Histoire littéraire des fous  

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"J'ose dire, au reste, que s'il y a encore un livre curieux à faire au monde en bibliographie, c'est la Bibliographie des Fous; et que s'il y a une bibliothéque piquante, curieuse et instructive à composer, c'est celle de leurs ouvrages."--Mélanges tirés d'une petite bibliothèque (1829) by Charles Nodier

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Histoire littéraire des fous (1860) is a book on literary fools by Joseph-Octave Delepierre.

Full text[1]

HISTOIRE LITTERAIRE DES FOUS. PAR OCTAVE DELEPIERRE.

LONDON: TRÜBNER & CO., 60, PATERNOSTER ROW.

1860.

The right of translation is reserved.

JOHN CHILDS AND SON, PRINTERS.

INTRODUCTION. EPIGRAPHE.

J'ose dire que s'il y a encore un livre curieux à faire au monde, en Bibliographie, c'est la bibliographie des fous, et que s'il y a une bibliothèque piquante, curieuse et instructive à composer, c'est celle de leurs ouvrages.—Nodier, Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque, page 247.

INTRODUCTION.

Lorsque la pensée nous vint de composer une esquisse biographique sur les Fous Littéraires, le sujet nous parut peu compliqué et n'exigeant que de patientes recherches. Mais à mesure que les matériaux s'accumulaient, et que nous cherchions à les coordonner, les difficultés de fixer des bornes à ce travail, augmentaient.

Tout dépendait de pouvoir définir d'une manière claire et précise quelles étaient les spécialités qui rentraient dans notre cadre. Ici tout devenait doute. La folie entre pour quelque chose dans l'existence de la plupart des grands esprits que l'histoire nous fait connaître, et il devient souvent très difficile d'établir les dissemblances qu'offrent les prédispositions à la folie, avec certains états dits de raison.

Ainsi que l'a dit M. Lélut, membre de l'Institut, personne ne peut croire que Pythagore, Numa, Mahomet, &c., fussent des fourbes, car la fraude n'a jamais eu et n'aura jamais un tel pouvoir. Pour creuser sur la face de la terre un sillon dont les siècles n'effacent pas l'empreinte, il faut penser, affirmer, croire comme les masses, et plus qu'elles; donc ces grands hommes croyaient à la réalité de leurs visions, de leurs révélations. C'étaient tout simplement des hommes de génie et d'enthousiasme, ayant des hallucinations partielles. L'auteur que nous venons de citer, a établi scientifiquement et avec calme, que ce qu'on est convenu d'appeler le Démon de Socrate, n'était autre chose qu'un état d'extase et une folie momentanée.[1]

[1] Le Démon de Socrate, ou application de la science psychologique à celle de l'histoire. Paris, 1856, in 8o.

L'écrit trouvé cousu dans le pourpoint de Pascal, après sa mort, et que Condorcet a nommé son Amulette mystique, le précipice imaginaire qu'il voyait à ses côtés, le globe de feu que vit Benvenuto Cellini, et les démons qui lui apparurent dans le Colysée et lui parlèrent, ainsi qu'une foule d'autres faits de la même nature, rendraient une histoire complète de la folie littéraire, une œuvre immense.

Un recueil des biographies psychologiques de ces sortes de personnages, sous le titre de Vies des Hallucinés célèbres, constituerait un livre intéressant et utile, comme le fait observer le docteur Lélut, dans le travail qu'il a consacré à démontrer la folie bien caractérisée de Pascal.[2] La folie ne peut pas se définir, pas plus que la raison, a dit le Docteur Calmeil.[3] Celui dont l'imagination fascinée prête un corps et une forme aux idées qui prennent naissance dans son cerveau, rapporte ces idées aux appareils des sens, les convertit en sensation que presque toujours il attribue à l'action d'objets matériels qui n'agissent point actuellement sur ses organes, et il en vient souvent à baser ses raisonnements sur ces données vicieuses de l'entendement. L'halluciné réalise jusqu'à un certain point la supposition des Berkeléistes, qui prétendent établir qu'il n'est pas positivement nécessaire que l'existence de l'univers soit réelle, pour qu'on l'apperçoive tel qu'il se montre à nos sens. Peu d'entre nous n'ont pas été, dans le cours de la vie, sous l'influence de quelque hallucination momentanée.

[2] L'Amulette de Pascal, pour servir à l'histoire des hallucinations. Paris, 1846, in 8o.

[3] De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique et historique. Paris, 2 vol. in 8o. 1845.

Les observations précédentes que l'on pourrait étendre considérablement, font comprendre combien il est nécessaire et en même temps difficile de circonscrire et de déterminer une bibliographie des fous littéraires. Laissant à d'autres le soin de développer cet intéressant sujet, nous voulons nous borner à tracer une esquisse de quelques unes de ces existences dont l'état mental a été suffisamment dérangé pour que l'on prît des précautions à leur égard.

Nous prévenons donc tout d'abord que nous n'allons nous occuper que de quelques individus qui nous ont semblé réellement atteints de folie, et qui, s'ils n'ont pas été enfermés dans des maisons de sûreté, comme la plupart de ceux mentionnés ici, ont néanmoins montré une aberration mentale très décidée.

L'application des causes aux effets dans la monomanie et dans son opposé, la folie raisonnable, offrira toujours un sujet d'étude du plus haut intérêt. L'Etiologie de ces maladies s'explique l'une par l'autre. Dans le premier cas, il y a un point malade dans un cerveau sain d'ailleurs, dans le second cas, un cerveau malade nous offre un point sain et normal. Ce sont ordinairement des esprits contemplatifs et noblement doués que l'on voit frappés par ce malheur.

Presque toutes les nations fournissent des exemples d'écrivains qui entrent dans cette catégorie, et ce qui doit augmenter la curiosité des Bibliophiles à ce sujet, c'est que leurs ouvrages sont toujours assez rares, et qu'il est difficile de se les procurer. Ces monomanies intellectuelles sont presque toujours caractérisées, comme le fait très bien observer le Dr. Calmeil, par une association d'idées fausses basées sur un faux principe, mais justement déduites, et par la possibilité où se trouve l'individu qui en est atteint, de raisonner juste sous tous les rapports, sur les matières étrangères à sa folie.

Afin de réunir les éléments épars de cette histoire littéraire, de manière à éviter la confusion, nous diviserons en quatre sections les auteurs que nous allons citer. La première traitera des fous théologues; la seconde, des fous littéraires proprement dits; la troisième, des fous philosophiques; et la quatrième, des fous politiques.

Les voyageurs nous apprennent une chose très frappante, c'est que la folie est comparativement un fait rare chez les nations tout-à-fait barbares. Humboldt dit qu'on rencontre très peu de fous parmi les tribus originaires qu'il visita sur le continent de l'Amérique. D'autres auteurs dignes de foi remarquent aussi qu'en Chine, au fond de la Russie et de l'Inde, la folie est moins fréquente qu'en Europe. Quoiqu'il en soit, la folie d'écrire est particulièrement une des maladies mentales de cette dernière partie du globe, effet probable d'un excès de civilisation, de même que la pléthore est souvent produite par un excès de santé. Il serait inutile de rechercher quelle est la cause de la folie, et même ce que c'est que la folie, car les analyses les plus persévérantes de la nature et de la composition du cerveau, n'ont abouti qu'à confirmer l'axiome du savant Gregory: “Nulla datur linea accurata inter sanam mentem et vesaniam.” Dans maintes circonstances de la vie, il est arrivé à la plupart d'entre nous, qu'appelé à décider en nous mêmes, sur la valeur d'une idée ou d'une action, notre jugement hésite à se prononcer, et nous disons avec le poète Beattie:—

Some think them wondrous wise, and some believe them mad.

Dans l'ordre métaphysique, Malebranche était arrivé à un résultat semblable, lorsqu'il a dit: “Il est bon de comprendre clairement qu'il y a des choses qui sont absolument incompréhensibles.”

Les savants qui se sont occupés de la médecine psychologique, et de la pathologie mentale, rapportent nombre de faits où la folie produit des résultats semblables à ceux d'une haute intelligence, résultats que l'esprit de l'individu est incapable d'obtenir, dès qu'il rentre dans l'état normal. Nous citerons un fait de ce genre qui nous a été raconté par le médecin même qui avait donné ses soins au malade:—Une dame d'un caractère très pieux commença peu à peu à être oppressée par un profond sentiment de mélancolie, qui se changea bientôt en un véritable dérangement d'esprit. On fut obligé de la mettre dans une maison de santé. Là, durant ses accès de folie, elle exprimait les idées de son cerveau malade, en vers tellement remarquables que le médecin en fut frappé, et transcrivit des passages, pendant qu'elle les récitait. Au bout d'un certain temps, cette dame recouvra ses facultés mentales, mais ne se rappela rien de ce qui s'était passé, et n'eût pas été capable, m'affirma le docteur, d'écrire une page avec quelque élégance.

Si l'on trouve souvent des éclairs de talent chez les aliénés, il arrive aussi que des hommes remarquables par la clarté et l'élégance de leur style, donnent tout à coup l'exemple de la plus entière incohérence. Un médecin de New York, à la suite d'un travail excessif, écrivit la lettre suivante à sa sœur:—

“My dear Sister,—As the Cedars of Lebanon have been walking through Edgeworth forest so long, you must have concluded that I have returned to the upper world, but I am still in purgatory for James Polk's sins, which, if they do not end in smoke, surely have as good a chance of beginning that way, as the ideas began to shoot; for if Thomas had not left his trunk on the cart at the Depôt, our shades would have been a deuced sight nearer to Land's End, than Dr Johnson said they would, by the time the Yankees rebelled,” &c.

Le Docteur Brigham donne d'autres curieux exemples de ce genre dans un article intitulé: “Illustrations of Insanity, furnished by the letters and writings of the insane,” et insérés en 1848 dans l'American Journal of Insanity.

Durant le cours de nos recherches, pour rassembler les matériaux de cette esquisse, notre attention a été particulièrement attirée par une méthode curative, que nous croyons peu en usage sur le continent, et qui mériterait de faire l'objet d'une étude spéciale. Dans plusieurs des grands établissements pour les aliénés, qui existent dans le Royaume de la Grande Bretagne, l'encouragement régulièrement donné à la composition littéraire, a eu les plus heureux résultats. Nous dirons en passant quelques mots sur deux ou trois de ces asyles consacrés à la guérison des maladies mentales.

The Crichton Royal Institution, au Comté de Dumfries en Ecosse, possède une presse dirigée par les habitans de l'établissement, au moyen de laquelle on y publie un petit journal mensuel intitulé: The New Moon. On y trouve rassemblées les compositions en prose et en vers de ceux qui, dans leurs intervalles lucides, se sentent enclins à ce genre de distraction. La partie matérielle de l'impression, le tirage, la correction des épreuves, tout s'exécute par les patients.

Voici l'extrait d'une lettre que nous écrivit le médecin de cette maison de santé, pour expliquer le système qu'on y suit:—

“Mental occupation has been a marked feature in the establishment from its commencement. A monthly journal, composed, published, and printed by patients, has been in existence for many years. Some years ago, a series of essays on our poets, philosophers, &c., were composed and printed also by them. More recently a small volume of poems was published by one of our lady patients, and we are just now thinking of publishing a selection of poems from our New Moon. Many other articles of a minor character have also been published. I am afraid it will not be possible now to obtain copies of any of them, as the impressions have been completely exhausted.”

La publication d'une série de Mémoires Biographiques a été commencée, dans cette maison, sur les poètes, philosophes, rois, &c. frappés de folie: “Memoirs of mad poets, mad philosophers, mad kings, mad churls, by inmates of the Crichton Institution.”

Il y a lieu de s'étonner qu'un pareil sujet ait été choisi par de pareils écrivains, mais il est remarquable que la plupart des compositions écrites dans des maisons de fous, indiquent que ceux qui en sont les auteurs, ont une parfaite conviction de leur état.

Voici deux ou trois courts extraits des pièces poétiques insérées dans le journal de l'institution. Une femme, nommée Geneviève, écrivit les strophes suivantes à l'occasion de la mort de son bouvreuil:—

Oh, could'st thou know, my little pet, How much thine absence I regret! Ah! 'twas a day like this When thou into my little room To cheer me with thy voice didst come, Which now I hourly miss; And 'neath this shade of love, alone Lament my little Goldie gone. Whene'er thou saw'st me shut within My room, thou cheerily would'st sing And all thy art employ; At thy lov'd voice, so sweet and clear, All care would quickly disappear, My sadness turn to joy; And all the trouble of my lot Be dissipated and forgot. Wise people do, I know, believe That birds, when they have ceased to breathe, Will never more revive; But—though I cannot tell you why— I hope, though Goldie chanced to die, To see him yet alive! May there not be—if heaven please— In Paradise both birds and trees? I've had such dreams—they may be true: Meantime, my little pet, Adieu! Un des patients envoya un jour à celui qui était chargé de recevoir les morceaux destinés à l'impression dans le journal, les vers suivants signés Le Grand Orient, et accompagnés de cette explication:—

“Ces vers ont été apportés par le vent dans la Galerie du Grand Orient, et étaient signés Sapho Rediviva. Ils portent la marque d'un esprit malade. Je vous les envoie donc comme un tribut convenable à la Lune.[4]

[4] Allusion au titre du Journal.

.................... “In silence only, love is read— The lips can ne'er true love express; Back to the heart—their parent bed— They rush, and silently, we bless: Such blessings ever thee attend; Such gifts thy heart can ne'er deplore; With one will-love-thee to the end; It is enough, I may no more.” Nous ne pouvons nous empêcher de citer aussi huit vers composés par un malheureux que l'insomnie torturait, et que des malheurs privés avaient frappé de folie:—

Go! sleep, my heart, in peace, Bid fear and sorrow cease: He who of worlds takes care, One heart in mind doth bear. Go! sleep, my heart, in peace! If death should thee release And this night hence thee take; Thou yonder wilt awake. Ces deux strophes nous semblent dignes d'être comparées aux vers du poète Anglais Herrick.

Dans le même établissement la musique est aussi employée comme un moyen de rétablir l'équilibre dans les facultés mentales des patients, et le directeur a formé une sorte d'orchestre composé de ceux qui jouent de quelque instrument, et tous les mois, il organise un ou deux concerts, dont les programmes sont, ainsi que le journal, imprimés par les presses de la maison.

L'hôpital pour les insensés fondé à Edinbourg, sous le nom de Royal Edinburgh Asylum for the Insane, a, comme le précédent, une presse et un journal mensuel intitulé: The Morningside Mirror; qui se publie régulièrement depuis environ douze années. Il forme aujourd'hui deux forts volumes in 8o. Le Médecin de la maison, le Docteur Skae, nous a assuré dans une de ses lettres, “that they are entirely the work of the patients, both in writing and printing.”

Voici des strophes composées par un jeune homme devenu fou à la suite de contrariétés d'amour:—

Whene'er I hear the wild bird's lay Amid the echoing grove, And see the face of nature gay With beauty and with love,— I'll think that thou art with me still By vale and murmuring stream, And o'er the past my soul will dwell In faint collected dream. When all the charms of nature fade, And the autumn leaf is strewn, One charm will still be mine, sweet maid, To dream of thee alone. 'Till life's last ebbing blood be run, 'Till life itself depart, And death eclipse my setting sun, I'll bear thee on my heart. Un autre morceau, par lequel nous terminerons nos extraits des effusions poétiques de l'hospice d'Edinbourg, porte un cachet remarquable de monomanie mélancolique:—

Sweet sunset, sweet sunset, that beams from the west, And lights the dark shades of the green forest tree, Where the wild flowers bloom fresh o'er the earth's vernal breast, Those flowers of my childhood, the dearest to me: Oh! give me the wreath of these once happy years, The songs of the woodlark,—the friends I loved best; Ah! bring back again all their smiles and their tears, With their sunset, sweet sunset, that beam'd from the west. .................... Let me dream in the dells where my boyhood once stray'd, And gather again the neglected lone flowers; They bloom all unseen 'neath the cool hawthorn shade, The sweets of fond memory's happier hours. Ah! how blest but to dream of those once happy years, The songs of the woodlark—the friends I loved best; Ah! they'll bring back again all those sweet smiles and tears, With the glow of that sunset, that beam'd from the west. L'hospice des aliénés de Hanwell, l'un des plus importants de l'Angleterre, présente une particularité que nous croyons devoir noter.

L'encouragement à la composition littéraire, y forme, comme dans les établissements cités plus haut, un moyen de guérison, et les médecins de la maison pensent que c'est un des remèdes qui ont produit les résultats les plus satisfaisants. En conséquence, l'administration a établi un bazar où les diverses pièces, écrites par les lunatiques, sont exposées et vendues à leur profit. Grand nombre de personnes se font un devoir d'aller visiter ces expositions de publications de fantaisie, tirées sur papier rose, vert, orné d'arabesques, &c. et le produit des ventes est parfois assez considérable.

Les quatre vers suivants furent écrits spontanément par un patient convalescent, au centre d'une couronne de laurier suspendu au mur de la salle où se donnait une petite fête, dans l'hospice, le jour de l'Epiphanie en 1843.

No gloomy cells where sullen madness pines In squalid woe, where no glad sunlight shines, But here kind sympathy for fall'n reason reigns; The rule is gentleness—not force and galling chains. Nous avons réuni plusieurs des pièces exposées sur les étalages du Hanwell Asylum, pour notre collection d'ouvrages écrits par des fous. Nous transcrirons ici une strophe d'un sonnet composé par un nommé John Carfrae, et des extraits d'une ode par John P….. qui a rarement des moments lucides, et se trouve enfermé depuis longtemps.

On remarquera dans cette dernière pièce, des signes évidents d'un dérangement d'esprit.

THE HAPPY EVEN-TIDE.

Sonnet to the Pilgrim of Sorrow.

.................... When Even-tide, with radiance warm, doth glow, The setting sun majestic meets the sight— The western tints transcendant glories show, Foretell a morrow rich in blithe delight. So may each mournful thought and theme depart; And pure, bright, heavenly joys henceforth illume your heart! AN ODE WRITTEN ON THE TWELFTH-NIGHT AFTER CHRISTMAS.

.................... The New Year has commenced, And the season is mild; Should our hearts be condensed, Like an obstinate child? .................... Sing, sing to the harp, to the year that is past; To the year now a coming, fill, fill to the brim; To the misletoe bough, and the Christmas, the last— May the Christmas forthcoming, fly away half as fast! And to him who promulged Non-Coercion, to him, Sing, sing to the harp, and fill up to the brim. Dans le journal trimestriel édité par Mr le Docteur Forbes Winslow,[5] on trouve, entr'autres articles sur la folie dans ses rapports avec la littérature, un curieux essai “On the Insanity of Men of Genius,” dans lequel les lecteurs qui prennent intérêt à notre sujet, trouveront des rapprochements très curieux.

[5] The Journal of Psychological Medicine and Mental Pathology. 10 vol. 8vo. 1848-1858.

Les hallucinations et la folie du Tasse, de Benvenuto Cellini, du peintre Fuseli, de Cowper, de Swift, de Southey, de White, et de tant d'autres dont les noms se pressent sous la plume, présentent une page de l'histoire de l'esprit humain qui nous feraient presque convenir, avec Aristote, qu'il est de l'essence d'un bon poète d'être fou. Nous ne nous occuperons pour le moment que de ceux dont l'esprit a jeté un éclat moins brillant et moins durable, et qui, d'après l'expression du poète:—

Like sunbeam which on billow cast, That glances, but it dies, &c. Le problème psychologique dont nous rassemblons ici quelques éléments, peut exercer, pour tout esprit réfléchi, une pénible quoique salutaire influence sur le sentiment de fierté et d'orgueil que fait naître parfois le pouvoir de l'intelligence. Ce mélange de grandeur et de faiblesse est bien propre à nous donner, sous une forme pratique, une leçon d'humilité profonde.

PREMIERE SECTION. EPIGRAPHE.

“Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire; il est malaisé d'y joindre l'ordre et la mesure, c'est un outrageux glaive à son possesseur mesme, que l'esprit, à qui ne sait s'en armer discrètement.”—Essais de Montaigne.

THEOLOGIE.

Les idées religieuses, dans leurs aberrations, différent des autres en plusieurs points essentiels. Elles ont pour objets les émotions, les passions, et les impulsions instinctives de l'âme. Un horison sans borne se présente à l'esprit religieux, où les conjectures, les espérances, et les craintes prennent toutes les formes que l'imagination veut bien lui prêter, dans ses paroxysmes. Les réalités de l'existence matérielle disparaissent pour le fanatique ou fou par religion, non par suite d'un raisonnement, comme dans certains systèmes philosophiques, mais parce qu'il croit de son devoir de les anéantir dans l'intérêt de son âme. Son existence toute entière s'absorbe dans cette pensée qui non seulement exerce une immense influence sur sa folie, comme cause, mais encore modifie toutes les phases des manifestations extérieures de son esprit. Ses conjectures chimériques n'ont aucune limite, et le raisonnement pourrait nous convaincre, a priori, que les doctrines, opinions, et théories théologiques, ne sont pas la partie la moins curieuse, ni la moins féconde de l'histoire littéraire de la folie.

Nous ne nous arrêterons pas aux ouvrages où l'exaltation a remplacé le jugement. Ainsi nous passons à regret ces élucubrations grotesques d'une dévotion fanatique,—telles entr'autres que les ouvrages singuliers composés en l'honneur de la Vierge, dont G. Peignot préparait une bibliographie. Dans La dévote salutation aux membres sacrés de la glorieuse Vierge, par le Rev. Père J. H. Capucin, les oreilles, la bouche, les mamelles, le ventre, les genoux, &c. ne sont pas oubliés. Dans Le livre de la toute belle sans pair, où est escripte la formosité spirituelle, à la similité de la spéciosité corporelle, petit in 8o, il est question “de la méditation du nez de la Vierge Marie, et des deux narines; de la modérée grosseur de ses lèvres; comment sa bouche doit estre de moyenne ouverture; méditation aux cuisses qui sont force, espérance,” &c.

Citons encore La Seringue Spirituelle pour les âmes constipées en dévotion; La tabatière spirituelle pour faire éternuer les ames dévotes; ouvrages d'extravagants fort sérieux, non par la forme, mais par le but et par le fond. L'Angleterre n'est pas restée en arrière en ce genre, et Hooks and Eyes for Believers' Breeches, Sermon par Baxter, en fournit un exemple entre cent. Quantité d'autres de ces drôleries, mystiques, séraphiques, extatiques, seraient fort amusantes; mais revenons à notre sujet.

Durant le moyen âge, Thomas d'Acquin excita une grande admiration parmi les théologiens, par sa doctrine et ses opinions sur la Prédestination et le Libre Arbitre, considérées comme des chefs d'œuvre de dialectique. Ses ouvrages furent l'objet d'une composition des plus bizarres, par un Jésuite dont l'esprit s'était dérangé depuis plusieurs années, par suite de ses rudes travaux de missionaire dans l'Amérique du Sud. Cet infortuné, nommé Paoletti, qui avait été enfermé depuis cinq ans, lorsqu'il écrivit son livre contre Thomas d'Acquin et ses doctrines, cherchait à prouver que Dieu employait les instruments symboliques du culte Juif, pour déterminer qui recevrait ou ne recevrait pas la faveur divine. Il dessina un tableau ou diagramme des diverses manières dont on employait les ustensiles sacrés dans le Tabernacle, pour déterminer la condition future des fils d'Adam, relativement à la Prédestination. Une gravure accompagne l'ouvrage, dans laquelle Dieu est représenté, entouré d'anges, et présidant à la manipulation de ces ustensiles symboliques: la volonté divine et la volonté humaine figurent sous la forme de deux boules se mouvant dans une direction circulaire opposée, mais qui cependant finissent par se rencontrer dans un centre commun. Paoletti écrivit un autre traité durant sa folie, où il montrait que les aborigènes de l'Amérique étaient les descendants directs du diable et d'une des filles de Noé, conséquemment qu'ils sont dans l'impossibilité absolu d'obtenir ni le salut, ni la grâce.

Le 16me et le 17me siècle ont vu paraître le plus grand nombre peut être de grands esprits que les idées théologiques ont rendu fous. Au premier rang peut se placer Guillaume Postel.[6] Sa vie fut des plus agitées; tour-à-tour Jésuite, et renvoyé de l'ordre par St. Ignace, à cause de ses bizarres idées, emprisonné à Rome, durant plusieurs années, réfugié à Venise, accusé d'hérésie devant l'inquisition, déclaré innocent, mais fou, il alla pour la seconde fois visiter Constantinople et Jérusalem.

[6] A consulter entr'autres, sur les détails de sa vie, un ouvrage curieux du P. Desbillons, ainsi que Sallengre.

Il mourut, en 1581, au Monastère de St. Martin des Champs, laissant après lui de nombreux ouvrages, dont une partie est consacrée aux rêveries qui l'obsédaient. Il s'infatua à Rome d'une vieille fille, que quelques uns traitent de courtisane et qu'il appelait sa Grand'mère Jeanne. Il soutenait que Jésus Christ n'avait racheté que les hommes seuls, et qu'ainsi les femmes devaient être rachetées, et le seraient par la Mère Jeanne.

Un ouvrage en Italien intitulé La Vergine Veneta, et un autre en Français,[7] tendaient à prouver cette thèse. Il prétendait que l'ange Gabriel lui avait révélé divers mystères, et mêlant à sa folie les songes de Pythagore, il voulut persuader qu'en lui était transfusée l'âme de St. Jean Baptiste.

[7] Imprimé à Paris sous ce titre: Les très merveilleuses Victoires des femmes du Nouveau Monde, et comme elles doivent à tout le monde par raison commander, et même à ceux qui auront la Monarchie du Monde Vieil.

Postel avait une telle conviction qu'il était divinement inspiré, que dans son ouvrage De Nativitate Mediatoris il déclare que l'esprit même de Jésus Christ en est l'auteur, et qu'il n'en était que le copiste. Il fut condamné à être brûlé vif, par arrêt du Parlement de Toulouse.

L'article sur Postel dans les Mémoires de Littérature de Sallengre, cite presque tous les auteurs qui se sont occupés de ce visionnaire, et leur nombre est considérable.

Vers la même époque Geoffroy Vallée se fit remarquer par une folie de la même nature, et d'autant plus incurable qu'il se montra monomane dès sa jeunesse.

Il avait, dit-on, autant de chemises qu'il y a de jour dans l'année, et il les envoyait laver en Flandre, à une source fameuse par la limpidité de ses eaux.

Jeté au milieu de Paris, dans les excès d'une vie de dissipation, sa raison commença à s'altérer, et sa famille le mit en curatelle. Il commença alors à composer un livre dont le titre seul dénote la folie de l'auteur, et qui le fit condamner comme athée, quoiqu'en vérité, cela n'en valait guère la peine, car ce n'est qu'un tissu de confusion, d'obscurité, et de non-sens.

L'édition de ce livre fut brûlée, avec l'auteur, le 9 Février, 1574, et il n'en existe plus qu'un exemplaire unique, celui au moyen duquel on instruisit le procès de Vallée.[8]

[8] On peut voir de plus amples détails et des extraits de l'ouvrage, dans le Bulletin du Bibliophile, dixième série, page 613.

Il fut constaté au procès même, qu'il ne jouissait pas de la plénitude de sa raison, car on l'interrogea en présence du médecin.

Voici le titre de son livre lardé d'anagrammes vraiment barbares:—

Le Béatitude des Chrétiens ou le Fléo de la foy, par Geoffroy Vallée, fils de feu Geoffroy Vallée et de Girarde le Berruyer, ausquels noms de père et mère assemblez il s'y treuve: Lere, geru, vrey fléo de la foy bygarrée, et au nom du filz: va fléo règle foy, aultrement guere la fole foy.

Il paraît qu'il fut loin de s'amender en mourant, car le Journal de l'Etoile dit que conduit au supplice, il criait tout haut que ceux de Paris fesaient mourir leur dieu en terre, mais qu'ils s'en repentiraient.

Antoine Fuzy ou Fusi a droit à trouver une place dans cette section de notre Essai, comme docteur en théologie de l'université de Louvain. Il se fit recevoir docteur de Sorbonne à Paris, et il prend, dans un de ses ouvrages, les titres de Protonotaire apostolique, de prédicateur et confesseur de la maison du Roi.

Il serait difficile de trouver un galimatias plus extravagant et plus inintelligible que son pamphlet publié en 1609 contre le marguillier Vivian, qui le fit condamner à un emprisonnement de cinq ans. Son Mastigophore ou précurseur du Zodiaque est une défense de la découverte physico-médicale, qu'il croyait avoir faite, que le sang menstruel des femmes avait la propriété d'éteindre le feu. Toutes les langues vivantes ou mortes, tous les patois français, tous les argots populaires servent à exprimer la colère de l'auteur contre Nicolas Vivian, que Fuzy nomme par anagramme Juvien Solanic. Le marquis du Roure, dans son Analectabiblion, donne plusieurs extraits de cette diatribe, où brille souvent, dit-il, de la verve, une gaîté mordante et une imagination satanique. Le Franc Archer de la Vrai Eglise, contre les abus et énormités de la fausse, Paris, 1619, n'est pas moins bizarre de style, que l'ouvrage précédent. C'est une violente satire contre l'église Romaine.

Fuzy se réfugia à Genève, au sortir de prison, renonça à la religion catholique et embrassa le Calvinisme. Il est impossible de ne pas reconnaître un cerveau tout-à-fait dérangé dans ses ouvrages. Le P. Niceron lui accorde une mention particulière au tome 34 de ses Mémoires.

Autant Fuzy avait d'instruction et de connaissances, autant Simon Morin qui fut brûlé en place de Grève, le 14 Mars, 1663, était ignorant et sans lettres. Les erreurs des illuminés qui régnaient alors à Paris, enflammèrent son imagination.

Il voulut être chef de secte, et se mit à prêcher sa doctrine, qu'il publia en 1647, sous le titre de Pensées de Morin, dédiées au Roi.

Ce n'est qu'un tissu de rêveries, d'ignorances, et d'erreurs condamnées depuis dans les Quiétistes.

Le parlement le fit arrêter et le condamna à être envoyé aux Petites maisons pour le reste de ses jours; jugement aussi équitable que profondément sage, auquel Morin aurait bien fait de se tenir.

Il y échappa par une abjuration; mais, convaincu d'un prétendu second règne du fils de l'homme, il composa, en 1661, un écrit intitulé Témoignage du second avènement du fils de l'homme, où il assurait que ce n'était autre que lui-même.[9]

[9] Au catalogue de Nodier de 1829, No 66, on fait mention d'un ouvrage ayant pour titre: Avertissement véritable et assuré au nom de Dieu, 1827, in 32o dans lequel un autre illuminé se dit aussi Le fils de l'homme, et promet de ressusciter au bout de trois jours, après s'être fait jeter dans l'eau à Marseille, attaché avec des chaînes de fer, à une grosse pierre. Ce livre est un exemplaire unique, sur papier de chine.

Conduit au Châtelet, on lui fit son procès où l'on voit qu'en commençant par l'esprit avec les filles et les femmes qu'il séduisait, il allait ensuite beaucoup plus loin.

Il fut condamné en 1662, à être brûlé vif, avec ses livres, et ses cendres jetées au vent.

Le Président de Lamoignon lui ayant demandé s'il était écrit quelque part que le nouveau Messie passerait par le feu, Morin répondit qu'oui, et que c'était de lui que le Prophète a voulu parler au verset 4 du XVIe Pseaume où il est dit: “igne me examinasti, et non est inventa in me iniquitas.”

Il avait promit de ressusciter le troisième jour, et une multitude de sots s'assemblèrent, pour voir ce miracle, à l'endroit où il fut brûlé.

