchande jamais, ditil. C'est à prendre ou à laisser. Demain matin, je viendrai prendre votre réponse. Tâchez d'être décidée. Il salua et sortit. Une immense joie lui emplissait le cœur, LA MORPHINE 95 il sentait monter en lui un rajeunissement, un monstrueux printemps ; tout son être était un vaste foyer de générosité. Enfin , après avoir lutté pour conquérir l'argent , il allait combattre seulement pour son bonheur et le bonheur des siens ! Et le combat qui s'offrait à lui l'enchantait. Il s'y précipitait avec un enthousiasme que sa raison ne parvenait pas à contenir. Et puis, cela serait si bon d'avoir sa maison, d'y vivre avec Raoul et Blanche, d'y jouer avec Jacquot ! Il se transformait, tout de suite, en vrai grandpère. Il n'aurait, en effet, qu'à être grandpère. Déjà, il refusait de se préoccuper de Raoul ; évidemment, on le guérirait de la morphine et il redeviendrait un homme. Cela ne faisait aucun doute . Il était sûr de tenir son fils sous sa domination paternelle ; il obéirait . Et puis, Raoul n'avait- il pas affirmé lui-même sa volonté de se guérir ? Concentrant toute sa tendresse sur le pauvre foyer dans lequel il allait apporter l'aisance et qu'il allait protéger d'une inlassable affection, il oublia qu'il avait des filles qui s'étaient échappées de son embrassement, et il ne pensa même pas qu'il pouvait avoir honte d'elles . Vautour ne put résister au désir d'aller rue des Archives, et, pour excuser sa visite , il mit dans sa poche une boîte de bonbons pour Blanche. Il arriva au milieu d'une discussion . Blanche reprochait à Raoul sa lâcheté , son manque d'énergie . Il avait promis de renoncer à la morphine, et jamais encore elle ne l'avait vu s'y livrer davantage . Dans un accès de colère et de rage, ne venait-elle 96 LA MORPHINE pas de briser le beau flacon de cristal dont Thérèse, quelques jours plus tôt, lui avait fait cadeau? Raoul, furieux , jurait tout simplement qu'il la tuerait pour la punir d'un pareil crime. ― Je venais vous apporter une bonne nouvelle, dit Vautour, mais je me demande si l'heure est bien choisie. Vous, qui ne devriez avoir que des paroles d'amour et qui devriez vous adorer en adorant l'enfant que vous avez créé, vous n'avez que des paroles hargneuses. Blanche, assise dans un coin , sanglotait. Raoul, en face de son père, se redressait avec dépit. --- Ta femme a du chagrin, Raoul, dit- il . Va l'embrasser. - Jamais de la vie ! s'écria Raoul, c'est une misérable ! Je ne lui pardonnerai jamais... Vous ne savez donc pas que cette morphine est toute ma vie ? Je l'aime davantage que la plus exquise ou la plus nécessaire nourriture. Quand l'heure vient de l'indispensable piqûre, c'est un irrésistible. besoin. Ma piqûre, c'est pour moi l'amour, la suprême jouissance, l'ineffable repos . Alors, je me sens véritablement vivre. Il me semble que je me baigne dans une griserie incomparable où tous mes sens se régalent d'un maximum de volupté . Je me sens léger, j'ai la conviction que je suis fort ; devantmes yeux passent des visions enchantées, je monte vers un idéal que les autres hommes n'ont jamais soupçonné... je suis heureux, enfin ! Au contraire, sans cet élixir de joie , si je n'ai la sensation bienfaisante du poison LA MORPHINE 97 béni s'infiltrant en moi, je sens que je deviens subitement fou ! c'est de la mort qui rampe le long de mes jambes, c'est du froid qui se crispe autour de mon ventre , c'est mon cœur qui s'arrête de battre, ce sont mes yeux qui ne voient plus, ce sont mes oreilles qui n'entendent plus, et mon pauvre cerveau se brûle et se consume désespérément . Ah! la sensation de ces sueurs glacées et fétides qui m'inondent, qui roulent sur ma peau comme si chaque goutte y creusait un sillon , qui se renouvellent sans cesse aussi accablantes et écourantes ! ...Ah ! ces cauchemars épouvantables qui me torturent ! ... Ce sont des araignées immenses... leurs pattes sont velues et armées de crochets qui m'entrent dans les chairs... elles se promènent sur moi, elles grouillent sur moi comme les vers sur la charogne... elles viennent baiser ma bouche... elles montent toujours pour boire sur mes paupières les larmes qui coulent et sur mon front les sueurs d'effroi qui perlent... alors , elles entrent dans moi, je les sens , monstrueuses, qui écartélent mes chairs, sucent avec avidité mon sang, et, je les vois quand elles sont ivres qui se pelotonnent les unes contre les autres autour de mon cœur qu'elles étouffent et sur lequel elles dorment jusqu'à ce que, affamées à nouveau, elles se réveillent pour recommencer encore, pour recommencer toujours... J'aime mieux mourir ! Mais je refuse de supporter les affres de cette faim atroce. Raoul se précipita vers sa femme. - Tu entends ! cria-t-il , en fermant ses 98 LA MORPHINE poings, tu entends ! tu remplaceras cette morphine ! J'en veux ! Il y en avait dans ce flacon pour des semaines ... oui, tu feras comme tu voudras ; si tu n'as pas d'argent, tu iras te vendre ! tu iras te prostituer ! tu iras mendier ! tu iras voler... Tout m'est égal ! Calme-toi, Raoul, interrompit Vautour, moi, je t'en donnerai . Je t'en procurerai autant que tu voudras . Vraiment, j'ai bien fait de venir je vais t'aider à mourir plus vite . J'étais venu, ce soir, avec l'illusion que tu tiendrais la promesse que tu m'as faite. Je tiendrai, moi, celle que je fais maintenant. Tu auras de la morphine, mon garçon ; tu en auras tout ton saoûl ! Ne fais pas d'économie, double, triple les doses ; absorbes- en davantage encore, si tu peux. Tu vois donc que j'accepte absolument d'être ton complice. J'espère que tu dois être content ! Tu ne t'attendais pas à retrouver en moi un père aussi clément ! Mais, vois-tu , j'ai juré de me consacrer au bonheur de mes enfants ; si ton bonheur est là , tout entier , ne te gêne pas . Au moins, j'aurai la triste joie de t'enterrer bientôt après t'avoir contemplė, fou, idiot, pareil à une bête inférieure et déchue, durant quelques jours ; et moi , qui n'ai jamais revêtu des vêtements noirs, en ton honneur, Raoul, je mettrai du crêpe à mon chapeau. Subitement, Raoul qui était assis près de la table cacha sa tête dans ses mains et demeura immobile. Il ne répondit pas . C'était l'heure de la piqûre. Le besoin de morphine se faisait déjà impérieusement sentir. LA MORPHINE 99 Il ne souffrait pas encore ; il prévoyait seulement qu'il allait souffrir. Vautour le laissa à sa misère et, s'approchant de Blanche qui, là-bas, le regardait avec de grands yeux étonnés : ― Ne vous tourmentez pas , ma chère enfant dit- il tout bas . Nous lutterons de toutes nos forces, je vous le promets . Mais il faut qu'il ait confiance en moi ; s'il avait peur de son père, il le prendrait en horreur. Laissez-moi faire, je vous affirme que je ferai l'impossible. Et s'asseyant près d'elle et lui prenant la main : On dit, murmura-t-il , que les beauxpères sont toujours les amis des femmes de leurs fils , si , en revanche, celles- ci s'accordent mal avec les belles-mères . J'ambitionne votre amitié, ma chère Blanche. J'ai trouvé, à l'autre bout de Paris, près du bois de Boulogne, une petite maison où je vous demande de venir habiter avec moi. Nous y serons tous très heureux. Vous serez la maîtresse de la maison, une maîtresse de maison coquette comme il convient à votre jeunesse et à vos goûts de Parisienne... Mais, nous reparlerons de cela dans quelques jours ; n'en dites rien à Raoul. En attendant, ne vous souciez en aucune façon des besoins matériels de votre vie , je pourvoirai à tout. Et, jusqu'à ce que nous soyions installés là-bas, donnez-lui de la morphine. Quelques jours de plus ou de moins n'auront pas une grande importance . Pendant les quinze jours qui suivirent, 100 LA MORPHINE Vautour ne fit que de rares apparitions rue des Archives . Raoul continuait à s'intoxiquer comme un ivrogne boit, sans jamais se désaltérer ; Blanche attendait impatiemment le moment où, enfin , il serait possible de mener une autre existence ; Jacquot riait et pleurait, selon ses caprices d'enfant. Le jour de l'An, pour eux tous, resta inaperçu; d'ailleurs , la neige, la pluie, le vent et le froid semèrent sur ce jour de fête toutes sortes de tristesses . Paris était noir de boue ; l'âme des gens semblait pareillement noire. Il soufflait sur la ville un grand vent de deuil ; les malheureux geignaient de faim et de froid ; les journaux annonçaient de graves épidémies ; jamais la mortalité n'avait été plus grande. Pour ses étrennes , la ville avait eu les douloureux cortèges des enterrements : une voiture noire et des couronnes de roses ou de perles suivies d'une foule grelottante qui maudissait ce mort parti en aussi vilaine saison et qui les obligeait à se traîner derrière lui. Oh ! ce ciel ouaté de neige ou de pluie, ce ciel lourd qui tombe impénétrable et morne, ce ciel qui n'a jamais de bleu, le jour, et n'aura pas d'étoiles , la nuit ; ciel des plus courts jours de l'année , ciel des heures navrantes sous lequel s'engloutissent tant de désespérances?... C'est l'heure de l'année où les meurt-defaim se révoltent ; ils se dressent sur leurs ongles avides, ils s'arment contre le destin ; les meurt-de-faim d'hiver forment l'armée des bandits . Au coin de la rue, une ombre LA MORPHINE ΙΟΙ de femme tremble, elle guette le passant qui marche vite . Malgré le réverbère, c'est l'épaisse nuit, la brume étouffe toutes les lumières, et la femme s'offre aux passants ; quelques-uns, en la voyant si tremblante et sinistre, marchent plus vite , secoués par l'effroi ; parfois d'autres , au contraire , s'arrêtent pour la regarder, ils écoutent les promesses de joie qu'elle murmure : « Il y à du feu chez moi » , dit- elle. Du feu ! mais c'est un luxe qui coûte cher ! Hélas ! ceux qui s'étaient arrêtés ou seulement avaient ralenti le pas n'étaient que des gueux comme elle ... Va, gueux, va, suis ton chemin . Avance-toi dans la nuit effroyable, tu n'as rien à faire ici , avec cette femme qui te promet de l'amour dans une chambre où flambe un grand feu. Et l'heure s'avance . Voici minuit. D'une porte un homme apparait. Il s'avance vers la femme : « Eh bien ? » fait-il . « — Rien ! » répond- elle. « —II - Il va donc falloir crever de faim? » grince-t- il entre les dents . <« Peut-être bien ... » << - Attention ! ... En voilà un….. » L'homme se cache dans l'angle d'une porte voisine ; la femme, au milieu du trottoir, près du bec de gaz, prépare son sourire. L'homme qui vient est couvert d'une chaude pelisse , il marche vite . C'est un de ceux qui possèdent, quelque part , un nid douillet. La femme l'arrête : « Il fait froid ... Je serai si gentille... venez vous réchauffer avec moi . >» Elle essaie de lui barrer le passage . Elle fait la promesse d'être dévergondée si la perversité lui plaît. Il refuse de s'arrêter. Il a hâte de rentrer... A-t-il bousculé cette - - - 102 LA MORPHINE femme qui s'accrochait à son manteau ? Tout à coup , une silhouette d'homme a bondi, l'éclair d'une lame de couteau a brillé... Un gémissement... un râle... C'est une masse qui tombe. Comme deux vampires, la femme et l'assassin se précipitent sur leur victime inerte. La femme arrache les bagues des doigts , cherche la montre et sa chaîne ; l'homme fouille les poches et prend l'argent... Et puis , tous les deux, sans dire un mot, s'éloignent et disparaissent à travers le brouillard et la bise. Dans le ruisseau, où l'eau roule un limon noir, un cadavre d'homme reste étendu . Et c'est le premier crime d'un misérable qui depuis deux jours n'avait pas mangė et qui, deux soirs , n'avait pu vendre sa femme. O Paris ! que tu es laid , quand , la nuit, rôdent les meurt- de- faim, chacals et loups des grandes villes ! Après le froid, après la neige et la pluie, après les grands vents mouillés qui sèment la détresse dans les âmes les plus fortes, la nature redevint comme à plaisir clémente . Le soleil apporta ses tardives étrennes à la terre. Ce furent de clairs rayons chargés de tiédeur précoce ; un peu de gaîté courut sur le monde. --- Et, un jour, un jour presque radieux - janvier a quelquefois des coquetteries de printemps , parmi les arbres sans feuilles , ces arbres d'hiver qui ressemblent à des arbres de fer ou de bronze, la maison de Vautour apparut toute blanche, virginale dans son isolement, et, au balcon d'une fe- LA MORPHINE 103 nêtre, pour la première fois peut-être, une femme se montra. Une nouvelle vie allait commencer autour de cette ruche ; Vautour pourrait exercer ses ambitions de chef de famille ; d'un seul coup , il abaissa ses yeux vers le petit enfant, fragile plante humaine à laquelle, bon jardinier, il avait résolu de donner tous ses soins . C'était dans cet être chétif, trop rose et trop blanc, dans cette petite chose qu'un rien tue, qu'un mauvais vent peut coucher, c'était dans cet enfant qu'il mettait ses seules espérances de joies futures . Le grand-père remplacerait le père . Il avait prononcé lui, le vieux, la déchéance de celui qui préférait les lâches et veules plaisirs de la morphine. On le laisserait croupir dans son coin, sur l'ordure de ses sottes rêveries . Vautour s'était trompé sur le mal de son fils ; il s'était imaginé qu'il suffit de vouloir pour pouvoir. Il avait gardé rancune à Raoul de ce qu'il n'avait pas tenu la parole donnée: « Je me guérirai, j'en ai la ferme volonté, je renonce à la morphine » . Il ne savait pas que le morphinomane est la proie de son poison ; il ignorait qu'il faut des efforts surhumains pour se dégager des étreintes de la morphine. Qui donc lui avait dit, qui donc lui aurait dit que la plupart de ceux qui furent guéris durent subir les violences de gens terribles , de gens insensibles, de geðliers sans pitié ? Lui-même, qui était si sûr de la puissance de son caractère, avait, sans l'avouer, refusé d'ajouter foi à toutes les histoires racontées par le docteur Antoine Romet. D'ailleurs , pour 104 LA MORPHINE Vautour qui n'avait jamais été malade, tous les médecins n'étaient que des charlatans ou des voleurs . Blanche, qui avait longtemps souffert des brutalités de son malheureux sort, peu à peu, sans s'en apercevoir, imita Vautour et laissa Raoul dans son ignominie . Et puis , maîtresse de maison et mère de famille , avide de jouer honorablement ces deux rôles, elle n'avait pas le temps de surveiller le malheureux qui, usant des libertés qui lui étaient laissées , se livrait à une véritable débauche de morphine. Parfois, sous l'action d'une dose plus forte, il réapparaissait brillant, jeune, fort et fier. Mais il ne lui était pas possible de garder longtemps l'étincelante allure ; très vite il retombait dans le silence et l'abrutissement ; très vite , aussi, il se sentait altéré de poison et, sans résister à cette soif un seul instant, il régalait ses désirs . Les premières semaines s'écoulèrent rapidement pour Vautour et pour Blanche. On compléta l'organisation de la maison . Vautour se plut à faire le jardinier, il planta les premières primevères ; pour la première fois de sa vie, Blanche vit s'épanouir des fleurs dans son jardin. On aurait dit que, pour récompenser les hommes et la nature du terrible hiver dont ils avaient souffert, le printemps s'était plu à venir de meilleure heure que de coutume. Les marronniers , au milieu de mars, crevèrent leurs bourgeons ; les lilas formèrent hâtivement leurs grappes de boutons mauves qui devaient s'ouvrir un peu plus tard ; les gazons des pelouses se LA MORPHINE 105 teintèrent de leur vert nouveau ; et de tous les côtés, venus on ne sait d'où , sortis des troncs d'arbres ou descendus du ciel , des milliers d'oiseaux commencèrent leur vol dans le soleil en chantant éperdument. Quelquefois , le matin , Blanche et Jacquot, Jacquot qui commençait à marcher, qui commençait à jaser, qui savait déjà rire , sortaient de leur jardin et s'aventuraient tantôt dans les allées de la Muette , tantôt dans celles du bois de Boulogne. Lebonheur, si nouveau pourtant, avait transformé la jeune femme. Quand on a vingt ans , il suffit d'un sourire de la fortune pour guérir les plus profondes plaies morales . Selon le désir de Vautour, Blanche était redevenue coquette ; elle était , maintenant, riche de belles robes ; le corps de la jeune Parisienne s'était redressé, s'était rajeuni sous les pimpantes parures, oubliant les tortures de sa maternité et les ravages de l'allaitetement. Ses cheveux, si noirs , et qui s'étaient ternis faute de soins, retrouvèrent leur éclat et leur souplesse ; ses grands yeux roux d'autrefois, qui s'étaient flétris à force d'avoir pleuré, reconquérirent leur fraîche lumière ; Blanche n'avait jamais été belle , elle devint délicieusement jolie . Elle ne pouvait plus, maintenant, passer inaperçue. Les hommes se retournaient sur elle et lui adressaient des regards complimenteurs. Elle recevait ces hommages avec un secret plaisir ; elle était heureuse , elle qui ne savait pas encore les banalités de ces attentions rapides, d'être couvée par la langueur d'un tendre regard. Et, un jour, elle ressentit 106 LA MORPHINE un frisson d'orgueil parce qu'un homme fut plus impertinent ou plus ému. Elle se souvint que depuis des mois et des mois son mari ne l'avait pas aimée ; les derniers baisers qu'elle avait reçus lui avaient été jetés , dans la nuit de Noël, sous l'influence d'une terrible ivresse morphinique ; depuis, l'époux ne s'était pas souvenu qu'il avaitune femme. Sans qu'elle envisageât, sans doute, qu'il était possible qu'un mari qui n'accomplit pas ses devoirs donne à sa femme le droit de chercher ailleurs des consolations, sans prévoir qu'elle pourrait devenir une femme adultère, elle eut pour le galant qui l'avait dévisagée avec tant d'insolence et lui avait parlé avec si peu de respect, une inexprimable reconnaissance. C'est que, brusquement, un horizon_nouveau venait d'apparaître à ses yeux. Elle avait le temps, maintenant, de rêver à d'étranges choses : les tourments matériels s'étaient envolés, un peu d'oisiveté avait remplacé les soucis de la première heure d'installation . C'est que son miroir, aussi, qu'elle consultait de plus en plus souvent, lui criait bien haut qu'elle se faisait très séduisante ; elle apprenait l'art de sourire avec grâce en souriant à son enfant que chaque jour faisait plus beau . Et puis , le temps avait passé, effaçant de sa mémoire, petit à petit, les heures enchantées d'amour durantlesquelles Raoul, aux premiers jours de sa funeste passion, avait été l'amant d'une sans égale virtuosité . Non, elle ne se souvenait plus qu'elle avait béni, elle aussi , cette morphine capable de


LA MORPHINE 109 mettre tant d'énergie dans la puissance d'un homme. Et, pourtant, ivre de luxure, dans ce temps-là, elle avait été celle qui dit : « Mon chéri, encore une fois , fais-toi une piqûre » . Avait-elle assez béni , à ces inoubliables instants , la faiblesse de Raoul ! Mais, hélas ! la période fut courte ; après tant d'excès , ce fut l'absolu désastre ; l'impuissance s'était emparée du malheureux ; la morphine avait , sans pitié, tué l'amour. Qui sait ? si elle fût restée malheureuse , si elle eût dû continuer encore à lutter, pour la vie de son fils et pour la sienne , contre ce mari et ce père qui sacrifiait à la morphine l'argent du pain et du lait quotidiens , peutêtre n'aurait-elle jamais pensé qu'une femme a le droit d'exiger de l'amour, et qu'elle a le devoir envers la nature de donner un remplaçant à ce mari, s'il demeure incapable de remplir ses fonctions d'homme ? Mais Blanche était heureuse, et , quand elle se promenait autour des lacs, assez isolée de Jacquot qui, là-bas, toujours là-bas , faisait joujou avec la bonne, son imagination parcourait les plus fous rêves où la réalité imposait à ses réflexions son immense détresse ; elle avait à subir la cruauté du contraste que créaient ces joies nulles et les joies d'amour qui auraient pu si délicieusement l'accabler. Les couples passaient. C'était le printemps . Les oiseaux, deux à deux, s'accouplaient dans les branches . Des parfums savoureux montaient de la terre énamourée. Les insectes faisaient l'amour sur le sable . Des chenilles s'attachaient dans l'herbe. Les chevaux hennissaient en 110 LA MORPHINE galopant sur les routes... La nature , le monde et les bêtes étaient transportés d'enthousiasme ; tout se tendait vers l'amour ! Les arbres étaient en rut ; les lilas criaient leurs spasmes ; les roses s'épanouissaient pour laisser mûrir leur suprême semence ; les pistils des premiers lis ouvraient leurs minuscules girons pour recevoir le pollen d'or; le monde était en folie ; les brises se tendaient mutuellement leurs langues ; tout accomplissait son suprême effort pour gagner une volupté ! Et elle , seule, au milieu de tous ces parfums, embrassée par toutes ces démences, elle regardait avec des yeux ravis que voilait une hébétude comme si, malgré elle, sa chair éveillée eût ressenti une parcelle des joies ambiantes . Le corps humain n'est qu'une plante. A ses saisons la sève monte, à ses saisons la sève descend ; le soleil le grise , un orage l'agite, un beau jour le tourmente. Où s'en est-il allé celui qui, tout à l'heure , est passé avec, dans les yeux, l'audacieuse prière? Quand reviendra-t-il , l'inconnu, celui qui, demain, au fond de son calice, jettera, dans un cri de joie , son pollen enivrant ? Elle l'entrevoit comme un chevalier de légende ; il est beau, il est harmonieux, il est tendre ; sa voix est douce, ses mains sont caressantes ; sous la moustache conquérante fleurissent déjà les baisers qui mûriront sur sa bouche brûlante. Et elle va, trébuchante de l'ivresse future, comme ces belles possédées qui, naguère, dès que la nuit couvrait les landes de ses LA MORPHINE III voiles, marchaient à travers les bruyères en fleurs vers de chimériques sabbats. Autour d'elle, c'est la vie, la vie brutale, la vie qui manifeste de toutes les façons possibles ses inépuisables vibrances ; et, dans son esprit et dans son cœur, c'est un malaise indéfini, c'est une hésitation inexpliquée , c'est un trouble inquiétant et heureux, c'est l'angoisse de demain , c'est la révolte naissante, c'est la pudeur qui sombre , c'est le désir qui naît . O ce printemps qui répare les désastres , qui fortifie les corps désemparés , qui vivifie les espoirs que chaque matin, à leur éveil , les malheureux égrènent comme un chapelet ! Le printemps qui passe, c'est un grand souffle d'ivresse généreuse ! Depuis que les désirs l'avaient touchée, Blanche se sentait de jour en jour une nouvelle femme ; avec effroi , elle considérait les transformations qui s'opéraient aussi bien dans ce que sa nature avait de plus matériel et dans ce que son coeur avait de plus pur. C'est qu'elle envisageait , aujourd'hui , malgré le voisinage de son enfant, malgré les boucles blondes du chérubin qui gazouillait comme un oiseau , malgré son propre passé, malgré son bonheur présent, malgré les obstacles qui barraient la route à la pudeur et l'enfermaient en elle-même comme dans une cage, malgré les mots qu'elle prononçait tout bas et qui lui faisaient honte, malgré la terreur que lui inspirait Vautour, le vieux Vautour, le géant aux poils de neige, qui dressait , malgré les ans , sa haute et lourde silhouette comme une perpétuelle I12 LA MORPHINE menace d'un incorruptible Croquemitaine, malgré tous, malgré tout, malgré toutes ses pensées , malgré son cœur, malgré ses en- trailles asservies à la maternité, malgré sa volonté captive de ses misères anciennes, malgré le flot de rancœurs qui étouffait toute noblesse en son âme, malgré les hommes , malgré les dieux, malgré sa conscience et malgré Dieu , Blanche sentait qu'elle n'était qu'une grande fleur où le soleil avait mis des baisers, où les zéphirs avaient mis leurs caresses, et elle savait qu'elle était prête pour s'ouvrir à la passion ; elle aspirait vers l'adorable torture de l'amant qui la roulerait dans l'illusionnante el fausse éternité d'un paradis secret , sur un lit de chambre d'amour ! Elle était prète pour l'amour ! Avant l'heure, elle défaillait d'amour ! Ses énergies frissonnaient comme des flancs de cavale et palpitaient d'amour ! Elle respirait l'amour! Ses yeux contemplaient toujours l'amour ! Sur les chemins de la vie , sur les chemins de ses rêves, sur ceux de ses espoirs, sur les routes, sur les chemins où la traînait sa raison, partout, partout, encore c'était l'amour ! Elle osait, sans qu'elle s'en rendît compte, le plus beau cantique que la nature ait réservé à la jeunesse du printemps . Elle s'enivrait comme l'abeille demeurée trop longtemps au fond d'un calice, comme la rose exposée trop longtemps au soleil, comme la libellule que trop de nénuphars ont fascinée . Sa raison, la froide et sotte raison, ne l'attachait plus à la vertu que par de méprisables liens ; LA MORPHINE 115 elle était la proie des frémissements inquiets, des frissonnements qui piquent, des vibrations qui chatouillent, de tout ce qui passe à fleur d'épiderme , laissant une imperceptible sensation , comme les larges ondes musicales qui jaillissent des cent gueules des orgues s'attachent aux frises de pierre, aux nervures de pierre, aux voûtes de pierre des étourdissantes cathédrales gothiques. C'est que la femme, si petite et si faible, quand elle est prise d'amour se trouve grande comme un temple où sont des autels pour toutes les prières et des tables saintes pour toutes les communions. Elle est le festin, elle est l'assouvissement . Elle résume les plus amples , les plus fortes , les plus énormes félicités humaines. L'amour la transfigure, ses yeux ont des lueurs fauves, sa bouche possède l'énigmatique sourire qui se répand comme un symbole des voluptés, son corps tressaille, ondule, se pâme, comme une moisson blonde qui demande à être cueillie. Or, vers le soir du plus beau jour du mois de mai, après avoir subi d'étranges tourments sensuels, hâtivement, comme n'en pouvant plus , par le plus court chemin , Blanche rentra à la maison . Raoul était seul. Le père Vautour, il l'avait dit, ne reviendrait que pour le dîner. Assis dans le jardin, Raoul rêvait sous l'influence d'une généreuse piqûre. Blanche s'approcha de lui et, le secouant pour le distraire de sa torpeur : - Viens, murmura-t - elle , j'ai à te parler. Raoulreleva la tête , ses yeux interrogèrent les yeux de Blanche ; il n'avait pas compris. 116 LA MORPHINE Viens, dit-elle encore. Elle le souleva, elle le força à quitter le banc sur lequel il était accroupi, et elle l'entraîna vers la maison. L'un guidant l'autre, ils entrèrent dans leur chambre. Elle poussa le verrou . Aussitôt, dans la demi-clarté de cette fin d'un beau jour, avec une splendide violence, Blanche se jeta sur son mari et , sans dire un mot, commença à se dévêtir . Etait-elle donc sûre de sa beauté pour oser un aussi audacieux geste d'impudeur? Elle se laissa contempler par les yeux indifférents de l'homme qui`ne broncha pas . Un flot de colère alors rougit son front. Elle ferma les rideaux. Il faisait encore trop clair pour ce qu'elle allait tenter. Que fit-elle ? Que fut- il fait ? Il y eut des bruits de caresses . Il y eut des éclats de baisers . On entendit des froissements d'étreintes . Les bras craquèrent sous des enlacements... Quels baisers ! ... Quels baisers ! ... Quelles caresses ! ... Quels enlacements ! ... Soudain, dans l'obscurité , comme illuminé de pâleur par le feu de ses passions, le corps de Blanche jaillit de la couche où il s'était écroulé, et poussa des hurlements et des malédictions . - Tu n'es que le plus vil et le plus veule animal ! s'écria-t-elle. Je sais aujourd'hui ce que je devais espérer de toi ! Imbécile, impuissant ! Arbre mort, loque insensible ! Tu viens de me donner tous les droits, je sais ce qui me reste à faire ! Que dis -je ? ... Folle que j'étais ! ... Et j'avais des scrupules, Je n'ai que vingt ans, et depuis cinq mois il ne m'a pas approchée. Morphinomane LA MORPHINE 117 ridicule , ignominie lamentable, tu te traînes comme une limace molle ! Demain, ah! que je vais donc rire ! ... M'entends-tu ? Demain , oui, tu sais ce que c'est que demain ?... Ne me fixe pas avec ces yeux idiots ... Tâche de comprendre... Eh bien, demain, un amant…… saisis-tu? j'aurai un amant ! Demain, tu seras un mari trompé, un mari dont je me moquerai, un ridicule mari. Elle éclata de rire . Méconnaissable, endiablée, provocante , elle nouait sur le corset, hâtivement agrafé, l'ampleur soyeuse d'une robe d'intérieur . Elle gambadait comme une chèvre folle. -Ambitionnais-tu le respect de ta femme? Ou bien, désirais-tu le ridicule dont je vais te couvrir ? Ce m'est une étrange sensation de bonheur, l'affranchissement que j'ai conquis . Le mépris que tu m'inspires , le dégoût que j'éprouve sèment en moi le vertige de toutes les libertés . Les galants verront leurs vœux bien accueillis . Ah ! demain , que ce sera donc un beau jour ! Il me semble que je devine celui dont je serai la chose bienaimée. Je me tordrai dans ses bras puissants , je me livrerai à ses caprices , à ses fantaisies , à ses caresses , aux brutalités de sa triomphante virilité . Et toi , pendant ce temps-là, écroulé sur un banc du jardin, à l'ombre, ou bien couché sur un divan , derrière les volets fermés, car tes yeux ne peuvent pas plus fixer la belle lumière que tes sens éteints ne peuvent se ressaisir, en pleine résurrection , au spectacle de ma jeunesse ou au contact de mes splendeurs nues, pendant ce temps-là, honteux, triste , 118 LA MORPHINE macabre, vulgaire, abject, te méprisant toimême, tu feras l'amour avec ta seringue chargée de morphine... Elle savait que, là , dans un tiroir de meuble, il y avait la seringue et le poison. Elle ouvrit le tiroir , elle sortit la petite Pravaz de l'étui , elle déboucha le flacon. Tiens , tu ne diras pas que je manque de complaisance ; voici ta maîtresse, pauvre fou ! Raoul allait la saisir, sa main se tendait, avide, pour la prendre, cette maîtresse à laquelle il était si fidèle ; mais, tout à coup, affamée de révolte , heureuse de posséder une occasion de revanche : - Eh bien ! non, décidément... Tu feras comme moi, tu te passeras d'amour ! Elle courut à la fenêtre , elle ouvrit la croisée et , avec un sonore et joyeux éclat de rire , de toutes ses forces, elle jeta la seringue et le flacon, qui se brisèrent sur les marches, devant la porte de la petite maison. Raoul, pâle, s'était redressé . Vraiment on venait de tuer sa maîtresse. Un éclair de rage illumina ses yeux. Il voulut se précipiter sur la criminelle. Mais, pour la première fois, provocante, forte, belle de confiance en soi , sa femme l'attendait . Stupéfait, presque craintif, s'inquiétant peut- être si ce n'était pas une hallucination , iſ regarda mieux. Oui, c'est moi qui te brave, je n'ai pas peur de toi ! Est-ce qu'une femme aussi ardente que moi peut redouter une créature aussi impuissante que toi ? Les rôles sont LA MORPHINE 119 changés, mon petit ! Assez longtemps, j'ai obéi, c'est bien ton tour. J'espère bien que tu n'oseras pas t'en plaindre ! Je me considère déjà comme un peu veuve, bien que ton ombre soit encore là , mais je t'affirme que je n'ai aucun chagrin . Elle était encore à la fenêtre, elle vit Jacques Vautour qui rentrait : Voici ton père, dit-elle , je vais lui annoncer mes résolutions . Il est juste que je fasse part à ce brave homme de ce que nous venons de décider ensemble. Aussitôt, elle descendit . Elle retrouva Jacques Vautour qui , déjà, s'était emparé de Jacquot et, grand-père gâteau , sans se soucier s'il faisait bien ou mal, commençait le petit dîner du marmot par un bonbon. Il en avait apporté une grande boîte, il fallait bien que Jacquot l'étrennât. Le spectacle offert par ce vieillard qui riait et son enfant qui riait aussi, l'émut infiniment, laissant tomber toute sa colère et toutes ses rancunes : - Bonsoir, papa, dit Blanche. Elle tendit son front vers le baiser du cher homme en le grondant gentiment du bonbon que Jacquot achevait bien vite de croquer , afin que maman ne vît rien. Cependant, Blanche était décidée à demander un conseil à Jacques Vautour. Elle pouvait négliger son mari ; elle n'avait pas le droit de tromper cet homme qui l'avait adoptée comme sa fille et qui , un jour, lui avait dit : Au bout de ma carrière , à l'extrémité de mon chemin , seule , je vous ai rencon- 120 LA MORPHINE trée . Je croyais retrouver une famille, je n'ai plus de famille. Je désire de tout mon cœur que vous la remplaciez . L'enfant de mon fils , l'enfant de mon malheureux fils , je l'adopte ; sa femme, je la prends sous ma tutelle . Je consacrerai le reste de mes jours à vous aider à être heureux tous les deux. Je ne vous demande rien en échange... à moins que vous ne consentiez à m'aimer un peu, à dorlotter un peu le vieux vagabond qui ne se souvient plus de ce que c'est qu'une tendresse, et dont les pauvres oreilles ont oublié la musique d'une bonne parole. Est-ce qu'elle n'avait pas promis à cet homme de le rendre heureux ? Est- ce qu'elle ne lui avait pas dit : « Puisque vous voulez être mon père, je serai pour vous la plus soumise des filles ? » Avait-elle le droit , aujourd'hui, de lui cacher ses tourments, ses chagrins, l'irrésistible besoin d'amour qui martyrisait ses sens et dont son mari ne pouvait pas triompher? -- Père, dit-elle , après le dîner, je vous serai reconnaissante de me donner quelques minutes... J'ai quelque chose de grave à vous confier... D'abord, j'avais désiré que vous ne sachiez rien... Mais, la réflexion venue, j'ai résolu de vous faire part de mes projets... ce soir... N'est- ce pas, père ? Ce soir, Blanche . Nous causerons autant que vous voudrez et comme de vieux amis. Après le dîner, selon son habitude, Raoul alla se coucher. Il ne pouvait pas supporter la lumière trop violente du salon. La mor- LA MORPHINE 121 phine avait rendu ses yeux si sensibles qu'ils semblaient se brûler à la lueur d'une lampe. Jacques Vautour et Blanche le regardèrent s'éloigner avec ce douloureux mépris que, peu à peu, ils avaient pris pour lui . Ce n'était qu'une loque. On l'abandonnait à sa misère, et Vautour, un jour, avait avoué « qu'il vaudrait beaucoup mieux pour tout le monde que le malheureux mourût » . Effroyablement dur, accoutumé à regarder droit devant soi pour juger du chemin qu'il devait parcourir, ayant pris les leçons de la jeune Amérique qui prétend que sans volonté un homme est indigne d'être un homme, Jacques Vautour s'était désintéressé du morphinomane dont toutes les amours et toutes les ambitions s'acharnaient aux voluptés d'un poison menteur qui, quelque temps , avait pu satisfaire ses sens malades, mais qui , depuis longtemps , n'était plus qu'un remède capable, sans doute, de l'empêcher de souffrir sans lui donner, cependant, de nouvelles ivresses . Dès qu'ils furent seuls : Je ne sais pourquoi, dit Blanche, je préférerais vous entretenir dans le jardin . C'est une confession , mon père, queje veux vous faire. Ici , il fait trop clair, et il me semble que je vais avoir à rougir si souvent de honte...! Et puis, la soirée est si douce ! Vautour s'était levé et se dirigeait, déjà, vers le jardin : - Je n'osais vous le proposer, dit-il. Ce sera un vrai régal de fraîcheur embaumée. Vous ne sauriez croire, ma chère fille , combien ce printemps met de jeunesse dans 122 LA MORPHINE mon vieux cœur fané.,. Je suis comme ces vieux arbres qui n'ont pas fleuri depuis de longues années, et qui, par hasard, à l'éclosion d'un printemps se couvrent de fleurs . Je suis couvert de toutes les fleurs que je dois à votre contact, à votre jeunesse et votre bonté . Vous voyez , pour un rien, à je m'enthousiasme ! Et je me réjouis tant d'être le héros des confidences d'une femme !

Ils étaient dans le jardin ; du ciel tombait la caresse lumineuse des étoiles et d'un mince croissant de lune . Mille et mille bruits indéfinis et indéfinissables crépitaient autour d'eux, dans les pelouses, dans les corbeilles , dans les arbres , sur le sable des allées, dans l'air, sous la terre , partout. On aurait dit que les moucherons, les vers de terre, les brins d'herbe, les feuilles , les arbres , les roses, les tulipes , les lilas , des abeilles errantes, des chauves-souris éperdues, des hiboux peut-être , deux à deux, se faisaient aussi, des confidences , des confidences d'amour.

Alors , résolue à dire à Vautour toute la vérité, Blanche conta l'histoire de sa vie intime depuis le commencement de l'année. Avec brusquerie et courage , elle entra dans les détails de cette impuissance absolue d'un mari qui ne pouvait plus aimer. - Je n'en puis plus ! dit-elle . Depuis que je suis heureuse , depuis que je ne sais plus ce que sont les inquiétudes matérielles de la vie, ma nature s'est davantage révélée à moi-même. J'ai besoin de vivre ! Vivre, ce n'est pas seulement manger et boire ; il faut


LA MORPHINE 125 encore de l'amour ! Chaque jour, autour de moi, je ne vois , sans cesse, que des gens qui s'aiment. Je ne puis aller nulle part sans entendre les chuchotements des hommes dans les sens desquels mon passage allume le désir. Au contact de toute cette vie ardente, je deviens folle . J'emporte dans ma chambre et mon lit de la graine de folie ! Mille tourments m'assaillent. Ce sont des songes insensés, ce sont des cauchemars épuisants . Et je n'ai pas, et je n'aurai jamais chez moi, à ma merci, l'unique remède que j'ambitionne et l'enlacement dont j'ai besoin. Que faut- il que je fasse ? Vous le voyez, je n'ai rien voulu faire , je n'ai rien voulu tenter sans avoir eu votre conseil. Quel qu'il soit , je m'efforcerai de le suivre parce que je tiens à mériter votre estime. Si , par hasard , je vous désobéissais, il ne faudrait pas m'en vouloir, c'est que le mal et le désir auraient été plus forts que la raison. Vautour passa son bras sous le bras de Blanche, et, quelques instants , le silence pesa sur eux. - Il est bien vrai , ma chère enfant, que vous n'avez pas encore un amant? dit enfin Vautour. Je vous ai dit toute la vérité. Jusqu'à cette heure ma conduite a été irréprochable ; je n'ai pas d'amant. - Eh bien, reprit Vautour, vous en pren- drez un. Comment?... Vraiment ! Vous me conseillez... Il faut que je prenne un amant ! Je ne serais pas assez fou pour vous - 128 LA MORPHINE votre vie matérielle , c'était donner plus de pouvoir aux forces d'amour qui sont en vous. Cet hiver, vous étiez faible et amaigrie ; aujourd'hui, vous avez la fraîcheur et la grâce; vos yeux étincellent, votre bouche sourit ; je vous dis que vous êtes très belle . Oh ! non, mon égoïsme ne s'acharne pas à vous imposer, sous prétexte d'honneur, des tourments imbéciles qu'une étreinte peut calmer. Votre âge appartient à l'amour ; tant pis pour l'imbécile qui vous délaisse et préfère à vos caresses les maladives consolations et l'écœurante déchéance de son abjecte manie. Ils étaient devant la porte de la maison. Un peu de fraîcheur tombait. C'était l'heure habituelle de leur coucher. Ils rentrèrent. Vautour conduisit Blanche à la porte de sa chambre et, plus fortement que les autres soirs , il la serra contre son cœur en lui disant adieu. Quelques heures plus tard , tout le monde dormait dans la maison, ou bien tout le monde rêvait, quand, tout à coup, de véritables hurlements furent poussés par un animal sans doute qui, à la faveur de la nuit, peut-être , s'était introduit et s'était caché dans un coin noir. Blanche et Vautour, à ces cris , bondirent hors de leur lit, et, l'un et l'autre ouvrant sa porte, ils se rencontrèrent dans l'étroit vestibule du premier étage. Qu'est-ce? s'écria Blanche. Les cris redoublaient de fureur. Vautour se précipita dans la chambre de Raoul. Le malheureux se tordait sur le tapis comme


