La Chronique du temps de Charles IX  

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"Je n’aime dans l’histoire que les anecdotes, et parmi les anecdotes je préfère celles où j’imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères à une époque donnée. Ce goût n’est pas très noble ; mais, je l’avoue à ma honte, je donnerais volontiers Thucydide pour des mémoires authentiques d’Aspasie ou d’un esclave de Périclès; car les mémoires, qui sont des causeries familières de l’auteur avec son lecteur, fournissent seuls ces portraits de l’homme qui m’amusent et qui m’intéressent. Ce n’est point dans Mézeray, mais dans Montluc, Brantôme, d'Aubigné, Tavannes, La Noue, etc.… que l’on se fait une idée du Français au XVIème siècle. Le style de ces auteurs contemporains en apprend autant que leurs récits."--La Chronique du temps de Charles IX (1829) by Prosper Mérimée

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La Chronique du temps de Charles IX (1829) is a novel by Prosper Mérimée, set at the French court at the time of the St. Bartholomew massacre (1572).

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CHRONIQUE

DU RÈGNS


DE CHARLES IX


SUIVIS DV


LÀ DOUBLE MÉPRISE ET DE LA GUZLA


PAR PROSPEII HAIKIMA

l'uM dm QlUftARTB DE L'ACA.DKMtB nUI«(.AtS>


NOUVELLES EDITIONS

RBVVBS BT CORRIOBBS


PARIS CHARPENTIER, LIBRAIRE-ËDITEUR

19, RUE DE LltLE 18S3


M Su) evC J3 S3


^572


CHRONIQUE

DU RÈGNE

DE CHARLES IX




PRÉFAÇA


Je venais de lire un assez grand nombre de mémoires et de immpfaietB relatifs i la fin du seizième siècle. J'ai voulu faire un extrait de mes lectures, et cet extrait, le voici.

Je n'aime dans l'histoire que les anecdotes, et parmi les anecdotes je préfère celles où j'imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères à une époque donnée. Ce goût n'est pas très-noble; mais, je l'avoue à ma honte, je donnerais volontiers Thucydide pour des mémoires authenti- ques d'Aspasie ou d'un esclave de Périclès; car les mémoires, qui sont des causeries familières de l'auteur avec son lecteur, fournissent seuls ces portraits de Yhomme qui m'amusent et qui m'intéressent. Ce n'est point dans Mézeray, mais dans Montiuc, Brantôme, d'Aubigné, Tavannes, La Noue, etc., que l'on se fait une idée du Français au seizième siècle. Le style de ces auteurs oontemporaips en apprend autant que leurs récits.

Par exemple , je lis dans l'Ëstoile cette note concise :

c La demoiselle de Châteauneuf, l'une des mignonnes du roi « avant qu'il n'allât en Pologne, s'étant mariée par amourettes « avec AÎntinotti, Florentin, comité des galères à Marseilles, « et l'ayant trouvé paillardant, le tua virilement de ses propres « mains, n

Au moyen de cette anecdote et de tant d'autres , dont Bran«  tâme est plein , je refais dans mon esprit un caractère, et je res- suscite une dame de la cour de Henri. IlL

Il est curieux , ce me semble , de comparer ces mœurs avec lea

hôtres, et d'observer dans ces dernières la décadence des pas-

. sions énergiques au profit de la tranquillité et peut^tre du bon-

' be^r, Heste la question de savoir si nous valons mieux que nos

ancêtres I et il n'est pas aussi facile de la décider; car, s^ioa


4 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

les temps, les idées ont beaucoup varié au sujet des mêmes actions.

C'est ainsi que vers \ 500 un assassinat ou un empoisonne- ./^ ment n'inspiraient pas la même horreur qu'ils inspirent au- jourd'hui. Un gentilhomme tuait son ennemi en trahison; il \ demandait sa grâce, l'obtenait, et reparaissait dans le monde Vsans que personne pensât à lui faire mauvais visage. Quel- quefois même , si le meurtre était l'effet d'une vengeance lé- gitime, on parlait de l'assassin comme on parle aujourd'hui d'un galant homme, lorsque, grièvement offensé par un faquin, il le tue en duel.

Il me paraît donc évident que les actions des hommes du sei- zième siècle ne doivent pas être jugées avec nos idées du dix- neuvième. Ce qui est crime dans un état de civilisation perfec- tionné n'est que trait d'audace dans un état de dvilisation moins avancé , 'et peutétre est-ce une action louable dans un traaps de barbarie. Le jugement qu'il convient de porter de la même action doit, on le sent, varier aussi suivant les pays, car entre un peuple et un peuple il y a autant de différence qu'entre un siède et un autre siècle*.

Méhémet Ali , à qui les beys des mameluks disputaient le

pouvoir en Egypte, invite un jour les principaux chefs de cette

milice à une fête dans l'enceinte de son palais. Eux entrés , les

I portes se referment Des Albanais les fusillent à couvert du haut

i des terrasses , et dès lors Méhémet Ali .règne seul en %ypte.

Eh bien 1 nous traitons avec Méhémet Ali ; il est même estimé des Européens , et dans tous les journaux il passe pour un grand homme : on dit qu'il est le bienfaiteur de l'Egypte. Cependant quoi de plus horrible que de faire tuer des gens sans défense? A la vérité ces sortes de guet-apens sont autorisés par l'usage du pays et par l'impossibilité de sortir d'affaire autrement. C'est alors que s'applique la maxime de Figaro : Ma per Dio, Vutilitàl

Si un ministre que je ne nommerai pas , avait trouvé des Al- banais disposés à fusiller à son ordre, et si dans un dhier d'ap- parat il eût dépêché les membres marquants du côté gauche , son

I 'Ne peut-on pas étendre cette règle jusqu^aux indWidus? et le fils d*un

I -voleur, qui vole, est-il aussi coupable qu^un homme éduqui qui fait une banque- ' route frauduleuse?


PRÉFACE. 5

action eût été dans le /aif la même que celle du pacha d*Ëgypte , et en morale cent fois plus coupable. L'assassinat o'est plus dans nos moeurs. Mais ce ministre destitua beaucoup d'électeurs libé- raux , employés obscurs du gouvernement; il effraya les autres, et obtint ainsi des élections à son goût. Si Méhémet Ali eût été ministre en France, il n'en eût pas fait davantage ; et sans doute le ministre français en Egypte aurait été obligé d'avoir recours à la fusillade , les destitutions ne pouvant produire assez d'effet sur le moral des mameluks ^

La Saint-Barihélemy fut un grand crime, même pour le temps ; mais, je le répète, un massacre au seizième siècle n'est point le même crime qu'un massacre au dix-neuvième. Ajoutons que la plus grande partie de la nation y prit part , de fait ou d'assen- timent: elle s'arma pour courir sus aux huguenots, qu'elle con- sidérait comme des étrangers et des ennemis.

La Saint-Barthélémy fut comme une insurrection nationale , semblable à celle des Espagnols en 4809; et les bourgeois de Paris, en assassinant des hérétiques, croyaient fermement obéir à la voix du ciel.

Il n'appartient pas à un faiseur de cont^ comme moi de don- ner dans ce volume le précis des événements historiques de Tan- née 4572; mais, puisque j'ai parlé de la Saint-Barthélémy, je nepm m'empêcher de présenter ici quelques idées qui me sont venues à l'esprit en lisant cette sanglante page de notre histoire.

A-t-on bien compris les causes qui ont amené ce massacre? A-t-il été longuement médité , ou bien estril le résultat d'une dé- termination soudaine ou même du hasard?

A toutes ces questions , aucun historien ne me donne de ré- ponse satisfaisante.

ils admettent comme preuves des bruits de ville et de pré- tendues conversations, qui ont bien peu de poids quand il s'agit de décider un point historique de cette importance.

Les uns font de Charles IX un prodige de dissimulation; les autres le représentent comme un bourru, fantasque et impatient. Si, longtemps avant le 24 août, il éclate en menaces contre les protestants,... preuve qu'il méditait leur ruine de longue main; s'il les caresse,... preuve qu'il dissimulait.

' ( Cette préface a été écrite en 1 829.

i,


6 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Je ne veux citer que certaine histoire qui se trouve rapportée partout, et qui prouve avec quelle légèreté on admet tous les bruits les moins probables.

Environ un an avant la Saint-Barthélémy, on avait déjà faît„ dil-on, un plan de massacre. Voici ce plan : on devait bâtir au

t Pré-aux-Clercs une tour en bois ; on aurait placé dedans le duc de Guise avec des gentilshommes et des soldats cat^ioliques, et l'Amiral avec les protestants aurait simulé une attaque, comme pour donner au roi le spectacle d*un siège. Cette espèce de tour- noi une fois engagé, à un signal convenu, les catholiques au- raient chargé leurs armes et tué leurs ennemis, surpris avant qu'ils eussent le temps de se mettre en défense. On ajoute, pour embellir l'histoire, qu'un favori de Charles IX, nommé Ligne- rolles, aurait indiscrètement dévoilé toute la trame en disant au roi , qui maltraitait de paroles des seigneurs protestants : Ah ! sire, attendez encore. Nous avons un fort çfui nous vengera de tous les hérétiques. Notez, s'il vous plaît, que pas une planche de ce fort n'était encore debout. Sur quoi, le roi prit soin da faire assassiner ce babillard. Ce projet était, dit-on, de l'in- vention du chancelier Birague , à qui l'on prête cependant ce mot, :qui annonce des intentions bien différentes : que, pour délivrer le roi de ses ennemis , il ne demandait qtie quelques cwi- siniers. Ce dernier moyen était bien plus praticable que l'autre, que son extravagance rendait à peu près impossible. En effet, comment les soupçons des protestants n'auraient-ils pas été ré- veillés par les préparatifs de cette petite guerre, où les deux

I partis, naguère enftemis, auraient été ainsi mis aux prisest Ensuite, pour avoir bon marché des huguenots, c'était un mau- vais moyen que de les réunir en troupe et de les armer. Il est évident que, si l'on eût comploté alors de les faire tous périr, il valait bien mieux les assaillir isolés et désarmés.

Pour moi , je suis fermement convaincu que le massacre n'a pas été prémédité , et je ne puis concevoir que l'opinion contraire ait été adoptée par des auteurs qui s'accordent en même temps pour représenter Catherine comme une femme très-méchante, il est vrai, mais comme une des têtes les plus profondément politiques de son siècle.

Laissons de côté la morale pour un moment, et examinons ce plan prétendu sous le point de vue çle l'utilité» Or, je soutiens


qu'il B'éiait pa^ utile k U cour, et de plus qu'il a été exécuté avec tant de maladresse , qu'il faut supposer que ceux qui Ton^ projeté étaient les plus extravagants des hommes.

Que l'on examine si l'autorité du roi devait gagner ou perdre à cette exécution , et si son intérêt était de la souffrir.

La France était divisée en trois grands partis : celui des pro- testants, dont l'Amiral était le chef depuis la mort du prince de Condé; celui du roi, {e plus faible, et celui des Guises ou des ultra-royalistes du temps.

Il est évidentque le roi, ayant également à craii^dre des Guises et des protestant3, devait chercher à conserver son autorité en tenant ces deux factions aux prises. En écraser une, c'était se/ mettre à la merci de l'autre.

Le système de bascule était ç|ès lors assez connu et pratiqué«  C'est Louis XI qui a dit ; « Diviser pour régner, 9

Maintenant examinons si Charles IX était dévot ; car upe dé- votion excessive aurait pu lui suggérer une mesure opposée à ses intérêts. Mais tout annonce au contraire que, s'il n'était pa9 un esprit fort, il p'était pas non plus ui^ fanatique. D'ailleurif sa mère, qui le dirigeait, n'aurait jamais hésité à sacrifier se» scrupules religieux, si toutefois elle en avait, ison amour pour le pouvoir ^

Mais supposons que Charles ou sa mère, ou, si l'on veut, son gouvernement, eussent, contre toutes les règles de la poli- tique, résolu de détruire les protestants en France, cette réso- lution une fois prise, il est probable qu'ils auraient médité mû- rement les moyens les plus propres à en assurer la réussite. Or ce qui vient d'abord à l'esprit çomipe le parti le plus sûr, c'es^ que le passacre ait lieii daps toutes les villes du royaume à la fois, afin q^i^ les réformés, attaqués partout par des forces su- périeures % ne puissent se défendre nulle part. Un seul jour

^ On a cité comme nn trait de dissimalation profonde, an mot de Charles IX, <}ui ne me parait au contraire qu'une boutade grossière d*un homme fort indif- fénenten matière de religum. Le pape faisait des difficultés pour donner U$ dis.* penses nécessaires au mariage de Marguerite de Valois, sœur de Cb^cles l^ avec Henri IV, alors protestant : t Si ie saint-père refu»e, dit \$ rqi, je pi^ndrat ma sœur Hargoton sons le bcas, et j'irai la marier en plein prêche. »

i La population de la France était d'à peu près vingt niiUions d'àœes. On estime que lors dM tecoade* ç)err«i elTiles les prote|tifnl« n'étaient pas plus d'un


8 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

aurait suffi pour les détruire. C'est ainsi qu'Assuérus avait conçu le massacre des Juifs.

Cependant nous lisons que les premiers ordres du roi pour massacrer les protestants sont datés du 28 août, c'est-à-dire quatre jours après la Saint-Barthélémy, et lorsque la nouvelle de cette grande boucherie avait dû précéder les dépêches du roi et donner Talarme à tous ceux de la religion.

Il eût été surtout nécessaire de s'emparer des places de sûreté des protestants. Tant qu'elles restaient en leur pouvoir, Tau- torité royale n'était pas assurée. Ainsi, dans Thypothèse d'un complot des catholiques, il est manifeste qu'une des plus im- portantes mesures aurait été de s'emparer de La Rochelle le 24 août, et d'avoir en même temps une armée dans le midi de la France, afin d'empêcher toute réunion des réformés ^

Rien de tout cela ne fut fait.

Je ne puis admettre que les mêmes hommes aient pu conce- voir un crime, dont les suites devaient être si importantes, et l'exécuter si mal. Les mesures furent si mal prises en effet, que quelques mois après la Saint-Barthélémy la guerre éclata dere- chef, que les réformés en eurent certainement toute la gloire, et qu'ils en retirèrent même des avantages nouveaux.

Enfin l'assassinat de Coligny, qui eut lieu deux jours avant la Saint-Barthélémy, n'achève-t-il pas de réfuter la supposition d'un complot? Pourquoi tuer le chef avant le massacre général? N'était-ce point le moyen d'effrayer les huguenots et de les obli- ger à se mettre sur leurs gardes?

Je sais que quelques auteurs attribuent au duc de Guise seul l'attentat commis sur la personne de l'amiral ; mais, outre que l'opinion publique accusa le roi de ce crime', et que l'assassin en fut récompensé par le roi, je tirerais encore de ce fait un ar- gument contre la conspiration. En effet, si elle eût existé, le duc de Guise devait nécessairement y prendre part; et alors pour- million cinq cent mille ; mai8 ils ayaient proportionnellement plus de richesses, plus de soldats et plus de généraux.

  • Aux secondes guerres civiles, les protestants s'emparèrent le même jour,

et par surprise, de plus de la moitié des places fortes de France. Les catholiques pouvaient en faire de même.

' Maurevel fut surnommé le tueur du roi. Voyez Brantôme.


PREFACE. 9

qboi ne pas retarder de deux jours sa vengeance de famille, afin de la rendre certaine? pourquoi compromettre ainsi la réussite de toute Tentreprise, seulement sur l'espoir d'avancer de deux jours la mort de son ennemi ?

Ainsi, tout me parait prouver que ce grand massacre n'est point la suite d'une conjuration d'un roi contre une partie de sou peuple. La Saint-Barthélémy me semble l'effet d'une insurrection populaire qui ne pouvait être prévue, et qui fut improvisée.

Je vais donner en toute humilité mon explication de l'énigme.

Coligny avait traité. trois fois avec son souverain de puissance à puissance : c'était une raison pour en être haï. Jeanne d'Al- bret morte, les deux jeunes princes, le roi de Navarre et le prince de Condé, étant trop jeunes pour exercer de l'influence, Coligny était véritablement le seul chef du parti réformé. Â sa mort, les deux princes, au milieu du camp ennemi, et pour ainsi dire prisonniers, étaient à la disposition du roi. Ainsi la mort de Coligny, et de Coligny seul, était importante pour assurer la puissance de Charles, qui peut-être n'avait pas oublié un mot du duc d'Âlbe : Qu'une tête de saumon vaut mieux que dix mille grenouilles.

Mais, si du même coup le roi se débarrassait de l'amiral et .du duc de Guise, il est évident qu'il devenait le maître absolu.

Voici le parti qu'il dut prendre : ce fut d^ faire assassiner l'amiral, ou, si l'on veut, d'insinuer cet assassinat au duc de Guise, puis de faire poursuivre ce prince comme meurtrier, an- nonçant qu'il allait l'abandonner à la vengeance des huguenots. On sait que le duc de Guise, coupable ou non de la tentative de Maurevel, quitta Paris en toute hâte^ et que les réformés, en apparence protégés par le roi, se répandirent en menaces contre les princes de la maison de Lorraine.

Le peuple de Paris était à cette époque horriblement fana- tique. Les bourgeois, organisés militairement, formaient une es- pèce de garde nationale, qui pouvait prendre les armes au pre- mier coup de tocsin. Autant le duc de Guise était chéri des Parisiens pour la mémoire de son père et pour son propre mé- rite, autant les huguenots, qui deux fois les avaient assiégés, leur étaient odieux. L'espèce de faveur dont ces derniers jouissaient à la cour, au moment où une sœur du roi épousait un prince de leur religion, redoublait leur arrogance et la haine de leurs


10 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

ennénas. Bref, il suffisait d'u^i^chef qui se mit à la (ètQ de ee^ fanatiques et qui leur criât : Frappe%, pour qu'ils cour^^ssenl égorger leurs compatriotes hérétiques.

Le duc, banni de la cour, menacé par le roi et par les protes- tants, dut chercher un appui auprès du peuple. Il assemble les chefs de la garde, bourgeoise, leur ps^rle d'une conspiration de^ hérétiques, les engage à les exterminer avant qu'elle n'éclate, et alors seulement le massacrç est médité. Gomme entre le plan et l'exécution il ne se passa que peu d'heures, on explique faci- lement le mystère dont la copjuration fut accompagnée et le secret si bien gardé par tant d'homme^ ; ce qui autrement sem- blerait bien extraordinaire, car les confidences vent bon trair^ à Paris ^

II est difficile de déterminer quelle partie roi prit au massacre^ s'il n'approuva pas, il est certain qu'il laissa faire. Après deux jours de meurtres et de violences, il désavoua tout et voulut arrêter le carnage*. Mais ou avait déchaîné les fureurs du peuple^ et il ne s'apaise point pour un peu de sang. Il Iqi fallut plus de soixante mille victimes, l^e monarque fut obligé de se laisser entraîner au torrent qui le dominait. Il révoqua ses ordres dei clémence, et bientôt en donna d'autres pour étendre l'assassinat à toute la France.

Telle est mon opinion sur la Saint-Barthélémy, et je dir^i avec lord Byroa en la présentant :

« \ only fluy, suppose this sifppasition. • P. JuAiT, cant. If ^t. huvt

4829.


  • Mot de Napoléon.

' Il attribuait l'assassinat de Coligny et le ro«ssaere au dm df («iiiff et am princes 4® la maison de Lorraine*


CHRONIQUE


DE CHARLES IX.


^*— '^~^~'— ■ " ' !■ " l ' I . 1^ Il M l 't , ^^liliii «Mji.^11— fc»«fci.l»iMi— .^aw^— imfclM— ^^M^^i^— ^

LES REltlŒS.

I The blaek 1[>ands êsine dT<r ïhe Alpft and iheif B&é#, With Bourbon the rbVér They paHed the broad Fo» • Le»» BTEOff : The deformed tramformed.

Non loin d*Étanipes, en allant du côté de Paris, on \oit encore un grand bâtiment carré, avec des fenêtres en ogive, ornées de quelques sculptures grossières. Au- dessus de la porte est Une niche qui contenait autrefois une madone de pierre; mais dans la révolution elle eut le sort de bien des saints et des saintes, et fut brisée en cérémonie par le président dii club févolutionnaîre de Larcy. Depuis on a remis à sa place une autre vierge, qui n'est que de plâtre à la vérité, mais qui, au moyen de quelques lambeaux de soie et de quelques grains de verre, représente encore assez bien, et donne un air respectable au cabaret de Claude Giraut.

Il y a plus de deux siècles, c'est-à-dire éii 1672, ce bâ- timent était destiné, comme à présent, à recevoir les voyageurs altérés; mais il avait alors une tout autre ap-i^ parence. Les murs étaient couverts d'inscriptions attes* ,


12 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

tant les fortunes diverses d'une guerre civile. A côté de ces mots : Vive monsieur le prince * ! on lisait : Vive le duc de Guise ! mort aux huguenots ! Un peu plus loin , un soldat avait dessiné, avec du charbon, une potence et un pendu, et, de peur de méprise, il avait ajouté au bas cette inscription : Gaspard de Châtillon. Cependant il paraissait que les protestants avaient ensuite dominé -dans ces parages, car le nom de leur chef avait été biffé et remplacé par celui du duc de Guise. D'autres inscrip- tions à demi effacée^, assez difficiles à lire, et plus encore à traduire en termes décents, prouvaient que le roi et sa mère avaient été aussi peu respectés que ces chefs de parti. Mais c'était la pauvre madone qui semblait avoir eu le plus à souffrir des fureurs civiles et religieuses. La statue, écornée en vingt endroits par des balles, attestait le zèle des soldats huguenots à détruire ce qu'ils appe- laient « des images païennes. » Tandis que le dévot catho • lique ôtait respectueusement son bonnet en passant de- vant la statue, le cavalier protestant se croyait obligé de lui lâcher un coup d'arquebuse; et, s'il l'avait touchée, il s'estimait autant que s'il eût abattu la bète de l'Apoca- lypse et détruit l'idolâtrie.

Depuis plusieurs mois, la paix était faite entre les deux sectes rivales; mais c'était des lèvres et non du cœur qu'elle avait été jurée. L'animosité des deux partis subsistait toujours aussi implacable. Tout rappelait que la guerre cessait à peine, tout annonçait que la. paix ne pouvait ôtre de longue durée.

L'auberge du Lion-d'Or était remplie de soldats. A leur accent* étranger, à leur costume bizarre, on les re- connaissait pour ces cavaliers allemands nommés retires^ qui venaient offrir leurs services au parti protestant, sur-

  • Le priuce de Condé. r

^ Par corruption du mot allemand fèm^f eaTali«r.


LES RfilTRES. 13

tout quand il était en état de les bien payer. Si l'adresse de ces étrangers à manier leurs chevaux et leur dextérité à se servir des armes à feu les rendaient redoutables un jour de bataille, d'un autre côté, ils avaient la réputa- tion, peutrètre encore plus justement acquise, de pillards consommés et d'impitoyables vainqueurs. La troupe qui s'était établie dans l'auberge était d'une cinquantaine de cavaliers : ils avaient quitté Paris la veille, et se ren- daient à Orléans pour y tenir garnison.

TaQdis que les uns pansaient leurs chevaux attachés à la muraille, d'autres attisaient le feu, tournaient les broches et s'occupaient de la cuisine. Le malheureux maître de l'auberge, le bonnet à la main et la larme à l'œil, contemplait la scène de désordre dont sa cuisine était le théâtre. Il voyait sa basse-cour détruite , sa cave au pillage, ses bouteilles, dont on cassait le goulot sans que l'on daignât les déboucher ; et le pis, c'est qu'il sa- vait bien que, malgré les sévères ordonnances du roi pour la discipline des gens de guerre, il n'avait point de dédommagement à attendre de ceux qui le traitaient eu ennemi. C'était une vérité reconnue dans ce temps mal- heureux, qu'en paix ou en guerre, une troupe armée vi- vait toujours à discrétion partout où elle se trouvait.

Devant une table de chêne, noircie par la graisse et la Fumée, était assis le capitaine des reitres. C'était un grand et gros homme de cinquante ans environ, avec un nez aquilin, le teint fort enflammé, les cheveux grisonnants et rares, couvrant mai une large cicatrice qui commen- çait à l'oreille gauche, et qui venait se perdre dans son épaisse moustache. Il avait ôté sa cuirasse et son casque, et n'avait conservé qu'un pourpoint de cuir de Hongrie, noirci par le frottement de ses armes, et soigneusement mpiécé en plusieurs endroits. Son sabre et ses pistolets étaient déposés sur un banc à sa portée; seulement il conservait sur lui un large poignard, arme qu'un homme prudent ne quittait que pour se mettre au lit.

•2


14 CHRONIQte se CHARLES IX.

A 6a gaiichd était assis un jeune homme , haut en cou- leur, grand et assez bien fait. Son pourpoint était brodé, et dans tout son costume on remarquait un peu plus du recherche que dans celui de son compagnon. Ce n*ét9it ^ pourtant que le cornette du capitaine»

Deux jeunes femmes de ^ngt à ving^iilq ans leur tenaient compagnie, assises à la même table. Il y avait tm mélange de misère et de luxe dans leurs vêtements, qui n'avaient pas été faits pour elles, et que les chances de la guerre semblaient avoir mis entre leurs nudns. L*une portait uUe espèce de corps en damas broché d*or, mais tout tei^i, avec une simple robe de toile. L'autre avait une robe de velours violet avec un chapeau d'homme, de feutre gris, orné d'une plume de coq. Toutes le» deitz étaient jolies; mais leurs regards hardis et la liberté de leurs discours se ressentaient de l'habitude qu'elles avaient de vivre avec les soldats. Elles avaient quitté l'Allemagne sans emploi bien réglé. La robe de velours était bohème : elle savait tirer les cartes et jouer de la mandoline. L'autre avait des connaissances en chirurgie, et semblait tenir une place distinguée dans l'estime du cornette.

Ces quatre personnes, chacune en face d'une grande bouteille et d'un verre, devisaient ensemble et buvaient en attendant que le diner fût cuit.

La conversation languissait, conune entre gens afia* mes, quand un jeune homme d'une taille élevée, et assez élégamment vêtu, arrêta devant la porte de l'auberge le bon cheval alezan qu'il montait. Le trompette des reîtres se leva du banc sur lequel il était assis, et, s'avançant vers l'étranger^ prit la bride du chevaL L'étranger se préparait à le remercier pour ce qu'il regardait comme un acte de politesse ; mais il fut bientôt détrompé , car le trompette ouvrit la bouche du cheval, et considéra ses dents d'un œil de connaisseur ; puis, reculant de quel-* quGs pas, et regardant les jambes et la croupe du nobli^


LES REltRES. )S

animal , il (secoua la tête de Tair d*un homme satisfait : — Beau chenal, montsir, que vous montez là ! dit-il eii son jargon ; et il ajouta quelques mots ep allemand qui firent rire ses camarades, au milieu desquels il alla S0 rasseoir.

Cet examen sans cérémonie n'était pas du goût 4u voyageur; cependant il se contenta de jeter un regard de mépris sur le trompettet , et mit pied à terre sans être aidé de personne.

L'hôte, qui sortit* alors de sa maison, prit respectueu- sement la bride de ses mains, et )ui dit à Toreille, assez bas pour que les reîtres ne l'entendissent point : — Dieu vous soit en aide , mon jeune gentilhomme ! mais vous arrivez bien à la maie heure; car la compagnie de ces parpaillots, à qui saint Christophe puisse tordre le cou ! s'est guère agréable pour de bons chrétiens conune vouai et moi.

Le jeune homme sourit amèrement : -^ Ces messieurs, dit-il , sont des cavaliers protestants?

— Et des reltres, par-dessus le marché, continua Tau- bergiste. Que Notre-Dame les confonde ! depuis une heum qu'ils sont ici, ils ont brisé la moitié de mes meubles. Ce sont tous des pillards impitoyables , comme leur chef, H. de Châtillon , ce bel amiral de Satan.

— Pour une barbe grise comme vous, répondit le jeune homme, vous montrez peu de prudence. Si par aventure vous parliez à un protestant, il pourrait bien vous ré- pondre par quelque bon horion. Et, en disant ces pa-^ rôles, il frappait sa botte de cuir blanc avec la houssino dont il se servait à cheval.

•—Comment!,,; quoi!... vous huguenot!... protes- tant! veux-je dire, s*écria l'aubergiste stupéfait. Il recula d'un pas, et considéra l'étranger de la tête aux pieds» comme pour chercher dans son costume quelque signe d'après lequel il pût deviner à quelle religion il appar- tenait. Cet examen et la jjhysionomie ouverte et riante


16 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

du Jeune homme le rassurant peu à peu, il reprit plus bas : — Un protestant avec un habit de velours vert ! un huguenot avec une fraise à l'espagnole ! oh ! cela n'est pas possible! Ah! mon jeune seigneur, tant de braverie ne se voit pas chez les hérétiques. Sainte Marie ! un pour- point de fin velours, c'est trop beau pour ces crasseux-là ! - La houssine siffla à l'instant, et, frappant le pauvre aubergiste sur la joue, fut pour lui comme la profession de foi de son interlocuteur.

— Insolent bavard ! voilà pour t'apprendre à retenir ta langue. Allons, mène mon cheval à l'écurie, et qu'il ne manque de rien.

L'aubergiste baissa tristement la tête, et emmena le cheval sous une espèce de hangar, murmurant tout bas mille malédictions contre les hérétiques allemands et français ; et si le jeune homme ne l'eût suivi pour voir comment son cheval serait traité, la pauvre bête eût sans doute été privée de son souper en qualité d'héré- tique.

L'étranger entra dans la cuisine et salua les personnes qui s'y trouvaient rassemblées, eiu soulevant avec grâce le bord de son grand chapeau ombragé d'une plume jaune et noire. Le capitaine lui ayant rendu son salut, tous les deux se considérèrent quelque temps sans parler.

— Capitaine, dit le jeune étranger, je suis un gentil- homme protestant, et je me réjouis de rencontrer ici quelques-uns de mes frères en religion. Si vous l'avez pour agréable , nous souperons ensemble.

Le capitaine, que la tournure distinguée et l'élégance du costume de l'étranger avaient prévenu favorablement, lui répondit qu'il lui faisait honneur. Aussitôt mademoi- selle Mila, la jeune bohème dont nous avons parjé, lui fit place sur son banc, à côté d'elle ; et, comme elle était fort serviable de son naturel, elle lui donna même son verre, que le capitaine remplit à l'instant.

— Je m'appelle Dietrich Hornstein, dit le capitaine


LES REITRES, 17

choquant son verre contre celui du jeune homme. Vous avez sans doute entendu parler du capitaine Dietrich Hornstein? C'est moi qui menai les Enfants-Perdus à la bataille de Dreux et puis à celle d'Arnay-le-Duc. —

L'étranger comprit cette manière détournée de lui de- mander son nom; il répondit : — J'ai le regret de ne pouvoir vous dire un nom aussi célèbre que le vôtre, capitaine; je veux parler du mien, car celui de mon père est bien connu dans nosguerres civiles. Je m'appelle Ber- nard de Mergy.

— A qui dites-vous ce non>-là! s'écria le capitaine en remplissant son verre jusqu'au bord. J'ai connu votre père, monsieur Bernard de Mergy; je l'ai connu depuis les premières guerres, comme l'on connaît un ami intime. A sa santé, monsieur Bernard.

Le capitaine avança son verre et dit quelques mots en allemand à sa troupe. Au moment où le vin touchait ses lèvres, tous ses cavaliers jetèrent en l'air leurs chapeaux en poussant une acclamation. L'hôte crut que c'était un signal de massacre, et se jeta à genoux. Bernard lui-même fut un peu surpris de cet honneur extraordinaire; cepen- dant il se crut obligé de répondre à cette politesse ger- manique, en buvant à la santé du capitaine.

Les bouteilles, déjà vigoureusement attaquées avant son arrivée, ne pouvaient plus suffire pour ce toast nou- veau,

— Lève-toi, cafard, dit le capitaine, en se tournant - du côté de l'hôte qui était encore à genoux; lève-toi, et va nous chercher du vin. Ne vois-tu pas que les bouteilles sont vides ? .

Et le cornette, pour lui en donner la preuve, lui en jeta une à la tête. L'hôte courut à la cave.

— Cet homme est un insolent fieffé, dit Mergy, mais TOUS auriez pu lui faire plus de mal que vous n'auriez voulu si cette bouteille l'avait attrapé.

— Bah ! tfit le cornette en riant d'un gros rire,

2,'


18 GHRONIQUB W CHARLES IX.

— La tète d'un papiste, dît Mila, est plus dure que cette bouteille, bien qu'elle soit encore plus vide.

Le cornette rit plus fort, et fut imité par tous les assis- tants, et même par Mergy , qui cependant souriait à la jolie bouche de la bohème plus qu*à sa cruelle plaisanterie.

On apporta du vin, le souper suivit, et, après un ins- tant de silence, le capitaine reprit, la bouche pleine :

— Si j'ai connu M . de Mergy ! il était colonel des gens de pied lors de la première entreprise de M. le Prince. Nous avons couché deux mois de suite dans le même logis pendant le premier siège d'Orléans. Et comment se porte-i41 présentement ?

— Assez bien pour son grand âge. Dieu merci! Il m'a parlé bien souvent des reitres, et des belles charges qu'ils firent à la bataille de Dreux.

— J'ai connu aussi son fils aîné... votre fipère, le capi- taine George. Je veux dire avant...

Mergy parut embarrassé.

— C'était un brave à trois poils, continua le capitaine; mais, malepeste ! il avait la tête chaude. J'en suis fâché pour votre père, son abjuration aura dû lui faire beau- coup de peine.

Mergy rougit jusqu'au blanc des yeux; il balbutia quel- ques mots pour excuser son frère; mais il était facile de voir qu'il le jugeait encore plus sévèrement que le capi- taine des reîtres.

— Ah ! je vois que cela vous fait de la peine, dit le ca- pitaine; eh bien ! n'en parlons plus. C'est une perte pour la religion, et une grande acquisition pour le roi, qui, dit-on, le traite fort honorablement.

— Vous venez de Paris, interrompit Mergy, cherchant à détourner la conversation; M. TAmiral est-il arrivé? Vous l'avez vu sans doute? Comment se porte-t-il main- tenant?

— Il arrivait de Blois avec la cour comme nous par- tions. Il se porte à merveille; frais et gaillard. Il a encore


Tiogt gncarreg chiles dans le ventre, le cher homme I Shi Majesté le traite ayec tant de distinction» que tous le» papaux en crèvent de dépit.

— Vraiment I Jamais le roi ne pourra reconnaître assez son mérite.

— Tenez, hier j'ai vu le roi sur l'escalier du Louvre, qui serrait la main de l'Amiral. M. de Guise , qui venait derrière, avait l'air piteux d'un basset qu'on fouetta; et — moi, save^vous à quoi je pensais? Il me semblait voir ï'homme qui paontre le lion à la foire; il lui fait donner

la patte comme pn fi^it d'un chien ; mais, quoique Gilles fasse bonne contenance et ïm^ semblant, cependant il t'oublie jamais que la patte qu'il tient a de terribles griffes. Oqi, par ma barbe I on e^t dit que le roi sentait I^ griffes de l'Amiral <

— L'Amiral a le bras long, dit le cornette. (C'était une espèce de proverbe dans l'armée protestante.)

-— C'est un bien bel homme pour son âge , observa mademoiseUe Mi|a.

— Je Taimerais mieux pour amant qu'un jeune papiste, repartit mademoiselle Trudchen, l'amie du cornette.

-7 C'est la colonne de la religion, dit Hergy, voulant aussi donner sa part de louanges.

— Oui, mais il est diablement sévère sur la discipline, dit le capitaine en secouant la tête. Son cornette cligna de Tœil d'un air significatif, et sa grosse physionomie se contracta pour faire une grimace qu'il croyait être un sourire.

— Je ne m'attendais pas, dit Mergy, à entendre un vieux soldat comme vous, capitaine, reprocher à M. l'A- miral l'exacte discipline qu'il faisait observer dans son armée.

— Oui, sans doute, il faut de la discipline; mais enfin on doit aussi tenjr compte au soldat de toutes les peines qu'il endure, et ne pas lui défendre 4e prendre du bon temps quaq4 P^^ hasard il en trouve Tocçasion. Bahl


20 CHRONIOUE DE CHARLES IX.

chaque homme a ses défauts ; et, quoiqu'il m*ait fait pen- dre, buTons à la santé de M. l'Amiral.

— L'Amiral vous a fait pendre! s'écria Mergy ; vous êtes bien gaillard pour un pendu.

— Oui, sacrament! il m'a fait pendre; mais je ne suis pas rancunier, et buvons à sa santé.

Avant que Mergy pût renouveler ses questions, le capi- taine avait rempli tous les verres, ôté son chapeau et ordonné à ses cavaliers de pousser trois hourras. Les ver- res vidés et le tumulte apaisé, Mergy reprit:

— Pourquoi donc avez-vous été pendu, capitaine ? -^ Pour une bagatelle : un méchant couvent de Sain-

tonge pillé , puis brûlé par hasard.

—Oui, mais tous les moines n'étaient pas sortis, inter- rompit le cornette en riant à gorge déployée de sa plair sauterie.

•^Eh! qu'importe que pareillecanaille brûle un peu plus tôt ou un peu plus tard? Cependant l'Amiral, le croiriez- vous, monsieur de Mergy? l'Amiral s'en fâcha tout de bon ; il me fit arrêter, et, sans plus de cérémonie, son grand prévôt jeta son dévolu sur moi. Alors tous ses gentils- hommes et tous les seigneurs qui l'entouraient, jusqu'à M. de Lanoue, qui, comme on le sait, n'est pas tendre pour le soldat (car Lanoue, disent-ils, noue et ne dénoue pas), tous les capitaines le prièrent de me pardonner, mais lui refusa tout net. Ventre de loup ! comme il était en colère! il mâchait son cure-dent de rage; et vous sa- vez le proverbe ; Dieu nous garde des patenôtres de M. de Montmorency et du cure-dent de M. l'Amiral! — Dieu m'absolve! disait-il, il faut tuer lapicorée tandis qu'elle n'est encore que petite fille ; si nous la laissons devenir grande dame, c'est elle qui nous tuera. Là-dessus arrive le ministre, son livre sous le bras; on nous mène tous deux sous un certain chêne... il me semble que je le vois encore, avec une branche en avant, qui avait l'air d'avoir poussé là tout exprès; on m'attache la corde au cou...


LES REITAES. 21

Toutes les fois que je pense à cette corde-là, mon gosier devient sec comme de l'amadou.

— ^Voici pour Thumecter, dit Mila; et elle remplit jus-* qu*au bord le verre du narrateur.

Le capitaine le vida d*un seul trait, et poursuivit de la sorte ; ^

— Je ne me regardais déjàniplus ni moins qu*un gland de chêne, quand je m'avisai de dire à l'Amiral : — Eh! monseigneur, est-ce qu'on pend ainsi un homme qui a commandé les Enfants-Perdus à Dreux? Je le vis cracher son cure-dent, et en prendre un neuf. Je me dis : — Bon! c'est bon signe. Il appela le capitaine Cormier, et lui parla bas; puis il dit au prévôt : — Allons, qu'on me hisse cet homme. Et là-dessus il tourne les talons. On me hissa tout de bon, mais le brave Cormier mit Fépée à la main et coupa aussitôt la corde, de sorte que je tombai de ma branche, rouge comme une écreyisse cuite.

— Je vous félicite, dit Mergy, d'en avoir été quitte à si bon compte. — Il considérait le capitaine avec atten- tion , et semblait éprouver quelque peine à se trouver dans la compagnie d'un homme qui avait mérité juste- ment la potence; mais , dans ce temps malheureux, les \ crimes étaient si fréquents qu'on ne pouvait guère les juger avec autant de rigueur qu'on le ferait aujourd'hui. Les cruautés d*un parti autorisaient en quelque sorte lesl représailles, et les haines de religion étouflaient presque tout sentiment de sympathie nationale. D'ailleurs, s'il faut dire la vérité, les agaceries secrètes de mademoiselle Mila, qu'il commençait à trouver très-jolie, et les fumées du vin qui opéraient plus eHicacement sur son jeune cer- veau que sur les tètes endurcies des reîtres, tout cela lui donnait alors une indulgence extraordinaire pour ses compagnons de table.

— J'ai caché le capitaine dans un chariot couvert pendant plus de huit jours, dit Mila, et je ne Tcn lais- sais sortir que la nuit.


f$ CHRONIftOB M ÔUItLeS IX.

~ Etmo!» ajouta Tnidchen, je lui appoftaU à rnêag»

et à boire : il est là pour le dire.

~ L* Amiral fit semblant d*étre fort en oolère contre Cormier; mais tout cela était une farce jouée entre eux deux. Pour moi, je fus longtemps à la suite de Tarmée, n*osant jamais me montrer devant l'Amiral , enfin, au siège de Longnac, il me découvrit dans la tranchée, et il me dit : — Dietrich, mon ami, puisque tu n'es pas pendu, va te faire arquebuser . Et il me montrait la brèche; je compris ce qu*il voulait dire, je montai bravement à Tassant, et je me présentai à lui le lendemain , dans la grande rue, tenant à la main mon chapeau percé d*un0 arquebusade. -r- Monseigneur, lui dis-je, j*ai été arque- buse comme j*ai été pendu; il sourit et me donna sa bourse en disant : — Voilà pourt*avoirun chapeau neuf. Depuis ce temps nous avons toujours été bons amis. Ahl quel beau sac que celui de cette ville de Longnac ! Teau m*en vient à la bouche rien que d'y penser !

— Ah ! quels beaux habits de soie ! s'écria Mila.

— Quelle quantité de beau linge! s'écria Trudcben.

— Comme nous avons donné chez les religieuses da grand couvent! dit le cornette. Deux cents arquebusiers à cheval logés avec cent religieuses !...

-^ Il y en eut plus de vingt qui abjurèrent le papisme, dit Hila , tant elles trouvèrent les huguenots de leur goût.

— C'était là, s'écria le capitaine, c'était là qu'il faisait — beau voir nos argoulets ^ allant à l'abreuvoir avec les cha- subles des prêtres sur le dos, nos chevaux mangeant l'a- voine sur l'autel, et nous buvant le bon vin des prêtres dans leurs calices d'argent!

Il tourna la tête pour demander à boire, et vit l'auber- giste les mains jointes et les yeux levés au ciel avec une expression d*horreur indéfinissable.

— Imbécile! dit }e brave Dietrich Hornstein en levan|

' édairenrt, troupes légère •,


LES RBITRES. 23

lés épaules. Coinment peut-il se trouver un homme assez sot pour croire à toutes les fadaises que débitent les prêtres tmpistes! Tenez, monsieur de Mergy ^ à la bataille de Ment- tontour je tuai d'un coup de pistolet un gentilhomme du duc d'Anjou; en lui ôtant son pou];point, savez-Tous ce que je vis sur son estomac? un grand morceau de soie tout couvert de noms de saints» U prétendait par là se garantir des balles. Parbleu ! je lui appris qu'il n'y a point de scapulaire que ne traverse une balle protestante.

-^ Oui y des scapulaires , interrcmipit le cornette ; mais dans mon pays on vend des parchemins qui garantissent du plomb et du fer.

— Je préférerais une cuirasse bien fiurgée, de bon acier, dit Mergy^ comme celles que fait Jacob Leschot» dans les Pays-Bas.

-— Écoutez donc, reprit le capitaine, il ne faut pas nier qu*on puisse rendre dur; moi, qui vous parle, j'ai vu à Dreux un gentilhomme frappé d'une arquebusade au beau milieu de la poitrine; il connaissait la recette de l'Onguent qui rend dur, et s'en était frotté sous son buffle ; eh bien I on ne voyait pas même la marque noire et rouge que laisse une contusion.

— Et ne croyez -vous pas plutôt que ce buffle dont vous parlez suffisait seul pour amortir Farquebusade?

•— Oh! vous autres Français, vous ne voulez croire à rien. Mais que diriez-vous si vous aviez vu comme moi un gendarme silésien mettre sa main sur une table, et personne ne pouvoir l'entamer à grands coups de cou- teau? Mais vous riez et vous ne croyez pas que cela soit possible ? demandez à Mila. Vous voyez bien celte fille-là ? elle est d'un pays où les sorciers sont aussi communs que les moines dans ce pays«ci; c'est elle qui vous en conterait des histoires effrayantes. Quelquefois ^ dans les longues soirées d'automne, quand nous sommes assis en plein air autour du feu, les cheveux m'en dressent à la tâte, des aventures qu'elle nous conte« 


24 CHRONIQUE DB CHARLES IX.

— Je serais ravi d'en entendre une, dit Mergy; belle Mila, faites-moi ce plaisir.

— Oui, Mila, poursuivit le capitaine, raconte- nous quelque histoire pendant que nous achèverons de vider ces bouteilles.

— Écoutez -moi donc, dit Mila; et vous, mon jeune gentilhomme, qui ne croyez à rien, vous allez, s*il vous plait, garder vos doutes pour vous seul.

— Comment pouvez-vous dire que je ne crois à rien? lui répondit Mergy à voix basse ; sur ma foi, je crois que vous m*avez ensorcelé, car je suis déjà tout amoureux de vous.

Mila le repoussa doucement, car la bouche de Mergy touchait presque sa joue; et, après avoir jeté adroite et à gauche un regard furtif pour s*assurer que tout le monde l'écoutait, elle commença de la sorte :

— Capitaine, vous avez été sans doute à Ilameln?

— Jamais.

— Et vous, cornette?

— Ni moi non plus.

— Comment! ne trouverai -je personne qui ait été à Hameln?

— J'y ai passé un. an, dit un cavalier en s'avançant.

— Eh bien! Fritz, tu as vu l'église de Hameln?

— Plus de cent fois.

— Et ses vitraux coloriés?

— Certainement.

— Et qu'as-tu vu peint sur ces vitraux?

— Sur ces vitraux?... A la fenêtre à gauche, je crois qu'il, y a un grand homme noir qui joue de la flûte, et des petits enfants qui courent après lui.

— Justement. Eh bien, je vais vous conter l'histoire de cet homme noir et de ces enfants.

Il y a bien des années, les gens de Hameln furent tourmentés par une multitude innombrable de rats qui venaient du Nord, par troupes si épaisses que la terre en


LES RBITRES. 25

était toute noire, et qu'un charretier n'aurait pas osé faire traverser à ses chevaux un chemin où ces animaux défilaient. Tout était dévoré en moins de rien ; et dans une grange , c'était une moindre affaire pour ces rats de manger un tonneau de blé que ce n'est pour moi de boire un verre de ce bon vin.

Elle but, s'essuya la boiiche et continua.

— Souricières, ratières, pièges, poison étaient inutiles. On avait fait venir de Bremen un bateau chargé de onze cents chats; mais rien n'y faisait. Pour mille qu'on en tuait, il en revenait dix mille, et plus affamés que les premiers. Bref, s'il n'était venu remède à ce fléau, pas un grain de blé ne fût resté dans Hameln , et tous les habitants seraient morts de faim.

Voilà qu'un certain vendredi se présente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané, sec, grands yeux, bouche fendue jusqu'aux oreilles, habillé d'un pourpoint rouge, avec un chapeau pointu , de grandes culottes garnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettes couleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté. 11 me semble que je le vois encore.

Tous les yeux se tournèrent inVplontairement vers la muraille sur laquelle Mila fixait ses regards.

— Vous l'avez donc vu? demanda Mergy.

— Non pas moi, mais ma grand'mêre ; et elle se souve- nait si bien de sa figure qu'elle aurait pu faire son portrait.

— Et que dit- il au bourgmestre?

— 11 lui offrit, moyennant cent ducats, de délivrer la ville du fléau qui la désolait. Vous pensez bien que le bourgmestre et les bourgeois y topèrent d'abord. Aussitôt l'étranger tira de son sac une flûte de bronze ; et, s'étant planté sur la place du marché, devant l'église, mais en lui tournant le dos , notez bien , il commença à jouer un air étrange, et tel que jamais Auteur allemand n'en a joué. Voilà qu'en entendant cet air, de tous les greniers , de tous les trous de murs, de dessous les chevrons et les-


26 CHRONIQUE m CHARLES IX.

tuiles des toits, rats et souris, par centaines, par milliers, accoururentàlui. L'étranger, toujoursflûlanl,s*acheniiaa Ters le Weser ; et là, ayant tiré ses chausses, il entra dans l'eau suivi de tous les rats de Hameln, qui furent aussitôt noyés. 11 n'en restait plus qu'un seul dans toute la Tille, et vous allez voir pourquoi. Le magicien, ear c'en était un, demanda à un traînard, qui n'était pas encore entré dans le Weser, pourquoi Klauss, le rat blanc, n'était pas encore venu, i— Seigneur, répondit le rat, il est si vieux qu'il ne peut plus marcher. — Va donc le chercher toi- même, répondit le hiagicien. Et le rat de rebrousser chemin vers la ville, d'où il ne tarda pas à i*evenir avec iin vieux gros rat blane^ si vieux, bi vieux, qu'il ne pouvait pas se traîner. Les deux rats, le plus jeune tirant le vieux par la queue, entrèrent tous les deux dans le Weser, et se noyèrent comme leurs camarades. Ainsi la ville en fut purgée. Mais, quand l'étranger se présenta à l'hôtol de ville pour toucher la récompense promise, le bourgmestre et les bourgeois, réfléchissant qu'ils n'avaient plus rien à craindre des rats, et s'imaginant qu'ils auraient bon mar- ché d'un homme sans protecteurs, n'eurent pas honte de lui offrit' dix ducats, au lieu des cent qu'ils avaient promis. L'étranger réclama : on le renvoya bien loin. Il menaça alors de se faire payer plus cher s'ils ne maintenaient leur marché au pied de la lettre. Les bourgeois firent de grands éclats de rires à cette menace, et le mirent à la porte de l'hôtel de ville, rappelant beau preneur de rats! injure que répétèrent les enfants de la ville en le suivant par les rues jusqu'à la Porte-Neuve. Le vendredi suivant, à l'heure de midi, Tétranger reparut sur la place du marché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre, retroussé d'une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûte bien diflérente de la première, et, dès qu'il eut commencé d'en jouer, tous les garçons de }a ville, depuis six jusqu'à quinze ans, le suivirent et sorti««  rent de la ville avec luL


tm RBITRE& %7

'^Et les habitants de Hameln les laissèrent emmener? demandèrent à la fois Mergy et le capitaine.

— Ils les suivirent j usqu*à la montagne de Koppenberg, auprès d*ùne caverne qui est maintenant bouchée. Le joueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui. On entendit quelque temps le son de la flûte; il diminua peu à peu; enfin Ton n*entendit plus rien. Les enfants avaient disparu, et depuis lors on n'en eut jamais de nouvelles.

La bohémienne s'arrêta pour observer sur les traits de ses auditeurs Tefiet produit par son récit.

Le rettre qui avait été à Hameln prit la parole et dît : — Cette histoire est si vraie que, lorsqu'on parle à Hameln de quelque événement extraordinaire, on dit : Cela est arrivé vingt ans, dix ans, après la sortie de nos enfants. . «  le seigneur de Falkenstein pilla notre ville soixante ans après la sortie de nos enfants.

— Mais le plus curieux, di t M ila, c'est que dans le même temps parurent, bien loin de là, en Transylvanie, certains enfants qui parlaient bon allemand, et qui ne pouvaient dire d'où ils venaient. Ils se marièrent dans le pays , apprirent leur langue à leurs enfants , d'où il vient que jusqu'à ce jour on parle allemand en Transylvanie.

— Et ce sont les enfants de Hameln que le diable a transportés là? dit Mergy en souriant.

— J'atteste le ciel que cela est vrai ! s'écria le capitaine, car j'ai été en Transylvanie, et je sais bien qu'on y parle allemand, tandis que tout autour on parle nn baragouin infernal.

L'attestation du capitaine valait bien des preuves comme il y en a tant.

— Voulez-vous que je vous dise votre bonne aventure ? demanda Mila à Mergy,

— Volontiers, répondit Mergy en passant son bras gauche autour de la taille de la bohémienne, tandis qu'il lui donnait sa main droite ouverte.


28 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Mila la considéra pendant près de cinq minutes sans parler, et secouant la tête de temps en temps d'un air pensif.

— Eh bien ! ma belle enfant, aurai-jepour ma maîtresse la femme que j*aime?

Mila lui donna une chiquenaude sur la main : — Heur et malheur, dit^elle; des yeux bleus font du mal et du bien. Le pire, c'est que tu verseras ton propre sang.

Le capitaine et le cornette gardèrent le silence, parais- sant tous les deux également frappés de la fin sinistre de cette prophétie.

L'aubergiste faisait de grands signes de croix à l'écart.

— Jecroiraiquetuesvéritablementsorcière,ditMergy, si tu peux me dire ce que je vais faire tout à l'heure. . — Tu m'embrasseras, murmura la bohémienne à son oreille.

— Elle est sorcière! s'écria Mergy en l'embrassant. Il continua de s'entretenir tout bas avec la jolie devineresse, et leur bonne intelligence semblait s'accroître à chaque instant.

Trudchen prit une espèce de mandoline, qui avait. à peu près toutes ses cordes, et préluda par une marche allemande. Alors, voyant autour d'elle un cercle de sol- dats, elle chanta dans sa langue une chanson de guerre, dont les reîtres entonnèrent le refrain à tue-tête. Le capi- taine, excité par son exemple, se mit à chanter, d'une voix à faire casser tous les verres , une vieille chanson huguenote, dont la musique était du moins aussi barbare que les paroles :

« Le prince de Gondé,

« Il a été tué;

« Mais monsieur PAmiral

« Est encore à cheval

« Avec La Rochefoucauld,

« Pour chasser tous les papaux,

• Papaux, papaux, papaux. »


»


LE LENDEMAIN D*INE FÊTE. 29

Tous les reitres, échauffés par le vin, commencèrent à chanter chacun un air différent. Les plats et les bouteilles couvrirent le plancher de leurs débris ; la cuisine retentit de jurements, d'éclats de rire et de chansons bachiques. Bientôt cependant le sommeil, favorisé par les fumées du vin d'Orléans, fit sentir son pouvoir à la plupart des acteurs de cette scène de baochanale. Les soldats se cou- cbèrent sur des bancs; le cornette, après avoir posé deux sentinelles à la porte, se traîna en chancelant vers son lit; le capitaine, qui avait observé encore le sentiment de la ligne droite, monta sans louvoyer Tescalier qui con-- duisait à la chambre de Thôte, qu'il avait choisie comme la meilleure de Tauberge.

Et Mergy et la bohémienne? Avanjb la chanson du capitaine y ils avaient disparu l'un et l'autre.


CHAPITRE IL

LE LENDEMAIN D'UNE FÊTE.

Ulf POETBVa.

Je dis qne je veux a-voir de ^argent toat à Thenre. HoLiBRB , le» Pricieute» ridÛMles.

11 était grand jour depuis longtemps quand Mergy s'éveilla, la tête encore un peu troublée par les souvenirs de la soirée précédente. Ses habits étaient étendus pêle- mêle dans la chambre, efsa valise était ouverte à terre. Se levant sur son séant, il considéra quelque temps cette scène de désordre en scf frottant la tête, comme pour rappeler ses idées. Ses traits exprimaient à la fois la fatigue, l'étonnement et l'inquiétude.

Un pas lourd se fit entendre sur l'escalier de pierre qui conduisait à sa chambre. La porte s'ouvrit sans que

3.


30 CHRONiaUE DE CHARLES IX.

Ton eût daigné frapper, et l'aubergiste entra avec nne mine encore plus refrognée que la veille; mais il était facile de lire dans ses regards une expression d*imperti- tinence qui avait remplacé celle de la peur.

11 jeta un coup d'œil sur la chambre, et se signa comme saisi d*horreur à la vue de tant de confusion.

— Ah! ah! mon jeune gentilhomme » 8*écria-t-il, encore au lit? Çà, levons-nous, car nous allons avoir nos comptes à régler.

Mergy, bâillant d'une manière effrayante, mit une jambe hors du lit : •— • Pourquoi tout ce désordre? pourquoi ma valise est- elle ouverte? demanda-t-il d'un ton au moins aussi mécontent que celui de l'hôte.

— Pourquoi, pourquoi? répondit celui-ci; qu*en sais-je? Je me soucie bien de votre valise. Vous avez mis ma maison dans un bien plus grand désordre. Mais, par saint Eustache, mon bon patron, vous me le payerez.

Comme il parlait, Mergy passait son haut-de-chausses d'écarlate, et, par le mouvement qu'il faisait, sa bourse tomba de sa poche ouverte. Il faut que le son qu'elle rendit lui parût autre qu'il ne s'y attendait, car il la ramassa sur-le-champ avec inquiétude et l'ouvrit.

— On m'a volé! s'écria-t-il en se tournant vers Tau- bergisle.

Au lieu de vingt écus d'or que contenait sa bourse, il p'en trouvait que deux.

Maître Eustache haussa les épaules et soumit d'un air de mépris.

— On m'a volé ! répéta Mergy en nouant sa ceinture à la hâte. J'avais vingt écus d'or dans cette bourse, et je prétends les ravoir : c'est dans votre maison qu'ils m'ont été pris.

— Par ma barbe! j'en suis bien aise, s'écria insolem- ment l'aubergiste ; cela vous apprendra à vous anger de sorcières et de voleuses. Mais, ajouta-t-U plus bas, qui se ressemble s'assemble. Tout ce bon gibier de Gfèv^i.


LE LBN0BMAIN D*ONB FÉTB* 81

hérétiques, sorciers et voleurs, se hentent et frayent en- semble.

— Que dis-tu, maraud? s'écria Mergy, d*autant plus en colère qu'il s^tait intérieurement la vérité du re- proche ; et, <;omme tout homme dans son tort, il saisis* sait aux cheveux Toccasion d'une querelle.

— Je dis, répliqua l'aubergiste en élevant la voix et mettant le poing sur la hanche, je dis que vous avez tout cassé dans ma maison, et je prétends que vous me payiez jusqu'au dernier sou.

— Je payerai mon écot et pas un liard de plus. Où est le capitaine Corn. . . Hornstein ?

— On m'a bu, continua maître Eustache, criant tou- jours plus haut, on m'a bu plus de deux cents bouteilles de bon vieux vin, mais vous m'en répondez.

Hergy avait fini de s'habiller tout à fait.

— r Où est le capitaine ? cria-t-il d'une voix tonnante.

— 11 est parti il y a plus de deux heures, et puisse-t-il aller au diable ainsi que tous les huguenots en attendant que nous les brûlions tous !

Un vigoureux soufflet fut la seule réponse que Mergy put trouver dans le moment.

La surprise et la force du coup firent reculer l'auber- giste de deux pas. Le manche de corne d'un grand cou^ teau sortait d'une poche de sa culotte ; il y porta la main. Sans doute quelque grand malheur serait arrivé s'il eût cédé au premier mouvement de sa colère. Maisf la prudence arrêta l'efiet de son courroux en lui faisant remarquer que Mergy étendait la main vers le chevet de son lit, d'où pendait une longue épée. Il renonça aussi-? tôt à un combat inégal, et descendit précipitamment Tescalier en criant à tue-tête : — Au meurtre! au feu I

Maître du champ de bataille, mais fort inquiet des suites de sa victoire, Mergy boucla son ceinturon, y passa ses pistolets, lerma sa valise, et, la tenant à la main , il résolut d'aller porter sa plainte au juge le plu$


32 CHRONIQUE OE CHARLES IX.

proche. It ouvrit sa porte, et il mettait le pied sur la première marche de l'escalier, quand une troupe enne- mie se présenta inopinément à sa rencontre. /"^L'hôte marchait le premier, une vieille hallebarde à la ' main; trois marmitons, armés de broches et de bâtons, le suivaient de près; un voisin, avec une arquebuse Touil- lée, formait Tarrière-garde. De part et d'autre on ne s'attendait pas à se rencontrer sitôt. Cinq ou six marches seulement séparaient les deux partis ennemis.

Mergy laissa tomber sa valise et saisit un de ses pisto- lets. Ce mouvement hostile fit voir à maître Eustache et' à ses acolytes combien leur ordre de bataille était vicieux. Ainsi que les Perses à la bataille de Salamine, ils avaient négligé de choisir une position où leur nombre pût se déployer avec avantage. Le seul de leur troupe qui portât une arme à feu ne pouvait s'en servir sans blesser ses compagnons qui le précédaient; tandis que les pistolets du huguenot, enfilant toute la longueur de l'escalier, semblaient devoir les renverser tous du même coup. Le petit claquement que fit le chien du pis- tolet quand Mergy l'arma retentit à leurs oreilles, et leur parut presque aussi effrayant qu'aurait été l'explo- sion même de l'arme. D'un mouvement spontané la co- lonne ennemie fît volte-face et courut chercher dans la cuisine un champ de bataille plus vaste et plus avanta- geux. Dans le désordre inséparable d'une retraite préci- pitée, l'hôte, voulant tourner sa hallebarde, l'embarrassa dans ses jambes et tomba. En ennemi généreux, dédai- gnant de faire usage de ses armes, Mergy se contenta de tancer sur les fugitifs sa valise, qui, tombant sur eux comme un quartier de roc, et, accélérant son mouve- ment à chaque marche, acheva la déroute. L'escalier demeura vide d'ennemis, et la hallebarde rompue res- tait pour trophée.

Mergy descendit rapidement dans la cuisine , où déjà l'ennemi s'était reformé sur une seule ligne. Le porteur


LE LENDEMAIN D'uNE FÊTE. 33

d'arquebuse avait son arme haute et soufflait sa mèche allumée. L'hôte, tout couvert de sang, car son nez avait été violemment meurtri dans sa chute, se tenait derrière ses amis, tel que Ménélas blessé derrière les rangs des Grecs. Au lieu de Machaon ou de Podalire , sa femme , les cheveux en désordre et sa coiffe dénouée, lui es- suyait la figure avec une serviette sale.

Mergy prit son parti sans balancer. 11 marcha droit à celui qui tenait Tarquebuse, et lui présenta la bouche de son pistolet à la poitrine.

— Jette ta mèche ou tu es mort ! s'écria-t-il.

La mèche tomba à terre, et Mergy, appuyant sa botte sur le bout de corde enflammé, Téteignit. Aussitôt tous les confédérés mirent bas les armes en même tem ns.

— Pour vous, dit Mergy en s'adressant à l'hôte, la petite correction que vous avez reçue de moi vous ap- prendra sans doute à traiter les étrangers avec plus de politesse : si je voulais , je vous ferais retirer votre en- seigne par le bailli du lieu ; mais je ne suis pas méchant. Voyons, combien vous dois- je pour mon écot?

Maître Eustache, remarquant qu'il avait désarmé son redoutable pistolet, et qu'en parlant il le remettait à sa ceinture, reprit un peu de courage, et, tout en s'es- suyant, il murmura tristement :

— Briser les plats, battre les gens, casser le nez aux bons chrétiens... faire un vacarme d'enfer... je ne sais comment, après cela, on peut dédommager un honnête homme.

— Voyons, reprit Mergy en souriant. Votre nez cassé, je vous le payerai ce qu'il vaut selon moi. Pour vos plats brisés, adressez-vous aux reîtres; c'est leur affaire. Reste à savoir ce que je vous dois pour mon souper d'hier.

L'hôte regardait sa femme, ses marmitons et son voi- sin, comme s'il eût voulu leur demander à la fois con- seil et protection.

— Les reîtres, les reîtres ! dit-il... voir de leur argent,


34 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

ce n*est pas chose aisée ; leur capitaine m*a 4onné trois livres, et le cornette un coup de pied,

Mergy prit un des écus d'or qui lui restaient. — Allons, dit-il, séparons-nous bons amis, Et il le jeta ^ maître Eustacbe, qui, au lieu détendre la main, le laissa dédaigneusement tomber sur le plancher.

— Un écu! s'écria-t-il, un écu pour cent boyteilleç cassées; un écu pour ruiner une maison; un écu pour battre les gens!

— Un écu, rien qu'un écu! reprit la femme sur \m ton aussi lamentable. Il vient ici des gentilshommes catholiques qui parfois font un peu de tapage, mais au moins ils savent le prix des choses.

Si Mergy avait été plus en fonds, il aurait sans doute soutenu la réputation de libéralité de son parti.

— A la bonne heure, répondit-il sèchement, mais ces gentilshonmies catholiques n'ont pas été volés. Décide?* vous, ajouta-t-il; prenez cet écu, ou vous n'aurez rien. Et il fit un pas comme pour le reprendre.

L'hôtesse le ramassa sur-le-champ.

— Allons ! qu'on m'amène mon cheval ; et toi^ quitte cette broche et porte ma valise.

— Votre cheval, mon gentilhomme ! dit l'un des va- lets de maître Eustacbe en faisant une grimace.

L'hôte, malgré son chagrin, releva la tête, et ses yeux brillèrent un instant d'une expression de joie maligne.

— Je vais vous l'amener moi-même, mon bon sei- gneur ; je vais vous amener votre bon cheval. Et il sor-* tit, ten<int toujours la serviette devant son nez. Mergy le suivit.

Quelle fut sa surprise quand, au lieu du beau cheval alezan qui l'avait amené, il yit un petit cheval pie, vieux, couronné, et défiguré encore par une laf ge cica- trice à la tête ! Au lieu de sa selle de fin velours de Flandre, il voyait une selle de cuir garnie de fer, telle enfin qu'en avaient les soldats.


Le LENbêliAIIf D'U^E FÊTE. 35

— Que isighlfië ceci? où est ttloh cheTal ?

— Que votre seigneitrle pt^ritte la peine d'atler le de- mander à messieurs les reîttes protestants, répondit rhôte avec Une feinte humilité; ces dignes étrangers l'ont emmené avec eux : il faut qu'ils se soient trompés à cause de la ressemblance;

— Beau cheval! dit un des marmitons; Je parierais qu'il ii'a pas plus de vitigt ans.

— - Oh ne pourra nier que ce soit un cheval de bataille, dit an autre : voyez quel coup de sabre il a reçu sur le front;

•^Quelle superbe robe ! ajouta un autre; é^est conrnie la robQ d'un ministre, noir et blanc.

Mergy entra dans l'écurie, qu'il trouva vide. — ^Et pourquoi avez-vous souffert qu'on enmienât mon cheval î s'écriâ-t-il avec fureur.

— Dame! mon gentilhomme, dit celui des valets qui avait soin de l'écurie, c'est le trompette qui Ta emmené, et il m'a dit que c*était lin troc arrangé entre vous deux.

Là bolëre suffoquait Hërgy, et, dahs son malheur, il ne savait à qui s'en prendre.

— J'irai trouver le Capitaine, murmiirait-il entre ses dents, et il itie fera justice du coquin qui m'a volé.

— Certainement, dit l'hôte, votre seigneurie fera bien; <iar ce capitaine... comment s'appelaiUl ?... il avait tou- jours la mine d'un bien honnête homme.

£t Mergy avait déjà fait intérieurement la réflexion que le capitaine avait favorisé, sinon commandé le vol.

— Vous pourrez, par la même occasion, ajouta l'hôte, vous pourrez ravoir vos écus d'or de cette jeune demoi- selle; elle se sera trompée, sans douté, en faisant ses paquets au petit jour.

-^ Atlacherai-je la valise de votre seigneurie sur le cheval de votre seigneurie ! demanda le garçon d'écurie du ton le plus respectueux et le plus désespérant.


36 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Mergy comprit que plus il resterait, plus il aurait à souffrir des plaisanteries de cette canaille. La valise at- tachée, il s*élança sur sa mauvaise selle ; mais le cheval, se sentant un maître nouveau, conçut le désir malin d'é- prouver ses connaissances dans Tartde Téquitation. 11 ne tarda pas beaucoup cependant à s'apercevoir qu'il avait affaire à un excellent cavalier, moins que jamais disposé à souffrir ses gentillesses ; aussi, après quelques ruades bien payées par de grands coups d'éperons fort pointus, il prit le sage parti d'obéir et de prendre un grand trot de voyage. Mais il avait épuisé ime partie de sa vigueur dans sa lutte avec son cavalier, et il lui arriva ce qui arrive toujours aux rosses en pareil cas, il tomba, comme l'on dit, en manquant des quatre pieds. Notre héros se releva aussitôt, légèrement moulu, mais encore plus furieux à cause des huées qui s'élevèrent aussitôt contre lui. Il balança même un instant s'il n'irait pas en tirer vengeance à grands coups de plat d'épée ; cepen- dant, par réflexion, il se contenta de faire comme s'il n'entendait pas les injures qu'on lui adressait de loin, et plus lentement il reprit le chemin d'Orléans, poursuivi à distance par une bande d'enfants, dont les plus âgés chantaient la chanson de Jehan Petaquin\ tandis que les plus petits criaient de toutes leurs forces : Au hugue- not! au huguenot! les fagots!

Après- avoir chevauché assez tristement pendant près d'une demi-lieue, il réfléchit qu'il n'attraperait proba- blement pas les reîtres ce jour-là ; que son cheval était sans doute vendu ; qu'enfin il était plus que douteux que ces messieurs consentissent à le lui rendre. Peu à peu il s'accoutuma à l'idée que son cheval était perdu sans re- tour ; et, comme dans cette supposition il n'avait rien à faire sur la route d'Orléans, il reprit celle de Paris, ou plutôt une traverse, pour éviter de passer devant la

  • PersonoagCLridicule d*ane TÎeille chanson populaire.


LES JEUNES COURTISANS. 37

malencontreuse auberge témoin de ses désastres. Insen- siblement, et comme il s'était habitué de bonne heure à chercher le bon côté de tous les événemens de cette vie, il considéra qu'il était fort heureux, à tout prendre, d'en être quitte à si bon compte ; il aurait pu être entière- ment volé, peut-être assassiné, tandis qu'il lui restait encore un écu d'or, à peu près toutes ses bardes, et un cheval qui, pour être laid, pouvait cependant le porter. S'il faut tout dire, le souvenir de la jolie Mila lui arra- cha plus d'une fois un sourire. Bref, après quelques heures de marche et un bon déjeuner, il fut presque touché de la délicatesse de cette honnête fille, qui n'em- portait que dix-huit écus d'une bourse qui en contenait vingt. Il avait plus de peine à se réconcilier avec la perte de son bel alezan , maïs il ne pouvait s'empêcher de convenir qu'un voleur plus endurci que le trompette aurait emmené son cheval sans lui en laisser un à la place.

Il arriva le soir à Paris, peu de temps avant la ferme- ture des portes , et il se logea dans une hôtellerie de la rue Saint^Jacques.


CHAPITRE ni.

LES JEUNES COURTISANS.

Jacbimo. .... The ring is wod.

PosTHUMUt. The stone^s too hard to corne by. Jàcaixo. Not a whit,

Your lady being so easy.

Shakipxarb, Cyfnbeline.

En venant à Paris , Mergy espérait être puissamment recoihmandé à l'amiral Coligny, et obtenir du service dans l'armée qui allait, disait-on, combattre en Flandre sous les ordres de ce grand capitaine. Il se flattait que


M cmomouE pb cbahuss ix.

des âmU de son père, poar lesquels il apportait des lettres, appuieraient ses démarches et lui serviraient d'introducteurs à la cour de Charles et auprès de TAmif ^I, qui avait aussi une espèce de cour. Mergy savait que son Trère jouissait de quelque crédit, ro^is il était encore fort indécis s'il devait ou non le rechercher. L'abjuration 4e George Mergy l'avait presque entièrement séparé de sa famille, pour laquelle il n'était guère plus qu'un étran- ger. Ce n'était pas le seul exemple d'une famille désunia par la différence des opinions religieuses. Depuis long- temps le père de George avait défendu que le nom de Yapostat fût prononcé en sa présence, et il avait appuyé sa rigueur par ce passage de l'Évangile : Si votre çeil droit vous donne un sujet de scandale j arrachez-le. Bien que le jeune Bernard ne partageât pas, à beaucoup près, cette inflexibilité, cependant le changement de son frère lui paraissait une tache honteuse pour l'honneur de sa famille, et nécessairement les sentiments de tendresse fraternelle dcvaiei^t avoir souffert de cette opinion.

Avant de prendre un parti sur la conduite qu'il devait tenir à son égard, avant même de rendre ses lettres do recommandation, il pensa qu'il fallait aviser aux moyens de remplir sa bourse vide, et, dans cette intention, il sortit de son hôtellerie pour aller chez un orfèvre du pont Saint-Michel, qui devait à sa famille une somme qu'il avait charge de réclamer.

A l'entrée du pont il rencontra quelques jeunes gens vêtus avec beaucoup d'élégance, et qui, se tenant par le bras, barraient presque entièrement le passage étroit que laissaient sur le pont la multitude de boutiques et d'échoppes qui s'élevaient comme deux murs parallèles, et dérobaient complètement la vue de la rivière aux pas- sants. Derrière ces messieurs marchaient leurs laquais , phacun portant à la piain, dans le fourreau, une de ces longues épces à deux tranchants que l'on appelait des duels, et un poignard dont la coquille ct^it si lar^e^


LES JEUNES counrisANS. 39

qu'elle servait au besoin de bouclier. Sans doute le poidi de ces armes paraissait trop lourd à ces jeunes gentils- hommes, ou peut-être étaient-ils bien aises de montrer à tout Je monde qu'ils avaient des laquais richement habillés.

Ils semblaient en belle humeur, du moins à en juger par leurs éclats de rire continuels. Si une femme bieni tnise passait auprès d'eux, ils la saluaient avec un mé' lange de politesse et d'impertinence ; tandis que plcH «ieurs de ces étourdis prenaient plaisir à coudoyer rude^ ment de graves bourgeois en manteaux noirs, qui se retiraient en murmurant tout bas mille imprécations contre l'insolence des gens de cour. Un seul do la troupe marchait la tète baissée, et Semblait ne prendre aucune part à leurs divertissements.

— Dieu me damne ! George, s'écria un de ces jeunes gen&en le frappant sur l'épaule, tu deviens furieusement maussade. Il y a un gros quart d'heure que tu n'as ouvert la bouche. As-tu donc envie de te faire chartreux ?

Le nont de George fit tressaillir Mei^y , mais il n'en* tendit pas la réponse de la personne que Ton avait ap- pelée de ce nom.

— Je gage cent pisteles, reprit le premier, qu'ii es» encore amoureux de quelque dragon de vertu. Pauvre ami ! je le plains ; c'est avoir du malheur que de ren- contrer une cruelle à Paris.

— Va-t'en chez le magicien Rudbeck, dit un autre, il te donnera un filtre pour te faire aimer.

— Peut-être, dit un troisième, pcut^tre que notre ami le capitaine est amoureux d'une religieuse. Ces diables de huguenots, convertis ou non, en veulent aux épouses du bon Dieu.

Une voix, que Mergy reconnut à l'instant, répondît avec tristesse : — Parbleu! je serais moins triste s'il ne s'agissait que d*amourettes; mais, ajouta-t-il plus bas, de Ponô^ (pie j'avais chargé d'une lettre pour mon pèrei;


40 CHaONiQUE DE CHAatES IX.

est revenu, et m'a rapporté qu'il persistait à ne plus vou- loir entendre parler de moi.

— Ton père est de la vieille roche, dit tin des jeunes gens; c'est un de ces vieux huguenots qui voulurent prendre Amboise.

En cet instant, le capitaine George, ayant tourné la tête par hasard, aperçut Mergy. Poussant un cri de sur- prise, il s'élança vers lui les bras ouverts. Mergy n'hé- sita pas un instant, il lui tendit les bras et le serra contre son sein. Peut-être, si la rencontre eût été moins im- prévue, eût-il essayé de s'armer d'indifférence; mais la surprise rendit à la nature tous ses droits. Dès ce mo- ment ils se revirent comme des amis qui se retrouvent après un long voyage.

Après les embrassades et les premières questions, le capitaine George se tourna vers ses amis, dont quel- ques-uns s'étaient arrêtés à contempler cette scène* — Messieurs, dit-il, vous voyez cette rencontre inattendue. Pardonnez-moi si je vous quitte pour aller entretenir un frère que je n'ai pas vii depuis plus de sept ans.

— Parbleu ! nous n'entendons pas que tu nous quittes aujourd'hui. Le dîner est commandé, il faut que tu en sois. Celui qui parlait ainsi le saisît en même temps par son manteau.

— Béville a raison, dit un autre, et nous ne te lais- serons point aller.

— Eh, mordieu ! reprit Béville, que ton frère vienne diner avec nous. Au lieu d'un bon compagnon, nous en aurons deux.

— Excusez-moi, dit alors Mergy, mais j'ai plusieurs affaires à terminer aujourd'hui. J'ai des lettres à re- mettre...

— Vous les remettrez demain.

— Il est nécessaire qu'elles soient rendues aujour- d'hui... et... ajouta Mergy en souriant et un peu hon-


LES JEUNES G0(JRT1SA?IS. 41

(eux, je vous avouerai que je suis sans argent, et qu'il faut que j'en aille chercher...

— Ah! par ma foi, l'excuse est bonne! s'écrièrent- ils tous à la fois. Nous ne souffrirons pas que vous refu- siez de dîner avec d'honnêtes chrétiens comme nous, pour aller emprunter à des juifs.

— Tenez, mon cher ami, dit Béville en secouant avec affectation une longue bourse de soie passée dans sa ceinture, faites état de moi comme de votre trésorier. lapasse-dix m'a bien traité depuis une quinzaine.

— Allons! allons ! ne nous arrêtons pas et allons di- nar au More, reprirent tous les jeunes gens.

Le capitaine regardait son frère encore indécis. — Bah ! tu auras bien le temps de remettre tes lettres. Pour de l'argent, j'en ai ; ainsi viens avec nous. Tu vas faire counaissance avec la vie de Paris.

Mergy se laissa entraîner. Sou frère le présenta à tous ses amis l'un après l'autre : le baron de Vaudreuil, le chevalier de Rheincy, le vicomte de Béville, etc. Ils acca- blèrent de caresses le nouveau venu, qui fut obligé de leur donner l'accolade à tous l'un après l'autre. Béville l'embrassa le dernier.

— Oh! oh! s'écria-t41, Dieu me damne ! camarade, je sens odeur d'hérétique. Je gage ma chaîne d'or contre une pistole que vous êtes de la religion.

— 11 est vrai, monsieur, et je ne suis pas si bon reli- gieux que je devrais.

— Voyez si je ne distingue pas un huguenot entre mille! Ventre de loup ! comme messieurs les parpaillots prennent un air sérieux quand ils parlent de leur reli- gion.

— Il me semble qu'on ne devrait jamais' parler en plaisantant d'un pareil sujet.

— M. de Mergy a raison, dit le baron de Vaudreuil ; et vous, Béville, il vous arrivera malheur pour vos mau- vaises railleries des choses sacrées.


42 CHRONIQUE DE CSARLES fX.

— YoyfiK un pea cettô rnirie de saint, dit Bëville à Mergy ; c*est le plus fieffé libertin de nous tous, et pour- tant il §'avise de temps en temps de nous prêcher.

— Laissez-moi pour ce que je suis, Bcville, dît Tau- dreuîl. Si je suis libertin, C'est que je ne puis dompter la chair ; mais du moins je respecte ce qui est ^speo* table.

— Pour moi, je respecte beaucoup... ma mète^, c'est la seule honnête femme que j'aie connue. Au s$ur^ln$, mon br^ve, catholiques , huguenots, papistes, juife oii Turcs, ce m'eât tout un ; je me soucie de leurs querelles comme d'un éperon cassé.

— Impie ! murmura Vaudreuif. Et il fit lé signe de la éroix sur sa bouche, en se cachant toutefois du mieul qu'il put atvec son mouchoir.

— 11 faut que tu saches, Bernard, dit le capitaine George, que tu ne trouveras guère parmi nous de dispu- teurs comme notre savant maître Théobald Wolfstei- nius. Nous faisons peu de cas dès conversations théolc- giques, et nous employons ïimut notre temps, Dieu merci.

— Peut-être, répondit Mergy avée un peu d'aigreur, peut-être aurait-il été préférable povtr loi que tu eusses écouté «rttentivement les doctes dissertaitions du digne ministre que tu viens de nommer.-

-^ Trêve sur ce sujet, petit frère ; pins tard je t'en reparlerai peut-être : je sais que tu as de moi une opi- nion... N'importe.... Nôuis ne sonfinfies pas ici pour par- ler de ces sortes de choses.... Je crois que je suis un honnête homme, et tu lé verras sans doute un jour.... Brisons là , il ne faut penser maintenant qu'à ftous àtniistf.

Il passa la main sur son tràttV comme pott^ eh^iéi vLtÉè idée pénible.

— CfK3# frère ? èH UM hsts Mer^y en lui serrant la main. George répondit par fin autre s^rdoient dé maîn^


LES lEUNES COCRTISANS. 43

et toââ deux s'empressèrent de rejoindre leurs compat- gnons, qui les précédaient de quelques pas.

En passant devant le Louvre, d'où sortaient nombre de personnes richement habillées, le capitaine et ses amis saluaient ou embrassaient presque tous les sei- gneurs qu'ils rencontraient. Ils présentaient en môme (emps le jeune Mergy, qui, de cette manière, fit con- naissance en un instant avec une infinité de personnages célèbres à cette époque. En même temps îl apprenait leurs sobriquets (car alors chaque homme marquant avait le sien) , ainsi que les histoires scandaleuses qui se débitaient sur leur compte.

— Voyez- vous, lui disait-on, ce conseiller si pâle et si jaune? C'est niessire Petrus de finibus^ en français Pierre Séguîer, qui, dans lout ce qu'il entreprend, se démène tant et si bien, qu'if arrive toujours à ses fins. Voici le petit capitaine Brûle-bancs^ Thoré de Montmo- rency; voici l'archevêque de Bouteilles \ qui se tient assez droit sur sa mule, attendu qu'il n'a pas encore diné. — Voici un des héros de votre parti, le brave comte de La Rochefoucauld, surnommé Tennemi des choux. Dans la dernière guerre, il à fait cribler d'arque- busades un malheureux carré de choux que sa mauvaise vue lui faisait prendre pour des lansquenets.

En moins d'un quart d'heure Mergy sut le nom des amants de presque toutes les dames de la cour, et le nombre de duel^ auxquels leur beauté avait donné lieu. 11 vit que la réputation d'une dame était en proportion des morts qu'elle avait causées ; ainsi, madame de Cour- tavel, dont l'amant en pied avait tué deux de ses rivaux, était en bien plus grand renom que la pauvre comtesse de Pomerande, qui n'avait donné lieu qu'à un petit duel et une Messure légère.

Uûe îeihme d'une Hche taille, montée sur lînè hnttlo

  • i'archevêque de Gui»e.


44 CBIUMIQUE DE CHARLES IX. *

blanche conduite par un écayer, et suivie de deux la* quais, attira l'attention de Mei^ ; ses habits étaient à la mode la plus nouvelle, et tout roides à force de bro- |

deries. Autant que Ton en pouvait juger, elle devait être jolie. On sait qu'à cette époque les dames ne sortaient que le visage couvert d'un masque; le sien était de ve- lours noirs : on voyait, ou plutôt on devinait, d'après ce qui paraissait par les ouvertures des yeux, qu'elle devait avoir la peau d'une blancheur éblouissante et les yeux d'un bleu foncé.

Elle ralentit le pas de sa mule en passant devant les jeunes gens; et même elle sembla regarder avec quel* que attention Mergy , dont la figure lui était inconnue. Sur son passage on voyait toutes les plumes des chapeaux balayer la terre, et elle inclinait la tête avec grâce pour rendre les nombreux saints que lui adressait la haie d'admirateurs qu'elle traversait. Comme elle s'éloignait, un léger souffle de vent souleva le bas de sa longue robe de satin et laissa voir, comme un éclair, un petit soulier de velours blanc et quelques pouces d'un bas de soie rose.

— Quelle est cette dame que tout le monde salue ? de- manda Mergy avec curiosité.

. — Déjà amoureux ! s'écria Béville. Au reste, elle n'en fait jamais d'autres ; huguenots et papistes, tous sont amoureux de la comtesse Diane de Jurgis.

— C'est une des beautés de la cour, ajouta George , une des plus dangereuses Circés pour nos jeunes ga- lants. Mais, peste! ce n'est pas une citadelle facile à prendre,

— Combien compte-t-elle de duels? demanda en riant Mergy.

  • — < Oh ! elle ne compte que par vingtaines, répondit le

baron de Yaudreuil ; mais le bon, c'est qu'elle a vouhi se battre elle-même : elle a envoyé un cartel dans les formes à une dame de la cour, qui avait pris le pas sur elle.


LES JEl'NËS COURTISANS. 45

— Quel conte ! s'écria Mcrgy.

— Ce ne serait pas la première, dit George, qui se fût battue de notre temps : elle a envoyé un cartel bien en règle et en bon style à la Sainte-Foix, l'appelant au combat à mort, à Tépée et au poignard, et en chemise, conune ferait un duelliste raffiné *.

— J'aurais bien voulu être le second d'une de ces da- mes pour les voir toutes deux en chemise, dit le cheva- lier de Rheincy.

— Et le duel eut lieu? demanda Mergy.

— Non, répondit George ; on les raccommoda.

— Ce fut lui qui les raccommoda, dit Vaudreuil ; il était alors l'amant de la Sainte-Foix.

— Fi donc! pas plus que toi, dit George d'un ton fort discret.

— La Turgis est comme Vaudreuil, dit Béville; elle fait un salmigondis de la religion et des mœurs du temps: elle veut se battre en duel, ce qui est, je crois, un péché mortel, et elle entend deux messes par jour.

— Laisse-moi donc tranquille avec ma messe! s'é- cria Vaudreuil.

— Oui, elle va à la messe, reprit Rheincy, mais c'est pour s'y faire voir sans masque.

— C'est pour cela, je crois, que tant de femmes vont à la messe, observa Mergy, enchanté de trouver une oc- casion de railler la religion qu'il ne professait pas.

— Et au prêche, dit Béville. Quand le sermon est fini, on éteint les lumières, et alors il se passe de belles choses. Par la mort! cela me donne furieusement envie de me faire luthérien.

— Et vous croyez à ces contes absurdes? reprit Mergy d'un ton de mépris.

— Si je les crois! Le petit Ferrand, que nous con- naissons tous, allait au prêche d'Orléans pour voir la

' Cette esthète détignail les duellistes de profeision*


46 GHRONIOUB l»fi CHARLES ÏX.

lemme d'tm notaire, une femme superbe , ma toi ! il Ine faisait venir Teau à la bouche rien qu'en m'en parlant. II ne pouvait lavoir que là; heureusement qu'un de ses amis, huguenot, lui avait dit te mot de passe : il entrait au prêche, et, dans l'obscurité, je vous laisse à penser éi notre camarade employait son temps.

— Cela est impossible, dit sèchement Mergy,

— Ifnpossible ! et pourquoi!

— Parce que jamais un protestant n'aurait la bassetôô d'amener un papiste dans un prêche.

Cette réponse fut suivie de grands éclats de rire.

— Ah! ah! dit le baron de Vaudretiil, voùscrsyez que parce qu'un homme est huguenot, il ne peut être hî voleur, ni traître, ni coramissldtinaire de galanteries?

— Il tombe de la lune! s'écria Rheincy.

— Moi, dit Béville, si j'avais à faire remettre un pou- let à une huguenote, je m'adresserais à son ministre.

— C'est, sans doute, répondit Mergy, que vous êtes habitué à donner de semblables commissions à vos prêtres ?

— Nos prêtres... dit Vaudreuil rougissant de' ciolère.

— finissez ces ennuyeuses discussions, interrompit George, rémarquant « roffensante aigreui* de chaque re- partie; i laissons là les cafards de toutes les sectes. Je propose que le premier qui prononcera le mot de hugue- not, de papiste, de protestant, de catholique, soit mis à l'amende.

— Approuvé! s*êcîa Béville; il sera tenu de nous ré- galer do bon vin de Cahors à rhôtellerie où nous allons dîncr^

Il y eut un moment de silence.

— Depuis la mort de ce pauvre Lahnoy , tué devant Orléans, la Turgis n'a pas d'amaht connu, dit George, qui ne voulait pas laisser ses ami^ sur des idées théolo- giques.

— Qui oserait affirmer qu'une femme de P^is n*a pa»


à^dmmil 8*ééria Béville; ce qui est sûr» ç'^t Que Çopi?* ipinges la serre de bien pr^.

— C-est pour cela que le petit NdYarette a lAché prise, dit Vaudreuil; il a craint un si terrible rival.

— Gomminges fait doqip le jaloux? demanda le capi* faine.

^r- 11 est jalopi: cpmme m tigre, répondit Béville, et il prétend tuer tous ceux qui oseront aimer la be}l^ iK^intesi^e; de sorte que, pour ne pas rester sajis amapt , ^Ue sera obligée de prendre Goipminges.

— Quel est donc cet homme redoutable? demanda llergjr, qui éprouvait une vive euriosîté, sans pouvoir 6*en rendre compte, pour tout ce qui regardait de près ou de loin la comtesse de Turgis.

•^ C'est, lui répondit Rheiney, un de nos plus fa- meux raffinés; et comme vous venez de la province, je veux bien vous expliquer le beau langage. Un raffiné est un galant homme dans la perfection, un honune qui se bat quand le manteau d*un autre touche le sien, quand on crache à quatre pieds de lui, ou pour tout autre mo- tif aussi légitime.

— Comminges, dit Vaudreuil , mena un jour un homme BU Prévaux-Clercs * ; ils ôtent leurs pourpoints et tirent répée. — N'es -tu pas Berny d'Auvergne? demanda Comminges. — Point du tout, répond l'autre,; je m'ap- pelle Villequier, et j$ suis de Normandie. -^ Tant pis, repartit Comminges, je t'ai pris pour un autre; mais, puisque je t'ai appelé, il faut nous battre. Et il le tua bravement.

r^ Chacun cita quelque trait de l'adresse bu de l'hu- meur querelleuse de Comminges. La matière était riche, et cette conversation les mena jusque hors de la ville , à l'auberge du More^ située au milieu d'un jardin, près

I Licii classl({ue alors pour les duels. Le Pré-aux>Clercs s'étendait en faet dn LouTre, 8«r U krrtin com^rii entr^ 1% ru« dies P^Utt-Ao^utia» «t U nit


4s CHRONIQUE DC CHARLES IX.

du lieu où Von bâtissait le château des Tuileries, com- mencé en 1564. Plusieurs gentilshommes de la connais- sance de George et de ses amis s'y rencontrèrent, et l'on se mit à table en nombreuse compagnie.

Mergy, qui était assis à côté du baron de Yaudreuil, observa qu'en se mettant à table il faisait le signe de la croix et récitait à voix basse et les yeux fermés cette sin- gulière prière :

Laus Deo, pax vivis^ salutem defunctis^ et beaia vis^ cera virginis Mariœ quœ partaverunt œtemi Patris Filium !

— Savez-vous le latin, monsieur le baron? lui de- manda Mergy.

— Vous avez entendu ma prière?

— Oui, mais je vous avoue que je ne Fd pas com< prise.

— A vous dire le vnd, je ne sais pas le latin et je ne sais pas trop ce que cette prière veut dire ; mais je la tiens d'une de mes tantes qui s'en est toujours bien trou- vée, et, depuis que je m'en sers, je n'en ai vu que de bons effets.

— J'imagine que c'est un latin catholique, et par conséquent nous autres huguenots nous ne pouTons le comprendre!

— À l'amende! à l'amende ! s'écrièrent à la fois Bé- ville et le capitaine George. Mergy s'exécuta de bonne grâce, et l'on couvrit la table de nouvelles bouteilles qui ne tardèrent pas à mettre la compagnie en belle humeur.

La conversation devint bientôt plus bruyante, et Mergy profita du tumulte pour causer avec son frère sans faire attention à ce qui se passait autour d'eux.

Ils furent tirés de leur a parte à la fin du second ser- vice par le bruit d'une violente dispute qui venait de s'élever entre deux des convives.

— Cela est faux ! s'écriait le chevalier de Rheincy.


LES JELNES COURTISANS. 49

— Faux! dit Yaudreuil. Et sa figure, naturellement pâle, devint comme celle d*un cadavre.

^ C'est la plus vertueuse, la plus chaste des femmes, continua le chevalier.

Yaudreuil sourit amèrement et leva les épaules. Tous les yeux étaient fixés sur les acteurs de cette scène , et chacun paraissait vouloir attendre , dans une neutralifé silencieuse, le résultat de la querelle.

— De quoi s'agit-il, messieurs, et pourquoi ce tapage? demanda le capitaine, prêt, selon son ordinaire, à s'op- poser à toute infraction à la paix.

— C'est notre ami le chevalier, répondit tranquille- ment Béville, qui veut que la Siliery, sa maîtresse, soit chaste, tandis que notre ami de Yaudreuil prétend qu'elle ne Test pas et qu'il en sait quelque chose.

Un éclat de rire général qui s'éleva aussitôt augmenta la fureur de Rheincy, qui regardait avec des yeux en- flammés de rage et Yaudreuil et Béville.

— Je pourrais montrer de ses lettres, dit Yaudreuil,

— Je t'en défie ! s'écria le chevalier.

— Eh bien ! dit Yaudreuil avec un ricanement très- méchant, je vais lire une' de ses lettres à ces messieurs. Ils connaissent peut-être son écriture aussi bien que moi, car je n'ai pas la prétention d'être seul honoré de ses billets et de ses bonnes grâces. Yoici un billet que j*ai reçu d'elle aujourd'hui même. Et il parut fouiller dans sa poche comme pour en tirer une lettre.

— Tu mens par ta gorge !

La table était trop large pour que la main du baron pût toucher son adversaire, assis en face de lui.

— Je te ferai avaler le démenti jusqu'à ce qu'il t'é- louffe! s'écria-t-il. Et il accompagna cette phrase d'une bouteille qu'il lui jeta à la tète. Rheincy évita le coup, et, renversant sa chaise dans sa précipitation, il courut à la muraille pour décrocher son épée qu'il y avait sus- pendue.

_ 5


50 CHRONIQUE 0E CHARLES IX.

Toui M tevèrefit, quelques-uBS pour s*eBtreineUre dans la querelle, la plupart pour éviter d'en être trop près.

r— Arrêtez, fqiis que vous êtes ! s'écria George en se mettant devant le baron, qui se trouvait le plus près de lui. DeuK amis doivent-ils S0 battre pour une misérable femmelette?

— Une bouteille jetée à la tète vaut un soufDct» dit froidement Béville% Allons, chevalier, mon ami, flmn- berge au vent I

— Fr^nc je» l fr^nc jeul faitep plaiçe! D'écrièrent pres- que tous les convives,

-r Holà I Jeannot , ferme la porte, dit i|ç>Qchalaf|inient l'hôte du lUorey habitué à voir des scènes semblables; si les archers passaient, cela pourrait interron^pre ces gen- tilshommes et nuire à la maispn.

— Vous battrez-vous dans i^e salle ^ papger comme des lansquenets ivres? poursuivit George , qui voulait gagner du temps ; attendez au moins à demcin,

--• A demain soit, 41^ Rheincy. Et il fit le mouvement de remettre son épée dafis le fourreau.

