Giovanni-Battista Piranesi (Henri Focillon)  

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Giovanni-Battista Piranesi[1] (1918) is a work by Henri Focillon on Giovanni Battista Piranesi.

Full text

INTRODUCTION


1


DE la Renaissance, il semble que l'Italie du dix-huitième siècle n'ait conservé qu'un aspect moral : le bonheur de vivre. Elle est le jar- din où l'Europe vient se délasser de ses fatigues et de son sérieux, après l'avoir ravagée pendant des années par ses rivalités diplomatiques et militaires. Le génie latin s'affaisse, avec plus de grâce que de solen- nité. Avant de disparaître, il jette une dernière lueur qui enchante le monde et qui ne l'émeut plus.

Ouvrons les récits des voyageurs. Avant de les utiliser méthodi- quement, de chercher à surprendre la réalité historique derrière leurs impressions, laissons-nous aller un instant à ces impressions mêmes. Suivons-les à travers tant de trésors accumulés par les siècles et dont la vie contemporaine leur paraît à tous si nettement et si profondément distincte. D'après eux, l'Italie est un merveilleux musée dispersé, qui sert d'abri à la comédie des intrigues galantes, aux paresseux plaisirs d'oisifs pauvres et fastueux, aux recherches menues des érudits d'académie. Aux carrefours des villes, entre un palais et une fontaine.


vm riKAM'.SI.

l'activité pittoresque de la vie populaire arrête un moment les curieux cosmopolites. Ils retiennent des noms et des recettes d'ingéniosités épicuriennes, notent toutes sortes de plaisantes machines faites pour amuser l'esprit et les yeux, inconnues à la gravité des barbares. Ici et là, dans de vastes palais ruinés et magnifiques, au milieu du silence des petites villes, conversations latines chez de jolies savantes. Partout les cantatrices, les virtuoses, leurs chefs-d'œuvre éphémères, un peuple affolé d'opéra. Les statues et les tableaux des maîtres conservés dans les galeries écrasent l'émulation des modernes et en annulent d'avance les résultats. Nulle part, croirait-on, une tentative sérieuse, sincère et grande. L'art se confine à l'ingénieux, au plaisant, au bouffon, à l'é- trange. Il semble que les enseignements de l'école ne puissent pro- duire, chez une race exténuée, qui a donné toute sa fleur, que de froids pastiches, mal soutenus par le plus abstrait des éclectismes.

Cette idée, cette image de la plus séduisante des décadences, sa grâce, son parfum, nous les retrouvons fixés malgré nous dans nos mémoires. Les historiens immédiats du settecento nous laissent la même impression que les voyageurs. Ils divisent le siècle en deux grandes parties, séparées par une date, celle des premières décou- vertes importantes faites dans les ruines des villes du Vésuve. Ils ne sauraient omettre le rôle considérable de Piranesi dans cette espèce de renaissance, ils l'y associent étroitement au même titre que de nom- breux archéologues italiens et étrangers, ses émules, mais son œuvre est à leurs yeux une conséquence du rinascimento déterminé tardive- ment par les études antiques. La résurrection d'Herculanum et de Pompéi entraîne le réveil de toute l'Italie : ils s'en tiennent à cette conception simple, commode et claire; les nécessités de leur démons- tration n'y perdent rien, bien au contraire : plus la décadence fut profonde pendant les deux premiers tiers du siècle, plus la renais- sance des dernières années apparaîtra glorieuse, plus les raisons d'es- pérer seront solides et fondées.

A cet égard, certaines parties de la Storia délia SciUtura ' du comte Léopold Cicognara sont particulièrement instructives. Quand il

1. Storia délia Scultura dal suo visorgimento fîno al secolo di Canova, del conte Leopoldo Cicognara, per servire di continuazione alV opère di Winckelmann e di d'Agincourt, \. VII, 1. VII, ch. I.


IM'hOhICTKi.N ti

(Ml vient .111 <li\ liiiiliriiH» .sKîcir, ujircs iivuir Lut l.i part de i'Ilalirj darm la culttiro (^urojM'ciiiH* <lii tcMiips, il (^xainiiH* avec atiiplmir k*K caiiH^'fi do la diVadcnco dn l'arl. 11 iiisi ' m- I;i trisdssr den circoiiMlanc«*H p()liti(|U(vs ri sin* Ir lonf^ rsrl;iva{<«î. 11 vv\tv()c\ir. aux !lali«*riH d'airnor Icin* s(M*vilii(lo, leur n»p()s, Iriirs plaisirs et toulos les frivoliU^'H venucH de IV'tran^^cr. Il |)r(MHl ru piti<'^ r^nidition |MdaiiloHqii<» rît les rnéta- pliysi(|U(»s abstraites, déplore, chez 1rs artistes du temps, y compriH Tiepulo, l'absence de sublimité dans h» ^^énic, de chaleur dans la passion. INMidant quarante années d(.' paix profonde, aucun prince, sauf Charles 111, n'a son^é à faire travailler les peintres et les sculp- teurs ou à bàtii" des édilices di^^nes des f^rands exem[)les légués par les anciens. Les riches sont oisifs et frivoles, soumis au caprice des modes imposées par l'Europe : la France rend à l'Italie, mais défi- gurés, les arts qu'elle lui avait jadis empruntés. La ferveur religieuse disparaît et, avec elle, toute inspiration grande. Enfin la vogue extra- ordinaire de la gravure, — tout en assurant la diffusion des belles œuvres, en rendant faciles à connaître et à étudier les chefs-d'œuvre des collections privées, en épargnant de longs voyages aux amis de l'art, — tend à diminuer l'originalité de l'invention, permet aux peintres de s'inspirer trop aisément et trop fidèlement d'autrui, prépare et garantit les plagiats, sous le nom d'imitation des maîtres... Mais le coup de théâtre d'Herculanum se produit, l'histoire change d'aspect, mille circonstances favorables à un renouveau sont déterminées du même coup.

11 serait intéressant de contrôler l'exactitude de ce tableau. La médiocrité artistique de l'Italie au dix-huitième siècle est discutable, puisque c'est à cette époque qu'elle a produit ses plus illustres musiciens et fait retentir, entre tant d'autres, la grande voix de Marcello, sans parler des maîtres de l'école vénitienne de peinture, de nombreux architectes incontestablement doués et de quelques beaux graveurs. Dès à présent, il est permis de se demander si, derrière les apparences de nonchaloir voluptueux, de pénétrabilité cosmopolite, de dissolution morale, il ne subsiste pas en elle des éléments assez nombreux et assez vivants de sa grande tradition, pour expliquer, sans avoir besoin de recourir au miracle de la résurrection campanienne et à l'afflux des chercheurs étrangers, tant de manifestations éminentes et méconnues


X PIKANESl.

de son génie, pour justifier d'une manière générale, — sans le déter- miner autrement, — la possibilité d'un Piranesi. Les vices qui font la faiblesse de l'Italie comme nation, sa mollesse, sa licence, sa dispersion intellectuelle, sont peut-être favorables à l'éclosion de personnalités indépendantes. Il y a des âges autoritaires, concentrés, où la pensée est unanime et d'un seul jet, où les habitudes de la race et les courants de la conscience nationale modèlent avec uniformité Tesprit et les mœurs. Le settecento est beaucoup plus épars et presque fuyant. Dire de Piranesi qu'il est du dix-huitième siècle n'apprend pas grand'- chose sur les caractères de son art : du moins, il est vrai que son temps garantissait la liberté de son humeur et de ses songes. A cet égard, l'Italie restait une terre féconde. De la surprenante vitalité de son âge d'or, elle conserve quelques traits curieux.


II


A force d'étudier les colonies française, anglaise et allemande attirées en Italie par les fouilles heureuses de Charles III et par la magnifique publicité ' que Piranesi faisait à sa ville d'élection et aux antiquités romaines, on court le risque de ne plus voir l'Italie elle-même, de méconnaître l'effort de ses artistes et de ses savants. L'histoire des milieux cosmopolites, comme la médiocrité des peintres de la plu- part des écoles, — exception faite pour les Vénitiens, — tendrait à faire croire que l'Italie a épuisé les plus beaux dons de son originalité créatrice, qu'elle est devenue exclusivement la galerie, l'atelier et le champ de fouilles de l'Europe. En fait, elle n'a jamais oublié les prin- cipes de sa grande époque, ils sont en elle et dans son génie, et s'ils ne se manifestent plus avec éclat qu'à de longs intervalles, ils con- tinuent néanmoins à se faire sentir dans le mouvement des idées, les habitudes d'esprit et les mœurs; ils subsistent, malgré les nuances nouvelles que la fortune politique et morale de l'Italie impose à leurs

1. Cicognara, op. cit., ibid. c Giovan Batista Piranesi... e dopo lui Francesco e gli altri délia famiglia... diedero pittoresca e facile e nohïli^simdi pubblicità a tutte le romane anti- chità... i>


iMiionicnoN. Il

rrsnllats. Mllr rsl tmijoupH une /•colo criinlividualiMiiie et de curiofiité, Sos arts (3ns(;i{^Mi(»nt à rKiirM|H' »!• s sncrots nouvmiiix et varién. \\trrn un sit>ch^ (rinctntiludo ot dv caprice, elle revient aux ^VdwlH exeinple» proposés par les anciens.

I/in(livi(iualisni(N qui donne un n'iiefsi puissant à la physionomie morale des hommes (h» la Henaissanco, (jiii permet d'expliqiutr la plu- part (h' h'urs démarclies indliectuelles et que vient juslilier Hi H^^uvent leur esthéti(juc, |)ersistc dans l'Italie du dix-huitième siècle, mais sin- gulièrement transformé. Il ne donne plus naissimce à ces belles maîtrises spontanées, d'un seul jet, si nombreuses et si intéressantes à étudier du début du (juattroccMito à la (in du seizième siècle. C'est que les occasions de s'alllrmer lui sont devenues plus rares et plus étroites. Faute de grands objets et de grands événements, l'éner- gie s'est détendue. La guerre et l'aventure sont interdites à Tambi- tieux. Dans les plaines du Nord, le rude et méthodique P'rançais con- duit des batailles où n'a que faire le talent d'un condottiere. L'audace, la violence, la domination sont désormais des vertus impossibles. L'activité politique est nulle. D'Étal à État, dans cet infini de nation.s, s'agite une diplomatie étroite et tatillonne qui reste à l'écart de la conscience publique et ne la trouble pas. Dans les villes, sous un dais de silence et de soleil, la vie se résume autour de deux ou trois molles intrigues. Le terrible ennui des provinces énerve, alourdit et décompose les volontés. Avec une mélancolie acerbe. Parini suit et décrit les paresseux méandres des journées milanaises. Le jeu. les femmes, le café, la conversation retiennent à jamais les hommes, peu sensibles à l'idée de la grandeur de la race et aux souvenirs de l'his- toire. Aucun mouvement général qui groupe les volontés pour une action déterminée, qui crée un de ces grands courants de conscience publique fait pour tout entraîner. Et nulle part non plus l'on n'est forcé de prendre un parti, de choisir.

Sans doute, l'individualisme italien est impuissant à dresser sous le ciel la haute stature des batailleurs et des autoritaires. Mais il reste capable de produire des êtres singuliers, séduisants, uniques dans leur genre et, à défaut de grands caractères, des personnalités extrê- mement originales. Oui, Ton peut dire en ce sens que l'Italie du dix-huitième siècle est féconde en individus. Dans ce grand corps qui


MI PIUA.NESI.

semble assoupi depuis des siècles naissent, resplendissent et s'évanouis- sent aussitôt des songes singuliers. Aucun contrôle puljlic, aucune discipline personnelle ne viennent entraver les démarches d'un libre esprit. On s'accommode comme on peut et comme on veut de la vie et de la fantaisie. Curieux d'extravagance, de mystère, de sciences interdites', ils ne se rencontrent guère que sur ce point. Très peu d'esprits justes : énormément d'originaux qui se conduisent seuls, qui vont d'une préférence à l'autre, menés par leurs goûts inconstants, passionnés de recherches positives et de rêveries tout ensemble. Qu'est- ce qu'un Galiani, que l'on a pris l'habitude de considérer comme un insinuant courtier de l'Encyclopédie, sinon l'âme la plus vivante, la plus légère et surtout la plus personnelle? De l'état de la monnaie au temps de la guerre de Troie à des études sur l'ancienne navigation de la Méditerranée, de la machine à blé aux pierres volcaniques du Vésuve, il voltige sur tout. Il est diplomate, il est archéologue. Selon Grimm, c'est Platon, avec la verve, avec les gestes d'Arlequin; selon Marmontel, c'est le plus joli petit arlequin qu'ait produit ITtalie. (^ Mais sur les épaules de cet arlequin était la tête de Machiavel. » Même caprice, même originalité de vues chez Algarotti, espèce de Fontenelle errant, qui débute en mettant le calcul intégral à la portée des jolies femmes, dans son Newtonianismo per le dmne. Il séduit William Pitt et Frédéric II, avec qui il forme une amitié de vingt-cinq années et, après avoir touché à tous les problèmes et parcouru toute l'Eu- rope, meurt dans la gloire en laissant derrière lui huit imposants vo- lumes de ses œuvres complètes ^ A côté de grands noms, que d'in- connus amusants, pittoresques, combien de spirituels oisifs, dont une rapide anecdote, quelque note au bas d'un récit de voyage font connaître l'activité, la verdeur et l'originalité.

La féerie pathétique du théâtre et ses invraisemblances, voilà la revanche de leur servitude, le domaine préféré de leurs songes. En


1. L'occultisme s'est développé dès la première moitié du siècle, surtout à Venise. Avant les poésies ésotériques de Balïb et la pyramide magique de Casanova, nous en trouvons une preuve dans les polémiques de Maffei contre la magie : Arte magica dilegnala, Vérone, 1754; Arte magica distrutta, Trente, 1750; Arte magica annichilata, Vérone, 1754. Le second de ces ouvrages est publié sous le pseudonjTne d'Antonio Flori.

2. Livourne, 1763-1765.


IMIIODUCTION ini

(li^coralions, on in.K'hinorii's, on an;liit(?oluro <!«• Hpcr.laclrH, len llali<*nH sont los nuillri's dt» l'iMiropc. Ils roslont U' ponpio de» r| /•<:(; ralou m ci d'artilicicM's (ju'ils otaionl d^s la (in dii Moyen Aj^tî. Là cornrnrj ailleum, ils suivent lour caprice, et Imr caprice est focond, cK^e mille chef»- d'oMivro sans l(Mi(l(Mnain : l'irnpn'îvu et les ressources infinies des arts épln'nicres les encliantont. Toutes les tentatives sont [)ossif>Uîs, pav" mises et favorisées. Ainsi s'explique co (ju'il y a d'extraordinaire et de troul)l.iii(, ce ({ui (léconcert(î parfois dans les jirojets décora- tifs d un rauiiii ou d'un Hibiena, dans les Carcni d'un Piranesî, dans les comédies fiahesques de Carlo Gozzi. A Venise, les peintres cherchent. Chacun d'eux se choisit son maître et se» modèles et tâche de satisfaire la soif de nouveauté du public en môme temps que ses propres inquiétudes d'artiste. La variété infinie des goûts, la largeur de l'opinion, l'indépendance de l'humour et de la vie autorisent les sensations personnelles et leur francliise d'expression.


m


Du génie de la Renaissance, les Italiens du dix-huitième siècle ont gardé un autre trait caractéristique, la curiosité. Curieux, ils le sont avec avidité, et curieux de tout. Leurs artistes ne vont plus, comme Benvenuto Cellini, recueillir sur le rivage de la mer ces coquillages aussi rares que beaux dont il parle avec amour dans la Vila, au risque d'être assaillis et enlevés par des pirates descendus d'une fuste barbaresque. Mais des savants se chargent de les réunir et de les classer. Partout on voit se continuer et s'élar- gir la vaste enquête commencée par Vinci. A peine sortis de l'Arcadie, de ses pédantes bucoliques, de sa mysticité fade, les Italiens se pré- cipitent avec une sorte d'àpreté sur le savoir humain et sur l'inédit des problèmes. Ils mêlent aux formes de l'antique érudition et aux élégances latines le souci pratique du bonheur des nations et la phi- losophie des « arts ». A coup sur, ils ignorent la spécialisation des méthodes, la nécessité de limiter et de préciser la recherche. L'éten- due et la variété sont les caractères essentiels de leur effort. Ils sont

PIRANESI. b


Alv PIUAMCSI.

avant tout polygraphes. L'actif génie des fennnaes, leur facilité d'assi- milation aboutissent, chez beaucoup d'entre elles, à celte époque, à la surprenante inutilité des cultures encycIof)édiques. La comtesse Clélie Borromée parle toutes les langues de l'Europe, et l'arabe aussi. Quant à la signora Agnesi, elle sait tout, mais d'abord la géométrie, et elle argumente publiquement contre les meilleurs mathématiciens de son temps. Laura Bassi professe la philosophie à l'Institut de Bologne. De Brosses ', qui croit ne faire qu'un mot plaisant, fait un mot juste et les rattache à leur origine, quand il les compare à Pic de la Mirandole. Mais, à côté de ces « savantes d, que de grands efforts utiles, que de cabinets, d'académies, de bibliothèques, d'instituts et de collections! Partout, à Florence, où l'abbé de Saint-Pierre et Réaumur excitent un universel enthousiasme, à Milan, à Padoue, à Vérone, à Venise, à Bologne, à Rome, à Naples, dans d'obscures petites villes et jusque dans le silence des villages, l'érudite curiosité des contemporains rassemble les éléments de toute connaissance positive et documente les chercheurs à venir: dès ce moment l'Italie, riche d'informations de toute nature, renseigne sur tout sujet les voyageurs philosophes. Un Montesquieu -, par exemple, n'est pas inutilement passé au milieu de ces chimériques et de ces indépendants, qui sont d'admirables collectionneurs. Il n'est pas sans intérêt de savoir qu'il a étudié en consciencieux les trésors de tel ou tel cabinet, le « recueil » Vallisneri, à Vérone, par exemple, que d'autres ont parcouru et mis à profit les riches collections de Settala, de Moscardo et de tant d'autres, surtout cet admirable Institut de Bologne, qui devait devenir le modèle de toutes les grandes maisons européennes de culture scientifique.

