L'Homme de joie  

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L'Homme de joie (éditions Dentu, 1889) is a novel by French author Jean-Louis Dubut de Laforest.

Full text

Nombre de pages: 404

Notice complète:

Titre : L'homme de joie : moeurs parisiennes et étrangères / Dubut de Laforest

Auteur : Dubut de Laforest, Jean-Louis (1853-1902). Auteur du texte

Éditeur : (Paris)

Date d'édition : 1889

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 400 p. ; in-18

Format : Nombre total de vues : 404

Droits : domaine public

Identifiant : ark:/12148/bpt6k68669r

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Y2-42451

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30362235t

Provenance : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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L'HOMME DE JOÏË

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ŒUVRES DE DUBUT DE LAFOREST

JR<Mnaa~e< ~VoovaR!M

Les Damea de Lamète. S* miUe. i voÏ. Têteàt'emveïw.e'miUe. i CnAmericaimdeParis.S~~nme. Lt Cruciale. 8'm:ne. i? IteRêved'nnTiMnr(dditiomd6bibt:opM!e). i BeNe-Maman.S'miUe. i Le Faiseur d'hommes (en collaboration' avec

M. Y. Ram-Baud). Un grand m-4" i thdemoiseUe Tantale. M'tntUe. i Contes à la Paresseuse (édition de ~iMîopM.o). i.– LMDevorantadeParis.Tmme. 1 L'Eapion6ismarct:.7*miUe. i LaBarenaeEmma.iO*m:Ue. i Le6aga.3&'mHlo. i Contes peur les Baipeuses. M* mille. 1 la Bonne à tout faire. 34'miUe. i Le Cornac. t8*mMe i MadeateiseNe de MarbMf. 30'miUe. i tt'Hemmedejoie. i–Docamen~hmntins.e'mtUe. t

DUBUT DE LAFOREST

L'HOMME DE JOIE M~RS~~RISIENNES ET ÉTRANGÈRES

4 PARIS

E. DENTU, ÉDITEUR

UBRAÏRE DE LA SOCtÊTÊ DES GENS DE LETTRES PAt*!MtOMt, t~7-!9, OtM!M! D'OM.&Ot<

ï889

f~MdM~t~W~~

L'HOMME DE JOIE

< L'homme e<t nn bonbon qui danse sur un

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KtMext de)tt<M<M<t, et de je M N~< qMt

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dMeenKM.qattecempMedeteuteeqniM

dit t ForeiUe, entre homme*, on eotM reTen-

ttU entre femmes, la eeir, an oe). <

BotteMMBAMÂc.

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Cette nuit-là on était à la an de novembre i886 le comte Giacotno Trabelli se leva hyasquement da iaoteu!ï où, depu!s un momea~it songeait.

AHoas, dtt-H, allons, mon pauvre Giacomo, elle

va venir ta dernière ~Maitrosse~ la Dame mvisiMe et certaine, ta jouisseuse ta~oars pr6te, jamais aasouvie, exacte att rendez-vous de tous les desespërôs. Sois aimaMe. Giaoomo, une nseMe? i

Des cacdetabres allumaient de leurs ors ïes cuirs de

Cordoue de la sàHe gothique, les peintures do maîtres,

les marbres et les bronzes, et ces lumières semblaient plus ardentes autour des couronnes comtales et du double blason. Giacomo s'approcha d'une vaste et somptueuse table-bureau à colonnettes ouvragées. Entre les bibelots précieux, la corbeille de vieux saxe fleurie de jasmins d'Arabie et les papiers armories, sur la peluche verte du meuble mondain apparaissait, comme une flaque de sang tachant l'herbe jeune d'une prairie, la gaine en velours rouge d'un revolver. Gracieusement, il contemplait l'arme <te luxe, il lui sourit, en &t jouer le ressort; mais il s'aperçut du négligé de son costume de chambre. Il voulait mourir beau et correct; il entra dans le cabinet de toilette.

Maintenant, le comte se tenait debout,.tête nue, en habit noir et cravate blanche, ganté de blanc, la boutonnière..ornée d'un gardénia, devant la glace dbnt le cadre de chêne sculpté séparait deux corps de bibliothèque. Certains décavés s'étaient tués, afnrmait-on, au sortir du tripot, l'haleine puante d'alcool et de tabac, le linge salr et fripé, la bouche crispée broyant un blasphème, et, lui, à l'heure solennelle, il s'enorgueitlissait de l'élégance de ses manières et des irrésistibles séductions de sa beauté. De~haute taille, svelte, avec un visage où le soleil d'Orient avait mis de brûlants baisers, un nez grec, dô grands yeux noirs lamés de BbriUes d'or, une chevelure blonde bouclée et de blondes mpustaches mousseuses, des lèvres humides et rosées, de'petites dents éclatantes do blancheur, il M dandinait voluptueusement son torse, ses bras et <es jambes révélaient une académie harmonieuse, par

faite, et à tant de charmes il joignait les grâces inBnios du sourire, non point la joyeuseté éveillée en un mensonge, une étude au miroir, mais un sourire naturel, une joie vivante et communicative, un sens nouveau, l'exaltation de tous les sens.

Quel dommage mumM~a-t-il en souriant. Trente ans ou la vie d'un ,/oaeNr P L'étemel mélodrame rien d'original Vingt-huit ans Me voilà en avance de deux belles années sur le joueur classique, au guichet de l'autre monde. Ah j'ai fait bien des cocus, etj'eaierais encore volontiers, car je ne suis ni usé, ni môme rassasié. Expert en amour? Oui, carrément, oui! Ja parie les dix louis qui me restent de plusieurs miHioas que, les yeux bandés, les mains liées, lèvres contre lèvres, je devine l'âge et la couleur des cheveux d'une temme au parfum de sa bouche et au frétillement de sa langue ?. J'avais entretenu les dames, elles dames v.. commençaient à m'entretenir: la duchesse d'Estorg manque d'argent; l'horizontale AanaWelty de bon vouloir. Cette sacrée duchesse m'informe de l'impossibilité d'arracher tout de suite quelques nouveaux faSots à son grand serin de duc. On vous a donné pourtant du plaisir, madame! AonaWelty et son goujat d'entreteneur, le citoyen Moaistrac. reçoivent, font ,> de l'épate la gros Monistrac, marchand de vins de Bordeaux, payera un souper, une orgie à l'ami qui passe. mais ensuite, H refusera cent sous au cher convive, et il y a beaucoup d'individus de sa religion, à Paris.. Des noNes dames et desniles, je ne regrette qu'une créature. la seule dont je sois amoureux, une

actrice, Jeanne Herbelin, qui me résiste Elle est pratique, et!e veut du métal. Dix louis ? Une misère 1 Herbelin n'ouvre pas sa porte blonde aux messieurs de dix louis; Herbe!in réclame des sommes plus sérieuses Don Juan sinistre, il me faut partir, sans avoir possédé, sans avoir doré la vache d'or! Pour elle, j'ai sonné aux portes des compagnons de haute noce figures de bois; pour al)e, l'idée m'est venue de tuer une horizontale, Anna, par exemple. On r~que trop et l'on ne trouve pas assez. Voleiraaje~, m'associer à un croupier? Non Tôt ou tard, le cadavre surgit; la police correctionnelle invite le tripoteur. Chez moi, en ce palais du parc Monceau, tout est brillant en"core. Demain, la vente Tonnerre de Dieu la vente I D marchait, grondait, la sueur au Iront, et les tentures et les rideaux, et le cnemin moelleux, le tapis oriental semé de peaux de lions et do tigres~ étouNaient le bruit de ses phrases et de ses pas.

La Neuf d'un sourire l'illumina; sa voix devint barmonieuse et douce:

A la tête ou au cœur? Sous la gorge, c'est plus facile; mais le monsieur mort, quel dégoût Je vais tirer au cœur, un peu penché, ann de tomber sur le divan, Un revolver aussi mignon ne doit produire qu'une ouverture mignonne. Après le jet brutal, mon sang coulera de larmes rouges en larmes rouges comme si Herbelin, ma.bien~aimée, avait etïeuillé de rouges rosés. Ma femme?monenatnt?I!s dorment, la. Faut-iHoa embrasser? Elle a été si rendre, tl est

si innocent.

,ii. i~lDocent. ¡

Le comte souleva la tapisserie masquant l'une des entrées de son cabinet de. travail et pénétra dans la chambre qu'à peine éclairait de reBets opalins une veilleuse en verre de Venise suspendue au plafond. Sur un lit de milieu au baldaquin de soie cerise et or, la comtesse Suzanne venait de s'endormir. I~a fatigue l'avait vaincue; un de ses bras était replié sous sa tête brune, lourde de pensées, et l'autre, hors du lit, s'appuyait contre le berceau de l'enfant, pour le protéger et le défendre.

Raoul, lui, ne dormait pas son regard bleu se fixait là-haut, comme en extase, dans la lumière.

Giacomo se penchait vers sa femme, quand une grosse larme qu'il n'avait pu retenir, s'écrasa sur le visage de la comtesse.

Suzanne s'éveilla.

Giacomo, mon Giacomo, vous pleurez? Un ndu- veau malheur, sans docte?. Je suis courageuse dites-moi tout?

Ma chère Suzanne, au lieu d'un malheur, c'est une espérance. Je pleurais, à la pensée de vous quitter~ pour quelques jours. un voyage d'affaires. Vous partez? 9

Oui, ce matin. J'ai rendez-vous au club avec un armateur du Havre; H s'agit d'un bâtiment qu'on croyait perdu.

Alors, pourquoi n'êtes-vous pas en costume de voyage?

Je m'habillerai, en rentrant du club. Nous pre-

noas le premier train. Je ne veux plus troubler votre sommeil, et je vous dis adieu. au revoir.

Votre voix est tremblante; vous me cachez quelque chose? F

Non. non.

Vous m'inquiétez, Giacomoî. Tu m'inquiètes. J'ai peur. Je vais me lever.

Suzanne, voyons, Suzanne °

Vous souriez Giacomo, et cependant, une crainte m'envahit, me tourmente. 1 Eh bien, je reviendrai t'embrasser, avant mon départ.

Vous me le promettez ? Tu me te promets? R

––Oui, grande enfant!

Papa papa 1 cria Raoul.

–0 mon amour !ô mouchât! Tour à tour, il couvrit de caresses la femme et le bébé puis, les tapisseries tombantes, !es portes closes, refaisant le chemin jusqu'à la table de verte peluche de la bibliothèque, il fourra le revolver daos la poche de son pantalon, oh déclarant:

Le reste n'est tien. Mais pas là

n sonna. Personne ne répondit. Au second appel, an jeune domestiquer la mine goguenarde, parut -–Monaieura sonné?

Deux fois.

–Ah! »

Dites à Germain d'atteler.

Inutile, monsieur.

–Je vous ordonne.

Germain n'attellera pas. Misérable 1

Pas (!e vitains mots, monsieur. La raison, vous la connaissez les chevaux sont saisis; la victoria, la calèche, toutes les voitures sont saisies, et Germain · ne se mettra point dans un mauvais cas.

Drôles, je vous chasse tons deux 1 Nous acceptons le congé payez-nous Quand on veut être obéi par ses gens, on les paye, entendez-voMs, monsieur le comte on les paye et, depuis plus da quatre mois, nous avons oublié la couleur de votre argent!

Quelques minutes plus tard, le comte Trabelli, chaudement enveloppé d'une pelisse de loutre, hélait un fiacre, devant le parc Monceau, et jetait cette adresse Au Cosmopolitain-Club 1

Né en Orient, turc transplanté sur la côte occidentale de l'Asie, fils et neveu d'âpres marchands dft Smyme, mâtiné d'Anglais par sa mère à ~aque~~o H devait sa chevelure dorée, Ali Zàïm à dix-huit ans, se trouva seul au monde et.héritier de quatre-vingts navires. L'esprit alerte, le corps robuste, il aimait lea arts, les femmes, les chevaux et les fleurs, et ne se sentait aucune aptitude commerciale. Après avoir échangé contre une moisson d'or les domaines flottants et leurs immenses et diverses cargaisons, éponges, tapis, sucres, alcools, 1-oires, thés, cafés, produits universels de la nature et de l'espèce dont il ne gardait aimable ironie.- que quelques douzaines de

fines éponges de toilette, il se rendit à Rome, s'age- nouilla devant le Pontife, et offrant une poignée de cet or au denier de Saint-Pierre, il se releva oatholi- que, baptisé Giacomo, et de plus comte romain, comte cc Trabelli. Si la religieuse cérémonie de ca double bap- ¿ tême le laissait fermé à toute croyance, il jubilait dé l'ondoiement aristocratique et, déjà portait haut son ` titre de gentilhomme, le premier baiser de la civili- sation. Certes, le jeune millionnaire aurait pu devenir, en = Égypte ou en Turquie, bey ou pacha, mais laeouMnne comtale, apostolique et romaine, valait mieux pour un étranger qui rêve de connaitre Paris sous toutes ses formes, et d'y briller. D'abord, le gentilhomme résolut de s'instruire il accomplit un véritable voyage d'ar- tiste, rassemblant tableaux, statues, chefs-d'œuvre anciens et modernes, se frottant aux êtres et aux choses, en observateur personnel, dédaigneux des assimila- tions vulgaires et faciles. Quand le Levantin arriva à Paris, escorté de fantastiques bagages, on crut à la venue de quelque rastaquouère banal: c'était un vi< veur parisien qui entrait dans sa bonne ville, avec la grâce souriante d'un boulevardier et la sérénité d'an Hébreu marchant vers la terre promise.

Il n'avait rien des rastaquouères, ni le mauvais goût de la bijouterie, ni l'insolence parvenue de l'exotisme, le grand et superbe jeune homme qui semait l'argent sans compter, et régalait la ville, et protégeait les faibles, et secourait les pauvres, plein d'une magni- ficence impériale, d'un courage de barbare, d'un dé- f

vouement et d'une discrétion de sœur de charité. Entre des succès de boudoir et, de galantes alcôves, il jouait le prince Rodotphe, revêtait des déguisements, cherchait le malheur au <bnd des bouges, pour revenir en sa joyeuse maison encombrée de parasites. La table y était ouverte aù dessert, peintres et sculpteurs se débarrassaient de leurs œuvres romanciers et poètes, chroniqueurs et reporters empruntaient, tapaient ferme, et même quelques écrivains honorèrent, à prix fixe, le généreux amateur de belles dédicaces sur leurs volumes des Nnanciers véreux exploitaient le gogo, et en&n le vivant bazar, la bande. déchaînée des hommes et des filles promenait le noceur dans tous les endroits où celui-cf se vide et où lés autres ramassent. Giacomo visita un peu moins les malheureux et, la fringale l'emportant, il courut un peu plus les tripots et le monde.

Un hiver, à Nice, alors qu'il jetait les derniers éclats de son opulence, il fit la conquête d'une riche et jolie orpheline, M"* Suzanne de Rabutin-Chantal. En moins de quatre années, le comte Trabelli ruina sa femme, comme il s'était ruiné lui-même mais de cette ruine, jamais la comtesse ne sut la véritable cause. L'épouse vertueuse, la mère dévouée ne voyait rien de gravée reprocher au mari amoureux, au tendre père. B jurait de ne plus toucher aux cartes. Des mattreftses? Quel est le bonheur que la calomnie épargne? Où est l'amour qui ne mit pas de jaloux q Giacomo était beau il n'avait pas trente ans malgré les eoucis, elle était belle, à l'aurore de la vingt-troi

sième année ils s'aimaient, se becquetaient, s'udoMient. Le dimanche, le comte menait à l'église sa femme et son enfant il se glorifiait de sa conversion au oatholhtsmo, et le curé et les abbés de la paroisse ne tarissaient pas d'étages sur le grand seigneur disposé aux bonnes œuvres. Pourquoi le suspecter ? q tEt -maintenant, comment ne pas le craindre ? Les biceps solides, d'une agilité et d'une souplesse extraordinaires, un poing d'assommeur avec l'élégance d'une main de demoiselle, il avait crevé le thorax d'un marchand de cartes transparentes qui insultait une dame à son bras il revenait de quatorze duels, la peau vierge de toute piqûre au tableau un mort et treize blesses. Dans ces duels aucune femme compromise, aucune injure grossière, des prétextes ~euris de vrai gentilhomme c Vous me regardez d'une manière impertinente, monsieur? x ou encore « Je vous défends de m'adresser la parole ou encore « Pas de scandale, monsieur; votre carte? voici la mienne. On cherchait les raisons, et ceux qui les trouvaient, observaient prudemment le,silence. Chaque fois que le comte éprouvait un désastre au jeu, chaque fois que la fantaisie lui prenait de dorer une alcôve, il disait la perte d'un navire échoué sur un corail lointain. Ces mensonges lui servirent, quand plusieurs grandes dames du faubourg Saint-Germain, notamment la duchesse Marguerite d'Estorg, et plusieurs horizontales, Anna Welty entre autres, vinrent à son aide, avec la générosité d'amantes affolées d'amour. Alors, il retrouvait des < vaisseaux 1 »

Comment expliquer l'idée de suicide, une idée sérieuse car l'idée persistait chez un pareil individu ? Giacomo TrabeUi était-il vraiment las de continuer la vie, à l'heure ou tant de victimes vulgaires du plaisir la terminent? Mystérieux comme Fortunio, galant comme Rastignao et Rubempré bien luimême par ses hypocrisies raffinées, son incroyable audace et son mépris hautain des chefs et des éducateurs, ne rencontrerait-il pas, sous ses doigts de virtuose, une nouvelle corde féminine prête à vibrer ? 9 Respectueuse du corps voluptueux, la gangrène avait pénétré cette nature autrefois si tendre et vaillante elle l'avait pénétrée, sans qu'il y eût une hésitation, à la tombée de l'honneur, sans qu'une étoile se levât sur le ciel Mou illuminé de rêves, et d'un coup, nuageux, grimaçant, obscurci, tous les astres morts. A ce libertin honorable, à cet étranger dépouillé succéda, au souule des revanches, et avec un furieux désir de jouir aujourd'hui et de jouir demain, l'aventurier parisien qui n'est jamais de Paris, le Monsieur à tout faire, l'homme do joie. Et ce Cromwell de l'amour allait se tuer, frais et beau ? Oui. Quelque crime secret? Paa du tout. La phraséologie et la mise en scène du gentilhomme étaient sincères elles ne ca.chaient rien de la situation, de l'existence de l'entreteneur et des mécomptes de l'entretenu, de sa repu"gnance à tuer des horizontales et à voler au jeu, de l'implacable nécessité de se détruire. Peut-être, à un moment, le Levantin croyait-il avoir découvert la pierre philosophale de la vieille Europe, en un siècle

qui agonise et mourra exempt de gloire, au milieu des vaines agitations politiques, de l'incertitude des foyers, du trouble des sciences, des lettres et des arts, entre les hoquets pessimistes des Shopenhauer et des'Hart- mann et les menaces d'une horde asservie de Ger-. mains peut-être, à un moment, la doctrine de l'homme de joie s'était elle résumée ainsi gai, sceptique, m'engraisser encore et toujours, en haut, en bas, n'importe où, sur n'importe qui, et couvrir ma ,con- duite d'un vernis brillant. Cela était possible, mais ne le semblait guère, lorsque Giacomo Trabelli, tout pâle, les dents serrées, monta l'escalier du Cosmopolitain-Club.

Deux heures du matin. Le cercle de 1~ rue Cas'- tiglione gardait un air de fête. II y avait eu un grand diner d'invitations, des discours, des toasts, en l'hon- neur d'un membre aimé et estimé de tous, M. Edouard Sudreau, capitaine d'infanterie de marine, retour du Tonkin. Par extraordinaire, dans la salle de lecture précédant la salle de jeu, on abandonnait l'éternelle discussion du tirage à cinq et le mensonger bilan des sommes perdues ou gagnées pour écouter lo capitaine, petit homme brun, sec, fort comme un boeuf, avec un teint basané, une impériale et de rudes moustaches, de grosses lèvres, de gros yeux luisants, un nez volumineux et long, indicateur d'une nature bien armée et luxurieuse ~a son habit flambait le ruban de la Légion d'honneur, décoration vaillamment conquise. De batailles, Sudreau n'en parlait pas, et il décrivait,

en artiste les mœurs et les paysages de la Chine et du Tonkin, donnant la vie aux êtres et aux choses, la vie et l'éclat d'une incomparable couleur. Mais il reconnut vite que l'assistance était indigne de l'entendre, et il se mit à l'unisson des gaillardises éveillées.

-Vous disiez donc, mon cher capitaine, que les Chinois et les Tonkinois sont nos maitres, au point do vue de la luxure ? 9

Certainement Ils ont inventé, ils inventent d'horribles plaisirs, des raffinemenls incroyables. Une nuit, à Canton, sur un bateau de fleurs, des mar- chandes de sourires me montrèrent ce qu'elles nomment là-bas les boules harmoniques et « la CélesteBatterie ».

Vous en avez essayé?

Jamais moi, j'aime les choses naturelles t l'amour à la bonne franquette!

Et tu as raison s'écria le comte Trabelli, en pressant les mains de l'oHIcier.

Giacomp, mon cher Giacomo, je suis heureux de te revoir tu nous manquais Toujours brillant, toujours gai?

–Toujours.

B n'en a point l'air observa quelqu'un.

–Mes félicitations, capitaine, ajoutait le Levantin; je sais ta belle conduite.

Bah 1 on a fait son devoir, et voilà tout. Nous soupons ensemble i

Volontiers.

La partie marchait. Un garçon de salle vint annoncer mille louis en banque.

Ça ne te tente p!us? interrogea l'officier.

Non. Et toi?

Fini Je l'ai juré à la maman Sudreau. Pauvre vieille! Ah! s! tu l'avais vue, hier matin, à la gare, les yeux grands ouverts devant le ruban rouge, interdite, étouffée par le bonheur! Va, on a beau aimer les n!!es, entre les batailles, tout cela n'empêche pas que le meilleur baiser du soldat est celui que doucement il met, pour les rajeunir, sur les joues pâlies et ridées d'une bonne mère, de la maman.

–Tu habites chez ta mère?

34, rue NoMet, aux Batignollea.

Ils prirent place à table, causèrent de Paria, des noces passées et d'une horizontale de marque, Anna

Welty.

Je dîne chez Anna demain non, ce soir il est bientôt trois heures. Tu ne mangea pas, Giacomo ? Malgré les instances du capitaine, le comte Trabelli refusait de toucher au menu huîtres de Marennes, perdreau froid; il mouilla ses lèvres à une coupe de Champagne.

Edouard, j'ai un service à te demander. Avant cinq minutes, un homme se tuera ici. Veux-tu avoir pitié de son corps, et les formalités remplies, !e reconduire?

–Et quel est cet homme?

Giacomo Trabelli.

Blagueur t

Ma décision est irrévocable. `

Alors. ruiné?

Moins ceci.

Le comte fit sauter dans sa main quelques pièces d'or.

J'acquiers un peu tard la certitude que, pour gagner au jeu, il faut voler, sans quoi je risquerais, en bourgeois vicieux, mes derniers deux cents francs. Adieu. Embrasse-moi?. Quand le banquier abattra: neuf il m'abattra, en même temps. Adieu

Le comte se dirigeait vers la salle de jeu, le pistolet au poing, mais l'officier lui arracha son arme

Assez de folies !-Tu n'es plus drôle 1

Je veux me tuer, entends-tu?

Et moi, je t'entôve, et nous allons faire une petite tournée pastorale, histoire de chasser le mauvais vent qui soufue,

Mon revolver?

Si tu persistes, je te le remettrai là-bas. Tu désires un service, j'en réclame un autre qu'il te serait bien'impossible de me Tendre, ton pMjet exécuté. Accorde-moi une heure?

Une heure, seulement. Où allons-nous?

Maison grillée. Numéro énorme.

Je ne connais pas ces endroits'IA.

Raison de plus, mon cher. On doit tou~ connaître, avant de mourir. Viens donc, grand &u!

II

Près des grands boulevards (on comprendra la réserve de l'auteur en pareille matière), une rue large, passagère, bien éclairée des boutiquiers, des fournisseurs de toutes sortes, mais des patrons et des employés aux mines et aux allures gônées; ils subissent ~un peu de la honte du client principal, la maison Clarisse qui les fait vivre, les paye régulièrement et grassement. Si les propriétaires des maisons de tolérance augmentent leurs loyers, dans le voisinage des bouges; les autres propriétaires accordent certaines réductions, et ils trouvent des êtres assez ignobles, des misérables assez misérables pour s'en venir habiter là, avec leur femmes et leurs enfants. Comment la ville de Paris, à l'exemple de la province et de l'étranger, n'a-t-elle pas assigné des quartiers spéciaux à la prostitution? N'entendez-vous point les murmures de l'enfance, toujours inquiète et curieuse, & son retour de l'atelier ou de recelé

Pourquoi 6e gros numéro à cette lanterne rouge?

Pourquoi ces voitures ? f

Pourquoi ce judas au milieu de la porte?

Pourquoi ces grilles? 9

Pourquoi les messieurs se cachent-ils, en entrant et en sortant, comme des malfaiteurs?

Pourquoi ce silence ?

Pourquoi ce mystère? f

A Paris, certains établissements très luxueux ont obtenu les dispenses de la lanterne, mais avec leurs gros numéros, le judas de la porte, les iënôtres grillées, éternellement closes, les voitures mystérieuses, les hommes silencieux, la curiosité enfantine et le scandale n'y perdent rien.

La question de l'agg!omération des prostituées, cette haute question de salubrité sociale, a été étudiée par des préfets de police, d'abord M. DetavauetM. de Belleyme et, plus récemment, par M. Andrieux, M. Gragnon et M. Lozé; elle a été analysée par M. F. Çarlier, ancien chef du service actif des mœurs, en ses curieuses études de pat! j!ogie sur < les Deux Prosti-

t'itions*.

Voici, en synthèse, les avantages et les inconvénients Si toutes les tolérances étaient réunies dans un même quartier, la surveillance serait moins éfBcace et plus difficile, mais le scandale moindre, en ce sens que les personnes qui fuient ces parages, n'auraient pas le regard blessé par les manœuvres des nl!es rôdant sur les trottoirs des maisons grillées et à gros numéro. Un tel quartier deviendrait dangereux, et la police ne pourrait y maintenir l'ordre à cause des

jalousies, des disputes, des batailles en règle des dames de maison.

En province, où !e nombre des maisons et des filles est relativement restreint, l'agglomération peut pré.senter des avantages. Mais à Paris, en raison de la grande étendue de la ville, de ses multiples maisons tolérées, l'idée de concentration devient une utopie. Ce serait ressusciter le Glatigny et le Hueleu avec leurs truands, le Glatigny démoli par François 1~, et le Hueleu évacué d'après une ordonnance de Charles IX. La préfecture de police a expérimenté, dit-elle, le système des agglomérations, alors qu'existaient sur l'emplacement actuel des magasins du Louvre, les rues Froidmanteau, Pierre-Lescot, du Chantre et de la Bibliothèque. Cette expérience, afprme la P~éfëc~ ture, a été décisive les' quatre rues ne contenaient que des cabarets, des tapis-francs, des maisons tolérées de bas étage et des hôtels garnis, véritables bouges. Un pareil ensemble ne pouvait attirer que des filles, des souteneurs et. des voleurs. C'est là que se montaient toutes les grandes affaires de vols, et la place du Chantre servait de champ d~ bataille pour la liquidation. Fort peu nombreuse à cette époque/la polièe ne pouvait exercer là que des surveillances insuffisantes. L'administration, qui attribuait cet état de choses à l'agglomération des maisons publiques, s'apprêtait à les fermer, lorsque fut décidée la continuation de la rue de Rivoli; tout le quartier disparut. Plusieurs groupes de sept A huit maisons existent toujours dans les rues du Paris annexé en 1880, et ces

rues et celles qui les avoisinent nécessitent une sur- è' veillance toute spéciale, qui est souvent impuissante à assurer et l'ordre extérieur et la sûreté de la cirou~ lation. Lorsqu'une nUe fait recette, les maitresseg des autres maisons cherchent aussitôt chacune à t'attirer à eue de là des bandes de mauvais sujets embri- gadés et payés, saccageant la tolérance, en l'honneur de l'impure Sabine. Un dernier inconvénient de l'agglomération le rassemblement sur un même point de tous les souteneurs; difBculté, impossibilité de protéger le passant.

Tous ces inconvénients ne tiennent pas debout, en présence des avantages qui se résolvent en trois mots la pudeur publique. Sous peine d'un prolongement d'infamie, les gouverneurs des Parisiens doivent suivre l'exemple de nos départements et des nations étrangères, et si la police n'est plus suffisante au y maintien de l'ordre, pour y pourvoir, la troisième République a l'argent des contribuables, elle a les lourds impôts, les plus lourds de tous les pays, les impôts souvent gaspillés.

La Ville de Paris n'interdit pas aux enfants le voisinage des maisons de débauche, et les premiers d'entre les citoyens sont les exploiteurs de la débauche On va s'indigner, on va hurler, comme au jour du Gaga; mais, cette fois, la statistique, ce témoin brutal et irrécusable de la vérité, calmera les indignations et les hurlements.

Oui, il y a dans Paris des hommes honorés ceuxlà mêmes sans douto que les récits et les analyses des

historiens de mœurs font rougir et écumer, malgré ias observations désintéressées et hautaines, malgré les scrupules à éviter ou à ombrer les rudes tableaux, malgré les lanières vibrantes et cinglantes, il y a dans Paris des gens vertueux qui ont traBquô et trafiquent de la destination des immeubles; il y a dans Paris des manteaux bleus qui élèvent leurs garçons et dotent leurs demoiselles avec des rentes embellies par les lupanars

TABLEAU OFFÏCÏBL

Ma

PROPRIÉTAIRES DES MAISONS DE TO~RÂNCE A PARIS

DreM~Faf M. F. CABL7EB, ancien chef

du service aet~ dea mn~tt~ à la Pr~ctMfe de police

Agentsd'afMroa. 3 Agent de change (en province) 1 Avocats. 3 Avoue. Bijoutier. t

Chapelier. t Commifsionnaïre de roulage. t Entrepreneur de maçonnerie · i Filateur. t Graveur. Logeur 1 Magistrat. l Maîtresse~ de totérance.N! Marchand de chevaux. 1 Marchands éptc!ors. 2 Marchand d'habits. Marchand de literie Notaire (à titre de gérant d'une succession). 1 Rentiers 97 Restaurateur. · i Syndic de vente.

Vannier. J* ToTAi. t49

Cette statistique a été établie en 1870, vérifiée eni876;mais, sauf quelques modifications pou importantes d'héritiers, elle conserve tous ses ëtdments, toute sa vigueur et toute son autorité aveo le tableau

de 1888, pour la seule affirmation d'une honte sociale. Û en résulte que sur i43 maisons de tolérance à Pa- ris, 22 seulement appartiennent aux matrones et que les autres immeubles rapportent à leurs propriétaires les dtftérences énormes qui existent entre la location franche et ouverte d'un bon père de famille, aux termes de la loi, et la location cachée d'une direc- trice de lupanar.

Imprimer les numéros des maisons et les noms des propriétaires inscrits à la préfecture de police, c'eût été la fleur du document, un merveilleux scandale, mais le romancier se désintéresse des polémiques du jour; il est au-dessus des vaines agitations, des trente deniers du corps et de la romance du < cadavre. II a cherché, il cherche, comme tous les écrivains sou- cieux de leur art et de la vérité, ses héros dans la vie même, autour de ses yeux;- il essa:e de'donner aux êtres de la notion la couleur'et les gestes des êtres qui marchent; ses portraits ne furent jamais et ne seront jamais la silhouette d'un individu. On doit y voir un assemblage de types dont l'accordance absolue révèle et crée, s'il se peut, le type d'abord imaginé, ensuite observé, analysé.

Donc, en signalant les manœuvres et les compromis des teneurs indirects de lupanars, des gros bénéficiaires, en somme, l'auteur se limite au tableau professionnel, et en ceci, il observe la méthode qui l'a toujours guidé lors de ses précédentes études.

Quelques pensionnaires de M"" Clarisse attendaient

le moment où le cri traditionnel de M"' Séraphine, la sous-maîtresse, les appellerait au salon. Elles étaient là une douzaine de uMas, dans une grande pièce dont l'entrée demeurait interdite aux clients et dont la pauvreté contrastait avec le luxe. des salons et des chambres. On y avait relégué les vieux meubles, des canapés et des fauteuils boiteux, jaunis, sales, des rideaux dépareillés et gras, toute la misère, toute la dépouille des transformations successives d'une maison en voie de triomphe. La cheminée était garnie d'un brasier de coke, et sur le marbre, au-dessous de la glace sillonnée d'ignobles inscriptions, à droite et à gauche d'une pendule de zinc, se dédoraient des vases crasseux; ça et là, le long des murs couverts d'andrinoples, des cadres à baguettes dorées et leurs gravures Ze<& et son eys~cy Jupiter tombant en pluie <for &&M! la ~9 du roi DaaaNs; Suzanne Mpo-~e, toute nue, aux regards des vieillards puis, des satyres, des nymphes, la rigolade habituelle des bouges de qualité inférieure. Sous le lusire de gaz, un vaste guéridon supportait des ouvrages de femmes tapisseries, tricots, jetés là brusquement par les élues.

Des douze Mlles vêtues de peignoirs de couleur, assises ou allongées sur les fauteuils et les divans, sept fumaient des cigarettes une cherchait ses puces, une taquinait le chat de la maison, superbe angora; une autre tricotait, une autre écrivait, une autre lisait.

Léa, nt Palmyre, la plume à la main, en s'adres-

sant à la lectrice, est-ce que le mot c ami prend uneh? 9

Oui, quand on écrit à un sapeur, répondit Léa, une brune svelte, à la peau bronzée. Tous les sapeurs portent de& haches.

Ce n'est pas à un sapeur! riposta fièrement Paljnyre, .grosse Flamande à la tête rousse, incapable de saisir le mauvais calembour, et plus bête que les oies que naguère elle promenait. c

Mets une h, tout de même Qu'est-ce que tu risques? q"

Une h, au commencement du mot ou à la nn? Au milieu.

–Merci:

Il y eut une conversation générale. On parlait de certains monomanes, habitués de la maison, et surtout d'un être mystérieux, un lord, qui arrivait, chaque matin, pour remplir le rôle de valet de chambre. A entendre les filles, l'Anglais revêtait un tablier bleu, faisait les lits, cirait les bottines, ne~ causait à personne, ne voulait pas être vu, môme par les pensionnaires, et se retirait vers onze heures, son ouvrage terminé, en remetiant cent francs Madame. Elles citèrent d'autres cas de monomanie, aussi étranges et plus scabreux.

Ces damps, comme leur& trente eoHègues, des beautés crapuleuses visages fardés, yeux peints au koheuil, chairs éreintées empestant les poudres de riz, le cold-cream, le musc; lèvres rouges exhalant l'odeur virile et nauséabonde des seringats et. des

châtaigniers en fleurs. Quiétaient-ellos?D'ou venaientelles M"* Lemercier, la grande pourvoyeuse de la maison Clarisse, et ses aides, des marchandes à la toilette, les avaient recrutées, à la sortie des magasins ou dans leurs misérables chambres, un jour de terme, une nuit de faim et de larmes, et leurs aventures n'in- téressaient personne. Si elles pleuraient la liberté perdue, les amitiés intimes survenaient, et avec le désordre des passions et des manoeuvres illicites, les efforts de la volonté se brisaient, la pauvre intelligence obscurcie, anémiée. Les unes mouraient folles; d'autres pourries; d'autres, moins sales ou pius robustes', s'en allaient terminer la carrière sous-mai- tresses ou servantes.

J~ac&naë était gentille mais la sous-maitrosse, intéressée aux bénéfices, menait rondement le troupeau, visitait les tiroirs des pensionnaires, les bas, les chevelures, les cachettes du corps, la règle exigeant que toutes les ourandes lui fussent aussitôt remises. Chaque dame avait son livret, sa masse, à l'mstar d'un soldat les frais de nourriture, de linges t:t de peignoirs dépassaient toujours les recettes person- nelles, et la maison tenait ainsi les productives machines.

Sournoisement, mademoiselle Séraphine, la terrible sous-maitresse entra. C'était une grande et maigre blonde à la figure longue, aplatie, sèche, au regard cruel.et fuyant, en costume bleu boutonné jusqu'à la gorge plate, vieille peau ratatinée; à sa ceinture de métal pendait un trousseau de clefs. w

Palmyre, vous savez qu'il est défendu d'écrire, la nuit. Donc, vingt francs d'amende.

Mademoiselle.

Si vous répliquez, je double. Eh bien, Thérèse et Adrienne, vous dormez l'une sur l'autre chacune vingt francs d'amende. Quelle cochonnerie lisez-vous, Léa?

~aa7e< Vïrgtajfe, mademoiselle.

En effet, Léa dévorait le chef-d'œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, et cette observation qui semblera étrange est constatée par les inspecteurs des maisons de tolérance: beaucoup de filles, en leur abjection, recherchent l'idéal, aiment les lectures naïves, qui les reportent au temps ou, avant la prison, elles rêvaient près des clairs ruisseaux, les mains dans l'herbe, les yeux dans le ciel bleu.

Un timbre retentit. Le capitaine Sudreau et le comte Giacomo gravirent un escalier que la servante désignait du geste, en raccrochant la grosse chatue d'une serrure. En haut, mademoiselle Séraphine leur ouvrit les portes d'un salon éblouissant de glaces et de lumières.

Du champagne comme s'il en pleuvait! commanda l'oSIcier qui avait enlevé son ruban rouge. Les Biles ôtèrent leurs peignoirs et vinrent se ranger en demi-cercle.

Nous les gardons toutes déclara Édouard, de plus en plus inquiet de la tristesse du Levantin. Encore vingt minutesî Pas plus, tu sais? nt Giacomo allongé sur un sopha.

Tapotant te piano, jouant la comédie, valsant avec les dames, s'ingéniant de mille façons à distraire le malheureux ami, à chasser ridée obsédante, le capitaine heurta un plateau chargé d'assiettes de pâtisserie, de bouteilles et de verres. La sous-maitresse courut prévenir Madame: au prodigieux ébahissement des nues et de J~N~emo~se~ La Clarisse ne vit même pas sa vaisselle brisée, et elle eut un cri joyeux en s'élançant vers le comte.

Giacomo? Monsieur le comte Trabelli? Quelle surprise! quel honneur! 1

C!aire?

Du champagne, Séraphine, du champagne Vive la gaieté!

Le comte éloigna la matrone durement. L'offleier attendait, ébahi.

Mademoiselle Séraphino comprit l'embarras de Madame et renvoya les pensionnaires; puis, elle se retira, en fermant les portes, pendant que Sudreau regardait Clarisse et Giacomo, l'un devant l'autre, le front baissé, immobiles, muets.

Si je suis de trop ?

Le gentilhomme releva la tête

Je n'ai rien à cacher. Madame a été ma maîtresse, et j'avoue que je ne m'attendais pas à la retrouver directrice d'un tel pensionnat. Cette rencontre la dernière du chemin c'est le dernier soufflet r

Excusez-moi, monsieur, répondit La Clarisse; je n'aurais point dû vous reconnaitre et surtout vous

nommer, en présence de mes femmes et de monsieur votre ami. La joie a été si vive.

Brune gracieuse, habiHée de velours noir, la taille moyenne et d'embonpoint moyen, coiffée à la vierge, le co.u entouré d'un ruban lilas et la chevelure piquée d'une rosé naturelle, un nez aux unes arêtes et d'une coupe mignonne, de délicates oreilles où étincelaient des solitaires d'une eau très pure, Madame s'exprimait avec distinction; elle atteignait la vingt-septième année, mais la bouche souriante et perlée, mais les beaux yeux marrons illumines de vives flammes disaient vingt ans. Ses pieds étaient chaussés de petites mules rouges; elle avait des doigts de duchesse, et sa robe discrètement décolletée, en carré sur la poitrine, en V à la naissance du dos, laissait deviner des creux et des contours, des renflements, des lignes d'harmonie, des seins d'une ferme rondeur, ni trop pe tits, ni trop gros, de quoi emplir, selon un philosophe moderne, la main d'un brave homme.

Giacomo interrogeait son ancienne maîtresse. –Monsieur jest mon meilleur ami, et vous pouvez parler sans crainte. Comment, diable, êtes-vous tombée stbas? P

Tombée ? nt-elle, stupéfaite. Tombée ? 9

Ah ça, est-ce que vous pensez, par hasard, ainsi que les autres matrones, si j'en crois un ami du club, que votre profession n'est pas une infamie ? Vous étiez inteUigéhte, et.

Mon cher, aucun métier ne déshonoré si ôn l'accomplit consciencieusement. Je fais honneur à ma si-

gnaturo je ne dois un sou à personne mon « livre p est en ordre, et la Préfecture n'a rien à me reprocher. Le capitaine allumait un cigare.

Alors, vous avez été la maitresse de Giacomo ? Il a toujours eu bon goût, cet animal-là –Oui, sa maîtresse, puisque monsieur le comte m'autorise à le rappeler. `

Je vous y autorise et je vous demande même rapidement votre histoire ? Q

Eh bien voici avec les cinquante mille francs que vous m'avez donnés, lors de notre'rupture, j'a- chetais un fonds de ganterie, passàge Çhoiseul. Un joli début Vous promettiez, ma chère.

Ensuite, cette maison étant devenue vacante, je m'y suis installée: ma clientèle est adorable on me respecte' dans le quartier; je n'engraisse pas au delà d'une honnête mesure et je gagne del'argent~

Tant mieux!

Grâce toujours au premier bienfait de monsieur le comte.

Tant pis Édouard, je reviens au club l'heure est écoulée.

Vilain méchant 1

Madame s'était assise auprès du comte, et à ta chaleur du corps voluptueux, la pensée de Giacomo l'emportait dans un hôtel, rue Bréda il revoyait les meubles familiers d'une jeunesse brillante, frissonnait aux anciennes amours et aux amours nouvelles, et un dësh luttant contre son chagrin:

Tu dois me trouver bien lâche, capitaine?

Ah 1 monsieur est officier? 9

Si on vous le demande, chère madame.

Compris Allons, un verre de champagne, messieurs c'est moi qui régate 1

Ils refusèrent de boire, et le capitaine paya l'addition. Volontiers, Sudreau serait parti, ne se souvenant d'aucune dame à son goût, pendant l'exposition rapide, le vacarme du piano, la beuverie et ses entre-chats d'amuseur; mais, lui absent, l'amour éteint, Giacomo chercherait à se tuer, à se pendre, à se détruire de n'importe quelle manière il en était sûr, il le lisait à la bouche crispée et aux yeux hagards de l'ami. Il restà, demanda une femme, Léa, la première venue. Dépuis quelques minutes, Madame avait entraîné ~e comte dans ses appartements, et, au mi'ieu~ de la chambre de Léa, le capitaine. demeurait insensible aux provocations amoureuses.

J'aurais dû apporter mon livre, obaervait Léa, vexée.

Sudreau tira deux louis de sa poche

Te voilà payée tais-toi 1

Je puis descendre souper?

Si tu veux

Tu ne te déshabilles pas ?

–Non.

Quel type Peut-être, tu seras plus aimable, à mon retour ? 1

Peut-être bien 1

Elle sortit. Le capitaine songea

La Clarisse soupe en bas, elle aussi Giacomo est seul. Veillons t

Dans le couloir, il reconnut très facilement la porte devant laquelle Giacomo lui avait serré la main, et il écouta

Te tuer? Es-tu fou? 9

Le capitaine a mon revolver, mais avec ce poignard.

La gaine seulement; tu es volé l

Sudreau respira. Les voix recommencèrent

Puisque je t'aime, puisque je t'adore, puisque je suis riche Voyons ? 9

Jamais 1

Tu as une femme, un entant? Un enfant, n'est-ce pas? 9

Leur abri est assuré, chez l'oncle de la comtesse, à Auteuil.

–Et toi? Q

Moi, Je n'ai besoin de rien.

Mon beau Giacomo, mon chéri, un prêt, un simple prêt 1

–Non.

Tu me désobliges. Giacomo q

–Non.

–Bébé? 9

Non.

Ce tiroir est plein d'argent.

De l'argent souillé par les bas de tes filles t Giacomo, je ne veux pas que tu meures. Adroi-

tement, avec tes relations, il t'est facile de me rendre au centuple.

Je te défends.

Ma biche aimén. nous vivrions heureux et nous nous aimerions.Qui donc le saurait?. Giaèomo, souviens-toi de nos amours. Clarisse pour les autres. Claire pour Giacomo. Gigi et Ciai-CIai. Tiens, je t'adore!

Un grand silence se lit. Des baisers- un mot affirmaUf, le consentement d'une horrible affaire, et le capitaine descendit l'escalier en grondant –Le misérable! Oh! le misérable!

Quand, à cinq heures de cette nuit, le comte monta en voiture, Madame lui apprit le départ de Sudreau; il n'y attacha aucune importance. La comtesse Suzanne s'habillait pour envoyer un domestique au cercle, à la recherche du comte. Un vent de malheur situait autour d'elle, et des ténèbres s'amoncelaient dans cette chambre autrefois joyeuse et vibrante d'amour. Au milieu d'une inquiétude profonde, elle ne vit pas sa matinée, chercha, se trouva toute en noir, ayant mis une robe, la première qui lui tomba sous la main, et ce deuil de basât d augmenta encore les angoisses de la grande dame. Mon Dieu! qu'elle était pâle! Là, craintive, sa chevelure brune déiaite, avec son doux visage' de madone, çMSonné, mouille do larmes, ses longs yeux de velours noir aux paupières rougies et plombées, et toute la délicatesse infinie de ses dents régulières et d'un pur émail, de

sa langue chaste, de sa gorge solide et mignonne, des lignes harmonieuses de son corps, de ses charmes intimes, 'frais et roses, trop respectés, de ses pieds nus et de ses doigts fuselés de patricienne. Si elle donnait des ordres à un valet, ce valet irait éveiller la domesticité déjà soucieuse et impertinente! Non, il fallait attendre, il fallait être brave, il fallait pleurer et prier seule, à genoux, devant le berceau de l'enfant endormi, et ne pas sonner le tocsin lugubre Giacomo allait revenir; il ne partirait pas; il ne se. tuerait pas! Des reliques d'honneur flamboyaient. A la mort de ses parents, M'" Suzanne de RabutinChantal, petite nièce de M' de Sév:gné, et aujourd'hui comtesse TrabeHi, fut adoptée toute petite et élevée par sa tante la générale Henriette de Corbière, qui habitait un château sur les bords de la Loire. Brusquement déplacé de la division qu'il commandait à Tours, appelé à Limoges, le général Lucien de Corbière n'avait pas voulu imposer à sa femme et à sa nièce les ennuis du déménagement, les périls d'un climat nouveau, et il ne séjournait en Touraine qu'un mois dans l'année, à l'époque des chasses.

Suzanne grandit, intelligente et simple, s'occupant de l'intérieur, entre les leçons d'une institutrice, et vécut heureuse, jusqu'à l'âge de dix-sept ans, très heu- reuse, choyée par sa tante, fêtant le retour de l'oncle, amie des pauvres. Mais, à la suite d'une maladie, un médecin ordonna une saison, le littoral de la Méditerranée. M"" de Corbière et M'" de Rabutin-Chantal s'installèrent à Nice do sa fenêtre, la jeune nlle

voyait passer des équipages luxueux, des cavaliers, des amazones, et elle admirait, sans les envier, les toilettes du cosmopolitisme. On était au carnaval. Partout ua bruit et un décor de fêtes, cavalcades, régates, corsos blancs, représentations de gala, illuminations, feux d'artifice, bals masqués, tout le tralala de ce pays du soleil, de cette ville roulante et vivante, roulante pour une roulette prochaine.

Un jour, à la bataitle des fleurs, sur la promenade des Anglais, tandis que se croisaient calèches, landaus, victoriàs, phaétons, charrettes anglaises, tous les genres de véhicules enrubànnés et traînant des moissons fleuries, roses, œillets~ jasmins d'Espagne, violettes, anémones, lilas, couronnes autour des roues, guirlandes autour des brancards, des harnais, des coussins, des chevaux; des cochers, tandis que piaillait, riait, gesticulait, dansait, sautait un peuple de pierrots et de pierrettes, de colombines, d'arlequins, d'arlequines, de vieux seigneurs, d'alchimistes du moyen âge, de troubadours, de Chinois, de' Japonaises, de Jupiters, de Bacchus, de Vénus, de Vulcains, de Gambrinus, de polichinelles, de piSerari, d'aimées, de Suissesses, d'Artésiennes, de Vénitiennes, de Mauresques, et que tout ce monde allait et venait, déchainait une pluie, un déluge dé fleurs et de confetti, confetti et fleurs s'ëparpiMant, s'écrasant contre les visages, contre les voitures, contre les arbres, tandis que chantaient des milliors de voix et tonnaient des fanfares, dans le tumulte', dans la floraison éblouissante, sous le ciel bleu, apparut,

debout, au milieu d'un char, un jeune gentilhomme costumé en marchand de Bagdad. Il était dabout, entouré de musiciens tziganes aux lévites rouges; sur le siège de derrière, trois valets de pied; il était debout, avec en mains les guides de six carrosses de Norfolk, 'et la voiture semblait. un immense bouquet qui marche; il était debout, rayonnant d'une beauté d'éphèhe athénien, en veste orientale de satin rouge brodée d'or, culotte de velours noir, gilet de brocard, chaussé de babouches, et coiué d'un turban à aigrette de pierreries; il était debout, le sourire aux lèvres, le regard voluptueux, les moustaches blondes et mousseuses, au souffle de la brise embaumée. Autour de lui, sur lui, les bouquets pleuvaiont, et seul, il dédaignait de jeter des fleurs; il allait, allait, plein du mépris dé toutes choses, la souveraine gloire. A sa boutonnière, une touffe de violettes ce bouquet, il le baisa avant de le lancer, et ce bouqnet, à l'insu de M"" de Corbière, tomba sur les genoux de Suzanne. La jeune Rlle se sentit rougir, mais, audiner, les violettes du comte Giacomo Trabelli fleurissaient le corsage de M"' de Rabutin-Chantal.

A un bal chez la princesse Ivanow, une ancienne de Giacomo, qui espérait peut-être reprendre l'amoureux, 'en lui témoignant de m&'ernelles amitiés, le Levantin acheva la conquête de Suzanne. Cette fois, le marchand de Bagdad portait un frac noir où étinoelait la plaque diamantée d'un ordre étranger il se montra spirituel, distingué s'il aimait le plaisir, le luxe, il aimait aussi le travail, le commerce il se disait ?rma-

teur, et avait des vaisseaux partout bien qu'il ne lui en restât plus un seul il avait des vaisseaux par- tout, en Orient, en Occident, et c'était sa vie, le ira- vail, le travail qui honore, enrichit, autorise les satis- factions mondaines et permet de tair& le bien. La de- moiselle l'écoutait, ravie, et la générale hoohaiHa t~te, d'un air affectueux et encourageant. Un mois plus tard, la princesse Ivanow, allumée pttr des aumônes d'amour, sollicitait de M"' de Cor bière la main de sa nièce pour le comte Trabelli. ¿, On informa le général, et celui-ci reçut des renseigne- ments contradictoires sur la situation du prétendu armateur. Il s'en ouvrit nettement au Levantin <f Ma nièce a trois millions de'dot, sans compter nos espérances nous ne cherchons pas, nous ne voulons pas un mariage d'argent'; mais il faut savoir tout de même. Giacomo, soyez franc vous êtes ruiné ? .Je suis plus riche que mademoiselle. Le régime dotal. Je n'accepte pas ce genre de contrat; il est humiliant. et si l'aieule de Suzanne, l'illustre Sévigné. Cependant. Non. Vous serez sage ?–Mais oui, mon général, mais oui Giacomo avait le génie du mensonge et Suzanne adorait Giacomo -sans le connaître. Les noces eurent lieu à Paris, et les époux s'installèrent dans l'hôtel du comte, au parc Monceau, hôtel hypothéqué, dévoré. Quand le général atteignit la limite d'âge et la retraite, en pleine intelligence, en pleine vigueur, selon l'absurdité de nos lois, M. et M*~ de Corbière obéirent aux supplications de leur nlle adoptive, en acceptant une hospitalité

qu'ils voulurent payer alors commença entre le Turc italianisé et le Français une guerre de tous les jours, de toutes les heures.

Aujourd'hui, M. et M°" de Corbière qui demeuraient à Auteuil, s'étonnaient des intermittences de fortune du mari de Suzanne. Le général apprit que son neveu perdait régulièrement de grosses sommes au Cosmopoutain-Ctub il se rappela que, lors d'une catastrophe miraculeusement évitée, le Levantin déclarait avoir codé, en bloc et sans aucune réserve, tous ses vaisseaux. Vous mentiez donc, monsieur mon neveu ? Giacomo ne mentait pas intervenait la comtesse; il ne se souvenait plus La vente s'étendait seulement aux navires en rade et aux cargaisons marchandes, en terme de commerce restaient les nombreux bâtiments sillonnant les mers, et sur lesquels des consuls ont mis l'embargo. » La leçon, Suzanne la récitait à merveil!e des lettres arrivaient des côtes méditerranéennes, et si le gentilhomme les recevait et les lisait chez des courtiers maritimes, c'était aQn, disait-il, de ne pas transformer son hôtel en un bureau. d'aCairps~ En vain, l'héritier des armateurs laissait voir des factures, des bordereeux de fret, tout cela semblait louche au général, et son neveu lui était suspect. Aussi, dans la crainte des mystères, tremblants de soulever d'horribles voiles et d'éclairer de sinistres choses, par amitié et par pitié pour Suzanne, les vieux parents endormaient leurs inquiétudes.

La comtesse Trabelli se décidait A sonner & donner

des ordres, à courir elle- môme. Giacomo eut une entrée cavaHôre, triomphante.

L'armateurdu Havre, dit-il, m'a avancé la grosse somme, et mon voyage là-bas est inutile, du moins pour quelques jours. Un nouveau bâtiment, deux bâtiments rentrent au port 1

Suzanne joignit les mains:

Avais-je raison d'espérer en Dieu ? Le ToutPuissant n'abandonne jamais ses créatures pieuses, Me!es à l'honneur.

-Un bâtiment, deux bâtiments. trois bâtiments! Ce que je vais nettoyer mon personnel, ces goujats de

vatets!

ni

Sur les insistances de sa femme, le comte prit un, peu de repos; mais, dès neuf heures, i! sonna le maître d'hôtel et lui remit de l'argent pour les domestiques, avec l'ordre de renvoyer aussitôt le valet de chambre et le premier cocher qui, la veille, refusaient d'obéir.

CoiSe d'un chapeau de feutre mou, dernière création

du chapelier à la mode, et vêtu, sous ta somptueuse pelisse, d'un costume gris-fer et du meilleur genre, le Levantin descendit aux écuries il trouva une domesticité payée et respeo:ueuse. Dans la cour, le phaéton était attelé de deux steppers Orloff, et un groom tendait les guides à Monsieur, lorsque le concierge sortit de la loge et vint présenter un paquet et une lettre.

Envoi personnel. monsieur le comte.

De ta part de qui 9

Le commissionnaire n'a rien dit.

C~estbien. Donnez 1

Giaoomo tâta le paquet, l'ouvrit

Tiens! mon revolver.

Puis il déchira l'enveloppe et lut cette carte de visite ÉDOUARD SUDREAU

Capitaine <M Jt" f<'t"< ~</iM<f~ de marine.

Voici, monsieur, votre rewtver Je ne vous

emptehe plus <te voas en servir.

L'amant de La Clarisse domina son émotion~ eut un air d'insouciance.

Faites replacer l'arme dans sa gaine, sur mon bureau je réglerai moi-même l'armurier, un de ces jours.

Le groom venait de grimper à coté du maître. Giacomo, souriant, toucha à peine du fouet les steppers hardis, et le phaéton roula au grand trot.

Après une course chez l'huissier et le versement d'un acompte et d'un sérieux pourboire qui firent ajourner la vente ignorée de Suzanne, le mari ayant le bon goût de cacher à l'épouse les protêts, signiRcations, affiches, tout le tremblement de la procédure,–on s'arrêta devant le magasin d'une célèbre marchande de fleurs.

Avez-vous envoyé le bouquet, mademoiselle?

Monsieur le comte, il nous a été impossible de nous procurer, ce matin, les fleurs désirées nous avons de superbes lilas et des œillets du même prix ? 9 Le prix ne fait rien à l'affaire, mademoiselle j'ai commandé une botte de gloxu~as, et je veux une botte de gloxinias.

Nous allons télégraphier à Nice, et, demain, à trois heures, mademoiselle Jeanne HerbeUn aura son bouquet.

RuedeRivoIi,247? q

Oui, monsieur le comte.

Un louis, si vous ne mentez pas

Vers midi, te gentilhomme renvoyait ses chevaux et s'installait à une table de Bignon., écoutant un maître d'hôtel.

Monsieur le comte devrait commander un 61et à la Rambouillet; il est excellent, aujourd'hui ? T

Aujourd'hui, peut-être les autres jours, détestable.

Il critiqua le menu, les vins ensuite, tout en parcourant les journaux boulevardiers, il s'emplit et s'arrosa délicieusement. Des pensées tumultueuses germaient en lui, se heurtaient. Devrait-il désormais se contenter des ressources de la maison Clarisse ? La matrone lui avait donné tout son argent disponible; l'huissier et les serviteurs absorbaient presque la somme entière. H voulait Jeanne Herbelin, songeait à la duchesse d'Estorg et s'amusait; tel un comptable, à faire jouer sa caisse d'amour prendre ici, apporter là, régaler l'actrice avec l'argent de la duchesse.

Inutile de se présenter phez Herbelin, la jolie avare, sans être en mesure de ponter ferme. Théorie préjudicielle des bouquets, des bijoux.

Au café, pour allumer un cigare, il tira de sa poche un porte-allumettes d'or émai'lé, et la carte de Sudceau se rencontrant sous ses doigts, il relut la phrase étrange. Malgré sa bravoure, la figure du capitaine, les gros yeux éclatants, l'impériate et les énormes moustaches noires troublèrent un peu sa digest:on. Vraiment, Sudreau n'était pas homme à plaisanter. Arrivé de la 'veille, le Tonkinois <– il disait le Tonkinois savait-il déjà ses aventures galantes et fructueuses ? En ce qui touchait les grandes dames si éloignées des relations.habituelles du roturier, l'hypothèse paraissait absurde mais Anna Welty/? !1 se souvint de la conndence de l'ami, au sujet d'Anna ce même soir, le Tonkinois devait diner chez l'horizontale. Pourtant, il lui semblait bizarre que la Welty eût renoué des amours très anciennes, en. s'attardant à un commérage quelconque. Assez d'hésitations! 1 Sudreau l'avait espionné dans la maison Clarisse! Espionné? Un soldat coller son oreille à une porte, Mt-ce au lupanar! Lui, capable de tout, il se révoltait contre cette idée, la repoussait, attribuait la mauvaise plaisanterie à un ragot du Closmopolitain-Club, un ragot, un simple ragot dont il obtiendrait justice mystérieusement, selon sa coutume, le prétexte banal étouNanMa cause grave.

Le chasseur ouvrit la portière d'une voiture de oèrcle, et le comte indiqua la rue Notlet, aux Batigno!!es.

Monsieur le capitaine Sudreau?

Madame est souffrante, monsieur, et M. Édouard ne reçoit pas, répondit une vieille servante.

Faites passer ma carte.

H demeura planté dans le vestibule, et la domestique reparut toute confuse

Monsieur ne veut recevoir personne.

Expliquez l'urgence de ma visite.

A quoi bon?. Le capitaine~ déchiré la carte. Le drôle! Nous verrons cela'Bah! un duel de plus ou de moins

Sur le seuil de la maison, il haussait les épaules, en donnant au cocher une adresse lointaine, l'hôtel d'Estorg, rue Bellechasse.

L'hôtel d'Estorg avait été bâti au siècle des Médicis, restaure sous LouMXTV parMansard, et le duc Pierre, qui le tenait de la succession maternelle, refusait de le vendre à la ville, pour l'installation d'un musée des Arts décoratifs. C'était l'un des rares morceaux intéressants du vieux Paris, un vrai morceau de la Renaissance avec les tours crénelées d'un manoir féodal, p- des architraves de cathédrale, des fleurons et des listeaux, des broderies, des arabesques, des dentelures, un large escalier dé granit à la double rampe de fer forgé, de vastes chambres aux litées majestueuses, des murailles peintes, des bas reliefs, des galeries aux voûtes sonores, une cour d'honneur que des cavaliers de marbre, la lance au poing, gardaient. Tout cela semblait solide, éternel).

Dans la grande salle de réception, des lustres de bronze, des tentures, des draperies, des meubles an- ciens d'un travail merveilleux, ajourés ou gravés dela .couronne ducale, duMasonetde sa devise: « Honneur me mène »; à chaque extrémité de la salle, une haute cheminée au fronton semé de fleurs de lis d'or, et tout autour, des portraits chevaliers couverts d'armures, de garde-coeurs, de boucliers ou de cuirasses, et montés sur des chevaux bardés de, fer; guerriers casqués maniant des haches, Samberges, allennelles, estocades, piques, spontons, hallebardes et .pertuisanes douairières, dames et demoiselles poudrées; pages et seigneurs en pourpoint et en collerette; princes de l'Église à la robe éca'Ïate; chanoinesses nères de la crosse dorée, emblème de leur dignité, et les plus gentils, des abbés do Cour, ~épée au côté, le mantel jeté sur l'épaule, quelquefois, une fleur aux lèvres ensuite, des visages et costumes modernes toute l'histoire de la famille, depuis la prise. de Damiette où saint Louis releva mortellement blessé et bénit de ses mains royales ~ehan le Valeureux, premier duc d'Estorg, jusqu'à la guerre franco-allemande, à la bataille de Reischoffen, où le colonel d'Estorg, père du chef actuel des armes, et.du cadet, le marquis Antoine, aujourd'hui élève à l'éoole de Saint-Cyr, se fit. tuer à la tète de ses cttirassiers. La duchesse mourut quelques semaines après le colonel, et Antoine grandit entre les tendres soins du. frère aîné et de François, un vieux serviteur.

Depuis cinq ans, le duc Pierre avait épousé une

demoiselle de Jamaye, de bonne souche, moins illustre cependant que celle des d'Estorg. -La jeune duchesse Marguerite, nue d'un viveur gâteux et d'une mère un peu maniaque, tous deux disparus, jugea trop solennelle, trop froide, trop sombre, la demeure ancestrale. Elle commença par renvoyer les domestiques et prit des valets plus élégants et alertes, des femmes de chambre aux mines précieuses et futées. Un homme surtout déplaisait à la duchesse, et, justement le vieux François, l'ami de la maison pour François, le duc résista. Madame gémit encore d'un autre refus, lorsque l'idée lui vint de modiner les souvenirs de la Renaissance, en les déshonorant ça et là d'étoffés modernes, de peluches a la mode et de japonaiseries: elle, pleine de goût en ses toilettes, s'ennuyait au milieu de chefs-d'œuvre classiques. Madame insistait le duc abandonna tous les salons, toutes les chambres à sa femme, mais en interdisant de rien changer à la salle des aïeux. Une métamorphose s'accomplit de haut en bas de l'hôtel. Aux meubles, très antiques, admirables et graves, succédèrent des fantaisies luxueuses, gaies et voyantes; le jardin lui-même ne lut pas épargné, et plusieurs de ses beaux arbres disparurent, lors de l'installation, sur la pelouse, d'un jeudelawn-tennis.

Marguerite dépensait à tort et à travers. Bientôt, avec les renouvellements de mobilier, les démolUions pour faire plus étroit ou plus vaste, les dîners, les bals, les chevaux et les toilettes; le duc se trouva gêné, et déjà les hypothèques ensen'aient l'hôtel, quand ma-

dame d'Estorg s'affola du comte Giacomo Trabelli, qui lui avait été présenté à un bal de l'ambassade italienne. A bout de ressources, l'aventurier exploitait la noble dame celle-ci trouvait mille prétextes, mille mensonges pour arracher de l'argent à l'époux et solder ses secrètes amours..

Le duc eut une rébellion, mais il adorait Marguerite, mais Marguerite tomba malade, et un médecin il!ustre, l'un de ces bons praticiens exercés à faciliter leurs clientes amoureuses, en ordonnant aux jolies pécheresses la plage mondaine désirée, la station thermale du rendez-vous, l'illustre docteur déclara « Monsieur le duo ferait bien de ménager les nerfs de madame la duchesse, nature essentiellement nerveuse. Une nouvelle crise peut la tuer! » A dater de la consultation, les exigences ne connurent plus de limites Giacomo se fâchait, menaçait, privait madame de dessert; la duchesse pleurait, et d'Estorg donnait des sommes et des sommes immédiatement enfouies dans le Maëtstrom de l'homme de joie.

Mon Giacomo, mon adoré, écrivait-eUe, la veille de ce jour, le monstre me refuse. Impossible. Impossible. Pardonne-moi?.

Lui pardonnerait-il? Viendrait-il, selon sa coutume, à trois heures?

Marguerite gesticulait, parlait seule, en son boudoir or et rouge. Elle n'était point jolie, elle était s pire ".comme le veut ce qualiBcatif ravissant: un torse de Vénus, des cheveux do maïs mûr, tor-

dus, frisottés en gerbe, au. sommet de la nuque, un pompon mousseux à la Sarah Bernhardt, une bouche vermeille, neuve, presque sanglante, vive fleur de cactus, des yeux de pervenche, des sourcils touffus, des sourcils de sultane, des paupières bleutées, des tempes sillonnées de réseaux d'azur, un nez de déesse du Parthénon, un pied, une main. de Clarisse, puisque Clarisse avait des mains et des pieds de duchesse. Elle venait de faire copier le.costume d'appartement d'une amie, la princesse Ivanow, et portait un déshabillé russe de surah noir souple et soyeux jeté sur un jupon de grosse étamine roage, les manches'rouges, larges et serrées au poignet; gros boa descendant de la gorge arrondie à la jupe en faille moirée déchiquetée; bas de soie gris-perle, escarpins de satin blanc rosé ceinture d'argent très lâche en vieille orfèvrerie moscovite tous les dessous, des dentelles noires ombrant l'aurore de ses chairs roses des voiles légers d'un crépuscule. Ainsi, elle était « pire a, troublante, savoureuse, infiniment désirable.

M' d'Estorg s'assit devant une papeterie en bois des îles, et elle commençait une lettre, lorsque le duo entra, soulevant une portière.

–Excusez-moi! Marguerite; vous écriviez.

J'écrivais.

Un secret de couturier?

Oui.

Elle cacha son griffonnage dans un buvard dd caille.

Pourquoi? Est-ce que vous. pensez qu'un d'Estorg.

Je ne pense à rien, monsieur; je n'aime pas les apparitions féeriques, voilà tout! C'est démodé, même au théâtre.

J'ai frappé deux fois, madame. je me retire. Non, restez, Pierre. Une requête à vous adresser, une petite requête?