Morin, dit quelque part Michelet, est un homme du moyen âge, égaré dans le 17me siècle. Ses Pensées contiennent beaucoup de choses originales et éloquentes; il s'y trouve entr'autre, ce beau vers:—

“Tu sais bien que l'amour change en lui ce qu'il aime.” François Dosche se rendit parfaitement digne d'être l'un des adhérents de Morin, par le désordre de ses idées et l'extravagance de son style. Le titre suivant d'un de ses opuscules suffit pour juger et de l'un et de l'autre:—

“Abrégé de l'arsenal de la foy, qui est contenu en ceste copie, de la conclusion d'une lettre d'un secretaire de Sainct Innocent, par luy escrite à sa sœur, sur la detraction de la foy d'autruy, lequel n'ayant de quoy la faire imprimer toute entière, il a commencé par la fin à la mettre en lumière, estant en peine d'enfanter la vérité de Dieu en luy, comme une femme enceinte, de mettre son enfant au monde.”

Les querelles religieuses, et les discussions théologiques qui agitèrent le 17me siècle, amenèrent en Allemagne et en Angleterre, les mêmes résultats qu'en France.

John Mason est un des exemples les plus frappants de la folie religieuse, par sa conviction inaltérable, jusqu'à la mort, et son enthousiasme calme et grave.

Les mystères de la théologie de Calvin et du Millenium, avaient égaré sa raison.

Il était persuadé et avait persuadé à une masse de personnes, qu'il avait mission de proclamer le règne visible du Christ qui devait établir son trône temporel à Water-stratford près de Buckingham.

Il parlait bien et sensément sur tout, excepté sur ce qui avait rapport à ses extravagantes idées religieuses. Aussitôt qu'il s'agissait de Religion révélée, il devenait immédiatement fou. Il mourut en 1695, dans la persuasion ferme et arrêtée qu'il avait reçu peu auparavant la visite du Sauveur du monde, et qu'il était réellement prédestiné à une mission divine.

Sa vie et son caractère ont été décrits par H. Maurice, recteur de Tyringham, dans un pamphlet en 4o publié l'année même de sa mort.

Jean P. Parizot égala, s'il ne surpassa point, l'extravagance du précédent. La monomanie de ce fou théologue consistait à voir clairement annoncé dans la Génèse et dans l'évangile de Saint Jean, que les trois éléments de la Trinité se trouvaient dans la nature. Le sel, générateur des choses, répond à Dieu le père, le mercure, dans son extrême fluidité, représente Dieu le fils, répandu dans tout l'univers, et le souffre par sa propriété de joindre et d'unir le sel au mercure, figure le Saint Esprit.

Les divagations inintelligibles de Parizot, sous le titre de La Foy dévoilée par la Raison, dans la connaissance de Dieu, de ses mystères et de la nature, fut dédié d'abord à Dieu, puis au Roi, et soumis au Pape, avant l'impression. Le Saint Père fit répondre que la cour de Rome avait lu son livre avec plaisir, qu'il était plein d'esprit et digne de louanges.

Là dessus le malheureux fait imprimer son travail, qui est condamné comme impie et brûlé, ce qu'il méritait bien d'ailleurs, non à cause de son impiété, mais à cause des folies qui y sont débitées.

Il est probable que Peignot en parle sans l'avoir lu, puisqu'il avance, dans son dictionnaire des livres condamnés au feu, qu'on connait peu d'ouvrages aussi licencieux. Ceci est plus qu'une exagération, si ce mot est pris dans l'acception commune, et nous ne lui en connaissons point d'autre.

Il ne serait pas difficile de citer un bon nombre d'autres écrivains, dont la théologie renversa la raison, antérieurement à notre siècle, mais ceux que nous avons cités suffiront pour cette première section, que nous terminerons par un exemple ou deux pris dans notre époque.

On a de la peine à se persuader, en lisant les pamphlets de J. A. Soubira, qu'il appartienne au 19me siècle. Ce fou fanatique s'intitulait: Apôtre d'Israel, Messie de l'univers, Poète d'Israel, Lion de Jacob, &c. &c.

Les titres seuls de ses nombreuses publications que donnent La France Littéraire et La Littérature Française Contemporaine, sont une preuve suffisante de la folie de ce malheureux, par leur incroyable extravagance. En voici quelques échantillons: Le second Messie, à Tout l'univers (1818, in 8o); Avis à toutes les puissances de la terre (1822, in 8o); La fin du monde prédite par Soubira, son époque fixe, celle de la venue du Messie d'Israel, et du premier jour de l'âge d'or, ou du nouveau Paradis Terrestre (in 8o); Le Juif errant à ses banquiers, in 8o de deux pages; Le Messie va paraître, in 8o de 4 pages; A tous les habitans du globe terrestre, in 8o de 4 pages; Gog et Magog, in 8o de 4 pages; L'Eternité du globe terrestre, in 8o de 4 pages, &c. &c.; “666” (1824, in 8o). Soubira avait trouvé une puissance extraordinaire dans ce nombre. Il publia en 1828, in 8o un autre pamphlet avec ce seul titre: “666.”[10]

[10] Par une coincidence assez singulière, on réimprima en Angleterre, en la même année et à la même époque, les idées saugrenues d'un nommé Francis Potter, sous le titre de: “An interpretation of the Number 666, wherein is shown that this number is an exquisite and perfect character, truly, exactly, and essentially describing that state of government to which all other notes of Antichrist do agree.”

L'auteur consacre 29 chapitres à prouver sa thèse, et commence le dernier en disant: “All objections are answered, and all difficulties cleared, even to such who have no knowledge in arithmetic.” Nous croyons le livre assez rare.

Le premier de ces deux opuscules se compose de neuf quatrains, précédés de plus de deux cents pages de prose, où l'auteur donne une clef de son alphabet numérique; le second a dix huit couplets ou stances de cinq vers; le nombre 666 est mis à la fin de chaque vers de chaque couplet. Voici le premier couplet, et tous sont de la même absurdité:—

“ Les banquiers de la France 666

	Des organistes de la foi	666

Et des concerts de la cadence 666 Vont accomplir la loi 666 Et contreminer l'alliance 666.” Peut-être qu'un jour tous ces pamphlets seront aussi difficiles à trouver réunis, que les écrits de Bluet d'Arbères, avec lequel Soubira a une certaine ressemblance.

En 1840, un respectable négociant de Mennetout sur Cher, nommé Cheneau, persuadé qu'il avait une mission divine de réformer toutes les religions, se mit à publier des pamphlets fort bizarres.

“Les Augustin (dit Saint Augustin), les Bossuet, et autres hautes intelligences,” dit-il, “ont cultivé l'erreur, le fanatisme, et les préjugés, la preuve c'est qu'ils ont reconnu une autorité humaine au dessus de leur intelligence,” &c.

Il publie d'abord des Etrennes de vie, puis des Instructions pour avoir des enfants sains d'esprit et de corps, et aussi parfaits qu'on peut l'être.

Enfin, avant de lancer dans le monde ce qu'il appelle “la nouvelle base religieuse et son mode d'organisation, où tous reconnaîtront la puissance divine,” il publie en brochure, et fait afficher sur les murs de Paris, une protestation contre tous les oppresseurs, sous le titre de La volonté de Jehovah en Jésus le Christ, seul Dieu, manifestée par son serviteur Cheneau, Négociant.

On y lit: “J'ai dit à l'Eternel, moi son serviteur: Je préfère la malédiction des hommes à leurs bénédictions. Alors l'Eternel me dit: Marche avec la force que tu as, parle à tous les peuples de la terre… Tous ceux qui se sont dits pasteurs et les représentants de Dieu, n'importe leur base religieuse, n'ont point été reconnus par Dieu, ni les uns ni les autres… Jean Baptiste prêcha dans le désert, mais Moi je sème dans la bonne terre, c'est l'ordre que j'ai reçu.

“Je ne viens pas parler sans raisonnement à tous les peuples de la terre. J'en appelle à témoins la voix des journaux,—La Gazette de France du 27; La Quotidienne du 28 Janvier dernier; Le Constitutionnel du 8; Le Siècle du 11, et le Courrier Français du 27 février dernier, &c., voir leurs réflexions. Alors vous verrez que tous ont reconnu l'utilité et la nécessité de propager la nouvelle base religieuse, que j'ai démontrée dans un opuscule intitulé: Instructions pour avoir des enfants sains d'esprit et de corps.”

Pauvre Cheneau!

Dans le No 4, année 1855 du Neuer Anzeiger für Bibliographie und Bibliothek Wissenschaft, un auteur allemand, qui promettait l'analyse d'une bibliothèque de la bêtise et de la folie, mais nous ignorons s'il l'a continuée, cite trois livres écrits en allemand, au nom et par ordre de Dieu lui-même, par un certain Busch, et qui ont été publiés en 1855-56, à Misnie, Royaume de Saxe.

Joseph O'Donnelly fit imprimer à Bruxelles en 1854 un livre où il prétend avoir découvert la langue originelle, et son style donne la preuve la plus satisfaisante que les hommes ont oublié l'idiôme que parlait Adam.[11] Il y a en lui quelque chose du mysticisme de Bluet d'Arbères lorsqu'il dit: “Il faut que la volonté du seigneur soit faite; il donna à son serviteur (c'est-à-dire à lui, l'auteur) la clef de toutes les sciences, soit dans le ciel, soit sur la terre, accompagnée de l'équerre avec lequel il a taillé la création, comme s'il disait: Va, passe cela sur les montagnes et sur les vallées, sur la terre et sur la mer, pour que mon peuple puisse, en reconnaissant la trace de mes mains, être ramené à mes lumières.”

[11] Bulletin du Bibliophile Belge, tome 10, page 443.

On peut croire aisément qu'un pays aussi religieux que l'Angleterre n'a pas manqué de mystiques hallucinés. Un des plus curieux exemples de notre époque est la nommée Elisabeth Cottle, de Kirstall Lodge, Clapham Park. Cette inspirée est toute prête à mettre fin à toutes les petites difficultés politiques et sociales de notre époque, et à régénérer le genre humain. Dans ce but, elle a adressé successivement des mémoires à la plupart des Ministres de l'Angleterre et aux principaux souverains de l'Europe. La Reine et le Prince Albert ont également reçu de ses effusions prophétiques. Au commencement de cette année, elle envoya une lettre imprimée à Mr Bright, le membre du parlement, pour l'informer, en style apocalyptique, qu'elle était devenue son adversaire, parce qu'il voulait trop étendre le droit de voter.

Peut-être la plus curieuses des pièces de ce genre est son adresse à l'Empereur des Français et au Roi de Sardaigne, après la dernière campagne d'Italie. Elisabeth Cottle, qui se donne elle-même la qualification d'Ange, ne voulant pas, sans doute, que ses conseils soient mal interprétés, a eu soin d'envoyer des duplicata de cette adresse à Lord Palmerston et à un Ministre de Prusse.

Le fait rapporté dans l'Evangile que St Pierre en prison était gardé par quatre centurions, est d'après elle une allusion à la quadruple alliance de 1815, et au quadrilatère de fortresses autrichiennes en Italie.

Pour donner une idée de sa manière d'énoncer ses pensées, nous présenterons aux lecteurs un extrait de cette pièce:—“Revelat. VII. verse 10. When they (the allied armies of France and Sardinia) were passed the first and second ward (by crossing the Ticino, after the battle of Magenta) they came to the iron gate (of the iron crown of Lombardy) that leadeth into the city (of Milan), which opened to them of his (the Mayor's) own accord, and they went out (of Milan to the battle of Melegnano) and passed on (to Mantua) through one street (one line of victory of Montebello and Solferino, and the meeting of) the two (Imperial) soldiers (at Villafranca). Psalm LXXXV. verse 10-13. And forthwith the Angel (the Emperor of France) departed from them (at the Court of Turin, to receive the Italian army at Paris), and the Italians were left to work out their own salvation,” &c. &c.

Avec l'assistance d'un ecclésiastique, qu'elle prétend être un nouveau St Pierre, cette illuminée veut établir une nouvelle église; et il paraît qu'elle a déjà plus d'une centaine d'adhérents.

Le Docteur Calmeil, dans son ouvrage sur la Folie, déjà cité, fait observer que la théomanie, ou cette aberration d'esprit qui se rapporte à la mysticité, aux anges, à la prédiction des événements, &c. a parfois attaqué des populations entières, et il en donne plusieurs exemples.

Cette nature épidémique de la monomanie religieuse, toute exceptionnelle, et dont la cause est inconnue, peut seule expliquer comment il est possible d'inspirer d'autre sentiment qu'une profonde pitié, lorsqu'on écrit des épîtres dans le goût de celle qui suit, et que nous avons choisie entre plusieurs, toutes plus bizarres l'une que l'autre:[12]

[12] Il est à remarquer que toutes ces pièces sont imprimées, distribuées au public, et même souvent adressées per Mrs Cottle aux membres du Parlement.

To the Reverend John Scott and the churchwardens and congregation of All Saints' Church, in this New Park Road.

“Matt. xviii. 20; Judges i. 11. And there came (after the opening of this new church, in this New Park Road, in the autumn of 1858) an angel (Elizabeth Cottle) of the Lord (Jesus—Rev. xxii. 16), and sat (‘in the mercy-seat,’ No. 62) under an oak (roof in this All Saints' Church) which was in Ophrah (a city—which Clapham Park was near, the New Jerusalem—London—of the new name of Cottle—Rev. iii. 11-13), that pertained (Rom. ix. 4) unto Joash (the orthodox body that despairs, or that burns, or is on fire).

“The Abi-ezrite (the Father of help, or my Father is my help), and his (Trinitarian) Son Gideon (the Rev. John Scott) threshed (Isa. xxviii. 28; xli. 15, 16) wheat (Jews—worked for the Society for the Conversion of the Jews) by the wine-press (sacramental table), to hide it (the truth of his Father, God, in the mystery of the Trinity—Ps. xxvii. 5) from the Midianites (the Trinitarians). Midian—judgment, habit, covering; Gideon—he that bruises and breaks the bruised reed or sceptre, by cutting off iniquity; Trinity Gods. Isa. xlii. 3, 4; liii. 5-10; Matt. xii. 10; Heb. xi. 32-34, 39, 40.”

Cette extravagance rappelle celle de Jeanne Southcote, cette hallucinée laide, vieille et ignorante, rêvant le bonheur de la maternité; et persuadant qu'elle avait reçu une mission divine à de nombreux sectaires qui préparaient, dans leur enthousiasme inexplicable, un berceau et de magnifiques habits pour leur nouveau Messie.

DEUXIEME SECTION. EPIGRAPHES.

“Fellow, thy words are madness.” .................... “No, Madam, I do but read madness.” Shakespeare, Twelfth Night.

“… He raves; his words are loose As heaps of sand, and scatter'd wide from sense; So high he's mounted on his airy throne, That now the wind has got into his head, And turns his brains to frenzy.” Dryden.

BELLES LETTRES.

Ici les écarts de l'esprit humain ne font qu'effleurer les objets. L'imagination ne les touche que d'un main légère. Les figures, les tropes et les analogies bizarres sont les instruments dont elle se sert. Elle galope et bondit comme un cheval sans frein, ou pirouette sur elle-même comme une toupie, qui paraît d'autant plus immobile que son mouvement est plus rapide.

Les spéculations de longue haleine font rarement partie de ces sortes d'aberrations mentales. L'esprit s'occupe d'avantage du mode et de la forme d'expression des idées, que de la nature abstraite et de la valeur de ces idées elles-mêmes. La surface des choses est tout ce qu'il peut saisir. Les émotions qu'éveille cette sorte de folie sont d'une nature générale, et produites par une très grande variété d'objets. Aussi les forces intelligentes de l'individu étant moins concentrées que dans les fous qui s'occupent d'idées philosophiques ou théologiques, l'épuisement est beaucoup moins grand.

Le premier, dans l'ordre de date, qui se présente dans cette section, est un professeur de l'université de Salamanque, nommé de Arcilla, né au milieu du seizième siècle.

Il avait déjà donné son cours d'histoire pendant deux ou trois ans, lorsqu'il tomba dans une profonde mélancolie, qui se termina bientôt en folie déclarée. Comme il était docile et doux, ses amis en prirent soin. Il employait tout son temps à écrire de nombreux essais qu'il intitulait: Programme d'histoire universelle.

Son idée fixe était que les annales telles que nous les avons, des Egyptiens, des Juifs, des Grecs et des Romains, avaient été composées par des fanatiques et des insensés, et que les hommes avaient existé de toute éternité. Dans l'espoir d'amener quelque calme dans son esprit malade, ses amis consentirent à publier un ouvrage renfermant le résumé de ses idées absurdes. Ce livre porte le titre de: Divinas Flores Historicas.

Un exemplaire s'en trouve dans la Bibliothèque Royale de Madrid.

Ici du moins le raisonnement joue encore un certain rôle, mais le dérangement du cerveau est bien plus complet dans Guillaume Dubois, sur lequel Pluquet, dans ses curiosités littéraires et Mr Edouard Frère, dans son Manuel du Bibliographe Normand, nous donnent des renseignements. Ce Dubois publia à Paris en 1606, in 12o un ouvrage à peine intelligible intitulé: “Les œuvres de Guillaume Dubois, natif de la paroisse de Pulot en Bessin, et ouvrier du métier de maçon, maistre tailleur de pierre à la ville de Caen, où il lui a été donné le don d'écrire en poésie françoise, par un ordre alphabétique, pour opposer au fantastique, comme on pourra voir en ce petit livre.” Six pièces singulières et rares sont réunies sous ce titre.

Shakespeare a dit que l'aliéné, l'amoureux et le poète

Are of imagination all compact. C'est en Angleterre que nous trouvons la preuve vivante de cette expression poétique du dramatiste anglais, dans la personne de Nathaniel Lee, né à la fin du dix-septième siècle.

Les compositions de Lee ont été louées par Addison. Ses vers sur la passion de l'amour prouvent qu'il la comprenait comme un esprit dérangé, et ses actes nous le montrent dans un si constant état de folie, qu'un soir qu'il composait un de ses drames dans sa cellule à Bedlam, un nuage venant à passer sur la lune qui l'éclairait pour écrire, il s'écria soudain: Jupiter, mouche la lune! Jove, snuff the moon!

Dryden, dans une lettre à Dennis, raconte que Lee répondit à un mauvais poète qui lui disait qu'il était facile d'écrire comme un fou: comme un sot, oui, mais comme un fou, non, It is very difficult to write like a madman, but it is very easy to write like a fool.

Il composa treize tragédies. Lorsqu'on dut l'enfermer, jeune encore, à Bedlam, il continua à écrire dans un style des plus ampoulés, mais on rencontre assez souvent dans ses écrits des passages qui témoignent d'une imagination puissante. Malgré ces éclairs de génie, on ne peut s'empêcher en le lisant, de sourire à la description de ses caractères impossibles, de ses sentiments extravagants, et de ses héros en dehors de toute vérité. Il mourut à 34 ans.

Si nous avons assez généralement l'idée qu'il y a de certains rapports entre la folie et les élucubrations des poètes, nous ne nous figurons guère l'auteur d'un livre d'érudition, devenir fou par amour.

Ce fut le sort d'Alexandre Cruden qui perdit la raison à la suite d'une passion malheureuse pour la fille d'un ecclésiastique de la ville d'Aberdeen en Ecosse.

Il n'avait guère que vingt ans, et ne recouvra jamais complètement l'esprit. Nous donnons dans ce volume sa Biographie détaillée.

Un contraste frappant se rencontre, chez Christophe Smart, compatriote de Cruden, et qui développa une puissance poétique remarquable au milieu de sa déraison. Ayant reçu une éducation brillante à Cambridge, il fut couronné durant cinq années de suite, pour la composition du meilleur poème.

Atteint, en 1754, d'une folie qui ne permettait pas même de lui laisser la liberté, et non seulement enfermé dans une maison d'aliénés, mais privé dans sa cellule, de papier, de plume, et d'encre, il composa un poème de près de cent strophes, à la Gloire du Roi prophète David. Quelques unes ont le cachet d'un véritable poète. Ces vers, tracés à l'aide d'une clef, sur les panneaux de bois de sa chambre, doivent faire douter qu'il fut réellement fou lorsqu'il les composa.

Les pensées et le langage sont nobles et dignes, dans les strophes qui suivent:—

He sang of God—the mighty source Of all things—the stupendous force On which all strength depends; From whose right arm, beneath whose eyes All period, power, and enterprise Commences, reigns, and ends. Sweet is the dew that falls betimes, And drops upon the leafy limes; Sweet Hermon's fragrant air; Sweet is the lily's silver bell, And sweet the wakeful taper's smell That watch for early prayer. Sweeter in all the strains of love, The language of the turtle-dove, Pair'd to thy swelling chord; Sweeter, with every grace endued, The glory of thy gratitude Respired unto the Lord. Strong is the lion—like a coal His eye-ball—like a bastion's mole His chest against his foes; Strong the gyre-eagle on his sail; Strong against tide, the enormous whale Emerges, as he goes. But stronger still, in earth and air, And in the sea, the man of prayer, And far beneath the tide, And in the seat to faith assign'd Where ask is have, and seek is find, Where knock is open wide. Glorious the sun in mid career; Glorious the assembled fires appear; Glorious the comet's train; Glorious the trumpet and alarm, Glorious the Almighty's stretched-out arm; Glorious the enraptured main. Glorious—more glorious is the crown Of Him that brought salvation down By meekness, call'd thy Son; Thou that stupendous truth believed, And now the matchless deed's achieved, Determined, dared, and done. On croirait presque lire une des paraphrases des psaumes par J. Bte Rousseau:—

Il chanta Dieu d'abord,—Dieu, la fin et la cause, Le pouvoir immuable, imposant, grandiose, Eternel et toujours divers; Dont le bras nous soutient, dont l'œil perçant nous guide, Qui par sa volonté, d'un mot, peuple le vide. Et qui règne sur l'Univers, &c. Smart mourut en 1770. Il traduisit les psaumes, Phèdre, et Horace en prose. Ses poèmes furent publiés en 1791. Garrick et Johnson l'honorèrent de leur amitié, et ce dernier écrivit sa biographie. Tantum est in rebus inane!

Peut-être que si Smart, malgré ses accès de folie, eût été laissé en liberté, comme Edme Billard, dont le public Parisien s'amusait, à peu près vers la même époque, et dont nous dirons quelques mots, peut-être qu'il serait mort aussi tranquillement.

Edme Billard se croyait un génie incompris. Un jour, il se lève à l'orchestre du Théâtre Français, apostrophe le parterre, en leur racontant ses griefs contre les Comédiens, les supplia de faire jouer de force sa comédie du Suborneur, et fut conduit à Charenton. On a de lui quatre pièces: Le joyeux moribond, Genève, 1779; Voltaire apprécié, sans date; Le Pleureur malgré lui, sans date; Le Suborneur, en cinq actes, Amsterdam et Paris, 1782.

La seconde et la troisième de ces pièces ne sont pas indiquées par Quérard. Dans le Pleureur malgré lui, les personnages sont M. Parterre, Mme Loge, et M. Balcon.

Quoiqu'évidemment sorties d'un cerveau malade, ces pièces ne manquent pas d'une certaine gaîté, qui nous empêche de compatir aussi vivement à cette sorte de folie, qu'à celle de l'infortuné dont nous allons nous occuper.

Thomas Lloyd se persuadait qu'il était le plus sublime poète qui eut existé. Les annales d'aucune maison d'aliénés ne présentent peut-être un mélange plus hétérogène que celui-ci, de malice, d'orgueil, de talent, de mensonge, de vils défauts et de grandes qualités.[13]

[13] Dans les Sketches in Bedlam, or Characteristic Traits of Insanity,—London, Sherwood, 1823, in 8o pp. 30 et suiv.,—on trouve des détails sur lui et d'autres fous singuliers.

Dès qu'il pouvait se procurer un morceau de papier, il se mettait à composer des vers. Mais comme généralement ils ne lui plaisaient pas, il les jetait dans sa boisson, pour les nettoyer, disait-il. Tout ce qu'il a mis dans ses poches, ou tout ce qu'il trouve sous la main, sa manie est de le mêler ainsi à ce qu'on lui donne à manger et à boire: petits cailloux, tabac, morceaux de cuir, os, charbons, sont jetés dans son potage, et cela d'après un procédé scientifique, à ce qu'il prétend. Le cuir le clarifie, les cailloux le purifie, le charbon le minéralise; telle chose y ajoute un acide agréable, telle autre, un alkali utile, et ainsi de suite. Si l'on n'y prend pas garde, il avale le tout, avec le goût d'un Apicius.

Il proclamait en toute occasion qu'il avait une connaissance universelle des langues anciennes et modernes, que les sciences, l'histoire, la musique, lui étaient très familiers.

Plusieurs fois on le remit en liberté, mais toujours on fut obligé de l'enfermer de nouveau, après un peu de temps. Successivement il fut logé dans diverses maisons d'aliénés de Londres et des environs, et vécut au delà de soixante ans. Voici un exemple de son talent poétique, qui était parfois réellement remarquable; mais excepté la pièce dont nous citons un extrait, il est très douteux que rien ait été conservé.

.................... When disappointment gnaws the bleeding hearts; And mad resentment hurls her venom'd darts; When angry noise, disgust, and uproar rude, Damnation urge and every hope exclude; These, dreadful though they are, can't quite repel The aspiring mind, that bids the man excel. .................... To brighter mansions let us hope to pass, And all our pains and torments end. Alas! That fearful bourne we seldom wish to try, We hate to live, and still we fear to die. .................... Pro bono publico, I do write what is true, Nor care what others think, or say, or do. Three-score long years' experience have I had, Through thick and thin, and still I am not dead. .................... Shut up in dreary gloom, like convicts are, In company of murd'rers! Oh! wretched fate! If pity e'er extended through the frame, Or sympathy's sweet cordial touch'd the heart, Pity the wretched maniac, who knows no blame, Absorbed in sorrow, where darkness, poverty, and every curse impart. Methinks that still I see a brighter ray, That bids me live, to see a happier day, And when my sorrows, and my grief-worn spirit flies, My Maker tells me—fear not, Lloyd,—it never dies. This cheering hope has long supported me, I live in hope much happier days to see… Ces vers furent écrits vers 1817. On y trouve un sentiment de mélancolie, qui pourrait faire douter, comme dans le cas du poète Christophe Smart, si l'intelligence qui rencontre de pareilles expressions pour ses pensées, peut être absolument dérangée. L'un et l'autre néanmoins sont morts dans un état complet de folie, après une longue détention.

M. Forgues[14] nous a donné la description d'une visite à Bicêtre, où il s'est occupé des fous littéraires. Les faits qu'il rapporte font regretter qu'il n'ait pas jugé à propos de saisir cette occasion pour développer davantage ce sujet. Il cite un certain Pentecôte dont la chimère favorite consistait en ce qu'il se croyait l'inventeur d'un système infaillible pour s'emparer d'Abd-el-Kader. Il existe plusieurs de ses lettres adressées au Roi, où il revendique avec acharnement la qualité d'homme de lettres. “J'ai plusieurs ouvrages littéraires à terminer,” écrit-il à M. Deleffert. “J'ai fait en littérature de fort beaux ouvrages,” dit-il, “dans une requête à l'administration des hospices.”

[14] Revue de Paris, 3me série, tomes 25 et 26, année 1841.

Il adressa une lettre à un des aliénés qui avait voulu se donner la mort. Sans être un modèle d'éloquence, elle ne manque ni de suite ni d'onction.

M. Forgues cite encore des vers anonymes, et des titres de compositions tels que: Ma Némésis—Le Fou,—Souvenirs de jeunesse, &c. Dans le morceau intitulé le Fou, on trouve cette apostrophe originale:—

Malheureux conducteur de ta machine usée. L'auteur fait ailleurs allusion à une tentative de suicide qui fut déjouée, à ce qu'il semble: “Mon Dieu!” ajoute-t-il.

Mon Dieu vous m'avez vu chaque jour vous prier De terminer la vie que je n'ai pu m'ôter! Ami, qui m'empêchas, viens donc me consoler! Ce dernier vers semble émaner d'un vrai sentiment poétique.

Un des plus féconds romanciers de l'Allemagne, Johan Carl Wezel, né en 1747, tomba à 39 ans dans un état complet d'aberration mentale après une vie laborieuse. D'abord il eut l'idée de fonder une maison de banque, pour laquelle il fabriquerait lui-même les billets. Il fuyait toute société, laissa croître ses cheveux et ses ongles, et malgré les soins du docteur Hahnemann, sa folie devint chronique. Il passa le reste de ses jours à Sondershausen, lieu de sa naissance, jusqu'en 1819, époque de sa mort.

De temps à autre quelques éclairs de raison se laissaient appercevoir, mais toute idée poëtique l'avait abandonné, et en écrivant il se croyait être dieu. On lui permit même d'imprimer quelques unes de ses élucubrations sous le titre de Opera Dei Wezelii W. S. des Gottes.

On a fait en Amérique une attention particulière aux phénomènes intellectuels que présente la folie. Dans plusieurs des journaux de ce pays ont paru, de temps à autre, des articles intéressants sur cette matière. Les bornes dans lesquelles nous devons nous renfermer, ne nous permettent pas d'entrer dans des détails qui seuls rempliraient un volume, mais nous citerons l'histoire d'un nommé Milman, qui naguère excita singulièrement l'attention dans l'état de Pensylvanie, et fut répétée par un grand nombre de journaux. Milman était un avocat d'une fortune indépendante. Le jour où allait se célébrer son mariage, et tandis que la fiancée se parait pour aller à l'autel, un violent orage éclata, et elle fut frappée par la foudre, au milieu de son appartement.

La nouvelle de ce malheur fut portée, avec tous les ménagements possibles, à l'infortuné Milman, dont l'imagination éprouva néanmoins une telle commotion, qu'il tomba évanoui. Lorsqu'il revint à lui, il éclata d'un rire insensé, et l'on vit bientôt, qu'il avait complètement perdu la raison.

Comme sa démence lui laissait de longs intervalles d'apparente tranquillité, on espéra le guérir, mais son esprit resta égaré jusqu'à sa mort, et l'on fut obligé de l'enfermer dans une maison de sûreté. Ses parens étaient riches, et sa folie, d'une nature assez paisible pour permettre que de temps à autre on lui fît faire des excursions à la campagne, pour sa santé: on le menait quelquefois pour deux ou trois jours de suite, sur les bords pittoresque de l'Hudson. De là il écrivait des lettres à ses amis, dans ses moments lucides; mais jamais on ne pouvait le laisser seul trois heures de suite, sans craindre de le voir retomber dans un accès de démence, ou dans un état de prostration stupide. Voici deux morceaux écrits durant ces intervalles,[15] l'un est la description des dispositions où il faut être, pour jouir du loisir de la campagne, l'autre la description d'un cheval échappé, que l'on finit par reprendre.

[15] Réunis, avec beaucoup d'autres dans: Records of Pennsylvania; Philadelphia, 1802, et réimprimés dans un des journaux de cette ville, en 1840.

“Nobody has any business to expect satisfaction in a pure country life for two months, unless they have a decided genius for leisure. If a man expects to live in a country, of course he must have something to do, and do it all the while. But to gather up yourself, and sit down in a plain country house, without bears and lions about it, without anything to do, but to rest, with no marvels or phenomena, but only the good, real, common country;—if you mean to be happy in this, I repeat you should have the element of leisure very full and powerful within you. You cannot be happy if you are in a hurry. You must not be in a hurry to get up or sit down; you must not be in a hurry to get up in the morning, or to retire at night; you must regard it quite the same whether you look at a tree ten minutes or thirty; if you walk out, never must you look at your watch; go till your return; if you sit down upon a breezy fence or wall, it should be a matter of indifference to you, whether it be four o'clock, or five, or six. There can be no greater impertinence than to say, ‘It is time to go!’ There is no such thing as time to a man in a summer vacation.