Qu'on ne s'y trompe pas, ces curieux, souvent dispersés, partagés entre des goûts et des objets divers, furent aussi très souvent d'im- menses travailleurs. Si la sève de certains arts ou de certains genres d'études paraît appauvrie, il faut penser aussi à la puissance de vitalité dont témoigne l'ampleur des efforts soutenus dans d'autres voies par

1. Le Président de Brosses en Italie^ Lettres familières y t. I, p. 103. Cf. p. 116, 118, 148, etc.

2. Voyages de Montesquieu^ publiés par le baron Albert de Montesquieu, principalement t. II, p. 86 sq., sur l'Institut et l'Académie de Bologne et l'organisation de l'Académie de Bordeaux.


INTKomCTlO.N. tr

I(^s siivaiils (^t par Ins cluîrclirur.s. GniHloy ' parle avec une norle dV'inotion du t \):iy;n^i) » do Miiralori. « On pourra, dit il, juj<er du travail do Muralori sur Irs anticjuitrs d'Italii) du moyen îl^® : travail iuiiiiiMisi» (jiii a produit treult'-cjuatnî voIuiiiok in-folio et douze in-(|uailo. 11 a rir n-surMi' |)ar l'autcMir lui-niôrne en soixant<î-r|uinze dissertations, (jui no laissent sans hunière aucun des usa^en poli- tiques, civils et reli;;ieux de ces temps obscurs. » Len œuvre» du marcjuis MalVei et d'Apostolo Zeno renjplissent des Mhliotlièques en- tit^res. Lepo(iue qui assiste à do pareilles dépenseH de tempH, de fatif^uo et de savoir, qui constate sur les muraille» des palai.s cl des villas do la ri^publique vénitienne, comme ailleurs en Europe, l'inlas- sable fécondité de Tiépolo, peut voir jjaraltre sans étonnement le» centaines de planches qui, dans l'œuvre gravé de Piranesi, peuvent lui être attribuées avec cei'titu(l(N j)resque toutes de ce format fitlanlico dont parlent les catalogues du temps.

Que de curieuses figures infiniment actives, utiles, sympathiques, un pareil efïort ne nous fait-il pas connaître! A Modène TiraUjschi, à Rome l)ottari, à Padoue Cesarotti, à Vérone Maffei sont des savants de culture et d'importance européennes. A Florence, l'abbé Niccolini est un ^( maître homme '^ » ; personne qui ait des connaissances aussi étendues sur toutes choses imaginables, ^ depuis la manière d'ajuster une fontange jusqu'au calcul intégral de Newton d. Les panégyristes de Raimondo de Sangro, prince de San Severo, établissent une liste extraordinaire de ses inventions, et les contemporains reconnaissent qu'il valait à lui seul toute une académie. C'est le type du savant pratique, du bienfaiteur des hommes tel que le conçoit l'Encyclopédie, l'inventeur utile à qui Sébastien Mercier, à la fin du siècle, dresse des statues dans les galeries de son Muséum. Le même chercheur connaît trois ou quatre langues orientales, compose des inscriptions latines, est général d'armée et ministre d'État. Frédéric II et Maurice de Saxe adoptent son plan de tactique pour Finfanterie. 11 décore son ora- toire et trouve le temps d'écrire lui-même de fort bons ouvrages.


1. Nouveaux mémoires ou observatioiis sur l'Italie et les Italiens, par deux gentilshommes suédois, t. I, p. 260 sq.

2. De Brosses^ op. cit., \, p. 274.


XVI PIKANESI.

11 supplie Benoît XIV de faire rayer de l'index les Lettres Pérv- viennes. Ce que le Français du Tillot prépare à Parnae avec Condil- lac, il l'acconriplit à Naplcs, où il inspire les réfornnes adnninistra- tives et les essais industriels de Charles 111. A travers des tentatives si nombreuses et si variées, toujours le nnôme désir d'arracher ses secrets à la nature déifiée, sous la brume des allégories et des symboles.

Les arts ne pouvaient rester étrangers à une curiosité aussi vaste et parfois aussi audacieuse. De là ce renouvellement des techniques, peu et mal étudié, qui, sans agir profondément sur les thèmes et sur Tesprit des inspirations d'école, n'en ouvrait pas moins des voies nou- velles. Signe d'appauvrissement et de décadence, si l'on se borne à considérer les artistes médiocres et les amateurs, portés à d'ingé- nieuses recherches plutôt qu'à l'expression de dons spontanés : entre leurs mains, les esthétiques et les procédés complexes sont des symp- tômes de déclin. Mais faut-il oublier les résultats auxquels avait abouti la grande curiosité technique des maîtres de la Renaissance, en particulier chez les décorateurs et les orfèvres? Une activité plus générale et peut-être aussi féconde caractérise l'art du dix-hui- tième siècle en Italie.

Que valent au juste les recherches d'un curieux comme San Severo? Il est difficile de l'établir, et Ton peut avancer qu'en pareille matière l'effort ne donne de résultats utiles que s'ils sont éprouvés par un tech- nicien consommé. Son procédé de peinture héloïdriqiie, « délicate et vi- goureuse à la fois », est un problème. Il inquiète un peu. Mais il est inté- ressant devoir le même homme s'intéresser à des tentatives et à des enquêtes d'un ordre moins mystérieux, essayer par exemple d'introduire dans la fresque, au risque d'en modifier le caractère, des tons éclatants, riches et transparents, jusqu'alors réfractaires à toute application sur l'enduit mural, de renouveler un art où le calme et l'unité de la palette semblent une condition essentielle. Il serait trop long de suivre en détail les essais de restauration de la peinture à l'encaustique, « à l'imita- tion des anciens », autour de laquelle le dix-huitième siècle, intéressé vi- vement par les peintures d'Herculanum, a vu se produire de nombreux et curieux efforts'. Dans un ordre d'idées un peu différent, notons que

1. Les premières recherches furent faites par l'abbé Gaetano Zumbo, peintre et anato- miste, mort à Paris sans avoir communiqué son « secret ». V, Mémoire sur la peinture à


I.NThOIM'CnON.


fl vit


San Scworo a pu «onlrihucT à l.i nîii.iisRarïce <lf'H irnproKHionH en cou- leur, dont les amusants ot dolic'ats socnîts n'ont ccks/» do passionnor hph contoini)()rains et «|ui, (Ui Franco ot en Anf^Mclorro, souvont p^rAce à des artistes italiens, ont produit drs chcfs-d'aHivro. C*e«t à pou pr^?H k la niruH' rp()(|UH (|U(î Io Vénitien Anton-Maria Zanotti ' /îcrit h Fran- cesco (iaburri : < Ma faihic «t iiMorrcrte estampe à trois teintes, que vous avez reruo avr( uim» complaisance si bienveillante et si honorable pour moi, n'a rien en soi de bon que d'avoir d»Uerr<'; la manière perdue d'U^o, d'Aiidn^a Andreini, do Beccafumi, d'Antonio de Trente et d'au- tres, laciuelle, au temps dr mon bien-aim*' FVirmi^nanino, ('îtait délice ot jouissance. »

Et c'est ainsi que la recherclie et l'étude des arts oubliés, c'est ainsi que la curiosité des techniques et des procédés riéterminent de véritables résurrections. Les Italiens du dix-huitième siècle ne sont pas seulement les conservateurs affaiblis d'un glorieux passé, ils ne se contentent pas d'en sauver les débris et d'en répandre les leeons par toutes sortes d'ingéniosités savantes, en perfectionnant l'art de mouler en plâtre les antiques, en utilisant la fleur de soufre pour prendre

Vencauslique et sur la peinture à la cire^ par Caylus et Majault, Genève et Paris, 1755, p. 24- 25. — Ce procédé acquit une grande vogue en Italie : Angeloni et Totran reproduisirent à Tencaustique les Logos Vaticanes. Nous savons que des peintres connus, Gianni, L'nter- perger, Campovecchio, Lazzari, Dalera et Angelica KaufTmann s'y exercèrent. L'un d'entre eux, Christoplie Unterperger, copia à son tour les fresques de Raphaël sur des panneaux de marbre, pour le général Schouvalov, qui fit élever à Pétersbourg un cortile analogue à la cour Saint-Damase pour les disposer.

1. Zanetti, custode delà bibliothèque de Saint-Marc, historien de la peinture vénitienne, antiquaire et surtout amateur de dessins, ressuscita, pour reproduire les belles pièces de sa collection, le procédé de la gravure en camaïeu, dont l'invention était revendiquée en 1516 par Ugo de Carpi devant le sénat de Venise, mais qui parait avoir été découvert en Allemagne. Elle avait été heureusement traitée au cours du seizième siècle par Andréa Andreini (1540-1625), par Joannes Gallus, graveur des dessins de Marco de Sienne, par Antonio Fantuzzi, graveur du Parmesan, par Boldrini, graveur du Titien. — Zanetti était aussi un charmant aquafor- tiste. Les dédicaces de ses estampes nous conservent les noms de ses amis : Crozat, Mariette, Vleughels, Jabach, etc. — V. la notice mise par son frère Girolamo en tête du recueil intitulé : Varie pitture a fresco de' principali maestri veneziani... Venise, 1760; J. Du- mesnil. Histoire des plus célèbres amateurs français, Pierre-Jean Mariette, p. 56 sq.; A. de Lostalot, Les Procédés de la gravure, p. 53 sq. ; Philippe Monier, Venise au X VI 11^ siècle, \t. 174, note 3, et la Raccolta de Bottari. II, p. 130.

De Brosses, I, p. 199, fit la connaissance de Zanetti à Venise en 1739. Pour lui. c'est « un jeune homme qui ne paraît pas manquer d'érudition, et fort communicatif ».


XVIII PlRANESf.

rempreintc des médailles, ou, comme ce surprenant restaurateur de tableaux que de Brosses^ vit à Rome et qui, à Taide de procédés ins- pirés par le Malin, faisait passer les vieilles peintures sur des toiles neuves, en assurant aux œuvres des maîtres une jeunesse éternelle. Ils utilisent les connaissances retrouvées pour une expression nouvelle de la vie. Car ces besognes, cette recherche, ce n*est pas la grande affaire d'oisifs agités, l'amusement des amateurs, le caprice momentané des peintres; elles se poursuivent partout, aux mains des plus grands artistes. Dès les premières années du siècle, les « crayons » de la Rosalba créent un art complet; son œuvre, qui a peut-être inspiré La Tour, entraîne après elle une vogue immense, spontanée et charmante. Quoi de plus nouveau et de plus personnel que les miniatures de la même artiste, larges, aérées, franches de touche comme la grande peinture, mais plus fraîches, plus transparentes, et qui servent de modèles à d'innombrables élèves dispersés dont l'effort est infiniment utile à con- naître pour l'histoire du goût et des mœurs?

A côté de tentatives plus limitées qui se rattachent néanmoins à ce grand effort, comme celle de Pietro Longhi qui s'essaie à peindre sur verre, n'est-il pas intéressant de constater que Canaletto utilise la chambre claire, qu'il en profite pour tirer de nouveaux effets pittoresques du paradoxe de la perspective? — Le résultat le plus éclatant de cette curiosité, c'est la renaissance de la gravure. Tous les genres de gravure, tous les secrets qu'elle comporte, tous ses passionnants mystères ont solli- cité ces hardis et originaux artistes. De la manière de Mellan, le maître français du dix-septième siècle, qui reconquiert une soudaine faveur, au « sfumato », au « chiaroscuro » de Rembrandt, des vieilles pratiques des ateliers parisiens et lorrains aux initiatives audacieuses des novateurs, ils ont tout essayé, tout approfondi, non seulement Zanetti, mais les plus grands. Avant d'être paralysée par Volpato et par ses élèves, de devenir l'art « utile » dont Cicognara signale plus .tard les Mangers, la gravure, sous la pointe des Italiens du dix-huitième siècle, est un art

1. Ibid., II, p. 300 : « C'est un pauvre homme, dans une boutique médiocre. On lui donne un tableau à l'huile dont la toile est pourrie ; il la met sur bois ou sur une toile neuve, et vous rend la vieille... Le peuple de son voisinage dit que c'est saint Joseph, à qui il a fait l'au- mône sous la figure d'un pauvre, qui lui a montré son secret. Je le croirais bien; il entre là-dessous un peu de diablerie. »


INTHOIH CTION


infitiiincnl vaslc cl vari<'^, riclio dt* rcssonrcis inalUiidneK, capahli* d'(^x|)riinrr (Vunr iiumirre conijjlrU*, vivante cl souple Iouh Ie« aHpectH d'uiio liante porsonnalito d'artiste.


IV


Cette Italie, si originale dans son humeur et dans ses goûts, si libre dans sa fantaisie, si curieuse» de toute nouveauté et de tout savoir, d'une activité vivante et féconde derrière la facile mollesse de ses mo'urs et l'aventureux caprice de certaines vies, qu'a-t-elle retenu de la grande tradition antique, toujours présente dans les débris des monuments, dans les chefs-d'œuvre conservés de la statuaire? Les archéologues et les érudits ne sont pas tous groupés au pied du Vésuve. Ils existent avant 1710. Leurs œuvres dispersées, sans unité, sans contrôle, reflètent l'isolement des auteurs, le manque de discipline méthodique, les vieilles habitudes ditïuses, une stérile abondance de mots. Il faut convenir que les « antiquaires » n'ont pas toujours l'esprit juste. Les digressions les égarent. Dans chaque dissertation semble refluer une confuse encyclo- pédie de l'antiquité historique et légendaire. Tous les défauts de la vieille érudition y sont sensibles. Mais, à travers tant de poussière inu- tile, on doit discerner le nombre et l'importance des documents. Parmi tant de compilateurs archéologiques, plus soucieux, peut-être, de faste oratoire et d'ampleur verbale que de vérifications et de précision, émerge un grand esprit clair, un des noms illustres de l'épigraphie latine, Maffei. Il est vrai, c'est un Français, Desgodetz, qui, à la fin du siècle précédent, a publié pour la première fois un recueil d'ensemble des monuments de la Rome antique, dessinés et mesurés avec soin. C'est encore un Français, Montfaucon, qui groupe et qui classe les résultats acquis par l'érudition, en leur donnant une forme synthétique dans son Antiquité expliquée. Ouvrons ce vaste répertoire, consultons cet énorme dépôt de connaissances, que les Italiens n'ont pas su élaborer : pour la partie romaine, toutes les sources sont ita- liennes, sauf en ce qui concerne la Germanie et les Gaules. Les illus- trations sont tirées de recueils italiens : de Bellori à Fabretti, l'on y


XX PIUANESl.

voit figurer toutes les autorités de l'érudition dans la péninsule ; .leurs inépuisables trésors ne cessent d'être mis à profit par les chercheurs européens.

Les Italiens ne se contentent pas de commenter et de reprendre les résultats acquis, ils explorent et ils découvrent. Ainsi se poursuit l'investigation méthodique de Bianchini à travers les ruines des palais des Césars, sur le Palatin, mine de richesses demeurée intacte jus- qu'en 1720 et dont les premiers trésors, deux colosses de basalte, allèrent décorer les jardins de Colorno. L'éloge de Bianchini par Fontenelle^ transmet un écho de la sensation que produisit chez les antiquaires une autre de ces heureuses découvertes : « On dé- couvrit en 1726, hors de Rome, sur la voie Appienne, un bâti- ment souterrain consistant en trois grandes salles, dont les murs étaient percés dans toute leur étendue de niches pareilles à celles que l'on fait dans les colombiers, afin que les pigeons y logent. Elles étaient remplies le plus souvent de quatre urnes cinéraires et accom- pagnées d'inscriptions qui marquaient le nom et la condition des personnes dont on voyait les cendres. Tous étaient ou esclaves ou affranchis de la maison d'Auguste et principalement de celle de Livie. L'édifice était magnifique, tout de marbre, avec des mosaïques d'un bon goût. » Les inscriptions de ce colombarium jointes à celles d'un autre semblable, précédemment découvert, étaient au nombre de six mille \

Cependant les papes, les cardinaux et les grands seigneurs conti- nuaient une tradition ininterrompue depuis la Renaissance, et leurs collections recueillaient les chefs-d'œuvre que, dans la seconde moitié du siècle, les courtiers cosmopolites allaient tenter, souvent avec succès, de ravir, pour les exporter, au sol qui les conservait. Bien avant la vogue d'Herculanum, en ouvrant leurs galeries au public, en ne cessant d'augmenter le Capitole, les papes enrichissaient la culture européenne d'éléments nouveaux et nombreux. Les environs de Rome restaient le champ de fouilles ordinaire et fécond des scavatori^ et la villa d'Hadrien était inépuisable...