Votre costume est une merveille et vous êtes jolie!

Assez russe, n'est-ce pas?

Pierre d'Estorg avait à peine trente ans, et déjà la chevelure et la barbe du gentilhomme grisonnaient, la haute taille se voûtait, le visage languissait, et les yeux si doux et naguère ,si fiers prenaient l'expression attentive, humble, courageuse des vaillants courbés sur un labeur opiniâtre. Ses vêtements étaient propres, ` mais les habits, le linge et la chaussure disaient l'indifférence à la mode, un usage long, des soins, –La requête. t

Chère Marguerite, si c'est encore une demande de fonds, je serai obligé.

C'est une demande de fonds, monsieur. Vous parlez comme un banquier.

Hétas 1 le banquier. Si je refuse, c'est que je ne puis pas.

Que faites-vous donc de votre argent?

Le duo regarda sa femme d'un air ébahi

Il me semble, madame, que vous devriez le savoir mieux que personne. t

Dites que je vous ruine 1

Je ne me permettrai de vous adresser aucun re- proche. Si je suis presque ruiné, je l'ai bien voulu. -0 Vous êtes ruiné, et vous aviez quatre-vingt mille livres de rentes. Je n'en crois pas un mot. Savez-vous, Marguerite, ce que nous avons dé- pensé par année, depuis cinq ans?

Je ne suis point une femme de chiffres.

Deux cent mille francs, au bas mot. Soit, cent vingt mille francs de plus que nos revenus. Les intérêts. s Vous m'ennuyez! Avec un peu d'ordre.

Monsieur. `

En ne vous privant de rien.

Voulez-vous, oui ou non, me donnu )A somme co qui m'est indispensable? f

Le couturier attendra.

Il ne s'agit pas du couturier.

La modiste? 9

Ni de la modiste.

A qui devez vous, a~rs ? 9

–Ehbieu! monsieur, j'ai joué, j'aipe~u: il"faut que je paie.

Ah vous êtes joueuse? Vraiment, j'ignorais. Je me suis laissé entrainer, l'autre soir, chez la princesse Ivanow, et puis j'aime le jeu! 1

Et. vous avez perdu?

–Douze mille francs.

Que vous devez à la princesse 't

Non.

A la marquise de Chalindrey?

Non.

Du reste aujourd'hui, impossible.

Monsieur, quand on descend des ducs d'Estorg, on ne laisse pas sa femme sous le coup d'une dette sacrée, d'une humiliation.

Le créancier, madame? Je prendrai des arrangements.

Je veux régler moi-même cela est plus convenable.

D'ici à huit jours.

Trop tard 1

Peut-être, demain.

Peut-être? Demain.

J'y compte, monsieur.

Marguerite, promettez-moi de ne ptus recommencer de.pareilles fbhes? Vous me rendez malheureux, très malheureux.

Le duc sortit en voiture: des iames roulaient sùr sa barbe il les essuya d'un geste rapide. Hors de vue du quartier, assez loin, il désigna une station quelconque au vatet de pied, et poursuivit sa route, rasant les muraUtes, chétif, trembieur.

Monsieur le comte Trabelli, annonça une femme de chambre.

–EoRn! c'est vous!

Le comte et la duchesse échangèrent un baiser d'amour.

J'ai croisé le duo dans l'escalier.

Et après? Un d'Estorg n'est pas jaloux, mon cher! Il ne lui manque plus que ce ridicule. Il s'embourgeoise sutnsammem. une tenue. des aUuros. Mais parlons de toi, mon bébé, mon amour Tu as Lien compris toute la tristesse. J'aurai les douze mille francs demain.

Oui, comme avant-hier?

Avant-Mer, le duo ne savait rien de mon invention, une dette de jeu.

Moi, j'ai failli me tuer cette nuit, et sans un camarade.

Une maîtresse?

Non, madame, un ami qui m'a ouvert sa bourse toute grande, et. tout y a passé, depuis ce matin graissage de l'huissier, fournisseurs, domestiques. La vente est ajournée, simplement. ajournée, inévitable, prochaine. Marguerite, on m'offre une situation à l'étranger, un poste de consul.

Tu refuseras, Giacomo, ~'pas?

Je vais accepter. Ah! j'en souffrirai autant que toi! 1

-Je te défends de partir r

Si j'avais pu gagner un mois, j'enverrais le consulat au diable-vauvert. Des vaisseaux que je croyais perdus viennent d'être signalés, l'un à Colombo, l'autre à New-York, un troisième à Carthagène, mais les formalités sont longues, très longues. Douze mille

francs ne me sauvent pas. Vingt-cinq mille? Oui, mon Dieu, oui, à la rigueur On pourrait voir venir les vaisseaux, et ressusciter aimable, gentil, sur des positions reconquises.

Et tu n'as qu'un mois à attendre?

Au maximum. L'armateur du Havre en répond. J'oublie le vil métal et veux profiter, ô Marguerite, de nos dernières heures d'amour.

Il s'était agenouillé, et la jeune femme lui embrassait les yeux, la bouche, caressait les mèches de sa' chevelure, et le grand câlin se réservait pudique, chatouilleux, avec les plaintes doutes d'un frisselis de feuillages au souffle du printemps.

Avant de nous quitter.

Tu ne partiras pas s'écria-t-elle. Demain, !a somme convenue. Et pour aujourd'hui, tiens! La duchesse d'Estorg se leva, et, tirant un écrin d'un coffret à bijoux, elle le remit, entre deux baisers. à son cher et voluptueux Giacomo.

Il hésitait.

Vous ne m'aimez donc plus?

Oh si, je t'aime 1

–Prends? 1

C'est que. <

Sur ce collier, on te prêtera au moins quinze mille.

Merci, mon adorée. Dans un mois, je te rendrai le bijou. et le reste. Marguerite, tu me sauves plus que la vie!

Elle lui entourait la tête de ses beaux bras, et il sou~.

pira, grand comme Charles-Quint, enflammé comme Hernani, parfait à toutes les sauces

Mais jo l'ai, te plus doux et !e plus beau cottier

Lca deux bras d'une femme aimée et qui vous aime! 1

Trabelli jura de mépriser désormais toutes les ambassades du monde, et, les portes closes, ils se livrè- rent aux plus effrayantes luxures.

Quand le Levantin sortit de l'hôtel d'Estorg, il consulta sa montre

Quatre heures et demie, fit-il avec humeur. J'ai perdu beaucoup de temps et j'aurais dû expédier madame, ce paquet de nerfs, plus vite que ça! Décidément, les femmes me perdront!

Envoyer le collier de la duchesse à M'" Herbelin? Giacomo n'y songea même pas. C'était la première fois où sa noble maîtresse lui confiait des diamants à mettre en gages, et les diamants, il entendait les rendre, dès que ses vaisseaux de la maison Clarisse lui en fourniraient les moyens; du reste, il avait commandé un bracelet à Barbara, au Palais-Royal. La voiture arrivait rue de Rome.

M. Wormser est chez lui? demanda le Levantin à la concierge.

Oui, monsieur.

Ah! tant mieux! 1

Un domestique introduisit le comte dans un grand salon. Rien du bric-à-brac, ni de l'encombrement ha-

bituel aux vieux israélites, banquiers marrons, consignataires d'objets disparates ou chercheurs de ventes à réméré, les uns et les autres côtoyant les lois pénales et frisant la police oorrectionnelle des meubles riches, des bronzes, des marbres et des tableaux à leur place, pour l'agrément d'un propriétaire artiste et non pour la tentation du client, la juiverio moderne, très parisienne, très fin de siècle, qui commence à surgir.

M. Isaac Wormser, juif allemand, un tout jeune homme, serra les mains du visiteur, s'informa de sa santé et de cetle de madame la comtesse, avec toute la courtoisie d'un ami heureux d'une visite amicale. Ils s'assirent.

Autant le salon différait de l'exhibition raccrocheuse du ghetto de bas étage, autant M. Wormser s'éloignait par la tenue des Abraham légendaires à la houppelande verte et crasseuse, aux lunettes dansantes, aux barbes sales un petit monsieur brun à binocle en redingote noire boutonnée et pantalon à rayures anglaises, bottines vernies, longues et pointues, coiffé à Ja Capoul, un nez un peu crochu, pas trop, un frais visage éclairé de jolis yeux intelligents, une bouche pincée, des moustaches soyeuses. Par un savant effort, H était parvenu à atténuer beaucoup le baragouinement de sa race, l'odieuse intonation tudesque,. les < Fulez-vous de la Pourse barisienne », et les anches t'amur de la Gretchen.

Eh bien! mon cher comte les femmes?

Penh! les femmes! Je me range, et vous? -Toujours sur 1 brèche, et ga coûte! –Vous oies si riche! ·

Non, je fuis des affaires.

P'or?

Si vous voûtez. Mais ce que je reçois d'une main, l'autre main le gaspille, C'est fort curieux. Vous voyez en moi une victime de la double personnalité. Je suis juif, vous ne l'ignorez point ?

Votre nom l'indique.

Mon père était israélite; ma mère catholique et dépensière en diable, et j'ai hérité des deux tempé- raments. Je suis juif pour gagner de l'argent et caholique pour en dépenser. Original, hfin?

Oui, assez.

En résumé, la main droite est avare à la Harpagon la main gauche prodigue à la Trabelli,

Votre main gauche?

–Une affaire? Ato's, la droite Isaac Wormser, côté paternel, vous écoute.

J'aurais besoin de quelques milliers de francs. Et vous venez me les demander.

Précisément.

Sur quoi?

Comment, sur quoi?

Oui, quelle garantie me donnez-vous?

Giacomo présenta t'écrin de la duchesse. ·

Peste! une couronne ducale!

Bijoux de famille. La comtesse, née de Rabutin-Chantal Un de nos oncles était duc.

Isaac examina les brillants et les pertes qui composaient !ecotlier.

Et combiea cela?

Je ne vends pas j'engage.

Pourquoi ne voulez-vous pas vendre? ·

–Et pourquoi voulez-vous acheter? 9

Tout bonnement, afin que la main gauche, la catholique, ait le plaisir d'être agréable à une femme aimée.

Farceur, va.

Très sincère.

Il disait vrai et se connaissait à merveille, ce jeune Isaac, et ils sont nombreux à Paris, les juivaillons élégants, intrépides viveurs, âpres au gain, féroces à la Bourse ou dans leur commerce, circoncis voluptueux, décorateurs de brillantes alcôves.

Je voudrais vingt mille.

Non, sept?

Jamais de la vie.

Huit? Dix?

Finissons-en. Quinze ou rien?

Mais le juif admirait les diamants et les perles; l'a~ faire était excellente. Isaac retrouva son ton plaisant. Vous êtes dur, Wormser ? 9

A droite.

Et si je sonnais à gauche?

Essayez?

Gauche, quinze mille, s. v. p.?

Dans une pantomime étrange, étudiée, le juif gommeux manœuvrait ses deux mains, en forme de

plateaux, les baissait, les élevait, comme s'il y avait eu, à droite, des poids, pour juger le collier, à gauche et ses mains nullement malpropres étaient des balances vivantes, avec un régulateur impeccable, sa têteàlaCapoul.

Voue eussiez fait, mon- cher, un merveilleux acteur 1

Croyez-vous? Je m'amuse.

H aligna quinze billets de milla francs, et dit Les intérêts ? Le taux légal, mon cher comte. Vous êtes charmant, mon bon Isaac.

De la main gauche, monsieur.

Ils signèrent des papiers, et, le Levantin disparu, Wormser grimaça un affreux sourire

Voilà un. gentilhomme-armateur, un maquereau, qui engage les diamants de la duchesse d'Estorg. Je les connais, ces diamants; je les ai eus deux fois; ils valent bien quarante mille, et je les garde, ou tu les payeras-cher, mon garçon 1

A sept heures, après avoir vainement cherché le capitaine Sudreau dans les salons du café de la Paix et au Helder, le comte rentrait à son hôtel. Il rapportait un magnifique bracelet destiné à Jeanne Herbelin, un chapelet d'ivoire et des médailles religieuses à la comtesse, un jouet à son fils Raoul un jouet de circonstance un petit steamer.

L'amant de La Clarisse et de la duchesse d'Estorg s'habilla, et pour célébrer sa résurrection, le gilet à cœur dina en tamiUe, riant de lui-même au souvenir de l'idée da suicide, se disant enfin avec Berkeley

mélangé du moderne Shopenhauer, que tout ici-bas n'est qu'apparence, -illusions, sophismes rêves joyeux ou rêves do douleur, selon l'estomac et les forces vives de la créature. L'épicurien maritime ne tarissait pas de belles histoires égayant le blondin ravi du cadeau paterner et l'épouse vertueuse et casanière, la tendre femme de Fhomme de joie, peutêtre, un jour, (ë:me de peine.

En robe de satin rose, Anna Welty, grosse bon* · zontale brune chargée de bijoux, te cou et les bras nus, une Bgura un peu trop ronde, assez fraîche, avec des yeux gris de chatte et des sourcils épais, un nez à la Roxelane, mouche assassine vers la droite de la lèvre supérieure ombrée d'un duvet noir léger, parcourait le roman du jour, en attendant ses convives. Le salon du petit hôtel de la rue Brémontier était à la mode, panaché de fauteuils et causeuses de styles va riés, poufs ôt coussins orientaux, toute la fantasmagorie des soies brochées et des peluches éclatantes. Dans l'embrasure d'une baie de vitrail formaut véranda, sur le piano à queue drapé d'une chasuble achetée à l'Hôtel des Ventes, dans des potiches du Japon et dans les vases cloisonnés de la cheminée, un amoncellement de p'antes vertes et fleuries kintias aux luisances d'émeraude~ tatanias aux graoieuses dentelles, rhododendrons, allées, camélias, mimosas, primevères de la Chine, gynériums, némophiles d'un bleu azur,

IV

énormes cocoss lançant au plafond, où voltigeaient des amours boums, leurs étoiles superbes, le bouquet d'un feu d'artifice. Puis, çà et là, un guéridon de laque, une psyché, une chaise à porteur en vieux Beauvais, remplie de bibelots, ivoires, onyx, et enfin, dans un angle, toute resplendissante, une harpe dorée sur un piédestal de rouge velours..

Bonne fille, gaie, encline aux sélections Mnou- reuses, adorant les variétés de la bagatelle, mais repoussant les chosea contre nature, Anna vivait tranquille, aimait ce luxe qu'un riche coulisser, le prédé- ] cesseur de M. Monistrac, son amant actuel, s'était plu à rassembler autour de la luronne. Elle vivait, loin du passé, insouciante de l'avenir. Quelquefois, cependant, entre un souper, une chaude nuictée, des cornes à Monistrac, une noce avec Trabelli et la lessive des passagères amours, cette madame Grégoire à la jupe tumultueuse et au parler un peu gras, surtout en présence d'un lapin horizontal, songeait à une maison de braves gens. Là-bas, rue Montmartre, à un sixième étage, elte revoyait son père, sa mère, les Darnct, do ru'ies ouvriers, les frères, les soeurs, et se souvenait d'elle-même grandie en ce milieu honnête et d'un coup, tombée, désertant la famille, courant, aimant, riant, pleurant, la fleur au diable et le diable au derrière.

Anatole Monistrac eut une entrée solennelle.

Bonsoir, chère.

Ce n'est que toi? 'l

Té 1 c'est beaucoup.

–Tuerois?

Pardi Un béquot, Anna ? P

Attention à ma coiffure.

Doucement, ma pauvre. Éboudi! tu sens bon! –Toujours donc? 9 « ma pauvre, té Pardi, Eboudi!

-Je ne peux pas m'empêcher. Plus fort que moi, té.

Monistrac un vingt-huit jours de l'année dernière, géant soufflant l'emphysème, tête noire crépue à l'œil bleu, large visage écarlate, des narines qui ont l'air de renifler l'odeur féminine, un brin de moustaches, une pointe de ventre. Tenue habit noir trop- étroit, gilet blanc barré d'un gousset à l'autre d'une chaine d'or; pantalon trop court, souliers à élastiques. Au moral? DéSnition d'Anna Un miché qui en veut beaucoup pour son argent.

Monistrac était propriétaire-marchand de vins, et ses chais, situés à Bordeaux, quai des Chartrons, jouissaient d'une grande vogue, depuis surtout que le phylloxéra avait dévoré, sans laisser un pied de vigne, ses domaines de la Gironde, du Périgord et de l'Angoumois. Au lieu de relire les inutiles traités de viticulture, l'ancien élève de l'École de Grignon étudiait la chimie vinicole, les aromates d'iris, les colorations, sues d'yèble, betteraves, sucs d~ mûres, acétate de rosaniline, rouge de briébrich il vendait aussi des alcools, e), manipulateur de premier ordre, son bagou aidant, ne désespérait pas d'empoisonner Paris, la France, toute la terre. Il allait, venait, de Limoges,

de Périgueux, d'Angoulôme, de Bordeaux à<Ja capitale, taillait des banques ouvertrs au CosmopolitainClub, se grisait, malgré les remontrances de M. Pierre Lambert, son représentant de la rue des Petites-Écuries, et s'en retournait pour revenir, après une querelle avec sa maîtresse.

Le marchand de vins s'admirait devant la glace. Tu es très galbeux, Anatole. Monte encore un peu ton pantalon, car on ne voit pas assez tes chevilles et tes élastiques La mode est aux élastiques. C'est à Bordeaux qu'on t'a fabriqué ça?

L'habit, le gilet et le pantalon, à Ambazoc, dans les environs de Limoges; les souliers, à la Réole, près de Bordeaux, et le drap et le cuir sont de première qualité. Vos tailleurs et vos cordonniers parisiens n'emploient que des étoiles et des cuirs de pacotille.

Mais, la coupe?

La coupe? Je me f. de la coupe je tiens à la solidité. Du reste, on travaille très bien, chez nous. Les vins ? q

Un commissionnaire a apporté le panier.

Des échantillons épatants! Je soigne tes convives. Gros malin, va!

Je vais jeter un coup d'œil dans la salle à manger.

Ne touche à rien; gare à la casse ?

Si on casse, on paye

Désireux de ne pas s'empoisonner lui-même, Mo- htstrac avait conservé quelques vieilles bputail!es, et

les servait, de temps à autre, pour en bci?e et allécher le client. il vérina le menu, et, s'a~ngeant sur un fauteuil dont les ressorts gémirent

Et nous serons sept ? 9

Oui. Tu le sais bien

Ma foi, non j" n'avais invité que M. 0)isDf<y~ Alors, de ton côté, le jeune auteur, sans doute joMmsieur 'Lepetit, Lemaigre, Leiong ? q

Monsieur Paul Legrand, imbécile 1

Paul Legrand J'aime mieux Anatole Manistrac. Tu ne lis donc pas les journaux 9

Les cours do la Bourse, la mercuriale.

–Intéressant! 1

Les faits-divers, las gens écrasés, les tribunaux quelquefois, lorsque Gamahut ou Pranzini. Le reste, c'est de la blague, et ça m'embête

Si tu lisais les premières représentations, le Courrier dés Théâtres, tu saurais que M. Paul Legrand est un auteur dramatique en train de devenir célèbre. Le théâtre, je ne dis pas. Une bonne loge, pour commencer un somme, quand on a bien diné. Au milieu de la rêvasserie, des choses gaies, et pas de musique. La musique? Si je veax de la musique, j'en fais moi-même

Je te défends de cochonner chez moi, entendstu ? q

A table? jamais! Dans la chambre, ou au lit, ou au bain.

Dehors ou dans les lieux, salaud 1

Entrèrent successivement Otis Drew, journaliste

américain, long monsieur aux lèvres rasées, à cheveux plats et à barbiche d'une blondeur presque blanche il portait le smoking, dernière nouveauté anglaise destinée à remplacer le costume de soirée; Paul Legrand, romancier, auteur dramatique, très correct en habit noir, large front, lèvres riantes et ironiques, belle tailto, bette prestance, chevelure rousse et barbe rousse, le monocle à t'œil Georgette Montgol&er et Berthe Lantis, celle-ci, une blonde grasse en bleu; celle-là, une maigre brune en satin cramoisi, au cou vipérin et au regard de flammes, toutes deux très décolletées, des inséparables.

Anna courut à ses amies.

Que vous êtes gentilles d'être venues!

H s'en est fallu de bien peu que je n'aie pas ce plaisir, fit Georgette. Mon gros banquier voulait m'emmener à l'Opéra où il y a une première. U reste seul, avec sa loge de cinquante louis.

C'est Comme moi, déclara Berthe à son tour, cet animal de Boninski ne s'était-il pas imaginé de me payer à dîner à la campagne?

A la campagne ? Au mois de novembre 1 Par un froid pareil? intervint Monistrac.

Il dit que dans son pays, cette température-là est celle du printemps.

Un Esquimau, ators?

Non, il est de Tobolsk.

Un Sibérien Cossu ?

Assez. Je l'ai envoyé à l'ours, tout de môme.

A fours ? A l'ours? interrogeait le journaliste américain.

Sur le four, monsieur, si vous proférez..

Comprends pas 1

Et il nota, sur un carnet spécial, les deux expres- siens de l'argot parisien.

Monsieur Sudreau vint dire un domestique, maître d'hôtel d'extras, loué pour servir à table, la Welty n'ayant qu'âne cuisinière et une bonne. Le capitaine reçut un accueil charmant de l'horizont:'le. Anna lui tendit une joue, et il demanda, résolvant la '{U~stion

Vous permettez, Monistrac? A un homme qui arrive de si loin, tout est permis. `

A!lez-y gaiement, capitaine t

Anatole se panchait du côté de Berthe et Georgette, et presque à voix haute

On va rigoler tout à l'heure. Ce brave Sudreau en connaît de raides sur les mandarins et les dames de la Chine. Hier, au Cosmo, il nous en a f. A se tordre.

Taisez-vous, Monistrac! ordonna sévèrement la maîtresse de la maison.

Bras dessus, bras dessous, on passa dans la salle à manger, et après le potage, le Bordelais entama l'éloge de ses vins

Château-Yquem 67, LaMtte 74, Clos-Monistrac 52. Des velours Le Ctos-Monistrac, meilleur que < le Pomeyrol, chargé de tanin.

Mais Welty lui coupait la parole

Taisez-vous, Monistrac I

Ma pauvre.

Taisez-vous! 1

Pendant le dîner, il fut question de !a nouveUe pièce de Paul Legrand qui allait être jouée à la ComédieParisienne et dont une actrice illustre, mademoiselie Jeanne Herbelin, devait créer le rôle principal. Sur la prière de !a compagnie, l'auteur indiqua l'idée du drame mais, à chaque instant et malgré les dures leçons d'Anna, le marchand de vins de Bordeaux invitait à boire, vantait ses crus, glissait son adresse en Gironde, au quai des Chartrons et l'adresse de son correspondant à Paris.

Jeanne Herbelin a du talent, et elle est jolie, observait Georgette. Combien gagne-t-elle au théâtre, monsieur Legrand ?

Au moins cinquante mille par année et les feux. Et il y a le Russe, continua Berthe, le baron Kichleff. Oh pas gênant, le boyard mon Sibérien, lui, n'aurait pas la gentillesse d'alter se rafraîchir en son pays neuf mois sur douze.

Le boyard absent, est-ce que?.

Je n'en sais rien, mais je ne crois pas, fit le jeune auteur. Mademoiselle Herbelin doit être glacée, en dehors du baron aisé à servir et de l'animation des planches elle est toute à son art on l'a dit inébranlable.

Oh quant à ça, c'est une autre affaire riposta Georgette qui rééditait l'épigramme étonnante de Dé-

jazet, à la table d'une Altesse Royale contre une danseuse espagnole, amie de la solitude. Très gravement, au milieu des rires, Otis Drew, le carnet à la main, prenait des notes, et la moindre plaisanterie et le moindre calembour s'en venaient grossir la collection mystérieuse du yankee.

Sudreau l'interpella

Vous faites des vers, monsieur Drew?

Non, monsieur; je récolte des gerbes de bons mots pour un cirque anglais. A propos, ma chère madame Welty, pourquoi, diable, cet excellent Giacomo ne se trouve-t-il pas au milieu de nous?

Anna rougit un peu, balbutia quelques paroles, et Otis se tournant vers Sudreau

Un type, Trabelli 1 Il me va ce boute-en-train, et à vous? q

Moins.

Le domestique offrit à boire.

Château-Lafutte? Clos-Monistrac? 9

Taisez-vous, Monistrac 1 recommençait l'horizontale.

Ce n'est pas moi, c'est lui gronda le marchand de vins, en désignant le valet, d'un geste risible.

Puis, dans le brouhaha des conversations, talonné par sa manie intéressée, il élevait son verre, mourait ses yeux ronds, ses boules de loto, claquait de la langue, se frottait le ventre, et semblait dire encore et toujours < Goûtez-moi ça ? Un velours MonistracBordeauX, quai des Chartrons; Monistrac. Paris, voir Pierre Lambert, rue des Petites-Écuries. Bouquet.

velours. nature. Monistrac. Monistrac. Monistrac.*

Berthe Lantis surveillait Georgette et l'Américain. De quoi parlez-vous donc là-bas? Monsieur Drew, si vous faites !a cour à mon amie, je vous dénoncerai au banquier de Georgette, et M. Vernay vous tirera les oreilles à tous doux.

Ma chère, nous parlions de M. Jonathan Shampton, un type qui a des mines de diamants, des fleuves d'or, des lacs de pétrole.

–Et il habite Paris, ce milliardaire? p

II sera ici, la semaine prochaine, il a loué tout le premier étage du Grand-Hôtel, sur le boulevard des Capucines, l'étage royal, en attendant que son palais des Champs-Etysées soit meublé. Fichtre 1 Un lord, n'est-ce pas ? y

Non, un compatriote de Drew, un Yankee. A la bonne heure, car les Anglais. Pouah! 1 J'en connais un, moi, un vrai de la haute. Quel sale muffe Si vous saviez ce qu'il m'a fait proposer par la Noémie Lemercier?. La bête ignoble, l'horreur! Avec lui, Pall JMa// Gazette de Londres, toute l'ordure britannique, c'est l'enfance du métier.

Monistrac but une gorgée Nous écoutons, mademoiselle ? 9

Le gros bonhomme fut volé, et l'horizontale.se contenta d'affirmer que lord Malwitch méritait la cour d'assises, le bagne.

D'ailleurs, conclut-elle, j'ai repoussé les propositions de la vieille Lemercier. Je suis bien rosse

j'aime ça, le bonjour, le bonsoir, à la tire-laridon, et aie donc 1 mais les gagas me dégoûtent 1

Au dessert, les vins exaltaient les cerveaux. Seul, le capitaine gardait son sang-froid, en haut et sous la table, un peu moins, car il entourait de sa jambe nerveuse le mollet de la Welty Monistrao, très gris, appelait Drew lord Maiwitch, l'accusait de violer des petites filles, de salir des petits garçons, des chats et des chiens, d'être l'auteur d'un attentat aux mœurs, dans la galerie de Valois, au Palais-Royal, d'avoir exhibé son sexe devant des ailettes, d'incarner le mystérieux individu d'un procès récent, du procès R* où un honorable député avait été mêlé un peu à la honte de la police et de la magistrature ennn, il lui prédisait Bicétre ou les galères, lorsque Jenny, la femme de chambre d'Anna, vint dire tout bas à l'oMcier

Monsieur le capitaine, un monsieur vous demande.

Son nom?

Elle était payée pour mentir et répondit

Je ne le connais pas; il a l'air d'un militaire supérieur.

Dans l'antichambre, le comte Trabelli attendait.

–Ah! c'est vous, monsieur? fit Sudreau. Visite inconvenante. et inutile, je vous en préviens.

Edouard.

–Vous n'avez donc pas reçu mon envoi?

–Je l'ai reçu.

Alors, monsieur, suivez le conseil, s'il vous :;c reste un peu de cceur.

Je voudrais des explications. H ne me plaît pas, à moi, de vous en donner, et, désormais, je vous interdis de m'adresser la parole et de me saluer. Vous me rendrez raison 1

Est-ce qu'on se bat avec des gens de votre sorte! 1 Lâche! Le comte leva la main sur l'officier, mais Sudreau I lui saisit le poignet, 1 a A bas la patte, ou je la brise 1

Anna, qui accourait au bruit de la dispute, se jeta entre les deux hommes, courageusement.

Le lâche! le Tonkinois! il a peur de ~e faire trouer la tunique! cria le Levantin.

Sans s'inquiéter de l'insulteur déchu, le capitaine 0" offrit le bras à l'horizontale, et Giacomo se retira, écumant, livide. Anna, vous ne vous doutez pas du nouveau métier de ce monsieur? < Si. Il y a longtemps que je connais Trabelli. –Longtemps?. Non, vous ignorez. Par pitié pour sa femme et son enfant, je dois garder le silence.

Le comte TrabeUi sonnait à la maison Clarisse. Où est Madame f

En haut, monsieur, dans le petit salon.

La Clarisse et M"" Séraphine réglaient des comptes. Clarisse, il faut que je te parle, balbutia Trabelli. Veuillez nous laisser, mademoiselle.

La sous-maihesse s'éloigna, et il reprit

Cette nuit, on a écouté à ta porte, on a entendu notre conversation.

Qui ça?

La personne qui m'accompagnait.

–Le capitaine? Tu es fou' Il avait bien autre chose pour l'occuper.

Il m'a espionné, et me voilà déshonore, perdu 1 –Pourquoi? 9

Parce que ce marché honteux. is de traiter

–Honteux? Alors, il n'est pas permis de traiter des affaires?

De cette nature? Non! La femme qui était avec le capitaine? y

–Léa? 4

Oui, Léa. Fais-la venu'?

A cette question « Que s'est-il passé ? p la pensionnaire de M~ Clarisse eut un gros rire et répliqua

Rien du tout, monsieur, absolument rien.

Vous ne me comprenez pas, mademoiselle. Je. Ecoutez, monsieur, interrompit Léa, quand bien même il se serait passé quelque chose, je ne m'en souviendrais point. Le champagne, la valse. J'étais pompette. Lorsque je suis descendue. Vous avez quitté mon ami?

–ParMeut J~ m'embêtais auprès d'un miche qui

refusait tout et ne demandait rien je suis descendue pour souper. Un bon zig, cet original de capitaine; il m'a laissé deux louis.

Léa se mordit la langue, elle venait de se trahir, n'ayant déclaré qu'un louis à la sous-mattresse –Je disais bien il m'a laissé deux louis de dix francs, ça fait vingt. J ai rendu compte à M"* Séraphine.

Il ne s'agit pas de cela. Êtes-vous remontée auprès du capitaine? T

Attendez Je ne me rappelais plus. J'ai failli prévenir Madame, lorsque j'ai surpris mon. miché, dans le couloir, ForeiDe coltee a la serrure de Madame;mais il descendait.

Nom de Dieu! hurla Trabelli en frappant de son poing le dessus d'un fauteuil C'est bien, allezvous-en

Ce n'est pas gentil d'écouter aux portes, et si le capitaine revient.

–Allez-vous-en! 1

Dès que la utie eut tourné les talons, Ij comte baissa la tête, tout secoué par un tic nerveux Ma pauvre Clarisse, je suis foutu, fuutu, foutu. En vain, la matrone lui prodiguait des caresses, cherchait à le rassurera II la repoussait, la fuyait. Tout à coup, il s'approcha d'une étagère et s'empara d'un petit poignard qui traînait entre quelques bibelots. Clarisse bondit vers lui, pleine de cotte pensée que, la nuit dernière, il voulait se tuer.

–Giaoomo, ce poignard? Oht je tempécherai de te détruire!

Elle se cramponnait à ses bras, l'entortillait de ses jambes, éperdue; mais lui, très calme, chuchotait, dominant la créature, la baisant à la bouche, sur les yeux, autour et au fond des oreilles, l'énervant, l'emplissant toute de son soude

Je t'aime, je t'aime Clarice, n'aie plus peur. Je. Je te. Oui, tout le temps! Et rien que pour toi! La matrone se sentait défaillir. A la porte, il s'arrêta, eut un geste, une horrible menace, un ordre de sitence l'ordre auquel les lâohes obéissent toujours et tenant la femme clouée, immobile, sous son regard de dompteur, doucement, il s'éloigna.

Chez Anna Welty, Anatole Monistrao, pris d'un mal de tête, montait se coucher; Paul Legrand s'es- quivait à l'anglaise, et Otis Drew allait recon.iuire en voiture jusqu'à leurs portes Georgette MontgoIRer, rue Taitbout et Berthe Lantis, rue Saint-Georges; c'était son chemin, il demeurait rue Bergère. Sudreau, un habitué des étapes lointaines, avait besoin de se dégourdir les jambes et il s'en irait à pied.

Édouard? 9

Ma belle? Q

Veux-tu un bon conseil? Prends une voiture, ou' bien, ne pars pas!

Je ne demanderais pas mieux de rester, mais, sapristi etMuaistrac? `?

En ce moment, je ne pense point à la bagatelle.

Je le regrette.

–Moi, j'ai peur!

De quoi? de qui? 9

–De Trabelli.

Le capitaine éclata de rire.

Voyons, ma petite, regarde-moi? Ai-je l'air d'un monsieur qui se laisse intimider par des Giacomo? Tu es brave, je sais. Trabelli est capable de tout.

Ma bonne Anna. tu exagères. Les histoires des Pranzini et des Marchandon te montent la tête. Sois franche, tu as aimé ce Giacomo, cet être ignoble? Oui, c'est vrai Je suis bien guérie, va

Hum

Si. La preuve? Je t'attends, demain matin, à huit heures. Monistrac sera à son bureau et nous nous amuserons. au lit.

A huit heures?

Huit heures. Encore un baiser, ma chatte ? Et les Trabelli. on crache dessus! P'fff!

–J'étais folle! 1

Une buée légère tombait sur Pans, fardait les becs de gaz. Pas une étoile, un ciel mort. Sudreau longeait la rue déserte, et, enfoncé dans une porte cochère, le Levantin le voyait venir; l'homme lui semblait beaucoup plus grand, beaucoup plus robuste. Il le laissa passer et, s'élançant, lui planta son

<,

poignard à la naissance du cou, entre les deux épaules. Et quand, sans une plainte, le corps expirant s'affaissa vers sa poitrine, il soutint le choc, un peu à gauche, évita le sang qui pissait à droite, saisit l'arme, l'enfonça de nouveau, et, bien certain de la mort, il étendit le cadavre sur le trottoir.

Giacomo avait oublié l'arme, il avait oublié, assassin vulgaire, de voler la montre et le porte-monnaie pour donner crédit à une attaque de rôdeurs. Comme il se penchait, un bruit de voix ou une illusion le fit reculer, et il prit la fuite.

A une station de voitures, il hésita, mais un cocher pourrait le trahir, le compromettre, et il marcha encore. Devant ses yeux, le parc Monceau s'étendait piqué çà et là de lueurs, entre les feuillages dorés de l'automne et les plus nombreux squelettes des arbres jonchant la terre de leurs dépouilles. II marcha encore. Sur les boulevards extérieurs, la fête foraine battait ses derniers roulements. Ce vacarme qui l'avait éloigné, l'attira, et il sentit le besoin de se mêler à la foule. Des gens le coudoyaient il leur souriait, le chapeau d'à* plomb, le cigare aux dents, comme s'il eût dit à ces mille visages inconnus « Souvenez-vous cette nuitlà, j'étais gai, je riais, s Et il s'arrêta un peu partout, devant les baraques, les somnambules, une ménagerie, les lutteurs en maillot, les tourniquets, les massacres, un manège de chevaux de bois à double monture dont les draperies pailletées d'argent tournoyaient, flamboyaient dans la lumière et à la musique d'un orgue-orchestre qui, pour lui seul, no faisait pas

assez de tapage. Oui, ce monde le rassurait, et toute sa psychologie en éveil, presque calme, il descendit la rue de Rome. Il traversait le pont de l'Europe. Un sifflement aigu, prolongé, l'arrêta net, obscurcit un mon ment ses idées. Tout en bas, à droite de la gare SaintLazare, à travers les ajouraments du parapet de fer, une locomotive le regardait avec ses énormes yeux rouges, et autour d'elle des disques rouges; elle avançait, pareille à une bête colossale, secouant son armature en des chansons diverses de métaux; elle avançait, toute noire, toute fumante, toute grondante; elle avançait, haletait, ronflait, et, sur les plaques tournantes, semblait se hausser, prodigieuse dans le noir pointe de rouge, le deuil, le sang; elle avançait, la gueule ouverte, pour le manger. en vint une autre en sens inverse, sortant des profondeurs du tunnel, et celle-ci chassa l'hallucination.

Le comte montait l'escalier du Cosmopolitain-Club; il rencontra quelqu'un qui descendait, salua, se rangea; l'autre saluait, se rangeait aussi; ils demeurèrent inquiets, tous deux, face à face, prêts à se ~i&er, et Giacomo se vit enfin debout, devant la haute glace du palier, si défait et si pâle qu'il n'osa pas gravir les autres marches.

Monsieur le comte vient de laisser tomber trois ou quatre cigares? dit Félix, un chasseur du cercle. Garde-les, mon ami.

Une heure plus tard, Giacomo pénétrait dans la chambre de sa femme, et, sa jolie académie Lvée au bain, parfumée d'uuc e~~nce orientale, il donnait à la

comtesse des preuves inattendues de l'énergie de ses voluptés.

Rue Demours, au poste ~e police, le cadavre d'Edouard Sudreau était étendu sur un lit de camp et recouvert d'un vieux manteau. Des agents l'avaient ramassé, rue Brémontier, et le médecin qui venait d'arracher le poignard, de mesurer et de sonder les deux blessures, se retirait. Tout de suite, l'identité établie grâce au portefeuille du mort, on expédia un agent au domicile du capitaine, pour demander si l'of&cier quittait ce monde sans une famille, un parent, un ami, une créature quelconque disposée à reconnaître le corps, ee corps devant être envoyé à la Morgue, où l'autopsie serait pratiquée. Tout cela fut sobre, régulier, légal.

Malgré le brouillard très froid, un groupe stationnait sur le trottoir, jetant des regards curieux, dès que s'ouvrait ou se fermait la porte, à l'entrée et à la sortie des serviteurs de la loi.

Un soûlot, sans doute? interrogea une concierge. Non, madame Phélie, répondit un do ses locataires, gros homme vêtu d'un bourgeron bleu, la tête enfumée, chauuèut à l'Ouest. C'est un pauvre jeune homme qu'on a assassiné.

Assassiné ? Oh là, là 1 fit un voyou en paletot sac, le chef orné de la casquette indicatrice a trois ponts, oh! la~ là! Assassiné? R~t-ce qu'on chourine à c't'hcure dans la rue Brémonte? Pass'à la porte Saint-Ouen ou

derrière les fortificass' on est tranquille là-bas, au moins; on n'a pas toujours des sergots sur l'dos. On voit que vous connaissez les bons endroits, observa l'ouvrier, mais ne gueulez pas si fort, car, rien qu'à votre mine, on supposerait bien des choses. A ma min' ? A ma min' ? Avec ça que vous en avez une chouette' d'min', vous, l'enflé C'est p't'êt' ben lui, c'trou dball' d'noiraud, qu'a coupé la cabècho à Barrême, sur sa locomète.

La discussion s'éohauSait. Un agent sortit.

Qu'est-ce que vous faites là, vous autres? Allons, circulez!

J'attends l'bus, m'sieur d'la prévôté, est-ce qu'on n'est point libre d'attendre l'bus à o't'heure ? Vous, si vous no décampez pas, je vous fourre dedans!

Et on appell' ça la liberté du peupl' ? Oh là, là conclut le voyou dont la voix se perdit, crapuleuse. A cause du brouillard et de la chaussée glissante, M"* Sudreau avait dû renvoyer un fiacre, en héler un autre, le renvoyer encore et terminer la route à pied.

Du courage, madame, murmura le commissaire, en se plaçant devant le cadavre.

La femme était petite et maigre avec des papillotes grises à la mode d'autrefois, une pauvre figure toute ridée, une poitrine et dos membres enfantins, un être réduit, absolument chétif, robe de lainage noir, chapeau de deuii, mince châte noir.

Mort, n'fft-ce pM ? On me mentait. 06 est-i! ?

Elle enleva le manteau de police et découvrit le corps ensanglanté

Ah! ce n'était pas un accident?. On a assassiné on me l'a tué

Elle s'agenouilla soudain, et ses genoux claquèrent Longtemps, elle resta là, embrassant le visage et les mains, et les mouillant de ses larmes.

Le commissaire toucha l'épaule de la vieille dame Madame?

Elle n'entendit point; il répéta

Madame?

Que voulez-vous ?

Notre métier est parfois bien pénible. Excusezmoi, si.

Que voulez-vous ?

J'aurais besoin de quelques renseignements pour mon procès-verbal? Ce ne sera pas bien long. Ecrivez, brigadier.

Elle lui donna les renseignements, et montrant le cadavre

Je vais l'emmener ? '?

Hélas madame.

Il est à moi, et je l'emmène chez nous.

Impossible.

Impossible? Pourquoi, monsieur ? Il m'appartenait vivant; et, mort, il est à moi, entendez-vors, et je le veux 1

Madame, la loi a des exigences que je ne puis enifeindre.

On me l'a tué, des brigands me l'ont tué, et. et. et. Expliquez-moi?

Le magistrat n'osait pas dire à la malheureuse mère « Ce corps, on va l'emporter dans un autre lieu, et loin de vous; ce corps, il sera mis à nu, étalé sur une table de marbre un médecin légiste et ses aides, le scalpel à la main, élargiront et fouilleront les blessures; ensuite, on vous rendra le corps deux fois troué parle meurt) ier, déchiqueté par la science. » Il n'osa pas dire non p!us, ou bien, il ignorait ce détail c Ici, l'autopsie est inutile, -elle est inutile, quand l'instrument do mort se nomme couteau ou poignard, et que la victime a été frappée par derrière; mais les médecins légistes aiment les autopsies, surtout celles qui leur permettent de déclamer, sans rien apprendre à leurs carabins assemblés. Madame, la loi est la loi, aussi misérable, aussi bête toujours. »

De tout cela, il ne fut point question, et le commissaire se contenta d'adresser quelques paroles émues à la dame agenouillée.

Et, dans cette nuit, pendant qu'autour d'elle des hommes circulaient sitencieusement, respectueux de ses larmes et de sa prière, M" Sudreau songea au passé, et toute sa vie déborda par grands flots de douleur. Le mari mort, la fille morte, deux êtres pleurés, elle ne vivait que pour Édouard; elle ne se cramponnait à l'existence que pour Édouard. Oh les lettres du Tonkin, les récits où la faucheuse couchait tant de victimes, sans le toucher, les lettres simples et vallantes, comme simple et vaillant le cœur du soldat! Il n'y par-

ait jamais de sa bravoure, mais il contait les béroïsmes des camarades tombés & travers les rizières. Lui, il se portait bien, toujours bien « Quetqu'un me protège. Qui donc? La vieille maman Sudreau, et Dieu ou le Diable ne veut pas que je meure, puisque la vieille n'a que moi pour t'empêcher de mourir. Non, il n'aurait pas d'indigestion de mitraille et il reviendrait < fêter l'honneur de la France, auprès de la maman dont l'humble visage flamboyait si doux et beau, malgré les tonnerres du canon, la fumée des poudres et l'éclair des sabres!

Après des fredaines, le père encore debout, Édouard s'était engagé, narguant la caserne, et le port et les vaisseaux immobiles, désireux des batailles en Afrique, ses grades; au Tonkin, fa croix et des ordres du jour. La dernière lettre du brillant capitaine se terminait par ces paroles joviales « En attendant de voguer sur l'autre côté du Rhin, j'ai obtenu une permutation à Cherbourg. Chaque dimanche, tu feras sauter une omelette au lard, et si je découvre une demoiselle qui me plaise et ne te déplaise pas trop, eh bien ta bru mangera de l'omelette Puis, naîtront des Sudreau. Il te raste juste de quoi vivoter, et je ne t'ennuierai plus de mes sacrées demandes. Aussi bien que les moustaches, la raison a poussé fini, le jeu! Moi, je ne connais que les cartes maritimes. Tout à ton bonheur, la vieille! »

11 était sa joie, il était son orgueil, il était sa'rëdemption, et, sauvé mille fois dos balles ennemies, ce brave enfant mourait d'un coup dans le dos, dans le dos, pas

même à la poitrine, dans le dos, tel un fuyard Là-bas, rue Nollet, à la nouvelle d'Edouard blessé, la servante voulût accompagner sa maîtresse. M' Sudreau répondit < Non, je vais le chercher; allume le feu. Pauvre petit, nous le soignerons; il guérira! »

Le matin, à six heures, une civière fermée, portée par deux hommes, s'arrêtait devant le poste. L'agent de garde prévint le brigadier de service qui s'approcha de la vieille dame

Il est temps, madame, de vous retirer.

Me retirer?

Soyez raisonnable, madame vous avez besoin de repos; on va vous reconduire.

Je veux mon petit; je le veux!

Votre fils vous sera rendu aujourd'hui.

Je ne le quitterai pas.

Il le faut cependant, madame.

Le brigadier et ses hommes, tous des anciens soldats, essayaient de c~mcr la douleur maternelle, en se lançant dans un éloge extraordinaire du pauvre officier. Le chef reprit:

Madame, la crémerie d'en face vient d'ouvrir. Un peu de lait chaud vous remettra?

Non, rien; merci. Le monsieur qui était là?

Monsieur le commissaire de police?

Oui.

Nous l'attendons pour la levée du.

Elle se dressait

Où allons-nous?

H n'y eut pas de réponse.

Le commissaire entra, dit un mot à l'oreille du brigadier puis se tournant vers M"" Sudreau

Voulez-vous être assez bonne, madame, pour passer dans mon cabinet? J'ai une communication importante à vous faire.

Et il l'entraina doucement.

Puis, on chargea le cadavre sur la civière; mais, par une vitre, la dame aperçut le convoi qui marchait, à la rouge lueur d'un fanal.

On me l'emporte, monsieur! On me l'emporte! Et repoussant le magistrat, pleine de la force sainte du désespoir, elle s'enfuit.

Au milieu d'une teUe brume, de crêpes flottants si noirs, que les becs de gaz semblaient des bougies mourantes, le cortège allait lentement, et les porteurs trébuchaient le long du pave gras. On descendit l'avenue de Villiers. Bientôt, avec le brouillard de plus en plus épais, les hommes, perdus, s'arrêtèrent mais on vit, au coin d'un carrefour, des gardiens de la paix qui élevaient des flambeaux. D'après la réquisition du brigadier, les agents guidèrent le convoi. On se remit en marche, et il planait quelque chose de grand, de farouche, de tragique, de solennel, au-dessus de l'humble civière, à la lueur des torches brûlantes, sous un vent de défaite.

Les pieds saignants, le chapeau en désordre, la mère suivait, balancée, éperdue.

Devant la Morgue, un homme dit

Ne laissez entrer personne.

Et la porte se referma sur ce grand cœur de mère, ce pauvre petit morceau de femme qui resta là, tout froid, tout gelé, tout endolori, comme une chienne désespérée dans Paris mort, sous le ciel en deuil!

v

Au coup de la sonnette d'Anna Welty, la femme de chambre entra, disposa sur la table de nuit un plateau chargé d'une tasse de chocolat et d'une bri 'che, déjeuner habituel de l'horizontalè, et s'en vint tirer les rideaux de soie gris argent des fenêtres. Un rayon de soleil que tamisait le vitrail multicolore, égaya les couleurs effacées des murs tendus d'étoffés Louis XIV: tous les sièges, fauteuils, poufs, crapauds, étaient recouverts d'anciennes étoffes, ce qui donnait, en cette matinée joyeuse d'hiver, avec le tapis moderne de velours blanc semé de roses et les floraisons des jardinières, le contraste d'un printemps nouveau et de vieux printemps.

Rossarde au lit, pelotonnée sous un amas de dentelles et de couvertures satinées et voyantes, la tête enfoncée dans une montagne douce, Anna laissa tomber ces paroles

Jenny, ou"re donc à monsieur! voilà plus d'une heure qu'il cogue à la cloison, et il m'agace horriblement t

La servante tira le verrou de la porte qui séparait la chambre du boudoir, et Anatole Monistrac parut, plein d'une rage concentrée. Dès !a sortie de Jenny. .il éclata:

J.en ai assez

Assez de quoi?

De vos impolitesses, té! 1

Et bien de chez lui, la troisième personne en avant.

Elle m'envoie sur un canapé, et madame se prélasse entre ses draps!

Les pochards me dégoûtent, et hier, vous étiez soûl.

Soûl? Moi? Eméché peut-ôtre, plutôt gai, et, d'ailleurs ce n'est pas Tue raison pour me traiter comme Alexandre Dumas père n'eût pas traité un clerc d'huissier.

Où avez-vous appris cette belle phrase?

Dans un journal; je m'embêtais tellement! J'aurais dû rentrer à mon hôtel.

Et. pouvoir? Vous gigotiez, Anatole, vous gigotiez. Monsieur a-t-il bien dormi? 9

Très mal! Atroce, le canapé! 1

Le canapé vous attend, mon cher, toutes les fois que vous abuserez du Clos-Monistrac. Il n'est pourtant pas fameux, le Clos-Monistrac

C'est ça! Débinez mon vin! C'est tout de même lui qui paye votre couturier, le Clos-Monistrac, heinî i Vous devenez grossier; vous feriez mieux d'aller à vos affaires.

On a !e temps! Voyons, ma petite Anna, sois gentille et je te pardonnerai?

Elle est raide, celle-là! Me pardonner. de vous êtrepochardé?

Anatole avançait, implorant sa revanche des tristes heures nocturnes.

Un bé. que?

Anna lui présenta le plateau

Débarrassez-moi de ça, et niez

Unbé. que? J'ai été sage toute la nuit; je pouvais tout chambarder!

Ce que je vous aurais flanqué à la porte, ce n'est rien de-l'imaginer! <

Anna, unbë. que? `.'

Il rôdait, secoué par l'envie de bondir sur le lit, mais il n'osa pas, craignant la rebuffade, le congé dénnitif.

Venez m'embrasser? Ensuite, presto, à vos affaires 1

La bouche?

Non. la joue.

Les joues, d'abord. Une, deusse. La bouche, à présent? 9

Non.

Alorss lep autres joues ? le.

–Zut! 1

Et elle se tourna contre la ruelle, ramenant les draps et les couvertures près de son nez.

A ce soir, méchante.

Oui, oui, à ce soir 1

Il s'eloignait enfin. L'horizontale rappela sa bonne. Je n'y suis que pour le monsieur que tu sais, et s'il prenait à mon animal la fantaisie de revenir < Madame est sortie. »

Oui, madame.

La Welty souleva la portière du cabinet de toilette, en songeant à J'ami qu'elle attendait, à ce jeune et bel ofncier, à son caprice d'autrefois, caprice réveillé avec toutes les ardeurs d'une passion contenue. Sa chair frémissait de désir, et la gente brune, si ménagère de ses charmes à régard du gros ivrogne Monistrac, voulait se donner fraîche, reposée, appétissante. Elle se mit sous la douche, inonda son beau corps d'un torrent glacé; puis, Jenny l'ayaftt enveloppée d'un peignoir de flanelle, épongée, ffictionnée, elle demeura seule, et, sa toilette intime terminée, la chevelure frisée, maintenue par un peigne d'écaillé, ornée d'une fleur, la poitrine, le cou et les bras réchauffés à Feau savonneuse, lavés encore d'une eau claire, parfumés d'essence de violette, toute l'académie pomponnée, bichonnée, revêtue d'une nouvelle chemise de valen.ciennes à mince filet rouge, elle donna au miroir un coup d'œit satisfait, ondula vigoureusement de la hanche et des reins, et se glissa dans le lit tiède encore de sa voluptueuse chaleur.

Depuis quelques minutes, malgré les révoltes inté- rieures d'Anna, l'image du comte Giacomo heurte l'image d'Edouard, plus étégante et Rne, moins banale, et le souvenir de cet homme de l'homme de joie qu'elle méprise et adore en mémo temps, la secoue

d'un frisson jouisseur, promène en eUe un courant magnétique dont elle subit la toute-puissance.

Jenny rentra, tout effarée.

Qu'y a-t-il, ma fille? Tu as l'air d'un enterrement de première classe ? 9

Madame, la laitière vient de raconter qu'on a assassiné, cette nuit, un monsieur dans notre rue! Encore 11 n'y a donc plus de police?

Et. le monsieur? on sait son nom? 9 La laitière ne l'a pas dit, madame.

Les journaux? Cours vite chercher les journaux! Pendant que la bonne descendait, la Welty se prit à trembler, et la scène de la veille entre le capitaine et le Levantin flamboya vivante à ses yeux la cause ignorée de la dispute, l'injure subie, le refus de réparation 'd'honneur, les menaces de Giacomo, tout cela s'accordait! Folte! Édouard allait venir, il marchait vers elle quelque chose de doux et mystérieux le murmurait au profond de son être; la vision du mauvais amour s'évanouissait. Plus de sale Giacomo! 1 Plus de marlou! Edouard? Oui, Édouard Toute à lui toute

Et elle souriait, câline, la gorge à moitié nue, comme offerte en l'échancruro des batistes ajourées, de la valenciennes fleurie de ce mince filet rouge où naguère Édouard trouvait une adorable tentation, lès vrais amoureux s'attachant à des riens qui sont l'amour, tout l'amour, la seule chose digne du créateur.

Des pas retentirent la marche d'un homme.

C'est lui, c'est Édouard H n'a point oublié nos habitudes d'autrefois-; il vient à sa cocotte par le cabinet de toilette, doucement, pour la surprendre endormie et rêveuse, avec un long baiser d'amour. Chut! Faisons semblant de dormir; entr'ouvrons nos lèvres; mouillons nos lèvres un bout de langue rose sur les quenottes, à peine, comme un- toutou qui désire.

–Pan'Pan! t

Chut mon amour, tirez la chevillette et la bobinette cherra?. Moi, je dors.

Déjà, une bouche s'était posée sur la sienne,et Anna soupirait.les yeux clos,la langue engagée et vibrante Ah c'est bon! toujours Encore ?. Ah Ah petit cochon.

Et brusquement, elle ouvrit les yeux et se dressa Trabelli! Vous? Oh! vous me faites horreur Misérable, misérable, c'est vous qui l'avez tué~ I Tué? Qui? Tu perds la boule ? 9

Edouard Sudreau 1

Le capitaine? Q

Oui. oui.

Madame, vos journaux? dit Jenny en frappant à la porte.

Bien. Pose-les dans le cabinet. où tu voudras. non. sur la table.

Sudreau? Le capitaine Sudreau? q

Un homme a été tué.

Pourquoi veux-tu que ce soit. lui? '?

Repoussant les caresses de Giacomo, Anna sautait

à bas du lit, dépliait un journal et balbutiait d'une voix tremblante

« Des agents ont trouvé, hier, vers onze heures, le cadavre d'un jeune homme assassiné, rue Brémontier. Après les constatations d'usage, il a été reconnu que le corps, troué de deux blessures à la naissance des épaules, était celui de M. Édouard Sudreau, capitaine au i" régiment d'infanterie de marine, et tout récemment arrivé du Tonkin. L'heure avancée de la nuit à laquelle nous avons reçu la triste nouvelle, nous empêche de donner de plus amples détails. Nous reviendrons demain sur cette affaire, a

-Le pauvre garçon 1

Anna sanglotait douloureusement, et le comte gémissait encore

Le pauvre, le pauvre garçon 1

Veuillez vous retirer, monsieur.

–Anna? q

Laissez-moi, vous dis-je.

–Quelle folie te poussait à m'accuser de ce meurtre ? 9

Ce n'est pas une folie, monsieur.

Est-ce que j'ai l'air d'un assassin ? °

Nous verrons cela. Sortez, monsieur, sortez 1 -'Et elle me soupçonne 1 As-tu fini, voyons, grande dinde? Le comte Trabelli, ton vieux Cocomo, un meurtrier ? La bonne blague 1

Eh bien oui, je vous accuse 1

Trêve de mauvaises plaisanteries, Anna.

Je ne plaisante pas c'est vous qui.

Mais, de même que, la nuit dernière, en prenant le poignard, chez Clarisse, il avait enlacé la matrone, l'avait grisée, étourdie de ses baisers voluptueux, ainsi, il empoigna la fille, lui mit sur les lèvres le bâillon de sa bouche humide et vivace ainsi, il la grisa, l'étourdit, l'énerva, la suça, frémissante et domptée entre ses bras, jouisseuse, malgré l'horreur profonde, jouisseuse, malgré la sanglante vision, et il murmura, les dents serrées, à l'oreille qu'il venait de lécher et qu'il léchait encore, de temps à autre Oui, c'est moi, qui l'ai tué, c'est moi! Et~je l'ai tué, parce qu'il te voulait, parce que je te veux, parce que je t'aime,parce que je t'adore, entends-tu? Anna, j'ai une femme et un enfant je n'aime que toi, et il faut que jet'aime pour me livrerdelasorte.Ce~ homme, je ne lui avais rien dit, rien fait. II m'a insulté il m'a interdit l'entrée de ta maison, comme s'il en était le maître. Est-ce vrai, Anna?

C'est vrai.

A un moment, je lui demande une réparation d'honneur, et il crache par terre, comme s'il me crachait à la figure. Est-ce vrai, Anna?

C'est vrai.

J'ai eu, tu le sais, quatorze duels, à l'épéo, au sabre, au pistolet; je me suis battu loyalement tou. jours. Avant-hier soir, pendant plus d'une heure, cet homme que je croyais mort, et qui aurait dû être tué ou au moins blessé, s'il s'était montré à l'ennemi avec quelque coutàge, cet homme, ce revenant, me parle de mon Anna, de mon adorée, de ton invitation, de

votre rendez-vous, sans comprendre qu'il me broie le cerveau et me déchire la poitrine On n'est pas jaloux d'un Monistrac, d'un ivrogne, d'un crétin, mais je voyais une épouvante dans ce trouble-fôte resplendissant de la gloriole qui s'attache en France même, en ce pays vaincu, à la culotte et aux galons de l'officier, et je me dis: <c II est chez Anna; Monistrac ivre et < ronflant, elle va se livrer,il va la posséder, me la salir, me la pourrir peut-être d'une v. noire J'accours à ta défense; je l'appelle et l'interroge, au sujet d'un ragot tenu par lui il est insolent, méprise mon cartel, sous le prétexte de bienfaits reçus de toi, une camarade, une amie. Il ne veut rien écouter, il oublie que, pendant des années, le comte Trabelli a semé de l'or à pleines mains, de l'or étranger, au milieu de sa capitale îl oublie nos vieilles relations, les noces où je lui rinçais le bec, et ce goujat, ce roturier, ce cafard, ce lâche, ce Tonkinois préservé, m'insulte et se dérobe honteusement. Vois-tu, Anna, la jalousie vient du cceur, et, selon Pascal, le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. Quand on aime bien une femme, on est jaloux du sourire de sa maîtresse, de sa voix, de ses gestes, du frou-frou de ses jupes, et si quelqu'un vous dispute l'adorée, lui ou vous, êtes de trop sur la terre. Je le répète, j'étais prêt à la lutte loyale. Dans la rue, je rencontre le capitaine et je lui demande Monsieur, vous m'avez insulté; voulez-vous vous battre, oui ou non? Dois-je vous envoyer des témoins? De nouveau, il crache, et son ignoble salive touche mon visage. Alors,. j'ai vu rouge, et si

tu m'aimes un peu, Anna, tu m'aurais dit de frapper 1 1 U avait tellement d'aplomb en son effroyable men- ï songe, que la Welty, déjà gagnée par l'étalage de la bravoure et des humiliations du gentilhomme, s'enthousiasma aux charités de son coeur.

Va, je regrette sa mort tout de môme, car je ne SMs pas méchant, et il laisse une mère. Pourquoi t'a-t-il désirée? Pourquoi l'as-tu recherché?

Un caprice absurde.

La culotte, la tunique, là croix, le panache?

C'est ça. Quel malheur!'

Tu ne l'aimais pas ?

Non.

–Et tu m'aimes toujours? '?

Oh oui, oui, Giacomo 1

–Je te crois, dit plus froidement le Levantin, mais un jour ou l'autre, à une heure de brouille, tu peux me trahir.

Jamais

Souviens-toi de ceci, Anna.

Et le comte Trabelli, d'ordinaire très distingué, eut un siNlement de voyou, un c p'ss. itt » avec un geste de bourreau, comme si d'un coup, en tenant l'horizontale aux cheveux, il lui enlevait la tête, à l'aide d'un instrument qui glisse et chuchote à peine sur les os, et triomphe dans le gras, le beurre de la chair P'ss. itt 1

–Vous me faites peur! A quoi bon? Je vous aime Je t'aime 1

).

Après cettepremièreetutite visite, Giacomo se rendit aux Batignolles, rue Nollet, se fit annoncer à M"' Sudreau quo l'on avait ramenée toute glacée, presque mourante, du seuil de la Morgue. La vieille domestique, très myope, ne reconnut point dans ce monsieur grave, triste, vêtu de noir, et qui s'exprimait à voix basse, le visiteur hautain et fringant, le visiteur si durement éconduit, le visiteur à la carte déchirée. Giacomo se mit à la disposition de la mère pour toutes les démarches, et il mena la comédie en véritable apôtre du mal, depuis la maison Clarisse, où il renouvelait auprès de JMM&uHe les menaces entendues de ta Welty jusqu'à son cercle, au Cosmopolitain-Club, où, les larmes aux yeux, la parole étranglée, il proposait une souscription, l'envoi d'une magnifique couronne aux funérailles de sa victime. L'idée acceptée, il donna trois louis sur les douze mille francs qu'il avait eu la précaution d'aller recevoir des tendres mains de la duchesse d'Estorg. Du reste, il n'oubliait rien, et il trouva au club la lettre suivants

« M7, rue de Rivoli,

« Ce vendredi.

« Des gloxinias, mes Beurs adorées; le bracelet, une petite merveille vous me gâtez, mon cher comte r

« Oui, je vous recevrai, mais au théâtre, dans ma

loge, le snir de la première du Supplice d'un homme. D'ici là, toute au travail.

« Excusez, je vous prie, le farouche et nécessaire égoïsme de l'artiste.

« Mes compliments.

< JEANNE HERBELÏtt. a

Vers la nn du jour, ces messieurs de la Morgue se décidèrent à rendre à M"" Sudreau le corps de son Rts, et l'obligation d'admettre le crime et d'éloigner l'idée absurde d'un suicide chez un homme frappé entre les épaules, se trouva démontrée, à la grande gloire de notre médecine légale.

On était au surlendemain, midi. Sous la porte cochère d'une maison de btrue Noilet, sous la porte habillée de draperies noires aux initiales E. S., une chapelle ardente, des couronnes, des fleurs, et, sur la bière, une croix de chevalier, un sabre, un képi d'ordonnance. A droite et à gauche du catafatque, deux sœurs de charité à la coiffe blanche et à la robe de bure, le. chapelet aux doigts, agenouillées en prières. Dans la rue, beaucoup de monde ofiloiers de toutes armes en tenue, membres du Cosmopolitain-Club, voisins, la foule banale. De l'autre côté du trottoir, juste en face de la maison du mort, une compagnie du ii7*, commandée par un capitaine.

Tous les fronts se découvrirent. On chargeait le

cercueil; les tambours, voilés de crêpes, battaient aux champs l'officier leva son sabre

Présentez. armes

Alors, on vit s'avancer M°" Sudreau, défail- lante, et que soutenait le comte Trabelli, mais le meurtrier, ne poussant pas l'audace j jusqu'à conduire le deuil, s'effaoa devant un parent éloigné de la famille et se mêla au cortège. Près de lui, un monsieur = essuyait des larmes, un jeune homme d'une trentaine d'années, moustaches brunes relevées en croc, cheve- lure courte, visage bronzé, regard intelligent. TI était vêtu, sous un pardessus de couleur marron, d'une redingote noire ornée du ruban de la médaille mili- taire, et tenait à sa main gantée de noir un gibus doublé de satin avec deux lettres d'or surmontées d'un tortil de baron. Malheureux ami. si bon, si gai, si brave. Vous l'aimiez bien, monsieur; je l'aimais aussi, allez dit Giacomo. Un de nos meilleurs camarades. Vous êtes militaire?

Oui, monsieur, je suis capitaine, comme l'était Sudreau.

Dans le même régiment? 9

Non. Dans 1'in'anterie de ligne; mais je l'ai vu à l'œuvre au Tonkin; il aurait mieux fait de mourir la-bas.

Bien triste mort.

On ne sait rien de l'assassin?

Absolument rien.T"~

Il n'y a plus de police On assassinera bientôt en plein jour. Moi, je suis aussi brave qu'un autre; eh bien j'ai toujours une arme sur moi.

Il tira à demi de la poche de son pardessus un poignard qu'il montra au Levantin, et celui-ci répondit froidement

Je préférerais un revolver.

Un revolver? On rate son homme; le meurtrier le savait bien, lui.

Il est étrange que la police.

–Oh! monsieur, la police, elle est vendue ou idiote. Tous les policiers, des maquereaux On arrivait à Sainte-Marie des Batignolles. Pendant toute la cérémonie, le comte demeura grave, les bras croisés, la tête basse, gonné de douleur, mais d'une douleur noble et virile. Du côté des femmes, à gauche, Anna Welty sanglotait, le front entre ses mains; dehors, Anatole Monistrao, Paul Legrand et Otis Drew fumaient des cigarettes.

Au retour du cimetière du Nord, ou la famille possédait un caveau, l'omcier médaillé entra dans un caië du'boulevard de Clichy, demanda un bock, et sur son calepin écrivit des notes rapides:

COMTE NACOMOTRABBLU

w

.ajMM bronché devant le ~o~aard. Tristesse raisonnable et distinguée. Ce Rubempré aora~-J~ MB Vautrin {' surveiller.

ANNAWELTY

Douleur exubérante, mais vraie. Savojr les relations d'Anna et de la vjc~Mae. Est-ce la femme f

BERTHE LANTIS ET GEORGETTE MONTOOLFÏER

Amies <f~aaa. ~afeB~N Ildétait pas ~r~, ~M~ Monistrac e~< roBt~.

ANATOLE MOMSTRAC

7mHjga!uNaB<, nul.

OTtS DREW

Agité, bizarre. A surveiller.

y PAUL LEORAtm

Très absorbé. Dans sa conversation avec Drew et JMiMus~rac, entendu pièce, Comédie parisienne. Et M. Ange Perrin, inspecteur de la Sûreté, se rendit a la Préfecture de police.

R avait fallu au comte Giacomo toute son âme pour ne pas trembler à la vue du poignard; it se sentait armé contre iMi-même. La leçon du policier étaitbonne, et il serait en. garde. Que d~éoueus Que de

mystères! Que de terreurs! D'un côté, Anna Welty; de l'autre, la Clarisse, deux femelles, la double perdi- C tion!

