Histoire de la Révolution française (Michelet)  

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Histoire de la Révolution françaiseis a book by Jules Michelet on the French Revolution.

Full text of volume 1[1]

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HISTOIRE


DE LA


RÉVOLUTION

FRANÇAISE


Typographie Firuiiu-Didot. — Mesuil (Eure).


HISTOIRE

DE LA


RÉVOLUTION


FRANÇAISE


PAR


,1. MICHELET


Avec illustrations par VIERGE


TOME PREMIER



PARIS

LIBRAIRIE ABEL PILON A. LE VASSEUR, SUCCESSEUR, ÉDITEUR

33, KUE DE KLBUKU8, 33


De

t. \


PRÉFACE DE 1868


Cette œuvre laborieuse, qui a rempli huit années de ma vie, n'a pas eu la bonne fortune des improvisa- tions venues en temps paisible. Elle a été écrite en plein événement.

Deux volumes parurent en Février. Ils donnaient le récit des plus belles journées de la Révolution, crédule encore, fraternelle et clémente, comme a été sa jeune sœur de 1848. Ils furent accueillis aux célèbres ban- quets de cette époque.

Des faits cruels survinrent. Je ne lâchai pas prise. Trois volumes parurent en 1850. Toute voix littéraire i'était tue; toute vie semblait interrompue. Ne voynnt RÉY. — T. 1. a


" HISTC/RE DE LA îtliVCUTION FRANÇAISE.

que ma tâche, au fond de nos archives, travaillant seul encore sur les ruines d'un monde, je pus croire un moment que je restais le dernier homme.

Quittant Paris au 2 Décembre, n'emportant d'autre bien que les matériaux de mes derniers volumes, les documents de la Terreur, je l'écrivis près Nantes, en grande solitude, à la porte de la Vendée.

Ainsi, contre vents et marée, à travers tout évé- nement, elle alla cette histoire, elle alla jusqu'au bout, saignante, vivante d'autant plus, une d'âme et d'esprit, sans que les dures traverses du sort l'aient fait dévier de sa ligne première. Les obstacles, bien loin d'arrêter, y aidèrent. Dans une vieille maison transparente que perçaient les grandes pluies, en janvier 1853, j'écrivais sur le même mois correspon- dant de la Terreur : « Je plonge avec mon sujet dans la nuit et dans l'hiver. Les vents acharnés de tempêtes qui battent mes vitres depuis deux mois sur ces collines de Nantes, accompagnent de leurs voix, tantôt graves, tantôt déchirantes, mon Dies ira de 93. Légitimes harmonies ! Je dois les remercier. Ce qu'elles m'ont dit souvent dans leurs fureurs appa- rentes, dans leurs aigres sifflements, dans le cliquetis sinistrement gai dont la grêle frappait mes fenêtres, c'était la chose forte et bonne, que tous ces semblants


PREFACE DE 1868. m

de mort n'étaient nullement la mort, mais la vie tout au contraire, le futur renouvellement... »

Au bout de quinze années, après le grand «travail que je dus à l'ancienne France, je rentre en celle-ci, la France et la Révolution. J'y rentre comme en u-a foyer de famille, délaissé quelque temps. Mais chaniajé? nullement. Refroidi? point du tout.

Épreuve singulièie de se revoir ainsi au bout de tant d'années, de cowmrer les temps. Qu'étais-je'? et qu'étions-nous (nous France), et qu'est-ce que nous sommes devenus?

Contenons notre cœur. Quelles que soient nos tris- tesses, d'un regard net et terme observons la situa- tion.

La dureté du temps a brisé bien des choses, mais elle a aussi profité. Nous avons compris à la longue ce qu'on démêlait peu en 48. Toutes les grandes questions se" présentaient alors d'ensemble, impatientes, sans égard à leur ordre logique et naturel. Nous nous exa- géi'ioDS les nuances qui nous divisaient. Un grand pro- grès s'est fait sous ce rapport. Sans nous dédire en rien ni changer de langage, nous tous, enfants divers de la Révolution, nous concordons en elle, nous rap- pro«hons de l'unité.


IV HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE,

lo Les choses ont repris leur véritable perspective, et tous sont revenus à la tradition nationale. Nul de nous aujourd'hui qui ne voie dans la Liberté la ques- tion souveraine. La question économique qui lui fit ombre, est une conséquence, un approfondissement essentiel de la Liberté. Mais celle-ci précède tout, doit couvrir et protéger tout.

2° La question religieuse paraissait secondaire. Nos avertissements touchaient peu. En vain les Bossuet, les de Maistre disaient, hautement aux nôtres la pro- fonde union des deux autorités. Ils l'ont sue un peu tard. Il leur a bien fallu s'éveiUer en voyant le cou- vent près de la caserne, ces monuments jumeaux qui couronnent aujourd'hui les hauteurs des grandes villes, et proclament la coalition.

3° Point de guerre. Sur cela encore, nous sommes unanimes. Dans le travail immense où la France s'est engagée, elle a bien autre chose à faire. Elle est ravie de voir une Italie, une Allemagne, et les salue du cœur. Un point considérable, c'est que des deux côtés, les vaillants dédaignent la guerre, sachant que ce n'est plus une affaire de vaillance, mais de pure méca- nique entre Delvigne et Chassepot.

4» Ce qui pourra sembler un peu bizarre à l'avenir, c'est que nos dissidences en 48, les plus âpres peut-être,


PRÉFACE DE 1868. t

étaient relatives au passé, historiques, achéologiques. Ces débats se mêlaient à l'actualité. On s'identifiait à ces lugubres ombres. L'un était Mirabeau, Vergniaud, Danton, un autre Robespierre. Nous gardons aujour- d'hui nos sympathies sans doute à tel ou tel héros de la Révolution. Mais nous les jugeons mieux. Nous les voyons d'ensemble, nullement opposés et se donnant la main. Si quelques-uns de nous s'acharnent à ces débats, en revanche, une grande France, née de- puis 48, un demi-million d'hommes, qui lisent, pensent et sont l'avenir, regardent tout cela comme chose cu- rieuse, mais hors de toute application, avec des cir- constances tellement différentes.

L'histoire contestée des vieux temps s'est, d'année en année, éclaircie d'elle-même par tant de documents livrés à la publicité. Mais nous autres historiens nous y avons fait quelque chose. Prenant chacun un point de vue, nous l'avons mis (par nos exagérations même) en pleine lumière. Il est intéressant de voir combien cette diversité a servi. Je voudrais qu'une main habile esquissât l'histoire de l'histoire, je veux dire le pro- grès qui s'est fait dans nos études sur la Révolution.

La tirer de 89, c'est en faire un effet sans cause. La faire partir de Louis XV, c'est l'expliquer bien peu


VI HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

encore. Il laut creuser beaucoup plus loin. C'est toute la vie de la France qui en prépare, en fait comprendre le drame final. De moins en moins obscure, elle devient toute lumineuse au xviii® siècle, qui, loin d'être un chaos, ordonne, écrit splendidement notre Credo mo- derne, que la Révolution entreprend d'appliquer.

Labeur très-long. J'en ai été payé quand (dans mon Louis XV, vers 1750) j'ai eu la joie de donner fort simplement ce Credo de lumière. En face, je posai les ténèbres, la Conspiration de famille. Dès le ministère de Fleury, l'intrigue espagnole-autrichienne et ca- tholico-monarchique, se noue par les parentés, ma- riages, etc. Le premier effet fut le règne de Marie- Thérèse à Versailles et la guerre de Sept-Ans qui enterra la France, donna le monde à l'Angleterre. Le second effet fut le règne de Marie- Antoinette, l'explo- sion tardive (si tardive!) de 89.

Ceux qui veulent se persuader que cet événement immense fut l'oeuvre d'un parti, un complot d'Orléans, un mouvement factice qu'imposa Paris à la France, n'ont qu'à ouvrir les cent volumes in-folio des Cahiers, les vœux des provinces, leurs instructions aux députés de, la Constituante. Du moins qu'ils prennent connais- sance des extraits des Cahiers, si bien résumés par Chassin.


PRÉFACE DE 1868. vu

Dans mon premier volume (1847), j'avais indiqué à juel point les idées d'intérêt, de bien-être, qui ne peu- /ent manquer en nulle Révolution, en la nôtre pour- tant sont restés secondaires, combien il faut la tordre, la fausser, pour y trouver déjà les systèmes d'aujour- d'hui. Sur ce point, le beau livre de Quinet confirme le mien. Oui, la Révolution fut désintéressée. C'est son côté sublime et son signe divin.

Brillant éclair au ciei. Le monde en tressaillit. L'Europe délira à la prise ae ia Basiiiie ; tous s'em- brassaient (et dans Pétersbourg même) sur les places publiques. Inoubliables jours! Qui sais-je pour les avoir contés? Je ne sais pas encore, je ne saurai ja- mais comment j'ai pu les reproduire. L'incroyable bon- heur de retrouver cela si vivant, si brûlant, après soixante années, m'avait grandi le cœur d'une joie héroïque, et mon papier semblait enivré de mes larmes.

De cette âme agrandie il m'a été donné d'embrasser l'infini de la Révolution, de la refaire dans la variété de ses âges, de ses points de vue. C'eût été lui faire tort que d'en adopter un, de dénigrer le reste. Les apposés y concordent au fond. La grande âme com- aiune, en chaque parti qui la révèle, est sentie, est corap-^ise par des peuples divers, et le sera par d'au-


VIII HISTOIRE DE LA Rf^VOLUT.ON FRANÇAISE.

très générations dans l'avenir. Ce sont autant de lan- gues que la Révolution, ce grand prophète, a parlées pour toute la terre. Chacun avait son droit, et devait être reproduit.

Enfermer la Révolution dans un club, c'est chose impossible. Le travail infini, la passion sincère de Louis Blanc n'y a pas réussi. Mettre cet océan dans la petite enceinte du cloître jacobin! vaine entreprise. Elle déborde de toutes parts. Elle y eut sa police con- tre la trahison, son œil, son gardien vigilant. Mais sa vraie force active, la Montagne elle-même en ses plus grands acteurs qui discouraient fort peu, ne sié- geait pas aux Jacobins.

Le temps qui peu à peu dit tout, et la publication des documents, ne permettent plus d'être exclusif. L'apologie de la Gironde, si véhémente dans Lanfrey, aujourd'hui ne semble que iuste. Une voix sortie de la mort même, la voix testamentaire de Pétion, Buzot, enfin s'est fait entendre (1866). Qui osera contredire m aie tenant?

Tel était l'esprit de système que nos Robespier- ristes mettaient la Montagne même en jugement. Ils poursuivaient Danton. Yilliaumé, Esquiros (dans son livre éloquent) le défendirent, et les actes encore mieux. Publiés récemment par Bougeart, Robinet,


PREFACE DE 1868. ix

ils le couvrent aujourd'hui, absolvent sa grande mé- moire.

On commence à voir clair, à mieux connaître la Mon tagne, que cachait jusqu'ici ce débat des individus. Les deux cents députés en mission, trop oubliés, reparais- sent dans leur grandeur, dans leur indicible énergie qui fit notre salut. Deux médecins de vingt-cinq ans, Baudot, Lacoste, reprennent leur laurier de conqué- rants du Rhin. L'organisateur de la guerre (héros lui- même à Wattignies), le digne et bon Carnot nous est rendu enfin par la main de son fils. Les purs entre les purs, Romme, les cinq amis qui, les derniers, en prai- rial, ont signé et scellé la Révolution de leur sang, re- paraissent en un livre qui m'a fait frissonner, celui de Claretie, si brûlant, cruellement vrai.

Les temps faibles ne comprendront plus comment, parmi ces tragédies sanglantes, un pied dans la mort même, ces hommes extraordinaires ne rêvaient qu'im- mortalité. Jamais tant d'idées organiques, tant de créations, tant de souci de l'avenir! une tendresse inquiète pour la postérité! Et tout cela, non pas comme on le croit, après les grands périls, mais au fort de la crise. Le livre de Despois ( Vandalisme révohUionnaire) inaugure admirablement pour cet âge une histoire nou- velle, celle de ses créations.


X HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

J'ai mieux compris le mot du vénérable Lasteyrie. Lui parlant de ces temps et de l'impression qu'il en eut (lui fort exposé, en péril), j'en tirai ce mot seul : « Monsieur, c'était très-beau ! — Mais vous pouviez périr? Vous cachiez-vous? — Moi, point. J'allais, j'er- rais en France. J'admirais... Oui, c'était très-beau. »

La Révolution, a-t-on dit, a eu un tort. Contre le fa- natisme vendéen et la réaction catholique elle devait s'armer d'un Qvedo de secte chrétienne, se réclamer de Luther ou Calvin.

Je réponds : Elle eût abdiqué. Elle n'adopta aucune Eglise. Pourquoi? C'est quelle était une Église elle- même.

Comme agape et Communion, rien ne fut ici-bas com- parable à 90, à l'élan des Fédérations. L'absolu, l'in- fini du ^Sacrifice en sa grandeur, le don de soi qui ne réserve rien, parut au plus sublime dans l'élan de 92 : guerre sacrée pour la paix, pour la délivrance du monde.

« Les symboles ont manqué? » Mais toute religion met des siècles à se faire les siens. La foi est tout; la forme est peu. Qu'importe le parement de l'autel?

Il subsiste toujours, l'autel du Droit, du Vrai, de l'é- ternelle Raison. Il n'a pas perdu une pierre, et il


PREFACE DE 18G8. ^^

attend tranquillement. Tel que nos philosophes, tel que nos grands légistes le bâtirent, solide, autant que les calculs de Laplace et de Lagrange qui y posèrent la loi du temps.

Qui ne le reconnut? n'y sentit Dieu?... Quel cercle on vit autour? Le monde américain y fut en Thomas Payne, la Pologne en Kosciusko. Le maître du Devoir (ce roc de la Baltique), Kant sémut. On y vit pleurer le vieux Klopstock, et ce fier enfant, Beethoven.

Le grand stoïcien Fichte, au plus cruel orage, ne s*en détacha pas. Il nous resta fidèle. En plein 93, il publia son livre sur l'immuable droit de la Révolu- tion.

Cela lui fut compté. Il en garda ce cœur d'acier, qui, après léna, releva l'Allemagne, prépara le réveil du monde, opposant à la force une force plus grande, ridée, — et, devant l'ennemi, enseignant la victoire du Droit, contre lequel on ne prescrit jamais.


HISTOIRE DE LA IlEVOJ UTION FRANÇAISE.


Un mot sur la manière dont ce livre se fit.

Il est né du sein des Archives. Je l'écrivis six atiw (1845-1850) dans ce dépôt central, où j'étais chef de la section historique. Après le 2 Décembre, j'y mis deux ans encore, et l'achevai aux archives de Nantes, tout près de la Vendée, dont j'exploitais aussi les pré- cieuses collections.

Armé des actes mêmes, des pièces originales et ma- nuscrites, j'ai dû juger les imprimés et surtout les Mé- moires qui sont des plaidoyers, parfois d'ingénieux pastiches (exemple, ceux que Roche a faits pour Le- vasseur).

J'ai jugé jour par jour le Moniteur, que suivent trop MM. Thiers, Lamartine et Louis Blanc.

Dès l'origine, il est arrangé, corrigé chaque soir, par les puissants du jour. Avant le 2 Septembre, la Gironde l'altère, et le 6, la Commune. De même en toute grande crise. Les procès-verbaux manuscrits des Assemblées illustrent tout cela, démentent le Mo- niteur, et ses copistes, XHistoire parlementaire, et


PREFACE DE 1868. xiii

autres, qui souvent estropient encore ce Moniteur es- tropié.

Un très-rare avantage qu'aucun dépôt du monde ne présenterait peut-être au même degré, c'est que je trouvais dans les nôtres, pour chaque événement ca- pital, des récits très-divers et de nombreux détails qui se complètent et se contrôlent.

Pour les Fédérations, j'ai eu des récits par centai- nes, venus d'autant de villes et de villages {Archives centrales). Pour les grandes tragédies du Paris révolu- tionnaire, le dépôt de X Hôtel de Ville m'en ouvrait le foyer aux registres de la Commune; et la Préfecture de police m'en donnait la variété divergente dans les procès-verbaux de nos quarante-huit Sections.

Pour le gouvernement, les Comités de Salut public et de Sûreté générale, j'avais sous les yeux tout ce qu'on a de leurs registres et j'y ai trouvé par jour la chronologie de leurs actes.

On m'a blâmé parfois d'avoir cité trop rarement. Je l'aurais fait souvent, si mes sources ordinaires avaient été des pièces détachées. Mais mon soutien habituel, ce sont ces grandes collections où tout se suit dans un ordre chronologique. Dès que je date un fait, on peut retrouver à l'instant ce fait à sa date précise au regis- tre, au carton où je l'ai pris. Donc, j ai dd citer rare-


XIV HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

ment. Pour les c np.imées et les souices vul-

gaires, les 'v\ 's peu utiles ont l'inconvéDient de coi'pei- Ï8 •->*;; ou le âl des idées. C'est une vaine os- teitaao'i d'émail 1er constamment sa pago de ces ren- vois à des ■'wtes connus, à des brochures de petite iinportance et da' tirer raîiontion là-dessus. Ce qui donne autorité au récit, c'est sa suite, sa cohésion, plus que la multitude des petites curiosités bibliogra- pjiques.

Pour tel fait capital, mon récit, identique aux actes mômes, est aussi immuable qu'eux. J'ai fait plus que d"extraiie. j'ai copié de ma main (et sans y employer personne) les textes dispersés, et les ai réunis. Il en est résulté une lumière, une certitude, auxquelles on ne changera rien. Qu'on m'attaque sur le sens des faits, c'est bien. Mais on devra d'abord reconnaître qu'on tient de moi les faits dont on veut user contre moi.

Ceux qui ont des yeux et savent voir, remarqueront très-bien que ce récit, quelquefois trop ému peut-être et orageux, n'est pourtant jamais trouble, point vague, point flottant dans les vaines généralités. Ma passion elle-même, l'ardeur que j'y mettais, ne s'en seraient point contentées. Elles cherchaient, voulaient le pro- pre caractère, la personne, l'individu, la vie très-spé-


PREFACE DE 1868. X7

ciale de chaque acteur. Les personnages ici ne son^ nullement des idées, des systèmes, des ombres politi ques; chacun d'eux a été travaillé, pénétré, jusqu'à rencontrer l'homme intime. Ceux mêmes qui sont trai tés sévèrement, sous certains rapports, gagnent à être connus à ce point, atteints dans leur humanité. Je n'ai point flatté Robespierre. Eh bien, ce que j'ai dit de sa vie intérieure, du menuisier, de la mansarde, de l'hu- mide petite cour qui, dans sa sombre vie, mit pour- tant un rayon, tout cela a touché, et tel de mes amis, de parti tout contraire, m'avoua qu'en lisant il en versa des larmes.

Nul de ces grands acteurs de la Révolution ne m'a- vait laissé froid. N'ai-je pas vécu avec eux, n'ai-je pas suivi chacun d'eux, au fond de sa pensée, dans ses transformations, en compagnon fidèle? A la longue, j'étais un des leurs, un familier de cet étrange monde. Je m'étais fait la vue à voir parmi ces ombres, et elles me connaissaient, je crois. Elles me voyaient seul avec elles dans ces galeries, dans ces vastes dépôts rare- ment visités. Je trouvais quelquefois le signet à la place où Chaumette ou tel autre le mit au dernier jour. Telle phrase, dans le rude registre des Corde- liers, ne s'est pas achevée^ coupée brusquement par la mort. La poussière du temps reste. Il est bon de la


XVI HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

respirer, d'aller, venir, à travers ces papiers, ces dos- siers, ces registres. Ils ne sont pas muets, et tout cela n'est pas si mort qu'il semble. Je n'y touchais jamais sans que certaine chose en sortît, s'éveillât... C'est l'àme.

En vérité, je méritais cela. Je n'étais pas auteur. J'étais à c«n^ lieues ue penser au public, an succès : j'aimais, et voilà tout. J'allais ici et là, acharné et avide ; j'aspirais, j'écrivais cette âme du tragique passé.

Cela fut fort senti, et d'hommes de nuances diver- ses : Déranger, Ledru-Rollin, Proudhon.

Béranger avait eu contre moi des préventions, et il en revint tout à iait. il die de cette histoire : « Pour moi, c'est livre saint. »

Proudhon savait combien je goûtais peu la plupart de ses paradoxes; c'est de lui, cependant, que je reçus la lettre la plus forte, l'acceptation la plus complète de mon livre, celle du principe posé dans mon Introduc- tion (1847) : l'inconciliable opposition du Christianisme avec le Droit et la Révolution. 11 l'a pleinement adopté dans son hvre De la Justice (1858).

Au beau jour des Fédérations, Camille Desmoulins fit la proposition touchante et chiméiique d'un pacte


PREFACE DE 1868. xvii

fédératif entre les écrivains amis de la Révolution. 11 est sûr qu'entre nous, unis (malgré nos dissidences) par un fonds de principes communs, il y a une sorte de parenté. Je lai plus que personne respecté. Je n'ai répondu jamais aux critiques des nôtre^, quoiqu'elles fussent souvent un peu légères et que je pusse exercer des représailles faciles.

J'ai fini mon Histoire de la RévohUion en 53, et de- puis cette époque jusqu'en Çt2, Louis Blanc dans la sienne, dans ses dix ou douze volumes, l'a attaquée avec une passion extraordinaire. On m'en avertissait; mais j'étais occupé d'achever V Histoire de France jusqu'en 89. J'ajournai la lecture et l'examen de Louis Blanc. Mon silence persévérant dut l'étonner et l'encourager fort. De volume en volume, ses violentes critiques continuaient. Il triomphait à l'aise, s'étendait à plaisir, et se trouva enfin avoir réellement fait un gros livre sur mon livre.

Je ne finis Louis XVI qu'à la fin de 1867. C'est en achevant ce volume que je revins à ma Révolution et m'occupai de celle de Louis Blanc. Je l'ouvris fort pla- cidement, tout prêt à profiter de ses critiques, si elles étaient sérieuses*.

  • .T'en ai profité en effet pour rectifier deux détails, Vwn ro^aîif

à Danton, l'autre à DuiMiid-Maiiiane

RÉV. — T. I h


xvin HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Je connaissais et son talent et son caractère honora- ble, ses paradoxes aussi, son papisme socialiste et sa tyrannie du travail au nom de la fraternité. Mais je Tavais peu vu sur le terrain de l'histoire. J'avoue que je fus saisi d'étonnement en voyant sa faveur, sa pré- dilection fantaisiste... pour qui?... pour l'intrigant Ga- lonné!... — Galonné, excellent citoyen qui ne ruine la France que pour faire la Révolution, qui ne gorge la cour « que pour les conduire tous en riant au bord d'un abîme si profond qu'ils appelleraient de leurs vœux les nouveautés libératrices. » (II, 159.) Tout cela sans la moindre preuve.

J'apprends des choses non moins fortes. Les Monta- gnards n'étaient nullement les violents (VII, 372). Sans doute c'étaient les modérés.

Les Girondins, qui ont tant exalté Rousseau, ce sont les ennemis de Rousseau chez Louis Blanc. G'est la Gi- ronde qui conniva au 2 Septembre; elle en garde la tache de sang.

Robespierre, au contraire, qui parla, dénonça, et avant (le 1^^), et pendant (le 2 même), en est pur, y est étranger.

Hébert, dans son Père Duchesne, malgré ses cons- tants appels au massacre, n'en est pas moins un conti- nuateur des modérés, des Girondins. Comment cela?


PREFACE DK 186P. xix

C'est qu'il est voltairien, égoïste et seusualiste, enneiPi de Rousseau et du sensible Robespierre.

Louis Blanc, assez doux pour le Roi, pour la Reine, te duc d'Orléans, clément pour le Clergé, est terrible, accablant pour Danton et les Girondins. En ces der- niers, il voit la bourgeoisie qui lui fut si hostile au 15 mai 1848. Étrange confusion. La garde nationale du 15 mai détestait la guerre; au contraire, la Gironde la prêcha, et la fit, pour le salut des nations Elle iorgea des raillions de piques, et mit les armes aux mains des pauvres.

Il faut prendre largement le grand cours révolution- naire, dans ses deux manifestations utiles et légiti- mes, et de croisade, et de police, — les Girondins, les Jacobins.

J'ai tâché de le iaire. J'ai marqué lortement les torts des Girondins, leur tort d'avoir toujours repoussé la Montagne en Danton et Cambon, leur tort d'avoir, malgré leur pureté, subi Timpur mélange des tourbes royalistes qui, se glissant chez eux dans les départe- ments, entravaient la Révolution.

Je n'ai point contesté les services immenses que rendit l'institution jacobine. J'ai même, mieux que personne, marqué et nuancé ses trois âges si diffé- rents. Je n*a point méconnu le terrible labeur, la


XX HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

grande volonté de Robespierre, sa vie si sérieuse. Là, je le trouve intéressant. i

Cela même est mon crime. Je crois que Louis Blanc m'aurait mieux pardonné toute ma politique contraire, mes attaques à son dieu, que mon regard minutieux, l'observation exacte du saint des saints, le tort d'avoii vu de si près, décrit la petite chapelle, le féminin cé- nacle de Marthe, Marie, Madeleine, l'habit, le port, la voix, les lunettes, les tics, de ce nouveau Jésus.

Une chose nous sépare bien plus qu'il ne paraît, une chose profonde. Nous sommes de deux religions.

Il est demi-chrétien à la façon de Rousseau et de Robespierre. L'Etre suprême, l'Évangile, le retour à l'Église primitive (III, 28) : c'est ce Gredo vague et bâtard par lequel les politiques croient atteindre, em- brasser les partis opposés, philosophes et dévots.

La race et le tempérament ne sont pas peu non plus dans notre opposition. Il est né à Madrid. Il est Corse de mère. Français par son père (de Rodez). Il a la flamme sèche et le brillant des méridionaux, avec un

  • ,ravail, une suite que ces races n'ont pas toujours. Il

ji étudié à Rodez, au pays des Bonald, des Frayssinous, qui nous fait tant de prêtres. Dans sa démocratie, il est autoritaire.

S'il n'avait pas été aveuglé par sa passion, avant


PREFACE DE 1868. xii

de reprendre son livre interrompu, il aurait dû se dire :

« Peut-on à Londres écrire l'histoire du Paris révo- lutionnaire? » Cela ne se peut qu'à Paris. A Londres, il est vrai, il y a une jolie collection de pièces fran- çaises, imprimés, brochures et journaux, qu'un ama- teur, M. Croker, vendit 12,000 francs au Musée Bri- tannique, et qu'on étend un peu depuis. Mais une col- lection d'amateur, des curiosités détachées, ne rempla- cent nullement les grands dépôts officiels où tout se suit, où l'on trouve et les faits, et leur liaison, où sou- vent un événement représenté vingt, trente, quarante fois, en ses versions différentes, peut être étudié, jugé et contrôlé. C'est ce que nous permettent les trois grands corps d'archives révolutionnaires de Paris.

Il s'est persuadé, ce semble, que la fréquence des critiques en suppléait la profondeur. Il n'est aucun exemple dans l'histoire littéraire d'une attaque si per- sévérante, de page en page, pendant tant de volumes. Je suis l'homme, après Robespierre, qui l'a certaine- ment le plus occupé. J'ai eu ce don de ne point le las- ser. J'admire les grandes passions. La sienne est véri- tablement intarissable, infatigable. Elle revient sans cesse, à propos, sans propos, sur les faits, sur le sens des faits, les moindres misères, enfin tout.


XXII HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Il dit parfois des choses un peu bien fortes, par exemple, « que j'ai oublié tous les devoirs de l'histo- rien. » Parfois, il me loue (c'est le pis); quelque pari il me trouve « un 'pénétrant génie; » mais avec ce gé- nie j'ai si i^eii pénétré qu'à chacun des grands jours de la Révolution, j'ai tout brouillé, me suis mépris com- plètement.

Je pourrais dire pourtant, ayant exhumé tant de choses, donné tant de secours et à lui et à tous, je pourrais dire : « Ces fameuses journées, qui les savait sans moi ? »

Au massacre du Champ-de-Mars (17 juillet 91), j'ai tiré des Archives de la Seine le texte de la pétition qu'on signa sur l'autel et qu'on peut appeler le pre* mier acte de la République. J'ai marqué l'action très* directe des royalistes pour amener le massacre. Louis Blanc les en lave, mais ils ne veulent pas être lavés^ ils s'en vantent. D'après les notes manuscrites d'un témoin oculaire, M. Moreau de Jonnès, j'ai dit le fait certain : c'est que la Garde soldée poursuivit barbare- ment le peuple qui se réfugia dans les rangs de la garde nationale. Chose grave ; première apparition du funeste militarisme. — Je n'ai nullement nié le faitj cependant incertain, qu'affirme Louis Blanc, que beau- coup répétèrent, mais que ne vit personne, à savoir


PRÉFACE DE 18G8. xaii

que quelques gardes nationaux (des Filles-Saint-Tho- mas?) purent, avec la Garde soldée, tirer sur cet autel où était tout le peuple. — Au 10 août, même témoi- gnage. J'ai accepté ce récit d'un homme, très-bon, fort peu passionné.

Grâce à M. Labat, archiviste de la Police, j'ai trouvé et donné la pièce inestimable et capitale du 2 Septem- bre, l'enquête d'après laquelle il constate que le pre- mier massacre fut provoqué par les prisonniers même, par les cris, les risées, qu'à la nouvelle de l'in- vasion, poussaient par les fenêtres les imprudents de l'Abbaye.

Pour le 31 Mai, pour le grand jour fatal de la Ré- volution où l'Assemblée fut décimée, j'ai mis un soin religieux à lire et copier les registres des quarante- huit sections. Ces copies m'ont fourni le récit immense, détaillé, qu'on lira, récit désormais authentique de ces funèbres jours qu'on ne connaissait guère. Il res* tera, pour l'avenir, que des quarante-huit sections, cinq seulement (d'après les registres) autorisèrent le Comité d'insurrection.

Le Père Duchesne tirant à 600,000, Robespierre effrayé des 600,000 gueules aboyantes, étouffa ses velléités de ménager le sang (qu'il avait témoignées à Lyon) et qui l'auraient fait mettre au ciel, procla-


ixiv HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

mer le sauveur des hommes. Il se cacha dans la Ter- reur.

Si, moi aussi, je voulais critiquer, je pourrais dire que Louis Blanc a fait ce qu'il a pu pour obscurcir cette bascule, dans laquelle Robespierre (terrifié, crai- gnant Hébert, puis' Saint-Just même) tua tout, modé- rés, enragés. Il n'est pas à son aise dans ce cruel récit. Il étrangle très-spécialement le tragique moment où Robespierre, comme un chat qui a peur, qui avance et recule, voulant, ne voulant pas, lorgna la tête de Danton.

En vérité, il faut un grand courage pour suivre Robespierre dans l'épuration jacobine. Nul n'est pur à droite ou à gauche, nul révolutionnaire, ni Chau- mette, ni Desmoulins. Et il garde les prêtres, l'infail- lible élément de la contre-révolution !

La monarchie commence à la mort de Danton. Dès longtemps, il est vrai, Robespierre, par toute la France, avait ses Jacobins qui remplissaient les pla- ces. Mais c'est après Danton, subitement, en six se- maines, qu'il prit le grand pouvoir central. Il avait sa Police (Hermann), la Police du Comité (Héron). Il avait la Justice (Dumas), le grand tribunal général, qui jugeait même pour les départements. Il avait la Commune (Payan), les 48 Comités des sections. Par la


PRÉFACE DE 1868. xrt

Commune, il avait dans la main l'armée révolution- naire (Henriot). Et tout cela sans titre, sans écriture ni signature. Au Comité de Salut public, il ne parais- sait pas, faisait signer ses actes par ses collègues, ne signait point pour eux.

Ainsi, il lui était loisible de se laver les mains de tout. Ses amis, aujourd'hui, peuvent nous le montrer comme un spéculatif, un philanthrope rêveur dans les bois de Montmorency ou aux Champs-Elysées, prome- neur pacifique entre Brount et Cornélia.

Il jouait un gros jeu. Dans son isolement, dans son inertie apparente, il n'en tenait pas moins un procès et sur les grands hommes d'affaires du Comité (Carnot, Cambon, Lindet), et sur les deux cents Montagnards qui avaient eu des missions, avaient enduré tout, bravé tous les dangers, s'étaient violemment compro- mis. Ils voulaient que l'on constatât leur fortune avant et après, qu'on établît leur probité. 11 refusa cela, se réservant de pouvoir les poursuivre un jour. Au 9 ther- midor, il les eut contre lui. C'est ce que Louis Blanc se garde bien de dire. La Montagne, aussi bien que la droite et le centre, le repoussa alors. Les plus honnê- tes gens, futurs martyrs de prairial, Romme, Sou- brany, etc., lui étaient sympathiques, mais pourtant le voyaient, par la force des choses, dictateur et


xWi HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

tyran. A ses cris, ils se turent et ne répondirent rien. Le jugement de ces grands citoyens sera celui de l'avenir.

Les 31 procès-verbaux des sections qui subsistent, 9t que j'ai suivis pas à pas, montrent parfaitement que Paris était contre lui, qu'il n'eut pour lui q^ue ses Comités révolutionnaires (non élus, mais nommés, payés), et que les Sections, le peuple, tout le monde, ne bougea, le laissa périr. Louis Blanc ne dit rien de ce vrai jugement du peuple.

Quant à l'appel aux armes contre la Loi qu'il com- mença d'écrire, n'acheva pas, on pouvait l'expliquer par un noble scrupule, s'il fut fait à minuit quand il avait des forces, — ou par le désespoir, s'il fut fait vers une heure, lorsqu'il était abandonné. Nul témoin. J'ai suivi l'interprétation la plus digne de ce temps-là et celle qui honore sa mémoire, celle que Louis Blanc a suivie après moi.

Sa fin m'a fort touché, et la fatalité qui le poussa. Nul doute qu'il n'aîmât la patrie, qu'en ajournant la liberté, il n'y rêvât pourtant. Il lisait constamment le fameux Dialogue de Sylla et d'Eucrate. Comme Sylla peut-être, il aurait de lui-même quitté la dictature.

Les rois qui ne voyaient en lui qu'un homme d'ordre et de gouvernement-, le recherchaient déjà, l'estimaient


PREFACE DE 1868. xxvii

et le regrettèrent. La Russie le pleura, son grand historien, Karamsin.

Robespierre venait justement de se poser sous un aspect nouveau, « en guillotinant l'anarchie. » C'est ainsi qu'il appelait les premiers socialistes, Jacques Roux, etc. Au cœur de Paris même, dans les noires et profondes rues ouvrières (les Arcis, Saint-Martin) fermentait le socialisme, une révolution sous la révo- lution. Robespierre s'alarma, frappa, et se perdit. Il est certain qu'au 9 thermidor, bien avant les troupes de la Convention, ces sections marchèrent à la Grève et débauchèrent les canonniers de Robespierre. Dès cette heure, il était perdu.

Extraordinaire méprise. Dans ses douze volumes, Louis Blanc prend Robespierre comme apôtre et sym*- bole du socialisme, qu'il frappait et qui le tua.

Je l'avais dit en toute lettre, et d'après l'irrécusable témoignage des Procès-verbaux des sections, que j'ai fidèlement copiés.

Rien n'était plus facile que de voir mes copies. On 6'entend entre gens de lettres. Quand je fis mon Vico, un de mes concurrents m'aida, en me fournissant un livre rare. Tout récemment, un savant suisse m'a envoyé ses propres notes sur un sujet que nous t rai- don? tous deux. Si j'avais été averti, j'aurais très-


xxviii HISTOIRE DR LA REVOLUTION FRANÇAISE.

volontiers donné les miennes à Louis Blanc, sans de- mander s'il devait en user pour moi ou contre moi.

J'ai été vif dans ma courte réponse. C'est qu'il s'agit bien moins de moi que de la Révolution elle-même, tellement rétrécie, mutilée, décapitée, en tous ses partis différents, moins l'unique parti jacobin. La ré- duire à ce point, c'est en faire un tronçon sanglant, terrible épouvantail, pour la joie de nos ennemis.

C'est à cela que je devais répondre, m'opposer de mon mieux. Il ne fallait pas moins que ce devoir pour me sortir de mes habitudes pacifiques. Je n'aime pas à rompre l'unité de la grande Église.

Paris, !« octobre 1868.


PRÉFACE DE 1847


Chaque année, lorsque je descends de ma chaire, que je vois la foule écoulée, encore une génération que je ne reverrai plus, ma pensée retourne en moi.

L'été s'avance, la ville est moins peuplée, la rue moins bruyante, le pavé plus sonore autour de mon Panthéon. Ses grandes dalles blanches et noires reten- tissent sous mes pieds.

Je rentre en moi. J'interroge sur mon enseignement, snr mon histoire, son tout-puissant interprète, l'esprit de la Révolution.

Lui, il sait, et les autres n'ont pas su. Il contient leur secret, à tous les temps antérieurs. En lui seule lement la France eut conscience d'elle-même. Dans


XXX HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

tout moment de défaillance où nous semblons nous oublier, c'est là que nous devons nous chercher, nous ressaisir. Là se garde toujours pour nous le profond mystère de vie, l'inextinguible étincelle.

La Révolution est en nous, dans nos âmes; au-de- hors, elle n'a point de monument. Vivant esprit de la France, où te saisirais-je, si ce n'est en moi?... Les pouvoirs qui se sont succédé, ennemis dans tout le reste, ont semblé d'accord sur un point, relever, ré- veiller les âges lointains et morts.... Toi, ils auraient voulu t'enfouir... Et pourquoi?... Toi seul, tu vis.

Tu vis!... Je le sens, chaque fois qu'à cette époque de l'année, mon enseignement me laisse, et le travail pèse, et la saison s'alourdit... Alors, je vais au Champ- de-Mars, je m'assieds sur l'herbe séchée, je respire le grand souffle qui court sur la plaine aride.

Le Champ-de-Mars, voilà le seul monument qu'a laissé la Révolution... L'Empire a sa colonne, et il a pris encore presque à lui seul l'Arc-de-Triomphe ; la Royauté a son Louvre, ses Invalides ; la féodale église de 1200 trône encore à Notre-Dame; il n'est pas jus- qu'aux Romains, qui n'aient les Thermes de César. Et la Révolution a pour monument... le vide...

Son monument, c'est ce sable, aussi plan que l'Ara- Die... Un tumuïus à droite, et un tumulus à gauche,


PRÉFACE DE ia47. xx\(

comme ceux que la Gaule élevait, obscurs et douteux témoins de la mémoire des héros...

Le héros, n'est-ce pas celui qui fonda le pont d'Iéna?.. Non, il y a ici quelqu'un de plus grand que celui-là, d plus puissant, de plus vivant, qui remplit cette immen- sité.

€ Quel Dieu? on n'en sait rien... Ici réside un Dieu ! »

Oui, quoiqu'une génération oublieuse ose prendre ce lieu pour théâtre de ses vains amusements, imités de l'étranger, quoique le cheval anglais batte inso- lemment la plaine... un grand souffle la parcourt que vous ne sentez nulle part, une âme, un tout-puissant esprit...

Et si cette plaine est aride, et si cette herbe est sé- chée, elle reverdira un jour.

Car dans cette terre est mêlée profondément la sueur féconde de ceux qui, dans un jour sacré, ont soulevé ces collines, le jour où, réveillés au canon de la Bas- tille, vinrent du Nord et du Midi, s'embrasser la France et la France, — le jour où trois millions d'hommes, levés comme un homme, armés, décrétèrent la paiy éternelle.

Ah ! pauvre Révolution, si confiante à ton premier jour, tu avais convié le monde à l'amour et à la paix...

« mes ennemis, disais-tu, il n'y a plus d'enne-


xxxiv HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Et chaque jour, plus incertaine, plus pâle et plus fugitive, a flotté devant ses yeux la douteuse image du Droit.

Ne cherchez pas pourquoi ce peuple va baissant, s'affaiblissant. N'expliquez pas sa décadence par des causes extérieures ; qu'il n'accuse ni le ciel, ni la terre ; le mal est en lui.

Qu'une tyrannie insidieuse ait eu prise pour le cor- rompre, c'est qu'il était corruptible. Elle l'a trouvé faible, désarmé, tout prêt pour la tentation ; il avait perdu de vue l'idée qui seule le soutenait; il allait, misérable aveugle, à tâtons dans la voie fangeuse, il ne voyait plus son étoile... Quelle? l'astre de la vic- toire?... Non, le soleil de la justice et de la Révolu- tion.

Que les puissances de ténèbres aient travaillé par toute la terre pour éteindre la lumière de la France, opérer l'éclipsé du Droit, cela était naturel. Mais ja- mais, avec tous leurs efforts, elles n'y auraient réussi. L'étrange, c'est que les amis de la lumière ont aidé ses ennemis à la voiler et l'obscurcir.

Le parti de la liberté a présenté, aux derniers temps, deux graves et tristes symptômes d'un mal intérieur. Qu'il permette à un ami, à un solitaire, de lui dire toute sa pensée.


PREFACE DE 1847. xxxv

Une main perfide, odieuse, la main de la mort, s'est offerte à lui, avancée vers lui, et il n'a point retiré 1 sienne. Il a cru que les ennemis de la liberté religieuse pouvaient devenir les amis de la liberté politique. Vaines distinctions scolastiques, qui lui ont troublé la vue. Liberté, c'est liberté.

Et pour plaire à l'ennemi, il a renié l'ami... Que dis-je? son propre père, le grand dix-huitième siècle. Il a oublié que ce siècle a fondé la liberté sur l'affran- chissement de l'esprit, jusque-là lié par la chair, lié par le principe matériel de la double incarnation théologique et politique, sacerdotale et royale. Ce siècle, celui de l'esprit, abolit les dieux de chair, dans l'État, dans la religion, en sorte qu'il n'y eût plus d'idole, et qu'il n'y eût de Dieu que Dieu.

Et pourquoi des amis sincères de la liberté ont-ils pactisé avec le parti de la tyrannie religieuse ? c'est parce qu'ils s'étaient réduits à une faible minorité. Ils ont été étonnés de leur petit nombre, et n'ont osé repousser les avances d'un grand parti qui semblait s'offrir à eux.

Nos pères n'ont point agi ainsi. Ils ne se sont ja- mais comptés. Quand Voltaire enfant entra, sous Louis XVI même, dans la périlleuse carrière de la lutte religieuse, il paraissait être seul. Seul était


3XXVI HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Rousseau, au milieu du siècle, quand il osa, dans la dispute des chrétiens et des philosophes, poser le dogme nouveau... Il était seul; le lendemain, le monde entier fut à lui.

Si les amis de la liberté voient leur nombre décroî- tre, c'est qu'ils l'ont voulu eux-mêmes. Plusieurs se sont fait un système d'épuration progressive, de minu- tieuse orthodoxie, qui vise à faire d'un parti une secte, une petite église. On rejette ceci, puis cela; on abonde en restrictions, distinctions, exclusions. On découvre chaque jour quelque nouvelle hérésie.

De grâce, disputons moins sur la lumière du Tha- bor, comme faisait Byzance assiégée. Mahomet II est aux portes.

De même que, les sectes chrétiennes se multipliant, il y eut des jansénistes, des molinistes, etc., et il n'y eut plus de chrétiens, les sectes de la Révolution an- nulent la Révolution ; on se refait constituant, giron- din, montagnard; plus de révolutionnaire.

On fait peu de cas de Voltaire, on rejette Mirabeau, on exclut madame Roland. Danton même n'est pas orthodoxe... Quoi! il ne restera donc que Robespierre et Saint-Just?

Sans méconnaître ce qu'il y eut dans ces hommes, sans vouloir les juger encore, qu'il suffise ici d'un


PREFACE DE 1847 xxxvii

mot : Si la Révolution exclut, condamne leurs prédé- cesseurs, elle exclut précisément ceux qui lui donnè- rent prise sur le genre humain, ceux qui firent un moment le monde entier révolutionnaire. Si elle déclare au monde qu'elle s'en tient à ceux-ci, si elle ne lui montre sur son autel que l'image de ces deux apôtres, la conversion sera lente, la propagande française n'est pas fort à craindre, les gouvernements absolus peu- vent parfaitement dormir.

Fraternité ! fraternité ! ce n'est pas assez de redire le mot... Il faut, pour que le monde nous vienne, comme il fit d'abord, qu'il nous voie un cœur frater- nel. C'est la fraternité de l'amour qui le gagnera, et non celle de la guillotine.

Fraternité? Eh! qui n'a dit ce mot depuis la créa- tion? Croyez- vous qu'il ait commencé par Robespierre ou Mably?

Déjà, la cité antique parle de fraternité; mais elle ne parle qu'aux citoyens, aux hommes; l'esclave est une chose. Ici la fraternité est exclusive, inhumaine.

Quand les esclaves ou affranchis gouvernent l'Em- pire, quand ils s'appellent Térence, Horace, Phèdre, Épictète, il est difficile de ne pas étendre la fraternité à l'esclavage. « Soyez frères, » dit le christianisme. Mais, pour être frère, il faut élre; or, l'homme n'est


XXXVIII HISTOIRE DE LA KEVOLUTION FRANÇAISE.

pas encore ; le droit et la liberté constituent seuls la vie de l'homme. Un dogme qui ne les donne pas n'est qu'une fraternité spéculative entre zéro et zéro.

« La fraternité, on la mort^ » a dit plus tard la Terreur. Encore fraternité d'esclaves. Pourquoi y joindre, par une dérision atroce, le saint nom de la liberté?

Des frères qui se fuient, qui pâlissent à se regarder en face, qui avancent, qui retirent une main morte et glacée... Spectacle odieux, choquant. Si quelque chose doit être libre, c'est le sentiment fraternel.

La liberté seule, fondée au dernier siècle, a rendu possible la fraternité. La philosophie trouva l'homme sans droit, c'est-à-dire nul encore, engagé dans un système religieux et politique, dont l'arbitraire était le fond. Et elle dit : « Créons l'homme, qu'il soit par la liberté... » Créé à peine, il aima.

C'est par la liberté encore, que notre temps, réveillé, rappelé à sa vraie tradition, pourra à son tour com- mencer son œuvre. Il n'écrira pas dans la loi : « Sois mon frère, ou meurs! » Mais par une culture habile des meilleurs sentiments de l'âme humaine, il fera que tous, sans le dire, veuillent être frères en effet. L'État sera ce qu'il doit être, une initiation fraternelle, une éducation, un constant échange des lumières sponta-


PREFACE DE 1847. xxxix

nées d'inspiration et de foi qui sont dans la foule, et des lumières réfléchies de science et de méditation qui se trouvent chez les penseurs ^

Voilà l'œuvre de ce siècle. Puisse-t-il donc enfin s'y mettre sérieusement !

Il serait triste vraiment qu'au lieu de rien faire lui- même, il passât le temps à blâmer le plus laborieux des siècles, celui auquel il doit tout. Nos pères, il faut le répéter, firent ce qu'il fallait faire alors., commen- cèrent précisément comme il fallait commencer.

Ils trouvèrent l'arbitraire dans le ciel et sur la terre, et ils commencèrent le droit.


  • Initiation, éducation, gouvernement, trois mots synonymes.

Rousseau entrevit quelque chose de cela, quand, parlant des cités antiques, de la foule des grands hommes qu'a donnée cette petite ville d'Athènes, il dit : « C'étaient moins des gouvernements que les plus féconds systèmes d'éducation qui aient été jamais. » Mal- heureusement le siècle de Rousseau, n'invoquant que la raison réfléchie, analysant peu les facultés d'instinct, d'inspiration, ne pouvait bien voir le passage de l'une à l'autre, lequel fait tout le mystère de l'éducation, de l'initiation, du gouvernement. Les maî- tres de la Révolution, les philosophes, hommes de combat, très- raisonneurs et très-subtils, eurent tous les dons, hors la simplicité profonde qui seule fait comprendre l'enfant et le peuple. Donc la Révolution ne put organiser la grande machine révolutionnaire : je veux dire, celle qui, mieux que les lois, doit fonder la frater- nité : V éducation. Ce sera l'œuvre du dix-neuvième siècle; il y entre déjà par des essais faibles encore. Dans mon petit livre du Peuple, j'ai, autant qu'il était en moi, réclamé le droit de l'ins- tinct, de l'inspiration, contre son aristocratique sœur, la réflexion, la science raisonneuse, qui se croit la reine du monde.


XL HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Ils trouvèrent l'individu désarmé, nu, sans garantie, confondu, perdu dans une apparente unité, qui n'était qu'une mort commune. Pour qu'il n'eût aucun recours, même au suprême tribunal, le dogme religieux l'en- veloppait en même temps dans la solidarité d'une faute qu'il n'avait pas faite ; ce dogme, éminemment charnel, supposait que, du père au fils, l'injustice passe avec le sang.

Il fallait, avant toute chose, revendiquer le droit de l'homme si cruellement méconnu, rétablir cette vérité, trop vraie, et pourtant obscurcie : « L'homme a droit, il est quelque chose ; on ne peut le nier, l'annuler, même au nom de Dieu ; il répond, mais pour ses actions, pour ce qu'il fait de mal ou de bien. »

Ainsi disparaît du monde la fausse solidarité. U in- juste transmission d% bien, perpétuée dans la noblesse; V injuste transmission du mal, par le péché originel, ou la flétrissure civile des descendants du coupable. La Révolution les efface.

Est-ce là, hommes de ce temps, ce que vous taxez d'individualisme, ce que vous appelez un droit égoïste?....

Mais songez donc que, sans ce droit de l'individu qui seul l'a constitué, l'homme n'était pas, n'agissait pas, donc, ne pouvait fraterniser. Il fallait bien


PRÉFACE DE 1847. xli

abolir la fraternité de la mort, pour fonder celle de la vie.

Ne parlez pas d'égoïsme. L'histoire répondrait ici, tout autant que la logique. C'est au premier moment de la Révolution, au moment où elle proclame le droit de l'individu, c'est alors que l'âme de la France, loin de se resserrer, s'étend, embrasse le monde entier d'une pensée sympathique, alors qu'elle offre à tous la paix, veut mettre en commun entre tous son trésor, la liberté.

Il semble que le moment de la naissance, l'entrée d'une vie douteuse encore, est pour tout être celui d'un légitime égoïsme; le nouveau-né, nous le voyons, veut durer, vivre, avant tout...

Ici, il n'en fut pas de même.

La jeune liberté française, lorsqu'elle ouvrit les yeux au jour, lorsqu'elle dit le premier mot qui ravit toute créature nouvelle : « Je suis ! » eh bien ! alors même, sa pensée ne fut point limitée au moi, elle ne s'enferme pas dans une joie personnelle, elle étendit au genre humain sa vie et son espérance ; le premier mouvement qu'elle fit dans son berceau, ce fut d'ouvrir des bras fraternels. « Je suis ! dit-elle à tous les peuples; ô mes frères, vous serez aussi! >

Ce fut sa glorieuse erreur, sa faiblesse, touchante


XLii HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

et sublime : la Révolution, il faut l'avouer commença par aimer tout.

Elle alla jusqu'à aimer son ennemi, l'Angleterre.

Elle aima, s'obstina longtemps à sauver la royauté, la clef de voûte des abus qu'elle venait démolir. Elle voulait sauver l'Église ; elle tachait de rester chré- tienne, s'aveuglant volontairement sur la contradiction du vieux principe, la Grâce arbitraire, et du nouveau, la Justice.

Cette sympathie universelle qui, d'abord, lui fit adopt '^ir, mêler inHicerètement tant d'éléments contra- dictoires, la menait a l'inconséquence, à vouloir et ne pas vouloir, à faire, défaire en même temps. C'est l'étrange résultat de nos premières assemblées

Le monde a souri sur cette œuvre ; qu'il n'oublie pas cependant que ce qu'elle eut de discordant, elle le dut en partie à la sympathie trop facile, à la bienveillance indistincte qui fit le premier caractère de notre Révo- lution.

Génie profondément humain ! j'aime à le suivre, l'observer dans ces admirables fêtes où tout un peuple, à la fois acteur et témoin, donnait, recevait l'élan de l'enthousiasme moral, où chaque cœur grandissait de toute la grandeur de la France, d'une Patrie qui, pour son droit, proclamait le droit de l'Humanité.


PREFACE DE 1847. xliii

A la fête du 14 juillet 1792, parmi les saintes images de la Liberté, de la Loi, dans la procession civique où figuraient avec les magistrats, les représentants, les veuves et les orphelins des morts de la Bastille, on voyait divers emblèmes, ceux des métiers utiles aux hommes, des instruments d'agriculture, des charrues, des gerbes, des branches chargées de fruits ; ceux qui les portaient étaient couronnés d'épis et de pampres verts. Mais on en voyait aussi d'autres en deuil, cou- ronnés de cyprès; ils portaient une table couverte d'un crêpe, et sous le crêpe, un glaive voilé, celui de la Loi... Touchante image! la Justice qui montrait son glaive en deuil, ne se distinguait plus de l'Humanité elle-même.

Un an après, le 10 août 1793, une fête tout autre fut célébrée, celle-ci héroïque et sombre. Mais la loi s'était mutilée, le pouvoir législatif avait été violé, le pouvoir judiciaire, sans garantie, annulé, était serf de la violence. On n'osa plus montrer le glaive ; l'œil ne l'aurait plus supporté.

Une chose qu'il faut dire à tous, qu'il est trop facile d'établir, c'est que l'époque humaine et bienveillante de notre Révolution a pour acteur le peuple même, le peuple entier, tout le monde. Et l'époque des violences, l'époque des actes sanguinaires où plus tard le danger


XL IV HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

la pousse, n'a pour acteur qu'un nombre d'hommes minime, infiniment petit.

Voilà ce que j'ai trouvé, constaté et vérifié, soit par les témoignages écrits, soit par ceux que j'ai recueillis de la bouche des vieillards.

Elle restera, la parole d'un homme du faubourg Saint- Antoine : « Nous étions tous au 10 août, et pas un au 2 septembre. »

Une autre chose que cette histoire mettra en grande lumière, et qui est vraie de tout parti, c'est que le peuple valut généralement beaucoup mieux que ses meneurs. Plus j'ai creusé, plus j'ai trouvé que le meil- leur était dessous, dans les profondeurs obscures. J'ai vu aussi que ces parleurs brillants, puissants, qui ont exprimé la pensée des masses, passent à tort pour les seuls acteurs. Ils ont reçu l'impulsion bien plus qu'ils ne l'ont donnée. L'acteur principal est le peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son rôle, j'ai dû ramener à leurs proportions les ambitieuses ma- rionnettes dont il a tiré les fils, et dans lesquelles jusqu'ici, on croyait voir, on cherchait le jeu secret de l'histoire.

Ce spectacle, je dois l'avouer, m'a frappé moi-même d'étonnement. A mesure que ie suis entré profondé- ment dans cette étude, j'ai vu que les chefs de parti,


PREFACE DE 1847. xlv

es héros de cette histoire convenue, n'ont ni prévu, ni préparé, qu'ils n'ont eu l'initiative d'aucune des grandes choses, d'aucune spécialement de celles qui furent l'œuvre unanime du peuple au début de la Ré- volution. Laissé à lui-même, dans ces moments déci- sifs, par ses prétendus meneurs, il a trouvé ce qu'il fallait faire, et l'a accompli.

Grandes et surprenantes choses! Mais le cœur qui les fit fut bien plus grand!... Les actes ne sont rien auprès. Cette richesse de cœur fut telle alors, que l'avenir, sans crainte de trouver le fond, peut y puiser à jamais. Tout homme qui en approchera, s'en ira plus homme.

Toute âme abattue, brisée, tout cœur d'homme ou de nation, n'a, pour se relever, qu'à regarder là; c'est un miroir où chaque fois que l'humanité se voit, elle se retrouve héroïque, magnanime, désintéressée; une pureté singulière qui craint l'or comme la boue, est alors la gloire de tous.

Je donne aujourd'hui l'époque unanime, l'époque sainte où la nation tout entière, sans distinction de parti, sans connaître encore (ou bien peu) les opposi- tions des classes, marcha sous un drapeau fraternel. Personne ne verra cette unité merveilleuse, un même cœur de vingt millions d'hommes, sans en rendre


\Lvi HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

grâces à Dieu. Ce sont les jours sacrés du monde, jours bienheureux pour l'histoire. Moi, j'ai eu ma récom- . pense, puisque je les ai racontés... Jamais, depuis ma Pucelle d'Orléans, je n'avais eu un tel rayon d'en haut, une si lumineuse échappée du ciel...

Et comme tout se mêle en la vie, pendant que j'avais tant de bonheur à renouveler la tradition de la France, la mienne s'est rompue pour toujours. J'ai perdu celui qui si souvent me conta la Révolution, celui qui était pour moi l'image et le témoin vénérable du grand siècle, je veux dire du dix-huitième. J'ai perdu mon père, avec qui j'avais vécu toute ma vie, quarante-huit années.

Lorsque cela m'est arrivé, je regardais, j'étais ail- leurs, je réalisais à la hâte cette œuvre si longtemps rêvée. J'étais au pied de la Bastille, je prenais la for- teresse, j'arborais sur les tours l'immortel drapeau... Ce coup m'est venu, imprévu, comme une balle de la Bastille...

Plusieurs de ces graves questions, qui m'obligeaient de sonder si profondément ma foi, elles se sont débat- tues en moi dans la plus grave circonstance de la vie humaine, entre la mort et les funérailles, lorsque celui qui survivait, mort déjà pour une part, siégeait, ju- geait entre deux mondes,


FKEFACE DE 1847. xlyu

Puis, j'ai repris mon chemin jusqu'au terme de cette œuvre, plein de mort et plein de vie, m'efforçant de tenir mon cœur au plus près de la justice, m'affermis- sant dans ma foi par mes pertes et mes espérances, me serrant, à mesure que mon foyer se brisait, ar foyer de la patrie.

31 .janvier 1847.



INTRODUCTION


PREMIERE PARTIE

DE LA RELIGION DU MOYEN AGE


§ I^


Je définis la Révolution, Tavénement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice.

La Loi, telle qu'elle apparut dans la Révolution, est- elle conforme, ou contraire, à la loi religieuse qui la

T. I. 1


? HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

précéda? Autrement dit : La Révolution est-elle chré- tienne, anti-chrétienne?

Cette question, historiquement, logiquement, pré- cède toute autre. Elle atteint, elle pénètre celles même qu'on croirait exclusivement politiques. Toutes les ins- titutions d'ordre civil que trouva la Révolution, étaient ou émanées du Christianisme, ou calquées sur ses for- mes, autorisées par lui.

Religieuse ou politique, les deux questions ont leurs profondes racines inextricablement liiêlées. Confon- dues dans le passé, elles apparaîtront demain ce qu'elles sont, unes et identiques.

Les disputes socialistes, les idées qu'on croit aujour- d'hui nouvelles et paradoxales, se sont agitées dans le sein du Christianisme et de la Révolution. Il est peu de ces idées dans lesquelles les deux systèmes ne soient entrés bien avant. La Révolution spécialement, dans sa rapide apparition, où elle réalisa si peu, a vu, aux lueurs de la foudre, des profondeurs inconnues, des abîmes d'avenir.

Donc, malgré les développements que les théories ont pu prendre, malgré les formes nouvelles et les mots nouveaux, je ne vois encore sur la scène que deux grands faits, deux principes, deux acteurs et deux personnes, le Christianisme, la Révolution.

Celui qui va raconter la crise où le nouveau prin- cipe surgit et se fit sa place, ne peut se dispenser de lui demander ce qu'il est par rapport à son aîné, en quoi il le continue, en quoi il le dépasse, le domine ou l'a- bolit. Grave problème que personne n'a encore envisagé face à face.


INTRODUCTION. ..

C'est un spectacle curieux de voir que tous tournent autour, et personne n'y veut regarder sérieusement. Ceux même qui croient ou qui font semblant de croire la question surannée, montrent assez, en l'évitant, qu'elle est vivante, actuelle, périlleuse et formidable... Si ce puits ne vous fait pas peur, pourquoi vous recu- lez-vous? pourquoi rejetez-vous la tête?... Il y a là ap- paremment une puissance de vertige, et d'attraction dangereuse...

Nos grands politiques ont aussi, il faut le dire, une raison mystérieuse d'éviter ces questions. Ils croient que le christianisme est encore un grand parti, qu'il est bon de ménager. Pourquoi se brouiller avec lui?... Ils aiment mieux lui sourire, en se tenant à distance, lui faire politesse sans se compromettre... Ils croient d'ailleurs que cette foule religieuse est généralement fort simple, qu'il suffira pour l'amuser, de vanter un peu l'Évai^ile. Cela n'engage pas beaucoup. L'Évangile, dans sa vague moralité, ne contient presque aucun des dogmes qui firent du christianisme une religion si positive, si prenante et si absorbante, si forte pour envelopper l'homme. Dire, comme les mahométans, que Jésus est un grand prophète, ce n'est pas être chrétien.

L'autre parti réclame-t-il ? Le zèle de Dieu qui le dévore, lui met-il au cœur une indignation sérieuse contre ce jeu des politiques? Nullement, il crie beau- coup, mais sur des choses accessoires ; sur le fond, il est trop heureux qu'on ne l'inquiète jamais. Les ména- gements, un peu légers, des politiques, et parfois sus- pects d'ironie, ne lui font pas trop de chagrin. Il leur


4 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

laisse croire qu'il s'y trompe. Tout vieux qu'il est, il a encore une prise infinie sur le monde. Pendant que les autres tournent dans leur manège parlementaire, roulant leur roue inutile, s'épuisant sans avancer, lui, le vieux parti, il tient encore ce qui est le fond de la vie, la famille et le foyer, la femme et par elle l'en- fant... Ceux qui lui sont le plus hostiles, lui livrent ce qu'ils aiment et tout leur bonheur... On lui remet chaque jour l'homme enfant, désarmé, faible, dont l'esprit, à l'état de rêve, ne peut se défendre encore. Ceci lui donne bien des chances. Qu'il le garde et le for- tifie, ce vaste, ce muet empire, qu'on ne lui dispute pas, sa part encore est la meilleure; il gémira, se plaindra, mais se gardera bien de forcer les politiques à formuler leur croyance.

Politiques des deux côtés ! connivence et connivence ! où me tournerai-je pour trouver les amis de la vérité?

Les amis du saint et du Juste?... Est-ce qu'il n'y aura plus donc en ce monde personne qui se soucie de Dieu ?

Enfants du christianisme, vous qui vous prétendez fidèles, nous vous adjurons ici... Passer ainsi Dieu sous silence, omettre, en toute dispute, ce qui est vraiment la foi, comme chose trop dangereuse, scandaleuse pour l'oreille, est-ce de la rehgion?

Un jour que je parlais, devant un de nos meilleurs évêques, de la lutte de la Grâce et de la Justice, qui est le fond même du dogme chrétien, il m'arrêta et me dit : « Cette question heureusement n'occupe plus les esprits. Là-dessus, nous jouissons du repos et du silence... Tenons-nous-y, n'en sortons point. Il est su- ^erfln de rentrer dans ce débat...»


INTRODUCTION. 5

Et ce débat, monseigneur, n'est pas moins que la question de savoir si le dogme de la Grâce et du salut par le Chri- 1, seule base du christianisme, est conci- liable avec la Justice, de savoir si ce dogme est juste, de savoir s'il subsistera... Rien ne dure contre la Jus- tice... La durée du christianisme vous paraît-elle don' une question accessoire ?

Je sais bien qu'après un débat de plusieurs siècles, après qu'on eut entassé des montagnes de distinctions, de subtilités scolastiques, sans avancer rien, le pape imposa silence, jugeant, comme mon évêque, que la question pouvait être négligée, désespérant de paci- fier l'affaire, et laissant dans cette arène, la justice et l'injustice s'arranger, comme elles pourraient.

Ceci est beaucoup plus fort que ce qu'ont jamais fait les plus grands ennemis du christianisme. Ils lui ont, tout au moins, accordé ce respect de l'examiner, de ne pas le mettre hors de cour sans daigner l'entendre.

Nous qui ne sommes point ennemis, comment refu- serions-nous l'examen et le débat? La prudence ecclé- siastique, la légèreté des politiques, leurs fins de non- recevoir, ne nous vont aucunement. Nous devons au Christianisme, de voir ce qu'il peut avoir de concilia- ble avec la Révolution, de savoir quel rajeunissement le vieux principe peut trouver dans le sein du nouveau. Nous avons très-sincèrement souhaité qu'il se transfo»' mât, qu'il vécût encore. Dans quel sens cette transfoi mation s'opérerait-elle? quel espoir en devons-nous conserver?

Historien de la Révolution, je ne puis, sans cette re- cherche, faire même un seul pas. Mais quand je n'y


6 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

serais invinciblement mené par la loi de mon sujet, j'y serais poussé par mon cœur. La misérable conni- vence où restent les deux partis, est une des causes dominantes de notre affaiblissement moral. Combat de condottieri, où personne ne combat; on avance, on re- cule, on menace, sans se toucher, chose pitoyable à voir... Tant que les questions fondamentales restent ainsi éludées, il n'y a nul progrès à espérer, ni reli- gieux, ni social. Le monde attend une foi, pour se re- mettre à marcher, à respirer, à vivre. Mais, jamais dans le faux, dans la ruse, dans les traités du men- songe, ne peut commencer la foi.

Solitaire, désintéressé, je ferai, dans ma faiblesse, ce que ne font pas les forts. Je sonderai la question devant laquelle ils reculent, et j'aurai peut-être, avant de mourir, le prix de la vie, qui est de trouver le vrai et le dire selon son cœur.

Au moment de raconter les temps héroïques de la Liberté, J'ai espoir que peut-être elle me soutiendra elle-même, qn'elle fera son œuvre en ce livre, et fon- dera la base profonde sur laquelle un temps meilleur pourra édifier la foi de l'avenir.


§ II


Plusieurs esprits éminents, dans une louable pensée de conciliation et de paix, ont affirmé de nos jours que la Révolution n'était que l'accomplissement du Christianisme, qu'elle venait le continuer, le réaliser, tenir tout ce qu'il a promis.


INTRODUCTION. 7

Si cette assertion est fondée, le dix-huitième siècle, les philosophes, les précurseurs, les maîtres de la Ré- volution, se sont trompés, ils ont fait tout autre choso que ce qu'ils ont voulu faire. Généralement, ils ont ur tout autre but que l'accomplissement du Christia- nisme.

Si la Révolution était cela, rien de plus, elle ne se- rait pas distincte du Christianisme, elle en serait un âge ; elle serait son âge viril, son âge de raison. Elle ne serait rien en elle-même. En ce cas, il n'y aurait pas deux acteurs, mais un seul, le Christianisme. S'il n'y a qu'un acteur, il n'y a point de drame, point de crise; la lutte que nous croyons voir, est une pure il- lusion ; le monde paraît s'agiter, en réalité il est im- mobile.

Mais non, il n'en est pas ainsi. La lutte n'est que trop réelle. Ce n'est pas ici un combat simulé entre le même et le même. Il y a deux combattants.

Et il ne faut pas dire non plus que le principe nou- veau n'est qu'une critique de l'ancien, un doute, une pure négation. — Qui a vu une négation? Qu'est-ce qu'une négation vivante, une négation qui agit, qui enfante comme celle-ci?... Un monde est né d'elle hier... Non, pour produire, il faut être.

Donc, il y a deux choses, et non pas une, nous ne pouvons le méconnaître, deux principes, deux espi'its, l'ancien, le nouveau.

En vain le jeune, sûr de vivre et d'autant plus paci- fique, dirait doucement à l'ancien : « Je viens accom- plir, et non abolir... » L'ancien ne se soucie nullement d'être accomxili. Ce mot a pour lui quelque chose de


8 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

funèbre et de sinistre, il repousse cette bénédiction filiale, ne veut ni pleurs, ni prières, il écarte le ra- meau qu'on vient secouer sur lui.

Il faut sortir des malentendus, si l'on veut savoir où l'on va.

La Révolution continue le Christianisme, et elle le contredit. Elle en est à la fois l'héritière et l'adver- saire.

Dans ce qu'ils ont de général et d'humain, dans le sentiment, les deux principes s'accordent. Dans ce qui fait la vie propre et spéciale, dans l'idée mère de cha cun d'eux, ils répugnent et se contrarient.

Ils s'accordent dans le sentiment de la fraternité humaine. Ce sentiment, né avec l'homme, avec le monde, commun à toute société, n'en a pas moins été étendu, approfondi par le Christianisme. A son tour, la Révolution, fille du Christianisme, l'a enseignée pour le monde, pour toute race, toute religion qu'é- claire le soleil.

Voilà toute la ressemblance. Et voici la différence.

La Révolution fonde la fraternité sur l'amour de l'homme pour l'homme, sur le devoir mutuel, sur le droit et la justice. Cette base est fondamentale, et n'a besoin de nulle autre.

Elle n'a point cherché à ce principe certain un dou- teux principe historique. Elle n'a point motivé la fra- ternité par une parenté commune, une filiation qui, du père aux enfants, transmettrait avec le sang la so- lidarité du crime.

Ce principe charnel, matériel, qui met la justice et l'injustice dans le sang, qui les fait circuler, avec le


INTRODUCTION. 9

flux de la vie, d'une génération à l'autre, contredit violemment la notion spirituelle de la Justice qui est au fond de l'âme humaine. Non, la Justice n'est pas un fluide qui se transmette avec la génération. La vo- lonté seule est juste ou injuste, le cœur seul se sent responsable; la Justice est toute en l'âme; le corps n'a rien à voir ici.

Ce point de départ barbare et matériel, étonne dans une religion qui a poussé plus loin qu'aucune autre la subtilité du dogme. Il imprime à tout le système un caractère profond d'arbitraire dont aucune subtilité ne le tirera. L'arbitraire atteint, pénètre les développe- ments du dogme, toutes les institutions religieuses qui en dérivent, et enfin l'ordre civil, qui lui-même au moyen âge dérive de ces institutions, en imite les formes, en subit l'esprit.

Donnons-nous ce grand spectacle .

L Le point de départ est celui-ci : Le crime vient d'un seul, le salut d'un seul ; Adam a perdu, le Christ a sauvé.

Il a sauvé, pourquoi? parce qu'il a voulu sauver. Nul autre motif. Nulle vertu, nulle œuvre de l'homme, nul mérite humain, ne peut mériter ce prodigieux sa- crifice d'un Dieu qui s'immole. Il se donne, mais pour rien; c'est là le miracle d'amour; il ne demande à l'homme nulle œuvre, nul mérite antérieur.

IL Que demande-t-il, en retour de ce sacrifice im- mense? Une seule chose : qu'on y croie, qu'on se croie on efi'et sauvé par le sang de Jésus-Christ. La foi est la condition du salut, non les œuvres de justice. Nulle justice hors de la foi. Qui ne croit pas, est injuste.


10 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

La justice, sans la foi, sert-elle à quelque chose? A rien.

Saint Paul, en posant ce principe du salut par la foi seule a mis la Justice hors de cour. Elle n'est désor- mais tout au plus qu'un accessoire, une suite, un des effets de la foi.

III. Sortis une fois de la Justice, il nous faut aller toujours, descendre dans l'arbitraire.

Croire ou périr!... La question posée ainsi, on dé- couvre avec terreur qu'on périra, que le salut est atta- ché à une condition indépendante de la volonté. On ne croit pas comme on veut.

Saint Paul avait établi que l'homme ne peut rien par ses œuvres de justice, qu'il ne peut que par la foi. Saint Augustin démontre son impuissance en la foi même, Dieu seul la donne; la donne gratuitement, sans rien exiger, ni foi, ni justice. Ce don gratuit, cette grâce, est la seule cause de salut. Dieu fait grâce à qui il veut. Saint Augustin a dit: « Je crois, parce que c'est absurde. » Il pouvait dire en ce système: « Je crois, parce que c'est injuste. »

L'arbitraire ne va pas plus loin. Le système est consommé. Dieu aime, nulle autre explication, il aime qui lui plaît, le dernier de tous, le pécheur, le moins méritant. L'amour est sa raison à lui-même; il n'exige aucun mérite.

Que serait donc le mérite, si nous pouvions encore employer ce mot? Être aimé, élu de Dieu, prédestiné au salut.

Et le démérite, la damnation!... Être haï de Dieu, <;ondamné d'avance, créé pour la damnation.


INTRODUCTION. Il

Hélas! nous avions cru tout à l'heure que l'huma- nité était sauvée. Le sacrifice d'un Dieu semblait avoir effacé les péchés du monde; plus de jugement, plus de Justice. Aveugles ! nous nous réjouissions, croyant la Justice noyée dans le sang de Jésus-Christ... Et voilà, que le jugement reparaît plus dur, un juge- ment sans justice, ou du moins dont la justice nous sera toujours cachée. L'élu de Dieu, ce favori, reçoit de lui, avec le don de la foi, le don de faire des œu- vres justes, le don du salut... Que la justice soit un don!... Nous, nous l'avions crue active, l'acte même de la volonté. Et voilà qu'elle est passive, qu'elle se transmet en présent, de Dieu à l'élu de son cœur.

Cette doctrine, formulée durement par les protes- tants, n'en est pas moins celle du monde cathoUque, telle que la reconnaît le concile de Trente. Si Id^. grâce, dit-il avec l'apôtre, n'était pas gratuite, comme son nom même l'indique, si elle devait être méritée par des œuvres de Justice, elle serait la Justice, et ne se- rait plus la grâce (Conc. Trid. sess. VI, cap. viii).

Telle a été, dit le concile, la croyance permanente de l'Église. Et il fallait bien qu'il en fût ainsi; c'est le fond du christianisme ; hors de là , il y a philoso- phie, et non plus religion. Celle-ci, c'est la religion de la grâce, du salut gratuit, arbitraire, et du bon plaisir de Dieu.

L'embarras fut grand, lorsque le christianisme, avec cette doctrine opposée à la Justice, fut appelé à gouverner, à juger le monde, lorsque la jurisprudence descendit de son prétoire, et dit à la nouvelle foi : «^ Jugez à ma place. »


12 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

On put voir alors, au fond de cette doctrine qui semblait suffire au monde, un abîme d'insuffisance, d'incertitude, de découragement.

Si l'on restait fidèle au principe que le salut est un don, et non le prix de la Justice, l'homme se croisait les bras, s'asseyait et attendait; il savait bien que ses œuvres ne pouvaient rien pour son sort. Toute activité morale cessait en ce monde.

Et la vie civile, l'ordre, la justice humaine, com- ment les maintiendrait-on? Dieu aime et ne juge plus., Comment l'homme jugera- t-il? Tout jugement rehgieux ou politique est une contradiction flagrante dans une religion uniquement fondée sur un dogme étranger à la justice.

On ne vit pas sans justice. Donc, il faut que le monde chrétien subisse la contradiction. Cela met dans beaucoup de choses du faux et du louche; on ne se tire de cette double position que par des formules hypocrites. L'Église juge et ne juge pas, tue et ne tue pas. Elle a horreur de verser le sang; voilà pourquoi elle brûle... Que dis-je? Elle ne brûle pas. Elle remet le coupable à celui qui brûlera, et elle ajoute encore une petite prière, comme pour intercéder... Comédie terrible, où la justice, la fausse et cruelle justice, prend le masque de la grâce.

Étrange punition de l'ambition extraordinaire qui voulut plus que la justice, et la méprisa! Cette Église est restée incapable de Justice. Quand elle voit au moyen âge, celle-ci qui se relève, elle voudrait s'en rapprocher. Elle essaie de dire comme elle, de pren- dre sa langue, elle avoue que l'homme neut quelque


INTRODUCTION. 13

chose pour son salut par les œuvres de Justice. Vains efforts ! Le christianisme ne peut se réconcilier avec Papinien, qu'en s'éloignant de saint Paul, en quittant sa propre base, s'inchnant hors de lui-même, au ris- que de perdre l'équilibre et de chavirer.

Parti de l'arbitraire, ce système doit rester dans l'arbitraire, il n'en peut sortir d'un pas ^

Tous les mélanges bâtards par lesquels les scolasti- ques, et d'autres depuis, ont vainement essayé de


  • Aujourd'hui, on a désespéré de concilier les deux points de

vue. On n'essaie plus de faire la paix du dogme avec la Justice. On s'y prend mieux. Tour à tour, on le montre ou on le cache. Aux simples et confiantes personnes, aux femmes, aux enfants, qu'on tient dociles et courbés , on enseigne la vieille doctrine qui place un arbitraire terrible en Dieu et en l'homme de Dieu , qui livre sans défense au prêtre la tremblante créature ; cette terreur est toujours pour celle-ci la foi et la loi ; le glaive reste toujours affilé pour ces pauvres cœurs...

Au contraire, si l'on parle aux forts, aux raisonneurs, aux poli- tiques, on devient tout à coup facile: « Le christianisme, après tout, est-il ailleurs qu'en l'Évangile? La foi, la philosophie, sont- elles si loin de s'entendre ? La vieiUe dispute de la Grâce et de la Justice (c'est-à-dire la question de savoir si le christianisme est juste) est tout à fait surannée. »

Cette politique double a deux effets, et tous deux funestes. Elle pèse sur la femme , sur l'enfant , sur la famille où elle crée la dis- corde, maintenant en opposition deux autorités contraires, deux pères de famille.

Elle pèse sur le monde par une force négative, qui fait peu, mais qui entrave, par la facilité surtout de montrer l'une ou l'autre face, aux uns la moralité élastique de l'Évangile, aux au- tres l'immuable fatalité, parée du nom de la grâce. De là, bien des malentendus. De là, la tentation pour plusieurs de rattacher la foi moderne, celle de la Révolution et de la Justice, au dogme de l'injustice antique.


14 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

faire un dogme raisonnable, un christianisme philoso- phe et juriste, ces mélanges doivent être écartés. Ils n'ont ni vertu, ni force. On a été obligé de les laisser de côté ; on les a fait rentrer dans l'oubli et le silence. Il faut voir le système en lui, dans sa pureté terrible, qui a fait toute sa force, il faut le suivre dans son règne du moyen âge, le voir partir surtout à l'époque où fixé enfin, complet, armé, inflexible, il prend pos- session du monde.

Sombre doctrine, qui, dans la destruction d"; l'em- pire romain, lorsque l'ordre civil périt, et que la justice humaine est comme effacée, ferme le recours du tribu- nal suprême, et, pour mille ans, voile la face de la justice éternelle.

L'iniquité de la conquête, confirmée par arrêt de Dieu, s'autorise, et se croit juste. Les vainqueurs sont les élus, les vaincus les réprouvés. Damnation sans appel. De longs siècles peuvent se passer, la conquête s'oublier. Mais le ciel, vide de justice, n'en pèsera pas moins sur la terre, la formant à son image. L'arbi- traire qui fait le fond de cette théologie, se retrouvera partout, avec une fidélité désespérante, dans les insti- tutions politiques, dans celles même où l'homme avait cru bâtir un asile à la justice. La monarchie divine, la monarchie humaine, gouvernent pour leurs élus.

Où donc se réfugiera l'homme? La grâce règne seule au ciel, et la faveur ici-bas.

Pour que la Justice, deux fois proscrite et bannie, se hasarde à relever la tête : il faut une chose difficile (tant le sens humain est étouffé sous la pesanteur des maux et la pesanteur des siècles), il faut que la


INTRODUCTION. 15

Justite recommence à se croire juste, qu'elle s'éveille, se souvienne d'elle-même, reprenne conscience du droit.

Cette conscience, éveillée lentement pendant six cents ans de tentatives religieuses, elle éclate en 89 dans le monde politique et social.

La Révolution n'est autre chose que la réaction tar- dive de la Justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la grâce.


§ m

Si vous avez voyagé quelquefois dans les monta- gnes, vous aurez peut-être vu ce qu'une fois je ren- contrai.

Parmi un entassement confus de roches amonce- lées, au milieu d'un monde varié d'arbres et de ver- dure, se dressait un pic immense. Ce solitaire, noir et chauve, était trop visiblement le fils des profondes en- trailles du globe. Nulle verdure ne l'égayait, nulle saison ne le changeait; l'oiseau s'y posait à peine, comme si, en touchant la masse échappée du feu cen- tral, il eût craint de brûler ses ailes. Ce sombre té- moin des tortures du monde intérieur semblait y rêver encore, sans faire la moindre attention à ce qui l'en- vironnait, sans se laisser jamais distraire de sa mé- lancolie sauvage...

Quelles furent donc les révolutions souterraines de la terre, quelles incalculables forces se combattirent


16 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

dans son sein, pour que cette masse soulevant les monts, perçant les rocs, fendant les bancs de marbre, jaillît jusqu'à la surface!... Quelles convulsions, quel- les tortures arrachèrent du fond du globe ce prodi- gieux soupir!

Je m'assis, et, de mes yeux obscurcis, des larmes, lentes, pénibles, commencèrent à s'exprimer une à une... La nature m'avait trop rappelé l'histoire. Ce chaos de monts entassés m'opprimait du même poids qui, pendant tout le moyen âge, pesa sur le cœur de l'homme, et dans ce pic désolé, que du fond de ses entrailles la terre lançait contre le ciel, je retrouvais le désespoir et le cri du genre humain.

Que la Justice ait porté mille ans sur le cœur cette montagne du dogme, qu'elle ait, dans cet écrasement, compté les heures, les jours, les années, les longues années... C'est là, pour celui qui sait, une source d'é- ternelles larmes. Celui qui, par l'histoire, partagea ce long supplice, n'en reviendra jamais bien; quoi qu'il arrive, il sera triste; le soleil, la joie du monde, ne lui donnera plus de la joie; il a trop longtemps vécu dans le deuil et les ténèbres.

Ce qui m'a percé le cœur, c'est cette longue rési- gnation, cette douceur, cette patience, c'est l'effort que l'humanité fit pour aimer ce monde de haine et de malédiction sous lequel on l'accablait.

Quand l'homme qui s'était démis de la liberté, défait de la Justice, comme d'un meuble inutile, pour se con- fier aveuglément aux mains de la Grâce, la vit se concentrer sur un point imperceptible, les privilégiés, les élus, et tout le reste perdu sur la terre, et sous la


INTRODUCTION. 1 7

terre, perdu pour l'éternité, vous croiriez qu'il s'éleva de partout un hurlement de blasphème ! — Non, il n'y eut qu'un gémissement...

Et ces touchantes paroles: «S'il vous plaît que je sois damné, que votre volonté soit faite, ô Seigneur! »

Et ils s'enveloppèrent, paisibles, soumis, résignés, du linceul de damnation.

Chose grave, chose digne de mémoire, que la théo- logie n'eût prévue jamais. Elle enseignait que les dam- nés ne pouvaient rien que haïr. Mais ceux-ci aimaient encore. Ils s'exerçaient, ces damnés, à aimer les élus, leurs maîtres. Le prêtre, le seigneur, ces enfants pré- férés du ciel, ne trouvèrent pendant des siècles que douceur, docilité, amour et confiance, dans cet humble peuple. Il servit, soufi'rit, en silence; foulé, il remer- cia; il ne pécha point contre ses lèvres, comme fit le saint homme Job.

Qui le préserva de la mort? Une seule chose, il faut le dire, qui ranima, rafraîchit le patient dans son long supplice. Cette étonnante douceur d'àme qu'il y con- servait, lui porta bonheur ; de ce cœur percé, mais si bon! s'échappa une vive source d'aimable et tendre fantaisie, un flot de religion populaire contre la séche- resse de l'autre. Arrosée de ces eaux fécondes, la Lé- gende fleurit et monta, elle ombragea l'infortuné de ses compatissantes fleurs... Fleurs du sol natal, fleurs de la patrie, qui couvrirent quelque peu et firent ou- blier parfois l'aride métaphysique byzantine et la théo- logie de la mort.