1. Œuvres de M. de Fontenelle, nouvelle édition augmentée, Paris, 1742, t. VI, p. 412-413.

2. Caméra ed Iscrizioni sepolcrali de' liberti, servi ed ufficiali délia Casa di Augusto... Rome, 1727.


i.NTnor)i'(;TioN. m

Qiio riian<|nr-l-il à tous - * .^ t^llorts daiiK la preinière moitié du siècle pour touchci- la conscionco [)nl)lifjuo, |)Our ^onne^r un courant essentiel (Lins la vitalit('» de la race et de IV'po(jiie, [)onr émouvoir et pour entraîneur une curiosité plus ^énérah^ que celle des spécialistes? Malf<ro leur nombre, huir variété et parfois NMir amf)leur, ils ont quelques chose d'inerte et d'abstrait; ces vestiges d'une tradition dont lu gloire tut d'abord d'être l'enseignement de tous, il faut les chercher dans une ombi-e studieuse, et non au ;rrand jour de l'art. Les pein- tres n'ont plus f^uère de contact direct avec l'antiquité. Ils circulent au milieu d'elle, ils la retrouv(»nt, associée à la vie, utilisée par l'imprévu des besoins, à chacun des carrefours de leurs villes, présente encore dans les larges pierres qui dallent le sol inflexible des routes, dans le sarcophage mutilé qui sert d'abreuvoir, clasîiée dans ce qu'elle a de plus précieux comme débris sous la lumière étincelante et froide des musées. Mais ils ne la voient plus qu'à travers l'interprétation des maîtres et les préceptes de l'académisme. Elle sert encore de machine décorative, de prétexte à des caprices pittoresques. Depuis Gaspard Du- ghet, les paysagistes meublent de ruines aimables le décor conven- tionnel de leurs pi'ospettive : images lointaines, atténuées, qui ne demandent aux ruines que le spectacle d'une aimable et pimpante caducité.

Ainsi l'art et l'érudition vivent à part. Au milieu du siècle, de surprenantes découvertes réveillent la curiosité de l'Europe. Rome et Naples sont désormais capables de devenii^ les capitales d'un nouvel humanisme. Dans quelle mesure l'archéologie favorise-t-elle la c renais- sance » des arts et l'expression d'une beauté nouvelle d'après les modèles retrouvés? Les recueils de mémoires et de planches publiés par l'Aca- démie d'Herculanum, les efforts de Charles III pour renouveler les thèmes des arts mineurs, l'esthétique enseignée à Rome par Mengs attes- tent l'importance des tentatives, mais l'on est bien forcé de constater que tout le profit fut pour les décorateurs, que l'on ne tira de la découverte aucun principe vivifiant et que les espoirs furent déçus. L'influence par contre-coup est immense, mais elle ne produit pas un seul maître digne de ce nom. Elle rayonne à l'étranger, où elle détermine des formes curieuses, mais l'art italien n'en est pas enrichi. En Italie même, le cosmopolitisme opprime et dénature les efforts nationaux.

PIRANESI. C


XXII PmAJSESl.

Les idées générales et les théories encombrent les arts. Ce ne sont plus les vieux peintres de la Renaissance, pleins de foi, de verdeur et de génie, qui vont étudier les débris de la grandeur romaine, mais des esthéticiens et des littérateurs. Ce n'est ni d'Herculanum, ni des milieux étrangers, ni des écoles de peinture accablées et appauvries à la fois par les systèmes, qu'il faut attendre l'enseignement fécond et l'œuvre significative.

L'antiquité dont les vestiges décorent partout cette terre et dont la magnifique présence associe à la grâce et à la noblesse de ses paysages une saisissante majesté, ne saurait être uniquement matière d'érudi- tion ou prétexte à des commentaires esthétiques. Elle reste le thème le plus large et le plus propice au développement du génie italien. Une sensibilité profonde, une imagination hardie et divinatrice, servies par une grande maîtrise d'artiste, sont capables de la ressusciter tout entière et de faire paraître une fois de plus aux yeux de l'Europe le prestige du passé latin. Un siècle comme celui-ci peut produire et mettre au jour ces dons rares et grands. Il est riche de natures ori- ginales, vivantes, avides : il favorise l'intelligence, il atteste par l'ampleur de certaines enquêtes la puissance de sa vitalité. Sa curiosité des techniques nouvelles ou renouvelées prépare des moyens d'expres- sion plus complets que les redites des vieilles méthodes. Enfin, l'ardeur et la fécondité des archéologues ont le mérite de préparer un public à la vaste et personnelle tentative qu'on ne saurait attendre d'eux.

Détournons nos regards de Rome même et de la Campanie. Tâ- chons d'oublier un instant Herculanum. Dans les écoles du Nord, depuis le début du siècle, on réagit contre le style baroque. Les architectes reviennent aux grandes leçons des maîtres de Vicence et de Vérone et, par eux, à l'art antique. L'on contrôle et l'on mesure, Vitruve en main. Venise, cité des peintres généreux et des inspirations libres, fait naître un artiste qui, dès la jeunesse, est passionné par les souvenirs héroïques de l'histoire romaine et formé à comprendre l'art antique. 11 est architecte, il est archéologue, il a tous les dons du peintre et l'âme d'un poète. Par l'eau-forte, qu'il renouvelle et qu'il enrichit, il fait sortir l'antiquité des discussions et des S3^stèmes.

11 l'impose, il la vivifie, parce qu'il l'aime en Italien et en inspiré.


INTHOOUCTION. nui


Lîi Preiniôre ï*ariie do cctto étude est consacrr^'o à la vkî de l'iranewi ot à riiistoire do sos (ouvres. Ou n'a pas cvu devoir séparer les évc'îne- inoiits dci sa production du récit de sou existence. Ils s'y m^dent étroi(onieut, elle les oxpli<{U(i ou plus d'un sens. L'ordre naturel des dates (»t des éditions pern)ot do suivre les proférés de son talent et do ses succès : il était utile do le reconstituer, car on sait que ses ou- vrages ont été remaniés après sa mort et classés d'après un plan syn- thétique qui n'est pas sans présenter de grandes confusions préjudi- ciables à tout examen. Des traditions romanesques, transmises par de très rares documents, sujettes d'ailleurs à un contrôle rigoureux, attestent une singularité d'humeur, une franchise, une indépendance sans lesquelles beaucoup de traits de son génie resteraient difficiles à interpréter. De pareils éléments ne pouvaient être négligés : ils éclai- rent beaucoup d'aspects de cette nature et de cette œuvre. Quels ca- ractères, quelles sources générales d'information nous offrent les mi- lieux contemporains? Quels encouragements a pu rencontrer Piranesi, comment s'explique son succès, presque immédiat, quel est son public? Ce sont là quelques-unes des questions qui sont posées au cours du Livre Premier. Enfin, l'œuvre de Piranesi contient toute une partie très intéressante, mais nécessairement caduque et qui, de plus, n'est peut- être pas entièrement personnelle : les écrits archéologiques. Elle touche à de nombreux problèmes; je ne les ai examinés que dans la mesure où ils servent à nous faire connaître quelques-uns des principes de son activité et à éclairer son art.

C'est de cet art même qu'il est question dans la Deuxième Partie. En confrontant l'œuvre de Piranesi avec les modèles qu'il a interpré- tés, en le comparant à ses prédécesseurs et à ses contemporains, sur- tout en analysant sa méthode et ses procédés de travail, on essaie de déterminer les caractères de sa sensibilité et de son imasrination. Dans cette résurrection de l'antiquité romaine, une place est faite à l'œuvre de Piranesi décorateur et aux questions qu'elle soulève à propos de l'histoire des styles.


XXIV PIRANESI.

La partie centrale du Livre Deuxième est consacrée à la matière choisie par l'artiste pour fixer son rêve et ses travaux. Piranesi est avant tout un maître de Teau-forte, et les prestiges de Teau-forte, s'ils n'ont pas déterminé ses dons, lui ont permis du moins de les développer de la manière la plus franche et la plus complète. Bien plus, s'il est vrai qu'il l'ait envisagée comme un moyen et non comme une fin, les résul- tats obtenus ne nous en laissent pas moins de lui l'idée qu'il est avant tout un graveur. L'eau-forte fait sentir et comprendre la poésie de son art, et si nous n'avions de Piranesi que des dessins ou des tableaux, il est probable qu'il apparaîtrait tout autre à nos yeux. Il était utile de démontrer qu'il l'a faite sienne, qu'il en a renouvelé l'effet et les procédés pour la rendre une servante plus fidèle et plus intelligente. C'est grâce à elle que les contemporains de Piranesi, comme les poètes et les artistes du dix-neuvième siècle, ont subi l'ascendant de son génie visionnaire, de ses magnificences et de ses mélancolies.


Mvui: i»hi:miek

VIE DE PIRANESI, HISTOIRE DE SES OUVRAGES


PIRANESL


('IIAI'ITRK rUKMIKR

I.FS; (.KIGINES VÉNITIENNES

(1720-1710)

LA vie d'un grand artiste exerce sur l'imagination des iiommes un pouvoir singulier et détermine spontan(ment sa légende. Quand il s'agit d'un maître comme Firanesi, dont l'œuvre apparaît aux yeux mômes de son public non comme le résultat clair et logique d'etTorts antérieurs, mais comme une révélation, elle est plus que jamais environnée de prestige. Elle a frappé les contemporains autant que son génie. Dans les rapides biographies qu'ils ont esquissées, ils ont mis leur étonnement. Piranesi leur semble un homme d'un autre siècle. 11 y a des existences atones et comme perdues dans les grisailles du passé. La sienne fourmille de lueurs. Outre qu'il a la carrure et l'autorité, il n'est pas exempt d'une certaine étrangeté qui, attestée par ses amis et par ses proches, répond dans sa vie à ce que son art nous fait pressentir de sa nature. A travers les récits laconiques des nécro- logies et des dictionnaires passe le souvenir d'une grande àme libre. Elle répugne aux servitudes du monde, à la discipline des influences. Elle n'en accepte que ce qui lui permet de se manifester avec plus d'éclat et de liberté. Avide, impatiente d'elle-même, elle semble ne demander aux écoles qu'une culture élémentaire. Elle refuse de se développer faiblement et paresseusement dans le milieu où elle est née, elle va chercher au loin le domaine qu'il lui faut. Elle s'y crée une méthode personnelle. Jusqu'au dernier jour, elle cherche, elle imagine avec nouveauté.

Rien n'est plus intéressant que de la voir aux prises avec son


4 PIRANESI.

siècle. Rien n'est plus difficile à déterminer que la mesure dans laquelle elle en est la tributaire. On voudrait avoir des éléments d'information plus riches, connaître tout le détail particulier de cette vie. Nous serons souvent forcés d'interpréter^des traditions : mais, loin d'être négligeable, l'espèce de légende qu'elles ont contribué à faire naître, pleine de sin- gularités et de contradictions, n'en est pas moins infiniment pré- cieuse. 11 reste au fond des éléments qu'elle nous a transmis un dé- pôt de vérité humaine dont nous devons tenir compte.

Il faut déplorer à cet égard la perte des Mémoires que, suivant l'un de ses biographes \ l'artiste écrivit sur les événements de sa propre existence. Ils auraient pris place au premier rang des écrits rédigés par les maîtres et ils nous éviteraient assurément bien des conjectures. On le regrette surtout en lisant la phrase par laquelle Bianconi fait débuter son essai : « Celui qui pourrait écrire avec liberté et décence la vie tumultueuse de Jean-Baptiste Piranesi ferait un livre non moins pittoresque que celui qu'écrivit sur lui-même l'illustre Ben- venuto Cellini. » De même que l'existence de Cellini, derrière la comédie aventureuse et le roman picaresque, laisse voir un élément héroïque, une magnifique puissance individuelle, l'existence de Pira- nesi révèle l'ampleur et la force d'une nature qui, loin de se laisser aller au caprice des circonstances, comme l'on pourrait le croire à première vue, les domine, les utilise et, au besoin, sait les faire naître pour favoriser l'expansion de son génie.


I


Piranesi est né le 4 octobre 1720, comme en fait foi son acte de baptême, extrait des registres de la paroisse San Moïse à Venise, conservés à la basilique de Saint-Marc.

« Aujourd'hui, 8 novembre 1720, Zuanne Battista, fils d'Angelo

1. Bianconi, Elogio storico del cav. G. B. Piranesi, dans VAntologia Romana, année 1779, n°s34, 35 et 36, et Opère del consigliere G. L. Bianconi, Bolognese, ministro délia corte di Sas- sonia pressa la Santa Sede, Milan, 1802, t. II, p. 127 sq. « Sentiamo che siasi rinvenuto un rotolo di molti fogli contenenti le memorie délia sua vita scritta da lui, e desideriamo che ven- gano pubblicati colle stampe. »


LES oliKilNKS VI'IMTIKNNKS. B

Piranosfî, tailIiMii* de picîrnî, (ils de (iiacoino, ot do Mad<jiiiia Laiira sa (einino, né le 1 <lu mois ii.issé, a i^ir. [)aptis('î [)ar l)on Carlo Oiïrcdi. Parrain : Nohlr llonmir /ii.iihkî Vidnian, lils d<i feu I.odovico, de la paroisse de San ('aseian. Marraine: Madonna Madalena, (ille de rranc(3Sco Talliozi, leninie do Vinc(în/,o Kaecliineri '. »

Ce docnnK^nl, «jui justifie roxactilucJfî de Moscliini *, trancho dcMinilivonuMit la (juoslion. Riancîoni faisait naître l*iranosi en 17*21, (jiori-CJandi^llini ', suivi par de nombreux liisturions, on particulier par Naglcr *, en 1707; le Dictionnaire de Hassano en 1713. Suivant Luigi de Angolis, dont la rectification est singulièrement malheurouso, Gan- dellini ot Milizia se sont trompés en faisant do Firanosi un vénitien : c'est à Home qu'il serait né. Mais le buste do l'artiste, à la lYotomo- thoquo du Palais des Conservateurs à Rr)me, placé entre ceux do Fra Angelico et do Heccaria, porte cette inscription^ : Piranesi Giambal- tista, arcbitetto, incisore, d(i Mojano tud lerrilorio di Mfslre, nato MDCCXX, morto MDCCLXVIII. Qu'il soit né à Venise même ou près de Mestre, sur le territoire de la République, il reste proprement vé- nitien, et non romain.

Le nom de famille des Piranesi, comme il arrive fréquemment dans le Veneto, est tiré de la ville même dont leurs ancêtres étaient originaires, Pirano % une des petites cités de l'istrie qui, avec Capo d'Istria, Isola, Emone, Rovigo et Humago, furent rattachées à la


1. Je donne la traduction de Textrait qui m'a été délivré à Saint-Marc, le 9 juin 1908, par Don Eugenio Benzoni, per iiso ecclesiastico.

2. DelV Incisione a Venezia, autore G. A. Moschini, cinq fascicules in-folio, inédits, con- servés au Museo Civico, à Venise, p. 182. Il donne la date du 4 octobre 1720. Cf. du même auteur, Délia Letteratura Veneziana del Secolo XVIII fino anostri giorni, t. III, p. 97.

3. Le travail de Gandellini sur les graveurs, Notizie istoriche degli intagliatori, a eu deux éditions, la première publiée par Giovanni Olmi, Sienne, 1771, 3 vol. in-8; la seconde, considérablement augmentée par Tabbé De Angelis, parut à Sienne en 15 vol. in-8, de 1808 à 1816. Les additions et corrections sont parfois malencontreuses. Voir sur Piranesi, t. XIII, p. 123.

4. G. K. Nagler, Neues allgemeines Ki'nistlerlexicon, t. XI, p. 359. Même date dans le Dictionnaire de Ticozzi, Milan, 1832; l'article de la Biographie Univeiselle, t. XXXIV, p, 495, accumule les erreurs. 11 fait naitre Piranesi à Rome en 1707.

5. Forcella, /scn'jion/, t. I, p. 100. Voici la fin de l'inscription : c Antonius d'Esté Venetus fecity Ant07nus Canova de peciinia sua p. c. an. MDCCCXVI. »

6. Daru, Histoire de Venise, t. I de l'édition de 1819, p. 108.


6 PIRANESI.

République à la fin du x* siècle et dont le doge Urseolo reçut le serment de fidélité en 997. Les noms des artistes contemporains de Pirancsi, des Visentini, des Polanzani et de bien d'autres familles de la petite bourgeoisie ou du peuple ont une source analogue. L'or- thographe Piranese ou Piranesi est indifférente; l'i de la seconde carac- térise le nom de famille. Au surplus, comme l'artiste s'est arrêté à cette dernière en signant ses ouvrages, c'est celle que j'adopterai.