— Il a peur, notre petit chevalier, dit Yaudreuil. Aussitôt Rl^cincy, écartant tous ceux qui se troifvaient

sur son passage, s'élança sur son ennemi. Jous deux s'attaquèrent avec fureur; mais Yaudreuil avait eu le temps de rouler avec soin une serviette autour de son bras gauche, et il s'en servajt avec adresse pour parer les coups de taille ; tandis que I^heincy, qui avait négligé une semblable précaution, reçut une blessure à la main gauche dès les premières passes. Cependant il ne laissait pas de combattre avec conraga, appelant son laquais et lui demandant son poignard. Béville arrêta le laquais » prétendant que, Yaudreuil n'ayant pas dp poignard, son adversaire no devait Piis en avoir non plus. Quelques amis du chevalier réclamèrent ; dès paroles fort aigres furent échangées , et sans doute le duel se fut changé eq un« escarmouche» si Yaudreuil n*y eût mis fin en ren^


LES JEUNES COÛRTtôÀNS. 51

versant son adversaire frappé d'un coup dangereux à la poitrine. Il mit promptemetit l6 pied sur Tépée de Rheincy pour rcmpecher de la ramasser, et leva la sienne pour lui donner le coup de grâce. Les lois du duel permettaient cette atrocité.

— Un ennemi désarmé!, s*écria George. Et il lui ar- racha son épée,

La blessure du chevalier n'étail pas mortelle, mais il perdait beaucoup de sang. On le pansa du mieux qu'on put avec des serviettes, pendant qu'avec un rire forcé il disait entre ses dents que l'affaire n'était pas finie.

Bientôt parurent un moine et un chirurgien, qui se disputèrent quelque temps le blessé. Le chirurgien ce- pendant eut la préférence, et, ayant fait transporter son patient au bord de la Seine, il le conduisit dans un ba^ teau jusqu'à son logement.

Tandis que les valets emportaient les serviettes en- sanglantées et lavaient le pavé rougi, d'autres mettaient de nouvelles bouteilles sur la table. Pour Yaudreuil, après avoir soigneusement essuyé son épée , il la remit au fourreau, fit le signe de la croix, puis, avec un imper- turbable sang-froid , il tira de sa poche une lettre , ré- élama le silence, et lut lai première ligne, qui excita de grands éclats de rire :

« Mon chéri , cet ennuyeux cJievalief , qui nCob^

— Sortons d'ici, dit Mergy à son frère avec une expression de dégoût.

Le capitaine le suivit. La lettre occupait l'attention iénérsHef et leur absence ne fut pas ^nîatquée.


« ■.ix^ i 'i — *^a>»


52 CHROMQCE DR CBAltLES R.


CHAPITRE IV.


^ LE CONVERTI.

DoK JoAir,

Quoi ! tu prends poor de bon argent ce qne je tiens de tUre , et ta crms que ma bouche était d*aoMrd avec mon cœur ?

JfoLiàai, le Futin de Pierre.

Le capitaine George rentra dans la ville avec son frère, et le conduisit à son logement. En marchant, ils échangèrent à peine quelques paroles; la scène dont ils venaient d*ètre les témoins leur avait laissé une impres- sion pénible qui leur faisait involontairement garder le silence.

Cette querelle et le combat irrégulier qui Tavait suivie n'avaient rien d'extraordinaire à cette époque. D'un bout de la France à l'autre , la susceptibilité chatouil- leuse de la noblesse donnait lieu aux événements les plus funestes, au point que, d'après un calcul modéré, sous le règne de Henri 111 et sous celui de Henri IV, la fureur des duels coûta la vie à plus de gentilshommes que dix années de guerres civiles.

Le logement du capitaine était meublé avec élégance. Des rideaux de soie à fleurs et des tapis de couleurs bril- lantes attirèrent d'abord les yeux de Mergy, accoutumés à plus de simplicité. Il entra dans un cabinet que son frère appelait son oratoire^ le mot de boudoir n'étant pas encore inventé. Un prie-Dieu en chêne fort bien sculpté, une madone peinte par un artiste italien, et un bénitier garni d'un grand rameau de buis, semblaient justifier la pieuse désignation de cette chambre ; tandis qu'un lit de repos couvert de damas noir, une glace de Venise, un portrait de femme, des armes et des instruments de


LE CONVERTI. 53

musique, indiquaient des habitudes un peu mondaines de la part de son propriétaire.

Mergy jeta un coup d*œil méprisant sur le bénitier et le rameau de buis, qui lui rappelaient tristement r2q)os- tasie de son frère. Un petit laquais apporta des confi- tures, des dragées et du vin blanc : le thé et le café n'é- taient pas encore en usage, et le vin remplaçait toutes ces boissons élégantes pour nos simples aïeux.

Hergy, un verre à la main, reportait toujours ses regards de la madone au bénitier, et du bénitier au prie- Dieu. Il soupira profondément, et, regardant son frère nonchalamment étendu sur le lit de repos : — Te voilii donc tout à fait papiste! dit-il. Que dirait notre mère si elle était ici?

Cette idée parut affecter douloureusement le capitaine. 11 fronça ses sourcils épais, et fit un geste de la main comme pour prier son frère de ne pas entamer un tel sujet; mais celui-ci poursuivit impitoyablement:

— Est-il possible que tu aies abjuré du cœur la croyance de notre famille , comme tu l'as abjurée des lèvres?

— La croyance de notre famille!... Elle n'a jamais été la mienne... Qui? moi... croire aux sermons hypo- crites de vos ministres nasillards!... moi!...

— Sans doute! et il vaut mieux croire au purgatoire, à la confession, à l'infaillibilité du pape ! il vaut mieux s'agenouiller devant les sandales poudreuses d'un capu- cin ! Un temps viendra où tu ne croiras pas pouvoir diner sans réciter la prière du baron de Vaudreuil.

— Écoute, Bernard, je hais les disputes, surtout celles où il s'agit de religion ; mais il faut bien que tôt ou tard je m'explique avec toi, et, puisque nous en sommes là- dessus, finissons-en : je vais te parler à cœur ouvert. ,

— Ainsi tu ne crois pas à toutes les absurdes inven- tions des papistes?

Le capitaine haussa les épaules et fit résonner un do

5.


54 CHRONIQUE DE CHARLES TX.

ses larges éperons en laissant tomber le tafon de sa botte sur le plancher. 11 s'écria . — ^ Papistes ! huguenots! superstition des deux parts. Je ne sais point croire ce que ma raison me montre comme absurde. Nos litanies et vos psaumes, toutes ces fadaises seyaient. Seulement, ajouta-t-il en souriant, il y a quelquefois de bonne mu- sique dans nos églises, tandis que chez vous c*est une guerre à mort aux oreilles délicates.

— Belle supériorité pour ta religion , et il y a là de quoi lui faire des prosélytes !

— Ne rappelle pas ma religion, car je n'y crois pas plus qu'à la tienne. Depuis que j'ai su penser par moi- même, depuis que ma raison a été à moi...

— Mais...

— Ah ! trêve de sermons. Je sais par cœur tout ce que tu vas me dire. Moi aussi j'ai eu mes espérances, mes craintes. Crois-tu que je n'ai pas fait des efforts puis- sants pouf conser\'er les heureuses superstitions de mon enfance? J'ai lu tous nos docteurs pour y chercher des consolations contre les doutes qui m'effrayaient, et je n'ai fait que les accroître. Bref, je n'ai pu et je ne puis croire. Croire est un don précieux qui m'a été refusé, mais pour rien au monde je ne chercherais à en priver les autres.

— Jeté plains.

— A la bonne heure, et tu as raison. — Protestant, je ne croyais pas au prêche ; catholique, je ne crois pas davantage à la messe. Eh morbleu ! les atrocités de nos guerres civiles ne suffiraient-elles pas pour déraciner la foi la plus robuste?

— Ces atrocités sont l'ouvrage des hommes seuls, et des hommes qui ont perverti la parole de Dieu.

-:- Cette réponse n'est pas de toi ; mais tu trouveras bon que je ne sois pas encore convaincu. Votre Dieu, je ne le comprends pas, je ne puis le comprendre... El si


L8 tiONVÈRTf. 55

je eroyàis, ce serait, è(>mine dit liotre ami Jodèllo, sous bénéfice dHnventaire.

— Puisque leé deux religions te Sont indifférentes , pourquoi donc cotte abjuration qui à tant affligé ta fa- mille et tes amis?

— J'ai vingt fois écrit à ttion père pour lui expliquer mes motifs et me justifier; rtiais il a jeté mes lettres au feu sans les ouvrir, et il m'a traité plus mal que si j'a- vais commis quelque grand crime.

•— Ma mère et moi nous désapprouvions cette rigueur excessive ; et sans les ordres...

  • i- Je ne sais ce qu'on a pensé de moi. Peu m'importe !

Voici ce qui m'a déterminé à un coup de tête, que je né referais pas, sans doute, s'il était à refaire...

— Ah ! j'ai toujours pensé que tu t'en repentais.

— M'en repentir ! non; car jé ne crois pas avoir fait une mauvaise action. Lorsque tii étais encore au collège, apprenant le latin et le grec, j'avais endossé là cuirasse, ceint récharpc blanche \ et je combattais à nos pre- mières guerres civiles. Votre petit prince de Condé, qui a fait faire tant de fautes à votre parti, votre prince de Condé s'occupait de vos affaires quand ses amours lui en laissaient le temps. Une dame m'aimait, le prince me la demanda; je la lui refusai , il devint mon ennemi mor- tel. Il prit dès lors à tâche de me mortifier de toutes les manières.

« Ce petit prince si joli

m Qui toujours baise sa mi^ionoe, >

il me désignait aux fanatiques du parti comme un monstre de libertinage et d'irréligion. Je n'avais qu'une maîtresse, et j'y tenais. Pour ce qui est de l'irréligion... je laissais les autres en paix : pourquoi me déclarer ia guerre?

  • }jtê rétomêi avaient ado|^té eétfe couleur.


56 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Je n'aurais jamais cru le prince capable d'un trait si noir.

— Il est mort, et vous en avçz fait un héros. C'est ainsi que va le monde. Il avait des qualités : il est mort en brave, je lui ai pardonné. Mais alors il était puissant, et un pauvre gentilhomme comme moi lui semblait criminel s'il osait lui résister.

Le capitaine se promena quelque temps par la cham- bre , et continua d'une voix qui trahissait une émotion toujours croissante :

— Tous les ministres, tous les cagots de l'armée fu- rent bientôt déchaînés contre moi. Je me souciais aussi peu de leurs aboiements que de leurs sermons. Un gen- tilhomme du prince, pour lui faire sa cour, m'appela paillard devant tous nos capitaines. Il y gagna un souf- flet, et je le tuai. Il y avait bien douze duels par jour dans notre armée , et nos généraux avaient l'air de ne pas s'en apercevoir. On fit ime exception pour moi, et le prince me destinait à servir d'exemple à toute l'armée. Les prières de tous les seigneurs, et, je suis obligé d'en convenir, celles de l'Amiral, me valurent ma grâce. Mais la haine du prince ne fut pas satisfaite. Au combat de Jazeneuil, je commandais une compagnie de pistoliers; j'avais été des premiers à l'escarmouche : ma cuirasse iaussée de deux arquebusades, mon bras gauche tra- versé d'un coup de lance, montraient que je ne m'y étais pas épargné. Je n'avais plus que vingt hommes autour de moi, et un bataillon des Suisses du roi marchait contre nous. Le prince de Condé m'ordonne de faire une charge... je lui demande deux compagnies de reitres.... et... il m'appela lâche!

Mergy se leva et prit la main de son frère. Le capi- taine poursuivit, les yeux étincelants de colère et se promenant toujours : '

— Il m'appela lâche devant tous ces gentilshommes dans leurs armures dorées, qui, peu de mois après, l'a-


LE COXVEKTl. 57

l)andonnèrent à Jarnac et le laissèrent tuer. Je crus qu'il fallait mourir ; je in*élançai sur les Suisses en jurant que si, par fortune , j'en échappais , je ne tirerais jamais Tépée pour un prince si injuste. Grièvement blessé, jeté à bas de mon cheval, j'allais être tué, quand un des gentilshommes du duc d'Anjou, Béville, ce fou avec qui nous avons diné, me sauva la vie et me présenta au duc. On me traita bien. J'avais soif de vengeance. On me cajola, on me pressa de prendre du service auprès de mon bienfaiteur, le duc d'Anjou; on me cita ce vers; ^

Omne solum forti imtria est, ut piscibas squor.

le voyais avec indignation les protestants appeler les étrangers dans notre patrie... Mais pourquoi ne pas te dire la seule raison qui me détermina? Je voulais me venger, et je me fis catholique dans l'espoir de rencon- trer le prince de Gondé sur un champ de bataille et de le tuer. C'est un lâche qui s'est chargé de lui payer ma dette... La manière dont il a été tué m'a presque fait oublier ma haine... Je le vis sanglant, en butte aux outrages des soldats; j'arrachai ce cadavre de leurs mains et je le couvris de mon manteau. — J'étais engagé avec les catholiques ; je commandais un escadron de leur cavalerie, je ne pouvais plus les quitter. Heureuse- ment je crois avoir rendu quelques services à mon an- cien parti ; j'ai tâché, autant qu'il m'a été possible , d'adoucir les fureurs d'une guerre de religion , et j'ai eu le bonheur de sauver plusieurs de mes anciens amis.

— Olivier de Basseville publie partout qu'il te doit la vie.

— Me voilà donc catholique, dit George d'une voix plus calme. Cette religion en vaut bien une autre ; car il est si facile de s'accommoder avec leurs dévots ! Vois cette jolie madone ; c'est le portrait d'une courtisane


68 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

italienne ; les cagots admirent ma piété en se isignânt devant la prétendue vierge. Croîs-moi, j'ai bien meilleur marché d'eux que de nos ministres. Je puis vivre comme je veux, en faisant de très-légers sacrifices à Topinion de la canaille. Eh bien ! il faut aller à la messe; j'y vais de temps en temps regarder les jolies femmes. Il faut un confesseur : parbleu ! j'ai un brave cordelier, ancien ar- quebusier à cheval, qui, pour un écu, me donne un bil«  let de confession , et, par-dessus le marché, se charge de remettre mes billets doux à ses jolies pénitentes. Mort de ma vie ! vive la messe ! • Mergy ne put s'empêcher de sourire.

— Tiens, poursuivit le capitaine, voici mon livre de messe. Et il lui jeta un livre richement relié, dans un étui de velours, et garni de fermoirs d'argent. — Ces Heures-là valent bien vos livres de prières.

Mergy lut sur le dos : Heures de la cour.

— La reliure est belle, dit-il d'un air de dédain en lui rendant le livre.

Le capitaine l'ouvrit et le lui rendit on souriant. Mergy lut alors sur la première page : La vie très-horri- figue du grand Gargantua, père de Pantagruel ^ compO' séepar M. AlcofribaSy abstracteur de Quintessence.

— Parlez-moi de ce livre-là ! s'écria le capitaine en riant; j'en fais plus de cas que de tous les volumes de théologie de la bibliothèque de Genève.

— L'auteur de ce livre était, dit-on, rempli de savoir, mais il n'en a pas fait un bon usage.

George haussa les épaules.

— Lis ce volume, Bernard, et tu m'en parleras après'.

Mergy prit le livre, et, après un moment de silence :

— Je suis fâché qu'un dépit, légitime sans doute , t'ait entraîné à une action dont tu te repentiras sans doute un jour.

Le capitaine baissait la tète, et ses yeux, attachés sur


LE CONVERTI. SO

le tapis étendu sous ses pieds, semblaient eq ob^r- Ter curieusenient les dessins, -r- Ce qui est fait e§t fait, dit-il enfin avec un soupir étouffe. Peut-être un jour reviendrai-je au prêche, ajouta-t-il plus gaiement. Mais brisons là, et promets-moi de ne plus me parler de choses si ennuyeuses.

— J'espère que tes propres réflexions feront plus que mes discours ou mes conseils.

< — Soit ! Maintenant, causons de tes affaires* Quel est ton intention en venant à la cour?

— J'espère être assez recommandé à M. rAmira) pour v qu'il veuille bien m'admettre au nombre de ses gentils^ gommes dans la ca^)pagne qu'il va fairedans les Pays-Bas.

•^ Mauvais plan. Il ne faut pas qu'un gentilhomme qui se sent du cpur^ge et une épée au côté , prenne ainsi de gaieté de cœur le rôle de valet. Entre comme vo- lontaire dans les gardes du roi ; dans ma compagnie de chevau-légers, si tu veux. Tu feras la campagne, ainsi que nous tous, sous les ordres de l'Amiral, mais au moins tu ne seras le domestique de personne.

— Je n'^ aucune envie d'entrer dans la garde du roi : j'y ai même quelque répugnance. J'aimerais assez être soldat dans ta compagnie, mais mon père veut que je f^sse ma première campagne sous les ordres immédiats de M. l'Amiral.

— Je vous reconnais bien là, messieurs les huguenots ! Vous prêchez l'union, et, plus que nous, vous êtes en- tichés de vos vieilles rancunes.

— Comment?

— Oui, le roi est toujours à vos yeux un tyran , un Achab^ comme vos ministres l'appellent. Que dis-je? ce n'est pas même un roi, c'est un usurpateur, et, depuis la mort de JLotcts XÏIl *, c'est Gaspard /«** qui est roi de France.

' l« pHnc9 I<OQh de Condé, qui fui tué à J«niM, éUU «Lccpsé par les oal)io«  HfMi éà pr<teii4r« à U ««uroiui*. — Vmir^i do CoUgni ft'«pp«UU G««p«rd« 


60 CHRONIOUK DE CHARLES IX.

-* Quelle mauvaise plaisanterie I

— Au reste, autant vaut que tu sois au service du vieux Gaspard qu*à celui du duc de Guise; H. de Châ- titlon est un grand capitaine, et tu apprendras la guerre sous lui.

— Ses ennemis mêmes l'estiment,

— Il y a cependant certain coup de pistolet qui lui a fait du tort.

— Il a prouvé son innocence, et, d'ailleurs, sa vie en- tière dément le lâche assassinat de Poltrot.

— Connais-tu l'axiome latin ; Fecit cui profuit P Sans ce coup de pistolet, Orléans était pris.

— Ce n'était, à tout prendre, qu'un homme de moins dans l'armée catholique.

— Oui, mais quel homme ! N'as-tu donc jamais en- tendu ces deux mauvais vers, qui valent bien ceux de vos psaumes :

Autant que sont de Guisards demeufés, Autant a-t-il en France de Mérés^.

— Menaces puériles, et rien de plus. La kyrielle se- rait longue si j'avais à raconter tous les crimes des Gui- sards.

>

Au reste, pour rétablir la paix en France, si j'étais roi, voici ce que je voudrais faire. Je ferais mettre les Guises et les Châtillons dans un bon sac de cuir, bien cousu et bien noué ; puis je les ferais jeter à l'eau avec cent mille livres de fer, de peur qu'un seul n'échappât. 11 y a encore quelques gens que je voudrais mettre dans mon sac.

— Il est heureux que tu ne sois pas roi de France. La conversation prit alors une tournure plus enjouée:

  • Poltrot de Méré, qui assassina le grand François, dac de Gtiise, au siège

d*0rléans,an moment où laTÎlIe était réduite aux abois. Coligny se justifia assex mal d*aToir commandé ou de n^avoir pas empêché ce meurtre.


LE CONVERTI. SI

on abandonna la politique comme la théologie, et les deux frères se racontèrent toutes les petites aventures qui leur étaient advenues depuis qu'ils avaient été se» parés. Mergy fut assez franc pour faire les hon- neurs de son histoire à Tauberge du Lion-d'Or : son frère en rit de bon cœur, et le plaisanta beaucoup sur la perte de ses dix-huit écus et de son bon cheval alezan. Le son des cloches d'une église voisine se fit entendre.

— Parbleu ! s'écria le capitaine, allons au sermon ce soir ; je suis persuadé que tu t'y amuseras.

— Je te remercie, mais je n'ai pas encore envie de me convertir.

— Viens, mon cher, c'est le frère Lubin qui doit prê- cher aujourd'hui. C'est un cordelier qui rend la religion si plaisante , qu'il y a toujours foule pour l'entendre. D'ailleurs toute la cour doit aller à Saint-Jacques aujour- d'hui; c'est un spectacle à voir.

— £t madame la comtesse de Turgis y sera-t-elle , et 6tera-t-elle son masque ?

— A propos, elle ne peut manquer de s'y trouver. Si tu veux te mettre sur les rangs, n'oublie pas, à la sortie du sermon, de te placer à la porte de l'église pour lui offrir de l'eau bénite. Voilà encore une des jolies céré» monies de la religion catholique. Dieu I que de jolies mains j'ai pressées, que de billets doux j'ai remis en of- frant de l'eau bénite!

— Je ne sais, mais cette eau bénite me dégoûte telle- ment, que je crois que pour rien au monde je n'y met» trais le doigt.

Le capitaine l'internMnpit par un éclat de rire. Tous deux prirent leurs manteaux et se rendirent à l'église Saint-Jacques, où déjà bonne et nombreuse compagnie se trouvait rassemblée.


6


CHRONIQUi 09 (CHAULES IX.


CHAPITRE V,


Ll SERMON.

d'Heures , beaq desbrideur de ipesses , beaa descrolteur de vigiles ; pour tout dire sommaire- neat t vrai noiae il oaeqaet ea iùt« dfpMÎa V"^ If iB0ii4« paoioanl moina de moinerid. »

RAni4|«.

CORimâ te eapit^ine George et son frère traversaient I-église pour chercher une place cammode et près du prédicateur, leur attention fut attirée par des éelatfi de rire qui partaient de la sacristie', ils y entrèrent et virent un gros homme, à la mine réjouie et enhiminée, revêtu de la robe de Saint-François, et engagé dans une convelv sation fort animée avec une demi-douzaine de jeunes gens richemei^t vêtus.

-r- Allons, mes enfants, disait-il, dépéchez, les dames s'impatientent; donnes-moi mon teite.

r-*- ParlezHious des bons tours que ces dames jouent à leurs maris, dit un des jeunes gens, que George reconnut aussitôt pour Béville.

— La matière est riche, j'en conviens, mon garçon ; mais que puis^je dire qui vaille le sermon du prédicateur de Pontoise, qui s'écria : « Je m'en vais jeter mon bon- « net à la tête de celle d'eptre vous qui a planté le plus « de cornes à son mari! » Sur quoi il n'y eut pas une feule femme dans l'église qui ne se couvrit la tête du bras ou de la mante, comme pour parer le coup.

— Oh! père Lubin, dit un autre, je ne suis venu au sermon qu'à cause de vous : contez-nous aujourd'hui quelque cboso do gaillard» là; parlez-nous un peu du


péché d^amour, qui est pi^sentetnent si fott à la mode.

— A la inod« ! oui, à Totre mode, messieurs, qui ti^avet que yingt-cinq ans; ttiais moi j'en ai dnqudnto bien comptés. A mou âge on ne peut pius parler d*amour. J'ai oublié œ que c'est que lèë péché-là.

<^ Ne faites pas là petite bouche, père Lubin; yoiis sauriez discourir là-dessus maintenant aussi bien qUe jamais i notis Vous connaissons.

-^ Oui^ prêchez siir la luxure, ajouta Béville, toutes ces dames diront que vous êtes plein de votre éujet.

Le eordeliër ré|iondil à cette plaisanterie par un cli- gnement d'cèil iiittliii, dans lequel perçaient l*orgueil et le plaisir qu'il éprouvait à s'entendre reprocher uii Vieè ûe jeune hottitiie^

"^ Noii, je iiê véul p6i |>rêcher là-dessiis, parce ([fuè nés belles de la cour né voudraient plus se confessera ctioi, si je me montrais trop sétère siir cet article-là; et, en conscience, si j'en parlais, ce serait pour montrer comment on se damne à tout jamais... pourquoi?., «pour une minute de bon temps.

— £h bien !.^. Âh! voici le capitaine! Allons, George, donne-nous un texte de sermon. Le père Lubin s'est engagé à t)rôôher sur lé premier sujet que nous lui four- nirons.

— Oui, dit le moitié, mais dépèches^vous, mort de ma vie ! car je devrais déjà être en chaire.

^ Peste, père Lubin ! vous jurez aussi bien que le roi ! s'écria le capitaine.

-^ Je parie qu'il tie Jurerait pas Ami son sermon^ dit Béville.

-^ Pourquoi pas, si l'envie m'en j^renait? répondit hardiment le père Lubin.

— Je parie dix pistoles que vous n'oseriez pas. — ' Dix pistoles? Topè I

^ Béville, dit le capitaine^ je èid» de moitié dans Um


64 GHRONKHJE DE GHAKtES IX.

— Non, non, repartit celui-ci, je veux gagner tout seul Targent du beau père; et s'il jure, ma foi! je ne re- gretterai pas mes dix pistoles : jurements de prédicateur valent bien dix pistoles.

— £t moi, je vous annonce que j'ai déjà gagné, dit le père Lubin; je commence mon sermon par trois jurons. Ah ! messieurs les gentilshommes, vous croyez que , parce que vous portez une rapière au côté et une plume au chapeau, vous avez seuls le talent de jurer? Nous al- lons voir!

En parlant ainsi, il sortait de la sacristie, et dans un instant il fut en chaire. Aussitôt le plus profond silence régna dans rassemblée.

Le prédicateur parcourut des yeux la foule qui se pre&* sait autour de sa chaire, comme pour chercher son pa- rieur; et lorsqu'il l'eut découvert, adossé contre un pilier précisément en &ce de lui, il fronça les sourcils, mit le poing sur la hanche, et du ton d'un homme en colère, commença de la sorte : < Mes chers frères,

c Par la vertu ! par la mort! par le sang /...

Un murmure de surprise et d'indignation interrompit le prédicateur, ou plutôt remplit la pause qu'il laissait à dessein.

«... de Dieu, » continua le cordelier d'un ton de nez fort dévot f « nous sommes sauvés et délivrés de Tenfer.»

Un éclat de rire universel l'interrompit une seconde fois. Béville tira sa bourse de sa ceinture, et la secoua avec affectation devant le prédicateur, avouant ainsi qu'il avait perdu.

< Eh bien! mes frères, continua l'imperturbable frère « Lubin, vous voilà bien contents, n'estrce pas? Nous « sommes sauvés et délivrés de l'enfer. Voilà de belles « paroles, pensez-vous; nous n'avons plus qu'à nous « croiser les bras et à nous réjouir. Nous sommes quittes « de ce vilain feu d'enfer. Pour celui du purgatoire, cm


lE SERMON. 65

c n*est qtic brûlure de chandelle, qui se guérit avec Ton-

< guent d'une douzaine de messes. Sus, mangeons, bu- « vons, allons voir Catin.

< Ah ! pécheurs endurcis que vous êtes! voilà sur quoi € vous comptez ! Or çà, c'est frère Lubin qui vous le dit, € vous comptez sans votre hôte.

« Vous croyez donc, messieurs les hérétiques, hugue- « nots huguenotisant, vous croyez donc que c'est pour « vous délivrer de l'enfer que notre Sauveur a bien voulu

< se laisser mettre en croix? Quelque sot! Âh! ah! « vraiment oui! c'est pour pareille canaille qu'il aurait € versé son précieux sang! C'eût été, révérence parlant, € jeter des perles aux pourceaux ; et tout au contraire , « Notre-Seigneur jetait les pourceaux t^ux perles : car les c perles sont dans la mer, et Notre-Seigneur jeta deux « milles pourceaux dans la mer. Et ecce impetu abiit « totus grex prœceps in mare. Bon voyage, messieurs les « pourceaux, et puissent tous les hérétiques prendre le « même chemin ! >

Ici l'orateur toussa et s'arrêta un moment pour regar^ der l'assemblée et jouir de l'effet que produisait son élo- quence sur les fidèles. Il reprit :

« Ainsi, messieurs les huguenots^ convertissez-vous, € et faites diligence; autrement... foin de vous! vous c n'êtes ni sauvés ni délivrés de l'enfer : donc tournez- « moi les talons au prêche, et vive la messe!

« Et vous, mes chers frères les catholiques, vous vous « frottez les mains et vous vous léchez les doigts, vous « pensant déjà aux faubourgs du paradis. Franchement, € mes frères, il y a plus loin de la cour où vous vivez en « paradis (même en prenant par la traverse) que de

< Saint-Lazare à la porte Saint-Denis.

« La vertu, là mort, le sâng de Dieu vous ont sauvés et « délivrés de l'enfer... Oui, en vous délivrant du péché € originel, d'accord ; mais gare à vous si Satan vons rat- « trape! Et le\om\e^is:Circuit quœrens quem devoret.

6.


06 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

< meê chers frères! Satan est un escrimeur qui en

< remontrerait à Grand-Jean, à Jean-Petit et à l'Anglais ; « et Je vous le dis en vérité, rudes sont les assauts qu'il

< nous livre !

€ Car, aussitôt que nous quittons nos jaquettes pour

< prendre des hauts-de-chausses, je veux dire dès que c nous sommes en âge de pécher mortellement^ messire

< Satan nous appelle sur le PréHiux-Clercs de la vie.

< Les armes que nous apportons sont les divins sacre-

< ments; lui, il porte tout un arsenal : ce sont nos pé- € chés, armes offensives et défensives à la fois.

< Il me semble le voir entrer en champ clos, la Gour- « mandise sur le ventre : voilà sa cuirasse; la Paresàe « lui sert d*éperons ; à sa ceinture est la Luxure^ c*est

< un estoc dangereux; Y Envie est sa dague; il porte « YOrgtieil sur la tête comme un gendarme son armet; « il garde dans sa poche V Avarice pour s'en servir au b^ « soin ; et pour la Colère, avec les injures et tout ce qui

< s'ensuit, il les tient dans sa bouche : ce qui vous fait € voir qu'il est armé jusqu'aux deiits.

€ Quand Dieu a donné le signal, Satan ne vous dit c pas, comme ces duellistes courtois : Mon gentil- € homme, étes-vous en garde? mais il fond sur le chrê- me tien, tête baissée, sans dire gare! Le chrétien, quis'a- « perçoit qu'il va recevoir une botte de Gourmandise au « milieu de l'estomac, pare avec le Jeûne, »

Ici le prédicateur, pour se rendre plus intelligible, décrocha un crucifix et commença à s'en escrimer, pou^ sant des bottes et faisant.des parades, comme un maître d'armes ferait avec son fleuret pour démontrer un coup difficile.

« Satan, en se retirant, lui décharge un grand fendant

< de Colère; puis, faisant une feinte à' Hypocrisie^ vous € lui pousse en quarte une botte à'Orgveil. Le chrétien € se couvre d'abord avec la Patience^ puis il riposte à € VOrgueil avec une botte iXHuimUté. Satan, irrité, lui


t.n ssmèir. 67

domid â'ftbopd vtn emp â*estôe âe Iftâwr^ t <na}#, le voyant rendu sans effet par tine parade de Mortifleof* tUms^ il se jette ft 6btp& pe^u mt son adyersaire, lui donnant à la foid HA eroeMeJ}-|aâibe de Paressé et tifl oouf» de dagae à'EtMe, tandis €(u'il essaye de lui faire entrer l'ilrffrfce dans le coeur. €'est alors qu'il faut avoir bott pied, bon œil. l^ar le Tfai^ail on se délivre du croc-en-jambe de Paresse^ de la dague à' Envie pa^ V Amour dUproéhmn (parade bien difficile, tties frères) ; et^ quant à la btHie A' Avariée^ il n*y a que la Charité qui puisse la détourner;

« Mais, mes frères, combien y en a-t-il d'entre tous, attaqués ainsi en tierce ëi en qttàrte^ d'estoc et dé taille, qui trouveraient <mé parade toujours prête à toiftes les bottes de ïennêmi? J'ai vu plus d'un cham- pion porté par terre, rt alofs, s'il n'a pas bien vite re- cours à la Contrition , il est perdu ; et ce dernier moyen, il faut en user plus tôt que plus tard. Vous croyez, tous autres courlisa^iSj qn'nn peecavi n'est pas long à dire.' Hélàè I lAes frères, combien de pauvres moribonds veulent dira peecùvi^ à qui la voix matnqué siir le pec! et eràe* t<rità une âme emportée par lé diable; l'ailler ehorohé^ qui toudi^a. » Le frère Lubiii canftinùa eâeore quelque temps â don^ lier carrière à son éloquence; et, lorsqu'il abandonna la chaire, un amateur de beau langage remarqua que son sermon, qui n'avait duré qu'une heure, contenait trente^ sept pointes et d'innombrables traits d'esprit semblables à ceux que je viens de eiter. Catholiques et protestants avaient également ap|ylaitâi atf prédicateur, qui demeura longtemps au pied de la chaire, entouré d'une foule eiin pressée qui venait de toutes les parties de l'églrse pour hti offrir des félicitations.

Pendant lé sermiétif , Merg;^ avafit ^usieurs fois démai^dé oè était k éOifitéssè de turgli^; suit tièfé l'avait inutile^ ment cherchée dàiyettit. Ou la belle êémtesse n'était pdif


6g CHRONIQUE DE CHARLES IX.

dans réglise, ou bien elle se cachait à ses admirateurs dans quelque coin obscur*

— Je voudrais, disait Mergy en sortant, je voudrais que toutes les personnes qui viennent d'assister à cet absurde sermon entendissent sur-le^^hamp les simples exhortations d*un de nos ministres...

— Voici la comtesse de Turgis, lui dit tout bas le ca- pitaine en lui serrant le bras.

Mergy tourna la tête, et vit passer sous le portail obscur, avec la rapidité de l'éclair, une femme fort riche- ment parée, et que conduisait par la main un jeune homme blond, mince, fluet, d'une mine efféminée, et dont le costume offrait une négligence peut-être étudiée. La foule s'ouvrait devant eux avec un empressemeut mêlé de terreur. Ce cavalier était le terrible Comminges.

Mergy eut à peine le temps de jeter un coup d'oeil sur la comtesse. Il ne pouvait se rendre compte de ses traits, et cependant ils avaient fait sur lui une grande impres- sion ; mais Comminges lui avait mortellement déplu, sans qu'il pût s'expliquer pourquoi. Il s'indignait de voir un homme si faible en apparence et déjà possesseur de tant de renommée. — Si par hasard, pensa-t-il, la com- tesse aimait quelqu'un dans cette foule, cet odieux Com- minges le tuerait! il a juré de tuer tous ceux qu'elle aimera. Il mit involontairement la main sur la garde de son épée; mais aussitôt il eut honte de ce transport. — Que m'importe, après tout? Je ne lui envie pas sa covr quête, que d'ailleurs j'ai à peine vue. Cependant ces idées lui avaient laissé une impression pénible , et pendant tout le chemin de l'église à la maison du capitaine il garda le silence.

Ils trouvèrent le souper servi. Mergy. mangea peu ; et, aussitôt que la table fut enlevée, il voulut retourner à son hôtellerie. Le capitaine consentit à le laisser sor- tir, mais sous la promesse qu'il viendrait le lendemain s'établir déflnitivement dans sa maison.


tN CHEF DE 1»ART!. (]§

Il n'est pas besoin de dire que Mergy trouva chez son frère argent, cheval, etc., et de plus la connaissance du tailleur de la cour et du seul marchand où un gen- tilhomme, curieux d'être bien vu des dames, pouvait acheter ses gants , ses fraises à la confusion et ses souliers à cric ou à pont levis.

Enfin , la nuit étant tout à fait noire , il retourna à son auberge accompagné de deux laquais de son frère, armés de pistolets et d'épées ; car les rues de Paris , après huit heures du soir, étaient alors plus dangereuses que la route de Séville à Grenade ne Test encore au* jourd'hui.


CHAPITRE VI.


UN CHEF DE PARTI.


Jocky of Norfolk be not too bold, For Dickon thy master is bought and sold. Shakspbakb, K. Richard IÏI.

Bernard de Mergy, de retour dans son humble au- berge, jeta tristement les yeux sur son ameublement usé et terni. Quand il compara dans son esprit les murs de sa chambre , autrefois blanchis à la chaux , maintenant enfumés et noircis, avec les brillantes tentures de soie de Tappartement qu'il venait de quitter; quand il se rappela cette jolie madone peinte, et qu'il ne vit sur la muraille devant lui qu'une vieille image de saint , alors une i^dée assez vile entra dans son âme. Ce luxe, cette élégance, les faveurs des dames, les bonnes grâces du roi, tant de choses désirables enfin, n'avaient coûté à ^rge qu'un seul mot, un seul mot bien facile à prononcer, car il suffisait qu'il partît des lèvres, et Von n'allait pas interroger le fond des cœurs. Aussitôt


70 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

se présentèrent à sa mémoire les noms de plusieurs pro- testants qui, en abjurant leur religion, s*étaient élevés aux honneurs ; et, cobime le diable se fkit arme de tout, la parabole de TEnfant prodigue revint à son esprit, mais avec cette étrange moralité , que Ton ferait plus de fête à un huguenot converti qu'à un catholique per* sévérant.

Ces pensées , qui se reproduisaient sous toutes les formes et comme malgré lui , l'obsédaient , tout en lui inspirant du dégoût. Il prit une Bible de Genève, qui avait appartenu à sa mère, et lut pendant quelque temps. Plus calme alors, il posa le livre, et, avant de fermer los yeux, il fit en lui-même le serment de vivre et de mourir dans la religion de ses pères.

Malgré sa lecture et son serment, ses rêves se ressen- tirent des aventures de la journée. Il rêva de rideaux de soie de pourpre , de vaisselle d*or ; puis les tables étaient renversées, les épées brillaient, et le sang coulait avec le vin. Puis la madone peinte s'animait; elle sor- tait de son cadre et dansait devant lui. Il cherchait à fixer ses traits dans sa mémoire , et alors seulement il s'apercevait qu'elle portait un masque noir. Mais ses yeux bleu foncé et ces deux lignes de peau blanche qui perçaient à travers les ouvertures du masque !..• Les cordons du masque tombaient, une figure céleste appa- raissait, mais sans contours fixes ; c'était comme l'image d'une nymphe dans une eau troublée. Involontairement il baissait les yeux, bien vite il les relevait, et ne voyait plus que le terrible Comminges^ une épée sanglante à la main.

Il se leva de bonne heure , fit porter chez son frère son léger bagage, et, refusant de visiter avec lui les curiosités de la ville , il se rendit seul à l'hôtel de Châ- tillon pour présenter à l'Amiral la lettre dont son père l'avait chargé.

11 (rouva la cour de l'bôtel encombrée de ^lelt et dé


inr CHEF DE PARTI. 71

ehsvmiXy parmi lesquels il eut de la peine à se frayer an passage jusqu'à une vaste antichambre remplie d*é- euyers et de pages, qui, bien qu1ls n'eussent d'autres armes que leurs épées , ne laissaient pas de former une garde impossmte autour de TAmiral. Un huissier en habit noir, jetant les yeux sur le collet de dentelle de Mei^ et sur une chaîne d'or que son frère lui avait prêtée, ne fit aucune difficulté de l'introduire sur-le^ ehamp dans la galerie où se trouvait son maître.

Des seigneurs , des gentilshommes , des ministres de TÉvangile, au nombre de plus de quarante personnes , tous debout, la tète découverte et dans une attitude res- pectueuse, entouraient l'Amiral. Il était très-simplement vêtu et tout en noir. Sa taille était haute, mais un peu voûtée, et les fatigues dç la guerre avaient imprimé sur son front chauve plus de rides que les années. Une longue barbe blanche tombait sur sa poitrine. Ses joues» naturellement creuses, le paraissaient encore davantage à cause d'une blessure dont la cicatrice enfoncée était à peine cachée par sa longue moustache; à la bataille de Moncontour, un coup de pistolet lui avait percé le joue et ^assé plusieurs dents. L'expression de sa phy- sionomie était plutôt triste que sévère, et l'on disai| que depuis la mort du brave Dandejot ^ personne ne l'avait vu sourire. Il était debout, la main appuyée sur une table couverte de cartes et de plans, au milieu des- quels s'élevait une énorme Bible in-4^. Des cure-dents épars au milieu des cartes et des papiers rappelaient une habitude dont on le raillait souvent* Assis au bout de le table, un secrétaire paraissait fort occupé à écrire des lettres qu'il donnait ensuite à l'Amiral pour loi^ signer.

A la vue de ce grand homme qui , pour ses coreli- gionnaires , était plus qu'un roi, car il réunissait en une


79 CBRONIQOE DE CHARLES IX.

seule personne le héros et le saint, Mergy se sentit frappé de tant de respect, qu*en Tabordant il mit invo- lontairement un genou en terre. L* Amiral , surpris et tkché de cette marque extraordinaire de vénération, lui fit signe de se relever, et prit avec un peu d'humeur la lettre que le jeune enthousiaste lui remit. Il jeta un coup d'oeil sur les armoiries du cachet. — C'est de mon vieux camarade le baron de Mergy, dit-il , et vous lui ressemblez tellement, jeune honune, qu'il faut que vous soyez son fils.

— Monsieur, mon père aurait désiré que son grand âge lui eût permis de venir lui-même vous présenter ses respects.

— Messieurs, dit Goligny après avoir lu la lettre et se tournant vers les personnes qui l'entouraient, je vous présente le fils du baron de Mergy, qui a fait plus de deux cents lieues pour être des nôtres. Il parait que nous ne manquerons pas de volontaires pour la Flandre. Messieurs, je vous demande votre amitié pour ce jeune homme; vous avez tous la plus haute estime pour son père.

Aussitôt Mergy reçut à la fois vingt accolades et au- tant d'offres de service.

— Avez-vous déjà fait la guerre, Bernard, mon ami f demanda l'Amiral. Avez-vous jamais entendu le bruit des arquebusades?

Mergy répondit en rougissant qu'il n'avait pas encore eu le bonheur de combattre pour la religion.

— Félicitez-vous plutôt, jeune homme, de n'avoir pas été forcé de répandre le sang de vos concitoyens, dit Coligny d'un ton grave ; grâce à Dieu , ajouta- t-il avec un soupir, la guerre civile est terminée ! la religion respire, et, plus heureux que nous, vous ne tirerez votre épée que contre les ennemis de votre roi et de votre patrie. Puis, mettant la main sur l'épaule du jeune homme : — J'en suis sûr, vous ne démentirez pas


UN CHEF DE PARTI. 73

le sang dont vous sortez. Selon l'intention de voire père, vous servirez d'abord avec mes gentilshommes ; el quand nous rencontrerons les Espagnols, prenez- leur un étendard, et aussitôt vous aurez une cornette dans mon régiment.

— Je vous jure, s'écria Mergy d'un ton résolu, qu'à la première rencontre je serai cornette, ou bien mon père n'aura plus de fils !

— Bien, mon brave garçon, tu parles comme parlait ton père. Puis il appela son intendant. — Voici mon intendant maître Samuel; et, si tu as besoin d'argent pour t'équiper, tu t'adresseras à lui.

L'intendant s'inclina devant Mergy, qui se hâta do faire ses remercîments et de refuser. — Mon père et nion frère, dit-il, pourvoient amplement à mon en- tretien.

— Votre frère?... C'est le capitaine George Mergy qui, depuis les premières guerres, a abjuré sa reli- gion?

Mergy baissa tristement la tête; ses lèvres remuèrent, mais on n'entendit pas sa réponse.

— C'est un brave soldat, continua l'Amiral ; mais qu'estrce que le courage sans la crainte de Dieu? Jeune homme, vous avez dans votre famille un modèle à suivre et un exemple à éviter.

— - Je tâcherai d'imiter les actions glorieuses de mon frère... et non son changement. •

— Allons, Bernard, venez me voir souvent, et faites état de moi comme d'un ami. Vous n'êtes pas ici en trop bon lieu pour les mœurs, mais j'espère vous en tirer bientôt pour vous mener là où il y aura de la gloire à gagner.

Mergy s'inclina respectueusement et se relira dans le cercle qui entourait l'Amiral.

— Messieurs, dit Coligny reprenant la conversation que l'arrivée de Mergy avait interrompue,- je reçois de

7


74 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

tous côtés de bonnes nouvelles. Les assassins de Rouen ont été punis...

— Ceux de Toulouse ne le sont point, dit un vieux ministre à la physionomie sombre et fanatique.

— Vous vous trompez, monsieur. La nouvelle m'en est parvenue à Tinstant. De plus, la chambre mi-partie • est déjà établie à Toulouse. Chaque jour Sa Majesté nous prouve que sa justice est la même pour tous.

Le vieux ministre secoua la tête d'un air incrédule.

Un vieillard à barbe blanche, et vêtu de velours noir, s*écria : — Sa justice est la même, oui ! les ChâtilloDy les Montmorency et les Guise tous ensemble, Charles et sa digne mère voudraient les abattre tous d'un seul coup.

— Parlez plus respectueusement du roi, M. de Bo- nissan, dit Coligny d*un ton sévère. Oublions, oublions enfin de vieilles rancunes. Que Ton ne dise pas que les catholiques pratiquent mieux que nous le divin pré- cepte de l'oubli des injures.

— Par les os de mon père ! cela leur est plus facile qu'à nous, murmura Bonissan. Vingt-trois de mes proches martyrisés ne sortent pas si aisément de ma mémoire.

Il parlait ainsi avec aigreur, quand un vieillard fort cassé, d'une mine repoussante, et enveloppé dans un manteau gris tout usé, entira dans la galerie, fendit la presse et remit un papier cacheté à Coligny.

— Qui êtes-vous? demanda celui-ci sans rompre le cachet.

— Un de vos amis, répondit le vieillard d'une voîx rauque. Et il sortit sùr-le-champ.

  • Par le traité qui termina la troisième guerre civile, on avait établi dani

plttiieurs parlementa des chambres de justiœ dont la moitié des conseillers pro* fessaient la religion calviniste, Us devaient connaître des affaires enlr« oatbQ* X\<{Wi% Qt protestants»


UN CHEF DE PARTI. 75

— J*ai VU cet homme sortir ce matin de Thôtel de Guise, dit un gentilhomme.

— C'est un magicien, dit un autre.

— Un empoisonneur, dit un troisième.

-*- Le duc de Guise l'envoie pour empoisonner H. l'Amiral.

— M'empoisonner, dit l'Amiral en haussant les épaules, m'empoisonner dans une lettre!

— Rappelez-vous les gants de la reine de Navarre * ! s'écria Bonissan.

— Je ne crois pas plus au poison des gants qu'au poison de la lettre ; mais je crois que le duc de Guise ne peut commettre une lâcheté !

Il allait ouvrir la lettre, quand Bonissan se jeta sur lui et lui saisit les mains en s'écriant : — Ne la décachetez pas, ou vous allez respirer un venin mortel!

Tous les assistants se pressèrent autour de l'Amiral, qui faisait quelques efforts pour se débarrasser de Bo* nissan.

— Je vois sortir une vapeur noire de la lettre ! s'é- cria une voix.

— Jetez-la ! jetez-la ! fut le cri général.

— Laissez-moi, fous que vous êtes, disait l'Amiral en se débattant. Dans l'espèce de lutte qu'il avait à soutenir, le papier tomba sur le plancher.

— Samuel, mon ami ! s'écria Bonissan, montrez- vous bon serviteur. Ouvrez-moi ce paquet, et ne le rendez à votre maître qu'après vous être assuré qu'il ne contient rien de suspect.

La commission n'était pas du goût de l'intendant. Sans balancer, Mergy ramassa la lettre et en rompit le cachet. Aussitôt il se trouva fort à l'aise au centre d'un

' I Sa mort ftit causée, dit d'Aubigné (Hist. udIt., t. n, chap. ii), par une c poiion, <iQe dea ganta de lenteur oommuniqairent au certeau, fa<}on de mes- « ser René, Florentin, exécrable depuis, mesme aux enneisis de cette pria» • cesse.»


76 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

cercle vide, chacun s*étant reculé comme si une mine allait éclater au milieu de l'appartement : pourtant nulle Tapeur maligne ne sortit : personne même n'éternua. Un papier assez sale, avec quelques lignes d'écriture, était tout ce que contenait cette enveloppe si redoutée. Les mômes personnes qui avaient été les premières à s'écarter furent aussi les premières à se rapprocher en riant, aussitôt que toute apparence de danger eut dis- paru.

— Que signifie cette impertinence? s'écria Coligny avec colère, et se débarrassant enfin de l'étreinte de Bo- nissan : ouvrir une lettre qui m'est adressée!

— Monsieur l'Amiral, si par hasard ce papier eût con- tenu quelque poison assez subtil pour vous tuer par la respiration, il eût mieux valu qu'un jeune homme comme moi en fût victime, que vous, dont l'existence est si pré- cieuse pour la religion.

Un murmure d'admiration s'éleva autour de lui. Coli- gny Jui serra la main avec attendrissement, et après un moment de silence : — Puisque tu as tant fait que de décacheter cette lettre, dit-il avec bonté, lis-nous ce qu'elle contient.

Mergy lut aussitôt ce qui suit :

« Le ciel est éclairé à l'occident de lueurs sanglantes. « Des étoiles ont disparu dans le firmainent, et des épéea « enflammées ont été vues dans les airs. 11 faut être « aveugle pour ne pas comprendre ce que ces signes pré- ce sagent. Gaspard ! ceins ton épée, chausse tes éperons, « ou bien dans peu de jours les geais se repaîtront de « ta chair. »

— Il désigne les Guises par ces geais, dit Bbnissan ; le nom d'un oiseau est mis là au lieu de la lettre qui se prononce de même.

L'Amiral leva les épaules avec dédain, et tout le monde garda le silence; mais il était évident que la pro- phétie avait fait une certaine impression sur l'assemblée.


m CHEF DE PARTI. 77

— Que de gens à Paris qui s'occupent de sot- tises! dit froidement Coligny. Ne diton pas qu'il y a près de dix mille coquins à Paris qui ne vivent d*autre métier que de celui de préjdire Tavenii ?

— L'avis, tel qu'il est, n'est pas à mépriser, dit un capitaine d'infanterie. Le duc de Guise a dit assez publi- quement quil ne dormirait tranquille que lorsqu'il vous aurait donné de l'épée dans le ventre.

— Il est si facile à un assassin de pénétrer jusqu'à vous ! ajouta Bonissan. A votre place , je n'irais au Louvre que cuirassé.

— Allez, mon camarade, répondit l'Amiral , ce n'est pas à de vieux soldats comme nops que s'adressent les assassins. Ils ont plus peur de nous que nous d'eux.

Il s'entretint alors pendant quelque temps de la cam- pagne de Flandre et des affaires de la religion. Plusieurs personnes lui remirent des placets pour les présenter au roi ; il les recevait tous avec bonté, adressant à chaque solliciteur des paroles affables. Dix heures sonnèrent, et il demanda son chapeau et ses gants pour se rendre au Louvre. Quelques-uns des assistants prirent alors congé de lui . un grand nombre le suivit pour lui servir de cor- tège et de garde à la fois.


CHAPITRE VIL


Du plus loin que le capitaine aperçut son frère, il lui cria : — Eh bien! as-tu vu Gaspard P"? Comment t'a-t-il reçu?

— Avec une bonté que je n'oublierai jamais. t — Je m'en réjouis fort.

— Oh! George, quel homme!...




78 CHRONIQUE DB CHARLES IX.

— Quel homme ! Un homme à peu près comme un autre; ayant un peu plus d'ambition et un peu plus de patience que mon laquais, sans parler de la différence de Torigine. La naissance de M. de Ghfltillon a fait beau- coup pour lui.

— Est-ce sa naissance qui lui a montré Tart de la guerre, et qui en a fait le premier capitaine de tiotre temps?

— Non sans doute, mais son mérite ne l'a pas empê- ché d'être toujours battu. — Bah! laissons cela. Au- jourd'hui tu as vu l'Amiral, c'est fort bien; à tout sei- gneur tout honneur, et il fallait commencer par faire ta cour à M. de Châtlllon. Maintenant... veux-tu venir de- main à la chasse ? et là je te présenterai à quelqu'un qui vaut bien aussi la peine qu'on le voie; je veux dire Charles, roi de France.

— J'irais à la chasse du roi !

• — Sans doute, et tu y verras les plus belles femmes et les plus beaux chevaux de la cour. Le rendez-vous est au château de Madrid, et nous devons y être demain de bonne heure. Je te donnerai mon cheval gris pommelé, et je te garantis que tu n'auras pas besoin de Téperonner pour être toujours sur les chiens.

Un laquais remit à Mergy une lettre que venait d'ap- porter un page du roi. Mergy l'ouvrit, et sa surprise fut égale à celle de son frère en y trouvant un brevet de cor- nette. Le sceau du roi était attaché à cette pièce, d'ail- leurs en très-bonne forme.

— Peste! s'écria George, voilà une faveur bien sou- daine I Mais comment diable Charles IX, qui ne sait pas que tu es au monde , t'envoie-t-il un brevet de cornette ?

— Je crois en avoir l'obligation à M. l'Amiral , dit Mergy. Et il raconta alors à son frère l'histoire de la lettre mystérieuse qu'il avait décachetée avec tant de courage. Le capitaine rit beaucoup de la fin de l'aven- ture, et l'en railla sans pitié.


DIALOGUE ENThE LE LECTEUR ET L* AUTEUR. 79


CHAPITRE VIII.


DIALOGUE ENTRE LE LECTEUR ET L*AUTEUR.


— Ah ! monsieur Tàuteur, quelle belle occasion vous avez là de faire des portraits ! Et quels portraits ! Vous allez nous mener au château de Madrid, au milieu de la cour. Et quelle cour! Vous allez nous la montrer, cette cour franco-italienne ? Faites-nous connaître l'un après l'autre tous les caractères qui s'y distinguent. Que de choses nous allons apprendre! et qu'une journée passée au milieu de tant de grands personnages doit être inté- ressante !

— Hélas ! monsieur le lecteur, que me demandez-vous là? Je voudrais bien avoir le talent d'écrire une Histoire de France; je ne ferais pas de contes. Hais, dites-moi, pourquoi voulez-vous que je vous fasse faire connaissance avec des gens qui ne doivent point jouer de rôle dans mon roman?

— Mais vous avez le plus grand tort de ne pas leur y faire jouer un rôle. Comment! vous me transportez à l'année 1672, et vous prétendez-vous esquiver les por- traits de tant d'hotnmes remarquables I Allons , il n'y a pas à hésiter. Commencez; je vous donne la première phrase : Laporte du salon s'ouvrit, et l'on vit paraître,..

— Mais, monsieur le lecteur, il n'y avait pas de salon au château de Madrid; les salons...

— Eh bien! La grande salle était remplie d*um foule.,, etc.. parmi laquelle on distinguait... etc.

— Que voulez-vous qu'on y distingue?

— Parbleu! primOj Charles 1X1... -- Secundo?

— Halte-là. Décrivez d'abord son costume, puis vous


80 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

me ferez son portrait physique, enûn son portrait moral. C'est aujourd'hui la grande route pour tout faiseur de romans.

— Son costume ? Il était habillé en chasseur, avec un grand cor de chasse passé autour du cou.

— Vous êtes bref.

— Pour son portrait physique... attendez... Ma foi, vous feriez bien d'aller voir son buste au musée d'An- goulême. Il est dans la seconde salle, n"" 98.

— Mais, monsieur l'auteur, j'habite la province; vou- lez-vous que j'aille à Paris tout exprès pour voir un buste de Charles IX ?

— Eh bien ! figurez-vous un jeune homme assez bien fait, la tète un peu enfoncée dans les épaules; il tend le cou, et présente gauchement le front en avant; le nez est un peu gros ; il a les lèvres minces, longues, et la supérieure très-avancée; son teint est blafard, et ses gros yeux verts ne regardent jamais la personne avec laquelle il s'entretient. Au reste, on ne lit pas écrit dans ses yeux : Saint-Barthélemy , ni rien de semblable. Point ; seulement son expression est plutôt stupide et inquiète que dure et farouche. Vous vous la représente» rez assez bien en pensant à un jeune Anglais entrant seul dans un vaste salon où tout le monde est assis. Il traverse une haie de femmes bien parées, qui se taisent quand il passe. Accrochant la robe de l'une, heurtant la chaise de l'autre, à grand'peine il parvient jusqu'à la maî- tresse de la maison; et alors seulement il s'aperçoit qu'en descendant de voiture, la manche de son ha- bit, rencontrant la roue, s'est couverte de crotte. — Il ii'e^ pas que vous n'ayez vu de ces mines effarées; peut- êtri^ même vous êtes-vous regardé dans une glace, avant que l'usage du monde vous eût parfaitement rassuré sur votre entrée...

— Et Catherine de Médicis?

— Catherine de Médicis? Diable! je n'y songeais pas.


DIALOGUE ENTRE LE LECTEUR ET L'AUTEUR. 81

Je pense que c'est pour la dernière fois que j'écris son nom : c'est une grosse femme encore fraîche, et, comme Ton dit, assez bien pour son âge, avec un gros nez et des Jèvres pincées, comme quelqu'un qui éprouve les pre- mières atteintes du mal de mer. Elle a les yeux à demi fermés, elle bâille à tout moment; sa voix est mono- tone, et dit du même ton : AM qui me délivrera de cette odieuse Béarnaise? et : Madeleine, donnes du lait sucré à mon chien de Naples.

— Bon! mais faites-lui dire quelques mots un peu plus remarquables. Elle vient de faire empoisonner Jeanne d'AIbret, au moins le bruit en a couru, et cela doit paraître.

— Point du tout; car, si cela paraissait, où serait cette dissimulation si célèbre? Ce jour-là, d'ailleurs, j'en suis bien informé, elle ne parla d'autre chose que du temps.

— Et H«nri IV? et Marguerite de Navarre? Montrez- nous Henri, brave, galant, bon surtout; Marguerite glis- sant un billet doux dans la main d'un page pendant que Henri, de son côté, serre la main d'une des dames d'honneur de Catherine.

— Pour Henri IV, personne ne devinerait dans ce petit garçon étourdi le héros et le futur roi de France. Il a déjà oublié sa mère, morte depuis quinze jours seu- lement. Il ne parle qu'à un piqueur, engagé dans une dissertation à perte de vue sur les fumées du cerf que^ Ton va lancer. Je vous en fais grâce, surtout si, comme je l'espère, vous n'êtes pas chasseur.

— Et Marguerite?

— Elle était un peu indisposée, et gardait la chambre.

— Bonne manière de s'en débarrasser. Et le duc d'Anjou ? et le prince de Condé ? et le duc de Guise ? et Tavannes, Retz, La Rochefoucauld, Téligny? et Thoré? et Méru? et tant d'autres?

— Ma foi, vous les connaissez mieux que moi. Je vais vous parler de mon ami Mergy.


82 CHBONIQCE DE CHARLES IX.

— Ah ! je m'aperçois que je ne trouverai pas dans votre roman ce que j'y cherchais.

— Je le crains.


CHAPITRE IX.


LS GANT.


Cay^ se im escarpin de la derecba Mano, qae de la izqaierda importa pooo, A la sdlora Blanca, 7 amor loco ▲ dos fidalgos dispard la flécha.

Iion M YuéA^JSlgtMUe deJMut Blanea,


La cour était au château de Madrid. La reine mère, entourée de ses dames, attendait dans sa chambre que le roi vînt déjeuner avec elle avant de monter à cheval; et le roi, suivi des princes, traversait lentement une ga- lerie où se tenaient tous les hommes qui devaient l'ac- compagner à la chasse. Il écoutait avec distraction les phrases que lui adressaient les coiu^isans, et leur ré- pondait souvent avec brusquerie. QuSsd il passa devant les deux frères, le capitaine fléchit lé^enou, et présenta le nouveau cornette. Mergy, s'incliiiànt profondément, remercia Sa Majesté de Thonneur qu'il venait d'en rece- voir avant de l'avoir mérité.

— Ah ! c'est vous dont mon père l'Amiral m'a parlé î Vous êtes le frère du capitaine George?

— Oui, sire.

— Êtes-vous catholique ou huguenot?

— Sire, je suis protestant.

•— Ce que j'en dis, ce n'est que par curiosité ; car le


LE GANT. 83

diaUe m*emporte si je me soucie de la religion de ceux qui me servent bien.

Le roi, après ces paroles mémorables, entra chez la reine.

Quelques moments après, un essaim de femmes se répandit dans la galerie, et semblait envoyé pour faire prendre patience aux cavaliers. Je ne parlerai que d'une seule des beautés de cette cour si fertile en beautés : je veux dire de la comtesse de Turgis, qui joue un grand rôle dans cette histoire. Elle portait un habillement d'amazone à la fois leste et galant, et elle ^'avait pas en- core mis son masqye* Son teint d'une blancheur éblouis- sante, mais unifortnément pâle, faisait ressortir ses che- veux d'un noir de jais; ses sourcils bien arqués, en se touchant légèrement par l'extrémité, donnaient à sa physionomie un air de dureté ou plutôt d'orgueil, sans rien ôter à la grâce de l'ensemble de ses traits. On ne distinguait d'abord dans ses grands yeux bleus qu'une expression de iSerté dédaigneuse; mais dans une conver- sation animée, on voyait bientôt sa pupille grandir et se dilater comme celle d'un chat ; ses regards devenaient de feu, et il était difficile, même à un fat consommé, d'en soutenir quelque temps l'action magique.

-* La comtesse de Turgis ! Quelle est belle aujour- d'hui! murmuraient les courtisans. Et chacun se pressait pour la mieux voir. Af ergy, qui se trouva sur son passage, fut tellement frappé de sa beauté, qu'il resta immobile, et ne pensa à se ranger pour lui faire passage que lorsque les larges maQches de soie de la comtesse touchèrent son pourpoint.

Elle remarqua son émotion, peutrétre avec plaisir, et daigna fixer un instant ses beaux yeux sur ceux de y^i'Sy* qui se baissèrent aussitôt, tandis que ses joues se couvraient d'une vive rougeur. La comtesse sourit, el en passant laissa tomber un de ses gantsv devant notre héros, q[ui, toujours immobile et hors de llifi| ne penser


84 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

pas même à le ramasser. Aussitôt un jeune homme blond (ce n'était autre que Gomminges), qui se trouvait der* lièrc Mergy, le poussa rudement pour passer devant hii, se saisit du gant, et, après Favoir baisé avec respect, le remit à madame de Turgis. Celle-ci, sans le remercier, se tourna vers Mergy, qu'elle regarda quelque temps, mais avec une expression de mépris foudroyante : puis remarquant auprès de lui le capitaine George : Capi- taine, dit-elle très-haut, dites-moi d'où nous vient ce grand dadais? Sûrement c'est quelque huguenot, à en juger par sa courtoisie.

Un éclat de rire général acheva de déconcerter le mal- heureux qui en était l'objet.

— C'est mon frère, madame, répondit George un peu moins haut; il est à Paris depuis trois jours, et, sur mon honneur, il n^est pas plus gauche que n'était Lannoy avant que vous ne prissiez soin de le former.

La comtesse rougit un peu. — Capitaine, voilà une méchante plaisanterie. Ne parlez pas mal des morts. Tenez, donnez-moi la main; j'ai à vous entretenir de la part d'une dame qui n'est pas trop contente de vous.

Le capitaine lui prit respectueusement la main, et la conduisit dans une embrasure de fenêtre éloignée ; mais, en marchant, elle se retourna encore une fois pour regarder Mergy.

Encore tout ébloui de l'apparition de la belle com- tesse, qu'il brûlait de regarder, et sur laquelle il n'osait lever les yeux, Mergy se sentit frapper doucement sur l'épaule. Il se retourna, et Ait le baron de Vaudreuil, qui, le prenant par la main, le conduisit à l'écart pour lui parler, disaitril, sans crainte d'être interrompu.

— Mon cher ami, dit le baron, vous êtes tout nou- veau dans ce pays, et peut-être ne savez-vous pas encore comment vous y conduire?

Mergy le regarda d'un air étonné.

— Votre frère est occupé, et ne oeut vous donner de


LE GANT. 85

conseils; si vous le pennettez, je le remplacerai.

— Je ne sais, monsieur, ce qui...

— Vous avez été gravement offensé, et, vous voyant dans cette attitude pensive, je ne doute pas que vous ne songiez aux moyens de vous venger.

— Me venger? et de qui? demanda Mergy, rougis- sant j^usqu*au blanc des yeux.

— N'avez-vous pas été heurté rudement tout à l'heure par le petit Comminges ! Toute la cour a vu l'affaire, et s^attend que vous allez la prendre fort à cœur.

— Mais, dit Mergy, dans une salle où il y a tant de monde, il n'est pas extraordinaire que quelqu'un m'ait poussé involontairement.

— Monsieur de Mergy, je n'ai pas l'honneur d'être fort connu de vous, mais votre frère est mon grand ami, et il peut vous dire que je pratique, autant qu'il m'est possible, le divin précepte de l'oubli des injures. Je ne voudrais pas vous embarquer dans une mauvaise que- relle, mais en même temps je crois de mon devoir de vous dire que Comminges ne vous a pas poussé par mégarde. Il vous a poussé parce qu'il voulait vous faire affront; et, ne vous eûtril pas poussé, il vous a offensé cependant; car, en ramassant le gant de la Turgis, il a usurpé un droit qui vous appartenait. Le gant était à vos pieds, ergo vous seul aviez le droit de le ramasser et de le rendre... Tenez, d'ailleurs, tournez-vous, vous verrez au bout de la galerie Comminges qui vous montre au doigt et se moque de vous.

Mergy, s'étant retourné, aperçut Comminges entouré de cinq ou six jeunes gens à qui il racontait en riant quelque chose qu'ils paraissaient écouter avec curiosité. Rien ne prouvait qu'il fût question de lui dans ce groupe; mais, sur la parole de son charitable conseiller, Mergy sentit une violente colère se glisser dans son cœur.

— Je veux aller le trouver après la chasse, dit-il, et

je saurai de lui...

8


8C CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Oh! ne remettez jamais une bppne résolution comme celle-là; en outre, vous offensez bien moins Dieu en appelant votre adversaire aussitôt après Tinjure, que si vous le faisiez après avoir eu le temps de la ré- flexion. Dans un moment de vivacité, ce qui n'est qu'un péché véniel, vous prenez rendez-vous pour vous battre; et si vous vous battez ensuite, c'est seulement pour ne pas faire un péché bien plus grand, celui de manquer à votre parole. Mais j'oublie que je parle à un protestant. Quoi qu'il en soit, prenez tout de suite rendez-vous avec lui; je m'en vais vous aboucher sur-le-champ.

— J'espère qu'il ne se refusera pas à me faire les excuses qu'il me doit.

— Pour cela, mon camarade, détrompez-vous ; Com- minges n'a jamais dit : Tai eu tort. Du reste, il est fort galant homme , et vous donnera toute satisfaction.

Mergy fit un effort pour calper son émotiop et pour, prendre un air d'indifférence.

— Si j'ai été insulté, dit-il, il me faut une satisfac- tion. Quelle qu'elle soit, je saurai l'exiger^

— A merveille, mon brave; j'aime à voir votre au- dace , car vous n'ignorez pas que Commingcs est une de nos meilleures épées. Par ma foi ! c'est un gentil- homme qui a les armes bien dans la main. Il a pris à Rome des leçons de Brambillai et Petit-Jean ne veut plus tirer contre lui.

£n parlant ainsi, il regardait attentivement la figure un peu pâle de Mergy, qui semblait cependant plus ému de l'offense qu'effrayé de ses suites.

— Je voudrais bien vous servir de second dans cette affaire; mais, outre que je communie demain, je suis engagé avec M. de Rheincy, et je ne puis tirer Tépée contre un autre que lui \


  • C^étaît un principe poar on nifiné dft B*«ntrer dani •nooM BOvr^Uie que*

ttU« tant quHI en vralt um «niérée.


LE GANT. 87

— Je VOUS remercie , monsieur ; si nous en venons à des extrémités , mon frère me servira de second.

— Le capitaine s'entend à merveille à ces sortes d'af- faires. En attendant , je vais vous amener Comminges pour que vous vous expliquiez avec lui.

Mergy s'inclina, et, se tournant vers le mur, il s'oc- cupa de préparer les termes du défi, et de composer son visage.

Il y a «ne<5ertaine grâce à faire un défi, qui s'acquiert, conune bien d'autres, par l'habitude. Notre héros en était à sa première affaire, par conséquent il éprouvait un peu d'embarras ; mais, dans ce moment, il craignait moins de recevoir un coup d'épée que de dire quelque chose qui ne fût pas d'un gentilhomme. A peine était-il parvenu à rédiger dans sa tête une phrase ferme et polie , que le baron de Vaudreuil , en le prenant par le bras, la lui fit oublier à l'instant.

Comminges, le chapeau à la main, et s'inclinant avec une politesse fort impertinente, lui dit d'une voix miel- leuse : ' — Vous désirez me parler, monsieur ?

La colère fit monter le sang au visage de Mergy ; il répondit sur-le-champ , et d'une voix plus ferme qu'il n'aurait espéré : — Vous vous êtes conduit envers moi avec impertinence, et je désire une satisfaction de vous.

Vaudreuil fit un signe de tête approbateur ; Com- minges se redressa, et, mettant le poing sur la hanche, posture de rigueur alors en pareil cas, dit avec beaucoup de gravité : — Vous vous portez demandeur, monsieur, et j'ai le choix des armes , en qualité de défendeur.

-— Nommez celles qui vous conviennent.

Comminges eut l'air de réfléchir un instant.

— L'estoc *, dilril, est une bonne arme, mais les bles- sures peuvent défigurer, et, à notre âge, ajouta-t-il en souriant, on ne se soucie guère de montrer à sa mal-

' Grande épéeii deux tranchantg.


88 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

tresse une balafre au beau milieu de la figure. La rapière ne fait qu'un petit trpu, mais il est suffisant. (Et il sou- rit encore.) Je choisis donc la rapière et le poignard.

— Fort bien, dit Mergy. Et il fit un pas pour s'éloi- gner,

— Un instant! s'écria Vaudreuil, vous oubliez de con- venir d'un rendez-vous.

— C'est au Pré-aux-Clercs, dit Comminges, que se rend toute la cour; et si monsieur n'a pas quelque autre endroit de prédilection ? . . .

— Au Pré-aux-Clercs, soit.

— Quant à l'heure... je ne me lèverai pas avant huit heures, pour raisons à moi connues... Vous m'enten- dez... Je ne couche pas chez moi ce soir, et je ne pourrai me trouver au Pré que vers neuf heures.

— A neuf heures donc.

Mergy, en détournant les yeux, aperçut assez près de lui la comtesse de Turgis qui venait de laisser le capi< taine engagé dans une conversation avec une autre dame. On sent qu'à la vue du bel auteur de cette méchante af- faire, notre héros arma ses traits d'un renfort de gravité et de feinte insouciance.

— Depuis quelque temps, dit Vaudreuil, la mode est de se battre en caleçons rouges. Si vous n'en avez pas de tout faits, je vous en ferai apporter une paire. Le sang ne paraît pas, et cela est plus propre.

— Cela me semble une puérilité, répondit Comminges. Mergy sourit d'assez mauvaise grâce.

— Eh bien, mes amis, dit alors le baron de Vaudreuil, qui semblait au milieu de son élément, maintenant il ne s'agit plus que de convenir des seconds et des tiers * pour votre rencontre.

— Monsieur est nouveau venu à la cour, dit Gom-

  • Souvent les témoing n*étaient pas de simples spectateurs ; ils se battûent

entre eux. On disait ieccnder, Uercer quelqu*un.


LE GANT. 8*J

minges, et peut-être aurait-il de la peine à trouver un tiers; ainsi, par condescendance pour lui, je me conten- terai d*un second seulement.

Mergy, avec quelque effort, contracta ses lèvres de manière à sourire.

— On ne peut être plus courtois, dit le baron. Et, eu vérité, c'est plaisir que d'avoir affaire à un gentilhomme aussi accommodant que M. de Gomminges.

— Comme vous avez besoin d'une rapière de même longueur que la mienne, reprit Comminges, je vous re- commande Laurent, au Soleil-d'Or, rue de la Ferron- nerie ; c'est le meilleur armurier de la ville. Dites-lui que vous venez de ma part, et il vous accommodera bien.

En achevant ces mots, il fit une pirouette, et, avec beaucoup de calme, il se remit au milieu du groupe de jeunes gens qu'il venait de quitter.

— Je vous félicite, monsieur Bernard, dit Vaudreuil ; vous vous êtes bien tiré de votre défi. Comment donc ! mais c'est fort bien. Comminges n'est pas habitué à s'en- tendre parler de la sorte. On le craint comme le feu, surtout depuis qu'il a tué le grand Canillac; car pour SaintrMichel, qu'il a tué il y a deux mois, il n'en retira pas grand honneur. Saint-Michel n'était pas des plus habiles, tandis que Canillac avait déjà tué cinq ou six gentilshommes sans attraper même une égratignure. Il avait étudié à Naples sous Borelli, et on disait que Lansac lui avait légué en mourant la botte secrète avec laquelle il a fait tant de mal. A la vérité, continua-t-il, comme se parlant à lui-même , Canillac avait pillé l'église d'Auxerre, et jeté par terre des hosties consacrées; il n*est pas surprenant qu'il en ait étépuni.

Mergy, que ces détails étaient loin d'amuser, se croyait obligé cependant de continuer la conversation, de peur que quelque soupçon offensant pour son courage ne vint à l'esprit de Vaudreuil.

•— Heureusement , ditril , je n'ai pillé aucune église.

8.


90 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

et je n'ai touché de ma vie à une hostie consacrée ; ainsi j'ai un danger de moins à courir.

— Il faut que je vous donne encore un avis. Quand vous croiserez le fer avec Commingcs, prenez bien garde à une de ses feintes, qui a coûté la vie au capitaine Tomaso. Il s'écria que la pointe de son épée était cassée. Tomaso mit alors son épée au-dessus de sa tête, s'atten- dant à un fendant; mais Tépée de Comminges était bien entière, car elle entra jusqu'à un pied de la garde dans la poitrine de Tomaso, qu'il découvrait, ne s'attendant pas à un coup de pointe... Mais vous vous servez de ra- pières, et il y a moins de danger.

— Je ferai de mon mieux.

s

— Ah ! écoutez encore. Choisissez un poignard dont la coquille soit solide; cela est fort utile pour parer. Voyez-vous cette cicatrice à ma main gauche ? c'est pour être sorti un jour sans poignard. Le jeune Tallard et moi nous eûmes querelle, et, faute de poignard, je pensai perdre la main gauche.

— Et fut-il blessé? demanda Mergy d'un air distrait.

— Je le tuai, grâce à un vœu que je fis à monseigneur saint Maurice, mon patron. Ayez aussi du linge et de la charpie sur vous, cela ne peut pas nuire. On n'est pas toujours tué tout roide. Vous ferez bien aussi de faire mettre votre épée sur l'autel pendant la messe... Mais vous êtes protestant... Encore un mot. Ne vous faites pas un point d'honneur de ne pas rompre; au contraire, faites-le marcher; il manque d'haleine, essoufflez-le, et, quand vous trouverez votre belle, une bonne estocade dans la poitrine, et votre homme est à bas.

Il aurait continué encore longtemps à donner d'aussi bons conseils, si un grand bruit de cors qui se fit en- tendre n'eût annoncé que le roi allait monter à cheval. La porte de l'appartement de la reine s'ouvrit, et Leurs Majestés, en costume de chasse, âe dirigèrent vers lo perron.


LE GAN T. 91

Le capitaine George, qui venait de quitter sa dame, revint à son frère, et, lui frappant sur Tépaule, lui dit d'un air joyeux ; — Par la messe, tu es un heureux vau- rien ! Voyez-vous ce beau fils avec sa moustache de chat? il n*a qu*à se montrer, et voilà toutes les femmes folles de lui. Sais-tu que la belle comtesse vient dé me parler de toi pendant un quart d'heure? Allons, courage! Pen- dant la chasse, galope toujours à côté d'elle, et sois le plus galant que tu pourras. Mais que diable as-tu ? on dirait que tu es malade ; tu as la mine plus longue qu'un ministre qu'on va brûler. Allons, morbleu, de la gaieté !

— Je n'ai pas grande envie d'aller à la chasse, et je Toudrais...

— Si vous ne suivez pas la chasse, dit tout bas le

baron de Vaudreuil, Comminges croira que vous avez peur de le rencontrer.

— Allons, dit Mergy en passant la main sur son front

brûlant. Il jugea qu'il valait mieux attendre la fin de la chasse pour confier son aventure à son frère. Quelle honte ! pensa-t-il, si madame de Turgis croyait que j'ai peur... si elle pensait que l'idée d'un duel prochain m'empêche de prendre plaisir à la chasse !


1/2 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

CHAPITRE X.

LA CHASSE.

The very butcber of a silk button, a duellist, a duellist, a gentleman of the Tery first house, — of tbe first and second cause : Ah! the immortal paftado .' the puwto rineno,

SHÀKSPKAmB, Bomeo and JuUeU .

Un grand nombre de dames et de gentilshommes ri- chement habillés, montés sur des chevanx superbes, s'agitaient en tout sens dans la cour du château. Le son des trompes, les cris des chiens, les bruyantes plaisan- teries des cavaliers, formaient un vacarme délicieux pour les oreilles d'un chasseur, et exécrable pour toute autre oreille humaine.

Mergy suivit machinalement son frère dans la cour, et, sans savoir comment, il se trouva près de la belle comtesse, déjà masquée et montée sur un andalous fou- gueux qui frappait la terre du pied et mâchait son mors avec impatience ; mais, sur ce cheval qui aurait occupé toute Tattention d'un cavalier ordinaire, elle semblait aussi à son aise qu'assise sur un fauteuil dans son appar- tement.

Le capitaine s'approcha, sous prétexte de resserrer la gourmette de l'andalous.

— Voici mon frère, dit-il à l'amazone à demi-voix, mais assez haut cependant pour être entendu de Mergy. Traitez doucement le pauvre garçon ; il en a dans l'aile depuis un certain jour qu'il vous a vue au Louvre.

— J'ai déjà oublié son nom, répondit-elle assez brus* quement. Comment s'appelle-t-il?

— Bernard. Remarquez-vous , madame , que son écharpe est de la même couleur que vos rubans ?


LA CHASSE. 93

— Sait-il monter à cheval?

— Vous en jugerez,

11 la salua, et courut auprès d'une fille d'honneur de la reine, à laquelle il rendait des soins depuis quelque temps. À demi penché sur Tarçon de sa selle, et la main sur la bride du cheval de la dame, il oublia bientôt son frère et sa belle et fière compagne.

— Vous connaissez donc Comminges, monsieur de Mergy ? demanda madame de Turgis.

— Moi, madame?... fort peu, répondit-il en balbu«  tiant.

— Mais vous lui parliez tout à Tbeure !

— C'était pour la première fois.

— Je crois avoir deviné ce que vous lui avez dit. Et sous son masque ses yeux semblaient vouloir lire jus- qu'au fond de l'âme de Mergy.

Une dame, en abordant la comtesse, interrompit leur entretien, à la grande satisfaction de Mergy, qu'il em- barrassait prodigieusement* Toutefois il continua de suivre la comtesse sans trop savoir pourquoi ; peut-être espéraitril causer ainsi quelque peine à Comminges, qui l'observait de loin.

On sortit du château. Un cerf fut lancé, et s'enfonça dans les bois; toute la chasse le suivit, et Mergy observa, non sans quelque étonnement, l'adresse de madame de Turgis à manier son cheval, et l'intrépidité avec laquelle elle lui faisait franchir tous les obstacles qui se présen- taient sut son passage. Mergy dut à la bonté du barbe qu'il montait de ne pas se séparer d'elle ; mais, à sa grande mortification, le comte de Comminges, aussi bien monté que lui, l'accompagnait aussi, et malgré la rapi- dité d'un galop impétueux, malgré l'attention toute par- ticulière qu'il mettait à la chasse, il parlait souvent à l'amazone, tandis que Mergy enviait en silence sa Icgè- reté, son insouciance , et surtout son talent de dire des riens agréables, qui, à en juger par le déplaisir qu'il en


94 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

ressentait, devaient amuser la comtesse. Au reste, les deux rivaux, animés d'une noble émulation ne trou- vaient pas de palissades assez hantes, pas de fossés assez larges pour les arrêter, et vingt fois ils risquèrent de se rompre le cou.

Tout d'un coup la comtesse, se séparant du gros dô la chasse, entra dans une allée du bois faisant un angle avec celle où le roi et sa suite s'étaient engagés.

— Que faites-vous? s'écria Comminges; vous perdez la voie ; n'entendez-vous point de ce côté les cors et les chiens ?

— Eh bien ! prenez l'autre allée ; qui vous arrête? Comminges ne répondit rien et la suivit. Mergy fit de

même, et, quand ils se furent enfoncés dans l'allée de quelque cent pas, la comtesse ralentit l'allure de son cheval. Comminges à sa droite et Mergy à sa gauche l'imitèrent aussitôt.

— Vous avez là un bon cheval de bataille, monsieur de Mergy, dit Comminges; on ne lui voit pas une goutte de sueur.

— C'est un barbe qu'un Espagnol a vendu à mon frère. Voici la marque d'un coup d'épée qu'il a reçu à Moncontour.

• — Avez-vous fait la guerre? demanda la comtesse à Mergy.

— Non, madame.

— Ainsi, vous n'avez jamais reçu d'arquebusade?

— Non, madame.

— Ni de coup d'épée?

— Non plus.

Mergy crut s'apercevoir qu'elle souriait. Comminges relevait sa moustache d'un air goguenard.

— Rien ne sied mieux à un jeune gentilhomme, dit- il, qu'une belle blessure; qu'en dites-vous, madame?

— Oui, si elle est bien gagnée.

— Qu'entcndez-Yous par bien gagnée?


LÀ CHASSE* . 95

— Oui, une blessure est glorieuse» gagnée sur un champ de bataille; mais dans un duel ce n'est plus de même ; je ne connais rien de plus méprisable.

— M. de Mergy, je le présume, vous a parlé avant de monter à cheval?

— Non, dit sèchement la comtesse*

Mergy conduisit son cheval auprès de Comminges: — Monsieur, lui dit-il tout bas, aussitôt que nous aurons rejoint la chasse nous pourrons entrer dans un haut taillis, et là je vous prouverai, j'espère, que je ne vou- drais rien faire pour éviter votre rencontre.

Comminges le regarda d'un air où se peignait un mé- lange de pitié et de plaisir.

— A la bonne heure, je veux bien vous croire, répon- dit-il ; mais, quant à la proposition que vous me faites, je ne puis l'accepter; nous ne sommes pas des goujats, pour nous battre tout seuls ; et nos amis, qui doivent être de la fête, ne nous pardonneraient pas de ne pas les avoir attendus.

— Comme il vous plaira, monsieur, dit Mergy. Et il se remit à côté de madame de Turgis, dont le cheval avait pris quelques pas d'avance sur le sien. La comtesse marchait la tête baissée sur sa poitrine, et semblait tout entière à ses pensées. Ils arrivèrent tous les trois en si- lence jusqu'à un carrefour qui terminait l'allée dans la- quelle ils s'étaient engagés.

— N'est-ce pas la trompe que nous entendons? de- manda Comminges.

— Il me semble que le son vient de ce taillis à notre gauche, dit Mergy.

-^ Oui, c'est bien le cor ; j'en suis sûr maintenant, et même un cor de Bologne. Dieu me damne! si ce n'est pas' le cor de mon ami Pompignan. Vous ne sauriez croire, monsieur de Mergy» la différence qu'il y a entre un cor de Bologne et ceux que fabriquent nos misérables artisans de Paris« 


96 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Celui-ci s'entend de loin.

— Et quel son! comme il est nourri! Les chiens en Tentendant oublieraient qu'ils ont couru dix lieues. Tenez, à vrai dire, on ne fait rien de bien qu'en Italie et en Flandre. Que pensez-vous de ce collet à la wallonne? Cela est bienséant pour un costume de chasse; j'ai des collets et des fraises à la confusion pour aller au bal ; mais ce collet, tout simple qu'il est, croyez-vous qu'on pourrait le broder à Paris? point. Il me vient de Broda. Si vous voulez, je vous en ferai venir par un de mes amis qui est en Flandre... Mais... (11 s'interrompit par un grand éclat de rire ). Que je suis distrait ! mon Dieu ! je n'y pensais plus !

La comtesse arrêta son cheval.

— Comminges, la chasse est devant vous, et, à en juger par le cor, le cerf est aux abois.

— Je pense que vous avez raison, belle dame.

— Et ne voulez-vous pas assister au hallali?

— Sans doute; autrement notre réputation de chas- seurs et de coureurs est perdue.

— Eh bien! il faut se dépêcher.

— Oui, nos chevaux ont soufflé maintenant. Allons, donnez-nous le signal .

— Moi, je suis fatiguée, je reste ici. M. de Mergy me fera compagnie. Allons, partez.

— Mais...

— Mais faut-il vous le dire deux fois? Piquez. Comminges restait immobile ; le rouge lui monta au

visage, et il regardait tour à tour Mergy et la comtesse d'un air furieux.

— Madame de Turgîs a besoin d'un tête-à-tête, dit-il avec un sourire amer.

La comtesse étendit la main vers le taillis d'où l'on entendait le son du cor, et lui fit du bout des doigts un geste très-significatif. Mais Comminges ne paraissait pas encore disposé à laisser le champ libre à son rival.


LA CHASSE. 97

— Il paraît qu'il faut s'expliquer clairement avec vous. Jjaissez-nous, monsieur de Gomminges, votre présence m'importune! Me comprenez-vous, à présent?

— Parfaitement, madame, répondit-il en fureur. Et il ajouta plus bas : Mais quant à ce beau mignon de ruelle. .. il n'aura pas longtemps à vous amuser. Adieu, monsieur de Mergy, au revoir! Il prononça ces derniers mots avec une emphase particulière, puis, piquant des deux, il partit au galop.

La comtesse arrêta son cheval, qui voulait imiter son compagnon, le remit au pas, et chemina d'abord en si- lence, levant la tête de temps en temps, et regardant Mergy comme si elle allait lui parler, puis détournant les yeux, honteuse de ne pouvoir trouver une phrase pour entrer en matière.

Mergy se crut obligé de commencer.

— Je suis bien fier, madame, de la préférence que vous m'avez accordée.

— Monsieur Bernard... savez-vous faire des armes?

— Oui, madame, répondit-il étonné.

— Mais, Je dis bien... très-bien?

— Assez bien pour un gentilhomme, et mal sans doute pour un maître d'armes.

— Mais, dans le pays où nous vivons, les gentils- hommes sont plus forts sur les armes que les maîtres de profession.

— En effet, j'ai entendu dire que beaucoup d'entre eux perdent dans les salles d'armes un temps qu'ils pour- raient mieux employer ailleurs.

— Mieux l

— Oui sans doute. Ne vaut-il pas mieux causer avec les dames, dit-il en souriant, que de fondre en sueur dans une salle d'escrime?

— Dites-moi, vous êtes-vous battu souvent?

— Jamais, grâce à Dieu, madame! Mais pourquoi ces questions?

9


98 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Apprenez , pour votre gouverne, qu'on ne doit

jamais demander à une femme pourquoi elle fait telle ou telle chose; du moins tel est Tusage des gentils* hommes bien élevés.

— Je m'y conformerai, dit Mergy en souriant légère- ment et s'inclinant sur le cou de son cheval.

— Alors... comment ferez-vous demain!

— Demain ?

— Oui ; ne faites pas l'étonné.

— Madame...

— Répondez-moi, je sais tout; répondez-moi! s'écria- t-elle en étendant la main vers lui avec un geste de reine. Le bout de son doigt effleura la manche de Mergy et le fit tressaillir.

— Je ferai de mon mieux, dit^il enfin.

— J'aime votre réponse ; elle n'est ni d'un lâche ni d'un spadassin. Mais vous savez que pour votre début vous allez avoir affaire à un homme bien redoutable.

— Que voulez-vous? je serai sans doute fort embar- rassé, comme je le suis maintenant, ajouta-t*il en sou- riant; je n'ai jamais vu que des paysannes, et, pour mon début à la cour, je me trouve en tète à tète avec la plus belle dame de la cour de France.

  • — Parlons sérieusement. Comminges est la meilleure

épée de cette cour, si fertile en coupe-jarrets. Il est le roi des raffinés.

— On le dit.

— Eh bien! n'ètes-vous point inquiet?

— Je le répète , je ferai de mon mieux. On ne doit jamais désespérer avec une bonne épée, et surtout avec l'aide de Dieu!...

— L'aide de Dieul... interrompit-elle d'un air mépri- sant ; n'ètes-vous pas huguenot, monsieur de Mergy ?

— Oui , madame , répondit-il gravement , selon sou ordinaire, à pareille question.

— Donc, vous courez plus de risques qu\in autres


LA CHÂSSE. 99

— Et pourquoi ?

— Exposer sa vie n'est rien ; mais vous exposez plus que votre vie , — votre âme.

— • Vous raisonnez , madame , avec les idées de vôtre religion ; les miennes sont plus rassurantes.

— Vous allez jouer un vilain jeu. Une éternité de souffrances sur un coup de dé; et les six sont contre vous I

— Dans tous les cas il en serait de même ; car, si je mourais demain catholique, je mourrais en péché mor^ tel.

— Il y a fort à dire, et la différence est grande, s'écria-t«elle , piquée de ce que Mergy lui opposait un argument tiré de sa propre croyance 5 nos docteurs vous expliqueront...

— Oh ! sans doute, car ils expliquent tout, madame ; ils prennent la liberté de changer l'Évangile suivant leurs fantaisies. Par ej^emple...

— Laissons cela. On no peut causer un instant avec un huguenot sans qu'il ne vous cite à tout propos les saintes Écritures.

— C'est que nous les lisons , tandis que vos prêtres même ne les connaissent pas. Mais changeons de sujet* Croyez-vous qu'à l'heure qu'il est le cerf soit pris î

— Vous êtes donc bien attaché à votre religion ?

— C'est vous qui ^commencez, madame.

— Vous la croyez bonne?

— Bien plus, je la crois la meilleure, la seule bonne; sinon j'en changerais.

— Votre frère en a bien changé.

— Il avait ses raisons pour devenir catholique ; j'ai les miennes pour rester protestant.

— Ils sont tous obstinés et sourds à la voix.de la raison ! s'écria-t-elle avec colère.

— Il pleuvra demain, dit Mergy en regardant le ciel.

— Monsieur de Mergy, l'amitié que j'ai pour votre


100 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

frère et le danger que vous allez courir m'inspirent de l'intérêt pour vous...

Il s'inclina respectueusement.

— Vous autres hérétiques, vous n'avez point foi aux reliques î

Il sourit.

— Et vous vous croiriez souillés en les touchant? continua-trclle... Vous refuseriez d'en porter, comme nous autres catholiques romains nous avons l'usage de le faire î

— Cet usage nous paraît, à nous autres, au moins inutile.

— Écoutez. Un de mes cousins attacha une fois une relique au cou d'un chien de chasse ; puis , à douze pas de distance, il lui tira une arquebusade chargée de che- vrotines.

— Et le chien fut tué ?

— Pas un plomb ne l'atteignit.

— Voilà qui est admirable! Je voudrais bien avoir une semblable relique.

— Vraiment!... et vous la porteriez?

— Sans doute ; puisque la relique défendait un chien, à plus forte raison... Mais un instant, est-il bien sûr qu'un hérétique vaille autant que le chien... d'un catho- lique, s'entend?

Sans l'écouter, madame de Turgis déboutonna promp- tement le haut de son corps étroit ; elle tira de son sein une petite boîte d'or très-plate , attachée par un ruban noir.

— Tenez , dit-elle, vous m'avez promis de la porter. Vous me la rendrez un jour.

— Si je le puis , certainement.

— Mais écoutez, vous en aurez soin?... Pas do sacri- lège ! Vous en aurez le plus grand soin !

— Elle vient de vous, madame !


LA CHÂSSE. 101

Elle lui donna la relique, qu'il prit et passa autour de son cou.

— Un catholique aurait remercié la main qui lui donne ce saint talisman.

Mergy se saisit de sa main et voulut la porter à ses lèvres.

— Non, non, il est trop tard.

— Songez-y bien ; peutrêtre n'aurai-je jamais telle fortune!

— Otez mon gant, dit-elle en lui tendant la main. En ôtant le gant , il crut sentir une légère pression.

Il imprima un baiser de feu sur cette belle et blanche main.

— Monsieur Bernard , dit la comtesse d'une voix émue, serez-vous entêté jusqu'à la fin, et n'y a-l-il aucun moyen de vous toucher ? Vous convertirez-vous enfin, grâce à moi ?

— Mais, je ne sais, répondiUl en riant; priez-moi bien fort et bien longtemps. Ce qu'il y a de sûr, c'est que nulle autre que vous ne me convertira.

— Dites-moi franchement... si une femme... là... qui aurait su... Elle s'arrêta.

— Qui aurait su?...

— Oui; est-ce que... l'amour, par exemple?... Mais soyez franc ! parlez-moi sérieusement.

— Sérieusement ? Et il cherchait à reprendre sa main.

— Oui. Est-ce que l'amour que vous auriez pour une femme d'une autre religion que la vôtre... est-ce que cet amour ne vous ferait pas changer?... Dieu se sert de toute sorte de moyens.

— Et vous voulez que je vous réponde franchement et sérieusement?

— Je l'exige.

Mergy baissa la tète et hésitait à répondre. Dans le fait, il cherchait une réponse évasive. Madame de Turgis lui faisait des avances qu'il ne se souciait pas de rejeter.

9.


102 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

D'antre p^t, comme il n'étnil à la cour que depuis quelques heures , sa conscience de province était terri- blement pointilleuse;

— - J'entends le hallali! s'écria tout d'un coup la com- tesse, sans attendre cette réponse si difficile. Elle donna un coup de houssine à son cheval, et partit au galop sur- le-champ; Mergy la suivit, mais sans pouvoir en obtenir un regard, une parole.

Ils eurent rejoint la chasse en un instant.

Le cerf s'était d'abord lancé au milieu d'un étang, d'où l'on avait eu quelque peine à le débusquer. Plu- sieurs cavaliers avaient mis pied à terre, et, s'armant de longues perches, avaient forcé le pauvre animal à re- prendre sa course. Mais la fraîcheur de l'eau avait achevé d'épuiser ses forces. Il sortit de l'étang haletant, tirant la langue et courant par bonds irréguliers. Les chiens, au contraire, semblaient redoubler d'ardeur. A peu de distance de l'étang, le cerf, sentant qu'il lui devenait im- possible d'échapper par la fuite, parut faire un dernier effort, et, s'acculant contre un gros chêne, il fit brave- ment tête aux chiens. Les premiers qui l'attaquèrent furent lancés en l'air, éventrés. Un cheval et son cava- lier furent culbutés rudement. Hommes, chevaux et chiens, rendus prudents, formaient un grand cercle au- tour du cerf, mais sans oser en venir à portée de ses an- douillers menaçants.

Le roi mit pied à terre avec agilité, et, le couteau de chasse à la main, tourna adroitement derrière le chêne, et d'un revers ceupa le jarret du cerf. Le cerf poussa une espèce de sifflement lamentable, et s'abattit aussitôt. A l'instant vingt chiens s'élancent sur lui. Saisi à la gorge, au museau, à la langue, il était tenu immobile. De grosses larmes coulaient de ses yeux.

