Introduction à l'histoire universelle  

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"As Michelet would have it, then, Vico had indeed discovered the truth about historical myths, but failed to discover the truth of these myths. That was the main message of the Introduction to Universal History (1831), the compact pamphlet that..." --The Legacy of Vico in Modern Cultural History (2012) , page 57, Joseph Mali


"La France n'est point une race comme l'Allemagne ; c'est une nation" --Introduction à l'histoire universelle (1831) by Jules Michelet

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Introduction à l'histoire universelle (1831, English: Introduction to Universal History) is a text by Jules Michelet.

Introduction à l'histoire universelle exhibits the idiosyncrasy and literary power of the writer to greater advantage but also displaying, according to the Encyclopædia Britannica (Eleventh Edition), "the peculiar visionary qualities which made Michelet the most stimulating, but the most untrustworthy (not in facts, which he never consciously falsifies, but in suggestion) of all historians".

Dicta

  • With the world began a war that will only end with the world, and not before: that of man against nature, mind against matter, freedom against fate. History is nothing but the story of this endless struggle.
  • The intimate fusion of races is the identity of our nation, its personality.

Full text[1]

1


INTRODUCTION


L'HISTOIRE UNIVERSELLE


CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


OUVRAGES


J. MIGHELET


FORMAT IN-8


/


Guerres de religion,


Henri IV et Richelieu , . .

Richelieu et la Fronde

Louis XIV et la Révocation de l'Édit de Nantes.

Louis XIV et le duc de Bourgogne

Louis XV (1724-1757)

Louis XV et Louis XVI

Histoire du xix'^ siècle. — Origine des Bonaparte.

— Jusqu'au 18 Brumaire. .

— Jusqu'à Waterloo


,'oL


format grand in-18

Les Soldats de la Révolution

L'Étudiant

L'Amour, 10^ édition

La Femme. 8^ édition

La Sorcière. Nouvelle édition

Bible de l'humanité, 4^ édition

Le Peuple. 5^ édition

Légendes démocratiques du Nord. Nouvelle édition .

Le Prêtre, la Femme et la Famille, b*" édition

Les Femmes de la Révolution, 5" édition

La Mer. 5"= édition

Histoire Romaine, République. 4* édition 2

Précis de l'Histoire moderne, b^ édition 1


6156-78. — ConBEiL. ïyp. et stér. Creté.


J. MICHELE!


INTRODUCTION


L'HISTOIRE UNIVERSELLE

s U I V I E D U

DISCOURS D'OUVERTURE

A LA FACULTÉ DES LETTRES NOUVELLE ÉDITION


4 C'L p.


l^-=EP.


'^^'Si'


PARIS


CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÈVY FRÈRES

î^, RUE AUBER, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1879 Tous droits réservés.


éf^


Ce petit livre pourrait aussi bien être intitulé : Introduction à l'Histoire de France; c'est à la France qu'il aboutit. Et le patrio- tisme n'est pour rien en cela. Dans sa pro- fonde solitude^ loin de toute influence


INTRODUCTION


L'HISTOIRE UNIVERSELLE


Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant ; celle de l'homme contre la nature, de l'esprit contre la matière , de la liberté contre la fata- lité. L'histoire n'est pas autre chose que le récit de cette interminable lutte.

Dans les dernières années, la fatalité sem- blait prendre possession de la science comme du monde. Elle s'établissait paisiblement dans la philosophie et dans l'histoire . La hberté a réclamé dans la société ; il est temps qu'elle


4 INTRODUCTION

réclame aussi dans la science. Si cette intro- duction atteignait son but, l'histoire apparaî- trait comme l'éternelle protestation, comme le triomphe progressif de la liberté.

Sans doute la liberté a ses limites; je ne songe pas à les contester : je ne les sens que trop dans l'action absorbante de la nature phy- sique sur l'homme, mieux encore au trouble que ce monde ennemi jette en moi. Eh! qui n'a pas cent fois, au milieu des menaces et des séductions dont il nous obsède, maudit, nié la Mherié 7... Elle se meut pourtant^ comme disait Galilée ; en moi , quoi que je fasse , je trouve quelque chose qui ne veut pas céder, qui n'accepte le joug ni de l'homme ni de la nature , qui ne se soumet qu'à la raison , à la loi , qui ne connaît point de paix entre soi et la fatalité. Dure à jamais le combat! il con- stitue la dignité de l'homme et l'harmonie même du monde.

Et il durera, n'en doutons pas, tant que la volonté humaine se roidira contre les influences de race et de climat; tant qu'un Byron pourra


A l'histoire universelle. 5

sortir de l'industrielle Angleterre pour vivre en Italie, et mourir en Grèce; tant que les sol- dats de la France iront , au nom de la liberté du monde, camper indifféremment vers la Vistule ou vers le Tibre *.

Ce qui doit nous encourager dans cette lutte sans fin , c'est qu'au total la partie nous est favorable. Des deux adversaires, l'un ne change pas, l'autre change et devient plus fort. La nature reste la même, tandis que chaque jour l'homme prend quelque avantage sur elle. Les Alpes n'ont pas grandi, et nous avons frayé le Simplon. La vague et le vent ne sont pas moins capricieux , mais le vaisseau à vapeur fend la vague sans s'informer du caprice des vents et des mers.

Suivez d'orient en occident, sur la route du soleil et des courants magnétiques du globe, les migrations du genre humain; observez-le dans €6 long voyage de l'Asie à l'Europe , de l'Inde

i. Ceci était écrit en janvier 1830. Je n'ai pas eu le courage de l'effacer.

' 1.


6 ' INTRODUCTION

à la France, vous voyez à chaque station dimi- nuer la puissance fatale de la nature , et Tin- fluence de race et de climat devenir moins tyrannique. Au point de départ, dans l'Inde, au berceau des races et des religions, the loomb of the world^ l'homme est courbé, prosterné sous la toute-puissance de la nature., C'est un pauvre enfant sur le sein de sa mère, faible et dépendante créature^ gâté et battu tour àtour, moins nourri qu'enivré d'un lait trop fort pour lui. Elle le tient languissant et baigné d'un air humide et brûlant, parfumé de puissants aro- mates. Sa force, sa vie, sa pensée, y succom- bent. Pour être multiplié à l'excès et comme dédaigneusement prodigué, Ihomme n'en est pas plus fort ; la puissance de vie et de mort est égale dans ces climats. A Bénarès;, la lerre donne trois moissons par an. Une pluie d'orage fait d'une lande une prairie. Le roseau du pays, c'est. le bambou de soixante pieds de haut; l'arbre, c'est le figuier indien qui, d'une seule racine, donne une forêt. Sous ces végétaux monstrueux vivent des monstres. Le tigre y


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 7

veille au bord du fleuve, épiant l'hippopotame qu'il atteint d'un bond de dix toises; ou bien un troupeau d'éléphants sauvages vient, en fu- reur à travers la forêt, pliant, rompant les arbres à droite et à gauche. Cependant des orages épouvantables déplacent des montagnes, et le choléra-morbus moissonne les hommes par millions.

Ainsi, rencontrant partout des forces dispro- portionnées, l'homme accablé par la nature n'essaie pas de lutter, il se livre à elle sans con- dition. II prend et reprend encore cette coupe enivrante où Siva verse à pleins bords la mort et la vie ; il y boit à longs traits ; il s'y plonge , il s'y perd ; il y laisse aller son être , et il avoue , avec une volupté sombre et désespérée, que Dieu est tout/ que tout est Dieu, qu'il n'est rien lui-même qu'un accident, un phénomène de cette unique substance. Ou bien, dans une patiente et fière immobilité, ilconteste l'exis- tence à cette nature ennemie, et se venge par la logique de la réaUté qui l'écrase. . Ou bien encore, il fuit vers l'Occident, et


8S INTRODUCTION

commence vers la Perse le long voyage et l'affranchissement progressif de la liberté hu- maine.

«En Perse, dit le jeune Cyrusdans Xénophon, l'hiver et l'été existent en même temps. » Un air sec et léger dégage la tête des pesantes vapeurs qui l'alourdissent dans l'Inde. La terre , aride à la surface , cache dans son sein mille sources vives qui semblent appeler l'industrie agricole. Ici, la hberté s'éveille et se déclare par la haine de l'état précédent : les dieux de l'Inde deviennent des dives , des démons ; les sacrées images sont désormais des idoles; plus de sta- tues , plus d'art. Ainsi se présente dès son ori- gine le génie iconoclaste des peuples héroïques. A cette divinité multiple qui, dans la confusion de ses formes infinies, prostituait l'esprit à ta matière ; à cette sainteté impie d'un monde- dieu^ succède le dualisme de la lumière pure et intelligente, de la lumière immonde et cor- porelle. La première doit vaincre , et sa vic- toire est le but marqué à l'homme et au monde.


A l'histoire universelle. 9

La religion s'adressant à l'homme intérieur, le sacerdoce n'apparaît que pour montrer son impuissance. Les sectateurs du magisme fêtent annuellement le massacre des mages. Nous ne trouvons plus ici la patience de l'Indien, qui ne sait se venger de son oppresseur qu'en se tuant sous ses yeux.

La Perse est le commencement de la liberté dans la fatalité. La religion choisit ses dieux dans une nature moins matérielle , mais encore dans la nature : c'est la lumière , le feu , le feu céleste, le soleil. L'Azerbidjan est la terre de feu. La chaleur féconde et homicide des bords de la Caspienne rappelle l'Inde, à laquelle nous croyions avoir échappé. Le sentiment de l'insta- bilité universelle donne au Persan une indiffé- rence qui enchaîne son activité naturelle. La Perse est la grande route du genre humain ; les Tartaresd'un côté, les Arabes de l'autre, tous les peuples de l'Asie ont logé, chacun à son tour, dans ce caravansérail. Aussi les hommes de ce pays n'ont guère pris la peine d'élever des con- structions solides. Bans la moderne Ispahan,


10 INTRODUCTION

comme dans l'antique Babylone, on bâtit en brique ; les maisons sont de légers kiosques , des pavillons élégants , espèces de tentes dres- sées pour le passage ; on n'habite point celle de son père; chacun s'en bâtit une, qui meurt avec le propriétaire. Ils ne gardent pas même d'aliments pour le lendemain ; ce qui reste le soir, on le donne aux pauvres. Ainsi, à son premier élan, l'activité humaine retombe dé- couragée et expire dans FindifTérence. L'homme cherche l'oubli de soi dans l'ivresse. Ici, l'eni- vrement n'est point , comme dans l'Inde^ celui de la nature ; l'ivresse est volontaire. Le Per- san trouve dans le froid opium les rêves d'une vie fantastique , et , à la longue , le repos de la mort.

La liberté humaine , qui ne meurt pas , pour- suit son affranchissement de l'Egypte à la Ju- dée^ comme de l'Inde à la Perse. VÉgypte est le don du Nil ; c'est le fl.euve qui a apporté de l'Ethiopie, non seulement les hommes et la civilisation, mais la terre elle-même. Le grand


A l'histoire universelle. 11

Albuquerque conçut-, au seizième siècle , le projet d'anéantir l'Egypte. 11 suffisait pour cela de détourner le Nil dans la mer Rouge ; le sable du désert eût bientôt enseveli la contrée. Tous les étés, le fleuve, descendant des monts incon- nus, vient donner la subsistance annuelle. L'homme qui assistait à cette merveille pré- caire , à laquelle tenait sa vie même , était d'a- vance vaincu par la nature. La génération , la fécondité, la toute-puissante Isis domina sa pensée , et le retint courbé sur son sillon. Ce- pendant , la liberté trouva déjà moyen de se faire jour; l'Egypte, comme l'Inde, la rat- tacha au dogme de Timmortalité de l'âme. La personnalité humaine, repoussée de ce monde , s'empara de l'autre. Quelquefois , dans cette vie même, elle se souleva contre la tyrannie des dieux. Les deux frères Chéops et Chéphrem, qui défendirent les sacrifices, et furent maudits des prêtres, passent pour les fondateurs des Pyramides, ces tombeaux qui devaient éclipser tous les temples. Ainsi » le plus grand monument de ce monde fatal


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de l'Egypte est la protestation de l'humanité.

Mais la liberté humaine ne s'est point repo- sée avant d'avoir atteint dans sa fuite les mon- tagnes de la Judée. Elle a sacrifié les viandes et les oignons de l'Egypte, et quitté sa riche vallée pour les roches du Cédron et les sables de la mer Morte. Elle a maudit le veau d'or égyptien, comme la Perse avait brisé les idoles de rinde. Un seul dieu , un seul temple. Les juges, puis les rois, dominent le sacerdoce, lléli et Samuel veulent faire régner le prêtre, et n'y parviennent pas. Les chefs du peuple sont les forts qui l'affranchissent de l'étran- ger ; un Gédéon et ses trois cents ; un Aod , qui combat des deux mains ; un Samson , qui en- lève sur ses épaules les portes des villes enne- mies ; un David , qui n'hésite point à manger les pains de proposition. Et, à côté du génie héroïque , le sacerdoce voit la liberté humaine lui susciter un plus formidable ennemi dans Tordre même des choses religieuses. Les voyants, les prophètes s'élèvent du peuple, et


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 13

communiquent avec Dieu sans passer par le temple. La nature , chez les Perses, prolongeait , non sans combat, son règne dans la religion ; elle est détrônée chez les juifs. La lumière elle- même devient ténèbres à l'avènement de l'es- prit; la dualité cède à l'unité. Pour ce petit monde de l'unité et de l'esprit, un point suffit dans l'espace, entre les montagnes et les dé- serts. Il n'est placé dans l'Orient que pour le maudire. Il entend avec une égale horreur re- tentir par-dessus l'âpre Liban les chants volup- tueux d'Astarté et les rugissements de Moloch. Qu'au Midi vienne la horde errante de l'Arabe , sans demeure et sans loi , Israël reconnaît Ismaël pour son frère , mais ne lui tend pas la main. Périsse l'étranger ; la ville sainte ne s'ouvrira pas. Il lui suffit de garder dans son tabernacle ce dépôt sans prix de l'unité , que le monde reviendra lui demander à genoux, quand il aura commencé son œuvre dans l'Oc- cident par la Grèce et par Rome.

Si, dans l'histoire naturelle, les animaux

2


14 . INTRODUCTION

d'ordre supérieur , l'homme , le quadrupède , sont les mieux articulés , les plus capables des mouvements divers que leur activité leur im- prime ; si, parmi les langues , celles-là l'em- portent qui répondent par la variété de leurs inflexions, par la richesse de leurs tours, par la souplesse de leurs formes , aux besoins infinis de l'intelUgence , ne jugerons-nous pas aussi qu'en géographie, certaines contrées ont été dessinées sur un plan plus heureux, mieux dé- coupées en golfes et ports, mieux hmitées de mers et de montagnes , mieux percées de yallées et de fleuves , mieux articulées , si je l'ose dire, c'est-à-dire plus capables d'accomplir tout ce qu'en voudra tirer la liberté. Notre petite Europe, si vous la comparez à l'informe et massive Asie, combien n'annonce-t-elle pas à l'œil plus d'aptitude au mouvement? Dans les traits même qui leur sont communs, l'Europe a l'avantage. Toutes deux ont trois péninsules au midi , l'épais carré de l'Espagne et de l'Ara- bie; la longue arête de l'Italie et de l'indostan, avec leur grand fleuve au nord, et leur île au


A LUrSTOIRE UNIVERSELLE. 13

midi ; enfin, ce tourbillon d'îles et de pres- qu'îles qu'on appelle ici la Grèce, là-bas la se- conde Inde. Mais la triste Asie regarde l'Océan, rintini; elle semble attendre du pôle austral un continent qui n'est pas encore. Les pénin- SLdes que l'Europe projette au midi, sont des bras tendus vers l'Afrique ; tandis qu'au nord elle ceint ses reins, comme un athlète vigou- reux, delà Scandinavie et de l'Angleterre. Sa tête est à la France, ses pieds plongent dans la féconde barbarie de l'Asie» Remarquez sur ce corps admirable les puissantes nervures qui se prolongent des Alpes aux Pyrénées, aux Crapaks , à l'Hémus , et cette imperceptible -merveille de la Grèce dans la variété heurtée de ses monts et de ses torrents , de ses caps et de ses golfes, dans la multiplicité de ses courbes et de ses angles, si vivement et si spirituelle- ment accentués. Regardez-la en face de la ligne immobile et directe de l'uniforme %ypte; elle s'agite et scintille sur la carte, vrai symbole de la mobilité dans notre mobile Occident.


16 INTRODUCTION

L'Europe est une terre libre : l'esclave qui la touche est affranchi ; ce fut le cas pour l'hu- manité, fugitive de l'Asie. Dans ce monde sévère de l'Occident, la nature ne donne rien d'elle- même; elle impose comme loi nécessaire l'exer- cice de la liberté. 11 fallut bien se serrer contre l'ennemi, et former cette étroite association qu'on appelle la cité.

Ce petit monde, enfermé de murailles, ab- sorba dans son unité artificielle la famille et l'humanité. Il se constitua en une éternelle guerre contre tout ce qui resta dans la vie na- turelle de la tribu orientale. Cette forme sous iaquelle les Pélasges avaient continué l'Asie en Europe , fut effacée par Athènes et par Rome. Dans cette lutte se caractérisent les trois mo- ments de la Grèce : elle attaque l'Asie dans la guerre de Troie, la repousse à Salamine, la dompte avec Alexandre. Mais elle la dompte bien mieux en elle-même^ et dans les murs mêmes de la cité. Elle dompte l'Asie, lorsqu'elle re- pousse, avec la polygamie, la nature sensuelle qui s'était maintenue en Judée même, et dé-


A l'histoire universelle. 17

clare la femme compagne de l'homme. Elle dompte l'Asie, lorsque, réduisant ses idoles gigantesques aux proportions de l'humanité, elle les rend à la fois susceptibles de beauté et de perfectionnement. Les dieux se laissent à regret tirer du ténébreux sanctuaire de l'Inde et de l'Egypte , pour vivre au jour et sur la place publique. Ils descendent de leur majes- tueux symbolisme et revêtent la pensée vul- gaire. Jusque-là ils contenaient l'État dans leur immensité. En Grèce, il leur faut devenir citoyens, quitter l'infini pour adopter un lieu, une partie , se faire petits pour tenir dans la cité. Ici sont les dieux doriens, là ceux de rionie; ils se classent d'après leurs adorateurs. Mais voyez, en récompense, combien ils profi- tent dans la société du peuple, comme ils suivent le progrès rapide de l'humanité. La Pallas de l'Iliade est une déesse sanguinaire et farouche, qui se bat avec Mars, et le blesse d'une pierre. Dans l'Odyssée, elle est la voix même de l'ordre et de la sagesse, réclamant pour l'homme auprès du père des dieux.

2.


18 INTRODUCTION

Et voilà ce qui fit la Grèce belle entre les choses belles. Placée au point intermédiaire où le divin est divin encore et déjà liumain, où, se dégageant de la nature fatale, la fleur de la liberté vient à s'épanouir, la Grèce est restée pour le monde le type du moment de , la beauté, de la beauté physique, et encore im- mobile; l'art grec n'a guère passé la statuaire. Ce moment, dans la httérature, c'est Hérodote, Platon et Sophocle; moment court, irrépara- ble, que la sagesse virile du genre humain ne peut regretter, mais qui lui revient toujours en mémoire avec le charme du premier amour.

. Ce petit monde porte dans sa beauté même sa condamnation. Il faut que la beauté passe, que la grâce du jeune âge fasse place à la ma- turité, que l'enfant devienne homme. Quand Aristote a précisé, prosaïsé, codifié la science grecque ; quand Alexandre a dispersé la Grèce de l'Hellespont à l'Indus, tout est fini. Le fils de Philippe rêvait que le monde était une cité dont sa i-)halange était la citadelle. La cité


A l'histoire universelle. 19

grecque est trop étroite pour que le rêve s'ac- complisse; il faut un monde plus large, qui réunisse les caractères de la tribu et de la cité; il faut que les dieux mobiles de la Grèce pren- nent un caractère plus grave, il faut qu'ils sortent de l'art qui les retient dans la matière , qu'ils s'affranchissent du Destin homérique dans lequel pèse encore sur eux la main de TAsie; il faut que la femme quitte le gynécée pour être en effet délivrée de la servitude. Sur les ruines du monde grec, dispersé, dévasté, reste son élément indestructible, son atome, d'après lequel nous le jugerons, comme on classe le cristal brisé par son dernier noyau ; ce noyau, c'est l'individu sous la forme du stoïcisme, ramassé en soi, appuyé sur soi, ne demandant rien aux dieux, ne les accusant point, ne daignant pas même les nier.


- Le monde de la Grèce était un pur combat ; combat contre l'Asie, combat dans la Grèce elle-même , lutte des Ioniens et des Dorions , de Sparte et d'Athènes. La Grèce a deux cités :


20 INTRODUCTION

c'est-à-dire que la cité y est incomplète. La grande Rome enferme dans ses murs les deux cités, les deux races, étrusque et latine , sacer- dotale et héroïque, orientale et occidentale, patricienne et plébéienne ; la propriété foncière et la propriété mobilière , la stabilité et le pro- grès, la nature et la liberté.

La famille reparaît ici dans la cité ; le foyer domestique des Pélasges est rallumé sur l'autel de Testa. Le dualisme de la Perse est repro- duit; mais il a passé des dieux aux hommes, de l'abstraction à la réalité , de la métaphysique religieuse au droit civil. La présence de deux races dans les mêmes murs, l'opposition de leurs intérêts, le besoin d'équilibre, commence cette guerre légale par-devant le juge, dont la forme fait l'objet de la jurisprudence. L'hé- roïsme guerrier de la Perse et de la Grèce, cette jeune ardeur de combat devient ici plus sage, et consent à n'employer dans la cité d'autre arme que la parole. Dans ce duel verbal, comme dans la guerre des conquêtes, les ad- versaires sont éternellement le possesseur et le


A l'histoire universelle. 21

demandeur. Le premier a pour lui l'autorité , l'ancienneté, la loi écrite; ses pieds posent fortement sur la terre dans laquelle il est en- raciné. L^autre , athlète mobile , a pour arme l'interprétation ; le temps est de son parti. Et le juge, emporté par le temps, n'aura d'autre travail que de sauver la lettre immobile, en y introduisant l'esprit toujours nouveau. Ainsi la liberté ruse avec la fatalité ; ainsi le droit va s'humanisant par l'équivoque.

Rome n'est point un monde exclusif. A l'in- térieur, la cité s'ouvre peu à peu aux plé- béiens; à l'extérieur^ au Latium, à l'Italie, à toutes les provinces. De même que la famille romaine se recrute par l'adoption , s'étend et se divise par l'émancipation, la cité adopte des citoyens, puis des villes entières sous le nom de municipes, tandis qu'elle se reproduit à l'infini dans ses colonies; sur chaque conquête, elle dépose une jeune Rome qui représente sa métropole.

Ainsi, tandis que la cité grecque^ coloni- sant, mais n'adoptant jamais, se dispersait et


22 ' INTRODUCTION

devait, à la longue, mourir d'épuisement, Rome gagne et perd avec la régularité d'un organisme vivant ; elle aspire, si je l'ose dire, les peuples latins , sabins, étrusques, et, deve- nus Romains, elle les respire au dehors dans ses colonies.

Et elle assimila ainsi tout le monde. La barbarie occidentale, Espagne ,^ Rretagne et Gaule , la civilisation orientale , Grèce , Egypte, Asie , Syrie , tout y passa à son tour. Le monde sémitique résistait : Carthage fut anéantie, la Judée dispersée. Tout le reste fut élevé malgré soi à l'uniformité de langue, de droit, de reli- gion; tous devinrent, bon gré, mal gré, Italiens, Romains, sénateurs, empereurs. Après les Césars, romains et patriciens, les Flaviens ne sont plus qu'Italiens; les Antonins, Espagnols ou Gaulois ; puis , TOrient réclamant ses droits contre l'Occident, paraissent les empereurs africains et syriens, Septime , Caracalla , Elagabale, Alexandre- Sévère; enfin les provin- ciaux du centre , les durs paysans de Tlllyrie , les Aurélien et les Probus, les barbares


A l'histoire universelle. 23

même, l'Arabe Philippe et le Goth Maximin. Avant que l'empire soit envahi, la pourpre impériale a été déjà conquise par toute:s les nations.

Cette magnifique adoption des peuples fit longtemps croire aux Romains qu'ils avaient accompli l'œuvre de l'humanité. Capitoli immo- bile saxum,.. res romance , perituraqiie régna.., Rome se trompa comme Alexandre, elle crut réaUser la cité universelle, éternelle. Et ce- pendant les barbares , les chrétiens , les es- claves, protestaient, chacun à leur manière, que Rome n'était pas la cité du monde, et rompaient diversement cette unité menson- gère.

Le monde héroïque de la Grèce et de Rome, laissant les arts de la main aux vaincus, aux esclaves , ne poursuivit pas loin cette victoire de l'homme sur la nature qu'on appelle l'in- dustrie. Les vieilles races industrielles, les Pé- lasges et d'autres tribus furent asservies, et pé- rirent. Puis, périrent, entre les vainqueurs eux- mêmes, les tribus inférieures, achéennes^ etc.


24 INTRODUCTION

Puis, dans les vainqueurs des vainqueurs, Doriens , Ioniens , Romains , les pauvres péri- rent à leur tour. Celui qui a aura davantage ; celui qui manque aura toujours moins, si l'industrie ne jette un pont sur l'abîme qui sé- pare le pauvre et le riche. L'économie fît pré- férer le travail des esclaves, c'est-à-dire des choses , à celui des hommes ; l'économie fit traiter ces choses comme choses ; si elles péris- saient, le maître en rachetait à bon marché , et y gagnait encore. Les Syriens, Bythiniens, Thraces, Germains et Gaulois^ approvisionnè- rent longtemps les terres avides et meur- trières de la Grèce et de Tîtalie. Cependant le cancer de l'esclavage gagnait de proche en proche; et, peu à peu, rien ne put le nourrir. Alors la dépopulation commença et prépara la place aux barbares, qui devaient venir bientôt d'eux-mêmes aux marchés de Rome, mais li- bres, mais armés, pour venger leurs aïeux. Longtemps avant cette dissolution maté- rielle et définitive de l'empire^ une puissante dissolution morale le travaillait au dedans. La


A L'uISTOIRE universelle. 25

Grèce et l'Orient, que Rome avait cru asservir, l'avaient elle-même envahie et soumise. Dès les guerres de Philippe et d'Antiochus , les dieux élégants d'Athènes s'étaient, sous les noms des vieilles divinités latines, insinués dans les temples de Rome, et avaient occupé les autels des dieux vainqueurs. Le Romain barbare se mit à étudier la Grèce. Il en adopta la langue, en imita la Httérature, relut le Phédon à Utique, mourut à Philippes en citant Euripide , ou s'écria en grec sous le poignard de Brutus. L'expression Httéraire de cette Rome hellénisée est le siècle d'Auguste; son fruit fut Marc-Aurèle, l'idéal de la morale antique.

Derrière la Grèce, s'avançait à cette conquête intellectuelle de Rome le monde oriental qui s'était fondu avec la Grèce dans Alexandrie. La translation de Tempire dans l'Orient, qui réussit à Constantin, avait été, de bonne heure, tentée par Antoine. Il voulut faire d'une ville orientale la capitale du monde. Cléopâtre ju- rait : Par les lois que je dicterai dans le Capi-

3


26 INTRODUCTION

tole. Il fallut, pour que l'Orient accomplît cette parole, qu'il eût auparavant conquis l'Occident par la puissance des idées. Alexandrie fut du moins le centre de ce monde ennemi de Rome, le foyer où fermentèrent toutes les croyances, toutes les pliilosophies de l'Asie et de l'Europe, la Rome du monde intellectuel.

Ces croyances, ces religions n'entrèrent pas sans peine dans Rome. Elle avait repoussé avec horreur dans les bacchanales la première ap- parition du culte orgiastique de la nature. Et voilà qu'un moment après, les prêtres fardés de Cybèle amènent le lion de la bonne déesse, étonnant le peuple de leurs danses frénétiques, de leurs grossiers prestiges, se tailladant les bras et les jambes, et se faisant un jeu de leurs blessures. Leur dieu, c'est l'équivoque Athis, dont ils fêtent par des rires et des pleurs la mort et la résurrection. Puis arrive le sombre Sérapis, autre dieu de la vie et de la mort. Et cependant sous le Capitole, sous le trône même de Jupiter, le sanguinaire Mithra creuse sa chapelle souterraine, et régénère l'homme


A l'histoire universelle. 27

avide d'expiation, dans le bain immonde du hideux taurob oie. Enfin une secte sortie des Juifs, et rejetée d'eux, célèbre aussi la mort et la vie; son Dieu est mort du supplice des es- claves ; Tacite ne sait que dire de l'association nouvelle. Il ne connaît les chrétiens que pour avoir illuminé de leurs corps en flammes les fêtes et les jardins de Néron.

La différence était cependant profonde en- tre le christianisme et les autres' religions orientales de la vie et de la mort. Celles-ci plon- geaient l'homme dans la matière, elles pre- naient pour symbole le signe obscène de la vie et de la génération. Le christianisme embrassa l'esprit, embrassa la mort. Il en adopta le si- gne funèbre. La vie, la nature, la matière, la fatalité, furent immolées par lui. Le corps et la chair, divinisés jusque-là, furent marqués dans leurs temples même du signe de la con- somption qui les travaille. On aperçut avec horreur le ver qui les rongeait sur l'autel. La liberté, affamée de douleur, courut à l'amphi- théâtre^ et savoura son supplice.


28 INTRODUCTION

J'ai baisé de bon cœur la croix de bois qui s'élève au milieu du Colisée, vaincu par elle. De quelles étreintes la jeune foi chrétienne dut-elle la serrer, lorsqu'elle apparut dans cette enceinte entre les lions et les léopards I Aujourd'hui encore, quel que soit l'avenir, cette croix, chaque jour plus solitaire, n'est- elle pas pourtant l'unique asile de l'âme reli- gieuse ? L'autel a perdu ses honneurs, l'huma- nité s'en éloigne peu à peu; mais, je vous en prie, oh! dites-le-moi, si vous le savez, s'est- il élevé un autre autel?

Dans l'arène du CoUsée se rencontrèrent le chrétien et le barbare,, représentants de la li- berté pour l'Orient et pour l'Occident. Nous sommes nés de leur union, et nous, et tout l'avenir.

c( Je vois devant moi le gladiateur étendu. » Sa tête sur sa main s'atfaisse par degrés. Les » dernières gouttes de son sang s'échappent » lentement... Déjà l'arène tourne autour de » lui... il entend encore les barbares accla-


A l'histoire universelle. 29

» mations... Il a entendu, mais ses yeux, son » cœur, étaient bien loin. Il voyait sa hutte » sauvage près du Danube, et ses enfants qui » se jouaient, et leur mère... Lui égorgé pour » le passe-temps de Rome!... H faut qu'il » meure, et sans vengeance!... Levez-vous, » hommes du Nord !... » S'écroulent l'Empire, et le cirque, et cette ville enivrée de sang !

Alaric assurait qu'une impulsion fatale l'en- traînait contre Rome. Il la saccagea et mourut. Le premier ban des barbares, Goths, Bour- guignons, Hérules, révérèrent la majesté mys- térieuse de la ville qu'on ne violait pas impu- nément. Celui même qui se vantait que l'herbe ne poussait jamais où avait passé son cheval, tourna bride, et sortit de l'Italie. Les premiers barbares furent intimidés ou séduits par la cité qu'ils venaient détruire. Ils composèrent avec le génie romain, et maintinrent l'escla- vage. A eux n'appartenait pas la restauration du monde.

Ensuite vinrent les Francs S enfants d'Odin,

i. Les idées qui suivent sur le caractère des.

3.


30 INTRODUCTION

furieux de pillage et de guerre, avides de bles- sures et de mort, comme les autres de fêtes et de banquets, impatients d'aller boire la bière au Wahalla, dans le crâne de leurs ennemis. Ceux-là marchaient presque nus au combat, se jetaient dans une barque pour tourner l'Océan, du Bosphore à la Batavie. Sous leur domination farouche et impitoyable, l'esclavage domestique ne laissa pas de disparaître ; le servage lui succéda; le servage fut déjà une délivrance pour l'humanité opprimée.

Ces barbares apportaient une nature vierge à l'ÉgUse. Elle eut prise sur eux. Les Goths et Bour- guignons, qui ne voyaient qu'un homme en Jésus, n'avaient reçu du christianisme ni sa poé- sie, ni sa forte unité. Le Franc adopta l'homme- Dieu, adopta Rome purifiée, et se fit appeler César. Le chaos tourbillonnant de la barbarie, qui, dès Attila, dès Théodoric, voulait se fixer et s'unir, trouva son centre en Charlemagne.

Francs, ont été légèrement modifiées par l'auteur dans d'autres ouvrages. H a cru aussi devoir expliquer la théorie de la page 32 sur Satan.


A l'histoire universelle. 31

, Cette unité, matérielle et mensongère en- core, dura une vie d'homme, et, tombant en poudre, laissa sur l'Europe l'aristocratie épis- copale, l'aristocratie féodale, couronnées dit pape et de l'empereur. Merveilleux système dans lequel s'organisèrent et se posèrent en face l'un de l'autre l'empire de Dieu et l'empire de l'homme. La force matérielle, la chair, l'hérédité^ dans l'organisation féodale; dans l'Église, la parole, l'esprit, l'élection. La force pai'tout, l'esprit au centre, l'esprit dominant la force. Les hommes de fer courbèrent devant le glaive invisible la raideur de leurs armures ; le fils du serf put mettre le pied sur la tête de Frédéric Barberousse. Et non seulement l'es- prit domina la force, mais il Tentraîna. Ce monde de la force^ subjugué par l'esprit, s'ex- prima par les croisades, guerre de l'Europe contre l'Asie, guerre de la liberté sainte contre la nature sensuelle et impie. Toutefois, il lui fallut, pour but immédiat, un symbole matériel de cette opposition; ce fut la déhvrance du tombeau de Jésus-Christ. Tous, hommes et


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femmes, jeunes et vieux, partirent sans armes, sans vivres, sans vaisseaux, bien sûrs que Dieu les nourrirait, les défendrait, les transporte- rait au delà des mers. Et les petits enfants aussi, dit un contemporain, suivaient dans des chariots, et à chaque ville dont ils apercevaient de loin les murs, ils deman- daient dans leur simplicité : N'est-ce pas là Jérusalem?

Ainsi s'accomplit en mille ans ce long mira- cle du moyen âge^ cette merveilleuse légende dont la trace s'efface chaque jour de la terre, et dont on douterait dans quelques siècles, si elle ne s'était fixée et comme cristallisée pour tous les âges dans les flèches, et les aiguilles, et les roses, et les arceaux sans nombre des cathédrales de Cologne et de Strasbourg, dans les cinq mille statues de marbre qui couron- nent celle de Milan. En contemplant cette muette armée d'apôtres et de prophètes, de saints et de docteurs échelonnés de la terre au ciel, qui ne reconnaîtra la cité de Dieu, élevant jusqu'à lui la pensée de l'homme?... Chacune


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 33

de ces aiguilles qui voudraient s'élancer, est une prière, un vœu impuissant arrêté dans son vol par la tyrannie de la matière. La flèche, qui jaillit au ciel d'un si prodigieux élan, pro- teste auprès du Très-Haut que la volonté du moins n'a pas manqué. Autour rugit le monde fatal du paganisme, grimaçant en mille figures équivoques de bêtes hideuses, tandis qu'au pied les guerriers barbares restent pétrifiés dans l'attitude où les a surpris l'enchantement de la parole chrétienne ; l'éternité ne leur suf- fira pas pour en revenir.

Le charme s'est pourtant rompu pour le genre humain. Le dernier mot du christianisme dans l'art , la cathédrale de Cologne est restée inachevée. Ces nefs immenses se sont trouvées trop étroites pour l'envahissement de la foule. Du peuple s'est levé d'abord un homme noir, un légiste, c/)ntre l'aube du prêtre, et il a op- posé le droit au droit. Le marchand est sorti de son obscure boutique pour sonner la cloche' des communes et barrer au chevalier sa rue tortueuse. Cet homme enfin (était-ce un homme?)


34 INTRODUCTION

qui vivait sur la glèbe à quatre pattes, s'est redressé avec un rire terrible, et, sous leurs vaines armures, a frappé d'un boulet nive- leur le noble seigneur et son magnifique cour- sier.