Le meurtrier ignorant et vulgaire a l'instinct d'un fauve; la bête et l'homme sont repus, à la suite du carnage, et la nourriture endort ou déroute l'instinct. Mais l'intelligence d'un grand criminel se déve!oppe avec le crime, et alors l'assassin est un nageur habile qui lutte sur les Bots d'un coup, ses mains et ses pieds acquièrent une agilité extrême, son œil a des horizons jusqu'alors inconnus, son oreille perçoit le moindre bruit; le.cerveau et les sens réveillés s'exal.tent. A moins d'un péril immédiat la gueule ouverte d'un monstre ou l'appel attractif d'un tourbillon– Ïe nageur ne change rien à ses mouvements, à sa~ mé- c thode. Si le meurtrier ignorant et vulgaire, le fauve repu; diminue ou accélère sa marche, modifie sa voix, son geste, ses allures, se fait couper les cheveux, noircir ou blondir ou raser la barbe, se fatigue et se perd dans les métp'.tjrphoses du caleçon, l'assassin de génie continue sa route, toujours lui-même, et souvent gagne la rive, comme un vrai nageur, à bras- sées égales.

Pour le comte Trabelli, les jours d'une semaine s'efïeuiltèrent pareils du calendrier héraldique de sa bibliothèque, visites à la maison Clarisse, rendezvous amoureux chez la duchesse d'Estorg, chez Anna Welty, soupirs vers la cruelle Jeanne Herbelin, de hautes noces, des bals, et entre la vie mondaine, des causeries: familiales à l'hôtel du parc Moncean, des

tendresses à l'épouse, des tendresses à Raou~ promenades en voiture, spectacles honnêtes, devoirs religieux, un concert de charité, la réjotussance d'une féerie. Tout d'abord, le superbe meurtrier s'inquiéta des arrestations de quelques rôdeurs de barrières on arrêtait, on relâchait; les journaux « blaguaient & !a police, lui jetaient à la faèe la disparition de l'introuvable Walter, l'assassinat mystérieux du préfet de l'Eure, et tout cela finit par l'égayer extraordinairement.

Où il se montra vraiment nouveau et hardi, c'est lorsqu'il vint dire à la matrone, un soir, et à l'horizontale, un matin, riant ici et là à gorge déployée c Je t'en ai f. une bonne, avec l'histoire du pauvre capitaine. Moi, assassiner? Allons. donc! je suis si enfant; tout m'amuse Né pour le théâtre, je jouais la comédie, et j'avais tort, car on doit le respect aux défunts. Assassiner Sudreau 1 Et pourquoi, Clarisse ? Nous étions les meilleurs camarades du monde. Assassiner Sudreàu 1 Et pourquoi, Anna? On se disputait, on se raccommodait, te lendemain, toujours. Tu ne me crois pas ? Ni l'une ni l'autre n'osait répondre. < Pas d'allusion, tout de même ? concluait-il en pleine rigolade. Si je t'accusais d'avoir volé le dôme des Invalides, on viendrait t'arrêter surveille ta jolie langue 1 Et, à tour de rote, il tes embrassait, et elles donnaient du bec et de la hanche, et elles moussaient de luxure, toutes deux résignées, attentives, serviles.

Quand la journée luisait sous un beau ciel, Giacomo

sortait à pied, errait le long des boutiques du boulevard des Italiens,. du boulevard des Capucines, de la rue de la Paix, de l'avenue de l'Opéra, ses endroits familiers, et il aimait à juger de l'effet qu'il produisait sur les marchandes des comptoirs et les bourgeoises boutonnées, et les filles voyantes, et tout le troupeau féminin. Des rougeurs naissaient à son passage; des poitrines oscillaient des jupes se trémoussaient dans un vent de désir, et l'horizontale, et la chaste bourgeoise et la grande dame, et la petite ouvrière, et toutes emplissaient de lui et leurs yeux, et leur cœur, et leurs trésors. Qu'il était séduisant avec ses blondes moustaches, son torse cambré, son regard de velours et de chaude lumière, ses lèvres rosées, désireuses, criminelles, et le balancement.voluptueux de sa croupe élégante Il lui arriva d'essayer ses forces, et de midi à minuit, le tableau varié de l'homme de joie marqua le nombre seize chiffre authentique, inconnu au reste des hommes.

Le comte TrabeIIi, venait de recevoir, un télégramme bleu du journaliste américain Otis Drew, une invitation à diner à la Maison-Dorée. A sept heures, il entra au restaurant, et les amis s'installèrent à l'une des tables du fond, sur la rue Lafntte. J'ai un service à vous demander, mon cher ami, fit Otis, qui avait commandé le menu des huîtres, un potage bisque, des bouchées à la reine, un ppulet sauté à la bordelaise, truffes et pommes de terre, une salade de légumes, du chostor, des fruits, trois ou

quatre vieilles bouteilles, la première de ohâteauyqu&D, les autres de clos-vougeot.

Tout à vous, mon cher.

Ma poule aux œufs d'or arrive ce soir. Encore une bouchée ?

Merci, je me réserve pour les truffes. La poule aux œufs d'or? L'Américain ? q

Yes. Ce ch&teau-yquem me semble préférable au Clos-Monistrac, et à vous '1'

Monistrac ne vend'que de la cochonnerie.

Master Shampton est un original, un excentrique. Vous savez que je suis attaché à sa personne ? Q

Vous me l'avez dit.

A présent, lisez cette dépêche.

Otis Drew passa le papier du télégraphe à Giacomo, et celui-ci lut à mi-voix, en riant de tout son cœur:Le Havre farA.

Entre ce soir ~M*Mf, gare ~Saic~aza~e, neuf heures quarante, avec j&&Me-soMH' et nièce. A vezpromis de m'amaspr; amusez-moi ou je vous ArtMe la cer~e~e.

JONATHAN SHAMPTON.

Eh bien 1 il faut l'amuser cet homme 1 Original, excentrique, mais philosophe.

–'J'ai compté sur vous, Giacomo. Avec le comte Trabelli, il n'y a pas moyen de s'ennuyer, et voua

êtes la vivante expression de la gaieté parisienne, de la gaieté universelle. Certainement, master Jules Janin songeait à vous, quand il écrivit son admirable préface de Gil Blas « Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd'hui et recommencer le lendemain. »

Oui, sans doute, mais pour s'amuser, à Paris surtout, il faut beaucoup d'argent.

Master Shampton ne connaît pas sa fortune mines d'or, d'argent, de cuivre, banknotes et pétrole. panachés.

Le logement provisoire de votre illustre compatriote ? 9

Tout le premier étage du Grand.Hotel.

Fichtre !étage royal! Il était occupé par un prince indien.. Mon Yankee le voulait, et il a fait offrir une indemnité au voyageur.

Le prince a accepté? y

Avec délices, amours et pas d'orgues.

–La grosse somme~ alors? 9

Probablement. Ce n'est pas moi qui ai été chargé de la négociation. Vous venez à la gare ?

Le chercher ? Ma foi, non.

Vous me tirerez d'un grand embarras, Trabelli. D'autant plus que master Shampton est capable de m'attoxer une indemnité, comme au prince indien, pour que je te débarrasse de mistres8 Roaatin, de miss Lizzie et de leur suite, si l'idée lui pousse de faire la fête avec vous cette nuit.

Soyons sérieux vous êtes assez intime. J'ai été trois ans le secrétaire de ce colossal Américain, à New-York. H est mon patron et mon ami, et il ma saura gré de lui présenter le gentilhomme le plus aimable de Paris.

Trop flatteur, en vérité.

Un verre dé kûmmel, un cigare et partons. Ma voiture est à la porte, et trois landaus sont commandés pour l'arrivée.

Sur le quai de la gare de l'Ouest, Otis Drew et le comte se rangeaient devant l'express du Havre. Tout d'abord sautèrent d'un wagon de première classe, deux nègres en livrée de voyage, un gros intendant, M. Bob Nilend's, une jeune mulâtresse et plusieurs domestiques Mânes. L'un des nègres se précipita vers un wagon-salon et, repoussant l'employé de service, ouvrit la potière.

Jonathan Shampton descendit le premier, bientôt suivi de sa belle sœur, mistress RosaUa, une jeune veuve, et de miss Lizzie, sa nièce. De haute taille, droit et robuste à cinquante ans, le corps maigre et sain, un visage anguleux glabre et frais, le regard vif, v des lèvres minces où errait un sourire d'ironie contenue, le Yankee était coiffé d'un bonnet écossais dont les longs rubans flottaient derrière la tête grise et rase, vêtu d'un complet à carreaux verts et rouges, et enveloppé d'un < voyage blanchâtre qui lui couvrait les talons; une aMoche de cuir fauve en bandoulière; des revolvers dans toutes les poches, et sous un bras, un petit tigre. Mistress, jolie, excentrique, point ridi-

cule, chapeau Rembrandt, robe mauve, pardessus foncé, gantée à la LongueviMe, grande et brune, le nez aquilin, délicat, le teint hâlé, bouche purpurine, dents blanches, yeux éclatants avec des sourcils touffus, Men en chair à l'aurore estivale. Miss Lizzie, dix-sept ans, un amour de blondinette vaporeuse et rosée, le type de Chaplin, robe bleue, capote noire et jaune, des mains gantées de Tyrol, légères et fines, un cache-poussière gris-souris.

Otis Drew, je crois? demanda Shampton.

Bonsoir, master mes hommages, mistress et miss. Vous avez fait un bon voyage, master ? Je vous dirai cela tout à l'heure, Otis; prenez vos tablettes, et écrivez.

Le secrétaire attendait, le carnet à la main; 4e Yankee dicta: '¡,

« Neuf heures quarante-cinq minutes, 4 décembre i886, arrivée à Paris de Jonathan Shampton, citoyen de la libre Amérique, dé Rosalia, veuve Augustus Shampton, sa belle-sœur, et de miss Lizzie Shampton, sa nièce avec cinq minutes de retard. »'

.de retard.

C'est tout. Où est le chef dè train? 9

–Le voici, master. Tenez, mon ami; prenez cette banknote de cent dollars. Vous n'avez pas déraille, et en Amérique, on Déraille toujours.

Le chef de train remercia, s'éloigna, n'en croyant pas ses yeux, tandis que Drew faisait avancer le comte Trabelli

Permettez-moi, master Jonathan, de vous présenter le gentilhomme le plus aimable de France, le comte Giacomo Trabelli, un de mes amis.

L'Américain examina le monsieur, de la tête aux pieds, et la main tendue, largement ouverte

Comment vous portez-vous, monsieur TrabelU? –A merveille, monsieur, répondit Giacomo, en étouSant l'envie de rire que lui causait la réponse habituelle de tous les Yankees à une présentation. Par trois fois, Shampton lui serra la main.

Vous êtes gai, monsieur?

Très gai.

Moi aussi, je suis gai.

Et, sous la dictée du maître, Otis Drew écrivit « Neuf heures cinquante-deux minutes, Jonathan Shampton rencontre un homme très gai, le comte Giacomo TrabelU.

Le Levantin, hésitant d'abord, caressa le petit tigre. –Une de nos grandes artistes en a rapporté un tout pareil de sa tournée dans le Nouveau-Monde.

C'est moi qui le lui ai donné. Je tiens à celui-ci, mais voulez-vous son frère?

Volontiers.

–Je télégraphierai, demain, à mon fournisseur. Ot:.3 Drew, inscrivez « Un tigre pour le comte TrabelU. »

Giacomo se faisait galant, respectueux auprès des belles Américaines; un des nègres vint annoncer que les voitures stationnaient devant le péristyle mistress Rosalia et miss Lizzie prirent place avec la jeune mu-

lâtresse, et quand on ouvrit la portière du second laadau, le Yankee laissa entrer le Levantin et Otis, déclarant qu'il voulait monter sur le siège et conduire. Ce n'est pas permis, monsieur, observa le cocher. Jonathan eut un. seul mot, un mot qui disait sa vie, sa manière d'être, sa civilisation, la souveraine force:

Combien?

Ah! m. montez, milord, voici les guides.' Enflammé par le pourboire royal, impérial, !e cocher indiquait la route; Jonathan fouaillait vigoureusement les rosses, et l'on marchait au grand trot. Les domestiques noirs suivirent dans la troisième voiture, et les autres serviteurs restèrent à la gare, attendant les bagages nombreux. Au Grand-Hôtel, l'Américain invita Otis Drew et le oomte Trabelli à souper, un souper de garçon; les dames dormaient.

Jonathan esquissait des idées de fêtes prochaines, et Giacomo se retirait à minuit, en songeant Paris n'est pas gobeur, mais cet homme épatera Paris! i

VI

Hait heures du matin. Le duo Pierre d'Estorg sortit de son hôtel de la rue Belleohasse, et tandis que la duchesse Marguerite rêvait de Giacomo, dans le froid vif il manha, le chapeau à haute forme sur les yeux, tout enveloppe d'une longue pelisse, dont le drap bleu était propre, mais la garniture de loutre pelée au col et aux manchettes. Il allait, allait, affreusement triste.

Boulevard des Capucines, quelqu'un l'arrêta. Tiens, monsieur Lambert Comment vous portezvous, monsieur Lambert?

Je vous remercie, très bien et vous, mon cher monsieur Vernay?

–Moi~ ça boulotte.

Le duc d'Estorg et le passant échangèrent une poignée de'main; le passant, uu ventru à binocle, gibus à bords plats, les cheveux poivre et sel, la face

colorée, des favoris blancs, la lèvre gourmande, les jambes courtes, l'œU d'un brave homme qui aime le jupon, la neuve et riche fourrure d'un banquier à son aise, banquier et amant de Georgotta, l'une des amies de la Welty.

–Dites-moi, Lambert, avez-vous encore de ce petit bordeaux?.

Un petit bordeaux, lo-Ctos-Monistrao fit d'Estorg, le poing à la hanche, la tête soudainement lovée, la mine résolue, à l'instar d'un commis voyageur.Un petit bordeaux, le clos Monistrac 1

Oui, il est bon. avec un peu de bouteille. Envoyez-m'en deux barriques, mon ami. De la fine Champagne? 9

La une Champagne? Hum! La goutte. Je veux vous être agréaMe.Un panier de vingt-cinq bouteilles, mon garçon? Notez ça. Irez voir les dames, sur le ..0 bénef. Il faut que tout le monde vive.

Mon garçon t

Monsieur le duc Pierre d'Estorg remercia humblement, s'éloigna, redressa encore sa musculature défaillante, et jamais il ne parut plus grand.

Il y avait déjà trois années que co gentilhomme plaçait du vin pour payer les robes de sa femme et maintenir sa demeure seigneuriale. Une nuit qu'il rentrait à Paris d'un voyage à travers la Gironde et que, las des emprunts,il imaginait une fortune par le travail, M. Anatole Monistrao monta dans le wagon, à la station de Libourne. Bientôt, selon son

habitude, le Borde!ais engagea la conversation. Justement, il cherchait un représentant. e J'ai des relations, dit le duc. On causa jusqu'à Paris, et peu de temps après, d'Estorg sous l'un des noms de sa mère née Lambert de la Roohe-Heurteau devint remployé de Monistrac.

Sa double vie de gentilhomme et de marchand, le duc la menait à merveille, à l'insu de la duchesse et des serviteurs il la menait, plein des ruses d'un sauvage, des habiletés d'un vrai diplomate, de la foi d'un martyr. Le matin, le bureau; la journée, visites aux clients, mille prétextes; le soir, la nuit, les écritures. Souvent, il plaçait la marchandise pieux mensonge comme la provenance directe de ses domaines du Médoc, et sa situation de propriétaire, autrefois véridique, n'était point aujourd'hui suspectée quelquefois, il achetait à Monistrac, revendait à son compte, toujours sous le nom de Pierre Lambert. Ainsi, à force d'humiliations, de larmes cachées, d'angoisses, de rancœurs, il arrivait à gagner une quinzaine de mille francs chaque année, somme insuffisante à préserver les derniers vestiges de sa fortune.

Les vins de Monistrac? Une horrible et savante fraude! Oui, certainement, mais la clientèle se déclarait satisfaite, et lui, le pauvre grand soigneur, il n'avait jamais bu, il ne buvait jamais que de l'eau! l~

Rue d~R Petites-Ecaries, cette enseigne, des lettres

immenses, dorées, flamboyantes; en demi-cercle, audessus d'une porte cochore:

ANATOLE MONISTRAC

PROPRtÉTAME, NÉ60CÏANT EN VÏN8

A Bordeaux, quai des C~ar~roaN

A PARIS, PÏBRRB LAMBERT, REPRÉSENTANT

Les bureaux se trouvaient à l'entresol, et dans !a pièce principale, un jeune commis allumait un feu de coke, époussetait les meubles, table à casiers verts, sièges découpés au faubourg Saint-Antoine. Sur les murs des plans de vignobles, la lithographie du Château-Monistrao.

Rien dé nouveau, Firmin?

Non, monsieur -Lambert.

Le représentant nota la correspondance, factures, billets à ordre, lettres des gares et des camionneurs; demandes de renouvellement, d'échantillons, le traintrain habituel de l'emploi, et cet homme songeait à sa dème endormie, rêveuse, en son hôtel, au milieu du luxe. Nutle jalousie bourgeoise, nulfe inquiétude d'honneur, la foi conjugale absolue, l'amour; un seul regret pas d'enfant! et tout aussitôt, une pensée amère: les charges sont lourdes, et l'héritier est inutile.

En jaquette verdâtro,,pantalon clair et collant, son chapeau melon à la main, un stick sous le bras, MonistMC entra.

Votre serviteur monsieur Lambert.

Monistrac, pourquoi me dites-vous encore <monsieur? »

L'habitude.

Monsieur Monistrao?

Je vous en prie ? Monistrac, Monistrac tout court? 9

Le duc d'Estorg était d'une grande politesse avec son patron, mais il jugeait naturel, après trois ans d'un commerce assidu et d'une entente parfaite, de se familiariser un peu en la compagnie du méridional. Eh bien Monistrac, insolent ailleurs, hésitait. Ce diable de M. Lambert avait quelque chose 'd'angélique, d'inconnu, un quelque chose de profondément respectable, au-dessus des autres hommes.

Quel bon vent vous amène?

La culotte. pardon. une purée au bac. Incorrigible?

Depuis la mort de ce pauvre capitaine, je ne dors plus, et j'ai besoin de m'étourdir. Ils m'ont étrillé, au Cosmo. Vous avez en caisse? 9

Dix-huit mill~cinq cents.

Ma balte! Excusez?. Je remettrai ça, pour les échéances. Nos commandes?

Trente-quatre barriques à 300; puis, les eauxde-yM.

Monistrac écouta l'énumération, en empochant des billets de banque.

Vous êtes un Dieu! Les retours?

Un seul retour, la traite de Valpujol.

Le brigand 1 Poursuivez-le A outrance Enlevezlui le c. Mille excuses, monsieur.

Je ferai ce que vous voudrez, mais, le poursuivre, ce n'est pas mon avis.

Hein?

Les poursuites conduiront Vaipujol à la faillite. Accordons-lui un renouvellement. je vous prie? Bien.

Merci.

Vous avez une façon de parler. Vous adouciriez un tigre. A présent, 'mon cher monsieur Lambert, vous allez me faire le plaisir, l'honneur d'accepter à déjeuner au cabaret?

Impossible! Je suis attendu chez moi; je regrette.

Un collage?. un ménage?. Non, un collage; il n'y a pas d'autre mot, puisque vous n'êtes point marié. Où donc restez-vous?

Chaussée du Maine.

On ne pourrait pas vous pousser une visite? Mon installation ne me permet guère de recevoir.

Je parie que votre argent est employé à secourir vos vieux parents. Vous me trouverez indiscret?. Motus 1. Ah! je devrais vous imiter; car je.suis un

gueux, moi, un tripoteur de cartes, un Don Juan, un Lovelace, une crapule! Connaissez-vous Anna? g Anna?

Anna We!ty?

Je ne vois pas.

Vous sortez peu La rosse et le bac me tannent le ctur, et j'ai une femme, une brave femme et deux mioches, à Bordeaux. Ah! ça me colle! ça me colle! 1 A midi, Pierre Lambert se retrouva duo d'Estorg et déjeuna à son hôtel, avec la duchesse. Pour les douze mille francs-la dette de jeu de Marguerite, l'enOIade nouvelle de Giacomo–il avait emprunté, mais son crédit s'épuisait partout.

Le lendemain matin, un dimanche, accablé d'une nuit passée à régler des faotures et à mettre à jour le brouillard, le journal et le grand-livre de la maison Monistrao, le duc essuyait des la. mes, au moment où François parut devant son maître.

Ce vieux François à la tête blanchie, tout rasé comme un prêtre ou un cabotin, dont l'habit à la française, la culotte courte, les bas de soie noire, les souliers à boucles d'argent cirés à l'oeuf, le tout savamment brossé et ménagé, dont l'échiné maigre, les jambes maigres et tremblotantes, la Bguro osseuse et jaune et les mains ridées disaient une servitude désintéressée et fidèle, était depuis quarante ans au ser- vice de la famille d'Estorg.

Que veux-tu, François?. mon ami, j'ai besoin d'étreseul.

Pour pleurer, monsieur le duc?

Pleurer, moi? 9

Mon cher maître, vous êtes malheureux? '?

~Fu es fou, mon pauvre ami.

Je ne suis pas fou, monsieur le duo, et je sais bien des choses.

Tu as à me parler? Assieds-toi.

M'asseoir devant monsieur le duo, oh! jamais! 1 EnBn, que me veux-tu?

Je possède quelques économies, monsieur le duo, et.

Je n'ai pas besoin d'argent. Merci.

Quand monsieur Pierre était tout petit et que monsieur Pierre avait du chagrin, François le consolait. Aujourd'hui, monsieur le duo est un homme, et son secviteur, l'homme robuste d'autrefois, un vieillard mais les cœurs n'ont pas changé, les cœurs n'ont point de rides, et puisque madame la duchesse vous fait de la peine.

Le duod'Estorg se dressa, irrité

Tu es injuste envers ma femme; tu. lui gardes rancune d'avoir voulu te renvoyer, lors de notre mariage. Ma tristesse vient d'une autre cause!

François avait pénétré tes mystères de la maison, et ce qu'il voulait affirmer était: Monsieur le duo, mon mattre, on voua trompe, on vous raine; tout le monde vous ruine, à l'exception de votre humble serviteur. Mon maître, il y a un individu qui s'introduit chez vous~ )

un comte dé carton auquel je casserai la gueule, si vous m'y autorisez, et du coup, avec l'une des lourdes masses des géants,, vos aïeux; madame la duchesse est aidée en son infamie par les servantes nouvelles, des polissonnes, des voleuses, par les nouveaux larbins, des polissons, des voleurs. Mon maitre, regardez le ciel est noir! mon maître, écoutez: l'orage gronde! 1 Mon maître, mon maître, mon maitre, mon pauvre maître!

n levait ses doigts trembleurs; il remuait des mots sur ses vieilles lèvres il allait parler enfin, mais il n'osa rien dire, brusquement rappelé à l'ordre.

Assez, François 1

La porte s'ouvrit et une voix joyeuse cria

–Bonjour, frère!

Antoine; marquis d'Estorg, dans son habit de saintcyrien, le plumet rouge et blanc au shako, un grand et joli brun aux moustaches naissantes, une saine et robuste jeunesse, distinguée~ pleine de vie, se planta de vantleduc.nt le salut militaire, puis saisissant la tète du frère aîné, le cadet l'embrassa, de tout son cœur, sur les deux joues. Ensuite, il tendit les mains au vieux domestique

Te voilà/mauvais sujet? Parole d'honneur, il rajeunit On ne lui donnerait pas trente ans. Au fait, les

as-tu?

–Avec quelques mois de nourrice, monsieur Antoine.

–François?

Monsieur le marquis? 1

–Active le cuisinier; je crève littéralement de Mm. Oh! lamoindredes choses: une omelette, unbeeisteack, des côtelettes, de la viande froide, et surtout beaucoup, beaucoup de dessert. De la crème au chocolat, hein, pour le dîner?

Et c'était ainsi, chaque dimanche, un rayon de soleil, une flambée dans la noble et triste demeure. –Je puis aller saluer ta femme? EUe va bien, n'est-cepas? 9

La 'duchesse est souffrante.

–Gravement? q

Non. Marguerite a un peu de migraine. Nous déjeunerons seuls.

Alors, dans la journée. Moi, je l'adore, ma belle.sœur Une grande dame, qui sait que l'honneur et la vertu ne résident pas sous un masque hypocrite de bourgeoise, une patricienne qui tolère le mot pour rire, n'empêche pas de fumer, et Aune même la cigarette. Une reine de l'élégance, du bon ton. Spirituetle, indulgente, généreuse, un trésor' Vive la duchesse d'Estorg!

En sa qualité d'aîné, le duc avait su de gros avantages le saint-cyrien lui abandonnait la libre disposition de sa fortune, et déjà Pierre était le débiteur de son cadet pour des sommes considérables. Antoine, je voudrais régulariser notre situation? 9 La tutelle.

Régulariser?. Tutelle?. Oh 1 le parfait notaire! 1 Monsieur le duc, monsieur le chef des armes, un soldat

se tire toujours d'affaire, Maintenez notre maison à la hauteur, et n'en parlons plus, s'il vous plaît? La duchesse Marguerite parât au dinar. C'est en vain que les deux gentilshommes essayèrent d'éveiller un sourire sur les lèvres de la jeune femme; en vain, Antoine s'escrima de tout son esprit alerte et charmant la maîtresse de Giacomo, irritée d'un rendez-vous manqué, demeurait maussade, traduisant ses nerfs, son exaspération, sa colère de sauvage par.des allusions blessantes le duc lui marchandait les toilettes; !e couturier et la modiste lui faisaient des scènes. De bonne heure, elle se retirait en ses appartements, et barricadait ses portes.

An milieu de la nuit, après avoir inutilement imploré le sommeil M* d'Estorg se leva, marcha, gesticulant à travers la chambre. Un grand trouble l'envahissait. Elle était en pleine crise d'une névrose exclusivement propre au sexe féminin, la nymphomanie, que l'on confond si souvent avec l'hystérie à l'exaltation morbide des organes, aux désirs vénériens furieux se joignaient les troubles dus à la menstruation.

Issue d'un vieux gentilhomme, tardif au mariage. atteint d'érotomanie, et qui succomba dans une <<r<se de paralysie générale, Marguerite avait développait germes funestes par des excès charnels jeune fille, des besoins la secouaient, la brûlaient; grâce à la surveillance d'une mère un peu maniaque, mais profondément honnête et tendre, elle demeura vierge jusqu'à ses noces, et n'eut pas recours au voile d'hymen du marchand de fleurs d'oranger; mariée, elle trompa

son mari, et cela,bien avant.la connaissance de Giacomo. Elle démontrait la vérité du livre des Indous, du code sacré de Manava-Dharma-Sastra, la source de tous nos psychologues, physiologistes, pathologistes, anthropclogistes « On prend le mauvais naturel de son père, ou celui de sa mère, oa de celui de tous deux à la ~MS, ET MMAïS ON NE PEUT CACHER SON OMGtNE. !t Selon Prosper Lucas, les parents directs, ~Mttores, aliénés ou simplement bizarres, excentriques, extravagants, très sensuels, engendrent des enfants prédisposés aux mômes genres de passion. L'érotisme appartient aussi fréquemment au coté paternel qu'au côté maternel, et l'expérience et l'histoire l'attestent, l'une et l'autre la lubricité d'Octave César était passée-aux deux Julie; Léonie, célèbre courtisane, était mère de Danaë, courtisane elle-même June était mère d'une fille du même nom et de la m~me impudicïté qu'elle; Charlemagne fermait les yeux sur les désordres de ses filles, parce que leurs fautes étaient les mêmes que les siennes; Ma)'gue<ite de, Valois rappela par ses galanteries celles de l'amant de Diàne de Poitiers Alexandre VI avait inoculé le goût de la débauche à tous ses enfants; les moeurs dissolues de la duchesse de Berryré&ëchissaient les mœurs dissolues du régent–et, conclusion vraie, fatale il en est de même -de nos jours et dans toutes lés classes de la société.

Parmi les auteurs qui se sont occupés de la nymphomanie, il convient de citer Gall, Tardieu, Esquirol, Sandras, Bonnet, Moreau (de Tours); Louyer-

1~

Villermay, Chambon,. Trélat, Berthier, Legrand du Saulle, Belmer, Pinel, Rony, Monget, Heiwich. De toutes les névrosées, la nymphomane est la plus intéressante et la moins connue. La nymphomanie a existé de tous les temps les auteurs modernes disputent sur l'époque initiale où elle fixe l'attention des médecins de l'antiquité Esquirol la fait remonter à Hippocrate (468 avant Jésus-Christ), à Galien, Celse,' Oribase et Paul d*Egine qui exercèrent dans la Grèce ou dans l'Italie Moreau (de Tours) ne dépasse pas le troisième siècle de l'ère chrétienne et s'arrête à Soranus, médecin grec, pratiquant la médecine à Rome, et après lui àAétius, également médecin grec. Bonnet l'attribue à l'action des esprits animaux embrasés par l'amour réagissant sur le cerveau, sur la matrice, sur tout l'appareil génital elle s'observe le plus souvent chez les aliénées, mais elle peut'se montrer chez des femmes ayant en.partie conservé leur intelligence. et la conscience de leurs actions, et ces cas ne sont pas très rares.

Lors de la première phase, à sa sortie du couvent, Marguerite résista,, on le sait, à des ardeurs inconnues; le mariage la calma un peu, et la raison maintenant encore son empire, elle comprima ses élans et en asservit la violence. Un penchant la dominait elle eut des amours passagères, et dès qu'elle devint la proie du comte Trabelli, tous les sentiments de pudeur, fortinés par la morale et la religion, s'évanouirent. Elle était gaie, franche, expansive elle fut souvent triste, dissimulée, taciturne. Devant les hommes,

sa reepirahpn devenait plus fréquente, le pouls prenait plus de force et de vivacité et l'expression de sa physionomie, sa démarche et ses poses trahissaient le feu prêt à la dévorer.

Elle arrivait à la deuxième période. Il lui fallait Giacomo; il io lui fallait encore, toujours, car seul, il était capable de la fatiguer, de l'éreinter, sans l'assouvir.

Livrée à l'impétuosité de ses sens, au délire de son imagination, à la double orgie de leurs chairs batailleuses, elle se plaisait dans les idées les plus lascives, les entretiens les plus voluptueux, les lectures les plus obscènes; et comme les conversations de son mari et de son heau-frère roulaient sur des questions d'un intérêt général, elle n'y prenait aucune part, et s'éloignait pour cacher la turpitude de ses pensées et exhaler, môme seule, des phrases ignobles. Avec le comte Trabelli, tout ce qui ne flattait pas son inctination, la passion dominante, tout ce qui ne se rattachait pas aux jouissances vénériennes, l'ennuyait, l'irritait. Si, par hasard, l'immonde Levantin n'ouvrait pas assez vite les écluses des immondices, ou si l'entretien tarissait sur de tels objets, elle l'y ramenait effrontément.

–Giacomo, dis-moi des cochonneries?

Et tous deux débitaient un dictionnaire scatologique.

Autant, en général, M"" d'Estorg recherchaiMa société des hommes, autant elle montrait de l'éloignement pour celle des femmes elle maltraitait les ser-

vantes à cause de l'identité de sexe, et les accidents augmentaient à chaque époque de la menstruation, et surtout en l'absence de l'homme de joie.

Il est bon, il est nécessaire, pour les assises du drame, la vraisemblance du récit, la vérité de l'analyse et du type de la nymphomane, de signaler au passage quelques observations de types semblables. Cesare Lombroso, l'une des gloires de l'Italie, qui a consacréd'admirablesétudesaux < ibrcosinésistiblesa, v s'exprime ainsi, dans une lettre à l'auteur (V. la Préface de ?~0 feN~crs) a J'en ai vu, des débauchées, de quatre et six ans, issues de parents soumis au crétinisme ou ivrognes ,» Paul Moreau (de Tours) observe les mêmes aberrations, en France a Une petite fille n'ayant pas encore trois ans. couchée sur le carreau ou s'appuyant avec force contre un meuble, agitait son corps avec une violence singulière, et les parents, qui ne virent d'abord qu'un jeu, reconnurent une sorte de libertinage. » Il en est de même en Allemagne, en Angleterre, dans tous les pays. Belmer trouve une nymphomane chez une femme de soixante dix-neuf ans 1

Rien n'est plus beau, ni plus éloquent au point de vue social, ni plus utile à l'histoire des mœurs que les faits. Voici, en synthèse, une.observation de Trélat Mademoiselle O. était une fille unique de quinze ans, appartenant à des parents riches qui n'ont rien négligé pour l'instruire et lui procurer les bienfaits d'une bonne éducation. Quand elle eut passé quelques années en pension, ils crurent leur but atteint, ne soa-

gèrent qu'à la marier, et la marièrent, en effet,-avant qu'elle eût seize ans, à un jeune banquier de la ville. Le mari était très aimé dans le pays, sa femme était une enfant qui attait achever de grandir et de s'élever sous son honnête éducation. Tels étaient, du moins, les vœux et le pronostic, de la population. Tout marcha bien pendant les six premiers mois et, un jour, on apprit d'horribles choses. Cette enfant de seize ans avait recherché et obtenu les embrassements des commis de son mari. Ce n'est point un commis qu'elle aime, c'est trois; ce ne sont point les commis qui l'ont séduite; c'est elle qui a séduit les commis et, dans ses ardeurs impudiques, elle ne prend aucune précaution contre la publicité de ses débordements. Elle tutoie les commis en présence des domestiques; elle se laisse surprendre les embrassant, et,dans cette situation critique, se met à rire et n'éprouve aucun embarras. On l'entend dire à l'un de ces jeunes gens Mon mari, qui sera en affaires jusqu'à huit heures et demie, me conduit ce soir à neuf heures au bal de la préfecture; je veux que tu. me lasses la cour dans cette toilette. Cette malheureuse ne devint enceinte qu'un peu moins d'une année après son mariage, en sorte qu'on ne sait pas et qu'eue ignore, comme disait une princesse, à la cour de Napoléon Ht, le bougre auteur de l'enfant. Eue continua longtemps sa vie de débauches.

Les conclusions de Trélat s'imposent à toutes les mères de famitle, à tous les maris en herbe: « i° Si les parents eussent eu le sentiment de leurs devoirs, il leur eût été impossible de taire à l'honnête homme qui

demandait la main de mademoiselle, qu'ils avaient fréquemment trouvé dans la chambre de celle-ci, dans son secrétaire et sous son oreiller, des livres et des gravures obscènes; ils se fussent empressés de dire avec tristesse, mais avec conscience, qu'Us ne pouvaient laisser seule leur fille, soit à la ville, soit à la campagne, depuis qu'ils l'avaient trouvée se faisant embrasser par le Sis du jardinier. 2* Quant au mari, si au lieu de faire comme on fait généralement, c'est-à-dire de laisser les parents examiner et débattre la question d'argent et do ne pas voir autre chose dans les dispositions préliminaires du mariage ainsi réduit à un simple marché, il eût regardé comme sage et comme obligatoire de connaître celle qui allait être sa femme, celle qui allait porter et perpétuer son nom, alors il l'eût vue souvent, il eût causé avec elle, et comme il était impossible à. une bacchante de se trouver à côté d'un jeune homme sans se livrer à des fureurs utérines, elle l'eût promptement mis à même de reconnaître qu'il ne pouvait, sans devenir fou lui-même, se marier à une pareille femme. Les parents le savaient, et dans leur ligne de.. conduite ils tenaient leur fille murée. TOUT HOMME QUI SE MAMB Don SE TENtR EN DÉHANCE SI L'ON CACHE ET SI ON L'EMPÊCHE DE CONNAÎTRE SA FEMME FUTURE, »

Trélat aurait dû ajouter que la surveillance maternelle a souvent raison des désordres de l'enfance et de la puberté. Aujourd'hui où s'épanouissent des lycées de jeunes filles, les études préserveront-elles les élèves enflammées des écarts précoces? Le dépouillement

hâtif de l'arbre de science est-il une garantie contre le tumultedesjupesdenosdootoresses?

Diderot le croyait, l'afnrmait hautement < J'ai fait apprendre l'anatomie à ma Mie, et c'estainsi que j'ai coupé racine à ta curiosité. Quand elle a tout su, ellè n'a plus rien cherché à savoir. Son imagination s'est assoupie etsesmœursn'ensont restées que plus pures. C'esta<nsi qu'elle s'est instruite sur le péril et les suites de l'approche de t'hommo.C'estainsi qu'elle a apprécié t& valeur de tous les propos séducteurs qu'on a pu lui tenir. C'est ainsi qu'elle à été préparée au devoir.conjugal et à la naissance d'un fils ou d'une Rtte. »

Le grand philosophe Diderot a commis une erreur grave. Peut-être était-il bien inspiré pour sa Olle, merveilleuse et exceptionnelle nature, car en /dehors des gens du métier, toutes les autres organisations trouvent un piment dans la planche anatomique et dans l'étude de l'anatomie. C'est avec le dessin des formes humaines, les termes soientifiques, avec les contours, surtout la reproduction et la description des organes, que le cerveau et les sens s'exaltent, que les désirs s'accumulent et se déchaînent, nourris de la vraie pâture, abreuvés de la vraie boisson. La planche anatomique est un excitant savoureux et funeste, la lecture libertine, un excitant de pacotille Ici, de. l'eau colorée, parfumée là un vin authentique et souvent mortel.

Marguerite d'Estorg n'a pas reposé: toute sa nuit s'est écoulée horrible, et la dame a cherché à se satis-

faire elte-même; son mari la dégoûta par ses tendresses, ses hésitations, ses chastetés. EUe veut un homme, un autre que le duc elle veut quitter la maison conjugale, enlever Trabelli des bras de sa femme ou prendre un valet, ou raccrocher quelqu'un, n'importe qui, sur le trottoir elle est semblable à la gretchen affolée de passion, cette paillasse vivante elle veut un homme elle veut à satiété les actes dont elle sent le besoin; eue les veut avec son beau-frère, avec tout le monde, le mari seul,à l'écart elle veut un homme, et elle rêve de cela, éveillée, sans folie, sans hallucinations, sans aucun désordre apparent de l'intelligence, mais sans qu'aucun frein moral puisse arrêter son entraînement.

Il est grand jour, dix heures.

Giacomo viendra-t-il ? q

Oui!

Une fille de chambre introduit l'homme de joie par l'escalier de service, et l'aristocratique nymphomane prend les allures d'une prostituée de la dernière classe. Encore une fois, c'est une malade, une belle cliente de Charcot, un type de Louyer-ViUermay. A la vue de l'amant, tout son être s'agite, son imagination se monte, la rougeur couvre ses joues, ses yeux étincellent, un'feu la dévoré sa poitrine est agitée, sa respiration précipitée et tumultueuse. Des palpitations violentes se manifestent, et il y a en elle une accétération et un trouble général du sang et des nerfs. Entre les soupirs, les avances, les regards les plus tendres, les attitudes les plus voluptueuses et les mots d'amour,

éclatent et détonnent des mots degoujate.pouraHumer l'objet de ses désirs. C'est Venus Quelle Vénus 1 La Vénus de carrefour, la rôdeuse, riafame mootambùle 1

Et, là-bas, rue des Petites-Écuries, chez le gros Monistrac, le duo d'Estorg, un jeune gentilhomme à la barbe grise, travaille et pleure.

VII

Les afnchps des colonnes Morris annonçaient la première représentation du Supplice d'un homme, au théâtre de la Comédie-Parisienne. Depuis plusieurs semaines, lesjoumaux parlaient de cette oeuvre, et le public s'intéressait aux interview de la célèbre actrice Jeanne Herbelin et du jeune auteur Paul Legrand. La pièce avait une histoire l'histoire qui se renouvelle à chaque éclosion d'un talent sincère, hardi et neuf: d'abord, veto de la censure ensuite, sous le tbuetd'un journal, Anastasie demandant des coupures, l'auteur refusant la moindre mutilation, hétacombe de trois ou quatre ministères, et ennn, manuscrit rendu intact, grâce à un ministre, l'un des rares politiciens lettrés de la troisième République..

Tout concourait à faire de cette première un véritable événement parisien; tout, et la gloire de Jeanne Herbelin~ de l'artiste admirable qui interprétait le rôle principal et la dignité farouche et superbe d'un auteur qui aime mieux ne pas voir la fantpe, s'i!

doit subir en même temps la castration du labeur. Qn se souvenait du beau tapage qu'occasionnèrent les débuts au théâtre de Paul L~grand, de ses deux comédies satiriques, louées par ceux-ci, blâmées par ceuxlà, comme chez Figaro, avec cette différence les jaloux et les gommeux se mouchaient, ricanaient, de peur d'être obligés d'applaudir. De la répétition générale, difficile de préjuger quelque chose, sur la défaite, sur la victoire, mais certainement pas de milieu, ou bien le triomphe éclatant, ou la chute profonde le triomphe encore soumis à cette hypothèse La pièce sera-t-elle jouée jusqu'au bout ? q Ce jour-là,dès huit heures du matin, dans les agences, un fauteuil valait cent cinquante francs; une loge atteignait cinquante, soixante louis. Le secrétaire du théâtre ne savait plus où donner de l'écritoiré et der la langue. Par des domestiques, par la poste, par des commissionnaires, les lettres pleuvaient; journalistes, auteurs, amis de la maison forçaient la consigne, et à la queue leu-leu, imploraient un strapontin, rien qu'un petit strapontin, au fond d'un couloir. On leur répondait Tout est plein; culle regrets, mais, à la seconde! Alors, c'était une lettre d'un des grands journaux, un de ceux < à qui on ne peut pas refuser »; le journal exigeait une loge ou deux fauteuils, et le secrétaire envoyait des coureurs aux agences, et les agences cherchaient à racheter des places coûte que coûte; on trouvait les places. Aussitôt, un autre grand journal, aussi influent que le premier, arrivait a la charge. Im- possible! Nouvelle lettre menaçante, sous des doges,

des fleurs; courses nouvelles, et, dans le brouhaha, allées et venues chez le directeur, chez le costumier, chez tous les chefs d'emploi, réclamations diverses le chef d'accessoires n'avait pas encore reçu la vaisselle et les cristaux pour le souper du deux; des actrices refusaient de jouer, ainsi fagotées, un~gurant malade, un châssis trop long, à présent trop court, une herse rebelle.

En.bas, sous la brume du soir, devant le bureau de location fermé faute de places, une petite queue silencieuse, hypocrite, espérant la délivrance des coupons rendus, et plus loin, une autre queue allongée, formidable, grouillante, parquée entre des barrières de bois, en plein air, ayant subi les averses du jour, insensible au vent du crépuscule, se bourrant de pain et de cervelas, se poussant, grondant, jurant; salopant jusqu'à l'ouverture du bureau des petites places qu'il est interdit de louer à l'avance. Au coin de la rue, sur la porte d'un mastroquet, un marchand de billets, omé de moustaches à la Vercingëtorix, oNrait pour trente louis un fauteuil d'orchestre de huit francs le dernier. Evénement parisien, s'il en fut jamais, que cette première du SNpp~ce d'un J'toauae? On* eh causait partout dans les cercles, les restaurants, les salons princiers, les pas-perdus de la Chambre des députés et du Sénat, les cabinets ministériels, les alcôves littéraires..Quinze cents personnes à peine y assisteraient mais, le lendemain, les quinze cents deviendraient quinze mille, lecture faite des journaux. La modo, le cMc.le v'lao, le p'~hutt, le bécarre, le Ah

toutes tes âneries le voulaient ainsi, comme la servitude veut que la plupart des critiques du drame et de la lyre .et les courriéristes soient dos esclaves dociles, humbles, en raison directe des places données à leurs feuilles.

5

Au second étage d'une maison de la rue de Rivoli, dont les fenêtres ouvraient sur le jardin des Tuileries, en un riche salon, Jeanne Herbelin se tenait debout, étudiant un geste que reflétait une glace psyché, et près d'elle, assis, le crayon à la main, Paul Legrand < béquetait son manuscrit.

Vêtue d'une longue robe de flanelle blanche à la cordelière de soie bleue serrée autour de sa taille fine, les pieds chaussés d~ mules de velours blanc, grande, mince; les cheveux blonds), séparés d'une "raie de milieu, le visage rose, irrégulier, chiubnnë, un peu gras vers la fossette du menton, les lèvres un peu charnues mais rosées d'un sang pur, de jolies dents, un nez aquitin.aux ailes vibrantes, des yeux couleur de moka, d'un mo~a très lumineux, Jeanne était en travail d'artiste, et frémissait, jouissait, de la tête, des mollets, de tout l'esprit, de tous les organes. Elle parlait son rôle, elle s'arrêta

C'est faux! archifaux! Je serai située, et je le mérite! Je suis atroce, atroce!

Reposez-vous?. Mais vous êtes adorable 1 Adorable, cher maître? Idiote!

Elle recommença, la voix doucereuse, avec un geste précieux, l'œil ironique vers le miroir:

–« Monsieur, je comprends. I! &udf&H pn-

ver de tout, porter les robes de sa cuisinière et, de la sorte, on pourrait vivre peut-être avec les neuf mille francs de votre ..mandat. (Se <&'ess<U!f.) Vous êtes député, eh bien! monsieur, un député honorable ne laisse pas sa femme et ses enfants dans la détresse, pour le décor de sa vertu. Vos afMres avant celles des autres! Ah monsieur n'est pas ùn tripoteur, monsieur refuse d'acco~rson nom et sa qualité aux programmes des compagnies financières, monsieur joue le petit manteau bleu? Alors, puisque vous êtes avocat, plaidez (~?6<!a&B< <foa~MM, 7a <e<e tournée vers.des personnes MMyjMu'e~.) Le barreau parisien répouvante, comme la tribune a la Chambre, comme le portefeuille du ministre. Tous nos oollègues ont été ou seront ministres, et nous seule ne le deviendrons jamais! (S'adressant au mari.) Poiirquoi sommes-nous à Par!s? Un député tombe rarement sur une barricade pour vingtcinq francs, et le ménage d'un député qui n'a pas de fortune, crève de faim toujours avec les neuf mille! (D'un ton blessant, jMfjMe.) Mon pauvre, vous avez voté < les conventions scélérates des chemins de fer, sans observer que les voisins habillaient le ticket des papiers bleus de la Banque de France; usez dono du passage gratuit! La province vous réclamer le barreau de Saint-Cucufa s'enorgueillissait de votre éloquence là-bas, le client des primeurs, des volailles et d') gibier est aisé à servir; les cloches de l'église, l'orphéon et la fanfare chanteront, sonneront le retour du parlementaire accompli. A votre clientèle Et mot. et moi, je reste! a

–Bravo! bravo!

Ce n'est pas ça ce n'est pas ça du tout Attendez Madame place son mari entre l'honneur de son mandat et la perte de son amour à elle. Mais le dén est trop vulgaire, trop accusé mais le député va bondir Comment ma femme songe à demeurer à Paris, si je démissionne, si je m'éloigne Si elle reste, c'est que. si elle a une telle idée, c'est que quelque chose ou quelqu'un la retient? Ecoutez, Legrand Le: <! Et je reste a détonne. Que demande la femme ? Une rupture? Non! Elle veut continuer à entretenir l'amant de l'argent du mari elle invite le mari à gagner beaucoup, beaucoup d'argent. Oh si elle songeait au divorce a A votre clientèle, monsieur, et moi. et moi t Une ~suspension, un simple geste, la menace et non l'indication, l'aveu. Le « Et moi! w signine: je vous priverai de. ce que vous savez, car le député adore sa femme je vous priverai de dessert et même de bouillie, à Paris, à Sàint-Cuouta, partout et toujours. Ainsi, nul soupçon, ainsi l'amant n'est point indiqué. Un claquement de la langue, ou du pouce et du médius? a Et moi. et moi < Chère et merveilleuse artiste s'écria Paul, ému et ravi, en baisant les mains de Jeanne.

–Çaira.hein? 9

Je crois pardieu bien, que ça ira 1

La femme de chambre apportait à sa maîtresse un énorme bouquet de camélias et de lilaa blancs. De la part de M. le comte Trabelli. Le dômes*tique demande s'il y a une réponse.

j~Me Herbelin eut un sourire d'indifférence, déplia une carte, lut « A ce soir, n'est-ce pas? » et mit sous enveloppe un bout de bristol, un seul mot « Entendu. »

A présent, ma divine, Stie jeune auteur qui prenait congé, il est temps, il est temps 1

Je m'habille, et cours.

A la victoire 1

–Enfant, est-ce que l'on sait jamais! Je vous attriste, mon brave Paul. J'ai tort. Voyons, ne tremblez pas ainsi Voyons, Legrand, voyons ? 9 Et ils s'embrassèrent, chastes et tremblants, tous deux.

Sur la scène de la Comédie-Parisienne, les machinistes achevaient la plantation du décor, premier acte, et les herses ardentes flamboyaient dans lés frises. Des deux côtés, cour et jardin, des hommes en bourgeron bleu, employés aux accessoires, allaient et venaient par une grille entr'ouverte, rangeant les tables et les chaises de fer d'un parc ombreux, en face d'une villa avec quatre marches praticables. De temps à autre, un œil d'actrice ou d'acteur se braquait au trou de la toile, et l'on entendait une phrase, on voyait des haussements d'épaules, à l'entrée des critiques. Les cabotins d'ordre inférieur insultaient la presse et la craignaient. Voici Taliniel, oh le gredin

Tiens, Varillot, quelle rosse quel jésuite Très chouette, la salle 1

Laisse voir ? y

Ah nom d'un chien cria le père noble. –Quoi donc Pintervintle jeune premier.

La belle femme, mon ami, la belle femme Dans l'avaat-soène, à droite.

Le jeune premier courut à l'autre .trou du rideau Tu ne la connais pas q

Non, mais je voudrais bien taire sa connaissance. –Tu n'es point dégoûté: c'est la duchesse d'Estorg.

Si elle tombait au milieu de mon lit.

Place à la scène, messieurs Place à la scène 1 Et le régisseur, en habit noir, cravaté de blanc, s'avança, un bâton à la main. Deux artistes, qui riaient dans la coulisse, entrèrent, se rangèrent; puis, il en vint d'autres, des chasseura et des amazones. J'ai un trac

Et moi donc

Nom de Dieu, quel trac 1

Vers le couloir des loges d'artistes, la voix de l'avertisseur clamait « Mesdames, messieurs, on commence »

II y eut encore un cri < Au rideau et, majestueux, espacés, les trois coups retentirent, et lentement, noblement, solennellement, la toile se leva, laissant pénétrer sur le théâtre les éblouissantes lumières de la salle.

Des bruits de chaises heurtées, de petits bancs secoués, des frou-6'ous de robes, des voix d'ouvreuses indiquant les places, des portes de loges bruyamment.

fermées, et peu à peu, le silence. Pas un coin perdu, des spectateurs serrés à étouGer, depuis les gilets à coeur de l'orchestre, les paletots du parterre jusqu'aux épaut~s nues des loges et des galeries, jusqu'aux grappes humaines des cintres, aux têtes crapuleuses a'~eug!ées.par les éotats du lustre. En dehors de quelques exceptions connrmant la règle, une assemblée très peu littéraire vieux noceurs jouant de la jumelle, Mes étalant des graisses fardées, raccrochant là comme sur le trottoir, nnanciers véreux, teneurs de tripots, rastajuouôt es mates et femelles et un peuple de gommeux suçant la pomme de leurs cannes.

Loge de côté Anna Welty, flanquée de Berthe Lantis et de Georgette Montgolner; au second plan, Anatole Monistrac bâillant à se décrocher la mâchoire et lâchant de sourdes incongruités. Baignoire non grillée M°" Clarisse et une de ses pensionnaires, M"* Clarisse avec des allures de princesse, manœuvrant une face à main au long manche d'écaille. Dans une loge de premier rang, tes Shampton, déjà surnommés les richissimes américains mistress Rosalia en robe de velours noir, miss Lizzie en satin blanc; Meurs bras, au cou, à leurs oreilles, au corsage, dans les cheveux, une orgie de diamants, de rubis, de saphirs, d'émeraudes, et des.gerbes, et dès aigrettes, et des épis, et des croissants, l'incendie multicolore d'une châsse d'église. Derrière les dames, le Yankee et Otis Drew, et tout au fond, deux nè-

gres chamarrés d'or, immobiles et debout, les bras croisés.

Le secrétaire donnait des renseignements sur le Tout-Paris, les horizontales, les gens au pouvoir, ceux qui voudraient y être, l'aristocratie, la finance. Master, continuait Drow, un peu à gauche, la baignoire de cote ? Un Anglais très cossu, lord Malwitch.

Otis désignait un vieillard au temt de jeune homme et dont la tête et ie visage avaient reçu des couches savantes de peintures et de cosmétiques pommettes roses, front enduit de mastic et veiné de bleu aux tempes, lèvres rouges, sourcils d'un noir de jais, perruque noire et taillée à la mode du jour; on devinait un corset de métal soutenant les avachissements du corps. Près de l'Anglais, à l'arrière, un petit groom d'une dizaine d'années, tout droit et les bras joints, comme les domestiques du Yankee.

Ce n'est pas un homme ça, c'est une œuvre d'art 1 gronda l'Américain. Si je lui envoyais un coup de revolver ? Il me dégoûte, cet oiseau-là 1

Gardez-vous-en bien, master, la balle s'ëmousserait sur sa cuirasse.

Vous ne m'avez pas nommé tout le monde? 9 C'est que je ne connais pas tout le monde, master.

–La dame blonde, rousse, avant-scène de droite! t J'oubliais Madame la duchesse d'Estorg elle est avec son beau-frère, le marquis Antoine, élève à FëcolodeSaint-Cyr.

Ravissante Vous la connaissez ? y

De vue, seulement.

Tant pis vous m'auriez présenté.

Le premier acte du Supplice d'un homme avait été bien accueil)!. On s'intéressait aux mines et aux manières de la jfemme de l'avocat do Saint-Cucufa posant la candidature de son mari;. en leur maison de campagne, au milieu de chasseurs, de bourgeois importants. Jeanne Herbelin, M' la candidate, venait d'ensorceler ses invités et la populace.

Au deuxième acte, dont le décor représentait un salon parisien, on assistait à la métamorphose de la provinciale en Parisienne un vieil ami de l'avocat-député donnait de sages conseils à la nouvelle législatrice, et il fulminait indirectement contre l'amoureux de madame et' directement contre les petits crevés qui se font entretenir par leurs belles. Il disait la vie stupide et inutile de ces messieurs des clubs et des boudoirs il cinglait leurs mœurs décadentes on ricanait, on se touchait du coude, sans se connaître, dans un besoin mutuel d'injures et de représailles.

Quelqu'un de la presse imposa silence, et le va carme se déchaîna plus terrible. Oui, oui, tous, ils valaient mieux que cela Une scène d'amour calma la salle fiévreuse, mais à la tombée du rideau, après l'apostrophe. de la dame à son mari, lorsque Jeanne conseille au député d'imiter un grand nombre de ses collègues, de gagner de l'argent avec les affaires ou de retourner à son barreau de province, la révolte partit d'un autre coté, et cette fois le tapage

devint si violent, que le succès sembla improbable. Giacomo serrait les mains de Jonathan et saluait les Américaines.

Vous vous faites trop rare, mon cher comte déclara Shampton; je voudrais vous voir souvent, toujours vous me plaisez 'Le tigre que je vous ai promis arrive la semaine prochaine.

Mille grâces, mon cher monsieur Shampton. Vous habituez-vous à Paris, mesdames ?

Il faudrait être bien difficile, monsieur, répondit gracieusement mistress Rosalia la capitale est amusante d'ailleurs, j'y étais déjà venue.

Et vous, miss ? 9

J'aime Paris, monsieur. Il me semble que-je fais un beau rêve: ces toilettes, ces lumières m'enchantent, m'éblouissent.

Pas autant que vous éblouissez les Parisiennes mesdames. On ne parle que de vous, dans la salle 1 Pourquoi ?

Parce que vous êtes adorablement belles et séduisantes, et il y a des jalouses de votre beauté et de voa pierreries.

Nous n'avons pas eu le temps d'ouvrir nos coffres, minauda la belle-sœur de Jonathan nous avons pris tout ce qui nous tombait aous la main.

Vous apportez donc les mines du Pérou ? Ennn, je puis témoigner que vous obtenez un vrai succès, le triomphe de l'inconnu, du merveilleux for ever 1 Koa speak ea~&& ? intervint le Yankee.

Hélas non. Jane connais que ces deux mots et une dizaine d'autres francisés aux courses. A propos, et votre hôtel ?

L'hôtel des Champs-Elysées sera prêt, samedi soir, alBroaa Otis. Un palais impérial!

Oui, c'est assez beau, et j'y donnerai une fête, pour. épater les Parisiens.

Sceptiques, les Parisiens, monsieur Jonathan très sceptiques.

Nous verrons 1

La duchesse d'Estorg agitait son éventail, les yeux tournés vers Giacomo; celui-ci quitta la loge du Yankee, et Otis Drew l'accompagna, le long des couloirs. Eh bien cher ami, vous voilà le bijou de nos débarques ?

Ces dames sont charmantes quant à Jonathan, il m'esbrouHe il sue le métal, l'or en fusion. Mais beaucoup moins que sa belle-sœur.. –Ah! 1

Mistress Rosalia possède la plus grosse fortune du nouveau monde.

Vraiment?

Un parti pour vous, si vous n'étiez pas marié? –Je le suis. Pourquoi, Otis, ne vous mettez-vous point sur les rangs? 9

Moi ? La veuve me déteste; elle aimerait mieux épouser un de ses nègres que votre serviteur.

On commençait le troisième acte.

Le député, ruiné par sa femme, ne veut pas déshonorer son mandat, et entre les séances de la Chambre, il s'occupe de procédure et donne des consultations. C'est, en somme, dans un autre milieu, l'histoire de Trabelli et de la duchesse d'Estorg. Le député apprend que madame entretient un gommeux de la haute noce; il guettera les coupables.

A l'entrée de Giacomo dans la loge de M°" d'Estorg, le marquis Antoine se leva pour faire place au Levantin et s'assit derrière sa belle-sœur. Les amants bavardaient, les cuisses frôleuses.

Vous connaissez depuis longtemps ces Américaines? Depuis quelques jours, seulement.

Elles sont jolies, la jeune femme surtout.

Ce n'est pas une jeune femme c'est une miss. Avec tous ces brillants?

Coutume américaine.

Mauvais goût, comte! Et ce grand maigre qui nous fixe. Des parvenus? 'l

Jonathan Shampton f&it du commerce, ainsi que tous les gens de son pays mais son père était président d'une république. Jonathan a des lettres d:introduction auprès de tous les ambassadeurs, et puis, il est richissime.

Grand bien lui fasse Et qui vous a donné ces détails ? 9

Un de mes amis, un journaliste américaic attaché

à la personne de master Shampton. Il se nomme Otis Drew, et.

Laissez-moi écouter la pièce.

La toile se levait sur le quatrième et dernier acte des larmes, le pardon de l'époux outragé. Madame établit des comparaisons entre l'amant et le mari; elle a horreur de l'A!phonse; elle aime et admire l'hom'ne surnageant au milieu des bassesses, des avidités, des mensonges, des tachetés et des imbéciUites de la politique moderne; elle aime et admire l'homme instruit, laborieux, peu causeur à la tribune mais apte aux affaires des commissions; elle a la fierté de s'appuyer contre une poitrine robuste encore, loyale toujours. Pauvres Eh! qu'importe la fortune! Ils vivront modestement les dettes seront payées; voici le bonheur En &a résurrection, Jeanne Herbelin vient d'atteindre les plus hauts sommets de l'art dramatique elle est simple, touchante, naturelle, exacte, absolument vraie; elle est la femme désabusée, reconquise, pleine de tendresse et de vaillance.

Il n'y a personne de blessé, dans la salle on y aime les remords ignorés, la vertu qu'on n'a pas, et les bravos éclatent de toutes parts. Un soleil d'honneur fait resplendir les fronts attristes les gommeux applaudissent, les politiciens applaudissent, et c'est une ovation triomphale, l'hommage des hypocrisies satisfaites. –Bravo! bravo bravo!

Hip! bip! Hurrah! Hurrah for Herbelin! hurrah for ïïerbeHn î uriu Jonathan.

Et il arrachè les bouquets des dames et les jette à l'artiste..

Les bravos redoublent et pleuvent les couronnes; Jeanne s'incline, une main sur son cœur.

Giacomo Trabelli songe que bientôt la reine acclamée va être sienne, et lui, l'homme à femmes, le blasé, il a des sourires et des joies et des rougeurs de collégien timide.

Vous semblez hypnotisé par. la beauté de ma. demoiseUeHerbelin? 9

Moi, duchesse, moi

Oui, vous..

Par sa. beauté, non; par son talent, oui.

De la déclamation banale, n'est-ce pas, Antoine? Vous vous trompez, Marguerite, je vou& l'assure. EnHn, elle est laide?

Peut-on dire des choses pareilles!

Vous êtes amoureux, marquis?

Amoureux de l'art, ma chère sœur.

Un dénouement imprévu, alors que tout le monde croyait la pièce terminée avec la réconciliation: le député est à la Chambre, à la commission du budget. L'amant s'introduit malgré la dépense de son ancienne maîtresse.–Sortez! 1 ordonne la dame. Ici, on -a souffert, ici on a pleuré; sortez, mais sortez donc! Le gommeux ne bronche pas il aura de l'argent, ou bien, il révélera l'adultère; et accablée, frissonnante, l'héroïne revoit. le 5'MppZtee d'an homme, les cheveux blanchis avant l'âge, la lutte entre le métal et l'hoaaeur, et

elle tressaille au souffle nouveau de la pourriture. a Quand..une femme a appartenu à un amoureux; elle est à lui, toujours, toujours! Tu mens, gredin! T mens a Elle s'arme d'un revolver et étend le gommeux à ses pieds. Le député rentre, et lorsque la police arrive, ° il éloigne la meurtrière etdit: < C'est moi qui l'ai tué! » Encore, les souteneurs et les gommeux ricanent, plaintes de charognes, exhalaisons de fœtus en rupture de bocaux; mais Paris est Paris et la France est la France; les politiques passent, l'art est immortel un vent de tempête a hurlé dans la salle,.et il gronde audessus de ces voix de châtrés, comme un tonnerre de gloire. Toute la presse, debout, acclame le nom de l'auteur, tandis que là-haut s'exalte.Jonathan. Hurrah for Herbelin 1

M°° d'Estorg se penche à l'oreille de Trabelli Tu aimes cette femme; tu l'aimes, cochon Son beau-frère la regarde, stupéfait; elle se lève Comte,. offrez-moi le bras jusqu'à ma voiture? Giacomo se dispose à obéir, mais le saint-cyrien le devance

Inutile, monsieur; je suis là.

Epuisée, mais aimable, joyeuse, ravie, Herbelin était étendue sur une chaise-longue de sa loge, et des flammes brillaient dans ses yeux à l'encontre des jouissances du sexe qui la chose faito, à peine ou vigoureusement, grossièrement ou habilement, rut enlevé ou retardé assombrissent, endorment et quelquefois dégoûtent !e pataud et même le seigneur

d'amour, les jouissances de l'esprit tiennent longtemps, et malgré la fatigue, le héros éveillé, prêt à sourire, à parler, à jouir, à vibrer en plein triomphe. Une merveille, cette loge d'artiste des murs capitonnés de soie mauve et estompés de dorures, les couleurs harmonieuses de la chevelure de Jeanne, un lustre de cristal de roche, des sièges, une toilette en malachite surmontée d'une glace de Venise aux guirlandes fleuries, mille objets en or, en argent, en écaille, flacons taillés resplendissant de liqueurs multicolores, boîtes à poudre enrichies de pierres précieuses, tout un arsenal de substances et d'outils pattes de lièvres, houppes, palettes, pinceaux, fers friseurs, aiguilles, rouge' végétal, rouge liquide, rouge de Chine, crème bistre, blanche et rose, carmin, blanc de lis,,blanc de baleine, cire vierge, poudre d'iris, pommade de concombre, noir indien, encre-, de Chine, réseau d'azur pour les veines, lait antéphélique, extrait de camélia, teinture de Rafin, eau magique, eau de lis, de la Floride, des Fées, des Visites de la Dame, du Serpent, de Windsor ocre, bistre, safran et koheuil pour donner de l'éclat aux yeux; incarnat, crayons pour ombrer les sourcils; liège brûlé, noir de fumée, liqueur divine pour accentuer la couleur des cheveux eau de la source « Jeanne Herbelin a, pour parfumer l'haleine, et d'autres poudres, et d'autres liqueurs, odorantes ou flamboyantes, sous le marrainage de l'illustre interprète de M"" le Député, dans le Supplice d'un homme. Elle était gentille, elle était fraîche, elle était blanche, elle était rose, elle était jeune, en dehors de ces di-t

verses compositions et de ces multiples artifices. Mais, au théâtre, sur la scène, il faut tout grandir, tout grossir, tout exagérer, à cause de l'éloignement du spectateur si on y parlait, comme au boudoir, ou même au salon, les personnages ne seraient pas entendus de la dernière rangée de l'orchestre si une actrice ne prenait soin de développer ses beautés, elle semblerait aux gens de la galerie une marionnette pâle, eNacée. Ici, rien n'est plus vrai que le faux, et la vérité demeure, car, en somme, la voix enflée est à notre oreille lointaine une voix ordinaire, et les sourcils MORg" trueux paraissent à nos yeux lointains des source mignons.

Jeanne se lève, endosse à la hâte un peignoir <ln cachemire bleu que lui présente son habilleuse, et &)'< regard va et vient de la coupe de Bohême où s'Rat'issent des cartes de visite à ses portraits, aux portraits de tous ses rôles, depuis le page de Hnitiation à la Dame aux camélias, à la Sous-Préfète du Monde où 7'oa a'MBHM, à Froufrou jusqu'à Andrée do Jea~ .SaNd~–dos peintures, des che!s-d'œuvre deBonnat, de Carolus Duran et de Gervex. Autour d'elle, sur les chaises, les fauteuils, les étagères, le tapis, une moisson de fleurs, bouquets de vingt-cinq louis, hommages des grands cercles, du Jockey, des Mirlitons, du Vol- ney, du Cosmopolitain-Club, palmes, couronnes, petits bouquets de violettes à dix centimes offerts par des figurants, des machinistes, des ouvreuses, un pompier égrillard.

Derrière la porte, dont le verrou est prudemment

tiré, le bruit d'une bousculade, un murmure dQ voix · ons'impatiente.

Ouvrez, Madame Mertens? ouvrez ouvrez ouvrez L'habilleuse attend l'ordre. Herbelin se décide. Alors un flot humain s'engouffre voici M. Delalande, le directeur de la Comédie-Parisienne; voici Régna!, le régisseur, puis des camarades de théâtre, des auteurs, des journalistes, puis de vieux messieurs, puis'de jeunes gommeux, et ce sont des embrassades, des poi- gnées de mains sincères ou non, des compliments, des enthousiasmes, une apothéose.

