Hashish and Mental Alienation  

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Hashish and Mental Alienation (French: Du haschich et de l’aliénation mentale) is a book by Jacques-Joseph Moreau first published in 1845.

Full text

Full text of "Du hachisch et de l'aliénation mentale : études psychologiques"


DU HACHISCH


KT DE


L'ALIEIVATIOIV MENTALE.


PARIS. IMPRIMERIE DE BOURGOGNE ET MARTINET,


o


DU HACHISCH

ET DE .....^> i-!^^.JJl^J:^ O^i.O^-:

L'ALIÉNATION MENTALE

ÉTUDES PSYCHOLOGIQUES


PAR

J. MOREAU

( DE TOURS ) ,

Mcdccia de l'huspice de Bicêtre, Membre de la Sucictc 01 ienUilo de Paris,


PARIS.


LIBRAIRIE DE FORTIN, MASSON ET C" ,

PLACE DE l'ÉC0LE-DE-MÉDEC1NE , I ,

iltcnu maison, cljC5 iTco^uil!!» MtcljcUcn , à iTci^Jïig.


1845.


^\o< ] ,^V-\S'A


c-.




I.A MÉMOIRE


DESQUIROL.


Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

Francis A. Countway Library of IVIedicine


http://www.archive.org/details/duhachischetdelaOOmore


TABLE DES MATIÈRES.


PREMIÈRE PARTIE.

HISTORIQUE . 1

DEUXIÈME PARTIE.

PHYSIOLOGIE 27

Introduction. . . . , 29

§ I. Généralités physiologiques. 31!

CHAPITRE P*". — Phénomènes psychologiques 42

§ I. Modifications physiques. ib.

§ H. Premier phénomène : Sentiment de bonheur. . 4(j § m. Deuxième phénomène: Excitation: dissociation des

idées 34

§ IV. Troisième phénomène : Erreur sur le temps et l'es- pace 68

§ V. Quatrième phénomène : Développement de la sensi- bilité de l'ouïe ; influence de la musique 71

§ VI. Cinquième phénomène : Idées fixes; convictions

délirantes 9 2

§ VII. Sixième phénomène : Lésion des affections. . . 124

§ VIII. Septième phénomène : Impulsions irrésistibles. . 131

§ IX. Huitième phénomène : Illusions, hallucinations. . 143


VIII

Première SECTION. — Des illusions .147

Deuxième SECTION. — Des hallucinations 170

CHAPITRE II. — Conditions physiologiques et pathologi- ques favorables au développement des hallucinations . . 181

I. Action de diverses substances toxiques 183

A — Protoxide d'azote 184

5 — Opium 1S6

C — Liqueurs alcooliques. 190

D — Substances narcotiques. .^ 199

II. Hallucinations sans désordre intellectuel (apparent). 209

III. État intermédiaire à la veille et au sommeil. . . . 224

IV. Congestions cérébrales • 285

V. Excitation fébrile. 298

VI. Affections convulsives 303

VII. Causes débilitantes. Privations : la faim , la soif. Le froid 308

CHAPITRE III .315

§ I. Hallucinations chez les aliénés ib.

§ II. Résumé des deuxième et troisième chapitres. . . 350

CHAPITRE IV. — Opinions des auteurs pouvant se rap- porter aux idées émises précédemment 357

§ I. Pinel . 358

§ II. Esquirol 362

§ m. M. Leuret 373

§ IV. M. Lélut 379

§ V. M. Baillarger 384

TROISIÈME PARTIE.

THÉRAPEUTIQUE 389

§ I. Considérations générales 391

§11, Essais thérapeutiques. . . ' 400

FIN DE LA TABLIi.


PREMIÈRi: PARTIE.


HISTORIQUE.


PREMIÈRE PARTIE.


HISTORIQUE.


Comme l'indique suffisamment le titre de cet ouvrage, c'est à l'occasion du hachisch, ou du moins de l'influence qu'exerce cette substance sur les fa- cultés intellectuelles, qu'a été composé le travail que je livre au public.

C'est tout au plus si le hachisch est connu , même de nom, dans le monde médical. M. Aubert-Roche, dans son livre : De la Peste, ou Typhus d'Orient (iS/Jo), avait déjà appelé sérieusement Tattention sur le hachisch. En 1841 , dans mon mémoire sur le traitement des hallucinations par le datura stramonium, je m'attachai à faire con-


naître sommairement les efï'ets physiologiques de cette substance. C'est par moi-même, et non pas seulement par le rapport d autrui, que j'avais appris à connaître les effets du hachisch. Au resle, il n'y a pas deux manières de les étudier : l'observation , en pareil cas, lorsqu'elle s'exerce sur d'autres que nous -mêmes j n'atteint que des apparences qui n'apprennent absolument rien , on peuvent faire tomber dans les plus grossières erreurs.

Une fois pour toutes, et dès en commençant , je tenais à faire cette observation , dont nul ne con- testera la justesse. L'expérience personnelle est ici le critérium de la vérité. Je conteste à quiconque le droit de parler des effets du hachisch , s'il ne parle en son nom propre, et s'il n'a été à même de les apprécier par un usage suffisamment répété.

Que l'on ne s'étonne pas de m'entendre parler ainsi. Depuis mon voyage en Orient, les effets du hachisch ont été pour moi l'objet d'une étude sé- rieuse, persévérante. Autant que j'ai pu^ et de toutes manières (un grand nombre de confrères, que je pourrais nommer ici , me rendront ce té- moignage), je me suis efforcé d'en répandre la connaissance dans le public médical. Mes paroles ont été souvent accueillies avec incrédulité; mais cette incrédulité a cessé toutes les fois que, sur- montant certaines craintes , bien naturelles du reste, on a suivi mon exemple , et qu'on a eu le courage de \oir par soi-même.

Tous ceux qui ont visité l'Orient savent combien


l'usage du hachisch est répandu, parmi les Arabes surloul, chez lesquels il est devenu un besoin non moins impérieux que l'opium chez les Turcs, les Chinois, et les liqueurs alcooliques chez les peuples de l'Europe.

Hachisch est le nom de la plante dont le prin- cipe actif forme la base des diverses préparations enivrantes usitées en Egypte , en Syrie et géné- ralement dans presque toutes les contrées orien- tales. Cette plante est commune dans l'Inde et dans l'Asie méridionale, où elle vient sans culture. C'est une espèce de chanvre qui diffère très peu de notre chanvre d'Europe. Les botanistes l'ont nommé Cannabis indica. « Si l'on examine, » dit M. Aubert qui, comme nous, a étudié le hachisch sur les lieux ; « si l'on examine les feuilles, les fleurs et les graines de cette plante, on croira reconnaître un chanvre venu dans quelque terre maigre. Le hachisch est de la même famille et du même genre.... Les feuilles sont opposées, pétiolées^ à cinq divisions profondes et aiguës. Les fleurs sont peu apparentes. Les mâles et les femelles existent comme dans le chanvre ordinaire. Le fruit est une petite capsule contenant une seule graine. Le calice des mâles est à cinq divisions, à cinq étamines; celui des femelles est d'une seule pièce. La racine est pivotante. La dif- férence qui existe entre le chanvre et le hachisch est dans la tige : ce dernier a seulement une hau- teur de deux à trois pieds au plus. Sa tige n'est pas unique, mais rameuse depuis le pied. Les l)ranches


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sont alternes; on ne trouve pas sur la tige ces fila- ments (jue l'on rencontre sur le chanvre. L'odeur que répand le hachisch est moins forte que celle du chanvre; elle a quelque chose de particu- lier (i). »

Ajoutons que la filasse du hachisch est trop grossière pour être facilement employée par les cordiers.

Tout porte à croire que l'espèce de chanvre na- turalisée en Europe a été importée de Chine. Le chanvre se trouve dans la Russie asiatique, jus- qu'aux frontières des deux empires , dans le gou- vernement d Irkontok. La plante n'a pas dégénéré en passant au nord de l'Altaï. Les étés de la Sibérie lui conviennent très bien, et suffisent pour amener sa graine à une complète maturité. Gomme elle ne diffère point de celle que nous cultivons en Europe, on ne peut méconnaître que l'une et l'autre vien- nent de la même terre natale , et cette terre ne peut être que la Chine ou quelque autre contrée méridionale.

La préparation du hachisch la plus commune, et qui sert en quelque sorte de principal condiment à presque toutes les autres, c'est Yextrait gras, La manière de l'obtenir est fort simple : on fait bouillir les feuilles et les fleurs de la plante avec de l'eau k laquelle on a ajouté une certaine quantité de beurre frais ; puis , le tout étant réduit, par éva-

(1) De la Peste, p. 217.


— 7 —

poration, à la consistance d'iiu sirop, on passe dans un linge. On obtient ainsi le beurre chargé du principe actif et empreint d'une couleur verdâtre assez prononcée. Cet extrait.^ qui ne se prend ja- mais seul, à cause de son goût vireux et nauséabond, sert à la confection de différents électuaires , de pâtes ; d'espèces de nougats , que l'on a soin d'aro- matiser avec de l'essence de rose ou de jasmin , afin de masquer l'odeur peu agréable de l'extrait pur. L'électuaire le plus généralement employé est celui que les Arabes appellent Dawamesc. Sa cou- leur et sa consistance lui donnent un aspect peu agréable, et qui inspire toujours quelque répu- gnance, du moins à nous autres Européens, que le talent de nos confiseurs rend nécessairement fort difficiles. Cependant il est agréable au goût , sur- tout lorsqu'il est fraîchement préparé ; avec le temps, il a l'inconvénient de devenir un peu rance. Toutefois il ne perd aucune de ses propriétés : j'en possède qui a été préparé il y a bien une dizaine d'années, et qui a conservé toute son énergie. Dans le but d'obtenir des effets que les Arabes recher- chent avec ardeur , à cause des excès auxquels ils se livrent, on mêle à cet électuaire différentes sub- stances aphrodisiaques , telles que la cannelle , le gingembre, le girofle, peut-être bien aussi, comme M. Aubert-Roche paraît être porté à le croire , la poudre de cantharides. J'ai entendu dire à plu- sieurs personnes qui avaient voyagé dans l'Inde qu'on n'y trouvait jamais du hachisch pur , mais


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toujours mélangé avec les substances que nous nommions tout-à-l'heure , ou même avec de To- pium , de l'extrait de datura et autres substances narcotiques. On conçoit que le mélange de ces dif- férentes substances avec le hachisch en varie sin- gulièrement les effets.

Les feuilles du hachisch peuvent se fumer avec le tabac ; quand elles sont récemment cueillies , elles ont une action rapide et énergique : elles semblent perdre toutes ou presque toutes leurs propriétés en se desséchant. Elles servent encore à la préparation d'une espèce de bière dont les effets sont trop violents pour n'être pas dangereux. M. Aubert l'a vue produire des accès de fureur.

J'ai dit que le dawamesc était la préparation la plus usitée , et dont les effets étaient le plus cer- tains. C'est aussi celle qu'il est le plus facile de se procurer , et qu'on a le moins à craindre de voir s'altérer en la faisant venir d'Orient. C'est du da- wamesc que j'ai le plus souvent fait usage.

Son action est loin d'être la même pour tous les individus. A dose égale, elle peut produire des effets extrêmement variés , du moins sous le rap- port de leur intensité , suivant les individus. Je ne puis dire précisément quels tempéraments, quelles constitutions ressentent plus vivement son in- fluence. En général, les individus à tempérament bilieux-sanguin m'ont paru les plus impression- nables. Rien ne me fait croire que le hachisch ait une action plus prononcée sur les femmes que sur


-- 9 - les hommes. J'ai rencontré quelques personnes sur lesquelles le hachisch semblait n'avoir aucune ac- tion. Toujours est-il qu'elles résistaient à des doses qui , chez d'autres, auraient produit des effets très intenses. J'ai acquis la certitude qu'avec une cer- taine énergie de volonté, on pouvait arrêter ou du moins diminuer considérablement ces effets , comme on maîtrise un mouvement de colère. Nous verrons, par la suite, combien ils peuvent êlre modifiés par les circonstances extérieures, parles impressions qui nous viennent du dehors, par la disposition d'^'sprit dans laquelle on se trouve.

Il faut prendre le hachisch à jeun, ou dti moins plusieurs heures après avoir mangé ; sans cela, ses effets sont très incertains, ou tout à-fait nuls. Le café paraît aider à leur développement, comme il abrège leur durée, en les rendant momentanément plus intenses.

En général, il ne faut guère moins de la grosseur d'une noix de dawamesc , c'est-à-dire environ .3o grammes, pour obtenir quelques résultais. Avec la moitié ou seulement le quart de cette dose, on éprouvera une gaieté plus ou moins vive , ou même un peu de fou rire ; mais ce n'est qu'avec une dose beaucoup plus élevée qu'on obtiendra les effets que l'on désigne généralement dans le Levant sous la dénomination italienne de fantasia.

On ne saurait douter que les effets du hachisch n'aient été connus dans la plus haute antiquité. M. Vircy, dans un mémoire plein d'une judicieuse


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érudition, inséré au Bulletin de Pharmacie (année ] 8o3), a prouvé que le Cannabis indica était bien vé- ritablement le népenthès d'Homère. Diodore de Sicile f i) nous apprend que les Egyptiens allèguent différents témoignages du séjour d'Homère parmi eux , mais particulièrement le breuvage qu'il fait donner par Hélène à Télémaque , chez Ménélas , pour lui faire oublier ses maux; car ce népenthès que le poëte feint qu'Hélène a reçu de Polymneste, femme de Thoon , à Thèbes, en Egypte, n'est autre que ce fameux remède usité chez les femmes de Diospolis, et qui a fait dire d'elles qu'elles avaient seules le secret de dissiper la colère et le chagrin. Dans le moyen-âge, le parti que certains princes du Liban surent tirer des propriétés du hachisch tient vraiment du merveilleux. ' Le voyageur Marc Paul, dit M. Sylvestre de Sacy, nous apprend que le Vieux de la montagne faisait élever des jeunes gens choisis parmi les habitants les plus robustes des lieux de sa domi- nation, pour en faire les exécuteurs de ses bar- bares arrêts. Toute leur éducation avait pour- objet de les convaincre qu'en obéissant aveuglé- ment aux ordres de leur chef, ils s'assuraient après leur mort la jouissance de tous les plaisirs qui peuvent flatter les sens. Pour parvenir à ce but, ce prince avait fait faire auprès de son palais des jardins délicieux. Là , dans des pavillons décorés

(i) Livre I, section 2.


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de tout ce que le luxe asiatique peut imaginer de plus riche et de plus brillant, habitaient de jeunes beautés uniquement consacrées aux plaisirs de ceux auxquels étaient destinés ces lieux enchan- teurs. C'était là que les princes ismaéliens (i) fai- saient transporter de temps à autre les jeunes gens dont ils voulaient faire les ministres aveugles de leurs volontés. Après leur avoir fait avaler un breu- vage qui les plongeait dans un profond sommeil et les privait pour quelque temps de l'usage de toutes leurs facultés, ils les faisaient introduire dans ces pavillons , dignes des jardins d'Armide. A leur réveil, tout ce qui frappait leurs oreilles et leurs yeux les jetait dans un ravissement qui ne laissait à la raison aucun empire dans leur âme....» Ce breuvage merveilleux n'était autre, dit Jourdain, que le hachisch, dont le chef de la secte connais- sait les vertus, et dont l'usage ne se répandit que dans les siècles postérieurs.

M. Sylvestre de Sacy a démontré, en s'appuyant sur différents textes arabes , que le mot assassin était la corruption du mot hachischin, et qu'il avait été donné aux Ismaéliens parce qu'ils faisaient usage d'une liqueur enivrante appelée hachisch. «L'ivresse par le hachisch, dit Michaud, jette dans une sorte d'extase pareille à celle que les Orien- taux éprouvent par l'usage de l'opium ; et d'après

(1) Selon Jourdain, les Ismaéliens s'appelaient encore Bathé- miens, Nazzariens, Molaheds et Hachischins.


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le témoignage d'un grand nombre de voyageurs, on peut assurer que les hommes tombés dans cet état de délire s'imaginent jouir des objets ordi- naires de leurs vœux, et goûter une félicité dont l'acquisition leur coûte peu, mais dont l'usage trop souvent répété altère l'organisation animale et conduit au marasme et à la mort... Ceux qui se livrent à cet usage sont encore aujourd'hui appelés Hachischinsou Hachaschins; et ces deux expressions font voir pourquoi les Ismaéliens ont été nommés par les historiens latins des croisades tantôt assis- sini, tantôt assassini.yj

On connaît le dévouement fanatique que les princes ismaéîiens savaient inspirer à leurs sujets au moyen des illusions dont ils les environnaient. Ce dévouement ne reculait devant aucun obstacle, devant aucun sacrifice. Sur un signe de la volonté du maître, les Hachischins se précipitaient du haut d'une tour, se jetaient dans les flammes, s'enfon- çaient un poignard dans le cœur, ou bien allaient h travers tous les périls, des obstacles de toutes sortes, frapper au milieu de leurs palais, sur leur divan, et entourés de leurs gardes, les chefs ennemis que le maître avait désignés a leurs coups.

Sauvages (i) décrit de la manière suivante les efl'ets produits par une espèce d'électuaire usité dans l'Inde, et dans la composition duquel entre le chanvre indien, a Qq raconte, dit-il, plusieurs

(1) Nofiolmitc. — Paraphrosynie magique. Bdirmm maçp'cnm.


choses fabuleuses sur la verUi de ce philtre : on prétend , par exemple , que son effet est d'aveugler un mari j lorsqu'un adultère estpret à entrer dans son lit pour séduire sa femme. Miûs Kern p fer a vu plu- sieurs de ces faits; tels sont les suivants : Dans le Malabar, beaucoup de vierges, belles , bien arran- gées , et tirées du temple des brachmanes , viennent en public pour apaiser le dieu qui préside à l'a- bondance et au beau temps ; lorsque le prêtre lit la formule des prières contenues dans les livres sacrés, ces filles commencent à danser, à sauter en faisant des cris, à fatiguer leur corps, à tourner leurs membres et leurs yeux, à jeter de l'écume et à faire des actions horribles... On reconduit ensuite ces brachmanes fatiguées dans le temple ; on les fait coucher, et, leur ayant don né une autre potion , pour émousser la force de la première, on les fait voir une heure après au peuple, saines d'esprit, pour que la troupe des gentils sache qu'elles sont délivrées des génies et qu'elle croie que l'idole [Wistnu) est apaisée.

Kempfer lui-même reçut , dans un repas de ses amis qui l'acceptèrent de même, un bol d'un élec- tuaire qui leur avait été donné par ceux de Ben- gale. Quand ils l'eurent avalé, ils furent singuliè- rement réjouis; ils se mirent à rire et à s'embrasser; quand la nuit vint, ils montèrent à cheval, et il leur semblait qu'ils volaient dans les airs, sur les ailes de Pégase, et qu'ils étaient entourés dos cou- . leurs de plusieurs arcs»en-ciel. Arrives chez eux,


. — 14 —

ils mangèrent avec un appétit dévorant ce qu'on leur donnait, el le lendemain ils se trouvèrent sains de corps et d'esprit. »

En 1841, lorsque je publiai mon mémoire sur les hallucinations, je n'avais pu encore étudier les effets du hachisch que d'une manière imparfaite. Depuis, je me suis livré à un grand nombre d'expé- riences sur moi-même et sur quelques personnes (entre autres plusieurs médecins) que je suis par- venu, ce qui n'est pas toujours facile, à décider à en prendre. Dans le cours de cet ouvrage, j'aurai occasion d'en faire connaître les résultats princi- paux. Toutefois je puis dès à présent donner ici le récit de deux fantasia^ les plus complètes que j'aie pu observer sur autrui. Pour la première, je transcrirai, mot pour motj, les notes qui m'ont été remises par la personne qui en fait le sujet. On y remarquera un certain désordre de rédaction que je n'ai pas voulu corriger ; elles ont été écrites peu après l'accès , dont elles se ressentent encore un peu.

« Jeudi 5 décembre J'avais pris du hachisch ,

j'en connaissais les effets, non par expérience, mais par ce qu'une personne qui avait visité l'Orient m'en avait dit, et j'attendais, tranquille, l'heureux délire qui devait s'emparer de moi. Je me mis à table, je ne dirai pas, comme quelques personnes, après avoir savouré cette pâte délicieuse , car elle me parut détestable, mais après l'avoir avalée avec quelques efforts. En mangeant des huîtres, il me


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prit un accès de fou rire qui se calma bientôt lors- que je reportai mon attention sur deux autres per- sonnes qui, comme moi, avaient voulu goûter de la substance orientale, et qui voyaient déjà une tête de lion dans leur assiette. Je fus assez calmejusqu'à la fin du dîner ; alors je pris une cuillère et me mis en garde contre un compolier de fruits confits avec lequel je me supposais un duel, et je quittai la salle à manger en éclatant de rire. Bientôt j'éprou- vai le besoin d'entendre , de faire de la musique ; je me mis au piano, et je commençai à jouer un air du Domino noir ; je m'interrompis au bout de quel- ques mesures , car un spectacle vraiment diabolique s'offrit à mes yeux : je crus voir le portrait de mon frère, qui était au-dessus du piano , s'animer et me présenter une queue fourchue, toute noire, et ter- minée par trois lanternes, une rouge, une verte et une blanche. Cette apparition se présenta plusieurs fois à mon esprit dans le courant de la soirée. J'étais assise sur un canapé : « Pourquoi, m'écriai-je » tout-à-coup, me clouez-vous les membres? Je sens »que je deviens de plomb. Ah! comme je suis » lourde! » On me prit les mains pour me faire lever, et je tombai lourdement par terre; je me proster- nai à la manière des musulmans, en disant : Mon père, je m'accuse, etc. , comme si je commençais une confession. On me releva, et il se fît en moi un changement subit. Je pris une chaufferette pour danser la polka ; j'imitai par le geste et la voix quel- ques acteurs, et entre autres Ravel et Grasset, que


— 16 — j'avais vus, peu de jours auparavant dans l'Étour- neau. Du théâtre, ma pensée me transporta au bal de rOpéia ; le monde, le bruit, les lumières, m'exaltèrent au plus haut point; après mille dis- cours incohérents, en gesticulant, criant comme tous les masques que je croyais voir, je me dirigeai vers la porte d'une chambre voisine qui n'était pas éclairée.

» Alors il se passa en moi quelque chose d'affreux : j'étouffais, je suffoquais, je tombais dans un puits immense , sans fin , le puils de Bicêtre. Comme un noyé qui cherche son salut dans un faible roseau qu'il voit lui échapper, de même je voulais m'at- lâcher aux pierres qui entouraient le puits; mais elles tombaient avec moi dans cet abîme sans fond. Cette sensation fut pénible; mais elle dura peu, car je criai : Je tombe dans un puits, et l'on me ramena dans la pièce que j'avais quittée. Mapremière parole fut celle-ci : Suis-je sotte ! je prends cela pour un puits , et je suis au bal de l'Opéra. Je me heurtai contre un tabouret ; il me sembla que c'était un masque qui, couché par terre, dansait d'une façon inconvenante, et je priai un sergent de ville de l'ar- rêter. Je demandai àboire; on fit chercher un citron pour faire de la limonade, et je recommandai à la bonne de ne pas le prendre aussi jaune que sa figure, qui me paraissait couleur orange.

» Je passai subitement mes mains dans mes che- veux ; je sentais des millions d'insectes me dévorer la tête ; j'envoyai chercher mon accoucheur, qui était


— 17 — en ce momen t près de madame B*'^', pour délivrer la femelle d'un de ces insectes qui était en mal d'en- fant et avait choisi pour lit de douleur le troisième cheveu à gauche de mon front : après un travail pénible, l'animal mit au monde sept petites créa- tures. Je parlai de personnes que je n'avais pas vues depuis plusieurs années, je rappelai un dîner où j'assistai, il y a cinq ans, en Champagne ; je voyais les personnages : le général H**^ servait un poisson entouré de fleurs ; il avait à sa gauche M. K*'* ; ils étaient devant mes yeux, et, chose inouï e, je sentais que j'étais chez moi , que tout ce que je voyais s'é- tait passé dans un temps éloigné ; cependant ils me paraissaient là. Qu'éprouvais-je donc?

» Mais ce fut un bonheur enivrant, un délire que le cœur d'une mère peut seul comprendre, lorsque je vis mon enfant , mon bien-aimé fils dans un ciel bleu et argent. Il avait des ailes blanches bordées de rose; il me souriait et me montrait deux jolies dents blanches dont je guettais la naissance avec tant de sollicitude; il était environné de beaucoup d'enfanls qui comme lui avaient des ailes et volti- geaient dans ce beau ciel bleu; mais mon fils était le plus beau; certes , il n'y eut jamais une plus pure ivresse; il me souriait et tendait ses petits bras comme pour m'appeler à lui. Cependant cette douce vision s'évanouit comme les autres, et je tombai du haut du ciel que le hachisch m'avait fait entrevoir dans le pays des lanternes. C'était un pays où les

hommes, les maisons, les arbres , les rues étaient

2


— 18 — des lanternes exactement pareilles aux verres de cou- leur qui éclairaient les Champs-Elysées le 29 juil- let dernier. Cela me rappelait aussi le ballet de Chao-Kang que j'avais vu au théâtre nautique, étant enfant. Ces lanternes marchaient , dansaient, s'a- gitaient sans cesse, et au milieu apparaissaient plus brillantes que les autres les trois lanternes qui ter- minaient la prétendue queue de mon frère; je voyais surtout une lumière qui dansait sans cesse devant mes yeux (elle était causée par la flamme du charbon déterre qui brûlait dans la cheminée). On couvrit le feu avec de la cendre. Oh ! dis-je, vous voulez éteindre ma lanterne, mais elle va revenir. En effet, la flamme vacilla de nouveau , et je vis danser ma lumière, qui devint verte, de blanche qu'elle était. » Mes yeux étaient toujours fermés par une sorte de contraction nerveuse ; ils me cuisaient beaucoup; j'en cherchai la cause, et je ne tardai pas à décou- vrir que mon domestique m'avait ciré les yeux avec de l'encaustique et qu'il me les frottait avec une brosse ; c'était un motif plus que suffisant pour ex- pliquer le malaise que j'éprouvais à cet endroit.

» Je buvais un verre de limonade , puis tout- à- coup je ne saurais dire à propos de quoi l'imagina- tion, ma gracieuse fée, me transporta en pleine Seine aux bains Ouarnier. Je voulus nager et j'éprouvais encore un moment de cruelle émotion en me sen- tant enfoncer sous l'eau ; plus je voulais crier, plus j'avalais de l'eau , lorsqu'une amie vint à mon secours et me ramena à la surface ; j'entrevois par les toiles


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du bain mon frère, qui se promenait sur le pont des Arts.

» Vingt fois jees :

Je l'ai appelé fait primordial.

En second lieu, j'ai du admettre, pour le délire en général , une nature psychologique, non pas seu- lement analogue , mais absolument identique avec celle de l'état de rêve.

Cette identité de nature qui échappe à l'observa- tion extérieure , c'est-à-dire qui ne s'exerce que sur autrui, est clairement constatée, je puis dire perçue par l'observation intime.

Nous espérons éviter aux recherches que nous allons entreprendre la sécheresse et la stérilité, que l'on pourrait craindre, peut-être, puisqu'il s'agit de psychologie.

De graves et nombreuses lacunes existent encore dans l'histoire des symptômes de l'aliénation men- tale.

Beaucoup d'aliénistes ont , de leur scalpel inves- tigateur, interrogé les causes matérielles de la folie, cherché dans la profondeur des organes à découvrir le grain de sable qui enrayait la machine intellec- tuelle, ont enfin demandé à la disposition des mo-


• - â^i —

léeulos du cerveau l'explicalion des désordres de la pensée.

La plupart ont décrit avec soin les symptômes variés à l'infini que leur avaient offerl les nombreux malades au milieu desquels ils avaient longtemps vécu ; mais je ne sache pas qu'aucun, en parlant de la folie , nous ait transmis le résultat de son ex- périence personnelle , l'ait décrite d'après ses per- ceptions et ses sensations propres.

Il pouvait donc rester quelque chose à faire sous ce rapport.

De plus, on connaît toute l'incertitude qui règne dans la thérapeutique des maladies mentales. En dévoilant le fait primitif, la lésion fonctionnelle primordiale d'où découlent comme autant de ruis- seaux d'une même source toutes les formes de la folie, j'espère en faire ressortir quelques enseigne- ments utiles relativement au meilleur mode de trai- tement de cette maladie.

Je terminerai ce travail par le compte-rendu de quelques essais thérapeutiques tentés au moyen du hachisch.

GÉNÉKALITJÉS PHYSIOLOGIQUES.


Au nombre des facultés intellectuelles, il en est une à l'aide de laquelle nous pouvons étudier sur nous-mêmes le mécanisme de ces facultés à l'état physiologique; c'est la réflexion, ce pouvoir qu'a


l'esprit (le se replier, en quelque sorte, sur lui- même, cette espèce de miroir dans lequel il peut se contempler à volonté, et qui lui rend fidèlement compte de ses mouvements les plus intimes.

Ce pouvoir nous fait défaut quand nos facultés sont troublées, quand l'anarchie est dans leur sein, quand il y a folie, en un mot. Nous savons que l'on pourrait indiquer quelques exceptions à cette règle; mais les aliénés qui peuvent réfléchir sur ce qui se passe dans leur for intérieur , sont rares , et d'ail- leurs ne se rencontrent que dans certains cas dé- terminés de folie.

En outre, est-il bien sûr que nous soyons en état de comprendre ces malades quand ils nous font part de leurs observations ? Ne nous tiennent-ils pas, au contraire , un langage auquel nous sommes né- cessairement étrangers ? Comment déverseraient-ils dans notre sein les sentiments qui les agitent? Qu'avons-nous appris quand ils nous ont dit qu'un instinct irrésistible les entraîne , que telle idée extravagante les domine sans qu'ils puissent s'en rendre compte, et quoi qu'ils fassent pour s'en dé- livrer, que leurs pensées se succèdent, se mêlent, se confondent avec une rapidité incoercible, qu'ils voient des objets , entendent des bruits, des voix, qui n'existent , comme on dit vulgairement, que

dans leur imagination? Nous ne voyons là,

bien évidemment, que la superficie des choses; nous ne saurions pénétrer plus avant, sonder les causes,

l'enchaînement des anomalies mentales dont on

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nous parle. N'en est-il pas des actes de l'intellect des affections , surtout, comme des sensations qu'il est impossible de connaître et de juger autrement que par soi-même? Pour se faire idée d'une douleur quelconque , il faut l'avoir ressentie ; pour savoir comment déraisonne un fou, il faut avoir déraisonné soi-même; mais avoir déraisonné sans perdre la conscience de son délire , sans cesser de pouvoir juger les modifications psychiques survenues dans nos facultés.

§ II.

Par son mode d'action sur les facultés mentales, le hachisch laisse à celui qui se soumet à son étrange influence le pouvoir d'étudier sur lui-même les désordres moraux qui caractérisent la folie, ou du moins les principales modifications intellectuelles qui sont le point de départ de tous les genres d'a- liénation mentale.

C'est qu'en frappant, en désorganisant les divers pouvoirs intellectuels , il en est un qu'il n'atteint pas, qu'il laisse subsister au milieu des troubles les plus alarmants , c'est la conscience de soi-même, le sentiment intime de son individualité. Quelque incohérentes que soient vos idées, devenues le jouet des associations les plus bizarres, les plus étranges, quelque profondément modifiés que soient vos affections , vos instincts , égaré que vous ête^ par des illusions et des hallucinations de toute espèce au milieu d'un monde fantastique, tel que


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celui dans lequel vous conduisent parfois vos rêves

les plus désordonnés vous restez maître de

vous-même. Placé en dehors de ses atteintes , le 7noi domine et juge les désordres que l'agent per- turbateur provoque dans les régions inférieures de


l'intelligence.


§ m.


Il n'est aucun fait élémentaire ou constitutif de la folie qui ne se rencontre dans les modifications in- tellectuelles développées par le hachisch , depuis la plus simple excitation maniaque jusqu'au délire le le plus furieux , depuis l'impulsion maladive la plus faible , l'idée fixe la moins compliquée, la lésion des sensations la plus restreinte jusqu'à l'entraîne- ment le plus irrésistible , le délire partiel le plus étendu , les désordres de la sensibilité les plus variés.

En passant successivement en revue ces divers phénomènes, nous en scruterons l'origine, nous étudierons leur enchaînement, leur filiation ; puis, les rapprochant de ceux observés chez les aliénés , nous examinerons jusqu'à quel point l'observation extérieure et surtout les aveux des malades s'ac- corderont avec nos propres remarques.

Par ces deux modes d'exploration combinés nous serons amenés aux conclusions suivantes :

1° — Toute forme, tout accident du délire ou de la folie proprement dite , idées fixes, hallucinations,


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irrcsislibiiilé des impulsions , elc, etc., tirent leiu' origine d'une modification intellectuelle primitive, toujours identique à elle- même, qui est évidemment la condition essentielle de leur existence. C'est y excitation maniaque. Nous usons de cette expression uniquement pour nous conformer au langage reçu , car , autrement, elle est loin de rendre fidèlement notre pensée. Comment désigner avec justesse cet état simple et complexe, tout ensemble, de vague, d'incertitude, d'oscillation et de mobilité des idées qui se traduit souvent par une profonde incohérence? C'est une désagrégation, une véritable dissolution du com- posé intellectuel qu'on nomme facultés morales; car on sent, dans cet état, qu'il se passe dans l'es- prit quelque chose d'analogue à ce qui arrive lors- qu'un corps quelconque subit l'action dissolvante d'un autre corps. Le résultat est le même dans l'ordre spirituel et dans l'ordre matériel : la sépa- ration , l'isolement des idées et des molécules dont l'union formait un tout harmonieux et complet.

Rien n'est comparable à la variété presque infinie des nuances du délire , si ce n'est l'activité même de la pensée. De là vient l'hésilation qu'ont montrée la plupart des auteurs à la rattacher à une lésion organique, quelque idée d'ailleurs qu'ils se fissent de la nature de cette lésion. En ramenant toutes c^.s nuances à une forme primitive, originelle, à l'excitation intellectuelle, qui s'adapte, pour ainsi dire, si facilement au mouvement moléculaire exa-


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-géré que l'on conçoit sans peine dans l'irritation nerveuse, n'ôlons-nous pas tout prétexte àl'hésila- tion que nous signalions tout-à-riieure?

q" — Au fur et à mesure que , sous Tinfluence du hachisch , se développe le fait psychique que je viens de signaler, une profonde modification s'opère dans tout l'être pensant. Il survient insensiblement, à votre insu et en dépit de tous vos efforts pour n'être pas pris au dépourvu, il survient, dis-je, un véritable état de rêve ^ mais de rêve sans som- meil! car le sommeil et la veille sont, alors, telle- ment confondus, qu'on me passe le mot^ amalgamés ensemble , que la conscience la mieux éveillée, la plus clairvoyante, ne peut faire entre ces deux états aucune distinction non plus qu'entre les diverses opérations de l'esprit qui tiennent exclusivement à Tune ou à l'autre.

De ce fait, dont Timportance n'échappe à per- sonne^ et dont les preuves se trouvent consignées à chaque page de ce livre, nous avons déduit la nature réelle de la folie dont il embrasse et explique tous les phénomènes, sans exception.

Quelque idée que l'on se fasse de la nature des songes, des causes physiologiques qui les produi- sent , si nous examinons le rôle que joue l'intelli- gence dans l'état de rêve, nous voyons qu'elle s'y montre, pour ainsi dire, tout entière; qu'il n'est pas une seule de ses facultés qui ne puisse entrer en action , absolument comme dans l'état de veille , quoique dans des conditions différentes. En rêve ,


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nous éprouvons les mêmes sensations que pendant la veille; nous percevons, nous jugeons, nous avons des convictions , nous ressentons des désirs , nous sommes agités par des passions, etc., etc. C'est à tort que l'on a mis sur le compte de la seule imagi- nation ce qui se passe dans les rêves. Elle y agit pour son compte particulier, et voilà tout ; mais ce n'est point elle qui raisonne, perçoit , palpe, sent, agit, converse, soutient des discussions, se pas- sionne , etc. Son action nous semble même infi- niment plus restreinte que dans la veille , car on imagine peu en rêve, et le monde de sensations, de souvenirs, au sein duquel l'âme s'agite et qui est absolument étranger à l'imagination propre- ment dite, absorbe presque entièrement son acti- vité (i).

C'est une existence purement idéale , sans doute, que celle que constitue l'état de rêve. Mais ceci n'est vrai que dans le sens relatif, car pour celui qui rêve, elle n'a rien que de réel; ce que nous voyons , ce que nous entendons , ce que nous sen- tons en rêve , nous le voyons , nous l'entendons, nous

(1) Imaginer implique nécessairement un travail de l'esprit, un effort de la volonté. Comment donc attribuer à la faculté d'imaginer la production de ces images, de ces tableaux, qui, dans les rêves, se présentent inopinément , passent et se jouent devant nos yeux, se forment, s'évanouissent sans que la volonté y soit pour rien?

Que l'on essaie, pendant la veille, d'imaginer la millième partie de ces productions fantastiques du rêve, et l'on verra si on y réussit !


— so- ie sentons réellement, tout aussi réellement que si nous étions éveillés ; il n'y a de différence que dans l'origine des impressions que perçoit et élabore l'entendement. Nous ne nous croyons pas , pour cela , autorisé à admettre avec un des psychologues les plus recommandables de notre époque (i) que la vie pourrait nêtre qu'une illusion. Des fonctions, de quelque ordre qu'elles soient, supposent des or- ganes ; en dehors de l'organisme je ne conçois plus ce qu'on appelle la vie ; si des sensations ont lieu durant le sommeil , c'est qu'elles ont eu lieu d'a- bord pendant la veille, et l'on ne saurait supposer qu'un cerveau qui aurait été fermé à toute impres- sion extérieure pût en créer de toutes pièces, pût rêver, ce qui revient au même Nous ne sau- rions aller jusque là , mais je répète volontiers la phrase du docteur Virey, parce qu'elle peint mer- veilleusement le mode d'action des facultés morales, dans l'état de rêve.

Le plus souvent, un désordre extrême , une con- fusion étrange qui n'épargne ni les choses , ni les personnes, ni le temps , ni les lieux, président à l'association des idées pendant les songes, et don- nent ainsi lieu aux productions les plus bizarres, aux accouplements les plus monstrueux. «Le songe, dit encore, avec son élégance de style accoutumée , l'auteur que nous venons de citer, peut être défini :

(4) J.-J. Virey, De la physiologie dans ses rapports avec la phi- losop Me.


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un drame défectueux sans unité de temps et de lieu , comparable à ces pièces de théâtre qu'Horace dit être velut œgri somnia »

Mais il n'en est pas toujours ainsi : quelquefois les associations d'idées sont parfaitement régu- lières, une logique sévère enchaîne nos raisonne- ments , quelque faux , quelque impossible que soit le point de départ ; un objet quelconque a soulevé nos passions , excité notre colère , ému notre com- passion , nous a frappés de crainte, et nous obéis- sons à l'impulsion que ces différentes passions nous communiquent, nous avisons aux moyens de les satisfaire.

Bien plus, et ce fait est d'une haute importance relativement au sujet qui nous occupe, les opéra- tions de l'âme présentent parfois, en rêve, une régularité qui ne se rencontre pas toujours durant la veille. «Il peut paraître extraordinaire, dit Nodier, mais il est certain que le sommeil est non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée, sinon dans les illusions passagères dont il l'enveloppe , du moins dans les perceptions qui en dérivent, et qu'il fait jaillir à son gré de la trame confuse des songes. Les an- ciens , qui avaient, je crois , peu de chose à nous envier en philosophie expérimentale , figuraient spirituellement ce mystère sous l'emblème de la porte transparente qui donne entrée aux songes du matin , et la sagesse unanime des peuples l'a ex- primé d'une manière plus vive encore dans ces


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locu lions significatives de toutes les langues : J'y rêverai ; j'y songerai; il faut que je dorme là-clessiis; la nuit porte conseil. Il semble que l'esprit offusqué des ténèbres de la vie extérieure ne s'en affranchit jamais avec plus de facilité que sous le doux em- pire de cette mort intermittente, où il lui est permis de reposer dans sa propre essence , et à l'abri des influences de la personnalité de convention que la société nous a faite. La première perception qui se fait jour à travers le vague inexplicable du rêve, est limpide comme le premier rayon du soleil qui dissipe un nuage, ei rinlelligence, un moment sus- pendue entre les deux états qui partagent notre vie, s'illumine rapidement comme l'éclair qui court éblouissant des tempêtes du ciel aux tem- pêtes de la terre. C'est là qu'Hésiode s'éveille , les lèvres parfumées du miel des muses ; Homère, les yeux dessillés parles nymphes du Mélès; et Milton, le cœur ravi par le dernier regard d'une beauté qu'il n'a jamais retrouvée. Hélas! où retrouverait- on les amours et les beautés du sommeil ! — Otez au génie les visions du monde merveilleux, et vous lui otez ses ailes. La carte de l'univers imaginable n'est tracée que dans les songes; l'univers sen- sible est infiniment petit. »

Il semble donc que deux modes d'existence mo- rale, deux vies ont été départies à l'homme. La première de ces deux existences résulte de nos rapports avec le monde extérieur, avec ce grand tout qu'on nomme l'univers; elle nous est corn


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mune avec les êtres qui nous ressemblent. La se- conde n'est que le reQet de la première, ne s'ali- mente, en quelque sorte, que des matériaux que celle-ci lui fournit, mais en est cependant parfaite- ment distincte.

Le sommeil est comme une barrière élevée entre elles deux, le point physiologique où finit la vie extérieure, et oh la vie intérieure commence.

Tant que les choses sont dans cet état;, il y ^ santé morale parfaite, c'est à-dire régularité des fonctions intellectuelles dans l'étendue des limites qui ont été tracées pour chacun de nous. Mais il arrive que sous l'influence de causes variées, phy- siques et morales, ces deux vies tendent à se con- fondre, les phénomènes propres à Tune et à l'autre, à se rapprocher, à s'unir dans l'acte simple et in- divisible de la conscience intime ou du moi. Une fusion imparfaite s'opère, et l'individu, sans avoir totalement quitté la vie réelle , appartient , sous plusieurs rapports, par divers points intellectuels, par de fausses sensations , des croyances erro- nées, etc., au monde idéal.

Cet individu, c'est l'aliéné, le monomaniaque surtout , qui présente un si étrange amalgame de folie et de raison , et qui , comme on l'a répété si souvent, rêve tout éveillé, sans attacher autrement d'importance à celte phrase, qui , à nos yeux, ce- pendant, traduit avec une justesse absolue le fait psychologique même de l'aliénation mentale.


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Suivant Bicliat (i), les rêves ne sont qu'un som- meil partiel , « une portion de la vie animale échappée à l'engourdissement où l'autre portion est plongée. » L'imagination , la mémoire , le juge- ment, restent en exercice , pendant que les sensa- tions, la perception, la locomotion, la voix, sont suspendues.

Il ne saurait répugner d'admettre que les condi- tions organiques dans lesquelles le sommeil place , à certains égards, l'imagination, la mémoire, le jugement , puissent se rencontrer , alors que les sens sont éveillés, que la locomotion, la voix, sont en exercice ; alors même que le jugement, la mé- moire , l'imagination, s'exercent régulièrement, c'est-à-dire de leur manière habituelle, en dehors

du cercle et des limites du rêve.

Cela est inadmissible, nous le savons, dans le sommeil naturel; le rêve cesse dès que l'esprit peut s'appliquer aux choses extérieures. Mais pour- quoi cela serait-il impossible, l'organe de la pensée subissant l'influence d'une cause autre que celle du sommeil, d'une cause analogue, mais plus forte, plus persistante que cette loi de la vie animale «qui enchaîne, dans ses fonctions, des temps d'in- termittence aux périodes d'activité ? »

Ces généralités posées, nous allons passer suc- cessivement en revue les phénomènes principaux,

(1 ) Recherches sur la vie et la mort.


— 44 — et, en quelque sorte, fondamentaux du délire.

Dans l'étude que nous nous proposons d'en faire, nous n'avons tenu aucun compte des diverses clas- sifications qui, jusqu'ici, ont été tentées avec plus ou moins de succès par quelques auteurs. Ce n'est pas que nous en contestions absolument l'utilité : au double point de vue de la symptomatologie et , en partie aussi, du traitement, elles sont indispen- sables. Pour bien saisir, étudier et comprendre un ensemble de phénomènes aussi complexe que celui des désordres intellectuels, il faut, de toute néces- sité, grouper entre eux ces phénomènes, suivant les analogies , les affinités plus ou moins nombreuses qu'ils présentent. Sur ce point, tout le monde est d'accord. On ne diffère que sur la nature des groupes, sur les causes qui doivent présider à leur formation.

D'autre part, il ne peut y avoir, non plus, qu'une opinion sur la légitimité des classifications; nous voulons parler, du moins, de celles qui sont géné- ralement reçues. Il existe parmi les aliénés des différences tellement tranchées, si nettes, si frap- pantes, qu'il est impossible de les confondre. Sous combien de rapports ne diffèrent pas entre eux les maniaques et les monomaniaques! Les uns et les autres tombant dans la démence, tout en conser- vant des caractères qui rappelleront leur état pri- mitif, n'offriront-ils pas de nouveaux symptômes qui seront les indices certains d'une nouvelle mo- dification mentale trop grave, trop profonde pour


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qu'on ne soil pas Ibrcé de les reléguer, désormais, dans une classe à part (i)?

Toutefois , en admettant l'utilité des classifica- lions, gardons-nous de l'exagérer, et n'oublions pas que, de l'aveu même des auteurs , les distinc- tions qu'elles établissent portent bien plutôt sur la forme que sur le fond du délire , sur sa nature

• ( I ) La classification qui a été tracée par Pinel et adoptée par Esquirol est à nos yeux la moins incomplète de toutes celles qui ont été proposées jusqu'ici. On y a apporté différentes modifica- tions , mais sans aucun résultat pratique; et, quoiqu'on ait fait, personne n'a pu substituer, ni dans le langage scientifique, ni dans le langage vulgaire , aucune expression nouvelle à celles désor- mais consacrées de manie, monomanie, clémence.

Tout récemment, M. le docteur de Lassiauve, mon collègue à Ihospice de Bicêtre, a émis sur ce sujet une opinion qui mérite d'être mentionnée. Suivant lui, a toute folie implique le dérange- ment des facultés intellectuelles ; mais ce dérangement est très divers, suivant, si l'on peut s'exprimer ainsi, qu'il est idiopathique ou symptomatique , qu'il prend sa source dans une modification morbide de l'intelligence même, ou est provoqué par les change- ments survenus dans les autres facultés: changements dont il est un des témoignages. » Dans le premier cas , le siège du mal est dans l'intellect proprement dit : c'est la folie intellectuelle. Dans le second , le foyer du délire est en dehors de l'intelligence ; il est exclusivement dans les facultés secondaires. De là les quatre caté- gories suivantes : 1" folie perceptive; S** folie morale; 3" folie af- fective: 4° folie icstinctive.

Il n'entre point dans mon sujet de discuter la valeur de ï£smi de classification des maladies mentales , que je viens de faire con- naître. Cela pourtant ne me dispense pas de rendre hommage au talent distingué avec lequel les idées théoriques sur lesquelles il repose ont été dévelopj^ées.


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extérieure et apparente, que sur sa nature essen- tielle et intrinsèque. N'oublions pas que, clans la pratique , une foule de malades présentent réunis et comme fondus les uns dans les autres , tous les caractères propres aux divers genres d'aliénation mentale. Les diverses formes qui expriment le ca- ractère générique de la folie « étant communes, dit Esquirol , à beaucoup d'afïections mentales d'o- rigine, de nature, de traitement, de terminaison bien différents, ne peuvent caractériser les espèces et les variétés qui se reproduisent avec des nuances infinies. L'aliénation peut affecter successivement et alternativement toutes ces formes ; la monoma- nie, la manie , la démence, s'alternent, se rempla- cent, se compliquent dans le cours d'une môme maladie chez un seul individu. C'est même ce qui a engagé quelques médecins à rejeter toute distinc- tion j et à n'admettre dans la folie qu'une seule et même maladie qui se masque sous des formes va- riées. »

Voulant nous soustraire au danger des idées pré- conçues, nous avons écarté de nos méditations tout ce que nous ont appris les auteurs relativement aux diverses formes du délire. Nous avons procédé analytiquement et étudié séparément les phéno- mènes fondamentaux dont l'existence est évidente et reconnue par tous. Nous ne nous sommes préoc- cupé ni de l'étendue, ni de la quantité, ni de la couleur des désordres de l'entendement, non plus que de leur origine purement intellectuelle, affec-


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tive, morale ou instinctive. Nous n'avons point voulu scinder l'action essentiellement une et indi- visible des facultés morales. Dans toutes ses mani- festations anormales, depuis la plus simple jusqu'à la plus compliquée, nous n'avons cessé devoir l'in- telligence tout entière.


CHAPITRE PREMIER.

Phénomènes ps^'cIiologi(|ues.


§ P"". — Modifications physiques.

Je dois, d'abord, appeler l'attention sur les mo- difications purement physiques qui j d'ordinaire, précèdent ou accompagnent les troubles intellec- tuels causés par le hachisch.

1° — A une dose encore faible, mais cependant capable de modifier profondément le moral , les ef- fets physiques sont nuls , ou du moins si peu sen- sibles que , certainement, ils passeraient inaperçus si celui qui doit les éprouver n'était pas sur ses gardes et n'épiait en quelque sorte leur arrivée. On pourra, peut-être, s'en faire une idée, en se


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rappelant ic senlimcnt de bieii-ètre, de douce ex- pansion que procure une lasse de café ou de llié prise à jeun.

qo — p^Y l'élévation de la dose , ce sentiment de- vient de plus en plus vif, vous pénètre et vous émeut davantage, comme s'il devenait surabondant et allait déborder. Une légère compression se fait sentir aux tempes et à la partie supérieure du crâne. La res- piration se ralentit, le pouls s'accélère, mais fai- blement. Une douce et tiède chaleur comparable à celle qu'on éprouve en se mettant au bain, pendant l'hiver, se répand par tout le corps, à l'exception des pieds, qui d'ordinaire se refroidissent. Les poi- gnets et les avant-bras semblent s'engourdir et de- venir plus pesants ; il arrive même qu'on les se- coue machinalement, comme pour les débarrasser du poids qui les presse. Alors aussi naissent , dans les extrémités inférieures principalement , ces sensa- tions vagues et indéfinies que caractérise si bien le nom qu'on leur a donné , des inquiétudes. C'est une sorte de frémissement musculaire sur lequel la vo- lonté n'a aucun pouvoir.

3" — Enfin , si la dose a été considérable , il n'est pas rare de voir survenir des phénomènes nerveux qui, sous beaucoup de rapports, ressemblent assez à des accidents choréiques. Des bouffées de chaleur vous montent à la tète, brusquement, par jets rapi- des , comme ceux de la vapeur qui s'échappe du tuyau d'une locomotive. Ainsi que je l'ai entendu dire plusieurs fois, le cerveau bouillonne et semble


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soulever la caloUe du crâne pour s'échapper. Cette sensation, qui cause toujours un peu de frayeur , quelque aguerri que Ton soit, a son analogue dans le bruit que l'on entend quand on a la tête plongée dans l'eau. Les éblouissements sont rares; je n'en ai jamais éprouvé. Les tintements d'oreilles, au contraire, sont fréquents. — On éprouve parfois de l'anxiété, une sorte d'angoisse, un sentiment de constriction à l'épigastre. Après le cerveau, c'est vers cette région que les effets du hachisch parais- sent avoir le plus de retentissement. Un jeune mé- decin disait qu'il croyait voir circuler le fluide nerveux dans les rameaux du plexus solaire. Les battements du cœur paraissent avoir une ampleur <it une sonorité inaccoutumée. Mais si on porte la main dans la région précordiale , on s'assure faci- lement que le cœur ne bat ni plus vite ni plus fort qu'à l'ordinaire. ^ — Les spasmes des membres ac- quièrent parfois une grande énergie sans devenir jamais de véritables convulsions. L'action des mus- cles fléchisseurs prédomine. Si l'on se couche, ainsi qu'on en éprouve presque toujours le besoin, involontairement les jambes se fléchissent sur les cuisses , les avant-bras sur les bras ; ceux-ci se rap- prochent des parties latérales de la poitrine; la tête, en s'inclinant, s'enfonce entre les épaules; l'éner- gique contraction des pectoraux s'oppose à la dila- tation du thorax et arrête la respiration .. Ces sym- ptômes n'ont qu'une durée passagère. Ils cessent brusquement pour reparaître tout à coup, après des

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intervalles d'un calme parfait de quelques secondes d'abord , puis de quelques minutes , d'une demi- heure, d'une heure.... , suivant qu'on s'éloigne da- vantage du moment de leur apparition. Les muscles de la face , ceux de la mâchoire surtout , peuvent être pris également de mouvements spasmodiques ; j'ai éprouvé , une fois , un véritable trismus , ou au moins quelque chose d'analogue ; — les mains semblent se contracter d'elles-mêmes pour saisir et serrer fortement les objets.

Tels sont , ou à peu près^, les désordres physiques causés par le hachisch , depuis les plus faibles jusqu'aux plus intenses. On voit qu'ils se rapportent tous au système nerveux. Nous l'avons déjà dit, ils se développent beaucoup plus tardivement que les troubles inlellectuels (i); et ces facultés peuvent être profondement modifiées sans que l'éveil ait encore été , pour ainsi dire , donné à la sensibilité organique. On dirait que l'agent modificateur , à la manière dés affections morales, s'adresse directe- ment, et sans l'intermédiaire des organes , aux fa- cultés de l'âme.

N'est-ce pas ainsi que , le plus souvent, la folie éclate, sans que ceux qui en sont atteints aient été avertis par aucun dérangement appréciable de l'or-


(1) Ceux qui ont l'habitude du hachisch savent très bien les éviter. Cela est facile en graduant la dose, et l'on peut toujours s'i- nitier aux merveilles de la fantasia sans acheter ce plaisir au prix d'aucun trouble nerveux désagréable.


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ganisme ; sans que le médecin puisse la rattacher à aucun trouble matériel? C'est là un premier point de similitude des effets du hachisch avec l'aliéna- tion mentale. La cause est évidente , mais l'origine demeure inconnue. N'est-ce pas , d'ailleurs , ce qui arrive le plus souvent, lorsque cette cause, quelle qu'elle soit, agit directement, immédiatement, sur l'organe intellectuel? Nous verrons encore, par la suite, que lorsque l'action du hachisch se révèle par des troubles organiques comme ceux que nous signa- lions tout-à-l'heure, se 7natérialise ipour ainsi dire, nous verrons, dis-je, que ses effets ont la plus com- plète analogie avec ceux dont rendent compte les aliénés qui ont pu étudier et suivre , dès l'origine , le développement de leur maladie. Aliénés et man- geurs de hachisch s'expriment de même quand ils veulent faire comprendre ce qu'ils ont éprouvé ; on dirait que les uns et les autres ont été sous Finfluence de la même cause morbide.


§ II. — Premier phénomène : Sentiment de bonheur.

Je disais dans le mémoire que j'ai déjà cité : « A une certaine période de l'intoxication, alors qu'une effervescence incroyable s'empare de toutes les facultés morales , un phénomène psychique se manifeste, le plus curieux de tous , peut-être, et que je désespère de pouvoir caractériser convena- blement : c'est un sentiment de bien-être physique


et moral, de contentement intérieur, de joie in- time, bien-être, contentement , joie indéfinissable que vous cherchez vainement à comprendre, à analyser, dont vous ne pouvez saisir la cause. Vous vous sentez heureux , vous le dites, vous le procla- mez avec exaltation , vous cherchez à l'exprimer par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, vous le répétez à satiété ; mais pour dire comment, en quoi vous êtes heureux , les mots vous man- quent pour l'exprimer, pour vous en rendre compte à vous-même. Me trouvant un jour dans cette situation , et désespérant de pouvoir me faire comprendre par des mots, je poussais des cris, ou plutôt de véritables hurlements. Insensiblement, à ce bonheur si agité, nerveux, qui ébranle convulsi- vement toute votre sensibilité, succède un doux sen- timent de lassitude physique et morale , une sorte d'apathie, d'insouciance, un calme complet, ab- solu, auquel votre esprit se laisse aller avec délices. Il semble que rien ne saurait porter atteinte à cette tranquillité d'âme, que vous êtes inaccessi- ble à toute affection triste. Je doute que la nou- velle la plus fâcheuse puisse vous tirer de cet état de béatitude imaginaire, dont il est vraiment impossible de se faire une idée si on ne l'a pas éprouvé. >^

Je viens d'essayer de donner une idée des jouis- sances que procure le hachisch. Je me hâte de faire remarquer que je ne les ai présentées ici qu'à l'é- tat brut, pour ainsi dire , et dans leur plus simple


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expression. 11 dépendra des circonstances exté- rieures, en les dirigeant vers un but déterminé, et en les concentrant en un foyer unique, de leur don- ner encore plus d'intensité. On conçoit tout ce que la réalité peut y ajouter, et quel puissant aliment elles trouveront dans les impressions venues du de- hors , dans l'excitation directe des sens , ou l'exal- tation des passions par des causes naturelles. C'est alors que, prenant un corps, une forme, elles arri- veront jusqu'au délire. Cette disposition d'esprit , jointe à une autre dont nous parlerons tout-à- riieure, telle était, selon nous , la source féconde où les fanatiques habitants du Liban puisaient ce bonheur, ces ineffables délices , en échange des- quels ils donnaient si facilement leur vie.

Une remarque ici est nécessaire pour faire bien comprendre ce que nous venons de dire. C'est réellement du bonheur que donne le hachisch , et par là j'entends des jouissances toutes morales et nullement sensuelles , comme on serait peut-être tenté de le croire. Cela est fort curieux, assuré- ment! et l'on pourrait en tirer de bien singulières conséquences; celle-ci, entre autres: Que toute joie, tout contentement, alors même que la cause en est exclusivement morale, que nos jouissances les plus dégagées de la matière, les plus spirituali- sées , les plus idéales, pourraient bien n'être en réalité que des sensations purement physiques , développées au sein des organes , exactement comme celles que procure le hachisch. Au moins ,


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si l'on s'en rapporte à ce que l'on sent intérieure- ment, il n'y a aucune distinction à faire entre ces deux ordres de sensations , malgré la diversité des causes auxquelles elles se rattachent ; car le man- geur de hachisch est heureux, non pas à la manière du gourmand, de l'homme affamé qui satisfait son appétit, ou bien du voluptueux qui contente ses désirs , mais de celui qui apprend une nouvelle qui le comble de joie , de l'avare comptant ses trésors , du joueur que le sort favorise, de l'ambitieux que le succès enivre , etc.

Au reste , si nous avons fait les remarques qui précèdent , ce n'est pas dans le but de soulever une question psychologique. Nous racontons , tout sim- plement, et nous n'avons d'autre prétention que celle d'être l'iiistorien fidèle et exact de nos sensa- tions. En second lieu, c'est q^e nous avons vu dans les phénomènes que nous décrivions tout-à-l'heure , un tableau frappant de ce qui se passe si fréquem- ment au début de la folie : nous voulons parler de ces impressions de bonheur, de joie intime (je ne saurais employer d'expressions plus convenables que celles dont je me suis servi pour caractériser ' les effets du hachisch ), dans lesquelles les malades puisent tant d'espoir, tant de confiance dans l'ave- nir, et qui ne sont , hélas ! que les symptômes pré- curseurs du plus violent délire. — La perte d'une brillante fortune , des chagrins sans nombre, jettent madame de.... dans un état d'hypochondrie pro- fond. Cet état durait depuis plusieurs années,


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lorsque la malade a été placée dans notre établis- sement. Sauf quelques amendements passagers, il était resté toujours le même , lorsque , il y a quel- ques jours , madame vient à ressentir dans tout son être moral une modification profonde qui lui inspire un vif contentement et lui fait voir l'avenir désormais sous les plus riantes couleurs. Ses espé- rances égalent l'abattement dont elle sort à peine etoii elle était plongée depuis des années. Son vi- sage est rayonnant, une légère teinte rosée a rem- placé sa pâleur habituelle, la joie de son âme semble s'échapper par éclairs, de ses yeux vifs et animés : « Je ne sais ce qui se passe en moi , me disait cette dame , mais je dois rendre grâces à Dieu et à vous, moucher docteur, car je sens intime- ment que je suis arrivée au terme de ma maladie et de tous mes maux. Me voilà enfin délivrée de. ces souffrances atroces , incroyables , dont je vous ai si souvent entretenu. Plus de craintes , plus de ter- reurs, plus de damnations, plus d'enfer; je me trouve enfin ce que j'étais autrefois , je puis encore être heureuse, je saurai me faire à ma situation ; vous voyez que je suis devenue raisonnable, et que

j'ai su profiter de vos bons conseils » Quelques

jours sont à peine écoulés, et cette intéressante malade était en proie à un délire maniaque extrê- mement intense.

Voici encore ce que me disait , tout récemment , une autre jeune femme d'un esprit fin et observa- teur, convalescente d'une manie , suite de couches:


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f< Dix-scpl jours après mon accouchement , qui , du reste, fut on ne peut plus heureux, j'éprouvai quelque chose de fort extraordinaire: il me sem- blait que ma télé était agitée d'un mouvement de rotation sur elle-même, et, en même temps, que mon cerveau se dilatait. Je savais parfaitement que c'était une illusion ; cependant je ne pouvais m'em pêcher de regarder dans une glace pour bien m'as- surer si mon visage n'était pas comme sens devant derrière. J'éprouvais aussi, et cela était bien réel, de légères secousses dans la tête, et dans le cou , quelque chose de semblable au torticolis. Dans la nuit, je m'éveillai avec un sentiment de bien-être indicible. Je me sentais heureuse comme jamais je ne l'avais été. Mon bonheur , ma joie, me débor- daient, pour ainsi dire, et j'avais besoin d'en dé- verser une partie sur tout ce qui m'entourait. J'at- tendis le jour avec impatience pour annoncer cette bonne nouvelle. J étais d'une gaieté folle ; je voulais embrasser tout le monde, jusqu'à mes domesti- ques, etc., etc » J'aurai occasion de revenir

sur l'état de cette malade, dont je possède un cu- rieux manuscrit oii sont détaillées toutes les sen- sations qu'elle éprouva dans le cours de sa maladie. « Un négociant, ditEsquirol, âgé de quarante cinq ans, éprouve une banqueroute qui le gêne momen- tanément, sans altérer sa fortune ; le même jour son caractère change; il est plus gai qu'à rordinaire, se rit de ce contre-temps, se félicitant d'avoir appris à mieux connaître les hommes; il forme des projets


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incompaliblos avec sa fortune et ses affaires. Huit jours se passent dans un état de joie, de satisfaction^ d'activité qui fait craindre une maladie grave, dont M... lui-même a le pressentiment. Après cette épo- que, des événements politiques, qui sont parfaite- ment étrangers à ses intérêts, mais qui blessent les opinions de M..., le plongent dans un délire mélan- colique dont rien n'a pu le tirer. »

Le phénomène dont il est question se fait princi- palement remarquer au début de la folie qui se complique d'une lésion générale des mouvements. Cherchant cà nous rendre compte des idées de gran- deur, de richesse, qui caractérisent, comme on sait, ce genre de maladie, nous nous exprimions ainsi qu'il suit, dans un autre travail publié en 1840, dans le journal VEscidape (De la folie raisonnante) : « En même temps que le jeu des facultés semble de- venir plus facile, la sensibilité plus excitable, le ju- gement plus hardi et plus prompt, que les idées, plus abondantes et plus neuves, semblent couler de source, il est manifeste que l'individu éprouve iin bien-être intérieur qui fait son âme s'épanouir et la dispose éminemment à recevoir, à embrasser avec ardeur les idées propres à caresser ses passions vaniteuses , à agacer ses désirs déjà rendus plus irritables par le fait seul de l'excitation. »

Les faits que nous venons de citer suffiront, je pense, pour en rappeler une foule d'autres sem- blables à ceux de nos lecteurs qui ont vu des alié- nés , et nous dispensent d'en rapporter un plus


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grand nombre. Cependant nous jugeons utile de faire encore une réflexion.

Ces faits, d'une très haute importance à notre point de vue, ont à peine fixé, ou plutôt n'ont ja- mais fixé l'attention des observateurs. Ils n'ont de valeur que par leur fréquence ,, j'ai presque dit leur généralité, et c'est à peine s'ils ont été notés dans quelques cas de délire maniaque. Cependant nous avons la conviction (et cette conviction s'appuie sur l'aveu précis d'un grand nombre de malades inter- rogés par nous) que le phénomène en question marque presque toujours l'invasion du délire , général ou partiel , gai ou triste; nous n'en excep- tons que les cas où cette invasion est tellement brusque qu'elle échappe à toute conscience. Il s'en faut, assurément, qu'il soit toujours facile de le découvrir. Si peu de malades sont en état de bien rendre compte de ce qu'ils éprouvent, de remonter par le souvenir aux premiers symptômes insidieux, plus faits d'ailleurs pour endormir que pour éveil- ler leur attention, il s'en rencontre, pourtant, et ceux-là manquent rarement de confirmer parleur dire ce que nous avancions tout-à-l'heure.

Nous n'ajouterons plus qu'un mot en fermant ce paragraphe :

Un des effets du hachisch, qui généralement ren- contre le plus d'incrédules , c'est précisément celui sur lequel nous venons d'insister avec quelques dé- tails ; c'est cet état de béatitude , de bonheur ima-


-^ 59 — ginaire, dont la réalité la plus séduisante n'est pas même l'ombre.

Et cependant nous le voyons se reproduire sous rinfluence des causes si nombreuses et si variées qui amènent le désordre de nos facultés morales ! Sous ce rapport, fou et mangeur de hachisch, ou hachache, comme disent les Arabes, ont une par- faite ressemblance.


§ ni. — Deuxième phénomène : Excitation , dissociation des idées , etc.


Quand un écrivain assiste à la représentation d'un drame ou de toute autre pièce scénique dont il est l'auteur, ses inquiétudes , son attente anxieuse, se concentrent sur certaine partie de son œuvre, à la- quelle le succès est attaché , parce qu'elle est la pierre angulaire de l'édifice. C'est le cas où nous nous trouvons , au moment de rendre compte du phénomène psychologique qui fait le sujet de ce paragraphe. Nous savons tous ce qu'il faudrait de talent pour le décrire; mais nous ne pouvons non plus nous dissimuler que , quoi que nous fassions, nous serons toujours au-dessous de la haute im- portance qui s'y rattache. Ce phénomène, en effet, est comme le point culminant ou central auquel se relient presque toutes les parties do ce travail. C'est le fait primordial que nous avons annoncé en


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commençant, et qui est la source nécessaire, es- sentielle , de tout désordre de l'intellect.

La cause la plus légère peut troubler l'exercice de nos facultés intellectuelles ; et Pascal a dit quel- que part que le vol d'une mouche suffisait pour dé- ranger les plus profondes combinaisons du génie. Dans l'état régulier ou normal , lorsque nous vou- lons penser à quelque chose , méditer sur un sujet, c'est-à-direTenvisager sous ses divers points de vue, il arrive presque toujours que nous en sommes distraits par quelque idée étrangère. Mais cet te idée ne fait que traverser notre esprit, sans laisser de traces , ou bien il nous est facile de l'écarter, et la série de nos pensées n'est point interrompue.

Un des premiers effets appréciables de l'action duhachisch, c'est l'afTaiblissement gradué, de plus en plus sensible du pouvoir que nous avons de di- riger nos pensées à notre guise, là où nous voulons et comme nous voulons. Insensiblement nous nous sentons débordés par des idées étrangères au sujet sur lequel nous voulons fixer notre attention. Ces idées , que la volonté n'a point évoquées, qui sur- gissent dans votre esprit, on ne sait ni pourquoi ni comment , qui viennent on ne sait d'où , deviennent de plus en plus nombreuses, plus vives, plus sai- sissantes. Bientôton y prête plus d'attention; on les suit dans leurs associations les plus bizarres , dans leurs créations les plus impossibles et les plus fan- tastiques Si, par un effort de votre volonté,

vous reprenez le fil interrompu de vos idées , celles


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que vous venez d'écarter retentiront encore dans votre esprit, mais comme dans un passé déjà éloigné, avec la forme fugitive , vaporeuse, des rêves d'une nuit agitée.

En poursuivant nos recherches , à chaque instant j'aurai occasion de ramener l'attention du lecteur sur le fait psychologique que je viens de signaler. Je dois me contenter d'insister sur les expressions dont je me suis servi pour le caractériser.

Ces idées, en effet, ou plutôt ces séries d'idées auxquelles vous vous laissez aller par moments , sont hien des rêves , de véritables rêves , si vous en croyez du moins le sens intime, qui ne saurait ab- solument faire la moindre distinction entre ceux-ci et ceux que procure le sommeil naturel. Les uns et les autres vous arrivent de la même manière , et, pour ainsi dire, par la même porte, celle du sommeil.

A ce propos , et à l'appui de cette opinion , je rap- pellerai que Cabanis ne faisait aucune différence entre le sommeil artificiel et le sommeil naturel; que, pour lui, assoupissement et sommeil étaient synonymes. C'est, disait-il, le reflux des puissances nerveuses vers leur source, ou la concentration des principes vivants les plus actifs qui les constitue et les caractérise; soit qu'ils arrivent cf par le besoin du repos dans les extrémités sentantes et dans les organes moteurs , par la simple action périodique du cerveau, qui rappelle spontanément dans son sein le plus grand nombre des causes de mouvement... w,


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soit par l'application de Tair frais , l'audition d'un bruit monotone, le silence, l'obscurité, les bains tîèdes , les boissons rafraîchissantes , soit enfin par l'ingestion de « boissons fermentées, dont l'effet est d'exciter d'abord l'activité de l'organe pensant, et de troubler bientôt après ses fonctions , en rappe- lant dans son sein la plus grande partie des forces sensitives destinées aux extrémités nerveuses ; de narcotiques, qui paralysent immédiatement ces forces , et qui jettent encore en même temps un nuage plus ou moins épais sur les résultats intel- lectuels, par l'afflux extraordinaire du sang qu'ils déterminent à se porter vers le cerveau — »

Les inductions de la physiologie s'accordent donc avec l'observation intime pour reconnaître que le sommeil naturel et le sommeil provoqué artificiel- lement représentent une modification organique analogue, et dont les résultats intellectuels, pour me servir de l'expression de Cabanis, sont identiques.

Pour ramener la question sur ceux qui sont par- ticuliers au hachisch , nous ferons remarquer que les idées ou séries d'idées qui se constituent dans l'esprit à l'état de rêve, mêlant ainsi bizarrement l'idéal et la réalité , se rapportent bien plus au passé qu'au présent. Vous oubliez les choses qui , présentement, excitent le plus votre intérêt, et même remuent le plus vivement vos passions , ab- sorbent toute votre attention quand vous êtes dans votre état ordinaire , pour ne songer qu'à celles pour lesquelles il y a, en quelque sorte, prescrip-


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tion dans votre esprit. La mémoire est la source à laquelle les nouvelles idées s'alimentent, et la vivacité, l'éclat, la multiplicité des images et des tableaux excitent puissamment l'imagination qui les associe, et à son tour enfante de nouveaux pro- duits.

Nous vivons dans le présent par un acte de la volonté qui dirige notre attention vers des objets qui ont pour nous un intérêt actuel.

Par la mémoire, nous vivons dans le passé ; par elle nous pouvons, en quelque sorte, recommencer notre existence dès le point précis où elle a com- mencé avec la conscience de nous-mêmes.

Par l'imagination, nous vivons dans l'avenir; par elle nous pouvons nous créer un monde nou- veau et, si j'osais employer une expression dont la justesse excusera peut-être la barbarie, une nou- velle extériorité. Par elle, réagissant sur lui-même, le moi semble pouvoir se transformer, comme elle , modifie, change à son gré les choses, les personnes, les temps et les lieux.

L'action du hachisch venant à affaiblir la volonté, la puissance intellectuelle qui domine les idées, les associe, les relie entre elles, la mémoire et l'ima- gination prédominent , les choses présentes nous deviennent étrangères, nous sommes tout entiers aux choses du passé et de l'avenir.

La conscience apprécie diversement ces effets, suivant le degré de violence du trouble intellec- tuel soulevé par l'agent modificateur.


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Tant (|uc le désordre n'a pas dépassé cerlaiiies limites , on reconnaît facilement l'erreur où l'on est momentanément entraîné , non pas au mo- ment même où elle vous domine, ce qui implique- rait contradiction , au moins quant aux erreurs de l'intellect ou fausse conviction, mais immédiate- ment après que, rapide comme l'éclair, elle a tra- versé l'esprit. Il en résulte alors une succession non interrompue d'idées fausses et d'idées vraies, de rêves et de réalités , qui constitue une sorte d'état mixte de folie et de raison , et fait qu'un in- dividu peut être, sinon absolument parlant, du moins quant aux plus spécieuses apparences, fou et raisonnable tout à la fois.