Le parrain Zuanne Vidman ne nous est pas connu. Il appartenait à l'illustre et puissante famille des Vidman, établie à Venise depuis de longues années, et qui, possédant d'immenses propriétés dans les pays de la couronne de Saint-Étienne, devait recevoir après Campo Formio pour ses aînés le titre de prince de Carinthie et de duc de Carniole. Elle était alliée aux Rezzonico, et c'est ainsi que Piranesi put trouver plus tard en ces derniers ses protecteurs les plus généreux. Nous siavons peu de choses de son père : c'était un modeste scarpellino, un iaglia- pietra^ pour reprendre l'expression de l'acte de baptême. Comme il était borgne et d'humeur fantasque, on l'avait surnommé VOrbo ce- lega, expression familière de ce joli dialecte vénitien dont l'amu- sante vivacité et le don d'invention plaisante nous sont attestés par les charmants poèmes populaires du recueil Barbaro. Le « moineau borgne » avait épousé une sœur du bon architecte Matteo Lucchesi. Un de ses fils, Angelo, se fit chartreux : il semble avoir été homme de culture et de goût.

Jean-Baptiste fut de bonne heure destiné à l'architecture. Son père escomptait sans doute pour lui la réalisation de projets et d'ambitions dont le sort l'avait tenu lui-même constamment éloigné. Il était natu- rel que le tailleur de pierres fît de son fils un architecte. L'oncle ma- ternel de l'enfant, Lucchesi, pouvait lui donner de bons conseils, guider ses débuts dans l'étude d'un art où il était parvenu au pre- mier rang, lui servir d'exemple et d'appui. Ajoutons que l'apprentissage de l'architecture à Venise à cette époque était une excellente prépara- tion générale à tous les arts, qu'il ouvrait plus d'une carrière, et même de lucratifs emplois dans l'administration publique. Les architectes étaient les ordonnateurs désignés de ces fêtes splendides par lesquelles Venise étourdissait sa décadence, les décorateurs ordinaires de ses sept théâtres, et on adjoignait les plus savants d'entre eux au Magistrat de l'Eau.


i.Ms ()Hi(;iM<:s vi:.nitik.n.m:s. 7

Il csl (lillicilc (le (l(t('riiiiin r la |)ai 1 (jU(; prit îi l'rducalioii du IMraïK'si uti liomine [xxir (jui il ^iwdn loiiUî sa vio uiio ^^rarnin ci pro- fondes rcH'oinuiissjmco, ScalCarotto, arcliitccte de Saiiil-Sirnéon lYoph^îte, sur lo (iraud Canal, qui j)araU avoir form/' h(*au(ouj) dVdèves, ciilro autres Tcnianza. iW qui est sur, c'rst qu'il rrrut les loçons (j(3 Luc- cliesi, mais l(!s bio;^rapli('s s'accordent à reconnaître que l'oncle et le neveu avaient tous les deux " un f^énie extravagant », et qu'ils s'ai- maient *• d'un amore bisbcîtico ». I.eur affection mutuelle était Ira- vers(^e par de fréquents orages '. A la (in ils se brouillèrent. C'est peut- ôtre à la suite de cette rupture que IMranesi entra dans l'atelier de Carlo Zucchi, pour y compléter ses études d'architecture et de « per- spective ». Nous aurons à revenir sur le rôle de ces éducateurs et sur les caractères de cet enseignement.

De toute cette jeunesse, si l'on s'en tient à la lettre des faits indi- qués par les biographes, il ne semble rien ressortir de significatif. Mais il est permis d'aller plus loin, de demander quelques clartés à l'étude des milieux eux-mêmes, de chercher quel fut, pour un artiste dont toute la carrière devait se faire à Rome, autour des monuments ro- mains, à la gloire desquels il devait vouer la sienne propre, le sens et la portée de ses origines vénitiennes.


II


N'est-il pas surprenant que l'œuvre la plus émouvante, la plus haute et, en un sens, la plus grave du dix-huitième siècle italien, ait pour auteur et pour poète un Vénitien? Que Tantiquité romaine, dans la majesté funèbre et rayonnante de ses ruines, ait eu pour interprète, et c'est le plus éloquent de tous, un artiste de vieille souche vénitienne, un homme qui a passé les vingt premières années de sa vie au milieu de l'amusante féerie, du perpétuel carnaval? Qu'y a-t-il de commun entre tant de joie, de grâce spirituelle, de rires envolés aux quatre vents des lagunes, entre les faciles créateurs de fantaisies décoratives,

1. Voir notamment Pietro Biagi, SidV Incisione e siil Piranesi, discorso letto netla I. H. Accademia de' Belle Arti in Venezia, il giorno VJ Agosto MDCCCXX, Venise, Giuseppe Picotti éd. L'ouvrage est dédié à la Teotochi Albrizzi.


8 PIRANESI.

entre les petits maîtres épris avant tout de vie, de mouvement, de plaisir et du détail éphémère des mœurs, — et ce songeur visionnaire, dont les grandes eaux-fortes, pleines de la plus étrange et de la plus mélancolique poésie, redisent encore une fois à l'Italie la solen- nité de son passé glorieux? On ne saurait se dérober à ce problème : c'est à Venise que Piranesi est né ; c'est là qu'il a reçu sa première éducation d'artiste, c'est d'elle qu'il tient ces premières impressions de la vie, aussi importantes que n'importe quelle discipline.

Malgré la facilité des mœurs et les caprices voluptueux, Venise reste la grande cité vivante, l'atelier où la pensée italienne donne son effort le plus fécond. L'âme vénitienne conserve jusqu'à la fin une vigueur, un feu, une alacrité qui dépassent infiniment tout ce que l'Italie du dix-huitième siècle nous révèle de meilleur. A parcourir les « Galeries * » biographiques d'artistes et de lettrés du Veneto à cette époque, on reste étonné de leur nombre et de leur valeur. Il y a là une extraordinaire ardeur d'émulation, une verdeur et une étendue de curiosité, une originalité dans la critique et dans l'invention que Florence, Rome et Naples ont dès longtemps oubliées et qu'elles n'ont peut-être jamais connues. Le génie de Venise demeure tout entier, comme ses maximes d'état, comme ses palais. Loin d'être le carrefour des mélancolies romantiques, la capitale des décadences, elle est capable de donner au monde, non seulement des âmes charmantes, ingénieuses et délicates, mais de grands caractères et de grands talents. Elle est comme la dépositaire de la magnificence et de l'originalité. Par là, son génie favorisa peut-être en Piranesi des dispositions instinctives et profondes en désaccord avec les apparences du moment.

Ce beau mot de « magnificenza » que l'artiste inscrira en tête de l'un de ses ouvrages, ce n'est pas seulement faste, c'est grandeur qu'il veut dire. Il ne désigne pas un luxe de surface, un éclat extérieur. Il ne ca- ractérise pas simplement les prodigalités de l'orgueil. Il exprime une vertu, une générosité de l'être tout entier, qu'il s'agisse d'un particulier ou d'un peuple. Élevées, mais pauvres, repliées sur elles-mêmes et ca- chant leurs trésors, qu'il faut découvrir, certaines nations, comme cer- taines natures, ont quelque chose d'aride et de tendu. Elles peinent

1. Consulter, par exemple, Gamba, Galleria de letterati ed artisti délie provincie vene- ziane, Venise, 1822-1824.


I,RS (U<l(;iNKS V|>MTIKNNKS. 9

laborionaoïnont, elles s'ai>|)li<|U(Mil l)'autrns s(; libèrent d'un Irop-plein (le ricli(»sse et, jusque dafis les hoso^nos qui, croirait-on, rr'*clafnent avant tout (h» ralleution et (l(^ la [)ati(înco, comme la gravure, (dlesHur- abondcnt, elles débordent, et b's (euvres qu'elles produisent semblent !)al(rc pri'H'ipitainnient d(want nous. Ainsi Venise ne cosse, jus(|u'à «a cluite, de pi'odi^ner le luxe de ses dons, de ses faeililés, de sa vie môme. Pendaîit (jue l(\s oisifs de tous pays circulent paresseusement sur la Piazza, ses peintres couvrent de fresques innombrables les murailles des palais, des églises et des couvents; les ingénieurs « délie acque » dressent la formidable barrière des « nmrnzzi », rfuvre romaine; Angelo Emo parcourt la Méditerranée et force Icîs barbaresques dans leurs re- paires.

De mémo que la vertu dos vieux noms s'associe à la cbose publique, se divulgue, se rond utile, la beauté n'est pas une rareté précieuse, confinée dans le secret dos bibliothèques et des musées. Elle est par- tout, elle se propage, elle se mêle à la vie qu'elle rend plus largo et plus généreuse. A quelque objet qu'elle s'applique, l'âme de Venise y fait circuler sa propre flamme et sa passion. Le siècle de son déclin ne lui voit rien produire d'étroit ou d'inerte. Il faut qu'elle se déploie, qu'elle anime de larges espaces et qu'elle les peuple de fantaisie. Loin de sentir la fatigue de sa gloire, elle en continue Técho, elle produit des hommes passionnés pour elle, avides de l'accroître encore. Piranesi, dès sa jeunesse, ne conçoit l'architecture que comme un thème à ma- gnificences. Il ne peut se réduire, se limiter. Il se refuse à tomber dans la mesquinerie du possible. Mais quels exemples n'a-t-il pas sous les yeux pour l'encourager! L'artiste qui a imaginé le plan du Ma- gnifico Collegio, du sanctuaire de Vesta et, en général, toutes les planches du premier recueil, est le compatriote et le contemporain de l'abbé comte Farsetti ', l'un des bientaiteurs de l'Institut de Bologne, l'homme qui, d'un seul coup, achetait à Rome quarante-deux colonnes monolithes de dimensions colossales. Au pied de l'escalier des Géants, les projets immenses sont les seuls qu'on puisse former. Les carrières de l'Istrie et des Alpes Carniques sont assez riches de marbres pré- cieux pour permettre de bâtir une ville étincelante. Les goûts et les


1. Voir Ph. Monnier, Venise au dix-huitième siècle, p. 11.

PIRANESI.


10 PIRANESI.

préférences peuvent changer, subir passagèrement les caprices de la vogue : ratmosphère de Venise reste la grandeur.

La vie contemporaine est assez ample pour peupler le décor dressé par les ancêtres, les palais où, comme à la Casa Foscarini, l'on peut voir une suite surprenante de deux cents pièces d'apparte- ments tout chargés de richesses. Les hauts vestibules carrés, les gale- ries, les colonnades intérieures, leurs perspectives décuplées semblent se répercuter comme un écho dans les immenses miroirs encadrés d'argent. Le froid éclat de la matière rare, multiplié par les miroirs, y propage au loin la flamme fixe des accents lumineux, le caprice ou l'inflexibilité des architectures. Comme les façades des palais qui se dédoublent sur l'eau paisible des canaux, les cordons de pierre nue, les reliefs des soffites, le luxe généreux et tourmenté des décorateurs baroques et la sobriété des lignes palladiennes plongent dans l'infini des reflets, créent d'identiques splendeurs imaginaires qui en font naître d'autres à leur tour. Les villes assiégées, les batailles, les chocs de cavalerie, les allégories sacrées et profanes chavirent sur les sur- faces polies, sur les champs d'étincelante lumière élaborés par Venise dans les fournaises de Murano. Entre ces murailles qui semblent reculer de toutes parts et se dérober à leurs propres limites, se déroulent des fêtes conçues pour le palais d'Armide.

Si Venise a pu favoriser en Piranesi certaines aptitudes à la gran- deur, si ces dons eux-mêmes nous aident à comprendre une partie de son génie et de son œuvre, peut-on expliquer par elle cette profondeur et cette richesse d'imagination, cette étrange et mélancolique poésie qu'il fera surgir plus tard de la majesté des ruines? Le noir songeur des Carceri est-il, par quelque autre côté, redevable à ses origines? Venise, cité des magnificences, n'est-elle qu'à cet égard la vraie patrie morale, la source de son inspiration singulière? Partout rayonnent les lumières blondes que les libres et larges eaux-fortes de Canaletto lais- sent jouer entre les tailles, où l'impression ne dépose que des encres légères. Dans le cœur de ces êtres faciles, qui atteignent à la gran- deur, mais sans effort, y a-t-il place pour une inquiétude quelconque, et toutes les manifestations de l'âme vénitienne au dix-huitième siècle ne sont-elles pas avant tout larges, simples et transparentes comme elle?

Ce serait un abus que de vouloir, pour les besoins de la cause.


r.KS OIUGINKS VÉNITIKNNES. U

faire à toute force de Venise à cette époque une ville de sondeurs et de visionnaires. Ils existent, toutefois, on les rencontnî, au détour des mé- moires et des chroniques et, plus que dans l'histoire des arts, dans le domaine des littératures oubliées. L'Académie des GramdleHc/n * groupe autour d'un excentrique quelques amis des étran^^^etés et des raretés de la pensée humaine et, dans le nombre, de charmants son^e-creux : mais son origine est un éclat de rire. Dans la salle du Ridotto, l'ivresse du jeu fait naître chez ces voluptueux une soudaine frénésie, mille songes capricieux et troubles. Mais si l'on ne joue nulle part avec la môme fièvre passionnée qu'à Venise, l'on joue néanmoins ailleurs. A cet égard, il est difficile d'interpréter avec justesse le détail des mœurs. Il y a toutefois un ordre de faits qui nous attestent la puissance et la singularité de l'imagination vénitienne, le théâtre.

Pendant de longues années, les tragédies de Maffei, celles de l'abbé Chiari, bâties en longs vers martelliens, plus vastes que l'a- lexandrin, racontent au public vénitien des histoires touchantes, com- pliquées et débiles. L'immortel Goldoni, « fils et peintre de la nature » % fait paraître sur la scène, avec un feu, avec une verve et une justesse qui sont du génie, et du plus haut, mille aventures empruntées à la vie quotidienne, vives, spontanées, entraînantes comme elle. Mais voici qu'une voix nouvelle se fait entendre. Elle dénonce la « tartane chargée d'influences pernicieuses » ^ qui, un beau jour, sur les quais de Venise, a débarqué les produits de l'industrie étrangère et stimulé chez les poètes une fureur d'imitation. Elle emprunte le langage du peuple et jusqu'à ses réflexions les plus familières. Pour toucher son cœur, pour le rappeler à lui-même, elle lui chante les complaintes de son enfance, elle lui répète les contes de ses nourrices. Avec les personnages tradi- tionnels de la vieille commedia delV arte pour héros, elle invente des fables ingénieuses, extraordinaires, émouvantes. La vie contemporaine

1. V. Daniele Farsetti, Memorie delV Accademia Granellesca, Trévise, 1799, et les Me- morie Inutili de Carlo Gozzi adaptés par Paul de Musset, Mémoires de Carlo Gozzi, poète vénitien du XVII I^ siècle^ traduction libre, Paris, 1848, ch. xii, Escarmouches littéraires^ p. 148 sq.

2. Correspondance de Voltaire, VIII, p. 560.

3. La Tartana degVInflussi est dirigée contre Goldoni et contre l'abbé Chiari, « l'écri- vain le plus sot qui ait orné notre siècle ». V'. les Memorie Inutili et la préface d'Ernesto Masi à l'édition des Fiabe.


12 PIRANESI.

et la légende, Venise et l'Orient, les voyages à la Chine et les propos débités devant Saint-Marc par les conteurs en plein vent, des princes de conte de fée et les fées elles-mêmes, mêlées à des figures fami- lières, que Ton peut voir tous les jours circuler sur la Piazza, la comédie fiabesque de Carlo Goz/i, contemporain de Piranesi, de quel- ques années plus jeune, confond, fait mouvoir et associe tout cela. Elle est une des expressions les plus complètes et les plus significa- tives de l'antique génie vénitien. Au même titre que les Caprices de Tiepolo et que ses fresques mêmes, mais avec moins de facile largeur, avec des « dessous », si je puis dire, beaucoup plus complexes, elle nous permet de saisir quelques-uns des aspects les plus étranges de l'humeur vénitienne; elle nous fait comprendre comment, à travers les brumes d'argent qui flottent sur les palais et sur la mer, à travers le pêle-mêle coloré des réjouissances publiques, naissent mille rêveries fumeuses où chatoie l'éclat d'un soleil singulier.

L'imagination septentrionale semble flotter dans la densité d'une atmosphère où les rayons du jour, appauvris et décolorés, ne pénètrent qu'avec peine. Elle préfère se donner libre cours dans l'obscurité des nuits. C'est de la nuit qu'elle tire ses plus surprenants prestiges. C'est à la nuit qu'elle demande ses ténébreux artifices et qu'elle emprunte ses terreurs. L'imagination vénitienne reste pénétrée de lumière et de soleil. De même que dans les planches de Piranesi, je dis les plus sai- sissantes et les plus poussées à l'effet, traîne toujours, dans la variété des ombres, une gamme d'agiles reflets, de même les fiabe de Gozzi étincellent. Cet art remplit de visions exquises et absurdes tous les espaces déserts, visités par l'ombre, envahis par le silence. Aux palais, aux prisons d'un Piranesi répondent dans une certaine mesure les songes d'un Gozzi.

Il serait intéressant de retrouver les décors où furent jouées les comédies fiabesquesV Ces remparts, ces cités, ces cavernes, ces places publiques, ces fontaines ont disparu, avec la matière fragile qui les

1. Il faut se contenter de feuilleter les albums d'estampes^ prospettive scéniques, inven- tions de fantaisie, projets, peut-être souvenirs. Il est à peu près impossible d'identifier quoi que ce soit. Antonio Visentini a beaucoup travaillé pour le théâtre. Ses Architetture Scejiiche ont été gravées par Vivarès, élève de Wagner. V. ces noms dans Moschini, DelVIncisione, p. 180 sq.