La liberté a vaincu, la justice a vaincu. Le monde de la fatalité s'est écroulé. Le pouvoir spirituel lui-même avait abjuré son titre en in- voquant le secours de la force matérielle. Le triomphe progressif du moi^ le vieil œuvre de l'affrancliissement de l'homme^ commencé avec la profanation de l'arbre de la science, s'est continué. Le principe héroïque du monde, la liberté, longtemps maudite et confondue avec la fatalité sous le nom de Satan, a paru sous son vrai nom. L'homme a rompu peu à peu avec le monde naturel de l'Asie, et s'est fait, par l'industrie, par l'examen, un monde qui relève de la liberté. Il s'est éloigné du dieu- nature delà fatalité, divinité exclusive et ma- râtre qui choisissait entre ses enfants, pour ar- river au dieu pur, au dieu de l'âme, qui ne distingue point l'homme de l'homme , et leur


A l'histoire universelle. 35

ouvre à tous^ dans la société^ dans la religion, l'égalité de l'amour et du sein paternel.


Comment s'est accompli dans l'Europe le travail de l'affranchissement du genre humain? Dans quelle proportion y ont contribué cha- cune de ces personnes poUtiques qu'on appelle des États, la France et l'Italie , l'Angleterre et l'Allemagne?

Le monde , depuis les Grecs et les Romains , a perdu cette unité visible qui donne un carac- tère si simple et si dramatique à l'histoire de l'antiquité. L'Europe moderne est uii orga- nisme très complexe/dont l'unité, dont rame et la vie, n'est pas dans telle ou telle partie


36 INTRODUCTION

prépondérante , mais dans leur rapport et leur agencement mutuel, dans leur profond engrè- hement, dans leur intime harmonie. Nous ne pouvons dire ce qu'a fait la France, ce qu'elle est et sera , sans interroger sur ces questions l'ensemble du monde européen. Elle ne s'ex- plique que par ce qui l'entoure. Sa personnalité est saisissable pour celui-là seul qui connaît les autres États qui la caractérisent par leur op- position.

Le monde de la civilisation est gardé à ses deux portes, vers l'Afrique et l'Asie par les Espagnols et les Slaves, voués à une éternelle croisade , chrétiens barbares opposés à la bar- barie musulmane. Ce monde a pour ses deux pôles, au sud et au nord, l'Itahe et la Scandi- navie. Sur ces points extrêmes pèse lourdement la fatalité de race et de climat.

Au centre s'étend l'indécise Allemagne. Comme l'Oder, comme le Wahal, ces fleuves vagues qui la limitent si mal à l'orient et à l'occident, l'Allemagne aussi a cent fois changé


■ A l'uISTOIRE universelle. 37

ses rivages , et vers la Pologne et vers la France.. Qu'on suive , si l'on peut, clans la Prusse et la Silésie, dans la Suisse, la Lorraine et les Pays- Bas, les capricieuses sinuosités que décrit la langue germanique. Quant au peuple , nous le retrouvons partout. L' Allemagne a donné ses Suèves à la Suisse et à la Suède, à l'Espagne ses Goths, ses Lombards à la Lombardie, ses x\.nglo-Saxons à l'Angleterre, ses Francs à la France. Elle a nommé et renouvelé toutes les populations de l'Europe. Langue et peuple, l'élément fécond a partout coulé , pénétré.

Aujourd'liui même que le temps des grandes migrations est passé, l'Allemand sort volontiers de son pays ; il y reçoit volontiers l'étranger. C'est le plus hospitalier des hommes. Entrez souis ce toiit pointu , dans cette laide maison d© bois bwolée ; asseyez-vous hardimenit près dm feu, ne craignez rien, vous obligez votre héte:. Telle est la partialité des Allemands pour l'é- tranger. L'Autrichien , le Souabe^ si maltraitési par nos soldats , pleuraient souvent au départ du Français. Dans telle cabane enfumée , vous


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trouverez tous les journaux de la France. L'Al- lemand sympathise avec le monde ; il aime , il adopte les modes, les idées des autres peuples, sauf à en médire.

Le caractère de celte race, qui devait se mêler à tant d'autres, c'est la facile abnégalion de soi. Le vassal se donne au seigneur; l'étu- diant, l'artisan, à leurs corporations. Dans ces associations , le but intéressé est en seconde ligne; l'essentiel, ce senties réunions amicales, les services mutuels , et ces rites , ces symbo- les , ces initiations qui constituent pour les as- sociés une religion de leur choix. La tab!e commune est un autel où l'Allemand immole l'égoïsme ; Thonime y livre son cœur à l'homme , sa dignité et sa raison à la sensuahté. Risibles et touchants mystères de la vieille Allemagne, baptême de la bière, symboUsme sacré des for- gerons et des maçons , graves initiations des tonneliers , des charpentiers ; il reste bien peu de tout cela , mais , dans ce qui subsiste , on retrouve cet esprit sympathique et désinté- ressé.


A l'histoire UNIVERSELLE. 39

Rien cFélonnant si c'est en Allemagne que nous voyons pour la première fois l'homme se faire l'homme d'un autre , mettre ses mains dans les siennes et jurer de mourir pour lui. Ce dévouement sans intérêt, sans condition , dont se rient les peuples du Midi , a pourtant fait la grandeur de la race germanique. C'est par là que les vieilles bandes des conquérants de TEmpire, groupées chacune autour d'un chef, ont fondé les monarchies modernes. Ils lui donnaient leur vie , à ce chef de leur choix ; ils lui donnaient leur gloire même. Dans les vieux chants germaniques tous les exploits de la nation sont rapportés à quelques héros. Le chef concentre en soi l'honneur du peuple , dont il devient le type colossal. La force, la beauté, la grandeur, tous les nobles faits d'armes s'ac- cumulent en Siegfrid, en Dietrich , en Fré- déric Barberousse , en Rodolphe de Hapsbourg. Leurs fidèles compagnons ne se sont rien ré- servé.

Au-dessus du seigneur, au-dessus des comtes et des ducs, et des électeurs, et de l'Empe-


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reiir, au somniet de toute hiérarchie, TAlle- magnea placé la femme (Srau). Velleda, dit Ta- cite , fut adorée vivante. Un vieux minnesinger place la femme sur un trône avec douze étoiles pour couronne., et la tête de lliommepour mar- chepied. Si la poésie est une affaire de cœur, c'est ici. Les minnelieder sont pleins de larmes enfantines, de cette douleur abandonnée qui se trouble elle-même, et ne peut plus s'expri- mer. Yous ne rencontrerez là m jongleurs^ ni gai savoir, pas davantage la frivole dialecti- que des cours d'amour. \Joh]Qi de cescbants, c'est la femme idéale , c'est la Yierge, qui leur fait oiibher Dieu et les saints. C'est encore la verdure et les fleurs ; ils ne tarissent pas sur ce dernier sujet. Cette poésie puérile et profonde tout ensemble se laisse aller à l'attraction magnétique de la nature, qu'elle finira par diviniser. Mélange admirable de force et d'en- fance , le génie allemand m'apparaît dans ce Parceval d'Eschenbach, ce puissant chevalier que les soins d'une mère timide ont retenu dans l'innocence et la touchante imbécillité


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 41

ilii jeune âge. Il échappe et se rend à la ville des miracles à travers les forets et les dé- serts. Mais un oiseau blessé laisse tomber sur la neige trois gouttes de sang; le héros revoit dans ces couleurs la blancheur et l'incarnat de sa bien-aimée. Il s'arrêle , il rêve immobile. H contemple dans la réahté présente l'idéal qui remplit sa pensée. Malheur à qui veut finir le songe ; il renverse sons bouger de place les chevaliers qui viennent tour à tour pour l'en arracher.

Ainsi éclate d'abord dans le dévouement féo- dal, dans l'amour et la poésie, l'abnégation et le profond désintéressement du génie allemand. Trompé par le fini , il s'adresse à l'infini ; s'il s'est immolé à son seigneur, à sa dame, que re- fusera-t-il à son Dieu? Rien, pas même sa moraUté , sa liberté. Il jettera tout dans cet abîme, il confondra l'homme dans l'univers, l'univers en Dieu. Préparé par le mysticisme protestant, il adoptera sans peine le pan- théisme de Schelling, et l'adultère de la matière et de l'esprit sera de nouveau consommé. Où


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sommes-nous , grand Dieu ? nous voilà re- plongés dans rinde ; aurions-nous fait en vain ce long voyage ? A ce terme se manifeste, avec ses conséquences immorales , la sympathie universelle, ou l'universelle indifférence du génie germanique. Yiennent toule religion, toute philosophie, toute histoire, l'auteur du Faust, le Faust contemporain les réfléchira, les absorhera dans l'océan de sa poésie.

Oui, l'Allemagne, c'est l'Inde en Europe, vaste, vague, flottante et féconde, comme son Dieu, le Prêtée du panthéisme. Tant qu'elle n'a pas été serrée et encadrée par les fortes bar- rières des monarchies qui l'environnent, la tribu indo-germanique a débordé , découlé par l'Europe, et l'a changée en se changeant. Li- vrée alors à sa mobiUté naturelle, elle ne con- naissait ni murs, ni ville. «Chaque famille, dit Tacite , s'arrête où la retient son caprice, un bois, un pré, une fontaine. » Mais, à mesure que, derrière, s'accumulaient les flots d'une autre Barbarie, Slaves, Avares et Hongrois, tandis qu'à l'occident la France se fermait, il


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fallut se serrer pour ne pas. perdre terre , il fallut bâtir des forts, inventer les villes. Il fallut se donner à des ducs, à des comtes, se grouper en cercles, en piovinces. Jetée au centre de l'Europe pour champ de bataille à toules les guerres, l'Allemagne s'attacha, bon gré, mal gré, à l'organisation féodale, etrestabarbare pour ne pas périr. C'est ce qui explique ce merveilleux spectacle d'une race toujours jeune et vierge, qu'on aperçoit engagée comme par enchantement dans une civilisation transpa- rente , comme un liquide vivement saisi reste fluide au centre du cristal imparfait. Do là, ces bizarres contrastes, qui font de l'Allemagne un pays monstrueusement diversifié. Des États de vingt millions d'hommes, d'autres de vingt mille. Le morcellement infini, le droit infini- ment varié des seigneuries féodales ; et à côté une grande monarchie disciplinée comme un régiment. Des villes d'hier, toutes blanches, nivelées, alignées, tirées à angles droits, en- nuyeuses el maussades petites Londres. D'au- tres , comme la bonne Nurembeig, où les


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maisons , grotesquement peintes , prêchent toujours aux passantsles paroles du saint Evan- gile; ou bien, pour unir tous les contrastes, de savantes bibliothèques au milieu des forêts ; et les cerfs venant boire sous le balcon des électeurs. Ces oppositions extérieures ne font qu'exprimer celles des mœurs. L'esclavage de la glèbe, les communes du moyen âge, tout se trouve dans ce curieux musée, où chaque pas dans l'espace vous fait voyager dans le temps. Dans plusieurs provinces , la femme y est servante, comme elle l'était du guerrier barbare, ce qui ne l'empêche pas d'être déifiée par le génie idéal de la chevalerie.

De toutes ces contradictions , la plus forte est celle qui maintient, sous le joug du moyen âge , un peuple curieux d'innovations et en- thousiaste de l'étranger. Avec si peu de ténacité, une telle perpétuité d'usages et dé mœurs ! Cer- tes , ce qui manque à l'Allemagne , ce n'est point la volonté du changement, de l'indépendance. Que de fois elle s'est soulevée , mais c'était pour retomber bientôt. Le vieux génie saxon, éter-


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îielle opposition politique de l'Allemagne, la fierté farouche des tribus Scandinaves , tout le Nord proteste contre la tendance pantbéis- tiqiie des provinces méridionales ; il refuse de perdre sa personnalité en un homme , en Dieu ou dans la nature. Cette prétention du Nord se déploie avec une magnifique ostentation. En Islande, les dieux mourront comme nous. L'homme les a précédés; l'univers s'est taillé des membres d'un géant. A qui crois-tu? disait Saint-Olaf à un de ses guerriers. Je crois à moi^ répondit-il. D'où vient donc que ce gé- nie superbe retombe toujours si vite, en reli- gion au mysticisme, au despotisme en politique? La Suède , le champion de la liberté protes- tante sous Gustave-Adolphe , s'est soumise aux Roses-Croix. Qui parla plus haut que Luther contre la tyrannie de Rome? mais ce fut pour anéantir la doctrine du libre arbitre. Du vivant de Luther , à sa table même , commença le mysticisme qui devait triompher en Bœhnie. Kant mit sur son étendard les mots : Critique at liberté ; l'Allemagne entendit être enfin libre


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et forte, et, pour mieux s'assurer de soi, elle se serra dans les entraves d'un etTrayant for- malisme; mais cette nature glissante échappait toujours, piir l'art et par le sentiment, par Gœthe et parJacobi. Alors vintFichte, inflexi- ble stoïcien , ardent patriote. Il prit pour affran- chir l'homme le seul moyen qui restait : il supprima le monde, comme il eût voulu dé- livrer l'Allemagne en supprimant la France. Vaines espérances des hommes ! La philosophie de Fichte, les chants de Kœrner, et 1814, aboutirent au sommeil; sommeil inquiet, sans doute. L'Allemagne se laissa rendormir au pan- théisme de Schelling, et si le Nord en sortit par Hegel, ce fut pour violer l'asile sacré de la li- berté humaine , pour pétrifier l'histoire. Le monde social devint un dieu entre leurs mains, mais un dieu immobile , insensible , tout propre à consoler , à prolonger la léthargie nationale. Non, la grande, la savante, la puissante Allemagne n'a pas le droit de mépriser la pauvre Italie qu'elle écrase. Au moins , celle-ci peut alléguer la langueur du climat, les forces dis-


A l'uistoire universelle. 47

proporlionnées des conquérants, la longue dés- organisation. Donnez-lui le temps, à cette- an- cienne maîtresse du monde, à celte vieille rivale de la Germanie. Ce qui a fait l'iiumilia- tion de l'Italie comme peuple , ce qui l'a sou- mise à la molle et disciplinable Allemagne , c^est précisément l'indomptable personnalité , Toriginalité indisciplinabie qui, chez elle, isole les individus.

Cet instinct d'abnégation que nous ayons trouvé en AlTemagne est étranger à Tltalie. En cela , comme en tout, l'opposition des deux peuples est tranchée. L'Italien n'a garde de s'abdiquer lui-même^ et de se perdre avec Dieu et le monde dans un même idéalisme. Il fait descendre Dieu à lui, il le matérialise, le forme à son plaisir, y cherche un objet d'art. Il fait de la religion , et souvent de bonne foi , un objet de gouvernement. Elle lui apparaît dans tous les siècles sous un point de vue d'uti- lité pratique. La divination des Étrusques était un art de surprendre aux dieux la connais- sance des intérêts de la terre , une partie de la


48 INTRODUCTION

politique et de la jurisprudence. Les prières et les formules augurâtes sont de véritables con- trats avec les dieux. L'augure cherche les ter- mes les plus précis , ne promet rien de trop ^ ne s'engage pas, prend ses précautions contre l'autre partie. 11 ne craint pas de fatiguer les dieux d'interrogations et de stipulations nou- velles. Pour trouver les plus beaux raisins, pour rattraper un oiseau perdu, on prenait le lituus , et l'on traçait des hgnes sacrées.

Le droit canonique, comme leilroit augurai^ s'appliquait au gouvernement de ce monde. On sait avec quel art l'église de Rome atteignit et régla toutes les actions des hommes, comme matière du péché. La théologie fut enfermée, bon gré, mal gré, dans la jurisprudence ;. les papes furent des légistes. Nous savons ici les choses de Dieu, leur écrivait un roi de France , mieux que vous autres gens de Loi..

L'Italie est le seul peuple qui ait eu une ar- chitecture civile , aux époques diverses où les autres nations ne connaissaient que l'architec- ture religieuse. Le mol poiztifex signifie


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 4Î>

constructeur de ponts. Les monuments étrus- ques , différents en cela de ceux de l'Orient , ont tous un but d'utdité pratique. Ce sont des murs de villes, des aqueducs, des tombeaux; on parle moins de leurs temples. L'Italie du moyen âge bâtit beaucoup d'églises, mais c'étaient les lieux où se tenaient les assemblées politiques. Tandis que l"x\.llemagne, l'Angle- terre et la France^ n'élevaient que des édifices religieux^ l'Italie faisait des routes, des canaux. Aussi l'Allemagne devança l'Italie dans la con- struction de ses prodigieuses cathédrales. Jean Galeas Sforza fut obligé de demander des ar- chitectes à Strasbourg, pour fermer les voûtes de ta cathédrale de Milan.

Si l'individualité italienne ne se donne pas à Dieu sans condition, combien moins à l'homme I Yous trouverez dans ritalie du moyen âge plus d'une image de la féodalité, les lourdes armures , les puissants coursiers , les forts châteaux, jamais ce qui constitue la féodalité elle-même , la foi de l'homme en l'homme. L'héroïsme italien est de nature plus


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haute. Que lui importe un homme périssahle, une chair mortelle , et ce cœur qui hientôt ne hattra plus? il sait mourir, quoiqu'il n'aille pas chercher la mort , mais mourir pour une idée. Je sais dans telle forteresse tel homme qui, au milieu des plus rudes épreuves, gardera jusqu'à la mort le secret de la liberté. Tout autre dévouement est simplicité^, enfance aux yeux des compatriotes de Machiavel. La recherche aventureuse des périls inutiles, la déification de la femme, la religion de la fidé- lité , la rêverie enthousiaste du monde féodal , tout cela excite en eux un rire inextinguible. Leur poème chevaleresque est la satire de la chevalerie , VOrlando furioso. Point d'associa- tion industrielle ni mihtaire , si ce n'est pour un but précis, pour un intérêt , pour une idée. Le génie italien est un génie passionné , mais sévère, étranger aux vagues sympathies. Ce n'est point le monde naturel de la famille, de la tribu, c'est le monde artificiel de la cité. Circonscrit par la nature dans les vallées de l'Apennin , isolé par des fleuves peu navigables ,


A l'histoire UNIVERSELLE. 51

il s'enferme encore clans des murs. Il y règne loin de la nature dans des palais de marbre , où il vit d'harmonie, de rhytlime et de nombre; s'il en sort , c'est pour se bâtir dans ses villas des jardins de pierre. Et d'abord , il se carac- térise par l'harmonie de la vie civile, par la législation , par la jurisprudence. Après tant d'invasions barbares, l'indestructible droit ro- main reparaît à Bologne et par toute l'Italie. Les subtilités de Tribonien sont subtilisées par Âccurse et Barthole. A côté des juristes, re- viennent les mathématiciens. Cardan et Tar- taglia continuent Archi tas et Pythagore. Leur géométrie abstraite est reçue dans la géomé- trie concrète de l'architecture, l'art de la cité matérielle , comme la législation est l'art de la cité morale. A Rome, à Florence, la figure humaine, dans les tableaux, reproduit 'la sé- vérité, quelquefois la sécheresse architectu- rale. Ce n'est guère qu'au nord, dans le co- loris vénitien, dans la grâce lambarde, que la' peinture consent à humaniser l'homme. Pour la nature , elle osera rarement se montrer


•o2 INTRODUCTION

dans les tableaux. Peu de paysages, peu de poésie descriptive en Italie.

La poésie s'y inspire du génie de la cité. Sans doute dans ce pays tout homme chante ; le climat y délie toute langue. Mais le vrai poète italien, c'est l'architecte de la cité invi- sible^ dont les cercles symboliques sont la scène de la Divina Commedia. Dante est l'expression complète de [l'idée italienne du rythme, du nombre; il a mesuré, dessiné, chanté son «nfer. C'est encore sous la forme harmonique de la cité, que l'histoire de l'humanité apparut -au fondateur de la philosophie de l'histoire, le Dante de Tâge prosaïque de l'Italie, Giam- batista Yico. Dans la dualité du corso et du ricorso^ dans la triplicité des âges, dans la beauté géométrique de sa forme, la Scienza nuova me représente le génie rythmique de l'Étrurie et delà Grèce pythagoricienne.

Lors même qu'il sort de la cité, l'Italien en transporte, en imprime partout Timage. On sait avec quel soin sévère la religion étrusque


A l'uISïOIRE universelle. 53

et la politique romaine mesuraient et orien- taient les champs. V ar tout Vagri?nensore{ l'au- gure venaient, derrière les légions conqué- rantes, calquer la colonie nouvelle sur la forme sacrée de la métropole. Tandis que , chez les nations germaniques , l'homme s'attache à son champ , s'y enracine, et aime à tirer son nom de sa terre , l'Italien lui donne le sien ; il n'y voit qu'un rapport de plus avec la cité , qu'une matière d'intérêt civil. Le juriste, le stratégiste , viendront reconnaître la terre pour en régler ou déplacer les limites , pour trans- férer ou maintenir la propriété selon les moyens divers de leur art.

La mère de la tactique comme de la juris- prudence , c'est ritaUe. La guerre est devenue une science entre les mains des condottieri [[di- liens, les Alberic, les Sforza, les Malatesta de la Romagne , les Braccio , les Baglioni , les Pic- cinino de TOmhrie. L'Italie fournit le Levant d'ingénieurs. Les fondateurs de Tarchiteclure militaire sont des Italiens. Le premier capi- taine de l'antiquité , César , appartient à l'Italie ;


54 INTRODUCTION

le premier des temps modernes fut un homme de race italienne adopté par la France. Quand nous ignorerions l'origine de Napoléon , le caractère à la fois poétique et pratique de son génie , la beauté sévère de son profil , ne feraient-ils pas reconnaître le compatriote de Machiavel et de Dante?

Il est temps d'en finir avec ces ridicules dé- clamations sur la mollesse du caractère italien. Youlez-vous juger la valeur italienne par la populace de Naples? Jugez donc la France par les canuts de Lyon. Laissons les gentlemen anglais et les poètes allemands aller chercher à la table des Italiens de Rome et de Milan des inspirations de mépris sublime et de colère généreuse. N'ont-ils pas aussi insulté la Grèce au tombeau, la veille de sa résurrection? Hommes légers et cruels , qui confondez sous le même opprobre les lazzaroni et les roma- gnols, les héros et les lâches, avez-vous donc oubUé l'armée italienne de Bonaparte, et tant de faits d'armes des Piémontais? Et naguère encore , ceux que vous accusiez de ne pas sa-


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 55

voir tirer l'épée pour leur pays^, n'ont-ils pas su mourir pour vous ?

L'Italie a changé, dit-on^ et l'on croit avec un mot avoir expliqué et justifié ses malheurs. Et moi, je soutiens qu'aucun peuple n'est resté plus semblable à lui-même. J'ai déjà mar- qué dans ce qui précède la perpétuité du génie italien, des temps anciens aux temps nvo- dernes. Il me serait trop facile de la suivre dans une foule de détails moins importants.

Le costume est presque le même, au moins dans le peuple. Je vois partout le venetus cu- cullus, Taiguille d'acier dans les cheveux des femmes, les colliers, les anneaux, comuie à Pompéi; jusqu'aux sandales et au pileus^ que vous retrouverez vers Fondi.

La nourriture est analogue. Dans les villes, mêmes rues étroites. Les thcrmopoles sous le nom de cafés. Le prandium à midi , et la sieste et la promenade du soir. En tout temps, même foule autour de l'improvisateur, qu'il s'appelle Stace, Dante, ou Sgricci. On ren- contre dans les filosofi de Venise, les litlerati


•■56 INTRODUCTION

en plein vent, les Ennianistes de rranliqiiité. Seulement l'Arioste et le Tasse ont pris la place d'Ennius.

Dans les campagnes , même système de cul- ture. La charrue est celle même que décrit Yirgile. En Toscane, les bestiaux sont comme autrefois renfermés et nourris de feuillage, de peur qu'ils ne blessent les vignes et les oliviers. Ailleurs, ils poursuivent leur éternel voyage des montagnes aux plaines de Rome et de la Fouille, et de la plaine à la montagne.

Chaque province est restée fidèle à sou génie. Naples est toujours grecque, quoi qu'aient fait les barbares. Le type sauvage des Brutiens s'est manifestement conservé à Scm-Giovanni in fiore. Les Napolitaius sont toujours bruyants et grands parleurs. Naples est une ville d'avo- cats. Dès l'antiquité il y avait à Naples des combats de musique. Le génie philosophique de la Grande-Grèce n'a-t-il pas revécu dans Telesio, dans Campanella et dans l'infortuné Bruno?

Au midi, l'idéalisme, la spéculation et les


A l'uistoire universelle. S7

Grecs ; au nord, le sensualisme, l'action et les Celtes. Les charpentiers , les menuisiers , les colporteurs, les maçons^ viennent de Novare, de Como, de Bergame. Bergame, patrie d'Ar- lequin , est celle aussi du vieux comique Ceci- iius Statius.

Même perpétuité dans les contrées du cen- tre, dans Rome et dans l'Étrurie. Le caractère cyclopéen n'est pas pins frappant dans les murs de Yolterra que dans les édifices de Flo- rence , dans les masses du palais Pitti. La rai- deur de l'art étrusque reparaît dans Giolto et jusque dans Michel-Ange. Mais je compte mieux montrer ailleurs l'identité de lÉtrurie dans tous les âges.

Lorsque le barbare Sylla eut dévasté l'Étra- rie, il choisit une place dans la vallée de l'Arno , y fonda une ville , et la nomma d'a- près le nom mystérieux de Rome. Ce nom, connu des seuls patriciens, et qu'il était dé- fendu de prononcer, était Flora. Il appela la ville nouvelle Florentia. Florence a répondu à l'augure. Le poème des antiquités de l'Italie


58 INTRODUCTION

primitive, V Enéide, venait de la colonie étrus- que de Mantoue, et c'est à un Toscan, à un Florentin qu'est dû le poème des antiquités du moyen âge, la Divine Comédie. L'Italie est le pays des traditions et de la perpétuité histo- rique. Questa provincia , dit Machiavel, avec sa force et sa gravité ordinaires, pare nata a risu^citare le cose morte.

Au centre de la péninsule , le peuple n'a pas changé davantage. Ceux-ci n'ont jamais été propres ni à l'art ni à la science. La plupart des écrivains illustres de Rome, Catulle, Yir- gile, Horace, Ovide, Lucain et Juvénal, Ci- céron, Tile-Live , Sénèque et les Pline, une foule d'autres moins illustres, lui sont venus d'autres contrées. De même au moyen âge. Son théologien, son artiste, sont deux étran- gers, saint Thomas d'Aquin, Raphaël d'Urbin. A Rome toutefois vous trouverez la satire amère et mordante ;, le rire tragique. Lucile et Juvénal étaient Romains de naissance ; Salva- tor Rosa et Monti l'ont été d'adoption,

La véritable vocation du Romain, c'était


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 59

l'action politique. Ne pouvant plus agir, il rêve. Contemplez cette race monumentale dans les rues et sur les places publiques, vous serez frappé de sa fierté. Ce sont les bas-reliefs de la colonne Trajane, qui sont descendus et qui marchent. Pour rien au monde, le Romain ne fera œuvre servile. Il faut qu'il vienne des hommes des Abbruzzes pour recueillir les mois- sons ou réparer les routes, des Bergamasques pour porter les fardeaux. Sa femme ne dai- gnera recoudre les trous de son manteau; il faut un juif pour le raccommoder. La seule exportation de Rome, c'est la terre même, les haillons et les antiquités. .

Comme au temps où Juvénal nous montre le préteur et le tribun recueillant la sjjortida de porte en porte, le Romain d'aujourd'hui mendie noblement. Sa nourriture est toujours le porc. Les charcutiers et les bouchers sont presque les seules boutiques à Rome. Toujours sensuel et cruel, il se contente de combats de taureaux, faute de gladiateurs. Accusez-le de férocité si vous voulez; mais de faiblesse, non :


6 INTRODUCTION

son couteau répondrait. Son couteau ne le quitte pas. Le coup de couteau est un geste naturel et fréquent à Rome. 11 faut voir aussi avec quelle joie furieuse il place le feu sous la peau du cheval de course. Son cri de carnaval est un cri de sang et de nivellement : Mort au seigneur abbé! mort à la belle jjrincesse ! 11 ne criait pas plus fort : Les chrétiens aux lions! Et il faut dire aussi qu'il y a dans l'air de cette ville quelque chose d'orageux, d'immoral et de frénétique. Au milieu des plus étourdissants contrastes, parmi les monuments de tous les âges, égyptiens, étrusques, grecs, romains, au rendez-vous de toutes les races du monde, vous entendez toutes les langues excepté l'ita- Uenne ; plus d'étrangers que de Romains, et des rois dans la foule. La tête tourne, le ver- tige gagne; je ne m'étonne pas quei tant d'em- pereurs, qui voyaient tout cela tourbillonner à leUiEs pieds, soldent clevenns Cous.

Une ressemblance plus triste encore entre les temps anciens et les temps modernes, c'est la soUtude des environs de Rome et en général


A l'histoire universelle. 61

des campagnes d'Italie. Quel que fui le génie agricole des anciens Latins, on voit que, dès le temps de la république, une partie de la contrée était laissée en prairies [jjrata Mucia , Quintia, etc.)- Caton recommande le pâturage comme le meilleur emploi de la terre. Ce con- seil fut suivi. Il dispensait les propriétaires de résider &ur leurs terres, de faire travailler les pauvres; il leur suffisait de quelques esclaves. Il en advint à l'Italie comme à rAngleterre au temps d'Henri YIII, où l'on disait que les mou- tons avaient mangé les hommes. La désolation s'étendit. César fut déjà chargé de dessécher les Marais-Pontins. Strabon, Pline et Tacite se plaignent de la mala aria. Et Lucain put dire sans exagération : Urhs nos una capit.

Ce mot est la condamnation de l'Italie. Le désert de Rome, aussi isolée sur la terre que Yenise au milieu des eaux, est le triste sym- bole des maux qu'a faits cette vie urbaine [ur- hanitas)y dans laquelle s'est toujours complu le génie italien. L'Italie a vu deux fois se re- produire dans les villes étrusques de l'and-


62 INTRODUCTION

quité, dans les villes guelfes du moyen âge, le premier développement de l'industrie, et la do- mination des cités sur les campagnes. Deux fois aussi, contre l'industrie pi'oductrice, s'est élevée l'industrie destructrice, la guerre, qui a dévoré les campagnes, épuisé les villes; la guerre comme métier et calcul; la guerre vivant d'elle-même, Rome dans l'antiquité, au moyen âge les condottieri.

La pauvre Italie a peu changé, et c'est là sa ruine. Elle a subi constamment la double fata- lité de son climat et du système étroit de so- ciété dans laquelle elle est concentrée. Ce sys- tème a desséché et amaigri le cœur de l'itahe [Itahim robur) ; je veux dire Rome et l'ancien Samnium. Dès le temps d'Honorius, la Gam- panie heureuse avait elle-même été aban- donnée sans culture. Les Germains, ennemis des cités, semblaient devoir rendre l'impor- tance aux campagnes qu'ils se partageaient. Il n'en fut pas ainsi. Les hommes du Nord fondi- rent comme neige sur cette terre ardente. Les cités itahennes absorbèrent lés Goths en moins


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d'un siècle. Les Lombards, la race la plus énergique de rAllemagne, n'y tinrent pas deux cents ans. A en juger par la physionomie du peuple et par la langue, l'influence des inva- sions germaniques fut tout extérieure. Les bar- bares ont cru souvent avoir soumis l'Italie; mais ils ont introduit peu de mots tudesques dans cet idiome indomptable. En vain le parti allemand ou gibelin, s'organisant sous la forme féodale, dressa ses châteaux sur les montagnes, et arma les campagnes contre les cités. Les châteaux furent détruits, les campagnes absor- bées par les villes, les villes isolées par la dé- population des campagnes, nivelées par le ra- dicalisme de rÉghse romaine, du parti guelfe, et des tyrans ; elles perdirent avec l'aristocratie gibeline tout esprit militaire, et la contrée se trouva livrée aux étrangers. Depuis ce temps, la tête de Tltalie, qui dans l'antiquité était au midi, dans la Grande-Grèce, a passé au nord, et se trouve aujourd'hui dans la Romagne, le Milanais et le Piémont, parties celtiques de l'Italie. C'est dire assez que l'Italie a peu d'es-


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poir (l'originalité, et que longtemps du moins elle regardera la France.


Ainsi dans l'Europe même, que semblait s'ôire réservée la liberté, la fatalité nous pour- suit. Nous l'avons trouvée dans le monde de la tribu et dans celui de la cité, dans rAlle- magne et dans l'Italie. Là comme ici, la liberté morale est prévenue, opprimée par les in- fluences locales de races et de climats. L'homme y porte également dans son aspect le signe de la fatalité. La contrée se réfléchit en lui; vous diriez un miroir. L'Allemagne est toute dans la figure de l'Allemand; l'œil bleu pâle comme un ciel douteux, le poil blond ou fauve comme la biche de l'Odenwald. Les années mêmes ne suffisent pas toujours pour caractériser ses formes. Yous retrouverez souvent dans la forte jeunesse, jusque dans l'âge mur, la molle et incertaine beauté de l'enfance. Ainsi l'homme se confond avec la nature qui l'environne. — L'Italien semble mieux s'en détacher. Son œil profond et sa vive pantomime promettent une


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 65

personnalité forte; mais cet œil ardent flotte et rêve. Le regard est souvent mobile à faire peur ; ces cheveux noirs comme les vins du Midi, ce teint profondément bruni, accusent le fils de la vigne et du soleil, et le replongent dans la fatalité dont il avait paru affranchi.

Ces puissantes influences locales, identi- fiant l'homme à sa terre, l'attachant au moins de cœur et d'esprit à sa montagne, à sa vallée natale, le maintiennent dans un état d'isole- ment, de dispersion, d'hostilité mutuelle. La vieille opposition de la Saxe et de l'Einpire subsiste obstinément à travers les âges. Cha- cune même des deux moitiés n'est pas homo- gène. Le Hessois hait le Franconien , le Fran- conien le Bavarois, celui-ci l'Autrichien. Le Grec de laCalabre, le Celte de Mihm , ne sont pas plus éloignés l'un de l'autre que le fils de Fàpre Samnium et celui de la molle Étrurie. Cette diversité de provinces et de villes s'ex- prime par la dérision mutuelle, par la créa- tion d'un comique local , par l'opposition du bergamasque Arlequin et du Polichinelle napo-


66 INTRODUCTION

litain, du saxon Eulenspiegel, etderautrichien Hanswurtz.

Dans de telles contrées, il y aura jiixlapo- sition de races diverses , jamais fusion intime. Le croisement des races, le mélange des civi- lisations opposées, est pourtant l'auxiliaire le plus puissant de la liberté. Les fatalités diverses qu'elles apportent dans ce mélange s'y annu- lent et s'y neutralisent l'une par l'autre. En Asie, surtout avant le mahométisme, les races Isolées en tribus dans des contrées diverses, superposées en castes dans les mêmes contrées, représentent chacune des idées distinctes, ne communiquent guère et se tiennent à part. Races et idées , tout se combine et se complique en avançant vers l'Occident. Le mélange , imparfait dans l'Italie et l'Allemagne , inégal dans l'Es- pagne et dans l'Angleterre , est en France égal et parfait. Ce qu'il y a de moins simple, de moins naturel , de plus artificiel , c'est-à-dire de moins fatal, de plus humain et de plus libre dans le inonde , c'est l'Europe ; de plus euro- péen , c'est ma patrie , c'est la France.


A l'histoire universelle. 67

L'Allemagne n'a pas de centre , l'Italie n'en a plus. La France a nn centre ; une et iden- tique depuis plusieurs siècles, elle doit ê(re considérée comme une personne qui vit et se meut. Le signe et la garantie de l'organisme vi- vant, la puissance de Tassimilation , se trouve ici au plus haut degré : la France française a su at- tirer, absorber, identifier les Frances anglaise, allemande, espagnole, dont elle était environ- née. Elle les a neutralisées Tune par l'autre, et converties toutes à sa substance. Elle a amorti la Bretagne par la Normandie , la Franche-Comté par la Bourgogne; par le Lan- guedoc, la Guyenne et la Gascogne ; par le Dauphiné, la Provence. Elle a méridionalisé le Nord, septentrionalisé le Midi; a porté au second le génie chevaleresque de la Normandie, de la Lorraine ; au premier la forme romaine de la municipalité toulousaine , et l'industria- lisme grec de Marseille.

La France française, le centre de la monar- chie, le bassin de la Seine et de la Loire, est un pays remarquablement plat, pâle, indécis.