“Yet amid the tranquil, dreaming, gazing life, one cannot always be quite as serene as one would. For example, this morning, while the dew was yet on the grass, word came in that Charley had got away. Now Charley is the most important member of the family, and as shrewd a horse as ever need be. Lately he had found out the difference between being harnessed by a boy and a man. Accordingly, on several occasions, as soon as the halter dropped from his head, and before the bridle could take its place, he proceeded to back boldly out of the stable, in spite of the stout boy pulling with all his might at his mane and ears. This particular morning we were to put a passenger friend on board the cars at 8.10; it was now 7.30. Out popped Charley from his stall like a cork from a bottle, and lo! some fifty acres there were in which to exercise his legs and ours, to say nothing of temper and ingenuity. First, the lady, with a measure of oats, attempted to do the thing, by bribing him genteelly. Not he! he had no objection to the oats, none to the hand, until it came near his head, then off he sprang. After one or two trials, we dropped the oats, and went at it in good earnest—called all the boys, headed him off this way, ran him out of the growing oats, drove him into the upper lot, and out of it again. We got him into a corner with great pains, and he got himself out of it without the least trouble. He would dash through a line of six or eight whooping boys, with as little resistance as if they had been as many mosquitoes! down he ran to the lower side of the lot, and down we all walked after him. Up he ran to the upper end of the lot, and up we all walked after him—too tired to run. Oh! it was glorious fun! the sun was hot. The cars were coming, and we had two miles to ride to the depôt! He did enjoy it, and we did not. We resorted to expedients—opened wide the great gate of the barn-yard, and essayed to drive him in, and we did it too, almost; for he ran close to it,—and just sailed past, with a laugh as plain on his face as ever horse had! Man is vastly superior to a horse in many respects, but running on a hot summer day, in a twenty-acre lot, is not one of them. We got him by the brook, and while he drank, oh, how leisurely! we started up and succeeded in just missing our grab at his mane. Now comes another splendid run. His head was up, his eyes flashing, his tail streamed out like a banner, and glancing his head this way and that, right and left, he allowed us to come on to the brush corner, from whence, in a few moments, he allowed us to emerge and come afoot after him, down to the barn again. But luck will not hold for ever, even with horses. He dashed down a lane, and we had him. But as soon as he saw the gate closed, and perceived the state of the case, how charmingly he behaved! allowed us to come up and bridle him without a movement of resistance, and affirmed by his whole conduct that it was the merest sport in the world, all this seeming disobedience; and to him I have no doubt it was!”

On fait observer, dans l'ouvrage dont nous extrayons ces deux morceaux, que ce qui ajoute encore à l'étrangeté du cas de Milman, c'est qu'avant sa folie, il ne montra jamais la moindre disposition pour tout ce qui tient à l'imagination; son aptitude naturelle le portait vers les sciences positives et abstraites. Mais, dès que les opérations de ses facultés intelligentes sont arrêtées dans leur marche régulière, ses idées prennent une teinte de plaisanterie et de satire.

Assez rarement il arrive que le sculpteur, le peintre ou le graveur deviennent poètes après avoir perdu la raison. C'est pourquoi nous avons un double motif en insérant ici le nom de Luc Clennell, l'élève le plus distingué du célèbre Bewick, comme dessinateur et graveur sur bois.

Clennel naquit près de Morpeth, dans le Northumberland, en 1781. Après avait terminé ses sept années d'apprentissage sous Bewick, il vint à Londres en 1804. Il excellait également dans les aquarelles, et les encouragements qu'il reçut comme peintre, l'engagèrent à s'adonner exclusivement à ce genre, et à abandonner la gravure sur bois. En 1814, le Comte de Bridgewater lui avait commandé un important travail, dont il s'occupait avec ardeur, lorsqu'en 1817 il perdit soudainement la raison. Jamais ses plus intimes camarades n'avaient aperçu précédemment le moindre symptôme de folie dans ses actes, ni dans ses paroles. Il est digne de remarque que sa femme, peu après, fut aussi frappée de folie, ainsi que le peintre E. Bird, chargé d'achever le tableau commandé par le Comte de Bridgewater.

Après avoir subi une réclusion de quatre ans environ dans un hospice d'aliénés, il devint possible de lui accorder une certaine liberté, et l'un de ses parents, qui habitait les environs de Newcastle, le prit chez lui. Il y demeura pendant plusieurs années, tranquille et doux, mais privé de raison.

Vers 1831, on fut de nouveau obligé de l'enfermer dans une maison de Santé, à cause de ses moments de violence. Dans ce lieu, comme auparavant chez son parent, il s'amusait, en ses moments de calme, à dessiner et à écrire de la poésie, et chose curieuse, ce qu'il faisait de moins mal, était les vers. Voici une des différentes pièces de sa composition que ses amis rassemblèrent.

L'ETOILE DU SOIR.

Look! what is it, with twinkling light, That brings such joys, serenely bright, That turns the dusk again to light? 'Tis the evening star! What is it, with the purest ray, That brings such peace at close of day, That lights the traveller on his way? 'Tis the evening star! What is it, of purest holy ray, That brings to man the promised day, And peace? 'Tis the evening star! A la même époque environ, au commencement de ce siècle, la république des lettres fut surprise d'apprendre l'apparition d'un nouveau poète, simple paysan du Northamptonshire, dont la gloire était annoncée par des juges d'ordinaire très sévères, et peu livrés à l'enthousiasme du moment. Après une longue attente, et bien des délais, John Clare parvint enfin à faire publier ses vers à Londres vers 1825. Ce recueil prouva que John Clare était un poète original. La lutte visible entre la pensée et l'expression pour la représenter, amenait souvent un résultat d'une beauté inattendue. De riches et puissants protecteurs l'aidèrent momentanément, mais l'inconstance du public, et des difficultés d'argent, exercèrent une influence si fatale sur le pauvre John Clare, que sa raison l'abandonna. Des amis qui allèrent le voir il y a peu d'années, disent que sa folie était douce et tranquille. Mme Mary Russell Mitford, dans ses Mémoires, nous apprend qu'elle possède quelques pièces de ses vers, écrites au crayon, qui prouvent qu'il avait gardé tout son talent pour la facture du vers et pour le rythme.

Sa mémoire était si vive et si tenace qu'il s'assimilait absolument à ce qu'il avait lu, ou ce qu'il entendait raconter.

Il dépeignait par exemple l'exécution du Roi Charles I. comme un événement arrivé hier, et dont il prétendait avoir été un témoin oculaire. Tout était représenté avec une fidélité si parfaite et si graphique quant aux costumes et aux usages du temps, qu'il est probable qu'il n'eût pu raconter le fait aussi bien, lorsqu'il possédait toute sa raison. C'est une pareille lucidité que les partisans du magnétisme animal qualifie de Clairvoyance.

Clare vous racontait de la même manière la bataille du Nil et la mort de Nelson, s'imaginant qu'il était un des matelots témoins de l'action. Il y avait une admirable exactitude dans ses termes nautiques, quoiqu'il est probable qu'il n'avait jamais vu la mer de sa vie.

Un fou d'un autre genre, Olivier Ferrand, mort à Rouen en 1809, composa un nombre considérable de pièces de théâtre qui par le style et la conception sont de véritables parodies. Un amour propre excessif lui bouleversa le cerveau, à en juger par l'inscription placée sous son portrait dans: Les Muses éplorées, ou Gilles régisseur du Parnasse, pour servir d'apothéose au célèbre Ferrand. An IX. in 8o.

Sept villes de la Grèce ont disputé l'honneur D'avoir donné la lumière Au chantre d'Ilion. Et du nouveau Voltaire, Du célèbre Ferrand et la Bouille et Honfleur Et le Havre et Rouen, veulent être la mère. Le Manuel du Bibliographe Normand par M. Edouard Frère nous apprend que Mme Canel et Lebreton ont écrit la vie de ce singulier personnage qui s'intitulait: Membre de l'Athénée d'Evreux et Ecuyer de Franconi (!), homme de lettre à Rouen.

Ses œuvres dramatiques sont devenues d'une grande rareté. Mr Frère en a donné la liste complète.

Si, dans ce qui précède, nous avons souvent eu l'occasion de nous étonner de l'intelligence qui se rencontre dans les compositions des fous, il est peut-être plus étonnant encore de voir les folies qui sont sorties du cerveau d'écrivains intelligens et sensés. Elles sont parfois poussées si loin, qu'on ne peut s'empêcher d'y trouver la confirmation de l'idée du Dr Gregory, déjà citée au commencement de cet essai: “Nulla datur linea accurata inter sanam mentem et vesaniam.”

M. G. Desjardins publia à Paris, en 1834, sous le titre de Première Babylone, la première partie d'un vaste drame, Sémiramis la Grande, d'une originalité, pour ne rien dire de plus, tout-à-fait hors ligne.

Voulant, dit-il, dans son introduction intitulée Porte Cyclopéenne, peindre, dans un large tableau, son pays de face et les autres pays de trois quarts ou de profil, il ébaucha une immense composition trilogique, La Révolution, Napoléon, et le Monde de l'avenir.

“Projetant,” ajoute-t-il, “une longue parabole ou courbe unitaire sur ces trois grandes têtes de la Gloire Française,[16] il veut les lier entr'elles d'un nœud indissoluble, et donner à son siècle un évangile des peuples libres!”

[16] Le Monde de l'avenir qui est une tête de la gloire Française! Stupete gentes!

Il suppose alors qu'il trouve un rouleau de papyrus Egyptien de 4,000 ans de date, écrit en hiéroglyphes qu'il déchiffre ainsi:—

Sémiramis Trismegiste (trois fois grande), Journée de Dieu, en cinq coupes d'amertume.

Ces cinq actes ou cinq coupes d'amertume sont intitulés: Le Deuil, La Complicité, La Résurrection, Le Combat, Le Prêtre et la Mort. Outre la bizarrerie extraordinaire des vers et des idées, une des curiosités de ce drame, qui se compose de plus de 500 pages grand en 8o, est que plusieurs passages sont imprimés en caractères Hébreux, Persans, Arabes, Chaldéens, &c. &c.

Il s'ouvre par une description allégorique de ce que l'auteur appelle Les années climatériques du genre humain. Le style plein de grands mots pompeux, recouvre des idées généralement très incohérentes, mais qui prouve une singulière facilité dans la facture du vers.

Dans la scène intitulée: Retentissement des oracles, Ophis, Prince des Rois, écrit ce vers, avec la pointe d'une glaive, sur le trône d'Asshur:

Asshur-le-tombé, tombe, et tombe foudroyé! Puis tous se retirent, et Asshur-le-tombé reste seul, et frappé par la lecture de ce vers, commence ainsi un long monologue:—

D'où part le trait brûlant dans mon âme envoyé, L'éclair qui se plongeant dans mes destins moins sombres, Pour les montrer sanglants, en dissipent les ombres? Quoi donc? de l'action le cours impérieux Passe-t-il en effet dans la sphère des Dieux, Que l'orgueil indompté de mon mâle génie Se débat sous le poids d'une force infinie?

Dans la scène: Le retentissement des chutes de Babel, Sémiramis la Grande étant venue s'asseoir sur l'un de ses trônes, devant la cité des morts, plusieurs nations passent au fond des portiques et dialoguent entr'elles, dit l'auteur, puis s'éloignent successivement, et se voilent la tête en signe de douleur.

A cause de sa longueur, nous regrettons de ne pouvoir insérer ici, comme exemple de galimatias, l'introduction en prose, par laquelle l'auteur commence la quatrième coupe d'amertume. Dans la cinquième coupe, dont une partie est en prose et en récit, des voix innombrables et caverneuses (textuel) sortent des profondeurs de la terre, et le Prince des prophètes, Jugement-de-Dieu, leur dit:—

Levez vous! secouez d'une aile immense et lente De trois mille ans de nuit la poussière éloquente! et ces formidables amas de générations s'écrient toutes ensemble, du fond de leurs sépulcres:—

Par rang horizontaux, vois, nous nous levons tous!… “Alors les rois, princes et chefs innombrables de peuples (textuel) de commencer pêle-mêle, une sorte de ronde ou de chaîne immense, appuyée par derrière des trépignements et acclamations des peuples.”

“Dans ses rangs se trouvent mêlées et entraînées, et bêtes et brutes contemporaines des vieux acteurs de cette scène apocalyptique; toute création, toute multiplication des êtres produits, reptiles, oiseaux, bêtes à quatre pieds, de toute chair, foisonnant et se mouvant; les grands lions dans les rangs des gigantesques guerriers; les dromadaires, les autruches, les girafes, les boas, élevant leurs longs cols, ou avançant en spirales, au milieu des races d'homme voyageuses; les hauts éléphants, les colossales mastodontes leurs aînés, dressant le monstreux serpent de leur trompe, au dessus des têtes et des cornes des vieilles races princières, royales et antédéluviennes. Et au dessus d'eux tous, la cigogne, l'ibis, les grands vautours déploient leur vol; tous roulent ensemble les flots épais de leur ronde, tous éclairés dans le voyage de leur chaîne tournoyante, des rayons de la face rouge et enflammée de Dieu, et grommelant, rugissant et hurlant ces paroles, chacun dans sa langue, en tournoyant:”

L'assemblée mystérieuse.

Figurons et l'orage et l'effrayant tonnerre Qui gronde autour du Mont qui corrompit la terre! Durant la longue horreur d'un jour de châtiment, Imitons les rigueurs du dernier Jugement.

La scène suivante, intitulée: Le bain de sang, est tout aussi extraordinaire, mais nous en avons assez dit pour que le lecteur puisse juger de l'œuvre, et nous avons hâte d'arriver à l'examen d'un livre dépassant de beaucoup le précédent en extravagance.

C'est un poème de 724 pages, in 8o (1858), composé par M. Paulin Gagne, avocat et auteur d'autres compositions poétiques.[17]

[17] Telles que Le Suicide, La Monopanglotte, ou langue universelle, Le Délire, L'Océan des Catastrophes.

L'Unitéide, ou la Femme-Messie, est ainsi que le dit l'auteur, un poème universel en douze chants, et en soixante actes, dont l'action se passe en l'an de grâce 2000 de l'Ere Chrétienne, et dont chaque chant forme un tout complet.

On y rencontre la plus bizarre agglomération de noms fantastiques et de vers saugrenus, que puisse inventer le cerveau humain.

La table des matières mériterait de trouver place dans un recueil de facéties.

Dans le drame on voit parler et agir tour-à-tour l'Ane-Archide,

Fille du despotisme et de la Liberté. Demounas, le précurseur de l'Antechrist, la Panarchie, la Dive Insania, le Bœuf Apis, l'Archimonde et son illustre épouse La Presse, la Pataticulture, et vingt autres personnages tous plus extraordinaires les uns que les autres. Mais ces noms bizarres ne sont rien en comparaison de la bizarrerie des vers et des idées, qu'il serait difficile de faire comprendre, à qui n'a pas le livre sous les yeux. Essayons d'en donner une esquisse.

Tournant en anagramme les noms des réformateurs socialistes modernes, l'auteur les met en présence de l'Ane-Archide qui leur dit:—

Parlez donc; Sans dormir, si je puis, j'écouterai vos rêves. Parlez Pierre Xourel, Nodourp, Urdel-Nillor, Louis Cnalb, George Nas, Narrédisnoc sans or, Tebac, Oguh sans peur, et vous tous grands apôtres Qui prétendez marcher sur la tête des autres. Alors le poète expose, par leur bouche, les divers systèmes de ces Messieurs, (tels qu'il les comprend, bien entendu,) dans une série de vers incroyables.

Le premier chant se termine par l'entrée de la Femme-Messie à Paris.

Le second chant nous présente une partie des mêmes personnages, augmentés des ambassadeurs du Soleil et de la Lune, des habitans des astres, de l'Aurithéocratie, de la Ratiothéie, &c. &c. Ici l'extravagance de la mise en scène dépasse encore ce qui précède. La Comète Trouble-tout a une discussion avec la Ratiothéie. L'auteur en l'introduisant, a soin de décrire son costume: “Elle est couverte d'une immense Tullillusionine (?) qui jette des éclairs, coiffée d'une chevelure de serpents rouges, et pourvue d'une queue aux feux les plus ardents. Elle chante la chanson suivante, appelée le Galop de la Comète, sur l'air: Les défenseurs de la Religion:”—

Peuples, je viens, sonner l'heure dernière Sur les clochers de l'immense univers! Déjà la Mort creusant la vaste bière, Du grand convoi fait les apprêts divers; Peuples, tremblez, vous n'avez plus de tente, Adressez vous le plus touchant adieu! Peuples, tremblez devant ma queue ardente! Peuples, roulez dans le chaos de feu! On peut s'imaginer quelles luttes s'établissent entre les personnages, après un pareil début.

Au chant III, La Socialiforce tient un long discours à ses partisans, qu'elle termine ainsi:—

Je fonde pour toujours les âges d'or du ventre, Dont la raison moderne élargit le doux centre; C'est le ventre qui fait les révolutions, Et les créations et les destructions. Des ventres vides sont toute nuit de tonnerres; Des ventres bien garnis sortent toutes lumières; Enfin les ventres creux ne valent jamais rien. Donc je veux les remplir, pour qu'ils me chantent bien. Nous allons, chers amis, sans perdre une seconde, Préparer des festins qu'admirera le monde. Le chant Vme, dont la scène se passe partout où l'on voudra, dit le texte, se compose d'idées si peu décentes qu'il serait difficile d'en donner des extraits.

L'acte 38me du chant VIIIme, se développe dans un vaste champ de pommes de terre, et la Pataticulture ouvre la scène par un discours de 72 vers, d'autant plus singuliers que, comme nous le démontrerons tout-à-l'heure, ils sont écrits très sérieusement:—

Peuples et Rois, je suis la Pataticulture, Fille de la nature et du siècle en friture;

J'ai toujours adoré ce fruit délicieux Que, dit-on, pour extra, mangeaient jadis les Dieux. La tirade se termine par ce vers:—

Dans la pomme de terre est le salut de tous! On croirait qu'il est difficile d'aller plus loin dans le grotesque; mais à l'acte suivant, dont la scène, dit le texte, se passe partout, La Carotticulture tient aux rois et aux peuples un discours qui l'emporte sur le précédent. On y trouve la parodie de la Marseillaise, intitulée la Carotte universelle, commençant par:—

Allons, Enfans de la Carotte, Le jour de gloire est arrivé. Et le chœur chante:—

Aux armes, Carottiers, formez vos bataillons, Marchons, que la Carotte inonde nos sillons. Probablement que le lecteur croira que tout ceci n'est qu'une plaisanterie; mais non seulement M. Gagne est très sérieux, en expliquant son œuvre, mais il déclare en outre, dans sa préface, que le vaste sujet de ce poème humanitaire et Chrétien, doit former la poëtique universelle de l'humanité, et l'école de la vérité, et il s'écrie, plein d'enthousiasme:—

Telle est, telle est la Sainte et nouvelle épopée Que de mon pur amour l'âme a développée! Ensuite Mme Elise Gagne, sa femme, ajoute un épilogue, où elle proclame qu'après les réformes indiquées dans le poème:—

L'abondance parvint à chasser la misère, Et le bonheur des cieux habita sur la terre. L'ensemble prouve, en un mot, que M. Gagne a employé toutes les ressources de son intelligence pour écrire ce chef-d'œuvre, et si le lecteur est tenté de rire, c'est qu'il ne comprend pas l'extrême profondeur de la pensée qui enfanta ce poème.

N'est-ce pas bien le cas de dire, avec le sieur de Longval—“Lorsque ceste Meduse (la manie) s'est une fois glissée dans le cerveau, elle sçait si bien offusquer l'imagination, pervertir les pensées, transporter l'esprit, et corrompre la raison, que par son moyen les actions et les paroles des hommes se tournent en extravagances.”

Un drame imprimé en 1811, à Londres, par un certain Thomas Bishop, présente quelqu'analogie, quant aux formes excentriques, pour ne rien dire de plus, avec le drame dont nous venons de donner une analyse. En voici le titre: Koranzzo's Feast, or the Unfair Marriage, a tragedy founded on facts, 2366 years ago, and 555 years before the birth of Christ. In five acts. Embellished with sixteen descriptive plates, by the first artists, antient and modern. Printed by Geo. Smelton, and sold by Hookham and at the author's, 22, Clarges Street.

Cette production extraordinaire qui a coûté trois années de travail à l'auteur, est divisée par lui d'une façon dont il est, dit-il, l'unique inventeur: the work consists in Prologue, Epilogue, dirge and design, solely invented by the author.

Parmi les personnages on remarque les suivants: Le Roi de Babylone, le Roi de Perse, Lord Strawberry, le Docteur Pillule, quatre Reines, Madame Hector, trois sauvages, et cinq Revenants. La préface nous apprend que l'auteur a jugé convenable de mêler des incidents des temps modernes, avec les événements antiques, afin de corriger la jeunesse, d'inspirer la terreur aux méchants, et de rappeler aux bons leur récompense. C'est la première pièce, ajoute l'auteur, dans laquelle on présente au public les caractères curieux, les décorations, les machines et armes de guerre, existant à l'époque où se passe le drame (ce n'est pas difficile à croire!).

Le sujet tout entier est traité avec autant d'extravagance que peuvent le faire supposer les détails qui précèdent. La scène finale commence par les indications suivantes: “D'un côté le théâtre représente une forêt, dont une partie est obscure. Deux sofas et l'apparence d'une pendule (the appearance of a clock). Trois sauvages dans l'éloignement.” On ne doit pas être surpris après cela, que les espérances de l'auteur de voir son drame représenté, furent déçues; mais son extrême confiance dans le mérite de la pièce lui sait attribuer le refus à quelque erreur (to some error).

Parmi les livres qui par leur contenue appartiennent à la littérature de la folie, quoiqu'écrits par des hommes que le monde considère comme très sensés, nous devons ranger le Goualana, ou, collection incomplette des œuvres prototypes de Fricandeau, in 18o de 22 pages. Il est dit dans la préface:

C'est le travail des fous d'épuiser leurs cervelles Sur des riens fatiguans, sur quelques bagatelles. Ce livre se compose d'une suite de non-sens dont l'exemple suivant est encore un des moins absurdes: “Mon hôtel est une des plus belles et des mieux rognées de la ville; dans ma cuisine qui est aux rats de chaussée, j'ai un four en cuir, j'ai fait contredire un petit salon fort comminatoire, au premier étage. Je compte huit pièces d'arrache-pied, avec portes d'excommunication, pièces d'autant plus faciles à accélérer, que j'ai fait placer une crampe de fer à l'escalier; au haut duquel escalier vous voyez un très joli vistembule. J'ai indécemment de cela, une salle quarrée à manger cinquante personnes, nombrissée tour-à-tour avec une tentation à personnages de bêtes. A coté est un appartement polipode orné dans le dernier gendre, où j'ai mis mon passavant de papier Chinois. Admirez ma précaution; plusieurs de mes fermiers locatis gâtent souvent (paroles ne puent pas) les latrines, et vous sentez combien cela est désagréable pour nous. Eh bien! j'en ai fait constituer à l'Anglaise, où personne ne met le nez, que ma femme et moi,” &c. &c. &c.

On apprend dans l'introduction “que le sieur Fricandeau est écuyer tranchant, député pour les Tartares, agrégé membre pour les Académies de la Daube et de Saupiquet, vérificateur de la recette d'aloyau, inspecteur aux blanquettes, dans la quatrième division potagère, chevalier de l'ordre de Sainte Menehoult, gouverneur de la crapaudine et autres lieux.”

Qui se douterait que tant de folies soient sorties de la plume de feu M. Hécart, de Valenciennes, auteur connu par plusieurs écrits pleins d'érudition et de jugement?

Il composa aussi, dans ses moments que nous ne pouvons nous empêcher de qualifier d'hallucination, l'Anagrammeana, poème en huit Chants, petit volume in 12o de 58 pages remplis d'un amphigouris inintelligible dont voici un exemple:

Le nomade a mis la madone A la poterne de Petronne Par son rhume il voulait l'humer, Pour le marcher et le charmer. Quand le grand Dacier était diacre, Le casier cultivé du fiacre, Faisait le lopin d'un pilon. Pour nourrir de loin le lion… Ces deux ouvrages sont excessivement rares et à-peu-près introuvables, l'auteur ne faisant jamais tirer qu'à dix ou douze exemplaires. Nous en devons la communication à l'extrême obligeance de M. Van De Weyer, Ministre Plénipotentiaire de Belgique, à Londres. Ils font partie, ainsi que l'opuscule dont nous allons parler, de la collection d'Ana, unique en Europe, que renferme la Bibliothèque de ce bibliophile distingué, si riche en collections de livres rares de tous genres, et dont la bienveillance à venir en aide aux hommes de lettres, dans leurs recherches, est égale à ses connaissances étendues.

Nous terminerons cette section par la mention de deux fous littéraires très peu connus cités dans un autre ouvrage de M. Hécart, Stultitiana, ou petite biographie des fous de la ville de Valenciennes, par un homme en démence, 8o, 1823.

Un nommé Lalou vivait en cette ville en 1820. Peintre, poète, musicien, calligraphe, il avait le germe de tous les talents, mais malheureusement tout cela se mêlait dans sa tête, au point que son cerveau présentait un chaos complet.

Il est fâcheux que l'on ne nous ait pas conservé quelques morceaux des écrits et des dessins qu'il distribuait si libéralement durant sa vie.

Un autre poète fou de la ville de Valenciennes fut un nommé Martorex, que Boileau a dépeint en parlant de cette classe d'auteurs:

Qui poursuit de ses vers les passants dans la rue. Il n'y avait pas de fête qu'il ne célébrât, soit par une ode ou par un récit en vers ampoulés qu'il déclamait aux passants d'une manière ridiculement emphatique. Arrivait-il un personnage important? Sa verve est en mouvement, et bientôt il lui présente les fruits de sa muse. Du reste il n'était pas difficile, et se contentait du moindre présent. Il était fort joyeux lorsqu'il obtenait de quoi s'acheter quelques verres de genièvre. Nous ignorons quand est mort cet original.

TROISIEME SECTION. EPIGRAPHES.

“What is said, is not to be understood; but what is to be understood, is not said.—Pythagoras. Exoteric Doctrine.

“Ever, as before, does madness remain mysterious, terrific, altogether infernal boiling-up of the nether chaotic deep, through this fair-painted vision of creation (which swims thereon) which we name the real.”—Carlyle.

PHILOSOPHIE ET SCIENCE.

Un des caractères les plus prééminents de la folie est la faiblesse de la faculté logique dans toutes ses variétés. La philosophie s'occupant de principes abstraits, on doit naturellement s'attendre à rencontrer cette faiblesse beaucoup plus frappante en ceux qui entreprennent, dans un état de dérangement mental, des spéculations d'une nature profonde. La philosophie a souvent été le thème favori des lunatiques, mais jamais ils n'ont rien produit d'intelligible ni de suivi, comme cela est arrivé parfois aux autres fous littéraires. On rencontre pourtant quelques rares exceptions; ainsi le grand métaphysicien allemand Kant perdit la raison sur la fin de ses jours, et l'on a récemment découvert, en Allemagne, le manuscrit d'un ouvrage qu'il composa durant cette période. Ce qu'il y a de plus subtil, de plus profond, de plus abstrait, et tout-à-fait en dehors de l'observation, dans la pensée humaine, étant précisément de l'essence de la métaphysique et de la philosophie, il est naturel que l'aberration mentale doive y trouver des sujets favoris, lorsqu'elle attaque des esprits d'un certain ordre et d'une éducation soignée.

Aristote, dont les commentateurs sont aussi nombreux que les hirondelles au printemps, ne pouvait manquer d'être l'objet de quelques unes de ces déviations du sens commun.

Dans un ouvrage intitulé: De Philosophiâ Aristotelis, publié à Pise en 1496, l'auteur affirme intrépidement que jamais ce soi-disant Aristote n'existât, que son nom est un mythe. Cette singulière thèse fut composée par un médecin du nom de Gragani, qui, à l'époque de la composition de ce livre, était enfermé dans un hospice de lunatiques à Pise. C'était un homme riche et de noble naissance. Ses amis, voyant que sa monomanie d'écrire était son seul amusement et lui tenait l'esprit en repos, consentirent à publier ce livre bizarre, dont on dit qu'un exemplaire existe encore aujourd'hui dans la Bibliothèque du Vatican. C'est un petit in 8o, d'environ 200 pages, régulièrement divisé en chapitres.

Le système employé par Gragani consiste à montrer les contradictions innombrables des écrivains, relativement à la vie et au caractères d'Aristote.

L'un avance que le précepteur d'Alexandre était un soldat et non un philosophe; un autre, qu'Aristote était un esclave, connu uniquement par la facilité avec laquelle il composait des jeux-d'esprit en vers; un troisième, soutient qu'il prétendait, à la vérité, enseigner une sorte de philosophie, mais qu'étant le fils d'une marchande de fruits, et d'une grande ignorance, il devint l'objet de la raillerie publique, par ses ridicules prétensions de science.

Ces assertions diverses, quoiqu'entièrement sans fondement, sont réunies de telle façon, que le livre de notre maniaque n'est pas aussi incohérent qu'on serait disposé à le penser. On croit que les citations qu'il fait, sont tirées d'une satire composée à Rome vers la fin du treizième siècle, dont le manuscrit est perdu, et où l'on tournait en ridicule les différentes disputes des écoles philosophiques.

L'attention des savants de l'Italie fut singulièrement excitée, en 1529, par la publication à Florence d'un ouvrage sur l'anatomie du langage. C'était l'œuvre d'un médecin, Joseph Bernardi, composée pendant qu'il était enfermé dans une maison d'aliénés. Parmi plusieurs autres opinions étranges et bizarres, il soutenait que toute la race des singes jouissait de la faculté de la parole, mais était très jalouse de garder le secret de ce don. Il dessina sur les murs de sa chambre la construction anatomique du gosier des singes, et chercha à démontrer que cette structure prouvait clairement la faculté de la parole, et même du chant. Bernardi disait que dans les premières éditions des voyages de Marco Paulo, il avait été bien établi que les singes pouvaient chanter. Ce qui ajoute à la curiosité de tout ceci, c'est que le père Cremoni, Jésuite, composa une réfutation de ce traité, et soutint que, quoique l'œuvre de son adversaire fut bien écrite, sa thèse était contraire au témoignage de l'Ecriture Sainte, et par conséquent ne pouvait être vraie. Le lecteur jugera lequel était le plus fou des deux.

Bernardi survécut dix ans à la publication de son curieux ouvrage, mais ne recouvra jamais pleinement la raison.[18]

[18] “Thinges that be Olde and Newe,” published by Elisha King, Cornhill, 1639.

En 1622, parut à Salamanca, sous le titre de: De Philosophiâ, un ouvrage écrit par Miguel de Flores, jadis professeur à l'université de cette ville, et qui était devenu fou à la suite d'un concussion du cerveau produite par une chute de voiture. Son aliénation mentale dura plusieurs années, mais comme il était d'un naturel fort doux, on le laissait en liberté, et sa folie ne se faisait remarquer que par la manie qu'il avait d'écrire constamment, et de porter ses manuscrits avec lui dans les rues, arrêtant les passants, et leur lisant ses élucubrations. Quatre ans environs avant sa mort, ses amis publièrent un de ses traités. Il est remarquable en ce qu'il contient en germe le système développé de nos jours sous la dénomination de la théorie des atômes, par Boscovitch, Docteur Priestley, et autres. De Flores représente la Déité comme occupant le centre de la création, et toutes les choses créées comme des cercles concentriques, plus ou moins éloignés les uns des autres. Des gravures bizarres donnent l'idée de la théorie de l'auteur. On y voit la Divinité faisant mouvoir toutes choses, par l'action mécanique des bras et des jambes.

Un monomane néologue que nous ne devons pas oublier, est Pierre Lucien Le Barbier, né à Rouen en 1766, et auteur de plusieurs ouvrages dont deux intitulés: Dominatmosphérie, l'un contenant des instructions pour les propriétaires et cultivateurs, à l'effet d'obtenir double récolte, précocité, qualité et économie de bras pour la rentrer; l'autre donnant aux marins les moyens de se procurer la variation des vents, d'éviter les calmes, les tempêtes, les brouillards; et il prétendait opérer ces miracles à l'aide d'une canne en cuivre creuse et percée de huit ou dix trous, avec laquelle il croyait dominer l'atmosphère. Aussi prenait-il les titres de: Dominatmosphérisateur, Dominaturalisateur, Doministérisateur, &c. Le Barbier mourut à la fin de l'année 1836; une notice sur ce monomane est insérée dans le Courrier Rouennais du 17 décembre, et Mlle Bosquet en parle dans la Normandie Romanesque, p. 255.[19]

[19] Manuel du Bibliographe Normand, tome 2, page 172.