Au fur et à mesure que le désordre des facultés augmente, que la tempête qui les agite et les remue sévit avec plus de violence, la conscience se sent elle-même entraînée par le tourbillon , et devient le jouet des rêves. Les moments lucides sont de plus en plus courts. L'activité intellectuelle semble se replier et se concentrer tout entière dans le cer- veau ; nous nous abandonnons sans réserve à nos sensations intérieures : no? yeux, nos oreilles n'ont cessé d'être ouverts, mais pour ne plus admettre que les impressions fournies par la mémoire ou l'imagination; enfin, pour rendre brièvement et fidèlement ma pensée, nous nous endormons en rêvant.

Mais alors, comme si la conscience ne pouvait jamais être éteinte complètement, voici ce qui ar- rive. . . Je me ferai mieux comprendre en rappe-


J


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lant un l'ait bien connu de ceux qui rêvent beau- coup. Sans cesser de dormir, nous avons quelque- fois conscience de nous-mêmes, nous savons que nous rêvons ; mieux que cela, lorsque le rêve nous plaît, nous craignons de nous éveiller, nous nous efforçons de prolonger le rêve, et lorsque nous sen- tons qu'il va finir, nous nous disons à nous-mêmes : Pourquoi tout cela n'est-il qu'un rêve? . . . C'est absolument l'état dans lequel se trouve celui qui éprouve Tinfluence du hachisch, dans son plus haut degré d'intensité.

Cependant, l'analogie que nous venons' de con- stater entre les rêves qui sont le résultat du som- meil naturel, et les modifications intellectuelles que détermine le hachisch, ne doivent pas nous faire oublier que ces derniers se distinguent par cer- tains caractères qui leur sont exclusivement pro- pres. Et d'abord, elles sont loin d'avoir jamais le décousu, l'incohérence des rêves ordinaires. Le reste de conscience et de volonté qui , comme nous le disions tout-à-l'heure, survit aux plus graves désordres, semble modérer la fougue de l'imagina- tion , et l'empêche de trop s'écarter de la réalité. En second lieu (nous ne saurions trop fixer l'at- tention sur ce fait), elles se bornent le plus sou- vent, c'est-à-dire lorsque l'action du hachisch est modérée, soit à des erreurs des sens ou de la sen- sibilité générale , soit à de fausses convictions , à une ou plusieurs idées extravagantes, etc. , sans que les facultés soient autrement altérées. Déplus, ces

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convictions, ces idées ne se rapportent pas toujours à des objets imaginaires ; le plus souvent elles tirent leur origine d'impressions venues du dehors, impressions réelles, mais mal interprétées, d'ap- parences plus ou moins spécieuses, véritables pro- duits de l'imagination, dont la source primitive est dans la vie réelle.

Avant de les soustraire complètement au monde extérieur , aux impressions qu'elles reçoivent du dehors, l'action du hachisch, s'exerçant sur toutes les facultés à la fois, se signale , ainsi que nous le disions dans le mémoire déjà cité, par un surcroît d'énergie intellectuelle, la vivactitédes souvenirs, une conception plus rapide , etc. Insensiblement elle arrive à produire dans la volonté , dans les instincts , un tel relâchement , que nous devenons le jouet des impressions les plus diverses. Le cours de nos idées peut être rompu par la cause la plus légère ; nous subissons les influences les plus opposées : nous tournons , comme on dit vulgaire- ment, à tout vent. Par un mot, par un geste, nos pensées peuvent être dirigées successivement sur une foule de sujets divers avec une rapidité , et, malgré cela, une lucidité qui tient du prodige. . . Un sentiment intime d'orgueil vous saisit, en rap- port avec l'exaltation croissante de vos facultés, dont vous sentez grandir l'énergie et la puissance. Il dépendra des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons placés , des objets qui frapperont nos yeux, des paroles qui arriveront à notre oreille,


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de faire naître en nous les plus vifs sentiments de gaieté ou de tristesse, d'exciter en nous les pas- sions les plus opposées et quelquefois avec une violence inaccoutumée; car de l'irritation on peut passer rapidement à la fureur, du mécontente- ment à la haine et à des désirs de vengeance, de l'amour le plus calme à la passion la plus em- portée. La crainte devient de la terreur, le cou- rage un emportement que rien n'arrête et qui semble ne pas voir le danger ; le doute, le soupçon le moins fondé peut devenir une certitude. L'esprit est sur la pente de l'exagération en toutes choses ; la plus légère impulsion manque rarement de l'en- traîner. Ceux qui font usage du hachisch, en Orient, lorsqu'ils veulent s'abandonner à l'ivresse de la fantasia, ont un soin extrême d'écarter d'eux tout ce qui pourrait tourner leur délire vers la mélancolie , exciter en eux autre chose que des sentiments doux et affectueux. Ils profitent de tous les moyens que les mœurs dissolues de l'Orient mettent à leur disposition. C'est au fond de leur harem, entourés de leurs femmes, sous le charme de la musique et des danses lascives exé- cutées par des aimées, qu'ils savourent l'enivrant datoamesc, et, la superstition aidant, eu voilà assez pour qu'ils soient transportés au sein des merveilles sans noQibre que le Prophète a rassemblées dans son paradis.

Présentement , nous ne ferons point application de ce qui vient d'être dit à l'aliénation mentale.


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Ct4(e application trouvera sa place lorsque nous entrerons dans les détails relatifs aux divers phé- nomènes qui découlent du faUjiriviordial dont nous venons de tracer un tableau succinct. Je dois me borner, pour le moment, à faire remarquer combien i',e tableau rappelle les symptômes du délire mania- que dans toutes ses nuances. Je ne me suis pas seu- lement observé moi-même ; j'ai vu plusieurs per- sonnes qui avaient pris du hachisch dans l'état d'excitation que j'ai décrit, et j'affirme qu'il était impossible d'établir la moindre différence entre eux et les malades que nous soignons dans nos mai- sons de santé.


§ IV. — Troisième phénomène : Erreur sur le temps

et l'espace.

Sous l'influence du hachisch, l'esprit peut tomber dans les plus étranges illusions relativement au temps et à l'espace. Le temps semble d'abord se traîner avec une lenteur qui désespère. Les minutes deviennent des heures, les heures des journées; bientôt, d'exagération en exagération, toute idée précise de durée nous échappe , le passé et le pré- sent se confondent. La rapidité avec laquelle se succèdent nos pensées, l'état de rêverie qui en est la suite , expliquent ce phénomène; car si le temps paraît plus long que s'il était mesuré par des hor- loges terrestres , ce sont les actions ou les faits ren-


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fermés clans cel inlervalle qui en reculent les li- mites par leur ampleur.

«Mahomet^ dil A. Delrieu , emporté soudaine- ment par les fantaisies d'une vision, culbute une jarre d'eau qui se trouvait près de lui ; la chute avait presque vidé le vase, dès le commencement du somnambulisme du Prophète ; il aperçut toutes les merveilles du ciel et de la terre, et lorsqu'il se retrouva dans la vie mondaine, l'eau de la jarre n'était pas encore complètement écoulée.»

Le temps et l'espace se mesurent par des points intermédiaires qui sont comme autant de jalons que la réflexion pose entre deux limites extrêmes, entre le point de. départ et le point d'arrivée. L'in- tervalle s'agrandit et peut acquérir des proportions indéflnies , en raison du nombre de ces jalons. Il faut que l'attention puisse se fixer d'abord sur un point, puis sur un autre pour les considérer, ensuite tous les deux à la fois.

J'étais encore assez peu familiarisé avec les effets du hachisch , lorsque un soir traversant le passage de l'Opéra , je fus frappé de la longueur du temps que je mettais pour arriver jusqu'au bout. J'avais fait quelques pas , au plus, qu'il me semblait qu'il y avait bien deux ou trois heures que j'étais là, Je fixai mon attention sur les personnes , qui étaient nombreuses, comme d'habitude; je remarquai très bien que les uns me dépassaient, tandis que j'en laissais d'autres derrière moi J'eus beau faire ,


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je ne pouvais me désabuser. J'eus beau hàler le pas, le temps n'en marcha pas plus vite.

II me semblait, en outre, que le passage était d'une longueur à ne pas finir, et que l'extrémité vers laquelle je me dirigeais s'éloignait à mesure que j'avançais. J'éprouvai plusieurs fois ce genre d'illusion en parcourant les boulevards. Vus à une certaine distance, les personnes et les choses m'ap- paraissent comme si je les eusse considérées par le gros bout d'une lunette d'approche.

Nous nous rappelons que M. Th. Gauthier, cher- chant à apprécier la durée d'un accès de hachisch, «calculait qu'elle avait été d'environ trois cents ans. Les sensations s'y succédèren t tellement nombreuses et pressées que l'appréciation réelle du temps était impossible. — L'accès passé, dit-il, je vis qu'il avait duré un quart d'heure. « 

Du phénomène que nous venons de décrire , nous pouvons rapprocher certaines idées extravagantes que l'on rencontre, parfois, chez les aliénés. On sait que quelques uns se croient âgés de cent, de mille ans. Il en est même qui se disent éternels.

La jeune dame dont j'ai parlé, page i4, dans les premiers jours de son exaltation maniaque, ne croyait plus avoir d'âge. Elle s'imaginait avoir vécu à toutes les époques historiques vers lesquelles sa mémoire la reportait. — « J'eus une mesurecolossale (je copie textuellement) ; auprès de Dieu etde moi, tout me parut petit, chétif et laid. Je reprochai à


— vi- eeux qui m'entouraient de m'avoir volé la mesure du temps ; pour moi , il n'en est plus, leur disais- je; mes jours et mes nuits s'écoulent comme des instants, trop rapides pour que je puisse mettre à exécution les vastes conceptions dont mon cerveau est plein. Je reniai ma mère, par cette raison que je ne pouvais avoir une mère plus jeune que moi, etc..» L'action du hachisch ne saurait déterminer des convictions aussi erronées que celles que nous venons de signaler. Avec la conscience de soi-même, on apprécie facilement l'illusion dont les aliénés sont nécessairement dupes , et on évite d'en tirer , comme eux, des conclusions plus ou moins extra- vagantes. Toutefois, n'oublions pas que la source de cette illusion est la même dans tous les cas, et qu'elle n'est autre que V excitation cérébrale.

§ V. — Quatrième phénomène : Développement de la sensibilité de l'ouïe ; influence de la musique.

Le sens de l'ouïe, comme tous les autres sens, est rendu extraordinairement impressionnable par l'ac- tion du hachisch. Je ne saurais mieux faire , pour endonner idée, que de citer les paroles dontM. Th. G*** se sert pour caractériser ce phénomène, malgré la poétique exagération dont elles sont empreintes et qu'il est inutile de relever; je cède au plaisir de

les citer une seconde fois. « Mon ouïe, dit-il ,

s'était prodigieusement développée; j'entendais le bruit des couleurs; des sons verts , rouges, bleus, jaunes, m'arrivaient par ondes parfaitement dis-


lincles. Un verre renversé, un craquement de fau- teuil, un mot prononcé bas, vibraient et retentis- saient en moi , comme des roulements de tonnerre; ma propre voix me semblait si forte que je n'osais parler de peur de renverser les murailles ou de me faire éclater comme une bombe ; plus de cinq cents pendules me chantaient l'heure de leurs voix flû- tées, cuivrées, argentines. Chaque objet effleuré rendait une note d'harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un océan de sonorité où flottaient , comme des îlots de lumière, quelques motifs de Lu- cia ou du Barbier. Jamais béatitude pareille ne m'i- nonda de ses effluves , etc....»

Il faut attribuer, en partie du moins, à ce déve- loppement excessif de la sensibilité de l'ouïe, la puissante influence qu'exerce la musique sur ceux qui ont pris du hachisch. C'est ici vraiment que les expressions manquent pour peindre les émo- tions de toute sorte que peut faire naître l'harmonie. La musique la plus grossière , les simples vibrations des cordes d'une harpe ou d'une guitare vous exaltent jusqu'au délire ou vous plongent dans une douce mélancolie. Suivant même la disposition d'es- prit où l'on se trouve, l'ébranlement moral se com- munique à l'organisme , les fibres musculaires et les fibres de l'âme vibrent à l'unisson, et il sur- vient de véritables mouvements choréiques ou hys- lériformes.

J'ai constaté ces effets sur plusieurs personnes. J'ai été témoin de leurs cris de joie, de leurs chants


el aussi de leurs larmes et de leurs lamentations , de leur profond abattement ou de leur folle gaieté , suivant le mode harmonique dont on frappait leurs oreilles. 11 y a plusieurs mois, V Expérience a publié un article dans lequel M. le docteur Carrière décrit avec l'esprit et la finesse d'observation qui le distin- guent, l'état d'exaltation où il avait vu plusieurs élèves en médecine auxquels j'avais fait prendre du ha- chisch. — «Un confrère, M. le docteur... , désireux de connaître par lui-même les effets du hachisch , avala quelques grammes de dawamesc. La dose était minime, aussi s'écoula t-il assez de temps sans que M... eût encore rien éprouvé d'extraordinaire. Cependant une voix de femme vient à se faire en- tendre. C'était celle d'une fille de service occupée à ranger des effets dans une chambre voisine de celle où nous nous trouvions. Cette voix n'avait rien de désagréable, mais c'est là tout féloge qu'on pouvait en faire. Néanmoins , notre confrère y prêle une vive attention ; bientôt il s'approche de la porte de la chambre d'où venaient les chants , colle son oreille contre le trou de la serrure , afin de ne pas perdre une seule note. 11 reste ainsi sous le charme pendant près d'une demi heure , et ne se retire que lorsque sa syrène en cornette et en sabots eut cessé de se faire entendre. M.... subissait à son insu l'in- fluence du hachisch, et tout en avouant que jamais musique n'avait fait sur lui semblable impression , il ne pouvait se persuader que le hachisch y fût pour rien. 11 ne changea d'opinion que beaucoup


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plus tard , alors que tonte action toxique fut éteinte.

Pour ce qui me regarde , j'essaierais vainement de faire comprendre à quel point la musique m'im- pressionne, dans les circonstances que nous venons de dire. Agréables ou désagréables, gaies ou tristes, les émotions qu'elle fait naître ne sont comparables qu'à celles qu'on éprouve en état de rêve. Il ne suffit pas de dire qu'elles sont plus vives que dans l'état ordinaire; leur nature est pour ainsi dire transformée, et ce n'est qu'en passant à l'état d'hal- lucination qu'elles atteignent toute leur énergie et peuvent déterminer de véritables paroxismes de plaisir ou de douleur. C'est qu'alors , à l'action immédiate et directe de l'harmonie , aux sensations propres à l'oreille, se joignent les émotions bien plus vives et bien plus variées , résultant des asso- ciations d'idées que fait naître la combinaison des sons.

Un jour^ j'avais pris une dose assez forte de hachisch. J'étais entouré d'amis intimes dont la bienveillance m'était connue. Je les avais priés de m'observer avec une scrupuleuse attention , de tenir fidèlement compte de mes paroles , de mes gestes , de l'expression de ma physionomie , etc. Je n'étais pas encore bien sûr de moi-même à cette époque, et je voulais, par le contrôle d'autrui, m'assurer de l'exactitude de mes propres observations. Arrivé à un degré assez haut d'excitation , et dans le but de modérer la fougue des idées et des sensations en leur donnant une direction unique, je priai une


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jeune dame, artiste d'une grande distinction, de se mettre au piano et de jouer quelque air triste et mélancolique. Ce fut la valse de Weber qu'elle choisit. Dès les premières notes de cet air si pro- fondément empreint de douleur, je sentis comme un frisson me parcourir tout le corps ; mon excita- lion tomba tout-à-coup, ou plutôt changea brus- quement de nature. Tout entière concentrée en moi , comme un feu intérieur, elle ne s'alimentait plus que d'idées tristes, de souvenirs affligeants, de tableaux plus lugubres les uns que les autres. Les physionomies de quelques unes des personnes qui m'entouraient reflétaient la teinte sinistre de mon imagination.... Ces personnes n'étaient que sérieuses; d'autres, qui riaient en me regardant, me semblaient faire des grimaces et me menacer ; elles m'inspiraient de l'effroi , et j'étais bien près de leur supposer des desseins hostiles à mon égard. Je fermai les yeux pour ne plus voir personne, je m'étendis sur un divan, je me recueillis de mon mieux pour être tout entier à mes impressions inté- rieures ; mais alors la tristesse, une sombre mélan- colie , je ne sais quelle anxiété pénible^ me gagnè- rent tellement que je sentais ma poitrine comprimée au point de suspendre ma respiration : mes larmes coulèrent en abondance , et si j'eusse été seul , j'au- rais poussé des cris. Je ne pus y tenir plus long- temps, et j'éprouvai le besoin de secouer tout cela comme un affreux cauchemar... La prière de Moise^ de l'opéra de ce nom, ramena peu à peu le calme


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dans mon âme. Il me semblait que ma poitrine élait débarrassée du poids qui 1 opprimait. J'éprouvais ce bien-être physique et moral que donne le réveil au sortir d'un mauvais rêve , ou que l'on goùle à la suite d'un accès de fièvre. Je n'avais pourtant pas été dupe un seul instant de mes illusions ; mais ces illusions avaient eu sur moi l'empire de la réalité même. J'écoutai avec ravissement ces accents reli- gieux qui éveillaient en moi des souvenirs que je croyais éteints depuis des années, de douces émo- tions, de celles que connaît seul le premier âge, et qu'étouffe si vite le doute et le scepticisme, dès nos premiers pas dans la vie réelle. Puis l'idée me vint d'aller m'agenouiller devant le piano, et là, dans l'attitude d'un profond recueillement, les yeux fer- més et les mains jointes, j'attendis que la musique cessât de se faire entendre. — Un instant après , je me levai comme réveillé en sursaut ; mes oreilles avaient été, tout-à-coup, frappées par des airs de valse et de contre-danse ; jetant les yeux autour de moi , je m'étonnai un instant de voir tout le monde tranquillement assis: — Vous ne dansez pas! vous pouvez écouter une pareille musique et rester en place , immobiles comme des statues !.... L'expres- sion élait exacte , — c'est justement l'effet que pro - duisaient sur moi toutes les personnes qui m'entou- raient, et dont quelques unes, par leur roideur et la fixité de leur regard , me rappelaient cette belle et effrayante automate qu'imagina Hoffman , telle que Natbanaël l'entrevit, un jour, inoccupée , les


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mains posées sur une petite table , et les yeux inva- riablement dirigés vers lui. Je n'étais point dupe de cette singulière illusion , je l'attribuai à l'état d'agitation auquel je me sentais de plus en plus en- traîné , et au contraste qui en résultait. 11 me sem- blait que des courants électriques me passaient par tous les meaibres , et les forçaient de se mouvoir en cadence. C'est comme si j'avais été piqué de la ta- rentule. Je priai une dame de valser avec moi (c'était la maîtresse de maison ). Je valsai pendant plus d'un quart d'heure, dans un état de demi-somnolence dont je rendrais difficilement compte, je sentais le parquet se dérober à chaque instant sous mes pas , durant un espace de temps que je ne pouvais me- surer. Il me semblait que ma volonté n'était pour rien dans le tournoiement rapide qui m'emportait, et que mon corps obéissait irrésistiblement aux im- pulsions sonores qui partaient du piano , comme le jouet de l'enfant se meut sous les coups de lanière dont il est frappé. Je ne manquai cependant pas une mesure, et j'échangeai quelques paroles avec la personne qui valsait avec moi.

Cet exercice quelque peu violent ne me causa pourtant pas le plus léger sentiment de fatigue; néanmoins il provoqua une transpiration abon- dante, et amena ainsi plus rapidement la fin de l'accès , dont la durée en tout fut de (piatre heures ou quatre heures et demie.

Pour expliquer les phénomènes que nous venons de décrire, évideunuent il ne sulfirait pas dédire


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que le hachisch excite , avive la sensibilité de rouie. Les causes en sont beaucoup plus compliquées, et méritent d'être examinées chacune en particulier.

L'action de la musique sur les facultés morales à l'état sain , et dégagées de toute influence étran- gère, peut être envisagée de deux manières dis- tinctes : r au point de vue purement physique, ou, si l'on veut, organique; 2° au point de vue intellec- tuel.

Nous aurons encore à l'envisager sous un troi- sième point de vue lorsque nous tiendrons compte des modifications apportées par le hachisch.

1° « La puissance, en quelque sorte générale, de la musique sur la nature vivante, dit Cabanis, prouve que les émotions propres à l'oreille sont loin de pouvoir être toutes ramenées à des sensa- tions perçues et comparées par l'organe pensant; il y a dans ces émotions quelque chose de plus di- rect. Les hommes dépourvus de toute culture ne sont pas moins avides de chants que ceux dont la vie sociale a rendu les organes plus sensibles et le goût plus fin. Sans parler de ce chantre ailé , dont le gosier brillant est sans doute, à cet égard , le chef-d'œuvre de la nature, un grand nombre d'es- pèces d'oiseaux remplissent l'air d'une agréable harmonie; plusieurs animaux domestiques et quel- ques races encore insoumises , paraissent entendre avec plaisir les chants de l'homme et les voix arti- ficielles des instruments qui résonnent sous ses mains. Il est des associations particulières de sons


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et même de simples accents qui s'emparent de toutes les facultés sensibles; qui, par l'action la plus immédiate, font naître à l'instant dans lame certains sentiments que les lois primitives de l'or- ganisation paraissent Jeur avoir subordonnés »

C'est cette action que nous avons appelée orga- nique, parce que, en effet , elle semble tout entière concentrée dans l'organe auquel les sons s'adressent directement. C'est une sensation, et rien de plus , et cette sensation n'a de retentissement ni dans l'intellect proprement dit, ni dans la mémoire, ni dans l'imagination. Les organes sont plus ou moins aptes à l'éprouver, suivant une disposition origi- nelle, ou bien acquise et développée accidentelle- ment. Cette disposition peut se rencontrer même chez les idiots. On connaît le goût que quelques uns de ces pauvres êtres manifestent pour la mu- sique. Cela n'est assurément pas aussi fréquent qu'on se l'est imaginé et qu'on s'est plu à le répé- ter dans ces derniers temps , où la musique, pour la cure radicale des maladies mentales , a été mise de mode; mais enfin cela se voit quelquefois. Au reste, le seul exercice d'une faculté quelconque est toujours accompagné de bien-être et d'une jouis- sance à laquelle nous finissons , il est vrai , par ne plus prendre garde, à cause de l'habitude, mais qui n'en est pas moins réelle et vive quand il y a eu arrêt momentané dans cette sensation et qu'elle vient à reprendre. On sait que le sourd de nais- sance , Honoré Trézel , les premiers jours qui suivi-


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relit le développement de son ouïe lurent pour lui des jours de ravissement. Tous les sons, les bruits mêmes lui causaient un plaisir ineffable, et il les recherchait avec avidité (Magendie).

La surexcitation que le hachisch cause à tout le système nerveux en général paraît se faire sentir plus particulièrement à la portion de ce système chargée de la perception des sons. Nous l'avons fait remarquer précédemment : l'ouïe acquiert une dé- licatesse , une sensibilité incroyables. Les sons retentissent jusque dans le centre épigastrique ; ils dilatent ou compriment la poitrine, accélèrent ou ralentissent les battements du cœur, remuent con- vulsivement tout le système musculaire , ou le jet- tent dans l'engourdissement.

2° Il est un autre mode d'action de l'harmonie auquel principalement il faut rapporter l'influence qu'elle exerce sur l'économie vivante. Les sons ont le pouvoir d'éveiller nos souvenirs, de provoquer certaines associations d'idées , qui , à leur tour, mettent en jeu nos affections. Dans ce cas , ils s'a- dressent bien plus à notre entendement , à notre imagination qu'à notre sensibilité. Pour sentir la musique, il faut la comprendre. N'est-ce pas à dire que les sons ne doivent pas être pour nous lettre morte; qu'à chacun d'eux, ou du moins aux diffé- rentes combinaisons raisonnées dans lesquelles ils entrent, il faut associer des idées? Là est tout le secret de la puissance de l'harmonie. Quelque belle que soit la musique d'un opéra que nous en-


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tendons pour la première fois, si les paroles n'ar- rivent pas jusqu'à nous, si nous ne les comprenons pas, si au moins nous ne saisissons pas les situa- tions, l'intention, la pensée des acteurs, nous ne pourrons être que médiocrement impressionnés. Ainsi de la musique instrumentale, qui n'arrivera jamais à exciter notre enthousiasme si nous ne pou- vons suivre la pensée du compositeur dans ses di- verses transformations harmonieuses. C'est en vain que vous ferez entendre les œuvres les plus remar- quables de nos grands artistes à des individus dont les habitudes , les mœurs politiques et religieuses , diffèrent essentiellement des nôtres ; vous les trou- verez indifférents , parce que ces œuvres leur par- leront une langue qui leur est étrangère et qu'ils ne comprennent pas, Jai été témoin de quelques tentatives de ce genre en Orient, au Caire, à Con- stantinople, où notre musique militaire avait été introduite depuis plusieurs années. Rien n'égalait la parfaite indifférence avec laquelle elle était écou- tée des Turcs et des Arabes , si ce n'est le plaisir extrême , l'avidité que montraient les mêmes indi- vidus à entendre les sons discordants d'une mau- vaise flûte et d'une espèce de tambour de basque en usage parmi eux. Suivant certaines circonstances relatives aux temps^ aux lieux, à la disposition de notre esprit , les plus simples mélodies, la musique la plus vulgaire, peuvent exercer sur nous une in- fluence qui tient du merveilleux, et dont l'imagi- nation fait tous les frais, il faut avoir passé quelques

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années loin de son pays, dans des contrées où rien ne rappelait l'image des personnes ou des choses parmi lesquelles on avait vécu, pour bien se rendre compte de la nature des impressions que peut faire naître l'harmonie. C'est alors que le plus mince ménétrier, exécutant des airs de la patrie absente, peut s'élever à toute la hauteur d'un Paganini. Évidemment l'harmonie n'a qu'une part bien mi- nime dans les émotions qui vous saisissent ; les souvenirs , le travail de l'imagination , font tout.

Maintenant , si Ton veut se rappeler ce que nous avons dit de l'exaltation delà mémoire et de l'ima- gination par le hachisch , l'influence de la musique sera expliquée déjà en partie. On concevra que des idées, des souvenirs de deuil et de mort s'allient tout aussitôt à des airs tristes et mélancoliques , des pensées de bonheur à des airs gais , des souve- nirs religieux à des airs religieux, etc.^ et que ces pensées , ces souvenirs exercent sur l'entendement une influence presque sans bornes. La réflexion étant anéantie , ou à peu près , l'âme s'abandonne tout entière et sans réserve à des impressions qui n'ont plus de contre-poids et que tout, au contraire, pousse à l'exagération.

3" — De la surexcitation de la mémoire et de l'i- magination , surexcitation assez vive pour ne laisser que très peu de place aux impressions extérieures, jointe à l'excitation générale de l'entendement, au trouble des idées, naît un état mental particulier sur lequel j'ai déjà appelé l'attention, et qui n'est


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autre que l'état de rêve. Cet état modifie les sen- sations produites par l'harmonie, de telle sorte que, bien que venues de l'extérieur, etayant leur origine, leur point de départ dans le monde réel, elles res- semblent à ces créaîions imaginaires que développe l'état de rêve. Elles prennent, en un mot, tous les caractères des faits psychologiques que l'on estcon- venu d'appeler hallucination. Nous verrons plus tard qu'un état pathologique des organes de l'en- tendement peut être la source de phénomènes de


ce genre.


De cette manière s'explique l'énergie des sensa- tions , le ravissement, l'espèce d'extase que fait éprouver la musique à ceux qui ont pris du hachisch. La surexcitation de la sensibilité spéciale de l'ouïe, de la mémoire et de l'imagination , sur laquelle nous avons dit quelques mots en commençant cet article, serait impuissante à en rendre compte, si elle n était, en quelque sorte, secondée par la mo- dification mentale dont il a été question en dernier lieu. C'est là un fait d'observation intérieure que , du reste , on comprendra l'acilemenî si l'on se rap- pelle que les sensations et les émotions propres à l'état de rêve arrivent parfois à un si haut degré d'intensité et de puissance que rien dans la vie réelle ne saurait leur être comparé.

L'étrange influence qu'exerce la musique sur les facultés mentales lorsqu'elles ont été préalablement modifiées par Faction du hachisch , appelle natu- rellement notre attention sur une question qui ,


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bien souvenl, a préoccupé les médecins d'aliénés. A toutes les époques, on a essayé d'agir sur le moral des fous par la musique. On a échoué; mais les insuccès n'ont jamais profité qu'à ceux qui avaient tenté les expériences. On a fait de nouvelles tenta- tives , toujours en se promettant monts et mer- veilles d'un moyen thérapeutique que l'on veut trouver bon quand même , et qui semble hors d'at- teinte de toute espèce de déconsidération (i).

La musique, pour l'homme sain d'esprit, est une source féconde d'émotions; cela est incontestable. Mais en est-il ainsi lorsque nos facultés morales sont lésées? C'est là une question qu'il importait de vider tout d'abord , et à laquelle cependant personne ne paraît avoir songé !... Il en est une autre également importante , et qui n'a guère moins été négligée que la précédente , que personne ne s'est faite, celle-ci : S'il se rencontre des aliénés susceptibles d'être impressionnés par la musique , de quel genre de délire sont-ils atteints? à quelle

(l) Noire opinion sur ce sujet ressortira des quelques considé- rations dans lesquelles nous allons entrer : mais si nous devions l'exprimer dès à présent dans toute sa franchise et sa naïveté , nous ne pourrions mieux faire que de répéter ces paroles d'un écrivain moderne : « La musique, comme moyen curatif, ne réussit guère qu"à l'Opéra-Comique. Là, on guérit la folie avec une ro- mance, la fièvre avec un solo de flûle, le choléra-morbus avec un air varié de trombone: c'est fort ingénieux. — Mais nous avons maudit souvent la harpe de David et l'hypochondrie de Saiil, qui ont manifestement produit toutes ces billevesées. »


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classe de malades appartiennent-ils?.... C'était, à notre sens , procéder d'une manière bien peu ra - tionnelle que d'appliquer un remède avant de con- naître son mode d'action, ou même de savoir s'il était doué d'une action quelconque. En agissant ainsi, dans l'immense majorité des cas, selon nous, on a parlé à des sourds. Le sens et la longueur des discours, les formes oratoires ont pu varier > mais on ne s'en est pas moins adressé à des individus qui ne vous comprenaient pas, par la raison que la nature les a privés de la faculté de vous entendre. En outre , dans un petit nombre de cas, on n'a fait que fournir un nouvel aliment à l'excitation qu'on voulait calmer. Voici les faits sur lesquels nous ap- puyons ces deux propositions :

1° Les aliénés sur lesquels la musique exerce une influence réelle (bonne ou mauvaise , la ques- tion n'est pas là , pour le moment) sont excessive- ment rares. Je n'entends parler ici que des aliénés curables , depuis ceux qui oiïrent le plus de chances de guérison jusqu'à ceux qui en offrent le moins. Je fais abstraction des déments, qui, malheureuse- ment, sont partout si fort en majorité. Restent les aliénés atteints de délire partiel et les maniaques. En vain nous chercherons, parmi les premiers, des individus accessibles aux impressions musicales. Nous n'en rencontrerons que parmi les maniaques, et encore parmi ceux-là seulement dont le délire ne dépasse pas la simple excitation.

Pour donner à notre pensée toute la portée qu'elle


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doit avoir, nous ajouterons que nous n'entendons pas parler seulement de l'excitation propre à l'état de manie, mais encore de celle qui survient parfois dans le cours d'une maladie mentale à forme par- tielle , et même aussi, quoique beaucoup plus rare- ment, dans la démence ; mais ce cas est loin d'être commun , et je ne le mentionne que par crainte d'être inexact.

  • ^ C'est une remarque à faire que, parmi les alié-

nés, ceux-là seulement sont susceptibles d'être im- pressionnés plus ou moins vivement par la musique, qui, par l'état de leur esprit, ont le plus de ressem- blance avec les individus qui ont pris du hacliisch.

Depuis quelques années ^ comme chacun sait , on fait beaucoup de musique à l'hospice de Bicêtre. Plusieurs fois la semaine, cinq ou six cents aliénés assistent à de grands concerts, auxquels quelques uns d'entre eux, quand ils ont le bonheur d'avoir recouvré la santé , prennent quelquefois part , et dont les principaux acteurs sont recrutés parmi les épileptiques non aliénés, et parmi les vieillards dits reposants, qui , eux , sont chargés de la parlio instrumentale.

Grâce au choix judicieux des morceaux qui composent le répertoire , et, par-dessus tout, au zèle infatigable d'un jeune professeur (M. F. Ron- ger, ancien élève de Wilhem) dont le talent distin- gué mériterait de briller sur un autre théâtre , ces concerts sont loin d'être aussi défectueux qu'on pourrait le penser, et la musique qu'on y exécute


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est laite pour impre ssionner vivement le genre d'auditeurs aux oreilles desquels elle s'adresse. Voyons donc le résuliat, et, pour en juger par nos propres yeux, entrons dans la salle destinée aux concerts, et oii retentissent, en ce moment, des airs de Gluck et de Lnlly, avec accompagnement d'orgue expressif, de violons, violoncelles, flûtes, etc. L'assistance est divisée en deux parties, qu'il est im- portant de ne pas confondre. La première, la pins nombreuse, se compose des simples auditeurs; la seconde, en tête de laquelle vous voyez l'orgue ex- pressif tenu par le professeur de chant et la double file d'instrumentistes , ne compte dans ses rangs que des exécutants. Maintenant fixons notre atten- tion sur toutes ces physionomies, dont l'âge, la na- ture de la maladie, la couleur des idées dominantes, varient si étonnamment les caractères. Seulement^ passoîis les deux ou trois premiers rangs des exécu- tants ; il n'y a là que desépileptiques , nous n'avons point affaire à ces malades. N'êtes-vons point frappé de l'immobilité de' tous ces visages . de l'imiiassi- bilité évidente, de Tindifférence complète avec laquelle îous ces individus que vous avez sous les yeux, écoutent, je devrais plutôt dire entendent la musique que Ton fait à leur intention, et dont les modes habilement variés s'adressent pourtant aux différentes situations de leur esprit? Quoi ! le chant môme de la Parisienne et les roulements des tam- bours ne sauraient les émouvoir ! Ne les perdez pas de vue un seul instant et dites-moi , en conscience ,


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si vous pouvez saisir, quelque passager qu'il soit, le moindre signe qui révèle la puissance de l'har- monie sur ces pauvres cerveaux désorganisés ; si vous vous apercevez que ce lypémaniaque que vous voyez là-bas dans ce coin obscur, les yeux fixés vers le sol., le coude appuyé sur ses jambes entrecroi- sées et la moitié du visage caché dans la paume de la main , semblable au pensieroso de Michel -Angelo , si ce lypémaniaque, dis-je, a fait trêve une seule minute aux idées noires qui le préoccupent ; si cet autre, tout bouffi d'orgueil et plein d'idées de gran- deur, a cessé de tenir la tête haute et de jeter au- tour de lui des regards de dédain et de mépris; si ce jeune maniaque dont l'état incline vers la chro- nicité, a cessé un seul instant de marmotter entre ses dents , portant de droite et de gauche ses re- gards incertains, et gesticulant sans cessede manière à importuner ses voisins. Je n'appelle pas votre attention sur cette foule de visages sans expression , masques de chair, dont l'intelligence s'est retirée. Ce sont de pauvres malades en démence , et ils ne sont là que pour faire nombre. Il en est cependant quelques uns parmi eux qui écoutent avec une certaine attention ; vous les voyez même sourire lorsque la musique éclate avec force, et que le rinforzando est à son plus haut degré. Mais qu'est-ce que cela prouve? que des individus en démence sont encore susceptibles d'émotions: qui en a ja- mais douté? Avez-vous pour cela la prétention de les guérir avec de la musique? vous n'y avez jamais


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soii^é. Qu'un pauvre démeut écoute votre musique avec plaisir, avec passion, si vous voulez; qu'il en fasse par lui-même, et d'assez bonne, comme cela se voit assez souvent; tant mieux pour lui, assurément; ce sont autant de douces distractions qui allègent son infortune, mais qui ne sauraient, enfin , l'arracher à son incurabilité. Nulle harmo- nie , nul maestro , qu'il s'appelle Mozart , Beetho- ven ou Rossini, ne sauraient rendre l'inlelligence à celui qui l'a perdue. Je concevrais encore la possi- bilité d'utiliser l'inlluence de l'harmonie, tant que les facultés ne sont pas affaiblies, dégradées, de rétablir, comme c'était l'avis des pythagoriciens et du philosophe de Genève, « l'harmonie intellec- tuelle par l'harmonie sensuelle»; mais nous avons fait voir que les aliénés qui se trouvaient dans ce cas, les fous à idées fixes, étaient, par la nature du délire auquel ils sont en proie, complètement soustraits à cette influence.

Il est une autre classe d'aliénés, cependant, qui se trouvent dans le même cas, c'est-à-dire dont les facultés, loin d'être affaiblies, sont au contraire plus ou moins exaltées, et dont quelques uns peuvent être impressionnés de la manière la plus énergique par le môme moyen que nous avons vu échouer sur les malades livrés à des idées fixes; ce sont les maniaques à l'état de simple excitation. Nous avons déjà exprimé cette opinion, et je ne la rappelle ici que pour arriver aux faits sur lesquels elle est fondée. Ces faits sont en bien petit nombre.


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Deux seulement, dans l'espace de quatre années , ont pu être observés par nous. îls sont relatifs à deux maniaques du service de M. le docteur Voisin, mon honorable collègue. L'un d'eux était atteint de paralysie générale, avec idées de grandeur, de force, de puissance, etc. Son état habituel était une vive excitation, qui n'allait jamais jusqu'à la fureur, et une gaieté inaltérable. L'autre, dont nous avons rapporté l'observation a la fin de ce travail , était également dans un état d'excitation habituel, avec idées ambitieuses, mais sans paralysie. Chez ces deux malades, le premier surtout, nous avons pu constater, à diverses reprises, une impressionna- bilité vraiment extraordinaire, et dont l'action du hachisch nous a seule fourni quelques exemples. A peine les premiers chants venaient à frapper son oreille, que L*** se levait précipitamment du banc sur lequel il était assis, s'avançait au milieu de la salle, et là se livrait à une mimique en rapport avec la nature de la musique qui s'exécutait. Son visage extrêmement mobile, les yeux tantôt animés, tantôt abattus ou pleins de larmes, les gestes, les attitudes variées de son corps paraissaient exprimer vivement les émotions de son âme. Rien ne pour- rait peindre l'énergie de sa pantomime, lorsqu'un chant guerrier se faisait entendre. C'était un soldat intrépide marchant à l'attaque d'une colonne enne- mie, la baïonnette en avant, ou bien un cavalier monté sur un cheval fougueux, s'escrimant à droite et à gauche , repoussant de son sabre les ennemis


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qui l'environnaient . . Toute cette ardeur , toute cette fougue tombait immédiatement lorsque les chants cessaient, et s'ils reprenaient sur un mode mélancolique, une expression indicible de tristesse, de. découragement , de douleur, assombrissait son regard, semblait enchaîner tous ses mouvements. Les effets que nous avons observés sur le second malade différaient peu de ceux que nous venons de décrire. Ils étaient moins intenses, ce qui provenait sans doute d'un degré moindre d'exci- tation.

Nous ne possédons, comme nous l'avons dit tout- à-l'heure . que ces deux exemples de l'influence de l'harmonie dans le cas d excitation maniaque. Ils seraient bien plus nombreux , nous n'en doutons pas , si , au lieu de faire de la thérapeutique musi- cale sur les aliénés en masse , d'essayer la puissance des sons et des rhythmes indistinctement sur tous , quel que soit le genre de leur délire , ainsi que cela a été pratiqué jusqu'à ce jour, on eût soumis à cette médication mixte qui semble jouir d'une action tout à la fois physique et morale , précisément ceux d'entre les aliénés auxquels on a pris soin d'inter- dire l'entrée des salles de concert, à cause du trouble que leur turbulence y apporterait infailliblement. De ce que nous venons de dire, tout le monde ^ je pense , conclura avec nous qu'il serait légitime d'espérer quelque succès dans le cas particulier que nous signalons. De la méthode suivie jusqu'ici,


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il ne iaiit attendre rien de bon; rexcilation du maniaque ne peut que s'accroître et son état em- pirer.

§ VI. — Cl^'ouième phénomène : Idées iixes; conviclions

délirantes.

Ce genrede lésion intellectiielie si fréquent dans l'aliénation mentale , et qui constitue à lui seul la classe d'aliénés la plus nombreuse, celle des mo- nomaniaques , SG rencontre également dans le ha- chisch, mais alors seulement que le délire est porté à un degré très élevé, et auquel on se livre, rarement, de propos délibéré.

Je n'ai eu qu'une fois l'occasion de l'observer sur moi-même, et celte occasion , je l'avoue, je ne l'a- vais pas cherchée; la dose du hachisch avait été un peu forcée. C'était à l'époque où je me livrais à mes premières expériences, en i84'. Encore mal aguerri, je mo laissai effrayer par les effets que j'éprouvais. L'idée me vint que j'étais empoisonné. rSous étions trois qui avions pris du daAvamesc, M. ir'^fi) et le docteur Aubert Roche. D'abord, je n'accusais personne; je remarquai bien que mes deux commensaux étaient infiniment moins agités

(I) Architecte distingué de la ville de Paris, qui, dans lintérêt de Tart , a entrepris plusieurs voyages dans diverses parties du monde, notamment en Egypte et en Nubie, dont il publie en ce moment un magnifique Panorama avec lexle.


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que moi ; jo iVeii concluais rien cependant qui ieur fût défavorable. Insensiblement, dans mon exalta- lion croissante , je me persuadai que le confrère qui avait apporté le hachisch m'en avait donné à moi d'une qualité différente et beaucoup plus ac- tive, qu'il l'avait mélangée avec de Y extrait pur. — C'est une épreuve, me disais-je , qu'il a voulu faire; c'est une grave imprudence!... Mais qui me répond qu'il n'a pas voulu m'empoisonner?... Il a voulu m'empoisonner; et de m'écrier avec force: « Aubert, vous êtes un assassin, vous m'avez em- poisonné! » L'air enjoué avec lequel celui-ci écoute mes lamentations , les paroles de consolation qu'il me donne, ne font qu'accroître ma conviction. Je luttai quelque temps contre cette pensée, don! je ne méconnaissais en aucune manière l'absurdité. Mais comme elle se représentait incessamment à mon esprit à travers les mille et une autres pensées qui l'assiégeaient , elles finirent par me dominer de la manière la plus absolue. — Bientôt une illusion , dont je rendrai compte plus tard, fît surgir une autie pensée Ywo^ , qui paraissait être une consé- quence de la première, mais qui était bien plus extravagante : j'étais mort, on était sur le point de m'enterrer, c'est-à-dire, mon corps était mort ; mon âme en était sortie. — Sans doute la conscience obs- cure qui m'était restée, sinon de ma personnalité, du moins de mon existence, me faisait établir cette importante distinction. — H était difficile de pousser plus loin l'extravagance. On peut rencontrer de


— 94 — semblables idées chez les aliénés ; mais il s'en Tant debeaucoupqu'ellessoientcommunes. En quelques minutes, j'avais parcouru tous les degrés du délire partiel le mieux caractérisé. — Un jeune homme qui avait pris du hachisch fut frappé de terreur et se persuada qu'il allait mourir. On se moqua de lui. Quelqu'un s'avisa de suspendre un traversin à la muraille, et le lui montrant : — C'est vous, dit-il, que l'on a pendu ainsi; vous n'êtes plus de ce monde. — Je le savais bien , s'écrie le pauvre diable ; c'est affreux, n'est-ce pas, de mourir si jeune, et de cette

manière !

Lorsque l'excitation produite par le hachisch est peu intense, les convictions fixes, erronées, se pré- sentent encore , et même en très grand nombre ; mais elles sont fugaces , ne font que paraître et dis- paraître. Ce n'est que difficilement et seulement à la faveur d'un grave désordre qu'elles pénètrent pro- fondément dans l'esprit et y restent plus ou moins de temps. C'est que, pendant longtemps , elles sont combattues par le sentiment intime, par la con- science que nous savons être si vivace au milieu des troubles causés par le hachisch. Dans le cas de dé- lire spontané ou de folie, les idées fixes, quelle que soit leur nature, ont pour caractère essentiel de do- miner l'intelligence d'une manière exclusive, ab- solue, d'absorber en elles la personnalité de l'indi- vidu. Il ne saurait en être autrement des idées fixes développées par le hachisch, lesquelles ne sauraient exister avec leurs caractères distinclifs qu'au lant


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que la conscience, le moi, sont faussés et participent au désordre général.

Voyons maintenant ce que nous apprend l'obser- vation intime sur la manière dont se forment ces idées.

Reportons-nous à ce qui se passe dans notre es- prit, dans cet état de rêvasserie, dans ces moments où nous laissons nos idées aller, pour ainsi dire, là où bon leur semble , libres de toute contrainte. Elles se jouent en foule dans notre esprit; mais elles sont loin de nous être toutes indifférentes, car elles éveillent plus ou moins vivement notre at- tention suivant qu'elles se rattachent à quelque passion dominante, à quelque instinct de notre na- ture, secret ou avoué. Soldat ambitieux, vous rêverez batailles , grades , honneurs; vous serez colonel, maréchal de France.... Fanatique religieux, vous songerez à l'enfer , aux tourments qui attendent les damnés; et vous-même, si vous n'avez pas le bon- heur d'être du petit nombre des élus, vous vous représenterez le démon saisissant sa proie, avant môme que votre âme ait été dégagée de ses liens mortels. Ou bien le paradis et ses joies ineffables captiveront vos pensées , vous entrerez en relation avec la divinité, vous lui adresserez la parole, et elle vous répondra.... Amoureux, vous serez le maître, l'époux de celle que vous adorez; tous vos désirs se réaliseront ; son image sera sans cesse sous vos yeux, embellie par votre imagination. Haineux et plein de sentimenis de vengeance , vous poursui-


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vrez voire ennemi d'invectives et de paroles de ma- lédiction...., etc.

Dans l'état normal, c'est-à-dire, dans notre état de puissance réflective et de parfaite indépendance, de self-power , suivant l'énergique expression an- glaise , nous voyons ces idées se jouer dans notre esprit, comme si elles nous étaient en quelque sorte étrangères; la moindre impulsion partie de notre volonté les fait varier à l'infini , comme les images du kaléidoscope que notre main agite ; nous nous en débarrassons sans peine.

Mais, ainsi que cela arrive par l'action du ha- chisch ou par des causes d'une nature différenle, que cette puissance intellectuelle, dont nous parlions lout-à'l'heure, vienne à s'affaiblir, à s'annihiler, même complètement, passagèrement ou d'une ma- nière permanente, et tout aussitôt cette pensée, ce rêve, qui ne faisait que traverser votre esprit, est transformé en conviction, en croyance fixe, parce que la réflexion guidée par la conscience in- time ne vient pas la combattre, Taccuser d'imposture et la faire rejeter. Dans le hachisch, à moins, comme nous l'avons dit, que Texcitation ne soit excessive, les idées fixes sont très éphémères. On se surprend, parfois, s'imaginant les choses les plus incroyables, les plus monstrueuses bizarreries auxquelles on s'abandonne corps et âme; puis tout-à-coup, comme par éclairs , la réflexion vous revient , vous ressaisissez voire pouvoir sur vous-mêmes, vous re- connaissez l'erreur à laquelle vous vous laissez aller;


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vous étiez fou , en un mot , et vous êtes devenu rai- sonnable. Mais vous demeurez convaincu qu'en pous- sant les choses un peu plus loin , l'idée û\e avait grande chance de vous dominer complètement et pour un espace de temps dont on ne saurait fixer le terme.

Comme on le voit, c'est un point sur lequel on ne se méprendra pas, j'espère, ce n'est point de la théorie en matière de psychologie que nous faisons ici ; nous signalons simplement des faits d'observa- tion intime; nous décrivons des phénomènes que chacun est à même de vérifier tout aussi bien que nous, et qui , à nos yeux , ont la même garantie de certitude que les opérations normales de notre es- prit qui sont le plus faciles à apprécier et sur les- quelles personne n'a jamais élevé de doute.

Locke a dit quelque part, en parlant des convic- tions délirantes des aliénés : «Il ne me paraît pas que les fous aient perdu la faculté de raisonner; mais ayant joint mal à propos certaines idées, ils les prennent pour des vérités.» Et ailleurs : «Après avoir converti leurs propres fantaisies en réalités, par la force de leur imagination, ils en tirent des conclusions fort raisonnables. »

Jusqu'ici, on n'est pas allé au delà de cette ex- plication donnée par le philosophe anglais. Est-il besoin d en démontrer l'insuffisance ? Locke se borne évidemment à exprimer le fait fondamental de la folie par ces mots : ayant joint mal à propos certaines idées. Il ne dit pas. il n'essaie pas même

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de dire pourquoi cette associalion vicieuse a eu lieu, et surtout comment il se fait que ceux chez qui elle s'est opérée s'eu laissent imposer par leurs idées fausses, y adhèrent irrésistiblement, dételle sorte que nul raisonnement, nulle puissance morale ne puisse les en détourner. Est-ce que tous les jours , à tous les instants , si nous nous examinons attenti- vement , de pareilles associations ne se forment pas dans notre esprit, sans que nous nous laissions in- duire en erreur par elles? Locke paraît s'en prendre à l'imagination; mais il n'indique pas la source où l'imagination puise cette force toute nouvelle, ex- traordinaire. Ce que nous venons de dire prouve qu'elle réside essentiellement dans ïeoocitation, fait primitif générateur de tous les phénomènes du délire. En effet, si je me suis bien fait comprendre, si l'on n'a pas oublié au sein de quelles circonstances, de quelles conditions intellectuelles les idées ou convictions délirantes ont pris naissance et se sont fixées dans l'esprit, on reconnaîtra tout d'abord ce phénomène de l'excitation dont j'aurais si fort à rœur de donner une idée exacte, et que j'appellerais volontiers une dissolution, une désagrégation molé- culaire de l'intelligence, si j'osais l'exprimer comme Je le sens. L'idée fixee^i le résultat de cette décom- position intellectuelle, résultat qui persiste, alors même qu'à beaucoup d'égards cette décomposition a cessé et que lintelligence s'est, en quelque sorte, recomposée : c'est l'idée principale d'nn rêve qui survit au rêve qui l'a engendrée.


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Le mode de génération que nous venons de re- connaître pour les idées fixes nées sous rinfluence du hachisch, l'induction la plus légitime nous au- torise, ce me semble , à l'admettre pour celles qui caractérisent les divers genres d'aliénation mentale compris sous le nom générique de délire partiel.

Voyons encore si l'observation ordinaire ne nous en fournit pas de nouvelles preuves-.

Disons d'abord, ou plutôt répétons ce qui a été dit dans nos prolégomènes : il s'agit ici d'un fait tout de conscience, d'observation intime^ que rien ne révèle au dehors, si ce n'est quelques symptômes, trop fugaces le plus souvent pour pouvoir être remarqués. L'exploration, dans ce cas, doit donc s'adresser directement aux malades eux-mêmes. C'est à eux de nous dire ce qu'ils ont éprouvé , ce qu'ils ont senti ; et en un mot, c'est de leur propre bouche que nous devons apprendre ce que nous cherchons à savoir. De notre côté , en précisant bien nos questions, faisons en sorte de les mettre sur la voie; ils n'y entreraient jamais d'eux-mêmes.

Examinons d'abord dans quelles circonstances se développent les convictions délirantes, chez les aliénés.

Physiques ou morales , les causes morbides ont pour résultat immédiat d'ébranler d'une ma- nière plus ou moins brusque les facultés intellec- tuelles en exagérant leur action, autrement dit, en les surexcitant. Antérieurement l\ toute idée fixe, il a existé cet état d'excitation générale des facultés


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intellectuelles, celte agitation confuse, rapide des idées , cette espèce de mouvement oscillatoire de l'action nerveuse, qui caractérisent le fait psycho- logique que nous avons nommé : fait primordial.

Prenons pour exemple les affections tristes, qui sont incomparablement la cause la plus fréquente des idées lypémaniaques. Leur action est d'autant plus redoutable qu'elle est brusque et instantanée. Or, que l'on examine de près cette action , et on lui trouvera une complète analogie avec les résultats immédiats d'une commotion plus ou moins forte imprimée au cerveau , d'une congestion de cet or- gane y d'une syncope ou d'un évanouissement, etc., c'est-à-dire trouble, obscurcissement plus ou moins rapide et complet de la faculté de penser, dissociation des idées , perte plus ou moins com- plète , mais peu durable, de la conscience intime. Les choses ne se passent jamais autrement, de quelque nature que soient les causes que l'on fera intervenir dans la production des idées fixes.

Nous ne pouvons invoquer à l'appui de ce que nous venons de dire le témoignage des auteurs qui ont écrit sur l'aliénation mentale. En voici la raison. Les recherches auxquelles on se livre concernant les causes de la folie, les premiers symptômes qui ont signalé son invasion, etc., se bornent exclusi- vement aux accidents physiques et moraux qui ont paru avoir les rapports les plus immédiats avec la manifestation du délire, ou môme, si l'on veut, avec les changements b^s plus insignifianls qui ont pu


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survenir dans le caractère, les habitudes, les affec- tions du malade; on ne va pas au-delà. — M

ayant essuyé de vifs chagrins, ou bien à la suite d'un violent accès de colère, ou bien encore par suite de la suppression d'un flux hémorrhoïdal, devient taciturne , bizarre; il se persuade qu'on en veut à ses jours. Ses habitudes ont changé du tout au tout. Il était rangé, économe ; il est devenu dis- sipateur et prodigue , etc

Telle est la formule invariablement suivie pour la description des différents cas d'aliénation. Mais on s'aperçoit qu'au point de vue psychologique y a là de profondes lacunes , et que les choses n'ont été vues que par leur côté superficiel.

Pour pénétrer plus avant dans la maladie nais- sante, la suivre pas à pas dans son développement, non pas seulement extérieur et sensible, mais in- térieur, au fond même de la conscience, c'est sur soi-même qu'il faut pouvoir Tétudier; ou bien en- core, quoique ce soit infiniment moins sûr, s'en faire rendre compte par les malades eux-mêmes.

Il se rencontre, en effet, parfois j trop rarement malheureusement, des malades placés dans des circonstances exceptionnelles d'éducation qui, soit après une bonne et complète guérison , soit dans les intervalles de santé que leur laissent certaines intermittences, sont parfaitement à mêmede nous fournir les plus précieux renseignements, si l'on vient à diriger leur pensée vers le sujet qui nous occupe.


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Paraù les aliénés à délire partiel, il s'en trouve, comme on sait , un certain nombre chez lesquels cette forme de délire a été précédée de celle qui ré- sume dans sa plus haute expression , au début et dans le cours de la maladie , la modification primi- tive à laquelle nous rattachons toutes les lésions in- tellectuelles, le désordre maniaque. Dans ce cas-ci, du moins^ il est incontestable que, suivant les ex- pressions dont Esquirol se sert pour caractériser spécialement la marne, « la multiplicité, la rapidité, l'incohérence des idées, on un mot, le bouleverse- ment de tous les éléments de l'intelligence » ont précédé les idées fixes.

Ces paroles du maître, nous sommes en droit de les revendiquer pour toute espèce de délire partiel. J'en appellerai au souvenir des médecins qui ont quelque habitude des aliénés, qui ont vécu parmi eux; lorsque ces malades étaient en état de les comprendre, ils leur ont souvent adressé cette question ou d'autres semblables : « — Comment votre maladie a-t-elle commencé? Comment avez- vous pu vous mettre dans la tête des idées aussi absurdes, aussi extravagantes ? - Cela m'a fait tant de chagrin, j'ai été si vivement ému que/e me suis senti tout bouleversé ; je n'y étais plus du tout ; j'avais perdu la tête ; mes idées étaient sens dessus dessous ; je ne savais plus ce que je disais ni ce que je faisais , et

alors je me suis imaginé que » C'est l'idée fixe ,

l'idée qui , par la suite, dominera l'intelligence et survivra au trouble général, au bouleversement des


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facultés, qui, lui, aura passé avec la rapidité de l'éclair.

Les idées fixes ne prennent pas toujours ainsi l'intelligence d'assaut; elles ont, parfois, certaine lutte à soutenir avec la conscience intime. C'est le moment des incertitudes, de l'irrésolution, de l'anxiété, de la mobilité extrême des pensées, en un mot; c'est encore de l'excitation, moins in- tense si l'on veut, et, que l'on me passe l'expres- sion, plus délayée que dans le premier cas; mais c'est toujours le même phénomène psychologique, c'est le fait primordial.

Une fois le délire partiel déclaré, une fois que les convictions délirantes ont, pour ainsi dire, pris droit de bourgeoisie dans l'intelligence , il est ex- trêmement rare qu'elles y restent dans un état sta- tionnaire. Leur intensité , le degré d'influence qu'elles exercent sur l'ensemble des facultés mo- rales , les déterminations de l'individu sont loin d'être toujours les mêmes. Quelquefois même elles disparaissent complètement, pour reparaître en- suite , presque toujours avec une énergie nouvelle et une autorité plus absolue. En d'autres termes, elles subissent des phases de rémittence et d'inter- mittence.

Que l'on étudie avec un soin scrupuleux et persé- vérant les modifications que nous venons de signa- ler , les circonstances dans lesquelles elles se développent; que l'on questionne minutieusement les malades sur ce qu'ils éprouvent au moment


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même où leurs idées fixes les pressent le plus — Pour parcourir de suite les deux points extrêmes, chez les uns, ce sera simplement les signes exté- rieurs d'une légère excitation qui contrastera avec le calme dont ils jouissaient précédemment; chez les autres, apparaîtront tout- à-coup, ou dans une progression rapide, tous les symptômes qui caracté- risent la manie intense. Le plus grand nombre of- frira des symptômes intermédiaires tels que, durant le sommeil, agitation, rêve, cauclu'mar, réveil en sursaut, etc. ; pendant la veille, irrésolution, mo- bilité des idées, rêvasseries, distractions de toute espèce, crainte vague, pressentiments, sentiment

de pression dans la région précordiale Puis, au

sein de ces désordres toujours croissants, réappa- rition des idées fixes, d'abord fugaces, passagères, et bientôt enfin reprenant tout leur empire. Per- sonne n'ignore que, dans les hospices et dans nos maisons de santé, il faut redoubler de surveillance envers les monomaniaques que leurs idées fixes rendent dangereux pour les autres ou pour eux- mêmes, alors qu'apparaissent quelques signes d'ex- citation.

Ce qui prouve encore d'une manière qui ne laisse pas de réplique que les modifications intellec- tuelles que nous venons de signaler sont bien la source première de toute idée fixe, c'est que fré- quemment les malades chez lesquels on les observe oublient, laissent, pour ainsi dire, de côté leurs idées fixes habituelles, pour en adopter de non-


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velles, le plus souvent dans le sens de leur préoc- cupation actuelle.

N'est-ce pas là l'état particulier du cerveau qu'Esquirol a nommé avec ce pittoresque et tout à la fois cette vérité d'expression qui lui sont fami- liers, un état cataleptique? J'en citerai tout-à-l'heure un exemple remarquable. En voici deux que j'em- prunte à Esquirol :

a Une dame croit que son mari veut la tuer d'un coup de fusil , elle s'échappe de son château et va se jeter dans un puits; on lui dit que si l'on voulait la faire périr , le poison est un moyen plus facile : aussitôt elle a peur du poison et refuse toute espèce de nourriture.

» Un mélancolique se croit déshonoré ; après avoir cherché vainement à le rassurer, on lui donne des consolations prises dans la religion , et bientôt il se persuade qu'il est damné. >^

Le lien de l'association régulière des idées étant une fois brisé, les pensées les plus bizarres, les plus extravagantes, les combinaisons d'idées les plus étranges se forment et s'installent pour ainsi dire d'autorité, dans l'esprit. La cause la plus in- signifiante peut leur donner naissance, exactement comme dans l'état de rêve. « La ville de Die est dominée par un rocher qu'on nomme le F ; un jeune homme s'avise d'ajouter la lettre v au mot Die, en fait le mot Dieu, et tous les habitants de Die sont dieux pour lui. Bientôt il reconnaît l'absur- dité de ce polythéisme, et il concentre alors la di-


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vinité dans la personne de son père, comme étant l'individu le plus respectable de cette contrée. » (Esquirol.) Dans la manie , ou simplement l'excita- tion maniaque , ces associations vicieuses se font et se défont avec la même rapidité; le malade est le jouet des convictions les plus variées. Dans le dé- lire partiel, quelques unes seulement de ces com- binaisons qui, par la réaction probable de quelque passion énergique, ont surnagé, pour ainsi dire, au milieu de cette confusion , de ce chaos d'idées , occupent exclusivement l'esprit.

M. X..., négociant retiré des affaires depuis quelques années , se préoccupait beaucoup du ma- riage d'une fille unique sur laquelle il avait con- centré toutes ses affections. H apportait dans cette affaire importante l'irrésolution, l'incertitude, la prudence méticuleuse et craintive qui faisaient le fond de son caractère, et qui , cette fois , étaient accrues de toute la vivacité de son amour pa- ternel.

Cette irrésolution avait été cause que divers partis fort convenables avaient été refusés. Des re- ^veis, s'en étaient suivis , et M. X. .. se faisait à lui- même d'amers reproches , craignant d'avoir com- promis le bonheur de sa fille. Celle-ci enfin ayant atteint un âge qui ne permettait plus guère de dif- férer, M. X... approuva les poursuites d'une per- sonne qui lui paraissait remplir les conditions de fortune et de position sociale qu'il désirait. Déjà les -choses étaient fort avancées , lorsque M. X... , re-


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tombant dans son état d'indécision, crut devoir de- mander de nouveaux sursis.

Bientôt après, sa raison parut évidemment alté- rée. M. X... craignait d'avoir manqué aux plus simples exigences de la probité et de la loyauté, en agissant avec une prudence injurieuse à l'égard de son futur gendre. Celui-ci ne pouvait manquer de vouloir se venger en l'attaquant en calomnie devant les tribunaux. Dès lors, il était un homme perdu , déshonoré ; sa honte rejaillirait sur toute sa famille. Il ne vit plus qu'un moyen de prévenir tous ces malheurs : c'était de se tuer. Heureusement , ses funestes desseins n'échappèrent pas à la vigilance de sa famille, qui sut déjouer toutes ses tentatives. M. X... fut amené dans notre établissement.

Tels sont les symptômes de la maladie, décrits d'après les renseignements fournis par les pa- rents.

Mais nous ne saurions nous en tenir à cet exa- men superficiel , qui ne nous apprend absolument rien de l'état psychologique du malade. C'e^tM. X.. . lui-même qui y suppléera.

Quelques semaines après son arrivée dans l'é- tablissement, M. X. . recouvra la raison. Il fut en état, non seulement de rendre un compte exact de ce qui s'était passé en dernier lien , mais encore de remonter vers l'époque où il commença à être ma- lade. Je transcrirai fidèlement ses propres paroles. Lui ayant demandé comment il avait pu se mettre dans la tète des idées aussi absurdes que celles dont


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il nous avait si souvent entretenus; s'il lui était possible de s'en rendre compte : — Cela , dit-il , n'est pas chose facile; tout cela est très confus dans mon esprit. Ce que je sais, c'est que peu de jours auparavant, sans que je puisse m'expliquer pour- quoi, j'étais comme abasourdi; yis^v moments, je savais à peine ce que je faisais. J'avais des dis- tractions incroyables; je me surprenais à penser à toute autre chose que je n'aurais voulu. Ce qui ne m'était jamais arrivé, je parlais tout seul , ou plu- tôt je murmurais quelques paroles sans suite. Je sentais bien que ma tête fermentait , mais je n'y éprouvais aucun mal , et je n'aurais pas songé à prendre avis démon médecin, si^. faligué de ne plus avoir de sommeil depuis quelques temps, et tourmenté par je ne sais quels fâcheux pressenti- ments, je n'avais craint enfin de tomber malade. Ces pressenliments n'étaient que trop fondés; car peu de jours après , mon état ayant empiré, éprou- vant dans la tête une sorte de vide immense, en même temps que je sentais sur l'estomac comme un poids qui m'empêchait de respirer, tout-à- coup il me vint à l'idée que M...., mécontent de mes procédés, pourrait m'intenter un procès, me poursuivre en diffamation. Depuis lors, ceUe mau- dite pensée ne m'a plus quitté. ..

— Dans vos moments d'insomnie, n'étiez-vous pas tourmenté toujours par les mêmes idées, la crainte d'avoii- offensé M....?

— Mon Dieu non ; dans mes crises , dans mes


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accès de fièvre morale , comme je disais , je ne pen- sais à rien à force de penser à trop de clioses à la fois. Ce n'est que lorsque je recouvrais un peu de calme que je me préoccupais de toutes ces sot- tises.

Les premiers jours de son arrivée à Ivry, M. X.. . paraît quelque peu ébranlé dans ses fausses con- victions , par la mesure que l'on venait de prendre à son égard. Il en parle continuellement, mais avec une sorte de retenue; il est môme facile d'appeler son attention sur des sujets étrangers. Quelque temps après, un matin, au sortir de son lit, M. X .. est pris d'une excitation assez vive. Une profonde inquiétude est peinte dans sa physionomie. Les yeux sont animés ; la langue est couverte d'un en- duit jaunâtre; l'haleine est forte et fétide; la peau sèche; le pouls varie de 72 à 7G. M. X... est tou- jours en mouvement; il va et vient comme s'il ne savait que faire, ni à quoi se prendre. Il n'attend plus qu'on lui adresse la parole, pour parler de ses chagrins, de ses craintes. C'est une véritable excitation maniaque entée sur le délire partiel, car toutes ses pensées gardent l'empreinte de ses faus- ses convictions; mais alors ces convictions ont acquis une puissance d'entraînement extraordi- naire qui nécessite la plus active surveillance. Pour la première fois, M. X... a eu une hallucination. Il a, dit-il, été éveillé en sursaut par une voix qui lui a dit à diverses reprises et d'une manière parfaitement intelligilde : ^ Tu ne saurais en dou-


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«ter, il y aura procès; lu es perdu, toi. la femme, M ta fille !. . . » En peu de jours , le mal a acquis toute la violence d'un accès de manie , mais sans in- cohérence dans les idées : c'est la passion mania- que jointe à la fixité des idées qui caractérise le délire partiel. Comme chacun sait , les principaux caractères du délire maniaque sont : i^ le déver- gondage , l'incohérence des pensées ; 2" une sorte d'irritation, de colère, de fureur toujours immi- nentes et prêtes à faire explosion; chez M. X,.., ce sont les passions mises en jeu par ses idées fixes qui semblent gronder dans son sein , obscurcissent son sens intime, entraînent sa volonté, trop affai- blie par l'ébranlement cérébral pour résister à la moindre impulsion. Bien évidemment , les idées fixes n'ont pas changé de nature et sont restées ce qu'elles étaient auparavant ; mais l'excitation maniaque(on n'a pas oublié ce que nous entendons par là : mobilité des idées, rapidité de conception , vivacité de sensations intimes , rêvasserie, etc ) leur a communiqué une énergie, une violence qui ne leur est pas habituelle. Cet étal a duré quatre ou cinq jours ; après quoi , sous l'influence d'une médication dérivativetrès énergique, M. X... reprit peu à peu son calme habituel et finit même par se rétablir complètement.

Ici commence une nouvelle et courte période de symptômes qui semblent être la contre-épreuve de celle dont je viens de rendre compte.

De même que nous avons vu les idées fixes deve-


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nir plus intenses par suite de l'aggravation du dés- ordre général , de môme nous les verrons s'affai- blir au fur et à mesure que le désordre s'amoin- drira. Il fut facile, en effet, de suivre pour ainsi dire pas à pas ces deux ordres de symnlômes dans leur décroissance progressive. Devenu plus calme, M. X... était plus accessible à nos conseils, qu'il comprenait mieux, et qui môme le portaient à réfléchir; il se remettait de plus en plus (n rap- port avec les choses extérieures. Naguère presque entièrement concentrée en lui- môme, son existence morale commençait à s'épandre au dehors. Il don- nait plus de prise aux raisonnements avec lesquels on combattait ses idées dominantes.

Ainsi, insistons sur ce point, car il est impor- tant, avec la cessation graduée de l'excitation, disparaissaient, non pas les idées fixes, mais la con- viction, la ténacité inébranlable sur laquelle elles s'appuyaient. D'absolues, d'irrésistibles, de fatales qu'elles étaient, tant que durait la modification psycho-cérébrole qui leur avait donné naissance; elles deviennent de plus en plus semblables aux simples idées erronées auxquelles personne n'é- chappe dans l'état de santé morale le plus parfait. Arrivé à cette période, M. X .., qui, par mille rai- sons, les unes plausibles , du moins en apparence, les autres évidemment absurdes , n'avait voulu faire jusqu'ici aucune concession , et s'était livré à tout l'entraînement de ses idées dominantes, tout en les soutenant encore, déclara cependant que si


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une personne en qui il avait toule confiance et qui était bien au courant de ses affaires, son frère, ve- nait lui assurer qu'il était dans l'erreur, il le croi- rait. Son frère fut admis à le visiter, etM. X... après quelques heures de conversation avec lui, nous annonça qu'il ne croyait plus rien de tout ce qu'il nous avait dit, traita tout cela de chimères , etc. : il était guéri.

Qui n'aurait pas suivi, ainsi que je l'ai fait, le délire dans toutes ses transformations , jour par jour, heure par heure , aurait bien pu , assurément, se méprendre sur les caractères d'une semblable guérison et en faire honneur à une influence toute morale. (Les auteurs ont consigné plus d'un fait de cette nature, et ces faits onlété aussi mal inter- prétés , à mon sens du moins, que celui-ci aurait pu l'être.)

Mais cela n'a été qu'apparent ; car lorsque le ma- lade put converser avec son frère, déjà les voies étaient préparées; la cause organique de la maladie avait presque entièrement disparu ; le malade avait cessé d'ôtre le jouet d'une idée fixe, pour tomber sous le joug d'une simple erreur ; et cette erreur , rien d'étonnant qu'elle se dissipât devant l'affirmation d'une personne en qui M. X... avait confiance.

Comme je l'ai dit précédemment, l'amélioration que j'ai signalée dans l'état de M. X... n'a duré que très peu de temps, quarante-huit heures au plus. Depuis lors, la maladie a persévéré en conservant son type rémittent, avec les symptômes signalés


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plus haut , sauf , pourtant , quelques modifications dans la nature des idées fixes, sur lesquelles il im- porte d'arrêter un. moment notre attention.

Presque à chaque accès, ces idées se sont por- tées sur des sujets différents. Dans le principe , on doit se le rappeler , elles étaient relatives à un pré- tendu procès dont M. X... se croyait menacé par son futur gendre. Plus tard, parfaitement rassuré sur ce point, M. X... se persuada qu'une personne avec qui, il y a déjà bien des années , il a ou quelques différents relativement à des affaires de commerce, renouvelant des querelles éteintes , et donnant cours à des rancunes dissimulées jusqu'à ce jour, allait mettre tout en œuvre pour le perdre , lui en- lever sa fortune acquise par vingt années de travail. Une autre fois , c'est sur sa santé que se tournent ses craintes. Tant d'émotions, tant d irrégularités de régime occasionnées par ses extravagances la- vaient, disait-il, jeté dans un état de délabrement dont il ne pouvait se relever; son existence était désormais impossible. Enfin , en dernier lieu , se croyant coupable de tou te sorte de mauvaises actions, la police, qui jusque là s'était montrée tolérante à cause de son état d'aliénation mentale , n'attendait que son entier rétablissement pour s'emparer de sa personne.

Ces variations si nombreuses et si faciles des idées fixes ne sont-elles pas un indice certain qu'en dehors de ces mêmes idées, il existe un état parli-

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CLilier de l'entendement, qui en est la source pri- mitive et nécessaire ?

Parmi quelques autres observations du même genre , celle que nous venons de rapporter tient le premier rang , pour ses caractères fortement ac- cusés et capables de fixer l'attention. Il n'est pas commun de rencontrer des malades qui puissent analyser avec quelque exactitude leurs sensations intimes, alors même que la conscience est, pour ainsi dire, prête à leur échapper. Le plus souvent l'observateur en est réduit aux signes extérieurs , et nous savons qu'il y a là de nombreuses chances d'erreur, attendu que ces signes peuvent manquer alors même que le désordre psychique primitif est assez intense. C'est précisément là ce qui est arrivé chez M. X .. au début de sa maladie. Oéjà, en effet, ses idées étaient, ainsi qu'il le dit lui-même, tout embrouillées^ du moins par moments, sa tête n'y était plus j qu'on ne voyait encore en lui que de l'irrésolution, une faibiesse de caractère qui ne savait prendre aucun parti.

Je citerai encore un ou deux autres faits qui, s'ils sont moins complets à quelques égards que le précédent, peuvent néanmoins contribuer à éveil- ler l'attention des observateurs sur le sujet qui nous occupe.

M"'*^ ... est tourmentée depuis quelques an- nées par des idées fixes et des hallucinations de la vue , de l'ouïe , du goût et de l'odorat. Je ne dirai


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rien pour le moment des hallucinations, dont il sera question dans un chapitre spécial. M""^... est persuadée que certains membres de sa famille ont voulu l'empoisonner pour s'approprier sa for- tune ; elle esl également convaincue que beaucoup d'autres moyens encore ont été mis en usage pour la faire périr.