68 INTRODUCTION

Lorsque , des pics sublimes des Alpes , des vallées sévères du Jura, des coteaux vineux de la Bourgogne , vous tombez dans les cam- pagnes uniformes de la Champagne et de l'Ile de France , au milieu de ces fleuves vagues et sales , de ces villes de craie et de bois , l'âme est saisie d'ennui et de dégoût. Yous voyez bien de grasses campagnes, de bonnes fermes €t de bons bestiaux. Mais celte image pro- saïque d'aisance et de bien-être ferait regretter la pauvre Suisse et jusqu'à la désolation de la campagne de Rome. Quant aux hommes, ne leur demandez ni les saillies de la Gasco- gne, ni la grâce provençale, ni lâpreté con- quérante et chicaneuse de la Normandie, encore moins la persistance de l'Auvergnat et l'opiniâtreté du Breton. Il en est, toute proportion gardée^ de nos provinces éloignées comme de l'Italie et de l'Allemagne méridio- nale, comme de tous les pays divisés par des montagnes et d'âpres vallées ; l'homme plus isolé, dépourvu des puissants secours de la di- vision du travail et de la communication des


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idées , est souvent plus ingénieux , plus ori- ginal , mais aussi moins exercé à comparer, moins cultivé , moins humanisé , moins social. L'homme de la France centrale vaut moins comme individu ; mais la masse y vaut mieux. Son génie propre est précisément dans ce que les étrangers, les provinciaux même, appellent insignifiance et indifTérence , et qu'on doit plutôt nommer une aptitude, une capacité, une réceptivité universelle. Le caractère du centre de la France est de ne présenter aucune des originalités provinciales , de participer à toutes et de rester neutre, d'emprunter à chacune tout ce qui n'exclut pas les autres, déformer le hen, Fintermédiaire entre toutes, au point que chacune puisse à volonté recon- naître en lui sa parenté avec tout le reste. C'est là la supériorité de la France centrale sur les provinces, de la France entière sur l'Europe.

Cette fusion intime des races constitue l'iden- tité de notre nation, sa personnalité. Exa- minons quel est le génie propre de cette unité


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muUiple , de cette personne gigantesque com- posée de trente millions d'hommes.

Ce génie, c'est l'action, et voilà pourquoi le monde lui appartient. C^est un peuple à' hommes de guerre , et d'hommes d'affaires^ ce qui , sous tant de rapports , est la même chose. La guerre des subtilités juridiques, que nous devions nous en vanter ou non, nous y pri- mons, il faut le dire ; le procureur est fran- çais de nation.' Avant que les légistes entras- sent aux affaires, la théologie, la scolastique y donnaient accès. Paris fut alors pour l'Eu- rope la capitale de la dialectique. Son Univer- sité vraiment universelle se partageait en na- tions. Tout ce qu'il y avait d'illustre au monde venait s'exercer dans cette gymnastique. L'ita- lien Dante, et l'espagnol Raymond Lulle, en- touraient la chaire de Duns Scot. Des leçons d'un seul professeur sortirent deux papes et cinquante évêques. Là éclatait, autant qu'aux croisades ou aux guerres des Anglais, le génie batailleur de la nation. D'effroyables mêlées de syllogismes avaient lieu sur la limite des


A l'histoire universelle. 71

deux camps ennemis de l'île et de la monta- gne, du Parvis et de Sainte-Geneviève , de l'é- glise et de la ville ^ de l'autorité et de la liberté. De là partaient en expédition les chevaliers errants de la dialectique , comme ce terrible Abailard qui démonta Guillaume de Cliam- peaux, Anselme de Laon, et jeta le gant à l'Église en défiant saint Bernard.

Le goût de l'action et de la guerre , Vépée rapide, l'argument et le sophisme toujours prêts , sont les caractères communs aux peuples celtiques. La valeur et la dialectique hiber- noises ne sont pas moins célèbres que celles de la France. Ce qui est particulier à celle-ci, ce qu'elle a par-dessus tous les peuples, c'est le génie social, avec ses trois caractères en apparence contradictoires : Tacceptation facile des idées étrangères , l'ardeut prosélytisme qui lui fait répandre les siennes au dehors , la puissance d'organisation qui résume et co- difie les unes et les autres.

On sait que la France se fit itaUenne au seizième siècle, anglaise à la fin du dix-hui-


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tièiïie. En revanche, au dix-septième, au nôtre , elle francisa les autres nations. Action , réaction ; absorption , résorption , voilà le mou- vement alternatif d'un véritaijle organisme. Mais de quelle nature est l'action de la France, c'est ce qui mérite d'être expliqué. L'amour des conquêtes est le prétexte de nos guerres , et nous-mêmes y sommes trompés. Toutefois le prosélytisme en est le plus ardent mobile. Le Français veut surtout imprimer sa person- nalité aux vaincus, non comme sienne, mais comme type du bon et du beau ; c'est sa croyance naïve. Il croit, lui, qu'il ne peut rien faire de plus profitable au monde que de lid donner ses idées, ses mœurs et ses modes. Il y convertira les autres peuples Fépée à la main, et, après le combat, moitié fatuité, moitié sympathie, il leur exposera tout ce qu'ils gagnent à devenir Français. Ne l'iez pas ; celui qui veut invariablement faire le monde à son image, finira par y parvenir. Les Anglais ne trouvent que simplicité dans ces guerres sans conquêtes, dans ces efforts sans résultat


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matériel. Ils ne voient pas que nous ne man- quons le but mesquin de l'intérêt immédiat que pour en atteindre un plus liant et plus grand. L'assimilation universelle à laquelle tend la France n'est point celle qu'ont rêvée, dans leur politique égoïste et matérielle , TAn- gleterre et Rome. C'est l'assimilation des in- telligences, la conquête des volontés : qui jus- qu'ici y a mieux réussi que nous? Chacune de nos armées, en se retirant, a laissé derrière elle une France. Notre langue règne en Europe, notre littérature a envahi l'Angleterre sous Charles II, Tltalie et l'Allemagne au dernier siècle; aujourd'hui, ce sont nos lois, notre liberté si forte et si pure, dont nous allons faire part au monde. Ainsi va la France dans son ardent prosélytisme , dans son instinct sympathique de fécondation intellectuelle.

La France importe, exporte avec ardeur de nouvelles idées , et fond en elle les unes et les autres avec une merveilleuse puissance. C'est le peuple législateur des temps modernes, comme Rome fut celui de l'antiquité. De même


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que Rome avait admis dans son sein les droits opposés des races étrangères , l'élément étrus- que et l'élément latin , la France a été, dans sa vieille législation, germanique jusqu'à la Loire, romaine au midi de ce fleuve. La ré- volution française a marié les deux éléments dans notre Code civil.

La France agit et raisonne, décrète et com- bat; elle remue le monde, elle fait l'histoire et la raconte. L'histoire est le compte-rendu de l'action. Nulle part ailleurs vous ne trou- verez de mémoires, d'histoire individuelle, ni en Angleterre , ni en Allemagne , ni en ItaUe. Ceci soutTre peu d'exceptions. Dans ritalie du moyen âge , la vie de l'homme était celle de la cité. La morgue anglaise est trop forte pour que la personnalité se soumette à rendre compte de soi. La nature modeste de l'Allemand ne lui permet pas d'attacher tant d'importance à ce qu'il a pu faire. Lisez les notes informes qu'a dictées Gœtz à la main de fer; comme il s'efface volontiers, comme il avoue ses mésaventures. L'Allemagne est plus


A L HISTOIRE UNIVERSELLE. 75

faite pour l'épopée que pour l'histoire ; elle garde la gloire pour ses vieux héros, et dé- daigne volontiers le présent. Le présent est tout pour la France. Elle le saisit avec une singulière vivacité. Dès qu'un homme a fait, a vu quelque chose, vite il l'écrit. Sou- vent il l'exagère. Il faut voir dans les vieilles chroniques tout ce que font nos gens. Il y a déjà longtemps qu'on accuse les Français de gabcr. Mais il est juste de dire que cet esprit d'exagération est souvent désintéressé. Il dé- rive du désir habituel de produire un effet ; en d'autres termes, il est le résultat du génie oratoire et rhéteur, qui est un défaut et une puissance de notre caractère national.

RésigQons-nous : la littérature de la France , c'est l'éloquence et la rhétorique , comme son art est la mode ; toutes deux également oc- cupées à parer, à exagérer la personnalité. La rhétorique et l'éloquence, dont elle est tour à tour l'art et Tabus, parlent pour les autres, la poésie pour elle-même. L'éloquence ne peut naître que dans la société, dans la liberté. La


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nature pèse sur le poète. La poésie en est l'écho fatal , le son que rend l'humanité frappée par elle. L'éloquence est la voix libre de l'homme s'efforçant d'amener à la pensée commune la libre volonté de son semblable. Aussi ce peuple est-il entre tous le peuple rhéteur et prosateur. La France est le pays de la prose. Que sont tous les prosateurs du monde à côté de Bos- suet , de Pascal, de Montesquieu et de Vol- taire ? Or , qui dit la prose , dit la forme la moins figurée et la moins concrète, la plus abstraite , la plus pure , la plus transparente ; ■ autrement dit^ la moins matérielle, la plus ' libre, la plus commune à tous les hommes, la plus humaine. La prose est la dernière forme de la pensée , ce qu'il y a de plus éloigné de la vague et inactive rêverie , ce qu'il y a plus près de l'action. Le passage du symbolisme muet à la poésie , de la poésie à la prose , est un progrès vers l'égalité des lumières ; c'est un nivellement intellectuel. Ainsi, de la mysté- rieuse hiérarchie des castes orientales, sort l'a- ristocratie héroïque ; de celle-ci, la démocratie


A l'histoire universelle. 77

moderne. Le génie démocratique de notre na- tion n'apparaît nulle part mieux que dans son caractère éminemment prosaïque , et c'est en- core par là qu'elle est destinée à élever tout le monde des intelligences à l'égalité.

Ce génie démocratique de la France n'est pas d'hier. Il apparaît confus et obscur, mais non pas moins réel, dès les premières origines de notre histoire. Longtemps il grandit, à l'abri et sous la forme même du pouvoir religieux. Avant les Romains, avant César, je vois le sa- cerdoce gaulois, rival des chefs des clans, surgir, non pas de la naissance et de la chair, mais de l'initiation, c'est-à-dire de l'esprit, de l'égalité. Les Druides, sortis du peuple, s'allient au peuple des villes contre l'aristocratie. Après linvasion des barbares, après l'organisation féo- dale, le Romain, le vaincu, c^est-à-dire le peu- ple, est représenté par le prêtre, élu du peuple, homme de l'esprit, contre l'homme de la terre et de la force. Celui-ci., enraciné, localisé dans son lîef, et, par là même, dispersé sur le territoire, tend à l'isolement, à la barbarie. Le prêtre,


78 INTRODUCTION

comme le serf, à la classe duquel il appartient souvent, regarde vers le pouvoir central et royal. Droit abstrait et divin du roi et du prêtre ; droit concret et humain du seigneur engagé dans sa terre. L'étroite association des deux premiers caractérise les rois les plus popu- laires de chacune des trois races : le bon Da- gobert , Louis le Bon ou le Débonnaire , le bon Robert, enfin saint Louis. Le type du roi de France est un saint. Le prêtre et le roi fa- vorisent également raffranchissement des serfs; tout homme qui échappe à la servitude locale de la terre leur appartient, appartient au pou- voir central, abstrait, spirituel. Prêtres et rois s'avisent enfln d'atTranchir des villes entières, de créer les communes , et de chercher en elles une armée antiféodale. Alors le peuple, qui, jusque-lù, n'arrivait à la liberté que dans la personne du prêtre, apparaît pour la première fois sous sa forme propre.

Mais le prêtre et le monarque se repentirent bientôt d'avoir suscité la turbulente Hberté des communes, qui tournait contre eux. Les


A l'histoire universelle. 79

rois arrêtèrent l'émigration rapide des labou- reurs, qui fuyaient les campagnes pour se ré- fugier derrière les murs des villes. Ils ajournè- rent ainsi la chute de la féodalité. Il fallait qu elle pérît , mais par eux et pour eux d'abord , c'est-à-dire, au profit du pouvoir central. En même temps que tombent les privilèges locaux des communes vers le règne de Philippe le Bel, commencent les États géné- raux. Le prêtre, sortant toujours du peuple, mais peu à peu séparé de lui par l'intérêt de corps , siège comme ministre auprès du roi , et pendant cinq siècles, de Suger à Fleury , règne alternativement avec le légiste.

Si le prêtre fût resté peuple , il eût régné seul et en son propre nom ; la féodalité eût fait place à une déoiagogie sacerdotale. Si la liberté des villes eût prévalu , si les communes eussent subsisté , la France couverte de répu- bliques ne fût jamais devenue une nation ; il lui serait arrivé ce qu'a éprouvé l'Italie ; les villes auraient absorbé les campagnes désertées par leurs habitants.


80 INTRODUCTION

Grâce à la lente extinction de la féodalité, la France s'est trouvée forte dans les campa- gnes, comme l'Allemagne; forte dans les Yilles, comme l'Italie, vivante et féconde comme la tribu , une et liai'monique comme la cité. Un pouvoir central, merveilleusement puissant, s'y est formé par l'alliance du droit abstrait du roi et du prêtre, contre le droit concret et local des seigneurs. Le nom du prêtre et du roi, re- présentants de ce qu'il y avait de plus général , c'est-à-dire de divin, dans la pensée nationale , a prêté au droit obscur du peuple comme une enveloppe mystique dans laquelle il a grandi et s'est fortitié. Et un matin, se trouvant grand et fort, il a rejeté les langes de son berceau. Le droit divin du roi et du prêtre n'existait qu'à condition d'exprimer la pensée divine, c'est-à-dire l'idée générale du peuple.

Sous la forme sacerdotale et monarchique qu'il a portée si longtemps, on pouvait en- trevoir que ce peuple, organisé contre les no- bles par les rois et les prêtres, n'en conser- vait pas moins un instinct indépendant des


A l'histoire universelle. 81

uns et des autres. Pour adversaire du chef de la féodalité^ de l'Empereur, la France élève et soutient le pontife de Rome , jusqu'à ce qu'elle puisse l'amener à Avignon et confis- quer le pontificat. C'était , au douzième siècle , un dicton en Provence : 3'amierais mieux être jprètre que de faire telle chose. Même esprit de liberté en politique sous les formes de la mo- narchie absolue. L'idéal historique et la jac- tance habituelle de la nation fut d'être le royaume des Francs. De bonne heure , le roi de France est présenté comme un roi citoyen ; lisez Comines et Machiavel. Ses parlements lui résistent; lui-même ordonne qu'on lui déso- béisse sous peine de désobéissance ; admirable contradiction ! La monarchie y est l'arme na- tionale contre l'aristocratie , la route abrégée du nivellement. Tant que l'aristocratie est puissante , toute tentative contre la monarchie échouera; Marcel pourra agiter les communes, la Jacquerie soulever les campagnes. Les hber- tés privilégiées doivent périr sous la force cen- tralisante, qui doit tout broyer pour tout égaler.


î.t INTRODUCTION

Ce long nivellement de la France par l'action monarcîiique est ce qui sépare profondément notre patrie de l'Angleterre, à laquelle on s'ob- stine à la comparer. L'Angleterre explique la France, mais par opposition.

L'orgneil humain personnifié dans un peu- ple, c'est l'Angleterre. J'ai déjà marqué l'en- thousiasme que l'homme du Nord s'inspire à lui-même , surtout dans cette vie effrénée de courses et d'aventures que menaient les vieux Scandinaves. Que sera-ce lorsque ces barbares seront transplantés dans cette île puissante, où ils s'engraisseront du suc de la terre et des tributs de l'Océan? Rois de la mer, du monde sans loi et sans limites, réunissant la dureté sauvage du pirate danois, la morgue féodale du lord iils des Normands... Combien fau- drait-il entasser de Tyrs et de Carthages pour monter jusqu'à l'insolence de la titanique An- gleterre ?

Ce monde de l'orgued subit pour peine expia- toire ses propres contradictions. Composé de deux principes hostiles, l'industrie et la féo-


A l'histoire universelle. 8S

dalité, l'égoïsme d'isolement et l'égoïsme d'as- similation, il s'accorde en im point, l'acquisi- tion et la jouissance de la richesse. L'or lui a été donné comme le sable. Qu'il s'assouvisse et se soûle , s'il peut. Mais non , il veut jouir et savoir qu'il jouit ; il se retranche dans l'é- troite prudence du confortable. Et cependant , au milieu de ce monde matériel qu'il tient et qu'il savoure, la nausée vient bientôt. Alors tout est perdu; l'univers s'était concentré en 1 homme, l'homme dans la jouissance du réel, et la réahté lui manque. Ce ne sont pas des pleurs, des cris efféminés qui s'élèvent, mais des blasphèmes, des rugissements contre le ciel. La liberté sans Dieu, l'héroïsme impie, en nttérature X école sataniqiie , annoncée dès la Grèce dans le Prométhée d'Eschyle, renouve- lée par le doute amer d'Hamlet, s'idéalise elle-même dans le Satan de Mil ton. Elle s'écrie avec lui : Mal, sois mon bien! Mais elle re- tombe avec Byron dans le désespoir : Bottom- less pei^dition. Cet inflexible orgueil de l'Angleterre y a mis


84 INTRODUCTION

un obstacle éternel à la fusion des races comme au rapprochement des conditions. Condensées à l'excès sur un étroit espace, elles ne s'y sont pas pour cela mêlées davantage. Et je ne parle pas de ce fatal rémora de l'Irlande que l'An- gleterre ne peut ni traîner, ni jeter à la mer. Mais dans son île môme , le Gallois chante, avec le retour d'Arthur et de Bonaparte, l'humiliation prochaine de l'Angleterre. Y a-t-il si longtemps que les High'anders combattirent encore les Anglais à Culloden? L'Ecosse suit sans l'aimer, mais parce qu'elle y trouve son compte, la domi- natrice des mers. Enfin, même dans la vieille Angleterre^ the old Eiigland, le fils robuste du Saxon, le fils élancé du Normand , ne sont-ils pas toujours distincts? Si vous ne rencontrez plus le premier courant les bois avec l'arc de Robin Hood, vous le trouverez brisant les ma- chines ou sabré à Manchester par la Yeomanry. Sans doute l'héroïsme anglais devait com- mencer la liberté moderne. En tout pays , c'est d'abord par l'aristocratie , par l'héroïsme , par rivresse du moi humain, que l'homme s'affran-


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chit de l'autorité. Les aristocraties guerrières et iconoclastes de la Perse et de Rome appa- raissent comme un véritable protestantisme après rinde et l'Étrurie. Ainsi commence en ce monde ce que le sacerdoce appelle l'esprit du mal , Satan , Ahriman , le principe criMque et négatif, celui qui dit toujours : Non. Quand l'aristocratie guerrière a commencé par l'or- gueil de la force la révolte du genre humain, l'œuvre se continue par l'orgueil du raison- nement individuel, par le génie dialectique. Cel|ii-ci sort vite de l'aristocratie; il descend dans la masse; il appartient à tous. Mais nulle part il ne prend plus de force que dans les pays déjà nivelés par le sacerdoce et la monarchie. Ainsi s'est révélé au bout de l'Occident ce mystère que le monde avait ignoré : l'héroïsme n'est pas encore la liberté. Le peuple héroïque de l'Europe est l'Angleterre , le peuple Mbre est la France. Dans l'Angleterre , dominés par l'é- lément germanique et féodal, triomphent le vieil héroïsme barbare , l'aristocratie , la liberté par privilège. La liberté sans l'égahté, la li-


86 INTRODUCTION

berté injuste et impie n'est autre chose que l'insociabilité dans la société même. La France Ycut la liberté dans l'égalité S ce qui est pré- cisément le génie social. La lil)erté de la France est juste et sainte. Elle mérite de commen- cer celle du monde, et de grouper pour la première fois tous les peuples dans une unité véritable d'intelligence et de volonté. L'égalité dans la liberté, cet idéal dont nous devons approcher de plus en plus sans jamais y toucher , devait être atteinte de plus près par le plus mixte des peuples , par celui en qui les -^ fatalités opposées de races et de climats se se- raient le mieux neutralisées l'une par l'autre ; par un peuple fait pour l'action, mais non pour la conquête; par un peuple qui voulût l'égalité pour lui et pour le genre humain. Il fallait que ce peuple eût en même temps le génie du morcellement et celui de la centra-

4. Est-il besoin de dire qu'il s'agit de l'égalité des droits, ou plutôt de l'égalité des moyens d'arriver aux lumières, et à l'exercice des droits politiques qui doit y être attaché.


A l'histoire universelle. 87

lisation ; la substitution des départements aux provinces explique ma pensée. La révolution française, matérialiste en apparence dans sa division départementale qui nomme les con- trées par les fleuves, n'en efface pas moins les nationalités de provinces qui, jusque-là, perpétuaient les fatalités locales au nom de la liberté.

Il fallait que ce génie, contradictoire en ap- parence, du morcellement et de la centralisa- tion se reproduisît dans notre langue, qu'elle fût éminemment propre à analyser , à résumer les idées. Cette double puissance constitue le génie aristotélique, qui met en poussière les agrégations naturelles et fatales , et tire de cette poussière des agrégations artificielles qui forment peu à peu le patrimoine de la rai- son humaine ; patrimoine légitime que la li- berté a gagné à la sueur de son front.

Toutefois , avouons-le , le peuple , le siècle où tombent en même temps l'aristocratie et le sacerdoce , où le vieil ordre de la fatalité s'en- fonce et se dissipe dans une poussière tour-


88 INTRODUCTION

billonnante, certes, ce peuple et ce moment ne sont pas ceux de la beauté. Le plus mé- langé des peuples, et à une époque où tout se môle, n'est pas fait pour plaire au premier aspect.

La France n'est point une race comme l'Allemagne ; c'est une nation. Son origine est le mélange, l'action est sa vie. Tout occupée du présent, du réel, son caractère est vulgaire, prosaïque. L'individu tire sa gloire de sa participation volontaire à l'ensemble ; il peut dire, lui aussi : Je m'appelle légion. Chercherez-vous là la personnalité superbe de l'Anglais, ou le calme, la pureté, le chaste recueillement de l'Allemagne? Demandez donc aussi le gazon de ai à la l'oute poudreuse où la foule a passé tout le jour.

Mélange, action, savoir-faire, tout cela ne se concilie guère, il faut le dire, avec l'idée d'innocence, de dignité individuelle. Ce génie libre et raisonneur, dont la mission est la lutte, apparaît sous les formes peu gracieuses de la guerre, de l'industrie, de la critique, de la


A L'niSTOIRE UNIVERSELLE. 89

dialectique. Le rire moqueur, la plus terrible des négations, n'embellit pas les lèvres où il repose. Nous avons grand besoin de la physio- nomie pour ne pas être un peuple laid. Quoi de plus grimaçant que notre premier regard sur le monde du moyen âge. Le Gargantua de Rabelais fait frémir à côté de la noble ironie de Cervantes et du gracieux badinage de TArioste.

Je ne sais pourtant si aucun peuple mêlé à la vie, engagé dans Taction autant que la France, aurait mieux gardé sa pureté. Voyez au con- traire comme les races non mélangées boivent avidement la corruption. Le machiavélisme, plus rare en Allemagne, y atteint souvent un excès dont au moins le bon sens nous préserve. Nous avons, nous, le privilège d'entrer dans le vice sans nous y perdre, sans que le sens se déprave, sans que le courage s'énerve, sans être entièrement dégradés. C'est que, dans le plaisir du mal, ce qui nous plaît le plus, c'est d'agir, c'est de nous prouver à nous-mêmes que nous sommes libres par l'abus de la li-


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berté. Aussi rien n'est perdu; nous revenons par le bon sens à Tidée de l'ordre.

Notre vertu, à nous, ce n'est pas l'innocence, l'ignorance du mal, cette grâce de l'enfance, celte vertu sans moralité; c'est l'expérience, c'est la science, mère sérieuse de la liberté. Le bien sortant ainsi de l'expérience est fort et durable; il dérive non de Faveuglc sympa- thie, mais de l'idée d'ordre. Il sort de la sensi- bilité incertaine et mobile pour entrer dans le domaine immuable de la raison.

H sera pardonné beaucoup à ce peuple pour son noble inslinct social. 11 s'intéresse à la li- berté du monde; il s'inquiète des malheurs les plus lointains. L'humanité tout entière vibre en lui. Dans cette vive sympathie est toute sa gloire et sa beauté. Ne regardez pas l'in- dividu à part; contemplez-le dans la masse et surtout dans l'action. Dans le bal ou la ba- taille , aucun ne s'électriso plus vivement du sentiment de la communauté, qui fait le vrai caractère d'homme. Les nobles faits, les pa- roles sublimes, lui viennent naturellement;


A l'eistoire universelle. 91

des mots qu'il n'avait jamais sus, il les dit. Le génie divin de la société délie sa langue. C'est surtout dans le péril, lorsqu'un soleil de juillet illumine la fête, que le feu répond au feu, que jaillissent et rejaillissent la balle et la mort; alors la stupidité devient éloquente, la lâcheté brave; cette poussière vivante se dé- tache, scintille, et devient merveilleusement belle. Une brûlante poésie sort de la masse et roule avec le glas du tocsin et Técho des fusil- lades, du Panthéon au Louvre, et du Louvre au pont de la Grève... Delà Grève? Non. Au pont d'Arcole. Et puisse ce mot s'entendre en Italie!

Ce que la révolution de juillet offre de singu- lier, c'est de présenter le premier modèle d'une révolution sans héros, sans noms pro- pres; point d'individu en qui la gloire ait pu se localiser. La société a tout fait. La révolu- tion du quatorzième siècle s'expia et se ré- suma dans la Pucelle d'Orléans, pure et tou- chante victime qui représenta le peuple et mourut pour lui. Ici pas un nom propre; per-


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sonne n'a préparé, n'a conduit; personne n'a éclipsé les autres. Après la victoire, on a cher- ché le héros, et l'on a trouvé tout un peuple. Cette merveilleuse unité ne s'était pas en- core présentée au monde. 11 s'est rencontré cinquante mille hommes d'accord à mourir pour une idée. Mais ceux-là n'étaient cpie les braves, une foule d'autres combattaient de cœur; la subite élévation du drapeau tricolore par toute la France a exprimé l'unanimité de plusieurs millions d hommes. Cet élan si impé- tueux n'a pas été désordonné. On s'accorda sans s^être entendus. Par-dessus l'action et le tumulte s'éleva l'idée de l'ordre. Dans l'absence momentanée d'un gouvernement, d'un chef visible, apparut Tinvisible souverain du monde, le droit et la loi. Au milieu d'un si grand trouble, pas un meurtre, pas un vol ne fut commis pendant les trois jours. Dans d'autres temps, on eût vu ici un miracle; aujourd'hui nous n'y voyons que lœuvre de la liber! é hu- maine ; mais quoi de plus divin que l'ordre dans la liberté?


A l'histoire universelle. 9a

Ce moment unique qui me revient toujours en mémoire, soutient mon espérance et me donne foi aux destinées morales et religieuses de nia patrie. Au milieu de l'agitation univer- selle qui nous environne, je crois au repos de l'avenir. Car enfin ce peuple s'est uni un jour dans une pensée commune; l'idée divino de l'ordre a lui à ses yeux. Ce n'est pas en vain que l'on a une fois entrevu cet éclair céleste.

Ayons espoir et contiance, de quelque agi- tation que soit encore remplie la belle et ter- rible époque où notre vie s'est rencontrée. C'est la péripétie d'une tragédie où la victime est tout un monde. Époque de destruction, de dissolution, de décomposition, d'analyse^ et de critique. C'est, en philosophie, par l'ana- lyse logique, dans l'ordre social, par cette autre analyse de révolutions et de guerres que l'homme passe d'un système à un autre, qu'il dépouille une forme pour en revêtir une autre qui donne toujours plus à l'esprit; mais ce n'est pas sans un cruel effort, sans un dou-


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loureux déchirement qu'il s'arrache à la fata- lité au sein de laquelle il est resté si longtemps suspendu; la séparation saigne aussi au cœur de l'homme. Cependant il faut bien qu'elle ait lieu, que l'enfant quitte sa mère; qu'il marche de lui-même ; qu'il aille en avant. Marche donc, enfant de la providence. Marche; tu ne peux t'arrêter; Dieu le veut! Dieu le veut! c'était le cri des croisades.

Ce dernier pas loin de l'ordre fatal et natu- rel, loin du Dieu de l'Orient, en est un vers le Dieu social qui doit se révéler peu à peu dans notre liberté même. Mais s'il est un moment où le premier disparait et s'efface, où l'autre tarde à paraître, un moment où les hommes croient^ comme AYerner, voir sur l'autel le Christ en pleurs avouer lui-même qu'il n'y a point de Dieu, dans quelle agonie de désespoir tombera ce monde orphelin? Demandez à l'in- fortuné Byron.

Comment du fond de cet abîme allons-nous remonter vers Dieu?

L'humanité, nous l'avons dit, procède éter-


I


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A l'histoire universelle. 95

nellement de la décomposition à la composi- tion, de l'analyse à la synthèse. Dans l'ana- lyse, tous les rapports disparaissent, tous les liens se brisent, l'unité sociale et divine devient insensible. Mais peu à peu les rapports repa- raissent dans la science et dans la société, l'unité revient dans la cité, dans la nature. Ce monde, naguère en poudre, se recon- stitue et refleurit d'une création nouvelle où l'homme reconnaît, plus belle et plus pure, l'image de l'ordre divin. Aujourd'hui la science en est à l'analyse, à la minutieuse observation des détails ; c'estpar là seulement que son œuvre peut commencer. La société achève un laid et sale ouvrage de démolition : elle déblaie le sol encombré des débris du monde fatal qui s'est écroulé. Ce travail nous paraît long sans doute. Voilà bientôt quarante ans qu'il a commencé. Hélas! c'est plus d'une vie d'homme. Mais c'est peu dans la vie d'une nation. Tranquillisons- nous donc, et prenons courage ; l'ordre revien- dra tôt ou tard, au moins sur nos tombeaux. L'unité, et cette fois la libre unité, reparais-


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sant clans le monde social; la science ayant, par l'observation des détails, acquis un fonde- ment légitime pour élever son majestueux et harmonique édifice, l'humanité reconnaîtra l'accord du double monde, naturel et civil, dans l'intelligence bienveillante qui en a fait le lien. Mais c'est surtout par le sens social qu'elle reviendra à l'idée de l'ordre universel. L'ordre une fois senti dans la société limitée de la pa- trie, la même idée s'étendra à la société hu- maine, à la république du monde.

U Athénien disait : Saint, cité de Cécropsl Et toi, ne diras-tu pas: Salut, cité de la providence l

Le christianisme a constitué l'homme moral; il a posé dans l'égahté devant Dieu un principe qui devait plus tard trouver dans le monde civil une appUcation féconde. Cependant les cir- constances qui entourèrent son berceau l'ont rendu moins favorable à l'action commune, à la vie sociale, qu'à la contemplation inactive et solitaire. Lorsqu'il parut, Dieu était encore captif dans le matérialisme et la sensualité païenne ; l'homme était emprisonné dans l'é-


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A l'histoire universelle. 97

troite enceinte de la cité antique. Le christia- nisme délivra l'homme en brisant la cité, af- franchit Dieu en brisant les idoles. A ce mo- ment unique, l'homme, entrevoyant pour la première fois sa patrie divine, languit pour elle d'un incurable amour, croisa les bras, et, les yeux vers le ciel, attendit le moment de s'y élancer. Quand sera-ce^ grand Dieu? ... Ou- vrier impatient et paresseux, qui vous asseyez et réclamez votre salaire avant le soir, vous demandez le ciel, mais qu'avez-vous fait de la terre que Dieu vous a confiée? Suffit-il pour dompter la matière de briser des images, de jeûner, de fuir au désert? Yous devez lutter et non fuir, la regarder en face cette nature ennemie, la connaître, la subjuguer par Fart, en user pour la mépriser. Yous avez dissous la cité antique, cité étroite et envieuse qui re- poussait l'humanité, et, des ruines de cette Babel, vous vous êtes dispersés par le monde. Yous voilà divisés en royaumes, en monarchies, parlant vingt langues diverses. Que devient la cité universelle et divine, dont la charité chré-

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tienne vous avait donné le pressentiment, et que vous aviez promis de réaliser ici-bas?

Si le sens social doit nous ramener à la re- ligion, l'organe de cette révélation nouvelle, l'interprète entre Dieu et l'homme, doit être le peuple social entre tous. Le monde moral eut son Yerbe dans le christianisme, fils de la Judée et de la Grèce; la France expliquera le Yerbe du monde social que nous voyons commencer.

C'est aux points de contact des races, dans la cohision de leurs fatahtés opposées, dans la soudaine explosion de Tintelligence et de la liberté, que jaillit de Ihumanité cet éclair cé- leste qu'on appelle le Yerbe, la parole, la ré- vélation. Ainsi, quand la Judée eut entrevu l'Egypte, la Ghaldée et la Phénicie, au point du plus parfait mélange des races orientales, réclair brilla sur le Sinaï, et il en resta la pure et sainte unité. Quand l'unité juive se fut fé- condée du génie de la Perse et de l'Egypte grecque, l'unité s'épanouit, et elle embrassa


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A l'histoire universelle. 99

le monde dans l'égalité de la charité divine. La Grèce |j.uôoTo>to;, mère du mythe et de la pa- role, expliqua la bonne nouvelle ; il ne fallut pas moins que la merveilleuse puissance ana- lytique de la langue d'Aristote pour dire aux nations le verbe du muet Orient. ' Au point du plus parfait mélange des races européennes, sous la forme de l'égalité dans la liberté, éclate le verbe social. Sa révélation est successive ; sa beauté n'est ni dans un temps ni dans un lieu. Il n'a pu présenter la ravis- sante harmonie par laquelle le verbe moral éclata en naissant : le rapport de Dieu à l'in- dividu était simple; le rapport de l'humanité à elle-même dans une société divine, cette translation du ciel sur la terre, est un pro- blème complexe, dont la longue solution doit remplir la vie du monde; sa beauté est, dans sa progression, sa progression infinie.

C'est à la France qu'il appartient et de faire éclater cette révélation nouvelle et de l'expli- quer. Toute solution sociale ou intellectuelle reste inféconde pour l'Europe, jusqu'à ce que


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la France l'ait interprétée, traduite, popula- risée. La réforme du saxon Luther, qui repla- çait le Nord dans son opposition naturelle contre Rome, fut démocratisée par le génie de Calvin. La réaction catholique du siècle de Louis XIY fut proclamée devant le monde par le dogmatisme superbe de Bossuet. Le sensua- lisme de Locke ne devint européen qu'en pas- sant par Voltaire, par Montesquieu qui assu- jettit le développement de la société à l'in- fluence des climats. La liberté morale réclama au nom du sentiment par Rousseau, au nom de l'idée par Kant ; mais l'influence du Français fut seule européenne.

Ainsi chaque pensée solitaire des nations est révélée par la France. Elle dit Je Verbe de l'Europe, comme la Grèce a dit celui de l'Asie. Qui lui mérite cette mission? C'est qu'en elle,, plus vite qu'en aucun peuple, se développe,, et pour la théorie et pour la pratique, le senti- ment de la généraUté sociale.

A mesure que ce sentiment vient à poindre chez les autres peuples, ils sympathisent avec


A L'HISTOIRE UNIVERSELLE. 101

le génie français, ils deviennent France; ils lui décernent, au moins par leur muette imi- tation, le pontificat delà civilisation nouvelle. Ce qu'il y a de plus jeune et de plus fécond dans le monde, ce n'est point l'Amérique, en- fant sérieux qui imitera longtemps ; c'est la vieille France, renouvelée par l'esprit. Tandis que la civilisation enferme le monde barbare dans les serres invincibles de l'Angleterre et de la Russie, la France brassera l'Europe dans toute sa profondeur. Son intime union sera, n'en doutons point, avec les peuples de lan- gues latines, avec l'Italie et l'Espagne, ces deux îles qui ne peuvent s'entendre avec le monde moderne que par l'intermédiaire de la France. Alors nos provinces méridionales reprendront l'importance qu'elles ont perdue.

L'Espagne résistera longtemps. La pro- fonde démagogie monacale qui la gouverne, la ferme à la démocratie modérée de la France. Ses moines sortent de la populace et la nour- rissent. Si pourtant ce peuple^ rassuré du côté de la France, reprend son génie d'aventure,

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102 INTRODUCTION

c'est par lui que la civilisation occidentale at- teindra l'Afrique, déjà si bien nivelée par le mahomélisme.

L'Italie, celtique de race dans les provinces du Nord, l'Italie préparée à la démocratie par le génie antiféodal de l'Église et du parti guelfe, appartient de cœur à la France, qui ne lui demande pas plus aujourd'hui. Ces deux contrées sont sœurs; même génie pratique : Salerne et Montpellier, Bourges et Bologne, n'avaient-elles pas un esprit commun? L'éco- nomie politique, née en France, a retenti en Italie. Il y a un double écho dans les Alpes. La fraternité des deux contrées fortifiera le sens social de l'Italie, et suppléera à ce qu'elle lais- sera toujours à désirer pour l'unité matérielle et politique. Chef de cette grande famille, la France rendra au génie latin quelque chose de la prépondérance matérielle qu'il eut dans l'an- tiquité, de la suprématie spirituelle qu'il obtint au moyen âge. Dans les derniers temps, le traité de famille qui unissait la France, l'Italie et l'Espagne, dans une alliance fraternelle, était


A l'histoire universelle. 103

une vaine image de celle future union qui doit les rappioclier dans une communauté de vo- lontés et de pensées. Mais la vraie figure de cette union future de Fltalie et de la France, c'est Bonaparte. Ainsi Cliarlemagne figura ma- tériellement l'unilé spirituelle du monde féodal etpontifical qui se préparait. Les grandes révolu- tions ont d'avance leurs symboles prophétiques. Quiconque veut connaître les destinées du genre humain doit approfondir le génie de l'Italie et de la France. Piome a été le nœud du drame immense dont la France dirige la péripétie. C'est en nous plaçant au sommet du Capitole, que nous embrasserons, du double regard de Janus, et le monde ancien qui s'y termine, et le monde moderne, que notre patrie conduit désormais dans la route mysté- rieuse de l'avenir.