LA MORPHINE 131 un animal qui veut mourir et que secouent les suprêmes convulsions. Blanche apporta une lampe hâtivement allumée. Elle vit son mari écumant, fou , comme en proie à une crise épileptique . La sueur ruisselait sur son visage, sur sa poitrine et sur ses jambes. Ses yeux hagards étaient injectés de sang; ses mains crispées se déchiraient en frappant contre les meubles ; il se tordait comme un reptile . Parfois, des gémissements extrêmement douloureux interrompaient ses cris ; des larmes jaillissaient de ses yeux et se mêlaient à la bave qui filtrait entre ses dents serrées . Enfin, profitant d'une seconde de passagère accalmie, Jacques se baissa, prit son fils dans ses bras , et le porta sur son lit. Le malheureux hoquetait, geignait, suppliait . Il avait faim de morphine. Il avait faim de morphine_comme sa femme avait faim d'amour. Et, dans ce moment- là, ils se valaient l'un et l'autre, victimes d'un égal besoin et d'un pareil assouvissement. Tout à coup, Raoul ouvrit les yeux, il vit sa femme et, se souvenant que c'était elle qui avait brisé le flacon et la seringue en les lançant par la fenêtre, il fut repris d'un accès de colère. « Je tetuerai ! cria-t-il . Oui, je tetuerai. >> Mais, la secousse avait été si accablante que le malheureux ne put que répéter sa menace; puis, étendu dans sa hideur et sa honte, inconscient à présent, il ferma les yeux et parut s'assoupir. Blanche et Vau- tour se retirèrent chacun chez soi et encore se souhaitèrent une bonne nuit. Cependant, ni l'un ni l'autre ne devait 132 LA MORPHINE dormir cette nuit-là . Subitement, venait de se lever en eux une effroyable pensée . Trop tôt après la confession de Blanche, ils s'étaient retrouvés presque nus dans la nuit, et à la clarté de la lampe. La surprise et l'étonnement qui les avaient jetés au seuil de leur porte ne leur avaient pas permis de songer à être pudiques . L'homme, malgré lui , sans doute, avait dû rassasier son regard des jeunes beautés de la femme émue et toute frissonnante ; il avait été bien obligé d'apercevoir les seins fermes et blancs à travers la fine chemise ; il n'avait pu empêcher à ses yeux de voir l'ondulante ligne de ce corps qui, un peu plus tôt, avait avoué d'irrésistibles désirs et l'avait fait le confident de ses angoisses . Aussi , subitement, dès que Vautour se surprit seul, dans sa chambre, fut- il assailli de désirs, à son tour, et, malgré qu'ils lui firent honte, il n'eut pas le courage de les étouffer. Au contraire, avec complaisance , peut-être parce qu'il n'ambitionnait pas leur réalisation, il envisagea, quand même, la possibilité d'éteindre ces désirs , de calmer le subit tourment qui le possédait dans les bras de sa belle-fille . Insensiblement, il redevenait l'homme d'autrefois , le coureur de fortune. qui résiste d'abord à ses scrupules pour mieux triompher ensuite des obstacles. Il se souvint que bien des hommes avaient éprouvé de semblables envies et qu'ils les avaient satisfaites . En même temps, le corps formidablement robuste du géant retrouvait des frissons oubliés, des frissons qu'il croyait à jamais disparus . Serait-il , lui aussi , LA MORPHINE 133 atteint par le souffle du printemps ? Est- ce que le printemps viendrait, brusquement, soulever en lui de violents appétits? Il fut radieux, il le fut avec orgueil, quand, à cette pensée, il dut constater l'éveil formidable de sa virilité . Près de lui, Blanche aussi songeait. Un indéfinissable trouble alimentait sa rêverie , une rêverie forte et généreuse comme le sont seulement celles qui possèdent les femmes qui ne peuvent pas dormir, et qui, parce qu'elles ont fermé les yeux, se figurent qu'elles dorment. Aucune pitié pour le mari ne l'atteignit . Mais elle avait sans cesse la vision de Vautour ramassant son fils sur le tapis et, sans effort apparent, l'emportant dans ses bras puissants. Elle avait vu, ses bras formidablement musclės ; elle avait entrevu le torse noueux ; elle avait complété par l'imagination tout ce qu'elle ne connaissait point de cette académie splendide d'un géant à barbe trop tôt blanche, à qui, quelques heures plus tôt, elle avait dit nettement: « Mon corps a besoin d'étreinte, ma bouche veut des baisers, tout mon corps frissonne, toute ma chair s'émeut des voluptés espérées » . Le lendemain, de bonne heure, lorsque Blanche descendit dans le jardin, elle trouva Jacques Vautour qui jouait au soleil avec Jacquot; tous les deux semblaient les meilleurs amis du monde. - Avez-vous bien achevéla nuit? demanda Vautour - Je n'ai pas dormi, répondit Blanche. Et vous ? 134 LA MORPHINE - Moi non plus, fit Vautour. L'un et l'autre baissèrent les yeux, n'osant se regarder, craignant d'exprimer les angoisses éprouvées . Jacquot devait être le dérivatif merveilleux : il imposait entre eux sa délicieuse forme d'ange, il leur souria et les charmait de l'innocence qui se dégageait de ses grands yeux et, à ce momentlà, peut-être que la mère et le grand- père, en secret, éprouvèrent une grande honte. Un papillon passa près d'eux , l'enfant tendit la main ... Jacques Vautour, heureux d une diversion, courut après le papillon . Mais, avant de s'éloigner trop , il cria à Blanche ! ― Ne vous inquiétez point de Raoul, i est déjà sorti . Il était très calme et semblait bien se porter. A la suite du papillon , le vieux Vautour à barbe blanche courait toujours . IV Rue de Lubeck. Thérèse et ses sœurs ont donné une grande fête dans le délicieux hôtel de verdure et de fleurs . On avait célébré fastueusement l'anniversaire de la séduisante courtisane. Toute la nuit, les violons avaient chanté. Après les violons, ici et là , dans ce nid créé pour l'amour, à leur tour, les baisers s'étaient épanouis sur les lèvres excitées par les vins et les chairs énervées par les caresses. Quelques-unes des plus jolies femmes de Paris, parmi les plus glorieuses et les plus savantes en débauches, avaient juré que la fête dégénérée en orgie durerait un tour d'horloge. On aurait douze heures de joie pour célébrer la naissance de la blonde Thérèse qui , paraît- il , avait mis douze heures à faire son entrée dans le monde. Vers huit heures du matin , lorsque Raoul arriva rue de Lubeck, il fut tout surpris de trouver, à la porte, plusieurs automobiles dont les chauffeurs dormaient sur leur siège enveloppés dans leur pelisse de poil. II 136 LA MORPHINE réveilla l'un d'eux et lui demanda pourquoi , à cette heure matinale, ces voitures étaient déjà là . C'est une grue qui a donné une soirée , répondit le chauffeur, et la sacrée catin nous a fait passer la nuit dans la rue . Raoul était affreusement pale ; autour de ses yeux de larges ronds noirs , presque verts, donnaient à son visage une expression d'extraordinaire souffrance. Il s'appuyait sur sa canne comme un vieillard dont les jambes ne voudraient plus le porter ; une abondante sueur perlait sur sa face . Son poing se crispait sur sa poitrine comme pour comprimer la douleur qui s'acharnait à déchirer les parties vives de son être . Quelques instants , il hésita, devant la porte de Thérèse . Comment serait-il accueilli dans cette maison, à une heure si matinale , à la fin d'une fête , quand la fatigue, les vices, l'amour et les vins ont tant flétri les visages, que les fêtards eux-mêmes ne peuvent se regarder sans peur dans une glace? Et Raoul redoutait Thérèse qui, libérée la première de ses premiers scrupules et de sa pudeur avait pu subvenir ainsi aux besoins des siens , s'était accordée un rôle autoritaire qui refuse toute observation, menait tout le monde à la baguette. Cependant, la maison de Thérèse était, pour lui , l'unique paradis où il pourrait se procurer le bonheur ou le repos. Là, il était sûr qu'on lui donnerait de la morphine. Les meurtrissures qu'il s'était faites la nuit, en se débattant comme un damné contre les affres de sa faim, lui causaient une cui- LA MORPHINE 137 sante douleur. Il était envahi par une courbature générale qui annihilait complètement ses forces . Et, pour venir de l'avenue Henri-Martin jusqu'à la rue de Lubeck, il lui avait fallu , pour le soutenir, l'assurance qu'il trouverait chez ses sœurs de quoi le soulager ; comme les bêles mourant de soif, l'œil brûlant, la gorge desséchée, les membres las , courent jusqu'à la fontaine où elles savent étancher leur soif, Raoul s'était traîné jusque chez Thérèse , pitoyable, triste , épuisé. Il sonna. Un serviteur vint ouvrir. On l'introduisit dans une petite pièce située loin des salons et de la fête agonisante. Au bout de quelques minutes, Thérèse vint le rejoindre. Presque nue, la robe en lambeaux, ses cheveux épars couronnés de roses, elle ressemblait à une bacchante. Ses seins, pour avoir été trop baisés, sans doute, jaillissaient du corsage avec effronterie et montraient leurs pointes rougies. Qu'est-ce que tu viens faire à cette heure-ci ? demanda-t-elle . Je ne savais pas... J'avais oublié ton anniversaire, dit- il , tout à l'heure, je me suis souvenu... Avant de te dire ce qui m'amène, reçois mes vœux. Je te remercie, mon petit Raoul, dit Thérèse en riant ; mais, je me dois aux plus retardataires de mes invités ; et dès qu'ils seront partis je me propose de gagner mon lit avant toute chose. Alors , j'attendrai , dit Raoul. Mais, pour t'attendre, et ce sera probablement 138 LA MORPHINE assez long, je n'ai pas de morphine. Veux-tu me prêter ton petit arsenal? Thérèse esquissa un sourire et aussitôt elle devina quel était le vrai motif de cette visite matinale . ―― Tout de suite , mon cher Raoul, tout de suite... Je vais t'envoyer cela par Jacqueline ou par Antoinette qui seront heureuses de t'embrasser. Quelques minutes plus tard, en effet, Jacqueline venait embrasser son frère et lui apportait la seringue et le poison . Il avait suffi de l'absence si courte de Thérèse pour que ses amis et amies se décidassent à se retirer. Ce fut une fuite rapide, de grands manteaux cachant des restes d'orgie. Les automobiles qui avaient sommeillé dans la rue, toute la nuit, s'éveillèrent, poussèrent des grognements, frémirent, s'élancèrent et disparurent... Thérèse retrouva ses sœurs et Raoul . Aussitôt, sans se préoccuper de ce qui avait amené son frère , à qui la piqûre avait rendu un peu d'énergie et de bien- être, elle s'en prit à Jacqueline et à Antoinette : Vous pouvez vous vanter, vous , aussi bien l'une que l'autre , d'avoir été d'une sottise remarquable. Quelles dindes ! ... L'une s'est conduite comme une fille et l'autre comme une idiote. Ce qu'on va en faire des gorges chaudes de mes chères sœurs ! Mais , en ce moment, vous ne comprendriez pas ce que je veux vous dire, nous verrons ça plus tard. Et s'adressant à Raoul : - En ont-elles des têtes , tes sœurs ! ... LA MORPHINE 139 Tu restes à déjeuner avec nous, Raoul ? demanda-t- elle encore . Je serais contente de causer un peu avec toi. J'ai donné des ordres pourune heure . Nous avons quelques heures pour dormir. Jusque-là , fais ce que tu veux . - Je suis éreinté moi-même, dit Raoul. Je me reposerai sur un divan. L'hôtel tomba dans un profond silence . Les domestiques et les maîtres dormaient. C'était un spectacle insensé qu'offrait cette maison en repos , lasse de douze heures de folie . Toutes sortes de parfums traînaient dans l'atmosphère, confondus , lourds , usés , écœurants . Même les champs de bataille d'amour sont navrants . Les fleurs étaient flétries , des pétales de roses se ternissaient sur les tapis ; on aurait dit que ces fleurs exhalaient de mauvaises haleines. Ici , des verres encore remplis de champagne répandaient une infâme âcreté ; là , un mouchoir de dentelle mystérieusement souillé , tombé d'on ne sait où, affichait son ordure ; plus loin , un flacon de liqueur, couché sur une table , bavaitvisqueusement, dans savomiture gluante ; et, là-bas, sur une peau d'ours blanc un devant de chemise de batiste s'étalait, comme un drapeau de prostitution . Les plantes étouffaient dans ce temple où les divinités s'étaient échevelées comme des héroïnes de monstrueuses saturnales. Ah ! que sont lugubres ces réveils des choses , ces bouteilles vidées, ces fleurs flétries , ces dentelles vouées à la boîte à ordures ! Un jour blafard passait à travers les rideaux qui n'avaient pas été ouverts. C'était lu- 140 LA MORPHINE gubre : ce lendemain de fête sentait les funėrailles . Cependant, longtemps , plus tard, sans bruit, des hommes et des femmes, avec des précautions d'esclaves, glissèrent à travers la maison ; ils étaient silencieux ; ils agitaient de vagues choses au bout de leurs bras ; et, où ils passaient, c'était comme une purification . Les fenêtres s'ouvrirent ; le soleil entra joyeusement ; les plantes vertes frémirent au contact de l'air nouveau ; ce fut un rajeunissement immédiat. Les fleurs mortes furent remplacées par des fleurs éblouissantes de couleur et de jeunesse ; le mouchoir avait disparu, le lambeau de chemise n'était plus sur la peau d'ours blanc, les verres avaient été emportés ; tout ce qui était resté de l'orgie n'était plus là ; et dans une cassolette de bronze ancien brûlaient des parfums mélangés selon la recette d'un alchimiste indien . Quand tout fut prêt, Therèse qui semblait attendre un signal apparut. Elle promena autour d'elle le rigoureux regard de la maîtresse de maison, et, en signe de joie, cueillit une grappe d'orchidée à une corbeille et en couronna ses blonds cheveux. Antoinette et Jacqueline sont fourbues, dit-elle à Raoul qu'elle avait éveillé ; nous déjeunerons seulement tous les deux. Je suis très heureuse, d'ailleurs , que nous soyions seuls ... Et maman? demanda Raoul. Elle leur tiendra compagnie. Thérèse obtint facilement de Raoul tout ce qu'elle voulait savoir sur Jacques Vau- LA MORPHINE 141 tour, sur leur vie commune, et surtout sur les intentions du « vieux fou » qui, enfin , semblait avoir renoncé à ses prétentions du début. ― Est-cequ'il estriche?demandaThérèse . Il ne dit rien, répondit Raoul. Il doit être riche. N'a-t-il pas essayé de te priver de morphine? fit Thérèse. J'ai entendu dire que tu devais entrer dans une maison de santé chez le docteur Romet... Elle éclata de rire et reprit : Je vois avec plaisir, pour toi , que tu ne t'es pas laissé faire . J'ai beaucoup entendu parler de ces maisons ; on y entre mais on ne sait si on en sort. La plupart du temps, on y devient fou . J'ai connu, autrefois, un garçon très intelligent qui, à la suite de je ne sais plus quelle maladie , avait entretenu des coquetteries avec sa petite Pravaz. Celle-ci était sa joie , sa consolation, sa force. Or, un jour, subissant la volonté des siens, il décida de divorcer d'avec sa chère passion. Il signa un engagement par lequel il renonçait absolument à sa liberté et se livrait entièrement au docteur chargé de le guérir de sa funeste passion. « Je ne sais pas, mon cher Raoul, quel est l'effet de la morphine sur toi , il paraît que moi je suis une exception . Elle me donne des ardeurs et une sensibilité, paraît-il , extraordinaires ; elle me plonge dans de paradisiaques rêveries ; je vois tout en rose, ma sensualité est décuplée ; les plaisirs que je ressens n'ont rien d'humain, ce 142 LA MORPHINE sont de divines joies ; je suis femme plus que n'importe quelle femme. Mais il paraît que tout le monde n'a pas cette chance et l'on dit même que, grâce à la morphine, la plupart des initiés deviennent de parfaits impuissants. En tout cas, l'ami dont je te parle était ainsi . Il était marié comme toi , et ce qui l'avait amené à vouloir s'abstenir de morphine était la menace que sa femme, arrivée à l'âge où toute femme exige des voluptés , avait faite de demander le divorce. Ce fut terrible. Je ne te dépeindrai point les souffrances qui l'accablèrent. Vingt fois, il faillit mourir ou devenir fou . On l'avait enfermé dans une sorte de cabanon, sa fenêtre était grillagée ; les murs étaient capitonnés de peur que dans ses crises il essayât de se briser la tête ; deux espèces de geôliers , quand ses souffrances étaient trop grandes et qu'il voulait se révolter, le liaient sur son lit , ou bien l'exposaient à des douches glacées, ou bien le trempaient dans des bains brûlants ; il criait comme un possédé, il insultait ses bourreaux, il réclamait qu'on le mît en liberté et qu'on le rendit aux siens ; mais , je te l'ai dit, on avait exigé qu'il signât le renoncement de toutes ses volontés ; sa famille n'était même pas autorisée à venir le voir. Enfin, un jour, le directeur de la maison de santé déclara qu'il était guéri. Pendant deux mois, en effet, il n'avait pas reçu une seule injection. Il finissait lui-même par remercier la sévérité de ceux qui l'avaient tant fait souffrir, mais qui l'avaient guéri. Durant les dernières semaines de son internement, il avait LA MORPHINE 143 bien été obligé de remarquer combien sa nature s'était transformée et se transformait de jour en jour. Sa virilité manifestait une orgueilleuse puissance. Plusieurs fois , il s'était abandonné à de solitaires joies. Il réclamait, à présent, sa femme de toutes ses forces . On dit, ceux qui sont parmi les plus intimes de leur maison, que madame eut maintes occasions de se féliciter de son mari . Malheureusement, il n'en resta pas là. Après avoir été morphinomane, il était devenu érotomane. On le vit courir après les femmes qu'il aurait dû le plus respecter, dans des postures inouïes ; deux fois , on le surprit en flagrant délit d'attentat à la pudeur ; des influences considérables parvinrent à le tirer d'affaire . Un jour, hélas ! il fit mieux encore sa propre femme le surprit en train de violenter leur petite fille, une gamine de dix ans . On a dit qu'à la suite de cet événement, il s'était fait sauter la cervelle ; on a dit aussi que sa femme, dans une crise de colère assez justifiée, lui avait brûlé la cervelle. Je ne sais exactement les détails de ce drame, personne ne les connaît... Mais, j'ai voulu te raconter cette histoire afin qu'elle te donne à réfléchir sur les conséquences de cette prétendue guérison. Ils sont admirables ceux qui sont nos ennemis ! Que leur importe notre passion ! On dit que l'amant de la morphine ne devient jamais centenaire et qu'il est destiné à succomber, un jour, d'un accident du cœur ou d'une rupture d'anévrisme ; c'est possible ! En tout cas, je préfère vivre bien, dans l'absolu bonheur, 144 LA MORPHINE jusqu'à quarante ans et claquer subitement sans dire bonsoir à la vie que d'atteindre, après m'être privée de tout, une vieillesse insipide et imbécile . » Après un instant de silence, Thérèse reprit : - Tu sais , Raoul , je ne veux avoir aucune influence sur toi . Tu feras comme bon te semblera. Cependant, avant tout, tu es mon frère, et je t'aime. Si le père Vautour t'ennuie et si ta pimbèche de femme s'associe à lui contre toi, je t'offre de te garder avec nous. Ici , il y aura toujours une chambre pour toi ... Ici , ou rue d'Offémont... Je sais que tu n'aimes pas ta femme... Je me doute un peu que les sentiments paternels n'occupent pas en toi une si grande place ! Tu as juste du coeur pour être un père passable . Donc, réfléchis ; si tu n'es pas heureux làbas , reste ici . Reste, du moins, pour le moment, ça ne t'engage à rien ; plus tard , tu pourras toujours aller les retrouver dans leur cabane de sauvages, sur les fortifications . L'après- midi, Thérèse sortit pour quelques courses. Le soir, quand elle rentra, elle retrouva Raoul qui lui déclara aussitôt : Je suis ton conseil, ma petite Thérèse, je reste avec vous. - Thérèse triomphait. Elle avait obtenu le succès qu'elle désirait le plus . Résister à Vautour, lui prendre cette autorité qu'il avait prétendu exercer sur tous les siens , le rejeter dans la solitude étaient ses plus grands désirs . Elle s'était emparée de ses deux filles et de sa femme ; elle lui volait LA MORPHINE 145 à présent son fils . Prête à la lutte qu'elle prévoyait, elle attendit Vautour sans trembler. Selon toute vraisemblance, en effet, celui-là allait apparaître . Elle s'amusait à la pensée que Vautour la supplierait de lui rendre ce Raoul imbécile qui, probablement, devait résumer toute son affection. Dans le caractère de certaines femmes, il est stupéfiant de découvrir certaines volontés irrésistibles de mal faire . Dans ce cas, Thérèse souhaitait d'être cruelle sans réserve pour un homme qui, au contraire, n'aurait dû lui inspirer que de la pitié . Immédiatement, elle s'était jetée tête basse contre lui , dans un besoin de lutte nouvelle, avide d'exercer sa puissance contre ce colosse qui avait menacé de l'écraser si elle osait contrarier ses desseins . Avec une apparente joie naturelle, sans éclat, où ne se voyait point la victoire remportée, elle annonça à ses sœurs la résolution de Raoul. On devait fêter le retour du frère prodigue. Antoinette et Jacqueline, incapables de comprendre, tout à fait désintéressées de ce qui se passait autour d'elles, n'accordèrent à la nouvelle aucune importance. En quelques mois, grâce à Thérèse, elles étaient devenues morphinomanes au point qu'elles ne pouvaient supporter aucun effort de pensée. Jacqueline -toute petite , elle aimait déjà trop boire joignait à la morphine l'alcool. Sans atteindre jamais l'ivresse , elle vivait constamment dans une griserie bienheureuse qu'elle entretenait sournoisement et dont les effets agissaient quand même avec une 146 LA MORPHINE stupéfiante violence. Hystérisque au plus haut point, sous l'influence de la morphine et des liqueurs , elle devenait l'exceptionnelle amoureuse, la vertigineuse amante que rien ne lasse et qui ne s'épuise jamais . Elle aimait vivre à l'écart, passant de longues heures dans sa chambre où elle se verrouillait. Mais , lorsqu'elle réapparaissait, après ces longues retraites, son visage était marqué de la fatigue spéciale qu'éprouvent les folles qui ne résistent pas aux séductions du vice. Antoinette, machinalement, se contentait de son abrutissement morphinique, assoupie sans cesse, silencieuse, morne, ayant toujours l'air de rêver ou de vivre dans un chimérique paradis . Elle se croyait heureuse. Raoul eut sa chambre au premier étage de l'hôtel , il n'était séparé de Jacqueline que par un étroit cabinet de toilette. Therèse avait fait exprès de les placer à côté l'un de l'autre . Dans son imagination infernale , elle avait conçu le plus insensé projet et, dès les premiers jours, elle tenta de le mettre à exécution . Pour commencer, elle affaiblit, sans que Raoul en fût prévenu , la solutiondemorphine qu'elle lui avait donnée. Tout d'abord, Raoul n'eut pas à en souffrir, car, ayant la faculté de se piquer autant qu'il le voulait, il suppleait à la faiblesse de chaque injection en doublant et triplant le nombre des injections . Mais Thérèse veillait . Peu à peu, elle amena Raoul à absorber quelques verres de fine champagne. L'alcool, momentanément, faisait oublier au morphinomane son poison favori. De lui-même, il espaça les piqûres ; et un 4

LA MORPHINE 149 jour, triomphalement, il annonça à Thérèse le brillant résultat. Aujourd'hui, je ne me suis piqué que cinq fois, dit- il . Mais il ne disait pas qu'il avait bu près d'un demi-litre d'alcool. Thérèse observait avec un soin jaloux le malheureux. Elle constata chez lui, bientôt, de l'agitation ; elle vit dans son regard des ardeurs auxquelles il n'était pas possiblede se tromper. Un après-midi, elle eut la joie de le voir rôder autour d'une femme de chambre. Est-ce que le traitement qu'elle avait imposé amènerait si vite le résultat ambitionné? Le soir même, elle devait s'applaudir de sa tentative . Après le dîner, leur mère, qui devait, le lendemain malin , avoir un rendez-vous, rue d'Offémont, avec un fournisseur, au sujet d'une transformation dans l'ameublement, sur le conseil de Thérèse, alla coucher sur place ; c'était le meilleur moyen de ne pas manquer le rendez-vous ; elle se fit accompagner d'une domestique. Déjà gavée de morphine, ayant trop dînė pour son estomac malade, sous l'influence d'une nouvelle piqûre qui lui avait fait oublier sa mauvaise digestion , Antoinette somnolait étendue sur un divan. A l'écart, dans un massif de plantes vertes , Raoul, Jacqueline et Thérèse fumaient des cigarettes. Près d'eux, sur une petite table , des liqueurs et des verres étaient placés. Thérèse, qui savait assez gentiment jouer du violon , n'ignorant point l'influence énervante de cet instrument, et ne voulant 9 150 LA MORPHINE rien ménager pour atteindre mieux le but qu'elle s'était fixé, sous prétexte d'exercer sesdoigts et son oreille qu'elle disait engourdis , joua quelques mélodies d'un sentimentalisme exaspérant, quelques vieilles romances et ces airs de ballades anciennes qui secouent les nerfs comme si un archet mystérieux se promenait sur la sensibilité mème de ceux qui les écoutent. Puis, laissantle violon, fatiguée, dit-elle, elle raconta des histoires galantes. L'imagination aidant, elle trouva des situations étourdissantes ; elle se plut à des détails aussi amusants que libertins , et, pour prouver qu'elle n'exagérait point, elle alla prendre dans une petite bibliothèque dont elle avait seule la clé, quelques livres très artistement reliés et illustrés avec une diabolique fantaisie. Jacqueline et Raoul examinèrent avec un grand intérêt les images érotiques et, pour les encourager encore, Thérèse s'attardait avec toute la complaisance possible dans une admiration exubérante pour l'artiste qui avait dessiné des formes aussi parfaites dans des postures aussi expressives . Bien qu'on ne la contredit point, elle voulut prouver ce qu'elle avançait en plaçant auprès de ces gravures précieuses les vulgaires et triviales insanités modernes . Elle avait de celles-ci une rare collection . Et ce fut un défilé d'horreurs qui, pour les yeux et l'esprit de Jacqueline et de Raoul à peu près ivres d'alcool, n'en étaient pas moins inté- ressants . Quand elle crut le moment venu , elle dit simplement : -Je suis fatiguée, je vais me coucher. LA MORPHINE 151 Elle embrassa Raoul et Jacqueline en leur recommandant bien d'emporter dans leur chambre ces petits livres et ces images, afin qu'ils ne tombassent pas , le lendemain , sous les yeux des domestiques . En s'en allant, elle entraîna Antoinette qui somnolait toujours, sur son divan, dans un coin . La maison tomba dans le silence . Les serviteurs s'étaient retirés . Seul, de temps en temps , le bruit d'une feuille de papier remuée, troublait le repos des choses , des plantes et des fleurs dans le grand salon éclairé seulement par quelques ampoules électriques ; parfois , aussi, le heurt d'un flacon ou d'un verre produisait un bruit mat et brutal comme un accident. L'air était imprégné du parfum de toutes ces vies qui contenaient à elles seules ce qu'une grande cité comme Paris a de plus vicieux et de plus pervers . Des senteurs maladives et fortes pourtant flottaient dans l'atmo-- sphère, suggestives , délicieuses , puissantes comme ces odeurs qu'exhalent certaines fleurs qui, aulieu de miel, ne savent faire que du poison. La lumière électrique, comme lasse de trop briller, répandait moins d'éclat et se faisait complice de l'indéfinissable et muette influence exercée par cet intérieur de courtisane où tout avait été disposé pour les amours rapides et les conquêtes faciles . Et, là-bas, dans la verdure des palmiers dont les feuilles blanchissaient sous le feu des lampes, l'un près de l'autre, accoudés, presque accroupis sur la table où défilaient d'obscènes images, où toutes les perversités passaient avec des sourires de satisfaction 152 LA MORPHINE grossière, où les nudités s'étalaient répugnantes , macabres, cependant vivantes , Jacqueline et Raoul, sans s'en rendre compte, se rapprochaient, unis par un vague et fou désir et, qui sait? ambitieux d'une égale monstruosité. Pareils à des démons chez qui tout scrupule serait éteint, ne se rendant plus compte de leur situation de frère et de sœur, ne voyant plus que le rapide moyen de satisfaire un violent besoin sensuel, retenus peut- être , arrêtés encore par un geste, par le geste qui n'avait jamais été accompli , en tout semblable aux amants qui se rencontrent pour la première fois et qui subissent une passagère timidité, ils en étaient aux escarmouches de l'amour, ils tâtaient le terrain , et, les yeux baissés sur les gravures libertines, l'un et l'autre attendaient le mot provocateur qui déciderait de tout et les emporterait vers le plaisir ambitionné. Ce fut Raoul qui succomba le premier à la violente tentation. Et dans l'obscur salon où le silence s'appesantissait lourd et terne, effrayés par la clarté des quelques lampes qui brûlaient autour d'eux, ils cherchèrent l'endroit le plus sombre, mûs comme des ombres, allant comme des fantômes, et ils s'écroulèrent dans un coin où se consomma l'odieux inceste, le répugnant amour, l'infâme action si bien préparée par Thérèse ; et, bientôt, les soupirs et les râles bienheureux chantèrent l'éclosion de la joie qui envahit la nervosité des deux damnés. De loin, blottie derrière une tenture, Thérèse assista à la consommation du péché. LA MORPHINE 153 Son triomphe était complet . Avait - elle souhaité davantage ? Elle attendait maintenant Jacques Vautour ! Comme elle serait heureuse de lui annoncer la nouvelle ! Le bonhomme en crèverait de dépit. Pendant qu'elle s'enivrait de sa propre joie, elle vit passer Jacqueline et Raoul qui , d'un pas triste, montèrent l'escalier et gagnèrent leurs chambres voisines . Elle ne voulut pas savoir si chacun rentrerait chez soi. Elle avait suffisamment vu . Alors , comme le Génie du mal, elle voulut faire un pèlerinage à l'endroit où l'inceste avait été accompli. L'électricité flamba dans les lampes. Le grand salon de verdure s'illumina comme pour une nuit de fête . Et, longuement, elle s'arrêta là, exactement là, où les amants s'étaient roulés dans leur volupté ; ils avaient laissé leur trace. Elle aurait voulu écrire en lettres indėlėbiles la faute de ces gueux, la sottise de ces fous incapables de résister à la moindretentation , vaincus d'avance par la morphine anéantissante et par l'alcool brutal. Thérèse éprouva un instant de fierté ! Au moins, s'écria-t-elle , mon sang n'est pas tout à fait pareil au sang de ces gens- là ! Elle s'assit sur un divan , après avoir pris sur la table, où ils les avaient laissés , les livres et les images lubriques ; elle les regarda avec des yeux reconnaissants et, tout bas, elle murmura : - - Comme il faut peu de chose pour éveiller l'âme des brutes ! En elle-même, elle bâtit le plan de sa vie ; elle coordonna ses ambitions ; le mauvais esprit qui la guidait, qui la faisait méchante, 154 LA MORPHINE s'enthousiasma aux visions qui charmèrent ses yeux. Elle ne vit autour d'elle que des monceaux de honte. Au-dessus , elle demeurait éblouissante, elle trônait ; elle , restée la courtisane sans une minute de défaillance parmi tous ces désastres , elle régnait, maîtresse absolue de ses volontés , elle jouissait de la supériorité de son caractère qui n'avait faibli devant aucune tentation . La sottise, la bêtise de ses sœurs l'exaspéraient. Elle en avait fait des machines et elle les conduisait à sa guise. Jamais personne n'avait lutté victorieusement contre elle . Sa mère ellemême la faisait rire . Son méprisable frère ne lui offrait qu'un prétexte nouveau pour mieux mépriser les hommes. Superbe d'orgueil, elle gouvernait ce petit monde vil et mesquin avec des allures de tyran . Devant elle , une seule image avait osé se dresser farouche et provocante : celle du vieux Vautour . L'avait-il devinée? il l'avait menacée de l'écraser comme une vipère. Elle était amusée par la lutte qui allait s'engager. Elle attendait le terrible géant pour lui jeter dans les bras ce fils et cette fille incestueux. Pouvait-elle lui ménager une plus belle surprise ? Etendue sur le divan , vêtue de l'ampleur d'une robe de velours dont les plis somptueux reflétaient des lumières et des ombres, très belle sous ses cheveux blonds qui s'éparpillaient sur la nudité de son cou et de sa gorge en vagues claires et soyeuses, l'œil très doux malgré l'éclat bleu de la prunelle, elle avait l'attitude des sphynx pharaoniques qui méditent ou qui rêvent, dans le LA MORPHINE 155 une repos absolu de toutes les choses autour d'elle , dans l'exaspérante lumière de ce jardin muet où les papillons ne voleraient jamais ; elle semblait à l'affût. Et pourtant, c'était une femme aimée. Des hommes, successivement, avaient accepté la ruine pour elle. On l'avait parée de joyaux splendides, on l'avait courtisée comme femme simplement séduisante. Tous ceux qui l'avaient approchée s'en étaient allés avec des regrets et encore de l'amour. Charmeuse, séduisante , spirituelle , elle gardait toutes ces qualités , elle ménageait tous ces dons pour la conquête de ceux qu'elle voulait avoir fait les esclaves de sa beauté . Sur les siens, dont elle n'avait rien à espérer, elle répandait la somme de cruauté qui était en elle avec une malignité fertile en vives jouissances. Enfin, très tard dans la nuit, déjà même le petit jour blanchissait à travers les tentures , lentement, à son tour, elle gagna sa chambre où, contente d'elle , elle passa l'une des plus heureuses nuits de sa vie. Quelques jours plus tard, par un aprèsmidi délicieux, Thérèse, seule, se promenait dans l'allée d'Auteuil, suivie à quelques pas par sa voiture. Son amant, le comte de X..., lui avait demandé qu'elle lui accordât la faveur d'une promenade en sa compagnie. Elle était arrivée au lieu du rendezVous avant l'heure convenue. Le bois de Boulogne était charmant . Le printemps n'était pas encore achevé , mais , déjà, on sentait l'approche du généreux été . Thérèse était une amante de la verdure. Ses yeux 156 LA MORPHINE se plaisaient à la contemplation des grands arbres en feuilles . Dans sa nature bizarre, une étrange perversité l'avait faite admiratrice des plantes qui frémissent au souffle des brises . Elle aimait se plonger dans la fraîcheur des ramures . Tout son être vibrait au contact du large frisson qui secoue harmonieusement la superbe armature des grands arbres. Tout à coup, devant elle, au détour d'une allée, elle aperçut un homme et une femme. Crut-elle à une hallucination ? Etait-ce bien, en chair et en os, le grand Vautour qui, là- bas , dressait sa formidable silhouette ? Et quelle était la jeune femme si élégante et si légère qui marchait auprès de lui? - C'est Blanche, murmura-t - elle . D'abord, elle ne l'avait pas reconnue. Le dernier souvenir qu'elle avait gardé de la femme de Raoul était quelque chose de malheureux, de triste et de laid . Allait-elle les aborder ? Risquerait- elle la rencontre ? Était-ce le moment propice pour la lutte qu'elle espérait? Eut- elle peur du colosse dans cette allée déserte ? Elle fit signe à son cocher d'approcher ; elle monta dans la voiture : - Allez ! ordonna-t- elle . Les chevaux l'emportèrent et, quand elle passa près du vieillard et de sa belle-fille , elle eut un ricanement de défi destiné à masquer le moment de peur réelle qui l'avait envahie. Mais, aussitôt, elle pensa : « Je suis sûre qu'il viendra demain ». Elle était sûre que Vautour irait chez elle LA MORPHINE 157 le lendemain... Il fallait donc se préparer à le recevoir magnifiquement . Elle lui promettait une émotion digne d'elle et de lui . Est-ce que maintenant, chaque nuit, Raoul et Jacqueline ne se faisaient pas amants ? Lorsque tout le monde était endormi, sûre de n'être observée par personne, est-ce que Jacqueline n'ouvrait pas la porte à son frère? Eh bien ! si Vautour venait d'assez bonne heure, c'est là qu'elle le ferait entrer. Ah ! comme elle serait heureuse de lui donner ce spectacle ! Comme elle était décidée à ne rien ménager pour obtenir ce beau résultat ! Le soir même, ce fut presque une fète. Elle fit servir les vins les plus rares et les plus capiteux. Elle-même, elle faillit se griser. La vieille mère ne fut pas plus prudente. Seule, Antoinette dédaigna les vins et leur ivresse pour s'abandonner mieux à sa morphine chérie. Raoul trouva les vins si exquis qu'il en oublia même la faible ration de morphine habituelle. Jacqueline fit des mélanges insensés avec ces vins et des liqueurs de toutes sortes . Déjà grise, elle disait qu'elle voulait se griser. Avant que le diner fût achevé , avant que le festin prît une physionomie d'orgie , on envoya la maman se coucher. Coup sur coup , Antoinette se piqua trois fois à la cuisse avec sa minuscule seringue d'or. Tout à fait ivre, une heure plus tard, tandis que Thérèse, étendue sur une peau de tigre , fumait une cigarette, Raoul prit Jacqueline dans ses bras et l'embrassa à pleine bouche . Ce baiser réveilla Thérèse de sa torpeur. Il ne fallait pas , pour le succès de ses projets , 158 LA MORPHINE que Raoul et Jacqueline s'aimassent trop tot ! Elle s'accusa de sa faiblesse momentanée et, décidée à accomplir jusqu'au bout le rôle qu'elle s'était tracé, elle accomplit un prodigieux effort de volonté qui ramena la lucidité dans ses esprits et triompha de l'ivresse naissante qui, un moment, avait failli l'accabler. Jusqu'à plus de deux heures du matin , elle tint éveillé tout le monde autour d'elle . Elle fut superbe de fantaisie , elle dépensa une imagination insensée pour amuser l'anéantissement d'Antoinette et l'abrutissement alcoolique de Jacqueline. Elle obligea Raoul à chanter les chansons gaillardes qu'il connaissait ; elle força Jacqueline à danser . Elle - même fit des cabrioles . Mais sa joie fut au comble lorsque, chacun s'étant dit adieu et souhaité bonne nuit, elle vit Jacqueline et Raoul entrer dans la même chambre. Le lendemain matin , le père Vautour pourrait venir ! ... V Aussitôt après le départ de son fils, Jacques Vautour prit dans la petite villa une plus ferme attitude de chef de famille . La fuite de Raoul l'autorisait à se croire , définitivement, le soutien naturel de Jacquot, dans lequel devait un jour fleurir la race forte et vigoureuse, la race nouvelle que tout vieillard espère voir surgir dans ses petits-enfants . D'un autre côté, Blanche devenait le motif d'un grave souci il était évident que cette jeune femme ne pouvait rester condamnée à l'abandon et ne devait accepter le renoncement à toute tendresse . Il fallait occuper l'esprit et le cœur, ardents l'un et l'autre, de cette Parisienne chez qui le bonheur et la quiétude avaient opéré une puissante résurrection. Si l'ennui, fatalement, devait la conduire à quelque détermination désespérée, peutêtre serait-il facile d'intéresser assez ce qu'il y avait de meilleur en elle , afin de la détourner de ses caprices ou de ses désirs? 160 LA MORPHINE Les hommes vieux sont incapables de comprendre ce qui agite et tourmente un cœur de jeune femme. Vautour saisissait moins encore les tortures qui envahissent la chair, au milieu d'un beau printemps dont la tiédeur pénètre la nervosité , surtout si , dans son passé, la femme a le souvenir d'étreintes superbes et de baisers fougueux. - En l'amusant un peu, se disait-il , elle oubliera toutes ces bagatelles . Imprudemment, il osait se la comparer; il osait se rappeler les années sans amour qu'il avait vécues dans cette Amérique peuplée de vagabonds, et où les femmes étaient si rares , et oùles passions humaines étaient détournées vers la conquête de l'or, plutôt que vers l'amour. Il oubliait que la vie d'une femme, à Paris, ne peut en rien ressembler à celle du damné errant à travers un monde de hasard où les tentations charnelles sont nulles . Puisqu'il n'avait pas souffert de son isolement, pourquoi Blanche souffrirait - elle de l'impuissance ou de l'absence de son mari ? Pourquoi jugerait- elle indispensable d'appartenir à un amant? Vautour se fit le compagnon de toutes les heures. Il suivit Blanche dans ses promenades, il l'entoura de mille prévenances aimables , il se fit presque galant à force de complaisance et de belle humeur, et, un jour, le géant à barbe blanche fut tout surpris de s'entendre dire des mièvreries qui ne signifiaient pas grand'chose , mais qui mettaient dans son esprit une jeu- LA MORPHINE 161 nesse nouvelle, l'éclosion de toutes sortes de petites fleurs apparues dans un terrain où elles n'auraient pas dû pouvoir vivre. L'obstination de Jacques Vautour à s'imposer à Blanche dans toutes ses sorties surprit et agaça la jeune femme. Ce n'était point là ce qu'elle avait rêvé. Au contraire , après la suprême tentative faite auprès de Raoul, après l'aveu de son besoin d'amour, crié au vieillard , elle s'était imaginée qu'elle reconquerrait sa liberté , ou , du moins, assez de liberté pour se refaire une existence capable de convenir à son âge et aux exigences de sa nature. Est-ce que Vautour se plairait à devenir un obstacle malgré la promesse faile ? Est-ce qu'il croirait de son droit l'exercice d'une surveillance contre laquelle , à force de mensonges, il faudrait qu'elle se protégeat? Sans doute, elle sentait qu'il avait le dessein de réveiller en elle ou d'aviver, plutôt, des sentiments maternels assez forts pour l'écarter de toute mauvaise tentation ; mais Blanche voulait autre chose que les baisers de Jacquot et les amabilités de Vautour ne pouvaient remplacer. Déjà, le cœur de la jeune femme était gravement intéressé par un commencement d'affection qu'elle avait accordé à l'un de ceux qui, passant près d'elle , s'étaient retournés pour admirer l'élégance de sa taille et la fraîcheur de son visage. Ne dit-on point qu'une Parisienne élégante, si vêtue soit - elle , laisse toujours transparaître , 162 LA MORPHINE comme si elle était dévêtue, ce qu'il y a de plus séduisant en elle ? Malgré la garde que montait Vautour, malgré l'apparente soumission de Blanche , depuis plusieurs semaines, le cœur de la jeune femme était habité . Le désir avait exprimé sa violence ; un homme avait chanté des mots d'amour ; toute frissonnante, elle les avait entendus ; et, chacun de ses soirs, dans l'isolement de sa chambre, avant de s'endormir, avant l'heure des songes, elle se laissait emporter par la maladive rêverie de l'espérance, elle entrevoyait comme un vol de caresses qui s'éparpillait sur la fortune de ses beautés, et elle s'abandonnait tout entière aux illusions des voluptés légères qui secouent les nerfs à fleur de peau. Et, maintenant que le mari était parti , maintenant qu'elle était l'abandonnée, heureuse de sa liberté, elle pensait qu'elle avait le droit de s'offrir à celui qui était survenu dans le désert de son cœur pour y faire germer l'enthousiaste graine d'amour. Et c'était le moment où les roses s'entr'ouvrent! Et c'était la saison des nobles ardeurs , des sèves qui montent, des oiseaux qui chantent, des blés qui épient ! C'était la semaine qui voit défleurir les lilas, ces fleurs de tristesse et de demi-deuil qui, avant la naissance des beaux jours , semblent vouloir pleurer sur l'ensevelissement de la saison morte. Toutes les saisons , à tour de rôle, s'en vont avec des fleurs comme pleureuses . - Il fallait absolument que Vautour ignorât LA MORPHINE 163 cet amour nouveau. Il était indispensable, pour retrouver un peu de l'indépendance à laquelle elle avait droit, qu'elle détournât le vieillard vers ses devoirs de chef de famille auxquels il semblait tenir, et le persuader que la vigilance dont il était capable devait se dépenser ailleurs que dans la maison. C'est ainsi que Vautour, un jour, se mit à la chasse de son fils ; il le retrouva chez Thérèse ; il espionna la demeure de la courtisane ; il gagna un domestique qui , contre une récompense, consentit à espionner pour lui. Et pendant qu'il se livrait à son enquête , heureuse, Blanche courut aux vagues rendez-vous de celui qui intéressait sa pensée, comme une dévote se dépêche, quand la cloche sonne, vers le temple ou le beau Jésus blond rayonne de toute sagloire de Dieu et de toute sa beauté d'amant éternel . C'était un grand jeune homme pâle, délicat, faible et fin comme une femme. Il avait la voix chantante ; les mots qui sortaient de ses lèvres étaient une musique joliment nuancée ; ses yeux étaient glauques sous de longs cils noirs; il possédait l'art des belles manières ; il avait surtout cette particulière attitude qui plaît tant aux femmes parce qu'elle semble copiée sur leur propre nonchalance. Blanche avait l'ambition de s'abandonner à cet étranger qu'elle jugeait capable de la faire vivre, de mettre en elle le grand foyer des passions exaspérantes et d'énerver la sensibilité de son être qui, depuis si longtemps , 164 LA MORPHINE sommeillait, s'engourdissait et avait failli mourir. Un après-midi, autour du lac, non loin de la petite cascade, elle le rencontra. Il vint à elle. Elle eut la certitude qu'elle était attendue. Légèrement, il lui reprocha de n'être point venue depuis plusieurs jours ; il exprima son regret comme si un peu de chagrin l'avait touché . Elle s'excusa comme si elle avait été coupable et comme si , en effet, elle avait manqué à tous ses devoirs de future amante en n'accourant point, ainsi qu'il l'avait espéré, aux rendez-vous qu'ils ne s'étaient pas donnés. Il se présenta Robert Collin. Il ne lui demanda que son petit nom . Puis, comme si cela eût suffi pour qu'ils s'accordassent une mutuelle confiance, ils parlèrent de tout ce que contenait leur passé. Il se plut à exagérer peut- être le vide de sa vie pour célé– brer mieux la joie de son coeur, maintenant qu'elle était entrée en lui . Blanche s'amusa de ses angoisses, de tout ce qui avait fait sa misère, de tout ce qui avait failli détruire sa jeunesse, afin d'exalter mieux le renouveau d'un bonheur qui s'infiltrait en elle et qu'elle bénissait d'autant plus qu'elle l'avait moins espéré . Il voulut connaître la source des peines éprouvées ; avec abondance, elle raconta, comme une légende , l'histoire du morphinomane qui, après avoir mis au service de l'amour les plus magnifiques ardeurs , s'était éteint comme un charbon dans les cendres de l'impuissance ; elle magnifia les voluptés de quelques jours qui l'avaient fait bénir, elle aussi, LA MORPHINE 167 le prestigieux poison, auquel elle avait failli goûter, avide d'en ressentir les miraculeux effets et les incomparables ivresses . Il la plaignit. Il l'admira. Et, jusqu'à la fin du jour, lentement, ils se promenèrent le long des allées , écoutant les bruissements d'ailes des oiseaux, dans l'enchantement de leur amour vierge, épris d'idéal , accablés de tendresse, moitié rêvant. Et, pour mentir mieux à leurs instincts irrités, pour détourner leur nature qui demandait à franchir les limites de la sentimentalité, ils se réfugiaient dans la poésie de ce qu'ils auraient du éprouver, mais qu'ils ne ressentaient pas . L'un et l'autre , malgré les phrases menteuses, malgré la moiteur des brises , malgré les chants d'oiseaux, malgré le lac miroitant où les arbres reflétaient leur frissonnant feuillage , malgré la langueur qui envahissait le monde, au plus intime d'eux-mêmes, un hymme terriblement brutal hurlait sa ferme volonté de les conduire vers les pays où l'amour n'a que des étreintes , où les bras n'ont que des enlacements, où les bouches se confondent dans le baiser, où les corps se marient frénétiquement, où les soupirs remplacent l'inutilité et la faiblesse des mots. Mais, épris de fausse pudeur, croyant aux nécessités de perpétuer la comédie de leur mensonge, ils se grisaient de sottise idéale et ne se rendaient pas compte, sans doute , que l'amour est l'ennemi de l'hypocrisie et que, fils de la fantaisie et du caprice, il excuse toujours ceux qui se donnent à lui sans penser, sans compter, en fermant les yeux , 10 168 LA MORPHINE - parce qu'il est toujours le bonheur absolu. Tous les oiseaux dont nous écoutons les chansons , dit Blanche un soir, ont un nid dans le secret des branches ou le mystère des buissons. Ils s'y précipitent à la nuit tombante, quand ils sont las d'avoir trop chanté. Nous, moins favorisés que les oiseaux, nous n'avons pas de nid . Un moment, un triste moment vient, nous nous disons adieu ; chacun s'envole de son côté... Je nesais pourquoi , mais presque toujours , j'éprouve un véritable sentiment de terreur, parce que je redoute que nous ne nous rencontrions plus . Chaque « au revoir » ressemble à un adieu. Et malgré la jolie et délicate volupté que nous pouvons espérer du léger chagrin de ces momentanés abandons et de l'espoir que nous avons de nous retrouver ensuite, pour ma part, je suis jalouse de tous les êtres qui , chaque soir, se rejoignent et s'unissent. Et puis , je ne sais vers quoi vous allez ... Je rentre dans ma prison où l'ennui m'étreint ; je rêve , je pense, je me crée des illusions , je me lamente, je ris ou je pleure , le silence me pèse, n'importe quelle voix m'est odieuse, et, peu à peu, j'en arrive presque à maudire la joie que je dois à la fortune de notre rencontre, parce qu'elle a attristé ma solitude ordinaire et tourmenté la stupide existence que je mène. En vain, Robert Collin essayait de la consoler avec des paroles caressantes , avec des mots cherchés soigneusement pour qu'ils fussent plus doux, mais Blanche attendait toujours la proposition de réel LA MORPHINE 169 amour qu'elle espérait si violemment et que son compagnon ne prononçait jamais. Ainsi, les jours passèrent, fertiles en beau langage ; c'était comme une éternelle promenade de fiancés. Et pourtant, rien ne les empêchait de se rapprocher mieux. L'un et l'autre semblaient libres et maîtres de soi. Et de mille façons elle s'offrait ! - Pourquoi donc ne la prenait-il pas ? Un jour elle lui fit presque brutalement le reproche que méritait son indifférence : Je crois, dit- elle, que nous nous sommes trompés, l'un et l'autre. Il est impossible que vous m'aimiez autant que vous le dites . Sans quoi , auriez-vous autant de patience? Ou bien, vous me trouvez laide . Ou bien , il y a en moi un je ne sais quoi qui vous est prodigieusement antipathique et qui vous éloigne. Il va falloir nous quitter . J'ai trop peur d'encombrer maladroitement votre existence et je redoute que vous ne sachiez jamais mettre dans ma vie tout ce que je souhaite. A ces mots, Robert Collin s'emporta ; ce fut presque de la colère : Je refuse de vous prendre avant devous avoir méritée ; je refuse l'offrande de votre corps avant que je me sois rendu digne de vous. Votre impatience à vous livrer, vous la regretteriez si j'étais aussi pressé devous étreindre contre mon cœur et de saisir, si vite, le trésor de votre beauté. Votre façon d'envisager l'amour est brutale ; je veux que mes amours s'enguirlandent de poésie. Lorsque vous serez à moi, ce sera seulement lorsque je ne pourrai plus résister à 170 LA MORPHINE l'exaspération de mes désirs . Alors , ce sera la triomphale victoire ! Je vous emporterai comme l'idole ravie à la terre dans un paradis de délices où nous savourerons les divines jouissances de la passion. Alors, plus doucement, il reprit : - J'ai eu tort de me faire mal connaître, j'ai eu tort de ne pas exprimer plus nettement tout ce qu'il y a au fond de ma pensée, tout ce qui fait mes espoirs et quelles illusions je chéris. Je suis las de la vie stupide et vilaine que les hommes ordinaires subissent. Ils se vautrent sur un monceau de vilenies . Ils se roulent dans un fatras de mensonges. Leurs bonheurs sont mesquins. Oh! j'ai fait comme le troupeau vulgaire ! Mais j'ai eu au moins ce courage de fuir ces festins immondes pour rechercher des sensations plus belles et des plaisirs plus dignes . L'amour, mon amie, ce n'est pas seulement ce qui se fait dans un lit ! C'est surtout ce qui s'accomplit avant qu'on y entre et après qu'on en est sorti . << En ce moment, je vous devine : vous me méprisez presque. Plus tard, vous m'estimerez et vous m'aimerez d'autant plus que j'aurai eu plus de force pour résister au caprice frivole et irraisonné qui vous entraîne vers la consommation des luxures que vous ambitionnez . Je suis certain , même, que vous regretterez ces heures charmantes et si douces que nous aurons vécues autour de ce grand lac candide, à l'ombre des marronniers , isolés , perdus dans notre rêve, frémissants , fiers d'être admirés par ceux qui devinent que nous nous LA MORPHINE 171 aimons . Croyez-moi, il faut que des amants enrichissent leur mémoire de souvenirs très purs qui devront protéger, plus tard , les inévitables regrets et les peines légères auquels nous n'échapperons pas . Je vous aime et je vous desire , chère Blanchette aux grands yeux sombres. Cependant, êtes-vous certaine que votre confiance en moi soit absolue? Croyez-vous que mes défauts et mes faiblesses ne sont pas aussi insupportables que les défauts et les faiblesses du premier venu? Ah ! que vous vous tromperiez si vous me croyiez mieux doué que celui-là ! Je suis un pervers , au contraire ! Et peut-être que c'est encore de la perversité, cette conduite d'attente que j'observe à votre égard . Vous m'avez parlé de votre mari morphinomane ; que diriez- vous si je vous apprenais que, chaque soir, je m'endors, ivre d'éther? Combien seriez-vous affolée si je vous avouais que ma pâleur et ma fragilité sont dues à toutes sortes d'excès ? Ah! ils sont nombreux ceux qui recherchent le fin du fin dans les émotions voluptueuses ! Savez-vous qu'à Paris seulement, il y a plus de trois cent mille vicieux qui se piquent à la morphine, boivent de l'éther, avalent du haschich, fument de l'opium, sans compter les malheureux dont les passions plus basses encore se traînent sur d'innommables fumiers ? J'ai goûté aux pires poisons , et ce sont ceux dont j'ai le plus souffert queje regrette le plus . Que direzvous lorsque vous compterez sur mes bras , sur mes jambes, d'innombrables points qui sont autant de souvenirs de piqûres de 172 LA MORPHINE morphine? Oh! soyez rassurée ! Je suis guéri de cette passion comme des autres ! J'ai couru après les filles qui vendaient leurs caresses ; j'ai payé les plus beaux baisers du monde, et je me suis presque ruiné à ces débauches splendides où les plaisirs ne laissent que des traces de dégoût. A présent, je veux autre chose ! Je veux de l'amour , de l'amour tendre, joli , mystérieux , de l'amour pour tout de bon, de l'amour qui fait heureux , de l'amour qui fait estimer celle qui le donne et celui qui le reçoit. Je vous en supplie encore, ne me maudissez pas ! Je vous aime déjà tant que j'ai eu le courage de vous dire tout ce que contenait mon cœur. » Blanche avait écouté Robert sans l'interrompre. Quand il eut achevé : Je vous demande pardon , dit-elle. Quelques instants encore , serrés l'un contre l'autre, heureux que nul témoin ne les pût surveiller, ils glissèrent comme des ombres dans l'ombre des bois ; puis, après avoir échangé leurs premiers baisers, ils se dirent adieu ... Ils se dirent : « à demain »>. Extrêmement troublée par l'impatience de ses désirs et les paroles qu'elle avait entendues, lorsque Blanche rentra chez elle, apprenant que Vautour n'était pas de retour, elle s'assit sur un banc , dans le jardin. La nuit se développait lentement. Une pénétrante ivresse descendait sur la terre . Dans les gazons, les grillons chantaient . Les premières étoiles se clouaient en or LA MORPHINE 173 dans l'azur bruni. D'infinis parfums , une exquise fraîcheur répandaient sur le monde de la griserie et de là béatitude. Et Blanche perçut l'émotion d'un bonheur envahissant. Sa chair eut des frissons légers, ses yeux se troublèrent devant des visions jolies d'espérance, son esprit s'égara vers un au- delà d'amour qui semblait ne pas pouvoir la tromper. Les minutes passèrent sans qu'elle les comptât; les étoiles naquirent au ciel sans que leur nombre la surprît ; la nuit s'accroupit en silence sur le monde sans qu'elle s'en aperçût. Blanche était amoureuse. Elle était amoureuse de Robert parce qu'il ne s'était pas précipité sur les voluptés que son corps lui avait offertes si complaisamment, parce qu'il lui avait dit qu'avant de la prendre il voulait être sûr de l'aimer, parce qu'il n'avait pas voulu courir le risque de la tromper en se trompant soi-même, de peur que, de leur involontaire erreur, pût naître pour elle une nouvelle source de chagrins . Elle l'admirait encore parce qu'il n'avait pas eu honte de lui faire l'aveu de ses vices ou de ses faiblesses ; et, Robert, au lieu de perdre à ses confidences, avait au contraire beaucoup gagné. Pourquoi lui pardonnait- elle , à lui , d'avoir été morphinomane, quand elle ne cessait pas de condamner son mari parce qu'il l'était devenu? La passion de son mari était une déchéance ; il lui semblait que la passion de Robert ne devait avoir été qu'une frivolité . Elle-même, à ce moment- là, envisageait la possibilité de goûter au poison 174 LA MORPHINE tentateur sans qu'elle éprouvât de nausée. Qu'était- ce donc que cette morphine dont tant de gens étaient si avides et dont on ne pouvait plus se priver quand on en avait connu les jouissances ? Elle se souvenait des splendides heures sensuelles que son mari avait vécues dans ses bras, quand il avait commencé ses premières piqûres . Elle qui ne savait pas, elle qui ne savait pas assez, n'osait mettre absolument sur le compte de la morphine l'impuissance absolue de Raoul. Ah ! si elle avait su, peut-être aurait- elle soupçonné Robert de retarder le moment des amours qu'elle voulait parce qu'il se sentait incapable de les satisfaire ? Mais elle ignorait les cruels déboires qui sont le résultat de la morphine, et elle avait si besoin de croire dans l'affection de quelqu'un qu'il ne lui vint pas à la pensée qu'un hasard méchant l'avait jetée dans les bras d'un malade aussi incapable de luxure que son malheureux mari. La domestique qui avait fait dîner Jacquot vint la troubler dans ses rêveries e lui demander s'il fallait coucher l'enfant. Au même moment, a porte du jardin s'ouvrit et Vautour apparut. Il s'excusa de son retard , et , en hâte, il conduisit Blanche à table, lui reprochant de s'exposer à prendre froid en demeurant, aussi longtemps, immobile, sous les arbres . -Machèrefille , dit-il, j'ai du nouveau àvous apprendre aujourd'hui. J'ai vu des choses épouvantables. J'ai longuement réfléchi pour me décider à vous dire toute la vérité ; d'abord, je croyais qu'il était de mon de- LA MORPHINE 175 voir de vous ménager ce secret, mais ensuite j'ai résolu de vous dire tout ce que je sais. Le diner fut rapide. Dès qu'ils se furent retirés dans le salon : - Ici , personne ne pourra entendre les confidences que je vous dois , dit- il . C'est si laid que je ne voudrais pour rien au monde qu'un domestique les surprît. - Je vous en prie, supplia Blanche, parlez vite... Je suis si effrayée déjà par toutes sortes de craintes... - Vers trois heures, après midi, commença Vautour, certain que Thérèse n'était pas chez elle , parce que je l'avais vue passer en voiture sur la place de l'Étoile , je réso- lus d'aller rue de Lubeck. J'avais décidé que je verrais enfin Raoul, et que je lenterais un suprême effort pour le ramener ici, pour le sauver de la gueuse qui se plaît à le voir lentement s'empoisonner. Je ne sais quel chemin elle prit, toujours est- il que, lorsqu'on vint m'ouvrir, ce fut Thérèse qui me reçut. Elle me fit un excellent accueil ; elle était très gaie. Elle ne parut pas du tout étonnée de ma visite . Elle me demanda de vos nouvelles et de celles de votre enfant. J'avoue que, tout de suite , je me défiai de tant d'amabilités, et j'avais bien raison. « Il faut que je vous fasse les honneurs de ma maison , monsieur , dit-elle . Ici , c'est un paradis de joie, et d'amour aussi . Je n'ai pas de pudeur avec vous, puisque vous savez la vérité sur ma situation . Je n'en ai , d'ailleurs , avec personne, puisque nul n'ignore que je suis courtisane et que 176 LA MORPHINE - j'ai plusieurs amants. >> Quand elle m'eut montré le salon-jardin du rez- dechaussée, reprit Vautour, elle me conduisit au premier étage. Je visitai sa chambre, son cabinet de toilette . Elle m'indiqua les appartements de ses sœurs et la chambre où Raoul, sans doute, devait « dormir » . ( Voulez-vous entrer? » me demandat-elle . En même temps, elle ouvrait la porte : la chambre était vide. Comme j'étais étonné et que je ne cachais pas mon étonnement: « Suivez-moi » , dit-elle tout bas. Nous pénétrâmes dans la chambre, nous atteignîmes une porte qui fait communiquer cette chambre avec la pièce voisine , un cabinet de toilette ; nous traversâmes en silence ce cabinet, et, ayant soulevé une épaisse portière, Thérèse me montra, couchés dans le même lit , Raoul et Jacquelinė qui dormaient. - Raoul et Jacqueline ! s'écria Blanche. Oui, Raoul et Jacqueline. A cette vue, je crus devenir fou, continua Vautour. Mais Thérèse avait abaissé lentement la portière et me priait de me retirer. « Ils sont amants depuis quelques jours, >> dit- elle simplement. - - Elle supporte que, chez elle, le frère et la sœur soient des amants ! fit Blanche. Je suis convaincu, dit Vautour, qu'elle a machiné cet inceste. Cependant, elle s'en défendit de toutes ses forces lorsque je l'en accusai . Antoinette, gavée de morphine, vint nous rejoindre avec sa mère, au salon , où nous étions revenus. Pendant de longues heures, avec mille précautions , je plaidai 1་ LA MORPHINE 177 votre cause, celle de Jacquot, celle de Raoul aussi , et j'obtins qu'on nous renverrait le malheureux. En vérité , ma chère Blanche, je suis certain qu'on nous le rendra, non parce que nous le désirons , également j'espère , mais parce que le misérable commence à devenir dangereux. Ce n'est plus seulement un morphinomane, il est alcoolique ou il est à la veille de l'être ; or, lorsqu'il est ivre ou presque , il est la proie de violentes crises érotiques pendant lesquelles il-satisfait, sans pudeur, comme il peut, n'importe où il se trouve , ce nouveau vice. Ce n'est donc pas un mari que vous retrouverez, mais plutôt un fou, une espèce de malade que nous nous efforcerons de protéger contre lui-même. Voilà les nouvelles que je vous apporte. Certes , elles ne sont pas bonnes ; mais il valait mieux, n'estce pas ? vous dire toute la vérité. Vous êtes prévenue, aujourd'hui. Et si ce ne peut être un plaisir pour une femme de votre âge de veiller un maniaque tel que Raoul, c'est aussi bien le devoir d'un père et d'une épouse de défendre contre ses faiblesses un fils et un mari qui n'a plus tout à fait sa raison, et qui, s'il était abandonné à luimême, tomberait à la merci de lois qui ne pardonnent pas toujours, ou de misérables capables d'exploiter sa démence. A la nouvelle qu'elle allait revoir son mari, Blanche resta sans émotion . Cet être qu'elle avait aimé lui était devenu tout à fait indifférent. D'ailleurs , depuis quelques mois, elle ne possédait plus exactement le sens des choses . Elle vivait près de son fils 178 LA MORPHINE qu'elle n'aimait peut-être plus autant depuis que Vautour le lui avait pris , depuis qu'elle n'avait plus à lutter pour le nourrir, depuis qu'on l'avait débarrassée de tous les soucis d'autrefois ; quant à Vautour qui l'avait en quelque sorte adoptée, elle le redoutait sans s'expliquer pourquoi . Cet être colossal qui n'avait pas vécu comme tout le monde, qui ne parlait jamais de lui , dont le passé restait muet comme une tombe, qui lui avait jeté son affection avec autant de brutalité que s'il l'avait assommée, restait à côté d'elle, n'entrait pas en elle, et n'avait pas su émouvoir les sensibilités inutilisées de son âme, de cette âme qu'elle aurait voulu donner et dont personne ne semblait vou- loir. - Ah! Dieu, disait-elle souvent, que suis-je venue faire dans cette famille ? La mère de Raoul, ses sœurs , davantage encore, la considéraient comme une étrangère . Elles, chez qui tout sens moral avait disparu, et dont le succès dans la galanterie leur avait accordé comme des titres de noblesse, méprisaient cette petite bourgeoise sans beauté exaspérante , jolie , silencieusement séduisante, qui n'avait rien trouvé de mieux que de se faire faire un enfant par Raoul, alors son amant, pour s'en faire épouser ensuite. Elle était considérée comme une intruse ; elle demeurait l'éternelle inconnue insignifiante dont tout le monde se désintéresse . Ses misères anciennes à côté du morphinomane n'émouvaient personne. Elle paraissait née pour recevoir le choc de tous les déboires pos- LA MORPHINE 179 sibles . Il y a des êtres sur qui toutes les souffrances se plaisent à s'accumuler. Les deux femmes qui se partageaient le service de la petite maison ne la considéraient pas commeleurmaîtresse, bien qu'elles feignissent de lui obéir. Elles savaient que le vieux Vautour était celui qui payait les gages et entretenait la maison. La petite bonne qui avait la mission de promener Jacquot et de veiller sur lui, elle aussi , influencée par les deux autres servantes, ne lui reconnaissait qu'une infiniment petite parcelle d'autorité . Blanche passait la revue de son existence , et, ici et là, comme des fleurs tristes , luisaient quelques souvenirs attendrissants . Ceux qui auraient pu être des amants ne s'étaient pas attardės à la supplier ; celui auquel elle s'était le plus prodiguée, à qui elle avait ouvert son cœur, sans pudeur, ne l'avait même pas honorée d'une caresse. - Elle se trouvait malheureuse. Que lui importait l'apparition prochaine de son mari? Qu'est-ce que ce retour présageait de bon pour elle? Vautour le lui avait dit : « C'est un fou qui reviendra » . Un fou ! ... Elle ne parvenait pas à s'expliquer essayait-elle même à se l'expliquer? quel genre de folie pouvait être la sienne. Morphinomane ! ... Alcoolique ! ... Erotomane! ... En quoi tout cela consistait-il ? Comment la morphine s'alliait-elle à l'alcool ? On l'avait surpris , couché avec sa sœur dans le même lit... Inceste ! ... On ne devait pas l'accabler de ce crime Raoul était un malheureux... Jalouse ! Non. Tout lui était indifférent... 180 LA MORPHINE Et, pourtant, c'était là, au milieu de ces agités , qu'elle devrait continuer sa vie . Elle ne pourrait aller nulle part ; elle ne sortirait jamais de sa propre médiocrité. Elle pataugerait sans cesse et toujours autour de sentiments maternels , de devoirs familiaux, de scrupules bâtards , d'impuissances ridicules ; elles ne s'envolerait jamais vers un coin d'idéal ; les étoiles qui brillaient au ciel n'étaientpas scintillantes pour elle ; les fleurs qui s'épanouissaient n'étaient pas parfumées pour qu'elle en recueillît de l'ivresse ; le printemps qui vivifiait le monde la touchait à peine. Isolée parmi les choses , n'ayant jamais été heureuse, elle se persuadait de plus en plus qu'elle n'était pas faite pour goûter au bonheur. Le lendemain matin, de bonne heure, Raoul arriva. Aussitôt, il gagna sa chambre et s'y enferma. Sûr que personne ne pourrait l'observer, il cacha dans le haut des rideaux de sa fenêtre , sous le bandeau, un flacon de morphine et sa seringue de Pravaz. Dès qu'il eut mis ainsi en sûreté la précieuse fiole et la non moins précieuse seringue, il descendit dans le jardin où son père l'attendait. Longtemps, les deux hommes causèrent. Tu pourrais, Raoul, disait Vautour, être très heureux , si tu le voulais fermement. J'ai pris mes renseignements ; il est possible que tute guérisses. Ignores-tu que, si tu persistes dans tes vices, tu es condamné à mort? Jeune, tu as devant toi toutes sortes d'espérances ... Ta femme, tu l'as aimée ; ton fils , tu l'as adoré . Tu suffis , actuellement, LA MORPHINE 181 à faire le malheur de tous les tiens ; il te serait facile d'être la cause du bonheur de tous. Veux-tu redevenir un homme? Vous avez raison, dit Raoul... Il le faut... D'ailleurs , maintenant, je crois que ce sera relativement aisé... Je prends beaucoup moins de morphine... - Oui, mais tu bois en revanche beaucoup d'alcool... Ehbien, je supprimerai tout. En promettant qu'il supprimerait morphine et alcool, Raoul pensait à la seringue et à la provision de morphine qu'il venait de mettre en sûreté dans sa chambre. -Je veux avoir confiance en toi , dit Vautour. J'étais si certain que tu consentirais à tout que j'ai prié le docteur Antoine Romet de te rendre visite . Il sera ici vers une heure, après déjeuner . Tu me promets de suivre scrupuleusement ses avis ? - Je promets, répondit simplement Raoul. Vautour ne fit aucune allusion au spectacle que Thérèse lui avait offert dans la chambre de Jacqueline. Il considérait Raoul comme un irresponsable et trouvait inutile d'augmenter la honte et les remords du misérable morphinomane et alcoolique qu'il surprenait dans les meilleures dispositions. Blanche, qui avait appris que son mari était dans le jardin avec Vautour, les y rejoignit. Ils s'embrassèrent. Il n'y eut aucun reproche. Peu à peu, une sorte d'intimité s'infiltrait entre eux pourles unir davantage ; et bien que ni l'un ni l'autre n'avouât ses 182 LA MORPHINE pensées secrètes ou ses véritables espoirs , ils se sentaient attachés par tant de liens qu'ils constituaient, à eux trois , une association agréable d'où pouvaient naître toutes sortes de félicités . Le docteur Antoine Romet se fit annoncer lorsqu'ils achevaient le déjeuner . Sans précaution, il entra dans le vif de la situation. - Je ne vous donne pas six mois, dit-il , avant que vous soyez atteint du delirium tremens, monsieur ; il est encore temps d'agir, mais votre état exige un vigoureux traitement. Voulez-vous le subir ? Raoul allait répondre, mais le docteur l'interrompit brusquement : - Je vous préviens que ce sera très pénible. Vous aurez à souffrir également de la privation de la morphine et de l'alcool. Votre seule volonté est incapable de venir à bout de votre guérison . Oh! croyez-moi, n'ayez aucune foi dans la force de votre résolution . Il est nécessaire que vous subissiez le contact de gardiens qui veilleront sur vous incessamment, et vous protégeront contre les complaisances que vous ne manqueriez pas d'avoir pour vous . Consentezvous à vivre deux mois avec les deux infirmiers que je veux mettre à votre disposition . - Oui, oui, dit Raoul. Faites tout ce que vousvoudrez. ― C'est très bien. Nous commencerons dès demain. Le docteur Romet visita la salle de bains et l'appareil à douches de la maison, parut