Ces idées ne la quittent jamais ; mais elles sont loin d'avoir toujours la même intensité, c'est-à-dire d'exercer la même influence sur la malade. D'habi- tude M""^ ... paraît à peine s'en préoccuper, en parle rarement , même lorsqu'on la met sur la voie. Elle se conduit fort convenablement, et rien abso- lument ne trahit le trouble de ses facultés.

Par intervalles assez éloignés, il survient de Tex- citation. La physionomie s'anime, les joues se co- lorent vivement, M'"*^ ... devient irritable , cherche querelle à ceux à qui elle reproche son isolement , est d'une extrême loquacité. Ses discours sont in- terminables etont rapport exclusivement à ses idées dominantes. Elle veut entretenir tout le monde des persécutions auxquelles elle est en butte-, elle reçoit avec dédain et souvent avec colère les conseils que nous lui donnons. Elle ne se lasse pas de solliciter sa liberté; elle invente mille ruses pour la recouvrer, contre la volonté des chefs de l'établissement.

Quelquefois cette excitation atteint la violence d'un accès de manie, sans que jamais les idées de- viennent incohérentes et sortent du cercle des idées fixes.


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M. N... ne compte dans sa famille, qni est très nombreuse, aucun membre qui ait été atteint d'af- fection cérébrale ou de toute autre maladie ner- veuse; il est âgé de 4B ans. En i83i, il a été pris d'un violent rhumatisme articulaire qui a duré six semaines, et contre lequel les saignées locales et sans doute les opiacés ont été employés. En i832, peu après la disparition du choléra, M. N .., que l'épidémie avait fort effrayé, fut atteint d'une gas- trite qui résista à toute espèce de traitement. « Au bout de quinze mois environ, mes nerfs, dit le malade, commencèrent à se prendre, à l'exception de ceux de la tête; c'est-à-dire que j'avais dans les bras , dans les jambes des inquiétudes , des frissons ou plutôt des frémissements qui m'étaient très pénibles. Mes souffrances d'estomac dimi- nuèrent sensiblement, et, pendant les trois an- nées qui suivirent, elles furent très supportables. A partir de cette époque jusqu'en i84i, je ne les ai ressenties que de temps à autre.

» Depuis bien des années je suis sujet à des maux de tête. Vers la fin de iB^i, ces maux de tête devinrent tout-à-coup extrêmement violents, en même temps que mes maux d'estomac dispa- raissaient complètement. De ce moment date ma maladie morale... »

Avant d'aller plus loin , je prie M. N... de préci- ser, autant que possible, ce qu'il ressentit à cette époque. — Qu'éprouviez -vous dans la tête? Où aviez-vous mal? — Portant ses deux mains sur


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chaque côté du front : « li me semblait, dil-il, qu'on me la comprimait de la sorte; j'y sentais des cha- leurs, et, ainsi que je l'ai souvent dit à ma femme, j'aurais cru que mon crâne allait s'enlever. — Est- ce alors que vos idées se dérangeaient?— J'étais tout abasourdi, j'avais des éblouissements , je ne pou- vais plus penser : vous m'auriez adressé la plus simple question, que je ne vous aurais pas com- pris. J'étais obligé de cesser toute espèce d'occupa- tions ; je n'étais pas assez maître de mes idées pour les continuer. C'est ainsi que je suis tombé dans l'état où vous me voyez maintenant. )) — Yoici quel est cet état : la pensée est bien véritablement dans un état cataleptique; les idées les plus indifférentes peuvent revêtir tout-à-coup les caractères des idées fixes. En vain M. N... s'efforce de les renvoyer, de les oublier, en portant son attention sur des sujets qui l'intéressent vivement ; ces idées restent, se représentent sans cesse à son esprit: c'est son cau- chemar perpétuel, «il en est de ces idées, me disait- il, comme de ces airs que nous répétons involon- tairement, sinon de vive voix, du moins mentale- ment, et cela pendant des heures entières, et même des journées, sans que nous puissions nous en empêcher. »

Il est digne de remarque que , dans ce cas , la fixité des idées est tout-à-fait indépendante des affections. Elles sont, comme nous l'avons dit, complètement indift'érentes ; elles ne sont pas même de nature à exciter sa curiosité. Ainsi, par


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exemple, M. N... fait un jour une longue prome nade au-dehors de rétablissement, avec son do- meslique. Il engage ce dernier à se rafraîchir en prenant un peu d'eau et de vin comme il fait lui- même. Il se dit : Cet iiomme a accepté mon offre, c'est que peut-être il aime le vin !... Et cette idée ne le quittera plus de quelques jours; elle le tour- mentera sans cesse. M. N... se dit et se répète mille ei mille fois : Mais que m'importe que cet homme aime le vin (s'il l'aime)? Qu'ai-je à voir à cela? Pourquoi m'en inquiéter? D'où vient que cette idée saugrenue s'acharne après moi , et, qui pis est , qu'elle m'affecte aussi vivement que la pensée la plus triste? M. N... vient me faire part de cette nouvelle bizarrerie. Il se persuade qu'un moyen de s'en débarrasser, c'est d'en faire la con- fidence à son domestique ; mais, en même temps, il craint qu'une autre idée plus extravagante ne la remplace aussitôt. Je lui conseille de n'en pas par- ler, etj pendant plus de trente-six heures, il n'en a pas eu d'autre , mais il en a été très tourmenté. Enfin elle a dû céder la place à cette idée d'un autre genre : un soir, en se mettant à table, M. N... rémarque qu'une dame avec laquelle il dîne ordi- nairement , a mis, ce jour-là, contre son habitude, une chemisette à boutons d'or : « Mais pourquoi donc celte dame a-t-elle mis une chemisette aujour- d'hui?» se demande M. N... Dès lors, il n'y a plus de place dans son esprit que pour cette pensée ; l'image de la dame à la chemisette ne sort plus de


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son souvenir ; elle éveille des idées erotiques (jui lui font beaucoup de mal.

M. N... est plus particulièrement tourmenté par ses fixités^ comme il les appelle, la nuit, quand il ne dort pas. C'est alors aussi qu'il éprouve le plus vivement une sensation d'une nature particulière, et qui lui annonce infailliblement l'arrivée de ses idées extravagantes. M. N... la décrit ainsi : « C'est comme une nappe de fluide électrique qui m'enve- loppe tout-à-coup des pieds à la tête , une espèce de frisson général; j'ai des éblouissements , je suis étourdi , la tête me tourne. Il y a des moments où je pourrais comparer mon individu à une corde de harpe que l'on a pincée fortement... » Tout cela es! caractéristique ; nous n'avons pas besoin d'in- sister.

La maladie suit une marche assez franchement rémittente, au moins depuis que nous l'observons.

Les rechutes sont invariablement annoncées par une excitation plus ou moins vive Les traits du loalade, où règne habituellement le calme le plus parfait, deviennent mobiles, inquiets; les yeux s'animent, le visage pâlit. M. N.,. ne peut rester en place, s'agite sur sa chaise; ses paroles sont précipitées ; elles ne sont pas toujours, au dire du malade, en harmonie avec sa pensée , mais elles ne sont pas non plus incohérentes. Les fixités sont nombreuses alors. M.N... désespère de plus en plus de sa guérison; il se lamente, s'irrite contre lui- même, etc.


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Nous bornerons là nos citations pour résumer en quelques mots ce que nous venons de dire.

r Anténeurement aux faits que nous avons rap- portés, et dont il eut été facile, mais, peut-être aussi^ fastidieux de grossir le nombre, V observation intérieure, l'observation par la conscience intime, nous avait permis d'établir en principe que la dés- association des idées et l'état de rêve qui est sa conséquence naturelle étaient la source première, le fait psychique primordial des idées fixes.

2^ Nous avons constaté pour ces mêmes idées une source absolument identique chez les aliénés, soit qu'on les considère à leur point de départ , ou bien dans d'autres périodes de la maladie.

Il nous reste à parler d'un fait de pathologie mentale d'une liaute importance et qui vient à l'appui de la thèse que je viens de développer.

On sait que, dans l'immense majorité des cas, pour peu que le délire partiel se prolonge , les in- dividus qui en sont atteints finissent par tomber dans la démence.

Or, au point de vue psychique, il y a peu de différence entre le délire des déments et celui des maniaques Chez les uns comme chez les au très ;, la lésion intellectuelle pèse également sur i'ensem- hle des facultés morales. Je ne méconnais pas la différence de nature de cette lésion dans la manie et dans la démence ; je ne confonds assurément pas la surabondance des idées, l'activité excessive, l'é- nergie des souvenir? et de 1 nnaginalion qu'on trouve


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d'une pan nec l'atïaiblisseraeiit de l'iiitellect, de la mémoir.i et de l'imagination que l'on observe de l'autre; n.afs, dans les deux cas, le résultat psy- chique est essentiellement le même, c'est-à-dire l'incohérence, la désassociation des idées, l'impos- sibilité de former des jugements, etc. , etc.

De ces considérations ne ressort-il pas que les idéesfixes ou convictions délirantes qui constituent ce que Ton est convenu d'appeler le délire partiel ou la monomanie n'ont point une existence abso- lue, mais., comme tous les autres phénomènes fon- damentaux du délire , dépendent essentiellement d'une lésion générale des facultés? La preuve qu'il en est ainsi , c est que, j)ar le seul fait de la durée du mal , cette même lésion ne manque jamais de se reproduire, après avoir été quelque temps plus ou moins dissim.ulée par la prédominance de cer- taines idées extravagantes dans lesquelles le ti'ou- ble général a paru se concentrer momentané- ment.

l'^n terminant ces considérations sur le délire partiel, nous dirons quelques mots de la nature psychique des idées fixes.

Jusqu'ici , selon nous , comme tous les phéno- mènes primitifs du délire , les idées fixes n'ont été envisagées que d'une manière superficielle, dans leur expression extérieure plutôt que dans leur na- ture intime. En disant : il est des malades qui se persuadent, qui affirment telle ou telle chose, on a cru exprimer le phénomène tout entier, sans re-


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chercher de quelles combinaisons mentales ce même phénomène était le produit.

A nos yeux , quelque simple qu'on la suppose, de quelques apparences de raison qu'elle s'enve- loppe , l'idée fixe ne peut être que le résultat d'une modification profonde , radicale, de l'intelligence, d'un bouleversement général de nos facultés.

Elle est l'indice d'une transformation totale de l'être pensant , du moins dans les limites d'une cer- taine série d'idées.

On Ta quelquefois, surtout dans ces derniers temps , confondue avec Verrew\ C'est une faute contre toutes les notions psychologiques.

Un fou 7iese trompe pas. Il agit intellectuellement dans une sphère essentiellement différente de la nôtre , de celle « m quâ movemur et sumus. » Gomme aliéné, il a une conviction contre laquelle ni la rai- son d'autrui ni la sienne propre ne sauraient pré- valoir; non plus que nul raisonnement, nulle pen- sée de l'état de veille, ne sauraient redresser les raisonnements et les pensées de l'état de rêve.

La même différence existe entre l'homme aliéné et 1 homme raisonnable (j'entends toujours parler du même individu), qu'entre l'homme qui rêve et l'homme qui est éveillé.

Les idées fixes ne sont , pour ainsi dire , que des parties détachées , de véritables phénomènes épi- sodiques d'un état de rêve qui , dans les limites de ces idées , se continue pendant la veille.

De tout temps , le langage vulgaire a consacré


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cette vérité, en appliquant particulièrement aux aliénés dominés par des idées fixes, la dénomina- tion de rêveurs!

Et , chose digne de remarque ! ces malades eux- mêmes ne croient jamais mieux caractériser leurs idées extravagantes, qu'en les appelant des rêves; quand ils viennent à recouvrer la santé , ils ne se les rappelent que comme les accidents d'im rêve plus ou moins bizarre, plus ou moins prolongé.

Je n'ignore pas qu'on ne saurait se résoudre faci- lement à admettre qu'un individu dont les idées , les paroles , la conduite , sont celles d'un homme qui a conscience de sa situation vis-à-vis des per- sonnes et des choses au milieu desquelles il vit, que cet individu, disons-nous, soit réellement en état de rêve lorsqu'il exprime des idées bizarres , en op- position avec le sens commun.

Cependant rien de plus réel que cet état de rêve partiel et circonscrit dans les limites de quelques idées. Il est on ne peut plus facile de s'en assurer en se soumettant, pour quelques instants seulement, à rinfluence du hachisch. On se convaincra parfai- tement que l'on peut être tout à la fois le jouet des rêves lesplus extravagants et conserver la conscience de ses rapports extérieurs , la liberté de son juge- ment , etc.


1.24


§ VII. -— Sixième phénomène : Lésion des alTections.

Dans le hachisch, les facultés effectives parais- sent éprouver le môme degré de surexcitation que les facultés de l'intellect. Elles ont la mobilité et, tout à la fois , le despotisme des idées. Au fur et à mesure que l'on se sent plus incapable de diriger ses pensées , on perd le pouvoir de résister aux af- fections qu'elles mettent en jeu et dont la violence ne connaît plus de bornes, lorsque le désordre de l'intellect est arrivé jusqu'à l'incohérence.

Pour mieux les étudier, nous les examinerons sé- parément j suivant :

1° Qu'elles ont rapporta des choses passées, mais dont nous avons conservé le souvenir;

^'^ Qu'elles se rapportent à des choses présentes, ou qui nous impressionnent à l'instant même et pour la première fois.

Dans cette seconde catégorie nous rangerons celte vive irascibilité qui nous porte à saisir avec em- pressement toute cause capable d'exciter noire co- lère, noire haine et tous nos plus mauvais instincts; cette sensibilité outrée qui nous fail exagérer nos sentiments d'amitié ; de reconnaissance ; notre joie, noire tristesse, nos espérances, nos craintes, nos terreurs, etc. Avec de semblables dispositions, telle cause qui, dans l'état ordinaire, eût tout au plus excité notre mécontentement, nous met immé- diatement en fureur ; et cette fureur que l'on sent


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gronder dans son sein, mais que l'on comprime fa- cilement par la conscience qu'on a de la situation dans laquelle on se trouve, c'est aux moyens les plus extrêmes que l'on songe tout d'abord pour la satisfaire. Si quelque chose vient à nous effrayer, nous sommes bientôt assaillis par des craintes, des angoisses inexprimables ([ui jettent comme un voile sombre sur tout ce qui vous environne. Un Jour, au milieu d'un accès de hachisch assez intense et dont j'ai déjtà rendu compte dans un autre travail , mes oreilles sont tcut-à-coup frappées d'un bruit de cloches. Ce n'était point une hallucination; mais, étant mal disposé, j'attache à ce bruit auquel je n'aurais certainement pas pris garde dans toute autre* circonstance, l'idée d'un glas ou de funé- railles que l'on sonnait. «Je tombe immédiatement dans un véritable état de panophobie. Je me sens toiit-à-coup saisi d'une terreur que je ne puis m'expliquer, et dont je cherche en vain à m'affran- chir. Je demande instamment que Ton ferme une croisée de la chambre oi^i je me trouvais, non pas que j'éprouve le désir de me précipiter par cette croisée, mais je crains que la fantaisie ne m'en prenne. Je ne vois plus qu'avec effroi différentes armes antiques appendues à la muraille , et que j'avais à peine remarquées jusqu'alors ; je me de- mande si elles ne sont |)as destinées à me faire du mal , 5 me tuer, j^cut-ôtre. La présence de quel- ques amis est loin de me tranquilliser. A l'exception d'un seul , je ressentais pour eux une vive défiance;


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je les détestais sans savoir pourquoi. Je trouvais moyen de jeter du ridicule sur tout ce qu'ils di- saient; en un mot, toutes les mauvaises passions fermentaient dans mon âme. ^> [Mémoire sur le trai- tement des hallucinations y etc.)

Comme les idées auxquelles elles se rattachent, les affections ont sur l'intelligence un empire absolu, précisément parce que leur action s'exerce isolé- ment, sans le contre-poids que, dans l'état normal, la réflexion leur oppose toujours. Ce sont des im- pulsions instinctives , aveugles, auxquelles la con- science ne prend aucune part.

Je voudrais être bien compris : je ne crois point à une lésion essentielle de ce que l'on est convenu d'appeler facultés affectives. Cette lésion n'est qu'apparente et consécutive à celle de l'intellect; elle découle de l'état pathologique que nous avons signalé, c'est-à-dire de l'excitation; tant que l'as- sociation des idées est régulière , tant que la rapi- dité incoercible des perceptions ne trouble pas l'intellect, les affections quelles quelles soient, gaies ou tristes , haineuses ou bienveillantes, n'é- prouvent, pour ainsi dire, aucune fermentation, elles restent sous la main de la volonté. L'état d'irréflexion qui est la conséquence nécessaire de l'excitation fait toute leur puissance.

Voilà, du moins, ce que nous apprend la con- science intime et, nous ajouterons, ce que con- firme l'observation exacte des maladies mentales. Rien, comme on sait, n égale la fougue, la violence


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des passions du maniaque, si ce n'est l'extrême incohérence de ses idées. Et si on observe de près les monomaniaques, si surtout on s'éclaire des re- marques que quelques uns ont pu faire sur eux- mêmes , on s'assurera que toutes les fois que leurs passions se sont traduites au dehors par des actes qui attestaient une grande puissance d'entraîné ment , c'est à un état d'excitation plus ou moins apparent qu'il fallait Tattribuer. Nous avons en ce moment sous les yeux une dame qui , depuis plusieurs mois, est en proie à des idées fixes et à des terreurs imaginaires ; elle était assez calme depuis un mois environ qu'elle est dans la mai- son ; il fallait beaucoup la questionner pour ob- tenir d'elle quelques paroles, quelques demi- confidences relativement à ses idées dominantes. Sous l'influence d'un froid rigoureux, un état d'excitation assez vive est survenu. Les idées de lM"'^.., le plus souvent en rapport avec le sujet de son délire, sont parfois décousues ; les concep- tions sont rapides, les mouvements sont brusques, saccadés , une sorte de tremblement nerveux agite

tous les membres Les craintes, les terreurs

imaginaires de la malade sont portées au dernier degré: c'est l'épouvante et l'effroi personnifiés, c'est l'état prolongé d'un individu qui tout-à-coup, à l'improviste, est saisi de la plus vive terreur, et qui, dans son trouble , ne sait ce qu'il dit ni ce qu'il fait, et, comme on dit si énergiquement , 7ie sait où dcmner de la tête.


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Tous les ailleurs ont admis rexistence d'une lésion essentielle des facultés affeclives dans cer- tains cas de folie.

Pinel, le premier, a admis Texistenced'un délire spécial portant exclusivement sur les affections. «On peut , dit-il , avoir une juste admiration pour les écrits de Locke , et convenir cependant que les notions qu'il donne sur la manie sont très incom- plètes , lorsqu'il la regarde comme inséparable du délire. Je pensais moi-même comme cet auteur, lorsque je repris à Bicêlre mes recherches sur celle maladie , et je ne fus pas peii surpris de voir plu- sieurs aliénés qui n'offraient à aucune époque aucune lésion de l' entendement ^ et qui élaient dominés par une sorte d'instinct de fureur, comme si les facultés affectives seules avaient été lésées. »

Esquirol partage l'opinion de Pinel: il ne le fait cependant qu'avec une certaine réserve; il n'exclut pas absolument toute lésion intellectuelle. « Les signes de la monomanie raisonnante, dit cet auteur, sont le changement, la perversion des habitudes, du caractère, des affections. Dans la monomanie (ordinaire) il est évident que l'intelligence est lé- sée, et que cette lésion entraîne le désordre des affections et des actions. Dans la monomanie rai- sonnante, l'intelligence n'est pas essentiellement lé- sée, puisqu'elle assiste aux actes de l'aliéné , puis- que le malade est toujours prêt à justifier ses sen- timents et ses actions. »

M. Calmeil est encore moins aftirraatif que son


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maître, car il reconnaît «que, dans la nionomanie morale, l'aliénation de l'intellect était difficile à sai- sir et à caractériser ; l'aliénation affectant surtout les sentiments, les penchants et les instincts, il n'est pas toujours également facile d'apprécier à sa juste valeur l'anomalie qui se manifeste dans les fonc- tions de l'encéphale. » {Dict. en 26 voL art. Mono-

MANIE.)

Enfin, un auteur anglais recommandable par d'excellents travaux sur l'aliénation mentale, le docteur Prichard, admet une folie morale qu'il dé- finit : «Morbid perversion of the feelings, affections and active poAvers, without any illusion or erroneous convictions impressed upon the understanding. »

Je regrette assurément de me trouver en oppo- sition avec les auteurs que nous venons do citer; mais nous croyons que, faute de pouvoir s'appuyer sur l'observation intime , ils ont donné beaucoup trop de valeur à de simples apparences ; l'intellect seul est essentiellement lésé dans la folie morale; le désordre des affections est consécutif au désor- dre des pensées. Le trouble de l'entendement, la désassociation des idées est la source première de toute lésion affective; des signes certains, évi- dents, le révèlent toujours au début de la folie dite morale ou affective; il peut s'effacer plus ou moins dans le cours de cette maladie , mais il est rare aussi qu'il n'apparaisse pas de nouveau de temps à autre , ravivant toujours la lésion affective; sa ces- sation définitive fait disparaître plus ou moins ra-

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pidement tous les autres symptômes ; c'est la gué- rison.

Ajoutons ici une remarque déjà faite par Esqui- rol , c'est que la variété de délire dont il est ques- tion passe fréquemment à l'exaltation maniaque et se termine fréquemment par la démence.

L'action surexcitante du hachisch porte égale- ment sur désaffections dont les causes sont passées, depuis plus ou moins de temps , à l'état de simples réminiscences , et qui n'ont laissé dans l'âme que de légers vestiges. 11 arrive encore que telle affec- tion, que l'on croyait complètement éteinte, se ravive tout-à-coup , ou bien que telle autre , qui était jusqu'alors demeurée comme ensevelie au fond de l'âme, que l'on s'avouait à peine à soi-même, et qui , de cette manière , échappait à sa propre con- science, atteint brusquement un tel développement qu'on serait tenté de se croire placé sous l'in- fluence de quelque charme. Cela est vrai surtout des sentiments amoureux , probablement à cause de cette tendance, de cette sorte d'aspiration vers le bonheur que détermine le hachisch. La vivacité des souvenirs , qui donne une sorte d'actualité aux choses passées , l'imagination qui se plaît à parer l'objet de nos affections de tout ce qui peut en rehausser le prix , expliquent le phénomène dont nous parlons.

Le hachisch, dans ce cas, peut avoir la puis- sance d'un véritable philtre, en ce sens, du moins, que, s'il ne fait pas naître l'amour , il imprime à


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ce sentimentuiie énergie et une activité inattendues, et dont il est difficile qu'il ne reste pas quelque chose , alors même que tous les autres effets du philtre ont disparu.

Je pourrais raconter, à ce propos, plus d'une anecdote qui viendrait à l'appui de ce que nous ve- nons de dire. Il est sans doute plus convenable que je m'en abstienne. Des récits de cette nature présentent toujours un côté tant soit peu léger , disons le mot, scandaleux, qui siérait mal à un tra- vail aussi sérieux que Test celui-ci.

Je me hâterai d'ajouter encore, au risque, ou plutôt malgré la certitude de désappointer certaines gens, beaucoup de gens peut-être, que les effets dont nous venons de parler sont exclusivement in- tellectuels. L'imagination en fait tous les frais, les sens n'y sont pour rien. Platon lui-même n'eût pas rêvé des feux plus purs et plus immatériels que ceux qu'allume le hachisch.


§ YIII. — Septième phénomène : Impulsions irrésistibles.

Les impulsions , ces sortes de mouvements in- stinctifs qui se font en nous, presque à l'insu de la conscience , acquièrent , par l'influence du ha- chisch, une puissance d'entraînement extraordi- naire, et même tout-à-fait irrésistible si l'action toxique est très intense.

Il en est des impulsions comme des passions af-


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fectives; elles puisent toute leur énergie dans l'ex- citation, c'est-à-dire dans l'ébranlement intellectuel qui met obstacle à l'association régulière et libre des idées.

Comme les idées, elles dominent d'autant plus complètement l'intelligence que l'incohérence est plus prononcée et que , par cela même , leur ac- tion est plus isolée et plus indépendante.

Toujours mobiles et fugaces lorsque l'action toxique commence à se faire sentir, elles peuvent avoir, comme les idées qui les font naître , leur pé- riode de fixité.

Mais elles ne sont réellement irrésistibles que lors- que l'excitation primitive reparaît.

Je rappellerai , à cette occasion , un fait dont j'ai déjà parlé : en voyant une croisée ouverte dans la chambre oii je me trouvais , l'idée me vint que je pourrais , si je voulais , me précipiter par cette croi- sée. Je demandai qu'on la fermât. Je ne songeais pas à exécuter ce mauvais dessein ; mais je crai- gnais que l'idée ne m'en vînt; au fond de cette crainte je sentais déjà comme une impulsion nais- sante, et j'ai l'intime conviction que j'y aurais cédé, avec un degré d'excitation de plus.

Comme on sait, l'action du hachisch n'est pas par- faitement continue. Durant la courte période de ré- mittence, la même pensée était encore présente à mon esprit, mais non plus la crainte de céder à l'ab- surde envie de me jeter par la fenêtre. J'avais peine, même, à m'expliquer comment pareille crainte


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avait pu me venir. Et néanmoins cette même crainte ne tardait pas à reparaître avec l'excitation.

Maintenant, prenant pour guides les faits que nous venons d'exposer, si nous étudions les im- pressions morbides chez les aliénés, nous verrons que les choses se passent exactement de la même manière.

Une variété du délire qui , dans ces derniers temps , a été un sujet d'étude particulière et de dis- cussions médico-légales du plus haut intérêt, c'est celle où les malades paraissent entraînés par des impulsions irrésistibles, sans que leur entende- ment soit aucunement lésé.

Tous les auteurs ont répété après Pinel et Es- quirol qu'il était des cas de folie où la volonté, les instincts étaient exclusive^nent lésés ; qu'un individu pouvait être entraîné aux actes les plus extravagants, les plus monstrueux, les plus antipathiques à notre constitution morale, sans que son entendement, à aucune époque, à aucun égard, présentât d'al- tération.

Ici , comme dans beaucoup d'autres cas , l'obser- vation a été superficielle, et, partant, incomplète. On s'est arrêté, pour juger de l'altération dont on soupçonnait l'existence , à des signes extérieurs qui ne pouvaient la révéler qu'imparfaitement. Et si les malades parfois ont parlé, on n'a pas assez fait compte de ce qu'ils ont dit, on ne s'est occupé que des symptômes les plus saillants et les plus exté^ rieurs.


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La lésion de la volonté, l'irrésistibilité des dé- terminations instinctives sans une lésion de l'intel- lect est une chimère.

Tous les philosophes , et non pas seulement Locke, ont admis cette vérité à priori; nous l'avons confirmée par l'observation intime qui nous a ap- pris que les impulsions ne devenaient irrésistibles, que la volonté n'était entraînée qu'autant qu'il sur- venait de l'excitation dans l'entendement , c'est-à- dire que les éléments mêmes de notre nature mo- rale étaient bouleversés , que le principe de toute action régulière , l'unité du moi, était anéantie. Tant que cette unité est conservée , tant que la conscience intime n'est pas éteinte , on se sent parfaitement maître des mouvements instinctifs, quels qu'ils soient. Et s'il arrive que l'on soit entraîné, ce n'est jamais que dans un moment où toute conscience était, sinon éteinte, du moins pervertie, quelque court qu'ait été ce moment, quelque faibles que soient les traces de son passage dans notre esprit. Ecoutons les malades qu'Esquirol interrogeait à ce sujet : «Ces malades déploraient les détermina- tions vers lesquelles ils étaient fortement entraînés, mais tous avouaient qu'ils sentaient quelque chose à l'intérieur dont ils ne pouvaient se rendre compte, que leur cerveau était embarrassé, qu'ils éprouvaient un trouble inexprimable dans V exercice de leur raison.,, n Les déterminations d'un aliéné ne sont pas tou- jours irrésistibles , bien qu'en aucun cas on ne puisse l'en rendre responsable.


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Elles ne sont souvent que la cons(k[uence par laitement logique de ses fausses convictions. D'au très fois, et c'est le cas dont il s'agit, elles tiennent à une disposition particulière de son intelligence , qui le livre, sans moyens de résistance possible, à toutes ses impulsions, qui le fait agir sans savoir ce qu'il fait, sans qu'il lui soit possible de s'en rendre compte, machinalement, comme si , enfin, il obéissait à im ret;e , selon l'expression générale- ment usitée parmi les malades.

Ce dernier fait a une importance que tout le monde comprendra, surtout si on l'examine au point de vue de la responsabilité morale que la société fait peser sur chacun de ses membres. Sans entrer dans la question médico-légale, qui nécessiterait des développements ici hors de propos , nous croyons devoir insister sur le fait lui-même.

Répétons donc que ni la volonté, ni les déter- minations instinctives ne deviennent irrésistibles en vertu d'une lésion qui leur serait propre. Il existe une lésion primitive de l'entendement, lésion pro- fonde, mais qui, dans certains cas, est tellement passagère que les malades eux-mêmes se 1 expli- quent à peine et n'en rendent que difficilement c mpte. Et pourtant cette lésion est essentielle- ment la même que celle d'où découlent tous les phénomènes de faliénation mentale la plus évidente et la mieux caractérisée; c'est le fait primordial de la folie, c'est l'excitation. Des individus peuvent se rencontrer qui , après avoir lutté longtemps et


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avec succès contre certaines impulsions, y cèdent tout-à-coup et y cèdent irrésistiblement. Et pour- tant , ni avant , ni après, aucune altération sensible des facultés ne s'est manifestée! Mais en la traver- sant avec la rapidité de l'éclair, et sans laisser de traces après elle , l'excitation a violemment ébranlé leur intelligence, anéanti momentanément tout libre arbitre. Sous beaucoup de rapports , ce fait pathologique est comparable aux fixités des épilep- tiques; moins étonnant peut-être, car, n'ayant qu'une durée bien plus passagère, les fixités dés- organisent plus profondément encore les facultés que ne le fait l'excitation.

Je n'ai pas besoin de passer en revue les mille et une causes qui peuvent amener cette excitation ; ce serait entrer dans des détails étiologiques que tout le monde connaît. Mais je parlerai , à cette oc- casion, d'un fait parfaitement analogue à celui dont nous nous occupons, qui se passe chaque jour sous nos yeux, et dont on n'a jamais songé à tirer aucune conséquence relativement aux impulsions mala- dives. Un des effets les plus ordinaires de l'ivresse, n'est-ce pas de nous faire céder, avec une extrême facilité, avec un entraînement souvent irrésistible, aux impulsions que jusqu'alors on avait dominées, et auxquelles on avait résisté? La justice n'a-t-elle pas , trop souvent, occasion de sévir contre des in- dividus qui, ne se sentant pas la force de commettre quelque mauvaise action de sang-froid, de perpé- trer le crime auquel les povsse leur cupidité ou leur


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vongoance, vonlonl puiser dans les boissons alcoo- liques l'énergie qui leur manque? En Orient, l'ex- trait de chanvre , l'opium, la pomme épineuse et d'autres substances encore, capables de produire l'excilation intellectuelle, sont employées dans un but semblable.

Cette excitation, que nous pouvons produire à volonté, à l'aide d'agents extérieurs, Texpérience la plus vulgaire a prouvé , depuis bien longtemps , que des causes morbides, développées au sein même et dans les profondeurs de lorganisme, peuvent la produire également, avec une intensité bien plus grande et avec des modifications dont la nature a seule le secret.

Il résulte de ceci que le fait de pathologie men- tale qui a rencontré le plus d'incrédules, l'irrésis- tibilité des impulsions , sans lésion intellectuelle (^apparente), est aussi simple, j'allais dire aussi normal, que tout autre fait d'aliénation ; car il a le même point de départ, la même origine, c'est-à- dire l'excitation. Présentée ainsi , avec les carac- tères qui lui sont propres, et, pour ainsi dire, sous son véritable jour, l'affection mentale dite monommiie raisonnante perd tous ses caractères d'é- trangeté, tranchons le mot, d'absurdité^ qui révol- taient jusqu'à ceux-là mêmes qui en avaient tous les jours des exemples sous les yeux, et rentre dans la classe des vésanies ordinaires et les mieux connues.

Citons quelques faits à l'appui de ce que nous venons de dire :


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Un honnête ouvrier cordonnier, père de famille, se présente de lui-même à l'hospice de Bicètre. Il vient réclamer les secours de la médecine contre une maladie dont il fait remonter l'origine à plus de vingt années.

Il ne saurait l'attribuer à aucune cause probable. Il n'a pas d'aliénés dans sa famille ; aucun de ses parents n'est adonné à la boisson ou atteint d'aflec- tion nerveuse quelconque. Il est père de deux en- fants qui, tous deux, jouissent de la meilleure santé ; il ne se rappelle pas avoir jamais été sérieu- sement malade. Sa stature est petite, grêle, mais bien prise ; son visage frais et légèrement animé, sa physionomie franche et ouverte, sont loin de trahir le caractère des idées terribles auxquelles il est en proie depuis si longtemps.

— -Puisque c'est de votre plein gré que vous venez à l'hospice , vous devez connaître votre ma- ladie. De quoi vous plaignez-vous?

— J'ai de mauvaises idées. J'ai entendu dire qu'il y avait des maisons où l'on en guérissait; voilà pourquoi je suis venu ici.

— Quelles sont donc ces idées?

— Oh! c'est bien simple : je suis cordonnier de mon état ; je travaille dur quelquefois, parce qu'il faut que je fasse vivre tout mon monde. Dans ces moments-là , quand j'ai la tête penchée sur mon ouvrage, il m'arrive de penser à tuer ma femme, à tuer mes enfants ; souvent même cette envie me tient si fort que j'ai peur d'y succomber ; alors je


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jette loin de moi mon tranchet, mon marteau, et je sors de la chambre.

— N'êtes-voiis averti par rien , par aucune sen- sation particulière , de l'arrivée de ces mauvaises idées ?

— Mon Dieu , non ! ça me vient comme ça , tout seul, sans que je m'y attende.

— Dans ces moments-là, vous êtes donc tout-à- fait comme à votre ordinaire , vous ne ressentez rien à la tête?

— Ah ! si ; je sens quelque chose là, sur le creux de l'estomac; et puis j'étouffe, je ne peux plus respirer, j'ai chaud à la tête, j'ai comme la chair de poule, je suis tout étourdi, mes idées s'em- brouillent , je n'y vois plus ; mais tout cela ne dure pas longtemps. Quelquefois aussi j'ai des fourmillements dans les mains, dans les bras... J'ai toujours dit que c'était le sang qui me tour- mentait.

— Et vos idées, combien durent-elles?

— C'est selon : quelquefois , quand je me suis levé de dessus ma chaise et que j'ai pris un peu le frais à la croisée, c'est tout de suite fini ; mais d'autres fois aussi elles ne s'en vont pas si vite.

— Est-ce toujours ainsi , quand vos idées vous prennent?

— Oui , mais ce n'est pas toujours aussi fort. Depuis environ six mois , j'ai été de fièvre en chaud mal ; je suis très tourmenté, je voudrais bien en être débarrassé.


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— N'enlendez - vous aucun bruit dans vos oreilles ?

— Non , pas à présent. Mais , il y a bien une dizaine d'années, je me rappelle avoir senti comme un vent, un froid de ce côté de la tête (à droite ), c'est comme cela que ça a commencé. J'étais à faire la moisson, la tête nue, par une forte chaleur; étant baissé , j'ai senti com.me un fort coup de vent de ce côté-là.

— Ne pourriez-vous pas comparer ce que vous avez éprouvé à autre chose qu'à un coup de vent? ceci ne me paraît pas très clair; sou ff riez-vous?

— Non , mais j'étais tout je ne sais comment.

— Avez-vous été forcé de laisser là votre ou- vrage ?

— Ah! bien oui! je me suis secoué, et puis il n'y paraissait plus.

— Avez-vous pensé alors à tuer vos enfants ?

— Non, c'est quand je suis rentré à la maison; mais ce n'était presque rien dans ce temps-là, et cela ne m'inquiétait guère.

— Vous êtes beaucoup plus tourmenté aujour- d'hui ; en connaissez-vous le motif?

— Non.

Voici un autre fait non moins curieux que le précédent, non moins concluant. 11 a été commu- niqué, par M. Ségalas, à la Société de médecine du Temple, dans sa séance du 2 avril i844 *

Le nommé N... avait éprouvé, plusieurs fois déjà, le désir de se donner la mort. Le travail ma-


iiuel auquel il était obligé de se livrer pour vivre (il était ouvrier gantier) lui était à charge. Il se trouvait malheureux dans la condition où le sort et sa naissance l'avaient placé. Il avait pris peu à peu l'existence en dégoût ^ et, s'il n'en avait pas encore fini avec la vie , c'est parce qu'il voulait trouver un moyen de s'en débarrasser sans passer par de trop vives souffrances. 11 tenta une fois de se noyer, mais il fut sauvé malgré lui et rappelé à la vie.

Cet homme, du reste, a toujours été d'une con- duite irréprochable, et n'a jamais passé pour ex- travagant.

Voici comment il raconte sa dernière tentative de suicide ; je copie textuellement son manuscrit : « Ayant enfin résolu de m'asphyxier, je fermai les portes de la chambre où j'étais, et je me mis en devoir de clore toutes les ouvertures avec du pa- pier. Pendant que je collais mon papier, ce qui était le premier acte de mon suicide, je me surpris à chantonner; ce n'était point par bravade ni par insouciance, mais cela prenait du temps, et il m'a toujours été impossible de penser longtemps à la môme chose, sans être distrait. Il y avait des instants où j'oubliais ce que je faisais, et pourquoi je le fai- sais.,. Ceci est une chose étrange et particulière à mon caractère, etc.. »

Ainsi, c'est au moment même où ses funestes impulsions le dominent et l'entraînent, où il s'oc- cupe froidement des préparatifs nécessaires pour


se donner la mort , c'est à ce moment, dis-je, que N... se surprend (cette locution est d'une merveil- leuse énergie) à chantonner sans savoir pourquoi, qu'il est distrait, qu'il pense à toute autre chose. Bien qu'habituel , cet état, néanmoins, a quelque chose de si étrange qu'il ne peut s'empêcher d'en faire la remarque et de s'en étonner.

N'est-ce pas là de l'excitation? n'est-ce pas ce fait de désassociation des idées, d'ébranlement intellec- tuel qui , éphémère ou durable, nous prive de tout empire sur nous-mêmes , nous livre , pour ainsi dire , pieds et poings liés , à toutes nos impul- sions?

Gomme on l'a vu , N... est quelque peu surpris de cet état si grave à nos yeux , et qui , aux siens , est chose presque indifférente. Il est loin de le redouter comme un symptôme de folie ; d'autant que cela ne l'empêche pas d'agir d'après sa volonté bien sentie, et la résolution qu'il a prise de se don- ner la mort.

Nous avons dit queN... avait éprouvé plusieurs fois déjà le désir de se suicider ; que même il avait fait une tentative. Mais remarquons aussi qu'il dit expressément que cet état de distraction (comme il l'appelle ) était particulier à son caractère, qu'il lui avait toujours été impossible de penser longtemps à la même chose, etc. (i).

(1) Qu'il nous soit permis, à l'occasion de l'observation qu'on vient de lire, de dire deux mots relativement à une question long-


§ IX. — Huitième phénomène: Illusions; hallucinations.

J'en demande pardon au lecteur, que je devrais craindre de fatiguer en ramenant si souvent son attention sur le même sujet; mais, en abordant l'importante question des illusions et des halluci-

iemps débattue, et dont jusqu'ici on n'a pu donner aucune solution satisfaisante.

Voici cette question , que nous aurons soin de préciser de la manière la plus rigoureuse :

Le suicide n'est-il pas , dans la plupart des cas, le résultat du délire , un acte de folie pure et simple , que rien ne distingue , au moins quant à son origine et à sa nature, des actes extravagants auxquels se livrent les aliénés en général? M. Esquirol était pour l'affirmative , et il se fondait sur une multitude de faits dont sa longue expérience l'avait rendu témoin. Il en tirait des inductions relativement aux autres faits que certaines apparences tendaient à faire interpréter autrement ; il avait vu tant d'individus faire des tentatives de suicide , dans un véritable état de folie qui jusque là n'avait pas même été soupçonné ! . . . Et par folie M. Esquirol enten- dait parler de folie bien dessinée , le plus souvent à forme lypéma- niaque. Il est plus explicite encore lorsque , en parlant du suicide aigu , il déclare que toute passion arrivée à un certain degré con- stituant à ses yeux un véritable délire , les actes qui en émanent ne sauraient être d'une nature différente. « Le délire des passions permet-il de réfléchir ? Toutes les lois n'acquittent-elles pas celui qui a commis , dans le premier emportement d'une passion véhé- mente , une action qui eût été criminelle sans cette circonstance ? Les actions d'un homme emporté par une passion vive sont regar- dées comme faites sans liberté morale, et sont jugées comme l'effet d'un délire passager. »

La vérité est au fond de ces paroles , qui , au reste , expriment


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nations , je ne puis me défendre de répélcr ce que j'ai déjà dit dans le cours de ce travail.

Je ne fais point ici de la théorie à la manière des observateurs qui , placés à un point de vue extérieur, n'ont pu examiner les phénomènes de l'aliénation mentale que d'une façon superficielle , ne doivent qu'à une induction toujours plus ou

l'idée que l'on se fait généralement de ce que l'on appelle le délire des passions ; mais ces mêmes paroles , quelque haute que soit l'autorité dont elles émanent, sont encore loin d'avoir reçu l'assen- timent commun, d'avoir levé tous les scrupules que fait naître l'o- pinion qu'elles mettent en avant. L'exaltation des passions n'est pas toujours un brevet de folie et une raison suffisante pour déclarer irresponsables de leurs actions ceux qu'elles ont entraînés. Cela nous paraît tenir à deux causes :

1° Elles prouvent le fait par le fait même; elles exposent en principe (avec raison, sans doute; mais cependant cela demandait à être prouvé d'abord) ce qui justement fait l'objet de la contesta- tion , à savoir : que les passions , quand elles ont une certaine in- tensité, et la folie, sont une seule et même chose.

Il ne suffit assurément pas de dire que « l'âme est fortement ébranlée par une affection violente et imprévue , que les fonctions organiques sont bouleversées , que la raison est troublée , que l'homme perd la conviction du moi, qu'il est dans un vrai délire, etc. » Il n'y a rien de si absolu dans ce fait, rien qui soit d'une évidence si parfaite, que l'on soit forcé de l'admettre sur son simple énoncé: les exigences de la précision scientifique vont plus loin. Elles ne sauraient être satisfaites qu'autant que l'on aura préalablement établi, expérimentalement prouvé la modification psychologique en vertu de laquelle ce fait a lieu ; c'est-à-dire qu'il faut disséquer le mal, mettre à nu la plaie, avant d'affirmer que ce mal existe.

2° Il faut bien avouer qu'une masse de faits , entre autres celui que nous avons cité, ne sauraient entrer dans la catégorie de ceux


— 145 ~ moins fautive ce qu'ils oiU appris de l'origine, de la filiation ^ de renchaînement de ces pliénomènes. Je dis tout simplement ce que j'ai observé sur moi-même j et je le dis avec la môme assurance, la même certitude de ne pas me tromper (|ue cha- cun de nous peut avoir en affirmant qu'il pense , qu'il raisonne, qu'il imagine, se souvient, etc.

qui se rattachent d'une manière plus ou moins évidente au surex- citement des passions.

Combien ne voit-on pas de suicides que rien n'autorise à mettre sur le compte de passions exaltées? Je ne parle pas seulement des suicides qui ont des idées fixes pour point de départ , mais encore de ceux accomplis par des individus chez lesquels , ni après , ni- avant la tentative, à aucune époque, les facultés mentales n'avaient été altérées ; qui de leur vie ne s'étaient passionnés pour rien , pas même pour l'objet qui paraît avoir été l'occasion , je ne veux pas dire la cause de leur funeste détermination.

Revenons à notre première proposition.

La plupart des suicides , sans excepter ceux exécutés par des individus jusque là réputés parfaitement sains d'esprit, ceux même qui étaient la conséquence logique d'une situation critique, diffi- cile, et, si l'on veut, désespérée, paraissaient le plus naturels, sont de véritables actes de folie.

La vérité de cette proposition , si on l'envisage au point de vue de la thèse que nous avons soutenue sur les impulsions irrésisti- bles, nous étayant principalement de documents fournis par l'ob- servation intime , cette vérité , dis-je , trouvera peu de contradic- teurs.

En effet, que faut-il pour que le simple désir, moins que cela, la pensée pure et simple de chercher dans la mort la fin de ses maux . soient tout-à-coup convertis en impulsion irrésistible , et celle-ci en acte?

Nous venons de le voir, rjen qu'un peu d'excitation, c'est-à-dire

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-^ 146 —

A ceux qui, après m'avoir lu, coiiserveraienl quelques cloutes, je ne puis que répéter : Je com- prends vos doutes parce que , en fait de choses psychologiques, je sens l'impossibilité de vous faire bien comprendre ce que vous-mêmes n'avez pas éprouvé. Pour les illusions et les hallucinations, comme pour les phénomènes dont nous nous sommes occupés précédemment , je ne puis vous donner qu'un conseil, et vous serez convaincus si vous le suivez ; faites comme moi, prenez du hachisch, expé- rimentez sur vous-mêmes, voyez par vous-mêmes.

Or, le phénomène qui nous reste à étudier n'é- chappe point à la loi commune qui rattache tous les

de cette modification intellectuelle si grave en réalité, et en appa- rence si minime, que ceux qui l'éprouvent croient avoir simplement des distractions; phénomène dont les caractères extérieurs sont si peu tranchés, et dont l'apparition est le plus souvent si brusque et si rapide, qu'il peut échappej à l'observateur le plus scrupuleux.

Maintenant , quand on songe à la multitude de causes qui peu- vent produire l'excitation; quand on connaît bien toute l'impor- tance et pour ainsi dire l'immense valeur étiologique des prédispo- sitions héréditaires ou acquises -, quand on sait que chez les indi- vidus prédisposés il suffit d'une préoccupation un peu vive , d'une impression brusque et inattendue, d'une légère émotion, d'un dé- rangement quelconque des fonctions , d'un peu de retard dans une évacuation habituelle ( il est impossible , dans la plupart des cas , d'assigner d'autres causes que celles-ci à la folie la mieux décla- rée), etc., pour développer l'excitation;

N'est-il pas évident que le nombre de cas où l'on pourra affirmer sans crainte d'erreur que tel individu, en se donnant la mort, n'é- tait pas aliéné, c'est-à-dire a agi dans toute la plénitude de sa con- science et de son libre- arbitre, sera excessivement restreint?


phénomènes principaux du délire à l'excitalion , cette modification mentale primitive , fait primor- dial et générateur de toute aliénation qui y est con- tenue comme dans son germe , comme le tronc de l'arbre , ses branches , ses feuilles , ses fleurs , dans


la graine.


Avant Esquirol, les illusions et les hallucina- tions avaient été confondues dans un même phé- nomène. La distinction établie par le maître a été adoptée par tous les médecins d'aliénés ; ayant à parler des unes et des autres , nous étudierons séparément les illusions d'abord, ensuiie les hal- lucinations.

Section première. — Des illusions.

Au fur et a mesure que croît l'excitation , que notre esprit se ferme aux impressions venues du dehors pour se concentrer de plus en plus sur ses impressions intérieures , en un mot que s'opère cette espèce do métamorphose qui nous arrache à la vie réelle pour nous jeter dans un monde où il n'y a de réel que les êtres créés par nos souvenirs et notre imagination, au fur et à mesure aussi , on se prend à être le jouet d'abord de simples illu- sions , puis bientôt de véritables hallucinations qui sont comme les bruits lointains , les premières lueurs qui nous arrivent du monde imaginaire et fantastique.

Un objet quelconque , vivant ou inanimé ^ vient-


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il à frapper noire vue; un bruit, un son, quels qu'ils soient , tels que le chant des oiseaux , l'explo- sion d'une arme à feu, le tintement des cloches, viennent-ils à frapper notre oreille, alors que l'excitalion est encore peu intense;

On sent très positivement que deux phénomènes distincts se passent dans notre entendement :

1° On a vu , on a entendu , nettement et distinc- tement, comme cela arrive dans l'état ordinaire ; 1" Puis tout aussitôt , par suite de certains points d'analogie qui nous sont connus ou qui nous échap- pent, l'image d'un autre objet, la sensation d'un autre bruit ou d'un autre son se trouvent éveillés en nous ; c'est a ces impressions intrà-cérébrales, dues à l'action de la mémoire ou de l'imagination, que l'esprit s'arrête, confondant bientôt les deux sen- sations en une seule, couvrant, pour ainsi dire, la sensation réelle de la sensation imaginaire, et pro- jetant celle-ci sur l'objet extérieur.

Ainsi donc, i° impression sensoriale , 2° immé- diatement après, et à son occasion, sensation pu- rement cérébrale due à la seule action de l'imagi- nation ; ce sont là les deux éléments constitutifs de l'illusion, c'est là sa nature psychique, essentielle. Quant à ses caractères extérieurs, aux formes excessivement variées qu'elle est susceptible de revêtir , elle les empruntera nécessairement à la nature particulière des choses qui font l'objet de la préoccupation et dos pensées habituelles de l'in- dividu.


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On conçoit, en effet , que les images ou les idées qui ont laissé dans l'esprit une plus profonde em- preinte soient les premières à s'éveiller, on, comme l'aurait dit Bonnet, que les fibres cérébrales qui sont le plus souvent mises en vibration soient plus facilement ébranlées que toutes les autres (i).

Aidons-nous , pour nous faire bien comprendre, de quelques exemples.

Commençons par les Illusions de là vue.

Le visage d'une personne qui nous est complè- tement inconnue vient à attirer nos regards: pour peu, et cela naturellement doit arriver fréquem- ment, que ce visage ait quelque point de ressem- blance avec celui d'une autre personne dont les traits nous sont familiers , cette ressemblance, quel- que minime qu'elle soit, suffit pour réveiller tout aussitôt le souvenir de cette personne , et ce sou- venir, c'est-à-dire l'image qui en est inséparable, a toute la vivacité de l'impression sensoriale, car l'âme la perçoit de la même manière qu'elle per- çoit en état de rêve.

Dès lors, ce que nous avons vu avec les yeux de

(I) Les auteurs ont généralement confondu ces deux conditions essentielles, mais parfaitement distinctes dés illusions ; ils ont vu l'origine de l'illusion dans la nature même des sensations morbides sous lesquelles elle se présente. Les caractères de l'illusion sont variables, infinis comme nos souvenirs et les créations de notre ima- gination ; sa cause première, qui est celle de tous les désordres in- tellectuels, est essentiellement invariable. .

Nous reviendrons plus tard sur ce sujet.


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l'esprit , est mis à la place de ce que nous avons vu avec les yeux du corps. Les créations de natre ima- gination ont pris la place de la réalité; et si toute

réflexion nous est interdite par la violence de

t.

l'excitation, les deux sensations sont fondues en une seule , et l'erreur est invincible, nécessaire.

C'est ainsi que, traversant un soir le passage de l'Opéra, jecrus reconnaître, parmi les promeneurs, cinq ou six personnes de ma connaissance , une entre autres qui est absente depuis bien des an- nées, mais dont j'avais à cette époque souvent oc- casion de m'entretenir.

L'illusion était complète, car je me retournais vivement , sans songer le moins du monde que je pusse être dans l'erreur ; mais j'avais à peine arrêté mon attention sur la personne que je croyais recon- naître, que l'image fantastique s'évanouissait aus- sitôt.

J'ai encore éprouvé des illusions qui différaient des précédentes à beaucoup d'égards, 11 m'est arrivé plusieurs fois, étant dans un état d'excitation assez vive, et considérant avec une attention soutenue le portrait de quelque personnage , de voir ce por- trait s'animer tout-à-coup ; la tête s'agitait légè- rement et semblait vouloir se détacher de la toile ; toute la physionomie prenait une expression que la vie seule peut donner; les yeux surtout étaient parlants, je les voyais rouler dans leur orbite pour suivre tous mes mouvements. Lorsque ce phéno^ mène s'offrit à moi pour la première fois , sans que


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je m'y attendisse et d'une manière toiU-à-fait im- prévue, je ne pus retenir un cri d'effroi , jo recu- lai de quelques pas en m'écriant : Mais cela tient du prodige ! ce portrait est animé ! c'est de la magie!. ,.

J'ai renouvelé l'épreuve deux ou trois fois, afin de bien me rendre compte du phénomène et de l'a- nalyser de sang-froid.

Alors je sentais que je cessais peu à peu de voir l'image que j'avais sous les yeux ; insensiblement je ne la voyais plus que comme flottant dans les nuages d'un rêve indécis. Bientôt enfin , c'était la personne même dont cette image était la représen- tation que je voyais en rêve et qui , comme toutes les créations de l'imagination, m'impressionnait plus vivement que n'eût fait la réalité.

Voici l'étrange illusion que j'éprouvai dans une fantasia dontj'ai déjà rapporté quelques incidents. Avant qiie l'action du hachisch se fît sentir , j'avais beaucoup considéré une fort belle gravure représentant, autant que je puis nne rappeler , un combat de cavalerie. Noos allions nous mettre à table; en prenant place je me trouvai précisément avoir le dos tourné à cette gravure. Après avoir comprimé quelque temps l'excitation qui peu à peu s'emparait de moi , je me levai tout-à-coup, et portant la main au derrière de ma tête, je m'écriai : «Je n'aime pas les chevaux qui ruent, même en peinture ; il m'a semblé que celui-ci (en indiquant du doigt l'un des chevaux du tableau) m'avait lancé


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\\n couj) de pied. » Ces paroles , comme on le pense bien , furent accaeillies par un grand éclat de rire, je ris comme les autres ; puis, faisant un retour sur moi-même , je retrouvai au dedans de moi l'image d'un cheval fougueux et bondissant .mais pâle et effacée comme les impressions d'un rêve au moment du réveil. Mon illusion n'était donc autre chose qu'un rêve , mais ce rêve avait été rapide comme la pensée, et une cause extérieure, une impression sensoriale l'avait provoqué; dernière circonstance qui , sans le différencier essentiellement des rêves ordinaires j en fait un acte véritable d'aliénation mentale.

Je pourrais multiplier ces citations relatives aux illusions de la vue; elles offriraient toutes le même caractère. Toujours nous retrouverons l'excitation pour fait primitif et générateur de Fillusion dont la nalure sera ensuite modifiée par le caractère par- ticulier et, pour ainsi dire, la couleur des idées habituelles ou dominantes. J'insiste sur ce fait pour qu'il soit bien compris. Quelle que soit la situation de notre esprit, de quelques émotions que nous soyons agités, tant qu'il ne surviendra pas d'exci- tation, nous ne saurions avoir d'illusions d'aucune espèce; mais l'excitation venant à se développer, les illusions qui qji naîtront refléteront inévitable- ment, au moins dès le début , la nature des idées et des passions qui , pour le moment, exerceront sur nous le plus d'empire. On voit, du reste, que c'est à tort que, soit au point de vue étiologique,


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soit au point de vue ihérapeutique , on attacherait une grande importance à la nature des illusions qui peut, tout au plus, mettre sur la voie de la cause réelle du mal.

Lorsque, sous les traits d'une vieille femme, je voyais le plus frais et le plus charmant visage, je sen- tais parfaitement qu'une image intérieure, création fantastique que mon imagination exaltée m'avait fait voir en rêve, venait se substituer à l'image réelle. Je m'expliquais de deux manières la nature de cette illusion : i^ En prenant du hachisch, j'avais la pensée que toutes mes sensations devaient être agréables, que je devais tout voir en beau ; 2° l'i* mage d'une jolie femme, par l'admiration qu'elle fait naître, l'émotion qu'elle nous cause, se grave d'elle-même et profondément dans notre esprit, et par conséquent doit pouvoir se reproduire avec une grande facilité.

Lorsque, plus tard, je crus voir à mes côtés un petit homme contrefait, je me rappelai qu'à cette époque, j'étais depuis quelque temps en relation habituelle avec une personne de ma connaissance dont les formes physiques , sans être absolument irrégulières , sont loin de répondre cependant aux excellentes qualités de cœur et d'esprit dont elle est douée. C'était son image, assez imparfaite du reste, quesemJjlaient évoquer les vêtements placés près de moi (1 ).

(I) Cette illusion (qu'un me permette de faire, dès à présent,


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J'ai rapporté, plus haut, comme exemple de con- viction délirante, l'illusion de cet individu qui se voyait pendu à la muraille de sa chambre. Le ca- ractère de cette illusion s'explique par !a crainte qu'on lui avait imprudemment inspirée de mourir empoisonné. Je dis le caractère, et non pas le fait lui-même de l'illusion, qui est si complètement indépendant des idées et des affections dominantes, que pour en changer totalement la naiure, et faire voir au hachisé , dans son traversin , toute autre chose que son propre corps , un immense polichinelle par exemple , il eût suffi de chasser les idées de mort qui l'assiégeaient et de porter ses pensées ailleurs.

Plusieurs jeunes gens européens regagnaient, un soir, leur demeure, à l'issue d'une fantasia qui avait eu lieu chez l'un d'eux. L'action du hachisch durait encore. La rue longue el tortueuse qu'ils suivaient était , comme toutes les rues du Caire , lorsque la nuit est venue, déserte et très mal éclairée. Cepen- dant nos mangeurs de hachisch crurent assister à

une remarque qai sera développée ultérieurement) tenait, à beau- coup d'égards, de l'hallucination, car l'image disparaissait presque aussitôt que mon attention s'arrêtait, bien que très passagèrement, sur l'objet extérieur; elle était vive, au contraire, parfaitemennt nette, quand elle s'offrait seule à mon esprit, alors que mes yeux étaient tournés d'un autre côté. Ainsi donc cette image avait , par moments, une existence tout-à-fait isolée et indépendante de la cause qui l'avait tracée d'abord dans le cerveau. Et dès lors l'illu- sion ne devenait-elle pas une véritable hallucination?


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une splendide fôte nocturne el voir une magnifique illuminalion. Des lunûières brillaient à travers le grillage en bois des balcons , une foule d'individus en habit de gala allaient et venaient, faisant un bruit affreux.

Quelle était la source de cette fantasmagorie, de toutes ces illusions?.... De mauvais fanons ou lan- ternes de papier de couleur , appendus aux bou- tiques, ou que tenaient à ia main quelques Arabes attardés qui regagnaient lentement et silencieuse- ment leur demeure.

Mais aussi , la fantasia avait été joyeuse; elle avait été égayée surtout par les souvenirs de la pa- trie, de ses fêtes si brillantes où règne une gaieté inconnue partout ailleurs!

Ces souvenirs, modifiés par les impressions exté- rieures , avaient revêtu une couleur locale.

Comme tous les autres phénomènes morbides intellectuels (convictions délirantes, impulsions ir- résistibles, etc., etc ) , les illusions sont , pour ainsi dire, à l'état latent dans un cerveau excité. Elles y sont toutes virtnellernent , et les causes les plus va- riées peuvent les en faire sortir.

Livré à lui-même, le hachisé subira l'influence de tôutce qui frappera ses yeux, ses oreilles, l'im- pressionnera d'une manière quelconque. Un mot , un geste, un regard , un son , le moindre bruit, en appelant son attention vers un but déterminé, im- primera à toutes ses illusions un cachet particulier.

J'ai déjà dit que quelques paroles avaient suffi


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pour me faire passer de la joie , du bonheur le plus exalté, à la plus sombre tristesse; et cette tristesse défigurait, en se reflétant sur eux, tous les objets qui m'environnaient. C'est un béret écossais qui m'offre les traits d'une figure ensanglantée; c'est un réchaud plein de charbons ardents que je vois dans un verre de limonade que me présente un de mes amis. C'est le visage de tous ceux qui sont au- près de moi, dans lequel je lis la compassion et le plus noir chagrin: c'est, enfin, une lumière qui se multiplie en dix ou douze autres , lesquelles se trouvent rangées autour d'une bière dans laquelle je m'imagine être couché !

— Une jeune dame, après un ou deux accès de fou rire, examine attentivement la figure d'unmonsieur placé à côté d'elle. « Tiens, tiens , s'écrie-t-elle , je n'avais pas encore fait cette remarque; vos yeux sont fendus en amande et relevés en dehors comme ceux des Chinois. » — Elle rit de ia remarque qu'elle vient de faire ; puis tout-à-coup : — ^< Oh ! mon Dieu ! dit-elle, qu'est-ce que cela? Votre nez est démesurément gros. Mais c'est monstrueux! Je vois dessus de petites pagodes.» — Quelques instants après, madame paraissait très disposée à chanter. L'excitation allant toujours croissant, je voulus re- porter ses idées sur un sujet propre à la calmer. Je lui rappelai les premiers mots d'une romance pastorale qu'elle connaissait. Elle continua avec une expression et un sentiment qu'il est impossible de rendre; mais bientôt, s'arrêtant brusquement, elle


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s'écria , dans un véritable transport d'adnriiralion : — « Des petits moutons, des petits montons ! Ne les voyez-YOUs pas là, devant moi?. ...Oh! mais non! il n'y a que moi qui puisse les voir ; ne m'avez-vous pas rendue folle ?^^ — xM'"^ *** montrait du doigt une natte de jonc à carreaux rouges et blancs , étendue devant le divan sur lequel elle était assise.

Les Illisions de l'ouïe sont peu fréquentes dans le hachisch. Rarement les sons se trouvent défi- gurés ou transformés en d'autres sons qui en dif- fèrent d'une manière no(al)ie. Les hallucinations du même sens sont, au contraire , nombreuses , mais elles ne se développent qu'à un degré très élevé d'excitation.

Nous avons déjà dit que le sens de l'ouïe ac- quérait une sensibilité extrême, au point que le moindre bruit paraissait quelquefois assourdissant et causait une impression désagréable. Un jour , désirant m'assurer jusqu'à quel point on peut res- ter maître de soi , ah^rs même que les facultés sont fortement ébranlées, je me rendis dans un salon où , il est vrai , j'avais, comme on dit, mes coudées franches, mais où cependant, pour plusieurs mo- tifs, je devais me tenir convenablement. J'y fus, tout d'abord , assiégé par de nombreuses illusions de la vue ; je m'en inquiétai fort peu ; mais je trouvai que tout le monde parlait ou plutôt criait à tue-tête. J'en étais agacé horriblement : après une demi-heure ou trois quarls d'heure environ , qui me parurent un siècle (ce n'est point ici une mé-


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tapliore), je trouvai un prétexte et je me retirai. Quelquefois les sons ne sont pas seulement exa- gérés ; ils se multiplient comme s'ils étaient répétés par un écho qui aurait la propiiélé de les grossir. Étant dans un jardin, par une chaude soirée d'été de l'année 1842, il me semblait entendre , ou plu- tôt f entendais très distinctement les chants d'une foule innombrable d'oiseaux. Le jardin était petit, un seul oiseau s'y trouvait; c'était un rossignol dont les ciiants ne se faisaient entendre que par intervalles. Cependant j'entendais un gazouillement continuel. Je me bouchai les oreilles ; je continuai à Tentendre. mais moins distinctement.

Ce même soir, j'entendis comme une vive fusil- lade à laquelle succédèrent des bruits confus et le bourdonnement particulier aux grandes réunions d'individus. Momentanément dominé par cette illusion, je m'écriai : « Écoutez! on tire des coups de fusil , il V a une émeute dans la rue. » Mais re- connaissant bientôt mon erreur, je cherchai à en savoir la cause, et j'appris qu'un domestique avait laissé tomber quelque chose en rangeant dans une chambre dont la croisée donnait sur le jardin où nous étions.

Un autre jour, entendant sonner les cloches d'une église voisine, je demande ce que cela peut être ; on me répond : « H y a sans doute quelqu'un de mort. » Et, tout aussitôt, ce dernier mot retentit cinq ou six fois à mes oreilles , comme si toutes les personnes qui étaient dans la même chambre que


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moi l'eussent répété chacune à leur tour , et avec une intonation de plus en plus lugubre. A cette époque, je n'étais pas encore parfaitement rassuré sur l'innocuité du hachisch. Je craignais d'en avoir pris une trop forte dose ; cela explique la nature de l'illusion dont je viens de parler. Cette illusion, toute illusion qu'elle était , me fut excessivement pénible ; et je dois donner ici , en passant , le con- seil à ceux qui voudront expérimenter le hachisch de bien prendre toutes leurs mesures pour ne pas en éprouver de semblables.

Ce que nous venons de dire concernant les illu- sions de l'ouïe nous montre le phénomène psy- chique dans sa plus grande simplicité. Je n'ai ja- mais éprouvé par moi-même, ni observé chez les autres, de ces illusions comparables à celles que présentent parfois, quoique très raremenl , les alié- nés. 11 faudrait, pour cela, pousser l'excilalion n un degré d'intensité capable d'anéantir toute es- pèce de conscience j et j'avoue que je n'ai pas en- core osé aller jusque là.

Quoi qu'il en soit, dans le phénomène tel que nous l'avons éprouvé et décrit, on trouve, en l'a- nalysant, les mêmes éléments que pour les illusions visuelles :

i^ Impression sensoriale, ou sensation propre- ment dite ;

2° Une seconde sensation qui suit immédiate- ment la première , sensation toute de tête et pure- ment intérieure;


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3° Erreur passagère de l'esprit, qui confond les deux sensations, ou plutôt oublie la première pour ne s'attacher qu'à la seconde , d'où résulte la per- ception délirante.

Ces trois phases ^ pour ainsi dire, de l'illusion , quelle que soit la rapidité avec laquelle elles se succèdent, l'esprit les perçoit distinctement et sans confusion, non pas au moment même ou le phé- nomène se produit, mais immédiatement après; et alors c'est l'impression d'un rêve qui lui reste, qui vient se retracer à lui, et, si nous voulions rendre fidèlement cette impression , nous ne saurions mieux nous exprimer qu'en disant : j'ai rêvé en- tendre... locution vraie qu'un fou convertit en celle- ci : j'ai entendu; parce qu'étant privé de conscience (tout simplement, ne l'oublions pas, parce qu'une excitation plus vive aura anéanti chez lui toute réflexion) , il confondra nécessairement l'état de rêve et Tétat de veille , ou plutôt les phénomènes appartenant exclusivement à l'un et à l'autre.

Illusions de la sensibilité générale. — J'en ai rapporté quelques exemples dans mon mémoire sur le traitement des hallucinations. J'ai parlé d'un individu qui se croyait transformé en un piston de machine à vapeur; d'un jeune artiste qui sentait son corps d'une élasticité telle, qu'il s'imaginait pou- voir entrer dans une bouteille et y tenir fort à Taise. Moi-même, ayant pris une dose très légère de daioamesc, je me sentis léger au point d'effleurer :i peine le sol en marchant. Une autre fois, sous lin-


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fluence d une dose beaucoup plus considérable, il me sembla que tout mon corps s'enflait comme un ballon , que je m'épanouissais dans l'air. Je me comparais à ces images fantasmagoriques que l'on voit, très petites d'abord, grandir, grandir avec rapidité, et puis s'évanouir brusquement. J'ai parlé précédemment d'un élève de mon service à Bicêlre, aujourd'hui docteur en médecine., qui sentait et disait voir le fluide nerveux circuler dans sa poi- trine à travers les ramifications du plexus solaire; qui , examinant ses mains avec attention, en voyait la peau sillonnée par des rides profondes, et dessé- chée comme celle de certains cadavres.

Les ILLUSIONS diles de là scNSiBiLrrÉ générale semblent se refuser à l'examen analytique auquel nous avons soumis les phénomènes analogues ayant rapport aux sens de la vue et de l'ouïe. L'espèce de mécanisme, ou , si l'on veut, la raison psychologi- que sur laquelle reposent si manifestement ces derniers phénomènes (l'éveil simultané de deux sensations, l'une extérieure, l'autre tout inté- rieure; l'une vraie et appartenant au monde réel , l'autre imaginaire et née dans un état de rêve), nous ne nous croyons pas suffisamment autorisés à l'admetlre pour les illusions de la sensibilité géné- rale.

Lorsque je sentais mon corps augmenter de vo- lume, se gonfler comme une outre que l'on insuf- fle (i), cette sensation, quelque extraordinaire

(1 ) J'ai omis de faire connaître quel avait été le point de départ

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qu'elle fût, n'avait rien absolument qui la distin- guât des sensations ordinaires. Impossible de la décomposer , de faire , comme pour les illusions des sens , la part de la sensibilité proprement dite et de l'imagination. Il y a donc lieu de croire que les illusions dites de la sensibilité générale sont le résultat de modifications particulières, ou, si l'on veut, d'al|érations spéciales de la sensibilité , tout aussi réelles que celles qui ont lieu dans les sensa- tions les plus normales. L'origine seule de ces mo- difications diffère.

Cependant hâtons-nous de signaler un phéno- mène psychique des plus intéressants à étudier, et qui détruit, en partie , le caractère exceptionnel sous lequel les illusions de la sensibilité générale viennent de se montrer.

Contrairement à ce qui se passe dans la sensa- tion ordinaire ou normale, ce n'est pas à la péri- phérie des organes ou aux extrémités des cordons nerveux, en quelque partie du corps qu'ils se ren- dent, soit à l'intérieur , soit à l'extérieur, que l'on

de cette illusion. Étant convalescent d'une fièvre typhoïde grave (en 1825), il me survint un gonflement œdémateux de la jambe droite , qui ne se dissipa qu'avec une extrême lenteur, malgré les soins éclairés de mon digne maître, M. Bretonneau. Depuis, le membre n'est jamais revenu complètement à son état normal, et il a conservé un volume qui excède , quoique d'une manière peu sensible, celui du memore opposé

Ressentant des espèces de crampes justement dans le mollet du côté droit, j'y portai la main , et c'est alors que survint mon illu- sion.


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est porté, tout d'abord et instinctivement, à placer le siège de la sensaiion anormale qui constitue Fil- lusion. Cette sensation paraît s'être concentrée tout entière dans le cerveau. C'est dans les centres ner- veux qu'elle s'est développée pour s'irradier en- suite dans les organes.

Ainsi, lorsque je sentais mon corps se gonfler, mes mains, que je portais rapidement sur moi, dans toutes les directions , ne confirmaient que d'une manière très incertaine la vérité de cotte sensation; elles me disaient que mon corps avait conservé son volume ordinaire, au moment Uième où je sentais ce volume s'accroître démesurément. De cette opposition du toucher avec la perception in- térieure , de ces deux témoignages contradictoires résultait une sensation mixte des pins étranges , et que l'on ne saurait exprimer sans être absurde dans les termes dont on se servirait.

Lorsque je me sentais léger au point d'effleurer à peine le sol en marchant, par un contraste qui ne pouvait manquer d'éveiller mon attention, j'en- tendais retentir dans ma tête d'une manière dis- tincte, pénible même . le bruit de mes pas sur la terre, comme autant de coups sonores De plus, j'é- prouvais, mais à un faible degré, une sensation bien connue de la plupart de ceux qui ont pris du ha- chisch : des bouffées d'une douce chaleur me mon- taient à la tête; mon cerveau semblait s'élargir, et je croyais quitter la terre. Il n'est pas rare, au reste,


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de voir des individus sujets , pendant leurs songes, à des sensations analogues à celle dont je viens de rendre compte.

Telle est l'idée que je me suis faite des illusions de la sensibilité générale, d'après le témoignage de mes propres impressions.

Si elles se présentent , chez les aliénés , avec des formes différentes et en quelque sorte plus com- plètes, ce n'est pas que leur nature diffère; cela tient uniquement à des circonstances psychologi- ques secondaires que, du reste , il eût dépendu de moi de faire naître en augmentant la dose du ha- chisch.

En effet, en supposant un degré de perturbation intellectuelle assez intense pour anéantir en moi toute conscience, ainsi que cela a lieu chez les aliénés, on conçoit sans peine que mes illusions fussent devenues le point de départ de convictions délirantes, semblables à celles qui s'observent chez les fous les plus dignes de ce nom. J'aurais pu me croire métamorphosé en oiseau, en ballon^ en proie à la crainte d'être emporté par un coup de vent, ou crevé par le moindre choc, incendié par une étincelle; m'attribuer le pouvoir de m'élever dans les airs, de franchir l'espace à tire d'ailes, etc., etc. ; en un mot, m'abandonner à toutes les idées extravagantes se rattachant, médiatement ou immédiatement, de près ou de loin à l'illusion dominante.


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C'est là précisément ce qui arriva au jeune homme qui se croyait transformé en piston de ma- chine à vapeur. Une sensation morbide et la consé- quence naturelle, bien qu'extravagante, qu'il en tirait, tels sont les deux termes élémentaires de son illusion.

J'ai entendu dire à plusieurs personnes qui avaient pris du hachisch , qu'il leur semblait que leur cerveau entrait en ébullition et que la calotte de leur crâne s'élevait et s'abaissait alternativement, comme soulevée par des jets de vapeur. Moi-même j'ai éprouvé quelque chose d'analogue. C'est, au reste , une des sensations qui effraient le plus ceux qui n'ont pas encore l'habitude du hachisch.