DISCOURS D'OUVERTURE

PRONONCÉ

A LA FACULTÉ DES LETTRES Le 9 janvier 1834


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Messieurs ,

C'est une chose grave de parler d'histoire dans un heu si profondément historique. Ces murs qui me rappellent tant de souvenirs, cet auditoire réuni de toutes les parties de la France, m'accablent et troublent ma parole; en ce moment unique, en cet étroit espace, l'histoire m'apparaît immense et variée, dans toute la complexité des lieux et des temps. — Dès le treizième siècle , dès le règne de saint


108 DISCOURS

Louis , le nom de Sorboiine rappelle la grande école de la France, disons mieux, celle du monde ; tout ce que le moyen âge eut d'illustre a siégé sur ces bancs. La subtilité hibernoise de Duns Scott, l'ardeur africaine de Raymond LuUe , ridéaliste poésie de Pétrarque , tout s'y rencontra. Ceux qui ne purent reposer nulle part, l'auteur de la Jérusalem, et celui de la Divine comédie, l'exilé de Florence, le contemplateur errant des trois mondes, ils s'arrêtèrent ici un instant. Au dix-septième siècle, cette enceinte renouvelée par Richelieu fut témoin des premiers essais du Platon chré- tien, de Malebranche, et des rudes combats d'Arnaud. A deux pas de cette-maison furent élevés Fénelon, Molière et Voltaire. A l'ombre des murs extérieurs de cette chapelle , dans l'obscurité d'une petite rue voisine , écrivirent Pascal et Rousseau. Ici même , un étudiant , un jeune homme de vingt-cinq ans , M. Tur- got , posa dans une thèse les véritables bases de la philosophie de l'histoire. L'histoire, Mes- . sieurs, celle de la philosophie, de la litté-


d'ouverture. 109

rature, des événements politiques, avec quel éclat elle a été récemment professée dans cette chaire, la France ne Toubliera jamais. Qui me rendra le jour où j'y vis remonter mon illustre maître et ami, ce jour où nous entendîmes pour la seconde fois cette pa- role simple et forte, limpide et féconde, qui, dégageant la science de toute passion éphémère, de toute partialité, de tout men- songe de fait ou de style, élevait l'histoire à la dignité de la loi ?

Telle a été. Messieurs, des temps les plus anciens jusqu'au nôtre, la noble perpétuité des traditions qui s'attachent au lieu où nous sommes. Cette maison est vieille ; elle en sait long, quelque blanche et rajeunie qu'elle soit; bien des siècles y ont vécu ; tous y ont laissé quel- que chose. Que vous la distinguiez ou non, la trace reste, n'en doutez pas. C'est comme dans un cœur d'homme I Hommes et maisons , nous sommes tous empreints des âges passés. Nous avons en nous, jeunes hommes, je ne sais

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110 DISCOURS

combien d'idées , de sentiments antiques, dont nous ne nous rendons pas compte. Ces traces des vieux temps , elles sont en notre âme con- fuses, indistinctes, souvent importunes. Nous nous trouvons savoir ce que nous n'avons pas appris ; nous avons mémoire de ce que nous n'avons pas vu ; nous ressentons le sourd pro- longement des émotions de ceux que nous ne connûmes pas. On s'étonne du sérieux de ces jeunes .visages. Nos pères nous demandent pourquoi, dans cet âge de force, nous mar- chons pensifs et courbés. C'est que l'histoire est en nous, les siècles pèsent, nous portons le monde.

Je voudrais , Messieurs , analyser avec vous ces éléments complexes , qui nous gênent d'au- tant plus que nous les démêlons à peine, sai- sir tout ce qu'il y a d'antique dans celui qui est né d'hier , m'expUquer à moi , homme mo- derne , ma propre naissance , me raconter mes longues épreiives pendant les cinq derniers siècles', reconnaître ce pénible et ténébreux


D OUYERTURE. 111

passage par où, après tant de fatigues, je suis parvenu au jour de la civilisation, de la li- berté.

Grave , solennel , laborieux sujet 1 il s'agit de dire comment l'homme, perdu dans l'obscure impersonnalité du moyen âge, s'est révélé à soi-même , comment l'individu a commencé de compter pour quelque chose et d'exister en son propre nom. Plus d'esclave, plus de serf! l'es- clave c'est désormais la matière, domptée, asser- vie par l'industrie humaine. L'antiquité rabaissa l'homme au rang de chose; l'âge moderne élève la nature , elle TennobUt par l'art , elle l'humanise. Une société plus juste s'appuie sur la base de l'égahté. L'ordre civil est fondé, la liberté conquise.... et qu'on vienne nous l'arracher!...

Ce qu'il en a coûté à nos pères pour nous amener là, l'histoire aura beau faire, nous ne le saurons jamais. Tant d'elTorts, de sang, de ruines !... On a bien tenu compte des moments


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dramatiques, des combats ^ des révolutions; mais les longs siècles de souffrance, les misères extrêmes du peuple, ses jeûnes sans fin, ses effroyables douleurs pendant les guerres des Anglais, pendant les guerres de religion, dans la guerre de Trente ans, dans celles de Louis XIV, ce qu'on en a dit est bien peu de chose. Nous jouissons de tout, nous les derniers venus. Tous les siècles ont travaillé pour nous. Le quatorzième, le quinzième, nous ont assuré une patrie ; ils ont sué la sueur et le sang ; ils ont chassé l'Anglais; ils nous ont fait la France. Le seizième, pour nous donner la liberté religieuse, a subi cinquante ans d'hor- ribles petites guerres, d'escarmouches^ d'em- bûches , d'assassinats , la guerre à coups de poignard , à coups de pistolet. Le dix-huitième la fit à coups de foudre , et cependant il créait la société où nous vivons encore ; création sou- daine; le père n'y plaignit rien; où quelque chose manquait , il s'ouvrait la veine , et don- nait à flots de son sang.... Ainsi, chaque âge contribua ; tous souffrirent, combattirent, sans


d'ouverture. 113

s'inquiéter si cela leur profiterait à eux-mêmes. Ils moururent sans prévoir... Nous qui savons, Messieurs , nous qui cueillons les fruits de leur labeur, bénissons-les, et travaillons de telle sorte que nous soyons bénis à notre tour ({ de ceux qui appelleront ce temps le temps antique ».

Ce fut une solennelle époque dans l'iiistoire que l'an 1300, ce moment où Boniface YIII proclama son jubilé , comme pour signaler par cette pompeuse solennité la fin de la domina- tion pontificale sur l'Europe. Il y eut grande foule à Rome ; on compta les pèlerins par cent mille, et bientôt il n'y eut plus moyen de compter; ni les maisons ni les églises ne suf- firent à les recevoir; ils campèrent par les rues et les places sous des abris construits à la hâte , sous des toiles , sous des tentes , et sous la voûte du ciel. On eût dit que, les temps étant accomplis, le genre humain venait par-devant son juge dans la vallée de Josaphat. Le grand poète du moyen âge, Dante, était alors à Rome ;

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il4 DISCOURS

ce spectacle ne fut pas perdu pour lui. Le pape avait appelé à Rome tous les vivants ; le poète convoqua dans son poème tous les morts ; il lit )a revue du monde fini , le classa , le jugea. Le moyen âge , comme l'antiquité , comparut de- vant lui. Rien ne lui fut caché. Le mot du sanc- tuaire fut dit et profané. Le sceau fut enlevé , brisé ; on ne l'a pas retrouvé depuis. Le moyen âge avait vécu ; la vie est un mystère qui pé- rit lorsqu'il achève de se révéler. La révélation, ce fut la 'Divina Commedia , la cathédrale de Cologne , les peintures du Campo-Santo de Pise. L'art vient ainsi terminer, fermer une civilisation, la couronner, la mettre glorieu- sement au tombeau.

Ce vieux monde, qui s'éteignait alors, avait vécu sur deux idées d'ordre, le saint pontifi- cat romain, le saint empire romain, deux hiérarchies universelles , deux ordres , deux absolus , deux infinis. Deux infinis ensemble, c'est chose absurde. Un ordre double, c'est désordre. Combien en fait les deux hiérarchies


d'ouverture. 115

étaient-elles troublées , c'est ce que personne n'ignore ; mais enfin cette fiction légale avait mis quelque simplicité dans la vie. Le baron relevait sans difficulté du comte , le comte du roi ; le roi lui-même ne méconnaissait pas dans l'empereur la tête du monde féodal. Chacun savait sa place, la route était prévue , tracée d'avance. On naissait, on mourait dans un ordre prescrit. Si la vie était triste et dure, il y avait du moins pour la mort un bon oreiller.

Aussi, lorsque tout cela s'ébranla, lorsque l'édifice oii l'on s'était établi pour l'éternité se mita chanceler, l'humanité n'eut garde de se réjouir. Elle ne vit pas en cela , comme nous pourrions croire, un affranchissement. Ce fut une immense tristesse. Chacun joignit les mains , et dit : Que deviendrons-nous?

Ce fut. Messieurs, comme si, une planète hostile s^approchant de la nôtre , en suspen- dant les lois, en troublant l'harmonie, vous


il6 DISCOURS

voyiez celte maison trembler, le sol remuer, les montagnes' s'émouvoir , le mont Blanc des- cendre et se mettre en marche au-devant des Pyrénées.

D'abord les deux figures colossales , le pape et l'empereur , se heurtèrent front contre front ; le monde fit cercle autour. Il y eut là des choses étranges. Ces deux représentants de TEurope chrétienne mirent bas toute religion , et renièrent. Le chef du saint empire appelle les Sarrasins contre les chrétiens , les établit enltahe, en face de Rome ; il alla donner J a main au soudan ; il écrivit , telle est du moins la tradition , le livre des Trois imposteurs , Moïse, Mahomet ei Jésus-Christ. De l'autre côté, le pape, le prêtre, le pacifique, prit le glaive , jeta l'étole , et fit de sa crosse une mas- sue ; il vendit les clefs et la mitre , il se vendit lui-même à la France , pour tuer l'empereur. Il le tua , mais il en mourut , laissant dans la plaie son aiguillon et sa vie.


d'ouverture. 117

Un signe grave de mort , c'est le soin dont les deux adversaires se travaillent à cette épo- que pour constater qu'ils sont en vie. Jamais ils n'ont crié plus haut , jamais ils n'ont élevé de plus superbes prétentions; ils s'agitent, dé- clament et gesticulent en furieux du fond de leurs sépulcres. Leurs partisans répètent fière- ment des paroles de démence, dont on frémit alors; bravades de la mort, insolence du néant. D'un côté , Barthole proclame que toute âme est soumise à l'empereur , que le monde spirituel est à lui, comme le temporel, qu'il est la loi vivante, « Non , réplique le défenseur du pape, le frère Augustinus Triumphus, l'au- torité infinie, immense , c'est celle du pape ; immense j je veux dire , sans nombre , poids , ni mesure. Le pape, c'est plus qu'un homme , plus qu'un ange , puisqu'il représente Dieu. » Et si Barthole insiste , les moines , pous- sés à bout , lui diront « qu'entre le soleil de la papauté et la lune de l'empire , il y a cette différence , que la terre étant sept fois plus grande que la lune, le soleil huit fois


^18 DISCOURS

plus grand que la terre, le pape est tout juste quarante-sept fois plus grand que l'em- pereur. ))

■ Quoi qu'on pense de cette étrange arithmé- tique , quelle que soit entre les concurrents la grandeur relative , tous deux sont alors bien petits. C'est le moment où le premier résigne dans sa Bulle d'or les principaux droits de Fempire ; dans cette dernière comédie , les élec- teurs le débarrassent respectueusement de son pouvoir; ils lui dressent une table haute de six pieds, ils le servent à table, mais sur cette table ils lui font signer son abaissement et leur grandeur. Le temps n'est pas loin où ce maître du monde engagera ses chevaux aux marchands qui ne voudront plus lui faire cré- dit , et s'enfuira de peur d'être retenu par les bouchers de Worms. Pauvre dignité impé- riale, elle va traîner son orgueilleuse misère , fugitive avec Charles lY^ captive avec Maximi- lien ; celui-ci servira le roi d'Angleterre à cent écus par jour, jusqu'à ce qu'il rétabhsse ses


D OUVERTURE. 119

affaires par un mariage, et que sa femme le nourrisse.

Le pape, d'autre part , n'est ni moins fier ^ ni moins humilié. Souffleté en Boniface YIII par son bon ami le roi de France , il est venu se mettre à sa discrétion. Le gascon Bertrand de Gott, pour devenir Clément Y , pactise se- crètement dans cette sombre forêt de Saint- Jean d'Angely ; il y baise , les uns disent la griffe du diable; les autres , la main de Phi- lippe le Bel. Tel est le marché satanique : les Templiers périront, et avec eux la mémoire des croisades; Boniface YIII sera flétri ; le pape déclarera que le pape peut faillir ; autre- ment dit , la papauté se tuera elle-même ; le juge se condamnera; l'immuable aura reculé.

Ce qu'il y a encore de dur dans la pénitence du pape, c'est qu'il est forcé par le roi de France de continuer à maudire l'empereur qu'il ne hait plus. « Hélas! disait Benoît XII aux impériaux qui demandaient l'absolution,


120 DISCOURS

le roi de France ne le voudra pas. Il m'a déjà me- nacé de me traiter plus mal que Boniface YIII. » Philippe de Valois tenait en effet le pape et la papauté ; il avait contre elle son Université , sa Sorbonne. Il fit un instant craindre à Jean XXII de le faire brûler comme hérétique. « Pour les choses de la foi , lui écrivait-il , nous avons ici des gens qui savent tout cela mieux que vous autres légistes d'Avignon. »

Voilà , Messieurs , dans quelles misères tom- bèrent les deux grandes puissances qui, au moyen âge, avaient représenté le droit : le saint empire et le saint pontificat. L'idée du droit, placée naguère dans les deux représen- tants des pouvoirs temporel et spirituel, où va- t-elle se transporter? L'homme est lâché hors de la route antique , le sentier tracé disparaît à ses yeux, il se trouve obligé de se guider et de voir pour soi. La pensée soutenue jusque- là, jusqu'alors persuadée qu'elle ne pouvait aller d'elle-même , la voilà laissée comme or- pheline ; il lui faut , seulette et timide , che-


d'ouverture. 121

miner par sa propre voie dans ce vaste désert du monde.

Elle chemine; à côté d'elle marchent les nouveaux guides qui veulent la conduire. Ceux-ci, Franciscains, Dominicains, parlent encore au nom de l'Église. Ce sont des moines, mais des moines voyageurs, mendiants. Ils n'ont rien de la sombre austérité du moyen âge; l'humanité n'a rien à craindre ; ils lui font un petit chemin de fleurs; s'il y a un mauvais pas, ils jettent sous ses pieds leur manteau. Lestes et facétieux prédicateurs , ils charment l'ennui du voyage spirituel. Ils savent de belles histoires, ils les content, les chantent, les jouent , les mettent en action. Ils en ont pour tout rang, pour tout âge. La foi, élastique en leurs mains, s'allonge, s'accourcit à plaisir. Tout est devenu facile. Après la loi juive, la loi chrétienne ; après le Christ , saint Fran- çois. Saint François et la Yierge remplacent tout doucement Jésus- Christ. Les plus hardis

de l'ordre annoncent que le Fils a fait son

11


122 . DISCOURS

temps. C'est maintenant le tour du Saint-Es- prit. Ainsi, le christianisme sert de forme et de Yéhicule à une philosophie antichrétienne. L'autorité est ruinée par ceux qu'elle avait in- stitués ses défenseurs.

Tandis que ces moines entraînent le peuple dans leur mysticisme vagabond , les juristes , immobiles sur leurs sièges, ne poussent pas moins au mouvement. Ceux-ci, âmes damnées des rois, fondateurs du despotisme monar- chique, ne semblent pas d'abord pouvoir être comptés parmi les Ubérateurs de la pensée. Enfoncés dans leur hermine , ils ne parlent qu'au nom de l'autorité; ils ressuscitent les procédures de l'Empire , la torture , le secret des jugements. Ils somment l'esprit humain de marcher droit par Titinéraire du droit romain. Ils lui montrent dans les Pandectes la route nécessaire. Rien [de plus , rien de moins. C'est lam/^ow éaite. Si l'humanité se hasarde de de- mander autre chose , ils n'entendent pas , ils ne comprennent pas, ils secouent la tête : Nihil


1


D OUVERTURE. 123

hoc ad edicium prœtoris. Ces gens-là ont tra- versé le moyen âge sans en tenir compte. De- puis Tribonien, ils ne datent plus. Ce sont les sept dormants qui se sont couchés sous Justi- nien, et se réveillent au onzième siècle. Quand le monde pontifical et féodal invoque le temps comme autorité^ les jurisconsultes sourient, ils lui demandent son âge ; cette jeune anti- quité de quelques siècles leur fait pitié. Leur religion, c'est Rome aussi, mais la Rome du droit ; celle-ci les rend hardis contre l'autre ; un des leurs s'en va froidement appréhender au corps le successeur des apôtres. Cette lutte, commencée par un soufflet, ils la continuent poliment pendant cinq cents ans au nom des libertés de l'Église gaUicane. Ils mettent tout doucement la féodahté en pièces avec leur suc-' cession romaine , qui morcelle les fiefs. Ils re- lèvent la monarchie de Justinien. Ils prouvent doctement aux rois que tout droit est aux rois; ils nivellent tout sous un maître.

Dans leur démolition du monde pontifical


1


124 DISCOURS

et féodal , les légistes procèdent avec méthode. D'abord ils défendent l'empereur contre le pape , puis ils poussent le roi de France contre le pape et l'empereur. 11 ne tient pas à eux qu'en celui-ci ne soit coupée la tête du monde féodal. Ce monde s'en va en morceaux. Quand la France s'élève par la ruine de l'Empire , qui s'était dit son suzerain , quand le roi de France, transfiguré de Dieu au diable, de saint Louis à Philippe le Bel, commence, sous la direction des juristes, à réclamer la suze- raineté universelle, son vassal d'Angleterre répond pour tous; il répHque brutalement : Non. Que dis-je ? il a l'insolence de jeter par terre son seigneur : C'est moi , dit-il , qui suis roi de France.

Alors commence une furieuse guerre. Elle commence entre deux rois , elle continue entre deux peuples. C'est la forte et petite Angle- terre qui vient secouer rudement la France endormie. Le sommeil est profond après ce long enchantement du moyen âge. Pour arri-


d'ouverture. 125

ver jusqu'au peuple , il faut que TAnglais passe à travers la noblesse. Celle-ci , battue à Crécy, prise et rançonnée à Poitiers, s'enferme dans ses châteaux; l'Anglais ne peut l'en tirer, les plus outrageuses provocations suffisent à peine. Cinq ou six fois elle refusela bataille avec (les armées doubles et triples. Alors l'An- glais s'en prend à l'homme du peuple , au paysan; il lui coupe arbres, vignes, l'affame, le bat , lui brûle sa maison , lui tue son porc^ lui prend sa femme , donne aux chevaux la moisson en herbe.... 11 en fait tant, que le bonhomme Jacques se réveille , ouvre les yeux » se tâte , et remue les bras. Furieux de misère et n'ayant rien à perdre , il se rue contre son seigneur, qui l'a si mal défendu, il lui casse ses sabots sur la tête ; cela s'appelle la Jacque- rie. Jacques a senti sa force. Les étrangers reve- nant , il sent de plus son droit , il s'avise que le bon Dieu est du parti français. Alors les femmes même s'en mêlent, elles jettent leur quenouille, et mènent les hommes à l'ennemi. Cette fois, Jac- ques s'appelle Jeanne; c'est Jeanne la Pucelle.

11.


126 ' DISCOURS _

La France a aux Anglais une grande obli- gation. C'est l'Angleterre qui lui apprend à se connaître elle-même. Elle est son guide impi- toyable dans cette douloureuse initiation. C'est le démon qui la tente et l'éprouve , qui la pousse, l'ai guillon dans les reins, par les cercles de cet enfer de Dante, qu'on appelle l'histoire du quatorzième siècle. 11 y eut là, Messieurs, un temps bien dur. D'abord une guerre atroce entre les peuples, et, en même temps, une autre guerre, celle de la fiscalité, entre le gou- vernement et le peuple ; l'administration nais- sante vivant au jour le jour de confiscations, de fausse monnaie, de banqueroute; le fisc arrachant au peuple affamé de quoi payer les soldats qui le pillent. L'or, redevenu le dieu du monde, comme au temps de Carthage , et l'exécrable impiété des mercenaires antiques re- nouvelée dans les condottieri de toutes nations .

De temps à autre, quelques mots jetés par les historiens nous font entrevoir tout un monde de douleiu\ « A cette époque , dit l'un deux,


d'ouverture. 127

il ne restait pas hors des lieux fortifiés une maison debout, de Laon jusqu'en Allemagne. » « En l'année 1348, dit négligemment Frois- sart, il y eut une maladie , nommée épidémie, dont bien la tierce partie du monde mourut. »

Et tout en effet semblait se mourir. A la sé- rieuse inspiration des grands poèmes chevale- resques succédait la dérision obscène des fa- bhaux. Le monde n'avait plus de goût qu'aux licencieux écrits de Boccace. La poésie semblait laisser la place au conte, à l'histoire, l'idéal à la réalité. Entre Joinville et Froissart apparaît le froid et judicieux Yillani.

Ce triomphe universel de la prose sur la poésie, qui, après tout, n'annonçait qu'un progrès vers la maturité, vers l'âge viril du genre humain, on crut y voir un signe de mort. Tous s'imaginèrent, comme avant l'an 1000, que le monde allait finir. Plusieurs se hasardèrent à prédire l'époque précise. D'a- bord ce devait être en l'an 1260; puis l'on ob-


128 DISCOURS

tint un sursis jusqu'en 1303, jusqu'en 1335; mais, en 1360, le monde était sûr de sa fin ; il n'y avait plus de rémission.

Rien ne finissait pourtant; tout continuait, mais tout semblait s'obscurcir et s'enfoncer dans les ténèbres ; le monde s'efïrayait, il ne savait pas que parla nuit il allait au jour. De là ces vagues tristesses qui n'ont jamais su se comprendre elles-mêmes. De là les molles dou- leurs de Pétrarque, et ces larmes intarissables qu'il regarde puérilement tomber une à une dans la source de Yaucluse. Mais c'est à Tau- leur de la Divine Comédie qu'il est donné de réunir tout ce qu'il y a alors en l'homme de trouble et d'orage. Délaissé parle vieux monde, et ne voyant pas l'autre encore, descendu au fond de l'enfer, et distinguant à peine les dou- teuses lueurs du purgatoire, suspendu entre Virgile qui pâlit et Béatrix qui ne vient pas^ tout ce qu'il laisse derrière lui parait ren- versé, à contresens. La pyramide infernale lui semble porter sur la pointe. Cependant,


D OUVERTURE. 12^

par cette pointe, les deux mondes se touchent, celui des ténèbres et celui du jour. Encore un effort, la lumière va reparaître; et le poète, ayant franchi ce pénible passage, pourra s'é- crier : « La douce teinte du saphir orienta! » qui flotte dans la sérénité d'un air pur a » réjoui le regard consolé; j'en suis sorti, de » cette morte vapeur qui contristait mon cœur » et mes yeux. »

Messieurs, ne désespérez jamais. De nos jours, comme au temps de Dante, vous enten- drez souvent des paroles de tristesse et de dé- couragement. On vous dira que le monde est vieux, qu'il pâUt chaque jour, que l'idée di- vine s'éclipse ici-bas. N'en croyez rien ; pour moi, si je pensais qu'il en fût ainsi, jamais je n'aurais entrepris de vous raconter cette triste histoire, jamais je ne serais monté dans cette chaire. Non, Messieurs, au milieu des varia- tions de la forme, quelque chose d'immuable subsiste. Ce monde où nous vivons est tou- jours la cité de Dieu. L'ordre civil, si chère-


130 DISCOURS

ment acheté par nous, est divin de justice et de moralité. La puissance du sacrifice n'est pas éteinte. Ce siècle n'est pas plus qu'un au- tre déshérité de dévouement. Le droit éternel a ses fidèles qui le suivent jusqu'à la mort. De nos jours, nous en avons connu qui couronnè- rent une vie pure d'une fin héroïque. Nous n'a- vons pas connu ceux qui, aux siècles antiques, donnèrent leur vie pour leur foi. Mais pourtant, nous aussi^ nous avons vu, touché des mar- tyrs. Leurs reliques ne sont ni a Rome, ni à Jé- rusalem; elles sont au milieu de nous, dans nos rues, sur nos places; chaque jour nous nous découvrons devant leurs toraheaux.

Quels que soient nos . doutes, nos incerti- tudes, dans ces âges dé transition, croyons fermement au progrès, à la science, à la li- berté. Marchons hardiment sur cette terre, elle ne nous manquera pas; la main de Dieu ne lui manque pas à elle-même. Nous sommes toujours, croyez-le bien, environnés de la Providence. Elle a mis en ce monde, comme


d'ouverture. 13i

on l'a remarqué pour le système solaire, une force curative et réparatrice qui supplée les irrégularités apparentes. Ce que nous prenons souvent pour une défaillance est un passage nécessaire, une crise périodique qui a ses exemples et qui revient à son temps.

C'est à Fhistoire qu'il faut se prendre, c'est le fait que nous devons interroger, quand l'idée vacille, et fuit à nos yeux. Adressons nous aux siècles antérieurs; épelons, interprétons ces prophéties du passé ; peut-être y distinguerons- nous un rayon matinal de l'avenir. Hérodote nous conte que, je ne sais quel -peuple d'Asie ayant promis la couronne à celui qui le premier verrait poindre le jour, tous regardaient vers le levant ; un seul, plus avisée se tourna du côté opposé ; et, en effets pendant que l'orient était encore enseveli dans l'ombre, il aperçut vers le couchant les lueurs de l'aurore qui blanchissaient déjà le sommet d'une tour !


I


NOTES


ET


ÉCLAIRCISSEMENTS


L'INTRODUCTION A L'HISTOIRE UNIVERSELLE


12


i


Introduction... et non pas esquisse. ^ Une es- quisse doit représenter tous les grands traits de l'objet. Une introduction promet seulement une méthode, un fil pour guider celui qui veut faire une étude de cet objet; elle peut négliger beau- coup de choses qui devraient trouver place même dans une simple esquisse.

Page 3. — Entité l'espiit et la matière.... inter- minable lutte. — Je félicite de tout mon cœur les nouveaux apôtres qui nous annoncent la bonne nouvelle d'une pacification prochaine. Mais j'ai peur que le traité n'aboutisse simplement à ma- térialiser l'espi'it. Le panthéisme industriel qui


136 NOTES

croit commencer une religion ignore deux choses : d'abord, qu'une religion tant soit peu viable part toujours d'un élan de la liberté mo- rale, sauf à finir dans le panthéisme, qui est le tombeau des religions; en second lieu, que le dernier peuple du monde chez lequel la person- nalité humaine consentira à s'absorber dans le panthéisme, c'est la France. Le panthéisme est chez soi en Allemagne, mais ici I...

Page 3. — De la liberté et de la fatalité, — Je prends ce dernier mot au sens populaire, et je place sous cette dénomination générale tout ce qui fait obstacle à la liberté. — Comment coexis- tent-elles ? Demandez à la philosophie, qui, peut- être, sur ce point, devrait avouer plus nettement son impuissance.

Page 3. — Dans la philosophie et dans Thistoire. Ce reproche ne peut être adressé à M. Guizot. Il a respecté la liberté morale, plus qu'aucun his- torien de notre époque; il n'asservit l'histoire ni au fatalisme de races, ni au fatalisme d'idées; un esprit aussi étendu repousse naturellement toute solution exclusive. ^ Le grand ouvrage que nous promet M. Villemain (Vie de Grégoire VU), sera de même, nous en sommes sûrs d'avance, éloi- gné d'une doctrine qui tend à pétrifier l'histoire. Un grand écrivain est incapable de fausser et


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 137

briser la vie pour la faire entrer, bon gré, mal gré, dans des formules.

Page 5. — Selon M. Ampère, ces courants ma- gnétiques expliquent la chaleur de la superficie du globe mieux qu'aucune autre hypothèse; ils sont dirigés en général de l'est à l'ouest.

Page 6. — Puissants aromates. — Voyez dans Chardin (t. iv. p. 43, édit. deLanglès, 18H), avec quelle prodigalité on use des parfums aux Indes; aux noces d'une princesse de Golconde, en 1679, on en versait deux ou trois bouteilles surchacua des conviés.

Page 6. — Multiplié à l excès. — Laknot, ancienne capitale du Bengale, contenait, ea 1538, douze cent mille familles, d'après TAyen- Acbery.

Page 7. — Un troupeau d'éléphants sauvages vient en fureur, — Voir le drame de Sakon- tala.

Page 8. — Mille sou7res vives. — Un visir du Korazan (Bactriane) trouva, dans les registres de la province, qu'il y avait eu autrefois quarante- deux mille kerises ou canaux souterrains. — CÂa-

12.


138 NOTES .

leur féconde et homicide.... J'ai vu dans un songe du malin lange de la mojH qui fuyait sans chaus- sure et des pieds et des mains, loin de la ville de Raga. Je lui dis : Et toi aussi, tu fuis ! Voir, pour cette citation d'un poète persan, et pour tous les détails qui suivent, Chardin, t. ii, p. 413; t. m, p. 405; t.iY, p. 57, 58, 1-25, i27. —Voir aussi le magnifique ouvrage de Porter (Ker Porter's tra- vels, 1818, 2 vol. in-4°), le seul qui mérite de faire autorité sous le rapport de Tart.

Page 9. — En se tuanl sous ses yeux. — Asiatic Researches, m, 344 ; v. 26S.

Page 9. — Dans la fatalité même. — Das Hel- denbuch von Iran ans dem Schah Nameh des Firdussi von J. Gœrres (1820). Einleitung.

Page 10c — Le don du Nil. — Hérod. ii, 5.

"Oti AiyuTiTOç... tzii Ar/uTiTictct £7:ixT7]Toç T£ yv] xat

Pvge 11. — Le grand Albuquerque.... — Gom- mentarios do grando Alfonso de Alboquerque, capitan gênerai dà India, elc , 1576. in-fol., par le fils même d'Albuquerque. — Voir aussi l'Asia Portugueza de Barros, et ses continuateurs.


ET ECLAIRCISSEMENTS. 139

Page 12. — Qui combat des deux mains.... qui n hésite point à manger les pains de proposition.- — Jnges,chap.iii, V. 15. — Rois, liv. i, chap. xxi.


Page 17. — Réclamant pour V homme auprès du père des Dieux...

Zz\) Tràxrip, 7)8' à»,oi [j.àxape; ôeoi aîev éovxs:, MrjTi; Èirt upôçptov àyavo; xol yjTïto; earo) Zv.TiTixovyoz pao-O.eù:, p.v]5é çpecrlv ato-tjjia elôco:, '. )>X' alei xaÀSTïo; t' eiv], xat alauXa pc'^ot. 'Q; ouTi; [JLe[xvviTat OSuacryjo; ôétoto Aawv olcrtv àvaace, 7TaTï;p ô' w; rjnio; "^ôv...

Obyss. E.

Page 20. — Rome, etc. — Le développement et les preuves de tout ceci se placent plus natu- rellement dans mon Histoire Romaine.


Page 22. — Le monde sémitirjue résistait....— Voyez dans le i^"" vol. de V Histoire Romaine, liv. II, chap. 2, le tableau de la longue lutte du monde sémitique et du monde indo-germanique.

Page 25. — Relut le Phédon à U tique, mourut à Philippes en citant Euripide, ou s'éc?-ia en grec sous le poignard de Drutus. — Voyez dans Plutarque les vies de Caton et de Brutus, et dans Suétone celle de César.


140 NOTES

Page 26. — Rome avait r^epoussé les Bacchanales, — Cette invasion de Rome par les idées de la Grèce et de l'Orient fait un des principaux objets du troisième livre de mon Histoire Romaine (in° liv. Dissolution de la Cité, ch. 2).

Page 26. — Le sombre Séî^apis, autre dieu de la vie et de la mort. — Adrien écrivait : « Ceux qui adorent Sérapis sont chrétiens, et ceux qui se disent évoques du Christ sont consacrés à Séra- pis... Ils (ceux d'Alexandrie) n'ont qu'un Dien, auquel rendent hommage les chrétiens, les juifs et toutes les nations. » Lettre d'Adrien dans Vo- piscus. Saturnin, chap. 8. — Voyez la disserta- tion de M. Guignant, à la suite du t. v de la trad. de Tacite, par M. Burnouf.

Page 26. — Sous le Capitole... Le sangmnaire Mithra.., — Le fameux bas-relief mithriaque de la villa Borghèse, qui se trouve aujourd'hui au Louvre, avait été consacré dans le souterrain qui conduisait àtravers leiMont Capitolin du Champ- de-Mars au Forum. — Bu hideux taurobole... Voyez le mémoire de M. Lajart, et la Syinbolique de Creuzer, notes de M. Guignant.

Page 27. — La liberté^ affamée de douleur^ courut à rainphithéâtre, et savoura son supplice..,, — Nous


I


ET ECLAIRCISSEMENTS. i4t

avons entre autres lettres de saint Ignace, évo- que d'Antioche, celle qu'il écrivit aux chrétiens de Rome qui voulaient le délivrer et le priver ainsi de la couronne du martyre : « J'ai l'espoir de vou s saluer bientôt sous les fers du Christ, pourvu que j'aie le bonheur de consommer ce que j'ai com- mencé si heureusement. Ce que je crains, c'est que votre charité ne me fasse tort. Je ne retrou- verai jamais une occasion pareille d'arriver à Dieu; si vous me favorisez de votre silence, je

suis à lui Yous n'êtes point envieux; vous

enseignez les autres. Je ne veux qu'accomplir vos enseignements. Laissez-moi devenir la pâ- ture des bêtes; je suis le froment de Dieu; que je puisse, broyé sous leurs dents, être trouvé le vrai pain de Dieu!... Ohl puissé-je jouir des bêtes qu'on me prépare..,. Je vous écris vivant, mais avide et amoureux de la mort (ovaijxyiv twv

6rjp(ojv TWV l(j(.ol iQT0t[xa(Tjji.£V03v... Çwv yàp Ypacfo) u(jlTv^ cpfov TouàTToÔaveiv). » Cette lettre, dont la critique a établi l'authenticité, n'est pas du nombre des let- tres apocrypes du même père [SS. Patrumquitem- porihiis a/)()Stolicis floruei^unt, Barnahœ^ Clementk^ Hermœ^ Ignatiiy Polycarpi opéra. Recensuit J. Clericus, Amstelsedami, 1724, in-fol. ; p. 25-30).

Page 28. — Je vois devant moi le gladiateur ex- pirant... — Childe-Harold, iv, 191-2.


14 2 NOTES

I see before me tlie gladiator lie : He leans upon his hand — liis raanly brow Consents to death ! but conquers agony. And bis droop'd head sinks gradually low — And tbrougb liis side tbe last drops, ebbing slow From the red gasb, fall heavy, one by one, Like tbe first of a tbunder-sbower; and now Tbe arena swims around bim — be is gone, - [won. Ere ceased tbe Inbuman sbout wbicb bail'd the wrctcb wbo


He beard it, but be beoded not — bis eyes Were witb bis beart, and tbat was far away He reck'd not of tbe life be lost nor prize, But wbere bis rude but by tbe Danube iay There were bis young barbarians ail at play, There was tbeir Dacianmotbcr — lie, tbeir sire, Butcber'd to make a Roman boliday — Ail tbis rusb'd witb bis blood — sball be expire, And unavenged ? — Arise ! ye Gotbs, and glut your ire !


Wbile stands tbe Coliseum, Rome sball stand; Wben falls tbe Coliseum, Rome sball fall ; And wben Rome' falls — tbe world


Pagi'] ho. — Bu Bosphore à la Balavie. — Sur l'établissement des Francs aux bords du Pont- Euxin, et leur retour dans le pays des Bataves, v. Panegyr. vd. y, 18, et Zozim. 1, p. G6.