Et Legrand, monsieur Delalande ? Et Legrand, monsieur Régnai? Où est Legrand? Y

–Hanlé.

–Unmodestet 1 ·

L'absence de l'auteur gâtait les joies de l'artiste Mon cher directeur, je veux le voir; je !e veux Quelqu'un dit « Paul et son père buvaient des bocks dans le café, en face a; un autre ajouta: « Allons le chercher! »

M. Isaac Wormser, leju'if gommeux, présentait une botte dè lilas.

Merci, mon cher Isaac.

Que voulez-vous, ma belle cliente, après les affaires, je redeviens un homme du monde.

Sale juif! gronda ûn cabotin qui devait de l'argent à Wormser, sale juif, c'est avec nos tripes qu'il offre des bouquets aux dames 1

Au seuil de la porte, un monsieur ne savait s'il fallait rire ou pleurer. On lui plantait entre les mains un

bouquet dé cordages aux dentelles de chanvre imitant des fleurs, et tout le monde gueulait

A l'amende 1 à l'amende

Du champagne du champagne I

Vous vous êtes laissé pincer, mou bon ? A l'amende

Du champagne 1

On finit par expliquer au monsieur ahuri, victime de la mystification sur la scène, et dans les coulisses, les habitués emploient un langage spécial, un argot de théâtre. Vous prononcez x corde s, au lieu de e QI a vous êtes redevable d'un pourboire à la caisse des machinistes, toujours, et quelquefois de boissons variées à l'usage des cabotins. Le monsieur s'exécutait, donnait un louis, commandait du champagne, lorsque les amis de Paul Legrand le trainèrent vers l'actrice. Jeanne lui donna l'accolade, le fleurit de sa plus belle rose, tandis que le père de l'auteur, un humble bourgeois, un paysan de Paris, essuyait des larmes et balbutiait < Oui, messieurs, oui, c'est mon fils Connaissez pas?, Legrand? Paul Legrand?. La-bas.. tout jeune. les moustaches brunes ?. » L'émotion l'étranglait, et il ne parlait plus, mais des gestes alarmaient encore, et toujours a C'est mon fils, entendez-vous? C'est mon Bis »

Un domestique noir, en grande livrée orange et or, s'inclinait devant M'" Herbelin.

De la pat de massa, dit-il; massa odonné appote ça, et pis ça.

JI tendait un étui de lorgnette et une carte pliée en deux.

Quel est votre maître ?

Maste Jonathan Shampton.

Jeanne avait ouvert l'étui, et des diamants et des pierres éblouissaient les yeux

Quelle merveille! Regardez-donc!

Sur la carte de visite, on lisait

« Hip! ~<p.' Hurrah ~br ~Terte~N

< Jonathan Shampton,

« M!atFess Rosalia Shampton, sa boUe-aœnr,

<' Miss Lizzie Shampton, sa nièce.

Pour copie conforme

Otis Drew.

Et tout de suite, Isaac Wormser observa, le monocle a l'œil

Il y en a pour vingt mille francs au moins. Adroitement, le comte Trabelli s'était mêlé à toutes les ovations; il en avait déshonoré les tendresses douces, exalté les hypocrisies, le puffisme, et autour de la comédienne il rôdait, si joli entre les autres hommes, si plein de lui-même et sûr de la victoire amoureuse que, pour tous, dans la moisson de fleurs, il semblait une fleur de chair vivante, une fleur de chair promise, au bout du chemin triompltal.

Jeanne l'entraînait à l'écart

Mon cher comte, me voilà forcée de manquer à

ma promesse je suis brisée, moulue. Demain, n'estce pas? 2

Lui, habitué à tout asservir, il fit, selon son expression même, « une drôle de gueule a.

Voyons, ma chère petite.

Vous êtes trop familier, monsieur, et cela me déplaît.

Pardon. pardon.

Demain, deux heures, chez moi.

Il y eut une stupéfaction générale, surtout parmi quelques actrices venues, les unes pour saluer leur grande camarade, et d'autres pour raccrocher de vieux messieurs enflammés tout le monde ne couche pas avec la reine, mais la reine, elle, ne couchait avec personne. Comment, Herbelin s'en allait dormir seule, un soir de première? Seule? Et son Russe, le baron Kichlefî? Le baron se trouvait en Russie. Alors, seule, alors, libre? Oui! Et ce monsieur blond si séduisant? Bernique! Des nèfles! Donc, c'était vrai! Quoi? Son vice, sa coutume de solitaire passionnée! Herbelin secontentait elle-même.

Et, le long des couloirs, pendant que le « locati » de M"* Jeanne l'emportait vers sa demeure, ce fut une avalanche de grossièretés et d'ignominies. Un phénomène, Herbelin, un double phénomène! Une demoiselle Tantale, une incapable des sens, ou bien, comme on le disait à la table d'Anna Welty et comme les bonnes camarades aimaient à le répéter une fée aux doigts agiles, une vicieuse, et de plus une. avare,

chose étrange en ce milieu de dépensiers et de bohèmes, une actrice millionnaire et avare 1 La médisance n'avait pas tous les torts, et des insinuations diverses et accablantes, de la pluie d'ordures qûi remplaça le ciel bleu et la neigée des fleurs, de toutes ces boues surgissaient des vérités cruelles. En sortant du Conservatoire premier prix de comédie, Jeanne Herbelin, fille d'un violon de l'Ambigu et d'une habilleuse au même théâtre, recevait deux amoureux, un jeune chanteur de café-concert et un négociant de la rue du Sentier. Elle renvoya le chanteur. Bientôt, le négociant expédié, la fortune suivit la gloire, la gloire à la Comédie-Parisienne la fortune, sous les traits du baron Alexandre Kichleff. Merveilleusement organisée, Jeanne parvenait à vaincre de tristes habitudes, grâce au labeur cérébral, à des douches, à un peu de gymnastique elle cultivait la peinture, la sculpture, étudiait l'histoire du théâtre, donnait de sages conseils aux auteurs. Passions résistantes l'art et l'argant.

Alexandre Kichleff lui servait une pension annuelle de cent vingt mille francs, et elle gagnait au moins le tiers de cette somme à la Comédie-Parisienne. Jeanne se restreignait encore à un appartement et à un « locati e, alln d'augmenter ses revenus considérables. On se gifflait, on se battait, on se tuait pour elle, et. l'adorateur victorieux entendait une voix charmante murmurer « Le baron m'envoie ceci et cela, tant de roubles; pouvez-vous faire davantage ? Non Eh bien, mon ami, ce n'était pas la peine de vous battre.

Le lendemain de la première du ~a~oT/ee d'un homme, le comte Trabelli fut exact au rendez-vous Jeanne, qui déjeunait à midi, se trouvait encore à table après deux heures.

Mettez-vous là, mon cher comte, et puisque vous avez déjeune, regardez-moi; ensuite, nous causerons. La presse est unanime.

–-Je sais.

J'avais rassemblé des journaux.

Je suis abonnée à une agence; merci. Êtes-vous gourmand? 9

AsMez.

Moi, j'adore la bonne nourriture, mais tout est cher à Paris; ne trouvez-vous pasi t

Je vous avouerai.

PàrMeu! Quand on a une énorme fortune. Ma belle Jeanne.

Appelez-moi <f madame x, je vous prie ?

Depuis longtemps, je souSre.

Où ça?

Je vous

–Chut!

Je.

Prenez-vous du café?

Quelle femme êtes-vous donc?

Je vous conterai cela tout à l'heure.

Et se tournant vers la domestique

Une tasse pour monsieur.

Après le café, M'" Herbelin et le comte Trabelli se rendirent au boudoir.

Aimez-vous la pointure, comte?

Certainement.

-J'ai là quelques toiles. Non. Un autre jour. Alors, vbns voulez que je devienne votre maîtresse? C'est un peu dans cette intention.

Oui, mais je respecte les convenances, et il faut que je rompe avec la personne.

Eh bien! mais, rompez; rien n'est plus simple, et si Kichleff n'est pas content.

Vous ne m'entendez point, monsieur le baron m'alloue, chaque année, trente mille roubles, soit environ cent vingt mille francs. Je ne veux pas tomber. Etes-vous en mesure. Dois-je rompre? Vous le pouvez, madame.

L'artiste croyait le gentilhomme très riche il lui fallait des renseignements exacts.

Cela demande huit à dix jours.

Quoi? i

La rupture.

En attendant.

Non.

Jeanne?

Non, monsieur 1 Oh! je ne vous empêche pas de venir m'applaudir au théâtre

Bien des galants eussent été refroidis, et selon la vieille phrase, bien des arcs se fussent débandés. Giacomo lançait à l'avare de tendres œillades, et les soupirs, et les câlineries, et les extases, et les langueurs, et les brusques hardiesses, et le bout de langue rose,

tout le grand jeu ouvert semblait dire Mignonne, tu ne sais pas ce que tu remses! Les jouissances rêvées, obtenues à demi, en tes solitudes, ces jouissances, je les réaliserai ennn, et mieux que les autres hommes. Oriental animéde l'instinct du bazar, Turcpanachéd'anglais, italianisé, j'ai grandi sur la côte occidentale, et me voilà complet avec la vigueur d'un sultan, la souplesse féline d'un Levantin, les grâces ensorceleuses d'un Parisien. II n'y a pas un creux ou un renflement de ton corps, ombre ou lumière, que je ne fasse vibrer sous mes luxures, tressaillir, palpiter, joyeus&ment mourir. Pekî ESëndi! Tu ne sais pas ce que tu refuses! Je suis le premier des amoureux et le dernier des jeunes pourceaux! Rien ne m'éloigne, et je ne fais pas mon dégoûté, si vers le seuil de la Sublime-Porte je ren.contre un cheveu!

EUe ne le regardait plus, et le comte s'en revint, furieux comme un renard qui n'a pas pris une poule mais l'homme de joie voulait la vache d'or.

VIII

On était au printemps, et sous la direction occulte du signor Trabelli, la maison Clarisse venait de se transformer.

Pour éloigner les dames qui se trouvaient présentes, lors de son initiation, de la petite fête avec le pauvrecapitaine d'infanterie de marine, et donner en môme temps un nouvel essor, une grande allure, une pompe au bouge déjà très apprécié, Giacomo avait décidé Clarisse .à renouveter peu à peu tout le personnel. Resta seulement M~' Séraphine, sous-maîtresse experte, et d'une discrétion de tombeau.

C'est alors que les dispositions merveilleuses du Levantin se manifestèrent. Le comte Trabelli se réservait les préludes d'un recrutement exceptionnel, et lorsque, dans une aventure galante, Monsieur rencontrait une jolie fille, ouvrière malheureuse, horizontale désespérée, il citait oh! sans y ajouter d'abord la moindre importance il citait le refuge où la vie, disait-on, était clémente, le plaisir très propre et

varié, la pelote rapide; il n'allait point au delà des démarches initiales, il désignait a M°" Clarisse la récolte possible, et Madame en parlait à sa pourvoyeuse, la vieille Lemercier. Outre que l'homme de joie, l'homme à femmes, inspirait de violentes passions à bien des créatures, il ne paraissait nullement suspect. La glace rompue, des confidences douloureuses venaient à lui, trouvaient un baume en sa belle humeur il jugeait les désirs de toilette, les orgueils abattus, les paresses, les gourmandises, les voluptés inassou. vies, les lâchetés devant la lutte pour vivre, et, du souffle de la misère, vantait les charmes dédaignés, en évoquant les splendeurs du cloître, la bonne nourriture, la compagnie aimable, les vins généreux, les peignoirs de velours, les dentelles et les bijoux le Paradis des amours certaines, luxueuses, toujours

payées.

Longtemps, le gentilhomme se cacha des pensionnaires, entra, sortit, comme un simple client; mais, le troupeau changé, il crut plus habile, moins dangereux de se révéler amant de Madame, et parut. quelqueibis au souper. Comment se nommait-il de son grand nom? 't Où habitait-il? Toutes ces dames l'fgnoraient. On l'appelait Monsieur ou bien « monsieur .Jacques et personne ne songeait à en demander davantage. Monsieur se laissait arracher des faveurs, ordonnait des mets exquis, des pâtisseries, du champagne de pre- mier choix, et, de temps à autre, comme un proviseur content de son lycée, des classes petites et grandes, et des devoirs et de l'économat, félicitait Clarisse, le

censeur, félicitait Séraphine, la surveillante générale, et levait les punitions des internes, toutes les amendes de ces dames.

Il était l'âme de la maison, et la maison lui devait son cachet d'élégance, les embellissements de l'entrée, les mosaïques du dôme, le jet d'eau du jardin d'hiver, la lumière électrique, les chambres de volupté, toute l'orgie stupéSante des murailles de glaces, des lits, desfauteuils, des sophas, desreposoirs, des juchoirs, et la piscine de marbre digne d'un empereur romain, et la tribune de porphyre digne d'un sultan, et les salons figurant les cinq parties du monde, et le hall merveilleux des Sept-Péchés capitaux, et l'escalier de cristal du huitième péché, souvenir du harem de Constantinople, et les hamacs de fils joses, et les traîneaux russes capitonnés de bleu, et le bateau de fleurs en miniature venu de Canton, et les mille instruments de plaisir. Les pièces jaunes faisaient craquer les longs bas de soie, mais s'engouffraient aussi tôt dans les poches du directeur. De l'argent! de l'argent! ~foBsjfeHrn'en avait jamais assez, et Clarisse dominée, aplatie, ne hasardait aucune observation. Et FafHure de la rue Brémontier? Et l'assassinat du capitaine Édouard Sudreau ? De l'histoire ancienne A Paris, les morts vont encore-plus vite que les vivants. Un soir, à une exposition de tableaux, dans les salons du Cosmopolitain-Club, Trabelli avait rencontré un juge d'instruction, M. Hippolyte Mège, qu'on disait chargé de la procédure il entendit quelqu'un s'informer auprès du magistrat, et celui-ci répondre < La

Sûreté a fait preuve d'une incomparable négligence »; puis, un autre ajouta s C'est toujours la même chose, » Il savait, lui, les rivalités de la préfecture de police et du parquet. Habilement, le meurtrier glissa des phrases de révolte contre les mouchards stupides; il entamait une oraison funèbre, l'éloge du capitaine; il dut s'arrêter: l'aventure pénible et surtout bien vieille ennuyait tout le monde.

Anjourd'hui, et depuis quatre mois, le comte Giacomo entretenait Jeanne Herbelin il l'entretenait, en second le russe Kichleff expédiait ou apportait les mensualités'de trente mille roubles; TrabeUi n'était pas au Qxe, mais il rendait plus que le boyard. Jeanne s'éveillait à l'amour du beau mâle, et cependant ne lui accordait grâce d'aucune de ses fantaisies mobilières et immobilières. Une dame galante, galante et sérieuse, doit imiter les artistes sages et soucieux do leur renommée la comédienne illustre et le ténor illustre qui ont le malheur de jouer ou de chanter gratis, en dehors des cérémonies charitables, sont des artistes perdus, des artistes à la baisse tout labour, même un labeur mondain, même le labeur du plaisir, mérite récompense, quelle que soit la fortune de la travailleuse. Telle était la douoe philosophie de M"' Jeanne, étoile de la Comédie-Parisienne. Herbelin avait désiré une toilette en granit rose, Giacomo lui donna une toilette en granit rose; Herbelin demanda un portique de gymnase, elle eut un portique d'ébène avec des incrustations d'ivoire et l'installa

dans-son atelier de peintre-sculpteur HerbeUa voulut un coupé et des chevaux dt) l'Ukraine les chevaux de l'Ukraine remplacèrent le locati et les chevaux de l'Urbaine Herbelin rêva d'un hôtel, et Giacpmo lui acheta un hôtel, avenue du Bois-de-Boulogne un hôtel sur lequel il redevsit une grosse somme, sans compter le mobilier.

Si la source jaillissait, abondante et féconde, du lupanar Clarisse, elle commençait à mesurer ses eaux à l'hôtel d'Estorg. La duchesse Marguerite rééditait le chapitre des excuses, tout en implorant de fatales amours Trabelli négligeait la grande dame et se rattrapait un peu sur Anna Welty frissonnadte au souvènir du « P'sss. itt a, frissonnante d'une peur bleue, non'e. Certes, Giacomo songeait aux Américains richissimes, à Jonathan Shampton, à mistress Rosalia et à miss Lizzie; il fréquentait chez le Yankee et ne sollicitait rien, ayant d'autres projets que ceux d'un vulgaire tapeur.

En son hôtel du parc Monceau, le comte gardàit ses anciennes habitudes. Le matin, après là leçon d'armes d'un célèbre professeur, il montait à cheval, et comme autrefois, le soir, il assistait à un acte,. à l'Opéra ou aux Français, plus souvent à la ComédieParisienne où le Supplice d'un homme atteignit, le 25 avril la cent-cinquantième. Il avait conduit Suzanne à ce théâtre, afin de témoigner devant la reine des tréteaux a EUe est jolie, elle est vertueuse, eh bien, c'est toi, toiseule, que j'adore! Exhibition d'un malpropre, exhibition d'un misérable. Sur les. désirs du mari

joyeux, la comtesse voyait les amis du faubourg, notamment les d'Estorg; elle s'était infligé l'ennui de deux grandes réceptions, pendant l'hiver; elle recevait, le lundi, donnait à diner une fois la semaine, et passait le meilleur de sa vie à disputer aux femmes de chambre les soins de l'enfant, un blondinet, la miniature du papa.

M. et M"" de Corbière engageaient la comtesse à venir les voir avec Raoul dans leur maison, à Auteuil, et ils lui reprochaient les longues absences, mais <3n évitant de parler de Giacomo. La femme, elle, voulait parler de son mari.

Giacomo travaille beaucoup. Nous avons reçu d'excellentes nouvelles. Des vaisseaux.

M' Henriette de Corbière souriait tristement; le géaëral Lucien redressait de rudes moustaches blanches, et s'emportait

Encore une comédie, un mensonge! Drôle d'armateur

Mon oncle, je vous jure.

Suzanne, souviens-toi de ceci tu as une famille, une maison honorable à Auteuil. Honorable. Honorable? Mais notre demeure est honorable t Vous êtes injuste, mon oncle Giacomo regrette ses folies de jeunesse il travaille entre les affaires, il aime le monde; je ne l'aime pas, moi; vous ne l'aimez guère non plus. Est-ce une raison pour le traiter en paria ? Si vous saviez comme il est tendre, affectueux Demandez à Raoul? q

Et l'enfant interrogé faisait claquer un baiser dans l'air un baiser vers le papa charmant.

Les soupçons injurieux continuaient sans preuves, et décidément Suzanne s'éloigna de cette parenté aigrie; elle s'en éloigna d'autant mieux que l'époux lui disait Nous sommes riches; nous le devenons un peu plus tous les jours. Il ne faut pas compter sur ~es sabots des morts. S'il s'imagine; le vieux bonze, que je vais m'humilier 1

Du reste, la dame se pliait toujours aux prières douces de l'ami de son cœur. Oh non, elle n'avait pas la cruauté de lui reprocher quelques agréments mondains. Les joies honnêtes d'un mari qui travaille à la' reconstitution du foyer, ces joies sont sacrées pour une épouse digne de ce nom, et sous un masque rieur, Giacomo travaillait honorablement! On le voyait au Bois, au cercle, au théâtre, au cirque; mais on ignorait les labeurs nocturnes, les rendez-vous d'affaires, les chiffres, les correspondances, tout ce fardeau qutf seul il supportait et que seule elle priait Dieu de lui accorder la force de bien conduire.

Ali Zaïm, comte Giacomo Trabelli, élevait son métier à la hauteur d'une science et d'un art.

Parfois, la nuit, après ses amours avec Herbelin, ses tournées réglementaires et mystérieuses à la maison Clarisse, il s'enfermait seul dans sa bibliothèque avec pour Suzanne des prétextes maritimes, des réponses urgentes à des consuls, l'arrivée d'un navire, la vente d'une cargaison. A l'encontre du poète latin, tout ce qui touche à l'homme le laissait froid et tout ce qui touche

à la femme l'exaltait. Il n'était plus un homme il était ~foN~Mr. H se livrait à des études de prostitution féminine comparée, dressait des états nationaux, des statistiques européennes; il savait le nombre des filles âgées de moins de treize ans qui pulluletit, chercheuses, à travers les quartiers d'Haymarket!, à Lon. dres la nomenclature des gretchens de sept ou huit ans qui vendent des bouquets, au fond des cavernes de Berlin et le nombre des BHes de Sodome et de Gomorrhe empestant les trottoirs et les bouges de toute l'Esope. Admirable exploiteur de chair humaine, il avait annotéles ouvrages spéciaux deParent-Duchâtelet, il avait étudié les conditions hygiéniques des lupanars de l'Italie et de l'Espagne, et les rapports des inspecteurs s'accordaient à louer la bonne tenue de la maison Clarisse autrefois, malgré le luxe, la tolérance devenait un foyer d'infection; aujourd'hui, des ventilateurs balayaient les exhalaisons des liquides répandus, les vapeurs du tabac, les odeurs virues.

Historien, it s'indignait des châtiments sévères que tes anciens rois de France prescrivirent contre les prostituées Charles VIII les faisait brûler vives; te maréchal Strozzi les jetait à la rivière, et les ordonnances somptuaires de saint Louis n'étaient pas beaucoup plus tendres, ni celles de François I", ni celles de Charles IX, François et Charles, ces exputseurs des pétardières et des truands du Huëleu et du Glatigny. Louis XIV, bien inspiré, créait un hôpital général; Louis XV, idiot, envoyait quelques prostituées pourrir

es colonies, oubliant les autres qui pourrissaient la France; à la Révolution, le scandale et les dangers du mal vénérien augmentaient encore, et seulement en 1798, avait lieu la première réglementation sérieuse. Monsieur lisait tous les mémoires, toutes les chroniques du temps, et s'intéressait à l'histoire du costume ainsi, au xiv°"* siècle, une ordonnance prescrivait aux prostituées de la ville d'Avignon de mettre sur le côté gauche du corsage une aiguillette en laine jaune; sous Charles VI, les prostituées de Toutouse avaient été autorisées à se vêtira leur guise, mais à la condition qu'elles porteraient au bras une jarretière en drap d'une couleur différente de la robe sous Henri IV, les Parisiennes devaient garder une plaque dorée, ûxée au devant de la ceinture. Puis, les aneries modèles en i827, un médecin de Montpellier proposait à M. Delavau, préfet de police, de défendre à toute fille inscrite de paraître autrement que coiffée et habillée de jaune avec une plaque de métal à la poitrine, portant le numéro d'inscription de cette fille à la Préfecture en 1829, une pétition demandait à M. de Belleyme, que les prostituées de Paris fussent astreintes à un uniforme et à un chapeau de toile cirée comme les cochers de fiacre, à un livret comme les domestiques, à une médaille comme les commissionnaires en 1853, quelqu'un suppliait de les marquer au front, à l'aide d'un fer rouge; en i885, un autre, de leur attacher une lanterne vénitienne au-dessus du strapontin. Des bêtises et des bêtises! TrabeUi s'élevait contre les manifestations pdnMcuses du trottoir et des

marchés galants, et sa force de maître-recruteur, ii la. puisait dans cette statistique

DAMES DE MAtsoN 80cas de. bobos sur C52 ~Ves; GALANTES VAMEES 398 S<M* 658.

Alors, pas d'erreur concluait-il. Plus d'horizontales, plus de filles en carte! Bouclez-moi tout ça Il se jugeait parfaitement ignoble, mais pas beaucoup plus que les propriétaires de maisons de tolérance signalés par M. F. Carlier, et dont lui, Giacomo, amateur de la rigolade, aurait voulu imprimer les noms, les professions, les adresses, et les afficher et en couvrir toutes les murailles de la ville.

A l'entendre, ses vaisseaux étaient revenus an masse et il en avait acheté d'autres: il faisait le commerce des bois précieux avec les négociants de Para, sur le fleuve des Amazones du thé et du riz avec les armateurs de Canton du café avec la Martinique et les Antilles, et il allait même jusqu'à dire, sous le sceau du plus intime secret, qu'il s'était associé avec le Négus d'Abyssinie auquel il prétait des bâtiments de sa flotte pour faire la traite.

Sur la table de sa bibliothèque, des cartes marines, des baromètres, des boussoles, des plans de steamers, le Journal du Havre, la Mercuriale des Halles et Marchés, fMCce de Liverpool, les Tablettes de la navigation, des contrats d'assurances qu'il retrouva au milieu des papiers ancestraux un changement de date, et le tour était joué. Certain jour, à l'Agence

Véritas et à la Compagnie des Chargeurs-réunis, il s'amusait à dérober quelques-unes de ces feuilles rouges, bleues, vertes, où les employés transcrivent les télégrammes de leur clientèle, vol insigninant, mais combien avantageux!

Les poches bourrées de billets de banque et de pièces d'or, à la suite d'une visite à son lupanar, il s'écriait en présence de Suzanne

Hein? Doutera-til toujours, notre vieux gaga de général!

Et la comtesse admirait des centaines de dépêches de tous les pays, de tous les ports des États-Unis, de la Côte-Ferme, des mers du Sud, du Brésil et de la Plata, de l'Inde et de la Chine, de l'Australie, du cap de Bonne-Espérance, d'Aden, du canal de Suez, du cap Vert, de Ténériue et de Madère, de Port-Mahon~ de l'Orient, de l'Occident.

ONT TOUCHE A t~COS (télég.)

fi févr. st. aU. SeawA/7, aU. de la cote d'Afrique à Hambourg. 12 févr. st. ail. Car~-WoeroMB.

RENCONTRE

i6 févr., par 10' lat. N. et 100' long. E: nav. au. Cmt«K<, aU. de Hong-Kong à Londres.

PORT DP HAVRE

Bulletin <e7e~op~M (5 heures)

Vent Est faible brise. Temps beau. Mer belle.

Il recevait encore d'autres buUetins

AGENCE VÉRITAS

Monsieur le comte Trabelli, armateur, est prié de passer à nos bureaux.

OFFICE GÉNÉRAL DE LA NAVIGATION

AVIS AUX AMtATEUNS ET CAPITAINES

Phare de Faraman (Bouohes-du-Rhône). Nous avons l'honneur d'informer M. le comte Giacomo Tra- belli que le feu accessoire rouge, de 5* ordre, placé à la base de la tour du phare de Faraman, cessera d'être allumé le avril i887, en sorte qu'à partir de cette époque, et jusqu'à nouvel ordre, le phare de Faraman ne comportera plus que le feu &M, blanc, de i" ordre actuel.

Nous rappelons à Monsieur le comte Trabelli, etc.

CHARGEURS RÉUNIS

SocM<eaaoByB!e

Compagnie française de navigation à t~apear, <-apï<a~ de 18.600,000 francs.

Monsieur le comte Trabelli est informé, etc.

Le chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre immortel toute une muraille décorée d'un relief géographique, d'un plan des deux hémisphères avec des sillons, des routes versicolores, et une infinie variété de petits drapeaux de zinc indiquant la situation probable où se trouvent chaque jour les vaisseaux, à midi.

Jeanne Herbelin, était dans le boudoir de son hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, et déchif&'ait une

lettre du baron Alexandre KicMefî, lorsque parut Isaac Wormser.

–'Quoi de nouveau, Isaac?

Permettez-moi, belle dame, de commencer par vous embrasser la main.

Vous m'embrasserez la main une autre fois. Quoi de nouveau?

Les Panama ont baissé.

Et vous avez achète? Q

Non, j'ai vendu.

–Et je perds?

Quarante-cinq mille francs.

Imbécile!

Je me snis fait pincer pour mon compte personnel.

Cela m'est bien égal quarante-cinq mille francs? mais c'est à se flanquer par la fenêtre

Vous exagérez. Mlle Herbelin a deux millions! D'abord, je n'ai pas deux millions, et puis. Vous aviez gagné avec le Mobilier espagnol et le Rio-Tiqto.

La jolie avare se trémoussait en sa robe printanière, et, oublieuse des bonnes aubaines, elle ne songeait qu'à la mésaventure présente.

On pourrait se rattraper sur le Hongrois et le Foncier égyptien?

Oui, oui; connu 1

Alors, sur. le Kichleffet le Trabelli? 9

Écoutez, Isaac; j'ai en vous la plus grande confiance. A dater d'aujourd'hui, je ne jouerai plus; je

veux des placements de tout repos, vous entendez? Nous en recauserons. chut! Voici le comte. Bonjour, ma chérie. Tiens, Wormser! Comment allez-vous?

–Amerveilte, mon cher comte; j'étais en train de faire ma cour à madame.

Le côté gauche!

Oui; le côte maternel, catholique.'

Isaac se retirait; le gentilhomme lui cria gaiement Un de ces matins, j'irai vous voir; ch'ai pésoin t'une bédide lorgnette.

Le juif s'arrêtait sur le seuil, et,.le visage empourpré dans l'éclair d'un sourire, la voix doucereuse A propos, quand taudra-t-il envoyer à madame le fameux collier?

Quel collier?

–Parbleu, celui que vous avez à ta maison'Figurez-vous, madame, que ce cher comte vous destine une magnifique parure.. Suis-je assez léger? Suis-je bête? Quelle gaffe L'autre jour, Monsieur Trabelli me confia un collier à faire réparer; il me pria de'garder le secret une surprise destinée à M" Herbelin. Je n'aurais pas dû. excusez, madame,. excusez, mon cher comte. Enfin, le collier est prêt; il est à la disposition de monsieur Trabelli, et dès qu'i! lui plaira de.

Mais, tout de suite, n'est-ce pas, Giacomo ? Ce soir; non, demain, Wormser,.de eioq à six. Je vous attendrai, mon cher comte.

Et s'éloignant, Isaac, rageur, murmurait, c Te

voilà payé. La bédide lorgnette. EUe est plutôt bonne »

Ce juif de la haute gomme eut l'esprit de l'escalier, et au dernier échelon, il regretta sa vengeance mondaine le collier de la duchesse d'Estorg, le collier engagé par le marlou de la grande dame, ce collier sur lequel il fondait un espoir de chantage, il serait obligé de le rendre, à moins de passer pour un menteur aux yeux de sa cliente. Le Levantin trouverait-il l'argent ? 9 Jeanne et le comte s'assirent.

Laisse-moi te regarder; il y a si longtemps. Avant-hier.

Un siècle, Jeanne, un siècle 1

Il lui baisait les doigts avec d'adorablès tendresses; il disait tout ce qu'il avait souffert pendant les longues heures où elle le repoussait; il disait toutes ses larmes, toutes ses angoisses, la nuit, sous les fenêtres closes; il disait les ivresses charmantes succédant aux affreuses douleurs. Elle ne l'aimait pas encore, il s'en apercevait, hélas! mais à force de soins, de dévouement, il saurait l'amener vers lui, il saurait l'obtenir, après l'avoir conquise. Le baron Alexandre payait son morceau et ne les gênait presque plus, et Giacomo bénissait le czar et la cour impériale de leur éviter le chambellan. Jaloux, oui, il était jaloux, jaloux du Russe vieilli, jaloux des auteurs, des journalistes, des cabotins Oht si Jeanne le voulait, si la gloire ne l'enchainait pas de ses guirlandes fleuries, insoucieux de sa femme et même de son enfaat, il viendrait la prendre pour l'emporter en quelque tMhf~de lointaine, et ils

vivraient tous deux, dans un amour profond, éternel. Sa voix vibrait, douce, tintante d'or, et semblait une multitude infinie de voix caresseuses, le concert de tous les désirs, de toutes les passions, de toutes les voluptés. Combien de femmes, et des plus honnêtes, et des plus froides, se seraient allumées à l'éclat de ses yeux, réchauffées à la chaleur de son être, lorsqu'il se laissa tomber à genoux, et baisa les jupes de sa maîtresse, le regard luxurieux, attentif à un sourire de Jeanne un sourire qui s'éteignit, pareil au triste reflet d'un soleil mort

Relevez-vous. On dirait des premières armes d'un collégien. Relevez-vous.

Jeanne? q

Mais non.

Jeanne f

Non! 1

L'amoureux apaisé, M"' Herbelin commença, d'une voix ferme

Giacomo, lorsque vous êtes devenu mon amant, j'ai été franche et loyale envers vous, et depuis, je suis restée franche et loyale. D'abord, vous m'avez demandé de renvoyer le baron Kichleff; vous vous chargiez, disiez-vous, des trente mille roubles du baron; vous y ajoutiez votre quote-part, et rien ne vous effrayait. Kichleff, lui, tient ses engagements, et vous lui rendrez cette justice qu'il n'est pas souvent avec moi, dans l'exercice de ses fonctions.

Joli, le mot, joli

Oh Je ne ris pas, mon .cher, et je n'ai point en- vie de rire. Vous vous trompez, je vous l'assure. Qu'y a-t-il? Le notaire m'informe que vous redevez une somme importante sur mon hôtel.

Herbelin se gardait bien d'ajouter « .sur mon hôtel que le baron Kichleff croit payé de mes propres deniers, et elle déclara

Si d'ici à huit jours, vous n'avez pas tout soldé, il sera inutile de vous présenter chez moi.

Je paierai.

Le mobilier?

–Le mobilier aussi.

Bien vrai ?

Je te le jure.

–Tout?

Tout.

Je subis une grosse perte sur les Panama, et si, l'hôtel une fois payé, il vous était possible.

Oui oui

Et bien, tu es un bon garçon. Embrasse-moi, si tu veux, et où tu voudras.

Un grand bruit éclatait dans le salon voisin; les domestiques s'opposaient à l'entrée d'une visiteuse. Tout à coup, la pqrte s'ouvrit, et, les yeux hagards, toute livide, la duchesse Marguerite d'Estorg s'avança vers M"" Herbelin, et désigna le comte Trabelli. Madame, je suis la duchesse d'Estorg; cet homme est mon amant Je le veux Entende~vons je le veux

Elle est folle cria Giacomo.

Folle, elle ne l'était pas encore, mais elle était malade, horriblement.

Tous deux furent obligés de la soutenir, de l'aider à s'asseoir; elle pleurait, tremblait, vacillait, dans le désordre et l'agitation des sens physiques, sous les morsures de la nymphomanie, à sa troisième période, si déplorable et nav?ante, de la nymphomanie qui, suivant l'expression de Cabanis, « transforme la fille la plus timide en une bacchante et la pudeur la plus délicate en une audace furieuse dont rien n'approche, même'pas l'effronterie de la prostitution »,

Remettez-vous, madame, dit Jeanne, pleine de douceur. Vous vous trompez Monsieur'n'est pas mon amant le comte vient ~me voir, en ami.

~me j'Estorg se dressait

En ami, lui? En ami 1

Ami et admirateur! oui, madame, intervint le gentilhomme, et je me permettrai de vous rappeler aux convenances.

Monsieur le comte Trabelli, déclara vivement l'actrice, M' la duchesse d'Estorg est chez moi, et ce n'est pas à vous qu'il appartient de faire la leçon 1

La duchesse Marguerite remerciait pour la défense; une fureur nouvelle l'anima

Écoutez, madame, vous ne connaissez pas cet individu vous ne le connaissez pas On n'est plus bonne à rien, quand on n'a plus d'argent à lui donner Amusez-vous avec ce chameau, si tel est votre caprice, mais veillez à votre bourse

Après le départ de M"* d'Estorg, le comte Trabelli éclata de rire, et, tout vibrant d'une ironie hautaine Stendhal aurait eu là un sujet d'étude psychologique à embêter toute la terre 1 Où, diable, la jalousie peut-elle mener une femme Heureusement, ma belle Jeanne, que tu es trop intelligente pour couper dans le pont les d'Estorg étaient archiruinés, lorsque cette dinde entre nous, une mauvaise affaire! m'a invité à cocufier le duo. Elle est jalouse, elle est idiote et méchante; seule, le soir de la Première du Supplice <faB homme, elle écumait de rage, tournait en ridicule mon admiration, mes bravos.

Est-ce exact cela? 't

Oui; et son beau-frère lui-même pourrait en témoigner. Elle m'a bien arrangé, Notre-Dame de la Prévoyance d'un mot, j'allais la confondre; tu m'en as empoché.

Une dispute avec une femme. A quoi bon? q Oh si ce corps de femelle qui ne vaut pas quatre sous, avait. au lieu de. étaitmon oncle, je lui crèverais la bedaine Étonnante, ma petite duchesse, étonnante, parole d'honneur! 1 Madame cherche, des hommes, et malheur à ceux qu'elle dégoûte 1 Moi, gentilhomme étranger, vieux Parisien, je subis l'outrage d'une maîtresse dédaignée, d'une amie de ma femme. Tu me connais, tu hausses les épaules, mais l'accusation répandue trouverait du crédit.

Non.

Si 1 Et c'est le lot des étrangers, dans la cité parisienne on a beau semer l'or, patronner et créer

des œuvres charitables on y demeure suspect. L'œil de la police est insuffisant à l'examen de nos mœurs, et nos anciennes maitresses jalouses montent la garde, prêtes à la calomnie Pauvres, on nous refuse du travail, riches, nous devenons aussitôt des voleurs, des souteneurs, des mouchards, et l'on nous expulse 1 Les Parisiens, les vrais Parisiens de Paris ou de la province, des gens honnêtes, scrupuleux la chose ne souffre aucune discussion mais l'étranger, cet étranger qui vit de rentes étrangères, est un chameau, comme dit la duchesse, bien que cet étranger aimo la charité, bien qu'il encourage les Beaux-Arts et solde royalement ses amours.

Royalement?

Laisse arriver mes autres vaisseaux, et tu verras 1

–Je ne m'estimerai heureuse que lorsque mon hôtel et les meubles seront payes.

Entendu uôtel, meubles.

Et Panama ? J'ai perdu quarante-cinq mille. Panama réparé.

Et le collier d'Isaac Wormser?

Idem.

Tu es gentil, tu es mignon; des nèfles pour la duchesse d'Estorg

Ils déjeunèrent en tête à tête, et M"' Herbelin ouvrit les portes encore mystérieuses d'un grand salon qu'elle avait fait aménager en salle de spectacle. Une salle circulaire. Au milieu, la scène, trèséleveo, et tout autour, des murailles de glaces, sans une inter-

section, sanTs une soudure visible en bas; un immense parterre de roses et d'arbustes en fleurs, dont pas un ne dépassait tes tréteaux. Du plafond peint à fresques par Jeanne se déroulaient gracieusement les chaînes d'un lustre de cristal disposé pour la lumière électrique. Original, ravissant, délicieux; je ne comprends pas!

Vous êtes dans mon sanctuaire, dans mon temple. Quand là, sur cette scène, aux éblouissantes clartés, j'étudie un rôle, toutes les glaces me renvoient mon image et la répètent à l'infini, devant, derrière, de prout, de trois-quarts. Alors, le moindre geste erroné, la moindre plastique douteuse, le moindre sourire faux semblent des milliers -d'erreurs l'expression ou le geste que rend un miroir nous échappe it nous est impossible d'en saisir le détail et d'en corriger les nuances. Mais, ici, les images sont multiples: ce que je ne puis voir de.face, le portrait de droite ou le portrait de gauche, les silhouettes et les gestes innombrables me le rappellent, et l'artiste est légion, et c'est toute une armée d'héroïnes qui se meut et travaille avec l'artiste.

Herbelin était transQgurée la vicieuse et l'avare venaient de disparaître, et seule rayonnait la grande comédienne, en pleine ardeur, en pleine beauté, en pleine puissance. Un sang vif lui rosait les pommettes, et le souffle de l'homme de joie l'envahissait d'un parfum troublant. Giacomo la prit toute vibrante, la coucha doucement, et'les glaces s'égayèrent des ébats d'un millier 'd'amoureux, au-dessus du parterre fleuri.

A quatre heures, ils se rendirent au Bois, dans la calèche découverte du comte. Leurs genoux enlacés sous une chaude fourrure, le Levantin et sa maîtresse souriaient à la brise du printemps, lui, joyeux d'avoir réveillé la belle à la rose.dormante; elle, joyeuse d'un r plaisir jusqu'alors ignoré, maudissant les longs silences et plus encore les vilaines habitudes. C'était la première fois que le comte se montrait en public avec M"" Herbelin; il oubliait sa femme, il oubliait la duchesse d'Estorg, il oubliait toutes ses amoureuses elle pouvait bien oublier un peu le baron Kichleff. On suivit la file des équipages.

Le soleil déclinait derrière l'Arc-de-Triomphe, allumant les sculptures, embrasant le cadre des piliers de ses splendeurs défaillantes aux rayons obliques, les moyeux, les glaces des voitures, les cuivres, les harnachements argentés, les aciers des mors, toutes les surfaces polies se doraient. H avait plu, le matin, et, çà et là, des flaques rougissaient, pareilles à du sangrépandu. Tout le long de l'avenue des Champs-Elysées, dont les viltas de droite semblaient une ligne d'incendies, la sève des arbres faisait craquer les bourgeons; entre les jets d'eau, les allées sablées d'or et les massifs, et les tapis, la gamme des verdures, les tons fauves, tendres, luisants, et les grappes de lilas, d'autres grands arbres zébraient le ciel bleu de leurs premiers feuillages, épandaient sur la terre leurs ombres verdissantes, et là-bas, plus loin que l'avenue do la Grande-Armée, sur les hauteurs de Courbovoie, la statue de Napoléon tachait, juste à son milieu, d'un

point noir, la face empourprée de l'astre mourant. Ils rencontrèrent Anna Welty et Monistrao, en coupé de cercle; Georgette et Berthe en victoria, puis, des cabotins et des cabotines, des habitués des coulisses, des vieillards, des gommeux, et bruyamment, au détour d'une allée, déboucha une calèche menée à la Daumont par des jockeys poudrés Jonathan Shampton, Mistress Rosalia, Miss Lizzie, et Otis Drew qui, le nez dans son calepin, prenait des notes.

Instinctivement, le comte et Jeanne s'effacèrent, et l'Américain passa, sans les voir.

Ils connaissent ma femme.

Monsieur Shampton connait peut-être le baron Kichleff.

Jeanne 1

Giacomo 1

De la prudence.

Parbleu!

Un rapprochement des jambes mit fin à la querelle menaçante.

Dans toutes les voitures, dans la foule des piétons, le Yankee éveillait les curiosités

Quel magnifique équipage!

Il ressemble trop à celui de feu la baronne d'Ange.

On dit que M. Shampton a envoyé dix mille francs à chacun des vingt arrondissements de Paris.

Et des bijoux à M"' Herbelin, le soir de la Promière du ~p~cû <f<M Ao/ome.

Avec qui est-elle, Horhetin?

Avec le baron Alexandre Kichleff, toujours. –EtIecomteTrabeUi?

Non.

Jé viens de les voir.

Ah! elle cumule, alors?

Elle a été sage, elle se rattrape.

Et, la nuit, après une abondante récotte de fleurs et de bravos, M"s Herbelin reçut l'homme de joie à draps ouverts, et finitpar s'avouerà elle-même que l'argent et la gloire ne sont pas le meilleur de la vie, que, dans la bataille amoureuse, il faut être au moins deux et pas plus, que le plaisir isolé n'est pas le plaisir, que si la nature a créé des hommes et des femmes, c'est pour que l'homme et la femme s'unissent et illuminent le sombre et triste chemin, la vallée de larmes, d'un peu de tendresse, d'un peu d'amour, d'un peu de bonheur.

IX

Écrivez 1

Je ferai très respectueusement observer.

–Encore? 9

A Paris, la police.

On paiera la police.

Mais, les chefs, le~préiet, le ministre.

On paiera tout le monde.

C'est que.

Je veux une soirée originale

Dans le cabinet de travail de son nouvel hôtel des Champs-Étysëes, Jonathan Shampton, ce matin-là, discutait le. programme d'une fête prochaine avec Otis Drew, et, comme le secrétaire soulevait des objections do plus en plus respectueuses, le Yankee finit par dire: Le comte Trabelli vient déjeuner, et il nous mettra d'accord. Attendons-le Revoyez donc, Otis Drew, le mois do Mfu's ?

Tout en noir, correct, la barbiche rousso, palissante, l'attaché tUa poraonoo a'aasit devant une table, recopia

son carnet, le journal du maître, et Jonathan vêtu de gris moins une cravate rouge et un gilet de soie bleue, se promena, les doigts derrière réchine, à travers l'immense pièce.

Une large baie tamisait du soleil sur un mobilier et des bibelots étranges, un décor étourdissant; bahuts et sièges artistiques, tableaux, marbres et bronzes, dos chefs-d'œuvre au milieu d'un bric-à-brac d'aventurier et de prodigieuses fantaisies. Des peauxd'ours blancs, de léopards, de rennes, de tigres royaux, de renards argentés, couvraient le tapis de Smyrne, et, le long des murs aux étoffes éclatantes, apparaissaient des faisceaux de drapeaux, avec, au centre, une gloire; l'étendard étoilé de la libre Amérique; une collection d'armes: fusils, carabines, revolvers, tances, javelots, arcs, arbalètes, sagaies, tomahawks; dagues, poignarJs, stylets,sabres, baïonnettes, espingoles,tromblons, frondes et flèches une cible, un carton troué de balles, des poupées de plâtre; une variété de pipes allant du narghilé serti d'or à la Gambier de dix centimes, et il y en avait en or, en argent, en cummer, en porcelaine, en ambre, en bruyère, et c'était un enchevêtrement de tuyaux de couleurs et de fourneaux enrichis de diamants, d'émeraudes et de saphirs une variété de cannes, des joncs, des tiges d'arbustes, des sticks et des gourdins, têtes, becs ou griffes, mais toujours des montures luisantes, des incrustations de pierres précieuses.

La cheminée d'acier poli supportait un énorme ibis de hrcnza aux ;'uux d'eacarbouole droite, une repro'

duction monumentale de la statue de Bartholdi, « la Liberté éclairant le monde »; à gauche, une grosse pièce de canon sur son affût, et ce capharnaûm révélait à chaque pas des excentricités nouvelles. Ici, la miniature d'une mosquée, le temple de Jack, le petit tigre du maitre; là, des cases de bois des Mes renfermant des cigares de tous les modèles et des échantillons de tous les tabacs plus loin, des horloges bizarres, des timbres colossaux, des gongs chinois, une divinité indienne, horrible monstre battent les heures d'un cadran gigantesque en face du monstre, une cariatide ornée d'un candélabre à cent bougies vertes; là-bas, un encrier phénoménal des porte-plumes à barbes dorées oudiamantées. A toutes les encoignures, audessus des brûle-parfums, des consoles et dés psychés, se balançaient pendus à des R.'s invisibles, des squelettes, des râteliers d'hommes et de bêtes, des chevelures de femmes, des knouts, des kriss javanais, une guillotine réduction Collas, les instruments de supplice de tous les peuples, en somme, l'étalage des songes réalises d'un pensionnaire de Bicètre ou l'exhibition réfléchie d'un monsiour très fort qui se moque du genre humain.

En dehors du cabinet et de la salle des fêtes que des tapissiers terminaient en ce moment, le Yankee avait laissé miss Rosalia et miss Lizzie meubler à leur fantaiRie les salons et les chambrps.

Que de travail, que de bonheur autour de l'ascenston de Jonathan–le richissime 1

Employé d'une banque de la quatrième avenue à New-York, après des années de chiffres, Shampton se trouva en mesure d'acquérir une propriété en Pensylvanie, 9' côté de celle que possédait son frère Augustus, gentleman-farmer enrichi dans l'élevage et l'exportation des bestiaux. Un jour, à la chasse, surlesterrains d'Augustus, accompagné d'un domestique Bob Nilend's, aujourd'hui intendant de l'hôtel, Jonathan mourait de soif; il but à une source, mais aussitôt il cracha le liquide empesté et continua la route sans s'inquiéter de la singulière boisson. Le lendemain, il se trouvait au même endroit, toujours suivi de Nilend's; il résolut d'attendre un passage d'oiseaux.

Maître et serviteur assis sur un tronc d'arbre abattu venaient de terminer le repas: un'morceau de viande salée, du pain, un fromage de chèvre, une bouteille de whisky. Jonathan bourrait sa pipe

Nom d'un phoque J'ai oublié mes allumettes, et j'aimerais mieux perdre cinquante doUars que d'être privé de fumer

Heureusement, le domestique avait'sa boite.

La nuit était venue, profonde. Nulle étoile. Pendant que Jonathan, la pipe enflammée, jetait au loin une allumette, des oiseaux emplissaient l'air de leurs piaulements et du fracas de leurs ailes, menaient un vacarme de chasse-volante.

Impossible de tirer. 11 fait trop noir. Je vais dormir. Bob, tu meraveUleras, ou lever de la lune. Yes, mastcr.

Kt, tout h coup, NUend's M'!<t

Master! Master Le feu! Le feu Le feu, partout

Des flammes embrasaient le. marécage, les oiseaux fuyaient, éperdus, et Jonathan les mains vers le ciel, suppliait Dieu d'arrêter l'incendie et de ne pas tarir la source de pétrole. Il cacha l'aventure, promena des ingénieurs dans les domaines, et, un beau jour Augustus, veux-tu un million de dollars de ta propriété ? 9

–Tope!

Non; je te volerais. Désormais, pour toi, un million de dollars annuellement, et pour moi la moitié. Peut-être le double, le triple, vingt fois plus. Tu es fou

Nous verrons ça 1

Et s'adressant à Niiend's

Bob, nous sommes aujourd'hui le 15 juillet, eh bien le i5 juillet de l'année prochaine, je te donnerai cent mille francs, la ifécompense d'un brave serviteur qui a toujours des allumettes.

Aux sources de pétrole se joignirent des exploitations de mines de cuivre, d'argent, d'or: Augustus mourut laissant héritière de tous ses biens sa fille Lizzie et usufruitière d'un quart, sa femme mistress Rosalia, née Perkeys.

Bob Nilend's aurait pu vivre de ses rentes, mais if se jugeait heureux avec le commandement d'une armée de larbins, auprès dos maîtres dont la fortune réunie tenait le premier rang parmi Ifm nnhaaaos, )~ t rasors de toute la terre au-dessus des Rothschild, dos

Mackay, des Gould, des Hamilton, des Vanderbilt, et des Stewart.

Ah voilà Trabelli dit Shampton; parlez, parlez, Otis Drew expliquez au comte notre programme ? Master va donner un grand bal pour inaugurer son hôtel.

Une fête superbe, magnifique.

Hélas à Paris, continuait Drew, la police. Imaginez-vous, mon cher comte, que ce bougre d'Otis Drew trouve des difficultés aux moindres articles.

Des impossibilités, master, des impossibilités 1 Le mot <c impossible est français, il n'est pas américain, entendez-vous, Otis Drew ? $

Bravo cria Giacomo. Et quels plaisirs nous réservez-vous?

D'abord, je veux faire couper cinq ou six arbres des Champs-Elysées qui me gênent.

Et pourquoi ? 9

Parce que, sur l'emplacement, on doit construire des estrades pour trois musiques militaires: celles de la garde républicaine, du ii7" de ligne, du 63e, qui joueront alternativement les Mits nationaux des États-Unis et de France j'illumine avec des vei'res de couleur toute l'avenue des Champs-Elysées depuis la place de la Concorde jusqu'à l'Arc-de-Triomphe j'ouvre le bal par une salve de cent coups de canon tirés dans mon jardin.

–Un Quatorze-Juillet 1. Mon cher Shampton, la police.

Vous aussi? Eh 1 que le diable l'enlève votre police 1

–Je ne demande pas mieux, mais la venté m'oblige à déclarer que Drew n'a pas tous les torts. On vous refuseral'autorisation d'enlever des arbres aux ChampsÉlysées et d'en illuminer d'autres.

Et si je les achète ces arbres, et si j'achète toute l'avenue, et si j'achète l'Arc-de-Triomphe?

Rien de tout cela n'est à vendre.

On a bien vendu les diamants de la Couronne? '1 En République.

Les joyaux avaient une valeur artistique, et ils appartenaient moins au gouvernement qu'à la France. On vous refusera la salve d'artillerie.

Même tirée dans mon jardin ?

Oui. Et les colonels ne vous accorderont peut-être pas les musiques de leurs régiments.

Quel peuple

Vous pourrez vous rattraper sur les orchestres des théâtres et lancer des feux d'artince.

Venez donc en France, histoire de vous amuser! 1 Elle est jolie, votre liberté Elle est aimable Elle est gaie!

Dites-moi, Shampton, est-ce qu'à New-York, on vous laisserait illuminer la cinquième avenue et réveiller la ville à coups de canon? q

Mais c'est pour ça que je m'installe à Paris Combien voulez-vous inviter de persoutKjs ? `?

Une dizaine de mille.

Oh le Tout-Paris, trois ou quatre mille, au maximum et encore 1

Tous les ambassadeurs.

Vous les connaissez ? 9

J'ai des lettres du président des États-Unis mon père, mort sans fortune, a été lui-même président d'une petite République.

–Parfaitement Otis Drew m'a conté votre origine illustre, votre vie d'intelligence, de travail, d'honneur

et.

Voyons, Trabelli, donnez-moi une idée. possi- ble? 9

Un bal masqué ? 9

Médiocre d'invention.

Des robes vénitiennes, des manteaux vénitiens. Attendez un bal travesti, danseuses et danseurs déguisés en animaux, en volatiles.

–Hip'Hip'Hurrah! 1

Jonathan se toucha le front de l'index

Vous me prêterez votre tigre, et je le lâcherai, ainsi que Jack, au milieu du bal.

Non seulement je vous le prêterai, mais je vous demande même la permission de vous le rendre tout à fait, car il terrorise ma femme et mon petit Raoul. Mais, croyez-moi, ne les lâchez ni l'un ni l'autre. Alors nous retombons ? R

Mon cher ami, nous arrivons. Quel costume choisissez-vous ?

Je me mettrai en boa constrictor.

Vous dansez ? w

–Oui.

Le travesti sera gênant, à cause du fourreau des jambes. Si vous le voulez bien, j e vais établir les bases d'un programme que nous discuterons un de ces jours. Je vous donne carte blanche Vous m'aiderez à inviter quelques grandes dames du faubourg SaintGermain je tiendrais surtout à une admirable créature aperçue, lors de la première du jS'a~Ttce <NB homme.

Un cotillon sous roche ?

–Hélas! 1

Amoureux ?

Comme un fou 1

Les confidences de Jonathan s'arrêtèrent devant une avalanche habituelle et toujours grossissante de visiteurs, des marchands de chevaux, des banquiers, des écrivains, des sculpteurs, des peintres, d'autres hommes enfoncés dans les problèmes de la spéculation. Indistinctement, Shampton gardait tout ce monde à déjeuner, mais jusqu'à ce jour, les inventeurs et les brasseurs d'affaires s'étaient retirés, sans avoir pu intéresser le Yankee à leurs diverses entreprises. On lui tendait l'hameçon, il ne mordait pas; on cherchait à l'étourdir, à i'éblouir, il regardait de face les soleils et supportait le torrent des éloquences. Aux uns et aux autres, la même réponse « Je suis venu à Paris pour m'amuser et non pour. m'enrichir. » Les premiers refus ne décourageaient personne, et les solliciteurs renaissaient accompagnés d'avocats, d'ingénieurs,

d'architectes, de barnums étranges, de cornacs prodigieux ceux-ci appelaient Otis Drew à la recousse; d'autres essayaient de gagner les bonnes grâces de TrabeUi; mais le secrétaire connaissait Jonathan, et l'homme de joie fuyait les associations ouvertes, les primes hasardeuses, les commissions de l'aventure. A midi, au vacarme du monstre indien et des gongs chinois, les portes s'ouvrirent et Bob Nitend'a, en habit à la feançaise, la ohaine d'argent au cou, annonça le déjeuner..

On se trouvait une quarantaine à table, dans une salle style Henri II. Jonathan n'avait point imposé son goût, et la magnificence du plafond aux poutrelles rouges et bleues, et les décors des panneaux, et les hautes galeries authentiques, et les crédences, et les bahuts chargés de vaisselle plate, et les sobres ornementations, et l'absence des dorures, et le luxe des fleurs disaient de jolies étrangères qui s'éveillent à lc< religion. de l'art et aux élégances parisiennes.

Le comte Trabelli était placé à la droite de mistress Rosalia, et l'Amércaine occupait le milieu d'honneur, en face de son beau-frère miss Lizzie se montrait gracieuse pour ses voisins insignifiants, M. David, un marchand de chevaux, et M. Thoré, un vieil antiquaire; Otis Drew et les autres convives, notamment le gros Monistrac; un jeune poète chevelu, M. Eusèbe Ratier, et les frères Campistron, des Toulousains désireux de lancer un, nouveau mode d'éclairage, s'échelonnaient aux places inférieures.

Sous les ordres de Bob, les deux domestiques noirs

et huit valets de pied plus ou moins blancs, menaient le service. On s'empiffrait, on buvait. Trabelli égaya le repas d'une histoire de voleurs. Pendant un voyage en Corse, les fameux Bellacossa l'avaient arrêté, entraîné au fond de leur maquis; eh bien' il s'était débarrassé des Bellacossa, en les menaçant'des foudres du Vatican, au nom de Sa Sainteté le Pape, son ami intime, son illustre et vénéré protecteur. Des invités souriaient, incrédules; mistress Rosalia et, miss Lizzie buvaient les paroles du gentilhomme. Puis, ce fut une aventure, le long des fjords de Norvège, ensuite, une description du soleil de minuit, une visite au château d'Elseneur, un patinage à travers des kilomètres de glaciers, l'arrivée au Cap-Nord, le diner au restaurant du Cap où, parole d'honneur un ancipn garçon du Helder servait du champagne et des cigarettes à la main; il passa en Égypte, au Caire, et. on le suivit jusque dans l'Inde.

Les frères Campistron se bourraient, attendant le s moment de parler; Monistrac s'insultait à voix basse < avec un banquier < Votre caverne. Usure. « Tromperie sur la qualité de la marchandise vendue! » A la prière des convivea. le Yankee énumérait ses lacs et ses mines; entre les cupidités, les natteries. Eugène Ratier, le poète à la crinière énorme, aux joues creuses, à l'œil rêveur et triste, baissait le front, ignorant la manœuvre de l'encensoir. Drew, qui l'avait amené, lui demanda s'il cherchait des ?imes, et sous le fleuve d'or coulant des lèvres de l'Américain, le pauvre poète, une décadence intelligente et noble, répondit

Rien mangé, depuis deux jours, et j'ai peur que ga me fasse du mal.

Quand on se lèvera de table, je vous montrerai une coupe, sur une console, dans le fumoir. C'est là où Master dépose quelques louis, à l'intention de ses invités besogneux. chacun a droit à vingt francs, et si vous preniez davantage et que vous soyez pincé. Un louis, pas plus, hein? Q

Doucement, Giacomo reprochait à mistress la grande froideur qu'elle semblait lui témoigner; il enfonçait un genou dans la jupe et la jupe fuyait le genou. Madame. votre beauté.

–Monsieur.~

–J'éprouve une sensation.

–Ma ntle.

Je voudrais baiser votre main ravissante. –Ma fille vous observe.

Je ne vois que vous, cruelle 1

Il y eut, au dessert, comme un essai de paroles, un prélude d'instruments variés, le murmure d'un orchestre humain peu disposé à s'accorder les Campistron attaquaient la valse de leur société d'éclairage; David, le marchand do chevaux, jouait la polka d'un Tattersall nouveau modèle Monistrao, le < p'tit bleu de ses vins; un banquier, la sohotisch d'un établissement de crédit destiné aux planteurs de vignes américaines. Le Yankee arrêta net toute la musique

Assez, messieurs Inutile 1

Cependant, master.

–Je vous assure.

Une minute?

Vous regretterez?

De l'or en barre?

Jonathan fronça le sourcil.

Me prenez-vous donc pour un imbécile, messieurs ? Jonathan Shampton, sachez-le, n'est pas un gogo! Des commandes aux artistes, de la charité, du plaisir, oui, je veux bien, mais des affaires, nenni, mes cadets Adressez-vous aux rastaquouères, aux nababs de pacotille, aux sauvages; moi, je suis .un monsieur du Nouveau-Monde, et je n'ai point le temps d'écouter les sornettes de votre décadence Mangez, buvez Laissez-moi rire et f.moi la paix!

Les inventeurs se regardèrent consternés, et Monistrac remit dans la poche de'sa redingote un échantillon de une champagne.

Eusèbe Ratier et OtisDrew suivaient les convives au fumoir.

Là-bas, Eusèbe, là-bas?

Où? Q

Sur la console. Un numéro du Jvaw-yorA Bera7<F recouvre l'assiette. Vous avez l'air de lire le journal et vous plongez la main. Un seul louis ? ne vous trompez pas.

Je n'oserai jamais.

Allez donc!

Il s'avança, rougissant, trembleur; il souleva le journal, mais son déjeuner lui pesait, après la longue abstinence, mais le louis d'or–cette aumône–brûla les d~~s de l'artiste et roula sur le parquet.

-Tiens! CtMonistrao, j'ailaisse tomber vingt {fanes. Le Bordelais eut l'air de compter des pièces jaunes mêlées à des monnaies blanches, à dessous, et il ramassa le louis; quelqu'un avait déjà raflé tout le reste, et le malheureux poète songeait qu'il ne mangerait peut-être pas encore de deux jours.

Giacomo resta le dernier, de plus en plus galant t avec l'Américaine.

Vous nous avez promis de nous faire faire la connaissance de madame la comtesse.

Croyez, mistress, que ma femme sera très heureuse.

Nous y tenons beaucoup, ajouta miss Lizzie. Les dames éloignées, Jonathan prit le bras de Giacomo

Vous êtes l'un des intimes de madame la duchesse d'Estorg?

Intime?. Pourquoi cette question ?

C'est de la duchesse dont je voulais parler, quand ces imbéciles ont envahi mon cabinet.

Shampton paraissait tout ému

Vous serez bien aimable de prier M"' d'Estorg de venir à mon bal? P

Ah mon gaillard, est-ce que ?.

Oui, 8t le Yankee avec un gros soupir.

Une belle matinée à l'actif de Giacomo d'un coté, mistress Rôsalia touchée au cœur et peut-être plus bas; de l'autre Jonathan lancé vers Marguerite. La duchesse vendue, on croquerait à deux les millions. de

l'Américain, et si l'Américaine s'affolait d'amour, on verrait

La brouille amoureuse ne pouvait s'éterniser entre une femme d'un tel tempérament que M' d'Estorg et un monsieur de la valeur de Trabelli. Des crises de nerfs, des isolements, des menaces et des insultes je- tées à la face du duo et courbant un peu plus, au souffle du désespoir, le gentilhomme-martyr, et la duchesse envoya des lettres et des télégrammes bleus au Cos- mopolitain-Club et à l'hôtel .du Parc Monceau. Pas de g réponse; pas de Giacomo.

Marguerite devait une visite à la comtesse Suzanne elle rendit cette visite. Quoi de plus naturel ? Les deux jeunes femmes échangèrent des banalités mondaines, et le comte informé apparut au salon, gracieux, cor- rect; la réconciliation eut lieu par une simple poignée de main. Puis, les jours suivants, les d'Es;org invitèrent les Trabelli et les Trabelli reçurent les d'Estorg. -c Si la duchesse était persuadée que. M"' Herbelin incarnait autre chose qu'une amie de son amoureux, elle s'arrangeait de manière à prélever la crème des amours. En cette femme, en cette libertine malade, il y avait tout de même des combats, des révoltes, des dégoûts, mais la lassitude ne venait jamais, et sans doute le corps voluptueux et charmant demanderait du plaisir, demanderait <de l'homme jusqu'à la dernière heure, jusqu'au dernier frisson, jusqu'à la dernière étincelle.

x

Le premier et le quinze de chaque mois, on faisait les comptes à la maison Clarisse, et Trabelli ne manquait jamais, à neuf heures du soir, de venir toucher ses dividendes. Une soirée d'affaires, une soirée intime à laquelle assistaient seulement Afon~ar, Jfadame et leur mère, madame Noémie Lemeroier, la pourvoyeuse du lupanar. Quelquefois, on demandait JMMeBMMe~ pour une question de détail, mais bien qu'eue reçût un du cent sur les bénéBces, en dehors de son traitement, la sous-maîtresse n'avait aucun droit de contrôle Séraphine s'en remettait à l'honneur des chefs, ainsi que cela se pratique à Paris, dans les grands magasins de nouveautés, chez Ttes éditeurs, chez des ttbraires, dans certains restaurants, dans certains conseils d'administration de journaux, dans tous tes établissements d'ordre supérieur où la bienveillance des patrons encourage le zèle des principaux employés.

Cette Clarisse à la main distinguée Claire La-

plant6 était fille d'un ingénieur des ponts et chaussées, et veuve d'un avocat, illustre cocu du Poitou son origine et les historiettes de sa'vie expliquaient ses largesses à l'égard de Giacomo. Après deux années de mariage, libre d'elle-même, riche, elle vint à Paris, jeta l'argent par les fenêtres, ne connut plus le nombre des amants à sa solde, ni des amoureux traités royalement à bord de son yacht, et le yacht vendu, elle s'achemina, gracieuse, vers l'horizontalisme. Le comte Trabelli, alors millionnaire, l'avait ramenée de Bullier, de Bullier ou eUe riait de toutes ses dents de bourgeoise coquine, au tumulte dos jupes, aux grands et nobles écarts des Goulues et des Grilles, aux compas 'énormes d'Hilarion-Ia-Tétasse et de Valentin- le-Désossé. Du plaisir, du luxe, et encore d6 plaisir, et l'hôtel de la rue Bréda s'emplit de tristesse, lorsque Giacomo envoya son adieu de gentilhomme, cinquante billets de mille. La pauvre Claire, pauvre malgré l'argent, pauvre avec le coeur chagrin, suivit le premier monsieur ensuite, dans le désir du bien-être et dans l'effroi d'une nouvelle ruine, elle acheta on le sait une ganterie au passage Choiseul, mais elte dirigea la ganterie, sans ganter personne, se réservant les amours qui pouvaient lui plaire, ayant un monde exercé audessous de sa tête et de ses bras immobiles, au-dessous de ses jupes -discrètes. La transition ne fut pas réellement brusque du passage Choiseul au lupanar. Ici, la joyeuse veuve apportait des qualités sérieuses de directrice, le discernement et la précision, hérédité

naturelle de son père, l'ingénieur, du bagou et de l'éloquence, des allures de débrouillarde, les fruits du milieu, le souvenir de son mari, l'avocat.

Bien avant Giacomo, elle recevait un amant de cœur, une banalité en chapeau melon qu'elle congédia, et qui ne revint plus l'ennuyer, & dater de ta souveraine maîtrise du gentilhomme. Pendant des semaines, le spectre de Sudreau la hanta Trabelli jurait son innocence 1 Le poignard n'avait pas reparu, et il fallait toutes les ruses et toute la passion de l'homme de joie popr étourdir la matrone. Aujourd'hui, nulle angoisse, nulle inquiétude, nulle révolte la chair endort l'esprit, calme le dégoût, tue l'honneur ou ses vestiges.

Dans un petit salon, Clarissé et la vieille Lemercier prenaient le thé, en attendant Monsieur.