LA MORPHINE 185 satisfait, et se retira en annonçant sa visite pour le lendemain matin. Le reste de la journée , pour remplacer l'alcool , Raoul se fit de nombreuses piqures de morphine ; il aurait bien le temps , plus tard, de souffrir. Déjà, il était inquiet, il se demandait quelle serait la nature des souffrances qu'il allait éprouver. Sans doute , il savait combien la faim de morphine est torturante, mais toujours il avait pu se rassasier ; cette fois, il n'aurait pas le régal... Mais il souriait quand même, en songeant à la fiole cachée... Et puis , il était certain qu'il parviendrait toujours à s'en procurer s'il en avait un besoin extrême . Il avait foi en son imagination . Ne pourrait-il pas écrire à Thérèse qui lui en ferait parvenir? Raoul se trouvait donc dans cette étrange situation absolument, il voulait suivre le traitement du docteur Romet ; mais, énergiquement aussi, il était résolu , d'avance , à lutter contre ce traitement . Cependant, ce fut avec effroi qu'il vit, à son réveil, le docteur et les deux infirmiers pénétrer dans sa chambre. Ces deux infirmiers étaient de robustes gaillards , à faces de brutes, aux mains énormes, à la physionomie impitoyable. Le docteur constata l'impression faite par les infirmiers : - Je vous présente vos nourrices, dit-il en riant. Ils sont très au courant des soins à vous donner. Vous pouvez avoir en eux la plus grande confiance . Ils ne vous quitteront pas d'une minute . Jamais vous n'au11 186 LA MORPHINE rez été aussi bien gardé. Avec leur concours, je vous promets la guérison absolue . Très sûr de lui - le docteur Romet voulait le paraître , du moins -il s'emparait de son malade , le bousculait par des plaisanteries , essayait de détourner sa pensée du poison bien-aimé, et, quand Raoul eut fait sa toilette et qu'il fut habillé , il le prit par le bras et, sous prétexte qu'il avait à lui parler en particulier, il l'entraîna dans le jardin . Pendant ce temps- là, les deux infirmiers passèrent la visite de la chambre, culbutèrent le lit , changèrent les matelas , fouillérent les meubles, inspectèrent les murs, et finirent par découvrir, dans les rideaux de la fenêtre , la fameuse cachette de Raoul. Un lit fut placé dans la chambre pour celui qui dormirait toujours près du malade ; la chambre voisine fut destinée à l'autre gardien. Quand tout fut préparé, ils allèrent rendre compte au docteur qui attendait du résultat de leurs recherchés . Celui-ci partit. Il reviendrait chaque jour. Vautour et Blanche, sur les conseils du médecin, restèrent près de Raoul ; il était nécessaire de distraire autant que possible le malheureux qui, tout à coup sevré d'alcool, n'aurait les premiers jours du traitement qu'une faible partie de la dose de morphine habituelle. D'abord, tout alla bien ; à ses premiers besoins, on accorda une faible piqûre qui suffit toutefois à calmer ses angoisses. Mais, petit à petit, on devrait obéir moins à ses désirs de morphinomane . Il fallait. LA MORPHINE 187 après deux semaines, qu'il n'obtînt plus une seule satisfaction . Le docteur avait résolu de le soigner par un traitement rapide . Aussi, bientôt, au troisième jour, Raoul n'ayant plus que vingt centigrammes de poison, lui qui s'en injectait plus d'un gramme alors même qu'il buvait près d'un demi- litre d'alcool violent, commenca-t-il à souffrir terriblement . En proie à la plus febrile agitation , il allait, venait, courait presque, et tout à coup, harassé de fatigue, tombait sur un siège, ruisselant de sueur . En vain , il suppliait ses geoliers d'avancer de quelques heures la piqûre qui le calmerait, ceux-ci restaient inébranlables . Alors , Raoul , ne pouvant plus rester en place , recommençait à marcher pour tomber, épuisé encore, au bout de quelques instants . Ses nuits étaient atroces ; des cauchemars épouvantables le réveillaient en sursaut. Il avait la manie des araignées, d'araignées gigantesques qui lui mangeaient le ventre, qui déchiquetaient ses parties sexuelles . C'est en poussant des hurlements de douleur qu'il bondissait hors de son lit, où l'infirmier venait le recoucher en lui montrant qu'il n'y avait pas la moindre araignée et que son sexe était bien intact. Après ces rêves terribles , il était pris par un sommeil lourd , un immense engourdissement qui ne lui donnait même pas le moindre repos , d'où il sortait comme courbaturé . Le cinquième jour, après une nuit horrible , il demanda une piqûre . L'infirmier la lui refusa ; d'après le traitement, la piqûre 188 LA MORPHINE du matin était supprimée. Raoul entra dans une véritable fureur, il se jeta sur son geolier, il essaya de le prendre à la gorge et de l'étrangler . Bien qu'il fût doué d'une force exceptionnelle, l'infirmier dut appeler le secours de son compagnon. Alors, la fureur se transforma en une terrible crise d'épilepsie. De la bave sortait de la bouche du malheureux, ses yeux injectés de sang semblaient devoir se précipiter hors des orbites . Il râlait , il étouffait . - Je vous en supplie ! s'écria Blanche accourue au bruit de la lutte , donnez-lui une piqûre ! ... Vous voyez bien qu'il va mourir. Effrayés peut- être , malgré qu'ils eussent l'expérience de ces soudaines crises, ils opérèrent une piqûre légère et , instantanément, Raoul se calma. Le reste du jour fut lamentable. Raoul, plusieurs fois , sanglola pour avoir la piqûre consolatrice . Mais on fut inflexible . Il ne devait pas obtenir plus que la ration prescrite . J'aime mieux mourir, criait- il ! J'aime mieux crever comme un chien ! Je préfère devenir idiot ! ... Tout m'est égal ! ... Mais je veux de la morphine ! ... Entendez-vous , bandits , vociférait-il , je ne veux plus me guérir... Allez-vous-en... Je ne veux plus vous voir... Vous êtes des assassins ... Qui vous a payés pour me tuer ? Assassins ! ... Lâches !... Impassibles , ils écoutaient les injures et ne bronchaient pas . Voleurs , vous êtes des voleurs ! ... Rendez-moi la seringue que vous m'avez LA MORPHINE 189 volée... celle qui était cachée dans les rideaux de ma fenêtre ! ... Rendez-moi aussi la morphine qui était cachée là aussi... Vers le soir, Blanche qui était sortie avec la petite bonne et Jacquot, s'approcha du banc où Raoul était assis entre ses deux infirmiers . Raoul se précipita à sa rencontre : - Tu entends , toi , je te tuerai avant que tu sois parvenue à me faire assassiner. Car c'est toi qui as résolu ma mort, n'est- ce pas ? Oui, je te tuerai ... Si tu ne chasses pas ces deux canailles , tu vois, ces deux canailles-là qui me martyrisent, je tuerai tout le monde, toi , le vieux, et ton gosse... Tu m'entends ?... Je te dis que je me vengerai terriblement... Ah ! oui , je me vengerai ! Blanche essaya de le raisonner , elle tenta de lui faire comprendre que c'était pour son bien, qu'il devait suivre le traitement jusqu'au bout. Raoul répondit par les plus grossières injures et par les plus terribles menaces. Insensibles à tout, les deux infirmiers , accoutumés à entendre les morphinomanes se conduire pareillement, n'essayaient pas plus de calmer leur malade que de consoler la jeune femme. Mais, à mesure que les jours passaient, le malheureux souffrait davantage . Tantôt il écumait de rage, tantôt c'étaient des accablements épouvantables durant lesquels la mort semblait l'envahir. Il avait des douleurs d'entrailles qui le tordaient comme une loque. Et cette sueur glacée qui, sans cesse, 190 LA MORPHINE l'inondait tout entier ! Et cette bête invisible , cette bèle impossible à saisir qui rongeait sa poitrine! C'était une araignée monstrueuse, une araignée noire armée de griffes et de dents insatiables . Il poussait des hurlements qui retentissaient en dehors de la maison, qui s'entendaient au delà du jardin . Les oiseaux effrayés avaient quitté leurs nids à peine construits ! ... - Je sens que je deviens fou ! criait Raoul... Vingt fois il essaya de se tuer. Il se frappait la tête contre les murs ; il voulut se jeter par la fenêtre ; il aurait voulu s'étrangler….. Une nuit, avec ses dents , il déchira son poignet sans parvenir à couper une veine qui aurait amené la mort espérée. Après avoir maudit Blanche, un jour, il se traîna à ses genoux et la supplia pour qu'elle s'opposât à un plus long supplice : Je t'en supplie, Blanche, protège- moi !... Ces hommes sont des brutes ; le docteur est un criminel ... Je t'assure que je comprends qu'ils veulent me tuer... Oui, je te le jure, petit à petit, je me guérirai... Mais pas si vite... C'est trop brusque... Tu ne peux pas t'imaginer les tortures que j'endure... Tout se déchire en moi... Je suis meurtri au cœur... Il me semble qu'on m'écorche tout vivant encore... Intercède pour moi... Oui , chasse ces bandits qui me veulent tant de mal... Je te le jure, sur la tête de Jacquot, je me guérirai….. Je te le promets, dis , Blanche... Mais il faut, pour l'instant, avoir pitié de moi... Et il sanglotait comme un damné. Prise LA MORPHINE 191 de compassion, et bien qu'elle ne l'aimât plus , écœurée de voir les gardiens aussi impassibles devant une pareille détresse, elle alla, à son tour, prier Vautour pour qu'il fit cesser ce traitement impitoyable. Elle plaida la cause du pauvre Raoul avec une douloureuse émotion qui envahit le vieillard et le rendit faible . Il vint près de Raoul, il intercéda auprès des gardiens pour qu'ils fussent moins stricts avec les ordres du docteur. ― Donnez-lui une piqûre, une toute petite piqûre... Le docteur n'en saura rien……. promit Jacques Vautour. Mais nous n'en avons pas, nous, dit le premier gardien . Chaque jour le docteur nous apporte la dose indispensable. Nous ne savons pas exactement à combien de centigrammes nous en sommes ... Et puis , le docteur s'apercevrait que nous lui avons désobéi... Cependant, sur les instances de Vautour et de Blanche, ils fléchissaient déjà , quand Raoul, désespérément, se jeta sur le sol, se tordit comme un reptile en jetant de toutes ses forces des crís de désespoir. Il simula la plus violente crise épileptique, et, entre les bras de ses bourreaux, se débattit comme un démon . Enfin , haletant, épuisé, moribond, il demeura étendu , râlant, comme s'il allait exhaler son dernier soupir . Les infirmiers se concertèrent, et lui firent la bienheureuse piqûre ambitionnée. Ce fut une soudaine résurrection . Raoul redevint subitement lui-même; mais il sourit en regardant les hommes de confiance du 192 LA MORPHINE docteur parce qu'ils avaient été dupes de sa comédie, parce qu'il avait su obtenir d'eux une injection supplémentaire . Hélas ! ce devait être un court triomphe ! Quelques heures plus tard, Raoul était redevenu dans le même état de besoin que précédemment ; et, cette fois , pour tout de bon, il dut connaître les affres terribles de la faim maudite , de l'épouvantable et spéciale faim qui envahit le pauvre morphinomane à qui l'on refuse le poison bien-aimé. Encore deux jours , et ce ne serait plus que dix centigrammes . Et puis , il n'aurait plus droit qu'à six ; puis trois, puis deux, puis un centigramme. Les douches et les bains furent plus fréquents. La sensation de l'eau ruisselant sur son corps taché de piqûres anciennes reposait ses nerfs surexcités et en même temps affaiblis . Mais des souffrances intolérables le harcelaient inlassablement ; du feu , un feu ardent, couvait dans la gorge et brùlait l'estomac ; ses jambes, toujours humides , étaient froides comme si elles eussent été scellées dans un bloc de glace ; des fourmillements hideux semaient les plus odieux frissons sur son corps amaigri, comme si des millions d'insectes s'y fussent promenės sans répit. Enfermé dans sa misère , n'ayant même plus le courage de geindre, de maudire, de blasphemer, de menacer, Raoul se blottissait dans le hamac suspendu sous les arbres du jardin, recroquevillé sur lui- même, attendant sans l'espérer la fin de son supplice. Le docteur Romet, qui n'avait pas manqué LA MORPHINE 193 un seul jour de visiter le patient, eut enfin un geste de triomphe. C'était fini ! l'homme allait renaître ! Il avait vaincu le monstre ! - C'est un vrai succès, dit-il à Vautour. Je le croyais plus alcoolique qu'il ne l'était en réalité . Dans quinze jours , monsieur, vous ne reconnaîtrez plus votre fils . En effet, très rapidement, les forces revinrent; la jeunesse de Raoul associa son œuvre au travail de l'été naissant. La nature s'enorgueillissait de ses parures épanouies . Les roses s'ouvraient comme des fruits, pour lancer leurs parfums dans l'air . Les oiseaux avaient repris le chemin des nids abandonnés . Du ciel, le soleil promenait la vie , la vie féconde et chaude qui rend la terre voluptueuse comme une belle fille qui se pâme sous les baisers de son amant. Vautour était radieux ! Blanche était triomphante ! Et Jacquot, pour la première fois , traversa, sans être soutenu, courantpresque , la grande pelouse du jardin. Ah ! c'était la victoire ! On allait donc pouvoir vivre ! Le bonheur s'appesantirait comme un bandeau d'espoirs jolis sur tous les fronts où n'errerait plus l'inquiétude d'autrefois . Et, déjà, Blanche reconnaissait son mari dans l'homme qui se métamorphosait peu à peu, dans l'homme qui r devenait joyeux et qui semblait se souvenir que les lèvres des femmes ont été créées pour être baisées , que les seins des femmes ont été modelés pour que des mains caressantes y pro- mènent les énervantes sensations d'amour. Que de joies s'amoncelaient pour l'avenir ! 194 LA MORPHINE Elle ne se souvenait plus qu'elle avait été désirée ; elle ne voulait plus avoir dans la mémoire les heures de rage sensuelle inassouvie. Non ! non ! non! Demain il entrerait dans sa chambre... Demain, il la prendrait sur son cœur ... Demain, il la pénétrerait toute de voluptés exquises, bien plus belles que celles qu'elle avait éprouvées jusqu'ici , bien plus fortes que les meilleures ressenties... Et elle prodiguait, en attendant, des caresses à ses seins et à ses fleurs avides de sensations douces afin de se persuader que sa chair n'était pas morte pour l'amour. Oh! nuit de femme solitaire, enfermée dans le nid discret où nul regard ne saurait entrer, de quoi peux-tu bien être faite ? Et vous, caresses délicates et enjôleuses , qui incendiez de désirs les fleurs épanouies d'une femme, où pouvez-vous bien vous arrêter quand vous êtes en chemin ? Ou, plutôt, dites , chères caresses, est-il possible que vous suspendiez vos joies au bord du délice ? Oh ! main d'amour, doigts légers et frivoles d'amour, menotte d'abandonnée , menotte de veuve désespérée , menotte d'épouse délaissée , menotte de maitresse éperdue, à qui direz-vous les secrets dont vous êtes pleine ? à qui confierez- vous les horizons enthousiastes que vous avez explorés ? Seins blancs parés de rubis, gorge palpitante, nuque frissonnante, chair nacrée, blanche et rose, marbre et fleurs , merveilles de ciselure, trésors d'art vivant, oh ! vous qui faites qu'un corps humain est un corps de femme , nous vous en supplions , dites quelles furent les caresses qui vous eni- LA MORPHINE 195 vrèrent, et les extases qui vous emportèrent au ciel! Petite main de dame , ongles polis et carminés pareils à autant de petites feuilles de roses, doigts engourdis' du poids des bagues, doigts parfumés de toutes choses suaves , menotte à caresses hésitantes , menotte à caresses superbes d'audace et de folie, oh ! dites - nous quelles sont les fleurs les plus aimées que vous sûtes cueillir ! Est-ce le grand lis qui balance sa nonchalance surla grêle tige qui se penche et se redresse et s'incline au souffle de la bise ? Est-ce la violette éperdue qui se cache, grise de son parfum, sous la feuille bourrue et épaisse comme un ample rideau de boudoir galant? Est- ce l'églantine morbide, et si pâle, et si rose, qui pique la cruelle dont les doigts imprudents veulent la saisir ? Est-ce le coucou d'or qui fleurit les prés verts ? Est-ce l'enivrante grappe de lilas qui redresse orgueilleusement ses grains à peine ouverts à la rosée d'un beau matin de mai ? Est-ce la tulipe qui entr'ouvre son calice comme une coupe d'amour ? Est- ce la bruyère où les vents ont passé, rapides et dédaigneux ? Est-ce la rose des neiges qui fleurit, l'hiver, au sommet des cols où nul ne peut plus passer ? Est- ce l'aubépine rose ? Est-ce l'aubépine blanche qui drape de poudre immaculée les haies le long desquelles , à la nuit étoilée , les couples d'amants viendront se dire des mensonges et se jurer des amours éternelles ? Est- ce la marjolaine ? Est-ce le nénuphar qui nage sur le ruisseau parmi les poissons bleus ... la 196 LA MORPHINE • barque glissait, et tu t'es penchée... Est-ce l'iris noir , sombre comme un crêpe en loque, triste comme un chagrin , grave comme un deuil? Aimerais-tu les minuscules fleurettes qui jaillissent des prés , dans le fouillis odorant des herbes grêles et drues du mois dejuin ? Oh ! non, menotte ardente, menotte aux doigts blancs encore gourds de bagues, menotte aux ongles brillants comme du cristal teinté , la fleur que tu préfères, la seule que tu aimes, celle qui te grise , celle qui t'affole, celle qui t'enchante, c'est la rose aux lourdes senteurs qui s'ouvre toute grande, rose éperdument belle comme toimême, c'est la rose épanouie qui chante son triomphe, qui te conte sa gloire et qui , pour toi seule , a voulu fleurir, sachant qu'il faudrait ensuite qu'elle meure... Mais mourir sous ta caresse, est- ce encore mourir ? O Blanche énamourée, nous diras-tu les luxures de tes nuits hantées de visions vibrantes et oseras-tu avouer les caresses puissantes qui zébrèrent tes splendeurs de frissons bienfaisants ? Pensas-tu au beau Robert Collin dont les mièvreries puissantes suspendirent le délire sur tes lèvres gourmandes ? Entrevis-tu , l'espace de minutes folles, les plaisirs tomber sur toi en avalanches tumultueuses ? Fus-tu l'épouse chérie ? Ou bien te fis-tu la maîtresse enchantée ? Ou bien, plutôt, ne fustu pas une espèce de courtisane en délire à la recherche de l'amant béni conduit par le hasard sur ton chemin ? Oh ! dis-nous-le , dis-nous-le tout bas, de qui te vinrent les caresses que ta menotte exaspérée essaima LA MORPHINE 197 sur le parterre de ton corps ardent ! ... Mais ce sont les secrets d'une femme, et ils se perdent à travers la frivolité des rèves ! ... Tout se tait. Aucun aveu ne franchit les lèvres encore rougies d'imaginaires baisers ! ... La nuit d'une femme encore émue par un beau songe d'amour est plus profonde que les nuits ordinaires ; sur le ciel , deux paupières se sont fermées lourdement, comme des voiles... La résurrection espérée fut dépassée par la réalité de la résurrection de Raoul. Raoul se fit superbe de jeunesse. Son visage se dégagea de son masque de plomb; ses yeux revêtirent l'éclat de l'intelligence . Le corps se redressa et la poitrine s'ouvrit pour aspirer les fraîcheurs passantes des claires matinées d'été . Juin naissait dans une apothéose. - Père, s'écria Raoul, en embrassant Vautour, père, c'est à toi que je dois la sérénité qui m'envahit . Mais ne me dis jamais jusqu'où s'étendit ma déchéance . J'ai perdu le souvenir d'une époque pendant laquelle il me semble n'avoir pas vécu. C'est un vide immense qui se comblera peut-être ; mais ne te charge pas de préciser les événements qui rempliraient ce précipice. Ce fut un brouillard épais où mes yeux ne vi- rent rien . Je te retrouve... d'où viens-tu donc ? Et comment cela se fait- il que Jacquot ait grandi si vite ?... Quand je l'ai quitté , il begayait à peine……. Et, maintenant, il sait déjà dire « papa » et il marche tout seul. 198 LA MORPHINE Il prit Blanche par la taille et l'embrassant : - Et toi, Blanchette, dit-il, comme tu es belle ! Tu te souviens de nos premiers beaux jours... Tu sais combien je t'aimais... Vraiment, tu es redevenue radieuse comme si tu avais oublié tout ce que j'ai pu te faire souffrir... Il parla de sa mère ; il demanda des nouvelles de Jacqueline et d'Antoinette . II parla des longs cheveux d'or de Thérèse. Il ne les avait pas vues depuis si longtemps ! ... Il serra les mains de ses infirmiers, il jura qu'il les aimait comme de vrais amis , car il ne se rappelait plus qu'il les avait maudits . Et ce fut la nuit qui suivit ce jour bienheureux qu'il pénétra dans la chambre de Blanche. Les gardiens ne veillaient presque plus ... Nuit d'amour sublime ! Belle nuit faite d'enchantements ! ... La virilité de l'homme engourdie par la morphine était redevenue superbe. Et, pour la joie de Blanche, et pour l'orgueil de Raoul, ce fut une ascension vers les idéales jouissances . Les chairs eurent les violentes étreintes , les sens eurent leurs splendides régals . Ils se précipitérent dans une folle mêlée. Tout les envahit, tendresses, ivresses, bonheur. Ils étaient des amants, ils se crièrent leur joie, et ce fut le merveilleux et suprême râle qui les accabla sous le poids de son incomparable délice. Et, pendant que l'amour réunissait les LA MORPHINE 199 amoureux, les époux, pendant que Jacquot dormait dans son berceau, pendant que les gardiens reposaient leurs muscles, seul , dans son lit , le vieux Vautour pensait. Enfin, il était parvenu à réaliser ce qu'il avait ambitionné le plus : il avait reconstruit le nid d'où s'envolerait un jour des Vautours forts et beaux ; auprès de Jacquot, d'autres petits sauraient éclore. Ils seraient la souche d'une race qui ne s'éteindrait jamais . Et, dans un vague lointain, dans une buée indéfinissable et presque impénétrable, Antoinette et Jacqueline s'ensevelissaient dans leur ignominie, sous la garde d'un diable qui prenait les formes de Thérèse, tandis qu'agonisait, lamentablement, une vieille femme à face de proxénète, la mère, la tutrice, la pondeuse de catins , l'âme laide , le souvenir hideux, la honte, une chose aimée pourtant et qui , déchue et impuissante, rongeait des os semés par la prostitution où se vautraient ses filles ... VI Tandis que tant de métamorphoses s'accomplissaient dans la petite maison de l'avenue Henri- Martin , là-bas , au bout de Paris, au bord des fortifications , à la rive du bois de Boulogne, à l'ombre des grands jardins de la grande ville , , une une vieille femme, trop tôt vieille , usée par la nature, transformait petit à petit ce qui lui restait de vie en néant. Louise, l'épouse de Vautour, la mère de Jacqueline et d'Antoinette , la mère de Thérèse, la mère de Raoul et la grand'mère de Jacquot, achevait sa suprême sève . Ce fut un tout petit événement, presque rien. Un matin , de bonne heure, elle fut emportée comme une honte, sans bruit, vers la suprême demeure. Il y eut un court passage à l'église de la rue Brémontier, un peu d'eau bénite aspergea la tombe, une courte prière fut murmurée, et, quelques minutes plus tard, des fossoyeurs firent retomber, en riant, en suant, en blasphémant, de la terre et encore de la terre , au fond d'un trou , sur une boîte de bois