La mort pourtant fut sous ces fleurs. Le patron, le bon saint du heu, ne suffisait pas à défendre son pro- T. I. 2


18 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

tégé contre un dogme d'épouvante. Le Diable atten- dait à peine que l'homme expirât pour le prendre. Il l'environnait vivant. Il était seigneur de ce monde; l'homme était sa chose et son fief. Il n'y paraissait que trop à l'ordre social du temps. Quelle tentation cons- tante de désespoir et de doute!... Que le servage d'ici- bas, avec toutes ses misères, fût le commencement, l'avant-goût de la damnation éternelle! D'abord, une vie de douleur, puis, pour consolation, l'enfer!... Dam- nés d'avance!... Pourquoi alors ces comédies du Juge- ment qu'on joue aux parvis des églises ! N'y a-t-il pas barbarie à tenir dans l'incertitude, dans l'anxiété aflreuse, toujours suspendu sur l'abîme, celui qui, avant de naître, est adjugé à l'abîme, lui est dû, lui appartient !

Avant de naître!... L'enfant, l'innocent, créé exprès pour l'enfer!... Mais, que dis-je, l'innocent? c'est là l'horreur du système, il n'y a plus d'innocence.

Je ne sais point, mais j'affirme, hardiment, sans hé- siter : Là, fut l'insoluble nœud où s'arrêta l'âme hu- maine, où branla la patience...

L'enfant damné! J'ai indiqué ailleurs cette plaie profonde, eflroyable, du cœur maternel... Je l'ai indi- quée, et puis j'ai remis le voile... Celui qui la sonde- rait, y trouverait beaucoup plus que les affres de la mort.

C'est de là, croyez-le-bien, que partit le premier soupir... De protestation? Nullement... Et pourtant, à l'insu même du cœur d'où il s'échappa, il y avait un Mais terrible dans cet humble, dans ce bas, dans ce douloureux soupir.


INTRODUCTION. 19

Si bas, mais si déchirant!... L'homme qui l'entendit dans la nuit, ne dormit plus cette nuit... ni hk^n d'au- tres... Et le matin, avant le jour, il alh.it sur son sillon; et alors, il trouvait là bien des choses changées. Il trouvait la vallée et la plaine de labour plus basses, beaucoup plus basses, profondes, comme un sépulcre ; et plus hautes, plus sombres, plus lourdes, les deux tours à l'horizon, sombre le clocher de l'église, sombre le donjon féodal... Et il commençait aussi à compren- dre la voix des deux cloches. L'église sonnait : Tou- jours. Le donjon sonnait: Jamais... Mais en même temps, une voix forte parla plus haut dans son cœur... Cette voix disait : Un jour \ Et c'était la voix de Dieu!

Un Jour reviendra la justice! Laisse là ces vaines cloches; qu'elles jasent avec le vent... Ne t'alarme pas de ton doute. Ce doute, c'est déjà de la foi. Crois, espère; le Droit ajourné aura son avènement, il vien- dra siéger, juger, dans le dogme et dans le monde... Et ce Jour du Jugement s'appellera la Révolution.


§ IV


Je me suis souvent demandé en poursuivant la som- bre étude du moyen âge, par des chemins pleins de ronces, « tristis usque ad mortem : » Comment la reli- gion la plus douce dans son principe, celle qui part de l'amour môme, a-t-elle donc pu couvrir le monde de cette vaste mer de sang?

L'antiquité païenne, toute guerrière, meurtrière, destructive, avait prodigué la vie humaine, sans en


20 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

connaître le prix. Jeune et sans pitié, belle et froide, comme la vierge de Tauride, elle tue et ne s'émeut pas. Vous ne trouvez pas dans ces grandes destructions, la passion, l'acharnement, la fureur de haine qui ca- ractérise au moyen âge les combats et les vengeances de la religion de l'amour.

La première raison que j'en trouvai naguère, dans mon livre du Prêtre, c'est le prodigieux enivrement d'orgueil que cette . croyance donne à son élu. Quel vertige! tous les jours, amener Dieu sur l'autel, se faire obéir de Dieu!... Le dirai-je? (j'hésitais, croyant blasphémer) faire Dieu\... Celui qui chaque jour ac- complit ce miracle des miracles, comment le nommer lui-même? Un Dieu? ce ne serait pas assez.

Plus cette grandeur est étrange, contre nature, monstrueuse, plus celui qui la revendique est inquiet, troublé d'avance... 11 me semble comme assis à la flè- che de Strasbourg, sur la pointe de la croix... Imagi- nez ce qu'il aura de haine et de violence, pour tout homme qui le touchera, l'ébranlera, voudra le faire descendre!... Descendre? on ne descend pas. On tombe d'une telle place, on tombe, d'une pesante chute, à s'enfoncer dans la terre.

Soyez bien convaincu que s'il peut, pour se main- tenir, supprimer le monde d'un signe ; si, ce que Dieu fit d'un mot, il peut l'exterminer d'un mot, le monde est exterminé.

Cet état d'inquiétude, de colère, de haine trem- blante, expUque seul les incroyables fureurs de l'É- ghse au moyen âge, à mesure qu'elle voit monter contre elle, cette rivale, la Justice...



« Qu'en seize années, elle brûla vingt mille hommes. »


T. I, p. 21.


REVOLUTION FRANÇAISE. I.


INTRODUCTION. 21

Celle-ci, vous l'auriez vue à peine d'abord. II n'y avait rien de si bas, de si petit, de si humble... Méchante petite herbe, oubliée dans le sillon : on se baissait, et c'est beaucoup si l'on pouvait distinguer.

Justice, tout à l'heure si faible, qu'as-tu pour croître si vite? Que je tourne un moment la tête, je ne te re- connais plus. Je te retrouve à chaque heure plus haute de dix coudées... La théologie se trouble, elle rougit, elle pâlit...

Une lutte commence alors, terrible, effroyable, pour laquelle manque toute parole... La théologie, jetant le masque doucereux de la grâce, s'abdiquant, se re- niant, pour anéantir la Justice, s'effbrçant de l'absor- ber, de la perdre en elle-même, de la plonger dans ses entrailles... Les voilà toutes deux en face ; laquelle, à la fin de cette mortelle bataille, se trouve avoir ab- sorbé l'autre, incorporé, assimilé?

Que la Terreur révolutionnaire se garde bien de se comparer à l'Inquisition. Qu'elle ne se vante jamais d'avoir, dans ses deux ou trois ans, rendu au vieux système ce qu'il nous fit six cents ans!... Combien l'Inquisition aurait droit de rire!... Qu'est-ce que c'est que les seize mille guillotinés de l'une devant ces mil- lions d'hommes égorgés, pendus, rompus, ce pyrami- dal bûcher, ces masses de chairs brûlées, que l'autre a montées jusqu'au ciel? La seule inquisition d'une des provinces d'Espagne établit dans un monument authentique, qu'en seize années, elle brûla vingt mille hommes... Mais pourquoi parler de l'Espagne, plutôt que des Albigeois, plutôt que des Vaudois des Alpes, plutôt que des beggards de Flandre, que des protes-


22 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

tant S de France, plutôt que de l'épouvantable croisade des hussites, et de tant de peuples que le pape livrait à l'épée?

L'histoire dira que, dans son moment féroce, impla- cable, la Révolution craignit d'aggraver la mort, qu'elle adoucit les supplices, éloigna la main de l'homme, in- venta une machine pour abréger la douleur.

Et elle dira aussi que l'Église du moyen âge s'épuisa en inventions pour augmenter la souffrance, pour la rendre poignante, pénétrante, qu'elle trouva des arts exquis de torture, des moyens ingénieux pour faire que, sans mourir, on savourât longtemps la mort... et qu'arrêtée dans cette route par l'inflexible nature qui, à tel degré de douleur, fait grâce en donnant la mort, elle pleura de ne pouvoir en faire endurer da- vantage.

Je ne puis, je ne veux pas remuer ici cette mer de sang. Si Dieu me donne d'y toucher un jour, il repren- dra ce sang, sa vie bouillonnante, il roulera en tor- rents, pour noyer la fausse histoire, les flatteurs ga- gés du meurtre, pour emplir leur bouche menteuse...

Je sais bien que la meilleure partie de ces grandes destructions ne peut plus être racontée. Ils ont brûlé les livres, brûlé les hommes, rebrûlé les os calcinés, jeté la cendre... Quand retrouverai-je l'histoire des Vaudois, des Albigeois, par exemple? Le jour où j'au- rai l'histoire de l'étoile que j'ai vue filer cette nuit... Un monde, un monde tout entier, a péri, sombré, corps et biens... On a retrouvé un poëme, on a retrouvé des ossements au fond des cavernes, mais point de noms, point de signes... Est-ce avec ces tristes restes que je


INTRODUCTION. 23

puis refaire cette histoire?... Qu'ils triomphent, nos ennemis, de l'impuissance qu'ils nous ont faite, et d'avoir été si barbares qu'on ne peut avec certitude raconter leurs barbaries!... Tout au moins le désert raconte, et le désert du Languedoc, et les solitudes des Alpes, et les montagnes dépeuplées de la Bohême, tant d'autres lieux, où l'homme a disparu, où la terre est devenue à jamais stérile, où la nature, après l'homme, semble exterminée elle-même.

Mais une chose crie plus haut que toutes les des- tructions (chose authentique, celle-là), c'est que le système qui tuait au nom d'un principe, au nom d'une foi, se servit indifféremment de deux principes oppo- sés, de la tyrannie des rois, de l'aveugle anarchie des peuples. En un siècle seulement, au seizième, Rome change trois fois, elle se jette à droite, à gauche, sans pudeur, sans ménagement. D'abord elle se donne aux rois; puis, elle se jette au peuple; puis encore, retourne aux rois. Trois politiques, un seul but, comment atteint? il n'importe. Quel but? La mort de la pensée.

Uii écrivain a trouvé que le nonce du pape n'a pas su d'avance la Saint-Barthélémy. Et moi, j'ai trouvé que le pape l'avait préparée, travaillée dix ans.

« Bagatelle, dit un autre, simple affaire municipale, une vengeance de Paris. »

Malgré le dégoût profond, le mépris, le vomisse- ment, que me donnent ces théories, je les ai confron- tées aux monuments de l'histoire, aux actes irrécusa- bles. Et j*ai retrouvé de proche en proche la trace rouge du massacre. J'ai vérifié que, du jour où Paris


21 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

proposa (1561) la vente générale des biens du clergé, du jour où l'Église vit le Roi incertain, et tenté de cette proie, elle se tourna vivement, violemment vers le peuple, employant tous les moyens de prédication, d'aumône, d'influence diverse, son immense clientèle, ses couvents, ses marchands, ses mendiants, à orga- niser le meurtre.

« Affaire populaire, » dites-vous. C'est vrai. Mais dites donc aussi par quelle ruse diabolique, quelle persévérance infernale, vous avez travaillé dix ans à pervertir le sens du peuple, le troubler, le rendre fol.

Esprit de ruse et de meurtre, j'ai vécu trop de siècles en face de toi, pendant tout le moyen âge, pour que tu m'abuses. Après avoir nié si longtemps la justice et la liberté, tu pris leur nom pour cri de guerre. En leur nom, tu as exploité une riche mine de haine, l'éternelle tristesse que l'inégalité met au cœur de l'homme, l'envie du pauvre pour le riche... Tu as, sans hésitation, toi, tyran, toi, propriétaire, et le plus absorbant du monde, embrassé tout à coup, et passé d'un bond, les impraticables théories des niveleurs.

Avant la Saint-Barthélémy, le clergé disait au peu- ple, pour l'animer au massacre : « Les protestants "lont des nobles^ des gentilshommes de provinces. » Cela était vrai ; le clergé ayant déjà exterminé, com- primé le protestantisme des villes. Les châteaux seuls étant fermés, pouvaient être encore protestants. Mais lisez leurs premiers martyrs ; c'étaient des hom- mes des villes, petits marchands, ouvriers. Ces croyances qu'on désignait à la haine du peuple, comme celles de l'aristocratie, étaient sortis du peu-


INTRODUCTION. 23

pie même. Et qui ne sait que Calvin fut le fils d'un tonnelier?

II me serait trop facile de montrer comment tout ceci a été embrouillé de nos jours par les écrivains valets du clergé, puis copié légèrement. J'ai voulu seulement montrer par un exemple la féroce adresse avec laquelle le clergé poussa le peuple, et se fit une arme mortelle de la jalousie sociale. Le détail serait curieux; je regrette de l'ajourner. 11 faudrait dire comment, pour perdre un homme, une classe d'hom- mes, la calomnie élaborée par une presse spéciale, lentement manipulée aux écoles, aux séminaires, sur- tout aux parloirs des couvents, directement confiée (pour être répandue plus vite) aux pénitentes, aux marchands attitrés des curés et des chanoines, s'en allait grondant dans le peuple; comment elle s'exal- tait dans les mangcrics, buveries, qu'on appelait con- fréries, à qui on livrait, en autres choses , les grands biens des hôpitaux... Détails bas, mesquins, miséra- bles, mais sans lesquels on ne comprend jamais les grandes exécutions de la démagogie catholique.

Parfois, s'il fallait perdre un homme en renom, on ajoutait à ces moyens un art supérieur. On trouvait, par argent, par crainte, quelque écrivain de talent qu'on lançait sur lui. Ainsi le confesseur du Roi, pour parvenir à brider Vallée, fit écrire contre lui Ron- sard. Ainsi, pour perdre Théophile, le confesseur poussa Balzac, qui ne pouvait pardonner r* Théophile d'avoir tiré l'épée pour lui, et ii^ lui avoir saavé des coups de bâton.

De nos jours, j'ai pu observer dans le petit, dans le


26 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

bas, dans le ruisseau de la rue, comment on travaille ecclésiastiquement la haine et l'émeute. J'ai vu dans une ville de l'Ouest un jeune professeur de philoso- phie qu'on voulait chasser de sa chaire, suivi, montré dans la rue par des femmes ameutées. Que savaient- elles des questions? Rien que ce qu'on leur apprenait dans le confessionnal. Elles n'étaient pas moins fu- rieuses, se mettaient toutes sur la porte, le mon- traient, criaient : « Le voilà ! »

Dans une grande ville de l'Est, j'ai vu un autre spectacle peut-être plus odieux. Un vieux pasteur pro- testant, presque aveugle, qui tous les jours, souvent plusieurs fois par jour, était suivi, insulté par les en- fants d'une école, qui le tiraient par derrière, et vou- laient le faire tomber.

Voilà comme les choses commencent, par des agents innocents, contre lesquels vous ne pouvez vous défendre, des petits enfants, des femmes... Dans des temps plus favorables, dans des pays d'ignorance et d'exaltation facile, l'homme se met de la partie. Le maître qui tient à l'éghse, comme membre de confré- rie, comme marchand, comme locataire, crie, gronde, cabale, ameute. Le compagnon, le valet, s'enivrent pour faire un mauvais coup ; l'apprenti les suit, les dépasse, frappe, sans savoir pourquoi ; l'enfant parfois assassine.

Puis, arrivent les esprits faux, les théoriciens inep- tes, pour baptiser le pieux assassinat du nom de jus- tice du peuple, pour canoniser le crime élaboré par les tyrans, au nom de la liberté.

C'est ainsi qu'en un même jour, on trouva moyen


INTRODUCTION. 27

d'égorger d'un coup tout ce qui honorait la France, le premier philosophe du temps, le premier sculpteur et le premier musicien, Ramus, Jean Goujon, Goudimel. Combien plus eût-on égorgé notre grand jurisconsulte, l'ennemi de Rome et des jésuites, le génie du droit, Dumoulin!...

Heureusement, il était à l'abri; il leur avait sauvé un crime, réfugié sa noble vie en Dieu... Mais aupa- ravant, il avait vu l'émeute organisée quatre fois par le clergé contre lui et sa maison. Cette sainte maison d*étude quatre fois forcée, pillée, ses livres', profanés, dispersés, ses manuscrits irréparables, patrimoine du genre humain, traînés au ruisseau, détruits... Ils n'ont pas détruit la Justice ; le vivant esprit enfermé dans ces livres, s'émancipa par la flamme, s'épandit, et remplit tout; il pénétra l'atmosphère, en sorte que, grâce aux fureurs meurtrières du fanatisme, on ne put respirer d'air que celui de .l'équité.


§ V


Quand il y avait eu au Colisée de Rome grande fête, grand carnage, quand le sable avait bu le sang, que les lions se couchaient repus, soûls de chair hu- maine, alors pour divertir le peuple, lui faire un peu oublier, on lui donnait une farce. On mettait un œuf dans la main d'un misérable esclave condamné aux bêtes, et on le jetait dans l'arène. S'il arrivait jus- qu'au bout, si par bonheur il parvenait à porter son


S58 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

œuf jusque sur l'autel, il était sauvé... La distance n'était pas longue, mais qu'elle lui semblait longue!... Ces bêtes, rassasiées, dormantes ou voulant bientôt dormir, ne laissaient pas de soulever, au petit bruit du léger pas, leurs paupières appesanties, elles bâil- laient effroyablement, et semblaient se demander s'il fallait quitter leur repos, pour cette ridicule proie... Lui, moitié mort de frayeur, se faisant petit, courbé, tout affaissé sur lui-même, comme pour rentrer dans la terre, il eût dit (s'il eût pu dire) : « Hélas! hélas! je suis si maigre! lions, seigneurs lions, de grâce, laissez passer ce squelette; le repas n'est pas digne de vous... » Jamais bouffon, jamais mime, n'eut tel effet sur le peuple ; les contorsions bizarres, les convul- sions de la peur jetaient tous les assistants dans les convulsions du rire; on se tordait sur les bancs; c'était une tempête effroyable de gaieté, un rugisse- ment de joie.

Je suis obligé de dire, quoi qu'il en coûte, que ce spectacle s'est renouvelé vers la fin du moyen âge, lorsque le vieux principe, furieux de se voir mourir, crut qu'il aurait encore le temps de faire mourir la pensée humaine. On revit, comme au Colisée, de mi- sérables esclaves porter à travers les bêtes, non ras- sasiées, non assoupies, mais furieuses, atroces, avides, le pauvre petit dépôt de la vérité proscrite, l'oeuf fra- gile qui pouvait sauver le monde, s'il arrivait à l'autel...

D'autres riront... malheur à eux!... Moi, je ne rirai jamais à la vue de ce spectacle... Cette farce, ces contorsions, pour donner le change aux monstres



'C Laissez passer le squelette, le repas n'est pas digne de voi...


VOLUTION FRANÇAISE. H.


INTRODUCTION. 29

aboyants, pour amuser ce peuple indigne, elles me percent de douleur... Ces esclaves que je vois passer là-bas sur l'arène sanglante, ce sont les rois de l'es- prit, les bienfaiteurs du genre humain... mes pères, ô mes frères, Voltaire, Molière, Rabelais, amis chéris de ma pensée, est-ce donc vous que je reconnais, tremblants, souffreteux, ridicules, sous ce triste dé- guisement?... Génies sublimes, chargés de porter le dépôt de Dieu, vous avez donc accepté, pour nous, ce difforme martyre, d'être les bouffons de la peur?...

Avilis!... oh! non, jamais! Du miheu de l'amphi- théâtre, ils me disaient avec douceur : « Qu'importe, ami, qu'on rie de nous? qu'importe que nous subis- sions la morsure des bêtes sauvages, l'outrage des hommes cruels, pourvu que nous arrivions, pourvu que le cher trésor, mis en sûreté sur l'autel, soit re- pris par le genre humain qu'il doit sauver tôt ou tard... Sais-tu bien quel est ce trésor? La liberté, la justice, la vérité, la raison. »

Quand on songe par quels degrés, quelles difficultés, quels obstacles, surgit toute grande pensée, on s'é- tonne moins de voir les humiliations, les bassesses, où peut descendre, pour la sauver, celui qui l'eut une fois... Qui nous donnera de pouvoir suivre, des pro- fondeurs à la surface, l'ascension d'une pensée? Qui dira les formes confuses, les mélanges, les retards fu- nestes qu'elle subit pendant des siècles? Combien, de l'instinct au rêve, à la 'rêverie, et de là au clair-obs- cur poétique, elle a lentement cheminé! comme elle a erré longtemps entre les enfants et les simples, entre les poètes et les fols!... Et un matin cette folie s'est


3(? HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

trouvée le bon sens de tous!... Mais cela ne suffit pas. Tous pensent, personne n'ose dire... Pourquoi? Le cou- rage manque donc? Oui, mais pourquoi manque-t-il? Parce que la vérité trouvée n'est pas assez nette en- core; il faut qu'elle brille en sa lumière, pour qu'on se dévoue pour elle... Elle éclate enfin, lumineuse, dans un génie, et elle le rend héroïque, elle l'embrasc; de dévouement, d'amour et de sacrifice... Il la place sur son cœur, et va à travers les lions...

De là, ce spectacle étrange que je voyais tout à l'heure, cette farce sublime et terrible... Voyez, voyez, comme il a peur, comme il passe, humble et trem- blant, comme il serre, il cache, il presse, ce je ne sais quoi qu'il porte... Ah! ce n'est pas pour lui qu'il tremble... Peur glorieuse, peur héroïque!... Ne voyez- vous pas qu'il porte le salut du genre humain?

Une seule chose m'inquiète... Quel est donc le lieu de refuge où l'on vacacner ce dépôt? quel autel assez sacré pour garder le sacré trésor? Et quel dieu est assez dieu pour protéger ce qui n'est autre chose que la pensée de Dieu même^

Grands hommes qui portez ce dépôt du salut, d'un embrassement si tendre, comme une mère son enfant, prenez garde, je vous supplie, prenez bien garde à l'asile auquel vous le confiez... Craignez les idoles hu- maines, évitez les dieux de chair ou de bois, qui, loin de protéger les autres, ne peuvent se protéger...

Je vous vois tous, dès la fin du moyen âge, du XIII® au XVI® siècle, bâtir à l'envi, grandir ce sanc- tuaire de refuge : l'autel de la Royauté. Pour détrôner les idoles, vous érigez une idole... Vous lui offrez


INTRODUCTION.


31


tout, l'or, l'encens, la myrrhe... A elle, la douce sa- gesse; à elle, la tolérance, la liberté, la philosophie; à elle, la raison dernière des sociétés : le Droit.

Comment cette divinité ne grandirait-elle pas? Les plus puissants esprits du monde, poursuivis, chassés à mort, par le vieux principe implacable, travaillent à élever toujours plus haut leur asile; ils voudraient le porter au ciel... De là, une suite de légendes, de my- thes, parés, amplifiés, par tous les efforts du génie : au XIII® siècle, le saint roi, plus prêtre que le prêtre même, le roi chevalier au xvi® , le ho7i roi dans Henri IV, le roi-Dieu, Louis XIV.



SECONDE PARTIE

DE L'ANCIENNE MONARCHIE


§ 1-

Dès 1300, je vois le grand poète gibelin qui, contre le Pape, affermit, élève au niveau du soleil le colosse de César, h'unité, c'est le salut; ^?^ monarque, un seul pour la terre. Puis, suivant à l'aveugle sa logique austère, inflexible, il établit qr.3 plus ce monarque est grand, plus il est tout, plus il est Dieu, et moins on doit craindre qu'il n'abuse jamais de rien. S'il a tout, il ne désire point ; encore moins peut-il envier, haïr. . . Il est parfait, il est parfaitement, souverainement juste; il gouverne précisément, comme la justice de Dieu.

Voilà la base de toutes les théories qu'on a depuis entassées pour appuyer ce principe : Uunité, et le ré-


INTRODUCTION. 33

sultat supposé de l'unité, la paix... Et depuis, nous n'avons eu presque jamais que des guerres.

Il faut creuser plus bas que Dante, découvrir et re- garder dans la terre la profonde assise populaire où fut bâti le colosse.

L'homme a besoin de justice. Captif dans l'enceinte d'un dogme qui porte tout entier sur la grâce arbi- traire de Dieu, il crut sauver la justice dans une re- ligion politique, se créa d'un homme un Dieu de jus- tice, espérant que ce Dieu visible lui garderait la lumière d'équité qu'on avait obscurcie dans l'autre.

J'entends ce mot sortir des entrailles de l'ancienne France, mot tendre, d'accent profond : « Mon roi ! »

Il n'y a pas là de flatterie. Louis XIV jeune fut vé- ritablement aimé de deux personnes, du peuple et de La Vallière.

C'est, dans ce temps, la foi de tous. Le prêtre même semble retirer son Dieu de l'autel, pour faire place au nouveau Dieu. Les Jésuites effacent Jésus de la porte de leur maison pour y mettre Louis-le-Grand. Je lis aux voûtes de la chapelle de Versailles : « Intrabit templum suum dominator. » Le mot n'avait pas deux sens; la cour ne connaissait qu'un Dieu.

L'évêque de Meaux craint que Louis XIV n'ait pas assez foi en lui-même, il l'encourage : « rois, exer- cez hardiment votre puissance, elle est divine... Vous êtes des dieux ! »

Dogme étonnant! et pourtant le peuple ne deman- dait qu'à le croire. Il souffrait tant des tyrannies lo cales, que des points les plus éloigi^és il appelait le Dioii do là-bas, le Dieu de la monarchie. Nul mal ne

RÉV. — 'l'. I. 3


ZA HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

lui est imputé. Si ses gens en font, c'est qu'il est trop haut ou trop loin... « Si le roi savait!... »

C'est ici un trait singulier de la France. Ce peuple n'a compris longtemps la politique, que comme dé- vouement et amour.

Amour robuste, obstiné, aveugle, qui fait un mé- rite à son Dieu de toutes ses imperfections. Ce qu'il y voit d'humain, loin de s'en choquer, il l'en remercie. Il croit qu'il en sera plus près de lui, moins fier, moins dur, plus sensible. Il sait gré à Henri IV d'aimer Ga- brielle.

Cet amour de la royauté, au début de Louis XIV et de Colbert, fut idolâtrie. L'effort du Roi pour faire jus- tice égale à tous, diminuer l'odieuse inégalité de l'impôt, lui donna le cœur du peuple. Colbert biffa quarante mille prétendus nobles, les mit à la taille. Il força les bourgeois notables de rendre compte enfin des finances des villes qu'ils exploitaient à leur profit. Les nobles des provinces qui, à la faveur du désordre, se faisaient barons féodaux, reçurent les visites formi- dables des envoyés du parlement. La justice royale fut bénie pour sa rigueur. Le Roi apparut terrible, dans ses Grands Jours, comme le Jugement dernier, entre le peuple et la noblesse, lu peuple à droite, se serrant contre son juge, plein d'amour, et de confiance...

« Tremblez, tyrans, ne voyez-vous pas que nous avons Dieu avec nous ? » C'est exactement le discours de ce simple peuple, qui croit avoir le Roi pour lui. Il s'imagine voir déjà en lui l'ange de la Révolution, il lui tend les bras, l'invoque, plein de tendresse et d'espoir. Rien de plus touchant à lire, entre autres


INTKODucrioN. 33

faits de ce genre, que le récit des Grands jours cT Au- vergne, le naïf espoir du peuple, le tremblement do la noblesse. Un paysan parlant à un seigneur, ne s'était pas découvert ; le noble jette le chapeau par terre : « Si vous ne le ramassez, dit le paysan, les Grands jours vont venir, le Roi vous fera couper la tête... » Le noble eut peur et ramassa K

Grande, sublime position de la royauté !... Pourquoi faut-il qu'elle en soit descendue, que le juge de tous soit le juge de quelques-uns, que ce Dieu de la justice, comme celui des théologiens, ait aussi voulu avoir des élus ?

Tant de confiance et d'amour !... Tout cela trompé.


  • Les gens du roi, les parlementaires, qui inspiraient au peuple

tant de confiance (et qui, il est vrai, ont rendu de grands services), ne représentaient cependant pas la Justice, plus bérieusement que les prêtres ne représentaient la Grâce. Cette justice royale était, en dernière analyse, soumise à l'arbitraire du roi. Un grand maître en machiavélisme, le cardinal Dubois, dans un mémoire au régent contre les États généraux (au tome I du Moniteur) , explique avec beaucoup d'esprit et de netteté, la mécanique fort simple de ce jeu parlementaire, les passes de ce menuet, les li- gures de cette danse, jusqu'au lit de Justice, qui finit tout, en mettant la justice sous les pieds du bon plaibir. — Quant aux États généraux, qui font grand' peur à Dubois, Saint-Simon, son adver- saire, les recommande comme un expédient innocent, agréable et facile, pour se dispenser de payer ses dettes, rendre la banque- route honorable, la canoniser, c'est son mot; du rej>te, ces États n'ont jamais rien de sérieux, dit-il avec raison: Verba, voces , rien de plus. Moi, je dis qu'il y avait, et dans les États, et dans les parlements, une chose fort sérieuse; c'est que ces vaines images de liberté occupaient, employaient le peu qu'on avait de vigueur et d'esprit de résistance. Ce (pii lit que la France ne put avoir de constitution, c'est qu'elle ci-oyait en avoir une.


36 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Ce roi tant aimé fut dur pour le peuple. Cherchez par- tout, dans les livres, les tableaux, voyez-le dans ses portraits ; pas un mouvement, pas un regard ne révèle un cœur touché. L'amour d'un peuple, cette chose si grande, si rare, ce vrai miracle, n'a réussi qu'à faire de son idole un miracle d'égoïsme.

Il a pris l'adoration au mot, s'est cru un Dieu. Mais ce mot Dieu, il n'y a rien compris. Etre Dieu, c'est vivre pour tous... Lui, de plus en plus, il se fait le roi de la cour; ceux qu'il voit, ce petit nombre, cette bande de mendiants dorés qui l'assiègent, c'est son peuple. Divinité étrange, il a rétréci, étouffé un monde dans un homme, au lieu d'étendre et d'agrandir cet homme à la mesure d'un monde. Tout son monde au- jourd'hui, c'est Versailles ; là même, cherchez bien ; si vous trouvez un lieu petit, obscur, un sombre cabi- net, une tombe déjà ! c'est ce qu'il lui faut ; assez pour un individu *.


§ n


J'approfondirai tout à l'heure l'idée dont vivait la France, le gouvernement de la grâce et la monar- chie paternelle. Cet examen sera fort avancé peut- être, si j'établis d'abord par preuves authentiques les

  • Je parle du petit appartement obscur de madame de Mainte-

non, où finit Louis XIV. Pour sa croyance personnelle à sa propre divinité, voir surtout ses étonnants mémoires, écrits sous ses yeux et Tevns par lui.


INTRODUCTION. 37

résultats où ce système avait abouti à la longue ; Tarbre se juge sur les fruits.

D'abord on ne peut contester qu'il n'ait assuré à ce peuple la gloire d'une prodigieuse et incroyable pa- tience. Lisez les voyageurs étrangers des deux der- niers siècles, vous les voyez stupéfaits, en traversant nos campagnes, de leur misérable apparence, de la tristesse, du désert, de l'horreur, de la pauvreté, des sombres chaumières nues et vides, du maigre peuple en haillons. Ils apprennent là ce que l'homme peut endurer sans mourir, ce que personne, ni Anglais, ni Hollandais, ni Allemand n'aurait supporté.

Ce qui les étonne encore plus, c'est la résignation de ce peuple, son respect pour ses maîtres, laïques, ecclésiastiques, son attachement idolâtrique pour ses rois... Qu'il garde, parmi de telles souffrances, tant de patience et de douceur, de bonté, de docilité, si peu de rancune pour l'oppression, c'est là un étrange mys- tère. Il s'explique peut-être en partie par l'espèce de philosophie insouciante, la facilité trop légère avec la- quelle le Français accueille le mauvais temps ; le beau viendra tôt ou tard ; la pluie aujourd'hui, demain le soleil... Il n'en vuutpas à la pluie.

La sobriété française aussi, cette qualité éminem- ment militaire, aidait à la résignation. Nos soldats, en ce genre, comme en tout autre, ont montré la limite de la force humaine. Leurs jeûnes, dans les marches pénibles, dans les travaux excessifs, auraient effrayé les fainéants solitaires de la Thébaïde, les Antoine et les Pacôme.

Il faut apprendre du maréchal de Villars comment


38 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

vivaient les armées de Louis XIV ^ : « Plusieurs fois, nous avons cru que le pain manquerait absolument, et puis, par des efforts, on en a fait arriver pour un demi-jour. On gagne le lendemain en jeûnant. Quand M. d'Artagnan a marché, il a fallu que les brigades qui ne marchaient pas jeûnassent... C'est un miracle que nos subsistances, et une merveille que la vertu et la fermeté de nos soldats.,. Panem nostrum quotidia- num da nobis Jiodiè, me disent-ils, quand je parcours les rangs, après qu'ils n'ont plus que le quart et que la demi-ration. Je les encourage, je leur fais des pro- messes ; ils se contentent de plier les épaules, et me regardent d'un air de résignation qui m'attendrit... « M. le Maréchal a raison, disent-ils, il faut savoir « souffrir quelquefois. »

Patience ! vertu ! résignation ! Peut-on n'être pas touché, en retrouvant ces traces de la bonté de nos pères ?

Qui me donnera de pouvoir faire l'histoire de leurs longues souffrances, de leur douceur, de leur modéra- tion ? Elle fit longtemps l'étonnement, parfois la risée de l'Europe : Grand amusement pour les Anglais de voir ce soldat maigre et presque nu, gai pourtant, ai- iûable et bon pour ses officiers, faisant sans murmure des marches immenses, et, s'il ne trouve rien le soir, soupant de chansons.


• Je lis encore dans Villars : « Si vous étiez ici, vous verriez avec édification les soldats et les cavaliers éviter avec le plus grand soin de marcher dans un beau champ de blé qui est à la tête de notre camp... » (Lettre du 29 juillet 1711.)


INTRODUCTION. 39

Si la patience mérite le ciel, ce peuple aux deux der- niers siècles a vraiment dépassé tous les mérites des saints. Mais, comment en faire la légende?... Les traces en sont fort éparses. La misère est un fait gé- néral, la patience à la supporter une vertu chez nous si commune, que les historiens les remarquent rare- ment. L'histoire manque d'ailleurs au dix-huitième siècle ; la France, après le cruel effort des guerres de Louis XIV, souffre trop pour se raconter. Plus de Mé- moires ; personne n'a le courage d'écrire sa vie indivi- duelle ; la vanité même se tait, n'ayant que de la honte à dire. Jusqu'au mouvement philosophique, ce pays est silencieux, comme le palais désert de Louis XIV, survivant à sa famille, comme la chambre du mourant qui gouverne, le vieux cardinal Fleury.

L'histoire de cette misère est d'autant moins aisée à faire, que les époques n'en sont pas, comme ail- leurs, marquées par des révoltes. Elles n'ont été plus rares chez aucun peuple... Celui-ci aimait ses maîtres; il n'a pas eu de révolte, rien qu'une Révolution.

C'est de ses maîtres même, rois, princes, minis- tres, prélats, magistrats, intendants, que nous allons apprendre les extrémités où il était parvenu. Ce sont eux qui vont caractériser le régime sous lequel on tenait le peuple.

Le chœur lugubre où ils semblent venir tous l'un après l'autre, raconter la mort de la France, s'ouvre par Colbert en 1G81 : « On ne peut plus aller, » dit-il, et il meurt. — On va pourtant, car on chasse un demi-million d'hommes industrieux vers 1685, et l'on en tue encore plus dans une guerre de trente années.


40 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE -

Mais combien, grand Dieu ! il en meurt davantage de misère !

Dès 1698, le résultat est visible. Les intendants eux- mêmes, qui font le mal, le révèlent, le déplorent. Dans les mémoires qu'on leur demande pour le jeune duc de Bourgogne, ils déclarent que tel pays a perdu le quart de ses habitants, tel le tiers, tel la moitié. Et la population ne se répare pas ; le paysan est si misé- rable que ses enfants sont tous faibles, malades, ils ne peuvent vivre.

Suivons bien le cours des années. Cette époque dé- plorable de 1698, devient un objet de regret. Alors, nous dit un magistrat, Boisguillebert, alors « il y avait encore de l'huile dans la lampe. Aujourd'hui (1707), tout a pris fin, faute de matière... » Mot lugubre, et il ajoute un mot menaçant, on se croirait déjà en 89 : « Le procès va rouler maintenant entre ceux qui payent et ceux qui n'ont de fonction que recevoir. »

Le précepteur du petit-fils de Louis XIV, l'archevê- que de Cambrai n'est pas moins révolutionnaire que le petit juge normand : « Les peuples ne vivent plus en hommes, il n'est plus permis de compter sur leur pa- tience. La vieille machine achèvera de se briser au premier choc... On n'oserait envisager le bout de ses forces, auquel on touche ; tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main pour prendre toujours... »

Louis XIV meurt enfin, on remercie Dieu. Voici heureusement le régent, ce bon duc d'Orléans qui, si Fénelon vivait, le prendrait pour conseiller ; il imprime le Télémaque ; La France sera une Salente. Plus de guerre. Nous sommes maintenant les amis de l'Angle-


INTRODUCTION. 41

terre; nous lui livrons notre commerce, notre honneur, jusqu'à nos secrets d'Etat. Qui croirait qu'en pleine paix, pour sept années seulement, ce prince aimable trouve moyen d'ajouter aux deux milliards et demi de dette que laisse Louis XIV, se'pt cent cinquante millions de plus ? — Le tout, payé net .. en papier.

« Si j'étais sujet, disait-il, je me révolterais à coup sûr. » Et comme on lui disait qu'en effet une émeute allait avoir lieu, il dit : « Le peuple a raison, il est bien bon de tant souffrir ! »

Fleury est aussi économe que le régent fut prodigue. La France se refait-elle? J'en doute, quand je vois qu'en 1739, on présente à Louis XV le pain que man- geait le peuple, du pain de fougère. L'évêque de Char- tres lui dit que dans son diocèse, les hommes broutaient avec les moutons. Ce qui peut-être est plus fort, c'est que M. d'Argenson (un ministre), parlant des souf- frances du temps, lui oppose le bon temps. Devinez lequel ? Celui du régent et de M. le duc, le temps où la France, éreintée par Louis XIV, et n'étant plus ■qu'une plaie, y applique pour remède la banqueroute de trois milliards.

Tout le monde voit venir la crise. Fénelon le dit, dès 1709 : « La vieille machine se brisera au premier choc. » Elle ne se brise pas encore. La maîtresse de Louis XV, M-^e de Chàteauroux, vers 1743 : « Il y aura un grand bouleversement, je le vois, si l'on n'y apporte remède. » — Oui, madame, tout le monde le voit, et le Roi, et celle qui vous succède, M'"^ de Pom- padour, et les économistes, et les philosophes, et les étrangers, . tout le monde. Tous admirent la longani-


42 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

mité de ce peuple ; c'est Job entre les nations. dou- ceur, ô patience... Walpole en rit, moi j'en pleure. Il aime encore, ce peuple infortuné ! Il croit encore, il s'obstine à espérer. Il attend toujours un sauveur ; et quel? Son dieu-homme, son Roi.

Risible, touchante idolâtrie... Ce roi, ce Dieu, que fera-t-il ? Il n'a ni la volonté forte ; ni le pouvoir peut- être, de guérir le mal profond, invétéré, universel, qui ronge cette société, qui l'altère et qui l'afiame, qui a bu ses veines et séché ses os.

Ce mal c'est que, du plus haut au plus bas, elle est organisée pour produire de moins en moins , et payer de plus en plus. Elle ira toujours grandissant, donnant, après le sang, la moelle, et il n'y aura pas de fin, jusqu'à ce qu'ayant atteint le dernier souffle vital, au point de le perdre, les convulsions de l'agonie la re- lèvent, remettent sur ces jambes ce corps faible et pâle... Faible?... redevenu peut-être fort par la fureur!

Creusons, s'il vous plaît, ce mot : Procinisant de moins en moins. Il est "exact à la lettre.

Dès Louis XIV, les aides pèsent déjà tellement, qu'à Mantes, à Étampes, et ailleurs, on arrache toutes les vignes.

Le paysan n'ayant point de meubles à saisir, le fisc n'a nul objet de saisie que le bétail ; il extermine peu à peu. Pins d'engrais. La culture des céréales, étendue au dix-septième siècle par d'immenses défrichements, se restreint au dix-huitième. La terre ne peut plus réparer ses forces génératrices, elle jeûne, elle s'épuise ; comme le bétail a fini , la terre semble finir elle-même.


INTRODUCTION. 43

Non-seulement la terre produit moins, mais on cul- tive moins de terre. Elle ne vaut plus la peine, dans bien des lieux, d'être cultivée. Les grands propriétaires, las de faire aux métayers des avances qui ne rentrent plus, négligent la terre qui voudrait de coûteux amen- dements. Le pays cultivé se resserre, le désert s'étend. On parle d'agriculture, on écrit sur l'agriculture, on fait des livres, des essais coûteux, des cultures para- doxales. Et la culture, sans secours, sans bestiaux, devient sauvage. Les hommes s'attellent à la charrue, et les femmes, et les enfants. Ils cultiveraient avec "les ongles, si nos anciennes lois ne défendaient au moins le soc , le pauvre et dernier outil qui ouvre le sein de la terre. Comment s'étonner que les récoltes maigrissent, avec ce maigre laboureur, que la terre pâtisse et refuse? L'année ne nourrit plus l'année. A mesure qu'on avance vers 1789, la nature accorde moins. Comme la bête trop fatiguée qui ne veut plus avancer, qui aime mieux se coucher et mourir, elle at- tend et ne produit plus. La liberté, n'est pas seulement la vie de l'homme, c'est celle de la nature.


§ III

Ne dites pas que la nature soit jamais devenue ma- râtre. Ne croyez pas que Dieu ait détourné de la terre son fécond regard. Elle est toujours, cette terre, la bonne mère nourrice qui ne demande qu'à aider l'homme ; stérile, ingrate à la surface, elle l'aime in- térieurement.


U HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Mais c'est l'homme qui n'aime plus, l'homme qui est ennemi de l'homme. La mélédiction qui pèse sur lui, c'est la sienne, celle de l'égoïsme et de l'injustice, le poids d'une société injuste. Qui accusera-t-il ? ni la nature , ni Dieu, mais lui-même , mais son œuvre , ses idoles, les dieux qu'il s'est faits.

Il a promené de l'un à l'autre son idolâtrie. A ces dieux de bois, il a dit : « Protégez-moi, soyez mes sauveurs... » Il l'a dit aux prêtres, il l'a dit au noble, il l'a dit au roi... Eh! pauvre homme, sauve-toi toi- même.

Il les aimait, c'est son excuse ; elle explique son aveuglement. Comme il aimait , comme il croyait ! Quelle foi naïve au Ion Seigneur, au clier saint homme de Dieu ! Comme il se mettait à genoux sur la route ! et baisait encore la poussière, quand, depuis longtemps ils étaient passés ! Comme écrasé, foulé par eux, il s'obstinait à mettre en eux ses vœux et ses espé- rances 1... Toujours mineur, toujours enfant, il trouvait je ne sais quelle douceur filiale à ne rien réserver contre eux, à leur abandonner tout le soin de son avenir. « Je n'ai rien, je suis un pauvre homme; mais je suis l'homme du baron, du beau château qui est là-bas. » Ou bien : « J'ai l'honneur d'être serf de ce fameux monastère. Je ne puis pas manquer ja- mais. »

Va maintenant, va , bon homme, au jour de ta né- cessité, va, frappe à leur porte.

Au château? mais la porte est close, la grande ta- ble où tous s'assirent, n'a pas servi depuis longtemps, la cheminée est froide, ni feu, ni fumée. Le seigneur


INTRODUCTION. <fô

est à Versailles. Il ne t'oublie pas pourtant. Il a laissé ici pour toi le procureur et l'huissier.

Eh! bien, j'irai au monastère. Cette maison de cha- rité n'est-elle pas celle du pauvre?,.. l'Église me dit tous les jours : « Dieu a tant aimé le monde!... Il s'est fait homme, il s'est fait aliment pour nourrir l'homme ! L'Église n'est rien, ou elle est la charité divine réalisée sur la terre. »

Frappe, frappe, pauvre Lazare ! tu resteras-là long- temps. Tu ne sais donc pas que l'ÉgUse est mainte- nant retirée du monde, que toutes ces affaires de pauvres et de charité ne la regardent plus ? Elle eut deux choses au moyen âge, des biens et des fonctions, dont elle était fort jalouse ; plus équitable au temps moderne, elle a fait deux parts ; les biens, elle les a gardés ; les fonctions , hôpitaux , aumônes , patronage du pauvre, toutes ces choses qui la mêlaient trop aux soins d'ici-bas , elle les a généreusement remises à la puissance laïque.

Elle a des devoirs qui l'absorbent, celui principale- ment de défendre jusqu'à la mort ces pieuses fonda- tions dont elle est dépositaire, de n'en rien laisser dépérir, de les transmettre toujours augmentées. Là, elle est vraiment héroïque, prête au martyre, s'il le faut. En 1788, l'État obéré, aux abois, ne sachant plus que prendre à un peuple ruiné, s'adresse suppliant au clergé, le prie de payer l'impôt. Sa réponse est admi- rable, digne de mémoire : « Non, le peuple de France n'est pas imposable à volonté. »

Invoquer le nom du peuple pour se dispenser de venf * en aide au peuple ! Dernier "=^int, vraiment sublime,


46 HISTOIRE DE LA KÉVOLUTrON FRANÇAISE.

OÙ devait monter la sagesse pharisienne ! Vienne main- tenant 89 ! Ce clergé peut mourir, il n'irait jamais plus loin ; il a la consolation , si rare pour les mourants, d'avoir été au bout de ses voies.


§IV


Le peuple au dix-huitième siècle n'espère rien du patronage, qui le soutint en d'autres temps, ni du clergé, ni de la noblesse. Ils ne feront rien pour lui. C'est au Roi qu'il croit encore, il reporte au petit Louis XV sa foi et son besoin d'aimer. Celui-ci , reste unique d'une si grande famille, sauvé comme le petit Joas, il est sauvé apparemment pour qu'il sauve lui-même les autres. On pleure à le voir, cet enfant !... Que de mau- vaises années se passent! On attend, on espère toujours; cette minorité, cette longue tutelle de vingt ou trente ans finira.

Quand on apprit à Paris que Louis XV, parti pour l'armée, était resté malade à Metz, c'était la nuit. « On se lève, on court en tumulte , sans savoir où l'on va ; les églises s'ouvrent en pleine nuit... On s'assemblait dans les carrefours, on s'abordait, on s'interrogeait sans se connaître. Il y eut plusieurs églises où le prêtre qui prononçait la prière pour la santé du Roi inter- rompit le chant par ses pleurs, et le peuple lui répondit par ses sanglots et par ses cris... Le courrier qui ap- porta la nouvelle de sa convalescence , fut embrassé et presque étouffé ; on baisait son cheval, on le menait



C{ Le roi est guéri. »


T. I, p. 47.


EÉVOLUTIOX FRANÇAISE. HI.


INTRODUCTION. 47

en triomphe... Toutes les rues retentissaient d'un cri de joie. « Le Roi est guéri ! »

Ceci en 1744. Louis XV est nommé le Bien-aimé.

Dix ans passent. Le même peuple croit que le Bien- aimé prend des bains de sang humain, que, pour ra- jeunir son sang épuisé, il se plonge dans le sang des enfants. Un jour que la police, selon son habitude atroce, enlevait des hommes, des enfants errants dans les rues, des petites filles (surtout les jolies), les mères poussent des cris affreux, le peuple s'assemble, une émeute éclate. Dès ce moment, le Roi ne vint jamais à Paris. Il ne le traversait guère que pour aller de Versailles à Compiôgne. Il fit faire à la hâte une route qui évitait Paris, dispensait le Roi de voir son peuple. Cette route s'appelle encore le chemin de la Révolte.

Ces dix années sont la crise même du siècle (1744- 1754). Le roi, ce Dieu, cet idole, devient un objet d'horreur. Le dogme de l'incarnation royale périt sans retour.

Et à la place s'élève la royauté de l'esprit. Montes- quieu, Buffon, Voltaire, publient dans ce court inter- valle leurs grandes œuvres ; Rousseau commence la sienne.

L'unité reposait jusque-là sur l'idée d'incarnation, religieuse ou politique. Il fallait un Dieu humain, un Dieu de chair, pour unir l'Église ou l'État. L'humanité, faible encore, plaçait son union dans un signe, un si- gne visible, vivant, un homme, un individu. — Désormais, l'unité plus pure, dispensée de cette condition matérielle, sera dans l'union des cœurs, la


48 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

communauté de l'esprit, le profond mariage de senti- ments et d'idées qui se fait de tous avec tous.

Ces grands docteurs de la nouvelle Église, dissidents encore dans les choses secondaires, s'accordent admi- rablement en deux choses essentielles, qui font le génie du siècle et celui de l'avenir.

lo L'esprit est libre chez eux des formes de l'incar- nation ; ils le dégagent de ce vêtement de chair qu'il a porté si longtemps.

2<* L'esprit pour eux n'est pas seulement lumière, il est chaleur, il est amour, l'ardent amour du genre humain. L'amour en soi, et non soumis à tel dogme, à telle condition de politique religieuse. La clmritè du moyen âge, esclave de la théologie, a trop aisément suivi son impérieuse maîtresse; trop docile, en vérité, conciliante, jusqu'à admettre tout ce qu'admettrait la haine. Qu'est-ce que la charité qui fait la Saint-Bar- thélémy, allume les bûchers, organise l'Inquisition ?

Eu écartant de la religion le caractère charnel, re- poussant l'incarnation reUgieuse, ce siècle, d'abord timide dans son audace, reste longtemps charnel en politique, il voudrait pouvoir respecter l'incarnation "^oyale, employer le Roi, ce dieu homme, au bonheur des hommes. C'est la chimère des philosophes et des économistes, des Voltaire et des Turgot, de faire la Révolution par le Roi.

Rien de plus curieux que de voir l'idole, disputée par les deux partis. Les philosophes tirent à droite, les prêtres à gauche. Qui l'emportera? les femmes. Ce dieu est un dieu de chair.

Celle qui le retient Vi.r.gt années, aée Poisson, dame


INTRODUCTION. 49

Pompadoiir, voudrait d'abord, contre la cour, se faire un appui du public. Les philosophes sont mandés. Voltaire fait l'histoire du Roi, des poëmes, des drames pour le Roi; d'Argenson devient ministre; le contrô- leur général, Machault, demande un état des biens ecclésiastiques... Ce coup réveille le clergé. Contro une femme, les jésuites ne s'amusent pas à discourir; ils opposent une femme, et triomphent... Quelle? La propre fille du Roi... Ici, il faudrait Suétone. Ces cho- ses ne s'étaient guère vues, depuis les douze Césars.

Voltaire fat chassé, et d'Argenson, et plus tard, Machault. La Pompadour plia, communia, se mit aux pieds de la Reine. Cependant, elle préparait une in- fâme et triste machine, par où elle reprit le Roi, et le garda jusqu'à sa mort : un sérail, qu'on recrutait par des enfants achetées.

Là, s'éteignit Louis XV. Le dieu de chair abdiqua tout souvenir de l'esprit.

Fuyant Paris, fuyant son peuple, toujours isolé à Versailles, il y trouve trop d'hommes encore, trop de jour. Il lui faut l'ombre, les bois, la chasse, le secret de Trianon, ou son couvent du Parc-aux-cerfs. Chose étrange, inexplicable, que ces amours, ces ombres du moins, ces images de l'amour ne puissent amollir son cœur! Il achète les filles du peuple; par elles, il vit avec le peuple, il en reçoit les caresses enfantines, en prend le langage. Et il reste l'ennemi du peuple, dur, égoïste, sans entrailles; de Roi, il se fait trafi- quant de blé, spéculateur en famine...

Dans cette âme, si bien morte, une chose restait vi- vante : la peur de mourir. Sans cesse, il parlait do

HÉV. — T. I. 4


50 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

mort, de convoi, de funérailles. Il pressentait souvent celles de la monarchie. Qu'elle vécût autant Que lui. il n'en voulait pas d'avantage.

Dans une année de disette (elles n'étaient pas rares alors), il chassait à son ordinaire, dans la forêt de Sé- nart. Il rencontre un paysan qui portait une bièi'e, ei demande : « Où portez-vous cela? — A tel lieu. — Pouï un homme ou une femme? — Un homme. — De quoi est-il mort? — De faim. »


V


Cet homme mort, c'est la vieille France; cette bière, c'est le cercueil de l'ancienne monarchie. Mettons-y bien pour toujours les songes dont nous fûmes bercés, la royauté paternelle, le gouvernement de la grâce, la clémence du monarque et la charité du prêtre, la con- fiance filiale, l'abandon aux dieux d'ici-bas...

La fiction de ce vieux monde, la légende trompeuse qu'il eut toujours à la bouche, c'était de mettre V amour à la place de la loi.

S'il peut renaître, ce monde presque anéanti au nom de l'amour, meurtri par la charité, navré par la grâce, il renaîtra par la loi, la justice et l'équité.

Blasphème ! ils avaient opposé la grâce à la loi. l'amour à la justice... Comme si la grâce injuste pou- vait être encore la grâce, comme si ces choses que notre faiblesse divise n'étaient pas deux aspects du même, la droite et la gauche de Dieu.

Ils ont fait de la justice une chose négative, qui dé-


INTRODUCTION. 51

fend, prohibe, exclut, un poteau pour arrêter, un cou- teau pour égorger... Ils ne savent pas que la justice c'est l'œil de la Providence. L'amour, aveugle chez nous, clairvoyant en Dieu, voit par la justice. Regard vital et fécond. Une force prolifique est dans la justice de Dieu. Toutes les fois qu'elle touche la terre, celle-ci est heureuse, elle enfante. Le soleil et la rosée n'y suf- fisent, il faut la Justice. Qu'elle vienne, et les moissons viennent... Des moissons d'hommes et de peuples vont sourdre, germer, fleurir, au soleil de l'équité.

Un jour de justice, un seul qu'on appelle la Révolu- tion, a produit dix millions d'hommes.

Mais qu'elle paraît loin encore au milieu du dix-hui- tième siècle, reculée et impossible... Car avec quoi la ferai-je? tout finit autour de moi. Pour bâtir, il fau- drait des pierres, de la chaux et du ciment, et j'ai les mains vides. Les deux sauveurs de ce peuple, le prêtre et le roi, l'ont perdu, au point qu'on ne sait plus où prendre de quoi, le faire revenir. Plus de vie féodale, ni de vie municipale; perdue dans la royauté. Plus de vie religieuse, éteinte avec le clergé. Hélas! pas même de légendes locales, de traditions nationales, plus de ces heureux préjugés qui font la vie du peuple enfant. Ils ont tout détruit chez lui, jusqu'à ses erreurs. Le voilà dénué et vide, table rase ; l'avenir écrira ce qu'il pourra.

Esprit pur, dernier habitant de ce monde détruit, héritier universel de toutes ces puissances éteintes, comment vas-tu nous ramener à la seule qui fasse vivre? Comment nous renc^ras-tu la Justice et l'idée du droit ?


32 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Tu ne vois rien ici qu'obstacles, vieilles ruines qu'il laut ruiner encore, mettre en poudre et passer outre. Rien n'est debout, rien n'est vivant. Quoi que tu fasses, au moins, tu auras la consolation de n'avoir tué que des morts.

Le procédé de l'esprit pur est celui même de Dieu, l'art de Dieu est son art. Sa construction est trop pro- fondément harmonique au dedans, pour le paraître au dehors. Ne cherchez pas ici les droites et les angles, les ligues rigides de vos bâtiments de pierre et de mar- bre. Dans un organisme vivant, l'harmonie, bien au- trement forte, est surtout au fond des organes.

D'abord que ce monde nouveau ait la vie matérielle ; donnons-lui pour commencement, pour première as- sise, la colossale Histoire naturelle * ; mettons l'ordre dans la nature ; pour elle l'ordre c'est la justice.

Mais l'ordre est impossible encore. De la nature qui bouillonne et s'anime, comme au réveil de l'Etna, flam- boie un volcan immense ^ Toute science et tout art en éclatent... Une masse reste, l'éruption faite, mêlée de scories et d'or, masse énorme : V Encyclopédie.

Voilà deux âges du jeune monde, deux jours de la création. L'ordre manque et l'unité manque. Créons l'homme, l'unité du monde, et qu'avec lui l'ordre

»Buffon, t. L 1748. Voy. rédition de MM. Geoffroy Saint- Hilaire.

- Diderot, publie en 1751 les deux premiers volumes de V En- cyclopédie. M. Génin vient d'écrire sur lui une notice, que tout le monde trouvera spirituelle, brillante, pleine d'amusement et de charme. Je la trouve pénétrante, elle va au fond.


INTRODUCTION ^

vienne, et celle que nous attendons, cette désirée lu- mière de la Justice divine.

L'homme apparaît sous trois figures: Montesquieu, Voltaire et Rousseau. Trois interprètes du Juste.

Notons la loi, cherchons la loi ; peut-être la trouve- rons-nous cachée en quelque coin du globe. Peut-être est-il un climat favorable à la justice, une terre meil- leure qui d'elle-même porte le fruit de l'équité. Le voyageur, le chercheur, qui va la demandant par toute la terre, c'est le calme et grand Montesquieu. Mais la justice fuit devant lui ; elle reste mobile et relative ; la loi pour lui, c'est un rapport, loi abstraite et non vi- vante. Elle ne guérira pas la vie^

Montesquieu peut s'y résigner, non Voltaire. Voltaire est celui qui souffre, celui qui a pris pour lui toutes les douleurs des hommes, qui ressent, poursuit toute iniquité. Tout ce que le fanatisme et la tyrannie ont jamais fait de mal au monde, c'est à Voltaire qu'ils l'ont fait. Martyr, victime universelle, c'est lui qu'on égorgea à la Saint-Barthélémy, lui qu'on enterra aux mines du nouveau monde, lui qu'on brûla à Séville, lui que le Parlement de Toulouse roua avec Calas... Il pleure, il rit, dans les souffrances, rire terrible, au- quel s'écroulent les bastilles des tyrans, les temples des Pharisiens *.

' Montesquieu, Esprit des lois, 1748. J'aurai occasion d'expli- (|uer souvent combien peu ce grand génie eut le sentiment du droit. Il Cbt, sans le savoir, le fondateur de notre absurde école anglaise.

' Lire, sur Voltaire, quatre pages marquées du sceau du génie, qu'aucun homme de talent n'aurait écrites. (Quinet, UUramonia- nisme.)


54 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Et s'écrouleut en même temps toutes les petites bar- rières où s'enfermait chaque église, se disant univer- selle et voulant faire périr les autres. Elles tombent devant Voltaire, pour faire place à l'église humaine, à la catholique église qui les recevra, les contiendra toutes dans la justice et dans la paix.

Voltaire est le témoin du droit, son apôtre et son martyr. — 11 a tranché la vieille question posée dès l'origine du monde: Y a-t-il religion sans justice, sans humanité ?


§ VI


Montesquieu écrit, interprète le droit. Voltaire pleure et crie pour le droit. Et Rousseau le fonde*.

Beau moment, où surprenant Voltaire accablé d'un nouveau malheur, le désastre de Lisbonne, Voltaire aveugle de larmes, et ne voyant plus le ciel, Rousseau le relève, lui rend Dieu, et sur les ruines du monde, proclame la Providence.

Car c'est bien plus que Lisbonne, c'est le monde qui s'écroule. La religion et l'Etat, les mœurs et les lois, tout périt... Et la famille, où est-elle? l'amour? l'en- fant même, l'avenir?... Oh! que faut-il penser d'un monde, où finit l'amour maternel ?

Et c'est toi, pauvre ouvrier, ignorant, seul, aban-


  • Ces pageg sur Rousseau ont été écrites en 1847. Elles l'exa-

gèrent peut-être. En 1867, dans mon Louis XI V^ j'ai présenté une autre face du génie de Rousseau. En contrôlant ces points de vue l'un par l'autre on approchera davantage de la vérité (1868).


INTRODUCTION. 55

donné, haï des philosophes, haï des dévots, toi, malade en plein hiver, mourant sur la neige, dans ton pavil- lon tout ouvert de Montmorenci, toi qui veux résister seul, écrire (l'encre gèle à ta plume), réclamer contre la mort.

Est-ce donc avec ton épinette et ton Deviri du mïïage, pauvre musicien, que tu vas nous refaire un monde ^.. Tu avais un filet de voix, de l'ardeur, une chaude pa- role, quand tu arrivas à Paris, riche de ton Pergolèse, de musique et d'espérance. Il y a déjà longtemps, tu as bientôt un demi-siècle, tu es vieux, tout est fini... Que parles-tu de renaissance à cette société mourante, quand toi-même tu n'es plus ?

Oui, c'était vraiment difficile, même pour un homme moins cruellement maltraité du sort, de tirer le pied du sable mobile, de la boue profonde, où tout allait s'enfonçant.

Où prit-il son point a-appui, ï'iiomme fort qui, frap- pant du pied, s'arrêta, tint ferme?... Et tout s'arrêta.

Où il le prit, ô monde infirme, hommes faibles et malades qui le demandez, ô fils oublieux de Rousseau et de la Révolution ?

Il le prit en ce qui chez vous a trop défailli... Dans son cœur. Il lut au fond de sa soufi'rance, il y lut dis- tinctement ce que le Moyen âge n'a jamais pu lire : Un Dieu juste... Et ce qu'a dit un glorieux enfant de Rous- seau : tt Le droit est le soumrain du monde. »

Ce mot magnifique n'est dit qu'à la fin du siècle ; il on est la révélation, la formule profonde et sublime.

Rousseau Ta dite par un autre, par Mirabeau. Et elle n'en est pas moins le fond du génie de Rousseau.


S6 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Du moment qu'il s'est arraché de la fausse science du temps, d'une société non moins fausse, vous la voyez poindre dans ses écrits, cette belle lumière : le devoir, le droit !

Elle brille avec tout son éclat, sa douce et féconde puissance, dans la Profession de foi du Vicaire sa- voyard. Dieu même soumis à la justice. Dieu sujet du droit ! — Disons mieux : Dieu et Droit sont identiques.

Si Rousseau eût parlé dans les termes de Mirabeau, sa parole n'eût pas agi. Autres temps, autres besoins. — A un monde prêt pour agir le jour même de l'action, Mirabeau dit : « Le droit est le souverain du monde », vous êtes les sujets du droit. — A un monde endormi encore, faible, inerte et sans élan, Rousseau dit et devait dire : « La volonté générale, c'est le droit et la raison. » Votre volonté, c'est le droit. Ré veillez- vous donc, esclaves !

« Votre volonté collective, c'est la Raison elle- même. )) Autrement dit : Vous êtes Dieux.

Et qui donc, sans se croire Dieu, pourrait faire au- cune grande chose ?... C'est ce jour-là que vous pouvez, tranquille, passer le pont d'Arcole ; c'est ce jour, qu'on s'arrache, au nom du devoir, son plus cher amour, son cœur...

Soyons Dieu ! L'impossible devient possible et fa- cile... Alors, renverser un monde, c'est peu ; mais on crée un monde.

Et voijà ce qui explique pourquoi ce faible souffle sorti d'une poitrine d'homme, cette mélodie échappée du cœur du pauvre musicien, nous ressuscita.

La France est remuée en ses profondeurs. L'Europe


INTRODUCTION. 57

en est toute changée. La vaste, la massive Allemagne tressaille sur ses vieux fondements. Ils critiquent, mais obéissent... « Sentimentalité pure, » disent-ils en tâchant de sourire. Ils n'en suivent pas moins, ces rêveurs. Les philosophes, eux-mêmes, les abstracteurs de quintessence, vont, malgré eux, par la voie simple du pauvre Vicaire savoyard.

Et que s'est-il donc passé ? Quelle lumière divine a donc lui, pour faire un si grand changement ? Est-ce la force d'une idée, d'une inspiration nouvelle, d'une révélation d'en haut ?... Oui, il y a eu révélation. Mais la nouveauté des doctrines n'est pas ce qui agit le plus. Il y a ici un phénomène plus étrange, plus mys- térieux, une influence que ressentent ceux même qui ne lisent pas, qui ne pourraient jamais comprendre. On ne sait d'où cela vient, mais depuis que cette parole ardente s'est répandue dans les airs, la température a changé, c'est comme si une tiède haleine avait soufflé sur le monde ; la terre commence à porter des fruits qu'elle n'eût donnés jamais.

Qu'est-ce cela? Si vous voulez que je vous le dise? C'est ce qui trouble et fond les cœurs, c'est un souffle de jeunesse; voilà pourquoi nous cédons tous. Vous nous prouveriez en vain que cette parole est trop sou- vent faible, ou forcée, parfois d'un sentiment vulgaire. La jeunesse est telle, telle la passion. Tels nous filmes, et si parfois nous retrouvons là les faiblesses de notre jeune âge, nous n'y ressentons que mieux -le charme doux et amer du temps qui ne reviendra plus.

Chaleur, mélodie pénétrante, voilà la magie de Rousseau. Sa force, comme elle est dans VÉmile et le


ï53 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Contrat social, peut être discuté, combattue. Mais par ses Confessions, ses Rêveries, par sa faiblesse, il a vaincu ; tous ont pleuré.

Les génies étrangers, hostiles, ont pu repousser la lumière ; mais ils ont subi la chaleur. Ils n'écoutaient pas la parole; la musique les subjuguait... Les dieux de l'harmonie profonde^ rivaux de l'orage, qui ton- naient du Rhin aux Alpes, ont eux-mêmes ressenti l'incantation toute-puissante de la douce mélodie, de la simple voie humaine, du petit chant matinal, chanté pour la première fois sous la vigne des Charmettes.

Cette jeune et touchante voix, cette mélodie du cœur, on l'entend, quand ce cœur si tendre est depuis long- temps dans la terre. Les Confessions, qui paraissent après la mort de Rousseau, semblent un soupir de la tombe. Il revient, il ressuscite, plus puissant, plus ad- miré, plus adoré que jamais.

Ce miracle, il l'a de commun avec son rival. Vol- taire... Rival? Non. Ennemi? Non... Qu'ils soient à jamais sur le même piédestal, les deux apôtres de l'humanité ^

Voltaire, presque octogénaire, enterré aux neiges des Alpes, brisé d'âge et de travaux, ressuscite aussi pourtant. La grande pensée du siècle, inaugurée par


  • Idée noble et touchante de madame Sand, qui montre com-

bien le génie e^t au-dessus des vaines oppositions, que Tesprit de système se crée entre ces grands témoins, non opposés , mais sy- métriques, de la vérité. Lorsqu'on proposa naguère d'élever des statues à Voltaire et Rousseau, madame Sand, dans une lettre admirable, demanda que les deux génies réconciliés fussent placés sur le même piédestal... Les grandes pensées viennent du cœur.


INTRODUCTION. o9

lui, doit être fermée par lui ; celui qui ouvrit le pre- mier, doit reprendre et finir le chœur. Glorieux siècle ! qu'il mérite d'être appelé à jamais l'âge héroïque de l'esprit. Voici un vieillard au bord du tombeau, il a vu passer les autres, Montesquieu, Diderot, Buffon ; il a assisté au violent succès de Rousseau, trois livres en trois ans... « Et la terre s'est tue... » Voltaire n'est point découragé; le voici qui entre, vif et jeune, dans une carrière nouvelle... Où donc est le vieux Voltaire? Il était mort. Mais une voix l'a tiré, vivant, du tom- beau, celle qui l'avait toujours fait vivre : la voix de l'humanité.

Vieil athlète, à toi la couronne !... Te voici encore, vainqueur des vainqueurs ! Un siècle durant, par tous les combats, par toute arme et toute doctrine (opposée, contraire, n'importe), tu as poursuivi, sans te détour- ner jamais, un intérêt, une cause, l'humanité sainte... Et ils t'ont appelé sceptique ! et ils t'ont dit variable ! ils ont cru te surprendre aux contradictions apparentes d'une parole mobile qui servait la même pensée !

Ta foi aura pour sa couronne l'œuvre même de la foi. Les autres ont dit la Justice, toi, tu la feras ; tes paroles sont des actes, des réalités. Tu défends Calas et La Barre, tu sauves Sirven, tu brises l'échafaud des protestants. Tu as vaincu pour la liberté religieuse, et tout à l'heure, pour la liberté civile, avocat des der- niers serfs, pour la réforme de nos procédures barba- res, de nos lois criminelles qui elles-mêmes étaient des crimes.

Tout cela, c'est déjà la Révolution qui commence. Tu la fais, et tu la vois... Regarde, pour ta recoin-


60 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

pense, regarde ; la voilà là-bas ! Maintenant, tu peux mourir ; ta ferme foi t'a valu de ne point nartir d'ici- bas avant d'avoir vu la terre sainte.


§ VII

Quand ces deux hommes ont passé, la Révolution est faite, dans la haute région des esprits.

A leurs fils maintenant, légitimes, illégitimes, de la divulguer, la répandre, en cent manières, tel en ver- beuse éloquence, tel en ardente satire. Tel autre en fondra des médailles de bronze pour passer de main en main. Les Mirabeau, les Beaumarchais, les Raynal et les Mably, les Sieyès vont faire leur œuvre.

La Révolution est en marche, toujours Rousseau, Voltaire en tête. Les rois eux-mêmes à la suite, les Frédéric, les Catherine, les Joseph, les Léopold ; c'est la cour des deux chefs du siècle... Régnez, grands hommes, vrais rois du monde, régnez, ô mes rois !...

Tous paraissent convertis, tous veulent la Révolu- tion ; chacun, il est vrai, la veut, non pour soi, mais pour les autres. La noblesse la ferait volontiers sur le clergé, le clergé sur la noblesse.

Turgot est leur épreuve à tous ; il les appelle à dire s'ils veulent vraiment s'amender. Tous disent unani- mement : Non... Que ce qui doit se faire se fasse !

En attendant, je vois la Révolution partout, dans Versailles même. Tous l'admettent, jusqu'à telle limite, où elle ne les blessera pas. Louis XVI jusqu'aux plans de Fénélon et du duc de Bourgogne, le comte d'Artois


INTRODUCTION. fil

jusqu'à Figaro ; il force le Roi de laisser jouer le ter- rible drame. La Reine veut la Révolution, chez elle au moins, pour les parvenus; cette reine, sans préjugés, met les grandes dames à la porte, pour garder sa belle amie, madame de Polignac.

Vemprunteur Necker tue lui-même les emprunts en publiant la misère de la monarchie. Révolutionnaire par la publicité, il croit l'être par ses petites assem- blées provinciales, où les privilégiés diront ce qu'il faut Ôter aux privilégiés.

Le spirituel Galonné vient ensuite, et ne pouvant, en crevant la caisse publique, soûler les privilégiés, il prend son parti, les accuse, les livre à la haine du peuple.

Il a fait la Révolution contre les notables. Loménie, prêtre philosophe, la fait contre les parlements.

Galonné dit un mot admirable, quand il avoua le dé- ficit, montra le gouffre qui s'ouvrait : « Que reste-t-il pour le combler ? les abus, »

G'était clair pour tous. La seule chose qui le fût moins, c'était de savoir si Galonné ne parlait pas au nom du premier des abus^ de celui qui soutenait tous les autres, qui faisait la clef de voûte du triste édi- fice?... En deux mots, ces abus, dénoncés par l'homme du Roi, la royauté en était-elle le soutien, ou le remède ?

Que le clergé fût un abus, et la noblesse un abus, cela était trop évident :

Le privilège du clergé, fondé sur l'enseignement et l'exemple qu'il donnait jadis au peuple, était devenu un non-sens. Personne n'avait moins la foi. Dans sa


6-2 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

dernière assemblée, il s'agite pour obtenir qu'on pu- nisse les philosophovK, et pour le demander, députe un athée et un scepti(iue, Loménie et Talleyrand.

Le privilège de la noblesse était de même un non- sens. Jadis, elle ne payait pas, parce qu'elle payait de son épée. Elle fournissait le ban, l'arrière-ban, vaste cohue indisciplinée, qu'on appela la dernière fois en 1674. Elle continua de donner seule les officiers, fer- mant la carrière aux autres, rendant impossible la ^réation d'une véritable armée. L'armée civile, l'admi- nistration, la bureaucratie, fut envahie par la no- blesse. L'armée ' e(;clésiastique, dans ses meilleurs postes, se remplit aussi de nobles. Ceux qui faisaient profession de vivre noblement, c'est-à-dire de ne rien faire, s'étaient chargés de faire tout. Et rien ne se faisait plus.

Le clergé et la noblesse, encore une fois, étaient un poids pour la terio, la malédiction du pays, un mal rongeur qu'il fallait couper. Cela sautait aux yeux de tous.

La seule question obscure était celle de la royauté. Question, non de pure forme, comme on l'a tant répété, mais de fond, question intime, plus vivace qu'aucune autre en France, question non de politique seulement, mais d'amour, de leligion. Nul peuple n'a tant aimé ses rois.

Les yeux s'ouvrirent sous Louis XV, se refermèrent sous Louis XVI, la question s'obscurcit encore. L'es- poir du peuple se plaça encore une fois dans la royauté. Turgot espéra, V< llaire espéra... Ce pauvre jeune roi, si mal né, si mal élevé, aurait voulu pouvoir le bien.


INTRODUCTION. C3

Il lutta, et fut entraîné. Ses préjugés de naissance et d'éducation, ses vertus même de famille, le menèrent à la ruine... Triste problème historique!... Des justes l'ont excusé, des justes l'ont condamné... Duplicité, restrictions mentales (peu surprenantes sans doute dans l'élève du parti jésuite), voilà ses fautes, enfin son crime, qui le mena à la mort, son appel à l'étran- ger... Avec tout cela n'oublions pas qu'il avait été long- temps anti-autrichien, anti-anglais, qu'il avait mis une passion réelle à relever notre marine, qu'il avait fondé Cherbourg à dix-huit lieues de Portsmouth, qu'il aida à couper l'Angleterre en deux, à créer une Angle- terre contre l'Angleterre. Cette larme que Carnot verse en signant son arrêt, elle lui reste dans l'histoire ; l'histoire et la justice même, en le jugeant, pleureront.

Chaque jour amène sa peine. Ce n'est pas aujourd'hui que je dois raconter ces choses. Qu'il suffise de dire ici que le meilleur fut le dernier, grande leçon de la Providence ! afin qu'il parût bien à tous que le mal était moins dans l'homme que dans l'institution même, afin que ce fût plus que le jugement du Roi, mais le jugement de l'ancienne royauté. Elle finit cette reli- gion. Louis XV ou Louis XVI, infâme ou honnête, le Dieu n'est pas moins toujours homme ; s'il ne l'est pai* vice, il l'est par vertu, par bonté facile. Homme et faible, incapable de refuser, de résister, chaque immo- lant le peuple au peuple des courtisans, et comme le Dieu des prêtres, damnant la foule, sauvant ses éhis.

Nous l'avons dit. La religion de la grâce, partiale pour les élus, le gouvernement de Ja grâce, dans les mains des favoris, sont tout à fait analogues. La men-


U HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

dicité privilégiée, qu'elle soit sale et monastique, ou dorée comme à Versailles, c'est toujours la mendicité. Deux puissances paternelles : la paternité ecclésiasti- que, caractérisée par l'Inquisition, la paternité mo- narchique, par le Livre Rouge et par la Bastille.


§ VIII

Du Livre rouge.

Lorsque la reine. Anne d'Autriche se trouva régente, « il n'y eut plus, dit le cardinal de Retz, que deux petits mots dans la langue : La Reine est si bonne ! »

Ce jour-là s'arrête l'élan de la France ; l'essor des classes inférieures qui, malgré la dure administration de Richelieu, avait été si puissant, il retombe sur lui- même. Pourquoi? c'est que la « Reine est bonne; » elle comble la foule brillante qui se presse dans le palais: toute la noblesse de province qui fuyait sous Richelieu, vient, demande, obtient, prend et pille ; tout au moins exigent-ils des exemptions d'impôt. Le paysan qui est parvenu à acheter quelques terres, paye seul, tout retombe sur lui, il est obligé de revendre, il redevient fermier, métayer, pauvre domestique.

Louis XIV est dur d'abord ; point d'exemption d'im- pôt; Colbert en raye 40,000. Le pays prospère. Mais Louis XIV devient bon ; il est de plus en plus touché du sort de la pauvre noblesse; tout pour elle, les grades, les places, les pensions, les bénéfices même, et Saint-Cyr pour les nobles demoiselles... La noblesse est florissante, la France est aux abois.


INTRODUCTION. ft!S

Louis XVI est dur d'abord, grondeur, il refuse tou- jours ; les courtisans plaisantent amèrement sa rudesse, ses coups de hoiUoir. C'est qu'il a un mauvais ministre, cet inflexible Turgot; c'est qu'hélas! la Reine ne peut rien encore. En 1778, le Roi finit par céder; la réac- tion de la nature agit puissamment pour la Reine ; il ne peut plus rien refuser, ni à elle, ni à son frère. L'homme le plus aimable de France devient contrôleur général; M. de Galonné met autant d'esprit, de grâce à donner, que ses prédécesseurs mettaient d'adresse à éluder, refuser. « Madame, disait-il à la Reine, si c'est possible, c'est fait ; impossible? cela se fera. » La Reine achète Saint-Cloud; le Roi, si serré jusque-là, se laisse entraîner lui-même; il achète Rambouillet. Qui dira tout ce que la Diane de Polignac, dirigeant habile- ment la Jules de Polignac, surprit de biens et d'argent ? La Révolution gâta tout. Elle écarta durement le voile gracieux qui couvrait la ruine publique. Le voile arra- ché laissa voir le tonneau des Danaïdes. La monstrueuse affaire du Puy Paulin et de Fenestrange, ces millions jetés (entre la disette et la banqueroute), jetés par une femme insensée dans le giron d'une femme, cela dépassa de beaucoup tout ce qu'avait dit la satire. On rit, mais on rit d'horreur.

L'inflexible rapporteur du comité des finances apprit à l'Assemblée un mystère que personne ne savait : 4c Le Roi, pour les dépenses, est le seul ordonnateur, »

I^a seule mesure aux dépenses était la bonté du Roi. Trop sensible pour refuser, pour affliger ceux qu'il voyait, il se trouvait en réalité dans leur dépendance. A la moindre velléité d'économie, on était triste, on le

RÉV.— T. I tt


G(5 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

boudait. Il lui fallait bien se rendre. Plusieurs étaient plus hardis; ils parlaient haut, fort et ferme, remet- taient le Roi à sa place. M. de Coigny (premier ou se- cond amant de la Reine, par ordre de date) refusa de se prêter à l'économie qu'on eût voulu faire d'un de ses gros traitements; il fit une scène à Louis XVI, s'emporta. Le Roi plia les épaules, ne répondit rien. Il dit le soir : « Vraiment, il m'aurait battu, que je l'aurais laissé faire. »

Il n'est pas de grande famille, faisant quelque perte, point de mère illustre mariant sa fille, son fils, qui ne tire argent du Roi. « Ces grandes familles concourent à l'éclat de la monarchie, elles font la splendeur du trône, etc., etc. » Le Roi signe tristement, et copie dans son livre rouge : A madame..., 500,000 livres. — La dame porte au ministre : « Je n'ai pas d'argent, Ma- dame. » Elle insiste, elle menace, elle peut nuire, elle a du crédit chez la Reine. Le ministre finit par trouver l'argent... Il ajournera plutôt, comme Loménie, le payement des petits rentiers ; qu'ils meurent de faim, s'ils veulent ; ou bien encore, comme il fit, il prendra les charités pour l'incendie et la grêle, il ira jusqu'à voler la caisse des hôpitaux.

La France est en bonnes mains. Tout va bien. Un si bon Roi, une si aimable Reine... La seule difficulté, c'est qu'indépendamment des pauvres privilégiés qui sont à Versailles, il y a une autre classe, non moins noble, et bien plus nombreuse, \e^ pauvres privilégiés de province, qui n'ont rien, ne reçoivent rien, disent- ils; ils percent l'air de leurs cris... Ceux-là, bien avant le peuple, commenceront la Révolution.



(îLe roi signe tristement, et copie dans son livre rouge : A Madame ..., 50U,U00 livres.

T. I, p. 6C.

KÉVOLUTION FllANÇAWK. IV.


INTRODUCTION. 67

A propos, il y a un peuple. Entre ces pauvres et cos pauvres qui tous ont de la fortune, nous avions oublié le peuple.

Ah ! le peuple, ceci regarde messieurs les fermiers généraux. Les choses sont bien changées. Jadis les financiers étaient des hommes fort durs. Aujourd'hui, tous philanthropes, doux, aimables, magnifiques; d'une main ils affament, il est vrai, mais souvent de. l'autre ils nourrissent. Ils mettent des millions d'hom- mes à la mendicité, et font des aumônes. Ils bâtissent des hôpitaux, et ils les remplissent.

« Persépolis, dit Voltaire dans un de ses contes, a trente rois de la finance, qui tirent des millions du peuple, et qui en rendent au Roi quelque chose. Sur la gabelle, par exemple, qui rapportait cent vingt miL lions, la Ferme générale en gardait soixante, et dai- gnait en laisser cinquante ou soixante au Roi.

La perception n'était rien de moins qu'une guerre organisée; elle faisait peser sur le sol une armée de deux • cent mille mangeurs. Ces sauterelles rasaient tout, faisaient place nette. Pour exprimer quelque substance d'un peuple, ainsi dévoré, il fallait des lois cruelles, une pénalité terrible, les galères, la potence, la roue. Les agents de la Ferme étaient autorisés à employer les armes; ils tuaient, et ils étaient jugés par les tribunaux spéciaux de la Ferme générale.

Le plus choquant du système, c'était la bonté, la facilité du Roi, des fermiers généraux. D'une part, le Roi, de l'autre, les trente rois de la finance, donnaient (ou vendaient à bon compte) les exemptions d'impôis; le Roi faisait des nobles ; les fermiers généraux se


68 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

créaient des employés fictifs qui, à ce titre étaient exempts. Ainsi, le fisc travaillait contre lui-même ; en même temps qu'il augmentait la somme à payer, il diminuait le nombre de ceux qui payaient ; le poids pesant sur moins d'épaules, allait s'appesantissant.

Les deux ordres privilégiés payaient ce qui leur plaisait : le Clergé un don gratuit imperceptible ; la Noblesse contribuait pour certains droits, mais selon ce qu'elle voulait bien déclarer; les agents du fisc, chapeau bas, enregistraient, sans examen, sans véri- fication. Le voisin payait d'autant plus.

Si c'était par la conquête, par la tyrannie d'un maître, que ce peuple périssait, il se résignerait en- core. Il périt par la bonté! — Il souffrirait peut-être la dureté d'un Richelieu ; mais comment supporter la bonté d'un Loménie et d'un Galonné, la sensibilité des financiers, la philanthropie des fermiers généraux?

Souffrir, mourir à la bonne heure! mais souffrir jy^r élection, mourir du fait de V arbitraire, de sorte que la grâce pour l'un soit mort et ruine de l'autre!' c'est trop, oh! c'est trop de moitié.

Hommes sensibles qui pleurez sur les maux de la Révolution (avec trop de raison sans doute), versez donc aussi quelques larmes sur les maux qui l'ont amenée.

Venez voir, je vous prie, ce peuple couché par terre, pauvre Job, entre ses faux amis, ses patrons, ses fa- meux sauveurs, le Clergé, la Royauté. Voyez le dou- loureux regard qu'il lance au Roi sans parler. Et ce regard, que dit-il?

« Roi, dont j'avais fait mon dieu, dont j'avais


INTRODUCTION. C9

dressé l'autel, que j'implorais avant Dieu même, à qui, du fond de la mort, j'ai tant demandé mon salut, vous, mon espoir, vous, mon amour... Quoi! vous n'avez donc rien senti?... »


§ IX

La Bastille.

Le médecin de Louis XV et de madame de Pompa- dour, l'illustre Quesnay, qui logeait chez elle a Ver- sailles, voit un jour le Roi entrer à l'improviste, et se trouble. La spirituelle femme de chambre, madame du Hausset, qui a laissé de si curieux Mémoires, lui de- manda pourquoi il se déconcertait ainsi. « Madame, répondit-il, quand je vois le Roi, je me dis : Voilà un homme qui peut me faire couper la tête. — Oh ! dit-elie, le Roi est tro'p boni »

La femme de chambre résumait là d'un seul mot les garanties de la monarchie.