Page 30. — Sous leur domination farouche et impitoyaile, l'esclavage... — U est visible que les


ET ECLAIRCISSEMENTS. 143

Francs n'accordèrent pas au propriétaire d'es- claves une protection aussi spéciale que les Bourguignons et les Visigoths. — Voyez dans le tome IV de la Collection des Historiens de France, lexBurgundionum, tit. xxxix; Qilex Visigo'horum, lib. m, tit. Il, § 3, 4, 3 ; tit. m, § 9. — Lib v, tit. JV, § 17, 18,21; tit. VII, §2, 3, 10, 11, 13, 14, 16, 17, 20, 21. — Lib. vi, tit. m, 6; tit. iv, 1, 9, 11; tit. V, 9, 20 — Lib, vu, tit. i, § 6 ; tit. ii, § 21 ; tit. m, § 1, 2, 4. —Lib. ix, tit. i.

Page 32. — N'est-ce pas là Jérusalem?... — Vi- deres mirum quiddam ; ipsos infantulos, diim ob- viàm habent quœlibet castella vel urbes, si hsec esset Jérusalem ad quam tenderent, rogitare. Guibert^ lib. i.

Page 32. — Les arceaux sans nombre des cathé- drales... — Vers l'an 1000, le monde du moyen âge, étonné d'avoir survécu à cette époque, pour laquelle on lui annonçait depuis si longtemps sa destruction [adventante mundt vespero, etc.), se mit à l'ouvrage avec une joie enfantine, et renouvela la plupart des édifices religieux. — C'était, dit un contemporain, comme si le monde, se secouant lui-même, et rejetant ses vieux lambeaux, eût revêtu la robe blanche des églises ; e7'at enim instar ac si mundus ipse excutiendo semet, rejecta,


f44 NOTES

vetustate passhu candidam ecclesiarum vestem in- dueret. Rad. Glaber, m. — 4.


Page 32. — Les cinq mille statues de mai^bre qui eouronnent celle de Milan. — Ce nombre étonnant m'a été garanti par le savant et exact écrivain auquel nous devons la description de cette ca- Ihédrale. — Storia e descrizione del Duomo di Milano, esposte da Gaetano Franchetti. Milano, i82I. In-folio. — Voyez aussi l'ouvrage colossal de Boisserée sur la cathédrale de Cologne. Pour que rien ne manquât à la ressemblance, la des- cription est restée inachevée comme le monu- ment.

Pa(îe33. — Un homme noir, un légiste contre l'aube dit prêtre. Cesi au milieu du treizième siècle que linfluence des hommes de loi éclate dans la lé- gislation j usque-là toute féodale et ecclésiastique. Saint Louis et Frédéric II donnent presque en même temps leurs codes, où le droit romain se montre, pour la première fois, ouvertement en fece du droit féodal. Dans les Établissements, les P^ndectes sont citées pédantesquement, et sou- rent mal comprises. C'est à ces légistes qu'il faut vraisemblablement attribuer la conduite ferme du pieux Louis IX à l'égard de la cour de Rome. Cependant, j'avoue que ce cortège de procureurs


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me semble faire un peu ombre au poétique ta- bleau du saint roi, rendant à ses sujets une justice patriarcale sous le chêne de Vincennes. Peu à peu ces légistes devinrent les maîtres, ils régnè- rent au quatorzième siècle. Ce fut l'un de ces chevaliers en loi^ Guillaume de Nogaret,. qui se chargea de porter à Boniface A^III le soufflet de Philippe le Bel. Toute la chrétienté en fut indi- gnée. «Je vois, s'écrie Dante, entrer dans Anagni l'homme des fleurs de lis [lo fiordaliso), et Christ captif dans son vicaire. Je le vois de nouveau insulté et moqué, je le vois abreuvé de fiel et de vinaigre, et mis à mort entre des brigands. » Purgat, xx, 86. J'ai rapporté plus bas toutle mor- ceau dans l'italien.


(Allemagne). Quelle que soit la sévérité du juge- ment que l'on va lire, le lecteur ne doit pas m'ac- cuser de partialité contre la bonne et savante Allemagne, aux travaux de laquelle j'ai tant d'obligation, et OIT j'ai des amis si chers. Personne ne rend plus que moi justice à la touchante bonté, à la pureté adorable des mœurs de l'Al- lemagne, à l'omniscience de ses érudits, au vaste et profond génie de ses philosophes. Sous la res- tauration, le public français commençait à se faire leur disciple docile, et recevait patiemment ce qu'on daignait lui révéler de ce mystérieux

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pays ; encore peu d'années, et peut-être la France était conquise par les idées de l'Allemagne du nord, comme l'Italie l'a été parles armes de l'Alle- magne du midi. Cependant quelle que soit sa supé- riorité scientifique, ce pays a- t-il aujourd'hui assez d'élan et d'originalité pour prétendre entraîner la France? Le chef de sa littérature a quatre-vingts ans ; tout ce qui lui reste de ses grands hommes, Schelling et Hegel, Gœrres et Greuzer, sont des hommes déjà mûrs, et ont donné leur fruit. Si vous exceptez deux hommes jeunes et pleins d'es- pérances, Gans et Otfried Muller, l'Allemagne ne présente guère qu'un grand atelier d'érudi- tion et de critique, un immense laboratoire d'é- ditions, de recensions, d'animadversions, etc. C'est un peuple d'érudits supérieurement dressés et disciplinés ; l'avenir décidera de ce que vaut cette supériorité de discipline en guerre et en lit- térature.


Page 37 . —Le plus hospûaîùr des hommes. — Au moyen âge, et dans la haute antiquité du Nord, l'hôte exige une condition du pèlerin, du chan- teur, du messager, du mendiant (mots souvent synonymes), c'est qu'il réponde à quelque ques- tion énigmatique. Odin, déguisé en pèlerin, pro- pose aussi des questions à ses hôtes ; il a voyagé quarante-deux fois parmi les peuples et sous au-


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tant de noms différents. A /ors vint un pauvre voya- geur, qui voulait aller au Saint- Sépulcre; il avait nom Tragemund, et connaissait soixante- douze royaumes (Chant allemand de l'Habit décousu ou durai Orendel). Voyez les questions du pèlerin dans le Tragemundedied^ et la dissertation de J. Grimm sur ce (ehant (Altdeutsche Wcelder 7 Heft. 1813).

La tradition de saint André, dont la Légende dorée fait mention, s'en rapproche parla forme. Le diable, sous la figure d'une jolie femme, s'était glissé chez un évêque, et voulait le séduire. Tout à coup un pèlerin se présente à la portC; frappe à coups redoublés et appelle à grands cris. L'évêque demande à la femme s'il faut recevoir l'étranger. Qu'on lui propose, répondit-elle, une question difficile : s'il sait y répondre, qu'il soit admis ; sinon, qu'il soit repoussé comme ignorant et indigne de paraître en présence de l'évoque. Qu'on lui demande ce que Dieu a fait de plus admirable dans les petites choses. Le pèlerin ré- pond : L'excellence et la variété des figures. La femme dit alors : Qu'on lui propose une seconde question plus difficile. En quel point la terre est plus élevée que le ciel? Le pèlerin répond : Dans l'empyrée où repose le corps de Jésus-Christ [comme chair et par conséquent comme terre). Eh bien! dit la femme^ qu'on lui propose une troi- sième question très difficile et très obscure, afin


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que l'on sache s'il est digne de s'asseoir à la table de l'évêque. Quelle est la distance de la terre au ciel? Alors le pèlerin au messager : Retourne à celui qui t'envoie, et fais-lui cette demande à lui- même, car il s'y connait mieux que moi, il a mesuré l'espace quand il a été précipité dans l'abîme, et moi je ne suis jamais tombé du ciel. Le messager, saisi de frayeur, avait à peine ap- porté la réponse, que le malin disparut. — On retrouve une histoire toute semblable dans les Sagas du nord.

Page. 38. — La table commune est un autel. — La table a aussi un caractère sacré chez les peu- ples celtiques, témoin la fameuse table ronde d'Arthur. Mais c'est surtout dans l'Allemagne et le Nord, que l'homme se livre avec un abandon irréfléchi à ces agapes barbares, oii, désarmé par l'ivresse, il se remet sans défense à la foi de ses compagnons. Ces habitudes intempérantes sont constatées dans les lois de Norwège : Les chefs de famille doivent juger àjeun; siVun d'eux a trop mangé ou trop bu, jyoitit de jugement pour ce jour. (Magnusar Konongs laga-baetirs guîa-things-lang, sive jus commune Norvegicum. Havniœ ; 1817 in-4°. C'est une réforme des lois antiques don- née par le roi Magnus, en 1274, dans l'île Guley. La Norwège a suivi ce Gode pendant cinq siècles).


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Page 38. — Baptême de la bière... Rhibles et tou' chants mystères de la vieille Allemagne... Symbo- lisme sacré... Graves initiations... — Ce sujet si peu connu mérite d'être traité avec cjuelque dé- tail. J'insisterai particulièrement sur les associa- tions des chasseurs, et sur celles des artisans.

Grimm a recueilli deux cent cinq cris de chasse (Alt. Weelder, m, 3, 4, ^^ Waidsprliche und Jse- gerschreie). Mœser prétend en avoir connu plus de sept cent cinquante. La langue de la chasse, telle que ces cris et chants nous l'ont conservée, est infiniment variée et poétique. Les chasseurs reconnaissent à la trace, non seulement l'espèce, mais aussi le sexe, l'âge, la fécondité des ani- maux, avec une précision c[ui nous étonne. Ils avaient soixante-douze signes pour distinguer les traces d'un cerf; la plupart de ces signes avaient un nom. Sous ce rapport extérieur, la langue des chasseurs et des bergers all-emands est déjà une langue poétique, puisqu'elle a une foule de mots qui sont autant d'images. Les con- trées montagneuses du Tyrol, de la Suisse, du Palatinat et de la Souabe, sont les plus riches en pareilles expressions.

Les demandes et les réponses des ouvriers voyageurs ont, avec celles des chasseurs, une ressemblance intime et incontestable ; vous y


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retrouvez les couleurs et les nombres symbo- liques (3, 7). A son langage, à ses répliques sages, prudentes et précises, l'hôte, le compagnon ou- vrier ou chasseur, reconnaît son confrère, voit qu'il est avec son semblable, et qu'il peut se fier à lai; les bandes de brigands même qui, par le braconnage, ont un rapport avec les chasseurs, se sont fait une langue pleine de mots poétiques, qu'ils ont su conserver depuis un temps infini. Les anciens joete, héros et nains, échangent des questions et se demandent des signes. De même, les compagnons voyageurs et chasseurs ont représenté tout le côté poétique et joyeux de leur genre de vie par des formules régulières, tour à tour instructives et plaisantes, dont le sens profond et sérieux est déguisé par la bonne humeur.

— Bon chasseur, qu'as-tu senti aujourd'hui ?^. Un noble cerf et un sanglier; que puis-je désirer de mieux? — Bon chasseur, dis-moi : quel est le meilleur temps pour toi? R. La neige et le dé- gel, c'est le meilleur temps. — Dis-moi, bon chas- seur, que doit faire le chasseur de bon matin quand il se lève? R. Il doit prier Dieu pour que la journée soit heureuse et plus heureuse que jamais; il doit prendre son limier par la laisse, pour découvrir les meilleures traces, il doit vivre selon Dieu, et jamais il n'aura de malheur. — Bon chasseur, dis-moi pourquoi le chasseur est


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appelé maître chasseur? R. Un chasseur adroit et sûr de son coup, obtient, des princes et des sei- gneurs, la faveur d'être appelé maître dans les sept arts libéraux [Freien Kunst).

— Dis-moi, mon bon chasseur, où donc as-tu laissé ta belle et gentille demoiselle? R. Je l'ai laissée sous un arbre majestueux, sous le vert feuillage, et j'irai l'y rejoindre. Vive la jeune fille à la robe blanche, qui me souhaite tous les jours bonheur et prospérité! Tous les jours, avec la rosée, je la revois à la même place; quand je suis blessé, c'est la belle fille qui me guérit. Je sou- haite au chasseur [dit-elle) bonheur et santé : puisse-t- il trouver un bon cerf!

-— Dis-moi, bon chasseur, comment le loup parle au cerf en hiver. R. Sus, sus, enfant sec et maigre, tu passeras par mon gosier ; je vais Rem- porter dans la forêt sauvage.

— Bon chasseur, dis-moi gentiment ce qui fait rentrer le noble cerf de la plaine dans la fo- rêt?^. La lumière du jour et la clarté de l'aurore. — Bon chasseur, dis-moi^ qu'a fait le noble cerf sorti du bois dans la plaine? /?. Il a foulé l'avoine et le seigle, et les paysans sont furieux.

— Bon valet de chasse, fais ton devoir, et je te donnerai ton droit de chasseur; sois actif et alerte, tu seras mon valet favori. — Debout, traînards et paresseux, qui voudriez vous reposer encore. Toi, chasseur prudent, arrange les instruments, fais


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l'ouvrage de ton père ; toi, fier chasseur, tu con- duiras ma meute au bois ;et toi, jeune piqueur, qu'as-tu senti? /?. Bonheur et santé seront notre partage. Je sens un cerf et un sanglier ; il vient de passer devant moi : mieux vaudrait l'avoir pris.

— Bon chasseur, sans te fâcher, où courent-ils donc maintenant? R. Ils courent par la plaine et par les chemins; tant mieux pour le commun gibier; malheur au noble cerf. Entends-tu la ré- ponse de mon chien ; ils chassent par monts et par vaux. Ils sont sur la bonne voie; je les en- tends donner du cor ; ils vont tuer le noble cerf. Oui, que Dieu nous favorise; que le noble cerf soit couché sur son flanc; que leur cor nous an- nonce la prise du cerf, et nous allons y courir à grands cris : que Dieu nous prête vie à tous.

Debout, debout, cellerier et cuisinier; prépa- rez aujourd'hui encore une bonne soupe et un baril de vin, afin que nous puissions tous vivre en joie.

— Dis-moi, gentil chasseur, oii trouves-tu la première trace du noble cerf? R. Quand le noble cerf quitte le corps de sa mère et s'élance dans la feuillée et sur le gazon. — Dis-moi, gentil chas- seur, quelle est la plus haute trace?/?. Quand le noble cerf équarrit sa noble ramure, et qu'il en frappe les branches, quand il a renversé le feuil- lage avec sa noble couronne.

— Dis-moi, d'une façon gentille et polie, quel


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est le plus fier, le plus élevé, et le plus noble des animaux? — Je vais te le dire : le noble cerf est le plus fier, l'écureuil est le plus haut, et le lièvre est regardé comme le plus noble ; on le recon- naît h sa trace. — Bon chasseur, dis-moi bien vite quel est le salaire du chasseur? R. Je vais te le dire tout de suite ; le temps est beau, alors tous les chasseurs sont gais et contents ; le temps est clair et serein, alors tous les chasseurs boi- vent du bon vin : ainsi je reste avec eux aujour- d'hui et toujours. — Dis-moi bien, bon chasseur, quels seraient, pour mon prince ou mon sei- gneur, les gens les plus inutiles. R. Un chasseur bien mis qui ne rit pas, un limier qui trotte et ne prend rien, un lévrier qui se repose, ce sont-là les gens inutiles. — Dis-moi, bon chasseur, ce qui précède le noble cerf dans le bois? B. Son haleine brûlante va devant lui dans le bois. — ■ Dis-moi ce que le noble cerf a fait dans cette eau limpide et courante? lî. Il s'est rafraîchi, il a ra- nimé son jeune cœur. — Bon chasseur, dis-moi, que fait au noble cerf sa corne si jolie ? I{. Ce sont les petits vers qui font au noble cerf sa corne si jolie. — Dis-moi, bon chasseur, ce qui rend la forêt blanche, le loup blanc, la mer large, et d'où vient toute sagesse. B. Je vais le dire: la vieillesse blanchit le loup, et la neige les forêts, l'eau agrandit la mer, et toute sagesse vient des belles filles.


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Debout, debout, seigneurs et dames {et plus loin .'VOUS toutes, jolies demoiselles), allons voir un noble cerf. Debout, seigneurs et dames, comtes et barons, chevaliers, pages, et vous aussi bons compagnons qui voulez avec moi aller dans la forêt. Debout, au nom de celui qui créa la bête sauvage et l'animal domestique. Debout, debout, frais et bien dispos comme le noble cerf; debout, frais et contents comme des chasseurs. Debout, sommelier, cuisinier.

Yoyez-le courir, chasseurs, c'est un noble cerf, j'en réponds. 11 court, il hésite (ivanks und schiuanks), le pauvre enfant ne songe plus à sa mère; il court au delà des chemins et des pâtu- rages; Dieu conserve ma belle amie. Le noble cerf traverse le fleuve et la vallée ; que j'aime la bouche vermeille de mon amie. Voyez, le noble cerf fait un détour ; je voudrais tenir par la main ma belle amie. Le noble cerf court au delà des chemins; je voudrais reposer sur le sein de ma belle amie. Le noble cerf franchit la bruyère; que Dieu protège ma belle amie à la robe blanche. Le noble cerf court sur la rosée; que j'aime à voir ma belle amie.

(Les chasseurs boivent après avoir atteint le cerf.) — Chasseur, dis-moi, bon chasseur, de quoi le chasseur doit se garder? R. De parler et de ba- biller; c'est la perte du chasseur.


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— Bon chasseur, gentil chasseur, dis-moi quand le noble cerf se porte le mieux? R. Quand les chasseurs sont assis et boivent la bière et le vin, le cerf a coutume de très bien se porter.

Quand les chasseurs s" informent de leurs chiens : Pourrais-tu me dire, bon chasseur, si tu as vu courir ou entendu aboyer mes chiens?^. Oui, bon chasseur, ils sont sur la bonne voie, je t'en réponds; ils étaient trois chiens, l'un était blanc, blanc, blanc, et poursuivait le cerf de toutes ses forces ; l'autre était fauve, fauve, fauve, et chas- sait le cerf par monts et par vaux ; le troisième était rouge, rouge, rouge, et chassait le noble cerf jusqu'à la mort.

Quand on donne la curée au chien ^ le chasseur lui dit: Compagnon, brave compagnon, tu chassais bien le cerf aujourd'hui, quand il franchissait la plaine et les chemins, aussi nous a-t-il cédé les droits du chasseur. Oh ! oh ! compagnon, honneur et merci ! N'est-ce pas un beau début? Les chas- seurs peuvent maintenant se réjouir, ils boivent le vin du Rhin et du Necker. Grand merci, mon fidèle compagnon, honneur et merci.

Les artisans, beaucoup plus étroitement liés que les chasseurs, n'admettaient de nouveaux mem- bres dans leurs corporations qu'en leur faisant subir des initiations solennelles dont on aimera


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peut-être à trouver ici la forme: Extrait du livre cleFrishis^ correcteur à Altenburg, versilOO. (Alt- deutsche Wselder, durch die Brûder Grimm., 3 Heft. Cassel 1813.)

Réception d'un compagnon forgeron. — L'ap- prenti doit paraître devant les compagnons le jour où ils se réunissent à l'auberge. Les discours et les opérations qui ont lieu sont de trois sortes : 1° souffler le feu ; 2° ranimer le feu ; 3° instruire.

On place une chaise au milieu de la chambre, un ancien se passe autour du cou un essuie-main, dont les bouts retombent dans une cuvette placée sur la table. Celui qui veut souffler le feu, se lève et dit: Qu'il me soit permis d'aller chercher ce qu'il faut pour souffler le feu.... Une fois, deux fois, trois fois, qu'il me soit permis d'ôter aux compagnons leurs cuvettes.... Compagnons, que me reprochez-vous?

Réponse : Les compagnons te reprochent beau- coup de choses, tu boites, tupues^ ; si tu peux trou-


U Deux mots allemands qui sonnent à peu près de môme, et qu'on retrouve toujours ensemble dans les vieilles chansons pour designer en général ce qui est déplaisant. Ainsi dans un rans [Recueil de J.-R. Wyss. Berne, 182G) :


Tryli yha allsamma :

Die liinket, die stinket, etc.


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ver quelqu'un qui boite et ^^^^■7:»?/e davantage, lève- toi et pends-lui au cou tes sales lambeaux.

Le compagnon fait semblant de chercher, et Ton introduit celui qui veut se faire recevoir. Dès que Tautre l'aperçoit, il lui pend sa serviette au cou et le place sur une chaise. L'ancien dit alors à l'apprenti: Cherche trois parrains qui te fassent compagnon.... Alors on ranime le feu. Le filleul dit à son parrain : « Mon parrain, combien veux- tu me vendre l'honneur de porter ton nom? R. Un panier d'écrevisses, un morceau de bouilli une mesure de vin, une tranche de jambon, moyennant quoi nous pourrons nous réjouir....

Instruction : Mon cher filleul, je vais t'appren- dre bien des coutumes du métier, mais tu pour- rais bien savoir déjà plus que je n'ai moi-même appris et oublié. Je vais te dire en tout cas quand il fait bon voyager. Entre Pâques et Pentecôte, quand les souliers sont bien cousus et la bourse bien garnie, on peut se mettre en route. Prends honnêtement congé de ton maître, le dimanche à midi après le dîner ; jamais dans la semaine ; ce n'est pas la coutume du métier qu'on quitte l'ou- vrage au milieu d'une semaine. Dis-lui : Maître, je vous remercie de m'avoir appris un métier honorable; Dieu veuille que je vous le rende à vous ou aux vôtres, un jour ou l'autre. Dis à la maîtresse : Maîtresse, je vous remercie de m'a-

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158 NOTES

voir blanchi gratis; si je reviens un jour ou l'autre, je vous paierai de vos peines.... Va trouver en- suite tes amis et tes confrères, et dis-leur : Dieu vous garde ; ne me dites point de mauvaises paro- les. Si tu as de l'argent, fais venir un quart de bière, et invite tes amis et tes confrères.... Quand tu seras à la porte de la ville, prends trois plumes dans ta main et souffle-les en l'air. L'une s'envo- lera par-dessus les remparts, l'autre sur l'eau, la troisième devant toi. Laquelle suivras-tu?

Si tu suivais la première par-delà les remparts, tu pourrais bien tomber, et tu en serais pour ta jeune vie, ta bonne mère en serait pour son fils, et nous pour notre filleul ; ça ferait donc trois malheurs. Si tu suivais la seconde au-dessus de l'eau, tu pourrais te noyer, etc.. Non, ne sois pas imprudent, suis celle qui volera tout droit, et tu arriveras devant un étang oii tu verras une foule d'hommes verts assis sur le rivage, qui te crieront : Malheur ! malheur !

Passe outre; tu entendras un moulin qui te dira sans s'arrêter: En arrière, en arrière! Vas toujours jusqu'à ce que tu sois au moulin. As-tu faim, entre dans le moulin et dis : Bonjour, bonne mère, le veau a-t-il encore du foin? Gomment va votre chien ? La chatte est-elle en bonne santé ? Les poules pondent-elles beaucoup ? Quefontles filles, ont-elles beaucoup d'amoureux? Si elles


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sont toujours honnêtes, tous les hommes les rechercheront. — Eh ! dira la bonne mère, c'est un beau fils bien élevé ; il s'inquiète de mon bé- tail et de mes filles ! Elle ira chercher une échelle pour monter dans la cheminée et te décrocher un saucisson ; mais ne la laisse pas monter, monte toi-même, et descends-lui la perche. Ne sois pas assez grossier pour prendre le plus long etle four- rer dans ton sac; attends qu'elle te le donne. Quand tu l'auras reçu, remercie et va-t'en. 11 pourrait se trouver là une hache de meunier, que tu regarderais en pensant que tu voudrais bien faire un pareil outil, mais le meunier penserait que tu veux la prendre : ne regarde pas plus long- temps, car les meuniers sont gens inhospitaliers. Ils ont de longs cure-oreilles ; s'ils t'en donnaient sur les oreilles, tu en serais pour ta jeune vie, ta bonne mère, etc.

En allant plus loin tu te trouveras dans une forêt épaisse, où les oiseaux chanteront, petits et grands, et tu voudras t'égayer comme eux; alors tu verras venir à cheval un brave marchand habillé de velours rouge, qui te dira : Bonne for- tune, camarade ! pourquoi si gai ? — Eh ! diras- tu, comment ne serais-je pas gai, puisque j'ai sur moi tout le bien de mon père ? -— 11 pensera que tu as dans tes poches quelque deux mille tha- 1ers, et te proposera un échange. N'en fais rien, ni la première, ni la seconde fois. S'il insiste


IGO NOTES

une troisième fois, alors change avec lui, mais fais bien attention, ne lui donne pas ton habit le premier, laisse-le donner le sien. Car si tu lui donnais le tien d'abord, il pourrait se sauver au galop; il a quatre pieds, tu n'en as que deux, et tu ne pourrais l'attraper. Après l'échange, va tou- jours et ne regarde point derrière toi. Si tu re- gardais et qu'il s'en aperçût, il pourrait penser que tu l'as trompé, il pourrait revenir, te pour- suivre, et mettre ta vie en danger : continue ton chemin.

Plus loin tu verras une fontaine ... bois et ne salis point l'eau, car un autre bon compagnon porrait venir qui ne serait point fâché de boire... Plus loin tu verras une potence: seras-tu triste ou gai ?

Mon filleul, tu ne dois être ni gai ni triste^ ni craindre d'être pendu, mais tu dois te réjouir d'être arrivé dans une ville ou dans un village. Si c'est dans une ville, et que l'on te demande aux portes d'où tu viens, ne dis pas que tu viens de loin ; dis toujours d'ici près, et nomme le plus prochain village. C'est l'usage en beaucoup d'en- droits que les gardes ne laissent entrerpersonne ; on dépose son paquet à la porte et l'on va cher- cher le signe. — Vas donc à l'auberge ^deman-

1. Chaque métier avait son auberge chez un vieux compa- gnon.


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 161

der le signe au père des compagnons. Dis en en- trant: Bonjour, bonne fortune, que Dieu protège rhonorable métier; maître et compagnons, je demande le père.

Si le père est au logis, dis-lui : Père, je vou- drais vous prier de me donner le signe des com- pagnons pour prendre mon paquet à la porte de la ville. Alors le père te donnera pour signe un fer à cheval ou bien un grand anneau, et tu pour- ras faire entrer ton paquet. Dans ton chemin tu rencontreras un petit chien blanc avec une jolie queue frisée. — Eh ! diras-tu , j e voudrais bien attra- per ce petit chien et lui couper la queue, ça me fe- rait un beau plumet. — Non, mon filleul, n'en fais rien, tu pourrais perdre ton signe en le lui je- tant, ou bien le tuer, et tu perdrais un métier honorable... Quand tu seras revenu chez le père, à l'aubergC; dis-lui : Je voudrais vous prier, en l'honneur du métier, de m'héberger moi et mon paquet. Le père te dira : Pose ton paquet : mais prends bien garde et ne le pends pas au mur, comme les paysans pendent leurs paniers ; place-le joliment sous l'établi ; si le père ne perd pas ses marteaux, tu ne perdras pas non plus ton paquet...

Le soir, quand on va se mettre à table, reste près de la porte ; si le père compagnon te dit : Forgeron, viens et mange avec nous ; n'y vas pas si vite ; s'il t'invite une seconde fois, vas-y et

14.


162 NOTES

mange. Si tu coupes du pain, coupe d'abord doucement un petit morceau, qu'on s'aperçoive à peine de ta présence, et à la fin coupe un bon gros morceau, et rassasie-toi comme les autres...

Quand le père boira à ta santé, tu peux boire aussi. S'il y a beaucoup à boire, bois beaucoup ; s'il y a peu, bois peu ; mais si tu as beaucoup d'argent, bois tout et demande si l'on pourrait avoir un commissionnaire, dis que tu veux aussi payer une canette de bière... Quand viendra la nuit, demande si le bon père a besoin d'un for- geron qui dorme bien? Le père te répondra: Je dors bien moi-même; je n'ai pas besoin d'un forgeron pour cela. Le lendemain quand tu seras levé de bonne heure, le père te dira : For- geron, que signifiait donc ce vacarme {au matin)! Réponds : Je n'en sais rien ; les chats s'y bat- tent, et je n'ose rester au Ut.

L'ancien dira alors : Celui dont le nom ne se trouve point dans nos lettres, dans les registres de la société, celui-là doit se lever et compa- raître devant la table des maîtres et compa- gnons ; qu'il donne un gros pour frais d'écriture, un bon pourôjwe au secrétaire, et on l'inscrira comme moi-même, comme tout autre bon com- pagnon, parce que tels sont les usages et les coutumes du métier, et que les usages et les coutumes du métier doivent être conservés, soit ici, soit ailleurs... Que personne ne parle des


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coutumes et des histoires du métier, de ce qu'ont pu faire à l'auberge maîtres et compa- gnons, jeunes ou vieux.

RÉCEPTION d'un COMPAGNON TONNELIER. — On de- mande d'abord la permission d'introduire dans l'assemblée le jeune homme qui doit être reçu compagnon, et qu'on appelle Tablier de Peau de chèvre. Lorsqu'il est introduit, le compagnon qui doit le raboter, parle ainsi :

Que le bonheur soit parmi vous ! Que Dieu honore l'honorable compagnie, maîtres et com- pagnons : Je le déclare avec votre permission, quelqu'un, je ne sais qui, me suit avec une peau de chèvre, un meurtrier de cerceaux, un gâte- bois, un batteur de pavés, un traître à la com- pagnie ; il avance sur le seuil de la porte, il recule, il dit qu'il n'est pas coupable, il entre avec moi, il dit qu'après avoir été rabotté, il sera bon compagnon comme un autre. Je le déclare donc, chers et gracieux maîtres et compagnons. Peau de chèvre ici présent est venu me trouver, et m'a prié de vouloir bien le raboter .selon les coutumes du métier, et de bénir son nom d'hon- neur, puisque c'est l'usage de la compagnie. J'ai bien pensé qu'il trouverait beaucoup de com- pagnons plus anciens qui ont plus oubUé dans les coutumes du métier, que moi, jeune compa- gnon, je ne puis avoir appris, mais je n'ai point


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voulu le refuser. J'ai consenti, car ce r'efus eût été ridicule, et c'était lui faire commencer bien mal ses voyages. Je vais donc le raboter et l'in- struire, comme mon parrain m'a instruit; ce que je ne saurai lui dire, il pourra l'apprendre dans ses voyages. Mais je vous prie, maîtres et com- pagnons, si je me trompais d'un ou plusieurs mots dans l'opération, de ne point m'en savoir mauvais gré, mais de bien vouloir me corriger et m'instruire.

Avec votre permission, je ferai trois questions: Je demande pour la première fois : S'il est un maître ou compagnon qui sache quelque chose sur moi, ou sur Peau de chèvre ici présent, ou sur son maître ? Que celui-là se lève et fasse main- tenant sa déclaration... S'il sait quelque chose sur mon compte, je me soumettrai à la discipline de l'honorable compagnie, comme c'est la cou- tume ; s'il sait quelque chose sur Peau de chèvre ici présent, alors celui-ci ne s era pas tenu digne d'être reçu compagnon par moi et par toute l'honorable compagnie ; mais s'il s'agit de son maître, le maître se laissera punir aussi comme c'est la coutume ... Avec votre permission, je vais monter sur la table.

. L'apprenti entre alors dans la chambre avec son parrain, il porte un tabouret sur ses épaules,


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et se place avec le tabouret sur la table ; les autres compagnons s'approchent l'un après l'autre, et lui retirent chacun trois fois le ta- bouret pour le faire tomber sur la table, mais le parrain lui prête secours et le retient en haut par les cheveux; c'est ce cju'on nomme raboter ; puis on le consacre à plusieurs reprises avec de la bière.

Le parrain dit: Vous le voyez, la tête que je tiens est creuse comme un sifflet ; elle a bien une bouche vermeille qui mange de bons mor- ceaux, et boit de bons coups... C'est ici comme ailleurs l'usage et la coutume du métier, que celui qu'on rabote^ doit avoir, outre son parrain, deux autres compères raboteurs : regarde donc tous les compagnons et choisis-en deux qui te servent de compères... Gomment veux-tu t'ap- peler de ton nom de rabot? Choisis un joli nom, court et qui plaise aux jeunes filles. Celui qui porte un nom court plaît à tout le monde, et tout le monde boit à sa santé un verre de vin ou de bière... Maintenant donne pour l'argent de baptême ce qu'un autre a donné, et les maîtres et compagnons seront contents de toi.

— Avec votre permission, maître N je

vous demanderai si vous répondez que votre ap- prenti sache son métier A-t-il bien taillé, bien coupé le bois et les cerceaux? A-t-il été souvent


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boire le vin et la bière, et courir les belles filles? A-t-il bien- joué et bien jouté (geturniret)? k-i-i\ dormi longtemps, peu travaillé, souvent mangé et allongé les dimancbes et fêtes ? A-t-il fait ses années d'apprentissage, comme il convient à un bon apprenti ? R. Oui. — As-tu tout appris ? R, Oui.

Eh ! ça n'est pas possible, regarde autour de toi ces maîtres et ces compagnons ; il y .en a de bien braves et de bien vieux, cependant aucun d'eux ne sait tout, et tu voudrais tout savoir? Tu es loin de ton compte. Prétends-tu passer maître? — Oui. — ïu dois d'abord être compa- gnon. Yeux-tu voyager? — Oui.

.. . Sur ton chemin tu verras d'abord un tas de fumier, et dessus, des corbeaux noirs qui crie- ront : Il part! Il part! Que faire? faudra-t-il re- culer ou passer outre? Réponds oui ou non... Tu dois passer outre, et dire en toi-même: Noirs corbeaux, vous ne serez pas mes prophètes. Plus loin, devant un village, trois vieilles femmes te regarderont et diront : Ah ! jeune compagnon, retournez sur vos pas, car au bout d'un quart de mille vous arriverez dans une grande forêt oii vous vous perdrez, et l'on ne pourra savoir où vous êtes... . Retourneras-tu? R. Oui. — Eh ! non, n'en fais rien, il serait ridicule à toi de t'en laisser conter par trois vieilles femmes. Au bout du village tu passeras devant un moulin qui dira :


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En arrière! en arrière ! Que feras-tu ! Voilà trois espèces de conseillers, d'abord les corbeaux; puis les trois vieilles femmes, et maintenant le moulin : il t'arrivera sans doute un grand mal- heur. Faut-il reculer ou passer outre? i?. Oui. -—Poursuis ta route et dis : Moulin, va ton train, et j'irai mon chemin... Plus loin, tu arriveras dans la grande et immense forêt dont les trois vieilles femmes t'ont parlé, forêt immense et sombre ; tu pâliras de crainte en la traversant, mais il n'y pas d'autre chemin ; les oiseaux chan- teront, grands et petits, un vent piquant et gla- cial soufflera sur toi, les arbres s'agiteront, wink et luank, klink et klank, ils craqueront comme s'ils allaient tomber les uns sur les autres, et tu seras dans un grand danger : Ah ! diras-tu, si j'étais resté chez ma mère ! car enfm un arbre pourrait t'écraser en tombant, et tu en serais pour ta jeune vie, ta mère pour son fils, et moi pour mon filleul. Tu seras donc forcé de retour- ner ? ou bien veux-tu passer outre?., tu le dois.

Au sortir de la forêt, tu te trouveras dans une belle prairie, où tu verras s'élever un beau poi- rier couvert de belles poires jaunes, mais l'arbre sera bien haut.... Reste quelque temps dessous et tends la bouche ; s'il vient un vent frais, les poires tomberont dans ta bouche à foison. . . Est-ce là ce qu'il faut faire ? (L'apprenti répond oui, et


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on le rabote en lui tirant les cheveux comme il faut.)... N'essaie pas de monter sur l'arbre, le paysan pourrait venir et te rouer de coups ; les paysans sont des gens grossiers qui frappent deux ou trois fois à la même place. Écoute, je vais te donner un conseil : Tu es un jeune compagnon robuste : prends le tronc de l'arbre et secoue- le fortement, les poires tomberont en grand nombre.... Yas-tu les ramasser toutes ? R. Oui. — Eh ! non pas, tu dois en laisser quelques-unes et te dire : Qui sait? peut-être à son tour un brave compagnon, traversant la forêt, viendra jusqu'à ce poirier; il voudrait bien manger des poires, mais il ne serait pas assez fort pour secouer l'arbrC; ce serait donc lui rendre un bon ser- vice que de lui préparer des provisions.

En continuant ton chemin, tu viendras près d'un ruisseau coupé par un pont fort étroit, et sur ce pont tu rencontreras une jeune fille et une chèvre ; mais le pont sera si étroit que vous ne pourrez manquer de vous heurter. Gomment feras-tu? Eh bien, pousse dans l'eau la jeune fille et la chèvre, et tu pourras passer à ton aise : Qu'en dis-tu? R. Oui. — Eh! non pas; je vais te donner un autre conseil; prends la chèvre sur tes épaules, la jeune fille dans tes bras, et passe avec ton fardeau ; vous arriverez tous trois de l'autre côté, tu pourras alors prendre la jeune fille pour ta femme, car il te faut une femme, et


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ta pourras tuer la chèvre, sa chair est bonne pour le repas de noce; sa peau te fournira un bon tablier ou une musette pour réjouir ta femme.... (L'apprenti est raboté de nouveau.)