— Faites approcher les dames! s'écria le roi.

Les dames s'approchèrent; presque toutes étaient descendues de leurs montures.


LE RAFFINÉ ET LE PRÊ-ACfX-CLERCS. 10$

— Tiens, parpaillot! dit le roi en plongeant son cou- teau dans le côté du cerf, et il tourna la lame dans la plaie pour Tagrandir. Le sang jaillit avec force, et cou- vrit la figure, les mains et les habits du roi.

. Parpaillot était un terme de mépris dont les catho- liques désignaient souvent les calvinistes. Ce mot et la manière dont il était employé déplurent à plusieurs, tandis qu'il fut reçu par d'autres avec applaudissement.

— Le roi a Tair d'un boucher, dit assez haut, et avec une expression de dégoût, le gendre de l'Amiral, le jeune Téligny.

Des âmes charitables, comme il s'en trouve surtout à la cour, ne manquèrent pas de rapporter la réflexion au monarque, qui ne l'oublia pas.

Après avoir joui du spectacle agréable des chiens dé- vorant les entrailles du cerf, la cour reprit le chemin de Paris. Pendant la route, Mergy raconta à son frère l'in- sulte qu'il avait reçue et la provocation qui en avait été la suite. Les conseils et les remontrances étaient inu- tiles, et le capitaine lui promit de l'accompagner le len- demain.


CHAPITtlE XI.


LE RAFFINÉ ET LE PRÊ-AUX-GLERCS.


L. 1


For one of jnust yield his breath, Bre from the field one foot we flee. (The ékel of SHari and Wharton,)


Malgré la fatigue de la chasse, Mergy passa une bonne partie de la nuit sans dormir. Une fièvre ardente l'agitait sur son lit, et donnait une activité désespérante à soti


104 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

imagination. Mille pensées accessoires ou même étran- gères à l'événement qui se préparait pour lui venaient l'as- siéger et troubler sa cervelle ; plus d'une fois il s*imagîna que le mouvement de fièvre qu'il ressentait n'était que le prélude d'une maladie grave qui allait se déclarer dans peu d'heures, et le clouer sur son lit. Alors que devien- drait son honneur ? que dirait le monde? que diraient surtout et madame de Turgis et Comminges? 11 aurait voulu pour beaucoup hâter l'instant fixé pour le combat.

Heureusement, au lever du soleil, il sentit son sang ^e calmer, et il pensa avec moins d'émotion à la rencontre qui allait avoir lieu. Il s'habilla tranquillement, et même il mit quelque recherche dans sa toilette. Il se repré- senta la belle comtesse accourant sur le champ de ba* taille, et le trouvant légèrement blessé; elle le pansait de ses propres mains, et ne faisait plus un mystère de son amour. L'horloge du Louvre, qui sonnait huit heures, le tira de ses idées, et presque au même instant son frère entra dans sa chambre.

Une profonde tristesse était empreinte sur son visage, et il paraissait assez qu'il n'avait pas mieux passé la nuit. Cependant il s'efforça de prendre une expression de bonne humeur et de sourire en serrant la main de Mergy .

— Voici une rapière, lui dit-il, et un poignard à co- quille, tous les deux de Luno de Tolède ; vois si le poids de l'épée te convient. Et il jeta une longue épée et un poignard sur le lit de Mergy.

Mergy tira l'épée, la fit ployer, regarda la pointe, et parut satisfait. Le poignard attira ensuite son attention : la coquille en était percée à jour d'une infinité de petits trous destinés à arrêter la pointe de l'épée ennemie, et à l'y engager de ii^anière à n'en pas sortir facilement.

— Avec d'aussi bonnes armes, ditril, je crois que je pourrai me défendre. Puis, montrant la relique que ma«  dame de Turgis lui avait donnée, et qu'il avait tenue cachée sur son sein : — Voici de plus im talisman qui


LE RAFFINÉ ET LE PRÉ-AUX-€LERGS. 105

prcsen'e des coups d'épée mieux que ne ferait une colle de mailles, ajoula-t-il en souriant.

— D'où te vient ce jouet ?

— Devine un peu. Et la vanité de paraître un favori des dames lui faisait oublier en ce moment et Gommingcs et l'épée de combat qui était toute nue devant lui.

^ Je parie que c'est cette folle de comtesse qui te laura donné ! Que le diable l'emporte, elle et sa boîte!

— Sais-tu que c'est un talisman qu'elle m'a donné exprès pour m'en servir aujourd'hui?

-— Elle aurait mieux fait de se montrer gantée, au lieu de chercher à faire paraître sa belle main blanche!

— Dieu me préserve, dit Mergy en rougissant beau- coup, de croire à ces reliques de papistes ; mais, si je dois succomber aujourd'hui, je veux qu'elle sache qu'en tombant j'avais ce gage sur ma poitrine.

— Quelle fatuité ! s'écria le capitaine en haussant les épaules.

— Voici une lettre pour ma mère, dit Mergy d'une voix un peu tremblante. George la prit sans rien dire, et, s'approchant d'une table, il ouvrit une petite Bible, et lut pour se faire une contenance, pendant que son frère, achevant de s'habiller, s'occupait à nouer la pro- fusion d'aiguillettes que l'on portait alors sur les habits.

Sur la première page qui se présente à ses yeux, il lut ces mots écrits de la main de sa mère : «!•' mai 1547 est « né mon fils Bernard. Seigneur, conduis-le dans tes « voies! Seigneur, préserve-le de tout mal! » Il se mor- dit la lèvre avec force, et jeta le livre sur la table. Mergy, qui vit son mouvement, crut que quelque penâée impie lui était venue en tête ; il reprit la Bible d'un air grave, la remit dans un étui brodé, et 'la serra dans une ar- moire avec toutes les marques d'un grand respect. — C'est la Bible de ma mère, dit-il.

Le capitaine se promena par la chambre sans ré- pondre.


106 CHRONIQUE DE CHARLES lï.

— Ne serait-il pas temps de partir? dit Hergy en agrafant le ceinturon de son épée.

— Pas encore, et nous avons le temps de déjeuner. Tous les deux s'assirent devant une table couverte de

gâteaux de plusieurs sortes, accompagnés d'un grand pot d'argent rempli de vin. En mangeant, ils discutèrent longuement, et avec une apparence d'intérêt, le mérite de ce vin comparé avec d'autres de la cave du capitaine; chacun d'eux s'efforçant, par une conversation aussi fu- tile , de cacher à son compagnon les véritables senti- ments de son âme.

Le capitaine se leva le premier. — Partons, dit-il d'une voix rauque. Il enfonça son chapeau sur ses yeux, et descendit précipitamment.

Ils entrèrent dans un bateau et traversèrent la Seine. Le batelier, qui devina sur leur mine le motif qui les conduisait au Pré-aux-Clercs , fit fort l'empressé, et, tout en ramant avec vigueur, il leur raconta très-en dé- tail comment, le mois passé, deux gentilshommes, dont l'un s'appelait le comte de Gomminges, lui avaient fait l'honneur de louer son bateau pour s'y battre tous les deux à leur aise, sans crainte d'être interrompus. L'ad- versaire de M. de Comminges, dont il regrettait de n'a- voir pas su le nom, avait été percé d'outre en outre, et de plus avait été dilbuté dans la rivière, d'où lui, bate- lier, n'avait jamais pu le retirer.

Au moment où ils abordèrent, ils aperçurent un ba* teau chargé de deux hommes et traversant la rivière quelque cent pieds plus bas. — Voici nos gens, dit le capitaine, reste là; et il courut au-devant du bateau qui portait Comminges et le vicomte de Béville.

— Eh ! te voilà ! s'écria ce dernier. Est-ce toi, ou bien ton frère que Comminges va tuer? En parlant ainsi il l'embrassait en riant.

Le capitaine et Commipges se saluèrent gravement.

— Monsieur, dit le capitaine à Comminges aussitôt


LE RAFFINÉ ET LE PRË-ÂLX-CLERGS. 107

qu'il se fut débarrassé des embrassades de Béville, je crois qu'il est de mon devoir de faire encore un effort pour empêcher les suites funestes d'une querelle qui n'est pas fondée sur des motifs touchant à l'honneur ; je suis sûr que mon ami (il montrait Béville) réunira ses efforts aux miens. Béville fît une grimace négative.

— Mon frère est très-jeune, poursuivit George ; sans nom comme sans expérience aux armes, il est obligé par conséquent de se montrer plus susceptible qu'un autre. Vous, monsieur, au contraire, votre réputation est faite, et votre honneur n'aura rien qu'à gagner si vous voulez bien reconnaître devant M. de Béville et moi que c'est parmégarde...

Comminges l'interrompit par un grand éclat de rire.

— Plaisantez-vous, mon cher capitaine, et me croyez- vous homme à quitter le lit de ma maîtresse de si bonne heure... à traverser la Seine, le tout pour faire des excuses à un morveux ?

-«- Vous oubliez, monsieur, que la personne dont vous parlez est mon frère, et c'est insulter...

— Quand il serait votre père, que m'importe? Je me soucie peu de toute la famille.

— Eh bien ! monsieur, avec votre permission , vous aurez affaire avec toute la famille. Bt, comme je suis l'aîné, vous commencerez par moi, s'il vous plaît.

— Pardonnez-moi, monsieur le capitaine; je suis obligé, suivant toutes les règles du duel, de me battre avec la personne qui m'a provoqué d'abord. Votre frère' a des droits de priorité imprescriptibles y comme l'on dit au Palais-de-Justice; quand j'aurai terminé avec lui, je serai à vos ordres. ^

— Cela est parfaitement juste ! s'écria Béville, et je ne souffrirai pas, pour ma part, qu'il en soit autrement.

Mergy, surpris de la longueur du colloque, s'était rapproché à pas lents. U arriva justement à temps pour


108 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

entendre son frère accabler Gomminges d'injures, jus- qu'à l'appeler lâche, tandis que celui-ci répondait avec un imperturbable sang-froid : — Après monsieur votre frère, je m'occuperai de vous.

Mergy saisit le bras de son frère : — George, ditril, est-ce ainsi que tu me sers, et voudrais-tu que je fisse pour toi ce que tu prétendais faire pour moi? Monsieur, dît-il en se tournant vers Gomminges, je suis à vos ordres ; nous commencerons quand vous voudrez.

— A l'instant même, répondit celui-ci.

— Voilà qui est admirable, mon cher, dit Béville en serrant la main de Mergy. Si je n'ai aujourd'hui le regret de t'enterrer ici, tu iras loin, mon garçon.

Gomminges ôta son pourpoint et défit les rubans de ses souliers, pour montrer par là que son intention était de ne pas reculer d'un seul pas. G'était une mode parmi les duellistes de profession. Mergy et Béville en firent autant ; le capitaine seul n'avait pas même jeté son man- teau.

— Que fais-tu donc, George, mon ami? dit Béville; ne sais-tu pas qu'il va falloir en découdre avec moi? Nous ne sommes pas de ces seconds qui se croisent les bras pendant que leurs amis se battent, et nous prati- quons la coutume d'Andalousie.

Le capitaine haussa les épaules.

— Tu crois donc que je plaisante? Je te jure sur ma foi qu'il faut que tu te battes avec moi. Le diable m'em- porte si tu ne te bats pas !

— Tu es un fou et un sot, dit froidement le capitaine.

— Parbleu! tu me feras raison de ces deux mots-là, Ou tu m'obligeras à quelque... Il levait son épéc, encore dans le fourreau, comme s'il eût voulu en frapper George.

— Tu le veux, dit le capitaine; soit. En un instant il fut en chemise.

Gomminges, avec une grâce toute particulière, secoua


LE RAFFINÉ ET LE PRÈ-AU&-CLERCS. * 109

son épée en Tair, et d'un seul coup fit voler le fourreau à vingt pas. Béville en voulut faire autant; mais le four- reau resta à moitié de la lame, ce qui passait à la fois pour une maladresse et pour un mauvais présage. Les deux frères tirèrent leurs épées avec moins d*apparat, mais ils jetèrent également leurs fourreaux, qui auraient pu les gêner. Chacun se plaça devant son adversaire, l'épée nue à la main droite et le poignard à la gauche. Les quatre fers se croisèrent en même temps.

George le premier, par cette manœuvre que les pro- fesseurs italiens appelaient alors liicio di spada è cavare alla vita S et qui consiste à opposer le iort au faible, de manière à écarter et à rabattre Tarme de son adversaire, fit sauter l'épée des mains de Béville, et lui mit la pointe de la sienne sur la poitrine; mais, au lieu de le per- cer, il baissa froidement son arme.

— Tu n'es pas de ma force, dit-il, cessons; n'attends pas que je sois en colère.

Béville avait pâli en voyant l'épée de George si près de sa poitrine. Un peu confus, il lui tendit la main, et tous les deux, ayant planté leurs épées en terre, ne pensèrent plus qu'à regarder les deux principaux acteurs de cette scène.

Mergy était brave et avait du sang-froid. Il entendait assez bien l'escrime, et sa force corporelle était bien su- périeure à celle de Comminges, qui paraissait d'ailleurs se ressentir des fatigues de la nuit précédente. Pendant quelque temps il se borna à parer avec une prudence extrême, rompant la mesure quand Comminges s'avan- çait trop, et lui présentant toujours à la figure la pointe de sa rapière, tandis qu'avec son poignard il se couvrait la poitrine. Cette résistance inattendue irrita Commin- ges. On le vit pâlir. Chez un homme si brave, la pâleur


' Froisser le fer et dégager an corps. Tous les terme? d^escrime étaient alorg empruntés à Titalien.

10 •


110 CHRONIÛinS DE CfïARLES \X.

ti'annoriçatt qu'une excessive colère. Il reâotiblà ses âl«  laques avec fureur. Dans une passe, il releva avec beau- coup d*adresserépée de Mergy, et, se fendant avec impé- tuosité, il Taurait infailliblement percé d'outre en outre sans une circonstance qui fut presque tin ihirade, etiqui dérangea le coup : la pointe de la rapièï^ ^rencontra te reliquaire d'or poli, qui la fit glisser eï ^rtndre une di- rection un peu oblique. Au lieu de fiéàéirec danà la poitrine, Tépée ne perça que la peau, let, en suivant une direction parallèle à la cinquième côte, t^ssortil à deux pouces de distance de la première bleslure. Avant que Gomminges pût l'étirer son sa*me, Mergy te frappa de son poignard à la tête avec tant de Viotenc»e, qu'il en perdît lui-même réquîlibre et tomba à terre. Coftitninges tomba en même temps sur lui : en sorte que les seconds les crurent morts tous les deux.

Mergy fut bientôt sur pied, et Son premier mouvement fut de ramasser son épéc, qu'il aVait laissé échapper dans sa chute. Commingeâ ne temuait pas. Bévilte le releva. Sa figure était couverte de sang; et, l'ayant essuyée avec son mouchoir, il vit que \é poigna!rd ébit entré dans l'œil et que son ami était mort sur !e coup, le fer ayant pénétré sans doute jusqu'à la cervelle.

Mergy regardait le cadavre d'un œil hagard.

— Tu es blessé, Bernard, dit le capîtaihe en tourànt à lui.

— Blesséî dit kfergy; et il s'aperçut aloTs seulement que sa chemise était toute sanglante,

— Ce n'est rien, dit le capitaine; le coup a glissé. H élancha le sang avec son mouchoir, et demanda celui de Béville pour achever le pansement. Béviile laissa re- tomber sur l'herbe le corps qu'il tenait, et donna sur-le- champ son mouchoir ainsi que celui de Comminges, qu'il alla prendre dans son pourpoint.

— Tudicu! l'ami, quel coup de poignard I Vous avez là un furieux bras! Mort do ma vie! que vont dire mes-


LE HAFFINé ET LE PRÉ-AUX-CLERGS. 111

sieurs les raffinés de Paris, si de la province leur viennent des lurons de votre espèce? Dites-moi, de grâce, com- bien de duels avez-vous eus déjà?

— Hélas! répondit Mergy, voici le premier. Mais, au nom de Dieu! allez secourir votre ami.

— Parbleu! de la façon dont vous Tavez accommodé, il n'a pas besoin de secours ; la dague est entrée dans le cerveau, et le coup était si bon et si fermement asséné que... Regardez son sourcil et sa joue, la coquille du poignard s*y est imprimée comme un cachet dans de la cire.

Mergy se mit à trembler de tous ses membres, et de grosses larmes coulaient une à une sur ses joues.

Béville ramassa la dague, et considéra avec attention le sang qui en remplissait les cannelures. — Vdioi un outil à qui le frère cadet de Comminges doit une fîère chandelle. Cette belle dague^là le fait héritier d'une su- perbe fortune.

— Allons-nous-^n... Emmène-moi d'ici, dit Mergy d'une voix éteinte, en prenant le bras de son frère.

— Ne t'afflige pas, dît George en l'aidant à reprendre son pourpoint. Après tout, l'homme qui est mort n'est pas trop digne qu'on le regrette.

— Pauvre Comminges ! s'écria Béville. Et dire que tu es tué par ui^ jçune homme qui se bat pour la première

, lois, toi qui t'es b^ttu près de cent fois ! Pauvre Com- minges! Ce fut la fin de son oraison funèbre.

En jetant un dernier regard sur son ami, Béville aper- çut la montre du défunt suspendue à son cou, selon l'u- sage d'alors. — Parbleu! s'écria-t-il, tu n'as plus besoin de savoir l'heure qu'il est maintenant. 11 détacha la montre et la mit dans sa poche, observant que le frère de Comminges serait bien assez riche, et qu'il voulait conserver un souvenir de son ami.

Comme les deux frères allaient s'éloigner: — Atten- dez-moi I leur cria-t-il, repassant so4 pourpoint à la


112 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

hâte. Eh ! monsieur de Mergy, votre dague que vous ou- bliez ! N'allez pas la perdre au moins. 11 en essuya la lame à la chemise du mort, et courut rejoindre le jeune duelliste. — Consolez-vous, mon cher, lui dit-il en en- trant dans son bateau. Ne faites pas une si piteuse mine. Croyez-moi, au lieu de vous lamenter, allez voir votre maîtresse aujourd'hui même, tout de ce pas, et besognez si bien que dans neuf mois vous puissiez rendre à la ré- publique un citoyen en échange de celui que vous lui avez fait perdre. De la sorte le monde n'aura rien perdu par votre fait. Allons, batelier, rame comme si tu vou- lais gagner une pistole. Voici des gens avec des halle- bardes qui s'avancent vers nous. Ce sont messieurs les sergents qui s'en viennent de la tour de Nesle, et nous ne voulons rien avoir à démêler avec eux.


CHAPITRE XII.


MAGIE BLANCHE.


• Cette nuit j^ai songé de poisson mort et d'œufs cassés , et j'ai appris du seigneur Anaxarque que « les œufs cassés et le poisson mort signifient mal- « encontre. •

MoLiÈRp, let Amante magnifiques.

Ces hommes armés de hallebardes étaient des soldats du guet, dont une troupe se tenait toujours dans le voi- sinage du Pré-aux-Clercs pour être à portée do s'entre- mettre dans les querelles qui se vidaient d'ordinaire sur ce terrain classique des duels. Suivant leur usage, ils s'étaient avancés fort lentement , et de manière à n'arri-


MAGIE BLANCHE. 113

ver que lorsque tout était fini. En effet, leurs tentatives pour rétablir la paix étaient souvent fort mal reçues; et plus d'une fois on avait vu des ennemis acharnés sus- pendre un combat à mort pour charger de concert les soldats qui essayaient de les séparer. Aussi les fonctions de cette garde se bornaient-elles généralement à secourir les blessés ou bien à emporter les morts. Celle fois les archers n'avaient que ce dernier devoir à remplir, el ils s*en acquittèrent selon leur coutume, c'est-à-dire après avoir vidé soigneusement les poches du malheureux Gomminges et s'être partagé ses habits.

— Mon cher ami , dit Béville en se tournant vers ^^^^9 l6 conseil que j'ai à vous donner, c'est de vous faire porter, le plus secrètement que faire se pourra, chez maître Ambroise Paré, qui est un homme admirable pour vous recoudre une plaie et vous rhabiller un mem- bre cassé. Bien qu'hérétique comme Calvin lui-même, il est en telle réputation de savoir, que les plus chauds catholiques ont recours à lui. Jusqu'à présent il n'y a que la marquise de Boissières qui se soit laissé mourir bravement plutôt que de devoir la vie à un huguenot. Aussi je parie dix pistoles qu'elle est en paradis.

— La blessure n'est rien, dit George; dans trois jours elle sera fermée. Mais Comminges a des parents à Paris, et je crains qu'ils ne prennent sa mort un peu trop à cœur.

— Ah oui ! il y a bien une mère qui par convenance se croira obligée de poursuivre notre ami. Bah! fais de- mander sa grâce par M. de Châtillon, le roi l'accordera aussitôt : le roi est comme une cire molle sous les doigts de l'Amiral.

— Je voudrais, s'il était possible, dit alors Mergy d'une voix faible, je voudrais que M. l'Amiral ne sût rien de tout ce qui vient de se passer.

— Pourquoi donc? Croyez-vous que la vieille barbe grise sera fâchée d'apprendre de quelle gaillarde ma-

iU.


114 CHRONIQUE DR CHARLES IX.

nière un protestant vient de dépêcher un catholique? Mergy ne répondit que par un profond soupir.

— Comminges était assez connu à la cour pour que sa mort fasse du bruit, dit le capitaine. Mais tu as fait ton devoir en gentilhomme, et il n'y a rien que d'hono- rable pour toi dans tout ceci. Depuis bien longtemps je n'ai pas rendu visite au vieux Châtillon, et voici une oc- casion de renouer connaissance avec lui.

— Comme il est toujours désagréable de passer quel- ques heures sous les verrous de la justice, reprit Béville, je vais mener ton frère dans une maison où l'on no s'a- visera pas de le chercher. Il y sera parfaitement tran- quille en attendant que son affaire SQit arrangée; car je ne sais si en sa qualité d'hérétique il pourrait être reçu dans un couvent.

— Je vous remercie de votre offre, monsieur, dit Mergy ; mais je ne puis l'accepter. Je pourrais vous com- promettre en le faisant.

— Point, point, mon très-cher. Et puis ne faut-il pas faire quelque chose pour ses amis? La maison où je vous logerai appartient à un de mes cousins, lequel n'est pas à Paris dans ce moment. Elle est à ma disposition. 11 y a même quelqu'un à qui j'ai permis de l'habiter, et qui vous soignera : c'est une vieille fort utile à la jeunesse, et qui m'est dévouée. Elle se connaît en médecine, en magie, en astronomie. Que ne fait-elle pas ! Mais son plus beau talent, c'est celui d'entremeltetise. Je veux être foudroyé si elle n'irait pas remettre une lettre d'amour à la reine si je l'en priais.

— Eh bien ! dit le capitaine, nous le conduirons dans cette maison aussitôt après que maître Ambroi^^ apr^ mis le premier appareil.

En parlant ainsi, ils abordèrent à la rive droite. Après avoir guindé Mergy sur un cheval, non sans quelque peine, ils le conduisirent chez le fameux chirurgien, puis delà dans une maison isolée du feubourgSaint-Aatoine,


MAGIE BLANCHE. 115

et ils ne le laissëren|; que le soir, coudié dans un bon lit, .ci recommandé aux soins de la vieille.

Quand on vient de tuer un homme, et que cet homme est le premier que Ton tue, on est tourmenté pendant quelque temps, surtout aux approches de la nuit, par le souvenir et l'image de la dernière convulsion qui a pré- cédé sa mort. On a Tesprit tellement préoccupé d*idées noires, qu'on peut à grand'peine prendre part à la con- versation la plus âipple ; elle fotigue et enjiuie; et d'un autre côté Ton a peur de la solitude, parce qu'elle jdonne encore plus d'énergie à ces idées accablantes. Malgré les visites fréquentes de Béville et du capitaine, Mergy passa dans une tristesse affreuse les premiers jours qui suivi- rent son duel. Une fièvre assez forte, causée par sa bles- sure, le privait de sommeil pendant les nuits, et c'était alors qu'il était le plus malheureux. L'idée seule que madame de Turgts pensait à lui et avait admiré son cou- rage le consolait un peu, mais ne le calmait pas.

Une nuit, oppressé par la chaleur étouifonte, c'était au mois de Juillet, il voulut sortir de sa chambre pour se promener et respirer l'air dans un jardin planté d'arbres, au milieu duquel était située la maison. 11 mit un manteau sur ses épaules et voulut sortir; mais il trouva que la porte de sa chambre était fermée à clef en dehors. IT pensa que ce ne pouvait être qu'une méprise de la vieille qui le servait; et comme elle couchait loin de lui, et qu'à cette heure elle devait être profon- dément endormie, il jugea tout k fait inutile de l'ap- peler. D'ailleurs sa fenêtre était peu élevée ; au bas la terre était molle, pour avoir été fraîchement remuée. En un instant il se trouva dans le jardin. Le temps était cou- vert ; pas une étoile ne montrait le bout de son neZy et de xares bpuffées de vent traversaient de temps en temps, et comme avec peine, Vmr chaud et lourd. U était envi- ron deux heures du matin, et le plus profond silence ré- gnait aux environs.


116 GHRONIOUB DE CHARLES IX.

Mergy se promena quelque temps absorbé dans ses rêveries. Elles furent interrompues par un coup frappé à la porte de la rue. C'était un coup de marteau faible et comme mystérieux, celui qui frappait paraissant compter que quelqu'un serait aux écoutes pour lui ou- vrir. Une visite dans une maison isolée, à pareille heure, avait de quoi surprendre. Mergy se tint immobile dans un endroit sombre du jardin, d'où il pouvait tout ob- server sans être. vu. Une femme, qui ne pouvait être autre que la vieille, sortit sur-le-champ de la maison, une lanterne sourde à la main ; elle ouvrit, et quelqu'un entra couvert d'un grand manteau noir garni d'un ca- puchon.

La curiosité de Bernard fut vivement excitée. La taille et, autant qu'il en pouvait juger, les vêtements de la personne qui venait d'arriver indiquaient une femme«  La vieille la salua avec toutes les marques d'un grand respect, tandis que la femme au manteau noir lui fit à peine une inclination de tête. En revanche, elle lui snit dans la main quelque chose que la vieille parut recevoir avec grand plaisir. Un bruit clair et métallique qui se fit entendre, et l'empressement de la vieille à se baisser et à chercher à terre, firent conclure à Mergy qu'elle venait de recevoir de l'argent. Les deux femmes se di- rigèrent vers le jardin , la vieille marchant la première et cachant sa lanterne. Au fond du jardin, il y avait une espèce de cabinet de verdure formé par des tilleuls plantés en cercle et réunis par une charmille fort épaisse, et qui pouvait assez bien remplacer un mur. Deux entrées, ou deux portes, conduisaient à ce bos- quet, au milieu duquel était une petite table de pierre. C'est là qu'entrèrent la vieille et la femme voilée. Mergy, retenant son haleine, les suivit à pas de loup, et se plaça derrière la charmille, de manière à bien entendre et à voir autant que le peu de lumière qui éclairait cette scène pouvait le lui permettre.


MAGIE BLANCHE. 117

La vieille commença par allumer quelque chose qui brûla aussitôt dans un réchaud placé au milieu de la table en répandant une lumière pâle et bleuâtre, comme celle de Tesprit-de-vin mêlé avec du sel. Elle éteignit ensuite ou cacha sa lanterne^ de sorte qu*à la lueur tremblotante qui sortait du réchaud, Mergy aurait pu difficilement reconnaître les traits de Tétrangère, quand même ils n'auraient pas été cachés par un voile et un capuchon. Pour la taille et la tournure de la vieille, il n'eut pas de peine à les reconnaître ; seulement il ob- serva que son visage était barbouillé d'une couleur foncée qui la faisait paraître, sous sa coiffe blanche, comme une statue de bronze. La table était couverte de choses étranges qu'il entrevoyait à peine. Elles paraissaient rangées dans un certain ordre bizarre, et il crut distin- guer des fruits, des ossements et des lambeaux de linge ensanglantés. Une petite figure d'homme, haute d'un pied tout au plus, et faite en cire, à ce qu'il paraissait, était placée au-dessus de ces linges dégoûtants.

— Eh bien, Camille, dit à voix basse la dame voilée , il va mieux, me dis-tu ?

Cette voix fit tressaillir Mergy.

— Un peu mieux, madame, répondit la vieille, grâce à notre art. Pourtant, avec ces lambeaux et aussi peu de sang qu'il y en a sur ces compresses, il m'a été dilKicile de faire grand'chose.

— Et que dit maître Ambroise Paré?

— Lui, cet ignorant! qu'importe ce qu'il dit? Moi je vous assure que la blessure est profonde, dangereuse, terrible, et que ce n'est que par les règles de la sym- pathie magique qu'elle peut guérir ; mais il faut sou- vent sacrifier aux esprits de la terre et de l'air... et pour sacrifier...

La dame la comprit aussitôt. — S'il guérit, dit-elle, lu auras le double de ce que je viens de te donner.

— Ayez bonne espérance, et comptez sur moi.


118 CHRONIQUE DE CHARLES fX.

— Ah ! Camille, 8*U allait mourir!

— Tranquillisez-vous; les esprits sont cléments, les astres nous protègent, et le dernier sacrifice du bélier noir a favorablement disposé V Autre.

— Je t'apporte ce que j'ai eu tant de peine à me pro- curer. Je Tai fait acheter à un des archers qui ont dépouillé le cadavre. Elle tira quelque chose de dessous son manteau, et Mergy vit briller la lame d'une épée. La vieille la prit, et l'approcha de la flamme pour l'exsh miner.

— Grâce au ciel, la lame est sanglante et rouilléel Oui, son sang e^t comme celui du basilic du Gathay, il laisse sur l'acier une trace que rien ne peut effacer.

Elle regardait la lame, et il était évident que la dame voilée éprouvait une émotion extraordinaire.

— Vois, Camille, comme le sang est près de la poi«  gnée. Ce coup est peut-être mortel.

— Ce sang n'est pas celui du cœur ; il guérira.

— Il guérira?

— Oui , mais pour être atteint d-une maladie incu- rable.

— Quelle maladie?

— L'amour.

— Ah ! Camille, dis-tu vrai?

— Eh! quand ai-je manqué à dire la vérité? quand mes prédictions se sont-elles trouvées en défaut? Ne vous avais-je pas prédit qu'il sortirait vainqueur du combat ? Ne vous avais-je pas annoncé que les esprits combattraient pour lui? N'ai-je pas enterré au lieu même où il devait se battre une poule noire et une épée bénite par up prêtre ?

— Il est vrai.

— Vous-même, n'avez-vous point percé au cœur l'i- mage de son adversaire, dirigeant ainsi les coups de l'homme pour qui j'ai employé ma science ?

•^ Oui, Camille, j'ai percé au cœur l'image de Corn-


MAGIC BLANCHE. 119

minges ; laais on dit que c'est d'un coup à la tète qu'il est mort.

-— Sans doute, le fer a frappé to tète; mais, s'il est mort, n'est-ce pas parce que le sang de s<m cœur s'est coagulé?

La dame voilée parut écrasée par la force de l'argu- ment. Elle se lut. La vieille an*osait d'huile et de baume la lame de i*épée, et Tenvdof^ait de bandes avec le plus grand soin.

— Voyez-vous , madame , cette huile de scorpion , dont je frotte cette ^ée, eist portée par une vertu sym- pathique dans ia plaie de ce jeune homme, il ressent les effets de ce baume africain, comme si je le versais sur sa blessure ; et, s'il me prenait envie de mettre la pointe de l'épée rougir dans le feu, le pauvre malade sentirait autant de douleur que s'il était brûlé vif.

— Oh I garde-t'en bien I

— Un certain soir j'étais au coin du feu, fort occupée à frotter de baume une épée, afin de guérir un jeune gentilhomme à qui elle avait fait deux afireuses plaies à la tête. Je m'endormis sur ma tâche. Tout d'un coup le laquais du malade vint frapper à ma porte; il me dit que son maître souffrait mort et passion, et qu'à l'instant où il l'avait quitté il était comme sur un brasier ardent. Savez-vous ce ^pn était amVé? L'épée, par nx^arde, avait glissé et la lame était en ce moment saar les char- bons. Je la retirai aussitôt, et je dis au laquais qu^ son retour son maître se trouverait tout à fait à son aise. En effet, je plongeai tout aussitôt l'épée dans de l'eau ^acée avec un mélange de iptelques drogues, et j'allai visiter mon malade. En entrsmt, il me xlit : Ah 4. ma bonne Ga* milie, que je suis bte^ dans ce momàit! fl me semMe que je suis dans un bain d'èau fraîche, taridis que tout à l'heure j'étais comme saint Laurent sur le gril.

Elle acheva le pansement de l'épée, et dit d'un aiî: «atisfait : — Voilà qui est bien* Maintenant je suis sûre


120 ' CHRONIQUE DE CHARLES IX.

de sa guérison, et dès à présent vous pouvez vous occu- per de la dernière cérémonie. Elle jeta quelques pincées d'une poudre odoriférante sur la flamme, et prcHionça des mots barbares en faisant des signes de croix conti- nuels. Alors la dame prit Timage de cire d'une main tremblante, et la tenant au-dessus du réchaud, elle pro- nonça ces paroles d'une voix émue : De même que cette cire s'amollit et se brûle à la flamme de ce réchaud, ainsi j 6 Bernard Mergy, puisse ton cœur s'amoUir^ et brûler d^ amour pour moi !

— Bien. Voici maintenant une bougie verte, coulée à minuit, suivant les règles de Tart. Demain alhimez-la devant l'autel de la Vierge.

— Je le ferai; mais, malgré toutes tes promesses, je suis horriblement inquiète. Hier j'ai rêvé qu'il était mort.

— Étiez-vous couchée sur le côté droit ou sur le gauche?

— Sur... sur quel côté a-t-on des songes véritables?

— Dites-moi d'abord sur quel côté vous dormez. Je le vois, vous voudriez vous abuser vous-même, et vous faire illusion.

— Je dors toujours sur le côté droit.

— Rassurez-vous, votre songe n'annonce rien que de très-heureux.

— Dieu le veuille!... Mais il m'est apparu tout pâle, sanglant, enveloppé dans un linceul...

En parlant ainsi elle tourna la tôte, et vit Mergy de- bout à l'une des entrées du bosquet. La surprise lui fit pousser un cri si perçant, que Mergy lui-même en fut étonné. La vieille, soit à dessein, soit par mégarde, renversa le réchaud, et à Tinstant s'éleva jusqu'à la cime des tilleuls une flamme brillante qui aveugla Mergy pendant quelques instants. Les deux femmes s'étaient échappées sur-le-champ par l'autre issue du bosquet. Aussitôt que Mergy put distinguer l'ouverture de la charmille, il se mit à les poursuivre; mais de


MAGI£ BLANCHE. 121

prime abord il pensa tomber, quelque ehose s'étant embarrassé dans ses jambes. Il reconnut que c'était Tépée à laquelle il devait sa guérison. Il perdit quelque temps à récarter et à trouver son chemin; et au moment où, arrivé dans une allée large et droite, il pensait que rien ne pourrait Tempècher de rejoindre les fugitives, il en- tendit la porte de la rue se refermer. Elles étaient hors d'atteinte.

Un peu mortifié d'avoir laissé échapper une si belle proie, il regagna sa chambre à tâtons, et se jeta sur son lit. Toutes les pensées lugubres étaient bannies de son esprit, et les remords, s'il en avait, ou les inquiétudes que pouvait lui causer sa position, avaient disparu comme par enchantement. 11 ne pensait plus qu'au bonheur d'aimer la plus belle femme de Paris et d'être aimé d'elle; car il ne pouvait douter que madame de Turgis ne fût la dame voilée. 11 s'endormit un peu après le lever du soleil, et ne se réveilla que lorsqu'il était grand jour depuis plusieurs heures. Sur son oreiller il trouva un billet cacheté déposé là sans qu'il sût comment. Il l'ou- vrit, et lut ces mots : « Cavalier, l'honneur d'une dame < dépend de votre discrétion. »

Quelques instants après la vieille entra pour lui ap- porter un bouillon. Elle portait ce jour-là, contre son usage, un chapelet à gros grains pendu à sa ceinture. Sa peau, soigneusement lavée, n'offrait plus l'apparence du bronze, mais d'un parchemin enfumé. Elle marchait à pas lents et les yeux baissés, comme une personne qui craint que la vue des choses terrestres ne la trouble dans ses contemplations divines.

Mergy crut que, pour pratiquer plus méritoirement la vertu que le billet mystérieux lui recommandait, il de- vait avant tout s'instruire à fond de ce qu'il devait taire à tout le monde. Tenant le bouillon à la main , et sans laisser à la vieille Marthe le temps de gagner la porte :

1i


122 CHRONKItnt BB CHARLES IX.

-^ Vom lie nt'aviee pas dit que rovà rom fionuniez Camille?...

^— Csmille?... le m'appelle Marthe, mon bon mon- sieur..; Marthe Mieheli, dit la vieille, affectant d'être fort sarprise de la qœstion.

-^ Eh bien! soit; tous vous feites appeler Marthe par les hommes; mais c'est soits le nom de Camille que vous connaissent les esprits.

— Les esprits!. •. Doux Jésus ! que voulez-vous dire? Elle fit un grand signe de croix.

— Allons, point de feintises avec moi; je n*en dirai rien à personne, et 1)0ut ceci est entre nous. Quelle est fo dame qui prend tant intérêt à fiia santé ?

— La dame qui?.'..

— Allons, ne r^étez pas tout ce que je dis, et parlez frandiement. Fm de gentilhomme! je ne Vous trahirai pas-.

— En vérité, mon bon monsieur, je ne sais ce que vous voulez dire.

Mei^ ne put s*empôcher de rire de la voir prendre un air étonné et mettre iainain sur son cœur. 11 tira une pièce d*or de sa bourse, pendue au ohevet de son lit, et 4a présenta à la vieille.

— Tenez, bonne Camille, vous prenez tant de soin de moi, et vous vous donnez tant de peine à frotter des épées avec du baume de scorpions, le tout pour me gué- rir, qu'yen vérité il y a longtemps que j'aurais dû vous faire un cadeau.

-^flélas! mon fentilhomnie, en vérité, en vérité, je ne comprends rien à ce que vous me dites.

. — Morbleu! Marthe, ou bien Camille, àe me mettez pas en colère, et répondez ! 'QudWe est la dame pour qui vous avez fait toute 66110*16110 sorcellerie kfftiitpas^?

— Ah! mon doèx Sauveur, il se met en ^colère... Est-ce qu*i4 aurait le délire?

Mergy, impatienté, saisit son oreiller et le lui jeta à la


LA CALOMNIE. 123

(été. La vieille le remit avec soumission sur le lit, ra- massa l'écu d*or qui était tombé par terre; et, comme le capitaine entra dans ce moment, elle ftit débarrassée de la crainte d*un interrogatoire qui aurait pu finir désa- gréablement pour elle.


CHAPITRE XIH.


LA CALOMNIE.


K. HiTiKt IT. Thon dott belie bîm, Percy, thou dost belie him. SHAKSFKAmB, K. HeuTy /F.


George était allé chez TAmiral le matin même pour lui parler de son frère. En deux mots il lui avait conté Taventure.

L'Amiral, en Técoutant , écrasait entre ses dents le cure-dent qu'il avait à la bouche : c'était chez lui un signe d'impatience.

— Je connais déjà cette affaire, dit-il, et je m'étonne que TOUS m'^n parliez, car elle est assez publique.

— Si je vous importune, monsieur l'Amiral c'est que je sais l'intérêt que vous daignez prendre à notre fa- mille, et j'ose espérer que vous voudrez bien solliciter le roi en faveur de mon frère. Votre crédit auprès de Sa Majesté...

— Mon crédit, si j'en ai, interrompit vivement l'Ami- ral, mon crédit tient à ce que je n'adresse jamais que des demandes justes à Sa Majesté. En prononçant ce mo(y il se découvrit avec respect.


124 CHROMQIE DE CHARLES IX.

— La circonstance qui oblige mon frère à recourir à votre bonté n*est malheureusement que trop commune aujourd'hui. Le roi a signé l'année dernière plus de quinze cents lettres de grâce, et l'adversaire de Bernard lui-même a souvent joui de leur immunité.

— Votre frère a été l'agresseur. Peut-êt^e, et je vou- drais que cela fut vrai, n'a-t-il fait que suivre de détes- tables conseils.

Il regardait fixement le capitaine en parlant ainsi.

— J'ai fait quelques efforts pour empêcher les suites funestes de la querelle ; mais vous savez que M. de Com- minges n'était pas d'une humeur à jamais accorder d'autre satisfaction que celle qui se donne à la pointe de l'épée. L'honneur d'un gentilhomme et l'opinion des dames ont...

— Voilà donc le langage que vous tenez à ce jeune homme! sans doute vous aspirez à en faire un rc^finél Oh ! que son père gémirait s'il apprenait quel mépris son fils a pour ses conseils! — Bon Dieu! voilà à peine deux ans que les guerres civiles sont éteintes, et ils ont déjà oublié les flots de sang qu'ils y ont versés. Ils ne sont point encore contents ; il faut que chaque jour des Fran- çais égorgent des Français !

— Si j'avais su, monsieur, que ma demande vous fût désagréable...

— Écoutez, monsieur de Mergy, je pourrais faire vio- lence à mes sentiments comme chrétien, et excuser la provocation de votre frère; mais sa conduite dans le duel qui Ta suivie, selon le bruit public, n'a pas été...

— Que voulez-vous dire, monsieur l'Amiral?

— Que le combat n'a pas eu lieu d'une manière loyale et comme il est d'usage parmi les gentilshommes fran«  çais.

— Et qui a osé répandre une aussi infâme calomnie? s'écria George, les yeux^étincelants de fureur.

— Calmez-vous: Vous n'aurez point de cartel à en-


LA CALOMNIE. 125

Toyer, car on ne se bat pas encore avec les femmes. . . La mère de Comminges a donné au roi des détails qui ne sont point à Tbonneur de votre frère. Ils expliqueraient comment un si redoutable champion a succombé si fa- cilement sous les coups d'un enfant à peine sorti de page.

— La douleur d'une mère est si grande et si juste! Faut-il s*étonner qu'elle ne puisse voir la vérité quand ses yeux sont encore baignés de larmes? Je me flatte, monsieur TÂmiral, que vous ne jugerez pas mon frère sur le récit de madame de Comminges.

Coligny parut ébranlé, et sa voix perdit un peu de son amère ironie.

— Vous ne pouvez nier cependant que Béville, le se- cond de Comminges, ne fût votre ami intime.

— Je le connais depuis longtemps, et même je lui ai des obligations. Mais Comminges était aussi familier avec lui. D'ailleurs, c'est Comminges qui l'a choisi pour son second. Enfin, la bravoure et l'honneur de Béville le mettent à l'abri de tout soupçon de déloyauté.

L'Amiral contracta sa bouche d'un air de mépris pro- fond.

— L'honneur de Béville ! répéta-tril en haussant les épaules-, un athée! un homme perdu de débauche!

— Oui, Béville est un homme d'honneur ! s'écria le capitaine avec force. Mais pourquoi tant de discours? Moi aussi n'étais-je pas présent à ce duel? Est-ce à vous, mon- sieur l'Amiral, à mettre en question notre honneur et à nous accuser d'assassinat?

11 y avait dans son ton quelque chose de menaçant. Coligny ne comprit pas ou méprisa l'allusion au meurtre du duc François de Guise, que la haine des catholiques lui avait attribué. Ses traits reprirent même une calme immobilité.

— Monsieur de Mergy, ditril d'un ton froid et dédai- gneux, un homme qui a renié sa religion n'a plus le


126 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

droit de parler de son honneur, car personne n'y croi- rait.

La figure du capitaine devint d'un rouge pourpre, et un instant après d'une pâleur mortelle. II recula deux pas, comme pour ne pas succomber à la tentation de frapper un vieillard.

— Monsieur! s'écria-t-il, votre âge et votre rang vous permettent d'insulter impunément un pauvre gentil- homme dans ce qu'il a de plus précieux. Mais, je vous en supplie, ordonnez à l'un de vos gentilshommes ou à plusieurs de soutenir les paroles que vous avez pronon- cées. Je jure Dieu que je les leur ferai avaler jusqu'à ce qu'elles les étouffent.

— C'est sans doute une pratique de messieurs les raffinés. Je ne suis point leurs usages, et je chasse mes gentilshommes s'ils les imitent.

En parlant ainsi il lui tourna le dos. Le capitaine, la rage dans l'âme, sortit de l'hôtel de Ghâtillon, sauta sur son cheval, et, comme pour soulager sa fureur, il fit ga- loper à outrance le pauvre animal en lui labourant les flancs à coups d'éperons. Dans sa course impétueuse il manqua d'écraser nombre de paisibles passants, et il est fort heureux qu'il ne se trouvât pas un seul raffiné sur son passage; car, de l'humeur qui le possédait, il est certain qu*il aurait saisi ^ux cheveux une occasion de mettre flamberge au vent.

Parvenu jusqu'à Vincennes, l'agitation de son sang commençait à se calmer. Il tourna bride et ramena vers Paris son cheval sanglant et trempé de sueur. — Pauvre ami, disait^il avec un sourire amer, c'est toi que je punis de l'insulte qu'il m'a faite! Et, en flattaiit le cou de sa victime innocente, il revint au pas jusque chez son frère. Il lui dit simplement que l'Amiral avait refusé de s'entremettre pour lui, supprimant les détails de leur conversation.

Mais quelques moments après entra Béville» qui d*a«>


LE RENDEZ-VOUS. 127

bord sauta au cou de Mergy en lui disant: — Je vous félicite, mon cher, voici votre grâce, et c'est à la sollici- tation de la reine que vous l'avez obtenue.

Mergy montra moins de surpris^ que son frère. Dans son âme il attribuait cette fayeur à la dame voilée, c'est- à-dire à la comtesse de Turgis.


chapitre: XIV.


LE RENDEZ-VOUS.


Madame ra Tenir dans cette salle basse.

Et d*uii mot d*entrettea tous demande la grâce.

HoLiBM, Tartufe,


Mergy revint partager le logis de son frère; il alla re- mercier la reine mère et reparut à la cour. En entrant dans le Louvre, il s'aperçut qu'il avait hérité en quelque sorte de la considération de Comminges. Des gens qu'il ne connaissait que de vue le saluaient d'un air humble et familier. Les hommes, en lui parlant, cachaient mal leur envie sous les dehors d'une politesse empressée; les femmes le lorgnaient et lui faisaient des agaceries; car la réputation de duelliste était alors surtout un moyen certain de toucher leur cœur. Trois ou quatre hommes tués en combat singulier tenaient lieu de beauté, de richesse et d'esprit. Bref, quand notre héros paraissait dans la galerie du Louvre, il entendait un murmure s'élever autour de lui. — Voici le jeune Mergy, qui a tué Comminges. — Gomme il est jeune I Quelle gracieuse tournure ! — Comme il a bon air! — Comme


128 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

sa moustache est bravement troussée! — Sait-on qui est sa maîtresse?

Et Mergy cherchait en vain dafls la foule les yeux bleus et les sourcils noirs de madame de Turgis. Il se présenta même chez elle ; mais il apprit que fort peu de temps après la mort de Comminges elle était partie pour une de ses terres, éloignée de Paris de vingt lieues. S'il fallait en croire les mauvaises langues, la douleur que lui avait causée la mort de Thomme qui lui rendait des soins Tavait obligée de chercher une retraite où elle pût en paix entretenir ses ennuis.

Un matin, tandis que le capitaine, étendu sur un lit de repos, lisait, en attendant le déjeuner, la Fie trèsr horrijicque de Pantagruel, et que son frère prenait une leçon de guitare sous la direction dusignor Uberto Vini- bcUa, un laquais vint annoncer à Bernard qu'une vieille très-proprement habillée l'attendait dans la salle basse, et que, d'un air de mystère, elle avait demandé à l'en- tretenir. Il descendit aussitôt, et reçut des mains tannées d'une vieille, qui n'était ni Marthe ni Camille, une lettre qui répandait un doux parfum : elle était scellée avec un fil d'or et un large cachet de cire verte, sur lequel, au lieu d'armoiries, on ne voyait qu'un Amour mettant le doigt sur sa bouche, avec cette devise castillane : Cal- lad'. Il l'ouvrit, et n'y trouva qu'une seule ligne en espagnol , qu'il eut quelque peine à comprendre : Esta noche^ una dama espéra à F. M. '.

— Qui vous a donné cette lettre? demanda-t-il à la vieille.

— Une dame.

— Son nom ?

— Je ne sais : elle est Espagnole, à ce qu'elle dit.

— D'où me connaît-elle ?


' Taisez-vous.

^ Une dame vous âltcnd co soir .


LE RENDEZ-VOUS. 129

La vieille haussa les épaules. — Votre réputation et votre galanterie vous ont attiré cette mauvaise affaire, dit-elle d'un ton goguenard ; mais répondez-moi, vien- drez-vous?

— Où faut-il aller ?

— Trouvez-vous ce soir, à huit heures et demie, <iaiis Tcglise de Saint-Germain-l'Auxerrois, du côté gauche de la nef.

— Et c'est à l'église que je dois voir cette dame?

— Non ; quelqu'un viendra vous chercher pour vous conduire chez elle. Mais soyez discret et venez seul.

— Oui.

— Vous le promettez î

— Je vous donne ma parole.

— Adieu donc. Surtout ne me suivez pas.

Elle fit une révérence profonde et sortit aussitôt.

— Eh bien ! que te voulait cette noble entremetteuse? demanda le capitaine lorsque son frère lut remonté et le maître de guitare parti.

— Oh! rien, répondit Mergy d'un air d'indifférence, et regardant avec beaucoup d'attention la madone dont il a été parlé.

^Allons, point de mystère avec moi. Faut-il t'ao- compagner à un rendez-vous, garder la rue, et recevoir les jaloux à grands coups de plat d'épée?

— Rien, tedis-je.

— Oh ! comme il te plaira. Garde pour toi ton secret, si tu veux ; mais, tiens, je gage que tu as pour le moins autant d'envie de me le conter que moi de l'apprendre.

Mergy pinça d'un air distrait quelques cordes de sa guitare.

— A propos, George, je ne puis aller souper ce soir chez M. de Vaudreuil.

— Ah! c'est donc pour ce soir? Est-elle jolie? est-ce une dame de la cour? une bourgeoise? une marchande?

— En vérité, je ne sais. Je dois être présenté à une


130 CHRONiaCE DE CHARLES IX.

dame... qui n*e6t pas do ce pays... Mais à qui... c'est ce que j'ignore,

— Mais tu sais au moins où tu dois la rencontrer ? Bernard montra le billet, et répéta ce que la vieillo

venait de lui dire.

— L'écriture est contrefaite, dit le capitaine, et je ne sais que penser de toutes ces précautions.

— Ce doit être quelque grande dame, George.

— Voilà bien nos jeunes gens, qui, pour le plus léger motif, s'imaginent que les dames les plus huppées vont se jeter à leur tête.

— Sens donc le parfum qu'exhale ce billet.

— Qu'est-ce que cela prouve?

Le front du capitaine se rembrunit tout d'un coup, et une idée sfnistre se présenta à son esprit.

— Les Comminges sont rancuniers, dit-il, et peut-être cette lettre n'est-elle qu'une invention de leur part pour t'attirer dans quelque réduit, à l'écart, où ils te feront paye cher le coup de poignard qui les a fait hériter.

— Bon ! quelle idée !

— Ce ne serait pas la première fois qu'on aurait fait servir l'amour pour la vengeance. Tu as lu la Bible; sou- viens toi de Samson trahi par Dalila.

— Il faudrait que je fusse bien poltron pour qu'une conjecture aussi improbable me fit manquer un rendez- vous qui peut-être sera délicieux ! Une Espagnole !...

— Au moins vas-y bien armé. Si tu veux, je te ferai suivre par mes deux laquais.

r— Fi donc ! faut-il rendre la ville témoin de mes bonnes fortunes?

— C'est assez l'usage aujourd'hui. Que de fois ai-je vu d'Ardelay, mon grand ami, allant voir sa maîtresse avec une cotte de mailles sur le dos, deux pistolets à sa cein- ture!... et derrière lui marchaient quatre soldats de sa compagnie, chacun avec un poitrinal chargé,. Tu ne con- nais pas encore Paris, mon camarade ; et crois-moi^ le


LE RENDEZ-VOUS» 131

trop de précautions ne nuit jamais. On en est quitte pour ôter sa cotte de mailles quand elle devient gênante.

— Je suis tout à fait sans inquiétudes. Si les parents de Comminges m*en voulaient, ils auraient pu facile* ment m'attaquer la nuit dans la rue. .

— Enfin, je ne te laisserai sortir qu'à condition que tu prendras tes pistolets.

— A la bonne heure ! mais on se moquera de moi.

— Maintenant ce n*est pas tout; il faut encore bien dîner, manger deux perdrix et force crêtes de coq en pâté, afin de faire honneur ce soir à la famille des Mergy.

Bernard se retira dans sa chambre, où il passa quatre heures au moins à se peigner, se friser, se parfumer, enfin à étudier les discours éloquents qu*ii se proposait de Venir à la belle inconnue.

Je laisse à penser s'il fut exact au rende^vous. Depuis plus d'une demi-heure il se promenait dans l'église. Il avait déjà compté trois fois les cierges, les cc^onnes et lesea;-2;o/o, quand une vieille femme, en\ei0ppée soigneu*- sement dans une cape brune, lui prit la main, et, sans dire un seul mot, l'emmena dans la rue. Toujours obser- vant le même silence, elle le conduisit, après plusieurs détours, dans une ruelle fort étroite et en apparence in- habitée. Elle s'arrêta tout au fond, devant une petite poiie en ogive et fort basse, qu'elle ouvrit avec une clef qu'elle lira de sa poche. Elle entra la première, et Mergy la suivit, la tenant par sa cape à cause de l'obscurité. Une fois entré, il entendit tirer derrière lui d'énormes verrous. Son guide le prévint alors à voix basse qu'il était au pied d'un esco^ier^ et qu'il y «avait vingt-sept marches à monter. L'escalier était fort étroit, et les marches tout usées ^ inégales manquèrent plus d'une Ms de le faire tomber. Ë^iiin, après la vingt-septième fiaarche, terminée par un petit palier, une porte fut ou- verte par la vieille, et une vive lumière éblouit un instant les yeux de Mergy. H entra aussitôt dans une chambra


132 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

beaucoup plus élégamment meublée que ne rannonçaît l'apparence extérieure de la maison.

Les murailles étaient tendues d'une tapisserie à fleurs, un peu passée, il est vrai, mais encore fort propre. Âii milieu de la chambre il vit une table éclairée par deux flambeaux de cire rose, et èouverte de plusieurs espèces de fruits et de gâteaux, avec des verres et des flacons de cristal, remplis, comme il semblait, de vins de difl*é- rentes espèces. Deux grands fauteuils placés aux deux bouts de la table paraissaient attendre des convives. Dans une alcôve à moitié fermée par des rideaux de soie, était un lit très-omé et couvert de satin cramoisi. Plusieurs cassolettes répandaient un parfum voluptueux dans l'ap- partement.

La vieille ôta sa cape, et Mergy son manteau. 11 rc- ' connut aussitôt la messagère qui lui avait apporté la lettre.

-^Sainte Marie! s'écria la vieille en apercevant les pistolets et l'épée de Mergy, croyez-vous donc que vous allez avoir à pourfendre des géants? Mon beau cavalier, il ne s'agit pas ici de frapper de grands coups d'épée.

— J'aime à le croire ; mais il se pourrait que des frères ou un mari d'humeur chagrine vinssent troubler notre entretien, et voilà pour leur jeter de la poudre aux yeux.

— Vous n'avez rien de semblable à craindre ici. Mais, dites-moi, comment trouvez-vous celte chambre?

— Fort belle, assurément ; mais je m'y ennuierais toutefois si je devais y rester seul.

— Quelqu'un va venir qui vous tiendra compagnie. Mais, d'abord, vous allez me faire une promesse.

— Laquelle?

— Si vous êtes catholique, vous allez étendre la main sur ce crucifix (elle en tira un d'une armoire) ; si vous êtes huguenot, vous jurerez par Calvin... Luther, tous vos dieux, enfin...

— El que faul-il que je jure? interrompit-il en riant.


LE RBNDBZ-VOUS. l33

— Vous jurerez de ne faire aucun effort pour chercher à connaître la dame qui va venir ici.

— La condition est rigoureuse.

— Voyez. Jurez, ou bien je vous reconduis dans la rue.

— Allons, je vous donne ma parole; elle' vaut bien les serments ridicules que vous me proposez.

— Voilà qui est bien. Attendez patiemment; mangez, buvez, si vous en avez envie, tout à l'heure vous verrez venir la dame espagnole.

Elle prit sa mante et sortit en fermant la porte à double tour.

Mei^ se jeta dans un fauteuil. Son coeur battait avec violence ; il éprouvait une émotion aussi forte et presque de la même nature que celle qu'il avait ressentie peu de jours auparavant dans le Pré-aux-Clercs, au moment de rencontrer son ennemi.

Le plus profond silence régnait dans la maison, et un mortel quart d'heure se passa, pendant lequel son ima- gination lui représenta tour à tour Vénus sortant de la tapisserie pour se jeter dans ses bras ; la comtesse de Turgis en habit de chasse; une princesse du sang royal; une bandé d'assassins, et enfin la plus horrible idée, une vieille femme amoureuse.

Tout à coup, sans que le moindre bruit eût annoncé que quelqu'un venait d'entrer dans la maison, la clef tourna rapidement dans la serrure; la porte s'ouvrit et se referma comme d'elle-même, aussitôt qu'une femme masquée fut entrée dans la chambre.

Sa taille était haute et bien prise. Une robe très-serrée du corsage faisait ressortir l'élégance de sa tournure; mais ni un pied mignon chaussé d'un patin de velours blanc, ni une petite main , par malheur couverte d'un gant brodé, ne pouvaient laisser deviner au juste l'âge de l'inconnue. Je ne sais quoi, peut-être une influence magnétique, ou, si l'on veut, im pressentiment, faisait

12


134 CHRONI^E DE CHARLES iX.

croire qu*olle n'«vait pas plus de vingt-ciaq ans* Sa toi- lette était riche, galante et simple tout à la fois.

Mcrgy se lova aussitôt, et mit un genou en terre de- vant elle. La dame fit un pas vers lui, cl lui dit d'une voix douce : — - Dios os guàrde, caballero. Sea V. M. el bien venido *.

Mergy fit un mouvement de surprise.

-^Habla F* M, espanol ^î

Mergy ne parlait pas espagncd et Teniendait à peine.

La dame parut contrariée. Elle se laissa conduire à Tun des fauteuils où elle s'assit, et fit signe à Hci^ de prendre l'autre . Alors elle commença la conversation en français , mais avec un accent étranger qui quelquefois était très*fort et comme outré, et qui par moments ces- sait tout à fait.

— Monsieur, votre grande vaillance m'a fait oublier la réserve habituelle de notre sexe; j'ai voulu voir un ca- valier accompli, et je le trouve tel que la renommée le publie.

Mergy rougit et s'inclina. — Aurez-vous d(Hic la cruauté, madame, de conserver ce masque, qui, comme un nuage envieux, me cache les rayons du soleil ? ( Il avait lu cette phrase dans un livre traduit de l'espagnol.)

— Seigneur cavalier, si je suis contente de votre dis- crétion, vous me verrez plus d'une fois à visage décou- vert ; mais pour aujourd'hui contentez-vous du plaisir de m'entretenir.

— Ah ! madame, ce plaisir, tout grand qu'il est, ne me fait désirer qu'avec pl«us de violence celui de vous voir.

Jl était à .genoux, et semblait disposé à soulever le masque.

— Pocoapoco *1 seigneur Fi?aiiçais; vous êtes trc^

vif. Rass^ez-votts, on je vous quitte à l'iAStant^ Si vous

  • Diea vous garde, monsieur. Soyez le blenTcnu.

' Parler-vous espagnol?

  • loutdouxl


{.B RBNDEZ-TOUS. 135

saviez qui je suis» et ce que j'ose pour vous voir, vous vous tiendriez pour satisfait de Thonneur seul que je vous fiiis en venant ici. — En vérité, il me semble que votre voh m'est conmie.

— C'est cependant la première fois que vous l'enten- dez. Dites-moi, êtes-vous capable d'aimer avec constance une femme qui vous aimerait?...

— Déjà je sens auprès de vous«..

  • -r Vous ne m'avez jamais vue, ainsi vous ne pouvez

m'aimer. Savez-vous si je suis belle ou laide?

— Je suis sûr que vous êtes charmante. L'inconnue retira sa main, dont il s'était emparé, et la

porta à son masque, comme si elle allait l'èter.

— Que feriez- vous, si vous alliez. voir paraître d»* vant vous une femme de cinquante ans, laide à faire peur?

— Cela est impossible.

— A cinquante ans on aime encore. (Elle soupira, et le jeune homme frémit. )

— Cette taille élégante, cette main que vous essayez en vain de me dérober, tout me prouve votre jeunesse.

Il y avait plus de galanterie que de conviction dans cette phrase.

— Hélas!

Mergy cmnmença à concevoir quelque inquiétude.

— Pour vous autres hommes l'amour ne suffit pas. Il faut encore la beauté. (Et elle soupira encore.)

— Laissez-moi, de grâce, ôter ce masque...

— Non, non ; et elle le repoussa avec vivacité. Souve- nez-vous de votre promesse! Puis elle ajouta d'un ton plus gai : Je risquerais trop à me démasquer. J'ai du plai- Mr à vous voir à mes pieds, et si^ar hasard je n'étais ni jeune ni jolie... à votre gré du moins... peut-être me laisseriez-vous là toute seule.

— Montrez-moi seulement cette petite main.

Elle ôta un gant parfumé, et lui tendit une main blanche comme la neige.


136 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Je connais cette main ! s*écria*t-ii ; il n*y en a qu*nne aussi belle à Paris.

— Vraiment! Et à qui cette main? •—A... une comtesse.

— Quelle comtesse ?

— La comtesse de Turgis.

— Ah!... je sais ce que vous voulez dire. Oui« la Tur- gis a de belles mains, grâce aux pÂtes d'amandes de son parfumeur. Mais je me vante que mes mains sont plus douces que les siennes.

Tout cela était débité d'un ton fort naturel, et Mergy, qui avait cru reconnaître la voix de la belle comtesse, conçut quelques doutes, et se sentit sur le point d'aban- donner cette idée.

— Deux au lieu d'une, pensa-t41 ; je suis donc protégé par les fées? Il chercha sur cette belle main à recon- naître l'empreinte d'une bague qu'il avait remarquée à la Turgis; mais ces doigts ronds et parfaitement formés n'avaient pas la moindre trace de pression, pas la plus légère déformation.

— La Turgis! s'écria l'inconnue en riant. En vérité, je vous suis obligée de me prendre pour la Turgis ! Dieu merci ! il me semble que je vaux un peu mieux.

— La comtesse est, sur mon honneur, la plus belle femme que j'aie encore vue.

— Vous êtes donc amoureux d'elle? demanda-t-elle vivement.

— Peut-être; mais, de grâce, ôtez votre masque, et montrez-moi une plus belle femme que la Turgis.

— Quand je serai sûre que vous m'aimez, . . . alors vous me verrez à visage découvert.

— Vous aimer!... Mais, morbleu ! comment le pour- rai-je sans vous voir?

— Celte main est jolie; figurez-vous que mon visage est bien d'accord avec elle.

— Maintenant je suis sûr que vous êtes charmante, car


LE RENDEZ-VOUS. 137

VOUS venez de vous trabir en ne déguisant pas votre voix. Je l'ai reconnue, j*en suis certain.

— Et c'est la voix de la Turgîs? dit-elle en riant et avec un accent espagnol bien prononcé.

— Précisément.

-— Erreur, erreur de votre part, seigneur Bernardo; je m'appelle doôa Maria... dofia Maria de... Je vous dirai plus tard mon autre nom. Je suis une dame de Barce- lone; mon père, qui me surveille très-rigoureusement, est en voyage depuis quelque temps, et je profite de son absence pour me divertir et voir la cour de Paris. Quant à la Turgis, cessez, je vous prie, de me parler de cette femme; son nom m'est odieux; c'est la plus mécbante femme de la cour. Vous savez, d'ailleurs, comment elle est veuve !

— On m'en a dit quelque chose.

— Eh bien! parlez... Que vous a-t-on dit?...

— Que, surprenant son mari dans un entretien fort tendre avec sa chambrière, elle avait saisi une dague, et l'en avait frappé un peu rudement. Le bonhomme en mourut un mois après.

— Cette action vous semble... horrible?

— Je vous avoue que je l'excuse. Elle aimait son mari, dit-on, et j'estime la jalousie.

— Vous parlez ainsi parce que vous croyez être devant la Turgis ; mais je sais que vous la méprisez au fond du cœur.

11 y avait dans cette voix quelque chose de triste et de mélancolique; mais ce n'était pas la voix de la Turgis; Mergy ne savait que penser.

— Quoi ! dit-il, vous êtes Espagnole, et vous n'estimez pas la jalousie?

— Laissons cela. Qu'est-ce que ce cordon noir que vous avez pendu au cou?

— C'est une relique.

— Je vous croyais prolestant.

12.


13S CHRONIÛCR m CHARLES IX.

— 11 esl vrai. Mais cette relique m'a été doBoée pat

une dame, et je la porte m souvenir d'e)le.

— Tenez, si vous voulez me plaire, vous'ne songerez plus aux dames ; je veux être pour vous toutes les dames* Qui vous a donné ce reliquaire? Esi-ce encore la Turgis?

— Non, en vérité* •—Vous mentez!

— Vous êtes donc madame de Turgis?

— Vous vous êtes trahi, seigneur Berpardol

— Gomment?

— r Quand je verrai la Turgis, je lui d^nanderai pour^ quoi elle fait ainsi le sacrilège dedonner une chose sainte à un hérétique*

li'incertitude de Mergy redoublait k diaque instant.

— Mais je veux ce reliquaire; donnez-le-moL

— Non, je ne puis le donner.

— Je le veux. Osez-vous me le refuser ?

— J'ai promis de le rendre.

— Bahl enfantillage que cette promesse! JPromesse faite à femme fausse n'engage pas. D'ailleurs» prenez-y' garde, c'est peut-être un charme, un talisman dangereux que vous portez là. La Turgis , ditK>n » ert une grande magicienne.

— Je ne crois pas à la magie. -^ Ni aux magiciens?

— Je crois un peu aux magiciennes. Il appuya sur ce dernier mot.

— Écoutez, donnez-moi ce reliquaire , et peutrétre ôterai-je mon masque.

— Pour le coup, c'est la voix de madame de Turgis ! -— Pour la dernière fois, voulaz-vou^ me donner ce

reliquaire?

— Je vous le renflmi , si vous voulez dter votre masque.

— Ah ! vous m'impatientez avec votjre Turgis; aimez- la tant qu'il vous plaira ; que m'importe?


L'OBSGUaiTÊ. 130

Elle se tourna sur son fauteuil, comme si elle boudait. Le satin qui couvrait sa gorge s'élevait et s'abaissait r^p^ dament.

Pendant quelques minutes elle garda le silenee; puis, se retournant tout d'un coup, elle dit d'un ton mo- queur;

— Yala me IHû$! V. M. no es eaballerOj es un monge \

D un coup de poing elle renversa les deux bougies qui brûlaient sur la table, et la moitié des bouteilles et des plats. Les flambeaux s'éteignirent à l'instant. En même temps elle arracha son masque. Dabs l'obscurité la plus complète, Mergy sentit une boq che brûlante qui cherchait la sienne, et deux bras qui le serraient avec force.


CHAPITRE XV.

h

l'obscurité.

f La inuit Umi Ui elaU $ont çprk» >

« 

L'horloge d'une église voisine sonna quatre coups.

— Jésus! quatre heures! J'aurai à peine le temps de rentrer chez moi avant le jour.

— Quoi! méchante, me quitter sitôt!

— Il le faut; mais nous nous reverrons sous peu.

— Nous nous reverrons ! songez donc, chère com- tesse, que je ne vous ai pas vue.

— Laissez là votre comtesse, enfant que vous êtes. Je suis doâa. Maria; et, quand nous aurons de la lumière,

' Pitv ma pardonne I toui n^ètei point un eaT«lier, toui ètei on moine.


140 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

VOUS verrez bien que je ne suis pas celle que vous croyez.

— De quel côté est la porte? Je vais appeler.

— Non, laissez-moi descendre, Bemardo ; je connais cette chambre, je sais où je trouverai un briquet.

— Prenez bien garde de marcher sur des morceaux de verre; vous en avez cassé plusieurs hier.

— Laissez-moi faire.

— Trouvez-vous?

— Ah ! oui, c'est mon corset. Sainte Vierge ! comment ferai-je? J*ai coupé tous les lacets avec votre poignard.

— Il faut en demander à la vieille.

— Ne bougez pas, laissez-moi faire. Adios, querido Bemardo!

La porte s'ouvrit et se referma aussitôt. Un long éclat de rire se fit entendre au dehors. Mergy comprit que sa conquête venait de lui échapper. 11 essaya de la pour- suivre; mais, dans l'obscurité, il se heurtait contre les meubles, il s'embarrassait dans des robes et des rideaux, sans pouvoir trouver la porte. Tout d'un coup la porte s'ouvrit, et quelqu'un entra, tenant une lanterne sourde. Mergy saisit aussitôt dans ses bras la personne qui la portait.

— Ah! je vous tiens, vous ne m'échapperez plus! s*é- cria-t-il en l'embrassant tendrement.

— Laissez-moi donc, monsieur de Mergy , dit une grosse voix. Est-ce que l'on serre les gens de la sorte?

11 reconnut la \ieille.

— Que le diable vous emporte! s'écria-t-il.

Il s'habilla en silence, prit ses armes et son man- teau , et sortit de cette maison dans l'état d'un homme qui, après avoir bu d'excellent vin de Malaga, avale, par la distraction du domestique qui le sert, un verre d'une bouteille de sirop antiscorbutique, oubliée depuis lon- gues années dans la cave.

Mergy fut assez discret avec son frère; il parla d'une


l'aveu. 141

(lame espagnole de la plus grande beauté, autant qu'il en avait pu juger sans lumière, mais il ne dit pas un mot des soupçons qu'il avait formés sur son incognito.


CHAPITRE XVI.


l'av E 0.


ÀMPHITtYOR.

Ahl de grâce, cassous, Alcmènc, je vous prie, Et parlons sérieuseiDent. ^

HoLiÈRK, Amphitryon»

Deux jours se passèrent sans messages de lu feinte Espagnole. Le troisième, les deux frères apprirent que madame de Turgis était arrivée la veille à Paris, et qu'elle irait certainement faire sa cour à la reine mère dans la journée. Ils se rendirent aussitôt au Louvre, et la ren- contrèrent dans une galerie, au milieu d'un groupe de dames avec qui elle causait. La vue de Mergy ne parut pas lui causer la moindre émotion. Pas la plus légère rougeur ne colora ses joues ordinairement pâles. Aussi- tôt qu'elle l'aperçut, elle lui fit un signe de tête, comme à une ancienne connaissance, et, après les premiers compliments, elle lui dit en se penchant à son oreille : — Maintenant, je l'espère, l'opiniâtreté huguenote est uu peu ébranlée? 11 fallait des miracles pour vous convertir.

— Comment?

— Quoi ! n'avez-vous pas éprouvé par vous^-méme les surprenants effets du pouvoir des reliques?

Mergy sourit d'un air incrédule.

— Le souvenir de la belle main qui m'a donné cette


H2 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

petite botte, et Tamour qu'elle m'a inspiré, ont doublé mes forces et mon adresse. En riant elle le menaça du doigt.

— Vous devenez impertinent, monsieur le cornette. Savez-vous bien à qui vous tenez ce langage?

Tout en parlant, elle ôta son gant pour arranger ses cheveux, et Mergy regardait fixement sa main, et de la main il reportait ses regards aux yeux si vifs et presque méchants de la belle comtesse. L'air étonné du jeune homme la fit rire aux éclats.

— Qu'avez-vous à rire?

— Et vous, qu'avez-Vous à me regarder ainsi d'un air étonné?

— Excusez-moi, mais depuis quelques jours je ne ren- contre que des sujets d'étonnement.

— En vérité ! cela doit être curieux. Contez-nous donc bien vite quelques-unes de ces choses surprenantes qui vous arrivent à chaque instant.

— Je ne puis vous en parler maintenant^ et dans ce lieu; d'ailleurs j'ai retenu certaine devise espagnole» que l'on m'a apprise il y a trois jours.

— Quelle devise?

— Un seul mot : Callad.

— Qu'est-ce que cela veut dire?

— Quoi ! vous ne savez pas l'espagnol ? dJMl en l'ob- servant avec la plus grande attention. Mais elle supporta son examen sans laisser paraître qu'elle comprît un sens caché sous ses paroles; et même les yeux du jeune homme, d'abord fixés sur les siens, se baissèrent bientôt, forcés de reconnaître la puissance supérieure de ceux qu'ils avaient osé défier.

— Dans mon enfance, répondit-elle d'un ton d'indiffé- rence parfaite, j'ai su quelques mots d'espagnol, mais je pense maintenant les avoir oubliés. Ainsi parlez-^noi français si vous voulez que je vous comprenne. Voyons, que chante votre devise?


l'aveu. 148

— Elle conseille la discrétion^ madame.

— Par ma foi ! nos jeunes courtisans devraient prendre cette devise^ surtout s'ils pouvaient venir à bout de la justifier par leur conduite. Mais vous êtes bien savant! nuHisiettr de Mergy. Qui vous a donc appris l'espagnol ï Je gage que c'est une dame?

Mergy la regarda d'un air toidre et souriant.

— Je ne sais que quelques mots d'espagnol, dtiril à voix basse, et c'est l'amour qui les a gravés dans ma mé«  moire.

— L'amour ! répéta la comtesse d'un ton de voix mo- queur. Gomme elle parlait fort haut, plusieurs dames tourn^ent kt tête à ce mot, comme pour demande^ de quoi il s'agissait. Mergy, un peu piqué de sa moquerie, et mécontent de se voir traité de la sorte, tira de sa poche la lettre espagnole qu'il avait reçue de la vieille, et la présentant à la comtesse : «^ Je ne doute pas, dit-il, que vous ne soyez aussi savante que moi, et vous compren* drez sans p^ne cet espagnol-lsu

Diane de Turgis saisit le billet, le lot ou fit semblant de le lire, et, en riant de toutes ses forces, die le donna à la dame qui se trouvait le plus près d'elle.

— Tenez, madame de Châleauvi^x , lisez donc ce billet doux que M. de Mergy vi^it de recevoir de sa mai* tresse, et qu'il veut bi^ me sacrifier, à ce qu'il dit. Le bon de l'affaire, c'e^ que je reconnais la main qui l'a écrit.

— Je n'en doute ^poiat, dit Mergy avec uti peu d'ai* greur, mais toujours à veix basse.

Madame de Châteauvieux lut le bittot, lit et le passa à un gentilhomme, celui-ci à un autre, €t«n un instant il n'y eut personne dans la gaderie qui ignorât le bon trai- tement que Mergy recevait d'une dame espagnole.

Quand les éclats de rire furent un peu irisés, la com- tesse demanda d'un air moqueur à Mergy s'il trouvait jolie la femme qui avait écrit ce billet.


144 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Sur mon honneur, madame, je ne In trouve pas moins jolie que vous.

— ciel ! que dites-vous là? Jésus! Mais il faut que vous ne Tayez vue que la nuit; car je la connais bien, et,., par ma foi! je vous fais compliment de votre bonne fortune. Et elle se mit à rire plus fort.

— Ha toute belle, dit la Châteauvieux, nommez-nous donc cette dame espagnole assez heureuse pour posséder le cœur de M. de Hergy.

— Avant de la nommer, je vous prie de dire de- xani ces dames, monsieur de Mergy, si vous avez vu voire maîtresse au jour?

Mergy était véritablement mal à son aise, et son in- quiétude et son humeur se peignaient d*une façon assez comique sur sa physionomie. 11 ne répondit rien.

— Sans plus de mystère, dit la comtesse, ce billet est de la senora doiia Maria Rodriguez; je connais son écri- ture comme celle de mon père.

Maria Rodriguez! s'écrièrent toutes les dames en riant. Maria Rodriguez était une personne de plus de cinquante ans. Elle avait été duègne à Madrid. Je ne sais comment elle était venue en France, ni pour quel mérite Marguerite de Valois l'avait prise dans sa maison. Peut- être qu'elle tenait cette espèce de monstre auprès d'elle pour faire ressortir encore ses charmes par la comparai- son, de même que les peintres ont tracé sur la môme toile le portrait d'une beauté de leur temps et la carica- ture de son nain. Quand la Rodriguez paraissait au Louvre, elle amusait toutes les dames de la cour par son air guindé et son costume à l'antique.

Mergy frissonna. 11 avait vu la duègne, et se rappela avec horreur que la dame masquée s'était donné le nom de doiia Maria : ses souvenirs devinrent confus. Il était tout à fait décontenancé, et les rires redoublaient.

— C'est une dame fort discrète, disait la comtesse de Turgis, et vous ne pouviez faire un meilleur choix. Elle


l'aveu. 145

a vraiment bon air quand elle a mis ses dents postiches et sa perruque noire. D'ailleurs, elle n'a certainement pas plus de soixante ans.

— Elle lui aura jeté un sort! s'écria la Châtcauvieux.

— Vous aimez donc les antiquités? demandait une autre dame.

— Quel dommage, disaittoutbasen soupirant une de- moiselle de la reine, quel dommage que les hommes aient des caprices si ridicules !

Mergy se défendait de son mieux. Les compliments ironiques pleuvaient sur lui, et il faisait une fort sotte figure, quand le roi, paraissant tout à coup au bout de la galerie, fit cesser à l'instant les rires et les plaisanteries. Chacun s'empressa de se ranger sur son passage, et le Bilence succéda au tumulte.

Le roi reconduisait l'Amiral, avec lequel il s'était en- tretenu longuement dans son cabinet. 11 appuyait fami- lièrement sa main sur l'épaule de Coligny, dont la barbe grise et les vêtements noirs contrastaient avec l'air de jeunesse de Charles et ses habits tout brillants de brode- ries. A les voir , on eût dit que le jeune roi , avec un discernement rare sur le trône, avait fait choix pour son favori du plus vertueux et du plus sage de ses sujets.

Comme ils traversaient la galerie et que tous les re- gards étaient fixés sur eux, Mergy entendit à son oreille la voix de la comtesse, qui murmurait tout bas : — Sans rancune! Tenez, ne regardez que lorsque vous serez dehors.

En même temps quelque chose tomba dans son cha- peau, qu'il tenait à la main. C'était un papier cacheté enveloppant quelque chose de dur. Il le mit dans sa poche, et un quart d'heure après, aussitôt qu'il fut hors du Louvre, il l'ouvrit, et trouva une petite clef avec ces mots : « Cette clef ouvre la porte de mon jardin. A c cette nuit, à dix heures. Je vpus aime. Je n'aurai

13


146 CHRONIQUE DE CHARLES tX.

t plus de masque pour vous, et vous Verres enfin dona t Maria et

c Diane. »

Le roi reconduisit TAmiral jusqu'au bout de la galerie. -^ Adieu, mon père, dit-il en lui serrant les mains. Vous «avez si je vous aime^ et moi je sais que vous êtes à moi corps et âme, tripes et boyaux. Il accompagna cette phrase par un grand éclat de rire. Puis, quand il rentra dans son cabinet, il s'arrêta devant le oapitaine George. Demain, après la messe, dit-il, vous viendrei me parler dans mon cabinet. Il se retourna et jeta vn regard presque inquiet vers la porte par où Cioligny venait de sortir, puis il quitta la galerie pour s'enfermer avec le maréchal de Relz.


CHAPITRE XVII.


t'AUl^lBACB PAATIGULIÈRfi.


MACBBTn*

Do you find Tôor patience so prédominant in yonr nature Att ye« cin let thia go?

SaiKSPBABC.

Le capitaine George se sendit au Louvre à l'heure in- diquée. Aussitôt qu'il se fut nommé, l'huissier, soule- vant une portière en tapisserie, l'introduisit dans le cabî* net du roi. Le prince, qui était assis auprès d'une petite table, en disposition d'écrire, lui fit signe de la main de rester tranquille, comme s'il eût craint de perdre en par* lant le fil des idé<» qui Toccupaient alors. Le eapitaiae.


l'audience particulière. 147

dans une attitude respectueuse, resta debout à six pas de la table, et il eut le temps de promener ses regards sur la chambre et d'en observer en détail la décora- tion.

Elle était fort simple, car elle ne consistait guère qu'en instruments de chasse suspendus sans ordre à la muraille. Un assez bon tableau représentant une Vierge, avec un grand rameau de buis au-dessus, était accroché entre une longue arquebuse et un cor de chasse. La table sur laquelle le monarque écrivait était couverte de papiers et de livres. Sur le plancher, un chapelet et un petit livre d'heures gisaient pêlc-méle avec des filets et des sonnettes de faucon. Un grand lévrier dormait sur un coussin tout auprès.

Tout d'un coup le roi jeta sa plume à terre avec un mouvement de fureur et un gros juron entre les dents. La tête baissée, il parcourut deux ou trois fois d'un pas irrégulier la longueur du cabinet; puis, s'arrètanl sou- dain devant le capitaine, il jeta sur lui un coup d'oeil ef- faré, comme s'il l'apercevait pour la première fois. • — Ah ! c'est vous ! dit-il en reculant d'un pas.

Le capitaine s'inclina jusqu'à terre.

— Je suis bien aise de vous voir. J'avais à vous parler. . . mais... Il s'arrêta.

La bouche entr'ouverte, le côu allongé, le pied gauche de six pouces en avant du droit, enfin dans la position qu'un peintre donnerait, ce me semble, à une figure re- présentant l'attention, tel était George, attendant la fin de la phrase commencée. Mais le roi avait laissé retomber sa tète sur son sein, et semblait préoccupé d'idées dis- tantes de mille lieues de celles qu'il avait été sur le point d'exprimer tout à l'heure.

Il y eut un silence de quelques minutes. Le roi s'assit et porta la main à son front comme une personne fati- guée.

— Diable de rime f s'écria-t-il en frapfiant du pied, c;^


•148 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

faisant retentir les longs éperons dont ses bottes étaient armées.

Le grand lévrier, s'éveillant en sursaut, prit ce coup de pied pour un appel qui s'adressait à lui : il se leva, 8*approcha du fauteuil du roi, mit ses deux pattes sur ses genoux, et, levant sa tête efûlée, qui surpassait de beau- coup celle de Charles, il ouvrit une large gueule et bâilla sans la moindre cérémonie, tant il est difficile de donner à un chien des manières de cour.

Le roi chassa le chien, qui alla se recoucher en sou- pirant. Et ses yeux ayant encore rencontré le capitaine comme par hasard,^il lui dit : — Excusez-moi, George; c'est une.. J rime qui me fait suer sang et eau.

— J'importune peut-être Votre Majesté, dit le capi- taine avec une grande révérence.

— Point, point, dit le roi. Il se leva et mit la main sur l'épaule du capitaine d'un air familier. En même temps il souriait, mais son sourire n'était que des lèvres, et ses yeux distraits n'y prenaient aucune part.

— Êtes-vous encore fatigué de la chasse de l'autre jour? dit le roi, évidemment embarrassé pour entrer eiv matière. Le cerf s'est fait battre longtemps.

. — Sire, je serais indigne de commander une compa- gnie de chevau-légers de Voire Majesté, si une course comme celle d'avant-hier me fatiguait. Lors des dernières guerres, M. de Guise, me voyant toujours en selle, m'avait surnommé Y Albanais.

— Oui, on m'a dit en effet que tu es un bon cavalier. Mais, dis-moi, sais-tu bien tirer de l'arquebuse?

— Mais, sire , je m'en sers assez bien ; cependant je suis loin d'avoir l'adresse de. Votre Majesté. Mais elle n'est pas donnée à tout le monde.

— Tiens, vois-tu cette longue arquebuse-là, charge-la

  • On laisse au lecteur à suppléer une épitbète. Charles IX se serrait souvent

de jurons fort énergiques à la vérité, mais d^illeurs peu élégants.


l'audience particulière, 149

de doQze chevrotines. Que je sois damné si à soixante pas il s'en trouve une seule hors de la poitrine du païen que tu prendras pour but !

— Soixante pas, c'est une «issez grande distance; mais je no me soucierais guère de faire une épreuve sur moi- même avec un tireur tel que Votre Majesté.

— Et à deux cents pas elle enverrait une balle dans le corps d'un homme, pourvu que la balle fût de calibre.

Le roi mit l'arquebuse entre les mains du capitaine.

— Elle parait aussi bonne qu elle est riche, dit George après l'avoir examinée soigneusement et en avoir fait jouer la détente.

— Je vois que tu te connais en armes, mon brave. Mets-la en joue, que je voie comment tu t'y prends.

Le capitaine obéit.

— C'est une belle chose qu'une arquebuse, continua Charles en parlant avec lenteur. A cent pas de distance et avec un mouvement de doigt, comme cela^ on peut sûrement se débarraser d'un ennemi , et ni cotte de mailles ni cuirasse ne tiennent devant une bonne balle !

Charles IX, je l'ai déjà dit, soit par l'effet d'une habi- tude d'enfance, soit par timidité naturelle, ne regardait presque jamais en face la personne à laquelle il parlait. Cette foi cependant il regarda fixement le capitaine avec une expression extraordinaire. George baissa les yeux involontairement, et le roi en fit de même presque aussi- tôt. Il y eut encore un instant de silence ; George le rom- pit le premier.

— Quelque adresse que l'on ait à se servir des armes à feu, l'épée et la lance sont cependant plus sûres...

— Oui; mais l'arquebuse... Charles sourit étrange- ment. Il reprit tout de suite : — On dit, George, que tu as été grièvement offensé par l'Amiral?

— Sire...

— Je le sais, j'en suis sûr. Mais je serais bien aise... je veux que tu me contes la chose toi-même.

13.


150 l'audience particulière,

— H est vrai, sire; je lui parlais d'une malheureuse affaire à laquelle je prenais le plus grand intérêt...

— Le duel de ton frère. Parbleu ! c'est un joli garçon qui vous embroche bien son homme ; je l'estime ; Com- minges était un fat; il n'a eu que ce qu'il méritait. Mais, mort de ma vie ! comment diable celte vieille barbe grise a-lrelle pu trouver là matière à te quereller?

— Je crains que de malheureuses différences de croyanée, et ma conversion que je croyais oubliée....

— Oubliée?

— Votre Majesté ayant donné l'exemple de l'oubli des dissentiments religieux, et sa rare et impartiale jus- tice...

— Apprends, mon camarade, que l'Amiral n'oublie rien.

— Je m'en suis aperçu, sire. Et l'expression de George se rembrunît.

— Dis-moi, George, que comptes-tu faire?

— Moi, sire?

— Oui; parle franchement.

— Sire, je suis un trop pauvre gentilhomme, et l'Ami- ral est trop vieux pour que je le fasse appeler; et d'ail- leurs, sire, dit-il en s'inclinant, comme il tâchait de ré- parer par une phrase de courtisan Timpressibn que ce qu'il croyait une hardiesse avait produite sur le roi, si je le pouvais, je craindrais en le faisant de perdre les bonnes grâces de Votre Majesté.

— Bah ! s'écria le roi. Et il appuya sa main droite sur l'épaule de George.

— Heureusement, poursuivit le capitaine, mon hon- neur n'est pas entre les mains de l'Amiral ; et, si quel- qu'un de ma qualité osait élever des doutes sur mon honneur, alors je supplierais Votre Majesté qu'elle me permît...

— Si bien que tu ne te vengeras pas de l'Amiral ? Ce- pendaiit le... devient furieusement insdentl


l'audience particulière. 151

George ouvrait do grands yeux étonnés.

— Pourtant, continua le roi, il t'a offensé. Oui, le diable m'emporte! il t'a grièvement offensé, m'a-t-on dit... Un gentilhomme n'est pas un laquais, et il y a des choses que l'on ne peut endurer, même d'un prince.

— Comment pourrais-je me venger de lui ? il trouve- rait au-dessous de sa naissance de se battre avec moi.

-«»- Peut-être. Mais... Le roi reprit l'arquebuse et la mit en joue.

»«— Me comprendd-tuT

Le capitaine recula deux pas. Le geste du monarque était assez clair, et l'expression diabolique de sa physio- nomie ne l'expliquait que trop.

— Quoi ! sire, vous me conseilleriez?...

Le roi frappa le plancher avec force de la crosse de l'arquebuse, et s'écria, en regardant le capitaine avec des yeux furieux :

— Te conseiller ! ventre de Dieu ! je ne te conseille rien.

Le capitaine ne savait que répondre; il fit ce que bien des gens auraient fait à sa place, il s'inclina et baissa les yeux.

Charles reprit bientôt d'un ton plus doux :

^ — Ce n'est pas que si tu lui tirais une bonne arquebu- sade pour venger (on honneur... cela me serait fort égal. Par les boyaux du pape! un gentilhomme n'a pas de plus précieux bien que son honneur, et, pour le réparer, il n'est chose qu'il ne puisse faire. Et puis ces Châtillons sont fiers et insolents comme de$ valets de bourreau ; les coquins voudraient bien me tordre le cou, je le sais, et prendre ma place... Quand je vois l'Amiral, il méprend envie quelquefois de lui arracher tous les poils de la barbe !

A ce torrent de paroles d'un homme qui n'en était pas prodigue d'ordinaire, le capitaine ne répondit pas un mot.


1Ô2 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Eh bien ! par le sang et par la tête! qu'est-ce que tu veux faire? Tiens, à ta place, je l'attendrais au sortir de son... prêche, et de quelque fenêtre je lui lâcherais une bonne arquebusade dans les reins. Parbleu! mon cousin de Guise t'en saurait gré, et tu aurais fait beau- coup pour la paix du royaume. Sais-tu que ce parpaillot est plus roi en France que moi-même? Cela me lasse à la fin... Je te dis tout net ce que je pense ; il faut apprendre à ce... -là à ne pas faire d'accroc à l'honneur d'un gen- tilhomme. Un accroc à Thonneur, un accroc à la peau, Tun paye l'autre.

— L'honneur d'un gentilhomme se déchire au lieu de se recoudre par un assassinat.

Cette réponse fut comme un coup de foudre pour le prince. Immobile, les mains étendues vers le capitaine, il tenait encore Tarquebuse qu'il semblait lui offrir comme l'instrument de sa vengeance. Sa bouche était pâle et à demi ouverte, et l'on eût dit que ses yeux ha- gards fixés sur ceux de George leur lançaient et en rece- vaient à la fois une horrible fascination.

L'arquebuse enfin échappa des mains tremblantes du roi, et fit retentir le plancher de sa chute : le capitaine se précipita sur-le-champ pour le ramasser, et le roi s'as- sit alors dans son fauteuil , et baissa la tête d'un air sombre. Les mouvements précipités de sa bouche et de ses sourcils annonçaient les combats qui se livraient au fond de son cœur.

— Capitaine, dit-il après un long silence, où est ta compagnie de chevau-légers ?

— A Meaux, sire.

— Dans peu de jours tu iras la rejoindre, et tu la con- duiras toi-même à Paris. Dans... quelques jours tu en recevras Tordre. Adieu. Il y avait dans sa voix un accent dur et colère. Le capitaine le salua profondément, et Charles, lui montrant de la main la porte du cabinet, lui annonça que son audience était terminée.


LE CATÉCHUMÈNE. 153

Le capitaine sortait à reculons avec les révérences d'usage, quand le roi, se levant avec impétuosité, lui saisit le bras.

— Bouche cousue, au moins! Tu m'entends!

George s'inclina, et mit sa main sur sa poitrine. Comme il quittait l'appartement, il entendit le roi qui appelait son lévrier d'une voix dure, et en faisant cla- quer son fouet de chasse, comme s'il était disposé à dé- charger sa mauvaise humeur sur l'animal innocent.

De retour chez lui, George écrivit le billet suivant, qu'il fit tenir à l'Amiral :

« Quelqu'un qui ne vous aime pas, mais qui aime « l'honneur, vous engage à vous défier du duc de Guise, « et même peut-être de quelqu'un encore plus puissant. « Votre vie est menacée. j>

Cette lettre ne produisit aucun effet sur l'âme intré- pide de Coligny. On sait que peu de temps après, le 22 août 1572, il fut blessé d'un coup d'arquebuse par un scélérat nommé Maurevel, qui reçut, à cette occasion, le surnom de tueur du roi.


CHAPITRE XVllI.


LE CATECHUMENE.


'lis pleasÎDg to be school*d in a strange tongue 6y female lips and eyes.

L. Btroiv, D. Juan^ canto IL

Quand deux amants sont discrets, il se passe quel- quefois plus de huit jours avant que le public soit dans leur confidence. Après ce temps, la prudence se relâ- che, on trouve les précautions ridicules; un coup d'œil


154 GHRONIÛUE DE CHARLES IX.

est facilement surpris, plus facilement interprété, et tout est su.

Aussi la liaison de la comtesse de Turgis et du jeune Mergy ne fut bientôt plus un secret pour la cour de Catherine. Une foule de preuves évidentes auraient ou- vert les yeux à des aveugles. Ainsi, madame de Turgis portait d'ordinaire des rubans lilas, et la garde de Tépée de Bernard, le bas de son pourpoint et ses souliers étaient ornés de rosettes de rubans lilas. La comtesse avait professé assez publiquement son horreur pour la barbe au menton, mais elle aimait une moustache ga- lamment relevée; depuis peu le menton de Mergy était toujours rasé avec soin, et sa moustache, déses-^ pérément frisée, empommadée et peignée avec un peigne de plomb, formait comme un croissant dont les pointes s'élevaient bien au-dessus du nez. Enfin l'on allait jus- qu'à dire qu'un certain gentilhomme sortant de grand matin, et passant par la rue des Assis, avait vu s'ouvrir la porte du jardin de la comtesse, et sortir un homme, lequel, quoique soigneusement enveloppé jusqu'au nez dans son manteau, il avait reconnu sans peine pour le seigneur de Mergy.

Mais ce qui semblait encore plus concluant, et ce qui surprenait tout le monde, c'était de voir le jeune hu- guenot, ce railleur impitoyable de toutes les cérémonies du culte catholique, aujourd'hui fréquentant les églises avec assiduité, ne manquant guère de processions, et même trempant ses doigts dans l'eau bénite, ce que, peu de jours auparavant, il aurait considéré comme un sacrilège horrible. On se disait à l'oreille que Diane venait de gagner une âme à Dieu, et les jeunes gentils- hommes de la religion réformée déclaraient qu'ils songeraient peut-être sérieusement à se convertir, si, au lieu de capucins et de cordeliers, on leur envoyait pour les prêcher de jeunes et jolies dévotes comme ma- dame de Turgis.