–Un peu de rhum? 9

Oui, ma belle, et encore un morceau de sucre, je vous prie ? 9

Madame Lemercier se mit à siroper sa tasse à la façon lente des vieillards.

C'était une personne replète d'une soixantaine d'années, taille moyenne, extérieur profondément respectable, robe noire et simple, une tète de vieille maman, pas trop ridée, l'oeil brun et doux, encore vif, une bouche souriante avec peut-être deux ou trois dents fausses au maximum, une chevelure superbe, une blanche couronne aux papillotes roulées vers les tempes–lagrand'mère, la bonne vieille qui ouvre' ses tiroirs < 0 bébé, voici des gâteaux et des noi-

sottes potache, voici des pièces de quarante sous; étudiant du quartier Latin, provincial amoureux, voici des pièces d'or, d'anciennes e81gies,lps réserves de grand'mère 1 Ainsi rayonnait l'auguste figure évoquée par la présence de madame Noémie Lemercier. Les dames causaient du personnel. Grâce à la pourvoyeuse, grâce aussi à Monsieur, la maison, la première de Paris, pouvait rivaliser avec les établissements des autres capitales. Devant les éloges le Madame, la Lemercier déclarait que le travail est la joie de ce monde. Oh! elle ne se plaignait pas, elle ne se plaignait jamais Encore un an ou deux, et elle se retirerait à Vauoresson, ou à Louveciennes, ou à Garches, et elle vivrait, bonne bourgeoise au milieu des bons paysans elle .ferait du bien, irait à la~messe, instituerait un concours de rosières, et pais, -on l'enterrerait simplement. Elle ne voulait pas de tapage à ses obsèques et jugeait inutile tout le pom- · peux décor des funérailles de leur collègue, madame la baronne d'Ange.

Oui, en l'honneur de cette baronne, la veille de ce jour, l'église Notre-Dame de Lorette, habiltée de lourdes et somptueuses draperies funèbres, avait ronflé de toutes ses orgues, gémi de toutes ses tristesses, allumé des cierges immenses; les diacres avaient revêtu leurs plus beaux ornements on avait agité les plus beaux aspergeoirs et balancé les plus beaux encensoirs on avait dressé la haute croix d'argent. Sur le seuil du temple, des suisses tapaient de la hallebarde un autre ouvraitlès grandes portes au cortège,

pendant que, là-bas mais la Lemercier n'établissait point le contraste un pauvre écrivain, leJfUs d'un brave homme et d'une honnête femme, honnête homme lui-même, s'en allait avec la prière rapide, enlevée, de quelque sous-diacre au surplis graisseux là-bas, flanqué de bouts de chandelle.

Pour ces deux créatures, la vie qu'elles menaient était absolument honorable elles payaient leurs impositions et ne devoir un sou à personne constituait à leurs yeux l'honnêteté parfaite; elles exerçaient un métier comme un autre: ceux-ci vendaient des étoffes, ceux-là, des denrées coloniales, ceux-là encore des rubans, des meubles; elles faisaient, elles, le commerce de plaisirs et répondaient honorablement à un besoin de la société.

Vous voulez vous retirer, madame Noémie. Que deviendrons-nous, mon Dieu 1

Il y a d'autres correspondantes à Paris.

Ne nous quittez pas, avant l'Exposition universelle ? 9

–Eh bien, oui j'irai jusqu'à l'Exposition. Du reste, à ce moment, vous serez riche.

Moi ?. Je mourrai peut-être sur la paille. Quelle idée Est-ce que le comte.

Silence! monsieur Jacques. monsieur Jacques. N'oubliez pas Ah! s'il vous entendait Monsieur Jacques a donc un estomac d'autruche ? Il est charmant; je ne savais ce que je disais, et puis il rend des services. et puis, j'en aurai toujours

Monsieur Jacques a découvert des bougresses gentilles, qui doivent vous rapporter. La Russe? 9 –Et l'Anglaise.

Et l'Allemande, aussi ? 9

L'Allemande a été pincée à la visite elle est à Lourcine.

Ennn. monsieur Jacques t

Le comte embrassa Clarisse, donna un shakehands, à madame Lemercier ensuite il but du thé, du rhum, tout en vérifiant le grand-livre, les additions établies par la veuve de l'avocat, un ancien accessit dans une pension de Châtellerault. La matrone rangeait sur la table des liasses de billets de banque et des piles d'or, et entre Madame, jeune et en rosé, JMûaMaar jeune et en habit noir, la mère en toilette grave semblait une belle-maman heureuse du bonheur de sa &Ue et contente de son gendre.

Les frais prélevés, dit Clarisse, notre quinzaine monte à vingt-milte huit cent vingt francs trois mille de plus que la quinzaine précédente. Messieurs les Anglais commencent à arriver.

Pas mal, fit la pourvoyeuse.

J'espéra!s davantage, déclara Giacomo en allumant un cigare.

Mme Lemercier prit ses dix pour cent; on mit de côté le un pour cent de Mlle Séraphins, «f Monsieur. et Madame se partagèrent le reste.

Clarisse savait bien que Noémie joignait à son métier de correspondante une autre profession de la

même catégorie, mais elle ignorait que le comte eût des intérêts chez la vieille. Sans faire aucune allusion à l'associé, Mme Lemercier parla d'un immeuble situé rue de la Ville-l'Evêque, une maison modèle où l'on n'acceptait que des personnages et où l'on s'amusait royalement.

Et la police ? observa Madame.

–Àh voilà. la police. ça me chiffonne un peu. Bah intervint Giacomo.

Me voyez-vous & mon âge en police correctionnelle ? Heureusement, je suis une femme de précaution et si un atout menaçait, je garde dans un tiroir de quoi y parer. Ça ne fait rien, nous n'avons je n'ai pas là-bas la sécurité que vous avez ici.

Madame oCfait des liqueurs.

–Aussi, les bénénces sont proportionnés aux risques?

Je ne me plains jamais, moi, et je le répète, si quelque chose m'arrive, je trouverai des protecteurs, et en haut lieu!

Lord Maiwitch, l'ancien cireur de bottines de nos dames ? 9 <.

–Non, ma belle; un Anglais n'aurait aucune influence, mais des députés, des sénateurs, des anciens ministres, des magistrats.

–Et pourquoi? 9

–Parce que je possède certaines lettres des uns. et des autres qui peuvent envoyer ceux-ci en police correctionnelle/ceux-là en cour d'assises, au bagne.

Tout vibrait dans la chambre avec le rire formidable de Trabelli.

Riez, monsieur Jacques, riez 1

–Allons donc riposta le comte vous vous moquez de nous On se plaît, de nos jours, à lancer de tristes calomnies une moisson, une sale moisson de petits papiers germe sur la ville, et je m'étonne, madame Lemercier, qu'une femme de votre intelligence.

Je ne suis pas une menteuse, monsieur Jacques Vousétesune naîve.Dessénateurs,des députés. Et des anciens ministres, et des juges. oui, monsieùr. oui.

Des farceurs qui se sont fait passer pour des pprsonnages à vos yeux. –Je ne suis pas une menteuse, répéta-t-elle, emballée et tenez, sans aller, plus loin, si l'assassin du pauvre capitaine Sudreau avait une lettre de mon tiroir, il marcherait, la tête haute, à travers Paris, au lieu de se cacher à l'étranger.

Clarisse et Giacomo échangèrent un regard. La. pourvoyeuse se levait, résolue à partir, et le comte minauda

Vous avez le temps, ma chère amie. Un verre d'anisette ? Préférez-vous de la chartreuse ?

De l'anisette.

Elle se rassit et l'on trinqua.

Le gentilhomme servait la vieHte:

Un petit morceau de sucre, maman ? `?

Ah que vous me connaissez bien t Jamais, je

n'ai rencontré un homme aussi aimable. Monsieur Jacques, un enjôleur Madame ne doit pas être jalouse d'une vieille bique.

Eh eh

Autrefois. Hum

-Toujours charmante. Vous disiez donc? 9

Je disais. je ne me souviens plus. Ah oui, je disais que le meurtrier du capitaine payerait bien cher un papier dont l'écriture n'est point indifférente au juge d'instruction charge de.

Vous plaisantez? Je connais le magistrat, M. Rippolyte Mège c'est un homme intègre sa vie n'a pas une tache.

Il ne s'agit pas de lui, mais de quelqu'un qui le touche de près.

Et qui donc ?

Trop curieux, monsieur Jacques. Je bavarde, je bavarde.

Malgré les ruses employées par le comte et sa maitresse, il leur fut impossible d'en savoir davantage et comme au départ de Noémie, sur un geste de Giacomo, Clarisse tentait un dernier effort, la proxénète s'éloigna

Mes chers enfants, vous êtes trop curieux. Demeurés seuls, ~bNsieur et Madame gardèrentun moment le silence. Trphelli haussa les épaules Lemercier est idiote nveo ses dossiers compromettants, surtout celui du juge.

–Et si cela était? q

-Si cela était, la brave femme aurait déjà fait chanter la clientèle des < cadavres Brisons là-dessus. Clarisse, je vais t'emprunter ce qui te revient, cette quinzaine. Tu retiendras ma part du nouvel exercice. Mais, j'en ai besoin.

Tu t'en passeras, chérie.

–Vous me traitez.

Doucement, il exposa des raisons..Clarisse venait de se décider, et le comte daignait répondre aux amoureuses câlineries de la matrone, lorsque Séraphine apparut devant eux.

JMadamc, vexée de se voir surprise; au milieu du désordre de ses jupes, dit- sèchement:

Vous êtes entrée sans frapper, mademoiselle Je vous demande pardon, madame j'ai frappé, et il m'a semblé entendre que vous permettiez d'entrer.–Que voulez-vous

Les clefs de la lingerie. y`

Elle lui donna les clefs.

Eh bien qu'attendez-v~s, mademoiselle ? Séraphine restait là, debout, très pâle une force invincible la clouait au parquet.

Perdez-vous la tête ? 9 La sous-maitresse balbutia des excuses et se retira. En descendant l'escalier, elle pleurait, saisissait son front à deux mains, bête rageuse.

Séraphine aimait Giacomo. Elle était laide, vieille, plate, et longtemps indifférente à toute la variété des mâles, commengaituae vie d'angoisses et de tortures. Lui, il ne ressemblait pas aux autres hommes 1 Lui, il

incarnait l'homme idéal Absent, elle désirait sa pré- sence, et dès que Madame l'entraînait vers sa couche, elle comptait les minutes de leurs amours. Au milieu de la nuit, elle se levait et s'en venait, pieds nus auprès de la chambre, pleine du furieux désir de briser la porte et d'étrangler ses maîtres. EHeremontait le troisième étage, se jetait sur son lit, brisée, tordue de désespoir~ Quel étrange problème Oh le curieux labeur cérébral Toutes les religions et toutes les philosophies imbéciles, désarmées par la flamme d'amour illuminant la dernière des dernières, un amour de prostituée, un amour chaste, un amour vierge Où donc est la vérité? A quoi tendent nos examens des cons- ciences et nos dissections des chairs? Mais nous sommes tous des menteurs ou des ignorants, puisqu'il suint d'une aurore inconnue pour régénérer les ê.rës, obscurcir nos miroirs de psychologues et arrêter nos scalpels 1

Giacomo rayonnait, lavé de son opprobre, et la fille rêvait de lui, comme les vierges des cloîtresrêventdu Christ. Un jour, elle voulut fuir, elle ramassa des robes, du linge, son argent l'espérance la soutenait. A Peut'étre l'aimerait-il? Peut-être laisserait-il descendre vers elle la charité d'un sourire, l'aumône d*un regard? Non il passait, dédaigneux. En ses effroyables rages, elleaésiraitlaruma de JMMam~Iaruine absolue ou encore une maladie qui marquât la patronne des plus borrib)ps stigmates, et rien de cela n'arrivait et, malgré les dépenses, la maison norissait, et Cia< riase demeurait jeune et jolie, soanante et gracieuse 1

Au profond de ses tristesses, dans sa chambre, agenouillée devant une photographie du comte, un portrait volé à Madame, Séraphine ouvrait son âme aux vengeances, son âme accaNée de hontes et de mépris.

Elle se revoyait là-bas, grandissant sur la lisière d'une forêt des Vosges, entre une mère maladive et un père sournois et brutal. Gérôme Duroux, le papa, rossait la femme il était garde-chasse, et rentrant de la course, le rustre mangeait, buvait, sans parler. Puis éclataient des querelles. « La petite n'est pas de moi a gueulait-il en présence de Séraphine. Alors, des injures, une scatologie de paysan, des gifles à assommer des bœufs. La mère morte de chagrin, quelques-uns disaient d'un coup de pied dans le ventre Gérôme assassina, dépouilla le maître dont il gardait la chasse et fut envoyé au bagno. Un couvent voisin recueillit Séraphine, et Séraphine eut à supporter d'autres douleurs. On méprisait la fille du forçat. Les compagnes s'éloignaient d'elle ou s'approchaient ainsi:

Dis donc, Séraphine. quand reverrons-nous ton papa ? il doit joliment s'amuser à sa maison de campagne r

Elle leur sautait à la gorge, et la quarantaine de la paria n'était plus une quarantaine, mais une éternité de larmes. L'âge critique arrivait aux rougeurs suhites, aux énervements, aux insomnies se mêlaient des désirs, et les mots obscènes que Gérôme jeMt à sa douce femme eh disaient les mystères. SéHtphin~

corrompait les amies du dortoir on allait la chasser elle s'enfuit.

La malheureuse tomba épuisée, mourante, au seuil d'une maison d'Épinal. Un sous-officier de cavalerie, qui rentrait au quartier, la releva, eut pitié d'elle et lui paya une chambre pour la nuit. Ce militaire l'ayant gardée six mois, passa à un camarade !a vivante roulure. Bientôt, pensionnaire de l'unique tolérance de la ville, où elle n'obtenait aucun succès de femme, Séraphino montra des aptitudes de gérante, beaucoup d'ordre, d'économie, une instruction supérieure à celle des autres dames, et la matrone l'éleva au rang de sous-maîtresse.

C'est dans la maison d'Ëpinal que Mme Lemercier, toujours soucieuse des intérêts de Clarisse, et déjà en relations avec tous les lupanars de France et de l'étranger, vint la dénicher, pour la conduire à Paris.

Elle vieillissait tranquille, économe, riche, les sens au repos, les sens dégoûtés et voilà de nouveaux orages, de nouveaux mépris, de nouvelles rancœurs.

Madame Noémie Lemercier occupait rue du Mail, un petit appartement orné de gravures et de tableaux religieux. Une simplicité monacale chambre à coucher, style empire pas de glace le lit drapé de rideaux de mousseline; au-dessus du chevet, un grand Christ d'ivoire, et au-dessous du Christ,

un bénitier de porcelaine où trompait un rameau. Le salon canapés et fauteuils en velours d'Utrecht, bien ranges le long des murailles recouvertes d'un papier sombre et d'une fenêtre aux rideaux de calicot jaune; le parquet ciré, d'un luisant marron, et ça et là, des carrés de tapis; une table ovale à ornements de cuivre sur la cheminée, entre des globes protecteurs de fleurs artificielles, une pendule d'aiMtre à colonnes, pendule que surmontait un sujet en fonte dorée ~~sNOBtp~oa de Za Vierge.

On sonnait à la porte d'entrée. Madame Lemercier cacha vivement dans un secrétaire les papiers qu'elle était en train de consulter, prit une brochure, et, installée sur son grand fauteuil, donna à sa servante l'ordre d'introduire le visiteur, M. l'abbé Gabriel Roussarie, l'un des vicaires de Notre-Dame des Victoires. Monsieur J'abbé, que je suis heureuse de vous voirl. Mais, prenez donc la peine. Le grand fauteuil, je vous en supplie ? 9

L'abbé se contenta d'une chaise, et elle était vraiment curieuse la tête hypocrite de la proxénète en face de l'humble soutane, en face du jeune prêtre au visage maigre, pâlot, bleui par le rasoir, avec des membres chétifs, une voix brisée et des yeux presque sans lumière qui évoquaient !es longues. extases, les nuits des malades et des morts, les abstinences d'un véritable croyant; serviteur de Dieu. Toujours plongée dans les saintes lectures, chère madame? 9

Oui, mon cher abbé, je lisais les Annales de la

Propagation de la Foi, et j'admire le courage de ces apôtras qui s'en vont au loin, malgré les climats, malgré les dangers de toutes sortes, crier la parole de t'Ëternel.

Ils obtiennent des résultats merveilleux.

C~nt cinquante conversions faites par l'abbé Paramé, en Abyssinie, en moins de deux ans. C'est admirable

Et notez que nos missions catholiques sont très pauvres et qu'elles ont à lutter contre les missions protestantes et surtout luthériennes d'Allemagne et d'Angleterre.

Admirable admirable Et le révérend Père Nicolle? Quatre cent vingt-trois baptêmes au Tonkin. quatre cent vingt-trois. J'en ai pleuré

Sainte femme

J'aurais voulu être homme et prêtre, et m'en aller vers les contrées perdues pour y semer, sous le regard du bon Dieu, l'herbe de vérité.

Hélas il faut avoir un tempérament de fer, une âme cerclée d'airain. On peut tout de même, et vous en êtes la vivante preuve, aider la religion.Sainte femme, je le répète, nos pauvres vous bénissent. Je ne donne pas encore ce que je voudrais. mes modestes ressources.

Ainsi que le disait l'abbé Gabriel, Madame. Lemercier jouissait dans la paroisse de Notre-Dame des Victoires et dans tout .le quartier d'une bonne réputation. Elle n'avait point la célébrité outrageante des pourvoyeuses vulgaires. Berthe Lantis l'incriminait,

à la table d'Anna Welty? Peut-être Noémie avait-elle à se reprocher un manque de prudence, au milieu d'une diplomatie habile, une fausse note échappée à un clavier de premier ordre; tous les virtuoses ont des emballements. Eh que lui importaient les accusations d'une horizontale Berthe connaissait une Lemercier, de la rue de la Ville-l'Evêque elle ignorait la Lemercier de la rue du Mail, et Paris fourmillait d'autres Noémie et d'autres Lemercier.

Chaque matin, la proxénète entendait une messe basse; elle communiait, le dimanche; on lui réservait une chaise pour la grand'messo paroissiale et les vêpres. Une pure comédie ? Non. La vieille était dévote, très sincèrement dévote et ce double jeu s'observe chez les filles les plus perverses des horizontales, des râcteuses de trottoir quittent la couche, le jour de Seigneur, assistent à roffice matinal, et se fourrent ensuite entre les draps, où l'amoureux de passage les reprend, sacrées.

Madame Noémie visitait les malades, gravissait les échelons des taudis infects,. distribuait des aumônes, répondait à toutes les quêtes de l'église, A toutes les loteries do bienfaisance. Elle était venue, rue du Mail, après avoir liquidé un foads de marchande à la toilette, place du Havre, et s'annonçait comme veuve d'un magistrat de province. On la voyait passer, un paroissien sous le bras, et les fournisseurs saluaient la mère des pauvres.

Les nombreuses correspondances arrivaient à la maison de la rue de la Ville-l'Évêque, mais les nobles

et sérieux engagements partaient de la rue du Mail. Ici, la Lemeroier ne recevait que l'abbé Roussarie, le comte Giacomo et quelquefois Clarisse, et encore Clarisse sévèrement costumée et voilée. Impossible de la démasquer, de lui reprocher les anciennes usures · autrefois, la marchande à la toilette se teignait, et la grande pourvoyeuse la dame < aux cadavres avait vieilli, honnêtement blanchi, d'un coup, avec derrière ses jupes vénérées tout un monde intéressé au silence.

Chère madame, continua le vicaire, nous organisons une loterie en faveur des pauvres du deuxième arrondissement, et je viens vous prier d'être une de nos dames patronnesses? 9

Y songez-vous, mon cher abbé me voyez-vous, moi, petite.

Elle s'arrêta, se rappelant qu'elle était veuve d'un magistrat, et dit ce qui lui traversait la tête Je ne suis pas noble.

La religion ne connaît pas les distances sociales, et, du reste, nous comptons beaucoup plus de bourgoises.

Non, décidément non. Je prendrai des billets, j'en placerai autant que je pourrai, mais, la modestie. Humilité touchante.

Alors, comme la première communion était prochaine, l'abbé parla d'une societé de femmes. Le but? 9 Vêtir les Mettes et les garçons misérables, les rendre dignes de la cérémonie auguste.

Pour cela, je veux bien. Je me charge d'habiller

deux premierscommuniants, un petit garçon et une petite OHe,depuis le cierge jusqu'au mouchoir de poche. Voyons tout de suite, les plus pauvres parmi tous ces enfants que vous dirigez si pieusement ? 9

Le vicaire indiquait te communiant,, un petit infirme, l'enfant de malheureux ouvriers, le père malade, un cartonnier de luxe, malade et désespéré de manquer de travail, car l'homme travaillait à la confection des boites pour joujoux, et le métier ne marchait que vers la Noël et le jour de l'An une brave femme aussi, la mère elle faisait des ménages trois enfants en bas âge, une jeune Clle vertueuse, et le communiant l'infirme, un garçonnet de douze ans qui se trainait avec des béquiltos et menait à la crèche sa petite sœur. Et devant la sinistre, gueuse, l'homme de Dieu s'étendait en miséricorde, la voix émue, l'oeil noyé de larmes, montrant nos pla!es sociales, éclairant le tableau du foyer mort, la table vide, les parents endoloris, les enfants affamés, etau-dessus de l'horrible misère, cette vision digne du pinceau d'Holbein ou d'Hogarth, le petit béquillard, la jambe de l'infirme qui n'avait pas profité et pendait, flasque et inerte. Les Darnet ont une jeune fille vertueuse, chaste. –Jolie? 4

Oui.

Elle se nomme ? 9

Marie.

–Quel âge? 9

Seize ans.

Je les habillerai tous d~Mx.

L'inurmo seul fait sa première communion Marie va se marier.

Je l'habillerai tout de même Où demeurent ces bravesgens? 9

Les Darnet? 6i, rue Montmartre, au sixième étage.

Ils auront du vin, de la viande, ce soir.

Merci, madame, au nom de ces malheureux au nom du ciel

La Lemercier joignait les mains, baissait le front il labénit.

Dès qu'eue fut seule, la proxénète se mit à écrire vivement, car sa correspondance était en. retard. Elle avait à répondre à quelques demandes de secours, à une tolérance d'Avignon qui désirait un stock d'Allemandes,– & ce bon curé de Puteaux qui la priait de faire entrer un enfant malade à l'asile de Vincennes, –a des tolérancesde Londres, de Berlin, de Hambourg, de Cologne, aux bonnes sœurs des pauvres, à l'hospice des vieillards <~ elle apportait du tabac et des douceurs,–enfin, à lord Maiwith, son meilleur client.

Quelqu'un sonnait encore à la porte.

Madame Lemercier. appela sa servante qui venait d'ouvrir:

Je n'y suis pour personne.

Trabelli entra au salon. Noémie se levait, furieuse, mais reconnaissant le visiteur:

–Ah 1 c'est vous, mon cher comte.

Monsieur Jacques, entendez-vous

–Ici! 1

Ici, comme là-bas.

Ne vous fâchez pas. Roule-t-il des yeux 1 Le comte se radoucit, et s'étala sur le grand fauteuil que l'abbé Gabriel avait refusé.

J'ai vu l'Amétioain.

Monsieur Shmpton ? Q

–Oui.

–Il désire la duchesse d'Estorg. Y a-t-il. moyen ? 9

Parbleu la duchesse d'Estorg ?. Attendez. non. je me trompais. Est-elle riche, cette dame 9 Ruinée.

Et lui 9

–Milliardaire..

Alors, mon cher ami, c'est le pont-aux-ânea. Le Yankee se meurt d'amour, ` Pauvre monsieur Est-il large des épaules ? R Jonathan Shàmpton fera ce que nous. ce que vou!* voudrez.

J'écris les noms, les adresses, et, d'ici à huit jours, madame d'Estorg sera dans les bras de l'Américain, à notre hôtel, rue de la ViUe-1'Ëvéque. La dame connait-elle le monsieur ?

-Pas encore. Je vais essayerd'entraîner la duchesse au grand bal du Yankee, un bal étourdissant. Je ne figure en rien, et mon nom ne doit pas être prononcé q

Bien entendu.

Giacomo présenta des indications précises touchut

les habitudes, les mœurs intimes de la duchesse et du Yankee, et, cette affairo terminée, il amena la. conversation sur les terribles dossiers de Noémie. Ah ah ah vous y revenez ?.

Simple curiosité.

Je n'en doute point, mais je, ne veux pas faire de peine à ces messieurs qui ont eu confiance en moi. Les dossiers sont là, et ils ne sortiront que, si une circonstance grave.

'Elle désignait un secrétaire à dessus de marbre, garniture d'aigles cuivrées, l'un de- ces meubles do l'Empire que vénérait la pompeuse Mmè de Staël. Si vous ajourniez votre visite à la duchesse d'Estorg jusqu'après la fête de l'Américain.? Cela vaudra mieux, je crois. ChauNez~les! t La bonne remettait unelettre à sa maîtresse qui lut et dit

–Je n'aime plus à griffonner certaines choses. Excusez, monsieur Jacques. C'est de lord Maiwitch. Son groom attend la réponse. Trois minutes, je reviens. Si vous voulez lire les .~BBa~-s de la Propagation de la Fot ou le Rosaire de Marie ?

Pourquoi pas?

Tu es encore plus malin que la vieille Mimi. Vous dites ?

Qae voua êtes un ange, monsieur Jacques 1 Giacomo eut un,sourire, et, la porte fermée, tirant de sa poche un trousseau de clefs, il essaya la serrure du meuble. A la quatrième clef, le tablier glissa, et bientôt, le comte se trouvait muni d'une lettre écrite à

Mme Lemercier par M. Victor Mège, ancien conseiller à lui cour d'appel de Paris.

Noémie reparut, câline:

Malwitch va être heureux; je lui réserve une primeur. du nanan

Dès le lendemain de ce jour, le comte dégagea !e collier de M' d'Estorg chez Isaac Wormser; M rendit le bijou à la duchesse et oSrit, pour l'ahurissement du juif gommeux, une autre parure de même valeur à l'actrice dont il venait de solder l'hôtel et le mobilier. Il ne jouait plus il ne jouait jamais. Où diable prendil l'argent? se demandait-on au Cosmopolitain-Club. Devinette de Cercle et de boulevard question du bipède.

Ce gentilhomme aurait pu adresser des clients à son bouge et se démasquer avec des réclames banales il aurait pu se nuu'e en donnant le collier de M" d'Estorg à M~ Herbelin. Un monsieur de sa force évitait les écueils des aventuriers de qualité médiocre.

On saluait l'armateur, et l'hôtel du parc Monceau retentissait d'un bruit d'allégresse, comme au temps jadis de la pluie d'or, des millions do libertin adorable, des millions de Suzanne, la douoe patricienne avant et après le marchand de Bagdad, au paye du soleil, fleur humaine triomphante au milieu des dames, ses fleurs.

xi

Jonathan et mistress Rosalia Shampton inauguraient leur hôtel des Chantps-Elysées. Quatre mille invitations, et les journaux de la dernière heure affirmaient qu'on ne comptait pas quatre cents lettres d'excuses. Originales, ces invitations

« Le 2i Mai 1887; on os~r~e de cJ')OMM'~ao.ïJ9o~B Mu costume oa bien une tête. »

Depuis plusieurs semaines, les échos du comte Tn- belli et les interviews d'Otis Drew alimenta~nt !h presse; petite et grande. Aussi, le long des gnUes dorées, la foule s'extasiait à rarrivée des équM)ages sous la marquise des feux d'artifice montatonk du jardin, ittuminaieat l'avenue verdoyante, jetaient au peuple la charité d'une fête nationalo, en lan- i~ant au ciel d'azur une aumône de rayons et de flammes. Les admirations naïves d'en bas s'égayaient des lazzis de quelques loustics, esc'aves parisiens assez

disposés à crier aux gens de la noce, en l'argot du faubourg, le mot de l'esclave de Rome,l'humaine et nécessaire parole qui escortait le char du triomphateur. Par un-imposant escalier do marbre à double évolution, entre les fleurs et les verdures, on pénétrait dans le hall immense tendu de vélums bleus étoilés. H y avait là un monde d'oiseaux, d'insectes et de fauves, des lions, des tigres, des loups, des panthères et des gazelles; des abeilles, des frelons, des papillons, des cigales, des sauterelles et des mouches; des fauvettes, des rossignols, des hiboux, des autruches, des bouvreuils, des pierrots et même des aigles entre les habits rouges sur lesquels s'ajustaient des têtes d'animaux, on voyait briller mille coiffures brunes et blondes, celles-ci ornées d'antennes demétal précieux,celleslà de plumages variés ou de pierreries; on voyait surgir le blanc-rose des épaules et des bras nus; on suivait le frou-frou des ailes, au-dessus des corselets verts et des carapaces dorées ou lamées d'argent, des jupes de satin rayé jaune et noir, violet, lilas, rouge, chamois, rubis, et aux électriques clartés, ces étoffes chatoyantes, ces poils et ces plumes versicolores, se heurtaient en des ébtouissemënts d'arcs-en-ciel, dans un incendie de gloire.

Tout au fond, et en amphithé&tre, l'orchestre, composé des musiciens de l'Opéra et de l'Opëra-Comique. Ces virtuoses, au nombre de cent cinquante, étaient déguisés en singes et représentaient, sous le masque et la pelure, les diverses tributs primates, semnopithéciens, macaques, cynocéphales, cébiens~ arctopi-'

théciens, lémuriens, tarsiens et cheiromiens; un orangoutang battait la mesure et pour établir l'échelle des êtres ou pour assimiler des réalités vivantes aux sosies et aux imitateurs, une trentaine d'hommes habillés de fougères et de peaux de bêtes, venus des peuplades qui marquent les gradations de- l'espèce humaine et animale, se tenaient debout et immobiles à côté des artistes, éclairant le décor de leurs torches enflammées. A droite et à gauche de l'orchestre, deux portiques de lumières vénitiennes; l'un donnait accès au buffet et l'autre à la serre d'hiver. Pour le buffet, libre passage et merveilleux office de Bob Nilend's; à la tête d'un régiment de maitres d'hôtel; en face, des gardiens, en poudre, habit bleu, chapeau à claque, l'épée au côté, ceints d'écharpes aux couleurs de toutes los~nations, avec la consigne d'admettre seulement les personnes amenées par Jonathan lui-même et chose étrange de les empêcher de sortir.

Le Yankee recevait ses invités, à l'entrée de la salle des fêtes. Il était en habit à la française, dans la tenue classique de M. de Buffon, au château de Montbard: manchettes brodées, jabot, perruque à canons, et il avait l'air d'un autocrate puissant et très moderne qui, pour son plaisir, vient d'assembler des êtres et des choses qu'il raille et méprise. Auprès de lui, Otis Drow. Et maitenant, le nombre, Otis Drew ? a

Trois mille cent vingt-huit, répondit le secrétaire en consultant un carnet.

Inscrivez 1 n'oubliez personne Voici du monde l Perdrix rouges, faisans dorés, corbeaux et hirondelles

s'en venaient se mêler au tohu-bohu du bal, et Otis pointait les entrants.

–OtisDrew?

–Master? 9

Vous connaissez tous les ambassadeurs ou envoyés extraordinaires 9

Oui, master.

–.Sans exception ?

Sans exception; je les ai tous interviewés, Il nous en manque ? 9

Un seul sur quarante le nonce.

Le nonce s'est excusé; il ne viendra pas. Faites pointer les entrées par un domestique, et occupez-vous de la presse, des journaux illustrés surtout; je veux des croquis exacts, vous entendez exacts 9 Les dessinateurs sont à leur poste; nous vous soumettrons les croquis.

H faudrait télégraphier, de suite, au ~Vett~- ForA Herald..

Le télégraphe est fermé.

–Ordonnez d'ouvrir Payez triple taxe! Payez ce que l'on exigera 1

II n'y a pas moyen.

Même avec.

Non, master.

Et Paris s'intitule capitale du monde! Ah la drôle de civilisation t 1

Mistress Rosalia acceptait les hommages. Elle portait un costume de paon, et l'aigrettè de sa cheve~ ) tttpe et la {Faine.éMouissàote du plomage la ~isaiest

resplendir d'un éclat sans pareil; & sa droite, miss Lizzie, en papillon blano, souriait à ses compagnes, un essaim d'abeilles, la nour de la colonie américaine. Des frelons élégants à la tête fauve et au thorax moucheté de dorures, quelques-uns, le monocle à l'œit, s'empressaient autour des abeittes, et ils fretonaiont, estimant la valeur des ruches et savourant déjà le miel des bank-notes; mais c'était surtout miss Lizzie, le papillon aux blanches ailes éployées, qui activait les frelohements.

Otis Drow présentait à mistress Shampton un zèbre, Gustave Berger, sculpteur illustre.

C'est pour mon buste, monsieur.

Très Natté, madame.

Du marbre bien blanc, s'il vous ptait, du Paros, s'il y en a encore. Je ne regarderai pas au prix,'mais je veux une œuvre, vous entendez, une œuvre! Voyons, combien me demanderez-vous? 9

H m'est difnoite.

Venez, un de ces jours, à mon live o'c7oeA <ea nous en causerons.

L'orchestre préludait. Tout à coup, une émotion se itt panai les dames t'Américaino rougissait désireuse, et une cigale, la duchesse d'Estorg, palpitait de luxure, en voyant s'avancer un jaguar, le comte Trabelli. ` Dès que là comtesse Suzanne une modeste libellule eut pris place sur un fauteuil de la galerie, le comte invita la cigale.

A rencontre des autres hommes, imitant les dames,

l'homme de joie avait choisi un costume, au lieu d'une tête ses gants étaient armés de griffes; une vraie peau de jaguar fauve, semée de taches noires ocellées, moulait ses formes d'hercule gracieux.Tous les danseurs demeuraient lamentables et comiques avec leurs poils ou leurs plumes, et, seul, il gardait, en les idéalisant, les apparences attractives du prétendu roi de la création.

Le jaguar enlaça la cigale, et ils valsèrent.

Tu as été bien inspiré de 'commencer par moi. L'Américaine te faisait de l'œil. Je vous aurais giués tons deux. Et tu n'es pas venu aujourd'hui, et j'ai pleuré.

–Demain. Pas de scène, je t'en supplie?. Ma femme nous observe.

Ah! tu te moques bien de ta femme 1. Ne tourne pas si vite! Cela me calme de te sentir.

Des danseurs se massaient autour d'eux; leurs pieds comptaient les mesures, sans avancer. Le corsage vert et la verte jupe se collaient au pantalon noir, à l'habit rouge fauve, et la duchesse, le regard perdu, la tête pleine d'amour et vaoillante en des alangu! aements ineffables, haletait, dans la chaleur du désir un frisson descendait en elle, courait, la pénétrait toute, remontait pour descendre, depuis la nuque blonde, la gorge et les épaules nues jusqu'aux intimes et noires dentelles du furieux trésor.

-Marguerite, surveille-toi, La-bas, ton beaun'ère.

Une tigresse royale, une chatte noire et un rossi- gnol du Japon, qui ne dansaient pas, échangeaient des phrases rapides On le disait ruiné, ce comte Trabelli? 't

On le dit très riche, au contraire.

Ruiné? Très riche? Tirez-vous de !t Je ne cherche pas.

Ni moi non plus.

Le comte est un beau garçon, et peut-être qu'il en abuse.

Vous savez quelque chose, ma chère? Parlez? 9 Simple supposition. La duchesse d'Estorg, sa maîtresse a~chee, paye ses plaisirs.

Elle? Mais les d'Estorg n'ont pas le sou.

Vraiment? Voi!à qui me déroute.

Jamais on ne rencontre le duc nulle part.

Qui donc accompagne la duchesse?

Son beau-frère, un saint-cyrien. Tenez, !e voilà qui passe.

Le coq?

Non. le chardonneret.

Et si la comtesse TrabeUi, cette libellule, avec ses airs de sainte nitouche? 9

Eh eh!

Quand on est la femme de don Juan et qu'on excuse les adultères du mari.

On est jugée.

On a perdu le sens iuora!.

Les aduttères? La duchesse ne serait plus sente, alors?

J-

Seule? On en cite quatre, cinq, douze. Le comte n'est pas un homme; c'est un vice

La cigale allait défaillir; le jaguar la redressa soudain, l'emportant dans un tourbillon.

GROUPE D'HOMMES

Bravo, le jaguar!

Elle s'en donne, la petite d'Estorg.

Oh! les cochons!

GROUPE DB FEMMES

D'une indécence

Obscène!

La comtesse Trabelli ne voit pas au delà du bout de son nez, ou bien elle ferme les yeux.

Est-elle assez insolente, la belle-sœur de l'Américain 1

Et sa façon modeste de plaire aux invités? Les journaux annoncent que mistress choisit un costume de paon; justement, j'allais en commanier un. Moi aussi 1

Atroce, la Yankee! Ce plumage convient à des personnes sveltes, et elle est grasse.

Je suis un peu forte, ma chère; mais vous êtes d'une maigreur.

Je ne parlais point de vous, madame.

Mistress Shampton, qui veut < ta're neuf au- s

rait dû revôtir une étoNë-grenouitle et éclater au milieu de son bal J

En implorant un roi 9

A défaut de Majesté, elle soupire en l'honneur d'un gentilhomme.

Le comte Trabelli ?

Oui.

C'est un étranger, n'est-ce pas?

Toutes demeurent songeuses; et au fond d'ellesmêmes

S'il voulait, le jaguar?

Oh! quand il voudra! `

Si en le suppliant à genoux?

H a des mouvements voluptueux.

Ma brute de mari, mon geôlier..

Mon rococo.

Qui ronfle.

Qui pô.

Qui pue.

Cet être ignoble auquel on m'a enchaînée.

Double triomphe la vengeance et le plaisir 1. U me regarde

–.11 me reconnaît ennn

Il me sourit 1

Je me sens trembler.

(Haut). Qu'avez-vous, madame?

Moi? Rien, et vous ?

Rien. la chaleur.

Rien. un peu de froid.

––Rien. un peu de migraine.

GaONPB DE DBMfMSEU.M

i* Parisiennes (sous l'éventail).

H est beau, le jaguar.

–D'une élégance!

–Est-il marié?

Hélas oui, ma chère!

Hélas? Pour toi ou pour moi?

Soyons franches Pour toutes deux 1

S'il était mon mari, je le cacherais si bien.

Nous te le volerions! `

En pension, au dortoir, je rêvais d'un jeune homme à la chevelure blonde, bouc!ée, aux moustaches.

Il lui ressemble ?

En mieux

Une nuit, je rêvais aussi, d'un blond ou d'un brun, je ne me souviens plus, quand la sous-maîtresse fit envoler mon rêve, en criant < Voyons, mademoiselle, les mains sur la couverture, s'il vous plaît Les mains sur la couverture, et pourquoi ? J'étais ignorante. Hem

Ignorante, naïve, très chaste, et de cette nuit où j'ai entendu.

Moi, c'est au confessionnal. M. l'abbé me posa une question à faire rougir un singe comme dit Octave FeuiUet.

8" M~ssM anglaises et aate~caMes.

Voici le jaguar et la cigale! (Haut) Shockingl 1 (Bas et en choeur). Flirter. toute nue. tout nu. longtemps. toujours.

(Haut.) Shocking! shocking! shooking!

(Plus bas.)

(Encore plus bas.)

(A faire rougir l'orchestre des singes.)

(Très haut.) Ja~'ar. Shocking! Cigale. Shockingl. shockingl shocking! shocking

En groupe sympathique, dans l'embrasure d'une fenêtre un bouc, travesti en renard, Otis Drew–un sanglier, Monistrac un canard, Isaac Wormser un héron, Paul Legrand, l'auteur du Supplice d'tM homme, puis des chiens, des rats, des moineaux, tous membres du, Cosmopolitain-Club. Ces derniers, des gentilshommes, luttaient de souvenirs, rappelant des histoires galantes où Giacomo tenait la place d'honneur. On devait dédaigner les ragots de femmes jalouses l'homme de joie était simplement un homme joyeux.

Bras dessus, bras dessous, un coq et un chardonneret se dirigeaient vers le groupe le chardonneret, Antoine, marquis d'Estorg le coq, Charles, vicomte de Nerville, lieutenant de dragons.

Et tu es pincé pour tout de bon ? interrogea te coq. Tu aimes miss Uzzie? a

Je l'aime et j'essaie de me vaincre.

H faut essayer.

Jamais 805 millions me font peur

Moi, je n'ai pas le sou et je me nche de l'argent des autres! Il souffle ici un vent de ghetto Sont-ils assez plats autour des dollars, tous ces pékins Et le dragon fredonna

Le veau d'or est toujours debout,

On encense sa puissan.aaan-aance.

Jeanne Herbelin, en hirondelle, voltigeait entre les bras d'un ours, blanc, le baron Alexandre iHonleff pour Giacomo et l'actrice, il demeurait entendu que on aurait l'air de ne plus 89 connattre, afin d'éviter un esclandre du Russe ou une folie de M"' d'Estorg. On remarquait aussi lord Arthur Malwitoh, en animal antédiluvien, étrange monstre, un crocodile avec une queue de serpent et des ailes.

La valse terminée, le comte serra les mains de ses compagnons de haute noce ilsalua d'un signe de tête le marquis Antoine, et celui-ci. passa, sans répondre. Giacomo invitait mistress Shampton à la schotich. Quel maquereau, ce Trabelli fit quelqu'un à l'oreille d'un membre du Cosmopolitain-Club. Maquereau, lui ? Ah mais non, ~par exemple –Je croyais.

Dos bêtises Vous ne le connaissez pas. Levantin. la gaieté même. fils d'armateurs. grnMe ibrtune. millions et millions. vaisseaux

perdus et retrouvés. Toujours un bâtiment dans l'oeil, o't'animal-là

Maintenant, l'Américain, !e regard allumé, courtisait la duchesse d'Estorg.

Près de sa femme, de Suzanne, toute charmante en son corselet de soie aux ailes purpurines, douce et sensible comme la demoiselle qui raye l'azur, à la surface des eaux, le Levantin jouait le mari amoureux. Mistress Rosalia l'observait, et, do même qu'une fille aiguillonne nos curiosités, irrite nos désirs, en étalant à notre vue, et pour un autre, le spectacle de ses chatteries, ainsi, l'ensorceleur allumait la passion de l'Américaine.

Ça et là, on commençait à s'inquiéter des allées et venues mystérieuses de Jonathan et de son Mêle Otis Drew de plus, on no comprenait pas encore l'inter* diction de la porte degauohe.AubuSët, quelqu'un dit: «La serre d'hiver est réservée aux ambassadeurs et l'on s'étonna de ce côté officiel, quasi-royal, dans une fête tapageuse, nullement officielle. Quel problème pouvaient bien discuter les représentants dos peuples ? 9 A toutes les demandes, le Yaakee répondait –Surprise. yrea~a~rac~oa.

Puis, sur les indications d'Otis Drew, il abordait do graves personnages, des habits rouges, des habits noirs, ceux-ci, difuoiles à reconnaitre, ceux-là, les plus nombreux, sans modification de visage presque tous portaient le manteau vénitien.

Excellence, j'attends Son Altesse Royale Monseigneur le prince de Galles, et votre place est mar-

quée au milieude vos illustres collègues donnez-vous donc la peine.

L'Excellence entrait dans la serre d'hiver et n'en sortait plus.

Des ambassadrices cherchaient leurs maris, interrogeaient mistress Shampton. La dame ne savait rien Jonathan, habitué à agir en maître, s'était contenté de lui dire e Je tiens le clou de la fête, un clou inédit, un vrai clou 1 » Cependant, les visages devenaient si anxieux, les interrogations se multipliaient avec tant d'âpreté et d'insistance que l'Américaine eut peur de l'une de ces fantaisies, étranges, abracadabrantes qui parfois traversaient le cerveau du Yankee. Trop tard 1 Un des gardiens des ambassadeurs agita une cloche les musiciens commencèrent une valse de cirque le monde d'oiseaux, d'insectes et de fauves s'attroupa devant la serre d'hiver.. Les portes s'ouvrirent, et l'on vit Jonathan Shampton, debout sur des tréteaux, entouré des ambassadeurs et envoyés extraordinaires S. Exc. M. le baron de Mohrenheim, empire de Russie; S. Exc. M. le comte Lytton, Grande-Bretagne et Irlande.; 8. Exc. M. le comte de Münster, empire d'Allemagne M. Paz, république Argentine; S. Exc. M. le comte Hoyos, empire d'Autriche-Hongrie; M. de Reither, Bavière; M. le baron Beyens, royaume de Belgique M. Auiceto Arce, république de Bolivie; M. le baron d'Arinos, empire du Brésil M. Carlos Antunez, république du Chili; M. le marquis Liou Joui Teng, Chine;–M. le général Posada,

république de la Colombie; M. Manuel de Peralta, république de Costa-Rica; M. le comte de MoltkeHvhfeld, royaume de Danemark; M. le baron Emmanuel de Almeda, république Dominicaine; M. Antonio Florès, république de l'Equateur; Son Exc. M. de Léon y Castillo, Espagne M. Mac Lane, Etats-Unis de l'Amérique du Nord M. Dely mni, royaume de Grèce; M. Crisanto Medina, république de Guatemala;–M. Charles Laforestrie, république de Haïti S. Exc. M. le général comte Menabrea, royaume d'Italie M. le vicomte Tanaka, Japon –M. Ramon Fernaadez, Etats-Unis duMexique; M. le marquis de Maussabré-Beufvier, principauté de Monaco M. Francisco Medina, républiques de Nicaragua et Salvador; M. le chevalier de Stuers, royaume des Pays-Bas; M. Carlos Candamo, rëpublique du Pérou M. le général Nazare Agha, royaume de Perse; M. le comte de Valbom, royaume de Portugal; M. Alecsandri, Roumanie M. le baron Morin de Malsabrier, république de Saint-Marin M. Jean Marinovitch, Serbie; Phya Kraï Kosa, royaume de Siam M. le comte Charles Lewenhaupt, Suède et Norvège M. Lardy, Conféderutton suisse; S. Exo. Essad-Pacha, empire de Turquie; M. le colonel Diaz, république orientale de l'Uruguay M. le général Guzman Blanco EtatsUnis de Venezuela.

L'orchestre se tut, et sous le haut vitrail, dans un incendie de lumière électrique, entre 1~ Rnres do toute la terre, dominant les personnages assemblés

pour recevoir le prince de Galles que l'on attendait encore, le bamum se mit à crier

Dix centimes, deux sous! Mesdames et Messieurs, prenez vos places 1 Ne partez' pas sans avoir vu la plus grande des merveilles! Voici les trenteneuf ambassadeurs des peuples civilisés, trente-neuf au lieu de quarante, comme à l'Académie Française, afin de ne décourager personne Dix centimes, deux sous! L'honorable M. Geoffroy-Sàint.Hilaire, ici présent, vous a montré au Jardin d'Acclimatation quelques barbares dont les grands chefs décorent l'estrade des musiciens tous ces sauvages ont des langues, mais ils n'en parlent aucune, ce qui me permet de m'expliquer librement et d'énoncer des vérités cosmopolites. Insectes, oiseaux, fauves, ô vous qui~ représentez les bêtes indomptées ou soumises, regardez ce corps diplomatique, envisagez les mœurs qu'il défend, et dites-lui < Pourquoi l'homme est-il notre maître et le roi de la création ? Est-ce que, par hasard, à l'encontre de nos instincts, sa prétendue intelligence aurait grandi à travers les âges ? Nous souhaitons la santé, nous évitons la fatigue, nous aimons la bonne nourriture et le plaisir, surtout la nourriture et le plaisir disputés, arrachés au voisin ou à la voisine l'homme a-t-il d'autres idées, d'autres buts ? Envoyés des républiques, des empires et des royaumes, nos cavernes et nos ruches ont des abris pour les vieillards, les innrmes et les petits abandonnés où spnt les vôtres? Deshôspitatités ridicules, insignifiantes! Excellences, nous, les grands carnassiers, à des coups

de griffes, nous répondons par des coups de dents, et chacun rentre chez soi, ou dans le ventre de l'adver- saire, mais, au moins, c'est fini Chez vous, l'insulte personnelle déchaîne la guerre générale et toutes ses ? horreurs; la jeunesse tombe, les fleuves se font rou- ges, les robes sont noires, le crêpe est au chapeau dans les lycéen et les collèges, au milieu de la grande cour des élèves, en présence des générations futures, on salue la colonne mortuaire brisée, et l'on s'écrie « Athènes a perdu son printemps » Ensuite, on dis- cute, on recommence Les uns et les autres, vaincus d'hier,' vainqueurs de demain, intérieurement, vous avez peur, et vous ne marchez que sous l'aiguillon de C la vanité et la menace des lois Courageux et robustes, vous ne l'êtes plus; vous vous battez à des kilomètres de bravoure, avec des formules de chi- mistes et des théories de physiciens Courageux et robustes, allons donc! si le moindre tigre surgissait, vous pâliriez d'effroi a Dix centimes, deux sous Entrez, mesdames et messieurs, et vous, les Excellences, ne vous agacez pas les pattes 1

n était temps que le discours Unît aux bravos ironiques de l'assistance succédaient les vertes indignations des ambassadeurs; on entendait siffler des paroles: < Cet homme est un ins~'ent! Cet homme est un fou

De toutes parts, à la hâte, on se dirigeait du côté des vestiairos. Mistress Shampton, rouge de honte, cherchait des excuses; miss Lizzie pleurait; la duchesse d'Estorg et Jeanne Herbelin se tordaient de

rire, lorsque !e comte Trabelli eut une idée géniale. Mais c'est très amusant, très drôle, très excentrique s'écria-t-it. Oh il faut être bien peu parisien pour se fâcher l

Bien peu parisien Ces trois mots éclataient, rayonnaient comme le TnÉcEL, MANË, PnAMss du festin do Balthazar.

Bien peu parisien Tout le monde trembla de no pas l'être assez, et ces ambassadeurs mystifiés qui, sur une grimace de chancellerie, eussent armé leurs peuples et fait tonner la mort, ces ambassadeurs s'ar- = rotèrent. On avait réfléchi, et personne ne voulait se brouiller avec Jonathan-le-Richissime dont on espé- rait tirer tant de choses; après les ironies aiguisées et les sarcasmes hypocrites, des dos se courbaient à son approche, un tumulte de voix se levait pour le gloriiier et le bénir, à l'unisson du métal. Sans perdre une minute, l'homme de joie offrit le bras à mistross Rosalia, puis il commanda une ronde à l'orchestre. De petites mains applaudirent, des dames entraînaient des hommes; une chaine se formait immense et joyeuse, et la fête, un instant compromise, remonta, roula jusqu'au jour dans une véritable apothéose.

En se serrant la main, sous les beaux yeux du comte Giacomo, mistress Shampton et la duchesse d'Estorg échangèrent un regard de haine Jonathan regardait Marguerite et tremblait de luxure.

XII

Vers les trois heures, le lendemain de la fête amuricaine, le comte Giacomo se rendit A l'hôtel de la rue Bellechasse et trouva M"' d'Estorg seule en son boudoir, et navrée.

Mon ami, mon cher ami.

Qu'y a-t-il ? 9

La duchesse le fit asseoir sur ses genoux. Elle parlait, tantôt avec des accents de poignante douleur et tantôt avec l'enjouement désintéressé d'une mondaine qui raconte l'histoire d'une autre personne le matin, le duc lui avait reproché son luxe, il avait ~it l'obligation de se réduire et peut-être de vendre l'hôtel. Au contact de la chair aimée, la dame égayait son récit d'un baiser, d'une gentillesse d'amoureuse; elle cajolait le visage et les membres de l'homme et ses doigts aristocratiques se fauRlaient partout, pleins d'une rare science de libertine. Elle ne voyait rien de ce qu'elle aurait dû voir; elle n'entendait rien de ce qu'elle aurait dû entendre elle ne voyait ni la barbe m les uheveux presque

blancs du jeune gentilhomme dont elle déshonorait la maison, ni les lèvres pâtes et tremblantes, ni i'œit rouge eifrayé, ni les rides du front, ni la cassure du torse inaigre; elle n'entendait ni la voix déchirée, ni les sanglots, ni le rate elle ne voyait vraiment que ce qui les regardait tous d'eux, lui Giacomo et elle Marguerite, elle assaittio par les créanciers, elle incapable d'entretenir Giacomo, et lui Giaeomo'ennuyé, délaissé, malheureux et elle en voulait au mari de ne pas être plus riche. Dos gens se présentaient à l'hôtel, faisaient des scènes, depuis la oorsetière à laquelle la duchesse devait trois mille francs jusqu'au grand couturier qui menaçait madame de l'inscrire en tête de sa liste la liste imprimée et distribuée des clientes insolvables, si, avant six heures, madame n'avait pas payé quarante-sept mille francs. `

Ne suis-je pas là?

Toi ? 9

Ne t'ai-je pas déjà rendu ton collier?. Essuie tos larmes, ma chérie. Trois et quarante-sept: cin- quante. Une bagatelle! Je réglerai ça, aujourd'hui, avant six heures.

Je n'accepte point.

Tu me désobliges, Marguerite ? 9

Cœur d'or!

Trabelli frappait un coup de maître il n'avait. nullement l'intention de payer, mais il bernait sa dame pour la livrer à Jonathan, dès l'heure psychologique de la Lemercier.

M"" d'Estorg rompit l'amoureuse étreinte.

Giacomo, tu as de l'argent Donc, tu me trompes. Oh si j'en étais sûre!

Elle se trémoussait, s'exaltait

Vous avez été absurde, cette nuit! Quel intérêt vous poussait à sauver du ridicule M. Shampton? Mais le plaisir de mystiQer les autres, à mon tour.

–C'est faux!

L'excentricité du Yankee me semblait originale,

et.

Le Yankee, mon cher, se trouvait jugé, bafoua, condamné, seulement mistress.

Que voulez-vous dire?

Je veux dire et je dis que cette Américaine insolente, cette cuisinière arrivée, vous tient et vous commande.

–Allons/rééditez vos folies, vos pataquès de chez mademoiselle Herbelin.

Ce n'est pas la môme chose d'un côfé, vous achetez le plaisir, et de l'autre, on vous le paie. Duchesse.

Comte, l'Américaine vous arrose de ses dollars. Si un homme se permettait.

Oui, vous êtes brave, étonnant aux armes les gentilshommes les plus courageux hésitent à exprimer tout haut ce que parfois, et malgré moi, je pense tout bas.

Parlez ? '?

Je ne suis plus seule à vous.

Et ça t'embête ?. Voilà ce que c'est que de ren-

dre le collier Avec madame, on doit ouvrir les mains, fourrer dans ses poches et se garder de la moindre restitution. Un mot, duchesse ? Vous découvrez en mistress Shampton des aUures de cuisinière arrivée, et vous, fille et femme de seigneurs authentiques, vous ornez agréablement de services rendus une simple causerie galante. Est-ce le fait d'une cuisinière ou celui d'une marmitonne?

Je ne reproche rien je constate.

Quoi ?

Ceci vous étiez ruiné, vous aviez ruiné votre femme, et, mes ressources épuisées.

Encore ?

Les navires de l'armateur Giacomo Trabelli me désolent, et j'ai peur de la casquette de M. l'amiral.' Gamine

Avouez que vous ne m'aimez plus, que vous ne m'avez jamais aimée ? Je ne m'inquiéterai pas de votre existence ni de votre honneur. Avouez Mistress Rosalia est riche; elle est une bénédiction pour ma maison Il y en a d'autres, et je commande. beaucoup de vaisseaux ? 9

Il la gi8a et la vit tournoyer et s'abattre sur un divan il la crut morte, il s'éloignait.

A genoux, elle soupira

Pardonne?.

Certaines insultes.

Une malade a droit au pardon, et je suis malade d'amour. Qu'ai-je dit? Pourquoi ai-je couvert d'une horrible calomnie mes tristesses et mas e~goisses ?

Je ne le sais pas; je mentais Je t'aurais aus~i bien accusé d'un vol ou d'un meurtre.

Vraiment? Une suggestion?

Ne raille plus! Des forces irrésistibles me dominent. Tout à l'heure, j'ai senti se m~Ier à ton baiser si charmant un goût malsain et funeste, la salive empoisonnée d'une immonde créature, et j'allais vomir ton baiser.

D'un réalisme.

–Jure-moi. Jure-le. Tu ne connais pas mistress Shampton ? Tu n'aimes que Marguerite ? 9 Faut-il jurer aussi, madame la duchesse, que je possède encore des vaisseaux? '?

Non. Je crois en vous, comme en Dieu luimême 1

Marguerite sanglotait il la releva, l'embrassa voluptueusement.

Votre joue va enuer?. Un peu de poudre de riz, hein? 1

Il tapota la joue avec une houppette

Duchesse, je suis désolé.

Je mérite la correction.

Êtes-vous sincère, au moins? t

Oui, mon Giacomo. Seule, la jalousie m'ordonnait de parler contre la vérité et l'évidence, mais je tremblais. devant l'avenir, et je me disais Giacomo a besoin de luxe, et si un jour ou l'autre, les vaisseaux se font rares, s'il ne vient plus de vaisseaux, comment vivra-t-il? Ne songera-t-il pas alors aux mirions de l'Américaine ? 9

Ah madame, je paye bien cher l'intérêt des diamants que vous avez mis en gages 1

Vous entendez ma~! Tu entends mat Je me perds au milieu de ces a tu » et de ces < vous alternés.

A qui la faute ? Y

Ne l'oublie jamais la .maison d'Estorg a~ra toujours à ton service.

En attendant, je vais payer la corsetière et le couturier. Non. je t'enverrai les cinquante mille. Marguerite songea combien elle avait été injuste envers Giacomo si bon et généreux elle oubliait l'amant débiteur et souriait à l'amant créancier; elle entendait le rembourser, car elle ne voulait pot~t qu'il se privât, le pauvre chéri.

Pierre d'Estorg se présentait chez sa femme; la duchesse eut un geste de dépit.

Rassurez-vous, madame, je ne serai pas long, mais la chose est grave, très grave. v

Je vous écoute, monsieur, je vous écoute, disposée à une tristesse nouvelle vous jouez ici le rôle de prophète de malheur.

Madame, je viens de recevoir la visite de votre couturier je vous ai remis,il y'a huit jours,le montant de cette facture, et vous n'avez pas payé. D'autros dettes urgentes.

Votre fournisseur se retire avec là promesse d'un acompte que seule vous pouvez donner. moi/je n'ai

plus. je ne sais plus. Il faut, madame, engager vos bijoux. votre collier..

Le duc s'arrêta, et dit

Peut-être vos diamants ont-ils déjà disparu? Vous vous trompez, monsieur, les bijoux sont dans mon coffret.

Elle mentait. Le collier restitué par Giacomo et tous les autres bijoux étaient engagés ou vendus. Remettez-moi les objets, madame; j'en opérerai moi-môme l'engagement et j'irai porter un acompte à votre créancier. Il nous restera. Oui, monsieur, je vais rassembler ces objets et vous les envoyer.

Après avoir fulmina contre le prophète de malheur, M" d'Estorg résolut de poursuivre la route des mensonges et se dirigea ver le 'cabinet de travail. < En voyant sa femme, le gentilhomme serra des papiers ce mouvement rapide ne pouvait échapper à la duchesse.

Marguerite exposa une démarche qu'elle désirait tenter auprès du fournisseur, avant de mettre en gages ses diamants; elle ferait valoir les sommes déjà soldées elle ne doutait pas d'obtenir un délai. Pierre hochaitla tête, bien convaincu de l'absence des bijoux, et trop fatigué pour entamer une discussion quel- conque.

A demain! 1

II pensait < Demain, elle avouera la disparition des bijoux, et demain. oh 1 demain e

Le duo sortit et la duchesse entra de nouveau dans le cabinet de travail.

EUe allait, venait, indignée

Des billets de banque 1. Le misérable est riche encore, très riche, et il me prive de tout. Oui, il tenait une liasse de billets bleus. Quel menteur! Et Giacomo viendrait à mon secours Jamais de la vie 1 M. le due a fermé l'argent ou bien il l'a emporté. Quel saligaud 1. Voyons!

D'ordinaire, l'employé cachait les livres et l'argent de la caisse Monistrac, mais troublé au milieu de s~s cMSres, il avait laissé les billets de banque au fond d'un tiroir à demi ouvert. La duchesse s'empara du magot, et le soir, après une visite à son couturier et des commandes nouvelles, Madame rentra, les ~nains vides, l'âme triomphante.

Une femme de chambre lui remit des journaux de mode et deux lettres le comte s'excusait un retard, un simple retard Ce qui était dit était dit. Marguerite recevrait les cinquante mille francs.

Et loin de lui en vouloir, Marguerite le plaignait 1 elle saurait bien arracher ou voler encore de l'argent à ce scélérat de duc.

Puis elle déplia la seconde lettre

A

J. M. J.

Madame la duchesse,

J'aurai l'honneur de me présente!* demain dimanche

à votre hôtel, un peu avant les vêpres. H s'agit d'une bonne œuvre, et c'est ce qui me enhardit, moi inconnue de vous, à prendre la liberté de solliciter une audience.

Dans le cas où il vous serait impossible de me recevoir demain, je vous prie, Madame la duchesse, de me dire votre jour et votre heure.

Veuillez agréer les respectueuses salutations avec lesquelles j'ai l'honneur d'être,

Madame la duchesse,

Votre très humble et très obéissante servante, V* NOEMOt LBMROER,

.PasM~a<r<MH!~Me de ~oeafre <~s a~a~a~ <t&M<~<MMas du Zf* arrondissement,

Rue du Mail, 25.

Le lendemain matin, le duo d'Estorg, tout pâle, se tenait debout auprès du lit de sa femme, et il demandait, la voix brisée, les mains tremblantes de peur Madame, est-ce vous qui m'avez volé ? P

J'ai sommeil, monsieur.

Si c'est vous, je vous en supplie, avouez-le, et ne me laissez pas accuser mon vieux François qui, seul, pénètre dans mon cabinet de travail?

M" d'Estorg se pourrissait avec le Levantin, et une idée traversa le cerveau malade, celle de Mire chasser

P

le vieux domestique, mais il y avait encore un vestige d'honneur chez l'ardente luxurieuse

Eh bien! oui, monsieur, c'est moi qui ai pris cet argent. Après?

H faut me le restituer.

Vous le restituer?

–lUetaut, madame.

J'en ai dispose..

Malheureuse

Elle se souleva; et, le geste menaçant, ironique Cela vous apprendra, monsieur, à vous moquer de votre femme; cela vous apprendra, monsieur, à mentir, car vous m'avez menti indignement. Vous vous dites ruiné, et vous êtes riche, très riche même. Vous voulez me priver vous êtes un mauvais mari, un mauvais homme.

Marguerite 9

Allez-vous en

–Madame. je.

Comédien, va.

Vous me remettrez cet argent, Marguerite? Je ne l'a~ plus et je ne suis pas comme vous, moi; je ne mens pas.

Il domina les sanglots qui l'étMng!aient

Vous m'avez ruiné, madame je n'ai rien dit. Vous m'avez rendu malheureux, et je suis resté impasssible devant la ruine et la douleur. Aujourd'hui, c'est trop. oh c'est trop! Moi, le duc Pierre d'Estorg,dontlavie a été jusqu'à présent digne et pure, je vais passer pour un voleur. Cette somme que je gar-

dais n'était pas à moi; elle m'avait été connée. On la destinait à satisfaire une échéance. Entendez-vous, madame? Entendez-vous? Le duc d'Estdrg, un voleur

De grosses larmes routèrent sur sa barbe.

-Où voulez-vous que j e trouve soixante mille francs? A la rigueur, on me prêterait encore sur l'hôtel, mais les négociations demandent du temps, et je dois rem bourser demain.

Elle se sentait émue elle pleura, elle aussi.

Qu'avez-vpus fait de ces soixante mille f~ncs, madame?

Le couturier, la corsetière, la modiste t~s bibelots.

Je suis irrévocablement perdu 1

Non, monsieur; non, Pierre j'enga~e~i M-'s diamants.

Vous ne les possédez plus, vos-diamantp!

Si. Je vous le jure.

Alors, pourquoi m'avoir voté ? Q

Parce que j'adore mes bijoux et qu'il m'en coûtait de m'en séparer. Je vous cause du chagrin, et toutes les parures, je les sacrifie avec joie, mais je veux les engager moi-même.

Ce 'dimanche, Mme d'Estorg courut Paris avec l'espoir de rassembter la somme nécessaire. On la vit chez la princesse Ivanow et chez d'autres bonnes amies; partout, de belles réponses « Combien je regrette. » « Si vous ~iez venue hier? A Fhôtel du parc Mon-

ceau, elle apprit de la comtesse Suzanne que Giacomo déjeunait et dinait à la campagne et qu'il ne rentrerait pas de la journée. Nouvelle défaite chez le juif Isaac Wormser. Marguerite songeait à mistress Shampton, mais son orgueil se révolta.

Péniblement, elle montait le grand escalier de rhôtel ancestral et arrivait à sa chambre.

Une servante qui l'aidait à se dévêtir, lui annonça Une dame attend madame la duchesse au petit salon.

Quelle dame ? 9

Mme Noémie Lemercier. Elle est déjà venue deux fois.

C'est bien j'y vais.

A l'entrée de la duchesse, Noémie s'inclina./respect'teuse, humble.

Madame Lemercier?

Oui, madame la duchesse.

Asseyez-vous, madame.

Quand elles eurent pris place, la duchesse sur un fauteuil et Noémie très modestement sur une chaise basse, Marguerite écouta la visiteuse.

Les cheveux blancs, là mine souriante, la voix très douce de l'inconnue plaidaient en sa faveur et il se dégageait d'elle une sorte de religieux mystère. Bien certaine des catholiques et généreux sentiments de la duchesse, M' Noémie n'avait point hésité à implorer la noble dame. A son éloquence naturelle se mêlaient des phrases arrachées aux sermons des prêtres ou retenues des visites de l'abbé Roussarie.

Ce fut une évocation de malheureux, de sombres logis, une évocation de tous les enfers qu'elle traversait. Rien ne l'arrêtait, rien ne l'effrayait, ni la variole, ni la fièvre typhoïde, ni les horribles calamités du bas âge et de la vieillesse. Des exemples de misères parisiennes à Montmartre, les enfants d'un septième se mangeaient entre eux à Montparnasse* un vieillard de sous-sol se nourrissait avec des rats et des ordures.

Paroissienne de Notre-Dame-des-Victoires, contribuable du deuxième arrondissement, son amour du bien l'emportait au delà des limites des municipaux et des frontières épisoopales. Oui, elle travaillait, fille du bon Dieu, touchée d'un rayon divin. Hélas sa bourse s'épuisait. La quêteuse était reconnaissante des moindres oboles, et tout cela s'inscrivait là-haut, sur le Livre d'or de France le livre d'or du Ciel. M"' d'Estorg tira deux louis de son porte-monnaie. Tenez, chèro madame; c'est tout ce que je puis faire, malgré mon désir, car je suis bien ennuyée moimôme.