Le Roi était trop bon pour faire couper la tête à un homme; cela n'était plus dans les mœurs. Mais il pou- vait d'un mot le faire mettre à la Bastille, et \^ oublier.

Reste à savoir lequel vaut mieux de périr d'un coup, ou de mourir lentement en trente ou quarante années.

Il y avait en France une vingtaine de Bastilles, dont six seulement (en 1775) contenaient trois cents pri- sonniers. A Paris, en 79, il y avait une trentaine de prisons, où l'on pouvait être enfermé sans jugement.


70 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Une infinité de couvents servaient de suppléments à ces Bastilles.

Toutes ces prisons d'État, vers la fin de Louis XIV, furent, comme était tout le reste, gouvernées par les jésuites. Elles furent dans leurs mains des instruments de supplice pour les protestants et les jansénistes, des antres à conversion. Un secret plus profond que celui des pïomhs, des puits de Venise, l'oubli de la tombe, enveloppait tout. Les jésuites étaient confesseurs de la Bastille et de bien d'autres prisons; les prisonniers morts étaient enterrés sous de faux noms à l'église des jésuites. Tous les moyens de terreur étaient dans leurs mains, ces cachots surtout, d'où l'on sortait par- fois l'oreille ou le nez mangé par les rats... Non-seu- lement la terreur, mais la flatterie aussi... L'une et l'autre si puissantes sur les pauvres prisonnières. L'aumônier, pour rendre la grâce plus efficace, em- ployait jusqu'à la cuisine, affamait, nourrissait bien, gâtait par des friandises, celle qui cédait ou résistait. On cite telle prison d'État où les geôliers et les jésuites alternaient près des prisonnières et en avaient des enfants. Une aima mieux s'étrangler.

Le lieutenant de police allait de temps à autre dé- jeuner à la Bastille. Cela comptait pour visite, surveil- lance da magistrat. Ce magistrat ne savait rien, et c'était pourtant lui seul qui instruisait le ministre. Une famille, une dynastie, Châteauneuf et son fils la Vril- lière, et son petit-fils Saint-Florentin (mort en 1777), eurent pendant un siècle le département des prisons d'État et des lettres de cachet. Pour que cette dynastie subsistât, il fallait des prisonniers ; quand les proies-


INTRODUCTION. 71

tants sortirent, on suppléa par des jansénistes; puis on prit des gens de lettres, des philosophes, les Vol- taire, les Fréret, les Diderot. Le ministre généreuse- ment donnait des lettres de cachet en blanc aux intendants, aux évêques, aux gens en place. A lui seul, Saint-Florentin en donna 50,000. Jamais on ne fut plus prodigue du plus cher trésor de l'homme, de la liberté. Ces lettres de cachet étaient l'objet d'un profitable trafic ; on en vendait aux pères qui voulaient enfermer leurs fils; on en donnait aux jolies femmes trop gênées par leurs maris. Cette dernière cause de réclusion était une des plus ordinaires.

Et tout cela par bonté. Le Roi était trop bon pour refuser une lettre de cachet à un grand seigneur. L'intendant était trop aimable pour n'en pas accorder à la prière d'une dame. Les commis du ministère, les maîtresses des commis, les amis de ces maîtresses, par obligeance, par égards, simple politesse, obte- naient, donnaient, prêtaient, ces ordres terribles par lesquels on était enterré vivant. Enterré, car telle était l'incurie, la légèreté de ces employés aimables, nobles presque tous, gens de société, tous occupés de plai- sirs, que l'on n'avait plus le temps, le pauvre diable une fois enfermé, de songer à son affaire.

Ainsi \q gouvernement de la grâce, avec tous ses avan- tages, descendant du Roi au dernier commis de bu- reau, disposait, selon le caprice et l'inspiration légère, de la liberté, de la vie.

Comprenons bien ce système.

Pourquoi tel réussit-il? Qu'a-t-il pour que tout hii


72 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

cède? — Il a la grâce de Dieu. Il a la bonne grâce du Roi.

Celui qui est en disgrâce, dans ce monde de la grâce, qu'il sorte du monde... Banni, damné et maudit.

La Bastille, la lettre de cachet, c'est l'excommuni- cation du Roi.

L'excommunié mourra-t-il? non. Il faudrait une dé- cision du roi, une résolution pénible à prendre, dont souffrirait le Roi même. Entre lui et sa conscience, ce serait un jugement. Dispensons-le de juger, de tuer. Il y a un milieu entre la vie et la mort : une vie morte, enterrée. Organisons un monde exprès pour l'oubli. Mettons le mensonge aux portes, au dehors et au de- dans, pour que la vie et la mort ne restent pas incer- taines... Le mort vivant ne sait plus rien des siens, ni de ses amis... « Mais ma femme? — Ta femme est morte... je me trompe... remariée... — Et mes amis, vivent-ils? ont-ils souvenir de moi?... — Tes amis, eh! radoteur, ce sont eux qui t'ont trahi... » — Ainsi l'âme du misérable, livrée à leurs jeux féroces, est nourrie de dérisions, de vipères et de mensonges.

Oublié ! mot terrible. Qu'une âme ait péri dans les âmes ! . . . Celui que Dieu fit pour la vie, n'avait-il donc pas le droit de vivre, au moins dans la pensée? Qui osera, sur terre, donner même au plus coupable cette mort par delà toute mort, le tuer dans le souvenir?

Mais non, ne le croyez pas. Rien n'est oublié, nul homme, nulle chose. Ce qui a été une fois ne peut s'a- néantir ainsi... Les murs même n'oublieront pas, le pavé sera complice, transmettra des sons, des bruits ; l'air n'oubliera pas; de cette petite lucarne, où coud


INTRODUCTION. 73

une pauvre fille, à la porte Saint-Antoine, on a vu, on a compris... Que dis-je? la Bastille sera touchée elle- même. Ce rude porte-clef est encore un homme. Je vois inscrit sur les murs l'hymne d'un prisonnier à la gloire d'un geôlier son bienfaiteur... Pauvre bienfait !... une chemise qu'il donna à ce Lazare, barbarement abandonné, mangé des vers dans son tombeau !

Pendant que j'écris ces lignes, une montagne, une Bastille, a pesé sur ma poitrine. Hélas! pourquoi m'ar- rêter si longtemps sur les prisons démolies, sur les in- fortunés que la mort a délivrés?... Le monde est cou- vert de prisons, du Spielberg à la Sibérie, de Spandau au Mont-Saint-Michel. Le monde est une prison.

Vaste silence du globe, bas gémissement, humble soupir de la terre muette encore, je ne vous entends que trop... L'esprit captif, qui se tait dans les espèces inférieures, qui rêve dans le monde barbare de l'Afri- que et de l'Asie, il pense, il souffre en notre Europe.

Où parle-t-il, sinon en France, malgré les entraves? C'est encore ici que le génie muet de la terre trouve une voix, un organe. Le monde pense, la France parle.

Et c'est justement pour cela que la Bastille de France, la Bastille de Paris (j'aimerais mieux dire, la prison de la pensée), fut entre toutes les Bastille, exé- crable, infâme et maudite. Dès le dernier siècle, Paris était déjà la voix du globe. La planète parlait par trois hommes : Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu. Que les interprètes du monde vissent toujours pendue sur leur tête l'indigne menace, que l'étroite issue par où la douleur du genre humain mouvait exhaler ses soupirs.


74 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

on essayât de la fermer, c'était trop... Nos pères l'é crasèrent, cette Bastille, en arrachèrent les pierres de leur mains sanglantes, les jetèrent au loin. Et ensuite, ils les reprirent, et le fer leur donna une autre forme, et pour qu'à jamais elles fussent foulées sous les pieds du peuple, ils en bâtirent le pont de la Révo- lution...

Toutes les prisons s'étaient adoucies. Celle-ci s'était endurcie. De règne en règne, on diminuait ce que les geôliers appelaient pour rire : les libertés de la Bas- tille. Peu à peu, on bouchait les fenêtres, l'on ajoutait des grilles. Sous Louis XVI, on supprima le jardin et la promenade des tours.

Deux choses vers cette époque ajoutèrent à l'irrita- tion, les mémoires de Linguet, qui firent connaître l'ignoble et féroce intérieur, et, ce qui fut plus décisif, l'affaire de Latude non écrite, non imprimée, circulant mystérieusement en passant de bouche en bouche.

Pour moi. je dois avouer l'effet profond, cruel que me firent les lettres du prisonnier. Ennemi déclaré des fictions barbares sur l'éternité des peines, je me suis surpris à demander à Dieu un enfer pour les tyrans.

Ah! monsieur de Sartine, ah! madame de Pompa- dour, quel poids vous traînez ! Comme on voit par cette histoire comment, une fois dans l'injustice, on s'en va de mal en pis, comme la terreur qui pèse du tyran à l'esclave retourne au tyran. Ayant une fois tenu celui- ci prisonnier sans jugement pour une faute légère, il faut que la Pompadour, que Sartine le tiennent tou- jours, qu'ils scellent sur lui d'une pierre éternelle l'enfer du silence.


INTRODUCTION. 75

Et cela ne se peut pas. Cette pierre se soulève tou- jours... toujours, monte une voix basse, terrible, un souffle de feu... Dès 81, Sartine en ressent l'atteinte... 84, le Roi même en est blessé... 89, Je peuple sait tout, voit tout, l'échelle même par où s'enfuit le pri- sonnier... 93, on guillotine la famille de Sartine.

Pour le malheur des tyrans, il se trouva qu'ils avaient enfermé en ce prisonnier un homme ardent et terrible, que rien ne pouvait dompter, dont la voix ébranlait les murs, dont l'esprit, l'audace étaient in- vincibles... Corps de fer, indestructible, qui devait user toutes les prisons, et la Bastille, et Vincennes, et Charenton, enfin l'horreur de Bicêtre, où tout autre aurait péri.

Ce qui rend Faccusation lourde, accablante, sans appel, c'est que cet homme, tel quel, échappé deux fois, se livra deux fois lui-même. Une fois, de sa re- traite, il écrit à madame de Pompadour, et elle le fait reprendre... Quoi! l'appartement du Roi n'est donc pas un lieu sacré!...

Je suis malheureusement obligé de dire que dans cette société, molle, faible, caduque, il y eut force philanthropes, ministres, magistrats, grands seigneurs, pour pleurer sur l'aventure; pas un ne fit rien. Ma- lesherbes pleura, et de Gourgues, et Lamoignon, et Rohan, tous pleuraient à chaudes larmes.

Il était sur son fumier, à Bicêtre, mangé des poux à la lettre, logé sous terre, et souvent hurlant de faim. Il avait encore adressé un mémoire à je ne sais quel philanthrope, par un porte-clefs ivre. Celui-ci heureusement le perd, une femme le ramasse. Elle le


76 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

lit, elle frémit, elle ne pleure pas, celle-ci, mais elle agit à l'instant.

Madame Legros était une pauvre petite mercière qui vivait de son travail, en cousant dans sa boutique ; son mari, coureur de cachets, répétiteur de latin. Elle ne craignit pas de s'embarquer dans cette terrible affaire. Elle vit, avec un ferme bon sens, ce que les autres ne voyaient pas, ou bien ne voulaient pas voir : que le malheureux n'était pas fol, mais victime d'une nécessité affreuse de ce gouvernement, obligé de cacher, de continuer l'infamie de ses vieilles fautes. Elle le vit, et elle ne fut point découragée, ef- frayée. Nul héroïsme plus complet : elle eut l'audace d'entreprendre, la force de persévérer, l'obstination du sacrifice de chaque jour et de chaque heure, le courage de mépriser les menaces, la sagacité et toutes les saintes ruses, pour écarter, déjouer les ca- lomnies des tyrans.

Trois ans de suite, elle suivit son but avec une opi- niâtreté inouïe dans le bien, mettant à poursuivre le droit, la justice, cette àpreté singulière du chasseur ou du joueur, que nous ne mettons guère que dans nos mauvaises passions.

Tous les malheurs sur la route, et elle ne lâche pas prise. Son père meurt, sa mère meurt; elle perd son petit commerce ; elle est blâmée de ses parents, vilai- nement soupçonnée. On lui demande si elle est la maîtresse de ce prisonnier auquel elle s'intéresse tant. La maîtresse de cette ombre, de ce cadavre, dé- voré par la gale et la vermine !

La tentation des tentations, le sommet, la poiiilc


INTRODUCTION. 77

aiguë du Calvaire, ce sont les plaintes, les injustices, les défiances de celui pour qui elle s'use et se sa- crifie !

Grand spectacle de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s'en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui.

La police frémit, s'indigne. Madame Legros peut être enlevée d'un moment à l'autre, enfermée, perdue pour toujours ; tout le monde l'en avertit. Le lieute- nant de police la fait venir, la menace. Il la trouve immuable, ferme; c'est elle qui le fait trembler.

Par bonheur on lui ménage l'appui de madame Du- chesne, femme de chambre de Mesdames. Elle part pour Versailles, à pied, en plein hiver; elle était grosse de sept mois... La protectrice était absente; elle court après, gagne une entorse, et elle n'en court pas moins. Madame Duchesne pleure beaucoup, mais, hélas! que peut-elle faire? Une femme de chambre contre deux ou trois ministres, la partie est forte? Elle tenait en main la supplique ; un abbé de cour qui se trouve là, la lui arrache des mains, lui dit qu'il s'agit d'un enragé, d'un misérable, qu'il ne faut pas s'en mêler.

Il suffit d'un mot pareil pour glacer Marie-Antoi- nette, à qui l'on en avait parlé. Elle avait la larme à l'œil. On plaisanta. Tout finit.

Il n'y avait guère en France d'homme meilleur que le Roi. On finit par aller à lui. Le cardinal de Rohan (un polisson, mais après tout charitable) parla trois fois à Louis XVI, qui par trois fois refusa. Louis XVI


78 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

était trop boa pour ne pas en croire M. de Sartine. Il n'était plus en place, mais ce n'était pas une raison pour le déshonorer, le livrer à ses ennemis. Sartine à part, il faut le dire, Louis XVI aimait la Bastille, il ne voulait pas lui faire tort, la perdre de réputation.

Le Roi était très-humain. Il avait supprimé les bas cachots du Châtelet, supprimé Vincennes, créé la Force pour y mettre les prisonniers pour dettes, les séparer des voleurs.

Mais la Bastille ! la Bastille ! c'était un vieux servi- teur que ne pouvait maltraiter à la légère la vieille monarchie. C'était un système de terreur, c'était, comme dit Tacite : « Instrumenium regni. »

Quand le comte d'Artois et la Reine, voulant faire jouer Figaro, le lui lurent, il dit seulement, comme objection sans réponse : « Il faudrait donc alors que l'on supprimât la Bastille ! »

Quand la révolution de Paris eut lieu, en juillet 89, le Roi, assez insouciant, parut prendre son parti. Mais, quand on lui dit que la municipalité parisienne avait ordonné la démolition de la Bastille, ce fut pour lui comme un coup à la poitrine : « Ah ! dit-il, voici qui est fort ! »

II ne pouvait pas bien recevoir en 1781 une requête qui compromettait la Bastille. Il repoussa celle que Rohan lui présentait pour Latude. Des femmes de haut rang insistèrent. Il fit alors consciencieusement une étude de l'affaire, lut tous les papiers ; il n'y en avait guère d'autres que ceux de la police, ceux des gens intéressés à garder la victime en prison jusqu'à la mort. Il répondit définitivement que c'était un


INTRODUCTION. 79

homme dangereux; qu'il ue pouvait lui rendre la li- berté jamais.

Jamais ! tout autre en fût resté là. Eh bien, ce qui ne se fait pas par le Roi se fera malgré le Roi. Ma- dame Legros persiste. Elle est accueillie des Condé, toujours mécontents et grondeurs; accueillie du jeune duc d'Orléans, de sa sensible épouse, la fille du bon Penthièvre, accueillie des philosophes, de M. le mar- quis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, de Dupaty, de Villette, quasi-gendre de Voltaire, etc., etc.

L'opinion va grondant ; le flot, le flot va montant. Necker avait chassé Sartine; son ami et successeur Lenoir était tombé à son tour... La persévérance sera couronnée tout à l'heure. Latude s'obstine à vivre, et madame Legros s'obstine à délivrer Latude.

L'homme de la Reine, Breteuil, arrive en 83, qui voudrait la faire adorer. Il permet à l'Académie de donner le prix de vertu à madame Legros, de la cou- ronner... à la condition singulière qu'on ne motive pas la couronne.

Puis, 1784, on arrache à Louis XVI la délivrance de Latude*. Et quelques semaines après, étrange et bizarre ordonnance qui prescrit aux intendants de n'enfermer plus personne, à la requête des familles, que sur raison bien motivée, d'indiquer ïe temps précis de la détention demandée, etc. C'est-à-dire qu'on dé- voilait la profondeur du monstrueux abîme d'arbi-

  • Les lettres admirables de Latude sont encore inédites, sauf le

peu qu'a cité Delort. Elles ne réfutent que trop la vaine polén]i(|ue (le 1787.


80 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTIOTT rRANÇAISîS.

traire où l'on avait tenu la France. Elle en savait déjà beaucoup, mais le gouvernement en avouait davan- tage.

Du prêtre au roi, de l'Inquisition à la Bastille, le chemin est direct, mais long. Sainte, sainte Révolu- tion, que vous tardez à venir!... Moi qui vous atten dais depuis mille ans, sur le sillon du Moyen âge, quoi! je vous attends encore !... Oh! que le temps va lentement! oh! que j'ai compté les heures!... Arrive- rez-vous jamais ?

« Ah! c'est fini, dit Mably, en 1784, nous sommes tombés trop bas, les mœurs sont devenues trop fai- bles. Jamais, oh! plus jamais ne viendra la Révolu- tion! »

Hommes de peu de foi, ne voyez- vous pas que tant qu'elle restait parmi vous, philosophes, parleurs, so- phistes, elle ne pouvait rien faire. Grâce à Dieu, la voilà partout, dans le peuple et dans les femmes... En voici une qui, par sa volonté persévérante j in- domptable, ouvre les prisons d'État; d'avance, elle a pris la Bastille... Le jour où la liberté, la raison, sort des raisonnements, et descend à la nature, au cœur (et le cœur du cœur, c'est la femme), tout est fini. Tout l'artificiel est détruit... Rousseau, nous te com- prenons, tu avais bien raison de dire : « Revenez à la nature! »

Une femme se bat à la Bastille. Les femmes font le 5 octobre. Dès février 89, je lis avec attendrissement la courageuse lettre des femmes et filles d'Angers : « Lecture faite des arrêtés de messieurs de la jeu-


INTRODUCTION. 81

nasse, déclarons que oious nous joindrons à lanation, nous réservant de prendre soin des bagages, provi- sions, des consolations et services qui peuvent dé- pendre de nous ; nous périrons plutôt que d'abandon- ner nos époux, amants, fils et frères... »

France, vous êtes sauvée! ô monde, vous êtes sauvé!... Je revois au ciel ma jeune lueur, où j'espé- rais si longtemps, la lumière de Jeanne d'Arc... Que m'importe que de fille elle soit devenue un jeune homme, Hoche, Marceau, Joubert ou Kléber!

Grande époque, moment sublime, où les plus guer- riers des hommes sont pourtant les hommes de paix! où le Droit, si longtemps pleuré, se retrouve à la fin des temps, où la Grâce, au nom de laquelle la tyran- nie nous écrasa, se retrouve concordante, identique, à la Justice.

Qu'est-ce que l'ancien régime, le Roi, le prêtre, dans la vieille monarchie? La tyrannie au nom de la Grâce.

Qu'est-ce que la Révolution? La réaction de l'é- quité, l'avènement tardif de la Justice éternelle.

Justice, ma mère, Droit, mon père, qui ne faites qu'un avec Dieu...

Car, de qui me réclamerai-je, moi, un de la foule, un de ceux qui naquirent dix millions d'hommes, et qui ne seraient jamais nés sans notre Révolution?...

Pardonnez-moi, ô Justice, je vous ai crue austère et dure, et je n'ai pas vu plus tôt que vous étiez la même chose que l'Amour et que la Grâce... Et voilà pourquoi j'ai été faible pour le Moyen nge, qui répii-

UEV. — T. I. O



82 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

tait ce mot d'Amour sans faire les œuvres de l'Amour.

Aujourd'hui, rentré en moi-même, le cœur plus brûlant que jamais, je te fais amende honorable, belle Justice de Dieu...

C'est toi qui es vraiment l'Amour, tu es identique à la Grâce. . .

Et comme tu es la Justice, tu me soutiendras dans ce livre, où mon cœur me frayait la route, jamais mon intérêt propre, ni aucune pensée d'ici-bas. Tu seras juste envers moi, et je le serai envers tous... pour qui donc ai-je écrit ceci, si ce n'est pour toi, Jus- tice éternelle?

31 Janvier 1817.



LIVRE PREMIER

AVIUL-JIILLET 1789


CHAPITRE PREMIER

ÉLECTIONS DE 1789

Le peuple entier appelé à élire les électeurs, à écrire ses plaintes et ses demandes. On comptait sur l'incapacité du peuple. Svireté de l'instinct populaire; fermeté du peuple, son unanimité. On retarde la convocation des États. On retarde les élections de Paris. Premier acte de souveraineté nationale. Les électeurs troublés par l'émeute. Émeute Réveillon. Qui y avait intérêt. Les élections s'achèvent. (Janvier-avril 1789 )

La convocation des États généraux de 1789 est Tère véritable de la naissance du peuple. Elle appela le peuple entier à l'exercice de ses droits.


84 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Il put du moins écrire ses plaintes, ses vœux, élire les électeurs.

Ou avait vu de petites sociétés républicaines admet- tre tous leurs membres à la participation des droits po- litiques, jamais un grand royaume, un empire, comme était la France. La chose était nouvelle, non-seulemoDt dans nos annales, mais dans celles même du monde.

Aussi, quand pour la première fois, à la fin des temps, ce mot fut entendu : Tous s'assembleront pour élire \ tous écriront leurs plaintes, ce fut une commo- tion immense, profonde, comme un tremblement de terre ; la masse en tressaillit jusqu'aux régions obscu- res et muettes, où l'on eût le moins soupçonné la vie.

Toutes les miles élurent, et non pas seulement les bonnes villes, comme aux anciens États ; les campagnes élurent, et non pas seulement les villes.

On assure que cinq millions d'hommes prirent part à l'élection.

Grande scène, étrange, étonnante ! de voir tout un peuple qui d'une fois passait du néant à l'être, qui jus- que-là silencieux, prenait tont d'un coup une voix.

Le même appel d'égalité s'adressait à des popula- tions prodigieusement inégales, non-seulement de po- sition, mais de culture, d'état moral et d'idées. Ce peuple, comment répondrait-il ? C'était une grande


^ Voir les actes au premier volume du Moniteur. Les imposés, âgés de plus de vingt-cinq ans, devaient élire les électeurs qui nciïimeraient les députés , et concourir à la rédaction des cahiers. L;i!Qpôt atteignant tout le monde, au moins par la capitation, c'était la population cptièrc qu'on appelait, excepté les dômes- tiq^cS*


ÉLECTIONS DE 1789, 85

question. Le fisc d'une part, la féodalité de l'autre \ semblaient lutter pour Fabrutir sous la pesanteur des maux. La royauté lui avait ôté la vie municipale, l'é- ducation que lui donnaient les affaires de la commune. Le Clergé, son instituteur obligé, depuis longtemps ne l'enseignait plus. Ils semblaient avoir tout fait pour le rendre incapable, muet, sans parole et sans pensée, et c'est alors qu'ils lui disaient : « Lève-toi maintenant, marche, parle. »

On avait compté, trop compté sur cette incapacité; autrement jamais on n'eût hasardé de faire ce grand mouvement. Les premiers qui prononcèrent le nom des États généraux, les parlements qui les réclamèrent, les ministres qui les promirent, Necker qui les convo- qua, tous croyaient le peuple hors d'état d'y prendre une part sérieuse. Ils pensaient seulement, par cette évocation solennelle d'une grande masse inerte, faire peur aux privilégiés. La cour, qui était elle-même le privilège des privilégiés, l'abus des abus, n'avait nulle envie de leur faire la guerre. Elle espérait seulement, des contributions forcées du Clergé et de la Noblesse, remplir la caisse publique dont elle faisait la sienne.

La Reine, que voulait-elle? Livrée aux parvenus, chansonnée par la Noblesse, peu à peu méprisée et seule, elle voulait tirer de ces moqueurs une petito vengeance, les intimider, les obliger de se serrer près du Roi. Elle voyait son frère Joseph essayer aux Pays-

  • Le mol n'est pas impropre. La féodalité était trôs-duie en

i789, plus fiscale que jamais, étant entièrement dans la main des Intendants, procureurs, etc. Les noms, les formes, avaient changé voilù tout.


86 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Bas d'opposer les petites villes aux grosses villes, aux prélats, aux grands ^ Cet exemple, sans nul doute, la rendit moins contraire aux idées de Necker ; elle con- sentit à donner au Tiers autant de députés qu'en avait la Noblesse et le Clergé réunis.

Et Necker, que voulait-il ? Deux choses tout à la fois : montrer beaucoup et faire peu.

Pour la montre, pour la gloire, pour être célébré, exalté des salons, du grand public, il iallait généreu- sement doubler les députés du Tiers.

En réalité, on voulait être généreux à bon marché ^

Le Tiers, plus ou moins nombreux, ne ferait toujours qu'un des trois ordres, n'aurait qu'une voix contre deux ; Necker comptait bien maintenir le vote par or-

  • Sur la révolution brabançonne, si différente de la nôtre, voy.

les documents recueillis par Gachard (1834), Gérard (1842), et les histoires de Gross-Hofîinger (1837), Borgnet (1844), et Ramshorn (184o). Cette révolution d'abbés, dont les capu3ins furent les ter- roristes, trompa ici tout le monde, et la cciii\ et nos jacobins. Dumouriez seul comprit et dit qu'elle était primitivement l'œuvre des puissants abbés des Pays-Bas. L'ambassadeur d'Autriche, M. Mercy d'Argenteau, crut d'abord et sans doute fit croire à Marie-Antoinette qu'en France le péril était, comme en Belgique, du côté de l'aristocratie. De là, plusieurs fausses démarches.

^ Il faut lire sur tout cela les curieux aveux de Necker , son plaidoyer pour le Tiers [Œuvres^ VI, 419, 443, etc.). Là, comme dans tous ses ouvrages, on sent toujours un étranger, peu solide en France, un commis toujours commis, qui parle le chapeau à la main devant la noblesse, un protestant qui voudrait trouver grâce devant le clergé. Pour rassurer les privilégiés sur ce pauvre Tiers , il le leur présente faible , timide , à genoux ; il a l'air de leur faire des signes d'intelligence... Il fait entendre de reste que son client est bon homme, qu'on pourra toujours lui donner le change.


ÉLECTIONS DE 1789. 87

dro, qui avait tant de lois paralysé les anciens États généraux.

Le Tiers d'ailleurs, dans tous les temps, avait été très-modeste, très-respectueux, trop bien appris pour vouloir être représenté par des hommes du Tiers. Il nommait souvent des nobles pour députés, le plus sou- vent des anoblis, gens du Parlement et autres, qui se piquaient de voter avec la Noblesse, contre les intérêts du Tiers qui les avait nommés.

Chose étrange, et qui prouve qu'on n'avait pas d'in- tention sérieuse, qu'on voulait seulement, par cette grande fantasmagorie, vaincre l'égoïsme des privilé- giés, desserrer leur bourse, c'est que dans ces États appelés contre eux, on s'arrangeait néanmoins pour leur assurer une influence dominante *. Les assemblées populaires devaient élire à liante voix. On ne supposait pas que les petites gens, dans un tel monde d'élection, en présence des nobles et notables, eussent assez de fermeté pour leur tenir tête, assez d'assurance pour prononcer d'autres noms que ceux qui leur seraient dictés.

En appelant à l'élection les gens de la campagne, des villages, Necker croyait faire, on n'en peut douter, une chose très-politique ; autant l'esprit démocratique


  • Les ordres privilégiés étaient doublement favorisés : 1*» Ils

n'étaient pas soumis aux deux degrés d'élection, ils élisaient direc- tement leurs députés ; 2° les nobles étaient tous électeurs , et non pas seulement les 7ioàles qui avaient des fiefs^ comme aux anciens États; le privilège était plus odieux encore, se trouvant étendu à toute une populace de nobles, les prétentions étaient plus ridi- cules.


88 IIISTOIRLJ DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

s'était éveillé dans les villes, autant les campagnes étaient dominées par les nobles et lé clergé, posses- seurs des deux tiers des terres. Des millions d'hommes arrivaient ainsi à l'élection, qui dépendaient des pri- vilégiés, comme fermiers, métayers, etc., ou qui indi- rectement devaient être influencés, intimidés par leurs agents, intendants, procureurs, hommes d'affaires. Necker savait, par l'expérience de la Suisse et des petits Cantons, que le suffrage universel peut être, dans certaines conditions, l'appui de l'aristocratie. Les notables qu'il consulta entrèrent si bien dans cette idée, qu'ils voulaient faire électeurs les domestiques même. Necker n'y consentit pas, l'élection fût tombée entièrement dans les mains des grands propriétaires.

L'événemeat trompa tout calcul ^ Ce peuple, si peu préparé, montra un instinct très-sûr. Quand on l'ap- pela à l'élection, et qu'on lui apprit son droit, il se trouva qu'on avait peu à lui apprendre. Dans ce pro- digieux mouvement de cinq on six millions d'hommes, il y eut quelque hésitation, par l'ignorance des for- mes, et spécialement parce que la plupart ne savaient écrire. Mais ils surent parler ; ils surent, en présence de leurs seigneurs, sans sortir de leurs habitudes res- pectueuses, ni quitter leur humble maintien, nommer de dignes électeurs qui tous nommèrent des députés sûrs et fermes.

L'admission des campagnes à l'élection eut le résul-

  • Calculs très-incertains. Le Roi avoue, dans la convocation de

Paris, qu'il ne sait point le nombre des habitants de la ville la mieux connue du royaume, qu'il ne peut deviner le nombre des électeurs, etc.


ÉLECTIONS DE 1789. 89

tat inattendu de placer dans les députés même des ordres privilégiés une démocratie nombreuse, à la- quelle on ne pensait pas, deux cents curés et davan- tage, très-hostiles à leurs évoques. Dans la Bretagne, dans le Midi, le paysan nommait volontiers son curé, qui, d'ailleurs sachant seul écrire, recevait les votes, et menait toute l'élection *.

Le peuple des villes, un peu mieux préparé, ayant reçu quelques lueurs de la philosophie du siècle, mon- tra une admirable ardeur, une vive conscience de son droit. Il y parut aux élections, à la rapidité, à la cer- titude, avec laquelle des masses d'hommes inexpéri- mentés firent ce premier pas politique. Il y parut à l'uniformité des cahiers, où ils consignèrent leurs plaintes, accord inattendu, imposant, qui donna au vœu public une irrésistible force. Ces plaintes, depuis combien de temps elles étaient dans les cœurs ! . . . 11 n'en coûta guère d'écrire. Tel cahier d'un de nos dis- tricts, qui comprenait presque un code, fut commencé à minuit, et terminé à trois heures ^

Un mouvement si vaste, si varié, si peu préparé, et néanmoins unanime !... c'est un phénomène admirable. Tous y prirent part, et (moins un nombre impercepti- ble) tous voulurent la même chose ^.

Unanime ! il y eut un accord complet, sans réserve

' Cependant, dans plusieurs communes, on créa des écrivains jurée, pour inscrire les votes. (Duchatellier , la Révolution en Bretagne, 1,281.)

' Mémoires de Bailly, 1, 12.

  • L^ même dans tous les points essentiels. A quoi cliaque cor-

poration, chaque ville ajoutait quelque chose de spécial.


90 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

une situation toute simple, la nation d'un côté, et le privilège de l'autre. Et dans la nation alors, aucune distinction possible de peuple et de bourgeoisie * ; une seule distinction parut, les lettrés et les illettrés ; les lettrés seuls parlèrent, écrivirent, mais ils écrivirent la pensée de tous. Ils formulèrent les demandes commu- nes, et ces demandes, c'étaient celles des masses muettes, autant et plus que les leurs.

Ah! qui ne serait touché au souvenir de ce moment unique, qui fut notre point de départ? Il dura peu, mais il reste pour nous l'idéal où nous tendrons toujours, l'espoir de l'avenir?... Sublime accord, où les libertés naissantes des classes, opposées plus tard, s'embras- sèrent si tendrement, comme des frères au berceau, est-ce que nous ne vous verrons pas revenir sur cette terre ?

Cette union des classes diverses, cette grande appa- rition du peuple dans sa formidable unité, était l'effroi de la cour. Elle faisait les derniers efforts auprès du Roi pour le décider à manquer à sa parole. Le comité Polignac avait imaginé, pour le mettre entre deux peurs, de faire écrire, signer des princes une lettre audacieuse où ils menaçaient le Roi, se portaient pour chefs des privilégiés, parlaient de refus d'impôt, de scission, presque de guerre civile.


  • C'est une erreur capitale des auteurs de Y Histoire parlemen-

taire de marquer cette distinction dans ce beau moinent, où per- sonne ne la flt. Elle ne viendra que trop tôt, il faut attendre. Méconnaître ainsi la succession réelle des faits, les amener de force avant Fheure par une sorte de prévision systématique , c'est justement le contraire de l'histoire.



c( Les boulangers inquiets, toujours en péril devant la foule ameutée et affamée... »


T. I, p. 91.


REVOLUTION FRANÇAISE. V.


ÉLECTIONS DE 1789. 91

Et pourtant, comment le Roi eût-il éludé les États ? Indiqués par la cour des Aides, demandés par les Par- lements et par les notables, promis par Brienne et promis par Necker, ils devaient enfin ouvrir le 27 avril. On les ajourna encore au 4 mai... Périlleux délai! A tant de voix qui s'élevaient, une s'était jointe, hélas! qui fut souvent entendue au dix-huitième siècle, la voix de la terre... la terre désolée, stérile, refusant la vie aux hommes !... L'hiver avait été terrible, l'été iut sec et ne donna rien, la famine commença. Les boulan- gers, toujours en péril devant la foule ameutée et af- famée, dénoncèrent eux-mêmes des compagnies qui accaparaient les grains. Une seule chose contenait le peuple, le faisait patiemment jeûner, attendre : l'espoir des États généraux. Vague espoir, mais qui soutenait; la prochaine assemblée était un Messie; il suffisait qu'elle parlât, et les pierres allaient se changer en pain.

Les élections, tant retardées, le furent encore plus à Paris. Elles ne furent convoquées qu'à la veille des États. On espérait que les députés n'assisteraient pas aux premières séances, et qu'avant leur arrivée, on assurerait la séparation des trois ordres, qui donnait la majorité aux privilégiés.

Autre sujet de mécontentement, et plus grave, pour Paris. Dans cette ville, la plus éclairée du royaume, l'élection était assujettie à des conditions plus sévères. Un règlement spécial, donné après la convocation, appelait comme électeurs primaires, non pas tous les imposés, mais ceux-là seulement qui pajaicnt six li- vres d'impôt.


02 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Paris fut rempli de troupes, les rues de patrouilles, tous les lieux d'élection furent entourés de soldats. Les armes furent chargées dans la rue devant la foule.

En présence de ces vaines démonstrations, les électeurs furent très-fermes. A peine réunis, ils des- tituèrent les présidents que le Roi leur avait donnés. Sur soixante districts, trois seulement renommèrent le président nommé par le Roi, en lui faisant déclarer qu'il présidait comme élu. Grave mesure, premier acte de la souveraineté nationale. Et c'était elle en effet qu'il fallait fonder. Les questions d'argent, de réfor- mes ne venaient qu'après. Hors du droit, quelle ga- rantie, quelle réforme sérieuse?

Les électeurs, créés par ces assemblées de districts, agirent précisément de même. Ils élurent président l'avocat Target; vice-président Camus, l'avocat du Clergé ; secrétaire, l'académicien Bailly, et le docteur Guillotin, un médecin philanthrope^ ,

La cour fut étonnée de la décision, de la fermeté, de la suite avec laquelle procédèrent vingt-cinq mille électeurs primaires si neufs dans la vie politique. Il n'y eut aucun désordre. Assemblés dans les églises, ils y portèrent l'émotion de la chose grande et sainte qu'ils accomplissaient. La mesure la plus hardie, la

  • Cette assemblée , si ferme dans ses premières démarches , se

composait pourtant de notables, fonctionnaires, négociants ou avocats. Ces derniers menaient l'assemblée; c'était Camus, Tar- get, Treilhard , avocat de la ferme générale ; Lacretelle aîné , De-, sèze. Les académiciens venaient en seconde ligne, Bailly, Thouin et Cadet, Gaillard, Suard, Marmontel. Puis des banquiers, comme Lecouteulx, des imprimeurs, libraires, papetiers, Panckoucke, Baudouin, Réveillon, etc.


ÉLECTIONS DE 1789. 93

destitution des présidents nommés par le Roi, s'accom- plit sans bruit, sans cris, avec la simplicité vigoureuse que donne la conscience du droit.

Les électeurs, sous un président de leur choix, sié- geaient à l'Archevêché, ils allaient procéder à la fusion des cahiers de districts et à la rédaction du cahier commun; ils s'accordaient déjà sur une chose, que Siéyès avait conseillée, Tutilité de placer en tête une déclaration des droits de l'homme. Au milieu de cette délicate et difficile besogne métaphysique, un bruit terrible les interrompit. C'était la foule en guenille qui venait demander la tête d'un de leurs collègues, d'un électeur, Réveillon, fabricant de papier au faubourg Saint-Antoine. Réveillon était caché ; mais le mouve- ment n'en était pas moins dangereux. On était déjà au 28 avril; les États généraux, promis pour le 27, puis remis encore au 4 mai, risquaient fort, si le mouve- ment durait, d'être ajournés de nouveau.

Il avait commencé précisément le 27, et il n'était que trop facile de le propager, le continuer, l'agrandir, dans une population affamée. On avait répandu dans le faubourg Saint-Antoine que le papetier Réveillon, ex-ouvrier enrichi, avait dit durement qu'il fallait abaisser les journées à quinze sols; on ajoutait qu'il devait être décoré du cordon noir. Sur ce bruit, grand mouvement. Voilà d'abord une bande qui, devant la porte de Réveillon, pend son effigie décorée du cordon, la promène, la porte à la Grève, la brûle en cérémo- nie, sous les fenêtres de l'Hôtel-de- Ville, sous les yeux de l'autorité municipale, qui ne s'émeut pas. Cette au- torité et les autres, si éveillées tout à l'heure, sem-


94 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

blent endormies. Le lieutenant de police, le prévôt des marchands Flesselles, l'intendant Berthier, tous ces agents de la cour, qui naguère entouraient les élec- tions de soldats, ont perdu leur activité.

La bande a dit tout haut qu'elle irait le lendemain faire justice chez Réveillon. Elle tient parole. La po- lice, si bien informée, ne prend nulle précaution. C'est le colonel dos gardes françaises qui de lui-même envoie trente hommes, secours ridicule; dans une foule com- pacte de mille ou deux mille pillards et de cent mille curieux, les soldats ne veulent, ne peuvent rien faire. La maison est forcée, on brise, on casse, on brûle tout. Rien ne fut emporté, sauf cinq cents louis en or^ Beaucoup s'établirent aux caves, burent le vin et les couleurs de la fabrique, qu'ils prirent pour du vin.

Chose incroyable, cette vilaine scène dura tout le jour. Remarquez au'elle se passait à l'entrée même du

  • Au dire de Réveillon lui-même : Exposé jusUficatif^ p. 422

(imprimé à la suite de Ferrières). VEistoire parlementaire est encore inexacte ici. — Elle fait de tout ceci, sans la moindre preuve, une guerre du peuple contre la bourgeoisie. Elle exagère retendue du mouvement, le nombre des morts, etc. Bailly, au contraire, et non moins à tort, p. 28 de ses Mémoires, le réduit à rien : « Je ne sache qu'il y ait péri personne. » — Un témoignage très-grave sur l'émeute Réveillon est celui de l'illustre chirurgien Desault, qui reçut à l'Hôtel-Dieu plusieurs des blessés: « Ils n'avaient l'air que du crime foudroyé ; au contraire, les blessés de la Bastille, etc. » {Vog. l'Œuvre des sept jours, p. 411.) — Ce qui montra bien que le peuple ne regardait point le pillage de la maison Réveillon comme un acte patriotique, c'est qu'il faillit pendre le 16 juillet un homme qu'il prit pour l'abbé Roy, accusé d'avoir excité cette émeute (Bailly, II, 51), et d'avoir plus tard offert à la cour un moyen d'égorger Paris. (Procès-verbal des électeurs, II, 46.)


ÉLECTIONS DE 1789. 95

taubourg, sous le canon de la Bastille, à la porte du fort. Réveillon, qui y était caché, voyait tout des tours. On envoyait de temps à autre des compagnies de gardes françaises, qui tiraient, à poudre d'abord^ puis à balles. Les pillards n'en tenaient compte, quoi- qu'ils n'eussent que des pierres à jeter. Tard, bien tard, le commandant Besenval envoya des Suisses, les pillards résistèrent encore, tuèrent quelques hommes; les soldats répondirent par des décharges meurtrières qui laissèrent sur le carreau nombre de blessés et de morts. Beaucoup de ces morts en guenilles avaient de l'argent dans leurs poches.

Si, pendant ces deux longs jours où les magistrats dormirent, où Besenval s'abstint d'envoyer des trou- pes, le faubourg Saint-Antoine s'était laissé aller à suivre la bande qui saccageait Réveillon, si cinquante mille ouvriers sans travail, sans pain, s'étaient mis, sur cet exemple, à piller les maisons riches, tout chan- geait de face ; la cour avait un excellent motif pour concentrer une armée sur Paris et sur Versailles, un prétexte spécieux pour ajourner les États. Mais la grande masse du faubourg resta honnête et s'abstint ; elle regarda, sans bouger. L'émeute, ainsi réduite à quelques centaines de gens ivres et de voleurs, de- venait honteuse pour l'autorité qui la permettait. Be- senval trouva, à la fin, son rôle trop ridicule, il agit et finit tout brusquement. La cour lui en sut mauvais gré ; elle n'osa le blâmer, mais ne lui dit pas un mot*.


' Mémoires de Besenval^ II, 347. — Madame de Genlis et au- tres amis de l'ancien régime veulent auo ces mémoires , si acca-


q6 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Le Parlement ne put se dispenser, pour son hon- neur, d'ouvrir une enquête, et l'enquête resta là. On a dit, sans preuve suffisante, qu'il lui fut fait défense, au nom du roi, de passer outre.

Quels furent les instigateurs? Peut-être personne. Le feu, dans ces moments d'orage, prend bien de lui- même. On ne manqua pas d'accuser « le parti révolu- tionnaire. » Qu'était-ce que ce parti? II n'y avait en- core nulle association active.

On prétendit que le duc d'Orléans avait donné de l'argent. Pourquoi? Qu'y gagnait-il alors? Le grand mouvement qui commençait offrait à son ambition trop de chances légales, pour qu'à cette époque il eût besoin de recourir à l'émeute. Il était mené, il est vrai, par des intrigants prêts à tout; mais leur plan, à cette époque, était entièrement dirigé vers les États généraux; seul populaire entre les princes, leur duc, ils s'en croyaient sûrs, allait y jouer le premier rôle. Tout événement qui pouvait rétarder les États, leur paraissait un malheur.

Qui désirait les retarder? qui trouvait son compte à terrifier les électeurs? qui profitait à l'émeute?

La cour seule, il faut l'avouer. L'affaire venait telle- ment à point pour elle, qu'on pourrait l'en croire


blants pour eux, aient été rédigés par le vicomte de Ségur. Je le veux bien ; il aura écrit sur les notes et souvenirs de Besenval. Les mémoires n'en appartiennent pas moins à celui-ci. Besenval était, je le sais, peu capable d'écrire; mais, sans ses confidences, l'aimable chansonnier n'eût jamais fait ce livre si fort, tellement historique sous la légèreté des formes ; la vérité y éclate, y reluit, souvent d'une lumière terrible; il ne reste qu'à baisser les yeux.


ELECTIONS DE 1789. 07

auteur. lî est néanmoins plus probable qu'elle ne la commença point, mais la vit avec plaisir, ht; [il riei pour l'empêcher, et regretta qu'elle finît. Le fauU urg Saint-Antoine n'avait pas alors sa terrible réputation; l'émeute, sous le canon même de la Bastille, ne sem- blait pas dangereuse.

Les nobles de Bretagne avaient donné l'exemple de troubler les opérations légales des États provinciaux, en remuant les paysans, en lançant contre le peuple une populace mêlée de laquais. A Paris même, un journal, VAmi du Roi, peu de jours avant l'affaire Ré- veillon, semblait essayer des mêmes moyens : « Qu'im- porte ces élections? disait-il hypocritement, le pauvre sera toujours pauvre; le sort de la plus intéressante portion du royaume est oublié, etc. » Comme si les premiers résultats de la Révolution que ces élections commençaient, la suppression de la dîme, la suppres- sion de l'octroi et des aides, la vente à bas prix de moitié des terres du royaume, n'avaient pas produit la plus subite amélioration dans le sort du pauvre qu'aucun peuple eût vue jamais !

Le 29 avril, au matin, tout se retrouva tranquille. L'assemblée des électeurs put reprendre paisiblement ses travaux. Ils durèrent jusqu'au 20 mai, et la cour obtint l'avantage qu'elle s'était proposé par cette con- vocation tardive, d'empêcher la députation de Paris de siéger aux premières séances des Etats généraux. Le dernier élu de Paris et de la France fut celui qui dans l'opinion était le premier de tous, celui qui d'avance avait tracé à la Révolution une marche si droite et si simple, qui en avait marqué les premiers pas, un à

RÉV. — T. I. 7


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HISTOIRE DE U .^ÉVOLUTION FRANÇAISE,


un. Tout avançait sur le plan donné par Sieyès, d'un mouvement majestueux, pacifique et ferme, comme la loi.

La loi seule allait régner; après tant de siècles d'arbitraire et de caprice, le temps arrivait où per- sonne n'aurait raison contre la raison.

Qu'ils s'assemblent donc, qu'ils s'ouvrent, ces redou- tés États généraux ! Ceux qui les ont convoqués, et qui maintenant voudraient qu'on n'en eût parlé jamais, n'y peuvent rien faire. C'est un Océan qui monte; des causes infinies, profondes, agissant du fond des siècles en soulèvent la masse grondante... Opposez-lui, je vous prie, toutes les armées du monde, ou bien le doigt d'un enfant, il n'en fait pas la différence... Dieu le pousse, la justice tardive, l'expiation du passé, le salut de l'avenir î



CHAPITRE II

OUVERTURE DES ETATS GENERAUX

Procession des Etats Généraux. Ouverture, 5 mai. Discours de Necker. Question de la séparation des ordres. Le Tiers invite à la réunion. Inaction de l'Assemblée. Pièges qu'on lui tend (4 niai-9 juin 1789).

La veille de l'ouverture des Etats généraux, on dit solennellement à Versailles la messe du Saint-Esprit. C'était bien ce jour, ou jamais, qu'on pouvait chanter l'hymne prophétique : « Tu vas créer des peuples, et la face de la terre en sera renouvelée. »

Ce grand jour fut le 4 mai. Les douze cents députés, le Roi, la Reine, toute la cour, entendirent à l'église de Notre-Dame le Veni Creator. Puis, l'immense proces- sion, traversant toute la ville, se rendit à Saint-Louis. Les larges rues de Versailles, bordées de gardes-fran- çaises et de gardes-suisses, tendues de tapisseries de la couronne, ne pouvaient contenir la foule.

Tout Paris était venu. Les fenêtres, les toits même,


100 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

étaient chargés de monde. Les balcons étaient ornés d'étoffes précieuses, parés de femmes brillantes, dans la toilette ooquette et bizarre qu'on portait alors, mêlée de plumes et de fleurs. Tout ce monde était ému, attendri, plein de trouble et d'espérance*.

Une grande chose commençait; quel en serait le progrès, l'issue, les résultats, qui pouvait le dire?... L'éclat d'un tel spectacle, si varié, si majestueux, la musique, qui se faisait entendre de distance en distance, faisaient taire toute autre pensée.

Beau jour, dernier jour de paix, premier d'immense


avenir


Les passions étaient vives, diverses, opposées sans doute, mais elles n'étaient pas aigries, comme elles le furent bientôt. Ceux môme qui avaient le moins sou- haité cette ère nouvelle ne pouvaient s'empêcher de partager l'émotion commune. Un député de la Noblesse avoue qu'il pleurait de joie : « Cette France, ma patrie, je la voyais, appuyée sur la religion, nous dire : Étouf- fez vos querelles !... Des larmes coulaient de mes yeux. Mon Dieu, ma patrie, mes concitoyens, étaient devenus moi-même. »

En tête de la procession, apparaissait d'abord une masse d'hommes, vêtus de noir, le fort et profond bataillon des cinq cent cinquante députés du Tiers ; sur ce nombre, plus de trois cents légistes, avocats ou magistrats, représentaient avec force l'avènement de la loi. Modestes d'habits, fermes de marche et de regards, ils allaient encore, sans distinction de partis,

  • Voiries témoins oculaires, Ferrières, Staël, etc.


OUVERTURE DES ÉTA'iS GÉNÉRAUX. 401

tous heureux de ce grand jour qu'ils avaient fait et qui était leur victoire.

La brillante petite troupe des députés de la No- blesse venait ensuite avec ses chapaux à plumes, ses dentelles, ses parements d'or. Les applaudissements qui avaient accueillis le Tiers, cessèrent tout à coup. Sur ces nobles, cependant, quarante environ sem«  blaient de chauds amis du peuple, autant que les hom- mes du Tiers.

Même silence pour le Clergé. Dans cet ordre, on voyait très-distinctement deux ordres : une Noblesse, un Tiers État : une trentaine de prélats en rochets et robes violettes ; à part et séparés d'eux par un choeur de musiciens, l'humble troupe des deux cents curés dans leurs noires robes de prêtres.

A regarder cette masse imposante de douze cents hommes animés de grande passion, une chose put frapper l'observateur attentif. Ils offraient très-peu d'individualités fortes, beaucoup d'hommes honorables sans doute et d'un talent estimé, aucun de ceux qui, par l'autorité réunie du génie et du caractère, ont le droit d'entraîner la foule, nul grand inventeur, nul héros.

Les puissants novateurs qui avaient ouvert les voies à ce siècle, n'existaient plus alors. Il restait leur pensée pour mener les nations. De grand ora- teurs surgirent pour l'exprimer, l'appliquer, mais ils n'y ajoutèrent pas. La gloire de la Révolution dans ces premiers moments, mais son péril aussi, ce qui pouvait la rendre moins certaine dans sa niriKîlie, c'était do se passer d'hommes, d'aller seule, par l'élan


102 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

des idées, sur la foi de la raison pure, sans idole et sans faux Dieu.

Ce corps de la Noblesse, qui se présentait comme dépositaire et gardien de notre gloire militaire, n'of- frait aucun général célèbre. « C'étaient d'illustres obs- curs que tous les grands seigneurs de France. » Un seul peut-être excitait l'intérêt, celui qui, malgré la cour, avait le premier pris part à la guerre d'Amé- rique, le jeune et blond Lafayette. Personne ne soup- çonnait le rôle exagéré qu'allait lui donner la fortune.

Le Tiers, dans sa masse obscure, portait déjà la Convention. Mais qui aurait su la voir? qui distinguait, dans cette foule d'avocats, la taille roide, la pâle figure de tel avocat d'Arras ?

Deux choses étaient remarquées, l'absence de Sieyès, la présence de Mirabeau.

Sieyès n'était pas venu encore ; on cherchait dans ce grand mouvement, celui dont la sagacité singulière l'avait vu, formulé et calculé.

Mirabeau était présent, et il attirait tous les regards. Son immense chevelure, sa tête léonine, marquée d'une laideur puissante, étonnaient, effrayaient presque ; on n'en pouvait détacher les yeux. C'était un homme celui-là, visiblement, et les autres étaient des ombres ; un homme malheureusement de son temps et de sa classe, vicieux comme l'était la haute société du temps, scandaleux de plus, bruyant et courageux dans le vice : voilà ce qui l'avait perdu. Le monde était plein du roman de ses aventures, de ses capti- vités, de ses passions. Car il avait eu des passions, et violentes, furieuses... Qui alors en avait de telles?


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Mirabeau était présent.


T. I, p. 102,


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OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX. 103

Et la tyrannie de ces passions, exigeantes et absor- bantes, l'avait souvent mené bien bas... Pauvre par la dureté de sa famille, il eut les misères morales, les vices du pauvre, par-dessus les vices du riche. Tyrannie de la famille, tyrannie de l'État, tyrannie morale, intérieure, celle de la passion... Ah! per- sonne ne devait saluer avec plus d'ardeur cette au- rore de la liberté, le renouvellement de l'àme, il le disait à ses amis^ Il allait renaître jeune avec la France, jeter son vieux manteau taché... Seulement, il fallait vivre encore; au seuil de cette vie nou- velle qui s'ouvrait, fort, ardent, passionné, il n'en était pas moins entamé profondément ; son teint était altéré, ses joues s'affaissaient... N'importe! il portait haut sa tête énorme, son regard était plein d'au- dace. Tout le monde pressentait en lui la grande voix de la France.

Le Tiers fut applaudi en général; puis dans la noblesse, le seul duc d'Orléans, le roi enfin, qu'on remerciait ainsi d'avoir convoqué les États. Telle fut la justice du peuple.

Au passage de la Relue, il y eut quelques murmures, des femmes crièrent : «Vive le duc d'Orléans! » croyant la blesser davantage en nommant son ennemi... L'im- pression fut forte sur elle, elle pensa s'évanouir, on la soutint*; mais elle se remit bien vite, relevant sa tête hautaine, belle encore. Elle s'essayait dès lors à repousser la haine publique d'un regard ferme et


» Et. Dumont, Soîcveiiirs, p. 27. ■ GaiDpan, II, 37.


104 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

méprisant... Triste effort qui n'embellit pas. Dans le solennel portrait que nous a laissé d'elle, en 1788, son peintre, madame Lebrun, qui l'aimait, et qui a dû la parer de son affection même, on sent déjà pourtant quelque chose de répulsif, de dédaigneux, d'endurci.

Ainsi, cette belle fête de paix, d'union, trahissait la guerre. On indiquait un jour à la France pour s'unir et s'embrasser dans une pensée commune, et l'on fai- sait en même temps ce qu'il fallait pour la diviser. Rien qu'à voir cette diversité de costumes imposée aux députés, on trouvait réalisé le mot dur de Sieyès : € Trois ordres? Non, trois nations. »

La cour avait fait fouiller les vieux livres, pour y retrouver le détail odieux d'un cérémonial gothique, ces oppositions de classes, ces signes de distinction et de haine sociale qu'il eût fallu plutôt enfouir. Des blasons, des figures, des symboles, après Voltaire, après Figaro! c'était tard. A vrai dire, ce n'était pas tant de manie de vieilleries qui avait guidé la cour, mais bien le plaisir secret de mortifier, d'abaisser ces petites gens qui, aux élections, avaient fait les rois, de les rappeler à leurs basses origines... La faiblesse se jouait au dangereux amusement d'humilier une der- nière fois les forts.


  • Comparer les trois portraits de Yersailles. Au premier (en sa-

tin blanc), coquette, douce encore; elle sent qu'elle est aimée. Au deuxième (en velours rouge et fourrures), entourée de ses enfants; sa fille s'appuie doucement sur elle, tout cela en vain , la séche- resse est incurable, le regard est fixe, terne, singulièrement in- grat (17S7). Au troisième (en velours bleu, 1788), seule, un livre à a tnain, toute reine, mais triste et dure


OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX. 105

Dès le 3 mai, la veille de la messe du Saint-Esprit, les députés étant présentés à Versailles, à ce moment de cordialité, de facile émotion, le Roi glaça les dépu- tés, qui presque tous arrivaient favorablement disposés pour lui. Au lieu de les recevoir mêlés par provinces, il les fit entrer par ordres ; le Clergé, la Noblesse d'a- bord..., puis, après une pause, le Tiers.

On aurait voulu imputer ces petites insolences aux officiers, aux valets; mais Louis XYI ne montra que trop qu'il tenait lui-même au vieux cérémonial. A la séance du 5, le Roi s'étant couvert, et la Noblesse après lui, le Tiers en voulut en faire autant ; mais le Roi, pour l'empêcher de prendre ainsi l'égalité avec la Noblesse, aima mieux se découvrir.

Qui croirait que cette cour insensée se rappelât, re- grettât Tusage absurbe de faire haranguer le Tiers à genoux? On ne voulut pas l'en dispenser expressément, et l'on aima mieux décider que le président du Tiers ne ferait pas de harangue. C'est-à-dire, qu'au bout de deux cents ans de séparation et de silence, le Roi re- voyait son peuple, et lui défendait de parler.

Le 5 mai, l'Assemblée s'ouvrit, non chez le Roi au château, mais dans l'avenue de Paris, à la salle des Menus. Cette salle, qui malheureusement n'existe plus, était immense ; elle pouvait contenir, outre les douze cents députés, quatre milliers d'auditeurs.

Un témoin oculaire, madame de Staël, fille de Necker, qui était venue là pour voir applaudir son père, nous dit qu'il le fut en effet, et que Mirabeau venant prendre place, on entendit quelques murmures.. Murmures contre l'homme immoral ? Cette société bril-


106 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

lante, qui se mourait de ses vices, et tenait à sa der- uière fête, n'avait pas droit de sévérité*.

L'Assemblée essuya trois discours, celui du Roi, celui du garde des sceaux, et celui de Necker, tous sur le même texte, tous indignes de la circonstance. Le Roi se retrouvait enfin en présence de la nation, et il n'avait pas une parole paternelle à dire, pas un mot du cœur pour le cœur. L'exorde, c'était une gronderie gauche, timide, sournoise, sur l'esprit d'innovation. Il exprimait sa sensibilité... pour les deux ordres su- périeurs, « qui se montraient disposés à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. » La préoccupation d'ar- gent dominait les trois discours ; peu ou rien, sur la question de droit, celle qui remplissait, élevait toutes les âmes, le droit de l'égalité. Le Roi et ses deux mi- nistres, dans un pathos maladroit où l'enflure alterne avec la bassesse, semblent convaincus qu'il s'agit uni- quement d'impôt, d'argent, de subsistances, de la ques- tion du ventre. Ils croient que si les privilégiés accor- dent au Tiers, en aumône, l'égalité de l'impôt, tout va s'arranger de soi-même ^ De là, trois éloges, dans les

  • « Quand le Roi vint se placer sur le trône, au milieu de cette

assemblée, j'éprouvai pour la première fois un sentiment de crainte. D'abord je remarquai que la Reine était très-émue; elle arriva plus tard que l'heure assignée , et les couleurs de son teint étaient altérées. » (Staël, Considérations^ I, ch. xvi.)

  • D'abord, pour ne parler que d'argent, de ce qu'on appelait

l'impôt, ce n'était qu'une faible partie de l'impôt total, de ce qu'on payait à titres divers au Clergé, à la Noblesse , comme dîmes ou tributs féodaux. Et puis, l'argent n'était pas tout. Il ne s'agissait pas pour le peuple de prendre par terre les quelques sous qu'on lui jetait, mais bien de prendre son droit, rien de plus et rien de moins.


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OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX. 107

trois discours, pour le sacrifice des ordres supérieurs qui veulent bien renoncer à leurs exemptions. Les éloges vont crescendo, jusqu'à Necker, qui ne voit aucun héroïsme comparable dans l'histoire.

Ces éloges, qui ont plutôt l'air d'une invitation, an- noncent trop clairement que ce sacrifice admirable et tant loué n'est pas fait encore. Qu'il se fasse donc bien vite ! c'est, toute la question pour le Roi et les muds- tres, qui ont appelé là le Tiers comme épouvaniail, et le renverraient volontiers. De ce grand sacrifice, ils n'ont encore que des assurances partielles, douteuses ; quelques seigneurs l'ont ofi'ert, mais les autres se sont moqués d'eux. Plusieurs membres du Clergé, contre l'opinion connue de l'Assemblée du clergé, ont donné cette espérance. Les deux ordres n'ont pas hâte de s'expliquer là-dessus ; le mot décisif ne peut sortir de leur bouche, il reste à la gorge. Il faut deux mois, les plus graves, les plus terribles circonstances, disons-le, la victoire du Tiers, pour qu'enfin, le 26 juin, le Clergé vaincu renonce, et même alors la Noblesse promet seu- lement de renoncer.

Necker parla trois heures de finance et de morale : € Rien, dit-il, sans la morale publique, sans la morale particulière. » Son discours n'en était pas moins l'im- morale énumération des moyens qu'avait le Roi pour se passer d'États généraux, continuer l'arbitraire. Les États, dès lors, étaient un vulgaire don, une faveur octroyée et révocable.

Il avouait imprudemment que le roi élait inquiet,.. Il exprimait le désir que les deux ordres supérieurs, restant seuls et libres, accomplissent leurs sacrifices


108 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

sauf à se réunir au Tiers pour discuter plus tard les questions ^l'intérêt commun. Dangereuse insinuation ! Le ministre, une l'ois libre de puiser l'impôt à ces riches sources de la grande propriété, n'eût guère insisté pour obtenir la réunion des ordres. Les privi- légiés auraient gardé leur fausse majorité ; deux ordres ligués contre un auraient empêché les réfor- mes. Qu'importe ! la banqueroute étant évitée: la disette ayant cessé, l'opinion s'étant rendormie, la question de droit, de garantie, était ajournée, l'inéga- lité et l'arbitraire raffermis, Necker régnait, ou plutôt la cour qui, une fois quitte du péril, eût renvoyé à Genève le banquier sentimental.

Le 6 mai, les députés du Tiers prennent possession de la grande salle ; la foule impatiente, qui assiégeait les portes, s'élance à leur suite.

La Noblesse à part, le Clergé à part, s'établissent dans leurs chambres, et, sans perdre de temps, déci- dent que les pouvoirs doivent êtres vérifiés par chaque ordre et dans son sein. Forte majorité dans la Noblesse, petite dans le Clergé ; un grand nombre de curés vou- laient se réunir au tiers.

Le Tiers, fort de son grand nombre et maître de la grande salle, déclare qnil attend les deux autres or- dres. Le vide de cet immense local semblait accuser leur absence : la salle elle-même parlait.

La question de la réunion des ordres contenait toutes les autres. Celui du Tiers, déjà double de nom- bre, devait y gagner la voix de cinquante nobles en- viron et d'une centaine de curés, partant dominer les deux ordres d une majorité énorme, et se trouver en


OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX. 109

tout leur juge. Le privilège jugé par ceux contre qui il fut établi ! il était facile de prévoir l'arrêf.

Donc, le Tiers attendait le Clergé et la Noblesse ; il attendait' dans sa force, patiemment, comme toute chose éternelle. Les privilégiés s'agitaient ; ils se re- tournaient, trop tard, vers le grand privilégié, le Roi, leur centre naturel, qu'ils avaient ébranlé eux-mêmes. Ainsi, dans ce moment d'attente qui dura un mois et plus, les choses se classèrent selon leurs affinités: les privilégiés avec le Roi, l'Assemblée avec le peuple.

Elle vivait avec lui, parlait avec lui, les portes toutes grandes ouvertes ; nulle barrière encore. Paris siégeait à Versailles, pêle-mêle avec les députés. Une commu- nication continuelle existait sur toute la route. L'as- semblée des électeurs de Paris, l'assemblée irrégu- liêre, tumultueuse, que la foule tenait au Palais-Royal, demandait de moment en moment nouvelle des députés ; on interrogeait avidement tout ce qui venait de Ver- sailles. Le Tiers, qui voyait la cour s'irriter de plus en plus et s'entourer de soldats, ne se sentait qu'une dé- fense, la foule qui l'écoutait, la presse qui le faisait écouter de tout le royaume. Le jour même de l'ouver- ture des États, la cour essaya d'étouffer la presse ; un arrêt du Conseil supprima, condamna le journal des Étais généraux, que Mirabeau publiait; un autre arrêt défendit qu'aucun écrit périodique parût sans permis- sion. Ainsi la censure inactive depuis plusieurs mois et comme suspendue, était rétablie en face de la nation assemblée, rétablie pour les communications néces- saires, indispensables, des députés et de ceux qui les avaient députés. Mirabeau n'en tint compte, et conti-


i\0 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

niia sous ce titre : Letlres à mes commettants. L'assem- blée des lecteurs de Paris, qui travaillait encore à ses cahiers, s'interrompit (7 mai) pour réclamer una- nimement contre l'arrêt du Conseil K Ce fut la pre- mière intervention de Paris dans les affaires générales. La grande et capitale question de la liberté de la presse se trouva emportée d'emblée. La cour pouvait dès lors rassembler des canons et des armées ; une artillerie plus puissante, celle de la presse, tonnait désormais à l'oreille du peuple, tout le royaume entendait.

Le 7 mai, le Tiers, sur la proposition de Malouet et de Meunier, permit à quelques-uns des siens d'inviter le Clergé et la Noblesse à venir siéger. La Noblesse passa outre, se constitua en assemblée. Le Clergé, plus divisé, plus craintif, voulut voir venir les choses ; les prélats, d'ailleurs, croyaient avec le tem.ps gagner des voix parmi les curés.

Six jours perdus. Le 12 mai, Rabaut de Saint-Etienne, député protestant de Nîmes, fils du vieux martyr des Ce venues, proposa de conférer pour amener la réunion. A quoi le breton Chapelier voulait qu'on substituât € une notification de l'étonnement où le Tiers se trou- vait de l'absence des autres ordres, de l'impossibilité de conférer ailleurs qu'en réunion commune, de l'in- térêt et du droit qu'avait chaque député de juger la validité du titre do tous ; les États ouverts, il n'y a plus de député d'ordre ou de province, mais des repré- sentants de la nation ; les députés du privilège y ga- gnent, leurs fonctions en sont agrandies. »

  • Procès-verbal des électeur?:, rédigé par Bailly et Duveyrier, 1,34.


OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX. ill

L'avis de Rabaut l'emporta, comme le plus modéré. Des conférences eurent lieu, et elles ne servirent qu'à aigrir les choses. Le ?4 mai, Mirabeau reproduit un avis qu'il avait ouvert, d'essayer de détacher le Clergé de la Noblesse, de l'inviter à la réunion, « au nom du Dieu de paix. » L'avis était très-politique ; nombre de curés attendaient impatiemment l'occasion de se réu- nir. La nouvelle invitation faillit entraîner l'ordre en- tier. A grand'peine les prélats obtinrent un délai. Le soir ils coururent au château, au comité Polignac. Par la Reine \ on tira du Roi une lettre où il déclarait « désirer que les conférences reprissent en présence du garde des sceaux et d'une commission royale. » Le Roi empêchait ainsi la réunion du Clergé au Tiers, et se faisait visiblement l'agent des privilégiés.

Cette lettre, peu royale, était un piège tendu. Si le Tiers acceptait, le Roi, juge des conférences, pouvait étouffer la question par un arrêt du Conseil, et les ordres restaient divisés. Si le Tiers refusait seul, les autres ordres acceptant, il portait seul l'odieux de l'inaction commune; seul, dans ce moment de misère et de famine, il ne voulait pas faire un pas pour se- courir la nation. Mirabeau, en montrant le piège, conseilla à l'Assemblée de paraître dupe, d'accepter les conférences, en protestant par une adresse.

Nouveau piège. Dans ces conférences, Necker fit appel au sentiment, à la générosité, à la confiance.

  • Droz, II, 189. Le témoignage de M. Droz a souvent le poids

d'une autorité contemporaine; bouvent il nous transmet les ren- seignements et révélations verbales de Malouet et d'autres acteurs importants de la Révolution.


112 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Il conseillait que chaque ordre s'en remît aux autres de vérifier ses pouvoirs ; en cas de dissentiment, le Roi jugerait. Le Clergé accepta sans hésiter. Si la noblesse eût accepté, le Tiers restait seul contre deux, Qui le tira de ce danger ? La Noblesse elle-même, folle et courant à sa perte. Le comité Polignac ne voulut point d'un expédient proposé par son ennemi. Avant même de lire la lettre du Roi, la Noblesse avait décidé, pour fermer la voie à toute conciliation, que la déli- bération par ordres et le veto de chaque ordre sur les décisions des autres étaient des principes constitutifs de la monarchie. Le plan de Necker tentait beaucoup de nobles modérés ; deux anobhs de grand talent, mais violents et de faibles têtes, Cazalès et d'Éprémesnil, embrouillèrent la question et parvinrent à éluder ce dernier moyen de salut, à repousser la planche que le Roi leur tendait dans leur naufrage (6 juin).

Un mois de retard, après le retard des trois ajour- nements qu'avaient subis la convocation ! un mois, en pleine famine !... Notez que, dans cette grande attente, les riches se tenaient immobiles, ajournaient toute dépense. Le travail avait cessé. Celui qui n'a que ses bras, son travail du jour pour nourrir le jour, allait chercher du travail, n'en trouvait pas, mendiait, ne recevait pas, volait... Des bandes affamées couraient le pays ; où il y avait résistance, elles devenaient fu- rieuses, tuaient, brûlaient... L'effroi s'étendait au loin ; les communications cessaient, la disette allait crois- sant. Mille contes absurdes circulaient. C'étaient, disait-on, des brigands payés par la cour. Et la cour rejetait l'accusation sur le duc d'Orléans.


OUVERTURE DES ETATS GENERAUX. 113

La position de l'Assemblée était difficile. Il lui fal- lait siéger inactive, lorsque tout le remède qu'on pou- vait espérer était dans son action. Il lui fallait fermer l'oreille en quelque sorte au cri douloureux de la France, pour sauver la France même, lui fonder la liberté !...

Le Clergé aggrava cette position cruelle, et s'avisa contre le Tiers d'une invention vraiment pharisienne. Un prélat vint, dans l'Assemblée, pleurer sur le pauvre peuple, sur la misère des campagnes. Devant les quatre mille personnes qui assistaient à la séance, il tira de sa poche un affreux morceau de pain noir: « Voilà, dit-il, le pain du paysan. » Le Clergé proposait d'agir, de former une commission pour conférer ensemble sur la question des subsistances, sur la misère des pauvres.

Dangereux piège. Ou l'Assemblée cédait, se met- tait en activité et consacrait ainsi la séparation des ordres, ou bien elle se déclarait insensible aux mal- heurs publics. La responsabilité du désordre qui commençait partout, tombait sur elle d'aplomb. Les parleurs ordinaires se turent sur cette question com- promettante. Mais des députés obscurs, MM. Populus et Robespierre \ exprimèrent avec violence, avec ta- lent, le sentiment général. On invita le Clergé à venir dans la salle commune délibérer sur ces maux publics dont l'Assemblée n'était pas moins touchée que lui.

  • Robespierre récrimina avec bonheur. Il dit très-bien : « Lea

anciens canons autorisent, pour soulager le pauvre, à vendre jus- qu'aux va!-:cs fcacrés. » — Le Moniteur^ incomplet et inexact, comme il lest si souvent, a bcioin ici d'être complétas par Etienne Dumont, Souvenirs, p. GO.

RÉV. —1. I. 8


114 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Cette réponse ne diminuait pas le péril. Quelle faci- lité, la cour, les nobles, les prêtres n'avaient-ils pas désormais pour tourner le peuple ? Quel beau texte qu'une assemblée d'avocats, orgueilleuse, ambitieuse, qui avaient promis de sauver la France, et la laissait mourir de misère, plutôt que de rien céder d'une in- juste prétention.

La cour saisit avidement cette arme, et crut tuer l'Assemblée. Le Roi dit au président du Clergé qui vint lui soumettre la proposition charitable de son ordre sur l'affaire des subsistances « qu'il verrait avec plaisir se former une commission des États généraux, qui pût l'aider de ses conseils. »

Donc le Clergé songeait au peuple, le Roi aussi; rien n'empêchait la Noblesse de dire les mêmes pa- roles. Et alors, le Tiers serait resté seul. Il allait être constaté que tous voulaient le bien du peuple, le Tiers Geul ne le voulait pas.



CHAPITRE III

ASSEMBLÉE NATIONALE


Pernière sommation du Tiers, 10 juin. Il prend le nom de Com- munes. Les Communes prennent le titre d'Assemblée nationale, 17 juin. Elles se saisissent du droit de l'impôt. Le Roi fait fermer la salle. L'Assemblée au Jeu de Paume, 20 juin 1789

Le 10 juin, Sieyôs dit, en entrant dans l'Assemblée : « Coupons le câble, il est temps. » Depuis ce jour, le vaisseau de la Révolution, malgré les tempêtes et mal- gré les calmes, retardé, jamais arrêté, cingle vers l'avenir.

Ce grand théoricien, qui d'avance avait calculé si juste, se montra ici vraiment homme d'État; il avait dit ce qu'il fallait faire, et il le fit au moment.

Il n'y a qu'un moment pour chaque chose. Ici, c'était le 10 juin, pas plus tôt, pas plus tard. Plus tôt, la na- tion n'était pas assez convaincue de l'endurcissement des privilégiés ; il leur fallait un mois pour bien met- tre en lumière toute leur mauvaise volonté. Plus tard, deux choses étaient à craindre, ou que le peuple, poussé


116 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

k bout, ne laissât la liberté pour un morceau de pain, que les privilégiés ne finissent tout, en renonçant à leur exemption d'impôt ; ou bien que la Noblesse, s'unissant au Clergé, ne formât (comme on le leur conseillait) une chambre haute. Une telle chambre qui, de nos jours n'a nul rôle que d'être une machine commode à la royauté, eût été en 89 une puissance par elle-même : elle eût réuni ceux qui possédaient alors la moitié ou les deux tiers des terres du royaume, ceux qui, par leurs agents, leurs fermiers, leurs do- mestiques innombrables, avaient tant de moyens d'in- fluer sur les campagnes. On venait de voir aux Pays- Bas le formidable accord de ces deux ordres, qui avait entraîné le peuple, chassé les Autrichiens, dépossédé l'Empereur.

Le mercredi 10 juin 1789, Sieyès proposa de sommer une dernière fois le Clergé et la Noblesse, de les aver- tir que l'appel se ferait dans une Jieure^ et qu'il serait donné défaut contre les non-comparants.

Cette sommation dans la forme judiciaire était un coup inattendu. Les députés des communes prenaient, à l'égard de ceux qui leur contestaient l'égalité, une position supérieure, celle de juges, en quelque sorte.

Cela était sage, on risquait trop à attendre, mais cela était hardi. On a répété souvent que ceux qui avaient tout un peuple derrière eux, une ville comme Paris, n'avaient rien à craindre, qu'ils étaient les forts, qu'ils avançaient sans péril... Après coup, et toute chose ayant réussi, on peut soutenir la thèse. Sans doute, ceux qui franchirent ce pas se sentaient une grande force, mais cette force n'était nullement


(


ASSEMBLEE NATIONALE. Ul

organisée ; le peuple n'était pas militaire, comme il Test devenu plus tard. Une armée entourait Versailles, allemande et suisse en partie (neuf régiments au moins sur quinze) ; une batterie de canons était devant l'Assemblée... La gloire du grand logicien qui for- mula la pensée nationale, la gloire de l'Assemblée qui accepta la formule, fut de ne rien voir de cela, mais de croire à la logique, et d'avancer dans sa foi.

La cour, très-irrésolue, ne sut rien faire que s'enfer- mer dans un dédaigneux silence. Deux fois, le Roi évita de recevoir le président des Communes ; il était à la chasse, disait-on, ou bien, il était trop affligé de la mort récente du Dauphin. Et l'on savait qu'il rece- vait tous les jours les prélats, les nobles, les parlemen- taires. Ils commençaient à s'effrayer, ils venaient s'of- frir au Roi. La cour les écoutait, les marchandait, spéculait sur leurs craintes. Toutefois, il était visible que le Roi obsédé par eux, leur prisonnier en quelque sorte, leur appartiendrait tout entier, et se montrerait de plus en plus ce qu'il était, un privilégié à la tête des privilégiés. La situation devenait nette et facile à saisir; il ne restait que deux choses, le privilège d'un côté, le droit de l'autro,

L'Assemblée avait parlé haut. Elle attendait de sa démarche la réunion d'une partie du Clergé. Les curés se sentaient peuple, et voulaient aller prendre leur vraie place à côté du peuple. Mais les habitudes de subordination ecclésiastique, les intrigues des prélats, leur autorité, leur voix menaçante ; la cour, la Reine d'autre part, les tenaient encore fixés sur leurs banCù\ Trois seulement se hasardèrent, puis sept, enfin dix-


118 IIISTOIIIE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

huit eu tout. Grande risée à la cour sur la belle con- quête que faisait le Tiers.

L'Assemblée devait ou périr, ou avancer, faire un second pas. Elle devait envisager hardiment la situa- tion simple, terrible, que nous indiquions tout à l'heure. le droit en face du privilège, le droit de la nation con- centré dans l'Assemblée... Et il ne suffisait pas de voir cela, il fallait le faire voir et le promulguer, donner à l'Assemblée son vrai nom : Assemblée nationale.

Dans sa fameuse brochure que tout le monde savait par coeur, Sieyès avait dit ce mot remarquable qui ne tomba pas en vain : « Le Tiers seul, dira-t-on, ne peut pas former les États généraux... Eh! tant mieux, il composera une Assemblée nationale. »

Prendre ce titre, s'intituler ainsi la nation, réaliser le dogme révolutionnaire posé par Sieyès : Le Tiers, c'est le tout, c'était un pas trop hardi pour le franchir tout d'abord. Il fallait y préparer les esprits, s'ache- miner vers ce but peu à peu et par degré.

D'abord le mot Rassemblée natio7iale ne se dit point dans l'Assemblée même, mais à Paris entre les élec- teurs qui avaient élu Sieyès, et ne craignaient pas de parler sa langue.

Le 15 mai, M. Boissy d'An glas, obscur alors et sans influence, prononça le mot, mais pour l'éloigner, l'a- journer, avertissant la Chambre qu'elle devait se garder de toute précipitation, s'affranchir du moindre reproche de légèreté... Avant que le mouvement com- mençât, il voulait déjà enrayer.

L'Assemblée s'en tint au nom de Communes, qui, dans son humble signification, mal définie, la débar


ASSEMBLÉE NATIONALE. 119

passait pourtant de ce petit nom spécial, inexact de Tiers. Vives réclamations de la part de la Noblesse.

Le 15 juin, Sieyès, avec audace et prudence, de- manda que les Communes s'intitulassent: Assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation fran- çaise. Il semblait n'énoncer qu'un fait impossible à contester, les députés des Communes avaient soumis leurs pouvoirs à une vérification publique, faite solen- nellement dans la grande salle ouverte et devant la foule. Les deux autres ordres avaient vérifié entre eux, à huis clos. Le simple mot de députés mrifiés réduisait les autres au nom de députés préstmés; ces derniers pouvaient-ils empêcher les autres d'agir ? les absents pouvaient-ils paralyser les présents ? Sieyès rappelait que ceux-ci représentaient déjà les (quatre- vingt-seize centièmes (au moins) de la nation.

On connaissait trop bien Sieyès pour douter que cette proposition ne fût un degré pour amener à une autre, plus hardie, plus décisive. Mirabeau lui repro- cha tout d'abord « de lancer l'Assemblée dans la car- rière, sans lui montrer le but auquel il voulait la conduire. »

Et en efi'et, au second jour de la bataille, la lumière se fit. Deux députés servirent de précurseurs à Sieyès. M. Legrand proposa que l'Assemblée se constituât en assemblée générale ; qu'elle ne se tînt arrêtée par rien lie ce qui sortirait de V indivisibilité d\me assemhlée nationale. M. Galand demanda que, le Clergé et la No- blesse étant simplement deux corporations, la nation étant une et indivisible, IWssemblée se constituât As- semblée légitime et active des représentants de la na-


f20 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

tion française. Sioyôs alors sortit des obscurités, laissa les ambages, et proposa le titre d'Assémàlée nationale.

Depuis la séance du 10, Mirabeau regardait Sieyès marcher sous la terre, et il était effrayé. Cette marche rectiligne aboutissait à un point, où elle rencontrait de front la royauté, l'aristocratie. S'arrêterait-elle par respect d-evant l'idole vermoulue ? il n'y avait pas d'ap- parence. Or, malgré la dure discipline par laquelle la tyrannie forma Mirabeau pour la liberté, il faut dire que le fameux tribun était aristocrate de goût et de mœurs, royaliste de cœur; il l'était d'origine et de sang, pour ainsi dire. Deux choses, l'une grande, l'autre basse, le poussaient aussi. Entouré de femmes avides, il lui fallait de l'argent; et la monarchie lui paraissait la main ouverte et prodigue, versant l'ar- gent, les faveurs. Elle lui avait été dure, cruelle, cette royauté ; mais cela même la servait maintenant au- près de lui ; il eût trouvé beau de sauver un roi qui avait signé dix-sept fois l'ordre de l'emprisonner. Tel fut ce pauvre grand homme, si magnanime et géné- reux, qu'on voudrait pouvoir rejeter ses vices sur son déplorable entourage, sur la barbarie paternelle, qui l'isola de la famille. Son père le persécuta toute sa vie, et il a demandé en mourant d'être enterré auprès de son père K '

Le 10, lorsque Sieyès proposa de donner défaut con- tre les non-comparants, Mirabeau appuya ce mot dur, parla fort et ferme. Mais le soir, voyant le péril, il prit


  • Mémoires de Mirabeau, édités par M. Lucas de Montigny,

t. VIII, livre X.


ASSEMBLÉE NATIONALE. m

sur lui d'aller voir Necker, sou ennemi * ; il voulait récLairer sur la situation, otMr à la royauté le secours de sa parole puissante.

Mal reçu et indigné, il n'entreprit pas moins de barrer la route à Sieyès, de se mettre, lui tribun, lui relevé d'hier par la Révolution, et qui n'avait de force qu'elle, il voulut, dis-je, se mettre en face d'elle, et s*iraagina l'arrêter.

Tout autre y eût péri d'abord, sans pouvoir s'en Urer jamais. Qu'il soit plus d'une fois tombé dans l'im- popularité, et qu'il ait pu remonter toujours, c'est ce qui donne une idée bien grande du pouvoir de l'élo- quence sur, cette nation, sensible entre toutes, au génie de la parole.

Quoi de plus difficile que la thèse de Mirabeau ! Il essayait, devant cette foule émue, exaltée, devant un peuple élevé au-dessus de lui-même par la grandeur de la crise, d'établir « que le peuple ne s'intéressait pas à de telles discussions, qu'il demandait seulement de ne payer que ce qu'il pouvait, et de porter paisible- ment sa misère. »

Après ces paroles basses, affligeantes, découragean- tes, fausses d'ailleurs en général, il se hasardait à poser la question de principe : « Qui vous a convoqués ? Le Roi... Vos mandats, vos cahiers, vous autorisent- ils à vous déclarer l'assemblée des seuls représentants connus et vérifiés ?... Et si le Roi vous refuse sa sanc- tion?... La suite en est évidente. Vous aurez des pil-


« Comparez les versions différentes, mais conciliables d'Ét. Du- mont et de Droz (qui suit le témoignage oral de Malouet).


122 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

lages, des boucheries, vous n'aurez pas même l'exé- crable honneur d'une guerre civile. »

Quel titre fallait-il donc prendre ?

Meunier et les imitateurs du gouvernement anglais proposaient : Représentants de la majeure partie de la nation, en l'absence de la mineure partie. Cela divisait la nation en deux, conduisait à l'établissement des lieux Chambres.

Mirabeau préférait la formule: Représentants du pe^tple français. Ce mot, disait-il, était élastique, pou- vait dire peu ou beaucoup.