LE CATÉCHUMÈNE. 155

II s*en fallait de beaucoup pourtant que Bernard fût converti. II est vrai qu'il accompagnait la comtesse à l'église; mais il se plaçait à côté d'elle, et, tant que durait la messe, il ne cessait de lui parler à l'oreille, au grand scandale des dévots. Ainsi, non-seulement il n'é- coutait pas l'office, mais encore il empêchait les fldèles d'y prêter l'attention convenable. On sait qu'une pro- cession était alors une partie de plaisir aussi amusante qu'une mascarade. Enfin, Mergy ne se faisait plus de ^nipule de tremper ses doigts dans l'eau bénite, puis- que cela lui donnait le droit de serrer en public une jolie main qui tremblait toujours en touchant la sienne. Au reste, s'il conservait sa croyance, il avait de rudes combats à soutenir, et Diane argumentait contre lui avec d'autant plus d'avantage qu'elle choisissait ordinai- rement, pour entamer ses disputes théologiques, les instants où Mergy avait le plus de peine à lui refuser quelque chose.

— Cher Beraard, lui disaît-elle un soir, appuyant sa tête sur l'épaule de son amant, tandis qu'elle enlaçait son cou avec les longues tresses de ses cheveux noirs ; cher Bernard, tu as été aujourd'hui au sermon avec moi. Eh bien! tant de belles paroles n'ont-elles produit au- cun effet sur ton cœur? Veux-tu 4onc rester toujours insensible?

— Bon ! chère amie, comment veux-tu que la voix nasillarde d*un capucin puisse opérer ce que n'a pu faire ta voix si douce et tes argumentations religieuses si bien soutenues par tes regards amoureux, ma chère Diane?

— Méchant ! je veux t'étrangler. Et, serrant légère- ment une natte de ses cheveux*, elle l'attirait encore plus près d'elle.

— Sais-tu à quoi j*ai passé mon temps pendant le sermon ? A compter toutes les perles qui étaient dans tes cheveux* Vois comme tu les as répandues par la chambre.


156 CHROMQLE DE CHARLES IX.

— J*en élaî^ sûre. Tu n'as pas écouté le sermon; c'est toujours la même histoire. Va, dit-elle avec un peu de tristesse, je vois bien que tu ne m'aimes pas comme je t'aime ; si cela était, il y a longtemps que tu serais converti.

— Ah! ma Diane, pourquoi ces éternelles discus- sions? Laissons-les aux docteurs de Sorbonne et à nos ministres; mais nous, passons mieux notre temps.

— Laisse-moi... Si je pouvais te sauver, que je serais heureuse! Tiens, Bernardo, pour te sauver, je consen* lirais à doubler le nombre des années que je dois passer en purgatoire.

II la pressa dans ses bras en souriant, maïs elle le repoussa avec une expression de tristesse indicible.

— Toi, Bernard, tu ne ferais pas cela pour moi; tu ne t'inquiètes pas du danger que court mon âme tandis que je me donne ainsi à toi... Et des larmes roulaient dans ses beaux yeux.

— Chère amie, ne sais-tu pas que l'amour excuse bien des choses, et...?

— Oui, je le sais bien. Mais, si je pouvais sauver ton âme, tous mes péchés me seraient remis ; tous ceux que nous avons commis ensemble, tous ceux que nous pourrons commettre encore... tout cela nous serait remis. Que dis-je? nos péchés auraient été l'instrument de notre salut !

En parlant ainsi, elle le serrait dans ses bras de toute sa force, et la véhémence de l'enthousiasme qui l'ani- mait en parlant avait, dans sa situation, quelque chose de si comique, que Mergy eut besoin de se contraindre pour ne pas éclater de rire à cette étrange façon de prêcher.

— Attendons encore un peu pour nous convertir, ma

Diane. Quand nous serons vieux l'un et l'autre

quand nous serons trop vieux pour faire l'amour... •

— Tu me désoles, méchant; pourquoi ce sourire dia*


LE CATÉCHUMÈNE. 157

bolique sur tes lèvres ? Crois-tu que j'aie envie de les baiser maintenant?

— Tu vois que je ne souris plus.

— Voyons, soyez tranquille. Dis-moi, querido Ber^ nardo^ as-tu lu le livre que je t*ai donné?

— Oui, je l'ai achevé hier.

— Eh bien, comment l'as-tu trouvé? C'est là du rai- sonnement! et les incrédules ont la bouche close.

— Ton livre, ma Diane, n'est qu'un tissu de men- songes et d'impertinences. C'est le plus sot qui soit jus- qu'à ce jour sorti de dessous une presse papiste. Gageons que tu ne l'as pas lu, toi qui m'en parles avec tant d'as- surance!

— Non, je ne l'ai pas encore lu, répondit-elle en rougissant un peu ; mais je suis sûre qu'il est plein de raison et de vérité. Je n'en veux pas d'antre preuve que l'acharnement des huguenots à le dépriser.

— Veux-tu, par passe-temps, que, l'Écriture à la main, je te montre. . . ?

— Oh! garde- t'en bien, Bernard! Merci de moi! je ne lis pas les Écritures, comme font les hérétiques. Je ne veux pas que tu affaiblisses ma croyance. D'ail- leurs tu perdrais ton temps. Vous autres huguenots, vous êtes toujours armés d'une science qui déses- père. Vous nous la jetez au nez dans la dispute, et les pauvres catholiques, qui n'ont pas lu comme vous Aristole et la Bible, ne savent comment vous ré- pondre.

— Ah ! c'est que vous autres catholiques vous voulez croire à tout prix, sans vous mettre en peine d'exami- ner si cela est raisonnable ou non. Nous, du moins, nous étudions notre religion avant de la défendre, et surtout avant de vouloir la propager.

— Ah ! que je voudrais avoir l'éloquence du révérend père Giron, cordelier!

— C'est im sot et un hâbleur. Biais il eut beau crier,

14


158 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

il y a six ans, dans une conférence publique, notre ministre Houdart Ta mis à quia.

— Mensonges ! mensonges des hérétiques!

— Comment! ne sais-tu pas que dans le cours de la discussion on vit de grosses gouttes de sueur tomber du front du bon père sur un Chrysostôme qu'il tenait à la main? Sur quoi un plaisant fit ces vers...

— Je ne veux pas les entendre. N'empoisonne pas mes oreilles de tes hérésies. Bernard, mon cher Ber- nard, je t'en conjure, n'écoute pas tous ces suppôts de Satan, qui te trompent et te mènent en enfer! Je l'en supplie, sauve ton âme, et reviens à notro Église! Et comme, malgré ses instances, elle lisait sur les lèvres de son amant le sourire de l'incrédulité : Si tu m'aimes, s'écria-t-elle, renonce pour moi, par amour pour moi, à tes damnables opinions!

— 11 me serait bien plus facile, ma chère Diane, de renoncer pour toi à la vie qu'à ce que ma raison m'a démontré véritable. Comment veux-tu que l'amour puisse m'empêcher de croire que deux et deux font quatre ?

— Cruel!...

Hcrgy avait un moyen infaillible pour terminer les discussions de cette espèce, il l'employa.

— Hélas ! cher Bernardo, dit la comtesse d'une voii languissante quand le jour qui se levait obligea Mergy à se retirer, je me damnerai pour toi, et, je le vois bien, je n'aurai pas la consolation de te sauver !

— Allons donc, mon ange ! le père Giron nous donnera une bonne absolution in articulo tnortis.


LE CORDELIER. 159


CHAPITRE XIX*


LE GOAOELIER.


Honachus in claustro Non valet ova duo ; Sed quando est extra, Bene ralet trigintt.


Le lendemain du mariage de Marguerite avec le roi de Navarre, le capitaine George, sur un ordre de la cour, quitta Paris pour se mettre à la tête de sa compagnie de chevau-légers en garnison à Meaux. Son frère lui dit adieu assez gaiement, et, s'attendant à le revoir avant la fin des fêtes, il se résigna de bonne grâce à loger seul pendant quelques jours. Madame de Turgis Toccupail assez pour que quelques moments de solitude n'eussent pour lui rien de trop effrayant. La nuit il n'était jamais à la maison, et le jour il dormait;

Le vendredi 22 août 1672, l'Amiral fut blessé griève- ment d'un coup d'arquebuse par un scélérat nommé Maurevel. Le bruit public ayant attribué ce lâche assas- sinat au duc de Guise, ce seigneur quitta Paris le jour suivant, comme pour se soustraire aux plaintes et aux menaces des réformés. Le roi paraissait d'abord vouloir le poursuivre avec la dernière rigueur ; mais il ne s'op- posa point à son retour, qui allait être signalé par l'hor- rible massacre du 24 août.

Un assez grand nombre de jeunes gentilshommes pro- testants bien montés, après avoir rendu visite à l'Ami- ral, se répandirent dans les rues avec l'intention de chercher le duc de Guise ou ses amis, et de leur faire une querelle s'ils les rencontraient. Néanmoins tout se passa d'abord fort paisiblement. Le peuple, effrayé de


160 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

leur nombre, ou peuWtre se réservant pour une autre occasion, gardait le silence sur leur passage, et, sans pa- raître ému, les entendait crier : Mort aux assassins de M. l^ Amiral ! A bas les guisards!

Au détour d'une rue, une douzaine de jeunes gentils- hommes catholiques, et parmi eux plusieurs serviteurs de la maison de Guise, se présentèrent inopinément de- vant la troupe protestante. On s'attendait aune querelle sérieuse, mais il n'en fut rien. Les catholiques, peut-être par prudence , peut-être parce qu'ils agissaient d'après des ordres précis, ne répondirent pas aux cris injurieux des protestants, et un jeune homme de bonne mine, qui marchait à leur tête, s'avança vers Mergy, et, le sa- luant avec politesse, lui dit d'un ton familier et amical : — Bonjour, monsieur de Mergy. Vous avez sans doute vu M. de Châtillon? Comment se porle-t-il? L'assassin est-il pris?

Les deux troupes s'arrêtèrent. Mergy reconnut le ba- ron de Vaudreuil, lui rendit son salut et répondit à ses questions. Plusieurs conversations particulières s'établir rent, et, comme elles .durèrent peu, on se sépara sans dispute. Les catholiques cédèrent le haut du pavé, et chacun poursuivit son chemin.

Le baron de Vaudreuil avait retenu Mergy quelque temps, de sorte qu'il était resté un peu en arrière de ses compagnons. En le quittant, Vaudreuil lui dit en exami- nant la selle de son cheval ; — Prenez garde ! je me trompe fort, on votre courtaud est mal sanglé. Faitcs-y attention. Mergy mit pied à terre, et resangla son cheval. Il était à peine remonté, qu'il entendit quelqu'un qui venait au grand trot derrière lui. Il tourna la tête, et vit un jeune homme dont la figure lui était inconnue, mais qui faisait partie de la troupe qu'ils venaient de rencontrer.

— Dieu me damne I dit celui-ci en l'abordant; je se- rais ravi de rencontrer seul un de ceux qui criaient tout à l'heure à bas les guisards!


LE CORDELtER. 161

— Vous n'irez pas bien loin pour en trouver un, lui répondit Mergy. Qu'y a-t-il pour votre service ?

— Seriez-vous par hasard du nombre de ces co- quins-là?

Mergy dcgaîna sur-le-champ, et du plat de son épce frappa au visage cet ami des Guises. Celui-ci saisit aussi- tôt un pistolet d'arçon, et le tira à bout portant sur Mergy. Heureusement l'amorce seule prit feu. L'amant de Diane riposta par un grand coup d'épée sur la tête de son ennemi, et le fit tomber à bas de cheval, baigne dans son sang. Le peuple, jusqu'alors spectateur impas- sible, prit à l'instant parti pour le blessé. Le jeune hu- guenot fut assailli à coups de pierres et de bâtons, et, toute résistance étant inutile contre une telle multitude, il prit le parti de piquer des deux et de s'échapper au galop. En voulant tourner trop court un angle de rue, son cheval s'abattit et le renversa, sans le bles- ser, mais sans lui permettre de remonter assez tôt pour empêcher la populace furieuse de l'entourer. Alors il s'adossa contre un mur et repoussa quelque temps ceux qui se présentèrent à portée de son épée. Mais un grand coup de bâton en ayant brisé la lame, il fut terrassé, et allait être mis en pièces, si un cordelier, s'élançant de- vant les gens qui le pressaient, ne l'eût couvert de son corps.

— Que faites-vous , mes enfants ! s'écria-t-il ; lâchez cet homme, il n'est point coupable.

— C'est un huguenot ! hurlèrent cent voix furieuses.

— Eh bien! laissez-lui le temps de se repejitir. Il le peut encore.

Les mains qui tenaient Mergy le lâchèrent aussitôt. Il se releva, ramassa le tronçon de son épée, et se disposa à vendre chèrement sa vie, s'il avait à soutenir une nou- velle attaque.

— Laissez vivre cet homme, poursuivit le moine, et prenez patience. Avant peu les huguenots iront à la messe.

14.


162 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Patience, patience ! répétèrent plusieurs voix avec hiuneur. 11 y a bien longtemps qu'on nous dit de prendre patience , et, en attendant, chaque dimanche, dans leurs proches, leurs chants scandalisent tous les honnêtes chrétiens.

— Eh! ne savez-vous pas le proverbe, reprit le moine d'un ton enjoué ; Tant chante le hibou qu'à la fin il s'en" roue? Laissez-les brailler encore quelque peu; bientôt, par la grâce de Notre-Dame d'août , vous les entendrez chanter la messe en latin. Quant à ce jeune parpaillot, laissez-le-moi, je veux en faire un bon chrétien. Allez, et ne brûlez pas le rôti pour le manger plus vite.

La foule se dispersa en murmurant, mais sans faire la moindre injure à Mergy. On lui rendit même son cheval.

— Voici la première fois de ma vie, dit-il, que j'ai du plaisir à voir votre robe, mon père. Croyez à ma recon- naissance, et veuillez accepter cette bourse.

— 8i vous la destinez aux pauvres, mon garçon, je la prends. Sachez que je m'intéresse à vous. Je connais votre frère, et je vous veux du bien. Convertissez-vous dès aujourd'hui; venez avec moi, et votre affaire sera bientôt faite.

— Pour cela, mon père, je vous remercie. Je n'ai nulle envie de me convertir. Mais comment me connais- sez-vous ? Quel est votre nom ?

— On m'appelle le frère Lubin... et... petit coquin, je vous vois rôder bien souvent autour d'une maison... Chut ! Dites-moi, monsieur de Mergy , croyez-vous main* tenant qu'un moine puisse faire du bien?

— Je publierai partout votre générosité, père Lubin.

— Vous ne voulez pas quitter le prêche pour la messe?

— Non, encore une fois ; et je n'irai jamais à l'église que pour entendre vos sermons.

— Vous êtes homme de goût, à ce qu'il parait. ^- El de plus votre grand admirateur.


LES CHEVAU-LÉGERS. 163

— Ma foi, je suis fâché pour vous que vous vouliez rester dans Thérésie. Je vous ai prévenu, j'ai fait ce que j'ai pu ; il en sera ce qui pourra : pour moi, je m'en lave les mains. Adieu, mon garçon.

— Adieu, mon père.

Mergy remonta sur son cheval, et regagna son logis, un peu moulu, mais fort content de s'être tiré à bon marché d'un si mauvais pas.


CHAPITRE XX.


iES CHEVAU-LÉGERS.


Jaffikk.

He amongst ut Thflt ipares hii làtber, i>rother, or Uf Eriend If damned.

Otwit, Veniee preterved.


Le soir du 24 août, une compagnie de chevau-légers entrait dans Paris par la porte Saint-Antoine. Les bottes et les habits des cavaliers tout couverts de poussière annonçaient qu'ils venaient de faire une longue traite. Les dernières lueurs du jour expirant éclairaient les vi- sages basanés de ces soldats; on y pouvait lire cette inquiétude vague qui se fait sentir à l'approche d'un événement que l'on ne connaît point encore , mais que l'on soupçonne être d'une nature funeste.

La troupe se dirigea au petit pas vers un grand espace sans maisons, qui s'éU?.nc]ait près de l'ancien palais des Tournelles. Là le capitaine ordonna de faire halte, puis envoya en reconnaissance une douzaine d'hommes com- mandés par son cornette, et posta lui-même à l'entrée ies rues voisines des sentinelles à qui il fit allumer la mèche, comme en présence de l'ennemi. Après avoir


164 CHRONfQUË DE CHARLES IX.

pris cette précaution extraordinaire, il revint devant le front de sa compagnie.

— Sergent! dit^il d'une voix plus dure et plus impé- rieuse que de coutume.

Un vieux cavalier, dont le chapeau était orné d'un galon d'or, et qui portait une écharpe brodée, s'appro- cha respectueusement de son chef.

— Tous nos cavaliers sont pourvus de mèches?

— Oui, capitaine.

— Les flasques sont-elles garnies? Y a-t-il des balles en quantité suffisante?

— Oui, capitaine.

— Bien. 11 fit marcher au pas sa jument devant le front de sa petite troupe. Le sergent le suivait à la dis- tance d'une longueur de cheval. Il s'était aperçu de l'humeur de son capitaine, et il hésitait à l'aborder. Enfin il prit courage.

— Capitaine, puis-je permettre aux cavaliers de don- ner à manger à leurs bêtes ? Vous savez qu'elles n'ont pas mange depuis ce matin.

— Non.

— Une poignée d'avoine ? cela serait bien vite fait.

— Que pas un cheval ne soit débridé.

— C'est que si Ton a besoin de les faire travailler cette nuit... comme l'on dit... que peut-être...

L'officier fit un geste d'impatience. — Retournez à votre poste, dit-il sèchement. Et il continua de se pro- mener. Le sergent revint au milieu des soldats.

— Eh bien, sergent, est-ce vrai? Que va-t-on faire? qu'y a-t-il ? qu'a dit le capitaine ?

Une vingtaine de questions lui furent adressées toutes à la fois par de vieux soldats, dont les services et une longue habitude autorisaient cette familiarité à Fégard de leur supérieur.

— Nous allons en voir de belles, dit le sergent du ton capable d'un homme qui en sait plus qu'il n'eu dit.


LES CHEVAU-LÉGERS. 165

— Comment? comment ?

— Il ne faut pas débrider, même pour un instant... car, qui sait ? d'un moment à l'autre on peut avoir be- soin de nous.

— Ah ! est-ce qu'on va se battre ? dit le trompette. Et contre qui, s'il vous plaît?

— Contre qui ? dit le sergent, répétant la question pour se donner le temps de réfléchir. Parbleu! belle demande! Contre qui veux-tu qu'on se batte, sinon contre les ennemis du roi?

— Oui, mais qu'est-ce que ces ennemis du roi? con- tinua l'opiniâtre questionneur.

— Les ennemis du roi ! il ne sait pas qui sont les en- nemis du roi! Et il haussa les épaules de pitié.

— C'est l'Espagnol qui est l'ennemi du roi ; mais il ne serait pas venu comme cela en catimini sans qu'on s'en aperçût, observa l'un des cavaliers.

— Bah ! reprit un autre; j'en connais bien des enne- mis du roi qui ne sont pas Espagnols !

— Bertrand a raison, dit le sergent ; et je sais bien de qui il veut parler.

— Et de qui donc enfin?

— Des huguenots, dit Bertrand. 11 ne faut pas être sorcier pour s'en apercevoir. Tout le monde sait que les huguenots ont pris leur religion de l'Allemagne; et je suis bien sûr que les Allemands sont nos ennemis, car j'ai fait bien souvent le coup de pistolet contre eux, no- tamment à Saint^Quentin, où ils se battaient comme des diables.

— Tout cela est bel et bon, dit le trompette; mais la paix a été conclue avec eux, et l'on a sonné assez de fan- fares à cette occasion pour qu'il m'en souvienne.

— La preuve qu'ils ne sont pas nos ennemis, dit un jeune cavalier mieux habillé que les autres, c'est que ce sera le comte de L,a Rochefoucauld qui commandera les chevau-légers dans la guerre que nous allons faire en


166 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Flandre; or, qui ne sait que La Rochefoucauld est de la religion? Le diable m'emporte s'il n'en est pas depuis les pieds jusqu'à la tête ! Il a des éperons à la Condé^ et porte un chapeau à la huguenote.

— Que la peste le crève ! s'écria le sergent. Tu ne sais pas cela, toi, Merlin ; tu n'étais pas encore avec nous ; c'est La Rochefoucauld qui commandait l'embuscade où nous avons manqué de demeurer tous à La Robraye en Poitou. C'est un gaillard qui est tout confit en malices.

— Et il a dit, ajouta Bertrand, qu'une compagnie de reîtres valait mieux qu'un escadron de chevau-légers. J'en suis sûr comme voilà un cheval rouan. Je le tiens d'un page de la reine.

Un mouvement d'indignation se manifesta dans l'au- ditoire ; mais il céda bientôt à la curiosité de savoir contre qui étaient dirigés les préparatifs de guerre et les pré- cautions extraordinaires qu'ils voyaient prendre.

— Est-ce vrai, sergent, demanda le trompette, que l'on a voulu tuer le roi hier?

— Je parie que ce sont ces... d'hérétiques.

— L'aubergiste de la Croix-de-SainU André ^ chez qui nous avons déjeuné, dit Bertrand, nous a conté comme cela qu'ils voulaient défaire la messe.

— En ce cas nous ferons gras tous les jours, observa Merlin très-philosophiquement; le morceau de petit salé au lieu de la gamelle de fèves! Il n'y a pas là de quoi s'affliger.

— Oui ; mais si les huguenots font la loi, la première

chose qu'ils feront, ce sera de casser comme verre toutes les compagnies de chevau-légcrs, pour mettre à la place leurs chiens de reitres allemands.

— Si cela est ainsi, je leur taillerais volontiers des croupières. Mort de ma vie ! cela me rend bon catholique. Dites donc, Bertrand, vous qui avez servi avec les pro- testants, est-ce vrai que TÀmiral ne donnait que huit sous à ses cavaliers^


LES CHEVAU-LÉGERS. 167

— Pas un denier de plus, le vieux ladre vert! Aussi Tai-je quitté après la première campagne.

— Gomme le capitaine est de mauvaise humeur au- jourd'hui, dit le trompette. Lui qui d'ordinaire est si bon diable, et qui parle volontiers avec le soldat, il n'a pas desserré les dents tout le long de la route.

— Ce sont ces nouvelles-là qui le chagrinent, répon- dit le sergent.

— Quelles nouvelles?

— Oui; apparemment ce que veulent faire les hugue- nots.

— La guerre civile va recommencer, dit Bertrand.

— Tant mieux pour nous, dit Merlin, qui voyait tou- jours le bon côté des choses; il y aura des coups à don- ner, des villages à brûler, et des huguenotes à hous- piller.

— Il y a de l'apparence qu'ils ont voulu recommen- cer leur vieille affaire d'Amboise, dit le sergent; c'est pour cela que l'on nous fait venir. Nous y mettrons bon ordre.

Dans ce moment le cornette revint avec son escouade^ il s'approcha du capitaine et lui parla bas, tandis que les soldats qui l'avaient accompagné se mêlaient à leurs ca- marades.

— Par ma barbe! dit un de ceux qui avaient été en reconnaissance, je ne sais ce qui se passe aujourd'hui dans Paris. Nous n'avons pas vu un chat dans la rue ; mais, en récompense, la Bastille est pleine de troupes : j'ai vu des piques de Suisses qui foisonnaient dans la cour comme des épis de blé, quoi !

— Il n'y en avait pas plus de cinq cents, repartit un

autre.

— Ce qui est certain, dit le premier, c'est que les huguenots ont voulu assassiner le roi, et que l'Amiral a été blessé dans la bagarre de la propre main du grand duc de Guise,


168 CHRONIQCE DE CHARLES IX.

— Ah! le brigand! c'est bien fait! s'écria le sci^ gent.

— Tant il y a, continua le cavalier, que ces Suisses disaient, dans leur diable de baragouin, qu'il y a trop longtemps que Ton souffre les hérétiques en France.

— C'est vrai que depuis un temps ils font bien les fiers, dit Merlin.

— Ne dirait-on pas qu'ils nous ont battus à Jarnac et à Moncontour, tant ils piaifent et font les fendants?

— Ils voudraient, dit le trompette, manger le gigot et ne nous donner que le manche.

— 11 est bien temps que les bons catholiques leur donnent un tour de peigne.

— Pour moi, dit le sergent, si le roi me disait : Tue- moi ces coquins-là, que je perde mon baudrier si je me le faisais dire deux fois!

— Belle-Rose, dis-nous donc un peu ce qu'a fait notre cornette? demanda Merlin.

— Il a parlé avec une espèce d'officier des Suisses; mais je n'ai pu entendre ce qu'il disait. Il faut toujours que cela soit curieux, car il s'écriait à tout moment : — Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu!

— Tiens, voici des cavaliers qui viennent à nous au grand galop ; c'est sans doute un ordre que l'on nous apporte.

— Ils ne sont que deux, ce me semble; et le capitaine et le cornette vont à leur rencontre.

Deux cavaliers se dirigeaient rapidement vers la com- pagnie de chevau-légers. L'un, richement velu, et por- tant un chapeau couvert de plumes et une écharpe verte, montait un cheval de bataille. Son compagnon était un homme gros, court, ramassé dans sa petite taille ; il était vêtu d'une robe noire, et portait un grand crucifix de bois.

— On va se battre, sûr, dit le sergent; voici un aumô- nier qu'on nous envoie pour confesser les blessés.


LES CHEVAU-LÉGERS. 169

— Il n'est guère agréable de se battre sans avoir dîné, murmura tout bas Merlin.

Les deux cavaliers ralentirent l'allure de leurs che- vaux, de manière qu'en joignant le capitaine ils purent les arrêter sans effort.

— Je baise les mains de M. de Mergy, dit l'homme à l'écharpe verte. Reconnaît-il son serviteur, Thomas de Maurevel ?

Le capitaine ignorait encore le nouveau crime de Uaurevel ; il ne le connaissait que comme l'assassin du brave de Mouy. Il lui répondit fort sèchement : — Je ne connais point M. de Maurevel. — Je suppose que vous venez nous dire enfin pourquoi nous sommes ici.

— Il s'agit, monsieur, de sauver notre bon roi et noire sainte religion du péril qui les menace.

— Quel est donc ce péril? demanda George d'un ton de mépris.

— Les huguenots ont conspiré contre Sa Majesté; mais leurs coupables complots ont été découverts à temps, grâce à Dieu, et tous les bons chrétiens doivent se réunir celte nuit pour les exterminer pendant leur sommeil.

— Comme furent exterminés les Madianites par le fort Gédéon, dit l'homme en robe noire.

— Qu'entends-je ! s'écria Mergy frémissant d'horreur.

— Les bourgeois sont armés, poursuivit Maurevel; les gardes françaises et trois mille Suisses sont dans la ville. Nous avons près de soixante mille hommes à nous; à onze heures le signal sera donné, et le branle com- mencera.

— Misérable coupe-jarret I quelle infâme imposture viens-tu nous débiter? Le roi n'ordonne point les assas- sinats... et tout au plus il les paye.

Mais, en parlant ainsi, George se souvint de l'étrange conversation qu'il avait eue quelques jours auparavant avec le roi,

15


170 CHRONIQUE m CHARLES IX.

— Pas d'eroportemeDty monsieur 1q capitaine ; si le service du roi ne réclamait tous mes soins, Je répon- drais à vos injures. Écoutez-moi : je viens, de la part de Sa Majesté, vous requérir de' m'accompagner avec votre troupe. Nous sommes chargés de la rue Saint- Antoine et du quartier avoisinant. Je vous apporte une liste exacte des personnes qu'il nous faut expédier. Lo révérend père Malebouche va exhorter vos gens, et leur distribuer des croix blanches conune en porteront tous les catholiques, afin que dans Tobscurité on ne prenne pas des fidèles pour des hérétiques.

— Et je consentirais à prêter mes mains pour massa- crer des gens endormis !

— Étes-vous catholique, et reconnaissez-vous Char- les IX pour votre roi ? Connaissez-vous la signature du maréchal de Retz, à qui vous devez obéissance? Et il lui remit un papier qu*il avait à sa ceinture.

Mergy fit approcher un cavalier, et, à la lueur d'une torché de paille allumée à la mèche d'une arquebuse, il lut un ordre en bonne forme, enjoignant de par le roi au capitaine de Mergy de prêter main-forte à ia garde bourgeoise, et d'obéir à M. de Maurevel pour un service que le susdit devait lui expliquer. A cet ordre était jointe une liste de noms avec ce titre : Liste des héréti ques qui doivent être mis à mort dans le quartier Saint- Antoine. La lueur de la torche qui brûlait dans la main du cavalier montrait à tous les chevau-légers Té^ motion profonde que causait à leur chef cet ordre qu'ils ne connaissaient pas encore.

— Jamais mes cavaliers ne voudront faire le métier d'assassins, dit George en jetant le papier au visage do Maurevel.

— Il n'est point question d'assassinat, dit froidement le prêtre; il s'agit d'hérétiques, et c'est justice que l'on va faire à leur endroit.

— Braves gens! s'écria Maurevel en élevant la voix


LES GHEVAU-LÉ6GAS. 171

et 6*adressant aux chevau-légers, les huguenots veulent assassiner le roi et les catholiques ; il faut les préve* nir : cette t^uit nous allons les tuer tous pendant qu*ils sont endormis... et le roi vous accorde lé pillage de leurs maisons I

Un cri de joie féroce partit de tous les rangs : Vive le roi ! mort aux huguenots !

— Silence dans les rangs ! s'écria le capitaine d'une voix tonnante. Seul ici j'ai le droit de commander à ces cavaliers. Camarades, ce que dit ce misérable ne peut être vrai, et, le roi l'eût-il ordonné, jamais meS chevaux- légers ne voudraient tuer des gens qui ne se défen* dent pas.

Les soldats gardèrent le silence.

— Vive le roil mort aux huguenots! s'écrièrent à la fois Maurevel et son compagnon. Et les cavaliers ré- pétèrent un instant après eux : Vive le roi I mort aux huguenots I

— Eh bien! capitaine, obéirez-vous? dit Maurevel.

— Je ne suis plus capitaine ! s'écria George. Et il arracha son hausse-col et son écharpe, insignes de sa dignité.

— Saisissez-vous de ce traître? s*écria Maurevel en tirant son épée; tuez ce rebelle qui désobéit à son roi.

Mais pas un soldat n'osa lever la main contre son chef... George fit sauter l'épée des mains de Maurevel; mais, au lieu de le percer de la sienne, il se contenta de le frapper du pommeau au visage, si violemment qu'il le fit tomber à bas de son cheval.

— Adieu, lâches! dit-il à sa troupe; je croyais avoir des soldats, et je n'avais que des assassins. Puis se tour- nant vers son cornette : — Alphonse, si vous voulez être capitaine, voici une belle occasion. Mettez-vous à la tète de ces brigands.

A ces motSt il P^ua des deux et s'éloigna au galop.


172 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

se dirigeant vers Tintérieur de la ville. Le cornette it quelques pas comme pour le suivre ; mais bientôt il relentit Tallure de son cheval, le mit au pas, puis enfin il s'arrêta, tourna bride et revint à sacompagnie, jugeant sans doute que le conseil de son capitaine, pour être donné dans un moment de colère, n'en était pas moins bon à suivre.

Maurevel, encore un peu étourdi du coup qu'il avait reçu, remontait à cheval en blasphémant ; et le moine, élevant son crqcifîx, exhortait les soldats à ne pas faire grâce à un seul huguenot, à noyer Thérésie dans des Qots de sang.

Les Soldats avaient été un moment retenus par les reproches de leur capitaine ; mais, se voyant débar- rassés de sa présence et ayant sous les yeux la perspec- tive d'un beau pillage, ils brandirent leurs sabres au- dessus de leurs têtes, et xurèrent d'exécuter tout ce que Maurevel leur commanderait.


CHAPITRE XXL


DERNIER EFFORT.


SOOTBSlTn.

Beware the Ides of March ! SBiKSPSJknB, Julitu Cœsar.


Le même soir, à l'heure accoutumée, Mergy sortit de sa maison, et, bien enveloppé dans un manteau couleur de muraille, le chapeau rabattu sur les yeux, avec la discrétion convenable, il se dirigea vers la maison de la comtesse. 11 avait à peine fait quelques pas qu'il


DERNIER EFFORT. 173

rencontra le chirurgien Ambroise Paré, qu'il connaissait pour en avoir reçu des soins lorsqu'il avait été blessé. Paré revenait sans doute de l'hôtel de €hâtillon; et Mergy, s'étant fait connaître, lui demanda des nouvelles de l'Amiral .

— Il-va mieux, dit le chirurgien. La plaie est belle, et le malade sain. Dieu aidant, il guérira. J'espère que la potion que je lui ai prescrite pour ce soir lui sera salu- taire et qu'il aura une nuit tranquille.

Un homme du peuple, qui passait auprès d'eux, avait entendu qu'ils parlaient de l'Amiral. Quand il se fut as- sez éloigné pour être insolent sans crainte de s'attirer une correction, il s'écria : — Il ira bientôt danser la sa- rabande à Montfaucon, votre Amiral du diable ! Et il prit la fuite à toutes jambes.

— Misérable canaille! dit Mergy. Je suis fâché que notre grand Amiral soit obligé de demeurer dans une ville où tant de gens lui sont ennemis.

— Heureusement que son hôtel est bien gardé, ré- pondit le chirurgien. Quand je l'ai quitté, les escaliers étaient remplis de soldats, et déjà ils allumaient leurs mèches. Ah ! monsieur de Mergy, les gens de cette ville ne nous aiment pas... Mais il se fait tard, et i| faut que je rentre au Louvre.

Ils se séparèrent en se souhaitant le bonsoir, et Mergy continua son chemin, livré à des pensées couleur de rose qui lui firent oublier bien vite l'Amiral et la haine des catholiques. Cependant il ne put s'empêcher de remarquer un mouvement extraordinaire dans les rues de Paris, toujours peu fréquentées aussitôt après la nuit close. Tantôt il rencontrait des crocheteurs por- tant sur leurs épaules des fardeaux d'une forme étrange, que dans l'obscurité il était tenté de prendre pour des faisceaux de piques; tantôt c'était un détachement de soldats marchant en silence, les armes hautes et les mèches allumées; ailleurs on ouvrait précipitamment

15.


t74 CHROKiQUÈ DE CHARLES IX.

des fenêtres, quelques figures s'y montraient un instant avec des lumières et disparaissaient aussitôt. .

— Holà! cria-t-ii à un crocheteur, bonhomme, où portez-vous celte armure si tard?

— Au Louvre, mon gentilhomme, pour le divertisse- ment de cette nuit.

— Camarade, dit Mergy à un sergent qui commandait une patrouille, où allez* vous donc ainsi en armes?

— Au Louvre, mon gentilhomme, pour le divertisse- ment de cette nuit.

— Holà! page, n'êtes-vous point au roi? Où donc allez-vous avec vos camarades, menant ces chevaux har- nachés en guerre?

— Au Louvre, mon gentilhomme, pour le divertisse- ment de cette nuit.

— Le divertissement de cette nuit! se disait Mergy. Il paraît que tout le monde, excepté moi, est dans la con- fidence. Au reste, peu m'importe ; le roi peut s*amuser sans moi, et je suis peu curieux de voir son divertisse* ment.

Un peu plus loin il remarqua un homme mal vêtu qui s'arrêtait devant quelques maisons et qui marquait les portes en faisant une croix blanche avec de la craie.

— Bonhomme, êtes-vous donc un fourrier pour mar- quer ainsi les logements?

L*inconnu disparut sans répondre.

Au détour d'une rue, comme il entrait dans celle qu'habitait la comtesse, il faillit heurter un homme en- veloppé, comme lui, d'un grand manteau, et qui tour- nait le même coin de rue, mais en sens contraire. Mal- gré l'obscurité et le soin que tous deux semblaient mettre à se cacher l'un à l'autre, ils se reconnurent aussitôt.

— Ah ! bonsoir, monsieur de Béville, dit Mergy en lui tendant la main.

Pour lui donner la main droite, Béville fit un mou-


DEhNlER EFFORT. 175

vement singulier sous son manteau : il passa de la main droite à la gauche quelque chose d*assoz lourd qu'il portait. Le manteau s'entr'ouvrit un peu.

— Salut au vaillant champion chéri des belles î s'écria Béville. Je parierais que mon noble ami s'en va de ce pas en bonne fortune.

— Et vous-même, monsieur?.... 11 parait que les maris sont d'humeur fâcheuse de votre côté : car je me trompe fort, ou ce que je vois sur vos épaules, c'est une cotte de mailles, et ce que vous tenez là sous votre man- teau, cela ressemble furieusement à des pistolets.

— Il faut être prudent, monsieur Bernard, très-pru- dent, dit béville. En prononçant ces mots, il arrangeait son manteau de manière à cacher soigneusement les armes qu'il portait.

— Je regretta infiniment de ne pouvoir vous offrir ce soir mes services et mon épée pour garder la rue et faire sentinelle à la porte de votre maîtresse. Cela m'est impossible aujourd'hui, mais en toute occasion veuillez disposer de moi.

— Ce soir vous ne pouvez venir avec moi, monsieur de Mergy. 11 accompagna ce peu de mots d'un sourire étrange.

— Allons, bonne chance ! Adieu.

— Je vous souhaite aussi bonne chance! Il y avait une certaine emphase dans sa manière de prononcer cet adieu.

Ils se quittèrent, et Mergy avait déjà fait quelques pas quand il s'entendit rappeler par Béville. 11 se re- tourna et le vit qui revenait à lui.

— Votre frère est-il à Paris?

— Non ; mais je l'attends tous les jours. — Ah î dites- moi, ètes-vous du divertissement de cette nuit?

— Du divertissement?

— Oui ; on dit partout qu'il y aura cô soir un grand divertissement à la cour.


176 CHRONIQUE D£ CHARLES IX.

Béville murmura tout bas quelques mots entre ses. dents.

— Adieu encore une fois, dit Mergy. Je suis un peu pressé, et... Vous savez ce que je veux dire?

— Écoutez, écoutez ! encore un mot. Je ne puis vous laisser aller sans vous donner un conseil en véritable ami.

— Quel conseil?

— N'allez pas chez elle ce soir. Croyez-moi, vous me remercierez demain.

— C'est là votre conseil? Mais je ne vous comprends pas. Qui, elle?

— Bah ! nous nous entendons. Mais, si vous êtes sage, passez la Seine ce soir même.

— Est-ce une plaisanterie qui vient au bout de tout cela?

— Point. Je n'ai jamais parlé plus sérieusement. Pas- sez la Seine, vous dis-je. Si le diable vous presse trop, allez-vous-en auprès du couvent des Jacobins, dans la rue Saint-Jacques. A deux portes des bons pères, vous verrez un grand crucifix de bois, cloué contre une mai- son d'assez chétive apparence. C'est une drôle d'en- seigne : n'importe! Vous frapperez, et vous trouverez une vieille fort accorte qui vous recevra bien à ma con- sidération... Allez passer votre fureur de l'autre côté de la Seine. La mère Brûlard a des nièces gentilles et po- lies... M'entendez-vous?

— Vous êtes trop bon. Je vous baise les mains.

— Non ; suivez l'avis que je vous donne. Foi de gen- tilhomme! vous vous en trouverez bien.

— Grand merci, j'en profiterai une autre fois. Au- jourd'hui je suis attendu. Et Mergy fit un pas en avant.

— Passez la Seine, mon brave; c'est mon dernier mot. S'il vous arrive malheur pour n'avoir pas voulu m'écou- ter, je m'en lave les mains.

Il y avait dans le ton de Béville un sérieux inaccou-


DERNIER EFFORT. 177

tumé qui frappa Mergy. Béville avait déjà tourné le dos, ce fut Mergy qui le retint cette fois. — Que diable vou- lez-vous dire? Expliquez-vous, monsieur de Béville, et ne me parlez plus par énigmes.

— Mon cher. Je ne devrais pas peut-être vous parler si clairement; mais passez l'eau avant qu'il soit minuit; et adieu.

— Mais...

Béville était déjà loin. Mergy le suivit un instant; mais bientôt , honteux de perdre un temps qui pouvait être mieux employé, il revint sur ses pas et s'approcha du jardin où il devait entrer. Il fut obligé de se promener quelque temps de long en large en attendant que plu- sieurs passants se fussent éloignés. Il craignait qu'ils no fussent un peu surpris de le voir entrer à cette heure par une porte de jardin. La nuit était belle, un doux zéphyr avait tempéré la chaleur; la lune paraissait et disparais- sait au milieu de légers nuages blancs. C'était une nuit faite pour l'amour.

La rue fut déserte pendant un instant : il ouvrit aus- sitôt la porte du jardin et la referma sans bruit. Son cœur battait avec force, mais il ne pensait qu'aux plaisirs qui l'attendaient chez sa Diane ; et les idées sinistres que les étranges propos de Béville avaient fait naître dans son esprit en étaient maintenant bien éloignées.

Il s'approcha de la maison sur la pointe du pied. Une lampe derrière un rideau rouge brillait à une fenêtre entr'ouverte : c'était le signal convenu. Dans un clin d'œilil fut dans l'oratoire de sa maîtresse.

Elle était à moitié couchée sur un lit de repos fort bas et recouvert en damas bleu foncé. Ses longs cheveux noirs en désordre couvraient tout le coussin sur lequel sa tête était appuyée. Ses yeux étaient fermés, et elle semblait faire effort pour les tenir ainsi. Une seule lampe d'argent suspendue au plafond éclairait l'apparte- ment et projetait toute sa lumière sur la figure pâle et


178 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

les lèvreâ de feu de Diane de turgis. Elle ne donnait pas; mais, à la voir, on eût dit qu'elle était tourmentée d'un cauchemar pénible. Au premier craquement des bottes de Mergy sur le tapis de l'oratoire, elle leva la tête, ouvrit les yeux et la bouche, tressaillit, et avec peine étouffa un cri d'effroi,

— T'ai-je fait peur, mon angeî dit Mergy à genoux devant elle et se penchant sur ce coussin où la belle comtesse venait de laisser retomber sa tête.

— • Te voilà donc enfin! Dieu soit loué!

— Me suis-je fait attendre? Il est encore loin de mi- nuit.

— Ah! laissez-moi... Bernard... On ne vous a pas vu entrer?

— Personne... Mais qu'as-tu, mon amour? Pourquoi donc ces jolies petites lèvres fuien telles les miennes?

— Ah ! Bernard, si tu savais... Oh ! ne me tourmenté pas, je t'en prie... Je souffre horriblement; j'ai une mi- graine effroyable... Ma pauvre tête est en feu.

-^Pauvre amie!

— Assieds-toi près de moi... et, de grâce, tte me de- mande rien aujourd'hui... Je suis bien malade. Elle en- fonça sa jolie figure dans un des coussins du lit de repos, et laissa échapper un gémissement douloureux. Puis tout d'un coup elle se releva sur le coude, secoua ses cheveux épais qui lui couvraient toute la figure, et, sai- sissant la main de Mergy, elle la posa sur sa tempe. Il sentit battre l'artère avec force.

— Ta main est froide : elle me fait du bien, dit-elle.

— Ma bonne Diane! que je voudrais avoir la migraine à ta place! dit-il en baisant ce front brûlant.

— Ah! oui... et moi je voudrais... Pose le bout de tes doigts sur mes paupières, cela me soulagera... Il me semble que si je pleurais je souffrirais moins ; mais je ne puis pleurer.

Il y eut un long silence, interrompu seulement par la


Dfiii!iIER EFFORT* }79

respiration îrrégulière et oppressée de la comtesse. Mergy, à genoux auprès du lit> frottait doucement et baisait quelquefois les paupières baissées de sa belle Diane. Sa main gauche était appuyée sur le coussin, et les doigts de sa maîtresse, enlacés dans les siens, les ser^ raient de temps en temps et comme par un mouvement convulsif, L*haleine de Diane, douce et brûlante à la fois, venait chatouiller voluptueusement les lèvres da Mergy.

<— Chère amie, dit-il enfin, tu me parais tourmentée par quelque chose de plus qu'une migraine, Âs<-tu quelque isujet de chagrin?,.. Et pourquoi ne me le dis-tu pas, à moi? Ne sais-tu pas que, si nous nous aimons, c'est pour partager nos peines aussi bien que nos plaisirs?

La comtesse secoua la têt-e sans ouvrir les yeux. Ses lèvres remuèrent, mais sans former un son articulé ; puis, comme épuisée par cet effort, elle laissa retomber sa tête sur l'épaule de Mergy. En ce moment Thorloge sonna onze heures et demie. Diane tressaillit et se leva sur son séant toute tremblante.

— En vérité, vous m'effrayez, belle amiel

— Rien... rien encore, dit-elle d'une voix sourde... Le son de cette horloge est affreux! Â chaque coup, il me semble sentir un fer rouge qui me traverse la tête.

Mergy ne trouva pas de meilleur remède et de meil- leure réponse que de baiser le front qu'elle penchait vers lui. Tout d'un coup elle étendit les mains ; et, les posant sur les épaules de son amant, tandis que, toujours à demi couchée, elle attachait sur lui des regards étincelauts qui semblaient pouvoir le traverser :

-T Bernard, dit-elle, quand te convertiras-tu?

— Mon cher ange, ne parlons pas de cela aujourd'hui, cela te rendrait encore plus malade.

— C'est ton opiniâtreté qui me rend malade... mais il Cimporte peu. D'ailleurs le temps presse; et^ fussé-je


180 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

mourante, je voudrais employer pour t'exhorter juscpfà mon dernier soupir...

Mergy voulut lui fernaer la bouche par un baiser. C'est un argument assez bon, et qui sert de réponse à toutes les questions qu*un amant peut entendre de sa maîtresse. Mais Diane, qui d*ordinaire lui épargnait la moitié du chemin, le repoussa cette fois avec force et presque avec indignation.

— Écoutez-moi, monsieur de Mergy, tous les jours je verse des larmes de sang en pensant à vous et à votre erreur. Vous savez si je vous aime! Jugez quelles doi- vent être les souffrances que j'endure quand je songe que celui qui est pour moi bien plus cher que la vie peut, dans un moment peut-être, périr corps et âme.

— Diane, vous savez que nous étions convenus de ne plus parler ensemble de pareils sujets.

— Il le faut, malheureux ! Qui te dit que tu as encore une heure pour te repentir?

Le ton extraordinaire de sa voix et son langage bizarre rappelèrent involontairement à Mergy l'avis singulier qu'il venait de recevoir de Béville. Il ne put s'empêcher d'en être ému, cependant il se contint; mais il n'attribua qu'à la dévotion ce redoublement de ferveur convertis- sante.

— Que voulez-vous dire, belle amie? Croyez-vous que le plafond, pour tuer un huguenot, va tomber tout ex- près sur sa tête, comme la nuit dernière le ciel de votre lit? Heureusement nous en fûmes quittes pour un peu de poussière.

— Votre opiniâtreté me met au désespoir!... Tenez, j'ai rêvé que vos ennemis se disposaient à vous tuer... et je vous voyais, sanglant et déchiré par leurs mains, rendre l'âme avant que je pusse amener mon confesseur auprès de vous.

— Mes ennemis? je ne croyais pas en avoir.

— Insensé! n'avez-vous pas pour ennemis tous ceux


DERNIER EFFORT. 181

qui détestent votre hérésie? N'est-ce pas toute la France? Oui, tous les Français doivent être vos ennemis tant que vous serez Teupemi de Dieu et de TÉglise.

— Laissons cela, ma reine. Quant à vos rêves, adres- sez-vous à la vieille Camille pour vous les faireexpliquer ; moi, je n'y entends rien. Mais parlons d'autre chose. — Vous avez été à la cour aujourd'hui, ce me semble : c'est de là, je pense, que vous avez rapporté cette migraine qui vous fait souijfir et qui me fait enrager?

— Oui, je viens de la cour, Bernard. J'ai vu la reine, et je suis sortie de chez elle... déterminée à tenter un dernier effort pour vous faire changer... ïl le faut, il le faut absolument!...

Il me semble, interrompit Bernard, il me semble, ma belle amie, que, puisque vous avez la force de prêcher avec tant de véhémence malgré votre maladie, nous pour- rions, si vous vouliez bien le permettre, nous pourrions encore mieux employer notre temps.

Elle reçut cette raillerie avec un regard de dédain mêlé de colère.

— Réprouvé! dit-elle à voix basse et comme se par- lant à elle-même, pourquoi faut-il que je sois si faible avec lui? Puis, continuant plus haut : Je le vois assez clairement, vous ne m'aimez pas, et je suis auprès de vous en même estime qu'un cheval. Pourvu que je serve à vos plaisirs, qu'importe que je souffre mille maux!... C'est pour vous, pour vous seul, que j'ai consenti à souffrir les tourments de ma conscience, auprès desquels toutes les tortures que peut inventer la rage des hommes ne sont rien. Un seul mot de votre bouche me rendrait la paix de l'âme ; mais ce mot, jamais vous ne le pronon- cerez ! Vous ne voudriez pas me faire le sacrifice d'un de vos préjugés.

— Chère Diane, quelle persécution fautril que j'en- dure! Soyez juste, et que votre zèle pour votre religion ne vous aveugle pas. Répondez-moi ; pour tout ce que

16


182 CHRONI01I6 DE (PARLES tX.

4

mon bras ou mon esprit peuvent faire, trouTçrez**vous ailleurs un esclave plus soumis que moi? Hais, s'il faut vous le répéter encore, je pourrais mourir pour vous, mais non croire à de certaines choses.

Elle haussait les épaules en Técoutant, et le regardait avec une expression qui allait jusqu'à la haine,

— Je ne pourrais pas, continua-t-il, changer pour TOUS mes cheveux châtains en cheveux blonds. Je ne pourrais pas changer la forme de mes membres pour vous plaire. Ha religion est un de mes membres, chère amie, et un membre que l'on ne pourrait m'drracher qu'avec la vie. On aurait beau me prêcher pendant vingt ans, jamais on ne me fera croire qu'un morceau de pain sans levain* ».

— Tais-toi, interrompit-elle d'un ton d'autorité ; point de blasphèmes. J'ai tout essayé, rien n'a réussi. Vous tous, qui êtes infectas du poison de l'hérésie, vous êtes un peuple à la tête dure, et vous fermez vos yeux et vos oreilles à la vérité : vous craignez de voir et d'entendre. Ëh bien, le temps est venu oii vous ne verrez plus, où vous n'entendrez plus... |1 n'y avait qu'un moyen pour détruire cette plaie dans l'Église, et ce moyen, on va l'employer.

Elle fit quelques pas dans la chambre, d'un air agité, et poursuivit aussitôt :

— Dans moins d'une heure, on va couper les sept têtes du dragon de l'hérésie. Les épées sont aiguisées et les fidèles sont prêts. Les impies vont disparaître de la face de la terre. Puis, étendant le doigt vers l'horloge placée dans un des coins de la chambre : -«Vois, dit-elle; tu as encore un quart d'heure pour te repentir. Quand cette aiguille sera parvenue à ce point, ton sort sera décidé.

Elle parlait encore, quand un bruit sourd et i$m«  blabla au frémissement de la foule qui s'agite autour d'un vaste im^endie se fit entendre^ d'abord confuse*


OEaNIER EFFOKT, 189

ment; puis il sembla croître avec rapidité; au bout de peu de minutes, ou reconnaissait déjà dans le loin«  tain le tintement des cloches et des détonations d'armes à feu.

— Quelles horreurs m'annoncez-vous ? s'écria Mergy. La comtesse s'était élancée vers la fenêtre, qu'elle

avait ouverte.

Alors le bruit, que les vitres et les rideaux n'arrê- taient plus, arriva plus distinct. On croyait y démêler des cris de douleur et des hurlements de joie. Une fumée rougeâtre montait vers le ciel, et s'élevait de toutes les parties de la ville aussi loin que la vue pouvait s'étendre. On eâl dit un immense incendie, si une odeur de résine, qui ne pouvait être produite que par des milliers de torches allumées, n'eût aus- sitôt rempli la chambre. En môme temps, la lueur d'une arquebusade qui semblait tirée dans la rue éclaira un moment les vitres d'une maison voisine.

— Lo massacre est commencé ! s'écria la comtesse en portant les mains à sa tête avec eflroi.

— Quel massacre? Que voulez-vous dire ?

— Cotte nuit on égorge tous les huguenots ; le roi l'a ordonné. Tous les catholiques ont pris les armes, et pas un seul hérétique ne doit être épargné. L'Église et la France sont sauvées ; mais tu es perdu si tu n'abjures ta fausse croyance.

Mergy sentit une sueur froide qui se répandait sur tous ses membres. 11 considérait d'un œil hagard Diane de Turgis, dont les traits exprimaient un mélange sin- gulier d'angoisse et de triomphe. Le vacarme effroyable qui retentissait à ses oreilles et remplissait toute la ville, lui prouvait assez la vérité de l'affreuse nouvelle qu'elle Venait de lui apprendre. Pendant quelques instants la comtesse demeura immobile, les yeux fixés sur, lui sans parler ; seulement, un doigt étendu vers la fenêtre, elle semblait vouloir s'en rapporter & Timaginalion de


184 CHRONrQlE DE CHARLES IX.

Mergy, pour lui représenter les scènes sanglantes que laissaient deviner ces clameurs et cette illumination de cannibales. Par degrés, son expression se radoucit; la joie sauvage disparut, et la terreur resta. Enfin, tom- bant à genoux, et d'un ton de voix suppliant : — Ber- nard ! s'écria-t-elle, je t'en conjure, sauve ta vie, con- vertis-toi! Sauve ta vie, sauve la mienne qui en dépend !

Mergy lança sur elle un regard farouche , tandis qu'elle le suivait par la chambre, marchant sur les ge- noux et les bras étendus. Sans lui répondre un mot, il courut au fond de l'oratoire, où il se saisit de son épée qu'en entrant il avait posée sur un fauteuil.

— Malheureux! que veux-tu faire? s'écria la comtesse en courant à lui.

— Me défendre! On ne m'égorgera pas comme un mouton.

— Mille épées ne pourraient te sauver, insensé que tu es ! Toute la ville est en armes. La garde du roi, les Suisses, les bourgeois et le peuple, tous prennent part au massacre, et il n'y a pas un huguenot qui n'ait en ce moment dix poignards sur sa poitrine. Il n'est qu'un seul moyen de t'arracher à la mort; fais-toi catho- lique.

' Mergy était brave ; mais, en songeant aux dangers que cette nuit semblait promettre, il sentit, pour un in- stant, une crainte lâche descendre au fond de son cœur; et même l'idée de se sauver en abjurant sa religion se présenta à son esprit avec la rapidité d'un éclair.

— Je réponds de ta vie si tu te fais catholique, dit Diane en joignant les mains.

— Si j'abjurais, pensa Mergy, je me mépriserais moi- même toute ma vie. Cette pensée suffit pour lui rendre son courage, qui fut doublé par la honte d'avoir un instant faibli. 11 enfonça son chapeau sur sa tête, boucla çon ceinturon, et, ayant roulé son manteau autour de


d:î:rniër effort. 185

son bras gauche en guise de bouclier, il Ot un pas vers la porte d'un air résolu.

— ' Où vas-tu, malheureux?

— , Dans la rue. Je ne veux pas que vous ayez le re- gret de me voir égorger sous vos yeux et dans votre maison.

Il y avait dans sa voix quelque chose de si méprisant que la comtesse en fut accablée. Elle s'était placée au- devant de lui. Il la repoussa, et durement. Mais elle saisit un pan de son pourpoint, et elle se tndnait à ge- noux après lui.

— Laissez-moi ! s'écria-t-il. Voulez-vous me livrer vous-même aux poignards des assassins ! La maîtresse d'un huguenot peut racheter ses péchés en offrant à son Dieu le sang de son amant.

— Arrête, Bernard, je t'en supplie! ce n'est que ton salut que je veux. Vis pour moi, cher ange! Sauve-toi,

au nom de notre amour! Consens à prononcer un

seul mot, et, je le jure, tu seras sauvé.

— Qui! moi, prendre une religion d'assassins et de bandits ! Saints martyrs de l'Évangile, je vais vous re- joindre !

Et il se dégagea si impétueusement que la comtesse tomba rudement sur le parquet. 11 allait ouvrir la porte pour sortir, quand Diane, se relevant avec l'agilité d'une jeune tigrésse, s'élança sur lui, et le serra dans ses bras d'une étreinte plus forte que celle d'un homme robuste.

— Bernard! s'écria-t-elle hors d'elle-même et les larmes aux yeux, je t'aime mieux ainsi que si tu te fai- sais catholique! Et, l'entraînant sur le lit de repos, elle s'y laissa tomber avec lui, en le couvrant de baisers et de larmes. ^

— Reste ici, mon seul amour; reste avec moi, mon brave Bernard, disait-elle en le serrant et l'envelop- pant de son corps comme un serpent qui se roule autour

16.


186 CflftONIQCE M CRARLES IX.

de sa proie. Ils ne viendront pas te chercher ici, jusque dans mes bras; et il faudra me tuer pour parvenir jus- qu'à ton sein. Pardonne-moi, cher amour ; je n'ai pu t*avertir plus tôt du danger qui te menaçait. J^étais liée par un serment terrible. Mais je te sauverai, ou je périrai avec toi.

En ce moment, on frappa rudement à là porte de la rue. La comtesse poussa un cri perçant, et lif crgy s*étant dégagé de son étreinte, sans quitter son manteau roulé autour de son bras gauche, se sentit alors si fort et si ré^ solu, qu'il n'eût pas hésité à se jeter tète baissée aii tûi-- lieu de cent massacreurs, s'ils se fussent présentés à lui.

Dans presque toutes les maisons de Paris, il y avait à la porte d'entrée une petite ouverture carrée, avec un grillage de fer très-serré, de manière que les habitants de la maison pussent par avance reconnaître s'il y aurait sûreté pour eux à ouvrir. Souvent môme des portes mas- sives en chêne, garnies de gros clous et de bandes de fer, ne rassuraient pas encore les gens précautionnés , et qui ne voulaient pas se rendre avant un siège en règle. Des meurtrières étroites étaient en conséquence ména- gées des deux côtés de la porte, et de là, sans être aperçu, on pouvait tout à son aise canarder les assaillants.

Un vieil écuyer de confiance de la Comtesse, ayant examiné par un semblable grillage la personne qui se présentait, et lui ayant fait subir un interrogatoire con- venable, revint dire à sa maîtresse que le capitaine George de Mergy demandait instamment à être introduit. La crainte cessa et la porte s'ouvrit.


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LE VINGT-OUATRE AOUT, 187"


CHAPITRE XXII.


LE VINGT-QUATRE AOtT»


«Saignes) ialgnetft Met du m mr kM é» fsvMHii»


Après avoir quitté sa compagnie, le capitaine George courut à sa maison, espérant y trouver son frère ; mais il Tavait déjà quittée après avoir dit aux domestiques quHl s'absentait pour toute la nuit. George en avait conclu sans peine qu*il était chez la comtesse, et il s'était em- pressé de l'y chercher. Mais déjà le massacre avait com- mencé ; le tumulte, la presse des assassins, et les chaînes tendues au milieu des rues l'arrêtaient à chaque pas. Il fut forcé de passer auprès du Louvre, et c'était là que le fanatisme déployait toutes ses fureurs. Un grand nombre de protestants habitaient ce quartier, envahi en ce mo- ment par les bourgeois catholiques et les soldats des gardes, le fer et lu flamme à la main. Là, selon l'expres- sion énergique d'un écrivain contemporain*, le sang courait de tous côtés cherchant la rivière, et Ton ne pouvait traverser les rues sans courir le risque d'être écrasé à tout moment par les cadavres que Ton précipi- tait des fenêtres.

Par une prévoyance infernale, la plupart des bateaux qui d'ordinaire étaient amarrés le long du Louvre avaient été conduits sur l'autre rive; de sorte que beaucoup de fugitifs qui couraient au bord de la Seine, espérant s'y embarquer et se dérober aux coups de leurs ennemis, se trouvaient n'avoir à choisir qu*entre les flots ou les hal-

' D'Aobtgné, HUMre universelle.


188 CHRONIQUE De CHARLES ÎX.

lebardes des soldats qui les poursuivaient. Cepen^lant, à Tune des fenêtres de son palais, on voyait, dit-on, Charles IX armé d*une longue arqud)use, qui giboyait aux pauvres passants ^

Le capitaine, enjambant des corps morts, et s*écla- boussant avec du sang, poursuivait son chemin, exposé à chaque pa$ à tomber victime de la méprise d'un mas- sacreur. Il avait remarqué que les soldats et les bourgeois armés portaient tous une écharpe blanche au bras et une croix blanche au chapeau. Il aurait pu facilement pren- dre ce signe de reconnaissance; mais Thorreur que lui inspiraient les assassins s*étendait jusqu'aux marques qui leur servaient à se faire reconnaître.

Sur le bord de la rivière, près du Châtelet, il s'enten- dit appeler. Il tourna la tète, et vit un homme armé jus- qu'aux dents, mais qui ne paraissait pas faire usage de ses armes, portant d'ailleurs la croix blanche à son cha- peau, et roulant un morceau de papier entre ses doigts d'un air tout à fait dégagé. C'était Béville. Il regardait froidement les cadavres et' les hommes vivants que l'on jetait dans la Seine par-dessus le pont au Meunier.

— Que diable fais-tu ici, George? Est-ce un miracle, ou bien est-ce la grâce qui te donne ce beau zèle, car tu m'as l'air d'aller à la chasse aux huguenots?

— Et toi-même, que fais-tu au milieu de ces misé- rables?

— Moi? parbleu, je regarde; c'est un spectacle. Et sais-tu le bon tour que j'ai fait? Tti connais bien le vieux Michel Cornabon, cet usurier huguenot qui m'a tant rançonné?...

— Tu l'as tué, malheureux!

— Moi? fi donc! Je ûe me mêle point d'affaires de religion. Loin de le tuer, je l'ai caché dans ma cave, et lui, m'a donné quittance de tout ce que je lui dois. Ainsi j'ai fait une bonne action, et j'en suis récompensé. Il est

^ D'Aubignë, Biiloire unwerHlle.


LE VINGT-QUATRE AOUT. 189

vrai que, pour qu'il signât plus facilement la quittance, je lui ai mis deux fois le pistolet à la tête, mais le diable m'emporte si j'aurais tiré... — Tiens, regarde donc cette femme arrêtée par ses jupons à une des poutres du pont. Elle tombera.... non, elle ne tombera pas! Peste! ceci est curieux, et mérite qu'on le voie de plus près.

George le quitta, et il se disait en se frappant la tête: — Et voilà un des plus honnêtes gentilshommes que je connaisse aujourd'hui dans cette ville!

l\ entra dans la rue Saint-Josse, qui était déserte et sans lumière ; sans doute pas un seul réformé ne l'habi- tait. Cependant on y entendait distinctement le tumulte qui partait des rues voisines. Tout à coup les murs blancs sont éclairés par la lumière rouge des torches. Il entend des cris perçants, et il voit une femme à demi nue, les cheveux épars, tenant un enfant dans ses bras. Elle fuyait avec une vitesse surnaturelle. Deux hommes la poursuivaient, s'animant l'un l'autre par des cris sau- vages, comme des chasseurs qui suivent une bête fauve. La femme allait se jeter dans une allée ouverte, quand un des poursuivants fit feu sur elle d'une arquebuse dont il était armé. Le coup l'atteignit dans le dos et la ren- versa. Elle se releva aussitôt, fit un pas vers George, et retomba sur les genoux ; puis, faisant un dernier effort, elle souleva son enfant vers le capitaine, comme si elle le confiait à sa générosité. Elle expira sans proférer une parole.

— Encore une de ces chiennes d'hérétiques à bas! s'écria l'homme qui avait tiré le coup d'arquebuse. Je ne me reposerai que lorsque j'en aurai expédié douze.

— Misérable! s'écria le capitaine, et il lui lâcha à bout portant un coup de pistolet.

I La tête du scélérat frappa la muraille opposée. Il ou- vrit les yeux d'une manière effrayante, et glissant sur les talons tout d'une pièce, ainsi qu'une planche mal ap- puyée, il tomba à terre roide mort.


190 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Comment ! tuer un catholique I s'écria le compi^ gnon du mort, qui tenait une tcNrche d'une main et unfi épée sanglante de l'autre. Qui donc êtes-vous? Par h înesse! mais vous êtes des chevau^légers du roi. Moi^* dieu! il y a méprise, mon officier.

Le capitaine prit à sa ceinture son second pistolet et l'arma. Ce mouvement et le léger bruit du ressort furent parfaitement compris. Le massacreur jeta sa torche et prit la fuite à toutes jambes. George ne daigna pas tirer sur lui. Il se baissa, examina la femme étendue par terre, et reconnut qu'elle était morte. La balle Tairail percée de part en part; son enfant, les bras passés au» tour de son cou, criait et pleurait ; il était couvert dd sang, mais par miracle il n'avait pas été blessé. Le capi* taine eut quelque peine à l'arracher à sa mèroi qu'il ser^ rait de toute sa force, puis il l'enveloppa dans son man-^ teau; et, rendu prudent par la rencontre qu'il venait de faire, il ramassa le chapeau du mort, en ôta la croix blanche et la mit sur le sien. De la sorte, il parvint, sans être arrêté, jusqu'à la maison de la comtesse.

Les deux frères tombèrent dans les bras l'un de l'au* tre, et pendant quelque temps se tinrent étroitement embrassés sans pouvoir proférer une parole. Enfin le capitaine rendit compte en peu de mots de l'état où se trouvait la ville. Bernard maudissait le roi, les Guises et les prêtres; il voulait sortir et chercher à se rétinir à ses frères, s'ils essayaient quelque part de résister à leurs ennemis. La comtesse pleurait et le retenaiti et l'enfant criait et demandait sa mère.

Après beaucoup de temps perdu à crier, gémir et pleu- rer, il fallut enfin prendre un parti. Quant à l'enfant, l'écuyer de la comtesse se cliargea de trouver une femme qui en prit soin. Pour Mergy, il ne pouvait fuir dans ce moment. D'ailleurs où se rendre? savait-on si le massacre ne s'étendait pas d'un bout à l'autre de la France? Des corps de garde nombreux occupaient les


LE VINGT-OUATRE AOUT. 191

ponts par lesquels les réformés auraient pu passer dans le faubourg Saint^Germain, d'où ils pouvaient plus faci- lement s'échapper de la Tille et gagner les provinces du Midi, de tout temps aflectioûnées à leur cause. D'un autre côté, il paraissait peu probable, et même impru- dent, d'implorer la pitié du monarque dans un moment où, échau(R5 par le carnage, il ne pensait qu'à faire de nouvelles victimes. La maison de la comtesse, à cause de 5a réputation de dévotion, n'était pas exposée à des yeeherches sérieuses de la part des meurtriers, et Diane croyait être sâre de ses gens. Ainsi Mergy ne pouvait nulle part trouver une retraite où il courût moins de risques. Il fut résolu quHl s'y tiendrait caché en atten- dant l'événement.

Le jour, au lieu de faire cesser les massacres^ sembla plutôt les accroître et les régulariser. Il n'y eut catho- lique qui, sous peine d'être suspect d'hérésie, ne prit la éroix blanche^ et ne s'armât ou ne dénonçât les hugue- nots qui vivaient encore. Cependant le roi, renfermé dans son palais, était inaccessible pour tous autres que les ehefe des massacreurs. La populace, attirée par l'es* poir du pillage, s'était jointe à la garde bourgeoise et aux soldats, et les prédicateurs exhortaient les fidèles dans les églises à redoubler de cruauté. — Écrasons en nne fois, disaient-ils, toutes les têtes de l'hydre, et met- tons fm pour toujours aux guerres civiles. Et pour per- suader à ce peuple avide de sang et de miracles que le ctel api)rottvait ses fureurs et qu'il avait voulu les encou- rager par un prodige éclatant : -^ Allez au cimetière des Innocents, criaient-ils «. allez voir cette aubépine qui vient de refleurir, comme rajeunie et fortifiée pour être arrosée d'un sang hérétique !

Des processions nombreuses de massacreurs en armes allaient en grande cérémonie adorer la sainte épine, et sortaient du cimetière animées d'un nouveau zèle pour découvrir et mettre à mort ceux que le ciel condamnait


Idi CHRONIQUE DE CHARLES IX.

ainsi manifestement. Un mot de Catherine était dans toutes les bouches ; on se répétait en égorgeant les en- fants et les femmes : Chepietà lor ser crudele, che cru* delta lor ser pietoso; aujourd'hui il y a de l'humanité à être cruel, de la cruauté à être humain.

Chose étrange ! parmi tous ces protestants, il y en avait peu qui n'eussent fait la guerre et n'eussent assisté à des batailles acharnées, où ils avaient essayé, souvent avec succès, de balancer l'avantage du nombre par la valeur; et pourtant, durant cette tuerie, deux seulement oppo- sèrent quelque résistance à leurs assassins, et de ces deux hommes un seul avait fait la guerre. Peut-être l'habitude de combattre en troupe et d'une manière régulière les avaitrelle privés de cette énergie individuelle qui pouvait exciter chaque protestant à se défendre dans sa maison comme dans une forteresse. On voyait, tels que des vic- times dévouées, de vieux guerriers tendre leur gorge à des misérables qui, la veille, auraient tremblé devant eux. Ils prenaient leur résignation pour du courage, et préféraient la gloire des martyrs à celle des soldats.

Quand la première soif de sang fut apaisée, on vit les plus cléments des massacreurs offrir la vie à leurs vic- times pour prix de leur abjuration. Un bien petit nombre de calvinistes profila de cette offre, et consentit à se ra- cheter de la mort et môme des tourments par un men- songe peut-être excusable. Des femmes, des enfants, ré- pétaient leur symbole au milieu des épées levées sur leur tête, et mouraient sans proférer une plainte.

Après deux jours, le roi essaya d'arrêter le carnage ; mais, quand on a lâché la bride aux passions de la mul- titude, il n'est plus possible de l'arrêter. Non-seulement les poignards ne cessèrent point de frapper, mais le mo- narque lui-même, accusé d'une cx>mpassion impie, fut obligé de révoquer ses paroles de clémence et d'exagérer jusqu'à la méchanceté, qui faisait cependant un des traits principaux de sou caractère.


LES DEUX MOINES. 193

Pendant les premiers joui^ qui suivirent la Saint-Bar- thélemy, Hergy fut visité régulièrement dans sa retraite par son frère, qui lui apprenait chaque fois de nouveaux détails sur les scènes horribles dont il était témoin.

— Ah ! quand pourrai-je quitter ce pays de meurtres et de crimes? s*écriait George. J*aimerais mieux vivre au milieu des botes sauvages que de vivre parmi les Fran- çais.

— Viens avec moi à La Rochelle, disait Mergy ; j*espère que les massacreurs ne Tont point encore. Viens mom^ir avec moiy et faire oublier ton apostasie en défendant ce dernier boulevard de notre religion.

— Eh ! que deviendrai-je ? disait Diane.

— Allons plutôt en Allemagne ou en Angleterre, ré- pondait George. Là, du moins, nous ne serons pas égor- gés, et nous n'égorgerons pas.

Ces projets n'eurent pas de suite. George fut mis en prison pour avoir désobéi aux ordres du roi; et la com- tesse, tremblant que son amant ne fût découvert, ne son- gea plus qu*à lui faire quitter Paris.


CHAPITRE XXIH.


LES DEUX MOINES.


« Lui mettant un capuchon, » lU en firent un moine. » Chanton populaire.


Dans un cabaret, sur les bords de la Loire, à peu de

distance d*Orléans, en descendant vers Beaugency, un

jeune moine en robe brune garnie d'un grand capuchon

qu'il tenait à demi baissé était assis devant une table, les

17


19^ CHRONIQUE DE GBAAt,Ç$ IX.

\evi7i attachés sur son bréviaire avec une att^UoQ tout à fait édifiante, bien qu*il eût choisi un coin un peu sombre pour lire. Il avait à sa ceinture un chapelet dont les grains étaient plus gros que des œufs de pigeon, et une ample provision de médailles de saints suspendues au même cordon résonnaient à chaque mouvement qu'il faisait. Quand il levait la tête pour regarder du côté de la porte, on remarquait une bouche bien faite, ornée d*une moustache retroussée en forme d'arc turquçiSf et si galante, qu'elle aurait fait honneur à un capitaine de gendarmes. Ses mains étaient fort blanches, ses ongles longs et taillés avec soin ; et rien n'annonçait que le jeune frère, suivant la coutume de son ordre, eût jamais manié la bêche ou le râteau.

Une grosse paysanne joufflue, qui remplissait le§ fonctions de servante et de cuisinière dans ce cabaret , dentelle était de plus la maîtresse, s'approcha dujeqne moine, et, après lui avoir fait une révérence assez gau- che, lui dit :

— Eh bien ! mon père, n'ordonnerez-vous rien pour votre dîner? Il est plus de midi^ savez-vous?

— Est-ce que le bateau de Beaugency doit encore tarder longtemps?

— Qui sait? L'eau est basse, et Ton ne va pas comme on veut. Et puis, quand mémo, il n'est pas l'heure. Tenez, à votre place, moi, je dînerais ici.

— Eh bien! j'y dînerai; mais n'y a-tril pas une autre salle que celle-ci où je pourrais manger? Je sens ici une odeur qui n'est pas agréable.

— Vous êtes bien délicat, mon père. Quant à moi, je ne sens rien du tout.

— Est-ce que l'on flambe des cochons près de cette auberge?

— Des cochons? Abl voilà qui est plaisajit! Des co* chons? Oui, à peu près; ce sont bien des cochons, car«  comme dit Taulre, de leur vivant ils étaient habillés dq


ItÈ DEtJl MOINES. 195

feoie; mftift céft coi^hons-Ià, çà ti^est pas pour manger. Ce sont des huguenots, révérence parler, mon père, que l'on brûle au bord de Veau, à ceiit pas dici, et c*est leur fuinet que tous sentez.

— Des hugUfenots !

— Oui) des hugôtidts. Est-ce que ça vous Tait quelque chose? Il ne faut pas que cela vous ôte l'appétit. Quant à changer de salle pour dîner, je n'en ai qu'Une; ainsi vous serei: bien obligé de vous en contenter. Bah ! le hu- guenot) cela ne sent pas déjà si mauvais. Au reste, si on ne les brûlait pas, peut-être qu'ils puetaient bien davan- tage. 11 y en avait uti tas ce matin sur le sable, un tas aussi haut... quoi ! aussi haut que voilà cette cheminée.

  • - Et vous allez voir ces cadavres?
  • — Ah ! vous me dites cela parce qu'ils étaient nuS.

Mais des morts, mon révérend, ça ne compte pas ; ça ne me faisait pas plus d'effet que si j'avais vu un tas de gre- nouilles mortes. Il parait tout de même qu'ils ont joli- ment travaillé hier à Orléans^ car la Loire nous en a fu- rieusement apporté de ce poisson hérétique-là ;et, comme les eaux sont basses, on en trouve tous les jours sur le sable qui restent à sec. Même hier, comme le garçon meunier regardait s'il y avait des tanches dans son filet, voilà-t-il pas qu'il trouve dedatis une femme morte qui avait un fier coup de hallebarde dans l'estomac. Tenez, ça lui entrait par là et ça sortait entre les épaules. Il au- rai! mieux aimé trouver une belle carpe, tout de même. . . Mais qu'avez-vous donc, mon révérend?... Est-ce que TOUS voulez tomber en pâmoison? Youlefe-vous que je vous donne, en attendant votre diner, un coup devin de Beaugency ? ça vous remettra le cœur au ventre.

— Je vous remercie.

— Eh bien ! que voulez-voUs pour votre ditter?

— La première chose venue... peu m'importe.

-^ Quoi) encore ? J'ai Un garde^maùger qui est bien garni, voyea^-vous.


196 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

I

— Eh bien ! donnez-moi un poulet , et laissez-moi lire mon bréviaire.

— Un poulet! un poulet, mon révérend ! ah bien! en voici d'une bonne! Ce n'est pas sur vos dents que les araignées feront leurs toiles en temps de jeûne. Vous avez donc une dispense du pape pour manger du poulet le vendredi?

— Ah ! que je suis distrait!... Oui, sans doute, c'est aujourd'hui vendredi... Vendredi chair ne mangeras. Donnez-moi des œufs. Je vous remercie bien de m'avoir averti à temps pour éviter un si grand péché.

— Voyez donc! dit la cabaretière à demi-voix, ces messieurs, si on ne les avertissait pas, ils vous mange- raient des poulets un jour maigre, et, pour un mauvais morceau de lard qu'ils trouveront dans la soupe d'une pauvre femme, ils feront un bruit à vous faire tourner le sang.

Gela dit, elle s'occupa de préparer ses œufs, et le moine se remit à lire son bréviaire.

— Ave^ Maria! ma sœur, dit un autre moine en en- trant dans le cabaret, au moment où dame Marguerite tenait la queue de sa poêle et s'apprêtait à retourner une volumineuse omelette. ,

Le nouveau venu était un beau vieillard à barbe grise, grand, fort et replet; il avait la figure très-enlu- minée ; mais ce qui attirait d'abord la vue, c'était une énorme emplâtre qui lui cachait un œil et lui couvrait la moitié de la joue. Il parlait français facilement, mais on distinguait dans son langage un léger accent étranger.

Au moment où il entra, le jeune moine baissa encore davantage son capuchon, de manière à ne pouvoir pas être vu; et ce qui surprit plus encore dame Margu- rite, c'est que le moine survenant, qui avait son ca- puchon levé à cause de la chaleur, se hâta de le baisser aussitôt qu'il eut aperçu son confrère en religion.


LES DEUX MOINES. 197

— Ma foi ! mon père, dit la cabaretière, vous arrivez à propos pour dîner; vous n'attendrez pas, et vous allez vous trouver eti pays de connaissance. Puis s*adressant au jeune moine : — N'est-ce pas, mon révérend, que vous êtes enchanté de dîner avec sa révérence que voilà? L'odeur de mon omelette vient de l'attirer. Dame, aussi, c'est que je n'y épargne pas le beurre!

Le jeune moine répondit avec timidité et en balbu- tiant : Je craindrais de gêner monsieur.

Le vieux moine dit de son côté, en baissant fort la

tête : — » Je suis un pauvre moine alsacien je parle

mal français et je crains que ma compagnie ne soit

pas agréable à mon confrère.

— Allons donc! dit dame Marguerite, vous feriez des façons? Entre moines, et moines du même ordre, il ne doit y avoir qu'une seule table et un seul lit. Et, prenant un escabeau, elle le plaça auprès de la table, précisé- ment en face du jeune moine. Le vieux s'y assit de côté, évidemment fort empêché de sa personne ; il semblait combattu entre le désir de dîner et une certaine répu- gnance à se trouver face à face avec un confrère.

L'omelette fut servie. — Allons, mes pères, dépêchez bien vite votre bénédicité, et ensuite vous me direz si mon omelette est bonne.

A ce mot de bénédicité, les deux moines panirent encore plus mal à leur aise. Le plus jeune dit au plus vieux : — C'est à vous à le dire; vous êtes mon ancien, et cet honneur vous est dû.

— Non, pas du tout. Vous étiez ici avant moi, c'est à vous à le dire.

— Non ; je vous en prie.

— Je ne le ferai pas certainement.

— Il le faut absolument.

— Vous allez voir, dit dame Marguerite, qu'ils laisse- ront refroidir mon omelette. A-t-on jamais vu deux franciscains aussi cérémonieux ? Que le plus vieux

17.


Id8 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

dise le bénédicité, et le plus jeune dira les grâces.

— Je ne sais dire le bénédicité que dans ma bmgue^ dit le vieux moine.

Le jeune parut surpris, et jeta un coup d'œil à la dé* robée sur son compagnon. Cependant ce dernier, joi«  gnant les mains d'une façon fort dévote, commença à marmotter sous son capuchon quelques paroles que personne n*entendit. Puis il se rassit, et en moins de rien, et sans dire une parole, il eut englouti les trois quarts de l'omelette et vidé la bouteille placée en iace de lui. Son compagnon, le nez sur son assiette, n'ouvrit la bouche que pour manger. L'omelette achevée, il se leva, joignit les mains, et prononça fort vite et en bre- douillant quelques mots latins dont les derniers étaient : Et beatavisceravirginis Mariœ. €e furent les seuls que Marguerite entendit.

— Quelles drôles de grâces, révérence parler, nous dites-vous là, mon père! 11 me semble que ce n'est pas comme celles que dit notre curé.

— Ce sont les grâces de notre couvent, dit le jeune franciscain.

— Le bateau va^-t-il bientôt venir? demanda l'autre moine.

— Patience! Il s'en faut qu'il soit près d'arriver, ré- pondit dame Marguerite.

Le jeune frère parut contrarié, du moins à en juger par un mouvement de tète qu'il fit. Cependant il ne hasarda pas la moindre observation; et, prenant son bréviaire, il se mit à lire avec un redoublement d'at» tention.

De son côté, l'Alsacien, tournant le dos à son compa* gnon, faisait rouler les grains de son chapelet entre son index et son pouce, tandis qu'il remuait les lèvres, sans qu'il en sortit le moindre son.

— Voici les deux plus étranges moines que j'aie jamaiâ vus, et les plus silencieux, pensa dame Marguerite, en so


^ . LES DEUX MOINES. 199

piaçftnt à côté de son rouet, qu'elle mit bientôt en mou- vement.

Depuis un quart d'heure le silence n'avait été inter- rompu que par le bruit du rouet, lorsque quatre hommes armés et de fort mauvaise mine entrèrent dans l'auberge. Ils touchèrent légèrement le bord de leur chapeau à la vue des deux moines, et l'un d'eux, saluant Marguerite du nom familier de « ma petite Margot, » lui demanda du vîn d'abord, et à dîner bien vite, car, di- sait-il, la mousse m'est crue au gosier, faute de remuer les mâchoires.

— Du vin, du vin ! murmura dame Marguerite, voilà qui est bientôt dit, monsieur Bois-Dauphin. Mais est-ce vous qui payerez l*écot? Vous Savez que Jérôme Crédit est moH; et d'ailleurs vous me devez, tant en vin qu'en dîners et soupers, plus de six écus, aussi vrai que je suis une honnête femme !

— Aussi vrai l'un que l'autre, répondit en riant Bois- Ûauphin; c'est-à-dire que Je ne vous dois que deux écus, la mère Margot, et pas un denier de plus. 11 se servit d'un terme plus énergique.

— Ah! Jésus! Maria! peut-on dire?...

— Allons, allons, ne braillez pas, notre ancienne. Va pour six écus. Je te les payerai, Margoton, avec ce que nous dépenserons ici ; car j'en ai du sonnant au- jourd'hui, quoique nous ne gagnions guère au métier que nous faisons. Je ne sais ce que ces gredins-là font de leur argent.

— C'est bien possible qu'ils Tavalent, comme font les Allemands, dit un de ses camarades.

•^ Malepeste! s'écria Bois-Dauphin, il faut y regarder de près. Les bonnes pistoles sont, dans une carcasse hérétique, une bonne farce qu'il ne faut pas jeter aux chiens.

— Comme elle criait, la fille de ce ministre de ce matin ! dit le troisièûne.


200 CHRONIQUE DE GHAKLES IX.

— Et le gros ministre ! ajouta le dernier ; comme j'ai ri ! Il était si gros qu'il ne pouvait enfoncer dans l'eau.

— Vous avez donc bien travaillé ce matin? demanda Marguerite, qui revenait de la cave avec des bouteilles pleines.

— Comme cela, dit Bois-Dauphin. Hommes, femmes et petits enfants, c'est douze en tout que nous avons jetés à l'eau ou dans le feu. Mais le malheur, Margot, c'est qu'ils n'avaient ni sou ni maille ; hormis la femme, qui avait quelques babioles, tout ce gibier-là ne valait pas les quatre fers d'un chien. Oui, mon père, conti- nua-t-il en s'adressant au plus jeune des moines, nous avons bien gagné des indulgences, ce matin, en tuant ces chiens d'hérétiques, vos ennemis.

Le moine le regarda un instant, et se remit à lire ; mais son bréviaire tremblait visiblement dans sa main gauche, et il serrait son poing droit comme un homme agité par une émotion concentrée.

— A propos d'indulgences, dit Bois-Dauphin en se tournant vers ses camarades, savez-vous que je voudrais bien en avoir une pour faire gras aujourd'hui? Je vois dans la basse-cour de dame Margot des poulets qui me tentent furieusement.

— Parbleu ! dit un des scélérats,-mangeons-en, nous ne serons pas damnés pour cela. Nous irons demain à con- fesse, voilà tout.

— Écoutez, compères, dit un autre, il me vient une idée. Demandons à ces gros frocards-là de nous donner la permission de faire gras,

— Oui, comme s'ils le pouvaient! répondit son ca- marade.

— Par les tripes de Notre-Dame ! s'écria Bois-Dau- phin, je sais un meilleur moyen que tout cela, et je vais vous le dire à l'oreille.

Les quatre coquins s'approchèrent aussitôt tète contre tête, et Dois-Daiiphin leur expliqua tout bas son projet,


LES DECX MOINES. 201

qui fut accueilli par de grands éclats de rire. Un seul des bandits montra quelque scrupule.

— C'est une méchante idée que tu as là, Bois-Dau- phin, et cela peut porter malheur; moi je n'en suis pas.

— Tais-toi donc, Guillemain. Comme si c'était un gros péché que de faire flairer à quelqu'un la lame d'un poignard !

— Oui, mais un' tonsuré ! . . .

Ils parlaient à voix basse, et les deux moines sem- blaient chercher à deviner leurs projets par quelques mots qu'ils saisissaient dans leur conversation.

— Bah ! il n'y a guère dé différence, repartit Bois- Dauphin d'un ton plus haut. Et puis, comme cela, c'est lui qui fera le péché, et ce ne sera pas moi.

— Oui, oui! Bois-Dauphin a raison! s'écrièrent les deux autres.

Aussitôt Bois-Dauphin se leva et sortit de la salle. Un instant après, on entendit des poules crier, et le brigand reparut bientôt , tenant une poule morte de chaque main.

— Ah î le maudit ! s'écriait dame Marguerite. Tuer mes poulets ! et un vendredi ! Qu'en veux-tu faire, bri- gand?

— Silence, dame Margoton, et ne m'échauffez pas les oreilles; vous savez que je suis un méchant garçon. Pré- parez vos broches et me laissez faire. Puis s'approchant du frère alsacien : — Çà, tnon père, dit-il, vous voyez bien ces deux bêtes-ci ? eh bien ! je voudrais que vous me fissiez la grâce de les baptiser.

Le moine recula de surprise ; l'autre ferma son livre, et dame Marguerite commença à dire des injures à Bois- Dauphin.

— Que je les baptise? dit le moine.

— Oui, mon père. Moi je serai le parrain, et Margot que voici sera la marraine. Or, voici les noms que je


202 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

donne à mes filleules : celle-ci se nommefa Carpe^ et celle-là Perche, Voilà deux jolis noms.

— Baptiser des poules ! s'écrîa le moine en riant.

-* Eh oui, morbleu ! mon père; allons, vite en be- sogne!

— Ah ! scélérat ! s'écria Marguerite ; tu croîs que je te laisserai faire ce commerce-là dans ma maison ? Crois- tu être chez des juifs ou au sabbat, pour baptiser des bétes?

— Délivrez-moi donc de cette braillarde, dit Bois- Dauphin à ses camarades; et vous, mon père, ne sau- riez -vous lire le nom du coutelier qui a fait cette lame-ci?

En parlant ainsi, il passait son poignard nu sous le nez du vieux moine. Le jeune se leva sur son banc ; mais presque aussitôt, comme par reflet d'une réflexion prudente, il se rassit déterminé à prendre patience.

— Comment voulez-vous que je baptise des volailles, mon enfant?

— Parbleu ! c'est bien facile ; comme vous nous bap- tisez, nous autres enfants de femmes. Jetez-leur un peu d'eau sur la tôte, et dites : Baptizo te Carpam et Per- chant: seulement dites cela dans votre baragouin. Allons, Petit^Jean, apporte-nous ce verre d*eau, et vous tous, à bas les chapeaux, et du recueillement, noble Dieu !

A la surprise générale, le vieux cordelicr prit un peu d'eau, la répandit sur la tôte des poules, et prononça fort vite et très-indistinctement quelque chose qui avait l'air d'une prière. 11 finit par î Baptizo te Carpam et Percham, Puis il se rassit, et reprit son chapelet avec beaucoup de calme, et comme s'il n'avait fait qu'une chose ordinaire.

L'étonnement avait rendu muette dame Marguerite. Bois-Dauphin triomphait. — Allons, Margot, dilr-il en lui jetant les deux poulets, apprête-nous cette carpe et ceite perche ; c'est un très-bon manger maigre.


LCS DEUX MOINES. 903

Hais, malgré leur baplôme » Maipjcrlte se . refusait encore à les regarder comme un manger de chrétiens. Il fallut que les bandits la menaçassent de mauvais trai- tements pour qu^elle pût se décider a mettre à la brocho ces poissons improvisés.

Cependant Bois-Dauphin et ses compagnons buvaient largement ; ils portaient des saatés et menaient grand bruit,

— Écoutez I cria Bois^Dauphin en frappf^nt un grand coup de poing sur la table. pour pbtenir du silence, je propose de boire à la santé de notre saint-père le pape, el à la mort de tous les huguenots ; et il faut que nos deux frocards et dame Margot boivent avec uous.

La proposition fut accueillie par acclamation de ses trois camarades.

Il se leva en chancelant un peu, car il était d^jà plus qu'à moitié ivre, et, avec une bouteille qu'il avait à la main, il emplit le verre du jeune moine.

-^ Allons, bon père, dit-il, à la sainteté de sa santé !.,. Je me trompe. A la santé de Sa Sainteté! et à la mort

— Je ne bois jamais entre mes repas, répondit froide- ment le jeune homme*

  • — Ob ! parbleu ! vous boirez, ou le diable m'emporte,

si vous ne dites pourquoi I

A ces mots, il posa la bouteille sur la table, et, pre- nant le verre, il l'approcha des lèvres du moine, qui se penchait sur son bréviaire avec un grand calme en ap- parence. Quelques gouttes de vin tombèrent sur le livre. Aussitôt le moine se leva, saisit le verre ; mais, au lieu de le boire, il en jeta le contenu au visage de Bois-«  Dauphin. Tout le monde se prit à rire. Le frère, adossé contre la muraille et les bras croisés, regardait fixement le scélérat.

— Savez-vous bien, mon petit père, que cette plalsan» tarie^l^ ne me plait point? Jour de Dieu, si vous n'étiez


S04 GHRONIOIJE Dfi CHARLES IX.

pas un frocard, pour tout potage, je vous apprendrais bien à connaître votre monde.

En parlant ainsi, il étendit la main jusqu'à la figure du jeune homme, et de Textrémité de ses doigts il effleura sa moustache.

La figure du moine devint d'un pourpre éclatant. D'une main il prit au collet l'insolent bandit, et de l'autre, s'armant de la bouteille^ il la lui cassa sur la tète si violemment, que Bois-Dauphin tomba sans con* naissance sur le carreau, inondé à la fois de sang et de vin.

— A merveille, mon brave! s'écria le vieux moine, et pour un calotin vous faites rage.

— Bois-Dauphin est mort ! s'écrièrent les trois bri- gands, voyant que leur camarade ne remuait pas. Ah ! coquin ! nous allons vous étriller d'importance. Ils sai- sirent leurs épées; mais le jeune moine, avec une agilité surprenante, retroussa les longues manches de sa robe, s'empara de l'épée de Bois-Dauphin, et se mit en garde de la manière du monde la plus résolue. En même temps, son confrère tira de dessous sa robe un poignard dont la lame avait bien dix-huit pouces de long, et se mit à ses côtés d'un air tout aussi martial.

— Ah! canaille! s'écriait-il, nous allons vous ap- prendre à vivre, et vous montrer votre métier !

En un tour de main, les trois coquins, blessés ou dés- armés, furent obligés de sauter par la fenêtre.

— Jésus! Maria! s'écria dame Marguerite, quels champions ètes-vous, mes bons pères ! Vous faites hon- neur à la religion. Avec tout cela, voilà un homme mort, et cela est désagréable pour la réputation de cette au«  berge.

— Oh ! que nenni, il n'est pas mort, dit le vieux moine ; je le vois qui grouille ; mais je m'en vais lui don- ner Textrême-onction. Et il s'approcha du blessé, qu'il prit par les cheveux, et lui posant son poignard tran-


LES DEUX MOINES. $05

chant sur la gorge, il se mettait en devoir de lui couper la tête si la dame Marguerite et son compagnon ne l'eus- »ent retenu.

— Que faites-vous, bon Dieu! disait Marguerite; tuer un homme ! et un homme qui passe pour bon catholique encore, quoiqu'il n'en soit rien, comme il paraît assez !

— Je suppose, dit le jeune moine à son confrère, que des affaires pressantes vous appellent, ainsi que moi, à Beaugency. Voici le bateau. Hâtons-nous.

— Vous avez raison, et je vous suis. Il essuya son poignard, et le remit sous sa robe. Alors, les deux vail- lants moines, ayant payé leur écot, s'acheminèrent de compagnie vers la Loire, laissant Bois-Dauphin entre les mains de Marguerite, qui commença par se payer en fouillant dans ses poches; puis elle s'occupa d'ôter les morceaux de verre dont sa figure était hérissée, enfin de le panser suivant toutes les règles usitées par les com- mères en cas semblables.

— Je me trompe fort, ou je vous ai vu quelque part, dit le jeune homme au vieux cordelier.

— Le diable m'emporte si votre figure m'est incon- nue! Mais...

— Quand je vous ai vu pour la première fois, il me semble que vous ne portiez pas cette robe.

— Et vous-même ?

• — Vous êtes le capitaine...

— Dietrich Hornstein , pour vous servir ; et vous êtes le jeune gentilhomme avec qui j'ai diné près d'É- tampes.

— Lui-même.

— Vous vous nommez Mergy?

— Oui; mais ce n'est pas mon nom maintenant. Je suis le frère Ambroise.

— Et moi, le frère Antoine d'Alsace.

— Bien. Et vous allez?

18


'-^ hlA Rochelle, si ja puis,

  • <-* Et moi de même.

— Je suis charmé de vous rencontrer... Mais* diable! vous m^avex furieusement embarrassé avec votre béné* dicitc. C'est que je n'en savais pas un mot; et moi, je vous prenais d'abord pour un moine, s'il en fut»

— Je vous en présente autant. ^^ D'où voun êtes-vous échappé?

— De Paris. Et vous î

— D'Orléans. J'ai été contraint de me cacher pendant plus de huit joiirs. Mes pa\»vre9 reitres... mop cor- nette... sont dans la Loire.

— EtMilaî

-^ Elle s'est faite catholique. -^ Et mon cheval, capitaine?

— Ah! votre cheval? J'ai fait passer par les vergea le coquin de trompette qui vous l'avait dérobé,,. Mais, ne sachant où vous demeuriez, je n'ai pu vous le faire

rendre Et je le gardais en attendant l'honneur de

vous rencontrer. Maintenant il appartient sans doute à quelque coquin de papiste.