Un des plus déplorables exemples de la monomanie d'écrire et de se faire imprimer, se rencontre dans l'anglais Thomas Wirgman. Orfèvre de son état, il se retira des affaires, avec un capital de 50,000 livres sterling. Cette fortune, laborieusement acquise, fut absorbée toute entière par le frais d'impression de ses livres, publiés à Londres, au commencement de ce siècle,[20] et de chacun desquels il ne se vendait jamais plus d'une vingtaine d'exemplaires. Ce maniaque mourut dans le dénuement.

[20] Grammar of the Five Senses—Principles of the Kantian Philosophy—Devarication of the New Testament, &c.

Par Devarication of the New Testament, Wirgman entend, dit il: “The development of celestial power, the aggregate of spiritual existence, the sublimity of creative energy, the positive realisation of voluntary action, and the blended harmony of supreme wisdom, truth, and goodness.”

Il faudrait être bien difficile pour n'être pas satisfait de la clarté de cette définition.

Il adressa, avec cet ouvrage, une lettre à George IV, alors Prince Régent, et il y déclare qu'à moins que le Prince n'adopte les principes qui y sont développés, ni lui même, ni aucun de ses sujets, ne pourront être sauvés dans l'autre monde.

Le dérangement des idées chez Wirgman se faisait remarquer non seulement dans ses écrits, mais encore dans la forme extérieure de ses livres. Ainsi il faisait fabriquer du papier exprès, de différentes couleurs dans la même feuille, et lorsque ces couleurs, les feuilles une fois imprimées, ne lui plaisaient pas, il en faisait tirer d'autres. Il changeait le plan de l'ouvrage, l'arrangement des chapitres, et tout cela durant l'impression. Il en résultat que le livre dont nous venons de parler, se composant de 400 pages, finit par coûter à l'auteur 2276 livres sterling.

Dans sa Grammaire des Cinq Sens, l'auteur prétend que lorsque son livre aura été universellement adopté dans les écoles, la paix et l'harmonie seront ramenées sur la terre, et la vertu remplacera le crime.

Cette grammaire est une espèce de cours de métaphysique à l'usage des enfants, d'après l'idée de l'écrivain. Les explications ont lieu à l'aide de dix-neuf diagrammes coloriés, et sont basées sur trois idées principales, le Temps, l'Espace, et l'Eternité, constituant ce qu'il appelle: The Science of Mind.

Il a formé une carte de cette science, qui offre vingt éléments ou principes, et il est tellement persuadé que tout est dit maintenant sur ce sujet, qu'il se résume lui-même par ces mots:—

“The twenty elements which constitute the human mind are not only discovered, but so completely classified as to defy posterity either to add one more element or take one away—or even to alter the arrangement so scientifically displayed in the British Euclid” (autre livre du même auteur). “The work is done for ever; like the Pythagorean Table, which was made 600 years before the birth of Christ, and not only stood the test of ages to the present period, but actually defies succeeding generations, to the end of Time, either to add or detract from its perfection.”

Le malheureux Wirgman, dans plusieurs endroits de ses livres, se plaint qu'on ne voulut jamais l'écouter, et qu'il demanda en vain d'être nommé professeur de philosophie dans une université ou collège, quoiqu'il eût consacré près d'un demi siècle à la propagation de ses idées; mais son courage résista à ces épreuves, et à la fin d'une requête au conseil de l'université de Londres, en 1837, il déclare que: “While life remains I will not cease to communicate this Blessing on the rising world.”

Quelle pitié qu'une telle énergie n'ait pas pu rester dans la droite voie, comme dit le Dante.

La même ténacité dans l'idée se trouve également chez William Martin. Les œuvres qu'il publia durant près d'un quart de siècle, et son excentricité habituelle, suffisent pour lui donner une place ici. Remarquons aussi qu'il était frère de Jonathan Martin qui incendia la cathédrale d'York en 1829, dans un accès de folie, et de John Martin, le célèbre peintre dont les conceptions extraordinaires ont créé un genre nouveau.

Il s'adonna aux études philosophiques, et finit par se convaincre qu'il était prédestiné à renverser la philosophie Newtonienne. Son premier ouvrage est intitulé:

A New System of Natural Philosophy on the principle of Perpetual Motion, Newcastle, Preston, 1821. Sur le titre il se désigne comme: philosophe de la nature.

Dans la préface, il nous apprend qu'au mois d'Août, 1805, il commença à étudier le mouvement perpétuel, et qu'au mois de décembre, 1806, après trente six manières différentes d'opérer, il fut parfaitement convaincu de l'impossibilité d'atteindre son but à l'aide de machines, et qu'il renonça à cette idée comme tout-à-fait impraticable. “Mais le soir même,” ajoute-t-il, “du jour où je formai cette conclusion, j'eus un songe des plus étranges, terrible et effrayant, pour une part, et très agréable pour l'autre. Je m'éveillai parfaitement convaincu que j'étais l'homme que la Majesté divine avait choisi pour découvrir la grande cause secondaire de toutes choses, et le véritable mouvement perpétuel.”

Comme on peut bien le supposer, ces sortes d'élucubrations de Martin furent rudement traitées par la critique, mais il n'était pas homme à se décourager, et il publia: William Martin's Challenge to all the World, as a Philosopher and Critic. Newcastle, 1829.

Cet ouvrage renfermait entr'autres traités: The Flight through the Universe into Boundless Space, or the Philosopher's Travels of his Mind; ainsi que: A Critic on all false men who pretend to be Critics, and not being men of wisdom or genius.

Dans l'introduction il souhaite longue vie et prospérité au Roi et au Vice-Roi d'Irlande. Tous deux savent bien, dit-il, que William Martin a complètement effacé Newton, Bacon, Boyle et Lord Bolingbroke:—

Well they know that Wm Martin has outstript Newton, Bacon, Boyle and Lord Bolingbroke. Les années n'apportèrent aucune amélioration à l'état sanitaire de l'esprit de William Martin, car en 1839, il publia chez Pattison and Ross, à Newcastle-on-Tyne: The Exposure of Dr Nichol, the Impostor and Mock Astronomer from Glasgow College, and of those who are showing their ignorance concerning the New System of National Education.

“Je supplie la jeune Reine,” dit-il, dans sa préface, ainsi que le gouvernement Britannique, de mettre fin à l'abominable système qui se pratique, sous les regards de Dieu et des hommes. Un sot peut se lever et produire un vain bruit, mais du bruit ne forme pas un argument, et quiconque d'entre les serviteurs du diable l'oppose au système de Martin, qu'ils se lèvent l'un après l'autre, et qu'ils donnent une bonne raison de leur opposition.”

La même année il publia également un ouvrage de théologie, intitulé: A stumbling-block to the Unitarians, proving Three in One in everything.

Il y démontrait que tous les objets de la nature physique, se divisaient en trois parties, dont l'air était l'unité.

On a encore, du même auteur: A Poetical Chronological Account of the World, from the Creation until the Birth of our Blessed Lord, &c. By William Martin, Natural Philosopher and Poet.

Il se donne la qualité de poète dans cette œuvre, parcequ'elle est composée de quatrains de la force de celui-ci, qui est le premier:—

The creation of the world and Likewise Adam and Eve, we know, Made by the great God, from Whom all blessings flow. Un autre original, C. Fusnot[21] résout les hautes questions de la philosophie humaine par leur analogie avec les parties du corps de l'homme! Il démontre, dans un de ses Chapitres, que “Les pouvoirs de l'homme et de la femme, unis en mariage, sont représentés par la jambe et le pied.”

[21] Vérités positives; rapport entre les vérités physiques et les vérités morales. Bruxelles, 1854, in 12o.

Ailleurs, que le grande semaine de la création est représentée dans le bras de l'homme, fait à l'image de Dieu, parceque “Les six articulations du bras, avec la main et les doigts, forment un tout qui se tient et se mène (semaine) pour nous rappeler la chaîne de la création de l'Univers.”

Bien d'autres calembourgs se trouvent dans l'œuvre de cet infortuné, qui était néanmoins de la meilleure foi du monde.

Un des auteurs contemporains dont le dérangement du cerveau avait le caractère le plus prononcé, fut John Steward, qui mourut à un âge fort avancé en 1822. Né à Londres, il fut envoyé à Madras dans sa jeunesse, comme employé de la compagnie des Indes, mais atteint de la manie des voyages, il renonça bientôt à ce poste, et parcourut à pied une grande partie du globe. Dès lors il commença à écrire, mais sans jamais communiquer à personne ses compositions. Un jour en danger de faire naufrage en revenant en Europe, il recommanda aux matelots qui lui survivraient, le manuscrit qu'il allait publier, et qu'il avait intitulé, Opus Maximum. Il disait que tous ses voyages avaient été entrepris pour découvrir la Polarisation de la vérité morale. Ayant recouvré du gouvernement Anglais une assez forte somme, pour ses services dans l'Inde, il s'établit à Londres, et réunit une fois la semaine ses amis pour causer et discuter. Le dimanche il donnait à dîner aux plus intimes, et le soir il avait la coutume de leur faire un discours philosophique où il développait l'une ou l'autre des thèses dont il s'occupait pour le moment. Voici un court exemple de son style: “The Philoptopist moving progressively on the scale of good sense, to the index of self-knowledge or manhood, makes the end of the philosopher his means to procure universal Good, or universal truth, to all existence in unity of co-eternal essence, co-eternal energy, and co-eternal interest!”

La soirée finissait par quelque morceau de la musique sacrée de Handel, qu'il aimait passionnément, et la marche funèbre de Saül, était le signal pour la société de se retirer.

Il allait s'asseoir pendant des heures entières dans le parc de St James, ou sur le pont de Westminster, et quiconque venait se mettre à coté de lui, était sûr de lui entendre commencer une discussion sur la Polarisation de la vérité morale.

Il composa un nombre assez considérable d'ouvrages, qu'il faisait imprimer presque toujours à ses frais, puis les distribuait à ses amis et connaissances. Ils sont devenus fort rares. Les titres seuls de ses livres au nombre de plus de vingt, et dont nous allons mentionner les plus curieux, indiquent suffisamment l'état du cerveau de notre original:

1o. Voyages pour découvrir la source du mouvement moral, in 12o pages XLVIII, et 252.

2o. L'apocalypse de la nature, où la source du mouvement moral est découverte, 12o pages XVI, et 310.

3o. La Révolution de la raison, ou l'établissement de la Constitution des choses, de l'homme, de l'intelligence humaine, du bien universel, 12o pages XXIV, et 140.

4o. Le Tocsin de la vie sociale, adressé à toutes les nations du monde civilisé, et découverte des lois de la nature relatives à l'existence humaine, 8o.

5o. Livre de la vie intellectuelle ou soleil du monde moral. Publié en l'année du sens-commun 7000. année de l'histoire astronomique des tables Chinoises.

Quoique John Stewart connût fort bien plusieurs langues, tous ses ouvrages sont écrits en Anglais, à l'exception des deux suivants qui sont en Français:

1o. Système nouveau de la philosophie physique, morale, politique, et spéculative. Londres, 1815, 18o.

2o. Philosophie du sens-commun, ou livre de la nature, révélant les lois du monde intellectuel. 1816.

Le principe de ses extravagances était un amour-propre colossal. Dans un de ses ouvrages il se compare à Socrate et se met au dessus de lui; dans un autre il se qualifie du seul homme de la nature qui ait jamais paru dans le monde.

Il était poursuivi par l'idée qu'à une certaine époque, tous les rois de la terre pactiseraient ensemble pour parvenir à détruire ses ouvrages, et en conséquence il priait tous ses amis d'envelopper soigneusement, de manière à les garantir de l'humidité, quelques exemplaires, et puis de les enterrer à sept ou huit pieds sous terre, ayant soin de ne déclarer qu'à leur lit de mort, et sous le sceau du secret, l'endroit où ils seraient cachés. Thomas De Quincey, dans ses Essays sceptical and anti-sceptical, donne un curieux article sur John Stewart.

QUATRIEME SECTION. EPIGRAPHES.

“… In pectus cæcos absorbuit ignes, Ignes qui nec aquâ perimi potuêre, nec imbre Diminui, neque graminibus, magicisque susurris.” “… Their wretched brain gave way, And they became a wreck, at random driven, Without one glimpse of reason or of heaven.” Moore.

POLITIQUE.

La science politique doit nécessairement entraîner à de profondes études, et exige un constant et vigoureux usage des plus hautes facultés du raisonnement. Dans la pratique, elle excite, passionne et aveugle souvent les âmes ardentes, quoiqu'à la surface règne l'apparence du calme et de la froideur. C'est même cette apparence nécessaire qui double l'énergie de la conviction.

Et lorsque l'esprit politique descend jusqu'à l'esprit de parti, ou que l'intérêt personnel et l'ambition ont une libre carrière, un champ riche et fécond s'offre aux pensées désordonnées. Il serait facile d'énumérer ici les théories les plus extravagantes, mais nous nous contenterons de citer quelques auteurs des plus remarquables sous ce rapport.

Démons, conseiller au Présidial d'Amiens, composa des ouvrages dont les titres seuls annoncent qu'il avait donné congé à sa raison. On ne connaît rien de sa vie, mais il figure dans la Biographie universelle de Didot, comme un des écrivains les plus bizarres du 16me siècle, et y est rangé dans la classe des fous qui ont composé des livres. “La plupart des Bibliographes, dit Nodier, ont classé ses bouquins polymorphes dans l'histoire de France, l'abbé Langlet Dufresnoy les rapporte à la théologie mystique, et Mr Brunet les restitue à la Poésie. C'est que le sieur Démons est un fou très complexe, et que la variété de ses lubies l'avait mis en fonds d'extravagances pour tout le monde. C'était un maniaque à facettes, continuellement prédisposé à répéter toutes les sottises qu'il voyait faire et toutes celles qu'il entendait dire.”

Les deux ouvrages, dont nous donnons les titres en entier, témoignent que le texte n'est d'un bout à l'autre qu'un amphigouri inextricable.

“La démonstration de la quatrième partie de rien, et quelque chose et tout; et la quintessence tirée du quart de rien, et de ses dépendances, contenant les préceptes de la saincte magie et dévote invocation de Démons, pour trouver l'origine des maux de la France, et les remèdes d'iceux,” 1594, petit in 8o, de 78 pages et un errata.

Leber, dans son catalogue, où il cite ce livre, pense qu'il n'est pas absolument impossible de dire, d'après le préambule, ce que l'auteur entendait par le quart de rien.

“On se rappelle,” ajoute-t-il, “le poème de Passerat sur le mot Nihil, rien. Ce jeu de mots fut suivi de quelques autres semblables, notamment de deux petits poèmes intitulés, l'un: Quelque chose, l'autre: Tout. Or le quart de rien est un quatrième poème dont le sujet est Dieu, qui renchérit, qui domine sur tout. Voilà le mot de l'énigme: non de l'ouvrage, auquel je ne comprends rien, mais d'un titre d'une demi page, dont j'ai compris deux mots.”

Voici le titre du second ouvrage de Démons. On n'en connaît qu'un seul exemplaire: “La Sextessence diallactique et potentielle tirée par une nouvelle façon d'alambiquer, suivant les préceptes de la saincte magie et invocation de Démons, conseiller au Présidial d'Amiens; tant pour guarir l'hémorragie, playes, tumeurs et ulcères vénériennes de la France, que pour changer et convertir les choses estimées nuisibles et abominables, en bonnes et utiles,” Paris, 1595, in 8o.

L'auteur dit: “Qu'il a résolu de faire marcher en public l'esclaircissement des ténèbres de sa craintive obscurité, en la quintessence qu'il avait tirée du quart de rien,… et de donner l'explication des énigmes de son invention, touchant l'origine et le remède des maux de la France.” Malheureusement cette explication n'a point été expliquée.

C'est probablement le nom de l'auteur qui aura égaré le bibliographe qui, par une méprise singulière, dit Leber, prit le Conseiller pour un suppôt de l'enfer, et son livre pour un grimoire cabalistique.

Dans son catalogue déjà cité, No 4148, on fait observer que peu de livres peuvent être comparés, quant à l'absurdité, à la Quintessence ou à la Sextessence, excepté peut-être l'ouvrage dont le titre suit: “Lettre mystique, responce, réplique, Mars joue son rolle en la première; en la seconde la bande et le chœur de l'Estat; la troisième figure l'amour de Polyphème, Galathée et des sept pasteurs—Cabale mystérielle révélée par songe, envoyée à Jean Boucher;”[22] 1603, deux parties en un volume in 8o.

[22] C'était un des plus fougueux apôtres de la Ligue. Comme il était alors en fuite, cette lettre lui fut sans doute adressée par raillerie. Voir le Bulletin du Bibliophile, année 1849, p. 187.

“Je n'oserais décider,” ajoute Leber, “si la lettre mystique est au dessus ou au dessous du Quart de rien.”

L'auteur est anonyme, mais mérite incontestablement une mention ici.

Nous citerons encore, pour mémoire seulement, l'auteur anonyme des Codicilles de Louis XIII, parce que le Marquis du Roure le qualifie de lunatique insensé, dans son Analectabiblion, tome 2me, page 213, où il parle de cet ouvrage de 1643.

François Davenne, disciple de Simon Morin, fut de beaucoup plus extravagant que Démons.

“Ce rêveur fanatique dont la raison était égarée,” dit Charles Brunet, dans son Manuel, “publia tant en vers qu'en prose, à Paris de 1649 à 1651, les bizarres productions de son cerveau malade.” Ces pièces sont décrites, au nombre de 23, dans la Bibliographie instructive de De Bure, d'après Châtre de Cangé, mais il y en avait deux de plus dans le recueil formé par Mr De Macarthy. Ces écrits ont presque tous pour but de revendiquer la royauté qu'il prétend que Dieu lui avait attribuée. Il veut prouver que le monde finira en 1655; et dans son Harmonie de l'amour, il cherche à démontrer, par des exemples empruntés à l'Ecriture sainte, que Louis XIV n'a pu être le fils de Louis XIII.

Son opuscule De l'harmonie de l'amour et de la justice, où cette idée est soutenue, se termine par dix sonnets et autres pièces qu'il serait difficile de qualifier de poésie.

“Davesne ou Davenne naquit à Fleurance, petite ville du bas Armagnac; on ne sait précisément, ni la date de sa naissance ni celle de sa mort,” dit C. Moreau, dans sa Bibliographie des Mazarinades, qui donne plus de renseignements littéraires que toutes les autres biographies. Ses extravagances le firent enfermer plusieurs fois. Persuadé qu'il devait supplanter Louis XIV, et monter sur le trône, il propose deux moyens de sa souveraine puissance et autorité royale: “Appelez le Cardinal,” dit-il, “la régente, le duc d'Orléans, les Princes, Beaufort, le coadjuteur, et ceux qu'on estime les plus saints dans le monde; faites allumer une fournaise; qu'on nous y jette dedans, et celui qui sortira sans lésion de la flamme, comme un phœnix renouvellé, que celui-là soit estimé le protégé de Dieu, et qu'il soit ordonné prince des peuples.”

Mais craignant que cette épreuve ne soit acceptée, il en propose une autre: “Que le Parlement me juge à mort, pour avoir osé dire la vérité aux princes. Qu'on m'exécute, et si Dieu ne me garantit de leurs mains d'une manière surnaturelle, je veux que ma mémoire soit éteinte. Si Dieu ne me préserve de la main des bourreaux, rien ne leur sera fait; mais si le bras surnaturel m'arrache de leurs griffes, qu'ils soient sacrifiés à ma place.”

Voici une de ses pensées, dans son meilleur style, tirée de son Factum de la sapience eternelle: “Je t'immole mon âme sur l'échafaud de mes idées, de la main de mes désirs, par le glaive de ma résignation.”

Tous les pamphlets de Davenne sont extrêmement rares; il n'en existe peut-être pas une collection complète, dit C. Moreau, dans sa Bibliographie.

Louis XIV semblait jouer de malheur, car un autre fou, le Chevalier Caissant,[23] se prétendait frère de ce monarque.[24] Nous avons de cet auteur deux opuscules in 8o sans lieu ni date, qu'il nous a été impossible de nous procurer et dont voici les titres, d'après Ch. Brunet:—

[23] Histoire du grand et véritable Chevalier Caissant; Versailles, 1714, in 12o, par Joseph Bonnet, jurisconsulte d'Aix en Provence. Barbier, Dictionnaire des Anonymes, qui cite Achard, transcrit la note sur Caissant que donne cet auteur. Voir aussi le Manuel du Libraire de Brunet, tom. 1er, page 521.

[24] Et non de Louis XV, comme l'indique le Catalogue de la Vallière, t. 2. p. 567, dit Barbier. Cette erreur n'a pas été rectifiée dans le Manuel.

“A la tête de ce merveilleux ouvrage, l'honneur m'engage de souhaiter l'accomplissement de l'heureuse année à mon frère sa Majesté, et à la Reine également, et à toute l'auguste famille pareillement. Ainsi soit-il:—

“Au Roi dont j'espère qu'il soutiendra mes titres, mes prérogatives, et qualités de Caissant, dont sa sainteté et sa Majesté ont honoré avec un zèle et félicité, le Roi de Mississippi, Cardinal-Laïque et Pape-Laïque, cordon bleu, Généralissime des mers orientales et occidentales, qui me procurent millions et milliards immenses.”

Achard[25] nous apprend dans une note de sa biographie de Joseph Bonnet, que Caissant eut le talent par ses facéties et sa crédulité de faire rire et d'amuser les autres, en menant une vie commode et agréable.

[25] Dictionnaire des Hommes Illustres de la Provence, Marseille, 1736, in 4o.

Après avoir diverti longtemps les habitants de Bignolles, il vint à Paris, et trouva moyen de s'insinuer auprès du Cardinal de Fleury. Il se disait aussi Cardinal, et le croyait, ou semblait du moins le croire. Caissant prouva que sa folie, sous le rapport du bien-être matériel, valait bien l'esprit des autres.

La suite de l'histoire de Caissant, que cite Brunet, n'offre rien de piquant ni d'agréable, dit Barbier, et il y a toute apparence qu'elle vient d'une autre main que la première partie. Il n'en est point parlé dans le Dictionnaire des Hommes Illustres de la Provence. Cette suite est presqu'entièrement composée de longues histoires épisodiques, absolument étrangères au héros principal, selon Barbier.

Cette monomanie d'être frère d'un roi de France, s'est renouvellée de nos jours, dans la personne de d'Aché ou Dachet, que les biographies ont oublié, quoiqu'il soit l'auteur de six ou sept volumes fort rares.

Quérard, dans ses Supercheries littéraires, tome 3, a réparé cet oubli, et nous apprend des faits qui nous obligent à faire entrer ce Namurois dans notre galerie.

Né en 1748, Dachet reçut son éducation au collège des Jésuites, et en 1768 accomplit ses vœux monastiques à l'abbaye de Floreffes.

Ce fut alors que sa folie paraît avoir commencé. Il nous a raconté lui-même sa vie, quoique d'une manière très peu intelligible, et son mariage avec sa nièce, fille de Louis XVI; car notre homme ne prétendait à rien moins qu'à être le Duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin, père de Louis XVI, par conséquent le véritable successeur de Louis XV, et frère aîné de Louis XVI, qu'il regardait comme un usurpateur.

En 1809 il s'occupait à Voroux-Goreux près de Liège, à imprimer lui-même ses Mémoires qui sont dédiés Aux Indiens, et intitulés: Tableau historique des malheurs de la Substitution, cinq volumes in 8o.

L'histoire de ce livre étant très curieuse, nous la donnerons ici, d'après le catalogue d'Alphonse Polain, Liège, 1842, in 8o, pages 14-16, qu'a suivi Quérard.

Comme en 1810 le pays de Liège faisait partie de l'empire Français, et qu'on y jouissait par conséquent de toute la liberté de la presse qu'avait bien voulu nous laisser l'Empereur, on prouva au sieur d'Aché qu'en vertu d'un décret de Novembre 1810, il n'avait pas le droit d'imprimer des absurdités, même pour lui seul, et sans avoir dessein de les vendre. On saisit sa presse, les quatre cents exemplaires de son livre, et l'on expédia le tout vers Liège, sous l'escorte d'un gendarme.

Lorsqu'on demanda au frère aîné du malheureux Louis XVI de faire connaître les motifs qui l'avaient engagé à imprimer ces six gros volumes in 8o, dont un exemplaire avait été envoyé au conseiller d'Etat Réal, à Paris, un autre à M. De Pommereul, directeur de la librairie, et le troisième réservé au Préfet, d'Aché répondit que ses motifs étaient: “Le désir et le besoin d'imprimer pour sa propre utilité, afin de démontrer qu'il avait droit au sacrement du baptême, et que l'abbaye de Floreffes l'ayant tenu en prison pendant dix-huit cent quatre-vingt-quatre jours et demi, il a cru pouvoir revendiquer, à la charge de ladite abbaye une somme de cent quatre-vingt huit mille, quatre cent cinquante florins, argent du pays, à raison de cent florins par jour d'emprisonnement.”

Le Synode de Liège avait déclaré, quelque temps auparavant, que d'Aché était un fou parfaitement caractérisé. Le synode ne s'était pas trop hasardé dans son assertion; mais on n'était pas d'une croyance aussi facile à Paris. On s'obstinait presque à voir dans l'ancien moine défroqué un conspirateur habile, un ennemi acharné de la dynastie régnante. M. Réal ordonna de surveiller attentivement cet effronté visionnaire.

Quant aux 400 exemplaires de l'ouvrage, Les malheurs de la Substitution, ils furent pilonnés le 17 et 18 Février, 1812. Les exemplaires envoyés par l'auteur, plus deux autres qu'on lui laissa, échappèrent seuls à cet immense désastre. Aux yeux du bibliomane, le livre de d'Aché a donc aujourd'hui un fort grand mérite, celui de la rareté; il n'a guère que celui-là.

A la Restauration on retrouve d'Aché à Paris, publiant une brochure, mentionnée par le Journal de la Librairie de M. Beuchot; Réclamation de Louis-Joseph-Xavier (D. D'Aché) contre la spoliation de ses biens, 1817, in 8o, de 58 pages.

Cet opuscule n'est pas moins rare, dit Quérard, que le Tableau historique.

M. Alphonse Polain croit que notre auteur est mort à Charenton.

Peut-être est-il encore plus difficile de trouver les trois Epîtres qu'Usamer publia à Nivelles (Belgique) et dédia à ses contemporains. Ce pseudonyme cache le nom d'un certain Herpain, de Genappe, qui, vers 1848, ayant eu le cerveau dérangé par les idées de progrès social, à l'ordre du jour alors, chercha à faire accepter, afin d'être plus universellement compris, une langue de sa façon, qu'il appelle Langage Physiologique. Il développa son système dans une brochure in 18o, format carré, dont il envoya un exemplaire à toutes les assemblées législatives de l'Europe. Celui qu'il destinait au Parlement Anglais, porte pour suscription: Aux Législateurs de la Grande Nation Anglaise, par leur serviteur Herpain, auteur.

Dans une note, à la fin de l'invocation, il prévient le lecteur qu'on a dû se servir de quelques chiffres, au lieu de lettres, les caractères nouveaux n'étant pas confectionnés. Usamer a soin de donner la traduction de son galimatias, et l'on peut juger par les deux lignes suivantes, que la précaution n'est pas inutile:—

Invocation.

Stat5nq facto oprolit2al n1, n1 foʌ2al ovo otano. Tunk tev oret2inpod etesas et etes, &c. &c.

Traduction.

“Aussitôt que votre présence majestueuse eut éclairé le néant, le néant fut fait le milieu de l'existence. Alors vous voulûtes régner favorablement sur des essences, et des principes d'êtres furent produits par votre généreuse fécondité, &c. &c.”

Nous ne croyons pouvoir mieux terminer cette esquisse que par les paroles de François de Clarier, sieur de Longval, dans son Hôpital des fols incurables:[26] “Qui ne voit combien est grande la folie qui règne parmy les hommes, puisque les plus sçavans d'entr'eux, qui devroient par conséquent estre plus sages que tous les autres, disent quelquefois des choses que les moins senséz n'oseroient mettre en avant?

[26] L'Hospital des fols incurables, où sont déduites de poinct en poinct toutes les folies et les maladies d'esprit, tant des hommes que des femmes; tiré de l'Italien de Thomas Gazoni, et mis en nostre langue par François de Clarier, sieur de Longval, professeur ez mathématiques et docteur en médecine, 1 vol. in 8o, 1620.

“Pline n'est-il pas plaisant de dire que le poète Philetas estoit si maigre et si gresle de corps, qu'il luy fallait mettre un contrepoids de plomb à ses pieds, pour empescher que le vent ne l'emportast? Ne nous en baille-t-il pas bien à garder quand il dit que sur le lac appelé Tarquinien, il y eut jadis deux forests qui flottoient par dessus l'eau, ores en figure triangulaire, tantost en rond, et maintenant en quarré. La folie de Cœlius n'est pas moindre quand il nous conte qu'un certain monstre marin, homme par devant et cheval par derrière, mourut et ressuscita par diverses fois. Elian n'est guère plus sage d'escrire que Ptolomée Philadelphe eut un cerf si bien instruict, qu'il entendoit clairement son maistre, quand il luy parloit grec. Les exemples sont sans nombre, mais tant s'en faut qu'un esprit si grossier que le mien puisse raconter toutes les folies que les écrivains, mesme les doctes, ont mis en avant, qu'au contraire je tiens qu'entreprendre un si long ouvrage seroit de mesme que vouloir délasser Atlas, et le descharger de son fardeau; il me suffit de dire que le sage peut s'escrier à bon droict: J'ay veu tout ce qui se faict sous le soleil, qui n'est qu'affliction d'esprit et que vanité! et: Stultorum numerus est infinitus.”

En réfléchissant sur les faits que nous venons de passer en revue, il nous semble que l'on expliquerait beaucoup mieux les différentes sortes de folie, comme le dit le docteur J. Moreau dans son ouvrage intitulé: Du Hachisch et de l'aliénation mentale, si l'on admettait l'identité psychologique de la folie et de l'état de rêve. Il n'est pas de rêve dans lequel ne se retrouvent tous les phénomènes de l'état hallucinatoire. La folie est le rêve d'un homme éveillé; l'état de rêve est le type normal ou psychologique de l'hallucination. A quelques égards l'homme à l'état de rêve, éprouve, au suprême degré, tous les symptômes de la folie; convictions délirantes, incohérence des idées, faux jugements, hallucination de tous les sens, terreurs paniques, impulsions irrésistibles, et, dans cet état, la conscience de nous-mêmes, de notre individualité réelle, de nos rapports avec le monde extérieur, la liberté de notre activité individuelle sont suspendus, ou, si l'on veut, s'exercent dans des conditions essentiellement différentes de l'état de veille. Une seule faculté survit, et acquiert une énergie, une puissance qui n'a plus de limites. De vassale qu'elle était dans l'état normal ou de veille, l'imagination devient souveraine, absorbe et résume en elle toute l'activité cérébrale. C'est ainsi que s'explique et que l'on comprend beaucoup mieux comment les Fous écrivent parfois des choses sensées, et comment des esprits ordinairement très sensés ont de temps à autre écrit de grandes folies. Les uns comme les autres rêvent tout éveillés, l'association normale des idées échappe peu à peu à la volonté, la conscience de nous-mêmes s'affaiblit, et nous passons de la vie réelle à celle de l'imagination.

Un des phénomènes les plus constants dans le songe, comme dans la folie, c'est que le temps et l'espace n'existent plus; le célèbre Robert Hall, le grand prédicateur, disait à un de ses amis, après être revenu d'un des accès de folie qu'il avait de temps à autre: “Vous et mes autres amis me dites que je n'ai été enfermé que durant sept semaines, et je suis forcé de vous croire, car la date de l'année et du mois correspond à ce que vous et eux dites; mais ces sept semaines m'ont paru sept années. Mon imagination était tellement active et féconde que plus d'idées m'ont passé par l'esprit durant ce temps, que pendant n'importe quelle période de sept années de ma vie.”