LA MORPHINE 203 qui ne contenait qu'un corps amaigri , insipide, muet, terne, ridicule. Louise était morte rue d'Offémont, dans le petit hôtel à demi abandonné, où Jacqueline et Antoinette ne revenaient que pour leurs rendez-vous avec les hommes à qui elles vendaient du plaisir. La mère en préparant le lit où ses filles allaient se prostituer, avait été prise d'une syncope, était tombée à la renverse, évanouie ; on l'avait portée dans sa chambre... Et durant sa courte agonie , Jacqueline, à moitié ivre, et Antoinette, à moitié folle , s'abandonnaient sans ardeurs aux étreintes de leurs amants... Des cris d'amour durentjaillir des bouches pâmées au moment où sa pauvre âme se délivra de la misérable enveloppe qui l'emprisonnait... Elle n'eut pas un adieu... Il y avait une esclave de moins sur la terre . Les funérailles rassemblèrent tous les Vautour. Au seuil du cimetière, ils s'embrassèrent tous comme s'ils avaient eu de l'amour les uns pour les autres . Jacques Vautour, pour la première fois , reçut et rendit le baiser de Thérèse . Mais ces tendresses furent silencieuses, recueillies presque. Et chacun s'éparpilla à travers Paris. - Je voudrais faire la paix tout à fait, avait dit Thérèse à Blanche, me permettrezvous d'aller voir votre enfant et de lui porter des jouets ? - Mais j'en serai très contente, avait répondu Blanche . J'irai donc un de ces après-midi prochains, avait promis Thérèse. 12 204 LA MORPHINE Vautour, dans la voiture qui ramena son fils et sa belle- fille à la maison, exprima le regret de n'avoir pas interdit la visite de Thérèse. - Je ne sais pourquoi, mes enfants , ditil, mais cette femme me fait peur. Il me semble qu'elle est le démon du mal et qu'elle apportera chez nous le mauvais sort . Je sais bien que je suis absurde en exprimant de telles craintes , parce que Thérèse, en somme, n'a aucune puissance sur nous ; cependant, elle fera, peut- être, comme ces méchantes pluies qui ne font germer que les herbes nuisibles et arrètent la pousse des fleurs aimées... Si vous voulez m'en croire , et s'il vous est agréable de me faire plaisir, vous n'encouragerez pas trop les retours de Thérèse. Vautour ne parla pas de Jacqueline ; il n'eut pas l'air, non plus, de se souvenir de l'existence d'Antoinette. Elles lui avaient inspiré une pitié répulsive Jacqueline , la maîtresse de son propre frère, l'alcoolique lamentable et vicieuse à qui les pires turpitudes étaient un régal ; Antoinette, gavée de morphine abrutissante, incapable de quoi que ce soit, rivée à sa seringue comme à un boulet d'ignominie... Non, ces êtres- là ne pouvaient pas avoir été créés de son sang. Il les reniait pour les mépriser moins. Deux jours plus tard, vêtue du plus élégant deuil, Thérèse se présenta chez Vautour. Ils étaient tous dans le jardin. Jacquot, au milieu de la pelouse, à l'ombre d'un grand marronnier, était couché sur une LA MORPHINE 205 arge peau de chèvre blanche , à côté d'une poupée qui n'avait plus qu'une jambe ; Blanche travaillait à une tapisserie ; Raoul armé d'un sécateur débarrassait un rosier de ses roses fanées ; Vautour, bras nus , accroupi au bord d'une corbeille , un grand chapeau de paille sur la tête , faisait une bordure de géraniums. Le seul infirmier qui était resté pour surveiller encore Raoul , luxe qui semblait désormais inutile , aidait sonmaladedans sajolie besogne defleuriste . Isolée des autres maisons, cachée dans les arbres et dans la verdure, la demeure était coquette et calme. Elle semblait protégée contre toute atteinte par sa seule sérénité. C'était un nid charmant, jeté au hasard ; il était tombé à la rive de Paris... - Comme c'est joli , ici ! s'écria Thérèse. Comme on doit y être heureux ! Il pousse de vraies roses sur de vrais rosiers , comme à la campagne... Il y a une véritable pelouse !... Il y a des arbres ! ... Je suis tentée de vous envier, ma parole ! Elle prit Blanche dans ses bras et l'étreignit tendrement . Elle embrassa Vautour . Elle embrassa Raoul. Elle courut à Jacquot et le couvrit de baisers . Ce fut une débauche attendrissante de caresses et des mots les plus doux. L'enfant était si beau ! ... Jacquot était si grand ! ... Ses yeux bleus , presque mauves, étaient si brillants ! ... Ses joues étaient fleuries de si fraîches couleurs ! Et il parlait déjà ! ... Et, à Raoul qui lui demandait des nou- velles de ses sœurs : Ne m'en parle pas, dit-elle , il n'y a 206 LA MORPHINE rien à faire de ces folles . Je ne les ai pas revues depuis le cimetière. D'ailleurs , si tu veux, un jour je te dirai tout ce que j'en pense. Sincèrement, elles me font de la peine et m'inquiètent. Et se tournant vers Blanche : - Je veux vous demander une faveur, Blanche , dit- elle . Oh ! c'est quelque chose de très grave ! ... Je tiens à vous adresser cette demande en grand secret... Tout à l'heure, n'est- ce pas ?... J'ai si grande envie de me rapprocher de vous afin que vous me connaissiez mieux ! ... Elle entraîna Blanche et Raoul près de Vautour qui avait repris sa plantation de géraniums. Elle tenait à savoir comment on plante une fleur. Thérèse fut exquise de naïveté et d'ignorance. Ces petites plantes , d'un vert si gris, deviendraient, un jour, des géraniums et des géraniums qui auraient des fleurs ! ... Elle voulut en planter un toute seule. Plus tard , quand elle reviendrait, elle lui rendrait visite afin de constater les progrès dont il serait capable . Elle supplia Blanche de l'arroser plus que les autres afin qu'il poussât plus vigoureux et plus beau. Thérèse fut charmante de gaité, de simplicité, de belle humeur et de bonne grâce. Vautour, malgré lui , fut obligé de la trouver gentille . Vraiment, un nouveau rayon de soleil était entré dans lejardin . Ses instincts de père de famille étaient touchés par la chaleur de cette grande enfant pleine de vie, et malgré qu'elle fût une pécheresse, malgré qu'elle fût une courtisane, il eut vaguement le désir de l'excuser, car elle était si belle LA MORPHINE 207 qu'elle était condamnée, dès sa naissance , à faire une séductrice . Et lui qui croyait à la fatalité , lui qui avait lutté , combattu contre la fatalité si longtemps , lui, à qui la fatalité avait réservé de si cruelles surprises, mieux que tout autre, était disposé à accepter l'influence du hasard sur la vie d'une femme. Encore, cette femme n'était-elle pas née dans une atmosphère corruptrice? Avait-elle reçu les conseils qui l'auraient défendue ? Avait- elle été protégée par des exemples irréprochables ? Elle était si belle , elle semblait si joyeuse, qu'elle devait être incapable de cruauté . Et le vieux Vautour, quand Thérèse prit congé de lui , ne put s'empêcher de faire sa voix douce pour lui dire` : -- Quandvous songerez àvotre géranium, à celui que vos doigts gantés ont planté, n'oubliez pas que le vieux jardinier qui aida votre inexpérience sera charmé de vous voir et que, dans sa famille, comme dans sa retraite, vous serez toujours la bienvenue. A ces mots, Thérèse baissa la tête ; une vive émotion colora son front, et deux larmes coulèrent de ses yeux. Eut- elle honte de sa faiblesse ? Vivement, elle abaissa sa voilette sur son visage , et elle murmura : ― Comme je comprends , à cette heure, où se trouve et comment se fait le vrai bonheur ! Ah ! si près de moi , autrefois , j'avais eu un père tel que vous ! Elle envoya un sourire et un baiser à Jacquot qui mordait le cheval tout neuf qu'avait apporté Thérèse, et elle monta dans sa voi- 208 LA MORPHINE ture en promettant qu'elle reviendrait bientôt. La semaine suivante, Thérèse renouvela sa visite . Comme une enfant, elle courut à son géranium et poussa des cris de joie en constatant qu'il était à la veille de fleurir. Elle apportait des bonbons pour Jacquot ; elle offrit une bague à Blanche comme gage de sa vive sympathie . Comme la première fois, ce fut une explosion de joie enfantine. Elle embrassa tout le monde, elle jura qu'elle aimait tout le monde et toutes les choses. Mais elle ne cacha point le faible que lui inspirait surtout Blanche. Comme elle regrettait de ne pas s'être approchée d'elle plus tôt! - C'est autant de belles heures perdues qu'il faudra savoir reconquérir, dit- elle . Malheureusement, elle était obligée de quitter Paris . On venait de courir le Grand Steeple d'Auteuil ; le Grand Prix de Paris avait lieu dimanche prochain . Une chaleur accablante planait sur Paris . Son hôtel de la rue de Lubeck devenait inhabitable . Comme chaque année, elle irait au bord de la mer, dans la villa qu'elle louait à Beuzeval. Mais à Blanche elle fit l'aveu que cette villa lui était offerte par son amant qui, avec sa famille , habitait Houlgate . Elle allait bien s'ennuyer, là-bas, dans cette villa où très peu de gens lui tiendraient compagnie. - Antoinette et Jacqueline n'iront-elles pas avec vous ? demanda Blanche. - Non, décidément, je ne puis plus vivre avec elles . Jacqueline surtout est dangereuse. Avec elle, on est sans cesse menacée LA MORPHINE 209 d'un scandale. Ivre sans cesse, elle ne résiste plus , même devant témoins, à commettre des gestes stupides. Un beau jour, vous apprendrez qu'elle aura été arrêtée pour outrage public à la pudeur. Elle n'observe plus aucune retenue . Est-ce que, quelques jours avant la mort de notre pauvre mère, je ne l'ai pas surprise en train de se polluer, chez moi, à un domestique qu'elle avait tout simplement violé ? Quant à Antoinette, la morphine la possède au point qu'il est inutile même de tenter son sauvetage . Elle en est arrivée à un degré tel qu'un jour ou l'autre elle y succombera. La dose est effroyable. Aussi est-elle absolument idiote, et chaque piqûre ne lui donne plus que quelques minutes de lucidité. Elle vit dans un coin d'ombre, les yeux fermés, comme si elle dormait, enfoncée dans un rêve qui lui procure je ne sais quelles hallucinations. Elle n'a même plus aucune coquetterie. Elle reste des semaines sans prendre un bain, sans même faire l'indispensable toilette. Elle ne se souvient de rien, même pas qu'elle fut jolie. Je ne m'explique pas comment leurs amants ne se sont pas enfuis . Il estvrai qu'ils sont vicieux etvieux . Ce leur serait unejoie, paraît- il , délicieuse, d'assister à l'absolue déchéance de ces malheureuses qui, n'ayant plus le moindre scrupule, se prêtent à tout pour satisfaire les fantaisies de ceux qui, non seulement s'occupent de leur vie mais encore leur fournissent les moyens d'avoir sans cesse, en quantité inépuisable , de la morphine et des liqueurs. Elles s'étaient isolées dans le jardín : les 210 LA MORPHINE femmes ont toujours des secrets à se confier . Vous comprenez , n'est-ce pas, ma chère Blanche, que je ne peux pas partager mon existence avec la leur. Elles sont perdues, vous dis-je . Et ce sera aussi triste que possible, la fin des deux pauvres filles ! Vous qui ne les avez pas vues depuis longtemps , vous ne pouvez pas penser ce qu'elles sont aujourd'hui . Mais je croyais, Thérèse, dit Blanche , que vous-même vous vous piquiez à la morphine? - Sans doute, dit Thérèse. Elle sortit du petit sac en or qu'elle portait à la main une trousse dans laquelle se trouvait une petite seringue Pravaz et un minuscule flacon d'or. - Voici mon attirail , reprit- elle . Je ne m'en sépare jamais. On ne sait pas ce qui peut arriver. -- Comment se fait- il que vous n'ayez pas été atteinte par le mal de la morphine? Mais c'est enfantin , cela, ma chère Blanche! Je suis une dilettante et refuse d'être une brute . Il est incontestable que la morphine procure des joies incomparables ; il est certain que les sensations que je lui dois furent ce qu'il y a de meilleur dans ma vie. Mais il faut savoir ne pas abuser même des meilleures choses . Vous n'y avez jamais goûté ? Non, répondit Blanche. Oh! c'est aussi bien, allez ; n'ayez pas trop de regrets . Au fond, on ne sait jamais , quand on n'est pas sûr de sa volonté et de la force de son caractère... Mais ce n'est LA MORPHINE 211 pas de cela que je devais vous parler. Dieu merci pour vous , et pour Raoul que voici tout à fait guéri, vous avez tout pour être heureux. Je voulais vous demander : où irez-vous, cet été ? Je crois que nous ne quitterons ' pas Paris. Ici , en somme, c'est comme si nous habitions la campagne. L'air est excellent ... Ce n'est pas comme si nous étions dans le centre de la ville... - Sans doute , sans doute... Cependant, Blanche... Je vous aime beaucoup... J'ai pour vous une affection très pure, très vraie ; elle est neuve, peut- être , mais je suis une impulsive ; je me suis donnée à vous tout de suite... Ecoutez ; si vous me voulez faire un grand plaisir, et si Raoul y consent, je serais enchantée , mais tout à fait ravie, que vous vinssiez passer deux ou trois semaines chez moi, à Beuzeval? Vous amèneriez Jacquot... L'air de la mer lui ferait du bien, à ce petit. Et, ma chérie , après toutes les émotions que vous avez subies ces derniers temps, une villégiature au bord de l'Océan vous serait au moins salutaire... Puis, j'ai tort de vous dire cela ; je devrais plutôt vous avouer simplement que j'aurais un si grand bonheur à vivre avec vous, dans un peu d'intimité , que je vous offre une chambre dans ma villa, pour moi , par égoïsme, pour la seule satisfaction dé vous avoir près de moi . Raoul pourrait même y venir quelques jours avec son brave homme de père . Mais vous réfléchirez ... Je m'en remets à vous pour arranger cette fugue. Avant mon départ, je reviendrai vous 212 LA MORPHINE voir une fois ou deux, et vous me direz ce que vous aurez décidé. Bras dessus. bras dessous, les deux femmes rejoignirent Vautour et Raoul ; ils jouaient aux cartes , à l'ombre des grands marronniers, qui, trop précocement. jaunissaient déjà leur feuillage : ils avaient reçu un coup de soleil , les pauvres marronniers . Le soir, après diner, Vautour, qui était sombre et réfléchi , demanda à Blanche : Ma chère fille, que pensez-vous de Thérèse? -Oh! elle est charmante ! s'écria Blanche . Décidément, je crois que tout le monde l'avait très mal jugée ... Les apparences avaient été injustement contre elle . - Peut-être, en effet... se contenta de dire Vautour. Toutde même, je ne sais quoi m'incite à quelque méfiance . Oh ! il ne faut pas faire attention à la sottise de vagues pressentiments... Car, il faut bien le reconnaître, Thérèse n'a aucun intérêt à faire le mal chez nous. Pourtant, je ne puis me défendre de trouver étrange l'extraordinaire sympathie dont elle nous accable... Ses amabilités , à mon égard surtout , me semblent si déplacées après son mauvais accueil du premier jour... Pourquoi , elle qui fut instinctivement mon ennemie, sans raison d'ailleurs , lors de mon apparition, estelle aujourd'hui si bien disposée pour moi ? J'avoue que je ne comprends pas... En tout cas et je vais évidemment commettre une monstruosité- j'ai la ferme résolution de me tenir, dorénavant, un peu plus à l'écart. LA MORPHINE 213 Mais enfin, papa, dit Blanche, serait- il au moins logique que vous possédiez un motif plausible ! J'ai toujours reculé devant certaines injures gratuites et que rien ne justifie... Après avoir si gentiment reçu Thérèse, après avoir en quelque sorte... sollicité ses bonnes grâces, je trouve puéril ou méchant qu'on lui tourne le dos... Il est certain que sa situation de femme qui vit de l'argent de son amant ou de ses amants expliquerait suffisamment que nous ne la fréquentions pas ; mais nous connaissons ses moyens d'existence depuis longtemps ... Oh! je suis très ennuyée des préventions que vous avez contre elle ! Est-ce qu'elle ne vient pas, justement, de m'offrir d'aller passer chez elle quelques semaines , au bord de la mer, prétextant que ce serait excellent pour la santé de mon enfant et la mienne? Elle m'a prié, en même temps , de vous dire qu'elle serait très heureuse que vous acceptiez quelques jours son hospita- lité... - - Moi?... demanda Vautour. Vous et Raoul . Elle a manifesté pour vous une réelle tendresse... Ondirait qu'elle a des remords , qu'elle regrette certaines heures du passé pendant lesquelles elle put sembler méchante envers vous ... Et c'est au moment où elle exprime le plus nettement du monde une sorte de contrition, un vif regret de ce qui a pu vous faire de la peine que vous avez le désir de la mettre dehors ?... Oh! pardon, Blanche, je n'ai pas parlé qu'on la mît dehors ... 214 LA MORPHINE - Je sais ce que parler veut dire : on lui fera comprendre, en douceur, qu'elle serait gentille de ne plus venir... Je ne veux pas défendre Thérèse contre vous. mais... -Mettons donc que je n'ai rien dit , ma chère Blanche ! s'écria Vautour en embrassant la jeune femme. Que voulez-vous? Il faut m'excuser de trop défendre le bonheur de tous ceux que j'aime. Je suis sans doute une vieille bete, qui ne comprend rien aux nuances de la vie . A force de vouloir pressentir les événements, je ne vois plus rien du tout, ou bien, je vois tout de travers . Il ne faut pas m'en vouloir... Deux jours après cette conversation , l'infirmier prit définitivement congé de Raoul. Celui-ci était complètement remis . Le docteur Romet avait recommandé un peu de distractions ; il serait prudent que Raoul ne restât pas seul ; il serait sage également qu'on continuât quelque temps une surveillance relative : - Il est très rare , dit- il , qu'un morphinomane guéri ne soit pas tenté de recourir, un jour ou l'autre, dans un moment d'ennui ou de malaise, au poison qu'il sait capable dele guérir et de lui procurer de très agréables et presque idéales sensations . Blanche s'était engagée à remplacer l'infirmier dans la mesure du possible. Ils allaient, le matin, se promener dans les allées du Bois. Blanche aimait particulièrement les petits sentiers ombreux, où , ici et là , le soleil faisait des taches d'or. Elle redoutait le voisinage des lacs comme si elle eût craint d'y rencontrer Robert Collin , l'amou- LA MORPHINE 215 reux des après-midi tristes , à qui elle avait livré sa bouche pour de vrais baisers d'amour, à qui aussi elle avait offert son corps qu'il avait refusé. Pourquoi redoutait- elle de revoir Robert Collin ? C'est que, malgré tout, elle n'aimait plus son mari. Quelque chose s'étaitbrisé entre eux ; le lien d'amour était détruit. Bien que Raoul , redevenu un homme, fût capable de remplir ses devoirs d'époux, elle n'estimait plus à leur valeur les caresses qu'elle en recevait . Pendant qu'elle avait été isolée , son imagination avait marché, et elle se figurait qu'il y avait autre chose, d'infiniment plus grandesjouissances sensuelles dans la passion superbe de deux amants éperdus d'amour. Elle rêvait de caresses étranges , et elle savait que, ces caresses-là, Raoul ne les lui donnerait jamais. Blanche , en quelques mois seulement, sans qu'elle s'en rendit compte, avait subi une secrète transformation de sa nature. Jusque- là, estimant bien plus qu'elles ne le valaient les joies d'amour qu'elle avait recueillies dans les bras de son mari, elle avait eu la certitude qu'il n'en existait pas d'autres . Aujourd'hui , au contraire , elle devinait qu'elle était ure ignorante et que les parfaites émotions de la volupté n'avaient pas encore touché ses sens. Sans doute, toujours , l'amour avait été une agréable caresse ; mais les ivresses stupéfiantes dont Robert Collin l'avait entretenue et que Thérèse avait également évoquées , étaient de vagues mystères qu'elle désirait par- dessus tout pénétrer. 216 LA MORPHINE Thérèse l'attirait infiniment. Les paroles qu'elle avait dites , les baisers qu'elle lui avait donnés, la sympathie dont elle l'avait entourée, plaisaient à son besoin de tendresse. Elle ne put attendre que Thérèse les revînt voir et, sous prétexte de lui rendre ses visites , elle résolut d'aller rue de Lubeck. Thérèse l'accueillit avec enthousiasme. Elle était prête à sortir ; pour Blanche elle renonça à sa promenade. - Je suis si heureuse que vous soyez venue jusqu'ici ! ... Sur la demande de Blanche, Thérèse lui montra son hôtel , le rez-de-chaussée , le premier étage . Dans son cabinet de toilette , sur une petite table de laque , il y avait une seringue de Pravaz... - Tiens, j'ai oublié de cacher cet instrument... Ce matin , je me suis réveillée , lasse et de méchante humeur, sans raison... Je me suis donné une petite injection de morphine. Vous voyez, je suis toute remontée. Oh! cela m'arrive rarement... Ne croyez pas que je sois une morphinomane... ― J'en suis persuadée, dit Blanche . Ah ! vraiment, si j'osais , je vous ferais une confidence ... -Je vous en prie... N'avez-vous pas confiance en moi ? demanda Thérèse . - Si, absolument. Et, la preuve, la voici : Tous ces jours derniers , j'ai eu une envie folle de goûter à la morphine... Je crois que si j'avais eu une seringue... -Et pourquoi donc ? s'écria Thérèse. Il ne le faut pas... Vous n'en avez aucun be- LA MORPHINE 217 soin... Vous n'êtes pas malade ?... Auriezvous du chagrin ?... Non, Dieu merci, je ne suis pas malade et je n'ai pas de chagrin... Cependant, Thérèse, je ne suis pas heureuse . Je ne sais ce qui me manque... Il me semble qu'il ne me manque rien... C'est indéfinissable... Un médecin dirait que c'est de la neurasthénie... Ah ! si j'étais persuadée de ne pas me laisser entraîner trop loin ... d'être aussi sage et raisonnable que vous, je n'hésiterais pas une minute. Croyez-moi, Blanche, n'en faites rien . Je vous l'ai dit ; il faut une force de volonté considérable pour ne pas abuser de ces régals exquis ... Sans doute , c'est la source de bien des consolations , mais ce peut être l'origine de tant de misères ! Ayez toujours devant les yeux le spectacle de Raoul ; souvenez-vous encore de tout ce qu'il a dû souffrir pour arriver à l'abstinence absolue... Tenez, je voudrais que vous vissiez Antoinette... C'est l'abêtissement complet. Oui, oui, vous avez raison, interrompit Blanche. Ne parlons plus de cela... J'en frémis de peur, rien que d'y penser….. Je préférerais mourir d'ennui que d'en arriver là…… Thérèse cacha le sourire qui passa sur son visage et, lorsqu'elle reconduisit Blanche : Vous savez que, décidément, je par- tirai bientôt à la mer... Venez-vous ?... Vous me direz cela bientôt ... J'irai vous dire bonjour, demain, en allant au Bois . Le lendemain , Thérèse fit une courte apparition chez les Vautour. Elle était très pressée, dit-elle . 218 LA MORPHINE Je pars dans huit jours, c'est décidé, j'emmène Blanche et Jacquot . A bientôt... Je me sauve, aujourd'hui... Mais, avant de franchir la grille du jardin , en cachette , elle avait obtenu la promesse de Blanche qu'elle viendrait, deux jours plus tard, déjeuner avec elle , rue de Lubeck. Pourquoi Blanche ne dit-elle pas à Vautour qu'elle avait accepté l'invitation de Thérèse? C'est qu'elle avait senti que le vieux colosse ne voulait pas abandonner sa méfiance contre Thérèse... De plus en plus, il évitait soigneusement d'en parler , et s'il tolérait ses visites chez lui, c'est parce qu'il n'osait pas être brutal envers une femme à qui, en somme, il aurait été incapable de reprocher quoi que ce soit. Elle avait deviné, aussi , qu'il souffrait que sa bru entretînt des relations trop amicales avec une courtisane, mais elle était sûre qu'il ne lui ferait pas la moindre observation. Il la laisserait aller à Beuzeval, si elle persistait à faire ce déplacement, elle le savait ; mais ce ne serait pas sans un vif et secret mécontentement. Toutefois, Blanche était résolue à voir Thérèse le plus souvent qu'il lui serait possible, parce que, chaque fois qu'elle avait été en sa compagnie , elle avait éprouvé une extraordinaire joie, une joie bizarre , impalpable, inappréciable, comme si elle avait pressenti qu'un jour elle serait la cause du péché ou des péchés qu'elle ambitionnait de commettre . Elle n'avait pas la minuscule seringue et le flacon de cristal où était enfermée la morphine. Obsession invincible, elle


LA MORPHINE 221 ne pensait plus qu'à la piqûre initiale, à sa fugitive douleur et à l'envahissante volupté qui courrait à travers tout son corps , charriée par les mille vaisseaux qui véhiculent le sang. Sous sa garde, elle ne commettrait pas d'imprudence. Près d'elle , elle serait prudente . Elle prendrait seulement les quelques centigrammes qui donnent la félicité et sont incapables de faire du mal. Comme Thérèse fut gentille pendant le délicat déjeuner, qui fut servi dans un coin de la grande serre de l'hôtel ! Jamais amant n'eut plus d'attentions charmantes pour la maîtresse adorée ! Elles formaient un couple délicieux, dans la verdure et dans les fleurs . Leur langage était le plus exquis badinage. Elles se disaient des riens, et c'étaient de vraies confidences . - Vous verrez , là - bas , comme nous serons heureuses ! promit Thérèse . On s'entendra si bien ! D'abord, je ferai tout ce que vous voudrez . Je vous aime, Blanche. Et elle l'embrassait sur les yeux, sur ses yeux qu'elle comparait aux plus chauds velours . Jamais un mot qui trahît la courtisane. Jamais rien qui révélât l'existence de son amant. Qui sait ? peut- être que Blanche eût été charmée qu'elle lui en parlât……. Elles prirent ensemble les dernières dispositions pour le départ. Blanche amènerait la petite bonne habituée à soigner Jacquot. En se quittant, elles s'embrassèrent avec une tendresse infinie . Thérèse avait com13 222 LA MORPHINE mandé sa voiture, exprès pour qu'elle reconduisit Blanche. Raoul fut enchanté que sa femme allât à la mer , et quand il l'accompagna à la gare, il promit qu'il irait les surprendre un jour ou l'autre . Le vieux Vautour pleura quand il embrassa Jacquot. L'enfant triturait dans ses menottes le cœur du grand-père dont toutes les ambitions étaient fixées sur le chérubin. Oh! ce lui fut une grande peine, cet enlèvement ! On lui volait tout ce qu'il aimait. Jacquot parti , il ne lui restait plus rien. Qui donc saura la fortune d'amour et les éblouissants orgueils que peuvent contenir le cœur et l'espoir d'un grand-père ? L'un, c'est le chêne que menace la cognée meurtrière ; l'autre, c'est l'arbuste qui grandira, grandira et prendra la place du chêne abattu dont personne ne se souviendra plus et que nul n'aura connu. Souvent, Vautour, entre ses dents , disait : Oui, encore, je le leur laisse... Mais dans quelques années , je le leur prendrai... Il sera à moi... Mon petit-fils sera mon fils ... Je voudrais qu'il soit grand et fort comme moi... J'en ferai un homme, un homme, un homme comme je les comprends . Et, tout l'été, seul dans son jardin depuis que Raoul avait été rejoindre sa femme, il arrosa ses fleurs , il les défendit contre la sécheresse et le soleil . Le soir, il s'acheminait vers le Bois et marchait des heures, sans prendre de repos , avide d'entretenir la souplesse de ses muscles et la puissance de sa structure formidable . Ceux qui le LA MORPHINE 223 voyaient passer admiraient sa belle allure. Et lui , pendant qu'il exerçait sa machine splendide, ne songeait qu'à l'enfant qui reviendrait un peu plus grand, qu'il retrouverait un peu bronzé par le hâle de l'Océan, qui marcherait plus vite , qui rirait plus fort. Oui, le résultat de son existence de lutte opiniâtre venait atteindre ce bébé fragile. C'était pour lui , et sans qu'il eût connu même qu'il était au monde, qu'il avait cherché de l'or dans les montagnes glacées, qu'il avait erré à travers l'Amérique et combattu pendant vingt ans, qu'il avait failli être assassiné pour être mieux volé , qu'il avait tué pour se protéger, qu'il s'était enrichi , qu'il avait vécu , qu'il était revenu, qu'il vivait et qu'il vivrait encore . Et il aimait passer la revue de toutes ses misères d'autrefois . Chacune était marquée d'un éclat de rire de Jacquot, un éclat de rire qu'une mémoire de grand- père peut seule enregistrer, et c'était la consolation et la récompense. -Je ne suis qu'un vieux fou ! disait- il souvent. Mais, alors, ses yeux riaient, sa bouche riait, son visage entier riait, et il regardait les étoiles qui, du haut du ciel, éclairaient . le divin vieux fou . Ah ! oui , là , toute sa passion , son unique passion s'acharnait. Bien qu'elle fût implantée en lui, indéracinablement, il voulait l'enfoncer plus encore dans sa chair, dans son sang. Et c'était un bonheur radieux qui le possédait. Il n'en voulait pas d'autres . Il n'ambitionnait rien , sinon cela. 224 LA MORPHINE Parfois, comme s'il eût été ivre de sa volupté, il oubliait de rentrer pour l'heure du dîner . Il marchait, sans calculer le chemin qu'il faudrait accomplir pour le retour. Un jour, à la nuit tombante, seul dans une allée désertée depuis longtemps et où il faisait très sombre, il se prit à dire aux choses muettes toute sa tendresse pour son petit enfant. O vous ! criait-il, arbres frémissants , pelouses vertes, feuilles éperdues sous la brise, choses qui vibrez autour de moi de je ne sais quelle vie , étoiles qui pointez déjà votre scintillement au ciel , savez- vous ce que c'est que l'abandon de soi-même à une espérance vivante et tressaillante à peine et qui ne peut même pas encore dire le nom qui sera le sien? Eh bien ! moi, je me suis donné. Moi, je me fais l'esclave de mon petit. Je suis le tuteur prêt à tous les sacrifices. Mon cœur est un tabernacle d'amour. Ah ! petit, petit , mon Jacquot, sauras-tu combien tu tourmentas mes rêves ? T'oserai-je dire, moi-même, plus tard, les folies que j'entretins pour toi ? Et quand tu seras un homme, et quand tu seras, enfin, ce que j'aurai voulu que tu sois devenu, viendras-tu avec tendresse fermer les yeux du vieux bonhomme à barbe blanche qui t'aura tant aimé ? Oh ! dis , mon petit, tu ne seras pas un ingrat... Mais, non..., qu'est-ce que je te demande là? Sois ingrat si tu le veux, pourvu que tu sois un homme. Il est temps que nous fassions des hommes pour remplacer la race avachie qui achève LA MORPHINE 227 de mourir, la race infâme, la race honteuse que nous avons créée... La génération dont tu seras doit être pareille à celle des aïeux ! ... Dis , mon petit, tu seras courageux, tu seras brave, tu seras beau, tu seras fort. Oh! si tu pouvais voir, de tes chers yeux sombres qui seront, je te le jure, plus doux et profonds que les yeux de ta mère, si tu pouvais voir, mon Jacquot de quels hommes vilains ton pays est peuplé, j'en suis sûr, tu ne voudrais pas leur ressembler. J'arroserai ton enfance de mes soins les plus attentifs , afin que tu pousses droit comme un chêne de futaie... Il s'interrompit ... Il écouta... Il fut surpris... Il était seul... Il parlait tout seul... Il éclata de rire , d'un long rire sonore auquel l'écho répondit; et, rebroussant chemin, heureux, fier , sublime, il murmura : - Allons, vieux fou , tu vas te faire encore gronder par ta cuisinière, et ce sera bien fait pour toi si le rôti est froid ... Mais , en s'en allant, il était hanté par la vision de Jacquot qui , comme dans un songe, l'accompagnait dans sa promenade, par la vision d'un Jacquot adolescent auquel il enseignait l'art de vivre comme un homme doit vivre , loin des sottises du monde, loin des vices et des turpitudes immondes, épris de beauté, de générosité , de travail utile et de grandeur sereine. Sa joie n'avait plus de bornes si , comme il l'avait prévu , le potage était froid et le rôti trop cuit ; c'était encore pour le petit , c'était encore un sacrifice au petit... Et à belles dents , affamé comme un loup, il 228 LA MORPHINE dévorait son dîner et il voulait qu'il fût, malgré tout, le meilleur dîner de sa vie. A la fin du mois d'août, Raoul, Blanche et Jacquot quittèrent Beuzeval et rentrèrent à Paris . Thérèse dut rester encore deux semaines pour obéir à son amant. Celui-ci, d'ailleurs , s'était plaint, à diverses reprises , de la présence de la famille de Thérèse, et il avait supplié sa maîtresse pour qu'elle restât près de lui , seule cette fois, jusqu'au moment où lui-même quitterait Houlgate ainsi que les siens . Blanche, sur tous les tons , célébra la bonté de Thérèse. Comme on l'avait méconnue! Quel tact ! Quelles prévenances ! Quelles amabilités ! De combien d'attention n'avait-elle pas entouré Jacquot ! - — Ah ! vraiment, demanda Vautour, elle a été gentille pour Jacquot? Cela, au fond, lui était bien égal qu'elle eût été aimable pour Blanche et Raoul. Mais, puisque Thérèse avait gâté Jacquot, tout de suite, elle avait droit à sa reconnaissance. Cher Jacquot ! En effet, il était frais et beau. Et comme il avait grandi ! Ces deux mois à la mer l'avaient vieilli , le chéri ! Et Vautour mesurait ses mollets bronzés qui s'étaient égratignės sur le sable de la plage. Et il voulut contre la porte du salon, au beau milieu du panneau, commencer immédiatement l'échelle de Jacquot. Tous les mois, il passerait à la toise, et ce serait lui, le grand-père , qui aurait le soin de ce travail , car il refusait d'avoir en quiconque la moindre confiance pour cette grave besogne. LA MORPHINE 229 Quand il aura un mètre, s'écria- t- il , nous ferons une grande fête. Nourrice ardente, il reprit son enfant. Il ne voulut pas s'inquiéter de la paresse de Raoul ; cela lui était bien égal qu'il vécût comme un inutile ! Il n'avait jamais mis aucune espérance en lui . Donc, il n'était pas désillusionné . S'aperçut- il que Blanche était devenue plus coquette, là-bas, à Beuzeval? Cela, encore, lui était bien indifférent, puisqu'il était riche et qu'il ne pouvait pas dépenser ses revenus . Il fut presque heureux, lorsque Thérèse annonça son retour et lorsque Blanche avoua sa joie de la revoir ; ainsi , il accaparerait mieux Jacquot ; il serait davantage à lui lorsque les autres le lui prendraient moins. Il ne vit pas l'automne précoce joncher son jardin des feuilles trop tôt mortes ; son regard s'appesantissait sur l'enfant, et l'enfant était le printemps. Blanche, dès que Thérèse fut à Paris , courut chez elle . Les deux jeunes femmes s'embrassèrent comme de vraies sœurs. Elles avaient pris l'habitude de se tutoyer. Là-bas, à Beuzeval, à force d'intimité , elles avaient décidé que ce serait bien plus amusant, parce que le « vous » impose toujours une réserve qui ne doit pas exister lorsqu'on s'aime sincèrement. - Comme nous allons être tous heureux ! s'écria Thérèse. Tu sais que cet hiver je ne quitterai pas Paris à cause de toi . Tu ne peux pas t'imaginer comme je me suis ennuyée sans toi. Je ne peux plus me passer de ta compagnie, ma chérie. 251 Ele creas Cancie 1379 ses cras 142 amat sur sa toate mine et 67 $2 di ela. SHUT SIC Berrics & sur en Babide eris mnie et zenCan a Therese ses ecopliments et ses iqueques 1 cours tea. Therese et Blanche ae Clausa ezt a are ec tete a tête. malent des cigaretes, apres dejeuner, Cante 12.08. 201 2. Blanche poussa un gemssement - (pastor demanda Therese. Serais-tu so litante ?... - On! ne tlaqulete pas, ma cherie, dit Bancne. Ce n'est rien... Ce n'est qu'une affaire de quelques jours ... Et j'y suis habituée. - Tu souffres beaucoup ? s'inquieta Thė- -658. - Oui. C'est parfois terrible ! J'ai de la peine à retenir mes plaintes... - Il faut voir un docteur... Pourquoi ne vois-tu pas un docteur ?... -Je t'assure que ce n'est rien, dit Blanche. Je regrette vivement que tu te tourmentes pour si peu... -Oh! moi, je trouve qu'il est absurde de souffrir inutilement. Tiens , c'est dans une circonstance pareille , qu'on m'a donné ma première injection de morphine... Ah! ... Vraiment... fit Blanche. Il est vrai que j'ai toujours été très malheureuse, à cette période, et durant trois ou quatre jours... Je poussais des hurlements. Je fis venir un docteur qui me parla d'opération. Je l'envoyai promener LA MORPHINE 231 avec son opération ... Cependant, un jour, ne pouvant supporter davantage des douleurs épouvantables, je suppliai ce même docteur de me soulager par n'importe quel moyen. Il me conseilla une piqûre de morphine. J'ai éprouvé un repos immédiat. Comme par enchantement, les douleurs cessèrent. Un vrai miracle. Je te laisse à penser si , par la suite , je recourus à l'injection bienfaisante ! ... C'est merveilleux ! s'écria Blanche . Je devrais essayer si la morphine serait aussi calmante pour moi... - Tu sais, ma chérie, dit Thérèse, si tu ne souffres pas trop……. si tu peux endurer le mal... On endure, forcément, toutes sortes de maux, quand on ne peut pas faire autrement. Mais, je te jure bien qu'il y a des jours odieux dont j'ai gardé un si mauvais souvenir que je ne vois jamais approcher la date fatale sans une vive terreur... Dismoi, est-ce que ça fait très mal , quand on enfonce l'aiguille ? Oh! ce n'est presque rien... C'est une piqûre ordinaire... Même, je te dirais que lorsqu'on a pris l'habitude de se piquer, on éprouve... oui , on éprouve une vraie joie quand l'aiguille pénètre dans la chair... - Je suis si sensible, si douillette... fit Blanche. Et puis, ce n'est qu'une seconde, une toute petite seconde... Moi , ça m'est égal...je n'ai jamais l'appréhension de la piqûre... Je sais si bien que je serai récompensée largement... 232 LA MORPHINE Exprès, Blanche encore poussa un gémissement et se tordit sur le divan, simulant une douleur plus violente que toutes les autres. - Pauvre petite ! s'apitoya Thérèse . C'est à ce point?... Vraiment, si tu me promettais que tu n'en diras jamais rien à personne... Toi, tu pourrais me donner une injection ? demanda Blanche. - Sans doute... Oh! alors, je t'en supplie ! ... vite , soulage-moi... Tu vois combien je suis malheureuse ! Je crois que je n'ai jamais souffert une pareille torture ... dis , chérie , guéris- moi... Je t'en aurai une reconnaissance éternelle... Il faut faire tous tes caprices ... Mais , écoute je veux que tu me fasses le serment que jamais tu ne te procureras une seringue , que tu n'auras jamais , non plus , de la morphine en ta possession. Quand tu souffriras , tu viendras me voir, et je te donnerai une injection moi-même. Ce sera, d'ailleurs , très agréable pour moi, puisqu'ainsi j'aurai de toi une visite supplémentaire. C'estconvenu ! C'est convenu ! ... s'écria Blanche. Je ferai tout ce que tu voudras. - Oh! je serai prudente, sois tranquille. Aujourd'hui, je ne te donnerai qu'une très faible dose, de un à deux centigrammes. C'est très suffisant pour la première fois . Pendant que je vais aller chercher ma seringue, défais tes jarretelles, je te piquerai à la cuisse. Au moins , là, ça ne se voit pas... du moins , tout le monde ne peut pas le voir. LA MORPHINE 233 Quelques instants plus tard, Thérèse revenait avec sa seringue toute chargée. Blanche était prête. Etendue sur un divan, elle attendait avec une vague anxiété le bienfaisant effet du poison qu'elle avait entendu si souvent célébrer et maudire plus encore. - Ne t'effraie pas de la sensation de la piqûre... Ce n'est rien... dit Thérèse. Elle s'approcha de Blanche, et releva sa jupe et ses jupons pour mettre sa cuisse à nu. -Oh! s'écria-t-elle, tu as une peau admirable! On dirait une cuisse d'Orientale... Décidément les peaux des brunes sont beaucoup plus belles que celles des blondes ; on dirait que celles-ci sont en porcelaine peinte et qu'elles ne vivent pas. Au contraire , la tienne est chaude, riche, ardente. On voit le sang agir avec chaleur et force. J'avoue que je ne te croyais pas si belle . Tu me flattes , vraiment, ma chérie... dit Blanche. -Pas le moins du monde ! Je me contente deconstater . Tu dois être très bien faite , d'ensemble. D'ailleurs , si tu veux mon avis , depuis quelques mois, tu t'es comme transfigurée, et je suis convaincue qu'autrefois tu étais beaucoup moins belle . Il est vrai qu'il fallait que tu te reposasses de ta ma- ternité... Elle caressait la chair de Blanche avec une patience tout intéressée, cherchant la place où elle pratiquerait l'injection de morphine. Enfin , croyant avoir trouvé le bon endroit. - Ne bouge plus, dit- elle. 234 LA MORPHINE Elle pinça légèrement la peau qu'elle souleva autant qu'elle put, puis , vivement, elle enfonça l'aiguille tout entière , et donna l'injection . C'est fini, dit- elle . Est-ce que je t'ai fait très mal, ma mignonne? ― Non, pas trop, répondit Blanche... Et puis, déjà, j'ai oublié la sensation aiguë de l'aiguille pénétrant si loin ….. Et, tout à coup, elle fut prise d'une joie exubérante ; elle saisit Thérèse dans ses bras et l'embrassa de toutes ses forces en lui prodiguant toutes les marques possibles de la reconnaissance. - Ah! maintenant, je te jure bien que je ne serai plus assez sotte pour souffrir jamais... Croirais-tu qu'instantanément j'ai été guérie de cette odieuse douleur ?... Je t'assure que je ne sens plus rien... Tiens, je suis enchantée de te devoir toute ma joie. Et chez toi , c'est si beau ! On est si bien dans cette grande serre où tant de fleurs naissent et semblentne plus vouloir mourir... C'est un paradis terrestre ! ... C'est le paradis... Et tu es le bon ange... Ah ! que je me sens donc d'affection pour toi ! ... Je t'aime plus qu'une sœur... Je t'aime comme si tu étais beaucoup de moi-même, et tu sais , je suis égoïste ! ... Tu ne sais pas, mon adorée , ce que je voudrais de toi ?... Écoute : je voudrais que nous accomplissions un grand voyage... que nous courions à travers des pays enchantés, que nous admirions des choses qui sont inconnues à la plupart des hommes... On se perdrait, nous deux, dans des mondes exquis où voleraient et jase-