LKS ()m(;iNKS VÉMTIK.NNKS. 13

portait. L(î côlr |)()[)uliiirr «le l'inivro et lu carucU'To provisoire des (locorations, vite» remplacées, n'ont pas permis (\'i'i\ conserver le« rna- (jucttcs ni (le les {^M'aver pour des recueils. Mais il n'irsl pas interdit (le croin» ({uo le ;^énie du p^*upl<' le mieux doué pour ces éphémères cliefs-d'o'uvnî, pour les artifices, pour les machines, ait pu trouver en elles un prétexte h des fantaisies charmantes et ^M-andes. On voudrait voir 1(» palais de Turandot, princesse de Chine, ^jiii propose des énigmes académi(iues à ses amants et (jui les punit de ni(;rt (piand ils ne devi- nent pas; ces sépulcres au mili(;u desquels retentissent tout à coup des symphonies barbares; ces escaliers gigantesques, pareils à ceux qui plongent au fond des cachots de Piranesi, et qui ont c quarante millions sept cent deux mille (juatre degrés », ces souterrains, où des magiciens élaborent, sans danger pour personne, des breuvages maléliques... ('e n'est pas diminuer, en tout cas, l'auteur des Carceri que d'associer son nom au souvenir de ces vieilles farces mystérieuses, si l'on reconnaît qu'il les dépasse singulièrement, par les proportions plus vastes, par le caractère plus émouvant et plus profond de son œuvre. Les unes et les autres ont été conçues par des hommes du même temps et du même pays : il arrive qu'elles se rencontrent, et, sans vouloir les expliquer l'une par l'autre, il n'est pas inutile de les con- fronter.

Au surplus, on l'a justement remarqué, il y a dans la fantaisie d'un Gozzi bien des éléments vieillots et falots, en désaccord complet avec la vigueur, l'énergie et l'ampleur d'un Piranesi, qu'on examine ses estampes ou son caractère. Le théâtre fiabesque peut s'interpréter comme le dernier caprice d'une race exténuée qui se reprend aux bé- gaiements de l'enfance. Le maître des ruines, au contraire, nous parait une manière d'athlète confiant dans sa force, libre dans sa vie comme dans son art, se refusant à dépendre des circonstances et des disci- plines. Suffit-il de dire que Venise est la capitale de l'individualisme italien au dix-huitième siècle; qu'elle a favorisé, par ses mœurs et par sa décadence même les grandes expansions indépendantes; de constater avec les historiens de l'art que, parmi les peintres, il y a autant de manières que de talents?

Peut-être n'est-il pas sans intérêt de remarquer que, par ses origines, Piranesi appartient à la petite bourgeoisie vénitienne, qu'il a


14 piham:si.

mêlé sa jeunesse à la vie populaire. Le peuple de Venise a conservé une vigueur physique et morale, une indépendance d'humeur, un relief et un accent que l'on retrouve seulement à de rares intervalles sur les nobles effigies usées des antiques patriciens. Le voisinage de la mer, qui inspire des jeux de force et d'adresse, les grands souvenirs de l'histoire, pieusement conservés dans la mémoire de ces magni- fiques plébéiens, s'unissent pour conserver à la race une santé d'esprit et de corps, une franchise naturelle, un orgueil dominateur que Ton ne rencontre plus ailleurs en Italie, à cette époque, pas même chez ces Romains du Transtévère, si fiers de leurs origines et d'un sang resté pur. Dans les petits ports du golfe et de la côte dalmate, à Pirano même, berceau de la famille Piranesi, la vieille ardeur des corsaires qui descendaient l'Adriatique pour donner la chasse aux barbaresques et pour écumer leurs rivages n'est pas encore éteinte. C'est avec de tels hommes qu'Angelo Emo entreprit de purger la Méditerranée et c'est grâce à eux qu'il fit flotter une dernière fois, dans les batailles navales, les étendards triomphants de la Sérénissime.

Les jeux de ce peuple sont des combats. « Il faut que les bras entrent en danse. » Son amour, grandi à l'air libre, a quelque chose de sauvage dans l'expression du désir, dans la jalousie et dans la ven- geance. Avec cela, courtois et magnifique. Les lois somptuaires sont assez larges pour lui permettre, aux jours de fête, de participer au faste public et de coudre un fil d'or à sa souquenille. Ce que la facilité des plaisirs et la mollesse des habitudes ont ôté de vertus et de vigueur à l'aristocratie vénitienne et à la grande bourgeoisie qui tend de plus en plus à y prendre pied, les radoubeurs de l'Arsenal, les cordiers, les patrons des péotes et des tartanes l'ont conservé avec intégrité. C'est leur sang qui coule dans les veines de Piranesi. Cette verdeur, cette franchise et, parfois aussi, cette frénésie qui l'emporte, ce goût de l'a- venture, cette aptitude à la domination, il les tient d'eux, il est leur frère, par l'humeur et par la force. Regardons le beau et significatif portrait gravé plus tard par son ami Polanzani, vénitien comme lui. N'étaient le beau modelé du front, la flamme intelligente du regard, il semble un de ces bateliers robustes et gais qui accomplissent les dures besognes des métiers de mer, sans fatigue, et en chantant.


I.R8 Olili.INKS Vf.MIIRX.NR8. 15

\insi riioiimir, (mi rinincsi, n'appanill pas (U'invAu'i do nen ori^/mn'n vrnititMiiH^s. S'il n'est pas d'acronl avec toutes les iii[jnif#*slationM appa- r(»nlos (le son temps, si inAino olh's sont soiivr^nt vu (!()i)lra(lictioii îivim- sa nature, il n'v en .i p.is moins dans l'.'nno de sa patri(* et do mi race un (îorlain nomhredi» tondanc^os qu'il n'était pas inutile de dé^^^a^er poul- ie comprendre. I)'au(r(\s traces de la vio vénitienne suhsist^înt dans s(jn teuvre. Vu dessin conservé à la Kunstliallc de Hambourg nou» aj)pr(Mi(l ((u'il n'est pas resté ins(Misif)le à l'amusante môlée du Car- naval vénitien. Sûrement, imi dressant sur des ruines amoncelées les pAtres des solitudes, les f^ueux jiittoresqucs aux chapeaux clabauds, aux postes dramatiques, j^^ravés d'une pointe incisive, il s'est souvenu des charlatans innombrables de la Piazza, de leurs parades, de leur» farces. 11 a gardé dans sa mémoire l'image des vendeurs d'orviétan, de leurs loques somptueuses, de leurs altitudes h la P'rancatrippa, de leurs grands bras maigres qui, dans les feutres à plume de coq, recueillent des fortunes en sous. La question qui se pose à présent, c'est de savoir dans quel milieu artistique il a reçu ses premières leçons, ce qu'il en a retenu, comment il a été amené à réagir contre les maîtres et le goût de son temps, comment enfin il a été sollicité par Home.


III


Le dix-huitième siècle est l'époque où, comme le fait observer Zanelti', « in Venezia si vu/eï'o éanle manière quanti erano tjwUi che dipinf/evano ». Les écoles de l'Italie du Nord demeurent obstinément fidèles à la tradition de Pierre de Cortone, à ses oppositions violentes, à son effort rarement heureux vers TetTet. Les écoles du Sud ont pour maîtres et pour modèles les imitateurs des imitateurs des Carrache. Venise est la seule cité d'Italie qui favorise pleinement la curiosité de ses peintres. Tiepolo et, avec moins d'éclat, Sebastiano Ricci se ratta- chent à la grande tradition de la Renaissance. A côté d'eux, c'est une immense variété de manières, d'influences, de styles. Aucun lien, aucune

1. Cité par Luigi Lanzi. Storia pittorica delVItalia. sciiola veneziana, IV. L'ouvrage de Zanetti, Délia pittura veneziana e délie opère pubbliche de' veneziani maestri. libri V, Venise, 1771, est devenu rare. Voir Dumesnil, op. cit., p. 57, note.


16 PIRA.NESI.

discipline commune. Chaque peintre va chercher ses modèles où il lui plaît et les interprète comme il l'entend. Gregorio Lazzarini, élève de Salvator Rosa, oublie la manière fuligineuse de son maître et le traduit en clair. Jacopo Amigoni a vu, étudié les intimistes flamands. Sebastiano Hicci lui-même, au cours de ses voyages, a connu et mis en pratique Texpérience de toutes les écoles. Comme Luca Giordano, c'est un pasti- cheur émérite : à Dresde, il réussit à faire passer l'un de ses tableaux pour une madone de Corrège. Antonio Balestra va de l'atelier de Bel- luci et de l'influence du Français Dorigny, élève de Le Brun établi à Vérone, à l'atelier de Charles Maratte à Rome, en passant par une « période » bolonaise. Tiepolo, dans sa jeunesse, étudie longuement Durer. Plus tard, Algarotti achète un Holbein qui attire chez lui un grand nombre de peintres. La variété des connaissances, l'étendue de la curiosité autorisent la nouveauté des tentatives : Piazzetta, fils d'un sculpteur en bois, observe avec attention dans l'atelier de son père les jeux de la lumière sur les modèles de cire et sur les statuettes ; pour les traduire, il se fait une originale palette de laques et de jaunes. Tous sont séduits par les mystères des techniques retrouvées. Beaucoup sont graveurs autant que peintres, et charmants graveurs. Un grand nom les domine, celui de Tiepolo.

Avec Piranesi, qui, lors de son retour à Venise, fit un séjour dans son atelier, il est la dernière grande incarnation du génie pittoresque de l'Ralie. On a eu raison de le dire : c'est un homme de la Renais- sance, un continuateur de Véronèse, du Véronèse qui peignit les fresques de la villa Barbaro, près de Maser, dans l'encadrement des stucs de Vittoria. Mais il est surtout magnifiquement de son siècle, il en exprime toutes les audaces contradictoires avec une surprenante aisance, avec des dons de peintre égaux à ceux des plus grands maîtres.

Dans cette cité où la vie semble plus pleine et plus active qu'ail- leurs, dans ce vaste atelier sans cesse en voie de productions nouvelles, la beauté du décor, la couleur et l'animation du détail des mœurs sol- licitent d'autres formes du talent, offrent un champ presque infini au pinceau des peintres. Luca Carlevaris, d'Udine, protégé par les Zenobri qui accaparent à peu près toutes ses œuvres, excelle dans les paysages, les marines et les prospettive. Marco Ricci, neveu de Sebastiano, re- produit tantôt les aspects de l'aimable nature qui entoure Bellune, sa


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paii'io, laiilot Vi'nisi» oINmim'^iim» et soscwnianx, taiitùt (l(*.s ruiriOH /îpapnes, (|iril {^'roiipc (4 (jii'il .i^ivrmMilr, au ^oùl du tctrrips. De nriAriiff Jacopo Mariosc.hi, l^'raiiccvsco (iaspari, Antonio Viscntini, ce (lariiiov arni de (yanalotlo dont il i^rav.i les o'uvrcs, ami de Tif»[)r)|r). qui mit des fif^nros dans SOS tableaux. Lon^dii, niaitnî charmant, vrai W'attcau véni- tion, dé^a^o avec un ran» honiicur la subtiles poc^'sie de ia vie véni- tienne, l'observe à toute lieure et en tout lieu, dans les conversaiiofis bourgeoises, dans les ^M'ands salons aux hautes fenêtres, bourdonnants d'activité mondaine, dans les salles de jeux, dans les parloirs de couvent. Dans tout ce (|U(^ touche lé;^'-èrement sa brosse alerte, baignée d'huile, il semble qu'il mette quelque chose de l'âme même de Venise; aux visages, aux gestes, aux vêlements, aux tournures, au détail comme à l'essentiel, il donne l'accent vénitien. Enfin Antonio Canal, Hernardo lioUottoet, après eux, Francesco Guardi se consacrent exclusivement au magnifique décor de leur patrie, à l'ampleur des perspectives architec- turales et marines. Ils nous promènent autour des hautes demeures, sur les canaux peuplés comme des rues, dans l'atmosphère humide des soirées vénitiennes.

Telle est la fécondité de l'école, telle est sa variété. Tels sont les modèles et les exemples offerts à Tadmiration d'un jeune artiste. Bien loin qu'une discipline inflexible pèse sur les études d'art et les rattache à l'autorité d'une tradition, tant d'aspects divers, personnels et vivants semblent favoriser le libre développement de toutes les originalités. Les résultats de toute recherche sincère sont assurés de trouver à Venise un public et des amateurs.

Pourtant Piranesi devait quitter sa patrie. Peintre, il ne se conten- tera pas des leçons des Vénitiens, il fera le voyage de Naples. Il y a dans les œuvres de ses compatriotes une espèce d'aisance heureuse, une activité gaie, une fine et large lumière qui sont peu d'accord avec les exigences de son génie, et nous ne devrons pas nous étonner de le voir séduit par ce qu'il y a de fumeux, de théâtral, d'étrange et de grandiloquent dans l'âme et dans les œuvres des maîtres napolitains. D'autre part, il est sûr que de très bonne heure il eut sous les yeux le mirage de Rome. Sans vouloir faire de lui un prédestiné, il est permis de dire que ses rêveries, ses études, ses aspirations confuses d'ado- lescent l'éloignaient de son milieu naturel et l'aidaient à chercher

PIRANESI. 3


i8 PIIUNi:SI.

ailleurs des conditions plus favorables à ses dons. Esl-il possible d'expli- quer celte <c vocation » romaine de Piranesi? Peut-on retrouver et analyser les circonstances qui l'ont aidée à se manifester?

Elles sont de divers ordres et d'une inégale importance, mais elles ont toutes un intérêt. P. Piranesi, frère aîné de l'artiste, lui fit faire de nombreuses lectures sur la Rome ancienne et sur son his- toire V On ne saurait non plus négliger l'espèce d'attrait que Rome exerçait sur les maîtres vénitiens et les séjours qu'ils y firent, Cana- letto^ entre autres, au début de sa carrière, sans parler de nombreux graveurs qui, par la suite, furent amenés à s'y établir définitivement. Ajoutons que, dans la première moitié du siècle, Panini, le peintre des ruines romaines, dont la vogue extraordinaire déterminait toute une école, rencontrait dans les ateliers de Venise des imitateurs plus nom- breux et plus distingués qu'ailleurs : des a ruinistes » comme Fran- cesco Gaspari, Antonio Visentini et Marco Ricci, pour ne citer que les plus notoires de l'école, malgré le caractère aimable, atténué et purement pittoresque de leurs interprétations, contribuaient par leurs tableaux et par les reproductions qui en étaient gravées à ré- pandre le goût et la connaissance des monuments antiques. Du reste, non loin de Venise, subsistent d'admirables vestiges de l'architecture romaine : dans le Ferrarais, l'arc de triomphe et le beau pont de Rimini, un des modèles, un des exemples favoris de Palladio; sur le territoire même de la République, les antiquités de Vérone et l'amphi- théâtre : ce sont ces monuments, ne l'oublions pas, qui ont inspiré Pira- nesi au début de sa carrière; on les retrouve dans les planches du premier recueil qu'il ait consacré aux ruines romaines. Sûrement il les a vus, admirés et étudiés au cours de sa jeunesse, ils l'ont aidé à se représenter pour la première fois la Rome antique d'une manière concrète : ils se placent à l'origine de son inspiration.

Enfin Piranesi est élève architecte. L'éducation qu'il a reçue à cet égard, les caractères très particuliers du milieu qui la lui a fournie,

1. V. Legrand, Notice historique sur la vie et sur les ouvrages de J. B. Piranesi, f. 129.

2. 1719. L'artiste avait vingt-deux ans. Il sortait d'un atelier de décorateur théâtral. La série de vues de Rome gravées par l'Anglais Fletscher, d'après Canaletto, nous renseigne sur ses travaux pendant cette période. De ses toiles romaines, la plus connue est le Cotisée de Londres. V. A. Moureau, Canaletto^ p. 36 et notes; VAbecedario de Mariette, I, p. 298.


LRS OUH.I.NKS VFVm I IK.N.NKS. 19

los iinHIiodos ri |(\s oxoinplc^s qiin SCR m;iItnîH lin ont propoh«H 1 oui sinf^ulirrcinout aidr à pnMîisor se» f^oûts ot p('iil-(*!ln; ausni à prend n- conscienciî do ses dons.