Une esquisse de la folie littéraire n'est pas, à notre avis, un sujet de pure curiosité bibliographique. Il serait possible d'en tirer des conclusions d'une nature toute pratique, si l'on voulait examiner sans préjugé, avec zèle et une connaissance approfondie du sujet, dans toutes ses variétés, les circonstances qui ont de l'analogie avec les faits que nous venons de détailler. Un dérangement mental, dit le docteur Conolly,[27] peut exister, sans être ce qu'on appelle communément de la folie: “without constituting insanity in the usual sense of the word,” et ce qui produit ce dérangement est souvent une cause physique. Par contre, les causes morales amènent fréquemment le dérangement physique du corps, ce qui a fait dire à un des plus grands philosophes de l'antiquité que tous les désordres des fonctions du corps humain ont leur cause dans les désordres de l'esprit. La science a-t-elle assez soigneusement étudié ce qu'on appelle folie, sous ce double rapport?

[27] Inquiry concerning the Indications of Insanity.

Si des choses très sensées ont été écrites par des individus, dont le cerveau était évidemment dérangé, de même le travail de la pensée et les opérations de l'esprit ont achevé durant le sommeil et en rêve, chez plusieurs hommes célèbres, ce dont ils se sentaient incapables, étant éveillés.

Désespéré de ne pouvoir composer un morceau de musique, et accablé de fatigue, Tartini s'endort, et en rêve il arrange sa fameuse sonate du diable, qu'il se hâte d'écrire de mémoire à son réveil.

Condorcet nous apprend que parfois des calculs difficiles qu'il ne pouvait achever, se sont terminés d'eux-mêmes, dans ses rêves.

Hermas dormait lorsqu'une voix lui dicta, dit-il, le livre qu'il intitula le Pasteur.

Franklin racontait à Cabanis que les combinaisons politiques qui l'avaient embarrassé pendant le jour, se débrouillaient parfois d'elles-mêmes, en rêve. Les nombreux exemples de ce genre, qui sont consignés dans maints ouvrages, formeraient un curieux pendant à notre esquisse de la littérature de la folie, et serviraient à prouver, une fois de plus, que l'état hallucinatoire est plus fréquent qu'on ne le croit.

HISTOIRE DE LA LITTERATURE DES FOUS.

DEUXIEME PARTIE.

BIOGRAPHIES.

BLUET D'ARBERES. PREMIERE SECTION. BIOGRAPHIE. En conséquence de la rareté et de la singularité des publications de ce fou littéraire qui nous avertit lui-même, dès son début qu'il ne sait ni lire ni écrire, et qu'il compose par l'inspiration de Dieu et sous la conduite des anges, presque tous les Bibliographes se sont occupés de lui, mais en mêlant au vrai, nombre de suppositions et d'erreurs. Les suppositions avaient leur cause dans les notions vagues d'après lesquelles on parlait des écrits de Bluet dont probablement pas un des critiques et des bibliographes antérieurs à notre époque, n'avait lu en entier les fragments qu'il pouvait avoir à sa disposition. Les erreurs résultaient de l'impossibilité de consulter l'ensemble de ses compositions dont les très rares exemplaires sont tous défectueux et incomplets.

Des recherches plus soigneuses que celles que l'on avait faites jusqu'à présent, et un heureux hasard ayant fait découvrir plusieurs parties des œuvres de Bluet, on a examiné plus attentivement les détails que l'on possédait déjà, et l'on s'est de nouveau occupé des bizarres élucubrations du Comte de Permission. Les trois écrivains qui ont exploré ce champ ingrat avec le plus de succès sont M. Deperrey dans sa Biographie des hommes célèbres du Département de l'Ain, M. Paul Lacroix dans deux articles du Bulletin du Bibliophile, de Techener, et M. Gustave Brunet, dans la Biographie Universelle, de Didot.

Le premier a mis en œuvre les renseignements biographiques fournis par Bluet lui-même, mais en nous les présentant sous une forme moderne. Nous avons préféré, après avoir lu d'un bout à l'autre trois exemplaires différents des œuvres de Bernard Bluet, de lui laisser son style simple et naïf, et de choisir dans son œuvre entière les détails romanesques mais vrais de cette existence vagabonde, tels qu'il les fournit lui-même.

Dans la partie Bibliographique nous présenterons ce que les divers livres offrent de plus curieux, et profitant des recherches faites jusqu'à ce jour, nous serons à même de donner une esquisse passablement complète de l'homme et de l'auteur.

Charles Nodier dans une notice pleine de son esprit et de sa causticité habituels, nous a donné un excellent article critique sur Bluet d'Arbères et sur ses œuvres, dans le Bulletin du Bibliophile, de Techener. Quoique plusieurs autres bibliographes se soient occupés de Bluet, comme nous allons le voir, Nodier est le premier, à notre connaissance, qui soit entré dans quelques détails sur sa vie et ses écrits bizarres. “J'aime à penser,” dit-il, en terminant sa notice, “que Dubois, Gaillard, Braguemart et Neuf-Germain portèrent les quatre coins du poêle funèbre de Bluet; c'étaient des fous de même force.”[28]

[28] Gaillard avait été valet de pied, puis cocher, dit Nodier, avant d'être poète. Il avait reprit l'artifice commode de Bluet d'Arbères, et ses lettres adulatrices aux belles dames de son temps sont assez passables pour des lettres de cocher. Ses poésies parurent en 1634, et sont très rares.

Nous avons parlé ailleurs de Dubois.

Quant à Louis de Neuf-Germain, que Bayle désigne comme étant un peu fou, pour ne rien dire de plus, il vivait sous le règne de Louis XIII. Le Duc d'Orléans le nomma son poète Hétéroclite et Neuf-Germain prit sérieusement ce titre à la tête de ses ouvrages. Le Cardinal de Richelieu se plaisait à lui entendre répéter ses plates bouffonneries. On ignore l'époque de sa mort, mais les contemporains en parlent encore comme étant vivant en 1652. Sarrasin, Voiture et Boileau se sont occupés de ce fou littéraire dont les œuvres furent publiées en deux volumes in 4o en 1630 et 1637, sous le titre de: Poésies et rencontres du sieur de Neuf-Germain.

Examinons brièvement ce que savait la critique littéraire sur Bluet, avant Charles Nodier.

L'article que Flögel[29] consacre à notre auteur, résume assez bien, sauf quelques oublis, ce qu'on en savait à cette époque. Il indique la contradiction entre Prosper Marchand et Beyer,[30] sur la nature même des œuvres de Bluet, l'un affirmant que c'est un petit volume, et l'autre que c'est un gros ouvrage. Flögel qui probablement n'en parle que par ouï-dire, penche pour le dernier avis. Au fond ils n'ont peut-être tort ni l'un ni l'autre. Marchand a voulu parler du format, et Beyer de l'épaisseur de ce petit volume, lorsque tout est réuni (dickes Buch). Il paraît que du temps de Flögel on n'avait connaissance que de cent trois des livres, ou morceaux numérotés de Bernard. On n'était guère d'accord non plus, sur la signification de ces visions. Les uns n'y voyaient que des énigmes incompréhensibles, les autres y trouvaient un sens mystique caché et profond; enfin une troisième classe y reconnaissait la science de la pierre philosophale, tant il est vrai de dire:

Un fou trouve toujours un plus fou qui l'admire. Bayle, dans sa correspondance, lettre 187, (et non 137, comme le dit Flögel,) nous apprend qu'il ne savait rien sur Bluet d'Arbères, mais, ajoute-t-il: “j'espère rencontrer quelque chose, du moins fortuitement, dans le cours des recherches que je fais, sur le Comte de Permission.”

[29] Geschichte der Komischen Litteratur. Ersten Haupstück 17ième siècle, 2ième vol. p. 528.

[30] Memoriæ librorum rariorum, p. 49.

Le Duchat fit copier le commencement de Bluet par M. Du Fourni, auditeur de la chambre des comptes, et dans cette copie il est fait mention, pour la première fois, d'une circonstance que Bluet nous apprend lui-même, c'est la couverture diversement coloriée dont il faisait relier les plaquettes, qu'il appelait des livres.

“Le 2me livre d'oraisons était couvert de bleu céleste.

“Le troisième livre des sentences, couvert d'orangé.

“Le 4me livre des prophéties est couvert de rouge.

“Le 6me livre des songes, est couvert de bleu et de noir, &c.”

Le Duchat, dans une remarque sur un passage de La Confession de Sancy, fait une observation très naïve, et qui prouve qu'il n'avait qu'une idée bien vague du Comte de Permission: “Il y eut à la cour d'Henri IV, dit-il, depuis 1601 jusqu'en 1605, un homme de ce nom-là, qui n'y avait pas fait fortune, et qui dépendait de quelque ministre, comme pouvait être M. De Sillery, garde des sceaux, chez lequel il avait la commission de revoir les ouvrages pour lesquels on demandait un privilège.”

La pensée de donner cette étrange position à un homme qui ne savait ni lire ni écrire, aurait été des plus bouffonnes. C'est un curieux exemple du danger qu'il y a de faire des suppositions sur un auteur dont on n'a guère lu les ouvrages.

Prosper Marchand[31] accorde huit lignes à notre Comte de Permission, de l'existence duquel il n'est pas même fort assuré, car il en parle comme d'un personnage “qu'on prétend avoir paru à la cour de France, au commencement du 17me siècle, et qu'on croit avoir été une espèce d'administrateur de la librairie, ou d'examinateur des ouvrages à publier, sous l'autorité du Chancellier.”

[31] Dictionnaire historique, t. 1ier, p. 203.

Ceci n'est pas mal, comme mystification dans l'histoire littéraire, mais Prosper Marchand ne s'arrête pas en si beau chemin: “Il y a sous ce nom (celui du Comte de Permission) un petit livre extrêmement rare, et connu de très peu de personnes, dont surtout les partisans de la pierre philosophale font beaucoup de cas!” Il faut dire cependant, à la décharge du biographe, que, convaincu de la nullité de ses renseignements, il donne tout au long en note, ceux de l'auteur des remarques sur les lettres de Bayle, dont nous avons parlé ci-dessus.

Il avait eu sous les yeux l'ouvrage de Bluet d'Arbères, car il le décrit et en donne même des extraits. Comprend-on, après cela, que non seulement il n'ait pas la moindre idée de son contenu, ni de la date de l'impression (indiquée cependant presqu'à chaque livre) mais encore qu'il forge à plaisir un faux titre dans un catalogue!

Il est curieux de citer les paroles mêmes d'un bibliophile aussi exact.

“Le Comte de Permission est un petit livre très rare” (d'abord le Comte de Permission non seulement n'est pas un livre; ce n'est pas même le titre d'un ouvrage quelconque). “C'est une espèce de catalogue de livres feints et imaginaires;” (ne croirait-on pas qu'il s'agit d'une seconde bibliothèque de Saint Victor?) “qui contient 42 feuillets,” (et ce malheureux Bluet croyait avoir composé 173 livres!) “Les chimistes regardent le Comte de Permission comme un ouvrage de philosophie hermétique, où l'on a développé, sous diverses figures emblématiques, l'art de transmuter les métaux, et c'est ce qui fait que les curieux le recherchent encore quelquefois,” (et c'est ainsi que l'on écrit l'histoire des livres!) “Pour moi, j'aime mieux le regarder comme une satire assez froide de diverses personnes du temps de Henri IV, et c'est sous cette idée que je me souviens d'en avoir ainsi fait dresser le titre, dans le catalogue de la Bibliothèque de M. Cloche, qui fut vendue publiquement à Paris en août 1708: Le Comte de Permission, ou 42 portraits satiriques et allégoriques de différentes personnes du temps de Henri IV, en forme de titres de livres; avec figures, en 1603, in 12o.”

Le trop confiant Flögel a été pris à ce piège d'un faux titre, qu'il a donné comme un ouvrage véritable. Pierre de l'Estoile, dans son Journal de Henri IV,[32] nous fournit une description plus précise de notre auteur et de ses ouvrages: “En ce mois” (août 1603) dit-il, “courait à Paris un nouveau livre d'un fol courant les rues, qui se faisoit nommer le Comte de Permission, lequel ne savoit ni lire ni écrire, comme il en donne avis à chaque feuillet, et ce qu'il faisoit et écrivoit, étoit, à ce qu'il disoit, par inspiration du Saint Esprit, c'est à dire, de l'esprit de folie qui le possédoit, comme il apparoit par ses discours, où il n'y a ni rime ni raison, non plus qu'en ses visions. Il a mis dans ce beau livre, la Reine, tous les princes et les princesses, dames et damoiselles, dont il a pu avoir connaissance, tant étrangers, qu'autres, avec des étymologies et interprétations de leurs noms, fort plaisants et à-propos, selon le proverbe commun qui dit que les fols rencontrent souvent mieux et plus à-propos que les sages. Ce beau livre imprimé à Paris, à ses dépens, et avec permission de Monsieur le Chancellier, est bien digne du siècle de folie tel qu'est le nôtre.”[33]

[32] Tome 1, pages 259-260.

[33] Nous verrons plus loin pourquoi de l'Estoile ajoute que le métier de ce fol était d'être charron, et qu'il montait en Savoie l'Artillerie du Duc, où on disoit qu'il se connaissoit fort bien.

Garnier, un des commentateurs de Ronsard,[34] range aussi notre Bluet d'Arbères au nombre des fous, dans une note d'un passage relatif à l'époque précédant les guerres civiles de France, où l'on voyait errer parmi les villes, des hommes:

Barbus, crineux, crasseux et demi-nus, Qui, transportés de noires frénésies, A tous venans contaient leurs fantaisies En plein marché ou dans un carrefour, Dès le matin, jusqu'à la fin du jour. [34] Edition de Paris, in folio, 1623.

“Tels,” dit Garnier, “que nous avons eu de notre temps le Prince Mandon, le Comte de Permission et maître Pierre du Four l'Evesque.”

De tous les Bibliographes anciens, De Bure le jeune est celui qui a donné les détails les plus exacts sur les œuvres de Bluet d'Arbères, d'après l'exemplaire de la Bibliothèque du Duc de la Vallière, le plus complet à cette époque.

La Bibliographie allemande moderne s'est aussi occupée de notre auteur, et Grässe lui a consacré une notice exacte, mais peut-être trop concise,[35] où il avance, sans que nous puissions nous imaginer sur quel fondement, que les œuvres de Bluet d'Arbères sont une imitation du Seconda Libraria di Doni.

[35] Lehrbuch einer Allgemeinen Literärgeschichte aller bekannten Völker der Welt, Von Dr J. G. Ch. Grässe. Leipzig, 1856, tom. 3, section 1ère, page 502.

Présentons maintenant l'autobiographie de notre original.[36]

[36] Bluet commence à raconter sa vie au 70ème livre, imprimé le 10 Novembre, et dédié au Duc de Maines. Nous indiquerons successivement les livres dans lesquels il continue sa narration, en y faisant entrer les détails qu'il a répandus dans un grand nombre d'entr'eux.

Moy Bernard de Bluet d'Arbères, Comte de Permission, chevalier des ligues des treize cantons de Suysse, naquit l'an 1566, à Arbères, terre de Gex, auprès de Genève, issu de petite maison et pauvres parens. Ils estoient de la religion Philistienne. Tout ce qu'ils m'ont appris c'est mon Pater et le Credo en François. Mon village est en une boissière (vallée). Du coté du Soleil couchant il y a des montagnes, où il n'y a que rochers et herbes de senteur. Du coté du Levant, il n'y a que marescages. Je me souviens de tout ce que j'ay dit et fait, depuis que j'estois au berceau.

Quand je commençay à cheminer, je montois dessus de grands coffres de paysans, et chantois à haute voix: Domine.

Les paysans qui avoient semé du millet, avoient mis des images de nostre Seigneur dans les champs pour faire peur aux oyseaux. Je les allois prendre, à cause que nostre Seigneur y estoit en peinture.

Nous étions alléz mener les brebis André Bure et la Tivène de Trec, auprès du chesne du Baissot; eux avoient beaucoup plus de temps que moy. Voicy que le loup commence a venir prendre de nos brebis, alors je commence à réclamer l'aide de Dieu, et à l'instant le loup quitta les brebis… Depuis l'age de quatre ans je n'ay eu que du travail et point de repos.

Mon père me fit le gardien de toutes les brebis du village. J'avois entendu dire que Dieu avoit promis que quand on seroit deux qui parleroient de luy, qu'il seroit au milieu des deux. Je me mettois en teste et croyois que moy seul suffirois, et que Dieu pouvoit aussy bien m'assister qu'à un grand troupeau… Mon frère Michel prenoit plaisir à dire des chansons, estant aux champs avec les brebis. Il estoit loué et estimé par les filles, et je n'estois point loué ny estimé, parceque je ne sçavois pas dire de chansons. Mais pour cela le loup ne laissoit de luy manger ses brebis, ce qui ne m'arrivoit point.

J'hayssois fort la paillardise jusques à l'age de sept ans. Quand je voyois des femmes et des filles, j'allois me cacher derrière des lits… Je n'avois pas une heure de relasche; on me faisoit aller quérir du bois sur les épaules. J'avois fait un petit chariot pour aller le quérir, et mes compagnons venoient tirer le chariot avec moy, encore qu'ils fussent de plus grande maison que moy.

Au temps qu'il falloit retirer le foin et le bled, l'on m'envoyoit par les montagnes pour faire du ramage pour donner aux brebis; je m'y tenois tousjours incessamment. Il y avoit un chasteau qui s'appeloit le chasteau Dyvone, proche de mon village: dans le chasteau, au belvar de l'haute cour, il y avoit Adam et Eve, l'arbre de vie avec le serpent, représentés au naturel, et ne leur manquoit que la parole. Aussitôt que je me pouvois desrober, j'étois incité et induit pour aller voir ceste belle histoire si hazardeuse et escandaleuse. Je ne faisois que penser aux grans dons des graces et faveurs que Dieu avoit fait au prophète Royal David, et à Moyse, et me représentois tousjours ces deux grands personnages.

La plus grande ambition que j'avois en ce temps c'est qu'il pleust à Dieu de me faire la grace que je peusse estre prédicateur. Les clercs estoient de grand renom et respect. J'empruntois des livres de mes compagnons, et y regardois quand j'estois aux champs àfin qu'on eust creu que je sceusse bien lire, et m'estois toujours d'avis qu'un ange me devoit parler et me représentois toujours le jugement de Dieu devant ma face. Je priois incessamment Dieu… Je me faisois accroire en ce temps-là que si j'eusse esté du temps de Jesus Christ, j'eusse tout quitté pour le suyvre… Je disois à mes compagnons: “quand je seray grand, vous me verrez suivre des princes, puis des roys, s'il plaist à Dieu, et porteray de leurs mesmes habits, satin et velours, avec passemens d'or.” Ils ne faisoient que rire, mais mon dire s'est trouvé estre véritable.

En l'an 70, du temps que le Duc Darue passa par Chamberry en Savoye pour aller en Flandre, ceux de Genève et de mon pays craignoient que les Espagnols ne leur fissent la guerre, et disoient: Les gendarmes nous viendrons couper la gorge! Je me consolois avec Dieu, aux champs, à mes brebis. Je disois: Hélas! où irai-je me cacher, afin qu'ils ne me coupent la gorge! Je priois Dieu qu'il prolongeast cet accident jusqu'à ce que je fusse en age, que je pusse entrer au service et en crédit, par la miséricorde de Dieu, avec ceux qui peuvent allumer le feu et l'esteindre. Mon Dieu a entendu ma voix, m'ayant envoyé au service de Charles Emmanuel Duc de Savoye en l'an 85, où je suis demeuré jusqu'en l'an 1600.[37]

[37] Livre 47ème.

De sept ans à dix[38] mon père voulut me faire berger de vaches; j'avois accoustumé de garder les brebis jusqu'alors, qui est la plus noble beste qui soit en toutes les bestes, après la colombe. Il m'estoit bien fascheux d'aller aux marescages là où il n'abite que des bestes sales. Je demanday à mon père qu'il me laissast garder les brebis, car ce m'estoit plus honorable que de garder les vaches, mais il me respondit, qu'il n'estoit pas si profitable. Il me fallut donc estre gardien de vaches. Comme je n'avois pas peur que le loup les mangeast, je me livrois aux pensées de l'ambition. Je faisois des cuirasses des escorces d'arbres, et des morillons des citrouilles, et force espées de bois, des paniers de bois, artilleries de bois, arquebuzes et pistoles de bois, et les canons estoient des clefs percées, trois tambours, et les caisses des tambours estoient d'escorces de cérisier. Prenant les lettres de parchemin qui estoient des contracts et testaments de mes prédécesseurs, pour en faire les fonds des tambours, prenant les filets pour faire les cordages. Je faisois des paniers d'ozier et les envoyois vendre à Genève pour avoir de l'argent pour acheter du taffetas pour faire des enseignes de guerre. Après avoir fait tout cela, je le cachois par dedans la paille, afin qu'on ne trouvast ces artifices. Je fis un coffre de la longueur d'un escabeau, trois pieds de long et deux de large. J'achetois des jettons marqués de la Fleur de Lys du Roy de France, et en empruntois encore à Janet Gaudar et les estendois sur le sable. J'empruntay une grosse gibecière de Pierre Rouzé, principal du village, et la remplis tant de sable que de jettons, et la mis dedans le coffre. Je prins une chambre qui estoit sur quatre colonnes de bois faictes avec des ais. J'y mis tous mes artifices de guerre. La chambre estoit à un de mes voisins.

[38] Ceci appartient au 71ème livre, qui a en tête une gravure surmontée d'une couronne, et qui représente le Comte de Permission gardant les moutons et pourchassant un loup.

Au village où je suis né, il y avoit de très belles filles. Mes compagnons estoient les bien-venus auprès d'elles, mais moy je n'estois ny bienvenu, ny aucunement caressé, à cause que j'estois sorty de pauvres gens de mépris.

J'estois déjà fort persecuté en ce temps là à caresser et aymer les belles filles, jusqu'à considérer dans mon esprit quand viendra le temps que les femmes seront à bon marché.

Je hayssois tous les autres vices, mais je trouvois que celuy là estoit le plus plaisant. Quand j'estois couché la nuict, toujours les mauvaises pensées me venoient attaquer, et me sembloit que si toutes les plus belles femmes et filles du village se fussent présentées à moy, que j'eusse accomply le plaisir de concupiscence.

Je priois Dieu journellement qu'il luy pleust me faire tant de grace que de me donner le savoir et la science pour pouvoir prescher à mes compagnons.

Je leur dis que j'avois un trésor, et ils me respondirent qu'ils vouloient en avoir leur part, autrement ils l'iroient rapporter au gouverneur de Gex.

Je leur respondis: je vous en feray part moyennant que vous ne le disiez point aux autres, et que vous soyiez petit nombre de gens. Incontinent ils l'allèrent dire à tous les autres, et j'en faisois du fasché, et cependant j'en estois bien joyeux, parceque ma cour et ma suite en seroient plus grandes. Je leur dis: vous vous contenterez de le voir, sans le toucher et n'entrerez qu'un à la fois dans la chambre. (Il suit ce plan et les introduit l'un après l'autre dans son arsenal, leur montrant le coffre de jettons, puis les fait sortir, et leur donne à chacun des noms de noblesse.) Je les fis armer de mes armes, battre mes tambours. J'avois fait une colombe de bois doré, et un baston de la hauteur d'un homme, avec une banderolle de fer-blanc doré, et une croix blanche à jour, au milieu de la banderolle. C'estoit ainsy un baston royal. Je le faisois tousjours porter devant moy, signifiant la grandeur de l'inspiration de Dieu. Alors mes compagnons de noblesse me disoient: que ferons nous de ce trésor; il faut que nous le partagions. Je respondis: je ne veux pas qu'un aussy grand trésor se disperse. Il faut voir s'il y a quelque chasteau ou seigneurie à vendre, nous l'acheterons tous ensemble, et serons frères. Toutefois je veux estre le supérieur de vous tous, et me rendrez obéissance.

Tout le plaisir et delectation que j'avois, c'est que je les faisois tirer à l'arbaleste et à la flesche, eux marchant en ordonnance, le tambour battant, les enseignes déployées.

Toutes les plus belles filles me venoient voir et me faisoient grande caresse et reverence.

Quand je fus à l'age de neuf ans,[39] il y avoit une paysanne, belle fille et riche qui estoit une voysine. Elle s'appeloit Antoinette Goandet. Mes compagnons me venoient prier que je parlasse pour eux à ceste paysanne. Alors je parlay pour un nommé Chateaufort, mais la belle me respondit que je parlasse pour moy et non point pour les autres, et qu'elle m'aymeroit mieux que celuy pour lequel je luy parlois. Je fus bien joyeux et content.

[39] Ceci appartient au 72ème livre dont la gravure représente le Comte de Permission et ses compagnons armés comme il l'a décrit plus haut, debout au centre de son artillerie, et le coffre aux jettons ouvert au milieu d'eux.

(Il devient amoureux, la mère de la jeune fille se fâche, le père de Bluet s'irrite. Notre héros s'enfuit de la maison paternelle, et se sauve au château de Grelly, à un quart de lieue de son village.)

Le seigneur du dict lieu estoit capitaine de cinquante lances pour le Duc de Savoye. Au chasteau se trouvoient la femme du seigneur, son fils et ses trois filles. Je dis à icelle dame: Madame, je vous prie humblement de me faire ceste faveur, au nom de Dieu, de m'amener à Rumilly avec vous. Elle me dit: que feras-tu quand tu seras là? tu es si petit, à quoy employeras-tu le temps?—Je prieroy Dieu le créateur afin qu'il luy plaise me faire la grace que je puisse devenir le maistre monteur de l'artillerie. Alors la dicte Dame m'accorda ma demande, et nous partîmes le lendemain… (admis au château, il y trouve le contrôleur du Duc, qui voulant probablement s'amuser, promet à Bluet de le faire entrer au service de son altesse, à raison de dix écus par mois; mais on ne le paie pas; il se plaint; on déchire le contrat que par plaisanterie on avait fait dresser par un notaire, et Bluet s'arme de patience contre sa mauvaise fortune.)

Au bout de quatre mois, on m'habille tout de boccassin incarnadin, espée et poignard, manteau et panache. Tous mes compagnons furent esmerveillés, puis je m'en retournay à Rumilly. Le jour de mon arrivée[40] les quatre compagnies de chevaux-leger firent montre, ensemble toute la noblesse de Savoye commençoit à s'armer et à se préparer…

[40] 73ème livre. Suite de sa vie jusqu'à l'âge de 16 ans.

J'estois en renom de plus en plus à cause de mon jeune age et de l'intelligence qui estoit en moy. Je n'avois que douze ans. Je demeuray six ans à Rumilly, et toute l'envie que j'avois c'estoit de m'amasser quelque somme d'argent, à la sueur de mon visage, et puis après me marier… J'avois ceste coutume que j'aymois à estre tousjours superbement habillé. A Rumilly je fis faire des habits de taffetas et satin.

Durant ces six années, je m'en allai quatre ou cinq fois au lieu de ma naissance, et je ne voulus jamais loger en la maison de mon père, mais je logeois en la maison du voisin qui s'appelle Nicolas Coindet; et six ans après, la maison de mon père est venue à tomber, et il a acheté la maison où je logeois… J'avois incité et sollicité mon père et ma mère qu'ils ayent à vendre le peu de biens qu'ils ont, pour s'en venir ailleurs, parceque le temps viendroit que les armées leur couperoient la gorge. Dix ans après, les Espagnols brûlèrent la terre de Gex; les femmes et filles furent forcées et violées, brûlées et massacrées. Mon père et ma mère furent liés et garottés. Mon père s'ecria Hélas! mon fils Bernard où es-tu, qui a monté l'artillerie de nostre prince? Les Espagnols dirent: est ce maistre Bernard qui a monté la croix? Alors mon père et ma mère furent déliés et libres. Tout le pays fut bruslé, sinon mon village qui fut préservé.[41]

[41] Livre 47ème.

A seize ans je quittay Rumilly,[42] et j'allay au chasteau de Monmeillan, principale place de toute la Savoye. J'allois offrir mes services à Monsieur de Bonvillar, gouverneur de la place. Une sentinelle donne avis qu'un jeune garçon vouloit parler au gouverneur. Celui-cy demande ce que je voulois, et je luy respondis: “Monsieur, depuis que Dieu m'a donné le jugement je n'ay eu d'autre dessein que de servir son altesse, pour accommoder son artillerie.” (Il est agréé et on lui donne un logement dans la forteresse. Le contrôleur du gouverneur lui offre, dit-il, une de ses maîtresses pour femme, mais il refuse par fierté. Puis il veut lui donner une de ses filles bâtardes, ce qui ne réussit pas non plus. Parmi plusieurs intrigues, qui toutes, dit-il, s'en allèrent au vent, il en raconte une fort originale, mais que nous ne pouvons placer ici.)

[42] 74ème livre. Portrait en pied de Bluet d'Arbères armé, et d'une femme de chambre tenant en main une quenouille. Au-dessus des portraits se trouve imprimée en deux lignes la légende suivante: “Outre que la figure est bien taillée, c'estoit la plus belle suivante qui fust jamais en tout le monde.”

Le gouverneur avoit parlé à son Altesse le duc pour moy, et lorsqu'il fust desmist de ses fonctions, elle commanda que j'eusse les mesmes franchises qu'auparavant. Quelque temps après le nouveau gouverneur me donna commission de monter toute l'artillerie, et qu'il n'y auroit jamais artisan qui seroit mieux récompensé de son Altesse, que moy. “Mais gardez-vous, dit-il, de vous marier encore de quelque temps, car tel ne vous voudroit donner sa Chambrière pour l'heure présente, qui avec le temps sera trop heureux de vous donner sa fille.” Je me tenois bien heureux d'avoir receu un aussy bon conseil de mon dit sieur le gouverneur, lequel j'ay observé jusqu'à présent.

(Bluet a maintenant près de vingt ans, et c'est probablement vers cette époque qu'il commença à avoir ses visions, au milieu d'amours multipliées, et de tours très fâcheux qu'on lui joue à chaque instant. Dans une de ses visions arrivée le 19 Novembre 1586 au château de Montmeillan, il lui sembla que des armoiries lui étaient données en rêve. C'était, dit-il, l'arbre de vie, avec sept racines entourées par deux serpents dont l'un a une tête de femme. Deux branches de laurier chargées de douze pommes entourent l'arbre, et le tout est surmonté par cinq couronnes, au-dessous desquelles est une colombe au milieu d'une gloire. Dans sa première oraison, il explique symboliquement ces armoiries qui se retrouvent plusieurs fois gravées dans ses œuvres.

L'année précédente, il était allé faire un pélerinage à St Claude, et il passa par le pays de Gex. Tous ceux de son pays se moquaient de lui, rapporte-t-il, et le traitaient de fou, parcequ'il leur recommandait de prier Dieu, vu que le temps approchait où les châteaux et maisons du pays seraient brûlés, et les habitans passés au fil de l'épée.

Laissons maintenant à notre héros le soin d'expliquer lui même ses amours et les tours dont il est la victime.)