C'est précisément le reproche que lui firent deux lé- gistes éminents, Target (de Paris), Thouret (de Rouen). Ils lui demandèrent si peuple signifiait plebs ou populus. L'équivoque était mise à nu. Le Roi, le Clergé, la No- blesse, auraient sans nul doute interprété peuple dans le sens de plehs, du peuple inférieur, d'une simple par- tie de la nation.

Beaucoup n'avaient pas senti l'équivoque, ni com- bien elle allait faire perdre de terrain à l'Assemblée. Tous le comprirent, lorsque Malouet, l'ami de Necker, accepta ce mot de peuple.

La peur que Mirabeau essayait de faire du Veto royal, ne fit qu'indigner. Le janséniste Camus, l'un des plus fermes caractères de l'Assemblée, répondit ces fortes paroles : « Nous sommes ce que nous som- mes. Le veto peut-il empêcher que la vérité ne soit une et immuable ? La sanction royale peut-elle changer l'ordre des choses, et altérer leur nature ? »

Mirabeau, irrité par la contradiction, et perdant toute prudence, s'emporta jusqu'à dire : « Je crois le


ASSEMBLÉE NATIONALE. i23

veto du Roi tellement nécessaire, que j'aimerais mieux- vivre à Constantinople qu'en France, s'il ne l'avait pas... Oui, je déclare, je ne connaîtrais rien de plus terrible que l'aristocratie souveraine de six cents per- sonnes qui demain pourraient se rendre inamovibles, après-demain héréditaires, et finiraient, comme les aristocraties de tous les pays du monde, par tout envahir. »

Ainsi, de deux maux, l'un possible, l'autre présent, Mirabeau préférait le mal présent et certain. Dans Thypothèse qu'un jour cette Assemblée pourrait vou- loir se perpétuer et devenir un tyran héréditaire, il armait du pouvoir tyrannique d'empêcher toute ré- forme, cette cour incorrigible qu'il s'agissait de réformer... Le Roi! le Roi! pourquoi abuser toujours de cette vieille religion ? Qui ne savait que depuis Louis XIV il n'y avait point de roi ? La guerre était entre deux républiques, l'une qui siégeait dans l'As- semblée, c'étaient les grands esprits du temps, les meilleurs citoyens, c'était la France elle-même ; l'autre la république des abus, tenait son conciliabule chez Diane de Polignac, aux vieux cabinets des Dubois, des Pompadour et des Du Barry.

Le discours de Mirabeau fut accueilli d'un tonnerre d'indignation, d'une tempête d'imprécations et d'in- sultes. La rhétorique éloquente par laquelle il réfutait ce que personne n'avait dit (que le mot de peuple est vil) n'avait nullement donné le change.

Il était neuf heures du soir. On ferma la discussion pour aller aux voix. La netteté singulière avec laquelle la question s'était posée sur la royauté elle-même iai-


V2i HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

saii craindre que la cour ne fît la seule chose qu'elle avait à faire pour empêcher le peuple d'être roi le len- demain ; elle avait la force brutale, une armée autour de Versailles; elle pouvait l'employer, enlever les principaux députés, dissoudre les États, et si Paris remuait, affamer Paris... Ce crime hardi était son dernier coup de dé ; on croyait qu'elle le jouerait. On voulait le prévenir en constituant l'Assemblée cette nuit même. C'était l'avis de plus de quatre cents dé- putés ; une centaine, au plus, était contre. Cette pe- tite minorité empêcha toute la nuit, par les cris et la violence, qu'on ne pût faire l'appel nominal. Mais ce spectacle honteux d'une majorité tyrannisée, de l'As- semblée mise en péril par le retard, l'idée que, d'un moment à l'autre, l'œuvre de la liberté, le salut de l'avenir, pouvaient être annéantis, tout exalta jus- qu'au transport la foule qui remplissait les tribunes ; un homme s'élança, et saisit au collet Malouet, le me- neur principal de ces crieurs obstinés ^ L'homme s'évada. Les cris continuèrent. « En présence de ce tu- multe, dit Bailly qui présidait, l'Assemblée resta ferme et digne ; patiente autant que forte, elle attendait en silence que cette bande turbulente fût épuisée par ses cris. » A une heure après minuit, les députés étaient moins nombreux, on remit le vote au matin.

Le matin, au moment du vote, on annonça au prési- dent qu'il était mandé à la chancellerie pour prendre une lettre du Roi. Cette lettre, où il rappelait qu'on


  • Le témoin principal, Bailly, ne donne point cette circon-

stance, que M. Droz indique seul, sans doute d'après Malouet.


ASSEMBLEE NATIONALE. 125

ne pouvait rien sans le concours des trois ordres, serait arrivée bien à point pour fournir un texte aux cent opposants, donner lieu à de longs discours, inquiéter, refroidir beaucoup d'esprits faibles. L'Assemblée, avec une gravité royale, ajourna la lettre du Roi, défendit à son président de quitter la salle avant la fin de la séance. Elle voulait voter et vota.

Les diverses motions pouvaient se réduire à trois, ou plutôt à deux ;

lo Celle de Sieyès : Assemblée nationale;

2° Celle de Meunier: Assemblée des représentants de la majeure partie de la nation, en l'absence de la mineure partie. La formule équivoque de Mirabeau rentrait dans celle de Meunier, le mot peuple pouvant se prendre dans un sens restreint, et comme la majeure partie de la 7iation.

Meunier avait l'avantage apparent d'une littéralité judaïque, d'une justesse arithmétique, au fond con- traire à la justice. Elle opposait symétriquement, met- tait en regard, et comme de niveau, deux valeurs énormément différentes. L'Assemblée représentait la nation, moins les privilégiés, c'est-à-dire 96 ou 98 cen- tièmes, contre 4 centièmes (selon Sieyès), 2 centièmes (selon Necker). Pourquoi donner à ces 2 ou 4 centièmes une si énorme importance ? Ce n'était pas à coup sûr po\ir ce qu'ils gardaient de puissance morale, ils n'en avaient plus ; c'était dans la réalité parce que toute la grande propriété du royaume, les deux tiers des ter- res, étaient dans leurs mains. Meunier était l'avocat de la propriété contre la population, de la terre contre


i26 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

l'homme. Point de vue féodal, anglais et matérialiste ; Sieyès avait donné la formule française.

Avec l'arithmétique de Mounier, sa justesse injuste, avec l'équivoque de Mirabeau, la nation restait ttne classe y et la grande propriété, la terre, constituait aussi une classe en face de la nation. Nous restions dans l'injustice antique; le Moyen âge continuait, le système barbare où la glèbe compta plus que l'homme, où la terre, le fumier, la cendre, furent suzerains de l'esprit.

Sieyès, mis aux voix d'abord, eut près de cinq cents voix pour lui, et il n'y eut pas cent opposants*. Donc l'Assemblée fut proclamée Assemblée nationale. Beau- coup crièrent : « Vive le Roi ! »

Deux interruptions vinrent encore, comme pour arrêter l'Assemblée, l'une de la Noblesse qui envoyait sous un prétexte ; l'autre de certains députés qui voulaient qu'avant tout, on créât un président, un bureau régulier. L'Assemblée passa outre, et procéda à la solennité du serment. En présence d'une foule émue de quatre mille spectateurs, les six cents dépu- tés, debout, la main levée, dans un silence profond, les yeux fixés sur l'honnête et grave figure de leur président, l'écoutèrent lisant la formule, et crièrent : « Nous le jurons ! » Un sentiment universel de respect et de religion remplit tous les cœurs.

L'Assemblée était fondée, elle vivait; il lui manquait la force, la certitude de vivre. Elle se l'assure, en


' Quatre cent quatre-vingt-onze voix contre quatre-vingt-dix. Mirabeau n'osa vote^. ni pour, ni contre, et resta chez lui.


ASSEMBLÉE NATIONALE. f27

saisissant le droit d'impôt. Elle déclara que l'impôt, illégal jusq^u alors, serait perçu 'provisoirement « jus- qu'au jour de la séparation de la présente Assemblée. » C'était, d'un coup, condamner tout le passé, s'em- parer de l'avenir.

Elle adoptait hautement la question de l'honneur, la dette, et s'en portait garant.

Et tous ces actes royaux étaient en langage royal, dans les formules même que le Roi seul prenait jus- qu'ici : « L'Assemblée entend et décrète,.. »

Finalement, elle s'inquiétait des substances publi- ques. Le pouvoir administratif ayant défailli autant que les autres, la législature, seule autorité respectée alors, était forcée d'intervenir. Elle demandait au reste pour son comité de subsistances ce que le Roi lui- même avait offert à la députation du Clergé, la com- munication des renseignements qui éclairaient cette matière. Mais ce qu'il offrait alors, il ne voulut plus l'accorder.

Le plus surpris de tous fut Necker ; il croyait naïve- ment mener le monde, et le monde avançait sans lui. Il avait toujours regardé la jeune Assemblée comme sa fille, sa pupille; il répondait au roi qu'elle serait docile et sage; et voilà que tout à coup, sans con- sulter le tuteur, elle allait seule, avançait, enjambait les vieilles barrières sans daigner même y regarder... Dans sa stupéfaction immobile, Necker reçut deux conseils, d'un royaliste, d'un républicain, et les deux revenaient au môme. Le royaliste était l'intendant Bertrand de Molleville, un intendant d'ancien régime, passionné et borné ; le républicain é'tait Durovray, un


128 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

de ces démocrates que le Roi avait chassés de Genève en 1782.

Il faut savoir ce que c'était que cet étranger qui, dans une crise si grave, s'intéressait tant à la France, et se hasardait à donner conseil. Durovray, établi en Angleterre, pensionné par les Anglais, devenu Anglais de cœur et de maximes, fut un peu plus tard un chef d'émigrés. En attendant, il faisait partie d'un petit comité genevois ^ui, malheureusement ^our nous, circonvenait Mirah^^a. L'Angleterre semblait entourer le principal organe de la liberté française *. Peu favo- rable aux Anglais jusque-là, le grand homme s'était laissé prendre à ces ex-républicains, soi-disant mar- tyrs de la liberté. Les Durovray, les Dumont, et autres faiseurs médiocres, infatigables, étaient tou- jours là pour aider à la paresse. Il était déjà malade, et faisait ce qu'il fallait pour l'être de plus en plus. Ses nuits tuaient ses jours; au matin, il se souvenait de l'Assemblée, des affaires, et il cherchait sa pensée ; il avait là tout à point la pensée anglaise, rédigée par les Genevois; il prenait les yeux fermés, et il y met- tait le talent. Telle était sa facilité, son imprévoyance,


  • Ces Genevois n'étaient pas précisément des agents de l'An-

gleterre. Mais les pensions qu'ils en recevaient, le présent de plus d'un million qu'elle leur fit pour fonder une Genève irlandaise (qui resta sur le papier) , tout cela leur imposait l'obligation de servir les Anglais. Au reste, ils se divisèrent. Yvernois se fit An- glais et devint notre plus cruel ennemi. Glaviére seul devint Français. — Que dire d'Etienne Dumont qui veut que ces gens- ,là, avec leur plume de plomb, aient écrit tous les discours de Mi- rabeau? Ses Souvenirs témoignent d'une grande ingratitude pour j l'homme ^^ génie qui Tlionora de son amitié.


ASSEMBLEE NATIONA1.É. 129

qu'à la tribune même sa parole admirable n'était par- fois qu'une traduction des notes que ces Genevois, de moment en moment, lui faisait passer.

Durovray, qui n'était point en rapport avec Necker, se fit son conseiller officieux dans cette grave cir- constance.

Il voulait, comme Bertrand de Molleville, que le Roi cassât le décret de l'Assemblée, lui ôtàt son nom d'/ls- semblée nationale, ordonnât la réunion des trois ordres, se déclarât le législateur provisoire de la France, fît, par V autorité royale, ce que les communes avaient fait sans elle. Bertrand croyait avec raison qu'après ce coup, il ne restait qu'à dissoudre. Durovray prétendait que l'Assemblée brisée, humiliée, sous la prérogative royale, accepterait son petit rôle de machine à faire des lois ^

Dès le 17 au soir, les chefs du clergé, le cardinal de Larochefoucauld et l'archevêque de Paris, avaient couru à Marly implorer le Roi, la Reine. Le 19, vaines disputes dans la chambre de la Noblesse; Orléans propose de s'unir au Tiers, Montesquiou de s'unir au Clergé. Le même jour, les curés vivaient emporté la majorité de leur ordre pour la réunion au Tiers, coupé l'ordre en deux. Le cardinal, l'archevêque, le soir même, retournent encore à Marly, se jettent aux genoux du Roi : C'est fait de la religion. Puis vien-

» Comparer les deux plans dans les Mémoires de Bertrand et dans les Souvenirs de Dumont. Celui-ci avoue que les Genevois b'étaient bien gardés de conïier leur beau projet û Mirabeau; il en lut informé après Tévénement, et dit avec beaucoup de sens: « C'est ainsi qu'on mène les rois à l'échafaud. »

r:':v — T. I. 9


130 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

nent les gens du Parlement : La monarchie est per- due, si Ton ne dissout les Etats.

Parti dangereux, déjà impos»sible à suivre. Le flot montait d'heure en heure. Versailles, Paris frémis- saient... Necker avait persuadé à deux ou trois des ministres, au Roi même, que son projet était le seul moyen de salut. On l'avait relu, ce projet, dans un dernier conseil définitif, le vendredi 19, au soir; tout était fini, convenu : « Déjà les portefeuilles se refer- maient, dit Necker, lorsqu'on vit entrer un officier de service; il parla bas au Roi, et, sur-le-champ, Sa Majesté se leva, ordonnant à ses ministres de rester en place. M. de Montmorin, assis près de moi, me dit : « Il n'y a rien de fait ; la Reine seule a pu se permettre d'interrompre le conseil d'État; les princes apparemment l'ont circonvenue. »

Tout fut arrêté : on pouvait le prévoir ; c'était pour cela, sans nul doute, qu'on avait mené le Roi à Marly, loin de Versailles et du peuple, seul avec la Reine, plus tendre et plus faible pour elle, dans leur douleur commune pour la mort de leur enfant... Belle occa- sion, forte prise pour les suggessions des prêtres. La mort du Dauphin n'était-elle pas un avis sévère de la Providence, lorsque le Roi se prêtait aux innovations dangereuses d'un ministre protestant?

Le Roi flottant encore, mais déjà presque vaincu, se contenta d'ordonner, pour empêcher le Clergé da se réunir au Tiers, que la salle serait fermée le leii demain samedi (20 juin); le prétexte était les prépa- ratifs nécessaires pour une séance royale qui se tiep- drait le lundi.


ASSEMBLÉE NATIONALE. i31

Tout cela arrêté dans la nuit, affiche dans Ver» sailles à six heures du matin. Le président de l'As- semblée nationale apprend par hasard qu'elle ne peut se réunir. Il était plus de sept heures, lorsqu'il reçoit une lettre, non du Roi (comme il était naturel, le Roi écrivait bien de sa main au président du Parlement), mais simplement un avis du jeune Brézé, maître des cérémonies. Ce n'était pas au président, à M. Bailly en son logis, qu'un tel avis devait être donné, mais à l'Assemblée elle-même. Bailly n'avait pas pouvoir pour agir à sa place. A l'heure indiquée la veille pour la séance, à huit heures, il se rend à la porte de la salle avec beaucoup de députés. Arrêté par la sentinelle, il proteste contre l'empêchement, déclare la séance tenante. Plusieurs jeunes députés firent mine de forcer la porte; l'officier fit prendre les armes, annonçant ainsi que sa consigne ne faisait nulle réserve pour l'inviolabilité.

Voilà donc nos nouveaux rois, mis et tenus à la porte, comme des écoliers indociles. Les voilà errants à la pluie parmi le peuple, sur l'avenue de Paris. Tous s'accordent sur la nécessité de tenir séance, et de s'assembler. Les uns disent : A la place d'armes ! — D'autres : A Marly ! — Tel : A Paris ! Ce parti était extrême, il mettait le feu aux poudres...

Le député Guillotin ouvrit l'avis moins hasardé de se rendre au Vieux Versailles, et de s'établir au Jeu de Paume... Triste lieu, laid, démeublé, pauvre... Et il n'en valait que mieux. L'assemblée y fut pauvre, et représenta ce jour-là d'autant plus le peuple. Elle resta debout tout le jour, .-îvnnt à peine un banc do


132 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

bois... Ce fut comme la crèche pour la nouvelle reli- gion, son étable de Bethléem.

Un de ces curés intrépides qui avaient décidé la réunion du clergé, l'illustre Grégoire, longtemps après, lorsque l'Empire avait si cruellement effacé la Révo- lution sa mère, allait souvent près de Versailles voir les ruines de Port-Royal ; un jour (en revenant sans doute), il entra dans le Jeu-de-Paume ^.. L'un ruiné, l'autre abandonné... Des larmes coulèrent des yeux de cet homme si ferme, qui n'avait molli jamais... Deux religions à pleurer, c'était trop pour un cœur d'homme !

Nous aussi, nous l'avons revu, en 1846, ce témoin de la liberté, ce lieu dont l'écho répéta sa première parole, qui reçut, qui garde encore son mémorable serment... Mais que pouvions-nous lui dire? quelles nouvelles lui donner du monde qu'il enfanta?... Ah! le temps n'a pas marché vite, les générations se sont succédé, l'oeuvre n'a guère avancé... Quand nous posâmes le pied sur ses dalles vénérables, la honte nous vint au cœur de ce que nous sommes, du peu que nous avons fait. Nous nous sentîmes indigne, et sor- tîmes de ce lieu sacré.

  • Mémoires de Grégoire, I, 380.



CHAPITRE lY

SERMENT DU JEU-DE-PAUMB

Serment du Jeu-de-Paume, 20 janvier 1789. L'Assemblée errante. Coup d'État ; projet de Necker ; déclaration du Roi, 23 juin 1 789; l'Assemblée refuse de se séparer. Le Roi prie Necker de rester, mais ne révoque point sa Déclaration.

Les voilà dans le Jeu-de-Paume, assemblés malgré le Roi... Mais que vont-ils faire?

N'oublions pas qu'à cette époque, l'assemblée tout entière est royaliste, sans excepter un seul membre *.

N'oublions pas qu'au 17, quand elle se donna le titre d'Assemblée nationale, elle cria Vive le Roi. Et quand elle s'attribua le droit de voter l'impôt, décla- rant illégal l'impôt perçu jusqu'alors, les opposants étaient sortis plutôt que de consacrer par leur pré- sence cette atteinte à l'autorité royale *.


  • Voyez plus loin, au 22 juillet, une note relative à Robespierre.

' C'est ce qui me paraît résulter du chiffre comparé des votes. L'illégalité de l'impôt non consenti, etc., fut votée à l'unanimité par les quatre cent vingt-six députés qui restaient seuls dans la salle. [Archives du royaume. Procès-verbaux msn. de l'Assemblée nationale.)


iU HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Le Roi, cette vieille ombre, cette superstition anti- que, si puissante dans la salle des États généraux, elle pâlit au Jeu-de-Paume. La misérable encein'e, toute moderne, nue, démeublée, n'a pas un seul recoin où les songes du passé puissent s'abriter p.ncore. Régnent donc ici l'esprit pur, la raison, la jus- tice, ce roi de Tavenir.

Ce jour, il n'y eut plu« d'opposant* ; l'assemblée fut une, de pensée et de cœur. Ce fut un des modérés. Meunier de Grenoble, qui proposa à l'Assemblée la déclaration célèbre : Qu'en quelque lieu qu'elle fût forcée de se réunir, là était toujours l'Assemblée na- tionale, que rien ne pouvait V empêcher de continuer ses délibérations; que, jusqu'à l'achèvement et l'affer- missement de la constitution, elle faisait le serment de ne se séparer jamais.

Bailly jura le premier, et prononça le serment si distinctement, si haut, que toute la foule du peuple, qui se pressait au dehors, put entendre, et applaudit, dans l'ivresse de l'enthousiasme... Des cris de Vive le Roi s'élevèrent de l'Assemblée et du peuple... C'était le cri de la vieille France, dans les vives émo- tions, et il se mêla encore au serment de la résis- l^nce *.

• H y en eut un seul. Les quatre-vingt-dix opposants du 17 iuin se rallièrent à la majorité.

' L'Assemblée n'alla pas plus loin. Elle repoussa la riiotion forte et vraie de Chapelier, qui avait le tort de dire nettement ce que tous avaient dans l'esprit. Il proposait une adresse « pour appren- dre à Sa Majesté que les ennemis de la patrie obsèdent le trône , et que leurs conseils tendent à placer le monarque à la tête d'un zrtû »


SERMENT DU JEU-DE-PAUME. 135

Eu 1792, Mounier, émigré alors, seul sur la terre étrangère, s'interroge et se demande si sa proposition du 20 juin fut fondée en droit, si sa loyauté de roya- liste et son devoir de citoyen ont été d'accord... Et là même, dans l'émigration, parmi tous les préjugés de la haine et de l'exil, il se répond : Oui !

Oui, dit-il, le serment fut juste; on voulait la disso- lution, eUe eût eu lieu sans le serment ; la cour, déli- vrée de& États, ne les eût convoqués jamais; il fallait renoncer à fonder cette constitution réclamée unani- mement dans les vœux écrits de la France... — Voilà ce qu'un royaliste, le modéré des modérés, un juriste habitué à trouver des décisions morales dans les textes positifs, prononce sur l'acte primordial de notre Révolution.

Que faisait-on pendant ce temps à Marly? Le samedi et le dimanche, Necker fut aux prises avec les gens du Parlement auxquels le Roi l'avait livré, et qui, avec le sang-froid qu'ont parfois les fous, boulever- saient son projet, en effaçaient ce qui l'aurait pu faire passer, lui ôtaient son caractère bâtard, pour en faiie un pur coup d'État, brutal, à la Louis XV, un simple lit de justice, comme le Parlement en avait subi tant de fois. Les discussions furent poussées dans la soirée. Ce fut à minuit seulement que le président apprit dans son lit que la séance royale ne pouvait avoir lieu le matin, qu'elle était remise à mardi.

La Noblesse était venue le dimanche à Marly, à grand bruit et en grand nombre. Elle avait, dans une adresse, remontré au Roi qu'il s'agissait de lui, main- tenant, bien plus que de la Noblesse. La Cour s'était


136 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

animée d'audace chevaleresque ; les gens d'épée sem- blaient n'attendre qu'un signal contre les hommes de plume. Le comte d'Artois, au milieu de ces bravades devint ivre d'insolence, jusqu'à faire dire au Jeu-de- Paume qu'il jouerait le lendemain.

L'Assemblée se retrouve donc, au lundi matin, sut le pavé de Versailles, errante, sans feu ni lieu. Digne amusement pour la cour. Le maître de la salle a peur, craint les princes. L'Assemblée ne réussit pas mieux à la porte des Récollets où elle s'en va frapper ; les moines n'osent se compromettre... Quels sont donc ces vagabonds, cette bande dangereuse devant laquelle se ferment toutes les portes?... Rien que la nation elle- même.

Et pourquoi ne pas délibérer sous le ciel? Quel plus noble lieu d'assemblée?... Mais ce jour même la ma- jorité du Clergé veut venir siéger avec les Communes. Oii les recevoir? Heureusement, déjà les cent trente- quatre curés, et quelques prélats à leur tête, s'étaient établis le matin dans l'église de Saint-Louis. L'Assem- blée y fut introduite dans la nef, et les ecclésiastiques, d'abord réunis dans le chœur, en sortirent pour venir prendre place dans son sein. — Beau moment, et d( joie sincère! « Le temple de la religion, dit un orateui ému, devint celui de la patrie. »

Ce même jour, lundi 22, Necker bataillait encore en vain. Son projet, funeste à la liberté parce qu'il y con- servait une ombre de modération, fit place à un autre plus franc, plus propre à mettre les choses dans leur véritable jour. Necker n'était plus qu'un médiateur coupable entre le bien et le mal, gardant un semblant


SERMENT DU JEU-DE-PAUME. 437

d'équilibre entre le juste et l'injuste, courtisan, à la fois, du peuple et des ennemis du peuple. Au dernier conseil qui se tint le lundi, à Versailles, les princes y furent appelés, rendirent à la liberté le service essen- tiel d'écarter cet intermédiaire équivoque qui empê- chait la raison et la déraison de se bien voir face à face.

Avant que la séance commence, je veux examiner les deux projets, celui de Necker, celui de la cour. Sur le premier, je n'en veux croire que Necker lui- même.

PROJET DE NECKER

Dans son livre de 1796, écrit en pleine réaction, Necker nous avoue confidentiellement ce que c'était que son projet; il montre que ce projet était hardie très-hardi... en faveur des privilégiés. Cet aveu lui coûte un peu à faire, mais enfin, il en fait l'effort. « Le défaut de mon projet est sa trop grande har- diesse; je risquais tout ce que je pouvais risquer... ExpUquez-vous... Je le ferai, je le dois. Daignez m'é- couter '. »

C'est aux émigrés qu'il parle, qu'il adresse cette apo- logie. Vaine entreprise! Comment lui pardonneront-ils jamais d'avoir appelé le peuple à la vie politique, fait cinq millions d'électeurs?

1° Les réformes nécessaires, infaillibles, que la cour avait refusées si longtemps, et qu'elle acceptait par

' Œuvres de Necker^ VI, 19i.


138 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

force, il les promulguait par le Roi. Lui, qui savait à ses dépens que le Roi était un jouet pour la Reine et la cour, une simple affiche, rien de plus, il se prêtait à continuer cette triste comédie.

La liberté, le droit sacré qui existe par lui-même, il en faisait un don du Roi, une charte octroyée, comme fut en 1814 la charte de l'invasion... Mais il fallait trente ans de guerre, et toute l'Europe à Paris, pour que la France acceptât cette constitution du men- songe.

2° Point d'unité législative, deux chambres au moins. C'était comme un conseil timide à la France, de se faire anglaise; à quoi il y avait en effet deux avan- tages : de fortifier les privilégiés, prêtres et nobles, désormais concentrés en une chambre haute; puis, de faciliter au roi les moyens d'amuser le peuple, d'em- pêcher par la chambre haute au lieu d'empêcher lui- même, d'avoir (nous le voyons aujourd'hui) deux Veto pour un.

3° Le Roi permettrait aux trois ordres de délibérer en commun sur les affaires générales; mais quant aux privilèges de distinction personnelle, d'honneur, quant aux droits attachés aux fiefs, nulle discussion com- mune... C'était justement là ce que la France regar- dait comme l'affaire générale par excellence. Qui donc osait voir une affaire spéciale dans la question d'hon- neur?

4° Ces États boiteux, tantôt réunis, tantôt séparés en trois ordres, tantôt actifs, tantôt immobiles par leur triple mouvement, Necker les balance encore, les entrave, les neutralise par des États provinciaux,


SERMENT DU JEU-DE-PAUME. 139

augmentant la division, quand la France a soif d'u- nité.

5° Voilà ce qu'il donne, et dès qu'il l'a donné, il le retire à l'instant... Cette belle machine législative, personne ne la verra jouer, il nous en envie le spec- tacle, elle fonctionne à huis clos : Nulle publicité des séances. La loi se fera ainsi, loin du jour, dans les té- nèbres, comme pourrait se faire un complot contre la loi.

6° La loi ! que signifie ce mot, sans liberté person- nelle? qui peut agir, élire, voter librement, quand per- sonne n'est sûr de coucher chez soi? Cette première condition de vie sociale, antérieure, indispensable à l'action politique, Necker ne l'assure pas encore. Le Roi invitera l'Assemblée à recJiercher les moyens qui pourraient permettre l'abolition des lettres de cachet... En attendant, il les garde, les enlèvements arbitraires, les prisons d'État, la Bastille.

Voilà l'extrême concession, que, dans son meilleur moment, poussée par un ministre populaire, fait la vieille royauté. Encore, ne peut-elle aller jusque-là. Le roi nominal promet; le vrai roi, qui est la cour, se moque de la promesse... Qu'ils meurent dans leur péché !

DÉCLARATION DU ROI (23 JUIN 89)

Le plan de la cour vaut mieux que le plan bâtard de Necker. Au moins, on y voit plus clair. Tout ce qui est mal chez Necker est conservé précieusement, mais richement augmenté.


140 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Cet acte, qu'on peut appeler le testament du despo- tisme, se divise en deux parties : 1° La prohibition des garanties, sous ce titre : Déclaration concernant la présente tenue des États; 2° les réformes, les bien- faits, comme ils disent S Déclaration des intentions du Roi, de ses voeux, de ses désirs, pour le futur contin- gent. Le mal est sûr, et le bien possible. Voyons le détail :

I. Le Roi brise la volonté de cinq millions d'électeurs, déclarant que leurs demandes ne sont que des rensei- gnements.

Le Roi brise les décisions des députés du Tiers, les déclarant «nulles, illégales, inconstitutionnelles. »

Le Roi veut que les ordres restent distincts, qu'un seul puisse entraver les autres (que deux centièmes de la nation pèsent autant que la nation).

iS'ils veulent se réunir, il le permet, pour cette fois seulement, — et seulement encore pour les affaires générales; — dans ces affaires générales ne sont com- pris ni les droits des trois ordres, ni la constitution des prochains États, ni les propriétés féodales et sei- gneuriales, ni les privilèges d'argent ou d'honneur... C'est tout rancien régime qui se trouve ainsi excepté.

Tout ceci est de la cour. Voici, selon toute appa-


  • La forme à la ha iteur du fonds ; bouffie par moment , puis

plate, tout ce qui sent le faux brave : « Jamais roi n'en a tant fait!... » Vers la fin, une phrase admirable d'imprudence et de gaucherie (aussi Necker la revendique ^ t. IX, p. 196): « Réflé- chissez, messieurs, qu'aucun de vos projets ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale, r*


SERMENT DU JEU-DE-PAUME. 441

rence, l'article du roi, celui qui lui tenait au cœur, ju'il aura écrit lui-même : L'ordre du clergé aura un Veto spécial (contre la noblesse et le Tiers) pour tout ce qui touche la religion, la discipline, le régime des ordres séculiers et réguliers. — Ainsi, pas un moine de moins, nulle réforme à faire. Ces couvents chaque jour plus odieux et plus inutiles, qu'on ne pouvait plus recruter, le clergé voulait les maintenir tous... La noblesse fut furieuse. Elle perdait son plus bel espoir; elle avait bien compté qu'un jour ou l'autre cette proie lui reviendrait ; tout au moins espérait-elle que si le roi et le peuple la pressaient trop de faire quel- que sacrifice, elle ferait généreusement celui du clergé. Veto sur Veto... A quoi bon? Voici un luxe de pré- cautions, bien plus sûres pour rendre tout résultat impossible. Dans les délibérations communes des trois ordres, il suffit que les deux tiers d'un seul ordre ré- clament contre la délibération, pour que la décision soit remise au Roi. Bien plus, la chose décidée, il sulfit que cent membres réclament pour qu'il n'y ait rien de décidé... C'est-à-dire que ces mots d'assem- blée, de délibération, de décision, ne sont qu'une mystification, une farce... Mais, qui la jouerait saus rire?...

IL Maintenant, arrivent les bienfaits : Publicité des dnances, vote de l'impôt, fixité des dépenses pour laquelle les États indiqueront les moyens, et Sa Ma- jesté « les adoptera, s'ils s'accordent avec la dignité royale et la célérité du service public. »

Second bienfait : Le Roi sanctionnera régnlit('» rl'jnv


142 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

pot, quand le clergé et la noblesse voudront renoncer à leurs privilèges jpècuniaires ,

Troisième bienfait : Les propriétés seront respec- tées, spécialement les dîmes, droits et devoirs féo- daux.

Quatrième bienfait : Liberté individuelle? Non. Le roi invite les États à chercher, et à lui proposer des moyens pour concilier l'abolition des lettres de cachet avec les précautions nécessaires, soit pour ménager l'honneur de familles, soit pour réprimer les commen- cements de sédition, etc.

Cinquième : Liberté de la presse? Non. Les États chercheront le moyen de concilier la liberté de la presse avec le respect dû à la religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens.

Sixième : Admission de tous aux emplois? Non. Refusé expressément pour V armée. Le roi déclare de la manière la plus expresse qu'il veut conserver en entier, sans la moindre atteinte, V institution de T armée. C'est- à-dire que le roturier n'arrivera jamais aux grades, etc. Ainsi, le législateur idiot pousse les choses à la vio- lence, à la force, à l'épée. Et c'est ce moment qu'il prend pour briser la sienne... Qu'il appelle maintenant des soldats, qu'il en entoure l'Assemblée, qu'il les pousse vers Paris, c'est autant de dv^fenseurs qu'il donne à la Révolution.

La veille du grand jour, à minuit, trois députés nobles, MM. d'Aiguillon, de Menou, de Montmorency, vinrent avertir le président des résultats du dernier conseil, tenu le soir même à Versailles : « M. Necker n'appuiera pas de sa présence un projet contraire au


SERMENT DU JEU-DE-PAUME. Ii3

sien, il n'ira pas à la séance, et sans doute il va par- tir. » La séance s'ouvrait à dix heures; Bailly put dire aux députés, et ceux-ci à bien d'autres, le grand secret de la journée. L'opinion eût pu se diviser, pren- dre le change, si l'on eût vu le ministre populaire siéger à côté du Roi ; lui absent, le Roi restait décou- vert, délaissé de l'opinion. La cour espérait faire son coup, sous l'abri de Necker, à ses dépens ; elle ne lui a jamais pardonné de ne point s'être laissé abuser et déshonorer par elle.

Ce qui prouve que tout était su, c'est qu'à la sortie même du château, le Roi trouva dans la foule un morne silence ^ L'affaire était éventée, la grande scène tant préparée n'avait plus d'effet.

Le misérable petit esprit d'insolence qui menait la cour, avait fait imaginer de faire entrer les deux or- dres supérieurs par devant, par la grande porte, les Communes par derrière, de les tenir sous un hangar, moitié à la pluie.

Le Tiers, ainsi humilié, sali et mouillé, serait entré tête basse, pour recevoir sa leçon.

Personne pour introduire, porte fermée, la garde au dedans. — Mirabeau au président : Monsieur, con- duisez la nation au-devant du Roi ! — Le président frappe à la porte; les gardes du corps du dedans : Tout à l'heure. — Le président : Messieurs, où donc est le maître des cérémonies ? — Les gardes du corps : Nous n'en savons rien. — Les députés : Eh bien, par- tons, allons-nous-en ! — Enfin, le président parvient à

  • Dumont (témoin oculaire), p. 91.


\U HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

faire venir le capitaine des gardes, qui s'en va cher- cher Brézé.

Les députés, entrant à la file, trouvent dans la salle le Clergé et la Noblesse qui, déjà en place et siégeant, semblent les attendre, comme juges... Du reste, la salle est vide. Rien de plus triste que cette salle im- mense, d'où le peuple est exilé.

Le Roi lut avec sa simplicité ordinaire la harangue qu'on lui avait composée, ces paroles despotiques si étranges dans sa bouche. Il en sentait peu la violence provocante, car il se montra surpris de l'aspect que présentait l'assemblée. Les nobles ayant applaudi l'ar- ticle qui consacrait les droits féodaux, des voix hautes et claires dirent : Paix là!

Le Roi, après un moment de silence et d'étonnement, finit par un mot grave, intolérable, qui jetait le gant à l'Assemblée, commençait la guerre : « Si vous m'aban- donnez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples, seul, je me considérerai comme leur véritable représentant, »

Et enfin : « Je wus ordonne, messieurs, de wus sé- parer tout de suite, et de vous rendre demain matin dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. »

Le roi sortit, la noblesse et le clergé suivirent. Les Communes demeurèrent assises, tranquilles, en si- lence ^

  • Il n'y eut ni hésitation , ni consternation , quoi qu'en dise Du-

mont, qui n'y était pas. Les ardents, comme Grégoire [Mém., I, 381), les modérés, comme Malouet, étaient parfaitement d'accord. Le dernier dit, à ce sujet, ces belles et simples paroles : « Nous


SERMENT DU JEU-DE-PAUME. 445

Le maître des cérémonies entre alors et , d'une voix basse, dit au président : Monsieur, vous avez entendu l'ordre du Roi? — Il répondit : « L'assemblée s'est ajournée après la séance royale ; je ne puis la séparer sans qu'elle en ait délibéré. )) — Puis se tournant vers ses collègues voisins de lui : « Il me semble que la na- tion assemblée ne peut pas recevoir d'ordre. i>

Ca mut fut repris admirablement par Mirabeau ; il l'adressa au maître des cérémonies; de sa voix fortC; imposante, et dans une majesté terrible , il lui lança ces paroles : « Nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au Roi; et vous, monsieur, qui ne sauriez être son organe auprès de l'Assemblée natio- nale, vous qui n'avez ici ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son dis- cours... Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple, et qu'on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes*. >

Brézé fut déconcerté, atterré ; il sentit la royauté nouvelle, et rendant à celle-ci ce que l'étiquette ordon- nait pour l'autre, il sortit à reculons comme on faisait devant le Roi*.

La cour avait imaginé un autre moyen de renvoyer


n'avions nul autre parti à prendre... Nous devions à la France une constitution. » (Malouet, Compte rendu à ses commettants.)

' Cette version est la seule vraisemblable. Mirabeau était roya- liste; il n'aurait jamais dit: Allez dire à votre maître ^ ni les au- tres paroles qu'on a ajoutées.

  • Rapporté par M. Frochot, témoin oculaire, au fils de Mira-

beau. À/ém.^ VI, 39. La famille Brézé s'est avisée de contester quelques détails de cette scène, si bien connue, quarante-quatro ans après l'événement.

Ri^.v. — T. î. ^^


146 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

les Commîmes, moyeu brutal employé jadis avec suc- cès daus les États-Généraux, de faire simplement dé- meubler la salle, démolir l'amphithéâtre, l'estrade du Roi. Des ouvriers entrent en effet ; mais, sur un mot du président, ils s'arrêtent, déposent leurs outils, con- templent avec admiration la majesté calme de l'As- semblée, deviennent des auditeurs attentifs et respec- tueux.

Un député proposa de discuter le lendemain les résolutions du Roi. Il ne fut pas écouté. Camus établit avec force, et fit déclarer : « Que la séance n'était qu'un acte ministériel, que l'assemblée persistait dans ses arrêtés. »

Le jeune dauphinois Barnave : « Vous avez déclaré ce que vous êtes; vous n'avez pas besoin de sanc- tion. »

Le breton Glezen : « Quoi donc ! le souverain parle en maître, quand il devrait consulter. »

Pétion, Buzot, Garât, Grégoire, parlèrent aussi fortement. Et Sieyès, avec simplicité : « Messieurs, vous êtes aujourd'hui ce que vous étiez hier. »

L'assemblée déclara ensuite , sur la proposition de Mirabeau, que ses membres étaient inviolables, que quiconque mettait la main sur un député, était traître, infâme et digne de mort.

Ce décret n'était pas inutile. Les gardes du corps s'étaient formés en ligne devant la salle.

On croyait que soixante députés seraient enlevés dans la nuit.

La. Noblesse, son président en tête , alla tout droit remercier son sauveur le comte d'Artois, puis Monsieur,


SERMENT DU JEU-DE-PAUME. 147

qui fut prudent, et se garda bien d'être chez lui. Beau- coup allèrent voir la Reine, triomphante, rayonnante, qui, donnant la main à sa fille, portant le Dauphin, leur dit : « Je le confie à la Noblesse. »

Le Roi ne partageait aucunement cette joie. Le si- lence du peuple, si nouveau pour lui, l'avait accablé. Quand Brézé vint lui apprendre que les députés du Tiers restaient en séance et lui demanda ses ordres, il •* se promena quelques minutes, et du ton d'un homme ennuyé, dit enfin : « Eh bien ! qu'on les laisse. »

Le Roi parlait sagement. Il y avait tout à craindre. Un pas de plus, et Paris marchait sur Versailles. Déjà Versailles était bouleversé. Voilà cinq mille, six mille hommes, qui montent au château. La Reine voit avec terreur cette étrange cour, toute nouvelle, qui remplit en un moment les jardins, les terrasses, déjà les appar- tements. Elle prie, supplie le Roi de défaire ce qu'elle a fait, de rappeler Necker. . . Il n'avait pas à revenir de bien loin ; il était là, tout à côté, convaincu à son ordinaire que rien n'irait jamais sans lui. Louis XVI lui dit avec bonhomie : « Moi, je n'y tiens nullement, à cette déclaration. »

Necker n'en voulut pas davantage, ne fit aucune condition. Sa vanité satisfaite, l'ivresse d'entendre crier Necker ! lui ôtait toute autre pensée. Il sortit, gonflé de joie, dans la grande cour du château, et pour rassurer la foule, il passa tout au travers... Là, des fols se mirent à genoux, lui baisèrent les mains... Lui, troublé : « Oui, mes enfants, oui, mes enfants, je reste, rassurez-vous... » Et il alla fondre en larmes dans son cabinet.


rs


HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.


Pauvre instrument de la cour, il restait sans exiger rien, il restait pour couvrir la cabale de son nom, lui servir d'affiche, la rassurer contre le peuple ; il rendait cœur à ces braves, et leur donnait le temps d'appeler encore des troupes.



CHAPITRE V

MOUVEMENT DE PARIS


Assemblée des électeurs, 25 juin. Mouvement des gardes françaises Agitation du Palais-Royal. Intrigues du parti d'Orléans. — Le Roi ordonne la réunion des ordres, 27 juin. Le peuple délivre les gardes françaises, 30 juin. La cour prépare la guerre. Paris demande à s'armer. Renvoi de Nccker, 11 juillet 1789.

La situation était étrange, visiblement provisoire.

L'Assemblée n'avait pas obéi. Mais le Roi n'avait rien révoqué.

Le Roi avait rappelé Necker. Mais il tenait l'As- semblée comme prisonnière au milieu des troupes. Mais il avait exclu le public des séances ; la grande porte restait fermée ; l'Assemblée entrait par la petite et discutait à huis clos.

L'Assemblée réclama faiblement, mollement. La rô* sistance du 23 semblait avoir épuisé ses forces.

Paris ne mollit pas de même.

Il ne se résigna pas à voir ses députés lui faire des lois on prison.

Le 24. la fermentation fut terrible.


180 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Elle éclate le 25 de trois manières à la fois, par les électeurs, parla foule, parles soldats. Le siège de la révolution se place à Paris.

Les électeurs s'étaient promis, après les élections, de se réunir encore, pour compléter leurs instructions aux députés qu'ils avaient élus. Quoique le ministère leur en refusât la permission, le coup d'État du 23 les fit passer outre ; ils firent aussi leur coup d'État , et d'eux-mêmes se réunirent, le 25, rue Dauphine. Une misérable salle de traiteur, occupée à ce moment même par une noce qui fit place, reçut d'abord l'as- semblée des électeurs de Paris. Ce fut leur Jeu de Paume, à eux.

Là, Paris, par leur organe, prit l'engagement de soutenir l'Assemblée nationale. L'un d'eux, Thuriot, leur conseilla d'aller à l'Ëôtel de Ville, à la grande salle Saint-Jean, qu'on n'osa leur refuser.

Ces électeurs étaient pour la plupart des riches, des bourgeois notables ; l'aristocratie y était en nombre. Mais il y avait parmi eux des têtes fort exaltées. Deux hommes d'abord, ardents révolutionnaires, avec une tendance singulière au mysticisme ; l'un était l'abbé Fauchet, éloquent et intrépide ; l'autre, son ami Bon- neville (le traducteur de Shakespeare). Tous deux au treizième siècle se seraient fait brûler comme héréti- ques, à coup sûr. Au dix-huitième, ils prirent, autant et plus que personne, l'initiative delà résistance, qu'on n'aurait guère attendue de l'assemblée bourgeoise * des


  • Rapprocher les Mémoires de Bailly , et le Procès-verbal des

élfct iirs, rédigé par Bailly et Duveyrier.


MOUVEMENT DE PARIS. 1^/

électeurs. Bonneville, le 6 juin, proposa qu'on arma; Paris, et le premier cria : Aux armes* !

Fauchet, Bonneville, Bertolio, Carra, un violent journaliste, firent les motions hardies qui auraient dû se faire dans T Assemblée nationale : IMa garde bour- geoise ; 2" l'organisation prochaine d'une vraie com- mune, élective et annuelle; 3° une adresse au Roi pour l'éloignement des troupes et la liberté de l'assemblée, pour la révocation du coup d'État du 23 *.

Le jour même de la première assemblée des élec- teurs, comme si le cri : Aux armes ! eût retenti dans les casernes, les soldats des gardes françaises, retenus depuis plusieurs jours, forcèrent la consigne, se pro- menèrent dans Paris et vinrent fraterniser avec le peuple du Palais-Royal. Déjà, depuis quelque temps, des sociétés secrètes s'organisaient parmi eux; ils ju- raient de n'obéir à aucun ordre qui serait contraire aux ordres de l'assemblée. L'acte du 23, dans lequel le Roi déclare de la manière la plus forte ^uil ne changerait jamais VinstiUitio7i de V armée, c'est-à-dire que la no- blesse aurait toujours tous les grades, que le roturier ne pourrait monter , que le soldat mourrait soldat , cette déclaration insensée dut achever ce que la con- tagion révolutionnaire avait commencé.

' Nulle part , cependant, on ne comptait davantage sur la fai- blesse du peuple. La douceur connue des mœurs parisiennes, la multitude des fonctionnaires, des gens de finance, qui ne pou- vaient que perdre au mouvement, la foule de ceux qui vivaient d'abus, tout avait fait croire, avant les élections, que Paris se montrerait très-bourgeois, mou et timide. (Voy.Bailly, p. 16, J50.)

• Dussaulx, Œuvre des sept jours, p. 271 (éd. 1822).


152 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Ces gardes françaises, habitués dans Paris, mariés pour la plupart, avaient vu supprimer peu auparavant, par leur colonel, un homme dur, M. Du Châtel, le dépôt où l'on élevait gratis les enfants de troupe. Le seul changement qu'on fit aux institutions militaires, on le fit contre eux.

Pour bien apprécier ce mot Institutions de l armée , il faut savoir qu'au budget de ce temps, les officiers comptaient pour 46 millions, les soldats pour 44 ^ Il faut savoir que Jourdan, Jouberi , Kléber, qui d'abord avaient servi, quittèrent l'état militaire, comme une impasse, une carrière désespérée. Augereau était sous- ofiftcier d'infanterie. Hoche était sergent des gardes françaises, Marceau soldat ; ces jeunes gens de grand cœur et de haute ambition étaient cloués là pour tou- jours. Hoche, qui avait vingt et un ans, n'en faisait pas moins son éducation, comme pour être général en chef; littérature, politique, philosophie même, il dévo- rait tout. Faut-il dire que ce grand homme, pour acheter quelques livres, brodait des gilets d'officiers, et les vendait dans un café ^ ! La faible paye du soltat était, sous un prétexte ou l'autre, absorbée par des retenues que des officiers, dit-on, dissipaient entre eux^.

Le mouvement des gardes françaises n'était point une émeute prétorienne, un brutal mouvement de sol- dats. Il arrivait à l'appui des déckirations des électeurs et du peuple.

» Necker, Administration^ II, 422, 435 (1784). ' Rousselin, Vie de Hoclie^ I, 20.

• Le seul régiment de Beauce se croyait frustré de la somme 'S 40,727 livres.


MOUVEMENT DE PARIS. 153

Cette troupe vraiment française, parisienne en grande partie, suivait Paris , suivait la loi, la loi vi- vante, l'Assemblée nationale.

Ils arrivent au Palais-Royal, salués, pressés de la foule, embrassés, presque étouffés. Le soldat, ce vrai paria de l'ancienne monarchie, si maltraité par les no- bles, est recueilli par le peuple... Et qu'est-il, sous l'u- niforme, sinon le peuple lui-même? Djux frères se sont retrouvés, le soldat, le citoyen, deux enfants d'une même mère; ils tombent dans les bras l'un de l'autre, et les larmes coulent...

La haine et l'esprit de parti ont rabaissé tout cela, défiguré ces grandes scènes, obscurci l'histoire à plai- sir. On s*est attaché à telle ou telle anecdote ridicule. Digne amusement des petits esprits ! On a donné à ces mouvements immenses je ne sais quelles misérables, quelles imperceptibles causes... Eh! malheureux! ex- pliquez donc par la paille que la vague emporte l'agi- tation de l'Océan.

Non, ces mouvements furent ceux d*un peuple, vrais, sincères, immenses, unanimes; la France y prit part, Paris y prit part, tous (chacun dans sa mesure), tous agirent, ceux-ci du bras et de la voix, ceux-là de leur pensée, de leur ardent désir, du plus profond de leur cœur.

Et que disais-je, la France? Le monde, eût été mieux dit. Un ennemi, un envieux, un Genevois imbu de tous les préjugés anglais, ne peut s'empêcher d'avouer que, dans ce moment décisif, le monde entier regardait, qu'il observait avec une sympathie inquiète la marche de notre Révolution, qu'il sentait que la France faisait


154 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

à ses risques et périls les affaires du genre humain*...

Un agTonome anglais, Arthur Young, homme positif, spécial, venu ici, chose bizarre, pour étudier l'agri- culture, dans un tel moment, s'étonne du silence pro- fond qui règne autour de Paris ; nulle voiture, à peine un homme. La terrible agitation qui concentrait tout au dedans, faisant du dehors un désert... Il entre, le tumulte l'effraye; il traverse avec étonnement cette capitale du bruit. On le mène au Palais-Royal, au cen- tre de l'incendie, au point brûlant de la fournaise. Dix mille hommes parlaient à la fois; aux croisées dix mille lumières ; c'était un jour de victoire pour le peu- ple, on tirait des feux d'artifice, on faisait des feux de joie... Ébloui, étourdi, devant cette mouvante Babel, il s'en retire à la hâte... Cependant l'émotion si grande, si vive de ce peuple uni dans une pensée, ga- gne bientôt le voyageur ; il s'associe peu à peu, sans s'avouer son changement, aux espérances de la liberté; l'Anglais fait des vœux pour la France^ !

Tous s'oubliaient. Le lieu, l'étrange lieu où la scène se passait, semblait, dans de tels moments, s'oublier lui-même. Le Palais-Royal n'était plus le Palais-Royal. Le vice, dans la passion d'une grandeur si sincère, à la flamme de l'enthousiasme devenait pur un instant. Les plus dépradés relevaient la tête et regardaient dans le ciel ; leur passé, ce mauvais songe , était mort au moins pour un jour ; honnêtes ? ils ne nouvaient pas

  • Et. Dumont, Souvenirs^ p. 135.

' Bien entendu avec beaucoup de réserves , et à condition que la France adoptera la constitution de F Angleterre. Arthur Young, Voyape. t. I, passim.


MOUVEMENT DE PARIS. 15S

l'être, mais ils se sentaient héroïques, au nom des li- bertés du monde!... Amis du peuple, frères entre eux, n'ayant plus rien d'égoïstes, tout prêts à tout partager.

Qu'il y eût des agitateurs intéressés dans cette foule, cela ne peut faire un doute. La minorité de la Noblesse, hommes d'ambition et de bruit, les Lameth et les Du- port, travaillaient le peuple par leurs brochures, par leurs agents. D'autres bien pires s'y joignaient. Tout cela se passait, il faut bien le dire, sous les fenêtres du duc d'Orléans, sous les yeux de cette cour intrigante, avide, immonde... Hélas ! qui n'aurait pitié de notre Révolution? ce mouvement naïf, désintéressé, sublime, épié, couvé des yeux, par ceux qui croient un jour ou l'autre le tourner à leur profit !

Regardons à ces fenêtres. J'y vois distinctement une femme blanche, un homme noir. Ce sont les conseil- lers du prince, le vice et la vertu, madame de Genlis et Choderlos de Laclos. Les rôles sont divisés. Dans cette maison où tout est faux, la vertu est représentée par madame de Genlis, sécheresse et sensiblerie, un torrent de larmes et d'encre, le charlatanisme d'une éducation modèle, la constante exhibition de la jolie Paméla^ De ce côté du palais est le bureau philan- thropique où la charité s'organise à grand bruit la veille des élections ^

Le temps n'est plus où le prince jokey pariait, après souper, de courir tout nu de Paris à Bagatelle. C'est

  • Jusqu'à l'envoyer à cheval au milieu de l'émeute, suivie d'uv

domestique à la livrée d'Orléans. Lire madame^ebrun {Sonve^ nirs, I, 189), qui fut témoin de cette scène.

' Brissot y travailla quelque temjjs. Mém.^ II, 430.


ibQ HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

aujourd'hui un homme d'État avant tout, un chef de parti; ses maîtresses le veulent ainsi. Elles ont rêvé deux choses, une bonne loi de divorce et un change- ment de dynastie. Le confident politique du prince est cet homme sombre, taciturne, qui semble vous dire : « Je conspire, nous conspirons. » Ce profond Laclos qui, par son petit livre des Liaiso7is dangereuses , se flatte d'avoir fait passer le roman du vice au crime , y insi- nue que la galanterie scélérate est un prélude utile au scélérat politique. C'est ce nom qu'il ambitionne, ce rôle qu'il joue à ravir... Plusieurs disent, pour flatter le prince : « Laclos est un homme noir. »

Il n'était pourtant pas facile de faire un chef de parti de ce duc d'Orléans ; il était usé, à cette époque, fini de corps et de coeur, très-faible d'esprit. Des fripons lui faisaient faire de l'or dans les greniers du Palais- Royal, et ils lui avaient fait faire connaissance du diable*.

Une autre difficulté, c'est que ce prince, sous tous les vices acquis, en avait un naturel , fondamental et durable, qui ne finit pas par l'épuisement, comme les autres, qui reste fidèle à son homme. Je parle de l'a- varice. « Je donnerais, disait-il, l'opinion publique pour

  • Le prince faisait de For, comme on en fait toujours, avec de

Tor. Cependant, il y fallait aussi, entre autres ingrédients, un squelette humain qui fût enterré depuis tant d'années, tant de jours. On chercha dans les morts connus, et il se trouva que Pas- cal remplissait précisément la condition exigée. On gagna les gar- diens de Saint-Étienne-du-Mont, et le pauvre Pascal fut livré aux creusets du Palais-Royal. Tel est du moins le récit d'une personne qui, ayant longtemps vécu avec madame de Genlis, tenait d'elle "étrange anecdote.


I


MOUVEMENT DE PARIS. !o7

un écu de six francs. » Ce n'était pas un mot en l'air. Il l'avait bien appliqué, lorsque, malgré la clameur publiqve, il avait bâti le Palais-Royal.

Ses conseillers politiques n'étaient pas assez habiles pour le relever de là. Ils lui firent faire plus d'une dé- marche fausse et imprudente.

En 1788, le frère de madame de Genlis, un jeune homme sans autre titre que celui d'officier de la maison d'Orléans, écrit au Roi, pour demander... rien autre chose que le premier ministère, la place de Necker et de Turgot ; il se fait fort de rétablir en un moment les finances de la monarchie. Le duc d'Orléans se fait porteur de l'incroyable missive, la remet au Roi, l'ap- puie et devient l'amusement de la cour.

Les sages conseillers du prince avaient cru faire pas- ser ainsi tout doucement le pouvoir entre ses mains. Trompés dans cette espérance, ils agirent plus ouver- tement, essayèrent de faire un Guise , un Cromwell, se tournèrent du côté du peuple. Là aussi, ils rencon- trèrent de grandes difficultés. Tous ne furent pas dupes ; la ville d'Orléans n'élut pas le prince , et par représailles, il lui retira brusquement les bienfaits par lesquels il avait cru acheter son élection.

Rien n'avait été épargné cependant, ni l'argent ni l'intrigue. Ceux qui conduisaient l'affaire avaient ima- giné de coller une brochure tout entière de Sieyès aux instructions électorales que le duc envoyait dans ses domaines , et de placer ainsi leur maître sous l'af- fiche et le patronage du grand penseur, alors si popu- laire, qui n'avait pourtant nul rapport avec le duc d'Orléans.


158 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Quand les Communes firent le pas décisif de prendre le titre d'Assemblée nationale, on avertit le duc d'Or- léans que le moment était venu de se montrer, de parler, d'agir, qu'un chef de parti ne pouvait rester un personnage muet. On obtint de lui qu'il lirait au moins un discours de quatre lignes pour engager la Noblesse à se réunir au Tiers. Il le fit, mais en lisant, le cœur lui faillit, il se trouva mal. On vit, en le dé- boutonnant, que dans la crainte d'être assassiné par la cour, ce prince trop prudent mettait, en guise de cuirasse, cinq ou six gilets l'un sur l'autre*.

Le jour du coup d'État manqué (23 juin), le duc crut le Roi perdu, et lui roi demain ou après ; il ne put ca- cher sa joie^ La terrible fermentation de Paris, au soir et le lendemain , annonçait assez qu'un grand mouvement éclaterait. Le 25, la minorité de la No- blesse sentit qu'elle baissait beaucoup, si Paris prenait l'initiative ; elle alla, le duc d'Orléans en tête, s'unir aux Communes. L'homme du prince, Sillery, le com- mode mari de madame de Genlis, fit, au nom de tous, un discours peu convenable, celui qu'aurait fait un médiateur, un arbitre accepté entre le Roi et le peuple : € Ne perdons jamais de vue le respect que nous de- vons au meilleur des rois... Il nous offre la paix, pour- rions-nous ne pas l'accepter ? etc. »

Le soir, grande joie à Paris pour cette réunion des nobles amis du peuple. Une adresse à l'Assemblée se trouve au café de Foy ; tout le moncie signe, jusqu'à

  • Ferrières, I, b2.
  • Arthur Yoiing, qui dînait avec lui et autres députés, était

scandalisé de le voir rire sous cape*


MOUVEMENT DE PARIS. 159

trois mille personnes, à la hâte, la plupart sans lire. Cette pièce, faite de bonne main, contenait un mot étrange sur le duc d'Orléans : « Ce prince objet de la vénération publique. » Un tel mot pour un tel homme semblait cruellement dérisoire; un ennemi n'aurait pas dit mieux. Les agents maladroits du prince cru- rent apparemment que l'éloge le plus hasardé serait le mieux payé aussi.

Grâce à Dieu, la grandeur, l'immensité du mouve- ment, épargna à la Révolution l'indigne médiateur. Depuis le 25, l'élan fut tellement unanime, l'accord si puissant, que les agitateurs emportés eux-mêmes du- rent perdre la prétention de rien diriger. Paris mena ses meneurs. Les Catilina de salons et de cafés n'eu- x*ent qu'à se ranger à la suite. Une autorité se trouva tout à coup dans Paris, que l'on avait cru sans chef et sans guide, l'assemblée des électeurs. D'autre part, les gardes françaises commençant à se déclarer, on put prévoir que la force ne manquerait pas à l'auto- rité nouvelle. Pour tout résumer d'un mot, les média- teurs obligeants pouvaient se tenir tranquilles; si l'Assemblée était captive à Versailles , elle avait son asile ici, au cœur même de la France, et au besoin Paris pour armée.

La cour indignée, frémissante, mais encore plus ef- frayée, se décida, le 2^ au soir, à accorder la réunion des ordres. Le Roi y invita la Noblesse, et pour mé- nager un moyen de protester contre tout ce qui se faisait, on fit écrire par le comte d'Artois cette parole imprudente (fausse alors) : « La vie du Roi est en danger. »


IfiO HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Le 27 eut donc lieu la réunion tant attendue. La joie fut excessive dans Versailles, insensée et folle. Le peuple fit des feux de joie, il cria : Vive la Rei^e ! 11 fallut qu'elle vînt au balcon. La foule lui demanda qu'elle lui montrât le Dauphin, en signe de réconcilia- tion complète et de raccommodement. Elle y consentit encore, et reparut avec son enfant. Elle n'en mépri- sait que plus cette foule crédule, et elle appelait des troupes.

Elle n'avait pris aucune part à la réunion des or- dres. Et pouvait-on bien dire qu'il y eût réunion? C'é- tait toujours des ennemis qui maintenant étaient dans une même salle, se voyaient, se coudoyaient. Le Clergé avait fait expressément ses réserves. Les protestations des nobles arrivaient une à une , comme autant de défis, et remplissaient des séances ; ceux qui venaient ne daignaient s'asseoir, ils erraient, se tenaient debout comme simples spectateurs. Ils siégeait, mais ailleurs, dans un conciliabule. Beaucoup avaient dit qu'ils partaient, et ils restaient à Versailles ; visiblement, ils attendaient.

L'Assemblée perdait le temps. Les avocats qui y étaient en majorité parlaient beaucoup et longtemps, croyaient trop à la parole. Que la Constitution se fît, tout était sauvé, selon eux. Comme si la Constitution peut être quelque chose, avec un gouvernement en conspiration permanente ! Une liberté de papier, écrite ou verbale, tandis que le despotisme aurait la force et l'épée! non-sens, dérision!

Mais ni la cour, ni Paris, ne voulaient de compro- mis Tout tournait à la violence ouverte. Les militaires


MOUVEMENT CE PARIS, 161

de cour étaient impatients d'agir. Déjà, M. Du Chàte- let, colonel des gardes françaises, avait mis à l'Abbaye onze de ces soldats qui avaient juré de n'obéira aucun ordre contraire à ceux de l'Assemblée. Et il ne s'en tint pas là. Il voulut les tirer de la prison militaire, et les envoyer à celle des voleurs , à cet épouvantable égout, prison, hôpital à la fois, qui réunissait sous le même fouet les galériens et les vénériens*. L'affaire terrible de Latude, plongé là pour y mourir, avait ré- vélé Bicêtre, jeté une première lueur; un livre récent de Mirabeau avait soulevé les cœurs , terrifié les es- prits'... Et c'était là qu'on allait mettre des hommes dont le crime était de ne vouloir être que les soldats de la loi.

Le jour même où on va les transférer à Bicêtre , on l'apprend au Palais-Royal. Un jeune homme monte sur une chaise, crie : « A l'Abbaye! allons délivrer ceux qui n'ont pas voulu tirer sur le peuple! » 'Des soldats s'offrent ; les citoyens les remercient et vont seuls. La foule grossit en route, les ouvriers s'y joignent avec de bonnes barres de fer. A l'Abbaye , ils étaient quatre mille. On enfonce le guichet; on brise, à grands coups de maillets, de haches, de barres , les grosses portes intérieures. Les victimes sont délivrées. On sor- tait, lorsqu'on rencontre des hussards et des dragons

  • Croira~t-on bien qu'en 1790, on exécutait encore à Bicêtre

les vieilles ordonnances barbares qui prescrivaient de faire pré- céder tout traitement vénérien d'une flagellation? Le célèbre doc- teur Cullorier Ta affirmé à l'un de mes amis.

  • Observations d'un Anglais sur Bicêtre, trad. et commentées

par Mirabeau, 1788.

RÉv. - T. \ 1'


1G2 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

qui venaient bride abattue, l'épée haute... Le peuple saute à la bride; on s'explique; les soldats ne veulent pas massacrer les libérateurs des soldats; ils rengai- nent, ôtent leurs casques, on apporte du vin, et tous boivent ensemble au Roi et à la nation,

Tout ce qui était en prison fut délivré en même temps. La foule mène sa conquête chez elle, à son Palais-Royal. Parmi les délivrés, on portait un vieux soldat qui, depuis des années, pourrissait à l'Abbaye et ne pouvait plus marcher. Le pauvre diable, qui de- puis si longtemps n'éprouvait que des rigueurs, était trop ému : « J'en mourrai, messieurs, disait-il, je mourrai de tant de bonté ! »

Il n'y en avait qu'un de bien coupable, on le ramena en prison. Tout le reste, pêle-mêle, citoyens, soldats, prisonniers, un cortège immense, arrive au Palais- Royal ; on dresse une table dans le jardin, on les fait asseoir. La difficulté était de les loger ; on les couche au spectacle dans la salle des Variétés ; et on monte la garde à la porte. Le lendemain, établis en un hôtel qui se trouvait sous les arcades, soldés, nourris par le peuple. Toute la nuit, on avait illuminé des deux côtés de Paris , et autour de l'Abbaye , et dans le Palais- Royal. Bourgeois, ouvriers, riches et pauvres, dra- gons, hussards, gardes françaises, tous se promenaient ensemble, sans qu'il y eût d'autre bruit, que les cris : Vive la nation ! Tous se livraient au transport de cette réunion fraternelle, à leur jeune confiance dans l'a- venir de la liberté.

Le matin, de bonne heure, les jeunes gens étaient à Versailles, aux portes de l'Assemblée. Là , ils ne



Mirabeau proposa une adresse aux Parisiens.


T. I, p. 163.


KEVOLUTIOX FRANÇAISE. A-JI.


MOUVEMENT DE PARIS. «63

trouvèrent que glace. Une révolte militaire , une pri- son forcée, tout cela apparaissait à Versailles sous l'aspect le plus sinistre. Mirabeau, se tenant à côté de la question, proposa une adresse aux Parisiens pour leur conseiller d'être sages. On s'arrêta à l'avis (peu rassurant pour ceux qui réclamaient l'intercession de l'Assemblée) de déclarer que l'affaire ne regardait que le Roi, qu'on ne pouvait qu'implorer sa clémence.

C'était le l^"^ juillet. Le 2, le Roi écrit, non à l'As- semblée, mais à l'Archevêque de Paris, que si les cou- pables rentrent en prison , il pourra faire grâce. La foule trouva cette promesse si peu sûre, qu'elle alla demander à la Ville, aux électeurs, ce qu'il fallait croire. Longue hésitation de ceux-ci; mais la foule insiste, elle augmente à chaque instant. A une heure après minuit, les électeurs s'engagent à aller demain à Versailles, à ne point rentrer sans la grâce. Sur leur parole, les délivrés se mirent eux-mêmes en prison, et furent élargis bientôt.

Ceci n'était point de la paix. La guerre enveloppait Paris, tous les régiments étrangers étaient arrivés. On avait appelé pour les commander THercule et l'A- chille de la vieille monarchie , le vieux maréchal de Broglie. La Reine avait mandé Breteuil, son homme de confiance, ex-ambassadeur à Vienne, homme de plume qui, pour le bruit et les bravades, valait tout homme d'épée. « Son gros son de voix ressemblait à de l'éner- gie ; il marchait à grand bruit, en frappant du pied, comme s'il avait voulu faire sortir une armée de terre... »

Tout cet appareil de guerre réveilla enfin TAssem-


164 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

blée. Mirabeau, qui déjà le 27 avait lu, sans être écouté, une adresse pour la paix, en proposa une nou- vrelle pour l'éloignement des troupes ; cette pièce, har- nonieuse et sonore, flatteuse à l'excès pour le Roi,

ut très-goûtée par l'Assemblée. La meilleure chose

qu'elle contînt, la demande d'une garde bourgeoise, fut la seule qu'on en ôta*.

Les électeurs de Paris qui, les premiers, avaient fait cette demande écartée par l'Assemblée, la reprirent avec force le 10 juillet.

Carra, dans une dissertation fort abstraite, à la Sieyès, posa le droit de la Commune, droit imprescrip- tible, et, dit-il, antérieur même à celui de la monarchie, lequel droit comprend spécialement celui de se garder soi-même. Bonneville, en son nom, au nom de son ami ■«.uchet, demandait qu'on passât à l'application, qu'on avisât à se constituer en Commune, conservant pro- msoirement le j^r étendu corps municipal. Charton vou- lait de plus que les soixante districts fussent assem- Uès de nouveau, qu'on transmît leurs décisions à l'As- semblée nationale, qu'on s'entendît avec les grandes villes du royaume.

Toutes ces motions hardies se faisaient dans la grande salle Saint-Jean de l'Hôtel de Ville, par-devant un peuple immense; Paris semblait se serrer autour de cette autorité qu'il avait créée, il ne se fiait à nulle


  • II n'est pas invraisemblable que le duc d'Orléans, voyant

qu'on ne sollicitait nullement sa médiation, poussa Mirabeau ? parler, afin d'embarrasser la cour, avant qu'elle eût complété ses préparatifs de guerre. M. Droz place ici les premiers rapports de Mirabeau avec Laclos, et l'argent qu'il en aurait reçu.


MOUVEMli:NT DE PARIS. 103

autre; il eût voulu en tirer l'ordre de s'organiser, s'armer, d'assurer son salut lui-même.

La mollesse de l'Assemblée nationale n'était pas pour le rassurer. Le 11 juillet, elle reçut la réponse du Roi à l'Adresse, et s'en contenta. Quelle réponse cependant ? Que les troupes étaient là pour assurer la liberté de l'Assemblée, que si elles causaient ombrage, le Roi la transférerait à Noyon ou à Soissons , c'est-à- dire la placerait entre deux ou trois corps d'armée. Mirabeau ne put obtenir que l'on insistât pour le renvoi des troupes. Visiblement, la réunion des cinq cents députés du Clergé et de la Noblesse avait énervé l'As- semblée. Elle laissa la grande affaire, et se mit à écouter une déclaration des droits de l'homme que présenta Lafayette.

Un modéré, très-modéré, le philanthrope Guillotin, vint tout exprès à Paris pour communiquer cette quié- tude à l'assemblée des électeurs. Honnête homme, et trompé sans doute, il assura que tout allait bien, que M. Necker était plus solide que jamais. Des applaudis- sements accueillirent cette excellente nouvelle, et les électeurs, non moins dupes que l'Assemblée, s'amu- sèrent, comme elle, à l'admirable déclaration des droits, que par bonheur on venait d'apporter de Ver- sailles. Ce jour même, pendant que le bon Guillotin parlait, M. Necker, congédié, était déjà bien loin sur le chemin de Bruxelles.

Quant Necker reçut l'ordre de s'éloigner à l'instant, il se mettait à table, il était trois heures. Le pauvre homme, qui avait si tendrement épousé le ministère, ne le quitta jamais qu'en pleurant, sut pourtant se


IGG HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

contraindre devant ses convives et fit bonne conte- nance. Après dîner, sans même avertir sa fille, il partit avec sa femme, prenant la route la plus courte pour sortir du royaume, celle des Pays-Bas. Les gens de la Reine, chose indigne, étaient d'avis qu'on l'arrêtât; ils connaissaient si peu Necker, qu'ils avaient peur qu'il ne désobéît au Roi et ne se jetât dans Paris !

MM. de Broglie et de Breteuil, au premier jour qu'on les manda, avaient été eux-mêmes efi'rayés de voir où l'on s'engageait. Broglie ne voulait pas qu'on renvoyât Necker, Breteuil aurait dit : « Donnez-nous donc alors cent mille hommes et cent millions. » — « Vous les aurez, » dit la Reine. Et l'on se mit à fabriquer secrè- tement une monnaie de papier ^

M. de Broglie, pris au dépourvu, lourd de ses soixante et onze ans, s'agitait beaucoup sans agir. Ordres, contre-ordres se croisaient. Son hôtel était un quartier général , plein de commis , d'ordonnances , d'aides de camp prêts à monter à cheval. « On dressait une liste d'ofiSciers généraux ; on faisait un ordre de bataille ^ »

Les autorités militaires n'étaient pas trop d'accord entre elles. Il n'y avait pas moins de trois chefs : Bro- glie qui allait être ministre, Puységur qui l'était encore, enfin Besenval qui, depuis huit ans, avait le commandement des provinces de l'intérieur, et à qui l'on signifia sèchement qu'il obéirait au vieux mare-* chai. Besenval lui expliqua la situation, le danger, et

' « Plusieurs de mes collègues m'ont dit en avoir vu d'impri- més. » Bailly, I, 325, 331, » Pesenval, II 359.


MOUVEMENT DE PARIS. 187

qu'on n'était pas en campagne, mais devant une ville de huit cent mille âmes au dernier degré de l'exalta- tion. Broglie ne voulut pas l'écouter. Ferme sur sa guerre de Sept- Ans, ne connaissant que le soldat, que les forces brutes, plein de mépris pour le bourgeois, il était convaincu qu'à la seule vue d'un uniforme le peuple fuirait. Il ne crut pas nécessaire d'envoyer des troupes à Paris ; seulement il l'environna de régiments étrangers, ne s'inquiétant pas d'augmenter par là l'irritation populaire. Tous ces soldats allemands pré- sentaient l'aspect d'une invasion autrichienne ou suisse ; les noms barbares de leurs régiments effarou- chaient les oreilles : Royal-Cravate était à Charenton, à Sèvres, Reinach et Diesbach, Nassau était à Ver- sailles, Salis-Samade à Issy, les hussards de Berchony à l'École militaire; ailleurs, Châteauvieux, Esterhazy, Rœmer, etc.

La Bastille, assez défendue de ses épaisses murailles, venait de recevoir un renfort de Suisses. Elle avait des munitions, une monstrueuse masse de poudre, à faire sauter toute la ville. Les canons, en batterie sur les tours depuis le 30 juin, regardaient Paris de tra- vers, et, tout chargés, passaient leur gueule menaçante entre les créneaux.





CHAPITRE YI

INSURRECTION DE PARIS

Danger de Paris. Explosion de Paris, 12 juillet 1789. Inaction de Versailles. Provocation des troupes; Paris prend les armes. L'Assemblée nationale s'adresse en vain au Roi, 13 juillet. Les électeurs de Paris autorisent l'armement. Organisation de la garde bourgeoise. Hésitation des électeurs. Le peuple saisit des poudres, cherche des fusils. Sécurité de la cour.

Du 23 juin au 12 juillet, de la menace du Roi à l'ex- plosion du peuple, il y eut une halte étrange. C'était, dit un observateur, c'était un temps orageux, lourd, sombre, comme un songe agité et pénible, plein d'il- lusions, de trouble. Fausses alarmes, fausses nou- velles; fables, inventions de toutes sortes. On savait, on ne savait pas. On voulait tout expliquer, tout devi- ner. On voyait des causes profondes, même aux choses indifférentes. Des mouvements commençaient sans auteur et sans projet, d'eux-mêmes, d'un fonds géné- ral de défiance, de sourde colère. Le pavé brûlait, le sol était comme miné, vous entendiez dessous déjà gronder le volcan.


INSURRECTION DE PARIS. IQ»

On a vu que dès la première assemblée des électeurs, Bonneville avait crié : Aux armes ! cri étrange dans cette assemblée des notables de Paris, et qui tombait de lui-même. Plusieurs frémirent, d'autres sourirent, et l'un d'eux prophétiquement : « Jeune homme, re- mettez votre motion à quinze jours. »

Aux armes? contre une armée tout organisée qui était aux portes. Aux armes? quand cette armée pou- vait si aisément affamer la ville, quand la disette s'y faisait déjà sentir, quand on voyait la queue s'allonger à la porte des boulangers.... Les pauvres gens des campagnes entraient par toutes les barrières, hâves, déguenillées, sur leurs longs bâtons de voyage. Une masse de vingt mille mendiants, qu'on occupait à Montmartre, était suspendue sur la ville; si Paris faisait un mouvement, cette autre armée pouvait des- cendre. Déjà quelques-uns avaient essayé de brûler et de piller les barrières.

Il y avait à parier que la cour porterait les premiers coups. Il lui fallait faire sortir le Roi des scrupules, des velléités de paix, en finir une fois avec tous les compromis.... Pour cela, il fallait vaincre.

De jeunes officiers de hussards, des Sombreuil et des Polignac, allèrent jusque dans le Palais-Royal narguer la foule, et ils sortirent le sabre à la main. Visiblement la cour se croyait trop forte ; elle souhai- tait des violences*.

  • « Prenez garde, écrivait dans une des brochures innombrables

du moment, un médecin philanthrope, le docteur Marat, prenez garde... Considérez quel aérait le luneste effet d'un mouvenienl séditieux. Si vous avez le malheur de vous y livrer, vous ôtc;


170 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Le dimanche, 12jinllet au matin, jusqu'à dix heures, personne encore à Paris ne savait le renvoi de Necker. Le premier qui en parla au Palais-Royal fut traité d'aristocrate, menacé. Mais la nouvelle se confirme, elle circule, la fureur aussi... A ce moment, il était midi, le canon du Palais-Royal vint à tonner. « On ne peut rendre, dit VÂmi du Roi, le sombre sentiment de terreur dont ce bruit pénétra les âmes. » Un jeune homme, Camille Desmoulin, sort du café de Foy, saute sur une table, tire l'épée, montre un pistolet : « Aux armes ! les Allemands du Champ-de-Mars entreront ce soir dans Paris pour égorger les habitants ! Arborons une cocarde ! » Il arrache une feuille d'arbre et la met à son chapeau : tout le monde en fait autant ; les ar- bres sont dépouillés.

« Point de théâtres ! point de danse ! c'est un jour de deuil! » On va prendre au cabinet des figures de cire le buste de Necker; d'autres, toujours là pour profiter des circonstances, y joignent celui d'Orléans. On les porte couverts de crêpes à travers Paris ; le cor- tège, armé de bâtons, d'épées, de pistolets, de haches, suit d'abord la rue Richelieu, puis, en tournant le boulevard, les rues Saint-Martin, Saint-Denis, Saint- Honoré, et vient à la place Vendôme. Là, devant les hôtels des fermiers généraux, un détachement de dra- gons attendait le peuple ; il fondit sur lui, le dispersa, lui brisa son Necker ; un garde française sans armes resta ferme, et fut tué.


traités en révoltés ; le sang coule . etc. » Cette sagesse fut celle de beaucoup de gens.


INSURRECTION DE PARIS. «71

Les barrières, qu'on achevait à peiiie, ces lourdes petites bastilles de la ferme générale, furent partout, ce même dimanche, attaquées par le peuple, mal dé- fendues par la troupe, qui pourtant tua du monde Elles brûlèrent pendant la nuit.

La cour, si près de Paris, ne pouvait rien ignorer. Elle resta immobile, n'envoya ni ordre, ni troupe. Elle attendait apparemment que le trouble augmentant, devenant révolte et guerre, lui donnât ce que l'affaire Réveillon, étouffée trop tôt, n'avait pu donner, un prétexte spécieux pour dissoudre l'Assemblée. Donc, elle laissait à loisir Paris s'enfoncer dans son tort. Elle gardait bien Versailles, les ponts de Sèvres et de Saint-Cloud, coupait toute communication, et se croyait sûre de pouvoir toujours, au pis aller, affamer Paris. Elle-même, entourée de troupes allemandes, pour les deux tiers, qu'avait-elle à craindre?... Rien, que de perdre la France.

Le ministre de Paris (il y en avait un alors) resta à Versailles. Les autres autorités, le lieutenant de police, le prévôt des marchands Flesselles, l'intendant Berthier parurent de même inactifs. Flesselles, mandé à la cour\ ne put s'y rendre, mais vraisemblablement il en eut les instructions.

Le commandant Besenval, sans responsabilité, puis- qu'il ne pouvait agir que par les ordres de Broglie, restait parcsseuseaient à l'Ecole-Militaire. Il n'osait se servir des gardes françaises, et les tenait consignés.

  • G*est ce que nous apprenons du Roi lui-même. Voy. sa pre-

mière réponse (du 14 juillet) à l'Assemblée nationale.


n-2 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Mais il avait plusieurs détachements de divers corps, et trois régiments disponibles, un de Suisses et deux de cavalerie allemande. Vers l'après-midi, voyant le trouble augmenter, il mit ses Suisses dans les Champs- Elysées avec quatre pièces de canon, et réunit ses ca- valiers sur la place Louis XV. Avant le soir, avant l'heure où l'on rentre le dimanche, la foule revenait par les Champs-Elysées, remplissait les Tuileries; c'était généralement des promeneurs innoffcnsifs, des familles qui voulaient rentrer de bonne heure, « parce qu'il y avait du bruit. » Cependant la vue de ces sol- dats allemands en bataille sur la place, ne laissait pas d'émouvoir. Des hommes dirent des injures, des enfants jetèrent des pierres^ C'est alors que Besenval, crai- gnant à la fin qu'on ne lui reprochât à Versailles de n'avoir rien fait, donna Tordre insensé, barbare, digne de son étourderie, de pousser ce peuple avec les dra- gons. Ils ne pouvaient se mouvoir dans cette foule compacte qu'en écrasant quelques personnes. Leur colonel, le prince de Lambesc, entre dans les Tuile- ries, mais d'abord au pas. Il rencontre une barricade de chaises; les bouteilles, les pierres commencent à pleuvoir sur lui; il répond par des coups de feu. Les

  • S'il y avait eu des coups de pistolets tirés par le peuple , des

dragons blessés, comme l'affirme Besenval, son très-habile défen- seur , Desèze , ne manquerait pas de le faire voir dans ses Obser- vations sur le rapport d'accusation. Voy. le rapport, Hist. parle- mentaire^ IV, 69; et Desèze, à la suite de Besenval, II, 369. Qui croire , Desèze , qui prétend que Besenval ne donna pas l'ordre . ou Besenval, qui avoue devant ses juges qu'i^ lui prit envie de repousser ce peuple et qu'il ordonna de charger? Hist. j>arleme7i- taire. II, 89.


INSURRECTION DE PARIS. t73

femmes jettent des cris perçants ; les hommes se met- tent à fermer les Tuileries derrière Lambesc. Il jugea prudent de sortir. Un homme fut renversé, foulé ; un vieillard qui fuyait fut blessé grièvement.

La foule, sortie des Tuileries avec des cris d'effroi et d'indignation, remplit Paris du récit de cette bru- talité, de ces Allemands poussant leurs chevaux contre des femmes et des enfants, du vieillard blessé, disait- on, de la main même du prince... Alors, on court aux armuriers, on prend ce qu'on trouve. On court à l'Hô- tel de Ville pour demander des armes, sonner le toc- sin. Nul magistrat municipal n'était à son poste. Quelques électeurs de bonne volonté s'y rendirent vers six heures du soir, occupèrent dans la grande salle leur enceinte réservée, et tachèrent de calmer la foule. Mais derrière cette foule, déjà entrée, il y en avait une autre sur la place, qui criait : Des armes! qui croyait que la ville avait un arsenal caché, qui me- naçait de brûler tout. Ils forcent le poste, envahissent la salle, poussent la barrière, pressent les électeurs jusque sur leur bureau. Alors, ils leur font à la fois mille récits de ce qui vient de se passer... Les élec- teurs ne peuvent refuser les armes des gardes de la ville; mais déjà le peuple les a cherchées, trouvées, prises ; déjà un homme en chemise, sans bas ni sou- liers, a pris* la place du factionnaire, et, le fusil sur l'épaule, monte fièrement la garde à la porte de la salle*.

' Procès-verbal des électeurs^ I, 180. Comparer Dussaulx. Œuvre des sept jours. Dussaulx, qui écrit quelque teiups apréi. intervertit sou<^ent l'ordre des faits.


i74 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE,

Les électeurs reculaient devant la responsabilité d'autoriser le mouvement. Ils accordèrent seulement la convocation des districts, et envoyèrent quelques- uns des leurs « aux postes des citoyens armés, pour les prier, au nom de la patrie, de surseoir aux attrou- pements et voies de fait. » Elles avaient commencé le soir d'une manière fort sérieuse. Des gardes fran- çaises, échappés de leurs casernes, se formèrent au Palais-Royal, marchèrent sur les Allemands et ven- gèrent leur camarade. Ils tuèrent trois cavaliers sur le boulevard, puis allèrent à la place Louis XV, qu'ils trouvèrent évacuée.

Le lundi 13 juillet, le député Guillotin, puis deux électeurs, allèrent à Versailles, et supplièrent l'Assem- blée « de concourir à établir une garde bourgeoise. > Ils firent un tableau effrayant de la crise de Paris. L'Assemblée vota deux députations, l'une au Roi, l'autre à la Ville. Elle ne tira du Roi qu'une sèche et ingrate réponse, bien étrange quand le sang coulait : « Qu'il ne pouvait rien changer aux mesures qu'il avait prises, qu'il était seul juge de leur nécessité, que la présence des députés à Paris ne pouvait faire aucun bien... » — L'Assemblée indignée arrêta : l^ que M. Necker emportait les regrets de la nation ; 2° qu'elle insistait pour l'éloignement des troupes ; 3^ que non- seulement les ministres, mais les conseils du Roi, de c[uelq^ue rang qu'ils pussent être, étaient personnelle- ment responsables des malheurs présents ; 4^ que nul pouvoir n'avait droit de prononcer l'infâme mot de banqueroute. — L'article 3 désignait assez la Reine et les princes ; le dernier les flétrissait. — L'Assemblée


INSURRECTION DE PARIS. 173

reprit ainsi sa noble attitude ; désarmée au milieu des troupes, sans autre appui que la loi, menacée pour le soir même de dispersion, d'enlèvement, elle marqua bravement ses ennemis à la face, de leur vrai nom : hanqîieroutiers ^ .