–Oh! I

Vous ne me croyez pas?

J'avoue.

Et Marguerite se laissait captiver et glissait au discoursde cette vieille et clémente bourgeoise. Elle dit les embarras d'une mondaine, les exigences du milieu ou elle vivait, les inquisitions dés époux, seigneurs et maîtres; elle révéla toutes ses tristesses, les difficultés qu'éprouvait une grande dame à se procurer de

l'argent, à l'insu de son mari, même en acceptant des taux usuraires. La pourvoyeuse hochait le front, encourageait les révoltes légitimes, et déjà toute attristée

Madame la duchesse a des parents, des amis? Personne.

–Situation horrible. horrible.

C'est alors qu'après d'interminables détours et des gradations calculées, méditées, savantes, Noémie parla des femmes du monde. Oui, de très grandes dames, sans cesser d'être honnêtes, trouvaient dans le culte qu'elles inspiraient à des hommes le moyen de subvenir à leurs frais immenses. Ensuite, elle entama le chapitre des maris les gentilshommes avaient des maîtresses, des courtisanes, des actrices, des danseuses, et ne s'inquiétaient nullement des épouses, des patriciennes. Cependant, ces messieurs devraient comprendre que la grande dame est l'honneur d'une maison et qu'elle doit lutter avec ses rivales d'élégance, d'attifaux, d'écriture couturière, d'écriture artiste.Oh elle ne conseillerait jamais aux femmes de se venger en prenant.des amants mais, écoutez au fond, –Jésus, Marie, Joseph, excusez-la –elle les approuvait.

Elle parla longtemps de sa belle voix lente et persuasive, toujours plus cordiale et douce, et Marguerite l'écoutait~ sans savoir où elle voulait en venir. Dès que la proxénète hasardait un mot trop vif, elle le rattrapait commelune ouvrière habile fait d'une maille

échappée, ou mieux comme une miss le volant qui tombe, d'un coup de raquette.

Nous allons tout de même « abouler soupirat-elle, et elle continua Imaginez-vous, madame la duchesse, qu'un des bienfaiteurs de notre oeuvre, un milliardaire, s'il vous p!ait, vous'a remarquée, distinguée, à la première du Supplice d'un homme. Vous n'auriez qu'un mot à dire, un tout petit mot. et. La duchesse d'Estorg seleva

Je ne dirai qu'un mot Sortez 1

Noémie esquissait une révérence gracieuse

Je m'en doutais, et c'est tor jours ainsi la première fois. Je reviendrai. Votre servante, madame la duchesse.

Gravement, elle s'éloigna, en déposant sa carte de visite sur un guéridon.

Une seule ressource ? Le comte Trabelli.

Mais, le jour suivant, lorsque Giacomo embrassa Marguerite, celle-ci enterra ses espérances.Par une singulière déveine, une déveine personnelle, des sommes attendues de quatre agences parisiennes et de trois armateurs du Havre, étaient frappées d'opposition. Et non seulement, Giacomo ne pouvait. rien en faveur de sa maîtresse, mais encore lui-même demeurait en présence d'une énorme dette sacrée. Décidément il avait eu tort de refuser le poste de consul italien, cette tranquillité de la vie, au lieu des ennuis et des déboires de toutes sortes. Il ne disait point cela pour alarmer sa chère Margot; il savait bien que si

Margot avait de l'argent ou seulement la manière de s'en procurer, elle ne laisserait pas son ami dans une rancœur atroce. Elle lui prêterait; il aimait à restituer il était exact témoin le collier de diamants. Il marchait, inquiet, nerveux, se parlait à lui-même, entrecoupait son aparté de gestes à la ïrving, imitait l'acteur anglais, l'acteur génial au souffle de Shakespeare, l'acteur incarnant le marchand do Venise, sur la scène du Lycœum.

La duchesse le regardait d'un air compatissant de grande sœur

Elle est sérieuse, cette dette?

–Oui. Tu n'y peux rien, n'est-ce pas? Causons d'autre chose.

Soudain, il affecta une gaieté débordante, narra les nouvelles du jour, les potins des cercles et des salons; il riait de ce qu'il disait, traitait d'enfantine sa préoccupation de tout à l'heure, et s'interrompait ainsi: « Margot, pourquoi es-tu songeuse ? Pourquoi ne riezvous pas, madame ? Riez, duchesse 1 »

Le merveilleux artiste, il s'arrangeait de façon à bien établir aux yeux de Marguerite les mensonges de l'attitude, à bien établir si en cette réelle comédie, le terme n'est pas trop pompeux la bête dévorant son pauvre cœur.

Ne cherche plus à me tromper ta gaieté n'est point franche, et elle me désole. Qu'est-ce que tu as, mon Gigi?

Rien, Margot.

Qu'est-ce que tu as ?

Margot, rien. parole d'honneur, rien!

Je veux tout savoir, tout ?

-Eh bien! oui, ta, je m'em.

Vas-y donc 1

La pauvre toquée acheva !o mot de scatologie, et il se mit à conter l'odyssée nouvelle Autrefois, il avait joué, perdu le gagnant qu'il croyait mort ou au diable, venait de le relancer, la veille, au CosmopolitainClub. Des papiers échangés.une lettre d'aveu.et puis, son honneur, dette sacrée. vingt-huit mille francs. Le tableau, l'af&che.

Etcemonsieurn'attendraitpas. quelquesjours? `' Eh pardieu, si, il attendrait Il a bien attendu, mais les oppositions. Je ne serai pas plus avancé. Giacomo, va dire à ce monsieur que tu le payeras dans quatre ou cinq jours.

Et qui me donnera l'argent ?

Moi.

Chère folle, tu sais bien que tu n'as pas le sou 1 J'aurai les vingt-huit mille francs.

Ta me le promets ? '?

Oui, Gigi.

–Ta me le jures? 1

Oui, Gigi.

Pas un mot de vrai, bien entendu. Nulle dette de jeu. Trabelli ne jouait plus; il ne devait rien à son cercle il désirait satisfaire un caprice de Jeanne, et puis il voulait aider la proxénète.

Un bruit de verrou des amours rafilnées, violentes, insensées.

Sous le ciel Meu, les chevaux emportaient l'homme de joie vers l'hôtel de M"' Herbelin.

Triste et seule, dans sa chambre, Marguerite écrivait à M" Lemercier.

A un moment, la grande dame se sentit rougir et trembler

Vendre mon corps ? moi la duchesse d'Estorg Non Jamais! Le plaisir?. Oui. quelque chose me brute.J'ai besoin d'amour.me vendre?.. A qui.?.. Où est-il ? Oh ce vieux. Non non!

EMè hésita, elle gémit, elle pleura, mais il fallait se sacrifier pour l'honneur du mari, pour l'honneur de l'amant.

XIII

Depuis le jour où, à la 'place d'Edouard Sudreàu, Anna vit paraître le comte Giacomo, et que, domptée, hypnotisée, sous le regard d'amour, elle se livra aux voluptueuses caresses du meurtrier, l'horizontale n'était plus la même femme.

Un vent de peur sidait autour deses jupes. Comment n'eAt-elIe pas tressailli, alors que l'épouvante gagnait les étrangers du « cadavre ? Assassinat en wagon, assassinat en chambre, assassinat le long du trottoir. Chacun s'informait, s'exaltait. La politique ellemême cédait le pas aux meurtres, aux procédures, aux solennels débats, et jamais ne se déchaînèrent plus ardentes les curiosités du spectacle dernier. Ces curiosités doivent être notées dans l'histoire de nos mœurs elles témoignent non point de la folie de quelques individus elles proclament la décadence .d'un peuple nerveux, malade, usé, pourri de la maladie' qui travaille toute la vieille Europe, à la nn mauvaise d'un siècle.

On allait à la guillotine, on allait à Marchandon, à Pranzini, comme l'on va au théâtre un soir de Première. Des femmes se déguisaient en hommes, les hommes seuls étant admis sur les tréteaux de la Roquette. On arrivait là-bas, après un souper; on y voyait lever l'aurore, et noceurs et filles s'impatientaientdevant les lenteurs de la Dame aux hras rouges. L'homme de joie se paya cette petite fête, et vint à Pranzini, avec Shampton et Otis Drew.

-Votre impression, Giacomo? lui demanda Jonathan au retour.

Et l'assassin dit « J'étais bien placé j'ai vu trancher la tête, jaillir le sang des épaules et la tête rouler dans le panier de son tout cela ne m'a rien fait. .Le décor me laissait insensible, le décor, les agents, les gardes municipaux rangés~ la redingote et le chapeau a haute forme du concierge de la camarde, les gendarmes à cheval, le sabre au clair mais quand j'ai vu les têtes se découvrir et tous les regards se diriger vers les grandes portes cintrées, noires, qui s'ouvraient silencieusement silencieusement, mais, quand j'ai vu cet homme rasé, tondu et si pâle.

Emballé, il coupa le récit pour lui donner les allures et le frisson de la vie présente: « .silencieusement. Et il ne marche pas, l'homme on l'emporte, et c'est une envolée! Tout le monde, les magistrats, les aides du bourreau, les geôliers, cent personnes le suivent, se hâtent, ferment derrière lui la route. Et il ne marche pas on l'emporte, et c'est une eavo-

Me Ne parlons plus de ça voulez-vous un cigare, master?. »

WeDy s'imaginait toujours que le comte viendrait mettre à exécution l'horrible menace; elle entendait vibrer le « pss.itt » infernal, et la brise du printemps,. et le frou-frou des robes murmuraient en chœur a Pss.itt!pss.iM! »

Monistrac se trouvait à Bordeaux les terreurs, d'Anna redoublèrent. Jadis, très exigeante avec les amoureux de l'extra, l'horizontale préférait à la forte somme le souvenir modeste d'un bon ami ou même le lapin d'une vieille connaissance. Quand elle couchait seule, malgré les verrous et les chaînes de sûreté, malgré le voisinage de la cuisinière et de la bonne, son cerveau se peuplait d'hallucinations et son beau corps se démenait en proie aux cauchemars les blancs jupons s'étendaient, pareils à des suaires; une chaise-longue affectait la silhouette d'un cercueil, et les rosés rouges décorant les blancheurs du tapis de velours disaient le nombre des victimes sanglantes. Fatiguée, vaincue, Anna s'endorniait; dès qu'elle s'éveillait, elle se tâtait le cou, les seins, les mollets; il-ne lui manquait rien, et elle demeurait surprise de se retrouver intacte.

De temps à autre, Giacomo rendait visite à l'épouvantée. Ils déjeunaient ensemble. Quel repas! Quel tête-à-tête Anna surveillait tous les mouvements du convive, ne perdait pas de vue le monsieur, serrait les genoux, les cuisses ou les hémisphères, maîtrisait

des besoins naturels, dans la crainte que l'homme, en son absence, ne mêlât du poison à la nourriture et au vin. D voulait du plaisir, elle se résignait au plaisir il demandait de l'argent, elle en'donnait un peu, jurait ne posséder aucun magot sérieux, ouvrait ses tiroirs vides, le suppliait de regarder partout. Monistrac un pingre! Elle n'était pas de ces femmes qui thésaurisent, elle était dépensière. Non, vraiment, il aurait tort de croire.

Welty avait un chien, Black, un caniche mariynsé à la lion, qu'elle tenait éloigné de la table, les jours de Trabelli. Après le départ du comte, elle excitait l'intelligente bête à reconnaitre les parfums orientaux de l'homme de joie; elle faisait sentir à Black la chaise du Levantin, lui criait pour la nuit < K'sss! k'sss! » et le < K'sss & répondait au < P'ss.itt s effroyable, éternel. Black grognait, roulait des yeux, en attendant le renfort de deux grands danois.

Si quelqu'un hasarda!! la moindre allusion à la mort de Sudreau, elle le priait de se taire. Georgette Montgolfier et Berthe Lantis ne reconnaissaient plus la brave luronne en cette trembleuse qui, à la sortie du théâtre, se faisait accompagner sous mille prétextes, inventait des migraines, jusque vers son lit.

Anna couchait avec Otis Drew, couchait avec Paul Legrand, et s'en allait quelquefois dormir avec ses amies elle pourrissait tour à tour les deux camarades, lesbienne active auprès de la grasse et blonde Lantis, passive lesbienne, entre les bras tumultueux

de la grande brune Montgolfier et cela sans goût, aiguillonnée par l'horrible peur.

Rien ne la rassurait elle écrivait à Monistrac, le suppliait de revenir; elle désirait quitter Paris, tout révéler au marchand de boissons. Mais elle jugeait le Bordelais égoïste et idiot il serait capable de la planter là, ne voudrait pas se-compromettre dans une sale affaire, ou bien il rirait bêtement, gueulerait comme une baleine, et la dénoncerait à Giacomo histoire de rigoler un brin.

Et la vision de Trabelli escortait la fille, la suivait comme son image à elle: Anna éprouvait le tourment de l'homme de Goethe qui, sur la montagne, vendit son ombre au diable, et devint fou en voyant l'ombre de sa maitresse.

Le Levantin divisait toujours son existence en deux parties égales d'un côté, le plaisir; de l'autre, les. affairés le plaisir auprès de Jeanne, les affaires à la maison Clarisse et à la maisou Lemercier. Indépendamment de ses grands projets bien vagues, malgré sa passion irrésistible pour l'actrice, mistress Rosalia commençait à le piquer d'un désir avec les beaux yeux, les plénitudes, les contours et la chaleur d'une splendide maturité automnale. Il voyait en elle un bon coup de fortune, mais il s'attardait, dans la crainte de ne pas l'avoir encore allumée, incendiée, comme il le dédirait. Quelle puissance, un jour, si Rosalia venait d'elle-même, amoureuse et mendiante 1 Déjà, le comte exeroait un empire sur l'Américttlue

il cherchait à éloigner l'amoureux de Lizzie, le saintcyrien, car le marquis Antoire d'Estorg et la jeune miss flirtaient, s'aimaient, lui insoucieux des dollars, elle ravie d'être marquise quand il serait officier, contente de lui appartenir, en dehors du blason. Pourquoi ce double jeu? Pourquoi Trabelli voulaitil corrompre la mère et réserver la fille? La luxure n'était pas le seul mobile. En agissant ainsi, l'homme de joie se donnait le temps de commander à l'avenir. Psychologue impeccable, il ne laissait rien au hasard pionnier vigilant, il déblayait la route avant de marcher. Tout arrivait à l'heure dite bientôt, le Yankee posséderait la duchesse d'Estorg, et bientôt, Rosalia entr'ouvrirait ses. lèvres brûlantes.

Jonathan, sur la simple et courtoise indication de Giacomo, s'était adressé à M"' Lemeroier, rue de la Ville-l'Éveque; la proxénète avait demandé une huitaine pour livrer M" d'Estorg, et désireux de s~étourdir, l'Américain faisait la fête. Le genti'homme le menait partout, et Drew les suivait tous deux partout, au Cosmopolitain-Club, chez les filles, dans les restaurants de nuit, dans les coulisses des théâtres, à l'Eden, aux Folies-Bergère.

Allons au b. dit, un soir, le Yankee au ctoerone.

Volontiers!

–Maison Clarisse, hein?0tis Drow prétend que c'est l'immeuble le plus convenable.

Non. Il y a mieux t

Et Monsieur dut sacrifier d'énormes intérêts au mystère protecteur de sa vie~

Une vieille amitié unissait Drew et TrabdH. Autrefois, le comte avait readu quelques services d'argon' à Otis. En présence de Master, Otis exaltait Glaçons, puis s'éloignait; alors Giacomo disait du bien d'Otis. et tout s'arrangeait parfaitement.

Avec ses allures abracadabrantes, Shampton devenait une célébrité parisienne, et le discours aux ambassadeurs lui donnait le pas sur tous les excentriques. Ce discours l'une des plus sBroyaMes mystifications que Paris ait jamais supportées ce discours, la presse le jugeait original, marqué au sceau de la bravoure, très ironique, empreint d'une certaine philosophie neuve et d'un certain caractère de modernisme elle le jugeait merveilleux, à tant la ligne.

Mais le Yankee triomphait surtout dans le monde ou l'on s'amuse; il était si généreux, si drôle, si rigolo, si calme en ses fumisteries les plus étranges il ne riait jamais, et il faisait rire.

Shampton et Tr.abelli, les rois de la haute noce, l'un, roi de l'argent, l'autre, roi de l'amour on se les disputait parmi les horizontales celles qui ne les connaissaient pas désiraient les embrasser, et celles qui les avaient embrassés ne voulaient plus les lâcher. Do là, des querelles, des crêpages de chignons. Grâce à l'homme de joie, le vieux Jonathan jouissait enfin de la vie qu'il rêvait au fond des Amériques, entre une

descente à l'enfer d'une mine d'or et la découverte d'une source de pétrole.

Berthe Lantis et Georgette Montgolfier avaient été présentées à Master par Otis Drew, et comme pour cette nuit-là on les chargeait d'amener des camarades, le matin, elles dirent A Giacomo qu'Anna refusait l'invitation. Un télégramme bleu à We!ty <: Si tu ne viens pas, lui écrivait !e Levantin, j'irai te relancer. » Anna répondit aussitôt. < Ne te dérange pas; j'irai. » Minuit. Très grave, le Yankee présidait la tablée joyeuse d'un salon du café Égyptien: Giacomo et Otis faisaient les honneurs du souper à une quinzaine de jolies femmes. w

Les trois messieurs étaient en tenue du soir~ et toutes les dames parmi lesquelles Welty, Montgolfier et Lantis, en toilette de bal.

Dans !e menu huîtres de Cancale, potage purée de gibier ou bisque, hors-d'œuvre variés, faisans truffés, terrines de foie gras, salade russe, pâtisseries, fruits, le tout coulant sous des flots de champagne se distinguait un plat spécial, < Grives à la Trabelli 9 humble hommage du chef au meilleur client de la maison.

Les convives mangeaient peu, buvaient beaucoup, s'échauffaient.

Quand vint le dessert, le comte se mit au piano, et Georgette chanta une pornographie Ze ~/<~< <~ verm eil. Toutes les dames hurlaient au refrain, s'accom-

pagnaient en brisant les coupes, les assiettes et tes bouteilles avec des fourchettes et des couteaux. Vous pouvez tout casser, mesdames, déclarait l'amphitryon; je vous prie seulement de me laisser un verre pour mon expérience.

Ah vous nous réservez une expérience ? interrogea Borthe, narquoise. Vous voulez peut-être manger un verre de bordeaux? C'est vieux jeu; tous les calicots mangent des cuilliers ou des serres!

Anna Welty causait avec les deux Américains, et les quatorze dames entouraient Giacomo étendu sur un sopha; elles le cajolaient, agitaient leurs éventails, lui donnaient de la brise, effeuillaient des roses au-dessus de sa tête, lui baisaient les mains, les cheveux, les yeux, les moustaches, s'allumaient aux blondeurs séduisantes, et tour à tour, lui faisaient toucher leurs seins, leurs mollets, heureuses du moindre éloge, de la moindre caresse. H les incendiait d'un désir si violent, il les jetait dans un trouble si profond que déjà, inconscientes, énervées, mouillées, le cerveau en vacance et le corps en folie, elles oubliaient l'ange du pétrole et le dieu de l'or pour se mettre à. genoux devant l'ange d'amour, le dieu des voluptés.

Oh ma chère, je n'ai que trente louis à la maison s'il voulait coucher une heure, demi-heure. quel homme

Il me rend malade. <

Si che regarte cette anche t'amur; ch'ai pésoin, ch'ai pésoin dou te suite. ch'ai pésoin

Mes yeux s'obscurcissent.

Les miens aussi.

Quelques-unes tourbillonnaient, et vaincues, suocombant à l'obligation du plaisir, s'affalaient.

Il se leva, écarta les dames, s'approcha de Welty. Montre donc tes gros mollets à Master?

Non.

Voyons, Anna. Elle a une belle paire de. Allons, vite Pas plus haut que la jarretière ?

Elle hésitait, il la troussa puis, l'empoignant, il la fit valser. Par couples, les femmes dansaient autour d'eux, en chantant; le Yankee jouait du oiano avec sa canne debout sur un fauteuil, Montgolner et Lantis, enlacées, battaient la mesure avec la pelle et les pincettes, et, au passage, Otis Drew offrait des verres de kummel à Trabelli et à toutes les valseuses.

Malgré le vacarme, on entendit le bruit d'une dispute qui éclatait dans le cabinet voisin; on se tut; on écouta

Pignouf!

Voleur 1

Mes chères petites, je vous.

Tu m'avais promis cinq louis ?

A moi aussi ? 9

Soyez raisonnables. L'addition se monte à.

L'addition ne nous regarde pas

-Il me reste q'unze francs; les voulez-vous?

La voix do Monistrac s'écria Anna Welty. Ah! l'animal, je. le croyais à Bordeaux

Va le chercher ordonna le Levantin.

Oui, j'y vais! 1

Elle sortait, furieuse; Jonathan ajouta

N'oubliez pas ses concubines 1

Giacomo eut une idée

Mesdames, recevons Monistrac à l'orientale; soignons-lui une entrée épatante. Bas les robes, mesdames

Les trois hommes aidèrent les femmes à se déshabiller ensuite, le comte les appela une à une, et plein d'une science artistique, les réunit en un tableau vivant.

Welty entrait, poussant le gros Monistrac, et suivie des deux horizontales que le Bordelais avait. amenées. Epaobrél cria le marchand de vins dont les yeux luisaient vers le tableau libidineux, les grâces immobiles.

Alors, le groupe s'anima, se débanda. Toute la société armée de bougies exécutait autour de Monistrac une ronde, une sorte de farandole, et Monistrao riait, chantait, gueulait, claquait du talon et des mains, dansait la bourrée de Laooutille-Périgord, et lâchait de mauvaises et hypocrites rumeurs.

On se calmait.

Eh bien monsieur Sha:npton, et votre expérience ? dit Lantis.

Avancez ici, mademoiselle Berthe.

Me v'Ia, m.aster.

Jonathan la plaça face au mur, lui mit sur la tête

une coupe de champagne ou brûlait une bougie prise à un candélabre.

Né bougeons plus' 1

Est-ce que tu vas me photographier ?

Vivement, à l'autre bout du salon, le Yankee tira un revolver de sa poche, ajusta et moucha la lumière.

-Bravo! bravo!

Seule, Berthe Lantis ne goûtait pas l'expérience'et regardait la balle enibncée dans la boiserie. –Idiot, tu pouvais me tuer! C'est bête, c'est stupide 1

Je ne manque jamais.

A la détonation, le couloir s'emplissait de monde on quittait les cabinets pnrticuliers, la salle commune, on montait du café, du boulevard.

Quelqu'un frappait à la porte.

Qui est là ? demanda Trabelli.

Moi, le maître d'hôtel.

Fichez-nous le camp; ces dames ne sont pas visibles.

–Zut!

–Duuan!

Des navets 1

H y eut un silence; puis, le maître d'hôtel cogna, de nouveau «

Veuillez m'excuser, monsieur le comte, mais c'est la police.

Bigre la police. je vais ouvrir.

Et le gontilhomme o&vrit, taudis que les dames se

rhabillaient, pestaient contre l'odeur de la poudre au milieu d'un nuage de fumée.

Apparurent deux gardiens de la paix; le comte re- trouvait son sang-froid

Que voulez-vous, messieurs?

Dresser procès-verbal, répondit l'un des agents. e n n'est plus permis de s'amuser?

Si. Mais il est défendu de tirer des coups de revolver.

Un seul coup, monsieur, intervint Otis Drew, toujours exact. Vos noms, messieurs? Vos noms, tout de suite? f Et si vous faites les récalcitrants, j'emmène tout le monde au poste.

Jonathan Shampton s'avançait gravement; une bank' note à la main.

Combien?

Quoi?

Assez causé Dites combien?. Payez-vous, et aUez-vous-en 1

Les représentants de la préfecture de police regardaient l'étranger d'un air ébahi, et Shampton répétait r Combien? 9

n fallut l'intervention du patron de l'établissunent, ° pour que l'aventure se terminât par un simple procèsverbal. Dans l'assistance, on riait à se tordre, et le < combien du Yankee volait de bouche en bouche. Bientôt, les portes closes, Giacomo invita les mai-. tresses du marchand de vins à boire du champagne et des liqt~ufti, ttiWelty, baume 8Ue, dégoûtée du gros

rustre, obligea Monistrao à donner les cent francs convenus à chacune des passantes.

Trabelli redevenait Monsieur; il caressa les horizontales

Comment vous nommez-vous?

Sapin.

Tapèau.

Votre adresse?

Nous demeurons ensemble, rue de Conslantinople, 329.

J'irai vous voir.

On se sépara, tout le monde enchanté de la petite ~oce.

Frais et dispos, le lendemain matin, vers odze heures, le comte Trabelli se rendait en voiture chez M"' Noémie Lemercier, à leur maison, rue de la VilIe-rEvôque.

Cette maison de quatre étages offrait toutes les apparences d'une riche et honnête demeure bourgeoise. Une porte cochère peinte en vert d'eau y donnait accès, et un large escalier à double évolution, avec rampe de fer ouvragé et doré, aux marches de stuc blanc à demi vêtues d'une épaisse moquette rouge menait au faite de l'immeuble, découvrant de vastes et somptueux paliers. On arrivait aussi par la cage de verre d'un ascenseur, dont la silencieuse montée et la descente sitencieuse convenaient admirablement à la gravité de rëdiQce. A chaque étage, des portas & double battant, vernies, sobres d'ornementations, des

banquettes de velours, et déjà un luxe princier, depuis les murailles de marbre jusqu'aux vitraux des fenêtres.

Tous les appartements avaient deux issues, l'une sur le grand escalier ou l'ascenseur, l'autre sur un escalier de service donnant dans une cour intérieure que gardait un vitrail dépoli et encadré de verres multicolores. Des salons, des boudoirs, des salles à manger, des chambres à coucher, des cabinets de toilette pour tous les goûts et pour tous les âges; meubles sévères, draperies artistiques bt voyantes. Mais le génie de la pourvoyeuse s'afnrmait encore mieux avec la variété et la disposition des peintures. Ici, des chasses, des bergeries, sujets très doux copiés au Palais de Versailles là, des fresques voluptueuses, souvemrs de Trianon ou de Louveciennes; plus haut, le réalisme, le mysticisme.

Noémie se disait qu'une grande dame, au premier rendez-vous, émue, eSrayée de son escapade, serait heureuse de retrouver les élégances du noble faubourg elle pensait qu'une jeune 811e, une ouvrière, une enfant arrachée à l'atelier, devrait être frappée, éblouie, interdite par les contrastes des peintures réalistes, la vie humble et vraie des ouvriers de Paris et de la banlieue. Ces peintures se mêlaient à des gloires célestes, aux illusions paradisiaques, aux épouvantements de l'enfer; des anatomies mutilées heurtaient la robe immaculée de la Vierge, les cornes du Diable et les longues tuniques blanches. des Séraphins–et partout les murs capitonnés étouffaient la chanson

-joyeuse du plaisir et le bruit sinistre des douleurs. Le personnel obéissait à une gérante, M"*Étodio Valadon. Si les amoureux désiraientmangerou boire, ils employaient un cornet acoustique, et bientôt, d'une trappe, surgissait la table servie; un monte-charges faisait le reste. Jamais les garçons et les femmes de chambre ne violaient la consigne, à moins d'un ordre spécial des clients M" Lemercier s'inspirait des maisons deLondres, si bien organisées et d'une si belle discrétion.

Une partie de l'entresol était réservée à la directrice et à la gérante, et l'une ou l'autre de ces dames recevait la clientèle en un salon que Noémie appelait son <[ musée anatomique ».

Dans un tiroir secret, des albums. Quatre divisions de jolies femmes Grandes dames Bourgeoises Artistes Horizontales; puis, des classes nombreuses. Ainsi, pour les artistes Théâtres subventionnés, théâtres de genre, corps de ballet, cafés-concerts. On travaillait au bouquet, en vue de l'Exposition de 89. Le bouquet? Un album des colonies .étrangères. Pas de rancune nationale toutes les petites rastas et un nombre iniîni de Gretchens ut de nobles Allemandes. Chaque portrait avait un numéro d'ordre correspondant à la page d'un énorme in-folio, et ce volume donnait le nom, l'adresse, la biographie du sujet, des notes générales. Exemples

<[ DucHEssB MARGUERITE D'EsTORa, née de Jamaye.Naissance authentique; tdlltmces illustres– a toujours

besoin d'argent trompe son mari. La ruse est nécessaire. Évaluation approximative 85,000 francs. » a COMTESSE SuzANNE TpABELu, néedeRabutin-Chantal. Dévote–peu sensuelle. –M. V. S. F. (Traduisez Monsieur vendrait sa femme.) a

« JEANNE HERBEUN. Avare. 3,000 francs. n « AKNAWsLTY. Bonne Bile. 10 louis. »

Et les dames les plus vertueuses, et les dames incapables de se mal conduire, figuraient sur le registre, et leurs images enrichissaient les albums Noémie achetait les portraits à. des photographes ou les faisait voler aux maîtresses par les servantes.

Horrible guenon, la Lemercier ne croyait à Fhonneor d'âme qui vive des mères de famitle la giflaient, la flanquaient à la porte; elle oubliait les mésaventures dans le plaisir des succès enlevés et le souverain or-.gueil des longues résistances vaincues. Au demeurant, elle manœuvrait comme toutes ses collègues, visitait les garnis, les bals publics, les bouges, surveillait la sortie des magasins et des ateliers, mais de l'exercice de ses doubles fonctions naissait un double produit. Telle jeunesse livrée à un vieillard, ruedelaVilIe-FÉvéque, s'acheminait vers la maison Clarisse, après les étapes de l'horizontale et la < retape a du trottoir. Elle s'inquiétait de ses chéries, inscrivait leurs adresses, si la rencontre amenait un collage.

Semeuse étonnante, elle jetait le grain de la mau-

vaise passion et l'aidait à germer. Une fois, un monsieur demandait une créature quelconque et en môme temps, la voix émue, s'informait de la moralité de sa belle-sœur; la proxénète devina la cause du trouble et les secrets désirs < Elle est jolie, votre belle-sœur. Si j'étais homme, elle me dirait. Blonde grassouillette, elle a des œillades coquines. votre frère l'adore. il l'embrasse devant vous. N'est-ce pas qu'il l'embrasse ?. Ah 1 ce qu'ils doivent vous allumer. Ah! ce qu'elle doit vous chauffer, comme ça, le matin, en négligé, ou, le soir. Moi? gémissait l'autre, non, non! je vous jure. Allons donc! vous l'aimez; vous tremblez, vous pleurez en parlant d'elle. Je vous ferai coucher avec. a

Maquignonne scélérate, reine de la perversité, 6Ue gangrenait la famille, et un individu, un sale individu qu'elle exhortait, en arriva à déflorer sa propre sœur. La clientèle se composait de viveurs parisiens et de débauchés exotiques, et la meilleure aubaine oscillait entre les femmes du monde et les vierges de la classe ouvrière. Autrefois, M' Lemercier maquignonnait les enfants; aujourd'hui, elle jugeait l'aventure trop grave et gardait, à l'instar de Paris, deux respects: celui des morts et celui de l'enfance en quoi elle demeurait inférieure à ses collègues anglaises.

Souvent, au lieu de saisir les belles cornes de la vache ainsi qu'elle s'y décida, lors de sa visite à la duchesse, après des orémus et le banal prétexte d'une œuvre charitable– Noémie subvenait d'abord à la

coquetterie de la vache future, prêtait de l'argent aux actrices, aux horizontales, aux bourgeoises, aux grandes dames, et ensuite les menait à ses pâturages. Il y a des laveuses de mortes; elle était, elle, une laveuse de vivantes.

Chez Clarisse, Monsieur partageait aveoJ~aebme ou levait le magot entier; mais chez Noémie, M. Jacques voyait ses dividendes se restreindre aux affaires désignées par lui, et c'était de toute justice. Rue de l.t Villel'Évêque, le comte avait trouvé une maison merveilleusement agencée; il ne la métamorphosa, ni ne l'embellit. De plus, bien que la proxénète brûlât d'un feu en l'honneur de Giacomo, elle hésitait encore à déshonorer sa blanche couronne.

Bonjour, madame Noémie.

Bonjour, monsieur Jacques.

Le gentilhomme embrassa M' Lemercier sur le front et lui offrit une botte de roses.

Ah c'est gentil d'avoir pensé à sa vieille. Taisez-vous donc vous vous faites toujours plus âgée que vous ne l'êtes réellement.

Elle le regarda, rougit, étonnée, joyeuse.

Avez-vous faim, monsieur Jacques ?

Toujours et beaucoup.

Tant mieux! vous me ferez compliment du menu; je me suis rappelée vos goûts.

J'écoute.

Huîtres de Marennes, omelette aux truffes, entrecôte aux pommes,. le dessert, et puis deux bouteilles

de château-yquem, et de la une, je ne vous dis que ça! 1 Bravo

La gérante, M"" Élodie Valadon, une grande et maigre brune, au museau de lévrier, présenta ses res- pectueuses salutations à M. Jacques, et bras dessus, bras dessous, la vieille proxénète et son jeune asso- cié entrèrent dans la salle à manger, suivis de la subalterne.

Pendant le déjeuner, il fut question du commerce ordinaire. Selon son habitude, Trabelli indiquait les amours en perspective < M. X. agent de change, membre du Cosmopolitain-Club, a par~é, hier soir, de M"* Z. des Variétés; il adore cette actrice, il la désire. L'autre nuit, au bal de la princesse Ivanow, le marquis de H. courtisait la baronne Y. e~o.; voici, maman, les endroits où vous pourrez voir ces dames et ces messieurs. »

Après le café, M' Valadon s'étant retirée, M" Lemercier déclara

Monsieur Jacques, vous êtes un aRreux Clou. –.Hein?

Oui, mon ami, oui.

Elle se renversait béatement contre le dossier d'un haut fauteuil et savourait un petit verre de cassis Un peu de cassis ?

Merci j'ai encore de la Une champagne.

A votre santé, monsieur Jacques.

A la vôtre, madame Noémie.

Filou. Filou.

Vous m'expliquerez, je pense.

Vous m'avez tout bonnement chipé, l'autre jour, dans mon secrétaire, une lettre de M. Victor Mège, ancien conseiller à la Cour de Paris. Quelle plaisanterie Pourquoi aurais-je commis ce larcin inutile? n

C'est ce que je me demande et ce que vous me direz probablement tout à l'heure. Ne niez pas; j'étais derrière la porte et je vous ai vu par le trou de la ser- rure. Vous êtes forte, chère madame. –Très forte. Allumez donc votre cigare. Mon- sieur Jacques. Vous m'avez pris cette lettre, mais pourquoi? Voilà le hic!

Oui, voilà le hic, si toutefois je l'ai prise.

Moi, je devine. 1 Étourdissante, maman, étourdissante; Une vous manquait plus que de tirer la bonne aventure 1 –Trois hypo.hypo.

–thèses.

Vous désirez faire chanter le vieux M. Mège, ou bien vous collectionnez les autographes, ou bien. Allez 1

Ou bien.

Parlez!

Ou bien vous en voulez à M. Hippolyte, le nts de M. Victor, le juge d'instruction qui s'est occupé de l'affaire. Sudreau.

Le comte TrabeUi éprouva un serrement de la gorge, un malaise général, mais d'un coup, dans la plénitude de son libre arbitre

C'est vrai, je lui en veux, à ce juge d'instruction je lui en veux de n'avoir pas su découvrir l'assassin de mon pauvre ami.

–Oh! que t'es malin, mon nston! Il se tirerait de cent pieds démêlasse! Grand bêta, est-ce que la vieille Mimi n'est pas ta maman? Est-ce qu'elle ne respecte pas ton incognito?

Ei'e l'embrassa, imita les allures de Clarisse Gigi a chipé la lettre à m<unan; il l'a chipée, le jojo chien; il l'a chipée, la belle cocotte; il l'a chipée, le beau joujou. hou, hou, hou, hou!

Sacrée bougresse, va.

Noémie devint très grave

Jacques, monsieur Jacques, vous pouvez être aussi sûr de moi que vous l'êtes de Clarisse; je n'ai personne à aimer, et vous m'intéressez. Monsieur Jacques, je vous admire; vous ne ressemblez pas au commun des hommes. Clarisse m'a dit votre histoire, votre arrivée éblouissante à Paris, votre humanité, votre ruine. Vous étiez riche, vous étiez brave, vous étiez généreux avec te cœur ouvert à toutes les infortunes. On vous a travaillé, on vous a mangé, et c'est vous aujourd'hui qui travaillez et mangez les autres 1 J'estrme cela pas banal et crâne! Avez-vous besoin de monnaie?

Oni, maman.

At endez, Gigi.

Tout en garnissant de billets de banque le portefeuille illustré de la couronne comtale, madame Le-

mercier se frottait au chérubin qui lui passa un bras autour de la tai!!e.

Soixante et quelques hivers! C'était une bien dure épreuve. La vieille tira !e verrou, et le jeune homme cligna des paupières.

A mon âge, dit Noémie en se relevant, à mon âge, une femme n'est plus exigeante, ni jalouse, mais elle est touchée des moindres prévenances. Je te remercie.

Ils burent encore des liqueurs, et la proxénète ayant décidé Giaccmo à ne se servir de la lettre que dans = une urgence extrême, ils revinrent à leurs affaires. La duchesse d'Estorg, quelle pauvre tête! Avanthier, elle m'écrit < Venez » Hier, elle me télégraphie « Ne venez pas. » Enfin, elle m'a écrit, ce matin e Je suis prête. »

Et lord Arthur Matwitch ?

Lord Malwileti aura sa primeur.

Bien lesté, digérant une mauvaise salive dont le baiser de M"* Herbelin apaiserait l'amertume, le comto s'éloigna, tandis que la viellie amoureuse dardait sur lui les dernières flammes de ses yeux bruns et doux.

XIV

Vous êtes un muRe' Sortez!

Je sortirai si je veux 1

Nous allons voir ça, espèce de grigou

Anna Welty saisit le tisonnier de la cheminée, et s'avança, furieuse, sur Monistrac qui, très effrayé, reculait.

Voulez-vous sortir, oui ou non?

Je veux bien, mais je reviendrai.

–Non, monsieur.

Anna, tu es injûste. Cette nuit, j'ai attrapé une culotte au Cosmo, et je n'ai pas le sou, parole d'honneur, je n'ai pas le sou. Je t'aime bien tout de mémo.

Ah! par exemple, voilà qui m'est bien égal! Hchez.moi le camp!

Et tout ça pour cinquante malheureux louis. Que vous me refusez?

Désolé, ma chère.

Vous ne me traiterez paa nomme les pauvres RIles

que vous avez menées souper à l'Égyptien! Sans moi, quel lapin vous leur posiez Heureusement, j'étais là.

Oui, tu as perdu une betle occasion de te taire. Je vous défends de me tutoyer.

Alors, fâches? Brouilles depuis Wagram? 9

Êtes-vous bote, Monistrae, êtes-vous bâte? Qu'est-ce que cela signiue Brouillés depuis Wagram? »

Té Le titre d'une comédie.

Vous ne m'apprenez rien; mais, à quoi rime votre phrase?

Les phrases, elles me viennent toutes seules. Il y a des gens qui gagnent leur vie à établir des phrases et je me sers de la marchandise courante.

Assez Vous voyez la porte. Une fois, deux fois.

Et si je donnais les cinquante iouis! 1

Cent louis, voulez-vous dire ?

Et si je donnais les cent louis?

Je ne sais pas. Allez les chercher.

–Ou? 9

A votre boutique, parbleu

Tu en as réellement besoin?

Si je n'en avais pas besoin, est-ce que je les demanderais, idiot?

C'est juste. Donc, tu vas oublier mon escapade, une simple curiosité d'observateur. La jalousie. Jalouse, moi? Jalouse de vous ? It s'en ferait Ci'avap!

Elles me désiraient, les deux filles, et la pensée d'Anna me gardait chaste, très chaste, et vous, vous étiez en train de souper avec des noceurs et les,filles du tableau vivant! Des filles toutes nues

Ivrogne! crétin! iatsi&cateur!

Le Clos-Monistrac.

–M.

Dans la rue, le marchand de vins réuéchit deux mille à sa maîtresse, douze mille au prêteur du cercle, plus l'entrée de jeu, les trente mille du portefeuille, un joli total!

A mesure que le gros Anatole marchait, sous le ciel joyeux de cette matinée de printemps, sa colère allait grandissante, et des idées le tourmentaient. Il fallait envoyer coucher Anna Wetty, payer les dettes du baccara, puis retourner à Bordeaux; il fallait songer à M"" Monistrac, l'humble tégitime du quai des Chartrons; il fallait songer à l'avenir des mioches. Oui, le Bordelais se disait cela bien souvent; mais le cochon qui, d'après le poète, sommeille dans le cœur de tous les hommes, no sommeillait guère chez l'amant de Welty, et cette nature primitive et robuste avait besoin de dépenser.

En veston court, le chapeau melon sur l'oreille, Monistrac gesticutait, partait haut, levait sa canne, exécutait des moulinets ce butor qui entretenait une horizontale luxueuse par gloriole, ce joueur qui taillait des banquesouvertes parvice, économisait volontiers le prix d'une cours') de fiacre. L'agitation augmenta. Des passants se gaMMttt devant la canne du mcasi8H!

d'autres, plus hardis, empoignaient le bâton; d'autres encore apprêtaient des gifles. Rue du Faubourg-Montmartre, des marchandes de poissons, de volailleset de primeurs, hurlèrent, et Anatole arriva rue Richelieu, sous une pluie battante de quolibets et d'injures. Il gravit des étages, demanda Vernay, le banquier, un client, et le banquier ayant répondu que la lourde échéance de ce 31 mai ne lui permettait pas une affaire immédiate, Monistrao redescendit, toujours plus enragé, et ne vit enfin qu'une seule ressource, celle de prendre l'argent de ses propres échéances. Mes fabricants de futailles. Traites acceptées. Tribunal de commerce. banqueroute! Sacré nom de Dieu! 1

Il était neuf heures, quand Monistrao entra dans le bureau de son employé Pierre Lambert.

Firmin, le petit commis, travaillait aux écritures. Monsieur Lambert n'est pas encore ici ?

Non, monsieur Monistrac.

Il t'a remis le montant des traites ?

Non, monsieur.

Mais les garçons de banque vont venir Au bout d'un quart d'heure, le Bordelais impatienté se dit Je suis bien bête de me gêner avec ce monsieur j'ai une clef de la caisse, je vais enlever l'argent et écrire un mot à Lambert. Ainsi j'éviterai les observations de mon sous-ordre. Que diabte! l'argent est à moi! Les protêts? Aïa! aïe! Bah: de la veine ce soir, et demain, quarante sous à chacun des clercs d'huiaawtts; on n'y verra que du feu! Ëgautédes

tab~aux; j'en donne? Le tableau de droite refuse, je = colle un patard à l'autre tableau; j'aurais dû me tenir à cinq. Monistrac ouvrit la caisse, et, devant la caisse vide, poussa un juron formidable. Lambert était un escroc' ] Lambert avait nié en Belgique! Anatole se calma, se rappela que, lors des grosses échéances, par crainte des voleurs en ce bureau inhabité, la nuit, Lambert emportait les recettes à son domicile, et il s'accusa même d'avoir soupçonné la Mélité du subalterne. Firmin, vite, un journal? 9

Lequel, monsieur ?

Celui que tu voudras.Le moins ennuyeux? Un journal de trois sous ?

Non, une feuille d'un sou, avec un supplément, s'il y en a un. Ce môme matin, le duc Pierre d'Estorg avertit le vieux François qu'il ne rentrerait pas déjeuner, et, en s'éloignant, il avait l'air si triste, si préoccupé, il était si pâte que le domestique résolut de suivre son maMre. « II va se tuer! pensait le vieillard, il va se tuer, et, ce soir, on rapportera le cadavre de monsieur le duc, et demain, madame la duchesse recommencera la petite fête avec Trabelli! Pauvre maître, il ignore les cochonneries de Madame et de sou maquereau si je lui disais tout, il les éventrerait l'un couché &ur l'autre, belle et sainte Justice! Et j'ai peur de parler; il aime tant sa dame, oui, j'ai peur, de lui faire du mal! »

En redingote noire, chapeau gibus, l'employé de Monistrac hâtait le pas, et en livrée du matin, pantalon à liséré rouge et gitet à manches de lustrine, Fran- çois, tête nue, les cheveux blancs à la Chevreul, hé- rissés, agités comme la flambée d'un punch, François rasait les murailles. Animé d'une énergie incroyable, secouant le rhumatisme de la jambe droite, le vieux allait trop vite et pouvait ralentir sa marche; il s'arrêtait, bien certain de rattraper le gentilhomme, et de ses doigts maigres désignait la silhouette fuyante « Un duc d'Estorg obligé de ménager les chevaux de l'écurie! Un duc d'Estorg obligé de compter les sous 1 Un duc d'Estorg obligé d'économiser une course de voiture! François grondait, levait les bras et prenait à témoin toute la ville, toute la terre, ot Dieu lui-même de ce douloureux spectacle.

Pierre d'Estorg entra dans plusieurs maisons, et François le vit sortir, toujours plus attristé, toujours plus sombre. Tous deux longeaient la rue des PetitesÉcuries le comte se rendit à son bureau, et le serviteur attendit à la porte de la maison Monistrac. Ah 1 vous voilà enfin, monsieur Lambert! s'écria le Bordelais. Peste, vous faites grasse matinée! Il s'arrêta devant la pâleur de l'homme

Vous av ez été malade? 9

Non, monsieur.

Alors, qu'est-il arrivé?

Un malheur, un grand malheur, monsieur Monistrac.

Mon argent peut-être. Parlez, voyons, parlez? 9 La somme était importante, et, pour plus de sûreté, je l'avais emportée chez moi et.

–Et?

Je l'ai perdue.

Perdue? Tonnerre de Dieu, perdue! Jouée, donnée une catin?.

Cette somme, on me l'a prise.

–Volée?. D'abord, perdue; ensuite, volée! .Mon argent, monsieur, je veux mon argent?

Je rembourserai, monsieur Monistrac. Les traites de ce jour ne seront pas protestées; je rembourserai, demain.

Je veux mon argent aujourd'hui; je le veux tout de suite! 1 Hélas, impossible.

Les bras ballants, Pierre d'Estorg courbait le front, et le petit Firmin pleurait et tremblait.

Bougre d'&no 1 gueulait le marchand de vins, j'avais oon&anoe en cet individu je le rencontre en wagon, à Libourne il m'intéresse, il crevait probablemeut de misère; je lui fais un sort, une position admirable. Monsieur se permet des allures, des libertés Monsieur appelle son patron c Monistrac, tout court », et monsieur Monistrac répond à Lambert « monsieur Lambert! On croirait que ce Lambert descend de la cuisse de Vénus, et il n'a pas de domicile Monsieur Monistrac s'imagine que ce Lambert désire cacher des inHrmités de <n't!e, et par charité,

par discrétion, il ne s'inquiète jamais de l'employé sournois. Où habitez-vous?

Je vous l'ai dit. chaussée du Maine.

Quel numéro?

Le duc hésita, et Monistrac demanda encore Le numéro?. Le numéro?. Vous ne répondez pl)ts.OnibuiUerales garnis, les repaires; je vous tiens; ne sortez pas, ou.

Je ne cherche point à fuir. Écoutez mes explications.

Je n'ai rien à écouter. Mon argent?

Monsieur Monistrac.

Ah! ah! Tu me nommes « Monsieur s? Mon argent ?. Lambert, vous êtes un voleur!

0 mon Dieu! mon Dieu mon Dieu!

La cour d'assises. Je connais le Code!

Je vous jure que je ne suis pas un voleur; demain, je rembourserai.

Comment ferez-vous, menteur, mauvais drôle? q Vous n'avez pour vivre que ce que vous avez gagné chez moi.

Ceci est mon affaire; je vous ai dit la vérité. Cet argent, on me l'a volé.

Qui? Votre nmtresse, votre gourgandine? Non.

Vous êtes un saligaud, un voleur, et je vais vous faire arrêter.

Faites-moi arrêter, monsieur; mais je vous défends de m'insulter, je vous le défends!

Très inquiet, le domestique rôdait sous les fenêtres de l'entresol; il entendit la dispute et accourut. Que voulez-vous? interrogea le Bordelais; je n'ai pas le temps de recevoir des commandes; vous reviendrez tout à l'heure. Non, restez, vous servirez de témoin! Ecoutez ce que je dois dire à cet homme, à ce voleur.

Misérable! cria Francs en saisissant le rustre à a cravate. Misérable! tu oublies à qui tu parles! demande pardon à monsieur le duc; demande-lui pardon, ou je t'étrangle?

En vain, le duc imposait silence au vieux serviteur; celui-ci hurlait, secouant Monistrac

C'est monsieur le duc d'Estorg, entends-tu? C'est le premier gentilhomme de France! A genoux; gredin à genoux!

Le due et Firmin les séparèrent, et le gentilhomme dit

Monsieur Monistrac, je vous ai trompé; je ne me nomme pas Pierre Lambert, et le duc d'Estorg trouvera sur son hôtel de la rue Bellechasse de quoi vous désintéresser, demain, de quoi restituer la somme qui lui a été dérobée.

Non, aujourd'hui, murmura François.

Et M. d'Estorg ajouta simplement

Monsieur, je me cachais pour travailler; je me cachais. Certes, au lieu de nous dégrader, le travail nous houore, mais dans le monde où je suis né, dans le monde où vivent les miens, des obligations absurdes s'imposent. Encore une fois, Pierre Lambert n'est pas

un voleur. Le croyez-vous maintenant, monsieur Monistrac ?

Oui.

Le crois-tu, Firmin?

Oui.

Et Monistrac, chapeau bas

Je vous demande pardon, monsieur le duc. Excusez. Monsieur Pierre Lambert a toujours sa place, et moi et Firmin saurons tenir nos langues. Imaginez-vous, monsieur. Lambert, que toute ma fureur vient d'une culotte au bac. Remboursez-moi, puisque vous le pouvez. Nous rattraperons ça. Et je leur en f. de la chimie, pendant l'Exposition universelle! Le maitre et son domestique se retirèrent. François demeurait pensif, tout pénétré d'une émotion religieuse

Et voici plus de trois ans que monsieur le duc mène cette existence! Oh! s'il y a un Paradis! Tous deux étaient brisés, défaillants, et le vieux, tête nue, le crâne déchevelé, semblait avoir perdu la raison. M. d'Estorg héla un nacre qui passait. Dans la journée, grâce aux longues économies du brave serviteur, une vingtaine- de mille francs, grâce à un nouvel emprunt, le duc put restituer les soixante billets de mille volés par sa femme. Alors, François estimant que si Madame était la voleuse, Giacomo était, lui, le bénéficiaire, jugea opportun de dénoncer les sales amours à la comtesse Trabelli. Devait-il signer la lettre? Le Levantin ne l'eTtaya~t pus, mais il

craignait d'être renvoyé, il craignait de ne pas mourir à l'attache, homme plus Mêle que le meilleur des chiens.

Seule dans sa chambre, la comtesse Trabelli pleurait en relisant la lettre envoyée par le domestique des d'Estorg. Cette lettre, sans signature et sans orthographe, ces lignes maladroites et tremblées révélaient à brutalement la conduite de Giacomo, disaient les liai- sons du gentilhomme. De ses nombreuses maîtresses, Giacomo recevait un salaire, et madame la duchesse d'Estorg ruinait son mari pour entretenir Giacomo. La preuve? On offrait la preuve si madame voulait se trouver le lendemain soir, à trois heures au Jardin du Luxembourg, allée de la fontaine de Médicis.. Suzanne se révoltait, n'ignorant point le mépris dont tous les honnêtes gens doivent flétrir les dénonciations anonymes. Cependant, elle rapprochait les termes de la lettre de certaines circonstances d'abord insignifiantes, toujours inexpliquées, et les moindres aventures s'éclairaient d'une horrible lumière < Giacomo me donnait le bras; des murmures nous escortaient au passage. Un jour, au parc Monceau, une dame a brusquement entraîné son petit garçon qui jouait avec Raoul, et la dame s'est éloignée, dédaigneuse. A un flve o'clock de la princesse Ivanow, j'étais l'objet d'une inquisition malveillante. Au dîner de la marquise de Chalindrey, on avait pour moi des regarda de pitié attendrie. Oh! je me souvioua parfaitement Au bal

des Shampton, Giacomo a tendu la main à un monsieur, et le monsieur a ricané, les mains dans ses poches. La comtesse fut prise d'un épouvantement. Si le dénonciateur ne mentait pas? Si Giacomo incarnait l'individu infâme?. Elle ne voulait plus voir, elle ne voulait plus entendre, et l'esprit l'emporta vers l'étrange nuit où Giacomo l'éveillait à la tombée d'une larme brûlante le voyage au Havre, le désespoir évident sous une mensongère espérance, le collègue du club, e voyage inutile et la rentrée joyeuse, les billets de banque, les moissons d'or, les navires autrefois assez rares, aujourd'hui innombrables, ce cabinet de travail amusant comme un truc de féerie, ce relief géographique et les drapeaux de zinc, tout cela se heurtait en sa pauvre imagination! Et les parents? Et le cri du général Lucien de Corbière « Drôle d'armateur! » Et le silence douloureux de la tante Henriette?

Giacomo entra gaiement et, d'un coup, affligé Vous avez pleuré, Suzanne?. Tu as du chagrin, mignonne?

Des méchants.

Elle lui présenta la lettre.

Le comte parcourut l'écriture anonyme, rendit le papier à sa femme, et très calme

De deux choses l'une, Suzanne ou tu crois à ces infamies, et ton devoir est de me quitter, ou bien tu les repousses, et tu embrasses ton mari toujours digne d'être embrassé?

Je n'hésite pas, mon adoré! 1

Il fleurit de baisers les yeux et les lèvres des baisers du légitime époux car il devenait maître en l'art de graduer la passion, depuis le baiser à Suzanne, le baiser à Clarisse, le baiser à Marguerite, le baiser à Anna jusqu'au baiser à Noémie, le plus mauvais jusqu'au baiser à Jeanne, le plus voluptueux.

Ah 1 mon ami, quelle triste journée pour moi 1 Mais aussi quelle bonne soirée nous allons passer ensemble Je devais assister à la première du Gymnase et à la Redoute du Cosmo. Je reste. Tu me feras de la musique, veux-tu ? 9

Si je veux 1

-Donne-moi cette vilaine lettre ? 7

J'aime mieux la déchirer, la brûler.

Ma chère enfant, il faut couper racine à la médisance. Donne ? La comtesse dut céder. Alors, Giacomo heureux d'une idée extraordinaire

Je pense bien que tu n'iras pas à ce. rendezvous ?

Certes non.

Enfin, je devine.

Quoi?

Le piège.

Un piège?

Oui. Tes beaux yeux me valent des jaloux. Un homme aime une femme honnête, et lui annonce, plein de mystères « Votre mari vous trompe; votre mari est un être ignoble, une brute. Des preuves? Nous

vous en fournirons. Venez! Et madame rencontre un séducteur!

--Oh!

Parfaitement. y `

Simple, très naïve, elle rougit.

Va, je saurai te garder! 1

Un duel encore? ¢

Ma chérie, rassure-toi. Je dédaigne l'hypocrite inconnu, mais je conserve la dénonciation. Il en surgira d'autres et je finirai par découvrir te lâche amoureux. Quelqu'un a-t-il déjà blesséta pudeur? Quelqu'un a-t-il osé murmurer à ton oreille des paroles de dësir? y Non.

Vous êtes bien rouge, madame? °

Giacomo, vous m'insultez.

H l'embrassa encore.

La jatous'e nous égare. Non, je ne te soupçonne pas, ma Suzanne; je te sais incapable de manquer a tes devoirs. On peut m'écrire toutes les calomnies et t'abreuver de toutes les injures': à mes yeux, à mon cœur, étemeHement tu resplendiras femme adorée, épouse vertueuse. Héïas! aucun de nous ne demeure à labri des tentatives de chantage. Considère nos mcaurst Souviens-toi de ce député honnête homme qui reçut des cartes postales où on le quatinait de < Monsieur Alphonse? x Et comme l'épouse Mêle et vaillante'a eu raison de se venger! Te souvient-il? Cinq coups de revolver dans le corps du maître-chanteur, à droite, à gauche, en haut, en bas, dans le cerveau qui a ma pensé, dans les bras qui ont mal agi, dans le ventre qui

s'enorgueillissait d'en être quitte pour deux ans de prison, au milieu de la langue, l'instrument du mensonge cinq coups de revolver broyant un scélérat, le couchant sur les dalles mêmes du Temple de Justice voilà le verdict, la noble exécution d'une femme de France! Personne, encore une fois, n'est à l'abri de !a calomnie.

Ne patlons plus de cette affreuse lettre n'en par- lons plus jamais!

Et si de nouvelles lettres, si des cartes postalès. D'avance, je les méprise.

Entre sa femme et son enfant, Giacomo était toujours le meilleur des maris et le'plus tendre des pères. A table, il dit son intention de louer une campagne, près de Versailles. On devait partir, le lendemain du GrandPrix, et, là-bas, bébé conduirait lui-même un poney attelé & une petite charrette anglaise. Ensuite, la plage mondaine Trouville, Càbourg, Dinard ou Dieppe, et c'est aux bord!; de l'Océan que le steamer de Raoul pourrait faire mervoittë, et c'est là oH il soufflerait de la vraie et belle vapeur, le magnifique joujou, souvenir du papa, le somptueux navire attristé d'évoluer surles réservoirs de l'hôtel et les grotesques bassins du parc Monceau, du Palais-Royal et des Tuileries.

Bébé claquait des menottes. Au salon, Suzanne joua une valse et Giacomo chanta une romance.

Dans le grand lit de la comtesse litée solennelle avec son estrade de quatre marches recouvertes do velours rouge et le baldaquin orné des armes seigneunalesent?cïscées,~es gracieux époux souriaient-

Faliguée. Un peu fatiguée.

Moi, je ne sni& jamais fatigué, jamais!

Tu es donc de fer?

Je suis tout d'amour.

Reposons-nous?

Si je te tompais, est-ce que mes forces.

Ils s'endormirent.

Réveil agréable; nouvelles amours. Déjeuner en famille.

Trabelli sortait.

Giacomo, ne va pas à ce rendez-vous? J'ai peur d'une querelle.

Je t'obéirai, ma Suzanne; ton désu est un ordre. Bien vrai ?

Bien vrai afnrma le gentilhomme.

Et il se Qt conduire au jardin du Luxembourg. Pendant la route, Trabelli s'ingéniait à deviner le mystérieux dénonciateur, n'ajoutant aucune importance aux lignes maladroites et au style grossie)' on déguise sa calligraphie aussi bien que son style et son orthographe. D'abord, il passa en revue le bataillon féminin Anna Welty et Clarisse ignoraient ses relations avec la duchesse Marguerite; Jeanne Herbelin avait trop de froideur charnelle pour lé disputer à M*' d'Estorg, et trop ~'orgueil pour ne pas dédaigner toutes les rivales. Mistress Rosalia Shamptoa? Il n'était pas encore l'amant de TAméricaine, et l'Américaine le croyait très riche. Noémie Lemercier ? L'intérêt même de l'association et les témoignages si durs de la ec prê-

venance répondaient de la vieille amoureuse. Giacomo chercha parmi les hommes Le Yankee? Jonathan aimait l'homme de joie, l'homme joyeux, et il voulait acquérir l'un des vaisseaux de l'armateur et le transformer en yacht de plaisance. Otis Drew? Le journaliste demeurait l'obligé duLevantin, et le Levantin glonnait le secrétaire auprès du patron. Monistrac ? Et cet idiot de Monistrac? Non. Le Bordelais semblait incapable de la moindre ruse, en dehors du mouillage des vins et de toutes les scélératesses vinicoles;deplus, le Bordelais redoutait l'étranger dont le shake-hands nerveux broyait ses mains de falsincateur. A un moment, le meurtrier eut le soupçon d'un traquenard de la police, mais rien n'autorisa la vraisemblance d'une pareille idée. La voiture du comte stationnait devant le jardin du Luxembourg, et Giacomo longeait l'avenue de la Fontaine-Médicis au milieu des banalités habituelles de l'endroit, bonnes d'enfants et soldats, quelques étudiants, quelques sénateurs, un prêtre, des professeurs, peut-être les bas de coton de la dernière des grisettes, des cris, des rires-et des pleurs de moutards, des envolées et des chansons d'oiseaux, des croisements de pantalons rouges et de jupes blanches, et ces gros doigts qui secouent les rubans multicolores, attirés de suite vers les gros tétons que les petits buveurs protègent, les lèvres avides. Oh les douces et familiales ombres si aimées du bon Corot Les poètes, le soir, y rêvaient des prairies où l'artiste fait danser de jolies dames toutes nues, sous la lune; ils y rêvaient do

choses plus tendres, de cette « Promenade au tac d'Enghien a, le cheM'œuvre du maitre, de cette promenade où sœur Angélique rencontre sa fille qu'elle croyait morte, et lui sourit, les pieds dans l'herbe, la robe de ë deuil égayée ça et là par les hautes branches en fleurs, le visage ensoleillé, aux triomphantes harmonies de toute la naturel r

Giacomo, lui, n'était point un rêveur, et il se disposait à lutiner les nourrices, quand il aperçut un domestique en livrée noire.

François, le valet de chambre de mon ami, M. le ducd'Estorg?

Son ami 1

François, n'est-ce pas? ,<

Oui; monsieur, oui, François. Mais ce n'est pas vous que j'attendais.

Vous attendez quelqu'un? Et qui donc?

M"" la comtesse, votre femme.

Ah c'est toi qui as écrit la lettre?

C'est moi.

Tu es un vieux polisson.

-Et vous, un. Vous êtes venu, tant mieux! Je vais vous parler.

–.Si je veux t'écoater?

Vous m'écouterez, car vous avez peur de moi Peur de toi? Une chiquenaude, et ma botte au derrière.

Voulez-vous, oui ou non, m'entendre?

Eh bien, oui. circulons. Tu vas me raconter,

en marohant, ta petite affaire. Conte, Sheerazade, et ne me rase pas trop ? Un cigare?

Non.

Et, assoupli dans les longues servitudes, il ajouta, malgré la colère, malgré le dédain

Merci, monsieur.

Le vieillard psalmodia toutes ses tristesses. Il dit l'antique vertu de la maison d'Estorg; il ne regrettait ni son espionnage, ni sa dénonciation, car il avait agi non comme un laquais inutilement curieux, mais comme un veilleur dévoué. Il fallait que Monsieur rompit ses relations immondes; il fallait que Madame cessât de voir et d'entretenir Monsieur, et si Monsieur continuait ses visites, il aurait.lui, rançois, le courage de tout révéler au maitre. t; Monsieur François, vous êtes fou, archifou, et je vous préviens que, si vous recommencez vos lâchetés et vos bêtises, je vous ferai chasser par votre maîtresse.

Le duc me gardera. Je prouverai.

Drôle, je vois que vous êtes enragé et que vous avez besoin d'une muselière; je vous la donnerai en or. Trabellijeta en riant le mot déjà fameux de Shampton

Combien ?

On ne m'achète pas, moi! Entendez-vous, on,ne m'achète pas 1. Vous ne viendrez plus à l'hôtel; vous ne flairez pas de nous manger, ou bien je me charge de.

Nous te couperons les oreilles, faraud 1

A quatre heures, le comte et la comtesse TrabeIIi montèrent en voiture, et Giacomo dit à sa femme Excusez-moi d'avoir menti, moi qui ne mens jamais. Pour notre tranquillité commune, je suis allé à ce rendez-vous l'anonyme en question est un maitrechanteur il demandait de l'argent et j'ai refusé de payer le misérable. Il peut recommencer.

Que nous importe!

Au rond-point des Champs-Elysées, Giacomo leva son chapeau devant une voiture; Suzanne lit un signe de tête, et personne ne répondant à leurs saluts, la comtesse se mit à trembler.

Vous êtes soutirante, Suzanne?

-Non, mon ami.

Serais-je votre dupe?. Est-ce que parmi ces hommes?.

Giacomo, je vous en supplie?

Un amant peut-être?

Giacomo?. Giacomo?.

Madame, baissez les yeux.

xv

Miss Lizzie Shampton et le marquis Antoine d'Estorg flirtaient, et comme le saint-cyrien n'avait qu'un jour de flirt, il consacrait la plus grande 'partie de la journée du Seigneur à sa, campagne amoureuse~ Le général commandant l'École militaire était surpris et émerveillé de la métamorphose subite du gentilhomme, de l'élève naguère étourdi, paresseux, aujourd'hui entraîné au labeur pt luttant pour sortir, au mois d'août prochain, dans les numéros qui donnent à l'ofnoier le choix de l'arme, le droit d'option si apprécié de toute la noblesse de l'École. Antoine choisirait le i7* do chasseurs à cheval en garnison à Rocquencourt, près de Versailles.

On se souvient que, pendant le bal des animaux, le beau-frère de la duchesse Marguerite parla de son amour naissant à l'un de ses meilleurs camarades, le vicomte Chàrles de Nerville, ce brave lieutenant de dragons, belle et noble jeunesse dédaigneuse du veau d'or. Le marquis aimait, disait-il, miss Lizzie, et il es-

sayait de se vaincre; les millions de l'Américaine lui faisaient peur. Mais déjà, bien avant le bal, Antoine admirait les grands yeux bleus, la tête blonde et vaporeuse et les virginales grâces de la nièce du yankee; il accompagnait Lizzie au bois, lui fringant cavalier, elle, intrépide amazone; il la rencontrait au théâtre, dans le monde où elle ne mettait plus de diamants, et il la préférait ainsi, toute simple, toute rose ou toute blanche, avec les délicieux contours de ses épaules nues, de ses bras nus, d'une chair rosée et vivante. Lors du concours hippique, le saint-cyrien en habit rouge, monté sur un beau cheval noir, enleva des flots de rubans, et au scandale de la galerie, mistress Shampton et sa fille lui jetèrent des fleurs. Trabelli, qui était de la même course, Trabelli si indulgent, si favorable à toutes les excentricités des Américains, jugea l'aventure peu parisienne et de mauvais goût. H y eut des coups de sifflet, et mistress répondit à son entourage On nous sifne?. Nous fonderons une œuvre de bienfaisance) et l'on nous décorera 1

Mistress Shampton voulait marier Lizzie, et le jeune d'Estorg, spirituel, joli garçon, modeste, enthousiaste de tout ce qui est grand et généreux, le saint-cyrien transformé eh sous-lieutenant de cavalerie, lui semblait réunir toutes les qualités d'un gendre désirable de plus, le titre de marquise que porterait sa fille sonnait agréablement aux oreilles de là parvenue. La si- tuation pécuniaire d'Antoine ? Mistress ne s'en inquiétait point, mais elle croyait les d'Estorg au moins possesseurs d'une de ces humbles fortunes de l'aris-

tocratie française, humbles toujours à côté des millions de dollars. Elle réservait des t&te-à-tête aux deux jeunes gens, imaginait des prétextes pour les isoler et leur donner, selon les magnifiques libertés d'outreManche et du Nouveau-Monde, le pouvoir de se bien connaître, avant de s'appartenir.