Un jeune médecin, saisi de terreur , comprimait sa tête avec les deux mains , comme pour l'empêcher d'éclater, en s'écriant : « Je suis perdu; ma tête s'en va, je deviens fou!... « Heureusement que ses craintes firent promptement place à la plus folle gaieté.

On ne saurait donc confondre les idées fixes ou convictions erronées avec la sensation anor- male qui constitue, à proprement parler, le fait même de l'illusion. Les unes ne sont que la con- séquence de l'autre, conséquence, du reste, si peu nécessaire , qu'elles peuvent se rencontrer liées à des sensations parfaitement anormales. C'était le cas, par exemple, pour en citer un entre mille, de cette femme qui, en proie aux douleurs que lui occasionnait un cancer de lestomac, s'était per-


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suadé qu'elle avait enfermé en elle je ne sais plus quel animal qui lui déchirait les entrailles.

C'est bien à tort, évidemment, que de pareils faits ont été rangés parmi les illusions de la sensi- bilité générale. Ce sont des convictions délirantes; ce ne sont pas des illusions.

On ne peut apporter une trop grande sévérité d'analyse dans l'examen d'un fait psychique quel- conque. Les faits de cet ordre sont si faciles à con- fondre entre eux ! leurs caractères distinctifs sont si peu tranchés!

En fait d'illusions de la sensibilité, il ne faut pas sortir de l'ordre des sensations; car elles ne sont que des sensations anormales et rien plus.

Maintenant, que ces sensations puissent donner lieu aux idées , aux croyances les plus absurdes , entre autres et pour les comprendre toutes en quel- ques unes, à celles relatives aux sorciers j aux in- cubes et aux succubes , etc.;, cela n'arrive qu'occa- sionnellement; ces idées, ces croyances dépendent essentiellement de l'état général dn cerveau que nous avons appelé excitation , ainsi que nous l'a- vons suffisamment démontré dès le début de ce travail.

Nous bornerons ici nos remarques concernant les illusions.

Dans le chapitre suivant, oii nous traiterons des hallucinations^ nous aurons de nouveau occasion d'apprécier la nature de ce phénomène patholo- gique. Nous le distinguerons mieux du point de vue


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où nous serons placé ; une lumière plus vive l'éclai- rera.

  • Nous verrons qu'en résumé, les illusions peuvent

être considérées comme de véritables hallucina- tions, ^to l'action des objets extérieurs sur nos sens ; des hallucinations qui ne se développent qu'à l'occasion d'une impression sensoriale.

Dans l'illusion (nous prenons ici ce mot dans le sens abstrait), l'âme n'est, pour ainsi dire, encore que sur les confins de l'état de rêve; l'imagination n'a pas encore secoué toute dépendance des objets extérieurs ; elle a encore besoin de leur concours pour agir avec l'énergie qui lui est propre , lorsque l'état de rêve domine exclusivement.

Cet état est complet dans Ihallucination. L'àme est entrée d'emblée , pour ainsi dire , dans la vie intérieure. L'hallucination n'est qu'un phénomène, un accident de cette vie nouvelle, comme les idées fixes et les autres phénomènes dont il a été ques- tion précédemment.

Il existe encore entre les illusions et les halluci- nations une différence que nous devons signaler avant d'entrer dans les détails relatifs à ce dernier phénomène.

L'illusion est nécessairement limitée, comme l'action des sens auxquels elle se rapporte. On voit , on entend en rêve, à l'occasion d'impressions faites sur les sens de la vue , de l'ouïe; l'imagina- tion agit dans les limites de l'activité sensoriale ; là se borne le phénomène.


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L'hallucination, suivant l'idée que nous nous en faisons du moins , et comme nous le verrons tout-à-l'heure, comprend toutes les facultés de l'âme, elle n'a d'autres limites que celles que la nature a mises à l'activité de ces facultés; en d'au- tres termes , toutes les puissances intellectuelles peuvent être hallucinées j, et non pas seulement telle ou telle de ces puissances, celles, par exemple, relatives à la perception des sons, des images, etc.

Aussi n'existe-t-il pour nous, à proprement par- ler , qu'un état hallucinatoire j, et non pas des hallu- cinations. Nous nous servirons de cette dernière expression , néanmoins , comme l'ont fait tous les auteurs ; mais elle n'indiquera rien autre chose que des phénomènes purement accidentels d'une modification générale des facultés intellec- tuelles.

L'état hallucinatoire découle du fait primordial qui est la source commune de toutes les anomalies de l'esprit. C'est un phénomène d'existence inté- rieure , de vie intrà-céréhrale, ou , ce qui revient au môme , d'état de rêve.

L'halluciné entend ses propres pensées, comme il voit , entend les créations de son imagination , comme il s'émeut sous les impressions qu'il re- trouve dans sa mémoire.

Nous ne voulons pas dire par là que les pensées, les souvenirs de l'halluciné sont transformés en sen- sations. Ces expressions, dans le sens où le savant auteur auquel nous les empruntons les employait.


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signifient que, toutes nos l'acullés morales étant d'ailleurs dans leur étal ordinaire, dans leur état normal , il arrive que nos pensées résonnent dans notre cerveau de manière que nous les enten- dons comme si nos oreilles étaient réellement im- pressionnées par des sons.

Pour nous, il n'y a d'autre transformation que celle de la vie extérieure ou réelle en la vie inté- rieure ou imaginaire, de l'état de veille en l'état de rêve C'est là essentiellem(int une modiQcation générale, enveloppant toutes les facultés; et celle espèce de transformation seulement explique tous les pliénomènes de l'élat hallucinatoire.

Nous ne comprenons pas et nous ne saurions ad- mettre un état particulier de l'organe de la pensée, en vertu duquel on ne saurait dire ni pourquoi ni comment tel ou tel acte de l'entendement, des souvenirs, des réminiscences et même, ce qui est bien plus extraordinaire, des combinaisons, de purs actes de l'intellect , des pensées , en un mol , se transformeraient en impressions sensoriales^ c'est- à-dire seraient doués de la propriété toute physi- que d'agir sur nos sens à la manière des objets ex- térieurs.

Et sur quoi se fonde-t-on pour admettre une telle modification cérébrale, un tel bouleversement de toutes les lois constitutives de notre être moral et physique?... Sur la manière dont s'expriment les malades lorsqu'ils rendent compte de leurs hal-


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lucinations ; sur ce qu'ils disent ifai vu, j'ai en- tendu , senti , etc.

C'est, selon nous, s'appuyer ou bien sur une fausse interprétation donnée à ces paroles, ou bien (ce qui est le plus souvent) sur l'erreur des mala- des eux-mêmes 3 qui disent et croient, en effet, avoir vu, senti , etc., tandis qu'en réalité ils n'ont vu qu:^ par les yeux de l'imagination, mais comme on voit en rêve; c'est-à-dire tout aussi réellement, à certains égards du moins , qu'en état de veille. Méconnaissant leur état , incapables de bien com- prendre et d'analyser leur situation mentale , ils transportent dans la vie réelie ce qui est de la vie imaginaire , croient avoir éprouvé en parfait état de veille ce qu'ils n'ont éprouvé qu'en état de rêve, et s'expriment conformément à cette fausse conviction.

Section deuxième. — Des hallucinations.

Esquirol le premier a fait des hallucinations une étude sérieuse et approfondie et a jeté à profusion la lumière sur ce phénomène, le plus intéressant, peut-être, de tous ceux que présente l'aliénation mentale.

Entrant dans la voie que ce maître leur avait tracée , quelques médecins , la plupart ses élèves , ont dirigé leur attention vers le même but. Le champ des hallucinations a été jemué dans tous les


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sens. J'ai été du nombre des travailleurs, et déjà en 1 84o j'ai abordé la question du traitement de la lésion mentale qui nous occupe.

Présentement, nous nous proposons d'étudier les hallucinations à un point de vue qui n'a été, ajou- tons , qui n'a pu être celui d'aucun de ceux qui nous ont précédé. Cela ne préjuge rien assurément contre le talent et l'habileté dont la plupart ont donné des preuves éclatantes , dans les ouvrages qu'ils ont publiés, mais ils étaient dépourvus des moyens .d'investigation nécessaires.

Ce point de vue qui , du reste , est le même que celui sous lequel nous avons envisagé précédem- ment les principaux phénomènes du délire, c'est la pathogénie des hallucinations, c'est-à-dire les con- ditions psycho cérébrales, le mécanisme en vertu duquel ce phénomène se produit.

Dans ce temps d'observation pure, on s'est con- tenté du fait extérieur, apparent, et pour ainsi dire du fait pathologique matériel , sans remonter au- delà, sans s'inquiéter du fait pathogénique , sans doute parce qu'on le croyait inaccessible (comme il l'était en effet) à toute espèce d'observation di- recte, positive. A peine hasardait-on quelques con- jectures, auxquelles, du reste, on se gardait bien d'attacher la moindre importance.

En regard du phénomène, on a placé les circon- stances physiques ou morales dans lesquelles ou avec lesquelles il s'est développé , ou du moins s'est montré pour la première fois. On a fait de ces cir-


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constances la source variée des hallucinations, dont les causes se sont trouvées ainsi multipliées à l'in- fini comme les mille incidents dont le hasard seul, le plus souvent, les a rapprochées.

L'origine première, la cause essentielle des hal- lucinations est une, invariable, toujours identique à elle-même. Elle réside dans un état particulier de l'organe intellectuel ; c'est en développant cet état qu'une foule d'agents intérieurs et extérieurs , phy- siques et moraux, peuvent devenir la cause, mais la cause purement fortuite, indirecte des halluci- nations; sans cela , ces agents, quels qu'ils soient, sont radicalement frappés d'impuissance.

Cette cause essentielle, est-il besoin que nous la nommions ? C'est celle de tout phénomène morbide de l'entendement, c'est l'excitation.

Examinons d'abord les hallucinations d'après les données que nous fournit l'observation intime.

Au fur et à mesure que l'action du hachisch se fait plus vivement sentir^ on passe insensible- ment du monde réel dans un monde fictif, ima- ginaire, sans perdre , toutefois, la conscience de soi-même; en sorte qu'on peut dire qu'il s'opère une sorte de fusion entre l'état de rêve et l'état de veille; on rêve tout éveillé. Nous prenons ces mots dans leur acception la plus rigoureuse, car ils sont calqués, pour ainsi dire , sur le fait même qu'ils expriment.

Nous avons déjà, et même à diverses reprises, parlé de cette fusion de deux états qui semblent s'exclure l'un l'autre. Nous avons eu soin de dire


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comment il fallait l'en tendre, et ce qu'elle élaiten réalité, suivant ce que nous en apprend le sens in- time; c'est-à-dire, plutôt apparente que réelle, mais telle cependant , qu'à moins, souvent, d'une extrême sagacité développée par l'habitude, d'une attention forte et intelligente, on ne peut éviter de la croire complète, absolue, et confondre entre eux les phénomènes propres de la vie réelle et ceux de la vie imaginaire.

Nous ne craignons pas de revenir avec trop d'in- sistance sur ce phénomène psychologique, parce que, véritablement, toute la question est là, parce qu'il est le fait dominant de toute la pathologie mentale, parce qu'il résume toutes les nuances, toutes les variétés du délire, entre autres celle dont nous devons nous occuper.

x\u reste, il ne serait pas difficile de trouver de nombreuses traces de ce phénomène dans Tétat physiologique. Ne se décèle-t-il pas, par exemple, et même d'une manière assez claire, dans cet état de rêve incomplet où nous conservons assez la con- science de nous-mêmes pour savoir que nous rêvons, oii nous subissons l'influence des créations de notre imagination , bien que nous ne nous méprenions point sur leur nature réelle, absolument comme ces fous qui ont une conscience parfaite de leur délire, alors qu'ils cèdent à ses entraînements les plus fantasques et les plus capricieux?

Il y a quelques jours , j'ai dû , sans doute , à mes préoccupations habituelles, l'occasion d'étudier sur


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moi-méine un phénomène de ce genre. J'avais tra- vaillé fort avant dans la nuit. Après quelques heures d'un sommeil calme et profond , je me réveillai en éprouvant un peu de fatigue. M'étant assuré de l'heure qu'il était ^ je me disposai à dormir de nou - veau. Mes pensées, alors, se portèrent d'elles-r mêmes, c'est-à-dire, par des liens d'association dont je n'avais pas conscience, sur un de me& amis dont j'avais reçu la visite dans la journée. Je ne pouvais me défendre d'une foule de préventions absurdes qui me venaient sur son compte, de soup- çons qui n'avaient aucune espèce de fondement. Je cherchai à les combattre: impossible. Je me plongeais de plus en plus dans mes prévenions. Je me demandai si j'étais bien éveillé, si je ne rêvais pas. Pour m'en assurer, je me mis sur mon séant, je me frottai les yeux , je prononçai quelques pa- roles à haute voix. Tout cela fut inutile , je ne pus me débarrasser complétementj et cela pendant près d'une heure, des idées extravagantes dont j'étais le jouet. Lorsque le jour vint, et après avoir dormi encore une ou deux heures , je ne pouvais concevoir comment j'avais pu prendre ainsi au sérieux ce qui, présentement, me semblait si clairement un jeu de


mon imagination.


Une dame de ma connaissance me disait qu'il iui arrive fréquemment de se trouver dans un état particulier qui tient tout à la fois du sommeil et de la veille. Un matin ^ elle est surprise au milieu d'un rêve par l'entrée de deux bonnes dans sa


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Les causes auxquelles sont dus les phénomènes dont nous venons de citer deux exemples sont peu persistantes de leur nature ; car bien peu de chose, comme on sait, suffît pour en détruire l'effet. La plus légère impression venue de Tcxtérieur suffit pour faire cesser l'état de demi-sommeil, et mettre en fuite tous les vains fantômes engendrés par lui.

Mais admettons que ces mêmes causes soient plus énergiques, qu'elles soient douées d'une action plus durable et plus inaccessible aux influences extérieures; n'est-il pas évident que les phéno- mènes qui en résultent auront également une plus longue durée , et que les deux états de rêve et de veille se trouveront ainsi exister simultanément?

C'est ce qui arrive dans le hachisch , et, au plus éminent degré, par l'action des causes ordinaires de la folie.

Un soir , j'étais dans un salon, au milieu d'une réunion d'amis intimes. On avait fait de la musique, ce qui avait contribué puissamment à exalter toutes mes facultés. Il vint un moment où , je ne sais trop pourquoi, toutes mes idées, tous mes souvenirs


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me reportèrent vers l'Orient. Je parlais avec en- thousiasme des contrées que j'avais parcourues ; je racontais avec une incroyable volubilité de paroles quelques épisodes du voyage qui avaient fait sur moi le plus d'impression. Rendant compte démon départ du Caire pour la Haute-Ëgyple.. .. je m'ar- rête tout-à-coup, et je m'écrie: — « Tenez, tenez.^ voilà que j'entends encore la chanson des matelots ramant sur le Nil : Al bédaouïj, al bédaouï! ^ j^uis je répétais ce refrain , ainsi que je le faisais autre- fois.

C'était une hallucination dans toute l'acception du mot , c^r j'entendais réellement et distinctement ( i) les chants qui, naguère, avaient si souvent frappé mon oreille.

C'était la première fois que j'éprouvais ce phé- nomène d'une manière aussi nette, aussi tranchée ; et, malgré le trouble de mes idées qui semblaient tourbillonner dans ma tête, je m'appliquai à l'étu- dier avec le plus d'exactitude que je pourrais.

Je voulus d'abord provoquer de nouvelles hallu- cinations en portant mon attention sur d'autres idées, en évoquant d'autres souvenirs. Cela me fut impossible ; j'étais ramené constamment, et comme malgré moi, vers le même sujet; mais l hallucination

(I) Je ne me sers de ces expressions , qu'on le remarque bien , que pour rendre ma pensée dans le sens de l'opinion généralement admise , et dans un langage familier aux hallucinés ; conformé- ment à mon opinion particulière , c'est : « Je croyais entendre, je rêvais entendre. » que je devrais dire.


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aviut eebsé, bleu que la chaîne des souvenirs au^:- quels elle se rattachait eût été renouée.

Elle n'avait laissé dans mon esprit que la rémi- niscence fugitive d'un rêve; et, entre cette rémi- niscence et l'impression elle-même, je ne percevais de différence que dans le degré d'intensité. —J'ai rêvé entendre ; j'ai rêvéque j'entendais ; j'ai cru que j'entendais, mais de cette conviction pleine et en- tière que l'on a en rêvant... — Telle est l'inva^ riable réponse que je me faisais à moi-même , lorsque, scrutant le fond de ma pensée, je cher=- chais à me rendre compte de ce que j'avais éprouvé.

Je rêvais donc : cela résulte du témoignage le plus clair , le plus précis de ma conscience intime ; mais en même temps, — c'est là encore un fait garanti par la même autorité, — je conservais mes rapports naturels avec tout ce qui m'entourait; la meilleure preuve, c'est que je répondais avec la présence d'esprit la plus entière aux questions que l'on m'adressait au sujet même des chants que je disais entendre.

J'ai eu plusieurs fois occasion de m'assurer que c'étaient bien des impressions de cette nature qu'é- prouvaient d'autres hallucinés , soit à cause du sentiment de leur état qui ne les abandonnait jamais, ou du moins jamais assez complètement pour qu'on pût le réveiller tout aussitôt, soit d'après la manière dont ils rendent invariablement compte de ces mêmes impressions : ^( Je rêvais que je voyais ; je rêvais que j'entendais ; et , cepen-

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daiit, je savais pariaitement où j'élais , qui était aiipiès de moi, elc... C'est incroyable; c'est incom- préhensible! »

L'idée que je me suis faite de la pathogénie des hallucinations ne s'est pas présentée à moi, de prime abord, aussi nette et aussi précise que je viens de l'exprimer tout-à-l'heure. De nombreuses expé- riences ont été nécessaires pour faire cesser des incertitudes et dissiper des erreurs semblables à celles où tombent les aliénés qui ont perdu toute conscience de leur situation ou qui sont incapables d'analyser leur état mental.

Plusieurs fois, alors que l'excitation n'était pas très vive, le bruit, les voix que j'avais entendues m'a- vaient semblé retentir dans ma tête ; mais ce n'était là qu'une impression extrêmement vague. D'autres fois, je me persuadais, ou plutôt j'étais porté à croire que c'était moi-même qui parlais et que j'en- tendais parler; cette erreur se dissipait aussitôt, lorsque je me mettais à parler réellement. C'est bien ainsi, il est vrai, que les choses se passent dans l'état de rêve : ce sont nos propres pensées que nous exprimons et auxquelles nous répondons, lorsque dans nos rêves nous lions conversation avec d'autres personnes ; ce sont diverses impressions reçues antérieurement qui se reproduisent, que nous associons , que nous combinons de toutes les manières; mais tous ces phénomènes dérivent es- sentiellement do l'état de rêve, et on ne saurait les confondre avec celui qui consisterait à entendre


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des voix , un bruit quelconque sans que les facultés intellectuelles aient subi aucune espèce de modifi- cation, sinon identique, du moins tout-à-fait ana- logue à celle qui engendre les rêves. Il y a entre ces deux espèces de phénomènes toute la distance de la veille au sommeil.

Un jour, j'avais passé neuf ou dix heures dans un état d'excitation assez vive. Les illusions et les hallucinations avaient été nombreuses; mais j'étais hors d état de les bien apprécier à cause de secrètes terreurs (c'était la deuxième ou troisième fois que j'expérimentais) qui m'ôtaient en partie la liberté de mon jugement. L'accès tirait à sa fin, et j'étais arrivé à cette période de demi-excitation , de calme accompagné de lassitude qui suit toute excitation un peu intense. J'étais tranquille et n'éprouvais plus, comme auparavant, le besoin d épancher en un flux de paroles les idées qui bouillonnaient dans mon cerveau. J'étais, du reste, parfaitement éveillé, et rien de ce qui se faisait dans la chambre où j'é- tais ne m'échappait, Un moment, je me surpris à écouter comme un bruit confus de voix qui parlaient toutes à la fois et sur le même ton. Je crus d'abord que ce bruit provenait de la chambre voisine ; m'é- tant assuré que cela n'était pas , et que j'étais bien seul en ce moment , je m'étendis de nouveau sur mon divan. Le bruit recommença presque aussitôt. Cette fois je ne fus plus aussi complètement dupe , et j'acquis la conviction que j'avais rêvé, mais rêvé tout éveillé.


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An reste, c'est là uii pliéiiornène qui se présente assez fréquemment dans l'état ordinaire. N'arrive- ~il pas , en effet, que nous soyons éveillés tout-à- coup par des voix que nous entendions en rêve ? Et ces voix ne nous ont-elles pas impressionnés tout aussi vivement que si elles eussent été réelles ;, au point que nous sommes obligés d'y réfléchir quel- ques instants pour bien nous assurer que nous rê- vions ?

Supposons maintenant que ce phénomène se renouvelle à des intervalles plus ou moins rap- prochés, et que nous jouissions pendant ces in- tervalles d'une parfaite lucidité; nous aurons idée de ce qui arrive dans le hachisch et dans les autres troubles intellectuels où se montrent les hallu- cinations.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que des hallucina- tions relatives au sens de l'ouïe ; nos réflexions s'appliquent également à celle de la vue. Ce sont deux phénomènes de nature identique , c'est-à-dire de simples accidents d'un état de rêve.

Un jeune Français, entré depuis peu de temps au service du pacha d'Egypte , regrettait vivement son pays et manifestait certaine tendance à la nos- talgie. Il prit du hachisch, qu'on lui avait dit être un remède tout-puissant contre l'ennui qui le do- minait. Ce fut le contraire qui arriva : il eut des hallucinations plutôt faites pour accroître que pour diminuer ses regrets. Les yeux fixés sur la muraille blanche et parfaitement nue de sa chambre, il


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voyait la maisun ([u1l habitait à la campagne, les cours , les jardins; sa mère, sa sœur, s'y prome- naient^ l'invitaient à venir les rejoindre et lui re- prochaient son absence, etc.. (Fait communiqué par Aubert-Roche.)

A côté de ce fait se place naturellement celui que nous avons rapporté, page i5. Les halluci- nations de la vue n'ont jamais un caractère plus tranché.


CHAPITRE IL

Conditions pliysiologiques et patlioiogique» faTorablea an développement ûest liallucinationa.


Il résulte des considérations auxquelles nous venons de nous livrer, que les hallucinations, comme tous les phénomènes du délire, sans excep- tion , tirent essentiellement leur origine de V exci- tation , modification cérébrale qu'au point de vue psychologique on doit regarder comme identique à l'état de rêve ordinaire.

Ces données, fournies par l'observation intime , nous ont placé à un point de vue entièrement nou- veau, duquel nous avons résolu d'examiner îe phé-


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nomène des hallucinations dans son plus complet développement.

Sans attacher autrement d'importance à ses ca- ractères extérieurs, aux dénominations que les pré- jugés , la superstition ou l'imagination de quelques écrivains systématiques lui ont parfois imposées, nous avons étudié avec soin les diverses circon- stances physiologiques ou pathologiques dans les> quelles il se montre plus particulièrement.

Le résultat de ces recherches a été la confirma- tion la plus complète de l'opinioji que nous avons émise précédemment touchant la nature psychique des hallucinations.

C'est ce résultat que nous consignons dans les pages suivantes. Nous avons étudié les hallucina- tions dans des conditions d'origine en apparence de plus en plus éloignées de celles particulières au hachisch, plus rapprochées, au contraire, des causes ordinaires de la folie.

Aucun auteur, que nous sachions, n'a fait du <ê^ sujet qui nous occupe l'objet de recherches spé- ciales; cependant, en passant en revue les opinions des principaux aliénistes touchant les hallucina- tions en général, nous y découvrirons de nouvelles preuves à l'appui de celle que nous soutenons. Ces recherches nous occuperont en dernier lieu. Étudions d'abord le mode d'action de certaines causes qui paraissent avoir le plus d'analogie avec le genre d'influence exercé par l'extrait de chanvre indien sur nos faruUés morales; nous nousconvaii-


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crons que les résultats psychologiques sont essen- tiellement les mêmes.


I. — Action de diverses substances toxiques.

On sait que plusieurs substances appartenant aux différents règnes de la nature sont douées d'une action plus ou moins marquée sur le cerveau , et partant sur les fonctions intellectuelles. L'aliénar tion mentale la mieux caractérisée peut en être le résultat immédiat , transitoire le plus ordinaire* ment, quelquefois durable et permanent.

Les illusions et les hallucinations en sont un des symptômes les plus fréquents.

Une foule d'auteurs , de toxicologistes entre au- tres, ont signalé ces effets; mais les descriptions qu'ils en ont laissées sont incomplètes , parce qu'elles ne mettent en relief que les phénomènes principaux, sans tenir compte des nuances inter- médiaires. Ces nuances ont cependant une grande importance ; car ce sont les chaînons qui relient entre eux ces mêmes phénomènes, et permettent de les ramener à une origine commune , quelque éloi- gnés qu'ils se trouvent , en apparence , de leur point de départ.

Les expériences que nous avons faites sur nous- mêmes ont dirigé notre attention vers un ordre de symptômes qui, jusqu'ici, avait passé inaperçu. J'ai interrogé avec soin un grand nombre d'indivi- dus qui avaient fait usage de substances toxiques


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capables de troubler les facultés mentales : toujours nous avons trouvé la modification intellectuelle que nous avons désignée comme faitprimordial et géné- rateur des désordres de l'esprit; toujours la même filiation , le même enchaînement de ces désordres. Sans doute cette modification ne se présente pas constamment avec les formes nettes et précises que nous lui avons assignées d'après notre propre ob- servation ; ses caractères sont tels néanmoins qu'il est impossible de ne pas la reconnaître et de récu- ser sa présence.

A. Protoxide d'azote, — Écoutons sir Humphry Davy racontant les effets merveilleux qu'il res- sentit quand il respira pour la première fois du protoxide d'azote. « Je sentis, dit le grand chimiste, 5e relâcher et se rompre tous les liens qui 7n attachaient au monde extérieur . Des bouffées d'images distinctes et vivantes [trains of vividj visible images) traver- sèrent rapidement mon esprit... Une autre fois , je sentis avec un plaisir indicible le sens du tou- cher s'accroître dans mes pieds et dans mes mains ; des perspectives éblouissantes fascinaient ma vue. J'entendais distinctement les plus imperceptibles bruits qui s'élevaient dans la cloche, et aucun phé- nomène de mon état ne pouvait m'échapper. Peu à peu, la crise devenant intense , je fus absolument ravi au sentiment ordinaire de nos perceptions na- turelles. J'éprouvais comme un détachement physi- que et involontaire qui m'enlevait des nœuds ter-


à


restres , et me faisait passer, par des transilioiis pleines de volupté, dans un milieu de sensations déliées qui m'étaient, humainement parlant, toul- àfait inconnues... Il semblait que, dans mon in- telligence privilégiée, tout s' exécuisiït par instinct et spontanément. Le temps, en un mot, n'existait pas pour ma mémoire, et les traditions les plus loin- taines s'y perpétuaient d'un seul coup avec la splen- deur et Imstantanéité d'un éclair. « 

J'appelle l'attention sur les passages que nous avons soulignés. Ils indiquent suffisamment les phases successives qu'a suivies la modification intel- lectuelle; quel a été le point de départ, Torigine de l'espèce de scène fantastique qui se jouait dans le cerveau de Davy et à laquelle il semblait assis- ter comme un spectateur étranger.

Dans cette rupture des rapports naturels avec les choses extérieures, cette perte graduée du senti- ment ordinaire de nos perceptions, ce détachement physique et involontaire des nœuds terrestres, cette rapidité, cette instantanéité de conception , enfin,

ces images vivantes qui sillonnent son esprit il

est impossible de ne pas reconnaître le fait primor- dial. Nous pensons qu'on essaierait vainement de le mieux caractériser.

Davy ne perdit pas un seul instant la conscience de son état. Cependant, voulant rendre compte de ce qu'il avait éprouvé , après que «son imagination fut à peu près revenue , comme une mer apaisée (ces expressions sont d'une incroyable vérité ! ) dans


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son état normal, il éprouve la même anxiété mé- lancolique que l'homme qui s'éveille après un songe charmant (l'état de rêve après l'escitation), et qui cherche à réunir les traits effacés de cette illusion fugitive.»

Par les sensations qu'il puisait dans son imagi- nation exaltée, et, d'autre part, par l'intégrité de son sens intime, par le sentiment qu'il avait con- servé de son individualité, Davy semblait donc ap- partenir à deux modes d'existence bien distincts et cependant fondus l'un dans l'autre : il était fou , avec la conscience de sa folie, absolument comme s'il eût pris du hachisch.

B. Opium, — L'opium paraît jouir à un haut dé- gré de la faculté de développer cette sorte d'état mixte dans lequell'imaginationet la raison appor- tent un égal contingent. L'observation que nous allons transcrire nous a paru offrir, à cet égard, un vif intérêt. On me permettra d'interrompre le récit fait par l'auteur lui-même et d'y intercaler les réflexions que je jugerai convenables. Les char- mes delà narration pourront en souffrir,mais la vé- rité scientifique n'en ressortira que mieux ; il y aura plus que compensation.

Un Anglais résidant dans l'Inde, qui, pendant un grand nombre d'années, s'était enivré tous les jours avec de l'opium , a décrit les sensations que lui fai- sait éprouver ceUe funeste habikide.

«Le premier changement quo je remarquai en


-^ 187 — moi , (lit-il , se manifesta par des visions. Ce fut vers le milieu de l'aimée 1817 que la faculté de me peindre dans l'obscurité toute sorte de fantô- mes vint décidément s'attacher à moi. Au moment où s'augmentait dans mes yeux la faculté de créer , une espèce de sympathie s'établissait entre l'état de RÈ\EetVétat de veille oit je me trouvais. Tous les objets qu'il m'arrivait d'appeler et de me retracer volontai- rement dans l'obscurité étaient aussitôt transformés en apparition, de sorte que j'avais peur d'exercer cette faculté redoutable ; car je ne pouvais penser à une chose dans les ténèbres, sans qu'aussitôt elle ne m'apparût comme un fantôme. ^>

Tels étaient donc les résultats de la «sympathie établie entre l'état de rêve et l'état de veille» chez notre mangeur d'opium ! Les images qu'il lui plai- sait d'évoquer avaient toute la véracité et , si je puis m'exprimer ainsi , toute Y extériorité de celles per- çues par le concours du centre cérébral et des sens spéciaux. La fusion ou, si l'on veut, la sym- pathie établie entre l'état de rêve et l'état de veille est si complète, que celui qui l'éprouve en a à peine conscience, et que, pour rendre compte de ses vi- sions, il ne s'exprime pas autrementqu'il ne le ferait s'il s'agissait de sensations ordinaires. C'est avec ses yeux qu'il croyait voir les fantômes dont il redou- tait la présence et qu'il n'évoquait qu'en tremblant.

Quelle différence , je ne dis pas essentielle, mais si petite quelle soit, pourrait-on trouver enlrc cet homme et un fou ordinaire ; enlre son laniTioe, les


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expressions dont il se sert^ et le langage, les exprès - sions familiers aux fous hallucinés? Il avait con- science des désordres de son esprit? Mais combien d'hallucinés se trouvent dans le même cas, et ren- dent compte de leur état avec la même netteté , la même précision que sir X....! Il percevait confusé- ment la modification psychologique, source première de ses aberrations; il parle de sympathie qui s'éta- blit entre l'état de rêve et l'état de veille? Mais ces mêmes expressions ou d'autres analogues ne sor- tent-elles pas à chaque instant de la bouche des aliénés, quand ils veulent faire connaître ce qu'ils éprouvent pendant le cours de la maladie , et sur- tout lorsqu'ils veulent faire comprendre dans quel état ils étaient, après qu'une franche guérison est venue mettre de l'ordre dans leurs idées!

Parmi les visions dont sir X.,. se plaît à rendre compte , il en est une au sujet de laquelle il s'ex- prime ainsi :

«J'avais toujours beaucoup aimé l'histoire ro- maine ; d'autre part , je m'étais rendu familier avec une période de l'histoire d'Angleterre , celle de la guerre du parlement. Ces deux branches prin- cipales de mes connaissances, qui, en santé, étaient le sujet ordinaire de mes réflexions, devinrent le sujet de mes rêves. » (On sait que ce mot : rêves est employé par sir X... pour désigner l'état d'hallu- cination que lui procurait l'opium.) «Souvent, après m'être représenté involontairement, dans les té- nèbres, une espèce d'assemblée, un cercle de dames,


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une fôle el dos <!aiLses , fenfeyidais dire on je me di- sais : Ce sont clos dames anglaises des malheureux temps de Charles V^. Ce sont les femmes el les filles de ceux qui se sont rencontrés dans la paix, se sont assis à la même table , alliés par le mariage ou le sang. Les dames dansaient et souriaient comme à la cour de Georges lY. Cependant j(î savais qu'elles étaient mortes depuis près de deux siècles. Tout-à-coup on frappait des mains , j'entendais prononcer le formidable mot Consul romanus. et venaient immédiatement Paulus ou Marins, entou- rés par une compagnie de centurions, à la tunique écarlale, et suivis des alalagenos des légions ro- maines. »

Comme cela arrive presque toujours, ce sont les objets qui, à diverses époques de son existence, avaient le plus habituellement fixé son attention , dont les images s'étaient le plus souvent retracées dans son esprit, qui se retrouvent sous la forme hal- lucinatoire, et que le prisme de l'excitation et de l'état de rêve colore d'une sorte d'actualité.

«J'entendais dire, ou je me disais...» Ces mots que notre halluciné jette comme en passant et sans y attacher d'importance, méritent d'être remarqués. Il arrive, en effet, que l'hallucination soit assez peu tranchée pour manquer de son principal carac- tère, Y extériorité. Alors elle se présente avec sa nature primitive, et reste, pour ainsi dire, dans le cerveau où elle est née et d'où elle ne sort que lors- que l'état de rêve est plus complet. Delà rincerti-


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lude où l'on nst si l'ou voit daiis sa léle ou au dehors , si l'on enloiul parier ou si l'oii se parle à soi-même , si l'on entend dire ou si Ton se dit.

Nous avons eu précédemment occasion de si- gnaler ce phénomène, d'après robservalion que nous en avions faite sur non s- même.

C. Liqueurs alcooliques. — L'abus des liqueurs alcooliques esl , comme chacun sait , une cause fré- quente de folie. Le délire qui en est la suite affecte les formes les plus variées. Les illusions et les hal- lucinations sont au nombre des symptômes les plus constants elles mieux caractérisés

Un fait intéressant dans la question qui nous oc- cupe, c'est qu'il n'est pas rare de voir l'ivrognerie (l'habitude de l'ivresse) développer ces modifica- tions spéciales de l'intelligence qui tiennent comme le milieu entre l'état de folie et l'état de raison, cet état crépusculaire de l'esprit qu'il importe tant et qu'il est si difficile de bien comprendre. Nous avons souvent occasion d'en citer des exemples dans la Revue médico-légale que nous publions dans les A nnales médico-psychologiques.

En général, dans la folie suite d'ivresse, comme dans tous les cas de délire provoqué artificiellement, l'invasion des désordres intellectuels n'est pas tel- lement brusque que la raison ne puisse lutter pendant plus ou moins de temps. Tant que dure cette lutte j lindividu est fou et raisonnable alter- nativement, jusqu'à ce que la folie ou la raison


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pronne tcul-i\-IV>it lo de-; s us , su h ai) i i\uo les excès se renouvellent ou cessent complètement.

Dans ce cas. on a vu des individus être le jouet des plus étranges hallucinations, sans que d'ailleurs l'intégrité de leurs facultés morales parut avoir reçu d'autre atteinte. En voici deux exemples remar- quables entre beaucoup d'autres que chacun peut avoir présents à l'esprit. Je cite ceux-là de préfé- rence, parce qu'à une époque encore peu éloignée, ils ont servi à alimenter certaines discussions rela- tives aux apparitions. On trouverait difficilement des exemples plus tranchés de folie hallucinée sans délire.

ce M. Cassio Burroughs était un des plus beaux hommes de Londres , d'une valeur brillante, mais singulièrement hautain et un peu bretteur. Il devint l'amant d'une charmante Italienne qui se trouvait en Angleterre, où elle mourut. Un soir, quelque temps après la mort de sa maîtresse, M. Burroughs, étant dans une taverne, se vanta publiquement de son ancienne liaison : c'était violer une promesse qu'il avait faite au lit de mort de la dame , dont il avait juré de ne jamais révéler la faiblesse. L'indiscré- tion était à peine commise que l'ombre de la belle Italienne lui apparut, et ce phénomène se repro- duisit dorénavant dans ses orgies de cabaret. M. Burroughs déclara que la vue du fantôme était précédée d'un frisson terrible qui le surprenait au milieu des fumées du vin, et faisait vibrer comme des cordes toutes les parties osseuses ou molles de sa


lèle. Plus lard il fui lue (?ii duel ; rtlalionne se montra à son amant le matin même de la cata- strophe (1). »

« La conversion du colonel Gardiner, arrivée en 1719 , racontée par le pieux Doddrige, est vivante encore dans la mémoire de tous les illuminés de l'Ecosse ; elle passait à leurs yeux pour une révé- lation qu'il eût été profane d'expliquer par les sciences naturelles. — On sait que le colonel Gar- diner, ayant soupe avec une joyeuse compagnie le jour du sabbat, quitta ses convives vers onze heu- res du soir pour se préparer à un rendez-vous ga- lant où l'attendait à minuit une femme mariée, et que, pour se recueillir dans une amoureuse impa- tience, durant les dernières minutes qui précé- daient ce doux instant, il tira un livre quelconque de son porte-manteau : c'était le Soldat du Christ^ ou les deux conquis d' assaut , par Thomas Watson; la bonne tante du colonel avail , par mégarde, ou à dessein plutôt, glissé cet ouvrage divin dans le bagage de son neveu. Quelques phrases sur la pro- fession militaire attirèrent d'abord l'attention de Gardiner, qui parcourutbientôt les pages du volume avec enthousiasme. Tout-à-coup un léger brandon de feu , une sorte de flamme errante vient tomber sur le livre ouvert. Le colonel s'imagine voir une étincelle détachée de la mèche de sa lampe; mais en levant les yeux il aperçoit, à sa grande sur-

(1) Aubrey.


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prise, et comme suspendu clans l'air au milieu de sa chambre, le tableau du supplice de Jésus et la croix entourée d'une auréole ; une voix, ou quelque chose qui ressemblait à une voix^ dit le révérend Boddrïdge {somet/iingequivaleiît toavoice) lui adressa même un discours assez pathétique et qui fut con- servé, etc..,.. (i). »

Dans le cas suivant , que nous empruntons à W. Scott, nous trouvons les deux conditions psy- chologiques les plus favorables au développement des hallucinations : i° un état habituel à' excitation résultant de l'abus de liqueurs fortes, et une pré- disposition naturelle à la colère et à l'emportement; 2° une vive impression morale qui semble tout-à- coup concentrer le trouble intellectuel sur une série d'idées, exclusivement à toute autre.

a Le capitaine d'un vaisseau négrier était un homme très variable, quelquefois doux et affable avec les marins de son équipage, mais plus souvent, en proie à des accès de colère, de violence et d'a- version pendant lesquels il rugissait comme un tigre sur le pont. Le soleil d'Afrique semblait avoir passé dans ses veines comme une liqueur de feu , et ses prunelles devenaient aussi rouges que le dos des noirs quand leur peau volait sous le fouet. On ne lui parlait à bord que le pistolet à la main,

» Ce capitaine avait conçu une haine particulière contre un matelot, vieillard qui n'avait plus sur le

(1) André Delrieu.

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crâne qu'un toupet de poils blancs, et dont le nom était Bill Jones, ou quelque nom semblable. L'é- quipage respectait ce vieux marin, qui n'avait jamais couché hors du navire; mais, sans doute à cause de ce respect, notre bête fauve ne lui adressait que des menaces et des injures. Le vieillard, avec la licence que se permettent les matelots sur les bâ- timents marchands , lui ripostait sur le même ton. Un jour^ Bill Jones mit de la lenteur à monter sur la vergue pour ferler une voile. Il était si cassé l En ce moment j le capitaine parut, un peu ivre, à la porte de la cabine. — Ohé, cria-t-il, vieux re- quin, maudite charogne, vessie gonflée de rhum!

ferle ou crève !

» La réponse du matelot exaspéra le capitaine, qui rentra dans la cabine ^ et en sortit bientôt avec une espingole chargée, à la main. Il coucha en joue le

prétendu mutin, fîtfeu La mitraille frappa dans

les vergues avec le bruit de la grêle. Bill Jones resta un moment au milieu de la fumée , comme suspendu en travers sur le ventre. Puis il s'affala lourdement au pied du grand mât , en tenant ses intestins qui sortaient. On l'étendit sur le pont, évidemment mourant. Il leva les yeux sur le ca- pitaine , et lui dit : — Vous m'avez donné mon compte, monsieur; mais je ne vous quitterai ja- mais !

» Le capitaine, en haussant les épaules, se contenta de lui répondre qu'il leferait jeter dans la chaudière où Ton préparait la nourriture des esclaves, afin


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de voir combioii il avait dégraisse. Le malheureux mourut; son corps fut réellement jeté dans la

chaudière

3) Le capitaine ordonna , avec des jurements ter^ ribles, qu'on gardât le plus profond silence sur ce qui s'était passé. Cependant les marins étaient tous frappés de l'idée que Bill Jones n'avait pas aban- donné le navire; ils croyaient que son esprit tra- vaillait avec lequipage à la manœuvre, surtout lorsqu'il s'agissait de ferler une voilC; auquel cas le spectre ne manquait pas d'être le premier à che- val sur la vergue. Je finis , dit le passager dans la bouche duquel Walter Scott place ce récit, par le voir moi-même, comme les autres, et si distincte- ment, un soir de tempête, près des Açores, que je l'appelai à voix basse : Jones! mais il ne me ré- pondit pas , et grimpa dans la hune, où il disparut. Le capitaine seul paraissait ne faire aucune atten- tion à cette chose étrange , et comme on redoutait la violence de son caractère, personne ne lui en parlait. L'équipage, morne et inquiet, dévorait des yeux l'espace qui nous séparait encore des côtes de l'Angleterre, Un certain soir (nous avions passé le golfe de Biscaye), le capitaine m'invita à descen- dre dans sa cabine pour y prendre un verre de grog avec lui. Sa figure était soucieuse; enfin, il s'ouvrit à moi d'une voix un peu émue.

»— Je n'ai pas besoin de vous dire, Jack, quelle espèce de compagnon nous avons à bord avec nous.


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« — Capitaine , fîs-je en affectant une grande in- différence , tout cela est une plaisanterie...

» — Non , non , ce n'est pas une plaisanterie ; il m'a dit qnil ne me quitterait jamais , et il a tenu parole.

» — Comment! m'écriai-je avec un geste de sur- prise.

» — Vous ne le voyez, vous, que de temps en temps; mais il est toujours à mon côté : il n'est jamais hors de ma vue... Tenez, Jack!... dons ce moment même, je le vois là , derrière vous !...

wLecapitaine devint très pâle; ses regards prirent une expression indéfinissable. Il se leva fort agité.

» — Je ne supporterai pas sa présence plus long- temps , il faut que je vous quitte.

» A ces paroles incohérentes , à ces allées et ve- nues que le capitaine faisait dans la cabine, comme pour éviter le spectre, je lui répondis tranquille- ment, afin de le calmer par mon incrédulité appa- rente, qu'il pouvait se rasseoir; qu'il n'y avait pas moyen d'abandonner le navire, puisque la terre ne se montrait pas encore, et que le seul parti raison- nable à prendre, c'était de naviguer vers l'ouest de la France ou vers l'Irlande , d'y débarquer se- crètement, et de me laisser le soin de recon- duire le bâtiment à Liverpool. Mais il secoua la tête d'un air sombre, et me répéta , comme s'il ne m'eût pas écouté :

,, __ Il faut que je vous quitte, Jack !

)>En parlant ainsi , le capitaine s'arrêta loni d'un


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coup, avec l'inquiétude d'un homme qui écoute une rumeur lointaine, et me demanda si je n'en- tendais pas du bruit sur le pont. Dans la situation extraordinaire où se trouvait le navire . on était toujours sur le qui vive. Je monte rapidement Té- chelle de poupe ; mes pieds avaient à peine franchi le dernier échelon que le bruit d'un corps pesant qui tombait dans l'eau me fît tressaillir. J'allon- geai la tête sur le bord du bâtiment, et je m'a- perçus que le capitaine s'était jeté dans la mer, tandis que nous filions six nœuds par heure. A l'instant où le malheureux s'enfonçait, il sembla faire un effort désespéré, s'éleva à demi au-dessus de l'eau ^ et me tendit la main , en s'écriant :

» — My God ! Bill est encore avec moi !

« Gela dit , la mer se referma , et je tombai à ge- noux, frappé de terreur, derrière le bastingage. »

Les effets de 1 ivresse ont été trop souvent décrits pour que nous ne nous bornions pas à les rappeler ici.

Avec un peu d'attention , on s'apercevra facile- ment qu'ils ne sont autres que la modification vûtoWeciu aile primordiale que tant d'influences di- verses peuvent développer, et qui se retrouve iné- vitablement partout où l'on voit surgir quelques symptômes de délire. Quelle qu'ait été leur cause, occasionnelle ou déterminante, toutes les aliéna- tions mentales se résument dans une modification identique à leur début. La folie par excès alcooli- ques confirme cette loi de pathogénie mentale que


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nous avoiis posée au commencement de ce travail.

Qu'on se rappelle ce sentiment debien-êlre qui marque les premiers effets de l'intoxication , cette facilité de conception , ces pensées, ces perceptions devenues plus rapides , plus instantanées , ces émotions faciles , cette impressionnabilité inaccou- tumée... Les signes de V excitation pourraient-ils être plus tranchés? Et n'est-ce pas alors que cette excitation a acquis une certaine intensité, lorsque L'intelligence est emportée dans un tourbillon de pensées, de souvenirs , et , comme on dit si bien , d'imaginations de toute sorte , que surgissent et se dressent devant la raison émue les illusions , les hallucinations , les idées fixes , les instincts désor- donnés et irrésistibles, en un mot, tout le fantas- tique cortège du délire le plus complet?

A ce degré de trouble et de bouleversement des facultés morales, l'observation s'arrête ; car, peu après , l'ivrogne tom_be dans un état de torpeur et de somnolence qui le rend presque totalement étranger au monde extérieur. S'il se montre encore accessible à des impressions venues du dehors , les idées que ces impressions éveillent en lui sont, pour ainsi dire, marquées du sceau de ses préoccupa- tions intérieures et de ses fausses convictions.

Il appartient tout entier au monde de son imagi- nation. La réalité ne l'impressionne plus assez vivement pour pénétrer au fond de sa conscience. Il est dans le cas du rêveur qui, apportant dans ses songes des souvenirs de la vie réelle et ayant cou-


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science de son rêve, cherche à rectifier, à l'aide de ces lïieiïies souvenirs , ies produits plus ou moins bizarres de son imagination.

« Dans le premier degré de l'ivresse, dit Hoff- bauer, les pensées se succèdent avec trop de rapi- dité pour qu'on ait le temps de les arranger dans l'ordre qu'exige le récit. Cette rapidité s'accroissant de plus en plus , bientôt les sens perdent de leur dé-- licatesse ordinaire , et rimagination gagne à mesure qu ils perdent, » Dans le langage plus sévère eî le seul exact de l'observation intime, ces paroles du médecin allemand signifient que , sous l'influence croissante de l'excitation alcoolique, l'ivrogne passe du monde réel dans un monde imaginaire, de l'état de veille dans l'état de rêve. Et c'est lors- qu'une sorte de fusion s'est opérée entre des deux étais , lorsque l'individu ne sait plus distinguer les phénomènes qui sont exclusivement propres à l'un ou à l'ail Ire , qu'il doit être considéré comme aliéné,

D. Substances narcotiques. — Les substances narcotiques jouissent à un très haut degré de la faculté de développer l'état hallucinatoire. L'opium surtout parait être dans ce cas, comme le prouve le fait remarquable que nous avons rapporté précé- demment. Quelques substances analogues nous ont semblé devoir faire l'objet de réflexions particu- lières , à cause du parti que les sorciers savaient en tirer autrefois pour faire naître des hallucinations,


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Ce sont la pomme épineuse, ia belladone, la jus- quiame, l'aconit, etc.

L'action de ces substances sur les facultés mora- les a été étudiée avec soin; mais on s'est constam- ment arrêté aux symptômes extérieurs , aux signes sensibles par lesquels cette action se révélait au dehors. On a noté les changements survenus dans l'état moral, soit sous le rapport intellectuel , soit sons le rapport affectif, mais on n'est pas allé au- delà. Les phénomènes intimes ne pouvaient être révélés que par un mode d'observation auquel on se livre peu en général , l'observation directe ou puisée dans des expériences personnelles.

J'ai essayé sur moi-même la plupart des sub- stances que nous nommions tout-à-rheure; déplus, guidé par mes propres sensations, j'ai interrogé un grand nombre d'individus, d'hallucinés principale- ment, dont l'affection mentale avait été combattue par l'usage de ces substances. Invariablement , du moins au début, les résultats de leur action sont identiques à ceux du hachisch ; désassociation des idées, rêvasseries qui semblent être le prélude d'un état de rêve plus complet et pendant lequel se formeront de nouvelles associations d'idées plus ou moins bizarres , des perceptions sans excitant Bxtérieur, etc.; associations et perceptions qui, transportées dans la vie réelle, formeront des idées fixes, des convictions délirantes, des hallucina- tions , etc.

Avant d'éprouver l'assoupissement ou l'élat do


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stupeur , qui semble être le terme le plus avancé de l'action des narcotiques, on sent très nette- ment qu'on ne fait que passer d'un mode d'exi- stence intellectuelle à un autre ; on cesse peu à peu tout rapport avec les choses extérieures pour se mettre exclusivement en relation avec les élé- ments de ses souvenirs ou les créations de son imagination.

Les narcotiques ne l'ont donc point exception parmi les agents modificateurs de l'organe intellec- tuel. Si la folie, avec tous les caractères qui lui sont propres , peut être la suite de leur action plus ou moins lente, plus ou moins prolongée, cela tient uniquement à la propriété dont ils jouissent de produire l'excitation , de dissoudre ^ que l'on me permette de m'exprimer ainsi , le composé intellec- tuel et de donner naissance à l'état de rêve, qui, en lui même , est la plus haute expression possible des désordres de l'esprit , et dont les folies diverses ne sont que des reflets mêlés à l'état de veille.

Aune époque déjà éloignée de nous, certains individus^que l'on est convenu aujourd'hui de ran- ger parmi les fous hallucinés, s'imaginaient, au moyen de certaines pratiques, pouvoir entrer eu relation avec les puissances infernales. Pour aller au sabbat et être admis à !a cour de Satan , il fallait* se soumettre d'abord à ronction magique. Les sor- ciers émérites pouvaient s'en dispenser, mais celle pratique était d'une nécessité absolue pour les ap- prentis sorciers. On est comnuinénienl d'accord


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que lopium , la jusquiamo, le daliira, la belladone ol autres substances narcotiques faisaient la base de la recette d'après laquelle se composait la pom- made infernale aveclaquelle Fonction sepraliquait.

Au point de vue psychologique , l'aclion des vé- gétaux dont les sorciers faisaient usage doit être envisagée sous le double rapport de ses effets immédiats et de ses effets secondaires.

La modification intellectuelle que nous signalions tout-à-l'heure, cet ébranlement général des facul- tés, en un mot l'excitation constitue les effets immédiats. L'excitation est, comme nous l'avons dit tant de fois , le fait primordial ou générateur de tout désordre de l'esprit, mais elle est essentiel- lement étrangère aux formes particulières que ces désordres peuvent revêlir.

Les effets secondaires tirent leur origine du genre de préoccupation dans lequel se trouvaient les individus au moment où ils ont fait usage des narcotiques, des idées particulières qui tenaient en ce moment la plus large place dans leur esprit , excitaient davantage leur attention et leurs affec- tions. La passion, les désirs, la curiosité, les croyances généralement reçues imprimaient aux idées de ceux qui devaient être initiés aux mystères du sabbat une direction particulière, et pour ainsi dire une couleur locale que reflétait nécessaire- ment leur délire. L'action narcotique agissait de la même manière que la cause physiologique du sommeil, qui convertit en rêve les préoccupations de l'état de veille.


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De nos jours , les substances narcotiques peuvent encore occasionner les plus graves désordres de nos facultés, faire naître des visions, des halluci- nations , des convictions délirantes; mais elles n'ont plus le pouvoir de nous faire aller au sabbat. En Turquie (i), en Egypte, il n'est pas rare de ren- contrer des individus devenus aliénés par suite de l'abus qu'ils avaient fait des narcotiques ; rien, dans leur délire, ne rappelle les visions fantastiques des sorciers d'autrefois.

Au reste, même aux temps de la sorcellerie, ces substances n'étaient pas toujours employées dans des vues diaboliques. «C'était surtout l'amour con- trarié ou l'amour trahi qui employait leurs secours. En proie à sa passion , qu'une femme en fît usage; préoccupée de ses désirs et de l'espoir de les satis- faire , elle s'endormait; il était naturel que leur unique objet occupât ses songes , ci que bientôt elle attribuât aux caresses de l'être adoré les émotions voluptueuses que lui prodiguait le sommeil magique. A son réveil , pouvait- elle douter qu'un charme aussi; puissant que délicieux ne l'eût transportée dans les bras de son amant , ou n'eût rendu à ses vœux un infidèle (2)?« 

D'autres idées , d'autres convictions donnaient lieu à des hallucinations d'une autre espèce. « Deux prétendues sorcières, endormies par l'onction ma-

(l) Voir nos Recherches sur les aliénés en Orient (premier nu- méro des Annales médico-psychologiques^ (21) E. Salverte, Des sciences occultes.


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giqiiti, avaient annoncé quelles iraient au sabbat et qu'elles reviendraient en s'envolant avec des ailes. Toutes deux crurent que les choses s'étaient pas- sées ainsi , et s'étonnèrent qu'on leur soutînt le contraire. L'une même , en dormant, avait exécuté des mouvements, et s'était élancée, comme si elle eût voulu prendre son vol ( i ). »

Nous sommes complètement de l'avis de l'auteur que nous venons de citer. « Pour expliquer les faits principaux consignés dans les archives sanglantes des tribunaux civils et religieux et dans les volumi- neux recueils de démonologie ; pour expliquer les aveux de ceiîe foule d'insensés des deux sexes qui ont cru fermement être sorciers et avoir assisté au sabbat^ il suffit de combiner avec l'emploi de l'onc- tion magique Tim pression proibnde produite par des descriptions aalérieurenient entendues des cé- rémonies dont on serait témoin et des divertisse- ments auxquels on prendrait part dans les assem- blées du sabbat, i^ On sait que Gassendi , dans le but de détromper de pauvres paysans, s'avisa de les faire frictionner avec des drogues stupéfiantes. Les paysans tombèrent dans un profond assoupis- sement En s'éveillant, ils déclarèrent qu'en effet ils étaient allés au sabbat, et firent le récit détaillé de tout ce qu'ils avaient vu, des sensations qu'ils avaient éprouvées, etc.

Les sorciers étaient de véritables fous hallucinés.

(I) E. Salverte, Des sciences occultes.


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Cette vérité iV a plus besoin d'être prouvée, aujour- d'hui que le flambeau de la science permet d'envi- sager sous leur véritable jour les visions de toute espèce, quelle que soit la sphère dans laquelle elles transportaient les individus, aux lieux infernaux ou dans les régions célestes, à la cour de Satan ou à celle de Jéhova.

Cependant nous croyons qu'on a oublié de si- gnaler entre les sorciers d'autrefois et les démonia- ques de nos jours des différences psychologiques fondamentales. Ces différences tiennent à la cause primitive des hallucinations et des convictions erro- nées qui s'emparaient de leur esprit.

Les premiers, la plupart d'entre eux au moins, n'étaient hallucinés qu'autant qu'ils étaient placés sous l'influence toxique des onctions stupéfiantes. C'était la nuit principalement que s'exécutaient leurs pérégrinations et leurs danses fantastiques, et que l'enfer célébrait ses orgies. Lorsqu'ils ces- saient d'avoir sous les yeux les spectacles et les scènes merveilleuses auxquels ils avaient assisté, les convictions erronées qui s'y rapportaient n'en persistaient pas moins , parce que ces convictions avaient comme un écho dans leur foi et dans leurs croyances religieuses^ et que leurs impressions dé- lirantes avaient été si vives qu'ils ne pouvaient ne pas y croire comme à la réalité même.

On connaît l'énergie de ces convictions, immua- bles comme le fait pathologique d'où elles tiraient leur origine, qui faisaient braver à de pauvres fa-


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naliques les bûchers et les tortures les plus atroces. Du reste , en dehors du cercle tracé par les im- pressions délirantes, les sorciers, en véritables monomaniaques qu'ils étaient , conservaient l'inté- grité de leurs facultés; et l'on conçoit, dès lors, combien il était facile à la foule de s'abuser sur le véritable état de leur raison, si parfaite sur tout ce qui ne tenait point à leurs visions et à leurs ima- ginations de la nuit. On conçoit encore l'influence que de pareils hommes devaient exercer sur leurs semblables, dont ils remuaient les instincts super- stitieux et les passions les plus entraînantes, la crainte , la terreur. Les préjugés qui régnaient alors justifiaient presque les autres hommes de croire à leurs rêves avec la même naïveté et la même bonne foi qu'eux-mêmes. îl y avait comme deux hommes distincts en eux: l'homme raisonnable qui se faisait le défenseur et prenait la responsabilité des bille- vesées et des excentricités de l'homme aliéné.

Ceux des aliénés de notre époque qui ressem- blent le plus aux sorciers des temps passés ont reçu le nom de démonomaniaques h cause des relations qu'ils prétendent avoir avec le diable. Chez ceux-ci, le délire est beaucoup plus étendu , la folie plus complète. Jamais, chez eux, on n'observe ces inter- valles de lucidité absolue qui étaient la conséquence de la cessation de Faction des narcotiques , chez leurs prédécesseurs. Le délire des démonomania- ques est continu , incessant , comme la cause qui Fa fait naître, cause dont l'origine se cache dans


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les profondeurs de l'organisme, el qui, par sa spon- tanéité^ sa persistance , diffère essentiellement /le. l'action éphémère de substances introduites dans l'économie.

Ce n'est pas seulement dans les rêvasseries d'un assoupissement plus ou moins prolongé , dans des circonstances déterminées , préparées volontaire- ment au moyen de certaines pratiques, que le dé- monomaniaque entre en rapport avec les esprits infernaux; c'est en tout temps, en tous lieux, à toute heure de la nuit et du jour; c'est de mille manières que le diable agit sur lui , le pousse à des actions extravagantes , fait germer en lui des idées, des instincts dépravés , l'accable de coups ou le souille des plus sales caresses.

On peut ajouter encore que le démonomaniaque est toujours déraisonnable sur une foule de points qui n'ont que peu ou point de rapports avec son idée dominante ; que son délire ne se renferme jamais exclusivement dans le cercle de ses idées fixes et de ses hallucinations.

Cependant il se rencontre parfois des cas d'alié- nation qui offrent de remarquables similitudes avec le délire des sorciers. Ce sont : r ceux dans les- quels la folie n'existe réellement que pendant le sommeil. Ces cas, dont je rapporterai plus tard un exemple remarquable , sont devenus excessivement rares de nos jours, où les rêves ont perdu la valeur qu'ils avaient aux yeux du vulgaire dans les siècles passés. Les visions, dans les cas dont il s'agit, ont


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trait à des sujets religieux , et laissent après elles, dans l'état de veille, de fausses convictions qui sont la continuation du délire nocturne. 2° Dans quelques cas encore on voit le délire débuter pen- dant le sommeil et se continuer après. Tel individu qui s'était endormi en parfaite santé se réveille malade, et, dans sa folie, il est exact de dire qu'il no fait que poursuivre son rêve.

3° Enfin , s'il arrive que le délire , né de causes dont notre constitution seule a le secret, offre de frappantes analogies avec le délire causé par des agents extérieurs , nous pourrions ajouter que, d'autre part , ce dernier , par ses caractères pro- pres , se confond quelquefois entièrement avec la folie ordinaire. On sait, en effet, que l'aliéna- tion mentale la mieux caractérisée, celle qu'Es- qnirol définit : un délire chronique et sans fièvre, peut résulter d un empoisonnement par les narco- tiques.

C'est qu'en effet, ne nous lassons point de le répéter chaque fois que l'occasion s'en présente, la modification psyclio cérébrale, de laquelle dé- pend essentiellement le délire , est nécessairement la même dans tous les cas , dans toutes les circon- stances, et quelles que soient les causes physiques ou morales qui paraissent lui avoir donné naissance. Partout où se montre une anomalie intellectuelle, là on retrouve , comme fait primordial et générali- saleur,la désagrégation des idées , ou, si l'on veutj IV'xcilation. f.a folie qui est due à l'action des nar-


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coliqu(^s vient de nous on fournir une no'îvelle preuve.

II, — Hallucinations sans désordre intellectuel (apparent).

On a dit que les hallucinations pouvaient se montrer dans l'état le plus normal des facultés intellectuelles. Les auteurs ont consigné dans leurs livres un grand nombre de faits de ce genre.

Les hallucinations sont assurément un des phé- nomènes morbides qui s'écartent le plus de l'ordre naturel. Entendre, voir, sentir même, sans qu'au- cune impression extérieure ait mis en jeu ces facul- tés , dont l'importance est telle cependant , aux yeux de certaine école piiilosophique, qu'elle en a fait le fondement même de nos facultés morales! Qu'un pareil phénomène puisse se produire sans que notre intelligence soit autrement troublée , sans qu'elle ait reçu aucune autre atteinte, c'est là un fait psychologique que, de prime abord, on trouve au moins fort extraordinaire ; disons plus , auquel on est porté instinctivement à ne pas ajou- ter foi.

J'ajouterai encore qu'il semble se prêter mer- veilleusement aux idées de ceux qui ne veulent voir dans l'aliénation qu'un trouble fonctionnel, une modification toute psychique qui n'a rien à voir avec les lésions de l'organe intellectuel. En effet , ne répugne-t il pas de faire intervenir ces lésions , lorsque l'on voit l'un des principaux et des plus graves symptômes de la foi se se manifes-

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lor, sans enlraîner nécessairement la perte de la raison ? L'aliéné , n'est-ce pas tout simplement un individu ayant une manière de voir particulière , des pensées à lui , qui diffèrent bien, par la forme j, des pensées qu'on rencontre cliez les autres hom- mes, mais qui , en elles-mêmes , ne diffèrent point de celles appartenant à l'état normal? Pourquoi vouloir expliquer ces pensées par n'importe quels désordres organiques? S'avise-t-on de chercher à quelle modification de la matière cérébrale il faut rapporter les erreurs sans nombre qui germent parfois dans les cerveaux les mieux organisés ? Plus d'un homme de génie a mis en circulation des idées qui ont plus d'un rapport avec celles qu'en- fante le délire ; et vous n'avez sans doute jamais songé à demander à la substance grise ou blanche de leur cerveau raison de leurs opinions !...

Les partisans du trouble dynamique ou fonctionnel ne sauraient , je crois , appuyer leur manière de voir sur des raisons plus spécieuses que celles que nous venons d'indiquer, sans répéter à satiété : Je ne croirai point à vos lésions organiques , tant que vous ne me les aurez point fait voir. On sentira toutefois la faiblesse de ces raisons, lorsque nous démontrerons que les hallucinations , même dans le cas où l'intégrité des facultés morales paraît le plus évidemment avoir été conservée, sont , comme en toute autre circonstance, le résultat d'un boule- versement général, mais rapide et instantané de ces facultés.


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Los hallucinations qui paraissent s'allier à un état de santé morale irréprochable; sous le rap- port pathogénique , doivent être rangées sur la môme ligne que les autres phénomènes de l'aliéna- tion mentale.

Avant d'élayer cette proposition de preuves directes ou empruntées à l'observation intime, nous pourrions d'abord avoir recours à imduction. Les hallucinations, quelle que soit d'ailleurs la situation morale de 1 individu chez lequel on les observe , constituent dans tous les cas un désordre mental , peu étendu ^ si Ton veut , mais réel. On pourrait comparer l'halluciné qui a conscience de ses hal- lucinations à l'épileptique qui n'éprouve que des vertiges, jamais de grands accès. Le vertige passe, la santé générale n'en est troublée ni au physique ni au moral. Or, de même que l'on n'établit aucune distinction entre la cause qui produit les vertiges et celle à laquelle sont dues ces attaques effroyables que tout le monde connaît, de même on doit ad- mettre une origine commune pour les hallucina- tions dites de Vétat sain et pour la folie sensoriale la plus complète.

En effet, la modification primordiale est la même dans les deux cas, mais elle est facilement mé- connue lorsque les hallucinations sont isolées, soit parce qu'elle n'a eu qu'une durée éphémère , soit parce qu'elle a été peu intense , soit enfin parce que, n'appréciant pas son importance, on a négligé d'en tenir compte , préoccupé que l'on était exclu-


sivement des phénomènes les plus apparents et extérieurs, l'hallucination d'une part , de l'autre le jugement quVn portait l'halluciné lui-même.

Mais de ce que l'halluciné ne perd point con- science de sa situation, est-on en droit de penser qu'aucun dérangement , en dehors des hallucina- tions , n'est survenu dans ses facultés? En aucune manière ; car nous avons vu que dans le hachisch , on peut avoir des hallucinations et conserver la fa- culté de juger sainement la position dans laquelle on se trouve, et de plus , en étudier la cause psy- chologique, c'est-à-dire remonter à la modification intellectuelle où elle prend sa source; pourquoi n'en serait-il pas de même dans la folie hallucinée sans délire? Nous avons trouvé l'occasion, depuis que notre attention est fixée sur ce point de patho- logie mentale, d'interroger dans ce sens plusieurs hallucinés qui étaient en état de rendre compte, avec une certaine précision , de leurs sensations; je n'aurais pas employé, pour faire comprendre ce que moi-même j'ai souvent éprouvé, d'autres expressions que celles dont ils se servaient. Je cite- rai , plus tard , quelques uns des cas les plus re- marquahles que j'aie recueillis.

Au reste , si nous réfléchissons un instant à la nature des causes occasionnelles des hallucinations, nou> ne serons point surpris de voir se développer sous leur influence le fait psychique que nous re- gardons comme la source immédiate de toutes le s anomalies de rintelligence.


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Ces causes, ce sont, parmi les plus actives, les émotions vives de l'âme, ces passions brusques dont la soudaine explosion entrave tout- à-coup , suspend momentanément, mais d'une manière ab- solue, le jeu régulier des facultés intellectuelles, exactement à la manière des congestions cérébrales ou d'un vertige épileptique. Sous leur terrible étreinte, on est comme abasourdi, on ne sait plus ce que Von fait, on perd momentanément la conscience de soi-même, on ne se connaît plus^ on agit machi- nalement, à contre-sens, au rebours de sa volonté et de ses idées , on est le jouet de l'impulsion qui domine, quelque absurde qu'elle soit....

Toutes ces locutions consacrées par le langage vulgaire traduisent avec vérité l'état dans lequel se trouve la machine intellectuelle lorsqu'elle est puissamment ébranlée par les passions , état de trouble, de désorganisation rapide, d'anéantisse- ment momentané de la faculté d'association.

Et ne sont-ce pas là ., dans leur plus haute inten- sité, les effets développés par le hachisch, par l'o- pium et par les autres narcotiques? L'excitation maniaque à son maximum de violence présente-t-elle d'autres caractères ?

Les hallucinations de la nature de celles dont nous nous occupons ici n'entraînent point avec elles l'idée de maladie ou de désordre intellectuel : aussi , à moins qu'elles ne finissent par inspirer de l'inquiétude , par leur retour fréquent et leur per- sistance, ne songe-t-on jamais à recourir à un trai-


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tenient régulier pour s'en débarrasser. Cesfails sont donc perdus pour la science; ou , si les auteurs la plupart étrangers à la inédecine, en ont consigné quelques uns, les détails dans lesquels ils entrent ne sauraient satisfaire à toutes les exigences de la science» Si l'on veut cependant les étudier avec quelque soin , on ne n^anquera pas d'y trouver des preuves non douteuses à l'appui de notre manière de voir sur la théorie des hallucinations.

Que l'on me permette, d'abord , de rapporter un fait extrêmement curieux d'état hallucinatoire sans délire. Je possède sur ce fait des documents com- plets et non moins précis que s'il m'était personnel. C'est une jeune dame de mes plus proches parentes qui en est le sujet.

En 182.., cette dame, dont la santé a toujours été parfaite et qui est douée d'une vive imagina- tion, éprouva de violents chagrins qui d'ailleurs n'apportèrent aucun changement apparent dans son état physique ou moral habituel. Un soir, ren- trant chez elle , en compagnie d'une jeune sœur , tout-à-coup, sur le point de poser le pied sur la première marche de l'escalier qui conduisait à sa chambre, au premier étage, elle vit cet escalier tout en feu. Après un instant d'hésitation, ne pouvant douter qu'elle ne fût le jouet de quelque illusion , elle s'avança courageusement, et tout disparut. Ar- rivée dans son appartement, et étant sans lumière, elle chercha à tâtons le briquet phosphorique.Elle était encore toute tremblante de la peur qu'elle


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avait eue, et elie laisse lomber le briquet. Elle se baisse pour le ramasser; mais elle se relève aussi tôt en poussant un cri d'effroi : elle avait aperçu un cadavre étendu à ses pieds. Sa sœur , qui ne comprenait rien à ses terreurs et à ses cris^ cherche le briquet et allume elle-même la bougie. Toute illusion s'évanouit.

J'ai transcrit fidèlement l'observation qu'on vient de lire de notes rédigées par moi^ à l'époque de ma première année dmternat à Charenton (1826). J'ai depuis questionné à diverses reprises la personne qu'elle concerne, en la mettant, en quelque sorte , sur la voie de détails plus intimes. Madame** est parfaitement sûre de n'avoir pas été diipe de sa première vision ; mais elle n'oserait pas en dire autant de la seconde. «J'avais dit-elle, été trop effrayée pour bien me rappeler ce que j'éprou- vais alors. J'ai bien vu un cadavre , et cette fois il ne m'est pas du tout venu à l'idée que c'était encore une illusion comme l'incendie de l'escalier. « 

(< — Vous êtes sûre également que vous jouissiez bien de toutes vos facultés, lorsqu'il vous sembla que l'escalier brûlait? — Sans doute : seulement, en ce moment-là; j'éprouvais plus de chagrin que je n'en avais encore eu ; je sentais ma tête lourde ; j'avais comme la fièvre: j'avais froid, j'avais chaud, et puis, je ne sais pourquoi, quand je parlais, /e ni em- brouillais dans mes idées. Au reste , ce n'est pas étonnant, j'étais si préoccupée et j'avais iant de chagrin! Dans des moments pareils , on perd facile-


— 216 — ment la tête. Je vous assure bien cependant que je n'étais pas du tout folle , etc. , etc. — »

Est-il besoin de relever ce qu'il y a, dans ce lan- gage, de caractéristique du fait primordial? Ces pesanteurs de tête, cet état fébrile ou quelque chose d'analogue , et surtout ce désordre des idées que madame*** ne peut plus diriger, qui fait, comme elle le dit si énergiquement, qn elle s'embrouille lorsqu'elle parle, qui même va jusqu'à lui faire 'perdre la tête! Et cela serait arrivé indubitablement si, par suite de quelque prédisposition héréditaire, constitutionnelle ou autre , l'état dont parle ma- dame*** se fût prolongé quelque temps au lieu de passer avec la rapidité de certaines attaques ner- veuses. Au point de vue psychique , un pareil état ne saurait se distinguer , autrement que par la durée, de l'excitation maniaque ou de ia stupidité. Voici quelques autres faits que nous croyons pou- voir assimiler à celui qui précède.

« Une femme, dit E. Salverte, pleurait un frère qu'elle venait de perdre; tout-à-coup elle croit entendre sa voix, que, par une déception con- damnable, on contrefaisait près d'elle. Égarée par l'effroi, elle affirme que l'ombre de son frère lui est apparue resplendissante de lumière... >)

« Jarvis Matcham était sergent-payeur d'un régi- ment. Cet homme jouissait d'une telle estime dans ses fonctions de comptable, qu'il ne lui fut pas difficile de soustraire de la caisse du corps une forte somme d'argent. On l'avait envoyé dans une


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ville voisine, à quelques lieues de la garnison, pour y f;\ire dos recrues. Jarvis se doula que celle ab- sence était ménagée pour visiter ses papiers. Il crut toucher à l'inslanl où sa conduite serait dévoilée, d'autant plus que son colonel lui avait donné un petit tambour, comme société , dans sa tournée de campagne.

» Le sergent vit un espion dans ce tambour. La tête de ce malheureux s'exalte; il veut déserter, et, pour anéantir le seul témoin de sa fuite, il lue l'enfant.

))-Le tambour mort , Jarvis, quoitjue fort troublé, s'écarta prudemment du chcmiin de la garnison , changea d'habits et marcha longtemps à traNcrs champs avec une grande vitesse , car il croyait tou- jours entendre les reproches, les pleuis et le bruit des souliers du pauvre enfant, qui, en se déballant contre le meurlrier , piétinait dans les cailloux de la route. Le sergent arrive enfin dans une auberge, s'y arrête et s y couche , en recommandant qu'on l'éveillât au passage de la diligence. Le garçon de l'auberge n'y manqua pas, et, lorsqu'il entra dans la chambre du voyageur, en le secouant par l'é- paule sur le lit, il surjnil dans la bouche du ser- gent ces singulières paroles :

» — Mon Dieu , mon Dieu , je ne l'ai pas lue !