Je dépendois grande somme d'argent pour adhérer aux desirs de Toinette.[43] Je faisois force collations et faisois manger force confitures à ma maistresse et à sa compagnie, jusqu'à luy donner tout ce qu'elle estimoit luy estre agréable. Mais l'on abusoit de ma bonté et de ma patience. Je payois tous les violons, et les autres dansoient à mes despens; je faisois l'amour et les autres la vie, c'est à dire la monte. Monsieur de Choizel, veneur de Madame la Gouvernante, prenoit du poulverin d'arquebuze, et me le venoit souffler contre les yeux, ce qui me faisoit beaucoup de mal à la vue. Encore ne se contentoit-il pas de cela, mais il prenoit la clef de mon coffre, et me prenoit tout ce qui estoit dedans. Il me venoit trouver dans ma chambre et me tiroit mes bagues d'or de mes doigts, et en faisoit son propre, ce qui m'occasionna de m'en plaindre à Monsieur le Gouverneur, et il me respondit que ma maistresse y mettroit du remède. Le dict Choizel estoit des mignons de Toinette. Je consideray qu'il n'estoit pas possible que le c. d'une p. me peust faire condescendre à vivre desreglement à l'encontre de la volonté de Dieu… Petits et grands se mocquoient de moy, et me faisoient des cornes. J'avois des visions que partout où ma maistresse logeoit, qu'il y avoit deux portes… Je demanday mon congé à Monsieur le Gouverneur, et satisfaction de mon travail.[44] Il me dit: le congé que je vous donne, c'est de garder de près votre maistresse. Je luy respondis: Monsieur, je ne seray jamais subject au c. d'une p., et il me respondit: Maugré de coquin! Monsieur, répliquai-je, si je suis coquin, mon esprit n'est point abastardy, et à l'instant il me donna mon congé par escrit, mais sans me donner aucun payment de ce qu'il me devoit… Je retournay au chasteau de Montmeillan, où je fus très bien venu et très honorablement reçeu… C'estoit environ un mois avant Noel. Dieu m'envoya une inspiration de demeurer trois jours sans boire et sans manger… et pour une repentance et pénitence, je voulus aller à pied nud, et marcher teste nue au plus gros de l'hiver, depuis Montmeillan jusques à nostre Dame de Means, qui est une bonne lieue de distance. Je ne portois que ma chemise et mes scarçons. Estant de retour, ma chair estoit toute noire, et alors me fust annoncé secret haut et puissant. Une voix me disoit: comporte-toy bien et sagement, car Dieu veut se servir de toy, et te veut faire prophète…

[43] Il raconte ceci au 75ème livre, celui où se trouve une gravure indécente représentant une femme nue, entrelardée par tout son corps de priapes ailés.

[44] 76ème livre.

(Au 78ème livre il raconte une autre vision, dans laquelle on veut lui faire épouser sa maîtresse qu'il nomme tantôt Toinette, tantôt Lucrèce de la Tornette, mais il ne veut pas se marier avec elle. Comme, en cette vision, il est très pauvre, et n'ayant pour tout vêtement que sa chemise, Toinette fait amener auprès de lui sept mulets tous chargés d'écus: Voilà, mon serviteur, pour vous remonter, dit-elle. Il désire savoir d'où vient tant d'argent, et elle répond: c'est son altesse qui me l'a donné, pour récompense de ce qu'il m'a fort bien embrassée. Allez, p., s'écrie Bluet furieux, je ne veux point estre remonté par votre…

Le gouverneur, sa femme et tout le monde disaient, et faisaient courir le bruit, rapporte-t-il, qu'il était devenu fou, et avait des transports au cerveau. Enfin touts ces tribulations cessèrent par la mort de Toinette qui mourut de la peste. Rendons la parole à Bluet.)

Le péché qui m'a le plus persécuté, c'est la tentation des femmes, et quand j'ay mangé, encore que je ne mange dissolument, et ne mange rien que je ne veuille que tout le monde sache, je ne suis pas si prompt pour prier Dieu, et l'incitement de Sathan me faict trouver belles les femmes… il m'a pris des envies de me faire crever les yeux pour éviter de les veoir; mais j'ay considéré que cela me détourneroit de faire quelque chose de grand, que j'ay envie de faire au monde, qui sera remarquable, s'il plaist à Dieu…

(Au livre 80ème il nous raconte que dans un de ces accès d'ascétisme, et tenté du péché de concupiscence, il s'en alla vers un cimetière des environs de Chambéry, s'y dépouilla tout nu, se fit un lit d'orties, s'y coucha et s'y roula de tous côtés. En revenant chez lui son corps était plein d'ampoules, et il alla trouver le chirurgien Blondel, pour se faire panser.)

Je dis au chirurgien: allons un peu dedans vostre chambre, et prenez vostre razoir, puis me recommandant à Dieu, faites justice de mon courtaud, ajoutai-je, qui veut faire la beste, pour trahir mon âme. Puis me donnant trois coups de razoir sur le petit bidet, je le fis recharger encore de deux coups, dequoy il y en avoit un qui entra fort profond. Le soir mesme je faillis perdre tout mon sang.

(Le livre 81ème contient une histoire assez curieuse, mais trop longue pour l'insérer ici, de deux squelettes avec lesquels il donne une leçon de morale à un gentilhomme qui voulait se servir de son intermédiaire pour obtenir les faveurs d'une maîtresse. Il paraît que les officiers de la maison du Duc de Savoye lui jouaient de cruels tours, auxquels le Duc même prêtait la main. Nous en laisserons raconter deux ou trois à Bluet.)

Mes ennemis mirent en teste à son altesse de me faire vanner dans une couverte, par plusieurs et diverses fois, puis me faisoient monter tous les chevaux les plus vicieux qu'il y avoit, mais je me comportois le mieux que je pouvois, comme d'effet je me tenois fort bien à cheval. On fit attacher deux grandes boucles de fer au coing d'une salle, avec une corde et une cuve; puis me faisoient mettre dedans ladicte cuve, et me faisoient tourner un longtemps. Je me consolois avec Dieu; mais après cela je demeuray fort longtemps sans me pouvoir recognoistre.

(C'est facile à croire, Pauvre Bluet! Pour récompense de ces mauvais tours, on lui donnait un superbe habit de couleur colombine, passementé d'un grand passement d'or. Don Juan de Mandoche lui donne un habit bleu celeste tout chamarré d'argent, et il lui donne encore vingt ducatons pour récompense de ce qu'il lui avait coupé la barbe.)

Le jour de caresme prenant j'arrivay en la ville d'Ast, et m'en vins loger au logis des trois Rois, et ne pensois pas sejourner deux jours, mais je m'y trouvay si bien, avec toute la Noblesse d'Ast, que j'y demeuray tout le caresme.[45] M. le comte de Neufville, sa mere et sa femme, M. De Salines et sa femme, M. De Callo et sa femme, qui est la plus belle femme d'Ast, et estoient tous de mes amis, et me donnoient de beaux habits et d'autres beaux présents. En la semaine saincte je m'en vins trouver le Roy David en triomphe et en bon équipage; j'avois de superbes habits et de grandes pièces d'or, et force perles et pierreries, et grand quantité de bagues. Mes habits estoient tous brochez d'or, doublez de toile d'argent. Quand le Roy David me vit, il fut extrêmement joyeux… De Quiers, il s'en vint faire feste à Turin…

[45] Livre 84ème.

(Là, on le présente à la fille du Président Provane, et sans doute pour s'amuser de lui, on lui conseille de faire la cour à la fille du président. Bluet prend la chose au sérieux, et le Duc même se mêle de la plaisanterie.)

Son Altesse alla faire ses Pasques aux Capucins, à Turin. Il avoit un valet de chambre qui s'appeloit Campois, qui avoit accoutumé de me faire du mal. Il incita son Altesse à me faire monter à cheval sans selle, ny bride, ny licol, puis le faisoit courir par un taillis là où je rencontray une branche coupée, laquelle entra deux doigts profond en ma chair, derrière le col. Je tombay en terre, comme un homme mort, puis me vint une postume, laquelle demeura sur moy fort longtemps. Mais pour cela je ne laissois de fréquenter Mademoiselle Provane une maistresse, là où j'estois le bien venu à toutes les heures où je voulois y aller, et estois toujours assis auprès d'elle, et ne mangeois que ce qu'elle me donnoit de sa propre main. Il advint que la peste se mit dans Turin, et le Roy David, ma maistresse Argentine, et toute la noblesse quittèrent la ville… Quand le Roy David vouloit aller à la chasse dans le parc de la forest de Turin, il me faisoit tousjours chercher, pour me mener avec luy. Un jour quand nous fusmes à la campagne, il me fit monter sur un arbre, puis me fit faire une grande prédication, et cependant il fit couper le dict arbre, et quand je voulois descendre, on me jettoit des pierres et cailloux, tellement qu'enfin je fus contrainct de me laisser tomber avec le dict arbre, en me recommandant à Dieu lequel me sauva. Une autre fois je m'estois sauvé dans une église à Turin, là où il m'envoya Monsieur de Trois Serve lequel j'avois nommé Roland le furieux. Il me fit monter en trousse derrière luy, puis il alloit me picquant les jambes avec ses éperons, jusqu'à ce que nous fusmes en la forest, et alors il me vouloit mettre à la mercy des sangliers; mais quand nous fusmes arrivés, la chasse estoit parachevée, et par la grace de Dieu les sangliers estoient morts, tellement que Dieu me sauva encore ceste fois.

Son altesse n'alloit nulle part qu'il ne fallust que j'allasse avec luy, et me faisoit tousjours coucher dans sa chambre, estant à Turin dans le chasteau. Je couchois sur un matelas auprès de son lict, où je faisois mes oraisons, et y prenois grand plaisir. Je me levois tousjours de bon matin pour m'en aller à la messe, et il me disoit que je ne devois poinct sortir du logis avant luy. Quand il dinoit ou soupoit, il me demandoit si j'avois diné ou soupé, et quand je disois que non, incontinent il me servoit luy-mesme de ses propres mains.

Le Roy David s'en vint demeurer à Avellane,[46] et me fit loger vis-à-vis du logis de ma maistresse. Puis il commença à dresser mon équipage avec un accoustrement d'un gros taffetas renforcé, de couleur bleu celeste qui sont les couleurs de ma maistresse, et estoit tout chamarré de passemens de fin argent. Tous mes laquais estoient vestus de bleu celeste, avec des passemens blancs. Tous mes chevaux et mulets estoient harnachés de bleu celeste, avec franges et panaches. Bref rien ne me manquoit, j'avois aussy un brave secretaire qui escrivoit bien.

[46] Livre 85ème.

Le monde murmuroit fort que le Roy David couchoit avec ma dicte maistresse, mais j'entrois à toutes les heures que je voulois, tant la nuict que le jour, en la chambre du Roy David, et aussy en celle de ma maistresse, et vous promets que je n'ay jamais trouvé femme ny fille en la chambre du Roy, et ne luy vis jamais faire mal à personne qu'à moy.[47]

[47] Quelle naïveté dans cet aveu!

Il estoit un jour allé à la chasse et ils prindrent un cerf, lequel il fit écorcher devant la porte de son logis, puis me fit attacher les cornes du dict cerf sur ma teste. Je luy dis: Roy David, pourquoy me faictes vous attacher les cornes de ce cerf, attendu que je ne suis poinct marié; c'est chose qu'il faudroit faire à ceux qui veulent estre agrandi et honoré par le c. de leur femme. Puis je tournay la teste avec les cornes, et en donnay un grand coup contre la teste de celuy qui me les attachoit. Le Roy David me dist: vous avez grandement offensé des gens d'honneur. Je respondis: celuy qui se sent galeux, qu'il se gratte. Il me fit alors apporter toutes mes bagues, qui m'avoient esté données à Milan, et les jetta devant les laquais, au jardin de Turin, et il y en eut quelques unes de perdues, dont je fus extrêmement fasché, et cependant le Roy David s'en resjouissoit. Quand nous fusmes arrivés à Vellane, le Roy David me dit: donnez aux pauvres tout ce qu'on vous a donné à Milan. Et je respondis: j'ay mon père qui est pauvre et qui n'a rien, parquoy je desirerois lui donner quelques commodités. Ne vous souciez tant seulement de vostre père, respondit-il, mais donnez entièrement tout ce que vous avez aux pauvres. Je repliquay par une response assez gaillarde: dernièrement que vous jouastes tant de mille escus, que ne les donnastes vous aux pauvres; considerez, je vous prie, que le temps perdu n'est jamais recouvré. Alors il fut fort fasché et irrité contre moy, puis fit prendre une couverture, et luy avec des nobles me mirent dedans, me descendirent en la rue, et me vannèrent devant les fenestres de ma maistresse, dont j'avois grande honte, et un grand deshonneur m'arriva; ce qui m'occasionna de lui demander mon congé, pour venir en France vers le grand Empereur Theodose, disant que je ne voulois plus demeurer avec luy. Je ne pouvois m'en aller sans son congé; mais dans bien peu de temps, nous fismes la paix, de manière que tout fut remis en grace. Je luy pardonnay et mis en oubly le mal qu'il m'avoit faict.

(Vers ce temps Bluet se mit en tête d'établir un ordre de chevalerie: L'ordre de l'admiration du grand jugement de Dieu. Les grands dominateurs, dit-il, qui seront vertueux, le porteront en or, mais les méchants ne le porteront point. Le ruban sera blanc.)

Je ne fais poinct de doute,[48] continue-t-il, dans un moment d'amère réflexion, que de tant de monde qui ont eu de mes livres, il n'y en aye beaucoup qui les ont méprisés et n'en ont faict aucune mémoire, mais de tant de livres que j'ay faict, tousjours il y en aura quelque petit nombre qui se sauveront en despit des diables… et ils seront meilleurs au dernier temps, que non pas à l'heure présente, et y aura un million d'amis qui rendront tesmoignage de ce que je suis, en despit des pauvres envieux. Je n'ay point reçeu de desplaisir sinon de ceux à qui j'ay faict du bien; mais en mon Dieu je me console.

[48] Livre 98ème.

(Enfin complètement dégoûté de son séjour en Savoie, par suite des mauvais traitements qu'il y recevait, et que toutes les cajoleries ne pouvaient lui faire oublier, il partit pour la France, ce qui comme nous l'avons vu, était un de ses anciens projets. Tout au commencement du 17ème siècle, nous le trouvons à Paris, et le 15 Mars 1601, étant à l'abbaye de St Germain, ses visions le reprirent de plus belle.

Au commencement de son séjour à Paris, il paraît qu'on lui accordait parfois un logement dans les grandes maisons où il plaçait ses pamphlets, car il répète à plusieurs reprises: “Au logis de Madame la Duchesse de Bouillon, j'eus une vision… Au logis de Madame la Princesse de la Marque, estant en contemplation… Le 7 Janvier, 1601, j'allay souper avec le Comte de la Forest qui estoit logé à la porte St Germain des prez. Le comte me donna une petite chambre auprès de la sienne.”)

Quand je suis venu en France, continue-t-il, j'ay remis quarante livres que j'avois fait escrire à des petits compagnons, au Comte Jacques de Montmaieu, Prince de Brandy… Estant à Lyon, Monsieur le Duc de Nemours, roy de valeur, me fist très grande caresse, et deffendit à ceux de la cour, qu'ils n'eussent à me faire aucun desplaisir, sous peine de l'estrapade.[49]

[49] Livre 48ème.

(Bluet raconte alors une aventure fâcheuse pour lui, mais assez plaisante. Un soldat l'attire dans un piège, lui enlève cent écus que les Espagnols lui avaient donnés, et le dépouille nu, jusqu'à la chemise, ne lui laissant autre chose qu'un méchant bas de chausse de toile.)

Arrivé à Paris, la première année le Roy me donna une chesne d'or de cent escus; les deux années suivantes, deux cens escus, et quarante escus pour la naissance de Monseigneur le Dauphin, Roy de paix, que le grand Abraham me donna.

J'ay receu cent francs de mes gages de ceste année présente, et cent escus que le Roy m'a faict donner pour le chariot et le livre de la représentation, que je donnay au Roy de paix; et me revenoit bien le dict chariot et le dict livre à cent cinquante escus, dequoy l'on me les a donnez, et quatre escus que l'Imperatrice me fist donner, et puis cinquante escus pour envoyer à mon père… Monsieur Bastien Zamet, le grand Abraham m'a donné la première fois quatre escus, et puis six escus en trois fois, et un habit dont j'en fis faire trois, et six chemises, sans autres bienfaits que j'ay receus de luy. Madame la Duchesse de Lorraine, royne d'espérance, sœur du grand Empereur, m'a donné six escus, et luy donnay un présent qui valoit quatre escus. Monsieur le Duc de Lorraine, le Roy Godefroy de Bouillon, me donna six escus, et ce à cause que je luy avois faict présent d'un beau livre qui avoit la couverture d'argent, et le dedans en velin, avec force belles petites figures, et mes oraisons escrites à la main, avec le prophète Royal David en bosse, en figure qu'il estoit berger, qu'il avoit tué Goliath, et en figure qu'il estoit Roy; dont j'en avois refusé d'un marchand quinze escus. J'avois fait faire quatre artilleries, qui estoit l'œuvre la mieux faite, tout le montage de mesme étoffe que le canon: il y avoit tout ce qui est requis en telles pièces: j'en avois faict faire quatre, qui estoit une œuvre rare, me revenant à seize escus, et ce trois ou quatre mois avant la naissance de Monseigneur le Prince Dauphin… Madame la princesse de Conty, Royne de Senaïque, me donna dix escus la première fois, et en plusieurs fois me donna trente escus, et un habit qui coustoit trente six escus. Elle me payoit toute la despense que je faisois. Madame la Duchesse de Nemours, Royne de la fleur de May, m'a donné la première fois huict escus, une autre fois douze, puis quinze, puis dix. Monsieur le Duc de Nemours, Roy Octavien, la première fois me donna un bel habit, qui valoit cinquante escus, et en plusieurs fois dix-huit escus. Madame la Duchesse de Longueville, Royne Esther, m'a donné deux escus, un beau manteau d'escarlate, doublé de fine frize, couleur de Zinzolin, qui valoit quinze escus, et un manteau de serge en broderies qui est estimé cinquante escus. Monsieur le Duc de Nevers, roy de valeur, me donna une medaille d'or qui pesoit huict escus, et puis un habit qu'il me donna du deuil de sa mère, et m'a faict donner un escu aux estrennes… Monsieur le comte et Prince d'Auvergne, Roy Cæsar, m'a donné six aulnes de velours, qu'il a faict prendre chez un marchand…

(Un grand nombre d'autres personnages donnent l'un un pourpoint, l'autre un chapeau de castor, un troisième un bas-de-chausse de serge, &c. &c. Monsieur Laurent de Cenamy lui fait présent d'une bouteille d'huile pour accommoder sa salade; Monsieur le Vidame du Mans, le grand supplice, lui donne le corps d'un haut de chausse rond, sans canons ni bas, qu'il vend pour deux écus, parceque, dit-il, il ne pouvait s'en servir. Quoique Bluet ne vécût pour ainsi dire que d'aumônes, il refusait parfois d'en recevoir par fierté. Il nous raconte qu'ayant dîné un jour chez M. De Chappes, le chevalier Dammont lui prit la main et y mit une pièce d'or; “mais, dit-il, je fis refuz parcequ'il m'a donné plusieurs fois, sans jamais l'avoir courtizé ni demandé. M. De Chappes me donna un jour sept quarts d'escus sans que je voulusse les recevoir non plus, à cause que j'ay honte, parceque j'ay reçeu plusieurs biens de luy.” Cependant peu-à-peu les donneurs se lassent et les libéralités diminuent. Le maréchal de Balaguy lui promet un habit, le fait venir trente fois chez lui, à cet effet, et finalement il ne l'obtient pas. Il offre à l'évêque de Noyon un beau chandelier qui valait six écus, et sa grandeur lui donne cinq testons! Voilà, dit tristement Bluet, la libéralité de ce Prélat! Il fait cadeau à Madame la Vidame du Mans d'un petit livre dont la couverture est en argent, façonné en lacs d'amour et le dedans de vélin, où sont écrites ses oraisons à la main, et comme grande dame, généreuse et recognoissante, elle m'a donné un chapelet qui vaut bien dix sols! “Messieurs les lecteurs, ajoute-t-il ailleurs, qui verrez ces escrits, c'est pour vous honorer, et c'est pour me mespriser en la despence que j'ay faicte pour imprimer mes livres, où j'ay despendu trois mil six cents escus. Je n'en fais aucune avarice, je ne l'ay point enterré en terre, ny caché en une muraille, l'argent va, l'argent vient, encore plus fou est celuy qui en amasse avec avarice, et qui y met son cœur.”

“Pour avoir donné de mes livres à des estrangers que je n'ay jamais veu qu'une fois, j'ay tiré plus de commodité d'eux, que des autres. Je ne les ay jamais courtisez, mais ils me sont venus rechercher, et m'ont mené à leur logis, et m'ont donné des habits et argent.” Il continue ensuite à détailler ses désappointements à cause des misérables aumônes qu'on lui faisait.)

Monsieur le Duc de Rouenne m'a donné deux escus en une fois! Monsieur Forcet Hardy m'a donné un quart d'escu en une fois! Le maistre d'hostel du Grand Abraham m'a donné un quart d'escu en une fois! mais, (ajoute-t-il, saisi d'une noble fierté,) j'en ay eu une revanche, je luy ay donné une medaille du grand Roy François, de nacre de perle, enchassée en argent doré! Véritablement, j'aymerois mieux estre avec quelqu'un qui ne me donneroit que le tiers de ce que j'ay reçeu, pour courtiser, que la grande somme gagnée avec tant de peine et de travail… Je plains le temps perdu!

(Les choses allaient de mal en pis, et il présenta enfin la requête suivante au Roi Henri IV.)

Empereur, la pension que vous m'avez donnée, et tout ce que vous pouvez m'avoir donné, il n'y a que pour m'entretenir de logis; il m'a fallu courtiser, le temps que j'ay esté en France, pour m'entretenir. Le courtisement que je fais aux autres, je le veux faire à vous tout seul… Je ne suis point demeuré en vostre France pour y faire des piperies, et n'y suis point venu pour avoir faict des friponneries, là où j'ay esté: mais suis venu avec un bel équipage bien accompagné d'un Charles Emmanuel, Duc de Savoye; et pour avoir prédict ce qui a esté récité à vostre avantage, j'ay esté disgracié… Le cœur me faict bien mal, me voyant dans une miserable nécessité, et m'estant veu avec luy en esquipage si honorable, entretenir de beaux chevaux d'Italie, et beaux mulets pour porter mon bagage; entrant en son cabinet secret à toutes les heures que bon me sembloit; dormant en sa chambre, auprès de son lict, au chateau de Turin; faisant bons offices à qui bon me sembloit; mes chevaux et mulets bardés de bleu celeste, et laquais et estaffiés accoustrés de même couleur… Je ne demande rien qu'une livre de pain que l'on donne aux chiens, de trois jours en trois jours, et je vous seray fidèle et obeyssant, sans jamais varier, à vostre service. Servez-vous de moy, et je seray le rocher qui ne s'esbranlera jamais. S'il ne vous plaist d'accepter ce que je vous dis par cet escrit, vous me permettrez que je secoue la poudre de mes souliers, et n'emporteray rien du vostre. Je quitteray tout, et sortiray tout en chemise, sans chapeau, sans souliers, me baignant la face de larmes, me resjouissant et louant Dieu le créateur, &c. &c.

(Il y a quelque chose d'espagnol dans cette manière de demander l'aumône, et qui ne devait pas déplaire à Henri IV.

Malgré ce qu'il parvenait encore à obtenir de temps à autre, la misère s'approchait à pas lents, et augmentait sans doute l'exaltation religieuse de Bluet. Lorsque la peste éclata à Paris vers 1606, il s'imagina que s'il se soumettait à une sévère pénitence, il parviendrait à détourner en partie le fléau. En conséquence il résolut de se vouer à l'abstinence et à la prière, et se proposa, dit-on, de jeûner pendant neuf jours de suite, mais dès le sixième, il devint si faible, qu'étant allé, vers le soir, faire ses oraisons au cimetière Saint Etienne, il y mourut de misère et de besoin.)

Il nous semble que la vie de Bluet d'Arbères, dont nous venons de donner un aperçu, présenterait un excellent cadre pour y faire entrer un tableau critique des hommes et des mœurs de la fin du seizième et du commencement du dix-septième siècle. Ses œuvres elles mêmes, lues avec attention, présenteraient bon nombre d'esquisses ingénieuses. Son enfance passée dans les champs, les marais et les bois de son pays natal, comme berger; sa jeunesse pleine de folles imaginations de grandeur et de gloire; sa fuite de la maison paternelle, à la suite d'une intrigue d'amour; son séjour à la cour du Duc de Savoie, ses voyages avec ce prince, auprès duquel il remplissait le rôle d'une espèce de fou de cour; ses mésaventures risibles; son arrivée à Paris, ses prospérités et ses misères dans cette capitale; son existence de bohémien littéraire, et sa fin misérable au milieu des tombeaux, où il meurt de faim, dans la pensée qu'il est une victime expiatoire de la peste; voilà certes des données suffisantes pour en composer un livre plein d'intérêt.

DEUXIEME PARTIE. BIBLIOGRAPHIE. Le recueil des œuvres de Bluet d'Arbères dont on ne rencontre jamais l'ensemble complet, et dont les exemplaires incomplets différent entr'eux dans le contenu des pièces qui les composent, formait dans l'origine 173 livres, ou morceaux numérotés, même 180, si l'on s'en rapporte à une note de l'abbé de St Léger, écrite en 1778, d'après l'exemplaire du baron d'Heiss; mais plusieurs de ces livres ne nous sont pas parvenus.

Ce qu'on en connaît jusqu'ici se réduit aux livres 1 à 85, et 91 à 103; à quoi il faut ajouter les livres 104 à 113, découverts depuis quelques années. Les livres 105 à 113 sont imprimés séparément. Il en est de même des livres 141 à 173, formant un volume composé de 200 feuillets, avec des gravures sur bois, et un titre ainsi conçu:

Dernières œuvres de Bernard de Bluet d'Arbères, &c. contenant les interpretations de la vie de Jesus Christ, imprimées à Paris, depuis le jour de Noël 1604, jusqu'au IXème jour d'avril 1605.

Ce volume supplémentaire dont trois ou quatre exemplaires seulement ont échappé à la destruction, se trouvait dans le catalogue de la vente des livres de M. le Comte de Mac-Carthy, et provenait de la Bibliothèque de M. Girardot de Préfond qui l'avait acheté 300 francs.

Le Bibliophile Jacob nous apprend[50] que ces trois ou quatre exemplaires furent trouvés en feuilles parmi de vieux papiers, dans les archives de la société des Jésuites, après l'expulsion de cette société par arrêt du Parlement en 1762. Ces livres de 141 à 173 avaient été condamnés à être détruits, comme renfermant des opinions bizarres et très hétérodoxes, sur la vie de Jésus Christ, qui auraient pu mettre l'auteur en danger d'être brûlé, comme hérétique, si sa folie n'eût été bien notoire. Les imprimeurs de Paris reçurent l'ordre de ne plus imprimer ses ouvrages, ce qui dut le priver de ses moyens d'existence ordinaires.

[50] Bulletin du Bibliophile Techener. Juillet 1859.

Ce recueil des Dernières œuvres de Bluet, étant extrêmement rare, M. Paul Lacroix en a donné, dans le No du Bulletin du Bibliophile indiqué ci-dessous, une description minutieuse, et de nombreux extraits des endroits les plus remarquables. Nous y renvoyons les curieux.

Quant à l'autre recueil des œuvres de notre auteur, en voici le titre tout au long:

“L'Intitulation et Recueil de toutes les œuvres de Bernard de Bluet d'Arbères, Comte de Permission, Chevalier des Ligues des XIII Quantons de Suisse; et Ledict Comte de Permission vous advertit qu'il ne sçait ny lire ny escrire, et n'y a jamais aprins; mais par l'inspiration de Dieu et conduite des anges, et pour la bonté et miséricorde de Dieu. Et le tout sera dédié à haut et puissant Henry de Bourbon, roy de France et de Navarre, grand Empereur Theodoze, premier fils de l'Eglise, Monarque des Gaules le premier du monde, par la grâce, bonté, et miséricorde de Dieu.

“C'est pour faire déclaration des livres qui ont esté imprimez en son nom, qui ont eu leur suite et effect; m'en observant trois de toutes mes œuvres, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de m'appeler. Et en sera donné de tous mes livres, reliez tous en un, des déclarations à tous les dominateurs et grands seigneurs de la terre, qui sont de mes amis, et sera dattée (sic) le jour et le temps qu'ils les auront receuz et seront imprimés, et seront prins pour tesmoignage pour déclarer la vérité des visions qui n'ont pas encore eu leurs effects, pour déclarer la vérité de celles qui auront leurs effects, s'il plaist à Dieu. Mai 1600, in 12o.”

Ce titre principal a une gravure sur bois, représentant le Calvaire, avec l'inscription, in hoc signo vinces.

Dans l'analyse suivante, nous ne présenterons aux lecteurs des extraits de ce que l'auteur veut bien appeler des livres, que lorsqu'ils contiendront quelque chose de remarquable, ou qui puisse compléter, sous certains rapports, la Biographie qui précède.

Le 1er Livre d'Oraisons, partie de 72 pages d'impression, a en tête une assez jolie gravure sur bois, représentant allégoriquement l'Arbre de vie. Cette gravure est reproduite plusieurs fois dans le cours de l'ouvrage.

Dans une courte préface l'auteur nous dit qu'il a commencé de faire imprimer le 19 Mai 1600, ce livre d'oraisons, qu'il a été réimprimé de nouveau, au nombre de deux mille exemplaires.

Ces prières ne manquent pas d'onction et d'un certain mérite, quoiqu'elles renferment deux ou trois propositions singulières, telle, entr'autres, que la distinction entre la pucelle et la vierge: “La première, dit-il, c'est avoir mauvaise volonté sans effect, la seconde c'est estre sans mauvaise volonté et sans effect.”

Nous consignerons ici une remarque que M. Paul Lacroix a faite le premier, et qui est importante, sous le rapport bibliographique, pour l'œuvre entière de Bluet; c'est qu'après avoir fait imprimer, à un nombre inégal, une édition de ses livres qui forment ordinairement 12 ou 21 pages in 18o, et en avoir distribué lui-même une partie, l'auteur faisait imprimer à part pour chaque livre deux feuillets qui n'étaient pas seulement destinés à figurer en tête de ce livre comme titre détaché et supplémentaire, mais qui devaient servir de prospectus pour attirer de nouveaux acheteurs, afin de vendre le reste de l'édition, et quelquefois une édition nouvelle. Ces titres-prospectus qu'il distribuait dans les rues, manquent souvent aux anciens exemplaires, ou se trouvent dans quelques-uns, sans les livres pour lesquels ils sont faits. Ceci sert à expliquer certaines différences entre les trois exemplaires que nous avons examinés, et la description donnée par De Bure le jeune.

Le deuxième livre d'oraisons, également imprimé à 2000 exemplaires, le 15 Mai, contient cinq cens clauses et est couvert de bleu céleste, dit Bluet, dans un des exemplaires que nous avons eus entre les mains. Dans un autre il n'y avait que le titre-prospectus dont nous venons de parler, c'est-à-dire deux feuillets contenant seulement le titre et une figure.

Pour les six livres suivants, aucun de nos trois exemplaires ne renfermant les livres complets, nous transcrirons les détails curieux donnés par M. Paul Lacroix, d'après l'exemplaire de M. Techener.

“Le 3ème livre, des sentences sans repliques, contenait trente-six feuillets, et fut tiré aussi à 2000 exemplaires. Il n'en restait plus que trois, lorsque le Comte de Permission fit paraître le titre-prospectus en deux feuillets, qui existe seul aujourd'hui, le livre étant perdu.

“Le 4ème livre, des prophéties, n'existe pas davantage, quoique les Bibliographes aient cité son titre-prospectus en deux feuillets où l'on apprend que ce livre contenant 60 feuilles, avait été dédié à Henri IV et tiré à deux mille exemplaires. Il n'en restait plus que quatre, tous les autres ayant été donnés au mois de Juin 1600.

“Le cinquième livre, des songes, contenait 24 feuilles. Il avait aussi été tiré à 2000, dont trois seulement restaient, après la distribution des exemplaires. Malheureusement ce livre-là n'est plus représenté que par son titre-prospectus.

“Le sixième livre, des visions, imprimé le 29 octobre 1600, contenait 24 feuilles; il était dédié au Comte de Laval: douze exemplaires seulement survécurent à la distribution générale de 2000 que le Comte de Permission avait fait imprimer.