L'Assemblée, après ce vote, n'avait qu'un asile, l'assemblée même, la salle qu'elle occupait; hors de là, pas un pouce de terre au monde; aucun de ses membres n'osait plus coucher chez lui. Elle craignait aussi que la cour ne mît la main sur ses archives. La veille, le dimanche, l'un des secrétaires, Grégoire, avait enve- loppé, scellé- caché tous les papiers dans une maison de Versailles ^ Le lundi, il présida ^^wc intérim, sou- tint de son grand courage ceux qui mollissaient, leur rappelant le Jeu de Paume, et le mot du Romain : « Que le monde croule, les ruines le frapperont sans l'eifrayer. » (Impavidum ferlent ruinae.)

On déclara la séance permanente, et elle continua pendant soixante- douze heures. M. Lafayette, qui n'avait pas peu contribué au vigoureux arrêté, fut nommé vice-président.

Paris était cependant dans la plus vive anxiété. Le faubourg Saint-Honoré croyait de moment en moment voir entrer les troupes. Malgré les efforts des électeurs qui coururent la nuit pour faire déposer les armes, tout le monde s'armait; personne n'était disposé à recevoir paisiblement les Croates et les Pandours, à

• Ils allaient faire les payements avec un papier monnaie, sans autre garantie que la signature d'un roi insolvable. Voy. plus haut, p. 87.

• Mém. de Grégoire, I, 1^82.


i76 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

porter les clefs à la Reine. Le lundi matin, dès six heures, toutes les cloches de toutes les églises sonnant coup sur coup le tocsin, quelques électeurs se rendent à l'Hôtel de Ville, y trouvent déjà la foule, la ren- voient dans les districts. A huit heures, voyant qu'elle insiste, ils affirment que la garde bourgeoise est au- torisée, ce qui n'était pas encore. Le peuple crie tou- jours : Des armes! à quoi les électeurs répondent : Si la Ville en a, on ne peut les obtenir que par le prévôt des marchands. — Eh bien, envoyez-le chercher!

Le prévôt Flesselles, ce même jour, était mandé à Versailles par le Roi, à l'Hôtel de Ville par le peuple. Soit qu'il n'osât se refuser à cet appel de la foule, soit qu'il crût pouvoir mieux servir le Roi à Paris, il alla à l'Hôtel de Ville, fut applaudi dans la Grève, dit pater- nement : « Vous serez contents, mes amis, je suis votre père. » H déclara dans la salle qu'il ne voulait présider que par élection du peuple. Là-dessus, nou- veaux transports.

Il n'y avait pas encore d'armée parisienne, et l'on discutait déjà quel serait le général. L'Américain Moreau de Saint-Méry, qui présidait les électeurs, montra un buste de Lafayette, et ce nom fut fort applaudi. D'autres proposèrent, obtinrent qu'on offrît le commandement au duc d'Aumont, qui demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, et puis refusa. Le commandant en second fut le marquis de la Salle, militaire éprouvé, écrivain patriote, plein de dévoue- ment et de cœur.

Tout cela traînait, et la foule frémissait d'impa- tience, elle avait hâte d'être armée, et non sans rai-


INSURRECTION DE PARIS. 177

son. Les mendiants de Montmartre jetaient la pioche, descendaient en ville; des masses d'hommes remuaient, inconnus, sans aveu. L'effroyable misère, des cam- pagnes avait rabattu de toutes parts des troupeaux d'affamés sur Paris ; la famine Je peuplait.

Dès le matin, sur un bruit qu'il y avait du blé à Saint-Lazare, la foule y court, et y trouve en effet une masse énorme de farines, que les bons pères avaient entassées, de quoi charger plus de cinquante voitures, qui furent conduites à la Halle. On brisa tout, on mangea, on but ce qui était dans la maison; du reste, on n'emporta rien ; le premier qui essaya de le faire fut pendu par le peuple même.

Les prisonniers de Saint-Lazare avaient échappé. On délivra ceux de la Force, qui étaient détenus pour dettes. Les criminels du Chàtelet voulaient profiter du moment, et déjà enfonçaient les portes. Le concierge appela une bande de peuple qui passait; elle entra, fit feu sur les rebelles, et les força de rentrer dans Tordre.

Les armes du Garde-Meuble furent enlevées ; mais plus tard remises fidèlement.

Les électeurs, ne pouvant plus différer l'armement, essayèrent de le limiter. Ils votèrent, et le prévôt pro- nonça: Que chacun des soixante districts élirait, ar merait deux cents hommes, et que tout le reste serait désarmé. — C'était une armé de douze w^zY/^ notables; à merveille pour la police, mais très-mal pour la dé- fense. Paris eût été livré. Le même jou^, l'après-midi, on décida : Que la milice parisienne serait de qxui- rante-lmit mille hommes. La cocarde aux couleurs de

RÉV. — T. I. l'i


178 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

ia ville, bleue et rouge*. Cet arrêté fut le jour même confirmé par tous les districts.

Un comité permanent est nommé pour veiller, nuit et jour, à l'ordre public. On le forme d'électeurs. — Pourquoi les seuls électeurs? dit un homme qui s'avance. — Et qui voulez-vous qu'on nomme? — Moi, dit-il. — 11 est nommé par acclamation.

Le prévôt hasarda alors une question grave : A qui prêtera-t-on serment? — A l'assemblée des citoyens, dit vivement un électeur.

L'affaire des subsistances pressait autant que celle des armes. Le lieutenant de police, mandé par les électeurs, dit que les arrivages ne le regardaient en rien. La ville dut aviser à se nourrir comme elle pour- rait. Tous ses abords étaient occupés par les troupes ; il fallait que les fermiers, les marchands qui appor- taient les denrées, se hasardassent à traverser des postes et des camps d'étrangers qui ne parlaient qu'allemand. En supposant qu'ils arrivassent, ils trou- vaient mille difficultés pour repasser les barrières.

Paris devait mourir de faim ou vaincre, et vaincre en un jour. Comment espérer ce miracle? 11 avait l'en- nemi dans la ville même, à la Bastille et à l'École militaire, l'ennemi à toutes les barrières ; les gardes françaises, sauf un petit nombre, restaient dans leurs casernes, ne se décidaient pas encore. Que le miracle se fit par les Parisiens tout seuls, c'était presque ridi^

' Mais comme c'étaient aussi celles de la maison d'Orléans , le blanc, ancienne couleur de la France, fut ajouté sur la proposi- tion de M. de Lafayette. Voy. ses Mémoires^ II, 266. « Je vous donne, dit-il, une cocarde qui fera le tour du monde. »


INSURRECTION DE PARIS. 179

cule à dire. Ils passaient pour une population douce, amollie, honne enfant. Que ce peuple devînt tout à coup une armée, et une armée aguerrie, rien n'était moins vraisemblably.

Voilà certainement ce que pensaient les hommes froids, les notables, les bourgeois qui composaient le comité de la ville. Ils voulaient gagner du temps, ne pas aggraver l'immense responsabilité qui déjà pesait sur eux. Ils gouvernaient Paris depuis le 12 ; était-ce comme électeurs? le pouvoir électoral s'otendait-il jusque-là? Ils croyaient à tout moment voir le vieux maréchal de Broglie venir avec toutes ses troupes, leur demander compte... De là leurs hésitations, leur- conduite longtemps équivoque; de là la défiance du peuple, qui trouvait en eux son obstacle principal, et fit ses affaires sans eux.

Vers le milieu du jour, les électeurs envoyés à Ver- sailles en reviennent; ils rapportent la réponse mena- çante du Roi, le décret de l'Assemblée.

C'était tout de bon la guerre. Les envoyés avaient rencontré sur les routes la cocarde verte, couleur du comte d'Artois. Ils avaient passé à travers la cava- lerie, toutes les troupes allemandes qui stationnaient sur la route, dans leurs blancs manteaux autrichiens.

La situation était terrible, dénuée, de peu d'espoir, à voir le matériel. Mais le cœur était immense, chacun le sentait grandir d'heure en heure dans sa poitrine. Tous venaient, à l'Hôtel de Ville, s'offrir au combat; c'étaient des corporations, des quartiers qui formaient des légions de volontaires. La compagnie do l'arque^ buse offrit ses services. L'École de chirui'Kie vint


480 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Boyer en tête ; la Basoche voulait passer devant, com- battre à l'avant-garde ; tous ces jeunes gens juraient de mourir jusqu'au dernier.

Combattre? mais avec quoi; sans armes, sans fusils, sans poudre ?

L'arsenal, disait-on, était vide. Le peuple ne se tint pas content. Un invalide et un perruquier firent senti- nelle aux environs, et bientôt ils virent sortir une grande quantité de poudre, qui allait être embarquée pour Rouen. Ils coururent à l'Hôtel de Ville, et obli- gèrent les électeurs de faire apporter ces poudres. Un brave abbé se chargea de la mission périlleuse de les garder et de les distribuer au peuple*.

Il ne manquait plus que des fusils. On savait qu'il y en avait un grand dépôt dans Paris. L'intendant Ber- thier en avait fait venir trente mille, et il avait or- donné la fabrication de deux cent mille cartouches. Le prévôt ne pouvait ignorer ce grand mouvement de l'intendance. Pressé d'indiquer le dépôt, il dit que la manufacture de Charleville lui promettait trente mille fusils, et que de plus, douze mille allaient arriver d'un moment à l'autre. A l'appui de ce mensongej voilà des chariots qui traversent la Grève, portant ce mot : Artillerie. Ce sont les fusils sans doute. Le prévôt fait emmagasiner les caisses. Mais il veut des gardes fran- çaises pour en faire la distribution. On court aux

  • L'abbé Lefebvre d'Ormesson , un homme héroïque. Personne

ne rendit un plus grand service à la Révolution et à la ville de Paris. Il resta quarante-huit heures sur le volcan, parmi les fu- rieux qui se disputaient la poudre ; on tira sur lui plusieurs coups; un ivrogne vint fumer sur les tonneaux ouverts, etc.


INSURRECTION DE PARIS. 181

casernes, et comme on devait l'attendre, les officiers ne donnent pas un soldat. II faut donc que les élec- teurs distribuent les fusils eux-mêmes. Ils ouvrent les caisses!... Qu'y trouvent-ils? Des chiffons. La fureur du peuple est au comble, il crie à la trahison. Fies- selles, ne sachant que dire, s'avise de les envoyer aux Célestins, aux Chartreux : « Les moines ont des armes cachées. » Nouveau désappointement; les Chartreux ouvrent, montrent tout ; la perquisition la plus exacte ne donne pas un fusil.

Les électeurs autorisèrent les districts à fabriquer cinquante mille piques, et elles furent forgées en trente- six heures; mais ce temps si court était long pour une telle crise. Tout pouvait être fini dans la nuit. Le peuple, qui savait toujours, quand ses chefs ne savaient pas, apprit le soir l'existence du grand dépôt de fusils qui était aux Invalides. Les députés d'un district allèrent le soir même trouver le commandant Besen- val, et Sombreuil, gouverneur de l'hôtel. « J'en écri- rai à Versailles, » dit froidement Besenval. Il avertit en effet le maréchal de Broglie. Chose étrange, prodi- gieuse! il n'eut aucune réponse.

Ce silence inconcevable tenait sans doute, on l'a dit, à l'anarchie complète qui régnait dans le conseil, tous étant discordants sur tout, sauf un point bien arrêté, la dissolution de l'Assemblée nationale. Il tenait aussi, je le crois, à la méprise de la cour, qui, trop fine et trop subtile, voyait dans ce grand mouvement l'effet d'une petite intrigue, croyait que le Palais-Royal fai- sait tout, et qu'Orléans payait tout... Explication pué- rile : est-ce qu'on solde des millions d'hommes? Le duc


i82


HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.


avait donc aussi payé le soulèvement de Lyon et du Dauphiné, qui, au même moment, proclamaient le refus de l'impôt? Il avait payé les villes de Bretagne, qui prenaient les armes, payé les soldats, qui, à Ren- nes, refusèrent de tirer sur les bourgeois?

Le buste du prince, il est vrai, avait été porté en triomphe. Mais le prince lui-même était venu à Ver- sailles se remettre à ses ennemis, protester qu'il avait autant, et plus que personne, peur de cette émeute. On le pria de vouloir bien coucher au château. La cour l'ayant sous la main, croyant tenir le fabricateur de toute la machination, en eut peu d'inquiétude. Le vieux maréchal, à qui toutes les forces militaires étaient confiées en ce moment, s'enveloppa bien de troupes, tint le roi en sûreté, mit en défense Ver- saiLes, à qui personne ne songeait, et laissa les vaines fumées de Paris se dissiper d'elles-mêmes.



CHAPITRE VU

PRISE DE LA BASTILLE, 14 JUILLET 1789

Difficulté de prendre la Bastille. L'idée de l'attaque appartient au peuple. Haine du peuple pour la Bastille. Joie du monde en apprenant la prise de la Bastille. ■— Le peuple enlève les fusiliî aux Invalides. La Bastille était en défense. Thurior somme la Bastille. Les électeurs y envoient inutilement plusieurs députa- tions. Dernière attaque; Élie, Hullin. Danger du retard. La peu- ple se croit trahi, menace le prévôt, les électeurs. Les vainqueurs à l'Hôtel de Ville. Comment la Bastille se livra. Mort du goR«  verneur. Prisonniers mis à mort. Prisonniers graciés. Clémono<N ûu peuple.


Versailles, avec un gouvernement organisé, un roi, des ministres, un général, une armée, n'était qu'hé- sitation, doute, incertitude, dans la plus complète anarchie morale.

Paris, bouleversé, délaissé de toute autorité légale, dans un désordre apparent, atteignit, le 14 juillet, ce qui moralement est l'ordre le plus profond, l'unanimité des esprits.

Le 13 juillet, Paris ne songeait qu'à se défendre. Le 14, il attaqua.


181 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Le 13 au soir, il y avait encore des doutes, et il iry en eut plus le matin. Le soir était plein de trouble, de fureur désordonnée. Le matin fut lumineux et d'une sérénité terrible.

Une idée se leva sur Paris avec le jour, et tous virent la même lumière. Une lumière dans les esprits, et dans chaque cœur une voix : Va, et tu prendras la Bastille !

Cela était impossible, insensé, étrange à dire... Et tous le crurent néanmoins. Et cela se fit.

La Bastille, pour être une vieille forteresse, n'en était pas moins imprenable, à moins d'y mettre plu- sieurs jours, et beaucoup d'artillerie. Le peuple n'a- vait, en cette crise, ni le temps, ni les moyens de faire un siège régulier. L*eût-il fait, la Bastille n'a- vMt pas à craindre, ayant assez de vivres pour at- tendre un secours si proche, et d'immenses munitions de guerre. Ses murs de dix pieds d'épaisseur au som- met des tours, de trente ou quarante à la base, pou- vaient rire longtemps des boulets; et ses batteries, à elle, dont le feu plongeait sur Paris, auraient pu en attendant démolir tout le Marais, tout le faubourg Saint- Antoine. Ses tours, percées d'étroites croisées et de meurtrières, avec doubles et triples grilles, per- mettaient à la garnison de faire en toute sûreté un affreux carnage des assaillants.

L'attaque de la Bastille ne fut nullement raison- nable. Ce fut un acte de foi.

Personne ne proposa. Mais tous crurent, et tous agirent. Le long des rues, des quais, des ponts, des boulevards, la foule criait à la foule : A la Bastille ! à


PRISE DE LA BASTILLE, U JUILLET 1789. 1S3

la Bastille!... Et, dans le tocsin qui sonnait, tons en- tendaient : A la Bastille !

Personne, je le répète, ne donna Timpulsion. Les parleurs du Palais-Royal passèrent le temps à dres- ser une liste de proscription, à juger à mort la reine, la Polignac. Artois, le prévôt Flesselles, d'autres en- core. Les noms des vainqueurs de la Bastille n'offrenl pas un seul des faiseurs de motions. Le Palais-Royal ne iat pas le point de départ, et ce n'est pas non plus au Palais-Royal que les vainqueurs ramenèrent les dépouilles et les prisonniers.

Encore moins les électeurs qui siégeaient à THôtel de Ville eurent-ils l'idée de l'attaque. Loin de là, pour l'empêcher, pour prévenir le carnage que la Bastille pouvait faire si aisément, ils allèrent jusqu'à promettre au gouverneur que, s'il retirait ses canons, on ne l'attaquerait pas. Les électeurs ne trahissaient point, comme ils en furent accusés, mais ils n'avaient pas la foi.

Qui l'eut? Celui qui eut aussi le dévouement, la force, pour accomplir sa foi. Qui? Le peuple, tout le monde.

Les vieillards qui ont eu le bonheur et le malheur de voir tout ce qui s'est fait dans ce demi-siècle uni- que où les siècles semblent entassés, déclarent que tout ce qui suivit de grand, de national, sous la Ré- publique et l'Empire, eut cependant un caractère pai- tiel, non unanime, que le seul 14 juillet fut le jour du peuple entier. Qu'il reste donc, ce grand jour, qu'il reste une des fêtes éternelles du genre humain, liou-seulement pour avoir été le premier de la déli-


186 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

vrance, mais pour avoir été le plus haut dans la con- corde !

Que se passa-t-il dans cette courte nuit, où personne ne dormit, pour qu'au matin tout dissentiment, toute incertitude disparaissant avec l'ombre, ils eurent les mêmes pensées ?

On sait ce qui se fit au Palais-Royal, à l'Hôtel de Ville; mais ce qui se passa au foyer du peuple, c'est là ce qu'il faudrait savoir.

Là pourtant, on le devine assez par ce qui suivit, là chacun fit dans son cœur le jugement dernier dupasse, chacun, avant de frapper, le condamna sans retour... L'histoire revint cette nuit-là, une longue histoire de souffrances, dans l'instinci vengeur'du peuple. L'âme des pères qui, tant de siècles, souffrirent, moururent en silence, revint dans les fils, et parla.

Hommes forts, hommes patients, jusque-là si pacifi- ques, qui deviez frapper en ce jour le grand coup de la Providence, la vue de vos familles, sans ressource autre que vous, n'amollit pas votre cœur. Loin de là, regardant une fois encore vos enfants endormis, ces enfants dont ce jour allait faire la destinée, votre pensée grandie embrassa les libres générations qui sortiraient de leur berceau, et sentit dans cette jour- née tout le combat de l'avenir!...

L'avenir et le passé faisaient tous deux même ré- ponse ; tous deux ils dirent : Va !.. .

Et ce qui est hors du temps, hors de l'avenir et hors du passé, l'immuable Droit le disait aussi. L'immortel sentiment du Juste donna une assiette d'airain au cœur agité de l'homme, il lui dit : Va paisible, que


PRISE DE LA BASTILLE, 1-i JUILLET 1789. 187

t'importe? quoi qu'il t'arrive, mort, vainqueur, je suis avec toi !

Et qu'est-ce que la Bastille faisait à ce peuple ? les hommes du peuple n'y entrèrent presque jamais... Mais la justice lui parlait, et une voix qui plus forte- ment encore parle au cœur, la voix de l'humanité et de la miséricorde ; cette voix douce qui semble faible et qui renverse les tours, déjà, depuis dix ans, elle faisait chanceler la Bastille.

Il faut dire vrai; si quelqu'un eut la gloire de la renverser, c'est cette femme intrépide qui, si long- temps, travailla à la délivrance de Latude contre toutes les puissances du monde. La royauté refusa, la nation arracha la grâce ; cette femme, ou ce héros, fut couronnée dans une solennité publique. Couronner celle qui avait pour ainsi dire forcé les prisons d'État, c'était déjà les flétrir, les vouer à Texécration pu- blique, les démolir dans le cœur et dans le désir des hommes... Cette femme avait pris la Bastille.

Depuis ce temps, le peuple de la ville et du fau- bourg, qui sans cesse, dans ce lieu si fréquenté, pas- sait, repassait dans son ombre\ ne manquait pas de la maudire. Elle méritait bien cette haine. Il y avait bien d'autres prisons, mais colle-ci, c'était celle do l'arbitraire capricieux, du despotisme fantasque, de l'inquisition ecclésiastique et bureaucratique. La cour, si peu religieuse en ce siècle, avait fait de la Bastille

' Elle écrasait la rue Saint-Antoine, dit si bien Linguet, p. 147. Les vainqueurs les plus connus de la Bastille sont, ou du fau- bourg, ou du quartier de Saint-Paul, de la Culture-Sainte-Catlie- line.


i88 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

le domicile des libres esprits, la prison de la pensée. Moins remplie sous Louis XVI, elle avait été plus dure (la promenade fut ôtée aux prisonniers), plus dure, et non moins injuste : on rougit pour la France d'être obligé de dire que le crime d'un des prisonniers était d'avoir donné un secret utile à notre marine ! on craignit qu'il ne le portât ailleurs.

Le monde entier connaissait, haïssait la Bastille. Bastille, tyrannie, étaient, dans toutes les langues, deux mots synonymes. Toutes les nations, à la nou- velle de sa ruine, se crurent délivrées.

En Russie, dans cet empire du mystère et du si- lence, cette Bastille monstrueuse entre l'Europe et l'Asie, la nouvelle arrivait à peine que vous auriez vu des hommes de toutes nations crier, pleurer sur les places ; ils se jetaient dans les bras l'un de l'autre, en se disant la nouvelle : « Comment ne pas pleurer de joie? la Bastille est prise ! »

Le matin même du grand jour, le peuple n'avait pas d'armes encore.

La poudre qu'il avait prise la veille à l'arsenal, et mise à l'Hôtel de Ville, lui fut lentement distribuée pendant la nuit par trois hommes seulement. La dis- tribution ayant cessé un moment vers deux heures, la foule désespérée enfonça les portes du magasin à


  • Le fait est rapporté par un témoin peu suspect , le comte de

Ségur, ambassadeur en "Russie, qui ne partageait nullement cet enthousiasme: « Cette folie, que j'ai peine encore à croire en la racontant, etc. » Ségur, Mémoires^ III, 508.


PRISE DE LA BASTILLE, 14 JUILLET 1789. 189

coups de marteau ; chaque coup faisait feu sur l(?s clous.

Point de fusils ! il fallait aller les prendre, les enle- ver des Invalides. Cela était très-hasardeux. Les In- valides sont, il est vrai, une maison tout ouverte. Mais le gouverneur Sombreuil, vieux et brave militaire, avait reçu un fort détachement d'arlillerie et des ca- nons, sans compter ceux qu'il avait. Pour peu que ces canons servissent, la foule pouvait être prise en flanc par les régiments que Besenval avait à TÉcole-Mili- taire, facilement dispersée.

Ces régiments étrangers auraient-ils refusé d'agir? Quoi qu'en dise Besenval, il est permis d'en douter. Ce qui apparaît bien mieux, c'est que, laissé sans or- dre, il était lui-même plein d'hésitation et comme pa- ralysé d'esprit. Le matin même, à cinq heures, il avait eu une visite étrange. Un homme entre, pâle, les yeux enflammés, la parole rapide et courte, le maintien audacieux... Le vieux fat, qui était l'officier le plus frivole de l'ancien régime, mais brave et froid, regarde l'homme, et le trouve beau ainsi : « Monsieur le baron, dit l'homme, il faut qu'on vous avertisse pour éviter la résistance. Les barrières seront brûlées aujourd'hui* ; j'en suis sûr, et n'y peux rien, vous non plus. N'essayez pas de l'empêcher. »

  • On voit par ce mot qu'à cinq heures, il n'y avait aucun plan

de formé. L'homme en question, qui n'était pas du peuple, répé- tait selon toute apparence les bruits du Palais-Royal. — Les uto- pistes s'entretenaient depuis longtemps de l'utilité de détruire la Bastille, formaient des plans, etc. Mais l'idée héroïque, insensée, de la prendre en un jour, ne put venir qu'au peuple mémo.


190 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Besenval n'eut pas peur. Mais il n'avait pas moins reçu le coup, subi l'effet moral. « Je lui trouvai, dit-il, je ne sais quoi d'éloquent qui me frappa... J'aurais dû le faire arrêter, et je n'en fis rien. » C'étaient l'an- cien régime et la Révolution qui venaient de se voir face à face, et celle-ci laissait l'autre saisi de stupeur.

Il n'était pas neuf heures, et déjà trente mille hommes étaient devant les Invalides. On voyait en tête le procureur de la ville ; le comité des électeurs n'avait osé le refuser. On voyait quelques compagnies de gardes françaises, échappées de leur caserne. On remarquait au milieu les clercs de la Basoche, avec leur vieil habit rouge, et le curé de Saint-Étienne-du- Mont, qui, nommé président de l'assemblée réunie dans son église, ne déclina pas l'office périlleux de conduire la force armée.

Le vieux Sombreuil fut très-habile. Il se présenta à la grille, dit qu'il avait effectivement des' fusils, mais que c'était un dépôt qui lui était confié, que sa délica- tesse de militaire et de gentilhomme ne lui permettait pas de trahir. Cet argument imprévu arrêta la foule tout court ; admirable candeur du peuple, à ce premier âge de la Révolution. — Sombreuil ajoutait qu'il avait envoyé un courrier à Versailles, qu'il attendait la ré- ponse, le tout avec force protestations, d'attachement et d'amitié pour l'Hôtel de Ville et la ville en général.

La plupart voulaient attendre. Il se trouva là heu- reusement un homme moins scrupuleux* qui empêcha

' Un seul des citoyens rassemblés. Procès-ver 1/ al des électeurs, I, 300.


PRISE DE LA BASTILLE. 14 JUILLET 1789. l'Jl

la foule d'être ainsi mystifiée. Il n'y avait pas de temps à perdre ; et ces armes, à qui étaient-elles, sinon à la nation?... On sauta dans les fossés, et l'hôtel fut envahi ; vingt-huit mille fusils furent trouvés dans les caves, enlevés, avec vingt pièces de canon.

Tout ceci entre neuf et onze. Mais courons à la Bastille.

Le gouverneur De Launey était sous les armes, dès le 13, dès deux heures de nuit. 11 n'avait négligé aucune précaution. Outre ses canons de tours, il en avait de l'Arsenal, qu'il mit dans la cour, chargés à mitraille. Sur les tours, il fit porter six voitures de pavés, de boulets et de ferraille, pour écraser les assaillants *. Dans les meurtrières du bas, il avait douze gros fusils de rem- part qui tiraient chacun une livre et demie de balles. En bas, il tenait ses soldats les plus sûrs, trente-deux Suisses, qui n'avaient aucun scrupule de tirer sur des Français. Ses quatre-vingt-deux invalides étaient pour la plupart dispersés, loin des portes, sur les tours. Il avait évacué les bâtiments avancés qui couvraient le pied de la forteresse.

Le 13, rien, sauf des injures que les passants ve- naient dire à la Bastille.

Le 14, vers minuit, sept coups de fusils sont tirés sur les factionnaires des tours. Alarme ! Le gouverneur monte avec l'état-major, reste une demi-heure, écou- tant les bruits lointains de la ville ; n'entendant plus rien, il descend.


• Biograi)hle Michaudy article De Launey, rédigé d'aprée les reni;eii>nements de .sa famille-


192 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Le matin, beaucoup de peuple, et de moment en moment, des jeunes gens (du Palais-Royal? ou autres): ils crient qu'il faut leur donner des armes. On ne les écoute pas. On écoute, on introduit la députation paci- fique de l'Hôtel de Ville qui, vers dix heures, prie le gouverneur de retirer ses canons, promettant que, s'il ne tire point, on ne l'attaquera pas. Il accepte volon- tiers, n'ayant nul ordre de tirer, et plein de joie, oblige les envoyés de déjeuner avec lui.

Comme ils sortaient, un homme arrive, qui parle d'un tout autre ton.

Un homme violent, audacieux, sans respect humain, sans peur ni pitié, ne connaissant nul obstacle, ni délai, portant en lui le génie colérique de la Révolution... Il venait sommer la Bastille.

La terreur entre avec lui. La Bastille a peur; le gouverneur ne sait pourquoi, mais il se trouble, il balbutie.

L'homme, c'était Thuriot, un dogue terrible, de la race de Danton; nous le retrouverons deux fois, au commencement et à la fin ; sa parole est deux fois mor- telle : il tue la Bastille \ il tue Robespierre.

11 ne doit pas passer le pont, le gouverneur ne le veut pas, et il passe. De la première cour, il marche à la seconde ; nouveau refus, et il passe ; il franchit le second fossé par le pont-levis. Et le voilà en face de l'énorme grille qui fermait la troisième cour. Celle-ci

  • Il la tue de deux manières. Il y porte la division , la démora-

lisation ; et quand elle est prise, c'est lui qui propose de la démolir. Il tue Robespierre, en lui refusant la parole, au Tburiot était alors président do la Convention.


PRISE DE LA BASTILLE, U JUILLET 1789. i«J3

semblait moins une cour qu'un puits monstrueux, dont les huit tours, unies entre elles, formaient les pa- rois. Ces affreux géants ne regardaient point du côté de cette cour, n'avaient point une fenêtre. A leur pied, dans leur ombre, était l'unique promenade du prisonnier ; perdu au fond de l'abîme, oppressé de ces masses énormes, il n'avait à contempler que l'inexo- rable nudité des murs. D'un côté seulement, l'on avait placé une horloge entre deux figures de captifs aux fers, comme pour enchaîner le temps et faire plus lour- dement peser la lente succession des heures.

Là étaient les canons chargés, la garnison, Tétat- major.

Rien n'imposa à Thuriot : « Monsieur, dit-il au gouverneur, je vous somme au nom du peuple, au nom de l'honneur et de la patrie, de retirer vos canons, et de rendre la Bastille. » Et, se tournant vers la garni- son, il répéta les mêmes mots.

Si M. de Launey eût été un vrai militaire, il n'eût pas introduit ainsi le parlementaire au cœur de la place; encore moins l'eût-il laissé haranguer la gar- nison. Mais il faut bien remarquer que les officiers de la Bastille étaient la plupart officiers par la grâce du lieutenant de police ; ceux mêmes qui n'avaient servi jamais portaient la croix de Saint-Louis. Tous, depuis le gouTerneur jusqu'aux marmitons, avaient acheté leurs places, et ils en tiraient parti. Le gouverneur, à ses soixante mille livres d'appointement, trouvait moyen chaque année d'en ajouter tout autant par ses rapines. 11 nourrissait sa maison aux dépens des pri- sonniers; il avait réduit leur chauffage, gngnnit sur

RÉV. — T. I. 13


19i HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

leur vin^ sur leur triste mobilier. Chose impie, bar bare, il louait à un jardinier le petit jardin de la Bas- tille, qui couvrait un bastion, et pour ce misérable gain, il avait ôté aux prisonniers cette promenade, ainsi que celle des tours, c'est-à-dire l'air et la lumière.

Cette âme basse et avide avait encore une chose qui lui abaissait le courage : il savait qu'il était connu ; les terribles Mémoires de Linguet avaient rendu de Launey illustre en Europe. La Bastille était haïe, mais le gou- verneur était personnellement haï. Les cris furieux du peuple, qu'il entendait, il les prenait pour lui-même ; il était plein de trouble et de peur.

Les paroles de Thuriot eurent un effet différent sur les Suisses et sur les Français. Les Suisses ne les com- prirent pas ; leur capitaine, M. de Flue, fut résolu à tenir. Mais l' état-major, mais les invalides furent ébranlés ; ces vieux soldats, en rapport habituel avec le peuple du faubourg, n'avaient nulle envie de tirer sur lui. Voilà la garnison divisée; que feront les deux partis ? s'ils ne peuvent s'accorder, vont-ils tirer l'un sur l'autre?

Le triste gouverneur, d'un ton apologétique, dit ce qui venait d'être convenu avec la Ville. 11 jura et fit jurer à la garnison, que s'ils n'étaient attaqués, ils ne commenceraient pas.


^ Le gouverneur avait droit de faire entrer cent pièces de vin franches d'octroi. Il vendait ce droit à un cabaret, et en tirait du vinaigre pour donner aux prisonniers. Linguet, p. 86. ^oir, dans la Bastille dévoilée , l'histoire d'un prisonnier riche que de Lau- ney menait la nuit chez une fille que lui, de Launey, avait mise dans ses meubles , mais qu'il ne voulait plus payer.


PRISE DE LA BASTILLE, 14 JUILLET 1789. 105

Thuriot ne s'en tint pas là. Il veut monter sur les

. tours, voir si effectivement les canons sont retirés.

De Launey, qui n'en était pas à se repentir de l'avoir

déjà laissé pénétrer si loin, refuse; mais ses officiers

le pressent, il monte avec Thuriot.

Les canons étaient reculés^ masqués, toujours en direction. La vue de cette hauteur de cent quarante pieds était immense, effrayante; les rues, les places, pleines de peuple; tout le jardin de l'arsenal comble d'hommes armés... Mais voilà de l'autre côté une masse noire qui s'avance... C'est le faubourg Saint- Antoine.

Le gouverneur devint pâle. Il prend Thuriot au bras: € Qu'avez-vous fait ? vous abusez du titre de parlemen- taire ! vous m'avez trahi ! »

Tous deux étaient sur le bord, et de Launey avait une sentinelle sur la tour. Tout le monde dans la Bas- tille faisait serment au gouverneur ; il était, dans sa forteresse, le roi et la loi. Il pouvait se venger encore...

Mais ce fut tout au contraire Thuriot qui lui fit peur: « Monsieur, dit-il, un mot de plus, et je vous jure qu'un de nous deux tombera dans le fossés »

Au moment même, la sentinelle approche, aussi troublée que le gouverneur, et s'adressant à Thuriot : « De grâce, monsieur, montrez-vous, il n'y a pas de temps à perdre ; voilà qu'ils s'avancent... Ne vous voyant pas, ils vont attaquer. » Il passa la tête aux créneaux; et le peuple, le voyant en vie, et fièrement

' Récit de la conduite de M. Thuriot, à la suite de Dussaulx, Œuvre des sept jours^ p. 408. Comparer la Procès-verbal des électeurs^ 1. 1, p. 310.


196 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

monté sur la tour, poussa une immense clameur de joie et d'applaudissement.

Thuriot descendit avec le gouverneur, traversa de nouveau la cour, et parlant encore à la garnison : « Je vais faire mon rapport; j'espère que le peuple ne se refusera pas à fournir une garde bourgeoise qui garde la Bastille avec vous^ »

Le peuple s'imaginait entrer dans la Bastille, à la sortie de Thuriot. Quand il le vit partir pour faire son rapport à la Ville, il le prit pour traître et le menaça. L'impatience allait jusqu'à la fureur ; la foule prit trois invalides, et voulait les mettre en pièces. Elle s'empara d'une demoiselle qu'elle croyait être la fille du gou- verneur, il y en avait qui voulaient la brûler, s'il refusait de se rendre. D'autres l'arrachèrent de leurs mains. « Que deviendrons-nous, disaient-ils, si la Bastille n'est pas prise avant la nuit?... » Le gros Santerre, un brasseur que le faubourg s'était donné pour commandant, proposait d'incendier la place en y lançant de l'huile d'œillet et d'aspic S qu'on avait saisie la veille et qu'on enflammerait avec du phos- phore. Il envoyait chercher des pompes.

Un charron, ancien soldat, sans s'amuser à ce par- lage, se mit bravement à l'œuvre. Il avance, la hache à la main, monte sur le toit d'un petit corps de garde, voisin du premier pont-levis, et sous une grêle de balles il travaille paisiblement, coupe, abat les chanes, fait

' Cette fière et audacieuse parole est rapportée par les assiégés. Voy. leur Déclaration, à la suite de Dussaulx, p. 449.

  • C'est lui-même qui se vante de cette sottise. Procès-verbal

des électeurs. I, 38?;.


PRISE DE LA BASTILLE, il JUILLET 1789. 11)7

tomber le pont. La foule passe; elle est dans la cour. ()!i tirait à la fois des tours et des meurtrières qui étaient au bas. Les assaillants tombaient en foule, et ne faisaient aucun mal à la garnison. De tous les coups de fusil qu'ils tirèrent tout le jour, deux portèrent: ur seul des assiégés fut tué.

Le comité des électeurs, qui déjà voyait arriver les blessés à l'Hôtel de Ville, qui déplorait l'effusion du sang, aurait voulu l'arrêter. Il n'y avait plus qu'un moyen pour cela, c'était de sommer la Bastille au nom de la Ville, et d'y faire entrer la garde bourgeoise. Le prévôt hésitait fort; Fauchet insista^; d'autres élec- teurs pressèrent. Ils allèrent, comme députés ; mais, dans le feu et la fumée, ils ne furent pas même vus ; ni la Bastille ni le peuple ne cessèrent de tirer. Les députés furent dans le plus grand péril.

Une seconde députation, le procureur de la Ville marchant à la tête, avec un tambour et un drapeau, fut aperçue de la place. Les soldats qui étaient sur les tours arborèrent un drapeau blanc, renversèrent leurs armes. Le peuple cessa de tirer, suivit la députation, entra dans la cour. Arrivés là, ils furent accueillis d'une furieuse décharge qui coucha plusieurs hommes parterre, à côté des députés. Très-probablement, les Suisses qui étaient en bas avec de Launey ne tinrent compte des signes que faisaient les invalides*.

' Si Ton en croit lui-même, il eut l'honneur de cette initiative. Fauchet, Discours bur la liberté, prononcé le août 89 à Saint- Jacques, p. 1 1 .

' C'est la vraie manière de concilier les déclarations, opposées en ipparence, des assiégés et de la députation.


108 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

La rage du peuple fut inexprimable. Depuis le matin, on disait que le gouverneur avait attiré la foule dans la cour pour tirer dessus ; ils se crurent trompés deux fois, et résolurent de périr ou de se venger des traîtres. A ceux qui les rappelaient, ils disaient dans leur trans- port : « Nos cadavres serviront du moins à combler les fossés ! » Et ils allèrent obstinément , sans se dé- courager jamais, contre la fusillade, contre ces tours meurtrières, croyant qu'à force de mourir, ils pour- raient les renverser.

Mais alors, et de plus en plus, nombre d'hommes généreux qui n'avaient encore rien fait s'indignèrent d'une lutte tellement inégale qui n'était qu'un assas- sinat. Ils voulurent en être. Il n'y eut plus moyen de tenir les gardes-françaises ; tous prirent parti pour le peuple. Ils allèrent trouver les commandants nommés par la Ville et les obligèrent de leur donner cinq ca- iaons. Deux colonnes se formèrent, l'une d'ouvriers et de bourgeois, l'autre de gardes-françaises. La pre- mière prit pour son chef un jeune homme d'une taille et d'ane force héroïques, Hullin, horloger de Genève, mais devenu domestique, chasseur du marquis de Conflans; le costume hongrois de chasseur fut pris sans doute pour un uniforme ; les livrées de la servi- tude guidèrent le peuple au combat de la liberté. Le chef de l'autre colonne fut Élie, officier de fortune, du régiment de la reine, qui, d'abord en habit bourgeois, prit son brillant uniforme , se désignant bravement aux siens et à l'ennemi. Dans ses soldats, il en avait un, admirable de vaillance, de jeunesse, de pureté, l'une des gloires delà France, Marceau, qui se con-


PRISE DE LA BASTILLE, 14 JUILLET 1789. 199

tenta de combattre, et ne réclama rien dans l'honneur de la victoire.

Les choses n'étaient guère avancées quand ils arri- vèrent. On avait poussé, allumé trois voitures de paille, brûlé les casernes et les cuisines. Et l'on ne savait plus que faire. Le désespoir du peuple retombait sur l'Hôtel de Ville. On accusait le prévôt, les électeurs, on les pressait avec menaces d'ordonner le siège de la Bastille. Jamais on n'en put tirer l'ordre.

Divers moyens bizarres, étranges, étaient proposés aux électeurs pour prendre la forteresse. Un charpen- tier conseillait un ouvrage de charpenterie, une cata- pulte romaine pour lancer des pierres contre les murailles. Les commandants de la Ville disaient qu'il fallait attaquer dans les règles , ouvrir la tranchée. Pendant ces longs et vains discours , on apporta , on lut un billet que l'on venait de saisir ; Besenval écri- vit à de Launey de tenir jusqu'à la dernière extré- mité.

Pour sentir le prix du temps , dans cette crise su- prême , pour s'expliquer l'effroi du retard, il faut savoir qu'à chaque instant il y avait de fausses alertes. On supposait que la cour, instruite à deux heures de l'at- taque de la Bastille, commencée depuis midi, prendrait ce moment pour lancer sur Paris ses Suisses et ses Al- lemands. Ceux de l'École-Militaire passeraient-ils le jour sans agir? cela n'était pas vraisemblable. Ce que dit Besenv^ du peu de fonds qu'il pouvait faire sur ses troupes a l'air d'une excuse. Les Suisses se mon- trèrent très-fermes à la Bastille, il y parut au carnage; les dragons allemands avaient tiré plusieurs fois le 12.


ÎOO HISTOIRE DE LA RÉVOLUI^ON FRANÇAISE.

tué des gardes-françaises ; ceux-ci avaient tué des dra- gons; la haine de corps assurait la fidélité.

Le faubourg Saint-Honoré dépavait, se croyait atta- qué de moment en moment; La Villette était dans les mêmes transes, et effectivement un régiment vint l'occuper, mais trop tard.

Toute lenteur semblait trahison. Les tergiversations du prévôt le rendaient suspect, ainsi que les électeurs. La foule indignée sentit qu'elle perdait le temps avec eux. Un vieillard s'écrie : « Amis, que faisons-nous là avec ces traîtres ? allons plutôt à la Bastille ! » Tout s'écoula; les électeurs stupéfaits se trouvèrent seuls... L'un d'eux sort, et rentrant tout pâle, avec le visage d'un spectre : « Vous n'avez pas dix minutes à vivre, si vous restez... La Grève frémit de rage... Les voilà qui montent... » Ils n'essayèrent pas de fuir, et c'est ce qui les sauva.

Toute la fureur du peuple se concentra sur le pré- vôt des marchands. Les envoyés des districts venaient successivement lui jeter sa trahison à la face. Une partie des électeurs se voyant compromis devant le peuple, par son imprudence et ses mensonges, tour- nèrent contre lui, l'accusèrent. D'autres, le bon vieux Dussaulx (le traducteur de Juvénal), l'intrépide Fau- chet, essayèrent de le défendre, innocent ou coupable, de le sauver de la mort. Forcé par le peuple de passer du bureau dans la grande salle Saint- Jean, ils l'entou- rèrent, et Fauchet s'assit à côté de lui. Les affres de la mort étaient sur son visage : « Je le voyais, dit Dussaulx, mâchant sa dernière bouchée de pain, elle lui restait aux dents, et il la garda deux heures sans


PRISE DE LA BASTILLE, 14 JUILLET 1789. 201

venir à bout de l'avaler. > Environné de papiers, de lettres, de gens qui venaient lui parler affaires, au milieu des cris de mort, il faisait effort pour répondre avec affabilité. Ceux du Palais-Royal et du district de Saint-Roch étant les plus acharnés, Fauchet y courut pour demander grâce. Le district était assemblé dans l'église de Saint-Roch ; deux fois , Fauchet monta en chaire, priant, pleurant, disant les paroles ardentes que son grand cœur pouvait trouver dans cette néces- sité; sa robe, toute criblée des balles de la Bastille\ était éloquente aussi; elle priait pour le peuple même, pour l'honneur de ce grand jour, pour laisser pur et sans tache le berceau de la liberté.

Le pré\ôt, les électeurs restaient à la salle Saint- Jean, entre la vie et la mort, plusieurs fois couchés en joue. Tous ceux qui étaient là, dit Dussaulx, étaient comme des sauvages : parfois, ils écoutaient, regar- daient en silence ; parfois , un murmure terrible , comme un tonnerre sourd, sortait de la foule. Plusieurs parlaient et criaient, mais la plupart étaient étourdis de la nouveauté du spectacle. Les bruits, les voix, les nouvelles, les alarmes les lettres saisies , les décou- vertes vraies ou fausses , tant de secrets révélés , tant d'hommes amenés au tribunal, brouillaient l'es- prit et la raison ; un des électeurs disait : « N*est-ce pas le Jugement dernier?... » L'étourdissement était arrivé à ce point qu'on avait tout oublié, le prévôt et la Bastille*.


» Fauchet, Bouche de fer, n» XVI, nov. 90, t. III, p. 2U.

• Le procès- verbal indique cependant qu'on préparait une nou-


20^2 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Il était cinq heures et demie. Un cri monte de la Grève. Un grand bruit, d'abord lointain, éclate, avance, se rapproche, avec la rapidité, le fracas de la tem- pête... La Bastille est prise!

Dans cette salle déjà pleine, il entre d'un coup mille hommes, et dix mille poussaient derrière. Les boise- ries craquent, les bancs se renversent, la barrière est poussée sur le bureau, le bureau sur le président.

Tous armés, de façons bizarres, les uns presque nus, d'autres vêtus de toutes couleurs. Un homme était porté sur les épaules et couronné de lauriers, c'était Éhe, toutes les dépouilles et les prisonniers autour. En tête, parmi ce fracas où Ton n'aurait pas entendu la foudre, marchait un jeune homme recueilli et plein de religion ; il portait suspendue et percée de sa baïon- nette une chose impie, trois fois maudite, le règlement de la Bastille.

Les clefs aussi étaient portées, ces clefs monstrueu- ses, ignobles, grossières, usées par les siècles et par les douleurs des hommes. Le hasard ou la Providence voulut qu'elles fussent remises à un homme qui ne les connaissait que trop, à un ancien prisonnier. L'Assem- blée nationale les plaça dans ses Archives, la vieille machine des tyrans à côté des lois qui ont brisé les tyrans. Nous les tenons encore aujourd'hui ces clefs, dans l'armoire de fer des Archives de la France... Ah! puissent, dans l'armoire de fer, venir s'enfermer les clefs de toutes les Bastilles du monde!


Telle députation , et que le commandant de la Salle voulait enfin prondre part à l'action.


PRISE DE LA BASTILLE, 14 JUILLET 1789. Î03

La Bastille ne fut pas prise, il faut le dire, elle se livra. Sa mauvaise conscience la troubla, la rendit folle et lui fit perdre l'esprit.

Les uns voulaient qu'on se rendît, les autres tiraient, surtout les Suisses qui, cinq heures durant, sans pé- ril, n'ayant nulle chance d'être atteints, désignèrent, visèrent à leur aise, abattirent qui ils voulaient. Ils tuèrent quatre-vingt-trois hommes, en blessèrent qua- tre-vingt-huit. Vingt des morts étaient de pauvres pères de famille qui laissaient des femmes, des enfants pour mourir de faim.

La honte de cette guerre sans danger, l'horreur de verser le sang français, qui ne touchaient guère les Suisses, finirent par faire tomber les armes des mains des invalides. Les sous-officiers, à quatre heures, prièrent, supplièrent de Launey de finir ces assassi- nats. Il savait ce qu'il méritait ; mourir pour mourir, il eut envie un moment de se faire sauter, idée horri- blement féroce : il aurait détruit un tiers de Paris. Ses cent trente-cinq barils de poudre auraient soulevé la Bastille dans les airs, écrasé, enseveli tout le fau- bourg, tout le Marais, tout le quartier de l'Arsenal... II prit la mèche d'un canon. Deux sous-officiers empê- chèrent le crime, ils croisèrent la baïonnette, et lui fer mèrent l'accès des poudres. Il fit mine alors de s€ tuer, et prit un couteau qu'on lui arracha.

Il avait perdu la tête, et ne pouvait donner d'ordre*. Quand les gardes- françaises eurent mis leurs canons

  • Dès le matin, au témoignage de Thuriot. Voy. le Procès-vor-

bal «les électeurs.


204 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

en batterie, et tiré (selon quelques-uns), le capitaine des Suisses vit bien qu'il fallait traiter; il écrivit, il passa un billet * où il demandait à sortir avec les hon- neurs de la guerre. — Refusé. — Puis, la vie sauve. — Hullin et Élie promirent.

La difficulté était de faire exécuter la promesse. Empêcher une vengeance entassée depuis des siècles, irritée par tant de meurtres que venait de faire la Bastille, qui pouvait cela?... Une autorité qui datait d'une heure, qui venait de la Grève à peine, qui n'était même connue que des deux petites bandes de l'avant- garde, n'était pas suffisante pour contenir cent mille hommes qui suivaient.

La foule était enragée, aveugle, ivre de son danger même. Elle ne tua cependant qu'un seul homme dans la place, elle épargna ses ennemis les Suisses, qu'à leurs sarraux elle prenait pour des domestiques ou des prisonniers; elle blessa, maltraita ses amis les invali- des. Elle aurait voulu pouvoir exterminer la Bastille; elle brisa à coups de pierres les deux esclaves du ca- dran; elle monta aux tours pour insulter les canons; plusieurs s'en prenaient aux pierres, et s'ensanglan- taient les mains à les arracher. On alla vite aux ca- chots délivrer les prisonniers; deux étaient devenus fous. L'un, effarouché du bruit, voulait se mettre en défense; il fut tout surpris quand ceux qui brisèrent sa porte se jetèrent dans ses bras en le mouillant de leurs larmes. Un autre, qui avait une barbe iusqu'à

  • Pour l'aller prendre, on plaça une plancne sur le fossé. Le

premier qui s'y hasarda tomba; le second (Arné? ou Maillard?), fut plus heureux, et rapporta le billet.



Prise de lu Bu.-lillo.


UKVOLUTIOV i.i:\\(


PlUSE DE LA BASTILLE, U JUILLIlI Maiè, Î05

la ceinture, demanda comment se portait Louis XV; il croyait qu'il régnait encore. A ceux qui demandaient son nom il disait qu'il s'appelait le major de Tlm- mensité.

Les vainqueurs n'avaient pas fini; ils soutenaient dans la rue Saint-Antoine un autre combat. En avan- çant vers la Grève, ils rencontraient de proche en proche des foules d'hommes, qui, n'ayant pas pris part au combat, voulaient pourtant faire quelque chose, tout au moins massacrer les prisonniers. L'un fut tué dès la rue des Tournelles, un autre sur le quai. Des femmes suivaient échevelées, qui venaient de recon- naître leurs maris parmi les morts, et elles les lais- saient là pour courir aux assassins; l'une d'efles, écu- mante, demandait à tout le monde qu'on lui donnât un couteau.

De Launey était mené, soutenu, dans ce grand pé- ril, par deux hommes de cœur et d'une force peu com- mune, Hullin, et un autre. Ce dernier alla jusqu'au Petit-Antoine, et fut arraché de lui par un tourbillon de foule. Hullin ne lâcha pas prise. Conduire son homme de là à la Grève, qui est si près, c'était plus que les douze travaux d'Hercule. Ne sachant plus com- ment faire, et voyant qu'on ne connaissait de Launey qu'à une chose, que seul il était sans chapeau, il eut l'idée héroïque de lui mettre le sien sur la tête, et dès ce moment reçut les coups qu'on lui destinait*. Il passa

  • La tradition royaliste , qui a la tâche difficile de rendre inté-

ressants les moins intéressants des hommes, a prétendu que de Launey, plus héroïque encore qu'Huiiin, lui aurait rerais le clia- peau sur la tète, aimant mieux périr que «le lexposer. La mémo


206 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

enfin TArcade-Saint-Jean ; s'il pouvait lui faire monter le perron, le lancer dans l'escalier, tout était fini. La foule le voyait bien; aussi, de son côté, fit-elle un furieux effort. La force de géant qu'Hullin avait dé- ployée ne lui servit plus ici. Étreint du boa énorme que la masse tourbillonnante serrait et resserrait sar lui, il perdit terre, fut poussé, repoussé, lancé sur la pierre. Il se releva par deux fois. A la seconde, il vit dans l'air, au bout d'une pique, la tête de de Launey.

Une autre scène se passait dans la salle Saint-Jean. Les prisonniers étaient là, en grand danger de mort, on s'acharnait surtout contre trois invalides qu'on croyait avoir été les canonniers de la Bastille. L'un était blessé; le commandant de La Salle, par d'in- croyables efforts, en invoquant son titre de comman- dant, vint à bout de le sauver ; pendant qu'il le menait dehors, les deux autres furent entraînés, accrochés à la lanterne du coin de la Vannerie, en face de l'Hôtel de Ville.

Ce grand mouvement, qui semblait avoir fait oublier Flesselles* fut pourtant ce qui le perdit. Ses implaca-


tradition fait honneur du même fait, quelques jours après, à l'in- tendant de Paris , Bertier. On raconte enfin que le major de la Bastille, reconnu et défendu, à la Grève, par un de ses anciens prisonniers qu'il avait traité avec bonté , l'aurait éloigné en lui disant : « Vous vous perdrez sans me sauver. » Ce dernier récit, authentique, a très-probablement donné l'idée des deux autres. Pour de Launey et Bertier, leurs précédents n'ont rien qui nous porte à croire à l'héroïsme de leurs derniers moments. Le silence de la biographie Michaud, dans l'article de Launey rédigé d'après les renseignements de la famille , indique assez qu'elle-même ne croyait pas à cette traditioa.


PRISE DE LA BASTILLE, 14 JUILLET 178^. i07

bles accusateurs du Palais-Royal, peu nombreux, mais mécontents de voir la foule occupée de toute autre affaire, se tenaient près du bureau, le menaçaient, le sommaient de les suivre... 11 finit par leur céder, soit qu'une si longue attente de la mort lui parût pire que la mort même, soit qu'il espérât échapper dans la préoccupation universelle du grand événement du jour : « Eh bien, messieurs, dit-il, allons au Palais-Royal » Il n'était pas au quai, qu'un jeune homme lui cassa la tête d'un coup de pistolet.

La masse du peuple accumulé dans la salle ne de- mandait pas de sang ; il le voyait couler avec stupeur, dit un témoin oculaire. Il regardait bouche béante ce prodigieux spectacle, bizarre, étrange à rendre fou. Les armes du Moyen âge, de tous les âges, se mê- laient; les siècles étaient présents. Élie, debout sur une table, le casque en tête, à la main son épée faussée à trois places, semblait un guerrier romain. Il était tout entouré de prisonniers, et priait pour eux. Les gardes-françaises demandaient pour récompense la grâce des prisonniers.

A ce moment on amène, on apporte plutôt, un homme suivi de sa femme ; c'était le prince de Mont- barry, ancien ministre, arrêté à la barrière. La femme s'évanouit, l'homme est jeté sur le bureau, tenu sous les bras de douze hommes, plié en deux... Le pauvre diable, dans cette étrange attitude, expliqua qu'il u'é tait plus ministre depuis longtemps, que son fils avait eu grande part à la révolution de sa province.... 1.^ commandant de la Salle parlait pour lui, et s'exposait beaucoup lui-même. Ceiiendant on s'adoucit, on lâcha


208 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

prise un moment. De la Salle, qui était très-fort, enleva le malheureux... Ce coup de force plut au peuple et fut applaudi. . .

Au moment même, le brave et excellent Élie trouva moyen de finir d'un coup tout procès, tout jugement. Il aperçut les enfants du service de la Bastille, et se mit à crier : « Grâce pour les enfants ! grâce ! »

Vous auriez vu alors les visages bruns, les mains noircies par la poudre, qui commençaient à se laver de grosses larmes, comme tombent après l'orage les grosses gouttes de pluie... Il ne fut plus question de justice, ni de vengeance. Le tribunal était brisé. Élie avait vaincu les vainqueurs de la Bastille. Ils firent jurer aux prisonniers fidélité à la nation, et les emme- nèrent avec eux ; les invalides s'eu allèrent paisible- ment à leur hôtel ; les gardes-françaises s'emparèrent des Suisses, les mirent en sûreté dans leurs rangs, les conduisirent à leurs propres casernes, les logèrent et les nourrirent.

Les veuves, chose admirable! se montrèrent aussi magnanimes. Indigentes et chargées d'enfants, elles ne voulurent pas recevoir seules une petite somme qui leur fut distribuée ; elles mirent dans le partage la veuve d'un pauvre invalide qui avait empêché la Bas- tille de sauter, et qui fut tué par méprise. La femme de l'assiégé fut ainsi comme adoptée par celles des assiégeantes.



LIVRE II

14 JllLLET — 6 OCTOBKE I78Î)


CHAPITRE PREMIER

LA FAUSSE PAIX

Versailles, le 14 juillet. Le Roi â l'Assemblée, 15 juillet. Deuil et misère de Paris. Députation à l'Assemblée de la ville de Paris, 15 juillet La fausse paix. Le Roi va à Paris, 17 juillet. Pre- mière émigration : Artois, Condé, Polignac, etc. Isolement du Roi.

L'Assemblée passa toute la journée du 14 entre deux craintes, les violences de la Cîour, les violences de Paris, les chances d'une insurrection, peut-être mal- heureuse, qui tuerait la liberté. On écoutait tous les


REV. — T. I,


14


210 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

bruits, on mettait l'oreille à terre, on croyait recon- naître le retentissement d'une canonnade lointaine. Ce mouvement pouvait être le dernier ; plusieurs voulaient qu'on posât à la hâte les bases de la constitution, que l'Assemblée, si elle devait être dispersée, détruite, laissât d'elle ce testament, cette lumière pour guider la résistance.

La cour organisait l'attaque ; peu de choses man quaient pour l'exécution. A deux heures, l'intendant Bertier en ordonnait encore les détails à l' École-Mili- taire. Son beau-père, Foulon, sous-ministre de la guerre, achevait à Versailles les préparatifs. Paris devait, à la nuit, être attaqué de sept côtés à la fois ^ . On discutait en conseil la liste des députés qui seraient enlevés le soir; on proscrivait celui-ci, on exemptait celui-là; M. de Breteuil défendait l'innocence de Bailly. La Reine cependant et madame de Polignac allaient à l'Oran- gerie animer les troupes, faire donner du vin aux sol- ^ts, qui dansaient et formaient des rondes. Pour com- pléter l'enivrement, la belle des belles emmenait chez elle les officiers, les troublait de liqueurs, de ses douces paroles et de ses regards... Ces aveugles une fois lan- cés, la nuit aurait été sanglante... On surprit leurs lettres, où ils écrivaient : « Nous marchons à l'en- nemi... » Quel ennemi? La loi et la France.

Voilà cependant un tourbillon de poussière sur Fa- venue de Paris, c'est un gros de cavaliers, c'est le prince de Lambesc, avec tous ses officiers, qui fuit le peuple de Paris... Mais il trouve celui de Versailles*

» Bailly,!, 391,392.


LA FAUSSE PAIX. 211

si Ton n'eût craint de blesser les autres, on aurait tiré sur lui.

M. de Noailles arrive : 4( La Bastille est prise. » M. de Wimpfen arrive : € Le gouverneur est tué, il a failli être traité comme lui. » Deux envoyés des élec- teurs viennent enfin, exposent à 1* Assemblée l'état affreux de Paris. On s'indigne, on invoque contre la cour et les ministres la vengeance de Dieu et des hommes... Des têtes ! dit Mirabeau; il nous faut M. de Broglie^ »

Une députation de l'Assemblée va trouver le Roi, et n'en tire que deux paroles équivoques. Il envoie des officiers pour prendre le commandement do la milice bourgeoise... Il ordonne aux troupes du Champ-de- Mars de se replier. . . — Mouvement très-bien entendu pour l'attaque générale.

Indignation de l'Assemblée, clameur, envoi d'une seconde députation... < Le cœur du Roi est déchiré, mais il ne peut rien de plus. »

Louis XVI, dont on a si souvent déploré la fai- blesse, avait ici les apparences d'une fermeté déplo- rable.

Bertier était venu près de lui; il était dans son cabinet, l'affermissait ^ lui disait que le mal était peu <de chose. Dans le trouble où était Paris, il y avait encore des chances pour la grande attaque du soir. Cependant, on sut bientôt que la ville était sur ses gardes. Elle avait déjà placé des canons sur Mont-


' Ferrières, I, 132.

  • Rapport d'accusation, Sist. par t. y IV, 83.


212 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

martre, qui couvraient La Villette, tenaient en respect Saint-Denis.

Parmi les rapports contradictoires, le Roi ne donna nul ordre, et, fidèle à ses habitudes, alla se coucher de bonne heure. Le duc de Liancourt qui, par le droit de sa charge, entrait toujours, même de nuit, ne put le voir périr ainsi, dans son apathie et son igno- rance. Il entra, il l'éveilla. 11 aimait le Roi, et il voulait le sauver. Il lui dit son danger, la grandeur du mouvement, son irrésistible force, qu'il devait l'ac- cepter, devancer le duc d'Orléans, se rapprocher de l'Assemblée... Louis XVI, mal éveillé (et qui ne s'é- veilla jamais) : « Mais quoi? c'est donc une révolte? — Sire, c'est une révolution. »

Le Roi ne cachait rien à la Reine ; on sut tout chez le comte d'Artois. Ses serviteurs eurent grand'peur; La royauté pouvait se sauver à leurs dépens. Un d'eux, qui connaissait le prince, le prit par son côté sensible, par la peur, lui dit qu'il était proscrit au Palais-Royal, comme Flesselles et de Lauuey, qu'il pouvait calmer les esprits, en s' unissant au Roi dans la démarche populaire qu'imposait la nécessité. Le même homme, qui était député, courut à l'Assemblée (il était minuit), y trouva le bonhomme Bailly qui n'osait aller coucher, et lui demanda, de la part du prince, un discours que le Roi pût prononcer le lende- main.

11 y avait quelqu'un, à Versailles, affligé autant que personne. Je parle du duc d'Orléans. Le 12 juillet, son buste avait été porté triomphalement, et puis brutale- ment cassé. Et tout avait fini la, personne ne s'en



(( Mais quoi? c'est donc une révolte? — Sire, c'est une réyolutlon. »


!• EVOLUTION KllANÇAI.Si:. IX.


LA FAUSSE PAIX. 213

était ému. Le 13, quelques-uns parlèrent de lieute- nance générale, mais ce peuple était comme sourd, il n'entendait pas, ou ne voulait pas entendre. Le 14. au matin, madame de Genlis fit la démarche, auda cieuse, incroyable, d'envoyer sa Paméla avec un rouge laquais, tout au milieu de l'émeute*. Quelqu'un dit : « Que n'est-ce la Reine !» Et ce mot tomba encore... Toutes les petites intrigues furent comme noyées dans ce mouvement immense ; tout misérable intérêt périt dans l'élan de ce jour sacré.

Le pauvre duc d'Orléans alla le matin du 15 au château, au conseil. Mais il resta à la porte. Il atten- dit, puis écrivit, non pas pour demander la lieute- nance générale, non pour offrir sa médiation (comme il était convenu entre lui, Mirabeau et quelques au- tres), mais pour assurer le Roi, en bon et loyal sujet, que si les temps devenaient plus fâcheux, il passerait en Angleterre. Il ne bougea tout le jour de l'Assem- blée, de Versailles, le soir alla au château'; contre toute accusation de complot, il s'assurait Valibi, il se lavait les mains potir la prise de la Bastille. Mirabeau fut furieux, et dès lors s'éloigna de lui. Il dit (j'adoucis les termes) : < C'est un eunuque pour le crime ; il vou- drait, mais il ne peut ! >

L'homme du duc d'Orléans, Sillery-Genlis, pendant que le duc faisait antichambre à la porte du conseil, h'availlait à le venger; il lisait, faisait adopter un insidieux projet d'adresse, qui pouvait amoindrir l'effet

' Madame Lebrun, Souvenirs, I, 180. • Ferrières, I, 13^, Droz, II, Vi'l


214 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

de la visite du Roi, lui ôter la grâce de l'imprévu, glacer d'avance les cœurs : « Venez, Sire, Votre Majesté verra la consternation de l'Assemblée, mais elle sera peut-être étonnée de son calme, etc. » Et, en même temps, il annonçait que des farines qui allaient à Paris avaient été arrêtées à Sèvres... « Que sera-ce, si cette nouvelle parvient à la capitale ! »

A quoi Mirabeau ajouta une effrayante sortie. S'a- dressant aux députés que l'on envoyait au Roi : « Eh bien, dites au Roi que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes et des princesses, des favoris et des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs pré- sents. Dites-lui que, toute la nuit, ces satellites étran- gers, gorgés de vin et d'or, ont prédit, dans leurs chants impies, l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale. Dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant- scène de la Saint-Barthélémy!... Dites-lui que ce Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il affectait de vouloir prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu'il assiégeait en personne ; et que ses féroces conseillers font re- brousser les farines que le commerce apporte dans Paris affamé et fidèle. »

La députation sortait. Mais voilà que le Roi arrive ; il entre, sans gardes, avec ses frères. Il fait quelques pas dans la salle, et debout, en face de l'Assemblée, il annonce au'il a donné ordre aux troupes de s'éloi-


LA FAUSSE PAIX. 813

gner de Paris et de Versailles, et il invite T Assemblée à en avertir Paris... Triste aveu que sa parole obtien- dra peu de créance, si l'Assemblée n'assure que le Roi n'a pas menti !... 11 ajouta pourtant un mot plus noble, plus habile : « On a osé publier que vos personnes n'étaient pas en sûreté. Serait-il donc nécessaire de ras- surer sur des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère connu? Eh bien, c'est moi qui ne suis qu'un avec la nation, c'est moi qui me fie à vous. »

Éloigner les troupes de Paris et de Versailles, sans indiquer la distance, c'était encore une promesse obscure, équivoque, médiocrement rassurante. Mais l'Assemblée était généralement si alarmée de l'im- mensité obscure qui s'entr'ouvrait devant elle, elle avait tant besoin d'ordre, qu'elle se montra crédule, enthousiaste pour le Roi, jusqu'à oublier ce qu'elle se devait à elle-même.

Les voilà qui se précipitent tous, le suivent; il retourne à pied. L'Assemblée, le peuple, l'entourent, le pressent; le Roi, fort replet, traversant la zone tor- ride de la Place d'Armes, n'en pouvait plus; des députés, entre autres le duc d'Orléans, firent la chaîne autour de lui. A l'arrivée, la musique joua l'air : « Où peut-on être mieux qu'au sein de sa fa- mille?... » Famille trop limitée, le peuple n'en était pas ; on ferma les portes sur lui. Le Roi dit qu'on les rouvrît. Cependant il s'excusa de recevoir les députés qui voulaient le voir encore ; il allait à sa chapelle remercier Dieu*. La Reine parut au balcon avec ses

  • Point du jour, n» ^n, t. I, i». 207.


216 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

enfants et ceux du comte d'Artois, montrant une joie contrainte, et ne sachant trop que croire d'un enthou- siasme si peu mérité.

• VersaiUes nageait dans la joie. Paris, malgré sa victoire, était encore dans l'alarme et dans le deuil. On y enterrait les morts ; beaucoup d'entre eux lais- saient des familles sans ressource. Ceux qui n'avaient pas de famille, leurs camarades leur rendaient les der- niers devoirs. Ils avaient mis un chapeau à côté d'un des morts, et ils disaient aux passants : « Monsieur, pour ce pauvre diable qui s'est fait tuer pour la nation ! madame, pour ce pauvre diable qui s'est fait tuer pour la nation* !... Humble et simple oraison funèbre pour des hommes dont la mort donnait la vie à la France...

Tout le monde gardant Paris, personne ne travail- lait. Plus d'ouvrage. Peu de subsistance, et chère. L'Hôtel de Ville assurait que Paris avait des vivres pour quinze jours, et il n'en avait pas pour trois. Il fallut ordonner un impôt pour la subsistance des pauvres. Les farines étaient arrêtées par les troupes à Sèvres et à Saint-Denis. Deux nouveaux régiments arrivaient, pendant qu'on promettait le renvoi des troupes. Les hussards venaient reconnaître les bar- rières. Le bruit courait qu'on avait essayé de sur- prendre la Bastille. Les alarmes étaient enfin telles qu'à deux heures le comité des électeurs ne put refu- ser au peuple un ordre pour dépaver Paris.

A deux heures, précisément, un homme arrive, haie


  • Lettres écrites de France à une amie, p. 29, citées dans les

notes de Dussaulx, p. 333.


LA FAUSSE PAIX 217

tant, tout prêt de se trouver maP. . 11 a couru depuis Sèvres, où les troupes voulaient l'arrêter... Tout est fini, la Révolution est finie, le Roi est venu dans l'Assemblée, il a dit : « Je me fie à vous... » Cent dé- putés partent en ce moment de Versailles, envoyés par l'Assemblée à la ville de Paris.

Ces députés s'étaient mis sur-le-champ en route; Bailly ne voulut pas dîner. Les électeurs eurent à peine le temps de courir à leur rencontre, comme ils étaient, en désordre, ne s'étant pas couchés depuis plusieurs nuits. On voulait tirer le canon; il était encore en batterie, on ne put le faire venir. Il n'y en avait pas besoin pour solenniser la fête. Paris était assez beau de son soleil de juillet, de son trouble, de tout ce grand peuple armé. Les cent députés, précédés des gardes- françaises, des Suisses, des officiers de la milice citoyenne, des députés des électeurs, s'avan- çaient par la rue Saint-Honoré au son des trompettes... Tous les bras étaient tendus vers eux, les cœurs s'élan- çaient... De toutes les fenêtres les bénédictions, les fleurs pleuvaient, et les larmes...

L'Assemblée nationale et le peuple de Paris, le ser- ment du Jeu-de-Paume, la prise de la Bastille et la vie toire venaient s'embrasser !

Plusieurs députés baisèrent en pleurant les dra- peaux des gardes-françaises : Drapeaux de la patrie ! disaient-ils, drapeaux de la liberté ! »

Arrivés à l'Hôtel de Ville, on fit asseoir au bureau Lafayette, Bailly, l'archevêque de Paris, Sieyès et


218 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Clermont-Tonnerre. Lafayette parla, froidement, sage- ment, puis Lally-Tollendal avec son entraînement irlandais, ses larmes faciles. C'était à cette même Grève que, trente ans auparavant, l'ancien régime avait bâillonné, décapité le père de Lally; son dis-t cours, tout attendri, n'était justement qu'une sorte d'amnistie de l'ancien régime, amnistie vraiment trop précipitée, lorsqu'il tenait encore Paris tout enveloppa de troupes.

L'attendrissement n'en gagna pas moins dans cette assemblée bourgeoise de l'Hôtel de Ville. « Le pTu? gras des hommes sensibles, comme on appelait Lally, fut couronné de fleurs, porté plutôt que conduit à la fenêtre, montré à la foule... Résistant tant qu'il pou- vait, il mit la couronne sur la tête de Bailly, du pre- mier président qu'ait eu l'Assemblée nationale. Bailly refusait aussi, elle fut retenue, affermie sur sa tête par la main de l'archevêque... Étrange et bizarre spec- tacle, qui faisait bien ressortir le faux de la situation. Le président du Jeu-de-Pau me fut couronné par la main du prélat qui conseilla le coup d'État et qui força Paris de vaincre... La contradiction fut si peu sentie, que l'archevêque ne craignit pas de proposer un Te Deum, et que tout le monde le suivit à Notre-Dame. . . C'était plutôt un De profundis qu'il devait dire à ces morts qu'il avait faits.

Malgré l'émotion commune, le peuple resta dans son bon sens. Il ne souffrit pas volontiers qu'on tou- chât à sa victoire; cela n'était ni juste, ni utile, il faut le dire ; cette victoire n'était pas assez complète pour la sacrifier, l'oubher déjà. L'effet moral en était im-


LA FAUSSE PAIX. 210

mease; mais le résultat matériel, faible encore et incertain. Dès la rue Saint-Honoré, la garde citoyenne (alors c'était tout le peuple) amena au-devant des députés, au son de la musique militaire, le garde-fran- çaise qui le premier avait arrêté le gouverneur de la Bastille; il était conduit en triomphe sur la voiture de de Launey, couronné de lauriers, portant la croix de Saint-Louis, que le peuple arracha au geôlier pour la mettre à son vainqueur... Il ne voulait pas la garder; toutefois, avant delà rendre, en présence des députés, il s'en para bravement, la montrant sur sa poitrine ^.. La foule applaudit, les députés applaudirent, couvrant de leur approbation ce qui s'était fait la veille.

Autre incident, plus clair encore. Dans les discours qu'on fit à l'Hôtel de Ville, M. de Liancourt, bon homme, mais étourdi, dit que le Roi pardonnait volon- tiers aux gardes-françaises. Plusieurs d'entre eux étaient là qui s'avancèrent, et l'un d'eux : <c Nous n'avons que faire de pardon, dit-il. En servant la nation, nous servons le Roi ; les intentions qu'il mani- feste aujourd'hui prouvent assez à la France que nous seuls peut-être nous avons été fidèles au Roi et à la patrie. »

Bailly est proclamé maire, Lafayette commandant


  • Camille Desmoulins, si amusant ici et partout, triomphait

aussi à sa manière : « Je marchais l'épée nue, etc. \> (Correspon- dance, p. 28, 1836.) Il a pris un beau fusil aux Invalides avec une baïonnette et tieux pistolets ; s'il ne s'en e^t pas servi, c'est que malheureusement la Bastille a été prise si vitel... Il y a couru, mais c'était trop tard. Plusieurs vont jusqu'à dire que c'est lui qui a fait la Révolution (p. 33) ; lui, il est troj» modeste pour le croii-o


220 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

de la milice citoyenne. On part pour le Te Deum. L'ar- chevêque donnait le bras à ce brave abbé Lefebvre qui avait gardé et distribué les poudres, qui sortait pour la première fois de son antre, et était tout noir encore. Bailly était de même conduit par HuUin, applaudi, pressé de la foule, presque à étouffer. Quatre fusiliers le suivaient; malgré la joie de ce jour et l'honneur inattendu de sa position nouvelle, il ne put s'empêcher de songer « qu'il avait l'air d'un homme qu'on mène en prison... » S'il eût pu mieux prévoir, il aurait dit : à la mort !

Qu'était-ce que ce Te Deum, sinon un mensonge? Qui pouvait croire que l'archevêque remerciât Dieu de bon cœur pour la prise de la Bastille? rien n'avait changé, ni les hommes, ni les principe? ... La cour éîait toujours la cour, l'ennemi toujours l'ennemi.

Ce qui était fait était fait. L'Assemblée nationale, les électeurs de Paris, avec leur toute-puissance, ne pouvaient rien sur le passé. Il y avait eu, le 14 juillet, un vaincu qui était le Roi, un vainqueur qui était le peuple. Comment donc défaire cela, faire que cela ne fût point, biffer l'histoire, changer la réalité des évé- nements accomplis, donner le change au Roi, au peuple, de sorte que le premier se tînt heureux d'être battu, que l'autre, sans défiance, se remît aux mains d'un maître si cruellement provoqué?

Meunier, racontant le 16 dans l'Assemblée nationale la visite des cent députés à la ville de Paris, fit l'étrange proposition (reprise le lendemain et votée à l'Hôtel de Ville), d'élever une statue à Louis XVI sur a place de la Bastille démolie. . . Une statue pour une


LA FAUSSE PAIX. 2il

défaite, c'était neuf, original... Le ridicule était sen- sible; qui pouvait-on tromper ainsi? Faire triompher le vaincu, était-ce vraiment assez pour escamoter la victoire ?

L'obstination du Roi dans toute la journée du 14 fai- sait sentir aux plus simples que sa démarche du 15 n'était nullement spontanée. Au moment même où l'Assemblée le ramenait au château, dans ce délire feint ou réel, une femme embrassa ses genoux et ne craignit pas de dire: « Ah! Sire, êtes-vous bien sin- cère? ne vont-ils pas vous faire changer? »

Le peuple de Paris avait les idées les plus sombres. Il ne pouvait croire qu'avec quarante mille hommes autour de Versailles la cour ne fît rien du tout. 11 croyait que la démarche du Roi n'était qu'un moyen d'endormir pour attaquer avec plus d'avantage. 11 se défiait des électeurs : deux d'entre eux, envoyés le 15 à Versailles, furent ramenés, menacés comme traîtres, en grand péril. Les gardes-françaises craignaient quel- que embûche dans leurs casernes, et ne voulaient pas y rentrer. Le peuple s'obstinait à croire que, si la cour n'osait combattre, elle se vengerait par quelque noir attentat, qu'elle pouvait avoir quelque part une mine pour faire sauter Paris.

La crainte n'était pas ridicule, mais plutôt la con«  fiance. Pourquoi se serait-on rassuré? Les troupes, malgré la promesse, ne s'éloignaient pas. Le baron de Falckenheim, qui commandait à Saint-Denis, disait qu'il n'avait pas d'ordre. On arrêta à la barrière deux de ses officiers qui étaient venus observer. Une chose non moins grave, c'est que le lieutenant de police don-


2^22 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

nait sa démission, l'intendant Bertier avait fui, et avec lui tous les préposés de l'administration des sub- sistances. Un jour ou deux de plus, peut-être, la halle était sans farine, le peuple allait à l'Hôtel [de Ville demander du pain et la tête des magistrats. Les élec- teurs envoyèrent plusieurs des leurs chercher des blés à Senlis, à Vernon, jusqu'au Havre même.

Paris attendait le Roi. Il croyait que s'il avait parlé bien franchement et de cœur, il laisserait son Ver- sailles et ses mauvais conseillers, se jetterait dans les bras du peuple. Rien n'eût été plus habile, ni d'un plus grand effet le 15 ; il devait partir pour Paris en sortant de l'Assemblée, se confier, non de parole, mais vraiment et de sa personne, entrer hardiment dans la foule, se confondre à ce peuple armé... L'émotion, si grande encore, tournait tout entière pour lui.

Voilà ce que le peuple attendait, ce qu'il croyait et disait. H le dit à l'Hôtel de Ville, il le répétait dans les rues. LeRoihésita^ consulta, différa d'un jour, et tout fut manqué.

Où le passa-t-il, ce jour irréparable? Le 15 au soir, le 16 au matin, il était enfermé encore avec ces mêmes ministres dont l'audacieuse ineptie avait ensanglanté Paris, ébranlé pour jamais le trône. A ce conseil, la Reine voulait fuir, éloigner le Roi, le mettre à la tête des troupes, commencer la guerre civile. Mais les troupes étaient-elles sûres ? Qu'arriverait-il, si la guerre éclatait dans l'armée même, entre les soldats français et les mercenaires étrangers ? Ne valait-il pas mieux louvoyer, gagner du temps, amuser le peuple... Louis XVI, entre ces deux avis, n'en eut aucun, ne


LA FAUSSE PAIX. 22n

voulut rien* ; il était prêta suivre indifféremment l'un ou l'autre. La majorité du Conseil fut pour le second parti, et le Roi resta.

Un maire de Paris, un commandant de Paris, nom- més sans l'aveu du Roi par les électeurs, ces places acceptées par des hommes aussi graves que Bailly et Lafayette, les nominations confirmées par l'Assemblée, sans rien demander au Roi, ceci n'était plus l'émeute, c'était une révolution, bien et dûment organisée. Lafayette, « ne doutant pas que toutes les communes ne voulussent confier leur défense à des citoyens armés, » proposa d'appeler la milice citoyenne garde nationale (nom déjà trouvé par Sieyès). Ce nom sem- blait généraliser, étendre l'armement de Paris à tout le royaume, de même que la cocarde bleue et rouge de la ville, augmentée du blanc, la vieille couleur française, devint celle de la France entière.

Si le Roi restait à Versailles, s'il tardait, il hasar- dait Paris. Les dispositions, de moment en moment, étaient plus hostiles. Les districts étant invités à joindre leurs députés à ceux de l'Hôtel de Ville, pour aller remercier le Roi, plusieurs répondirent « qu'il n'y avait pas lieu de remercier encore. »

Ce fut seulement le 16 au soir que Bailly, ayant vu par hasard Vicq-d'Azyr, le médecin de la Reine, l'avertit que la Ville de Paris désirait, attendait le

• V Histoire parlementaire a tort de citer une prétendue lettre de Louis XVI au comte d'Artois (t. II, p. 101), lettre apocryphe et ridicule, comme la plupart de celles qu'a publiées miss Wil- liam, dans la Correspondance inédite, si bien jugée et condamnée par MM. Barbiov et Bouchot.


224 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Roi. Le Roi promit, et le soir même écrivit à M. Necker pour l'inviter à revenir.

Le 17, le Roi se mit en route à neuf heures, fort sérieux, triste, pâle; il avait entendu la messe, com- munié, remit à Monsieur sa nomination de lieutenant général, en cas qu'il fût tué ou retenu prisonnier; la Reine, dans son absence, écrivit d'une main agitée le discours qu'elle irait prononcer à l'Assemblée, si Ton retenait le Roi.

Sans gardes, mais entouré de trois ou quatre cents députés, il arriva à trois heures à la barrière. Le maire lui présentant les clefs, dit : « Ce sont les mêmes clefs qui ont été présentées à Henri IV ; il avait reconquis son peuple, ici le peuple a reconquis son roi. » Ce der- nier mot, si vrai, si fort, dont Bailly même ne sentait pas bien la portée, fut applaudi vivement.

La place Louis XV offrait un cercle de troupes, au centre, en bataillon carré, les gardes -françaises. Le bataillon s'ouvrit, se mit en files, laissant voir dans son sein des canons (ceux de la Bastille?). Il prit la tête du cortège, traînant ses canons... et le Roi après.

Devant la voiture du Roi, allait à cheval, en habit bourgeois, l'épée à la main, la cocarde et le panache au chapeau, le commandant Lafayette. Tout suivait son moindre signe. L'ordre était grand S le silence

  • Sauf un malheureux hasard ; un fusil partit, et une femme

fut tuée. Il n'y avait nulle mauvaise intention pour le Roi. Tout le monde était royaliste, et l'Assemblée, et le peuple. Marat l'était encore en 1791. Dans une lettre inédite de Robespierre (que M. de George m'a communiquée à Arras), il parait croire à la bonne foi (le Louis XVI, dont il raconte la visite à la ville de Paris (23 juil- let 1789).


»


LA FAUSSE PAIX.

anssi ; pas un cri de : Vive le Roi ! De moment en mo- ment, on criait : Vive la nation. Du Point-du-Jour à Paris, de la barrière à l'Hôtel de Ville, il y avait deux cent mille hommes sous les armes, trente mille fusils et davantage, cinquante mille piques, et, pour le reste, des lances, des sabres, des épées, des fourches, des faulx. Point d'uniformes, mais deux lignes régulières dans toute cette longueur immense, sur trois hommes d'épaisseur, parfois sur quatre ou sur cinq.

Formidable apparition de la nation armée ! ... Le Roi ne pouvait s'y méprendre; ce n'était pas un parti. Tant d'armes, tant d'habits différents, même àme et même silence!

Tous étaient là, tous avaient voulu venir ; personne ne manquait à cette revue solennelle. On voyait même des dames armées près de leurs maris, des filles près de leurs pères. Une femme figurait dans les vainqueurs de la Bastille.

Des moines, croyant aussi qu'ils étaient hommes et citoyens, étaient venus prendre leur part de cette grande croisade. Les Mathurins étaient en ligne sous la bannière de leur ordre, devenu le drapeau du dis- trict des Mathurins. Des capucins portaient sur l'épaule l'épée, le mousquet. Les dames de la place Mauhert avaient mis la révolution de Paris sous la protection de sainte Geneviève, et la veille, offert un tableau où la sainte encourageait l'ange exterminateur à renver- ser la Bastille, qu'on voyait croulante, avec des cou- ronnes, des sceptres brisés.

On applaudissait deux hommes, Bailly, Lafayette; c'était tout. Les députés marchaient autour de la voi-

ÏIÉV. —T. I. 15


228 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

ture du Roi, l'air triste, agité, il y avait quelque clioso de sombre dans cette fête... Ces armes sauvages, ces fourches et ces faulx, ne charmaient point le regard. Les canons qui dormaient là sur ces places, muets, parés de fleurs, semblaient ne pas bien dormir... Sur tous les semblants de paix planait une image de guerre, claire et significative, les lambeaux déchirés du drapeau de la Bastille.