Ce dimanche-là, en rentrant d'une promenade à cheval, Antoine et Lizzie allaient et venaient dans la. serre des Ambassadeurs, autour de la vaste pièce d'eau. Gantée de suède clair, en chapeau masculin à long voile bleu, l'amazone se cambrait sous la robe noire dont elle tenait relevée sur un bras la queue immense et gracieuse; le saint-cyrien brillant d'un uniforme tout neuf la suivait et l'écoutait, amoureux,et timide.

Us s'assirent.

Très émus, ils causaient de choses indifférentes à leurs pensées des bals, des théâtres, du concours hippique, du Salon, des toilettes, et la demoiselle disait 106 élégances de la beile-sœur d'Antoine, les manières distinguées de la duchesse d'Estorg, ces manières qu'elle cherchait, petite sauvage, à imiter; elle disait le succès de la cigale au bal des animaux, le costume original, merveilleux, et envie de toutes les autres dames. Puis, elle en vint à parler du comte Trabelli ce monsieur si intime dans sa maison, s~ intime que l'oncle Jonathan ne pouvait plus se passer de lui, ce monsieur que l'on jugeait irrésistible, elle ne savait pas pourquoi, mais elle le haïssait. il so

montrait aimable envers elle, sans atténuer sa répulsion instinctive.

Et vous, monsieur Antoine, quelle est votre opinion sur le signor Trabelli?

Je n'en ai pas, mademoiselle.

Vous êtes beaucoup, beaucoup mieux que ce signor.

Au moral?

Au moral et au physique.

Antoine rougit et, assez bêtement, répliqua

Mademoiselle, vous exagérez.

–Non, je vous assure; je vous trouve très bien. J'ai tort de m'exprimer de la sorte, et ce n'est guère convenable, ainsi que dirait l'institutrice française attachée, à ma personne. Convenable! En Amérique et en Angleterre, nous avons le a shocking »; en France; vous avez le « convenable les Allemands emploient quatre mots < UnschicMich ou « anstossig ». Ou < baleidigend

Ou « auffalend », et quelquefois les quatre mots en même temps. Chez eux, l'hypocrisie a de précieux atours. monsieur Antoine?

Mademoiselle?

–Regardez-moi en face. Mieux que ça?. Encore ?. Vous m'agacez à la nn! miss Lizzie est donc. laide?

Jolie adorable Hélaa mademoiselle, pourquoi possédez-vous tant de dollars ?

–Oublions les dollars. M'aimez-vous?

De tout mon cœur t

–Ah'je~suis heureuse! Tandis que les chastes flirteurs souriaient à t'avenir, l'homme de joie pénétrait dans le boudoir de mistress Bhampton. Dès le-matin, Jonathan et Otis Drew étaient t allés visiter le château de Saint-Cloud; Giacomo avait promis de les accompagner, mais il s'excusa, désireui d'utiliser l'absence du Yankee. s Oh que vous sentez bon dit-il, en baisànt la main de mistress. Cher comte, mon beau-frère et M. Drew vous croient malade.

–Malade pour les autres; pas pour vous, non!

Et il murmura, gaillard < Tu vas voir ça 1 »

Elle le regardait curieuse, étonnée il eut un s6urire elle devint rouge<

Assis près de la veuve, l'excellent élève de M' Lemercier déplorait les tristesse du veuvage, et la théo- rie des généralités le mena par gradation à déplorer l'isolement de l'Américaine.

Vous aimiez votre mari~ M. Augustus ?

Certainement..

Comme vous devez souffrir, madame 1

–Pourquoi?

–Jeune.charmante. °

Flatteur! 1

Moi, je grelotte au printemps, je suis le nts du soleil, et j'adora la femme d'été.

Vous parlez à une femme d'automne, une femme d'hiver, peut-être.

Non, madame, non. w e

Trabelli vantait le 'peignoir satin cerise, la gorge opulente, les lignes du torse, le pied, les doigts, la chevelure épaisse et brune, les sourcils touffus, les yeux noirs irradiés de lumières dorées, les dents, la bouche rosé, et il soupirait

Madame, tout cela est ravissant et d'une fraicheur. Tout cela ne demande qu'à vibrer.

–Monsieur!

Giacomo se leva, ferma la porte à double tour

Rosalia ? ma Rosalia ?

De grâce, monsieur.

Rosalia?

Non. non.

li l'avait enlacée, et, sans quitter les lèvres, il emportait la dame vers le divan.

–Monsieur. non. Je vous en conjure. Lizzie peut nous surprendre.

La porte est ctose. Tu diras que tu t'habilles. Seigneur les beaux mollets 1

Giacomo, vous me rendez folle.

–Parbleu! 1 `

Elle pleurait, il bavait les larmes; il l'anima d'une telle ardeur que maintenant, il se voyait obligé do la ca!mer; elle le mordait, s'agitait, faisait craquer les batistes, énervée, insatiable.

Oui, tu es le roi des hordes. Oui, je mentais. Oui, je. Quelle glorieuse tempête t

Il y a dix années.

Et Jonathan? Lui? le frère d'Augustus! Non. H y a dix an- nées. Pauvre chérie.

Quand le marquis Antoine rentra, joyeux, à l'hôtel de la rue BeIIechasse, le duo d'Ëstorg sortait de son cabinet de travail.

Pierre! l Antoine, viens m'embrasser?

Comme tu es pâle et triste!

J'ai été souffrant. La migraine. la maladie des belles dames. aucune gravité. Descendons au jardin. `

Sous les ombrages que respecta 1~ lawn-tennis de é la duchesse, Antoine prit une attitude sérieuse. Voici le moment de l'aveu, et il faudrait m'aider, m'interroger.

Des dettes? 9

Non.

Une femme?

Oui, une femme.

–Une maîtresse qui te cause du chegnn?

Tu n'y es pas! Je vais me marier.

–Déjà?

Peut-être aux vacances prochaines, à ma sorHe de l'École.

Gentiment, il révéla le nom de l'amie de son cœur

et toute la tendresse dont il débordait. Lizzie avait des millions et des millions, et.lui, cinq ou six cent milte francs les Américains écartaient la question monétaire, exigeaient seulement du futur époux un état honorable, et le marquis se présenterait, orgueilleux du plus honorable des métiers, celui de soldat.

Le duc*d'Estorg commençait à trembler; il se souvint des paroles d'Antoine a Tu es le chef de nos armes; dispose de ma fortune; maintiens notre maison à la hauteur un sot t.t se tire toujours d'affaire. » Certes, le pauvre gentilhomme ne voulait pas garder l'argent de son cadet, mais, jadis, il espérait avoir le temps, à force de labeur et d'économie, de reconstituer la succession du pupille.

Frère, je suis un misérable; frère, je t'ai ruiné. Miss Lizzie apparut à Antoine, et le cadet eut un cri de révolte et de douleur ·

–Ruine?

Oui. Les domaines de la'Gironde sont vendus; la vente de l'hôtel s'impose.

J'essaierai d'oublier, car, tu le vois, mon mariage est impossible. Cinq cent mille francs? Une dot ridicule pour elle Mais j'apportais quelque chose. Rien, c'est trop peu, vraiment trop peu.

Bientôt, devant les larmes qui emportaient la barbe grisonnante, le saint-cyrien attira contre sa poitrine l'être dé&iuant:

Ne pleure pas? Je ne veux pas que tu pleures! 1 Et sanglotant lui-même, il dit encore, plein de bravoure et d'honneur;

Un soldat se tire toujours d'affaire. Depuis une semaine, la duchesse d'Estorg était la maîtresse de Jonathan Shampton. La première entrevue, habilement ménagée à la maison Lemetoier, rue de la ViUe-l'Évôquo, témoignait de la générosité du yankee et de l'ardeur de Marguerite. Quelle rencontre 1 Quel embarras, malgré la rage du désir chez l'homme et malgré le'besoin d'argent, et malgré la folie voluptueuse de la grande dame! Là, tous deux, seuls, incapables ni d'avancer ni de reculer. < Madame, soupirait enBn le yankee, Madame la duchesse, je vous aime, et je demande à vous obliger sans vous contraindre. » Alors, extrêmement touchée, elle levait'les yeux vers le richissime: <: Monsieur, vous ne me déplaisez pas. Jonathan, bien rasé, propre èt sain de corps, donnait des preuves d'une rare vigueur, et Marguerite s'en retournait, deux fois contente, avec des bijoux et quelques douzaines de petits mouchoirs bleus ouvragés à la Banque de France.

Marguerite rêvait de Gigi: on succédait à l'homme de joie; on ne le remplaçait pas 1

Effrayé par les menaces du vieux François, le comte Trabelli ne venait plus à l'hôtel d'Estorg. Il loua, meubla, rue Notre-Dame-de-Lorettë, une garçonnière où la duchesse la visitait régulièrement. Elle lui donnait presque tout le produit de ses amours, et Giacomo trouvait encore le moyen de la < blaguer

Peste, ma chère, ton cocu de mari a donc redoré son blason ?

Une de mes tantes de Belgique, une ohanoinesse crossée et mitrée, a bien voulu se rappeler sa niteule; ma tante est. richissime.

JtfoasïctH' cultivait l'ironie, et ne pouvant déclarer qu'il vénérait la tata, que la tata se nommait Jonathan Shampton, il contait des faribo!es

Présente-moi à M°" la ohanoinesse, et je lui inspirerai la bonne idée d'instituer Margot sa légataire universelle.

M"" d'Estorg cachait des bijoux et des monnaies? Vite, le jaguar tendait la patte à la cigale.

Aux approches du Grand-Prix, les étrangers afQuèrent à la maison Clarisse et à l'hôtel Lemercier, et l'homme de joie s'enorgueillit d'entretenir seul et royalement M'" Herbelin.

Je. suis gentille, disait l'actr:ce; j'ai congédie Alexandre Kichleu, et j'éprouve avec vous bien du plaisir. Vous êtes le premier qui. vous êtes le premier que. Allons, monsieur l'armateur, allons, mon cher comte, gagnez-moi beaucoup, beaucoup d'argent! 1 Si toutes les femmes aimaient Trabelli, un homme l'admirait profondément, M. Ange Perrin, inspecteur de la Sûreté, à la préfecture de police. Un type, ce Perrin qui suivait Monsieur comme l'ombre de ~<MMt~H~

et voyait s'évanouir les inductions et les déductions d'une raisonnable logique.

Jusqu'à la trentaine, M. Perrin avait fait un peu de tout, de la médecine, du droit, de la littérature, des sciences. Ambitieux, intelligent, il exerçait son nouvel emploi depuis quatre années, et déjà on lui réservait des affaires périlleuses et délicates. Dans un modeste appartement de la place du Châtclct, il entassa les ouvrages des anthropologistes et des docteurs pour étudier le mécanisme humain, cérébral et physique il entassa les romans judiciaires pour s'égayer aux dépens de ceux qui les écrivent. A l'entendre, les grands criminels incarnaient des. originaux très dissemblables, et les mille fantasmagories de mille aventures étaienMmpuissantes à éclairer le diagnostic et à guider l'horoscope.

Ange Perrin dut procéder à une étude complète de Trabelli, avant d'arriver au moindre indice de culpabilité. Que de fois il crut teni~ le meurtrier! Patatras Les échafaudages s'écroulaient et le gentilhomme demeurait une énigme. Sa colère, Ange la traduisait en admiration. Pas une faute, pas une erreur. Dès le lendemain du meurtre, l'assassin continuait à briller, à jouir, sans aucun souci dë la veille, sans s'inquiéter de l'avenir, sans exagérer le deuil d'un ami perdu, sans ajouter aucune importance à son crime détonant au milieu d'une vie'aimable et facile. Renseignements contradictoires ici, des vaisseaux, et là, un chapeau à trois ponts.

L'enquête se résumaU ainsi M. le capitaine

Edouard Sudreau, do premier régiment d'infanterie de marine, a été assassiné à Paris, rue Bfémontier, dans la nuit du 25 au SQ novembre i886; la victime venait de diner et de passer la soirée chez une femme de mœurs galantes, madame Anna Welty. Convives, maîtresse de maison, cuisinière et femme de chambre, toutes ces personnes interrogées, déclarent ne rien savoir. On a trouvé sur le cadavre la montre, le portemonnaie et le portefeuille du mort, une somme d'environ cinq cents trancs. A quoi Perrin ajoutait « Le meurtrier peut être un voleur tout de même; effrayé par un bruit quelconque, un voleur s'enfuit, n'osant plus dévaliser sa victime. s

Pendant plusieurs semaines, l'inspecteur et ses hommes visitèrent tes garnis du quartier, et parmi les arrestations inutiles, on enregistra celle du pâte voyou qui ricanait devant le poste et accusait un chauffeur de FOuest d'être l'assassin de M. Barréme. Cherchant la femme, Perrin surveillait Monistrac, l'amant en titre de Welty, Otis Drew et Paul Legrand, les amoureux de passage; il surveillait TrabeHi, un passager encore les quatorze duels du gentilhommeun adversaire tué et treize Messes–répondaient de sa bravoure et de sa force à l'escrime; jaloux, il se serait battu. A l'occasion du poignard qu'il présenta au Levantin et à de nombreux assistants, lors des obsèques de Sudreau, le policier interrogea tous les armuriers de Pans cette lame n'avait pas de nom de marchand, et si les armuriers s'accordaient à la déclarer de fabrication étr.aMgère, les uns la disaient

espagnole, d'autres arabe, d'autres japonaise. Mais le jour où le maitre policier apprit que le comte était l'associé de la maison Clarisse, il jura « C'estlui! 3 Et la raison du crime, Ange Perrin essaya de la découvrir, en se rendant chez le juge d'instruction. M. Hippolyte Mège travaillait dans son cabinet, au palais de Justice. Tête classique de magistrat lèvres rasées, nez aquilin, favoris gris, un regard intelligent et vif, ce bon vieil œil qui, c fouille les consciences s une haute taille, l'embonpoint ordinaire de la quarantaine: redingote noire, longue et boutonnée, col.droit, linge propre.

–Je vous apporte du nouveau, monsieur le juge d'instruction.

Sur l'affaire Sudreau, monsieur Perrin r Naturellement. Je ne rêve que du pauvre capitaine et de monsieur le comte Trabelli, Ali Zaïm, Turc ita-

lianise.

–Avant-hier, vous reconnaissiez l'invraisemblance.

Savez-vous, monsieur, le métier qu'exerce le comte Trabelli? °

A peu près. Ce joli garçon utilise ses charmes. Madame la duchesse d'Estorg et madame la princesse Ivanow l'ont aidé & vivre et l'aident encore; cela ne nous regarde pas. 1

Eh bien! vous ignorez la grande sauce du poiston le comte Giacomo Trabelli est le souteneur du lupanar Clarisse.

Vous donnerez la preuve de ce que vous avancez ? 9 Parfaitement.

Alors, je module mon opinion un individu qui descend jusque..là est capable de tout. Parlez, monsieur.

La veille du crime, non le matin, deux heures, Trabelli a rencontré le capitaine au CosmopôtitainClub, et ils ont soupé ensemble. Je me suis demandé où peuvent aller deux hommes qui sortent du cercle, après souper, à trois heures et demie du matin, lorsque ces hommes ne rentrent pas chez eux. Une visite commune a des horizontales? Non. Arrivé de la veille, Sudreau n'avait pas eu le temps de renouer des connaissances.

Je vous ferai observer qu'il a eu le temps de visiter Anna Wetty et de recevoir d'elle une invitation.

Welty a été la maîtresse de Sudreau. Du reste, l'ofncier et le comte ne se sont point dirigés vers le petit hôtel de la rue Brémontier. Au cercle, le capitaine hasarda des théories en dehors, disait-il, d'une vieille toquade et des aventures bourgeoises, je préfère à l'inconnue des marchés galants et des trottoirs la dame de maison; ave& celle-ci, on risque moins d'attraper un coup de pied de Vénus.

Drôle de nature, ce monsieur Sudreau.

C'était un brave oMcier poussé dans le rang, mais je ne vous le donne pas comme un exemple de morale, chrétienne. Donc, ces meMtMtfR venaient de souper.

Que taire? Où terminer la nuit? Courir les autres cercles? Non. Tous deux avaient refusé de jouér, et te garçon de salle annonçait Mille louis en banque » Ils s'éloignent. Inutilement, j'interroge les cochers de la station, et muni de la photographie du mort, je fouilte les tolérances. Au Perroquet-Bleu, une nommée Palmyre, ex-pensionnaire de la maison Clarisse, a vu la victime à son ancien lupanar. En amateur, je me présente chez la Clarisse. < Je travaille .Madame, la sous-maîtresse et les Biles chacupe garde sa langue. Le lendemain, je consulte les rapports de mes collègues, inspecteurs des tolérances, et je suis frappé de ce fait que tout le personnel, à l'exception de mademoiselle Séraphine, vient d'être renouvelé; de plus, j'apprends les amours de Madame et du comte Trabelli. Après des embarras, Clarisse avoue « Je reçois monsieur le comte il me pâte Elle refuse de s'expliquer davantage; la sous-maitresse imite les réserves de la matrone. Fouette cocher! En route pour le Perroquet-Bleu! Ici, Palmyre, que je < retravaille déclare Cette nuit-là, Madame, en présence de toutes les femmes disponibles, a reconnu et nommé le camarade de ce monsieur; elle a ordonné à mademoiselle Séraphine d'apporter du champagne. Ensuite, le monsieur est monté avec Léa. Je ne sais rien de pltis; on m'a uanquëe à 1~ porte. » Monsieur le juge, l'association de Tt aboli! remonte au jour même de la mort du capitaine, et'nous en avons la preuve dans le paiement eMectuéè l'étude d'un huissier et ~ntpe les mains de divers ioumismufs. fraham a tHC

Sudreau pour se débarrasser d'un témoin. Que s'estait passé? Impossible d'arracher le moindre aveu à la Wetty, à ses convives, à ses servantes.

Et Léa?

Nous !a perdons de vue, à sa sortie de la maison Clarisse.

Je vais foire arrêter.

–Non, je vous en prie. Vous gâterez tout! Laissez-moi retrouver Léa? p

Et si le comte Trabelli prend !a iuite? Clarisse a dû l'avertir de votre enquête?

Assurément. H n'en continue pas moins à toucher ses dividendes. Un autre se serait dit « Un mouchard est à mes trousses; je ne viendrai plus. » Alors le mouchard eût pensé c Il a donc peur! Le meurtrier ne change rien à ses allures, et voilà sa force, monsieur le juge d'instruction. Moi, j'admire ce gentilhomme Trabelli ne veut pas nous quitter; il adore mademoiselle Herbelin, de la Comédie-Parisienne. En somme, des indices; aucune preuve.

C'est vrai.

Attendons mademoiselle Lëa ? Je cherche. Vous surveillez Trabelli ? 9

De mes deux yeux et de tout mon coeur, et l'adnuration du policier l'escortera jusque sur la place'de la Roquette..

Le comte Giacomo le monsieur au < cadavre

se moquait des foudres de la magistrature, et ce môme jour, il pressait madame Lemeroier de livrer à lord Maiwiteh, la petite Darnet, une vierge, le régal du vieillard.

XVI

Il y avait trois années que lord Arthur Malwiteh habitait Paris, et le faux éclat de jeunesse de ce grand et vieux monsieur justinait le mot d'un spirituel écrivain < Ealevez-lui tout ce qui ne lui appartient pas, et il tombera raMe mort. » On le voyait au Bois, allongé sur les coussins d'une calèche peinte en jaune~ emportée par deux magnifiques steppers et conduite par un Indien vêtu d'étoffes jaunâtres; on le voyait à toutes les Premières, trônant dans une loge ou dissimulé dans une baignoire, et toujours accompagne d'un groom à la livrée éclatante.

En dehors du théâtre et de ses promenades au Bois, Malwitch ne sortait guère de son hôtel de l'avenue Saint-James. Cependant, il désira paraître au w bal des, Américains, et le comte Trabelli, un de ses. rares visiteurs, lui envoya une invitation, matgré tes répugnances du Yankee à satisfaire cet homme qui ne lui semblait pas un homme, mais un chef-d'œuvre artistique.

Le vieillard s'entourait d'un impénétrable mystère. Pour les uns, c'était quelque souverain exilé d'un vaste empire et croquant à Paris les diamants -de sa couronne; pour d'autres, un agent supérieur de la Compagnie des Indes; pour d'autres enfin, les plus nombreux, un espion à la solde de l'Allemagne. Les reporters interrogeaient les domestiques, et les réponses de la valetaille s'arrêtaient aux ordres du maître. « Monsieur est Anglais, titré, puissamment riche monsieur vous prie de ne jamais revenir. La Préfec turc et le parquet soupçonnèrent l'étranger d'être l'auteur d'un attentat aux mœurs commis dans la galerie de Valois, au Palais-Royal (procès H.); on informa, on se tut.

Celui que madame Lemercier nommait son meilleur client souffrait et jouissait d'une monomanie particu-r lière, et le plaisir et la douleur du cas exceptionnel avaient une origine assez curieuse.

A sa sortie de Féoole militaire, sir Arthur, simple cadet de famille, se dirigea vers tes Indes orientales avec le grade de lieutenant de lanciers aux armées de Sa Majesté britannique. Là-bas, au milieu de la solitude énervante d'une petite ville du Bengalé, eous le climat de feu meurtrier à l'Européen, le jeune homme bravait les insolations, et, entre les manœuvres de son arme et les parades des sikhs et des gourkaa, montait à cheval ou voyageait à pied, désireux de ~'instruire. PruCtant d'un congé, il parcourut les immenses forêts ou s'élèvent les Ôdiilcea géants et les antiques pagodes; il étudia l'archéologia, interrogea

les choses du passé toujours vivantes dans leurs revêtements de pierres. Très~ courageux, à peine escorté, il visita les temples, apprit la langue du pays indien, pénétra la vie, intime de toutes les castes, de tous les êtres, depuis le brahmine qui voit se courber les fronts et les bouches mordre la poussière, à l'auguste présence de sa longue robe jaune, et le fakir escamoteur et charmeur de serpents, et les voluptueuses almées, jusqu'au misérable paria, bête de somme cachant au profond des ténèbres verdoyantes sa paresse, sa misère et les ignominies de Sodome et Gomorrhe.

Bientôt, i'ofacier écrivit l'histoire de ce peuple; il la St imprimer à la Métropole et reçut la nouvelle de son élection de membre de la Société archéologique et de. l'Anthrbpologican-Company; il avait ajouté à son envoi des échantillons de la-faune et de la flore indiennes, et le jeune savant triompha encore au Zoologican.garden..

Sir Arthur s'identifiait avec les mœurs; il ne sut pas résister aux influences attractives. Tout s'anima oh cet officinr naguère correct, hautain, glacial, snus la rouge tunique plastronnéo de blanc, les aigui'teHos d'or et les baudriers on croix, et le casque ManoMtre dont le voile vert épargnait au rose visage le turribte incendie du ciel. Des exercices insignifiants, le soir, et quelquefois, une promenade militaire ou des escarmouches rapides, une garnison désœuvrée, la fainéantise d'une armée de plus de trois cent mille hommes y compris les indigènes. Le jour, Arthur demeurait

étendu sur sa natte de riz, la cigarette aux lèvres, et autour de lui, des almées louées à un temple voisin exécutaient des danses lascives ou le rafraîchissaient de leurs éventails de plumes de paon; la nuit, les danseuses pirouettaient à la flambée des torches, et le jour, et la nuit, dans l'excitation savante du plaisir, l'oSIcier distribuait aux trésors des aimées les témoignages de sa luxure témoignages moins éclatants sans doute que ceux de l'homme de joie en pleine verdeur, mais appréciables tout de mémo chez un nls d'Albion qui jette sa gourme.

Capitaine, il fut soudainement. chassé du Paradis terrestre par un double deuil venu de Londres; son frère aîné était mort des suites d'un accident de cheval, et le père n'ayant pas survécu à sa douleur, Arthur Malwitch donna sa démission de capitaine et se trouva d'un coup' membre du haut Parlement étala tête d'une immense fortune.

Grand, distingué, la figure encadrée d'une barBe rousse avec dans les yeux la contrefaçon de ces lueurs de l'Orient, si merveilleuses dans le regard de Trabelli, Arthur initia des ladies et des misses aux affolantes lascivités du Bengale. Puis, fuyant les brumes ~de la Tamise et les graves oraisons des assemblées politiques, il entreprit un voyage à travers le monde– en Russie, de la Sibérie au Caucase, en Suède, en Norvège, en Laponie, en Amérique, des contrées glacées du pôle aux prairies surchauffées des déserts brésiliens; il explora l'Asie centrale, là Corée, le Japon, la Chine, l'Afrique, l'Océanie à tous les peuples

de la terre il demanda le secret de leurs passions, et quand il revint à Londres, déjà ridé et usé, on se mit à parler tout bas de ses rendez-vous nocturnes. Presque vieux, il se révoltait contre l'inévitable vieillir; il voulut rester jeune. D'abord, il se teignit la barbe; ensuite, il se rasa; les cosmétiques empâtaient les rides. Ses cheveux tombèrent et, devant l'absurdité des recettes < infaillibles une perruque dut revêtir le crâne exaspéré. Il essayait de vaincre lé désespoir envahissant; il s'attelait plein d'ardeur et de foi, à de nouvelles études d'archéologie, mais les rapports qu'il adressait aux sociétés savantes n'étaient plus que la caricature de ses premiers travaux. Alors, la monomanie commença. Il y eut, au départ, des évolutions incertaines. Maiwitch s'imaginait tour à tour être né et vivre ici où là, au milieu des différents pays qu'il avait traversés onnn, le délire du monomane restant la variété des phénomènes s'établit sur un point central. A Londres, en son hôtel de Piccadilly, le voygeur se croyait à Constantinople; sa salle à manger devenait une mosquée, son salon, un harem; il entrait à l'abbaye de Westminster comme à la basilique de Sainte-Sophie, et la Tamise noire de fumée prenait à ses yeux les aspects enchanteurs de la Corne d'or.

Malheureusement, l'esprit malade ne se contentait pas de métamorphoser le vieux Londres en Stamboul, et le corps adopta les usages de la cité sainte. Des amis, des collègues s'en émurent, et PaN ~faR Gazette révéla les orgies sodomistes de lord Maiwitoh; le

journal citait des noms et des adresses, si bien qu'il fallut au gentilhomme son titre de pair d'Angleterre et sa gloire de savant pour ne pas se voir tra!në au Banc de la reine.

Lord Arthur partit pour l'Italie et se fixa dans tes environs de Pompéi. Là encore, devant l'exhumation de la ville inhumée tonte vivante, il secoua la torpeur de ses esprits plus calmes; il oubliait les Indes, il oubliait Londres, il oubliait Stamboul, il oubliait les monstrueuses luxures et renaissait à l'intelligence, enflammé du désir de connaître, de deviner la nécropole antique. Déjà, il avait lu tous les travaux des historiens, les fantaisies des romanciers, les voyages d'Alexandre Dumas, de Pakormann et de Zodim, les œuv) es de Bulwer, de Marois, de Nicollini, d<t commandeur d'Aloé et les notes de Marc Monnier et les historiettes des guides. Malwitch résolut de faire oa< blier ses prédéceseurs, et en la matière, rien n'est plus complet, ni plût! original, ni ptus intéressant que les lettres du gentilhomme anglais publiées par t'AcABNnr de Londres et signées < TheDevit (le Diable). Ce grand archéologue demeoda et obtint à prix d'or l'autorisation d'errer, la nuit, à travers les fouilles. Aux lueurs des astres, la cité s'éveillait, grouillante de vie; les Pompéiens marchèrent comme sous i'occupation romaine. Il les suivait au Forum, à la Basilique, à la Bourse, au Cirque, regardait les atnohes, t'a~&MB, l'annonce des gladiateurs, et, ça et là, des réclames du commerce, de. l'industrie et des arts. Il longeait les places, courait les rues, assistait aux

représentations des théâtres et ne manquait pas une cérémonie des temples de Vénus, de la Fortune, de Jupiter et d'Isis.

Une demeure excitait le génie de l'artiste, la maison de Pansa. Il franchit te prothyrum où lui apparut le mot < Salve qui souhaite la bienvenue au visiteur du maître il vit la loge du portier, une niche avec cette inscription < Cave canem » gare au chien; le portier, l'esclave enchaîné, se tenait au fond de la loge. Pourquoi l'inscription? Parce que souvent ici l'image d'un chien en mosaïque remplace l'homme. Il se rendit à l'atrium, admira les colonnettes de marbre, le bassin de porphyre, à gueules de jions, so'nptueux réservoir des eaux de la toiture.

Après un doux repos sur les cM/ucM/a, Maiwitch entrait dans l'œcMs et les a/œ, salles de réception, puis dans le ~ajMMMm, le musée des archives familiales et des portraits d'ancêtres brillants de mosaïques précieuses ensuite, il visitait le joo-sfjtCtMM, la retraite du maitre, à l'arrivée des iacheux. Et toujours des merveilles enchanteresses Le péristyle, un jardin ou xyste fleuri de lis, d'iris et de roses, les bosquets de verdure (le jardin de Pansa était moins beau que celui de Salluste), les cuisines souterraines interdites aux femmes, les thermes, le triclinium, chambre à trois vastes lits de pierre dressés autour d'une sorte de guéridon et permettant aux convives de manger couchés sur des coussins de soie. Malwiteh entendait les rares paroles des Pompéiens gourmets il voyait les esclaves noiM élever des amphores et emplir les coupes

d'onyx et d'or si nnomont ouvragées do ce Fatome– une réotame du poète Horace du vin d'Asti et des crus récoltés le long des pentes du Vésuve.

Le savant étudia et analysa !a cité morte que les empereurs romains honoraient de leurs villégiatures. Pas un livre de la bibliothèque de Naples et pas un des cent mille objets du musée de Pompéi ne lut échappèrent. Quànd Matwitch vint en France où il avait résolu de vivre, il rapportait des dessins, des copies de fresques et de tableaux, des coupes de vêtements pour serviteurs et maîtres, des moulages de Statues, de divinités phalliques, de bas-reliefs, de lampes, de vases, d'urnes funéraires, puis des notes relatives aux repas, aux fêtes, aux spectacles, aux combats de gladiateurs, aux soins du ménage, à la toildtte, à la cuisine, aux cérémonies religieuses, aux belleslettres à l'éloquence, à la médecine, aux passions, aux lupanars, aux costumes de duumvirs, d'édités, de patriciens, de plébéiens, d'esclaves, de rhéteurs, de matrones, de jeunes Mes, de prostituées, de prêtres de Minerve et de Jupiter, des autres dieux; des autres déesses, de centurions, de soldats, et le' tout complet, étiqueté, numéroté, catalogué, annoté, avec le savoir et l'admirable patience de trente bénédictins réunis.

De plus, lord Arthur amenait à Paris des peintres et des sculpteurs napolitains et, chose indispensable à la réalisation de son rêve, il rapportait aussi des couleurs grattées dans chacune des pièces de la maison de Pansa.

Aujourd'hui, l'immeuble rêvé se dressait en plein Bois-de-Boulogne. Façade moderne, mais intérieur pnmpéipa absolument exact. Que de travail Et combien chétive la restauration du château de Pierrefonds et combien chétifs tes plus beaux morceaux de M. Violtet-Leduo, à côte de cette œuvre géniale! Ce n'était point la demeure do l'édile, telle qu'on la voit, do nos jours, démantelée, à ciel ouvert, triste, tugubre; c'était la maison de Pansa, telle qu'elle rayonnait à l'esprit de Matwitch, au clair de lune c'était la maison de Pansa, telle qu'elle s'endormit, sous la grôtede pierres et les cendres du volcan furieux, le 23 novembre 79 de l'ère chrétienne le péristyle entourait le jnrdin de ses colonnes de marbres multicolores à l'atrium, des gueules de lions fixées aux chapiteaux acanthes déversaient les eaux du bassin de porphyre des fresques retraçant des sujets mythologiques ou des combats de gladiateurs décoraient les murailles, et les salons de réception pavés de mosaïques flambaient avec leurs sièges de pourpre, et la salle a manger flambait encore avec ses trois grands lits matelassés do fins ptumages et drapés d'étoues resplendissantes. Voici la cuisine sur les murs, deux énormes serpents, animaux sacrés protecteurs de Fornax, la divinité cuisinière câ et là, un cochon, des poissons en haut, le carnarium, muni de crocs supportant les viandes fraîches les casseroles et les chaudrons de cuivre ciselés étincellent; des seaux de bronze sont rangés près dos fourneaux; on admire le merveilleux ouvrage des cuillers à têtes de cygne, des poêlons et des poêles

à têtes de Bacchus, des moules à pâtisserie, de la <fMa, cuillorplate et percée detrous, des entonnoirsetdespassoires.ducojfumMnarïamcouvertdeneigeetd'oulesvins &'égouttent, glacés.bientût parsemés de feuilles de roses. Hélas durant les longs travaux, le maître-architecte, insoucieux de t'anachronisme moral, courut les lupanars, et, travesti en valet, il cira les chaussures de toutes les dames de la maison de Clarisse. Il collait son oreille aux portes closes, et le bruit des baisers et les odeurs féminines exaltaient les sens épuisés. Plus de lupanar! A bas les mœurs de Stamboul! Plus d'enfants à salir Madame Lemercier hésite, en présence des dangers de la fourniture, et le vieillard demande des vierges âgées de quinze ans. Le maximum ? Seize ans. Mais la passion de t'archéotogue-artiste lutte toujours contre les funestes désirs, et ce matin-là, Malwitch se réveille, pompéien de Pompéi, comme si vraiment, depuis dix-huit siècles, il dormait, et les dix-huit siècles marquent une seule nuit dans l'éternité du monde.

Dès le révoit, Pansa-Matwitch a fait ses dévotions, et il est descendu aux thermes. Ensuite, le tonsor (le barbier) t'a rasé, épilé, parfumé d'onguents, ratissé à coups de strigile; plein de la science d'une cosmète, le barbier a effacé les rides, préparé le fard avec sa salive, et muni d'une aiguille, ce même barbier a peint les cils et les sourcils du maitre en formant deux arcades bien noires qui se rejoignent à la racine du nez; i puis, il a nettoyé les ongles à l'aide d'un canif et de

petites pinces il a répandu sur tout le visage du Mano de céruse il a posé la perruque, l'une des nombreuses perruques noires où les cheveux semblent vivra et croitre. Subissant l'anachronisme fatal, il a tiré le râtelier d'un écrin de velours; il a nettoyé les dents à la pierre ponce et s'est servi d'un peu de résine de Scio. Le râtelier adapté nouvel anachronisme le larbin a emprisonne le corps avachi dans une solide cuirasse.

Toussant, râlant, crachant, Pansa-MaIwitch sort victorieux de l'opération et il avale une poudre de cantharides.

Vêtu d'un péplum bleu, les pieds chaussés de sandales blanches filigranées d'or, il se sou!ôve d'un lit de pourpre et s'imagine revenir du Forum, de la Bourse, de la Basilique où il a défendu sa candidature. Il claque des doigts, et parait le cuisinier habillé d'une tunique brune, les jambes nues, avec, autour des chevilles et des poignets, les cercles d'or de l'esclavage.

Pansa-MaIwitjh allait dicter le menu de son diner. Une merveille, ce menu, coyous/

Le cuisinier rebelle à l'initiation, demanda

C'est à moi que vous parlez, mylord ? 9

Oui, coquus.

Je me nomme Benoit, et non pas cocu. Je suis marié, monsieur 1

J'ai dit coquus et non cocu. Le mot coquus signifie cuisinier. Tu ne t'appelles plus Benoit, mais bien Mutius Libanus.

–Biec,sïytord.

My!ord ? on prononce Pansa. Nous ne sommes plus en l'année 1887; nous vivons en l'an 79 après, Jésus-Christ. As-tu ton style et tes taMettes? J'ai mon crayon et mon calepin.

Trêve de réflexions. Tu diras au focarius de faire dégorger les murènes vivantes-dans du vin d'Asti et non dans du vinaigre.

jP'ocarjHs?

J~bearAM, ton aide d'otnce. Ecris ? 9

Et lord Arthur dicta:

PMRMiER SERVICE Les oursins de mer, les huitres fraîches, les palourdes (pe&rj<feN) les huîtres i épineuses, tes mauviettes, la poularde aux asperges, les huitres et les moules à la sauce, les tulipes de mer noires et blanches. Jamais, mylord, nous ne trouverons cela au marché de la Madeleine, ni aux Halles

Pansa, entends-tu, Pansa

Monsieur Pansa, il est impossible.

Coquus, tu recevras aujourd'hui les arrivages de Naples et je t'indiquerai les recettes. DEuxd~E SERVICE Les spondytes, les moules doux, les orties de mer, les becfigues, les côtelettes de chevreuil et de sanglier, le pâté de poulets, un second plat de becfigues avec une sauce aux asperges, les murex et lês pourpres. °

Et les autres becngues ? 9

Rôtis. TROISIÈME sERvio! Les tétines.de truie au naturel, la hure de sanglier, les .tétines de truie au ragoût, les poitrines et lès coïs de cassrds ro-

tis, les canards sauvages fricassés, le rôti de lièvre, les poulets de Phrygie, la crème d'amidon, les gâteaux de Vicence.

Une crème d'amidon ? 9

Oui, eoyNHS, une crème d'amidon. Les v!NS · Fondi, Picatum et Pompéi mousseux. C'est tout. Allons, va, coquus, et n'oublie pas que Pansa dine chez Pansa.

Le cuisinier saluait et sortait. Matwitch le rappela Mutius Libanus, pour saluer le maître, on met une main sur son cœur, et l'on fléchit le genou, en inclinant la tête.

Mutius Libanus exécuta le mouvement, et comme le Pompéien lui ordonnait encore de dire ceci au <r~cZ<niarches, maitre d'hôtel, cela au 7ec~s<er/ua<or, valet de chambre, et bien d'autres choses M ~'œ~a~a~o~ qui goûte tes mets pour rassurer le seigneur, au s<rHe<<M* qui dépose les phts sur des plateaux, au seissor, qui découpe les viandes, et. au jeune jooejt/~or oujMaserBa, qui verse les vins dans les coupes, en dansant, tvec des grâces libertines, Benoit se mit à gronler

Ah si je ne gagnais pas ici les appointements l'un ministre, ce que je tâcherais ta gueuse de bouique! Harry, le valet de chambre, costumé lui aussi en isclave, vint annoncer la visite de M" Lemercier, t tes domestiques s'éloignèrent, une main sur te cœur, ~chissant le genou, inclinant te front.

Salve, chère matrone, M~e.

La proxénète, assise, commença, très indifférente à l'étrangeté du mobitier »

–Mylord, j'ai votre attire.

Pansa, je vous en prie

Pansa, si vous voulez! Sancho Pança Je respecte vos habitudes. Les vierges sont rares, et vous êtes un dévorant. La gamine est délicieuse et vous ne devez pas regarder au prix.

Combien de sesterces ? °

Douze mille cinq cents francs et, en anglais, cinq cents livres sterling.

–L'âge? 9

Seize ans.

Un peu âgée.

N'en parait que treize. 1

Et quand? 9 ·

Demain ou après-demain.

Entendu.

Votre heure? 9

Le soir, de la quatrième à la sixième. Voulezvous diner en ma compagnie, Tullia Valéria? Vous mangerez des spondyles et des moules doux.

Merci, Pansa. Je préfère le gigot bretonne et, du reste, une invitation antérieure.

Vous regretterez ce d~er, ma chère Tullia Valéria. J'attends un familier, Nistacidius Helenus, le maire du faubourg Augusto-Félix.

Qui donc?

Le comte Trabelli; nous aurons des vestales du temple délais.

Amusez-vous bien, messoigneurs moi, je suis un peu. mûre.

La matrone venait de se retirer. Maiwitch prit sur une table à trois pieds un miroir, une feuille d'argent au cadre d'or, et cette décadence d'homme -se traîna, = drapée dans sa toge, en récitant la première strophe de l'ode à Priape. Caché derrière une statue de Mi- nerve, Charly, te petit groom, éphèbe gracieux, ricanait.

xvn °

Sous les doigts de Trabelli des doigts de virtuose Pansa-Malwitch commençait à vibrer, alors même que Maiwitch n'était pas encore tout fait Pansa.

Quand, les matins de l'hiver dernier, l'Anglais cirait les bottines à la maison Clarisse, et que, dès l'aurore, un besoin immédiat d'argent menait Monsieur vers la caisse de Madame, Giacomo se gardait bien de troubler le valet-amateur. Cependant l'homme de joie voulut démasquer le personnage il le suivit au Bois de Boulogne, et l'Anglais, se voyant nié, na vint plus chez Clarisse. Monsieur perdait un client; aussitôt Monseigneur de la Ville-l'Évêque répara le désastre en signalant le malade à la sollicitude maternelle de M"" Lemercier.

La liaison de Trabelli et du soi-ie de Pansa remontait à la mi-careme. Au bal de l'Eden, on se gaussait du Pompéien, on le bousculait Giacomo prit énergiquement la défense du vieillard, et taa portes de l'hôtel

mystérieux lui furent ouvertes. Ici, l'homme de joie ne se croyait pas tenu d'observer la réserve dont il ne se départit jamais, et pour des motifs graves, à l'égard des richissimes Américains; un jour ou l'autre, débarrassé de sa femme, il épouserait la belle-soeur du Yankee. En attendant, il allégeait le coffre-fort de Malwitch. Loin d'employer la méthode du chantage banal et (~ dire < Arthur, vous ne me connaissez pas et moi, je vous connais. Je puis vous rendre ridicule et ignoble je puis dévoiler le cireur de bottines et Fauteur de viols nombreux je puis vous traîner sur les bancs de la cour d'assises j'ai les preuves de voa crimes. Au lieu de dire tout cela, Giacomo flattait le monomane, s'extasiait à la résurrection artistique de la maison de Pansa, 'et concluait Pansa, je vous emprunterais volontiers cent mille sesterces? » Et Pansa donnait cent mille fois vingt centimes en livres d'Angleterre.

Trabelli amenait des filles, et le vieillard et le jeune homme, tous deux afïublés de toges romaines, déguisaient les soupeuses en vestales. Giacomo prouvait sa vigueur bien connue, mais l'amphitryon.ne touchait guère aux fruits mûrs, depuis surtout qn'il rêvait de la vierge promise par M°" Lemercier. Un désir d'amour frais lutta contre le désir monétaire du marlou. Cette petite Darnet, la vieille proxénète l'affirmait si gentille et la jurait si neuve que Trabelli eut l'idée d'une régalade, avant le mauvais holocauste d'Arthur. Ensuite, un baiser de M'" Herbelin le calma, et ce jour. même, il incitait encore la matrone à revoir le ib~er

honnête pour y semer, de compte à demi, la pourriture.

Baptiste et Catherine Darnet le père et la mère de l'horizontale Anna Welty, de Marie, la jeune vierge destinée a Pansa, de Michel, un infirme, et de trois enfants en bas âge logeaient à un sixième de la rue Montmartre. H y avait déjà plusieurs mois que l'homme, incapable du moindre labeur, geignait, fiévreux et tremblant. Les meubles venaient d'être vendus, et restaient seulement dans la chambre le grabat de Baptiste et les couchettes des petits; Catherine dormait où elle pouvait, sur la dernière chaise ou sur les planches.

Dix heures. La mère faisait un ménage; Marie travaillait à la couture, chez une voisine, et Michel veillait le moribond et les marmots.. Il était effroyablement drôle, ce petit béquillard avec sa tête énorme, ses yeux rouges, un corps anémié, une jambe morte. Au va-et-vient des béquittes, ses maigres épaules saillaient, dominant presque le crâne, et il était courageux il était drôle à en pleurer.

Catherine montait l'escalier et, de sa loge, le concierge lui cria que le propriétaire ayant obtenu l'expulsion, il fallait déguerpir. Là-haut, glacée d'épouvante, elle eut la force de quelques paroles douces en bordant le lit du malade. Elle distribuait la pâtée à ses créatures, ordonnait à l'infirme de. ne plus se priver, et mourait de faim. Depuis le malheur elle songeait à Anna, sa fille, à celle qu'on nommaitM*'Wolty.

Baptiste se montrait bien dur. Anna écrivit, indiqua son adresse, supplia le père de la recevoir, de pardonner, et Baptiste interdit à Catherine do répondre. A cette époque, un rayon de soleil brillait encore. Thomas, jeune ouvrier du fer, courtisait Marie h savait la ruine de la famille Marie manquait d'une toilette, et il réclamait l'honneur de vêtir sa belle. On ajournait le mariage, et ces pauvres diables, orgueilleux comme tous lt)s ouvriers parisiêns, se courbaient aux aumônes étrangères, évitant les amicales aumônes. EnQn, menacée d'expulsion, la mère ne laisserait pas le malade et les enfants coucher dehors elle se décidait à voir Anna ou à lui écrire.

L'abbé Roussarie entra, toujours maigre, toujours pâlot, toujours chétif; mais le courage et les forces de cevaillantapôtre grandissaient au spectacle des misères humaines. Un désespoir d'amour l'avait jeté dans un cloitre; puis, comprenant l'inutilité de la seule prière, Gabriel se mit à marcher vers les souffrances et les larmes. Quelquefois, la chair criait il domptait la chair, se flagellait, toute la poitrine meurtrie d'un vivant silice.

--Ne pleurez plus, Catherine.; je vous annonce une bonne visite. Déjà, il entamait l'éloge de M"* Lemercier, lorsque Noémie parut, suivie de sa servante. On déballa des paniers; le béquillard admira ses habits de communiant, et la mère, dédaigneuse du mauvais argent de l*hori. zontale maudite, baisait les mains de la vieille dame. Ou est ma petite Marie?

Ma fille travaille, répondit Catherine; elle retiendra pour déjeuner.

J'attendrai je réserve une surprise à cette ver' tueuse enfant.

Bientôt, elle se trouva seule avec les Darnet et vit venir la vierge, une blondinette enrobe de toile grise, aux grands yeux marrons, à la lèvre rose, l'un de ces visages où, malgré les sales nourritures, malgré les privations, la puberté allume des couleurs.

M* Lemercier embrassa Marie.

C'est moi qui vous donnerai votre toilette do noces, et vous épouserpz Thomas.

Oh madame

Son bonheur l'étouffait; on crut qu'elle allait défaillir.

Aujourd'hui même, chère petite, aujourd'hui Venez me prendre à deux heures; nous choisirons ensemble. a 1

Madame, balbutiait timidement Catherine, ma Slle est en journée, et elle perdra la pratique. Elle gagne? 4

Vingt-cinq sous.

Je lui trouverai de meilleures pratiques. Venez, rue du Mail; à deux heures, mignonne. Écoutez, -madame Darnet Je garderai peut-être mademoiselle à dîner.

Marie vous ennuiera?

J'adore les enfants.

Et Noémie sortit, après avoir joint un billet de cinquante francs à l'aumône de l'abbé Gabriel.

Dès qu'elles eurent terminé tours emplettes une robe Manche, un bouquet virginal, du linge, des soutiers de satin blanc, un voile, un livre de messe, avec l'ordre d'envoyer tout cela chez M. Darnet M" Lemercier arrêta un ilacre et invita Marie à une prome~nade au Bois de Boulogne. Justement, une de ses no'Mes amies habitait'ies environs, et cette dame donnerait de l'ouvrage à la jolie couturière.

Vingt-cinq sous, mais c'est ridicule 1

Un peu avant d'arriver à l'avenue Saint-James, M' Lemercier, extrêmement prudente, congédiait le cocher on prendrait une autre voiture au retour. Un esclave de Pansa-Matwitch ouvrit la porte de la maison pompéienne.

Selon une formule réglée d'avance, Noémie demanda

Madame la princesse est-elle visible? a

Madame la princesse est sortie, mais elle ne tardera pas à rentrer.

Eblouie par la magnificence du décor, la vierge s'appuyait au bras de la proxénète, et toutes deux arrivèrent dans un aAc où le vieillard les salua d'une belle phrase latine. Pour la circonstance, Maiwitch avait revêtu sa togede pourpre et d'or, et sa perruque noire s'égayait d'une couronne de roses.

A la vue de ce fantoche, la petite Darnet se mordit la langue, maîtrisant une envie de rire, et la pourvoyeuse commença d'un ton respectueux

Monseigneur veut-il avoir la bonté de nous autoriser à attendre madame la princesse ? 8

Lord Maiwitch ne répondit pas. H regardait Marie, il la regardait, l'œil ennammé, la musculature tremblante, les lèvres séchées do désir; mais, la matrone t'arrêta d'un geste, comme si elle etit dit « Attention 1 vous t'effrayez! » Il se fit bonhomme, écouta la requête des visiteuses. Cette jeune fille venait solliciter du travail, et elle était sage, oui, *6age, et en même temps si habile ouvrière, que Noémie s'enorgueillissait de ta conduire. Le vieux hochait le front, et quand un serviteur vint annoncer « Madame la princesse accorde l'audience il se leva, bafouillant

–Je désire présenter mademoiselle, et mieux que personne, je plaiderai sa cause.

Maria interrogeait M"" Lemercior, et la vieille la poussait du coude. f

Va donc, petite veinarde 1

Sans aucune défiance, la vierge suivit Monseigneur.

Ils se trouvaient dans une chapelle brillante de lumières et de fleurs, le sac~aWtMM et le veBercaat. Aux yeux artistes du vieittard, Pansa manquait de rafnnement, et, ici, l'architecte dut emprunter le décor à ta maison de Salluste et aux maisons d'Adonis, du Faune, du Questeur, de Castor et Pollux à droite, sous la voûte de mosaïque, un lit en maçonnerie avec une montagne de coussins et de peaux de bêtes; murailles peintes à fresque « un Actéon surprenant Diane au bain », un Hermaphrodite; puis, des statues de marbre et de bronze « Hercule poursuivant un, biche <, des Bacchus, des satyres, des Bacchantes

des divinités phatliques, et encore, des peintures danseuses heurtant tes cymbales, danseuses frappant les tambourins, danseuses élevant des sceptres, des thyrses ou des rameaux, danseuses entière<nent nues, ou drapées de tissus logera, et quelques-unes chaussées d'air crépusculaire. Au fond, en sa niche d'xgate, le dieu de la maison un dieu obscène.

Une main sur son cœur et l'autre tendue vers le dieu, Matwitch terminait ses invocations. It empoigna la vierge. Elle poussait des cris, elle résistait, elle se défendait, elle égratignait le monstre et, pour la salir, le monstre se vit obligé d'appeler à l'aide ses esclaves. Ils la bâillonnèrent, ils l'attachèrent, il la viola, il la meurtrit.

M*" Lemercier contemplait les poissons rouges du bassin de l'atrium. Tout à coup, Marie, tes yeux tous, les cheveux en désordre, la robe en lambeaux, toute saignante, barbouillée de sang, se précipita contre elle.

Madame, vous êtes une coquine 1

0 mon Dieu! que s'est-il passé? 'l

Ne me touchez pas! Je veux sortir, je veux m'en aller! 1

Mais c'est abominable? Que s'est-il passé, mon Mbi? Que s'est-ii passé? Où est le gredm? y

Elle insulta le maitre, les domestiques, et l'enfant,

étourdie et presque convaincue de l'innocence de la vieille dame, se laissait arranger et laver. La matrone ê' couvrit la petite d'un manteau, et toutes deux sorti- rent. A la porte de l'hôtel, une voiture stationnait; elles y montèrent. En chemin, Marie parlait de se jeter à bas du fiacre, de se noyer, de s'empoisonner. Oh non, elle ne voulait plus vivre

La proxénète aHeeta un violent désespoir. Ce vieux monsieur était bien coupable, mais elle était plus coupable encore. Elle se maudissait d'avoir mené la douce vierge dans l'ignoble maison. Que cherchait-elle ? Elle cherchait de l'ouvrage et de bonnes pratiques pour Marie, et Dieu estimait ses intentions pures. Une plainte au Parquet ne servirait à rien, sinon à rendre public le déshonneur de la mignonne et à empêcher le mariage de la mignonne avec Thomas. Dénoncer !e vilain monsieur à Thomas? Celui-ci tuerait le vilain monsieur. Alors, la prison, l'échaiaud.

Silencieusement, Marie versait des larmes. On arriva rue du Mail, on se mit à table et, pendant le diner, M*~ Lemercier entreprit de nouveaux orémus. Elle citait des jeunes filles du monde, et de la bourgoisie, et du commerce et du peuple, toutes bien déuorées avant la nuit de noces, les époux n'y voyaient que du feu. Elle-même, en sa jeunesse, avait subi les violences d'un misérable, et son pauvre mort ignora toujours l'aventure. Marie garderait le silence; le bonheur des siens en dépendait.

Tu ne manges pas, ma belle ? <

Je n'ai pas faiut, madame.

Tu souffres toujours ?

–Oui.

–II t'a fait bien du mal ? p

–Oui.

Le cochon t

Noémie ramenait enfin la malheureuse. Très inquiets, les parents interrogèrent la vieille. On prétexta un accident de voiture, et comme la jeune fille semblait encore très émue et que l'on craignait un peu de nèvre, M'Lemercier voulut rester une partie de la nuit auprès de la chère enfant. Elle déballa tous les objets achetés, dans la journée, la blanche robe, les fleurs d'oranger, Iesasouliers de satin blanc, le voile et le livre de messe-et la victime souriait, malgré d'atroces douleurs.

Dès le jour suivant, l'homme de joie qui se rendait chez M"* Herbelin, reçut la moitié des bënéuces de l'opération Pansa-MaIwiteh six mille deux cent cinquante francs, car la vieille dame ne comptait pas à son jeune amoureux les menues dépenses de ses charités évangéliques.

IndiSérent à l'égard des autres amoureuses et de sa propre femme, le comte Trabelli était jaloux de ceux qui approchaient la comédienne, et, le matin, le soir, il essayait de la surprendre. Une jalousie de vieux Bartholo TI rôdait, scrutant les meubles, les recoins de la chambre, ouvrant ses narines à l'odeur d'un rival. Parfois, la nuit, il errait, sous les fenêtres, épiant des ombres, là-haut, derrière les stores de sa bien-

aimée. Isaac Wormser et Paul Legrand fréquentaient chez l'actrice, et s'il les rencontrait, l'un ou l'autre ou tous deux, il leur donnait de ces poignées de main qui, mieux que les menaces, affirment le danger. Souvent, il faisait des scènes, et les disputes se terminaient toujours de la même manière le pardon, le sac vide et à garnir.

M"" Herbelin avait signé des engagements avec les casinos de Dieppe, de Cabourg, de Trouville, de Dinard, de Paramé, de Boulogne, une vraie tournée elle s'en irait jouer dans ces diverses plages mondaines le Supplice d'us homme et les pièces du répertoire. Aussi, il lui fallait renouveler sa garderobe il lui fallait des bijoux assortis aux costumes, et, dame pratique, elle ne s'arrêtait point à !a mauvaise idée d'un remontage de parures, et elle ne songeait pas non plus à diminuer sa fortune bien et dûment placée par le juif gommeux.

Certes, le comte touchait de beaux dividendes à son lupanar et à la maison clandestine de la rue de la Villel'Evêque il touchaitdebelles sommesde M"'d'Estorg, le Yankee se montrant de plus en plus généreux envers la duchesse, mais les créanciers et l'hôtel du parc Monceau absorbaient une partie des recettes Jeanne, goulue, machina un truc. A !a moindre grimace de Monsieur, elle invitait Paul Legrand à déjeuner et lançait au jeune écrivain de blondes œillades monsieur gueulait et monsieur, si impitoyable à toutes les autres bourses, rachetait ses fureurs, magainque pigeon.

Justement, Herbelin venait d'appeler Paul Legrand à la rescousse, et l'actrice et l'auteur se trouvaient encore à table, lorsque Giacomo se présenta.

Je ne vous attendais pas si tôt, mon cher. Est-ce que je vous gêne, madame, gronda-t-il, en roulant ses yeux vers le convive.

Vous ne nous gênez point, monsieur.

II s'assit, refusa le café, les liqueurs, et l'invité disparu, il eut une contraction du visage et un va-et-vient des bras, comme s'il saisissait la créature et la brisait. Vous croyez me faire peur 9

Cet homme est votre amant t

Si monsieur Paul était mon amant, je vous le dirais.

Je vous défends de le recevoir 1

Je le recevrai, monsieur.

La querelle s'animait. On en vint aux injures, et Giacomo roule, on échangea des baisers. Herbelin disaitles merveilleuses choses nécessaires à sa tournée elle ne pouvait décemment apparaître avec ses robes anciennes et ses colliers démodés, elle, Jeanne Herbelin, dont tout le monde citait l'élégance et le bon goût, elle qui baptisait de son nom illustre les chapeaux, les manteaux, les souliers, les parfums, jusqu'à des boîtes de poudre de riz, à des flacons de cold-cream, à des vaporisateurs, à des instruments hygiéniques. Giacomo tira de son portefeuille les billets de M"' Lemercier.

C'est tout ce que.

Il y a ?

Six mille.

Je ne suis pas une ouismière

Mordante, cruelle, hypocrite, elle établit des comparaisons indirectes entre KichleN, Paul Legrand et le Levantin. Kichleff un nabab 1 Paul Legrand, un prince de l'esprit Elle enfoncait le dard au profond du vaniteux personnage, allumait l'invective de câlineries, de perversités, d'un appel de la langue, de coups de hanches, de toute la passion d'un corps désirable elle soulevait'ses jupes, dans un mensonge de colère, a6n de rappeler ses formes, en témoignant de ses artistiques dessous d'ensorceleuse.

Oui, cinquante mille, Jeanne, cinquante mille. Et il songeait < Je vais voir Clarisse, Noémie, Welty, Maiwitch la duchesse doit être en fonds, et, du jour où l'on ne me donnera plus d'argont pour Herbelin, je volerai et je tuerai. »

Après l'amour, ils se rendirent à une exposition de tableaux ils rencontrèrent Jonathan et Otis Drew. Le Tout-Paris était là on se disait « Trabelli ? Un ma.quereau, parfaitement! Mais il est riche, et il est l'ami des richissimes Américains on peut l'utiliser, et il peut nuire. »

On saluait très bas le gracieux armateur, et l'homme de joie marchait encore, la tête haute, sous les'hommages de la lâcheté.

xvni

A ta garçonnière de la rue Notre-Dame-de-Lorette, pour la première fois, Marguerite manquait au rendezvous elle écrivit à son cher Giacomo que, très souffrante, elle gardait la chambre; puis venaient des phrases douées, des promesses de revanche, des trésors d'amour.

Le soir, après quelques hésitations, le comte se rendit à l'hôtel d'Estorg. Il apprit d'une femme de chambre que Madame était sortie, et il ne put résister à un bon rire devant cette pensée « Margot est au travail, rue de la Ville-l'Ëvêque; demain, à nous les doUars! » François l'attendait, au bas de l'escalier; il pleurait, il nè pleur a plus, et il s'élança, brandissant un lourd marteau

Cochon, tu nous as ruinés; cochon, tu nous as mangés, et moi, je t'écrase l

Trabelli évita le coup il empoigna le domestique par les épaules et l'envoya rouler au fond du vestibule.

Valets et femmes de chambre ricanaient, quand parut le duc d'Estorg

Qui t'a frappé? 9

François ne répondit pas.

Veux-tu qu'on aille chercher le médecin? 9

Non, merci, monsieur le duc je ri'ai aucun mal. Clopin-clopant, il marchait vers le maître

Monsieur le duc?

Tu souffres? Q

H ne s'agit pas de moi, mais de vous. J'hésitais à parier devant les autres. L'homme qui m'a frappé, c'est Trabelli.

Le comte ? 9

Un propre comte, un maquereau, 1'amant de madame la duchesse, l'ogre de la maison 1 Pierre d'Estorgpâlit, et se dressant de toute sa hauteur

Cette accusation est grave, François.

Elle est juste, mon maître. J'aurais dû vous pré. venir depuis longtemps, et je n'osais pas; je le guettais, je voulais le tuer. Hélas! mes bras sont faibles. Je me disais Tant que Madame aura un bijou, un sou, il viendra; il ne venait plus, et alors, j'ai suivi madame la duohese. Le maquereau ignorait le départ de Madame il vula rejoindre.

Et tu sais. où elle est ? 9

Oui, monsieur le duc, oui, rue do la VilleyÉv&qxo. Une maison de passe.

Il donna le numéro de l'immeuble, en ajoutant Peut-être ai-je eu tort? Q

Non.

Le duc sortit. François résolut d'accompagner le maître et de le défendre; ses forces le trahirent. Quelques minutes plus tard, le gentilhomme entrait au commissariat de police.

Aujourd'hui, une ruine complète. Les créanciers envahissaient l'hôtel, et M. d'Estorg se décidait à vendre pour ne pas être vendu. Il lui resterait de quui rembourser les vingt mille jfrancs du vieux domestique ensuite, il s'en irait à l'étranger, ayant refuse tout service chez Monistrao, dès que le marchand de vins l'eût instruit de ses fra'tdes. Mais, en présence dunouveanmalhour.leduc oubliait la ruine, la n)~re. Il était onze heures du soir et, dans une rhambm luxueuse de la maison Lemercier, la duchesse Mo! guer ite s'abandonnait à Jonathan Sb ampton. Cetut d dégrafait le corsage avec des précautions infinies; te corsage tomba, la chevelure se dénoua, les jupes tombèrent et, sur la montagne blanche, aux lueurs des candélabres, Marguerite semblait si belle, si parfaite~ si désirable, que le Yankee à genoux, un moment, l'adora.

Elle n'avait plus que sa chemise do Rno batiste, et autour du corps, Jonathan, glissait des doigts luxurieux, les lèvres unies aux lèvres de la bien-aimée. Un ooup violent retentit à la porte. ,6

Au nom de la loi, ouvrez!

Pâte de terreur, M"' d'Estorg se précipita vers ses jupons, mais ses mains tremblantes ne purent jamais parvenir à les passer.

Très calme, le Yankee s'armait d'un revolver, et crânement, protégeait la femme.

Au nom de la loi, ouvrez

Ils virent paraitre, au for.d de la salle à manger, le monte-charges destiné à toutes les évasions et d'en bas, une voix cria

Le monsieur, le premier ?

Non, vous, madame, fit l'Américain.

Vous avez le temps, reprenait la voix; nous remonterons pour Madame.

On entendait craquer les battants.

Au nom de la loi, ouvrez!

Partez, monsieur, partez ? suppliait la duchesse. Non, madame, non.

Mais, partez donc je ne risque rien on me trouvera seule.

Jonathan obéit on eut beau appeler encore a Descendez, madame, descendez 1 la duchesse d'Estorg riait, en allumant une cigarette.

La porte s'eftondl'9., livrant passage au commissaire ceint de son écharpe, au secrétaire de police, à M. d'Estorg et à deux agènts.

Madame, demandait le magistrat, vous êtes bien madame la duchesse d'Estorg Q

Si peu

En vertu d'un mandat régulier, je viens constater votre présence et celle de.

=

Il n'y a personne avec moi.

Je vous prie, madame, de ne pas interrompre. Et s'adressant à ses hommes

Messieurs, fouillez l'appartement.

On fouilla, on s'arrêta devant le monte charges, et le commissaire dit au mari

Le complice s'est échappe.

La tenue de madame est suffisante à prouver l'adultère.

Non, monsieur.

Vous pouvez fouiller la maison.

Non, monsieur. Notre droit s'arrête à une visite minutieuse do l'appartement. Du reste, le flagrant délit serait impossible à établir; il n'y a pas matière à procès-verbal. Je vous salue, monsieur.

Le duc et la duchesse demeuraient face à face. Cher monsieur, la comédie est finie; retirez-vous. Le nom de votre amant, madame! 1

Son nom? le diable m'enlève, si je m'en souviens 1

Monsieur Trabelli 1

Vous vous trompez.

Et, la tête arc-boutée, les yeux saillants

On s'imagine que le comte Trabelli est mon amoureux? Je le voudrais bien; il est gentil, mais il n'a jamais voulu de moi. Un amant, la belle affaire 1 Allons, regardez-moi, monsieur Voyez mes chairs palpitantes; voyez ma bouche vermeille, avide du baiser des hommes. Vous vous trompez ce n'est pas un amant, mais dix, cent, qu'il me faudrait pour assouvir

ma passion. Depuis notre mariage, des feux me dévorent je me suis donnée à tous ceux qui ont daigné me prendre, aux ducs, aux marquis, à votre cocher, et tous ces hommes, je les aime et je vibre à leurs amours!

Elle allait, elle allait, elle allait, éperdue; et broyé de douleur, accablé de honte, il ne la quittait pas, la sentant mourir.

Mes amants se nomment légion, et j'en ai soif, j'en ai faim je meurs d'envie Et tenez, vous que je déteste, eh bien dans cette maison louche où nous sommes, et malgré votre lâcheté, votre appel ridicule et ignoble à la police, je vous désire. Nous voilà seuls. Voulez-vous ? Veux-tu ? Viens 1

Prévenu par François, le marquis Antoine, en permissiondeminuit,ne songeait point à rentrer à l'Ecole, et i! accourait. Il gravit l'escalier, bouscula des servantes.

Ah continuait la duchesse, mon beau-frère n'est guère aimable il repousse mes avances et je me rattrape avec Gia.. non, le cocher.

Mais, tue-la donc 1 cria Antoine.

Tu vois bien que la malheureuse est folle. Marguerite bondit sur le saint-cyrien, l'engageant à satisfaire de suite ses ardeurs, le menaçant, en cas de refus, de lui arracher la vie puis elle jeta au visage du mari les restes d'un souper.

Mon frère mon pauvre frère 1

Tous deux sanglotaient, serrés l'un contre l'autre

et elle les abreuvait d'injures obscènes. Enfin, ils la saisirent, l'habillèrent et la ramenèrent à l'hôtel, car le duc ne voulait pas qu'une d'Estorg, même crimi- nelle, mourût chez la Lemercier.

Durantla nuit, Marguerite fut assez tranquille. Au malin, elle gifla ses gardiennes, déserta la couche, et jetant sa chemise, descendit l'escalier. Toute s secouée de hoquets et de rires spasmodiques, la nym- phomane hurlait à la valetaille Arrivez 1 Arrivez 1 me voici Jamais vous ne rencontrerez une aussi belle créature Arrivez Arrivez 1 On la lia de vive force, et sur l'ordre des médecins~ on l'enferma dans une maison de santé.

Le duc d'Estorg se disposait à insulter Trabelli, sous un prétexte quelconque, et son frère l'en empê- chait, déclarant que le complice de la duchesse n'était pas TrabeUi toute la soirée, il avait vu le Levantin dans une loge de la Comédie-Parisienne.