» Jarvis, réveillé, se souvint de sa position el se hàla de gagner Porlsmoulh par la voiture publi que. Là, il sembarqua sur un vaisseau de guerre, servit comme marin pendant pdusieurs années , el


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toujours avec ces mœurs probes et ces manières dociles qui avaient fait sa réputation dans l'infan- terie. Enfin le vaisseau rentra dans le port. Jarvis et un des marins licenciés du bord conviennent de se rendre à Salisbury , et ils en prennent la route. C'était la première fois que Matcham, depuis son départ d'Angleterre , se retrouvait sur la terre ferme.

» Tous deux n'étaient plus qu'à trois milles de cette capitale , quand ils furent surpris par un vio- lent orage , accompagné d'éclairs si terribles et de tonnerres si effrayants que la conscience de Jarvis fut alarmée , malgré un bien long repos. Il montra un excès de terreur qui n'était pas naturel dans un homme familiarisé avec les dangers de la guerre et des éléments ; ii commença même à parler d'une façon si étrange que le marin , son compagnon de voyage, devina aisément qu'il se passait dans l'âme de Matcham quelque cliose d'extraordinaire. Au moindre feu qui brillait dans les nuées, on voyait grelotter l'ancien sergent, comme s'il avait eu froid, et les reflets de l'éclair montraient ses regards qui erraient, à droite et à gauche, mais n'osaient se tourner tout-à-fait en arrière. Enfin, il dit à son camarade :

» — Les pavés se détachent et courent après moi.

«Involontairement, et sans réfléchir à la ques- tion, le marin en effet se retourna pour voir les pa- vés ; mais aussitôt l'idée de Jarvis lui parut si drôle que 5 malgré l'orage, il partit d'un éclat de rire. Le


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sergent lit un mouvement horrible de peur , comme si la fbudre eût frappé sa tête.

» — Ne riez pas! ne riez pas ! Tenez, je vous prie de marcher de l'autre côté de la chaussée; nous verrons si les pierres me poursuivent encore quand je serai seul.

» Le marin, qui n'avait plus envie de rire , ne se fît pas prier pour se séparer d'un homme dont la raison semblait égarée îl passa de l'autre côté de la route et se mit à siffler. On marcha ainsi quelque temps. Les éclairs étaient devenus plus vifs.

» — Voyez-vous ! s'écria Jarvis, les pavés courent après moi et vous laissent tranquille ! ... C'est à moi qu'ils en veulent ! ... . Cette fois , le marin haussa les épaules ; il chantait , les mains dans ses poches , une vieille complainte célèbre sur la mort deNelson .

» — Mais il y a quelque chose de plus fort, ajouta Malcliam en traversant la chaussée et en parlant a demi -voix à l'oreille de son camarade (le ton du sergent était alarmé et mystérieux) , — connaissez - vous ce petit tambour ?

» — Quel tambour ?

w— Là... cet enfant qui nous suit de si près? — Je ne vois personne, dit le marin , atteint définitive- ment par la contagion de la frayeur superstitieuse de Jarvis.

» -- Quoi î... vous ne voyez pas ce petit garçon , avec sa veste ensanglantée?... Comme il se traîne sur les cailloux!... Enlendez-vous les cailloux?

»La voix du meurtrier était si déchirante que le


marin, soupçonnant enfin la vérité, conjura Matcham de soulager sa conscience en lui avouant son crime. Alors le sercfent, poussé à bout, exhala un soupir profond et déclara qu'il était hors d'état de souffrir plus longtemps les angoisses qu'il avait souffertes depuis plusieurs années. Une confidence entière suivit ce premier élan du remords, et comme la jus- tice avait mis sa tête à prix, il supplia son cama- rade de le remettre entre les mains des magistrats de Saiisbury. Après un combat de générosité assez pénible., le marin obéit. Jarvis Matcham , à l'appro- che du supplice, rétracta bien ses aveux ; mais con- vaincu par la dépositi<)n du garçon d'auberge, qui avail cnlcndii les paroles échappées au meurtrier durant le sommeil, il fui jugé , condamné et pendu.» c< M. le comte Plater, ce débris illustre de la Pologne soulevée de i83i , raconte que , dans une église située à quelques lieues de Varsovie, et au milieu d'une fête nationale, un jeune homme, vive- ment ému tout-à-coup par le caractère des chants religieux , s'élança de son banc vers l'entrée du chœur , s'arrêta immobile, les bras croisés et la tête penchée à cette place, et demeura longtemps à con- templer le pavé nu du temple, dans une attitude qui troublait le service divin, à la grande anxiété des fidèles. C'était précisément une année avant la mort du grand-duc Constantin; l'insurrection n'avait pas encore éclaté On entoure le jeune homme, on l'interroge sur sa méditation; les chants cessent. Il sort enfin de ce rêve somnambulique.


— ^21 —

» — Je vois, dit-il , à mes pieds le cercueil ou- vert du grand-duc Constantin.

» L'année s'écoule, la révolution chasse les Russes de Varsovie; Constantin meurt, on célèbre ses funérailles dans celte église, et son cercueil est placé au milieu du chœur, à l'endroit même où l'extatique avait eu la vision (i). »

« Un chimiste de Paris, dit Webster (2) , homme fort habile nommé Lapierre , et logé près du Tem- ple , reçut des mains d'un prêtre, sur la fin du XYi^ siècle, un peu de sang dans une fiole avec mission de le décomposer. L'opérateur se mit à l'œuvre un samedi, et continua sa besogne durant la semaine qui suivit ce jour. Il fit successivement passer le liquide contenu dans la fiole par tous les degrés de chaleur dissolvante.

w Le vendredi suivant, six jours après l'installa- tion de son travail, et au milieu de la nuit, le chi- miste, qui couchait dans une chambre située près de son laboratoire, fut réveillé au moment où il fermait les yeux, par un horrible bruit semblable au mu- gissement d'une vache ou au rugissement d'un lion. Quand le bruit eut cessé, le chimiste essaya dese rendormir. Dans cet instant, la lune était dans son plein, et ses rayons éclairaient parfaitement la chambre. Les yeux du chimiste aperçurent dis- tinctement un nuage épais qui glissait comme une

(1) André Deirieu.

(2) Webster, De la sorcpl lerie (^on Witchcraft), cilé par A. Dei- rieu.


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ombre entre sa vue et la fenêtre. Il crut reconnaî- tre la figure d'un homme , et poussa un long cri de terreur : le nuage s'évanouit... »

« Un médecin anglais s'était procuré le corps d'un pendu pour en faire Tobjet d'une dissection savante. On porta le cadavre dans son laboratoire II com- mença par disséquer les membres et le tronc , ce qui dura quelques jours , et quand l'autopsie de ces divers lambeaux fut épuisée , il passa à la tète , et ordonna à un jeune chirurgien, qui lui servait d'aide pour ses travaux anatomiques, de réduire enpoudre une certaine partie du crâne , afin d'en composer un remède fameux dans les pharmacies de l'an- cienne école. — On appelait cette poudre Us- née (i).

» Le jeune chirurgien, pour obéir à son maître ,

('1) L'Usnée, dit M. A. Delrieu, auquel nous empruntons le fait ci -dessus, est une espèce de lichen humain qu'à une certaine époque on s'imaginait croître au sommet du crâne des pendus , et qu'on regardait comme une mousse engendrée par les sucs animi- ques de la cervelle du supplicié, comme une orseille soudainement développée au sinciput par le réactif de la strangulation. Au dire des pneumatologistes , la quintessence de lame , violemment re- poussée hors de la boîte encéphalique, abandonnait en s'échappant un précipité ou résidu , tandis que , dans les morts lentes ou ordi- naires , elle conservait le temps et le pouvoir d'entraîner vers les régions supérieures tous ses moindres atomes. On croyait que la flamme vitale accidentellement retenue , concentrée dans une vé- gétation particulière , se tenait au sommet du crâne , comme une étincelle cristallisée , à la disposition des premiers manipulateurs qui volaient à Dieu le secret de pétrir un homme.


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gratta la mousso du pendu , non sans répugnance et en tremblant. 11 résulta de cette opération une poudre que l'aide laissa superstitieusement tomber sur nn papier qui couvrait la table du laboratoire, en se gardant bien d'y toucher. Cela fait, il dressa son lit dans le laboratoire même, car les pendus à cette époque étaient si rares et si chers, et par conséquent VUsnée si précieuse qu'on veillait sur le ci'àne et sur la mousse comme sur un trésor. Le pauvre Anglais se co-uche, // essaie de dormir^ il y parvient... Une lampe brûlait dans le laboratoire jour et nuit par précaution

^ » Mais à peine fermait-il les yeux, qu'un bruit sin- gulier l'oblige à les rouvrir; il y avait évidemment quelqu'un dans le laboratoire. Plus mort que vif, l'apprenti se lève.

» — On vient voler l'Usnée ! sedit-il en cherchant une arme pour défendre sa récolte : il prit la tête du pendu.

» ... Cependant le bruit continuait, et la cause en restait invisible. Son crâne d'une main et la lampe de l'autre, le jeune homme regarda timidement autour de la chambre ; la blancheur du papier étalé sur la table perçant l'ombre attire son attention... A cette vue , ses cheveux se dressent d'horreur ; il ne peut ni parler ni fuir ; il va lâcher la lampe c|ue ses doigts , détendus par la peur , secouent convulsivement devant le plus affreux spectacle...

»... Sur le papier , au milieu de la poudre , s'agi- tait une petite tète avec des yeux ouverts , eî qui


le roi^ardaient barrliment. Des deux côtés de la tête se prolongeaient deux appendices qui crois- saient à vue d'œil et qui semblaient tenir lieu de bras au fantôme progressivement formé. Bientôt l'apprenti put compter exactement le nombre des côtes du squelette, il les vit se couvrir peu à peu de leur enveloppe m.usculaire. Quand ce travail fut achevé, les membres extrêmes se montrèrent dans le même ordre do résurrection; la pousse était complète, la végétation à terme. Enfin Vbomme ainsi germé , gros comme un enfant de six mois, se leva sur ses pieds, descendit de la table fort lestement, et (ît un tour de promenade dans le laboratoire; ses habits de supplicié, qui étaient accrochés au mur, se détachèrent de leur clou et le vêtirent soigneusement, comme s'ils étaient placés sur son corps par une attraction mystérieuse, trans- formée en valet dechambro. En quelques secondes, le pendu apparut au chirurgien dans le costume et avec la physionomie qu'il avait naguère en mar- chant à la potence (1). >>

III, — Etat intermédiaire à la veille et au sommeil.

Entre la veille et le sommeil , il est un état in»- termédiaire qui, sans être précisément ni l'un ni l'autre, participe des deux également et constitue un véritable état mixte, que, dans la question qui s'agite, il est d'un haut intérêt de bien appré- cier.

M) Phihsnphirnl Transarlinns. — Ferriar.


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Toute vie intellectaelle ne cesse pas par le fait du sommeil. Les rêves, les songes ne révèlent-iis pas une sorle (Fexistence intérieure, de vie intra- cérébrale qui s'alimente , pour ainsi dire , d'im- pressions reçues antérieurement pendant l'état de veille , comme la vie réelle d'impressions venues du dehors, envoyées par le monde extérieur?

Dans Fétat intermédiaire dont nous parlions tout- à-l'heure, nous soaimcs également accessibles à ces deux sortes d'impressions ; incapables de les distinguer entre elles, nous les confondons les unes avec les autres , d'où résultent les combinaisons intellectuelles les plus extravagantes, les associa- tions d'idées les plus hétérogènes , en un mot, un véritable délire.

Que si l'on étudie cet état avec soin, si on l'ob- serve dans ses détails intimes, on y retrouvera tous les caractères qui distinguent la modification pri- mordiale qui ici est l'avant-coureur du rêve com- plet, comme elle l'est, dans d'autres cas, de l'état hallucinatoire et de tous les phénomènes du délire.

En effet , c'est toujours le même relâchement des liens intellectuels , la même désagrégation des idées qui , de plus en plus vagues , disparates , s'associent d'une manière bizarre, modident les convictions, les affections, les instincts, laissent, pour ainsi dire, le champ libre aux impulsions les plus diverses.

Au fur et à mesure aussi que Vexcitation (i) se

(1) J'emploie à dessein ce mot, dont nous avons fait usage pré-

15


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prononce , on se laisse aller à un état de rêvasserie dans lequel nous devenons le jouet de notre ima- gination ; bientôt nous n'existons plus que dans un monde purement idéal. Et là, tout est nouveau > étrange, en dehors de nos conceptions habituelles: c'est le rêve avec toutes ses bizarreries, ses capri- ces, ses monstruosités, ses impossibilités de toute espèce. Mais souvent aussi nous retrouvons là les sujets de la veille , les mêmes préoccupations. Et alors, chose remarquable! nos perceptions sont souvent plus vives, plus lucides, notre intelligence plus éclairée, notre imagination plus hardie, notre mémoire plus sûre, notre jugement plus spontané, plus prompt. îl semble que, livré à lui-même, ne sentant plus le poids des liens extérieurs de la vie réelle, l'esprit affranchi s'élance alors librement dans les hautes régions de l'intelligence et du monde moral; ou, pour parler plus physiologique» ment, les facultés intellectuelles n'éîantplus gênées, en quelque sorte , par la conscience intime, sont plus instinctives dans leur action, et partant plus sûres, plus assurées du résultat. Combien de savants ont rêvé la solution du problème qu'ils cherchè- rent en vain ! Combien de poètes, d'artistes de toute sorte ont rencontré dans le sommeil l'idée, l'inspi- ration qui les fuyait pendant la veille !

Des effets analogues sont produits par l'action du hachisch, de l'opium, etc., avec cette différence,

cédemment, afin que l'on comprenne bien que nous n'y attachons d'autre sens que celui de dissociation des idées, sans rien préjuger de la nature de la cause de cette dissociation.


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insignifiante du reste, quant à la chose en elle- même, que , clans le hachisch, l'état crépusculaire ou primordial est tenace , persistant, quoi qu'on fasse pour le détruire ; tandis qu'il peut suffire de la plus légère impression extérieure pour faire ces- ser celui qui est déterminé par l'invasion progres- sive du sommeil.

Perdant insensiblement la conscience de nous- mêmes, ou mieux , cette conscience venant à subir une sorte de transformation, nous donnons de la réalité aux produits de notre imagination. De là des hallucinations de toute espèce, les voix que nous avons entendues (je ne dis pas que nous croyons avoir entendues, parce que, en rêve, on entend, onne croit pas entendre : seulement, on entend d'une autre manière que dans l'état de veille), les personnes que nous avons vues. Ces voix, nous ne les avons enten- dues, ces personnes , nous ne les avons vues qu'en rêve ; mais nous sommes persuadés de les avoir en- tendues et vues en état de veille , à cause précisé- ment de l'espèce de fusion, de rapprochement in- time de ces deux états.

Plus j'approfondis ce singulier état de demi-som- meil , plus je suis porté à le regarder comme le type de celui que l'on est convenu d'appeler délire, alié- nation mentale^ etc. Dans l'état de demi-sommeil, une cause purement physiologique, et qui n'est autre que la loi organique à laquelle se rattachent les phénomènes du sommeil, est l'origine des mômes modifications intellectuelles qui , dans d'au Ires


— 228 — circonstances, sont produites par des agents mor- bides de diverse nature.

Les phénomènes d'hallucination auxquels donne lieu l'état de demi-sommeil se présentent avec des caractères variables qu'il importe d'étudier sépa- rément ; d'autant qu'ils nous offriront une remar- quable analogie avec l'état hallucinatoirotel qu'on l'observe chez les aliénés.

Nous diviserons ce que nous avons à dire sur ce sujet en quatre sections :

l. L'invasion du sommeil est rarement assez brusque pour que l'on ne puisse d'abord apprécier avec plus ou moins de lucidité l'état dans lequel on se trouve , pour que l'on se méprenne sur la na- ture des associations d'idées plus ou moins étran- ges qui en sont le résultat , des visions qui traver- sent l'esprit. Nous avons conscience de nos rêves; nous jugeons , pour ainsi dire, les productions du sommeil avec la raison de l'état de veille ; c'est une véritable /b/i'e sans délire ^ comme celle qui s'observe si fréquemment chez des rêveurs d'une autre es- pèce , chez les aliénés.

«J'ai éprouvé moi-même, dit Opoix , dans son Traité de l'âme dans la veille et dans le soynmeilj, deux fois des espèces de rêves en plein jour, et en me promenant après le dîner dans la campagne. Je voyais des objets bizarres et animés; je raisonnais sur l'état singulier où je me trouvais. J'étais étonné^ mais je croyais fermement que ce que je voyais était réel...


« A quelque temps de là, en dînant , j'étais occupé de me rappeler une conversation que je venais d'a- voir, à ce que je croyais ; je me remis après quel- ques moments, et je reconnus que je n'avais parlé à personne. »

J'ai rapporté plus haut le fait de cette dame qui , au milieu d'un rêve qui lui plaisait et qu'elle tenait à continuer, avait conscience de tout ce qui se faisait autour d'elle.

Une jeune femme enceinte de plusieurs mois, d'un tempérament sanguin et sujette à des maux de tête qui paraissaient se rattacher à son état de grossesse, revenait, un soir, dans sa voiture, dont elle occupait le fond avec un monsieur de sa con- naissance. En face d'elle était assis son mari, qui avait pris place à côté du cocher. Tout en pensant à mille choses diverses, il lui revient à l'esprit je ne sais quelle histoire d'un cocher qui avait préci- pité son maître sous les roues de sa voiture. Bien- tôt elle se persuade que pareil malheur vient d'ar- river à son mari. Ce n'est plus lui qui est assis devant elle; c'est quelque autre personne complice du cocher , qui a pris sa place. Madame ... s'en af- fecte au point qu'elle se prend à verser des larmes abondantes ; et cette pénible illusion ne cesse qu'au moment où, par hasard , son mari vient à lui adres- ser la parole.

Madame. . me faisait à moi-même ce récit. Je voulus lui persuader qu'elle avait été le jouet d'un rêve. — a C'est possible, me répondit-elle; mais


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en tout cas, c'est un rôve fort singulier : car lant qu'il dura, je n'ai pas cessé de voir ce qui pas- sait sur la route, absolument comme si j'avais été éveillée ; on peut donc rêver sans être endormi ; mais je ne rêvais pas, et ce que j'ai éprouvé ne ressemble nullement à mes rêves ordinaires. La meilleure preuve, c'est que M... m'a adressé une ou deux fois la parole et que je lui ai parfaitement ré- pondu. « 

Maintenant, je le demande, pour convertir en un état de folie réelle les convictions erronées de madame.. ., ne suffirait-il pas de supposer à l'état de demi-sommeil qui était la source de ses convictions, une cause plus durable, plus fixe et capable de ré- sister, du moins jusqu'à un certain point, aux impressions extérieures.? Par cela seul qu'elles se fussent prolongées, ces convictions n'auraient- elles pas constitué une véritable aliénation mentale?

Un de mes anciens condisciples, aujourd'hui professeur de philosophie dans un collège de pro^ vince, avait assisté aux derniers moments de son père, qu'il chérissait. Le même jour, dans la soirée, tombant de lassitude, mais sans éprouver le be soin de dormir, bien qu'il eût passé plusieurs nuits sans prendre un moment de repos, il se jette sur son lit tout habillé. Il y était à peine depuis cinq ou six minutes, tout entier au regret d'avoir perdu son père, que celui-ci lui apparaît, pâle et amaigri, tel qu'une longue maladie l'avait fait. — « Bien per- suadé 5 me dit mon ami, que cette triste apparition


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était le résultat et comme le retentissement de quelque mauvais rêve, je n'en eus d'abord aucun effroi, et je cherchai à porter ailleurs mes idées. Cependant l'image de mon père était toujours de- vant moi ; je m'assurai que je ne dormais pas , mais j'avais la tête extrêmement lourde ; j'étais peu maître de mes idées , absolument comme cela ar- rive lorsqu'on lutte contre l'invasion du sommeil. Bientôt enfin je ne fus plus maître de ma frayeur, bien que je ne doutasse pas que j'étais le jouet d'une vision. Je sautai à bas de mon lit, je montai dans un grenier, toujours poursuivi par le fantôme, qui disparut peu de temps après. »

Cette hallucination , née selon toute apparence au sein du sommeil, continuée, avec toute sa viva- cité primitive, dans l'état de demi-sommeil, et même, pour quelques instants, dans l'état de veille le plus complet, cette hallucination, dis-je , bien plus que la précédente, se rapproche de celles que l'on observe chez les aliénés. Bien évidemment , il y aurait eu identité parfaite si elle se fût prolon- gée , et mon ami eût été dans un étatd'hulîucination avec ou sans délire.

Pour compléter nos renseignements étioîogiques, je ne dois pas oublier d'ajouter que mon ami était éminemment prédisposé aux congestions cérébrales, J'ai été témoin de deux attaques qui furen t assez for- tes pour le priver presque totalement de connais- sance pendant plusieurs minutes. D'abondantes émissions sanguines, des sinapismes appliqués aux


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extrémités inférieures mirent lin à ces accidents.

Cette prédisposition , le chagrin occasionné par la mort de son père , la privation de sommeil et la l'atigue expliquent suffisamment l'hallucination dont M. *** a été le jouet; ces trois causes diffé- rentes, chacune en particulier, tendant toutes à un résultat identique : la dissolution du composé in- tellectuel, la désagrégation des idées, en un mot, au fait primordial et générateur de toutes les ano- malies de l'esprit.

On sait que les hémorrhagies, les soustractions sanguines peuvent donner lieu à des accidents ner- veux analogues à ceux produits par les congestions cérébrales. Elles développent encore cet état de demi-sommeil favorable aux illusions et aux hal- lucinations. M. le docteur Leuret était, selon nous, dans cet état , lorsqu'il éprouva l'illusion dont il rend compte dans ses Fragments psychologiques . Une saignée de trois palettes environ lui avait été pratiquée pour combaître !a grippe dont il était atteint. « Un quart d'heure après l'opération , dit M. le docteur Leuret, je tombai en faiblesse , sans toutefois perdre entièrement la connaissance, et cette faiblesse dura pendant plus de huit heures. Au moment où l'on m'administrait les premiers secours, j'entendis très clairement poser un flacon sur une table qui se trouvait près de mon lit , et aussitôt après , une crépitation semblable à celle qui résulte de l'action d'un acide concentré sur un carbonate. Je crus qu'on avait laissé répandre un


■il ^ ' >

— zoo —

acide sur le marbre de la table, et j'avertis de leur imprévoyance les personnes qui m'entouraient. On crut d'abord que je rêvais, puis que j'étais en dé- lire. Alors on essaya de me détromper, et l'on m'assura qu'il n'y avait ni flacon sur la table ni acide répandu... »

II. On ne saurait douter, d'après ce qui vient d'être dit, que l'état de demi-sommeil ne soit une source féconde d'illusions et d'hallucinations de toute sorte.

Les faits du genre de ceux que nous venons de citer sont loin d'être rares. Il est peu de personnes sans doute qui ne puissent en trouver d'analogues dans leurs propres souvenirs. Toutefois ils ont tou- jours été envisagés avec indifférence ; on n'a songé à en tirer aucune induction relativenient aux dés- ordres de l'intelligence ; on n'en a fait nul compte, non plus que des rêves, dont ils diffèrent cepen- dant par plus d'un caractère essentiel.

Mais il est une classe de fails analogues aux précédents, ou mieux toul-à-fait identiques, qui plus d'une fois, à toutes les époques, ont excité au plus haut point la curiosité du vulgaire , et dont les savants eux-mêmes n'ont pas dédaigné de s'oc- cuper.

Cela tient à ce qu'ils se sont passés dans des cir- constances différentes, c'est-à-dire que les per- sonnes qu'ils concernaient se trouvaient dans d'autres conditions intellectuel les : elles n avaient pas conscience de ce qu'elles éprouvaient , de leurs


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visions; elles ne se doutaient, en aucune manière, qu'il pût y avoir le moindre rapport entre ces visions et l'état dans lequel elles se trouvaient.

De là leur croyance inébranlable aux apparitions dont elles avaient été le jouet. «Je ne suis pas fou ; je ne l'étais pas plus au moment où je voyais le fantôme, que je ne le suis tout-à-l'heure ; de plus, j'ai la certitude que je ne revais pas , puisque je n'étais pas encore endormi ; j'ai donc bien vu, en- tendu , senti ce que j'affirme avoir vu, entendu et senti, etc.. »

Je ne puis douter que l'on ne doive chercher la source de la croyance si généralement répan-^ due à une époque qui n'est pas encore bien éloi- gnée , aux apparitions et aux revenants , dans les phénomènes particuliers à l'état de demi-som- seil. En effet , si les apparitions n'avaient eu pour témoins et pour historiens que des fous ou des rê- veurs ordinaires , il est douteux qu'elles eussent été accueillies avec la même confiance ; les excen- tricités, les extravagances des fous hallucinés ^ au- raient inévitablement excité la défiance ; et, d'un autre côté , ce qui tient manifestement à l'état de rêve est facile à reconnaître, et, en général , on ne prend guère pour des réalités les imaginations du sommeil. Il n'en est pas ainsi des visions qui ont lieu dans l'état intermédiaire à la veille et au sommeil. Ceux qui les éprouvent sont sains d'intel- ligence ; trompés eux-mêmes sur la nature du phé- nomène ^ ils ont dû en imposer aux autres par leur


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raison demeurée intacte et par le ton de profonde conviction dont leur récit était empreint. Ajoutons que, parmi ces personnes, il s'est rencontré des individus d'un ordre supérieur, des savants, et dès lors il n'a plus été possible de rejeter les appari- tions ; il a fallu croire aux revenants dans le sens qu'y attache le vulgaire , leur laisser leur forme , leur substance même, leur extériorité, si je puis ainsi dire, admettre que leur origine était ailleurs que dans le cerveau de ceux qui disaient en avoir été les témoins; par exemple, dans un monde qui n'est pas le nôtre, dans un monde éthéré, pour employer une expression consacrée. On a regardé les appa- ritions comm.e des âmes délivrées des chaînes de l'organisation ; pouvant, dans certaines circon- stances, se rendre sensibles aux vivants.

Telles sont, ou à peu près, les croyances qui ont survécu aux discussions scientifiques qu'ont soulevées, à différentes époques, dans le monde savant, en Allemagne, en Ecosse, en France, les apparitions et les revenants.

Cette grande question des revenants est loin d'être décidée, même de nos jours, comme il appert par les savantes et intéressantes recherches auxquelles s'est livré M A. Delrieu , écrivain recommandable et que distinguent de profondes connaissances psy- chologiques.

Suivant lui , on a bien pu rattacher certaines ap- paritions à une altération de la composition du sang, aux maladies qui proviennent des exacerbations


cérébrales, depuis la folie pure et simple jusqu'à l'illuminisme et au delirimn treniens ; on a bien éta- bli que certaine influence du sang concourait aux accidents des affections mentales qui engen- drent ce qu'on nomme vulgairement des appari- tions ; mais (nous devons citer textuellement) c^le reste de ces maladies , de l'aveu même des phy- siologistes , se tenait en dehors des phénomènes: aussi, ne pouvant mettre leurs caractères impéné- trables sur le compte du fluide sanguin, se sont-ils arrêtés devant cette barrière avec une sorte de fré- missement... Tels faits authentiques , populaires, traditionnels, ne souflVaient pas de discussion; inexplicables par des causes physiques, irrécusables comme documents , il fallait s'y heurter avec la panoplie du siècle, ce que les physiologistes d'E- dimbourg ont fait déjà, et mourir sans y mordre^ ce qu'ils feront sans doute. Certains événements, quoi qu'on dise, ne sont pas du domaine des pos- sibilités actuelles (i). »

N'est-il pas curieux de voir qu'un phénomène de pathologie mentale, de tous le plus simple et le moins complexe , dont il est si facile de nous rendre compte en observant ce qui se passe en nous , lors- que nous tombons dans l'assoupissement, n'est-il pas curieux , dis-je , de voir que ce phénomène ait été le point de départ de tant d'erreurs et de pré- jugés répandus parmi le peuple, et même en ait

(I) Revue de Paris, !839.


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complètement imposé aux savants! Comment un pareil phénomène a-t-il pu mériter les honneurs des théories les plus transcendantes, théories non moins vaporeuses et éphémères que les ombres, fantômes, apparitions, etc., qu'elles ont la pré- tention de dévoiler !

Voici deux faits que j'emprunte à l'écrivain que nous venons de citer, qui ont donnélieu à d'inler minables controverses, et qui sont demeurées inex- plicables, si ce n'est par là théorie de^^ existences transmondaines. Selon nous, et , je ne pais en douter, selon ceuxdenos lecteurs qui sont familiarisés avec le phénomène des hallucinations , ces faits tirent leur origine de l'état de demi-sommeil.

J'ai consigné à la suite du premier les réflexions qu'il a suggérées à M. A. D. .; ces réflexions, je crois, expriment l'opinion la pins avancée des sa- vants sur la nature des apparitions.

«Je me trouvais en 1667, raconte un philosophe sincère (1), dans un comté de Touest de l'Angleterre, avec quelques honorables gentlemen, chez un riche propriétaire dont le château était un ancien couvent. Les domestiques et les personnes qui fréquentaient habituellement la maison m'avaient parlé de bruits mystérieux et d'apparitions singulières comme de circonstances locales qu'on ne pouvait éviter là, durant même le plus bref séjour. Notre hôte ayant invité beaucoup de monde, il m'arrima de coucher

(1) Bovet's Pandœmonium.


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avec le majordome, M. C..., dans une pièce vraiment admirable et qu'on nommait la chambre de milady. Nous y fîmes un grand feu avant de nous mettre au lit, et nous passâmes d'abord cjuelques heures delà soirée avec une douce quiétude, à lire dans de vieux volumes ; puis nous entrâmes dans le lit en soufflant la mèche du flambeau pour l'éteindre. Au moment de nous endormir, nous remarquâmes agréablement que les rayons de la lune éclairaient avec tant de splendeur notre vaste chambre, qu'il était possible de déchiffrer un manuscrit dans le lieu même où nousétionscouchésensemble. M. C.pariaquenon; je soutins la gageure, et, ayant tiré de la poche de mon habit un papier écrit à la main, je gagnai fort aisément le pari. Nous avions à peine échangé quel- ques mots sur cette affaire, lorsque par hasard je- tant les yeux du côté de la porte de la chambre, qui était en face de moi et bien fermée, je vis dis- tinctement entrer cinq femmes, tout-à-fait belles et gracieuses, qui me semblaient d'une taille char- mante, mais dont les visages étaient couverts de longs voiles blancs, lesquels traînaient sur le plan- cher et au reflet de la lune, en plis ondoyants. Elles entrèrent à la (île, d'un pas mesuré, l'une après l'autre, et firent le tour de la pièce, en suivant le mur, jusqu'à ce que la première fût parvenue et se fût arrêtée au bord du lit où j'étais couché; ma main gauche s'y trouvait aussi par-dessus les cou- vertures, et, malgré l'approche du premier fantôme, je résolus de ne point changer de poslure. La figure


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voilée, en s'arrêtant, toucha cette main d'un frois- sement doux et léger, mais je ne saurais dire s'il était froid ou chaud. Alors je demandai à ces fem- mes , au nom de la Trinité bénie, dans quel but elles étaient venues : on ne me répondit pas.

» — Monsieur, dis-je au majordome, ne voyez- vous pas la belle compagnie qui nous rend visite?

» ... Mais avant qu'une parole fût sortie de ma bouche, et au mouvement seul de mes lèvres, tout avait disparu. Le majordome était tapi derrière moi , presque mort de peur , et je fus obligé de le secouer longtemps avec ma main droite, qui était restée sous les couvertures, pour lui arracher une réponse. Enfin ce pauvre C... m'avoua qu'il avait vu les fantômes , et m'avait entendu leur parler, et que s'il n'avait pas d'abord satisfait à ma juste impatience et à ma question, c'est qu'il était lui-même violemment terrifié par l'aspect d'un monstre , moitié lion, moitié ours, qui voulait grimper au pied du lit... »

La nuit suivante, le majordome n'osa plus cou- cher dans la chambre de milady, où reparut le seul héros de l'aventure, l'intrépide Bovet.

{( ... .Te fis porter dans l'appartement une Bible et plusieurs autres livres , déterminé à braver le moment fatal de la vision, en lisant auprès du feu, et en attendant que le sommeil vînt lui-même me surprendre. Après avoir souhaité le bonsoir à mes hôtes, je m'installai devant la cheminée, comptant bien ne pas me mettre au lit qu'il ne fût une heure


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(lu malin sonnée. A cet instant je me couchai sans avoir rien vu.

);îl y avait peu de temps que j'étais dans le lit, quand j'entendis quelque chose se promener au- tour de la chambre, comme une femme dont la robe balaierait le plancher. Ce quelque chose était assez bruyant, mais je n'aperçus rien, quoique la nuit fut suffisamment claire. Il passa au pied du lit, souleva même un peu les couvertures, et entra dans un cabinet voisin, dont cependant la porte était fermée à clef. Là il se mit à gémir et à remuer un grand fauteuil dans lequel, autant que mes oreilles ont pu suivre tous ses mouvements, il pa- rut s'asseoir et feuilleter les pages d'un vieil in- folio que vous connaissez (i) et qui est fort criard. Le fantôme continua de cette manière , gémissant, remuant le fauteuil et tournant les feuillets du livre jusqu'à l'aurore. >^

Yoici les réflexions de M. Del rie u :

« ...Les esprits intermédiaires des nonnes étaient sollicités de reparaître dans une chambre qu'elles avaient habitée longtemps, et où des traces odo- rantes de leur séjour probablement subsistaient encore , par la présence d'un être vivant qui com- muniquait à ces vestiges, à la fois matériels et invi- sibles , une force d'adhérence momentanée, un besoin de condensation passager, mais assez opi- niâtre pour que le néant de la mort fût vaguement

(1) Bovet racontait son aventure, par lettre, à un ami.


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rempli. I.es irradiations vitales de l'hôte rappe- laient sympathiquement dans ces débris les sub- stances plus nobles, plus éthérées qui avaient suivi lésâmes des religieuses à l'heure de la dissolution du corps ; enfin , les apparences terrestres des anciennes habitantes de l'appartement du manoir ainsi reformées, consistantes, opaques et tangibles, se détachaient sur le monde insaisissable qui nous entoure, pour les yeux delà personne couchée dans le lit , par un effet de concordance magnétique et d'harmonie supérieure dont le pouvoir envelop- pait, dans un charme unique et instantané, Ihôte, les nonnes et leurs ombres.

» Les nonnes ranimées, en se condensant

dans la pénombre de la chambre , suivaient le mur et paraissaient fuir le centre de l'appartement, en se dirigeant vers le lit ; c'est que leurs apparences mondaines , en se formant peu à peu des éléments disséminés de leurs corps terrestres, en s'animant graduellement des effluves magnétiques de l'hôte, devaient chercher les uns et les autres , le long des parois de la pièce où ces atomes subtils s'étaient imprégnés dans leur évaporation , et , au moyen d'étapes insensiblement plus attirantes, gagner le foyer même de leur rayonnement , c'est à-dire le lit, que les deux êtres vivants transformaient en pôle pourles religieuses aimantées. Que les cloîtres fus- sent ordinairement le théâtre de semblables phéno- mènes, rien n'était plus simple ; car les monastères, en conséquence de la réclusion liahituelle et de la

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longévité relative de leurs habitants , de la perpé- tuité des vœux et de l'énergie des prières, offraient des séjours où les émanations de la vitalité humaine ont dû nécessairement se complaire et se ramasser.

. .... Ferriar et Hibbertj ajoute l'auteur que nous citons, convinrentque la physiologie était impuissante à donner la clef de ces derniers phé- nomènes. Le premier déclara que Bovet ne dormait pas, le second inclinait pour le rêve; mais l'un et l'autre finissent par une hésitation désespérante. «  Ni l'un ni l'autre de ces physiologistes n'était dans le vrai , mais bien sur les limites opposées en- tre lesquelles le vrai se trouvait. Ils ont méconnu cet état intermédiaire dans lequel Bovet et son compagnon puisaient leurs hallucinations.

En effet, c'est au moment de s'endonnir que la vision a lieu, la première fois ; la deuxième fois, c'est peu de temps après s'être mis au lit , dans une chambre chauffée par un grand feu, dernière circon- stance si propre à produire cet état d'assoupisse- ment qui tient de la veille et du sommeil tout à la fois, et auquel ils avaient dû se laisser aller, l'es- prit rempli des récits qui leur avaient été faits sur la visite nocturne des revenants.

Le fait suivant est raconté par Beaumont (i). 11 remonte à la fin du XVIIP siècle, et Tévêque de Glocester en reçut la confidence solennelledu père de la jeune victime.

(1 ) Baumont, W^old of spirits.


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« En i66'^ , sir Charles Lee, un des ancêtres de M. Charles Lee, poëte, général, employé dans la guerre d'Amérique, et l'ami de Burgoyne, avait eu de sa première femme un seul enfant, une fille, qui tua sa mère en naissant. A la mort de la femme de sir Charles , lady Everard, sa sœur, entreprit d'é- lever la petite orpheline , jusqu'au moment où le père la fiança à sir Williams Perkins; mais une circonstance extraordinaire interrompit tout projet définitif de mariage.

»Un soir, la jeune fille, après s'être mise au lit, crut voir une lumière dans sa chambre ; elle appela sur-le-champ sa servante et lui dit : Pourquoi laissez-vous un flambeau allumé dans la chambre? -- îl n'y a pas d'autre flambeau ici, répondit la servante, que celui que je tiens à la main. — C'est donc le feu? reprit la jeune fille étonnée. — Pas davantage, dit la servante; vous avez rêvé. —C'est possible, répondit miss Lee, et elle se rendormit. Mais après deux heures environ de sommeil , elle fut réveillée de nouveau par la lumière, et elle aperçut dans son lit même, entre l'oreiller et la couverture, et à ses côtés , une femme assez petite, qui dit à la jeune fille, d'une voix parfaitement ar- ticulée , qu'elle était sa mère , et que , dans qua- rante heures, elles seraient l'une et l'autre réunies. Sur quoi miss Lee appela de nouveau sa servante, se fit habiller et s'enferma dans un cabinet. Elle y resta jusqu'à neuf lieures du matin; puis elle en sortit avec une lettre cachetée. Lady Everard étant


venue, elle lui racoula tranquillement ce qui s'é- tait passé, et pria sa tante, dès que l'heure fatale aurait sonné, d'envoyer cette lettre à son père. Lady Everard s'imagina qu'elle était folle ; on fut quérir un médecin et un chirurgien à Chelmsford ; le médecin ne reconnut aucun symptôme de mala- die cérébrale dans la jeune fille , et toutefois, pour se conformer aux désirs de sa tante, il fit pratiquer une saignée à miss Lee, qui tendit son bras en sou- riant. Cette satisfaction donnée à lady Everard, la jeune fille demanda un chapelain, récita les prières des agonisants avec le ministre épouvanté, et chanta ensuite, avec accompagnement de guitare, les plus touchants passages de son livre de psaumes, d'une manière si admirable, que son maître de musique, présent à tous ces préludes sinistres, fondit en larmes. Quand la quarantième heure fut près de sonner, elle se plaça dans un fauteuil commode, arrangea ses vêtements , et , poussant coup sur coup deux longs soupirs, elle rendit l'àme. « 

Pour compléter ce que nous venons de dire re- lativement à l'état de demi-sommeil et aux halluci- nations qui en sont la suite, nous croyons devoir rappeler ici et appuyer de quelques détails une re marque qui a été faite par les médecins d'aliénés , c'est que les illusions et les hallucinations se mon- trent plus particulièrement au moment où le malade s'endort et oii il s'éveille.

Un halluciné, dont je parle dans mon mémoire sur le TTciitement des hallucinations, page 29, e< étant


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couché dans la même chambre que plusieurs de ses camarades, entend lout-à-coup des voix qui lui semblaient partir de tous les coins de la salle. Elles l'accusent de crimes imaginaires, lui annoncent qu'il sera pendu, qu'il aura le poignet droit coupé comme un parricide. Louis, glacé d'épouvante, s'é- tonne de voir tout le monde autour de lui dans le plus profond sommeil. Il se recouche, convaincu qu'il est dupe de quelque rêve fâcheux. Sa tête est à peine posée sur V oreiller qu'il éprouve de forts bour- donnements d'oreille, et que les voix se font enten- dre avec plus de force que la première fois. Il éveille ses camarades, etc. Dans le cours du traitement, L... a encore entendu ses voix: c'était dans la soi- rée, au moment de s'endormir. Deux jours plus tard, des bourdonnements, des voix confuses ont encore inquiété le malade, toujours immédiatement avant de s'endormir,.» »

Un autre halluciné (obs. viii) rendait ainsi compte de son état : « J'éprouve des terreurs que je ne saurais m'expliquer ; j'enlends, principalement la nuit, des voix qui m'accablent d'injures, me me- nacent, m'annoncent des malheurs; il me semble quelquefois que ma tête résonne comme une cloche, ou bien comme si je la tenais plongée dans un seau d'eau. »

Après quelques jours de traitement, le mal parut diminuer. Puis de nouvelles hallucinations survien- nent, « peu durables et seulement quelques minutes avant de s endormir. Plus tard, immédiatement avant


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de s'endormir, le malade entend quelques voix à trois ou quatre reprises... »

On trouve plusieurs faits de ce genre épars dans les auteurs, qui, du reste, avaient signalé cette par- ticularité du délire, sans y ajouter l'importance qu'on doit lui reconnaître, aujourd'hui que M. le docteur Baillarger a appelé sur elle une attention spéciale.

M. Baillarger a lu , le 1 4 n^^i 1842 , à l'Académie de médecine un mémoire plein d'intérêt où il donne à ce fait tous les développements dont il est sus- ceptible. Je regrette de ne pouvoir analyser les faits qu'il contient, les seules conclusions ayant été publiées et imprimées dans le n° du 21 mai de la même année de la Gazette médicale. Elles sont au nombre de quatorze. Je rapporterai textuel- lement celles qui m'ont paru avoir le plus de rapports avec le sujet qui nous occupe en y ajou- tant les commentaires <jue nous" avons jugés né- cessaires.

1*^^ conclusion : «Le passage de la veille au som- meil et du sommeil à la veille a une influence po- sitive sur la production des hallucinations chez les sujets prédisposés à la folie , dans le prodrome , au début et dans le cours de cette maladie. »

Les faits consignés dans les deux articles précé- dents prouvent que cette influence s'étend beaucoup plus loin et jusque chez les individus que , à aucun é^ard, on ne saurait dire prédisposés à la folie. Les eff'ets de cette influence se font sentir dans l'é-


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tat de santé le plus parfait; mais ils sont transi- toires comme la condition physiologique dans la- quelle ils prennent leur source. Ce ne sont pas moins, au point de vue psychologique, de vérita- hles hallucinations.

'^^ conclusion : «Le simple abaissement des pau- pières suffit, chez quelques malades , et pendant la veille, pour produire des hallucinations delà vue. ))

L'abaissement des paupières ne produit pas seu- lement des hallucinations de la vue, mais encore des hallucinations de l'ouïe. Cette remarque dont on sent toute l'importance , an point de vue où nous sommes placés , je l'appuierai d'un fait très curieux que j'ai recueilli dans le service de M. le docteur Voisin, à Bicêtre.

L'abaissement des paupières paraît avoir pour but de soustraire l'organe de la vue à l'action des objets extérieurs. A ce titre, il doit être considéré comme un des premiers phénomènes du sommeil; delà son intluence sur la production des halluci- nations. C'est là, sans doute, la pensée contenue dans la proposition de M. Baillarger.

11 est une autre manière d'expliquer cette in- fluence qui , selon nous , réunit en sa faveur beau- coup plus de probabilités. La voici :

J'ai fait et répété nombre de fois sur moi-même une expérience bien simple et qu'il est au pouvoir de tout le monde de renouveler. Lorsqu'on éprouve un commencement d'intoxication narcotique, al-


cooliquo ou autre, si l'on vient à fermer les yeux doucement, sans efforts, tout aussitôt on sent sa tête s'en aller, pour me servir d'une expression vul- gaire mais énergique, on sent que l'on va perdre connaissance; c'est bientôt une espèce de vertige, d'étourdissement qui vous faire craindre de tomber à la renverse et vous force bientôt à ouvrir les yeux pour faire cesser un état qui devient insupportable. Ces symptômes sont d'autant plus intenses qu'on . ferme les yeux avec plus d'efforls; on éprouve alors un malaise , une anxiété indicibles.

11 est impossible de ne pas reconnaître la plus grande analogie entre ces accidents , je veux dire la sensation quils produisent et celle qu'on éprouve lorsqu'on s'endormant on est sur le point de perdre connaissance, ou mieux encore lorsqu'on est sous l'intluence d'une congestion cérébrale légère ou d'une syncope. Le sens intime ne saurait y voir au- cune différence. On conçoit que l'abaissement des paupières, en déterminant des effets qui, ainsi qu'il a été établi précédemment , réunissent au plus haut degré tous les caractères du fait primordial , prédispose éminemment aux hallucinations.

3"" conclusion : « Les hallucinations survenant dans l'état intermédiaire à la veille et au sommeil , pour peu qu'elles persistent, deviennent le plus souvent continues et entraînent le délire. »

A nos yeux, la persistance des hallucinations n'est qu'un indice, non une cause de l'aggravation du désordre psychique général où elles prennent


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leur source comme tous les laits Ibnclamenlaux du délire. En d'autres termes , on peut conclure de cette persistance quelemal s'accroît, mais non que l'accroissement du mal est l'effet de cette persis- tance. Les hallucinations ne sont qu'un des sym- ptômes, ou accidents de la modification primordiale. Elles se dessinent plus vivement et acquièrent d'au- tant plus d'énergie que cette modification s'étend davantage (i).

If conclusion: «La folie, chez les sujets atteints déjà d'hallucinations , au moment du sommeil , est principalement, et dès le début, caractérisée par des hallucinations. ^> . •

L'état hallucinatoire qui vient à se manifester dans la folie déclarée n'est autre que celui ([ui déjà s'était montré pendant le sommeil, La mo-

(I) Il est un mode défectueux de raisonnement dont on use fré- quemment lorsque l'on a à ^l^crire les phases que subissent d'ordi- naire les aliénations mentales. S'appuyant sur une prétendue réci- procité d'action des principaux phénomènes du déhre, trop souvent de ce que tel de ces phénomènes a été précédé de tel autre , on en conclut que celui-là n'est que Teffet, la conséquence de celui-ci, tandis que, en réalité, l'apparition ou l'aggravation des uns et des autres dépend d'une seule et même cause, l'aggravation de la mo* dification primordiale; ce dont on se convaincra facilement en exa- minant de plus près l'état général du malade , les troubles fonc- tionnels qui l'ont annoncé et qui tous se rapportent à l'excitation maniaque. Que l'on me permette une comparaison : cette excitation est comme une source de laquelle il ne s'échappe habituellement qu'un ou deux ruisseaux. Si elle vient à se gonfler, ce n'est plus un ou deux, mais dix, cent ruisseaux qui s'en échapperont.


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dification psychologique à laquelle se rattache le phénomène des hallucinations , dans les deux cir- constances, est essentiellement le même, bien qu'ac- compagné d'accidents nouveaux et divers; aussi les hallucinations se montrent-elles dès le début du délire. Nées dans l'état de demi-sommeil, elles se continuent pendant la veille.

1 oe conclusion : « C'est souvent après la suppres- sion d'une hémorrhagie qui a déterminé des signes de congestion vers la tête , que se produisent les hallucinations au moment du sommeil. ))

INous verrons bientôt, en effet, que la disposition aux congestions et, a fortiori , un état congestif du cervau , sont des conditions pathologiques éminem- ment propres à la production, des hallucinations et des autres phénomènes du délire. Au point de vue psychologique, les effets des congestions cérébrales ont la plus complète analogie avec ceux du som- meil.

\\e conclusion : « T. es hallucinations ne doivent pas être comparées aux rêves en général , mais seulement aux rêves avec hallucinations. « 

Nous ne saurions admettre aucune distinction entre les rêves en général, et les rêves avec hallu- cinations. Dans toutes les circonstances, les hallu- cinations, quelles qu'elles soient , sont un des phé- nomènes de l'état de rêve. En d'autres termes , tout individu ayant des hallucinations est, par le fait seul de ces hallucinations, en état de rêve, c'est-à-dire , dans un état psychique qui , pour


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avoir été provoqué par des causes qui ne sont pas l'état de sommeil, n'en est pas moins identique à ce dernier état. La cause primitive des hallucinations est toujours la même, qu'on l'appelle sommeil ou aliénation mentale.

Si nous insistons tant sur ce point, c'est que l'i- dentité, qu'on me passe le terme, l'homogénéité de la cause première des troubles de l'esprit, quelques Tormes qu'ils revêtent, est une des vérités que la plus grande partie de ce travail est destinée à met- tre dans tout son jour.

1 2^ conclusion : a L'influence du passage de la veille au sommeil sur la production des hallucina- tions prouve que, dans certains cas au moins , c'est un phénomène purement physique et qui appelle surtout l'emploi des moyens physiques. »

La cause éloignée ou apparente des hallucina- tions peut être ou physique ou morale ; mais quelle qu'elle soit, elle n'arrive à déterminer le phéno- mène des hallucinations qu'en produisant d'abord une modification physiologique ou psycho-céré- brale, qui, à coup sûr, elle, n'a rien que d'organique; cette modification , nous la connaissons sous le nom de fait jmmordial .

Quelque idée que l'on se fasse de la cause et , pour ainsi dire , du mécanisme des hallucinations, nous ne pensons pas qu'on puisse, en aucun cas et sous aucun rapport, les considérer autrement que comme un phénomène purement physique ou mieux organique.


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Les impressions du sommeil peuvent être assez vives pour déterminer des actes physiques , nous l'aire verser des larmes, pour que nous imprimions à noire corps des mouvements variés, etc; mais, en général , quelle qu'ait été leur énergie , elles s effa- cent au moment du réveil, laissant à peine quel- ques traces dans notre esprit.

Cependant il peut arriver que ces mêmes im- pressions retentissent jusque dans l'état de veille et que les pensées et les émotions de nos rêves , les mêmes joies, les mêmes craintes , nous assiègent étant éveillés. Nous subissons alors l'influence d'i- dées fixes ei d'hallucinations dont l'origine remonte à l'état de rêve et qui, dans le principe, n'étaient que desimpies phénomènes dusommeil. Dans ce cas, il est rigoureusement vrai de dire que le délire est un rêve continué; cela est vrai surtout des impressions sensoriales. Ce que l'on voyait, ce que l'on enten- dait en rêve, a fait sur nous une telle impression, que l'on croit le voir et l'entendre encore, lorsque la cessation incomplète du sommeil a rétabli pres- que toutes nos relations avec le monde extérieur; on en conserve le souvenir, non pas comme d'une chose rêvée , mais comme de la réalité elle-même.

Pourquoi chercher ailleurs que dans ce simple fait l'explication du phénomène des hallucinations? N'y trouvons-nous pas le sens de leur nature in- time ? L'hallucination est le rêve des sens extérieurs , comme les idées fixes, les convictions délirantes sont le rêve de l'intellect.


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Qu'on l'envisage clans l'état de sommeil naturel ou artificiel , c'est-à-dire provoqué par des agents modificateurs du système nerveux, ou bien dans l'é- tat de délire, ce phénomène, au point de vue psy- chique, est essentiellement le même dans tous les cas. Les seules causes qui produisent la modifica- tion intellectuelle où il prend sa source sont varia- bles et se distinguent j se différencient principale- ment par le degré de persistance de leur action.

Un des philosophes les plus ingénieux, les plus profonds de cette époque, racontait à Ch. Nodier, peu de temps avant sa mort , qu'ayant rêvé plusieurs nuits de suite, dans sa jeunesse, qu'il avait acquis la merveilleuse propriété de se soutenir et de se mouvoir dans l'air, il ne put jamais se désabuser de cette impression, sans en faire l'essai au passage d'un ruisseau ou d'un fossé.

N'est-il pas évident, ou du moins infiniment pro- bable qu'avec un degré d énergie de plus, cette impression eût fini par surmonter toute résistance et que le savant se fut persuadé qu'il pouvait se soutenir en l'air , ce qui l'eut bien évidem- ment constitué en état de folie partielle, c'est-à- dire, transformé de rêveur en aliéné.

Nous avons là un exemple frappant de la pro- longation des perceptions du sommeil pendant la veille.

Le phénomène opposé a plus souvent lieu. Dans quelques cas , les impressions de la vie réelle se reproduisent durant le sommeil avec une persis-


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tance remarquable. Elles se répètent chaque nuit , toujours les mêmes , avec les mêmes circonstances^ isolées , et non pas au milieu de cette fantasma- gorie, de ce pêle-mêle d'idées qu'on trouve dans les rêves.

Les vampires sont des exemples frappants de ce fait psychologique si curieux, sur lequel j'appelle l'attention d'une manière particulière, parce qu'il prouve que chez certaines organisations, avec cer- taines prédispositions , la modification du sommeil peut convertir une perception de la veille en une véritable idée fixe, une pensée délirante.

« 11 y a vingt-quatre ans , dit Nodier , que je voya- geais en Bavière avec un jeune peintre italien dont j'avais fait la rencontre à Munich. Sa société con- venait à mon caractère et à mon imagination de ce temps-là, parce qu'il se trouvait une douloureuse conformité entre nos sentiments et nos infortunes.

nll avait perdu, quelque temps auparavant, une femme qu'il aimait , et les circonstances de cet évé- nement, qu'il m'a souvent racontées, étaient de nature à lui laisser une impression ineffaçable. Cette jeune fille, qui s'était obstinée à le suivre dans les misères d'une cruelle proscription , et à lui dégui- ser l'altération de ses forces , finit par céder , dans une des haltes de leurs nuits vagabondes , à l'excès d'une fatigue parvenue à ce point où elle n'aspire qu'au repos de la mort.

»Le pain leur manquait depuis deux jours., quand ils découvrirent un trou de roche où se cacher.


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Elle se jeta sur son cœur, quand ils furent assis, et il sembla qu'elle lui disait : «Mange-moi , si tu » as faim. » — Mais il avait perdu connaissance , et quand il lui revint assez de forces pour la presser dans ses bras , il trouva qu'elle était morte Alors il se leva, la chargea sur ses épaules, et la porta -jusqu'au cimetière du premier village, oii il lui creusa une fosse , qu'il couvrit de terre et d'herbes, et sur laquelle il planta une croix composée de son bâton qu'il avait traversé de son épée. Après cela, il ne fut pas difficile à prendre, car il ne bougeait plus. — Quelqu'un de ces événements si communs alors lui rendit la liberté : le bonheur, c'était fini.

» Mon compagnon de voyage, qui ne conservait , à vingt-deux ans , que les linéaments d'une belle et noble figure, était d'une extrême maigreur, peut- être , parce qu'il mangeait à peine pour se soutenir. Il était pâle, et, sous son épiderme un peu basané, la pâleur de l'Italien est livide. L'activité de sa vie morale semblait s'être réfugiée tout entière dans deux yeux d'un bleu transparent et bizarre, qui scintillaient avec une puissance inexprimable, entre deux paupières rouges, dont les larmes avaient, selon toute apparence , dévoré les cils ; car ses sour- cils étaient, d'ailleurs, très beaux.

«Comme nous nous étions avoué l'un à l'autre que nous étions très sujets au cauchemar, nous avions pris l'habitude de coucher dans deux cham- bres voisines, pour pouvoir nous éveiller récipro-


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quemont, au bruit d'un do ces cris lamGnta])Iefiqui tiennent plus de la bete fauve que de Thomine. Seulement il avait toujours exigé que je fermasse la porte de mon côté, et j'altribuais cette précau- tion à l'habitude inquiète et soupçonneuse d'un malheureux qui a été longtemps menacé dans sa liberté , et qui jouit peu du bonheur de se remettre à la garde d'un ami.

» Un soir , nous n'eûmes qu'une chambre et qu 'un lit pour deux. L'hôtellerie était pleine. 11 reçut cetle nouvelle d'un front plus soucieux que de cou- tume. Il divisa les matelas de manière à faire deux lits, délicatesse dont je me serais peut-être avisé et qui ne me choqua point. Ensuite, il s'élança sur le sien et me jetant un paquet de cordes dont il s'était muni : «Yiens me lier les pieds et les mains, me dit -il avec l'expression d'un désespoir nuK^r, ou brûle-moi la cervelle. >)

» Je raconte, je ne fais pas un épisode de roman fantastique. Je ne rapporterai pas ma réponse et les détails d'un entretien de cette nature : on les devinera.

» — L'infortunée, qui me dit de la manger pour soutenir ma vie! s'écria-t-il en se renversant avec horreur et en couvrant ses yeux de ses mains... 11 n'y a pas une nuit que je ne la déterre et que je ne la dévore dans mes songes .. pas une nuit où les accès de mon exécrable somnambulisme ne me fas- sent chercher l'endroit où je l'ai laissée , quand le démon qui me tourmente ne me livre pas son ca-


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davre. Juge maintenant si tu peux coucher près de moi, près d'un vampire !... »

»Il serait plus cruel pour moi , continue Ch. No- dier, que pour le lecteur d'arrêter son attention sur ce récit. Ce que je puis faire, c'est d'al tester sur l'honneur que tout ce qu'il a d'essentiel est exacte- ment vrai ; qu'il n'y a pas même ici cette broderie du prosateur qui accroît les dimensions de l'idée en la couvrant de paroles... »

Voici un autre fait que Nodier emprunte à Fortis [Voyage en Dalmatie) , et que quarante ans plus tard, dans le même pays , il trouva assez différent sien en quelques points de délail pour qu'il dut du imaginer qu'il s'était reproduit plus d'une fois.

La croyance aux vampires est très répandue dans le pays des Morlaques. « Il n'y a guère de hameaux où l'on ne compte plusieurs vukodlacks, et il yen a certains oii le vukodlak se retrouve dans toutes les familles, comme le sain ou le crétin des vallées al- pines. Ici la maladie n'est pas compliquée par une infirmité dégradante qui altère le principe même de la raison dans ses facultés le plus vulgaires. Le vukodlack subit toute l'horreur de sa perception; il la redoute et la déteste comme mon peintre ita- lien ; il se débat contre elle avec fureur ; il recourt, pour s'y soustraire, aux remèdes de la médecine, aux prières de la religion , à la section d'un mus- cle, à l'amputation d'une jambe, au suicide quel- quefois; il exige qu'à sa mort ses enfants Iraver-

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sent son cœur d'un pieu et le clouent à la planche du cercueil pour affranchir son cadavre, dans le sommeil de la mort, de l'instinct criminel du som- meil de l'homme vivant. Le vukodlackesi d'ailleurs un homme de bien, souvent l'exemple et le con- seil de la tribu, souvent son juge et son poëte. A travers la sombre tristesse que lui impose la per- ception de souvenir et de pressentiment de sa vie nocturne, vous devinezuneâme tendre, hospitalière, généreuse, qui ne demande qu'à aimer. Il faut que le soleil se couche, il faut que la nuit imprime un sceau de plomb sur les paupières du pauvre vukod- lack pour qu'il aille gratter de ses ongles la fosse d'un mort, ou inquiéter les veilles de la nourrice qui dort au berceau d'un nouveau-né ; car le vukod- lackest vampire, et les efforts de la science et les cérémonies de Féglise ne peuvent rien à son mal. La mort ne l'en guérit point, tant qu'il a conservé dans le cercueil quelque symptôme d<; la vie. Et, comme sa conscience, torturée par l'illusion d'un crime involontaire, se repose alors pour la première fois , il n'est pas étonnant qu'on Tait trouvé frais et riant sous la tombe : l'infortuné n'avait jamais dormi sans rêver !.. . »

« EnDalmalie,les sorcières ou les ujestize du pays, plus raffinées que les viikodlacks , dans leurs abo- minables festins, cherchent à se repaître du cœur des jeunes gens qui commencent à aimer , et à le manger rôli sur une braise ardente.

» Un fiancé de vingt ans qu'elles entouraient de


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leurs embûches , et qui s'était souvent réveillé à propos , au moment où elles commençaient à sonder sa poitrine du regard et de la main, s'avisa, pour leur échapper, d'assister son sommeil de la com- pagnie d'un vieux prêtre qui n'avait jamais entendu parler de ces redoutables mystères, et ne pensait pas que Dieu permît de semblables forfaits aux en- nemis de l'homme. Celui-ci s'endormit donc pai- sible, après quelques exorcismes dans la chambre du malade qu'il avait mission de défendre contre le démon. Mais le sommeil était à peine descendu sur ses paupières qu'il crut voir les ujestize planer sur le lit de son ami, s'ébattre et s'accroupir autour de lui avec un rire féroce, fouiller dans son sein déchiré , en arracher leur proie, et la dévorer avec avidité , après s'être disputé ses lambeaux , sur des réchauds flamboyants. Pour lui , des liens impos- sibles à rompre le retenaient immobile sur sa couche, et il s'efl'orçait en vain de pousser des cris d'hor- reur qui expiraient sur ses lèvres, pendant que les sorcières continuaient aie fasciner d'un œil affreux, en essuyant de leurs cheveux blancs leurs bouches toutes sanglantes. Lorsqu'il s'éveilla, il n'aperçut plus que son compagnon, qui descendit du lit, en chancelant, essaya quelques pas mal assurés, et vint tomber frokl, pâle et mort à ses pieds, parce qu'il n'avait plus de cœur.

»Ces deux hommes , ajoute Nodier, avaient fait le même rêve, à la suite d'une perception prolon- gée dans leurs entretiens , et ce qui tuait l'un ,


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l'autre l'avait vu. Voilà ce qui en est de notre rai- son, abandonnée aux idées du sommeil! »

4° Les hallucinations du sommeil se présentent parfois avec de tels caractères de vérité qu'elles forcent la conviction et entraînent, pour ainsi dire, dans leur orbite d'excentricité le jugement, les af- fections , en un mot , toutes les facultés de l'en- tendement, qui, à d'autres égards, cependant, conservent leur intégrité.

Ce phénomène psychologique a cela de remar- quable qu'il semble , en quelque sorte, jeter un pont sur l'abîme qui sépare les deux vies du sommeil et de la veille et opérer entre elles un rapprochement qui équivaut à une véritable fusion.

Au reste, c'est là un phénomène que nous savons être propre à l'action du hachisch , et que nous avons signalé à diverses reprises d'après les données et sur la foi du sens intime; nous n'ignorons pas, d'autre part, qu'il s'observe fréquemment dans la folie proprement dite.

De même que les hallucinations développées par le hachisch ou par toute autre cause plus ou moins appréciable, ou même d'origine tout-à-fait inconnue, tout en faussant le jeu de l'entendement dans cer- taines limites, prennent, pour ainsi dire, place dans la vie ordinaire, de même les hallucinations du sommeil peuvent fausser l'intelligence dans le cercle seulement de leur action , la laissant intacte sur tous les autres points.

Ainsi donc, au point do vue de l'influence qu'elles


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exercent sur l'ensemble des facultés morales, il n'y a aucune distinction à faire entre les hallucinations, qu'elles aient pour origine soit l'état de sommeil, soit l'action des toxiques, ou bien les causes ordi- naires du délire aigu ou chronique. N'est-ce pas une preuve de plus à ajouter à celles que nous avons développées précédemment , que leur condition psychique est la même dans ces différents cas , et que les causes seules qui développent cette condi- tion sont variables ?

Les faits sur lesquels s'appuient les réflexions qui précèdent, s'ils ne manquent pas dans la science, sont peu nombreux cependant , ce qui nous paraît tenir à la manière dont on observe, en général.

Involontairement et à notre insu , nous nous laissons guider, dans nos habitudes d'observation , par les théories et les systèmes en vogue. Ces théo- ries nous présentent tout tracé un cadre dans lequel nous renfermons notre attention ; ce n'est que par hasard, le plus souvent , que nous portons nos re- gards en dehors de ce cadre, si propre , du reste, à servir l'indolence naturelle de notre esprit.

En médecine mentale, nous avons devant nous des prédécesseurs d'une autorité plus ou moins im- portante , qui ont frayé la route dans des directions variées. Il nous est difficile de nous en écarter, ne voulant pas courir le risque de nous perdre irrévo- cablement dans le chaos des faits que nous entre- prenons d'explorer. Mais une fois engagés dans telle ou telle voie, semblables à de vulgaires touristes,


™ 262 ~ nous n'explorons que des lieux vingt fois visités avant nous , heureux si quelque accident de terrain encore inaperçu vient à frapper nos regards !

Que si le hasard nous jette dans une nouvelle voie d'observation , si quelque fait encore inobservé se présente à nous et nous semble devoir servir de base à de nouvelles conceptions théoriques , nous nous trouvons réduits à nos seules ressources et nous trouvons difficilement à étayer ce fait d'autres faits analogues.

Ce n'est pas, assurément, que les faits d'aliéna- tion mentale recueillis par les auteurs ne surabon- dent; mais ces faits, éloquents sur une foule de points , sont muets sur beaucoup d'autres. Chaque observateur les a acceptés à son point de vue par- ticulier; il n'en a bien vu que le côté éclairé par ses idées théoriques; les autres faits lui ont échappé complètement ou sont restés, pour lui, dans une demi-obscurité impénétrable et stérile. Il les a dé- crits comme il les a vus, incomplètement ; et l'em- preinte, le cachet de ses convictions se retrouve à chaque ligne. Comparez les observations que nous ont transmises les partisans de la prédominance des causes morales, de la nature purement dynamique ou fonctionnelle des altérations de l'esprit, avec celles des partisans des causes physiques, de la na- ture exclusivement organique des lésions intellec- tuelles : tout ce qui vient à l'appui de l'idée domi- nante est relaté avec détails et précision ; le reste est à peine ou point indiqué.


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Je demande pardon de cette digression, et je re- viens au fait particulier qui l'a occasionnée.

Nous ne saurions douter que le délire, et en par- ticulier l'état hallucinatoire, chez un grand nombre d'aliénés, n'ait son point de départ, sa source pre- mière et constante, dans l'état de sommeil.

Ce fait a dû s'observer fréquemment aune épo- que où les sociétés étaient encore loin de l'état de civilisation actuel , et où les songes exerçaient la plus grande influence sur des êtres faibles et cré- dules. La sorcellerie et la lycanthropie, qui, de nos jours, n'existent guère que dans les livres, n'ont sans doute pas d'autre origine; cela a dû être, du moins dans beaucoup de cas.

A ce sujet, j'ai grand plaisir à citer ce passage de Nodier, qui , ainsi qu'il le dit avec tant de mo- destie et d'esprit « sans monter sur les hauteurs où la Société royale de médecine ne lui pardonne- rait pas de s'être élevé, » développe admirablement la thèse que nous soutenons ici.

« Le célibataire, isolé du monde entier, dont toute la pensée monte, descend et remonte sans cesse, du troupeau de ses brebis au troupeau innombra- ble de ses étoiles ;

)^ La vieille femme inutile et repoussée, qui ne soutient sa pauvre vie qu'à recueillir dans les bois des racines insipides pour se nourrir , et des branches sèches pour se préserver du froid de l'hiver ;

» La jeune fille amoureuse et soufïrante, qui n'a


pas trouvé une àme d'homme pour comprendre une àme de jeune fille...

» Vous verrez que ceux-là sont plus sujets que les autres à ces aberrations contemplatives que le sommeil élabore , transforme en réalités hyperbo- liques, et au milieu desquelles il jette son patient comme un acteur à mille faces et à mille voix, pour se jouer à lui seul, sans le savoir, un drame ex- traordinaire qui laisse bien loin derrière lui tous les caprices de l'imagination et du génie.

» Le voilà cet être ignorant, crédule, impression- nable, pensif, le voilà qui marche et qui agit, parce qu'il est somnambule , et qui voit des choses in- connues du reste de ses semblables , marchant et parlant parce qu'il a le cauchemar. Le voilà qui se réveille aux fraîcheurs d'une rosée pénétrante, aux premiers rayons du soleil qui percent le brouillard, à deux lieues de l'endroit où il s'est couché pour dormir ; c'est, si vous voulez, dans une clairière de bois que pressent entre leurs rameaux trois grands arbres souvent frappés de la foudre, et qui balan- cent encore les ossements sonores de quelques mal- faiteurs, xiu moment oii il ouvre les yeux, la per- ception qui s'enfuit laisse retentir à son oreille quelques rires épouvantables, un sillon de flamme ou de fumée qui ne s'efface que peu à peu, marque à sa vue effrayée la trace du char du démon ; l'herbe

  • foulée en rond autour de lui conserve l'empreinte

de ses danses nocturnes. Oi^i voulez-vous qu'il ait passé cette nuit de terreur, si ce n'est au sabbat ?


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On le surprend, la figure renversée, les dents cla- quetantes, les membres transis de froid et moulus de courbature ; on le traîne devant le juge ; on l'in- terroge : il vient du sabbat, il y a vu ses voisins, ses amis, s'il en a ; le diable y assistait en personne, sous la forme d'un bouc, mais d'un bouc géant, aux yeux de feu, dont les cornes rayonnent d'éclairs , et qui parle une langue humaine , parce que c'est ainsi que sont faits les animaux du cauchemar. Le tribunal prononce, la flamme consume l'infortuné qui a confessé son crime sans le comprendre, et on

jette sa cendre au veut

» Quel homme accoutumé aux hideuses visites du cauchemar ne comprendra pas, du premier aspect, que toutes les idoles de la Chine et de l'Inde ont été rêvées? Souvent le pasteur, préoccupé de la crainte des loups, révéra qu'il devient loup à son tour, et le sommeil lui appropriera ces instincts sanglants si funestes à ses troupeaux. Il a faim de chairs palpitantes, il a soif de sang, il se traîne à quatre pattes autour de l'étable, en poussant cette espèce de hurlement sauvage qui est propre au cauchemar, et qui rappelle si horriblement celui des hyènes affamées. Et si quelque funeste hasard lui fait rencontrer un pauvre animal égaré, trop jeune encore pour s'enfuir, vous le trouverez peut- être les mains liées dans sa toison , et menaçant déjà d'une dent innocente le plus cher de ses agneaux. — La lycanthropie est un des phénomè- nes du sommeil ; et cette horrible perception, plus


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sujette à se prolonger que le grand nombre des il- lusions ordinaires du cauchemar, a passé dans la vie positive sous le nom d'une maladie connue des médecins... »

Aux détails qu'on vient de lire, et dans lesquels on trouve , revêtues de formes si séduisantes et si poétiques, les vérités physiologiques que Nodier avait entrevues, que l'on me permette de faire suc- céder quelques faits dont la valeur intrinsèque ne sera point atténuée, j'espère, par l'aride simplicité de leur exposition.

En i83... j'ai fait le voyage d'Italie avec un ma- lade que m'avait confié mon vénéré maître M. Es- quirol. Pendant toute une année qu'a duré ce voyage, je n'ai pas perdu de vue mon malade un seul jour , je dirais presque l'espace de quelques heures.

M. *** était atteint depuis plusieurs années d'un délire intermittent dont une excitation maniaque, parfois assez vive, des idées fixes avec caractère re- ligieux, pensées de damnation, crainte de l'en- fer, etc., formaient les principaux symptômes. Les accès revenaient irrégulièrement tous les jours, tous les deux ou trois jours , et duraient depuis cinq ou six heures jusqu'à vingt-quatre ou trente- six heures.

C'était toujours et invariablement au moment du réveil qu'ils éclataient. Et ils étaient d'autant plus violents et durables que le sommeil avait été plus prolongé.


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Dans les jours d'intermittence , il arrivait fré- quemment que M. *""% subissant l'influence d'une haute température et fatigué par la route, s'assou- pissait à côté de moi , dans la voiture où nous voya- gions. Après s'être endormi dans un parfait état de raison , M. *** se réveillait délirant ; mais alors il était moins malade qu'aux époques marquées par l'intermittence.

Bien évidemment , le délire débutait pendant le sommeil. Du sommeil le plus profond, M. *** pas- sait à un état de somnolence auquel succédait, plus ou moins rapidement, une sorte de rêvasserie. Il lui arrivait souvent alors de proférer quelques paroles à voix basse et presque inintelligibles , toujours dans sa langue naturelle (M. *** était Irlan- dais), jamais en français. C'étaient les préludes du réveil. Bientôt une foule de paroles incohéren- tes se succédaient avec rapidité; parmi elles, celles- ci se faisaient souvent entendre: « My God ! my God ! the devil hère! »

Je répète que, dans les moments d'intermittence, ces accès étaient, en général, de courte durée ; il arrivait même qu'ils n'allaient pas au-delà de quel- ques paroles qu'on aurait dit être le dernier reten- iissement et comme un écho affaibli du délire noc- turne.