Le Roi descend, et Bailly lui présente la nouvelle cocarde, aux couleurs de la ville, qui devient celle de la France. Il le prie d'accepter « ce signe distinctif des Français ». Le Roi la mit à son chapeau, et, séparé de sa suite par la foule, il monta la sombre voûte de l'Hôtel de Ville ; sur sa tête, les épées croisées for- maient un berceau d'acier ; honneur bizarre emprunté aux usages maçonniques, qui semblait à double sens, et qui pouvait faire croire que le Roi passait sous les Fourches Caudines.

Il n'y avait nulle intention de déplaire, ni d'humi- lier. Loin de là, il fut accueilli avec un attendrisse* ment extraordinaire. La grande salle, mêlée de notables et d'hommes de toutes classes, présenta un spectacle étrange ; ceux qui étaient au milieu se tenaient à ge* noux, pour ne pas priver les autres de voir le Roi, tous, les mains levées vers le trône, et les yeux rem- plis de larmes.

Bailly avait, dans son discours, prononcé le mot ù.' Alliance entre le Roi et le peuple. Le président des électeurs, Moreau de Saint-Méry (celui qui avait tenu le fauteuil dans les grandes journées, donné trois mille ordres eu trente heures) hasarda un mot qui semblait


LA Fausse paix. 227

engager le Roi : « Vous venez 2)romeUre kvos sujets que les auteurs de ces conseils désastreux ne vous entou- reront plus, que la Vertu, trop longtemps exilée, res- tera votre appui. » La vertu voulait dire Necker.

Le Roi, soit timidité, soit prudence, ne disait rien. Le procureur de la Ville émit la proposition de la sta- tue à élever sur la place de la Bastille ; votée à l'una- nimité. Puis, Lally, toujours éloquent, mais trop sen- sible et pleureur, SL-vowdi le chagrin du Roi, le besoin quil avait de consolation.,. C'était le montrer vaincu, au lieu de l'associer à la victoire du peuple sur les ministres qui partaient. » Eh bien, citoyens, êtes-vous satisfaitsC Le voilà ce Roi, etc. » Ce Voilà, trois fois répété, fit l'effet d'une triste paraphrase de VEcce liomo.

Ceux qui faisaient ce rapprochement l'achevèrent, le trouvèrent complet, quand Bailly montra le Roi à la fenêtre de l'Hôtel de Ville, la cocarde à son cha- peau. II y resta un quart d'heure, sérieux, silencieux. Au départ, on lui dit tout bas qu'il devrait dire un mot lui-même. Mais on n'en put rien tirer que la confirma- tion de la garde bourgeoise, du maire et du comman- dant, et cette trop brève parole : « Vous pouvez tou- jours compter sur mon amour. »

Les électeurs s'en contentèrent, mais le peuple non. 11 s'était imaginé que le Roi, quitte de ses mauvais conseillers, venait fraterniser avec la ville de Paris. Mais, quoi! pas un mot, pas un signe!... La foule applaudit cependant au retour; elle semblait avoir be- soia d'épancher enfin un sentiment contenu. Toutes les armes étaient renversées en signe de paix. On criait : Vive le Roi! 11 fut porté à sa voii ure. Une femme de la


2-28 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

halle lui sauta au col. Des hommes armés de bouteilles arrêtèrent ses chevaux, versèrent du vin au cocher, aux valets, burent avec eux à la santé du Roi. Il sou- rit, mais il ne dit rien encore. Le moindre mot de bonté, prononcé à ce moment, eût été répété, célébré, avec un effet immense.

Il ne rentra au château qu'à plus de neuf heures du soir. Sur l'escalier, il trouva la Reine et ses enfants en larmes qui vinrent se jeter dans ses bras.... Le Roi avait donc couru un bien grand danger en allant vi- siter son peuple! Ce peuple, était-ce l'ennemi?... Et qu'aurait-on fait de plus pour un Roi délivré, pour Jean ou François I®', sortant de Londres ou de Madrid ?

Le même jour, vendredi 17, comme pour protester que le Roi ne faisait rien, ne disait rien à Paris que par force et par contrainte, son frère le comte d'Ar- tois, les Condé et les Conti, les Polignac, Vaudreuil, Broglie, Lambesc et autres, se sauvèrent de France. Ce ne fut pas sans difficulté. Ils trouvèrent partout l'horreur de leur nom, le peuple soulevé contre eux. Les Polignac et Vaudreuil ne purent échapper qu'en déclamant sur leur route contre Vaudreuil et Polignac.

La conspiration de la cour aggravée de mille récits populaires, étranges et horribles, avait saisi les ima- ginations, les avait rendues incurablement soupçon- neuses et méfiantes. Versailles, exalté au moins autant que Paris, veillait le château nuit et jour, comme le foyer des trahisons. Il semblait désert, ce palais im- mense. Beaucoup n'osaient plus y venir. L'aile du nord, celle des Condé, était presque vide; l'aile ;du midi, celle du comte d'Artois, les sept vastes appar^'^-


LA FAUSSE PAIX,


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ments de madame de Polignac étaient fermés pour tou- jours. Plusieurs domestiques du Roi auraient voulu quitter leur maître. Ils commençaient à avoir d'é- tranges idées sur lui.

Pendant trois jours, dit Besenval, le Roi n'eut guère auprès de lui que M. de Montmorin et moi. Le 19, tout ministre étant absent, j'étais entré chez le Roi pour lui faire signer Tordre de donner des chevaux à un colonel qui s'en retournait. Comme je présentais cet ordre, un valet de pied se place entre le Roi et moi, pour voir ce qu'il écrivait. Le Roi se retourne, aperçoit l'insolent, et se saisit des pincettes. .Je l'empêchai de suivre ce mouvement d'une colère très-naturelle ; il me serra la main pour m'en remercier, et je remarquai des larmes dans ses yeux.



CHAPITRE II

JUGEMENTS POPULAIRES

Aucun pouvoir n'inspire confiance. Le pouvoir judiciaire a perdu la confiance. Club breron. Avocats, basoche. Danton et Camille Desmouiins. Barbarie des lois, des supplices. Jugement au Pa- lais-Royal. La Grève et la faim. Mort de Foulon et de Bertier 22 juillet 1789

La royauté reste seule. Les privilégiés s'exilent ou se soumettent ; ils déclarent qu'ils voteront désormais dans l'Assemblée nationale, subiront la majorité; iso- lée et découverte, la Royauté apparaît ce que depuis longtemps elle était au fond : un néant.

Ce néant, c'était la vieille foi de la France ; et cette foi déçue fait maintenant sa méfiance, son incrédulité ; il la rend prodigieusement inquiète et soupçonneuse. Avoir cru, avoir aimé, avoir été depuis un siècle tou- jours trompé dans cet amour, c'est de quoi ne plus croire à rien.

Où sera la foi maintenant?... On éprouve à cette question un sentiment de terreur et de solitude, comme


JUGEMENTS populaîk::.> 231

Louis XVI lui-même au fond de son palais désert. . La foi ne sera plus dans aucun pouvoir mortel.

Le pouvoir législatif lui-même, cette Assemblée chère à la France, elle a maintenant le malheur d'avoir absorbé ses ennemis, cinq ou six cents nobles et prê- tres, et de les contenir dans son sein. Autre mal, elle a trop vaincu, elle va être maintenant l'autorité, le gouvernement, le Roi... Et tout roi est impossible.

Le pouvoir électoral, qui de même s'est trouvé obligé de se faire gouvernement, en quelques jours il est tué; il le sent, il prie les districts de lui créer un succes- seur. Au canon de la Bastille, il a frémi, il a dout;é. Gens de peu de foi ?... Perfides ? Non. Cette bourgeoisie de 89, nourrie du grand siècle de la philosophie, était certainement moins égoïste que la nôtre. Elle était flottante, incertaine, hardie de principes, timide d'ap- plication ; elle avait servi si longtemps !

C'est la vertu du pouvoir judiciaire, lorsqu'il reste entier et fort, de suppléer tous les autres; et lui, nul ne le supplée. Il fut le soutien, la ressource de notre ancienne France, dans ses plus terribles crises. Au quatorzième siècle, au seizième, il siégea immuable et ferme, en sorte que dans la tempête, la patrie presque perdue, se reconnaissait, se retrouvait toujours au sanctuaire inviolable de la justice civile.

Eh bieo, ce pouvoir est brisé.

Brisé de son inconséquence et de ses contradictions. Servile et hardi à la fois, pour le roi et contre le roi, pour le pape et contre le pape, défenseur de la loi et champion du privilège, il parle de liberté et résiste un siècle à tout progrès libéral. Lui aussi, autant que


232 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

le roi, il a trompé l'espoir du peuple. Quelle joie, quel enthousiasme, quand le Parlement revint de l'exil à Tavénement de Louis XVI ! Et c'est pour répondre à cette confiance qu'il s'unit aux privilégiés, arrête toute réforme, fait chasser Turgot! — En 1787, le peuple le soutient encore, et, pour l'en récompenser, le Parle- ment demande que les États-Généraux soient calqués sur la vieille forme de 1614, c'est-à-dire inutiles, im- puissants et dérisoires !

Non, le peuple ne peut se fier au pouvoir judiciaire.

Chose étrange, c'est ce pouvoir, gardien de l'ordre et des lois, qui a commencé l'émeute. Elle s'essaye au- tour du Parlement, à chaque lit de justice. Elle est encouragée du sourire du magistrat. Les jeunes con- seillers, les d'Esprémenil, les Duport, pleins des sou- venirs de la Fronde, ne demandent qu'à copier Broussel et le Goadjuteur. La basoche organisée fournit une armée de clercs; elle a son roi, ses jugements, ses pré- vôts, vieux étudiants, comme était Moreau à Rennes, brillants parleurs et duellistes, comme Barnave à Gre- noble. La solennelle défense faite aux clercs de porter l'épée ne les rend que plus belliqueux.

Le premier club fut celui que le conseiller Duport ouvrit chez lui, rue du Chaume, au Marais. Il y réunit les parlementaires les plus avances, des députés, des avocats, les Bretons surtout. Le club, transporté à Versailles, s'appela le club breton. Revenu à Paris avec l'Assemblée, et changeant de caractère, il s'établit aux Jacobins.

Mirabeau n'alla qu'une fois chez Duport ; il appelait Duport, Barnave et Lameth, le Trmmg'iieusat. Sieyès y


JUGEMENTS POPULAIRES. 233

alla aussi et n'y voulut pas retourner : « C'est une po- litique de caverne, disait-il; ils prennent des attentats pour des expédients. > Il les désigne ailleurs plus du- rement encore : « On peut se les représenter comme une troupe do polissons méchants toujours en action, criant, intriguant, s'agitant au hasard et sans mesure, puis riant du mal qu'ils avaient fait. On peut leur attri- buer la meilleure part dans l'égarement de la Ré- volution. Heureuse encore la France si les agents subalternes de ces premiers perturbateurs, devenus chefs à leur tour, par un genre d'hérédité ordinaire dans les longues révolutions, avaient renoncé à l'esprit dont ils furent agités si longtemps ! »

Ces subalternes dont parle Sieyès, qui succédèrent à leurs chefs (et qui leur sont bien supérieurs), furent surtout deux hommes, deux forces révolutionnaires, Camille Desmoulins et Danton. Ces deux hommes, le roi du pamphlet, le foudroyant orateur du Palais-Royal, avant d'être celui de la Convention, nous n'en pouvons parler ici. Ils vont nous suivre, au reste, ils ne nous lâcheront pas. La comédie, la tragédie de la Révolu- tion, sont en eux, ou dans personne.

Ils laisseront leurs maîtres tout à l'heure faire les Jacobins et ils fonderont les Cor délier s. Pour le mo- ment, tout est mêlé ; le grand club de cent clubs, parmi les cafés, les jeux et les filles, c'est encore le Palais- Royal. C'est là que, le 12 juillet, Desmoulins cria : Aux armes! C'est là que, la nuit du 13 au 14, se firent les jugements de Flesselles et de De Launey. Ceux du comte d'Artois, des Condé, des Polignac, leur furent expédiés à eux-mêmes ; ils eurent l'étonnant effet


23i lilSTOIRE DE LA KEVOLUTION FP;ANÇAISE.

qu'on aurait à peine attendu du pïnsicurs batailles, de les faire partir de F/.anae. De là, une prédilection fu- neste pour les moyens de terreur, qui avaient si bien réussi. Desmoulias, dans un discours qu'il fait tenir à la lanterne de la Grève, lui fait dire : « Que les étran- gers sont en extase devant elle ; qu'ils admirent qu'une lanterne ait fait plus en deux jours que tous leurs héros en cent ans^ >

Desmoulins renouvelle avec une verve intarissable la vieille plaisanterie qui remplit tout le Moyen-âge sur la potence, la corde, les pendus, etc. Ce supplice hi- deux, atroce, qui rend l'agonie risible, était le texte ordinaire des contes les plus ioyeux, l'amusement du populaire, l'inspiration de la i)asoche. Celle-ci trouva tout son génie dans Camille ^esmoulins. Le jeune avocat picard, très-léger d'argent, plus léger de caractère, traînait sans cause au Palais, lorsque la Révolution le fit tout à coup plaider au Palais-Royal. Pour être quel- que peu bègue, il n'était que plus amusant. Les saillies errantes sur sa lèvre embarrassée, s'échappaient comme des dards. Il suivait sa verve comique, sans trop s'in- former si la tragédie n'allait pas en résulter. Les fa- meux jugements de la basoche, ces farces judiciaires qui avaient tant amusé l'ancien palais, n'étaient pas plus gais que les jugements du Palais-Royal'^; la dif-


  • Camille Desmoulins, Discours de la lanterne aux Parisiens,

p. 2. Il insinue cependant assez adroitement que ces jugements rapides ne sont pas sans inconvénient, qu'ils prêtent à quelques méprises, etc.

^ Voy. leiugement deDuval d'Esprémesnii, raconté par G. Des- moulins dans ses lettres.


JUGEMENTS POPULAIRES. 235

fëronce est que ceux-ci souvent s'exécutaient en Grève. Dhose étrange et qui fait rêver, c'est Desmoulins, ce polisson de génie aux plaisanteries mortelles, c*est co taureau de Danton qui rugit le meurtre, ce sont eux, dans quatre années, qui périront pour avoir proposé h comilé de la clémence!

Mirabeau, Duport, les Lameth, bien d'autres plus modérés, approuvaient les violences ; plusieurs disent qu'ils les conseillaient. Sieyès, en 88, demandait la mort des ministres. Mirabeau, le 14 juillet, cria : La tête de Broglie! Il logeait chez lui Desmoulins. Il mar- chait volontiers entre Desmoulins et Danton ; ennuyé de ses Genevois, il aimait bien mieux ceux-ci, faisait écrire l'un, parler l'autre.

Un homme très-modéré, très-sage, une tête froide, Target, était intimement lié avec Desmoulins, et don- nait son approbation au pamphlet de la Lanterne.

Ceci mérite explication :

Personne ne croyait à la justice, sinon à celle du peuple.

Les légistes spécialement méprisaient la loi, le droit d'alors, en contradiction avec toutes les idées du siècle. Ils connaissaient les tribunaux, et savaient que la Révolution n'avait pas d'adversaires plus passionnés que le Parlement, le Châtelet, les juges en général.

Un tel juge, c'était l'ennemi. Remettre le jugement de l'ennemi à l'ennemi, le charger de décider entre la Révolution et les contre-révolutionnaires, c'était ab- soudre ceux-ci, les rendre plus fiers et plus forts, les envoyer aux armées commencer la guerre civile. Le pouvaient-ils ? Oui, malgré l'élan de Paris et la prise


236 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

de la Bastille. Ils avaient des troupes étrangères, ils avaient tous les officiers ; ils avaient spécialement un corps formidable, qui faisait alors la gloire militaire de la France, les officiers de la marine.

Le peuple seul, dans cette crise rapide, pouvait sai- sir et frapper des coupables si puissants. « Mais si le peuple se trompe?... » L'objection n'embarrassait pas les amis de la violence. Ils récriminaient. « Com- bien de fois, répondaient-ils, le Parlement, le Châte- let, ne se sont-ils pas trompés? » Ils [citaient les fa- meuses méprises des Calas et des Sirven; ils rappe- laient le terrible mémoire de Dupaty pour trois hommes condamnés à la roue, ce mémoire brûlé par le Parle- ment, qui ne pouvait y répondre.

Quels jugements populaires, disaient-ils encore, seront jamais plus barbares que les procédures des tri- bunaux réguliers comme elles sont encore en 89?... Procédures secrètes, faites tout entières sur pièces que l'accusé ne voit pas; les pièces non communiquées, les témoins non confrontés, sauf ce dernier petit moment où l'accusé, sorti à peine de la nuit de son cachot, effaré du jour, vient sur la sellette, répond ou ne répond pas, voit ses juges pendant deux minutes pour s'entendre condamner*?... Barbares procédures, jugements plus barbares. On n'ose rappeler Damions écartelé, tenaillé, arrosé de plomb fondu... Peu avant la Révolution, on brûla un homme à >Strasbourg. Le 11 août 89, le Parlement de Paris, qui meurt lui-même,

  • Passage vraiment éloquent de Dupaty, Mémoire pour trois

hommes condamnés à la roue, p. 117 (1786, in-4«).


JUGEMENTS POPULAiKES. 237

condamne encore un homme à expirer sur la roue. De tels supplices, qui pour le spectateur même étaient des supplices, troublaient les âmes à fond, les etfa- rouchaient, les rendaient folles, brouillaient toute idée de justice, tournaient la justice à rebours; le coupable qui souffrait tant, ne paraissait plus coupable ; le cou- pable, c'était le juge; des montagnes de malédictions s'entassaient sur lui.... La sensibilité s'exaltait jus- qu'à la fureur, la pitié devenait féroce. L'histoire offre plusieurs exemples de cette sensibilité furieuse qui souvent mettait le peuple hors de tout respect, de toute crainte, et lui faisait rouer, brûler les officiers de jus- tice en place du criminel.

C'est un fait trop peu remarqué, mais qui fait com- prendre bien des choses : plusieurs de nos terroristes furent des hommes d'une sensibilité exaltée, maladive, qui ressentirent cruellement les maux du peuple, et dont la pitié tourna en fureur.

Ce remarquable phénomène se présentait principa- lement chez les hommes nerveux, d'une imagination faible et irritable, chez les artistes en tous genres; l'artiste est un homme-femme ^ Le peuple, dont les nerfs sont plus forts, suivit cet entraînement; mais jamais, dans les premiers temps, il ne donnait l'im- pulsion. Les violences partaient du Palais-Royal, ot dominaient les bourgeois, les avocats, les artistes et gens de lettres.

La responsabilité même entre ceux-ci, n'était entière

  • Je veux dire un liomme complet, qui, ayant les deux sexea

(le l'esprit, est fécond; toutefois, presque toujours avec prédoiui- nance de la sensibilité irritable ot colérique.


238 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

à personne. Un Camille Desmoulins levait le lièvre, ojvrait la chasse; un Danton la poussait à mort... en paroles, bien entendu. Mais il ne manquait pas de muets pour exécuter, d'hommes pâles et furieux pour porter la chose à la Grève, où elle était poussée par des Danton s inférieurs. Dans la foule misérable qui en vironnait ceux-ci, il y avait d'étranges figures comme échappées de l'autre monde ; des hommes à face de spectres, mais exaltés par la faim, ivres de jeûne, et qui n'étaient plus des hommes... On affirmait que plu- sieurs, au 20 juillet, ne mangeaient pas depuis trois jours. Parfois, ils se résignaient, mouraient, sans faire mal à personne. Les femmes ne se résignaient pas, elles avaient des enfants. Elles erraient comme des lionnes. En toute émeute, elles étaient les plus âpres, les plus furieuses; elles poussaient des cris frénétiques, fai- saient honte aux hommes de leurs lenteurs; les juge- ments sommaires de la Grève étaient toujours trop longs pour elles. Elles pendaient tout d'abord*.

L'Angleterre a eu en ce siècle la poésie de la faim^ Qui donnera son histoire en France ?... Terrible his- toire au dernier siècle, négligée des historiens, qui ont gardé leur pitié pour les artisans de la famine... J'ai essayé d'y descendre, dans les cercles de cet enfer, guidé de proche en proche par de profonds cris de dou- leur. J'ai montré la terre de plus en plus stérile, à mesure que le fisc saisit, détruit le bétail, et que la terre, sans engrais, est condamnée à un jeûne perpé-

  • Elles pendirent ainsi le S octobre le brave ajbbé Lefebvre, l'un

des héros du 14 juillet; heureusement, on coupa 2a corde.

  • Kbenezer EUiott, Gornlaws rhymes (Manchester, 1834), etc.


JUGEiMENTS POPULAIRES. £i9

tuel. J'ai montré comment les nobles, les exempts d'impôts se multipliant, l'impôt allait pesant sur une terre toujours plus pauvre. Je n'ai pas assez montré comment l'aliment devient, par sa rareté même, l'objet d'un trafic éminemment productif. Les profits en sont si clairs, que le Roi veut aussi en être. Le monde voit avec étonnement un roi qui trafique de la vie de ses sujets, un roi qui spécule sur la disette et la mort, un roi assassin du peuple. La famine n'est plus seulement le résultat des saisons, un phénomène naturel; ce n'est ni la pluie ni la grêle. C'est un fait d'ordre civil : on a faim Le par le Roi.

Le Roi, ici, c'est le système. On eut faim sous Louis XV, on a faim sous Louis XVI.

La famine est alors une science, un art compliqué d'administration, de commerce. Elle a son père et ^a mère, le fisc, Taccapai^ment. Elle engendre une r ice à part, race bâtarde de fournisseurs, banquiers, finan- ciers, fermiers généraux, intendants, conseillers, mi- nistres. Un mot profond sur l'ail iance des spéculateurs et des politiques, sortit des ent.>îilles du peuple : Pacte de famine.

Foulon était spéculateur, financier, traitant d*une part, de l'autre membre du Cîonseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s'était faite par un autre que par lui. Les lauriers de l'abbé ïerray ne le laissaient pas dormir. Il avait le tort de prêcher trop haut son système; sa langue travaillait contre lui, et le rendait impossible. La cour goûtait fort l'idée de ne pas payer, mais elle voulait emprunter, et pour allé-


240 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

cher les prêteurs, il ne fallait pas appeler au ministère l'apôtre de la banqueroute.

On lui attribuait une parole cruelle : « S'ils ont faim, qu'ils broutent l'herbe... Patience! que je sois mi- nistre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent. . . » On lui imputait encore ce mot terrible : « Il faut faucher la France... »

Foulon avait un gendre selon son cœur, un homme capable, mais dur, de l'aveu des royalistes ^ Bertier, intendant de Paris. Il savait trop bien qu'il était dé- testé des Parisiens, et fut trop heureux de trouver l'occasion de leur faire la guerre. Avec le vieux Fou- lon, il était l'âme du ministère de trois jours. Le maré- chal de Broglie n'en augurait rien de bon, il obéissait*. Mais Foulon, mais Bertier étaient très-ardents. Celui-ci xuontra une activité diabolique à rassembler tout, armes, troupes, à fabriquer des cartouches. Si Paris ne fut point mis à feu et à sang, ce ne fut nullement sa faute.

On s'étonne que des gens si riches, si parfaitement informés, mûrs d'ailleurs et d'expérience, se soient jetés dans ces folies. C'est que les grands spéculateurs financiers participent tous du joueur ; ils en ont les tentations. Or, l'affaire la plus lucrative qu'ils pou-

  • La famille a vivement réclamé. Un examen sérieux nous

prouve que les écrivains royalistes (Beaulieu, etc.) sont aussi sé- vères pour Foulon et Bertier que les révolutionuaires. C'est ce qu'a trouvé aussi M. Louis Blanc en faisant le même examen. Si la famille a découvert aux archives ou ailleurs des pièces con- traires à l'opinio!:]!. générale des contemporains, elle devrait les publier.

  • Alex, de Lameth, Hist. de VAss&màlée constituante, I, 67.


JUGEMENTS POPULAIKlîS. 241

vaient trouver jamais, c'était d'être ainsi chargés de laire la banqueroute par exécution militaire. Cela était hasardeux. Mais quelle grande affaire sans hasard? on gagne sur la tempête, on gagne sur l'incendie; pourquoi pas sur la guerre et sur la famine ? Qui ne risque rien, n'a rien.

La famine et la guerre, je veux dire Foulon et Ber- tier, qui croyaient tenir Paris, se trouvèrent décon- certés par la prise de la Bastille.

Le soir du 13, Bertier essaya de rassurer Louis XVI ; s'il en tirait un petit mot, il pouvait encore lancer ses Allemands sur Paris.

Louis XVI ne dit rien, ne fit rien. Les deux hommes, dès ce moment, sentirent bien qu'ils étaient morts. Bertier s'enfuit vers le Nord, filaiit la nuit d'un lieu à l'autre; il passa quatre nuits sans dormir, sans s'ar- rêter, et n'alla pas plus loin que Soissons. Foulon n'es- saya pas de fuir ; d'abord, il fit dire partout qu'il n'avait pas voulu du ministère, puis qu'il était frappé d'une apoplexie, puis il fit le mort. Il s'enterra lui-même ma- gnifiquement (un de ses domestiques venait fort à point de mourir). Cela fait, il alla tout doucement chez son digne ami Sartine, l'ancien lieutenant de police.

Il avait sujet d'avoir peur. Le mouvement était ter- rible. Remontons un peu plus haut.

Dès le mois de mai, la famine avait chassé des popu- lations entières, les poussait l'une sur l'autre. Caen et Rouen, Orléans, Lyon, Nancy avaient eu des combats à soutenir pour les grains. Marseille avait vu à ses portes une bande do huit inillo affamés qui devaient piller ou mourir; toute la villo, nialp^ré 1«î gouverne-

RÉV. — T. I. 10


242 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

ment, malgré le parlement d'Aix, avait pris les arme?, et restait armée.

Le mouvement se ralentit un moment en juin; la France entière, les yeux fixçs sur l'Assemblée, atten- dait qu'elle vainquît; nul autre espoir de salut. Les plus extrêmes souffrances se turent un moment ; une pensée dominait tout...

Qui peut dire la rage, l'horreur ae l'espoir trompé, à la nouvelle du renvoi de Necker? Necker n'était pas un politique; il était, comme on a vu, timide, vaniteux, ridicule. Mais dans l'affaire des subsistances, il fut, on lui doit cette justice, il fut administrateur infatigable, ingénieux, plein d'industrie et de ressources*. Il s*y montra, ce qui est bien plus, plein de cœur, bon et sensible ; personne ne voulant prêter à l'État, il em- prunta en son nom, il engagea son crédit, jusqu'à deux millions, la moitié de sa fortune. Renvoyé, il ne re- tira pas sa garantie ; il écrivit aux prêteurs qu'il la maintenait. Pour tout dire, s'il ne sut pas gouverner, il nourrit le peuple, le nourrit de son argent.

Le mot Necker, le mot subsistance, cela sonnait du même son à l'oreille du peuple. Renvoi de Necker, et famine, la famine sans espoir et sans remède, voilà ce que sentit la France, au moment du 12 juillet.

Les Bastilles de province, celle de Caen, celle de Bordeaux furent forcées, ou se livrèrent, pendant qu'on prenait celle de Paris. A Rennes, à Saint-Malo, à Strasbourg, les troupes fraternisèrentavec le peuple. A Caen, il y eut lutte entre les soldats. Quelques

• Voir Necker, û^^?;?'^^, VI, 298-32 i.


t


JUGEMENTS POPULAIRES. Î43

hommes du régiment d^Artois portaient des insignes patriotiques ; ceux du régiment de Bourbon, profitant de ce qu'ils étaient sans armes, les leur arrachèrent. On crut que le major Belsunce les avait payés poui faire cette insulte à leurs camarades. Belsunce était un joli officier et spirituel, mais impertinent, violent, hautain. Il faisait bruit de son mépris pour l'Assemblée nationale, pour le peuple, la canaille ; il se promenait dans la ville, armé jusqu'aux dents, avec un domes- tique d'une mine féroce ^ Ses regards étaient provo- cants. Le peuple perdit patience, menaça, assiégea la caserne ; un officier eut l'imprudence de tirer; et alors la foule alla chercher du canon; Belsunce se livra ou fut livré pour être conduit en prison ; il ne put y arri- ver; il fut tué à coups de fusils, son corps déchiré; une femme mangea son cœur.

Il y eut du sang à Rouen, à Lyon; à Saint-Germain, un meunier fut décapité; un boulanger accapareur faillit périr à Poissy; il ne fut sauvé que par une dé- putation de l'Assemblée, qui se montra admirable de courage et d'humanité, risqua sa vie, n'emmena l'homme qu'après l'avoir demandé au peuple, à genoux.

Foulon eût peut-être passé ce moment d'orages, s'il n'eût été haï que de toute la France. Son malheur était de l'être de ceux qui le connaissaient le mieux, de ses vassaux et serviteurs. Ils ne le perdaient pas de vue, ils n'avaient pas été dupes du prétendu enterrement. Ils suivirent, ils trouvèrent le mort, qui se promenait bien portant dans le parc de M. de Sartine : « Tu vou-

' Mémoires de Dnmouriez, II, 53.


244 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

lais nous donner du foin, c'est toi qui en mangeras 1 » On lui met une botte de foin sur le dos, un bouquet d'orties, un collier de chardons. On le mène à pied à Paris, à l'Hôtel de Ville, on demande son jugement à la seule autorité qui restât, aux électeurs.

Ceux-ci durent alors regretter de n'avoir pas hâté davantage la décision populaire qui allait créer un vé- ritable pouvoir municipal, leur donner des successeurs, et finir leur royauté. Royauté est le mot propre; les gardes-françaises ne montaient la garde à Versailles, près du Roi, qu'en prenant l'ordre (chose étrange) des électeurs de Paris.

Ce pouvoir illégal, invoqué pour tout, impuissant pour tout, affaibli encore dans son association fortuite avec les anciens échevins, n'ayant pour lête que le bonhomme Bailly, le nouveau maire, n'ayant pour bras que Lafayette, commandant . d'une garde naiio^ nale qui s'organisait à peine, allait se trouver en face d'une nécessité terrible.

Ils apprirent presque à la fois qu'on avait arrêté Bertier à Compiègne et qu'on amenait Foulon. Pour le premier, ils prirent une responsabilité grave, hardie (la peur l'est parfois), celle de dire aux gens de Com- piègne : « Qu'il n'existait aucune raison de détenir M. Bertier. » Ceux-ci répondirent qu'il serait alors tué sûrement à Compiègne, qu'on ne pouvait le sauver qu'en l'amenant à Paris.

Quant à Foulon, on décida : Que désormais les accu- sés de ce genre seraient déposés à l'Abbaye, et qu'on hiscrirait ces mots sur la porte : « Prisonniers mis sous la main de la nation. » Cette mesure générale,


JUGEMENTS POPljx.AlRES. 245

prise dans l'intérêt d'un homme, assurait â l'ex-con- seiller d'être jugé par ses amis et collègues, les anciens magistrats, seuls juges qui fussent alors.

Tout cela était trop clair; mais aussi fort surveillé par des gens bien clairvoyants, les procureurs et la basoche, par les rentiers, ennemis du ministre de la banqueroute, par beaucoup d'hommes enfin qui avaient des effets publics et que ruinait la baisse. Un procu- reur fit passer une note à la charge de Bertier, sur ses dépôts de fusils. La basoche soutenait qu'il avait encore un de ces dépôts chez Tabbesse de Montmartre, et força d'y envoyer. La Grève était pleine d'hommes étrangers au peuple, « (Tun extérieur dècvut^ > quel- ques-uns fort bien vêtus. La Bourse était à la Grève.

On venait, en même temps, dénoncer à l'Hôtel de Ville, un autre financier, Beaumarchais, qui avait volé des papiers à la Bastille. On les lui fit rapporter.

On crut faire taire au moins les pauvres en leur rem- plissant la bouche; on baissa le prix du pain, au moyen d'un sacrifice de trente mille francs par jour; il fut mis à 13 sols et demi les quatre livres (qui en vaudraient vingt d'aujourd'hui).

La Grève n'en criait pas moins. A deux heures, Bailly descend, tous lui demandent justice. « Il exposa les principes, » et fit quelque impressionsnr ceux qui pouvaient l'entendre. Les autres criaient : « Pendu! pendu ! » Bailly alla prudemment s'enfermer au bureau des subsistances. La garde était forte, dit-il, mais M. de Lafayette, qui comptait sur son ascendant, eut rimprudence de la diminuer.

La foule était dans une terrible inauiétude aue Fou-


246 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Ion ne se sauvât. On le leur montra à une fenêtre ; ils n'en forcèrent pas moins les portes ; il fallut l'asseoir sur une chaise devant le bureau dans la salle Saint- Jean. Là, on recommença à les prêcher, à « leur ex- poser les principes, » qu'il devait être jugé... « Jugé de suite, et pendu ! » dit la foule. Elle nomma sur-le- champ des juges, entre autres deux curés qui refusè- rent... Mais place! voici M. de Lafayette qui arrive. Il parle à son tour, avoue que Foulon est un scélérat^ mais dit qu'il faut connaître ses complices. « Qu'on le mène à l'Abbaye ! » Les premiers rangs qui entendent, consentent, les autres, non. « Vous vous moquez du monde, dit un homme bien vêtu; faut-il du temps pour juger un homme qui est jugé depuis trente ans? » En même temps, un cri s'élève, une foule nouvelle pé- nètre ; les uns disent : « C'est le faubourg ! » les au- tres : « C'est le Palais-Royal ! » Foulon est enlevé, porté à la lanterne d'en face; on lui fait demander pardon à la nation. Puis hissé... Par deux fois la corde casse. On persiste, on en va chercher une neuve. Pendu enfin, décapité, la tête portée dans Paris.

Cependant Bertier arrivait par la porte Saint-Martin, à travers le plus épouvantable rassemblement qu'on ait vu jamais; on le suivait depuis vingt lieues. Il était venu dans un cabriolet, dont on avait brisé l'im- périale afin de le voir. Près de lui, un électeur, Etienne de la Rivière, qui vingt fois faillit périr en le défendant, et le couvrit de son corps. Des enragés dansaient devant ; d'autres lui jetaient du pain noir dans la voiture : « Tiens, brigand, voilà le pain que tu nous faisais manger! » Ce qui exaspérait aussi


JUGEMENTS POPULAIRES. tVt

toute la population des environs de Paris, c'est qu'au milieu de la disette, la nombreuse cavalerie, rassem- blée par Bertier et Foulon, avait détruit, mangé en vert, une grande quantité de jeune blé. On attribuait ces dégâts aux ordres de l'intendant, à une ferme ré- solution d'empêcher toute récolte et de faire mourir le peuple.

Pour orner ce terrible triomphe de la mort, oa por- tait devant Bertier, comme aux triomphes romains, des inscriptions à sa gloire : « Il a volé le Roi et la France. — Il a dévoré la substance du peuple. — Il a été l'esclave des riches, et le tyran des pauvres. — Il a bu le sang de la veuve et de l'orphelin. — Il a trompé e Roi . — lia trahi sa patrie ^ . . »

On eut la barbarie, à la fontaine Maubuée, de lui montrer la tête de Foulon, livide et du foin dans la bouche. A cette vue, ses yeux devinrent ternes, il pâlit et il sourit.

On força Bailly, à l'Hôtel de Ville, de l'interroger. Bertier allégua des ordres supérieurs, ceux du minis- tre. Le ministre était son beau-père, c'était la même personne... Au reste, si la salle Saint-Jean écoutait un peu, la Grève n'écoutait pas, n'entendait pas; les cris étaient si affreux que le maire et les électeurs se .troublaient de plus en plus. Un flot tout nouveau de foule ayant percé la foule même, il n'y eut plus moyen de tenir. Le maire, sur l'avis du bureau, dit : « A

' Hisioîre de la Révolution de 89, par deux amis de la liberté (Kerverseau et Clavelin, juîsqu'au t. 7), t. II, p. 150. Voir aussi, dans le Procès-verbal des électeurs, le récit irÉtieime de la Rivière.


248 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

l'Abbaye ! » ajoutant que la garde répondait du prison- nier. Elle ne put le défendre, naais lui. il se défendit, il empoigna un fusil... Cent baïonnettes le percèrent; un dragon qui lui imputait la mort de son père, lui arracha le cœur et l'alla montrer à l'Hôtel de Ville.

Ceux qui avaient observé, des fenêtres, dans la Grève, l'habileté des meneurs à pousser, échauffer les groupes, crurent que les complices de Bertier avaient bien pris leurs mesures pour qu'il n'eût pas le temps de faire des révélations. Lui seul, peut-être, avait îa vraie pensée du parti. Dans son portefeuille, on trouva le signalement de beaucoup d'amis de la liberté, qui, sans doute, n'avaient rien de bon à attendre si la cour avait vaincu.

Quoi qu'il en soit, un grand nombre des camarades du dragon lui déclarèrent qu'ayant déshonoré le corps ~ il devait mourir et que tous, ils se battraient contre lui jusqu'à ce qu'il fût tué. il le fut dès le soir même.




A



CHAPITRE III

LA FRANCE ARMEE

Embarras de l'Assemblée, Elle invite à la confiance, 23 juillet Défiances du peuple, craintes de Paris, alarmes des provinces Complot de Brest; la cour compromise par l'ambassadeur d'An* gleterre, 27 juillet. Fureur des nobles et anoblis; menaces e* complots. Terreur des campagnes. Le paysan prend les armes contre les brigands ; il brûle les chartes féodales, incendie plu- sieurs châteaux. Juillet-août 1789.


Le3 vampires de rancien régime, dont la vie avait fait tant de mal à la France, en firent encore plus par leur mort.

Ces gens que Mirabeau nommait si bien « le rebut du mépris public », sont comme réhabilités par le sup- plice. La potence est pour eux l'apothéose. Les voilà devenus d'intéressantes victimes, les martyrs de la monarchie ; leur légende ira s'augmentant de fictions pathétiques. M. Burke va tout à l'heure les canoniser et prier sur leur tombeau.

Les violences de Paris, celles dont les provinces fu- rent en môme temps le théâtre, placèrent l'Assemblée


250 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

nationale dans une situation difficile dont elle ne pou- vait bien sortir.

Si elle ne faisait rien, elle semblait encourager le désordre, autoriser l'assassinat; elle fournissait un texte aux calomnies éternelles.

Si elle essayait de remédier au désordre, de relever Fautorité, elle rendait, au Roi ? non, mais à la reine, à la cour, l'épée que le peuple avait brisée dans leurs mains.

Dans l'une ou l'autre hypothèse, l'arbitraire et le bon plaisir allaient être rétablis, pour la vieille royauté ou la royauté de la rue... On démolit en ce moment l'odieux symbole de l'arbitraire, la Bastille, et voilà qu'un autre arbitraire, une Bastille se relève... L'An- glais se frotte ici les mains, il remercie la Lanterne : € Grâce à Dieu, dit-il, la Bastille ne disparaîtra ja- € mais. »

Qu'auriez-vous fait? dites-le, officieux conseillers, nos amis les ennemis, sages de l'aristocratie euro- péenne, qui si soigneusement arrosez de calomnies la haine que vous avez plantée... Assis à votre aise sur le cadavre de l'Irlande, de l'Italie, de la Pologne, veuillez nous répondre; vos révolutions d'intérêts n'ont-elles pas coûté plus de sang que nos révolutions d'idées?...

Qu'auriez-vous fait? Sans nul doute ce que, la veille et le lendemain du 22 juillet, conseillaient Lally-Tol- lendal, Mounier, Malouet; ils voulaient, pour rétablir l'ordre, qu'on rendît le pouvoir au Roi ; Lally se con- fiait tout à fait aux vertus du Roi, Malouet voulait qu'on priât le Roi d'user de sa puissance^ de prêter


LA FRANCE AkMLi:. iM

rrja>;.-forte au pouvoir municipal. Le roi aurait armé, et le peuple non ; point de garde nationale... Le peuple se plaint; eh bien, qu'il s'adresse au Parlement, au procureur général. N'avons-nous pas des magistrats?

Foulon était magistrat. Malouet renvoyait Foulon au tribunal de Foulon.

On doit, disait-on très-bien, réprimer les troubles.

Seulement, il fallait s'entendre... Ce mot couu)renait bien des choses :

Des vols, d'autres crimes ordinaires, des pillages de gens affamés, des meurtres d'accapareurs, des justices irrégulières sur les ennemis du peuple, la résistance à leurs complots, la résistance légale, la résistance à main armée... Tout cela sous le mot troubles... Vou- lait-on y appliquer une i'épression égale? Si l'on char- geait l'autorité royale de réprimer les troubles, le plus grand pour elle, à coup sûr, c'était d'avoir pris la Bas- tille, elle aurait puni celui-là d'abord.

C'est ce que répondirent Buzot et Robespierre, le 20 juillet, deux jours avant la mort de Foulon. C'est ce que Mirabeau, même après l'événement, dit dans son journal. Il expliqua ce malheur à l'Assemblée par sa véritable cause, l'absence de toute autorité à Paris, l'impuissance des électeurs, qui, sans délégation légi- time, continuaient d'exercer les fonctions municipales. 11 voulait que les municipalités s'organisassent, pris- sent la force, se chargeassent du maintien do Tordre. Quel autre moyen en etïet que de fortifier le pouvoir local, quand le pouvoir central était si justement sus- pect?

Barnave dit qu'il fallait trois choses : des munici-


252 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

palités bien organisées, des gardes bourgeoises et une justice légale qui pût rassurer le peuple.

Quelle serait cette justice?

Un député suppléant, Dufresnoy, envoyé par un dis- trict de Paris, demandait soixante jurés, pris dans les soixante districts. Cette proposition, appuyée par Pé- tion, était modifiée par un autre député qui voulait, aux jurés, associer des magistrats.

L'Assemblée ne décida rien. A une heure après mi- nuit, de guerre lasse, elle adopta une proclamation dans laquelle elle réclamait la poursuite des crimes de lèse-nation, se réservant d'indiquer dans la constitution le tribunal qui jugerait. . . C'était remettre à longtemps. . . Elle invitait à la paix, sur le motif : Que le Roi avait acquis ;?to de droits que jamais à la confiance du peuple, qu'il existait un concert parfait, etc.

Confiance! et jamais plus il n'y eut de confiance !

Au moment même où l'Assemblée parlait de con- fiance, une triste lumière avait lui ; on voyait de nou- veaux périls.

L'Assemblée avait eu tort; le peuple avait eu raison.

Quelque envie qu'on eût de se tromper, de croire tout fini, le bon sens disait que l'ancien régime, vaincu, voudrait prendre sa revanche. Un pouvoir qui avait, depuis des siècles, toutes les forces du pays dans ses mains, administration, finances, armées, tribunaux, qui avait encore partout ses agents, ses officiers, ses juges, sans aucun changement, et, pour partisans for- cés, deux ou trois cent mille nobles ou prêtres, pro- priétaires d'une moitié ou des deux tiers du royaume, ce pouvoir immense, multiple, qui couvrait la France,



ce On trouva sous un escalier deux squelettes.


T. I, p. 253.


REVOLUTION FRANÇAISE. X,


LA FIl.\NCE AKMl I\

pouvait-il mourir comme un homme, d'un seul coup, en uue fois ? était-il tombé roide mort sous une balle de juillet? C'est ce qu'on n'aurait pas pu faire croire au plus simple des eufants.

11 n'était pas mort. Il avait été frappé, blessé; mora- lement il était mort; physiquement il ne Tétait pas. 11 pouvait ressusciter... Comment le revenant apparaî- trait-il, c'était toute la question que le peuple s'adres- sait; c'était celle qui lui troublait l'imagination... Le bon sens prit ici mille formes de superstitions popu- laires.

Tout le monde allait voir la Bastille; tous regar daient avec terreur la prodigieuse échelle de cordes par laquelle Latude descendit des tours. On visitait ces tours sinistres, ces cachots noirs, profonds, fétides, où le prisonnier, au niveau des égouts, vivait assiégé, menacé des crapauds, des rats, de toutes les bêtes immondes.

On trouva sous un escalier deux squelettes, avec une chaîne, un boulet, que sans doute traînait l'un des deux infortunés. Ces morts indiquaient un crime. Car jamais les prisonniers n'étaient enterrés dans la for- teresse ; on les portait la nuit au cimetière de Saint- Paul, l'église des jésuites (confesseurs de la Bastille), ils y étaient enterrés sous des noms de domestiques, de sorte qu'on ne sût jamais s'ils étaient morts ou vivants. Pour ces deux, les ouvriers qui les trouvèrent leur donnèrent la seule réparation que ces morts pouvai<^nt recevoir; douze d'entre eux, armés de îeurs outils, portant le poêle avec respect, les menèrent et les inlp»- mèreut à la paroisse honorablement.


254 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTIONFRANÇAISE.

On espérait faire d'autres découvertes dans cette vieille caverne des rois. L'humanité outragée se ven geait ; on jouissait d'un sentiment mêlé de haine et de peur, de curiosité... Curiosité insatiable, qui, lorsqu'on avait tout vu, cherchait et fouillait encore, voulait pénétrer plus loin, soupçonnait quelque autre chose, sous les prisons rêvait des prisons, des cachots sous les cachots au plus profond de la terre.

Les imaginations étaient vraiment malades de cette Bastille... Tant de siècles, de générations de prison- niers qui s'étaient succédé là, ces cœurs brisés de dé- sespoir, ces larmes de rage, ces fronts heurtés contre la pierre. . . Quoi ! rien n'avait laissé trace ! A peine, à peine, quelque pauvre inscription, gravée |d'un clou , iUisible... Cruelle envie du temps, complice de la tyrannie qui s'est accordée avec elle pour effacer les victimes !

On ne pouvait rien voir, mais on écoutait... Il y avait certainement des bruits, des gémissements, d'é- tranges soupirs. Était-ce imagination? mais tout le monde entendait... Fallait-il croire que des malheu- reux fussent encore ensevelis au fond de quelque ou- bliette, connue du gouverneur seul, qui avait péri? Le -listrict de l'île Saint-Louis, d'autres encore, deman- daient qu'on recherchât la C9 use de ces voix lamen- tables. Une fois, et deux, et plusieurs, le peuple reve- nait à la charge ; queir^uo enquête que l'on fît, il ne prenait pas son pavti; Il était plein de trouble, d'in- quiétude pour ces infortunés, peut-être enterrés vivants.

Et si ce n'était pas des prisonniers, n'était-ce pas


LA FRANCE ARMÉE. 235

des ennemis? n'y avait-il pas, sous le faubourg, quel- que communication des souterrains de la Bastille aux souterrains de Vincennes ?. . . Du donjon à l'autre donjon, ne pouvait-on faire passer des poudres, exécuter ce que De Launey avait eu l'idée de faire, lancer la Bastille dans les airs, renverser, écraser le faubourg de la li- berté?

On fit des recherches publiques, une enquête solen- nelle et authentique pour rassurer les esprits. L'ima- gination alors transporta son rêve ailleurs. Elle plaça sa mine, et sa peur, de l'autre côté de Pari-s, dans ces cavités immenses d'où nos monuments sont sortis, aux abîmes d'où l'on a tiré le Louvre, Notre-Dame et au- tres églises. En 1786, on y avait versé, sans qu'il y parût (tant ces souterrains sont vastes), tout Paris mort depuis mille ans, une terrible masse de morts qui, pendant cette année, allait la nuit dans les chars de deuil, le clergé en tête, chercher, des Innocents à la Tombe-Issoire, le repos définitif et l'oubli complet.

Ces morts appelaient les autres, et c'était sans doute là qu'un volcan se préparait; la mine, du Panthéon au ciel, allait soulever Paris, et le laissant retomber, con- fondrait, brisés, sans forme, les vivants avec les morts, le pêle-mêle des chairs palpitantes, des cadavres et des ossements.

Ces moyens d'extermination ne semblaient pas né- cessaires; la famine suffisait. Après une mauvaise an» née, venait une année mauvaise; le peu de blé qui avait levé autour de Paris fut foulé, gâté, mangé par la cavalerie nombreuse qu'on avait rassemblée. Et même sans cavaliers, le blé s'en alhiit. On voyait ou


256 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

on croyait voir des bandes armées qui venaient la niiifc couper le blé vert. Foulon, tout mort qu'il était, sem- blait revenir exprès pour faire à la lettre ce qu'il avait dit : « Faucher la France. » Faucher le blé vert, le dé-' truire, la seconde année de famine, c'était aussi fau- cher les hommes.

La terreur allait s'étendant ; les courriers, répétant ces bruits, la portaient chaque jour d'un bout du royaume à l'autre. Ils n'avaient pas vu les brigands, mais d'autres les avaient vus; ils étaient ici et là, ils étaient en route, nombreux, armés jusqu'aux dents; ils arriveraient la nuit probablement, ou demain sans faute. En plein jour, à tel endroit, ils avaient coupé les blés; c'est ce que la municipalité de Soissons écri- vait éperdue à l'Assemblée nationale, en demandant du secours ; toute une armée de brigands marchaient sur cette ville. On chercha, ils avaient disparu dans les fumées du soir ou les famées du matin.

Ce qui était plus réel, c'est qu'à cet affreux fléau de la faim, quelques-uns avaient eu l'idée d'en joindre un autre, qui fait frissonner, quand on songe aux cent années de guerre qui, dans le xiv®, le xv^ siècle, firent un cimetière de notre malheureux pays. Ils voulaient amener les Anglais en France. La chose a été contestée; pourquoi? elle est infiniment vraisemblable, puisqu'elle a été sollicitée plus tard, tentée, manquée, à Quibe- ron.

Mais cette fois, il s'agissait, non pas d'amener leur flotte sur une plage difficile, sans défense et sans res- sources, mais bien de les établir dans une bonne place défendable, de leur mettre en main l'arsenal naval où


LA FRANCE ARMEE. J.i?

la France, un siècle durant, a entassé ses millions, ses travaux, tout son effort... La pointe, la proue du grand vaisseau national, l'écueil du vaisseau britannique... Il s'agissait de livrer Brest.

Depuis que la France avait aidé à la délivrance de l'Amérique, divisé l'empire anglais, l'Angleterre souhaitait non son malheur, mais sa ruine et destruc- tion complète, qu'une forte marée d'automne soulevât l'Océan de son lit et couvrît d'une belle nappe tout ce qu'il y a de terre de Calais aux Vosges, aux Pyrénées et aux Alpes.

Cependant, il y avait une chose plus belle à voir, c'é- tait que cette mer nouvelle fût de sang, du sang de la France, tirée par elle de ses veines, qu'elle s'égorgeât elle-même et s'arrachât les entrailles.

A cela, le complot de Brest était un bon commence- ment. Seulement, il était à craindre que l'Angleterre donnant la main aux scélérats qui lui vendaient leur pays, n'unît toute la France contre elle, qu'elle ne nous réconciliât dans une indignation commune, qu'il n'y eût plus de parti...

Une autre cause eût suffi pour retenir le gouverne- ment anglais : c'est que, dans le premier moment, l'An- gleterre, malgré sa haine, souriait à notre révolution. Elle n'en soupçonnait aucunement la portée ; dans ce grand mouvement français et européen qui n'est pas moins que l'avènement du droit éternel, elle croyait voir une imitation de sa petite révolution insulaire et égoïste du dix-septième siècle. Elle applaudissait la France, comme une mère encourage l'enfant qui tâche de marcher derrière elle. Etrange mère qui ne savait

RÉV, — T. I. 17


258 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

pas bien au fond si elle désirait que l'enfant marchât ou se rompît le col.

Donc, l'Angleterre résista à la tentation de Brest. Elle fut vertueuse et révéla la chose aux ministres de Louis XVI, sans dire le nom des personnes. Dans cette demi-révélation elle trouvait un avantage immense, celui de brouiller la France, de porter au comble la défiance et les soupçons, d'avoir une prise terrible sur ce faible gouvernement, de prendre hypothèque sur lui. Il y avait à parier qu'il ne rechercherait pas sé- rieusement le complot, craignant de trop bien trouver, de frapper sur ses amis. Et s'il ne recherchait rien, s'il gardait ce secret pour lui, l'Anglais était toujours à même de le faire éclater, cet affreux secret. Il tenait cette épée suspendue sur la tête de Louis XVI.

Dorset, l'ambassadeur anglais, était un homme agréable; il ne bougeait pas de Versailles; plusieurs croyaient qu'il avait plu à la reine et qu'il avait eu son tour. Cela n'empêcha pas qu'après la prise de la Bas- tille, sondant la profondeur du coup que le Roi avait reçu, il ne saisît l'occasion de le perdre autant qu'il était en lui.

Une lettre assez équivoque de Dorset au comte d'Ar- tois ayant été saisie par hasard, il écrivit au ministre qu'on le soupçonnait à tort d'avoir influé en rien sur les troubles de Paris; «loin de là, ajoutait-il douce- ment, Votre Excellence sait bien l'empressement que j'ai mis à lui faire connaître l'affreux complot de Brest a% commencement de juin, l'horreur qu'il inspirait à ma cour et l'assurance nouvelle de son attachement sincère pour le roi et la nation... » Et il priait le mi-


LA FRANCE ARMEE. 2o9

nistre de communiquer sa lettre à TAesemblée na- tionale.

Autrement dit, il le priait de se mettre la corde au col. Sa lettre, dn 26 juillet, constatait, mettait en lu- mière que la cour, deux mois entiers, avait gardé le secret, sans agir et sans poursuivre, réservant appa- remment ce complot comme un en cas de guerre civile, une arme dernière, \q poignard de miséricorde, comme disait le Moyen âge, que l'homme gardait toujours, afin que l'épée brisée, vaincu, terrassé, il pût, en de- mandant grâce, assassiner son vainqueur.

Le ministre Montmorin, traîné par T Anglais au grand jour, à l'Assemblée nationale, n'eut à donner qu'une assez pauvre explication, à savoir que, n'ayant pas le nom des coupables, on n'avait pas pu poursui- vre. L'Assemblée n'insista pas : mais le coup était porté et n'en fut que plus profond. La France entière le sentit.

L'affirmation de Dorset, qu'on eût pu croire men- songère, une fiction, un brandon que nos ennemis jetaient au hasard, parut confirmée par l'imprudence des officiers de la garnison de Brest, qui, sur \i nou- velle de la prise de la Bastille, firent la démonstration de se retrancher au château, la menace de traiter mi- litairement la ville si elle bougeait. C'est ce qu'elle fit i l'instant; elle prit les armes, s'empara de la garde lu port. Les soldats, les marins, travaillés en vain pai .eurs officiers, qui leur donnaient de l'argent, se ran- gèrent du côté du peuple. Le noble corps de la marine étiit fort g'Tistocrate, mais nullement Anglais, à coup sûr. Les se pçons ne s'étendirent pas moins sur eux,


260 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

et, d'autre part, sur la noblesse de Bretagne. Celle-ci s'indigna en vain, en vain protesta de sa loyauté.

L'irritation, portée au comble, faisait croire aux plus aoirs complots. La longue obstination de la noblesse à rester séparée du Tiers dans les États-Généraux, l'amère, l'acre polémique, qui s'était élevée à cette occasion dans les villes, grandes et petites, dans les villages et hameaux, souvent dans la même maison, avaient inculqué au peuple une idée ineffaçable que le noble c'était l'ennemi.

Une partie considérable de la haute noblesse, illus- tre, historique, fit ce qu'il fallait pour prouver que œtte idée était fausse, craignant peu la Révolution, et croyant que, quoi qu'elle fît, elle ne tuerait pas l'his- toire. Mais les autres et les plus petits, moins rassurés sur leur rang, plus vaniteux ou plus francs, blessés aussi chaque jour par l'élan nouveau du peuple qu'ils voyaient de bien plus près, qui les serrait davantage, se déclaraient hardiment ennemis de la Révolution.

Les anobhs, les parlementaires, étaient les plus fu rieux ; les magistrats étaient devenus plus guerriers que les militaires, ils ne parlaient que de combats, juraient mort, sang et ruine. Ceux d'entre eux qui jusque-là avaient été l'avant-garde de la résistance aux volontés de la cour, qui avaient savouré le plus la popularité, l'amour, l'enthousiasme public, étaient étonnés, indignés, de se voir tout à coup indifférents -^u haïs. Ils haïssaient, et sans bornes... Ils cherchaient souvent la cause de ce changement, si prompt dam l'artificieuse machination de leurs ennemis personnels , et les haines poUti^ues s'envenimaient encore de




LA FRANCE ARMÉE. 281

vieilles haines de familles. A Qiiimper, un Kersalaun, membre du Parlement de Bretagne, ami de la Chalo- tais, naguère ardent champion de l'opposition parle- mentaire, puis tout à coup royaliste, aristocrate, encore plus ardent, se promenait gravement au milieu des huées du peuple, qui pourtant n'osait le toucher, et nommant ses ennemis tout haut, disait avec gravité : « Je les jugerai sous peu, et laverai mes mains dans leur sang*. »

Un de ces parlementaires, seigneur en Franche- Comté, M. Memmay de Quincey, ne s'en tint pas à la menace. Ulcéré probablement par des haines de voisi- nage, l'esprit troublé de fureur, entraîné peut-être aussi par cette pente à l'imitation qui fait qu'un crime célèbre engendre bien souvent des crimes, il réalisa précisément ce que de Launey avait voulu faire, ce que le peuple de Paris croyait encore avoir à craindre. Il fit savoir à Vesoul, et dans les alentours, qu*en ré- jouissance de la bonne nouvelle, il donnerait une fête et traiterait à table ouverte. Paysans, bourgeois, sol- dats, tous arrivent, boivent, dansent... La terre s'ou- vre, une mine éclate, lance, brise, tue au hasard; le sol est jonché de membres sanglants... Le tout, attesté par le curé, qui confessa quelques blessés qui survi- vaient, attesté par la gendarmerie, apporté le 25 juillet à l'Assemblée nationale. L'Assemblée, indignée, obtint du Roi qu'on écrirait à toutes les puissances pour demander l'extradition des coupables*.

Ducbatellier, la Révolution en Bretagne, I, 175. • Plus tard, M. de Memmay fut réhabilité sur la plaidoirie de M. Gourvoisier. Il soutint que l'accident était résulté d'un baril


âG2 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

L'opinion s'étendait, s'affermissait, que les brigands qui coupaient les blés pour faire mourir de faim le peuple n'étaient point des étrangers, comme on l'a- vait pensé d'abord, point Italiens, point Espagnols, comme Marseille le croyait en mai, mais des ennemis français de la France, de furieux ennemis de la Révo- lution, leurs agents, leurs domestiques, des bandes soldées par eux*.

La terreur en augmenta, chacun croyant avoir près de soi des démons exterminateurs. Le matin, on courait au champ voir s'il n'était pas dévasté. Le soir, on s'in- quiétait, craignant de brûler dans la nuit... Au nom des brigands, les mères serraient, cachaient leurs enfants.

Où donc était cette protection royale sur la foi de

de poudre laissé 'par hasard à côté des gens ivres. Trois choses avaient contribué à donner une autre opinion : 1^ l'absence de M. de Memmay le jour de la fête; il ne voulait pas y paraître, di- sait-il, voulant laisser un cours plus libre à la joie; 2«> sa dispari- tion absolue ; 3° le Parlement, dont il était un ancien membre, ne permit pas aux tribunaux ordinaires d'informer, évoqua l'affaire, se réserva le jugement.

  • Les historiens affirment tous, sans la moindre preuve, que ces

alarmes, ces accusations, tout ce grand mouvement partait de Paris, de telle ou telle personne. Sans doute les meneurs influaient sur le Palais-Royal, le Palais-Royal sur Paris, Paris sur la France. Il n'en est pas moins inexact de rapporter tout au duc d'Orléans, comme la plupart des royalistes, à Duport, comme M. Droz, à Mirabeau, comme Montgaillard, etc. Voir la réponse fort sage d'Alexandre de Lameth. Ce qu'il eût dû ajouter, c'est que Mira- beau, Duport, les Lameth, le duc d'Orléans, la plupart des hom- mes de cette époque, moins énergiques qu'on ne croit, étaient vavis qu'on leur crût une telle énergie, une si vaste influence. Aux accusations ils répondaient peu de choses, souriaient modes- tement, laissant croire à qui voulait quïLs étaient d^ grands scé- lérats.


LA FRANCE ARMÉE. 203

laquelle le peuple avait si longtemps dormi? cette vieille tutelle qui le rassurait si bien qu'il en était resté mineur, qu'il avait en quelque sorte grandi sans cesser d'être enfant? On commençait à sentir que, quelque homme que fût Louis XVI, la royauté était l'intime amie de l'ennemi.

Les troupes du Roi qui, en d'autres temps, eusseni. paru une protection, étaient justement ce qui faisait peur. Qui voyait-on à leur tête? Les plus insolents des nobles, ceux qui cachaient le moins leur haine. Ils animaient, payaient au besoin le soldat contre le peuple, enivraient leurs Allemands ; ils semblaient pré- parer un coup.

L'homme devait compter sur soi, sur nul autre. Dans cette absence complète d'autorité et de protec- tion publique, son devoir de père de famille le cons- tituait défenseur des siens. Il devenait, dans sa maison, le magistrat, le roi, la loi et l'épée, pour exécuter la loi, conformément au vieux proverbe : Pauvre homme en sa maison o'oi est.

La main de justice, l'épée de justice, pour ce roi, c'est ce qu'il a, sa faux, au défaut de fusil, son hoyau, sa fourche de fer... Viennent maintenant les bri- gands !... Mais il ne les attend pas. Voisins et voisins, village et village armés, ils vont voir dans la cam- pagne si ces scélérats oseront venir... On avance, on voit une troupe... Ne tirez pas cependant... Ce sont les gens d'un autre village, amis et parents, qui cherchent aussi'...

  • Montloirier, Mémoires, I, 233. Toiilongeon, I, 56, etc., etc.


264 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

La France fut armée en huit jours. L'Assemblée na- tionale apprit coup sur coup les progrès miraculeux de cette révolution, elle se vit en un moment à la tête de l'armée la plus nombreuse qui fut depuis les croisades. Chaque courrier qui arrivait l'étonnait, l'effrayait presque. Un jour, on venait lui dire : « Vous avez deux cent mille hommes. — Le lendemain, on lui di- sait : Vous avez cinq cent mille hommes. D'autres arri- vaient : Un million d'hommes sont armés cette semaine, deux millions, et trois millions... »

Et tout ce grand peuple armé, dressé tout à coup du sillon, demandait à l'Assemblée ce qu'il fallait faire.

Où donc est l'ancienne armée? elle a comme dis- paru. La nouvelle, si nombreuse, l'eût étouffée sans combattre, seulement en se serrant...

La France est un soldat^ oh l'a dit, elle l'est depuis ce jour. Ce jour, une race nouvelle sort de terre, chez laquelle les enfants naissent avec des dents pour dé- chirer la cartouche, avec de grandes jambes infati- gables pour aller du Caire au Kremlin, avec le don magnifique de pouvoir marcher, combattre sans man- ger, de vivre d'esprit.

D'esprit, de gaieté, d'espérance. Qui donc a droit d'espérer, si ce n'est celui qui porte en lui l'affran- chissement du monde?

La France était-elle avant ce jour, on pourrait le contester. Elle devint tout à la fois une épée et un principe. Être ainsi armé, c'est être. Qui n'a ni l'idée, ni la force, n'existe que par pitié.

Ils étaient en fait ; et ils voulurent être en droit.

Le barbare Moyen âge n'admettait pas leur exis-


LA FRANCE ARMÉE. 26o

tence, il les niait comme hommes, et n'y voyait que des choses. Dans sa bizarre scolastique, il enseignait que les âmes, rachetées du même prix, valent toutes le sang d'un Dieu, et ces âmes, ainsi relevées, il les rabaissait à la bête, les fixait sur leur sillon, les adju- geait au servage éternel et damnait la liberté.

Ce droit sans droit alléguait la conquête, c'est-à-dire l'ancienne injustice; la conquête, disait-il, a fait les nobles, les seigneurs. « N'est-ce que cela? dit Sieyès, nous serons conquérants à notre tour ! »

Le droit féodal alléguait encore ces actes hypocrites, où l'on suppose que l'homme stipula contre lui-même, où le faible, par peur ou par force, se donnait sans réserver rien, donnait l'avenir, le possible, ses enfants à naître, les générations futures. Ces coupables par- chemins, la honte de la nature, dormaient impunis depuis des siècles au fond des châteaux.

On parlait fort du grand exemple de Louis XVI, qui avait affranchi les derniers serfs de ses domaines. Imperceptible sacrifice qui coûta peu au Trésor, et qui n'eut en France presque aucun imitateur.

Quoi ! dira-fc-on, les seigneurs étaient-ils en 89 des hommes durs, impitoyables!

Nullement. C'était une classe d'hommes très-mêlés, mais généralement faibles et physiquement déchus \ légers, sensuels et sensibles, si sensibles qu'ils ne pou- vaient voir de près les malheureux. Ils les voyaient dans les idylles, les opéras, les contes, les romans qui


  • C est ce qu'avoue M. de Maistre dans ses Considérations sur

la RévoluHon{\l%).


206 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

font verser de douces larmes; ils pleuraient avec Ber- nardin de Saint-Pierre, avec Grétry et Sedaine, avec Berquin, Florian ; ils se savaient gré de pleurer, et s disaient : « Je suis bon. »

Avec cette faiblesse de cœur, cette facilité de cara ] tère, la main ouverte, incapable de résister aux occi) sions de dépense, il leur fallait de l'argent, beaucoup d'argent, plus qu'à leurs pères. De là la nécessité de tirer beaucoup des terres, de livrer le paysan aux hommes d'argent, intendants et gens d'affaires. Plus ."^.es maîtres avaient bon cœur, plus ils étaient géné- reux et philanthropes à Paris, plus leurs vassaux mouraient de faim; ils vivaient moins dans leurs châ- teaux, pour ne pas voir cette misère, dont leur sensi- bilité aurait eu trop à souffrir.

Telle était en général cette société, faible, vieille et molle. Elle s'épargnait volontiers la vue de l'oppres- sion, n'opprimait que par procureur. Il ne manquait pas cependant de nobles provinciaux qui se piquaient de maintenir dans leurs castels les rudes traditions féodales, qui gouvernaient durement leur famille et leurs vassaux. Rappelons seulement ici le célèbre ami des hommes, le père de Mirabeau, l'ennemi de sa fa- mille, qui tenait enfermés tous les siens, femme, fils et filles, peuplait les prisons d'État, plaidait contre ses voisins, désolait ses gens. Il conte que, donnant une fête, il fut étonné lui-même de l'aspect sombre, sau- vage, de ses paysans. Je le crois sans peine; ces pau- vres gens craignaient vraisemblable -nent que Y ami des Jiommes ne les prît pour ses enfants.

Il ne faut pas s'étonner si le paysan, ayant une fois


LA FRANCE ARMÉE. 2G7

saisi les armes, s'en servit et prit sa revanche. Plu- sieurs seigneurs avaient cruellement vexé leurs com- munes, qui ce jour-là s'en souvinrent. L'un avait en- touré de murs la fontaine du village, l'avait confis- quée pour lui. Un autre s'était emparé des commu- naux. Ils périrent. On cite encore plusieurs autres meurtres qui, sans doute, furent des vengeances.

L'armement général des villes fut imité par les campagnes. La prise de la Bastille les encouragea à attaquer leurs bastilles. Tout ce dont il faut s'étonner, quand on sait ce qu'ils souffraient, c'est qu'ils aient commencé si tard. Les souffrances, les vengeances, s'étaient accumulées par le retard, entassées à une hauteur effrayante... Quand cette monstrueuse ava- lanche, retenue longtemps à l'état de glace et de neige, fondit tout à coup, une telle masse déborda que son seul déplacement pouvait tout anéantir.

Il faudrait pouvoir démêler, dans cette scène im- mense et confuse, ce qui appartient aux bandes errantes de pillards, de gens chassés par la famine, et ce que fit \Qpaysan domicilié, la commune contre le seigneur.

On a recueilli le mal soigneusement, le bien pas assez. Plusieurs seigneurs trouvèrent des défenseurs dans leurs vassaux ; par exemple, le marquis de Mont- fermeil, qui, l'année précédente, avait emprunté cent mille francs pour les secourir. Les plus furieux eux- mêmes s'arrêtèrent quelquefois devant la faiblesse. En Dauphiné, par exemple, un château fut respecté, parce qu'on n'y trouva qu'une dame malade, au lit. avec ses enfants ; on se borna à détruire les archives féodales.


288 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Généralement, le paysan montait d'abord au châ- teau pour se faire donner des armes ; puis il osait da- vantage, il brûlait les actes et les titres. La plupart de ces instruments de servitude, les plus actuels, les plus oppresseurs, étaient bien plutôt dans les greffes, chez les procureurs et notaires. Le paysan y alla peu. Il s'attaqua de préférence aux antiquités, aux chartes originales. Ces titres primitifs, sur beaux parchemins, ornés de sceaux triomphants, restaient au trésor du château pour être montrés aux bons jours. Ils habi- taient les somptueux casiers, les portefeuilles de ve- lours au fond d'une arche de chêne qui faisait l'hon- neur de la tourelle. Point de manoir important qui, près du colombier féodal, ne montrât la tour des ar- chives.

Nos gens allaient droit à la tour. Là pour eux était la Bastille, la tyrannie, l'orgueil, l'insolence, le mé- pris des hommes ; la tour, depuis bien des siècles, se moquait de la vallée, elle la stérilisait, Tattristait, l'é- crasait de son ombre pesante. Gardien du pays dans les temps barbares, sentinelle de la contrée, elle en fut l'effroi plus tard. En 89, qu'est-elle, sinon l'odieux témoin du servage, un outrage perpétuel, pour redire tous les matins à l'homme qui va labourer l'antique humiliation de sa race... « Travaille, travaille, fils de serf, gagne, un autre profitera, travaille et n'espère jamais. »

Chaque matin et chaque soir, mille ans, davantage peut-être, la tour fut maudite. Un jour vint qu'elle tomba.

Que vous avez tardé, grand jour! combien de temps


LA FRANCE ARMEE. 269

nos pères vous ont attendu et rêvé...! L'espoir que leurs fils vous verraient enfin a pu seul les soutenir ; autrement ils n'auraient pas voulu vivre, ils seraient morts à la peine... Moi-même, leur compagnon, labou- rant à côté d'eux dans le sillon de l'histoire, buvant à leur coupe amère, qui m'a permis de revivre le dou- loureux Moyen âge, et pourtant de n'en pas mourir, n'( st ce pas vous, ô beau jour, premier jour de la dé- livrance?... J'ai vécu pour vous raconter!



CHAPITRE IV

NUIT DU 4 AOUT

Déclaration des droits de l>homme et du citoyen. Désordres ; daii.^ ger de la France. L'Assemblée crée le comité des recherches, 27 juillet. Tentatives de la cour : elle veut empêcher le jugement de Besenval ; le parti royaliste veut se faire une arme de la cha- rité publique. La noblesse révolutionnaire offre l'abandon des droits féodaux Nuit du 4 aoîit, abandon des privilèges de classes; résistance du clergé; abandon des privilèges de provinces.


Au-dessus de ce grand mouvement, dans une région plus sereine, sans se laisser distraire aux bruits, aux clameurs, l'Assemblée nationale pensait, méditait.

La violence des partis qui la divisait sembla domi- née, contenue dans la grande discussion par laquelle s'ouvraient ces travaux. On vit alors combien l'aristo- cratie, adversaire née des intérêts de la Révolution, avait été elle-même atteinte au cœur de ses ses idées. Tous étaient Français avant tout, tous fils du dix- huitième siècle et de la philosophie.

Les deux côtés de l'Assemblée, en conservant leur opposition, n'en apportèrent pas moins un sentiment


NUIT DU 4 AOUT. n

de religion au solennel examen de la Déclaration des droits.

Il ne s'agissait point d'une Pétition de droits, comme en Angleterre, d'un appel au droit écrit, aux chartes contestées, aux libertés, vraies ou fausses, du Moyen âge.

Il ne s'agissait pas, comme en Amérique, d'aller ^ hercher, d'État en État, les principes que chacun a'eux reconnaissait, de les résumer, généraliser, et d'en construire, a posteriori, la formule totale qu'ac- cepterait la fédération.

Il s'agissait de donner d'en liant, en vertu d'une au- torité souveraine, impériale, pontificale, le Credo du nouvel âge. Quelle autorité? La Raison, discutée par tout un siècle de philosophes, de profonds penseurs, acceptée de tous les esprits et pénétrant dans les moeurs, arrêtée enfin, formulée par les logiciens de l'Assemblée constituante.... Il s'agissait d'imposer comme autorité à la raison, ce que la raison avait trouvé au fond du libre examen.

C'était la philosophie du siècle, son législateur, son Moïse, qui descendait de la montagne, portant au front les rayons lumineux, et les tables dans ses mains...

On a beaucoup discuté pour et contre la Déclaration des droits, et disputé dans le vide.

D'abord, nous n'avons rien à dire auxBentham, aux Dumont, aux utilitaires, aux empiriques, qui ne con- naissent de loi que la loi écrite, qui ne savent point que le droit n'est droit qu'autant qu'il est conforme au Droit, à la Raison absolue. Simples procureurs,


272 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

rien de plus, sous l'habit de philosophes, quelle raison ont-ils eu de mépriser les praticiens ? Comme eux, ils écrivent la loi sur papier et parchemin; nous, nous voulions graver la nôtre sur la pierre du droit éternel, sur le roc qui porte le monde : l'invariable justice et- l'indestructible équité.

Pour répondre à nos ennemis, qu'il nous suffise d'eux-mêmes et de leurs contradictions. Ils raillent la Déclaration, et ils s'y soumettent; ils lui font la guerre trente ans, en promettant à leurs peuples les libertés qu'elle consacre. Vainqueurs en 1814, le premier mot qu'ils adressent à la France, ils l'empruntent à la grande fortune qu'elle a posée*... Vainqueurs? Non, vaincus plutôt, et vaincus dans leur propre cœur puisque leur acte le plus personnel, le traité de la Sainte-Alliance, reproduit le droit qu'ils ont blasphémé.

La Déclaration des droits atteste l'Être suprême, garant de la morale humaine. Elle respire le sentiment du devoir. Le devoir, non exprimé, n'y est pas moins présent partout; partout voTis y sentez sa gravité aus- tère. Quelques mots empruntés à la langue de Con- dillac n'empêchent pas de reconnaître dans l'ensemble le vrai génie de la Révolution, gravité romaine, esprit stoïcien.

C'est du droit qu'il fallait parler, dans un tel mo- ment ^ c'est le droit qu'il fallait attester, revendiquer

  • Emprunt bien volontaire, puisqu'il est fait, par tous les rois

de l'Europe, à la tête de huit cent mille soldats. Ils reconnaissent que chaque peuple a droit de choisir son gouvernement. Voyez Alexandre de Lameth, p. 121.

  • De droit et de liberté seulement: rien de plus d'abord, dans


NUIT DU 4 AOUT 273

pouf le p3uple. On avait cru jusque-là qu'il n'avait que des devoirs.

Quelque haut et général que soit un tel acte, et fait pour durer toujours, peut-on bien lui demander de ne rappeler en rien l'heure agitée de sa naissance, de ne pas porter le signe de la tempête?

La première parole est dite trois jours avant le 14 juillet et la prise de la Bastille ; la dernière, quel- ques jours avant que le peuple amène le Roi à Paris (6 octobre)... Sublime apparition du Droit entre l'orage et l'orage.

Nulles circonstances ne furent plus terribles, nulle discussion plus majestueuse, plus grave, dans l'émo- tion même. La crise prétendait des arguments spé- cieux aux deux partis.

Prenez garde, disait l'un, vous enseignez à Thomme son droit, lorsqu'il le sent trop bien lui-même; vous le transportez sur une haute montagne, vous lui mon- trez son empire sans limites... Qu'adviendra-t-il, lors- que, descendu, il se verra arrêté par les lois spéciales que vous allez faire, lorsqu'il va rencontrer des bornes à chaque pas? (Discours de Malouet.)

Il y avait plus d'une réponse, mais certainement la plus forte était dans la situation. On était en pleine crise, dans un combat douteux encore. On ne pouvait trouver une trop haute montagne pour y planter le drapeau... Il fallait, s'il était possible, le placer si haut, ce drapeau, que la terre entière le vît, que sa flamme tri^l<)k^ m\Ml Ifee nàtibiife; Ret<otiîlU )^'6\i)t le


274 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

drapeau commun de l'humanité, il devenait invincible. Il y a encore des gens qui pensent que cette grande discussion agita, arma le peuple, qu'elle lui mit la torche à la main, qu'elle fit la guerre et l'incendie. La première difficulté à cela, c'est que les violences commencèrent avant la discussion. Les paysans n'eu- rent pas besoin de cette métaphysique pour se mettre en mouvement. Même après, elle influa peu. Ce qui arma les campagnes, ce fut, nous l'avons dit, la néces- sité de repousser le pillage, ce fut la contagion des villes qui prenaient les armes, ce fut plus que toutes choses l'ivresse et l'exaltation de la prise de la Bastille.

La grandeur de ce spectacle, la variété de ses acci- dents terribles, a troublé la vue de l'histoire. Elle a mêlé et confondu trois faits distincts, et même opposés qui se passaient en même temps :

lo Les courses des vagabonds, des affamés, qui cou- paient les blés la nuit, rasaient la terre, comme les sau- terelles. Ces bandes, quand elles étaient fortes, forçaient les maisons isolées, les fermes, les châteaux même.

2° Le paysan, pour repousser ces bandes, eut be- soin d'armes, les demanda, les exigea des châteaux. Armé et maître, il détruisit les chartes où il voyait un instrument d'oppression. Malheur aux seigneurs haïs ! on ne s'en prenait pas seulement à ses parchemins, mais à sa personne même.

3° Les villes, dont l'armement avait entraîné celui des campagnes, furent contraintes de les réprimer. Les gardes nationales, qui alors n'avaient rien d'aristocra- tique, puisqu'elles comprenaient tout le monde, mar- chèrent pour rétablir l'ordre; elles allèrent secourir


NUIT DU 4 AOUT. 275

ces châteaux qu'elles détestaient. Elles ramenaient souvent à la ville les paysans prisonniers, mais on les relâchait bientôt'.

Je parle des paysans domiciliés du voisinage. Quant aux bandes de gens sans aveu, de pillards, aux bri- gands, comme on disait, les tribunaux, les municipa- lités mêmes, en firent souvent de cruelles justices; un grand nombre furent mis à mort. La sécurité fut réta- blie à la longue, et la culture assurée. Si, les désordres continuant, la culture avait cessé, la France mourait l'année suivante.

Étrange situation d'une Assemblée qui discute, cal- cule, pèse les syllabes au sommet de ce monde en feu. Deux dangers à droite, à gauche. Pour réprimer le désordre, elle n'a, ce semble, qu'un moyen : relever l'ordre ancien, qui n'est qu'un désordre pire.

On suppose communément qu'elle fut impatiente de se saisir du pouvoir; cela est vrai de tels de ses membres, faux et très-faux du grand nombre. Le ca- ractère de cette Assemblée prise en masse, son origi- nalité, comme celle de l'époque, c'était une foi sin- gulière à la puissance des idées. Elle croyait fermement que la vérité, une fois trouvée, formulée en lois, était invincible. Il ne fallait que deux mois (c'était le calcul d'hommes pourtant fort sérieux), dans deux mois la Constitution était faite ; elle allait, de sa vertu toute- puissante, contenir tout à la fois et le pouvoir et lo


• Tout ceci est fort embrouillé par les historiens, selon leurs passions. J'ai consulté les vieillards, spécialement mes illustres ot vénérables amis, MM. Béranger, et de Lamennais.


276 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

peuple; la Révolution alors était achevée, le monde allait refleurir.

En attendant, la situation était véritablement bi-

arre. Le pouvoir était ici brisé, là très-fort, organisé

sur tel point, là en dissolution complète, faible pour l'action générale et régulière, formidable encore pour la corruption, l'intrigue, la violence peut-être. Les comptes de ces dernières années, qui parurent plus tard, montrent assez quelles ressources avait la Cour, et comme elle les employait, comme elle travaillait la presse, les journaux, l'Assemblée même. L'émigration commençait, et avec elle l'appel à l'étranger, à l'en nemi, un système persévérant de trahison, de calomnie contre la France.

L'Assemblée se sentait assise sur un tonneau de poudre. Il lui fallut bien, pour le salut commun, des- cendre des hauteurs où elle faisait la loi et regarder de près ce qui se passait sur la terre. Grande chute ! Solon, Lycurgue, Moïse, ramenés aux soins misérables de la surveillance publique, forcés d'espionner les es- pions, de se faire lieutenants de police !

Le premier éveil fut donné par les lettres de Dorset au comte d'Artois, par ses exphcations plus alarmantes encore, par l'avis du complot de Brest, caché si long- temps par la Cour. Le 27 juillet, Duport proposa de créer un comité de recherches, composé de quatre per- sonnes. Il dit ces paroles sinistres : « Dispensez-moi d'entrer dans aucune discussion. On trame des com- plots.. ^ Il ne doit pas être question de renvoi devant kê Mhmmt: N^\is devons mx\}Xérit ti'ëiflft'êijisés igt in^


NUIT Dl) 4 AOUT. . 277

Le nombre quatre rappelait de trop près les f rois in- quisiteurs d'État. On le porta jusqu'à douze.

L'esprit de l'Assemblëe, quelles que fussent ses nécessités, n'était nullement celui de police et d'in- quisition. Une discussion très-grave eut lieu pour sa- voir si Ton violerait le secret des lettres, si l'on ouvri- rait cette correspondance suspecte, adressée à un prince qui, par sa fuite précipitée, se déclarait ennemi. Gouy d'Arcy et Robespierre voulaient qu'on ouvrît. L'Assemblée, sur l'avis de Chapelier, de Mirabeau et de Duport même, qui venait de demander une sorte d'inquisition d'État, l'Assemblée, magnanimement, dé- clara le secret des lettres inviolable, refusa de les ou- vrir et les fit restituer.

Cette décision rendit courage aux partisans de la Cour. Ils firent trois choses hardies.

Sieyès était porté à la présidence. Ils lui opposèrent un homme fort estimé, fort agréable à l'Assemblée, l'éminent légiste de Rouen, Thouret. Son mérite à leurs yeux était d'avoir voté, le 17 juin, contre le titre d'Assemblée nationale, cette simple formule de Sieyès qui contenait la Révolution. Opposer ces deux hommes, disons mieux ces deux systèmes, dans la question de la présidence, c'était mettre la Révolution en cause, essayer de voir si Ton pourrait la faire reculer au 16 juin.

La seconde tentative était d'empêcher îe jugement de Besenval. Ce général de la Reine contre Paris avait été arrêté dans sa fuite. Le juger, le condamner, c'était condamner aussi les ordres d'après lesquels il avait agi. Necker, revenant, l'avait vu sur son passage, lui


278 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

avait donné espoir. Il ne fut pas difficile d'obtenir de son bon cœur une démarche solennelle auprès de la ville de Paris*. Emporter l'amnistie générale, dans la joie de son retour, finir la Révolution, ramener la sé- rénité, apparaître, comme, après le déluge, l'arc-en- ciel dans les nuées, quoi de plus charmant pour \8 vanité de Necker ?