Antoine vengerait l'honneur de la famille. Un soir, à l'Hippodrome, le saint-cyrien souffleta l'homme de joie, et celui-ci le mordit, ne pouvant l'étrangler. Giacomo allait se battre il eût désiré l'assistance de Jonathan Shampton, mais le mariage à peu près certain du marquis d'Estorg et de miss Lizzie rendait la domarche impossible. Otis Drew et le commandeur Alaspéro, une « gouape < de cercle, un major de table d'hôte, lui servirent de témoins, et Trabelli passa la veillée des armes chez Clarisse.

Jamais Monsieur ne se montra plus aimable ni plus amusant. Au souper où Jtfaafame, la sous-maîtresse et les quatre-vingt-douze dames de la maison assistèrent, le champagne coulait, et par hasard, JtjfoasMMr titubait. Il fallait le voir debout, les moustaches hérissées, le gibus sur l'oreille, la canne à la main il fallait le voir tirant le mur; it fallait l'entendre gueuler d'une voix de rogomme les questions et les réponses de 'la baliverne professionnelle dont il s'embarbouillait, se moquant de tout, même de sa carrière < Pan Pan Pan Qu'on m'ouvre ou je f. l'escalier par laienétre! 1 Je suis Mayeux, bombeur de verres Où est Thérèse? EHe est en haut qui se coiffe trois galoupians sont venus tout a l'heure qui. Ont-ils payé, mille z'yeux Non. Quand je leur ai demandé de l'argent, ils ont répondu Zut Qu'on me donne mon chapeau à trois circonstances, mon épéo et mon sabre; je sors; je vais les joindre collés au coin d'une borne; je me fends, je me pourfends, je les on&le comme une m. et je me relève de même 1. p w

Un joli talent de société 1

Bravo, monsieur Jacques t

Ce qu'il se gobe 1.

Du champagne du champagne 1

Vive monsieur Jacques

On rigola, on se tordit.

Et, le lendemain soir, les journaux publièrent e A la suite d'une altercation violente, M. Je comte Giacomo Trabelli a chargé M. Otis.Drew et M. le com-

mandeur Luigi Alaspéro, de demander à M. le marquis Antoine d'Estorg une réparation par tes armes M. le marqu!s d'Estorg ayant donné mandat de le représenter à M. le vicomte Charles de Nerville et à M. le baron Georges de Kérohan, d'un commun accord, les témoins ont reconnu qu'une rencontre était inévitable L'arme choisie est l'épée de combat avec crispin ou gant de ville facultatif;

Les corps-a-corps ne sont pas interdits mais ils cesseront quelle que soit la situation respective des adversaires au premier cri de « halte En cas de non-exécution immédiate, le directeur du combat et au besoin les autres témoins devront .s'interposer. La rencontre aura lieu demain matin, à sept heures, derrière les tribunes de Longchamp.

Le combat prendra fin dès qu'un des adversaires, sera dans une condition d'infériorité manifeste. P<M~s, le 6 juin 1887.

Pour M. te comte Trabelli:

Orts DMw,

Commandeur Ai.ASMM.

Pour M. te marquis d'Estorg

Vicomte de NERvn.LE,

Baron de KEROMAN.

Conformément à ce procès-verbal les deux adversaires accompagnés de leurs témoins et de leurs médecins, se sont présentés le jour, à l'heure et à l'endroit indiqués pour le combat.

A la quatrième reprise, M. le comte Trabelli ayant été attemt d'un coup d'épée à l'avant-bras droit, les médecins ont afnrmé que cette blessure le constituait en état d'infériorité ne lui permettant pas de continuer. a Suivaient les précédentes signatures. Des visites et une pluie de cartes à l'hôtel du parc Monceau. Le soir de ce jour, Giacomo se rendit au ? Cosmopolitain-Club; il n'avait aucun mal.

Une histoire de femme? Hélas 1

Sacré Trabelli, va 1 Tu l'as ménagé, le saint-cyrien ?

Parbleu 1 Et ce même soir, le duc d'Estorg disait adieu à son frère et au vieux François, et l'hôtel vendu, s'en allait à l'étranger pour y gagner la pension de la duchesse.

XIX

Dans la grande salle de Lourcine, des lits de feravec de blancs rideaux ça et là, des tables de chêne où, entre les pommades, les charpies et les tisanes, quelquefois s'allume un morceau d'acier. Les femmes sont couchées ou assises sur le séant. Autour du médecin de l'hôpital, un interne, de nombreux étudiants, une jeune doctoresse, tous revêtus de leurs tabliers; le chef de service dicte une ordonnance, puis le cortège se remet en marche, s'arrête. On entend des cris de douleur; te bistouri vient d'attaquer une plaie hideuse, et les malades se dressent, frissonnent, hurlent, comme si l'instrument les pénétrait elles-mêmes.

Le visite était terminée, et le docteur se lavait les doigts, quand M. Ange Perrin, toujours correct, en redingote noire, les moustaches cirées, le chapeau à la main, s'avança près du lit numéro i53. Une jeune fille brune se soulevait.

–Comment allez-vous, mademoiselle Lèa? 't

Merci, monsieur, un peu mieux.

Vous avez souffert ? inoculée iu

Beaucoup: J'étais enceinte on m'a inoculée au singe. Est-ce que vous êtes docteur ?

Je suis docteur ès mouchardises j'appartiens à la rousse, et je viens vous chercher et je vous emmène à Saint-Lazare.

Mais je n'ai rien fait Si je suis malade, il n'y a pas de ma faute un cochon du Perroquet-Bleu. Ce n'est point à cause de votre maladie que je vous boucle, mais bien pour le vol dont vous êtes complice.

Une voleuse ?. Moi?

parfaitement. Je vous rafraîchis la mémoire ce vol remonte à la nuit du 25 au 26 novembre dernier; au matin, vous cachiez des objets en ville. –Monsieur, je ne suis pas sortie une seule fois en novembre, et le 3 décembre, on m'a renvoyée de la maison Clarisse.

Donc, vous étiez à la maison Clarisse, cette nuitlà. Que s'est-il passé ?

Rien d'extraordinaire.

–En êtes-vous sûre?

Très sûre.

Vous mentez 1

Ange Perrin mit la photographie du mprt sous le nez de la fille 4

Quel est ce monsieur ?

Tiens lé capitaine.

Le capitaine Sudreau q

J'ignore s'il se nommait Sudreau, le pauvre monsieur, car je crois qu'il a été assassiné mais son ami l'appelait:* capitaine.

-Allons, évitez un long séjour à Saint-Lazare, et répondez franchement? Je n'ai pas de raison pour mentir, monsieur. La femme qui est montée avec le capitaine? Moi.

Et avec son ami ?

Oh! celui-là, épatant La macaque l'a reconnu et ils ont couché ensemble. Je me souviens le capitaine paraissait très inquiet il fuyait me&avances, et je suis descendue souper. En remontant, je l'ai trouvél'oreille collée contre la porte de Madame.

Alors, il écoutait, le capitaine?

Oui.

Après ?

Après, il est parti, furieux.

n n'a rien dit au Monsieur de Madame, avant de sortir?

Non.

–Et le comte?

-Quel comte?

--L'ami du capitaine?

Je l'ai revu,.le soir.

–A quelle heure?

A onze heures; peut-être onze heures et demie. Racontez-moi ça?

Ïl m'a tait appelor chez Madame pour m'interro-

ger. Epatant 'H m'a demandé tout ce que vous désirez savoir, au sujet de son camarade; épatant 1, Et vous lui avez déclaré que vous veniez de surprendre le capitaine à la porte?

Ma foi 1 oui. Est-ce que j'ai eu tort?

Au contraire. La figure du monsieur, en vous écoutant ?

Calme, d'abord, puis vilaine. Le monsieur s'agitait, grondait, et lorsque je terminais ainsi a Le capitaine vous a espionné », le monsieur se leva, flanqua un coup de poing sur le dossier de son fauteuit, en jurant le nom du bon Dieu.

Ah 1 je vous embrasserais Mais votre bobo vous préserve! Léa, vous n'irez pas en prison.

Vous devriez me faire sortir, monsieur? Mo voilà guérie, et je m'embête à Lourcine.

Encore un mot. Vous voyez ce poignard? 9 Oui, monsieur.

–Regardez-le bien?

Elle examina l'arme et dit:

Ce poignard appartient à M"" Clarisse.

–A quoi le reconnaissez-vous?

Aux quatre roses du machin.

De la garde? 'l

C'est ça, monsieur.

En quittant l'hôpital de Lourcine, Perrin se dirigea vers la rue Brémontier. Depuis trois jours, il relançait Anna Welty, mais l'horizontale, toujours apeurée, gardait le silence « Voyons, mademoiselle,

n'ayez plus peur; si vous nous privez du plaisir de saigner Trabelli, le Trabelli vous fera votre affaire? Je ne sais rien, monsieur. Vous rougissez, vous tremblez? Non. Vous êtes peut-être la complice de l'assassin? Oh 1 monsieur! Parlez? -Je vous jure. Parlez, nom de Dieu 1 parlez? Je ne sais rien. Chameau, va 1 »

Devant ce mutisme, l'inspecteur avait décidé d'ouvrir la bouche de la servante, et il fit venir Jenny chez un marchand de vins du quartier.

Ils étaient seuls dans une petite pièce voisine du comptoir de zinc.

Jenny recula devant l'homme.

Restez, mademoiselle, ou je vous arrête tout de suite.

On -me disait qu'un de mes cousins.

Le cousin, c'est moi Plus de déguisements Plus d'erreur! La nouvelle ëco!e vit de réalités et agit au grand jour. Mademoiselle, je vous présente monsieur Ange Perrin, inspecteur de la Sûreté à la Préfecture de police. Vous êtes Jenny Melon ? 9 Oui, monsieur.

Belge?

Oui, monsieur.

Belge, grasse, blonde, un peu boulotte, et tous les soirs, vous allez faire des cochonneries sur les bancs du square? Ne niez pas. Je vous surveille; je vous ai surprise. J'ai l'ordre de vous arrêter, mais je suis un bon garçon, et je vous laisserai votre liberté avec quelques conseils, si vous oubliez de mentir.

Jenny Melon sanglotait.

–H me tuera, savez-vous, moi: sieur! 1

Il ne vous tuera pas, imbécile, si on lui coupe le cou 1

Et si on le manque, monsieur? q

–Si on le manque, il ignorera toujours votre témoignage.

Ëh bien monsieur, je crois que l'assassin du ca-pitaine est le comte Trabelli.

Procédons par ordre. M'WeIty aimait beaucoup M. Sudreau? f

Non. Une simple toquade passagère, une idée de retour, les galons, la croix d'honneur, la culotte rouge.

Elle aime mieux le comte ? 4

Certainement. Elle l'adore, malgré sa venette. Une vraie frousse, hein ?

Oh une frousse savez-vous, monsieur. Elle gueulé toute la nuit « Pranzini Marchandon Trabelli! »

–EtM.Mdnistrac?

Un âne, savez-vous, un âne, en dehors des vins; il fabrique de la saleté, il livre aux cercles, aux hôtels, aux gendarmes, aux ministres; il empoisonne tout le monde et personne ne réclame.

Vous voyez que je ne vous ennuie pas. Allez, maintenant!

Nous avions un grand dîner, savez-vous.

Le soir du crime ? 9

Oui.

Les invités. monsieur Otis Drew, ma ~me Berthe.

Passez; j'ai la liste des invitée.

Il est venu dans la soirée.

–II? le comte? 9

Oui, le comte. Il m'a ordonné d'informer le capitaine qu'un monsieur désirait lui parler en bas. Et vous a interdit de prononcer son nom ? 9

Vous devinez.

Et vous a graissé la patte?

Deux louis. Je peux les rendre ? 9 r

C'est inutile. Donc, le capitaine.

Le capitaine s'est empoigné avec Trabelli.

–Empoigné? Battu? Q

Non. Le comte levait sa canne; M* Welty est arrivée et Trabelli a pris la fuite.

Pour reparaître bientôt? 't

Le matin seulement. Madame attendait le capitaine elle a poussé un cri à l'entrée du comte. Et celui-ci? 9

La. Ils se sont amusés.

Votre maîtresse connaissait le crime?

Pas encore. Si. Je venais de lui annoncer qu'un homme avait été assassiné dans notre rue, mais elle a dû apprendre le nom du défunt par les journaux. En présence du comte?

Oui.

Et ils n'ont pas interrompu la partie ? 9

–Non. J'entendais oraqw.

Une brute, votre maîtresse 1

Une brute Pauvre dame Trabeiti la forçait. Est-ce que vous la supposez capable d'avoir aidé aumeurtre? 9

Vous plaisantez M*°* Welty a ses caprices; elle en fait porter une rude paire à M. Monistrac. Elle aime le comte, elle l'adore, elle le méprise, eUe a peur de lui; c'est à donner sa langue au chat! Pour le reste, un crime ? un assassinat ? Oh non savez-vous, non C'est la première fois qu'une servante n'àura pas vendu sa maîtresse. Au revoir, mademoiselle Melon, et plus de bêtises sur les bancs du square? Vous pouvez vous amuser ailleurs.

La nuit était sombre.

A peine neuf heures. Des enfants jouaient. Ça me dit davantage au plein air. Fini~! savezvous, monsieur, fini

H n'y avait plus à hésiter. Le policier informa le juge d'instruction, et M. Hippolyte Mège crut devoir mander encore une fois Trabelli comme témoin, sauf à le faire arrêter séance tenante, si les preuves accablantes se confirmaient. Tous les témoins précédemment interrogés se rendirent au Palais de Justice. Le long du couloir où s'ouvrent les cabinets de MM. les juges d'instruction, Anna Welty et sa bonne allaient et venaient, agitées; Georgette Môntgolner et BertheLantis regardaient un groupe formé de madame Clarisse, de Séraphine, de Palmyre et de Léa Paul Legrand et Otis Drew riaient des frayeurs du gros Monistrac et sur un banc, la vieille Sudreau plea-

rait. Aux côtés de la pauvre mère voilée de noir, une _c servante nouvelle l'autre, celle qui aurait pu démasquer le monsieur à la carte déchirée, était morte en son vil- lage. Bientôt s'avança Fé!ix, le chasseur du cercle qui ramassait les cigares tombés de la poche du meurtrier, la nuit même du crime; on vit aussi paraître un huis- sier et divers fournisseurs soldés ou ayant reçu des acomptes, le matin de l'association Clarisse-Trabelli. M. Hippolyte Mège dissimulait un peu les vêtements du capitaine et le poignard rangés sur sa table; il donna t'ordre d'introduire M"" Sudreau, et le greffier prit la plume.

A la suite de quelques paroles bienveillantes, le juge demanda

Madame, connaissiez-vous des ennemis à votre Qls?

Non, monsieur, Edonard n'avait pas d'ennemis. Je garde les lettres de ses camarades du régiment et tous ses camarades me disent combien ils t'aimaient et l'estimaient. Le général qui l'a décoré sur le champ de bataille, est venu me voir, et un général ne se dérangerait pas pour apporter des consolations à la mère d'un oHIcier sans fortune, sans protecteur, si l'officier ne laissait derrière lui un modéle d'honneur et de bravoure.

Pouvez-vous ajouter quelque chose à vos déclarations ?

Malheureusement, non. Ah! si j'étais moins vieilte, moins épuisée, il me semble que je découvnrais le misérable, le monstre.

Elle se dressait, irritée:

Le trouverez-vous enQn?

Calmez-vous, madame.

La police est à vos ordres, monsieur. Votre devoir.

Je n'oublie jamais mon devoir,* madame.

A genoux, elle baisait les habits du mort; elle se retira promenant un regard d'affreuse tristesse. Clarisse jura que le poignard ne lui avait jamais appartenu Séraphine soutint la mattresse; Lea démentit son ancienne gouvernante, et quand, tous les témoins entendus, M. Mège appela le comte Trabelli, sa résolution de faire arrêter le gentilhomme semblait irrévocable.

Asseyez-vous, monsieur. Vousvous nommez ? Q Comte Giacomo Trabelli.

Vos autres noms? 9

AU Zaïm. Le titre de comte m'a été octroyé par Sa Sainteté Pie IX.

Votre âge ? R

Vingt-huit ans et six mois.

Vous êtes Turc naturalisé Italien?

Depuis hier, monsieur, je m'honore d'être Français j'ai reçu mes lettres de grande naturalisation. Le comte s'apprêtait à lever la main, et M. Mège remarqua le mouvement

–Inutile! 1

Cependant, les témoins.

Silence, monsieur. Connaissez-vous ce poignard? Trabelli eut un sourire d'indifférence:

Un joli bijou; un peu faiMoa la garde, mais je ne vois pas. Si. Il me souvient qu'un militaire m'a montré cette arme, le jour des obsèques de mon pauvre et cher ami.

Qù avez-vous mené Sudreau en quittant le cercle, dans la nuit du 25 au 26 novembre dernier ? F Où je l'ai mené? Nulle part. Nous nous sommes dit au revoir, à la porte du club.

Vos souvenirs vous servent mal; vous êtes allé, en compagnie du capitaine, dans la maison Clarisse. En eSet. il y a si longtemps.

Je résume et arrive à la soirée du lendemain. Vers onze heures, vous vous rendez chez M" Welty où vous saviez rencontrer le capitaine Sudreau; vous le provoquez en duel, et l'officier déclare que t'en ne se bat pas avec des gens de votre sorte. Vous retournez à la maison Clarisse, et là, vous apprenez que votre ami a écouté vos conventions avec la matrone. Vous vous armez de ce poignard, et, rue Brémontier, vous guettez le capitaine et le frappez lâchement par derrière. Vous courez la ville; au cercle, devant la glace du palier, vous reculez d'eRroi vous chancelez comme à la vision d'un autre que vous-même. Est-ce vrai?

Eh! non, mille fois non

Le magistrat allait sonner Trabelli le supplia de l'entendre: 1

Monsieur, je puis dire où j'ai passé la nuit du 25 au 26 novembre, mais des motifs de délicatesse m'obligent à ne le dire nn'a v<M'~ se~-

Un juge d'instruction n'a jamais refusé une telle demande; le greffier sortit. Parlez, monsieur! ordonna M. Mège au comte Trabelli. J'ai passé la nuit chez M"" la duchesse d'Estorg, et je retrouve une lettre que la duchesse m'écrivait, le lendemain, au sujet de nos amours. Ma maîtresse y parle de cette nuit et tout à fait par hasard. La duchesse d'Estorg est folle et enfermée.

Elle n'était pas folle, monsieur, le 28 novembre. Je suis innocent. Me croyez-vous oui ou non ? q –Non! 1

C'est bien; lisez ceci.

Et le comte présenta au juge la déclaration sui- vante < Moi, Victor Mège, ancien conseiller à la Cour d'appel de Paris, reconnais avoir eu des relations avec une jeune nlle de moins de quinze ans et m'engagepour répater mon erreur à verser aux sieurs Théo- dore et Evariste Burette, père et.oncle de l'enfant, une somme mensuelle de deux cents francs jusqu'à mon décès.

< Paris, le 20 juillet i880.

« Signé VicroR M&SE. ]a

C'est une infamie 1

Ne criez pas si fort, monsieur. Vous avez la copie, et l'w!g'Ml est à votre disposition.

Je saurai, quoi qu'il advienne, remplir mon devoir.

Votre père en mourra Du reste, je suis innocent je vous le jure, monsieur. J'ai passé toute la nuit entre les bras de la duchesse d'Estorg.

Si je le croyais?

Giacomo le regardait les yeux dans les yeux:

Il faut croire

Et voyant l'homme meurtri, livide, il salua, s'éloigna, sans que M. Mège fit un gesto pour le retenir. Le greffier qui rentrait jeta un coup d'œil sur la lettre de la duchesse.

Est-ce qu'il y a ordonnance de non-lieu, monsieur le juge

Pas encore. Nous verrons. Joignez au dossier la déclaration de M"' d'Estorg.

Ce M. Mège était l'un des plus grands honneurs de la magistrature française.

En ces années où l'avachissement, le désordre et la honte des politiciens se manifestèrent par des lois ineptes et monstrueuses contre la liberté d'écrire; en ces années où la troisième République se déshonora par les hypocrisies des ministres prétendus libéraux; en ces années où, dans un mensonge d'ordre moral et à la risée de toute l'Europe, des politiciens de brasserie obligeaient les magistrats à faire !a leçon aux savants, aux écrivains et aux artistes, les seules fiertés d'une France endeuillie gémissante encore sous la botte de l'Allemagne en ces années

où le peuple semblait mûr pour la servitude et l'abjection, précipité vers la décadence et l'irréparable défaite, la vie humble de M. Mège rayonnait audessus des âmes basses et complaisantes.

Ce magistrat signait des ordonnances et non pas des services, et volontiers, on l'oubliait à son poste. D'autres plus jeunes que lui, et moins érudits et moins intelligents, montaient, couraient; il les voyait courir « ventre à terre et il les méprisait, la tête d'aplomb, le regard hautain, l'échiné rigide. Un jour, contre les désirs du procureur de la République, du procureur général et du ministte de la justice, il avait rendu une ordonnance de non-lieu en faveur d'un écrivain dont il blâmait les hardiesses et dont il respectait le talent, et son acte de courage et de probité détonna si fort que, depuis trois ans, il subissait les mêmes entraves. Leministre, un gaillard de la Chambre, une vieille barbe noceuse et ivrogne du quartier Latin, un cancre de l'Ecole de droit, qui venait d'empoigner les sceaux et s'éveillait président du Conseil d'État, comme Maiwitch pompéien de Pompéi, marquait de ses stigmates les robes noires ou rouges insoumises chez les nations malades et tarées, les indignes singent la vertu et les flétris donnent la flétrissure.

M. Hippolyte Mège et son père M. Victor, tous deux veufs, occupaient ensemble le cinquième étage d'une des maisons nouvellement construites sur le boulevard Saint-Germain l'un et l'autre ayant vu disparaître des épouses adorées, s'aimaient de cette amitié que les malheurs font si intime et vivace. En

dehors des heures du Parquet, les Mège ne se quittaient guère. Us déjeunaient à la maison, dinaient au cabaret, sé promenaient ou allaient au théâtre, ou bien égayaient la soirée d'une partie de bezigue chinois ou de dominos. La retraite du conseiller et le traitement du magistrat suffisaient à des hommes de mœurs simples. M. Victor était officier de la Légion d'honneur; Hippolyte attendaif le ruban de chevalier, et il l'attendrait longtemps, si le ministre, le crétin de la République « morale se cramponnait à la justice. Le juge d'instruction avait-il une maîtresse ? Peutêtre. Alors, il usait de beaucoup de réserve, car rien ne troublait la fraternelle harmonie du ménage, fraternelle avec tout le respect filial.

Quand Hippolyte rentra, M. Victor s'amusait, inoffensive et très particulière manie des vieux conseillers, à traduire en vers français les odes d'Horace. Un grand et beau vieillard à la tète blanche et encore touffue, une bonne et ronde ligure glabre, des yeux pleins d'intelligence et de douceur.

Bonsoir, Hippolyte.

Bonsoir, père.

Oh tu es bien triste

–Je suis malheureux, bien malheureux! Père, si quelqu'un m'accusait d'un crime, si ce quelqu'un vous apportait des preuves, me croiriez-vous coupable ? 9 Je ne croirais pas à l'évidence mémo.

Et comment agiriez-vous envers moi?

Je viendrais te trouver et je te dirais Voilà ce que l'on ose aMrmer; prends, regarde, juge.-

Le fils présenta le papier de Trabelli, et d'un geste identique à celui du vieillard

Prends, regarde, juge.

M. V. Mège parcourut l'écriture, et il chancela si tremblant et si pâle que le justicier eut peur de l'avoir frappé à mort.

Je n'ai rien à dire.

Alors, c'est vous qui avez signé cette infamie? 9 Oui, c'est moi. pas celle-ci, mais l'original. 0 mon Dieu 1

Ils demeurèrent sans paroles. Puis, le vieux magistrat essuya des larmes, et sa confession, il la prononça d'une voix nette et d'une manière très simple Un soir d'été, après ma retraite, je venais de diner chez un collègue, et avec le prétexte de goûter des crus qui dormaient dans la cave, le bordeaux et le bourgogne avaient coulé trop copieusement. Je n'ai pas, tu le sais, l'habitude de boire, et dehors, je sentis un malaise des idées confuses en moi se heurtèrent. Sous la nuit orageuse, accablante, je marchais, le corps en sueur, les jambes lasses; je m'éveillais à deux ou trois heures du matin, sur un banc du boulevard des Batignolles, ignorant comment j'étais venu là, de si-loin, de la rue du Cirque où logeait mon amphitryon. Depuis quinze ans, depuis la mort de ta mère, j'observais la chasteté absolue une fille en bonnet de linge vint s'asseoir à mes côtés, et ma chair s'anima la fille me paraissait grande et je la suivis, sans presque la regarder. Nous montâmes des étages. Tout à coup, le mauvais plaisir terminé,

je vois dans le désordre une enfant et je me jure que ce n'est plus elle, qu'une autre a pris sa place, et je jette des pièces d'or, et je veux fuir. Deux hommes me barrent le passage, et me disent « Pendant votre sommeil, nous avons fouillé vos poches; nous savons qui vous êtes. Signez ceci? Non! Signez, monsieur, ou nous allons chercher la police? Notre petite, monsieur, n'a pas encore fait sa première communion elle a onze ans; signez 1 J'offre tout mon argent, ma montre, la bague de ma pauvre femme; ils veulent ces objets et le reste. « Signez! Je signe, et le lendemain, pour obtenir à prix d'or ma signature, je reviens à cette maison. Personne! Les frères Burette ont disparu. Le temps se passe; je te cache mes tristesses et mes alarmes. Voici la tombée de la nuit. Je vais m'endormir dans la paix et l'honneur la foudre éclate sur ma tête.

Non, monsieur, su' la mienne.

-Votre père n'est pas un débauché! Pensez-vous le contraire?

Non, non. Mais, je suis perdu.

Et dès que le juge d'instruction eut conté la scène de Trabelli, M. V. Mège se dressa

Monsieur, je vous défends d'hésiter entre votre amitié et votre devoir professionnel, et je vous ordonne de lancer un mandat d'arrêt contre Trabelli! 1 M"" Lemercier aurait pu seule fournir l'explication du papier volé par Giacomo les Burette en prison, à la suite d'un meurtre, la fille aînée celle-là

même qui ayant raccroché le vieux monsieur, céda la place à sa jeune sœur entra' dans la maison Clarisse, et Noémie lui acheta le papier; ensuite, la maquerelle n'osa pas exercer le chantage.

Hippolyte Mège se promenait à travers sa chambre, et certain de l'innocence de son père, il voulait se convaincre de l'innocence de Trabelli. En somme, on devait suspecter les témoignages les témoignages de deux filles publiques, d'un garçon de'tripot, d'une servante habituée aux polissonneries de la rue. Vraiment, était-il équitable d'opposer des accusateurs de ce genre à Mme la duchesse d'Estorg? Folle, aujourd'hui, la duchesse avait son libre arbitre, la nuit du crime. M~ Welty, Clarisse et Séraphine détruisaient les accusations de leurs semblables. M. Otis Drew, M. Legrand et M. Monistrac des braves gens au milieu de toute cette crapule affirmaient l'honorabilité du gentilhomme.

Ce-magistrat essayait encore de se mentir à luimême. Il frissonna, il entendait le bruit d'un marteau; il se précipita vers la chambre du vieillard, et voyant la porte fermée, il cria

–Père? Q

Rien.

Il cria plus fort

Père?

Les chambres communiquaient par le balcon. Hippolyte aperçut le vieux qui, debout sur son lit, une corde au cou, enfonçait une énorme pointe dans le

plafond; il brisa les vitres, et les mains meurtries et saignantes, le visage éclaboussé de sang, il fit tourner l'espagnolette et entra.

Je veux me tuer~ t.

Non!

Je le veux 1

Non 1

–Je.

–Non'TrabeIM est innocent; un courrier, un express sort de mon cabinet. J'ai le témoignage d'une grande 'dame l'inculpé a passé la nuit du crime, toute la nuit chez la duchesse d'Estorg.

Tu me jures que tu le crois innocent ?

Oui, père.

Jure-le devant le Christ. Jure

Et il jura.

Dès le lendemain, 'M. Ilippolyte Mège rendait une ordonnance do non-lieu et recevait du comte Trabelli l'original du triste papier.

Chacun, au Palais, au théâtre, à la ville, plaignit le gentilhomme si aimable, si généreux, si charmant et si bon ami des richissimes américains. Ah! il fallait une vraie innocence pour se tirer des griffes de Mège, le terrible instructeur Lorsque la nouvelle arriva à la Préfecture de police, Ange Perrin manqua de défaillir, et il se dit, les larmes aux yeux <: La vio ne change pas. Il y a toujours une duchesse de Maufrigneuse; M" d'Estorg est folle 1 La princesse Ivanow ou une autre la remplace. Cré nom de Dieu Cependant,

Mège est un honnête homme; on ne l'achète pas; il ne se vend pas; on lui a forcé la main, et je parie mon chapeau qu'il démissionnera a »

Il errait, ce policier. La vie se métamorphose et la duchesse de Maufrigneuse ne ressemble point à la nymphomane, et si Trabelli a du Fortunio, du Vautrin et du Rubempré, comme il aime à s'en glorifier secrètement, il a encore plus de Trabelli.

Hippolyte comprit ensuite qu'il venait de violer la loi; il donnerait bientôt sa démission il payerait de sa carrière la paternelle et tendre amitié.

Avait-ileu tort ou raison, ce grand magistrat? C'est très beau, le devoir, mais nous ne vivons plus au temps des Scœvola et des Lucrèce. En France, on parle beaucoup de l'Alsace et de la Lorraine, on y songe quelquefois, mais personne ne brûlerait sa main droite pour les racheter; on déteste M. de Bismarck, mais personne et l'on a raison, ne risque sa carcasse pour le détruire. Alexandre Dumas fils, qui a tant d'esprit et de belle ironie, se trompait, en disant qu'un capital s'évanouit avec la ûeur d'amour le capital mordu amène des rentes sous la jupe.

Oui, c'est très beau, le devoir Mais s'il nous reste une seule et superbe amitié, le monde, la justice et toute l'ignoble humanité ne valent pas la peine qu'on la trahisse et qu'on la tue.

XX

Clarisse avait à dîner sa prooureuse. Au dessert,

JMaebpNe semblait inquiète, agitée; M' Lemercier lui demanda:

Vous êtes souffrante, ma biche? °

Non, maman je rage 1

Pourquoi?

Il y a un<) de mes garces qui m'a volé une pho-

tographie de Giacomo: je l'avais cachée dans mon armoire à glace, sous une pile de linge, et j'y tenais beaucoup. Un peu de fine, maman?

Avec un petit morceau de sucre, je vous prie.

Votre café est délicieux; je vais faire un canard.

Madame Noémie?

Ma belle? 9

J'ai envie de fduiUer toutes les chambres de ces

bougresses.

Tiens 1 c'est une idée! 1

Les dames se lavent, se baignent. la grande toilette.

Elles ont bien raison! La santé du corps, la fraîcheur.

Comment diable les éloigner? 9

Si on les consignait dans le hall des Sept-Péchés capitaux? 9

Bravo! 1

Séraphine leur ferait une lecture édifiante.

Ou une conférence sur les règlements de la maison ?

C'est ça. Voilà le truc Personne ne se doutera de rien. Vous avez les clefs ? `'

Oui.

JMaJamc appela Seraphine:

Mademoiselle, réunissez toutes ces dames au salon des Sept-Péchés capitaux; vous expliquerez les droits et les devoirs de la profession, les usages de la boîte,

La manière do séduire le miche, ajouta Noémie. Très bien. Comme au régiment, alors, mesdames ? 2

Comme au régiment.

Ran-tan-plan En avant. Arrrche 1 conclut la vieille.

D'une voix aigre et peu éloquente, la sous-maitresse, entourée du bataillon do peignoirs multicolores un batmilou lnvo et ptot à la victoire, commençait la

théorie, questionnant les anciennes, gourmandant les recrues et, en haut, la perquisition marchait.

La matrone et sa Providence terminaient la visHo des chambres de dames et de domestiques. M* Lemercier demanda

–EtSéraphine? 9

Séraphine? Une plate morue, allons donc 1 Inutile! Ta, ta, ta, « H ne faut jurer de rien a proverbe de M. Alfred.

Quel Alfred?

Alfred de Musset, pardieu La clef de la niche? Voici.

Entrons 1

Elles traversèrent la chambre à coucher et arrivèrent dans le cabinet de toilette.

Ici, JMa<7amp eut un geste de fureur. La petite pièce était transformée en chapelle du mois de Marie: sur une table recouverte d'une nappe blanche brodée, vé- ritable autel, entre des vases de fleurs et des chandeliers dorés garnis de bougies roses, au-dessus d'une guirlande de mousse et de marguerites, apparaissait, enrichie d'un cadre d'ébene à baguettes d'or, la photographie de ~oas/eur, la photographie de Giacomo, de Giacomo sur ëmait, de Giacomo en marchand de Bagdad.

Saint Trabelli cria la Lemercier en pouffant de rire; Saint Trabelli priez pour nous! Epatant! parote d'honneur 1

–Oh! 1 la moruo! Oh! la salope Ce que je vais te ta balayer! P·

Vous auriez tort, ma chère. Votre morue est une fille de goût, et elle le prouve.

JMMaaM venait de s'emparer d'un carnet bleu place au centre de l'autol, sous Giacomo, l'un de ces agendas où les jours sont marqués avec en tôte les agissements de la lune, les heures du lever et du coucher du soteit, des éphémerides, et le reste de la page pour les impressions.

La gueuse, elle se permet d'écrire ses mémoires 1 Bourrique, va 1

Ça doit être rigolo Lisez, Clarisse, lisez. Et, au hasard de la main, Clarisse ouvrit le carnet: c Aujourd'hui, il a honoré le lupanar ignoble de son auguste présence mon bras a frôlé sa poitrine, et~mon être vibrait J'ai ëtc bien malheureuse H. !). Qui? Il, ce n'est plus Victor Hugo, ma chatte: il, c'est le comte Trabelli. Voyez donc la première page? M" Lemercier, goguenarde, s'approcha do Clarisse rougissante, et toutes deux feuilletèrent l'agonda « 26 NOVEMBRE 1886. Cette nuit, doux hommes sont venus, un officier insignifiant comme tous les hommes, t'autro plus beau que l'ange de mes rêves. MwFame a été sa maîtresse; ette l'a reconnu, cUe l'a désira. Ils ont couché ensemble, et je n'ai pas dormi et j'ai souCtert.

« 27 NOVËMHRE. Ce soir, a onze heures, il est revenu il uvMtt l'an d'un fou; il est sorti emportant le.

Allez

–e.lo.

a .poignard de la macaque.

La misérable

Vous tremblez, Clarisse ? 9

--Non.

Continuez, mignonne.

« 9 DÉCEMBRE. Je l'aime!

« il DÉCEMBRE. Je l'adore

« 25 DÉCEMBRE. Minuit, chrétiens, c'est l'heure où l'homme Dieu descendit parmi nous Jésus, c'est lui

« i" JANVJER 1887. Il a donné des étrennes à la sale macaque, une boîte a gants; il eût mieux fait de lui donner un bas de laine, de laine pourrie, gangreneuse.

Clarisse jeta le calepin. Noémie le ramassa en riant: Ça m'amuse 1

i5 FÉYMEn. Toute la nuit, j'ai écouté à leur porte: j'entendais les soupi's d'amour, le bruit des baisers. Faut-il la tuer, elle? Faut-il le tuer, lui? Non! Peut-être un jour il m'aimer:), et je jouirai de la voir souffrir toutes mes angoisses, toutes mes tortures.

< 2 i yÉvMER. Qu'est la mort, même cette du poison, même celle de l'opM'ft'o" <:HSH)i<'nn<~ mAnie

celle de la v. 'même celle de la guillotine, au prix des souffrances d'un amour dédaigne

« 2i MARS. Le printemps 1 Je veux me vêtir de noir. Mon cœur est en deuil et mon printemps est mort.

«. i~ MAI. Sa fête! la Saint-Jacques! Et ne pas avoir le droit de lui offrir un bouquet, ni de baiser les pans do son habit, ni d'essuyer avec ma chevelure, ô Madeleine! la poussière de ses bottines 1

« 25 MA!. Regarde-toi donc, ma pauvre Séraphine? Es-tu assez vieille, assez ridée, assez jaune, assez laide ? » v

Pour une fois, elle a raison, la gredine 1

Attendez, chérie. f 3 juHf. A ma pensée ne se mâle aucun sale de- sif. Je l'aime, je l'adoro, ainsi que les religieuses des cloîtres adorent le Chris;, n

Assez 1

a 5 jutN. Notre Seigneur va se battre et, il genoux, moi, la p. l'horrible créature, je prie la Vierge immaculée et bénie de le protéger. SaintJacques, son patron, veillez sur lui! SaintMichel, envoyez-lui votre épéeuamboyante! Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esp) it Dieu de la nature et du ciel, ô toi qui es tout

d'amour et de tendresse, ô Dieu de justice et

de miséricorde, prends la vie de ton indigne

servante et épargne la sienne »

Assez assez

La pauvre, la pauvre fille, mais c'est à vous arracher des larmes J'arrive au dernier couptet, ma belle « i3 jutN. Hier, j'ai été appelée chez le juge d'ins. truction. Je pouvais le vendre, le faire guillo-

tiner, car il a tué son ami. »

Ne la croyez pas!

Vous me coupez toujours. Finissons: « Ma a tué son ami avec le poignard de la macaque. e

Oh! la bête brute

–Chut! « .te poignard de la macaque, et cette andouille de Clarisse s'imagine que je suis aveugle e Ni-ni, fini!

Exaspérée, A~a~amc oubliait te « cadavre N, ne songeait pas à une vengeance possible; ette entraina la vieille

Venez! vous allez assister à quelque chose de drôte! 1

Déjà honteuse de ses bons sentiments, la Lemercier répondit Je ne demande pas mieux »

Et elles descendirent.

La théorie de la sous-maih'esse touchait à sa un, et Séraphine donnait l'ordre de rompre à l'immense cercle formé autour d'elle, sous la splendeur des lutûiërcs, quand ~f/Mme lu saisii. aux cheveux

–Satope! salope!

Elle la giflait à toute volée.

Le troupeau,qui détestait la gouvernante, applaudit, et la vieille Noémie s'affala, sur un canapé, dans un accès de toux et de m'es, de pituite rigolarde.

Pourquoi as-tu chipé le portrait de Monsieur P Veux-tu répondre, voleuse?

Elle. a chipé le portrait, parce qu'elle aime monsieur Jacques intervint une dame.

Oui, oui, affirmèrent les autres, elle est toquée de .MM$jfear/

Alors la fureur de la jalouse ne connut plus de bor- nes. Clarisse empoigna de nouveau la sous-maitresse; elle l'abattit violement à ses pieds, lui releva les jupes, la claqua, et, lasse de frapper, commanda Mesdames, tapez ferme 1

Toutes dénièrent, et tapèrent.

Doux grosses larmes froides coulaient des yeux rouges de l'amoureuse mystique.

A présont, idiote, vous ~tes punie allez vous faire pendre ailleurs!

Chancelante, meurtrie, Séraphine restait là au moment où Jt/oa-sMHr ouvrit la porte.

Monsieur Jacques, dit la Lemercier, vous arrivez un peu trop tard 1

Oui, continua Clarisse, tu aurais vu corriger cette drôlesse

Mademoiselle Séraphine?

Une jolie demoiselle Une voleuse

On fit sortir les dames; et la matrone reprit

Hein quel type! Regarde-la; elle ne remue pas, elle est glacée, eUe est folle de toi!

Sur le seuil de la porte, Séraphine joignait les mains, attendant une parole de pitié.

–EUe m'a volé ta photographie et nous l'avons fessée!

Ça devait être drôle! Si nous recommencions? Alors, tu ne l'aimer pas?

Moi, aimer ça?

Oh gémit la sous-maitresse pleine de honte et de douleur.

EUe se retirait enfin. ~Ma~am~ la rappela

Mademoiselle, je vais vous régler votre compte. Je ne vole pas, moi.

Je ne veux rien! Donnez mon argent à cet homme il en a peut-être besoin.

Pas mal répliqué, déclara la vieille proxénète cette fille ne manque pas d'esprit, mais elle a le o. trop maigre.

A l'hôtel du parc Monceau, la comtesse Trabelli venait de donner au petit Raoul sa leçon de piano, et tristement écoutait le babil joyeux de l'enfant. Un ancien a écrit « Les grandes douleurs sont muettes x, et la phrase latine se répand à travers les siècles. On adnnre le ctiché, une ânerie, car les grandes douleurs ne sont jamais muettes, si elles ne trouvent dans la honte un aliment principal. Écoutez tes grandes douleurs « J'adorais mon mari c'était un brave homme M « Nous avons perdu notre

fortune, et nous l'avons bien acquise e a Mon enfant est mort! Un ange de plus au ciel! »

La douleur qui meurtrit et ne fait pas rougir a besoin de se déverser, et seule est muette la douleur honteuse.

Aujourd'hui, Suzanne connaissait les amours de Giacomo et de Jeanne Herbelin et les amours soldées de la duchesse d'Estorg. A une nouvelle lettre écrite et signée par François se joignirent des lettres anonymes qui corroborèrent les accusations du vieux serviteur .9

EnQn, l'homme de joie ne se gênait plus avec la femme de peine, et celle-ci observait en lui des allures étranges, l'hypocrite désir de la contraindre à la fuite, à la séparation..MMs/eHr ne se gênait plus, il subissait la métamorphose professionnelle, tant il est vrai que, si nous ne pouvons rien cacherde notre origine, également, nous ne pouvons rien cacher des fruits du milibu.

Giacomo était brutal

–Suzanne, vous m'embêtez! Laissez-moi m'habiller F. le camp!

Giacomo était immonde

Quelle rosse

Giacomo s'emballait dans la plénitude horrible de sa gueuserie d'Alphonse

Tu es décatie! Tu es f. comme l'as de pique 1 Oùs-qu'est mon fusil? Js te vas tuer!

Vous perdez la raison 1

Je perds la rsison, vieux trumeau ? Une Rabutin-

Chantal, une descendante de la Sévigné, oh là là! Oùs-qu'est mon fusil que je te seringue 1 Où-où-oùs.qu'est mon fusil?

Hier encore, il s'oubliait à lever la main sur l'épouse, et il allait frapper; Raoul se jeta entre eux. Ah! les voilà bien, les muettes douleurs Entendez ce que l'on étouffe, ce qui jamais ne s'exhale, ce qui toujours travaille et déchire cancer éternel « Ma robe et ma chemise ne m'appartiennent pas; c'est une maîtresse qui les a payées! »

Maintenant, seule, la comtesse priait; seule, elle pleurait. Une femme de chambre annonça qu'une dame damandait à être reçue pour communication urgente et gravé.

Séraphine entra.

Je vais vous faire bien de la peine, madame, dit la sous-maitresse, qui refusait de s'asseoir, mais votre honneur.

De quoi s'agit-il encore ? 9

–De votre mari. et de sa conduite.

Madame, je n'ai rien à entendre, et permettezmoi de m'étonner d'une visite aussi bizarre.

Je le répète, mndame la comtesse, il y va de. votre honneur.

Qui êtes-voua?

Je me nomme Séraphine Duroux; je suis la sousnMutresse d'une maison de prostitution à laquelle le comte Trabelli est associé.

–Infamie'Sortez, madame! 1

Votre colère et votre incrédutité sont toutes naturelles, mais ce que j'affirine, je puis le prouver quand vous voudrez. Le comte est l'associé d'une de ses anciennes maîtresses, la nommée Clarisse Laplante, et il partage les bénénoes de la maison.

Vous mentez! Je vous ordonne de sortir Evitezmoi, je vous prie, d'appeler mes gens.

Madame, je me retire. Au nom de la Vierge Marie, sur mon salut, je jure f~ue j'ai dit la vérité 1

Cette invocation extraordinaire dans la bouche d'une pareitle créature, obligeait Suzanne à réfléchir. Quel intérêt ou quel mobile vous pousse à me faire une telle révélation?

Je me venge.

Pourquoi?

Je l'aimais; il m'a méprisée.

Et vous me donneriez des preuves?

Irrécusables.

Pariez?

La visiteuse achevait le récit des manœuvres occultes, et la lumière éclatait aux yeux de l'épouse infortunée. Des preuves? des preuves?

Tout de suite, madame.

Vous me tuez 1

C'est l'heure du partage ? 9

Vous me tuez! vous me tuez!

-Vous me faites pitié; je sors.

Non.

Et subitement résolue:

–Allons! 1

Chez Clarisse, Monsieur passait dans le cabinet de toilette pour ôter son habit noir et endosser un veston de blanche flanelle.

Prends tes pantoufles lui cria JMatfame. Mets-toi bien à ton aise. Veux-tu une chemise de nuit? '? Merci, non; pas de pantoufles! pas de chemise de nuit. A dix heures, je serai forcé de te quitter. Il reparut, le veston croisé sur le gilet à cœur, un fez à l'arrière de sa blonde chevelure.

Clarisse lui tendit les lèvres.

Tu sens bon. D'ou viens-tu?

Du Cosmo.

–Hum!

–Oui.

Tu as l'odeur de ta blonde Jeanne.

–Et après? Q

Elle ne veut donc plus te lâcher, Herbelin? Elle te jouera quelque mauvais tour, cette jolie avare. La santé de la comtesse? Q

Excellente.

Et le petit vicomte Raoul?

Superbe.

Ces dames lui brodent un costume de velours. Mais, elles ignorent.

Certainement Gigi, 6 mon Gigi, ta Clarisse n'a pas le droit d'être jalouse et elle mesure la distance qui la sépate du grand seigneur elle se contente des miettes du gâteau.

Tu es ma bien-aimée.

Oh que je sais bien que non! 1

–Si.

Les nobles dames et les actrices n'auraient pas mes scrupules et mes délicatesses; eltes fouilleraient ta vie et te perdraient toi et les tiens. Un véritable amour se résigne à tous les sacrifices, et la femme qui aime supporte les trahisons nécessaires au bonheur de l'être adoré. D'abord, ça m'a été très dur; ensuite, la raison est arrivée, et tout ce que je désire, en dehors du sale métier indispensableà ton existence, au rétablissement de ta fortune, eh bien c'est de sentir là un tic tac, moi, indigne matrone.

EUe cherchait de sa main distinguée l'endroit du coeur.

M~ Lemercier ricanait en les contemplant.

–Dès que vous aurez fini, les amoureux, nous causerons de choses sérieuses. C'est aujourd'hui, le 15 juin, jour de la Sainte-Touche, et il est neuf heures du soir, l'heure psychologique des picaillons.

Femme vénale riposta Clarisse.

Notre chère Lemercier a raison, soupira Trabelli. Chaque chose a son heure. Voyons, Clarisse, combien cette quinzaine? 9

Quatorze mille balles pour ta part, mauvais sujet. Nom de Dieu Quatorze mille balles seulement ? 9 Et les hôtels regorgent d'étrangers, d'Anglais Quatorze mille balles, la quinzaine du Grand-Prix! Les Kvfcs, madame 1

Monsieur vérifiait la caisse, rangeait ies billets bleus et les piles jaunes.

Brusquement, la porte s'ouvrit. Séraphine souleva une draperie

Regardez, madame 1

Puis, la sous-maîtresse s'esquiva, laissant la com-tesse Suzanne immobile près de la table luisante d'or. Giacomo bondit vera sa femme

-Madame, vous êtes venue, vous. avez vu, mais c'est moi qui serai le vainqueur! Écoutez-moi bien, Suzanne mieux vaut divorcer, sous un prétexte que nous choisirons tous deux. A la moindre allusion, je crie partout que je vous ai trouvée ici pour votre propre ou ignoble débauche et je crie partout que vous montez ici pour assouvir vos luxures de lesbienne- et ces deux dames et les quatre-vingt-douze filles de l'établissement se lèvent et vous écrasent de leurs témoignages.

Suzanne regardait sans voir, écoutait sans entendre, les yeux morts, les oreilles mortes, la bouche morte, le sexe mort.

Vous ne voulez pas que je vous reconduise ? Q Soit! allez-vous-en, et souvenez-vous

.~fae~Mae hurla

Oc descend

De retour à l'hôtel, Suzanne vêtit Raoul, l'emporta dans un fiacre et se fit conduire à Auteuil. M. et M~" de Corbière étaient couchés, lorsqu'on les informa

de Farrivée de leur nièce. Tous deux se levèrent, s'habiUèrent.

Le général Lucien demandait

Lui, n'est-ce pas ? 9

La tante Henriette saisissait les mainh de la malheureuse

Tu es toute froide! Lui, n'est-ce pas?

Alors, devant la flambée, la comtesse dit que son mari était absent, qu'elle avait eu peur. On craignit de la fatiguer; On chauffa le lit; on prépara de la tisane, et des lumières marchaient à travers les chambres et les vestibules.

Eue dort, Lucien, elle dort.

Pauvre petite 1

Ils ne voulurent pas l'éveiller avec le bruit de leurs sanglots. Au matin, ils la trouvèrent glacée; à côté de la morte, Raoul dormait paisiblement.

Entre M. et M'°" de Corbière, l'homme de joie qm voyait bien que sa femme avait respecté son ordre de silence, affecta la plus vive douleur. Il se jeta sur le cadavre, le couvrit de baisers, le mouUta de larmeset il commanda de magnifiques funérailles.

XXI

Certain soir de juillet, le comte Trabelli, très cor-

rect en grand deuil de voyage, partait pour Dieppe,

où il devait être le commensal des richissimes Amé-

ricains.

A la gare Saint-Lazare, Giacomo aperçut un jeune

homme triste et, près du jeune homme, un vieillard

respectueux, le marquis d'Estorg et François. Il s'était

passé ceci Mandé devant le conseil de discipline que

préside le général commandant l'École de Saint-Cyr,

et où figure le sergent-major de la promotion de l'in-

calpë, Antoine refusa d'expliquer les absences illé-

gales que l'on sait motivées par le duel avec' Trabelli

et la scène de la maison Lemercier. Habituellement,

les élèves reconnus coupables sont envoyés aux ba-

taillons d'Afrique, mais ce n'est point une obligation

absolue, et l'ordre de route portait < Le ministre de

la guerre ordonne au sieur d'Estorg (Antoine), soldat

de deuxième classe, domicilié à Paris, d'avoir à se

rendre dans les vingt-quatre heures, au 23* régiment

d'infanterie de Itgne stationné à Rouen (Seine-Infé. rieure). S'il ne se rend pas au lieu désigné ci-dessus, au jour nxë, il sera poursuivi et puni, etc. Signé Le commandant du bureau de recrutement, »

On appela les voyageurs.

Acceptez un peu d'argent, monsieur Antoine? insistait le vieux domestique, chapeau bas.

Non, merci. Je vous en prie, monsieur le marquis ?

Non. Adieu, François, adieu! 1

Ils s'embrassèrent et le train roula emportant l'ancien élève de Saint-Cyr, humble soldat, et le généralissime des maquereaux de toute notre planète. Le jour des funérailles, Trabelli avait tendu la main au général de Corbière, et celui-ci avait décliné l'honneur, car déjà il lisait sous le masque hypocrite de l'homme de joie l'allégresse de la délivrance et de nouveaux espoirs. Cependant, d'un commun accord, le petit Raoul demeurait chez les vieux, et l'oncle et la tante s'engageaient à faciliter les entrevues du père et de l'entant, où le père voudrait, mais en dehors de la maison d'Auteuil.

Avant de quitter Paris, Monsieur qui mêlait agréablement le deuil et le plaisir, ouvrit tous les bas de Madame pour solder les obsèques de la morte et satisfàire la vivante comédienne. Sous les baisers, Clarisse lui avoua en pleurant qu'elle arrivait à ses dernières ressources et que des exigences nouvelles amène- raient la faillite les dames travaillaient beaucoup,

mais 3/<MMU6Mf prenait tout. et ne payait rien. Il se mit à rire et se rendit chez la Lemercier. On venait de fermer la maison de la Vitle-l'Évéque, et la'pourvoyeuse jeta le souteneur à la porte, l'accusant de l'avoir Yoleo, dénoncée, déshonorée, a Oui, vous êtes un mouchard, et vous m'avez f. un piège avec votre Américain et cette satope de d'Estorg! Les visites continuèrent Lord Matwitch donna des milliers de sesterces Anna Welty un billet de mi!le, et tout cela ne suffisant pas, le comte vendit les bijoux de sa femme, jusqu'à la parure'que Suzanne portait la veille de sa mort.

Mais, à Dieppe, quel contraste! quel changement à vue! L'hôte des Américains le veuf ne paraissait à aucune fête et il se privait même de l'orgueil d'applaudir M"* Herbelin en rpprésentations au Casino chaque matin, sur la plage, il faisait seul une promenade à cheval; dans la journée, it roucoulait secrètement auprès de l'illustre comédienne, et le soir, si les dames ne sortaient pas, il se fésignmt à un whist ou à un poker de famille.

Giacomo courtisait l'Américaine et ne voyait en Lizzie qu'un auxiliaire précieux. La demoiselle, encore attristée par sa rupture avec Antoine, songeait à une lettre cruelle, déchirante < Je vous aimais, je vous adorais le marquis d'Estorg, officier, n'était pas le premier venu; le nommé d'Estorg, soldat de deuxième classe, ne vous importunera point de ses humiliations et de ses rancœurs. Ah! j'ai besoin d'être courageux, car chez nous, Lizzie, tout est mort

même un peu de notre honneur! Puisse le dieu des batailles avancer l'heure de la revanche, et aux sonneries des clairons et aux battements des tambours, emporter le pioupiou dans le vacarme et la gloire du triomphe! »

L'amoureux de la mère consolait la fille. Ce gentilhomme abhorré semblait à Lizzie moins repoussant, moins &ux, et à mesure que l'intimité devenait plus grande, Lizzie découvrait en Giacomo des qualités ignorées, méconnues. Son chagrin de veuf témoignait de son bon cœur, et le noir lui allait très bien. Il se révéla beau et charmeur toujours, mais sous une autre apparence, avec quelque chose de doux et de mystérieux, une harmonie parfaite de tenue et ~e langage, des fleurs d'esprit voilées de crêpes.

Vers la fin de la saison, l'homme de joie entra dans la chambre de la mère

Rosalia, je viens vous parler de choses graves. Embrassez-moi d'abord?

Et, quand il l'eut rassasiée d'amour, il commença doucement

Chère et belle Rosalia, mon deuil m'a imposé le devoir de retarder la demande que j'ai l'honneur de vous faire. Voulez-vous être la comtesse Trabelli2 Oui, Giacomo, oh! oui.

Plein de l'habileté d'un vrai diplomate, il engagea la question brûlante. H n'était pas aussi riche qu'on le disait des vaisseaux qui reviendraient sans doute s'éternisaient dans les ports lointains; d'autres

seaux. enfin, il possédait peu de chose et il esM-. mait que sa dignité exigeant un apport sérieux au contrat, il y avait un moyen de tout arranger. Certes, Rosalia ne demandait pas mieux, et le sacrifice de la charmante veuve sauvegarderait l'amour-propre du fiancé. En somme, mistress voudrait bien lui reconnaître une cinquantaine de millions, le quart de sa fortune.

Ma fortune? Quelle fortune? Mais la succession colossale de mon mari appartient à ma fille, et j'ai seulement l'usufruit du quart. `

L'Américaine ajouta en souriant

C'est déjà quelque chose, et nos revenus nous permettent de vivre au milieu du luxe, de l'abondance.

Il eut l'aplomb de dire

Toute la fortune appartient à votre fille; je le savais.

Vous le saviez?

Oui.

Pourquoi demandiez-vous ?

Histoire de vous éprouver!

L'épreuve ne mène à rien, puisque je ne me trouve pas n mesure, comme je le désirerais, d'afRrmer. mon amour.

L'intention suffit, madame.

Parole de gentilhomme 1

Alors, graduellement, le comte modifia son plan de campagne, et dès le retour à -Paris, il était sûr de l'amour de. la demoiselle. Que de fois, à Dieppe, il

lavait surprise rougissante ot troublée! M la voyait et la sentait vibrer de désir elle l'avait vu en costume de bain la mer roulait des vagues énormes, et Lizzie, toute pâle, observait le nageur. Jt~bas~Mf domptait l'élément de sa nature; il valsait entre les franges écumeuses, plongeait pour renaître plus loin et comme il regagnait la rive, ses cheveux allumaient le sillage d'un nombre infini de minuscules flèches d'or.

La tâche devint difficile à l'hôtel des Champa-Éfysees. Miss Lizzie jouissait d'une belle indépendance américaine mais mistress recherchait l'amant, et Giacomo se dédoublait. Enfin, un jour, il s'échappa de la rose trop épanouie et « usufruitière désireux de cueillir la < nue propriété du bouton virginal et richissime.

Mademoiselle, je n'ai pas été heureux pendant mon mariage.

Vraiment ? je croyais que la comtesse Suzanne.

Une mauvaise créature; elle me trompait.

Il s'arrêta; elle le pressa de questions.

Vous souvenez-vous, mademoiselle, de mon duel avec le marquis d'Estorg? 9

Oui, monsieur. Et pourquoi vous êtes-vous battu? q

Je dois garder le silence. La raison est d'une telle gravite. -,Parlez, monsieur?

–Jen'oso. Monsieur, je le veux 1

–Eh bien! le misérable qui vous faisait la cour était l'amant de ma femme je les ai surpris. Le marquis d'Estorg?

–Lui-même.

Indigne personnage 1

Vous l'aimiez ? 2

Je l'ai aimé et j'en rougis

Ensuite, ornant les détours de galanteries adorables, l'homme de joie découvrit l'horizon. Ah! s'il n'était pas si vieux Ah s'il n'avait pas d'enfant 1

Vous n'êtes pas vieux et j'aime beaucoup Raoul. Lizzie 1 ma Lizzie 1

–OGiacomo!

Le i5 novembre, le comte Trabelli présentait sa demande officielle à master Shampton; il reçut du Yankee un chaleureux accueil et lutta contre l'Américaine.

–Je m'oppose, monsieur mais c'est indigne

Tu t'opposes ? Voudrais voir ça 1 Jalouse de sa demoiselle? Un sujet de comédie qui n'a rien de neuf. Je t'aimerai tout de même, belle-maman.

–Horreur! 1

Ça ne sortira pas de la famille ? °

Misérable 1

Silence, Rosalia.

Et, toutes les conventions arrêtées, Giacomo annooca la nouvelle à Jeanne Herbelin

-Je me marie. On me reconnaît vingt millions de dollars.

Vingt millions de dollars! Cher comte, j'ignorais le vrai plaisir; vous m'avez. réveillée, et je vous aime da suis votre maîtresse et votre servante. Giacomo, tout. tiens Tout!

Anna Welty se trouvait près du lit de 'sa sœur Marie, et le médecin attendait l'horizontale sur le palier.

Madame, dit le docteur, j'hésite à affliger vos parents déjà bien malheureux. Votre jeune sœur a été outrageusement, ignoblement violée; elle est et demeurera infirme toute sa vie. Ce matin, pour la première fois depuis que je la soigne, elle a consenti à se laisser visiter, vaincue par d'horribles souffrances. Vous réfléchirez, madame, vous verrez si je dois prévenir justice. Dans notre métier, nous sommes habitues aux tristesses et au pardon, mais, aujourd'hui, je pleure, et je rage le bourreau de cette enfant ne mérite aucune pitié, entendez-vous, aucune pitié Il l'a flétrie, il l'a empoisonnée, il l'a salie, il l'a détruite, –entendez-vous! il a ~aé en elle et à jamais les sources de l'amour et de la création.

L'horizontale écoutait, les dents serrées, tremblante de colère. Elle revint au chevet de la vierge trahie, et dans la maison honorable dumalheur, un peu éloignée du père moribond, de la mère séchée et courageuse, des frères en bas âge et de Michel le Béquitlard, in-

Orme de naissance, elle implora le récit de l'infirme victime de la cochonnerie humaine –'puis elle courut chez la Lemercier.

Justement, Noémie terminait ses malles.

Je ne fais plus de commerce, mignonne. La Ville-l'Évéque est bouclée, et vous avez le toupet do me relancer rue du Mail, où je vis avec le bon Dieu? Qui vous a donné mon adresse?

–Je ne viens pas pour cela, grosse vache! Le nom de l'homme auquel vous avez livré ma petite soeur Marie Darnet? 9

Marie Darnet?. Oui, je me rappelle. Pauvre chatte aimée, je lui cherchais de l'ouvrage.

–On vous connaît, vieille gueuse! Le nom de l'individu?

Je.

Veux-tu parler, chameau 9

Insolente 1

Parle; ou je te secoue la perruque ?

Mais, je ne suis nullement coupable. Lord Malwitoh, de l'avenue Saint-James, a plié bagage; il est en Italie, à Pompéi, et c'est un sale type.

Qui?

Ne vous y frottez pas 1

-Qui?

Il est de la rousse, un mouchard.

–Je m'en f.Qui? q

Le gredin, il m'a dénoncée et je l'aimais comme unills.

–Tum'em.Qui? q

Trabelli.

Le comte Trabelli, 9

Oui, mon ancien associé de la VHle-1'Évêque. Il était encore l'associé de la maison Clarisse, il a tcut mangé, tout bouffé, et Madame est en faillite.

Vous dites que le comte Trabelli.

Je dis que le comte Trabelli m'a indiqué le client do votre sœur, l'Ang!ais-Pompéion. Laissez ça, petite! 1 Trabelli vous brisera

On n'a plus peur, charogne

A la préfecture, Welty demanda M. Ange Perrin. Monsieur, je vous ai menti, au sujet de l'affaire Sudreau. Interrogez-moi ? Je suis prête à répondre. Ce n'est pas moi qui interroge, mais le juge d'instruction.

M. Mè7ge ?

–~on;-M. Mège a démissionné. L'histoire est reprise sur un beau sentiment de la no~nméo Séraphine. Il vous lâche donc toutes, le signor Trabelli ?

Et ils se rendirent au Palais de Justice.

Giacomo venait d'obtenir ainsi que cela se pratique pour les très grands mariages la bénédiction du nonce, et le.Tout-Paris, avait reçu les lettres suivantes

oTMistress Rosalia et Master Jonathan Shampton, da New-York, ont l'honneur de vous faire part du mariage de miss Lizzie Shampton, leur Mie et ciècp, av)ec

monsieur le comte Giaoomo Trabelli, grand-croix de l'ordre du Medjidié, grand ofncier du Christ de Por tugal, commandeur de plusieurs ordres;

<[ Et vous prient d'assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée par Sa Grandeur, Monseigneur le Nonce apostolique, en la chapelle de la nonciature, le mardi 8 décembre 1887, à midi. x Sur l'autre feuille de parchemin « Le comte Giacomo Trabelli, grand-croix, etc. < A l'issue de la cérémonie, un lunch fut servi dans le hall de l'hôtel des Champs-Elysées; les salons emplis, une queue s'échelonna de haut en bas de l'esea- lier, une queue endimanchée et souriante. D y avait là des ministres, des ambassadeurs, des généraux, des amiraux, des sénateurs, des députés, des savants, des écrivains, des artistes, des magistrats, des banquiers, des inventeurs, et beaucoup, beaucoup de jo- lies femmes. On montait, et avant d'attaquer les victuailles, on traversait la chambre d'exposition sur des tables, la corbeille de Lizzie un éblouissement de pierres, une montagne d'étoffes soyeuses multicolores et de blanches dentelles, des b~oux, des carnets de bal, des bibelots, des coffrets, des éventails, et encore des métaux précieux.

Le Yankee radieux et mistress p$le et résignée se tenaient à la droite et à la gauche des époux. Lizzie souriait dans sa robe virginale de satin blanc à longue traîne; Giacomo en cravate rouge et verte de commandeur, l'habit noir étincelant de deux plaques diaman-

tées, recevait les félicitations; il était beau, aimable, mais toujours un peu farceur, et l'idée lui vint de se faire baiser le derrière par le dénié si respectueux et humble, et si avide aujourd'hui de sa richissime amitié. A chaque invité, Otis Drew distribuait une médaille en or commémorative gravée d'un côté des armes et du pavillon étoilé des États-Unis, et de l'autre des noms enlacés de Giacomo et de Lizzie, avec la date. du mariage. Ce souvenir des mines d'or, ce souvenir fondu et frappé à la Monnaie, le juif Isaao Wormser, présent, l'évaluait à un million.

Déjà des financiers sifflaient le champagne, le ventre à l'aise, les yeux clos devant les œillades que leurs chaudes et vaillantes épouses lançaient au marié; déjà le comte Trabelli expédiait son groom à~ Herbelin pour promettre à l'adorée, et au retour du voyage de noces, des trésors de luxure et d'argent, lorsqu'un nègre vint causer tout bas à master Shampton.

Où est ce monsieur?

Dans le cabinet de Massa.

Perrin s'avançait vers le Yankee

Monsieur, j'ai cru devoir vous prévenir; je suis porteur d'un mandat d'arrêt contre le comte Trabelli. Allons donc!

Hier, ja sollicitai l'ordre, car je voulais empêcher le mariage. En France, on n'est jamais pressé et, d'ordinaire, on nous délivre les mandats d'arrestation le lendemain du départ des clients. C'est à cause de

vous, monsieur, et de madame votre nièce, que je désirais me hâter.

Si j'entends bien, vous venez arrêter le comte? Oui, monsieur.

Et quel crime a-t-il commis ?

Le sieur Trabelli es inculpé d'assassinat. Jonathan dut s'incliner à la lecture de l'ordre. Alors, cet homme, mon ami, mon ÛIs, est un meurtrier?

S'il n'était que cela 1

'–Quoi encore?

Il est l'associé d'un lupanar et d'une maison de passe.

–Oh!

Il est aussi accusé d'une complicité de viol. Les preuves?

Voici. J'ajoute que ce Misérable vous trahissait et vivait de l'argent que vous donniez à la duchesse d'Estorg.

Monsieur, faites votre devoir.

Et le regardant bien en face, à travers ses larmes Vous êtes seul? q

Mes hommes sont dans la pièce voisine; la maison est gardée.

Faites votre devoir.

J'avais pensé que vous pourriez appeler le sieur Trabelli et éviter un scandale? `

Merci. Je vais ihLe arriver ce monsieur. Il entrait, l'homme do joie, il entrait, les moustaches mousseuses, le sourire aux lèvro&.

On vient vous arrêter, gronda te Yankee en présentant à Giacomo deux revolvers. Choisissez vite! Trabelli hésitait; l'Américain nt feu, et l'homme tomba.

Mistress et Lizzie apparurent affolées des invités envahirent le cabinet de travail.

Ange Perrin empoignait le meurtrier; mais le Yankee se débattit. Il tira son portefeuiUe bourra de bank-notes, et, un pied sur le cadavre résumant une fois encore, d'un seul mot, et la diplomatie, et la politique, et la guerre, et la paix, et t'honneur, et la servitude, et la liberté, et l'amour, et le plaisir, etia = honte, et le vice~ et le crime de toutes les civilisations passées, présentes et futures, il demanda –Ciombten?

FIN `





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