M .., qui appréciait sa position, n'a jamais pu me rendre compte, d'une manière satisfaisante, de ce phénomène si digne d'être étudié. Il ne lui en res- tait qu'un obscur souvenir, une réminiscence très


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imparlaite. Il avait coutume cependant de se servir d'expressions bien propres, selon nous, à mettre sur la voie de la manière dont s'accomplissait le phénomène. «Il continuait, disait-il, de rêver, tant que durait l'accès. » Si je lui objectais qu'il me ré- pondait quand je lui adressais la parole, que lui- même, de son propre mouvement, faisait des remar- ques sur ce qu'il voyait, qu'en conséquence je devais le croire parfaitement éveillé, etc.. — «C'est possi- ble, me répondait-il, mais il me semble néanmoins que je rêve, excepté peut-être au moment même où je réponds à vos questions et où je vous adresse moi-même la parole. Ne me croyez-vous pas som- nambule? Mon frère aîné l'est bien... « 

Rien de plus curieux, assurément, que ce rap- prochement de l'état de rêve et du délire, rappro- chement tellement intime que toute différence entre ces deux états s'efface complètement; le rêve de l'homme éveillé est manifestement la continuation du rêve de l'homme endormi, et ne diffèrent entre eux que par la dénomination qui leur a été appli- quée ; le délire est encore le rêve, mais l'individu qui l'éprouve a passé de l'état de sommeil à l'état de veille. M... délirait comme il avait rêvé, et, s'il lui eût été possible de ne jamais s'endormir, il n'eût jamais déliré.

Cette conclusion toute naturelle, j'essayai plu- sieurs fois d'en vérifier la justesse par l'expérience., autant du moins que cela pouvait s'accorder avec les lois de l'organisme. L'occasion s'en présenta plus


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d'une fois dans le cours de notre voyage. Toutes les fois que je pus, par des distractions forcées, reculer l'heure du sommeil, je prolongeai l'exercice normal des facultés intellectuelles, et, avec le moment du réveil , je reculai celui de l'explosion du délire. M..., qui jugeait sa situation aussi bien que moi- même, me secondait, dans ces épreuves, de toute la puissance de sa volonté.

Un jour, étant à Rome, nous fûmes invités à pas- ser la soirée chez le cardinal W..., qui connaissait M. . . depuis longtemps, et était parfaitement au cou- rant de sa maladie. M.,, refusa d'abord, depeurd'ac. cident. Cependant je n'ignorais pas son vif désir d'assister à cette soirée, et je savais les puissantes distractions qu'il ne pouvait manquer d'y trouver. Me fondant sur ces motifs, et un peu rassuré par les anciennes relations de mon malade avec le chef de la maison, je l'engageai à accepter Imvitation, et, à force d'instances, j'obtins que nous nous y rendrions ensemble. Pour plus de précautions, je lui permis de déroger à ses habitudes en prenant une tasse de café très léger après son dîner; nous limes ensuite une promenade en voiture au Pincio, et, vers les neuf heures environ, nous allâmes chez le cardinal. Je dus venir d'abord un peu en aide à sa timidité quel- que peu alarmée de se trouver, pour la première fois depuis bien des années, au milieu d'une société nombreuse, composée d'hommes graves et sérieux tels que des princes de l'Église, des prélats, des of- ficiers-généraux, des ambassadeurs étrangers, etc.


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Après une heure ou deux de musique dont je craignis l'effet pour mon malade, non pas qu'elle ne fût exquise et exécutée par des amateurs de grande distinction, à la tête desquels se trouvaille cardinal lui-même, qui jouait admirablement du cor d'harmonie^ mais à cause de la nécessité où nous étions de rester tranquilles et muets ; différents groupes se formèrent, et M... prit part à la conver- sation. Le cardinal, que j'avais mis à moitié dans le secret, fut parfait pour lui et plein de bienveillantes attentions.

Ainsi heureusement et prudemment circonvenu, M.... lutta victorieusement contre le sommeil jus- qu'à près de deux heures après minuit. C'était au moins quatre bonnes heures de gagnées, car M... se couchait habituellement de neuf à dix heures.

Toutefois je jugeai prudent de ne pas pousser plus loin l'épreuve , d'autant qu'un sentiment pro- fond de lassitude m'avertissait qu'il était temps de battre en retraite.

En effet , nous étions à peine en voiture que M... s'endormit, malgré tous mes efforts pour l'en em- pêcher , et quand il fallut le réveiller pour entrer dans l'hôtel, le délire fît une explosion terrible, qui , je l'avoue, m'ôta, pour quelque temps, l'envie de faire de nouveaux essais.

Un jeune homme encore à l'hospice de Bicêtre (Q4fév.), où il est entré le... janvier 1 845, pour la quatrième ou cinquième fois, d'une famille qui compte plusieurs membres aliénés, ayant reçu une


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certaine éducation, éprouve une vive contrariété de ne pouvoir obtenir la main d'une jeune personne dont il était éperdùment amoureux. Il devient mo- rose , taciturne, fuit la société. Le séjour de scn pays natal lui devient insupportable; il se rend à Paris, dans l'espoir d'y trouver des distractions. D'une imagination vive , et désireux de s'instruire, il court aux leçons publiques des magnétiseurs et des pbrénologistes les plus en vogue à cette époque.

Cependant B'** ne peut surmonter les cbagrins qui l'assiègent ; ses nuits deviennent déplus en plus agitées ; il est barcelé par des rêves qui insensi- blement prennent sur son esprit un empire absolu. Il crut voir dans ces rêves des avertissemenls se- crets et providentiels, le langage certain «d'un esprit supérieur chargé particulièrement de veiller sur lui )

Je laisserai parler B*** lui-même, et jetranscrirai liUéralement certains parties du manuscrit volumi- neux qu'il me remit étant convalescent. « Je crus » dit-il, au sort, à une étoile, au destin qui gou- « verne le monde , et force tous les êtres animés , » hommes, animaux, oiseaux et iusectes à agir de ^) telle manière plutôt que de telle autre. Ensuite, » j'avais lu dans les ouvrages de Fourrier (qui ont » déjà rendu fous bien des hommes, à ma connais- » sance, qui se sont brûlé la cervelle), de Gall, de » Mesmer , de Lavater et de Spurzheim , des )) choses qui me confortaient dans mes malheu- » reuses folies. Le cours de magnétisme que j'avais


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» smvi chez le docteur F. . .. cumulativement avec un » cours de plirénologie, m'avait le premier conforté » dans mes malheureuses erreurs. J'avais lu aussi, » dans le mémoire de Ste-Hélène , des notes écrites » sous la dictée de Napoléon, par M. Lascases , qu'il » se sentait fort souvent saisi d'une douce chaleur, » à la suite de laquelle son esprit se trouvait faire » jonction avec un esprit invincible qui le faisait » tomber en extase , et lui faisait voir dans ces mo- » ments des choses surnaturelles qui changeaient » souvent ses déterminations dans ses grandes » opérations. J'avais vu , je ne sais où encore, que » Louis XVI, quelques jours avant sa décapitation, » avait eu des visions extraordinaires , où il avait vu » des monstres lui déchirer la figure , dans son pa- » lais, et ensuite tous ses soldats , la tête en bas , les » pieds en l'air et la pointe de la baïonnette au bout » du fusil piquée en terre. Enfin, de tout cela il » résultait que je croyais que le sort de tous était » gouverné par un esprit invisible que j'appelais » providence ou Dieu ; que ce que la plume de ce » Dieu ou destin avait tracé, tout l'art de l'homme » ne pouvait l'effacer; que nos revers, nos gran- » deurs n'étaient pas notre ouvrage; que c'était lui » qui menait à son gré notre aveugle courage; que » la durée de nos passions ne dépendait pas plus » de nous que la durée de notre vie ; que Dieu , en- » fin , ou le génie supérieur précité était maître de » tout et conduisait tout par l'inspiration, les songes, » les visions et les augures. Conséquemment^ me


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^) croyant aussi moi , comme tous les êtres animés. » les hommes et surtout les grands personnages, » avoir une destinée particulière et un rôle impor- » tant à jouer dans le grand drame de l'humanité, » je croyais que l'esprit supérieur ou génie dont » j'ai déjà parlé plus haut me guidait et me con- » duisait dans cette route par les moyens préci- ' » tés et dans les conditions ci-après où tout pour » moi était un signe de bon ou de mauvais au-


't3

» gure.


» Toutes ces manifestations , supposées de ma ^> part être l'objet de la direction du génie en ques- )) tion, se divisaient en plusieurs classes :

» i"* Les petits songes ,

» 2° Les grands songes ,

» 3° Les petites visions ,

s» 4*^ Les grandes visions ,

» 5** Les signes de bon et de mauvais augure , » qui consistaient en la rencontre des choses , des » objets, des hommes, des animaux et des oiseaux, » que je voyais sur mon passage et me faisaient p avancer ou reculer, continuer ou changer ma di- » rection selon leur signification.

» C'est avec ces sortes de moyens que, sans passe- »port, sans papiers, j'ai voyagé longtemps, dans » ma maladie, sans être arrêté, et faisais des routes >• d'une longueur énorme, ce qui m'avait fait sur- » nommer Monsieur La Providence.

» r Les petits songes se manifestaient joa?^ la vue » en plein sommeil d'un objet ou deux qui signifiaient

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» ce q«e je croyais avoir à faire dans la journée qui » allait suivre. Ainsi , tantôt je voyais une main qui » écrivait lorsqu'il était urgent que j'écrivisse, dans » cette journée; tantôt je voyais un lion ou un tigre, » ou un chône, ou une volée de pigeons, ou des cor- » beaux, ou un ou plusieurs serpents, ou un aigle, >^ ou des pies, ou une colonne, ou une route brisée, » ou un labyrinthe, ou une barre de fer brisée, ou » ou enfin d'autres milliers d'objets dont la signifî- » cation paraissait avoir» à ce que je croyais, un rap- » port direct avec ce que Je pensais et devais faire » dans le courant de la journée.

» 2" Les grands songes m'obsédaient dans un pro- » fond et calme sommeil. C^étaient des histoires ex- « traordinaires, des comédies compliquées dont je » cherchais, sitôt éveillé, à me rappeler toutes les » parties; et alors je croyais avoir à faire sept ou » huit choses différentes , d'après les significations » de tout ce que j'avais vu... (suivent de nombreux » détails que nous supprimons).

« Les petits songes et les grands songes avaient » beaucoup de rapport avec les petites et les grandes )) visions , en ce qui touchait la signification ; mais « ces dernières en différaient beaucoup par la ma- o nière dont elles se manifestaient, surtout par le » genre de lucidité, l'impression forte, et l'état de )j malaise et de souffrance qu'elles me laissaient à la fête » après leur passage

w .3*' Les petites visions se manifestaient dans un s état de réveil complet , à la suite de quelques fati-


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» yues (i), soit en marchant, soit assis, soit debout, » par la communication d'un fluide magnétique qui me » troublait la vue^ au moment où il venait se mani- wfester; là, alors, je voyais se former devant mes »yeux des êtres de toutes les espèces, des hom- » mes excessivement petits, d'autres excessivement » grands, d'autres estropiés ; des chiens , des lions , » des tigres, des ours, des éléphants, des soldats, » des noces , des musi€iens dont j'entendais très » bien la musique , enfin une infinité de choses » comme dans les petits songes, mais qui ne parais- » saient qu'en état de réveil, et le temps nécessaire » pour produire sur mon esprit une impression ex- » cessivement forte, par suite de laquelle je me » croyais obligé d'agir de suite, selon sa signification.

» 4° Les grandes visions se manifestaient à peu » près de la même manière que les petites , à l'ex- v ception d'une chaleur douce qui se joignait au » fluide magnétique et s'emparait de tous mes membres y » m'ôtait complètement la liberté de pouvoir m'en servir » à mon gréj m'ôtait de même la liberté de mon esprit^ » de sorte que je n'étais plus maître de la direction de » mon intelligence , de ma personne et de mes mem- » bres... »

Je bornerai là les citations et le récit prolixe d'extravagances dont la monotonie finirait par en- nuyer. Qu'il me suffise de dire que c'est presque

(1) Il est inutile d'avertir que c'est nous-même qui avons sou- ligné la plupart des phrases dont le sens nous a paru appuyer da- vantage l'opinion que nous soutenons.


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toujours à la suite « d'un mal de tête plus ou moins violent dont il était tout étourdi , » après avoir res- senti ces chaleurs^ prélude infaillible de ses visions^ ee sentiment de fatigue qui brisait ses membres^ etc., que les hallucinations se manifestaient.

La personne qu'il aimait lui apparaissait fré- quemment. « Un jour, dit-il , étant couché, sur les quatre heures du matin et bien éveillé, /e fus saisi tout-à-coup de la douce chaleur déterminant mes gran- des visions.., » Et ailleurs : « Un jour, à la suite de quelques fatigues , il était sept ou huit heures du matin, j'entrai , pour lire le journal , dans un ca- binet de lecture. A peine avais-je commencé à lire, que voilà une grande vision qui arrive par la cha- leur que je ne puis expliquer, qui meparalyse, pour r instant, tous les membres. Je me trouve aussitôt en voyage dans des montagnes , poursuivi par une in- finité de personnes et surtout par mes parents, qui voulaient me faire arrêter comme fou. Je franchis- sais toutes les difficultés avec une légèreté éton- nante, et, après m'être soustrait à leurs recherches^ je me cachai dans une espèce de trou sur la cime d'une montagne, et je sentis, une fois entré ,> une large et lourde pierre tomber avec fracas sur ce trou et le fermer. Je me trouvai dans une espèce de tombeau de quatre mètres carrés, où je trouvai une pierre pour m'asseoir. A peine assis , je vis des fantômes , des spectres qui avaient des physiono- mies pareilles aux masques que l'on voit dans les boutiques des costumiers à l'époque du carnaval;


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puis je vis passer un nuage de fumée et de flamme qui fît tout disparaître. Cette vision me présageait que ma liberté était en danger, et, chose d'un ha- sard très incompréhensible ! dans cette journée , étant allé dormir dans les Champs-Elysées sur les pelouses , je fus réveillé par un agent de police qui m'interrogea, et, sur mes réponses, me fît conduire à la Préfecture et de là à Bicêtre, etc., etc. »

Le point de départ de la folie deB... et des extravagances auxquelles il se livrait résidait uni- quement dans les visions dont il était assailli, prin- cipalement pendant son sommeil.

Ces visions, parla succession régulière des mêmes objets, l'espèce d'ordre qui régnait au sein des plus grands désordres del'imaginatien, avaient quelque chose d'étrange. Je doute que de pareilles visions puissent naître ailleurs que dans un cerveau pré- disposé héréditairement à la folie, comme Tétait celui de B. . .

B... rêvait comme un fou seul peut rêver.

Après avoir éclaté dans son sommeil , le délire devait plus tard se continuer pendant la veille.

Ainsi qu'on a pu le voir par certains passages que nous avons pris soin de souligner, beaucoup de vi- sions auraient lieu dans un état de demi-sommeil , de somnolence, déterminé par la fatigue et annoncé par de douces chaleurs , un engourdissement géné- ral ; et ces visions étaient absolument de même na- ture que celles qui troublaient si souvent le som- meil le plus profond.


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Ces mêmes visions revenaient encore, mais moins nombreuses , moins extraordinaires , dans un élat que le malade appelle un état de veille complet.

Ainsi donc, et en dernière analyse, le phénomène hallucinatoire était le même, soit que B'** fût com- plètement endormi, soit qu'il fût en état de demi- sommeil , soit enfin qu'il fût éveillé.

M. Sauvet (de Marseille), élève démon service à Bicêtre , a publié dans les Annales médico-psycholo- giques (cahier de mars i844) une observation ex- trêmement curieuse qui offre plus d'un trait de ressemblance avec celle qu'on vienf de lire.

Ce sont d'abord de simples rêves auxquels le malade n'attache pas d'autre importance que celle que nous y attachons nous-mêmes. Peu à peu ces rêves acquièrent une telle vivacité , reviennent si constamment, que A** les accepte comme des vi- sions auxquelles il s'efforce de trouver un sens mys- térieux Bientôt, ce ne sont plus des rêves. A**

s'était trompé sur la nature réelle des phénomènes étranges qui se passent, depuis quelque temps, dans son sommeil; ce sont des avertissements du ciel. Ce qu'il voit , ce qu'il entend est réel , non pas (ce sont les expressions du malade) «d'une réalité ordinaire, naturelle, mais d'une réalité voulue de Dieu. » Ce qu'il voyait ou entendait était en dehors des choses communes et de la puissance des hom- mes; mais cela arrivait par ordre de la divinité. Sessens n'étaient donc point dans l'erreur. C'étaient, si l'on veut, des visions, mais ces visions n'impli-


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quaient nullement qu'il fût aliéné. De semblables visions (c'est toujours le malade qui parle), ne sont- elles pas une des bases des livres saints qui ont été inspirés par Dieu , et qui sont la vérité même? etc., etc.

Ainsi donc , le désordre mental primitif, dans le cas dont il s'agit , résidait uniquement dans des visions ou hallucinations du sommeil. Dans l'état de veille , le malade n'éprouvait aucun phénomène de ce genre ; mais les désordres du sommeil avaient un retentissement marqué et se continuaient, à quelques égards , dans la croyance que A.... avait dans ses hallucinations , dans la persuasion où il était qu'il devait conformer ses pensées, ses actions aux ordres qui lui venaient d'en haut. De purement sensoriale, la folie devenait iîitellectuelle., par le pas- sage du sommeil à l'état de veille,

«A.. , peintre sur verre, naquit à Paris en 1808, de parents sains de corps et d'esprit , d'une fortune médiocre , mais dont la profession suffisait aux be- soins. Son éducation ne fut rien moins que reli- gieuse, et son père s'appliquait surtout à lui donner des connaissances générales qui pussent, plus tard, le mettre à même d'embrasser la profession qui lui

plairait. Dès l'âge le plus tendre, A se faisait

remarquer par une extrême vivacité, accompagnée d'une sensibilité exagérée, et déjà se montraient en lui cette ardeur de l'imagination , cet enthousiasme pour le beau , qui devaient s'accroître avec l'âge , et amener de si funestes résultats. Il a à peine


— 280 ~ douze ans qu'à la vue d'une belle femme , il est frappé d'admiration, et sans rien y comprendre, de- vinant, en quelque sorte, l'amour, il devient amou- reux d'elle et se passionne tellement qu'il est sur le point de quitter sa famille , pour demeurer avec celle qu'il avait vue une fois seulement.

» Remarquons, en passant, cet enthousiasme pré- coce, cette exaltation de l'imagination chez un en- fant, presque toujours précurseurs infaillibles du génie , ou bien, ce qui est plus commun, de la folie.

» Bientôt, A.... devient orphelin, et, sentant le besoin d'une profession, il entre dans un atelier de peinture ; mais ses camarades rient, entre eux, et devant lui , de ses idées ; ils le plaisantent sur la rigidité de ses mœurs; car, amoureux de la beauté morale, A... ignore les plaisirs des sens, et ce n'esta qu'après de bien vives sollicitations qu'un jour il se laisse conduire auprès d'une femme de mauvaise vie. La brutalité du plaisir le dégoûte , et il reste trois années entières sans éprouver le moindre dé- sir. A cette époque, il s'éprend d'amour pour une femme à laquelle il ne cesse de parler le langage du cœur. Il la quitte bientôt, car, dit-il, elle ne comprenait point. Depuis ce moment, il n'est plus seul; il éprouve un besoin d'aimer irrésistible, et il offre à chacune de ses maîtresses de partager cet amour. Mais toutes se rient de lui et le délaissent tour à tour. «Mon sentimentalisme les ennuyait, dit-il. «Cependant s'offre à lui une femme mariée, qui le comprend enfin ; et celle-ci> il l'aime encore


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plus que les autres , car c'est d'un amour partagé.

» Une nuit, pendant qu'il sommeille, il entend une voix qui lui dit : « Tu ne prendras point la femme de ton prochain. » Plusieurs fois il entend la même chose, et, malgré la peine qu'il en éprouve, bientôt il renonce à cette femme.

»En i84o, sans jamais s'être occupé de politique, mais peut-être encouragé par les circonstances, il suspend à sa croisée un écriteau sur lequel il avait écrit quatre vers dont les mots nous échappent , mais dont le sens était l'expression de son mépris pour le gouvernement et de son admiration pour Napoléon.

» A cette époque, A... commence à sentir des remords pour la vie qu'il menait , et bientôt il les voit sanctionnés, en quelque sorte, par des appari- tions qui se montraient à lui pendant son sommeil.

)) Une nuit, il croit être transporté sur le Pont- Neuf; il y voit Moïse dans les nuages, tenant en ses mains la table des lois ; derrière lui passent saint Jean, puis le Christ portant sa croix.

» Une autre fois , il se sent soutenu dans les airs par une ombre dont il n'aperçoit qu'un bras, le- quel supportait une lampe ; et , chaque fois que l'ombre soufflait sur la lampe , il s'en détachait des étincelles , lesquelles , en tombant , incendiaient tout ce qu'elles touchaient. A... croit trouver dans ce phénomène les causes cachées, appréciables pour lui seulement , des incendies qui se sont manifestés plus nombreux depuis quelques années.


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» Une autre nuit, et par un temps affreux, A... se trouve sur le parvis Notre-Dame ; il aperçoit la lune traversant l'espace, et, sur son passage, je- tant d'une voix sépulcrale les mots de mort !... mort!... mort!... Et partout, alentour de lui, il voyait les maisons s'écrouler , les hommes et les animaux mourir d'effroi; et bientôt le fleuve , réu- nissant ses deux branches , balayait, emportait tout dans sa course. A... seul restait debout, présidant à ce cataclysme universel.

» A peu près et seulement à celte époque, A..., frappé de tout ce qu'il a vu, et recherchant par- tout des explications, s'avise, pour la première fois, d'ouvrir les Évangiles ; quel n'est pas son étonne- ment d'y trouver et les peintures des tableaux qu'il a vus , et même les interprétations qu'il s'en était faites ! Plus de doute , il est protégé du ciel; ses visions sont autant d'avertissements célestes. Dès lors , le voilà s'abreuvant de la lecture des li- vres saints, les commentant à sa manière: aussi les visions arrivent plus nombreuses et plus expli- cites qu'auparavant; et d'abord, une première ap- parition lui ordonne d'épouser la femme qu'il avait alors , et dont il avait eu un enfant. Aussitôt il s'empresse d'obéir , et , peu de jours après, il l'é- pouse. Bientôt il revoit, pendant son sommeil, l'Être suprême; il a cette fois la figure d'un vieil- lard vénérable ; il est entouré d'une multitude d'anges resplendissants de joie et de beauté ; puis , au-dessous, une innombrable quantité d'hommes,


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d'enfants, de femmes de tout âge , qui se livrent à la danse et paraissent bien heureux. A.. . voit dans ce tableau l'image du bonheur dont jouiront les mortels, lorsqu'il leur aura annoncé la vérité. « Je les trouvais si beaux, si heureux , que, si je n'avais craint de commettre un crime, je me serais suicidé pour aller de suite partager leur bonheur.

» Cependant le pauvre A... faisait part à sa femme et à ses parents de tout ce qu'il voyait ; et, loin de le traiter de visionnaire, tout nous porte à croire qu'on le regardait comme un homme favo- risé de Dieu et inspiré par lui ; de telle sorte que ses idées ainsi caressées le poursuivaient partout, et l'occasion seule lui manquait pour faire publi- quement acte de folie.

»Une nuit, il aperçoit dans les airs le livre des Évangiles, qui, volant avec des ailes de feu, s'ap- prochait de diverses personnes et les brûlait par son contact; tous fuyaient et voulaient se préserver de ses atteintes, et, à mesure qu'ils se débattaient, il se détachait du livre des feuillets embrasés qui voltigeaient et brûlaient également tout ce qu'ils touchaient. A... seul , se mettant à les poursuivre, les recueillait et n'en était point brûlé.

» Enfin arrive une dernière vision, la plus signi- ficative pour A... Au milieu de son sommeil, il en- tend une voix qui lui crie : «Lève-toi; quitte ta blouse , prends ta redingote. » Puis , après un mo- ment de repos, il entend distinctement ce mot : « Travaille, » répété par deux fois.


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» Le malheureux se réveille en sursaut ; il croil , plus que jamais, qu'il est envoyé du ciel pour prê- cher aux hommes; d'ailleurs, ne vient-il pas de re- cevoir l'ordre formel de travailler, c'est à-dire, pour lui, de faire connaître aux hommes la vérité? Il se lève, s'habille et se prépare à sortir. Il ne sait pas comment il va s'y prendre pour répandre la lumière; qu'importe?... Il va sortir pour répéter ce qu'il a VU; il comprend bien qu'il sera probablement ar- rêté, incarcéré peut-être , et alors que deviendront sa femme et son enfant , qu'il voit dormir paisible- ment devant lui? Un instant il hésite...; mais la voix a parlé, il faut obéir... Il jette un dernier regard d'amour sur ces deux êtres qu'il aime tendrement, et sort de sa maison. Il attend en se promenant que la nuit ait disparu, et bientôt, avisant un endroit propice , il écrit sur un mur la vision qu'il vient d'avoir. Peu d'instants après, il est arrêté et conduit à Bicêtre.

»En dehors de ses idées, A... est un jeune homme instruit, intelligent, s'exprimant avec facilité, et d'une conversation fort agréable; sa religion et sa morale sont celles du plus parfait honnête homme possible; n'exagérant rien dans ses pratiques reli- gieuses, et se montrant raisonnable en tous points. En un mot, et d'une part : croyance aveugle, foi inébranlable dans la vérité de ses apparitions ; d'au- tre part, réunion de presque toutes les bonnes qua- lités morales et intellectuelles, en dehors de ce qui tient à ses visions : tel est l'ensemble bizarre


— 285 — qu'offre le caractère du malade dont nous venons de rapporter l'histoire, »

IV. — Congestions cérébrales.

Il ne saurait être question ici de celles dont l'ac- tion désastreuse et rapide foudroie l'individu , ou bien abolit, en totalité ou en partie, les facultés intellectuelles, en même temps qu'elle porte une at- teinte plus ou moins grave à la miotilité. Ces cas, d'ailleurs , sont assez peu fréquents ; en général , les congestions cérébrales n'entraînent pas des ac- cidents aussi funestes ; elles se bornent à de simples étourdissements , à la suspension presque toujours incomplète de Tactivité cérébrale, et ses effets sont rarement suivis de conséquences fâcheuses.

La congestion simple est un cas pathologique ex- trêmement commun; il est peu de personnes qui n'aient eu l'occasion de l'observer. Mais on y atta- che trop peu d'importance pour que les patholo- gistes aient cru devoir l'examiner de près , aient songé à l'analyser, pour ainsi dire , intellectuelle- ment, c'est-à-dire à se rendre compte avec détail de ce qui se passe alors dans les facultés morales.

«Les étourdissements, dit M. Andral (Clinique médicale), ont une intensité plus ou moins grande; les malades peuvent avoir en même temps de la céphalalgie, des éblouissements, des tintements d'oreilles, des aberrations passagères de la vue, un embarras momentané de la parole, des fourmille-


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ments dans les membres , et quelquefois à la face ; les yeux sont injectés; le pouls est ordinairement peu fréquent et de force variable. »

D'après des renseignements précis recueillis au- près de divers individus sujets aux étourdissements, d'après ma propre expérience, car j'ai de commun avec quelques membres de ma famille d'y être moi- même exposé, j'ajouterai :

Quand les étourdissements, ainsi que cela arrive assez ordinairement, ne prennent pas tout-à-coup, à rimproviste, c'est par des bouffées de chaleur vers la tête, un sentiment de compression sur les tem- pes, de l'incertitude, du vague dans les idées, l'im* possibilité de fixer son attention, des distractions insolites, que les accidents s'annoncent habituelle- ment. Quelquefois il semble qu'un nuage passe devant les yeux, mais si rapidement que vous per- dez à peine la conscience de vous-même, que la suite logique, l'enchaînement des idées n'est pas sensi- blement interrompu. Souvent, aussi, il y a eu sus- pension, je dirais presque, apparente abolition de la pensée, au point qu'il semble que l'existence ait eu un temps d'arrêt, ainsi que cela arriverait par l'inva- sion brusque et instantanée d'un sommeil profond et de courte durée.

Remarquons que des phénomènes absolument analogues sont développés, sous forme intermittente, par l'action des narcotiques et, en particulier, par celle du hachisch à haute dose. Ces bouffées de chaleur, ce soulèvement delà calotte du crâne, cet


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élargissement de la boîte osseuse, cet épanouisse- ment du cerveau, etc., etc., ce sont autant de sen- sations, en quelque sorte, congestives. Un jeune médecin, qui avait pris du hachisch, M. le docteur D..., cherchant à s'expliquer la nature de ces sen- sations, médisait: «Je suis sous l'influence d'une succession rapide de congestions. »

Nous trouvons donc dans les congestions céré- brales, comme dans les cas précédents, la modifi- cation psychique primordiale à laquelle nous avons rattaché, comme à leur source nécessaire, toutes les aberrations de l'esprit, en particulier, les halluci- nations, ou mieux l'état hallucinatoire.

Dès lors nous ne saurions nous étonner que les congestions cérébrales constituent, dans un grand nombre de cas, les prodromes ordinaires, inévita- bles, de la folie en général, et que, quelquefois en- core , elles donnent lieu immédiatement au délire maniaque, c'est-à-dire à l'incohérence absolue des conceptions intellectuelles.

Nous verrons bientôt que, chez certains indivi- dus, les hallucinations ne se montrent jamais sans être précédées de symptômes qui ont la plus grande analogie avec les congestions cérébrales.

Les faits où les congestions cérébrales ont été évidemment le point de départ, la condition de dé- veloppement de l'état hallucinatoire, ne sont pas rares dans la science. Je me contenterai de citer les suivants :


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J. M... est un homme de haute stature, d'un tem- pérament éminemment sanguin. Dans sa jeunesse, il a été sujet à des étourdissements (c'est l'expression dont il se sert) qui l'engagèrent plusieurs fois à avoir recours à la saignée. Plusieurs fois il lui arriva de perdre connaissance, et il n'évita de tomber qu'en s'appuyant soit contre des meubles, soit con- tre une muraille. A son dire, il était frappé subite- ment, et il éprouvait comme une sensation « d'eau bouillante qu'on lui aurait seringuée dans la tête. »

Un soir, dans la rue des Fossés-Saint-Yictor, il est ramassé, privé de connaissance, ayant toutes les apparences d'un homme ivre. On le conduisit au corps-de-garde de la place Maubert.

Lorsque J. M. . . . eut repris ses sens , il paraissait être encore sous l'influence d'une vive terreur; il raconta , non sans quelque désordre dans les idées, qu'il venait d'être victime d'un affreux guet-apens; qu'il avait été tout-à-coup assailli par quatre hommes habillés de blanc, le visage barbouillé de blanc , qui, se ruant sur lui, lui assénèrent sur le crâne de violents coups de bâton.

Nul doute que J. M.... avait été frappé d'un de ces accidents auxquels il était sujet, et qui , cette fois , avait porté atteinte à ses facultés intellec- tuelles.

Il fut impossible de le dissuader des idées que son hallucination avait fait germer dans son esprit; et ces idées sont encore les mêmes aujourd'hui


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après plusieurs années de séjour dans lliospice (Bicelre).

Je trouve dans l'ouvrage de M. Lélul, le Démon deSocrate, une observation qui a la plus grande analogie avec celle que je viens de rapporter. L'état hallucinatoire s'y lie de la manière la moins dou- teuse à une disposition habituelle aux congestions

«G .. est un vieillard de 65 ans, de physionomie et de mœurs douces, d'une intelligence ordinaire, exerçant le métier de cordonnier. 11 a été admis dans la division des aliénés , le i"' mai 1828. . . . . . îl a rapporté du service militaire des fraî- cheurs qui immédiatement l'ont rendu très malade, et dont il lui reste un lumbago qui le fait marcher courbé et comme ployé en deux.

« En 1820, G .. revenait de Montsouris: il était, dit-il, bien portant , n'avait pas bu. îl voit huit ou dix hommes qui le suivaient ; il les entend chanter, et se range pour les laisser passer. Il tombe , et se retrouve dans un corps-de-garde, avec une plaie profonde au-dessus du sourcil gauche, et dont on voit encore la cicatrice. On le transporte chez lui. Quelques jours après, on lui dit qu'il a été indu- bitablement frappé par les hommes qu'il a vus le suivre dans la plaine de Montsouris. Il le croit d'autant mieux qu'un de ses amis et sa femme ont été dernièrement aîtaqués et bl.^ssos, mais dans fUn autre lieu. Actuellement encore, G.... est per- suadé qu'il a été suivi et frappé par des individus faisant partie d'une bande de voleurs, dontun grand

19


— 2!90 — nombre d'actions semblables sont restées impunies. A la suite de sa chute et de sa blessure, il a con- servé longtemps une douleur dans le côté droit de la tête. ïl ajoute que depuis deux ou trois ans il lui arrivait souvent de «voir les bords des ruisseaux» près desquels il passait «verts ou rouges ,» et que cela coïncidait avec « de violents élourdissements.» Au mois d'août 1827, en entrant chez lui, un soir , il commence «brusquement , et pour la pre- mière fois, à entendre du bruit, dos voix» qui le menacent de malheur, et l'effraient au point qu'il appelle un voisin, l'engage à faire avec lui une per- quisition dans les greniers, pour y chercher les individus qu'il croit avoir entendus. La perquisi- tion est infructueuse. G... engage son compagnon à coucher avec lui. Pendant la nuit, il « entend encore les mêmes voix ; » mais son compagnon n'entend rien. Les jours, les nuits suivantes, G..... fut en proie aux mêmes perceptions. Gela dure ainsi pen- dant quatre mois. Au bout de ce temps , non seule- ment il («entendit des voix , mais il vit , soit en tout, soit en partie, les individus qui lui parlaient. ., etc.» On doit encore , selon nous , rapporter à un état congestif du cerveau le délire avec hallucinations qu'éprouvent parfois les Arabes dans l'exercice de la prière.

La manière dont les musulmans s'acquittent de ce devoir le plus important de leur religion ne peut manquer d'avoir sur les facultés morales une fâ- cheuse influence. Il doit en résulter, ai je dit ail-


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leurs ^ i), <^ un rapliis du sang vers le cerveau, dont l'effet immédiat est de produire la stupeur , les convulsions, en môme temps que Timaginalion exaltée outre mesure est jetée lîors des gonds et s'abandonne à un véritable délire maniaque mo- mentané.

A ce propos, je ci tais les faits suivants, que je de- mande la permission de transcrire :

))Je demandai, un soir, aux matelols qui con- duisaient la barque sur laqueHe je remontais le Nil, de me faire entendre un chœur en Fhonneur du prophète. Ils étaient au nombre de sept, y compris le reïs ou capitaine. S'étant rapprochés les uns des autres, assis et les jambes croisées, ils commen- cèrent par redire simplement le refrain de l'hymne que récitait lun d'entre eux. Insensiblement, je vis leur tête s'agiter de droite et de gauche, d'avant en arrière. Ce mouvement devint de plus en plus ra- pide, et le reste du corps ne tarda pas à y prendre part. Allah, là, là, lahl... Cette invocation, d'abord prononcée d'une voix claire et ferme , dégénère bientôt en une espèce de grognement, de cris sourds et saccadés qui font mal à entendre, Enfin, après plus d'une demi-heure, passée dans cette agitation de plus en plus violente et désordonnée, l'un d'eux, jeune homme de vingt-trois à vingt-cinq ans, plus exalté que ses compagnons, se frappe la tète contre les planches du haîeaii avec une telie force, que je

('1) Rechrrchps fnir les (iJiénèft en OrUml


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craignais qu'il ne finît par se la briser. Deux autres matelots se mettent en devoir de le contenir. Le fanatique se dresse alors brusquement sur ses jam- bes , comme s'il eût été mù par un ressort. De lé- gers mouvements convulsifs se manifestent, puis il tombe épuisé. Son visage est rouge et enflammé ; les veines du cou, gonflées et bleuâtres, semblent près de se rompre; l'air hébété, la tête fortement penchée en arrière, il tient les yeux constamment tournés vers le ciel. Cet état a duré près de deux heures ! . . . J'ai pris des inforniations sur cet homme. Il était doux, actif, point irritable. Il n'avait jamais eu de convulsions, ne se livrait à aucun excès.

» Le lendemain, un enfant de dix à douze ans, pa- rent du reïs , prit part à la prière. En peu d'instants, son exaltation fut portée à un degré extraordinaire. On fut obligé de le contenir, de peur qu'il ne se jetât dans le Nil ou qu'il ne se brisât la tête contre la barque. îl s'agitait dans tous les sens, poussant des espèces de hurlements, et débitant, avec une volubilité extrême, des mots dont personne ne com- prenait le sens, qui n'étaient ni des mots arabes, ni des mots turcs, et n'appartenaient, me disait mon drogman, à aucune langue connue. Au bout d'un quart d'heure environ, il finit par tomber comme inanimé au milieu de ses camarades, qui faisaient cercle autour de lui. Ces derniers ont pour cet en- fant une sorte de vénération, et assurent qu'«7 sera saint, un jour.

Lorsque le futur saint se fut un peu calmé, je


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lui demandai s'il pouvait me rendre compte de ce qui se passait en lui lorsqu'il priait avec tant de ferveur. « J'ai vu le ciel s'entr'ouvrir, me répon- dit-il, et j'ai entendu des paroles dont je n'ai plus souvenir. Puis j'ai vu un saint qui m'appelait à lui et me tendait les bras. J'ai vu aussi une tête humaine qui planait au-dessus de moi et me causait une grande frayeur. Je ne sais ce que cela veut dire ; Dieu est grand! Allah! Allah!... »

Il y a peu de temps, on a vu dans la commune de Kucnheim, à trois lieues de Colmar, une secte de convulsionnaires se livrer à des pratiques reli- gieuses qui ont une certaine analogie avec celles des musulmans, et auxquelles s'appliquent les ré- flexions que nous faisions à propos de ces dernieis.

« Le chot'étuil un cnlli\ijlcMi' (jui sclail toujours l'ait renjarqvier par nue |)iété t'xaltéc Dans (a. chajn- l»r<' où se rénnisîsail la, sorjéh'. <:onq)Osée de trcnl^' à ipiaranlp inomln'rs, lioiriincs , IV-nnnes et cnfanis, sur une table, se trouvait une Bible ouverle daiih laquelle le chef lisait à haute voix aux sectaires assis sur des bancs ou debout autour de lui. Cette lecture se faisait d'un ton solennel , d'abord en al- lemand, seule langue que comprissent les assistants. Puis arrivait un jargon incompréhensible pour tout le monde y et même pour l'orateur lui-même. Si, après la séance , vous demandiez au chef quelle langue il avait parlé, il répondait que c'était tantôt du latin, tantôt de l'hébreu; qu'il ne connaît ni le latin ni l'hébreu, mais que, dans ces moments-là. il était


inspire de Dieu , qui lui faisait parier la langue, qu'il voulait.

A mesure que le Jargon de l'orateur devenait plus' tort, plus rapide, plus inintelligible, ras- semblée murmurait, s'agitait, parlait haut, et enfin tous se mettaient à rugir , à hurler d'nne manière si terrible qu'on les entendait dans la forêt voisine , à plus d'un quart de lieue de là.

Au milieu de cette agitation, les femmes se le- vaient (c'étaient presque toujours les plus jeunes), agitaient les bras au-dessus de leur tête, tour- naient sur les talons en jetant des cris perçants qui dominaient ce bruit sauvage; puis un mouve- ment convulsif s'emparait de tout leur corps, et elles tombaient comme épuisées de fatigue, l^ofs- qu'elles se relevaient, au bout d'une dizaine de minutes, elles se mettaient à danser, à chanter et à rire , mais d'un rire nerveux , comme celui de l'i- vresse ou de la folie ; la danse et le chant étaient incohérents, dévergondés, les yeux brillants, et les larmes coulaient sur les joues de ces maiheu- î'euses.

Pendant cet horrible vacarme, l'orateur con- servait le calme d'un chef inspiré. H s'avançait au milieu de ses disciples au moment oii l'agitation {illuit se calmer. Alors ceux qui étaient un peu at- tiédis par la fatigue s'approchaient do lui. Les uns se courbent en avant, et le touchent au corps, de la tête, les autres delà main; quelques uns parvien- nent seulement à le {Qucher du bout du doigt. Ainsi


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entouré, }e chef recoin mençait son jargon el ses gesticulations emphatiques, en tournant sur place et en faisant tourner autour de lui tous ses adep- tes. Au bout de cinq minutes, le paroxysme re- doublait ; de nouvelles convulsions s'emparaient des femmes , etc. . . ( i ) »

La disposition aux congestions cérébrales peut encore donner lieu à des hallucinations , sans oc- casionner d'ailleurs aucune espèce de dérangement dans les facultés mentales.

C'est, selon toute apparence, à une cause de cette nature qu'il faut rapporter un fait qui a mis en émoi les savants psychologues de l'Aliemagne , en

«79'- Je cile d'après M. A. Delrieu (Revue de Paris),

« F]n février 1791 , un riche libraire de Berlin, M. Nicolaï , homme vigoureux de corps et sain d'esprit, ayant négligé , par suite de chagrins do- mestiques , de se faire saigner au printemps , comme c était son habitude , fut saisi d'une maladie étrange : journellement, le bibliopole recevait la visite d'un ou de plusieurs fantômes, portant tous les traits des personnes mortes et chéries , qui entraient sans façon dans la boutique du malade, grimpaient sur son lit, et même le poursuivaient dms a rue et chez ses amis.

>^ Malgré l'énormité d'une semblable crise, M. Ni- Golai eut le sangvfroid d'étudier les lantômcs avec h

[i) GaX'i'tte tU'S Ti'ibuiuiux, ociohw IH44,


y


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[)olitesse de rhomrno ihi inondo , l'imagination du poëte et la curiosité du savant. Au bout de quel- ques semaines, grâce aux lancettes, les spectres se montrèrent au libraire sous une forme moins dis- tincte ; leurs couleurs pâlirent aux yeux du malade^ qui reprenait, au conlrairc , les siennes avec une parfaite sanlé ; et lorsque M. Nicolaï fut rétabli complètement, ils avaient disparu.

» Le bibliopole eut le courage moral de soumettre le tableau de ses souffrances à la Société philoso- phique de Berlin , à une éjioquo où l'apparition du spectre de Maupertuis à M. Gleditsch, fameux bo- taniste prussien , dans le cabinet même d'histoire naturelle, prédisposait singulièrement les membres de ce corps éruilit à (]o? réHexions sérieusos sur hi A ir I ian>nH>nd;iin<'.

■> On !<'iii;n'»[n;) d:His r«'\|)osr du librair les dé- l:^ils suivants :

V, >b's f;nilnmos . dans leurs visites , send>laie'n(

de la taille ordinaire dua homme vivant. Les par- lies découvertes de leurs corps, comme la figure et les mains . laissaient voir les nuances de la car- nation des personnes animées; leurs vêtements avaientla couleur des étoffes usitées pour la toilette; mais il y brillait généralement des tons plus pâles que dans le monde réel. Ces figures n'étaient ni terribles, ni comiques, ni repoussantes; leur as- pect respirait la plus bienveillante courtoisie, mais unie à une grande insignifiance. Je les entendais parler très bien; tantôt elles causaient sans moi,


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taiilôt elles m'admettaient dans la conversation. Leurs discours étaient brefs , rapides, un peu secs, mais constamment d'une tournure agréable. Les ian tomes de mes amis se préoccupaient évidemment de mes chagrins ; leurs expressions consolantes me cherchaient surtout quand j'étais seul. Il m'est ar- rivé , pourtant , de les entendre , au milieu de la foule , dans un salon , môme à l'instant ou des per- sonnes réelles m'adressaient la parole ; et , comme j'étais fort embarrassé , pour n'avoir point l'air fou ou ridicule , de répondre, à la fois, au fantôme et à la compagnie , je demeurais dans un silence in- actif et dans une hésitation muette, qui achevaient, au contraire, de me rendre ce que je voulais éviter do parai Ire,

» Oiiel([n.<' h'uips s'était écoulé depuis la guérison du ]il>raire, IJi jour, comme il JV'uillelait . à son bureau, uiir !iasr;<' de papiers relative aux cire.in- staiices de sa maladie . les l'an tomes essayèrent de paraître. Il s'en aperçut a une sensation particulière qui envahissait toute sa personne; mais il se hâta de remettre les papiers dans le tiroir , ferma le bu- reau , s'esquiva plein de terreur, et la tentation n'eut pas de suite (i). »

La Société philosophique de Berlin, ajoute M. D., incrédule , mais circonspecte , ordonna le dépôt du mémoire du libraire au bureau des renseignements.

Il serait difficile, nous l'avouons , de préciser

(I) Nicolaï (Mémoire à la Société royale de Berlin), cité par A. Delriea.


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dans quel état se trouvait Nicolai lorsqu'il était vi- sité par les fantômes. Mais j'ajoute que les consé- quences de l'omission des évacuations sanguines habituelles , les chagrins domestiques qui avaient précédé, puis enfin la disparition des fantômes par le rélablissemeni des émissions de sang, etc., ren- dent infiniment probable l'existence d'un étal cé- rébral analogue, sinon identique, à celui qui est le résultat des congestions.

V. — Excitation fébrile.

Tout mouvement fébrile, quelle que soit son ori- gine , à quelque lésion ou trouble local organique qu'il se rattache, lorsqu'il acquiert une certaine violence , ou simplement en vertu de la spécificité de sa nature (i), est susceptible de déterminer dans les facultés intellectuelles des modifications ou même des désordres plus ou moins graves.

Ces désordres peuvent se présenter au début même de la fièvre, à l'issue de la période d'incu- bation , alors que l'individu qui est menacé se rend

(I) On sait que les fièvres dites contagieuses, la fièvre jaune, la peste , etc., s'accompagnent fréquemment de symptômes céré- braux extrêmement variés ; que le délire qui en est la suite se montre sous des formes qui rappellent les caractères de la folie la mieux dessinée. Pour n'en citer qu'un exemple , dans l'épidémie pestilentielle qui , vers le iv'* siècle avant notre ère , ravagea Car- thage, la plupart des malades, agités d'un transport frénétique, sortaient en armes pour repousser l'ennemi , qu'ils croyaient avoir pénétré dans la ville,


à peine compte de ce qu'il éprouve. Il en est de même au déclin delà maladie, lorsque commence la convalescence.

Entre autres symptômes qui ouvrent pour ainsi dire la scène, lorsque surtout le système nerveux paraît devoir être le plus en butte aux efforts de la maladie qui se déclare, il faut remarquer le senti- ment de pesanteur à la tête, le serrement des tem- pes, les boulïées de chaleur, les étourdissements, le vague, l'incertitude des perceptions, des idées, la propension à la rêvasserie, la privation absolue ou incomplète du sommeil , que remplacent tantôt une activité exubérante des idées qui errent vaga- bondes et incoercibles d'un sujet à l'autre, ou bien sont incessamment et comme irrésistiblement atti- rées vers un sujet particulier, tantôt des rêves con- tinuels, bizarres, extravagants.

Les mêmes symptômes, ceux du moins qui ont rapport aux facultés morales, peuvent se reproduire sur le déclin des fièvres graves; ce sont comme les dernières lueurs du délire intense qui a précédé.

On les observe principalement lorsque le mal a nécessité d'abondantes émissions sanguines et qu'un état d'anémie en est résulté.

On a dit et on sait depuis longtemps que les sous- (raclions de sang exagérées, que l'absence dans ce liquide de principes suffisamment animalisés. de certains principes toniques cxcilatours, tels que le fer, peuvent donner lieu aux iiiémos accideiils ner- veux, aux mêmes anomalies inlellectuelles que les


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raptus congestifs ou que l'introduction de principes délétères dans le torrent circulatoire.

De ce qui précède, il faut conclure que l'excita- tion fébrile reproduit les mêmes modifications psy- cho-cérébrales dont il a été si souvent question jusqu'ici, modifications qui se retrouvent inévita- blement toutes les fois que la raison doit subir quel- que altération, au début de tout désordre partiel ou général des facultés intellectuelles, et qui sont comme les prolégomènes naturels et nécessaires du délire, sous quelque forme et sous quelque type qu'il se présente.

Voici quelques exemples d'hallncinations qui se sont développées dans les circonstances dont nous venons de faire mention.

f... Liiauiidc l\oss îiiuiilait dans sa cliambre ; au iHoMKMil on il i|niUaii les dernières rnarrhos do 1 «'s- '•aln'i jMjnr cnlrcr dnns celt*' }>iè('<', il s<' N')it«'t seni endji'asst' par nnc IV-nniH' vèhie de hbiiic : vaineunnit se récriait-il contre celte uiarque de tendresse, ou ne lui répond pas. Ne voyant plus et ne sentant plus le fantôme dont les caresses avaient été rapides et instantanées comme l'éclair , il s'aperçoit d'un malaise dans tous ses membres; il se couche, la fièvre le prend , et , dix jours après, il meurt ( i ). -^

«... A l'issue d'une fièvre nerveuse^ disait Nico- laï (2), lorsque la convalescence était encore faible, un de mes amis, se trouvant couché et éveillé aussi

(1) Rose" s Arcana.

(2) Nicolaï, Nicolson's Journal.


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parfaitement que possible, s'aperçut que la porte de sa chambre s'ouvrait^ et, en même temps, la figure ou l'apparence d'une femme marcha vers le pied de son lit. Il regarda le fantôme pendant quel- ques minutes, et, comme ses yeux à la fin étaient fatigués decontemplercetteperspective, il se tourna sur lui-même dans son lit et réveilla sa femme; mais, quand il reporta de nouveau la vue sur la chambre, le fantôme n'existait plus. »

« Le marquis de Rambouillet , frère aîné de ma- dame la duchesse de Montausier , et le marquis de Précj, aîné de la maison de Nantouillel , tous deux jeunes hommes de vingt- cinq à trente ans, étaient intimes amis, et allaient à la guerre comme y vont en France toutes les personnes de qualité. Comme ils s'entretenaient un jour ensemble des affaires de l'autre monde, après plusieurs discours qui témoi- gnaient qu'ils n'étaient pas trop persuadés de ce qu'on en dit , ils se promirent l'un à l'autre que le premier qui mourrait en viendrait apporter des nouvelles à son compagnon. Au bout de trois mois, le marquis de Rambouillet partit pour les Flan- dres, où était la guerre, et de Précy, arrêté part^ne grosse fièvre , demeura à Paris. Six semaines après, de Précy convalescent entendit , sur les cinq heu- res du malin, tirer les rideaux de son lit, et, se tournant pour voir qui c'était, il aperçut le mar- quis de Rambouillet, en buffle et botté. Il sortit de son lit, et voulut sauter à son cou pour lui témoi- gner la joie qu'il avait de son retour ; mais Ram-


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boiiillet, reculant de quelques pas en arrière, lui dit que ses caresses n'étaient plus de saison; qu'il ne venait que pour s'acquitter de la parole qu'il lui avait donnée; qu'il avait été tué la veille dans la tranchée; que tout ce que l'on disait de l'autre monde était très certain ; qu'il devait songer à vivre d'une autre manière, et qu'il n'avait point de temps à perdre, parce qu'il serait tué dans la première oc- casion où il se trouverait.

» On ne peut exprimer la surprise où fut le mar- quis de Précy à ce discours. Ne pouvant croire ce qu'il entendait , il fit de nouveaux efforts pour em- brasser son ami, qu il croyait le vouloir abuser; mais il n'embrassa que du vent, et Rambouillet, voyant qu'il était incrédule, lui montra l'endroit où il avait reçu le coup, qui était dans les reins, d'où le sang paraissait encore couler.

» Après cela, le fanlôme disparut, laissant de Précy dans une frayeur plus aisée à coaq)rendre qu'à décrire... Il raconta à toute sa maison ce qu'il venait de voir; mais on attribua cette vision à l'ar- deiir de la fièvre, qui pouvait altérer son imagina- tion (i). « 

« Dans l'état d'affaissement qui suivit une mala- die inflammatoire, un homme, également distingué par son esprit el par ses talents militaires, fut as- sailli de visions d'autant plus étranges qu il jouis- sait, en même temps, de la plénitude de sa raison ;

( 1 ) Mémoires de Roche for t.


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qu'aucun de ses sens n'était altéré, et que néan- moins les objets fantastiques qui l'obsédaient, et qu'il savait bien ne pas exister, frappaient sa vue aussi forlement et lui étaient aussi faciles à énumé- rer et à décrire que les objets réels dont il était environné (0- »

VI. — Affections convulsîves.

On sait que ces sortes d'alïections , l'épilepsie , l'hystérie, pour ne meiUionner que les principales d'entre elles, s'accompagnent fréquemment d hal- lucinations d'un ou plusieurs sens . c'est à-dire dun état hallucinatoire général ou partiel. Disons même que, dans aucun cas, le phénomène hallu- cinatoire, en tant principalement qu'il se rapporte à la sensibilité générale , ne se montre ni plus va- rié ni plus étrange.

Ces faits ont été signalés par tous les auteurs avec plus ou moins d'exactitude. On ne saurait en dire autant des symptômes ou accidents psvcho-céré- brauxau milieu desquels l'état hallucinatoire prend naissance, <^t qui ne sont autres que le fait primor- dial.

Si l'on interroge avec soin les malades; si, par des questions appropriées, on vient en aide à leur jugement ou à leur conscience intime naturellement incertaine et peu clairvoyante en pareille matière,

(I) E. Salvv-rle, Sciences occultes.


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il sera facile d'avoir une idée claire et précise des phénomènes qui s'accomplissent dans le cas dont il s'agit.

Beaucoup de malades ne sont pas frappés avec cette promptitude qui leur ôle tout moyen de se re- connaître. Ils sont avertis de l'approche du mal ; cer- tains accidents physiques et moraux les préviennent et les font se mettre sur leurs gardes.

Quelque temps à l'avance, plusieurs jours ou seu- lement quelques heures, quelques minutes même, ils éprouvent à la tête une sensation particulière ; sensation qu ils comparent le plus ordinairement à des étourdissements , à des vapeurs passagères. Ils ont des absences d'esprit, desdistraclions involon- taires ; des nuages leur passent devant les yeux; ils se surprennent à avoir les idées les plus bizarres, les plus incohérentes, et même à articuler des mots qui ne se rattachent à aucune idée librement conçue et dont ils aient conscience.

Chez quelques uns, les hystériques principale- ment, aux désordres intellectuels que nous venons de signaler s'en joignent bientôt d'autres qui ont exclusivement rapport aux facultés atfectives ; ce sont des terreurs paniques, des craintes non fon- dées, une vive anxiété, etc.

Quand les hallucinations se montrent, l'accès est proche et ne tarde pas à éclater.

J'ai eu, plusieurs mois, dans mon service, à Bicêtre un épileptique dont les accès étaient pres- que toujours précédés d'hallucinations. En même


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temps que certains douleurs se faisaient sentir dans les articulations, que ses doigts devenaient froids et roides, cet homme, qui était d'habitude fort calme, laborieux et d'une grande douceur de caractère, devenait, peu à peu, turbulent, bavard j, indocile. Il continuait son travail, mais d'une ma- nière distraite, et, comme il le disait lui même, «il avait beau faire , il n'était plus à son affaire, sa tête n'y était plus .. '^

Insensiblement I/* devenait sombre, taciturne, évitaitsescamarades, manifestait des craintes d'em- poisonnement , une vive défiance à l'égard de tous ceux qui vivaient près de lui. Enfin, il entendait des voix menaçantes, injurieuses; il sblement les conditions psychiques , les modifications intellectuelles, en d'autres termes^ la lésion dynamique nerveuse que l'action de l'ex trait de chanvre indien nous a appris à connaître , et nous avait signalée déjà comme la source primi- tive , le fait primordial et générateur de tous les autres phénomènes pathologiques des facultés mo- rales.

Nous l'avons constatée, cette lésion : 1" dans l'état hallucinatoire produit par l'action des subs lances toxiques; y° dans celui qui se développe sous l'in- fluence de circonstances physiologiques telles que nulle faculté mentale ne paraît être coïncidemment lésée, et que , dans l'impossibilité où l'on était de le rattacher à aucun fait morbide, on s est borné à faire remarquer cette bizarre et curieuse coïnci- dence des hallucinations et de ïétat sain; ù" dans l'état intermédiaire à la veille et au sommeil et dans le sommeil complet; 4 ^^^fi^^ > dans certains états pathologiques autres que Tétat de folie, suscepti- bles de faire naître l'état hallucinatoire , tels que :

a — les congestions cérébrales ,

b — l'état fébrile, à son époque d*invasion et à son déclin ,

à — les névroses,

d — enfin la privation d'aliments ^ de boissons, le froid intense et prolongé.


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La continuation des recherches auxquelles nous venons de nous livrer, et dont nous exposions toul- à-l'heure les résultats, nous amène naturellement à faire application de l'opinion que l'observation intime nous a suggérée concernant la nature psy- chique du délire, à l'aliénation mentale, à l'état de folie caractérisée, dont, comme on sait, l'état hallucinatoire est un des symptômes les plus fré- quents, un des faits fondamentaux.

Et d'abord, d'après tout ce qui a été dit^ nous sommes porté à conclure à priori que l'excitation intellectuelle, la désassociation brusque ou graduée des idées , l'affaiblissement ou la rupture complète de l'équilibre entre les divers pouvoirs intellec- tuels , en un mot , ce que nous avons désigné sous la dénomination collective de fait primordial , est la source des phénomènes d'hallu«^ination propres à l'état de folie.

Voyons maintenant les faits et soumettons à leur contrôle les enseignements du hachisch concernant la nature psychologique de l'état hallucinatoire.

Afin d'éclairer notre marche, nous arrêterons d'abord notre attention sur les faits les mieux con- nus, les plus évidents, pour arriver ensuite à ceux qui , par leur nature , sont moins accessibles à l'in- vestigation. Là où nous ne pourrons pénétrer par l'observation directe, immédiate, l'induction nous montrera la voie; l'induction , ce guide précieux auquel il faut bien avoir recours toutes les fois que l'étude des faits sur lesquels on a besoin de s'ap-


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puyer a été incomplète , ce qui arrive fréquemment, car de quels faits pourrait-on dire qu'ils ont été examinés sous toutes leurs faces, épuisés, si je puis m'exprimer de la sorte , dans toute leur fécondité? Nous examinerons donc les cas de folie dans lesquels on voit l'état hallucinatoire atteindre son plus haut degré de développement , sans nous ar- rêter à ceux de moindre importance. Bien que la folie par ivresse soit assurément une des aliéna- tions mentales dans lesquelles les hallucinations se produisent sous les formes les plus variées, nous n'en parlerons point ici , d'abord parce que, dans un de nos précédents articles, nous avons signalé les phénomènes pathologiques qui lui sontpropres, et dans lesquels nous avons relrouvé le fait priîïior- dial; en second lieu parce que, par la nature de sa cause déterminante, elle se confond ^ jusqu'à un certain point, avec les désordres intellectuels cau- sés par le hachisch.

Il n'est pas de forme d'aliénation mentale dans laquelle l'état hallucinatoire se rencontre à un âegvé aussi élevé que dans la stupidité.

C'est aussi dans la stupidité que le fait primordial ou générateur apparaît dans sa plus grande évi- dence.

M. Baillarger, dans un excellent mémoire, inséré dans le premier numéro des Annales médico-psycho- logiques^ a appelé l'attention sur la nature réelle (au point de vue symplomatologique) du délire de certains aliénés, confondus jusqu'ici avec ceux aux-


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quels les aaleurs ont donné le nom de stupides ^ et dont l'état avait reçu d'Esquirol la dénomination de démence aiguë.

Qu'on lise attentivement les observations rap- portées pai" M. Baillargcr, et l'on verra que les alié- nés dits stupides vivent au milieu d'illusions et d'hallucinations de toute espèce; que chez eux, pour me servir des expressions de ce médecin , les impressions externes ont snhi une sorte d'^ trans- formation, à te! point quils semblent ne plus exis- ter que dans un monde imaginaire.

Groupant les principaux caractères du délire observé chez les stupides, M. B .. les résume ainsi qu'il suit : « ...L'aliéné stupide n'a cessé d'être en proie à des illusions et à des hallucinations terri- bles. Il était dans un désert ou aux galères, dans une maison de prostitution, dans un pays étranger et en prison ; une salle de bains était pour lui l'en- fer. Il prenait des baignoires pour des barques , un vésicatoiie pour la marque des forçats, des aliénés pour des morts ressuscites, pour des filles publi- ques , des soldats déguisés. Les ligures qu'il voyait étaient hideuses et menaçantes ; illui semblait que tout le monde était ivre. Il apercevait autour de lui des voitures chargées de cercueils , son frère au milieu des supplices, une ombre au pied de son lit , des cratères de volcans, des abîmes sans fond qui allaient l'engloutir, les trappes d'un souterrain. De tout ce qu'il entendait , il ne ressortait pour lui que ces mots : Il faut le tuer, le brûler, etc. On


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lui (lisait des injures , sa tête était remplie de bruits de cloches; des détonations d'armes à feu écla- taient autour de lui ; ses parents, en lutte avec des assassins, imploraient son secours. On l'interrogeait sur toutes les actions de sa vie, et il répondait ; il entendait une mécanique avec laquelle on torturait ses enfants ; son corps était traversé par des balles, son sang coulait dans la terre; il avait sur la poi- trine quelqu'un qui l'étouffait ; il s accusait de tous

les malheurs, etc

. . . Le plus souvent, il comprenait les questions qu'on lui faisait; mais il ne peut dire pourquoi il ne répondait pas, pourquoi il ne criait pas au milieu des dangers imaginaires qui le me- naçaient. Qu'est-ce qui retenait sa volonté? Qu'est- ce qui paralysait sa voix et ses membres ? Il n'en sait rien ; quelquefois il aurait voulu crier, se le- ver, il ne le pouvait pas. Quand cet état a cessé, le malade a semblé sortir d'un long assoupissement; il a demandé où il était et depuis quand. Il ne peut, dit-il , mieux comparer ce qu'il a éprouvé qu'à un mauvais rêve. »

Les points de contact que présente l'état des alié- nés stupides avec l'état de rêve sont nombreux et ne pouvaient échapper à l'esprit observateur de M. Baillarger, qui fait remarquer que « l'homme qui rêve, comme l'aliéné frappé de stupidité, a perdu la conscience du temps, des lieux, des personnes ; qu'il a des hallucinations nombreuses , et que s'il perçoit quelques impressions externes, elles de-


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viennent la source (i'autant d'illusions. . La volonté est suspendue, et l'esprit laisse errer les idées, comme cela a lieu pendant la veille, dans l'état de rêverie... »

Une des malades qu'il avait observée et qui lui avait rendu très exactement compte de son état, lui dit qu'elle ne pouvait mieux comparer ce qu'elle avait éprouvé qu'à un mauvais rêve!

Que l'on veuille bien se rappeler ce que nous avons dit de l'état de rêve en particulier, de cet état qui précède ou suit le sommeil, état mixte qui semble participer également de la veille et du som- meil', combien nous avons insisté sur l'analogie ou mieux l'identité de cet état avec celui que nous comprenons sous le nom de fait primordial; n'au- rons-nous pas la preuve qu'à ce même fait se rat- tache, comme à une source essentielle, l'état des aliénés stupides?

M. Baillarger signale chez les aliénés stupides « la perte de la conscience du temps, des lieux...,» et ce sont la précisément les symptômes fondamen- taux de la modification intellectuelle produite par le hachisch : c'est ce que nous avons fait observer au commencement de ce travail , comme nous l'a- vions , du reste , déjà fait , il y a quatre ans , dans notre mémoire sur le traitement des hallucinations ; nouvelle preuve fournie par l'observation, nouveau fait qui établit la consanguinité des désordres intel- lectuels chez les aliénés stupides, et de ceux qui sont dus à l'action du hachisch, et conséquemment

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relie les uns et les autres, c^u point de vue de leur origine psychique, au fait primordial.

La similitude qui se fait remarquer entre la stu- pidité et l'état de rêve ne décèle pas seule l'exis- lence du fait primordial.

Certains symptômes qui ont apparu lors de l'in- vasion de la maladie, certaines circonstances dans lesquelles elle a (ait explosion, ou, si Ton veut, les accidents contemporains de la naissance du dé- lire, etc., en portent une empreinte non douteuse. C'est ainsi que des six observations recueillies par M. Baillarger (une seule exceptée, la deuxième, qui est nulle quant aux antécédents de la maladie), il n'en est pas une seule dans laquelle on ne retrouve quelqu'une des causes les plus actives du fait pri- niordial , telles que céphalalgie intense, fièvre cé- rébrale , convulsion (obs. i"^*"), migraines habi- tuelles, aménorrhée , pertes utérines, usage inac- coutumé du café noir (obs. 3^), douleurs sus-orbi- taires, étourdissements, suppression d'hémorrha- gies habituelles (obs. 4'), suites de couches (obs. 5"), arrêt subit d'un flux hémorrhoïdal abondant (obs. 6"). Ces données, quelque incomplètes qu'elles soient, ne nous permettent pas de douter que, convena- blement interrogés (nous entendons à notre point de vue) et mis sur la voie de se rendre compte de ce qu'ils éprouvaient, d'analyser leurs sensa- tions intimes, les malades n'eussent signalé et pré- cisé nettement l'affaiblissement de leur volonté, la désagrégation de leurs idées, dont la conscience


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éclairée, la volonté réllécliie ne réglait plus l'asso- ciation normale, source première des désordres in- tellectuels qui éclatèrent plus tard. Nous voyons même que l'une des malades avait déclaré qu'elle croyait devenir comme imbécile; une autre se per- suadait que tout le monde était ivre, etc.

Généralement j en décrivant un fait quelconque, on ne s'attache qu'aux côtés les plus saillants , ou bien encore aux facettes que des idées préconçues et systématiques mettent le plus en relief, éclairent d'une lumière qui manque aux autres ; de là vient que, dans les descriptions que les auteurs nous ont laissées des cas d'hallucination, nous trouvons ra- rement et à peine indiqué le fait primordial, qui, bien que capital au double point de vue étiologique et du traitement, échappe facilement, en raison de ses caractères peu tranchés et essentiellement transitoires, à l'observation.

En étudiant le point de départ physiologique du phénomène hallucinatoire , nous trouverons rare- ment à nous élayer de l'observation de nos devan- ciers. Heureusement que nous serons assez riche de notre propre fonds pour qu'il nous soit facile de démontrer que, dans les cas où l'on peut se procu- rer des renseignements clairs, précis sur le début de la maladie ; oii l'halluciné, en état d'apprécier le jeu de ses facultés intellectuelles, d'analyser le désordre qui les envahissait^ a pu s'apercevoir de ce qui s'est passé dans son esprit lorsque le mal a fait explosion, s'en rendre compte, ou pour le moins


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en garder le souvenir, etc., que clans ces cas, dis-fev la lésion primordiale a invariablement offert le& caractères que nous nous sommes appliqué à faire connaître.

Madame '** croit s'être rendue coupable eVune foule de crimes qui l'ont rendue abominable aux yeux de Dieu, Elle est damnée, et, à cause d'elle, toutes les créatures de Dieu vont être anéanties. En novembre i84'i, il survient une légère excitation maniaque; le visage s'agite et se colore; les yeux bril- lent d'un éclat inaccoutumé; les lèvres se sèchent: le pouls est petit et accéléré... Madame "** n'a ja- mais été plus tourmentée, ses angoisses n'ont jamais été plus vives. Elle n'a pltîs un instant de sommeil ; elle a conçu des idées de suicide, et elle met tout en œuvre pour les exécuter. Elle ne comprend pas

qu'on laisse vivre un monstre de son espèce

Comme les idées fixes, les hallucinations se multi- plient sous l'influence de l'excitation maniaque. Lorsqu'au matin on entrouvre les volets de sa chambre et que la lumière y pénètre , madame *'* s'écrie que c'est un rayon des feux de l'enfer ; les démons vont paraître et s'emparer de son corps.

La nuit, elle a entendu la voix de sa mère qui l'appelait à elle ; sa mère l'avertissait que deux dé- mons l'attendaient à la porte de sa chambre pour l'emporter en enfer. Elle lui disait encore : « Toutes les fois que tu sentiras de la chaleur te monter au cerveau, tu devras l'attendre à mourir, ta dernière heure aura sonnée etc. »


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l^e îui demandai si effectivement elle sentait ces dialeurs : « Toujours, quand ma mère ou mon fils me parlent : c'est le signal qui m'avertit de leur arrivée. »

Une jeune dame fait une fausse eouctie. Il sur- vient une métro-péritonite qui s'accompagne de dé- lire général au milieu duquel apparaissent quel- ques idées fixes, et parfois des illusions et des haU lucinations. Après un certain temps, les accidents physiques disparaissent à peu près complètement; le désordre des facultés morales persiste , moins intense et modifié dans sa forme. L'incohérence des idées a cessé , mais il reste des convictions déliran- tes et des hallucinations. Ces anomalies intellec- tuelles affectent le type intermittent, irrégulier, et s'enveloppent, pour ainsi dire , de formes étranges et insolites. L'émotion la plus légère , une simple observation faite avec douceur, suffisent pour les faire naître. Madame *** passe tout-à-coup, et sans transition aucune, de l'état de santé à l'état de ma- ladie , absolument comme on passe de la veille au sommeil. Madame*** se sent étourdie; ses idées se troublent, s'égarent; insensiblement elle perd la conscience d'elle-même, elle est emportée dans un monde imaginaire... Il n'y a qu'une manière d'exprimer l'idée que font naître ces accidents : madame *** s' endort les yeux ouverts. En effet, son regard devient ^\\e, immobile; l'attention s'en es4; retirée; aucun rayon intellectuel n'en jaillit plus. Les mouvements du corps sont incertains, ra^


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pides , désordonnés; les mains cherchent, saisis- sent au hasard les divers objets qui se trouvent à leur portée : c'est une espèce de carphologie sem- blable à celie des fébricitants. Madame *** parle seule, murmure des paroles le plus souvent inin- telligibles.

Ces accidents (que madame ""** appelle ses étour- dissements!) ont une durée extrêmement variable. Souvent ils passent avec une telle rapidité, que la malade est seule à s'en apercevoir. Lorsqu'ils se prolongent, il n'y a qu'un moyen de les faire cesser, c'est de toucher la malade, qui se réveille alors tout- à-coup, comme frappée d'une commotion électrique. Le toucher paraît être le seul sens qui soit alors susceptible de ressentir les impressions extérieures ; rien ne paraît pouvoir tirer de leur engourdissement les sens de la vue, de l'ouïe ou de l'odorat.

Jusqu'ici, les accidents que nous venons de dé- crire ont, comme on le voit, une grande ressem- blance avec ceux qui sont propres au somnambu- lisme ou plutôt à l'extase, mais ils sont loin de caractériser à eux seuls la maladie de madame***. On pourrait dire, en quelque sorte, qu'ils ne sont que le canevas sur lequel viennent se dessiner d'au- tres désordres intellectuels, qui semblent partici- per également de l'état de rêve et de la folie ordi- naire. Rarement il arrive de voir l'état de veille et l'état de sommeil plus distincts tout à la fois et plus intimement confondus. En voici quelques exem- ples :


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Il est arrivé à madame*** (c'est d'elle môme que nous tenons ces détails) de parcourir la rue Saint- Denis dans presque toute sa longueur, seule et plon- gée dans cet état mixte dont nous parlons. Bien qu'absorbée tout entière par ses sensations inté- rieures, elle conservait assez néanmoins la con- science des objets extérieurs pour éviter d'être heurtée soit par les voitures, soit par les individus qui se trouvaient sur son passage. Lorsqu'elle se réveilla, madame *** s'aperçut qu'elle avait fait beau- coup plus de chemin qu'elle ne devait, et revint sur ses pas.

Une autre fois, se trouvant avec son mari et moi dans une chambre où était un piano, il lui prit en- vie de faire de la musique. Après avoir essayé quel- ques airs, nous la vîmes se pencher légèrement à droite et prêter attentivement l'oreille; puis, sans cesser de jouer du piano, entrer en conversation avec un être imaginaire , conversation à bâtons rom- pus qu'elle entremêlait de tirades harmoniques.

Le plus ordinairement madame *** méconnaît les personnes qui l'entouraient et jusqu'à son mari, qu'elle aime éperdument. Elle redoute pour lui toute sorte de dangers; on veut le lui enlever; on veut l'assassiner, etc. Elle est persuadée qu'elle a eu un enfant, et que cet enfant lui a été pris Une de ses hallucinations les plus fréquentes consiste à voir un homme à figure sinistre qui tient entre ses bras cet enfant meurtri et sanglant. Quand son mari s'ab- sente, des voix lui répètentsans cesse qu'il est perdu


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pour elle, qu'elle ne le reverra plus, ou bien encore qu'il lui e?t infidèle.

Cette intéressante malade apprécie parfaitement sa situation.

Nous avons en ce moment, dans notre établis- sement d'Ivry y une jeune personne dont la maladie a quelques rapports avec le cas précédent , mais qui se rapproche bien plus de la folie ordinaire, (délire partiel avec hallucinations).

Mademoiselle *** éprouve des illusions et des hal^ lucinations de l'ouïe, et principalement de la sensi- bilité générale, lesquelles entraînent le plus sou- vent des convictions extravagantes. Sa conduite extérieure, sans être irréprochable, ne traduit qu'imparfaitement les pensées bizarres qui la domi- nent. Mademoiselle *** apprécie assez bien, au moins dans les moments apyrétiques, la nature de ses idées et de ses fausses sensations ; elle en rend compte parfois avec une lucidité remarquable.