  • -^ Chut I pe prononcez pas oe mot M haut. Allons, ca-

pitaine , unissons nos fortunes , et entr'aidons*nQU4 comme nous venons de faire tout à l'heure.

— Je le veux; et, tant que Pietrich Hprnstein aura une goutte de sang dansles veines, il sera prêt àjouer des couteaux à vos côtés. Ils se serrèrent la main avec joie.

-><- Ah ça ! dites-moi donc quelle diable d'histoire me sont-ils venus conter avec leurs poules et leur Carpam^ Perchant? Il faut convenir que ces papaux sont yn^ bien sotte espèce.

— Chut ! encore une fois ; voici le bateau« 

En devisaut de la sorte, ils arrivèrent au bateau, où ils s'embarquèrent. Ils parvinrent à Beaugency sana autre accident que celui de rencontrer plusieurs eada* vres de leurs coreligionnaires flottant sur la Loire,


Ik $IÉGE DE La ItOCHELLB. ^07

tJïi batelier remarqua que la plupart étaient couchés sur le dos.

— Ils demandent vengeance au ciel, dit tout bas Mcrgy au capitaine deâ reîtres.

Dietrich lui serra la main sans répondre.


CHAPITRE XXIV.

IB SIÊ6Ë DE LA HOCHÉ LLB.

StiU iiope ftnd suffer ail who fcan t Mooàt, t!'Hd§é ^mtty.

La Rochelle, dont presque tous les habitants profes- saient la religion réformée, était alors comme la capi^ taie des provinces du Midi, et te plus ferme boulevard du parti protestant. Un commerce étendu avec TAngle* terre et TEspagne y avait introduit des richesses consi** dérables, et cet esprit d'indépendance qu'elles font naître et qu'elles soutiennent. Les bourgeois, pêcheurs ou matelots, souvent corsaires, familiarisés de bonne heure avec les dangers d'une vie aventureuse, possé- daient une énergie qui leur tenait lieu de discipline et d'habitude de la guerre. Aussi, à la nouvelle du mas* sacre du 24 août, loin de s'abandonner à cette résigna* lion stupide qui s'était emparée de la plupart des protes- tants et les avait fait désespérer de leur cause, les Ro- chelois furent animés de ce courage actif et redoutable que donne quelquefois le désespoir. D'un commun ac- cord, ils résolurent de subir les dernières extrémités plutôt que d'ouvrir leurs portes à un ennemi qui venait de leur donner une preuve si éclatante de sa mauvaise foi et de sa barbarie. Tandis que les ministres entrete*


208 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

naient ce zèle par leurs discours fanatiques, femmes, en- fants, vieillards, travaillaient à Tenvi à réparer les an- ciennes fortifications, à en élever de nouvelles. On ra- massait des vivres et des armes, on équipait des barques et des navires; enfin, on ne perdait pas un moment pour organiser et préparer tous les moyens de défense dont la ville était susceptible. Plusieurs gentilshommes échap- pés au massacre se joignirent aux Rochelois, et, par le tableau qu'ils faisaient des crimes de la SaintrBarthé- lemy, donnaient du courage aux plus timides. Pour des hommes sauvés d'une mort qui semblait certaine, la guerre et ses hasards étaient comme un vent léger pour des matelots qui viennent d'échapper à une tempête. Mergy et son compagnon furent du nombre de ces réfu- giés qui vinrent grossir les rangs des défenseurs de La Rochelle.

La cour de Paris-, alarmép de ces préparatifs, se re- pentit de ne pas les avoir prévenus. Le maréchal de Biron s'approcha de La Rochelle, porteur de proposi- tions d'accommodement. Le roi avait quelques raisons d'espérer que le choix de Biron serait agréable aux Ro- chelois; car ce maréchal, loin de prendre part aux massacres de la Saint-Barthélémy , avait sauvé plusieurs protestants de marque, et même avait pointé les canons de l'Arsenal, qu'il commandait, contre les assassins qui portaient les enseignes royales. Il ne demandait que d'être reçu dans la ville et reconnu en qualité de gou- verneur pour le roi, promettant de respecter les privi- lèges et les franchises des habitants, et de leur laisser le libre exercice de leur religion. Mais, après l'assassinat de soixante mille protestants, pouvait-on croire encore aux promesses de Charles IX? D'ailleurs, pendant le cours même des négociations, les massacres continuaient à Bordeaux, les soldats de Biron pillaient le territoire de La Rochelle, et une flotte royale arrêtait les bâti- ments marchands et bloquait le port.


LE SmK. m U AOCUGIILB. 909

Les Rocheloi^ refusèrent de recevoir Biron, el répon- dirent qu^ils ne pourraient traiter a\'ec le roi. tant qu'il serait captif des Guises, soil qu'ik crussent .ces derniers les seuls auteurs desxndtsx que souffrait le calvinisme , soit que par cette fiction, depuis souvent répétée, ils; vou«* lussent rassurer la conscience de ceux qui auraient cru que la fidélité à leur roi devait l'emporter sur les into* rets de leur religion. Dès lors il n'y eut plus moyen de s'entendre. Le roi s'avisa d'un autre négociateur, et ce fut La Noue.qu'il envoya. La Noue , surnommé ffras de Fer, à cause d'un bras postiche par lequel il avait rem* placé celui qu'il avait perdu dans un. combat, était un calviniste zélé, qui, dans les dernières guerres civiles; avait fait preuve d'un grand courage et de talents mili* taires. .

L'Amiral, dont il était l'ami, n'avait pas eu de lieutenant plus habile ni plus dévoué. Au moment de la Saint-Bàrthélemy, il était dans les Pays-Bas, diri- geant les bandes sans discipline de^^ Flamands insurgés contre la puissance espagnole. Trahi par la fortune, il avait été contraint de se Jcendre au duc d'Albe, qui l'avait assez bien traité. Depuis,. et lorsque tant de sang versé eut excité quelques remords, Charles IX le ré- clama, et, contre toute attente, le reçut avec la plus grande aflabiliié. Co prince, extrême en tout, accablait de caresses un protestant, et venait d'en faire égorger cent mille. Une espèce de fatalité semblait protéger 1^ destin de La Noue; déjà dans la troisième guerre civile il avait été fait prisonnier, d'abord à Jarnac, puis à Mon- contour, et toujours relâché sans rançon par le frère du roi \ malgré les instances d'une partie de ses capi- taines, qui le pressaient de sacrifier un homme trop dangereux pour être épargné, et trop honnête pour être séduit. Charles pensa que La Noue se souviendrait de

' Le due d* Anjou, depuis Henri UU

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tlO CHRONIQUE Hfi CHAIULES HL

sa clémence, et le chargea d'exhortor les RocliekMS à la soumission. La Noue accepta, mais à condition que le roi n'exigerait rien de lui qui ne fût compatible avec soa honneur. Il partit, accompagné d'un prêtre italien qui devait le surveiller.

D'abord il éprouva la mortification de s'apercevoir qu'on se défiait de lui. Il ne put être admis dans La R<k ebelle, mais on lui assigna pour lieu d'entrevue un petit village des environs. €e fut à Tadon qu'il rencontra les députés de La Rochelle. Il les connaissait tous comme l'on connaît de vieux compagnons d'armes; mais à son aspect pas un seul ne lui tendit une main amie, pas un seul ne parut le reconnaître, il se nomma et exposa les propositions du roi. La substance de son discours était : — Fiez-vous aux pro^nesses du roi ; la guerre civile est le pire des maux.

Le maire de La Rochelle répondit avec un sourire amer : — Nous voyons bien un homme qui ress^nble à La Noue, mais La Noue n'aurait pas proposé à ses frères de se soumettre à des assassins, là Noue aimait feu M. l'Amiral, et il aurait voulu le v^iger plutôt que de traiter avec ses meurtriers. Non, vous n'êtes point La Noue!

Le malheureux ambassadeur, que» ces reproches perçaient jusqu'à l'âme, rappela les services qu'il avait rendus à la cause des calvinistes, montra son bras mu- tilé, et protesta de son dévouement à sa religion. Peu à peu la méfiance des Rochelois se dissipa; leurs portes s'ouvrirent pour La Noue ; ils lui montrèrent leurs res- sources, et le pressèrent même de se mettre à leur tête. L'ofire était bien tentante pour un vieux soldat. Le ser- ment fait à Charles avait été prêté à une condition que l'on pouvait interpréter suivant sa conscience. La Noue espéra qu'en fié mettant à la tête des Rochelois il serait plus à même de les ramener à des dispositions paci- fiques^ il crut qu'il pourrait en même temps eondlier la


LA NOUE. 211

fidélité jurée à son roi et celle qu*il devait à sa religion. Il se trompait.

Une armée royale vint attaquer La Rochelle. La Noue conduisait toutes les sorties, tuait bon nombre de (^tho* liques; puis, rentré dans la ville, exhortait les habitants à faire la paix. Qu*arriva-t-il? Les catholiques criaient qu*ir avait manqué de parole au roi : les protestants l'accusaient de les trahir.

Dans cette position, La Noue, abreuvé de dégoûts, cherchait à se faire tuer en s'exposant vingt fois par jour.


CHAPITRE XXV.


LA NOUE.


C&p de yoa ! oet hômmd ut le inouèhe pal da talon.

D'AcBieni, fo bixron de Faneite»


I^s assiégés venaient de faire une sortie heureuse contre les ouvrages avancés de l'armée catholique. Ils avaient comblé plusieurs toises de tranchées, culbuté des gabions et tué une centaine de soldats. Le détache» ment qui avait remporté cet avantage rentrait dans la ville par la porte de Tadon. D'abord marchait le capi- taine Dietrich avec une compagnie d'arquebusiers, tous le visage échauffé, haletants et demandant à boire» marque certaine qu'ils ne s'étaient pas épargnés. Venait ensuite une grosse troupe de bourgeois,«parmi lesquels on remarquait plusieurs femmes qui paraissaient avoir pris part au combat. Suivait une quarantaine de pri*


212 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

sonnicrs, la plupart couverts de blessures et placés entre deux files de soldats qui avaient beaucoup de peine à les défendre de la fureur du peuple rassemblé sur leur passage. Environ vingt cavaliers formaient Tar- rière-garde. La Noue, à qui Mergy servait d'aide de camp, marchait le dernier. Sa cuirasse avait été faussée par une balle, et son cheval était blessé en deux en- droits. De sa main gauche il tenait encore un pistolet déchargé, et, au moyen d*un crochet qui sortait, au lieu de main, de son brassard droit, il gouvernait la bride de son cheval.

— Laissez passer les prisonniers, mes amis I s'écriaît- il à tous moments. Soyez -humains, bons Rochelois. Ils sont blessés, ils ne peuvent plus se défendre : ils ne sont plus ennemis.

Mais la canaille lui répondait par des vociférations sauvages : Au gibet les papistes! à la potence! et vive La Noue !

Mergy et les cavaliers, en distribuant à propos quelques coups du bois de leurs lances, ajoutèrent à i'effei des recommandations généreuses de leur capi- taine. Les prisonniers furent enfin conduits dans la prison de la ville et places sous bonne garde dans un endroit où ils n'avaient rien à craindre des fureurs de la populace. Le détachement se dispersa, et La Noue, ac- compagné de quelques gentilshommes seulement , mit pied à terre devant Thôtel de ville au moment où le maire en sortait, suivi de plusieurs bourgeois et d'un ministre âgé nommé Laplace.

— Eh bien ! vaillant La Noue, dit le maire en lui tendant la main, vous venez de montrer à ces massa- creurs que tous les braves ne sont pas morts avec H. l'Amiral.

— L'affaire a tourné assez heureusement, monsieur, répondit La Noue avec modestie. Nous n'avons eu que cinq morts et peu de blessés.


LA NOUE. 2i3

— Puisque vous conduisiez la sortie» monsieur de La Noue, reprit le maire, d'avance nous étions sûrs du succès.

— Eh! que ferait La Noue sans le secours de Dieu ? s-ccria aigrement le vieux ministre. C'est le Dieu fort qui a combattu pour nous aujourd'hui ; il a écouté nos prières.

— C'est Dieu qui donne et qui ôte la victoire à son gré, dit La Noue d'une voix calme, et ce n'est que lui qu'il faut remercier des succès de la guerre. Puis, se tournant vers le maire ; — Eh bien ! monsieur, le con- seil a-t-il délibéré sur les nouvelles propositions de Sa Majesté?

— Oui, répQndit le maire; nous venons de renvoyer le trompette à Monsieur en le priant de s'épargner la peine de nous adresser de nouvelles sommations. Doré- navant ce n'est qu'à coups d'arquebuse que nous y ré- pondrons.

— Vous auriez dû faire pendre le trompette , ob- serva le ministre ; car n'est-il pas écrit : Quelq'ues mé^ chants garnements sont sortis du milieu de toi, qui ont

voulu séduire les habitants de leur ville Mais tu

ne manqueras point de les faire mourir : ta main sera la première sur eux, et ensuite la main de tout le peuple. La Noue soupira et leva les yeux au ciel sans ré- pondre.

— Quoi! nous rendre! poursuivit le maire, nous rendre quand nos murailles sont encore debout, lorsque 1 ennemi n'ose même les attaquer de près, tandis que tous les jours nous allons l'insulter dans ses tranchées! Croyez-moi, monsieur de La Noue, s'il n'y avait pas de soldats à La Rochelle, les femnies seules suffiraient pour repousser les écorcheurs de Paris.

— Monsieur, quand on est le plus fort, il faut parler avec ménagement de son ennemi, et quand on est le plus faible...


214 CHRONIQUB DB CHARLES IX.

-^ Eh! qui vous dit que nous sommes les plus fai- bles! interrompit Laplace. Dieu ne combat-il pas pour nous? Et Gédéon avec trois cents Israélites n*était-il pas plus fort que toute Tarmée des Madianites t

— Vous savei mieux que personne, monsieur le maire, combien les approvisionnements sont insuffi- sants. La poudre est rare, et j'ai été contraint de dé» fendre aux arquebusiers de tirer de loin»

— Montgomery nous en enverra d'Angleterre, dit té maire.

-^ Le feu du ciel tombera sur les papistes, dit le ministre.

— Le pain enchérit tous les jours, monsieur le maire.

— Un jour ou l'autre nous verrons paraître la flotte anglaise, et alors l'abondance renaîtra dans la ville.

— Dieu fera tomber la manne s'il le faut! s'écria im- pétueusement Laplace.

— Quant au secours dont vous parlez, reprit La Noue, il suffit d'un vent de sud de quelques jours pour qu'il ne puisse entrer dans notre port. D'ailleurs il peut être pris.

— Le vent soufflera du nord ! Je te le prédis, homme de peu de foi, dit le ministre. Tu as perdu le bras droit et ton courage en même temps.

La Noue paraissait décidé à ne pas lui répondre. II poursuivit, s'adressant toujours au maire.

— Perdre un homme est pour nous plus grave que pour l'ennemi d'en perdre dix. Je crains que , si les catholiques pressent le siège avec vigueur, nous ne soyons contraints d'accepter des conditions plus dures que celles que vous rejetez maintenant avec mé- pris. Si, comme je l'espère, le roi veut bien se con- tenter de voir son autorité reconnue dans cette ville, sans exiger d'elle des sacrifices qu'elle ne peut faire, je crois qu'il est de notre devoir de lui ouvrir nos portes; car il est notre maître, après tout.


U NOUS. SIS

— Nous n'avons d'auiro maître que Christ! et il n'y a qu'un impie qui puisse appeler son maître le féroce Achab» Charles qui boit le sang des prophètes!... Et U fureur du ministre redoublait en voyant Timpertur- bable sang-froid de La Noue.

— Pour moi, dit le maire, je me souviens bien que I^ d.ernière fois que M. rAmiral passa par notr^ ville, il nous dit : Le roi m'a donné sa parole que ses sujets pro- testants et ses sujets catholiques seraient traités de même. Six mois après, le roi, qui lui avait donné sa parole, l'a fait assassiner* Si nous ouvrons nos portes, la Saint-Barthélémy se fera chez nous comme à Paris.

— Le roi a été trompé par les Guises, Il s'en repeni. et voudrait racheter le sang versé. Si par votre enté* tement à ne pas traiter vous irritez les catholiques» toutes les forces du royaume vous tomberont sur les bras, et alors sera détruit }e seul refuge de la religion réformée. La paix! lapaix!croyez-moi,monsieurlemaire,

— Lâche! s'écria le ministre, tu désires la paix parce que tu crains pour ta vie.

— rOh! monsieur Laplacie!,*, dit le maire,

— Bref, poursuivit froidement La Noue, mon dernier mot est que, si le roi consent à ne pas mettre garnison dfins La Hochellq et h laisser nos prêches libres, il faut lui porter nos clefs et l'assurer de notre soumission.

— Tu es un traître! cria Laplace; et tu es gagné par les tyrans.

— Bon Dieu! que dites-vous là, monsieur Laplace? répéta le maire.

La Noue sourit légèrement et d'un air de mépris.

-^ Vous le voyez, monsieur le maire, le temps où nous vivons est étrange : les gens de guerre parlent de paix, et les ministres prêchent la guerre. — tfon cher monsieur, continua-t-il, s'adressant enfin à Laplace, il egi heure de dîner, ce me semble, et votre femme vous attend sans doute dans votie maison*


216 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Ce& derniers mots achevèrent de rendre furieux le ministre. II ne sut trouver aucune injure à dire ; et, éomme un soufflet dispense de réponse raisonnable, il en donna im sur la joue du vieux capitaine.

— Jour de Dieu ! que faites-vous ! s'écria le maire. Frapper M. de La Noue, le meilleur citoyen et le plus brave soldat de La Rochelle!

Mergy, qui était présent, se disposait à donner à La- place une correction dont il aurait gardé le souvenir ; mais La Noue le retint.

Quand sa barbe grise fut touchée par la main de ce vieux fou, il y eut un instant rapide comme la pensée où ses yeux brillèrent d*un éclair d'indignation et de cour- roux. Aussitôt sa physionomie reprit son impassibilité : on eût dit que le ministre avait frappé le buste de marbre d'un sénateur romain, ou bien que La Noue n'avait été touché que par une chose inanimée et poussée par le hasard.

— Ramenez ce vieillard à sa femme, dit-il à un des bourgeois qui entraînaient le vieux ministre. Dites-lui d'en avoir soin; certainement il ne se porte pas bien aujourd'hui. — Monsieur le maire, je vous prie de me procurer cent cinquante volontaires parmi les habitants, car je voudrais faire demain une sortie à la pointe du jour, au moment où les soldats qui ont passé la nuit dans les tranchées sont encore tout engourdis par le froid, comme les ours que l'on attaque au dégel. J'ai remarqué que des gens qui ont dormi sous un toit ont bon marché le matin de ceux qui viennent de passer la nuit à la belle étoile.

— Monsieur de Mergy, si vous n'êtes pas trop pressé pour dîner, voulez-vous faire un tour avec moi au bas* lion de l'Évangile ? je voudrais voir où en sont les tra- vaux de l'ennemi.

Il salua le maire, et, s'appuyant sur l'épaule du jeune homme il se dirigea* vers le bastion.


LA NOUE. âl7

Ils y entrèretit un instant après qu*un coup de canon venait d'y blesser mortellement deux hommes. Les pierres étaient toutes teintes de sang, et Tun de ces malheureux criait à ses camarades de Tachever. La Noue, le coude appuyé sur le parapet, regarda quelque temps en silence les travaux des assiégeants; puis, se tournant vers Mergy :

— C'est une horrible chose que la guerre, dit-il ; mais une guerre civile!... Ce boulet a été mis dans un canon français; c'est un Français qui a pointé le canon et qui vient d'y mettre le feu, et ce sont deux Français que ce boulet a tués. Encore n'est-ce rien que de don- ner la mort à un demi-mille de distance; mais, mon- sieur de Mergy, quand il faut plonger son épée dans le corps d'un homme qui vous crie grâce dans votre langue !... Et cependant nous venons de faire cela ce matin même.

— Ah ! monsieur, si vous aviez vu les massacres du 24 août ! si vous aviez passé la Seine quand elle était rouge et qu'elle portait plus de cadavres qu'elle ne char- rie de glaçons après une débâcle , vous éprouveriez peu de pitié pour les hommes que nous combattons. Pour moi, tout papiste est un massacreur...

— Ne calomniez pas votre pays. Dans cette armée qui nous assiège, il y a bien peu de ces monstres dont vous parlez. Les soldats sont des paysans françiiis qui ont quitté leur charrue pour gagner la paye du roi ; et les gentilshommes et les capitaines se battent parce qu'ils ont prêté serment de fidélité au roi^ Ils ont raison peut- être, et nous... nous sommes des rebelles.

— Rebelles! Notre cause est juste; nous combattons pour notre religion et pour notre vie*

— A ce que je vois, vous avez peu de scrupules; vous êtes heureux, monsieur de Mergy. Et le vieux guerrier soupira profondément.

•— Morbleu ! dit un soldat qui venait de décharger

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i\$ CHRONIQUE 0E CHiRLES IX.

mn arqoe)>i}se, il fyni que ce dia)>ie4àâU i|n ebanne! depuis tmi§ jours je le vise, et je p*ai pu parvenir $ (a toucher.

— Qui donc? demanda M ergy.

rr- Tenez, voyez-vous ce gaillard en pourpoint blanc, avec récharpe et la plume rouges ? Tous les jours il sô promène à notre barbe, comme s'il voulut nous narguer* C'est une de ces épées dorées de \^ cour qui e^t venue avec Monsieur.

— La distance est grande, dit Hergy; n'importe, doa- nez-moi une arquebuse.

Un soldat remit sou arme entre s^9 w^ins. Hergy appuya le bout du canon sur le parapet, et visa ayec beaucoup d'attention.

— Si c'était quelqu'un de vos amis? dit La Noue. Pourquoi voulez-vous faire aiqsi le métier d'arqué? busier?

Mergy allait presser la détente ; il retint son doigt.

r- Je n'ai point d'amis parmi les catholiques, excepté un seul... Et celui-là, j'en suis bien sûr, n'est pas à nous assiéger.

-r- Si c'était votre frère qui ayant accompagné Ifon- sieur...

L'arquebuse partit; mais la main de Mergy avait tremblé , et l'on vit s'élever la poussière produite par la balle assez loin du promeneur. Mergy ne croyait pas que son frère pût être dans l'armée catholique ; cepeur dant il fut bien aise de voir qu'il avait manqué son coup. La personne sur laquelle il venait de tirer continua de marcher à pas lents, et disparut ensuite derrière les amas de terre fraîchement remuée qui s'élevaient de toutes parts autour de la ville.


LA SORTIS. ii9


CHAPITRE XiVL


LA s6rT1E^


B1«LIT.

Ifeâd , tôé i èackt \ Aead !

ftSlXfrUKa*


Une pluie fine et froide, <}Qi était tombée émë in- terruption pendant toute là nuit, venait enOn de eeâ- ser au moment où le jotir naissant s*aitnonçàil dans lè ciel par uiie lumière blafarde ââ Côté de l'otietit. Elle per^t «véo peiné un broùillsffd lourd et tàsânt la terre, que le tent déplaçait çà et là et! y faisant comme de larges trouées ; mais eed flocons grisâtres se réunis- saient bientôt, comme les vagues séparées pat un navire retombent et remplissent le sillage qu'il vient de tracer. Couverte de cette vapeur épaisse que péf çaîent les cimes de quelques arbres ^ la campagne ressemblait à une vaste inofidàtion.

Dans la ville, la lumière incertaine du matin, mèl^e à la lueur des torches, éclairait ttne troupe assez nom- breuse de soldats et de volontaires rassemblés dans la rue qui conduisait au bastion de l'Évangile.^ Ils frap- paient le pavé dû pied, et s'agitaient sans chainger de place comme des gens pénétrés par ce froid humide et perçant qui accompagne le lever du soleil en^ hiver. Les jurements et les imprécations énergiques n'étaient point épargnés contre celui qui leur avait fait prendre les armes de si grand matin; mais, malgré leurs injures, on démêlait dans leurs discours la bonne humeur et l'espérance qui anime des soldats conduits par un chef estimé. Ils disaient d'un ton moitié plaisant, moitié colère ;


220 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

— Ce maudit Bras^de^Fer , ce Jean^ui-ne^rt , ne saurait déjeuner qu*il n*ait donné un réveille-matin à nos tueurs de petits enfants! — Que la fièvre le serre! Le diable d*homme! avec lui on n*est jamais sûr de faire une bonne nuit. — Par la barbe de feu M. TA^ mirai ! si je n'entends ronfler bientôt les arquebusades, je vais m'endormir comme si j'étais encore dans mon Ut. — Ah! vivat] voici le brandevin qui va nous re- mettre le cœur au ventre, et nous empêcher de gagner des rhumes au milieu de ce brouillard du diable.

Pendant que Ton distribuait du brandevin aux sol- dats, les ofQciers, entourant La Noue debout sous Tau- vent d'une boutique, écoutaient avec intérêt le plan de l'attaque qu'il se proposait de faire contre l'armée as- siégeante. Un roulement de tambours se fit entendre; chacun reprit son poste; un ministre s'avança, bénit les soldats, les exhortant à bien faire, sous la promesse de la vie éternelle s'il leur arrivait de ne pouvoir, et pour cause, rentrer dans la ville et recevoir les récom- penses et les remerciments de leurs concitoyens. Le sermon fut court, et La Noue le trouva trop long. Ce n'était plus le même homme qui, la veille, regrettait chaque goutte de sang français répandu dans cette guerre. 11 n'était plus qu'un soldat, et semblait avoir hâte de revoir une scène de carnage. Aussitôt que le discours du ministre fut terminé et que les soldats eu- rent répondu Amen, il s'écria d'un ton de voix ferme et dur : — Camarades! Monsieur vient de vous dire vrai; recommandons-nous à Dieu et à Notre-Dame de Frappe-Fort. Le premier qui tirera avant que sa bourre n'entre dans le ventre d'un papiste, je le tuerai, si j'en réchappe.

— Monsieur, lui dit tout bas Mergy, voilà un dis- cours bien difiérent de ceux d'hier.

— Savez-vous le latin ? lui demanda La Noue d'un ton brusque.


LA SORTIE. 221

— Oui, monsieur.

— £h bien! souvenez-vous de ce beau dictons Age quod agis.

Il fit un signal; on tira un coup de canon, et toute la troupe se dirigea à grands pas vers la campagne : en même temps de petits pelotons de soldats, sortant par difiercntes portes, allèrent donner l'alarme sur plusieurs points des lignes ennemies, afin que les catholiques, se croyant assaillis de toutes parts, n'osassent porter des secours contre l'attaque principale, de peur de dégarnir un endroit de leurs retranchements partout menacés.

Le bastion de l'Évangile, contre lequel les ingénieurs de l'armée catholique avaient dirigé leurs efforts, avait surtout à souffrir d'une batterie de cinq canons, établie sur une petite éminence surmontée d'un bâtiment ruiné qui, avant le siège, avait été un moulin. Un fossé avec un parapet en terre défendait les approches du côté de la ville, et en avant du fossé on avait placé plusieurs ar- quebusiers en sentinelle. Mais, ainsi que l'avait prévu le capitaine protestant, leurs arquebuses, exposées pen- dant plusieurs heures à l'humidité, devaient être à peu près inutiles, et les assaillants , bien pourvus de tout, préparés à l'attaque, avaient un grand avantage sur des gens surpris à l'improviste, fatigués par les veilles, trempés de pluie et transis de froid.

Les premières sentinelles sont égorgées. Quelques arquebusades, parties par miracle, éveillent la garde de la batterie à temps pour voir l'ennemi déjà maître du parapet et grimpant contre la butte du moulin. Quelques-uns essayent de résister; mais leurs armes échappent à leurs mains roidies par le froid ; presque toutes leurs arquebuses ratent, tandis que pas un seul coup des assaillants ne se perd. La victoire n'est plus douteuse, et déjà les protestants, maîtres de la batterie, poussent le cri féroce de : Point de quartier! Souvenez- vous du 24 août.

19.


S29 CHRONIQUE DE CffARLES IX.

Une cinquantaine de soldats ^ec leur capitaine étaient logés dans la tour du moulin ; le capitaine, en bonnet de nuit et en caleçon, tenant urv oreiller d'une main et son épée de l'autre, ouvre la porte, et sort en demandant d'où vient ce tumulte. Loin de penser à une sortie de l'ennemi, il s'imaginait que le bruit provenait d'une querelle entre ses propres soldats. Il fut cruelle- ment détrompé; un coup de hallebarde l'étendit par terre baigné dans son sang. Les soldats eurent le temps de barricader la porte de la tour, et pendant qtfel<tue temps ils se défendirent avec avantage en tirant par les fe- nêtres ; mais il y avait tout contre ce bâtiment un grand amas de paille et de foin, ainsi que des branchages cpA devaient servir à faire des gabions. Les protestanls y mirent le feu, qui, en un instant, enveloppa la tour, ef monta jusqu'au sommet. Bientôt on entendit des cris lamentables en sortir. Le toit était en flamtnes et ailatf tomber sur la tête des malheureux qu'il coifvrait. La porte brûlait, et les barricades qu'ils avaient faites les empêchaient de sortir par cette issue. S^iîs tentaient de sauter pur les fenêtres, ils tombaient dans les flammes, ou bien étaient reçus sur la pointe àei piques. On vit alors un spectacle affreux. Un enseigne, revêtu d'une armure coiiiplète, essaya de sauter comme les autres par une fenêtre étroite. Sa cuirasse se terminait, suivant une mode alors assez commune, par une espèce de jupon en fer * qui couvrait les cuisses et le ventre, et s'élar- gissait comme le haut d'un entonnoir, de- manière à permettre de marcher facilement. Laf fenêtre n'était pas

• On peut voir de pareilles armures au Musée de l'àrtllleric. Une fort belle esquisse de Rubeos, qui représente un tournoi, explique <ï<>intiient, aVee éè jUpon de fer, on pouvait cependant monter à cheval. Les selles sont garnies d^tm* «bpèce de petit tabouret qui entre sous le jupon, exhaussant le cavalier de ma» tiière que ses genoux sont presque au niveau de la tête du cheval. — Voyex, pour rbomme brûlé vif dans son armure, VHUtoire universelle de d*Aubî- gné.


Ik SORTIE. 221

assez krge pour hAssox passer cette partie de son ar- mure, et l*en$eign«, dans son trouble, s'y était précipité avec tant de violence, qu'il se trouva avoir la plus grande partie du corps en dehors sans poTivoiï remuer, et pris comme dans un étau. Cependant lés flammes montaient jusqu'à lui, échauiïaient son armure, et l'y brûlaient lentement comme dans une fournaise, ou dans ce fa- meux taureau d'airain inventé par Fbalaris. Le malheu- reux poussait des cris épouvantables, et agitait vainemeut les bras comme j^ur demander du secours. Il se fit un moment de silence parmi les assaillants; puis, tous en- semble, et comme par un commun accord, ils poussè- rent une clameur de guerre pour s'étourdir et ne pas entendre les gémissements de l'homme qui brûlait. I) disparut dans un tourbillon de flammes et de fumée, et l'on vit tomber au milieu des débris de ht tour un cas- que rouge et fumant.-

Au milieu d'an ôombat, les sensations d'hérreur ei de tristesse sont de courte durée : l'instinct de sa pro- pre conservation parle trop fortement à l'esprit du sol^ dat pour qu^t soit longtemps sensible aux misères des autres. Pendant qu'âne partie des Rochelois poursui- vait les fuyards, les autres enclouaient les canons, en brisaient les roues, et précipitaient dans le fossé les gabions de la batterie et les cadavres de ses dé*" fenseurs.

^^rgy^ qui avait été des premiers à escalader le fossé et l'épaulemont , reprit haleine un instant pour graver avec la pointe de son poignard le nom de Diane sur une des pièces de la batterie ; puis il aida les autres à détruire les travaux des assiégeants.

Un soldat avait pris par la tête le capitaine catholique, qui ne donnait aucun signe de vie ; un autre tenait ses pieds , et tous deux s'apprêtaient , en le balançant en mesure , à le lancer dans le fossé. Tout à coup le pré- tendu mort y ouvrant lea yeux , reconnut Mergy , et


224 CHRONIQUE UE CHARLES IX.

s'écria ; — Monsieur de Mergy , grâce ! je suis prison- nier , sauvez-moi ! Ne reconnaissez- vous pas voire ami Béville? Ce malheureux avait la figure couverte de sang, et Mergy eut peine à recounailre dans ce moribond le jeune courtisan qu*il avait quitté plein de vie et de gaieté. II le fit déposer avec précaution sur Therbe , banda lui-même sa blessure , et , Tayant placé en travei*s sur un cheval , il donna Tordre de remporter douce- ment dans la ville.

Comme il lui disait adieu et qu*il aidait à conduire le cheval hors de la batterie , il aperçut dans une éclaircie un gros de cavaliers qui s'avançaient au trot entre la ville et le moulin. Suivant toute apparence , c'était im détachement de l'armée catholique qui voulait leur cou- per la retraite. Mergy courut aussitôt en prévenir La Noue : — Si vous voulez me confier seulement quarante arquebusiers , dit-il , je vais me jeter derrière la haie qui borde ce chemin creux par où ils vont passer , et, s'ils ne tournent bride au plus vite, faites-moi pendre.

— Trè&-bien , mon garçon , tu seras un jour un bon capitaine. Allons , vous autres , suivez ce gentilhomme et faites ce qu'il vous commandera.

£n un instant Mergy eut disposé ses arquebusiers le long de la haie *, il leur fit mettre un genou en terre , préparer leurs armes, et sur toute chose il leur défendit de tirer avant son ordre.

Les cavaliers ennemis s'avançaient rapidement, et déjà on entendait distinctement le trot de leurs chevaux dans la boue du chemin creux.

— Leur capitaine , dit Mergy à voix basse , est ce drôle à la plume rouge que nous avons manqué hier. Ne le manquons pas aujourd'hui.

L'arquebusier qu'il avait à sa droite baissa la tête , comme pour dire qu'il en faisait son affaire. Les cava- liers n'étaient plus qu'à vingt pas , et leur capitaine ,


l'hôpital. 226

se tournant vers ses gens, semblait prêt à leur donner un ordre , quand Mergy , s'élevant tout à coup , s'écria : —Feu !

Le capitaine à la plume rouge tourna la tète , et Mergy reconnut son frère. 11 étendit la main vers l'arquebuse de son voisin* pour la détourner ; mais , avant qu'il pût la toucher , le coup était parti. Les cavaliers, surpris de cette décharge inattendue , se dispersèrent en fuyant dans la campagne ; le capitaine George tomba percé de deux balles.


CHAPITRE XXVII.


l'hôpital.

FATHB& : Why are you so obstinate?

riBm&B : — Why you so troublesome, that a poor wrectch

Cant die in peaceT —

But you, like rayens, vill be croaking round hini. Otwat, Venice preserved.

Un ancien couvent de religieux , d'abord confisqué par le conseil de ville de La Rochelle, avait été trans- formé pendant le siège en un hôpital pour les blessés. Le pavé de la chapelle , dont on avait retiré les bancs , l'autel et tous les ornements , était couvert de paille et de foin : c'était là que l'on transportait les simples sol- dats. Le réfectoire était destiné aux officiers et aux gentilshommes. C'était une assez grande salle, bien lambrissée de vieux chêne , et percée de larges fenêtres en ogive qui donnaient suffisamment de jour pour les opérations chirurgicales qui s'y pratiquaient continuel- lement.

Là , le capitaine George était couché sur un matelas


8S6 CHRONIÛOB DE CHARLES IX.

rougi de soli saîig et de cdtii de bien d'âtttréSf Ihàllieu-» reux qui rftràient précédé dans ce lieu de douleur. Une botte de paille lui servait d'oreiller. On Tenait de lui dter sa cuirasse et de dédiirer son pourpoint et sa chemise. Il était nu jusqu'à la ceinturé ; mais son bras droit était encore armé dé son brassard et de son gantelet d'acier. Un soldat étancbait le sang qui coulait de ses blessures , Fune dans le ventre , juste an-dessouà de la cuirasse^ Tautre légère au bras gauche. Mergy était tellement abattu par la douleur , qu'il était incapable dé lui porter secours avec quelque efficacité. Tantôt pleu- rant à genoux devant lui , tantôt se roulant par terre avec des cris de désespoir, il ne cessait de s'accuser d'avoir tué le frè^é le plus tendre et son meilleur ami. Le capitaine, cependant, était calme, et s'efforçait de modérer ses transports.

A deux pieds de son matelas, il y en avait un autre sur lequel gisait le pauvre Béville en aussi fâcheuse posture. Ses traits n'exprimaient point cette résigna- tion tranquille que l'on remarquait sur ceux du capi- taine. 11 laissait échapper de temps en temps un gé- missement sourd , et tournait les yeux vers son voisin, comme pour lui demander un peu de son courage et de sa fermeté.

Un homme d'une qiïarautaine d'années à peu (ires , sec, maigre, chauve et très-ridé, entra dans la salle, et s'approcha du capitaine George , tenant à la main un sac vert d'où sortait certain cliquetis fort effrayant pour les pauvres malades. C'était maître Brisart , chi- rurgien assez habile pour le temps , disciple et ami du célèbre Ambroise Paré. Il venait de faire quelque opé- ration, car ses bras étaient nus jusqu'au coude, et il avait encore devant lui un grand tablier tout san- glant*

— Que me voulez-vous, et qui étes-vous? lui detnaiidà George.


^Jg &uM çhlrpFgû^n , naeii gentilboi)iinç , ^t si le nom de maître Brisart ne vous est pas coqau , e*est que \om ignorez bien ^es choses* 4Uon$, courage de brebis! comme dit l'autre. Je me epnriais en arquebusades. Dieu merpi , et je voudrais avoir autant de sacs de mille livres que j'ai retiré de balles du corps à des geai qui se portent aujourd'hui tout aussi bien que moi.

rrrr Or çà, (iocteur, ditesrnioi la vérité. Le coup est jgprtei, si je ni'y connais?

Le chirurgien esiainin^ d'aboi^d le bras gauche, et dit : ^ Bagatelle ! Puis il eommença k sonder l'autre plaie, opération qui fît bientôt faire d'horribles grimaces au blessé. De §o^ bffts droit il r^poussa asses fortement §nÇûre la i^§in 4u chirurgien.

rrr Paf^I^u! n'allc^ pas plus avant, docteur du diable! ^'écria-t-il ; j^ vois bien à votre mine que mon affaire est faite.

^ Mon gentilhomme, voyez-veus, je craina fort que la balle n'ait d'abord traversé le petit oblique du bas? vçi^fre, et qu'en remontant elle ne se soit logée dans l'épine dorsale , que nous nommons autrement en grec rachis. Ce qui me fait penser de la sorte, c'est que vps jambes sont sans mouvement et déjà froides. Ce signe pathognomonique ne trompe guère; auquel

C4S...

srr (In coup de feu tiré à brûle-pourpoint, et une ba^e dans l'épine dorsale! Peste 1 docteur, en voilà plus qu'il n'en faut pour envoyer ad patres un pauvre diable. Çà,' ne ipe tourmentez plus, et laissez'^moi mou- rir en repos,

— Non, il vivra! il vivra! s'écria Mergy fixant des yeui^ égarés sur le chirurgien, et lui saisissant forte* iQûnt le braa,

— Oui, encore une heure, peut-être deux, dit froide* ment maître Brisart, car c'est un ho^nme robuste,

Mergy retomba sur ses genoux, saisit la main droite


228 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

du capitaine, et arrosa â*aii torrent de larmes le gan- telet dont elle était couverte.

— Deux heures? reprit George. Tant mieux, je crai- gnais d'avoir plus longtemps à souffrir.

— Non, cela est impossible! s'écria Mergy en san- glotant. George, tu ne mourras pas. Un frère ne peut mourir de la main de son frère.

— Allons, tiens-toi tranquille, et ne me secoue pas. Chacun de tes mouvements me répond là. Je ne souffre pas trop maintenant; pourvu que cela dure... C'est ce que disait Zany en tombant du haut du clo- cher.

Mergy s'assit auprès du matelas, la tête appuyée sur ses genoux et cachée dans ses mains. 11 était immobile et comme assoupi; seulement, par intervalles, des mou- vements convulsifs faisaient tressaillir tout son corps comme dans le frisson de la fièvre, et des gémisse- ments qui n'avaient rien de la voix huipaine s'échap- paient de sa poitrine avec effort.

Le chirurgien avait attaché quelques bandes, seule- ment pour arrêter le sang, et il essuyait sa sonde avec beaucoup de sang-froid.

— Je vous engage fort à faire vos préparatifs, dit-il; si vous voulez un ministre, il n'en manque pas ici. Si vous aimez mieux un prêtre, on vous en donnera un. J'ai vu tout à l'heure un moine que nos gens ont fait prisonnier. Tenez, il confesse là-bas cet officier papiste qui va mourir.

— Qu'on me donne à boire, dit le capitaine.

— Gardez-vous-en bien! vous allez mourir une heure plus tôt.

— Une heure de vie ne vaut pas un verre de vin. Allons! adieu, docteur; voici à côté de moi quelqu'un qui vous attend avec impatience.

— Faut-il que je vous envoie un ministre, ou le moine?


l'hôpïtal. 220

— Ni l'un ai Taulre.

— Gomment?

— Laissez-moi en repos.

Le chirurgien haussa les épaules, et s'approcha de Béville. Par ma barbe! s'écria-t-il, voici une belle plaie. Ces diables de volontaires frappent comme des sourds.

— J'en reviendrai, n'est-ce pas? demanda le blessé d'une voix faible.

— Respirez un peu, dit maître Brisart.

On entendit alors une espèce de sifflement faible; il était produit par l'air qui sortait de la poitrine de Bé«  ville, par sa blessure en même temps que par sa bou- che, et le sang coulait de la plaie comme une mousse rouge.

Le chirurgien siffla comme pour imiter ce bruit étrange; puis il posa une compresse à la hâte, et, sans dire un mot, il reprit sa trousse et se disposait à sortir. Cependant les yeux de Béville, brillant comme deux flambeaux, suivaient tous ses mouvements. — Eh bien, docteur? dcmanda-t-il d'une voix tremblante.

— Faites vos paquets, répondit froidement le chirur- gien. Et il s'éloigna.

— Hélas! mourir si jeune! s'écria le malheureux Bé- ville en laissant retomber sa tète sur la botte de paille qui lui servait d'oreiller.

Le capitaine George demandait à boire; mais per- sonne ne voulait lui donner un verre d'eau, de peur de hâter sa fin. Étrange humanité, qui ne sert qu'à prolonger la souflrance ! En ce moment La Noue et le capitaine Dietrich, ainsi que plusieurs autres officiers, entrèrent dans la salle pour voir les blessés. Ils s'arrêtè- rent tous devant le matelas de George, et La Noue, s'appuyant sur le pommeau de son épée, regardait al- ternativement les deux frères avec des yeux oii se pei- gnait toute l'émotion que lui faisait éprouver ce triste spectacle.

20


930 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Une gourde que le capitaine allemand portait au côté attira Tattention de George. — Capitaine, luiditril^ vous êtes un vieux soldat?...

— Oui, vieux soldat. La fumée de la poudre grisonne une barbe plus vite que les années. Je m'appelle le ca- pitaine Dietrich Hornstein.

— Dites-moi, que feriez-vous si vous étiez blessé comme moi?

Le capitaine Dietrich regarda un instant ses bles- sures, en homme qui avait accoutumé d'en voir et de juger de leur gravité. — » Je mettrais ordre & ma cons- cience , répondit-il , et je demanderais un bon verre i^ vin d|| Rhin, s'il y en avait une bouteille aux en* virons.

— Eh bieq, moi, je ne leur demande qu'un peu de }eur miiuvais vin de La Rochelle, et les imbéciles ne veulent pas m'en donner.

Dietrich détacha sa gourde, qui était d'une gros* seur très-imposante, et se disposait à la remettre au blessé.

— Que faites-vous, capitaine ! s'écria un arquebu- sier ; le médecin dit qu'il mourra tout de suite s'il boit.

r-r- Qu'importe? il aura du moins un petit plaisir avant sa mort. Tenez, mon brave, je suis fâché de n'a* voir pas do meilleur vin à vous offrir.

— Vous êtes un galant homme, capitaine Dietrich, ^it George après avoir bu. Puis, tendant la gourde à son voisin : Et toi, mon pauvre Béville, veux-tu me faire raison ?

Mais Béville secoua la tète sans répondre.

^ Âh! ah! dit George, autre tourment 1 Quoi! ne me laissera-t-on pas mourir en paix?

11 voyait s'avancer un ministre portant une Bible sous le bras.

— Mon fils» dit le ministre, lorsque vous allez...


l'hôpital. $31

'— - Assety assez! Je sais ce que tous alle2 itie dire, mais c'est peine perdue. Je suis catholique.

— Catholique ! s'écria Béville. Td n'es donc plus athée?

— Mais autrefois, dit le ministre, vous vcfet été éleré dans la réligiori réformée; et dans ce moment soléiinël et terrible, lorsqtfé tous êtes près de paraître derant le juge suprême des actions et des consciences...

— Je suis catholique. Par les cornes du diable! lais^ sez-moi tranquille!

— Mais...

— Capitaine Dietrich, û'aturcz-vous point t>itié de moi I Vous m'avez déjà rendu un grand service ; je voua en demande un autre encore. Faites que je puisse mourir sans exhortations et sans jérémiades.

— Retirez-vous, dit le capitaine au ministre; voust voyez qu'il n'est pas d'humeur à Vous entendre.

La Noue tlt un signe au moine, qui s'approcha survie* champ.

— Voici un prêtre de votre religion, dit-il au Capi- taine George; nous ne prétendons point gêner les con- sciences. .

— Moine ou ministre, qu'ils aillent au diable ! répon- dit le blessé.

Le moine et le ministre étaient chacun d'un côté du lit, et semblaient disposés à se disputer lé mori- bond.

— Ce gentilhomme est catholique, dît le moine.

— Mais il est né protestant, dit le ministre ; il m'ap- partient.

— Mais il s'est converti.

— Mais il veut mourir dans la foi de ses pèreé.

— Confessez-vous, mon fils.

— Dites votre symbole, nîon fifs.

— N'est-ce pas que vous mourez Êon catholique f...

— Écartez cet envoyé de J'Antechrist! s'écria ié mi


232 CHRONIQUE DE CHARLES IX.

nistre, qui se sentait appuyé par la majorité des assis* tants.

Aussitôt un soldat, huguenot zélé, saisit le moine par le cordon de sa robe, et le repoussa en lui criant : •— Hors d*ici, tonsuré ! gibier de potence! 11 y a longtemps qu'on ne chante plus de messes à La Rochelle.

— Arrêtez! dit La Noue, si ce gentilhonmie veut se confesser, je jure ma parole que personne ne Ten em- pêchera.

— Grand merci, monsieur de La Noue, dit le

mourant d*une voix faible.

— Vous en êtes tous témoins, interrompit le moine, il veut se confesser.

— Non, le diable m'emporte!

— 11 revient à la foi de ses ancêtres! s'écria le mi- nistre.

— Non, mille tonnerres! Laissez-moi tous les deux. Suis-je déjà mort , .pour que les corbeaux se disputent ma carcasse ? Je ne veux ni de vos messes ni de vos psaumes.

— Il blasphème ! s'écrièrent à la fois les deux mi- nistres des cultes ennemis.

— Il faut bien croire à quelque chose , dit le capitaine Dietrich avec un Qegme imperturbable.

— Je crois... que vous êtes un brave homme, qui me délivrerez de ces harpies... Oui, retirez-vous, et laissez-moi mourir comme un chien.

— Oui , meurs comme un chien ! dit le ministre en s'éloignant avec indignation. Le moine fit le signe de la croix et s'approcha du lit de Béville.

La Noue et Mergy arrêtèrent le ministre. — Encore un dernier effort, dit Mergy. Ayez pitié de lui, ayez pitié de moi !

— Monsieur, dit La Noue au mourant, croyez-en un vieux soldat, les exhortations d'un homme qui s'est voué à Dieu peuvent adoucir les dernières heures d'un


l'hôpital. 233

mourant. N'écoutez point les conseils d'une vanité cou- pable, et ne perdez point votre dme par bravade»

— Monsieur , répondit le capitaine , ce n'est point d'aujourd'hui que j'ai pensé à la mort. Je n'ai besoin des exhortations de personne pour m'y préparer. Je n'ai jamais aimé les bravades , en ce moment moins que jamais. Mais , de par le diable ! je n'ai que faire de leurs sornettes.

Le ministre haussa les épaules. La Noue soupi- ra. Tous les deux s'éloignèrent à pas lents et la tète baissée.

— Camarade » dit Dietrich , il faut que vous souffriez diablement pour dire ce que vous dites.

— Oui, capitaine, je souffre diablement.

— Alors j'espère que le bon Dieu ne s'offensera pas de vos paroles, qui ressemblent furieusement à des blasphèmes. Mais quand on a une arquebusade tout au travers du corps, morbleu ! il est bien permis de jurer un peu pour se consoler.

George sourit, et reprit la gourde. — A votre santé , capitaine ! Vous êtes le meilleur garde-malade que puisse avoir un soldat blessé. Et en parlant il lui tendait la main.

Le capitaine Dietrich la serra en donnant quelques signes d'émotion. — Teufel ! murmura-t-il tout bas. Pourtant si mon frère Hennig était catholique , et si je lui avais envoyé une arquebusade dans le ventre!... Voilà donc l'explication de la prophétie de la Mila.

— George, mon camarade, dit Béville d'une voix lamentable , dis-moi donc quelque chose. Nous allons

mourir; c'est un terrible moment ! Est-ce que tu

penses encore maintenant comme tu pensais quand tu m'as converti à l'athéisme ?

— Sans doute ; courage ! dans quelques moments nous ne souffrirons plus.

— Mais ce moine me parle de feu... de diables... que

20.


S34 CHRONIQUE DÉ CHARLES IX.

sais- je, moi?... mais il me semble que tout eelàn'âH pas rassurant.

— Fadaises !

— Pourtant si cela était vrai ?

— Cnpitaine, je vous lègue ma cuirasse et mon épéc; je voudrais avoir quelque chose de mieux à vous offrir pour ce bon vin que vous m'avez donné si généreuse- ment.

— George , mon ami , reprît Bévilïe , ce serait épou- vantable si ce qu'il dit était vrai ,... l'éternité I

— Poltron !

— Oui , poltron , cela est bîentôl dit ; mais il est

permis d'être poltron quand il s'agit de souffrir pour rcternitc.

— Eh bien! confesse-toi.

— Je t'en prie , dis-moi , es-tu sûr qu'il n*y ait point d'enfer ?

— Bah !

— Non, réponds-moi; en es^tu bien Sûr? Jure-moi ta parole qu'il n'y a point d'enfer.

— Je ne suis sûr de rien. S'il ^ a tin diable , lious verrons s'il est bien noir.

— Comment ! tu n'en es pas sûr ?

— Confesse-toi, te dis-je.

— Mais tu vas te moquer de moi.

Le capitaine ne put s'empêcher de sourire ; puis il dit d'un ton sérieux : — A ta place , moi , je me con- fesserais ; c'est toujours le plus sûr parti ; et , confessé, huilé, on est prêt à tout événement.

— £h bien ! je ferai comme tu feras. Confesse-toi d'abord.

— Non.

— Ma foi! tu diras ce que tu voudras, mais je

mourrai en bon catholique. Allons , mon père ! faites- moi dire mon Confiteor^ et soufflez-moï, car je l'ai un peu oublié.


LffiVPPIAL. S3ft

Pcndaiit qvÈ*i\ se eonfessatt , le capitaine George but encore ane gorgée de vin , puis il étendit la tôte sur son niauvais oreiller et ferma les yeux. Il fut tranquille pendant près d'un quart d'heure. Alors il serra les lèvres et tressaillit en poussant un long gémissement que lui arrachait la douleur. Mcrgy, croyant qu'il expirait» poussa un grand cri , et lui souleva la tête. Le capitaine ouvrit aussitôt les yeux.

— Encore ? dit-il en le repoussant doucement. Je t'en prie, Bernard, calme-toi.

— George! George ! et tu meurs par mes mains !

— • Que veux-tu ? Je ne suis pas le premier Fran- çais tué par un frère, et je ne crois pas être le

dernier. Mais je ne dois accuser que moi seul

torsque Monsieur , m'ayant tiré de prison , m'em- mena avec lui, je m'étais juré de ne pas tirer i'é- pée..... Mais quand j'ai su que ce pauvre diable de

Béville était attaqué, quand j'ai entendu le bruit

des arquebusades , j'ai voulu voir l'affaire de trop près.

H ferma encore les yeux, et les rouvrit bientôt en disant à Mergy : — Madame de Turgis m'a chargé de te dire qu'elle t'aimait toujours. Il sourit dou- cement.

Ce furent ses dernières paroles. 11 mourut au bout d'un quart d'heure, sans paraître souffrir beaucoup. Quelques minutes après , Béville expira dans les bras du moine , qui assura dans la suite qu'il avait dis- tinctement entendu dans l'air le cri de joie des anges qui recevaient l'âme de ce pécheur repentant, tan- dis que sous terre les diables répondirent par un hur- lement de triomphe en emportant l'âme du capitaine George.

On voit dans toutes les histoires de France comment La Noue quitta La Rochelle, dégoûté de la guerre civile, et tourmenté par sa conscience qui lui reprochait de combattre contre son roi, comment l'armée catholique


336 CHRONIQUE DB CHARLES IX.

fut contrainte de lever le siège, et comment se fit la quatrième paix , laquelle fut bientôt suivie de la mort de Charles IX.

Mergy se consola-t-il? Diane prit-elle un autre amant? Je le laisse à décider au lecteur , qui , de la sorte , ter- minera toujours le roman à son gré.


^ FIN DE LA CHRONIQUE DB CHARLES IX.


LA


DOUBLE MÉPRISE.


Zagala, mas que las flores Blanca, rubia y ojos verdes. Si piensas seguir amores Piérdete bien, pues te pierdes .


1833.



DOUBLE MÉPRISE.


I.


JuU6 de Chaverny était mariée depuis six ans envi- ron , et depuis à peu près^inq ans et six mois elle avait reconnu non - seulement Timpossibilité d*aimer son mari , mais encore la difTiculté d'avoir pour lui quelque estime.

Ce mari n'était point un malhonnête homme ; ce n'é- tait pas une bête ni un sot. Peut-être cependant y avait-il bien en lui quelque chose de tout cela. En consultant ses souvenirs , elle aurait pu se rappeler qu'elle Tavait trouvé aimable autrefois ; mais maintenant il l'ennuyait. Elle trouvait tout en lui repoussant. Sa manière de manger, de prendre du café , de parler , lut donnait des crispations nerveuses. Ils ne se voyaient et ne se par- laient guère qu'à table ; mais ils dînaient ensemble plu- sieurs fois par semaine, et c'en était assez pour entretenir l'aversion de Julie.

Pour Chaverny , c'était un assez bel homme , un peu trop gros pour son âge, au teint frais, sanguin , qui, par caractère , ne se donnait pas de ces inquiétudes vagues qui tourmentent souvent les gens à imagination. Il croyait pieusement que sa femme avait pour lui une amitié doucer ( il était trop philosophe pour se croire aimé comme au premier jour de son mariage) , et cette persuasion ne lui causait ni plaisir ni peine; il se serait également accommodé du contraire. Il avait servi plu-»


240 LA DOlîBLE MÉPRISE.

sieurs années dans un régiment de cavalerie; mais, ayant hérité d*une fortune considérable , il s*était dé- goiJté de la vie de garnison , avait donné sa démission et s'était marié. Expliquer le mariage de deux personnes qui n'avaient pas une idée commune peut paraître assez difficile. D'une part, de grands parents et de ces orfi- cicux qui , comme Phrosine , marieraient la république de Venise avec le Grand Turc , s'étaient donné beaucoup de mouvement pour régler les affaires d'intérêt. D'un autre côté , Chaverny appartenait à une bonne famille ; il n'était point trop gras alors ; il avait de la gaieté , et était , dans toute l'acception du mot , ce qu'on appelle un bon enfant. Julie le voyait* avec plaisir venir chez sa mère , parce qu'il la faisait rire en lui contant des his- toires de son régiment d'un comique qui n'était pas toujours de bon goût. Elle le trouvait aimable parce qu'il dansait avec elle dans tous les bals , et qu'il ne manquait jamais de bonnes raisons pour persuader à la mère de Julie d'y rester tard , d'aller au spectacle ou au bois de Boulogne. Enfin Julie le croyait un héros , parce qu'il s'était battu en duel honorablement deux ou trois fois. Mais ce qui acheva le triomphe de Chaverny, ce fut la description d'une certaine voiture qu'il devait faire exécuter sur un plan à lui, et dans laquelle il conduirait lui-même Julie lorsqu'elle aurait consenti à lui donner sa main.

Au bout de quelques mois de mariage , toutes les belles qualités de Chaverny avaient perdu beaucoup de leur mérite. Il ne dansait plus avec sa femme , — cela va sans dire. Ses histoires gaies , il les avait toutes con- tées trois ou quatre fois. Maintenant il disait que les bals se prolongeaient trop tard. Il bâillait au spectacle , et trouvait une contrainte insupportable l'usage de s'ha- biller le soir. Son défaut capital était la paresse; s'il avait cherché à plaire, peut-être aurait-il pu réussir; mais la gêne lui paraissait un supplice : il avait cela de


LA DOUBLE MÉPRISE> 241

commun avec presque tous les gens gros. Le monde l'en- nuyait parce qu'on n'y est bien reçu qu'à proportion des efforts que l'on y fait pour plaire. La grosse joie lui parais- sait bien préférable à tous les amusements plus déli- cats; car, pour se distinguer parmi les personnes de son goût, il n'avait d'autre peine à se donner qu'à crier plus fort que les autres , ce qui ne lui était pas difficile avec des poumons aussi vigoureux que les siens. En outre, il se piquait de boire plus de vin de Champagne qu'un homme ordinaire , et faisait parfaitement sauter à son cheval une barrière de quatre pieds. Il jouissait en conséquence d'une estime légitimement acquise parmi ces êtres dif- ficiles à définir que l'on appelle les jeunes gens , dont nos boulevards abondent vers cinq heures du soir. Par- ties de chasse , parties de campagne , courses , dîners de garçons, soupers de garçons, étaient recherchés par lui avec empressement. Vingt fois par jour il disait qu'il était le plus heureux des hommes ; et toutes les fois que Julie l'entendait, elle levait les yeux au ciel , et sa petite bouche prenait une indicible expression de dé- dain.

Belle , jeune , et mariée à un homme qui lui déplai- sait, on conçoit qu*elle devait être entourée d'hommages fort intéressés. Mais , outre la protection de sa mère , femme très-prudente , son orgueil , c'était son défaut , l'avait défendue jusqu'alors contre les séductions du monde. D'ailleurs le désappointement qui avait suivi son mariage , en lui donnant une espèce d'expérience , l'avait rendue difficile à s'enthousiasmer. Elle était fière de se voir plaindre dans la société , et citer comme un modèle de résignation. Après tout, elle se trouvait pres- que heureuse , car elle n'aimait personne , et son mari la laissait entièrement libre de ses actions. Sa coquette- rie (et il faut l'avouer, elle aimait un peu à prouver que son mari ne connaissait pas le trésor qu'il possédait), sa

coquetterie , toute d'instinct comme celle d'un enfant ,

21


242 tA DOUBLE MÉPRISE.

s'alliait fort bien avec une certaine réserve dédaîgneiree qui n'était pas de la pruderie. Enfin ellesavait être aimable avec tout le monde, mais avec tout le monde également. La médisance ne pouvait trouver le plus petit reproche à lui faire.

IL

Les deux époux avaient diné chez madame de Lussan, la mère de Julie, qui allait partir pour Nice. Chaverny , qui s'ennuyait mortellement chez sa belle-mère , avait été obligé d'y passer la soirée, malgré toute son envie d'aller rejoindre ses amis sur le boulevard. Après avoir diné , il s'était établi sur un canapé commode , et avait passé deux heures sans dire un mot. La raison était simple : il dormait; décemment d'ailleurs, assis, la tête penchée de côté et comme écoutant avec intérêt la con- versation ; il se réveillait même de temps en temps et plaçait son mot.

Ensuite il avait fallu s'asseoir à une table de whist, jeu qu'il détestait parce qu'il exige une certaine appli- cation. Tout cela l'avait mené assez tard. Onze heures et demie venaient de sonner. Chaverny n'avait pas d'en- gagement pour la soirée : il ne savait absolument que faire. Pendant qu'il était dans cette perplexité, on an- nonça sa voiture. S'il rentrait chez lui, il devait rame- ner sa femme. La perspective d'un tête-à-tête de vingt minutes avait de quoi l'enrayer; mais il n'avait pas de cigares dans sa poche, et il mourait d'envie d'entamer une boite qu'il avait reçue du Havre au moment même où il sortait pour aller dîner. Il se résigna.

Comme il enveloppait sa femmo dans son châle, il ne put s'empêcher de sourire en se voyant dans une glace remplir ainsi les fonctions d'un mari de huit jours. Il considéra aussi sa femme, qu'il avait à peine regardée. Ce soir-là elle lui parut plus jolie que de coutume : aussi


^ LA DOUBLE MÉPRISE. 243

fut-il quelque temps à ajuster ce châle sur ses épaules. Julie était aussi contrariée que lui du tête-à-tête con- jugal qui se préparait. Sa bouche faisait une petite moue boudeuse, et ses sourcils arqués se rapprochaient invo- lontairement. Tout cela donnait à sa physionomie une expression si agréable, qu*un mari même n*y pouvait rester insensible. Leurs yeux se rencontrèrent dans la glace pendant Topération dont je viens de parler. L*un et Tautre furent en^barrassés. Pour se tirer d'affaire, Chaverny baisa en souriant la main de sa femme, qu'elle levait pour arranger son châle. — Gomme ils s'aiment! dit tout bas madame de Lussan, qui ne remarqua ni le froid dédain de la femme ni Tair d'insouciance du mari.

Assis tous les deux dans leur voiture et se touchant presque, ils furent d*abord quelque temps sans parler. Chaverny sentait bien qu'il était convenable de dire quelque chose, mais rien ne lui venait à l'esprit. Julie, de son côté, gardait un silence désespérant. 11 bâilla trois ou quatre fois, si bien qu'il en fut honteux lui-même, et que la dernière fois il se crut obligé d'en demander pardon à sa femme. — La soirée a été longue, ajouta-t-il pour s'excuser»

Julie ne vit dans cette phrase que l'intention de cri- tiquer les soirées de sa mère et de lui dire quelque chose de désagréable. Depuis longtemps elle avait pris l'habitude d'éviter toute explication avec son mari : elle continua donc de garder le silence.

Chaverny, qui ce soir-là se sentait malgré lui en humeur causeuse, poursuivit au bout de deux minutes : — J*ai bien diné aujourd'hui ; mais je suis bien aise de vous dire que le Champagne de votre mère est trop sucré.

— Gomment? demanda Julie en tournant la tête de son côté avec beaucoup de nonchalance et feignant de n'avoii: rien entendu.


244 LA DOUBl^E MÉPHISB.

— Je disais que le Champagne de votre mère est trop sucré. J*ai oublié de le lui dire. C*est une chose éton- nante, mais on s*imagine qu'il est facile de choisir du Champagne. Eh bien ! il n*y a rien de plus difficile. Il y a vingt qualités de cbampague qui sont mauvaises, et il n*y en a qu'une qui soit bonne.

— Ah! Et Julie, après avoir accordé cette interjec- tion à la politesse, tourna la tête et regarda par la por- tière de son côté. Chaverny se renversa en arrière et posa les pieds sur le coussin du devant de la calèche, un peu mortifié que sa femme se montrât aussi insensible à toutes les peines qu'il se donnait pour engager la con- versation.

Cependant, après avoir bâillé encore deux ou trois fois, il continua en se rapprochant de Julie : — Vous avez là une roBe qui vous sied à ravir, Julie. Où Tavez- vous achetée?

— Il veut sans doute en acheter une semblable à sa maîtresse, pensa Julie. — Chez Burty, répondit-elle en souriant légèrement.

— Pourquoi riez-vous? demanda Chaverny, ôtant ses pieds du coussin et se rapprochant davantage. En même temps il prit une manche de sa robe et se mit à la tou- cher un peu à la manière de Tartufe.

— Je ris, dit Julie, de ce que vous remarquez ma toi- lette. Prenez garde, vous chiffonnez mes manches. Et elle retira sa manche de la main de Chaverny.

— Je vous assure que je fais une grande attention k votre toilette, et que j'admire singulièrement votre goût. Non, d'honneur, j'en parlais l'autre jour à..... une femme qui s'habille toujours mal bien qu'elle dé- pense horriblement pour sa toilette... Elle ruinerait... Je lui disais... Je vous citais... — Julie jouissait de son embarras, et ne cherchait pas à le Gaire cesser en l'in- terrompant.

— Vos chevaux sont bien mauvais. Ils ne marchent


LA DOUBLE MEPRISE. 245

pas! U faudra que je vous les change, dit Chaverny, tout à fait déconcerté.

Pendant le reste de la route la conversation ne prit pas plus de vivacité ; de part et d'autre on n*alla pas plus loin que la réplique.

Les deux époux arrivèrent enfin rue***, et se séparé* rent en se souhaitant une bonne nuit.

Julie commençait à se déshabiller, et sa femme de chambre venait de sortir, je ne sais pour quel motif, lorsque la porte de sa chambre à coucher s'ouvrit assez brusquement, et Ghavemy entra. Julie se couvrit préci- pitamment les épaules. — Pardon, dit-il; je voudrais bien pour m'endormir le dernier volume de Scott... N'est-ce pas Quentin Durward?

— 11 doit être chez vous, répondit Julie; il n'y a pas de livres ici.

Ghaverny contemplait sa femme dans ce demi-dés- ordre si favorable à la beauté. 11 la trouvait piquante, pour me servir d'une de ces expressions que je dé- teste. C'est vraiment une fort belle femme ! pensait^il. Et il restait debout, immobile, devant elle, sans dire un motet son bougeoir à la main. Julie, debout aussi en face de lui, chiffonnait son bonnet et semblait attendre avee impatience qu'il la laissât seule.

— Vous êtes charmante ce soir, le diable m'emporte ! s'écria enfin Ghaverny en s'avançant d'un pas et posant so*n bougeoir. Gomme j'aime les femmes avec les che- veux en désordre ! Et en parlant il saisit d*unc main les longues tresses de cheveux qui couvraient les épaules de Julie, et lui passa presque tendrement un bras autour de la taille.

— Ah! Dieul vous sentez le tabac à faire horreur! s*écria Julie en se détournant. Laissez mes cheveux, vous allez les imprégner de cette odeur-là, et je ne pourrai plus m'en débarrasser.

— Bah ! vous dites cela à tout hasard et parce que

21.


i46 LA DOUBLE MÉPRISE.

VOUS sftves que je fume qnelqu^ois. Ne faiteis do0c psâ tant la difficile» ma petite femme. Et elle ne pat se dé* barrasser de ses bras assez vite pottr éviter un baiser qu'il lui donna sur Tépaule.

Heureusement pour Julie , sa femme de chambre ren- tra ; car il n*y a rien de plus odieux pour une femme que ces caresses qu'il est presque mssi ridicule de refuser que d'accepter.

— Marie 9 dit madame de Chatemy , le corsage de ma robe bleue est beaucoup trop long. J'ai vu aujourd'hui madame de Bégy » qui a toujours un goût parfait ; son corsage était certainement de deux bons doigts plus court. Tenez , faites un rempli avec des épingles tout de suite pour voir l'effet que cela fera.

Ici s'établit entre la femme de chambre et k maî- tresse un dialogue des plus intéressants sur les dime»' sions précises que doit avoir un corsage. Julie savait bien que Chavcrny ne haïssait rien tant que d'entendre parler de modes , et qu*elle allait le mettre en fuit^* Aussi , après cinq minutes d^allées et venues , Ghaverny ^ voyant que Julie était tout occupée dé son corsage , b&iila d'une manière effrayante , rcpril Sùtn bougeoir el sortit cette fois pour ne plus revenir.

III.

Le commandant Perrin était assis devant une pelftt^ table et lisait avec attention. Sa redingote parfaitement brossée , son bonnet de police , et surtout la roideur in«- ilexible de se» poitrine » annonçaient un vieux militaire. Tout était propre dans sa chambre , mais de la p\ué grande simplicité. Un encrier et deux plumes toutes taillées étaient sur sa table à côté d'un cahier de papier à lettres dont on n'avait pas usé une feuille depuis un an au moins. Si le commandant Perrin n'écrivait pas, en revanche il lisait beaucoup. Il lisait alors les Lettres


LÀ dOOME KÉMIiai. 247

persmne» en ftmsani sa pipé d^écmne de mer , et ees dewL oeevpatioiis captiYaknf lelteinent toute son atten- tion, qtiUl ne s'aperçut pas d'abord de l'entrée dans sa lâiambre do commandant de Châteaufort. C'était nn jeune offieier do son régiment , d'une figure charmante ^ fort aimable, un peu fat, trè&-protégé du ministre de ta gaerre ; en un mot , l'opposé du commandant Pcrrin sous presque tous les rapports. Cependant ils étaient amis , je ne saii$ pourquoi , et se croyaient toi«s*les joursv Châteaufort frappa sur l'épaule du commandafUt Per-' rin. CehtMJ tourim la tête sans cfiiitter sa pipe. Sa pre^ mière expression fut de joie en voyant son ami ; la seconde , de regret , le digne homme ! parce qu'il allait quitter son Hytc ; b troisième indiquait qu'il avait pris son parti et qu'il allait faire de son mieux les honneurs de son appartement. Il fouillait à sa poche pour cher^ cher une el^ ouvrant une armoire où était renfermée une précieuse boite de cigares que le commandant ne fumait pas lui-même , et qu'il donnait un à un à son ami ; mais Châteaufort, qui l'avait vu cent fois faire le même geste , s'écria : Restez donc, papa Perrin , garder vos cigares; j'en ai sur moi ! Puis , tirant d'un éléganl^ étui de paille du Mexique un cigare couleur de cannelle, bien effilé des deux bouts , il l'alluma et s'étendit sur un petit canapé , dont le commandant PerHn ne se servait jamais, la tête sur un oreiller, les pieds sur le dossier opposé. Châteaufort commença par s'envelopper d'un nuage de fumée, pendant que, les yeux fermés, il pa- raissait méditer profondéiinent sur ce qu'il avait à dire. Sa figure était rayonnante de joie , et il paraissait ren- fermer avec peine dans sa poitrine le secret d'un bonheur qu'il brûlait d'envie de laisser deviner. Le commandant Perrin , ayant placé sa chaise en face du canapé , fuma quelque temps sans rien dire; puis, comme Châteaufort ne se pressait pas de parler , il lui dit : Comment se porte Ourika ?


248 LA DOUBLE MÉPRISE.

Il s*agissait d*une jument noire que Ghâteaufori avait un peu surmenée et qui était menacée de devenir pous- sive. — Fort bien , dit Châteaufort, qui n'avait pas écouté la question. — Perrin! s*écria-t-il en étendant vers lui la jambe qui reposait sur le dossier du canapé , savez-vous que vous êtes heureux de m'avoir pour ami?...

Le vieux commandant cherchait en lui-même quels avantages lui avait procurés la connaissance de Châ- teaufort , et il ne trouvait guère que le don de quelques livres de Kanaster et quelques jours d*arrêts forcés qu*il avait subis pour s'être mêlé d'un duel où Châteaufort avait joué le premier rôle. Son ami lui donnait, il est vrai, de nombreuses marques de confiance. C'était tou- jours à lui que Châteaiifort s'adressait pour se faire rem- placer quand il était de service ou quand il avait besoin d'un second.

Châteaufort ne le laissa pas longtemps à ses recher- ches et lui tendit une petite lettre écrite sur du papier anglais satiné, d'une jolie écriture en pieds de mouche. Le commandant Perrin fit une grimace qui chez lui équivalait à un sourire. Il avait vu souvent de ces lettres satinées et couvertes de pieds de mouche , adressées à son ami.

— Tenez , dit celui-ci, lisez. C'est à moi que vous de- vez cela. Perrin lut ce qui suit :

« Vous seriez bien aimable , cher monsieur , de ve- « nir dîner avec nous. M. de Chaverny serait allé vous « en prier , mais il a été obligé de se rendre à une par- « tie de chasse. Je ne connais pas l'adresse de M. le « commandant Perrin , et je ne puis lui écrire pour le « prier de vous accompagner. Vous m'avez donné beau- « coup d'envie de le connaître , et je vous aurai une « double obligation si vous nous l'amenez.

» Julie de Chaverny. »

« P. S* J'ai bien des remerciments à vous faire pour


LA DOUBLE MÉPHISB. 249

c la musique que vous avez pris la peine de copier pour c moi. Elle est ravissante, et il faut toujours admirer « votre goût. Vous ne venez plus à nos jeudis ; vous <K savez pourtant tout le plaisir que nous avons à vous « voir. »

— Une jolie écriture , mais bien fine , dit Perrin en finissant. Mais diable ! son dîner me scie le dos ; car il faudra se mettre en bas de soie , et pas de fumerie après ie dîner!

— Beau malheur, vraiment! préférer la plus jolie

femme de Paris à une pipe! Ce que j'admire, c'est

votre ingratitude. Vous ne me remerciez pas du bonheur que vous me devez.

— Vous remercier! Mais ce n*est pas à vous que j'ai l'obligation de ce dîner... si obligation il y a.

— A qui donc ?

— Â Chaverny, qui a été capitaine chez nous. Il aura dit à sa femme : Invite Perrin, c'est un bon diable. Comment voulez-vous qu'une jolie femme que je n*ai vue qu'une fois pense à inviter une vieille culotte de peau comme moi ?

ChÂteaufort sourit en se regardant dans la glace très- étroite qui décorait la chambre du commandant.

— Vous n'avez pas de perspicacité aujourd'hui, papa Perrin. Relisez-moi ce billet, et vous y trouverez peut- être quelque chose que vous n'y avez pas vu.

Le commandant tourna, retourna ie billet et ne vit rien.

— Comment, vieux dragon! s'écria Châte^ufort, vous ne voyez pas qu'elle vous invite afin de me faire plaisir, seulement pour me prouver qu'elle fait cas

de mes amis... qu'elle veut me donner la preuve

de ?

— De quoi î interrompit Perrin.

— De... vous savez bien de quoi.

— Qu'elle vous aime 1 demanda le commandant d'un< air de doute.


SÔO Uk DOUBLE MftPRI». •

Ghâteaufort sifQa sans répondre.

— Elle est donc amoureuse de vous ? Châleaufort sifflait toujours*

— Elle vous Ta dit?

— Mais... cela sevoit, ce me semble.

— Comment?... dans cette lettre?

— Sans doute*

Ce fut le tour de Perrin à siffler. Soo sifflet fut âtts significatif que le fameux Lillibulero de mon «ncle Toby.

— Comment! s'écria Châteaufort, arrachant la lettre des mains de Perrin, vous ne voyez pas tout ce qu'il y a de... tendre... oui, de tendre là-dedans? Qu'avez-vout à dire à ceci : Cher monsieur? Notes bien que dans un autre billet elle m'écrivait monsieur ^ tout court. Je veut aurai une double obligation^ cela est positiL Et voyez- vous, il y a un mot effacé après, c'est mille; elle voulait mettre mille amitiés, mais elle n'a pas osé; mille eom^^ pliments, ce n'était pas assez... Elle n'a pas flni son billet... Oh! mon ancien! voulez-vous par hasard qu'une femme bien née comme madame de Gbaverny aille sé jeter à la tête de votre serviteur comme ferait une pe- tite grisette?... Je vous dis, moi, que sa lettre est char- xnante, et qu'il laut être aveugle pour ne pas y voir de

la passion Et les reproches de la fin, parce que je

manque à un seul jeudi, qu'en ditcs^vo^s?

— Pauvre petite femme! s'écria Perrin, net'amou- raebe pas de celui-là : tu t'en repentirais bien vite!

Châteaufort ne fit pas attention à la prosopopée de son ami : mais, prenant un ton de voix bas et insinuant : Savez-vous, mon cher, ditril, que vous pourriear me rendre un grand service?

— Comment?

— Il faut que vous m'aidiez dans eetteaffeire* Je sais que son mari est très-mal pour die, — c'est xm animal qui la rend malheureuse vous l'avez coAM, roun,


tA DOUBLE MÉPRISE. 251

Pfatrin; dites bien à sa femme que e*est un brutal, un homme qui a la réputation la plus mauvaise...

— Oh!...

— Un libertin... vous le savez. 11 avait des maîtresses lorsqu'il était au régiment; et quelles maîtresses! Dites tout cela à sa femme.

— Oh ! comment dire cela? Entre Tarbre et Técorce. . .

— Mon Dieu! il y a manière de tout dire!... Surtout dites du bien de moi.

— Pour cela, c'est plus facile. Pourtant...

— Pas si facile, écoutez ; car, si je vous laissais dire, vous feriez tel éloge de moi qui n'arrangerait pas mes affaires... Dites-lui que depuis quelque temps vous re- marquez que Je suis triste, que je ne parle plus, que je ne mange plus...

— Pour le coup! s'écria Perrin avec un gros rire qui faisait faire à sa pipe les mouvements les plus ridi- cules, jamais je ne pourrai dire cela en face à madame de Chavemy. Hier soir encore, il a presque fallu vous emporter après le dîner que les camarades nous ont donné. *

— Soit, mais il est inutile de lui conter cela. 11 est bon qu'elle sache que je suis amoureux d'elle; et ces faiseurs de romans ont persuadé aux femmes qu'un homme qui boit et mange ne peut être amoureux.

— Quant à moi, je ne connais rien qui me fasse perdre le boire ou le manger.

— Eh bien, mon cher Perrin, dit Châteaufort en met- tant son chapeau et arrangeant les boucles de ses che- veux, voilà qui est convenu ; jeudi prochain je viens vous prendre; souliers et bas de soie, tenue de rigueur! Surtout n'oubliez pas de dire des horreurs du mari, et beaucoup de bien de moi.

11 sortit en agitant sa badine avec beaucoup de grâce, laissant le commandant Perrin fort préoccupé de l'in- vitation qu'il venait de recevoir, et encore plus por-


252 LA DOUBLE MÉPRISE.

plexe en songeant aux bas de soie et à la tenue de ri- gueur. ^

IV.

Plusieurs personnes invitées chez madame de Cha- verny s'étant excusées, le diner se trouva quelque peu triste. Ghâteaufort était à côté de Julie, fort empressé à la servir, galant et aimable à son ordinaire. Pour Cha- verny, qui avait fait une longue promenade à cheval le matin, il avait un appétit prodigieux. Il mangeait donc et buvait de manière à en donner envie aux plus ma- lades. Le commandant Perrin lui tenait compagnie, lui versant souvent à boire, et riant à casser les verres toutes les fois que la grosse gaité de son hôte lui en fournissait l'occasion. Gbaverny, se retrouvant avec des militaires, avait repris aussitôt sa bonne humeur et ses manières du régiment; d'ailleurs il n'avait jamais été des plus déli- cats dans le choix de ses plaisanteries. Sa femme prenait un air froidement dédaigneux à chaque saillie incon- grue : alors elle se tournait du côté de Ghâteaufort, et commençait un aparté avec lui, pour n'avoir pas l'air d'entendre une conversation qui lui déplaisait souve- rainement.

Voici un échantillon de l'urbanité de ce modèle des époux. Vers la fin du dîner, la conversation étant tombée sur l'Opéra, on discutait le mérite relatif de plusieurs danseuses, et entre autres on vantait beau- coup mademoiselle ***. Sur quoi Ghâteaufort renchérit sur les autres, louant surtout sa grâce, sa tournure, son air décent.

Perrin, que Ghâteaufort avait mené à l'Opéra quel- ques jours auparavant, et qui n'y était allé que cette seule fois, se souvenait fort bien de mademoiselle ***.

— Est-ce, dit-il, cette petite en rose, qui saute ccmune un cabri?... qui a des jambes dont vous parliez tant, Ghâteaufort?


LA DOUBLE MÉPRISE. 253

— Ah! vous parliez de ses jambes! s'écria Chaverny ; mais savez-vous que, si vous en parlez trop, vous vous brouillerez avec votre général le duc de J*^*! Prenez garde à vous, mon camarade!

— Mais je ne le suppose pas tellement jaloux, qu'il défende de les regarder au travers d'une lorgnette.

— Au contraire, car il en est aussi fier que s'il les avait découvertes. Qu'en dites-vous , commandant Perrin?

— Je ne me connais guère qu'en jambes de chevaux, répondit modestement le vieux soldat.

— Elles sont, en vérité, admirables, reprit Chaverny, et il n^y en a pas de plus belles à Paris, excepté celles. .. Il s'arrêta et se mit à friser sa moustache d'un air go- guenard en regardant sa femme, qui rougit aussitôt jusqu'aux épaules.

— Excepté celles de mademoiselle D***? interrompit Ghâteaufort en citant une autre danseuse.

— Non, répondit Chaverny du ton tragique de Ham* let : — mafs regarde ma femme.

Julie devint pourpre d'indignation. Elle lança à son mari un regard rapide comme l'éclair, mais où se pei- gnaient le mépris et la fureur. Puis, s'efforçant de se contraindre, elle se tourna brusquement vers Chîît.eau-r fort : Il faut, dit-elle d'une voix légèrement tremblante, il faut que nous étudiions le duo de Maomeito. Il doit être parfaitement dans votre voix.

Chaverny n'était pas aisément démonté. Château fort, poursuivil>-il, savez-^'ous que j'ai voulu faire mouler au- trefois les jambes dont je parle ? mais on n'a jamais voulu le permettre.

Ghâteaufort, qui éprouvait une joie très-vive de cette impertinente révélation, n'eut pas l'air d'avoir entendu, et parla de Maometto avec madame de Chaverny.

— La personne que jeveux dire, continua l'impitoyable mari, sescandalisait ordinairement quand on lui rendait

màii


254 U tMUBLS MÉPAIgr.

justice sur cet article , mais au fond elle n*en était pas fâchée. Savez-vous qu'elle se fait prendre mesure par son marchand de bas?.*. — Ma femme, tte vous fâchez pas... sa marchande^ veux-je dire. Et lorsque î*ai été à Bruxelles, j*ai emporté trois pages de son écri- ture contenant les instructions les plus détaillées pour des emplettes de bas.

1 Hais il avait beau parler, Julie était déterminée à no rien entendre. Elle causait avec Châteaufort, et lui par-

,. lait avec une affectation de gaieté, et son sourire gracieux cherchait à lui persuader qu'elle n'écoutait que lui. Châteaufort, de son côté, paraissait tout entier au Maometto ; mais il ne perdait rien des impertinences de Chavemy.

Après le dtner , on fit de la musique , et madame de Chaverny chanta au piano* avec Châteaufort. Chavemy disparut au moment où le piano s'ouvrit. Plusieurs vi- sites survinrent, mais n'empêchèrent pas Châteaufort de parier bas très-souvent à Julie. En sortant, il déclara à Perrin qu'il n'avait pas perdu sa soirée , et que ses affaires avançaient.

Perrin trouvait tout simple qu'un mari parlât des jambes de sa femme : aussi , quand il fut seul dans la rue avec Châteaufort , il lui dit d'un ton pénétré : — Comment vous sentez-vous le cœur de troubler un si bon ménage 1 il aime tant sa petite femme !

V.

Depuis un mois Chaverny était fort préoccupé dé ridée de devenir gentilhomme de la chambre.

On s'étonnera peut-être qu'un homme gros , pares- seux , aimant i^es aises , fût accessible à une pensée d'am- bition ; mais il ne manquait pas de bonnes raisons pour juslificr la sienne. D'abord , disait-il à ses amis , je dé- pense beaucoup d'argent en loges que je donne a des


LA DOUBLE MÉPRISE. 155

femmes. Quand }*aurai tin emploi à la cour, j*aurai, sans qu*il m'en coûte un sou , autant de loges que je voudrai. Et Ton sait tout ce que l'on obtient avec des loges. En outre , j'aime beaucoup la chasse : les chasses royales iseront à nloi. Enfin , maintenant que je n'ai plus d'uniforme , je ne sais comment m'habiUer pour aller aux bals de Madame; je n'aime pas les habits de mar«  quis; un habit de gentilhomme de la chambre m'ira très-» bien. En conséquence , il sollicitait. Il aurait voulu que sa femme sollicitât aussi, mais elle s'y était refusée obstinément, bien qu'elle eût plusieurs amies très-puis* santés. Ayant rendu quelques petits services au duc de H***, qui était alors fort bien ep cour , il attendait beau- coup de son crédit. Son ami Châteaufort, qui avait aussi de trè8*belles connaissances , le servait avec un zèle et un dévouement tels que vous en rencontrerez peut-être si vous êtes le mari d'une jolie femme.

Une circonstance avança beaucoup les affaires de Cha- vemy , bien qu'elle pût avoir pour lui des conséquences assez funestes. Madame de Ghaverny s'était procuré , non sans quelque peine, une loge à l'Opéra un certain jour de première représentation. Cette loge était à six places. Son mari, par extraordinaire et après de vives remon- trances, avait consenti à l'accompagner. Or, Julie vou- lait offrir une place à Châteaufort , et , sentant qu'elle ne pouvait aller seule avec lui à l'Opéra , elle avait obligé son mari à venir à cette représentation.

Aussitôt après le premier acte, Chavemy sortit, lais- sant sa femme en tête à tète avec son ami. Tous les deux gardèrent d'abord le silence d'un air un peu contraint : Julie, parce qu'elle était embarrassée elle«*mème depuis quelque temps quand elle se trouvait seule avec Château- fort; celui-ci, parce qu'il avait ses projets et qu'il avait trouvé bienséant de paraître ému. Jetant à la dérobée un coup d'œil sur la salle , il vit avec plaisir plusieurs lor- gnettes de connaissance dirigées sur la loge. Il éprou-


256 LA UOIBLE MÈPttlSË.

vait une vive satisfaction à penser que plusieurs de ses amis enviaient son bonheur, et, selon toute apparence, le supposaient beaucoup plus grand qu*il n'était en réa* lité.

Julie, après avoir senti sa cassolette et son bouquet à plusieurs reprises, parla de la chaleur, du spectacle, des toilettes. Cliâteaufort écoutait avec distraction, sou- pirait, s*agitait sur sa chaise, regardait Julie et soupirait encore. Julie commençait à s'inquiéter. Tout d'un coup il s'écria :

— Combien je regrette le temps de la chevalerie !

— Le temps de la chevalerie ! Pourquoi donc ? de- manda Julie. Sans doute parce qu'un costume du moyen âge vous irait bien ?

— Vous me croyez bien fat , dit-il d'un ton d'amertume

et de tristesse. — Non, je regrette ce temps-là

parce qu'un homme qui se sentait du cœur pouvait

aspirer à... bien des choses... En définitive, il ne s'agis- sait que de pourfendre un géant pour plaire à une dame... Tenez, vous voyez ce grand colosse au balcon? je voudrais que vous m'ordonnassiez d'aller lui deman- der sa moustache pour me donner ensuite la permis- sion de vous dire trois petits mots sans vous fâcher.

— Quelle folie! s'écria Julie, rougissant jusqu'au blanc des yeux, car elle devinait déjà ces trois petits mots, — Mais voyez donc madame de Sainte-Hermine : décolletée à son âge et en toilette de bal !

— Je ne vois qu'une chose, c'est que vous ne voulez pas m'entendre, et il y a longtemps que je m'en aper- çois... Vous le voulez, je me tais; mais... ajouta- t-il très- bas et en soupirant, vous m'avez compris...

— Non, en vérité, dit sèchement Juli^ Mais où donc est allé mon mari?

Une visite survint fort à propos pour la tirer d'embar- ras. Châteaufort n'ouvrit pas la bouche. Il était pâle et paraissait profondément affecté. Lorsque le visiteur sor-


LA DOUBLE MÉPRISE, 257

lit, il fit quelques remarques indifférentes sur le spec- tacle. Il y avait de longs intervalles de silence entre eux.

Le second acte allait commencer, quand la porte de la loge s'ouvrit, et Chaverny parut, conduisant une femme très-jolie et très-parée, coiffée de magnifiques plumes roses. Il était suivi du duc de H***.

— Ma chère amie, dit-il à sa femme, j'ai trouvé mon- sieur le duc et madame dans une horrible loge de côté d'où Ton ne peut voir les décorations. Ils ont bien voulu accepter une place dans la nôtre.

Julie s'inclina froidement; le duc de H*** lui déplai- sait. Le duc et la dame aux plumes roses se confondaient en excuses et craignaient de la déranger. 11 se fit un mouvement et un combat de générosité pour se placer. Pendant le désordre qui s'ensuivit, Châteaufort se pen- cha à l'oreille de Julie et lui dit très-bas et très-vite : — Pour l'amour de Dieu, ne vous placez pas sur le devant de la loge. Julie fut fort étonnée et resta à sa place. Tous étant assis, elle se tourna vers Châteaufort et lui demanda d'un regard un peu sévère l'explication de cette énigme. Il était assis, le cou roide, les lèvres pincées, et toute son attitude annonçait qu'il était prodigieusement con«- trarié. En y réfléchissant, Julie interpréta assez mal la recommandation de Châteaufort. Elle pensa qu'il voulait lui parler bas pendant la représentation et continuer ses étranges discours, ce qui lui était impossible si elle res- tait sur le devant. Lorsqu'elle reporta ses regards vers la salle, elle remarqua que plusieurs femmes dirigeaient leurs lorgnettes vers sa loge ; mais il en est toujours ainsi à l'apparition d'une figure nouvelle.— On chucho- tait, on souriait; mais qu'y avait-il d'extraordinaire? On est si petite ville à l'Opéra!

La dame inconnue se pencha vers le bouquet de Julie, et dit avec un sourire charmant : Vous avez là un su- perbe bouquet, madame! Je suis sûre qu'il a dû coûter bien cher dans cette saison : au moins dix francs. Mais


S58 LA DOUBLE HÉPRISB.

on vous l'a donné! c'est un eadeau sans dpuie? Les dames n'achètent jamais leurs bouquets.

Julie ouvrait de grands yeux et ne savait aYec quelle provinciale elle se trouvait. — Duc, dit la dame d'un air langMÎssanty vous ne m'avez pas donné de bouquet. Cha- verny se précipita vers la porte, l^e duc voulait l'arrêter, la dame aussi ^ elle n'avait plus envie du bouquet. — Julie échangea un coup d'œil avec Cbàteaufort. I) voulait dire : Je vous ren^ercie, m^^is il est trop tard. — Pour- tant elle n'avait pas encore deviné juste.

Pendant toute la représentation, la dame aux plumes tambourinait des doigts à contre-mesure et parlait mu- sique à tort et à travers. Elle questionnait Julie sur le prix de sa robe, de ses bijoux, de ses chevaux. Jamais Julie n'avait vu des manières sen^blables. Elle conclut que l'inconnue devait être une parente du du€< arrivée récemment de la basse Bretagne. Lorsque Chayerny re- vint avec un énorme bouquet, bien plus beau que celui de sa femme, ce fut une admiration, et d^ remearci- ments, et des excuses à n'en pas finir.

— Monsieur de Chaverny, je ne suis pas ingrate» dit la provinciale prétendue apn^s une lougue tirade ; — pour vous le prouver, faites^moi pen$er 4 ^ous pr(h mettre quelçpie ehose^ comme dit Potier» Vrai, je vous broderai une bourse quand j'aurai achevé celle que j'ai promise au duc.

Enfin l'opéra finit, à la grande satisfoction de Julie, qui se sentait mal à l'aise ^ côté de sa singulière voisine. Le duc lui oiïrit le bras, Chaverny prit celui de l'autre dame. Châteaufort, l'air sombre et mécontent, mar- chait derrière Julie, saluant d'un air contraint les personnes de sa connaissance qu'il rencontrait sur l'es- calier.

Quelques femmes passèrent auprès d'eux. Julie les connaissait de vue. Un jeune homne leur parla bas et p^ ricanant j elles regv^èrept aussitôt avec up w c|e


LA DOUBLE MÉPRISG. ^ 159

trèîHvive curiosité Chaverny et sa femme, et Tune d'elles s'écrîa : — Est-il possible !

La voiture du duc parut; il salua madame de Cha- verny en lui renouvelant avec chaleur tous ses remer- ciments pour sa complaisance. Cependant Chaverny voulait reconduire la dame inconnue jusqu'à la voiture du duc, et Julie et Châteaufort restèrent seuls un instant.

— Quelle est donc cette femme ? demanda Julie.

— Je ne dois pas vous le dire... car cela est bien ex- traordinaire !

— Comment?

— Au reste, toutes les personnes qui vous connais- sent sauront bf^i à quoi s'en tenir..... Mais CHa- vemy!... Je ne Paûrais jamais cru.

— Mais enfin qu'estrce donc? Parlez, au nom du ciel ! Quel le est cette femme ?

Chaverny revenait. Châteaufort répondit à voix basse : — La maîtresse du duc de H**% madame Mélanie R***.

— Bon Dieu ! s'écria Julie en regardant Châteaufort d'un air stupéfait, cela est impossible !

Châteaufort haussa les épaules, et, en la conduisant à sa voiture, il ajouta : C'est ce que disaient ces dames que nous avons rencontrées sur l'escalier. Pour l'autre, c'est une personne comme il faut dans son genre. II lui faut des soins, des égards... Elle a même un mari.

— Chère amie, dit Chavemy d'un ton joyeux, vous n'avez pas besoin de moi pour vous reconduire. Bonne nuit. Je vais souper chez le duc.

Julie ne répondit rien.

— Châteaufort, poursuivit Chaverny, voulez-vous venir avec moi chez le duclf Vous êtes invité, on vient de me le dire. On vous a remarqué. Vous avez plu, bon sujet!

Châteaufort remercia froidement. Il salua madame de Chavemy, qui mordait son mouchoir e^vec rage lorsaue ça voiture partie î


26d LA DOUBLE MÉPRISE.

â

— Âh çà, mon cher, dit Cbaverny, au moins vous me mènerez dans votre cabriolet jusqu'à ia porte de cette infante.

—Volontiers, répondit gaiement Gbâteaufort; mais, à propos, savez-vous que votre femme a compris à la fin à côté de qui elle était?

— Impossible.

— Soyez-en sûr, et ce n'était pas bien de votre part.

— Bah ! elle a très-bon ton ; et puis on ne la connaît pas encore beaucoup. Le duc la mène partout.

VI.