IV


Los ateliers (l(»s architeeles v(nitions du sollnc^onlo, l'activil<* que l'on y voil rejouer, les aspoeis niultiplrs qu'(dl(>' y sait prendre font penser aux vénc^rablos boutiques des orfèvres florentins du quinzième et du seizième sièele, dont on a pu dire avec raison qu'elles avaient formé les principes p:ènèrateurs de la Renaissance. On ne bâtit plus ou presque plus. On restaure surtout, mais d'abord on <tudie. Quelque limité que soit le champ laissé désormais à l'ambition des bâtisseurs, le p;où{ de la culture technique, et même de la culture générale, reste chez les architectes vénitiens sin^ic'^ïhèrement actif et fécond. Que Matteo Lucchesi, l'oncle de Piranesi, écrive à ses amis en vers latins, qu'Antonio Zucchi ', son condisciple, le futur époux d'Ange- lica Kaufmann,ait reçu d'abord une solide éducation littéraire, ce sont là seulement des particularités, et l'on ne saurait rien en conclure. Mais il faut reconnaître que les limites mêmes imposées à l'architecture pro- prement dite comme carrière favorisaient, par une conséquence cu- rieuse à étudier, les études voisines, les discussions esthétiques, l'exa- men approfondi des modèles par la critique et par l'histoire. Ainsi se formaient des hommes d'une rare étendue de connaissances et d'une exceptionnelle sûreté de goût. Les élèves d'un Carlo Zucchi, « maître de perspective », deviennent peintres, décorateurs de théâtre, archéologues. Ils ne se contentent pas de manier l'équerre et la règle plate, ils ne font pas que raisonner et calculer leurs épures, ils com- posent des dessins vivants et colorés comme des esquisses peintes. De l'atelier de Zucchi, l'on peut passer sans effort, comme Antonio, chez les peintres Amigoni et Fontebasso. L'architecture n'est pas un ensem- ble de données abstraites et de sèches démonstrations : elle s'associe aux jeux de l'air et de la lumière, elle fait partie d'un tout, elle est <r mo-

1. Gherardo de Rossi, Vie d'Angelica Kauffmann, p. 83.


20 PIHANtSI.

lif D. Les toiles de Canaletto, les fantaisies des maîtres de la <f prospet- tiva » sont pour les jeunes architectes vénitiens du dix-huitième siècle autant d'exemples concrets de ses ressources et de ses réalisations, dans un certain milieu atmosphérique, sous un éclairage donné. Elle ne s'adapte pas seulement à des besoins permanents de la vie publique et de la vie privée, elle doit être, au théâtre et dans les fêtes, l'expression d'une activité complexe et changeante. Enfin dans cette cité para- doxale et charmante, sans cesse en bataille contre la mer qui l'assiège et qui la ronge, elle exige un savoir approprié, la connaissance de vieilles et curieuses pratiques locales transmises par la tradition. Il ne suffit pas de savoir brosser habilement une esquisse, d'improviser, selon les besoins d'un spectacle urgent, une surprenante architecture de toile peinte et d'en distribuer l'illusion colossale dans un espace restreint, il faut encore connaître à fond l'équilibre des matériaux et les lois de leur résistance, se plier aux exigences de la nature et tirer parti de ses ressources.

Les architectes vénitiens du dix-huitième siècle furent à la fois des érudits et des ingénieurs. C'est parmi eux qu'il faut chercher les admirables fonctionnaires adjoints au Magistrat de l'Eau, qui dressè- rent contre les attaques de la mer le rempart des Murazzi. Par l'effort qu'ils firent, dès les premières années du settecento, pour restaurer la grande doctrine des maîtres de Vicence, la tradition architecturale de la Renaissance et de la Rome antique, ils préparèrent un mouvement d'une importance considérable et, à ce titre, ils méritent une place éminente dans l'histoire de leur art. En revenant à l'étude des monu- ments romains, en utilisant les publications des archéologues, en les illustrant de leurs propres commentaires et d'exemples personnels, ils préparaient admirablement Piranesi, leur élève, à comprendre l'archi- tecture latine, à en examiner de près les débris, enfin à utiliser ses dons de peintre et de décorateur pour en exprimer la poésie.

Cette espèce de « renaissance » est loin d'être absolument franche et spontanée. Beaucoup d'indécis ont peine à sortir du baroque, à oublier les leçons de Borromini et de son école. Il semble que le goût italien — et les applications de cette loi sont particu- lièrement sensibles en architecture et dans les arts décoratifs — ait perpétuellement oscillé entre la tradition de l'antiquité latine


I.KS OIin.l.NKS VP.MTIF.NNKR SI

ot un iii()(l(M*ni.smn dr Irndanco» qui h'iîu «Marlr ;if> ohniKTit, f»ntro la S()l)ri(U«', riiarmonio cl la Iohmî (riiiir part et, (!«• l'autn», un ^/oûl j. siomir pour la vio, la couleur ♦•! Ir uiouvcuuuit, lu^ino dariH ce rju'ilii ont (le (:oni|»li(iU(', «l'arliliricl et de provisoire. S'il est permis d'ern- pruuitu* celtr inipropriétr* aux controverses contcniporaiiies de la jcii- n(»ss(^ do Pii'aiiesi, on peut dire que la tradition < ^'olliirjue » et la Ira- dilinii classicinr (rioinplieni à tour d(; rohs sans rpie l'une; fasse jamais oul)li(M' r.nid'e. Les arlisles italiens de la ^M*ando époque; eux-m^mes obéirent au hcsoin de (l('|)asser les niudùlcs (juc leur fournissaient les vostij2:es d(» l'art an(i(|ueen même temps qu'ils éprouvaient un remords de s'être laissés aller à les perdre de vue. Un décorateur comme Cellini, parti des leçons et des exemples do la Home impériale, aboutit au style exubérant, profus et théâtral qui caractérise ses oeuvres et celles de ses imitateurs. Les deux premiers tiers du dix-huitième siècle en Italie sont, en architecture, une époque de confusion et de discussion, et Ton ne doit pas s'étonner que la renaissance archéologique ait trouvé plus aisément à l'étranger, avec des vulgarisateurs surs d'eux-mêmes, des applications nettes et rigoureuses.

L'œuvre de Francesco Borromini', réuni et publié tardivement par les soins de son neveu Sebastiano Giannini, était encore utilisé com- munément de longues années après son apparition, bien postérieure à la mort de l'architecte, et consulté d'une manière courante dans les ate- liers européens. Pendant la première moitié du siècle, en Italie, en France, surtout en Allemagne et en Autriche, cet art ingénieux, tour- menté, sans grandeur, mais non sans charme, cette recherche de la vie et du mouvement à tout prix jouirent d'une vogue extraordinaire et finirent par consacrer une espèce de tradition.

Borromini est avant tout un moderne. Il est de ceux qui ont été éblouis et égarés par Michel-Ange. Au sortir de l'atelier de Milan où il apprenait la sculpture, les splendeurs de la Rome des papes lui ont ré- vélé sa vocation et lui ont fait abandonner ses premières études. Ce n'est pas devant les arcs de triomphe, au pied des colonnes mutilées, qu'il reçut la révélation, mais à l'intérieur de Saint-Pierre-. Ses maî-

1. Francisci Borromini opus architectonicuïn, Rome, 1727, in-f.

2. Dictionnaire d'Architecture, dans V Encyclopédie méthodique de Panckoucke. Paris, 1788-1825 (^avec la collaboration de Rondelet), article « Borromini ».


22 PIRANESI.

très ne sont ni Palladio ni Vi^nole, mais Charles Maderne et Bernin.

A l'époque où Piranesi apprend la perspective chez Carlo Zucchi et reçoit de son oncle Lucchesi les premières leçons d'architecture, l'en- seignement théorique a encore pour base dans toute l'Italie, mais non à Venise, l'important traité du père Pozzo ', très répandu dans les ate- liers italiens, et se rattache par là à la tradition de Borromini. L'extraor- dinaire habileté du décorateur qui inventa les fictions de la peinture architecturale et qui popularisa le trompe-l'œil, séduisait toujours. Ce qu'il y a de fastueux et de surprenant dans les voûtes du Gesù con- tinuait à passionner le goût.

Il était naturel que le retour à la tradition de la Renaissance et de l'antiquité romaine eût d'abord le Veneto pour source et pour domaine. Rome, depuis longtemps le théâtre de la magnificence des papes, atti- rait l'attention des architectes et des amateurs plus peut-être par la splendeur de ses édifices modernes que par ses ruines mêmes, enfon- cées dans un sol exhaussé, perdues dans des lieux déserts : et il arrivait qu'elles parussent plus riches de souvenirs historiques que d'enseignements précis. Les monuments de la Grande-Grèce n'avaient pas encore sollicité la curiosité des érudits et des artistes : ils devaient d'ailleurs soulever des problèmes d'histoire et d'esthétique extrêmement confus, avant d'entrer dans la tradition vivante et d'être consacrés comme des modèles. Mais le souvenir de Palladio et de ses leçons sub- sistaitdans les villes du Veneto : c'est là que le maître avait pris contact avec l'antiquité, c'est aux ruines de Vérone et de Rimini qu'il avait em- prunté ses exemples les plus familiers. C'est à Vicence qu'il avait bâti les admirables palais Chiericado, Tiene, Porto-Barbaran, sans compter la Basilique, la Loggia délia Delegazione et ce fameux théâtre élevé sur ses dessins, après sa mort, par ses confrères de l'Académie Olympique. A Venise môme, la salle des Quatre Portes, au palais des Doges, la façade de Francesco délia Vigna, Saint-Georges-le-Majeur, Sainte-Lucie, enfin l'Église du Rédempteur, son chef-d'œuvre, étaient pour les architectes vénitiens du dix-huitième siècle, pour les maîtres de Piranesi, autant de leçons vivantes et de sujets d'orgueil.

Le continuateur de Palladio, Vincenzo Scamozzi, Vicentin comme

1. Prospettiva de' pUtori ed architelli, Rome, 1693 et 1702, 2 vol. in-f».


lui, .ivait piYîcisr ciuîoro lo houh do nu nirlluMlr!, on aKlroij/nanl ho« ^*\* - vrs H rrtiidc (l(»s mallirinalirjiK's, do la pcrsfK'clivo, de Vilriive ci de» inomiMM'iils (le l.i lloino aiili<|iio. (VeHl du I*:inlli('on d'Afi^^'ipf'^^ M^'*' s'rlait inspire, rn clahlissaiit 1rs plans do lV'j.(li«(? d(dla Cfdoslia. Son nisnn'si sainii !>' \nH('hiln f/i /{nnifi, parus î\ Veniso on ir>8.'^^ conjwi- oniiiMii au nioino tilro «pu» 1rs nioiuiinonts olcv/»» jiar lui, la vitalité do tradition palladirnnr ri loniainr. h'autrrs ouvrap^'os on rrpandaionl lo«  prin('i|)(»s (4 rn allirniairnl laulorilc^ on Italir ol dans loulo l'Kurope : \'/(/r(f (/r/f \r<'/nfr//nr'•' Trnh'i n ddle Sceitr rattachait pour de lon- gues annros l'iruvro drs drcMjralours ot dos porspectours vonitiens aux principos établis par l^alladio et appliqués par ses successeurs lors de la construction du Teatt'o Olinipico. Kntin le testiunont inôrne de Sca- mozzi, on assurant à tour (U^ rolc la jouissance via.i^^ùre de sa fortune et le droit do porter son nom aux architrctrs viccntins qui se seraient montres les plus dii^nesdos <^^rands exemples légués par l'art do I^Uladio, perpétuait on quoU[uo sorte à travers l'histoire la tradition des maitros du seizième siècle ot l'architecture romanisante.

L'un des héritiers de Scamozzi, Ottaviano Bertolti, à peu près à l'é- poque où Piranesi commençait ses études sous Lucchesi et Zucchi, enrichissait d'un texte de plus les archives de cette renaissance locale, bientôt étendue à toute l'Europe par la savante et libérale collabora- tion d'amateurs étrangers. En 1732 paraissait à Londres, commenté par Bertotti Scamozzi, un recueil inédit des recherches de Palladio sur les Thermes des Romains * découverts par Lord Burlington près deTrévise, dans cette villa de Maser que décora Véronèse et dont les plans furent dessinés par l'architecte vicentin pour son illustre mécène, iMichel Bar- baro, patriarche d'Aquilée, savant interprète de Vitruve. On éprouva le


1. Ce recueil fut réédité en Italie à la fin du siècle : Le Terme dei Bomam disegnate da Andréa Palladio e rippubblicate con la giunta di alcune osservazioni da Ottaviano Bertotti Scamozzi giusta l'esemplare del lord Co. di Burlingthon (sic), impresso in Londra Vanno 1732, Vicence, 17S5. Le frontispice montre le buste de Palladio dans une niche, avec cette inscrip- tion : Fabbriche antiche disegnate da Andréa Palladio Vicentino e date in luce da Ricardo conte di Burligton. L'architecte anglais Charles Cameron avait déjà donné une réimpres- sion à Londres en 1772.


24 PIRANKSI.

besoin d'étudier à nouveau, et de très près, le ^rand théoricien romain : De Brosses, en 1739, note comme un fait d'importance que le marquis Poleni, professeur de mathématiques à l'université de Padoue, en pré- pare de longue date une édition « d'un très grand travail ' » et s'oc- cupe d'abord de restituer le texte, corrompu en mille endroits par Fra Giovanni Giocondo. De là des discussions nombreuses et des recher- ches dont la curieuse correspondance de Mariette et de Temanza, dé- couverte au musée Correr et publiée par Eugène Miintz% nous trans- met un écho. De toutes parts on souhaite un recueil contenant l'œuvre complet de Palladio, mais en 1760 il n'existe pas encore : une lettre d'Algarotti à Eustachio Zanotti * le déplore et insiste sur la nécessité d'une pareille publication.

Deux hommes, deux Vénitiens, ont joué un rôle considérable dans ce mouvement, et l'un d'eux est l'oncle maternel et le premier maître de Piranesi. Matteo Lucchesi, fils de Valentino, né à Venise en 1705, est le compagnon de travail de son émule et ami Tommaso Temanza. L'un et l'autre sont les représentants accomplis des architectes véni- tiens de ce temps qui reviennent à l'exemple de Rome, et dont quel- ques-uns, comme Antonio Selva% quittent leur patrie pour aller s'é- tablir définitivement dans la cité d'Auguste. Homme d'érudition, et même cultivé — cet architecte était excellent latiniste; il est peut-être l'auteur d'un bon traité d'arithmétique pour les écoles — , il connaît à fond les principes et l'histoire de son art, il le montre dans la polémi- que avec le marquis Maffei sur la prétendue découverte du Sopi^aor- nato toscano^, dans sa lettre Sopra la Serraglia delV Arco di Tito, Son immense savoir technique trouve l'occasion de s'exercer et de se rendre utile dans les fonctions d'ingénieur adjoint au Magistrat de l'Eau. L'inspiration de Palladio soutient son talent d'architecte dans des œuvres intéressantes, comme l'Ospedaletto reconstruit sur ses dessins près l'église Saint- Jean et Saint-Paul, comme le palais des comtes Polcenigo, dont l'escalier demeure classique, comme San Gio-

1. De Brosses, I, p. 159.

2. Archives des Arts, 1890.

3. Bottari, Baccoltà, VII, p. 459, de Bologne, le 24 octobre 1760.

4. Id., ibid., VI, appendice, p. 355.

5. Cf Novelie Letterarie, 1730, p. 169 sq. et Prima Raccoltà del P. Calogerà, t. V.


pi 4 k< ■<» III


gamp:i{a skpolchalk


Vuo imaginaire d'un colombariuin. Operr v<irie. pl. 16.


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uiDiifidmoIoo iiu'L oiijiiii^yiBfni


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vaniii iii olio (Sjiint-.Jcaii In Neuf), réHiirn*clion aiiicliorée, «flou lui, du style (le SOI! inaltro.

iMùine LMiriosiU') des connaisHuiicos pré(;iHCH, inùiiie Kouci du passé arcliit(»ctural virmlin r( romain du*/ «on coudisciphf Tcrnan/a, un des intermédiaires 1rs pins actifs fournis par Venise entnî l'Italio ai l'Kurojx;. Elovo j)ar les maîtres dcî l'I niversilé dt; l'adoue, philosophe avec Nic- colo Concina, mathi^maticitn et j^éomètre avec Poleni, ingénieur comme Luccliosi, il s'occupe tantôt de recherches hydraulirjues, tantôt de l'an- cienne f^éop^raphie des laponnes et s'entoure de toutes sortes de docu- ments sur l'histoire des arts. Il élève un nomhre relativement considé- rable de monuments, dont (juehiues-uns sont re*<ardés à juste litre comme les plus pai-faitsde ce siècle et les plus si^^nificatifs de la renais- sance palladienne, en particulier la façade du < lempietto * de Sainte- Marguerite à Padoue. A ses yeux, rarchitecturc n'est pas l'art du dé- cor, — mais la science des volumes et des structures. 11 écrit les vies des grands architectes de l'école vénitienne, entre autres celles de Pal- ladio et de Scamozzi et, par h\, consacre d'une manière définitive l'autorité de ses maîtres dans le renouvellement des méthodes et la transformation du goût en architecture. Dès sa jeunesse, l'un des pre- miers à revenir à 1 étude sérieuse et approfondie de l'antique, il discu- tait avec son ami Lucchesi sur l'arc de Titus : mais son œuvre capi- tale en ce sens, c'est la publication des Antiquités de liimiyii (1741J, à laquejle il s'était préparé par un long séjour d'études sur le lieu même de ses recherches, en compagnie de son oncle, architecte et sa- vant comme lui (1735).

Il n'y a pas lieu d'insister ici sur les travaux ultérieurs de Luc- chesi et de Temanza, sur les formes variées de leur activité, sur leur influence en général. Au même titre que Scalfarotto à qui Piranesi, par delà les années, vouait une si vive reconnaissance, au même titre que le maître de perspective Carlo Zucchi, mais avec plus de clarté, d'une manière plus sensible, l'un et l'autre permettent de caractériser nette- ment l'éducation que reçut le jeune artiste vénitien, — éducation tout imprégnée de la tradition de Palladio et du souvenir des monuments romains.