Il se fait un bruit étrange dans sa tête; elle entend la voix de diverses personnes de sa connaissance ; souvent aussi les voix lui sont tout-à-fait incon- nues.Toutlemondeexerceune influence quelconque sur son esprit ou sur son corps. On lui fait pousser des bosses , on la fait regarder de travers ; elle s'i- magine avoir une figure monstrueuse, toute bour- souflée; elle se plaint de ce que telle dame de la maison « a pris possession de son être , est entrée dans son corps et parle par sa bouche, proférant souvent des mots inconvenants , poussant des cris


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à la manière des fous. » (Mademoiselle '** éprouve parfois une sorle d'excitation maniaque de courte durée. ) Elle se persuade encore qu'une dame qui occupe une chambre voisine de la sienne vient lui tirer les pieds ce pendant son sommeil , » et contrefait la voix des personnes de sa connaissance pour lui faire peur , etc....

Un jour que mademoiselle*** se trouvait dans un moment de lucidité presque complète , j'en profi- tai pour lui adresser quelques questions. Après lui avoir rappelé les extravagances qu'elle débitait quelques jours auparavant : — Vous appréciez maintenant , lui dis-je, comme il convient, toutes ces folies ?

— Parfaitement ; mais je n'en sens pas moins qu'elles me dominent complètement: j'ai une ten- dance extrême à y croire; c'est-à-dire que j'y crois encore, mais plutôt d' instinct que par raison.

— Veuillez rappeler vos souvenirs. Lorsque vous éprouvez ces illusions, ces sensations bizarres dont vous m'avez quelquefois entretenu , votre esprit est-il bien dans son état accoutumé, dans son calme habituel, dans l'état où, je pense, il se trouve main- tenant , par exemple ; en un mot, n'éprouvez-vous rien d'extraordinaire?

— Oh ! si vraiment ; je sens bien que je perds la tête ; il me semble que je m'évanouis ; je ne sais plus où j'en suis, j'ai peur et je sens mon cœur qui bat ; je sens dans mon cerveau comme des va- peurs qui le font gonfler ; je crois même que c'est pour cela que je m'imagine que ma figure est déna-


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tiirée et monstrueuse ; quelque chose de semblable

aussi me passe dans les membres Alors il me

\ient à l'esprit une foule d'idées dont je ne puis me débarrasser et auxquels il faut que je m'arrête malgré moi. Il me paraît évident qu'on influence ma pensée , qu'on me fait penser et même parler malgré moi. Toutcela est fortsingulier et j'en souffre beaucoup.

Je ne ferai ici qu'une remarque dont on appré- ciera facilement l'importance : mademoiselle *** aurait pris du hachisch, qu'elle ne s'exprimerait pas autrement pour rendre compte de ce qu'elle aurait éprouvé.

Mademoiselle *** assure que c'est principalement au moment où elle va s'endormir , et quelquefois aussi au moment du réveil, qu'elle entend les voix. Un jour que mademoiselle *"* prenait un bain, j'en- trai dans la salle où elle était. Elle venait de s'assou- pir ; je m'assis près d'elle, en évitant de faire le moindre bruit. Quelques minutes après, mademoi- selle*** ouvrit les yeux , les promena autour d'elle , sans paraître faire attention à moi. Evidemment elle était encore sous l'influence de quelque rêve, car elle murmurait des mots que je ne pouvais com- prendre. Ses yeux s'arrêtèrent enfin sur moi... «Cette fois, me dit-elle, vous les avez entendues aussi bien que moi; elles criaient assez fort. — De quoi parlez-vous ? Vous avez parlé si bas , que je n'ai ab- solument rien entendu . — Il ne s'agit pas de moi ; ce sont les voix qui ont parlé. — Je vous répète que je n'ai rien entendu ; vous-même, les entendez- vous


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encore? — Non, je ne les entends plus. — Ecoutez bien. » Mademoiselle *** ferme les yeux , paraît prêter attentivement l'oreille : «Maintenant je les entends ; c'est la voix de M. d'H..... qui se met en colère ; est-ce que vous ne l'entendez pas ? — M. d'H n'est pas ici; comment voulez- vous que je l'entende? — Je sais bien qu'il n'est pas ici ; sa voix est dans ma tête ; mais il me semble que le bruit qu'elle fait sort par mon oreille droite et que vous devez l'entendre aussi bien que moi. »

La fusion de l'état de rêve et de l'élat de veille ne saurait être plus évidente, et le phénom.ène hallu- cinatoire se montrer, pour ainsi dire, plus à nu.

Écoutons maintenant un monomaniaque hallu- ciné qui est venu de lui-même chercher à Bicêtre un remède contre la maladie dont il est atteint de- puis quelques années (i).

G'estun ancien instituteur que son instruction met à même d'apprécier l'état dans lequel il se trouve, et qu'il décrit de la manière suivante. Je copie tex- tuellement une partie du manuscrit qu'il m'a remis.

f< i" Hallucination de la vue. — Lorsque je suis dans un accès, j'aperçois devant moi des hommes qui me font d'horribles grimaces ou des gestes menaçants. Je les vois partout où je me trouve, seul ou en compagnie. Je les vois aussi distinctement que cela pourrait m'arriver dans l'état normal. Ils me causent de la frayeur, parce que je ne puis m'empêcher de croire à leur existence. Quand l'ac-

(l) Ce malade fait partie du service de M, Voisin


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ces touche à sa fin, j'ai parfois le courage d'aller vers l'endroit où je les vois : alors la vision dispa- raît, et je reconnais mon erreur. Si je suis contraint de garder la chambre, je vois des personnes partout, sur les chaises, dans les angles des murs, dans mon lit, et toutes sortes de figures dans les glaces, à la chandelle surtout. Si je veux lire ou écrire, je ne le fais qu'avec une peine extrême, car mes yeux s'obscurcissent, et ma main, comme tous mes autres membres, est agitée de mouvements nerveux. Je vois quelqu'un à côté de moi (la vision est toujours à ma droite). J'entends sa respiration. Souvent, tremblant de frayeur , je reste des heures entières sans oser remuer; quelquefois, n'y tenant plus , j'allonge vivement le bras vers l'endroit, comme pour atteindre le fantôme, qui disparaît aussitôt. » Durant sept ou huit nuits consécutives, je ne goûte pas un instant de sommeil. Quand l'accès est sur son déclin , j'ai un peu de sommeil , pres- que toujours troublé par un pénible cauchemar dont je sors par un effet extraordinaire ; on dirait un ressort qui éclate, qui se brise dans ma tête avec un bruit violent. Je ne puis mieux comparer ce bruit qu'à l'explosion d'un pistolet ; j'en éprouve néanmoins du soulagement. La nuit d'après , je dors mieux; mais je suis assiégé par des rêves ex- trêmement pénibles, qui m'impressionnent autant que la réalité. Il est rare que je m'éveille sans me trouver inondé de larmes ou bien riant aux éclats. Enfin, mon sommeil finit par ne plus être troublé par rien... L'accès est passé.


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y> 2° Hallucination de Voiiie. — Elles sont plus fré- quentes que celles de la vue : elles ont lieu princi- palement pendant la nuit. Ce sont des injures, des railleries. On se moque de moi , delà manière mi- sérable dont je suis vêtu ; on compare ce que j'é- tais, ce que j'aurais pu, être avec la position où jef me trouve actuellement. Je n'entends pas toujours des paroles fâcheuses ; on m'adresse aussi des con- solations, on me plaint, on cheixhe à relever mon espoir ; par-dessus toutes ces voix , j'en entends une grave, imposante, qui ne cesse de me prédire, et cela dans tous mes accès, qu'un jour enfin je se- rai à ma place dans la société , que je deviendrai très riche et puissant.

«Cette voix me fait tant d'impression que, même jouissant de toute ma raison, de la plénitude de ma santé , je ne puis m'empêcher de croire encore à toutes ces richesses et à cette puissance que l'on me promet.

w Souvent aussi des voix répondent âmes pensées^ Il n'est pas rare que je tienne conversation, moi parlant à haute voix , répondant ou questionnant suivant ce que j'entends,

>-^ Quand je suis dans la rue, je me crois l'objet de l'attention de tous les passants. Si je vois deux ou trois personnes causer ensemble , c'est de moi qu'elles parlent; elles se concertent sur les moyens de me faire du mal, etc. Je crains d'être assailli , assassiné... »

Je venais de parcourir rapidement le manuscrit


— 33a — que je viens de transcrire : — D'après ce que je viens de lire , il paraît , dis je à R.. ., que vous ap- préciez l'état dans lequel vous êtes? — Parfaite- ment ; c'est le résultat de mon imagination vive- ment excitée. — Mais vous dites que vous voyez et que vous entendez aussi distinctement que si les objets étaient réels; or, entre les impressions des sens, soit de la vue , soit de l'ouïe, et cet acte mental qui consiste à imaginer voir ou entendre, il y a, vous en conviendrez, une différence fonda- mentale.Ge sont deux faits psychologiques que vous ne sauriez confondre.

— Je ne les confonds pas non plus. Cela est , en effet, dans l'état ordinaire; mais je dis que, par suite delà maladie, du désordre survenu dans mon esprit , mon imagination acquiert la facuUé de se représenter les objets au naturel, comme si ces ob- jets existaient réellement. Je vois et f entends de la même manière que nous voyons et que nous entendons dans les rêves: aussi m'arrive-t- il quelquefois d'a- vancer la main pour saisir les objets ; mais ils s'éva- nouissent tout-à-coup, comme cela arrive encore dans les rêves, quand on est réveillé en sursaut.

Il me semble que je rêve tout éveillé ; je ne puis mieux m'exprimer pour faire bien comprendre ce que j'éprouve.

Au reste, cette puissance de l'imagination, qui paraît si fort vous surprendre, est un fait beaucoup moins étonnant pour moi, tant j'y suis, pour ainsi dire, accoutumé. Ainsi, je puis me donner à vo-


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lonté une foule d'hallucinations. Dans le silence de la nuit, les yeux fermés , la tête dans les mains, je concentre toute ma puissance imaginative vers l'objet que je veux me représenter ; cet objet ne m'apparaît pas, tout d'abord, bien distinct, tel que je le veux ; mais, à la fin, je le vois aussi clairement, aussi frappant que les objets réels qui sont sous mes yeux en plein jour. Ainsi donc, à ma volonté, j'é- voque la représentation d'une personne que je con- nais, d'un paysage quelconque , que je l'aie vu ou non; d'une armée rangée en bataille, etc, etc.

— Ne se passe-t-il rien en vous-même quand vous avez vos visions ? Votre tête est-elle dans son état ordinaire?

— -Oli ! vraiment non. J'ai de grandes chaleurs; mon cerveau est en ébullition. Voyez ce que je dis dans mon manuscrit : « Outre l'exaltation de l'ima- gination représentative j, j'ai une surabondance d'i- dées qui se pressent, se heurtent dans mon cer- veau ; ce qui provient, selon moi, de l'exaltation de Y imagination de pensées. » De temps à autre, tous les mois à peu près, c'est comme cela que mon accès commence. Je me sens disposé à parler, à chanter, à dire une foule de choses qui me passent par la tête; mais je sens que cela serait ridicule, et je me retiens. Mais ce que je ne puis absolument empêcher, ce sont les visions, qui, alors, me tour- mentent horriblement.

— C'est-à-dire que, cette fois, vos visions sont tout-à-fait involontaires?


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— Sans doute.

— Mais, lorsque vous n'êtes pas sous Tinfluence de cette excitation, vous n'avez donc jamais de visions?

— Non , à moins , comme je vous le disais tout- à-l'heure, que je ne fasse des efforts pour cela.

— Essayez, maintenant.

R... va s'asseoir près de son lit^ cache à moitié sa tête sous son oreiller, puis, après quelques mi- nutes : Cela m'est impossible aujourd'hui, dit il ; je ne le pourrai que d'ici à quelques jours, quand mon accès approchera.

— Mais alors votre ébullition de cerveau re- viendra?

— C'est possible : cependant, je ne m'en aper- çois pas sitôt*

B..., en entrant à l'hospice de Bicêtre, fut d'a- bord placé dans le service de M. le docteur Voisin. Je ne l'ai point observé dans les premiers jours qui suivirent son arrivée. J'ai appris qu'il avait eu une légère excitation maniaque compliquée d'idées fixes et d'hallucinations.

Lorsqu'il entra dans mon service particulier, l'excitation avait cessé entièrement; restaient les idées fixes et les hallucinations.

B.. . est persuadé qu'il est en puissance d'un être qu'il ne peut définir autrement qu'en disant que c'est une souveraine.

Cette souveraine exerce sur lui l'empire le plus absolu. Non seulement elle est la cause première de tout ce qui lui est arrivé, mais elle règle jusqu'à


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ses moindres actions , jusqu'à ses pensées les plus intimes. B. .. n'est rien par lui-même ; il n'est rien que par S3. souveraine . Lorsqu'elle lui rend visite, ce qui arrive la nuit principalement , il l'entend parler; il sent très distinctement sa présence dans son corps, la reconnaît, dit-il, à certaines douleurs, à certaines sensations qu'il éprouve, tantôt dans une partie , tantôt dans une autre. Il ne l'a jamais vue. Il a continuellement le mot de souveraine à la bouche; ses camarades, dans l'hospice, l'ont sur- nommé la Souveraine.

Vers le commencement de décembre i843 jus- qu'au 7 février i844^ B... parut renoncer à ses faus- ses convictions, et nous le regardâmes comme guéri. Il était le premier à se moquer de ses idées de sou- veraine ; il prétendait qu'elles lui étaient venues en rêve, et qu'il ne sait pourquoi ni comment il avait été assez simple pour y croire.

Le 7 février, en entrant dans la salle, j'apprends que B.. . est retombé. En effet, bien qu'il se tienne calme au pied de son lit, on s'aperçoit , à la pre- mière vue, que des changements sont survenus dans son moral. Sa figure est plus animée que de cou- tume ; ses yeux sont brillants et humides; le nez , en particulier, a pris cette couleur rouge-cramoisi qui est propre aux ivrognes. Le pouls est normal ; les fonctions du venlre sonl régulières : cependant la langue est blanchâtre, un peu saburrale.

A peine ai-je adressé la parole à B..., qu'il se

met à parler avec volubilité pour se plaindre des

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— 338 — infirmiers, de ses voisins, de tout le monde. Ses pa- roles sont souvent incoliérentes, décousues; ses lè- vres, les muscles d'une partie de la face sont agi- tés d'un petit tremblement convulsif; Fexcitation maniaque est évidente. Cependant il suffit d'une légère remontrance pour que B... devienne ré- servé , écoute ce que je lui dis et réponde avec beaucoup de justesse à mes questions.

— Vous voilà donc revenu à vos anciennes extra- vagances, mon pauvre B...? Vous avez reçu de nouveau la visite de la souveraine?

— Monsieur le docteur Moreau , ce ne sont vrai- ment point des extravagances. C'est bien vrai que je ne l'avais plus sentie depuis longtemps; mais elle est revenue cette nuit. J'étais endormi^ elle nia ré- veillé; elle me forçait de parler , de dire un tas de choses auxquelles je ne comprenais rien; elle me faisait même siffler et chanter.

— Tout ce que vous dites là est absurde ; vous avez rêvé, voilà tout. Comment voulez-vous que ce que vous appelez votre souveraine vous force à par- ler, à chanter malgré vous? C'est impossible.

— Monsieur le docteur Moreau, c'est en remuant ma langue qu'elle me fait parler.

— Vous n'avez pas oublié que je l'avais fait taire, que je l'avais même chassée de votre corps en me- naçant de vous faire une ouverture dans le côté avec un bistouri , et de l'en arracher?

— Monsieur le docteur Moreau, la souveraine m'a dit que cela lui était égal, et que, cette fois, elle ne s'en irait pas pour cela.


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-- Où est-ello en ce moment?

— Monsieur le docteur Moreau, elle est dans ma tête.

— Vous parle telle? Écoutez bien.

B... sourit en me regardant. 11 sent bien, dit-il, qu'elle est dans sa tête, mais elle ne veut pas parler.

— Écoutez encore; peut-être se décidera-t-elle à parler.

B... sourit de nouveau. — Monsieur le docteur Mo- reau , la souveraine dit qu'elle ne veut pas parler.

il est évident pour tout le monde, je pense, que le trouble général des facultés, la désassociation des idées a précédé les fausses convictions et les hallu- cinationSe II ne l'est pas moins, selon nous, que ces derniers phénomènes procèdent immédiatement des premiers. En effet, c'est parce que B... se sent irrésistiblement entraîné à parler, à chanter, à faire des actions qu'il voudrait ne pas faire, qu'il croit être sous l'influence d'un être invisible et mysté- rieux ; de là son idée fixe de souveraine.

De plus, déjà convaincu qu'on le fait parler mal- gré lui , il arrive sans peine à croire que l'être mys- térieux qui est en lui parle pour son propre compte; et, dès lors, il lui attribue ses propres pensées ; il parle haut mentalement, et prend ses pensées par- lées pour les paroles d'un autre être que lui.

Ne sont-cepaslà essentiellement les phénomènes du rêve; et la folie deB..., que nous avons vue dé- buter durant le sommeil, est-elle autre chose qu'un rêve continué pendant l'état de veille?


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Je rapporterai une dernière observation dans la- quelle le fait primordial et sa conséquence immé- diate^ l'état de rêve, ne sont pas moins évidents que dans les cas qui précèdent. Cette observation est encore excessivement curieuse, à cause de la par- faite analogie que présentent les symptômes de la maladie avec ceux qili se développent d'ordinaire sous l'influence du hachisch.

Depuis huit ou dix ans , M *** éprouvait dans les organes génitaux un état d'éréthisme qui se mani- festait par des chaleurs et des érections fréquentes. Rarement, à peine une ou deux fois toutes les cinq ou six semaines, ces érections amenaient des pollu- tions nocturnes. M *** cependant était loin d'abuser des plaisirs vénériens, pour lesquels il n'a jamais eu de penchant bien prononcé. C'est tout au plus si, dans le cours d'une année, il lui arrivait une ving- taine de fois d'avoir des relations avec une femme. Jamais, autant du moins qu'il puisse s'en souvenir, il ne s'est livré à des plaisirs solitaires.

Sans prendre beaucoup de souci de son état, M*** a néanmoins demandé plusieurs fois conseil à des médecins. Il craignait que les accidents dont il se plaignait, et surtout (ceci est digne de remar- que) que l'exiguïté de ses organes , ne fussent pour lui une cause d'impuissance.

Du reste, la santé générale a toujours été bonne : seulement M *** croit avoir entendu dire à sa mère qu'il avait eu quelques convulsions dans son enfance, déterminées par la présence de vers intestinaux.


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Depuis deux mois environ, M **"" s'aperçut que ses érections étaient moins fréquentes. De plus, il ressentait comme une sensation inaccoutumée de chaleur dans la région épigastrique.

Enfin, il y a huit ou dix jours, se trouvant dans un salon où l'on faisait de la musique , M *** se sen- tit impressionné d'une manière extraordinaire. Ja- mais la musique n'avait produit sur lui un tel effet. Je le laisse parler : « Toutes les fibres de mon être étaient ébranlées ; je me relirai dans un coin de la salle, me couvrant le visage avec les deux mains^ afin de jouir avec recueillement de toutes les émo- tions qui venaient m'assaillir. Rentré chez moi et près de me mettre au lit, je me trouvai dans un état fort singulier. J'éprouvais un sentiment de bien-être, de bonheur inexprimable. Tout cela était plutôt physique que moral. Je me persuadai que c'était un effet de la musique que je venais d'entendre. Tout- à-coup il me semble que mon cerveau s'agrandit, se dilate; un instant après, c'est tout mon corps que je crois sentir s'accroître et se rapetisser alterna- tivement et dans tous les sens... A partir de ce mo- ment, je cesse, à proprement parier, d'être moi. Il ne me reste qu'un souvenir vague de ce qui s'est passé depuis. Je me souviens pourtant d'avoir fait un voyage en voiture, en compagnie de trois person^ nés de ma connaissance. Ces personnes parlaient beaucoup, criaient très fort, et tout ce qu'elles di- saient me concernait; à ce que je croyais du moins. J'ai cru plusieurs fois qu'elles voulaient m'étouffer dans mon manteau, ou se servir de ma cravate pour


m étrangler. J'ai eu l'idée de me jeter par la croi- sée de la voiture, mais je n'en avais pas les moyens. Quand j'étais seul dans ma chambre ou dans mon lit (je ne crois pas avoir dormi depuis cinq ou six jours), j'entendais des voix qui m'injuriaient, se moquaient de moi, m'entretenaient de sujets lubri- ques... >)

La manière dont M *** rend compte de son état passé indique, comme on le voit, qu'une grande amélioration est déjà survenue dans sa situation. Elle est loin d'être complète cependant, et il reste encore assez de symptômes graves pour nous faire redouter la démence prochaine, peut-être la para- lysie générale.

M *** dit être poursuivi par une forte odeur de sperme qui s'échappait par toute la surface de son corps, principalement par les doigts et les che- veux (i).

En causant avec quelqu'un qui fixe fortement son attention, la refrène par de nombreuses questions, il se possède assez bien ; mais sa mémoire est exces- sivement paresseuse. « Je crois que telle chose m'est arrivée. — C'est possible que cela soit ainsi. — Il me

(1) Comme toute illusion , celle-ci doit avoir et a en effet mani- festement sa source dans une idée fixe. Voici quelle est cette idée, dont nous avons oublié de parler précédemment. M *** avait en- tendu dire que l'excès de continence avait rendu fous quelques in- dividus, de même que Tabus du mercure qui s'emploie dordinaire contre les affections vénériennes. On lui avait dit également que lo sperme et le mercure, après avoir circulé longtemps dans les veines, finissaient par prendre l^Air roms à travers les pores de la peau.


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semble que..., elc, » telles sont les expressions qu'il emploie, pour ainsi dire, à chaque phrase. C'est un homme qui rend compte d'un rêve dont il n'a gardé qu'un souvenir confus. Au reste cette expression de rêve revient également à chaque instant dans ses discours. — « J'ai vu dans mon rêve. — Mon rêve me disait que, elc... » — Rêvez-vous encore? lui ai-je demandé. — Pas maintenant que nous causons , mais quand je serai seul. — Et, il n'y a qu'un instant, lorsque vous étiez dans la salle de billard, avec tous ces messieurs^ rôviez-vous?— Je ne sais pas ; c'est bien possible; car il me semblait que ces messieurs, que je ne connais pas et qui ne me connaissent pas, parlaient de moi, étaient par- faitement au courant de ce qui vient dem'arriver, et s'en entretenaient. — Mais c'est impossible; les conversations dont vous parlez se passaient dans votre tête et pas ailleurs. — C'est sans doute vrai ; alors je rêvais ; et pourtant c'est bien extraordinaire, car enfin je ne dormais pas plus que je ne dors maintenant.

Au milieu de ma conversation avec M'**, je me trouve distrait, pour une demi-minute à peine, par un autre malade qui vient m'adresser la parole. M'étant retourné vers lui, il n'était déjà plus le môme; il commença par balbutier quelques mots sans suite ; puis il me dit qu'il n'avait jamais craint la mort, mais qu'après tout il était bon de prendre ses précautions, qu'il pouvait mourir d'un instant à l'autre, qu'il désirait voir un prêtre.


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Depuis qu'il est tombé malade, les organes géni- taux n'ont pas éprouvé la plus légère excitation ; ils sont présentement dans un état de flaccidité com- plète (5 janvier).

Il me serait facile de multiplier les observations qu'on vient de lire; mais ce serait grossir inutile- ment ce travail ; elles suffiront pour éveiller l'atten- tion et mettre chacun sur la voie de constater ce que nous appellerions volontiers la loi étiologique ou de génération du délire en général, loi dont nous avons trouvé à faire l'application aux hallucinations, comme à toutes les autres lésions partielles de l'in- telligence.

Au reste, sans demander aux observations de nos devanciers un appui que nous ne saurions y trouver, puisqu'elles sont nécessairement incomplètes au point de vue qui nous occupe, ce serait à tort que nous regarderions ces observations comme tout-à- fait stériles.

Avec un peu d'attention, nous manquerons rare- ment d'y découvrir des signes non douteux du fait primordial. Toutefois, méconnu sous sa forme la plus simple, insaisissable pour l'observateur, si le malade lui-même n'est pas en état de lui en rendre compte, ce fait ne s'offrira à nous que sous ses ca- ractères les plus tranchés, ceux de la simple exci- tation ou de l'agitation maniaque.

Que Ton jette les yeux, par exemple, sur l'article Hallucinations, dû au plus illustre desmanigraphes modernes, on verra que toutes ou presque toutes


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les observations qui s'y trouvent consignées, et qui ont été choisies parmi beaucoup d'autres parce qu'elles « montrent les hallucinations aussi isolées que possible des autres symptômes de la folie, w signalent, au début, un désordre général de l'exci- tation ou de l'agitation maniaque, ou du moins quel- ques uns des signes que nous savons être propres au fait primordial.

Pour abréger, je ne citerai des commémoratifs que ce qui a rapport à ce que nous venons de dire.

i'"^ observation, — M. N..., tempérament bilioso- sanguin, le cou court et la face colorée, se croit accusé de haute trahison et déshonoré. Il se coupe la gorge avec un rasoir. Dès qu'il a repris ses sens, il entend des voix qui l'accusent..., etc.

La prédisposition du malade aux congestions cé- rébrales, le délire aigu, l'impulsion irrésistible qui le porta à se couper la gorge, l'apparition des hal- lucinations immédiatement après une hémorrhagie et un évanouissement, etc., sont autant de signes certains de l'existence du fait primordial, dans le cas dont il s'agit. Bien que peu nombreux, ils ont une certaine valeur, parce qu'il est clair que l'au- teur de l'observation avait toute autre chose en vue que de faire ressortir cette modification psycholo- gique à laquelle il ne songeait même pas.

Cette remarque, du reste, trouve son application dans tous les cas qui suivent.

1^ observation. — M. P. .. éprouve d'abord, à diffé- rentes époques, trois accès de délire (dont la nature


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n'est point spécifiée) ; le quatrième se complique d'idées religieuses. M. P... entreprend le voyage de Rome. « A peine il a mis le pied sur le sol de Fïtalie, qu'un jour, harassé de fatigue, il s'assied sur une roche, éprouvequelquecliose d'extraordinaire ; Dieu lui apparaît, etc. . »

Une seule remarque, elle est relative à ce quel- que chose d'extraordinaire qu'éprouve M. P.,. au moment d'avoir des visions. C'est ^ en général, la manière dont s'expriment les malades, quand ils veulent rendre compte de ce trouble intellectuel, de cette secousse morale, de cet ébranlement nerveux, rapide, parfois, comme une commotion électrique, qui précède immédiatement l'explosion de leurs idées délirantes, de leurs hallucinations. Cette lo- cution était familière, nous devons nous en souve- nir, à l'un des plus curieux hallucinés, dont nous avons rapporté l'observation (page 271). Elle Tétait à mademoiselle *^* (page 828) etàR... (page 33 1), qui, lui , ajoutait, sous forme de commentaire, que son cerveau entrait en ébullition. Combien de fois j'ai entendu des mangeurs de hachisch caractériser ainsi ce qu'ils éprouvaient au début de leur accès ! 3^ observation. — J'ai beaucoup connu le malade dont il est question dans la troisième observation. J'ai été plusieurs fois témoin des accès d'agitation, qui, d'ordinaire, annonçaient une recrudescence dans ses idées délirantes et ses hallucinations. 3Ï. H..., il m'en souvient parfaitement, devenait, dans ces moments, aussi absolu, intolérant, impa


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lient de toute contradiction , qu'il était doux et fa= cile à toute autre époque.

4*" observation, — Madame S.. ., dans une période de dix années, avait manifesté quelques bizarreries de caractère, quelques excentricités de peu d'im- portance. Ayant perdu sa fille aînée, elle en fut vi- vement affectée , manifesta des idées religieuses exagérées. Ayant assisté au service pour l'anniver- saire de cette fille, elle rentra triste, morose, sans appétit, sans sommeil. « Tout-à-coup, quelques jours après, criSj, plaintes j, convulsions j, loquacité. Madame S... parle sans cesse de Dieu, qui lui an- nonce de grands événements. Le ciel lui a été ou- vert; elle y a vu sa fille, etc..»

5"= observation. — Trente ans : madame R. .., étant nourrice, se prend de dispute, a un accès de colère ; le lait se supprime. Délire tranquille, qui persiste pendant dix-huit mois. Depuis lors, bonne santé. — Quarante ans : dispute , accès de colère, dès le soir agitation, délire.. ., violence, loquacité, cris, chants, danses, manie aiguë qui dure cinq mois... « Elle a vu Jésus- Christ; il a une belle figure, une jolie bouche ; sa voix est douce ainsi que sa parole. Il la prenait par le bras et la conduisait dans la chapelle qui était au bout du jardin, etc., etc.. »

Qu'on me permette de citer encore ici en pas- sant quelques traits du délire de madame R..., à cause de l'analogie qu'il présente avec l'état de rêve : « Étant à la Salpetrièrc, J.-C. visitait tous les soirs madame R .,j il a promis qu'il y aurait une recolle


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abondante; il lui donnera des rentes; il lui a adressé plusieurs lettres (elle possède les lettres, mais elle ne veut les montrer à personne) ; il envoie dans sa cellule les odeurs les plus suaves de jasmin et d'oranger. Sur les parois de cette cellule, il a fait peindre des paysages et des lointains; il l'é- claire tous les soirs par les plus brillantes étoiles ; elle a seule le droit de voir ou d'entendre ces belles choses. »

6"" observation, — Mademoiselle C... A seize ans : chagrins d'amour; mélancolie, refus de nourriture, céphalalgie ; convulsions et syncopes pour la moin- dre contrariété. — A dix-huit ans , mademoiselle C... perd ses parents; retour de la mélancolie et du désir de mourir ; délire bien prononcé pendant cinq à sept heures tous les jours..., fièvre inter- mittente avec délire pendant les accès. La malade voit à ses côtés ses parents morts (première hallu- cination née dans le délire fébrile). Plus tard, étant à l'église, la Sainte Vierge lui apparut, assise à côté de Dieu , la consolant et lui assurant qu'elle la prend sous sa protection ; la même apparition a lieu tous les jours, pendant le délire de la fièvre intermittente, qui persiste plus d'un an. — A vingt- trois ans : nouveaux chagrins, nouvelle mélancolie. Après quinze jours d'abstinence, elle se rend à l'é- glise, et lày « dans un état qu'elle ne peut exprimer, malgré le tumulte de ses passions et de ses idées, Dieu lui apparaît, et... » — De vingt-cinq à vingt- neuf ans : mademoiselle G. vient à Paris; elle s'a-


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donne au libertinage avec loul Temportement (Viin tempérament et d'une imagination de feu, et de- vient enceinte par deux fois. Elle tombe dans une grande misère et le découragement. Elle est prise de fièvre et passe plusieurs jours sans manger; alors elle voit, comme la première fois, Dieu qui lui apparaît à huit heures du matin; elle est trans- portée au sixième ciel, etc.. Mademoiselle C. a les mêmes visions pendant trois semaines. Enfin éclate un accès de manie furieuse qui dure plusieurs mois, et pendant lequel elle a de nombreuses vi- sions.

Est-il besoin de faire remarquer combien l'état hallucinatoire, dans tout le cours de la maladie de mademoiselle C..., s'est lié étroitement aune exci- tation primitive, fébrile ou autre? Les chagrins, la misère, le désespoir, peuvent bien engendrer la mélancolie , pousser le mal même jusqu'aux excès du suicide; puis, pour se développer, les halluci- nations attendent que l'excitation vienne, en quel- que sorte, les féconder!

7^ observation. — M. D... docteur-médecin, après une vive contestation , qui eut lieu dans une con- sultation, éprouve tout-à-coup du délire et de l'a- gitation. Incohérence des idées, hallucinations. A son arrivée à Charenlon, l'agitation est très grande. M. D... a des hallucinations de l'ouïe et de la vue, etc.

Nous bornerons là nos citations. Le nom de l'é- crivain qui nous les a fournies peut nous dispenser


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de nouveaux emprunts , qu'il serait d'ailleurs fa- cile de faire aux auteurs dont les observations ont été recueillies avec quelque exactitude.

§ II. — Résumé des deuxième et troisième cliapitres.

D'après ce que nous venons de dire concernant les hallucinations, leur origine, les conditions né- cessairesde leur développement, etc., voici, selon nous , l'idée que l'on doit se faire de leur nature psychologique, si diversement jugée par les au- teurs.

A nos yeux, l'aliénation mentale constitue un mode d'existence à part, une sorte de vie inté- rieure dont les éléments, les matériaux ont néces- sairement été puisés dans la vie réelle ou positive, dont elle n'est que le retlet et comme un écho in- térieur.

L'état de rêve en est l'expression la plus com- plète ; on pourrait dire qu'il en est le type normal ou physiologique. A quelques égards, l'homme en état de rêve éprouve au suprême degré tous les symptômes de la folie : convictions délirantes, in- cohérence des idées, faux jugements, hallucina- tions de tous les sens, terreurs paniques, emporte- ments, impulsions irrésistibles, etc., etc. Dans cet état, la conscience de nous-mêmes, de notre indi- vidualité réelle , de nos rapports avec le monde ex- térieur , la spontanéité, la liberté de notre activité intellectuelle sont suspendus, ou, si l'on veut,


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s'exercent dans des conditions essentiellement dif- férentes de l'état de veille. Une seule faculté sur- vit et acquiert une énergie, une puissance qui n'a plus de limites. De vassale qu'elle était dans l'état normal ou de veille , l'imagination devient souve- raine, absorbe, pour ainsi dire, et résume en elle toute l'activité cérébrale ; la folle du logis en est devenue la maîtresse.

De ces données générales il résulte : r qu'il n'existe pas, ainsi que nous l'avons dit précédem- ment , à proprement parler, cV halluciîiations ^ mais bien un état liallucinatoire.

2° 11 faut voir dans les hallucinations un phéno- mène psychologique très complexe qui n'est, pour ainsi dire, qu'un côté, une face de l'activité de l'âme vivant de la seule vie intrà-cérébrale.

3° L'état hallucinatoire comprend nécessaire- ment tout ce qui , dans l'exercice des facultés mo- rales, a Irait aux sens spéciaux, à la sensibilité gé- nérale externe et interne. Dans cet état, identique (au point de vue psychique) à l'état de rêve, Tâme, livrée tout entière à la vie intérieure, diversement impressionnée dans ses facultés auditives, visuelles, tactiles, transporte dans la vie réelle ou extérieure les produits ou créations de son imagination, et se persuade avoir entendu, vu, touché , comme dans l'état ordinaire, tandis que, en réalité, elle n'a fait qu'imaginer voir, entendre et toucher.

Dans l'état ordinaire ou normal, s'imaginer être impressionné de telle ou telle manière , diffère es-


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senliellement d'être impressionné réellement. Mais il n'en est pas ainsi quand nous sommes en état de rêve ; car alors plus de différence aucune , et le rê- veur est aussi réellement impressionné que l'homme qui est en état de veille.

Ce qui est vrai de l'état de rêve l'est également de l'état de folie hallucinée où les sensations sont aussi vives, j'ai presque dit aussi réelles que dans l'état sain.

Comme le rêveur, l'halluciné n'entendra pas seulement des sons qui auront autrefois frappé son oreille, mais il entendra des discours plus ou moins suivis. Dans l'état normal, penser c'est parler inté- rieurement ; dans le cas où se trouve l'halluciné , c'est parler haut : car l'âme ne peut alors parler sa pensée sans l'entendre , en vertu de l'état particu- lier où elle se trouve, état dans lequel toutes les créations de la faculté imaginative prennent néces- sairement des formes sensibles (i). L'hallucination, ou plutôt l'erreur de l'halluciné, se rapportera donc

(1) (( Toutes nos idées , dit Bonnet, sont représentées par des signes.. . Ces signes agissent sur le cerveau par la vue et par l'ouïe, ou par ces deux sens à la fois... »

Quand donc nous pensons , nous parlons mentalement. Nulle idée ne s'éveille en nous, si ce n'est par l'intermédiaire du signe écrit ou sonore qui la représente. Que l'on s'étudie avec soin , et l'on reconnaîtra sans peine que, quand nous pensons, nous enten- dons en quelque sorte les sons des paroles ou des mots qui tradui- sent notre pensée; nous les entendons d'une certaine manière, en imagination, cela est vrai; mais on sent quil n'y a pas loin de là à la réalité.


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à ses propres pensées, à celles principalement qui le préoccuperont davantage, sur lesquelles son at- tention aura été concentrée.

11 pensera , c'est-à-dire , jugera , comparera , rai- sonnera au lieu et place d'êtres imaginaires dont il entendra les paroles; en d'autres termes, il attri- buera , transportera à des êtres fictifs, créés par son imagination, ses propres pensées qui arriveront à son oreille comme si elles venaient réellement d'autres que lui-même.

C'est Tartini composant sa fameuse sonate par l'in- termédiaire du diable ; c'est sainte Cécile exécutant sur le clavecin la sublime harmonie qu'une troupe d'esprits célestes faisait entendre au haut des airs; c'est une foule de monoraaniaques hallucinés écri- vant sous la dictée de voix intérieures , etc.

Un malade de Bicêtre est poursuivi , depuis plus de trois ans , par une voix dont le langage varie peu et qui ne cesse de l'appeler par son nom : Jacques. Bien souvent il m'est arrivé, en passant près de lui , de l'interpeller brusquement : Entendez-vous la voix? ~ Toujours. — Mainte- nant, au moment même où je vous parle? — Oh ! non. — Eh bien! écoutez donc. B... (c'est le nom du malade), se recueille en lui-même, ferme les yeux à moitié , ou bien les tient fixes et immobiles ; on le voit remuer sensiblement les lèvres , comme se parlant à lui-même, ou comme quelqu'un qui réfléchit on parlant à voix basse ou seulement du bout des lèvres; puis il rapporte ce que la voix lui

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a dit. — Mais c'est vous-même qui avez dit cela et vous croyez que c'est un autre, — Oh ! non , ce n'est pas moi , c'est cette voix. — Je lui prends les lèvres entre le pouce et l'index de chaque main; puis je lui dis d'écouter encore. Je sens très distinctement le mouvement des lèvres qu'une assez forte pression ne peut empêcher complètement.... La réponse est toujours la même.

Il ne suffît pas à B..., pour qu'il entende sa pensée , de la parler intérieurement, il faut encore qu'il exécute les mouvements de la langue et des lèvres d'où résulte l'articulation des sons. On peut dire véritablement qu'ici la nature est prise sur le fait. Il est évident que chez lui le phénomène de l'hal- lucination auditive n'est autre que la pensée parlée, pensée qu'il entend comme si elle était, si je puis m'exprimer ainsi , revêtue du signe sensible des sons articulés.

Un jeune homme d'une trentaine d'années, d'un tempérament lymphatique sanguin , éminemment prédisposé aux congestions cérébrales, était arrivé à Bicêtre dans un état de stupeur complet , mais qui ne dura que huit ou dix jours. Peu après, sans vouloir en dire les motifs, il refusa de prendre de la nourriture et s'obstina à garder le silence quand nous lui adressions la parole. Cependant, la nuit, il parlait seul et parfois riait aux éclats.

Son état s'étant amélioré , nous reconnûmes bientôt qu'il était le jouet d'hallucinations nom- breuses de l'ouïe exclusivement. On lui avait dit


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d'abord des injures; on l'avait menacé, tourné en ridicule; «on lui avait dit un tas de bêtises aux- quelles il ne comprenait rien du tout. » Au reste , médit une fois C..., à quoi bon m'interroger?voiJS savez cela tout aussi bien que moi.

— Mais comment pourrais-je le savoir, si vous ne me le dites pas? Je ne suis pas devin.

— Bah! est-ce que vous n'entendez pas tout ce qui se dit en moi? n'entendez-vous pas tout ce que je pense ?

— Je vous entends quand vous parlez; mais il n'y a que la voix qui s'entende et non la pensée. Vous-même , est-ce que vous entendez ce que je pense?

— Oh ! le cas est bien différent ; vos pensées ne sortent pas par votre oreille, comme cela m'arrive à moi.

— C'est une plaisanterie. Est-ce que vous parlez par l'oreille?

— Vraiment, il me semble que j'entends une voix sortir par là (il indique son oreille gauche), et elle dit tout justement ce que je pense. Tenez plu- tôt , approchez-vous et écoutez bien.

— Je n'entends rien.

— C'est étonnant! mettez votre oreille contre la mienne.

— Je n'entends pas davantage.

— Comment, vous n'avez pas entendu? La voix a dit pourtant assez haut : Bonjour, monsieur Moreau, comment vous portez-vous?


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— La voix sort-elle par les deux oreilles indis- tinctement?

— Oui, tantôt par Tune, tantôt par l'autre.

— Et par toutes les deux ensemble ?

— Oh 1 non , jamais.

— Vous dit-on toujours des injures , vous fait-on encore des menaces?

— Certainement , mais moins souvent.

— Est-ce la même voix que celle qui sort par vos oreilles?

— Non , mais je vois bien qu'on cherche à la contrefaire ; je ne suis pas leur dupe.

— Dupe de qui?

— Mais de ceux qui me parlent.

C a fini par recouvrer la santé, et a quitté

l'hospice. Il n'a jamais pu me rendre compte net- tement de ce qu'il avait éprouvé pendant sa maladie. Sa mémoire lui faisait défaut. Il ne pouvait s'ex- pliquer ce qui lui était arrivé. « Je ne comprends pas comment j'ai pu croire de pareilles choses; il fallait que je fusse bien malade; je n'avais pas la tête à moi; j'avais peur de mourir d'un coup de sang, et la voix me disait que cela finirait par m'ar-

river » Là se bornaient ses explications. Au

reste , G.... avait l'intelligence peu développée et il n'avait jamais fait qu'un mauvais ouvrier.


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CHAPITRE IV.

Opinious des aiiteiii'ii» pouvant se rapporter aux idées émises précédemment.


Lorsqu'on a Tait d'un point scientifique quelcon- que l'objet d'une étude particulière et que des aper- çus nouveaux et inattendus en ont démontré l'im- portance, on est porté à s'enquérir si personne ne s'en était occupé avant nous ; si. du moins, quelques idées éparses çà et là dans les ouvrages des maîtres de la science ne sont pas de nature à confirmer les résultats que nous avons annoncés.

Nous croyons que le fait primordial dont nous avons, à diverses reprises, dans le cours de ce tra- vail, suffisamment retracé les caractères, que cette source primitive, nécessaire, des phénomènes fon- damentaux ou constitutifs du délire, a complètement échappé à l'observation de nos devanciers.

Quant à la nature psychologique du délire, tous ont admis une certaine analogie ou ressemblance entre les phénomènes qui lui sont propres et l'état de rêve; ^identité, \\ n'en est question nulle part. Manquant des lumières de l'observation intime ou de conscience, ils ont reculé devant l'apparente im- possibilité de fondre ensemble, d'amalgamer, qu'on fiie passe cette expression, l'état de révo avec l'état


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de veille, d'accoler, pour ainsi dire, les phénomènes propres à l'un et à l'autre de ces étais.

§ P^ — PlNEL.

Lorsque Pinel entreprit de mettre quelque ordre dans l'étude des maladies mentales et traça cette clas- sification large et lumineuse qui a été adoptée par ses successeurs, il a dû envisager les choses de trop haut, sous un point de vue trop général pour ne pas négliger des détails symptomatologiques qui, bien que de la plus haute importance , sont de nature à se soustraire facilement à l'observation.

Pinel voulait que, dans l'étude de la folie, on s'en tînt « à ses caractères distinctifs manifestés par des signes extérieurs. Veut-on, dit-il, se rendre raison des phénomènes observés, on a à craindre un autre écueil, celui de mêler des discussions métaphysi- ques et certaines divagations de Fidéologisme aune science de faits. « 

Il faudrait peut-être taxer ces idées d'exagération, si elles ne venaient d'un tel homme que Pinel. De quoi s'agit-il, après tout? de fonctions mentales, désordonnées, perverties. Un examen superficiel ne peut suffire; ce n'est que par l'analyse que l'on peut espérer de pénétrer dans ces troubles si variés, que l'on pourra reconnaître les lésions soit partielles, soit générales des facultés. Or, c'est encore là de l'observation, mais de l'observation psychologique, cl, en médecine mentale, elle ne saurait être séparée


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de celle qui porte sur les phénomènes purement or- ganiques.

Cependant, si le point de vue auquel Pinel s'était placé pour secouer les lueurs brillantes de son gé- nie sur le chaos des aliénations mentales, lui a fait négliger les détails, on n'en trouve pas moins dans son immortel ouvrage de nombreux passages que nous avons droit d'invoquer en faveur de l'opinion que nous soutenons.

Ainsi, pour citer seulement quelques exemples, veut-il donner une idée des désordres qui caracté- risent l'excitation maniaque qui, comme on le sait, est l'expression la plus complète du fait primordial, les termes dont il se sert ne sont que l'enveloppe transparente d'idées relatives à la vie imaginaire ou intra cérébrale analogue à l'état de rêve. « Le senti- ment intérieur de sa propre existence est entière- ment détruit, dit-il (chez le maniaque). Incapable d'aucun retour sur lui-même, il ignore toutes ses relations avec les objets extérieurs. On observe en lui, par ses gestes et ses propos, un autre ordre d'i- dées que celles que pourraient faire naître des im- pressions sur les organes des sens, etc. Un jeune homme , dit-il encore quelques lignes plus bas , tombé dans cet état (l'état de manie), par des excès d'étude, semblait conserver toute sa sagacité, et en faire l'usage le plus heureux pour approfondir la source de ses illusions. Les idées anciennes se re- nouvelaient alors avec une extrême vivacité, aupoint de rendre très obscures les impressions des objets présents;


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il semblait habiter un monde différent de celui des autres hommes; et il ajoutait qu'il lui serait impossible de se faire entendre d'eux tant qu'il resterait soumis, par une suite de sa maladie, à ce nouvel ordre de choses. »

ïl est évident que ce jeune homme se fût trouvé sous l'influence du hachisch, qu'il ne se serait pas exprimé autrement. Ses paroles ne nous font-elles pas ressouvenir du langage que tenait Davy ou le mangeur d'opium, dont il a été question plus haut, essayant de rendre compte des sensations produites par les agents somnifères dont il avait fait usage?

Pinel cite les paroles du jeune maniaque comme étant l'expression vraie de ce qu'il éprouvait durant ses accès; et nous ne saurions mieux caractériser l'état réel de l'aliéné, tel que l'observation intérieure nous l'a fait connaître, qu'en répétant avec lui « qu'il semble habiter un monde différent des autres hom- mes. ^> Enfin , l'analogie entre l'état de manie et l'état de rêve l'impressionne si vivement, à l'occa- sion d'une certaine malade, qu'il termine son obser- vation en disant « qu'à la cessation de son accès de manie, qui n'avait pas duré moins de vingt-sept an- nées^ elle a paru sortir comme d'un rêve profond. »

Le phénomène si curieux des hallucinations ne paraît avoir fixé l'attention de Pinel qu'accidentel- lement, et simplement comme un des signes exté- rieurs du délire maniaque principalement. Toutefois, ce qu'il en dit ne permet pas de douter qu'il n'en fasse remonter l'origine à l'imagination, c'est-à-


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dire aux erreurs ou écarts de celle faculté qu'il considère comme « le complément de toutes les au- Ires, puisqu'elle semble disposer, à son gré, desper- ceptions antérieures^ de la mémoire ^ du jugement et des affections morales, pour en composer des tableaux plus ou moins réguliers, etc. (i) w

Avec cette manière d'envisager l'imagination, Pinel était bien près de comprendre l'état halluci- natoire dans toute sa réalité. Évidemment, si ses anlipalhies contre les discussions idéologiques ne s'y fussent opposées, il se serait vite aperçu que les lésions de cette faculté qu'il définit si bien, s'éten- dent bien au-delà des perceptions reçues antérieu- rement, et peuvent atteindre encore le jugement, c'est à-dire la pensée, l'acte intellectuel tout entier, en un mot, que l'état hallucinatoire n'est que l'un des faits isolés de cette vie morale intérieure dont l'imagination est la source.

Parmi les quelques exemples d'hallucination que cite Pinel, il s'en trouve un qui vient merveilleuse- ment à l'appui de cette manière de considérer l'état hallucinatoire. « Rien n'est plus ordinaire, dit cet écrivain, dans l'hospice, que les visions nocturnes et diurnes qu'éprouvent certaines femmes attaquées de la mélancolie religieuse. Une d'entre elles croit voir, pendant la nuit, la sainte Vierge descendre dans sa loge, sous la forme de langue de feu. Elle demande qu'on y construise un autel pour rece-

(l) Traité médico-philosophique, 21 éclit., p. 107.


voir dignement la souveraine des cieux, qui vient pour s'entretenir avec elle et la consoler dans ses peines. )^

Bien évidemment, ici, il ne s'agit pas seulement d'impressions sensoriales. L'acte intellectuel tout entier est, pour ainsi dire, intéressé et prend part à la scène. Il y a échange de pensées de raisonne- ment de l'hallucinée avec un être imaginaire. Ces pensées se rapportent à la situation d'esprit où elle se trouve; elle est affligée et ce sont des consola- tions que la sainte Vierge lui apporte. Ici donc, dans ce fait si brièvement raconté, ne trouvons-nous pas l'imagination délirante disposant à son gré des perceptions, du jugement, des affections?

L'état de rêve est-il autre chose?

§ II. — ESQUIROL.

Pinel avait élevé, dans son Traité philosophique j, le monument impérissable de la classification des maladies mentales. Mais ce bel édifice , assis sur les solides fondements de l'observation, et dont les lignes architecturales ont tout à la fois tant de grandeur et de simplicité, était loin d'être complet dans toutes ses parties. Une foule de détails avaient été omis. Des travaux importants, nécessaires, res- taient à exécuter et réclamaient un nouvel archi- tecte dont le génie sut comprendre celui de Pinel, se substituer à lui dans beaucoup de cas, et com- pléter son œuvre.


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Cette lâche était réservée à Etienne Ësquirol. Se plaçant au même point de vue que son maître, adoptant^ sauf quelques restrictions, les grandes divisions tracées par lui, doué d'un génie plus in- vestigateur peut-être, et se plaisant davantage dans les détails , Ësquirol ne fut pas toujours rigoureu- sement fidèle à la marche qu'il déclare s'être tra- cée, dès le début de son livre , et manqua, heureu- sement selon nous, à la résolution qu'il disait avoir prise, à l'exemple de son illustre prédécesseur, de ne s'écarter jamais de la simple et sévère observa- lion des caractères distinctifs des maladies et de leurs signes extérieurs,

11 osa faire de fréquentes et heureuses excursions dans le domaine de la psychologie.

En présence des faits nombreux que sa perspica- cité, sa profonde connaissance de l'homme moral , lui faisaient si facilement envisager sous toutes leurs faces , l'observateur n'a pas toujours résisté à la tentation de se rendre compte de ces phénomènes que Pinel avait signalés, sans chercher même à soulever un coin du voile qui cache leur nature psychologique. Disons aussi qu'Esquirol se trouva placé dans les circonstances les plus favorables pour juger et approfondir ce côté de la pathologie de l'homme. Dès le début de sa carrière, il avait fondé un établissement pour le traitement des ma- ladies mentales. Dans cet établissement se trou- vaient réunis des malades appartenant aux premiè- res classes de la société, et dont l'instruction et


— 364 — I éducation morale avaient eu tout le développe- ment possible. C'était là un champ nouveau d'obser- vation, qui offrait à l'homme de l'art une riche mois- son de détails psychologiques , de renseignements, de faits d'observation intime que l'on chercherait en vain dans les nombreuses réunions d'aliénés qui d'ordinaire peuplent les hospices. Tous les méde- cins d'aliénés savent quil y a infiniment plus à ap- prendre avec les malades dont l'éducation a été soignée qu'avec ceux dont l'intelligence est restée inculte. Je ne craindrais pas d'avancer même que l'étude, la connaissance exacte des maladies men- tales ne saurait être puisée qu'à cette source. Il s'agit ici du désordre des fonctions intellectuelles. L'exercice, l'activité de ses fonctions, diffère im- mensément suivant les individus. Une partie seu- lement des troubles de l'esprit est appréciable par l'observation ordinaire ou extérieure. Leur méca- nisme nous demeurera inconnu tant que les mala- des eux-mêmes ne nous auront pas initié à ce qui se passe au fond de leur âme ; et ceux-là seulement en sont capables qui, par une instruction solide et philosophique, auront été mis à même de se rendre compte, du moins jusqu'à un certain point, du jeu des facultés mentales, de décomposer et d'analyser leur action.

Esquirol sut mettre à profit la position dans la- quelle il se trouvait, et presque toutes ses études psychologiques sur l'aliénation mentale ont été faites sur des malades de son établissement. Que


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Ton me permette de jeter un coup d'œil rapide sur les principaux résultats qu'il a obtenus, et de voir jusqu'à quel point ils confirment ceux qui nous sont propres.

Partisan des doctrines philosophiques du célèbre Laromiguière, dont il était l'ami, Esquirol a voulu faire l'application de ses doctrines aux troubles des facultés mentales. Laissant à Y attention le rôle sou- verain que lui avait assigné le professeur du collège de France, il admit que cette faculté était essen- tiellement lésée dans la folie , et que « toutes les lésions de l'entendement pouvaient être ramenées à celle de l'attention. »

Dans la manie, emportée, distraite par des im- pressions fugitives et nombreuses, l'attention est incapable de s'arrêter suffisamment sur aucune idée.

L'affaiblissement des organes produit un résultat semblable chez les déme^its.

Enfin, sa concentration exclusive sur une ou plu- sieurs idées, dans le délire partiel , est la cause des convictions délirantes ou idées fixes.

Je ne rappellerai pas ce que j'ai dit de l'état maniaque. J'ai fait voir qu'il pouvait être regardé comme type de la modification primordiale.

On doit s'étonner qu'Esquirol , qui a si admira- blement décrit cet état, n'en ait pas constaté l'exis- tence dans les autres phénomènes principaux du délire, les convictions délirantes (délire partiel), les illusions et les hallucinations.


~ âG6 —

Suivant lui, en effet, si l'attention est lésée, dans la monomanie, c'est d'une manière diamétra- lement opposée à ce qui a lieu dans le délire ma- niaque. Mais, fixité des idées, concentration de l'attention, ce sont là des phénomènes secondaires qui se rattachent à une lésion primitive, toujours la même, et qui n'est autre que l'excitation intel- lectuelle. De ces deux ordres de symptômes ou ac- cidents psychologiques , Esquirol n'a reconnu que les premiers, qui, en effet, finissent par prédominer chez les monomaniaques ; les autres lui ont complè- tement échappé. Aussi déclare-t-il positivement qu'il regarde les divers genres de vésanie « comme trop distincts pour pouvoir jamais être confondus. >?

Quant à Videntité psychique dans laquelle nous croyons qu'il faut confondre la folie et l'état de rêve , Esquirol fait si fréquemment allusion aux nombreuses analogies qui s'observent entre ces deux états , il a si souvent recours à l'un pour expliquer l'autre, que nous nous croirions presque le droit de nous appuyer de son autorité , et d'invoquer en notre faveur ses doutes, ses soupçons, comme des affirmations positives. C'est ainsi qu'il se plaît à ré- péter avec les lypémaniaques, qui, dit-il, « sont hors de la raison, parce qu'ils perçoivent mal les impres- sions, » qu'un abîme les sépare du monde exté- rieur. — J'entends, disait un de ces malades, je vois; mais je n'entends pas, je ne vois pas comme autre- fois; les objets ne viennent pas à moi ; ils ne s'iden- tifient pas avec mon être; un nuage épais, un voile


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cliaiige la teinle et l'aspect des corps; les corps les mieux polis me paraissent hérissés d'aspérités, etc. « Dans les hallucinations, dit-il ailleurs, il n'y a ni sensation, ni perception, pas plus que dans les rêves et le somnambulisme, puisque les objets extérieurs n'agissent plus sur les sens. — Celui qui est en délire, celui qui rêve, ne pouvant commander à son attention, ne peut la diriger, ni la détourner de ces objets fantastiques ; il reste livré à ses hallucinations,

à ses rêves Il rêve tout éveillé. Chez

celui qui rêve, les idées de là veille se continuent pendant le sommeil; tandis que celui qui est dans le délire achève, pour ainsi dire, son rêve, quoique tout éveillé. Les rêves, comme les hallucinations, reproduisent toujours des sensations, des idées an- ciennes. Comme dans le rêve , la série des images est quelquefois régulière; plus souvent, les images et les idées se reproduisent dans la plus grande confusion et offrent les associations les plus étran- ges. Comme dans le rêve, ceux qui ont des hallu- cinations ont quelquefois la conscience qu'ils sont dans le délire, sans pouvoir en dégager leur es- prit On observe, chez les hallu- cinés, une sorte ^aparté, comme chez les hommes les plus raisonnables , qui sont absorbés par quel- que profonde méditation. »

Illusions, — Si l'on se rappelle ce que nous avons dit des illusions provoquées par le hachisch ; on concevra que nous ne partagions pas l'opinion d'Es- quirol., qui pense que, « dans les illusions , la sen-


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sibiliié des extrémités nerveuses est altérée, est exaltée, affaiblie ou pervertie. »

Selon nous , il n'y a désordre que dans l'enten- dement , et ce désordre est amené à l'occasion de l'exercice de la sensibilité ou de Faction des sens spéciaux.

Je n'ai point d'exception à faire pour les cas si curieux et en apparence si inexplicables, rapportés par Reil et Esquirol (i).

Que l'action des sens soit irrégulière, il n'importe; il n'y a erreur, méprise, en un mot, illusion, que par le désordre de l'entendement qui n'est plus en état de juger, d'apprécier le produit des sens. On

(4) « Une dame aliénée avait des accès d'agitation et même de fureur. La femme de chambre de cette dame, voulant un jour con- tenir la malade , posa la main sur ses yeux ; aussitôt la malade , revenue à elle, fut parfaitement calme, en disant qu'elle ne voyait plus rien. » (Reil.)

« J'ai donné des soins, dit Esquirol, à un jeune militaire allié à la famille de Bonaparte. Après beaucoup d'écarts de régime et des mécomptes de fortune , il devint maniaque , et me fut confié. Il voyait dans toutes les personnes qui l'entouraient des membres de la famille impériale ; il s'irritait et s'emportait dès qu'il voyait les domestiques remplir quelque devoir servile ; il se prosternait aux pieds de l'un d'eux, qu'il prenait pour l'empereur; il deman- dait grâce et protection. Je m'avisai un jour de lui bander les yeux avec un mouchoir ; dès ce moment , le malade fut calme et tran- quille, et parla raisonnablement lui-même de ses illusions. J'ai ré- pété plusieurs fois la même expérience avec le même succès. Une fois entre autres, j'ai conservé pendant douze heures le bandeau sur les yeux du malade, qui n'a point déraisonné pendant tout ce temps ; mais, aussitôt qu'il put voir, le délire recommença. »


— 369 — n'a pas d'illusion (dans le sens pathologique de ce mot) , parce qu'une affection des yeux ou des or- ganes de l'audition défigurera les images et les sons, mais on aura véritablement une illusion alors que, par suite du trouble intellectuel , on portera un jugement erroné.

L'excitation maniaque n'est pas toujours et essen- tiellement du délire, c'est-à-dire, n'implique ni incohérence des idées , ni convictions délirantes. Assurément il y a modification intellectuelle, et cette modification, on peut même la regarder comme une véritable période d'incubalion , mais ce n'est pas encore la maladie déclarée , ce n'est pas du délire.

Cependant , qu'on ne l'oublie pas , sous le coup de cette incubation , de cette influence morbide dont les symptômes ne sont pas encore de la dérai- son, l'intelligence peut tout-à-coup tomber dans le désordre le plus complet , et cela , pour la cause la plus futile, la plus insignifiante.

C'est le cas dont il s'agit. Ici c'est l'action des sens ou de l'un des sens spéciaux qui est la cause déterminante du délire ; c'est l'étincelle qui met le feu aux poudres. Il y a réaction de l'effet sur la cause, et par suite , accroissement de l'intensité de cette dernière. L'excitation maniaque est cause de l'illusion, et l'illusion, réagissant sur l'entendement, portejusqu'au délire furieux celte simple excitation.

Ainsi il arrive dans la modification mentale pro- duite par le hachisch, Tant que les sens ne sont

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impressionnés par aucun objet, au moins d'une manière particulière, le trouble de l'entendement se borne à la mobilité , à la rapidité parfois excessive des idées et des conceptions. Qu'une impression quelconque vienne jeter sur cet incendie encore mal allumé une illusion , cette illusion deviendra le point de départ d'idées extravagantes, de fausses convictions , de folles joies ou de craintes exagérées. C'est le cas où je me suis trouvé, lorsque, la bougie qui éclairait ma chambre venant à se multiplier et à se transformer en cierges funéraires , j eus , un instant , la pensée que j'avais cessé de vivre et que déjà on faisait les apprêts de mon enterrement. On emporta la bougie, l'illusion disparut, et, avec elle, la terreur qui commençait à s'emparer de moi. Je ferai encore une remarque concernant les il- lusions parmi lesquelles ont été compris certains faits pathologiques qui, selon nous, leur sont étran- gers.

Si l'observation intérieure ne nous trompe pas , l'illusion ne diffère de l'hallucination qu'en tant qu'elle est provoquée par une impression senso- riale. L'imagination meta la place de la sensation causée par les sens de la vue ou de l'ouïe une autre sensation purement intérieure , née dans le senso- rium commune à l'occasion de la sensation réelle et normale.

Cela est vrai pour les deux sens que je viens de nommer , sens intellectuels par excellence , car ce sont ceux qui fournissent à l'intellect les notions les


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plus étendues et le plus complexes. Mais je n ose- rais affirmer qu'il en soit ainsi des sens du goût, de l'odorat et du toucher.

Ces sens sont frécfuemment modifiés chez les alié- nés , surtout au début de la maladie. Cette modi, fication peut donner lieu à des idées, à des convic- tions extravagantes. Le mauvais goût qui provient de l'état saburral de la langue peut faire croire à un malade qu'on a mis du poison dans ses aliments; cet autre peut prendre pour des gaz pestilentiels les mauvaises odeurs répandues dans l'air, s'em- porter contre les misérables qui en veulent à ses

jours, etc Ce sont là des idées absurdes, des

convictions non fondées qu'une impression senso- riale a fait naître; mais je n'y vois pas d'illusion. L'acte sensorial n'avait rien d'irrégulier ; il ne pou- vait être autrement qu'il n'a été en vertu des lois de l'organisme. L'intellect seul est en défaut, il a conclu illogiquement.

Ces réflexions trouvent une juste application aux phénomènes morbides rangés par les auteurs, après Esquirol , parmi les illusions internes,

— ^Un général, en proie à des douleurs de dents, accuse le soleil d'en être la cause et menace d'aller l'exterminer avec sa division; éprouve-t-il des dou- leurs dans le genou , il croit qu'un voleur s'est logé là et il le frappe du poing en s'écriant : «Coquin, tu ne t'en iras pas ! » — Rongée par un affreux cancer de l'estomac, une malheureuse femme assure qu'elle a des chiens dans le ventre et qu'elle les entend


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aboyer. — Une jeune dame, que j'ai beaucoup con- nue à Charenlon, tourmentée par de vifs besoins erotiques, s'imagine que des hommes, des singes même, viennent coucher avec elle toutes les nuits et répuisent par leurs emportements lubriques. — Je n'y puis voir que de faux jugements portés à l'oc- casion de sensations internes positives et vraies , et qui sont si bien indépendantes des erreurs du juge- ment qu'il n'est pas rare de voir ces erreurs se mo- difier ;, changer de caractère comme cela arrive chez les hypochondriaques , principalement, qui se for- ment tour à tour les convictions les plus opposées.

Ainsi que je l'ai fait remarquer plus haut, il est des cas j cependant , où la sensibilité interne subit une telle modification qu'on pourrait dire à bon droit qu'elle est illusionnée , qu'il y a véritablement illusion.

Il y a de véritables illusions de la sensibilité gé- nérale; les seules dignes de cette dénomination, car , par ce mot, on prétend , sans doute , désigner une maladie , une lésion^ et cette lésion ne saurait résider ailleurs que dans la fonction même à la- quelle on l'applique.

On entend certains malades accuser des modifi- cations étranges de la sensibilité générale. J'ai parlé d'une jeune personne actuellement dans notre éta- blissement d'Ivry , qui assure que sa tête, sa figure sont horriblement gonflées, que son dos a tourné et qu'elle est toute contrefaite. — Un jeune homme qui , par moments , apprécie assez bien sa maladie^


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me disait l'autre jour qu'il éprouvait une sensation fort singulière : il lui semblait que son cerveau cou- lait dans ses talons. — Jugeant les sensations d'au- irui par ce que j'ai éprouvé moi-même , je ne sau- rais douler que ces sensations ne soient telles, en elTet , que les malades le disent. La sensibilité est donc positivement lésée ; c'est-à-dire que, dans ces cas singuliers , l'impression qui arrive au sen- sorium commun , est essentiellement fausse eu égard à ce qui se passe réellement dans les organes ; elle est telle qu'une erreur invincible, une idée fausse relativement à l'état réel des organes d'où elle part et rayonne vers les centres nerveux, en est le ré- sultat nécessaire; nul moyen, nul pouvoir intel- lectuel de jugement ou de réflexion ne peut rectifier cette erreur.

§ III. — M. Leuret.

Dans ses F ragynents psychologiques, M. le docteur Leuret combat l'opinion des auteurs qui ont attri- bué le phénomène des hallucinations soit à la mé- moire, soit à l'imagination. A l'exemple de son maî- tre Esquirol, il en fait un phénomène purement cérébral, une véritable sensation produite sans la présence d'un corps extérieur impressionnant l'un ou l'autre des sens spéciaux ou tous à la fois. Dans l'hallucination, il y a, pour me servir des expressions de M. Leuret, « un élément nouveau arrivé dans l'esprit de riialluciné, un élément étranger aux au- tres hommes, »


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Celte manière de voir est celle d'Esquirol. Si je l'ai rappelée, c'est uniquement à cause des consé-- quences que l'auteur s'est cru le droit d'en tirer et que nous ne saurions admettre.

Selon M. Leuret, l'élément hallucination ne peut constituer à lui seul la folie ; car on le retrouve chez des individus qui l'apprécient et le jugent sainement. 11 ne saurait y avoir de dissidence sur ce point. Mais M. Leuret ajoute : Faites entrer ces mêmes faits (les hallucinations) dans la tête d'un homme grossier et ignorant, et essayez de le dissuader, il croira plutôt ce qu'il a entendu et vu, que ce que vous lui jlirez : Usera fou: donc la folie peut dépendre uni- quement de la condition intellectuelle (d'ailleurs normale), où se trouvera un individu; car le môme phénomène, l'hallucination, qui entraîne la folie chez un homme simple et ignorant, laissera intacte la raison d'un homme instruit.

On voit de suite où peut conduire une semblable théorie : à admettre que la folie la mieux caractéri- sée peut n'être, en réalité, dans sa nature psycholo- i;ique, qu'une simple erreur, un jugement faux re- lativement, mais vrai en lui-môme, et provenant uniquement, au moins dans certains cas, d'un défaut (rinstruclion.

Ainsi se trouve reproduite la théorie de la folie morale , de la folie sans lésion organique et de son traitement par des moyens moraux, les mômes que ceux que l'on emploie pour redresser l'erreur des uens raisonnables.


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Nous ne saurions partager l'opinion de M. Leuret. Qu'un individu, quel qu'il soit, croie aux hallucina- tions dont il est poursuivi, c'est là un fait de patho- logie mentale dont il faut chercher l'origine ailleurs que dans son ignorance ou son incapacité d'appré- cier le phénomène auquel son esprit était jusqu'a- lors resté étranger. Parce que l'homme, dont parle M. Leuret « se confiera plutôt dans sa sensation que dans la parole des autres, »il ne sera pas fou, au moins tant qu'on voudra conserver à cette expres- sion son acception ordinaire. En efîet, ayant gardé son jugement et son libre arbitre, pourquoi ne croi- rait-il pas ceux qui, avec l'autorité de la science et de l'instruction, viendront lui dire que le bruit, les voix qu'il a entendus sont un phénomène maladif, semblable à ceux des rêves ou du délire? Au moins ne pouvez-vous nier que cela ne soit possible et qu'on ne puisse espérer de lui inculquer les mêmes idées saines que vous devez, vous, à votre instruc- tion. Dès lors cet homme n'est pas fou ; car qui dit folie^ dit irrésistibilité, nécessité dans les actes in- tellectuels ; un fou croit parce qu'il croit, de même qu'il a peur parce qu'il a peur : il n'y a pas d'autre raison à donner des actes de folie que leur fait même. Avec un degré de fièvre de plus, M. Leuret ne peut nier qu'il n'eût cru lui-même à l'halluci- nation qu'il éprouva un jour, malgré ses connais- sances en chimie; il n'aurait point ajouté foi à ce qu'on lui disait pour le tranquilliser.

En second lieu, qu'importe que le savant dont


M. Leuret rapporte l'histoire d'après Bonnet, ap- précie les fausses sensations dont il est le jouet? Ne se renconlre-t-il pas dans nos maisons de santé des hommes instruits qui sont complètement , in- curablement dupes de leurs hallucinations? Et ce- pendant leur instruction suffirait au centuple pour leur dessiller les yeux , pour les mettre en état de juger sainement les sensations dont on s'efforce de leur démontrer la fausseté.

Par contre, ne voyons-nous pas tous les jours dans nos hospices les plus simples, les plus gros- siers des hommes, avoir une conscience parfaite de leurs hallucinations, alors même que ce phénomène étrange est le plus compliqué , se présente sous les apparences de vérité les plus spécieuses, les plus faites pour forcer leur conviction?

S** il arrive souvent que des hallucinés, dans le cours de leur maladie, soient, à diverses reprises, tantôt en état , tantôt hors d'état d'apprécier leurs fausses sensations. M. Leuret n'a-t-il jamais entendu des hallucinés lui dire : Maintenant, dans ce moment de calme , j'entends très bien les voix , mais je ne m'en inquiète nullement ; je les prends pour ce qu'elles sont et pour ce qu'elles valent; mais peut-être demain, peut-être ce soir , je ne le pourrai plus, je serai entraîné, je croirai ce qu'elles me diront ; alors je ne sais ce qui se passe en moi , je ne sais ce que j'éprouve.

4" Si la théorie que nous combattons était vraie, rien ne serait plus facile que de guérir un hallu-


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ciné. Pourvu que le malade ne soit pas un idioU par une foule de raisonnements convaincants, vous lui ferez bientôt sentir que ces sensations aux- quelles il ajoute foi, ne sont autres qu'un phéno- mène morbide, un fait nouveau arrivé dans leur esprit. Vous lui diriez : je ne conteste pas que vous entendiez , que vous voyiez ce que vous dites voir et entendre ; mais, en retour , accordez-moi que cela se passe d'une manière inaccoutumée, qu'il y a là autre chose qu'une sensation ordinaire ; atten- dez patiemment, que ce trouble de votre esprit, cette espèce de névralgie intellectuelle se dissipe, mais n'en soyez pas volontairement dupe , et sur- tout ne réglez pas vos actions en conséquence

Et cependant pourrait-on citer un seul fait d'hallu- cination guérie par le raisonnement ? Que si vous échouez à rencontre de gens sans éducation , d'un esprit peu cultivé, du moins réussirez-vous lors- que vous vous adresserez à des hommes instruits , versés dans les choses psychologiques, à des philo- sophes, par exemple, à des médecins?... Pas da- vantage, et cela par la même raison qui a fait qu'ils ont cru à leurs sensations imaginaires avec le même abandon, le même entraînement, disons mieux, la môme fatalité qu'un homme ignorant et dépourvu de toutes lumières.

Au reste, il n'y a rien ici d'exceptionnel ; il en est des fausses sensations comme des idées fixes , des convictions erronées. Or , ne rencontre-t-on pas ces idées , ces convictions les plus extravagan-


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tes, les plus niaises, chez des individus dont les facultés intellectuelles sont d'ailleurs extrêmement distinguées? Par exemple, cet homme d'un esprit si supérieur, qui se croit le maître du monde, qui possède toutes les richesses do la terre, dont la raison pourtant n'est lésée que sur ce seul point, pourquoi, si, comme vous le dites, il est tout simple- ment dans Terreur, ne se sert-il pas de sa raison, dont il fait d'ailleurs si bon usage , pour redresser cette erreur? Pourquoi certains malades vont-ils même jusqu'à répondre à ceux qui cherchent à les détromper : « Ce que vous me dites est très sensé, je le sens , mais je ne puis vous croire ; je n'en persiste pas moins dans mes idées? »

Dans votre hypothèse, il ne saurait y avoir de délire partiel ; toute monomanie seraitune chimère, une impossibilité; car la plupart de ceux qui en sont atteints ont cent fois plus d'esprit et de juge- ment qu'il n'en faudrait pour redresser leurs idées fixes si elles n'étaient que des erreurs.