Madame de Chaverny passa une nuit fort agitée. La conduite de son mari à l'Opéra mettait le comble à tous ses torts, et lui semblait exiger une séparation immé- diate. Elle aurait le lendemain une explication avec lui, et lui signifierait son intention de ne plus vivre sous le même toit avec un homme qui l'avait compromise d'une manière si cruelle. Pourtant cette explication l'ef- frayait. Jamais elle n'avait eu une conversation sérieuse avec son mari. Jusqu'alors elle n'avait exprimé son mé- contentement que par des bouderies auxquelles Cha- verny n'avait fait aucune attention; car, laissant à sa femme une entière liberté, il ne se serait jamais avisé de croire qu'elle pût lui refuser l'indulgence dont au be- soin il était disposé à user envers elle. Elle craignait surtout de pleurer au milieu de cette explication, et que Chaverny n'attribuât ces larmes à un amour blessé. C est alors qu'elle regrettait vivement l'absence de sa mère, qui aurait pu lui donner un bon conseil, ou se charger de prononcer la sentence de séparation. Toutes ces réflexions la jetèrent dans une grande incertitude, et quand elle s'endormit elle avait pris la résolution de consulter une femme de ses amies qui l'avait connue fort jeune, et de s'en remettre à sa prudence pour la con- duite à tenir à l'égard de Chaverny.


LA DOUBLE MÉPRISE. 261

Tout en se livrant à son indignation, elle n*avait pu s'empêcher de faire involontairement un parallèle entre son mari et Châteaufort. L'énorme inconvenance du premier faisait ressortir la délicatesse du second, et elle reconnaissait avec un certain plaisir, mais en se le repro- chant toutefois, que l'amant était plus soucieux de sa réputation que le mari. Cette compaiaison morale l'en- traînait malgré elle à constater l'élégance des manières de Châteaufort et la tournure médiocrement distinguée de Chaverny. Elle voyait son mari, avec son ventre un peu proéminent, faisant lourdement l'empressé auprès de la maîtresse du duc de H***, tandis que Châteaufort, plus-respectueux encore que de coutume, semblait cher- cher à retenir autour d'elle la considération que son mari pouvait lui faire perdre. Enfin, comme nos pen- sées nous entraînent loin malgré nous, elle se repré- senta plus d'une fois qu'elle pouvait devenir veuve, et qu'alors jeune, riche, rien ne s'opposerait à ce qu'elle couronnât légitimement l'amour constant du jeune chef d'escadron. Un essai malheureux ne concluait rien contre le mariage, et si l'attachement de Châteaufort était véritable... Mais alors elle chassait ces pensées dont elle rougissait, et se promettait de mettre plus de ré- serve que jamais dans ses relations avec lui.

Elle se réveilla avec un grand mal de tête, et encore plus éloignée que la veille d'une explication décisive. Elle ne voulut pas descendre pour déjeuner de peur de rencx)ntrcr son mari, se fit apporter du thé dans sa chambre, et demanda sa voiture pour aller chez madame Lambert, cette amie qu'elle voulait consulter. Cette dame était alors à sa campagne à P.

En déjeunant elle ouvrit un journal. Le premier ar- ticle qui tomba sous ses yeux élaiit aiusi conçu : « M . Darcy , premier secrétaire de l'ambassade de France « à Constantinople, est arrivé avant-hier à Paris chargé € de dépêches. Ce jeune diplomate a eu, immédiatement


263 LA DOUBLE MÉPRISE.

< après son arrhée, une longue conférence avec $« lExc. c M. le ministre des affaires étrangères. »

— Darcy à Paris! s*écria-t-elle. J^aurai du plaisir ^lo revoir. Est-il changé î Elst-il devenu bien roide? -^ Ce jeune diplomate! Darcy, jeune diploipate! {)t elle ne put s'empôcher de rire ioute seule de ce inpt : Jemie di- plomate»

Ce Darcy yenait autrefois fort assidûment m^ soirées de madame de Lussan; il était alors attaché au minis- tère des affaires étrangères. Il avait quitté Paris quel- que temps avant le mariage de Julie, et depuis çUe ne Tavait pas revu. Seulement elle savait qu'il avait beau- coup voyagé, et qu'il avait obtenu un avancement ra- pide.

Elle tenait encore le journal à la main lorsque sqn mari entra. Il paraissait d'une humeur chanu^i^te. A son aspect elle se leva pour sortir; mais, comme il aurait fallu passer tout près de lui pour entrer dans son çaUnet de toilette, elle demeura debout à la même place, mais tellement émue, que sa main, appuyée sur la table à thé, faisait distinctement trembler le cabaret de porce- laine.

— Ma chère amie, dit Chavemy, je viens vous dire adieu pour quelques jours. Je vais chasser chez le duc de H**% Je vous dirai qu'il est enchanté (J^ votre hospi- talité d'hier soir. — Mon affaire marche bien, et il m'a promis de me recommander au roi de la manière la plus pressante.

Julie pâlissait et rougissait tour à tour en l'écoutant.

— M. le duc de H*** vous doit cela,.., dit-elle d'une voix tremblante. Il ne peut faire moins pour quelqu'un qui compromet sa femme de la manière la plus scanda- leuse avec les mdtresses de son protecteur.

Puis, faisant un effort désespéré, elle traversa la cham- bre d'un pas majestueux, et entra dans soq cabinet de ioileUe doptr ^Iq f^rma la porte avec fprce.


LA DOimLB MÉMilftB. 98S

Chavemy resta un moment la tète basse et Tair conftis.

— D'où diable sait-«lle cela? pensa-tril. Qu'importe «près tout f ce qui est fait est fait ! — Et , comme ce n'était pas son habitude de s'arrêter longtemps sur une idée désagréable, il fit une pirouette, prit un morceau de sucre dans le sucrier, et cria la bouche pleine à là fenune de chambre qui entrait : — Dites à ma femme que je resterai quatre à cinq jours chez le duc de H'**^ et ^e je lui enverrai du gibier.

11 sortit ne pensant plus qu'aux faisans et aux che* vreuils qu'il allait tuer.

VIL

Julie partit pour P... avec un redoufolen^ent de colère contre son miùri; mais, cette fois, c'était pour un motif assez léger. Il avait pris, pour aller au château du duc de H**\ la calèche neuve, laissant à sa femme une autre

vt)iture qui» au dire du cocher, avait besoin de répara*

tioils.

Pendant la route, madame de Ghaverny s*apprètait & raconter son aventure à madame Lambert. Malgré son chagrin, elle n'était pas insensible à la i^tisfaction que donne à tout narrateur une histoire bien contée, et elle se pr^arait à son récit en cherdiant des exordes, et commençant tantôt d'une manière, tantôt d'une autre. 11 en résulta qu'elle vit les énormités de son mari sous toutes leurs faces, et que son ressentiment s'en augmenta en proportion.

Il y a, comme chacun sait, plus de quatre lieues de Paris à P..., et, quelque long que fût le réquisitoire de madame de Ghaverny, on conçoit qu'il est impossible, même à la haitie la plus envenimée, de retourner la même idée pendant quatre lieues de suite. Aux senti* ments violents que les torts de son mari lui inspiraient venaient se joindre des souvenirs doux et mélancoliqueS|


2d4 LA D013BLE MBPRlftB.

par celte étrange faculté de la pensée humaine qui asso- cie souvent une image riante à une sensation pénible.

L*air pur et vif, le beau soleil, les flgures insouciantes des passants, contribuaient aussi à la tirer de ses ré- flexions haineuses. Elle se rappela les scènes de son en- fance et les jours où elle allait se promener à la cam- pagne avec des jeunes personnes de son âge. Elle revoyait ses compagnes de couvent; elle assistait à leurs jeux, à leurs repas. Elle s'expliquait des confidences mysté- rieuses qu'elle avait surprises aux grandes j et ne pouvait s'empêcher de sourire en songeant à cent petits traits qui trahissent de si bonne heure l'instinct de la coquet- terie chez les femmes.

Puis elle se représentait son entrée dans le monde. Elle dansait de nouveau aux bals les plus brillants qu'elle avait vus dans l'année qui suivit sa sortie du couvent. Les autres bals, elle les avait oubliés; on se blase si vite; mais ces bals lui rappelèrent son mari. — Folle que j'é- tais! se dit-elle. Conunent ne me suis-je pas aperçue à la première vue que je serais malheureuse avec lui? Tous les disparates, toutes les platitudes de fiancé que le pauvre Chaverny lui débitait avec tant d'aplomb un mois avant son mariage, tout cela se trouvait noté, enregistré soigneusement dans sa mémoire. En même temps, elle ne pouvait s'empêcher de penser aux nombreux admira^ teurs que son mariage avait réduits au désespoir, et qui ne s'en étaient pas moins mariés eux-mêmes ou consolés autrement peu de mois après. — Aurais-je été heureuse avec un autre que lui? se dcmanda-t-elle, A... est déci- dément un sot; mais il n'est pas offensif, et Amélie le gouverne à son gré. Il y a toujours moyen de vivre avec un mari qui obéit. — B... a des maîtresses, et sa femme a la bonté de s'en affliger. D'ailleurs, il est rempli d'é- gards pour elle, et... je n'en demanderais pas davantage. — Le jeune comte de C..., qui toujours lit des pam- phlets, et qui se donne tant de peine pour devenir un


LA DOUBLE NÉPniSEU ^265

jour un bon député, peut-être fera-t-il un bon mari. Oui, mais tous ces gens-là sont ennuyeux, iaids, sots... Gomme elle passait ainsi en revue tous les jeunes gens qu'elle avait connus étant demoiselle, le nom de Darcy se présenta à son esprit pour la seconde fois.

Darcy était autrefois dans la société de madame de Lussan un être sans conséquence, c*estrà-dire que Ton savait... les mères savaient — que sa fortune ne lui per- mettait pas de songer à leurs filles. Pour elles, il n'avait rien en lui qui pût faire tourner leurs jeunes tètes. D'ail- leurs il avait la réputation d'un galant homme. Un peu misanthrope et caustique, il se plaisait beaucoup, seul homme au milieu d'un cercle de demoiselles, à se mo- quer des ridicules et des prétentions des autres-jeunes gens. Lorsqu'il parlait bas à une demoiselle, les mores ne s'alarmaient pas, car leurs filles riaient tout haut, ot les mères de celles qui avaient de belles dents disaient même que M. Darcy était fort aimable.

Une conformité de goûts et une crainte réciproque de leur talent de médire avaient rapproché Julie et Darcy. Après quelques escarmouches, ils avaient fait un traité de paix, une alliance offensive et défensive; ils se ménageaient mutuellement, et ils étaient toujours unis pour faire les honneurs de leurs connaissances.

Un soir, on avait prié Julie de chanter je ne sais quel morceau; Elle avait une belle voix, et elle le savait. En s'approchant du piano, elle regarda les femmes d'un air un peu fier avant de chanter, et comme si elle voulait les défier. Or, ce soir-là, quelque indisposition ou une fatalité malheureuse la privait de presque tous ses moyens. La première note qui sortit de ce gosier ordi- nairement si mélodieux se trouva décidément fausse. Julie se troubla, chanta tout de travers, manqua tous les traits ; bref, le fiasco fut éclatant. Tout effarée, près de fondre en larmes, la pauvre Julie quitta le piano; et, en retournant à sa place, elle ne put s'empêcher de re-


M6 LA OOIIBLB MÉPRISE.

marquer la joie maligne que cachaient mal ses com- pagnes en voyant humilier son orgueil. Les hommes mêmes semblaient comprimer avec peine un sourire mo- queur. Elle baissa les yeux de honte et de colère, et fut quelque temps sans oser les lever. Lorsqu'elle releva la tète, la première figure amie qu'elle aperçut fut celle de Darcy . 11 était pâle, et ses yeux roulaient des larmes ; il paraissait plus touché de sa mésaventure qu'elle ne l'était elle-même. — 11 m'aime! pensa4-^lle; il m'aime véritablement. La nuit elle ne dormit guère^ et la figure triste de Darcy était toujours devant ses yeux. Pendant deux jours, elle ne songea qu'à lui et à la passion secrète qu'il devait nourrir pour elle. Le roman avançait déjà lorsque madame de Lussan trouva chez elle une carte de M. Darcy avec ces trois lettres : P. P. C. — Où va donc M. Darcy? demanda Julie à un jeune homme qui le connaissait. — Où il va? Ne le savez-vouspas? Â Constantinople. Il part cette nuit en courrier. .

— 11 ne m'aime donc pas! pensa-t-elle. Huit jours après, Darcy était oublié. De son côté, Darcy, qui était alors assez romanesque, fut huit mois sans oublier Ju- lie. Pour excuser celle-ci et expliquer la prodigieuse différence de constance, il faut réfléchir que Darcy vi* vait au milieu des barbares, tandis que Julie était à Paris entourée d'hommages et de plaisirs.

Quoi qu'il en soit, six ou sept ans après leur sépara* tion, Julie, dans sa voiture, sur la route de P..., serap«  pelait l'expression mélancolique de Darcy le jour où elle chanta si mal ; et, s'il faut l'avouer, elle pensa à l'amour probable qu'il avait alors poitr elle, peut-être bien même aux sentiments qu'il pottvait conserver encore. Tout cela l'occupa assez vivement pendant une demi-lieue. Ensuite M. Darcy fut oublié pour la troisième fois.

-[_ VllI.

Julie ne fut pas peu contrariée lorsque en entrant à


IK DOUBLE VÊ^RISE. 367

P... die vit dans la cour de madame Lambert une voi- jture dont on dételait les chevauï, ce qui annonçait une visite qui devait se prolonger. Impossible, par consé* quant, d'entamer la discussion de ses griefs contre M. de Chaverny.

Madame Xambert^ lorsque Julie entra dans le salon, était avec une femme que Julie avait rencontrée dans le monde, mais qu*elle connaissait à peine de nom. Elle dut &ire ua effort sur elle-même pour cacher Texpres* sion du mécontentement qu'elle éprouvait d'avoir fait inutilement le voyage de P>..

— Eh ! bonjour donc, chère belle ! s'écria madame Lambert en l'embrassant ; que je suis contente de voir que vous ne m'avez pas oubliée! Vous ne pwviez venir plus à propos, car j'attends aujourd'hui je ne sais com- bien de gens qui vous aiment à la folie.

Julie répondit d'up air un peu contraint qu'elle avait cru trouyer madame Lambert toute seule.

— Ils vont être ravis de vous voir, reprit madame Lambert. Ma maison est si triste depuis le mariage de ma fille, que je suis trop heureuse quand mes amis veulent bien s'y donner rendez-vous. Mais, chère enfant, <(u'avez-vous fait de vos belles couleurs? Je vous trouve toute pâle aujourd'hui.

Julie inventa un petit mensonge : la longueur de la route... la poussière... le soleil...

— J'ai précisément aujourd'hui à diaer un de vos ado- rateurs, à qui je vais faire une agréable surprise, M. de Châteaufort, et probablement son fidèle Achate, le com- mandant Perriç.

— J'ai eu le plaisir de reeevoir dernièrement le com- mandant Perrin, dit Julie en rougissant un peu, car elle pensait à Châteaufort.

— J'ai aussi M. de Saint-Léger. Il faut absolument qu'il organise ici une soirée de proverbes pour le mois prochain ; et vousy jouerez un rôle, mon «nge : vous étiez


268 LA DOUBLE MÉPRISE.

notre preiAier sujet pour les proverbes, il y a deux ans.

— Mon Dieu, madame, il y a si longtemps que je n'ai joué de proverbes, que je ne pourrais plus retrouver mon assurance d'autrefois. Je serais obligée d'avoir re- cours au « Tentends quelqu'un. »

— Ah! Julie, mon enfant, devinez qui nous attendons encore. Mais celui-là, ma chère, il faut de la mémoire pour se rappeler son nom...

Le nom de Darcy se présenta sur-lé-champ à Julie. — Il m'obsède, en vérité, pensa-lrelle. — De la mé- moire, madame?... j'en ai beaucoup.

— Mais je dis une mémoire de six ou sept ans... Vous souvenez-vous d'un de vos attentifs lorsque vous étiez petite fille et que vous portiez les cheveux en bandeau?

— En vérité, je ne devine pas.

— Quelle horreur! ma chère... Oublier ainsi un homme charmant, qui, ou je me trompe fort, vous plai- sait tellemeut autrefois, que votre mère s'en alarmait presque. Allons, ma belle, puisque vous oubliez ainsi vos adorateurs, il faut bien vous rappeler leurs noms : c'est M. Darcy que vous allez voir.

— M. Darcy?

— Oui; il est enfin revenu de Gonstantinople depuis quelques jours seulement. Il est venu me voir avant- hier, et je l'ai invité. Savez-vous, ingrate que vous êtes, qu'il m'a demandé de vos nouvelles avec un empresse- ment tout à fait significatif?

— M. Darcy?... dit Julie en hésitant, et avec une dis- traction affectée, M. Darcy?... N'est-ce pas un grand jeune homme blond... qui est secrétaire d'ambassade?

— Oh ! ma chère, vous ne le reconnaîtrez pas : il est bien changé; il est pâle, ou plutôt couleur olive, les yeux enfoncés; il a perdu beaucoup de cheveux à cause de la chaleur, à ce qu'il dit. Dans deux ou trois ans, si cela continue, il sera chauve par devant. Pourtant il n'a pas trente ans encore»


LA DOUBLE MÉPRISE. 209

Ici la dame qui écoutail ce récit de la mésaventure de Darcy conseilla fortement Tusagc du kalydor, dont elle s*était bien trouvée après une maladie qui lui avait fait perdre beaucoup de cheveux. Elle passait ses doigts, en parlant, dans des boucles nombreuses d'un beau châtain CGùàré.

— Est-ce que M. Darcy est resté tout ce temps à Constantinople? demanda madame de Cbaverny.

— Pas tout à fait, car il a beaucoup voyagé : il a été en Russie, puis il a parcouru toute la Grèce. Vous ne savez pas son bonheur? Son oncle est mort, et lui a laissé une belle fortune, il a été aussi en Asie mineure, dans la... comment dttril?... la Caramanie. 11 est ravis* sant, ma chère; il a des histoires charmantes qui vous enchanteront. Hier il m'en a conté de si jolies, que je lui disais toujours : Mais gardez-les donc pour demain; vous les direz à ces dames, au lieu de les perdre avec une vieille maman comme moi.

— Vous a-t-il conté son histoire de la femme turque qu'il a sauvée? demanda madame Dumanoir, la patron- nesse du kaiydor.

— La femme turque qu'il a sauvée? Il a sauvé une femme turque? 11 ne m'en a pas dit un mot.

— Gomment! mais c'est une action admirable, un véritable roman.

— Oh ! contez-nous cela, je vous en prie.

— Non, non; demandez-le à lui-même. Moi, je ne sais l'histoire que de ma sœur, dont Je mari, comme vous savez, a été consul à Smyrne. Mais elle la tenait d'un Anglais qui avait été témoin de toute l'aventure. G'est merveilleux.

— Contez-nous cette histoire, madame. Gomment voulez-vous que nous puissions attendre jusqu'au diner? 11 n'y a rien de si désespérant que d'entendre parler d'une histoire qu'on ne sait pas.

— Eh bien, je vais vous la gâter; mais enfin la voici

23.


S70 LA DOUBLB MÉPRISE.

telle qu'on me Ta contée : — H. Darcy était en Turquie à examiner je ne sais quelles ruines sur le bord de la mer, quand il vit venir à lui une procession fort lugu- bre. C'étaient des muets qui portaient un sac, et ce sac, on le voyait remuer comme s'il y avait eu dedans quel* que chose de vivant....

— Ah! mon Dieu! s*écria madame Lambert, qui avait lu le Giaour^ c'était une femme qu'on allait jeter à la mer!

— Précisém^t, poursuivit madame Dumanoir, un peu piquée de se voir enlever ainsi le trait le plys dra- matique de son conte. M. Darcy regarde le sac, il en- tend un gémissement sourd, et devine aussitôt l'horrible vérité. 11 demande aux muets ce qu'ils vont faire : pour toute réponse, les muets tirent leurs poignards. M. Darcy était heureusement fort bien armé. H met en fuite les esclaves et tire enfin de ce vilain sac une femme d'une beauté ravissante, à demi évanouie, et la ramène dans la ville, où il la conduit dans une maison sûre.

— Pauvre femme! dit Julie, qui commençait à s'in- téresser à l'histoire.

— Vous la croyez sauvée? pas du tout. Le mari jaloux, car c'était un mari, ameuta toute la populace, qui se porta à la maison de M. Darcy avec des torches, voulant le brûler vif. Je ne sais pas trop bien la fin de l'affaire; tout ce que je sais, c'est qu'il a soutenu un siège et qu'il a fini par mettre la femme en sûreté. Il paraît môme, ajouta madame Dumanoir, changeant tout h coup son expression et prenant un ton de nez fort dévot, il paraît que M. Darcy a pris soin qu'on la convertît, et qu'elle a été baptisée.

— Et M. Darcy l'a-t-il épousée? demanda Julie en souriant.

— Pour cela, je ne puis vous le dire. Mais la femme turque... elle avait un singulier nom; elle s'appelait JÈïninét.. Elle avait une passion violente pour M. Darcy,


Ik DOUBLE MÉPRISE. 27l

Ma soeur me disait qu'elle rappelai*^ toujours S^^tr... Sôiir,., cela veut dire mon sauveur en turc ou en gr^c. Eulalle m*a dit que c'était une des plus belles personne^ qu'on pût Toir.

— Nous lui ferons la guerre sur sa Turque ! s'écria madame Lambert; n'est-ce pas, mesdames? il faut le tourmenter un peu... Au reste, ce trait de Darcy ne me surprend pas du tout : c'est un des hommes les plus généreux que je connaisse , et je sais des actions ,de lui ipii me font venir les larmes aux yeux toutes les Ibis que je les raconte. — Son oncle est mort laissant une fille naturelle qu'il n'avait jamais reconnue. Comme il n'a pas fait de testament, elle n'avait aucun droit ^ sa suc- cession. Darcy 9 qui était l'unique héritier, a voulu qu'elle y eût une part, et probablement cette part a été beaucoup plus forte que son oncle ne l'aurait faite lui-* même.

— Était-elle jolie cette fille naturelle ? demanda ma- dame de Chaverny d'un air assez méchant, car elle commençait à sentir le besoin de dire du mal de ce M. Darcy, qu'elle ne pouvait chasser de ses pensées.

— Ah! ma chère, comment pouvez-vous supposer?... Mats d'ailleurs M. Darcy était encore à Constantinople lorsque son oncle est mort, et vraisemblablement il n'a pas vu cette créature.

L'arrivée de Châteaufort, du commandant Perrin et de quelques autres personnes , mit fin à cette conversa- tion. Châteaufort s'assit auprès de madame de Chaverny, et profitant d'un moment où l'on parlait très-haut :

— Vous paraissez triste, madame, lui dit-il ; je serais bien malheureux si ce que je vous ai dit hier en était la cause.

Madame de Chaverny ne l'avait pas entendu, ou plu- tèt n'avait pas voulu l'entendre. Chàtqaufort éprouva donc la mortification de répéter sa phrase , et la morti- ppation plus grande encore d'upe réponse un peu sèçi^ e|


272 LA DOUBLE MÉPRISE.

après laquelle Julie se mêla aussitôt à la coûversalion générale; et, changeant de place, elle s'éloigna de son malheureux admirateur.

Sans se décourager, Châteaufort faisait inutilement beaucoup d'esprit. Madame de Chaverny, à qui seule- ment il voulait plaire , Técoutait avec distraction : elle pensait à l'arrivée prochaine de M. Darcy, tout en se demandant pourquoi elle s'occupait tant d'un homme qu'elle devait avoir oublié, et qui probablement l'avait aussi oubliée depuis longtemps. ^

Enfin, le bruit d'une voiture se fit entendre ; la porte du salon s'ouvrit. — Eh ! le voilà ! s'écria madame Lambert. Julie n'osa pas tourner la tète , mais gâlit extrêmement. Elle éprouva une vive et subite sensation de froid, et elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour se remettre et empêcher Châteaufort de re- marquer le changement de ses traits.

Darcy baisa la main de madame Lambert et lui parla debout quelque temps, puis il s'assit auprès d'elle. Alors il se fit un grand silence : madame Lambert paraissait attendre et ménager une reconnaissance. Châteaufort et les hommes , à l'exception du bon commandant Perrin, observaient Darcy avec une curiosité un peu jalouse. Arrivant de Constantinople, il avait de grands avantages sur eux , et c'était un motif suffisant pour qu'ils se don- nassent cet air de raideur compassée que l'on prend d'or- dinaire avec les étrangers. Darcy, qui n'avait fait attention à personne, rompit le silence le premier. 11 parla du temps ou de la route, peu importa; sa voix était douce et musicale. Madame de Chavcrny se hasarda à le regar- der : elle le vit de profil. Il lui parut maigri, et son expression avait changé... En somme, elle le trouva bien.

— Mon cher J)arcy, dit madame Lambert, regardez bien autour de vous, et voyez si vous ne trouverez pas ici une de vos anciennes connaissances. Darcy tourna^a


LA DOIBLE MÉPRISE. • 273

tête, et aperçut Julie, qui s'était cachée jusqu'alors sous 6on chapeau. 11 se leva précipitamment avec une excla- niation de surprise, s'avança vers elle en étendant la main ; puis, s'arrêtant tout à coup et comme se repen- tant de son excès de familiarité», il salua Julie très- profondément, et lui exprima en termes convenables tout le plaisir qu'il avait à la revoir. Julie balbutia quelques mots de politesse, et rougit beaucoup en voyant que Darcy se tenait toujours debout devant elle et la regar- dait fixement.

Sa présence d'esprit lui revint bientôt , et elle le regarda à son tour avec ce regard à la fois distrait et observateur que les gens du monde prennent quand ils veulent. C'était un grand jeune homme pâle, et dont les traits exprimaient le calme, mais un calme qui semblait provenir moins d'un état habituel de l'âme que de l'em- pire qu'elle était parvenue à prendre sur l'expression de la physionomie. Des rides déjà marquées sillonnaient son front. Ses yeux étaient enfoncés, les coins de sa bouche abaissés, et ses tempes commençaient à se dé- garnir de cheveux. Cependant il n'avait pas plus de trente ans. Darcy était très-simplement habillé, mais avec celte élégance qui indique les habitudes de la bonne compagnie et l'indifférence sur un sujet qui occupe les méditations de tant de jeunes gens. Julie fit toutes ces observations avec plaisir. Elle remarqua encore qu'il .avait au front une cicatrice assez longue qu'il cachait mal avec une mèche de cheveux, et qui paraissait avoir été faite par un coup de sabre.

Julie était assise à côté de madame Lambert. 11 y avait une chaise entre elle et Châteaufort ; mais aussitôt que Darcy s'était levé, Châteaufort avait mis sa main sur le dossier de la chaise, l'avait placée sur un seul pied, et la tenait en équilibre. 11 était évident qu'il prétendait la garder comme le chien du jardinier gardait le coffre d*avoine. Madame Lambert eut pitié de Darcy qui se


S74 # LA DOmLE HiWISI.

tenait toujours debout devant madame de CbaTeruy. Elle fit une place à c^té d'elle sur le canapé où elle était a&>- sise, et roffrit à Darcy, qui se trouva de la sorte auprès de Julie. Il s'empressa de profiter de cette position avan* tageuse» en commençant avec elle une conversation suivie.

Pourtant il eut à subir de madame Lambert et de quelques autres personnes un interrogatoire en r^le sur ses voyages ; mais il s*en tira assez laconiquement, et il saisissait toutes les occasions de reprendre son e&^ pèce d'^arté avec madame de Ghavemy. -^ Prenez le bras de madame de Chavemy, dit madame Lambert à Darcy au moment où la cloche du château annonça le dîner. Ghâteaufort se mordit les lèvres, mais il trouva moyen de se placer à table assez près d^ Julie pour bien Tobserver.

IX.

Après le diner, la soirée étant belle et le temps chaud, on se réunit dans le jardin autour d*nne table rustique pour prendre le café.

Ghâteaufort avait remarqué avec un dépit croissant les attentions de Darcy pour madame de Ghavemy. A mesure qu'il observait l'intérêt qu'elle paraissait pren- dre à la conversation du nouveau venu , il devenait moins aimable lui-même, et la jalousie qu'il ressentait n'avait d'autre effet que de lui ôter ses moyens de plaire. Il se promenait sur la terrasse où l'on était assis, ne pouvant rester en place, suivant l'ordinaire des gens in* quiets, regardant souvent de gros nuages noirs qui se formaient à l'horizon et annonçaient un orage, plus souvent encore son rival, qui causait à voix basse avec Julie. Tantôt il la voyait sourire , tantôt elle devenait sérieuse, tantôt elle baissait les yeux timidement ; enfin il voyait que Darcy ne pouvait pas lui dire un mot qui ne produisit un effet marqué; et ce qui le chagrinait


LA BOUBLE KÉPRfSE. S75

iurtouty c*M que les expressions variées que prenaieitt les traits de Julie semblaient n'être que rimi9^e et comme la réflexion de la physionomie mobile de Darcy. Enfin, ne pouvant plus tenir à cette espèce de supplice, il s'approcha d'elle, et, se penchant sur le dos de sa chaise au moment où Darcy donnait 'à quelqu'un des renseignements sur la barbe du sultan Mahmoud : — Madame, ditril d'un ton amer, M. Darcy paratt être un homme bien aimable!

— Oh oui! répondit madame de Chaverny avec une expression d'enthousiasme qu'elle ne put réprimer. '

— Il y parait, continua Ghâteaufort, car il vous fait oublier vos anciens amis*

— Mes anciens amis! dit Julie d'un accent Ytn peu sévère. Je ne sais ce que Vous voulez dire. £t>eHe lui tourna le dos. Puis, prenant un coin du mouchoir que madame Lambert tenait à la main : — Que la broderie de ce mouchoir est de bon goût! ditrclle. C'est un ou- vrage merveilleux.

— Trouvez-vous, ma chère? C'est un cadeau de H. Darcy, qui m'a rapporté je ne sais coihbien de mou* choirs brodés de Constantinople. — A propos^ Darcy, est'^ce votre Turque qui vous les a brodés?

— Ma Turque! quelle Turque?

— Oui, cette belle sultane à qui vous avezsauvé la vie, qui vous appelait... oh! nous savons tout... qui vous appelait... son... sauveur enfin. Vous devez savoir comment cela se dit en turc.

Darcy se frappa le front en riant. Est41 possible, s'écria-t-il, que la renommée de ma mésaventure soit déjà parvenue à Paris!

— Mais il n'y a pas de mésaventure là-dedans; il n'y en a peut-être que pour le Mamamouchi qui a perdu sa favorite.

— Hélas! répondit Dàrey, je vois bien que vous ne Éavez que la moitié de l*hi8toire, car c'est une aventu!^


276 LA DOUBLE MÉPRISE.

aussi triste pour moi que celle des moulins à vent le fut pour don Quichotte. Faut-il que, après avoir tant donné à rire aux Francs, je sois encore persiflé à Paris pour le seul fait de chevalier errant dont je me sois jamais rendu coupable !

— Comment! mais nous ne savons rien. Contez* nous cela ! s'écrièrent toutes les dames à la fois.

— Je devrais, dit Darcy, vous laisser sur le récit que vous connaissez déjà, et me dispenser de la suite, dont les souvenirs n'ont rien de bien agréable pour moi ; mais un de mes amis... je vous demande la permission de vous le présenter, madame Lambert, — sir John Tyrrel... un de mes amis, acteur aussi dans cette scène tragi-comique, va bientôt venir à Paris. 11 pourrait bien se donner le malin plaisir de me prêter dans son récit un rôle encore plus ridicule que celui que j'ai joué. Voici le fait :

— « Cette malheureuse femme, une fois installée dans leconsulat de France... »

— Oh! mais commencez par le commencement! s'é* ma madame Lambert.

— Mais vous le savez déjà.

— Nous ne savons rien, et nous voulons que vous nous contiez toute l'histoire d'un bout à l'autre.

— « Eh bien! vous saurez j mesdames, que j'étais à Larnaca en 18... Un jour je sortis de la ville pour dessiner. Avec moi était un jeune Anglais très-aimable, bon garçon, bon vivant, nommé sir John Tyrrel, un de ces hommes précieux en voyage, parce qu'ils pensent au dîner, qu'ils n'oublient pas les provisions et qu'ils sont toujours de bonne humeur. D'ailleurs il voyageait sans but et ne savait ni la géologie ni la botanique, sciences bien fâcheuses dans un compagnon de voyage.

« Je m'étais assis à l'ombre d'une masure à deux cents pas environ de la mer, qui dans cet endroit est dominée par des rocliers à pic. J'étais fort occupé à des-


LA DOUBLE MÉPRISE. 277

sîner ce qui restait d*un sarcophage antiqee, tandis que sir John, couché sur Therbe, se moquait de ma passion malheureuse pour les beaux-arts en fumant de délicieux tabac de Latakié. A côté de nous, un drogman turc, qud nous avions pris à notre service, nous faisait da café. C'était le meilleur faiseur de café et le plus poltron de tous les Turcs que j'aie connus.

« Tout d'un coup sir John s'écria avec joie : — Voici des gens qui descendent de là montagne avec de la neige ; nous allons leur en acheter et faire du sorbet avec des oranges.

«Je levai les yeux, et je vis venir à nous un âne sur lequel était chargé en travers un gros paquet; deux es- claves le soutenaient de chaque côté. En avant, un âhier conduisait l'âne, et derrière , un Turc vénérable, à barbe blanche, fermait la marche, monté sur un assez bon cheval. Toute cette procession s'avançait lentement et avec beaucoup de gravité.

« Notre Turc, tout en soufflant son feu , jeta un coup d'œil de côté sur la charge de l'âne, et nous dit avec un singulier sourire : « Ce n'est pas de la neige. )» Puis il s'occupa de notre café avec son flegme habituel. — «Qu'est-ce donc? demanda Tyrrel. Est-ce quelque chose à manger?»

« — Pour les poissons y répondit le Turc.

« En ce moment l'homme à cheval partit au galop ; et , se dirigeant vers la mer, il passa auprès de nous, non sans nous jeter un de ces regards méprisants que les musulmans adressent volontiers aux chrétiens. 11 poussa son cheval jusqu'aux rochers à pic dont je vous ai parlé, et l'arrêta court à l'enjlroit le plus escarpé. 11 regardait la mer, et paraissait chercher le meilleur endroit pour se précipiter.

« Nous examinâmes alors avec plus d'attention le pa- quet que portait l'âne, et noqs fûmes frappés de la forme étrange du sac. Toutes les histoires de fenunes noyées

24


â78 LA DOUBLE HÉPRISfi.

par des marid jaloux nous revinrent aussitôt à la mé* moire. Nous nous communiquâmes nos réflexions.

« — Demande à ces coquins, dit sir John à notre Tare, si ce n*est pas une femme qu'ils portent ainsi*

« Le Turc ouvrit de grands yeux effarés^ mais non la bouche. Il était évident qu'il trouvait notre question par trop inconvenante.

« En ce moment te sac étant près de nous , nmis le vîmes distinctement remuer, et nous entendîmes même une espèce dé géâiisBèment ou de grognement qui en sortait.

c Tyrrel , quoique gastronome , est fort chevaleresque. Il se leva comme un furieux , courut à Tànier et lui de- !nanda en anglais , tant il était troublé par la dolère, oe qu*il conduisait ainsi et ce qu'il prétendait faire de son sac. L'ânier n'avait garde de répondre : mais le sac s'a- gita violemment , des cris t)e femme se firent entendre : sur quoi les deux esclaves se mirent à donner sur te sac de grands coups de courroies dont ite se servaient pour faire marcher l'âne. Tyrrel était poussé à bout. D'un vigoureux et scientifique coup de poing il jeta l'ânier A terre et saisit un esclave à la gorge : sur quoi !e ssbc , poussé violemment dans la hitte , tomba lemdeittent sur l'herbe.

« J'étais accouru. L'autre esclave se mettait en devoir de ramasser des pierres, Tânier se relevait. Malgré mon aversion pour me mêler des affaires des autres, il m'était impossible de ne pas venir au secours de mon compa- gnon. M'étant saisi d'un piquet qui me servait à tenir mon parasol quand je dessinais, je le brandissais en me- naçant les esclaves et l'ânier de l'air le plus martial qu'il m'était possible. Tout allait bien , ^nand ce diable de Turc à cheval , ayant fini de contempler la mer et s'étant retourné au bruit que nous faisions, partit comme une flèche et fut sur nous avant que nous y eussions pensé : il levait à la main une espèce de vAain coutelas... >


U DOUBLE MÉPBISE* S79

<— Un ataghan? dit Cbâteaufort qui aimait la couleur locale.

« — Un ataghan, reprit Darcy avec un sourire d'ap- probation. Il passa auprès de moi, et me donna sur la tête un coup de cet ataghan qui me fit voir trente six.... bougies^ comipe disait si élégamment mon ami M. le marquis de Roseville. Je ripostai pourtant en lui assé- nant un bon coup de piquet sur les reins, et je fis en- suite le moulinet de mon mieux, frappant ânier, esclaves, cheval et Turc, devenu moi-même dix foi$ plus furieux que mon ami sir John Tyrrel. L'aflaire au- rait sans doute tourné mal pour nous. Notre drognfiaQ observait la neutralité, et nous ne pouvions nous dé- fendre longtemps avec un bâton contre trois hommes d'infanterie , un de cavalerie et un ataghan. Heureuse- ment sir John se souvint d'une paire de pistolets que nous avions apportée. Il s'en saisit, m'en jeta un , et prit l'autre qu'il dirigea aussitôt contre le cavalier qui nous donnait tant d'affaires. Là vue de ces armes et le léger claquement du chien du pistolet produisirent un effet magique sur nos ennemis. U^ prirent honteusement la fuite, nous laissant maîtres du champ de bataille, du sac et même de l'âne. Malgré toute notre colère , nous n'avions pas fait feu , et ce fut un bonheur, c^r on no tue pas impunément un bon musulman , et U en cout^ cher pour le rosser.

«Lorsque je me fus un peu essuyé, notre premier soin fut, comme vous le pensez bien, d'aller au sac et de l'ouvrir. Nous y trouvâmes une assez jolie femme, un peu grasse, avec (le beaux cheveux noirs, et n'ayant pour tous vêtements qu'une chemise de laine bleue un peu moins transparente que l'écharpe de madame de Cha- verny.

« Elle se tira lestement du sac , et , sans paraître fort embarrassée ^ nous adressa un discours très-pathétiqu«  sans doute ^ mais dont nous ne comprîmes pas un mot;


280 LA DOUBLE MÉPUISE.

à la suite de quoi elle me baisa la main. C*est la seule fois, mesdames, qu'une dame m'ait fait cet honneur.

« Le sang-froid nous était revenu cependant. Nous voyions notre drogman s'arracher la barde comme un homme désespéré. Moi , je m'accommodais la tête de mon mieux avec mon mouchoir. Tyrrel disait : — « Que diable faire de cette femme? Si nous restons ici , le mari va revenir en force et nous assommera; si nous retour- nons à Larnaca avec elle dans ce bel équipage, la ca- naille nous lapidera infailliblement. » Tyrrel , embar- rassé de toutes ces réflexions, et ayant recouvre son flegme britannique, s'écria ; «Quelle diable d'idée avez-vous eue d'aller dessiner aujourd'hui ! » Son excla- mation me fit rire, et la femme, qui n'y avait rien compris , se mit à rire aussi.

« Il fallut pourtant prendre un parti. Je pensai que ce que nous avions de mieux à faire , c'était de nous mettre tous sous la protection du consul de Franco ; mais le plus difficile était de rentrer à Larnaca. Le jour tom- bait, et ce fut une circonstance heureuse pour nous. Notre Turc nous fît prendre un grand détour, et nous arri- vâmes, grâce à la nuit et à cette précaution, sans en- combre à la maison du consul , qui est hors de la ville. J'ai oublié de vous dire que nous avions composé à la femme un costume presque décent avec le sac et le turban de notre interprète.

« Le consul nous reçut fort mal , nous dit que nous étions des fous, qu'il fallait respecter les us et cou- tumes des pays où l'on voyage, qu'il ne fallait pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce... Enfin, il nous tança d'importance; et il avait raison , car nous en avions fait assez pour occasionner une violente «meute, et faire massacrer tous les Francs de l'île de Chypre.

< Sa femme fut plus humaine ; elle avait lu beaucoup de romans , et trouva notre conduite très-généreuse. Dans le fait, nous nous étions conduits en héros de


LA DOUnLC STÉPrUSE. 281

roman. Cette excellente dame était fort dévote; elle pensa qu'elle convertirait facilement Tinfidèle que nous lui avions amenée, que cette conversion serait men- tionnée au Moniteur^ et que son mari serait nomme consul général. Tout ce plail se fit en un instant dans sa tête. Elle embrassa h femme turque, lui donna une robe, fit faonte à monsieur le consul de sa cruauté, et l'envoya chez le pacha pour arranger Tafiaire.

m Le pacha était fort en colère. Le mari jaloux était un personnage, .et jetait feu et flamme. C'était une horreur, disait-il , que des chiens de chrétiens empê- chassent un homme comme lui de jeter son esclave à la mer. Le consul était fort en peine; il parla beaucoup du roi son maître , encore plus d'une frégate de soixante canons qui venait de paraître dans les eaux de Larnaca. Mais l'argument qui produisit le plus d'effet, ce fut la proposition qu'il fit en notre nom de payer l'esclave à juste prix.

« Hélas! si vous saviez ce que c'est que le juste prix d'un Turc ! Il fallut payer le mari , payer le pacha, payer l'ânier à qui Tyrrel avait cassé deux dents, payer pour le scandale , payer pour tout. Combien de fois Tyrrel s'écria douloureusement : « Pourquoi diable aller dessi- ner sur le bord de la mer !»

— Quelle aventure, mon pauvre Darcy ! s'écria ma- dame Lambert , c'est donc là que vous avez reçu cette terrible balafre ? De grâce, relevez donc vos cheveux. Mais c'est un miracle qu'il ne vous ait pas fendu la têtel»

Julie, pendant tout ce récit, n'avait pas détourné les yeux du front du narrateur ; elle demanda enfin d'une voix timide : « Que devint la femme?

— C'est là justement la partie de l'histoire que je n'aime pas trop à raconter. La suite est si triste pour moi, qu'à l'heure où je vous parle, On se moque encore de noire équipée chevaleresque.

2>f.


38S LA DOUBLE MÉPRISK,

— Était-elle jolie cette femme? demanda madame de Chaveray en rougissant un peu,

— Gomment se non^mait-elle? demanda madame Lambert.

— Elle se nommait Emineh.— «JoUeT... Oui, elle était assez jolie, mais trop grasse et toute barbouillée de fard, suivant l'usage de son pays. Il faut beaucoup d*hij)itude pour apprécier les charmes d-une beauté turque. — Emineh fut donc installée dans la maison du consul. Elle était Mingrélienne» et dijb à madame C**^ la femme du consul, qu'elle ^t fille de prince. Dans ce pays, tout coquin qui commande à dix autres coquins est un prince. On la traita donc en princesse: elle dinait i table, mangeait comme quatre; puis, quand on lui parlait religion, elle s*mdormait régulièrement. Gela dura quelque temps. Enfin on prit jour pour le baptême. Uadame G*** se nomma sa marraine, et voulut que je fusse parrain avec elle. Bonbons, cadeaux et tout ce qui s'ensuit !... Il était écrit que cette malheureuse Emineh me ruinerait. Madame G*** disait qu'Emineh m*aimait mieux que Tyrrel, parce qu'en me présentant du café elle en laissait toujours tomber sur mes habits. Je me préparais à ce baptême avec une componction vraiment évangélique, lorsque, la veille de la cérémonie, la belle Emineh disparut. Fautril vous dire tout? Le consul avait pour cuisinier un Mingrélien, grand coquin certair nement, mais admirable pour le pilaf. Ge Mingréiien avait plu à Emineh, qui avait sans doute du patriotisme à sa manière. Il l'enleva, et en même temps une somme assez forte à M. G"'", qui ne put jamais le retrouver. Ainsi le consul en fut pour son argent, sa femme pour le trousseau qu'elle avait donné à Emineh, moi pour mes gants, mes bonbons, outre les coups que j'avais reçus. Le pire , c'est qu'on me rendit en quelque sorte responsable de l'aventure. On prétendit que c'était moi ^ui avais délivré cette vilaine femme , que je voudraifi


14 hQVBlR iq&PRISp. 283

savoir au fond de la mer^ et qui avai^ attiré tant de mal* heurs sur mes amis. Tyr^eî sut se tirer d'affaire; il passa pour victime , tandis que lui seul était cause de toute la bagarre» et moi je restai avec une réputation de don Quichotte et la balafre que vous voyez , qui nuit beaucoup à mes succès.»

L'histoire contée, on rentra dans le salon. Darcy causa encore quelque temps avec madame de Chaverny, puis il fut obligé de la quitter pour se voir présenter un jeune homn^e fort savant en économie politique, qui étudiait pour ètredéputé, et qui désirait avoir des renseignements statistiques sur l*empire ottoman.

X. "^

Julie, depuis que Parcy Tavait quittée, regardait sou* vent la pendule. Elle écoutait Gh&teaufort avec distrac* tion, et ses yeux cherchaient involontairement Darcy, qui causait à l'autre extrémité du salon. Quelquefois il la regardait tout en parlant à son amateur de statisti- que, et elle ne pouvait supporter son regard pénétrant, quoique calme. Elle sentait qu'il avait déjà pris un em* pire extraordinaire sur elle, et elle ne pensait plus à s'y soustraire.

Enfin elle demanda sa voiture, et, soit à dessein, soit par préoccupation, elle la demanda en regardant Darcy d'un regard qui voulait dire : — Vous avez perdu une demi-heure que nous aurions pu passer ensemble. La voiture était prête. Darcy causait toujours, mais il pa- raissait fatigué et ennuyé du questionneur qui ne le lâ- chait pas. Julie se leva lentement, serra la main de ma* dame Lambert, puis elle se dirigea vers la porte du salon, surprise et presque piquée de voir Darcy demeurer toujours à la même place. Châteaufort était auprès d'elle ; il lui offrit son bras qu'elle prit machinalement sans l'écouter, et presque sfMis s'apercevoir de sa présence,


'i84 LA COUBLE MEPRISE.

Elle traversa le vestibule, accompagnée de madame Lam- bert et de quelques personnes qui la reconduisirent jusqu'à sa voilure. Darcy était resté dans le salon. Quand elle fut assise dans sa calèche, Châteaufort lui demanda en souriant si elle n'aurait pas peur toute seule la nuit par les chemins, ajoutant qu'il allait la suivre de près dans son tilbury, aussitôt que le commandant Perrin aurait fini sa partie de billard. Julie, qui était toute rê- veuse, fut rappelée à elle-même par le son de sa voix, mais elle n'avait rien compris. Elle fit ce qu'aurait fait toute autre femme en pareille circonstance : elle sourit. Puis, d'un signe de tête, elle dit adieu aux personnes réunies sur le perron, et ses chevaux l'entraînèrent ra- pidement.

Mais précisément au moment où la voiture s'ébranlait, elle avait vu Darcy sortir du salon, pâle, l'air triste, et les yeux fixés sur elle comme s'il lui demandait un adieu distinct. Elle partit, emportant le regret de n'avoir pu lui faire un signe de tête pour lui seul, et elle pensa même qu'il en serait piqué. Déjà elle avait oublié qu'il avait laissé à un autre le soin de la conduire à sa voiture ; maintenant les torts étaient de son côté, et elle se les reprochait comme un grand crime. Les sentiments qu'elle avait éprouvés pour Darcy quelques années auparavant, en le quittant après cette soirée où elle avait chanté faux, étaient bien moins vifs que ceux qu'elle emportait cette fois* C'est que non-seulement les années avaient donné de la force à ses impressions, mais encore elles s'augmentaient de toute la colère accumulée contré son mari. Peut-être même l'espèce d'entraînement qu'elle avait ressenti pour Châteaufort, qui, d'ailleurs, dans ce moment, était complètement oublié, l'avait-il préparée à se laisser aller, sans trop de remords, au sentiment bien plus vif qu'elle éprouvait pour Darcy.

Quant à lui, ses pensées étaient d'une nature plus calme. Il avait rencontré avec plaisir une jolie fenuiic


LA DOUBLE MÉPRISE. 285

qui lui rappelait des souvenirs heureux, et dont la con- naissance lui serait probablement agréable pour l*hiver qu'il allait passer à Paris. Mais, une fois qu'elle n'était plus devant ses yeux, il ne lui restait tout au plus que ic souvenir de quelques heures écoulées gaiement, sou- venir dont: la douceur était encore altérée par la per- spective de se coucher tard et de faire quatre lieues pour retrouver son lit. Laissons-le, tout entier à ses idées prosaïques, s'envelopper soigneusement dans son man- teau, s'établir commodément et en biais dans son coupé de louage, égarant ses pensées du salon de madame Lambert à Constantinople, de Constantinople à Corfou, et de Corfou à un demi-sommeil.

Cher lecteur, nous suivrons, s'il vous plaît, nciadame de Cbàverny.

XI.

Lorsque madame de Chaverny quitta le château de madame Lambert, la nuit était horriblement noire, l'atmosphère lourde et étouffante : de temps en temps des éclairs, illuminant le paysage, dessinaient les si- lhouettes noires des arbres sur un îond d'un orangé livide. L'obscurité semblait redoubler après chaque éclair, et le cocher ne voyait pas la tête de ses chevaux. Un orage violent éclata bientôt. La pluie, qui tombait d'abord en goutte^larges et rares, se changea prompte- ment en un véritable déluge. De tous côtés le ciel était en feu, et l'artillerie céleste commençait à devenir as- sourdissante. Les chevaux ef&ayés soufflaient fortement et se cabraient au lieu d'avancer, mais le cocher avait parfaitement dîné : son épais carrick, et surtout le vin qu'il avait bu, l'empêchaient de craindre l'eau et les mauvais chemins. Il fouettait énergiquemént les pau- vres bêtes, non moins intrépide que César dans la tem- pête lorsqu'il disait à son pilote : Tu portes César et sa fortune !


286 U DOUBLE MÉPftISB.

Madame de Chaverny, n'ayant pas peur du tonoeraci^ ne s'occupait guère de l'orage. EUe se répétait tout cm que Darcy lui avait dit, et se repentait de ne lui avoir pas dit cent choses qu'elle aurait pu lui dire, lors* qu'elle fut tout à coup interrompue dans ses méditations par un choc violent que rc^^ut sa voiture : en même temps les glaces volèrent en éclats, un craquement de mauvaise augure se flt entendre ; la calèche était préci* pitée dans un fossé. Julie en fut quitte pour la peur. Mais là pluie ne cessait pas ; une roue était brisée; les lanternes s'étaient éteintes, et l'on ne voyait pas aux environs une seule maison pour se mettre à l'abri. Le cocher jurait, le valet de pied n^audissait le cocher, et pestait contre sa maladresse. Julie restait dans sa voi- ture, demandant comment on pourrait revenir à P... ou ce qu'il fallait faire ; mais à chaque question qu'elle fai- sait elle recevait cette réponse désespérante : — C'est impossible !

Cependant on entendit de loin le bruit sourd d*une voiture qui s'approchait* Bientôt le cocher de madame de Chavemy reconnut, à sa grande satisfaction, un de ses collègues aveô lequel il avait jeté les fondements d'une tendre amitié dans l'office de madame Lambert; il lui cria de s'arrêter.

La voiture s'arrêta ; et à peine le nom de madame de Chaverny fut-il prononcé, qu'un jeune homme qui se trouvait dans le coupé ouvrit lui-même la portière, et s'écriant : — Est-elle blessée ? s'élança d'un bond auprès de la calèche de Julie. Elle avait reconnu Darcy, elle l'attendait.

Leurs mains se rencontrèrent dans l*obscurité, et Darcy crut sentir que madame de Chavemy pressait la sienne ; mais c'était probablement un effet de la peur. Après les premières questions, Darcy offrit natiirellQment sa voiture. Julie ne répondit pas d'abord, car elle était fort indécise sur le parti qu'elle devait prendre. D'un


LA DOUBLE MÉPftlSB. S87

côté, elle pensait aux trois ou quatre lieues qu'elle aurait à faire en léte à tête avec un jeune homme, si die vou- lait aller à Paris ; d'un autre côté, si elle revenait au château pour y demander l'hospitalité à madame Lara* bert) elle frémissait à l'idée de raconter le romanesque accident de la voiture versée et du secours qu'elle aurait reçu de Darcy. Repandtre au salon au milieu de la partie de v?hist, sauvée par Darey comme la femme turque... on ne pouvait y songer. Mais aussi trois longues lieues jusqu'à Paris!... Pendant qu'elle flottait ainsi dans l'in- certitude, et qu'elle balbutiait assez maladroitement quelques phrases banales sur l'emburas qu'elle allait causer, Darcy, qui semblait lire au fond de son cœur, lui iit froidement : — Prenez ma voiture, madame, je resterai dans la vôtre jusqu'à ce qu'il passe quelqu'un pour Paris. Julie, craignant de montrer trop de prude- rie, se hâta d'accepter la première offre, mais non la seconde. Et comme sa résolution fut toute soudaine, elle n'eut pas le temps de résoudre l'importante question de savoir si l'on irait à P... ou à Paris. Elle était déjà dans le coupé de Darcy, enveloppée de son manteau, qu'il s'empressa de lui donner, et les chevaux trottaient les- tement vers Paris, avant qu'elle eût pensé à dire où elle voulait aller. Son domestique avait choisi pour elle, en donnant au cocher le nom et la rue de sa maîtresse.

La conversation commença embarrassée de part et d'autre. Le son de voix de Darcy était bref, et paraissait annoncer un peu d'humeur. Julie s'imagina que son irrésolution levait choqué, et qu'il la prenait pour une prude ridicule. Déjà elle était tellement sous l'influence de cet homrae, qu'elle s'adressait intérieurement de vifs reproches, et ne songeait plus qu'à dissiper ce mouve- ment d'humeur dont elle s'accusait. L'habit de Darcy était mouillé, elle s'en aperçut, et, se débarrassant aus- sitôt du manteau, elle exigea qu'il s'en couvrît. De là un combat de générosité, d'où^ii résulta que, le différend


^88 LA DOCBLi: MÉPRISE.

aviiiit élc tranché j^r la moitié, chacun eut sa part du manteau, imprudence énorme qu'elle n^aurait pas com- mise sans ce moment d'hésitation qu'elle voulait faire oublier!

Us étaient si près l'un de l'autre, que la joue de Julie pouvait sentir la chaleur de l'haleine de Darcy. Les ca- hols de la voiture les rapprochaient même quelquefois davantage.

— Ce manteau qui nous enveloppe tous les deux, dit Darcy, me rappelle nos charades d'autrefois. Vous sou- venez-vous d'avoir été ma Virginie, lorsque nous nous aiïublâmes tous deux du mantelet de votre grand'- mère ?

— Oui, et de la mercuriale qu'elle me fit à cette occa- sion.

— Ah ! s'écria Darcy, quel heureux temps que celui- là ! combien de fois j'ai pensé avec tristesse et bonheur à nos divines soirées de la rue Bellechasse ! Vous rap- pelez-vous les belles ailes de vautour qu'on vous avait attachées aux épaules avec des rubans roses, et le bec de papier doré que je vous avais fabriqué avec tant d'art?

— Oui, répondit Julie, vous étiez Prométhée, et moi le vautour. Mais quelle mémoire vous avez ! Comment avcz-vous pu vous souvenir de toutes ces folies ? car il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus !

— Estrce un compliment que vous me demandez? dit Darcy en souriant et s'avançant de manière à la re- garder en face. Puis, d'un ton plus sérieux : £n vérité, poursuivit-il, il n'est pas extraordinaire que j'aie con- servé le souvenir des plus heureux moments de ma

vie.

— Quel talent vous aviez pour les charades!... dit Julie qui craignait que la conversation ne prit un tour trop sentimental.

— Voulez-vous que je vous donne une autre preuve


LA DOUBLE MÉPRISE. 289

de ma mémoire ? interrompit Darcy. Vous rappelez-vous notre traité d'alliance chez madame Lambert? Nous nous étions promis de dire du mai de l'univers entier; en revanche, de nous soutenir Tun l'autre envers et contre tous... Mais notre traité a eu le sort de la plupart des traités; il est resté sans exécution. :

— Qu'en savez-vous ?

— Hélas ! j'imagine que vous n'avez pas eu souvent occasion de me défendre ; car, une fois éloigné de Paris, quel oisif s'est occupé de moi?

— De vous défendre... non... mais de parler de vous à vos amis...

— Oh ! mes amis ! s'écria Darcy avec un sourire mêlé de tristesse, je n'en avais guère à cette époque, que vous connussiez, du moins. Les jeunes gens que Toyait madame votre mère me haïssaient, je ne sais pourquoi; et, quant aux femmes, elles pensaient peu à monsieur l'attaché du ministère des affaires étran- gères.

— C'est que vous ne vous occupiez pas d'elles.

— Cela est vrai. Jamais je n'ai su faire l'aimable au- près des personnes que je n'aimais pas.

Si l'obscurité avait permis de distinguer la figure de Julie, Darcy aurait pu voir qu'une vive rougeur s'était répandue sur ses traits en entendant cette dernière phrase, à laquelle elle avait donné un sens auquel peut- être Darcy ne songeait pas.

Quoi qu'il en soit, laissant là des souvenirs trop bien conservés par l'un et par l'autre, Julie voulut le remettre un peu sur ses voyages, espérant que, par ce moyen, elle serait dispensée de parler. Le procédé réussit presque toujours avec les voyageurs, surtout avec ceux qui ont visité quelque pays lointain.

— Quel beau voyage que le vôtre ! ditrclle, et com- bien je regrette de ne pouvoir jamais en faire un sem- blable I

25


190 LA DOUftLB MÉi»RISe*

Mais Darcy n*était plas en humeur conteuse. -^ Quel est ce jeune homme à moustaches, demanda-i41 brus- quement, qui vous parlait tout à l'heure?

Cette fois, Julie rougit encore davantage. — C'est un ami de mon mari, répondit-elle, tin officier de son ré- giment... On dit, poursuivit-elle sans vouloir abandon- ner son thème oriental, que les personnes qui ont vu ce beau ciel bleu de TOrient ne peuvent plus vivre ailleurs;

— Il m*a déplu horriblement, je ne sais pourquoi... Je parle de Tami de votre mari, non du ciel bleu... Quant à ce ciel bleu, madame. Dieu vous en préserve ! On finit par le prendre tellement en guignon à fbrce de le voir toujours le même, qu*on admirerait (iomme le plus beau de tous les spectacles un sale brouillard de Paris. Rien n*agace plus les nerfs, croye2-moi, que ce beau ciel bleu, qui était bleu hier et qui sera bleu de^ main. Si vous saviez avec quelle impatience, avec quel désappointement toujours renouvelé on attend, on espère un nuage!

— Et cependant vous êtes resté bien longtemps sous ce ciel bleu !

— Mais, madame, il m*était assez difficile de faire autrement. Si j*avais pu ne suivre que mon inclination, je serais revenu bien vite dans les environs de la rue de Bellechasse, après avoir satisfait le petit hiouvemeni de curiosité que doivent nécessairement exciter les éiran- getés de TOrient.

— Je crois que bien des voyageurs en diraient autant s*ils étaient aussi francs que vous... Comment pàsse-t-on son temps à Constantinople et dans tes autres villes de rorient ?

— Là, comme partout, il y a plusieurs manières de tuer le temps. Les Anglais boivciit, les Français jouent^ les Allemands fument, et quelques gens d'esprit, pour varier leurs plaisirs, se font tirer des coups de fusil


LA DOL^LE MÉPKISH:. 201

en grimpant sur les tôils i>our lorgner les femmes du pays.

— C'est probablement à cette dernière occupation que vous donniez la préférence.

— Point du tout. îfoi, j'étudiais le turc et le grec, ce qui me couvrait de ridicule. Quand j'avais terminé les dépêches de l'ambassade, je dessinais, je galopais aux Eaux-Douces, et puis j'allais au bord de la mer voir s'il ne venait pas quelque figure humaine de France ou d'ailleurs.

— Ce devait être un grand plaisir pour vous de voir un Français à une si grande distance de la France?

— Oui; mais pour un homme intelligent combien nous venait-il de marchands de quincaillerie ou de ca«  chemires; ou, ce qui est bien pis, déjeunes poètes, qui, du plus loin qu'ils voyaient quelqu'un de l'ambassade, lui criaient : Menez-moi voir les ruines , menez-moi h Sainte-Sophie, conduisez-moi aux montagnes, à la mer d'azur; je veux voir les lieux où soupirait Héro ! Puis, quand ils ont attrapé un bon coup de soleil, ils s'enfer- ment dans leur chambre, et ne veulent plus rien voir que les derniers numéros du Constitutionnel»

— Vous voyez tout en mal, suivant votre vieille ha- bitude. Vous n'êtes pas corrigé, savez vous? car vous êtes toujours aussi moqueur.

— Dites-moi, madame, s'il n'est pas bien permis à un damné qui frit dans sa poêle de s'égayer un peu aux dépens de ses camarades de friture ? D'honneur 1 vous ne savez pas combien la vie que nous menons là-bas est misérable. Nous autres secrétaires d'ambassade, nous ressemblons aux hirondelles qui ne se posent jamais. Pour nous, point de ces relations intimes qui font le bonheur de la vie... ce me semble. (Il prononça ces derniers mots avec un accent singulier et en se rappro- chant de Julie.) Depuis six ans je n'ai trouvé personne avec qui je pusse échanger mes pensées.

— Vous n'aviez donc pas d'amis là-bas?


292 LA DOUBLE MÉPRISE.

-^ Se viens de vous dire qu*il est impossible d'en avoir en pays étranger. J'en avais laissé deux en France. L'un est mort; l'autre est maintenant en Amérique, d'où il ne reviendra que dans quelques années, si la fièvre jaune ne le retient pas.

— Ainsi, vous êtes seul ?...

— Seul.

— Et la société des femmes, quelle est-elle dans l'Orient? Est-ce qu'elle ne vous offre pas quelques ressources ?

— Oh ! pour cela, c'est le pire de tout. Quant aux femmes turques, il n'y faut pas songer. Des Grecques et des Arméniennes, ce qu'on peut dire de mieux à leur louange, c'est qu'elles sont fort jolies. Pour les femmes des copsuls et des ambassadeurs, dispensez-moi de vous en parler. C'est une question diplomatique ; et si j'en disais ce que j'en pense» je pourrais me faire tort aux affaires étrangères.

— Vous ne paraissez pas aimer beaucoup votre car- rière. Autrefois vous désiriez avec tant d'ardeur entrer dans la diplomatie !

— Je ne connaissais pas encore le métier. Maintenant je voudrais être inspecteur des boues de Paris !

— Ah Dieu ! comment pouvez-vôus dire cela ? Paris ! le séjour le plus maussade de la terre !

— Ne blasphémez pas. Je voudrais entendre votre palinodie à Naples, après deux ans de séjour en Italie.

— Voir Naples, c'est ce que je désirerais le plus au monde, répondit-elle en soupirant,... pourvu que mes amis lussent avec moi.

— Oh ! à cette condition , je ferais le tour du monde. Voyager avec ses amis ! mais c'est comme si l'on restait dans son salon tandis que le monde passerait devant vos fenêtres comme un panorama qui se déroule.

— Eh bien ! si c'est trop demander, je voudrais voya- ger avec un... avec deux amis seulement.


LA DOUBLE MÉPRISÉ. 293

— Pour moi, je ne suis pas si ambitieux ; je n*en vou- drais qu*un seul, ou qu'une seule, ajouta-t-il en souriant. Mais c'est un bonheur qui ne m'est jamais arrivé... el qui ne m'arrivera pas, reprit-il avec un soupir. Puis, d'un ton plus gai : En vérité, j'ai toujours joué de mal- heur. Je n'ai jamais désiré bien vivement que deux cho- ses, et je n'ai pu les obtenir.

— Qu'était-ce donc?

— Oh ! rien de bien extravagant. Par exemple, j'ai désiré passionnément pouvoir valser avec quelqu'un... J'ai fait des études approfondies sur la valse. Je me suis exercé pendant des mois entiers, seul, avec une chaise, pour surmonter l'étourdtssement qui ne manquait jamais d'arriver , et quand je suis parvenu à n'avoir plus de vertiges...

— Et avec qui désiriez-vous valser î

— Si je vous disais que c'était avec vous?... Et quand j'étais devenu, à force de peines, un valseur consommé, votre grand'mère, qui venait de prendre un confesseur janséniste, défendit la valse par un ordre du jour que j'ai encore sur le cœur.

— Et votre second souhait?... demanda Julie fort troublée.

— Mon second souhait, je vous l'abandonne. J'aurais voulu, c'était par trop ambitieux de ma part, j'aurais voulu être aimé... mais aimé... C'est avant la valse que je souhaitais ainsi, et je ne suis pas l'ordre chronologi- que... J'aurais voulu, dis-je, être aimé par une femme qui m'aurait préféré à un bal, — le plus dangereux de tous les rivaux ; — par une femme que j'aurais pu vonir voir avec des bottes crottées au moment où elle se dis- poserait à monter en voiture pour aller au bal. Elle au- rait été en grande toilette, et elle m'aurait dit : Eesions. Mais c'était de la folie. On ne doit demander que des choses possibles.

— Que vous êtes méchant ! Toujours vos remarques

25.


S94 Li DOUBLE irtPRISE.

ironiques ! Rien ne trouve grâce devant vous. Vous êtes toujours ijDpitoyable pour les femmes.

— Moi ! Dieu m*en préserve ! C'est de moi plutôt que je médis. Est-ce dire du mai des femmes que de soutenir qu'elles préfèrent une soirée agr^éable..^ à un, tôte-à-tête avec moi ?

— Un bal !... une toilette!,,. Ah I mon Dieu !... Qui aime le bal maintenant?...

Elle ne pensait guère h justifier toù). son sexe mis en cause; elle croyait entendre la pensée de Darcy, et la pauvre femme n'entendait qm son propre jcœur.

-^ A propos de toilette et de bal, quel dommage que nous ne soyons plus en carnaval ! J'ai rapporté pn eos^ tume de femme grecque qui est charn^aiit, et qpi vofis irait à ravir.

— Vous m'en ferez un dessin pour mon al|Min|.

^ Très-volontiers. Vous verrez quel progrès j'ai faits depuis le temps où je crayonnais des bonsbpmnies sur la table à thé de madame votre mère. — A propos, madame, j'ai un compliment à vpus faire ; on m'ja dit ce matin au ministère que M. de Chav^rny allait être nommé gentilhomme de 1^ chambre. Cela m'ft fait grand plaisir.

Julie tressaillit involonbtiremyept.

Darcy poursuivit sans s'apercevoir de ce mouvement ;

— Permettez-moi de vous demai^der votre protec- tion dès à pj^ésent... Hais, au fond» je ^e suis p^s trop content de votre nouvelle dignité. Je prains qu,e vous ne soyez obligée d'aller habiter JBa^atrCloud pemdaojt l'été, et alors j'aurai moins soi^vent l'honpeur de vou^ voir.

^ Jamais je n'irai à Saint^loud, dit Julie d'une voix fort émue.

— Oh ! tant mieux, car Paris, voyez-vous, c'est le paradis^ dont il ne faut jamais sortir que pour aller de temps en temps dîner à 1^ campagne chez madame Lam-


LA DOUBLE MÉPRISE. SCS

bert, à condition de revenir le soir. Que vous êtes heu- reuse, madame, de vivre à Paris î Moi qui n'y suis peut- être que pour peu de temps, vous n'avez pas d'idée combien je me trouve heureux dans le petit appartement que ma tante m*a donné. Et vous, vous demeurez, m,'a- tron dit, dans le faubourg Saint-Honoré. On m'a indiqué TOtre maison. Vous devez avoir qn jardin délicieux, si la manie de bâtir n'a pas changé déjà vos allées en bou- tiques.

— Non , mon jardin est encore intact , Dieu merci,

— Quel jour recevez-vous , madame?

— Je suis chez moi â peu près tous les soirs, le serai charmée que vous vouliez bien me venir voir quelquefois.

— Vous voyez , madame, que je fais comme si notre ancienne alliance subsistait encore, le m'invite moi- même sans cérémonie et sans présentation officielle. Vous me pardonnerez, n'est-ce pas?... le ne connais plus que vous à Paris et madame Lambert. Tout le monde m'a oublié, mais vos deux maisons sont les seules que j'aie regrettées dans mon exil. Votre salon surtout doit être charmant. Vous qui choisissez si bien vos amis!... Vous rappelez-vous les projets que vous faisiez autrefois pour le temps où vous seriez maîtresse de maison? Un salon inaccessible aux ennuyeux; de la musique quelquefois, toujours de la conversation, et bien tard ; point de gens à prétentions , un petit nombre de personnes se connaissant parfaitement et qui par conséquent ne cherchent point à mentir ni à faire de l'effet... Deux ou trois femmes spirituelles avec cela (et il est impossible que vos amies ne le soient pas...) , el votre maison est la plus agréable de Paris. Oui, vous êtes la plus heureuse des femmes, et vous rendez heureux tons ceux qui vous approchent.

Pendant que Darcy parlait, Iulie pensait que ce bonheur qu'il décrivait avec tant de vivacité ^ elle aurait


296 LA DOtBLE MÉPRISE.

pu Tobtenir si elle eût été mariée à un autre homme....» à Darey, par exemple. Au lieu de ce salon imaginaire , si élégant et si agréable, elle pepsaitaux ennuyeux que Chaverny lui avait attirés...; au lieu de ces conversa- tions si gaies, elle se rappelait les scènes conjugales

comme celle qui l'avait conduite à P Elle se voyait

enfin malheureuse à jamais, attachée pour la vie à la destinée d'un homme qu'elle haussait et qu'elle mépri- sait; tandis que celui qu'elle trouvait le plus aimable du monde, celui qu'elle aurait voulu charger du soin d'as- surer son bonheur, devait demeurer toujours un étran- ger pour elle. Il était de son devoir de l'éviter, de s'en séparer..., et il était si près d'elle, que les manches de sa robe étaient froissées par le revers de son habit !

Darcy continua quelque temps à peindre les plaisirs de la vie de Paris avec toute l'éloquence que lui don- nait une longue privation. Julie cependant sentait ses larmes couler le long de ses joues. Elle tremblait que Darcy ne s'en aperçût, et la contrainte qu'elle s'im- posait ajoutait encore à la force de son émotion. Elle étouffait ; elle n'osait faire un mouvement. Enfin un sanglot lui échappa, et tout fut perdu. Elle tomba la tête dans ses mains , à moitié suffoquée par les larmes et la honte.

Darcy, qui ne pensait à rien moins, fut bien étonné. Pendant un instant la surprise le rendit muçt; mais, les sanglots redoublant, il se crut obligé de parler et de demander la cause de ces larmes si soudaines.

— Qu'avez-vous , madame? Au nom de Dieu, ma- dame..., répondez -moi. Que vous arrive-t-il?... Et comme la pauvre Julie, à toutes ces questions, serrait avec plus de force son mouchoir sur ses yeux , il lui prit la main , et , écartant doucement le mouchoir : — Je vous en conjure, madame , dit-il d'un ton de voix altéré qui pénétra Julie jusqu'au fond du cœur, je vous en conjure, qu'avez-vous? Vous aurais-je offensée


LA DOUBLE MÉPBISE. 297

involontairement?... Vous me désespérez par votre silence.

— Ah! s'écria Julie ne pouvant plus se contenir, je suis bien malheureuse ! et elle sanglota plus fort.

— Malheureuse ! Gomment?... pourquoi?... qui peut vous rendre malheureuse? répondez-moi. £n parlant ainsi , il lui serrait les mains , et sa tète touchait presque celle de Julie , qui pleurait au lieu de répondre. Darcy ne savait que penser, mais il était touché de ses larmes. Il se trouvait rajeuni de six ans, et il commençait à en- trevoir dans un avenir qui ne s'était pas encore pré- senté à son imagination que du rôle de confident il pour- rait bien passer à un autre plus élevé.

Comme elle s'obstinait à ne pas répondre, Darcy, craignant qu'elle ne se trouvât mal, baissa une des glaces de la voiture , détacha les rubans du cliapeau de Julie, écarta son manteau et son châle. Les hommes sont gauches à rendre ces soins. 11 voulait faire arrêter la voiture auprès d'un village , et [1 appelait déjà le co- cher, lorsque Julie, lui saisissant le bras, le supplia de ne i)as faire arrêter, et l'assura qu'elle était beaucoup mieux. Le cocher n'avait rien entendu , et continuait à diriger ses chevaux vers Paris.

— Mais je vous en supplie, ma chère madame de Chaverny, dit Darcy en reprenant une main qu'il avait abandonnée un instant, je vous en conjure, dites-moi, qu'avez-vous? Je crains... Je ne puis comprendre com-' ment j'ai été assez malheureux pour vous faire delà peine.

— Ah! ce n'est pas vous! s'écria Julie; et elle lui serra un peu la main .

— Eh bien ! dite&-moi , qui peut vous faire ainsi pleu- rer? parlez-moi avec confiance. Ne sommes-nous pas d'anciens amis? ajouta-t«il en souriant et serrant à son tour la main de Julie.

— Vous me parliez du bonheur dont vous me croyez entourée..., et ce bonheur est si loin de moi !.. .


Mi iA DaimLB MEPRISE.

  • -« Comment ! n*avez-vous pas tous les éléments du

bonheur?... Vous êtes jeune, riche, jolie... Votre mari tient un rang distingué dans la société...

— Je le déteste ! s'écria Julie hors d'elle-même ; je le méprise ! Et elle cacha sa tète dans san meueboir en sanglotant plus fort que jamais.

  • — Oh! eh! pensa Darcy, ceci devient fort grave. Et,

profitant avec adresse de tous les pahots de la voiture pour se rapprocher davantage de la malheureuse Julie: -*- Pourquoi, lui disait-il de la voix la plus douce et la plus tendre du monde, pourquoi vous affliger ainsi? Faut-il qu'un être que vous méprisez ait autant d'in-i fluence sur votre vie ! Pourqupi lui peraiette«-vous d'em- poisonner lui seul votre bonheur? Mais est-ce donc à lui que vous devez demander ce bonheur?... Et il lui baisa le bout des doigts; mais comme elle retira aussitôt sa main avec terreur, il craignit d'avoir été trop loin... Mais, déterminé à voir la fin de l'aventure, il dit en soupirant d'une façon assez hypocrite :

— Que j'ai été trompé! Lorsque j'ai appris votre mariage, j'ai cru que M. de Chaverny vous plaisait réel- lement.

— Ah! monsieur Darcy, vous ne m'avez jamais connue! Le ton de sa voix disait clairement : Je vous ai toujours aimé, et vous n'avez pas voulu vous en aper- cevoir. La pauvre femme croyait en ce moment, de la meilleure foi du monde, qu'elle avait toujours aimé Darcy, pendant les six années qui venaient de s'écouler, avec autant d'amour qu'elle en sentait pour lui dans ce moment.

— Et vous! s'écria Darcy en s'animant» vous, ma- dame, m'avez-vous jamais connu? Avez-vous jamais su quels étaient mes sentiments ? Ah ! si vous m'aviez mieux connu , nous serions sans doute heureux maintenant l'un et l'autre.


U B0U6LB MÉPAISBk

•^ Qae je suis malheureuse ! répéta Julie avec un redoublement de larmes, et en lui serrant la main avec force.

— Mais quand même vous m'auriez compris , ma- dame, continua Darcy avec cette expression de mélan-^ colie ironique qui lui était habituelle, qu*en serait*il résulté? J*étais sans fortune; la vôtre était considérable; votre mère m*eût repoussé avec mépris. — J'étais con- danlné d'avance. — Vous-même, oui, vous, Julie ^ avant qu'une fatale expérience ne vous eût montré où est le véritable bonheur, vous auriez sans doute ri de ma présomption , et une voilure bien vernie , avec une couronne de comte sur les panneaux , aurait été sans doute alors le plus sûr moyeu de vous plaire.

— Oh ciel ! et vous aussi ! Personne n'aura donc pitié de moi?

— Pardonnez-moi, chère Julie! s'écria-tril très-ému lui-même ; pardonnez-moi , je vous en supplie. Oubliez ces reproches ; non , je n'ai pas le droit de vous en faire ^ inoi. — Je suis plus coupable que vous... Je n'ai pas su vous apprécier. Je vous ai crue faible comme les femmes du monde où vous viviez ; j'ai douté de votre courage, chère Julie, et j'en suis cruellement puni!.,. 11 baisait avec feu ses mains, qu'elle ne retirait plus ; il allait la presser sur son sein. .., mais Julie le repoussa avec une vive e)[pression de terreur, et s'éloigna de lui autant que la largeur de la voiture pouvait le lui permettre.

Sur quoi Darcy, d'une voix dont la douceur même rendait l'expression plus poignante : — Excusez-moi , madame , j'avais oublié Paris. Je me rappelle maintenant qu'on s'y marie, mais qu'on n'y aime point.

— dh! oui, je vous aime, murmura-t-elle en san^ glotant^ et elle laissa tomber sa tête sur l'épaule de Darcy. Darcy la serra dans ses bras avec transport, cher* chant à arrêter ses larmes par des }>aisers. Elle essaya encore de se débarrasser de son étreiatei mais cet effort tut le dernier qu'elle tenta.


300 LA DOUBLE MÉPRISE.

XII.

Darcy s*était trompé sur la nature de son émotion : il faut bien le dire, il n'était pas amoureux. Il avait profité d'une bonne" fortune qui semblait se jeter à sa tête, et qui méritait bien qu*on ne la laissât pas échapper. D'ail- leurs, comme tous les hommes, il était beaucoup plus éloquent pour demander qile pour remercier. Cependant il était poli, et la politesse tient lieu souvent de senti- ments plus respectables. Le premier mouvementd'ivresse passé, il débitait donc à Julie des phrases tendres qu'il composait sans trop de peine, et qu'il accompagnait de nombreux baisements de main qui lui épargnaient an- tant de paroles. Il voyait sans regret que la voiture était déjà aux barrières, et que dans peu de minutes il allait se séparer de sa conquête. Le silence de madame de Chaverny au milijgu de ses protestations, l'accablement dans lequel elle paraissait plongée, rendaient difficile , ennuyeuse même , si j'ose le dire, la position de son nouvel amant.

Elle était immobile, dans un coin de la voiture, serrant machinalement son châle contre son sein. Elle ne pleu- rait plus; ses yeux étaient fixes, et lorsque Darcy lui prenait la main pour la baiser, cette main, dès qu'elle était abandonnée, retombait sur ses genoux comme morte. Elle ne parlait pas, entendait à peine ; mais une foule de pensées déchirantes se présentaient à la fois à son esprit, et, si elle voulait en exprimer une, une autre à l'instant venait lui fermer la bouche.

Comment rendre le chaos de ces pensées, ou plutôt de ces images qui se succédaient avec autant de rapidité que les battements de son cœur? Elle croyait entendre à ses oreilles des mots sans liaison et sans suite, mais tous avec un sens terrible. Le matin elle avait accusé son mari , il était vil à ses yeux ; maintenant elle était


LA DOUBLE MÉPRISE. 301

cent fotô pluâ méprisable. Il lui semblait que sa honte était publique. — La maîtresse du duc de H'"*" la repous* serait à son tour. — Madame Lambert, tous ses amis ne voudraient plus la voir. — Et Darcy î -^ L'aimait-il ? — 11 la connaissait à peine. — Il l'avait oubliée. — Il ne l'avait pas reconnue tout de suite. — Peut-être Tavait-il trouvée bien changée. — Il était froid pour elle : c'était là le coup de grâce. Son entraînement pour un homme qui la connaissait à peine, qui ne lui avait pas montré de Tamour... mais de la politesse seulement. — Il était impossible qu'il l'aimât. — Elle-même, l'aimait-elle? — Non, puisqu'elle s'était mariée lorsqu'à peine il venait de partir.

Quand la voiture entra dans Paris, les horloges son- naient une heure. C'était à quatre heures qu'elle avait vu Darcy pour la première fois. — Oui, vw, — elle ne

pouvait dire revu Elle avait oublié ses traits, sa voix ;

c'était un étranger pour elle Neuf heures après, elle

était devenue sa maîtresse !.... Neuf heures avaient suffi

pour cette singulière fascination avaient suffi pour

qu'elle fût déshonorée à ses propres yeux, aux yeux de Darcy lui-même; car que pouvait-il penser d'une femme aussi faible? Comment ne pas la mépriser?

Parfois la douceur de la voix de Darcy, les paroles tendres qu'il lui adressait, la ranimaient un peu. Alors elle s'efforçait de croire qu'il sentait réellement l'amour dont il pariait. Elle ne s'était pas rendue si facilement. — Leur amour durait depuis longtemps lorsque Darcy l'avait quittée. — Darcy devait savoir qu'elle ne s'était mariée que par suite du dépit que son départ lui avait fait éprouver. — Les torts étaient du côté de Darcy. — Pourtant, il l'avait toujours aimée pendant sa longue ab- sence. — Et, à son retour, il avait été heureux de la re- trouver aussi constante que lui. — La franchise de son aveu, — sa faiblesse même, devaient plaire à Darcy, qui détestait la dissimulation. ^ Mais l'absurdité de ces

26


308 LA DOUBLE MÉPftlSfi.

mîsonti^nents lui apparaissait bientôt. *^ Leé idéeê tm* BolanteB a^évanouissaient, et elle restait en proie à la honte et au désespoir.

Un moment elle voulut exprimer ce qu^elle sentait. Elle venait de se représenter qu'elle était proscrite par le monde, abandonnée par en famille. Après avoir si grièvement ofiensé son mari, sa fierté ne lui permettait pas de le revoir Jamais. Je suis aimée de Darcy, se dit- elle ; je ne puis ainler que lui. — Sans lui je ne puis être heureuse. -^ Je serai heureuse partout avec lui* Allons ensemble dans quelque lieu où jamais je ne puisse Voir une figure qui me fesse rougir. Qu'il m'emmène avec lui à Constantlnople... »

Darcy était à cent lieues de deviner ce qui se passait dans le cœur de Jtilie. 11 venait de remarquer qu'ils entraient dans la rue habitée par madame de Ghaverny, et remettait ses gants glacés avec beaucoup de sang- froid.

-— A propos, dit^il, il faut que je sois présenté officiel- lement à M. de Chaverny... Je suppose que nous serons bientôt bons amis. — Présenté par madame Lambert, je serai sur un bon pied dans votre maison. En attendant , puisqu'il est à la campagne, je puis vous voit* ?

La parole expira sur les lèvres de Julie. Chaque mot de Darcy était Un coup de poignard. Gomment parler de fuite, d'enlèvement à cet homme si calme, si froid, qui ne pensait qu'à arranger sa liaison pour l'été de la manière la plus commode? Elle brisa avec rage la chaîne d*or qu'elle portait à son cou, et tordit les chaî- nons entre ses doigts. La voiture s'arrêta à la porte de la maison qu'elle occupait. Darcy fut fort empressé à lui arranger son châle sur les épaules, à rajuster son cha- peau convenablement; Lorsque la portière s'ouvrit, il lui présenta la main de l'air le plus respectueux, mais Julie s'élança à terre sans vouloir s'appuyer sur lui. — Je vous demanderai la permission, madame, dit-il en


'■X^


LA DOUBLE MÉPRISE. 303

6*inclmant profondément, de venir savoir do vos nou- velles.

— Adieu! dit Julie d'une voix étouffée. Darcy remonta dans son coupé, et se fit ramener clies lui en sifflant de Tair dVa homme très-satisfait de sa journée.

XIII.

Aussitôt qu'il se retrouva dans son appartement de garçon , Darcy passa une robe de chambre turque , mit des pantoufles, et, ayant ehargé de tabae de Lai> takié une longue pipe dont le tuyau était de merisier de Bosnie et le bouquin d'ambre blano, il se mit en de- voir de la savourer en se renversant dans une grande bergère garnie de maroquin et dûment rembourrée. Aux personnes qui s'étonneraient de le voir dans cette vulgaire occupation au moment où peut-être il aurait dû rêver plus poétiquement, je répondrai qu'une bonne pipe est utile, sinon nécessaire, à la rêverie, et que le véritable moyen de bien jouir d'un bonheur , c'est de l'associer à un autre bonheur. Un de mes amis, homme fort sensuel, n'ouvrait jamais une lettre de sa maîtresse avant d'avoir ôté sa cravate, attisé le feu si l'on était en hiver, et s'être couché sur un canapé commode.

— En vérité, se dit Darcy, j'aurais été un grand sot si j'avais suivi le conseil de Tyrrel , et si j'avais acheté une esclave grecque pour l'amener à Paris. Parbleu ! c'eût été , comme disait mon ami Haleb-Eflendi , c'eût été porter des figues à Damas. Dieu merci ! la civilisa- tion a marché grand train pendant mpn absence, et il ne parait pas que la rigidité soit portée à Texcès... Ce pauvre Chaverny!... Ah! ah! Si pourtant j'avais été atôsez riche il y a quelques années, j'aurais épousé Julie, et ce serait peut-être Chaverny qui l'aurait reconduite ee soir. Si je me marie jamais, je ferai visiter souvent




M4 LA DOUBLE MEPRISE.

la voiture de ma femme , pour qu'elle n*ait pas besoin de chevaliers errants qui la tirent des fossés... Voyons, recordons-nous. A tout prendre, c'est une très -jolie femme, elle a de Tesprit, et, si je n'étais pas aussi vieux que je le suis, il ne tiendrait qu'à moi de croire que c'est à mon prodigieux mérite!... Ah! mon prodigieux mérite!... Hélas! hélas! dans un mois peut-être mon mérite sera au niveau de celui de ce monsieur à mous- taches... Morbleu! j'aurais bien voulu que cette petite Nastasia, que j'ai tant aimée, sût lire et écrire, et pût parler des choses avec les honnêtes gens , car je crois que c'est la seule femme qui m'ait aimé... Pauvre en- fant!... Sa pipe s'éteignit, et il s'endormit bientôt.

XIV.

En rentrant dans son appartement, madame de Cha- verny rassembla toutes ses forces pour dire d'un air na- turel à sa femme de chambre qu'elle n'avait pas besoin d'elle, et qu'elle la laissât seule. Aussitôt que cette fille fut sortie, elle se jeta sur son lit, et là elle se mit à pleurer plus amèrement, maintenant qu'elle se trouvait seule , que lorsque la présence de Darcy l'obligeait à se contraindre.

La nuit a certainement une influence très-grande sur les peines morales comme sur les douleurs physiques. Elle donne à tout une teinte lugubre, et les images qui, le jour, seraient indifférentes ou même riantes , nous inquiètent et nous tourmentent la nuit, comme des spectres qui n'ont de puissance que pendant les ténè- bres. Il semble que pendant la nuit la pensée redouble d'activité) et que la raison perd son empire. Une espèce de fantasmagorie intérieure nous trouble et nous effraye sans que nous ayons la force d'écarter la cause de nos terreurs ou d'en examiner froidement la réalité.

Qu'on se représente la pauvre Julie étendue sur son


LA DOUBLE MËPHISE« 305

lit à demi habillée, s*agitant sans cesse, tantôt dévorée d'une chaleur brûlante, lantôt glacée par un frisson pé- nétrant , tressaillant au moindre craquement de la boi- serie, et entendant distinctement les baUements de son cœur. Elle ne conservait de sa position qu'une angoisse vague dont elle cherchait en vain la cause. Puis, tout dl'un coup, le souvenir de cette fatale soirée passait dans son esprit aussi rapide qu'un éclair, et avec lui se réveil- lait une douleur vive et aiguë comme celle que produi- rait un fer rouge dans une blessure cicatrisée.

Tantôt elle regardait sa lampe, observant avec une attention stupide toutes les vacillations de la flamme, jusqu'à ce que les larmes qui s'amassaient dans ses yeux, elle ne savait pourquoi, l'empêchassent de voir la lu- mière. — Pourquoi ces larmes? se disait^elle. Ahl je suis déshonorée !

Tantôt elle comptait les glands des rideaux de son lit, mais elle n'en pouvait jamais retenir le nombre. — Quelle est donc cette folie? pensait-elle. Folie? Oui, car il y a une heure je me suis donnée comme une misérable cour- tisane à un homme que je ne connais pas.

Puis elle suivait d'un œil hébété l'aiguille de sa. pen- dule avec l'anxiété d'un condamné qui voit approcher l'heure de son supplice. Tout à coup la pendule sonnait : 11 y a trois heures, disait-elle, tressaillant en sursaut, j'étais avec lui , et je suis déshonorée !

Elle passa toute la nuit dans cette agitation fébrile. Quand le jour parut, elle ouvrit sa fenêtre, et l'air frais et piquant du matin lui apporta quelque soulagement. Penchée sur la balustrade de sa fenêtre qui donnait sur le jardin , elle respirait l'air froid avec une espèce de volupté. Le désordre de ses idées se dissipa peu à peu. Aux vagues tourments, au délire qui l'agitaient, suc- céda un désespoir concentré qui était un repo3 en com- paraison.

Il fallait prendre un parti. Elle s'occupa de cherclier

26.


306 LA DOUBLE MÉPRISE.

alors ce qu'elle avait à faire. Elle ne s*arrèta pas un moment à l'idée de revoir Darcy. Cela lui paraissait impossible ; elle serait morte de honte en Tapereevant. Elle devait quitter Paris , où dans deux jours tout le monde la montrerait au doigt. Sa mère était à Nice; elle irait la rejoindre , lui avouerait tout; puis, après s'être épanchée dans son sein , elle n'avait plus qu'une chose à faire , c'était de chercher quelque endroit désert en Italie , inconnu aux voyageurs , où elle irait vivre seule, et mourir bientôt.

Cette résolution une fois prise, elle se trouva plus tran- quille. Elle s'assit devant une petite table en face de la fenêtre, et, la tête dans ses mains, elle pleura, mais cette fois sans amertume. La fatigue et l'abattement l'emportèrent enfin , et elle s'endormit, ou plutôt elle cessa de penser pendant une heure à peu près.

Elle se réveilla avec le frisson de la fièvre. Le temps avait changé, le ciel était gris, et une pluie fine et glacée annonçait du froid et de l'humidité pour tout le reste du jour. Julie sonna sa femme de chambre. « Ma mère est malade , lui dit-elle , il faut que je parte sur- le-champ pour Nice. Faites une malle, je veux partir dans une heure.

— Mais, madame, qu'avéz-vous ? N'êtes-vous pas ma- lade?... Madame ne s'est pas couchée ! s'écria la femme de chambre , surprise et alarmée du changement qu'elle observa sur les traits de sa maîtresse.

— Je veux partir, dit Julie d'un ton d'impatience, il faut absolument que je parte. Préparez-moi une malle.

Dans notre civilisation moderne , il ne suffit pas d'un simple acte de la volonté pour aller d'un lieu à un autre. 11 faut un passe-port, il faut faire des paquets, empor- ter dos cartons , s'occuper de cent préparatifs ennuyeux qui suffiraient pour ôter l'envie de voyager. Mais rim- patience de Julie abrégea beaucoup toutes ces lenteui^ nécessaires. Elle allait et venait de chambre en chambre,


LA DOUBLE MÉPRISE, 307

aidait ell^mème à f^ire les malles, entassant sans ordr^ des bonnets et des robes accoutumés à êtrç traités avec plus d'égards. Pourtant les mouvements qu'elle se don- nait contribuaieut plutôt à retarder ses dpmeçtiques qu'à les hâter.

— Madame a sans doute prévenu monsieur? demanda timidement la femme de chambre.

Julie , sans lui répondre, prit du papier ; elle écrivit : « Ma mère est malade à Nice. Je vais auprès d'elle. » Elle plia le papier en quatre^ mais ne put sç résoudre à y mettre une adresse.

Au milieu des préparatifs de départ, un dpQiestiquQ entra : — M. de Châteaufort, dit-il, demyande si mad^m^ est visible; il y la aussi un autre monsieur qui est venu en même temps, que je ne connais pas : mais voici sa carte.

Elle lut : 4; £. Darct» secrétaire d'ambassade, »

Elle put à peine retenir un cri. -r— J.e n'y suis pour personne! s'écria-t-elle; dites que je suis malade. Ne dites pas que je vais partir, — Elle ne pouvait s'expliquer comment Chàteaufort et Darcy venaient la voir ea même temps, et, dans son trouble, elle ne douta pas que Darcy n'eût déjà choisi Chàteaufort pour son con- fident. Rien n'était plus simple cependant que leur présence simultanée. Amenés par le même motif, i)s s'étaient rencontrés à la porte; et, après avoir échangé un salut très-froid , ils s'étaient tout bas donnés au dia-» ble l'un l'autre de grand cœur.

Sur la réponse du domestique, ils descendirent en- semble l'escalier , se saluèrent de nouveau encore plus froidement , et s'éloignèrent chacun dans une direction opposée.

Chàteaufort avait remarqué l'attention particulière que madame de Chaverny avait montrée pour Darcy, et, dès ce moment, il l'avait pris en haine. De son côtîé, Darcy, qui se piquait d'être physionomiste, n'avait pu


308 LA DOUBLE MÉPRISE.

observer l'air d'embarras et de contrariété de Châteati- fort sans en conclure qu'il aimait Julie; et comme, en sa qualité de diplomate, il était porté à supposer le mal à priori , il avait conclu fort légèrement que Julie n'é- tait pas cruelle pour Châteaufort.

— Cette étrange coquette, se disait-il à lui-même en sortant, n'aura pas voulu nous recevoir ensemble, de peur d'une scène d'explication comme celle du Misait- ihrope,,. Mais j'ai été bien sot de ne pas trouver quel- que prétexte pour rester et laisser partir ce jeune fat. Assurément, si javais attendu seulement qu'il eût le dos tourné, j'aurais été admis, car j'ai sur lui l'incontesta- ble avantas'e de la nouveauté.

Tout en faisant ces réflexions, il s'était arrêté , puis il s'était retourné , puis il rentrait dans l'hôtel de madame de Chaverny. Châteaufort, qui s'était aussi retourné plusieurs fois pour l'observer, revint sur ses pas et s'établit en croisière à quelque distance pour le surveiller.

Darcy dit au domestique, surpris de le revoir, qu'il avait oublié de lui donner un mot pour sa maîtresse, qu'il s'agissait d'une affaire pressée et d'une commission dont une dame l'avait chargé pour madame de Cha- verny. Se souvenant que Julie entendait l'anglais, il écrivit sur sa carte au crayon : Begs leave to ask when he can show to madame de Chaverny his turkish Album. Il remit la carte au domestique, et dit qu'il attendrait la réponse.

Cette réponse tarda longtemps. Enfin le domestique revint fort troublé. — Madame, dit-il, s'est trouvée mal tout à l'heure, et elle est trop souffrante maintenant pour pouvoir vous répondre. — Tout cela avait duré un quart d'heure. Darcy ne croyait guère à l'évanouisse- ment, mais il était bien évident qu'on ne voulait pas le voir. Il prit son parti philosophiquement; et, se rappe- lant qu'il avait des visites à faire dans le quartier, il


LA DOUBLE MÉPRISE. 309

sortit sans se. mettre autrement on peine de ce contre- temps.