Plus loin tu verras la ville ; quand tu en seras près, arrête-toi quelques moments, mets des sou- liers et des bas propres.... Demande l'auberge tenue par un maître, vas-y tout droit, salue tout le monde, et dis : Père des compagnons, je vou- drais vous prier de m'héberger en l'honneur du métier, moi et mon paquet, de souffrir que je m'asseye sur votre banc et que je mette mon paquet dessous; je vous prie, ne me faites pas asseoir devant la porte, je me conduirai selon les us;iges du métier, comme il convient à un honnête compagnon.

Le père te dira : Si tu veux être un bon fils, entre dans la chambre et dépose ton paquet au nom de Dieu. Si tu vois la mère en entrant dans la chambre, dis-lui : Bonsoir, bonne mère. Si le père a des filles, appelle-les sœurs, et les com- pagnons frères. En plusieurs endroits ils ont de belles chambres, avec des bois de cerfs attachés au mur ; pends ton paquet à l'un de ces bois ; s'il a plu, et que tu sois mouillé, pends ton manteau près du poêle, comme aussi tes souliers et tes bas, et fais-les bien sécher, pour être le lende- main frais et dispos, prêt à partir; le feras-tu?

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R. Oui. — Eh! non pas ; si le père a bien voulu t'héberger, entre dans la chambre, dépose ton pa- quet sous le banc près de la porte, assieds-toi sur le banc, et te tiens coi.

Quand le soir viendra, le père te fera conduire à ton lit, mais si la sœur veut monter pour t'éclairer... afin que lu n'aies pas peur.... prends garde. Quand tu es arrivé en haut, et que tu vois ton lit, remercie-la, souhaite-lui une bonne nuit, et dis-lui qu'elle descende pour l'amour de Dieu, que tu seras bientôt couché.

Le matin, quand il fait jour et que les autres se lèvent, tu peux rester au lit, jusqu'à ce que le soleil t'éclaire, personne ne viendra te secouer, et tu peux dormir à ton aise; qu'en dis-tu ? R. Oui. -—Eh! non pas, mais si tu t'aperçois qu'il est temps de se lever, lève-toi, et quand tu entreras dans la chambre, souhaite le bonjour au père, à la mère, aux frères et aux sœurs; ils te deman- deront peut-être comment tu as dormi ; raconte- leur ton rêve pour les faire rire.

As-tu envie de travailler en ville tantôt

c'est l'ancien, tantôt c'est le frère, d'autres fois c'est toi-même qui dois te chercher de l'ouvage ; selon l'usage différent des lieux. Ya trouver l'an- cien et dis : Compagnon, je voudrais vous prier, selon les usages et coutumes du métier, de vou- loir bien me trouver de l'ouvrage, je désire tra- vailler ici ; l'ancien répondra : Compagnon, je


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m'en occuperai... Maintenant tu vas sortir pour boire de la bière, ou pour voiries belles maisons de la ville.... N'est-ce pas? II. Oui. — Eh ! non pas, tu dois retourner à l'auberge, jusqu'à ce que l'ancien revienne, car il vaut mieux que tu at- tendes, que de te faire attendre par lui. Mais, dans l'intervalle, tu verras sur ton chemin trois maîtres : le premier a beaucoup de bois et de cerceaux ; le second a trois belles filles, et donne de la bière et du vin ; le troisième est un pauvre maître; chez lequel travailleras -tu? Si tu tra- vailles chez le premier, tu deviendras un vigou- reux cercleur : chez le second qui donne de la bière et du vin, et qui a de belles filles, tu serais heureux, comme on dit ; on y fait de beaux ca- deaux, on y boit bien, on saute avec les belles filles. Et chez le pauvre maître?.. J'entends, tu voudrais faire fortune. Chez lequel veux-tu tra- vailler? Tu ne dois mépriser personne, tu dois travailler chez le pauvre comme chez le riche... L'ancien te dira à son retour : Compagnon, j'ai cherché de l'ouvrage et j'en ai trouvé. Réponds : Compagnon, attendez, je vais faire venir une ca- nette de bière. Mais si tu n'as pas d'argent, dis- lui : Compagnon, pour le moment je ne suis pas en fonds, mais si nous nous retrouvons au- jourd'hui ou demain, je saurai bien vous prouver ma reconnaissance. Le maître te donnera ton ouvrage et tes ou tils.


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Après avoir travaillé quelques moments, tes ou- Hils ne couperont plus. Maître, diras-tu, je ne sais pas si c'est que les outils ne veulent pas couper, ou que je n'ai pas de goût au travail; tournez-moi la meule pour que j'aiguise mes ou- tils. Le feras-tu? //. Oui. — Eh! non pas. Si tu te mets à l'ouvrage, et qu'il y ait avec toi beaucoup de compagnons, tu ne dois pas être piqué de ce que le maître ne te met pas tout de suite au- dessus d'eux : si le maître voit que tu travailles bien, il saura bien te mettre à ta place.

Demande aux compagnons s'ils vont tous àl'au- berge, et ce que le nouveau venu doit mettre à la masse : ils t'en instruiront.... L'ancien te dira : Un gros, ou bien neuf liards, selon la coutume. A l'auberge^ l'ancien dira : C'est ici comme ail- leurs la coutume du métier qu'on se rassemble à l'auberge tous les quinze jours, et que chacun donne le denier de la semaine. Si la mère a bien garni ta bourse, prends de l'argent et jette-le sur la table, si bien qu'il saute à la figure de l'an- cien, et dis : ^oilà pour moi, rendez-moi de la monnaie. Le feras-tu? II. Oui. — Eh ! non pas, prends l'argent dans ta main droite; place-le bien honnêtement devant l'ancien, et dis : Avec votre permission, voilà pour moi; ne demande pas ta monnaie, l'ancien saura bien te la rendre, si tu as donné plus qu'il ne te faut.... (Alors on le ra- bote pour la troisième fois.) •


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Si l'ancien te dit : Compagnon, fais plaisir aux maîtres et compagnons, et va chercher de la bière, tu ne dois pas refuser. Si tu rencontres une jeune fille ou un bon ami, tu lui donneras de ta bière, entends-tu? R. Oui.— Eh! non pas, si tu veux faire une honnêteté à quelqu'un, prends ton argent et dis : Va boire à ma santé ; quand les compagnons se seront séparés, j'irai te rejoindre ; autrement, tu serais puni. A la fin du repas, lève-toi de table et crie au feu ! les autres viendront l'éteindre.... —Le parrain rentre alors et dit : Je le déclare avec votre permission, maîtres et compagnons; tout à l'heure je vous amenais une Peau de chèvre, un meurtrier de cerceaux, un gâte-bois, un batteur de pavés, traître aux maîtres et compagnons ; maintenant j'espère vous amener un brave et honnête com- pagnon.... Mon filleul, je te souhaite bonheur et prospérité dans ton nouvel état et dans tes voyages; que Dieu te soit en aide sur la terre et sur l'eau. Si tu vas aujourd hui ou demain dans un endroit où les coutumes du métier ne soient pas en vigueur, travaille à les établir ; si tu n'as pas d'argent, tâche d'en gagner, fais respecter les coutumes du métier, ne souffre point qu'elles s'affaiblissent, fais plutôt recevoir dix braves compagnons qu'un mauvais, là oii tu pourras les trouver; si tu ne les trouves point, prends ton paquet et va plus loin.

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Alors l'apprenti doit courir dans la rue en criant au feu! les compagnons viennent et lui font une aspersion d'eau froide assez abondante. Enfin vient le repas; on le couronne, on lui donne la place d'honneur, et l'on boit à sa santé.

Pour achever de faire connaître l'esprit des compagnons allemands, nous ferons connaître, d'après le bel ouvrage de Gœrres (Volksbucher), plusieurs de leurs livres populaires.

Couronne d'honneur des Meuniers^ revue et augmentée, ou Explication complète de la vraie na- ture du Cercle, dédiée à la compagnie des Meumh^s, par un garçon îneunier nommé Georges Bohrmann, donné en présent à ses compagnons pour quils con- servent de lui un bon souvenir. On a fait imprimer ses vers et ses écrits parce que, comme le dit Sirak, à l œuvre on connaît V artisan. Imprimé dans cette année (ce titre est en vers). — Ecrit en Misnie. — Le meilleur livre qu'ait produit en Allemagne l'es- prit de corporation. — Esprit de simplicité calme et digne ; versification facile. Une première gra- vure en bois représente un cercle avec des sen- tences mystiques; l'explication nous apprend ensuite que tout a été créé par le cercle. A la se- conde figure, l'auteur essaie de nous montrer le monde dans la croix. Vient ensuite une histoire de la profession des meuniers d'après la sainte Écriture, puis un dialogue satirique, puis un


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voyage poétique et une description des meilleurs moulins de Lusace, Silésie, Moravie, Hongrie Bohême, Thuringe, Franconie ; admiration et souhaits pour Nuremberg. — 11 place en forme de triangle les noms des trois meilleurs meuniers qui aient existé. Enfin il termine dévotement par Dieu, l'architecte du monde, et par une conclusion à la louange de l'état du meunier. — Livre connu seulement, à ce qu'il semble, dans le nord de l'Allemagne.

Quelques belles nouvelles formules de l'honorable corps des Charpentiers^ quils ont coutume de pro- noncer après avoir achevé U7i nouveau bâtiment^ en attachant le bouquet ou la couronne en présence d'un grand nombre de spectateurs. Publié pour la premièi^e fois en cette année. Cologne et Nuremberg. — La maison est considérée comme l'image mystique de l'église visible. — Cérémonie du bouquet placé sur la maison terminée. — Dis- cours à prononcer du haut du toit.

• Coutumes de Ihonorable métier des Boulangers , comment chacun doit se conduire à ï auberge et à l'ou- vrage. Imprimées pour le mieux, à l'usage de ceux qui se préparent aux voyages. Nuremberg .

Origine, antiquité et gloire de l'honorable compa- gnie des Pelletiers. Description exacte de toutes les formules observées depuis longtemps d' après les statuts de la corporation dans les eiigagemènts, initiations et •


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réceptions de maître, comme aussi de la manière dont on examine les compagnons. Le tout fidèlement dé- crit par Jacob Wahrmund (bouche véridique), im- primé pr)ur la première fois. — Les pelletiers et les mégissiers se vantent d'avoir eu pour premier compagnon Dieu lui-même, attendu qu'il est dit dans l'Écriture sainte que Dieu fit à Adam et Eve un habit de peau, honneur que n'ont point les autres compagnies. Le candidat doit être enfant très légitime.

Le génie symbolique des livres de compa- gnonage forme un contraste avec VEulenspiegel^ le Hvre populaire des paysans allemands :

Eulenspiegel (miroir de hibou) ressuscité^ histoire surprenante et merveilleuse de Till Eulenspiegel, fils d'un paysan, natif du pays de Braunschweig, tra- duite du saxon en bon haut allemand, revue et aug- mentée de quelques figures; ouvrage très divertissant, suivi d'un appendice très gai; le tout bien rehaussé et bien recuit. Cologne et Nuremberg . — Esprit de grosse mahce. C'est l'esprit du paysan du Nord personnifié; Eulenspiegel fréquente toute lés classes, fait tous les métiers ; c'est le fou du peuple, par contraste avec les fous des princes. — La première édition parut en 1483. A la Ré- forme, l'Eulenspiegel de la quatrième édition de Strasbourg fut, comme l'Allemagne, moitié ca- tholique et moitié protestant; en cette dernière qualité, il se moque des papes et des prêtres. Il fut


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traduit en français, en vers iambiqnes latins, et plus tard en plusieurs autres langues. — Ce livre réussit auprès des paysans de l'intérieur de la Suisse, ces robustes montagnards chez qui la chair est si forte et si puissante, etqui s'accommodent assez des obscénités d'Eulenspiegel. — On dit que le héros du livre exista en effet, et mourut en 1350. On montrerait encore son tombeau sous les tilleuls à Mœllen, près Lubeck. La pierre porterait gravés une chouette et un miroir ; la chouette désigne le caractère malicieux, gour- mand et voleur d'Eulenspiegel.

A côté de ce livre national se place V Histoire de Faust. Elle est tirée d'un ouvrage plus volumi- nieux, dont voici le titre : Première partie des péchés et des vices affreux et abominables, comme aussi des prodiges surprenants que le docteur Joannes Faustus, fameux magicien, archi-so?rier, a opérés par sa magie jusqu'à sa fin terrible. Hambourg, 1599. — Les dépositions d'une foule de témoins oculaires prouvent l'existence de Faust à la fin du quin- zième siècle et au commencement du seizième. Contemporain et ami de Paracelse, de Cornélius Agrippa, Mélanchton (dans ses lettres), Conrad, Gessner, Manlius in Collectaneis locorum commu- nium parlent de Faust. Vidmann cite les paroles de Luther à son sujet. L'abbé Tritheim, dans ses Lettres, familières, le traite de fat et d'imposteur.- N'a-t-il pas osé dire que si les volumes d^Aristote et


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de Platon péin'ssaient tous avec leur philosophe, il les rendrait au monde par son génie, comme Esdras re- trouva les livres saints dans sa mémoire! — Chaque époque avait eu son Faust, auquel les contempo- rains attribuaient toujours quelque chose de sur- naturel; tous vinrent se réunir dans le véritable et dernier Faust, qui dès lors fut le chef de tous les sorciers précédents , perfectionna le grand œuvre et fît plus encore. Faust est donc plutôt un livre qu'une personne; tout ce que l'histoire de sa vie raconte de ses tours de sorcellerie était depuis des siècles dans la tradition, et l'image de Faust fut seulement imprimée comme un cachet sur le recueil universel. — L'écrit de Yidmann se fonde sur un manuscrit autographe de Faust, que les trois fils d'un docteur célèbre de Leipzig trouvèrent dans sa bibliothèque. Ce manuscrit pourrait bien être de Waiger ou Wagner, disciple de Faust à qui son maître rend témoignage en ces termes : « Discret, plein de malice et de omse, ayant assez d'esprit, passant pour muet à l'école avec les boulangers et les bouchers, mais parlant fort bien au logis ; bâtard au demeurant. » Il le fit son héritier, lui laissa tous ses livres, et lui dit avant sa mort : Je f en prie, ne révèle que longtemps après ma mort mon art et mes opérations; alors tu rassembleras les faits avec soin pour en composer une histoire; ton esprit familier, le coq de bruyère, f aidera dans ce travail, et te rappellera ce que tu aurais oublié;


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car on voudra connaître mon histoire écrite de ta main.

Lalittérature populaire de l'Allemagne se ferme par la Réforme, ou plutôt elle se concentre alors dans le seul Luther, l'écrivain le plus populaire qui ait existé. Immédiatement avant cette époque (vers 1500), on distingue deux poètes, le cordon- nier Hans Sachs, etle prédicateur impérialMurner. Je ne parle pas de Sébastian Brant, conseiller de Maximilien, l'auteur du Vaisseau des /b^^s(Narrens- chifT), qui eut si peu de mérite et de succès, et qui, peut-être, servit de modèle slux Fînblemata d'Alciat" Brant place au premier rang, parmi les fous, les amis de l'imprimerie, qui, dit-il, doit tomber bientôt dans le mépris.

Hans Sachs est plus intéressant (Voyez ses œu- vres, réimprimées à Nuremberg, i781, 5 vol. in-8^ sa vie par Ranisch, et les ouvrages de Wa- genseil, Schœber, Hirsch, Dunkel, Will et Rie- derer). Sa vie, peu féconde en événements, n'en est pas moins propre à faire, connaître les mœurs et la singulière culture des artisans de l'Alle- magne à cette époque. — Né en 1494 d'un tail- leur de Nuremberg, envoyé à sept ans aux écoles latines, à quinze en apprentissage chez un cor- donnier, à dix-sept en voyage à Ratisbonne, Passau, Salsbourg, ïnspruck, où il est employé comme chasseur de l'empereur Maximilien [Soin inutile de la femme, 1'^ vol. de ses œuvres^ et


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4^ vol, p. 294, éd. 1590). Puisil alla à Munich, s'ar- rêta à Wurtzbourg et à Francfort, puis àCoblentz, Cologne et Aix. — Son maître de poésie avait été Léonard Nunnenbek, tisserand de Nuremberg; sur sa route, il apprit un grand nombre de rhyth- mes, et, parvenu dans la Haute-Autriche, il em- brassa la résolution de se dévouer aux lettres; et ^^me yQJ^ i^g Dons des Muses), il tint peu après à Francfort sa première école. Après avoir visité encore Leipzig, Lubeck, Osnabruck, Vienne, Erfurth, il revint à Nuremberg, âgé de 22 ans (1516), d'après le désir de son père. — Reçu maître cordonnier, il se maria en 1519, fit d'abord dans un faubourg un petit commerce, et retourna encore peu après à la foire de Francfort. Il vécut heureux avec sa Cunégonde plus de quarante ans, en eut deux fils et cinq filles^ qui moururent tous avant lui. Il se remaria en 1561 (5™® vol. Kunst- lichen frauen lob). A l'âge de 76 ans, il perdit l'u- sage de ses facultés, et mourut à 82 ans, en 1576. En 1523, il donna un panégyrique de la Ré- forme, sous le titre suivant : Le rossignol de Witiemberg qu'on entend auj ourd hui partout . Dans la gravure en bois, on voit un rossignol entre le soleil, la lune et divers animaux; sur une mon- tagne, un agneau avec un étendard de victoire. Tout à la fm : Christus amator. Papa peccator. Un père Spée en donna une réfutation sous le titre : A moi contre le rossignol! — Hans Sachs écrivit aussi


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sur la Réforme des dialogues en prose, 1524. Le premier est intitulé : Dispute entre un chanoine et un cordonnier^ où l'on défend la parole de Dieu et une existence chrétienne. Bans Sachs. MDXXIIII. La gravure représente, entre autres personnages, un cordonnier qui tient une paire de pantoufles à la main.

Le plus curieux des ouvrages d'Hans est celui dont nous allons donner l'analyse. Voy. page 290 derin-8% 1781, et page 161 de rin-24, 1821. Une cowte et joyeuse pièce de carnaval^ à trois person- nages, savoir : Un bourgeois, un paysan et unho^nme noble. Les Gâteaux creux. Le titre est vague, et la moralité, placée à la fin, n'a aucun rapport avec la pièce. L'auteur crut peut-être devoir entourer de ces précautions un ouvrage oii il donnait l'a- vantage au paysan sur les autres, en présence des bourgeois de Nuremberg; et cela à une époque où la révolte presque universelle des paysans d'Allemagne excitait contre eux la plus violente animosité. La pièce n'est point datée, contre l'u- sage de l'auteur; mais l'allusion au nom de Gœtz von Berlichingen, général des paysans soulevés, indique qu'elle fut probablement composée après 1525.

Le paysan veut s'asseoir avec le bourgeois pour prendre part à la joie de la fête; celui-ci le re- pousse avec insulte; et le paysan, après une gé-

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néalogie burlesque, ajoute : Du côté de ma mère jesuisunGœtz(GœlzpourKlotz, une souche, une bûche). C'est pourquoi, ceux qui me connaissent, me nomment Gœtz Tœlp Fritz. Maintenant que vous savez qui je suis, recevez-moi pour convive, et laissez-moi m'asseoir à table. — Le bourgeois : Hors d'ici, imbécile! ne vois-tu pas venir un noble? Que veux-tu faire ici avec nous? — Le noble: Que fais-tu ici, Tœlp Fritz? Ne peux-tu trouver une auberge dans le village sans venir ici avec les bourgeois ? — Le bourgeois : C'est ce que je lui disais, chevalier. — Le paysan : Dois-je vous dire à tous deux ce que j'ai dans l'âme? — Le noble : Parle, Tœlp, sans cela tu étoufferais. Tu es bien un vrai paysan. — Le paysan : Qui vous ouvrirait les veines de paysan que vous avez, pourrait bien saigner à mort. — Le noble : En- tendez-vous ce cheval? Qu'on le jette du haut de l'escalier. — Le paysan : Comprenez du moins ma pensée. Adam, comme dit notre curé, a été notre père à tous; nous sommes tous ses enfants. — Le noble : Oui, mais il y a bien de la différence. Noé eut trois fils : l'un, qui était coquin, s'appe- lait Cham, et c'était un paysan. De Sem et de Japhet descendent les races de la bourgeoisie et de la noblesse. — Le paysan : J'avais encore en- tendu dire que la noblesse venait de la vertu, que jadis les nobles protégeaient les veuves, les or- phelins, et défendaient les pauvres voyageurs.


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Chevalier, est-ce eDcore votre usage ? — Le noble : Et toi, dis-moi, n'était-ce pas aussi le vôtre dans les temps anciens, à vous autres paysans, d'être simples, justes et pieux? Aujourd'hui vous n'êtes plus que des fripons, des scélérats ; vous avez la bouche dure, vous ne vous laissez pas conduire... Toi, tu n'es qu'un malotru ; moi, je suis noble de race. J'ai toujours des provisions sans travail, j'ai des revenus et des rentes. Je suis élégant et poli quand je vais à la cour des princes. — Le paysan: Ma politesse à moi, c'est de labourer, de semer, de moissonner, de battre le grain, de couper le foin, d'arracher les herbes, et tant d'autres tra- vaux par lesquels je vous nourris tous deux... Oh! je sais bien comment vous vivez l'un et l'autre. Dites-moi, noble seigneur, votre cheval n'a-t-il jamais sur une route mordu la poche d'un marchand?

Le paysan provue ensuite par des raison bur- lesques qu'il est plus heureux que le noble et le bourgeois ; ce que sans doute les véritables paysans n'auraient point accordé. Suivent beau- coup de détails de mœurs assez curieux sur les costumes, les jeux du peuple et les aliments des différentes classes de la société. Le noble, con- vaincu, finit par dire : Morbleu, le paysan dit vrai. Viens, je veux faire le carnaval avec toi. Nous verserons bravement, nous boirons, nous jouerons à qui mieux mieux. — Le bourgeois con-


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dut: Mes bons seigneurs, ne nous accusez point, si nous sommes restés longtemps avec ce paysan grossier : il ne pouvait être plus poli, comme dit le vieux proverbe : Mettez un paysan dans un sac, les bottes passeront toujours. En vivant avec les gens grossiers, on devient grossier comme eux; il faut donc que les jeunes gens, etc. Hans Sachs vous souhaite une bonne nuit.

Rien n'est plus opposé au génie d'Hans Sachs que celui de Murner. Le cordonnier de Nurem- berg vise à l'élégance, parle toujours de fleurs et de bocages, et tombe souvent dans la fadeur. Murner, docteur, prédicateur, poète lauréat, affecte la grossièreté pour se faire entendre du peuple. Ses satires mordantes (la Compagnie des fripons, et la Conjuration des fous, Schelmenzunft, Narrenbeschwœrung), inspirées par la corruption mercantile de Strasbourg, n'ont rien qui fasse penser à la vieille Allemagne. Nous n'en citerons que les passages suivants.

(( Il y en a qui veulent décider de ce qui se fait dans l'Empire, juger oii l'Euipereur en est avec l'Allemagne ou l'Italie, et pourtant, à bien exa- miner, personne ne le leur commande. A qui les Vénitiens empruntent- ils ? Comment veulent-ils vendre ? Comment le pape tient-il maison ? Pourquoi le Français ne reste-il pas dans V alliance du roi des Romains? Que nous mangions ou nous buvions,


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nous déplorons la puissance de ce rusé {Louis XII), qui veut nous faire la queue; le roi d'Aragon ne veut pas trop bien récompenser ceux de Venise; le Turc passe la mer, ce qui nous chagrine fort le cœur , sans parler des villes de V Empire qui nous ont fait ceci et cela, mais ce ne sera point sans vengeance !. . . Mon bon ami, songe à tes affaires; laisse les villes impériales pour villes impériales; bois plutôt de bon vin; l'Empire n'en perdra aucune ville. — .... Avoir peu et dépenser beaucoup, écarter les mouches des seigneurs, fourrer à la dérobée dans son manteau, jeter des pierres dans les fenêtres, écrire de petits libelles anonymes, pousser ensemble des mensonges, se grimer dans l'habit de prêtre... Est-ce ma faute, si je les place ici. Je suis pour cette année secrétaire de la Com- pagnie des fripons. Qu'ils en choisissent un autre. »

Page 39. — Se faire /'homme d'un autre.... Est-il permis à un vassal de cracher, tousser, éternuer ou se moucher en présence de son seigneur ? ne mérite-t-il pas punition pour ne pas s'être tenu droit, ou avoir chassé les mouches en sa pré- sence ? Le Jus feudale Alemanicum pose ces deux questions. — Cette dépendance servile dans la forme était ordinairement anoblie par la sincé- rité du dévouement; il éclate d'une manière tou- chante dans ces vers d'Harmann de Ane : « Ma


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joie ne fat jamais sans inquiétude, jusqu'au jour 011 je cueillis pour moi les fleurs du Christ que je porte aujourd'hui (les insignes de la croisade), depuis que la mort m'a privé de mon seigneur; il entre pour la meilleure part dans ma joie, et la moitié de mon pèlerinage est pour lui. » Gœr- res. Recueil des Minnesinger. Citations de la pré- face.

Grimra {Ueher den alldeutschen Meistergesang, 1811) a fort bien établi que généralement le poète, comme le chevalier, était Vhomme du prince, et subsistait de ses présents. La poésie louangeuse était, à ce qu'il semble, un service féodal, comme celui de l'ost et du plaid. Voici des vers où un meistersinger s'efforce de provo- quer par des louanges mêlées de reproche la générosité du pauvre et chevalereux empereur, Rodolphe de Habsbourg. « Le roi des Romains ne donne rien, et pourtant il est riche comme un roi ; il ne donne rien, mais il est brave comme un lion ; il ne donne rien, mais il est très chaste; il ne donne rien, mais sa vie est irréprochable ; il ne donne rien , mais il aime Dieu et respecte la vertu des femmes ; il ne donne rien^ mais jamais homme n'eut un plus beau corps ; il ne donne rien, mais il est sans tache; il ne donne rien, mais il est sage et pur ; il ne donne rien, mais il juge avec équité ; il ne donne rien, mais il aime Thon-


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 187

neur et la fidélité ; il ne donne rien, mais il est plein de vertus ; hélas ! il ne donne rien à per- sonne ! Que dirai-je encore? il ne donne rien, mais c'est un héros plein de grâce et de pres- tesse : il ne donne rien, le roi Rodolphe, quoi qu'on puisse dire et chanter à sa louange. »

PaG!'] 40. — Frau la Vierge Il peut ôtre

curieux de mesurer tout le chemin qu'avait fait l'idéal de la femme germanique, depuis le pa- ganisme du Nord jusqu'au temps du christia- nisme et de la chevalerie, qui la placèrent sur l'autel môme, et la montrèrent transfigurée à la droite de Dieu. D'abord dans le Nialsaga, la femme est belle d'une pureté farouche: elle est élevée par un guerrier qui veille sur elle toute sa vie, et qui tue sans pitié l'époux trop peu respectueuxpour sa fille d'adoption. Deux fois la vierge fatale coûte ainsi la vie à son époux. Dans les Nibelungen, la femme charme son barbare amant par sa force autant que par sa beauté. «Divers bruits s'élevaient sur le Rhin; sur le Rhin, disait-on, il y a plus d'une belle fille; Gunther le roi puissant voulut en obtenir une, et le désir s'accrut dans le cœur du héros. — Une reine avait son empire sur la mer ; de l'aveu commun, elle n'eut point de semblable; elle était d'une beauté démesurée [die was unmazen schœne), puissante était la force de ses membres ;


188 NOTES

elle défiait au javelot les rapides guerriers qui briguaient son amour. — Elle lançait au loin la pierre, et la ramassait d'un seul bond. Celui qui la priait d'amour devait, sans pâlir, vaincre à trois jeux la noble femme; vaincu dans une joute, il payait de sa tête. — Mille fois elle était sortie vierge de ces combats. — Sur le Rhin un héros bien fait l'apprit, qui tourna tous ses pensers vers la belle femme; avec lui les héros payèrent de leur tête. — Un jour le roi était assis avec ses hommes; ils agitaient de quelle femme leur maître pourrait faire son épouse et la reine d'un beau pays. — Le chef du Rhin dit alors : « Je veux descendre jusqu'à la mer, jusqu'à Brunhild, quoiqu'il m'arrive; pour son amour je risquerai ma vie, et la perdrai si elle n'est ma femme. — Et moi je vous en détournerai, dit Sigfried. Cette reine a des mœurs si barbares ! qui prétend à son amour joue gros jeu ; et je vous donne sur ce voyage un avis franc et sincère. — Jamais, dit le roi Gunther, femme ne fut si forte et si hardie ; je voudrais de mes mains dompter son corps dans la lutte. — Doucement, vous ne connaissez pas sa force. Fussiez-vous quatre, vous ne sor- tiriez pas sains et saufs de sa terrible colère : renoncez à votre envie, je vous le conseille en ami, et, si vous ne voulez mourir, ne courez point, pour son amour, une chance si affreuse. — Quelle que soit sa force, je ne renonce pas à mon


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voyage; allons chez Brunhild, quoi qu'il m'ar- rive; pour sa beauté prodigieuse, on doit tout oser, et, quoi que Dieu me réserve, suivez-moi sur le Rhin. » Dei' Nibelungen Lied^ éd. 1820.

Nous avons traduit le morceau dans toute sa naïveté barbare. M. le baron d'Eckstein, qui a donné dans le Catholique de belles et éloquentes traductions des Nibelungen, me semble en avoir adouci quelquefois le caractère rude et fruste, sans doute par ménagement pour la timidité du goût français.

Peu à peu l'idéal de la femme s'épure. La femme de la chair subsiste sous le nom de Weib, tandis que s'en dégage la femme de l'esprit, la femme morale, Frau. L'un des plus célèbres meistersin- ger,Frauenlob, reçut ce nom pour avoir dans maint combat poétique soutenu cette distinction, et ce-, lébré tour à tour dans des chants d'amour et dans des hymnes les dames de ce monde et les dames du paradis. Celles d'ici-bas témoignèrent au pané- gyriste de la femme une tendre reconnaissance; elles voulurent faire elles-mêmes les funérailles de leur poète. Xa pierre sépulcrale, que l'on voit encore dans la cathédrale de Mayence, les re- présente portant le cercueil de celui qu'elles avaient inspiré si longtemps et fait tant pleurer.

Page 40. — La Vierge... — Voy. Grimm, Alt. Î^F., introd. àla Forge cV Or (poème en l'honneur


19 NOTES

de la Vierge), de Conrad de Wurtzburg, très cu- rieux pour les mythes chrétiens du moyen âge. « Une des idées qui reviennent le plus dans nos meistersinger, dit le savant éditeur, c'est la comparaison de l'incarnation de Jésus-Christ avec rau7^ore d'un nouveau soleil. Toute religion avait eu son soleil-dieu, et, dès le quatrième siècle, l'Église occidentale célèbre la naissance de Jésus-Christ au jour où le soleil remonte, au 25 décembre, c'est-à-dire au jour oii l'on célé- brait la naissance du soleil invincible. C'est un rapport évident avec le soleil-dieu Mithra (Creu- zer, Symbolick, ii, 520; Jablonski, opus^ m, 546, seq.). — On lit encore dans nos poètes que Jésus à sa naissance reposait sur le sein de Marie, comme un oiseau qui, le soir, se réfugie dans une fleur de nuit éclose au milieu de la mer. Quel rapport remarquable avec le mythe de la naissance de Brama, enfermé dans le lis des eaux, le lotus, jusqu'au jour où la fleur fut ou- verte par les rayons du soleil, c'est-à-dire par Vischnou lui-même, qui avait produit cette fleur (Voyez Mayer et Kanne)! Le Christ, le nouveau jour, est né de la nuit, c'est-à-dire de Marie la Noire, dont les pieds reposent sur la lune, et dont la tête est couronnée de planètes comme d'un brillant diadème (voyez les tableaux d'Albert Durer . Ainsi reparaît, comme dans l'ancien culte, cette grande divinité, appelée tour à tour


ET ECLAIRCISSEMENTS. 191

Maïa Bhawani, Isis, Gérés, Proserpine, Persé- phoné. Reine du ciel, elle est la nuit d'oii sort la vie, et où toute vie se replonge; mystérieuse réunion de la vie et de la mort. Elle s'appelle aussi la rosée, et, dans les mythes allemands, la rosée est considérée comme le principe qui re- produit et redonne la vie. Elle n'est pas seule- ment la nuit, mais, comme mère du soleil, elle est aussi l'aurore devant qui les planètes brillent et s'empressent, comme pour Persephone. Lors- qu'elle signifie la terre comme Gérés, elle est re- présentée avec la gerbe de blé, de même que Gérés a sa couronne d'épis : elle est Perséphoné, la graine de semence ; comme cette déesse, elle a sa faucille; c'est la demi-lune qui repose sous ses pieds. Enfin, comme la déesse d'Éphèse, la triste Gérés et Proserpine, elle est belle et bril- lante^ et cependant sombre et noire, selon l'ex- pression du Gantique des cantiques : Je suis noire, mais pleine de charmes; le soleil in a brûlée (le Ghrist). Encore aujourd'hui, l'image de la mère de Dieu est noire à Naples, comme à Ein- siedeln en Suisse. Elle unit ainsi le jour et la nuit, la joie avec la tristesse, le soleil et la lune (chaleur, humidité), le terrestre et le cé- leste.

Page 40. — Les fleurs Les minnesinger

chantent les fleurs sans jamais se lasser, et com-


192 NOTES

mencent toujours par parler de la beauté des forêts et de leurs joyeux concerts. On pourrait, à l'exemple de l'Edda, qui appelle avec tant de grâce l'hiver le deuil, la souffrance et la misère des oiseaux, comprendre les sujets de la plupart des chants d'amour en deux classes, l'été et l'hiver : la joie, le réveil, la vie des oiseaux et des fleurs; et le deuil, la langueur, le sommeil et la mort des fleurs et des oiseaux. — Sur la signiflcation des fleurs et des feuilles, voy. Grimm., Al/d. W, 4Heft, d'après un manuscrit du quinzième siècle, dontl'auteur était peut-être dupays de Cologne, des bords de la Moselle, ou bien encore de la Flandre, de la Champagne, de la Picardie, patrie des Rederiker ou Rhétorkiens du moyen âge, qui parlaient aussi beaucoup des fleurs. Nous trou- vons ici des règles flxes et positives sur la manière dont les amants portaient les feuilles et les fleurs, par leur choix, ou par l'ordre de leurs dames. — « Chêne. Celui qui porte des feuilles de chêne annonce parla sa force, et fait entendre que rien ne peut rompre sa volonté. Mais s'il les porte par l'ordre de sa dame, c'est un signe qu'il ne faut point s'attaquer à lui, car le bois de chêne est plus dur que tout autre bois. — Bouleau. Celui qui se choisit de lui-même un seul maître, et souffre volontiers les châtiments qu'il lui im- pose, qu'ils soient doux ou rigoureux, celui-là doit porter le bouleau sans feuilles; celui à qui


ET ECLAIRCISSEMENTS. 193

Ton ordonne de les porter doit comprendre par là qu'on ne veut lui pas montrer trop de ri- gueur, et que cependant on veut toujours le tenir sous la verge. — Châtaignier. Celui à qui son amour devient de jour en jour plus cher et qui plaît à sa dame, celui-là doit porter des châtaignes qui sont piquantes, et plus elles sont piquantes , mieux elles valent. — La bruyère. Celui qui choisit la bruyère avec ses feuilles, et ses fleurs, montre que son cœur aime la solitude comme la bruyère c[ui naît volontiers dans les lieux déserts, et n'habite point dans le voisinage des autres plantes. S'il reçoit l'ordre de la porter, c'est un avis pour lui de n'avoir des sentiments que pour sa belle, de bien veiller sur lui, et de placer en haut lieu son amour et sa joie, comme la bruyère qui s'élève avec ses semblables sur les montagnes et sur les rochers, quoique peu noble par elle-même. — Bluet. Celui dont le cœur vo- lage ne sait point lui-même oii il doit s'arrêter et fixer son inconstance, celui-là doit porter des bluets, jolie fleur bleue, mais qui blanchit et ne sait point conserver sa couleur. — Rose. Celui qui aime en son amie la crainte du péché et l'in- nocence, et qui la défend contre lui-même, celui- là doit porter la rose avec ses épines.

Page 40. — Puérile et profonde.., — Yoyez le charmant recueil intitulé : des Knahen Wunder-

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194 NOTES

horn^ le Cor merveilleux de l'enfant. La plupart de ces chants populaires, si doux, si inspirés de calme et de solitude, me restent dans le cœur et dans Toreille, à l'égal des plus délicieux chants de berceau que j'aie entendus jamais sur les genoux de ma mère. Je n'ose en rien traduire.