C'est à Rome même qu'il importait de la compléter. Le voyage de Rome n'apparaît pas, dans la carrière de Piranesi, comme la consé-

PIRANESl. 4


20 PIRANESI.

quence d'un usage académique : il répond à une méthode et à des prin- cipes, il est le terme nécessaire de toute une culture, et ce n'est pas par un accident heureux que Rome va devenir le domaine où s'exercera son génie. Ce voyage d'études, qui aboutit au séjour de toute une vie, va devenir l'élément essentiel de la renaissance dont on vient d'es- quisser les sources et le caractère. Partie de l'atelier des architectes vé- nitiens, elle doit bientôt s'étendre à toute l'Italie et, trouvant en Pira- nesi lui-même un merveilleux propagateur, intéresser passionnément les érudits et les artistes européens qui, tout en altérant sa nature locale et nationale, lui offriront un domaine plus vaste et l'associeront à toutes les formes de l'art.

C'est en 1740 que Piranesipart pour Rome, avec le titre de dessina- teur, dans la suite de l'ambassadeur chargé de remplacer Marco Fos- carini, cet étincelant Vénitien qui éblouit de Brosses' et qui devait être l'un des derniers grands doges de la République. Depuis longtemps déjà, l'artiste appelle ce voyage de tous ses vœux, avec la fougue impa- tiente de la jeunesse et de l'imagination. Loin de considérer ses années d'apprentissage comme terminées, il va refaire son éducation en la com- plétant, non plus sur des épures d'après les recueils gravés, mais au pied des monuments eux-mêmes .

1. Loc. cit., II, p. 53, 213.


CHAPITKK II

ANNÉES h'l':Trî>r<; IT m vnvvr;Ks

(171(1-1711)

I

SnvoNs le voyap:oiir qui descend du Nord à travers l'ancien duché de Ferrare, les Marches, l'antique Emilie. Les villes aux vastes avenues à moitié désertes, envahies par le silence, détiennent tou- jours, entre leurs murailles rongées, à l'ombre d'une basilique ou d'un palais, quelque beau débris de la majesté romaine. Les ponts, jetés sur les fleuves, attestent toujours le savoir et l'audace des bâtis- seurs d'autrefois. Les inscriptions des arcs de triomphe immortalisent la grandeur de l'empire. A Rimini, entre les façades modernes, sous les feuillages parasites qui décorent ses blessures sans les cacher, l'arc d'Auguste fait soudain paraître une vision magnifique du passé. Entre Spolète et Foligno, près du Clitumne, sur les bords duquel paissent toujours les blancs troupeaux de Virgile, un temple se dresse, perdu dans la campagne'. Au tlanc des monts, à travers les brumes légères

1. Le petit temple du Clitumne et l'arc de Rimini ont été gravés dans les Archi Trion- fali, qui contiennent les souvenirs des premiers voyages du maître. M. René Schneider, dans de jolies pages de son livre sur TOmbrie, rappelle que le temple du Clitumne, cru longtemps un npnphée antique décoré d'attributs et d'emblèmes chrétiens, est en réalité d'origine chré- tienne. Cf. notamment p. 248 : « C'est vers le vi« siècle que dans ces lieux, tout pénétrés de mythologie, les fidèles du Christ, prenant sans vergogne les vieilles pierres des nymphées épars, élevèrent à leur dieu vainqueur ce monument de transition où se mêlent dans la construction comme dans les âmes le passé et le présent, » Sur l'état de la question, M. Schneider renvoie à Augmta Penisia. mars 1906.


28 PIRANrSI.

qui montent des vallées, sous la paix indolente du jour, les municipes subsistent, ceints de remparts féodaux. Le chemin foulé tant de fois depuis des siècles par les pMerins, par les artistes et par les poètes, bordé d'exemples et de souvenirs, semble se dérouler à travers l'histoire.

Quand on a franchi les derniers villages ombriens et pénétré dans le Latium, la Ville Éternelle s'annonce au loin par la désolation : on dirait que la majesté de son nom a fait le vide autour d'elle. Naguère, aux yeux du voyageur, Venise, baignée par l'air marin, faisait place au riant décor des plaines vénètes : les villas de marbre se reflètent dans les eaux calmes; les guirlandes de fruits et de feuillages fléchissant sous leur propre poids se succèdent d'arbre en arbre comme l'orne- ment d'un triomphe rustique. Plus fine et plus légère, la nature om- brienne n'est pas moins généreuse. Au pied des villes bâties sur des promontoires qui dominent l'espace infini des plaines, elle prodigue les beaux groupes d'arbres aux ombres profondes, les sources jaillis- santes et, du haut des rochers que recouvrent des végétations touffues, la poussière irisée des cascades. Mais le sol soudain se dépouille, et c'est la terre même qui paraît dans sa nudité aride. Habitués aux jeux mouvants des flots, à la parure d'un terroir fertile, voici que les yeux de l'artiste constatent la sévère beauté d'une nature dépeuplée, sans charmes, sur laquelle flottent seulement les ombres majestueuses de l'histoire. Ils sont contraints d'oublier le caprice des reflets, les feux de la lumière diffusés à travers les brumes de la mer, pour s'attacher à ce sol ingrat et magnifique qu'ils contemplent pour la première fois.

Les eaux, abandonnées au hasard, se répandent dans tous les lieux creusés jadis par la main de l'homme, mais, stagnantes et pesti- lentielles, elles prennent le ton même de la terre qui, sans les absor- ber, les colore. A cinq ou six lieues de Rome, dans le Nord, on ne remarque pas encore de ruines imposantes, mais ces campagnes n'en appartiennent pas moins tout entières au passé. « Le terrain en est pour ainsi dire découpé par les dessins variés des jardins (des anciens), dont on reconnaît encore les parties les plus marquées, telles que les grandes pièces d'eau, les buttes, les terrasses, les amphithéâtres en terres rapportées. A ces ruines sont mêlées celles des bâtiments et des


fomplos, (((li II (tlli<iii [»|ii^ <jiio fli^s m'^»nti<'nIoH rt d njloniMîs (irions . » Trlln (»s( la r» j^nnn iiiti'rditc ((iii srlrnd riilnî le inoiirlo cl Itorru», {)\. <l(mt r<'MiHMivaiilr |)orsi(» (h'vait (Va|»|M'r l'inincsi, avant I(»h l/triioi- gna^os plus complcls r( pins rxplicilrs d»- la ^M'and^Mir d(»s HornairiH. On voudrait tronv^n' dans h^s rrrits dr sa vie (pnd'pir rcho dfîH w»nti- inonts qu'il dut /'prouver m trav(M's/int ces (Irsorls, en foulant pour la pnMiiicn» lois h» sol iW «« (M'tto l>i(»n-aiin('o ville dn I{r>rno i, dr»nt tous |f»«  voyageurs do co tonips, ni(>ino les plus scoptifjuos, n'approchent pas sans une reli^MCMiso ('motion. On voudrait connaître ledi-tail de ses promièros courses et de ces avcMitnn^s an-dovant (iesf|uelles il allait avec une sorte de foupfue intrc^pide. On piMit se l'imaginer errant à travers les longues rues étroites bordées de palais, sur les places herbues où les papes ont dressé de fastueux édifices, surtout au pied des ruines partout présentes, devenues l'abri d'une plobe orgueilleuse et famélique, semblables à un campement do barbares. I/homme Iiabitn( aux perspectives largement ouvertes, aux palais rélléchis j)ar les eaux, aux beaux espaces carrés des campi, en un mot à tout ce qu'il y a d'ordre, de transparence et de netteté à Venise, malgré la complication apparente, dut être singuliè- rement charmé par cette alliance du style et du pittoresque, plus séduisante dans la Rome du dix-huitième siècle que partout ailleurs en Italie, par les mouvements d'un sol qui n'est celui ni de la ville ni de la campagne et qui prolonge les ruines, enfin par le tableau de la vie contemporaine associant sa vulgarité pleine de couleur à leur majesté mutilée.

A l'extrémité du Corso, dans le Palais de Venise, dont il gravera plus tard une charmante petite vue blonde et transparente, pour une série de F^rfw/^ publiées d'abord par Amidei, il est logé avec la suite de l'ambassade, en compagnie d'un autre Vénitien, le statuaire Coradini \

1. Grosley, op. cit., II, p. *?18.

2. Sur les relations de Piranesi avec Coradini, au cours de ses premières années romaines, V. Legrand, f»^ 130 : « Il portait la passion de l'étude à un tel point que pour ne pas employer à prendre sa nourriture un temps qu'il regardait comme perdu à cette matérielle occupa- tion, ils avaient imaginé, avec son camarade le sculpteur Coradini, de faire cuire le dimanche une grande chaudronnée de riz pour servir aux repas de toute la semaine et pouvoir même, à la rigueur, tenir lieu de pain. Cette superbe invention de deux cerveaiLx exaltés leur occa- sionna une maladie des plus graves. Piranesi surtout en fut d'autant plus violemment attaqué qu'au mal du corps se joignait un abattement presque total des facultés de son esprit, abat-


30 PIIU.NESI.

Ses compatriotes (^^lablis à Rome étaient nombreux. C'est dans leur société qu'il noua vraisemblablement ses premières relations. Deux ans plus tai'd, il se liera d'une étroite amitié avec l'un d'eux, nouveau venu, le graveur Felice Polanzani.

L'année 1740 voit un nouveau pontificat. Benoît XIV succède à Clément XII. Le changement de l'ambassadeur vénitien, qui coïncide avec ces événements, fut peut-être déterminé par eux. On ne sait si les fonctions de Piranesi comme dessinateur de l'ambassade, qu'il devait sans doute à l'influence de son parrain et à la protection des Rezzonico, l'amenèrent à prendre une part quelconque à l'élaboration des fôtes et des réjouissances qui suivirent l'élection. On sait qu'à l'occasion du possesso elles étaient nombreuses et splendides. Toujours est-il qu'il trouva Rome en proie à l'agitation extraordinaire qui y accompagne la mort d'un pape, le conclave, le début d'un nouveau règne, et dont les effets se prolongent longtemps encore après que leur occasion est passée. D'ailleurs le cardinal Lambertini, élu pape et devenu Benoît XIV, après l'atonie des pontificats précédents, devait donner à sa politique et à son administration une vie et un éclat qui, malgré la rareté des talents, ne laissèrent pas que d'exercer leur influence sur les arts.

Homme d'esprit, de grande et large culture, et, malgré une piété exemplaire, d'une humeur libre qui ne rappelait en rien le tour clérical, la petitesse d'intrigues de la prélature, le futur protecteur de Piranesi fut peut-être le plus grand pape de son siècle, et il en était assurément l'un des hommes les plus remarquables. L'enthousiasme de ses contemporains le compare fréquemment aux papes de l'âge d'or'. L'homme est d'une séduction infinie, par sa netteté d'intelligence et ce don de grâce familière qui scandalisait parfois son entourage. Au moment du conclave, de Brosses, passant en revue les cardinaux, note sur son carnet de voyage, d'un crayon un peu pointu- : « Lambertini, Bolonois, évêque de Bologne, bonhomme, uni, facile, aimable et sans morgue, chose rare en ceux de son espèce; goguenard et licencieux dans

tement causé par le chagrin qu'il prenait de ne pouvoir continuer ses études. Enfin la force de son tempérament l'emporta... »

1. Outre la dédicace de Mahomet et Toraison funèbre composée par Galiani, v. Fabroni^ Vila di Benedetto XIV et Grosley, op. cit., II, p. 474 sq.

2. Op. cit., II, p. 434.


.s(\s <lisconrs, nxtMiipLiiro nt verluoiix dans • i 'Iioiim, jiIuh <rnj^rV*riiiînl (i.ins !'( spril ((tic J'clriMhir liaiis l<* ««^Miie, Kavanl Murtoul daiiM lo droit canon; passr jiiiu jMiirlirr v^is Ir janH/MiJHnie; enlinM'* «'l airn/* (laim son coips, ({noi(|nr sans nior|<n<% cr (jin «».sl ln\s sin^^'ulirr » L<« |>ori- lilicat n(' rhanp»a rnii à sa honhoinir. I)anK lr»H janJirjs ili* Monl<* ('avallo', il s'<'lai( fait hàlir un petit appartonient fort intime, ou il causait lihrenirnt avoc ses familiers v{ quelques étran^^ers de choix. Il laul lo voir se promener en très siniple appareil, sa canne do jonc à la main, accompaj^^né seulement do son ami, M. l'abbi* Hou^el, à travers les rues étroites, devant les cabarets n^nplis de buveurs, s'arr^-ter et (lii'c a son compaj^nion (1<* promenade : « Monsi^Tior I{on|/et, que le vin (»st bon là-dedans! » Si le clergé et le petit penpb» blâment ses manières laï(]U(»s, s'il satisfait mal leur <^'"oùt d(»8 pompes et de la solennité (ne reprocheronl-ils pas vin^i^t ans plus tard à Clément Mil ses promenades quotidiennes?), il est en bonne nmommée auprès des pliilosophes : en 174;"), Voltaire lui dédie Mahomet ; Josepli II le pro- posera en modèle aux cardinaux papables. Il ne dénj^e pas à la tra- dition des grands papes bâtisseurs, il sait embellir Rome. Le portail de Sainte-Mario Majeure et la fontaine de Trevi* attestent, entre autres monuments, son activité en ce sens. La médaille frappée dès le début de son règne, lors de l'achèvement du premier de ces édifices, lui prête un nez à Tévent, une bouche malicieuse, une mine spirituelle, hardie, peut-être un peu vulgaire, mais non pas sans une certaine grandeur.

La renaissance des arts dans la seconde moitié du dix-huilième

L Grosley, op. cit., II, p. 344 : « Benoit XIV avait banni l'étiquette d'un petit apparte- ment qu'il s'était fait construire dans les jardins de Monte-Cavallo. Il y passait presque tous les jours, après son diner, pour le café; et là, au milieu de ses familiers les plus intimes et d'étrangers choisis, il badinait, il plaisantait, il riait comme s'il n'eût pas été pape. Les courses dans Rome, il les faisait le plus souvent à pied, une grande canne à la main, et sans s'as- treindre à suivre le sable que l'on répand tous les jours dans les rues oîi le pape doit passer : il se jetait même quelquefois dans les petites rues détournées où jamais pape ne passa... »

2. Elle ne fut inaugurée que bien des années plus tard. V. Bottari, IV, p. 542, mie lettre de Mariette (juin 1762) : • J'apprends que la fontaine de Trevi vient d'être découverte, et qu'elle est fort critiquée. Si ce qu'on m'en écrit est vrai, je ne puis non plus donner mon approbation à ce monument. A vrai dire, on ne peut, de sang-froid, voir le bon goût se perdre de plus en plus et disparaître entièrement. Et ce n'est pas seulement ici, en France, mais la même chose partout. »


32 PIKANESI.

siècle lui doit beaucoup. Il ne cessait d'enrichir Bologne, sa patrie, et le célèbre Institut de cette ville d'estampes, de livres, de moulages de toutes sortes, de raretés curieuses ou belles. Lorsque Farsetti lui demanda la permission de faire mouler les plus beaux antiques de Rome, il ne la lui accorda qu'à la condition de prendre deux copies de chaque morceau, se réservant le choix, et il fit passer à Bologne la collection qu'il avait ainsi formée. A Rome même, le Vatican et le Capi- tole, considérablement accrus par ses soins, rassemblent un peuple de bustes et de statues. « En formant ces collections, Léon X et Benoît XIV n'ont pensé qu'à en assurer la jouissance au public, qui n'a pas trouvé des vues aussi épurées, aussi romaines, dans cette foule de papes et de neveux qui n'ont pensé qu'à enrichir leurs maisons des dépouilles de l'ancienne Rome \ » Il en fut de même lors de l'acquisition des tableaux de la casa Sacchetti, exposés et conservés au Capitole.

Enfin Benoît XIV songeait à répandre par la gravure le goût et la connaissance des richesses qu'il avait accumulées, à en propager les plus utiles leçons en se servant d'un art qui méritait d'être encouragé et qui devait bientôt produire, avec Piranesi, un maître égal aux plus grands peintres de l'Italie. Benoît XIV eut l'idée de fonder une Chal- cographie pontificale, officiellement rattachée à la Chambre Apos- tolique, destinée à soutenir les graveurs par des commandes et par des achats. Il acquit pour le compte de la Chambre le célèbre fonds de Domenico de' Rossi, dont le magasin de vente se trouvait près de l'église Santa-Maria délia Pace. Cette institution venait compléter heureusement les efforts de Benoît XIV pour encourager les arts^ Déjà des particuliers et des ordres religieux avaient devancé les papes dans la même voie : la collection Corsini et celle de la maison mère de l'ordre des Prédicateurs étaient célèbres pour la richesse de leur fonds, pour l'ampleur et pour la régularité des acqui- sitions nouvelles.


1. Grosley, op. cit., II, p. 253.

2. Moroni, Dizionario d'erudizione ecclesiastica, t. LXIX, p. 241 sq. La Chalcographie Caméralefut transférée, peu après la cession, rue du Pied-de-Marbre, etenfinàMonte-Citorio, non loin du Mont-de-Piété, en attendant l'édifice plus vaste et mieux aménagé que Gré- goire XVI, cent ans plus tard, devait faire élever spécialement pour elle sur les plans de l'architecte français Louis Valadier, près de la Fontaine de Trevi.