Châteaufort l'attendait dans une anxiété furieuse. En le voyant passer, il ne douta pas qu*il ne fût son rival heureux, et il se promit bien de saisir aux cheveux la première occasion de se venger de l'infidèle et de son complice. Le commandant Perrin, qu'il rencontra fort à propos, reçut sa confidence et le consola du mieux qu'il put, non sans lui remontrer le peu d'apparence de ses soupçons.

XV.

Julie s'était bien réellement évanouie en recevant la seconde carte de Darcy. Son évanouissement fut suivi d'un crachement de sang qui l'affaiblit beaucoup. Sa femme de chambre avait envoyé chercher son mé- decin; mais Julie refusa obstinément de le voir. Vers quatre heures les chevaux de poste étaient arrivés, les malles attachées : tout était prêt pour le départ. Julie monta en voiture, toussant horriblement et dans un état à faire pitié. Pendant la soirée et toute la nuit, elle ne parla qu'au valet de chambre assis sur le siège de la ca* lèche, et seulement pour qu'il dît aux postillons de se hâter. Elle toussait toujours, et paraissait souffrir beau* coup de la poitrine ; mais elle ne fit pas entendre une plainte. Le matin elle était si faible, qu'elle s'évanouit lorsqu'on ouvrit la portière. On la descendit dans une mauvaise auberge, où on la coucha. Un médecin do vil- lage fut appelé : il la trouva avec une fièvre violente, et lui défendit de continuer son voyage. Pourtant elle vou- lait toujours partir. Dans la soirée le délire vint, et tous les symptômes augmentèrent de gravité. Elle parlait continuellement et avec une volubilité si grande, qu'il était très-difficile de la comprendre. Dans ses phrases incohérentes, les noms de Darcy, de Châteaufort et de madame Lambert revenaient souvent. La femme de


310 LA DOUBLE MÉPRISE.

chambre écrivit à M. dé Ghaverny pour lui annoncer la maladie de sa femme; mais elle était à près de trente lieues de Paris, Ghaverny chassait chez le duc de ÏV**, et la maladie faisait tant de progrès, qu'il était douteux qu*il pût arriver à temps.

Le valet de chambre cependant avait été à cheval à la ville voisine et en avait amené un médecin. Celui- ci blâma les prescriptions de son confrère, déclara qu'on l'appelait bien tard, et que la maladie était grave.

Le délire cessa au lever du jour, et Julie s'endormit alors profondément. Lorsqu'elle s'éveilla, deux ou trois heures après, elle parut avoir de la peine à se rappeler par quelle suite d'accidents elle se trouvait couchée dans une sale chambre d'auberge. Pourtant la mémoire lui revint bientôt. Elle dit qu'elle se sentait mieux, et parla même de repartir le lendemain. Puis, après avoir paru méditer longtemps en tenant la main sur son front, elle demanda de l'encre et du papier, et voulut écrire. Sa femme de chambre la vit commencer des lettres qu'elle déchirait toujours après avoir écrit les premiers mots. En même temps elle recommandait qu'on brûlât les fragments de fpapier. La femme de chambre remarqua sur plusieurs morceaux ce mot: Monsieur; ce qui lui parut extraordinaire, dit-elle, car elle croyait que ma- dame écrivait à sa mère ou à son mari. Sur un autre fragment elle lut : — « Vous devez bien me mépriser.., »

Pendant près d'une demi-heure elle essaya inutilement d'écrire cette lettre, qui paraissait la préoccuper vive- ment. Enfin l'épuisement de ses forces ne lui permit pas de continuer : elle repoussa le pupitre qu'on avait placé sur son lit, et dit d'un air égaré à sa femme de chanibre : — Écrivez vous-même à M. Darcy.

— Que faut-il écrire, madame? demanda la femme de chambre, persuadée que le délire allait recom- mencer.


LA DOUBLE HBPRISE» 311

— Ëcrivéz-ltii qu*ii ne mé connaît pas... que je ne le tonnais pas... Et elle retomba accablée sur son oreiller.

Ce furent les dernières paroles suivies qu'elle pro* tionça. Le délire la reprit et ne la quitta plus. Elle mourut le lendemain sans grandes soudSrances appa- rentes.

XVI.

Chavemy arriva trois jours après son enterrement. Sa douleur sembla véritable, et tous les habitants du village pleurèrent en le voyant debout dans le cimetière con- templant la terre fraîchement remuée qui couvrait le cercueil de sa femme. 11 voulait d'abord la faire exhu- mer et la transporter à Paris ; mais le maire s*y étant opposé, et le notaire lui ayant parlé de formalités sans fin, il se contenta de commander une pierre de liais et de donner des ordres pour l'érection d'un tombeau sim- ple, mais convenable.

Châteaufort fut très-sensible à cette mort si soudaine. Il refusa plusieurs invitations de bal, et |)endant quelque temps on ne le vit que vêtu de noir.

XVII.

Dans le monde on fit plusieurs récits de la mort de madame de Chaverny. Suivant les uns, elle avait eu un rêve, ou, si l'on veut, un pressentiment qui lui annonçait que sa mère était malade. Elle en avait été tellement frappée, qu'elle s'était mise en route pour Nice sur-le- champ, malgré un gros rhume, qu'elle avait gagné en revenant de chez madame Lambert; et ce rhume était devenu une fluxion de poitrine

D'autres, plus clairvoyants, assuraient d'un air mysté- rieux que madame de Chaverny, ne pouvant se dissimu- ler l'amour qu'elle ressentait pour M. de Châteaufort, avait voulu chercher auprès de sa mère la force d'y ré-


312 LA DOUBLE MÉPRISE.

sisfer. Le rhume çt ia fluxion do poitrine étaient la con- séquence de la précipitation de son départ. Sur ce point on était d'accord.

Darcy ne parlait jamais d'elle. Trois ou quatre mois après sa mort, il fit un mariage avantageux. Lorsqu'il annonça son mariage à madame Lambert, elle lui dit ea le félicitant : — En vérité , votre femme est charmante, et il n'y a que ma pauvre Julie qui aurait pu vous con- venir autant. Quel dommage que vous fussiez trop pauvre pour elle quand elle s*est mariée !

Darcy sourit de ce sourire ironique qui lui était habi- tuel, mais il ne répondit rien.

Ces deux cœurs qui se méconnurent étaient peutrêire faits l'un pour l'autre.


FIN DE LA DOUBLE MÉPRISE.


LA GUZLA

ou CHOIX

DE POÉSIES ILLYRIQUES

RECUBILLIES

DANS LA DALMATIE, LA BOSNIE, LA CROATIE ET L'HERZEGOVINE.


27


AVERTISSEMENT.


Vers Tan de gr&ce 1827 j*étais romaniique. Nous disions aux classiques : « Vos Grecs ne sont point des Grecs, vos Romains ne sont point des Romains ; vous ne savez pas donner à vos compositions la couleur locale. Point de salut sans la couleur locale. » Nous entendions par couleur locale ce qu'au dix-septième siècle on appe- lait le& mœurs; mais uous étions très-fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. £n &it de poésies, nous n'admirions que les poésies étran^ gères et les plus anciennes : les ballades de la frontière écossaise, les romances du Cid, nous paraissaient des chefs-d'œuvre incomparables, toujours à cause de Ib^ couleur locale.

Je mourais d'envie d'aller rd>server là où elle existait encore, car elle ne se trouve pas en tous lieux* Hélas ! pour voyager il ne me manquait qu'une chose, de l'ar* gent; mais, comme il n'en coûte rien pour faire des projets de voyage, j'en foisais beaucoup avec mes amis.

Ce n'étaient pas les pays visités par tous les touristes que nous voulions voir ; J.*-!. Ampère et moi nous vou-^ lions nous écarter des routes suivies par les Anglais ; aussi , après avoir passé rapidement à Florence , Rome et Naple9, nous devions noua embarquer à Venise pour Trieste, et de là longer lentement la mer Adriatique jus-


316 AVBRTISSEHENT.

qu*à Raguse. C'était bien le plan le plus original, le plus beau, le plus neuf, sauf la question d'argent !... En avi- sant au moyen de la résoudre, l'idée nous vint d'écrire d'avance notre voyage, de le vendre avantageusement, et d'employer nos bénéfices à reconnaître si nous nous étions trompés dans nos descriptions. Alors l'idée était neuve, mais maHieureusement nous l'abandonnâmes.

Dans ce projet qui nous amusa quelque temps, Ampère, qui sait toutes les langues de l'Europe , m'avait chargé, je ne sais pourquoi, moi, ignorantissime , de recueillir les poésies originales des Illyriens. Pour me préparer, je lus le Voyage en Dalmatie de Tabbé Fortis , et une assez bonne statistique des anciennes provinces illyrien* nés, rédigée, je crois, par un chef de bureau du ministère des affaires étrangères. J'appris cinq à six mots de slave., et j'écrivis en une quinzaine de jours la collection de ballades que voici.

Gela fut mystérieusement imprimé à Strasbourg, avec notes et portrait de l'auteur. Mon secret fut bien gardé, et le succès fut immense.

Il est vrai qu'il ne s'en veûdit guère qu'une douzaine d'exemplaires, et le cœur me saigne encore en pensant au pauvre éditeur qui fit les frais de cette mystification ; mais, si les Français ne me lurent point, les étrangers et des juges compétents me rendirent bien justice.

Deux mois après la publication de la Guzla, M. Bo- wring, auteur d'une anthologie slave, m'écrivit pour me demander les vers originaux que j'avais si bien traduits.

Puis M. Gerhart, conseiller et docteur quelque part en Allemagne, m'envoya deux gros volumes de poésies slaves traduites en allemand , avec la Guzla traduite aussi,


AVERTISSEMENT. 317

et en vers, ce qui lui avait été facile, disait-il dans sa pré- face , car sous ma prose il avait découvert le mètre des vers illyriques. Les Allemands découvrent bien des choses, on le sait , et celui-là me demandait encore des ballades pour faire un troisième volume.

Enfin M. Pouchkine a traduit en russe quelques-unes de mes historiettes, et cela peut se comparer à Gil Bios traduit en espagnol, et aux Lettres d'une religieuse por- tugaise, traduites en portugais.

Un si brillant succès ne me fit point tourner la tète. Fort du témoignage de MM. Bowring, Gerhart et Pouchkine , je pouvais me vanter d'avoir fait de la couleur locale; mais le procédé était si simple, si facile, que j'en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même , et que je pardonnai à Racine d'avoir policé les sauvages héros de Sophocle et d'Euripide.

1840.


27.


PRÉFACE


DE LA PKËMIËRB ÉDITION.


Quand ja m'occupais à former le recueil d<int OB va lire la traduction , je m'imaginais être à peu près le seul Français (car je Tétais alors) qui pi^t trouver quelque intérêt dans ces poë'mes sans art, production d*un peuple sauvage; aussi 1m publier était bien loin de ma pensée.

Depuis, remarquant le goût qui se répand tous les jours pour les ouvrages étrangers, et surtout pour ceux qui, par leur forme même^ s*éloignent des chefs-d*œuvre que nous sommes habitués à admirer, je songeai à mon recueil de chansons iUy* riques. J*en fis quelques traductions pour mes amis , et c'est d'après leur avis que je me hasarde à faire un choix dans ma collection et à le soumettre au jugement du public.

Plus qu'un autre , peut-être , j'étais en état de faire cetto traduction. J'ai habité fort jeune les provinces illyriques. Ma mère était une Morlaque^ deSpalatro, et, pendant plusieurs an» nées, j'ai parlé l'illyrique plus souvent que l'itahen. Naturelle- ment grand amateur de voyages, j'ai employé le temps que me laissaient quelques occupations assez peu importantes à bien connaîtra le pays que j'habitais ; aussi existe-t-il peu de villages, de montagnes, de vallons, depuis Trieste jusqu'à Raguse , que je n'aie visités. J'ai fait même d'assez jongues excursions dans la Bosnie et l'Herzégovine , où la langue il- lyrique s'est conservée dans toute sa pureté, et j'y ai découvert quelques fragments assez curieux d'anciennes poésiea.

Maintenant je dois parler du choix que j'ai fait de la langue française pour cette traduction. Je suis Italien;" mais, depuis certains événements qui sont survenus dans mon pays, j'habite la France, que j'ai toujours aimée et dont , pendant quelque

  • Les Moilaques sont les habitants de la Dalmatie qui parlent le slave ou

rillyrique.


320 PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

temps, j'ai été citoyen. Mes amis sont Français; je me suis habitué à considérer la France comme ma patrie. Je n*ai pas la prétention , ridicule à un étranger, d'écrire en français avec l'élégance d'un littérateur; cependant l'éducation que j'ai reçue et le long séjour que j'ai fait dans ce pays m'ont mis à même d'écrire assez facilement, je crois, surtout une traduction, dont le principal mérite, selon moi, est l'exactitude.

Je m'imagine que les provinces illyriques , qui ont été long- temps sous le gouvernement français, sont assez bien connues pour qu'il soit inutile de faire précéder ce recueil d'une des- cription géographique, politique, etc.

Je dirai seulement quelques mots des bardes slaves ou loueurs de guzla , comme on les appelle.

La plupart sont des vieillards fort pauvres, souvent en gue- nilles , qui courent les villes et les villages en chantant des romances et s'accompagnant avec une espèce de guitare , nommée guzla , qui n'a qu'une seule corde faite de crin. Les oisife , et les Morlaques ont peu de goût pour le travail , les entourent ; et, quand la romance est finie, Tartiste attend son salaire de la générosité de ses auditeurs. Quelquefois, par une ruse adroite , il s'interrompt dans le moment le plus intéres- sant de son histoire pour faire appel à la générosité du public ; souvent même il fixe la somme pour laquelle il consentira à raconter le dénoûment.

Ces gens ne sont pas les seuls qui chantent des ballades ; presque tous les Morlaques, jeunes ou vieux, s'en mêlent aussi : quelques-uns , en petit nombre , composent des vers qu'ils improvisent souvent (voyez la notice sur Maglanovich). Leur manière de chanter est nasillarde , et les airs des bal- lades sont très-peu variés; l'accompagnement de la guzla ne les relève pas beaucoup, et l'habitude de l'entendre peut seule rendre cette musique tolérable. A la fin de chaque vers , le chanteur pousse un grand cri , ou plutôt un hurlement, sem- blable à celui^d'un loup blessé. On entend ces cris de fort loin dans les montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser quils sortent d'une bouche humaine.

1827.


NOTICE

SUR HYACINTHE MAGLANOVICH.


Hyacinthe Maglanovich est presque le seul joueur de guzia que j*aie vu, qui fût aussi poète; car la plupart ne font que répéter d'anciennes chansons, ou, tout au plus, ne composent que des pastiches , prenant vingt vers d'une ballade , autant d'une autre, et liant le. tout au moyen de mauvais vers de leur façon.

Notre poë'te est né à Zuonigrad , comme il le dit lui-même dans sa ballade intitulée VAubépine de Veliko, Il était fils d'un cordonnier, et ses parents ne semblent pas avoir pris beaucoup de soin de son éducation , car il ne sait ni lire ni écrire. A Tâge de huit ans il fut enlevé par des Tchinyénehs ou bohémiens. Ces gens le menèrent en Bosnie , où ils lui ap- prirent leurs tours et le convertirent sans peine à l'islamisme, qu'ils professent pour la plupart ^ Un ayan ou maire de Livno le tira de leurs mains et le prit à son service , où il passa quel- ques années.

Il avait quinze ans quand un moine catholique réussit à le convertir au christiaaisme , au risque de se faire empaler s'il était découvert; car les Turcs n'encouragent point les travaux des missionnaires. Le jeune Hyacinthe n'eut pas de peine à se décider à quitter un maître assez dur, comme sont la plupart des Bosniaques ; mais , en se sauvant de sa maison , il voulut tirer vengeance de ses mauvais traitements. Profitant d'une nuit orageuse , il sortit de Livno , emportant une pelisse et le sabre de son maître , avec quelques sequins qu'il put dérober. Le moine qui l'avait rebaptisé l'accompagna dans sa fuite, que peut-être il avait conseillée.

De Livno à Scign en Dalmatie il n'y a qu'une douzaine de lieues. Les fugitifs s'y trouvèrent bientôt sous la protection du gouvernement vénitien et à l'abri des poursuites de l'ayan. Ce fut dans cette ville que Maglanovich fit sa première chanson: il

' T>usces détails m'ont été donnés en 1817 par Maglanovich lui-même.


322 NOTICE

célébra sa fuite dans une ballade qui trouva quelques admira- teurs et qui commença sa réputation*.

Mais il était sans ressources d'ailleurs pour subsister, et la nature lui avait donné peu de goût pour le travail. Grâce à l'hospitalité morlaque , il vécut quelque temps de la charité des habitants des campagnes, payant son écot en chantant sur la guzla quelques vieilles romances qu'il savait par cœur. Bientôt il en composa lui-même pour des mariages et des en- terrements, et sut si bien se rendre nécessaire qu'il n'y avait plus de bonne fête si Maglanovich et sa guzla n'en étaient pas.

Il vivait ainsi dans les environs de Scign, se souciant fort peu de ses parents, dont il ignore encore le destin , car il n'a jamais été à Zuonigrad depuis son enlèvement.

A vingt-cinq ans c'était un beau jeune homme, fort, adroit, bon chasseur, et de plus poè'te et musicien célèbre; il était bien vu de tout le monde, et surtout des jeunes filles. Celle qu'il préférait se nommait Hélène et était fille d'un riche Mor- laque , nommé Zlarinovich. D gagna facilement son affection , et , suivant la coutume , il l'enleva. Il avait pour rival une espèce de seigneur du pays, nommé Uglian, lequel eut connais- sance de l'enlèvement projeté. Dans les mœurs illyriennes , l'amant dédaigné se console facilement et n'en fait pas plus mauvaise mine à son rival heureux ; mais cet Uglian s'avisa d'être jaloux et voulut mettre obstacle au bonheur de Magla- novich. La nuit de l'enlèvement , il parut accompagné de deux de ses domestiques au moment où Hélène était déjà montée sur un cheval et prête à suivre son amant. Uglian leur cria de s'arrêter d'une voix menaçante. Les deux rivaux étaient armés. Maglanovich tira le premier et tua le seigneur Uglian. S'il avait eu une famille , elle aurait épousé sa querelle , et il n*aurait pas quitté le pays pour si peu de chose ; mais il était sans pa- rents pour l'aider, et il restait seul exposé à la vengeance de toute la famille du mort. Il prit son parti promptement, et s'en- fuit avec sa femme dans les montagnes , où il s'associa avec des heiduques *.

^ J*ai fait de Tains «fforts pour me la procurer. Maglanoylch lui-même Ta* ▼ait oubliée, ou peut^tre eut-il honte de ne réciter um premier essai poé- tique.

^ Eftpèee de bandits.


SUR HTACINTHE MAGLANOTICH. 333

Il vécut longtemps avec eux, et même il fut blessé au visage dans une escarmouche avec les pandours^ Enfin , ayant gagné quelque argent d'une manière assez peu catholique , je crois , il quitta les montagnes , acheta des bestiaui^ , et vint s'établir dans le Kotar avec sa femme et quelques enfants. Sa maison est près de Smocovich, sur le bord d'une petite rivière ou d'un torrent qui se jette dans le lac de Vrana. Sa femme et ses enfants s'occupent de leurs vaches et de leur petite ferme; mais lui est toujours en voyage ; souvent il va voir ses an- ciens amis les heiduques , sans toutefois prendre part à leur dangereux métier.

Je l'ai vu à Zara pour la première fois en 4846. J'étais alors grand admirateur de la langue illyrique , et je désirais beaucoup entendre un poë'te en réputation. Mon ami, l'estimable voïévode Nicolas***, avait rencontré à Biograd, où il demeure, Hya- cinthe Haglanovich, qu'il connaissait déjà; et sachant qu'il allait à Zara, il lui donna une lettre pour moi. Il me disait que , si je voulais en tirer quelque chose , il fallait le faire boire ; car il ne se sentait inspiré que lorsqu'il était à peu près ivre.

Hyacinthe avait alors près de soixante ans. C'est un grand homme , vert et robuste pour son âge , les épaules larges et le cou remarquablement gros.^ Sa figure prodigieusement ba- sanée, ses yeux petits et un peu relevés à la chinoise, son nez aquilin, assez enflammé par l'usage des liqueurs fortes, sa longue moustache blanche et ses gros sourcils noirs , forment un ensemble que l'on oublie difficilement quand on l'a vu une fois. Ajoutez à cela une longue cicatrice qui s'étend sur le sour- cil et sur une partie de la joue. Ti est très-extraordinaire qu'il n'ait pas perdu l'oeil en recevant cette blessure. Sa tète était rasée , suivant l'usage presque général des Morlaques , et il portait un bonnet d'agneau noir ; ses vêtements étaient assez vieux, mais encore très-propres.

En entrant dans ma chambre, il me donna la lettre du voïé- Todeet s'assit sans cérémonie. Quand j'eus fini de lire : a Vous parlez donc l'illyrique? » me dit41 d'un air de doute assez méprisant. Je lui répondis sur-le-champ dans cette langue que

  • Soldtte de la poKM« Toyei let notet auivaiitei.


dî4 NOTICE SUR HTACINTHB MA6LAN0TICH.

je Tentendais assez bien pour pouvoir apprécier ses chansons , qui m'avaient été extrêmement vantées. « Bien , bien, dit-il ; mais j'ai faim et soif : je chanterai quand je serai rassasié. » Nous dînâmes ensemble. li me semblait qu'il avait jeûné quatre jours au moins, tant il mangeait avec avidité. Suivant l'avis dti voïévode, j'eus soin de le faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, rem- plissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que quand cette faim et cette soif si extraordinaires seraient apai- sées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelques- uns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d'un coup il se leva de table , et , se laissant tomber sur un tapis prèsdufeu (nous étions en décembre], il s'endormit en moins de cinq minutes, sans qu'il y eût mdyen de le réveiller.

Je fus plus heureux une autre fois : j'eus soin de le faire boire seulement assez pour l'animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l'on trouvera dans ce recueil.

Sa voix a dû être fort belle ; mais alors elle était un peu cassée. Quand il chantait sur sa guzla , ses yeux s'animaient et sa figure prenait une expression de beauté sauvage qu'un peintre aimerait à exprimer sur la toile.

Il me quitta d'une façon étrange : il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l'attendis inuti- lement jusqu'au soir. J'appris qu'il avait quitté Zara pour re- tourner chez lui ; mais en même temps je m'aperçus qu'il me manquait une paire de pistolets anglais qui, avant son départ précipité, étaient pendus dans ma chambre. Je<lois dire à sa louange qu'il aurait pu emporter également ma bourse et une montre d'or qui valaient dix fois plus que les pistolets.

En 4 847, je passai deux jours dans sa maison, où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou ; et quand je le quittai, son fils aîné me servit de guide dans les monta- gnes pendant plusieurs jours, sans qu'il me fût possible de lui faire accepter une récompense.


LA GUZLA.


L'AUBÉPINE DE VEL1K0^


I.

L'Aubépine de Veliko, par Hyacinthe Maglanovich, natif de Zuonigrad, le plus habile des joueurs de guzla. Prêtez l'oreille !

II.

Le bey Jean Veliko, fils d'Alexis, a quitté sa maison et son pays. Ses ennemis sont venus de Test ; ils ont brûlé sa maison et usurpé son pays.

IlL

Le bey Jean Veliko, fils d'Alexis, avait douze fils : cinq sont morts au gué d'Obravo ; cinq sont morts dans la plaine de Rebrovje.

IV.

Le bey Jean Veliko, fils d'Alexis, avait un fils chéri : ils l'ont emmené à Kremen; ils l'ont enfermé dans une prison dont ils ont muré la porte.

V.

Or, le bey Jean Veliko, fils d'Alexis, n'est pas mort

28


k


320 L*AUBÉPINE

au gué d^Obravo ou dans la plaine de Rebrovje, parce quUi était trop vieux pour la guerre et qu'il était aveugle.

VI.

Et son douzième fils n*est pas mort au gué d*Obravo ou dans la plaine de Rebrovje, parce qu*il était trop jeune pour la guerre et qu'il était à peine sevré.

VÏI.

Le bey Jean Veliko, fils d*Alexis, a passé avec son fils la Mresvizza, qui est si jaune; et il a dit à George Estivanich : « Étends ton manteau, que je sois à l'ombre '. »

YJII.

Et George Estivanich a étendu son manteau; il a mangé le pain et le sel avec le bey Jean Veliko*, et il a nommé Jean le fils que sa femme lui a donné *.

IX.

Mais Nicolas Jagnievo, et Joseph Spalatin, et Fédor Asiar, se sont réunis à Kremen aux fêtes de Pâques et ils ont bu et mangé ensemble.

X.

Et Nicolas Jagnievo a dit : «r La famille de Veliko est < détruite, i» Et Joseph Spalatin a dit : c Notre ennemi « Jean Veliko, fils d'Alexis, est encore vivant. •

XI.

Et Fcdor Aslar a dit : « George Estivanich a étendu t son manteau sur lui, et 11 vit tranquille au delà de % la Uresyi^za, avec sop dprniqr fil^^ 41^is. )»


bfe vÊLittb. 327

XII.

Ils ont dit tous ensemble : « Que Jean Veliko meure c avec son fils Alexis ! » Et ils se sont pris la main et m diA hh âàûà lé Inêitie t»fnei de rëaù-aé^vie de ptvttiës ^

xiii.

Et le lendemain de la Pentecôte, Nicolas Jagnievo est descendu dans la plaine de Rebrovje, et vingt hommes le suivent armés de sabres et de motfsqueti;.

xiV,

Joseph Spalatin descend le même jodr âtëc cjiiàfâtiié héiduques ', et Fédor Aslar les a joints avec quarante cavaliers portant des bonnets d*agneaux noirs.

XV.

ils Orit pâsi^é ^tès de Tétâtig de îfajàvdda, dont Teau est noire et où il u*y a pas de poissons ; et ils n*ont pas osé y faire boire leurs chevaux, mais ils les ont abreuvés à la Mresvi2za.

XVI.

.... I •

€ Que venez-vous faire, beys de Test? que venez-vous

c faire dans le pays de GeOrge Estivanich? Allez-vous à

c Segna complimenter le nouveau podestat? »

XVII.

— € Nous n'allons pas à Segna, fils d'Étiennei a ré-

< pondu Nicolas Jagnievo; mais nous cherchons Jean

< Veliko et son fils. Vingt chevaux turcs, si tu nous les « livres. •

XVIU.

— 4 Je Hè té livrerai pas Jean Veliko pour tous les


328 L* AUBÉPINE

« chevaux turcs que tu possèdes. 11 est mon hâte et c mon ami. Mon fils unique porte son nom. »

XIK.

Alors, a dit Joseph Spalatin : « Livre-nous Jean Ye-

< liko, ou tu feras couler du sang. Nous sommes venus

< de l'est sur des chevaux de bataille ; nos armes sont

< chargées. •

XX.

— € Je ne te livrerai pas Jean Veliko, et, s*il te faut

< du sang, sur cette montagne là-bas j'ai cent vingt ca-

< valiers qui descendront ati premier coup de mon sif- c flet d'argent. »

XXI.

Alors Fédor Aslar, sans dire mot, lui a fendu la tête d'un coup de sabre, et ils sont venus à la maison de George Ëstivanich, où était sa femme qui avait vu cela.

XXll.

— « Sauve-toi, fils d'Alexis ! sauve-toi, fils de Jean! c les beys de l'est ont tué mon mari; ils vous tueront € aussi! ^ Ainsi a parlé Thérèse Gelin.

XXIII.

Mais le vieux beya dit «Je suis trop vieux pour

< courir, i» Il lui a dit : < Sauve Alexis , c'est le dernier « de son nom ! » Et Thérèse Gelin a dit : « Oui, je le

< sauverai. »

XXIV.

Les beys de Test ont vu Jean Veliko. <A mort!» ont- ils crié. Leurs balles ont volé toutes à la fois, et leurs sabres tranchants ont coupé ses cheveux gris.


DE VBLIKO. 329

XXV.

— « Thérèse Gelin , ce garçon esUil le fils de Jean? » Mais elle répondit : « Vous ne verserez pas le sang « d'un innocent * . » Alors ils ont tous crié : « C'est le fils « de Jean Veliko ! »

XXVI.

Joseph Spalatin voulait remmener avec lui , mais Fédor Aslar lui perça le cœur de son yatagan* , et il tua lô fils de George Estivanich , croyant tuer Alexis Veliko.

XXVIl.

Or, dix ans après, Alexis Veliko était devenu un chasseur robuste et adroit. Il dit à Thérèse Gelin :

< Mère, pourquoi ces robes sanglantes suspendues à la 4L muraille*! »

XXVIII.

— < C'est la robe de ton père , Jean Veliko , qui « n'est pas encore vengé ; c'est la robe de Jean Esti-

< vanich, qui n'est pas vengé, parce qu'il n'a pas laissé

< de fils. »

XXIX.

Le chasseur est devenu triste ; il ne boit plus d'eau- de-vie de prunes; mais il achète de la poudre à Segna : il rassemble des heiduques et des cavaliers.

XXX.

Le lendemain de la Pentecôte, il a passé la Mres- vizza, et il a vu le lac noir où il n'y a pas de poissons : il a surpris les trois beys de l'est tandis qu'ils étaient à

table.

28.


380 L'AtIBtPINfi

xxxl.

— «Seigneurs! seigneurs! voici verrir des cavaliers € et des heidiiques armés: leurs chevaux sont hiisanis ; < ifs viennent de passer à gué la Mresvizza : c'est Alexis « Veliko. »

XXX)).

< Tu mens, tu mens, vieux râcleur de gUzla. Alexis « Veliko est mort: je l'ai percé de mon poignard.» Mais Alexis est entré et a crié : < Je suis Alexis ,' fils de c Jean ! »

xxxiii.

Une btfiie a tué Nicolas Jàgnievo , une balle a tué Joseph Spatsftin ; mais il a coupé la main droite k Èédor Aslatr, et lui a coupé la tête ensuite.

xxxiv.

^- « Enlevez , enlever ces robes sanglàrïtes. Lès « beys de Test soiit morts. Jeairi et George êohî vengés < L*aubépinè de Veliko a refleuri; àà iigè ne p'érifa t pas'*! B


DE VELIKO. 331


NOTES.

' Ce titre ii*est motive que par ta dernière stance. Il parait que Vanbépine était le signe distinctif ou héraldique de la. famille de Veliko. ' Ceat-à-dire : accorde-moi ta protection.

  • On sait que dans le Le-vant deux personnes qui ont mangé du pain et du sel

ensemble deviennent amies parce fait seul.

  • Cest la plus grande marque d^estime que Pon puisse donner à quelqu'un

que de le prendre pour le parrain d'un de ses enfants.

^ Sl^wvitce.

' Les heiduques sont des esj^èces de Morlaques saàs asîle et qui virent dt pillage. Le mot hayduk veut dire chef de parti.

' Il faudrait, poor rendre cette stanee plut intelBgtble, ajouter : direiil-tit en moniraiU te /U$ de George Eslwanieh

  • Long poignard turc, formant une courbe légère et tranchant à Tintérieur.
  • Usage illyrien.
    • La vengeance passe pour un devoir sacré che< les Morlaques Leur pro-

verbe favori est eelin-ei : Qwi ne H venge pae ne t» tâneH^poi. En illyriqM cela fait une espèce de calembour i Kone ie oeveti orne nepotveU. Oiveia, en illyrique, signilie vengeance et sanctification.


LA MORT DE THOMAS II,


ROI DE BOSNIE *.


FRAGMENT.


Alors les mécréants leur coupèrent la tête , cf

ils mirent là tête d'Etienne au bout d'une lance, et un Tartare la porta près de la muraille en criant : « Tho- « mas! Thomas! voici la tête de ton fils. Gomme nous « avons fait à ton fils , ainsi te ferons^nous ! d Et le roi déchira sa robe et se coucha sur la cendre, et il refusa de manger pendant trois jours...

Et les murailles de Kloutch étaient tellement criblées de boulets, qu'elles ressemblaient à un rayon de miel; et nul n'osait lever la tête seulement pour regarder, tant ils lançaient de flèches et de boulets qui tuaient et blessaient les chrétiens. Et les Grecs ' et ceux qui se faisaient appeler agréables à Dieu ' nous ont trahis , et ils se sont rendus à Mahomet, et ils travaillaient à saper les murailles. Mais ces chiens n'osaient encore donner l'assaut, tant ils avaient peur de nos sabres affilés. Et la nuit, lorsque le roi était dans son lit sans dormir, un fantôme a percé les planches de sa chambre, et il a dit : « Etienne, me reconnais-tu? y> Et le roi lui répondit tout tremblant : « Oui, tu es mon père, Tho- mas. » — Alors le fantôme étendit la main et secoua sa robe sanglante sur la tète du roi. — Et le roi dit : « Quand cesseras-tu de me persécuter ?» Et le fantôme répondit : « Quand tu te seras remis à Mahomet... »

Et le roi est entré dans la tente de ce démon % qui


LA MORT DE THOMAS II. 333

fixa sur lui son mauvais œil , et il dit : t Fais-toi cir- concire, ou tu périras. » Mais le roi a répondu fière- ment : < Par la grâce de Dieu, j*ai vécu chrétien, chré- « tien je yeux mourir. » Alors ce méchant infidèle Ta fait saisir par ses bourreaux, et ils l'ont écorché vif, et de SA peau ils ont fait une selle. Ensuite leurs archers Tont pris pour but de leurs flèches, et il est mort mal- heureusement, à cause de la malédiction de son père.

NOTES.


  • Thomas I^', rot de Boraie, ftit assassiné secrètement, en 1460« par ses

deux fils Etienne et RadÎTOi. Le premier fut oouronné sou le nom d^Étienne- Tbomas II ; e^est le héros de cette ballade. RadiToî, farieiu de se Toir exclu du trône, réyéla le crime d^Étienne et le sien, et alla ensuite chercher un asile «i«  près de Mahomet.

L'éréque de Modrussa, légat du pape en Bosnie, persuada à Thomas II que le meilleur moyen de se racheter de son parricide était de faire la guerre aux Turcs. Elle fut fatale aux chrétiens : Mahomet ravagea le royaume et assiégea Thomas dans le château de Kloutch en Croatie, on il s*était réfugié. Trourant que la force ouverte ne le menait pas asses promptement & son but, le sultan offrit à Thomas de lui accorder la paix, sous la condition qu*il lui payerait seule* ment Tancien tribut. Thomas II, déjà réduit à Textrémité, accepta ces oond:* tiens et se rendit au camp des infidèles. Il fut aussitôt arrêté, et, sur son refu«  de 86 faire circoncire, son barbare vainqueur le fit écorcher vif, et achever à coups de flèches.

Ce morceau est fort ancien, et je n*ai pu en obtenir que ce fragment. Le corn- meneement semble se rapporter à une bataille perdue par Etienne, fils de Xho«  mas II, et qui précéda la prise de la citadelle de Kloutch.

' Les Grecs et les catholiques romains se damnent à qui mieux mieux dans U Dalmatieet la Bosnie. Ils s'appellent réciproquement |NiiM*f);efTO, c'est-à- dire foi de chien.

' En illyrique, bogotk-mUi; c'est le nom que se donnaient les PaUmietu. Leur hérésie consistait à regarder l'homme comme ronivre du diable, à rejeter presque tous les livres de la Bible, enfin à se passer de prêtres.

  • Mahomet II. Les Grecs disent encore que ce prince n'était qu'un diable in-

carné.


LA visioî^ bÉ TtldiiAS if.


AOl DB âÔSNlÈ^


PAR HYAGlNTliÉ MAGLANÔviCH.


1.

Le roi Etienne-Thomas se promène dans sa chambre, il se promène à grands pas, tandis que ^s soldcÉts dor- ment couchés^ mt lenti ërriies: matis îili, îl liè penl flbr- iriir, cai* lèà infidèles âssiègeiit sa ville, et Slahoinet veut envoyer sa tête à la grande mosquée de Constantinopie.

a.

r

Et souvent il se penche en dehors de la fenêtre pour écouter s'il n'entend point quelque bruit; mais ta chouette seiile pleure ad-dessiis de soh palais, parce cjù'ëlle ptéfyoil qiië biehiôt elle sera obligée de cnercher une autre demeure pour ses petits.

111.

Ce n'est point la chouette qui caulfe ce bruit étrange, ce n'est point la imie qui éclair ë aihsi les ^itmii dé l'église de Kloutch; mais dans l'église de KlôiitcH rô- soïinëfit les tambours et les trompettes^ et les iorches allujnées ont changé la nuit en un jour éclatant.

IV.

Et autour du grand roi Étienno-Thomas dorment ses fidèles serviteurs, et nulle autre oreille que la sienne


LA VISION 335

n*a entendu ce bruit effrayant; seul il sort de S9 cham- pve sqn sabre à la inain, car i{ a vu que le ciel lui en- voyait pp avertissement de l'avenir^

V.

D'une main ferme il a ouvert la porte de l'église; mais, quand il vit ce qui était dans Je chœur, son cou- rage fut sur le point de l'abandonner; il a pris dosa main gauche une amulette d'une vertu éprouvée, et, plus tranquille alors, il entra dans la grande église de kloutch.

VI.

Et la vision qu'il y vit est bien étrange : le pavé de t'églisfi était Jopehé de nn^rts, et le saog coulait porqme h^ torreota qui descendant, en automne, d^nç le» val- lées du Prplpgb ; et, pour ovauper dans l'église, il étajt obligé d'f)njam|iier des cad^res et de i^'enfpuc^r dap^ le s%ng jusqu'il ta cheville.'

VII.

Et ces cadavres étaient ceux de ses fidèles serviteurs, et ce sang était le sang des chrétiens. Une sueur ffQide Goalait le loQg de son dos, et ses dents 9*^ntpechoquaient d'horreur. Au milieu du chœur, il vit d^s Turcs et des Tart^res armés avec les BogmHnili % ce» renégtitsi

Vill.

Et près de l'autel profane était Mahomet au mau- vais œil, et son sabre était rougi jusqu'à la garde, de- vant lui étjiit Thomas V^ % q^i fléchisssii^ Ip genqu ^t qui prf§si$nti^t ^ couronne |)umb}en^ent à reun^n^i de |a p|)rétiun0.

IX.

k genoux aussi était le traître Rudivoî \ uu turbati


336 DK THOMAS II.

sur la lète ; d'une main il tenait la corde dont il étran- gla son père, et de Tautre il prenait la robe du vicaire de Satan % et il l'approchait de ses lèvres pour la baiser, ainsi que fait un esclave qui vient d*être bâtonné.

X.

Et Mahomet daigna sourire, et il prit la couronne, puis il la brisa sous ses pieds, et il dit : « Radivoî, je « te donne ma Bosnie à gouverner, et je veux que ces « chiens te nomment leur beglierbey % » Et Radivoî se prosterna, et il baisa la terre inondée de sang.

XI.

Et Mahomet appela son vizir : «Vizir, que Ton donne € un caftan ' à Radivoî. Le caftan qu'il portera sera t plus précieux que le brocart de Venise ; car c'est de « la peau d'Étienne-Thomas, écorché, que son frère va « se revêtir. » Et le vizir répondit : « Entendre c'est « obéir*. »

Xll.

Et le bon roi Etienne-Thomas sentit les mains des mécréants déchirer ses habits, et leurs yatagans fen- daient sa peau, et de leurs doigts et de leurs dents ils tiraient cette peau, et ainsi ils la lui ôtèrent jusqu'aux ongles des pieds • ; et de cette peau Radivoî se revêtit avec joie.

Xïlï.

Alors Étiénne-Thomas s'écria : « Tu es juste, mon « Dieu! tu punis un fils parricide; de mon corps dis- « pose à ton gré; mais daigne prendre pitié de mon « âme, ô divin Jésus! » A ce nom, l'église a tremblé; les fantômes s'évanouirent et les flambeaux s'éteignirent tout d'un coup.


DE THOMAS II. 337

XIV.

Avez-vous vu une étoile brillante parcourir le ciel d'un vol rapide, éclairant la terre au loin? Bientôt ce brillant météore disparait dans la nuit, et les ténèbres reviennent plus sombres qu'auparavant : telle disparut la vision d'Étienne-Thomas.

XV.

A tâtons il regagna la porte de Téglise; Tair était pur et la lune dorait les toits d'alentour. Tout était calme, et le roi aurait pu croire que la paix régnait encore dans Kloutcb, quand une bombe '* lancée par le mécréant vint tomber devant lui et donna le signal de Tassant.

NOTES.


' Voir U note de la ballade précédente, contenant un précis des éiéne» meuts qui amenèrent la fin du royaume de Bosnie.

^ Les Patemiens.

^ Thomas 1*^, père de Thomas II.

^ Son frère, qui Tavait aidé à commettre son parricide.

^ Mahomet U.

° Ce mot signifie seignear des seigneurs. C*est le titre du pacha de Bosnie. Badivol n*eii fut jamais revêtu, et Mahomet se garda bien de laisser en Bosnie Qtt seul des rejetons de la famille royale.

' On sait que le Grand Seigneur fait présent d'un riche cafïan ou pelisse Hux grands dignitaires, au moment où ils vont prendre possession de leurs gou«  vcrncments.

  • Proverbe des esclairet turcs qui reçoivent un ordre.

^ Thomas II fut en effet écorohé vif.

  • ^ Maglanovich avait tu des bombes et des mortiers, mais il ignorait que

Pinvenlion de ces instruments de destruction était bien postérieure à Maho- met H.


29


LE MORLAQUE A VENISE «•


I.

Quand Prascovie in*eut abandonné) quand j*étois triste et sans argent, un rusé Dalmate vint dans ma montagne et me dit : Viens à cette grande ville des eaux, les se- qpins y sont plu9 communs que les pierres dans ton pqyç.

II.

Les so1c|ats sont couverts d'or et de soie, et ils passent leur temps dans toutes sortes de plaisirs. Quand tu aura^ gagné de Targent à Venise, tu reviendras dans ton pays avec une veste galonnée d'or et des chaînes d'argent à ton hanzar '•

III.

Et alors , ô Dmitri ! quelle jeune fille ne s^emprcs* sera de t'appeler de sa fenêtre et de te jeter son bouquet quand tu auras accordé \^ guïla? Monte sur mer, crois- moi , et viens à la grande ville , tu y deviendras rîclie assurément.

lY.

Je Tai cru, insei^sé que j^étais, et je suis venu dans ce grand navire de pierres ; mais Tair m'étoufle , et leur pain est un poison pour moi. Je ne puis aller où je veux, je ne puis faire ce que je veux ; je suis comme un chien à rattache.

V.

Les Temmes se rient de moi qOand je parle la langue de mon pays, et ici les gens de nos montagnes ont oublié


LE HORLAQUB A VENISE. 339

la leur, aussi bien que nos vieilles coutunies : je suis un arbre transplanté en été, je sèche, je meurs.

VI.

Dans ma montagne, lorsque je rencontrais un homme, il me saluait en souriant, ei me disait : Dieu soit avec toi, fils d'Alexis I Mais ici je ne rencontre pas une figure amie , je suis comme une fourmi jetée par la brise au milieu d'un vaste étang.

NOTES.


> lia république de Venise entretenait à sa solde un corps de soldats nommét esdavons. Un ramassis de Horlaques, Dalmates, Albanais, composait cette troupe, trës-méprisée à Venise, ainsi <jue tout ce qui était militaire. Le siyet de cette ballade seo^le être un jeune Horlaque malheureux en amour, et qui s*est laissé e]ir6Ierdaiis un moment de dépit.

Ce chant est fort ancien, à en juger par quelques expressions maiteuant hor< d*usage, et dont peu de vieillards peuvent encore donner le sens. Au reste, rien n*est plus commun que d'entendre chanter à un joueur de guzia des paroles dont il lui serait impossible de donner une explication quelconque. Ils apprennent par cœur, fort jeunes, ce quUls ont entendu chanter à leur père, et le répètent comme un perroquet redit sa leçon. Il est malheureusement bien rare aujour- <rbni de trouver des po^tei illyriens qui ne copient personne ei qbi s'efforcent âê whêetter itaé belle langue,' dont Pusage dbdiitiUe tous léà jours.

> Grand couteau qui sert de poignard au besoin.


CHANT DE MORT '.


I.

n^dieu, adieu, bon voyage! Cette nuit la lune est dans son plein, on voit clair pour trouver son chemin. Bon voyage!

II.

Une balle vaut mieux que la fièvre : libre tu as vécu, libre tu es mort. Ton fils Jean t'a vengé ; il en a tué cinq.

. IlL

Nous les avons fait fuir depuis Tchaplissa jusqu'à la plaine; pas un n*a regardé derrière son épaule pour nous voir encore une foisj

IV.

Adieu, adieu, bon voyage! Cette nuit la lune est dans son plein, on voit clair à trouver son chemin. Bon voyage !

V.

Dis à mon père que je me porte bien % que je ne me ressens plus de ma blessure , et que ma femme Hélène est accouchée d'un garçon.

VI.

Je Tai appelé Wladin comme lui. Quand il sera grand, je lui apprendrai à tirer le fusil, à se comporter comme doit le faire un brave.


\


CHANT DE MORT. 341

Vil.

Chriisich a enlevé ma fille aînée, et elle est grosse de six mois. J*espère qu'elle accouchera aussi d*un garçon beau et fort\

Vin.

Twark a quitté le pays jour monter sur mer; nous ne savons pas de ses nouvelles : peut-être le rencontrc- ras-tu dans le pays où tu vas.

IX.

Tu as un sabre, une pipe et du tabac, avec un manteau de poil de chèvre * : en voilà bien assez pour faire un long voyage, où Fon n*a ni froid ni faim.

X.

Adieu, adieu, bon voyage! Cette nuit la lune est dans son plein , on voit clair pour trouver son chemin. Bon voyage !

NOTES.


  • Ce«haBt a été improvisé par Maglanovich à renterrement d*iin hciduquc

son parent, qui s*était brouillé avec la justice et fut tué par les pandours.

^ Les parents et les amis du mort lui donnent toDJoui*s leurs commissions pour Tautre monde.

^ Jamais un père ne se fâche contre celui qui enlève sa fille, bien entendu lorsque tout se fait sans violence. (Voyez note 1, VAmanle de Dannitieh.)

  • On enterre les heiduques avec leurs armes, leur pipe et les habits quUls

portaient au moment de leur mort .


29.


LE SEIGNEUR MERCURE.


I.


Les mécréants sont entrés dans notre pays pour en- lever les femmes et les petits enfants. Les petits enfants, ils les mettent sur leurs selles devant eux , les femmes, ils les portent en croupe, et tiennent un doigt de ces malheureuses entre leurs dents ^

IL

Le seigneur Mercure a levé sa bannière : autour de lui se sont rangés ses trois neveux et ses treize cousins ; tous sont couverts d'armes brillantes, et sur leurs habits ils portent la sainte' croix et des amulettes pour se préserver de malheur '.

IIL

Quand le seigneur Mercure fut monté sur son che- val , il dit à sa femme Euphémie , qui lui tenait la bride : « Prends ce chapelet d'ambre; si tu m'es « fidèle , il restera entier ; si tu m'es infidèle , le fil <K cassera et les grains tomberont *. »

IV.

Et il est parti, et personne n'avait de ses nouvelles, et sa femme craignit qu'il ne fût mort ou que les Ar- nautes ne l'eussent emmené prisonnier dans leur pays.

Mais, au bout de trois lunes, Spiridion Pietrovich est revenu.


LE SEIOEUK MEACÙRE. 34.1

V.

Ses habits sont déchirés et souillés de sang, et il se frappait la poitrine. Il dit : « Mon cousin est mort ; « les mécréants nous ont surpris , et ils ont tué ton «( mari. J'ai vu un Ârnaute lui couper la tête : à « grand'peine me suis-je sauvé. »

VI.

Alors Euphémie a poussé Un grand cfi, et elle s'est roulée par terre , déchirant ses habits. « Mais , dit « SpiHdiofi, pourquoi tailt t'aiffltger? ne rest«ht-il pas « au pays des hommens de bien? » El ce pèrfldè l'a rele- vée et consolée.

VII.

Le chien de Mercure hurlait après son maître , et son cheval hennissait; mais sa femme Euphémie a séché ses larmes, et la môme nuit elle a dorhii avec le traître Spiridion. Notts laisserons cette fausse femme pour chanter son mari.

Le roi a dit au seigneur Mercure : < Va dans mon 9 château à Glissa \ et dis à ta reihe qu'elle vienne « nne trouver dàîns mon camp. » Et Mercure est parti, et i( chevaucha sans s'arrêter trois jours et trois nuits.

IX.

Et quand il fut sur les bords du lac de Gettina, il dit à ses écuyers de dresser sa tente, et lui descendit vers le lac pour y boire. Et le lac était couvert d'une grosse vapeur, et l'on entendait des cris conffus isôrtir de ce brouillard.


344 LE SEIGNEUR MERCURE.

X.

Et l'eau était agitée et bouillonnait comme le tour- billon de la Jemizza quand elle s'enfonce sous terre. Quand la lune se fut levée, le brouillard s'est dissipé, et voilà qu'une armée de petits nains à cheval ^ galopait sur le lac, comme s'il eût été glacé.

Xî.

A mesure qu'ils touchaient le rivage, homme et cheval grandissaient jusqu'à devenir de la taille des monta- gnards de Douaré ® ; et ils formaient des rangs et s'en allaient en bon ordre, chevauchant par la plaine et saa<- tant de joie.

XII.

Et quelquefois ils devenaient gris comme le brouil- lard, et l'on voyait l'herbe au travers de leurs corps; et d'autres fois leurs armes étincelaient, et ils semblaient tout de feu. Soudain un guerrier monté sur un coursier noir sortit des rangs.

XIII.

Et quand il fut devant Mercure , il fit caracoler son cheval et montrait qu'il voulait combattre contre lui. Alors Mercure fit le signe de la croix , et , piquant son bon cheval , il chargea le (antôme bride abattue et la lance baissée.

XIV.

Huit fois ils se rencontrèrent au milieu de leur course, et leurs lances ployèrent sur leurs cuirasses comme des feuilles d*iris; mais à chaque rencontre le cheval de Mercure tombait sur les genoux, car le cheval du fan- tôme était bien plus fort.


LE SElGNËUa MERCURE. 345

XV.

« Mettons pied à terre, dit Mercure^ et combattons « encore une fois à pied. » Alors le fantôme sauta à bas de son cheval et courut contre le brave Mercure ; mais il fut porté par terre du premier choc malgré sa taille et sa grande force.

XVI.

« Mercure, Mercure, Mercure, tu m'as vaincu! dit « le fantôme. Pour ma rançon , je veux te donner un « conseil : ne retourne pas dans ta maison, tu y trouve- « rais la mort. » La lune s*est voilée, et le champion et l'armée ont disparu tout d*un coup.

XVII.

c Bien est fou qui s*attaque au diable , dit Mercure. « J'ai vaincu un démon, et ce qui m'en revient, c'est « un cheval couronné et une prédiction de mauvais au- « gurc. Mais eHe ne m'empêchera pas de revoir ma f maison et ma chère femme Euphémie. »

XVIII.

Et la nuit , au clair de la lune , il est arrivé au cime- tière de Poghosciami ' ; il vit des prêtres et des pleu- reuses avec un chiaous * auprès d'une fosse nouvelle , et près de la fosse était un homme mort avec son sabre à côlé et un voile noir sur sa tête.

XIX.

Et Mercure arrêta son cheval : « Chiaous , dit-il , qui « allez-vous enterrer en ce lieu? % Et le chiaous répon- dit : « Le seigneur Mercure, qui est mort aujourd'hui. » Mercure se prit à rire de sa réponse ; mais la lune s'est voilée, et tout a disparu.


346 LE SBtGllEUR MERCURE,

XX.

Quand il arriva dans sa maison, il embrassa sa femme Euphémie. a Euphémie, donne-moi ce chapelet que je « t'ai confié avant de partir ; je m'en rapporte plus à « ces grains d*ambre qu'aux serments d'une femme. » Euphémie dit : « Je vais te le donner. >

XXI.

Or, le chapelet magique s'était rompu ; mais Euphé- mie en avait fait un autre tout semblable et empoisonné. — « Ce n'est pas là mon chapelet, dit Mercure. — Comp- « tez bien tous les grains, ditrclle; vous savez qu'il y « en avait soixante-sept. »

XXII.

Et Mercure comptait les grains avec ses doigts, qu'il mouillait de temps en temps de sa salive, et le poison subtil se glissait à travers sa peau. Quand il fut arrivé au soixante-sixième grain, il poussa un grand soupir et tomba mort.


LE SEIGNEUR MERCURE. 347


NOTES.


< Cette manière barbare de oondaire des prisomuen est fort usitée, surtout par les Amautes dans leurs surprises. Au moindre cri de leur victime, ils lui coupent le 4oigt avec les dents. D*après cette cirsopf tance et quelques autres du même genre, je suppose que l- auteur de la ballade fait allusion à une guerre des anciens rois de Bosnie contre les musulmans.

' Ce sont, en général, des bandes de papier contenant plusieurs passages de rÉvangile, mêlés avec des caractères bizarres et enveloppés dans une bourse 4e cuir rouge. Les Iforlaques appellent stapiê cel talismans, auxquels Us ont grande confiance.

' On voit à chaque instant des preuves du mépris que les Illyriens ont pour leurs femmes.

  • ClissB a été souvent la résidence des rois de Bosnie, qui possédaient aussi

une gruide partie de 1^ Qalmatie.

^ L^s bistoires d^armées de fantôines sont fprt communes dans TOrient. — Tout le monde sait comment une nuit la ville de Prague fbt assiégée par des spectres qu*un certain savant mit en fuite en criant : Vizelé ! Yéxeii !

  • Ils sont remarquables par leur haute stature.

^ Sans doute que la maison du seigneur Mercure était dans ce village. ' Ce inot est emprunté, je crois, de la langue turque; il signifie maître des cérémonies.


LES BRAVES HEÏDUQUES


Dans une caverne, couché sur des cailloux aigus, est un brave heiduque, Ghrislich Mladin. A côté de lui est sa femme, la belle Catherine, à ses pieds ses deux braves fils. Depuis trois jours ils sont dans cette caverne sans manger, car leurs ennemis gardent tous les pas- sages de la montagne, et, s'ils lèvent la tête, cent fusils se dirigent contre eux. Ils ont tellement soif, que leur langue est noire et gonflée, car ils n'ont pour boire qu'un peu d*eau croupie dans le creux d'un rocher. Ce- pendant pas un n'a osé faire entendre une plainte ', car ils craignaient de déplaire à Christich Mladin. Quand trois jours furent écoulés, Catherine s'écria : « Que la « sainte Vierge ait pitié de vous, et qu'elle vous venge « de vos ennemis! » Alors elle a poussé un soupir, et elle est morte. Christich Mladin a regardé le cadavre d'un œil sec ; mais ses deux fils essuyaient leurs larmes quand leur père ne les regardait pas. Le quatrième Jour est venu, et le soleil a tari l'eau croupie dans le creux du rocher. Alors Christich , l'ainé des fils de Mladin, est devenu fou : il a tiré son hanzar %et il regardait le ca- davre de sa mère avec des yeux comme ceux d'un loup qui voit un agneau. Alexandre, son frère cadet, eut hor- reur de lui. 11 a tiré son hanzar et s'est percé le bras, c Bois mon sang, Christich, et ne commets pas un « crime ^ Quand nous serons tous morts de faim, « nous reviendrons sucer le sang de nos ennemis. » Mladin s'est levé, il s'est écrié : « Enfants , debout I « mieux vaut une belle balle que l'agonie de la faim. » Ils sont descendus tous les trois comme des loups en- ragés. Chacun a tué dix hommes, chacun a' reçu dix ' illcs dans la poitrine. Nos Wches ennemis leur ont


f


î


3


LES BRAVES HEIDUQUES. 349

coupé là tète, et, quand ils la portaient en triomphe, ils osaient à peine la regarder, tant ils craignaient Chris- tich MIadin et ses fils \

NOTES.


i ' On dit que Hyacinthe Haglanovtch a fut cette belle ballade dans le tctnps

^ où il menait lui-même la vie d*un heiduque, c*est-à-dire, à peu de chose près,

la vie d*uB Toleur de grands chemins. " ' Les helduques souffrent la douleur stcc encore plus de courage que les

f Morlaques même. J^ai tu mourir un jeune homme qui, s'êtant laissé tomber du

i haut d'un rocher, avait eu les jambes et les cuisses fracturées en cinq ou six

endroits. Pendant trois jours d*agonie, il ne proféra pas une seule plainte ; seu- lement, lorsqu'une -vieille femme qui avait, disait-on, des connaissances en chl- > nirg^e, Toulut soulever ses membres brisés pour y appliquer je ne sais quelle

I; drogue, je vis ses poings se contracter, et ses sourcils épais se rapprocher d'une

< manière effrayante.

^ Grand couteau que les Uorlaques ont toujours à leur ceinture.

  • Ce mot rappelle celui de récuyer breton au combat des Trente : < Bois ton

sang, Beaumvioir ! >

& Les soldats qui font la guerre aux heiduques sont nommés pandonrs. Leur réputation n'est guère meilleure que celle des brigands qu'ils poursuivent; car on les accuse de détrousser souvent les voyageurs quMls sont chargés de pro- téger. Ils sont fort méprisés dans le pays à cause de leur lâcheté. Souvent dix on douze heiduques se sont fait jour au travers d'une centaine de pandours. Il estyriû que la faim que ces malheureux endurent fréquemment est un aiguillon puissant pour exciter leur courage.

Lorsque les pandours ont fait un prisonnier, Us le conduisent d'une manière asses singulière. Après lui avoir ôté ses armes, ils se contentent de couper le cordon qui attache sa culotte, et la lui laissent pendre sur les jarrets. On sent que le pauvre faeiduque est obligé de marcher très-lentement, de peur de tom- ber sur le nés.


30


L'AMANTE DE DANNIÇIÇH.


1.

Eusèbe m*a donné une bague d*op eiselée * ; Wlodi- mer m*a donné une toque rouge ' ornée de médailles ; mais, Danniçich, je faiipe mieux qu'eux tous.

II.

Euscbe a les cheveux noirs et bouclés; lYIpdimer a le teint blanc comme une jeune femme des monta- gnes; mais, Dannisich, je te trouve plus beau qu'eux tous.

III.

Eusèbe m'a embrassée, et j'ai souri ; Wlodimer m'a embrassée, il avait l'haleine douce comme la violette; quand Dannisich m'embrasse % mon cœur tressaille de plaisir.

IV.

Eusèbe sait beaucoup de vieilles chansons; Wlodi- mer sait faire résonner la guzla. J'aime les chansons et la guzla, mais les chansons ei la guzla de Dannisich.

V.

Euscbe a chai^ son parrain de me demander en mariage; Wlodimer enverra demain le prêtre à mon pore*; mais viens sous ma fenêtre, Dannisich ei je m'enfuirai avec toi« 


l'amante de dannisich. 351


NOTES.


' Arant de le marier, les femmes reçoiTent des eadeanx de toutes mains sans qae cela tire àconaéquenoe. SouTe&t une fille aciaq ou six adorateurs, de qui elle tire diaque jour quelque présent, sans être obligée de leur donner rien autre que des espéranees. Quand ce manège a duré ainsi quelque temps, Tamant préféré demande à sa belle la permission deTenlever, et elle indique toujours Theure et le lieu de renlèTement. , Au reste, la réputation d'une fille n*en souf- fre pas du tout, et c'est de cette manière que se font la moitié des mariages morlaques.

' Une toque rouge est pour les femmes un in^gne de ^rginité. Une fille qui florcit fait un faux pas, et qui oserait pardtre en public avec sa toque rouge, risquerait de se la -voir arracher par un prêtre^ et d'avoir ensuite les chCTeux coupés par un de ses parents en signe d'infanùe. ^ ' C'est la manière de saluer la plus ordinaire. Quand une jeune fille ren-

( contre un homme qu'elle a tu une fois, elle l'embrasse en l'abordant.

Si vous demandez l'hospitalité à la porte d'une maison, la femme ou là fille atnée du propriétaire Tient tenir la bride de TOtre chcTal, et tous embrasse aus- sitôt que T<His STCs mis pied à terre. Cette réception est très-agréable de la part d'une jeune fille, mais d'une femme mariée elle a ses désagréments. U faut sa-

  • voir que, sans doute par excès de modestie et par mépris pour le monde, une

<f femme mariée ne se lave presque jamais la figure : aussi toutes sont-elles d'une

,, malpropreté hideuse.

  • Sans doute pour la demander aussi en mariage.


t


LA BELLE HÉLÈNE.


PREMIERE PARTIE.

I.

Asseyez-vous autour dé Jean Bielko, vous tous qui voulez savoir l'histoire lamentable de la belle Hélène et de Théodore Khonopka, son mari. Jean Bietko est le meilleur joueur de guzla que vous ayez entendu et que vous entendrez jamais.

II.

Théodore Khonopka était un hardi chasseur au temps de mon grand-père, de qui je tiens cette histoire. 11 épousa la belle Hélène, qui le préféra à Piero Stamati ^ parce que Théodore était beau et que Piero était laid et méchant.

ni.

Piero Stamati s'en est venu un jour à la maison de Théodore Khonopka : « Hélène, est-il vrai que votre <K mari est parti pour Venise et qu'il doit y rester un « an? » — «Il est vrai, et j'en suis tout afBigée, parce « que je vais rester seule dans cette grande mai- « son. » —

IV.

« Ne pleurez pas, Hélène, de rester seule à la « maison. Il viendra quelqu'un pour vous tenir corn- a pagnie. Laissez-moi dormir avec vous , et je vous « donnerai une grosse poignée de beaux sequins lui- « sants, que vous attacherez à vos cheveux, qui sont si « noirs. » —


LA BELLE HÉLÈNE. 353

V.

€ Arrière demoi, méchant!

?» — « Mais, dit le méchant

« Stamati, laissez -moi dormir avec vous, et je vous « donnerai une robe de velours avec autant de se- « quins qu'il en peut tenir dans le fond de mon flc bonnet. » —

VI.

« Arrière de moi, méchant! ou je dirai ta perfidie « âmes frères, qui te feront mourir. ». .

Or, Stamati était un petit vieillard camus et rabougri , et Hélène était grande et forte.

Vil.

Bien lui prit d'être grande et forte. .

Stamati est tombé sur le dos, et il est rentré dans sa maison pleurant, les genoux à demi ployés et chance* lant

vni.

Il est allé trouver un juif impie, et lui a demandé comment il se vengerait d'Hélène. Le juif lui a dit : « Cherche sous la pierre d*une tombe jusqu'à ce que tu « trouves un crapaud noir'; alors tu me l'apporteras « dans un pot de terre. »

IX.

Il lui apporta un crapaud noir trouvé sous la pierre d'une tombe , et il lui a versé de l'eau sur la tête et a nomuié cette bête Jean. C'était un bien grand crime de donner à un crapaud noir le nom d'un si grand apôtre]

30.


354 LA BELLE HÉLÈNE.

X.

Alors ils ont lardé lé crapaud avec la pointe de leurs yatagans jusqu'à ce qu'un venin subtil sortît de toutes les piqûres ; et ils ont recueilli ce venin dans une fiole et l'ont fait boire au crapaud. Ensuite ils liïi ont fait lécher un beau fruit.

XI.

Et Stamati a dit à un jeune garçon qui le suivait : c Porte ce fruit à la belle Hélène, et dis-lui que ma € femme le lui envoie, i Le jeune garçon a porté le beau fruit, comme on le lui avait dit, et ha belle Hélène l'a mangé tout entier avec une grande avidité.

XII.

Quand elle eut mangé ce fruit , qui avait une si belle couleur, elle se sentit toute troublée, et il lui sembla qu'un serpEent renmait dans son ventre.

Que ceux qui veulent connaître la fin de cette histoire donnent quelque chose à Jean Bietko.

DEUXIÈSTË PARTIE.

I.

Quand la belle Hélène eut mangé ce fruit, elle fit le signe de la croix, mais elle n'en sentit pas moins quel- que chose qui s'agitait dans son ventre. Elle appela sa sœur, qui lui dit de boire du lait; mais elle sentait tou- jours comme un serpent.

Voilà que son ventre a commencé à gonfler peu à peu, tous les jours davantage; si bien (}ue les femmeg


LA BELLE HÉLÈNE. 355

disaient: «Hélènie est grosse; mais comment cela se « faitrll ? Car soh maH est absent. Il est allé à Venise il y « a plus de dix mois. »

ni.

Et la belle Hélène était toute honteuse et n'osait lever la tête, encore moins sortir dans (a rue. Mais elle restait assise et pleurait tout le long du jour et toute la nuit encore. Et elle disait à sa sœur : « Que deviendraî-je € quand mou mari reviendra?»

IV.

Quand son voyage eut duré un an , Théodore Kho- nopka pensa à revenir. !l monta sur une galère bien dorée , et il est revenu heureusement dans son pays. Se^ voisins et ses amis sont venus à sa rencontre, vêtus de leurs plus beaux habits.

V.

Mais il eut beau regarder dans la foule, il ne vit pas la belle Hélène, et alors il demanda : « Qu'est devenue « la belle Hélène, ma femme? pourquoi n'est-elle pas « ici ? » Ses voisins se prirent à sourire; ses aniis rou- girent, mais pas un ne répondit \

VI.

Quand il est entré dans sa maison , il a trouvé sa femme assise sur un coussin. « Levez-vous, Hélène. » Elle s'est levée, et il a vu son ventre qui était si gros. « Qu'est-ce que cela? il y a plus d'un an, Hélène, que « je n'ai dormi avec vous 1 »

VU.

« Mon seigneui', je vous[ le jure par le nom de la


356 LA BELLE HÉLÈNE.

« bienheureuse Vierge Marie, je vous suis restée fidèle; c mais on m'a jeté un sort qui m'a fait enfler le ventre, i Mais il ne Ta point crue, il a tiré son sabre et lui a coupé la tête d'un seul coup.

VÏII.

Lorsqu'elle eut la tète coupée, il dit : « Cet enfant qui « est dans son sein perfide n'est point coupable : je veux « le tirer de son sein et l'élever. Je verrai à qui il res- « semble , ainsi je connaîtrai quel est le traître qui est <K son père, et je le tuerai.

VIÏI. ( Variante*.)

( Lorsqu'elle eut la tête coupée , il dit : « Je veux tirer c l'enfant de son sein perfide et l'exposer dans le pays, c comme pour le faire mourir. Alors son père viendra « le chercher, et par ce moyen je reconnaîtrai le traître « qui est son père, et je le tuerai. »)

IX.

Il a ouvert son beau sein si blanc , et voilà qu'au lieu d'un enfant il n'a trouvé qu'un crapaud noir, a Hélas ! c hélas! qu'ai-je fait? dit-il. J'ai tué la belle Hélène, « qui ne m'avait point trahi ; mais on lui avait jeté un c sort avec un crapaud! »

X.

Il a ramassé la tète de sa chère femme et l'a baisée. Soudain cette tète froide a rouvert les yeux, ses lèvres ont tremblé, et elle a dit : « Je suis innocente, mais des « enchanteurs m'ont ensorcelée par vengeance avec un <K crapaud noir.

XI.

« Parce que je suis resiée fidèle , Piero Stamati m'a


LA BELLE HÉLÈNE. 357

« jeté un sort, aidé par un méchant juif qui habite € dans la vallée des tombeaux. » Alors la tète a fermé les yeux, sa langue s'est glacée, et jamais elle ne rc* parla.

XII.

Théodore Khonopka a cherché Piero Stamati et lui a coupé la tète. 11 a tué aussi le méchant juif, et il a fait dire trente messes pour le repos de Tâme de sa femme. Que Dieu lui fasse miséricorde et à toute la compagnie.

NOTES.


' Ce nom est italioi. Lei Morlaques aiment beaucoup danf leurs contes à faire jouer aux Italiens un rôle odieui. Posa vjerûy foi de chien, et lantxma- ntxha vjeraj foi d'Italien, sont deux injures synonymes.

3 C*est une croyance populaire de tous les pays que le crapaud est on animai ▼emmeox. On voit dans Vhistoire d* Angleterre qu'on roi fut empoisonné par un moine ayee de Taie dans laquelle il aTait noyé un crapaud.

' Ce passage est remarquable par sa simplicité et sa concision énergique.

  • J'ai entendu chanter cette ballade de ces deux manières.


SUR LE MAUVAIS OEIL.


INTRODUCTION.

C'est une croyance fort répandue dans le Levant, et surtout en Dalmatie, que certaines personnes ont le pouvoir de jeter un sort par leurs regards. L'influence que le mauvais œil peut exercer sur un individu est très-grande. Ce n'est rien que de perdre au jeu ou de se heurter contre une pierre dans les chemins ; sou- vent le malheureux fasciné s'évanouit, tombe malade et meurt étique en peu de temps. J'ai vu deux fois des victimes du mauvais œil. Dans la vallée de Knin, une jeune fille est abordée par un homme du pays qui lui demande le chemin. Elle le regarde, pousse un cri et tombe par terre sans connaissance. L'étranger prit ta fuite. J'étais à quelque distance, et, croyant d'abord qu'il avait assassiné la jeune fille, je courus à son secours avec mon guide. La pauvre enfant revint bientôt à elle, et nous dit que l'homme qui lui avait parlé avait le mau- vais œil et qu'elle était fascinée. Elle nous pria de l'accompagner chez un prêtre, qui lui fit baiser certaines reliques et pendit à son cou un papier contenant quel- ques mots bizarres et enveloppé dans de la soie. La jeune fille alors reprit courage ; et deux jours après, quand je continuai mon voyage, elle était en {parfaite santé.

Une autre fois, au village de Poghoschiamy, je vis un jeune homme de vingt-cinq ans pâlir et tomber par terre de frayeur devant un heiduque très-âgé qui le regardait. On me dit qu'il était sous l'influence du mauvais œil , mais que ce n'était pas la faute du hei-


SUR I.E MAUVAIS OEIL* 359

duque , qui tenait son mauvais œil de |a nature, et qui même était fort chagrin de posséder ce redoutable pouvoir. Je voulus faire sur moi-même une expérience : je parlai au heiduque et le priai de me regarder quel- que temps ; mais il s*y refusa toujours, et parut telle- ment affligé de ma demande, que Je fus forcé d'y renoncer. La figure de cet homme était repoussante, et ses yeux étaient trèsrgros et saillants. En général il les tenait baissés ; mais qpand, par distraction, il les fixait sur quelqu'un, il lui était impossible, m'a-t-on dit, de les détourner avant que sa victime fût tombée. Le jeune homme qui s'était évanoui l'avait regardé aussi fixement en ouvrant les yeux d'une manière hideuse et montrant tous les signes de la frayeur.

J'ai entendu aussi parler de gens qui avaient deux prunelles dans un œil, et c'étaient les plus redouta^ blés , selon l'opinion des bonnes femmes qui me fu- saient ce conte.

Il y a différents moyens, presque tous insuffisants, de se préserver du mauvais œil. Les uns portent sur eux des cornes d'animaux, les autr<%s des morceaux de corail, qu'ils dirigent contre toute personne suspecte du mauvais œil.'

On dit aussi qu'au moment où l'on s*aperçoit que le mauvais œil vous regarde, il faut toucher du fer ou bien jeter du café à la tête de celui qui vous fascine. Quelquefois un coup de pistolet tiré en l'air brise le charme fatal. Souvent des Morlaques ont pris un moyen plus sûr , c'est de diriger leur pistolet contre l'enchanteur prétendu.

Un autre moyen de jeter un sort consiste à louer beaucoup une personne ou une chose. Tout le monde n'a pas non plus cette faculté dangereuse , et elle ne s'exerce pas toujours volontairement.

Il n'est personne ayant voyagé en Dalmatie ou en Bosnie qui ne se soil trouvé dans la même position que


360 SUR LE MAUVAIS (EIL.

moi. Dans un village sur la Trebignizza, dont j'ai oublié le nom, je vis un joli petit enfant qui jouait sur rherbe devant une maison. Je le caressai et je com- plimentai sa mère, qui me regardait. Elle parut assez peu touchée de ma politesse et me pria sérieusement de cracher au front de son enfant. J'ignorais encore que ce fût le moyen de détruire l'enchantement pro- duit par des louanges. Très-étonné, je refusais obsti- nément , et la mère appelait son mari pour m'y con- traindre le pistolet sur la gorge, quand mon guide, jeune heiduque , me dit : « Monsieur , je vous ai » toujours vu bon et honnête ; pourquoi ne voulez- » vous pas défaire un enchantement que , j'en suis » sûr, vous avez fait sans le vouloir ?» Je compris la cause de l'obstination de la mère, et je me hâtai de la satisfaire.

En résumé, pour l'intelligence de la ballade sui- vante ainsi que de plusieurs autres, il faut croire que certaines personnes ensorcellent par leurs regards, que d'autres ensorcellent par leurs paroles ; que cette faculté nuisible se transmet de père en fils ; enfin, que ceux qui sont fascinés de c^tte manière, surtout les enfants vi les femmes , sèchent et meurent en peu de temps.


MAXIME ET ZOÉ S


PAR HYACINTHE MAGLANOVICH.


h

Maxime Duban / ô Zoé , fille de Jellavich ! qu«  la sainte mère de Dieu récompense voire amour ! Puis* siez-vous être heureux dans le ciel !

II.

Quand le soleil s*est couché dans la mer , quand le voîévode s*est endormi, alors on entend une douce guzla fious la fenêtre de la belle Zoé, de la fille aînée de Jellavich.

III.

Et vite, la belle Zoé se lève sur la pointe du pied, et elle ouvre sa fenêtre, et un grand jeune homme est assis par terre, qui soupire et qui chante son amour sur la guzla.

IV.

Et les nuits les plus noires sont celles qu'il préfère ; et, quand la lune est dans son plein, il se cache dans l'ombre, et l'œil seul de Zoé peut le découvrir sous sa pelisse d'agneau noir.

V.

Et quel est ce jeune homme à la voix si douce ? qui peut le dire 1 1l est venu de loin ; mais il parle notre langue : personne ne le connaît, et Zoé seule sait son nom.

3i


362 MAXIME ET ZOÉ.

VI.

Mais ni Zoé ni personne n'a vu son visage; car, quand vient Taurore, il met son fusil sur son épaule , et s'en- fonce dans les bois , à la poursuite des bêtes fauves.

VIL

. Et toujours il rapporte des cornes du petit bouc de inontagne, et il dit à 2oé : <k Porte ces cornes avec toi, c et puisse Marie te préseiTcr du maiivais œil ! »

VIII.

. Il s'enveloppe la tête d'un châle comme un Arnaute % et le voyageur égaré qui le rencontre dans les bois n'a jamais pu connaître son visage sous les nonibreux plis de la mousseline dorée.

Haid une nuit Zoé dit : « Approche ^ que ma main te c touche. » Et elle a touché soii visage de sa main blanche ; et, quand elle se touchait elle-mêihey elle ne sentait pas des traits plus beaux.

X.

Alors elle dit ; « Les jeunes gens de ce pays ni'en- e nuient ; ils me recherchent tous ; mais je n'aime que ft toi seul : viens demain à midi , pendant qu'ils seront « tous à la messe. »

XI.

« Je monterai en croupe sur ton cheval, et tu m'em- « mèneras dans ton pays, pour que je sois la femme : il « y a bien longtemps que je porte des opanke; je veux « avoir des pantoufles brodées *. »


Mj^xim ET ZOÉ. 363

XII.

I. ...»

Le Jeune joueur de guzla a soupiré , il a dit : « Que € deman(}es-tu ? je ne puis te voir lé jopr ; mais descends « cette nuit même, pt je t'emmènec^i avec moi dans la « belle vallée de Knin : là nous serons époux. »

XIIL

Et elle dit : « Non, je veux que tu m*emmènes de- « main, car je veux emporte^* mes beaux habits, et mon

< père a h clef du coffre. Je la déroberai demain, et « puis JQ vieadrai avec toi* »

xiy.

Alors il a soupiré encore une fois , et il dit : « Ainsi

< que tu le désires, il sera fait. » Puis il Ta embrassée ; mais les coqs ont chanté , et le ciel est devenu rose , el l'étranger s*en est allé.

XV.

Et quand est venue l'heure de midi, il est arrivé à la porte du votévode, monté sur un coursier blanc comme lait ; et sur la croupe était un coussin de velours , pour porter plus doucement la gentille 2oé.

XVI.

^

Mais l'étranger a le front couvert d'un voile épais ; à peine lui voit-on la bouishe et la moustache. Et ses ha- bits étincellent d'or, et sa ceinture est brodée de perles * .

xvn.

Et la belle Zoé a sauté lestement en croupe, et le coursier blanc comme lait a henni , orgueilleux de sa chaf ge, et il gqlopait^ laissant cf^rrière lui cjeç to^rbi!lons (je poussière. ,


364 MAXIME ET ZOÉ.

XVIIÏ.

« — Zoé, dis-moi, as-tu emporté celte belle corne que « je t'ai donnée? — Non, dit-elle ; qu'ai-je à faire de « ces bagatelles? J'emporte mes habits dorés et mes col- « liers et mes médailles. » —

XIX.

< — Zoé, dis-moi, a&-tu emporté cette belle relique que «je t'ai donnée? — Non, dit-elle, je l'ai pendue au

< cou de mon petit frère, qui est malade, afin qu'il gu&- € risse de son mal. »

XX.

£t l'étranger soupirait tristement. — « Maintenant que « nous sommes loin de ma maison, dit la belle Zoé, « arrêta ton beau cheval, ôte ce voile et laisse-moi t'em- € brasser, cher Maxime ^ »

XXI.

Mais il dit : — < Cette nuit nous serons plus commode- « ment dans ma miaison : il y a des carreaux de satin ; « cette nuit nous reposerons ensemble sous des rideaux « de damas. »

XXII.

« — Eh quoi ! dit la belle Zoé, est-ce là l'amour que tu « as pour moi ? Pourquoi ne pas tourner la tête de mon « côté? Pourquoi me traites-tu avec tant de dédain ? Ne ^ « suis-je pas la plus belle fille du pays ? i

XXIII.

€ — Zoé ! dit-il, quelqu'un pourrait passer et nous

< voir, et tes frères courraient après nous et nous ramé*


MAXIME ET ZOÉ. 365

« lieraient à ton père, i Et parlant ainsi il pressait son coursier de son fouet.

XXIV.

« —Arrête, arrête, ô Maxime! dit-elle, je vois bien que « tu ue m'aimes pas ; si tu ne te retournes pour me < regarder, je vais sauter du cheval, dussé-je me tuer en « tombant. »

XXV.

Alors l'étranger d'une main arrêta son cheval , et de l'autre il jeta par terre son voile ; puis il se retourna pour embrasser la belle Zoé : sainte Vierge ! il avait deux prunelles dans chaque œil ' !

XXVI.

Et mortel , et mortel était son regard ! Avant que ses lèvres eussent touché celles de la belle Zoé, la jeune fille pencha la tête sur son épaule, et elle tomba do cheval pâle et sans vie.

XXVIl.

< — Maudit soit mon père ! s'écria Maxime Duban^ qui t m*a donné cet œil funeste ^ Je ne veux plus causer « de maux ! » Et aussitôt il s'arracha les yeux avec son hanzar.

XXVllI.

Et il fit enterrer avec pompe la belle Zoé ; et, pour lui, il entra dans un cloître, mais il n'y vécut pas longtemps, car bientôt on rouvrit le tombeau de la belle Zoé pour placer Maxime à côté d'elle.


31.


366 PAXIBIË ET ZOÉ.


NOTES.


  • Cette ballade pent donner une idée du goût moderne. <>a y yoit un com-

mencement d^afféterie qui se mêle déjà à la simplicité des imeiennes poésies illy- ri4|aes. Au reste, ^le est fort admirée, et passe pour une des meilleures de Ma- glanovich. Peut -être faut-il tenir compte du goût excessif deç Mprlaipies pour tout ce qui sent le menreilleui.

^ En hiver, les Amantes s'enveloppent les oreilles, les joues et la plus grande partie du front avec un ch&Ie tourné autour de la tête et qui passe par-dessous le menton.

' AUuaion à la coutume qui oblige les lUes à porter ce^te espèce decl^au^re girossière avant leur mariage. Plus tard elles peuvei^t avoir 4es pantoufles (pocft- tnak)y comme celles des femmes turques.

  • C^est dans cette partie de Vhabillement que les hommes mettent surtout an

grand luxe.

^ On voit ici comment la fable d'Orphée et d'Eurydice a été travestie par le poète iliyrien, qui, j'ep suis sûr, n'a jamais lu Virgile.

^ C'est un signe assuré du mauvais œil.

^ Il faut se rappeler que cet oui funeste est souveot héréditaire dans iwe. fa- mille


LE MAUVAIS OEIL *.


Dors , pauvre enfant , dof^ tranquille ; puisse saint Eusèbe avoir pitié de toi !

I.

Maudit étranger! puisses-tu périr sous la dent des ours ! puisse ta femme t*être infidèle ! Dors, etc.

n.

Avec des paroles flatteuse^ il vantait la beauté de mon enfant ; il a passé la main s)ir ses cheveux blonds. Dors, etc.

III.

Beaux yeux bleus, disait-il, bleus comme un ciel d'été; et ses yeux gris se sont fixés sur les siens. Dors, etc.

IV.

Heureuse la mère de cet enfant, disait-il, heureux le père ; et il voulait leur ôter leur enfant. Dors, etc.

V.

Et par des paroles caressantes il a fasciné le pauvre garçon, qui maigrit tous les jours. Dors, etc.


' Voir rintrodoctioD, page 338.


368 LE MAUVAIS OEIL.

VI.

Ses yeux bleus, qu'il vantait, sont devenus ternes par reflet de ses paroles magiques. Dors, etc.

VII.

Ses cheveux blonds sont devenus blancs comme ceux d'un vieillard , tant les enchantements étaient forts. Dors, etc.

VIII.

Ah ! si ce maudit étranger était en ma puissance, j€ l'obligerais à cracher sur ton joli front. Dors, etc.

IX.

Courage, enfant, ton oncle est allé à Starigrad ; il rapportera de la terre du tombeau du saint. Dors, etc.

X.

Et l'évêque, mon cousin, m'a donné une relique que je vais pendre à ton cou pour te guérir. Dors, etc.


LÀ FLAMME DE PERRUSSICH,


PAR HYACINTHE MAGbANOVIGH.


^urquoi le bey Janco Marnavich n*estril jamais dans son pays? Pourquoi voyageât-il dans les âpres montagnes du Vorgoraz, ne couchant jamais deux nuits sous le même toit? Ses ennemis le poursuivent^ils et ont-ils juré que le prix du sang ne serait jamais reçu ?

II.

Non. Le bey Janco est riche et puissant. Personne n*oserait se dire son ennemi, car à sa voix plus de deux cents sabres sortiraient du fourreau. Mais il cherche les lieux déserts et se plaît dans les cavernes qu*habi«  tant les heiduques, car son cœur est livré à la tristesse depuis que son pobratime ^ est mort.

III.

Cyrille Pervan est mort au milieu d*une fête. L'eau- de-vie a coulé à grands flots, et les hommes sont deve- nus fous. Une dispute s*est élevée entre deux beys de renom, et le bey Janco Marnavich a tiré son pistolet sur son ennemi; mais Teau-de-vie a fait trembler sa main, et il a tué son pobratime Cyrille Pervan.

IV.

Dans réglise de Perrussich ils s'étaient juré de vivre et de mourir ensemble ; mais, deux mois après ce ser«- ment juré, Tun des pobratimes est mort par la main de


370 LA FLAMME DE PERRUSSIGH.

son frère. Uk hej Janço depois ce jour ne boit plus de vin ni d*eau-de-vîe ; il ne mange que des racines, et il court çà et là comme un bœuf effrayé du taon.

V.

Enfin, il est revenu dans son pays et il est entré dans réglise de Perrussich : là, pendant tout un jour, il a prié, étendu, les bras en croix sur le pavé, et versant des larmes amères. Hais, quand la nuit est véniie, il est retourné dans sa maison, et il çfimblait plus calme; et il a s^wpéj servi par sa femme et ses enfants.

VI.

Et quand il se fut couché, il appela sa femme et 1«  dit : <( De la montagne de Pristeg, peux-tu voir l'église f 4e Perrussich t m Et elle regarda par la ^nêtce et dit : % La Morpolazza est couverte de brouillard, et je m « puis rien voir de Tautre côté. » Et le bey lanco dit : « Bien, recouche-toi près de moi. » Et il pria dma son Ht pour r&me de Cyrille Pervan.

VII.

Et quand il eut prié, il dit à sa femme : « Ouvre « la fenêtre et itegarde du cèté de Perrussich. » Aussi- tôt sa femme s*est levée et elle dit : < De l'autre côté de <K la Morpolazza, au milieu du brouillard, je vois une « lumière pâle et tremblotante. ^ Alors le bey a souri, et il dit : « Bien, recouche-toi. i^ Et il prit son chapelet et il se remit à prier,

VIII.

Quand il e«|t dit son chapelet, il sqppela sa femme et lui dit : « Prascovie, ouvre encore la fenêtre et regarde.» Et elle se leva et dit : « S^gneur, je vois au milieu de


LA FLAMME DE PBRRUSSICH. 371

« la rivière une lumière brillante * qui chemine rapide- « ment de ce côté. » Alors elle entendit un grand sou^ pir et quelque chose qui tombait sur le plancher. Le bey Janco était mort.

NOTES.


' L^amitié est oi^ grand honneur parmi les Morlaques, et il est ^etfre aises commun qae deux hommes s^engagenl l^un à i^autre par une espèce de fraternité nooTelle. Il y a dans les rituels illyriques des prières destinées à bénir cette union de deux amis qui jurent de s'aider et de se défendre Tun Tautre toute leur vie. Deux hommes unis par cette dstémouie religieuse s'appellent en illyri- que po6raltint, et les femmes ]9oie«(rtine, c*est-à-dire demi-frères, demi-sœurs, ^«[▼eiit on toit les pobrktitni salsrifier lent tië l*ttn poôr l*atttre ; et, si qnétque querelle urvenait entre edx, te serait un scandale ausdi grand que si^ ches nous, un fils maltraitait son père. Cependant, comitae les Morlaques aiment beaucoup les liqueurs fortes, et qu'ils oublient quelquefois dans l^i^resse leurs serments d^amitié, les assistants ont grand soin de s^entremettre entre les po- bratimi, afin d'empêcher les querelles, toujours funestes dans un pays où tous les hommes sont armés.

J'ai TU â kniu une jeune fille morlaqiie mourir de douleur d'avoir perdu son émie, qui avait ^éri mâlfaeureuseûent en tombant d^nne renétré.

^ LMdëe qu'uhe flanime bléoâtre -voltige antour dès tombèaui et annonce H présence de l*àme d'un mort, est commune à plusieurs peuples, et est générale- ment reçue en Illyrie.

Le style de cette ballade est touchant par sa simplicité, qualité assez rare dans les poésies illyriques de nos jours.


BARCAROLLE.


I.

Pisombo \ pisombo ! la mér est bleue, le ciel est se- rein, la lune est levée, et le vent n'enfle plus nos voiles d*en haut. Pisombo, pisombo!

II.

Pisombo, pisombo! que chaque homme prenne un aviron; s'il sait le couvrir d'écume blanche, nous arri- verons cette nuit à Raguse. Pisombo, pisombo !

ni.

Pisombo, pisombo! ne perdez pas de vue la côte à votre droite, de peur des pirates et de leurs bateaux longs remplis de sabres et de mousquets '. Pisombo, pisombo !

IV.

Pisombo, pisombo! voici la chapelle de saint Etienne, patron de ce navire. — Grand saint Etienne ', envoie- nous do la brise ; nous sommes las de ramer. Pisombo, pisombo !

V.

Pisombo, pisombo! le beau navire, comme il obéit au gouvernail ! Je ne le donnerais pas pour la grande carraque qui met sept jours à virer de bord ^ Pisombo, pisombo !


LA BARCAROLLE.


373


NOTES,


  • Ce mot n*a aoeane signification. Les matelots illy riens le répètent en

chantant continuellement pendant quMls rament, afin d^accorder leurs moure* ments.

Les marins de tous les pays ont un mot ou un cri à eux propre, qui a^com* pagpae toutes leiMTs manceuTres.

' Plusieurs de ces bateaux portent jusqu*à soixante hommes^ et ils sont tel- lement étroits, que d'eux hommes de front ne sont pas assis commodément.

' Chaque bâtiment porte en général le nom du saint, patron du capitaine.

  • Cette ridicule plaisanterie est commune à tous les peuples marins.


32


LE COMBAT


DE ZENITZA-VELïRA *.


Le grand bey Radivoî a mené les braves avec lui pour livrer bataille aux infidèles: Quand les Dalmates' ont vu nos étendards de soie jaune, ils ont relevé leurs mous- taches, ils ont mis leurs bonnets sur Toreille, et ils ont dit : «Nous aussi nous voulons tuer des mécréants, et

< nous rapporterons leurs têtes dans notre pays. » Le bey Radivoî répondit : « Dieu y ait part ! » Aussitôt nous avons passé la Cettina et nous avons brûlé toutes les villes et tous les villages de ces chiens circoncis ; et, quand nous trouvions des juifs, nous les pendions aux arbres \ Le beglier-bey est parti de Banialouka^ avec deux mille Bosniaques pour nous livrer bataille; mais aussitôt que leurs sabres courbés ont brillé au soleil, aussitôt que leurs chevaux ont henni sur la colline de Zenitza-Velika, les Dalmates^, ees misérables poltrons, ont pris la fuite et nous ont abandonnés. Alors nous nous sommes serrés en rond et nous avons environné le grand bey Radivoî. « Seigneur, nous ne vous quitterons

< pas comme ces lâches ; mais , Dieu aidant et la sainte

< Vierge, nous rentrerons dans notre pays, et nous

< raconterons cette grande bataille à nos enfants. » Puis nous avons brisé nos fourreaux'*. Chaque homme de notre armée en valait dix, et nos sabres étaient rougis depuis la pointe jusqu'à la garde. Mais, comme nous espérions repasser la Cettina, le selichtar* Mehemetest venu fondre sur nous avec mille cavaliers. « Braves gens, « a dit le bey Radivoî, ces chiens sont trop nombreux, « nous ne pourrons leur échapper. Que ceu2^ qui n^


LE COMBAT DE ZENITZA-VELIKA. 375

c sont pas blessjés tâehenl 4e gagner les bois ; ainsi ils € échapperont aux cavaliers du selichtar. » Lorsqu'il eut fini de parler, il se trouva avec vingt hommes seule- ment, mais tous, ses cousins ; et tant qu'ils ont vécu, ils ont défendu le bey leur chef. Quand dix-neuf eurent été tués , Thomas, le plus jeune, dit au bey : « Honte < sur ce cheval blanc comme neige; il passera la Cettina € et te ramènera au pays. » Hais le bey a refusé de fiiir, et il s'est assis par terre les jambes croisées. Alors est venu le selichtar Hehemet qui lui a tranché la tête.


NOTES.


  • JMgnore à quelle époque eut lieu Taction qui a fourni le sujet de ce petit

po^me, et le joueur de guzia qui me Ta récité ne put me donner d'antres infor- mations, si ce n*e«t qa*il le tenait de son père, et que c^était une ballade fort ancienne.

' Les Daines sont détestés par lep MorUqiVï«t ^ l9 1^ Tcndept bien. On ▼erra par la suite que Tauteur attribue à la trahison des Dalmates la perte dç la bataille.

' Les juifs sont, dams ce pays, l*objet ^e la haine des chrétiens et des Turcs, et dans tontes les guerres il» étaient traités ayeo la dernière rigueur. Ils étaieni et sont encore aussi malheureux que le poison yoUnt, pour me serrijr de l'io- géuieuse comparaison de sir Walter Scott.

  • Banialouka a été pendant longtemps la résidence du beglier-bey de Bosnie.

Bosna Serai est maintenant la capitale de ce pachalik.

^ Usage illyrien. C^est on serment de Taincre ou mourir.

  • Selichtar, mot turc qui Teut diire pÇfrU'ipiei c*e&t VQje des principale»

charges de la cour d*qn pacha.


SUR LE VAMPIRISME.


£n lllyrie, en Pologne, en Hongrie, dans la Turquie et une partie de TAlleinagne, on s'exposerait au repro- che d'irréligion et d'immoralité , si l'on niait publique- ment l'existence des vampires.

On appelle vampire ( vudkodlaken illyrique) un mort qui sort de son tombeau, en générai la nuit, et qui tourmente les vivants. Souvent il les suce au cou; d'autres fois il leur serre la gorge, au point de les étouf- fer. Ceux qui meurent ainsi par le fait d'un vampire de- viennent vampires eux-mêmes après leur mort. 11 parait que tout sentiment d'affection est détruit chez les vam- pires; car on a remarqué qu'ils tourmentaient leurs amis et leurs parents plutôt que les étrangers.

Les uns pensent qu'un homme devient vampire par une punition divine ; d'autres , qu'il y est poussé par une espèce de fatalité. L'opinion la plus accréditée est que les schismatiques et les excommuniés enterrés en terre sainte, ne pouvant y trouver aucun repos, se ven* gent sur les vivants des peines qu'ils endurent.

Les signes du vampirisme sont : la conservation d'un cadavre après le temps où les autres corps entrent en putréfaction , la fluidité du sang , la souplesse des mem- bres , etc. On dit aussi que les vampires ont les yeux ouverts dans leurs fosses , que leurs ongles et leurs che- veux croissent comme ceux des vivants. Quelques-uns se reconnaissent au bruit qu'ils font dans leurs tombeaux en mâchant tout ce qui les entoure, souvent leur propre chair.

Les apparitions de ces fantômes cessent quand, après les avoir exhumés , on leur coupe la tète et qu*on brûle leur corps.


SUR LE VAMPIRISME. 377

Le remède le plus ordinaire contre une première atta- que d'un vampire est de se frotter tout le corps , et sur- tout la partie qu'il a sucée , avec le sang que contiennent ses veines, lîiêlé avec la terre de son tombeau. Les blessures que Ton trouve sur les malades se manifestent par une petite tache bleuâtre ou rouge, telle que la ci- catrice que laisse une sangsue.

Voici quelques histoires de vampires rapportées par dom Calmet dans son Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires , etc.

« Au commencement de septembre mourut dans le « village de Kisilova , à trois lieues de Gradisch , un « vieillard âgé de soixante-deux ans, etc. Trois jours « après avoir été enterré , il apparut la nuit à son fils , « et lui demanda à manger; celui-ci lui en ayant servi, « il mangea et disparut. Le lendemain le fils raconta à « ses voisins ce qui était arrivé. Cette nuit le père ne « reparut pas; mais la- nuit suivante il se fil voir et de-

< manda à manger. On ne sait pas si son fils lui en donna « ou non , mais on trouva le lendemain celui-ci mort c dans son lit. Le jour même, cinq ou six personnes

< tombèrent subitement malades dans le village et mou- « rurent Tune après l'autre en peu de jours.

« L'officier ou bailli du lieu, informé de ce qui était

< arrivé, en envoya une relation au tribunal de Belgrade, c qui fit venir dans le village deux de ses officiers avec « un bourreau , pour examiner cette affaire. L'officier

< impérial, dont on tient cette relation, s'y rendit de c Gradisch, pour être témoin d'un fait dont il avait si « souvent ouï parler.