Il vint à l'Hôtel de Ville, obtint tout de ceux qui s'y trouvaient, électeurs, représentants des districts, sim- ples citoyens, une foule mêlée, confuse et sans carac- tère légal. L'ivresse était au comble, dans la salle et sur la place. Il se montra à la fenêtre, sa femme à droite, sa fille à gauche, qui pleuraient et lui baisaient les mains... Sa fille, madame de Staël, s'évanouit de bonheur ^

Cela fait, rien n'était fait. Les districts de Paris ré- clamèrent ave c raison ; cette clémence surprise à une assemblée émue, accordée au nom de Paris par une foule sans autorité, une question nationale tranchée par une seule ville, par quelques-uns de ses habitants... Et cela, au moment où l'Assemblée nationale créait un comité de recherches, préparait un tribunal... c'était étrange, audacieux. Malgré Lally et Mounier, qui dé- fendaient l'amnistie, Mirabeau, Barnave et Robespierre obtinrent qu'il y aurait jugement. La Cour fut vaincue encore; elle emportait toutefois une grande consola-

  • Il dit expressément qu'il parlait de la part du Roi. Voyez son

discours, Histoire de la Révolution^ par deux amis de la liberté, II, 235.

^ Staël, Considérations,!^'^ liRriie, ch. xxiii. Voy. aussi Necker,


NUIT DU 4 AOUT. 279

tiou, digne de sa sagesse ordinaire : elle avait com- promis Necker, détruit la popularité du seul homme qui eût quelque chance de la sauver.

La Cour échoua de même dans l'affaire de la prési- dence. Thouret s'alarma de la fermentation du peuple, des menaces de Paris, et se désista.

Une troisième tentative du parti royaliste, bien au- trement grave, fut faite par Malouet; ce fut l'une des épreuves les plus fortes, les plus dangereuses que la Révolution ait rencontrées dans sa périlleuse route, où chaque jour ses ennemis mettaient devant elle une pierre d'achoppement, lui creusaient un précipice.

On se rappelle ce jour où, les Ordres n'étant pas pas encore réunis, le Clergé vint hypocritement mon- trer au Tiers le pain noir que mangeait le peuple, et l'engager, au nom de la charité, à laisser les vaines disputes pour s'occuper avec lui du bien des pauvres. C'est précisément ce que fit un homme (du reste hono- rable, mais aveugle partisan d'une royauté impossible); c'est ce que fit Malouet.

Il proposa d'organiser une vaste taxe des pauvres, des bureaux de secours et de travail, dont les premiers fonds seraient faits par les établissements de charité, le reste par un impôt sur tous, et par un emprunt.

Belle et honorable proposition, appuyée dans un tel moment par la nécessité urgente, mais qui donnait au parti royaliste une redoutable initiative politique. Elle mettait entre les mains du Roi un triple fonds, dont le dernier, l'emprunt, était illimité; elle en faisait le chef des pauvres, peut-être le général des mendiants contre l'Assemblée... Elle le prenait détrôné, et elle le


280 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

replaçait sur un trône, plus absolu, plus solide, le fai- sant roi de la famine, régnant par ce qu'il y a de plus supérieur, la nourriture et le pain... Que devenait la liberté?

Pour que la chose effrayât moins, qu'elle parût toute petite, Malouet rabaissait le nombre des pauvres au chiffre de quatre cent mille, évidemment faux.

S'il ne réussissait pas, il n'en tirait pas moins un grand avantage, celui de donner à son parti, celui du Roi, une belle couleur aux yeux du peuple, la gloire de la charité. La majorité, trop compromise en refu- sant, allait être obligée de suivre, d'obéir, de placer dans la main du Roi cette grande machine populaire.

Malouet, en dernier lieu, proposait de consulter les chambres de commerce, les villes de manufactures, afin d'aider les ouvriers, « d'augmenter le travail et les salaires. »

Une sorte d'enchère, de concurrence, allait s'établir entre les deux partis. Il s'agissait d'acquérir ou de ra- mener le peuple. A la proposition de donner aux indi- gents, une seule pouvait être opposée, celle qui auto- riserait les travailleurs à ne plus payer, qui du moins permettrait aux travailleurs des campagnes de ne plus payer les droits les plus odieux, les droits féodaux.

Ces droits périclitaient fort. Pour mieux les détruire, pour anéantir les actes qui les consacraient, on brû^» lait les châteaux même. Les grands propriétaires qui siégeaient à l'Assemblée étaient pleins d'inquiétude Une propriété si haïe, si dangereuse, qui compromet tait tout le reste de leur fortune, commençait à leuï paraître un fardeau. Pour sauver ces droits, il fallait,


x\UlT DU 4 AOUT. 281

OU en sacrifier une partie, ou les défendre à main ar- mée, rallier ce qu'on avait d'amis, de clients, de do- mestiques, commencer une guerre terrible contre tout le peuple.

Sauf un petit nombre de vieillards qui avaient fait la guerre de Sept-Ans, ou de jeunes gens qui avaient pris part à celle d'Amérique, nos nobles n'avaient fait d'autres campagnes que dans les garnisons. Ils étaient pourtant individuellement braves dans les querelles privées. La petite noblesse de Vendée et de Bretagne, jusque-là si inconnue, apparut tout à coup et se trouva héroïque. Beaucoup de nobles, d'émigrés, se signalè- rent dans les grandes guerres de l'Empire. Peut-être, s'ils s'étaient entendus, serrés ensemble, auraient-ils quelque temps arrêté la Révolution. Elle les trouva dispersés, isolés, faibles de leur isolement. Une cause aussi de leur faiblesse, très-honorable pour eux, c'est que beaucoup d'entre eux étaient de cœur contre eux- mêmes, contre la vieille tyrannie féodale, qu'ils en étaient à la fois les héritiers de la philosophie du temps, ils applaudissaient à cette merveilleuse résur- rection du genre humain, et faisaient des vœux pour elle, dût-il en coûter leur ruine.

Le plus riche seigneur, après le Roi, en propriétés féodales, était le duc d'Aiguillon ^ Il avait les droits régaliens dans deux provinces du Midi. Le tout d'ori- gine odieuse, que son grand-oncle Richelieu s'était donné à lui-même. Son père, collègue de Terray, mi- nistre de la banqueroute, avait été méprisé encore

AlefX. de Lameth, Histoire de l Ansemolée constituante^ I, 96.


282 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

plus que détesté. Le jeune duc d'Aiguillon éprouvait d'autant plus le besoin de se rendre populaire ; il était avec Duport, Chapelier, l'un des chefs du club breton Il y fit la proposition généreuse et politique de faire la part au feu dans ce grand incendie, d'abattre une partie du bâtiment pour sauver le reste ; il voulait, non pas sacrifier les droits féodaux (beaucoup de nobles n'avaient nulle autre fortune), mais offrir au paysan de s'en racheter à des conditions modérées.

Le vicomte de Noailles n'était pas au club, mais il eut vent de la proposition, et il en déroba la glorieuse initiative. Cadet de famille, et ne possédant nuls droits féodaux, il fut encore plus généreux que le duc d'Aiguillon. Il proposa non-seulement de permettre le rachat des droits, mais ^abolir sans rachat, les cor- vées seigneuriales et autres servitudes personnelles.

Cela fut pris pour une attaque, pour une menace, rien de plus. Deux cents députés arrivèrent. On venait de lire un projet d'arrêté où l'Assemblée rappelait le devoir de respecter les propriétés, de payer les rede- vances, etc.

Le duc d'Aiguillon produisit un tout autre effet.

Il dit qu'en votant la veille des mesures de rigueur contre ceux qui attaquaient les châteaux, un scrupule lui était venu, qu'il s'était demandé à lui-même si ces hommes étaient bien coupables... Et il continua avec chaleur, avec violence, contre la tyrannie féodale, c'est-à-dire contre lui-même.

C'était le 4 août, à huit heures du soir, heure so- lennelle où la féodaUté, au bout d'un règne de mille ans, abdique: abjure, se maudit.


NUIT DU 4 AOUT. 283

La féodalité a parlé. Le peuple prend la parole. Un bas Breton, en costume de bas Breton, député incon- nu, qui ne parla jamais ni avant, ni après. M. Le Guen de Kerengal, monte à la tribune et lit environ vingt lignes, accusatrices et menaçantes. Il reprochait à l'Assemblée, avec une force, une autorité singulière, de n'avoir pas prévenu l'incendie des châteaux, en brisant, dit-il, les armes cruelles qu'ils contiennent, ces actes iniques qui ravalent l'homme à la bête, qui attellent à la charetfce Ihcmme et l'animal, qui outra- gent la pudeur... « Soyons justes; qu'on nous les ap- porte ces titres, monucdents de la barbarie de nos pères.

« Qui de nous ne ferait un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins?... Vous n'avez pas un mo- ment à perdre; un jour de délai occasionne de nou- veaux embrasements ; la chute des empires est annoncée avec moins de fracas. Ne voulez-vous don- ner des lois qu'à la France dévastée? »

L'impression fut profonde. Un autre Breton l'affai- blit en rappelant des droits bizarres, cruels, incroya- bles : le droit qu'aurait eu le seigneur d'ëventrer deux de ses vassaux au retour de la chasse, et de mettre ses pieds dans leur corps sanglant !

Un gentilhomme de province, M. de Foucault, s'at- taquant aux grands seigneurs, qui avaient ouvert cette discussion fâcheuse, demanda qu'avant tout les grands sacrifiassent les pensions et traitements, les dons monstrueux qu'ils tirent du Roi, ruinant double- ment le peuple, et par l'argent qu'ils extorquent, et par l'abandon où tombe la province, tous les riches


28i HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

suivant leur exemple, désertant leurs terres, et s'atta- chant à la cour.

MM. de Guiche et de Mortemart crurent l'attaque personnelle, et répondirent vivement que ceux que l'or désignait sacrifieraient tout.

L'enthousiasme gagna. M. de Beauharnais proposa que les peines fussent désormais les mêmes pour tous, nobles et roturiers, les emplois ouverts à tous. Quel- qu'un demanda la justice gratuite ; un autre, l'aboli- tion des justices seigneuriales, dont les agents infé- rieurs sont le fléau des campagnes.

M. de Custine dit que les conditions de rachat pro- posées par le duc d'Aiguillon étaient difficiles, qu'il fallait aplanir la cho^e, venir en aide au paysan.

M. de la Rochefoucauld, étendant la bienveillance de la France au genre humain, demanda des adoucis- sements pour l'esclavage des Noirs.

Jamais le caractère français n'éclata d'une manière plus touchante, dans sa sensibilité facile, sa vivacité, son entraînement généreux. Ces hommes qui mettaient tant de temps, tant de pesanteur à discuter la Décla- ration des droits, à compter, peser les syllabes, dès qu'on fit appel à leur désintéressement, répondireni sans hésitation ; ils mirent l'argent sous les pieds, les droits honorifiques qu'ils aimaient plus que l'argent. . Grand exemple que la noblesse expirante a légué à notre aristocratie bourgeoise !

Parmi l'enthousiasme et l'attendrissement, il y avait aussi une fière insouciance, la vivacité d'un noble joueur qui prend plaisir à jeter l'or. Tous ces sacrifi- ces se faisaient par des riches et par des pauvres, avec


NUIT DU 4 AOUT. 285

une gaieté égale, avec malice parfois (comme la mo- tion de Foucault), avec de vives saillies.

< Et moi donc, qu'offrirai-je? disait le comte de Vi- rieu... au moins le moineau de Catulle... » Il proposa la destruction des pigeons destructeurs, du colombier féodal.

Le jeune de Montmorency demandait que tous ces vœux fussent sur-le-champ convertis en lois. Lepelle- tier de Saint-Fargeau désirait que le peuple jouît im- médiatement de ces bienfaits. Lui-même, immensément riche, il voulait que les riches, les nobles, les exempts d'impôts se cotisassent à cet effet.

Le président Chapelier, pressé de faire voter TAs- semblée, observa malicieusement qu'aucun de mes- sieurs du Clergé n'ayant pu encore se faire entendre, il se reprocherait de leur fô)mer la tribune^

L'évêque de Nancy exprima alors, au nom des sei- gneurs ecclésiastiques, le vœu que le prix du rachat des droits féodaux ne revînt pas au possesseur actuel, mais fît l'objet d'un placement utile au bénéfice même^

Ceci était d'économie et de bon ménage, plus que de générosité. L'évêque de Chartres, homme d'esprit, qui parla ensuite, trouva moyen d'être généreux aux dé-

  • Omis dans le Moniteur et dans l'Histoire parlementaire. Voy.

Y Histoire des deux Amis de la liberté, II, 321.

' Arrangé et défiguré dans le Moniteur et dans les historiens qui veulent cacher régoïsme du clergé. Le Procès-verbal dit seu- lement : Il a adhéré, en son nom et au nom de plusieurs membres du Clergé, â ce système de rachat des di^oitfi féodaux^ en tse sou- havîttant {pA^ \^ hm'éMm!>)m t^lià<ééMi(ôHi et A i'if^m|^mi itiéfi ïbhtls ià


me HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

pens de la noblesse. Il sacrifiait les droits de chasse, très-importants pour les nobles, minimes pour le clergé.

Les nobles ne reculèrent pas; ils demandèrent à consommer cette renonciation. Elle coûtait à plusieurs. Le duc du Châtelet dit en souriant à ses voisins ; « L'évêque nous ôte la chasse; je vais lui ôter ses dî- mes. » Et il proposa que les dîmes en nature fussent converties en redevances pécuniaires rachetables à volonté.

Le clergé laissa tomber cette dangereuse parole, et suivit sa tactique de mettre en avant la noblesse; l'archevêque d'Aix parla fortement contre la féodalité, demandant que l'on défendît à l'avenir toute conven- tion féodale.

« Je voudrais avoir une terre, disait l'évêque d'Uzès, il me serait doux de la remettre entre les mains des laboureurs. Mais nous ne sommes que dépositaires... »

Les évêques de Nîmes et de Montpellier ne donnè- rent rien, mais demandèrent que les artisans et ma- nœuvres fussent exempts d'impôts.

Les pauvres ecclésiastiques furent seuls généreux. Des curés déclarèrent que leur conscience ne leur per- mettait pas d'avoir plus d'un bénéfice. D'autres dirent : «(Nous offrons notre casuel... « Duport objecta qu'alors il faudrait y suppléer. L'Assemblée fut émue, et re- fusa de prendre ce denier de la veuve.

L'attendrissement, l'exaltation, étaient montés, de proche en proche, à un point extraordinaire. Ce n'était dans toute l'Assemblée qu'applaudissements, félicita- tions, expressions de bieaveillance mutuelle. Les étran- gers présents à la séance étaient muets d'étonnement ;


NUIT DU 4 AOUT. 287

pour la première fois, ils avaient vu la France, toute sa richesse de cœur... Ce que des siècles d'efforts n'a- vaient pas fait chez eux, elle venait de le faire en peu d'heures par le désintéressement et le sacrifice.., L'argent, l'orgueil, immolé, toutes les vieilles inso- lences héréditaires, l'antiquité, la tradition même... le monstrueux chêne féodal abattu d'un coup, l'arbre maudit, dont les branches couvraient la terre d'une ombre froide, tandis que ses racines infinies allaient dans les profondeurs chercher, sucer la vie, l'empê- cher de monter à la lumière.

Tout semblait fini. Une scène non moins grande commençait.

Après les pri\iléges des classes, vinrent ceux des provinces.

Celles qu'on appelait Pays d'État, qui avaient des privilèges à elles, des avantages divers pour les li- bertés, pour l'impôt, rougirent de leur égoïsme, elles voulurent être France, quoiqu'il pût en coûter à leur intérêt personnel, à leurs vieux et chers souvenirs. Le Dauphiné, dès 1788, l'avait offert magnanime- ent pour lui-même, conseillé aux autres provinces. Il renouvela cette offre. Les plus obstinés, les Bretons, •quoique liés par leurs mandats, liés par les anciens iraités de leur province avec la France, n'en manifes- tèrent pas moins le désir de se réunir. La Provence en dit autant, puis la Bourgogne et la Bresse, la Nor- mandie, le Poitou, l'Auvergne, l'Artois. La Lorraine, en termes touchants, dit qu'elle ne regretterait pas U domination de 5 es souverains adorés qui furent les pures du peuple, si elle avait le bonheur de se réunir


288 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

à ^s frères, d'entrer avec eux tous ensemble dans cette maison maternelle de la France, dans cette im- mense et glorieuse famille !

Puis ce fut le tour des villes. Leurs députés vin- rent en foule déposer leurs privilèges sur l'autel de la Patrie.

Les officiers de justice ne pouvaient percer la foule qui entourait la tribune, pour y apporter leur tribut. Un membre du Parlement de Paris ss joignit à eux, renonçant à l'hérédité des offices, à la noblesse trans- missible.

L'archevêque de Paris demanda qu'on se souvint de Dieu dans ce grand jour, qu'on chantât un Te Deum.

« Et le Roi, messieurs, dit Lally, le Roi qui nous a convoqués après une si longue interruption de deux siècles, n'aura-t-il pas sa récompense?... Proclamons- le le restaurateur de la liberté française ! »

La nuit était avancée, il était deux heures. Elle em- portait, cette nuit, l'immense et pénible songe des mille ans du Moyen âge. L'aube qui commença bientôt était celle de la liberté.

Depuis cette merveilleuse nuit, plus de classes, des Français ; plus de provinces, une France

Vive la France!



CHAPITEE V

LE CLERGÉ. — LA FOI NOUVELLE

Discours prophétiques de Fauchet. Effort impuissant de concilia- tion Ruine imminente de l'ancienne Église. L'Église avait dé- laissé le peuple. Buzot réclame pour la nation les biens du clergé, 6 aoîit. Suppression de la dime, 11 août. La liberté religieuse reconnue. Ligue du clergé, de la noblesse et de la cour. Paris abandonné à lui-même. Nulle autorité publique ; peu de violences; Dons patriotiques. Dévouement et sacrifice. (Aoîit 1789.)

La résurrection du peuple qui brise enfin son tom- beau, la féodalité elle-même écartant la pierre où elle le tint scellé, l'œuvre des temps en une nuit, voilà le premier miracle du nouvel Évangile, divin miracle, authenthique !

Qu'elles vont bien ici les paroles que Fauchet pro- nonça sur les ossements trouvés dans la Bastille : € La tyrannie les avaient scellés aux murs de ces cachots qu'elle croyait éternellement impénétrables à la lumière. Le Jour de La Tèvèlation est arrivé! Les os se sont levés à la voix de la liberté française; ils déposent contre les siècles de l'oppression et de la

BÉV. — T. I. 19


290 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

mort, prophétisant la régénération de la nature hu- maine et de la vie des nations * !... »

Belle parole, et d'un vrai prophète... Recueillons-la dans notre cœur, comme le trésor de l'espérance. Oui, ils ressusciteront!... La résurrection commencée sui les ruines de la Bastille, poursuivie la nuit du 4 août, manifestera au jour de la vie sociale ces foules qui languissent encore dans les ombres de la mort... L'aube vint en 89; puis l'aurore commença, tout enveloppée d'orages; puis, l'éclipsé noire et pro- fonde... Le soleil n'en luira pas moins, « Solem quis dicere falsum audeat? »

Il était deux heures de nuit quand l'Assemblée finit -son oeuvre immense, et se sépara. Le matin (5 Août), à Paris, Fauchet faisait en chaire l'oraison funèbre des citoyens tués devant la Bastille féodale, leur palme et le prix de leur sang.

Fauchet trouva là encore des paroles d'éternelle mémoire : « Qu'ils ont fait de mal au monde, les faux interprètes des divins oracles!... Ds ont consacré le despotisme, ils ont rendu Dieu complice des tyrans. Que dit l'Évangile ? « Il vous faudra paraître devant les rois; ils vous commanderont Vinjustice et vous leur résis- terez jusqu'à la mort. . . » Ils triomphent» les faux doc- teurs, parce qu'il est écrit : Rendez à César ce qui est i César, Mais ce qui n'est pas à César, faut-il aussi

  • Imprimé à la suite de Dussaulx, Œuvre des sept jours. Il dit

encore ailleurs admirablement : « Nous avons atteint le milieu des temps... Les tyrans sont mûrs... » Voy. ses trois discours sur la liberté, prononcés à Saint-Jacques, à Sainte-Marguerite, et à Notre-Dame.



a le tambour en tête, le reconduisirent à l'Hôtel de ville. ))

T. I, p. 291. nÉVOLTJTION FRANÇAISE. XI,


LE CLERGE. — LA FOI M013VELLK. 291

le lui rendre?... Or la liberté n'est pas à César; elle est à la nature humaine. »

Ces paroles éloquentes l'étaient encore plus dans la bouche de celui qui, le 14 juillet, s'était montré deux fois héroïque de courage et d'humanité. Deux fois il avait essayé, au péril de sa vie, de sauver la vie des autres, d'arrêter le sang... Vrai chrétien et vrai citoyen, il eût voulu tout sauver, et les hommes et les doctrines. Son aveugle charité défendait ensemble des idées hostiles entre elles, des dogmes contradictoi- res. Il mariait d'un même amour les deux Évangiles, sans tenir compte des différences de principes, des oppositions. Rejeté, exclu par les prêtres, ce qui l'avait persécuté lui était devenu par cela môme respec- table et cher.

Qui ne s'est trompé comme lui? Qui n'a caressé l'espoir de sauver le passé en avançant Tavenir ? Qui n'aurait voulu susciter l'esprit sans tuer la vieille forme, réveiller la flamme sans troubler la cendre morte?... Vain effort! nous avons beau retenir notre souffle. Elle est devenue légère, elle s'envole d'elle- même vers les quatre vents du monde.

Qui pouvait voir alors tout cela? Fauchet s'y trom- pait, et bien d'autres. On faisait effort pour croire la lutte finie et la paix venue ; on admirait que la Révo- lution fût déjà dans l'Évangile. Tout ce qui entendit ces grandes paroles tressaillit jusqu'au fond du cœur. L'impression fut si forte, l'émotion si vive, qu'on cou- ronna l'apôtre de la liberté d'une couronne civique. Le peuple et le peuple armé, les vainqueurs de la Bastille et la garde citoyenne, le tambour en tête, le


I


292 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

reconduisirent à l'Hôtel de Ville; un héraut portait Ja ^couronne devant lui.

Dernier triomphe du prêtre ? ou premier de citoyen?... Ces deux caractères, ici confondus, poui- ront-ils se mêler ensemble? La rohe déchirée, glorifiée des balles de la Bastille, laisse voir ici le nouvel homme; en vain voudrait-il lui-même l'étendre, cette robe, pour en couvrir le passé.

Une religion nous vient, deux s'en vont (qu'y faire ?) l'Éghse et la Royauté...

Féodalité, Royauté, Église, de ces trois branches du chêne antique, la première tombe au 4 août; les deux autres branlent; j'entends un grand vent dans les branches, elles luttent, elles tiennent fort, les feuilles jonchent la terre. Rien ne pourra résister Périsse ce qui doit périr ! . , .

Point de regrets, de vaines larmes. Ce qui croif mourir aujourd'hui, depuis combien de temps, bon Dieu ! il était mort, fini, stérile !

Ce qui témoigne en 89 contre l'Église d'une manière accablante, c'est l'état d'abandon complet où elle a laissé le peuple. Elle seule, depuis deux mille ans, a eu charge de l'instruire; voilà comme elle l'a fait... Les pieuses fondations du Moyen âge, quel but avaient- elles? quels devoirs imposaient-elles au Clergé? le salut des âmes, leur amélioration religieuse, l'adoucisse- ment des mœurs, l'humanisation du peuple... Il était votre disciple, abandonné à vous seuls; maîtres, qu'avez-vous enseigné ? . . .

Depuis le douzième siècle, vous continuez de lui parler une langue qui n'est plus la sienne , le culte a


LE CLERGE. ^ LA FOI NOUVELLE. 293

cessé d'être un enseignement pour lui. La prédication suppléait; peu à peu, elle se tait, ou parle pour les seuls riches. Vous avez négligé les pauvres, dédaigné la tourbe grossière... Grossière? elle Test par vous Par vous, deux peuples existent; celui d'en haut, à l'excès civilisé, raffiné; celui d'en bas, rude et sau- vage, bien plus isolé de l'autre qu'il ne fut dans l'ori- gine. C'était à vous de combler l'intervalle, d'élever toujours ceux d'en bas, de faire des deux peuples un peuple... Voici la crise arrivée, et je ne vois dans les classes dont vous vous faisiez les maîtres, nulle cul- ture acquise, nul adoucissement de mœurs; ce qu'ils ont, ils l'ont d'eux-mêmes, de l'instinct de la nature, de la sève qu'elle mit en nous. Le bien est d'eux, et le mal, le désordre, à qui le rapporterai-je, sinon à ceux qui répondaient de leurs âmes, et les ont abandon- nées?

Que sont en 89 vos fameux monastères, vos écoles antiques? pleines d'oisiveté et de silence. L*herbe y pousse, etraraignéefile... Et vos chaires? muettes. Et vos livres? vides. Le dix-huitième siècle passe, un siècle d'attaques, où, de moment en moment, vos ad- versaires vous somment en vain de parler, d'agir, si vous êtes vivants encore...

Une seule chose vous défendrait, beaucoup d*entre vous la pensent, nul ne l'avouera. C'est que, depui* loQgtemps la doctrine avait tari, que vous ne disiei plus rien au peuple, n'ayant rien à dire, que vous aviez vécu vos âges, un âge d'enseignement, un âge de polémique... que tout passe et se transforme; les cieux mêmes passeront... Attnchés pesamment aux


Wt , HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

formes, n'en pouvant séparer l'esprit, n'osant aider le phénix à mourir pour vivre encore, vous êtes restés muets, inactifs, au sanctuaire, occupant la place du prêtre... Mais le prêtre n'était plus.

Sortez du temple. Vous y étiez pour le peuple, pour lui donner la lumière. Sortez, votre lampe est éteinte. Ceux qui bâtirent ces églises, et vous les prêtèrent, vous les redemandent . Qui furent - ils ? La France d'alors ; rendez-les à la France d'aujourd'hui.

Aujourd'hui (août 89), la France reprend la dîme, et demain (le 2 novembre), elle reprendra les biens. De quel droit? Un grand juriste le dit : « Par droit de déskérence. » L'Église morte n'a pas d'héritier. A qui revient son patrimoine ? A son auteur, à la Patrie, d'où naîtra la nouvelle Église.

Le 6 août, pendant que l'Assemblée se traînait dans la discussion d'un emprunt proposé par Necker, et qui, de son aveu, ne suffisait pas pour deux mois, un homme monte à la tribune, un homme qui jusque-là parlait rarement ; cette fois, il dit un seul mot : « Les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation. »

Grande rumeur... L'homme qui avait dit franche- ment le mot de la situation était Buzot, l'un des chefs de la future Gironde, jeune et austère figure, ardente et mélancoliques de celles qui portent écrite au front une courte destinée.

L'emprunt essayé, manqué, repris, fut voté enfin. Il était difficile de le faire voter, plus difficile de le faire

• Voir son portrait dans les Mémoires de madame Roland, t. II.


LE CLERGE. - LA FOI NOUVELLE. 205

remplir. A qui le public allait-il prêter? à Taucien ré- gime où à la Révolution? on ne le savait pas encore. Une chose était plus sûre, et claire pour tous les es- prits, l'inutilité du Clergé, son indignité parfaite, l'in- contestable droit qu'elle donnait à la nation sur les biens ecclésiastiques. On connaissait les mœurs des pré- lats, l'ignorance du Clergé inférieur. Les curés avaient des vertus, quelques instincts de résistance, point de lumières; partout où ils dominaient, ils étaient un obstacle à toute culture du peuple, ils le faisaient rétrograder. Pour ne citer qu'un exemple, le Poitou, civilisé au seizième siècle, devint barbare sous leur influence; ils nous préparaient la Vendée.

La Noblesse le voyait, tout aussi bien que le peuple; elle demande dans ses cahiers un emploi plus utile de tels et tels biens d'église. Les rois le voyaient bien aussi ; plusieurs fois, ils avaient fait des réformes partielles, la réforme des Templiers, la réforme de Saint-Lazare, celle des Jésuites. Il y avait mieux à faire.

Ce fut un membre de la Noblesse, le marquis de Lacoste qui, le 8 août, prit l'initiative d'une proposi- tion nette et formulée : 1° Les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation; 2° la dîme est supprimée (nulle mention de rachat); 3° les titulaires sont pen- sionnés ; 4° les honoraires des évoques et curés seront fixés par les assemblées provinciales.

Un autre noble, Alexandre de Lameth, appuya la proposition par des réflexions étendues sur la matière et le droit des fondations, droit déjà si bien examiné par Turgot, dès 1750, dans \ Encyclopédie. La société,


296 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

dit Lameth, peut toujours supprimer tout institut nui- sible. Il concluait à donner les biens ecclésiastiques en gage aux créanciers de l'État.

Tout ceci attaqué par Grégoire, par Lanjuinais. Les jansénistes persécutés par le clergé, ne l'en défendirei^* pas moins.

Chose remarquable, qui montre que le privilège tient tort, plus que la robe de Nessus, qu'on ne pouvait arracher qu'en arrachant la chair même! Les plus grands esprits de l'Assemblée, Sieyès et Mirabeau, absents la nuit du 4 août, en déploraient les résultats. Sieyès était prêtre, et Mirabeau noble. Mirabeau eût voulu défendre a Noblesse, le Roi, faisant bon marché du Clergé. Sieyès défendit le Clergé sacrifié par la Noblesse ^

Il dit que la dîme était une vraie propriété. Et com- ment? comme ayant été d'abord un don volontaire, une donation valable. — A quoi l'on pouvait répondre aux termes du droit, qu'une donation est révocable foiiT cause cf ingratitude, pour l'oubli, la négligence du but que l'on eut en donnant ; ce but était la culture du peuple, depuis si longtemps délaissée par le Clergé.

Sieyès faisait valoir adroitement qu'en tout cas, la dîme ne pouvait profiter aux possesseurs actuels, les- quels avaient acheté avec connaissance, prévision et déduction de la dîme. Ce serait, disait-il, leur faire un cadeau de soixante-dix millions de rente. La dîme en valait plus de cent trente. La donner aux proprié-

  • Il essaye de s'en justifier, dans sa Notice sur sa vie, et n'y

parvient pas.


LE CLERGÉ. — LA FOI NOUVELLE. 297

taires, c'était une mesure éminemment politique, en- gager pour toujours le plus ferme Cément du peuple, le cultivateur, dans la cause de la Révolution.

Cet impôt lourd, odieux, variable, selon les pays, qui montait souvent jusqu'au tiers de la récolte! qui mettait en guerre le prêtre et le laboureur, qui oblL geait le premier, pour le temps de la moisson, à une inquisition misérable, n'en fut pas moins défendu par le Clergé pendant trois jours entiers, avec une violence opiniâtre. « Eh quoi! s'écriait un curé, quand vous nous avez invités à venir nous joindre à vous, au nom dîc Dieu de la paix ! c'était pour nous égorger!... » La dîme était donc leur vie même, ce qu'ils avaient de plus cher... Au troisième jour, voyant tout le monde tourner contre eux, ils s'exécutèrent. Quinze ou vingt curés renoncèrent, se remettant à la générosité de la nation. Les grands prélats, l'archevêque de Paris, le cardinal de Larochefoucauld, suivirent cet exemple, renoncèrent, au nom du Clergé. La dîme fut abolie sans rachat jooz^r V avenir, pour le moment maintenue, jusqu'à ce qu'on eût pourvu à l'entretien des pasteurs (11 août).

La résistance du Clergé ne pouvait être sérieuse. Il avait contre lui presque toute l'Assemblée. Mirabeau parla trois fois;" il fut, encore plus qu'à l'ordinaire, hardi, hautain, souvent ironique, sous formes respec- tueuses. Il savait bien l'assentiment qu'il devait trou- ver, et dans l'Assemblée et dans le public. Les grandes thèses du dix-huitième siècle furent reproduites en passant, comme choses consenties, d'avance admises, incontestables. Voltaire revint là, terrible, rapide et


298 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

vainqueur. La liberté religieuse fut consacrée, dans la Déclaration des dj-oits, et non pas la tolérance, mot ridicule, qui suppose un droit à la tyrannie. Celui de religion dominante, culte dominant, que demanda le Clergé, fut traité comme il méritait. Le grand orateur, organe en ceci et du siècle et de la France, mit ce mot au ban de toute législation. « Si vous l'écrivez, dit-il, -ayez donc aussi une philosophie dominante, des systèmes dominants... Rien ne doit dominer que le droit et la justice. )>

Ceux qui connaissent par l'histoire, par l'étude du Moyen âge, la prodigieuse ténacité du Clergé à dé- fendre son moindre intérêt, peuvent, dès ce moment, juger des efforts qu'il va faire pour sauver ses biens, son bien le plus précieux, sa chère intolérance.

Une chose lui donnait cœur; c'est que la Noblesse de province, les parlementaires, tout l'ancien régime, étaient unis avec lui dans leur résistance commune aux résolutions du 4 août. Tel même qui, cette nuit, les proposa ou les appuya, commençait à se repentir.

Que de telles résolutions eussent été prises par leurs représentants, par des nobles, c'est ce que les privilé- giés ne pouvaient comprendre. Ils en restaient stupé- faits, hors d'eux-mêmes... Les paysans qui avaient commencé par la violence, continuaient maintenant par l'autorité de la loi. C'était la loi qui nivelait, qui jetait bas les barrières, brisait le poteau seigneurial, biffait l'écusson, qui par toute la France ouvrait la chasse aux gens armés. Tous armés, tous chasseurs, tous nobles !... Et cette loi qui semblait anoblir le peu- ple, désanoblir la noblesse, des nobles l'avaient votée î


LE CLERGÉ. — LA FOI NOUVELLE. 200

Si le privilège périssait, les privilégiés, nobles et prêtres, aimaient mieux périr; ils s'étaient depuis longtemps identifiés, incorporés à l'inégalité, à l'into- lérance. Plutôt mourir cent fois que de cesser d'être injustes !... Ils ne pouvaient rien accepter de la Révo- lution, ni son principe, écrit dans sa Déclaration des droits, ni l'application du principe dans sa grande charte sociale du 4 août. Quelque peu de volonté qu'eût le Roi, ses scrupules religieux le mettaient de leur parti, et garantissaient son obstination. Il eût accepté peut-être la diminution du pouvoir royal ; mais la dîme, chose sainte, mais la juridiction du Clergé, son droit d'atteindre les délits secrets, méconnue par l'Assemblée, la liberté des opinions religieuses pro- clamée, c'est ce que le prince timoré ne pouvait ad- mettre.

On pouvait être sûr que, de lui-même, et sans avoir besoin d'impulsion extérieure, Louis XVI repousserait, du moins essayerait d'éluder, la Déclaration des droits, et les décrets du 4 août.

De là, jusqu'à le faire agir, combattre, il y avait loin encore. Il avait horreur du sang. On pouvait le placer dans telle circonstance qui lui imposât la guerre, mais l'obtenir directement, en tirer de lui la résolution, l'ordre, on ne pouvait y songer.

La Reine n'avait point d'appui à attendre de son frère Joseph, trop occupé de sa Belgique. De l'Autri- che, elle ne recevait que des conseils, ceux de l'am- bassadeur, M. Mercy d'Argenteau. Les troupes n'é- \aient pas sûres. Ce qu'elle avait, c'était un très-grand nombre d'officiers de marine et autres, des régiments


300 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

suisses, allemands. Elle avait, pour principale force, un excellent noyau d'armée, vingt-cinq ou trente mille hommes, à Metz et autour, sous un officier dévoué, énergique, qui avait fait preuve d'une grande vigueur, M. de Bouille. Il avait maintenu ces troupes dans une discipline sévère, dans l'éloignement et le mépris du bourgeois, de la canaille.

L'avis de la Reine fut toujours de partir, de se jeter dans le camp de M. de Bouille, de commencer la guerre civile.

N'y pouvant décider le Roi, que restait-il? sinon ^'attendre, d'user Necker, de le compromettre, d*user Bailly, Lafayette, de laisser faire le désordre, Tanar- cliie, de voir si le peuple, qu'on supposait obéir à des impulsions étrangères, ne se lasserait pas de ses me- neurs qui le laissaient mourir de faim. L'excès des misères devait le calmer, le mater, l'abattre. On s'at- tendait, d'un jour à l'autre, à le voir redemander l'an- cien régime, le bon temps, prier le Roi de reprendre l'autorité absolue.

« Vous aviez du pain, sous le Roi ; maintenant que vous avez douze cents rois, allez leur en demander ! » Ce mot qu'on prête à un ministre d'alors \ qu'il ait été dit ou non, était la pensée de la cour.

Cette politique n'était que trop bien servie par le triste état de Paris. C'est un fait terrible et certain que, dans cette ville de huit cent mille âmes, il n'y eut

  • V. Tarticle Saint-Priest, dans la Biographie Michaud, visi-

blement écrit sur les renseignements de sa famille, partial, mais curieux.


LE CLERGE. — LA FOI NOUVELLE. 301

aucune autorité publique, trois mois durant, de juillet en octobre.

Point de pouvoir municipal. Cette autorité primitive, élémentaire, des sociétés, était comme dissoute. Les soixante districts discutaient et ne faisaient rien, "^eurs représentants à l'Hôtel de Ville n'agissaient pas davantge. Seulement, ils entravaient le maire, em- pêchaient Bailly d'agir. Celui-ci, homme de cabinet, naguère astronome, académicien, nullement préparé à son nouveau rôle, restait toujours enfermé au bureau des subsistances, inquiet, ne sachant jamais s'il pour- rait nourrir Paris.

Point de police. Elle était dans les mains impuis- santes de Bailly. Le lieutenant de police avait donné sa démission, et n'était pas remplacé.

Point de justice. La vieille justice criminelle se trouva tout à coup si contraire aux idées, aux mœurs, elle parut si barbare, que M. de Lafayette en demanda la réforme immédiate. Les juges durent changer tout d'un coup leurs vieilles habitudes, apprendre des for- mes nouvelles, suivre une procédure plus humaine, mais aussi plus lente. Les prisons s'encombrèrent ; des foules s'y entassèrent; ce qu'on avait désormais le plus à craindre, c'était d'y être oublié.

Plus d'autorités de corporations. Les doyens, syn- dics, etc., les règlements des métiers, furent paraly- sés, annulés par le seul effet du 4 août. Les métiers les plus jaloux, ceux dont l'accès jusque-là était diffî- cllo, les bouchers, dont les étaux étaient des sortes de fiefs, les imprimeurs, les perruquiers, se multiplièrent. L'iriipriinerie, il est vrai, prenait un immense essor.


302 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Les perruquiers, au contraire, voyaient en même temps leur nombre augmenter, leurs pratiques disparaître Tous les riches quittaient Paris. Un journal affirm qu'en trois mois soixante mille passe-ports furen signés à l'Hôtel de Ville *.

De grands rassemblements avaient lieu au Louvre, aux Champs-Elysées ; les perruquiers, les cordonniers, les tailleurs. La garde nationale venait, les dissipait avec brutalité parfois, avec maladresse. Ils adressaient à la Ville des plaintes, des demandes impossibles : maintenir les anciens règlements, ou bien en faire de nouveaux, fixer le prix des journées, etc. Les do- mestiques, laissés sur le pavé par leurs maîtres qui partaient, voulaient qu'on renvoyât tous les Savoyards chez eux.

Ce qui étonnera toujours ceux qui connaissent l'his- toire des autres révolutions, c'est que dans cette situa- tion misérable et aifamée de Paris, laissé sans autorité, il y ait eu au total très-peu de violences graves. Un mot, une observation raisonnable, parfois une plai- santerie, suffisait pour les arrêter. Aux premiers jours seulement qui suivirent le 14 juillet, il y eut des voies de fait. Le peuple, plein de l'idée qu'il était trahi, cherchait l'ennemi à l'aveugle et faillit faire de cruelles méprises. Plusieurs fois M. de Lafayette intervint à point et fut écouté. Il sauva plusieurs personnes ^

  • Révolutions de Paris, t. II, n° 9, p. 8.
  • Dans ces moments, M. de Lafayette fut vraiment admirable. Il

trouva dans son cœur, dans son amour pour l'ordre et la justice, des paroles, des à-propos, au-dessus de sa nature, qui était, il Caut le dire, plutôt médiocre. — Au moment où il s'efforçait de


LE CLERGE. - LA FOI NOUVELLE. 303

Quand je songe aux temps qui suivirent, à notre époque, si molle, si intéressée, je ne puis m'empêcher d'admirer que l'extrême misère ne brisa nullement ce peuple, ne lui arracha nul regret de son esclavage. Us surent souffrir, ils surent jeûner. Les grandes choses qui s'étaient faites en si peu de temps, le ser- ment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, la Nuit du 4 août, avaient exalté les courages, mis en tous une idée nouvelle de la dignité humaine. Necker part le 11 juillet, il revient trois semaines après, et il ne reconnaît plus le peuple. Dussaulx qui avait passé soixante ans sous l'ancien régime, ne sait plus où est la vieille France. Tout est changé, dit-il, la démarche, le costume, l'aspect des rues, les enseignes. Les cou- vents sont pleins de soldats; les échoppes sont des corps de garde. Partout des jeunes gens qui s'exercent aux armes; les enfants tachent d'imiter, ils suivent, se mettent au pas. Des octogénaires montent la garde avec leurs arrière-petits-fils : « Qui l'aurait cru, me disent-ils, tjue nous aurions le bonheur de mourir libres. »

Chose peu remarquée : malgré telle et telle vio- lence du peuple, sa sensibilité avait augmenté ; il ne voyait plus de sang-froid les supplices atroces qui, sous l'ancien régime, étaient un spectacle pour lui. A


sauver l'abbé Cordier que le peuple prenait pour un autre, un ami amenait à l'Hôtel de Ville le jeune fils de M. de Lafayette. Il saisit l'occa&ion, et se tjurnant vers la foule : « Messieurs, dit il, j'a l'honneur de vous présenter mon fils... » Surprise, efi'u&ion ; la foule s'arrête. Les amis de Lafayette font entrer l'abbé, il est sauvé. V. ses Mémoires, TI, 264


30* HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE,

Versailles, un homme allait être roué comme parrî cide; il avait levé le couteau sur une femme, et son père, se jetant entre eux, avait été tué du coup. Le peuple trouva le supplice plus barbare encore que Tacte, il empêcha l'exécution, et renversa Téchafaud.

Le cœur de l'homme s'était ouvert à la jeune cha- leur de notre Révolution. Il battait plus vite, il était plus passionné qu'il ne fut jamais, plus violent, mais plus généreux. Chaque séance de T Assemblée offrait l'intérêt touchant des dons patriotiques qu'on y appor- tait en foule. L'Assemblée nationale était obligée de se faire caissier, receveur; c'est à elle qu'on venait pour tout, qu'on envoyait tout, les demandes, les dons, les plaintes. Son étroite enceinte était comme la maison de la France. Les pauvres surtout donnaient. C'était un jeune homme qui envoyait ses économies, six cents livres, péniblement amassées. C'étaient de pauvres femmes d'artistes qui apportaient ce qu'elles avaient, leurs bijoux, la parure qu'elles reçurent au mariage. Un laboureur venait déclarer qu'il donnait telle quantité de blé. Un écolier offrait telle collection que lui envoyaient ses parents, ses étrennes peut-être, sa petite récompense... Dons d'enfants, de femmes, générosité du pauvre, denier de la veuve, petites choses, et si grandes devant la Patrie ! devant Dieu i

L'Assemblée, parmi les ambitioL^s, les dissidences, les misères morales qui la travaillaient, était émue, soulevée au-dessus d'elle-même par cette magnani- mité du peuple. Lorsque M. Necker vint exposer la misère, le dénûment de la France, et soUiciter, pour vivre au moins deux mois encore, un emprunt de


LE CLERGÉ. — LA FOI NOUVELLE. 30o

trente millions, plusieurs députés demandèrent qu'il \ùt garanti par leurs propres biens, par ceux des membres de l'Assemblée. M. de Foucault, en vrai gentilhomme, fit la première proposition, il offrit d'y engager six cent mille livres qui faisaient toute sa fortune.

Un sacrifice plus grand encore qu'aucun sacrifice d'argent, c'est celui que tous, riches et pauvres, fai- saient à la chose publique, celui de leur temps, de leur pensée constante, de toute leur activité. Les municipalités qui se formaient, les administrations départementales qui s'organisèrent bientôt, absor- baient le citoyen tout entier et sans réserve. Plusieurs faisaient porter leur lit dans les bureaux, et travail- laient nuit et jour ^ A la fatigue joignez le danger. Les aaasses souffrantes se défiaient toujours, elles accu- iiaient, menaçaient. Les trahisons de l'ancienne ad- ministration rendaient la nouvelle suspecte. C'était au péril de leur vie que ces nouveaux magistrats tra- vaillaient à sauver la "France.

Et le pauvre ! le pauvre ! qui dira ses sacrifices ? La nuit, il montait la garde; le matin, à quatre ou cinq heures, il se mettait à la queue à la porte du bou- langer; tard, bien tard, il avait le pain. La journée était entamée, l'atelier fermé... Et que dis-je, l'ate- lier? presque tous chômaient. Que dis-je, le bou- langer? le pain manquait, plus souvent encore l'ar- gent pour avoir le pain. Triste, à jeun, le malheureux

  • C'est ce que firent les administrateurs du Finistère. V. sur

cette activité, vraiment admirable, Duchatellier, la Révolution en Bretagne, passim.

RÉV. — T. L 2U


300 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

errait, traînait sur les places, aimant mieux être dehors que d'entendre au logis des plaintes, les pleurs de ses enfants. Ainsi l'homme qui n'avait que son temps, ses bras pour vivre et nourrir sa famille, les consacrait de préférence à la grande affaire, le salut public. Il en oubliait le sien.

Noble et généreuse nation! Pourquoi faut-il que nous connaissions trop mal cette époque héroïque? Les choses terribles, violentes, poignantes, qui sui- virent, ont fait oublier la multitude des dévouements, qui marquèrent le début de la Révolution. Un phéno- mène plus grand que tout événement politique apparut alors au monde : la puissance de l'homme, par quoi l'homme est Dieu, la puissance du sacrifice, avai^ augmenté»



CHAPITRE VI

LE VETO

Difficulté dôs subsistances. Combien la situation était pressante. — Le Roi peut-il tout arrêter? Longue discussion du veto. — Projets secrets de la cour. —Y aura-t-il une chambre, ou deux? L'école anglaise. — L'Assemblée avait besoin d'être dissoute et renouvelée. Elle était hétérogène, discordante, impuissante. Discorde intérieure de Mirabeau, son impuissance. (Aoîit-sep- tembre 1789.)


La situation empirait. La France entre deux sys- tèmes, l'ancien, le nouveau, s'agitait sans avancer. Et elle avait faim.

Paris, il faut le dire, vivait par hasard. Sa subsis- tance, toujours incertaine, dépendait de tel arrivage, d'un convoi de la Beauce ou d'un bateau de Corbeil. La Ville avec d'immenses sacrifices abaissait le prix du pain ; il en résultait que toute la banlieue, à dix lieues à la ronde, et plus, venait se fournir à Paris. C'était tout un vaste pays qu'il s'agissait de nourrir. Les boulangers trouvaient leur compte à vendre sous main au paysan, et ensuite, quand le Parisien trou-


bi/8 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

valt leur boutique vide, ils se rejetaient sur l'impré- voyance de l'administration qui n'approvisionnait pas Paris. L'incertitude du lendemain, les vaines alarmes, augmentaient encore les difficultés ; chacun se faisait des réserves, on entassait, on cachait. L'administra- tion aux abois envoyait de tous côtés, achetait de gré ou de force. Parfois, les farines en route étaient sai- sies, retenues au passage par les localités voisines qui avaient de pressants besoins. Paris et Versailles par- "^ageaient ; mais Versailles gardait, disait-on, le plus beau, faisait un pain supérieur. Grand sujet de jalou- sie. Un jour où ceux de Versailles avaient eu l'impru- dence de détourner chez eux un convoi destiné pour les Parisiens, Bail ly, l'honnête et respectueux Bailly, écri- vit à M. Necker, que si l'on ne restituait les farines, [trente mille hommes iraient les chercher le lende- main. La peur le rendait hardi. Sa tête était en péril si les provisions manquaient. A minuit souvent, il n'avait encore que la moitié des farines nécessaires pour le mar- ché du mâtiné

L'approvisionnement de Paris était une sorte de guerre. On envoyait la garde nationale pour proté- ger tel arrivage, assurer tel ou tel achat; on ache- tait à main armée. Gênés dans leur commerce, les fermiers ne voulaient pas battre, les meuniers ne vou- laient pas moudre. Les spéculateurs étaient effrayés. Une brochure de Camille Desmoulins désigna, menaça les frères Leleu, qui avaient le monopole des moulins royaux de Corbeil. Un autre, qui passait pour agent

• Mémoires d€ Bailly^ passim.


LE VETO. 309

principal d'une compagnie d'accapareurs, se tua, ou fut tué dans une forêt voisine de Paris. Sa mort en- traîna sa banqueroute, immense, effroyable, de plus de cinquante millions. Il n'est pas invraisemblable que la cour, qui avait de grandes sommes placées chez lui, les retira brusquement pour solder une foule d'officiers qu'elle appelait à Versailles, peut-être pour emporter à Metz; elle ne pouvait sans argent commencer la guerre civile.

C'était déjà une guerre contre Paris, et la pire peut- être, que de le retenir dans une telle paix. Plus de travail, et la faim!

« Je voyais, dit Bailly, de bons marchands, des merciers, des orfèvres, qui sollicitaient pour être ad- mis parmi les mendiants qu'on occupait à Montmartre à remuer de la terre. Qu'on juge de ce que je souf- frais. » Il ne souffrait pas assez. On le voit, dans ses Mémoires mêmes, trop occupé de petites vanités, des questions de préséance, de savoir par quelle forme honorifique commencera le sermon de la bénédiction des drapeaux, etc.

Et l'Assemblée nationale ne souffrait pas assez non plus des souffrances du peuple. Autrement elle eût moins traîné dans l'éternel débat de sa scolastique po- litique. Elle eût compris qu'elle devait hâter le mou- vement des réformes, écarter tous les obstacles, abré- ger ce mortel passage où la France restait entre l'ordre ancien et l'o/^dre nouveau. Tout le monde voyait la question, l'Assemblée ne la voyait pas. Avec des in- tentions généralement bonnes, et de grandes lumières, elle semblait peu sentir la situation. Retardée par les


310 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

résistances royalistes, aristocratiques, qu'elle portait dans son sein, elle l'était encore par les habitudes de èarreau ou d'académie, que conservaient ses plus il- lustres membres, gens de lettres ou avocats.

Il fallait d'abord, à tout prix, sans parlage et sans retard, insister et obtenir la sanction des décrets du 4 août, enterrer le monde féodal; il fallait de ces dé- crets généraux déduire des lois politiques, et les lois administratives qui détermineraient l'application des premières, — c'est-à-dire organiser, armer la Révolu- tion, lui donner la forme et la force, en faire un être vivant. Comme tel, elle devenait moins dangereuse qu'en la laissant flottante, débordée, vague et terrible, comme un élément, comme l'inondation, comme l'incendie.

Il fallait se hâter surtout. Ce fut pour Paris un coup de foudre, quand on y sut que l'Assemblée s'occupait seulement de savoir si elle reconnaîtrait au Roi le droit absolu d'empêcher (veto absolu), ou le droit d'à-- jonrner, suspendre, deux ans, quatre ans, six ans... Quatre ans, six ans, bon Dieu! pour des gens qui ne savaient pas s'ils vivraient le lendemain.

Loin d'avancer, l'Assemblée visiblement reculait. Elle fit deux choix rétrogrades et tristement signifi- catifs. Elle nomma président l'évêque de Langres, la Luzerne, partisan du veto, puis Meunier, cette fois en- core, un partisan du veto.

On s'est moqué de la chaleur que le peuple mit dan^ cette question. Plusieurs, dit-on, croyaient que le vet: était une personne, ou un impôt*. — 11 n'y a de risi

' Ferrières, Molleville, Beaulieu. etc.


LE VETO. 3H

ble en ceci que les moqueurs. Oui, le veto valait uu impôt, s'il empêchait les réformes, la diminution de l'impôt. Oui, le veto était éminemment personnel ; up homme disait : Tempêche, sans raison, tout était dit.

M. de Sèze crut plaider habilement pour cette cause, en disant qu'il s'agissait non d'une personne, mais à! une volonté permanente, plus fixe qu'aucune assem- blée.

Permanente? selon l'influence des courtisans, des confesseurs, des maîtresses, des passions, des intérêts. En la supposant permanente, cette volonté peut être très-personnelle, très-oppressive, si lorsque tout change autour d elle, elle ne change ni ne s'améliore. Que se- ra-ce si une même politique, un même intérêt passe, avec le sang et la tradition, dans toute une <^nastie?

Les cahiers, écrits dans des circonstances tout autres, accordaient au Roi la sanction et le refus de sanction. La France s'était fiée au pouvoir royal contre les pri- vilégiés. Aujourd'hui que ce pouvoir était leur auxi- liaire, fallait-il suivre les cahiers?... Autant relever la Bastille.

L'ancre de salut qui restait aux privilégiés, c'était le veto royal. Ils serraient le Roi, embrassaient le Roi dans leur naufrage, voulant qu'il subît leur sort, qu'il fût sauvé, ou bien noyé avec eux.

L'Assemblée discuta la question, comme s*il s'était agi d'un pur combat de systèmes. Paris y sentait moins une question qu'une crise, la grande crise et la cause

otale de la Révolution, qu'il fallait sauver ou perdre 

Être, ou nêtre pas, rien de moins. .

Et Paris seul avait raison. Les révélations de l'his-


3!2 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

toîre, les aveux du parti de la cour, nous autorisent maiutenant à le prononcer. Le 14 juillet n'avait rien changé; le vrai ministre était Breteuil, le confident de la Reine. Necker n'était là que pour la montre. La Reine regardait toujours vers la fuite, vers la guerre civile; son cœur était à Metz, au camp de Bouille. L'épée de Bouille, c'était le seul veto qui lui plût.

On eût pu croire que TAssemblée ne s'était point aperçue qu'il y eût une révolution. La plupart des dit^ cours auraient servi aussi bien pour un autre sièclac un autre peuple. Un seul restera, celui de Sieyès, qui repoussa le veto. Il établit parfaitement que le vrai re- mède aux empiétements réciproques des pouvoirs, n'était pas de constituer ainsi arbitre et juge le pouvoir exécutif, mais de faire appel au pouvoir con- stituant qui est dans le peuple. Une assemblée peut se tromper; mais combien le dépositaire inamovible d'un pouvoir héréditaire n'a-t-il pas plus de chances de se tromper sans le savoir ou sciemment, de suivre un intérêt à part, de dynastie, de famille?

Il définit le veto une simple lettre de cachet lancée par un individu contre la volonté générale.

Une chose de bon sens fut dite par un autre député, c'est que si l'Assemblée était divisée en deux cham- bres, chacune ayant un veto, on avait peu à craindre l'abus du pouvoir législatif; par conséquent, il n'étaif pas nécessaire de lui opposer une nouvelle barrière ei donnant le veto au Roi.

Il y eut cinq cents voix pour une chambre unique; la division en deux chambres ne put obtenir cent voix. La foule des nobles qui n'avait pas chance d'entrer


LE VETO. 3!3

dans la chambre haute, se garda bien de créer pour les grands seigneurs une pairie à l'anglaise.

Les raisonnements des anglomanes, présentés alors avec talent par Lally, Mounier, etc., plus tard repro- duits obstinément par madame de Staël, Benjamin Constant, et tant d'autres, avaient été d'avance mis en poudre par Sieyès dans un chapitre de son livre du IHers État. Chose vraiment admirable ! Ce puissant logicien, par la force de son esprit, n'ayant point vu l'Angleterre, connaissant peu son histoire, avait ob- tenu déjà les résultats que nous donne l'étude minu- tieuse de son présent et de son passé * ! Il avait vu parfaitement que cette fameuse balance des trois pouvoirs, qui, si elle était réelle, produirait l'immobi- lité, est une pure comédie, une mystification, au profit d'un des pouvoirs (aristocratique en Angleterre, monarchique en France). L'Angleterre a toujours été, est, sera une aristocratie. L'art de cette aristocratie, ce qui a perpétué son pouvoir, ce n'est pas de faire part au peuple, mais de trouver à son action un champ extérieur, de lui ouvrir un débouché * ; c'est

  • Son passé dans mon Histoire de France, où je la rencontre à

chaque instant, son présent dans le beau livre de Léon Faucher. (V. surtout la fin du second volume.) Les Anglais eux-mêmes (Bentham, Bulwer, Semor, etc.) conviennent aujourd'hui que leur fameuse balance des trois pouvoirs n'est qu'un thème d'écoliers.

" L'Angleterre serait morte, si elle n'eût, de siècle en siècle, trouvé à son mal intérieur (l'injustice aristocratique) un dérivatif extérieur : aux seizième et dix-septième, l'Amérique du Nord et la spoliation de l'Espagne ; au dix-huitième , la spoliation de la France, la conquête de l'Inde ; au dix-neuvième, un nouvel essor colonial, et l'immense développement manufacturier.


314 HISTOIRE DE I.A RftrOjLUTION FRANÇAISE.

ainsi qu'elle a répandu l'Angleterre sur tout le globe. Pour le mto, l'avis de Necker qu'il adressa à l'Assem- blée, celui auquel du reste elle s'arrêtait d'elle-même, fut d'accorder le "oeto au Roi, le mto suspensif, le droit d'ajourner jusqu'à la seconde législature qui suivrait celle qui proposait la loi.

Cette assemblée était mûre pour la dissolution. Née avant la grande révolution qui venait de s'opérer, elle était profondément hétérogène, inorganique, comme le cahos de l'ancien régime d'où elle sortit. Malgré le nom d'Assemblée nationale dont la baptisa Sieyès, elle restait féodale, elle n'était autre chose que les anciens États généraux. Des siècles avaient passé sur elle, du 5 mai au 31 août. Élue dans la forme an- tique et selon le droit barbare, elle représentait deux ou trois cent mille nobles ou prêtres autant que la nation. En les réunissant à soi, le Tiers s'était affaibli et énervé. A chaque instant, sans même le bien sentir, il composait avec eux. Il ne prenait guère de mesures, qui ne fussent des moyens termes, bâtards, impuis- sants, dangereux. Les privilégiés qui travaillaient au dehors avec la cour pour défaire la Révolution, l'en- travaient plus sûrement encore au sein de l'Assemblée même.

Cette Assemblée, toute pleine qu'elle était de talents, de lumières, n'en était pas moins monstrueuse, par l'incurable désaccord de ses éléments. Quelle fécondité, quelle génération peut-on espérer d'un monstre?

Voilà ce que disait le bon sens, la froide raison. Les modérés, qui sembleraient devoir conserver une vue plus nette, moins trouble, ne virent rien ici. La


LE VETO 3Jo

passion vit mieux , chose étrange ; elle sentit que tout était danger, obstacle dans cette situation double, et elle s'efforça d'en sortir. Mais comme passion et vio- lence, elle inspirait une défiance infinie, rencontrait des obstacles immenses; elle redoublait de violence pour les surmonter, et ce redoublement créait de nou- veaux obstacles.

Le monstre du temps, je veux dire la discorde des deux principes, leur impuissance à créer rien de vital, il faut, pour le bien sentir, le voir en un homme. L'unité de la personne, la haute unité de facultés qu'on appelle le génie, ne servent de rien, si, dans cet homme et ce génie, les idées se battent entre elles, si les principes et les doctrines ont en lui leur guerre acharnée.

Je ne sache pas un spectacle plus triste pour la na- ture humaine, que celui qu'offre ici Mirabeau. Il parle à Versailles pour le veto absolu, mais en termes si obscurs qu'on ne sait pas bien d*abord si c'est pour ou contre.

Le même jour à Paris, ses amis soutiennent au Palais-Royal qu'il a combattu le veto. Il inspirait tant d'attachement personnel aux jeunes gens qui l'en- touraient, qu'ils n*hésitèrent pas à mentir hardiment pour le sauver. « Je l'aimais comme une maîtresse, » dit Camille Desmoulins. On sait qu'un des secrétaires de Mirabeau voulut se tuer à sa mort.

Les menteurs, exagérant, comme il arrive, le men- songe pour mieux se faire croire, affirmèrent qu'à la sortie de TAssemblée, il avait été attendu, suivi, et blessé, qu'il avait reçu un coup d'épée... Tout le


316 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Palais-Royal s'écrie qu'il faut voter une garde de deux cents hommes pour ce pauvre Mirabeau !

Dans cet étrange discours S il avait soutenu le vieux sophisme que la sanction royale était une garantie de la liberté, que le Roi était une sorte de tribun du peuple, son représentant. — Un représentant irrévo- cable, irresponsable, et qui ne rend jamais compte !

Il était sincèrement royaliste, et comme tel, ne se fit pas scrupule de recevoir plus tard une pension pour tenir table ouverte aux députés. Il se disait qu'après tout, il ne défendait que sa propre conviction. Une chose, il faut l'avouer, le corrompait plus que l'argent, celle qu'on eût le moins devinée dans cet homme si fier d'attitude et de langage; et quelle chose? Il avait peur.

Peur de la Révolution qui montait, qui grandissait... Il voyait ce jeune géant qui le dominait, qui tout à l'heure l'emporterait, comme un autre homme... Et alors, il se rejetait vers ce qu'on appelait l'ordre an- cien, vrai désordre et chaos... Dans cette lutte impos- sible, il fut sauvé par la mort.

  • Il rayait reçu tout fait d'un rêveur nommé Caseaux. Il ne

l'avait pas même lu. Le lisant, à la tribune, il le trouva si mauvais, qu'il lui en vint une sueur froide; il en passa la moite. Et. Dumont, Souvenirs^ p. 155.



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CHAPITRE VII

LA PRESSE

Agitation de Paris pour la question du veto, 30 août. Etat de la Presse. Multiplication des journaux. Tendances de la Presse. Elle est encore royaliste. Loustalot, rédacteur des Révolutions de Paris. Sa proposition, 31 aotit ; repoussée à l'Hôtel de Ville. Complot de la Cour, connu de Lafayette et de tout le monde. Opposition naissante de la garde nationale et du peuple. Conduite incertaine de l'Assemblée. Volney lui propose de se dissoudre, 18 septembre. Impuissance de Necker, de l'Assemblée, de la Cour, du duc d'Orléans. La Presse même impuissant*.


Nous venons de voir deux choses : la situation était intolérable, l'Assemblée était incapable d*y porter re- mède.

Un mouvement populaire trancherait-il la difficulté? Cela ne pouvait avoir lieu qu'autant qu'il serait vrai- ment le mouvement du peuple, spontané, vaste, una- nime, comme fut le 14 juillet.

La fermentation était grande, l'agitation vive, mais partielle encore. Dès le premier jour que la question d'i veto fut posée (le dimanche 30 août), Paris tout


318 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

entier prit l'alarme, le "ceio absolu apparut comme l'anéantissement de la souveraineté du peuple. Toute- fois, le Palais-Royal seul se mit en avant. On y décida d'aller à Versailles, d'avertir l'Assemblée qu'on voyait dans son sein une ligue pour le veto, qu'on en con- naissait les membres, que, s'ils n'y renonçaient, Paris allait se mettre en marche. Quelques centaines d'hom- mes partirent en effet à dix heures du soir ; à leur tête s'était mis un homme aveugle, violent, recommandable à la foule par sa force corporelle, sa voix de stentor, le marquis de Saint-Hururge. Emprisonné sous l'an- cien régime à la requête de sa femme, johe, galante, et qui avait du crédit, Saint-Hururge, on le comprend, était d'avance un ennemi furieux de l'ancien régime, un champion ardent de la Révolution. Aux Champs- Elysées, sa troupe déjà fort diminuée, rencontra des gardes nationaux envoyés par Lafayette, qui lui bar- rèrent le passage,

Le Palais-Royal dépêcha, coup sur coup, trois ou quatre députations.à la Ville pour obtenir de passer. On voulait faire l'émeute légalement, et du consente- ment de l'autorité. Il est superflu de dire que celle-ci ne consentit pas.

Cependant une autre tentative, tout autrement s^,- rieuse, se faisait au Palais-Royal. Celle-ci, quel qu' \ a fût le succès, devait avoir du moins le résultat général de mettre la grande question du jour en discussion dans tout le peuple ; elle ne pouvait plus être dès lors brusquement décidée , enlevée par surprise à Ver- sailles ; Paris regardait l'Assemblée, la veillait, et par la Presse, et par son assemblée, à lui, la grande assem-


LA PRESSE. 319

blée parisienne, une, quoique divisée en ses soixante districts.

L'auteur de la proposition était un jeune journaliste. Avant de la rapporter, nous devons donner une idée du mouvement qui se faisait dans la Presse.

Ce réveil subit d'un peuple appelé tout à coup à prendre connaissance de ses droits, à décider de son sort, avait absorbé toute l'activité du temps dans le journalisme. Les esprits les plus spéculatifs avaient été entraînés sur le terrain de la pratique . Toute science, toute littérature fit halte ; la vie politique fut tout.

A chaque grand moment de 89, une éruption de journaux :

L En mai et juin, à l'ouverture des États généraux, vous eu voyez naître une foule. Mirabeau fait le Cour- rier de Provence, Gorsas le Courrier de Versailles, Brissot le Patriote français, Barrère le Point du jour, etc., etc.

2. La veille du 14 juillet, apparaît, de tous les jour* naux le plus populaire : Les Révolutions de Paris, ré* digées par Loustalot.

3. La veille des 5 et 6 octobre, éclatent VAmi du peuple (Marat), les Annales patriotiques (Carra et Mer- cier). Bientôt après, le Courrier de Brabant, de Ca- mille Desmoulins, le plus spirituel de tous, à coup sûr; puis, l'un des plus violents, VOrateur du peuple, Fréron.

Le caractère général de ce grand mouvement, et qui le rend admirable, c'est que, malgré les nuances, il y a presque unanimité. Sauf un seul journal qui


3fJ0 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

tranche, la Presse offre l'image d'un vaste concile, où chacun parle à son tour, où tous sont préoccupés du but commun, évitent toute hostilité.

La Presse, à ce premier âge, luttant contre le pou- voir central, a généralement la tendance de fortifier les pouvoirs locaux, d'exagérer les droits de la corn- mune contre l'État. Si l'on pouvait déjà employer le langage du temps qui va venir, on dirait qu'à cette époque, tous semblent fédéralistes. Mirabeau l'est tout autant que Brissot ou Lafayette. Cela va jusqu'à ad- mettre l'indépendance des provinces, si la liberté de- vient impossible pour la France entière. Mirabeau se résignerait à être comte de Provence; il le dit en pro- pres termes.

Avec tout cela, la Presse qui lutte contre le Roi, est généralement royaliste. « Nous n'étions pas alors, dit Camille Desmoulins, dix républicains en France. » Il ne faut pas se méprendre sur la portée réelle de tel ou tel mot hardi. En 88, le violent d'Épremesnil avait dit : « Il faut débourbonnailler la France. » Mais, c'était seulement pour faire roi le Parlement.

Mirabeau, qui devait épuiser toutes les contradic- tions, fit traduire, imprimer sous son nom en 89, au moment même où il prenait la défense de la royauté, le violent petit livre de Milton contre les rois. Ses amis le suppri?iQièrent.

Deux hommes prêchaient la République : l'un des plus féconds écrivains de l'époque, l'infatigable Bris- sot, et le brillant, l'éloquent, le hardi Camille. Son livre la France libre contient une petite histoire, vio- lemment satirique de la monarchie. Il y montre que


LA PRESSE 3il

ce principe d'ordre et de stabilité a été, en pratique, un perpétuel désordre. La royauté héréditaire, pour se racheter de tant d'inconvénients qui lui sont visi- blement inhérents, a un mot qui répond à tout : la paix, le maintien de la paix; ce qui n'empêche pas que par les minorités, les querelles de successions, elle n'ait tenu la France dans une guerre à peu près per- pétuelle : guerres des Anglais, guerres d'Italie, guerres de la succession d'Espagne, etc., etc. \

Robespierre a dit que la République s'était glissée, sans qu'on s'en doutât, entre les partis. Il est plus exact de dire que la royauté elle-même l'a introduite, y a poussé les esprits. Si les hommes renoncent à se gouverner eux-mêmes, c'est que la royauté se pré. sente comme une simplification qui facilite, aplanit, dispense de vertu et d'effort. Mais quoi ! si elle est l'obstacle?... On peut affirmer hardiment que la royauté enseigna la République, qu'elle y entraîna la France qui en était éloignée, s'en défiait ou n'y pensait pas. Pour revenir, le premier des journaliates de l'épo- que, n'était ni Mirabeau, ni Camille Desmoulins, ni Brissot, ni Condorcet, ni Mercier, ni Carra, ni Gorsas, ni Marat, ni Barrère. Tous publiaient des journaux, et quelques-uns à grand nombre, Mirabeau tirait à dix mille son fameux Courrier de Provence,


• Sismondi a montré par un calcul exact, sur une période de 500 ans, combien les guerres avaient été plus fréquentes et plus longues dans les monarchies héréditaires que dans les monarchies électives ; c'est l'effet naturel des minorités, querelles de succes- sion, etc. Sismondi, Études sur les constitutions des peuples libres, l,2\^-22\.

Wlî'.V — T. I. 21


322 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Et les Rètolutions de Paris se sont (pour quelques numéros) tirés jusqu'à deux cent mille. C'est la plus grande publicité qu'on ait jamais obtenue.

Le rédacteur ne signait pas. L'imprimeur signait : Prud'homme. Ce nom est devenu l'un des plus connus du monde. Le rédacteur inconnu était Loustalot.

Loustalot, mort à vingt-neuf ans en 1790, était un sérieux jeune homme, honnête, laborieux. Médiocre écrivain, mais grave, d'une gravité passionnée, son originalité réelle, c'est de contraster avec la légèreté des journalistes du temps. On sent, dans sa violence même, un effort pour être juste. — C'est lui que pré- féra le peuple.

Il n'en était pas indigne. Il donna, au début de la Révolution, plus d'une preuve de modération coura- geuse. Lorsque les gardes françaises furent délivrés par le peuple, il dit qu'il n'y avait qu'une solution à l'affaire : que les prisonniers se remissent eux-mêmes en prison, et que les électeurs, l'Assemblée nationale, exigeassent la grâce du Roi. Lorsqu'une méprise po- pulaire mit en péril le bon Lasalle, le brave comman- dant de la ville, Loustalot prit sa défense, le justifia, lui ramena les esprits. Dans l'affaire des domestiques qui voulaient qu'on chassât les Savoyards, il se mon- tra ferme et sévère autant que judicieux.

Vrai journaliste, il était l'homme du jour, non celui du lendemain. Lorsque Camille Desmoulins publie son livre la France libre, où il supprime le Roi, Loustalot, tout en le louant, lui trouve de l'exagération, l'appelle une tête exaltée.

Marat, peu connu alors, avait violemment attaqué


LA PRESSE. Sis

Bailly dans F Ami du périple, et comme fonctionnaire, et comme homme. Loustalot le défendit.

Il envisageait le journalisme comme une fonction publique, une sorte de magistrature. Nulle tendance aux abstractions. Il vit uniquement dans la foule, en sent les besoins, les souffrances ; il s'occupe avant tout des subsistances, de la grande question du moment, le pain. 11 propose des machines pour moudre le blé plus vite. Il va voir les infortunés qu'on fait travailler à Montmartre. Ces malheureux, qui, à force de mi- sère, n*ont presque plus figure humaine, cette déplo- rable armée de fantômes ou de squelettes qui font peur plus que pitié, Loustalot trouve un cœur pour eux, des paroles touchantes et d'une compassion doulou- reuse.

Paris ne pouvait rester ainsi. Il fallait relever la royauté absolue, ou fonder la liberté.

Le lundi matin, 31 août, Loustalot, trouvant les esprits plus calmes que le dimanche soir, harangua le Palais-Royal. Il dit que le remède n'était pas d'aller à Versailles, et fit une proposition moins violente, plus hardie. C'était d'aller à la Ville, d'obtenir la convoca- tion des districts, et dans ces assemblées de poser ces questions : 1° Paris croiî-il que le Roi ait droit d'em- pêcher? 2° Paris confirme-t-il, révoque-t-il ses députés? 3° Si l'on nomme des députés, auront-ils un mandat spécial pour refuser le veto? 4° Si l'on confirme les anciens, ne peut-on obtenir de l'Assemblée qu'elle ajourne la discussion?

La mesure proposée, éminemment révolutionnaire, illégale (inconstitutionnelle, s'il y eût eu constitution),


324 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

répondait cependant si profondément au besoin du moment, qu'elle fut quelques jours après reproduite, pour sa partie principale, la dissolution de l'Assem- blée, dans l'Assemblée elle-même, par un de ses mem- bres les plus éminents.

Loustalot et la députation du Palais-Royal fureut très-mal reçus, leur proposition repoussée à l'Hôtel de Ville, et le lendemain accusée dans l'Assemblée. Une lettre de menaces qu'avait reçue le président, sous le nom de Saint-Hururge (qui pourtant la soutint fausse), acheva d'irriter les esprits. On fit arrêter Saint-Hururge, et la garde nationale profita d'un mo- ment de tumulte pour fermer le café de Foy. Les réu- nions du Palais-Royal furent défendues, dissipées par l'autorité municipale.

i;e qui est piquant, c'est que l'exécuteur de ces mesures, M. de Lafayette, à cette époque et toujours, ^-^iait républicain de cœur. Toute sa vie il rêva la république, et servit la royauté. Une royauté démo- cratique, ou démocratie royale, lui apparaissait comme une transition nécessaire. Pour en revenir, il ne lui fallut pas moins de deux expériences.

La cour amusait Necker et l'Assemblée. Elle ne trompait pas Lafayette. Et pourtant il la servait, il lui contenait Paris. L'horreur des premières violences populaires, du sang versé, le faisait reculer devant l'idée d'un nouveau 14 juillet. Mais la guerre civile que la cour préparait, eût-elle moins coûté de sang ? Grave et délicate question pour Tami de l'humanité.

Il savait tout. Le 13 septembre, recevant chez lui à dîner le vieil amiral d'Estaing, commandant de la garde


LA PRESSE 325

nationale à Versailles, il lui apprit les nouvelles de Versailles qu'il ignorait. Ce brave homme, qui se croyait bien avant dans la confidence du Roi et de la Reine, sut qu'on était revenu au fatal projet de mener le Roi à Metz, c'est-à-dire de commencer la guerre civile, que Breteuil préparait tout de concert avec l'ambassadeur d'Autriche, qu'on rapprochait de Ver- sailles les mousquetaires, les gendarmes, 9,000 de la maison du Roi, dont les deux tiers gentilhommes, qu'on s'emparerait de Montargis, oii l'on serait joint par un homme d'exécution, le baron de Vioménil; celui qui avait fait presque toutes les guerres du siècle, récemment celle d'Amérique, s'était jeté vio- lemment dans la contre-révolution, peut-être par jalou- sie de Lafayette qui, dans la Révolution, semblait avoir le premier rôle. Dix-huit régiments, spécialement les carabiniers, n'avaient pas prêté serment. C'était assez pour fermer toutes les routes de Paris, couper ses convois, l'affamer. On ne manquait plus d'argent; on en avait ramassé, retiré de tous côtés; on croyait être sûr d'avoir quinze cent mille francs par mois. Le Clergé suppléerait le reste ; un procureur de bénédictins ré- pondait à lui seul de cent mille écus.

Le vieil amiral écrivit le lundi 14 à la Reine : « J'ai toujours dormi la veille d'un combat naval, mais depuis la terrible révélation, je n'ai pas pu fermer l'œil... » En la recevant à la table de M. de Lafayette, il frémissait qu'un seul domestique ne l'entendît : ^< Je lui ai observé qu'un mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort. » A quoi, Lafayette, avec son flegme américain, aurait répondu : < qu*il y


326 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

aurait avantage qu.*un seul mourût pour le salut de tous. » — La seule tête en péril eût été celle de la Reine.

L'ambassadeur d'Espagne en dit autant à d'Estaing ; il savait tout d'un homme considérable à qui l'on avait proposé de signer une liste d'association que la cour faisait circuler.

Ainsi, ce profond secret, ce mystère, courait les salons le 13, du 14 au 16 les rues. Le 16, les gre- nadiers des gardes françaises devenus garde natio- nale soldée, déclarèrent qu'ils voulaient aller à Ver- sailles reprendre leur ancien service, garder le châ- teau, le Roi. Le 22^ le grand complot était imprimé dans le 6' Révolutions de Paris. Toute la France le lisait.

M. de Lafayette qui se croyait forl, trop fort y ce sont ses propres termes, voulait d'une part contenir la cour en lui faisant peur de Paris, et d'autre part, con* tenir Paris, en réprimer l'agitation par ses gardes nationales. D usait, abusait de leur zèle, pour faire taire les colporteurs, imposer silence au Palais-Royal, empêcher les attroupements ; il faisait une petite guerre de police, de vexations, à une foule soulevée par les craintes qu'il avait lui-même; il connaissait le complot, et il dissipait, arrêtait, ceux qui parlaient. Il fit si bien qu'il créa la plus funeste opposition entre la garde nationale et le peuple. On commença à remar- quer que les chefs, les officiers étaient des nobles, des riches, des gens considérables. Les gardes nationaux, en général, réduits en nombre, fiers de leur uniforme, de leurs armes nouvelles pour eux, apparurent au


I


LA PRESSK. 327

peuple comme une aristocratie. Bourgeois, marchands, ils souffraient beaucoup du trouble, ne recevaient rien de leurs biens ruraux, ne gagnaient rien; ils étaient chaque jour appelés, fatigués et surmenés; chaque jour, ils voulaient en finir, et ils témoignaient leur impatience par quelque acte qui mettait la foule con- tre eux. Une fois, ils tirèrent le sabre contre un ras- semblement de perruquiers, et il y eut du sang de répandu. Une autre fois, ils arrêtèrent des gens qui se permettaient de plaisanter sur la garde nationale ; une fille dit qu'elle s'en moquait; ils la prirent et la fouettèrent.

Le peuple s'irritait jusqu'à élever contre la garde nationale la plus étrange accusation, celle de favoriser la cour, d'être du complot de Versailles.

Lalayette n'était pas double, mais sa position l'était, Il empêcha les grenadiers d'aller reprendre à Ver- sailles la garde du Roi, et il avertit le ministre Saint- Priest (17 septembre). Sa lettre fut mise à profit. On la montra à la municipalité de Versailles, lui faisant jurer le secret, et l'on obtint qu'elle demanderait qu'on îît venir le régiment de Flandre. On sollicita la même démarche d'une partie de la garde nationale de Versailles, la majorité refusa. Ce régiment for^ suspect, parce que jusque-là il refusait de prêter le nouveau serment, arrive avec ses canons, ses caissons et ses bagages; il entre à grand bruit dans Ver- sailles. En même temps le château retenait les gardes du corps qui avaient fait leur service, afin d'avoir double nombre. Une foule d'officiers do tout grade arrivaient chaque jour en poste, comme faisait l'an-


328 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

cienne noblesse à la veille d'une bataille, craignant de manquer le jour.

Paris s'inquiète. Les gardes françaises s'indignent; on les avait tâtés, travaillés, sans autre résultat que de les mettre en défiance. Bailly ne put se dispenser de parler à l'Hôtel de Ville. Une députation fut en- voyée, le bon vieux Dussaulx en tête, pour porter au Roi les alarmes de Paris.

La conduite de l'Assemblée, pendant ce temps, est étrange. Tantôt, elle semble dormir, et tantôt se ré- veiller en sursaut. Aujourd'hui, elle est violente, de- main modérée, timide.

Un matin, le 12 septembre, elle se souvient du 4 août, de la gran^3 révolution qu'elle a votée. Il y avait cinq semaines que les décrets étaient rendus, la France entière en parlait avec joie, l'appliquait, l'As- semblée n'en disait mot. Le 12, à l'occasion d'un pro- jet d'arrêté où le comité de judicature demandait qnon rendît force aux lois, conformément à une décision du 4 août y un député de Franche-Comté brise la glace et dit : « On travaille pour empêcher la promulgation de ces décrets du 4 août; on prétend qu'ils ne paraî- tront pas. Il est temps qu'on les voie munis du sceau royal... Le peuple attend... »

Ce mot fut pris vivement. L'Assemblée se réveilla. L'orateur des modérés, des royalistes constitutionnels, Malouet (chose surprenante) appuya la proposition, d'autres aussi; malgré l'abbé Maury, on décida que les décrets du 4 août seraient présentés à la sanction du Roi.

Ce mouvement subit, cette disposition agressive des


LA PRESSE. ^J

modérés même, porte à croire que les membres les plus influents n'ignoraient pas ce que Lafayette, ce que l'ambassadeur d'Espagne, et bien d'autres disaient dans Paris.

L'Assemblée parut le lendemain étonnée de sa vi- gueur. Plusieurs songèrent que la cour ne laisserait jamais le Roi sanctionner les décrets du 4 août, et prévirent que son refus provoquerait un mouvement terrible, un second accès de Révolution. Mirabeau, Chapelier et d'autres soutinrent que ces décrets n'étant pas proprement des lois, mais des principes de consti- tution, n'avaient pas besoin de la sanction royale, la promulgation suffisait. Avis hardi et timide : hardi, on se passait du Roi; timide, on le dispensait d'exa- miner, de sanctionner, de refuser, plus de refus, plus de collision. Les choses se seraient décidées par le fait, selon que chaque parti dominait dans telle ou telle province. Ici, on eût appliqué les décisions du 4 août, comme décrétées par l'Assemblée. Là, on les aurait éludées, comme non sanctionnées par le Roi.

Le 15, on vota par acclamation l'inviolabilité royale, l'hérédité, comme pour rendre le Roi favorable. On n'en reçut pas moins de lui une réponse équivoque, dilatoire, relativement au 4 août. Il ne sanctionnait rien, il dissertait, blâmait ceci, goûtait cela, n'admettait presque aucun article qu'avec modification. Le tout dans le style de Necker, empreint de sa gaucherie, le sa tergiversation, de ses moyens termes. La cour qui préparait tout autre chose, crut apparemment occuper le tapis par cette réponse sans réponse. L'As- semblée s'agita fort. Chapelier, Mirabeau, Robespierre,


330 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Pétion, d'autres ordinairement moins ardents, affir- mèrent qu'en demandant la sanction pour ces articles constitutifs, l'Assemblée n'attendait qu'une promulga- tion pure et simple. Grands débats... Et de là une motion inattendue, mais fort sage de Volney : « Cette assemblée est trop divergente d'intérêts, de pas- sions... Fixons les conditions nouvelles de Télection, et retirons-nous. » — Applaudissements, mais rien de plus. Mirabeau objecte que l'Assemblée a juré de ne point se séparer avant d'avoir fait la Constitution.

Le 21, le Roi, pressé de promulguer, sortit des am- bages; la cour apparemment se croyait plus forte. Il répondit que la promulgation n'appartenait qu'à des lois revêtues des formes qui en procurent V exécution (il voulait dire sanctionnées), qu'il allait ordonner la publication, qu'il ne doutait pas que les lois que décré- terait l'Assemblée, ne fussent telles qu'il pût leur accorder la sanction.

Le 24, Necker vint faire sa confession à l'Assemblée. Le premier emprunt, trente millions, n'en avait donné que deux. Le second, de quatre-vingts, n'en avait donné que dix. Le général de la finance, comme les amis de Necker l'appelaient dans leurs pamphlets, n'avait pu rien faire ; le crédit, qu'il croyait gouverner, ramener, n'en avait pas moins péri... Il venait en appeler au dévouement de la nation. Le seul remède était qu'elle s'exécutât elle-même*, que chacun se taxât au quart de son revenu.


  • Necker, toujours généreux pour lui-même, dépassait le quart ;

il se taxa à cent mille francs.


LA PRESSE. 331

Nacker avait fini son rôle. Après avoir essayé de tout moyen raisonnable, il s'en remettait à la fois, au mi- racle, au vague espoir qu'un peuple incapable de payer moins, allait pouvoir payer plus, qu'il se taxe- rait lui-même à l'impôt monstrueux du quart de son revenu. Le financier chimérique, pour dernier moi de son bilan, pour fond de la caisse, apportait une utopie que le bon abbé de Saint-Pierre n'eût pas pra posée.