Il y a donc, chez l'halluciné;, autre chose que ce que vous dites ; il y a plus qu'un fait nouveau dans l'esprit, fait qui serait bien ou mal apprécié, sui- vant les conditions d'intelligence de chaque indi- vidu. Il y a, outre le phénomène nouveau, un autre fait morbide psycho-cérébral primitif, qui est l'o- rigine nécessaire de ce même phénomène, et en même temps de la foi irrésistible qui s'y attache, contre lequel tout raisonnement doit échouer, parce «ju'il est en dehors du libre arbitre, de la raison


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et du sens commun. C'est ce môme fait qui se ré- vèle obscurément à l'individu qui, au début d'un accès de manie, s'aperçoit qu'il prononce des mots sans suite, des phrases décousues, qui, en expri- mant de vives terreurs, des craintes d'empoisonne- ment, d'assassinat, sent au fond de son âme que ces terreurs et ces craintes sont absurdes et chimé- riques; c'est ce même fait qui change et modifie toutes les conditions de l'intelligence, arrache l'in- dividu à lui-même, comme il brise tous les rap- ports avec les personnes et les choses qui l'environ- nent. Est-il besoin de nommer le fait primordial?

§ IV. — M. LÊLUT.

M. le docteur Lélut dit en parlant du mélanco- lique: « Ses sentiments, ses idées se transforment en véritables sensations externes, aussi distinctes, je dirai presque aussi physiques que les objets eux- mêmes. C'est la pensée qui semble se matérialiser, qui devient une image visuelle, un son, une odeur, une saveur, une sensation tactile; ce sont des hal- lucinations. »

Une première remarque sur ces paroles du sa- vant psychologiste que nous venons de citer. En s'exprimant ainsi , l'état de rêve n'était assurément pas dans sa pensée, et pourtant, ses paroles sont telles , qu'il faut de toute nécessité en faire appli- cation à cet état, ou bien elles sont dépourvues de sens , môme dans leur acception métaphorique. Quoi qu'il en soit, tout on méconnaissant la nature


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réelle de l'étal hallucinatoire, M. le docteur Lélull'a défini beaucoup plus exactement qu'on ne l'avait fait avant lui. Il s'est approché de la vérité aussi près qu'il pouvait le faire, n'étant pas guidé par l'observation intérieure.

Tous les auteurs ont signalé le rapport qui exis- tait généralement entre les pensées, les sentiments affectifs habituels aux malades et leurs hallucina- tions. M. Lélut a cru voir, dans un certain ordre d'hallucinations, la transformation de la pensée elle- même, c'est-à-dire de l'acte cérébral le plus relevé, et qui semble le plus dégagé de la matière.

C'était appeler l'attention sur un côté, jusque là inaperçu, du phénomène des hallucinations, mais en usant d'expressions qui prouvent que la nature psychique de ce phénomène était méconnue. Il nexiste d'autre transformation de la pensée que celle qui a lieu dans l'état de rêve, qui est, à pro- prement parler, une transformation de l'ensemble des fonctions intellectuelles. Pris dans un autre sens , le mot transformation porte complètement à faux. En efïet , comment admettre que les voix , les mots, les phrases, les discours qu'entend l'hallu- ciné ne sont que sa pensée transformée, c'est-à-dire revêtue de sons , parlée haut , appréciable à lui seul, comme le seraient des sons venus du dehors, si ces voix , en lui apprenant des choses qu'il ignore, en résolvant affirmativement ou négative- ment des questions sur lesquelles lui-même ne saurait se prononcer, et enfin en l'entretenant de choses auxquelles il ne pensait pas ^ semblent ex-


primer la pensée d'êtres étrangers à lui? M. X..., par exemple, dont nous avons parlé, pag. loG, doute si ses ennemis lui susciteront un procès, et une voix lui fait entendre ces propres mots : « Tu auras un procès. » — M. Lélut dit à un ma- lade « qu'il s'occupe des moyens de le délivrer des importuns qui le tourmentent. » Le malade a toute confiance; que lui disent ses voix, cependant? « Qu'il aura beau faire, qu'il ne viendra pas à bout de son dessein , qu'il faudra qu'il vienne se ranger à l'obéissance du diable. »

Évidemment, dans ces deux cas , l'hallucination est dans le sens des préoccupations habituelles des malades ; elle exprime , mais elle ne traduit pas leur pensée, pour ainsi dire, mot à mot, liiléraîe- ment, comme l'impliquerait le mot transformation ; ils doutent , et les voix prononcent! Tel lypéma- niaque se croit en butte à des persécutions; on le menace, on l'injurie , on lui reproche des méfaits, des crimes qu'il n'a pas commis, dont il n'a jamais eu la pensée; on le pousse au désespoir, au suicide, au meurtre d'autrui, etc., et ces menaces, ces re- proches, ces homicides conseils, il n'en est pas comme de ces pensées vagues, passagères, qui se jouent dans un esprit inattentif; non, tout cela es! précis, distinct, a un sens parfaitement déterminé, est nettement formulé : « Tu seras pendu , tu es un scélérat, tue-toi, tue cet autre, ou il te tuera, etc.. »

On ne saurait le méconnaître, il y a autre chose ici que la pensée transformée ou parlée haut, car


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alors, il faudrait que les signes sensibles dont elle se revêt , que les sons . les perceptions auditives fussent calqués rigoureusement, et, comme nous l'avons déjà dit, mot pour mot, phrase pour phrase, sur cette pensée même.

M. Baillarger, dans un mémoire intitulé : Frag- ments pour servir à l'histoire des hallucinations , en adoptant l'opinion de M. Lélut, l'appuie de nou- velles observations.

Il est des cas, fort rares , à la vérité, où l'hallu- cination auditive paraît être la reproduction exacte de la pensée; mais il ne faut pas perdre de vue que cette pensée , transformée en sensation , est étran- gère à la personnalité de l'individu, échappe à sa conscience , à son sens intime ; aussi est-elle rap- portée par lui à un autre être que lui-même; et alors, il n'y a pas seulement transformation , il y ^^^ véritablement aliénation de la pensée.

De toute nécessité, il faut rattacher cette pensée transformée , qui n'a plus conscience d'elle-même, ne se connaît plus, ne se sait plus en vertu des nou- velles conditions psycho-cérébrales dans lesquelles elle s'est développée, il faut la rattacher, dis-je, comme tous les autres modes d'action du cerveau, à une autre existence intellectuelle., à une autre vie morale, vie tout intérieure, toute de souvenirs, toute d'imagination, vie du rêve enfin, qui est aussi celle de la folie.

Nous avons déjà fait cette remarque : l'état hal lucinatoire n'est pas seulement, comme on Ta dit^


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un fait anormal de la hcnlié perceptive. Il comprend l'intelligence tout entière réfléchissant, compre- nant, jugeant, exprimant ses craintes, ses désirs, ses espérances, son désespoir, n'ayant plus con- science de ses propres actes, privée de son moi, se dédoublant, pour ainsi dire, de telle sorte, qu'une partie d'elle-même puisse entrer en relation d'i- dées, en conversation avec l'autre partie.

Admettez l'identité psychologique de la folie et de l'état de rêve, et vous admirerez la facilité avec la- quelle l'état hallucinatoire, envisagé dans toutes ses formes, sous toutes ses faces, dans ses plus minimes détails, s'explique et se comprend; combien, en- core dans ce cas-ci, est juste celte locution vulgaire : « C'est un fou; il ^des visions; il prend ses rêves pour des réalités ! » H n'est pas de rêve dans lequel ne se retrouvent tous les phénomènes de l'état hal- lucinatoire.

En état de rêve, quoi de plus commun que d'en- tendre les conversations d'êtres imaginaires, de causer avec eux, le plus souvent des sujets qui nous ont préoccupé pendant la veille, souvent aussi de sujets indifi'érents qui se relient entre eux, à notre insu, par les lois ordinaires de l'association des idées, lois qui, comme on sait, se fondent sur des affinités, des analogies, de temps, de lieu, etc. ? Comme dans le délire, que nous ayons, ou non, con- science de l'état dans lequel nous nous trouvons, la présence de nos interlocuteurs est un fait réel, po- sitif, disons le mot, matériel. C'est bien leur pen-


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Ainsi donc, on peut dire que la théorie, fondée sur l'observation extérieure même la plus avancée qui ait été formulée jusqu'à ce jour, confirme le fait qui nous est révélé par l'observation intime, en ce sens que toute explication du phénomène des hal- lucinations échoue, si elle ne s'appuie sur l'identité de ce phénomène avec l'état de rêve.

§ V. — M. Baillarger.

De même que certaines idées, avant de revêtir des caractères de fixité, avaient préexisté dans le cerveau des individus que le délire a frappés plus tard ; de même que certaines impulsions maladives sont les mêmes, à l'irrésistibilité près, que celles qui se faisaient sentir pendant l'état sain; ainsi, « une sensation vive, antérieure, peut se reproduire spon- tanément et toujours la même , formant ainsi une hallucination isolée et d'une nature particulière. » Après avoir été produite par une cause extérieure, réelle, la sensation se reproduit spontanément, c'est-à-dire en dehors de Faction de la cause primi- tive; le fait sensorial a été transformé en fait pure- ment cérébral. Cette proposition a été développée par M. Baillarger, dans un mémoire dontnous avons déjà eu occasion de parler, et appuyée de faits in- téressants.


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Nous nous proposons d'examiner ces faits au point de vue de l'opinion que nous avons émise relative- ment à la cause immédiate et primordiale des hal- lucinations en général.

Nous avons dit que, antérieurement à tout phé- nomène d'aliénation mentale, il existait une modifi- cation psycho-cérébrale qui les engendrait tous et sans laquelle ils ne pouvaient se développer. Cette modification se retrouve encore (il nous sera facile de le démontrer), alors même que le phénomène hallucinatoire, réduit, pour ainsi dire,àsa plus sim- ple expression, a n'est que la sensation répétée, re- produite spontanément. »

Il ne saurait y avoir hallucination, c'est-à-dire transformation d'une impression extérieure en sen- sation intra-cérébrale, par cela seul que cette im- pression aura été vive, saisissante comme toutes celles dont il est question dans les faits relatés par M. Baillarger. La vivacité de l'impression a eu pour résultat immédiat de déterminer le fait primordial, lequel à son tour, d'effet devenant cause, a trans- formé l'impression reçue par l'intermédiaire des sens en sensation intérieure.

En effet, étudions ces sensations qui devien nent des hallucinations, analysons-les: nous nous apercevrons tout d'abord qu'elles doivent ieur énergie à des passions vives, perturbatrices, à de violentes émotions; la terreur a toujours joué un rôle dans les cas auxquels nous faisons allusion. Au reste on peut dire, en thèse générale, qu'au point

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de vue moral, les sensations de l'ouïe et de la vue sont indifférentes en elles-mêmes; elles n'im- pressionnent, elles n'émeuvent qu'en vertu dés idées qu'elles s'associent et des passions qu'elles soulèvent.

Or , nous avons suffisamment établi , dans les pages qui précèdent, que le résultat immédiat des émotions brusques, instantanées, était, dans beau- coup de cas, ou du moins pouvait être un ébran- lement, une secousse plus ou moins durables de l'organe de la pensée, un état de stupeur dont le passage rapide laissait à peine de traces dans la conscience , et enfin la dissociation et l'incohé- rence absolue des idées.

La confirmation pratique de ce que nous avan- çons, nous ne voulons pas la chercher ailleurs que dans les faits mêmes que contient le mémoire de notre collègue, où nous retrouverons toujours le fait primordial , soit isolé , soit dépendant de vives émotions causées par une impression sensoriale. La malade qui fait le sujet de la première obser- vation avait déjà eu quatre accès d'aliénation men- tale; elle avait, depuis quelques années, contracté l'habitude le l'ivresse, et enfin elle était restée quelques jours plongée dans un état de stupeur, lorsqu'elle éprouva des hallucinations (i).

(1) En traversant une rue du faubourg Saint-Antoine, elle reçoit sur la tête un pot à fleurs tombé d'une croisée. Après quel- ques jours de stupeur, elle s'imagine par moments être atteinte du même accident. « La douleur lui arrache un cri, et à peine elle a


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Ces antécédents établissent une triste prédispo- sition aux hallucinations qui, comme on sait, ne sont, le plus souvent, qu'un incident, un épiphé- nomène du trouble intellectuel. 11 existait donc , indépendamment de l'ébranlement du cerveau produit par la chute du pot à fleurs, long-temps avant que le symptôme se manifestât, une cause latente et primordiale. L'accident n'a été que cause occasionnelle.

La deuxième observation est d'une grande va- leur dans la question qui nous occupe. « Dans l'une des émeutes qui ont ensanglanté Paris en i83i, la femme d'un ouvrier, enceinte de huit mois, cherchant à rentrer chez elle , voit son mari tomber mortellement frappé d'une balle. Un mois plus tard, elle accouche heureusement; mais le dixième jour après l'accouchement, le délire éclate. Dès le début, la malade entend le bruit du canon , des feux de peloton, le sifflement des balles. Elle se sauve dans la campagne, etc. »

Ainsi, à quelle époque voit-on se manifester les hallucinations? Est-ce au moment où la femme en question voit tomber son mari, où elle est abasour- die parle bruit du canon et le sifflement des balles qui viennent tuer son mari sous ses yeux? En ce moment terrible, les sensations sont à leur apogée d'intensité ; ce n'est pas alors cependant qu'elles

été frappée qu'elle entend bien distinctement le bruit du pot qui se brise on éclats sur le plancher. »


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sont changées en hallucinations : c'est quarante jours plus tard, alors que la vivacité des sensations a eu le temps de s'amoindrir considérablement.

Mais aussi , à cette époque, il était survenu une modification psycho- cérébrale que nous savons être éminemment favorable au développement des hallucinations; nous entendons parler du délire qu'amène le travail de l'accouchement, état mental qui, comme nous l'avons déjà dit, est l'expression la plus complète et absolue du fait primordial.

Nous pensons qu'il serait superflu d'analyser, avec le même détail, les autres faits consignés dans le mémoire de notre collègue de la Salpêtrière. Qu'il suffise de faire observer qu'ils présentent tous, plus ou moins, les circonstances psychologiques qui, ainsi que nous l'avons prouvé tant de fois, dé- veloppent la cause primitive , nécessaire, des phé- nomènes fondamentaux du délire, telles qu'un pro- fond saisissement, de l'effroi, ou tout simplement la modification intellectuelle particulière qui forme l'état intermédiaire à la veille et au sommeil.


TROISIEME PARTIE.


THÉRAPEUTIQUE.


TROISIEME PARTIE.

THÉRAPEUTIQUE.


§ P^ — Considérations générales.

Nous ne pouvons nous dispenser, en terminant ce travail, d'ajouter quelques considérations rela- tivement, 1° aux conséquences thérapeutiques qui dérivent des aperçus physiologiques que nous ve- nons d'exposer ; 2° aux ressources que peut offrir l'extrait du chanvre indien , à titre de médicament.

Nous nous sommes assuré qu'il n'existait aucun désordre des facultés morales qui ne dût son origine à une modification primordiale essentiellement la même dans tous les cas. C'est là un fait de patholo- gie mentale qu'on ne devra jamais perdre de vue, dans le traitement de la folie.

Il importe peu que les désordres de l'esprit soient


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plus ou moins profonds , comprennent un plus ou moins grand nombre de facultés , sous les formes variées à l'infini de la manie, de la monomanie, etc. ; nous savions déjà que ces différences portent exclusivement sur les signes extérieurs de la mala- die et n'ont aucun rapport avec son degré de gra- vité; nous savons, de plus, maintenant, qu'anté- rieurement à ces désordres , et comme point de dé- part, il existe une modification psycho-cérébrale une lésion dynamique de Torgane intellectuel , variable seulement dans son intensité.

Il faut en dire autant des différentes causes de la folie qui toutes n'arrivent à troubler l'esprit, à dé- terminer de lésion fonctionnelle , même la plus restreinte, la plus délimitée, sans bouleverser, d'abord, toute l'économie intellectuelle, soit d'une manière instantanée et qui tient de la commotion électrique , soit lente et graduée.

Une question pleine d'à-propos , au point de vue actuel , est celle relative à la nature de la lésion pri- mordiale. De quelque cause que provienne cette lésion , on ne saurait méconnaître ses caractères purement organiques. Que l'on ait bien présents à l'esprit les symptômes que nous lui avons assignés , d'après les données les plus claires et les plus pré- cises de l'observation intérieure; qui ne verrait dans cette désassociation rapide ou lente des idées, cette véritable dissolution de la pensée, des phé- nomènes liés essentiellement à un trouble organi- que quelconque? Que Ion ne redoute pas de s'é-


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claiierel do voir par soi-même. Avec un peu d'ex- Iraitde chanvre indien, on peut se donner un spec- tacle bien fait, assurément, pour intéresser. On assiste, pour ainsi dire, à la dissolution plus ou moins rapide de son être pensant ; on sent ses idées, toute son activité inlellectuelle emportées par le même tourbillonnement qui agite les molécules cé- rébrales soumises à l'action toxique du hachisch. Je doute que quiconque aura tenté cette épreuve et se sera , ainsi , placé momentanément dans la con- dition d'un aliéné, il lui vienne jamais à la pensée do croire qu'il peut se rencontrer tels cas où l'or- ganisme ne serait pour rien dans le trouble de l'in- telligence. D'instinct, par une sorte d'aperception intérieure, l'esprit tend à s'identifier avec les or- ganes, qu'on me passe le mot, à se matérialiser.

Que si, pénétrant au-delà des limites naturelles de l'observation intérieure , nous cherchons à nous faire une idée de l'espèce de lésion d'organe à la- quelle il faut rattacher le fait primordial de la désas- sociation des idées , tout nous porte à croire qu'elle résulte de quelque trouble, d'une modification quelconque de la circulation (i).

fl) On ne saurait révoquer en doute l'extrême importance du rôle que joue la circulation sanguine dans la production deâ phé- nomènes nerveux de tout ordre. « Aucun organe, dit M. Rochoux [Du ramollissement du cerveau et de sa curabilité), à l'exception du poumon , n'est traversé par autant de sang que le cerveau ; aucun n'en conserve aussi peu dans son tissu et n'est plus véritablement pxsangue que lui. Aussi ceux des anciens qui avaient entrevu celle


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C'est là, du moins, le phénomène palhologiquo le plus immédiatement appréciable, comme l'indi- quent les symptômes qui éclatent au début du dé- lire. Lorsque l'excitation se fait sentir, que Ton entend dans sa tête ce bruissement ou mieux ce bouillonnement qui coïncide avec les désordres de l'esprit, on ne saurait se défendre de ratta- cher tous ces phénomènes au trouble survenu dans la circulation. En outre, nous ne devons pas oublier que dans toutes les circonstances où nous avons vu se produire le fait primordial , il s'est rencontré des indices à peu près certains de quel- que désordre survenu dans le cours du sang, par

importante particularité la rangeaient-ils, à l'exemple de l'auteur du livre des glandes , parmi les organes à parenchyme humide. Évidemment, la circulation si abondante et si active dont il est in- cessamment le siège a pour but et pour résultat de produire cette excitation , sans laquelle les fonctions du système nerveux s'arrê- tent instantanément. Tout a donc été merveilleusement arrangé pour en assurer l'accompHssement. Les vaisseaux sanguins, d'au- tant plus nombreux que l'animal appartient à une classe plus élevée dans l'échelle*, déjà divisés en capillaires dans les méninges, et avant de pénétrer dans l'encéphale , s'y distribuent d'une façon très égale. Une portion de ceux qui traversent la substance corti- cale se croisent avec d'autres , venus de la substance médullaire , (ie manière à établir des courants en sens opposé , comme l'a très bien vu M. Guillot**. C'est ainsi que la circulation s'opère dans l'encéphale, avec une régularité dont aucun organe n'offre l'exem- ple. »

  • Guillol, Exfjosilion anal, de Vorgan. du centre neiveiix.
    • 0[). cil. — M. Guillot ne s'est pas borné à cette remarque ; il a en outre con-

sluté que , chez les idiots , les vaisseaux sanguins ilu cerveau sont beaucoup moins nombreux que chez les autres hommes.


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suite de raptus congestif, de coups ou de chutes sur latêle, d'hémorrliagies, d'évacuations sanguines liabituelles supprimées, de l'action de certains ex- citants nerveux tels que les alcooliques, le chanvre indien, l'opium, et en général tous les narcotiques , ou bien sous l'influence des causes morales, in- fluence qui, comme on sait, se révèle si énergique- ment, par l'accélération ou le ralentissement des battements du cœur , par des frissons, des chaleurs vers la tête, des éblouissements, des étourdisse- ments , des défaillances, etc., etc.

On a souvent agité et l'on agite encore tous les jours une question bien facile à résoudre , selon nous , et que pourtant on est parvenu à telle- ment embrouiller, qu'aujourd'hui elle est regardée comme à peu près insoluble. C'est que jusqu'ici on ne l'avait pas examinée du seul point de vue d'où on put Tapercevoir sous son véritable jour, l'observation intime.

La folie, comme toute autre maladie^ dépend- elle de lésions organiques, ou bien n'est-elle qu'un trouble purement fonctionnel de l'intelligence?.... Les partisans des lésions physiques, dans l'impos- sibilité absolue où ils se trouvent de montrer ces lésions, comme cela se pratique pour les dépôts tuberculeux dans la phthisie pulmonaire, le bour- souflement des glandes de Peyer et Brunner, dans la dothinentérie, etc., et s'en prenant à l'imper- fection de nos moyens d'investigation , ont recours au raisonnement pour établir l'existence de ces mêmes lésions : point de trouble fonctionnel sans


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lésion des organes chargés de ces fonctions. —C'est clair, c'est sans réplique ; mais que disent ceux qui n'admettent que des désordres fonctionnels? — Tant qu'on ne nous aura pas fait voir de lésion dans les organes, on nous permettra au moins de rester dans le doute. De plus , si Ton considère attentivement à quelle espèce de désordres fonctionnels on a af- faire; si l'on considère que dans bien des cas, la folie consiste, tout simplement, dans une manière de voir qui diffère de celle du commun des hommes, dans quelques idées excentriques, isolées , dont le contact n'a absolument rien de contagieux pour l'ensemble des facultés morales; quand on voit cer- tains délires se dissiper, comme par enchantement, sous l'influence d'une émotion morale , disparaître avec la même rapidité qu'ils s'étaient montrés; alors il devient tout-à-fait impossible d'admettre aucune altération matérielle , à propos de pareils désordres. C'est au moral seul qu'il faut demander compte des désordres du moral. Est-il jamais venu à l'idée de s'enquérir à quelle lésion du cervau , à quelle disposition de molécule cérébrale, pouvaient se rattacher les convictions fausses , les idées erro- nées dont nous sommes tous susceptibles , depuis les plus instruits jusqu'aux plus ignorants?....

Des deux côtés , comme on le voit , on a d'excel- lentes raisons à donner pour soutenir son opinion. Abordée de cette manière, la question, nécessai- rement, restera insoluble.

Il faut l'attaquer par un autre côté, celui qu'é- claire l'observation intérieure.


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Oui, incontestablement, des modifications (nous n'osons nous servir du terme de lésion) existent dans l'organe chargé des fonctions intellectuelles, mais ces modifications ne sont pas ce que Ton veut qu'elles soient généralement; et, sous la forme qu'on s'imagine et qu'on leur prête, elles échappe- ront toujours aux recherches des investigateurs. Ce n'est pas dans telle ou telle disposition particu- lière, anormale^ des diverses parties de l'organe de la pensée, disposition moléculaire, fixe, dont la texture de l'organe se trouverait altérée, qu'il faut les chercher, mais dans une altération de la sensi- bilité, c'est-à-dire l'action irrégulière, exaltée, di- minuée, pervertie, de ces propriétés spéciales, d'où dépend l'accomplissement des fonctions intellec- tuelles. Nous disions tout-à-l'heure quelle part la circulation paraissait avoir dans ces anomalies. C'est là la seule modification, le seul dérangement d'organe qu'il convient d'admettre.

On voit, d'après cela , que nous aussi , nous admettons une lésion fonctionnelle , non pas in- dépendante des organes, comme le croient les par- tisans de je ne sais quel dynamisme moral, mais liée essentiellement à une modification toute ma- térielle et moléculaire, quoique insaisissable de sa nature, insaisissable comme le sont, par exemple, les changements qui surviennent dans l'intime texture d'une corde à laquelle on imprime des mouvements vibratoires d'intensité variable.

Cette modification, l'observation intérieure nous



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en découvre l'existence d'une manière presque cer- taine; mais comment en retrouver les traces, lors- que la vie s'est retirée des organes, en supposant même qu'elle puisse laisser des traces? Démontez, pièce par pièce, le clavier qui naguère résonnait d'une manière si discordante sous une main inex- périmentée, vous y chercherez en vain la cause de la désharmonie qui blessait votre oreille ; de même vous interrogerez vainement, dans le but de vous rendre compte du délire , la texture intime de l'or- gane dont une cause quelconque aura troublé les fonctions pendant plus ou moins de temps.

Maintenant, si nous cherchons quels seraient les moyens les plus efficaces à employer pour com- battre cette modification d'organes dont nous fai- sons dépendre tous les désordres intellectuels , cette modification n'étant elle-même qu'un effet, il serait rationnel de s'adresser d'abord aux causes diverses qui la produisent.

Malheureusement, si un très petit nombre de ses causes nous est connu, nous sommes dans l'igno- rance la plus complète relativement au plus grand nombre, à celles, par exemple, qui se cachent et s'élaborent dans la profondeur intime de nos tissus, qui se déversent, pour ainsi dire, d'un organisme dans un autre, et se transmettent par voie hérédi- taire (î).

(]] A cette occasion, nous ferons ici une remarque. Selon nous, les causes morales qui se montrent si fréquentes dans le dévelop-


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Ne pouvant faire mieux, c'est donc contre la mo- dification primordiale elle-même qu'il convient de diriger nos moyens thérapeutiques, sans plus tenir compte des causes qui la produisent.

Nous ne sommes nullement préparés à traiter ici incidemment une question de thérapeutique gé- nérale, dont le développement exigerait un volume tout entier; nous comptons bien y revenir plus tard, dans un travail pour lequel nous aurons bien- tôt, je l'espère, amassé suffisamment de matériaux.

pement de la folie nont , la plupart du temps , qu'une valeur pour ainsi dire occasionnelle ; je veux dire qu'elles ne renferment, pas en elles-mêmes la puissance nécessaire pour engendrer le mal de toutes pièces. Il y a presque toujours prédisposition organique plus ou moins prononcée , patente ; aussi voit-on les causes morales les plus insignifiantes, véritablement sans aucune efficacité réelle, dé> terminer l'explosion des plus violents désordres. Gela nous explique peut-être aussi pourquoi , lorsque nous voyons les causes morales occasionner si facilement les troubles de l'esprit, les moyens de même nature sont si radicalement impuissants à les guérir, excepté dans quelques circonstances où nous trouvons encore la confirma- tion de ce que nous avançons : car si l'influence morale a paru dans ces cas à peu près incontestable , c'est que : 1 ° ou bien il existait déjà une modification cérébrale qui prédisposait à la guérison , ainsi que je l'ai démontré précédemment en rapportant l'observa- tion de M. *** (page 112), modification à laquelle on n"a presque jamais pris garde , et que l'on constatera facilement toutes les fois qu'on y fera attention ; 2° ou bien (ceux-là sont les plus rares) ces moyens pouvaient être assimilés, pour leur mode d'action, avec les agents physiques ; tels sont les émotions vives , les impressions capables de changer par un violent ébranlement le cours des idées.


à


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Nous ne voulons en dire présentement que ce qui concerne la substance dont l'action physiologique a l'ait le sujet principal de ce travail.

§ II. — Essais thérapeutiques. — Observations.

Si l'on se rappelle les détails dans lesquels nous sommes entré relativement au genre d'influence qu'exerce l'extrait de chanvre indien sur les fonc- tions cérébrales, nous aurons lieu de nous étonner qu'une substance aussi énergique, qui depuis des siècles est en usage dans les pays orientaux, soit res- tée à peu près inconnue en Europe, et que l'on n'ait pas songea en tirer parti pour la thérapeutique (i).

(i) Hâtons- nous de faire ici une exception en faveur de M. le docteur Aubert-Roche , qui le premier dans notre pays a appelé l'attention sur lehacliisch, dont il avait appris à connaître les effets pendant son long séjour au milieu des Arabes. « Je signale, dit-il (voyez son livre De la peste ou typhus d'Orient , 1 840), cette sub- stance, qui peut devenir très utile en médecine; je crois qu'elle n'est pas un médicament à négliger. Ceux qui l'expérimenteront reconnaîtront bien vite sa valeur en tliérapeutique , soit dans la peste, soit dans d'autres maladies. » M. Aubert, dans le livre dont nous extrayons ce passage, a consigné les résultats qu'il avait ob- tenus de l'usage du hachisch contre la peste. Sur onze cas graves de peste, sept ont été guéris! Ces résultats sont de nature assuré- ment à inspirer une certaine confiance, et, comme M. Aubert, nous souhaitons qu'ils servent de point de départ à de nouvelles expé- riences , qui , pour être concluantes , ont besoin d'être plus nom- breuses.

Je crois me rappeler encore avoir lu dans un journal de méde- cine, la Gazelle médicale, qu'un médecin anglais dans llnde avait


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Combien de substances mériteraient moins que celle-ci d'être placées dans les immenses collec- tions qui encombrent les arsenaux pliarmacologi- quesî Quels que soient les effets du hachisch, n'est- il pas évident que, du moins, il devrait être, pour ainsi dire, sous la main de tous les gens de l'art qui pourraient , dans une foule de cas, et, je n'en

fait usage du hachisch contre quelques affections convulsives, et en avait obtenu d'assez bons résultats. Toutefois nous devons rester dans le doute quant à la nature de ces résultats , car nous savons que dans l'Inde l'extrait de chanvre ne s'emploie que mélangé avec d'autres substances , aphrodisiaques la plupart , susceptibles d'en modifier les effets propres.

Je ne suppose pas que le hachisch , dont l'action sur les fonc- tions cérébrales peut être portée jusqu'à l'exaltation la plus ex- trême, soit doué d'ailleurs d'une influence toxique bien marquée.

En 1841, j'ai fait avaler à des pigeons et à deux lapins, dont un âgé de trois mois, l'autre de sept mois, de très fortes doses d'exttmit pur, sans déterminer d'autres eîfets qu'une légère excitation suivie d'une apparente somnolence de peu de durée. Il serait intéressant de répéter ces expériences, mais sur des animaux d'un ordre plus élevé dans l'échelle, tels que le chat, le chien, sur des singes sur- tout.

A cette même époque, désireux de savoir si notre chanvre d'Eu- rope ne possédait pas au moins quelques unes des propriétés du chanvre indien , j'en fis venir des environs de Tours , et j'en re- cueillis dans les champs qui avoisinent Bicêtre. M. Cloës , élève en pharmacie de l'hospice, en prépara des extraits avec beaucoup de soin ; nous en prîmes lui et moi des doses élevées (de 1 à 30 et 40 grammes), sans en éprouver aucun effet sensible. Il en fut de même d'un extrait gras, que je préparai exactement à la façon des Arabes.

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doute pas , au grand avantage de la science, utili- ser la puissante action de ce médicament?

Pour moi , dès que je fus à même d'en appré- cier les effets, non pas sur le rapport de ceux que j'avais vus en faire usage, mais par moi-même, je songeai aux avantages qu'il serait possible d'en reti- rer dans l'étude de la folie d'abord , peut-être aussi dans le traitement qu'il convient de diriger contre cette maladie.

Un des effets du haschisch qui m'avaient le plus frappé, et qui est, en effet, celui auquel on fait généralement le plus attention , c'est cette sorte d'excitation maniaque toujours accompagnée d'un sentiment de gaieté et de bonheur dont rien ne saurait donner idée à ceux qui ne l'ont pas éprouvé. Je vis là un moyen de combattre efficacement les idées fixes des mélancoliques, de rompre la chaîne de ces idées, de briser la tension exclusive de leur attention sur tel ou tel sujet; c'en était un peut-être encore non moins propre à réveiller l'in- telligence assoupie des aliénés stupides, ou bien en core, à rendre un peu d'énergie, de ressort à celle des déments.

Me trompais-je dans mes conjectures? Je suis porté à le croire, sans toutefois regarder la question comme jugée. J'ai fait prendre le haschisch, soit sous forme de dawamesc, soit d'extrait au beurre, à des doses successivement plus élevées, à des dé- ments , des mélancoliques, à un aliéné slupide. Chez les démonts, les résultats (je n'entends parler


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ici que de l'acliou physiologique) ont été à peu près nuls, malgré l'élévation de la dose. Il en a été de même pour le stupide. Deux mélancoliques, au bout de cinq à six heures, ont éprouvé une exci- tation assez vive avec tous les caractères de gaieté et de bavardage que nous lui connaissons. L'un d'eux surtout , à qui depuis plus de neuf mois il n'était peut-être pas arrivé de proférer plus de dix paroles dans une journée, tourmenté qu'il était constamment par des terreurs imaginaires et des idées fixes , ne cessa de causer , de rire , de faire , comme on dit, des folies, pendant toute une soirée. Chose digne de remarque! rarement je trouvai à ses paroles quelques rapports avec les idées qui le préoccupent habituellement. Quoi qu'il en soit , l'excitation passée, l'un et l'autre sont bientôt re- tombés dans leur état antérieur.

Virey (Bulletin de pharmacie, i8o3) rapporte le fait suivant: «Le botaniste Guillandin avait rap- porté d'Egypte une racine qu'il donna à Bernardin Peirella , professeur de logique à Pavie. Celui-ci ayant un jeune étudiant plongé dans la mélancolie, lui fit prendre un peu de cette racine dans du vin. En un demi-quart d'heure l'élève éprouva nne si vive joie, qu'il sortit ivre d'allégresse, et se mit à courir par les rues. »

Faut-il conclure de ce qui vient d'être dit qu'il n'y a rien à attendre du hachisch , dans les genres de délire dont il vient d'être question? Ce serait à tort évidemment. De pareils essais thérapeutiques


sont trop imparfaits. Ce n'est pas sur des résultats aussi restreints, d'après quelques épreuves seule- ment, que l'on peut juger l'action d'un médicament quelconque. Ne possédant qu'une petite quantité de hachisch, j'ai dû en être avare ; d'autant que les lypémaniaques et les déments surtout paraissent être des plus rebelles à son action, et que des doses très fortes ne suffisent pas toujours pour les exci- ter. Je ne puis donc savoir si, en revenant plus sou- vent à la charge, on ne finirait pas par triompher de la fixité de leurs idées, si, en les arrachant ainsi, de temps à autre , à leurs rêveries, on ne viendrait pas à bout de briser la chaîne de leurs pensées.

Quoi qu'il en soit, ayant échoué de ce côté , je me tournai vers un mode de médication pour le- quel j'avoue une préférence bien décidée, parce qu'il me semble s'adresser directement aux effets les plus immédiats des causes morbides, sans rien préjuger de leur nature ; je veux parler de la mé- thode d\ie substitutive. Nous songeâmes à diriger nos efforts contre Y excitation maniaque , forme de délire avec laquelle nous avions reconnu , depuis longtemps , que les effets propres au hachisch avaient la plus frappante analogie. Par la nature de ces effets, le hachisch paraissait devoir satisfaire à toutes les exigences de la médication substi- tutive.

D'autres motifs encore nouspoussèrent dans cette direction : i" On pourrait regarder comme un axiome de médecine mentale que tant que le délire (en


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dehors de la démence) conserve quelque acuité, on ne doit pas désespérer de la guérison.

2° Pinel , et avec lui tous les médecins d'aliénés, ont vu l aliénation mentale se juger par des accès d'a- gitation ; et cela arrive précisément dans des cas où la durée du mai , la prostration, l'affaiblissement ap- parent des forces intellectuelles étaient tout espoir.

3° Les guérisons coïncident le plus ordinaire- ment avec le renouvellement des saisons, et il est loin d'être rare de les voir précédées d'un retour d'excitation.

4° La stupidité, en particulier, parait affecter cette forme de terminaison.

5° J'ai remarqué plusieurs fois que, lorsqu'il survient de l'excitation chez les aliénés paralyti- ques, on les trouve souvent plus raisonnables.

De ces diverses considérations il ressortait pour nous une indication précise que nous pourrions formuler ainsi : — Conserver au délire tendant à l'état chronique son acuité première, ou bien rappeler cette acuité, la raviver lorsqu'elle menace de s'éteindre.

L'extrait de chanvre indien était, de tous les mé- dicaments connus , le plus éminemment propre à remplir cette indication.

Le délire à forme générale est , comme on sait , celui qui présente le plus de chances de guérison. Dans les réunions d'aliénés qui ne subissent aucun traitement, les maniaques guérissent quelquefois, les malades à idées fixe rarement. Je devais donc


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prendre garde de me faire illusion, et apporter le plus grand soin à bien distinguer les effets propres du remède, l'influence ( si tant est qu'influence il y eût) de la médication avec la marche naturelle de la maladie. Combien de remèdes ont dû à l'erreur qu'il est si facile de commettre, en pareil cas, les honneurs d'un succès usurpé! On verra, par les détails qui suivent , que nous avons fait choix à dessein de cas qui , pour n'être pas incurables , du moins n'offraient plus, à cause des antécédents des individus, delà durée du mal, de sa résistance opiniâtre à tout traitement, que peu de chances de guérison. J'en excepte toutefois les deux premiers. Les malades étaient dans d'excellentes conditions ; mais la rapidité avec laquelle îa guérison a paru suivre l'action du remède ne nous a pas permis de les passer sous silence.

Malheureusement, je n'ai qu'un nombre très mi- nime de faits à présenter, et je suis loin de croire que ces faits puissent fonder une opinion quelcon- que sur l'efficacité de l'extrait de chanvre indien dans une forme déterminée d'aliénation mentale. Je crois connaître aussi bien que personne toutes les bonnes raisons qui empêchent d'en tirer aucune conclusion précise. Je ne les consigne donc ici, en quelque sorte, que pour mémoire, et comme pro- pres à appeler l'attention sur l'action prophylacti- que d'une substance qui pourrait offrir de précieu- ses ressources à la thérapeutique.

Pour éviter les longueurs, je me contenterai


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d'énumérer les principaux symplônies, ceux qui caractérisent le plus nettement le délire et présen- tent le plus de valeur relativement au pronostic.

D*** (Éléonore-Louis). Né à Paris, âgé de vingt-deux ans, garçon épicier. — Entré à Bicêtre le 23 décembre 1840.

Depuis près de six mois , ce jeune homme est dans un état d'excitation maniaque qui a fini par nécessiter son isolement. Au dire des parents , cet état, dont le début réel nous parut remonter à une époque bien plus éloignée, aurait été provoqué par des peines de cœur. D*** s'était épris de la femme de son patron , bien que celle-ci eût presque le double de son âge et n'eût d'ailleurs rien d'at- trayant. D'un caractère vif, inconstant, excessive- ment irritable, il a fait preuve , dans sa jeunesse, d'une remarquable facilité à s'instruire. Sa mère, en le mettant au monde, a été prise d'un délire aigu qui a duré près de deux mois.

A son arrivée dans l'hospice , D^** présente les symptômes d'une excitation maniaque franche et exempte de toute complication. Point d'incohé- rence dans les idées; une grande mobilité de pen- sées, de paroles, d'actes. D*'* parle sans cesse, passant facilement d'un sujet à un autre, mais ce- pendant avec un certain ordre et souvent avec sens. Sa captivité, les causes qui l'ont provoquée, l'erreur que l'on commet en le regardant comme aliéné, semblent le préoccuper principalement. D'une


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susceptibilité extrême, un mot, un geste équivoque l'irritent et le mettent en colère. Il se plaît à ta- quiner les autres malades , à leur dire des paroles désagréables. Les gens de service sont particulière- ment l'objet de ses sarcasmes, de ses plaisanteries injurieuses. Il est indocile et refuse de travailler, ainsi que ses compagnons d'infortune lui en don- nent l'exemple. Pour le plus léger motif, il rit aux éclats ou verse des larmes abondantes.

La santé physique paraît excellente. «C'est fort singulier, me disait un jour le malade, on veut que je sois malade et jamais je ne me suis mieux porté, j'engraisse à vue d'œil. On dit même que je suis fou et jamais je ne me suis senti plus de luci- dité dans l'esprit, plus d'imagination; je serais tenté de croire, parfois , que je suis un génie! »

Le 29 mai, D'**^ avala 16 grammes environ de da- wamesc, que je fis précéder d'une tasse de café à l'eau. Je le fis déjeuner avec moi, afin de ne pas le perdre de vue un seul instant. D*** était à jeun , et la veille, suivant ma recommandation , il n'avait pris qu'un léger potage à dîner. L'action du ha- chisch fut rapide, sans être très énergique. Un quart d'heure s'était à peine écoulé que D**"" est pris d'un rire immodéré, que je réprime pourtant sans peine en feignant de le trouver inconvenant, D*** s'excuse en disant qu'il ne s'est jamais senti si gai, si heureux. Il me raconte une foule d'histoires sur lesquelles il brode quelquefois avec esprit; je l'envoie rejoindre ses compagnons , et D'** de leur


— /i09 — raconter qu'il venait de déjeuner avec le docteur; que je l'avais traité avec une magnificence extraor- dinaire ; que la table était couverte de mets les plus exquis et les plus recherchés, servis dans de la vaisselle d'or et d'argent ; qu'il avait bu du Cham- pagne à plein verre , et une foule d'autres extra- vagances.

Ses rêves de bonheur furent de courte durée ; au bout d'une heure, son exaltation tomba brusque- ment et le reste de la journée se passa dans un état de calme inaccoutumé. J'observe même une cer- taine disposition à la mélancolie. Le soir en se mettant au lit, un peu de moiteur à la peau, légère sensation de courbature; pendant la nuit, sommeil profond , sans rêves.

Le lendemain D*"* se rappelle tout ce qui s'est passé la veille , il est le premier à rire des idées ex- travagantes dont il avait été dupe. Cependant l'exci- tation première tend à reparaître. Le soir, elle avait acquis une certaine intensité , mais reste bien au- dessous, encore, de ce qu'elle était précédemment.

Je regrette de ne pouvoir plus lui administrer du hachisch pour combattre ce retour de la maladie. Je n'en avais plus à ma disposition pour le moment. Je cherche à distraire le malade , et malgré son mauvais vouloir, je le force à travailler. L'excita- tion reste stationnaire encore dix-huit ou vingt jours, puis elle disparaît complètement, et D'*% re- venu à un état de santé tout à fait normal, est rendu à sa famille.


Certaine prédisposilion héréditaire, la durée et la nature du délire qui semble n'être qu'une exa- gération du caractère habituel du malade, dans le cas dont il s'agit, donnaient quelque gravité au pronostic.

Pour peu qu'elle se prolonge, il est à craindre que l'excitation maniaque ne guérisse pas, alors surtout qu'elle se cache sous des apparences de raison plus spécieuses.

L'administration du hachisch , après avoir fait prendre aux idées du malade un cours inaccoutumé et causé une légère surexcitation, est suivie de calme et de quelques heures de lucidité pendant lesquel- les le malade juge sainement sa situation.

Tout porte à croire que, combattue plus énergi- quement et d'une manière plus soutenue, l'excita- tion eût cédé plus vite et que la guérison se serait moins fait attendre.


R... (Mathias). Agé de vingt-deux ans, profession de journaliei né à ... (Moselle). — Entré à Bicêtre le 20 mai 1 842.


R* avait quitté son pays (la Lorraine) dans l'espoir de trouver plus facilement de l'ouvrage à Paris. Il eut à souffrir beaucoup de la fatigue de la route. La chaleur était grande et il voyageait à pied. Arrivé à Paris , il ne sait à qui s'adresser pour avoir de l'ouvrage; il s'inquiète, sa tête se perd, et un dé- lire général éclate tout-à-coup. Un cousin, qu'il


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avait fini par rencontrer à Paris , le fait admettre à Bicêtre.

Point criiérédité. Point de maladies antérieures. Beaucoup de douceur et de gaieté dans le caractère. R"" était bon travailleur, rangé, d'une sobriété rare. — A son arrivée dans l'hospice (qo mai) , délire gé- néral , cris , vociférations , extrême incohérence des paroles, turbulence incoercible; prédominance de certaines idées; les mots de douaniers , de con- trebandiers reviennent souvent et sont prononcés avec des sentiments de colère, parfois de terreur.

Le 2 juillet, M. le docteur Voisin, dans le service duquel il se trouvait, profita de quelques moments de calme pour l'envoyer à la ferme Ste-Anne. Il en est ramené dans un état d'agitation pire, peut-être, qu'auparavant, le 5 juillet. — Le lendemain , 6 , je lui fais prendre huit grammes de hachisch (extrait pur) dans une tasse de café. Une demi-heure après, un rire inextinguible s'empare de lui et paraît faire diversion à son flux de paroles habituel. Du reste, l'excitation est la même et, en général, le délire ne subit aucune modification bien sensible ; cependant la face s'est vivement colorée , les yeux sont plus animés et larmoyants comme au début d'un accès de fièvre. Je prie un des malades de la salle de jouer de la flûte. R* n'y prête aucune attention; mais il rit à se tordre, en voyant un autre malade soumis au même traitement que lui , danser, chan- ter et faire mille gambades. Je le fais descendre dans la cour. IV s'y promène pendant une heure


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et demie environ, marchant très vite, s amusant à regarder les autres malades sous le nez et ne ces- sant de rire aux éclats. Je le perds de vue vingt minutes et je le retrouve profondément endormi au pied d'un arbre. Dans la soirée, R*,dont le fou rire a entièrement cessé, éprouve encore un peu d'exci- tation, parle seul, mais à demi-voix , sans cris , sans gestes désordonnés. Il paraît fatigué , se plaint d'avoir de temps en temps comme des frissons j)ar tout le corps; il a la bouche sèche, pâteuse. Je prescris un pot de limonade. La nuit, l'infir- mier de sa salle ne l'entend point u faire son tapage » accoutumé. R* m'assure qu'il a dormi au moins trois heures, ce qui ne lui était pas arrivé depuis quelque temps.

Le lendemain matin (7 juillet) je le trouve assez bien pour juger à propos de le renvoyer à Ste-Anne. Là , la convalescence fait des progrès rapides. R* travaille avec ardeur ; il juge son état et songe à sa sortie. Le délire général a cessé complètement, mais il reste encore une sorte de prédisposition aux illusions; ainsi, quelques jours après, R* se per- suade qu'il a vu son frère parmi les au 1res malades. Je lui fais observer que cela ne saurait être, et il reconnaît sans difficulté qu'il a été le jouet d'une illusion. Durantlesjoursquis'écoulèrentjusqu'àla sortie, je n'ai pas observé la moindre trace de délire.


— lild —

B... (Jacques). Agé de vingt-quatre ans, profession de ... (israélite). — Entré à Bicétre le 1 6 août 1841.

Ce n'est point un cas de guérison que je consigne ici, puisque le malade est encore dans l'hospice, à l'heure qu'il est. Cependant l'observation m'ayant paru propre à faire ressortir le mode particulier , ou, si l'on veut, la spécificité d'âciion du hachisch, je crois devoir en dire quelques mots.

Depuis plus de neuf ou dix mois, B* était tour- menté par des hallucinations de l'ouïe. L'inquié- tude parfois assez vive qu'elles lui occasionnaient ne lui firent cependant point interrompre ses tra- vaux. Enfin, il survint tout-à-coup et sans cause appréciable une vive agitation qui , en peu de jours, acquit toute l'intensité d'une manie furieuse. Cette agitation se calme peu de jours après l'entrée du malade à Bicêtre.

(Le octobre) B* est encore vivement excité.

Hallucinations de l'ouïe. Ce sont, du reste, toujours les mêmes et elles se bornent exclusivement à l'au- dition d'une voix qui répète sans cesse le nom du malade : Jacques , Jacques !

Le 10 octobre, B* prend le matin à jeun, dans une tasse de café noir , 1 6 gram. d'extrait pur de hachisch. Une demi-heure après, au lieu de la surexcitation à laquelle je m'attendais , un état tout particulier se manifeste. B* se laisse aller insensi- blement à une douce quiétude, à une sorte de rê-


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vasserie qui ressemble au recueillement de Textase. Il éprouve le besoin de reposer ses membres. Cou- ché sur son lit, les yeux demi-ouverts, quelques mots, dont je ne puis saisir le sens, errent sur ses lèvres entr'ouvertes par un perpétuel sourire. Il reste près de 20 minutes sans répondre à nos ques- tions. Enfin il s'écrie qu'il aperçoit les fenêtres des Tuileries ; on y donne un bal magnifique ; des fem- mes étincelantesde diamants sont aux croisées, etc.

Deux heures après, environ, B* s'endort profon- dément. Je le quitte pour ne plus le revoir que le lendemain matin. L'excitation maniaque est moin- dre. La voix qui le poursuit depuis si longtemps s'est encore fait entendre. Dans la nuit, peu de temps après s'être couché, W s'éveille en sursaut. Il s'est entendu appeler : Jacques , Jacques ! Depuis ce moment, la voix continue ses importunités.

B* est resté dans l'état que je viens de décrire. Il s'irrite parfois vivement contre la voix ; il lui ré- pond, l'interpelle, la menace. Un jour il a lancé son sabot à travers une croisée par laquelle il lui avait semblé qu'elle venait, etc. Mais il n'est jamais retombé dans le délire maniaque primitif,

F... Agé de quarante ans, né à Falaise, commerçant. — Entré à Bicêtre le 7 juillet 1 842 ; sorti guéri le 1 * septembre 1843.

F... en est à son troisième accès de folie, on plutôt c'est la troisième fois qu'il est soumis à un traitement; car, d'après les renseignements les


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plus précis donnés par sa femme, F..., depuis son premier accès, qui remonte à 1826, n'a jamais re- couvré complètement la raison. Ses antécédents de famille, ceux qui le concernent personnellement, sont on ne peut plus mauvais. Sa mère est folle de- puis longues années ; son père a été atteint de con- gestion et frappé d'hémiplégie, sans toutefois que le moral ait paru sensiblement altéré. L'enfance de F... a été exempte de maladies graves. F... a reçu de l'éducation ; il montrait une grande apti- tude au travail, mais son caractère était bizarre, irrésolu , inquiet. Livré de bonne heure aux affai- res, il y trouva beaucoup de mécomptes, voulant trop embrasser à la fois ou manquant de persévé- rance dans ses entreprises. F... ne voulait jamais faire qu'à sa tête et ne tenait compte d'aucun con- seil.

En i836, ayant fait de mauvaises affaires , il de- vient triste, soucieux, mélancolique, et fait une tentative de suicide. Il est envoyé à Bicêtre, y sé- journe trois mois, après lesquels sa femme réclama sa sortie , bien que le médecin déclarât qu'il n'é- tait pas complètement rétabli. Peu de temps après, F..., dans l'espoir de rétablir sa fortune, et quoi qu'on eût fait pour l'en détourner, part pour la Nou- velle-Orléans, emmenant sa femme et deux enfants encore en bas âge. Quelques mois se sont à peine écoulés que sa tristesse, sa tacilurnité habituelles font place dabord à une grande indifférence pour tout ce qui concernait ses affaires , puis à une


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gaieté que rien ne justifiait. Bientôt enfin éclate un violent délire maniaque, avec fureur, idées ambi- tieuses, etc. Placé dans un hospice, l'agitation se calme au bout de cinq à six mois. Il revient à Paris au commencement de 1842. Vers le mois de mars de la même année, nouvel accès en tout semblable au précédent. Lorsque F... nous est amené à Bicêtre, l'agitation n'est pas très vive. Le délire est général; idées ambitieuses, F... est prince, empereur; il commande à toute la terre, il est descendu du ciel ; il est fils de Dieu , il est Dieu, etc. Au bout d'un mois et demi de séjour, après avoir été saigné plusieurs fois , après avoir eu des ventouses scarifiées à la nuque, des vési- catoires aux jambes, l'excitation disparaît presque entièrement ; mais ses idées extravagantes ne l'ont point abandonné, et elles sont d'autant plus sail- lantes qu'il y a moins d'incohérence dans ses pa- roles. F... ne prend aucun soin de sa personne, il est sale, malpropre, déchire ses vêtements, les laisse au milieu de la cour, ou bien les jette dans les lieux d'aisance. Il s'affuble parfois de la manière la plus bizarre, se couvre de rubans ou de lam- beaux d'étoffes de couleurs, donne à son chapeau de paille une forme originale. Il erre çà et là dans les cours ramassant toute sorte d'ordures ; on le surprend quelquefois les bras croisés , fixant le soleil. A quelques modifications près, telle a été la situation du malade jusqu'au mois de juillet 18 '|3, époque à laquelle je lui fis prendre douze grammes


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de hachisch (extrait pur) dans une tasse de café, le matin à jeun. Plus d'une heure et demie après, F.. . n'éprouvait aucun effet si ce n'est un vif appétit ; aussi réclamait-il instamment son déjeûner. Je pres- crivis une tasse de café concentré, dans l'espoir d'accélérer l'effet du médicament. Une bonne demi- heure après , je l'aperçois assis auprès de son lit, la tête cachée dans ses deux mains, et riant de tout son cœur, mais sans bruit et sans éveiller l'atten- tion de ses voisins. Je lui demande ce qui le fait rire ; il ne répond pas, nous montre du doigt un malade placé à côté de lui , puis se met à rire de plus belle. Je fais approcher le joueur de ffûte dont j'ai déjà eu occasion de parler. A peine a-t-il essayé quelques vieux airs de contredanse vifs et animés, que F..., cessant de rire, paraît écouter avec beau- coup d'attention; puis tout-à-coup il s'élance au mi- lieu de la salle et se met à danser, en redisant de la voix les airs joués par l'instrument. A ma prière, le musicien exécute quelque chose comme une mar- che guerrière. F... se met aussitôt à marcher au pas , ses yeux s'animent , il agite ses bras comme s'il eût tenu un sabre ou un fusil, frappe la terre

du pied L'excitation s'accroît rapidement, et en

quelques minutes elle atteint le degré d'acuité que l'on observait au début de la maladie. Je n'en étais pas effrayé ; je savais un moyen sûr de calmer cette grande effervescence. La musique avait causé le mal, elle devait le guérir. En effet, le calme reparut dès les premières notes d'un air empreint de tristesse

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et de mélancolie. Le malade, dont la physionomie s'était tout-à'Coup rembrunie, alla reprendre sa place au pied de son lit, et bientôt on le vit verser des larmes abondantes ; je le laissai sous cette der- nière impression. Dans la soirée, se plaignant d'être très fatigué , il voulut se coucher de meilleure heure que d'ordinaire; la nuit on ne Tentendit pas souffler mot. Le lendemain, Fétat du malade ne paraissait pas avoir été sensiblement modifié, les idées extravagantes étaient les mêmes ; l'incohé- rence des idées, l'excitation générale, l'irritabilité, étaient même un peu plus prononcées.

Le 9 du même mois, j'administrai de nouveau le hachisch à la même dose que la première fois. Comme la première fois aussi , excitation générale, rires inextinguibles, bavardage intarissable , etc. , suivis de fatigue, d'un sentiment de courbature partout le corps, et, en définitive, d'un sommeil prolongé et profond.

Ce ne fut que vers la fin d'août que F... parut entrer franchement en convalescence. Ses idées ex- travagantes ne l'avaient pas complètement aban- donné, mais il n'en parlait presque plus , s'en dé- fendait même devant nous. Il retourna à Sainte- Anne, où il se mit avec ardeur aux travaux qu'on exigea de lui. Je le revis cinq ou six jours après; dès lors F... pouvait être considéré comme guéri. Il était sur le point de quitter l'hospice, lorsqu'il fut atteint d'unt3 oph thaï mie intense du côté droit qui retarda sa sortie.


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Q... (Adolphe). Agé de trente-cinq ans, né à Paris, se disant tailleur, batteur d'or, etc.

Depuis une dizaine d'années , l'existence de Q* a été soumise à des vicissitudes étranges et faites pour exciter la compassion. Les prisons et les mai- sons de fous se la sont tour à tour disputée. Q* est sujet à des accès de manie intermittente. Les accès n'éclatent pas d'une manière brusque et in- stantanée , atteignant en peu d'heures ou de jours leur summum d'intensité. C'est d'abord, par une excitation extrêmement légère, à peine sensible pour ceux même qui connaissent le mieux le ma- lade , par une remarquable instabilité d'idées et de projets , un besoin invincible de changer de place , de passer d'une occupation à une autre, que l'af- fection débute. Peu à peu , on voit Q*, de doux , de pacifique, de sobre et rangé qu'il était, devenir emporté, irritable, querelleur, l'hôte assidu des lieux de prostitution et des tavernes. Dans celte situation d'esprit , où il s'appartenait à peine à lui- même, Q* devait céder facilement , ou mieux , ir- résistiblement à toutes les influences; toute volonté un peu forte devait pouvoir se substituer à la sienne. Aussi, par deux fois , malgré l'éducation qu'il avait reçue, malgré les honorables traditions de sa fa- mille, malgré ses propres antécédents à lui-même qui étaient irréprochables, Q*, cédant aux conseils de quelques misérables que sa mauviiise étoile lui


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avait fait rencontrer, se laissa-t-il entraîner à com- mettre plusieurs vols.

En i833 , il est condamné à sept années de ré- clusion et enfermé à Poissy. Dès le premier mois , il éprouve un accès de délire maniaque peu intense dont il guérit rapidement. Depuis lors, il mène dans la prison une conduite exemplaire. A l'expi- ration de sa peine, nouvel accès de folie beaucoup plus violent que le premier, pour lequel sa mère obtient son admission dans l'hospice de Bicêtre. Il en sort guéri au bout de quatre ou cinq mois. A peine rendu à la liberté , il s'empare d'un cabriolet qui stationnait sur une place publique. Arrêté pres- que aussitôt , il est envoyé à Gaillon pour cinq ans. Dans cet intervalle , il est atteint par deux fois d'accès de manie. Sorti de prison , Q* retomba dans l'état d'excitation dont j'ai parlé plus haut. ïl était placé sous la surveillance de la police ; il fut envoyé à Ste-Pélagie pour avoir rompu son ban. C'est de cette prison qu'on l'amène pour la seconde fois à Bicêtre.

Des prédispositions héréditaires (son père avait été maniaque à la suite de congestions cérébrales), des convulsions épileptiformes dans son enfance , plus tard des habitudes de masturbation pous- sées à l'excès , telles sont les principales causes qui paraissent avoir faussé, d'une manière si déplo- rable, l'organisation du malade qui fait l'objet de cette observation.

A son entrée dans l'hospice, Q* offre tous les


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symptômes d\ine agitation maniaque vive. Incohé- rence des idées , gestes désordonnés , colère in- cessante, emportements contre les gens de service, etc. Au bout de quelques jours , l'agitation cesse , mais le désordre des idées continue. Q* ne pronon- ce peut-être pas deux phrases qui aient quelque liaison entre elles. Il est parfaitement inoffensif vis-à-vis des autres malades , cependant on ne peut le laisser sans camisole , attendu qu'il met tous ses vêtements en lambeaux. Juillet 1842 , l'état du malade n'a fait que s'aggraver. Le délire semble avoir perdu toute son acuité primitive ; il reste à peine une légère excitation. Q* passe des journées entières assis près de son lit ou sur une marche de l'escalier. On l'entend marmotter une foule de mots incohérents. Il rit comme un hébété , quand on lui adresse quelque question. Pour peu qu'on le perde de vue , il court ramasser toute sorte d'ordures , y compris même des excréments , et s'en barbouille le visage. La santé physique est excellente et le malade engraisse à vue d'œil. En un mot, tout présage et fait craindre un état chronique, et, par- tant, l'incurabilité. Le 17 septembre, Q* prend i5 grammes environ d'extrait pur de hachisch. Il est onze heures, et le malade n'a pas mangé depuis la veille à quatre heures. L'action du médicament est prompte et énergique. Comme toujours , elle débute par un fou rire qui dure dix à douze mi- nutes. Peu à peu le malade s'anime et entre dans une vive agitation. Par moments , il semble rêveur


et comme absorbé en lui-même. Si on Finterpelle, il tourne la tête brusquement de votre côté , comme si on lui eût imprimé une forte secousse, répond d'abord avec assez de justesse , et puis débite avec volubilité , mais non parfois sans hésitation , et avec un peu de bégaiement , une foule de mots in - cohérents. Bientôt on le voit se livrer à une panto- mime des plusactivesetqui ne permet pas de douter qu'il ne soit le jouet d'hallucinations nombreuses , de la vue et de l'ouïe en particulier. Il semble af- fecter certaines poses bizarres et qui exigent un grand déploiement de forces musculaires. Tantôt il se tient complètement immobile, les yeux fixés vers le plafond , prêtant attentivement l'oreille , et paraissant indiquer quelque chose du doigt. Après un brusque éclat de rire , il se met à sauter , à gam- bader , à courir dans la salle. Le visage est assez animé; le pouls donne 80 à 85 pulsations. Vers deux heures, l'agitation commence à se calmer; Q* s'assied sur son lit, visiblement fatigué. Ses idées paraissent prendre une direction nouvelle, car, de temps à autre, il interrompt ses rires pour ver- ser des larmes.

La nuit , le malade ne paraît pas avoir reposé plus de deux ou trois heures. Vers trois heures du matin, l'agitation est redevenue plus vive. Il a fallu maintenir le malade sur son lit , pour l'empêcher de se lever. Il était du reste peu bruyant. — A l'heure de la visite , nous trouvons Q' dans la cour, s'agitant beaucoup et déclamant avec force. Il est


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impossible de fixer son attention et d'obtenir qu'il reste tranquille un moment.

Même situation jusqu'à la fin de novembre , où le malade redevient insensiblement plus calme, moins turbulent , commence à prendre un peu plus de soin de lui-même et à mettre quelque ordre dans ses discours. Peu de jours après, il entrait fran- chement en convalescence.

Sa mère, craignant, avec raison, qu'en sortant de l'hospice son fils ne se trouvât de nouveau exposé aux mauvais conseils d'anciennes connaissances qu'il ne manquerait pas de retrouver à Paris, obtint qu'il resterait à Bicêtre en qualité de garçon de service. Q* lui-même sollicita vivement cette fa- veur, se défiant de lui-même et craignant, comme il le disait, de retomber sous l'empire des mauvais penchants qui lui avaient occasionné tant de chagrins.

Depuis près de onze mois, nous voyons notre an- cien malade tous les jours. Sa raison est aussi lu- cide que sa conduite dans l'établissement est bonne et , à tous égards , irréprochable.

D... (Louis). Agé de trente-trois ans, né à Soissons, coiffeur, demeurant à Paris.

Un de ses cousins ( côté maternel) est à Bicêtre depuis plusieurs années , pour cause d'aliénation mentale. D... a passé cinq années au service mili- taire. Il a été congédié à la suite d'un accès de fo-


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lie (manie avec fureur) de quelques jours seulement de durée. Santé générale ordinairement bonne ; vie sobre , conduite régulière ; beaucoup de gaieté et d'enjouement. Depuis quelque temps, il est devenu sujet à de violents maux de tête, à des bourdonne- ments d'oreille. Son caractère change au point que sa femme ne le reconnaît plus et commence à crain- dre quelque malheur. Enfin, en décembre i84i , ayant fait une petite spéculation assez avantageuse, D .. devient d'une gaieté extravagante ; sa tête s'exalte; ses espérances, ses prétentions, sa vanité, ne connaissent plus de bornes. Il se croit riche, ou du moins assuré de le devenir ; il achète des objets de luxe, des chiens de chasse^ des fusils , etc. Il se croit un génie, un poëte de premier ordre ; il se dit le perruquier-poëte. « Ne crains rien , répète-t-il souvent à sa femme, on parlera de moi. » Il char- bonne sur les murs de sa chambre des mots , des phrases tronquées, incohérentes, qu'il dit être de la poésie à faire crever de dépit , selon son expression , Racine et Corneille, s'ils étaient encore de ce monde. D... est amené à Bicêtre le 16 février i8-[Q.

Son état varie peu jusqu'à la fin de mars.

Cependant l'excitation s'était peu à peu calmée. D... griffonnait toute la journée, et ce qu'il écri- vait, non moins que son bavardage continuel, tra- hissait tout le désordre de son esprit. Les gens de service étaient sans cesse à le gourmander pour l'empêcher de se travestir de la manière la plus extravagante, ou bien le forcer à garder ses veto-


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ments. Les bains prolongés, les ventouses scarifiées à la nuque, les purgatifs, etc., furent employés sans succès.

Le 5 juin, je fis prendre à D. .., en même temps qu'à un autre malade dont j'ai consigné plus bas l'observation, environ trente grammes de dawa- mesc.

Les effets ne se manifestèrent pas avant une heure et un quart. Gaieté excessive, rire immodéré. D. .. paraît être évidemment sous l'influence d'illusions et d'hallucinations dont il nous est impossible de connaître la nature, le malade ne faisant aucune attention à ce que nous lui disons, complètement absorbé par les idées qui le préoccupent. Je le fais conduire dans la salle de chant. Les sons d'un or- gue expressif et d'autres instruments exercent sur lui une influence immense. D... s'agite, danse, trépigne, ou bien s'arrête court, se couche, se met à genoux, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel , verse des larmes, gémit, suivant que la mu- sique, qui le pénètre, le maîtrise entièrement, de- vient tour à tour grave , enjouée, religieuse ou mé- lancolique. Avec la musique, toute agitation cesse ; D... va tranquillement s'asseoir sur un banc et pa- raît vouloir s'assoupir. Mais il n'y a là que des ap- parences de sommeil, car il sufit de le toucher du doigt, de lui parler bas à l'oreille, pour qu'il se- coue brusquement la tête , portant ses regards de côté et d'autre; ses yeux à moitié ouverts, l'agita- tion de ses lèvres^ ses gestes, le jeu extrêmement



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énergique de sa physionomie , disent assez que son esprit est loin d'être inactif ainsi que cela a lieu dans un profond sommeil, mais que, plongé dans une sorte de somnambulisme, il est tout entier livré à la contemplation d'objets fantastiques.

Vers le soir, il ne restait plus trace des symptô- mes que nous venons de décrire. D... a dîné avec le même appétit que d'ordinaire. Jusqu'au moment de se mettre au lit, il est demeuré parfaitement calme, ne bavardant plus comme auparavant, mais déraisonnant toujours, et ne voulant pas rendre compte de ce qu'il avait éprouvé après avoir mangé les confitures que je lui avais données. Il affirmait ne se souvenir de rien, si ce n'est d'avoir éprouvé un grand contentement et d'avoir beaucoup ri. — La nuit a été calme, presque entièrement exempte de rêve. — Le lendemain , l'état du malade en gé- néral est bien évidemment amélioré. Il y a moins d'incohérence dans ses discours; les nuits sont gé- néralement plus calmes. L'orgueil, la vanité sont encore au fond de tout ce qu'il dit ; mais il monlr(3 plus de retenue, moins d'assurance, ne s'irrite plus quand on le contredit. Quelques jours après, il est envoyé à la ferme Sainte-Anne, où des travaux ma- nuels contribuent promptement à son rétablisse- ment.


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D... L... x\gé de trente-neuf ans, né à ... (Angleterre), docteur

en chirurgie.

Nous ne possédons que de vagues renseigne- ments sur les antécédents du malade. Son père et sa mère sont encore vivants et jouissent d'une bonne santé. Lui-même nous a appris que sa jeu- nesse avait été fort dissipée; qu'il avait abusé des plaisirs vénériens, avait contracté plusieurs gonor- rhécs, mais n'avait jamais fait de traitement mer- curiel. Il y a cinq ou six ans, des peines de cœur lui font perdre la tête et lui occasionnent une vive agitation maniaque pour laquelle il passe deux mois à Bedlam. L'agitation s'étant calmée et ayant été remplacée par une simple excitation, D. L..., à force de sollicitations, obtint sa sortie de l'hôpi- tal. Cependant, comme il n'était qu'imparfaitement guéri et que sa conduite donnait les plus vives in- quiétudes, on parla bientôt de le renvoyer à Bed- lam. D. L.. ., effrayé, résolut de se rendre sur le con- tinent ; il vint à Paris, sans même songer à s'assurer des moyens d'existence, au moins pour les premiers mois de son séjour. Heureusement il trouva hospi- talité chez un pharmacien de sa connaissance, qui lui fit le plus bienveillant accueil, malgré l'état d'excitation trop évident dans lequel il se trouvait. D. L.. se plaignait amèrement de sa famille, de sa mère en particulier, qui, «sous prétexte de folie, » l'avait fait enfermer dans un hôpital. Peu de temps


après, l'excilaiion s'était accrue au point qu'il de- vint indispensable de provoquer son isolement.

Lorsque D. L..-. fut amené à Bicêtre (19 janvier 1842), l'excitation maniaque avait tout-à-coup fait place à une mélancolie profonde , ou plutôt à une taciturnité dont aucune question, aucune sollici- tation ne pouvait le faire sortir. La physionomie du malade, la manière dont il se posait en quelque sorte vis-à-vis de nous, ses airs de hauteur et de dédain, indiquaient suffisamment qu'il était dominé non pas par des chagrins ou des craintes chiméri- ques, mais bien par des préventions, de la défiance, des instincts de colère. Après de vaines exhorta- lions, j'essayai de vaincre par la douche son mu- tisme obstiné. Il fallut y renoncer. La diète eut plus de succès. Feignant de le regarder comme très malade, j'avais défendu qu'on lui donnât d'au- tre nourriture qu'un bouillon matin et soir et deux pots de tisane. Le lendemain. D. L... m'interpelle vivement au moment où je passe devant son lit , en me demandant pourquoi je le mettais à la diète ; puis il se plaint qu'on Fait fait enfermer dans un hospice comme un mendiant : « s'il était malade, comme on a l'air de le croire , on aurait dû le pla- cer dans une maison de santé ; il était assez riche pour cela. » — ^3 janvier. Un état de vive excita- tion se manifeste tout-à-coup : ventouses scarifiées à la nuque ; vésicatoire à la jambe , limonade émé- tisée; bains. — Février, même état : excitation déplus en plus vive ; extrême volubilité de paroles ;.


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peu ou point d'incohérence dans les idées ; mobilité extrême. Toujours actif, toujours affairé, le malade ne cesse d'aller et venir, lie conversation avec l'un et avec l'autre, etc. Bientôt survient une violente exaltation maniaque : idées incohérentes, cris, vo- ciférations, emportements; D... met ses vêtements en lambeaux ; il faut le maintenir avec une camisole de force. Cet état dure jusqu'au milieu de mars ; puis l'excitation que nous avions constatée à l'épo- que de son arrivée reparaît insensiblement , mais avec de notables modifications. D. L... retrouve , parmi les autres malades et les infirmiers, différents personnages de sa connaissance. Il témoigne aux uns une vive amitié , aux autres de l'aversion. Il salue du titre de majesté le chef infirmier de sa salle , prétendant que c'est Louis-Philippe déguisé. Il se montre très empressé auprès d'un jeune ma- lade qu'il dit être son fils ; en un mot, il n'est en- touré que de parents, d'amis, d'illustres person- nages, d'espions, d'agents de police, etc. D... sem- ble être encore sous l'influence d'instincts erotiques qui souvent se traduisent par des paroles orduriè- res, par des gestes obscènes.

5 juin. — La situation du malade n'a point changé. Prescription de 3o grammes environ de dawamesc. Immédiatement après, une forte tasse de café. — Les effets ordinaires du hachisch sont lents à se ma- nifester. Près de deux heures s'écoulent sans autre modification de l'état habituel du malade qu'un peu d'anxiété, d'inquiétude vague et sans motif. D* a


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cessé de parler autant. Il semble pourtant que ce n'est pas l'envie qui lui manque ; mais il ne sait pas exprimer ce qu'il veut dire; il n'achève jamais ses phrases, et il porte sa pensée sur mille sujets à la fois. Il hésite dans la prononciation de certains mots, par suite d'un léger tremblement des lèvres, à peine sensible , mais pourtant facile à remarquer. Insensiblement le malade se laisse aller à une sorte de rêvasserie et de demi -sommeil, interrompu seu- lement , de temps à autre , par de bruyants éclats de rire. D.... considère , parfois , avec une sorte de stupéfaction qui se reflète énergiquement dans sa physionomie, ses mains, ses pieds qu'il agite vive- ment en les secouant comme s'il voulait en déta- cher quelque chose qui lui fait peur. Je le fais con- duire dans une salle où Ton faisait de la musique; il paraît n'y prêter aucune attention, et continue, encore, pendant près d'une heure, sa silencieuse pantomime. — La nuit suivante se passe dans un calme profond. Contre son habitude, le malade ne souffle pas mot , jusqu'à cinq heures du matin où son excitation première reparaît.

i^*^ juillet. — Jusqu'ici, point d'amélioration bien sensible. Le malade paraît même contracter des habitudes de malpropreté. Il devient insouciant et apathique. — 2 juillet. Nouvelle prescription dedawamesc (3o gram.). Deux lasses de café, l'une avant, l'autre après. — Cette fois, l'action du mé- dicament est plus franche et plus énergique , plus durable aussi; il y eut même, pendant cinq ou six


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heures , une véritable agitation maniaque qui rap- pelait, sous presque toutes ses formes, l'agitation primitive. Nuit calme , profond sommeil. ~ Du 3 juillet, vers le y,5, l'excitation diminue sensible- ment, le malade se soigne davantage et marche évidemment vers la guérison. Le i4 septembre sui- vant , il quittait l'hospice en parfaite santé.


FIN.






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