Page 40. — Le Parceval (TEschenbach.... — Dût le lecteur en sourire, je citerai tout au long le morceau de Grim {Alt. W. 1 H.) sur le Parceval. «Le noble héros, dont la jeunesse simple et naïve comme l'enfance, sans cesse enfermée et tenue sous les yeux d'une mère trop craintive, ré- siste encore à la voix secrète qui l'appelle tous les jours plus fortement au service de Dieu; Par- ceval est piqué des reproches de Sigunen, et se rend dans la ville des miracles à travers les forêts et les déserts. Un matin, au point du jour, la neige lui cache son chemin ; il dirige son cheval à travers les buissons et les pierres; bientôt la blanche forêt brille aux rayons du soleil, il ap- proche d'une plaine oii venait de s'abattre une troupe d'oies sauvages : un faucon fond sur elles et en blesse une; elle s'élève dans les airs, mais de ses blessures tombent sur la neige trois larmes de sang; objet de douleur pour Parceval et pour son amour. — Lorsqu'il vit sur la neige toute blanche ces gouttes de sang, il se dit ; Qui donc avec tant d'art a peint ces vives couleurs? Gond-


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viramurs, cette couleur peut se comparer à la tienne. Dieu me protège, il veut que je trouve ici ton image. Dieu soit loué, et toutes ces créatures ! Gondviramurs, voilà ton incarnat! La neige prête au sang sa blancheur, et le sang rougit la neige. C'est l'image de ton beau corps. Les yeux du héros sont humides de pleurs, il songe au jour 011 deux larmes coulaient sur les joues de Gondviramurs, et la troisième sur son menton. — Cette comparaison secrète l'occupe et l'ab- sorbe tout entier, il ne sait plus ce qui se passe autour de lui, il reste immobile dans son attitude rêveuse, comme s'il dormait. Un chevalier en- voyé vers lui l'appelle, il ne répond point, ne bouge pas ; enfin celui-ci le pousse rudement en bas de son cheval. En se relevant, il marche sur les gouttes de sang et ne les voit plus ; alors il revient à lui-même, renverse le chevalier im- portun, puis, sans perdre une seule parole, il re- tourne vers les gouttes de sang, et les contemple de nouveau.

» Un second chevalier n'est pas plus heureux.

)) Le troisième est plus sage ; voyant que Par- ceval ne répond pas à son salut poli et discret, il comprend qu'il est sous le charme de l'amour, et cherche sur quel objet sont arrêtés ses regards immobiles. 11 prend alors une fleur sauvage et la laisse tomber sur les gouttes de sang. A peine la fleur les a-t-elle couvertes et cachées, que le


196 NOTES

héros revient à lui-même, et demande seulement avec douleur qui lui a ravi sa dame.

» C'est nous montrer d'une manière à la fois touchante et singulière combien il aime la femme qu'il a voulu quitter lui-même, pour Dieu et la chevalerie. Dans un monde désert et loin- tain, un souvenir d'elle le surprend tout à coup comme un songe pénible auquel la force seul peut l'arracher. A la même place oii il a vu les gouttes sur la neige, s'élève la tente où il revoit cinq ans après son épouse chérie, dormant dans sa couche avec deux enfants jumeaux qu'il ne con- naissait pas encore. Sous les trois gouttes de sang il reconnaît les trois larmes qu'il avait vues un jour sur le visage de Gondviramurs; il ne savait pas qu'elles lui prédisaient ainsi sa femme avec deux enfants dans ses bras, comme trois perles brillantes....

» Dans l'ancien poème français de Chrétien de Troyes, Gauvin, l'ami du héros, ne jette pas de fleurs sur les gouttes de sang. La neige se fond insensiblement aux rayons du soleil; déjà deux gouttes se sont effacées, et Parceval est moins rêveur : la troisième disparaît peu à peu, et Gauvin croit qu'il est temps de le saluer. C'est l'image du temps, à la fois cruel et bienfaisant, qui, paisible comme le soleil, dissipe comme lui les joies et les douleurs de l'homme. »


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Suit l'indication d'une foule de passages rela- tifs à l'opposition du rouge (naissance), du blanc (vie, pureté), et du noir (mort).

Page -42. — Avec ses conséquences immo?'aIes. — En attaquant ces conséquences et le danger de cette doctrine pour la liberté, je ne m'en dissi- mule point le caractère profondément poétique. Il faut le dire, cet hymen de l'esprit et de la ma- tière, de l'homme et de la nature, les agrandit et les enchante l'un par l'autre. Lesprit divin, dit Schelling, dort dans la jmrre, rêve d'ins V animal, est éveillé dans V homme. L'homme est le verbe du monde; la nature ayant conscience d'elle-même et reconnaissant son identité, il s'y retrouve en toute chose, et sent à son tour respirer en lui l'univers ; partout la vie réfléchit la vie. Ne vivent- ils pas ces monts et ces étoiles? Les ondes, 7i' est-il pas en elles un esprit ? Et ces grottes en pleurs, n'ont-elles pas un sentiment dans leurs larmes silencieuses? (Byron.) Lorsque, préoccupé de ces idées, on par- court les forêts et les vallées désertes, c'est je ne sais quelle douceur, quelle sensualité mystique d'ajouter à son être l'air, les eaux et la verdure, ou plutôt de laisser aller sa personnalité à cette avide nature qui l'attire et qui semble vouloir l'ab- sorber. La voix de la sirène est si douce, que vous la suivriez, comme le pêcheur de Gœthe, dans la source limpide et profonde, ou, comme Empé-

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198 NOTES

docle, au fond de l'Etna. mihitwn quàm molliter os sa qmescantl

C'est une chose merveilleuse à quel point cette doctrine s'est emparée de la rêveuse Allemagne, et infiltrée dans toute sa littérature. Vous en retrouverez rinfluence dans presque tous les livres, dans l'art, dans la critique, dans la philo- sophie, dans les chansons. J'en connais une d'étu- diants qui est fort belle ; maisj'aime encore mieux citer la suivante composée en France dans la guerre de 1815. Au milieu de l'ardeur de la jeu- nesse, et de l'ivresse des combats, la pensée philo- sophique arrive bon gré, malgré. «Rien au monde de plus gai, de plus rapide, que nous autres hus- sards sur le champ de bataille. L'éclair brille, le tonnerre gronde ; rouges comme la flamme, nous tirons sur l'ennemi ; le sang roule dans nos yeux, nous faisons tomber la grêle. — On nous crie : Hussards, tirez tous vos pistolets, frappez, le sabre à la main, fendez celui qui se trouve là. Vous ne comprenez pas le français! que ça ne vous in- quiète pas ! il ne parle plus sa langue quand vous lui coupez la tête. — Si le fidèle camarade restait sur le champ de bataille, les hussards ne s'en plaindraient pas. Le corps pourrit au tombeau, l'habit reste au monde, l'âme s'exhale dans l'air, sous la voûte azurée. »

Page 42. — Un bois^ unpré^ une fontaine . — Ne


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pati quidem in ter se junctas sedes. Colunt discreti ac divers!; ut fons, ut campus, ut nemus pla- cuit, etc. ïaciti Germ. xyi.

Page 43. — La bonne Nuremberg... — Cette coutume d'orner les maisons de belles sentences tirées de l'Écriture est répandue par toute l'Alle- magne. J'ai cité Nuremberg, parce que nulle ville n'a mieux conservé son aspect antique. C'est le Pompéi du moyen âge.

Page M. — Les cerfs venant boire sous le balcon des électeurs. — J'ai cédé ici à une double tenta- tion , au plaisir de parler de cette charmante petite ville d'Heidelberg, qui laisse à tous ceux qui l'ont visitée tant de souvenirs et de regrets, et d'en parler dans les termes mêmes d'un grand écri- vain qui m'est bien cher, le traducteur d'Herder, l'auteur du Vo?/oge en Grèce, Edgar Quinet.

Page 44. — Que de fois T Allemagne s'est soulevée! mais c était pour retomber bitmlô'.... — Si l'on veut une image de ceci, il n'en est pas- de plus fidèle que le Rhin. Vrai symbole du génie de la contrée, il en réfléchit 1 histoire, tout aussi bien que les arbres etles rochers de ses rives. Sorti comme un torrent de la nuit des Alpes, il s'endort dès le lac de Constance. 11 s'élance de nouveau par un lit déchiré de rochers, s'emporte et tombe furieux


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à SchafFouse ; sa chute fait trembler la Souabe et la Suisse. Ne craignez rien; il est déjà calmé. 11 roule alors, large et profond comme les Nibe- lungen dont il traverse le théâtre. Resserré à Bingen, le fleuve héroïque perce sa route entre des géants de basalte, à travers tous les châteaux qui dominent ses rives, et qui quelquefois sem- blent être descendus armés de toutes pièces pour lui défendre le passage {à Pfalz).

Enfin, quand il a salué l'inachevable cathédrale de Cologne, las et désabusé des nobles efforts, il se laisse aller le long des plaines prosaïques des Pays-Bas, et, si ses rives retentissent encore, c'est d'une déclamation de quelque Rederiker flamand, du chant uniforme d'un Baenkelsœnger, d'un poète charpentier ou forgeron, qui va martelant son œuvre de Cologne jusqu'à la Hollande. Le Rhin arrive ainsi en face de l'Océan, et s'y éva- nouit sans regret. C'est encore ici l'image de l'Allemagne se résignant à s'absorber dans l'unité absolue de Schelling. Heureuse de se reposer dans linflni, elle fait entendre en Goethe et Gœrres un dernier son poétique.

Page 45. En Islande, les dieux mourront nomme nous... — Voy. Geïers Schewedens Geschichte. H n'existe encore qu'un volume de la traduction alle- mande. J'attends aussi avec une vive impatience la publication de l'important ouvrage de M. J.-J.


ET ÉCLAmCISSEMENTS. 201

Ampère ?>\xv\2i Littérature du Nord, Gelivrepréparé par tant de voyages et d'études variées et profon- des, va révéler tout un monde au public français.

Page 51 . — Du vivant de Luther, à sa table même, commença le mysticisme.... — On connaît peu Luther. Avec ce col de taureau, cette face colé- rique (voyezles beaux portraits deLucas Granach), et cette violence furieuse dans le style, c'était une âme tendre, très sensible à la musique, aussi accessible à l'amitié qu'à l'amour. Rien ne lui fut plus douloureux que de voir jusque dans sa mai- son ses disciples les plus chéris abandonner sa doctrine, ou plutôt la pousser à ses conséquences extrêmes avec une inflexible logique. Dans ses attaques contre Rome, il avait écrit: Périsse lu loi! vive la ^r«ce/ Pouvait-il se plaindre après cela que les luthériens inclinassent au mysticisme ? Lui-même, dans la première moitié de sa vie, avait été prodigieusement mystique.

Page 45, ~ Qui devait triompher en Bœhm...— Cordonnier à Gœrlitz, mort en 1624. Saint-Mar- tin a traduit trois de ses ouvrages : L'Aurore naissante, les Trois Principes, et la Triple Vie ou V Éternel Engendrement sans origine. 1802. Il se proposait de traduire les cinquante volumes de Bœhm. Plusieurs passages de ce théosophe sont de la plus haute poésie ; par exemple, tout le


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commencement du deuxième volume des Trois Principes.

Je ne puis m'empêcher de terminer ces notes sur l'Allemagne, sans citer quelques vues de ma- dame de Staël, toutes frappantes de sagacité et de justesse. Ces observations sur la société alle- mande d'aujourd'hui reçoivent une merveilleuse confirmation de l'ancienne littérature de ce peu- ple, que l'auteur n'a pas connue. — « C'est un cer- tain bien-être physique, qui, dans le midi de l'Allemagne, fait rêver aux sensations, comme dans le nord aux idées. L'existence végétative du midi de l'Allemagne a quelques rapports avec l'existence comtemplative du nord : ily a du repos, de la paresse etdela réflexion dansl'une etl'autre. — Les farces tyroliennes, qui amusent à Vienne les grands seigneurs comme le peuple, ressem- blent beaucoup plus à la bouffonnerie des Italiens qu'à la moquerie des Français. — Celui qui ne s'occupe pas de l'univers, en Allemagne, n'a vrai- ment rien à faire. — Il faut, pour que les hommes supérieurs de l'un et de l'autre pays atteignent au plus haut point de perfection, que le Français soit religieux, et que l'Allemand soit un peu mon- dain. — Il y a plus de sensibilité dans la poésie anglaise, et plus d'imagination dans la poésie alle- mande. Les Allemands, plus indépendants en tout, parce qu'ils ne portent l'empreinte d'aucune insti-


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tution politique, peignent les sentiments comme les idées, à travers des nuages : on dirait que l'u- nivers vacille devant leurs yeux, et l'incertitude même de leurs regards multiplie les objets dont leur talent peut se servir. — On a vu souvent, chez les nations latines, une politique singulièrement adroite dans l'art de s'affranchir de tous les de- voirs ; mais, on peut le dire à la gloire de la nation allemande, elle a presque l'incapacité de cette souplesse hardie, qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les enga- gements à tous les calculs. — Les poêles, la bière et la fumée de tabac, forment autour des gens du peuple, en Allemagne, une sorte d'atmo- sphère lourde et chaude dont ils n'aiment pas à sortir. Quand le climat n'est qu'à demi rigou- reux, et qu'il est encore possible d'échapper aux injures du cielpar des précautions domestiques, ces précautions mêmes rendent les hommes plus sensibles aux souffrances physiques de la guerre. — L'imagination, qui est la qualité dominante de l'Allemagne, artiste et littéraire, inspire la crainte du péril, si l'on ne combat pas ce mouvement naturel par l'ascendant de l'opinion et l'exalta- tion de l'honneur. — Les Français, opposés en ceci aux Allemands, considèrent les actions avec la liberté de l'art, et les idées avec l'asservisse- ment de l'usage. — Gomme il y a chez les Alle- mands plus d'imagination que de vraie passion


204 NOTES

(dans l'amour), les événements les plus bizarres s'y passent avec une tranquillité singulière ; cependant, c'est ainsi que les mœurs et le carac- tère perdent toute consistance; l'esprit paradoxal ébranle les institutions les plus sacrées et l'on n'y a sur aucun sujet des règles assez fixes. »

Page 46. — Italie. — Celle-ci peut alléguer la langueur du climat^ les forces disproportionnées des conquérants, etc. — Mais la meilleure excuse de cette malheureuse contrée, c'est que sa fatale beauté a toujours irrité les désirs et le brutal amour de tous les peuples barbares. Les géants de glace que la nature a placés à ses portes, comme pour la défendre, ne lui ont servi de rien. Les conquérants n'ont jamais été rebutés par l'ex- trême difficulté du passage. Naguère encore, on descendait le mont Genis par une pente si rapide, qu'elle portait le traîneau du voyageur à deux lieues en dix minutes.

On peut franchir les Alpes de côté, par la Sa- voie et par l'Allemagne, ou au centre de la Suisse. Ce dernier passage, celui du Simplon, est court et brusque. Du triste Valais oii vous laissez les hommes du Nord, les chalets de bois bariolés, vous tombez à Milan, au milieu du bruit, de la brillante lumière, de l'agitation italienne, au milieu des orangers et des maisons de marbre. Le Simplon est la porte triomphale de l'Italie.


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L'artiste et le poète choisiront ce passage. L'his- torien entrera plutôt par l'orient ou l'occident; ce sont en effet les deux routes que les armées et les grandes émigrations ont suivies. Les Gau- lois, Hannibal, Bonaparte; une foule d'armées françaises passèrent par le mont Genis ou le Saint- Bernard ; les Goths d'Alaric et de Théodoric, les Allemands d'Othon le Grand, de Frédéric Bar- berousse, et de tant d'empereurs, entrèrent par les défilés du ïyrol.

Aujourd'hui encore, lorsqu'on voit cette terri- ble barrière des Alpes, on frémit en songeant h ce que les hommes ont autrefois osé et souffert pour pénétrer dans ce jardin des Hespérides. Hannibal, entré dans les Alpes avec cinquante mille hommes, en sortit avec vingt-cinq mille. N'importe, toutes les nations du monde ont voulu camper à leur tour sur cette terre, jouir de ses fruits et de son ciel, sauf à y trouver leur tombeau. Les Gaulois y cherchaient la vigne, les Normands le citronnier. Louis XII et François l'"' y usèrent leur vie et leur peuple pour recouvrer leur belle fiancée, comme ils appelaient Naples ou Milan. Les Goths croyaient y retrouver leur Asgard, la cité mystérieuse et fortunée d'oii, se- lon eux, leurs ancêtres avaient été exilés, Alaric assurait qu'une invisible fatalité l'entraînait vers Rome, en sortant de laquelle il devait mourir.

C'est qu'en effet la nature a placé sur cette

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206 NOTES


terre d'invincibles séductions : Je me persuade, dit Goethe (Mémoires), que fy suis né, et que je re- viens après un voyage en Groenland pour la pêche de la baleine. — Kennst du das Land, etc.,


Connais tu le pays où sous un noir feuillage

Brille comme un fruit d'or le fruit du citronnier ? etc.


{Goethe, Weilhelm Meister. Dans l'élégante tra- duction de M. Toussenel.)

C'est encore une des séductions de l'Italie, que presque partout le péril s'y trouve à côté du plaisir. A peine échappé aux glaciers et aux avalanches, vous rencontrez les îles Borromées et les enchantements du lac Majeur. Les riches plaines du Pô sont à peine protégées par des di- gues contre les envahissements du plus fougueux des fleuves. La maremme de Toscane, la cam- pagne de Rome sont aussi remarquables par leur fertilité que par leur insalubrité meur- trière. Batis la inaremme, dit le proverbe toscan, on s'enrichit en un an, et Von meurt en six mois. — Le Vésuve... (Voy. mon Histoire Romaine^ chap. 2 )

Page 47. — L Italien fait descendre Dieu à lui, y cherche un objet d'art... et dans les cérémonies même du culte, il y réussit souvent avec un gé-


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 207

nie admirablement dramatique. A Messine, le jour de l'Assomption, la Yierge, portée par toute la ville, cherche son fils, comme la déesse de la Sicile antique cherchaitProserpine. Enfin, quand elle est au moment d'entrer dans la grande place, on lui présente tout à coup l'image du Sauveur. Elle tressaille et recule de surprise, et douze oiseaux qui s'envolent de son sein portent à Dieu l'effusion de la joie maternelle. — Gom- ment le cruel M. Blunt n'a-t-il va là qu'une momerie ridicule? (Vestiges of ancient manners and customs discoverable in modem Ilaly and Sicily, by the révèrent John James Blunt, fel- low of John's collège, Cambridge, and late one of the travelling bachelors of that university. London. J. Murray, 1823; in-8°, pag. 158.)

Page 48. — Les prières et les formules augurales sont de véritables contrats avec les Dieux... — On lit dans les inscriptions : ^Edem tcmpestatibus dQàiimerità.,. Pompeius votum wzmVo Minervœ. — Solvere vota indique l'accomplissement d'un contrat. — La formule du vœu d'un Ver sacrum (Tit. Liv., lib. XXII), et celle du consul Licinius contre Antiochus (T. L. XXXYI), sont de vérita- bles contrats avec Jupiter. — Servius ad .En. lll [ad versum .'Da, pater, augurium).— Ze^wm dictio appellatur, cùm condictio ipsiiis augurii certâ nuncupalione verborum dicitur, quali condition©


208 NOTES

aiigurium peracturus sit... tune enim quasi légitima }\ive legem adscribit. — Varron nous a conservé la formule augurale par laquelle on choisit l'emplacement du Gapitole (dans mon Histoire Momaine, liv. V).

Page 48. — Poio^ ti'ouver les plus beaux raisins,

pour rattraper un oiseau perdu Cic, de Divi-

naiione. — Ainsi, chez ces Romains dont on vante la gravité, la religion fut souvent un objet aussi peu sérieux qu'elle l'est pour les Italiens d'aujourd'hui.

Page 48. — Les papes furent des légistes... mieux que vous autres gens de loi. — Ce mot est de Philippe de Yalois qui, en 1333, envoyait au pape Jean XXIl la décision de l'Université de Paris, sur une question de dogme : Mandans sibi a latere, quatenùs sententiam magistrorum de Pa- risiis, qui melius sciunt quid débet teneri et credi in fide quam juristae et alii clerici, qui parùm aut nihil sciunt de theologiâ, approbaret, etc. Cont. chron. Guil. de Nangis, p. 97. Le roi alla plus loin, selon Pierre d'Ailly (Goncil, eccl. Gall. 1406) ; il fit dire au pape qui favorisait l'o- pinion condamnée par l'Université : a qu'il se révoquast, ou qu'il le feroit ardre. »

Page 48. — Pontifcx... Pontifices ego à ponte


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 209

arbitrer; nani ab iis Sublicius est factus primùm, et restitutus saspe, cum ideo sacra et utlra et cis Tiberim non mediocri ritu fiant. (Varro, de Lin- guâ lat.^ IV, 15.)

Page 49. — Les monuments étrusques... Voyez le grand ouvrage d'Inghirami, l'Atlas de Micali {Vltalia avnntl, etc.), Die Etruskei\ von Otfried Millier, etc.

Page 49. — ...Beaucoup d'é g Uses, mais c'étaient les lieux ou se tenaient les assemblées..., et le théâtre d'une foule de crises politiques, Julien deMédicis et Jean Galeas Sforza furent poignardés dans des églises. —Entre autres passages qui font vive- ment sentir ce caractère politique des églises du moyen âge, voyez dans notre Ville-Hardoin l'ad- mirable scène oii les envoyés des croisés implo- rent à genoux, et avec larmes, le secours du peuple de Venise assemblé dans Saint-Marc. On pourrait citer aussi une foule de passages de Villani. — 'Le Duomo de Pise, Santa-Maria del Fiore à Florence, et toutes les vieilles églises italiennes dont je me souviens, n'ont pas de tri- bunes : c'est que de là on eût dominé l'assem- blée du peuple souverain.

Page 49. — Architectes de Strasbourg, pour fer^ merles voûtes de la cathédrale de Milan. — La lettre

i 8 .


210 NOTES

autographe existe, datée de i481. Yoy. Fio- rillo, t. I.

Page 49. — Jamais ce qui constitue la féodalité elle-même, la foi de l'homme en Vhomme. — Voyez, dans l'histoire romaine et au moyen âge, avec quelle facilité les clients et les vassaux se tournent contre leurs patrons et leurs seigneurs.

Page 50. — // sait mourir. . . mais mourir pour une

idée — Je ne puis m'empêcher de rapporter

ici (Voy. Sismondi, Rép. it., t. XI, ch. Lxxxn, 1476) l'admirable récit du meurtre de Galeas Sforza , qui a été dicté entre la question et le supplice, par le jeune Girolamo Olgiati, l'un de ceux qui avaient fait le coup. Les Milanais ne pouvaient plus endurer cet exécrable tyran qui se plaisait à faire enterrer ses victimes toutes vivantes, ou à les faire mourir lentement en les nourrissant d'excréments humains. Trois jeunes gens, Olgiati, Lampugnani et Visconti (celui-ci était prêtre), jurèrent de venger leurs injures et de délivrer la patrie. Leur première conférence eut lieu dans le jardin de la basilique de Saint- Ambroise : « J'entrai ensuite dans le temple; je me jetai aux pieds de la statue du saint pontife, et lui adressai cette prière : Grand saint Ambroise, soutien de cette ville, espérance et gardien du peuple de Milan, si le projet quêtes concitoyens


ET ECLAIRCISSEMENTS. 211

ont formé, pour repousser d'ici la tyrannie, Tim- pureté et les débauches monstrueuses, est digne de ton approbation, sois-nous favorable au mi- lieu des dangers que nous courons pour délivrer notre pays. Après avoir prié, je retournai auprès de mes compagnons, et je les exhortai à prendre courage, les assurant que je me sentais rempli d'espérance et de force, depuis que j'avais invo- qué le saint protecteur de notre patrie. Pendant les jours qui suivaient nous nous exerçâmes à l'escrime avec des poignards, pour acquérir plus d'agilité, et nous accoutumer à l'image du péril que nous allions braver... La sixième heure de la nuit avant le jour de saint Etienne, désigné pour l'exécution, nous nous rassemblâmes encore une fois/ comme, pouvant ne plus nous revoir. Nous arrêtâmes l'heure, le rôle de chacun, et tous les détails de l'exécution, autant qu'on pouvait pré- voir. Le lendemain, de grand matin, nous nous rendîmes dans le temple de Saint-Etienne; nous suppliâmes ce saint de favoriser la grande action que nous devions accomplir dans son sanctuaire, et de ne point s'indigner si nous souillions de sang ses autels, puisque ce sang devait accomplir la délivrance de la ville et de la patrie. A la suite des prières qui sont contenues dans le rituaire de ce premier des martyrs, nous en récitâmes une autre qu'avait composée Charles Visconti; enfin, nous assistâmes au service de la messe,


212 NOTES

célébrée parl'archiprêtre de cette basilique ; puis je me fis donner les clefs de la maison de cet ar- chiprôtre pour nous y retirer. » Les conjurés étaient dans cette maison auprès du feu, car un froid violent les avait fait sortir de l'église, lors- que le bruit de la foule les avertit de l'approche du prince. C'était le lendemain de Noël, 26 dé- cembre 1476. Galeas, qui semblait retenu par des pressentiments, ne s'était déterminé qu'à regret h sortir de chez lui. Il marchait cependant à la fête, entre l'ambassadeur de Ferrare et celui de Mantoue. Jean-André Lampugnani s'avança au-devant de lui, dans Tintérieur môme du temple, jusqu'à la pierre des Innocents. De la main et de la voix il écartait la foule. Quand il fut tout près de lui, il porta la main gauche, comme par respect, à la toque que Galeas tenait à la main ; il mit nn genou en terre, comme s'il voulait lui présenter une requête, et en même temps de la droite, dans laquelle il tenait un court poignard caché dans sa manche, il le frappa au ventre de bas en haut. Ôlgiati, au même instant, le frappa à la gorge et à la poi- trine, Yisconti à l'épaule et au milieu du dos. Sforza tomba entre les bras des deux ambassa- deurs qui marchaient à ses côtés, en criant : Ah Bien! Les coups avaient été si prompts, que ces ambassadeurs eux-mêmes ne savaient pas encore ce qui s'était passé. Au moment où le duc fut


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 213

tué, un violent tumulte s'éleva dans le temple ; plusieurs tirèrent leurs épées; les uns fuyaient, d'autres accouraient, personne ne connaissait encore le but ni les forces des conjurés. Mais les gardes et les courtisans, ciui avaient reconnu les meurtriers, s'animèrent bientôt à leur poursuite. Lampugnani, en voulant sortir de l'église, se jeta dans un groupe de femmes qui étaient à genoux ; leui^s habits s'engagèrent dans ses éperons : il tomba, et un écuyer maure du duc l'atteignit et le tua. Yisconti fat arrêté un peu plus tard, et fut aussi tué par les gardes. Olgiati sortit de réglise et se présenta chez lui ; mais son père ne voulut pas le recevoir, et lui ferma les portes de sa maison. Un ami lui donna une retraite, où il ne fut pas longtemps en sûreté. Il était, dit-il lui-même, sur le point d'en sortir, et d'appeler le peuple à une liberté que les Milanais ne con- naissaient plus, lorsqu'il entendit les vociférations de la populace, qui traînait dans la boue le corps déchiré de son ami Lampugnani ; glacé d'horreur et perdant courage, il attendit le moment fatal où il fut découvert. Il fut soumis à une effroyable torture ; et c'était avec le corps déchiré et les os disloqués, qu il composa la relation circonstan- ciée de sa conspiration qu'on lui demandait, et qui nous est restée. Il la termine en ces termes : « A présent, sainte mère de notre Seigneur, et vous, ô princesse Bonne [la veuve de Galeas)\]Q


214 NOTES

VOUS implore pour que votre clémence et votre bonté pourvoient au salut de mon âme. Je de- mande seulement qu'on laisse à ce corps misé- rable assez de vigueur pour que je puisse con- fesser mes péchés suivant les rites de l'Église, et subir ensuite mon sort. »

Olgiati était alors âgé de vingt-deux ans; il fut condamné à être tenaillé et coupé, vivant, en morceaux. Au milieu de ces atroces douleurs, un prêtre l'exhortait à se repentir. «Je sais, re- prit Olgiati, que j'ai mérité, par beaucoup de fautes, ces tourments, et de plus grands encore, si mon faible corps pouvait les supporter. Mais quant à la belle action pour laquelle je meurs, c'est elle qui soulage ma conscience : loin de croire que j'ai par elle mérité ma peine, c'est en elle que je me confie pour espérer que le juge suprême me pardonnera mes autres péchés. Ce n'est point une cupidité coupable qui m'a porté à cette action, c'est le seul désir d'ôter du milieu de nous un tyran que nous ne pouvions plus sup- porter. Si je devais dix fois revivre pour périr dix fois dans les mêmes tourments, je n'en consa- crerais pas moins tout ce que j'ai de sang et de forces à un si noble but. » Le bourreau, en lui arrachant la peau de dessus la poitrine, lui fit pousser un cri, mais il se reprit aussitôt. Cette mort est dure, dit-il en latin, mais la gloire en est éternelle ! Mors acerba^ fama jjerpetua ; stabit


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 215

vêtus wemoria facii. » (Confessio Hieronymi 01- giati morientis, apud Ripamontiam, Hist. me- diol, 1. YI, p. 649.)

Page 50. — Génie passionné, mais sévère.,, monde artificiel de la cité... — Je n'ignore pas les objec- tions qu'on peut tirer de l'état actuel de l'Italie; mais je dois ici caractériser chaque peuple par Fensemble de son développement et de son his- toire. Aujourd'hui même tout ce que j'ai dit subsiste pour qui ne voit pas toute l'Italie dans la douceur florentine, la sensualité milanaise, et la langueur de la baie de Naples.

Page 51. — Tindestructible droit romain... — Voyez dans le 3^ vol. de Gans (Erbrecht), avec quelle puissance ce droit a lutté contre l'esprit des Goths, des Lombards et des Francs. L'in- fluence même des papes l'a moins modifié qu'on ne serait tenté de le croire. Le catholicisme, dit l'ingénieux auteur, est en Italie comme un dôme vu de tout le pays, vers lequel on se tourne quand on veut prier, et qu'on ne remarque plus quand on fait autre chose. — L'ouvrage que prépare M.Forti (de Florence) nous fera connaître d'une manière plus complète encore le curieux déve- loppement du droit romain sous la forme ita- lienne du moyen âge. Je place la plus grande espérance dans les travaux de ce jeune et savant


216 NOTES


jurisconsulte. Ce n'est pas en vain qu'on porte dans ses veines le sang des Sismondi.


Page 51. — Cardan et Tartaglia..., et page 56, Cawpanella et Tin fortuné Bruno. — Nulle part la destinée n'a été plus cruelle pour le génie qu'en Italie. Gela s'explique parla contradiction d'une forte personnalité, froissée et brisée sous le joug de la cité ou de l'Église. On sait les infortunes de Dante, et l'inélégante et douloureuse épitaphe qu'il s'est faite lui-même pour son tombeau de Ravenne :


Hic condor Dantes, patriis extorris ab cris, Quem genuit parvi Florentia mater amoris.


Tousles grands homme de l'Italie ont SU, comme lui, ce que c'est que de monter et descendre C escalier de rétranger, et goûter combien il y a de sel dans le pain d' autrui. — Gampanella, ce moine héroï- que qui voulait armer tous les couvents de la Ca- labre, et traitait avec les Turcs pour délivrer son pays des Espagnols, passa vingt-sept ans dans un cachot. Les sonnets qu'il y composa, et que nous avons encore, montrent combien la captivité avait été impuissante pour briser cette âme forte. Il parvint enfin à en sortir, se réfugia en Frince, €t y mourut ami du cardinal de RicheHeu, qui le


ET ECLAIRCISSEMENTS. 217

consultait souvent dans son couvent de la rue Saint-Honoré.

Tartaglia reçut ce nom ridicule [tarlaglia^ qui bégaie), parce qu'à l'âge de douze ans, il fut sabré par les Français au sac de Brescia, dans une église oii sa mère avait cru trouver un asile. Le coup fendit la lèvre ; s'il eût porté plus haut, c'était fait du restaurateur des mathématiques.

Cardan, entre autres infortunes, eut celle de voir son fils exécuté comme empoisonneur. La vie de cet homme extraordinaire, écrite par lui- même, est inférieure pour le style, mais non pour l'intérêt des observations psychologiques, aux Confessions de saint Augustin, de Montaigne et de Rousseau.

Que dire de l'existence douloureuse et de la mort horrible du pauvre Giordano Bruno ? On ne peut voir sans émotion, dans un portrait contem- porain, la douce et souffrante figure (Yoy. en tête de sa Vie, par Silber et Rixner) de cet homme que l'on traqua par - toute l'Europe comme une bête sauvage. Après avoir erré de Genève à Wittemberg, et de Paris à Londres, le pauvre Italien voulut encore revoir le soleil de sa patrie, et se fit prendre à Venise. On sait qu'il fut condamné comme athée à Rome, et périt sur le bûcher. On pouvait blâmer dans sa doctrine une tendance immorale ; mais comment l'ac-

J9


218 NOTES

cuser d'athéisme? Cet athée nous a laissé une foule de poésies religieuses, entre autres un beau sonnet dans le genre de Pétarque, à l'a- mour. Par ce mot il entend toujours l'amour divin.

Page 51. — Coloris vénitien, grâce lombarde... — La Lombardie, celtique d'origine, placée en- tre la France et l'Italie, entre le mouvement et la beauté, s'exprime en peinture par la beauté du mouvement^ par la grâce. — L'école vénitienne se distingue par le coloris, les écoles florentine et romaine par le dessin ; ainsi la peinture va de Venise à Naples perdant de son caractère con- cret et se spiritualisantpour ainsi dire; elle at- teint dans Salvator Rosa le plus haut degré d'abstraction et de spiritualisation. Les tableaux de ce grand artiste n'ont ni l'éclat du coloris, ni la sévérité du dessin, mais ils sont pleins de vie et de traits ingénieux. — L'école de Bologne, venue après toutes les autres, est un admirable éclectisme.

L'art italien a perdu de bonne heure le génie symbolique, étoufTé presqu'à sa naissance par le sentiment de la forme, par l'adoration de la beauté physique. L'Allemagne, au contraire, ne voit dans l'art qu'un symbolisme ; tout entière à l'idée, elle traite la forme comme un acces- soire. De là cette honnête laideur répandue près-


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. . 219

que partout dans l'art allemand ; mais le charme de la beauté morale y est souvent si pénétrant, que l'âme dément le jugement des yeux. Quand l'Allemagne unit la forme et l'idée, elle égale alors ou surpasse l'Italie. Qui décidera entre les vierges de Cologne et celles du Campo-Santo de Pise?

Je n'ai conservé de l'Italie aucun souvenir, aucun regret plus vif que de cette ville de Pise. Florence est bien splendide, Rome bien majes- tueuse et bien tragique; mais avec tout cela il me semble qu'il serait doux de vivre et de mou- rir à Pise, et de dormir au Gampo-Santo. Ge n'est pas seulement, je l'avoue, parce que la terre en a été apportée de Jérusalem sur je ne sais combien de galères ; mais cette architecture arabe est si légère, ces marbres noirs et blancs s'harmonisent si doucement par leurs belles tein- tes jaunâtres avec le ciel et la verdure; et cette tour de marbre se penche avec un air si compa- tissant sur la pauvre vieille ville qui n'a conservé rien autre de sa splendeur. Ah 1 les pierres ont là un sentiment et une vie. Dans ce cloître, où tant de figures mystiques me regardaient d'un œil scrutateur, je remarquai, entre les antiques tombeaux étrusques et ceux des croisés italiens, la statue pensive de l'Allemand Henri VII, le che- valeresque et religieux empereur qui fut empoi-


220 NOTES

sonné dans la communion, et mourut plutôt que de rejeter l'hostie.

Page 53. — V agrimemoi' et V augure mesuraient et orientaient les champs... le juriste et le straté- giste... — YoY. mon Histoire, et le Recueil de Gne- sius. — Au jugement de Sylla lui-même, IV^arius était un des plus habiles agriculteurs du monde.

Page 53. — L'Italien domine son nom à sa terre. — Villse Tullianse à Tusculum, Formies, Arpinum, Calvi, Puteoli, Pompeii, etc. Aujourd'hui l'on re- cherche curieusement les ruines de ces villas de Gicéron. La villa Nanzoni n'excitera pas moins l 'intérêt des voyageurs à venir.

Page 53. — Les fondateurs de V architecture mi- litaire... — Gastriotto et Félix Paciotto, du duché d'Urbin, qui construisirent les fameuses cita- delles d'Anvers et de Turin. — On connaît le grand ouvrage classique sur l'architecture mili- taire du Bolonais Marchi. — Un autre Bolonais, Ant. Alberti, donna la première idée des ca- dastres.