L'impuissant croit volontiers l'impossible; hors d'état d'agir Ivii-même, il s'imagine que le hasard, l'imprévu, l'inconnu, agiront pour lui. L'Assemblée, non moins impuissante que le ministre, partagea sa crédulité. Un merveilleux discours de Mirabeau vainquit tous ses doutes, l'emporta hors d'elle-même. Il lui montra la banqueroute, la hideuse banqueroute, ouvrant son gouffre sous elle, prête à l'engloutir, et elle, et la France... Elle vota... Si la mesure eût été sérieuse, si l'argent était venu, l'effet eût été bizarre : Necker eût réussi à relever ceux qui devaient chasser Necker, l'Assemblée eût soldé la guerre pour dissoudre l'As- semblée.

L'impossible, le contradictoire, l'impasse en tous sens, c'est le fond de la situation, pour tout homme et pour tout parti. Disons tout d'un mot : Nul ne peut.

L'Assemblée ne peiU. Discordante d'éléments et de principes, elle était de soi incapable; mais elle le de- vient bien plus, en présence de l'émeute, au bruit tout nouveau de la presse qui couvre sa voix. Elle se serre- rait volontiers contre le pouvoir royal qu'elle a dé- moli; mais les ruines en sont hostiles, elles ne de-


d32 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

mandent qu'à écraser l'Assemblée. Ainsi Paris lui fait peur, et le château lui fait peur. Après le refus du Roi, elle n'ose point s'indigner, de peur d'ajouter à l'indi- gnation de Paris. Sauf la responsabilité des ministres qu'elle décrète, elle ne fait rien qui soit en rapport avec la situation ; la division départementale, le droit criminel, s'agitent dans le désert; la salle prend de l'écho ; à peine six cents membres viennent, et c'est pour donner la présidence à l'homme de la balance immobile, Meunier, celui qui exprime le mieux toutes les difficultés d'agir, et la paralysie commune.

La COUT peut-elle quelque chose? Elle le croit en ce moment. Elle voit le clergé et la noblesse qui se ral- lient autour d'elle. Elle voit le duc d'Orléans peu sou- tenu dans l'Assemblée*; elle le voit, à Paris, dépen- sant beaucoup d'argent et gagnant peu de terrain ; sa popularité est primée par Lafayette.

Tous ignorent la situation, tous méco2inaissent la force générale des choses, et rapportent les événements à telle ou telle personne, s'exagérant ridiculement la puissance individuelle. Selon ses haines ou ses amours, la passion croit des miracles, croit des mons- tres, croit des héros. La cour accuse de tout Orléans 01^ Lafayette. Lafayette lui-même, ferme et froid de sa nature, devient Imaginatif; il n'est pas loin de croire aussi que tout le désordre est l'œuvre du Palais-Royal. Un visionnaire s'élève dans la Presse, Marat, crédule, aveugle, furieux, qui va promener l'accusation au ha-

En réglant la succession, l'Assemblée a ménagé son rival le roi d'Espagne, déclarant ne rien préjuger sur les renonciations des Bourbons d'Espagne à la couronne de France,


LA PRESSE 333

sard de ses rêves, désignant l'un aujourd'hui et de- main l'autre à la mort; il commence par aïiirmer que la famine est l'œuvre d'un homme, que Necker achète partout les blés pour que Paris n'en ait pas.

Marat commence toutefois, il agit peu encore; il tranche avec toute la Presse. La Presse accuse, mais vaguement, elle se plaint, elle s'indigne, comme le peuple, sans trop savoir ce qu'il faut faire. Elle voit bien en général qu'il y < aura un second accès de ré- volution. V Mais comment? dans quel but précis? Elle ne saurait bien le dire. Pour l'indication des remèdes, la Presse, ce jeune pouvoir, devenu si grand tout à coup devant l'impuis&ance des autres, la Presse même est impuissante.

Elle fait peu dans les jours qui précèdent le 5 octo- bre, l'Assemblée fait peu, et l'Hôtel de Ville fait peu... Pourtant tout le monde sent bien qu'une grande chose va venir. Mirabeau, recevant un jour son libraire de Versailles, renvoie ses trois secrétaires, ferme la porte, et lui dit : « Mon cher Blaisot, vous verrez bientôt ici de grands malheurs, du sang... J'ai voulu, par amitié, vous prévenir. N'ayez pas peur au reste : il n'y pas de danger pour les braves gens comme vous. »



CHAPITRE YIII

LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI, 5 OCTOBRE 1789

Le peuple seul trouve un remède : il va chercher le Roi. — Position égoïste des rois à Versailles, Louis XVI ne pouvait agir en au- cun sens. La Reine sollicitée d'agir. Orgie des gardes du corps, 1" octobre. Insultes à la cocarde nationale. Irritation de Paris. Misère et souffrances des femmes. Leur compassion courageuse. Elles envahissent J'Hôtel de Ville, 5 octobre. Elles marchent sur Versailles. L'Assemblée en est avertie. Maillard et les femmes devant l'Assemblée. Robespierre appuie Maillard. Les femmes devant le Roi. Indécision de la cour.


Le 5 octobre, huit ou dix mille femmes allèrent à Versailles; beaucoup de peuple suivit. La garde na- tionale força M. de Lafayette de l'y conduire le soir même. Le 6, ils ramenèrent le Roi et l'obligèrent d'ha- biter Paris.

Ce grand mouvement est le plus général que pré- sente la Révolution après le 14 juillet. Celui d'octobre fut, presque autant que l'autre, unanime, du moins en ce sens que ceux qui n'y prirent point part, en dé- sirèrent le succès, et se réjouirent tous que le roi fût à Paris.



c( Ayant démonté un cavalier, à Versailles, ils tuèrent, mangèrent le cheval à peu près cru. »


T. I, p. 335.


REVOLUTIOX FUANÇAISE. Xni.


LE PEUPLE VA CHERCHîSïl LÉ ROI (5 OCTOBRE 1789j. 335

Il ue faut pas chercher ici raction des partis. Ils agirent, mais firent très-peu.

La cause réelle, certaine, pour les femmes, pour la foule la plus misérable, ne fut autre que la faim. Ayant démonté un cavalier, à Versailles, ils tuèrent, man- gèrent le cheval à peu près cru.

Pour la majorité des hommes, peuple ou gardes na- tionaux, la cause du mouvement fut l'honneur, l'ou- trage fait par la cour à la cocarde parisienne, adoptée de la France entière comme signe de la Révolution.

Les hommes auraient-ils cependant marché sur Ver- sailles, si les femmes n'eussent précédé? Cela est dou- teux. Personne avant elles n'eut l'idée d'aller chercher le Roi. Le Palais-Royal, au 30 août, partit avec Saint- Hururge, mais c'était pour porter des plaintes, des menaces à l'Assemblée qui discutait le 'deto. Ici, le peuple seul a l'initiative; seul, il s'en va prendre le Roi, comme seul il a pris la Bastille.

Ce qu'il y a dans le peuple de plus peuple, je veux dire de plus instinctif, de plus inspiré, ce sont, à coup sûr, les femmes. Leur idée fut celle-ci : « Le pain manque, allons chercher le Roi; on aura soin, s'il est avec nous, que le pain ne manque plus. Allons cher- cher le boulanger !.., »

Sens naïf, et sens profond!... Le Roi doit vivre avec le peuple, voir ses souffrances, en souftVir, faire avec lui môme ménage. Les cérémonies du mariage et celles du couronnement se rapportaient en plusieurs choses; le Roi épousait le peuple. Si la royauté n'est pas ty- rannie, il faut qu'il y ait mariage, qu'il y ait commu- nauté, que les conjoints vivent, selon la basse, mais


336 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

forte parole du Moyen âge : « A un pain et à un pot. * » N'était-ce pas une chose étrange et dénaturée, pro- pre à sécher le cœur des rois, que de les tenir dans cette solitude égoïste, avec un peuple artificiel de mendiants dorés pour leur faire oublier le peuple? Comment s'étonner qu'ils lui soient devenus, ces rois, étrangers, durs et barbares? Sans leur isolement de Versailles, comment auraient-ils atteint ce point d'in- sensibilité? La vue seule en est immorale : un monde fait exprès pour un homme!... Là seulement, on pou- vait oublier la condition humaine, signer, comme Louis XIV, l'expulsion d'un million d'hommes, ou, comme Louis XV, spéculer sur la farine.

L'unanimité de Paris avait renversé la Bastille. Pour conquérir le Roi, l'Assemblée, il fallait qu'il se trouva unanime encore. La garde nationale et le peuple commençaient à se diviser. Pour les rappro- cher, les faire concourir au même but, il ne fallait pas moins qu'une provocation de la cour. Nulle sa- gesse politique n'eût amené l'événement ; il fallait une sottise.

C'était là le vrai remède, le seul moyen de sortir de l'intolérable situation où l'on restait embourbé. Cette sottise, le parti de la Reine l'eût faite depuis long- temps, s'il n'eût eu son grand obstacle, son embarras dans Louis XVL Personne ne répugnait davantage à quitter ses habitudes. Lui ôter sa ch«asse, sa forge et le coucher de bonne heure, le désheurer pour les re- pas, pour la messe, le mettre à cheval, en campagne,

  • V. mes Origine du droite symboles et formules juridiques.


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 33"

en faire un leste partisan, comme nous voyons Char- les I®"* dans le tableau de Van Dyk, ce n'était pas chose aisée. Son bon sens lui disait aussi qu'il risquait fort à se déclarer contre l'Assemblée nationale.

D'autre part, ce même attachement à ses habitudes, à ses idées d'éducation, d'enfance, l'indisposait contre la Révolution plus encore que la diminution de l'auto- rité royale. Il ne cacha pas son mécontentement pour la démolition de la Bastille*. L'uniforme de la garde nationale, porté par ses gens, ses valets devenus lieu- tenants, officiers, tel musicien de la chapelle chantant la messe en capitaine, tout cela lui blessait les yeux ; il fit défendre à ses serviteurs « de paraître en sa présence avec un costume aussi déplacé *. »

Il était difficile de mouvoir le Roi, ni dans un sens, ni dans l'autre. En toute délibération, il était fort in- certain, mais dans ses vieilles habitudes, dans ses idées acquises, invinciblement obstiné. La Reine knême, qu'il aimait fort, n'y eût rien gagné par per- suasion. La crainte avait encore moins d'action sur lui ; il se savait l'oint du Seigneur, inviolable et sacré; que pouvait-il craindre?

Cependant la Reine était entourée d'un tourbillon de passions, d'intrigues, de zèle intéressé ; c'étaient des prélats, des seigneurs, toute cette aristocratie qui l'avait tant dénigrée, et maintenant se rapprochait d'elle, remplissait ses appartements, la conjurait à mains jointes de sauver la monarchie. Elle soiilo, a les

  • Alex, (le LaiTK'tli

• Carapan, II.

KÉV. — T. 1. ItÀ


338 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

entendre, elle en avait le génie et le courage ; iille de Marie-Tnérèse, il était temps, elle devait se montrer... Deux sortes de gens encore, tout différents, donnaient courage à la Reine : d'une part, de braves et dignes chevaliers de Saint-Louis, officiers ou gentilshommes de province, qui lui offraient leur épée; d'autre part, des hommes à projet, des faiseurs, qui montraient des plans, se chargeaient d'exécuter, répondaient de tout... Versailles était comme assiégé de ces Figaros de la royauté.

11 fallait une sainte ligue, que tous les honnêtes gens se serrassent autour de la Reine. Le Roi sera em- porté dans l'élan de leur amour, et ne résistera plus... Le parti révolutionnaire ne peut faire qu'une campa- gne; vaincu une fois, il périt; au contraire, l'autre parti, comprenant tous les grands propriétaires, peut suffire à plusieurs campagnes, nourrir la guerre lon- gues années... Pour que le raisonnement fût bon, il fallait seulement supposer que l'unanimité du peuple n'ébranlerait pas le soldat, qu'il ne se souviendrait jamais qu'il était peuple lui-même.

L'esprit de jalousie qui s'élevait entre la garde nationale et le peuple, enhardit sans doute la cour, lui fit croire Paris impuissant ; elle risqua une manifesta- tion prématurée qui devait la perdre. De nouveaux gardes du corps arrivaient, pour le service du tri- mestre; ceux-ci, sans liaison avec Paris ou l'Assemblée, étrangers au nouvel esprit, bons royalistes de province, apportant tous les préjugés de la famille, les recom- mandations paternelles et maternelles de servir le Roi, le Roi seul. Tout ce corps des gardes, quoique quel-


I


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ques membres fussent amis de la liberté, n'avaient pas prêté serment, et portaient toujours la cocarde blanche. On essaya d'entraîner par eux les officiers du régiment de Flandre, ceux de quelques autres corps. Un grand repas fut donné pour les réunir, et l'on y admit quelques officiers choisis de la garde nationale de Versailles qu'on espérait s'attacher.

Il faut savoir que la ville de France qui haïssait le plus la cour, c'était celle qui la voyait le mieux, Ver- sailles. Tout ce qui n'était pas employé, ou serviteur du château, était révolutionnaire. La vue constante de ce faste, de ces équipages splendides, de ce monde hautain, méprisant, nourrissait les en\âes, les haines. Cette disposition des habitants leur avait fait nommer lieutenant-colonel de leur garde nationale un solide patriote, homme du reste haineux, violent, Lecointre, marchand de toiles. L'invitation faite à quelques-uns des officiers les flatta moins encore qu'elle ne mécon- tenta les autres.

Un repas de corps pouvait se faire dans l'Orangerie ou partout ailleurs : le Roi, chose nouvelle, accorde sa magnifique salle de théâtre, où l'on n'avait pas donné de fête depuis la visite de l'empereur Joseph IL Les vins sont prodigués royalement. On porte la santé du Roi, de la Reine, du Dauphin; quelqu'un, timidement, bien bas, propose celle de la Nation, mais personne ne veut entendre. A l'entremets, on fait entrer les gre- nadiers de Flandre, les Suisses, d'autres soldats. Ils boivent, ils admirent, éblouis des fantastiques reflets de ce lieu singulier, unique, où les loges tapissées de glaces renvoient lep lumières en tout sens.


340 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Les portes s'ouvrent. C'est le Roi et la Reine... On a entraîné le Roi, qui revenait de la chasse. La Reine fait le tour des tables, belle et parée de son enfant qu'elle porte dans ses bras... Tous ces jeunes gens sont ravis, ils ne se connaissent plus...

La Reine, il faut l'avouer, moins majestueuse à d'autres époques, n'avait jamais découragé les cœurs qui se donnaient à elle; elle n'avait pas dédaigné de mettre dans sa coiffure une plume du casque de Lauzun*...

C'était même une tradition que la déclaration har- die d'un simple garde du corps avait été accueillie sans colère, et que, sans autre punition qu'une ironie bienveillante, la Reine avait obtenu de l'avancement pour lui.

Si belle et si malheureuse!... Comme elle sortait avec le Roi, la musique joue l'air touchant : « Ri- chardy ô mon roi^ V univers t' abandonne \ ^ A ce coup, les cœurs furent percés... Plusieurs arrachèrent leur cocarde, et prirent celle de la Reine, la noire cocarde autrichienne, se dévouant à son service. Tout au moins la cocarde tricolore fut retournée, et par l'envers, de- vint la cocarde blanche. La musique continuait, de plus en plus passionnée, ardente; elle joue la Marche des Hulans, sonne la charge... Tous se lèvent cher- chant l'ennemi... Point d'ennemi; au défaut ils esca- ladent les loges. Ils sortent, vont à la cour de marbre. Perseval, aide de camp de d'Estaing, donne l'assau/

^ Que m'importe que Lauzun Tait offerte, ou qu'elle Tait de mandée? Voy. Mémoires de Gampan, et Lauzun [Revue rétrospec- tive], etc.


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 341

au grand balcon, s'empare des postes intérieurs, en criant : « Ils sont à nous. » Il se pare de la cocarde blanche. Un grenadier de Flandre monte aussi, et Per- seval s'arrache, pour la lui donner, une décoration qu'il portait. Un dragon veut monter aussi, mais trop chancelant, trébuche, il veut se tuer de désespoir.

Un autre, pour compléter la scène, moitié ivre et moitié fou, va criant, se disant lui-même espion du duc d'Orléans, il se fait une petite blessure; ses ca- marades, de dégoût, le tuèrent presque à coups de pieds.

L'ivresse de cette folle orgie sembla gagner toute la cour. La Reine, donnant des drapeaux aux gardes na- tionaux de Versailles, dit « qu'elle en restait enchan- tée. » Nouveau repas, le 3 octobre ; on hasarde davantage, les langues sont déliées, la contre-révolu- tion s'affiche hardiment ; plusieurs gardes nationaux se retirent d'indignation... L'habit de garde national n'est plus reçu chez le Roi. < Vous n'avez pas de cœur, dit un officier à un autre, de porter un tel habit. » Dans la grande galerie, dans les appartements, les dames ne laissent plus circuler la cocarde tricolore ; de leurs mouchoirs, de leurs rubans, elles font des cocardes blanches, les attachent elles-mêmes. Les de- moiselles s'enhardissent à recevoir le serment de ces nouveaux chevaliers, et se laissent baiser la main : « Prenez-la, cette cocarde, gardez-la bien, c'est la bonne, elle seule sera triomphante. » Comment refu- ser de ces belles mains ce signe, ce souvenir? Et pour tant, c'est la guerre civile, c'est la mort; demain la Vendée... Cette blond Jne, presque enfant, auprès des


342 HISTOIRE DE LA RÉVOLXTriON FRANÇAISE.

tantes du Roi, sera madame de Lescure et de la Ro- chejacquelia^

Les braves gardes nationaux de Versailles avaient grand'peine à se défendre. Un de leurs capitaines avait été, bon gré mal gré, affublé par les dames d'une énorme cocarde blanche. Le colonel marchand de toiles, Lecointre, en fut indigné : « Ces cocardes changeront, dit-il fermement, et avant huit jours, ou tout est perdu. » Il avait raison ; qui pouvait mécon- naître ici la toute-puissance du signe? les trois cou- leurs, c'était le 14 juillet et la victoire de Paris, c'é- tait la Révolution même. Là-dessus, un chevalier de Saint-Louis court après Lecointre, il se déclare envers et contre tous le champion de la couleur blanche. Il le suit, l'attend, l'insulte... Ce passionné défenseur de l'ancien régime n'était pourtant pas un Montmorency, c'était simplement le gendre de la bouquetière de la Reine.

Lecointre va droit à l'Assemblée, il invite le comité militaire à exiger le serment des gardes du corps. D'anciens gardes qui étaient là dirent qu'on ne l'ob- tiendrait jamais. Le comité ne fit rien, craignant de donner lieu à quelque collision, de faire couler le sang, et ce fut justement cette prudence qui le fit couler.

Paris ressentit vivement l'outrage fait à sa cocarde ; on disait qu'elle avait été ignominieusement déchirée, foulée aux pieds. Le jour même du second repas, le

  • Elle était alors à Yersailles. Voyez le roman, ici véridique,

que M. de Barante a publié sous son nom.


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 343

samedi 3 au soir, Danton tonna aux Cordeliers. Le di- manche, on fit partout main basse sur les cocardes noires ou blanches. Des rassemblements mêlés, peu- ple et bourgeois, habits et vestes, eurent lieu et dans les cafés, et aux portes des cafés, au Palais-Royal, au faubourg Saint-Antoine, au bout des ponts, sur les quais. Des bruits terribles circulèrent sur la guerre prochaine, sur la ligue de la Reine et des princes avec les princes allemands, sur les uniformes étrangers, verts et rouges, que Ton voyait dans Paris, sur les farines de Corbeil qui ne venaient plus que de deux jours l'un, sur la disette qui ne pouvait qu'augmenter, sur l'approche d'un rude hiver... Il n'y a pas de temps à perdre, disait-on, si l'on veut prévenir la guerre et la faim, il faut amener le Roi ici; sinon, ils vont l'enlever.

Personne ne sentait tout cela plus vivement que les femmes. Les souffrances, devenues extrêmes, avaient cruellement atteint la famille et le foyer. Une dame donna l'alarme, le samedi 3 au soir; voyant que son mari n'était pas assez écouté, elle courut au café de Foy, y dénonça les cocardes antinationales, montra le danger public. Le lundi, aux halles, une jeune fille prit un tambour, battit la générale, entraîna toutes les femmes du quartier.

Ces choses ne se voient qu'en France; nos femmet font des braves et le sont. Le pays de Jeanne d'Arc et de Jeanne de Montfort, et de Jeanne Hachette peut citer cent héroïnes. Il y en eut une à la Bastille, qui, plus tard, partit pour la guerre, fut capitaine d'artillerie ; son mari était soldat. Au 18 juillet, quand


344 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

le Roi vint à Paris, beaucoup de femmes étaient ar- mées. Les femmes, furent à l'avant-garde de notre Révolution. 11 ne faut pas s*en étonner; elles souf- fraient davantage.

Les grandes misères sont féroces, elles frappent plutôt les faibles; elles maltraitent les enfants, les femmes bien plus que les hommes. Ceux-ci vont, viennent, cherchent hardiment, s'ingénient, finissent par trouver, au moins pour le jour. Les femmes, les pauvres femmes vivent, pour la plupart, renfermées, assises, elles filent, elles cousent ; elles ne sont guère en état, le jour où tout manque, de chercher leur vie. Chose douloureuse à penser, la femme, l'être relatif qui ne peut vivre qu'à deux, est plus souvent seule que l'homme. Lui, il trouve partout la société, se crée des rapports nouveaux. Elle, elle n'est rien sans la famille. Et la famille l'accable ; tout le poids porte sur elle. Elle reste au froid logis, démeublé et dénué, avec des enfants qui pleurent, ou malades, mourants, et qui ne pleurent plus... Une chose peu remarquée, la plus dé- chirante peut-être au cœur maternel, c'est que l'en- fant est injuste. Habitué à trouver dans la mère une providence universelle qui suffit à tout, il s'en prend à elle, durement, cruellement, de tout ce qui manque, crie, s'emporte, ajoute à la douleur une douleur plus poignante.

Voilà la mère. Comptons aussi beaucoup de filles seules, tristes créatures sans famille, sans soutien, qui trop laides, ou vertueuses, n'ont ni ami, ni amant, ne connaissent aucune des joies de la vie. Que leur petit métier ne puisse plus les nourrir, elle ne savent point


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y suppléer, elles remontent au grenier, attendent; parfois on les trouve mortes, la voisine s'en aperçoit par hasard.

Ces infortunées n'ont pas même assez d'énergie pour se plaindre, faire connaître leur situation, pro- tester contre le sort. Celles qui agissent et remuent, aux temps des grandes détresses, ce sont les fortes, les moins épuisées par la misère, pauvres plutôt qu'in- digentes. Le plus souvent, les intrépides qui se jettent alors en avant, sont des femmes d'un grand cœur, qui souffrent peu pour elles-mêmes, beaucoup pour les autres ; la pitié, inerte, passive chez les hommes, plus résignés aux maux d'autrui, est chez les femmes un sentiment très-actif, très-violent, qui devient parfois héroïque et les pousse impérieusement aux actes les plus hardis.

Il y avait, au 5 octobre, une foule de malheureuses créatures qui n'avaient pas mangé depuis trente heures ^ Ce spectacle douloureux brisait les cœurs, et personne n'y faisait rien; chacun se renfermait en déplorant la dureté des temps. Le dimanche 4 au soir, une femme courageuse qui ne pouvait voir cela plus longtemps, court du quartier Saint-Denis au Palais- Royal, elle se fait jour dans la foule bruyante qui pérorait, elle se fait écouter; c'était une femme de trente-six ans, bien mise, honnête, mais forte et har- die. Elle veut qu'on aille à Versailles, elle marchera à

  • Voy. les dépositions des témoins, Moniteur, I, 568, colonne 2.

C'est la soui'C(3 principale. Une autre, très-importiiiite, riche en détails, et que tout le monde copie, sans la citer, c'est VHùtoin, de deux amis de la liberté, t. III.


346 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

la tête. On plaisante, elle applique un soufflet à l'un des plaisants. Le lendemain, elle partit des premières, le sabre à la main, prit nn canon à la Ville, se mit à cheval dessus, et le mena à Versailles, la mèche allumée.

Parmi les métiers perdus qui semblaient périr avec l'ancien régime, se trouvait celui de sculpteur en bois. On travaillait beaucoup en ce genre, et pour les églises, et pour les appartements. Beaucoup de femmes sculptaient. L'une d'elles, Madeleine Chabry, ne fai- sant plus rien, s'était établie bouquetière au quartier du Palais-Royal, sous le nom de Louison; c'était une fille de dix-sept ans, jolie et spirituelle. On peut parier hardiment que ce ne fut pas la faim qui mena celle-ci à Versailles. Elle suivit l'entraînement général, son bon cœur et son courage. Les femmes la mirent à la tête, et la firent leur orateur.

Il y en avait bien d'autres que la faim ne menait point. Il y avait des marchandes, des portières, des filles publiques, compatissantes et charitables, comme elles le sont souvent. Il y avait un nombre considérable de femmes de la halle; celles-ci fort royalistes, mais elles désiraient d'autant' plus avoir le Roi à Paris. Elles avaient été le voir quelque temps avant cette époque, je ne sais à quelle occasion; elles lui avaient parlé avec beaucoup de cœur, une familiarité qui fit rire, mais touchante, et qui révélait un sens parfait de la situation : « Pauvre homme ! disaient-elles en regar- dant le Roi, cher homme ! bon papa ! » — Et plus sé- rieusement à la Reine : « Madame, madame, ouvrez vos entrailles!... ouvrons-nous! Ne cachons rien.


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disons bien franchement ce que nous avons à dire. » Ces femmes des marchés ne sont pas celles qu> souffrent beaucoup de la misère ; leur commerce, por- tant sur les objets nécessaires à la vie, a moins de variations. Mais elles voient la misère mieux que per- sonne, et la ressentent; vivant toujours sur la place, elles n'échappent pas, comme nous, au spectacle des souffrances. Personne n'y compatit davantage, n'est meilleur pour les malheureux. Avec des formes gros- sières, des paroles rudes et violentes, elles ont souveat un cœur royal, infini de bonté. Nous avons vu nos Picardes, les femmes du marché d'Amiens, pauvres vendeuses de légumes, sauver le père de quatre en- fants qu'on allait guillotiner; c'était le moment du sacre de Charles X; elles laissèrent leur commerce, leur famille, s'en allèrent à Reims, elles firent pleurer le Roi, arrachèrent la grâce, et au retour, faisant entre elles une collecte abondante, elles renvoyèrent sauvés, comblés, le père, la femme et les enfants.

Le 5 octobre, à sept heures, elles entendirent battre la caisse, et elles ne résistèrent pas. Une petite fille avait pris un tambour au corps de garde, et battait la générale. C'était lundi; les halles furent désertées, toutes partirent : « Nous ramènerons, disent-elles, le hulanger, la boulangère... Et nous aurons l'agrément l'entendre notre petite mère Mirabeau. »

Les halles marchent, et d'autre part, marchait le faubourg Saint- Antoine. Sur la route, les femmes en- traînaient toutes celles qu'elles pouvaient rencontrer, menaçant celles qui ne viendraient pas de leur couper les cheveux. D'abord, elles vont à la Ville. Ou venait


348 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

d'y amener un boulanger qui, sur un pain de deux livres, donnait sept onces de moins. La lanterne était descendue. Quoique l'homme fût coupable, de son propre aveu, la garde nationale le fit échapper. Elle, présenta la baïonnette aux quatre ou cinq cent*? femmes déjà rassemblées. D'autre part, au fond de la place, se tenait la cavalerie de la garde nationale. Les femmes ne s'étonnèrent point. Elles chargèrent la ca- valerie, l'infanterie à coups de pierres ; on ne put se décider à tirer sur elles; elles forcèrent l'Hôtel de Ville, entrèrent dans tous les bureaux. Beaucoup étaient assez bien mises, elles avaient pris une robe blanche pour ce grand jour. Elles demandaient curieu- sement à quoi servait chaque salle, et priaient les re- présentants des districts de bien recevoir celles qu'elles avaient amenées de force, dont plusieurs étaient en- ceintes, et malades, peut-être de peur. D'autres femmes, affamées, sauvages, criaient: D% pain et des armes! Les hommes étaient des lâches, elles voulaient leur montrer ce que c'était que le courage... Tous les gens de l'Hôtel de Ville étaient bons à pendre, il fallait brûler leurs écritures, leurs paperasses... Et elles allaient le faire, brûler le bâtiment peut-être... Un homme les arrêta, un homme de taille très-haute, en habit noir, d'une figure sérieuse et plus triste que l'habit. Elles voulaient le tuer d'abord, croyant qu'il était de la Ville, disant qu'il était un traître... Il ré- pondit qu'il n'était pas traître, mais huissier de son métier, l'un des vainqueurs de la Bastille. C'était Stanislas Maillard. ,

Dès le matin, il avait utilement travaillé dans le fai>


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 349

bourg Saint-Antoine. Les volontaires de la Bastille, sous le commandement d'Hullin, étaient sur la place en armes ; les ouvriers qui démolissaient la forteresse, crurent qu'on les envoyait contre eux. Maillard s'in- terposa, prévint la collision. A la Ville, il fut assez heureux pour empêcher l'incendie. Les femmes pro- mettaient même de ne point laisser entrer d'hommes ; elles avaient mis leurs sentinelles armées à la grande porte. A onze heures, les hommes attaquent la petite porte qui donnait sous l'arcade Saint- Jean. Armés de leviers, de marteaux, de haches de piques, ils forcent la porte, forcent les magasins d'armes. Parmi eux, se trouvait un garde française, qui le matin avait voulu sonner le tocsin, qu'on avait pris sur le fait; il avait, disait-il, échappé par miracle ; les modérés, aussi fu- rieux que les autres, l'auraient pendu sans les femmes; il montrait son cou sans cravate, d'où elles avaient ôté la corde... Par représailles, on prit un homme de la Ville pour le pendre ; c'était le brave abbé Lefebvre, le distributeur des poudres au 14 juillet; des femmes ou des hommes déguisas en femmes, le pendirent effec- tivement au petit clocher ; l'une ou l'un d'eux coupa la corde, il tomba, étourdi seulement, dans une salle, vingt-cinq pieds plus bas.

Ni Bailly, ni Lafayette n'étaient arrivés. Maillard va trouver l'aide-major général, et lui dit qu'il n'y a qu'un moyen de finir tout, c'est que lui Maillard mène les femmes à Versailles. Ce voyage donnera le temps d'assembler des forces. Il descend, bat le tambour, se fait écouter. La figure froidement tragique du grand hoiiiiiie ii'iir fit hoiwflVt (lans la Tii'rvf» ; il parut hninmo


350 HIST.HRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

prudent, propre à mener la chose à bien. Les femmes qui déjà partaient avec les canons de la Ville, le pro- clament leur capitaine. Il se met en tête avec huit ou dix tambours ; sept ou huit mille femmes suivaient, quelques centaines d'hommes armés, et enfin pour arrière-garde, une compagnie des volontaires de la Bastille.

Arrivés aux Tuileries, Maillard voulait suivre le quai, les femmes voulaient passer triomphalement sous l'horloge, par le Palais et le Jardin. Maillard, observa- teur des formes, leur dit de bien remarquer que c'était la maison du Roi, le Jardin du Roi ; les tra- verser sans permission, c'était insulter le Roi*. Il s'approcha poliment du suisse, et lui dit que ces dames voulaient passer seulement, sans faire le moindre dégât. Le suisse tira l'épée, courut sur Maillard, qui tira la sienne... Une portière heureuse- ment frappe à propos d'un bâton, le suisse tombe, un homme lui met la baïonnette à la poitrine. Maillard l'arrête, désarme froidement les deux hommes, em- porte la baïonnette et les épées.

La matinée avançait, la faim augmentait. A Chaillot, à Auteuil, à Sèvres, il était bien difficile d'empêcher les pauvres affamés de voler des aUments. Maillard ne le souffrit pas. La troupe n'en pouvait plus à Sèvres; il n'y avait rien, même à acheter; toutes les portes étaient fermées, sauf une, celle d'un malade qui était resté; Maillard se fit donner, par lui, en payant, quel- ques brocs de vin. Puis, il désigna sept hommes, et

' Déposition de Maillard, Moniteur^ I, p. 572.


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 3ril

les chargea d'amener les boulangers de Sèvres, avec tout ce qu'ils auraient. Il y avait huit pains en tout, trente-deux livres pour huit mille personnes... On les partagea et l'on se traîna plus loin. La fatigue décida la plupart des femmes à jeter leurs armes. Maillard leur fit sentir d'ailleurs que, voulant faire visite au Roi, à l'Assemblée, les toucher, les attendrir, il ne fallait pas arriver dans cet équipage guerrier. Les ca- nons furent mis à la queue, et cachés en quelque sorte. Le sage huissier voulait un amener sans scan- dale, pour dire comme le Palais. A l'entrée de Ver- sailles, pour bien constater l'intention pacifique, il donna le signal aux femmes de chanter l'air d'Henri IV.

Les gens de Versailles étaient ravis, criaient : Vi- vent nos Parisiennes! Les spectateurs étrangers ne voyaient rien que d'innocent dans cette foule qui ve- nait demander secours au Roi. Un homme peu favo- rable à la Révolution, le Genevois Dumont, qui dînait au Palais des Petites-Écuries, et regardait par la fe- nêtre, dit lui-même : « Tout ce peuple ne demandait que du pain. »

L'Assemblée avait été, ce jour-là, fort orageuse. Le Roi ne voulant sanctionner ni la Déclaration des droits, ni les arrêtés du 4 août, répondait qu'on ne pouvait juger des lois constitutives que dans leur ensemble, qu'il y accédait néanmoins, en considération des cir- constances alarmantes, et à la condition expresse que le pouvoir exécutif reprendrait toute sa force.

< Si vous acceptez la lettre du Roi, dit Robespierre, il n'y a plus de Constitution, aucun droit d'en avoir une. » Diiport, Grégoire, d'autres députés parlent dans


3S2 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

le même sens. Pétion rappelle, accuse l'orgie des gar- des du corps. Un député, qui. lui-même avait servi parmi eux, demande, pour leur honneur, qu'on for- mule la dénonciation, et que les coupables soient pour- suivis. « Je dénoncerai, dit Mirabeau, et je signerai, 6i l'Assemblée déclare que la personne du Roi est la seule inviolable. » C'était désigner la Reine. L'Assem- blée entière recula; la motion fut retirée; dans un pareil jour, elle eût provoqué un meurtre.

Mirabeau lui-même n'était pas sans inquiétude pour ses tergiversations, son discours pour le veto. Il s'ap- proche du président, et lui dit à demi-voix : « Mou- nier, Paris, marche sur nous... croyez-moi, ne mo croyez pas, quarante mille hommes marchent sur nous... Trouvez- vous mal, montez au château et don- nez-leur cet avis, il n'y a pas une minute à perdre. — Paris marche? dit sèchement Mounier (il croyait Mi- rabeau un des auteurs du mouvement). Eh bien, tant mieux, nous en serons plus tôt république. »

L'Assemblée décide qu'on enverra vers le Roi, pour demander l'acceptation pure et simple de la Déclara- tion des droits. A trois heures, Target annonce qu'une foule se présente aux portes sur l'avenue de Paris.

Tout le monde savait l'événement. Le Roi seul ne le savait pas. Il était parti le matin, comme à l'ordi- naire pour la chasse; il courait les bois de Meudon, Dn le cherchait; en attendant, on battait la générale; les gardes du corps montaient à cheval, sur la place d'armes, et s'adossaient à la grille; le régiment de Flandre, au-dessous, à leur droite, près de l'avenue de Sceaux, dIus bas encore, les dragons; derrière la


LI] PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 333

grille, les Suisses. M. d'Estaing, au nom de la munici palité de Versailles, ordonne aux troupes de s'opposer au désordre, de concert avec la garde nationale. La municipalité avait poussé la précaution jusqu'à auto- riser d*Estaing d suivre le Roi, s'il s'éloignait, sous la condition singulière de le ramener à Versailles le plus tôt possible. D'Estaing s'en tint au dernier ordre, monta au château, laissa la garde nationale de Ver- sailles s'arranger comme elle voudrait. Son second, M. de Gouvernet, laisse aussi son poste et va se placer parmi les gardes du corps, aimant mieux, dit-il, être avec des gens qui sachent se battre et sabrer. Le- cointre, le lieutenant-colonel, resta seul pour com- mander.

Cependant Maillard arrivait à T Assemblée natio- nale. Toutes les femmes voulaient entrer. Il eut la plus grande peine à leur persuader de ne faire entrer que quinze des leurs. Elles se placèrent à la barre, ayant à leur tête le garde-française dont on a parlé, une femme qui au bout d'une perche portait un tam- bour de basque, et au milieu le gigantesque huissier, en habit noir déchiré, l'épée à la main. Le soldat, avec pétulance, prit la parole, dit à l'Assemblée que le ma- tin, personne ne trouvant de pain chez les boulangers, il avait voulu sonner le tocsin, qu'on avait failli le pendre, qu'il avait dû son salut aux dames qui l'ac- compagnaient. € Nous venons, dit-il, demander du pain, et la punition des gardes du corps qui ont insulté \z cocarde... Nous sommes de bons patriotes; nous avons sur notre route arraché les cocardes noires... Je vais av-vr le plaisir d'en déchirer une sous les yeux de

RÉv.— 11" 23


354 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

l'Assemblée. » A quoi l'autre ajouta gravement : « Il faudra bien que tout le monde prenne la cocarde pa- triotique. » Quelques murmures s'élevèrent.

« Et pourtant nous sommes tous frères ! » dit la si- nistre figure.

Maillard faisait allusion à ce que la municipalité de Paris avait déclaré la veille : Que la cocarde tricolore ayant été adoptée comme signe de fraternité, elle était la seule que dût porter le citoyen.

Les femmes impatientes criaient toutes ensemble : « Du pain ! du pain ! » — Maillard commença alors à dire l'horrible situation de Paris, les convois inter- ceptés par les autres villes, ou par les aristocrates. « Ils veulent, dit-il, nous faire mourir. Un meunier a reçu 200 livres pour ne pas moudre, avec promesse d'en donner autant par semaine. » — L'Assemblée : « Nommez ! nommez ! » — C'était dans l'Assemblée même que Grégoire avait parlé de ce bruit qui cou- rait; Maillard l'avait appris en route.

« Nommez ! » Des femmes crièrent au hasard : « C'est l'archevêque de Paris. »

Dans ce moment où lit vie de beaucoup d'hommes ne tenait qu'à un cheveu, Robespierre prit une grave initiative. Seul, il appuya Maillard, dit que l'abbé Gré- goire avait parlé du fait, et sans doute donnerait des renseigUv^ments ^

D'autres membres de l'Assemblée essayèrent des ca- resses ou des menaces. Un député du clergé, abbé ou

  • Tout cela défiguré, tronqué par le Moniteur. Plus tard, heu-

reusement (à la fin du I*'" volume), il donne les dépositions. Voir aussi les Deux amis de la liberté, Ferrières, etc., etc.


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 335

prélat, vint donner sa main à baiser à l'une des fem- mes. Elle se mit en colère et dit : « Je ne suis pas faite pour baiser la patte d'un chien. » Un autre, mili- taire, décoré de la croix de Saint-Louis, entendant dire à Maillard que le grand obstacle à la constitution était le clergé, s'emporta et lui dit qu'il devrait subir sur l'heure une punition exemplaire. Maillard, sans s'épouvanter, répondit qu'il n'inculpait aucun membre de l'Assemblée, que sans doute le clergé ne savait rien de tout cela, qu'il croyait rendre service en leur donnant cet avis. Pour la seconde fois, Robespierre soutint Maillard, calma les femmes. Celles du dehors s'impatientaient, craignaient pour leur orateur; le bruit courait parmi elles qu'il avait péri. Il sortit et se mon- tra un moment.

Maillard, reprenant alors, pria l'Assemblée d'in- viter les gardes du corps à faire réparation pour l'in- jure faite à la cocarde. — Des députés démentaient... Maillard insista en termes peu mesurés. — Le prési- dent Meunier le rappela au respect de l'Assemblée, ajoutant maladroitement que ceux qui voulaient être citoyens, pouvaient l'être de plein gré... C'était donner prise à Maillard; il s'en saisit, répliqua : « Il n'est personne qui ne doive être fier de ce nom de citoyen. Et, s'il était dans cette auguste assemblée, quelqu'un qui s'en fît déshonneur, il devrait en être exclu. L'As- semblée frémit, applaudit : < Oui, nous sommes tous citoyens. »

A l'instant on apportait une cocarde aux trois cou- leurs de la part des gardes du corps. Les femmes crièrent : « Vive le roi ! vivent messieurs les gardes


3o6 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

du corps ! » Maillard, qui se contentait plus difficile- ment, insista sur la nécessité de renvoyer le régiment de Flandre.

Mounier, espérant alors pouvoir les congédier, dit que l'Assemblée n'avait rien négligé pour les subsis- tances, le Roi non plus, qu'on chercherait de nou- veaux moyens, qu'ils pouvaient aller en paix.

Maillard ne bougeait, disant : « Non, cela ne suMt pas. »

Un député proposa alors d'aller représenter au Roi la position malheureuse de Paris. L'Assemblée le décréta, et les femmes se prenant vivement à cette espérance, sautaient au col des députés, embrassaient le président, quoi qu'il fît. « Mais où donc est Mira- beau ? disaient-elles encore, nous voudrions bien voir notre comte de Mirabeau ! »

Mounier, baisé, entouré, étouffé presque, se mit tristement en route avec la députation, et une foule de femmes qui s'obstinaient à le suivre. « Nous étions à pied, dans la boue, dit-il; il pleuvait à verse. Nous traversions une foule mal vêtue, bruyante, bizarre- ment armée. Des gardes du corps faisaient des pa- trouilles, et passaient au grand galop. » Ces gardes, voyant Mounier et les députés, avec l'étrange cortège qu'on leur faisait par honneur, crurent apparemment voir là les chefs de l'insurrection , voulurent dissiper cette masse, et coururent tout au traversa Les invio- lables échappèrent comme ils purent, et se sauvèrent dans la boue.

' Voy. Mounier, à la suite de V Exposé justificatif ,


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 3.N7

Qu'on juge de la rage du peuple, qui se figurait qu'avec eux, il était sûr d'être respecté !...

Deux femmes furent blessées, et même de coups de sabre, selon quelques témoins*. Cependant le peuplo ne fit rien encore. De trois à huit heures du soir, il fut patient, immobile, sauf des cris, des huées quand passait l'uniforme odieux des gardes du corps. Un en- fant jeta des pierres.

On avait trouvé le Roi ; il était revenu de Meudon. sans se presser.

Mounier, enfin reconnu, fut reçu avec douze femmes. Il parla au Roi de la misère de Paris, aux ministres de la demande de l'Assemblée, qui attendait l'accep- tation pure et simple de la Déclaration des droits et autres articles constitutionnels. Le Roi cependant écoutait les femmes avec bonté. La jeune Louise Chabry avait été chargée de porter la parole, mais devant le Roi, son émotion fut si forte, qu'elle put à peine dire : Du pain! et elle tomba évanouie. Le Roi, fort touché, la fit secourir, et lorsqu'au départ, elle voulut lui baiser la main, il l'embrassa comme un père.

Elle sortit royaliste, et criant : Vive le Roi ! CelleJ qui attendaient sur la place, furieuses, se mirent à din qu'on Tavait payée; elle eut beau retourner ses po- ches, montrer qu'elle était sans argent ; les femmes lui passaient au col leurs jarretières pour rétrangler. On l'en tira, non sans peine. Il fallut qu'elle remontât au


  • Si le roi défendit d'agir, corame on l'afflrme, ce fut plus tard,

et trop tard.


358 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

château, qu'elle obtînt du Roi un ordre écrit pour faire venir des blés, pour lever tout obstacle à l'approvision- nement de Paris.

Aux demandes du président, le Roi avait dit tran- quilement : « Revenez sur les neuf heures. » Mounier n'en était pas moins resté au château, à la porte du conseil, insistant pour une réponse, frappant d'heure en heure, jusqu'à dix heures du soir. Mais rien ne se décidait.

Le ministre de Paris, M. de Saint-Priest, avait appris la nouvelle fort tard (ce qui prouve combien le départ pour Versailles fut imprévu, spontané). Il pro- posa que la reine partit pour Rambouillet, que le Roi restât, résistât, et au besoin combattît ; le seul départ de la Reine eût tranquillisé le peuple et dispensé de combattre.

M. de Necker voulait que le Roi allât à Paris, qu'il se confiât au peuple, c'est -à-dire qu'il fût franc, sin- cère, acceptât la Révolution.

Louis XVI sans rien résoudre, ajourna le conseil, afin de consulter la Reine.

Eli voulait bien partir, mais avec lui, ne pas laisser à lui-même un homme si incertain ; le nom du Roi était son arme pour commencer la guerre civile. Saint-Priest, vers sept heures, apprit que M. de La- fayette, entraîné par la garde nationale, marchait sur Versailles. « Il faut partir sur le champ, dit -il. Le Roi, en tête des troupes, passera sans difficulté. » Mais il était impossible de le décider à rien. Il croyait (et bien à tort) que, lui parti, l'Assemblée ferait roi le duc d'Orléans. Il répugnait aussi à fuir, il se prome-


LE PEUPLE VA CHERCHER LE ROI (5 OCTOBRE 1789). 359

nait à grands pas, répétant de temps en temps : < Un Roi fugitif! un Roi fugitif* ! » La Reine, cependant, insistant sur le départ, l'ordre fut donné pour les voi- tures. Déjà il n'était plus temps.

  • Voy. Necker, et t^a ûlle madame de Staël, Considérations,


-^.A



CHAPITRE IX

LE PEUPLE EAMÈNE LE KOI A PARIS, 6 OCTOBRE 1789

Suite du 5 octobre. Le premier sang versé. Les femmes g-ag-neru le régiment de Flandre. Lutte des gardes du corps et des gardes nationaux de Versailles. Le Roi ne peut plus partir. Effroi de la cour. Les femmes passent la nuit dans la salle de l'Assemblée. Lafayette forcé de marcher sur Versailles. — 6 octobre. Le châ- teau assailli. Danger de la Reine. Les gardes du corps sauvés par les ex-gardes françaises. Hésitation de l'Assemblée. Con- duite du duc d'Orléans. Le Roi mené à Paris.

Un milicien de Paris, qu'une troupe de femmes avait pris, malgré lui, pour chef, et qui, exalté par la route, s'était trouvé à Versailles plus ardent que tous les autres, se hasarda à passer derrière les gardes du corps; là, voyant la grille fermée, il aboyait après le factionnaire placé au dedans, et le menaçait de sa baïonnette. Un lieutenant des gardes et deux autres, tirent le sabre, se mettent au galop, commencent à lui donner la chasse. L'homme fuit à toutes jambes, veut gagner une baraque, heurte un tonneau, tombe, toujours criant au secours. Le cavalier l'atteignait, quand les gardes nationaux de Versailles ne purent


LE PEUPLE RAMÈNE LE ROI (0 OCTOBRE 1789). 361

plus se contenir; Tua deux, un marchand de vin, le iîouche en joue, le tire et Tarrète net; il avait cassi ^e bras qui tenait le sabre levé,

D'Estaing, le commandant de cette garde nationale, était au château ; croyant toujours qu'il partait ave^ le Roi. Lecointre, lieutenant-colonel, restait sur \z place, demandait des ordres à la municipalité, qui n'en donnait pas. Il craignait avec raison que cette toule affamée ne se mit à courir la ville, ne se nourrit elle-même. Il alla les trouver, demanda ce qu'il fallait de vivres, sollicita la municipalité, n'en tira qu'un peu de riz qui n'était rien pour tant de monde. Alors il fit chercher partout, et, par sa louable diligence, soula- gea un peu le peuple.

En même temps, il s'adressait au régiment de Flan- dre, demandait aux ofRciers, aux soldats, s'ils tire- raient. Ceux-ci étaient déjà pressés par une influence bien autrement puissante. Des femmes s'étaient jetées parmi eux, et les priaient de ne pas faire de mal au peuple. L'une d'elles apparut alors, que nous reverrons souvent, qui ne semble pas avoir marché dans la boue avec les autres, mais qui vint plus tard, sans doute, et tout d'abord, se jeta au travers des soldats. C'étail la jolie mademoiselle Théroigne de Méricourt, une Lié- geoise, vive et emportée, comme tant de femmes de Liège qui firent les révolutions du quinzième siècle \ et combattirent vaillamment contre Charles le Témé- raire. Piquante, originale, étrange, avec son cha- peau d'amazone et sa redingote rouge, le sabre au

  • Vov. mon Histoire de France, t.. VL


362 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

côté, parlant à la fois, pêle-mêle, avec éloquence pourtant, le français et le liégeois... On riait, mais on cédait... Impétueuse, charmante, terrible. Thé* roigne ne sentait nul obstacle... Elle avait eu des amours, mais alors elle n'en avait qu'un, celui-ci violent, mortel, qui lui coûta plus que la vie*, l'amour de la Révolution ; elle la suivait avec transport, ne manquait pas une séance de l'Assemblée, courait les clubs et les places, tenait un club chez elle, recevait force députés. Plus d'amant; elle avait déclaré qu'elle n'en voulait pas d'autre que lé grand métaphysicien, toujours ennemi des femmes, l'abstrait, le froid abbé Sieyès.

Théroigne, ayant envahi ce pauvre régiment de Flandre, lui tourna la tête, le gagna, le désarma, si bien qu'il donnait fraternellement ses cartouches aux gardes nationaux de Versailles.

D'Estaing fit dire alors à ceux-ci de se retirer. Quel- ques-uns partent; d'autres répondent qu'ils ne s'en iront pas, que les gardes du corps ne soient partis les premiers. Ordre aux gardes de défiler. Il était huit heures, la soirée fort sombre. Le peuple suivait, pres- sait les gardes avec des huées. Ils avaient le sabre à la main, ils se font faire place. Ceux qui étaient à la queue, plus embarrassés que les autres, tirent des coups de pistolet; trois gardes nationaux sont tou- chés, l'un à la joue, les deux autres reçoivent les balles dans leurs habits. Leurs camarades répondent,


  • Tragique histoire, horriblement défigurée par Beaulieu, et
ous les royalistes. Je prie les Liégeois de réhabiliter lenr héroïne.


LE PEUPLE RAMÈNE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). 3G3

tirent aussi. Les gardes du corps ripostent de leurs mousquetons.

D'autres gardes nationaux entraient dans la cour, entouraient d'Estaing, demandaient des munitions. Il fat lui-même étonné de leur élan, de l'audace qu'ils montraient tout seuls au milieu des troupes : « Vrais martyrs de l'enthousiasme, » disait-il plus tard à la Reine*.

Un lieutenant de Versailles déclara au garde de l'artillerie, que s'il ne lui donnait de la poudre, il lui brûlerait la cervelle. Il en livra un tonneau qu'on défonça sur la place, et l'on chargea des canons qu'on braqua vis-à-vis la rampe, de manière à prendre en flanc les troupes qui couvraient encore le château, et les gardes du corps qui revenaient sur la place.

Les gens de Versailles avaient montré la même fermeté de l'autre côté du château. Cinq voitures se présentaient à la grille pour sortir ; c'était la Reine, disait-on, qui partait pour Trianon. Le suisse ouvre, la garde ferme. « Il y aurait danger pour Sa Majesté, dit le commandant, à s'éloigner du château. » Les voitures rentrèrent sous escorte. Il n'y avait plus de passage. Le Roi était prisonnier.

Le même commandant sauva un garde du corps que la foule voulait mettre en pièces pour avoir tiré sur le peuple. Il fit si bien qu'on laissa l'homme; on se contenta du cheval, qui fat dépecé; on commençait à le rôtir sur la place d'armes ; mai la foule avait trop faim, il fut mangé presque cru.

» Voy. une de ses lettres, à la fln du t. III, des Deux amis de la

liberté.


ZU HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

La pluie tombait. La foule s'abritait où elle pouvait; les uns enfoncèrent la grille des Grandes écuries, où était le régiment de Flandre, et s'y mirent pêle-mêle avec les soldats. D'autres, environ quatre mille, étaient restés dans l'Assemblée. Les hommes étaient assez tranquilles, mais les femmes supportaient impatiem- ment cet état d'inaction; elles parlaient, criaient, re- muaient. Maillard seul pouvait les faire taire, et il n'en venait à bout qu'en haranguant l'Assemblée.

Ce qui n'aidait pas à calmer la foule, c'est que des gardes du corps vinrent trouver les dragons qui étaient aux portes de l'Assemblée, demander s'ils vou- draient les aider à prendre les pièces qui meuaçaient le château. On allait se jeter sur eux, les dragons les firent échapper.

A huit heures, autre tentative. On apporta une lettre du Roi, où, sans parler de la Déclaration des droits, il promettait vaguement la libre circulation des grains. Il est probable qu'à ce moment l'idée de fuite dominait au château. Sans rien répondre à Meunier, qui restait toujours à la porte du conseil, on envoyait cette lettre pour occuper la foule qui attendait.

Une apparition singulière avait ajouté à l'effroi de la cour. Un jeune homme du peuple entre, mal mis, tout défait*... On s'étonne... C'était le jeune duc de Richeheu qui, sous cet habit s'était mêlé à la foule, à ce nouveau flot de peuple qui était parti de Paris ; il les avait quittés à moitié chemin pour avertir la fa- mille royale; il avait entendu des propos horribles,

  • Staël, Considérations, IP partie, ch. x^


LE PEUPLE RAMÈNE LE UOl (6 OCTOBRE 1789). 3G5

des menaces atroces, à faire dresser les cheveux... En disant cela, il était si pale, que tout le monde pâlit...

Le cœur du Roi commençait à faiblir ; il sentait \a Reine en péril. Quoi qu'il en coûtât à sa conscience de consacrer l'œuvre législative du philosophisme, il signa à dix heures du soir la Déclaration des droits.

Mounier put donc enfin partir. Il avait hâte de re- prendre la présidence avant l'arrivée de cette grande armée de Paris, dont on ne savait pas les projets. Il rentre, mais plus d'Assemblée ; elle avait levé la séance ; la foule, de plus en plus bruyante, exigeante, 'avait demandé qu'on diminuât le prix du pain, celui de la viande. Mounier trouva à sa place, dans le siège du président, une grande femme de bonnes manières, qui tenait la sonnette, et descendit à regret. Il donna or- dre qu'on tachât de réunir les députés ; en attendant, il annortea au peuple que le Roi venait d'accepter les articles constitutionnels. Les femmes se serrant alors autour de lui, le priaient d'en donner copie ; d'autres disaient : « Mais, monsieur le président, cela sera-t-il bien avantageux? cela fera-t-il avoir du pain aux pauvres gens de Paris? »

D'autres : « Nous avons bien faim. Nous n'avons pas mangé aujourd'hui. » Mounier dit qu'on allât chercher du pain chez les boulangers. De tous les côtés, les vi- vres vinrent. Ils se mirent à manger avec grand bruit dans la salle.

Les femmes, tout en mangeant, causaient avec Mounier : < Mais, cher président, pourquoi donc avez- vous délendu ce vilain veto/... Prenez bien garde à la lanterne.' » Mounier leur répondit avec fermeté qu'ol-


366 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

les n'étaient pas en état déjuger, qu*on les trompait, que, pour lui, il aimait mieux exposer sa vie que trahir sa conscience. Cette réponse leur plut fort; dès lors, elles lui témoignèrent beaucoup de respect et d'amitié \

Mirabeau seul eût pu se faire entendre, couvrir le tumulte. Il ne s'en souciait Da«. Certainement il était inquiet Le soir, au aire de plusieurs témoins, il s'é- tait promené parmi le peuple avec un grand sabre, disant à ceux qu'il rencontrait : « Mes enfants, nous sommes pour vous. » Puis il s'était allé coucher. Dumont le Genevois alla le chercher, le ramena à l'Assemblée. Dès qu'il arriva, il dit de sa voix ton- nante : < Je voudrais bien savoir comment on se donne les airs de venir tioubler nos séances... Monsieur le président, faites respecter l'Assemblée? » Les femmes crièrent : Bra'^'o! Il y eut un peu de calme. Pour pas- ser le temps, on reprit la discussion des lois crimi- nelles.

J'étais dans une galerie (dit Dumont), où une pois- sarde agissait avec une autorité supérieure, et diri- geait une centaine- 'de femmes, de jeunes filles surtout, qui, à son signal, criaient, se taisaient. Elle appelait familièrement les députés par leur nom, ou bien de- mandait : « Qui est-ce qui parle là-bas ? Faites taire ce bavard! il ne s'agit pas de ça! il s'agit d'avoir du pain!... Qu'on fasse plutôt parler notre petite mère Mirabeau...» Et toutes les autres criaient: «Notre mère Mirabeau!... » Mais, il ne voulait point parler-*

^ Voy. Mounier, à la suite de V Expose justificaiij li tienne Dumont, Souvenirs, p. 181.


LE PEUPLE RAMENE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). Sfyl

M. de Lafayette, parti de Paris entre cinq et six heures, n'arriva qu'à minuit passé. 11 faut que nous remontions plus haut, et que nous le suivions de midi jusqu'à minuit.

Vers onze heures, averti de l'invasion de l'Hôtel de Ville, il s'y rendit, trouva la foule écoulée, et go mit à dicter une dépêche pour le Roi. La garde nationale, soldée et non soldée, remplissait la Grève ; de rang en rang, on disait qu'il fallait aller à Versailles. Beau- coup d'ex-gardes-françaises, particulièrement, regret- taient leur ancien privilège de garder le Roi; ils vou- laient s'en ressaisir. Quelques-uns d'entre eux montent à la Ville, frappent au bureau où était Lafayette ; un jeune grenadier de la plus belle figure, et qui parlait à merveille, lui dit avec fermeté :

« Mon général, le peuple manque de pain, la mi- sère est au comble ; le comité de subsistances ou vous trompe, ou est trompé. Cette position ne peut durer; il n'y a qu'un moyen, allons à Versailles!... On dit que le Roi est un imbécile, nous placerons la cou- ronne sur la tête de son fils; on nommera un conseil d régence, et tout ira pour le mieux. »

M. de Lafayette était un homme très-ferme et très obstiné. La foule le fut encore plus. Il croyait à son ascendant, avec raison; il put voir toutefois qu'il se l'était exagéré. En vain, il harangua le peuple; eu rain, il resta plusieurs heures dans la Grève sur son cheval blanc, tantôt parlant, tantôt imposant silence du geste, ou bien, pour faire quelque chose, flattant âe la main son cheval. La difficulté allait augmentant; ce n'était plus seulement ses gardes nationaux qui le


308 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

pressaient, c'étaient des bandes des faubourgs Saint- Antoine et Saint-Marceau; ceux-là n'entendaient à rien. Ils parlaient au général par des signes éloquents, pré- parant pour lui la lanterne, le couchant enjoué. Alors il descend de cheval, veut rentrer à rHôtel de Yille, mais ses grenadiers lui barrent le passage : « Mor- bleu ! général, vous resterez avec nous, vous ne nous abandonnerez pas. »

Par bonheur, une lettre descend de l'Hôtel de Ville: on autorise le général à partir, « vu qu'il est impossi- ble de s'y refuser. » — « Partons, » dit-ii à regret. — 11 s'élève un cri de joie.

Des trente mille hommes de garde nationale, quinze mille marchèrent. Ajoutez quelque milliers d'hommes du peuple. L'outrage à la cocarde nationale était pour l'expédition un noble motif. Tout le monde battait des mains sur le passage. — Une foule élégante, sur la terrasse de l'eau, regardait, applaudissait. A Passy, où le duc d'Orléans avait loué une maison, madame de Genlis était à son poste, criant, agitant un mou- choir, n'oubliant rien pour être vue.

Le mauvais temps qu'il faisait ralentit beaucoup la marche. Beaucoup de gardes nationaux, ardents tout à l'heure, se refroidissaient. Ce n'était plus là le beau 14 juillet. Une froide pluie d'octobre tombait. Quelques-uns restaient en route ; les autres pestaient, et allaient. « Il est dur, disaient de riches mar- chands, pour des gens qui dans les beaux temps ne vont à leurs maisons de campagne que dans leurs voitures, de faire quatre lieues par la pluie,.. » D'au- tres disaient : € Nous ne pouvons faire une tella


LE PEUPLE RAMENE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). 36'j

corvée en vain. » Et ils s'en prenaient à la Reine ; ils faisaient des menaces folles, pour paraître bien mé- chants.

Le château les attendait dans la plus grande anxiété. On pensait que Lafayette faisait semblant d*êtrc forcé, mais qu'il profiterait de la circonstance. On voulut voir encore à onze heures si, la foule étant dispersée, les voitures passeraient par la grille du Dragon. La garde nationale de Versailles \ei liait, et ferma le pas- sage.

La Reine, au reste, ne voulait point partir seule. Elle jugeait avec raison qu'il n'y avait nulle part de sûreté pour elle, si elle se séparait du Roi. Deux cents geutiish^mmes environ, dont plusieurs étaient dépu- tés, s'offrirent à elle, pour la défendre, et lui deman- dèrent un ordre pour prendre des chevaux à ses écu- ries. Elle les autorisa, pour le cas, disait-elle, où le Roi serait en danger.

Lafayette, avant d'entrer dans Versailles, fit renou- veler le serment de fidélité à la loi et au Roi. Il l'aver- tit de son arrivée, et le Roi lui répondit : Qu'il le ver- rait avec plaisir, qu'il venait d'accepter sa Déclaration des droits.

Lafayette entra seul au château, au grand étonne- ment des gardes, et de tout le monde. Dans l'Œil-de- Bœuf, un homme de cour, dit follement : < Voilà Cromwell. » Et Lafayette très-bien : < Monsieur, Crom- well ne serait pas entré seul. »

« 11 avait l'air très-calme, dit madame de Staël (qui y était) ; personne ne l'a jamais vu autrement ; sa délicatesse souffrait de l'importance de son rôle. » Il RÉV. — r- '. 24


370 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

fut d'autant plus respectueux, qu'il semblait plus fort. La violence, au reste, qu'on lui avait faite à lui- même, le rendait plus royaliste qu'il ne l'avait jamais été.

Le Roi donna à la garde nationale les postes exté- rieurs du château ; les gardes du corps conservèrent ceux du dedans. Le dehors même ne fut pas entière- ment confié à Lalayette. Une de ses patrouilles vou- lant passer dans le parc, la grille lui fut refusée. Le parc était occupé par des gardes du corps et autres troupes; jusqu'à deux heures du matin ^ elles atten- daient le Roi, au cas qu'il se décidât à la fuite. A deux heures seulement, tranquillisé par Lafayette, on leur fit dire qu'ils pouvaient s'en aller à Ram- bouillec.

A trois heures, l'Assemblée avait levé la séance. Le peuple s'était dispersé, couché, comme il avait pu, dans les églises et ailleurs. Maillard et beaucoup de femmes, entre autres Louison Chabry, étaient partis pour Paris, peu après l'arrivée de Lafayette, empor- tant les décrets sur les grains et la Déclaration des droits.

Lafayette eut beaucoup de peine à loger ses gardes nationaux; mouillés, recrus, ils cherchaient à se sécher, à manger. Lui-même enfin, croyant tout tranquille, alla à l'hôtel de Noailles, dormit, comme on dort après vingt heures d'efforts et d'agitations.

Beaucoup de gens ne dormaient pas. C'étaient sur-


  • Jusqu'à cette heure, on y songea, si l'on en croit le témoignage

de M. de la Tour-du-Pin Mémoires de Lafayette^ II.


LE PEUPLE RAMÈNE LE ROI (6 OCTOBRE 1789 j. ;:i

tout ceux qui, partis le soir de Paris, n'avaient pas eu la fatigue du jour précédent. La première expédi- tion, où les femmes dominaient, très-spontanée, très- naïve, pour parler ainsi, déterminée par les besoins, n'avait pas coûté de sang. Maillard avait eu la gloire d'y conserver quelque ordre dans le désordre même. Le crescendo naturel qu'on observe toujours dans de telles agitations, ne permettait guère de croire que la seconde expédition se passât ainsi. 11 est vrai qu'elle s'était faite sous les yeux de la garde nationale et comme d'accord avec elle. Néanmoins, il y avait là des hommes décidés à agir sans elle ; plusieurs étaient de furieux fanatiques qui auraient voulu tuer la Reine '; d'autres qui se donnaient pour tels, et semblaient les plus violents, étaient tout simplement d'une classe toujours surabondante dans l'affaiblissement de la police, des voleurs. Ceux-ci calculaient la chance d'une invasion du château. Ils n'avaient pas trouvé à la Bastille grand'chose qui fut digne d'eux. Mais, ce merveilleux palais de Versailles, où les richesses de la France s'entassaient depuis plus d'un siècle, quelle ravissante perspective il ouvrait pour le pillage !

A cinq heures du matin, avant jour, une grande foule rôdait déjà autour des grilles, armée de piques,


  • je ne vois pas dans XAmi du peuple qu'on puisse renvoyer à

Marat Tinitiative des violences sanguinaires. Ce qui est sur, c'est qu'il s'agita beaucoup : « M. Marat vole à Versailles, revient comme l'éclair, fait lui seul autant de bruit que les quatre trom- pettes du Jugement dernier, et nous crie : morts! levez-vous! » Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brahant, III, 3U9.


372 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

de broches et de faulx. Ils n'avaient pas de fusils. Voyant des gardes du corps en sentinelle aux grilles, ils forcèrent des gardes nationaux de tirer sur eux; ceux-ci obéirent, ayant soin de tirer trop haut.

Dans cette foule qui errait, ou se tenait autour des feux qu'on avait faits sur la place, se trouvait ud petit bossu, l'avocat Verrières, monté sur un grand cheval; il passait pour très-violent; dès le soir oï l'attendait, disant qu'on ne ferait rien sans lui. Le- cointre était là aussi qui pérorait, allait, venait. Les gens de Versailles étaient peut-être plus animés que les Parisiens, enragés de longue date contre la cour, contre les gardes du corps ; ils avaient i jrdu la veille l'occasion de tomber sur eux, ils la regrettaient, vou- laient leur solder leur compte. Ils avaient parmi eux nombre de serruriers et forgerons (de la manufacture d'armes?), gens rudes et qui frappent fort, qui, de plus, toujours altérés par le feu, boivent fort aussi.

Vers six heures, ces gens mêlés de Versailles et de Paris, escaladent ou forcent les grilles, puis s'avan- cent dans les cours, avec crainte, hésitation. Le premier qui fut tué, l'aurait été par une chute, à en croire les royalistes, en glissant dans la cour de marbre. Selon l'autre version, plus vraisemblable, il fut tué d'un • coup de fusil, tiré par les gardes du 3orps.

Les uns se dirigeaient à gauche, vers l'appartement de la Reine, les autres à droite, vers l'escalier de la chapelle, plus près de l'appartement du Roi. A gau- che, un Parisien qui courait des premiers, sans armes, rencontre un garde du corps, qui lui donne un coup


LE PEUPLE RAMÈNE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). 873

de couteau ; on tue le garde du corps. A droite, allait en avant un milicien de la garde de Versailles, un petit serrurier, les yeux enfoncés, fort peu de cheveux, les mains gercées par la forge*. Cet homme et un autre, sans répondre au garde qui était descendu de quel- ques marches et lui parlait sur l'escalier, s'efforçaient de le tirer par son baudrier, pour le livrer à la foule qui venait derrière. Les gardes le ramenèrent à eux ; mais deux d'entre eux furent tués. Tous s'enfuient par la grande galerie, jusqu'à l'Œil-de-Bœuf, entre les appartements du Roi et de la Reine. D'autres gardes y étaient déjà.

La plus furieuse attaque avait été faite vers l'appar- tement de la Reine. La sœur de sa femme de chambre, madame Campan, ayant entr'ouvert la porte, y vit un garde couvert de sang qui arrêtait les furieux. Elle ferme au verrou cette porte et la suivante, passe un jupon à la Reine, veut la mener chez le Roi... Moment terrible... La porte est fermée de l'autre côté au verrou. On frappe à coups redoublés... Le Roi n'était pas chez lui ; il avait pris un autre passage pour se rendre chez la Reine... A ce moment, un coup de pistolet part très- près, un coup de fusil. ■« Mes amis, mes chers amis, criait-elle, fondant en larmes, sauvez-moi et mes en- fants. » On apportait le dauphin. La porte enfin s'est ouverte, elle se sauve chez le Roi.

La foule frappait, frappait, pour entrer dans TCEil- de-Bœuf. Les gardes s'y barricadaient ; ils avaient en- tassé des bancs, des tabourets, d'autres meubles; U

• Déposition du garde du corps Miomandre, Moniteur^ I, 566.


374 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRA^vAISE.

panneau d'en bas éclate... Ils n'attendent plus que la mort... Mais tout à coup le bruit cesse; une voix douce et forte dit : « Ouvrez ! » Comme ils n'ouvraient pas, la même voix répéta : « Ouvrez donc, messieurs les gar- des du corps, nous n'avons pas oublié que les vôtres nous sauvèrent à Fontenoy, nous autres, gardes-fran- çaises. »

C'étaient eux, gardes-françaises et maintenant gar- des nationaux, c'était le brave et généreux Hoche, alors simple sergent-major. C'était le peuple qui venait sauver la noblesse. Ils ouvrirent, se jetèrent dans les bras les uns des autres en pleurant.

A ce moment, le Roi, croyant le passage forcé, et prenant les sauveurs pour les assassins, ouvrit lui- même sa porte, par un mouvement d'humanité coura- geuse, et dit à ceux qu'il trouva : « Ne faites pas de mal à mes gardes. »

Le danger était passé, la foule écoulée. Leà voleurs seuls ne lâchaient pas prise. Tout entiers à leur af- faire, ils pillaient et déménageaient. Les grenadiers jetèrent cette canaille à la porte.

Une scène d'horreur se passait dans ]a cour. Un homme à longue barbe travaillait avec une hache à couper la tête de deux cadavres, les gardes tués à l'es- calier. Ce misérable, que quelques-uns prirent pour un fameux brigand du Midi, était tout simplement un mo- dèle de l'Académie de peinture; pour ce jour, il avait mis un costume pittoresque d'esclave antique, qui étonna tout le monde et ajouta à la peur^

Nicolas, c'était son nom, n'avait jamais donné de signe de vio-


LE PEUPLE RAMENE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). 375

Latayette, trop tard éveillé, arrivait alors à cheval. Il voit un garde du corps qu'on avait pris, qu'on avait mené près du corps d'un de ceux que les gardes avaient tués, pour le tuer par représailles. « J'ai donné ma pa- role au Roi de sauver les siens. Faites respecter ma parole » Le garde fut sauvé. Lafayette ne Tétait pas. Un fur c^ux cria : « Tuez-le. » Il ordonna de l'arrêter, et la fc ule ooéissante le traîna en effet vers le général, en lui Irappant la iète contre le pavé.

Il entre. Madame Adélaïde, tante du Roi, vient l'em- brasser : « C'est vous qui nous avez sauvés. » Il court au cabinet du Roi. Qui croirait que l'étiquette subsis- tât encore? Un grand offîcier l'arrête un moment, et puis le laisse passer : « Monsieur, dit-il sérieusement, le Roi vous accorde les grandes entrées. »

Le Roi se montre au balcon. Un cri unanime s'é- lève : « Vive le Roi ! vive le Roi ! »


lence ni de mauvaise nature, au dire de son logeur. Les enfants tiraient la barbe à cet homme terrible. C'était, au lond, un homme vain, un peu iol, qui crut laire une chose lorte, énergique, origi- nale, et peut-être reproduire les scènes sanglantes qu'il avait vues en peinture ou au théâtre. Quand il eut fait cet acte horri- ble, et que tout le monde s'écarta, il eut le sentiment soudain de cette solitude nouvelle, et, sous divers prétextes, chercha à se rapprocher des hommes, demandant à un domestique une prise de îabac, à un suisse du château du vin qu'il paya, se vantant, s'en- courageant, tâchant de se rassurer. Voy. les dépositions au Moni- teur. — Les têtes furent portées à Paris sur des piques; l'une l'était par un enfant. Selon quelques témoignages, elles partirent le matin même ; selon d'autres, peu avant le Roi, et par consé- quent en présence de Lafayette, ce qui est pou vraisemblable. Les gardes du corps avaient tué cinq hommes du peuple ou gardes nationaux de Versailles, ceux-ci sept gardes du corps.


376 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

« Le roi à Paris ! » c'est le second cri. Tout le peuple le répète, toute l'armée fait écho.

La Reine était debout, près d'une fenêtre, sa fille contre elle; devant elle, le Dauphin. L'enfant, tout en jouant avec les cheveux de sa sœur, disait : « Maman, j'ai faim!» — Dure réaction de la nécessité!... La faim passe du peuple au Roi!... providence! provi- dence!... Grâce! Celui-ci, c'est un enfant.

A ce moment, plusieurs criaient un cri formidable : « La Reine! » Le peuple voulait la voir au balcon. Elle hésite : « Quoi! toute seule? » — « Madame, ne crai- gnez rien, » dit M. de Lafayette. Elle y alla, mais non pas seule, tenant une sauvegarde admirable, d'une main sa fille et de l'autre main son fils. La cour de marbre était terrible, houleuse de vagues irritées ; les gardes nationaux en haie tout autour, ne pouvaient ré- pondre du centre; il y avait là des hommes furieux, aveugles, et des armes à feu. Lafayette fut admirable, il risqua, pour cette femme tremblante, sa popularité, sa destinée, sa vie; il parut avec elle sur le balcon, et lui baisa la main*.


  • La déposition la plus curieuse de beaucoup est celle de la

femme La Vareune, cette vaillante portière dont nous avons parlé. On y voit parfaitement comment une légende commence. Cette femme est témoin oculaire, acteur; elle reçoit une blessure en sauvant un garde du corps; et elle voit, entend tout ce qu'elle a dans l'esprit; elle l'ajoute de bonne foi. « La reine a paru au balcon; M. de Lafayette a dit : La reine a été trompée... Elle pro- met d'aimer son peuple, d'y être attachée, comme Jésus-Christ l'est à son Église. Et en signe de probation, la reine, versant des larmes, a levé deux fois la main. Le roi a demandé grâce pour ses gardes, etc. »


LE PEUPLE RAMÈNE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). 377

La foule sentit cela. L'attendrissement fut unanime. On vit la femme et la mère, rien de plus... «Ah! qu'elle est belle!... Quoi! c'est là la Reine?... Comme cOIe ca- resse ses enfants!... » — Grand peuple! que Dieu te bénisse, pour ta clémence et ton oubli!

Le Roi était tout tremblant, quand la Reine alla an balcon. La chose ayant réussi : « Mes gardes, dit-il à Lafayette, ne pourriez-vous pas faire quelque chose aussi pour eux? » — « Donnez-m'en un. » — Lafayette le mène sur le balcon, lui dit de prêter serment, de montrer à son chapeau la cocarde nationale. Le garde l'embrasse. On crie : « Vivent les gardes du corps! » Les grenadiers, pour plus de sûreté, prirent les bon- nets des gardes, leur donnèrent les leurs ; mêlant ainsi les coiffures, on ne pouvait plus tirer sur les gardes sans risquer de tirer sur eux.

Le Roi avait la plus vive répugnance à partir de Versailles. Quitter la résidence royale, c'était pour lui la même chose que quitter la royauté. Il avait, quel- ques jours auparavant, repoussé les prières de Ma- louet et autres députés, qui, pour s'éloigner de Paris, le priaient de transférer l'Assemblée à Compiègne. Et maintenant, il fallait laisser Versailles pour s'en aller à Paris, traverser cette foule terrible... Qu'arriverait- il à la Reine. On n'osait presque y penser.

Le Roi fit prier l'Assemblée de se réunir au château. Une fois là, l'Assemblée et le Roi, se trouvant ensem- ble, avec l'appui de Lafayette, des députés, auraient supplié le Roi de ne point aller à Paris. On eût pré- senté au peuple cette prière, comme le vœu de l'As- semblée. Tout le grand mouvement finissait; la l:is>i-


3i8 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

tude, l'ennui, la faim, peu à peu chassaient le peuple; il s'écoulait de lui-même.

Il y eut dans l'Assemblée, qui commençait à se réunir, hésitation, fluctuation.

Personne n'avait de parti-pris, d'idée arrêtée. Ce mouvement populaire avait pris tout le monde à l'im- proviste. Les esprits les plus pénétrants n'y avaient rien vu d'avance. Mirabeau n'avait rien prévu, ni Sieyès. Celui-ci dit avec chagrin, quand il eut la pre- mière nouvelle : « ^e n'y comprends rien, cela marche en sens contraire. »

Je pense qu'il voulait dire : contraire à la Révolu- tion. Sieyès, à cette époque, était encore révolution- naire, et peut-être assez favorable à la branche d'Or- léans.

Que le Roi quittât Versailles, sa vieille cour, qu il vécût à Paris, au milieu du peuple, c'était sans aucun doute, une forte chance pour Louis XVI de redevenir populaire.

Si la Reine (tuée, ou en fuite) ne l'eût pas suivi, les Parisiens se seraient très-probablement repris d'amour pour le Roi. Ils avaient eu de tout temps un faible pour ce gros homme qui n'était nullement méchant, et qui, dans son embonpoint, avait un air de bonhomie béate et paterne, tout à fait au gré de la foule. On a vu plus haut que les dames de la halle l'appelaient un Ion papa; c'était toute la pensée du peuple.

Cette translation à Paris, qui effrayait tant le Roi, effrayait en sens inverse ceux qui voulaient affermir, continuer la Révolution, encore plus ceux qui, pour


LE PEUPLE Pu^MÈNE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). 379

(tes vues patriotiques ou personnelles, auraient voulu donner la lieutenance générale (ou mieux) au duc d'Orléans.

Ce qui pouvait arriver de pis à à celui-ci, qu'on accusait follement de vouloir faire tuer la Reine, c'était que la Reine fût tuée, que le Roi, seul, délivré de cette impopularité vivante, vînt s'établir à Paris, qu'il tombât entre les mains des Lafayette et des Bailly.

Le duc d'Orléans était parfaitement innocent du mouvement du 5 octobre. Il ne sut qu'y faire, ni com- ment en profiter. Le 5 et la nuit suivante, il s'agita, alla, revint. Les dépositions établissent qu'on le vit partout, entre Paris et Versailles, et qu'il ne fit rien nielle part^ Le 6 au matin, entre huit et neuf, si près des assassinats, la cour du château étant souillée de sang, il vint se montrer au peuple, une cocarde énorme au chapeau, une badine à la main, dont il jouait en riant.

Pour revenir à l'Assemblée, il n'y eut pas quarante députés qui se rendissent au château. La plupart étaient déjà à la salle ordinaire, assez incertains. Le peuple qui comblait les tribunes, fixa leur incertitude; au premier mot qui fut dit d'aller siéger au château, il poussa des cris.

' Tout ce qu'il paraît avoir fait, ce fut d'autoriser, le soir du 5, le buvetier de PAssemblée à lournir des vivres au peuple qui était dans la salle. — Rien n'indique qu'il ait agi beaucoup, du 14 juillet au 5 octobre, tauf une ^^iuiche et maladroite tentative que Danton fit en sa faveur près do Lafayette. Voy. les Mémoires Ue celui-ci.


<î80 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

Mirabeau se leva alors, et, selon son habitude, de couvrir d'un langage fier son obéissance au peuple, dit « que la liberté de l'Assemblée serait compromise, si elle délibérait au palais des rois, qu'il n'était pas de sa dignité de quitter le lieu de ses séances, qu'une députation suffisait. »

Le jeune Barnave appuya. Le président Meunier contredit en vain.

Enfin, l'on apprend que le Roi consent à partir pour Paris; l'Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, décide que, pour la session actuelle, elle est insépara- ble du Roi.

Le jour s'avance, il n'est pas loin d'une heure... 11 faut partir, quitter Versailles... Adieu, vieille mo- narchie !

Cent députés entourent le Roi, tout une armée, tout un peuple. 11 s'éloigne du palais de Louis XIV pour n'y jamais revenir.

Toute cette foule s'ébranle, elle s'en va à Paris, de- vant le Roi et derrière.

Hommes, femmes, vont, comme ils peuvent, à pied, à cheval, en fiacre, sur les charrettes qu'on trouve, sur les affûts des canons. On rencontra avec plaisir un grand convoi de farines, bonne chose pour la ville affamée.

Les femmes portaient aux piques de grosses miches de pain, d'autres des branches de peuplier, déjà jaunies par octobre. Elles étaient fort joyeuses, aimables à leur façon, sauf quelques quolibets à l'adresse de la Reine. « Nous amenons, criaient-elles, le boulanger, la boulangère, le petit mitron. »



(( Nou.s amenons, criuient-ellcs, le boulani^'Lr, la Uoulaugere, le petu imtron. )»


LE PEUPLE RAMENE LE ROI (6 OCTOBRE 1789). 381

Toutes pensaient qu'on ne pouvait jamais mourir de faim, ayant le Roi avec soi. Toutes étaient encore royalistes, en grande joie de mettre enfin ce Ion papa en bonnes mains ; il n*avait pas beaucoup de tête, il avait manqué de parole; c'était la faute de sa femme; mais une fois à Paris, les bonnes femmes ne manque- raient pas qui le conseilleraient mieux.

Tout cela, gai, triste, violent, joyeux et sombre à la fois.

On espérait, mais le ciel n'était pas de la partie. 11 avait plu. On marchait lentement, en pleine boue. De moment en moment, plusieurs, en réjouissance, ou pour décharger leurs armes, tiraient des coups de fusil.

La voiture royale, escortée, Lafayette à la portière, avançait comme un cercueil.

La Reine était inquiète. Était-il sûr qu'elle arrivât? Elle demanda à Lafayette ce qu'il en pensait, et lui- même le demanda à Moreau de Méry qui, ayant pré- sidé l'Hôtel de Ville aux fameux jours de la Bastille, connaissait bien le terrain. 11 répondit ces mots significatifs : « Je doute que la Reine arrive seule aux Tuileries; mais, une fois à l'Hôtel de Ville, elle en reviendra. »

Voilà le Roi à Paris, au seul lieu où il devait être, au cœur même de la France. Espérons qu'il en sera digne.

La révolution du 6 octobre, nécessaire, naturelle et légitime, s'il en fût jamais, toute spontanée, impré- vue, vraiment populaire, appartient surtout aux fem mes, comme celle du 14 juillet aux hommes. Les hora-


382 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

mes ont pris la Bastille, et les femmes ont pris le Roi.

Le 1^' octobre, tout fut gâté par les dames de Ver- sailles.

Le 6, tout fut réparé par les femmes de Paris.



TABLE DES MATIÈRES


Vages,

Préface de 18C8 i

Préface de 1847 xxix

INTRODUCTION. — Première partie. — De la reli- gion du Moyen âge 1

Seconde partie. — De l'ancienne monarchie 32

LIVRE PREMIER

AVRIL — JUILLET 1789

Chap. I. — Élections de 1789 83

II. — Ouverture des États-Généraux 99

III. — Assemblée. nationale 1 1 ;.

IV. — Serment du Jeu-de-Paume 1 ;;;.

V. — Mouvement de Paris 119

VI. — Insurrection de Paris 108

VII. - Prise do la BastiUo (14 juillet 1789) 183


88Î HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

LIVRE II

14 JUILLET — 6 OCTOBRE 1789

Pages.

Ctiap. t. — La fausse paix 209

II. — Jugements populaires 230

III. -- La France armée 249

IV. — Nuit du 4 août 270

V. — Le clergé 289

VI. — Le Veto 307

VIL — La presse 317

VIII. — Le peuple Ya chercher le Roi (5 octobre 1789). 334

IX. — Le peuple ramène le Roi à Paris (6 octo- bre 1 789) 3G0


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Michelet, Jules

Histoire de la révolution française Nouv. éd., rev. et augm.





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