< On ouvrit tous les tombeaux de ceux qui étaient « morts depuis six semaines : quand on vint à celui du « vieillard , on le trouva les yeux ouverts , d'une cou- « leur vermeille, ayant une respiration naturelle, ce-

< pendant immobile <ïomme un moi't ; d'où l'on con- c dut qu'il était un signalé vampire. Le bourreau hii

32.


S78 SUR LE VAMPIRI$II8.

< enfonça un pieu d^^ le cœur. On fit un fc^h^, et c l'on réduUit en cendres le cadavre. On ne trouva an- ff cune marque de vampirisme ni dans le cadavre du c fils ni dans celui des autres.

« — Il y a environ cinq ans qu*un ceitain heiduque , c habitant de Médréïga , nommé Arnold Paul , fut c écrasé par la chute d'un chariot de foin. Trente jours c lèpres sa mort quatre personnes moururent subite- c ment et de la manière que meurent, suivant la tra-* « dition du pays, ceux qui sont molestés d^s yampires. c On se ressouvint alors que cet Arnold Paul gyait sou- « vent raconté, qu'aux environs de C^ssova et sur les f frontières de la Servie turque, il avait été tOMnnenté

< par un vampire turc (car ils croient 4ussi qu^e c&ux « qui ont été vampires passifs pendant leur viQ le de-

< viennent actifs après leur mort, c'est-à-dire que ceux

< qui ont été sucés sucent aussi à leur tour) , inais «c qu'il avait trouvé le moyen de se guérir eu mangeant « de la terre du sépulcre du vampire et eu se fix^tant « de son sang ; précaution qui ne Fempêcha pas Qepen- c dant de le devenir après sa mort, puisqu'il fut exbu- c mé quarante jours après son enterrement , et qii'on « trouva sur son cadavre toutes les marques d*un archir « vampire. Son corps était vermeil, ses dieve^x, ses « ongles, sa barbe s'étaient renouvelés, et ses veines « étaient toutes remplies d*un sang fluide et cpiilant « de toutes les parties de çpn corps sur le linceul don( « il était environné. Le hadnagi ou le bailli du lieu, « en présence de qui se fit l'exhumation, et qui était « un homme expert dans le vampirisme, fij, enfoi^cer,

< selon la coutume , dans le cœur du déffint Arnold « Paul, un pieu fort aigu, dont on lui f^ravers^ le corp$

< de part en part ; ce qui lui fit, dit-on, jeter un cri « eifroyable , comme s*il était en vie. CeU/e expédition « faite, on }ui coupa la tête et l'on brûla le tout. Après «cela, pn fit la même expédition sur les cadavreg


SUR LE VAIIPIRISME. 379

€ de ces quatre autres personne^ mortes dp ydinpi* c risme, de crainte qu'elles n'en fissent mourir d'<|utre§

< à leur tour.

« Toutes ces expéditions Q*ont cependant pu empêr, € cher que ^ vers J^ fin de l'année dernière , c'est-à-

< dire au bout de cinq ans ^ ces funest<BS prodiges

< n'aient recommencé , ^t que plusieurs habitants du

< même village ne soient péris palheureusepnent. pans € l'espace de trois mois, di^-çcpt personnes de difle- « rent sexe et de différent âge sont mortes de vampi- « risme ^ quelques-unes sans être malades, et d'antres

< après deux ou trois jours de langueur. Pn rapporte « entre autres qu'une nommée Stanoska, fille de l'hei-

< duque Jotuîlzo, qui s'était couchée en parfaite santé, se

< réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, faisant « des cris affreux et disant que le fils de l'heiduque Mille, « mort depuis neuf semaines, avait manqué de l'étrangler « pendant son sommeil. Dès ce moment elle ne f|t plus c que languir, et au bout de trois jours elle mourut. Ce

< que cette fille avait dit du fils de Mille le fit d'abord rer

< connaître pour un van^pire : on l'exhuma etpn le trouva

< tel. Les principaux du lieu, les médecins, les chirur- « giens examinèrent comment le vampirisme avait pu « renaître après les précautions qu'on avait prises qiiel- c ques années auparavant.

< On découyrit enfin, après avoir ^bien chjarché, que c le défunt Arnold Paul avait tué non -seulement les c quatre personnes dqnt nous avons parlé, mais ^^m € plusieurs bestiaji^^ dont les nouveaux vampires avaient

< mangé, et entre, autres le fils de Millp. $ur ces « indices, on prit la résolution de déterrer tous cew

< qui étaient morts depuis un eer^in temps, etc. Parmi t une quarantaine on en trouva dix-sept avec tous les « signes les plu^ évident^ de vampirisme : aussi leur

< a-tron transpercé le cœu|r et coupé la tête, et ensuite c on les a brûlés et jeté leurs cendres dans )a rivière.


380 SUR LE VAMPIRISME.

c Toutes les informations et exécutions dont nous c venons de parler ont été faites juridiquement , en c bonne forme , et attestées par plusieurs officiers qui c sont en garnison dans le pays, par les chirurgiens- c majors des régiments et par les principaux habitants c du lieu. Le procès-verbal en a été envoyé vers la (in

< dejanvierdemierau conseil deguerreimpérialàVienne,

< qui avait établi une commission militaire pour exa- c miner la vérité de tous ces faits. » {D. Calmety t. II.)

Je terminerai en racontant un fait du même genre dont j'ai été témoin, et que j'abandonne aux réflexions de mes lecteurs.

En 1816, j'avais entrepris un voyage à pied dans le Yorgoraz, et j'étais logé dans le petit village de Varboska. Mon hôte était un Morlaque riche pour le pays , homme très-jovial , assez ivrogne , et nommé Yuck Poglonovich. Sa femme était jeune et belle en- core , et sa fllle , âgée de seize ans, était charmante. Je voulais rester quelques jours dans sa maison, afin de dessiner des restes d*antiquités dans le voisinage ; mais il me fut impossible de louer une chambre pour de l'ar- gent ; il me fallut la tenir de son hospitalité. Gela m'o- bligeait à une reconnaissance assez pénible , en ce que j'étais contraint de tenir tête à mon ami Poglonovich aussi longtemps qu*il lui plaisait de rester à table. Qui- conque a dîné avec un Morlaque sentira la difficulté de la chose.

Un soir, les deux femmes nous avaient quittés de- puis une heure environ, et, pour éviter de boire, je chantais à mon hôte quelques chansons de son pays, quand nous fûmes interrompus par des cris affreux qui partaient de la chambre à coucher. 11 n'y en a qu'une ordinairement dans une maison , et elle sert à tout le monde. Nous y courûmes armés, et nous y vîmes un spectacle affreux. La mère, pâle et échevelée, soute- nait sa fille évanouie, encore plus pâle qu'elle-même,


SUR LE VAMPIRISME. 381

et étendue sur une botte de paille qui lui servait de lit. Elle criait : « Un vampire ! un vampire ! ma pauvre fille est morte ! »

Nos soins réunis firent revenir à elle la pauvre Khava : elle avait vu , disait-elle , la fenêtre s'ouvrir , et un homme pâle et enveloppé dans un linceul s'était jeté sur elle et l'avait mordue en tâchant de l'étrangler. Aux cris qu'elle avait poussés le spectre s'était enfui, et elle s'était évanouie. Cependant elle avait cru re- connaître dans le vampire un homme du pays mort depuis plus de quinze jours et nommé Wiccznany. Elle avait sur le cou une petite marque rouge ; mais je ne sais si ce n'était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l'avait pas mordue pendant son cauchemar.

Quand je hasardai cette conjecture, le père me re- poussa durement; la fille pleurait et se tordait les bras , répétant sans cesse : « Hélas ! mourir si jeune avant d'ôtrc < mariée !» Et la mère me disait des injures, m'appe- lant mécréant, et certifiant qu'elle avait vu le vampire de ses deux yeux et qu'elle avait bien reconnu Wiecz- nany. Je pris le parti de me taire.

Toutes les amulettes de la maison et du village furent bientôt pendues au cou de Khava, et son père disait en jurant que le lendemain il irait déterrer Wiecznany et qu'il le brûlerait en présence de tous ses parents. La nuit se passa de la sorte sans qu'il fût possible de les calmer.

Au point du jour tout le village fut en mouvement ; les hommes étaient armés de fusils et de hanzars ; les femmes portaient des ferrements rougis; les enfants avaient des pierres et des bâtons. On se rendit au cime- tière au milieu des cris et des injures dont on accablait le défunt. J'eus beaucoup de peine à me faire jour au milieu de cette foule enragée et à me placer auprès de la

fosse.

L'exhumation dura longtemps. Comme chacun vou- lait y avoir part, on se gênait mutuellement, et même


382 sua iE VAMPiaisME.

plusieurs accidents seraient arrivés , sans les ^ieill^e, qui ordonnèrent que deux }iommes seulement déter- rassent le cadavre. Au moment où on enleva le drap qui couvrait le corps , up cri horriblement aigu me fit dresser les cheveux sur la tête. Il était poussé par ui^e femme à côté de moi : « C*est un vampire! il n'est pas If mangé des vers 1 » s'écriait-elle , et ceqt bquches le répétèrent ^ la fois. En même temps vingt coups de fi|- si| tirés à bout portant mirent ex\ pièces )a tête du car davre, et le père et:|es parents de Khava le frappèrpn^ encore à coups redoublés de leurs longs couteaux. Des femmes recueillaient sur du linge la lioueur rouge qi|i sortait de ce corps déchiqueté, afin (l*en frotter 1^ pou de la malade.

Cependant plusieurs jeunes gens tirèrent le mort hors de la fosse, et, bien qu'il fût criblé de cpups, ils prirent encore la précaution de Iq lier bien forteinent sur un tronc de sapin; puis ils le traînèrent, suivis de tous les enfants, jusqu'à pq petit verger en face de la maison de Poglonovich. Là étaient prép£|rés d*avanûe force fagots entremêlés de paille. Ils y mirent le feu, pui§ y jetèrent le cadavre et se mirent à danser autpur et à crier à qui mieux mieux, en attisant continuel jer ment le bûcher. L'odeur infecte qu'il répandait nie força bientQt de les quitter et de rentrer chez moi) hôte.

Sa maison était remplie de monde ; les hommes la pipe à la bouche; les femmes parlant toutes à la lois ^| accablant de questions la malade, qui, toujours trè^ pâle, leur répondait à peiqe. Soi} cou étiit entortilla de ees lambeaux teints de la liqueur rouge et ipfecte qu'il§ prenaient pour du sang , et qui faisait un contraste af- freux avec la gorge et les épaules à mpitié nues de 1^ pauvre Khava.

Peu à peu tout^ cette foule s'écoula, et je restai seul d'étranger dans la maison. La maladie fut longue. Khava


St|tl LE taMpikishe. 383

redoutait beaucoup l'approche de la nuit, et voulait tou«  jours avoir quelqu'un pour la veiller. Gomme ses pa- rents, fatigués par leurs travaux de la journée, avaient de la pëihe à rester éveillés, j'offris mes services comme garde-malade, et ils furent acceptés avee reconnais^ sancé. Je savais que ma proposition n'avait rien d'in- convenant pour les Morlaques.

Je n'oublierai jamais les nuits que j*ai passées auprès de cette ihalheureuse fille. Les claquements dti plan^^ cher, le sifflement de la bise, le moindre bruit la faisait tressaillir. Losqu'elle s'assoupissait, elle avait des visions horribles, et souvent elle se réveillait en sursaut en poussant des cris. Son imagination avait été frappée pai" uh rêve, et toutes les commères du pays avaient achevé dé la rendre folle eh lui racontant des histoires eOhiyantes. Souvent ^ sentant ses paupières se fermer^ elle me disait : < Ne t'endors pas, je t'en prie. Tiens un chapelet d'une 1 nlain et ton hànzar de l'autre ; garde-hioi bieil. » D'autres fois elle ne voulait s'endormir qu'en tenant hion bras dans ses deux maitis , et elle le serrait si fortement, qu'on voyait dessus longtemps après l'empreinte de sels doigts.

Ribn ne pouvait la distraire des idées liigubres qui la pbtirsuivaient. Elle avait une grande peur de la mort , et elle se regardait comme perdue sans ressource, mal- gi^ tous lés motife de consolation que nous pouvions lui présenter. En quelques jours elle était devenue d'une mai^eur étonhante ; ses lèvres étaient totalement déco- torées, et ses grands yeux noirs paraissaierlt encore plus brillants ; elle était réellement elhrayante a regafder.

Je voulus essayer de réagir sur son iknagination , en feignant d'entrer dans ses idées. Malheureusement, eotntne je kii'étais d'abord moqué de sa crédulité, je ne dtBvais plils prétendre à sa confiance. Je lui dié que dans mon paya j'avais appris la magie blanche, que je savais tHè ^njûratioti très-puissante contre les ràauVais ^s^


384 S|}R LE VAMPIRISME.

prits, et que, si elle voulait, je la prononcerais à mes risques et périls, pour l'amour d'elle.

D'abord sa bonté naturelle lui fit craindre de me brouiller avec le ciel ; mais bientôt la peur de la mort l'emportant, elle me pria d'essayer ma conjuration. Je savais par cœur quelques vers français de Racine; je les récitai à haute voix devant la pauvre fille , qui croyait ce- pendant entendre le langage du diable. Puis , frottant son cou à différentes reprises , je feignis d'en retirer une petite agathe rouge que j'avais cachée entre mes doigts. Alors je l'assurai gravement que je l'avais tirée de son Qou et qu'elle était sauvée. Mais elle me regarda triste- ment et ine dit : < Tu me trompes; tu avais cette pierre « dans une petite boîte, je te l'ai vue. Tu n'es pas un

< magicien. » Ainsi ma ruse lui fit phis de mal que de bien. Dès ce moment elle alla toujours de plus en plus mal.

La nuit avant sa mort elle dit : < C*est ma faute si je « meurs. Un tel (elle me nomma un garçon du village) « voulait m'enlever. Je n'ai pas voulu , et je lui ai de^ « mandé pour le suivre une chaîne d'argent. Il est allé « à Marcaskaen acheter une, et pendant ce temps-là le «vampire est venu. Au reste, ajouta -t- elle, si je

< n'avais pas été à la maison, il aurait peut-être tué « ma mère. Ainsi cda vaut mieux. » Le lendemain elle fit venir son père, et lui fit promettre de lui cou- per lui-même la gorge et les jarrets , afin qu'elle ne fût pas vampire elle-même, et elle ne voulait pas qu'un autre que son père commît sur son corps ces inutiles atrocités. Puis elle embrassa sa mère et la pria d'aller sanctifier un chapelet au tombeau d'un saint homme auprès de son village, et de le lui apporter ensuite. J'admirai la délicatesse de cette paysanne, qui trouvait ce prétexte pour empêcher sa mère d'assister à ses der- niers moments. Elle me fit détacher une amulette de son cou. « Garde-la, me dit-elle, j'espère qu'elle te sera


SUR LE VAMPIRISME. 3R5

c plus Utile qu'à moi. > Puis elle reçut les sacrements avec dévotion. Deux ou trois heures après, sa respira- tion devint plus forte , et ses yeux étaient fixes. Tout d'un coup elle saisit le bras de son père et fit un effort comme pour se jeter sur son sein ; elle venait de cesser de vivre. Sa maladie avait duré onze jours.

Je quittai quelques heures après le village, donnant au diable de bon cœur les vampires, les revenants et ceux qui en racontent les histoires.


  • . V


33


LA BELLE SOPHIE \

SGÈItE ItRIQUË.


Persmmageê:

NlCÉPHORE. SOPHIB.

Le bey de Moïna. Chœur de jeunes garçons.

Un Ermite. Chœur des Svati '.

Le Kuum K Chœur de jeunes filles.


1.

LES JEUNES GENS.

Jeune gens de Yrachina, sellez vos coursiers noirs, sellez vos coursiers noirs de leurs housses brodées : au- jourd'hui parez-vous de vos habits neufs; aujourd'hui chacun doit se parer, chacun doit avoir un yatagan à poignée d'argent et des pistolets garnis de filigrane. N'est-ce pas aujourd'hui que le riche bey de Hoîna épouse la belle Sophie?

H.

NIGÉPHORE.

Ma mère, ma mère ! ma jument noire est-elle sellée? Ma mère, ma mère! ma jument noire a henni : donnez- moi les pistolets dorés que j'ai pris à un bim-bachi ; don- nez-moi mon yatagan à poignée d'argent. Écoutez, ma mère; il me reste dix sequins dans une bourse de soie; je veux les jeter aux musiciens de la noce. N'est-ce pas aujourd'hui que le riche bey de Moïna é)K)use la belle Bophie?


tA 9BLLE SOPHIB. 387

m.

LES SVATI.

Sophie, mets ton voile rouge, la cavalcade s'avance ; entends les coups de pistolet qu'ils tirent en ton hon- neur^ ! Musiciennes, chantez Thistoire de Jean Vala- thiano et de la belle Agathe; vous, vieillards, faites ré- sonner vos guzlas; toi, Sophie, prends un crible, jette des noix •. Puisses-tu avoir autant de garçons ! Le riche bey de Moîna épouse la belle Sophie.

IV.

SOPHIE.

Marchez à ma droite, ma mère; marchez k ma gauche, ma sœur. Mon frère aîné, tenez la bride du cheval ; mon frère cadet, soutenez la croupière. — Qnel est ce jeune homme pâle qui s'avance sur une jument noire? pourquoi ne se mêle-t-il pas à la troupe des jeunes 8vati? Ah ! je reconnais Nicéphore ; je crains qu'il n'ar- rive quelque malheur. Nicéphore m'aimait avant le richô bey de Moïna.

V.

NICÉPHORE,

Chantez, musici^nes, chantez comme des cigales I h n'ai que dix pièces d'or ; i*en donnerai cinq au¥ musiciennes, cinq aux jpueurs de guzla. — bey de Moina, pourquoi me ragardeç-tu avec crainte ? N^es-ti^ pas le bien-dimé de la belle Sophie? PI'aH^ pas autant de sequins que de poils blancs à la barbe ? Mes pistolets ne te sont pas destinés. Hou, hou ! ma jument noire, galope à la vallée des {deurs. Ce soir je t'ôterai bride et selle ; ce soir tu ser^s lil)re et sans maître.


388 LA BELLE SOPHIE.

VI.

'LES lEUNES FILLES.

Sophie, Sophie, que tous les saints te bénissent! Bey de Moïna, que tous les saints te bénissent! Puissiez-vous avoir douze fils, tous beaux, tous blonds, hardis et cou- rageux ! Le soleil baisse, le bey attend seul sous son pa- villon de feutre : Sophie, hâte-toi, dis adieu à ta mère, suis le kuum ; ce soir tu reposeras sur des carreaux de soie ; tu es réponse du riche bey de Moi'na.

Vil.

L*ERMITE.

Qui ose tirer un coup de feu près de ma cellule? qui ose tuer les daims qui sont sous la protection de saint Chrysostôme et de son ermite? Mais ce n*est point un daim que ce coup de feu a frappé ; cett« balle a tué un homme, et voilà sa jument noire qui erre en liberté. Que Dieu ait pitié de ton âme, pauvre voyageur ! je m*en vais te creuser un tombeau dans le sable auprès du torrent.

VIII.

SOPHIE.

O mon seigneur, que vos mains sont glacées! 6 mon seigneur, que vos cheveux sont humides! Je tremble dans votre lit malgré vos couvertures de Perse. En vérité, mon seigneur, votre corps est glacé; j'ai bien froid, je frissonne, je tremble ; une sueur glacée a cou- vert tous mes membres. Ah ! sainte mère de Dieu, ayez pitié de moi ! mais je crois que je vais mourir.

IX.

LE BEY DE MOINA.

OÙ estrelle, où est-elle ma bien-aimée, la belle So-


LA BELLE SOPHIE. 389

phie? Pourquoi ne vient-elle pas sous ma tente de feutre? Esclaves, courez la chercher, et dites aux musi- ciennes de redoubler leurs chants ; je leur jetterai de- main matin des noix et des pièces d'or. Que ma mère remette la belle Sophie au kuum de la noce! il v a bien longtemps que je suis seul dans ma tente.

X.

LE KUUM,

Nobles svati, que chacun remplisse sa coupe, que chacun vide sa coupe! La mariée a pris nos sequins, elle a volé nos chaînes d'argent •; pour nous venger, ne laissons pas une cruche d'eau-de-vie dans leur maison. Les époux se sont retirés ; j'ai délié la ceinture de l'é- poux, livrons-nous à la joie. La belle Sophie épouse le riche bey de Moîna.

XL

SOPHIE.

Mon seigneur, que t'ai-je fait? pourquoi me presser ainsi la poitrine? Il me semble qu'un cadavre de plomb est sur mon sein. Sainte mère de Dieu! ma gorge est tellement serrée, que je crois que je vais étouffer. mes amies, venez à mon aide, le bey de Moïna veut m'élouffer! ma mère, ô ma mère! venez à mon aide, car il m'a mordue à la veine du cou, et il suce mon sang.


33.


99Û LA BELLE SOPHIE.


NOTES.


'* Ce noreeaa, fort tadeiif et tevka d*iine fonne dramatique qae Ton rjea- contre rarement dans les poésies illyriques, passe pour un modèle de style parmi les joueurs de guzla morlaques. On dit qu^une anecdote Téritable a servi de thème à cette ballade, etl*on montre encore dans la Tallée de Sei§pii on rieux fombeau qui renferme la belle Sophie et le bey de Moïna.

  • Le Icuum est le parrain de Tun des époux. Il les accompagne à Téglise et

les suit jusque dans leur chambre à coucher, où il délie la ceinture du marié, qui, oe joar4à, diaprés une ancienne superstition, ne peut rien couper, lier, ni délier. Le kunm a même le droit de faire déshabiller en sa présence les deux époux. LorsquUl juge que le mariage est consommé, il tire en Tair un ooi^> de pistolet, qui est aussitôt accompagné de cris de joie et de eoups de kn pu touf U§ tfati.

' Ce «ont lef membres des deox làmilles, revois pour le mariage. Le chef 4e Tune des deux familles est le président des syati, et se nomme iUtrUtvat, Deux jeunes gens, appelés divm, accompagnent la mariée et ne la quittent qn*au moment où le kuum la remet à son époux.

Pendant la marche de la mariée, les svati tirent continuellement des coups de pistolet, accompagnement obligé de toutes les fêtes, et poussent des hurle- ments épouvantables. Ajoutez à cela les joueurs de guzla et lesmusidennes, qm chantent des épithalames souvent improvisés, et tous aurez une idée de Thor- rible charivari d^une noce morlaque.

^ La mariée, en arriYant à la maison de son mari, |«çoit des msins de sa belle-mère ou d'une des parentes (du côté du mari) un crible rempli de noix ; elle le jette par-dessus sa tête, et baise ensuite le seuil de la porte.

  • La femme n*a pour dot que ses habits et quelquefois une Tscbe ; naif éOé

a le droit de demander un cadeau à chacun des svati; de |^us, tout ce qu'elle peut leur Tc^r eet de bonne prise. En 1 9 1 2, je perdis de cette manière une fort belle montre ; heureusement que la mariée en ignorait la valeur, et je pus la racheter moyennant deux sequins.


JEAM^OT.


I.

Jeannot devait revenir à la ville, et il fallait passer, la nuit, par un cimetière. Or c'était un poltron plus lâche qu'une femme; il tremblait comme s'il avait eu la fièvre*

II.

Quand il fut dans le cim^ière, il regardait à droite et à gauche, et il eajendit comme quelqu'un qui rongeait, et il pensa que c'était un brucolaque qui mangeait dans son tombeau \

III.

< Hélas ! hélas ! dit-il, je suis perdu; s'il me regarde, « il voudra me manger, car je suis si gras! Il faut que « je mange de la terre de son tombeau * ; autrement c c'est fait de moi. »

IV,

Alors il s'est baissé pour prendre de la terre; mais un chien, qui rongeait un os de moui(\p, a cru que Jeannot voulait le lui prendre : il lui a sauté à la jambe et l'a mordu jusqu'au sang.

NOTES.

< Espèce de Tarapire. (Voycï la notice sur les vampires.)

• Ce préservatif esl fort en usage, et passe pour être très-efficace.


IMPROVISATION


D HYACINTHE MÀGLÀNOYIGH.


i.

Etranger, que demandes-tu au vieux joueur de guzla? que veux-tu du vieux Maglanovich ? Ne vois>iu pas ses moustaches blanches? ne vois-tu pas trembler ses mains desséchées? Comment pourrait-il, ce vieillard cassé, tirer un son de sa gùzia, vieille comme lui?

IL

Hyacinthe Maglanovich, autrefois, avait la moustache noire ; sa main savait diriger au but un lourd pistolet, et les jeunes hommes et les femmes Tentouraient, la bouche béante d'admiration, quand il daignait s'asseoir à une fête et faire résonner sa guzla sonore.

m.

Chanterai-je encore pour que les jeunes joueurs de guzla disent en souriant : Hyacinthe Maglanovich est mort, sa guzla est fausse, et ce vieillard tout cassé ra- dote? Qu*il laisse à d'autres plus habiles que lui l'hon- neur de charmer les heures de la nuit en les faisant pa- raître courtes par leurs chants.

IV.

Eh bien! qu'ils se présentent les jeunes joueurs de guzla, qu'ils nous fassent entendre leurs vers harmo- nieux. Le vieux Maglanovich les défie tous. Il a vaincu


IMPROVISATION DE MAGLANOVIGH. 393

leurs pères aux combats de l'harmonie ; il les vaincra tous ; car Hyacinthe Maglanovich est comme ces vieux chilteaux ruinés'... Mais les maisons neuves sont-elles aussi belles?

V.

La guzia d'Hyacinthe Maglanovich est aussi vieille que lui ; mais jamais elle ne se déshonora en accompa- gnant un chant médiocre. Quand le vieux poète sera mort, qui osera prendre sa guzla et en tirer des sons? Non, l'on enterre un guerrier avec son sabre : Maglano- vich reposera sous la terre avec sa guzla sur sa poitrine.


NOTES.


  • Tout me porte à croire que ce morceau a été réellement improTÎsé. Haçla-»

novich arait une grande réputation parmi ses compatriotes pour lés impromptu, etoeloi-ci, au dire des connaisseurs du pays, est un de ses meilleurs.

' Allusion aux monuments antiques dont les ruinei instantes se renoon«  frent à chaque pas.


CONSTANTIN YACOUBOVICH.


1.

Constantin Yacoubovich était assis sur un banc devant sa porte ; devant lui son enfant Jouait avec up sabre ; à ses pieds, sa femme Miliada était accroupie par terre \ Un étranger est sorti de la forêt et Ta salué en lui pre- nant la main.

IL

Sa figure est celle d'un jeune homme ; mais ses che- veux sont blancs , ses yeui^ sont mornes , ses joues creuses, sa démarche chancelante. «Frère, a-t-il dit, « j'ai bien soif, et je voudrais boire. » Aussitôt Miliada s'est levé, et lui a vite apporté de l'eau-de-vie et du laiU

lii.

•— « Frère, quelle est cette éminence là-bas avec ces € arbres verts ? — N'es-tu donc jamais venu dans ce

< pays, dit Constantin Yacoubovich , que tu ne connaisses

< pas le cimetière de notre race ? — Eh bien ! c'est là c que je veux reposer, car je me sens mourir peu à peu. i

IV.

Alors il a détaché sa large ceinture rouge, et il a montré une plaie sanglante. « Depuis hier la balle d'un

< chien de mécréant me déchire la poitrine : je ne puis

< ni vivre ni mourir. » Alors Miliada l'a soutenu, et Constantin Yacoubovich a sondé la blessure.

V.

<— « Triste, triste fut ma vie; triste sera ma mort.


CONSTANTIN TACOUftOViCB. 395

« Mais sur U hatil de ce tertre, dans cet ehdrôit exposé « au soleil , je teux que Von m'enterre ; car je fus Un c grand guerrier, quand ma main ne trouvait pas un « sabre trop pesant pour elle. »

VL

Et sa bouche a souri , et ses yeux sortaient de leur orbite : soudain il a penché la tête. Miliada s'écria ; « G Constantin y aide- moi 1 car cet étranger est trop « lourd pour que je puisse le soutenir toute seule. » Et Constantin a reconnu qull était mort.

Vif.

Puis il Ta chargé sur son cheval et Ta porté au cime- tière, sans s'inquiéter si la terre latine souffrirait dans son sein le cadavre d'un Grec schismatique '. lis ont creusé sa fosse au soleil , et ils l'ont enterré avec son sabre et son hanzar, comme il convient à un guerrier.

VIII.

Après une semaine, l'enfant de Constantin avait les lèvres pâles, et pouvait à peine marcher. Il se couchait tout triste sur une natte, lui qui aimait tant à courir çà et là. Mais la Providence a conduit dans la maison dd Constahtiii un saint ermite, son voisin.

IX.

« Ton enfant est malade d'une maladie étrange : vois « sur son cou si blanc cette tache rouge : c'est la dent < d'un vampire. » Alors il a mis ses livres dans un sac, et il s'en est allé au cimetière, et il a fait ouvrir la fosse où l'on avait enterré l'étranger.

X.

Or son corps était frais et vermeil ; sa barbe avait (^ô^,


996 CONSTANTIN TACOUBOVICH.

et 8es ongles étaient longs comme des serres d'oiseau ; sa bouche était sanglante, et sa fosse inondée de sang. Alors Constantin a levé un pieu pour l'en percer ; mais le mort a poussé un cri et s*est enfui dans les bois.

XI.

Et un cheval, quand les étriers lui coupent les flancs', ne pourrait courir aussi vite que ce monstre ; et son im- pétuosité était telle, que les jeunes arbres se courbaient sous son corps, et que les grosses branches cassaient comme si elles eussent été gelées.

xir.

L*crmite a pris du sang et de la terre de la fosse, et en a frotté le corps de Tenfant ; et Constantin et Miliada en ont fait autant; et le soir ils disaient: < C'est à cette « heure que ce méchant étranger est mort. » Et, comme ils parlaient, le chien a hurlé et s'est caché entre les jambes de son maître.

XIll.

La porte s'est ouverte, et un grand géant est entré en se baissant ; il s'est assis les jambes croisées , et sa tête touchait les poutres de la maison ; et il regardait Constantin en souriant, et celui-ci ne pouvait détourner les yeux , car il était fasciné par le vampire.

XIV.

Mais l'ermite a ouvert son livre, et il a jeté une branche de romarin dans le feu ; puis, avec son souffle, il a dirigé la fumée contre le spectre, et Ta conjuré au nom de Jésus. Bientôt le vampire a tremblé et s'est élancé par la porte , comme un loup poursuivi par les chasseurs.


CONSTANTIN YACOUBOVICH. 397

XV.

Le lendemain , à la même heure , le chien a hurlé et la porte s*est ouverte , et un homme est entré et s'est assis : sa taille était celle d'un soldat , et lou- jours ses yeux s'attachaient sur ceux de Constantin pour le fasciner ; mais l'ermite l'a conjuré , et il s'est enfui.

XVI.

Et le lendemain un petit nain est entré dans sa maison , et un rat aurait bien pu lui servir de mon- ture. Toutefois ses yeux brillaient comme deux flam- beaux, et son regard était funeste; mais Termite l'a conjuré pour la troisième fois, et il s'est enfui pour toujours.

NOTES.


' Dans un ménage morlaque le mari couche sur un lit, sMI y en a un dans la maison, et la femme sur le plancher. C'est une des nombreuses preuves du mépris aTec lequel sont traitées les femmes dans ce pays. Un mari ne cite ja- mais le nom de sa femme devant un étranger sans ajouter t Da, protiUe, moya jena (ma femme, sauf votre respect).

'^ Un Grec enterré dans un dmetière latin devient vampire, et vice vertd, ' Les étriers turcs sont plats, assez semblables à des souliers et tranchants sur les bords ; ils servent ainsi d^éperons,


u


IMPROMPTU '.


La neige au sommet du Prolog n'est pas plus blanehe que n*est ta gorge. Un ciel sans nuage n^est pas plus bleu que ne sont tes yeux. L'or de ton collier est moins bril- lant que ne sont tes cheveux, et le duvet d'un jeune cygne n'est pas plus doux au toucher. Quand tu ouvres la bouche, il me semble voir des amandes sans leur peau. Heureux ton mari! Puisses-tu lui donner des fils qui te ressemblent!


  • Cet impromptu fut fait à ma requête par un vieux Morlaque pour une dame

anglaise qui se trouvait à Trau en 1816.

Je trouve dans le voyage à Boukhara de M. le colonel baron de HeyendoHT une chanson fùte par une jeune fille kirgbise, qui offre une grande analogie avec celle-ci. Je demande la permission deTinsérer id.

CHANSON KIRGHISB.

Tois-tu cette neige t eh bien, mon corps est plus blase. Sur oette ndpre vo's-ta couler le sang de ce mouton égorgé? eh bien, mes joues sont plus vermeilles. Passe par cette montagne, tu y verras un tronc d'arbre bràlé : eh bleu, mes cheveux sont pins noirs.

Chez le sultan il y a des mollahs qui écriTeut beaucoup ; eh bien! mes sourdls sont plus noirs que leur encre.


LE VAMPIRE ••


I.

Dans le marais de Stavila, auprès d'une source, est un cadavre étendu sur le dos. C*est ce maudit Vénitien qui trompa Marie, qui brûla nos maisons. Une balle lui a percé la gorge, un yatagan s'est enfoncé dans son cœur; mais depuis trois jours qu*il est sur la terre, son sang coule toujours rouge et chaud.

II.

Ses yeux bleus sont ternes, mais regardent le ciel : malheur à qui passe près de ce cadavre ! Qui pourrait éviter la fascination de son regard ? Sa barbe a crû , ses ongles ont poussé'; les corbeaux s'éloignent de lui avec effroi, tandis qu'ils s'attachent aux braves heidu^ ques qui jonehent la terre autour de lui.

111.

Sa bouche est sanglante et sourit comme celle d'un homme endoi*mi et tourmenté d'uri amour hideux. Ap- proche, Marie, viens contempler celui pour lequel tu as trahi ta famille et la maison! Ose baiser ces lèvres pâles et sanglantes qui savaient si bien mentir. Vivant il a causé bien des larmes ; mort il en coûtera da- vantage.


  • Ce Cirâgtnitit ûê ballaite m ae reflommaade qiM par la belle deieription d'un

yuafitê» U temble te Apporter à quelque petite guerre dei heiduques contre lea podestats Ténitiem.

^ éigues évidenis de Tampirisme.


LA QUERELLE DE LEPA


ET


DE TGHERNYËG0R\


ï.

Malédiction sur Ostoïcz ! malédiction sur Nicolo Ziani, Nicolo Ziani au mauvais œil ! Puissent leurs femmes être infidèles , leurs enfants difformes ! Puissent-ils périr comme des lâches qu'ils sont! Ils ont causé la mort de deux braves chefs

lî.

Que celui qui sait lire et écrire, que celui qui aime à rester assis, s'occupe à vendre des étoiles à la ville. Que celui qui a du cœur mette un sabre à son côté , et qu'il vienne à la guerre. Là les jeunes gens gagneront des richesses

III.

Lepa! ô Tchernyegor! le vent s'élève, vous pouvez déployer toutes vos voiles. La sainte Vierge et saint Eusèbe veillent sur vos légers vaisseaux; ils sont comme deux aigles qui descendent de la montagne noire pour ravir des agneaux dans la plaine.

IV.

Lepa est un brave guerrier, et Tchernyegor est aussi un brave soldat. Ils prennent beaucoup d'objets précieux aux riches fainéants des villes; mais ils sont généreux pour les joueurs de guzla , comme les braves doivent l'être ; ils font l'aumône aux pauvres \


LA QUERELLE De LEPA, ETC. 401

»

V.

C'est pourquoi ils ont gagné le cœur des plus ])elles femmes. Lepa a épousé la belle Yevekhimia; Tcher- nyegor a épousé la blonde Nastasia; et, quand ils reve- naient de la mer, ils appelaient d'habiles joueurs de guzla, et se divertissaient en buvant du vin et de l'eau- de-vie.

VI.

Quand ils eurent pris une riche barque , ils la ti- rèrent à terre, et ils virent une belle robe de brocart ^ Celui à qui elle appartenait dut être bien triste de perdre cette riche étoffe ; mais cette robe pensa causer un grand malheur, car Lepa l'a convoitée et Tchernyegor aussi.

vu.

« J'ai abordé cette barque le premier, dit Lepa; je « veux avoir cette robe pour ma femme Yevekhimia. » — «Mais, dit Tchernyegor, prends le reste, je veux «c parer de cette robe ma femme Nastasia. » Alors ils ont commencé à se tirailler la robe , au risque de la déchirer.

Vin.

Le front de Tchernyegor a pâli de colère. — « A moi , tf mes jeunes guerriers! aidez -moi à prendre cette robe !» Et il a tiré son pistolet ; mais il a manqué Lepa , et il a tué son page^ Aussitôt les sabres sortirent de leurs fourreaux : c'était une chose horrible à voir et à raconter.

IX.

Enfin , un vieux joueur de guzla s'est élancé : < Arrêtez ! a-t-il crié : tuerez-vous vos frères pour une

34


402 LA QUERELLE DE LEPA

« robe de brocart? » Alors il a pris la robe et Ta déchi- rée en morceaux S Lepa remit le premier son sabre au fourreau, et Tehernyegor ensuite; mais il regardait Lepa de travers , parce qu'il avait un mort de plus ••

Ils ne se sont point serré la main , comme ils avaient coutume; ils se sont séparés pleins de colère et pensant à la vengeance. Lepa s'en est allé dans la montagne ; Tehernyegor a suivi le rivage. Lepa se disait à lui- même : « Il a tué mon page chéri qui tn'âUumait ma « pipe : il en portera la peine. »

XL

« Je veux aller dans sa maison prendre sa femme

< qu'il aime tant; je la vendrai aux Turcs pour qu'il ne « la revoie jamais. » Alors il a pris douze hommes avec lui, et il s'en est allé à la maison de Tehernyegor. Je dirai tout à l'heure pourquoi il ne trouva pas Teher- nyegor à la maison.

xii.

Quand i) fui arrivé à la muiison de Tchernye|H>r, ii vit la belle Nastasia qui faisait cuire un agneau \ « Bon- « jour, seigneur, dit-elle , veux-tu boire un verre d'eau-

< de-vie ?» — « Je ne viens pas pour boire de l'eau-de- « vie; je viens pour t'iimmener avec moi : lu seras <ï esclave, et tu ne seras jamais rachetée. « 

xnr.

I) a pris la blonde Nastasia ^ et , malgré ses cm^ il l'a emportée dans sa barque^ et est allé la vendre à mie ea- ravelle à l'ancre près du rivage. Je cesserai de chanter Lepa, et je chanterai Tehernyegor. Il était furieux d'avoir un mort de plus. « Malédiction sur ma maiii, j'ai man- qué mon perfide ennemi I »


ET DE TCHERNTËGOtl* 403

XIV.

« Mais, puisque je né puis le tuer, je veux enlever su a femme clidrie et \tx vendre ù celle catavelle à rancro a près (Ju rivage- quand il revieii^dra dans sa huùsou « et qu'il ne verra plus Yevekhiniia , il mourr.i ecr- « tainement de douleur. » Alors il a mis son fusil sur sott épaule et s'eil est veliU à la maison de la belle Ycve- khimia.

— « Lève^toi , Yevekhimia , lève-toi , femme de Lepa ; « il faut que tu me suives à ce vaisseau là-bas. » — « Gomment! seigneur, dit-elle, trahirais-tu ton frère'if » Sans avoir pitié d'elle, il Ta prise par ses cheveux noirs, et i rayant chargée sur ses épaules , il Ta ftienée dans sa barque , puis à bord de la caravelle.

XVI.

— « Patron , je veux de cette fêmmfè six cents pièces a d'or. » — « C'est trop, dit le patron; je viens d'en « acheter une plus belle pour cinq cents. » — « Donne- « moi cinq cents pièces d'or, mais montre-moi cette « femme-là. » Alors il a reçu eitiq cefits pièces d'or, et il a livré la belle Yetekhimia^ ^tii fondait en larmes.

XVII.

Ils sont entrés dans la cabane , et le patron a levé le voile de la belle Nastasia. Quand Tchernyegot a reconnu sa chère femme , il a poussé un grand cri , et de ses yeux noirs ont coulé des larmes pour la première fois. U a voulu racheter sa femme; mais le Turc n'a pas voulu la revendre.

XVIII.

Il a sauté dans sa barque serrant les poings. « Ramez,


404 LA QUERELLE DE LEPA

«c mes jeunes gens , ramez au rivage ! Il faut que tous c mes guerriers se rassemblent pour prendre ce gros tf vaisseau , car il renferme ma chère Nastasia. » La proue s*est couverte d*écume, la barque volait sur l*eau comme un canard sauvage.

XIX.

Quand il approcha du rivage, il vit Lepa qui s'ar- rachait les cheveux. < Ah ! ma femme Yevekhimia, « tu es prisonnière dans cette caravelle ; mais je perdrai « la vie ou je te délivrerai ! » Tchernyegor a sauté à terre, et il a marché droit à Lepa et lui a serré la main.

XX.

— < J'ai enlevé ta femme, tu as enlevé la mienne. < J'ai tué ton page chéri , tu m'as tué un homme de « plus. Soyons quittes : périsse notre haine! Soyons « unis comme auparavant, et allons reprendre nos fem- « mes. 9 Lepa lui a serré la main; il a dit : < Frère ', tu « parles bien. »

XXJ.

Ils ont appelé leurs jeunes matelots; ils embarquent des fusils et des pistolets; ils rament à la caravelle, frères comme auparavant : c'était un beau spectacle à voir. Ils ont abordé ce gros vaisseau : — « Nos femmes, a ou vous êtes morts I d Ils ont repris leurs femmes, mais ils ont oublié d'en rendre le prix •.


ET DE TCHERNTEGOn. 406


NOTES.


  • Il est é'vident (pie eettd intéreitante ballade ne nous est point parvenue

daus son intégrité. On suppose que le morceau que nous traduisons faisait au- trefois partie d*nn poème sur la vie des deux pirates Lepa et Tchemyegor, dont un seul épisode s^est conservé.

La première stanoe contient des imprécations contre ceux qui ont causé la mort des deux liéros. A en juger diaprés leurs noms, un de ceux que le poète semble accuser de trabison était Morlaque, et l^autre Oalmate ou Italien.

La seconde stance est d*inie autre mesure que la première, et je ne sais si c'est avec raison que le Tieillard de qui je la tiens la mêlait au reste de la bal- lade. D*ailleurs, les sentiments qn^elle exprime sont ceux de presque tons les Horlaques. — Le récit de la querelle des deux amis ne commence réelle- ment qu*à la stance quatrième.

^ L*auteur montre ici ayec naïveté le motif de son admiration pour ces deux brigands.

' Venise fabriquait autrefois, comme on sait, une grande quantité d*étoflbs de brocart d*or et d*argent pour le Lerant.

  • Les ebefs ont toiyours auprès d^eux un page qui porte leur pipe et prépare

leur café en temps de paix, et qui charge leurs armes à la guerre. Yoilà les principales fonctions d*un page morlaque.

^ On peut Toir parce trait de quelle considération jouissent les Tieillards et les poètes.

  • Quand une famille a perdu un de ses membres par un assassinat, elle tâche

de tuer quelqu*un de la famille ennemie. Ce mort trouve des Tcngeurs, et il n*est pas rare que dans Pespace d*une année une Tingtaine de personnes péris- sent ainsi pour une querelle qui leur est étrangère. La paix ne peut se faire dé- cemment, que lorsque chaque famille compte autant de morts l'une que Tautre. Se réconcilier quand on a un mort de plus, c'est s'avouer vaincu.

^ Mot à mot, du mouton Aimé assaisonné arec des choux : c*est ce que les lUyriens nomment paçterma,

  • Frère est mis là comme synonyme d^ami.
  • Ce dernier trait est caractéristique.


L'AMANT EN BOUTEILLE,


I.

Jeunes filles qui m*écouiez en tressant des nattes, vous seriez bien contentes sî^ comme la bello Khava^ voui pouries cacher vos amants dans une bouteille.

II.

La ville de Trebigne a vu un grand prodige : une jeune fille, la plus belle de toutes ses compagnes, a refusé tout les amants , jean«a ei braves , riches et beaux.

m.

Mais elle porte à son eou une chaîne d*Argent avec une fiole suspendue, et elle baise ce verre et lui parle tout le jour, l'appelant son cher amant.

IV;

Ses trois sœurs ont épousé trois beys puissants et hardis. «Quand ta marieras-tu, Khava? Attendras-tu

< que tu sois vieille pour écouter les jeunes gens ? » -^

V.

— « Je ne me marierai point pour n*être que Tépouse

< d'un bey : j'ai un ami plus puissant. Si je désire « quelque objet précieux, à mon ordre il l'apporte.

VI. < Si je veux une perle au fond de la mer , il pion-


Jb-AMAirr H* «dctbiub. 407

« géra poar me rapporter : ni l'eau , ni la terre, ni le « feu ne Tarrêtent , quand une fois je lui ai donné un « ordre.

VII.

c Moi, je ne crains point qu'il me soit infidèle : une € tente de feutre , un logis de bois ou do pierre est « une maison moins close qu'une bouteille de verre. »

VUI.

Et de Trebigne et de tous les environs les gens sont aeeourus pour voir eette merveille ; et, si elle deman- dait une perle, une perle lui était apportée.

IX.

VouIait<^Ue des sequins pour mettre dans ses che- veux ', elle tendait sa robe et en recevait de pleines poignées. Si elle eût demandé la couronne ducale, elle Taurait obtenue.

X.

L*évèque, ayant appris la menreille, «i a été irrité. Il a vouhi chasser le démon qui obsédait la belle Khava, et fui a fait arracher sa bouteille chérie.

XI.

-^ « Vous tow; qui êtes ehrélien», joigne» vos prières € aux miennes pour chasser ce noir démon ? » Alors !! a fait le signe de la croix et a frappé sur la fiole de verre mdk grand coup de marleau.

XII.

La fiole s'est brisée : du sang ep a jaîîti. La belle Khava pousse un cri et racurt. C'était bien dommage qvi'uuc si grande beauté fût ainsi victime d'un démon *« 


408 L*AiANT EN BODTBILLB.


NOTES.


•Eve.

2 Les femme» attachent des scquins à leurs cheveux, qu'elles portent en nattes tombant sur les épaules. Cette mode est surtout adoptée dans les cantons limi- trophes des provinces turques.

» Je trouve, dans le Monde enehanU du fameux doclenr Baltbasar Bekkcr, une histoire qui a beaucoup de rapport avec celle-ci :

• Environ l'an 1»97, Dieu permit qu'aux prières des fidèles il apparût un certain esprit (l'on ne pouvait dire au commencement s'il était noir on blanc) qui a fait apostasier plusieurs personnes. Il y avait une certaine fille appelée Bietka, qui était recherchée par un Jeune homme appelé Zacharie. Ils étaient l'un et l'autre natifs de Wieclam, et y avaient été élevés. Ce jeune homme donc, nonobstant qu'il fût ecclésiastique et qu'il aspirât a la prêtrise , ne laissa pas de s'engager et de donner une promesse de mariage ; mais, son père l'ayant détourné de ce dessein par la considération du rang qu'il tenait dans TÉglise, et voyant ainsi qu'il ne pouvait Tenir à bout de son entreprise, il s'abandonna à la mélancolie, de telle sorte qu'il attenta à sa propre vie, et s'étrangla. Peu de temps après sa mort, il apparut un esprit à cette jeune fille qui feignit d'être l'âme de ce Zacharie qui s'éteit pendu, et qui lui dit qu'il était envoyé de Dieu pour montrer le déplaisir qu'il avait de son crime, et que, comme elle avait été la principale cause de sa mort, il était venu pour s'unir à elle et pour accomplir sa promesse. Ce bel esprit sut si bien cajoler cette pauvre créature en lui promettant de l'enrichir, qu'il lui persuada qu'il était l'esprit de son amant défunt, tellement qu'elle se fiança avec lui. Le bruitde ce nouveau mariage de Bietka avec l'esprit de Zacharie se répandant tous les jours de plus en plus dans toute la Pologne, tous les curieux y accou- rurent de toutes parts.

« Plusieurs des nobles qui ajoutaient foi aux paroles de cet esprit firent con- naissance avec lui, et il y en eut même qui le menèrent chez eux. Par ce moyen Bietka amassa beaucoup d'argent, d'autant plus que l'esprit ne -voulait rendre aucune réponse, ni parler à personne, ni prédire la moindre chose, que par son consentement. Il demeura un an entier dans la maison du sieur Trepka, intendant de Cracovie ; de là, allant de maison en Maison, il vint à la fin de- meurer chez une certaine dame veuve appelée Wlodkow, où, pendant deu\ ans qu'ils y séjournèrent, l'esprit mit en œuvre toute son adresse et pratiqua tous les tours qu'il savait faire.

« Voici les principaux. Il dqnnait assurance des choses passées et présentes. Il élevait adroitement la religion romaine, et enfin il déclamait contre les évangéUques, et assurait qu'ils étaient tous damnés. Il ne voulait pas même qu'aucun d'eux approchât de lui; car û estimait qu'ils étaient indignes de «ïwaverser avec lui ; mais il le permettait à ceux dont il était assuré qu'ils ne


l'amant en bouteille. 400

■e lOQci^eiit pas tant de la rdligiom que de la nouTeaulé, et par ce moyen il en attrapa plesienrs quMl fit rentrer dans le papisme. jQsqa*iei personne n*a- Tait sn que cet esprit était le diable , et on ne Tanrait pas encore appris , si, dans le mois de juillet 1600, certains Polonais, étant allés en Italie, n'eus- sent répandu le bruit de Pesprit de Zaeharie parmi le peuple. Ce qu^un cer- tain Italien, qui exerçait Part magique, ayant appris , comme il y avait cinq ans que cet esprit quUI tenait enfermé loi était échappé, il 8*en alla en Po- logne trouver cette dame Wlodkcw, et demanda, au grand étonnementde tons les assistants , que ce diable qui lui avait déserté lui fut rendu ; ce que la dame lui ayant accordé, il renferma de nouveau cet esprit malin dans une bague et le reporta en Italie; lequel diable, au dire de cet Italien, aurait causé de grands malfaears en Pologne s*il Ty eût laissé. ■


35


GARA- ALI LE VAMPIRE.


I.

Cara-Ali a passé la rivière jaune * ; il est monté vers Basile Kaïmis et a logé dans sa maison.

II.

Basile Kaïmis avait une belle femme, nommée Ju- méli ; elle a regardé Gara-Ali , et elle est devenue amoureuse de lui.

III.

Gara- Ali est couvert de riches fourrures ; il a des armes dorées, et Basile est pauvre.

IV.

Juméli a été séduite par toutes ces richesses; car quelle est la femme qui résiste à beaucoup d'or?

V.

Gara-Ali, ayant joui de cette épouse infidèle, a vouln remmener dans son pays, chez les mécréants.

Vï.

Et Juméli dit qu'elle le suivrait ; méchante femme, qui préférait le harem d'un infidèle au lit conjugal !

VII. Cara-Ali Ta prise par sa fine taille et Ta mise de*


CARA-AII LE VAMPIRE. 411

vant lui sur son beau cheyal blanc comme la neige de novembre.

VIII.

Où e^ta » Basile ? Gara-Ali , que tu as reçu dans ta maison, enlève ta femme Juméli que tu aimes tant !

IX.

Il a couru au bord de la rivière jaune» et il a vu les deux perfides , qui la traversaient sur un cheval blanc.

X.

11 a pris son beau fusil orné d*ivoire et de houppes rouges ' ; il a tiré , et soudain voilà que Cara-Ali a chancelé sur sa monture.

XI.

< Juméli ! Juméli ! ton amour me coûte cher. Ce

< chien de mécréant m'a tué, et il va te tuer aussi.

XIL

< Maintenant, pour qu'il te laisse la vie, je m'en

< vais te donner un talisman précieux, avec lequel tu « achèteras ta grâce.

XIII.

< Prends cet Alcoran dans cette giberne de cuir « rouge doré * : celui qui l'interroge est toujours riche c et aimé des femmes.

XIV.

« Que celui qui le porte ouvre le livre à la soixante- « sixième page ; il commandera à tous les esprits de t la terre et de Teau. »


412 CARA-ALL

XV.

Alors il tombe dans la rivière jaune, et son corps flottait, laissant un nuage rouge au milieu de Tciiu.

XVI.

Basile Kaïmis accourt ; et, saisissant la bride du che- val, il avait le bras levé pour tuer sa femme.

XVII .

< Accorde-moi la vie, Basile, et je te donnerai un ta-

< lisman précieux : celui qui le porte est toujours riche

< et aimé des femmes.

XVIII.

c Que celui qui le porte ouvre le livre à la soixante- « sixième^ page; il commandera à tous les esprits de c la terre et de Teau. »

XIX.

Basile a pardonné à son infidèle épouse; il a pris le livre que tout chrétien devrait jeter au feu avec horreur.

XX.

La nuit est venue ; un grand vent s*est élevé, et la rivière jaune a débordé; le cadavre de Gara-Ali fut jeté sur le rivage.

XXI.

Basile a ouvert le livre impie à la soixante-sixième page ; soudain la terre a tremblé et s'est ouverte avec un bruit affreux.

XXII.

Un spectre sanglant a percé la terre; c'était Gara-Ali.


LE TAMPIRE. 4l3

< Basile, tu es à moi maintenant que tu as renoncé à

< ton Dieu. »

XXIII.

11 saisit le malheureux, le mord à la veine du cou, et ne le quitte qu'après avoir tari ses veines.

XXIV.

Celui qui a fait cette histoire est Nicolas Cossievntch, qui l'avait apprise de la grand'mère de Juméli.


NOTES.


' Probablement la Zarmagna, qui est trèt-jaune en automne.

' Cet ornement m trouTe fréquemment aux futiU dei Ulyrient et dei Turcs.

  • Presque tous les musnlmans portent un Alooran dans une petite giberne eu

coir rouge.

  • Le nombre soixante^six passe pour ftre très-puissant dans les ooiijurations.


35.


LES POBRATIMI '.


h

Jean Lubovich était né à Traù, et il vint une fois à la montagne de Vorgoraz, et il fut reçu dans la maison de Cyrille Zborr, qui le régala pendant huit jours.

II.

Et Cyrille Zborr vint à Traù, et il logea dans la maison de Jean Lubovich , et pendant huit jours ils burent du vin et de Teau-de-vie dans la même coupe.

III.

Quand Cyrille Zborr voulut s'en retourner dans son pays, Jean Lubovich le retint par la manche et lui dit : < Allons devant un prêtre et soyons pobratimi. »

IV.

Et ils allèrent devant un prêtre , qui lut les saintes prières. Ils communièrent ensemble, et jurèrent d*être frères jusqu'à la mort de l'un ou de l'autre.

V.

Un jour Jean était assis, les jambes croisées ', devant sa maison à fumer sa pipe, quand un jeune homme, les pieds tout poudreux, parut devant lui et le salua.

VI.

« Jean Lubovich , ton frère Cyrille Zborr m'envoie*


LBS POBRATlBfl. 4l5

< 11 y a près delà montagne un chien qui lui veut du « mai , et il te prie de Taider à vaincre ce mécréant. »

VU.

Jean Lubovich a pris son fosil dans «a maison; il a mis un quartier d'agneau dans son sac, et, ayant poussé sa porte ', il s*en vint dans la montagne de Vorgoiaz.

VIII.

Et les balles que lançaient les pobratimi allaient tou- jours frapper le coeur des ennemis ; et nul homtne , si fort, si leste qu^il fût, n'eût osé leur tenir tête.

IX.

Âossi , ils ont pris des chèvres et des ch«vreeui , des armes précieuses, de riches étoffes et de l'argent mon^ nayé| ils ont pris aussi une belle femme turque.

X.

Des chèvres et des chevreaux, des armes et des étoffes, Jean Lubovich a pris une moitié, et Cyrille Zborr l'autre moitié ; mais la femme, ils ne pouvaient la diviser.

XI.

Et tous deux voulaient l'emmener dans leur pays, car ils aimaient tous deux cette femme : de sorte qu'ils se querellèrent pour la première fois de leur vie.

XII.

Mais Jean Lubovich dit : < Nous avons bu de l'eau-de- « vie et nous ne savons ce que nous faisons : demain t matin nous parlerons de cette affaire avec tranquil-

tlité » Alors ils se sont couchés sur la même

natte, et ils ont dormi jusqu'au malin.


416 LES POftRATIMl.

xni.

Cyrille Zborr fut le premier qui s'éveilla, et il poussa Jean Lubovich pour le faire lever, a Maintenant que tu « es sobre, veux*tu me donner cette femme? » Mais Jean Lubovich n'a pas répondu, et il s'est assis, et des larmes coulaient de ses yeux noirs.

XIV.

Alors Cyrille s'est assis de son <^té, et il. régardait tantôt l'esclave turque et tantôt son ami, et il regardait quelquefois le hanzar qui était à sa cefnture.

XV.

Or les jeunes gens qui étaient venus à la guerre avec eux se disaient : < Qu'arrivera-t-il? deux pobratimi a romprontrils l'amitié qu'ils se sont jurée à l'église? »

XVI.

Quand ils furent restés assis pendant longtemps, ils se levèrent à la fois , et Jean Lubovich a pris la main droite de l'esclave, et Cyrille Zborr sa main gauche.

XVII.

Et des larmes coulaient de leurs yeux, grosses comme des gouttes de pluie d'orage. Soudain ils ont tiré leurs hanzars, et en même temps ils les ont plongés dans le sein de l'esclave.

XVIII.

« Périsse l'infidèle plutôt que notre amitié! » Alors ils se sont serré la main, ei jamais ils ne cessèrent de s'aimer.


LES POBIIATIMI. 417

Cette belle chanson a été faite par Etienne Ciiipila, le jeune joueur de guzla.

NOTES.


  • On a TU dans let notes de la Flamme dé Perrwtieh TeipUcation de oe

mot.

' C*eatla manière la plot générale de s'asseoir.

' Ce peu de mots exprime asses bien les préparatifs de guerre d*un Hor- iavie.


HADAGNY\


PREMIÈRE PARTIE.

I.

Serrai est en guerre contre Ostrowicz : les épées ont été tirées; six fois la terre a bu le sang des braves. Mainte veuve a déjà séché ses lai*mes, plus d'une mère pleure encore.

II.

Sur la montagne, dans la plaine, Serrai a lutté contre Ostrovncz ainsi que deux cerfs animés par le rut. Les deux tribus ont versé le sang de leur cœur, et leur haine n*est point apaisée.

m.

Un vieux chef renommé de Serrai appelle sa fille : « Hélène, monte vers Ostrowicz, entre dans le village et « observe ce que font nos ennemis. Je veux terminer la a guerre, qui dure depuis six lunes. »

IV.

Hélène a mis son bonnet garni de tresses d'argent et son beau manteau rouge brodé ^ Elle a chaussé de forts souliers de buffle ', et elle est partie pour la montagne au moment où le soleil se couchait.

V.

Les beys d'Ostrowicz sont assis autour d'un feu. Les


HADAGlfT. 41*

iras polissent leurs armes, d'autres font des cartouches. Sor une botte de paille est un jooear de guzia qui charme leur veille.

VI.

Hadagny, le plus jeune d'entre eux, tourne les yeux vers la plaine. Il voit monter quelqu'un qui vient ob- server leur camp. Soudain il se lève et saisit un long fusil garni d'argent.

Vil.

« Compagnons, voyez-vous cet ennemi qui se glisse c dans l'ombre? Si la lumière de ce feu ne se réfléchis- c sait pas sur sùq bonnet \ nous serions surpris; mais, < si mon fusil ne rate, il périra. »

VIII.

Quand il eut baissé son long fusil, il lâcha la détente, et les échos répétèrent le bruit du coup. Voilà qu'un bruit plus aigu se fait entendre. Bietko, son vieux père, s'est écrié : « C'est la voix d'une femme! »

IX.

« Oh ! malheur ! malheur ! honte à notre tribu ! C'est c une femme qu'il a tuée au lieu d'un homme armé € d'un fusil et d'un yatagan ! i Alors ils ont pris cha- cun un brandon allumé pour mieux voir.

X.

Ils ont vu le corps inanimé de la belle Hélène, et le rouge a coloré leurs visages. Hadagny s'est écrié : c Honte à moi, f ai tué une femme ! Malheur à moi, j'ai « tué celle que j'aimais ! ]>

XI, Bietko lui a lancé un regard sinistre^ t Fuis ce pays^


\


420 HADAGNY.

« Hadagny, lu as déshonoré la tribu. Que dira Serrai « quand il saura que nous tuons des femmes comme les « voleurs heiduques*? »

XII.

Hadagny poussa un soupir; il regarda une dernière fols la maison de son père ; puis il mit son long fusil sur son épaule, et il descendit de la montagne pour al- ler vivre dans des pays éloignés.

XIII.

Cette chanson a été faite par Jean Wieski, le plus habile des joueurs de guzla. Que ceux qui voudront sa- voir quelle fut la fin des aventures d'Hadagny payent le joueur de guzla de son grand travail.

DEUXIÈME PARTIE ••


1.

Je gardais mes chèvres appuyé sur mon long fusil ^ Mon chien était couché à l'ombre, et les cigales chan- taient gaiement sous chaque brin d'herbe; car la cha- leur était grande.

II.

Du défilé je vis sortir un beau jeune homme. Ses vêtements étaient déchirés, mais on voyait encore bril- ler des broderies sous ses haillons. Il portait un long fusil garni d'argent, et à sa ceinture un yatagan.

III.


<


Quand il fut près de moi, il me salua et me dit : Frère, ce pays n'est-il pas celui d'Ostrowicz? i> Alors


HAOAGNT. 421

je ne pus retenir mes larmes, et je poussai un profond 30upir. < Oui, lui r^ndis^je. »

IV.

Alors il dit : c Ostro^icz était riche autrefois, ses « troupeaux couvraient la montagne, ses guerriers fai- € saient briller quatre cents fusils au soleil. Mais au- « jourd'hui je ne vois que toi et quelques chèvres ga- « leuses. »

V.

Alors je dis : < Ostrowicz était puissant ; mais une « grande honte est tombée sur lui et lui a porté mal- « heur. Serrai Va vaincu à la guerre depuis que le jeune c Hadagny a tué la belle Hélène. »

VI.

-^ « Raconte-moi, frère, comment cela est arrivé. » ^— < Serrai est venu comme un torrent; il a tué nos

< guerriers, dévasté nos moissons et vendu nos enfants « aux infidèles. Notre gloire est passée! »

Vil.

— c Et le vieux Bietko, ne peux-tu me dire quel fat « son sort? » — « Quand il a vu la ruine de sa tribu, il

< est monté sur cette roche, et il appelait son fils Hada- « gny, parti pour des pays lointains.

VIII.

c tin bey de Serrai , puissent tous les saints le mau^ « dire ! lui tira un coup de fusil, et de son yatagan il lui t coupa la gorge; puis il le poussa du pied , et il le fit c rouler dans le précipice. »

IX.

Al(Mrs l'étranger tomba la face contre terre ; et , tel

36


4SS EA&àeifT*

qu'on elmmcns blessé , il roala dans le précipice où son père était tombé ; car c*étail Hadagoy, le fils de Bietko, qui avait causé nos malheurs.

NOTES.


^ Cette ebansoB est, dii-on, populaire dans le Monténègte : c^est à Narenta que je l*ai entendue poar la première fois.

^ Dans le Honténègre les femmes servent toujours d^espions Elles sont ce- pendant respectées par ceux dont elles -? iennent observer les forces et qui ODt connaissance de leur mission. Faire la moindre insulte à une femme d'une tribu ennemie serait se déshonofer à jamais.

^ En illyrique, optmke : c*eSt une semelle de coir eni attachée à la jambe par des bandelettes; le pied est recouvert d'une espèce de tricot bigarré. C'est la chaussure des femmes et des filles. Quelque riches qu'elles soient, elles por- tent les opanke jusqu'à leur mariage i alors, si elles veqlent, elles peuvent prendre \ei ptichmackt ou chaussure en maroquin des Femmes turques.

  • Les bonnets sont garnis de médailles et de galons brillants.

^ Le nom.d'heiduque est presque une injure pour les habitants des villages riches.

• On croît que cette seconde partie n'est pas du même auteur que la pre- mière.

Les hommes ne sortent jamais sans ^réarmés.


LES MONTÉNÉGRINS».


I.

Napoléon a dit : < Quels sont ces hommes qui osent « me résister ? le veux qu'ils viennent jeter à mes pieds < leurs fusils et leurs yatagans ornés de nielles ^. » Soudain il a envoyé à la montagne vingt mille soldats.

H.

Il y a des dragons, des fantassins, des canons et des mortiers. « Venez à la montagne , vous y verrez cinq « cents braves Monténégrins. Pour leurs canons, il y a « des précipices; pour leur3 dragons, des rochers, et c pour leurs fantassins, cinq cents bons fusils. »

111.


IV.

Us sont partis : leurs armes luisaient au soleil : ils sont montés en ordre pour brûler nos villages ; ils sont montés pour emmener dans leur pays nos femmes et nos enfants *. Quand ils sont arrivés au rocher gris, ils ont levé les yeux, et ils ont vu nos bonnets rouges.

V.

Alors a dit leur capitaine : « Que chaque homme

< ajuste son fusil , que chaque homme tue un Monté-

< négrin. » Aussitôt ils ont tiré, et ils ont abattu nos bonnets rouges qui étaient plantés sur des piquets ^ Mais nous, qui étions à plat ventre derrière eux, nous leur envoyâmes une vive fusillade.


424 LES MONTÉNÉGRINS.

VI.

< Écoutez récho de nos fusils, » a dit le capitaine. Mais , avant qu*il se fût retourné, il était tombé mort et vingt-cinq hommes avec lui. Les autres ont pris la fuite, et jamais de leur vie ils n*osèrent regarda un bonnet rouge.

Celui qui a fait cette chanson était avec ses frères au rocher gris; il se nomme Guntzar Wossieratch.

NOTES.


  • U n*estpai de petit peuple qui ne sMinagiiie qae les reperds de ronifert

dont fixés sur lui. Da reste, je crois que Napoléon ne s'est jamais beaucoup oc- cupé des Monténégrins.

' Ce sont des ornements ciselés sur la poignée des armes précieuses, surtout sur les yatagans. On remplit les creux d'une composition d'un beau noir bleuâ- tre, et dont le secret est, dit-on, perdu dans le Levant,

3 Ici manque une stance.

  • L*habitade de faire la guerre arec les Turcs faisait penser aux Monténé-

grins que toutes les nations exerçûeut les mêmes atrocités dans leurs expédi- tions militaires.

^ Cette ruse fut f^quemment employée avec succès.


LE CHEVAL DE THOMAS IL


Pourquoi pleures-tu «mon beau cheval blanc? pourquoi hennis-tu douloureusement? N*es-tu pas harnaché assez richement à ton gré? n'as-tu pas des fers d'argent avec des clous d'or? n'as-tu pas des sonnettes d'argent à ton cou, et ne portes-tu pas le roi de la fertile Bosnief — Je pleure , mon maître , parce que l'infidèle m'ôtera mes fers d'argent, et mes clous d'or et mes sonnettes d'ar- gent. Et je hennis, mon maître, parce qu'avec la peau du roi de Bosnie le mécréant doit me faire une selle.l


3G,


LE FUSIL ENCHANTÉ.


Oh ! qui verrait le fu&il du grand bey Sawa, verrait une merveille. Il a douze capucines d*or et douze capu- cines d'argent, et la crosse est incrustée de nacre, et de la poignée pendent trois houppes de soie rouge.

D'autres fusils ont ^es capucines d'or et des houppes de soie rouge; à Banialouka, les armuriers savent in- cruster la nacre; mais où est l'ouvrier qui saurait chan- ter le charme qui rend mortelles toutes les balles 4u fusil de Sawa?

Et il a combattu le Delhi avec sa cotte de mailles à triples chaînons, et il a combattu l'Arnaute avec sa casaque de feutre garnie de sept doubles de soie. La cotte de mailles a été rompue comme uue toile d'arai- gnée, la casaque a été percée comme une feuille de platane.

Dawoûd, le plus beau des Bosniaques, attache sur son dos le plus riche de ses fusils; il emplit sa ceinture de sequins; de ses douze guzlas il prend la plus sonore. 11 partit de Banialouka le vendredi , il arriva le diman- che au pays du bey Sawa.

Il s'est assis, il a préludé sur sa guzla, et toutes les filles l'ont entouré. Il a chanté des chansons plain- tives, et toutes ont soupiré; il a chanté des chansons d'amour, et Nastasie, la fille du bey, lui a jeté son bou- quet, et, toute rouge de honte^ elle s'est enfuie dans sa maison.

Et la nuit elle ouvrit sa fenêtre et vit en bas Da- "woûd , assis sur un banc de pierre à la porte de sa maison; et, comme elle se penchait pour le regarder, son bonnet rouge est tombé de sa tète, et Dawoùd l'a


LE FUSfL ENCHANTÉ. 437

ramassé ; puis, rempli de sequins , il Ta rendu à la belle Nastàsie.

— « Vois ce gros nuage qui descend de la montagne chargé de grêle et de pluie; me laisseras-tu, exposé à Torage, expirer à tes yeux?» — Elle, détachant la ceinture de soie, l'a liée par un bout à son balcon ; aus- sitôt le beau DawotÉd fut auprès d'elle.

— ce Parle bas, tout bas ! si mon père t'entendait, il nous tuerait tous deux. » Et ils se parlèrent bas, tout bas ; bientôt ils ne se parlèrent plus. Le beau DawoAd descendit du balcon plus vite que n'aurait voulu Nas- tàsie ; l'aurore paraissait , et il courut &e cacher dans la montagne.

Et toutes les nuits il revenait au village, et toutes les nuits la ceinture de soie pendait attachée an baloon. Jusqu'au chant du coq il restait avec son amie; au chant du coq il allait se cacher dans la montagne. La cin- quième nuit il est venu pâle et sanglant.

— «Des heiduques m'ont attaqué, ils m'attendent au défilé de la montagne; quand le jour viendra, quand il faudra te quitter, ils me tueront. Je t'embrasse pour la dernière fois. Mais si j'avais le fusil magique de ton père, qui oserait m'attendre? qui pourrait me résister ?

— <r Le ftisil de mon père ! comment pourrais-je te le donner ? Le jour il est attaché sur son dos; la nuit il le tient sous son lit. Le matin, s'il ne le trouvaitplus, il me couperait la tôte assurément.» Et elle pleurait, et die regardait le ciel du côté de l'orient.

— « Apporte-moî le fusil de ton père et mets te mies à sa place ; il ne s^apercevra pas de l'échange. Mon fusil a douze capucines d'or et douze capucines d'argent; l£i crosse est incrustée de nacre , et de la poignée pendent trois houppes de soie rouge. »

Sur la pointe du pied, retenant son haleine, elle est entrée dans la chambre de son père; elle a pris son fusil


428 l'E rOSIL ENCHANTÉ.

et mis celui de Dawoûd à sa place. Le bcy a soupiré en dormant, et il s'est écrié, c Jésus ! » Mais il ne s est pas éveillé , et sa fille a donné le fusil magique au beau

Dawoûd. v„

Et Dawoûd examinait le fusil depuis la crosse jusqu au guidon , et il regardait tour à tour la détente , la pierre et le rouet. 11 embrassa tendrement Nastasie et lui jura de revenir le lendemain. . , , « 

11 la quitta le vendredi , et il arriva le dimanche a Ba-

nialouka. ^ .

Et le bey Sawa maniait le fusil de Dawoud. t je deviens vieux, disailril , mon fusil me semble lourd. Cependant il tuera encore bien des mfideles.» Ur, toutes les nuits ^ la ceinture de Nastasie pendait atta- chée à son balcon, mais le perfide Dawoûd ne repa- raissait pas.

Les chiens circoncis sont entrés dans notre pays, et nul ne peut résister à leur chef Dawoûd Aga. Il porte en croupe un sac de cuir, et des esclaves l'emplissent des oreilles de ceux qu'il tue. — Tous les hommes de Yostina se sont rassemblés autour du vieux bcy Sawa.

Et Nastasie monta sur le toit de sa maison pour voir cette cruelle bataille , et elle reconnut Dawoûd comme il piquait son cheval contre son vieux père. Le bey, sûr de vaincre, a tiré le premier ; mais l'amorce seule a pris feu, et le bey tressaillit d'effroi.

Et la balle de Dawoûd a frappé Sawa au travers de sa cuirasse. Elle entra dans sa poitrine et sortit par son dos. Le bey soupira et tomba mort. Aussitôt un noir lui coupa la tête , et la pendit par sa moustache blanche à l'arçon de la selle de Dawoûd.

Quand Nastasie voit la tète de son père , elle ne pleure pas, elle ne soupire pas, mais elle prend Thabil de son jeune frère , le cheval noir de son jeune frère, et, «ans la mêlée , elle cherche Dawoûd pour le tuer. Et


LA FDSIL ENCHANTÉ. 429

quand DawoAd vit ce jeune cavalier, il dirigea contre lui son fusil enchanté.

Et mortelle, mortelle fut la balle qu'il lança. La belle Nastasie soupira et tomba morte. Aussitôt un noir lui coupa la tête; et comme elle n'avait pas de moustaches, il lui ôta son bonnet et la prit par ses longs cheveux; et Dawoûd reconnut les longs cheveux de la belle Nastasie.

Et il mit pied à terre et baisa cette tète sanglante. — € Je donnerais un sequin pour chaque goutte du sang de la belle Nastasie! je donnerais un bras pour la ramener vivante à Banklouka! > Et il a jeté le fusil magique dans le puits de Yostina.


LE BÂN DE CROATIE.


' 11 y avait un baa de Croatie qui était borgne de roell droit et sourd de Toreille gauche. De son oail droit il regardait la misère du peuple, de son oreille gauche il écoutait les plaintes des Yoîévodes; et qui avait de grandes richesses était accusé, et qui était accusé mourait. De cette manière il fit décapiter Hu- manay-Bey et le yoïévode Zambolich , et il s'empara de leurs trésors. A la fin , Dieu fut irrité de ses crimes, et il permit à des spectres de tourmenter son sommeil. Et toutes les nuits, au pied de son lit, se te- naient debout Humanay et Zambolich , le regardant de leurs yeux ternes et mornes. A Theure où les étoiles pâlissent, quand le ciel devient rose à l'orient, alors, ce qui est épouvantable à raconter, les deux spectres s'inclinaient comme pour le saluer par déri- sion ; et leurs têtes , sans appui , tombaient et rou- laient sur les tapis, et alors le ban pouvait dormir. Une nuit, une froide nuit d'hiver , Humanay parla et dit : « Depuis assez longtemps nous te saluons ; pour- quoi ne nous rends-tu pas notre salut ? » Alors le ban se leva tout tremblant; et, comme il s'inclinait pour les saluer, sa tête tomba d'elle-même et roula sur le tapis.


L'HEIDUQUE MOURANT.


f  moi ! vieux aigle blanc, je suis Gabriel Zapoi, qui t*ai souvent repu de la chair des pandours, mes ennemis. Je suis blessé , je vais mourir. Mais, avant de donner à tes aiglons mon cœur, mon grand cœur, je te prie de me rendre un service. Prends dans tes serres ma giberne vide et la porte à mon frère George pour qu'il me venge. Dans ma giberne il y avait douzo cartouches, et tu verras douze pandours morts autour de moi. Mais ils sont venus treize , et le treizième, Botzaï, le tâche, m*a frappé dans le dos. Prends aussi dans tes serres ce mouchoir brodé , et le porte à la belle Khava pour qu'elle me pleure. » Et Taigle porta sa giberne vide à son frère George , et il le trouva qui s'enivrait d'eau-de-vie ; et il porta son mouchoir brodé à la belle Khava, et il la trouva qui se mariait à Botzaï'.


' J^ai lu, rannée dernière, à Athènes, une chanson grecque dont la fin a quel- <iue analogie avec celle de cette ballade. Les beaux génies te rencontrent. En voici une traduction.

LA JEUNE FILLE EN ENFER.

Qu^elles sont heureuses, les montagnes ! quMls sont bien partagés, les champs —qui ne connaissent pas Charon, qui n^attendent pas Charon I L^été, des mou- tons ; l'hiver, des neiges. — Trois braves veulent sortir de Penfer : Tun dit qu*il sortira au mois de mai, Tautre en été, le troisième en automne, lorsque les raisins sont mûrs. — Une fille blonde leur parla ainsi au séjour souterrain : — • Emmenez-moi, mes braves: menez-moi à Tair, à la lumière. » — « Fillette, tes habits font froufrou, le vent siffle dans tes cheveux. — Tes pantoufles cra- quent ; Charon serait averti. » — « Eh bien ! mes habits, je les ôte ; mes che- veux, je les coupe ; — mes petites pantoufles, je les laisse au bas de Tescalier. «— Emmenez-moi, mes braves ; menez*moi dans le monde d*eii haut, — que j«  voie ma mère q>ii le désole à cause de moi, — qne je voie mes frèret qui pleu« 


432 L*HEIDDQl]E MOURANT.

rent à cause de moi. » — ■ Fillette, tes bères, à toi, lont au )»al à danaer ; — fillette, ta mère, à toi, est dans la rue à babiller. « 


"m koph eix ton "aàhn.

KaXk to *jWM. xà ^\Mà , xsXâjiOif * w oi xà|fc«oi DoO Xé^ ^b *ayxijpwi , X4^ ^ Mtfttfol&M* Th «aXoxaipt ic^Sa-ra , xai xôy ^tict-ôva j^tôvia. Tp«l{ àvS^iO(tivoi ^lieyrai x^ "A^iiv va i^dutlooi»,

  • 0 'vii M-jti TÔy Mil) va Pf^ %i' iXkai -rà xzXoxaift»

K^^ («vM) TO*j< '(ilAiiTC à«o TÔy xa-cw xi^iio»*

— nâpTt |fc' àvJ^io|iivot(iiu k' i|ù '{ AYifax09{i,ov !

— Kô^, Pp9krco&> Ta peu^oiaou, f uoofÂy xftl td |fcaXXia oow, Kivxâtt TÔ xc^lytaôu xoil ^ii vofâti i Xôfo;.

— 'Efâ Ta poû^a ftydytirni xal t« («.aXXla t«i xô6u, Kal tA xsXiYOïsaicouTÇia '« Ti|v 0xâX«v xà àictOiSww* llé^ }«.' âv5MiO|ikivoi|iiov x' i|JL( \ TÔy '«âvw xô<r]fc9y, Nà «au vÀ Ita niv |fcâway{AOH, irov yXiStTai yi' i|iiya Nà icdw vA lia t' àiif çia|AOU, itûf xXaloov* y^' ÎK-^**

— TLôfn '9twft t' «Ji^ftaoou ù; xcw ]^e^ ](0^6ev» Kôpi) 'viva 1^ |i&yya90'J '( tv^v fo\r^a/ xo'jfiVTtâ^d.


TRISTE BALLADE

DE LA NOBLE ÉPOUSE D'ASAN- Afi A '


Qu'y a-t-il de blanc sur ces collines verdoynntes ? Sont-ce des neiges ? sont-ce des cygnes ? Des neiges ? elles seraient fondues. Des cygnes? ils se seraient en- volés. Ce ne sont point des neiges, ce ne sont point des cygnes ; ce sont les tentes de Taga Asan-Aga. Il se lamente de ses blessures cruelles. Pour le soigner, sont venues et sa mère et sa sœur ; sa femme chérie, retenue par la timidité, n'est iwint auprès de lui ^

Quand la douleur s'est apaisée, il fait dire à sa fi- dèle épouse : « Ne me regarde pas dans ma maison « blanche, ni dans ma maison, ni devant mes parents. » La dame, entendant ces paroles, se renferme dans son appartement toute triste et accablée. Voilà que des pas de chevaux retentissent près de sa maison , et la pauvre femme d' Asan-Aga, croyant que son mari s'ap- proche, court à son balcon pour se précipiter. Mais ses deux filles ont suivi ses pas : « Arrête , mère chérie I « ce n'est point notre père Asan-Aga, c'est notre oncle « Pintorovich-Bey. »

L'infortunée s'arrête; elle serre dans ses bras son frère chéri. « Ah! mon frère, grande honte! il me d répudie, moi qui lui ai donné cinq enfants ! »

Le bey garde un morne silence ; il tire d'une bourse de soie rouge un écrit qui lui rend sa liberté '. Mainte- nant elle pourra reprendre la couronne de mariée, aus- sitôt qu'elle aura revu la demeure de sa mère.

La dame a lu cet écrit ; elle baise le front de ses deux fils et la bouche vermeille de ses deux filles ; mais ello

37


4M TRISTE BALLADE

ne peut se séparer de son dernier enfant, encore au berceau. Son frère, sans pitié, l'arrache avec peine à son enfant, et, la plaçant sur son cheval, il rentre avec elle dans sa maison blanche. Elle resta peu de temps dans la maison de ses pères. Belle, de haut lignage, elle fut recherchée bientôt par les nobles seigneurs du pays. Entre tous se distinguait le cadi d'Imoski.

La dame implore son frère : « Ah ! mon frère, puis- « sé-je ne te pas survivre ! Ne me donne à personne, « je t'en conjure * ; mon cœur se briserait en voyant

  • mes enfants orphelins. » Aly-Bey ne l'écoute point ;

il la destine au cadi d'Imoski.

Elle lui fait encore une dernière prière : qu'il envoie au moins une blanche lettre au cadi d'Imoski , et qu'il lui dise : « La jeune dame te salue, et par cette lettre « elle te fait cette prière : Quand tu viendras avec les € nobles svati , apporte à ta fiancée un long voile qui a la couvre tout entière, afin qu'en passant devant la « maison de l'aga, elle ne voie pas ses orphelins. »

Quand le cadi eut lu cette blanche lettre, il rassembla les nobles svati. Les svati allèrent chercher la mariée , et de $a maison ils partirent avec elle tout remplis

d'allégresse.

Ils passèrent devant la maison de l'aga ; ses deux filles du haut du balcon ont reconnu leur mère ; ses deux fils sortent à sa rencontre, et appellent ainsi leur mère : « Arrête, mère chérie! viens goûter avec nous!» La malheureuse mère crie au stari-svat : « Au nom du a ciel ! mon frère stari-svat, fais arrêter les chevaux près « de cette maison^ que je puisse donner quelque chose « à mes orphelins. » Les chevaux s'arrêtèrent près de la maison, et elle donna des cadeaux à ses enfantsl A ses deux fils elle donne des souliers brodés d'or ; à ses deux filles des robes bigarrées ; et au petit enfant, qui était encore au berceau, elle envoie une chemisette.

Asan-Aga a tout vu retiré à Técart ; il appelle ses


DE LA NOBLE ÉPOUSE D'ASAN-AGA. 455

deux fils : « Venez à mot, mes orphelins ; laissez là « cette mère sans cœur qui vous a abandonnés ! »

La pauvre mère pâlit, sa tête frappa la terre , et elle cessa de vivre aussitôt , de douleur de voir ses enfants orphelins.

NOTES.


  • On sail que le célèbre abbé Fortis a traduit en yen italiens cette belle baU

lade. Venant après lu*, je n^ai pas la prétention d^aroir fait aussi bien ; mais seolement j*ai fait autrement. Ma traduction est littérale, et c^est là son seul mérite.

La scène est en Bosnie, et les personnages sont musulmans, comme le prou- vent les mots d^aga, de cadi, etc.

^ Il nous est difGcile de comprendre comment la timidité empêche une bonne épouse de soigner un mari malade. La femme d*Asan-Aga est musulmane, et, suivant ses idées de décence, elle ne doit jamais se présenter devant son mari sans être i4>pelée. Il parait cependant que cette pudeur est outrée, car Asan- Aga B^en irrite. Les deux vers illyriques sont remarquablement concis, et par cela même un peu obscurs :

Oblaziga mater i »eilriza;

A gliuborza od ttida ne nutgla,

Tinremt la mère et la sœur,

Hai» la bien-aimée par honte ne pat.

^ Knigu oproetUehia, Mot à mot , un papier de liberté ; c'est T^te du divorce.

  • Pintorovieh-Bey, comme chef de famille, dispose de sa sceur, eomme il

pourrait le faire d^un cheval ou d'un meuble.

Cette ballade, si remarquab'e par la délicatesse des sentiments, est vérita- blement tr€iduite. L*abbé Furtis en a publié Toriginal, accompagné d^une tra- duction, ou plutôt d'une imitation en vers italiens. Je crois ma version littéralo et exacte, ayant été faite sous les yeux d'un Russe, qui m'en a donné le mot à mot.

M. Ch. Nodier a publié également une traduction de cette ballade, à Ia suite de son charmant poème de Smarra.


MILOSCH KOBILICH.


Je dois le poëme suÎTant à Tobligeance de feu M. le comte de Sorgo, qui avait trouvé Toriginal serbe dans un manuscrit de la bibliothèque de PArseual à Paris. Il croyait ce poëme écrit par un contemporain de Miloscb.

La querelle des filles de Lazare, le duel de ses deui gendres, la trahisoo de "Vuk Brancovich et le dévouement de Hilosch y sont racontés avec des détails entièrement conformes à Thistoire.

Le récit commence vers 1389, lorsque Lazare Grebillanovicb, roi de Servie, se disposait à repousser une formidable invasion d^Amurat I".


Qu'elles sont belles les roses rouges dans le blanc palais de Lazare ! Nul ne sait quelle est la plus belle, quelle est la plus grande, quelle est la plus rouge.

Ce ne sont point des roses rouges ; ce sont les fillettes de Lazare, le seigneur de Servie aux vastes plaines, le héros, le prince d'antique race.

Lazare marie ses fillettes à des seigneurs ; Vukassava à Milosch Kobilich*, Marie à Vuk Brancovich, Mililza au tzar Bajazet *.

Il maria au loin Jeline au noble seigneur George Gzer- noevich, au Jeune voyevode de la Zenta ^

Il se passa peu de temps, et les trois sœurs ont visité leur mère ; la sultane Militza ne vient point, car le tzar Bajazet le défend.

Les jeunes sœurs se saluent doucement ; las ! bientôt elles se querellèrent, vantant chacune son époux dans le blanc palais de Lazare.

La femme de George Gzernoevich , la dame Jeline a dit : — « Aucune mère n'a enfanté un noble, un brave, « un chevalier, comme a fait la mère de George Czer- tf noevich. »

I a femme de Brancovich a dit : — « Aucune mère n'a


MILOSCH KOBILICH. "iST

« enfanté un noble, un brave, un chevalier, comme a « fait la mère de Vuk Brancovich. »

Elle riait l'épouse de Milosch, elle riait Vukassava, et elle s'écria : — « Trêve à vos vanteries , mes pauvres « petites sœurs !

« Ne me parlez pas de Vuk Brancovich ; ce n'est point a un cavalier de renom. Ne me parlez pas de George « Czernoevich ; il n'est ni brave , ni fils de brave.

« Parlez de Milosch Kobilich , noble de Novi Pazar. « C'est un brave, fils de brave, enfanté par une mère de « l'Herzegowine * ! »

La femme de Brancovich s'en est irritée. De sa main, elle frappe Vukassava au visage. Elle la frappe légère- ment, et le sang lui jaillit du nez \

La jeune Vukassava saute en pieds, et, toute en larmes, rentre dans son blanc palais. Elle appelle en pleurant Milosch, et lui dit avec calme :

« Si tu savais, mon cher seigneur, ce que dit la femme « de Brancovich ! que tu n'es pas noble fils de noble, « mais vaurien fils de vaurien. Encore, elle se vante, la a femme de Brancovich, et dit que tu n'oserais paraître « en champ clos en face de son seigneur Brancovich, car « tu n'es pas brave de la main droite. »

Ces paroles sont amères à Milosch. 11 saute sur ses pieds de brave; il s'élance sur son cheval de bataille, et appelle Vuk Brancovich .

« Ami Vuk Brancovich, si une mère t'a enfanté, sors, « viens avec moi au champ des braves , pour que nous « voyions qui de nous deux est le plus vaillant. »

Vuk n'a pu se dédire. 11 s'élance sur son cheval de bataille et sort sur la plaine unie; il entre au champ des joutes •.

Là ils se heuflent de leurs lances de bataille , mais les lances de bataille volent en éclats. Ils tirèrent leurs sabres suspendus à leur côté, mais les sabres se cassèrent aussi.

37.


438 MILOSGH KOBILIGH.

Alors ils se frappèrent de leurs pesantes masses, et les plumes ' des masses s*envolèrent. Le sort favorisa Mi- iosch : il désarma Yuk Brancovich.

Milosch Kobilich a dit : — « Vante-toi maintenant, ô < Vuk Brancovich ! Va te vanter à ta fidèle éoouse. Dis- « lui que je n^ose jouter avec toi.

« Je puis te tuer, ô Vuk ! je puis babiller de noir Ion c épouse chérie. Mais je ne te tuerai pas, car nous sommes « amis. Va-t'en avec Dieu , mais ne te vante plus. »

Peu de temps s*est passé, et les Turcs viennent assail- lir Lazare. Murai-Soliman est à leur tête. Ils pillent, ils brûlent villages et villes.

Lazare ne peut endurer leurs ravages ; il rassemble son armée. 11 appelle à lui Vuk Brancovich ; il appelle le héros Milosch Kobilich.

Il prépare un festin de princes, car princes sont les conviés du festin. Quand ils eurent bien bu du vin, il parla ainsi aux seigneurs assemblés :

— < Écoutez, mes héros , vous ducs et princes , mes « braves éprouvés, demain nous attaquerons les Turcs. « Nous obéirons à Milosch Kobilich.

< Car Milosch est un preux chevalier : Turcs et cliré- # « tiens le redoutent; il sera le voyevode ' devant Tarmée; <K et après lui Vuk Brancovich. »

Ces paroles sont amères à Vuk ; car il ne peut plus voir Milosch. Il appelle Lazare, et lui parle en secret.

— « Ne sais-tu pas, gracieux seigneur, qu'en vain tu « as réuni tes soldats? Milosch Kobilich te trahit; il sert « le Turc, il a menti à sa foi. »

Lazare se tait; il ne répond rien; mais, à la fin du souper, Lazare boit dans la coupe d*or. Ses larmes coulent en gouttes pressées, et c'est ainsi qu'il devise doucement :

— « Ni au tzar ni au césar • ! mais à mon gendre « Kobilich, qui veut me trahir, comme Judas a trahi son « Créateur ! »


MILOSCH KOBiLlCH. 439

Milosch Kolnlich jure par le Dieu toutrpuissant qu*il n'y a place en son cœur pour la trahison ou la mauvaise foi. 11 saute sur ses pieds de brave et rentre dans ses blanches tentes. Jusqu'à minuit il pleure; après minuit il fait sa prière à Dieu.

Quand Taurore a blanchi , quand l'étoile du matin a montré son front, il monte son meilleur cheval et ga- lope au camp du sultan.

Milosch prie les gardes du sultan. — « Laissez-moi « entrer dans la tente du sultan. Je lui livrerai l'armée « de Lazare; je remettrai Lazare entre vos mains. »

Les Turcs crurent Kobilich et le menèrent aux pieds du sultan. Milosch s'agenouille sur la terre noire; il baise le pan de la robe du sultan , il baise «es genoux. Soudain il saisit son hanzar et frappe Murât au cœur ; puis, tirant son sabre suspendu à' son côté, il liache les pachas et les vizirs '*.

Mais il eut aussi un triste sort, car les Turcs le dis- persèrent sur leurs sabres. Ce que fit Vuk Brancovich , ce qu'il fit, qu'il en réponde devant Dieu !

NOTES.

' On rappelle aussi Obilich. i*ai suivi la leçon de M. deSorge.

^ Bajazet, deuxième fils de Murât. Il n^était pas encore tzar, c'est-à-dire em- pereur, car il ne fut proclamé qu'après la bataille de Cossovo.

' Le Monténégro.

  • Milosch était en réalité d'une naissance ofoseure, et ne devait son élévation

qu'à ses exploits.

^ Suivant quelques auteurs, ce fut Vukassava qui frappa Marie.

^ Le combat fut autorisé par Lazare.

^ Il faut entendre par plumes les lames de fer disposées comme des rayons à l'extrémité des masses d'armes.

" Général en chef.

^ Probablement en portant des santés on commençait par celle du roi, puis celle de l'empereur d'Allemagne.

'" Amurat vécut encore assez pour apprendre le succès de la bataille de Cossovo.


140 MILOSGH KOBILIGH.

Quelques auteurs racontent sa mort différemment. Us disent qu*après la dé- faite des Serviens le sultan, parcourant à pied le champ de bataille, remarquait avec surprise Textrème jeunesse des chréGens qui jonchaient la plaine de Cos- sovo. — « Il n*y a que de jeunes fous, • lui dit un de ses vizirs, « qui osent affronter tes armes, d Un Servien blessé reconnaît le sultan, il se relève d'uu effort désespéré, et le blesse mortellement de son poignard. Il fut aussitôt mas- sacré par les janissaires.

On dit, à Tappui de l'autre Tersion qui fait mourir Amurat de la main de Miloscb, que c*est depuis cette époque que les ambassadeurs paraissent désarmés en présence des empereurs ottomans. Le général Sébastian! est, je crois, le premier qui ait refusé d'ôter son épée lorsqnUl ftat présenté au sultan Sélim.

Yuk Braneovioh livra aux Turcs le corps d*armée quMl commandait. Lazare combattit avec Taleur ; mais son eheval gris^mmelé s'étant échappé, fut pris par les ennemis, qui le promenèrent en triomphe de rang en rang. Les Ser* viens, à cette vue, croyant leur roi mort ou prisonnier, perdirent courage et se débandèrent. Entraîné dans la déroute, Lazare fut pris vivant, et bientôt après égorgé par ordre de Bs^jatet, comme une victime offerte aux mânes de son père.

On prétend que la main droite de Milosch Kobiiich, enchâssée dans de l'ar- gent, fut attachée au tombeau d'Amurat,


Kl\ m LA GUZL\


TABLE.


CHRONIQUE DU RÈGNE DE CHARLES IX 1

Préface 3

Chap. I. LesReîtres il

II. Le lendemain d'une fête 29

III. Les jeunes Courtisans 37

IV. Le Converti 62

V. Le Sermon 62

VI. Un chef de parti 69

Vn 77

VIII. Dialogue entre le lecteur et Fauteur 79

IX. Le Gant 82

X. La Chasse 92

XI. Le Raffiné et le Pré-aui-Clercs 103

XII. Magie Manche 112

XIII. La Calomnie 123

XIV. Le Rendez-Yous 127

XV. L'Obscurité 139

XVI. L'Aveu 141

XVII. L'Audience parUculière 146

XVIII. Le Catéchumène 153

XIX. Le Cordelier 159

XX. Les Chevau-légers 163

XXI. Dernier effort 172





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