LA MORPHINE 237 raient des oiseaux de forme et de plumage extraordinaires , où pousseraient et fleuriraient des plantes insensées aux parfums enivrants... Bien que nous ne soyons que des femmes, je me sens tout à fait capable d'aller avec toi n'importe où, sur la terre... Veux-tu?... - Oui, ma chérie , dit Thérèse. Il m'arrive aussi, très souvent, d'éprouver ces ambitions et de penser à quitter notre sotte vie pour gagner une vie meilleure et plus belle... Quelquefois, je m'abandonne à des rêves merveilleux... Connais-tu l'Inde?... Non... Eh bien , quoique je n'y sois pas allée , j'ai vu l'Inde ancienne à travers mes songes ... Tiens, je me souviens comme si mes yeux étaient encore charmés partoutes les visions qui s'offrirent à moi….. J'étais dans une ville perdue au milieu d'arbres immenses, dans lesquels de grosses fleurs frissonnaient comme si elles avaient été vivantes... Les maisons de cette ville étaient toutes petites ... C'étaient des bijoux de maisons ; il y en avait qui étaient roses, rouges , bleues ; d'autres étaient bariolées avec une fantaisie riante . Ces maisons ressemblaient à des fleurs tombées sur le sol d'arbres gigantesques ... Dans un bois , près de cette ville fantastique, un temple colossal dressait ses pierres et ses marbres... Pierres et marbres étaient incrustés de saphirs , de rubis , de perles , de turquoises, de diamants... C'était le temple du dieu le plus aimé, le temple de l'Amour. Divinement sculptés , des groupes se mélangeaient, en bas-reliefs adorables , et confondaient leurs enlacements... Toutes 238 LA MORPHINE les formes d'amour étaient gravées comme pour enseigner aux humains la variété des plaisirs. Et tout autour du temple, passaient des musiques excitantes et voluptueuses... des millions de femmes et d'hommes, la plupart nus , dansaient et chantaient ; puis , quand les voix étaient lasses de chanter, quand les jambes ne pouvaient plus danser , les uns après les autres s'écroulaient, n'importe où, et se possédaient au hasard, sans que la femme eût choisi son amant, sans que l'homme eût choisi sa maîtresse. A flots sublimes, l'amour coulait sur ce coin d'un monde enchanté... Des cris de joie sortaient des bouches baisées ; des soupirs d'agonie glissaient des gorges contractées par la luxure ; des appels, des sanglots, des prières, des râles se confondaient et por- taient leur troublance aux mélodies sans fin des mystérieuses musiques qui, je ne sais d'où, répandaient toujours leur ineffable harmonie... Alors, moi-même, je fus prise par des gens de la fête ... Je me confondis à la multitude délirante , je me confiai aux premiers bras venus qui m'enveloppèrent, je me livrai de toutes mes forces dans un accès de démence et de vertige, et je connus l'immensité des voluptés qui peuvent seulement être recueillies, dans cette Inde splendide, durant les jours de cette fête de l'Amour... Aujourd'hui , tu m'as fait souvenir de ce songe déjà lointain qui a laissé dans ma chair les pires attraits ... Ah ! rien que de l'avoir raconté ce que je ressentis, je suis toute courbaturée... Mes yeux se troublent, mes sens s'éveillent, des tourments LA MORPHINE 239 irrésistibles s'allument en moi... Ah! je n'y tiens plus , je suis folle, mais tant pis ! ... A mon tour, la morphine ! ... Ah ! morphine, poison divin qui nous fait pareilles aux dieux ! ... Et, aussitôt, dupée par son propre mensonge, Thérèse se troussa jusqu'à la hanche etsefit l'injection du rêve... Puis, presqueinanimée, elle retomba sur le divan, près de Blanche, en murmurant : Ah! chérie, chérie ... Je t'en prie... pendant que je rêve, parle-moi d'amour! Blanche obéit à Thérèse, la prit dans ses bras, et, leurs lèvres rapprochées , elle trouva, grâce à la morphine qui grisait délicieusement son cerveau et ses sens, des paroles qu'elle n'avait jamais prononcées , elle décrivit des bonheurs qu'elle n'avait jamais éprouvés, elle découvrit des images qu'elle n'avait jamais soupçonnées . Au fort de leur mutuelle ivresse , elles eurent des désirs qui, à l'une ou à l'autre , n'étaient jamais venus. Adorable et charmant tableau de deux possédées, éperdues , la proie du poison exquis qui les possédait, elles avaient escaladė l'artificiel idéal et l'inaccessible ciel. Une pluie de roses et d'iris les couvrait de parfums . Une aurore inattenduejeta son éblouissement sur leur groupe exquis. Est-il vrai, ô poison , ô sainte et mortelle Morphine, que fu sois assez puissante pour semer toutes les illusions sur les passionnés qui te vouent un culte ? Est- il vrai que tu sois le remède souverain qui guérit de tous les maux? Es- tu capable d'aplanir toutes les douleurs ? Fais-tu naître l'espérance 240 LA MORPHINE dans les cœurs les plus abattus ? Renouvellestu la vie qui voulait s'éteindre ? Es-tu la consolatrice de tous les déboires ? Es-tu la chimère bienfaisante qui procure la folie céleste? Peux-tu créer des anges? Peux-tu enfanter des démons ? Est-ce que les meurtrissures qui cernent les yeux de tes fervents sont des preuves de voluptés splendides ? Est-ce que le rictus qui se grave sur les bouches de tes fidèles est une marque de félicité incomparable? Es-tu un poison d'enfer? N'es-tu qu'un parfum de paradis ? Veux-tu nous ouvrir des portes de ciel ? Ou bien, est-il vrai que tu ne songes qu'à précipiter ceux qui t'aiment dans un abîme de déchéance? Es-tu le crime ? Es-tu la vertu ? Es-tu l'épine? Es-tu la rose ? Tes premiers baisers donnent le triomphe, est-ce que tes derniers baisers donnent la mort? Ressembles-tu au grand vent qui étourdit et souffle dans les futaies des mugissements d'orgues jusqu'à ce qu'un chêne, souvenir d'aïeul, soit déracinė, t 、mbe, et écrase le poète ravi qui écoutait le large cantique transperçant les branches et tentait de mesurer la force de Celui qui fait les tempêtes ? Es-tu le monstre au visage serein, aux grands yeux chargés de caresses, à la bouche ouverte pour les baisers , qui promet la béatitude et cache derrière son illusionnante beauté, des griffes impitoyables qui déchireront, irrémédiablement, celui qu'il aura séduit et qui se sera aventuré trop près de ses charmes? Es-tu quelque infâme menteuse? Es-tu l'amie ? Ne nous as-tu pas dit, encore, le secret de ne point souffrir LA MORPHINE 241 après l'avoir trop adorée, o Morphine? Révéleras-tu , unjour, à ceux qui ont dressé des autels à ton mystère, la grâce de jouir éternellement de tes faveurs ? Es-tu sainte ? Es-tu sacrée ? De combien d'heures se compose ta clémence ? De combien d'éternités bâtis-tu ta cruauté ? Resteras-tu insensible aux prières de celles qui te supplient de perpétuer leur bonheur?... C'est Blanche! C'est Thérèse... ! Regarde... Elles sont confondues , dans la demi- obscurité qui dresse comme une barrière autour de leur chère démence... Elles murmurent... Elles rêvent ... Elles sont si loin du monde ! ... Tules accables de sensations indéfinissables qu'elles n'oublieront pourtantjamais ... Elles sont si belles ! Leurs chevelures sont mêlées... Elles parlent et ne savent plus ce qu'elles disent...Elles vivent et ne distinguent plus de quoi se fait leur vie ... Elles te bénissent... Elles t'adorent... Et c'est par un bel après- midi d'automne , tandis que les feuilles mortes tombent des arbres, sur le sol , comme des grands papillons d'or. Thérèse attendit près d'un mois avant de satisfaire le désir de Blanche, qui, chaque fois qu'elle venait rue de Lubeck, demandait unepetite injection , prétextant des migraines ou des malaises insupportables . - Non, disait toujours Thérèse, je neveux pas que tu t'habitues à la morphine. J'ai pour toi une si grande affection que je serais désespérée d'avoir été la cause de toutes les misères qui pourraient t'atteindre . Fais comme moi. 14 242 LA MORPHINE Cependant, avec malignité, elle rappelait sans cesse les plaisirs qu'elles avaient partagés durant leur commune ivresse, elle avaitsoin den'en paslaisser périr le souvenir. Et, un jour de novembre, -il avait neigė, la première neige de l'année , après que Blanche l'eut plus tourmentée que de coutume, invoquant des souffrances réelles , les mêmes souffrances qui lui avaient valu l'autre piqûre, Thérèse consentit à lui obéir. Encore deux centigrammes. - Ce fut une bienfaisante pluie de félicité qui glissa sur son corps frémissant... La piqûre, tant désirée cette fois, ne fut plus du tout douloureuse ; au contraire elle fut à elle seule un vrai plaisir. Mais , de plus en plus, les deux femmes devenaient plus intimes. Thérèse n'avaitplus rien, ou semblait n'avoir rien de caché pour Blanche. Sars y prendre garde, par hasard , sans y attacher d'importance, elle lui montra, un jour, une petite trousse où était enfermée un véritable joyau de seringue Pravaz , une merveille d'orfèvrerie, un bijou ciselé et incrusté de pierreries ; cette trousse contenait aussi un flacon de cristal de roche rempli d'une solution de morphine. Oh! je ne m'en sers jamais , dit Thẻrèse... Je ne me souvenais même plus où j'avais caché celte trousse. Je préfère la seringue à laquelle je suis accoutumée... La semaine suivante, un soir, Blanche qui était venue voir Thérèse et qui attendait au salon son retour, s'assura que la petite trousse était toujours dans le même tiroir, à sa même place. Elle la regarda avec des LA MORPHINE 243 yeux d'envie. Mais, très vite , elle referma le tiroir... Cependant, là , à côté du poison et de l'instrument gracieux qui devait l'introduire dans son sang, elle fut prise d'une violente faim de morphine. Elle pensa que Thérèse lui refuserait certainement une piqûre si elle la lui demandait. Puisqu'elle ne revenait pas, pourquoi n'en pas profiter pour se piquer elle-même? Personne n'er saurait rien ... Elle savait comment s'y prendre... Elle avait si souvent vu Raoul se piquer au bras ou à la jambe... Malgré son besoin, malgré son désir, elle refusa de prendre cette injection... Elle avait simplement peur que Thérèse rentrât et la surprît en flagrant délit. Mais, tout à coup, poussée par une force irrésistible , elle se leva quand même, se dirigea vers le meuble, prit la trousse, revint sur le divan , souleva sa jupe... Juste au même instant, Thérèse entrait. Blanche cacha la trousse dans son bas... et, rougissante, émue, tremblante un peu, courut à la rencontre de Thérèse à qui elle prodigua les plus affectueux baisers tandis que Thé- rèse s'excusait de s'ètre fait attendre. Quand Blanche ouvrit la porte du petit jardin, là-bas , du petit jardin où les arbres n'avaient pas de feuilles et qui dressaient en l'air leurs branches nues et noires comme de fantastiques arbres de bronze, elle y faisait pénétrer avec elle la seringue Pravaz et la morphine. A partir de ce moment-là, elle n'eut plus qu'une pensée trouver une occasion de se piquer sans que personne pût surprendre son secret. 244 LA MORPHINE Mais, par-dessus tout, elle avait le désir de connaître les voluptés qui peuvent embellir une véritable nuit d'amour étant déjà sous l'influence de la morphine. Après le dîner, lorsque tout le monde alla se coucher, elle entra chez Raoul et, par ses caresses, lui montra qu'elle souhaitait être aimée. Elle se fit douce et enveloppante. Elle se déshabilla près de lui . Elle s'amusa, dans une glace, sous ses yeux, à contempler la somptuosité de sa croupe et la fermeté de sa gorge. Il fallait, autant que possible, semer des désirs dans les sens de Raoul. Quand elle fut certaine d'être parvenue au but qu'elle avait voulu atteindre, elle se sauva dans le cabinet de toilette, s'y enferma, et, là, aussitôt, après avoir chargé la seringue , elle se fit la tant chérie injection . Alors , elle revint près de Raoul, déjà couché, qui attendait. Ce fut une nuit d'amour comme elle n'en avaitjamais vécu . Malheureusement, elle aurait pu, elle aurait dû être beaucoup plus belle, si Raoul eût été capable d'un enthousiasme égal au sien . Trop vite , l'homme fut lassé. Cette nuit-là, Raoul fut condamné. Pour qu'il fût digne de ses élans de passion, elle parviendrait à mettre dans ses veines le feu dupoison qu'elle adorait et qu'il avait adoré. Elle saurait bien l'amener à ses voluptés ! Elle ménagerait les doses , elle suivrait les conseils de Thérèse. Et, à travers le mirage de sa folie naissante, elle voyait s'ouvrir devant eux une longue route de félicités qui ne s'éteindraientjamais . D'abord, elle décida qu'elle ne s'accorde- LA MORPHINE 245 rait que deux piqûres par mois ; elle n'en offrirait pas davantage à son mari. Deux piqûres de deux centigrammes, cela ne peut faire de mal. Elle pouvait donc, impunément, courir au plaisir. Cependant, elle n'envisageait plus l'acte d'amour sans la piqûre aimée. Et, à quelques jours de là , Raoul lui ayant demandé un baiser, elle ne lui donna så bouche qu'après s'être piquée. Est-ce vrai, mon chéri, lui demandat-elle, que tu devais à la morphine, jadis , tes plus beaux élans de volupté ? Raoul reconnut qu'en effet, tout au début, la morphineluiavaitprocuré desjoies exquises . Des joies... comment?... demandat-elle encore. ― C'est inexplicable... Il faudrait en avoir... Mais il ne faut pas ... Et puis , on abuse... - Comme il est malheureux qu'on n'ait pas assez de volonté pour se retenir! ... Si on se contentait de quelques centigrammes... Sans doute ... Oh ! à présent que je sais ce que c'est que la morphine, je serais moins stupide ... Tiens , je suis sûr que maintenant je ne risquerais rien... - - Pourquoi? fit-elle . Parce que je refuserais de me faire. des piqûres à propos de rien , sans raison... Je n'en prendrais que pour t'aimer….. Ah! si j'étais sûre que tu dises vrai ! murmura-t-elle . - - - Je suis sûr que je dis vrai , affirma-t- il . Tu crois? Oui... Si tu me jurais que tu tiendrais ta 246 LA MORPHINE promesse... Là, cachée, j'ai une trousse que je t'ai prise dans le temps ... Tiens , on se piquerait tous les deux, dis , mon chéri….. Tu m'apprendrais à être heureuse... heureuse comme toi... Tiens, je vais te montrer... Elle courut chercher la trousse. Raoul l'admira... Il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vue... Mais il n'en fut pas étonné, puisqu'il ne se souvenait de rien... Ils regardaient la seringue ... Ils lui faisaient les yeux doux... C'était comme une maîtresse commune... Quelques centigrammes! ... Ce n'est pas grave, vraiment... O chères ivresses ! O divin plaisir ! Enchantement sublime ! Momentané triomphe ! Ciel délicieux ! ... Ce fut l'amour et ses ailes frémissantes ... Ce fut le bonheur absolu ... Ce fut la démence bienfaisante ! Et après qu'ils eurent subi le choc de joies étourdis- santes, encore, ce fut une autre sensation mystérieuse, lointaine , qui venait de partout, du silence, de la nuit , de la pâleur de la veilleuse, du sommeil qui tombait sur leurs paupières closes, des impalpables vibrations que leurs soupirs avaient semées dans l'atmosphère parfumée ; puis , ce fut une chute infiniment douce dans l'accablement d'un rêve qui ensoleilla de splendeur leur front humide et leur bouche rougie , ce fut in éperdu abandon de tout ce qui composait leur être à une vision enchanteresse qui les prenait, qui les possédait en même temps, joignant à leur double sensualité encore unie, une troisième sensualité monstrueuse la morphine se faisait bête et s'accouplait à leur chair, irrésistiblement... VII Elles sont recluses . Comme enune prison , elles vivent, accroupies, jamais lasses de ne point voir le soleil étendre ses rayons à l'infini , jamais tourmentées par le désir de respirer un parfum de fleur épanouie sur sa tige . Elles sont heureuses de leur incommensurable misère. Elles jouissent délicieusement de l'implacable mal qui les ronge . Depuis des mois, elles s'usent un peu plus chaque jour, sans constater la marche effroyable de la fatalité qui les entraîne. Comme elles sont blondes ! Sur leur visage pâli passent des ombres furtives ; parfois, leurs joues se colorent d'une fièvre bienfaisante ; parfois, leurs lèvres se plombent comme des lèvres déjà mortes . Elles ne se parlent guère ; deux femmes qui ne se quittent jamais doivent avoir à se dire si peu de choses ! Un jour, on a entendu , de la rue, des chansons , et les passants relevèrent le front, pensant : « Voilà des heureux » . Une nuit, terriblement, ce furent 248 LA MORPHINE des cris de terreur qui mirent en émoi le noctambule rêveur ; celui-ci , sans doute, leva les yeux vers lamaison d'où jaillissaient les cris et murmura : « ….. Un mauvais rêve...! » Avez-vous vu les gueux, aux portes des églises , sentinelles douloureuses et hâves , tendre la main, suppliants ? Avez-vous entendu les voix plaintives murmurer, lamentables, leur appel à la charité ? Ils sont trois à la porte de l'église : à gauche de la porle, c'est un aveugle, il est assis, une pancarte annonce qu'il est né sans yeux, dans sa main droite un gobelet de fer gris et sale attend l'obole que sa main gauche, voracement, saisira et cachera dans la poche de son manteau ; à droite de la porte, c'est un boiteux, il montre un pied difforme au bout d'une jambe décharnée , il est debout, suspendu sous les bras par deux béquilles, il tend un chapeau crasseux... ; un peu plus bas , assise sur une marche de pierre, une pauvre vieille femme aux cheveux gris mal cachés par un fichu noir en loques, un chapelet dans ses doigts crochus , pitoyable, chétive , rabougrie, grosse comme un chien , psalmodie son éternelle plainte et promet, avec autorité, comme si elle savait, que Dieu rendra le bienfait qu'elle aura reçu. C'est un jour mauvais ; un beau soleil d'août balaie de ses rayons la place de l'église, semant de la poudre d'or sur les pavės brûlants ; Dieu à peu de visiteurs ; tous les riches sont à la campagne ; quelques rares dévotes montent seules les mar- LA MORPHINE 249 ches . Elles entrent dans le temple pour y prier, et, pourtant, si empressées dans leur lenteur, on dirait qu'elles viennent surtout chercher, à l'ombre de la basilique de pierre, une ombre et une agréable fraîcheur. Elles n'ont que le temps, pauvres vieilles dé- votes , de donner une aumône aux mendiants . Chacune a sonfavori, pourtant. Mais le soleil est si chaud et leur hâte est si grande, qu'elles se trompent, parfois , ou bien ont-elles voulu économiser un pas ? - et donnent le gros sou au paralytique quand , d'habitude, elles le font tinter dans le gobelet de l'aveugle, ou le laissent tomber dans les mains crochues de la pauvresse au fichu minable . Oh ! quelle lutte pour la vie entre ces navrants hères qui, du matin au soir, enlaidissent le fier portail gothique ! Quels désirs les tenaillent ! Quelles envies les tourmentent ! Quelle haine les torture ! De quels injures ces affligés ne s'accablent-ils pas? Et de quelles malédictions du ciel , contre lequel ils blasphèment, ne se menacent- ils pas ? Ils se souhaitent mutuellement la mort, pour le moins . - ― Voilà la vieille chipie de comtesse, dit le boiteux. Tais-toi , horrible chauve-souris ! c'est à la mendiante qu'il s'adresse. Et, toi , auquel ton père creva les yeux en forniquant ta catin de mère, ferme l'égoût par où sort ta bave pestilentielle ... Et tous les trois , en choeur, soudain : - Ayez pitié, ma bonne dame, d'un malheureux aveugle qui sans votre charité mour- rait de faim... 250 LA MORPHINE - Faites la charité, o sainte femme, à la plus malheureuse des femmes, et Dieu vous récompensera en vous donnant le ciel... -Au pauvre estropié donnez une aumône, chère femme de Dieu, et je prierai pour vous la Sainte Vierge... Le gobelet se tend , le chapeau supplie, la main crochue attend ... Pauvres gens, comme ils sont dignes de pitié ! Pauvres victimes du sort, comme leurs mains qui espèrent tremblent ! ... - Merci , ma bonne dame... clame la voix de la mendiante. Sainte Marie , mère de Dieu , priez pour elle ... La porte est retombée sur la comtesse qui, maintenant, fait le signe de la croix... Et, aussitôt : - Vieille taupe ! crie le paralytique. Que le diable la fasse violer par tous les boucs de l'enfer ! souhaite l'aveugle. - Deux sous ! ... Si ça n'est pas dégoûtant ! ... Si ça n'est pas une honte de donner deux sous ! ... gémit la gueuse dont le nez s'est rabattu sur le menton avec une expression de mépris... Et jusqu'à ce que le boiteux signale l'approche d'une jeune femme qui, depuis trois jours, vient, régulièrement, à la mème heure, pour un rendez-vous d'amour que lui donne un beau jeune homme, dans la chapelle de saint Antoine - c'est la vieille qui les a vus le boiteux , décidément en verve, injurie l'aveugle et menace la vieille de lui casser les reins à coups de béquille. La jeune femme amoureuse, peut-être pour LA MORPHINE 251 que cela lui porte bonheur, donne deux sous à chacun des mendiants . - Six sous pour aller se faire peloter devant saint Antoine ... murmure l'aveugle avec dédain. C'est pas la peine d'avoir sur le ventre des chemises avec de la dentelle , approuve la vieille . - Vas-tu fermer ça, vieille bique jalouse ! dit le boiteux. Tu es furieuse de n'en avoir jamais eu sur ton cuir, toi , de la dentelle ; et, pourtant, quand tu étais jeune, tu te faisais tripoter par tous les curés de la paroisse... On la connaît, va, ton histoire ! Et si on t'a donné une place, sur les marches, ce n'est pas seulement parce que tu sens mauvais ….. - C'est toi qui pue avec ta patte pourrie ! jette la vieille . Ma patte sent meilleur que ta bouche, vieux rat de sacristie ! Tu n'as pas sucé que des bâtons de guimauve pour avoir eu les gencives rongées par la syphilis ... Attention ! ... Voilà une poire... C'est un Anglais... Rien à faire... Oh ! toi , le borgne à deux battants, c'est pas la peine de commencer ton boniment... Et toi, immonde sorcière , tu peux remiser ton sourire hypocrite et ton chapelet... Ils ne marchent jamais , les Anglais. L'Anglais monte les marches... Il passe , indifférent, devant la vieille... Il se détourne de l'aveugle dont les yeux le répugnent ... Tout à coup, le boiteux, en anglais comme il le parle, psalmodie : O sir, donnez à moà une petite penny 252 LA MORPHINE pour que je dise une petite Pater Noster en favour de la grande... de la très grande queen Victoria... Stupéfait, l'Anglais le regarde , fouille dans sa poche et lui donne deux sous, Crapule ! s'écrie l'aveugle . - Charogne ! grince la vieille . Vous êtes roulés, mes chéris ! clame le boiteux. Business are business ... Et Vous n'aurez jamais le sentiment des affaires ... Ce n'est pas avec la crotte de chien que vous avez dans le crâne au lieu de cervelle que vous auriez jamais songé à évoquer le souvenir de la reine Victoria ! ... Hé ! garde à vous ! ... Voilà le curé... Le curé les salue, passe, entre, disparaît... -Oh! mon vieux, toi , on sait bien que tu ne te ruineras pas ! continue le béquillard . C'est un brave homme ! glapit la vieille . Parbleu tu l'as aimé! répond son ennemi . Ça ne fait rien, à ta place, je ne serais pas fière , car, décidément, tu n'as pas dû laisser beaucoup de souvenirs fameux pour qu'on ne te donne pas un sou pour toutes tes complaisances d'autrefois ... C'est comme toi , Eil-trop-clos , si c'est vrai que, lorsque tu étais plus jeune, tu satisfaisais les vices des chanoines, tu ne dois pas avoir beaucoup d'orgueil pour ne pas souffrir de leur oubli . Je n'en ai jamais vu un seul, depuis trois ans que je tiens ce pilier gauche , te gratifier de quoi que ce soit. L'aveugle allait répondre : -Ferme! ordonna le boiteux . LA MORPHINE 253 - Ta gueule ! compléta la vieille. C'est ta cliente qui sent le musc, Eil-trop-clos prévint le boiteux . Je ne la salue pas, celle-là ... Elle me dégoûte ... Faut-il... - ―― Tais- toi donc ! gémit l'aveugle. Aie pas peur... elle se retrousse pour ne pas salir så belle robe... La voilà... Un froufrou sec de coton . Deux sous tombent dans le gobelet... - Merci, madame du bon Dieu... Je vous salue Marie, pleine de grâce, que le... Boucle ! interromp le boiteux, elle est entrée... Avez-vous entendu les gueux qui enlaidissent de leur hideur grouillante les portes des églises ? Avez-vous remarqué leurs regards terreux, leurs voix plaintives , leur passivité lamentable ? Ils ont des éclairs de joie. Ils ont des sanglots de rage. Ils se maudissent les uns les autres, eux qui mangent à la table commune de la charité. Hélas ! mon Dieu ! ... Là-bas, dans la si triste rue d'Offémont, prisonnières de leurs vices comme les mendiants le sont de leur détresse, Antoinette et Jacqueline, combien ressemblentelles aux maudits qui mendient et serviront, un jour, de modèles aux gargouilles des églises futures ! Elles nourrissent leurs sens aussi ignominieusement, et elles en sont parvenues à se haïr à force d'être jalouses des jouissances qui les accablent. Chacune voudrait, en plus des siens, se rouler dans les plaisirs de l'autre . La morphinomane aspire aux joies de l'ivrogne 254 LA MORPHINE sans, pour cela, abandonner une goutte de son poison. Et l'alcoolique réclame le total abrutissement de l'autre, bien qu'elle augmente de jour en jour les verres remplis de liqueurs effroyables . L'autre jour, Jacqueline, ivre et méchante, a roué de coups Antoinette qui, écroulée sur un divan, cuvant sa morphine, se contenta de gémir, se contenta de hurler , sans avoir même la force de se défendre . Elle se consola avec une injection supplémentaire. Jacqueline, pour oublier mieux sa colère injustifiée , vida d'un trait ce qui restait d'une bouteille d'eau-de- vie et roula sur le tapis... On s'endormit... Elles s'endormirent... Tandis que, près de Vautour, Blanche et Raoul, ensemble, s'aventuraient en tremblant, peut-être , vers la folie, dans l'espoir qu'elle leur procurerait des joies supérieures, des joies comme ils n'en avaient jamais éprouvées ou si grandes qu'ils ne se souvenaient plus d'en avoir cueilli de semblables , rue d'Offémont, dans le petit hôtel qui avait été un sanctuaire d'amours , des amours débitées à leurs amants par Antoinette et Jacqueline, celles- ci , devenues des bêtes inconscientes, achevaient leur triste vie dans la plus crapuleuse et la plus vile déchéance. Ce n'étaient plus des femmes , des femmes qui avaient été aimées , elles ressemblaient à des monstres avides d'une plus hideuse monstruosité, avachies dans la paresse et la débauche, couvertes de LA MORPHINE 255 plaies causées par les piqûres de la fatale seringue, hystériques ou inertes , veules ou agitées d'une fictive puissance, tristes toujours, acculées à leur néant, enfoncées dans leur désastre , comme ces pierres qui ont roulé de la montagne au fond d'un précipice, s'enfoncent peu à peu, irrémédiablement, de plus en plus , dans le sable doré et lavé par le torrent ou dans la vase stagnante. Nul n'entrait plus chez elles qu'une servante intéressée à les voir s'abrutir plus encore, afin de mieux abuser d'elles . Elle était la pourvoyeuse de morphine . Elle se chargeait de prodiguer les piqûres . Elle n'avait pas craint d'augmenter les doses... Et, sans qu'Antoinette s'en doutât seulement, elle en laissait absorber par sa chair assez pour tuer quiconque qui eût été moins intoxiqué. Elle encourageait Jacqueline à partager la morphine et l'alcool ; une semaine l'une, une semaine l'autre ; l'alcool faisait oublier la morphine; la morphine faisait oublier l'alcool . Mais, horreur, quand l'alcool travaillait son pauvre cerveau, Jacqueline n'était plus qu'une folle en proie à la pire érotomanie ; elle se traînait, nue, immonde, appelant comme une possédée des mâles qui ne pouvaient pas venir, et, inlassablement , se saoûlait de plaisir ellemême, à moins que la servante, horrible femelle, odieux vampire, ne l'y aidat. Autour d'elles , planait une atmosphère empestée, ce parfum triste qui s'exhale des morphinomanes envahies par la malpropreté. En effet, de négligence en insouciance 256 LA MORPHINE absolue, l'une et l'autre en étaient arrivées à n'avoir plus le courage de la plus élémentaire coquetterie. Leurs longues et soyeuses chevelures blondes étaient ternes et tristes . Oh! cette odeur atroce des cheveux enduits de transpiration incessante ! Leur haleine empuantie, âcre, forte , se mêlait à l'atmosphère fétide . Le long des cuisses, des ulcères laissaient couler leur pus visqueux. Plus vicieuse, Jacqueline n'avait-elle pas eu l'idée de se piquer de morphine autour des mamelons des seins ? Et ses pauvres seins , si beaux et blancs jadis , étaient couronnés d'abcès immondes. Effroyables de maigreur, pareilles à des moribondes, décharnées, elles n'avaient même plus la force de se sentir vivre. Le plus léger bruit soulevait dans leur maladive imagination des cauchemars épouvantables ; elles entrevoyaient des monstres qui se précipitaient sur elles pour les dévorer. Parfois , l'une et l'autre se prenaient mutuellement pour le monstre, et elles se précipitaient l'une contre l'autre, mues par une terreur insensée, et elles se déchiraient comme des bêtes enragées . Une nuit, la domestique, pour amuser deux cochers de remise dont elle était en même temps la maîtresse, les introduisit dans le petit hôtel et leur donna en spectacle ses malheureuses maîtresses qu'elle avait, avec soin , enivrées pour la circonstance. Les deux hommes, excités par tant d'horreur, sous l'influence de quelques verres de cognac, ne devaient pas se contenter de regarder Antoinette , presque nue LA MORPHINE 259 sur un divan, et Jacqueline qui se livrait à des folies épuisantes ; ils bondirent comme des bêtes féroces poussées par un besoin de rut sur les deux pauvres filles . Antoinette accueillit l'un avec indifférence, insensible, en pleine rêverie ; Jacqueline reçut l'autre avec des transports de joie en poussant des cris éperdus. Et, pendant ces accouplements effroyables, la servante regardait, heureuse, fière, contente en ses vulgaires sensations , d'avoir eu l'idée de se procurer une aussi belle comédie. Pauvres épaves humaines, macabres loques déchirées par tous les vices, malheureuses victimes du terrible poison qui ne pardonne pas , elles s'évanouissaient dans la boue et le néant. En pleine jeunesse, elles étaient pourtant arrivées au terme de leur vie. Les dernières étapes, les plus courtes , seraient vite franchies ... Quelques jours, quelques mois, quelques années peut-être... Abandonnées, livrées à la malignité d'une esclave cruelle et pervertie, elles galopaient vers la suprême misère comme si elles eussent dù y trouver la suprême illusion . Oh! qui rendra jamais le spectacle de ces deux agonisantes éperdues, folles , incapables d'une pensée, tombées si bas que nulle force ne saurait les relever? Qui montrera leurs pauvres regards sombres fixés sur le vide de leurs espérances? Qui dé- peindra les grimaces de leur bouche tordue par on ne sait quelle douleur d'entrailles ? Qui osera dire toute l'horreur de ces sueurs glacées qui roulent le long des membres, 15 260 LA MORPHINE et laissent sur l'épiderme, malgré tout sensible, l'impression de larves se traînant vers une proie à dévorer? Encore une piqûre ! Encore une piqûre ! Et c'est le remède qui console et qui tue. Gave-toi donc de morphine et meurs plus vite, pauvre reste de bête humaine ! Décuple la dose, afin que l'agonie soit plus prompte ! Parmi les ulcères anciens et nouveaux, encore, l'aiguille s'enfonce, et, pour un moment, c'est de la béatitude ! Courte joie , brève accalmie ! Encore une piqûre ! ... Et dans le pus des abcès, cette fois , c'est la servante qui plonge l'aiguille chérie , et sa face diabolique ricane tandis que de ses lèvres voluptueuses sortent d'incompréhensibles injures ... Mais les cochers de remise ont raconté à leurs amis l'extraordinaire soirée qui leur fut offerte rue d'Offémont. C'est un complot. Tout le monde ira en bande voir les morphinomanes. La domestique ouvrira la porte et elle sera bien obligée, puisqu'elle sera la moins forte , de laisser entrer toute la bande. Donc, une nuit, tandis que dans la rue déserte le silence lui-même semblait dormir, dix ou douze hommes, vieux et jeunes , sentant l'écurie , se glissèrent sans bruit, comme s'ils savaient qu'ils allaient accomplir une mauvaise action, vers le petit hôtel des deux morphinomanes . Tous se cachèrent dans l'embrasure des portes voisines , excepté ceux qui, déjà, connaissaient les ètres et es lieux. Ils frappèrent à la porte . LA MORPHINE 261 --- vante. Qui est-là? demanda la voix de la serIls se nommèrent. La porte s'ouvrit . Mais, de toutes les cachettes voisines, les autres étaient accourus . Malgré la domestique , ils pénétrèrent dans la maison. Elle n'osa pas pousser des cris . Elle supplia en vain . Ils venaient, dirent-ils , pour s'amuser. Les deux amants de la domestique conduisirent les autres. Ils entrèrent dans le salon où Jacqueline et Antoinette vivaient, sans cesse couchées sur les divans ou sur les tapis . Une veilleuse électrique seulement rougissait parmi des fleurs de cristal. Ils les virent, épuisées , étendues , silencieuses . Parce qu'elles étaient nues, les yeux des satyres brillèrent avec plus d'éclat. Ils sentirent leur sexe manifester sa puissance ; ils eurent le sentiment qu'ils pourraient se régaler de volupté. Les femmes n'entendaient pas et ne regardaient pas. Immobiles, on eût dit qu'elles dormaient. Alors , comme des loups à l'affût, hésitant encore à bondir, ils se ramassèrent sur leurs jambes , ils rampèrent sans bruit, et, soudain, trop affamés pour résister à la tentation , tous se précipitèrent à la fois... Ce furent des cris et des clameurs terribles . Les malheureuses résistèrent. Puisqu'elles ne se donnaient pas et qu'ils voulaient les prendre, le viol était l'unique ressource... Et, pendant que , dans un coin, la domestique était, malgré elle cette fois, l'instrument de joie d'une brute, Antoinette et Jacqueline subissaient les brutales 262 LA MORPHINE étreintes, au hasard , de ceux qui les avaient si odieusement conquises . Les premiers repus s'enfuirent les premiers ... Les autres , effrayés d'être trop seuls, terrorisés par les gémissements des victimes, n'eurent pas le courage de satisfaire leur envie et se contentèrent d'avoir été des complices. Et, bientôt, il ne resta plus dans le petit hôtel retombé dans le silence que les trois femmes également meurtries , palpitantes des viols qui les avaient blessées , pleurantes , pantelantes , tremblantes de frayeur, consternées, presque tout à fait folles toutes les trois . Le lendemain, à la première heure, la servante, terrifiée de sa responsabilité , se rendit chez Thérèse et lui raconta l'odieuse nuit . Elle la supplia de venir avec elle , rue d'Offémont, afin de se rendre compte de l'état de ses sœurs. Thérèse, émue malgré elle, promit qu'elle irait les voir. Mais il aurait fallu trop de pitié pour d'aussi lamentables créatures ! Thérèse ne pouvait pas en dépenser autant qu'il était nécessaire. Elle se jeta, immédiatement, sur l'unique solution qui la débarrasserait de toutes sortes de soucis il n'y avait qu'à les faire enfermer dans une maison de santé. Elle fit mander un docteur ; elle le mit au courant des événements . Elle exigea qu'aucun scandale ne fût soulevé. Le soir même, Jacqueline et Antoinette, insconscientes, furent mises en voiture et transportées dans une maison où ceux qui entrent vivants ne doivent sortir que morts. LA MORPHINE 263 Ainsi s'achevait, du même coup, l'existence des deux courtisanes. Lamorphineles avait également épuisées . Restes de splendeurs humaines, tout sombrait dans la pire agonie. Cependant, comme les autres femmes , elles avaient commencé par être de belles jeunes filles blondes que leur mère caressait et baisait avec amour! Aussi, elles avaient été de glorieuses amantes , chéries de ceux qui les adoraient ! Elles avaient su parvenir au sublime grade de la courtisane ; et, courtisanes, leurs chairs avaient étalé leur splendeur avec orgueil pour la plus grande gloire de l'amour ! Elles avaient reçu toutes les adorations , elles avaient eu tous les triomphes ! On les avait aimées. Des mains généreuses avaient jeté des fortunes à leurs pieds. Il y avait eu des hommes capables de commettre des folies ou des crimes pour satisfaire la futilité de leurs caprices. Tout un monde, quand elles passaient dans l'éclat de leur beauté, avait fixé sur elles des yeux jaloux, des yeux de convoitise. O Jacqueline , si fine et si gracieuse, pareille à une fée de légende, tu fus la légèreté et l'exquise nonchalance, quand , ivre des faveurs qui t'accablaient, tu balançais ton corps souple pour une cadence plus harmonieuse ! O Antoinette , plus majestueusement belle peut-être encore, te souviens-tu de ton premieramour? C'était un enfant, un enfant comme toi . Il amoncela pour toi une multitude de pièces d'or, assez d'or pour assurer la fortune de toute ta vie ; puis, quand il t'eut aimée , il se cassa la tête à tes pieds, parce que tu lui 264 LA MORPHINE donnas la certitude que tu ne l'aimerais pas. O pauvres folles , malheureuses démentes , filles sacrifiées à la morphine, ce monstre souriant aux grands yeux rêveurs qui cache derrière sa séduction la cruauté de griffes capables de déchirer les plus nobles beautés et d'avilir les plus pures pensées , étiez- vous vouées, d'avance, par la Fatalité, au terrible malheur qui vous frappe ? Savez-vous que vous ne renaîtrez jamais ? Ignorez-vous que, lorsqu'on est à ce point empoisonné, il est impossible de tenter aucune résurrection ? Sentez-vous ? Éprouvez-vous encore? Pensez-vous? Êtes-vous folles ? Êtes-vous seulement endormies ? Au moins, les rêves vont-ils jusqu'à vous cacher, sous leur fraîcheur, la navrance de votre déchéance ! Percevez-vous les bruits du monde ? Est- ce que la vie agite encore en vous quelques regrets ? Espérez- vous en Dieu? Ou bien , si accablées , n'attendez-vous plus rien ? Est-ce que pendant vos ivresses, vous avez eu des visions de l'au-delà? Connaissez-vous la place qui vous est réservée, après la mort? Serez- vous démons ? Serez-vous fleurs ? Serezvous étoiles ? Serez-vous des choses ? Ou bien, ne serez-vous rien ?... Et c'est par un beau soir d'automne que Thérèse sort de la maison de santé où ses sœurs viennent de disparaître. Jamais plus elle ne franchira le seuil de cette prison . Elle veut oublier jusqu'à la mémoire d'Antoinette et de Jacqueline , afin d'oublier mieux que c'est elle-même qui les initia à l'impitoyable morphine qui les écrase. C'est par un beau soir d'automne... Un LA MORPHINE 265 vent léger émeut les branches des arbres et balance dans les avenues les feuilles mortes qui, elles aussi, ne savent pas où s'arrêtera leur vol et où leur destinée les fera pourrir... Tout s'en va, femmes blondes , feuilles mortes ; les unes et les autres sont guettées par leur automne . Celui- ci ?... Celui-là ?……. Qu'importe ! Il est là ! Il viendra ….. Un grand vent ? Une seringue à morphine..., un gramme, deux grammes... C'est toujours à l'automne que les morphinomanes... et les autres, comme les feuilles mortes, s'envolent... VIII Qu'as-tu fait ?... Qu'as-tu fait , malheureuse ? s'écria Thérèse en saisissant Blanche dans ses bras, un jour qu'elle était venue la voir rue de Lubeck. Qu'ai-je fait ?... balbutia Blanche en baissant les yeux. Elles étaient pareilles à deux vraies sœurs qui s'adorent. Et, pourtant, Thérèse était blonde et Blanche était brune . Elles se ressemblaient parce que, sans qu'elles s'en doutassent, de secrètes affinités les unissaient, les approchaient l'une de l'autre , parce qu'elles avaient échangé des confidences, parce qu'elles avaient à peu près le même âge. Thérèse garda dans sa main la main de Blanche qu'elle avait prise et , la regardant fixement, elle la gronda avec une émotion délicieuse. Puis, l'entraînant sur un divan où elle la força à s'asseoir : - Je veux, tu m'entends bien ? je veux que tu me dises toute la vérité. Prends LA MORPHINE 267 garde de te tromper dans ce que tu vas me répondre. Ce sont les détails qui, surtout, auront de l'importance. A quelle date as-tu pris, dans le tiroir de ce meuble, là-bas , la trousse contenant la seringue et le flaçon de morphine? Mais , je t'assure... balbutia Blanche. - Tu veux mentir ! ... s'écria Thérèse . Contre l'évidence même tu veux mentir ! …... Non, non, c'est impossible... Tu ne peux pas, déjà, être morphinomane... Tu ne dois pas avoir acquis les vices de la morphinomane... Tu n'en as pas eu le temps... Voyons, souviens-toi... J'espère que tu n'as abusé de rien et que tu as encore toute ta mémoire... Souviens-toi de l'après-midi , de cet après-midi ... tu sais bien , tu étais souffrante, disais-tu ... Pour te soulager, ayant pitié de toi , moi- même, croyant faire pour le mieux, ne pouvant pas prévoir ... je t'ai donné une injection de morphine... C'était avec la seringue et avec la morphine, que j'allai , moi-même, chercher dans ma chambre... Il s'écoula ensuite plusieurs semaines ; puis , un soir, par hasard , je te montrai cette trousse que j'avais découverte, sans la chercher, dans le tiroir ... Je me souviens même que je te dis, tout de suite , que je ne m'en étais jamais servie. Cela se passait à la fin d'octobre, quelques jours avant que je fasse enfermer Antoinette et Jacqueline... Eh bien, aujourd'hui , c'est le 15 janvier... Depuis combien de temps as-tu la seringue Pravaz en ta possession ? Blanche hésita quelques instants , puis, 268 LA MORPHINE comme si elle eût accompli un formidable effort : --- Je ne me souviens pas bien, mais il me semble que c'est un peu plus tard, quelques jours... une semaine où deux... Alors , si je comple bien, interrompit Thérèse, ça fait trois mois et demi, environ . Oui, si tu veux, répondit Blanche. - Mais, n'est-ce pas ?... tout de suite , tu as été prudente... Raconte-moi exactement... Et Blanche, autant qu'elle le put, précisa, donna des détails , raconta l'immensité des plaisirs éprouvés, célébra les incomparables jouissances qui la transportèrent dans d'ineffables paradis ; puis, elle avoua qu'insensiblement il fut nécessaire d'augmenter la dose de l'injection pour entretenir la sensibilité de ses sens, pour percevoir toujours d'égales joies . ― Et Raoul ? demanda Thérèse. Il m'imita, répondit Blanche. Mais , hélas ! il fut moins prudent ... du moins, il fut nécessaire pour lui de faire plus de piqûres, il connut plus tôt le besoin, la faim... A présent, il en est à cinquante centigrammes par jour. - Et toi ? Oh! moi, j'en prends beaucoup moins , à peine la moitié... Et c'est le soir seulement, avant que nous nous couchions . - Eh bien, demain, tu me rendras ma trousse. Demain, c'est convenu ?... Si je ne l'ai pas demain, j'irai tout raconter au père Vautour. Mais, s'il te plaît , le flacon doit être vide depuis longtemps... Où te procurais-tu de la morphine? LA MORPHINE 269 - C'est Raoul qui se chargeait de ce soin... Il a son pharmacien, toujours le même... Oui ! il retournait chez son pourvoyeur de l'Hôtel-de-Ville ! Oui, quelque part par là ... je crois ... dit Blanche. — C'est parfait. Demain matin, j'irai chez cet empoisonneur et je le menacerai , si jamais il vend de la morphine à Raoul , de déposer une plainte contre lui ... Ah ! nous allons bien voir ! Ces pharmaciens sont répugnants, ma parole ! Ils empoisonnent, sans hésiter, les premiers imbéciles qui leur demandent de la morphine parce qu'ils font aller le commerce... Certes , c'est un bon client qu'un morphinomane ! Au moins, avec lui , il y en a pour longtemps, jusqu'à ce qu'il en crève... Eh bien, je le ferai mettre en prison , moi, ce pharmacien -la . Elle voulut connaître exactement quels malaises Blanche éprouvait, à l'heure de la piqûre. Elle fut rassurée ou elle parut rassurée lorsque celle-ci lui affirma qu'elle se figurait qu'elle se passerait très bien de la piqûre si c'était indispensable. Elle n'avait, affirma-t-elle encore, jamais ressenti l'état de besoin. - Cela n'empêche pas que tu as déjà maigri, dit Thérèse. Et il n'y a pas moyen de s'y tromper ton amaigrissement, ton haleine, tes transpirations abondantes bien qu'il fasse froid , tes moments d'hébétude , tes absences de mémoire... Quand on a MORPHINE elect accompli un formidable me souviens pas bien, mais il Sammie que crest un peu plus tard, quelSGS.HEsemene ou deux ... rss compie bien, interrompit trois mois et demi, environ. ussiaveur, nouit Blanche. This distreans ... out de suite, tu as Become-noi exactement... Climate autant melle le put, précisa, esdenis, mcania immensité des gmures, célra les incomparanissances qui la transporterent dans espais quis, elle avoua qu'inint nécessaired'augmenterla rrection pour entretenir la sensisees pour percevoir toujours mirepordit Blanche. Mais, moins prudent.... din moins, il pour un de faire plus de cut pas tot le besoin, la Her està cinquante cenprends beaucoup moins, emile Scest le soir seulewakquepoustouscouctions. en depant, to me rendras ma Juwait ces convenu ?... Sije ne Tran out raconter au père spidit, le flacon doit songtemps... Qute procu- LA MORPHINE 269 - C'est Raoul qui se chargeait de ce soin... Il a son pharmacien, toujours le même... Oui! il retournait chez son pourvoyeur de l'Hôtel-de-Ville ! - Oui, quelque part par là ... je crois... dit Blanche. - C'est parfait . Demain matin, j'irai chez cet empoisonneur et je le menacerai, si jamais il vend de la morphine à Raoul, de déposer une plainte contre lui ... Ah ! nous allons bien voir ! Ces pharmaciens sont répugnants, ma parole ! Ils empoisonnent, sans hésiter, les premiers imbéciles qui leur demandent de la morphine parce qu'ils font aller le commerce... Certes, c'est un bon client qu'un morphinomane! Au moins, avec lui , il y en a pour longtemps. jusqu'à ce qu'il en crève... Eh bien, je le ferai mettre en prison, moi, ce pharmacien -la . Elle voulut connaître exactement que's malaises Blanche éprouvait, à l'heure deja piqûre. Elle fut rassurée ou elle parut rassurée lorsque celle-ci lui affirma quele se figu rait qu'elle se passerait très bier of a piqûre si c'était indispensabe eceva ! affirma-t-elle encore, jamais resser. that de besoin. - Cela n'empêche pas que as coa maigri, dit Thérèse. E. 196 de s'y tromper for sent yo haleine, tes transpirantes qu'il fasse froic, es mume te nces GE Cereluce 2.450 09 a 270 LA MORPHINE vécu comme moi avec des morphinomanes, on sait à quoi s'en tenir... Mais , soudain, Thérèse sembla hésiter. Elle reprit : -J'ypense, dit- elle , jevais t'accompagner avenue Henri-Martin... Cela ne paraîtra extraordinaire à personne que je te reconduise... J'irai embrasser Jacquot... J'ai des chocolats à lui porter, d'ailleurs ... On trouvera un prétexte pour monter dans ta chambre et tu me remettras la trousse et ta provision de morphine. Ce n'est pas la peine de reculer d'un seul jour la suppression radicale de ta manie . Je suis curieuse de savoir comment tu te seras trouvée , la nuit... Il faudra venir m'en donner des nouvelles . Tu m'entends , et il faut me croire, avec un peu de volonté, ça ira tout seul. Tu n'as qu'à te dire que tu préfères crever comme un chien que de t'accorder une seule injection ... Tu dormiras mal, peut- être... Que dirai - je à Raoul ?... demanda Blanche. - Ce que tu voudras. Mais tu t'arrangeras de telle sorte qu'il ne possède ni serringue ni morphine... Oh ! je sais bien qu'il se trouvera une canaille de marchand pour lui vendre tout l'attirail nécessaire... Il faudra le surveiller ... Tu feras pour lui ce que je fais pour toi ... Elle reconduisit Blanche avenue HenriMartin, comme elle l'avait promis , et elle rapporta avec elle la seringue et la morphine que Blanche lui remit en la suppliant de ne pas trahir son secret LA MORPHINE 271 Qu'y avait- il donc dans l'âme trouble de Thérèse? Pourquoi cette contradiction avec ellemême ? N'avait-elle pas tout fait naguère pour réintroduire la morphine chez les Vautour? Est-ce que ce n'était pas à elle seule que Blanche devait son premier désir ? En accordant les premières piqûres, ignoraitelle qu'elle ensemençait un mal presque impossible à guérir ? Thérèse était une femme méchante. Mais , comme tous les êtres méchants, elle était lâche. A présent, elle tremblait devant les graves responsabilités qui pèseraient sur elle si jamais on apprenait le rôle qu'elle avait joué. Est-ce que, tout récemment, on n'avait pas condamné, à Paris mème, à deux mois de prison et à cent mille francs de dommages et intérêts , un homme qui s'était rendu coupable d'avoir appris à une jeune femme du monde ce qu'était la morphine et de lui avoir procuré une seringue et le terrible poison ? Ce jugement l'ef- fravait. Qui sait, si , un jour aussi , on ne l'accuserait point d'avoir tué ses sœurs qu'elle avait livrées à la morphine ? Coupable visà-vis de ses sœurs qui mouraient dans leur prison ; coupable envers son frère, une fois , coupable de récidive envers ce même frère; coupable envers Blanche qu'elle avait initiée ... Il fallait , à tout prix, ménager les apparences. Et puis , 272 LA MORPHINE elle le savait, le mal était en chemin... Il y avait encore autre chose : Est- ce qu'une fois , Vautour, dans un moment d'emportement, avec une certaine brutalité , n'avait pas flétri la mauvaise conduite de certaines femmes, afin de célébrer mieux la vertu des mères de famille ? N'avait- il pas donné Blanche comme exemple ? Thérèse avait senti une sourde blessure ; son orgueil avait été atteint. Mais, bien qu'elle ne répondît pas, elle jura qu'elle essaierait de se venger. Comment? Elle ne le dit pas. Depuis longtemps , elle savait que Blanche et Raoul se morphinaient en compagnie ; aujourd'hui , il fallait arracher Blanche à son vice . C'était indispensable pour qu'elle pût réaliser le projet qu'elle venait de former. Blanche, ce modèle de vertu, ne serait pas une morphinomane, c'était trop peu pour Thérèse ; il fallait qu'elle devint une femme de mauvaise vie; elle se chargerait de lui donner des amants... Mais, pour cela, il était nécessaire d'arrêter l'engourdissement des sens , chez Blanche, et Thérèse savait combien, au contraire, les sens se réveillent avec ardeur, dès qu'une morphinomane s'abstient de ses piqûres habituelles . Ah ! qu'elle serait heureuse, Thérèse , de pouvoir, plus tard, jeter à la face de Vautour : Votre modèle de vertu , ce modèle que vous célébriez avec tant de pompe, en quelques mois seulement a eu autant d'amants que, moi, courtisane, j'en eus dans toute ma vie ! LA MORPHINE 273 Certes elle éprouvait une incommensurable joie à frapper le vieux brutal dans ce qu'il avait de plus cher et de plus estimable ! Elle se jura qu'elle réussirait. ― Avant tout, il fallait donc sevrer Blanche de morphine, et grâce à la bonne volonté et aux efforts énergiques de lajeune femme, elle devait y parvenir. D'ailleurs , malgré tout, -est- ce que la constitution de Blanche était rebelle à la morphine? est- ce parce qu'elle n'était pas de la race des dégénérés ? Blanche eut beaucoup moins de peine que Thérèse le craignait elle-même pour arrêter brusquement les injections. Sans doute, incontestablement, elle en souffrit; elle eut des nuits sans sommeil ; elle connut les odieux tourments de la faim morphinique ; elle ressentit les troubles multiples de l'estomac et du cerveau ; elle eut la fièvre spéciale qui accable les malheureux qui ne veulent pas céder à la tentation ; cependant, au bout d'un mois à peine, elle avail repris sa fraîcheur et un peu de gaîté ; l'appétit était revenu ; son amaigrissement disparut ; les sueurs fétides et froides ne la couvrirent plus de leur hideur glacée . Et, à Thérèse qui la surveillait avec des soins vraiment maternels, un jour, elle cria sa joie, l'appela sa bienfaitrice et lui jura qu'elle n'oublierait, de toute sa vie, le sauvetage qu'elle avait accompli. Toute sa confiance, Blanche l'accorda à Thérèse. Comme elle regrettait les jours anciens , les jours maudits, durant lesquels elle avait méconnu la valeur et la bonté de la magnifique courtisane ! Comme elle voulait, à force d'amour, 274 LA MORPHINE réparer cette injustice dont elle avait, aujourd'hui, une si grande honte ! Prodigue de ses tendresses et de son amour, elle se donna toute à Thérèse, sans s'apercevoir qu'elle n'était plus , tout à fait , la bonne mère qu'elle avait été pour Jacquot, sans se rendre compte qu'elle cessait d'être une épouse dévouée, puisqu'elle se désintéressait de Raoul qui , n'ayant pas eu son courage, restait fidèle à la morphine qui l'avait reconquis, sans comprendre à quel point sa conduite était vilaine vis-à-vis du vieux Vautour à qui elle laissait le soin de surveiller Jacquot et à qui, non plus , elle n'avait pas confié que Raoul, encore, s'acheminait vers la boue. Au contraire , elle entretenait Raoul dans sa funeste passion; il fallait éviter que le malheureux se plaignît ; elle lui renouvelait parfois sa provision de poison sans se soucier des doses atteintes, sans s'inquiéter des progrès ter- ribles de l'intoxication dans un terrain aussi bien préparé. C'est que Thérèse était pourelle commela dispensatrice de toutes les joies humaines. Elle avait l'art de dire si gentiment toutes choses... Elle possédait la science de si bien faire comprendre la vie ? Elle lui avait fait oublier et elle lui en avait une reconnaissance sans bornes que c'était elle qui avait conduit Raoul vers le vice. En effet, jamais plus, Thérèse ne lui avait reparlé de rien . Le principal était atteint puisqu'elle-même était sevrée. On ne saura jamais assez combien on se plaît à accorder de louanges à ceux qui con- LA MORPHINE 277 sentent à ne pas réveiller le souvenir des graves fautes commises; leur silence est la plus douce complicité ; leur mansuétude laisse tomber tous les pardons. Mais il fallait que Thérèse fût exquise complètement elle s'intéressa à Jacquot qui grandissait, qui savait rire, qui brisait les beaux jouets avec une vigueur admirable, qui courait à travers les pelouses avec des jambes fossetées et solides . Jamais enfant ne fut comblé de plus de gâteries ! Thérèse l'appelait son « demi- dieu » . Cependant, Thérèse, avec une adresse infinie, avec tout le tact rêvé, entre deux admirations pour le grand'père si beau et pour le demi- dieu » si terrible pour les chevaux de carton et les chemins de fer en zinc, glissait des mots, des soupirs , des gestes de pitié pour la pauvre Blanche , pour la tant chérie que la destinée forçait à vivre auprès d'un mari si précocement impuissant et si fatalement voué à l'impuissance . Oh! comme elle comprenait, la bonne Thérèse, les douleurs aiguës que la chair de Blanche devait endurer ! Si belle , si jeune, si parfaitement douée pour les magnifiques voluptés, trésors de la vie , et condamnée à subir, inexorablement, l'abandon , la sagesse, quelque chose qui ressemblait au mal des religieuses , closes entre les murs infranchissables d'un couvent ! ... Et elle , Blanche, elle n'était pas protégée contre le désir d'amour par des murs et par des grilles . Elle était en contact incessant avec les vivants, avec des êtres qui vibrent, 16 278 LA MORPHINE avec des mâles qui expriment leurs envies , avec des couples qui se mêlent, qui s'embrassent, qui s'enlacent, avec des femmes qui crient leurs jouissances d'être pressées contre le cœur des amants, avec la nature, enfin . Et, peu à peu, philosophant avec une sereine amertume, elle en venait à comprendre et à féliciter même ces prétendues honnêtes femmes qu'elle avait autrefois blåmées parce qu'impures sans raison , croyait- elle qui désertent leurs devoirs -- et mentent à leurs serments . - — Je suis inconsolable, ma chérie , de ta détresse. Si tu savais comme je pense à toi souvent ! La nuit, si je rêve, c'est de toi . Je te vois, si brune, si radieuse, si exubérante de vie... tu te promènes... C'est un songe... Et tu es au bras d'un galant qui murmure à ton oreille les délicieuses fadaises qui sont le secret du langage d'amour... Et toi , tu l'écoutes... tu es radieuse ... Si tu te penches, c'est pour donner un baiser et cueillir celui qu'on te rend. Puis elle reprenait : Je devrais avoir assez de plaintes pour mon frère si faible , je ne devrais que l'aimer davantage... Eh bien , je ne le puis . Croirais-tu que je le déteste pour son involontaire impuissance ? Car, n'est- ce pas ? souvent, dis , ma chérie, tu sens les frissons des voluptés souhaitées parcourir tes membres et envahir ton cerveau ? Tu dois avoir des nuits atroces quand tu penses qu'autour de toi toutes les femmes sont des femmes aimées ! Des visions folles doivent LA MORPHINE 279 assaillir tes yeux, des visions d'êtres tordus parla luxure et qui poussent des cris déments pour exprimer les bienheureuses sensations qui les enivrent ! ... Oh! ton courage est admirable etje te regarde comme une sainte, comme le modèle de toutes les femmes... Comme je t'aime, ma chérie ! ... Et c'était tout . Vite, Thérèse rejetait la conversation sur une quelconque banalité de la vie . Un jour, longtemps après avoir posé les jalons qui marquaient autant d'étapes vaillamment parcourues, après de longues semaines d'habile et prudente préparation, comme par hasard , Blanche rencontra chez Thérèse un homme charmant qu'elle ne connaissait pas et dont sa chère Thérèse ne lui avait jamais parlé. Il était grand ; il était beau ; il était blond à la façon des forts , un blond solide et chaud qui fleurait le mâle. De grands yeux bleus et sombres s'ouvraient dans un visage coloré où des traits expressifs , bien que fins , creusaient une indiscutable expression d'intelligence et de loyauté. C'était un parfait homme du monde. Il avait beaucoup voyagé. Des pays où il était allé , il connaissait tout ce qui devait être le plus beau. Il s'était blessé aux cruautés de la vie et n'avait pas daigné embarrasser sa mémoire d'amertumes ou de haines. Il adorait les femmes parce qu'elles l'avaient aimé ; il ne détestait pas les hommes, si aisément cruels , parce qu'ils sont, le plus souvent, les victimes de leur orgueil et de leur vanité. Et, tandis qu'il parlait sans paraître devoir se jamais lasser, Blanche, de plus en plus , 280 LA MORPHINE peu à peu, se grisait à la musique de la voix caressante et bien timbrée qui célébrait tant de vérités . Trop tôt, à son gré, le visiteur prit congé d'elle et de Thérèse, et, lorsqu'il fut parti , pour ne pas avouer l'impression profonde que cet homme superbe et fort avait produit sur son esprit, elle n'osa pas même demander ce qu'il fallait penser de lui. Thérèse, elle non plus, ne voulut avoir remarqué rien. Cependant, le lendemain , elle montra avec indifférence une lettre qu'elle avait reçue de René Clarède. C'était le nom de l'ami. - Il y a un passage qui te concerne , ditelle négligemment. Et Blanche lut en tremblant ces quelques lignes écrites pour elle : « Je ne devrais pas vous dire, ma chère « amie, tout ce que je pense de la si char- <« mante femme à qui j'eus l'honneur, hier, « d'être présenté ; mais vous serez assez « bonne pour excuser ce manque de tact ou « la grossièreté que je commets en ne vous « adressant point de compliments . D'ail- «< leurs, j'aime les brunes... et ce n'est pas « ma faute. Mais j'ai rêvé de cette dame « toute la nuit... Ma parole, si jamais je la revoyais, si jamais il m'était donné de la << rencontrer encore une fois et de lui parler << aussi longtemps, je suis sûr que j'en << deviendrais éperdument amoureux. Déjà, « je suis presque fou. Ah ! comme vous « allez rire de ces froids tempéraments si << faciles à s'emballer ! ... C'est drôle..., dit Blanche. S'il est vrai que j'ai trouvé très bien cet homme, ma foi , LA MORPHINE 281 je suis bien obligée de t'avouer que je n'en ai pas rêvé... Jel'espèrebien, dit Thérèse . D'ailleurs , c'est un très charmant ami, à moi... Oh! c'est très pur, nos relations ... Mais , vois-tu , il ne faudrait pas le prendre au sérieux. IÍ a été gâté par les femmes... Il ne s'est jamais attaché à aucune... Le papillon qui fait du mal aux fleurs qu'il baise... C'est le genre d'homme à femmes qui ne conviendrait pas du tout à une nature aussi simple que la tienne. Et puis, vois-tu , c'est encore une chance que je puisse te mettre en garde... Quand on le voit, on ne dirait pas qu'il peut être dangereux. Il est tout à fait sympathique. Je ne lui connais que des qualités . Je ne sais plus qui m'a affirmé que , de plus , c'est un amant exceptionnel . Si les plaisirs ne sont pas éternels , ils sont de tout à fait premier ordre. Il y a des femmes qui sont heureuses , vraiment, de savoir ne pas s'attacher suffisamment pour en souffrir... A chacune des rencontres qu'elles eurent ensuite, les semaines suivantes, à propos de rien il fut encore question du beau Reně Clarede : Thérèse le voyait, disait-elle, assez souvent ; elle lui avait fait promettre, si jamais il se trouvait en présence de Blanche, de ne pas exercer sur elle son irrésistible œillade conquérante. - Je lui ai dit que tu étais une honnête femme, une très gentille mère de famille ; j'ai même été jusqu'à lui raconter que tu adorais ton mari et qu'il n'y avait rien à espérer de toi. Ces conversations irritaient Blanche ; elles 282 LA MORPHINE faisaient entrer en elle ce René Clarède qu'elle avait déjà tant de peine à chasser de sapensée. L'aimait-elle ? Blanche n'en savait rien ; elle éprouvait plutôt un violent désir de ce mâle admirablement construit , dont la voix tendre et chaude la faisait tressaillir et dont la réputation de grand amoureux l'inquiétait . Maintenant, elle ne communiquait plus à Thérèse ses véritables ambitions ; elle feignait de se désintéresser de René ; elle ne répondait que par des mots vagues à tout ce que disait Thérèse sur son compte. Décidément, elle se cachait comme elle se serait cachée d'un mari qu'elle prévoyait tromper un jour. Les défenses comme les conseils de Thérèse l'importunaient. Elle lui en voulait de ce qu'elle ne les mît plus en présence. Elle faillit, plusieurs fois , se plaindre même de ce qu'elle s'opposait à ce que René la rencontrât, sous prétexte que c'était une humiliation que de crier à ce point sa faiblesse de femme. Durant quelques jours , malgré les amabilités empressées de Thérèse, malgré ses caresses et ses baisers , malgré ses paroles protectrices et malgrė les preuves de dévouement et d'amour, elle la détesta de toutes ses forces. Mais, un après-midi , à l'heure du thé, Blanche qui attendait la venue de Thérèse, sans doute retenue par des courses dans Paris , eut l'heureuse surprise de la visite de M. René Clarède. Oh! que je suis ravi ! s'écria- t- il . Je n'espérais plus vous revoir... Savez-vous que Thérèse est plus féroce avec moi que LA MORPHINE 283 ne l'étaient les dragons qui veillaient aux portes du jardin des Hespérides ?... Elle vous protège contre mon affection comme jamais maman ne défendit sa fille contre les tentatives d'un débauché. Je vous demande pardon de plaider ma cause, madame, mais je vous donne ma parole d'honneur que je ne suis ni aussi méchant, ni aussi audacieux que Thérèse le veut faire croire autour d'elle . J'ai eu le tort de lui avouer que votre beauté m'avait infiniment intéressée , et, tout de suite, comme si elle eût étéjalouse, elle me déclara que, puisqu'il en était ainsi , elle serait une barrière infranchissable entre nous deux. Voilà, madame, à quoi m'a condamné le crime d'avoir été charmé par le velours de vos yeux si doux et par la grâce infinie de votre personne. -Je vous en prie, monsieur, répondit Blanche, n'en veuillez pas à Thérèse qui n'a, dans toute sa conduite, été guidée que par son immense affection pour moi. Elle me sait naïve et fort peu experte en galanterie, et elle redoute que je sache mal me défendre... Oh ! si ce n'était que cela ! ... reprit René Clarède en souriant avec un petit air qui voulait beaucoup dire. - Sans doute, ce n'est que cela , affirma Blanche. Eh bien, au risque de me tromper, permettez-moi de croire qu'il y a autre chose. J'ai commis la faute de vous aimer... -Oh! c'était aller bien vite ! ...interrompit Blanche. 284 LA MORPHINE - Il faut que vous ne vous en preniez qu'à vous, madame... Et les femmes ne se pardonnent pas, entre elles , certaines passions rapides , foudroyantes ... Je suis certain que Thérèse a été simplement jalouse de vous, non pas parce que c'est moi l'amoureux, mais comme elle l'eût été du premier homme venu qui vous aurait adressé trop de compliments et qui aurait commis la faute de ne lui pas assez marquer d'adoration . - Sérieusement ! ... Vous croyez ?... hasarda Blanche. - J'en suis absolument persuadé : Sans cela, eût-elle mis autant de férocité à nous éloigner l'un de l'autre . Elle s'est amusée à vous croire en danger... Elle a voulu que vous soyez en danger... Mais c'est absurde ! Je ne suis dangereux en aucune manière. Et, en vérité, je suis extrêmement ennuyé de la renommée que Thérèse s'efforce de tisser autour de moi. A l'en croire, je suis l'homme fatal, comme il y a des femmes fatales, des femmes dangereuses... Oh ! je suis très agacé ! ... D'abord, on m'affuble d'une auréole prétentieuse que je n'ambitionne aucunement. On me reproche d'avoir été infidèle , d'avoir rompu certaines relations qui, bien commencées, semblaient mériter mieux ... Est-ce ma faute si le hasard a mis sur ma route des toquées, des hystériques , des folles ? J'ai toujours rêvé d'une femme capable d'avoir la plus haute estime d'ellemême; je ne suis tombé que sur des détraquées ou des catins . Peut-être aurait- on LA MORPHINE 285 voulu que je sacrifie mon existence, toute ma vie, à des belles dont les âmes de fille étaient basses et sales ? Eh bien, moi, je me félicite d'avoir brisé, nettement, loyalement, les liens dont j'ai failli être accablé. Aujourd'hui, je suis libre, je suis seul ; je ne traîne derrière moi aucun bagage sentimental ou passionnel ; quand l'heure sera venue, je démontrerai à tous ceux qui me combattent, en dessous , sournoisement, que je suis un garçon très simple et tout à fait capable d'aimer une femme vraiment digne d'être aimée. - Comme vous plaidez votre cause avec ardeur s'écria Blanche en riant. - Oh ! je suis agacé ! ... je suis furieux ! ... Contre Thérèse ? Sans doute. Que lui ai-je jamais fait? Quoi ! Très sincèrement, je lui écris et lui dis que je ne pense qu'à vous, que votre souvenir ne me quitte pas, que je vis avec vous... Je la supplie de me faire rencontrer avec vous... Je lui jure sur mon âme que je vous aimé... Et elle se met en travers avec une volonté méchante... avec une persistance grotesque... Oui, grotesque , puisque, malgrẻ elle, vous le voyez, sans que nous ayons pu le prévoir nous-mêmes, le hasard nous place l'un devant l'autre, et, ironie superbe ! c'est chez elle que ce rendez-vous de fortune a lieu ! En effet, c'est amusant ! approuva Blanche. Et vous voyez compien tout ce que Thérèse vous a dû dire sur mon compte est faux depuis vingt minutes, je suis près 286 LA MORPHINE de vous et je n'ai fait que parler de Thérèse ! Je vous demande pardon de ce long préambule, j'aurais dû commencer par vous dire tout ce que j'ai dans le cœur et remercier, à vos genoux, le Dieu qui m'accorde le bonheur de vous retrouver. Oui, je vous aime, je vous désire , j'ai les sens et l'âme remplis de votre image. Je ne sais pas si vous aimez ou êtes aimée, mais je vous crie que la plus pure félicité que j'aie ambitionnée jamais ne viendra que de vous. Je vous renouvelle l'aveu de ma tendresse, l'ivresse de mes transports , la folie de mes rêves ... Je vous supplie de pardonner à l'incohérence d'un amoureux qui précipite les versets du psaume d'amour qu'il voudrait lentement psalmodier à vos oreilles..., mais je redoute tant, tout à l'heure, à l'instant, d'être interrompu par l'apparition de Thérèse , si puritaine quand il s'agit de vous ! Oui, je vous aime, je vous adore. Je vous le crie ! Ne dussé-je plus jamais vous revoir ... Au risque que vous refusiez , à votre tour, de me revoir jamais, je veux que vous sachiez que je vous ai faite l'idole de mon culte, et que si vous me repoussez vous aurez creusé une source de chagrin inépuisable . Est-il possible que des yeuxtels que les vôtres puissent soupçonner qu'ils ne soient pas adorables ? De quel droit blasphemeriez - vous contre vous - même ? Pourquoi vous méconnaîtriez-vous aulant ? Ou bien, si vous n'êtes pas belle pour tous, je sais que vous avez la beauté spéciale que j'idolâtre. Le seul homme qui puisse faire le serment que vous êtes son idéal , ô LA MORPHINE 287 Blanche, c'est moi ! Je le sens, vous êtes mienne par l'âme et votre beauté. Oh ! je bénis le destin qui me réservait cette incommensurablejoie! Merci, mon Dieu !... Je suis à genoux devant ma Beauté ! Levez-vous , murmura Blanche . René Clarède eut juste le temps de se mettre debout. Thérèse arrivait, empressée , chargée de petits paquets... Elle s'excusait de son retard... Elle embrassait Blanche... Elle fit une grimace quand elle regarda Clarède encore enthousiasme . - - Je suis persuadée, n'est-ce pas, qu'il en a profité pour te réciter son cantique? tes cheveux, ta beauté spéciale ..., il t'adore... tu es l'idéal... Toute la lyre, quoi ! ... Mais j'espère que tu es prévenue, ma chérie. Et si, franchement, tu mords à l'hameçon , c'est que tu le voudras bien. Je t'assure, Thérèse, que M. Clarède a été on ne peut plus convenable ! D'ailleurs , comme il le devait, les quelques instants que nous avons été ensemble, il les a consacrés à parler de la maîtresse , de la charmante maîtresse de la maison. Tu vois que ton petit doigt ne te dit pas tout ! ……. N'est-ce pas , monsieur Clarède ? Thérèse se retira quelques instants pour quitter son chapeau. Quand elle revint, René Clarède avait pu donner son adresse à Blanche, et Blanche avait pu répondre ce seul mot : « Demain >> . C'était fait. Blanche avait un amant. A présent, celle- ci redoutait la présence de Thérèse parce qu'elle allait être obligée de lui mentir . Jusque- là , elle avait eu du 288 LA MORPHINE plaisir à se confier ; dorénavant, il faudrait jouer la comédie . Elle prétexta le besoin de rentrer avenue Henri-Martin de bonne heure pour se retirer . Dès qu'elle eut disparu : - Eh bien ? demanda Thérèse à René Clarède. - C'est conclu, répondit- il . Sans trop de peine? Sans qu'il ait été besoin de sortir le grand jeu , ma chère amie. Demain, dans l'après-midi , j'aurai la visite de la jolie Blanche. Et, sans fatuité, je puis prévoir que tout ira au mieux de tes désirs et des miens . Il faut d'ailleurs que je te fasse une confidence ; cette jeune femme me plaît infiniment et je suis loin d'accomplir un sacrifice . Ça m'amuse de déniaiser cette petite bourgeoise. - De l'amour ? fit Thérèse. De l'intérêt, plutôt . Je m'efforcerai d'être naïf et très doux ; ça me changera des grands premiers rôles queje suis accoutumé de travailler avec tant de circonspection. Et, ma foi, si je m'en fais aimer, ce sera tout à fait gentil. Oui, mais tu sais ce qui est convenu entre nous ?... Sans doute ! Tu me la rends, dès que je te la demande. Car, mon cher, il faut bien que tu te mettes dans l'idée que je n'ai pas tant voulu te donner une maîtresse qu'imposer un amant à cette dinde que j'ai en horreur... que j'ai en horreur pour plusieurs raisons et surtout pour sa solennelle vertu . Aussi , LA MORPHINE 289 profites-en tant que ça durera ; et prévois la possibilité de rompre sans qu'elle soit obligée de garder de toi un si mauvais souvenir qu'elle emporte du même coup un invincible dégoût pour les hommes. Car, après toi, il y en aura d'autres, beaucoup d'autres... Sois tranquille , je tiens à ce qu'elle s'amuse, et s'il ne faut que mabonne volonté, je la lui accorderai sans ménagement. ― Le lendemain, à trois heures de l'aprèsmidi c'est l'heure réglementaire des rendez-vous qui doivent avoir des conséquences heureuses et promettent d'être d'une certaine importance, très coquettement parée, très simplement belle pourtant, Blanche faisait son entrée chez René Clarède dans son délicieux entresol de la rue François Ier. La garçonnière était digne de son propriétaire qui, spécialiste en amours savantes , avait su créer un intérieur essentiellement féminin, frileux, douillet, parfumé, un de ces petits réduits où, après quelques minutes seulement, toute femme aime à murmurer : « Comme on est bien, ici ! » La garçonnière était une merveille, une véritable chapelle d'amour. Une grande pièce servait de salon , et par une large baie, tout de suite , on voyait la chambre à coucher. Quand on entrait dans le salon , on était en quelque sorte entré du même coup dans la chambre. Celle-ci était sombre, ne recevait la lumière que par une fenêtre chargée de lourds rideaux qu'obstruait encore un store de dentelle . Aucun meuble, 290 LA MORPHINE - sinon le lit ; et ce lit très bas, était immense. Des coussins soyeux, de toutes les couleurs et de toutes les formes masquaient le lit , le couvraient d'une fausse pudeur; il ressemblait vaguement à un vaste divan et un divan, c'est indispensable et moins compromettant qu'un lit. Une portière donnait accès dans le cabinet de toilette , très clair , très frais , tout blanc ; une baignoire et une grandetable de toilette le garnissaient. Suspendus avec un ordre parfait, tous les accessoires de femme étaient rangés avec méthode. Une troublante senteur de verveine s'éparpillait dans l'atmosphère du cabinet de toilette ; au contraire, dans une cassolette de bronze suspendue au-dessus du lit fumait de l'encens le plus pur comme on n'en offre point à Dieu dans les temples chrétiens . Immédiatement, René Clarède s'empara de Blanche . Ce fut une prise totale et absolue . Leur premier geste fut un baiser. Avant qu'ils eussent pu se dire un seul mot, ils eurent des soupirs déjà heureux. Avec une exubérance charmante, comme, seul , le plus amoureux des hommes en eût été capable, il célébra , ensuite , la joie qui le grisait. Enfin, s'écria-t-il , je possède donc la femme souhaitée, la déesse entrevue dans mes songes, celle qui existait , quelque part, que j'ambitionnais et n'avais jamais ren- contrée ! Émue, affolée , ivre de cette joie qui se manifestait avec une si impétueuse tendresse, prête pour la volupté, transportée en plein ciel, Blanche se pelotonnait dans LA MORPHINE 291 les bras qui l'étreignaient et, de toute sa force, se précipitait vers l'abandon total de sa chair si lasse de vertu , si écœurée de sagesse . Comme elle voulait se donner tout entière ! Elle était fébrile, frissonnante, ardente , enthousiasmée. Tous ses nerfs travaillaient, et sa sensualité ressentait, d'avance, les caresses qu'elle recevrait un peu plus tard, à un tel point que l'illusion fut complète et que, sans être prise encore, elle défaillit de joie, magnifiquement, à un irrésistible baiser de celui qui , cependant, n'était pas encore son amant. Quelle était donc la puissance de cet homme dont le contact superficiel seulement produisait déjà le délire ? Quel feu secret brûlait donc sur les lèvres de ce voluptueux puisqu'il suffisait à incendier toutes les sensibilitės ? Elle se faisait serpent, elle se faisait pieuvre ; son corps en amour se tordait , splendide ; sa bouche s'attachait aux lèvres qu'elles possédaient, avide et insatiable . -Oh! mon chéri, mon dieu, prendsmoi ! rugit-elle soudain. O amour! O sainte volupté ! Inexprimable folie ! Magnificence des délices !... Le bonheur les enserra dans ses doubles bras frémissants, la volupté les mêla irrésistiblement... Ce fut une majestueuse et candide levée de toutes les sensations charnelles ... Etce fut l'écroulement absolu dans l'ensevelissement radieux des éternelles voluptés . Baisers anciens , amours envolées , étreintes dénouées, que devenez-vous quand les amants ouvrent les yeux sur la réalité, 292 LA MORPHINE prêts à compter et à évaluer leurs souvenirs ? Où allez-vous ? Vers quels paradis ? Vers quels enfers ? Tombez-vous dans le néant ? Ou bien, comme les parfums légers , montez-vous, sans cesse , montez-vous toujours vers les inaccesibles cieux ? Ou bien restez-vous sur la terre, semence bienfaisante, afin d'être les germes des amours futures? Est-il possible que tout disparaisse de vous? Baisers , enlacements, voluptés, ô dites-le , avez-vous des âmes ? Avez-vous des âmes immortelles ? Est-ce la flamme divine qui éclaire les yeux des femmes pâmées, qui incendie aussi les étoiles ? Estce le feu qui brûle au fond des cœurs, qui allume, la nuit, les lumières errantes qui parcourent les plaines silencieuses comme des veilleuses magiques? Êtes-vous la chaleur qui révolutionne le centre de la terre et fait cracher, par la bouche des volcans , les laves embrasées? Êtes-vous le symbole de la vie? Êtes-vous le symbole de la bienheureuse mort? De quoi sont faites les voluptés parfaites qui consolent les esprits les plus éprouvés et posent un voile d'oubli sur les désespoirs ? Deux corps se touchent, deux bouches s'appuient l'une contre l'autre , deux sexes se confondent, et, aussitôt, le plus inexprimable des plaisirs remplit ces corps éperdus ! O amour, précieuse conquête de l'homme sur la tyrannie d'un créateur autocrate, d'où viens-tu? Quel es-tu? Où mènes-tu? Que fais-tu ?... Lorsque Blanche , à la chute du jour, sortit de la bonbonnière d'amour, elle avait