Page 54. — Jugez donc aussi la France ]jar les canuts de Lyon. — G'est le nom qu'on donne dans cette ville à cette race dégénérée qui


ET ECLAIRCISSEMENTS. 221

végète dans les manufactures, surtout dans celles de soie.

Page 55. — La perpétuité du génie italien des temps anciens aux temps modei^nes,,. — Voy. sur ce sujet l'ouvrage de Blunt, cité plus haut, et celui de Carlo Démina (in-8% d807. Milan). — On peut consulter aussi la lettre du docteur Middleton, à la suite de la Conformité des cérémonies du P. Mussard. (Amsterdam, 1744, 2 vol. in- 12.)

Page 55. — Le costume est presque le ihême... — Juv., Sat. Xiv, 186; m, 170. — Plin., Hist. N. ix, p. XXIII, 1. — Rues étroites... Juv., m, 536.— l*ran- dium à midi, la sieste et la promenade du soir... Suet., 78. — Plin., Jun., ep. ni, 5. — Plin., Hist. N. VII, 44; x, 8.— Mart., vi, 77, 10. — Suet. Aug. 43. — Golum. prsef .

Pagk 55. — L'improvisateur. . . qu il s'appelle S tace, Dante ou Sgricci... Juven., vu, 85. — On montre encore, en face de la cathédrale de Florence, la pierre oii s'asseyait Dante au milieu du peuple {Sasso di Dante). J'en veux à ceux qui ont mis cette pierre vénérable parmi les dalles d'un trot- toir : il faut se détourner pour ne pas marcher dessus. Dante déclamait encore ses vers, ainsi que Pétrarque, auPoggio impériale, à la porte de la ville, du côté de Rome.

19.


222 NOTES

Page 55. — Les fîXo'ao^ide Naples... /eslitterati en plein vent... F. J. L. Meyer. Darstellungen aus italien, 1784-5? — Suet. deill. gr. — Aul. G. ii, 5.

Page 56. — La charrue est celle que décrit Vir- gile... — h' imcumbere aratro a toujours été mis en pratique. Une médaille d'Enna représente le laboureur monté sur une plaache au-dessus du soc pour l'enfoncer par son poids. (Hunter's me- dals, plat. 25 )

Page 56. — Le type sauvage des Brutiens... — Séjour d'un officier français en Galabre, 1820, p. 242. — Si l'on en croyait le témoignage du comte de Zurlo, cité par Niebuhr, le grec serait encore parlé aujourd'hui aux environs deLocres. Il est bien entendu qu'il ne s'agit point des colonies albanaises.

Page 56. — Aa 7nidi, V idéalisme, la spéculation et les Grecs ; au nord, le sensualisme^ l action et les Celtes... — Voy. plus bas une des notes relatives à la France. — On reproche entre autres choses aux Italiens d'être bruyants et grands parleurs; ceci ne peut guère s'appliquer qu'aux Italiens du nord et du midi, c'est-à-dire aux Celtes de la Lombardie, et aux Grecs du royaume de Naples.

Page 56. — Bergame, patrie d'^ Arlequin,.. —


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 223

Arlequin et Polichinelle peuvent prétendre à une antiquité bien autrement reculée, s'il est vrai qu'on a trouvé des figurines tout à fait analogues dans les hypogées étrusques.

Page 57. — Le nom mystérieux de Rome.... — Le nom mystérieux de Rome était Eros owAmo)'; le nom sacerdotal, Flora ou Anthusa; le nom civil, Roma. Voy. Plin., H. N. m, 5; Miinter, De oc- culto urbis Romse nomine, n° 1 de ses Mémoires sur les antiquités.

Page 58. — Questa provincia pare nata a risus- citare le cose morle... — Machiav. Arte délia guerra. L. viii, subfin.

Page 59. — La seule exportation de Rome, c'est la terre ^ les haillons et les antiquités... — Je parle de la pouzzolane qu'on vient chercher de loin à Rome, et dont on fait un ciment inaltérable. On exporte aussi beaucoup de chiffons, qui servent à envelopper pendant l'hiver les arbres délicats, vignes et orangers. — Quant aux antiquités, il y a à Rome un marché où les paysans viennent à jour fixe vendre ce qu'ils ont trouvé en fouillant la terre pendant la semaine. Les médailles, figu- rines, etc., s'y vendent comme les fruits, les lé- gumes et autres produits du sol.

Page 59. — Le préteur et le tribun recueillant la


224 NOTES

sportula de porte e7i porte... — On sait que c'était la corbeille d'aliments que les grands de Rome faisaient distribuer à leur porte aux clients qui venaient les saluer... Voy. Martial, ni, 7, 2. Suet. Claud. 32, et le beau passage de Juvénal :


Nunc sportula primo Limine parva sedet, turbîB rapienda togatse. Ille tamen faciem priùs inspicit, et trépidât ne Suppositus venias, ac falso nomine poscas. Agnitus accipies ; jubet a pra9Cone vocari Ipsos Trojugenas, nam vexant limen et ipsi Nobiscum : da Prastori, dadeinde Tribune. Sed libertinus prier est : prier, inquit, ego adsum, etc.


Page 59. — Toujours le porc... — Polybe parle déjà du grand nombre de porcs qu'on élevait en Italie, soit pour la consommation journalière, soit pour les provisions de guerre (lib. ii). — La viande dont on faisait plus tard des distributions au peuple, était fournie par les troupeaux de porcs à l'entretien desquels les empereurs réservaient les forêts de chênes de la Lucanie.

Page 59. — De combats de taureaux. — Ce n'est guère qu'à Rome, à Spolète et danslaRomagne, que le peuple prend plaisir à ces combats. Ils sont inconnus à Naples, malgré le long séjour des Espagnols. Remarquons en passant que, dans cette dernière ville, toute corrompue qu'elle est,


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 225

le meurtre est aussi rare qu'il est commun à Rome. Naples a toujours quelque chose de la douceur du sang grec.

Page 60. — Le coup de couteau est un geste naturel à Rome... — Un abbé tue un homme ; le peuple s'écrie : Poverino! ha ammazzato un uomo! la com- passion est pour le meurtrier. Après une fête, Meyer trouva à l'hôpital de la Consolation cent soixante hommes blessés de coups de couteau.

Page 60. — Mort au seigneur abbé... — Ghe la bella principezza sia ammazàta! che il signore abate sia ammazzato ! — Et des rois dans la foule. . . Je ne parle pas seulement d'illustres voyageurs, comme le roi actuel de Bavière et tant d'autres ; mais des rois habitants de Rome, de Christine, des Stuarts, du prince Henri de Prusse, des Na- poléons, etc. — Rome est toujours un lieu de re- fuge. — Ses églises sont ouvertes aux brigands, comme l'asile de Romulus. — La rencontre d'un cardinal sauve un condamné du supplice, comme autrefois celle d'une Yestale... — Quily a dans l'air de cette ville quelque chose d'orageux, d'im- moral et de frénétique. . . Hoffmann a placé à Rome le théâtre de quelques-uns de ses contes fantas- tiques.


Page 61. — Urbanitas... Solitude des envi)


•o/?s


226 NOTES

de Rome... La gueii^e vivant d'elle-même. Voy. sur tout ceci mon Histoire Romaine. — César fut déjà chargé de dessécher les marais Pontins. (Dion. Plut. Suet. 44. Gicéron se moque de l'entreprise, Philipp. 3.)

Pour terminer ces rapprochements entre l'Ita- lie ancienne et celle des temps modernes, nous ajouterons quelques détails sur certaines croyan- ces qui se sont perpétuées. — Les gens de la campagne de Rome craignent toujours la magi- cienne Gircé, et ne risquent guère de pénétrer dans l'antre du Girceio (Bonstetten, Voyage sur le théâtre de l'Énéïde). — Les Romains savent bien que la belle Tarpéïa est au fond d'un vieux puits du Gapitole, assise et toute couverte de dia- mants (Niebuhr). J'avoue que j'ai cherché inuti- lement sur les lieux le puits et la tradition. — Tous les Sabelliens, et surtout les Marses, inter- prétaient les présages, en consultant particuliè- rement le vol des oiseaux. Les Marses charmaient les serpents et guérissaient leurs morsures. Au- jourd'hui les jongleurs viennent encore des mêmes contrées à Rome et à Naples. — Les Gira- volides environs de Syracuse prétendent, comme les anciens Psylles, guérir la morsure des ser- pents parleur salive. Ils portent un serpent dans leurs mains comme les statues d'Esculape et d'Hygie. — Le peuple du royaume de Naples at- tribue aujourd'hui à SanDomenico di GuUino, ce


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 227

que ses ancêtres attribuaient à Médée. (Micali, Italia, etc., et Grimaldi; Annali del R. di Napoli, t. IV, p. 328. 38.)

Dans l'ancienne Rome, quatre cent vingt tem- ples; dans la moderne, plus de cent cinquante églises. Le temple de Vesta est maintenant l'église de la Madone du soleil; celui de Romulus et Remus est devenu l'église de Gôme et Damien, frères jumeaux. On croit que le temple de Salus a fait place à l'église de San Vitale. Près de La- vinium (Pratica), est la chapelle de S. Anna Pe- tronilla, sur le même bord du Nimicius, où se précipita Anna Perenna, sœur de Didon, qui re- vint, sous la forme d'une vieille femme, nourrir le peuple romain sur le mont Sacré. Dans le Forum Boarium, près de la place de l'Ara Maxima, où l'on jurait (Mehercle), se trouve l'église de Santa Maria in Gosmedin, mieux connue du peuple sous le nom deBocca délia Verità.

Page 63. — Le parti allemand ou gibelin.., — Si un guelfe veut se faire tyran, dit Matteo Villani il faut qu'il change et se fasse gibelin.

Page 63. — Le radicalisme de V Eglise romaine.., — J'espère un jour prouver et éclaircir ce que je me contente d'énoncer ici.

Page 64. — Fatalités locales de races et de cli-


i28 NOTES

mats, ... — Le principe si fécond de la persistance des races a été, je crois, mis pour la première fois dans tout son jour, par le D. Ed\Yards. J'es- père que, tôt ou tard, cet illustre physiologiste exposera avec plus d'étendue ses idées sur le croisement des races. Lui seul peut-être est capa- ble d'élever cette partie de la physiologie à une forme scientifique, parce que seul il tiendra compte d'un élément trop négligé de ceux qui se livrent à ces études. L'anatomie et la chimie combinées ne sont pas encore la physiologie. D'éléments identiques sortent des produits divers, le mystère de la vie propre et originale varie les résultantes à l'infini. De la combinaison de l'hy- drogène et du carbone résultent l'huile et le su- cre. Du mélange celto-latino-germanique sortent la France et l'Angleterre.

Frange. Page 69. — Originalités provinciales... — J'ai toujours trouvé un spectacle attachant dans ces générations incessamment renouvelées, que l'enseignement fait comparaître chaque année devant mes yeux, qui bientôt m'échap- pent et s'écoulent, et pourtant me laissent cha- cune quelque intéressant souvenir. A l'École Normale surtout ce spectacle me frappait vive- ment. Les élèves qui nous venaient de toutes les provinces, et qui en représentaient si naïvement les tj^pes, offraient dans leur réunion un abrégé


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 229

de la France. C'est alors que j'ai commencé à mieux comprendre les nationalités diverses dont se compose celle de mon pays. Pendant que je contais à mes jeunes auditeurs les histoires du temps passé, leurs traits, leurs gestes, les formes de leur langage, me représentaient à leur insu une autre histoire bien autrement vraie et profonde. Dans les uns je reconnaissais les races ingé- nieuses du Midi, ce sang romain ou ibérien de la Provence et du Languedoc, par lequel la France se lie à l'Italie et à l'Espagne, et qui doit un jour réunir sous son influence tous les peuples de langue latine. D'autres me représentaient cette dure race celtique, l'élément résistant de l'an- cien monde, ces têtes de fer avec leur poésie vivace et leur nationalité insulaire sur le conti- nent. Ailleurs je retrouvais ce peuple conqué- rant et disputeur de la Normandie, le plus héroï- que des temps héroïques, le plus industrieux de l'époque industrielle. Quelques-uns, dans leur instinct historique, caractérisaient la bonne et forte Flandre^ pays de beaux faits et de beaux récits, qui donnait tour à tour à Gonstantinople des historiens et des empereurs. D'autre part, les yeux bleus et les têtes blondes me faisaient songer avec espoir à cette Allemagne française, jetée comme un pont entre deux civilisations et deux races. Enfin l'absence de caractère indigène, les traits indécis, la prompte aptitude, la capa-

20


230 NOTES

cité universelle, me signalaient Paris, la tête et la pensée de la France.

Page 37. — Lépée rapide... — C'est le Gernot des Nibelungen. — Partout où il y a des coups d'épée à donner et à recevoir, je parierais qu'il y a un Français. A la bataille de Nicopolis, les croisés prisonniers trouvèrent près de Bajazet un Picard, qui, avant d'être avec les Turcs, avait servi Tamerlan. Aujourd'hui, le général des ar- mées de la Gochinchine est un de nos compa- triotes. — Le Français est ce méùhant enfant que caractérisait la bonne mère de Duguesclin, celui qui bat toujours les autres. Dans l'histoire de nos mouvements populaires, on a oublié un élément essentiel qui n'appartient qu'à ce pays, le gamin. Laissez grandir cet enfant insouciant et intré- pide; s'il n'est énervé de trop bonne heure, ce polisson pourra sauver la patrie. — A une épo- que militaire, formé, discipliné, trempé comme l'acier, par la fatigue et par l'action de tous les climats, le gamin finit par devenir le terrible soldat de la garde, le grognard de Bonaparte, jugeant son chef et le suivant toujours. Dans les deux types du gamin et du grognard est tout le génie militaire de la France.

Page 80. — Cest le peuple législateur des temps modernes.... — La science du droit a deux patries,


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 231

Rome et la France; deux époques, le second siècle et le seizième ; deux maîtres, Papinien et Gujas. Du temps de ce dernier, les Allemands se découvraient quand on prononçait son nom (Yoy . saviepar Berryat-Saint-Prix). De nos jours, chez le même peuple, Cécole historique a relevé les autels de Gujas. — Dès le treizième siècle, la France était regardée, avec l'Italie, comme le pays du droit. Un vieux poète allemand qui a parcouru tous les pays welches et infidèles, énumère les singularités de chaque contrée : Jen ai pas voulu, dit-il, étudier la magie sous les néa^omanciens de Dol; mais pour Vienne en Dauphiné, je dirais com- bien il y a de légistes, (Le Tanhuser, cité par Gœrres. Alt. Volks-Und-Meisterlieder, aus den H. der Heidelberger Bibliothek. 1817.)

Page 75. — // faut voir dans les vieilles chroni- ques tout ce que font nos gens... Voy. par exem- ple l'Histoire Je Jean de Paris^ roi de France^ im- primée à Tioyes, ainsi que tant d'autres livres populaires. G'est probablement la plus forte gas- connade que possède aucun peuple.

Page 7o. — La littérature de la France est Vélo- quence et la rhétorique... Peuple rhéteur et prosa- teur. — Tout cela est vrai en général. La poésie d'images manque à la France ; mais je suis loin


232 NOTES

de lui refuser la poésie de mouvements qui est encore de l'éloquence.

Je ne puis quitter ce sujet sans remarquer combien les anciens avaient été frappés de l'in- stinct rhéteur et du caractère bruyant des Gau- lois. Nata in vnnos tumvltus gens (Tit. Liv. à la prise de Rome). Les crieurs publics, les trom- pettes, les avocats, étaient souvent Gaulois. In- suber^ ici est, mercator et prseco (Gic. fragm. or. in Pisonem). Voyez aussi tout le discours p7^o Fon- teio. Pleraque Gallia duas res industriosissimè perse- quitur, virtutem bellicam et argute loqui (Cato in Charisio ? Je cite de mémoire). 'ATrstXyixai, xal àvaTatixot, xai TSTpayco^'/ip-évot. Diod. Sic, lib. IV. — Dans les assemblées politiques des Gaulois, les orateurs s'obstinaient souvent à ne point céder la parole. Alors, un huissier, après avoir deux fois commandé le silence, s'approchait du récal- citrant l'épée à la main, et lui coupait un pan de sa saie, assez grand pour que le reste devînt

inutile — (ôVov a/pyjaTOV TTOt^aat to 'komov. Strab., vr, p. 197).

Les liederiker ou rhétoriciens des Pays-Bas imi- taient la France, et non l'Allemagne (Grimm. liber dieMeistergesang).La Belgique avoua par ce mot même ce que la France pensait, sans se l'expli- quer : la littérature, c'est la rhétorique. Dans les chambres des rhétoriciens, le poète était mis à genoux, et devait terminer son œuvre avant de


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 233

se relever. Ces conditions ridicules montrent^ ainsi que la métrique prodigieusement compli- quée des troubadours, que les uns et les autres étaient, avant tout, préoccupés du mérite de la difficulté vaincue.

■ Page 78. — Louis le Débonnaire... — « Encore,, écrivait Charles le Chauve en parlant de ses frères, s'ils m'avaient cité au tribunal des évoques, mes jugesnaturels. » Sans les invasions des Normands qui obligèrent la France de prendre un caractère militaire et féodal, la domination des évoques continuait.

Page 78. — Prêtres et rois s'avisent de créer les communes, et de c/ierchtr en elles une armée anti- féodale.... — Tùm communitas in Franciâ popu- laris statuta est aprsesulibus, utpresbyteri comi- tarentur régi ad obsidionem vel pugnam, cum vexiliis et parochianis omnibus. Orderic. Vital. ^ pag. 836, éd. Duchesne.

PAGii 79. — En même temps que tombent les pri- vilèges locaux des communes^ commencent les États- géyiéraux... — Députés du tiers-état appelés à l'assemblée des barons, en 1302. De 1320 à 1375, suppression des communes de Laon, Soissons, Meulan, Tournai, Douai,, Péronne, Neuville, Roye, etc.

20.


234 NOTES

Page 81. — Pour adversaire du chef de la féoda- lité^ de r Empereur^ la France élève et soutient le pontife de Rome... — En 1162, l'archevêque de Cologne, chancelier de Frédéric Barberousse, haranguant la diète assemblée à Besançon, ap- pelait les rois de France et d'Angleterre, rois pro- vinciaux. Saxo Gramm. 1. 14. — L'empereur Henri YI eût voulu exiger du roi de France un serment de fidélité. Innoc, m, ep. 64. — Les moi- tiés d'Allemagne jouaient dans les couvents une pièce 011 tous les rois de la terre se soumettaient à l'Empereur ; le roi de France résistait avec le se- cours de l'antéchrist. Thesaur. Anecdot., t. II, p. m, p. 187.

Page 81 . — Confisquer le pontificat.... — Voyez plus haut, dans une des notes relatives à l'Italie, quelle tyrannie Philippe le Bel et Philippe de Yalois exercèrent sur les papes, pendant leur sé- jour à Avignon. La maison de France qui dispo- sait de Tautoriti du Saint-Siège, qui possédait le royaume de Naples, et réclamait celui d'Aragon, excitait alors la haine et la jalousie de toute l'Eu- rope. Edouard I" et Edouard III furent regardés comme les vengeurs de la chrétienté. On peut juger de l'animosité des Italiens par le fameux morceau de Dante où il fait parler Hugues Capet. Le poète pousse la violence aveugle de l'invec- tive jusqu'à faire dire au fondateur de la troi-


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 235

sième race qu'il élait fils d'un boucher de Paris.


lo fui radice délia mala planta Che la terra Cristiana tutta aduggia, Si che buon frutto rado se ne schianta.

Ma se Doaggio, Guanto, Lilla et Bruggia Potesser, tosto ne saria vendetta : Ed io la cheggio a Lui clie tutto giuggia.

Chiamato fui di là Ugo Ciapetta : Di me son nati i Filippi, et i Luigi, Per cui novellamente è Francia retta :

Figliuol fui d'un beccajo di Parigi, Quando li régi antichi venner mono Tutti, fuor ch'un renduto in panni bigi.

Trovami stretto nelle mani il frcno Del governo del regno e tanta possa Di nuovo acquisto, e più d'amici pieno,

Ch'alla corona vedova proraossa La testa di mio figlio fu, dal quale Cominciar di costor le sacrate ossa,

Mentre che la gran dote Prove nzale Al sangue mio non toise la vergogna, Poco valea, ma pur non facea maie.


Li coniinciù con forza et con menzogn< La sua rapina; et poscia per ammenda Ponti et Normandi prese e Guascogna.


236 NOTES

Carlo venue in Italia e per ammenda Vittima fe' di Corradino, e poi Ripinse al ciel Tommaso per ammenda.

Tempo vegg'io non molto dopo ancoi, Che tragge un altro Carlo fuor di Francia Per far conoscer meglio e se e i suoi.

Senz'arme n'esce, e solo con la lancia Con la quai giostrô Giuda, e quella ponta, Si, ch'a Fiorenza fa scoppiar la pancia.


Quindi non terra, ma peccato e onta Guadagnerà per se, tanto più grave Quanto più lieve simil danno conta.

L'altro che ci già usa, presso di nave. Veggio vender sua figlia e pattéggiarne, Come fan li Corsar dell' altre schiave.

avarizia^ che puoi tu più farne, Poi c' hai il sangue mio a te si tratto, Che non si cura délia propria carne?

Perché men paja il mal faturo, e'I fatto, Veggio in Alagna entrar lo fiorJaliso, E nel vicario suo Cristo esser catto.

Veggiolo un altra volta esser deriso : Veggio rinnovellar l'aceto e'I felc, E ira vivi ladroni essere anciso.

Veggio'l nuovo Pilato si crudele, Che cio nol sazia, ma senza decreto Porta nol tcmpio le cupide vêle.


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 237

signoi' mio, quanUo sarô io lieto, A veder la vendetta, que nascosa Fa dolce Tira tua nel tuo segreto ?

(Dante, Purg. xx.)

Page 81. — C'était au douzième siècle un dicton en Provence... — Voy. Sismondi, Littératures du midi de l'Europe.

Page 81 . — Le roi de France est présenté comme un roi citoyen. — « En France, dit Fleury, tous les particuliers sont libres (il veut dire, sans doute, en comparaison du reste de V Europe) ; point d'es- clavage; liberté pour domicile, voyages, com- merce, mariages, choix de profession, acquisi- tions, dispositions de biens, successions. » — Yoici un passage très singulier de Machiavel, oii il juge de même : « Il y a eu beaucoup de rois et très peu de bons rois : j'entends parmi les souverains absolus, au nombre desquels on ne doit point compter les rois d'Egypte, lorsque ce pays dans les temps les plus reculés se gouver- nait par les lois; ni ceux de Sparte; ni ceux de France, dans nos temps modernes, le gouverne- ment de ce royaume étant de notre connaissance le plustempéré parles lois.» Disc. sopr.Tit. Liv.i, c. 8. — « Le royaume de France, dit-il ailleurs est heureux et tranquille, parce que le roi est soumis à une infinité de lois qui font la sûreté


§38 NOTES

des peuples. Celui qui constitua ce gouvejmement Toulut que les rois disposassent à leur gré des armes et des trésors ; mais, pour le reste, ils les soumit à l'empire des lois. » Disc, i, IG. — Gomi- nes^ liv. Y, c. 19. « Y a-t-il roi ni seigneur sur terre qui ait pouvoir, outre son domaine, de mettre un denier sur ses sujets, sans octroi et consentement de ceux qui le doivent payer, sinon par tyrannie et violence?... Notre roi est le sei- gneur du monde, qui le moins a cause d'user de ce mot : T ai iwwdege de lever sur mes sujets ce quimei^laît, car ni lui ni autre Fa : et ne lui font nul honneur ceux qui ainsi le disent, pour le faire estimer plus grand. »

Page 81. — De désobéir sous j)eine de désobéis- $ance... — Cet ordre, donné par Louis XII au par- lement, a été renouvelé plus d'une fois en d'au- tres termes. Cela n'est point contradictoire. 11 y a, dans un même prince, deux personnes : le roi et l'homme. Le premier défendait d'obéir au se- cond.

Page 81. — L Angleterre explique la France^ mais par opposition .. — Voy. dans V Histoire de la Guei^re de la Péninsule, par le général Foy, tom. P'", un tableau admirablement contrasté des armées française et anglaise.


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 239

Page 82. — L orgueil humain personnifié... les races n'y sont pas mêlées^ ni les conditions rappro- chées... i école satanique... — La formule la plus vraie d'un objet très complexe doit négliger de nombreuses exceptions ; c'est parce qu'elle né- glige les exceptions, qu'elle est une formule et une formule vraie. L'Angleterre s'efforce certai- nement de sortir de l'état que j'ai décrit; mais la peine qu'elle a pour y parvenir prouve mes assertions. La prise en considération du bill de réforme a été décidée par la majorité cVune seule voix... En religion, je vois bien que l'Angleterre fait d'incroyables efforts pour croire. Les uns se cramponnent à la lettre, à la Bible ; les autres se laissent conduire à l'esprit, au travers des dé- serts et des précipices. Les nations elles-mêmes se trompent souvent sur l'état de leur foi reli- gieuse. A coup sûr, le siècle de Louis XIV croyait croire ; Bossuet triomphait dans la chaire, mais derrière le triomphateur murmurait le triste Pas- cal qui seul avait la pensée du temps, et voyait toujours l'abîme, entre Montaigne et Voltaire.— Pour l'Angleterre, sa pensée est constatée par son invariable prédilection pour les trois poètes que j'ai nommés. Sa poésie a trois actes : le doute, le mal et le désespoir. Shakspeare ouvre la terrible trilogie. Dès que l'Angleterre se reconnaît, après les guerres de France, celles des Roses, et la Ré-


■240 NOTES

forme, son premier cri est une amère ironie sur ce monde. Shakspeare réfléchit l'univers, moins Dieu. Placée aux extrémités de l'Occident, l'An- gleterre a moins ressenti qu'aucun peuple le souffle oriental. Sa littérature est la plus occiden- tale, la plus héroïque, c'est-à-dire la plus vouée à l'orgueil du moi. Le développement occidental a atteint son terme dans Fichte, Byron, et la révo- lution française. Le moment du retour va com- mencer. Déjà la race germanique, venue de l'Inde, y est retournée sur les vaisseaux de l'Angleterre. Bonaparte, si Français, si Italien, sympathise pourtant déjà avec l'Orient, surtout avec le radi- calisme mahométan. ~ La fatalité a poussé l'hu- manité d'Orient en Occident; aujourd'hui nous revenons par notre volonté vers l'Orient. L'Inde anglaise fera, pour l'Asie, ce que l'Inde antique a fait pour l'Europe.


Page 82. — Cette vie effrénée de courses et d'aven- tures.,, rois de la mer, du monde sans lois et sans li- mites... — La possession de l'élément aride (arpu- ysToto ÔàXacraïiç) a toujours donné cet orgueil fa- rouche. Il éclate dans Eschyle; mais l'individu était trop serré dans la cité grecque pour qu'il atteignît tout son développement. Ajoutez que la marine grecque était fort timide; ceux qui ne perdaient guère la terre de vue, qui aperce-


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 241

vaient un beau temple à chaque promontoire, étaient sans cesse avertis des dieux. Au contraire, sur l'Océan sans bornes, sans témoin... Le Cor- saire de Byron, et le premier volume de Thierry [Conquête de V Angleterre, etc.), sont le vrai com- mentaire de tout ceci.

Page 83. — Légoïsme,.. — L'égoïsme se pro- duit tantôt par l'avidité des jouissances, tantôt par l'orgueil qui les dédaigne. De là la tendance si prosaïque de Tindustrialisme anglais, à côté d'une poésie si sublime. — Ceci explique pour- quoi dans la molle Toscane, dans l'industrielle Florence, s'éleva Michel-Ange^ dont l'inspiration semble avoir été la colère et le dédain.


Page 83. — Mal, sois mon bien...


Evil, be thou my good!....

Down to bottomless perdition

(MiLTON, Paradise lost. B. iv, v. 110; B. 1, v. 17.)


Page 84. — Le Gallois chante avec le retour d'Ar- thur et de Bonaparte... — Voy. Thierry, Conquête de VAngleterj^e, 4° vol.

Page 85. — Les aristocraties guerrières et incono- clastes de la Perse et de Borne... — Plutarque (Vie

21


242 NOTES

de Numa) nous apprend que les Romains n'ado- rèrent point d'images dans les premiers siècles. — J'ai indiqué ailleurs quelques autres analogies de la Perse et de Rome.

Page 85. — Celui qui dit toujours^ non... — Voy. le discours du Schah?... dans Saint-Martin, His- toire d'Arménie.


Page 88. — Vulgaire, prosaïque. ..je m'appelle lé- gion... — Ceux qui trouveront ceci un peu dur doivent se rappeler que, dans notre langue et dans nos mœurs, c'est un ridicule inexpiable d'être ce qu'on appelle original.

Page 89. — Comme les races non mélangées boi- vent avidement la conmption... — Pour ne citer qu'un exemple, voyez comme nos Mérovingiens s'abâtardissent en peu de temps. Ils en viennent au point que les derniers meurent presque tous à vingt ans.

Page 91 . — Et puisse ce mot s'entendre en Italie. . . — Il y a été trop entendu peut-être. Infortu- née Bologne ! dans quel état ce livre va-t-il vous trouver en passant les Alpes ? Hélas ! une ville française de cœur ! pour qui Dante rêvait


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 243

la suprématie de l'esprit et du langage dans l'Italie!

Page 94. — Que V enfant quitte sa mère... — Voici le sombre et décourageant tableau que trace de ce moment solennel l'Ossian de la phi- losophie allemande :

<( Après le dernier éclat jeté par la peinture, » après que Shakspeare eut fermé la porte du » ciel, vint pour longtemps le repos des morts. » L'Antéchrist était né... La terre s'était sus- » pendue au ciel comme le nourrisson au sein de M sa mère ; devenue forte, il était temps qu'elle » s'en séparât; la réformation se chargea de la » sevrer. L'esprit de la terre en fouille aujourd'hui » les entrailles partagées entre l'or et le fer ; il y » cherche le bézoard qui doit le guérir ; la pâleur » de la mort est sur son visage; les douleurs » travaillent ses os ; comment songerait-il aux )) chants et aux sons de la lyre ?... Il est touchant » de voir que les poètes ne veulent point céder ; » toute feuille a jauni ; chaque souffle des vents » en jonche la terre, et l'enfant de la poésie, » s'obstinant sur son rameau, chante toujours « ses plaintes, ses espérances ; et le soleil s'a- » baisse toujours davantage, et les nuits devien- « nent de plus en plus longues, et les froides et » sombres puissances entrent de plus en plus » dans la vie,.. »


244 NOTES

Page 94. — Comme Werner... — C'est plutôt, je crois, Jean-Paul (Richter).

Page 95. — Voilà quarante ans qu'il a com- mencé... — Il faut croire que, pendant cette pé- riode si agitée, le temps n'a pas élé perdu, même pour le bien-être. En 1789, la vie moyenne était de 28 ans et 3/4; en 1831, elle est de 31 ans et demi {Annuaire du bureau des Longitudes, 1831).

Page 96. — L'ordre reviendra... — Nulle part plus de propriétaires qu'ici ; nulle part des prolé- taires plus libres dans leur activité, et par con- séquentplus à même de cesser d'être prolétaires ; nulle part le besoin et l'instinct de la centra- lisation à un si haut degré. Faite pour agir sur le monde, la France aura plus longtemps qu'au- cun peuple un pouvoir central ; plus qu'aucun autre, elle est une personne politique ; l'action exige la personnalité; la personnalité n'existe pas sans l'unité ; nouvelle garantie pour l'ordre public.

Page 96. — L Athénien disait : Salut! cité de Cécropsf... — Je restitue ici le passage dans son entier. C'est peut-être le plus beau de Marc-Au- rèle : Ilav [xot auvap^aoCsi, o <J0t euapfjt-oaov lort, o> xoa(x£ • ou§tv [i.01 Tupoojpov, oùSe o'j»t(jLOv, to cjoi euxaipov • ttScv xapTTOç, cpspcuaiv aï aal wpat, co cpuatç* ex aou


ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 24S

TTotvTa, £v COI TTocvra, £tç csTravra. 'ExeTvo; ji,£v cpviai, TioOa cpiX:^ KsxpOTTo;' eu Se oùit epeiç, (î) TioXi cpiXvi Aïoç ; — ■

monde, tout ce qui s'harmonise avec toi s'har- monise avec moi ! Pour moi, rien trop tôt, rien trop tard, qui soit à temps pour toi. nature, quoi qu'apportent tes saisons, c'est toujours ua fruit. Tout de toi, tout en toi, tout pour toi! L'autre disait: Chère cité de Cécrops/ et toi, ne diras-tu pas : chère cité de Jupiter! (Lib. iv, 23)-

Page 98. — Le verbe social.... — Le monde ancien avait légué pour testament au monde moderne deux mots dune admirable profon- deur : La science est la démonstration de la foi (Saint Clément d'Alexandrie). — Lhowme, ceU la liberté (Proclus). La destinée de l'homme fuÉ d'aller par la liberté de la foi à la science. Or la science elle-même, c'est le plus puissant moyen de la liberté ; la science popularisée est le moyen de la liberté égale, de l'égalité libre, idéa:! dont le genre humain approchera de plus eii plus, mais qu'il n'atteindra jamais ; de sorte qu'une autre vie soit toujours nécessaire pour achever le développement de l'homme.

Page 103. — Cest en nous plaçant au sommet du C apitoie... — Cette belle image appartient à l'élo- quent et ingénieux auteur de V Histoire du Droit

21.


246 NOTES

de succession^ que j'ai déjà citée. [Gans.Erbj^echt^ 1" vol.) '

Page 1 03. — Le génie de V Italie et de la France... Rome est le nœud du drame.... Cette publication sera immédiatement suivie de celle de mon his- toire d'Italie (première partie, République ro- maine). Qu'on me permette à cette occasion de faire connaître l'unité d'esprit qui a présidé jus- qu'ici à mes travaux, et qu'on me pardonne si je suis obligé de dire un mot de moi. Dès qu'il s'agit de méthode, les questions s'agrandissent. Peu importent les individus.

Entré de bonne heure dans l'Enseignement (dès 1817) sans avoir eu l'avantage de suivre les cours del'licole Normale, il m'a bien fallu choisir moi-même une route. Bonne ou mauvaise, ma direction m'appartient. La nécessité oii je me trouvai d'enseigner successivement, et souvent à la fois, la philosophie, l'histoire et les langues, me rendit sensible et toujours présente l'union intime des études d'idées et des études de faits, de l'idéal et du réel. Dans le premier enthou- siasme que ce point de vue ne pouvait manquer d'inspirer à un jeune homme, j'avais conçu et préparé un Essai sur l'histoire de la civilisation trouvée dans les langues. Mais mes travaux sérieux et suivis n'ont commencé qu'en 1824 , par un discours sur V Unité des sciences qui font l'objet de


ET ECLAIRCISSEMENTS. 247

Ceji^eignement classique (imprimé, mais non pu- 1 blié). — En i827, je donnai en même temps un travail sur la philosophie de l'histoire, et quel- ques essais d'histoire ou de critique [Principesde la philosophie de Vh\sloire^ traduits de la Scienza Nuova ^/e Vico; Précis de V Histoire moderne; Vie de Zénobie, dans la Biographie universelle, etc.) ; j'en fis autant en 1831 : le petit essai philoso- phique que termine cette note, sera suivi de divers travaux historiques d'une plus grande étendue, i^j Histoire de la République ramainc^ le Précis d'Histoire de France, et les deux premiers volumes de V Histoire de France, ont paru de- puis.)

Personne ne méconnaîtra la liaison qui existe entre la publication du Yico et celle-ci. Dans la ' philosophie de l'histoire, Yico s'est placé entre Bossuet et Voltaire qu'il domine également. Bos- suet avait resserré dans un cadre étroit l'histoire universelle, et posé une borne immuable au dé- veloppement du genre humain. Voltaire avait nié ce développement, et dissipé l'histoire comme la poussière au vent, en la livrant à l'aveugle ha- sard. Dans l'ouvrage du philosophe italien, a lui pour la première fois sur l'histoire le dieu de tous les siècles et de tous les peuples, la Provi- dence. Viro est supérieur môme à Herder. L'hu- manité lui apparaît, non sous l'aspect d'une plante qui, par un développement organique.


248 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

fleurit de la terre sous la rosée du ciel, mais comme système harmonique du monde civil. Pour voir l'homme, Herder s'est placé dans la nature ; Vico dans l'homme même, dans l'homme s'humanisant par la société. C'est encore par là que mon vieux Vico est le véritable prophète de l'ordre nouveau qui commence, et que son livre mérite le nom qu'il osa lui donner : Scienza IWiova.


TABLE


PRÉFACE ..... . t

INTRODUCTION A l'hISTOIRE UNIVERSELLE. ... £

DISCOURS d'ouverture 1§3

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS . 133


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