“Le septième livre, de professie. Le titre-prospectus de ce livre offre un portrait de Henri de Bourbon, Prince de Condé, à l'âge de neuf ans, en 1597. Le livre tiré à 2000, dont il ne restait plus que cent, après la distribution, contenait douze feuilles, suivant ce titre-prospectus que les bibliographes n'ont pas connu: or comme il est composé de 24 pages, on doit en conclure que Bluet désigne les feuillets par le nom de feuilles.

“On trouve dans ces titres-prospectus la preuve irrécusable de l'existence de plusieurs livres en grand format, in 4o sans doute, qui ne sont jamais parvenus sous les yeux des bibliographes. On lit sur le titre-prospectus du 27ème livre du Chariot Triomphant: “Est en grand volume, et ne peult pas entrer en cestuy rang. Puis au dessous: Le 29ème livre est en grand volume, qui ne peult pas entrer aussi en cestuy rang.”

Dans la seconde édition du 7ème livre de professies l'auteur annonce que cette pièce a été réimprimée le 1er Janvier 1601 à cinq cents exemplaires, et dédiée à Monseigneur de Nantouillet.

Le 8ème livre, de 24 pages, contient l'interprétation et l'explication de la gravure qui représente l'arbre de vie. Ce livre est dédié: “à la plus belle demoyselle et Princesse Anne de Montofye, Duchesse de Lucé, Royne, nymphe des nymphes, et fille unique de la noble Senahic.”

A la fin de cette pièce se trouvent deux pages imprimées en italiques, indiquant la date précise de huit des livres de Bluet, et la couleur emblématique, selon lui, dont chaque livre était recouvert. Le verso du dernier feuillet contient une espèce d'apostrophe au Duc de Savoie, en latin.

Le 9ème Livre, des Rois, 24 pages, dédié à Henry de Bourbon, Roy de France, pour lequel 400 exemplaires ont été imprimés. Néanmoins ce livre se termine par les mots: “Le Comte de Permission en a fait imprimer deux mil copies.”

Dans d'autres exemplaires, ce livre est dédié à M. le Prince de Conty.

Ce n'est qu'une série de noms de fantaisie que l'auteur se plaît à donner aux Rois et aux grands seigneurs de l'Europe, dans le genre de ce qui suit: “Le Roy d'Espagne s'appellera Alexandre le Grand, monarque des trésors des Indes, parceque Alexandre possedait de grands pays, et qu'il étoit fils de Philippe. L'Archiduc d'Autriche s'appellera l'empereur des Attrapes, parcequ'il a attrapé la Bourgogne, et s'en est faict Prince; parcequ'il a attrapé les Pays-Bas, qui sont la Flandre, et parcequ'il a attrapé la Princesse d'Espagne, pour en faire sa femme.”

Le 10ème livre n'est composé que de comparaisons et d'épithètes bizarres, comme celles du livre précédent. Il a de même aussi une gravure de l'arbre de vie. On doit en avoir tiré deux éditions, car il est dédié à Monsieur de Beaumont, dans un exemplaire, et à Henri de Savoye, Duc de Nemours, dans l'autre, et chose assez singulière, l'impression, dans tous deux, est datée du 16 Mars 1601.

Le 11ème livre fut imprimé le 24 du même mois, “par le commandement du Comte de Permission qui en a faict la composition; et en sera imprimé deux rammes, dequoy en sera dédié deux cens coppies à Haulte et Puissante Damoiselle De Lorraine.”

M. Paul Lacroix nous apprend que dans d'autres exemplaires, la dédicace est adressée à Marie de Médicis Reine de France, et aussi à Ysabeau de la Tour. Ce livre traite “de toutes les premières du monde, Princesses, Roynes, dames et damoiselles de grande qualité, de noms, de surnoms et interpretations.”

Le 12ème livre traite “des grands seigneurs qui sont compris dans les terres du Duc de Savoye, Roy David, soit en Piedmont, soit en Savoye, et s'appellera le livre sans oubly.” Imprimé à 2000 exemplaires le 5 avril 1601, et portant en tête une gravure de l'arbre de vie.

Le 13ème livre a un de ces titres-prospectus d'un feuillet dont nous avons déjà parlé plus haut, d'après M. Lacroix, et au bas, on lit pour la première fois, selon le même bibliographe, cet avis, que Bluet a répété sur quelques autres titres-prospectus: “Le Comte de Permission prétend donner tous ses livres reliez ensemble, à tous ceux à qui il en a dédiez.”

Le 14ème livre, six pages, plus un feuillet non chiffré, fig.

Le 15ème livre, 12 pages, fig.

Le 16ème livre, 12 pages. M. Lacroix cite deux titres différents de ce livre, l'un de deux feuillets, avec le portrait du Comte de Permission agenouillé et entouré d'emblèmes; l'autre d'un seul feuillet, sans figure.

Le 17ème livre traite des visions du Comte de Permission et est dédié à Antoine Zamet, baron de cinquante mille escus, frère du Grand Abraham. 12 pages, sans fig.

Le 18ème livre renferme quelques détails sur la paillardise, et sur les Cornes de Moïse, d'un genre assez singulier.

Le 19ème livre est dédié à Bastien Zamet, le grand Abraham, marquis d'un million d'or, par la grace de Dieu. Douze pages, fig. Dans un autre exemplaire la dédicace est à Sebastian Zamet,—Grand Abraham, père de familles de toutes les Europes, riche de deux millions d'or par la grace de Dieu.

Le 20ème livre nous apprend que Bluet avait un frère boiteux, probablement gardien de troupeau, comme lui, d'après l'allusion qu'il fait.

Douze pages, et portraits en tête, de H. Du Plessis, R. Du Plessis, et Isabelle Du Plessis, la tant belle desirable.

Le 21ème livre, 24 pages, fig. du prophète Nahum. Dédié à Henry IIII, Roy de France et de Navarre. C'est une espèce de sermon à la manière de l'auteur, sur les dissentions entre les Catholiques et les Protestans. Quelques passages sont assez curieux, celui-ci entr'autres: “Voyla les prédicateurs des deux religions; la plus part de leurs prédications, c'est d'inciter de se couper la gorge les uns avec les autres. Voila le prédicateur de la religion Philistienne qui preschera que ces pauvres papaux font un Dieu de paste, et d'un goubelet d'argent, qu'ils sont idolastres. Voyla les autres prédicateurs de la religion Catholique, qui dirent: Ces Calvinistes sont des chiens qui mangent de la chair en tout temps. Le Comte de Permission vous avertit de la part de Dieu, que cela n'est point bon de rapporter toutes ces paroles… que de trente mille qui vont à l'église, il n'y en a pas un qui fasse son devoir.”

Le 22ème livre a douze gravures sur bois, qui remplissent plus de la moitié des pages, et qui sont tirées d'une Danse des morts.

“Il faut que je me résolve,” (dit Bluet, avec tristesse s'apercevant sans doute que ses livres ne se plaçaient plus aussi bien) “de me mettre en bon estat, comme cestuy là qui s'en va mourir et rendre l'esprit, avec une vraye repentance d'avoir offensé Dieu; et je ne pense estre que trop riche quand je n'aurois que deux chemises, si je vois mon frère Chrestien qui n'en a qu'une.”

Le 23ème livre, 12 pages, fig. Dédicace à Henri de Bourbon, Duc de Montpensier. Il y a deux titres différents pour ce livre, d'après les exemplaires.

Le 24ème livre, 12 pages, sans fig. M. Lacroix cite un titre de 2 feuillets avec les instruments de la Passion, et figure très singulière et très équivoque.

Le 25ème livre, 12 pages, fig. Deux titres différents.

Le 26ème livre. “Ce livre s'appellera, dit Bluet, le renouvellement des prophéties, dont la figure du prophete Nahum sera en teste.” 8 pages, fig.

Le 27ème livre; un titre de deux feuillets, avec figures. Un autre titre sans fig. Ce livre, dit M. Lacroix, qui avait été imprimé en grand volume, n'existe plus.

Le 28ème livre; un titre de deux feuillets, fig., 12 pages.

Le 29ème livre; titre de deux feuillets, avec armoiries des treize Cantons. Ce livre qui avait aussi été imprimé en grand volume, n'existe plus.

Le 30ème livre est une série de visions des plus bizarres, telles que: “Je voyois le soleil à ma fenêtre, lequel me crioit: ouvre moi la porte, que j'entre en la maison; je veux entrer et tu me fermes tousjours la porte.—Autre vision, que j'estois transporté en la Turquie, avec la femme du Grand Turc, et qu'elle lisoit mes livres, et pleuroit des livres que se devoyent imprimer. Les enfants du Grand Turc et de la Turquesse ne se pouvoient lever que je ne les levasse.”

Ce livre, dans quelques exemplaires, est en double, et montre qu'il y en a eu deux éditions, chacune du même nombre de pages (24), avec une addition de neuf lignes en plus petits caractères, dans l'un d'elles.

Les 31ème et 32ème livres ne présentent aucune observation. L'un a un titre de deux feuillets, avec portraits, et se compose de 10 pages, aussi avec portraits; l'autre a douze pages et traite “des discours et interprétations des noms et surnoms des demoiselles de la Royne de France.”

Le 33ème livre est dédié à Marie de Médicis, Impératrice de hasard et de fortune, et se compose de douze pages imprimées le premier jour de l'an 1603. Bluet a l'idée originale dans ce livre d'appliquer aux damnés le contraste du froid et du chaud: “Quand il est jour au monde, ceux des enfers sont tourmentés par la glace et la froidure; d'autant qu'ils ont eu la chaleur à mal faire, Dieu les veut refroidir par la glace; et quand il est nuict au monde, ceux des enfers sont tourmentés par le feu.”

Le 34ème livre est dédié à la haute et puissante dame Henriette de Balsac, Marquise de Verneuil, Royne de beau plaisir.

Au nombre de ces visions qui n'ont aucune suite, il y en a d'assez curieuses: “Autre vision que je voyois la ressemblance de Madame la Princesse et Duchesse de Nemours, et elle s'est venue présenter à moy, en chemise, et me dist: mon amy, j'ay froid, poussez moy un peu dans ceste chambre. Autre vision que je voyois une grande Duchesse qui avoit perdu ses souliers, &c.”

Le 35ème livre de 12 pages, avec figure, présente encore des visions. Elles commencent par le récit d'un enlèvement de Bluet par un diable qui le transporte aux lieux où il est né, le pose au milieu des marais où il gardait les vaches. Puis ils se battent ensemble. Plus loin, il est aux prises avec un autre diable à cheval. Bluet lui met le mors d'une bride dans la bouche, et appelle au secours: “Je voyois le Pape et Messieurs les Cardinaux qui ne me vouloient point secourir. Je leur ay dit: sauve qui pourra, car je m'en vais le laisser aller, je ne le peus plus tenir,” &c. &c.

Les 36ème, 37ème et 38ème Livres, de 12 et 24 pages, avec figures, ne renferment également que des visions. L'une d'elles montre jusqu'à quel point la malheureuse cervelle du Comte de Permission était bouleversée par la vanité: “Il m'est apparu que j'étois transporté en la maison d'une grande dame de mes amies; j'étois accoustré d'un habit à l'antiquité, portant une palle de feu en ma main; il y avoit une table toute pleine de vesselle d'argent doré… trois capucins qui avoient une face reflambante ont dict à la compagnie qu'ils étoient venus pour me veoir, je leur suis allé parler, les larmes leur distiloient des yeux, et m'ont dict: vous avez la plus grande obligation à cestuy grand Dieu de là haut; il n'y a jamais eu pape, et n'y aura qui aye jamais pu faire ce que vous avez faict. Vos livres regneront jusqu'à la consommation du monde, vous serez tenu à merveille au dernier temps, ce que vous n'estes pour le présent; monstrez nous de vos œuvres. Je leur en ai monstré. Quand ils ont eu de mes œuvres, ils ont commencé à chanter à haulte voix: Gloire soit donnée au Grand Dieu Eternel, et bénédictions soient données à vos actions et à vos œuvres.”

“Je leur ay dict: cela n'est rien pour le présent, au prix de ce que je feray pour l'avenir, s'il plaist à Dieu. Je vais oster toutes les difficultés de toutes les divisions, y compris la Turquie,” &c. &c.

Il y a un second 38ème livre, de 12 pages, intitulé: des sentences, &c., imprimé le 27 février 1603, et dédié “à Anthoine Zamet Jacob, fils aîné du grand Abraham, et de la Victoire de Laurier, sa mère.”

Livre 39ème, deux feuillets, fig.

Entre ce livre et le 40ème dont nous allons parler, il se trouve deux morceaux, dans l'un des exemplaires que nous avons lus, qui ne portent aucune indication soit de série, soit de classification quelconque, et qui ne sont point mentionnés par les bibliographes. Ils n'ont ni titre, ni gravure. Il est donc impossible de deviner où ces morceaux devraient être placés. Ils sont néanmoins complets en eux-mêmes, paginés de 1 à 12, et indépendants de tout autre livre. Voici les premières lignes de chacune de ces pièces: “Autre vision que je voyois que les gens du Roy de France venoient me dire: chauffez un peu ceste serviette pour le Roy nostre maistre, et moy approchant la serviette proche du feu, elle ne se vouloit point eschauffer.”

“Quand le ciel est bien clair, le soleil étend ses rayons sur le monde; subitement vient la nuée qui se met devant le soleil, et tout à l'heure le soleil retire ses rayons, et sont cachés,” &c.

Les livres 40, 41, 42, 43, et 44 ne nous présentent que deux observations à faire. Au bas de la 1ère page du 41ème livre se trouve la remarque suivante: “Le quarante deuxième livre qui est le tableau du Paradis et de l'Enfer, est en grand volume, et ne peult pas entrer en cestuy rang.”

A partir du 43ème livre, De Bure, dans son catalogue des Œuvres de Bluet, avance que les livres suivants n'ont pas de figures. Néanmoins presque tous ces livres en ont en tête, mais le 43ème qui commence par une gravure représentant St Pierre et St Paul, en contient une à mi-page, au verso et au recto, jusqu'à la fin des douze pages.

Livre 45; “Figure qui représente les douleurs qu'a enduré la Vierge Marie.” Tel est l'intitulé de ce livre de douze pages, collection de visions bizarres dans le goût de celle ci: “Le Grand Turc m'est venu dire: Comte de Permission, allez au grand juge et sauveur vostre maistre, qu'il luy plaise prolonger son grand jugement, et me donner un petit de temps, que je me puisse amender, pour demander miséricorde; j'aboliray la loi et la religion de Mahomet l'enchanteur, je la fouleray sous les pieds, et observeray vos ordonnances, moy et tous mes royaumes et empires.”

Les livres 46, 47, 48 ont chacun 12 pages et une gravure.

Livre 49; idem. “Le Duc de Nemours me fit donner douze ducats, m'en allant à Chamberry, pour m'accoustrer, et je m'accoustris depuis les pieds jusques à la teste, tout de frize noire, et les dames me demandoient qui m'avoit donné cestuy habit; je leur dis que c'estoit le Duc de Nemours, la fleur de mes amis, et ne le vois plus, à mon grand regret.”

Les livres 50 à 57 ne présentent pas d'observations à faire.

Le livre 58ème de douze pages, a en tête une petite gravure sur bois, passablement indécente, et dont nul bibliographe n'a parlé. Le titre porte: “Dédié à haulte et puissante Dame, princesse et duchesse de Guise, Royne de Sabat. Iceluy livre traicte du remède comment les femmes mettent les hommes en tentation, et comment les hommes doivent résister.”

L'auteur explique la gravure de la manière suivante: “L'homme sera couché à la renverse, la femme sera aussi couchée vis-à-vis de l'homme. Une des gorges d'un serpent à deux gorges et à quatre griffes, tirera la langue de l'homme, et l'autre gorge engouffre la partie honteuse de l'homme. Sur la femme il y aura un dragon qui aura une grande queue, laquelle entrera dedans la partie honteuse de la femme, les deux griffes sur les deux mamelles. Il ne faudra pas que l'homme dise à Dieu: les belles femmes m'ont monstré leurs testins, elles m'ont induict à mal faire; il n'y aura poinct d'excuse.”

Tout ce livre est fort curieux, mais trop long pour le transcrire ici.

Livre 59; douze pages. Portrait d'Argentine Provane, la plus belle damoyselle qui soit en Italie, de là les monts, à laquelle le livre est dédié.

Le verso de la dernière page est rempli par dix portraits en buste, du Duc de Savoie et de ses enfants.

Livre 60; douze pages, gravure. “Comme je m'en allay trouver Abraham, j'ay rencontré Monsieur l'Ambassadeur d'Espagne qui m'a convié pour aller disner avec luy; j'y suis allé, et il m'a faict donner un escu, après que j'ay eu disné.”

La plupart de ceux que Bluet mentionne à cette époque comme leur ayant donné un de ses gros livres, lui font remettre un écu. Le Prince d'Orange lui fait présent d'un doublon d'Espagne, et Dom Pierre de Balançon, d'un beau pourpoint de satin.

Les livres 61 à 65 n'offrent pas de remarques à faire.

Livre 66; douze pages (le titre porte par erreur lxvii). En tête est le portrait du Comte de Permission, ressemblant beaucoup à celui de Ronsard, et entouré par deux branches de laurier. Au revers est un portrait d'Argentine de Provane, fille du Grand Chancelier du Duc de Savoie “qui eust esté ma femme, si je ne fusse demeuré en France,” dit l'auteur.

Les livres 67, 68, et 69 ne m'ont pas présenté d'observations à faire.

Le livre suivant, indiqué comme le octante deuxième, et intitulé le Livre des trois couronnes à cause de la gravure qui se trouve en tête, répond, dit Bluet, “et suit au soixante-neufiesme livre, et est des visions depuis le cinq Novembre, jusqu'à présent.”

Il a 12 pages, comme les précédents.

Le livre 70ème est dédié au Duc de Maine, et imprimé le 10 Novembre 1603. Il traite de la vie de l'auteur, ainsi que plusieurs des livres suivants, comme nous l'avons indiqué dans la biographie du Comte de Permission.

Le livre 75ème est celui où se trouve la gravure indécente qui manque à la plupart des exemplaires.

Le livre 77ème renferme plusieurs aventures où l'on voit que tout le monde s'amusait aux dépens du pauvre Bluet, et le raillait surtout de son peu de courage.

Le livre 78ème porte en tête la gravure d'une chapelle sur roulettes. “C'est une chapelle, dit-il, que j'avois faicte à Chambery, et m'y tenois tout droit, et me couchois tout de mon long dedans, et la pouvois porter sous mon bras, et y faisois mes oraisons aux églises et ailleurs. Je voyois et on ne me voyoit poinct, et estant dedans je la faisois aller où je voulois, avec ses roues et autre subtilité et industrie.”

Cette description est très énigmatique, nous paraît-il, et il est fort difficile de comprendre comment Bluet pouvait en même temps s'y coucher tout de son long, et aussi, lorsqu'il voulait, la mettre sous son bras et l'emporter.

Le livre 79ème a aussi la gravure de la chapelle, mais entièrement différente en construction et accessoires.

Le livre 81ème a une petite gravure représentant le portrait en pied de sa maîtresse Antoinette Coynder, qu'il manqua épouser, dit-il, lorsqu'il eut quitté l'état de berger. Puis vient un autre portrait en pied de la servante de Madame la Comtesse de Fournon “à laquelle je failly me marier quand j'eus quitté la paysanne.”

Le livre 82ème continue la série des portraits en pied des personnes qu'on a voulu lui faire épouser. Le troisième est celui de Damoiselle du Gayet qui s'appelloit Adriane de Quincin. Le quatrième est celui de la fille d'un écuyer de chevaux, nommé George Estrajo.

Livre 83ème. Nouveaux portraits en pied de Mademoiselle de Senamy, de la belle Catherine de Gratian, la fille de chambre de la Marquise d'Ais; de Lucrèce de Lalee, damoiselle de la Tornette; de Peronne Pobel. “Bref, ajoute-t-il, je dis avec vérité que j'ay eu autant de maîtresses, qu'il y a de mois en l'année. J'ay failly de me marier à toutes.”

Le livre 84ème contient le portrait d'Argentine Provane, “la plus belle qui soit et qui jamais aye esté en toute l'Italie. Il n'y a peintre, si brave soit-il, qui puisse imiter sa rare et excellente beauté.”

Le livre 85ème est dédié à Henriette de Balsac, Marquise de Verneuil, Royne de beau plaisir. “Ce livre traicte de la continuation de ma vie, tant de fortune que de mon infortune pour ne m'estre pas sceu gouverner selon les fantaisies et dissimulations du monde: Chacun mesure la capacité des esprits d'autruy, comme ils mesurent la leur; mais celuy qui compte sans son hoste, est sujet à compter deux fois. Les penseurs feroient beaucoup si ce n'estoit leurs contre-penseurs. En Dieu je me console.”

Le 91ème livre traite de l'interprétation du Royaume de France et des provinces et duchés qui appartiennent au Grand Empereur Théodose.

Le 92ème est la continuation du même sujet.

Le 93ème contient l'interprétation du nom des possessions du Roy du Levant.

Le 94ème livre est intitulé le livre de la désolation et lamentation, et dédié au Nonce du Pape. “Le sujet en est, dit-il, l'interprétation de l'Annonciation de la Vierge Marie.” Ce livre de 12 pages, malgré ce qu'il annonce, ne se compose que de plusieurs courtes oraisons et prières.

Le livre 95ème est dédié “à Catherine de Lorraine, Princesse et Duchesse de Nevers, Royne de toute Vertu, l'Excellence de la France.”

Ce livre est également rempli d'oraisons. Portraits des prophètes Elie et Enoch, Jérémie et David.

Livre 96ème. En tête se trouve le singulier intitulé suivant, en lettres Italiques: “Il n'y a nul rapport au contenu de ce livre dédié à la Princesse de Dombes et de Montpensier: Pere Cothon s'appellera Rembourré parceque le coton sert à rembourrer les pourpoints, et luy comme plein de vérités, rembourre le vice.”

En tête, figure du prophète Isaïe, qui fut le premier, dit Bluet, qui ait prophétisé l'avénement du fils de Dieu.

Le livre 97ème est intitulé: Le Prophète Daniel, et donne son portrait. Ce livre traite de l'interprétation du Duché de Nemours, et autres royaumes et principautés. “Le Duché de Nemours s'appellera Tentation d'amitié, parceque Amour est amitié: un amoureux et une amoureuse qui se baisent, pour armoiries.” Une gravure en marge les représente.

“Rome en Genevois, s'appellera aveugle, parceque celuy qui est borgne n'est pas aveugle: un homme borgne pour armoiries.” Gravure d'un borgne.

Tout est de cette force, durant douze pages.

Le livre 98ème est dédié à Monsieur le Grand, de France, gouverneur pour le premier du monde, de la Duché de Bourgogne.

Nous avons cité plus haut le volume des dernières œuvres de Bluet d'Arbères, volume séparé et excessivement rare, de 200 feuillets, avec des gravures sur bois, et qui commence au livre 141 et finit au 173ème. Nous nous proposions d'en donner également une analyse détaillée, mais ce travail a été si bien exécuté par le Bibliophile Jacob, dans le Bulletin du Bibliophile de Techener, du mois de Juillet 1859, page 450, que nous avons préféré y renvoyer les curieux.[51]

[51] Nous consignerons ici, en finissant, une note de Beuchot dans le 33ème volume de son édition des œuvres de Voltaire, où il est question du Comte de Permission: “Fréron reproche à Voltaire, y est-il dit, d'avoir tiré presque mot pour mot l'épisode de l'hermite, dans Candide, d'une pièce de 150 vers, intitulée The Hermit, par Th. Parnell. Avant Parnell, plusieurs auteurs avaient traité le même sujet, et entr'autres Bluet d'Arbères, dans le livre 105 de ses œuvres. C'est en 1604 qu'avaient paru les livres 104 et 115, dont on ne connaît encore qu'un seul exemplaire, découvert en 1824.”

JEAN MARIE CHASSAIGNON. “Les cataractes de l'imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorhagie encyclopédique, monstre des monstres, par Epiménide l'inspiré—Dans l'antre de Trophonius, au pays des visions.—4 vol. in 12o, 1779.”

Certes, ce titre seul annonce que notre auteur eût pu être mis dans une maison de santé, sans grande injustice, d'autant mieux que ce n'est ni ce titre, ni cet ouvrage seulement, qui prouvent le dérangement des idées de l'auteur, mais encore la manière de traiter ses sujets.

Une mauvaise gravure représentant l'auteur en robe de chambre, assis à son bureau, ayant derrière lui la Renommée et la Muse de l'histoire, se trouve vis-à-vis du titre du 1er volume. Au dessous sont gravés les cinq vers suivants:

Muses, retirez-vous, je cède à mon génie, Un cœur comme le mien est au dessus des lois. La crainte fit les dieux, l'audace fit les rois. Qui consulte est un lâche et ne sait point écrire. Servons d'exemple, et n'imitons personne. Chassaignon a certainement tenu parole, car il n'a imité qui que ce soit, mais ses vœux sont restés inexaucés, il n'a heureusement servi d'exemple à personne.

Dans une longue préface de près de cent pages, il avoue qu'il écrit dans un genre inconnu à son siècle, et il apostrophe ainsi ceux qui douteraient de son mérite: “Mais lis encore une fois, insolent faquin, lis, dégoûté scélérat, lis, bourreau mécréant, qui doute de notre supériorité originale,” et à ses critiques trop rhéteurs et puristes il dit: “d'un seul éclat de mon imagination, je foudroierais ce pusillanime troupeau d'esclaves, nés pour aligner des mots, symétriser des phrases et couper les ailes du génie.”

Comme nous l'avons déjà fait observer, les monomanes ont souvent la connaissance parfaite du dérangement de leurs idées. Ce fait est prouvé par la science. Aussi notre auteur décrit très bien lui-même comment ses accès de folie commencent: “Je n'écris jamais plus d'une heure de suite, souvent même je cesse au bout d'un quart d'heure, une crispation dans les nerfs, un éblouissement dans la vue, une palpitation de cœur, une ébullition de cerveau, m'empêchent de tenir la plume, de regarder le papier, et même de combiner mes idées. Souvent au moment où j'entre en verve, mes fibres organiques s'ébranlent et se déchirent, je retiens une explosion qui m'accablerait.”

Cet état du cerveau explique suffisamment les jugements littéraires qu'il énonce: “l'Esprit des lois, le Cid, Cinna, Emile et Mahomet n'ont pour moi que d'arides beautés. Voltaire, J. Jacques, Corneille, et Montesquieu n'ont pas senti ce que je sens. Je préfère moi à tous ces fastidieux personnages.”

Il raconte plusieurs des visions qu'il eut; une entr'autres pendant la nuit qui lui représente l'enfer: “Horrescentes stetêre comæ, dit-il, la plume m'échappe ici de frayeur; encore une minute, et j'expirais. J'écrivis ma vision à un incrédule qui en perdit la tête, et mourut.”

Ayant conçu le plan d'une satire sanglante qui retracerait un tableau des scélératesses qui ravagent notre globe, il évoque tous les souvenirs les plus capables de lui donner ce qu'il nomme des convulsions poétiques. “Que la rage, la haine et la vengeance, s'écrie-t-il, broient mes couleurs avec leurs bras de fer… Un frénétique accès s'empare de ma verve, l'Etna est dans ma tête, le Vésuve est dans mon cœur.”

Monté à ce diapason, il consacre un chapitre à l'expression du désir que les “coups de sa plume soient aussi destructifs que les dents de l'Ichneumon qui pénètre dans les entrailles du crocodile, et les lui déchire; aussi terribles que des tenailles rougies qui emportent des lambeaux de chair et arrachent le cœur… que ces satyres ressemblent au tonneau armé en dedans de lames tranchantes, dans lequel les Carthaginois firent rouler Régulus tout nu… qu'elles soient aussi meurtrières que le poison qu'Agrippine reçut de l'empoisonneuse Locuste”… et une foule de souhaits semblables, remplissent six pages.

Enfin il conclut en disant que si quelqu'un était tenté de le persifler: “Ah! je l'en préviens, je lui fais effacer ses écrits dans des larmes de sang; j'imprime sur son front le fer de la satire, rougi sur une braise infernale, et on le verra convulsionner sous le poignard du remords… je le contraindrai à se pendre de honte et de desespoir!”

Je pense qu'après cette tirade, personne ne doutera que notre forcené méritait d'être mis aux Petites Maisons.

Les chapitres suivants sont consacrés à la critique de la littérature de l'époque. Après un assez long examen des meilleurs écrivains français, il conclut en disant qu'il n'en finirait pas s'il prenait à tâche de relever tous les solécismes, barbarismes, expressions impropres, vers boursoufflés, images incohérentes, mots vagues, rebattus, rimes oiseuses, négligences basses, licenses choquantes, fatiguantes répétitions, &c. &c., dont fourmillent les chefs-d'œuvres de Boileau, Racine, Corneille, Voltaire, Crébillon, Rousseau, &c. &c.

Après cet examen vient un volume et demi de notes, sous le titre de: Détachement ou Entrailles du monstre, titre qu'il justifie par le motif suivant: “Ces notes étaient d'abord consubstantiellement renfermées dans les volumes, et y occasionnaient une espèce d'engorgement et d'obstruction. Pour dégager la masse, vider le ventricule, et éclaircir le chaos, on a cru devoir en détacher les parties hétérogènes, indigestes et compliquantes, et donner ces notes en supplément.” Cette explication aurait pu trouver place dans quelques endroits du Médecin malgré lui.

Vers le milieu du 4ème volume se trouve une espèce de Post-face de deux feuillets, imprimés en encre rouge, et intitulés: Fin du Monstre et de ses entrailles, suivie (sic) de la fin du monde et d'une esquisse des Enfers.

L'ouvrage se termine par deux cents pages presque toutes consacrées à une amère critique des œuvres de Voltaire, ce que l'on ne devinerait guère sous le titre, en encre rouge, de: Arrière-Monstre, plus terrible que le Monstre: Paraphrase des prophéties d'Ezéchiel, &c. &c., visions, enfers, apocalypse nouvelle. Offrande au Clergé.

Le lecteur ne doit pas s'imaginer pourtant que ces quatre volumes ne soient remplis que d'extravagances; l'auteur y déploie une très grande érudition, et prouve par ses citations et ses extraits sans nombre, qu'il avait immensément lu, et, qui plus est, retenu ses lectures. Malheureusement tout est si incohérent, qu'il serait difficile de les lire en entier. C'est évidemment le produit d'un cerveau en délire.

Dans un autre ouvrage: Les nudités, ou les crimes du peuple, 8o, 1793, Chassaignon nous a retracé les malheurs que les aberrations de son esprit attirèrent sur lui. M. J. Lamoureux, dans l'article qu'il lui a consacré dans la Nouvelle Biographie Universelle, par Firmin Didot, t. 10, p. 42, a très bien résumé ces événements. Nous y renvoyons les curieux et nous nous contenterons d'indiquer les autres ouvrages de Chassaignon.

1o. Eloge de la Brotade (Poème de Julien Pascal), par un enthousiaste. Genève (Lyon) 1779, in 12o.

2o. Les Etats Généraux de l'autre monde, vision prophétique. Le Tiers Etat rétabli pour jamais dans tous ses droits, par la résurrection des bons Rois, et la mort éternelle des tyrans. Langres (Lyon) 1789, in 8o.

3o. Etrennes à Messieurs les Rédacteurs du Courrier de Lyon, Autun (Lyon) 1790, in 8o.

4o. Les Ruines de Lyon, Ode, 1794, in 8o.

Ces ouvrages, dit M. Breghot du Lut (Mémoires biographiques et littéraires, 1828, in 8o), sont devenus fort rares, et contiennent la plupart, au milieu de beaucoup de folies, des choses très sensées et très spirituelles.

Il publia en 1793 une défense de Chalier, ce disciple de Marat, condamné à mort. Ce fut peut-être ce qui lui permit de traverser le règne de la Terreur sain et sauf. On l'avait porté sur la liste des émigrés. Il adressa une réclamation aux Représentants du peuple, dans laquelle il dit, entr'autres choses originales, “Comme on sait que les penseurs ont l'âme cosmopolite, les affections vagabondes, l'imagination aîlée et émigrante, on s'est diverti à mettre mon nom sur la liste des émigrés, et cette petite malice ne tend à rien moins qu'à me faire mourir de faim et de soif.”