LA MORPHINE 295 dans les yeux l'éclat de son bonheur et, tout bas, elle murmura : - Aujourd'hui , j'ai commencé ma vie ... Je suis vraiment née aujourd'hui ! Avenue Henri- Martin , bien qu'il fût tard , Raoul qui était allé se promener dans le bois de Boulogne, n'était pas encore revenu. Vautour avait la manie de l'exactitude pour les repas . On déjeunait à midi et dînait à sept heures et demie. Pourquoi Raoul n'était-il pas là, à l'heure ? D'abord , dit Vautour, c'est de l'inconvenance; ensuite , on n'a pas le droit de mettre les gens dans l'inquiétude . Par le temps qui court, est- ce qu'on est sûr de rentrer chez soi chaque fois qu'on met le pied dehors... Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivẻ ! ... - Il faut espérer qu'il n'y a qu'une négligence, dit Blanche . Accordons- lui le quart d'heure de grâce , voulez-vous ? -Justement, j'ai une faim de loup , gronda Vautour. Ils étaient seuls dans le petit salon . En ce moment, reprit Vautour, on vous écrase avec des automobiles , les apaches vous plantent des couteaux dans les reins... Je ne sais pourquoi , mais je suis inquiet... Et puis, avec Raoul, on a doublement des motifs d'inquiétude ... Le malheureux! ... Mais, papa, dit Blanche , en ce moment, il se porte bien... -Machère enfant, si vous n'aviez des yeux que pour votre mari, je vous jure bien que vous ne parleriez pas ainsi . -Que voulez-vous dire? s'écria Blanche. 47 296 LA MORPHINE — Je veux dire que Raoul est repris, et depuis longtemps, par la morphine. J'en suis sûr. Que voulez-vous?... le docteur avait raison lorsqu'il me prévint, un jour, que la plupart des morphinomanes, si guéris qu'ils paraissent, n'aspirent qu'à retomber dans leur vice ... Il aurait fallu exercer une surveillance incessante... J'ai eu le tort de me reposer sur vous... Et puis, surtout, il n'aurait pas fallu qu'il fréquentât Thérèse, cette Thérèse, source detousles maux, pour laquelle tous les deux vous avez été empoignés d'une stupide affection et qui, j'en suis certain, ne rêve que votre malheur... -Oh! pouvez-vous dire ?... Vous vous trompez, papa, Thérèse est très gentille ! Vous ne sauriez croire combien elle a d'affection pour nous tous ! C'est très mal de refuser de se rendre à l'évidence ... Jamais elle n'a cessé de nous combler des meilleurs conseils... Et, en vérité , on ne saurait, non plus , l'accuser de nous avoir donné de mauvais exemples . Il est vrai , sans doute , qu'autrefois son existence ne pouvait pas servir de modèle; mais, depuis longtemps, elle a rompu avec ses relations galantes . Elle vit seule. Elle ne voit que des gens tout à fait recommandables. D'ailleurs, il y a quelques semaines , elle me confia qu'elle n'avait plus qu'un seul désir se faire une famille, en épousant un brave garçon qui saurait avoir quelque indulgence pour son passé . Elle veut se marier ! ... C'est drôle ! ... L'ambition de toutes les cocottes est la même... Cependant, que ce soit grace à elle LA MORPHINE 297 ou à d'autres, il est un fait certain , c'est que Raoul est aussi malade, ou presque aussi malade qu'autrefois . C'est pour cela que je serre le cordon de la bourse. Je ne veux pas être son complice, moi ! Pourtant, il trouve de l'argent pour acheter de la morphine. Qui lui en donne?... Je ne veux pas le savoir, puisque vous défendez Thérèse avec tant de persistance….. Vautour regarda l'heure à sa montre : Huit heures moins dix ! ... dit-il . Je ne peux pourtant pas me délabrer l'estomac pourlui. Allons à table ... Il dînera seul, voilà tout. Le repas fut triste, silencieux et rapide . Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent dans le petit salon. - C'est extraordinaire ! fit Blanche . Attendons jusqu'à neuf heures , dit Vautour. - Alors , que ferez-vous ? Ce qu'on fait en pareil cas, répondit Vautour ; j'irai chez le commissaire de police et je lui demanderai s'il n'est arrivé aucun accident, s'il n'a connaissance de rien... A neuf heures, il sortit, recommandant à Blanche de ne pas se tourmenter ; il lui conseilla même d'aller se coucher si elle se sentait fatiguée. Il donna l'ordre aux domestiques de n'ouvrir la porte du jardin å quiconque, sinon à Raoul s'il se présentait. - Il y a des rôdeurs , depuis quelque temps, dans le quartier... S'ils me voyaient partir, et s'ils savaient qu'il n'y a pas un 298 LA MORPHINE homme dans la maison... C'est plus prudent... Au poste de police de l'avenue HenriMartin , à la mairie, le chef de poste lui déclara qu'il n'avait aucune nouvelle d'un accident grave, mais il conseilla à Vautour d'aller au commissariat de police de la rue Eugène-Delacroix où , peut-être , on pourrait lui donner des renseignements . Ily courut. Là, non plus , on ne savait rien . On avait bien appris quelques arrestations de vagabonds, mais personne ne répondait au signalement de Raoul. Si vous voulez, dit le brigadier, je vais téléphoner à mon collègue d'Auteuil? - Je vous en prie, monsieur, fit Vautour. Il est allé se promener dans le bois de Boulogne... D'habitude, il est très exact... Sa femme et moi, son père, sommes très anxieux... D'autant plus que mon fils est malade... Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone. - C'est vous, Guêpier... Allo !!! Allo !!! Ah! c'est vous, Guêpier... Oui, ça va bien ... votre femme aussi ? ... Tant mieux... Tant mieux ! ...Je vous souhaite un fils ... Serai le parrain, si vous n'avez rien de mieux... Non! .. Ah! ce que vous en avez du tempérament... Ce queje veux...?Mais, rien , jevoulais vous dire bonjour... Merci ! mais il n'y a pas de quoi... Ah! dites donc...Allo ! Allo ! ... Mademoiselle ! Mademoiselle ! ... Le chameau m'a coupé la communication ... Allo ! Allo ! ... La rosse ! Allo ! Allo ! ... Mademoiselle, nom de Dieu! pourquoi m'avez- vous coupé...?Ce n'est pas LA MORPHINE 299 vous ! Vous en avez de l'astuce... Vous n'allez pas me faire accroire que c'est moi ... Ah! c'est vous, Guêpier?... Oui ... dites donc , vous n'avez pas de nouvelles d'un homme de trente-cinq ans environ , brun , maigre , maladif, bien vêtu ... Ah ! ... Oh ! ... Ah ! ... Ah! ah ! ah ! ... Non ! ... Le cochon ... Et où estil ?... Bon... C'est son père qui le demande... Ah ! le commissaire... Mais dites donc, estce que ça ne serait pas le satyre du Pré-Catelan ?... Tant pis... Au revoir... Le brigadier accrocha le récepteur et se tournant vers Vautour : Ehbien, il est au au violon au boulevard Exelmans. Il a été arrêté, vers cinq heures, ce soir... Il montrait aux femmes ce qu'on ne doit leur montrer qu'au lit... Flagrant délit d'attentat à la pudeur... - Le malheureux! murmura Vautour . Voyez-vous, il n'a pas toute sa raison... On le surveillait le plus possible... Je vous remercie bien.... Bonsoir, monsieur. Il sortit, héla un fiacre et se fit conduire boulevard Exelmans . Là-bas, on lui donna tous les détails possibles : Sur la plainte de plusieurs femmes qui auraient dû subir, depuis une huitaine de jours, les exhibitions impudiques d'un individu qui se tenait de préférence sur l'allée des Fortifications , on avait chargé deux agents en civil d'exercer dans cette partie du Bois une active surveillance. Et aujourd'hui , dit le brigadier triomphant, nous l'avons pincé, au moment où il courait derrière une vieille bonne femme, d'ailleurs , qui, certainement, n'avait pas été 300 LA MORPHINE depuis longtemps à pareille fête, en brandissant le sceptre de l'amour. Il n'y avait aucun doute : c'était le flagrant délit parfait. On l'a amené ici . Vous dites, monsieur, que votre fils est loufoque ; ça doit être vrai , mais ça n'empêche pas qu'il soit un cochon... Moi, je n'y peux rien. Il sera interrogé, demain matin, par le commissaire... Si vous voulez , revenez demain matin... Vous pourrez toujours parler au commissaire... Mais, vous savez, à votre place, moi, je ne me dérangerais pas ... Son compte est bon! Mais si l'on reconnaît que le coupable ne jouit pas de ses facultés mentales ... - Pour celles-là, je ne sais pas s'il en jouit... mais, quant aux autres ! ... Je vous fiche mon billet... Il paraît que la vieille dame le regardait avec admiration ... La plaisanterie du brigadier , chef de poste, exaspérait Vautour. Il sortit en le priant d'informer le commissaire que, le lendemain matin , il demanderait à lui parler. Blanche attendait Vautour. Pensait-elle à Raoul? Eut- elle le temps d'y penser? Elle laissa son esprit s'aventurer, à l'aise, vers la rue François Ier ; elle se figura, montant le luxueux escalier et frappant à la porte de Clarède... Et, lentement, les yeux mi-clos, ce fut le recommencement de son bel après-midi d'amour qui défila devant ses yeux. Son corps frissonnant toujours se crut bercé dans l'étreinte de l'amant, sa bouche eut la chère sensation de baisers délicieux, et, comme si Clarède ne l'avait LA MORPHINE 301 pas lassée, elle sentit de violents désirs. envahir toute sa chair L'amour accomplissait sa ronde de rêve. L'amour subsiste encore après la volupté , comme couvent la chaleur et le feu, longtemps après que la flamme s'est éteinte. Elle ne trouva même pas que Vautour tardait beaucoup à revenir ! Et quand elle entendit, dans le jardin, le bruit de ses pas, elle murmura : Déjà !... Elle se souvint brusquement que son mari n'était pas là... Il fallait au moins jouer la comédie de l'anxiété qui aurait dû la tourmenter... Eh bien ?... s'écria-t-elle... Avez-vous des nouvelles? Oui, j'ai des nouvelles , répondit Vantour... et vous me voyez consterné , désemparé... -- Je vous en prie... Vite ! ... Dites ! ... Il est en prison. Et pourquoi? Dans un accès de folie , sans doute, répondit Vautour, il a été surpris , tantôt, dans l'allée d'Auteuil, au moment où il se livrait , devant une dame qui passait, à des gestes obscènes . Oh! c'est affreux ! ... gémit Blanche en baissant la tête avec honte. - Il sera poursuivi devant le tribunal correctionnel pour attentat à la pudeur, ajouta Vautour. Demain matin , j'essaierai de parler au commissaire de police... Peut- être y aura-t-il moyen, grâce au docteur Romet qui pourra témoigner, de démontrer que le 302 LA MORPHINE pauvre Raoul ne jouit pas de la plénitude de ses facultés mentales comme morphinomane et alcoolique . Ah ! vraiment, ma chère fille , il est bien difficile d'être heureux dans la vie ! ... Tous deux, dans la maison silencieuse , réfléchirent ou parurent réfléchir, jusqu'à ce que minuit sonnât à la pendule... Alors , ils se levèrent, et chacun rentra chez soi avec sa part de crainte et d'effroi. Le commissaire, le lendemain, reçut Vautour et le docteur Romet dont il s'était fait accompagner. I prit avec bienveillance note des observations qui lui furent soumises ; cependant il refusa de prendre sur lui de laisser le coupable en liberté. Le parquet devait être saisi de l'affaire... Il faudrait faire agir sur le procureur de la République . Vautour, aussitôt, guidé par le docteur Romet qui, dans la circonstance, prouva la meilleure volonté, fit les démarches nécessaires . Ils implorèrent la protection des hommes politiques de l'arrondissement . On leur fit partout le meilleur accueil... Toutefois , après une enquête rapide , après qu'il fut prouvé que Raoul avait, plusieurs jours de suite, offusqué de son imbécile manie les yeux des promeneurs du Bois , le juge d'instruction rendit une ordonnance de renvoi devant la correctionnelle. Comme il est d'usage pour les flagrants délits , Raoul fut jugé presque aussitôt. C'était une cause banale ; mais, sur les conseils du docteur Romet, Vautour donna à Raoul le célèbre avocat Jean Borest. La défense fit citer en LA MORPHINE 303 témoignage les plus grandes autorités médicales. Ce fut une lutte magnifique. La défense et le ministère public firent des merveilles . Enfin , après un violent débat, le tribunal, ébranlé par les médecins qui soutenaient l'irresponsabilité, ému surtout par la plaidoirie du célèbre défenseur qui demandait qu'on rendît à sa famille, qui veillerait sur lui avec la plus vive attention , le malheureux fou qui était la première victime du vice qui le possédait, le tribunal prononça un verdict d'acquittement, mais ajouta qu'il notait les promesses de la famille, laquelle s'engageait à protéger l'accusé contre toute tentative de récidive. Le soir même, après sa mise en liberté, une scène effroyable éclata avenue HenriMartin. Raoul fut pris d'une crise morphinique si terrible, compliquée de delirium tremens, qu'il fallut aussitôt se procurer de la morphine pour calmer le pauvre qui devenait absolument fou. L'abattement succéda à la plus insensée violence ... Vraiment, la piqûre devait être l'unique et souverain remède. Étant en prison , d'ailleurs , le médecin avait dû être appelé, deux fois , pour des crises semblables ; là- bas , aussi, on l'avait soulagé avec une injection de morphine. Et la vie continua son cours ... Raoul , enfermé dans le jardin d'où il n'essayait d'ailleurs pas de sortir, vivait sous l'influence constante de son indispensable poison ; Jacquot qui avait atteint sa troisième année poussait en beauté et en force ; Vautour surveillait le petit, les plantes qui souffraient 304 LA MORPHINE du froid, les allées du jardin dévastées par les pluies ; Blanche, plus éprise que jamais de René Clarède, se rendait deux fois par semaine chez son amant et passait ses après-midi de liberté avec Thérèse qui envahissait de plus en plus son cerveau tourmenté par la passion , l'initiait aux vices suprêmes que les dévergondées avaient mises à la mode, la poussait, tout en ayant l'air de la retenir , - vers la dépravation et le mépris de soi-même. - Mais , Blanche était amoureuse. Elle écoutait d'une oreille distraite les conseils de Thérèse, d'autant plus que Clarède, tout à fait habile et savant amant, lui enseignait, peu à peu, tous les motifs de luxure. Toute à lui , insensiblement, elle devenait sa proie ; plus curieuse à mesure qu'elle connaissait un grand nombre de caresses, elle demandait sans cesse de nouvelles joies qui ne lui étaient jamais refusées. Mais René Clarède n'était que l'âme damnée de Thérèse. Quel cadavre plaçait cet homme sous la domination de la femme? Pourquoi lui appartenait-il comme un esclave est la chose de sa maîtresse? Qu'y avait-il dans son passé?... N'était-il pas sincère lorsqu'il jurait à Blanche qu'il l'aimait? Est-ce qu'elle lui arrachait les serments d'amour qu'il murmurait sans cesse? Non , René Clarède était amoureux. D'abord, instrument d'amour, il avait été conquis par la riche nature de la jeune femme, par le beau et complet tempérament qu'elle mettait au service de la volupté . Il l'aimait malgré lui, malgré Thérèse, malgré tout. LA MORPHINE 305 Cependant, un jour, Thérèse manda Clarède. Il se rendit à son appel . - Mon cher ami, lui dit-elle sans se donner la peine de prononcer un long préambule, je trouve que tes amours avec Blanche ont assez duré... - Oh ! ... déjà ! ... Oui, c'est à point, reprit-elle. Il ne faut pas que ça dure plus longtemps parce que je craindrais trop que tu ne puisses toujours la maintenir au diapason où tu l'as amenée, et qu'elle ait, plus tard, moins de regrets en recevant ton adieu . D'ailleurs , si j'en juge sur ta mine, tu as plutôt besoin de repos . Je t'assure que je me sens capable de fournir encore une honorable carrière , protesta Clarède. Tant mieux pour toi , dit sèchement Thérèse. Pour le succès de mes ambitions, il faut que cette comédie cesse . Tu te souviens de ce que nous avons autrefois convenu ensemble ; donc, il n'y a aucune surprise. Tu m'a promis que tu suivrais à la lettre mes instructions , je compte sur toi ... Sincèrement, à ton air effaré , on dirait que ça te déplaît?... - Blanche est très gentille , et, vraiment, dit Clarède, c'est une maîtresse qu'on ne peut pas mépriser... Non! Tu te serais laissé brûler les ailes à ton propre feu ! C'est admirable ! ... Au moins, tu n'as pas perdu ton temps , toi ! --- Si tu connaissais Blanche, ma chère, tu t'expliquerais mieux quelle doit être la masse de mes regrets... 306 LA MORPHINE ― Tant pis pour toi . Ça m'est égal. Tu vas lui écrire, tout de suite , la plus jolie lettre d'adieu qui est dans ton répertoire. Trouve ce que tu voudras, mais sois gentleman; je ne veux pas que tu te conduises comme un mufle ! ✔ Donne-moi encore huit jours... trois ou quatre jours... afin que je la prépare un peu... Je t'assure que cela m'est extrêmement pénible, en ce moment, de lui parler de rupture... ―― Non, il faut que ce soit aujourd'hui même. Mais, décidément, est- ce que tu te figurerais que je t'ai jeté dans les bras cette petite dinde pour le seul plaisir d'embellir tes après-midi? Tu te serais singulièrement trompé. J'avais besoin de toi, je m'en suis servie ; c'est fini . Au tour d'autres exercices . Mais , mon cher, si tu es embarrassé pour trouver les termes de la lettre d'adieu , je suis toute prête à te donner un coup de main. Tiens, assieds-toi à ce bureau, prends du papier et écris ... Je dicte ... René Clarede jeta à Thérèse un regard de colère auquel elle répondit par un geste de défi ; il gagna le bureau, prit la plume et écrivit : << Au moment même où l'immense pas- « sion que tu m'as inspirée semble avoir atteint sa pleine beauté, ma toute chérie, << une catastrophe impossible à prévoir, << plus impossible encore à éviter, se pré- «< cipite sur moi, sur nous deux par consé- << quent ; et sans que je puisse même te <« faire de vrais adieux, sans que je puisse LA MORPHINE 307 << trouver un autre moyen que cette lettre , « sans qu'il nous soit permis d'échanger « une suprême caresse et de nouer nos << bouches pour le suprême baiser, je suis « forcé de te jeter, avec brutalité , la nou- << velle odieuse de mon départ, d'un dé- << part que je ne puis même retarder d'une << heure. C'est affreux , n'est- ce pas ? Il vaut << mieux, ma chère adorée , que tu n'assistes << pas au spectacle de ma navrante douleur, <« lu en aurais trop de peine... Je suis <« comme un homme affolé qui sent la vie « le quitter à l'instant le plus heureux... <<< Je suis désespéré, et , vraiment, je ne << sais où je puise la force et l'énergie << d'accepter le sort qui m'accable... Mais , <« lutter contre certains coups est pire que «< la folie. Il faut que je parte, et j'ai l'abo- << minable conviction que je ne te reverrai << plus. Où je vais? Qu'importe ! Ce sera << très loin , si loin ... Pardonne-moi ! C'est <« au plus vif de notre passion que se dé- << chaîne la tourmente ; nous n'avons eu que << des heures jolies , nos souvenirs ne seront << remplis que de doux regrets . Oh! ne << maudis pas ton amant, maîtresse chérie ! « Plains-le de toute la générosité de ton « cœur. Ce fut le Paradis ; c'est l'enfer qui << s'impose. Dans la vie des hommes, il << en est toujours ainsi , hélas ! << Plus tard , qui sait? peut- être re- << trouverons-nous le sentier sur lequel << nous nous rencontrerons? Je n'ai cepen- << dant pas cette joie amère de pouvoir me « bercer de cette illusion . Je pars et mon <<< âme est si triste !... 308 LA MORPHINE << Quels souhaits puis-je faire pour toi? << Faut-il que j'écoute la voix de la jalousie << qui gronde en moi ? Dois-je entendre les « désirs qui me harcèlent?... Non, non, ce << serait trop mal et je n'ai pas ce droit. « Tu es jeune, tu es si belle , ta chair est << si vibrante, tes baisers ont tant d'ivres- << ses, tes étreintes sont si fougueuses que «< ce serait un crime de laisser mourir tant « de trésors . Va, va dans la vie ; cours sur les << chemins d'amour pour cueillir la volupté, « le frisson, le bonheur. Mais, je t'en prie, << prends garde d'égratigner trop ton cœur << aux épines que cachent les roses . Épar- << gne-toi les sujets de larmes. Notre expé- << rience doit t'enseigner à plus de pru- << dence : il ne faut pas trop aimer et nous << nous sommes trop aimés l'un et l'autre ; << c'est pourquoi je suis si meurtri et pour- << quoi tu n'empêcheras pas à tes yeux de << pleurer. Sois plus légère dans les jolis << jeux de l'amour ; ne tends que tes lèvres ; << garde ton cœur, protège-toi contre des << blessures semblables à celles qui nous <« font saigner tous les deux. Oh! je t'en << supplie ! ... Cette lettre d'adieu est tout mon << testament avant que je laisse la vie si << magnifique qui fut notre vie ! Écoute-moi, <<< suis mes conseils ... Va, va... Je ne sau- << rai rien, je ne serai donc pas jaloux... « Je n'aurai jamais aucune nouvelle de toi , « je ne pourrai donc pas souffrir à cause << de toi... Aime et sois aimée ; c'est le der- « nier vœu que je te jette dans mon dernier « baiser d'amour, dans le dernier souvenir << que te laisse ton amant, à genoux, « LA MORPHINE 309 << humble, malheureux, ton amant qui es- << pêre quand même ton pardon. « RENÉ CLARÈDE . >> Eh bien ? fit Thérèse. Tu ne me remercies pas de t'avoir économisé des frais d'imagination ? Ma parole ! serais-tu un ingrat?... Elle est très bien, ma lettre... Elle dit quatre ou cinq fois la même chose... Mais ça ne fait rien . Elle possède, en tout cas, la mystérieuse graine d'où germeront la consolation et le... recommencement. - Mais, dis-moi , Thérèse, est-ce que sérieusement tu m'obliges à quitter Paris ? Absolument. Je te donne une permission d'un mois. Heureux mortel! Tandis que je guette, impatiemment, le tardif printemps, toi, tu vas pouvoir te précipiter dans le pays du soleil et assister à l'épa- nouissement des roses . Il y eut un moment de silence, et, enfin , René Clarède dit : - Tu abuses, vraiment, de la situation que le hasard m'a créée vis-à-vis de toi, Thérèse. Ça ne te portera pas bonheur... Est-ce quece sont des menaces ? s'écria Thérèse. Parce que, tu sais , le pacte que avons conclu ensemble n'est pas indestructible... Et, si tu veux... nous -- C'est toujours le même abus... Et tu ne peux t'en défendre... Soit, je partirai quand tu voudras... Il y a un rapide, ce soir, entre huit et neuf heures... Ce soir! 310 LA MORPHINE Oui, ce soir, affirma Thérèse . Vois-tu, je ne suis pas sûre de toi . C'est la première fois que tu te révoltes ... doucement, il est vrai... Mais tu es dans un mauvais esprit ... Il ne faut pas tenter le diable ... J'ai pourvu à tout. Elle alla à son bureau, ouvrit le tiroir et prit des billets de banque :


Voici deux mille francs . Ce sera peutètre suffisant ?... En tous cas, tu n'auras

qu'à m'écrire... Tu m'enverras un panier de fleurs , et nous serons quittes . Tusais bien que jene serai jamais quitte envers toi ! murmura René Clarède. Je te dois tout. J'aurai beau faire , je ne te rendrai jamais assez ! ... Ah ! cette femme, cette femme... Tiens, je la revois encore, je la revois sans cesse ... lorsque là -bas, sur mon lit, je tordais son cou entre mes mains... je tordais , comme si ce cou eût été fait de chiffons... Je ne voyais plus clair... J'étais fou... Et ces yeux ouverts, des yeux tout blancs, qui me fixaient... Elle était notre commune maitresse... Elle t'avait faite sa légataire universelle... Elle m'avait rendu fou... Et pour te sauver, j'ai prouvé que nous avions couché ensemble, cette nuit- là ! Ta rage d'assassin avait commencé ma fortune, je te devais de la reconnaissance. Et puis, je te sus gré de nous avoir vengés tous les deux en même temps... La pauvre Clara me trompait avec toi... -- Elle me trompait avec toi aussi , répéta Clarède... - Tu n'aurais jamais imaginé la comédie


LA MORPHINE 313 du banc, sur l'avenue des Champs-Élysées , tandis que les voitures roulaient encore... Brrr ! J'ai encore, quandj'y songe, unfrisson , là, sur le bras droit... Toi, tu la portais du bras gauche... Nous avions l'air de soutenir une malade... Elle n'était pas encore froide... On put l'asseoir sur le banc... Et nous sommes revenus ici... nous avons couché l'un à côté de l'autre ... Quelle nuit épouvantable ! Tiens, ne parlons plus de ça... N'en parlonsjamais , Thérèse ... Pauvre Blanche ! dit- il encore. Elle aura cette lettre demain matin... Tu ne devrais pas la laisser seule... -J'irai lui rendre unevisite, demainsoir... à moins qu'elle ne vienne plus tôt . Sois tranquille ... Aie confiance en moi... puisque tu sais que je veillerai sur tes chères amours... Le lendemain matin, Thérèse envoya un domestique, rue François Ier, pour s'assurer que René Clarède avait bien quitté Paris . Le domestique lui apporta la certitude qu'il avait pris le train , la veille , à la gare de Lyon. Tout le jour, elle attendit Blanche . Ce fut en vain. Blanche ne vint pas . Elle avait pourtant reçu la lettre de René Clarède ! Mais le coup qui la frappa fut si brutal qu'elle demeura comme assommée. Blanche aimait Clarède ; elle l'aimait de tout son coeur ; c'était son premier amour ; elle croyait qu'il devait être sonunique amour. Elle ne chercha pas à s'expliquer, elle ne chercha pas à deviner quel si grave motif avait obligé son amant à partir si vite ; elle lui pardonnait 18 314 LA MORPHINE comme il le lui avait demandé ; elle était certaine que leur douleur était égale ; mais est-ce que, pour cela, sa douleurn'en était pas moins réelle? Immédiatement, prise de pitié pour elle-même, elle pensa qu'elle ne pouvait pas trouver un meilleur remède à son mal, une meilleure consolation pour son âme que la morphine. Au moins une fois , la morphine servirait à une généreuse action . Elle profita de ce que Raoul était absent de sa chambre poury pénétrer; trois fois de suite , elle se piqua à la cuisse , et tomba aussitôt dans une sorte de rêverie insouciante, très lointaine de sa douleur, durant laquelle elle s'imagina qu'elle était heureuse . Elle eut la sensation qu'elle s'était, d'un seul coup, précipitée dans un fleuve de délices aux flots langoureux et caressants , aux remous frais et voluptueux ; des herbes montaient du fond, comme des lianes ou des flammes, et c'était un enlacement éperdu ; les bras d'amants ne sont pas plus attachants que les vertes herbes mouvantes qui serpentent au fil de l'eau. Elle ferma les yeux, elle fut emportée par un songe : c'était un palais de gemmes précieuses caché dans les profondeurs du fleuve de féerie, des musiques inconnues épandaient des ondes harmonieuses , des lumières troublantes s'allumaient à des étoiles tremblantes tombées là, depuis l'éternité ... Puis , soudain , un être environné de splendeur éclatante apparut ; il ressemblait à l'amant éperdument adoré; il avait ses yeux, il avait son visage... Et , pourtant, ce n'était pas lui tout à fait . Bien que sa voix eût sa sonorité, ce n'était pas } LA MORPHINE 315 sa voix non plus. Il était plus beau sous la forme de son mystère ; sa voix était plus tendre et plus émotionnante aussi. Il la regardait avec admiration . Il semblait la trouver si belle qu'il n'osait pas l'approcher de trop près. N'était- il pas aussi trouble qu'elle-mème? Déjà, Blanche craignait qu'il ne baisat point la bouche qu'elle tendait vers le baiser souhaité ; quand, à pas lents , religieusement, comme vont les prêtres saints vers l'idole vénérée et redoutée , il s'avança vers elle, baisa ses genoux qui , soudain, furent mis à nu, baisa sa gorge qui, aussitôt, fut dépouillée de son vêlement, baisa ses lèvres qui s'épanouirent comme une fleur... Puis , comme elle avait toujours les yeux fermés, elle ne se rendit pas compte qu'elle était dévêtue... Alors , elle subit malgré elle l'étreinte... Ils disparurent dans le secret du palais flamboyant de pierreries , tandis que des harmonies plus douces et plus suggestives encore attėnuaient leur murmure comme les caresses s'atténuent à mesure que les nerfs tendus deviennent plus sensibles et plus vibrants... Tout le jour, Blanche resta accablée dans le songe que la morphine lui avait imposé. Vers le soir seulement, elle fut reprise par la réalité . Elle bondit hors de sa démence comme elle y était entrée. Elle lut et relut la lettre maudite ; une bouffée de chaleur enfièvra son front ; des larmes amères jaillirent de ses yeux ; des lamentations gémirent sur ses lèvres ; tout son pauvre corps , ébranlé par les sanglots , se tordit de désespoir. 316 LA MORPHINE Ah! c'était donc fini ! Elle était malheureuse une tempête avait soufflé emportant son amour. Accroupie dans son affliction , seule dans sa chambre d'où elle ne voulait pas sortir, elle regardait tomber la nuit sur le monde comme les mourants observent autour d'eux la chute du Néant. Alors, Thérèse, comme elle l'avait promis, la veille , à Clarède, se présenta pour demander des nouvelles de Blanche qu'elle avait , disait- elle , attendue une grande partie dujour. Elle surprit Blanche dans sa chambre, dans l'obscurité commençante. Bonsoir, ma chérie !! s'écria- t- elle . Serais-tu souffrante ?... Blanche se laissa embrasser ; elle s'abandonna comme une pauvre machine qui n'en peut plus aux caresses de celle qui survenait au milieu de son désastre et à qui elle n'avait pas le courage de cacher la détresse de son cœur. Elle était si certaine qu'elle lui confierait son secret qu'elle n'essaya pas de retenir ses larmes et de suspendre les hoquets qui soulevaient sa gorge brûlante. Qu'y a-t-il ? reprit Thérèse. Est-ce un nouveau malheur ?... Est- ce que Raoul a commis une nouvelle sottise ?... Enfin ! ... Parle... Tu n'as pas le droit de t'enfermer ainsi dans ton désespoir quand tu as près de toi une amie, que dis-je ? une sœur prète à tout pour te consoler et prendre, si c'est possible, la moitié du fardeau qui t'accable... Hélas ! gémit Blanche, personne ne pourra partager ma peine... Il m'arrive , Thérèse, un malheur épouvantable ... Ah ! j'ai été bien sotte... Et je redoute que tu LA MORPHINE 317 me frappes à ton tour de ton mépris ... Si j'avais suivi tes conseils... De quoi s'agit-il donc ! Voyons... Dis ... Je ne puis pas deviner... ----- Tiens,...là... sous l'oreiller... prends... il y a une lettre, murmura Blanche qui alluma une lampe et, ensuite, alla s'écrouler dans un fauteuil, la tête enfouie dans ses mains . Clarède ! dit Thérèse, Clarède ! ... Qu'est-ce que cela signifie ?... Elle lut précipitamment la lettre , s'interrompant par des exclamations de surprise et d'indignation. Puis , quand elle eut achevé : - Lemisérable ! s'écria-t-elle. Je me vengerai... La canaille ne l'emportera pas en paradis... Il a fallu , malgré ma défense, qu'il te jette dans ses filets ... L'ignoble cabot ! Je vais lui montrer, moi, ce qu'il en coûte de blesser ceux que j'aime . Il s'est servi de toi, ma pauvre naïve, et puis , maintenant qu'il a un autre caprice en tête , il te joue la comédie du départ, avec l'orchestre d'usage . Eh bien, nous allons voir ça ! ….. Dès demain matin, j'irai chez lui ... Je te vengerai, petite ! Elle la prit dans ses bras et couvrit son front et ses yeux de baisers : - Nepleure plus cet amour indigne de toi. Je t'avais si bien prévenue, pourtant... Mais , sois rassurée, je ne te gronderai pas ; je te plains trop d'avoir été la victime de ses lâches manoeuvres... Ah ! tu étais une proie facile ! ... Si jeune , si belle ! ... Et personne ne t'aimait... Il n'avait qu'à chanter à ton oreille de jolies phrases berceuses , les toujours pareilles phrases qu'il murmure depuis dix ans, et ton petit cœur crédule devait 318 LA MORPHINE assurément croire que tout ce qu'il ressentait était le véritable amour rêvé. Oh ! va , je le sais, tu as droit à toutes les excuses, à toutes les indulgences ... Tu jugeais les hommes par toi- même. Bonne, tu crus tout le monde pareil à toi ... Ma chérie, cicatrise la plaie qui saigne, et appelle à ton secours ta raison ; tu verras combien tu as versé trop delarmes . Maintenant, plus quejamais , je veux être ta sœur chérie ; je veux m'unir à toi comme si nous avions dans les veines le mème sang et comme si nous devions souffrir également des maux qui frapperaient l'une où l'autre de nous. Aussi, je t'en supplie, sois plus confiante. Ah ! si tu t'étais épanchée en moi, tu ne saurais pas encore ce que c'est que le mal d'amour ! Les amants... Ah! les amants... Elle la reprit plus fort contre elle et, ses lèvres près des lèvres de Blanche, elle continua, tout bas : Les amants doivent être des chiens pour des femmes de notre âge, aussi belles que nous. Il faut qu'ils soient au service de notre ambition ou de nos plaisirs . Regarde-moi... Qu'ai-je été ? Une courtisane. Je ne possédais rien ; je leur ai donné en pâture mon orgueil et ma vertu, mais j'ai , en échange, conquis assez de richesse pour garantir mon indépendance et ma liberté. A présent , je suis une femme libre et indépendante. Les hommes que j'appellerai dans mon lit seront les instruments de mes caprices , les instruments de mes voluptés. Tant pis , si je suis aimée ! Je garantis bien, par exemple, que je n'aime- LA MORPHINE 319 rai jamais assez pour pleurer. Ah ! non, je te le jure, je ne suis plus une courtisane ! ... Les rôles sont intervertis . Si je te confiais que j'ai souvent le désir de prendre des hommes, parmi ceux qui affichent le plus d'allure et d'orgueil , et de payer leurs faveurs comme d'autres ont payé les miennes , afin d'avoir le droit de les mépriser ! .., René Clarède, machérie, c'estun voleur, c'est un menteur... Ne t'en souviens plus . Lave ton corps , il ne restera rien de lui , parce qu'il est indigne de pénétrer dans le tabernacle de ton cœur. Et redeviens libre ... Je te veux heureuse, tu m'entends ?... Viens à moi, viens ... Je t'emmènerai vers la folie , vers les sublimes folies d'amour que tu ignores encore... Suis-moi, les yeux fermés, je te guiderai à travers les sentiers du jardin des voluptés... Comme toi , je suis ardente; comme toi, mes sens crient leur soif de rosée d'amour... Nous irons ensemble à la chasse aux félicités supérieures , et, à côté l'une de l'autre, nous aurons l'une et l'autre la délicieuse terreur que nous mourrons de plaisir. Oh ! viens sans honte ! viens en conquérante ! Seule est infâme et laide celle qui se laisse séduire ou sevend ! Mais , nous , nous serons les séductrices, nous choisirons nos måles , et, si nous sommes contentes de leurs efforts , nous les paierons parce qu'ils auront été , malgré tout, des esclaves ! Je me sauve, je ne veux pas t'en dire plus aujourd'hui... demain, je t'attendrai pour déjeuner... mes promesses ne sont jamais vaines, ma chérie... Pour ton dessert je tiens à te 320 LA MORPHINE servir des fruits savoureux... Viens ! Et si tu n'as pas déjà oublié Clarède , que je perde mon nom si , lorsque tu sortiras de chez moi, tu te souviens qu'il a existé ! Elle jeta à Blanche ses lèvres sur ses lèvres dans un baiser diabolique, et comme le démon de la perversité, troublée, troublante, comme un parfum de sureau lourd ou comme une senteur légère d'iris sauvage qu'aurait amenée et qu'emporterait le même coup de vent, elle disparut, laissant Blanche anéantie qui fixait la porte par où elle s'était enfuie ; et Blanche, alors, oubliait qu'elle avait du chagrin, oubliait qu'elle avait aimé, oubliait que ses yeux avaient pleuré, oubliait qu'elle avait gémi du plus profond désespoir , et, aux coins de sa bouche et de ses yeux se creusèrent les plis de la curiosité , du désir, du mépris , et fermement, appuyant ce mot d'un geste de la main décidé , elle dit : J'irai. Vite, elle prit un miroir, elle considéra son visage ; elle fut étonnée que ses paupières ne fussent pas meurtries, que ses yeux ne fussent pas gonflés ; et elle sourit le plus gentiment du monde, avec une certaine expression de perversité, en voyant que sur ses lèvres les lèvres de Thérèse avaient laissé une empreinte rouge, une empreinte de fard . Amusée, elle passa sa langue sur ses lèvres , délaya le rouge qui s'était déjà fixé , elle l'étendit sur toute l'étendue des muqueuses qui se rosèrent légèrement. Elle fut contente , car, alors , elle se trouva plus jolie. IX Jacquot a quatre ans . Vautour lui apprend à lire et sur une ardoise tous deux tracent des bâtons avec de la craie . Vautour appartient au petit. Il s'est donné à lui exclusivement. Les autres ? Le reste? Personne, rien ne l'intéresse . Il a condamné Raoul à son gâtisme précoce ; il laisse Blanche à Thérèse qu'il hait sans le dire et qu'iljalouse, peut- être, sans l'avouer, parce qu'elle lui a pris celle qu'il aurait voulu associer à ses soins envers Jacquot. Sait- il qu'elle se console de son triste mari ? Sait- il qu'elle a un amant ou des amants? Que lui importe ! Son jardin occupe ses membres qui ne veulent pas vieillir et ont besoin de fatigue . Il dort mieux quand il a bêché les platesbandes ou retourné les pelouses . Souvent, en regardant son petit-fils avec amour, il murmure : - Mon pauvre gosse, pourvu que je vive assez longtemps ! ... En effet, il n'a que cette crainte, mourir 322 LA MORPHINE trop tôt. Que deviendrait Jacquot, sans lui? Pauvre gosse ! Alors, il dit : - Eh bien, voilà, je ne mourrai pas . La petite maison de l'avenue HenriMartin repose dans le calme et le bonheur. Les misères qu'elle renferme sont si bien cachées que nul ne pourrait les soupçonner. On dirait que c'est un refuge : le vice gardé par la vertu. Raoul a toute la quantité de morphine qu'il souhaite ; sa provision est toujours abondante ; le docteur Romet qui a compris l'état du morphinomane et l'a jugé désespéré, a consenti à faire une ordonnance qui permet à tout pharmacien de vendre le poison, de vendre de la morphine autant qu'on en demandera. Combien en prend-il? Lui seul le sait . Ses jambes ne sont que plaies et qu'ulcères . Quand on s'approche de lui, on respire une odeur fétide. Il sent mauvais. Oh ! il est inutile de redouter des crises nouvelles d'érotisme ! La morphine, depuis longtemps, a tué toute virilité, tout désir, toute idée de volupté. Il vit dans une contemplation muette. S'il fait froid, couvert d'un manteau, il va s'asseoir au fond du jardin, dans le coin le plus reculé , où les bruits parviennent le plus difficilement; s'il fait chaud, il se couche à l'ombre et ferme les yeux; on dirait qu'il dort ou se meurt. Il ne soulève plus que la pitié , une pitié méprisante. Nul ne s'occupe de lui , nul ne lui parle . Il est comme ces vieux chiens qui répandent de nauséabondes odeurs, qu'on n'a pas le courage de tuer, LA MORPHINE 323 qu'on laisseerrer à leur guise, et dont on dit : pauvre bête, si elle pouvait bientôt crever ! ... Et, en formant ce souhait, on pense autant que ce serait un bienfait pour l'animal qu'un grand soulagement pour ceux qui sont obligés de le voir. Malgré tout, Vautour est heureux; renfermé avec son égoïsme, il entrevoit un avenir qui simplifiera tout ; les déchets humains qui l'entourent disparaîtront : ce ne sont que des brouillards d'une saison ; plus tard , le soleil se lèvera dans une apothéose, le firmament resplendira, l'azur aura la transparence d'un bleu léger, les oiseaux chanteront, les roses s'ouvriront, et son vieux cœur recueillera une moisson digne de la semence qu'il a répandue sur le sol fertile que Dieu lui a donné. D'ailleurs , les événements devaient brusquement se précipiter. Un jour, après déjeuner, à Blanche qui sortait et devait aller à Paris, Vautour demanda qu'elle rapportât de la solution de morphine pour Raoul. Le flacon était vide , ou presque vide ; peut- être même que le malheureux n'en aurait pas assez pour le reste du jour. -Il est inutile qu'il souffre, dit Vautour à Blanche... S'il vous est possible de rentrer un peu plus tôt à cause de lui, vous ferez acte de charité . Blanche promit de revenir, le plus tôt possible . Elle se rendit en hâte chez Thérèse où devait se trouver une très agréable compagnie de jeunes débauchés et de célèbres 324 LA MORPHINE vicieuses, tous gens du monde qui, peu à peu, avaient accepté les invitations de l'ancienne courtisane . L'hôtel de la rue de Lubeck était devenu le rendez-vous de toutes les perversités . Les déclassées , celles qui se cachent encore en attendant le scandale qui les chassera de la société, des actrices aussi connues pour leur talent que pour leurs excentricités, quelques demi-mondaines avides de sensations rares, quelques femmes du monde que nul n'aurait ose soupçonner de dépravation , se rencontraient une ou deux fois par semaine, selon les circonstances , avec les hommes les plus étranges et les plus divers ; il y avait des poètes , des peintres , des musiciens ; il y avait des individus de mœurs plus que louches ; il y avait des voyous racolés dans les bals des barrières et qu'on payait à l'heure ou selon le travail qu'ils accomplissaient. Et, dans le charmant rez-dechaussée de Thérèse, c'étaient des orgies qui dépassaient en fantaisies tout ce qu'il est possible d'imaginer. Rongée par le vice , curieuse à l'excès , Blanche s'était jetée, insensiblement, jusqu'au cou dans ces saturnales parisiennes, et elle y avait conquis l'admiration des plus folles et des plus pervertis . Pour rien au monde, elle n'aurait manqué d'assister à l'une des fêtes que Thérèse organisait avec tant de soins . Elle s'y ou- bliait et y oubliait tout. Cet après-midi-là , elle ne devait plus se souvenir de la promesse faite à Vautour ; non seulement elle rentra plus tard que de LA MORPHINE 325 coutume, avenue Henri-Martin , mais encore revint- elle sans la précieuse solution de morphine après laquelle Raoul attendait désespérément. Dès qu'elle apparut, Raoul se précipita vers elle , les yeux allumés par l'espoir, les mains tendues pour saisir déjà la chère bouteille . Blanche, soudain , comprit. Elle pålit. Elle se sentit coupable. Donne ! rugit Raoul. J'ai oublié, murmura-t- elle. Tu as oublié ! s'écria Raoul. Il la considéra quelques instants , et, avant que Vautour pût la protéger, il bondit sur elle et la saisissant à la gorge avec ses mains crispées par la rage et fortifiées par la souffrance : Tu as oublié ! ... Ah ! tu as oublié ! ... Ce n'est pas vrai... Mais tu n'as pas voulu m'en apporter... Tu es une gueuse ! ... Eh bien, puisque tu veux m'assassiner, je me défendrai... Calme-toi , commanda Vautour qui s'était jeté sur son fils et l'obligeait à des- serrer l'étreinte. Je vais aller t'en chercher moi-même de la morphine. Mais Blanche était tombée, inanimée, sur le plancher. Il fallait d'abord la secourir. Il ne voulut pas appeler une domestique à son aide, et tandis que Raoul soufflait et geignait dans un coin, ramassé sur luimeme, prêt à bondir, les poings serrés, de l'écume aux lèvres , les yeux injectés de sang, penché sur Blanche qui ressemblait à une morte, il déchira le corsage, il brisa les lacets du corset, il cassa les cordons et les 326 LA MORPHINE agrafes des jupons , puis il lui passa de l'eau froide et du vinaigre surle visage. Al'autre bout du salon , Raoul restait toujours immobile ; il ne paraissait pas comprendre. Son regard fixé devant lui était un regard de fou. Cependant, près de lui, tout un drame s'accomplissait dans le silence . En dépouillant Blanche de ses vêtements , Vautour avait vu ses bras meurtris par des morsures encore fraîches , des morsures où, en rouge, étaient gravées les traces des dents ; il voyait les seins dont les roses étaient sanglantes, encore excitées par les baisers qu'elles avaient reçus ; il considérait le linge intime encore maculé de fraîches souillures ; il comptait, sur les jambes, les preuves indiscutables qu'elle aussi se piquait de morphine; pouvait-il se tromper davantage à la si caractéristique odeur d'éther qui s'exhalait de la bouche entr'ouverte et à travers laquelle le souffle commençait à revenir ? Son fils ? C'était cette loque, là-bas ! La bru? C'était cette femme qui puait le vice et la débauche, qui revenait couverte de ses tares et marbrée par les blessures de tous les vices ! Que sera Jacquot ? s'écria- t- il . Que sera-t-il , le malheureux, avec de pareils au- teurs ? En lui, montait de la colère et de l'effroi. Il eut, violemment, le désir de se faire justice des abominations que cette femme avait commises et surtout de celles qu'elle commettrait, infailliblement, plus tard . Ne seraitelle pas une honte pour son petit-fils , pour LA MORPHINE 327 l'Homme de demain? N'aurait-il pas à rougir de cette mère, éthéromane, morphinomane, débauchée et perverlie ? Pourquoi lui permettre de vivre? ... Tout à l'heure , elle était presque morte... Pourquoi l'a-t-il ramenée vers la vie ?... Cette vie , elle la lui doit... Puisqu'elle la lui doit, tout de suite ne peut-il la reprendre? Qui le saurait ? Quile saura?... Raoul ! ... Il l'accusera, lui, de ce meurtre accompli dans un moment de délire ... N'at-elle pas, encore, là, autour du cou , l'empreinte des doigts qui ont failli l'étrangler ? Faut-il qu'il l'achève ? Ou bien , faut- il qu'il la livre à la rage de son fils ? Un instant, il regarde Raoul. Puis , il contemple Blanche... Enfin, il se lève , il sort... Il va chez le pharmacien le plus proche chercher la morphine qu'il s'est engagé à procurer à son fils . Et, pendant qu'il va et qu'il revient, lentement, il a le courage de penser que, peut-être, dans le petit salon où ils sont restés seuls , lui , fou , elle , si faible , le drame qui nettoierait le chemin où Jacquot doit marcher, fort et beau , s'accomplit en silence, sans que nul secours puisse venir, et qu'il va retrouver au moins un cadavre . Au silence qui règne dans le jardin et dans la maison, a-t-il un espoir que ses souhaits soient accomplis ? Craint- il, au contraire, qu'un crime soit achevé ? Il ne se hâte pas davantage , il veut laisser au destin toutes les secondes nécessaires à son œuvre. Il entre. Raoul est étendu, là-bas , sur le canapė, immobile, les yeux ouverts, dans la mêmepose et la même expression que lors- 328 LA MORPHINE qu'il estsorti du salon . Blanche est en train de se relever ; elle rajuste, comme elle peut, sur sa nudité, sa jupe et son corsage déchirés. Elle baisse les yeux. Elle comprend que les preuves de ses amours ont été surprises par quelqu'un et que ce quelqu'un est Vautour. Que va-t-il dire ? Que va-t-il faire ? Elle n'ose pas lever les yeux. Vous devriez aller vous reposer dans votre chambre, dit gravement Vautour. Vous devez être très lasse... Ah ! si vous vous couchiez, et si vous deviez appeler une domestique, je vous serais reconnaissant d'être aussi pudique que possible... Les servantes, de nos jours, sont très instruites , trop savantes, et elles sauraient trop vite. reconnaître les causes de certaines meurtrissures ... Elles bavarderaient aisément... Je vous assure que ça m'ennuierait beaucoup... Puis à son fils : Raoul ! ... Raoul ! ... Dors- tu ? Voilà ta morphine., . N'entends-tu pas?... Il va à lui, il le secoue... Raoul tombe à la renverse... --- — Raoul ! ... Raoul ! ... appelle Vautour. Toujours rien, toujours le silence . Vautour saisit un poignet, il appuie son oreille sur la poitrine de son fils , à la place du cœur. -Mort!... s'écrie-t-il . Il est mort! ... Pourquoi est- ilmort?... Blanche ! Blanche ! ... Raoul est mort... Est-il mort ?... Faites chercher un médecin ! ... N'importe lequel ?... C'est épouvantable ... A ses cris , les domestiques accourent.


LA MORPHINE 331 Un médecin ! ... Un médecin ! ... Les deuxservantes courent, chacune de son côté, à la recherche d'un médecin. Quelques minutes plus tard , on en ramène un . Vautour le conduit au canapé où Raoul est toujours étendu... Blanche vêtue d'une robe de chambre est près de lui et, machinalement, pleure... Vautour, tête nue, attend ... Le médecin conclut à la mort causée par une rupture d'anévrisme . Beaucoup de morphinomanes , monsieur, finissent ainsi... A moins que cette mort ne soit que le résultat d'une syncope, c'est très fréquent aussi . Un second médecin que l'autre domestique avaittrouvé chez lui , arrivait à son tour. Après avoir examiné le cadavre, il fut du même avis que son confrère . C'était fini... Vautour prit dans ses bras le corps de Raoul, l'emporta dans sa chambre, le coucha sur son lit , lui ferma les yeux, et courroucé à la vue de Blanche qui , à genoux près du lit, sanglotait, il lui dit : Ma bru, vous feriez beaucoup mieux de vous informer si , avec toutes ces histoires, on pense au dîner de votre enfant. Il est superflu que vous manifestiez autant de chagrin. La mort ne demande pas d'hypocrisie, elle s'en moque. Faut-il que je vous attende avant de me mettre à table ? - Non , répondit Blanche, qui sanglotait, ne m'attendez pas... Je ne dînerai pas... - Comme vous voudrez, ma bru . Et il descendit à la salle à manger où, comme d'habitude, il dîna bien, revenu tout 19 332 LA MORPHINE entier à Jacquot, son Jacquot qui devenait davantage son enfant, dont il se sentait davantage le père, depuis les quelques minutes qui avaient accompli la mort de son vrai père et avaient étalé l'inconduite de sa mère. Deux jours plus tard, ce furent les funérailles . Vautour refusa de porter des vêtements de deuil ; il s'opposa également à ce qu'on vêtit Jacquot de noir . Blanche se para du voile des veuves. Thérèse se joignit à la femme et au père de Raoul. Ils furent seuls , tous les trois , derrière le corbillard sans fleurs . Sous prétexte de consoler Blanche, Thérèse vint, dans la soirée, à la petite maison de Vautour. Celui-ci la vit entrer et ne dit rien. Mais, plus tard , quand elle sortit, il la pria de lui accorder quelques instants . Je serais heureux de vous dire quelques mots , dit-il. Dans le même salon où, trois jours plus tôt, Raoul s'était éteint , Vautour et Thérèse s'enfermèrent. - Ce sera court, dit Vautour. Depuis plusieurs années , vous n'avez pas été sans remarquer que mes accueils ne furent pas très chaleureux ; je supportais votre présence, ici , parce que je ne voulais pas accorder trop de confiance à mes pressentiments et parce qu'il m'était pénible d'être grossier ou de paraître mal élevé avec une femme qui , en somme, semblait aimer ceux qui vivaient près de moi. - Où voulez- vous en venir ? brusqua Thérèse. Votre long préambule est peutêtre inutile... LA MORPHINE 333 Je vous demande donc que vous ne reparaissiez jamais chez moi, dit-il . t-elle . Et la raison, s'il vous plaît? demandaVous avez semé le malheur sur tous ceux qui ont eu la faiblesse de vous approcher. Si Raoul est mort, vous êtes seule coupable de cette mort comme vous l'aviez été de son vice... Vraiment ! ricana Thérèse. Vous avez attiré Blanche chez vous , vous l'avez rendue pareille à vous . Vous en avez fait une débauchée... -


Et après?