Heureusement pour lui, ce ne fut pas la fin qui lui était destinée. Il mourut tranquillement, mais l'esprit toujours exalté, à Thoissy, département de l'Ain, à l'âge de 60 ans, dans un modeste domaine dont il avait hérité.

Son frère, épicier à Lyon, sa ville natale, fit servir à envelopper les marchandises de son commerce, les nombreux manuscrits laissés par le défunt, et parmi lesquels se trouvait une tragédie de Cromwell.

ALEXANDRE CRUDEN. Ce savant était fils d'un des magistrats d'Aberdeen en Ecosse, et naquit en 1701. Sa folie bien caractérisée, et d'autre part la preuve qu'il nous a laissée de sa science philologique et de ses patientes recherches, en font un des phénomènes les plus curieux de l'aberration mentale. A dix-neuf ans il prit ses degrés de Maître-es-Arts, et se destinait à devenir ministre de la religion, mais toute sa carrière fut interrompue par un événement qui bouleversa à jamais ses facultés mentales.

Durant ses études à l'Université, il conçut une passion violente pour la fille d'un des ministres de sa ville natale, mais celle-ci ne répondit pas à ses sentiments, et comme il continuait ses poursuites avec une obstination que rien ne pouvait vaincre, le père de la jeune personne fut obligé de lui interdire sa maison. Ce désappointement produisit un effet si terrible sur son organisation qu'il fut frappé de folie immédiatement après, au point que l'on dut l'enfermer dans une maison de santé. Cet événement fut peut-être un bonheur pour lui, car on découvrit plus tard que la jeune fille avait été la victime d'une passion coupable pour l'un de ses frères.

Au bout de quelque temps les soins assidus des amis de Cruden, et son application à l'étude qu'il avait toujours conservée, durant ses moments de lucidité, finirent par donner un peu de calme à son esprit malade, et l'on put le rendre à la liberté. Afin de détourner le cours de ses idées, il quitta Aberdeen et vint s'établir à Londres en 1722. Il y donna pendant quelque temps des leçons particulières, puis alla habiter l'Ile de Man, et obtint enfin la place de correcteur d'imprimerie dans la Métropole. Ses connaissances et son assiduité au travail lui firent des protecteurs, et il fut recommandé à Sir Robert Walpole, par l'influence duquel il fut nommé, en 1735, libraire de la Reine Caroline, épouse de George II. Depuis longtemps il s'occupait d'un grand ouvrage, La Concordance de la Bible. On sait que dans l'origine les Saintes Ecritures n'avaient aucune division en chapitres ni en versets, divisions qui furent établies plus tard pour faciliter la lecture et les citations. C'est la corrélation des divers passages qui forme la base du travail de Cruden, qui appliqua à la Bible ce qu'on avait fait pour les auteurs Grecs et Latins, afin de trouver à volonté les concordances du texte. La préface de la première édition donne un résumé historique de tout ce qui a été fait avant lui, dans ce genre, et établit d'une manière très claire les avantages de cette œuvre de patience qui l'occupa toute sa vie. On peut se faire une idée de l'immense labeur exigé pour un pareil livre, lorsqu'on se rappelle que le premier essai se fit sous la direction d'Hugo de St Marc, qui pour cela employa, en 1247, cinq cents moines à la fois.

Maintenant que Cruden avait un poste qui lui laissait quelque loisir, il mit la dernière main à son ouvrage, et la première édition en fut publiée en 1737. Elle était dédiée à la Reine, à laquelle il en présenta un exemplaire, et qui lui promit son appui, et lui assura qu'elle ne l'oublierait point. Malheureusement pour l'auteur, elle mourut seize jours après, et ainsi s'évanouit tout espoir pour lui d'être aidé pécuniairement. C'était un terrible coup, car il avait engagé son modique avoir tout entier dans cette immense entreprise. Aussi sa profonde anxiété, jointe sans doute à une trop grande tension d'esprit par suite d'un excès de travail, le privèrent de nouveau de l'usage de sa raison, et on dut l'enfermer dans la maison de santé de Bethnal Green. A sa sortie il publia un pamphlet satirique, plein de bizarreries, dans lequel il se plaignait des mauvais traitements qu'il prétendait avoir reçus; il intenta en même temps une action contre le médecin et le directeur de l'établissement, mais l'examen judiciaire de la cause, et le plaidoyer qu'il voulut faire lui-même, prouvèrent que si sa mise en liberté était sans danger pour ses amis, ses facultés intellectuelles étaient néanmoins décidément dérangées. Malgré cela, il reprit ses occupations de correcteur d'imprimerie, et continua pendant plusieurs années à revoir les feuilles de plusieurs éditions des classiques Grecs et Latins, sans donner d'autres signes de son état mental qu'une grande taciturnité et une constante mélancolie.

Un événement montra que son ancienne blessure ne s'était pas cicatrisée. Un jour un de ses amis, Mr Chalmers, lui proposa, afin de le distraire, de le présenter chez un des marchands de la Cité, qui par le plus grand des hasards se trouvait être un des frères de celle qui avait été la cause de sa folie. Ce fut elle-même qui vint ouvrir la porte. A cette vue Cruden se jette en arrière, et saisissant violemment et d'un air effaré la main de son ami: C'est elle! s'écrie-t-il, ah! elle a toujours les mêmes beaux yeux noirs!—

Mr Chalmers le ramena en toute hâte chez lui, et eut beaucoup de peine à calmer son agitation. Il n'y eut pas de seconde entrevue, mais il ne prononçait jamais le nom de cette jeune femme, sans qu'une sombre douleur ne s'emparât de lui aussitôt.

En 1753 sa sœur fut obligée de le faire garder de nouveau à vue, dans une maison de Chelsea, et lorsqu'au bout de quelque temps, ses excentricités paraissaient avoir disparu, une idée bizarre s'empara de lui. Convaincu qu'on lui devait une réparation pour la perte de sa liberté, et qu'il ne pouvait l'obtenir de la justice ordinaire, ainsi qu'il en avait déjà eu la preuve, il écrivit à sa sœur et à plusieurs de ses amis, leur proposant, avec la plus grande simplicité, de lui fournir eux-mêmes une légère compensation, de l'injustice qu'il avait soufferte, par un moyen très facile. C'était de subir à leur tour un emprisonnement à Newgate. Sa sœur, disait-il, en serait quitte en lui payant une amende de dix ou quinze livres, et pourrait choisir entre les prisons de Newgate, de Reading, d'Aylesbury, ou le château de Windsor, où elle resterait enfermée durant quarante huit heures seulement.

Le reste de la vie de Cruden s'écoula dans une espèce de paisible hallucination. Il croyait avoir reçu du ciel une mission spéciale de corriger les mœurs publiques, et quoiqu'il continuât paisiblement ses occupations quotidiennes à l'imprimerie, ordinairement jusqu'à une heure de la nuit, il trouvait encore le temps de travailler à corriger sa Concordance de la Bible, dont il se proposait de donner une nouvelle édition. Elle fut publiée en 1761, l'auteur en présenta un exemplaire au Roi, qui lui octroya une indemnité de deux mille cinq cents francs.

Jouissant maintenant de quelque repos, sa manie religieuse l'absorba tout entier. Dans ses visions, des voix célestes lui disaient qu'il avait une grande mission à remplir. Il crut que pour le faire efficacement, son autorité devait être reconnue par le Roi en conseil, et il demanda à être nommé Correcteur du peuple par acte du Parlement, et à être créé chevalier.

Il nous donne lui-même de curieux détails sur ses démarches, à cet effet, auprès des chambellans et des Ministres d'Etat. Comme il était fort connu, on ne le rudoyait jamais, mais on cherchait à échapper à ses importunités. Il se plaint souvent de ce qu'on l'évite, excepté, raconte-t-il, un Lord qui, ayant la goutte dans les pieds, fut forcément obligé de lui donner audience.

Une autre de ses manies fut de faire la cour à la fille d'un baronnet, et, malgré tous les refus, il continua à importuner la jeune personne de ses poursuites incessantes. Pour éviter une esclandre son père la fit partir pour un voyage; Cruden aussitôt fit circuler dans le public des prières imprimées où il implorait l'assistance de Dieu pour qu'elle et sa suite revinssent sans accident dans leurs foyers. A son retour, il distribua également des actions de grâce pour remercier le ciel.

Toujours résolu à être de fait ou de droit le correcteur de la moralité publique, il parcourait les rues, une éponge dans sa poche, et effaçait sur les murs les inscriptions qui lui paraissaient n'être pas conformes à l'honnêteté, ou il arrachait les affiches.

En 1769 il fit une excursion dans sa ville natale, et en sa qualité de correcteur du peuple, y fit des lectures publiques en Latin et en Anglais, sur la nécessité d'une réforme générale des mœurs. Il distribuait des pamphlets sur le même sujet à tous ceux qui voulaient les lire.

Il mourut d'une façon aussi extraordinaire qu'il avait vécu. Un matin, la femme qui le soignait dans son modeste logis à Islington, le trouva dans le privé, mort et agenouillé dans l'attitude de la prière.

Parmi les nombreux pamphlets que Cruden publia, un des plus curieux est: The adventures of Alexander the Corrector, in 8o, Londres, 1754.

Il y a une naïveté dans les détails, et une conviction si profonde de la mission qu'il est appelé à remplir, qu'on ne peut s'empêcher d'être convaincu que le malheureux ne recouvra jamais l'usage complet de sa raison. Cette brochure, ainsi que toutes les autres, du même auteur, est assez rare, et il serait fort difficile de les réunir toutes.

SIR THOMAS AMES GEVAEFT. On vit paraître en Belgique, en 1839, un volume des œuvres d'un écrivain dont le nom inscrit au titre, paraît être un pseudonyme, mais dont les idées, quel qu'il fût, avaient un cachet évident de folie. Nous croyons ce volume très peu connu, et comme il rentre tout-à-fait dans notre cadre, nous en donnerons une courte analyse.

L'auteur commence par une préface où il adresse au peuple Belge un avis sur les droits d'auteur. “Plusieurs des principaux articles de votre belle constitution sont sortis de ma plume, dit-il, et quoique jusqu'ici, je n'aie reçu de récompense des éminents services que j'ai rendus à la cause des Belges, malgré tous les titres que j'ai fait valoir au gouvernement, je ne puis contempler mon ouvrage sans ressentir ce noble sentiment d'orgueil, connu seulement aux hommes savants et vertueux.”

“L'impression de mes beaux poèmes, tous dédiés à des têtes couronnées, et dont le manuscrit est déposé, est le prélude de celle de mes œuvres complettes, et ce, en ma triple qualité d'historien, de Jurisconsulte et de poète Anglo-Français.”

Ces beaux poèmes sont d'abord des méditations sur le tombeau de Saint Louis, dédiées Au Saint Père Grégoire XVI, Pontife Suprême; puis vient La Création, Poème dédié à sa Majesté Louise, Reine des Belges; en troisième lieu: Le dernier Jugement, dédié à sa Majesté Louis Philippe I, Roi des Français. Le quatrième poème, écrit en Anglais est intitulé: The Shipwreck, et dédié à sa Majesté Léopold I, Roi des Belges.

Viennent enfin plusieurs morceaux plus courts ayant pour titres: La Vertu; La Vérité; Le Patriotisme, et trois esquisses en anglais et en prose, sur le caractère de la poésie de Jérémie, d'Isaïe et de David.

Notre auteur a les idées les plus excentriques sur la versification française qu'il décrit à sa façon: “Les vers alexandrins, dit-il, n'admettent à la rigueur que douze syllabes ou six pieds, mais le poète d'un génie supérieur ne se laisse pas dominer par de pareilles entraves. Se trouvant dans les champs si vastes de la poésie, il dédaigne la rigoureuse sévérité susdite, sévérité qu'il sacrifie à ses sublimes conceptions qui, semblables à un torrent impétueux, renversent tous les obstacles qui s'y opposent. L'homme qui a écrit sur un sujet aussi vaste (que ceux que traite notre poète) doit posséder à peu près toutes les connaissances humaines; il doit avoir acquis par une grande expérience, l'autorité nécessaire à faire adopter ses opinions par tous ceux qui se distinguent dans les connaissances susdites: Cet homme, c'est le fils de l'écriture Sainte; cet homme, c'est moi, et alors même que je n'en eusse d'autres preuves, mes œuvres le prouvent, et par mes œuvres je veux que l'histoire me juge. Partant de ces principes et en vertu de mes droits, j'ai introduit dans la langue française plusieurs nouvelles expressions, inconnues à elle jusqu'à ce jour, et sauf à les expliquer moi-même; je déclare en même temps loin de moi toute vanité, loin de moi toute crainte de faire usage d'un droit, dont la postérité, peut-être même mes contemporains, me tiendra, me tiendront, compte un jour.

“La langue de l'écriture Sainte fourmille de tant de beautés de toutes espèces, qu'il est juste que les cinq langues dont les Pères de l'Eglise ont fait et feront toujours usage, s'entraident, surtout dans les compositions élevées.”

“J'ose espérer, dit l'auteur, en terminant sa préface, qu'un public éclairé et impartial saura apprécier les difficultés qui entourent les compositions de ce genre, qui ont le bien-être de l'humanité pour but, et qu'il me rendra justice avec la loyauté, l'impartialité et la bonne foi qui caractérisent les nations civilisées de l'Europe.”

Dans son adresse au Pape Grégoire XVI, il donne quelques détails sur lui-même. Nous en citerons quatre strophes qui serviront en même temps de spécimen de sa versification:—

Le Créateur même daigna jeter sur moi Thomas Ames HMC HAZ, fils de la Croix Ses yeux célestes et pleins de miséricorde, Afin que je suivisse de ses préceptes l'ordre; Et afin que je fusse connu de tous sous les cieux, Il imprima les signes célestes dans mes yeux. A l'âge de treize ans, âge encore bien tendre Je reçus des mains mêmes du Primat de Londres Guillaume Pointer, digne vicaire de mon Père Pius Septimus Heipha[52] de Jesus Christ le Vicaire, La première dignité dont m'investit l'Eglise, Qui me donna plus tard le beau titre de fils. [52] Heipha. Expression hébraïque qui signifie l'Ecriture Sainte, et quelquefois même le céleste séjour. Elle résume également les cinq langues de l'Ecriture Sainte, l'Hébreu, le Grec, le Latin, le Français et l'Anglais, mais cette partie seulement des langues Française et Anglaise qui a pour base l'histoire et les trois langues Savantes de l'antiquité. (Cette note appartient à notre auteur.)

A l'âge de vingt ans, moins quelques mois, Par ordre du Saint Pere gardien de la Foi, Je reçus de mes grades et titres plein droit De prendre place en la famille des Rois;[53] Ce choix, ratifié d'avance per omnes Chefæ, Fut accepté comme gage de bonheur et de paix. [53] Vide l'almanach de Gotha. (Note de l'auteur.)

Hail,[54] father Pius! Hail, Pontife suprême! Hail, illustre Père du dévoué Thommæ CM! Salve ad te, Pater Heipha, Père de la foi! Tes cendres sont bénies jusqu'à la Sainte Croix! Le ciel se réjouit de ce choix digne de toi, Et la couronne céleste relève la Tiare! [54] Cette belle salutation de l'Eglise Catholique dérive non du Saxon ainsi que les auteurs et même les lexicographes Anglais le prétendent; mais de la belle salutation hébraïque Hallelujah; salutation composée des attributs célestes, et dont les saints mêmes sont fiers! (Note de l'auteur.)

Hail! Ave! Salve! Ad Sir Ilius Gregorius XVI. MG. En foi de quoi et en vertu de mes droits, Je Signe Ego Sir Thomas Ames Gevaeft, &c., Primus Jurisconsultus, Primus Doctor, Primus Professoris, Oig. In Heipha. Dies script. A. D. Oig, plus trois! Resurrexit Roma, Mater Mea! Une lueur de raison laisse toutefois apercevoir à Sir Thomas Ames que ses vers Alexandrins, ainsi qu'il les qualifie, sont passablement défectueux, mais il pense que cela ne fait qu'ajouter à leur beauté. “Quoique la mesure métrique, dit-il, ou quantité soit parfois dépassée, il n'en est pas moins vrai que le temps y fait ample compensation, et la cadence variée et vive qui en est la conséquence naturelle, loin de fatiguer l'oreille, relève la monotonie qui existe si souvent dans les compositions poétiques françaises de quelqu'étendue.”

TABLE ALPHABETIQUE Des auteurs dont les écrits sont cités dans cet Essai.

	Page

Ames (Sir Thomas) 177 Arcilla (de) 40 Bernardi, Joseph 75 Billard, Edme 44 Busch 32 Caissant (le Chevalier) 94 Carfrae, John 13 Cheneau 31 Clare, John 55 Clennell, Luc 53 Cottle, Elisabeth 33 Cruden, Alexandre 42 D'Arbères, Bluet 107 Dachet 96 Davenne, François 92 Démons 89 Desjardins, G. 57 Dosche, François 27 Dubois, Guillaume 109 Ferrand, Olivier 56 Flores (Miguel de) 76 Fusnot, C. 82 Fuzy, Antoine 24 Gagne, Paulin 61 Geneviève 9 Gragani 74 Hall, Robert 101 Hécart 68 Herpain, dit Usamer 98 Kant 73 Lalou 69 Le Barbier, Pierre Lucien 77 Lee, Nathaniel 41 Lloyd, Thomas 45 Martin, William 80 Martorex 69 Mason, John 27 Milman 49 Monfrabeuf, de Thenorgues 111 Morin, Simon 25 O'Donnelly 32 Paoletti 21 Parizot, Jean P. 28 Pentecôte 47 Postel, Guillaume 22 Smart, Christophe 42 Soubira, J. A. 29 Steward, John 83 Vallée, Geoffroy 23 Wezel, Johan Carl 48 Wirgman, Thomas 77 JOHN CHILDS AND SON, PRINTERS.

AUTRES OUVRAGES DU MEME AUTEUR. 1o HISTOIRE DE CHARLES LE BON, d'après Gualbert. Un vol. gr. in 8o.

Bruxelles, Imprimerie Normale, 1831.

2o CHRONIQUES, TRADITIONS ET LEGENDES de l'ancienne histoire des Flandres. Un vol. in 8o.

Lille, 1833.

3o ANNALES DE BRUGES depuis les temps les plus reculés jusqu'au XVIIème siècle. Un vol. gr. in 8o, orné des portraits en pied de tous les Comtes et Comtesses de Flandre.

Bruges, Van De Casteele, 1833.

4o LE ROMAN DU RENARD, traduit pour la première fois, d'après un ancien manuscrit flamand, augmenté de notes et d'une analyse des anciens poèmes français du Renard. Un vol. in 8o.

Bruxelles, 1834, Hauman.

5o GUIDE DANS BRUGES, ou description des monuments et des objets d'art que cette ville renferme. 1 vol. in 12o.

Bruges, Bogaert-Dumortier, 1834.

6o CHRONIQUE DE L'ABBAYE DE ST ANDRE, par Li Miusis, traduit pour la première fois; suivie de mélanges historiques et littéraires. 1 vol. in 8o.

Bruges, 1834, Van De Casteele.

7o LA VISION DE TONDALUS, RÉCIT MYSTIQUE du XIIIème siècle. 1 vol. in 8o.

Publié par la Société des Bibliophiles de Mons, 1835.

8o CHRONIQUE DES FAITS ET GESTES DE L'EMPEREUR MAXIMILIEN, durant son mariage avec Marie de Bourgogne. 1 vol. in 8o, fig.

Bruxelles, Wahlen, 1835.

9o ALBUM PITTORESQUE DE BRUGES. 1 vol. in folo, avec Lithographies.

Bruxelles, De Mat, et Bruges, Bogaert-Dumortier, 1836.

10o LA BELGIQUE ILLUSTREE par les sciences, les arts et les lettres. 1 vol. in 8o.

Bruxelles, Wahlen, 1836.

11o LES AVENTURES DE TIEL ULENSPIEGEL, édition illustrée par Lauters, et augmentée de notes bibliographiques. 1 vol. in 8o.

Bruxelles, Société des Beaux Arts, 1839.

12o GALERIE DES ARTISTES BRUGEOIS depuis Van Eyck, jusqu'aujourd'hui. 1 vol. in 8o.

Bruges, Van De Casteele.

13o DE L'ORIGINE DU FLAMAND, avec une esquisse de la littérature flamande, d'après l'anglais du Revd Bosworth, avec additions et annotations. 1 vol. gr. in 8o.

Tournai, Hennebert frères, 1840.

14o CHASSE DE STE URSULE, peinte par Memling, et lithographiée de grandeur naturelle par Mr Manche et Ghémaer, accompagnée d'un texte historique, biographique et artistique. Grand in folo avec quinze Planches.

Bruges, Bogaert-Dumortier, 1840.

15o HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE, édition illustrée et augmentée de documents inédits. 1 vol. in 4o.

Bruxelles, Wahlen, 1841.

16o PRECIS ANALYTIQUE DES DOCUMENTS que renferme le dépôt des archives de la Flandre Occidentale. 3 vol. in 8o.

Bruges, Van De Casteele, 1840-42.

17o OLD FLANDERS, OR POPULAR TRADITIONS AND LEGENDS OF BELGIUM. 2 vols. 8o.

London, Newby, 1845.

18o MEMOIRES HISTORIQUES relatifs à une Mission à la cour de Vienne en 1806, par Sir Robert Adair, traduit de l'anglais, avec un choix de ses Dépêches. 1 vol. in 8o.

Bruxelles, A. Wahlen, 1845.

19o TABLEAU FIDELE DES TROUBLES DE LA FLANDRE, de 1500 à 1585, par Beaucourt de Noortvelde, augmenté d'une introduction et de notes. 1 vol. gr. in 8o.

Publié par la Société des Bibliophiles de Mons, 1845.

20o DESCRIPTION BIBLIOGRAPHIQHE ET ANALYSE d'un livre unique qui se trouve au Musée Britannique. 1 vol. gr. in 8o, avec toutes les vignettes employées par les Elseviers.

Au Meschacébé (Bruxelles), 1849.

21o MACARONEANA, ou mélanges de littérature Macaronique des différents peuples de l'Europe. 1 vol. in 8o.

Brighton et Paris, Gancia, 1852.

TRÜBNER & CO.'S LIST OF NEW PUBLICATIONS.

(Eulenspiegel Redivivus.)

THE MARVELLOUS ADVENTURES AND RARE CONCEITS OF Master Tyll Owlglass.

EDITED, WITH AN INTRODUCTION, AND A CRITICAL AND BIBLIOGRAPHICAL APPENDIX, BY KENNETH R. H. MACKENZIE, F.S.A.

WITH SIX COLOURED FULL-PAGE ILLUSTRATIONS, AND TWENTY-SIX WOODCUTS, FROM ORIGINAL DESIGNS BY ALFRED CROWQUILL.

Price 10s. 6d. bound in embossed cloth, richly gilt, with appropriate Design; or neatly half-bound morocco, gilt top, uncut, Roxburgh style.

“Tyll's fame has gone abroad into all lands: this, the narrative of his exploits, has been published in innumerable editions, even with all manner of learned glosses, and translated into Latin, English, French, Dutch, Polish, &c. We may say that to few mortals has it been granted to earn such a place in universal history as Tyll: for now, after five centuries, when Wallace's birthplace is unknown even to the Scots, and the Admirable Crichton still more rapidly is grown a shadow, and Edward Longshanks sleeps unregarded save by a few antiquarian English,—Tyll's native village is pointed out with pride to the traveller, and his tombstone, with a sculptured pun on his name,—namely, an Owl and a Glass,—still stands, or pretends to stand, at Möllen, near Lübeck, where, since 1350, his once nimble bones have been at rest.”—Thomas Carlyle, Essays, II. pp. 287, 288.

OPINIONS OF THE PRESS.

“A volume of rare beauty, finely printed on tinted paper, and profusely adorned with chromolithographs and woodcuts, in Alfred Crowquill's best manner. Wonderful has been the popularity of Tyll Eulenspiegel … surpassing even that of the ‘Pilgrim's Progress.’”—Spectator, October 29, 1859.

“A book for the antiquary; for the satirist, and the historian of satire; for the boy who reads for adventures' sake; for the grown person, loving every fiction that has character in it…. Mr Mackenzie's language is quaint, racy, and antique, without a tiresome stiffness. The book as it stands is a welcome piece of English reading, with hardly a dry or tasteless morsel in it. We fancy that few Christmas books will be put forth more peculiar and characteristic, than this comely English version of the ‘Adventures of Tyll Owlglass.’”—Athenæum, November 5, 1859.

“Mr Mackenzie has made diligent use of all editions, and has judiciously founded his version … on the old English translation of Henry the Eighth's time. By this means he has imparted the flavour of antiquity to the style, whilst he has freed it from the incumbrances of the obsolete language and spelling…. He has, in truth, executed his work with great judgment, and, as far as we can judge, with considerable talent, for he has imparted to his little narrative the force and vigour of original composition…. It will delight young and old; and the careful, artistic, and humorous designs of Mr Crowquill will equally please the children, both of large and small growth. Altogether, we cannot doubt its popularity, especially as a Christmas gift.”—Leader, Nov. 5, 1859.

“There are, indeed, few languages in Europe into which the adventures of this arch-mystificator have not been translated…. The bibliographical appendix, which the editor has added to the volume, will be of great interest and value to those who are curious in researches of that kind; but to all the reading public this edition of the ‘Adventures of Tyll Owlglass’ will be very welcome, as one of the prettiest and pleasantest volumes of the season.”—Critic, Nov. 5, 1859.

“This can hardly fail to become one of the most popular among the books of the winter season…. We must add, in justice to Mr Mackenzie, that no labour has been spared to make the present edition as complete as possible. The translation is racy and vigorous, but we have not met with a single phrase which could be described as ‘slang’…. We must also call attention to the appendices at the end of the volume, which furnish the reader with a succinct account of all that is worthy to be known respecting the literary history of Owlglass.”—Morning Herald, Nov. 9, 1859.

“Ordinary English readers know little of Tyll Eulenspiegel, or, as his name is translated, Tyll Owlglass, a famous person in German mediæval story, and one whose acquaintance they will be glad to make through Mr Mackenzie's version…. Mr Mackenzie's translation is well calculated to popularize this work. The book is beautifully printed, and the illustrations by Alfred Crowquill worthy of his fame.”—Literary Gazette, Nov. 12, 1859.

PREPARING FOR PUBLICATION,

DEDICATED, BY PERMISSION, TO HIS ROYAL HIGHNESS PRINCE ALBERT.

In one volume 8vo, handsomely printed, uniform with Dr. Livingstone's Travels, and accompanied by a Portrait of the Author, numerous Illustrations, and a Map,

NARRATIVE OF MISSIONARY RESIDENCE AND TRAVEL IN EASTERN AFRICA, DURING THE YEARS 1837-1855.

BY J. L. KRAPF, PH. D. One of the Agents of the Church Missionary Society in Abyssinia and the Equatorial Countries of Eastern Africa.

The present volume will be acceptable at once to the friends of Missions, to those interested in geographical discoveries, and to the lovers of adventure. Few Missionaries have undergone greater sufferings and been exposed to greater perils than those first fully disclosed in this work as having been voluntarily fronted by Dr Krapf. The value of his geographical discoveries it is scarcely possible to over-estimate. The land journeys of Dr. Krapf in Eastern Africa extended to upwards of nine thousand miles, and were made mostly on foot—for the luxury of oxen, enjoyed by Dr. Livingstone, was beyond the reach of the German missionary in his travels from the coast into the interior.

REYNARD THE FOX.

After the German Version of Goethe.

By Thomas J. Arnold, Esq.

“Fair jester's humour and merry wit Never offend, though smartly they bit.” WITH SEVENTY ILLUSTRATIONS, AFTER THE CELEBRATED DESIGNS BY WILHELM VON KAULBACH.

Royal 8vo. Printed by Clay, on toned paper, and elegantly bound in embossed cloth, with appropriate Design after Kaulbach, richly tooled front and back, price 16s. Best full morocco, same pattern, price 24s.; or neatly half-bound morocco, gilt top, uncut edges, Roxburgh style, price 18s.

“The translation of Mr Arnold has been held more truly to represent the spirit of Goethe's great poem than any other version of the legend.”

ON THE STUDY OF MODERN LANGUAGES IN GENERAL, AND OF THE ENGLISH LANGUAGE IN PARTICULAR.

BY DR. DAVID ASHER.

In one Volume 12mo, cloth.

“I have read Dr Asher's Essay on the Study of the Modern Languages with profit and pleasure, and think it might be usefully reprinted here. It would open to many English students of their own language some interesting points from which to regard it, and suggest to them works bearing upon it which otherwise they might not have heard of. Any weakness which it has in respect of the absolute or relative value of English authors does not materially affect its value.”—Richard C. Trench.

Uniform with “Tyll Owlglass,” a Second Edition of THE TRAVELS AND SURPRISING ADVENTURES OF BARON MUNCHAUSEN.

WITH THIRTY ORIGINAL ILLUSTRATIONS, (Ten full-page Coloured Plates and Twenty Woodcuts), by Alfred Crowquill.

Crown 8vo. ornamental cover, richly gilt front and back, price 7s. 6d.

“The travels of Baron Munchausen are perhaps the most astonishing storehouse of deception and extravagance ever put together. Their fame is undying and their interest continuous; and no matter where we find the Baron,—on the back of an eagle, in the Arctic Circle, or distributing fudge to the civilized inhabitants of Africa,—he is ever amusing, fresh, and new.”

Boston Post, Feb. 10, 1859.

“A most delightful book…. Very few know the name of the author. It was written by a German in England, during the last century, and published in the English language. His name was Rudolph Erich Raspe. We shall not soon look upon his like again.”

THE EPIDEMICS OF THE MIDDLE AGES.

FROM THE GERMAN OF J. F. C. HECKER, M.D.

Translated by G. B. Babington, M.D. F.R.S.

Third Edition, Completed by the Author's Treatise on Child-Pilgrimages.

Octavo cloth, pp. 384, price 9s.

CONTENTS: The Black Death—The Dancing Mania—The Sweating Sickness—Child-Pilgrimages.

This volume is one of the series published by the Sydenham Society, and, as such, originally issued to its members only. The work having gone out of print, this new edition—the third—has been undertaken by the present proprietors of the copyright, with the view not only of meeting the numerous demands from the class to which it was primarily addressed by its learned author, but also for extending its circulation to the general reader, to whom it had, heretofore, been all but inaccessible, owing to the peculiar mode of its publication; and to whom it is believed it will be very acceptable, on account of the great and growing interest of its subject-matter, and the elegant and successful treatment thereof. The volume is a verbatim reprint from the second edition, but its value has been enhanced by the addition of a paper on “Child-Pilgrimages,” never before translated; and the present edition is therefore the first and only one in the English language which contains all the contributions of Dr Hecker to the history of medicine.

“Dr Hecker's volume is one of rare excellence, and one not to be met with and discussed lightly. He is the only historian of epidemics at present known, and he has the rare faculty of making a medical book an interesting one; likely, it appears, unfortunately, to be the only work upon the subject for many years.”—Spectator.

A DICTIONARY OF ENGLISH ETYMOLOGY.

BY Hensleigh Wedgwood, ESQ.

Vol. I., embracing Letters A to D. 8vo, 507 pages. Cloth boards, 14s.

Dictionaries are a class of books not usually esteemed light reading, but no intelligent man were to be pitied who should find himself shut up on a rainy day, in a lonely house, in the dreariest part of Salisbury Plain, with no other means of recreation than that which Mr Wedgwood's Dictionary of English Etymology could afford him. He would read it through from cover to cover at a sitting, and only regret that he had not the second volume to begin upon forthwith. It is a very able book, of great research, full of delightful surprises, a repertory of the fairy tales of linguistic science.—Spectator.

TRÜBNER & CO., 60, PATERNOSTER ROW.



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