Blanche vous suivra si elle le veut. Je ne la retiendrai pas . Mais, vous , je refuse devous revoir jamais . Vous êtes un monstre, le monstre du Mal . Instinctivement, sans raison, froidement, vous détruisez tout ce qui vous touche... J'ai peur pour ce qui me reste... Je vous chasse parce que ce que j'aime encore pourrait être empoisonné par l'atmosphère où vous auriez respiré... - C'est très bien ! répondit Thérèse en regardant Vautour en face pour le braver. Mais, aujourd'hui, je puis partir ; l'œuvre que j'avais entreprise est achevée. Je vous laisse, vieux fou, avec votre catin de bellefille... Ah! elle est initiée , je vous le jure. Moi-même me suis chargée de ce soin et j'y ai employé toute ma bonne volonté. J'en ai fait tout ce que j'ai voulu, et j'ai voulu autant que j'ai pu vouloir. Après avoir conduit Raoul dans le lit de l'une de ses sœurs , j'ai mené Blanche sur toutes les couches où se traînent les vices . Ah! me suis-je vengée de 334 LA MORPHINE vos humiliations et de vos injures ! Un homme oublie, parfois , les mots qui cinglent ; une femme n'en perd jamais la mémoire! Vous souvenez-vous du jour où, lorsque je ne méritais pas votre haine puisque vous ignoriez quels étaient mes projets, vous avez exalté la vertu de la mère de famille dont Blanche était , selon vous , le modèle, pour abaisser davantage la prostituée, courtisane ou catin , qui vend son corps à ses amants comme une marchandise honteuse? Ce jour-là, j'ai condamné Blanche. En quelques mois, elle a commis plus d'ignominies que je n'en ai subi durant toute mon existence . J'ai jeté son corps en pâture aux plus viles passions ; j'ai abandonné sa chair aux plus ignobles baisers. Toutes les bouches et toutes les baves se sont traînées sur sa peau. Toutes les caresses ont souillé sa jeunesse. Elle n'a plus rien qui soit vierge ! Elle est pire que moi, car il y a des baisers que j'ai toujours refusés , et ma bouche n'a pas donné tous ceux qu'on souhaita d'elle . Éthéromane, morphinomane, lesbienne, sodomiste , plus encore, elle est tout cela ! Voilà mon œuvre, et j'en suis fière ! Je ne crois pas qu'en aussi peu de temps jamais être humain ait été plus avili . Ah! vous pouvez la garder, à présent ! Elle est pourrie. Je vous la laisse de grand coeur ! Quoi? vous espériez que je vous la prendrais ! Je la refuse énergiquement. Vous me chassez du nid des Vautour? Je prends mon vol vers un pays meilleur. Où est-il le serment que vous aviez , jadis, proféré ? « Les vipères , je les LA MORPHINE 335 écrase ! » criiez-vous . La vipère a mordu et ses dents sont encore pleines de venin. Voulez-vous mon dernier regret ? Je suis désolée de n'avoir pas fait encore plus de mal. Oui, je suis méchante parce que j'ai la haine des brutes et parce que j'ai , de bonne heure, compris qu'il fallait que je me sache défendre . Vos filles ? des folles . Savez-vous si elles sont mortes ? Je voudrais qu'elles traînent encore longtemps leur chienne de vie. Celles-là, malgré leurs caresses , ont- elles assez essayé de m'abattre ? Mes amants, ontelles assez tenté de me les voler? Je me suis protégée contre leurs manoeuvres , et , pour les vaincre mieux, j'en ai fait des folles ! Est-ce que j'aurais davantage pardonné à cette Blanche stupide et imbécile qui avait trouvé suprêmement beau de me traiter de fille et qui, pourtant, m'envoyait son imbécile mari pour m'extorquer des aumônes ? Et puis, quand j'aurais accompli le mal pour le mal, en serais-je moins satisfaite ? Oh! je n'ai pas de remords ! Je surnage, seule, de l'amas de décombres que j'ai peu à peu échafaudé . Je vis , je suis fière, je suis belle . C'est à ma cruauté que je dois , peutêtre, l'éclat de mes yeux et la volonté qui se lit sur mon visage, et, pourtant, je ne serais pas étonnée que tu sois furieux, vieux fou, de n'avoir pas su planter, en ta femme, des germes capables de produire des fruits aussi savoureux que moi ! Si j'avais été le père d'une horreur telle que toi , je t'aurais assommée pour en débarrasser le monde et , ensuite, je me serais tué de désespoir ! cria Vautour. 336 LA MORPHINE -Tute trompes, vieux fou ! Tu m'aurais adorée. Tu m'aurais adorée , te dis-je , parce que, dans le fond de toi - même, il y a quelque chose qui fait que nous nous ressemblons ! Vieux déserteur, tu as trahi ton pays ! Et, moi aussi , j'ai quitté le sentier étroit de la vertu pour me précipiter dans les larges chemins de l'amour et de la liberté. A vieux vagabond , fille vagabonde ! Ah ! si j'avais été armée par la nature comme le sont les hommes, que n'aurai-je accompli? J'aurais fait mieux que toi ! J'eusse été bandit ou roi ! -Bandit! s'écria Vautour. -- Ou roi! s'exclama Thérèse. Toi, tu n'es parvenu qu'à faire une bonne d'enfant. Va donc, vieille nourrice sèche à barbe blanche , donner le biberon à la larve humaine qui piaille dans son berceau ! Suprême espoir des Vautour! ... Ah! s'il a de l'âme de sa mère et de l'âme de son père , ce sera un joli spécimen d'homme! Va-t'en !... Va- t'en ! ... Va-t'en , si tu ne veux pas que je t'étouffe ... En aurais-tu moins entendu , si tu m'étouffais ?... Vois donc, je te brave... Prends-moi donc à la gorge... Tu vois , je m'offre à tes doigts crochus ... Tu as peur? Tu es donc un lâche ?... Exécute ta menace si tu es un homme ! ... Tu ne veux pas? Tu frémis ?... Mais ta colère t'accule à te taire , vieille bête !... Ah! pourquoi donc disais-tu que dans tes veines coulait un sang généreux ? Je t'insulte... Je te prédis que ton Jacquot ne vaudra rien qui vaille... Catin' comme sa mère et vil comme son LA MORPHINE 337 père... Étrangle-moi donc ! Tiens , je me sacrifierais même pour un aussi parfait triomphe. J'aurais fait de toi un assassin... Et, pendant que ta bru irait à l'orgie à laquelle, maintenant, elle est irrémédiablement condamnée , toi tu irais porter ton cou de taureau à la lunette de la guillotine. Il y a des clairs de lune blafards pour les vicieuses ; il y a des clairs de lune rouges pour les forbans comme toi ! Eh bien, ta menace est vaine?... Tu te tais ?... Tu ne t'agites pas, grande machine brutale ? Eh bien, je m'en vais, triomphatrice , ivre du dégoût que tu m'inspires, fière de t'avoir ainsi assailli de sarcasme, plus fière encore d'être une femme telle que moi , à force d'être dégoûtée du spectacle quetu m'offres , car, si jamais un être humain, quel qu'il soit, me disait la dixième partie de tout ce que je t'ai lancé dans les oreilles , chez moi, avec l'air de raillerie que j'ai sur le visage, je l'aurais mordu à la gorge et étranglé avec mes dents, comme les chiens, la nuit, étranglent les gueux perdus sur les chemins... Adieu ! adieu ! adieu ! Ma moisson était mûre et ma récolte est faite . Je m'en vais parce que je n'ai plus rien à faucher ici... Il n'y a plus que des chaumes... Elle sortit en riant aux éclats . Ses rires retentirent encore durant tout le temps qu'elle mit à franchir le jardin, de la maison à la grille... Ce fut un roulement de voiture... Le diable s'en allait... Vautour écouta le grondement de la voiture sur la chaussée... Il poussa un gros soupir... Des gouttes de sueur roulaient 338 LA MORPHINE sur son front... Alors , il se dressa . L'homme formidable se redressa ! ... Il comprit qu'il était toujours puissant comme un taureau... Il ne craignit pas d'avoir eu peur. Quelques instants , il réfléchit ; puis , avec une gravité infiniment belle , avec une majesté d'homme sûr d'avoir accompli son devoir, lentement, il prononça ces mots : Vautour, c'est bien. Je te félicite d'avoir su brider ta colère . C'est beau d'être aussi formidable contre soi-même... Mais, Jacquot ! si tu n'avais pas été là ! Si tu n'avais pas existé ! ... - Il sortit du salon en murmurant : Il faut que j'aille l'embrasser, mon petit gars... Je lui dois bien cela! Malgré la confiance qu'elle affectait d'éprouver, malgré la fausse amitié qu'elle lui témoignait sans cesse, Thérèse avait caché à Blanche son dernier projet qui, s'il réussissait, devait être le commencement d'une autre vie. Parmi les débauchés qui fréquentaient sa maison, Thérèse avait été frappée du profond air de tristesse qui rayait de plis indélébiles le visage du comte Noël de la Douzille . Il avait été conduit chez elle et lui avait été présenté par la comtesse de Gouesdres, cette morphinomane et lesbienne qu'un vol de perles commis en son nom chez un bijoutier de la rue de la Paix avait conduite en correctionnelle et qui avait dû son acquittement à l'engagement formel pris par sa mère de désintéresser le bijoutier. Noël de la Douzille traînait lamentablement sa quarantaine , glabre et dis- LA MORPHINE 339 tinguée, aux trousses de la comtesse de Gouesdres. On disait que celle-ci , décidée, enfin, à accepter le divorce que réclamait son mari , avait promis à Noël de la Douzille , ruiné par le jeu, la fête et les vices , de l'épouser. Malgré son conseil judiciaire, elle apportait encore suffisamment de rentes pour séduire ce dernier. Thérèse, aussitôt, avait remarqué l'indifférence du comte Noël pour toutes les insanités commises devant ses yeux; il assistait aux pires orgies, mais de loin ; il ne les partageait pas. Il escortait la comtesse de Gouesdres, c'était tout. Or quelle était la suprême ambition de Thérèse ? Se marier. Il ne fallait pas qu'elle songeât à chercher le mari_ailleurs que dans un monde de tarés . La Douzille marquait beau ; il avait l'aspect des êtres doux ; il serait sa chose ; elle serait la maîtresse . Insensiblement, elle s'approcha du comte. Elle imita sa réserve. Elle se posa en dilettante qui s'amuse à contempler les fous et les folles sans vouloir les imiter dans leur démence. Avec une incontestable habileté, elle détruisit ce que la comtesse de Gouesdres pouvait avoir d'intéressant, malgré qu'elle l'accablat de flatteries ; elle parla d'elle-même en exprimant quel dégoût elle éprouvait de sa vie; elle ne craignit pas de faire sonner le chiffre de ses rentes ; elle fit le plan de l'avenir qui serait le sien château en province, au milieu d'un grand parc, la chasse, le repos, l'oubli du passé, l'oubli de soi-même dans un monde qui l'ignorerait et de qui elle s'efforcerait de rester toujours inconnue ; peut-être arrivele 340 LA MORPHINE rait-elle à associer à cette existence l'existence d'un brave homme, aussi avide qu'elle l'était de tranquillité et de relatif bonheur. Elle parvint à lui inspirer de la répulsion pour celle dont il était le chaperon peu considéré. Elle réussit, surtout, à décider Noël de la Douzille à lui faire visite lorsqu'elle pourrait causer seule avec lui , loin des turpitudes de leurs amis communs . Et, un beau jour, -oh! ce fut très délicatement obtenu la Douzille lui demanda si elle n'accepterait point de réaliser ses ambitions en sa compagnie. Thérèse se tint sur la réserve ; il ne fallait pas qu'elle montrât trop d'empressement afin que Noël manifestât plus de hâte. Il se brouilla avec la comtesse de Gouesdres qui, un après- midi , dans une crise d'excitation morphinique, injuria Thérèse parce qu'elle lui avait volé son ami. Thérèse la pria de sortir de chez elle ; Noël de la Douzille, lui, resta. Ce fut la dernière réception de Thérèse dans son hôtel de verdure de la rue de Lubeck. Et un mois plus tard , l'hôtel était mis en vente. Elle avait acheté, entre Angoulême et Poitiers , un splendide domaine ; Thérèse serait la châtelaine . Avant de quitter Paris , dans la plus stricte intimité, fut célébré le mariage du comte Noël de la Douzille avec Mlle Thérèse Duchemin. Or, un matin, Vautour reçut une lettre du Poitou; l'enveloppe était cachetée de cire sur laquelle une couronne comtale et des LA MORPHINE 341 armes étaient gravées . Il ouvrit l'enveloppe ; la lettre était signée « Comtesse de la Douzille » et contenait simplement ces mots : « Je suis ravie, cher monsieur, de vous << faire part, ainsi qu'à Blanche, votre chère « fille, du bonheur qui persiste à tomber << sur moi. Je vous annonce donc mon << récent mariage avec un des plus nobles << gentilshommes de France. Sijamais vous « passez dans notre pays et si vous avez « le désir de contempler, de vos yeux, la << gentille comtesse que je suis devenue , << vous me ferez le plus grand plaisir et je << vous réserve le meilleur accueil au châ- << teau. N'oubliez pas d'embrasser cette << pauvre Blanche pour moi, ainsi que le << Jacquot que vous adorez, et recevez pour << vous, cher monsieur, l'expression de mes << plus doux souvenirs » . Le vice triomphe ! dit Vautour. O justice humaine ! ... O justice de Dieu ! En sera-t-il donc toujours ainsi ? Pauvre vieux Vautour ! Mais oui, il en est toujours ainsi ; la bonté, la noblesse des sentiments , la pureté du cœur servent de litière au vice, souverain maître du monde. L'épine se replie pour étouffer la fleur ; la mauvaise herbe pousse vigoureuse pour étreindre le froment et coucher ses épis sur le sol ; l'émouchet atteint le plus haut du ciel pour fondre sur le nid d'alouettes que son regard perçant a découvert et se repaître des petits vêtus à peine de leurs premières plumes ; le bandit, par une nuit profonde et tandis que le vent ploie les 342 LA MORPHINE arbres qui geignent, attend sur la route le passant qui, joyeux, pense à sa famille , aux baisers qui l'accueilleront, aux cris de joie qui salueront son retour au foyer... Il tonne... des nuées opaques courent dans le ciel insondable... des éclairs éblouissants rayent l'amoncellement des nues ; soudain, en même temps qu'un éclair fulgurant incendie la nuit, un épouvantable coup de tonnerre retentit... le voyageur tombe, la foudre l'a tué... ; et, de là-bas, de l'arbre derrière lequel il était caché comme un fauve à l'affût , le bandit apparaît, accourt, il se baisse, le couteau à la main, il vide les poches du malheureux... il ferme son cou- teau inutile et le rentre afin de fouiller mieux à son aise... et il s'en va , en sifflant , en souriant, regardant avec impudence le ciel dans lequel les éclairs brillent et le tonnerre roule avec fracas... ; le foyer, là-bas , attendra dans l'anxiété , toute la nuit et aussi le lendemain , jusqu'à l'heure où , sur une charrette, on ramènera le corps carbonisé... O Dieu juste, pourquoi celui-ci ?... Qu'avait-il fait ?... Est- ce que tes mains qui manient les foudres célestes sont aveugles ? Sont-elles méchantes ? Est-ce une incompréhensible leçon ? Ou bien , Dieu ! es- tu le complice des crimes qui rougissent les poignards assassins ?... Pauvre vieux Vautour !... Ne pense pas, ne réfléchis pas, ne blasphème pas c'est toujours ainsi que les événements s'accomplissent. La vertu est une faiblesse, l'honnêteté est un mensonge ; le vol et le crime sont les meilleurs moyens LA MORPHINE 343 de parvenir. Ne te fais pas aimer ; fais-toi craindre. Ne t'apitoie pas sur le malheureux qui tremble et supplie, mais frappe à tour de bras . On te salue avec soumission ; détourne la tête avec insolence. C'est le plus rapide chemin de gagner l'admiration et l'estime de tes semblables . Si tu ne fais pas cela, si tu te condamnes à rester bon, doux, probe, vertueux, fier, loyal, si tu persistes à te griser du mot honneur que tu as gravé sur ton front, si tu refuses d'être un coquin, on t'accusera de lâcheté ou d'imbécillité . L'ignominie est une parure ; le vice coud du galon ; l'abjection tisse une renommée qui n'est pas toujours vaine. Quels espoirs fondes-tu sur la simplicité et la noblesse de ton âme ?... Vieille bête ! ô vieille bête ! que fais-tu , là, des heures, en contemplation devant l'être chétif que tu as adopté et à qui tu apprends à compter, à qui tu enseignes l'écriture , dans la mémoire duquel tu burines, à force de patience, des lois humaines et généreuses ? Pourquoi fatigues-tu ton corps qui se plie vers le sol où tu plantes des arbres dont tu ne verras peut-être pas les feuilles , où tu greffes des rosiers dont tu ne verras pas les premiers boutons, ou tu sèmes des gazons qui ne seront jamais pour toi des pelouses? Pourquoi ne t'ensevelis-tu pas dans le suaire riant de l'égoïsme ? Pourquoi ne te contentes-tu pas de jouir, pleinement, des heures qui te restent à vivre ? Pourquoi tant d'inquiétudes ? Pourquoi nete moquestu pas de tout ? Aurais- tu la naïveté, vieux bonhomme sublime et sot , de croire encore 344 LA MORPHINE dans les promesses des livres saints qui réservent au juste la récompense d'un paradis indéfini , que personne n'a jamais vu, que nul n'a jamais décrit, où ton âme rayonnera dans la personne d'un ange chéri de Dieu ? Crois-tu aux ailes blanches des anges ? Crois-tu aux fleurs immortelles du jardin des délices éternelles ? Crois-tu seulement dans l'existence de ton âme? L'as-tu sentie ? A-t-elle parlé ? As-tu foi dans le rayonnement des archanges assis à la droite de Dieu? Les as-tu entrevus, armés du glaive flamboyant, le front serein , les yeux clairs , la bouche grave ?... Prends garde, vieux fou ! Si l'on te trompait ?... Si l'on t'avait menti ?... As-tu songé aux déceptions qui te sont réservées ? As-tu seulement l'idée des regrets inutiles que tu ressentirais ? Oh! croire en Dieu !... Cher vieux fou, tu le veux ?... Mais , alors , Vautour, qui n'avait rien dit , qui n'avait pas fait un seul mouvement, laissa tomber ces mots de sa gorge brûlante d'inquiétude : -Si je ne crois pas en Dieu, je crois dans ma conscience et dans ma propre volonté. J'aime mieux être une bête qui lèche qu'une bête qui mord... C'était la fin du printemps. Le mois de mai s'achevait dans une débauche de fleurs . L'air sentait bon. On aurait dit qu'il contenait encore les parfums des lilas défleuris pourtant. Où vont les senteurs des fleurs mortes? Blanche, depuis quelques semaines, a repris son aspect de jeunesse ; malgré la LA MORPHINE 345 robe de deuil, son visage n'est pas trop pâli . Elle accourt, tenant Jacquot par la main. Ils ont joué à cache- cache à travers les arbustes des massifs . Lorsque Jacquot voit son grand-père, il abandonne la main de sa mère et vient de toute la force de ses petites jambes se précipiter dans ses bras . Le vieillard s'empare du petit , l'enveloppe de ses grands bras, le serre contre son cœur, puis l'emporte vers le tableau noir dressé sur un chevalet, sous le gros marronnier qui donne le plus d'ombre. C'est l'heure de la leçon quotidienne. Grand-père va jouer au maître d'école . Il pose ses lunettes sur son nez... Deux et deux ? dit- il. Quatre, répond Jacquot Dix et dix? Vingt, répond Jacquot. Pendant ce temps-là , Blanche est seule. Elle est allée s'asseoir, là - bas, au fond du jardin, sur le banc qu'affectionnait Raoul et où il a vécu ses derniers jours . Elle pense. Elle rève. Un puissant ennui l'accable. Les jours lui semblent démesurément longs ; les nuits sont pour elle bien plus longues encore. C'est en vain qu'elle essaie d'intéresser son esprit à la lecture des livres à la mode, que les journaux, chaque matin, annoncent comme des chefs- d'oeuvre ; les romans l'ennuient parce qu'ils ne lui donnent pas l'expression de la vie , parce qu'ils ont été écrits par des gens qui n'ont pas souffert et n'ont pas vécu . Elle s'ennuie. Malgré qu'elle s'en défende , elle se sent devenir la proie d'un irrésistible éner- 346 LA MORPHINE vement. Elle devine qu'elle marche à la neurasthénie. Son fils qui pourrait la consoler ne lui appartient plus . Vautour l'a pris, et s'il la garde, elle , c'est par charité . Il ne lui parle que pour dire des banalitės ; il ne lui fait pas partager les joies que Jacquot lui procure. Il a dit qu'il retirait l'enfant à la mère indigne ; et, parce qu'elle se sent indigne, elle n'a pas osé protester. Elle souffre sans souffrir assez pour pleurer. Elle est la proie du silence. Elle est la volontaire recluse de ce jardin qui a été si longtemps la prison de Raoul . Elle ne veut pas encore franchir la porte du jardin. Elle a peur de rencontrer, là , sur l'avenue, soit un homme, soit une femme qui fut complice des orgies que présidait et qu'organisait Thérèse. A-t-elle des regrets ? Elle revoit, souvent, devant ses yeux qui fixent le gazon des pelouses , défiler les fous et les folles dans des enlacements insensés, ivres de baisers, ivres de vins , surexcités par l'éther ou la morphine….. Ah ! la morphine !….. La morphine, c'est une petite seringue qui donne le bonheur... C'était si amusant dans ce temps-là ! Elle voudrait sourire au souvenir des lèvres qui se traînaient sur son corps dévêtu . Elle a une très vague impression du mal bienheureux que procure une morsure d'amant... Ah ! les flots de volupté qui roulaient sur elle et la roulaient dans le spasme sublime ! Ah ! les sanglots éperdus qui contractaient sa gorge tandis qu'elle se tordait dans des jouissances qui la faisaient crier à la mort! Ah! aussi , et surtout peut-être , les enlacements bizarres LA MORPHINE 349 et pervers de bras doux et parfumés qu'elle ne connaissait pas toujours et qui la ravissaient d'extase !... Blanche frissonne ; ses yeux se sont ombrés d'une fugitive beatitude, un rapide frémissement a secoué ses reins , un désir de caresse la pénètre, elle voudrait se donner, elle voudrait s'offrir , et, soudain , énervée, ne pouvant plus tenir en place, ne pouvant plus résister au besoin mystérieux qui l'envahit, pour quelques minutes, elle quitte le banc où, tout à l'heure , elle re- viendra s'asseoir, et monte s'enfermer dans sa chambre... Elle reparaît, Blanche ; ses paupières sont cernées , la bouche est plus rouge , le visage est coloré d'une mystérieuse fièvre . Lentement, avec une sorte de paresse angoissante, elle regagne le banc où , seule, elle est toujours assise ; elle ouvre un livre n'importe où, ses yeux lisent n'importe quoi , sa pensée vagabonde sans qu'elle sache où... et, quand on vient la prévenir que « Madame est servie et que Monsieur l'attend pour se mettre à table » , elle se lève, et marche vers la maison. Durant une longue demi-heure, elle sera en face de Vautour qui s'amusera, lui , à faire manger Jacquot et lui enseignera déjà comment un garçon qui va bientôt avoir cinq ans doit se tenir à table. Vautour est effroyable de froideur et de mépris ; cependant, elle ne le hait pas. Elle veut qu'il ait raison. Elle l'aime moins qu'elle l'admire. Il lui fait peur. Sans cesse Blanche rumine toutes sortes 20 350 LA MORPHINE de projets. Le temps qui passe ne la console pas. C'est que l'été vient ! Moins de bruits qu'auparavant pénètrent dans le jardin qui devient de plus en plus un jardin de couvent où ne survivrait plus qu'une seule religieuse. Depuis des jours et des nuits , elle souffre d'un mal étrange qu'elle ne peut pas s'expliquer à elle-mème. Ça la tient partout, dans la tête , dans les membres, dans le corps. En vain s'est-elle efforcée d'avoir des penséesjoyeuses ; en vain a-t-elle voulu faire passer devant ses yeux le défilé des débauches d'autrefois ; en vain a-t- elle caressé ses seins , si blancs, si fermes, où les roses ont pâli n'ayant plus de baisers ; en vain a-t-elle promene ses mains sur le satin de ses bras et de ses épaules qui n'ont plus, depuis longtemps , aucune trace de morsures voluptueuses. Rien n'est venu. Le silence de la vie a plongé dans le marasme ses sens , lassés d'avoir appelé inutilement de vrais plaisirs . Ils semblent énervés des joies factices que procurèrent de maladives caresses. Ils dorment, les sens de cette jeune femme si belle et vibrante, qui n'a plus d'amour et qui s'attriste de plus en plus dans le linceul de sa robe noire de veuve . C'est la nuit. Dans la petite maison , tout le monde est endormi. Seule , elle veille . Elle s'est levée ; elle allume une lampe. Elle est nue. Dans une glace, elle regarde sur ses bras et sur ses cuisses quelques taches brunes arrondies , les unes à côté des autres. Ces taches brunes qui ne veulent pas LA MORPHINE 351 . disparaître marquent les places des piqûres de morphine. Depuis la mort de Raoul, elle n'a pas ouvert même la petite trousse qui contient la seringue et le fameux flacon vide dans lequel Raoul a pris sa dernière injection. Là, dans un tiroir, toujours fermé à clé, dans un tiroir de son armoire, il y a cette trousse. Là, également, se trouve le flacon plein de solution de morphine que Vautour alla chercher... le fameux soir... Tremblante, ayant conscience qu'elle va mal faire , sentant qu'elle accomplit une mauvaise action , ayant même envie de pleurer parce qu'elle ment à des serments qu'elle avait juré de respecter, elle ouvre le tiroir, prend la seringue, puis le flacon, les pose sur la table, laisse la lampe allumée, et regagne son lit où elle se couche : La tête sur l'oreiller, elle fixe la seringue Pravaz et le flacon de morphine. Si je m'endors, pense-t-elle , je ne me piquerai pas. Mais, si je ne dors pas... tant pis ! A distance, l'instrument et le poison semblent la fasciner ; elle s'en grise ; elle subit la puissance formidable qui s'en dégage. Ils sont l'oubli , ils sont la joie, ils sont le repos, ils sont le sommeil ... Ah! dormir !... oui , fermer les yeux pour tout de bon, ne plus penser à rien, ne plus être à la merci des hallucinations maladives, n'avoir plus de désirs... Ah ! tout... mais que cette chair repose, enfin ! ... Ils sont là... non pas à portée de sa main... C'est là-bas, sur la table. Pour les saisir, il 352 LA MORPHINE faut plus qu'un mouvement; il est nécessaire qu'elle se déplace tout entière, qu'elle se lève, qu'elle marche... Elle ferme les yeux, elle les garde longtemps fermės, mais , à travers ses paupières , elle voit tout de même la seringue et le flacon de morphine. Elle sent bien, sans doute, que ce sont des ennemis ; elle comprend tout le danger qui la menace... Un instant, elle a envie de bondir hors du lit, de saisir le poison et le bijou qui le fait pénétrer sous la peau, de tout jeter par la fenêtre sur le perron de pierre où ils se briseront... Ah ! fuir cette tentation ... Elle ne veut pas bondir hors du lit... Elle veut s'endormir... Elle croit que le sommeil vient... Comme elle est sage dans son immobilité! comme elle est belle dans sa fièvre inclémente ! ... Elle entr'ouvre ses paupières, l'éclat de ses yeux glisse entre les cils , on dirait de minuscules clairs de lune... -Je ne peux pas dormir, murmure-t-elle.. Ce n'est pas ma faute... Je l'ai dit... Et puisque je ne peux plus dormir... Et puisque je souffre... Où donc ai-je du mal ?... Par- tout... Elle saisit fébrilement la seringue , elle débouche le flacon ... Cinq centigrammes ! ... Elle pose un pied sur une chaise, elle se penche, et sur le côté de la cuisse, là où sont restées les traces des piqûres passées , elle pince la peau, la soulève, enfonce l'aiguille , fait une grimace à la passagère douleur éprouvée, donne l'injection ... Immėdiatement, ses yeux s'illuminent d'un feu nouveau... Un immense bien-être envahit tout LA MORPHINE 353 son corps... Ses douleurs disparaissent... Elle sourit... Elle se croit heureuse ! ... Elle se dit heureuse... Et elle est certaine qu'elle dormira, tout à l'heure , dès qu'elle sera couchée, dès que la lampe sera éteinte... Elle monte au lit, dispose l'oreiller pour une longue nuit de repos, éteint la lampe, pousse un soupir de satisfaction, et aussitôt elle s'endort. O morphine ! Effroyable poison ! ... Douce chimère ! Divin mensonge ! ... Omorphine !... Et c'était le commencement d'une fin lamentable ; c'était le premier coup de pioche qui heurte les murs destinés à ne devenir qu'un monceau de pierres informes ; c'était la menace qui ne pardonne pas à la beauté qui promettait tant ; c'était une goutte de bonheur d'où devait naître le fatal désastre. Pauvre Blanche ! aujourd'hui , c'était pour dormir ; demain, encore, ce sera pour dormir; puis, ce sera pour ne plus souffrir ; puis, ce sera encore pour rêver ; puis, enfin , ce sera sans motif, sans raison... Ce sera parce que tu seras une morphinomane, et qu'une morphinomane est l'esclave du poison-dieu. Et, comme Raoul, plus tard, tute réfugieras sur le banc du jardin , là-bas , dans l'ombre et le silence , pour y cuver ton ivresse lamentable, comme une loque qui attend, espère et redoute le spasme qui t'emportera. Car, maintenant , tu es la possédée. Ah ! pourquoi donc est- il revenu le souvenir de ce poison ? Pourquoi te l'a-t- on fait connaître, ce poison?... Pourquoi , ses bienfaits , ses illusions de bienfaits, les connais-tu ?... Abandonnée à ton vice , avec 354 LA MORPHINE l'indifférence qui sera observée autour de toi, tu es condamnée à la déchéance ! Hier, tu étais une jolie femme et tu rêvais d'amour! Hier, tu maudissais ce mari incapable de te bercer dans ses bras ! Hier, tu étais la débauchée insatiable et tu donnais tes chairs à mordre, à baiser, sans regarder quelles dents mordaient ou quelles lèvres baisaient ! Hier, tu étais une femme qui pouvait espérer encore dans la clémence de l'avenir... Maintenant tu n'es plus qu'une morphinomane vouée à l'hébétude en attendant l'idiotie ou la folie ; tu n'es plus rien , presque plus rien ; tu fais partie d'une trinité méprisable et triste , la seringue , la morphine et toi ! Pauvre Blanche ! Et tu fus une femme... Et tu n'as pas attendu ton épanouissement ! ... Tu meurs à la vie ! Tu te voles aux réelles joies de la vie... Et tu n'as pas trente ans ! ... X Maintenant, Jacques , tu es un homme. Seize ans! J'ai eu seize ans aussi, moi, mon petit. Et, aujourd'hui même, tu m'as souhaité le soixante- seizième anniversaire de ma naissance ! Soixante-seize ! Je dois , n'est-ce pas, te paraître bien vieux ! Je suis si blanc Mon corps est voûté……. J'ai l'air de promener un dome sur mes épaules ... Ma parole! Je suis gai aujourd'hui , et je me sens une âme d'enfant ! Dame! ce n'est pas étonnant, petit... J'ai seize ans... comme disaient, autrefois, les vieilles gens qui trouvaient que soixante- seize était trop difficile à dire... Tu ne saurais deviner combien je suis heureux ! Je suis si fier de toi...! Tu entres dans la vie , j'en sortirai bientôt... Oh! ce sera avec regret, va, mon petit, parce que j'aurais voulu que mes yeux qui sont devenus gris te suivissent longtemps….. Comme tu es beau! Comme tu es fort !... Tes bras sont déjà musclés comme ceux des dieux de marbre que nous ont laissés 356 LA MORPHINE les antiques. Ah ! j'ai voulu fermement que tu sois armé pour la vie , vois-tu ? Quandun homme est robuste et qu'il a du cœur, il peut conquérir le monde. Tu es orgueilleux, il faudra que tu respectes , toujours , le sentiment d'orgueil qui est en toi ; un homme qui n'a pas d'orgueil est destiné à commettre les pires bassesses et à subir les plus viles blessures. N'oublie jamais que le premier devoir humain, c'est là clémence et la bonté ; mais ne sois jamais faible . Quiconque te frappera, frappe-le deux fois ; ensuite, pardonne et aide. Quiconque te fera du bien méritera que tu lui rendes trois fois le bien que tu auras reçu de lui ; puis , n'oublie jamais un bienfait a sa place, éternellement, dans la mémoire. Sache encore que ceux qui ne se vengent pas du mal qui leur est fait sont également incapables d'avoir de la reconnaissance envers ceuxlà même à qui ils devraient la vie. N'aie jamais de rancunes ; cela avilit l'esprit et le cœur; règle tes comptes immédiatement. Fais le bien avec modération ; n'accomplis jamais le mal pour le seul plaisir de l'accomplir. Sois brave, mais sois prudent ; la témérité est un vice qui n'est souvent qu'une lâcheté . Rien au monde ne doit être plus précieux que la vie ; ne la gaspille pas en vain ; non plus, n'en sois pas avare. La vie est une table bien servie où chacun est invité ; ne te prive pas, n'abuse pas . Il faudra sans cesse que tu saches que tu es Français ; la France est le plus beau, le plus noble, le plus riche et le plus généreux pays de l'Univers . Je t'engage à connaître LA MORPHINE 357 ton pays ; si je n'étais aussi vieux, si je n'avais pas conscience que je ne suis plus bon qu'à rester à la niche , je t'aurais accompagné partout, nous aurions visité ensemble les belles villes et les somptueuses campagnes de France. Tu partiras seul... Tu feras seul ce voyage... C'est par là qu'il faut commencer, Jacques, parce que, plus tard , n'importe où tu pourras aller, tu pourras dire ce pays n'est pas aussi beau que ma France ; mais , pour cela, il est indispensable que tu ne te fies pas seulement aux livres . Vois toi-même et vois bien. Les hommes de mon temps , dès qu'ils avaient ton âge, partaient sur le tour de France ; quelques écus en poche, un baluchon au bout d'un bâton, ils marchaient, des années entières , le long des routes. Ils apprenaient à estimer leur pays et ils étaient bien obligés de l'aimer, eux, quand ils le connaissaient...! Plus tard, ceux de l'âge de ton défunt père , ne nous valurent pas , parce qu'ils étaient nés ou avaient grandi dans une période de tristesse et de deuil . A cinq ans, ils n'osaient pas jouer aux billes ; à dix ans , ils ne savaient pas rire ; à vingt ans, ils ne surent pas aimer; plus tard, ils ne surent pas vivre. Nous avions eu à supporter l'horreur d'une guerre terrible ; la France avait été vaincue on l'avait trahie . Car, Jacques, à moins qu'elle ne soit lâchement trahie , la France ne peut pas être vaincue ! Ces fils de la défaite, comprends bien, sucèrent un lait amer, un lait douloureux, un lait de honte ; le vainqueur avait pris deux provinces et exigé des milliards ; 358 LA MORPHINE nous étions devenus pauvres ; nous étions meurtris... Il fallut trente ans pour que les plaies se cicatrisassent, mais, quand même, il en restait toujours la marque. Ces enfants , en devenant des hommes, furent de mauvais hommes ; ils n'eurent jamais en eux la confiance que possèdent seuls ceux qui sentent qu'ils sont forts . C'est qu'ils étaient réel ement faibles. Tout le pays avait été malade... Ah! que la convalescence fut longue! « C'est fini, toi et ceux de ton âge, voilà la couche nouvelle ! Vous êtes l'espoir de l'avenir ! Vous êtes vigoureux et vaillants ! L'orgueil étincelle dans vos yeux. La foi en vous illumine vos fronts et fait battre vos cœurs. L'herbe a repoussé où les Barbares avaient passé, traînant l'incendie et le pillage à leurs trousses. Les villes se sont rebâties. Les rues se peuplent de statues de héros . L'enthousiasme chante. La France est redevenue la France ! Gamins de seize ans, hommes de demain, vous portez la France dans vos mains et dans vos cœurs, et ce beau pays de gloire et de splendeur, d'art et de liberté, est votre chose, est votre bien, parce que c'est vous-mêmes qui êtes ses défenseurs, son soutien, son piedestal, sa fortune. C'est votre sang reconstitué , tout le sang qui coule dans toutes les veines des hommes et des femmes -comme les fleuves, les rivières et les ruisseaux qui mugissent, chantent ou gazouillent entre leurs rives verdoyantes -oui, tout le sang de votre chair frissonnante constitue l'orgueil et la vraie richesse de la France. Reste un Français , partout, toujours ! Cependant, n'oublie pas, LA MORPHINE 359 Jacques, que tu es un homme et qu'il y a des devoirs à remplir envers l'humanité tout entière. Les races humaines qui peuplent le globe, pour être ennemies souvent, n'en sont pas moins des sœurs entre elles . Ouvre ton cœur et ton cerveau aux larges conceptions des philosophes qui tenteront d'abolir les inimitiés entre les peuples les plus contraires il y a des utopies qui sont absurdes, un temps, et qui sont belles, un autre temps, lorsqu'on parvient, peu à peu, après de louables et inlassables efforts, à les amener plus près de la vérité, c'està-dire plus près de la réalisation . D'utopies insensées , dignes de fous , sont nées souvent les plus grandes choses, les plus sages, les plus nobles ! Chaque soir, avant de t'endormir, donne quelques minutes de pensée à toi-même et cherche comment tu pourras devenir, le lendemain, meilleur que la veille . Tu es déjà savant ; toutefois , ne manque pas une occasion de t'instruire . Écoute les hommes qui parlent avec intelligence ; écoute aussi les sots : c'est le seul moyen d'apprendre à distinguer les uns des autres . Sois ambitieux, sans t'abaisser jusqu'à l'envie . Sois honnête, sans sacrifier jamais tes intérêts et tes droits. << En tous lieux, en toutes circonstances , sois respectueux de la femme ; chaque femme est l'image d'une mère ou d'une sœur. Sois vertueux sans pruderie hypocrite. Use de ta jeunesse quand ta jeunesse réclamera de l'amour, mais ne sois pas pervers . Fuis les débauchés qui sont tous méprisables, parce que les débauchés sont, le plus souvent, 360 LA MORPHINE malgré qu'ils soutiennent le contraire, des impuissants. En somme, sois un homme vrai, sincère, loyal, travailleur , honnête, bon, généreux, fier, ferme et fort. Interroge toujours ta conscience avant toute action. Ne rends jamais le bien pour le mal ; sois reconnaissant à qui t'aidera. Sois de ta race, sois homme de France. Produis pour ton pays à qui tu dois une somme de toi-même. Ne sois jamais un paresseux, car tu serais un parasite Celui qui ne produit pas , quoi qu'il produise, est un inutile qui mange un pain auquel il n'a pas droit; il vole l'humanité . >> A ces mots, Vautour se leva ; Jacques , aussi, se mit debout. Sur le visage du jeune homme, se dessinait une expression nouvelle ; dans son regard, il y eut une subite clarté , grave et riante ; il fronça les sourcils et sa bouche eut un sourire . - Père, dit-il , j'ai compris . Alors, Vautour passa son bras sous le bras droit de son fils : Viens, murmura-t-il , mon fils . Après quelques pas, ils s'arrêtèrent. Ce marronnier, dit Vautour, je l'ai planté quand tu n'avais qu'un an. Vois comme il est venu ! Il te ressemble, il est fort comme toi. ✔―lls allèrent plus loin : Tu ne te souviens plus du temps où tu te roulais sur la pelouse, là , au milieu... Non, répondit Jacques... Cependant, je me rappelle très bien d'y avoir couru, à LA MORPHINE 361 cheval ; c'était un cheval qui avait des roues... Il était blanc ... Ici , reprit Vautour, j'avais dressé un tableau noir sur un chevalet ; je t'y enseignais à écrire, à compter, à lire... Là- bas , ce banc... -- Le banc où maman aimait à s'asseoir... murmuraJacques... Et celui où j'aime à me reposer... Ce banc te reverra, plus tard , quand tu voudras penser à nous. A ton tour, tu y viendras seul. On a toujours été seul sur ce banc . Pauvre maman ! gémit Jacques qui baissa le front pour cacher une larme que sa volonté ne put retenir. - Lève la tête, mon garçon ! Lève la tête ! ... Un homme doit toujours lever la tête, quand un souvenir de sa mère le fait pleurer. Pleure, pleure, mon enfant! Ces larmeslà me sont la douce garantie que tu pleureras sur moi, aussi, plus tard. Aux doux souvenirs, aux tendres souvenirs , sois assez fort pour ne pas avoir honte de l'émotion qui étreint ton cœur. Une mère mérite toujours qu'on la pleure , petit ! Mais, c'est assez : je suis heureux de l'épreuve. Ne continuons pas davantage le pèlerinage….. D'ailleurs ... écoute... C'est une voiture ... c'est une voiture qui s'arrête à la porte... La voix de Vautour tremblait. Il eut un haut-le-corps qui fit vibrer toute sa carcasse fatiguée par les ans... C'estune voiture , en effet, dit Jacquot, un omnibus de chemin de fer... On doit s'être trompé... 362 LA MORPHINE Non, mon fils , non, on ne s'est pas trompé. Elle est bien pour chez nous... Il prit Jacques dans ses bras et l'embrassa avec une tendresse infinie : Petit, voilà ma dernière leçon : je ne veux pas que tu grandisses au contact de ma décrépitude ; maintenant, je ne puis plus te servir à rien . Prends ton vol ! Fais comme l'oiseau qui abandonne son nid et sa mère, dès qu'il a des plumes assez fortes pour le porter, dès qu'il n'a plus besoin de la becquée maternelle. Tu es prêt pour la liberté . Si j'agissais autrement, si je te gardais près de moi, je ne serais qu'un vieillard égoïste. Et je veux que tu m'aimes... Il resserra l'étreinte , et ses lèvres sur le front de Jacques , il dit encore: Depuis plusieurs semaines, j'ai préparé moi-même ton voyage. Ta malle est faite. Tu peux te fier à moi ; ne l'ouvre qu'à la première étape . Mes vieilles mains tremblantes ont arrangé tout ce qu'elle contient, le mieux qu'elles ont pu. Le grand-père a voulu jouer à la mère... j'ai fait de mon mieux, mon enfant ! J'ai, encore, rempli de billets un portefeuille ; il est dans une poche de ton manteau, je l'y ai glissé tout à l'heure... Maintenant, si tu veux faire un grand plaisir à ton vieux grand-père, pense à lui écrire, souvent... Pour commencer, mon petit, je t'engage à parcourir la Touraine, c'est le coeur de la France. Jacques, infiniment ému , sanglotait. Ne pleure pas, petit... Aie pitié de moi, ne pleure pas, pas encore... LA MORPHINE 363 La malle était chargée sur la voiture ; une vieille domestique s'était approchée, tenant d'une main un joli sac de voyage neuf, et portant sur un bras le manteau de Jacques. Cher enfant ... cher enfant... Je t'attendrai , l'an prochain... , dans un an juste... Je veux vivre encore un an pour que tu me souhaites encore cet anniversaire -là ... Alors, tu seras un homme, tu auras grandi, tu seras plus beau ... Tu pourras t'envoler pour tout de bon à travers le monde... Et moi, alors, heureux, fier , assez vieux, cette fois , je pourrai mourir ... Ce fut un long baiser . Le vieillard ne pleurait pas, son petit-fils ne pleurait plus. L'un partait pour la vie ; l'autre avait une année pour creuser sa tombe. Un fouillis de grelots... un bruit de roues, des chevaux qui démarrent... un coup de fouet... L'oiseau s'envolait. Alors, lentement, ne retenant plus ses larmes , Jacques Vautour alla s'asseoir, làbas, sur le banc, dans l'ombre ... Il y demeura, solitaire , jusqu'à la fin du jour, jusqu'à ce que le soleil , un large et puissant soleil de juin, s'inclinât sous l'horizon ; puis, lentement toujours , il dirigea ses pas vers la maison. Sur le seuil, un instant, il s'arrêta ; et, à mivoix, il prononça, comme une prière : -Puisse-t-il devenir l'Homme ! Pourvu que ce soit un Homme, malgré le sang qui coule dans ses veines , malgré le sang qu'il a hérité de ceux qui l'ont engendré !... Moi, j'ai accompli mon devoir... 12854. - L.-impr. réun. , rue Saint-Benoit , 7. — MOTTEROz, dir. wwwww ...



PQ 2235 .D68 .M68 La morphine : C.1 Stanford University Libraries 3 6105 036 466 907 DATE DUE DEC 30 1981 PQ 2235 DE

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