ANM:KS D'hiiUnKS 1:1 DK VOVAJ.KS 33


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IMraïu'si, l()rs(ju'il airivc n Koinc, Inisrju'il c|iruLive pour la pn?- inière Ibis la joie d'cUaliiir d'aprùs I;i iiatun; les m(>riurnent.H qui ont servi (l'exoinplt\s et do modules à s<ni (Miucalion, est avant tout le jeune architecte formé à la discipline de \ itruve et de PallacJio, nourri dans l'admiration passionnée d(» l'aîili^jnc. Ln milieu des jjjcchesi et des Temanza, ingénieurs, arcliéolo^aifs, liistoritMis autant qu'artistes, bâ- tisseurs de ponts, de forteresses, d'églises, ne lui a pas seulement enseijifné une méthode générale de style et de décoration, mais il y a pris les éléments d'une culture technique très complète et très précise. On peut dire que malgré sa jeunesse, il est admirablement préparé à l'étude et à rintelligence de la Kome architecturale.

Autour des débris qui jonchent la campagne, au pied des monu- ments à demi engagés dans des constructions récentes, envahis par la vie populaire, sordide et pittoresque, il observe et il dessine. Il vérifie ce que lui ont appris les schémas de l'école, les estampes des reconsti- tutions. Ce n'est plus à une démonstration de principe qu'il assiste, mais au spectacle d'une réalité qui semble encore vivante sous son écroulement. Jadis, dans l'atelier de Lucchesi ou de Zucchi, les tailles grises et régulières du burin, dans les planches des grands atlas d'ar- chitecture, dressaient des images froides, impersonnelles et comme abstraites de ces monuments, que Piranesi devait animer et peupler de ses propres songes. A présent, ils sortent de l'atmosphère de l'école, ils se dressent au soleil, dont les rayons les colorent et sou- lignent leurs moindres reliefs. Crevés de trous, lézardés, penchants, parcourus de longues fissures d'où jaillissent des bouquets de plantes hirsutes, ils érigent, au-dessus d'un sol formé de leurs débris, des masses trapues où l'ombre se heurte à la lumière et qu'une flore extra- ordinaire déshonore avec grandeur.

Au flanc d'un mur, sur quelque façade, il arrive que les ordres subsistent, intacts, qu'un profil reste pur. Au milieu des décombres une colonne toute droite, parmi des tùts brisés et des fragments de

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34 PIHANESi.

chapiteaux, se dresse comme un mât au-dessus des débris d'un nau- frage. Un placage de stuc tient encore à un pan de muraille; le coin d'un pavement de mosaïque luit sous un reflet de jour. Évidées à la base et surplombant le sol, pareilles à des falaises rongées par le flot, d'inexplicables masses de pierres s'élèvent vers le ciel. La pluie, le vent, le gel des matins d'hiver et surtout l'éclat d'un soleil séculaire ont fini par les patiner comme les chefs-d'œuvre d'un musée. Sous la lumière qui les caresse depuis tant d'années, le conglomérat grisâtre des blocages, les soubassements de tuf noir, les briques roses et mates, la blancheur polie des marbres, derrière les ombres mobiles des branchages, sous les longues chevelures pendantes du lierre, ont pris une espèce de chaleur harmonieuse. En même temps qu'il dessine et qu'il mesure, en même temps qu'il étudie en technicien l'anatomie des monuments romains, le peintre qui sommeille chez ce Vénitien ne peut sans doute s'empêcher de les trouver plus beaux dans leur décré- pitude, plus étranges et plus émouvants.

A coup sûr, il ne s'attendait pas à une révélation de ce genre, à cette sorte de reconquête des ruines par la nature et par la vie, aux hôtes des palais et des temples, à tous les petits métiers pittores- ques qui abritent leur industrie et leur pauvreté à l'ombre de la Rome antique. Les monuments romains du Nord de l'Italie, ceux de Vérone en particulier, les plus imposants de tous, présentent un exceptionnel aspect de conservation : entretenu avec soin, réparé et utilisé pour les fêtes publiques, l'amphithéâtre de cette dernière ville demeurait à peu près intact, au moins dans ses parties essentielles. A Rome, Piranesi prenait contact avec la ruine, avec sa beauté spéciale, avec son luxe de plantes sauvages et d'herbes folles, avec sa poésie faite de familiarité et de grandeur.

Hâtons-nous d'ajouter que ses projets sont loin d'être précis. Son souci d'une éducation complète, que démontre la variété des travaux de sa jeunesse, au même titre qu'une impatience naturelle à se con- tenir dans les limites d'une activité déterminée, tant qu'il n'aura pas frayé sa voie, ajoutent quelque confusion, voire quelque con- tradiction à toute l'obscurité de cette période de sa vie. Il est intéressant de savoir qu'il travailla dans l'atelier des frères Vale- riani, Giuseppe et Domenico, les fameux décorateurs de théâtre.


l^iaj^n ' V(Mi( (lu'il \ ;iil remporta' d'iM^lalants smrrs, inais n«î iiouh en Inurnit aiicuiH' |)i*<«iiv('. De toiidî j'aron, ses <lii(lrs d'an'Iiik'cUî l'avaient pn^pan'»à coWr \)osi)*:;\\r^ comiiio à toutes les dépendancoH de hou art, el s(^s aptihi<los ptM'soniioIhvs Iv prédisposaient : un architecte italien do ce temps, et surtout un archit<;cte V(3nitien, a U)Uh le» dons qu'il faut pour ces sortes d 'in veut ions et f)ossrd(' à forul les ressources qu'elles exijj^ent. Dresser le j)laii d'un jardin ou la niaqufîtt^i d'un décor, ima- giner le diUail et l'harnionit* d'une l'ùte, d'uufî (jirntulnhi, compliquer les ellets de p(»rs|)eclive et de trompe-l'œil, ce sont là des adresses et des connaissances qui font partie^ du métier. Dans ce vaste domaine de fictions, le j^énie de Tiranesi se donne libre carrière, il s'y développe, il y acquiert de nouvelles possibilités d'expression. L'inventeur des Carccri doit beaucoup ;\ la décoration théâtrale, ou plutôt les Carceri nous permettent de deviner à qu(d point il était doué pour rdle. Kn admettant qu'elle n'ait rien ajouté à ses talents, elle l'a aidé à en pren- dre conscience, elle lui a peut-être permis de les manifester pour la première fois. Dans le premier recueil de Piranesi comme dans les grandes estampes postérieures, l'adresse de la mise en page, la manière dont sont installés les éléments de la composition et dont l'effet est

1. Loc. cit. Il est probable que Biagi est entraîné par le ton du panégyrique. D'après Legrand, f" 130, Piranesi aurait reçu les leçons de Ferdinand Bibiena : « Piranesi avait acquis à l'école de Ferdinand Galli, dit Ribiena, et des frères Valeriani, célèbres décorateurs, avec lesquels il avait peint aux théâtres de Venise et de Bologne, cette facilité de perspective et cette connaissance des lignes et des eftets du théâtre qui lui faisait un jeu des compositions les plus grandes et les plus compliquées... » On voudrait être mieux renseigné sur les rapports de Bibiena et de Piranesi. Le vieux maitre, dont on voit de si beaux dessins au musée des Offices, est le plus illustre représentant de la dynastie des Galli, dont le génie de décora- teurs s'exerça sur les plus grandes scènes de l'Europe, notamment à Vienne et en Espagne, sans parler de l'Italie. En 1740, Ferdinand Bibiena était Agé de quatre-vingt-trois ans. Il devait mourir aveugle, en 1742, à Bologne, où il s'était retiré. Si Piranesi a peint des décora- tions théâtrales dans cette ville, il y a vraisemblablement connu le maitre du genre. En tout cas, les ouvrages de Bibiena étaient de pratique courante dans les ateliers d'architecture. V. Varie opère di prospettiva, inventate da Ferd. Galli, detto il Bibiena, intagliate da cav. Ant. Buffagnoti, Bologne (s. d.), in-f^; Larchitettura civile, preparata sulla geometria etc., Parme, 1711, in-f"^ ; enfin, surtout, Direzio7ii di giovanni sludenti del disegno e dell' architet- tura civile. Bologne, 1731-173*2, 2 v. in-8. Brunet ne signale pas une édition de 1745 dont je dois la communication cà l'obligeante érudition de M. Ferrari, conservateur du Musée artis- tique-industriel, à Rome : l'exécution des petites planches démonstratives est purement linéaire, mais la facture est pleine de couleur et de pittoresque. V. la Scenografxa de cet auteur, p. 120-125.


36 PIRAÎNESI.

ménage sont d'un décoratour qui sait utiliser ot agrandir son cadre par l'illusion de la perspective théâtrale, meubler les vides de la scène, planter où il faut les portants et les fermes, et sous la lumière qui convient.

Cependant un compatriote de l'artiste, le graveur Felice Polanzani, arrivait en 1712 dans la ville des papes. Selon Bianconi, qui fixe quel- que temps plus tard l'origine de ses relations avec Piranesi, — après la publication du premier recueil, — il aurait été appelé à Rome pour y graver des caries géographiques. Moschini nous renseigne d'une manière plus précise \ En 1689, un prince Odescalchi avait fondé près de Ripa Grande l'une des institutions charitables les plus intéressantes de ce temps : l'Ospizio di San Michèle. Il y était joint une espèce d'école d'apprentissage où les orphelins pupilles de l'Hos- pice recevaient une bonne éducation professionnelle. Polanzani venait d'y être nommé « maestro d'intaglio » et y enseignait la gravure. Rien ne nous indique absolument que Piranesi fut son élève dans cet art, mais les relations étroites qui unissent les deux Vénitiens à cette épo- que et qui devinrent, avec les années, une solide amitié, leurs études communes ou plutôt l'influence que les études de Polanzani exerçaient sur celles de son ami, nous autorisent à le croire. Pour répandre ses projets, pour en traduire l'esprit avec fidélité, un architecte du dix-hui- tième siècle, qui n'a pas le secours des procédés mécaniques, a besoin de la gravure. Les Vénitiens y excellaient. Mais le véritable professeur de Piranesi, pour la gravure architecturale, fut le célèbre Vasi. « Tout d'un coup, dit Bianconi^ après quelques mots sur son séjour chez les Valeriani, il s'enthousiasma pour l'art de graver en cuivre et alla l'apprendre du cavalier Vasi, Sicilien domicilié à Rome; il y fit de rapides progrès. Pour donner une preuve de ses études, il grava quelques prospettive et, pensant acquérir un généreux Mécène, les dédia à un riche maçon, lequel, ne se souciant pas de cet honneur, ne

1. Op. cit., P 161 sq. (Ecole de Pitteri). Cf. Gandellini-Gori, op. cit., XIII, p. 150 sq.

2. Loc. cit. Polanzani, dont Bianconi nous parle d'ailleurs d'une manière vague et peu exacte, fut-il seulement le second de ses professeurs? Ou bien faut-il intervertir les rôles ? Si Bianconi a raison, c'est en 1741 qu'il faut placer le séjour de Piranesi à l'atelier de Vasi, ou dans les premiers mois de 1742. Mais dans l'état de la question, tout raisonnement histo- rique est impuissant à l'éclaircir. Seule l'analyse technique nous permettra de mettre un peu d'ordre dans la confusion de ces débuts.


Ir r(('niM|)4»iisa |ioiiil ; aussi fui il liK-n \ itr al)aii(loiifMW|(^ t'artisU*. S'a- jtrrccvani nisuitr <jiir, mal^^Ti! mpr rfloi'ts, il im* pouvait ahoulir a (l(^ hoiis iM'snltais, Ir natun'I snujM.. mieux dr rirarM'sj lui fil r.roiro (jU(* la laulr en ('(ail an \'asi <jui, [)ar jalousie, lui aurait caché \i*. vrai sociM^i de rcau-foilr. Kciidu furieux, il voulut tuer «on mallro (jui l'apuisa avc^c dr bonnes paroles, mais rpu lib(^ra son <'»colc au pins vito d'im ('Irvo aussi danpforonx, on n^rnorcianl I)iou du fond du cœur. » Il y a clio/ liiancnîij, il faut bien hî reconnaître, un fond de malveillance scandalisée, une l(;^'-èi'et< et une inexactitude qui tiennent peut-èli"(> à riniproN isation rapide de son essai nécroloj^iqiie. Klles nous einpùcluMit d'en lir(M' tout le |)ai*li (pTil faudrait. Néanmoins, il ne nous (l(»plait pas, parmi h^s an^nuloles qui erififuirlandent sr»n récit, de voir la jeunesse de Piraiiesi si fougueusement passionnée, c-onforme en tous points i\ ce que nous savons par ailleurs de la nature de l'ar- tiste.

Giuseppt^ Vasi, j)his vieux que Piranesi de dix années, fut comme lui un architecte conquis par la f^ravure. Comme lui, il fut l'un des poètes de hi Rome antique et moderne, et aussi de ces pompes éphé- mères et splendides, chères au génie italien, encouragées par les princes depuis le quattrocento. Le parallélisme de leurs deux car- rières a quelque chose de surprenant. 11 suffirait à lui seul à démon- trer que, dans l'histoire des arts, l'étude des intluences et des milieux est un élément parfois trompeur, puisque, de ces deux artistes formés par une discipline sensiblement pareille, vivant à la même époque et dans la même ville, que tous deux ont élue comme une seconde patrie, s'appliquant à l'observation et à l'intelligence des mêmes objets, se servant de la même technique et des mêmes outils, enfin s'adressant au même public, l'un sans doute, l'aîné, est un homme d'un talent valeureux, puissant et probe, mais ne laisse aucune trace vraiment profonde, tandis que l'autre est un des maîtres les plus originaux et les plus larges de l'école italienne.

Pourtant Vasi, oublié après une réputation européenne, est loin d'être un manœuvre. De bonne famille, très cultivé, il fût devenu peintre, mais le couronnement du roi des Deux-Siciles. le recueil des magnifiques estampes gravées à l'occasion des fêtes auxquelles il donna lieu révélèrent au jeune artiste sa véritable voie. A Rome, après avoir


38 PIRANESI.

étudié le iiu sous Sebnstiano Conca, il eut comme maître de peinture et de gravure le fameux Pier Leone Ghezzi '. Filippo Ivara (ut son pro- fesseur d'architecture. D'après ses biographes, c'est pendant son séjour dans l'atelier d'Ivara que Vasi aurait gravé ses premières vues de Home, pour le compte de la Chalcographie de la Chambre Apostolique. Ses deux grandes planches du port d'Ancône, exécutées pour Benoît XIV qui, évêque de cette ville, y avait entrepris de grands travaux, le mirent hors pair. Elles furent le point de départ de commandes non moins importantes à l'occasion des embellissements de Rome sous ce pontificat ^

L'influence d'un pareil maître sur la jeunesse de Piranesi fut consi- dérable : nous verrons comment elle s'est exercée sur ce que j'appellerai provisoirement sa première manière. Dès à présent l'anecdote rapportée

1. Pier Leone Ghiezzi ou Ghezzi, peintre et graveur, surintendant des mosaïques du Vatican (1674-1755), fut surtout caricaturiste. Sur ce curieux artiste, v. Bolletino d'arle del ministero délia Pubblica Istruzio?ie, février 1907, I, fasc. 2, article de Federico Hermanino, conservateur du cabinet des estampes du palais Corsini, à propos d'un cahier de dessins acquis à la vente Pieri. On voit figurer dans ce recueil toute une série d'études d'antiquités pour le grand ouvrage de Ghezzi : Camere sepolcrali de' Liberti e Liberté di Livia Augusta, édité à Rome par Lorenzo Filippo de' Rossi en 1731 et dédié au cardinal de Polignac; des croquis pour des portraits gravés, enfin des caricatures d'après les membres de cette société bourgeoise si vivante à Rome au dix-huitième siècle : le graveur Matteo Œsterreich, l'in- génieur Cesare Baragioni, des artistes étrangers, Claude Gallimard, Lagrenée, Bouchardon, Cochin et Soufflet. De Ghezzi existe au Vatican (fonds Ottoboni) un important cahier de por- traits. V. Raccoltà de vari disegni del cavalière P. L. Ghezzi, incisi in rame da Matteo Œs- terreich (Matteo Polacco), Potsdam, 1766.

2. Charles III, après lui avoir demandé de graver les estampes des fêtes célébrées à Naples lors de la naissance de son fils, lui donna une pension annuelle, un logement au palais Farnèse, avec le titre et les prérogatives de graveur royal. Pour ses Magnificences de Rome antique et moderne^ il ne publia pas moins de 250 planches, de 1747 à 1761, sans comp- ter ses illustrations pour les écrits de Venuti, du chanoine Pietro Moretti, du P. Bianchini, une série d'estampes d'après le château de Caprarola, commandées par le cardinal Trajano Acquaviva, un recueil de Machine da Fuochi, qui contient quelques-unes de ses pièces les plus belles, la grande perspective de Rome vue du haut du Janicule, dédiée à Charles III, enfin cet Ilinerario istruttivo di Rama, en huit journées, qui, paru en italien et en français et plus d'une fois réédité, fut à partir de 1763 le guide le mieux fait et le plus répandu des étrangers à Rome. — Il est curieux de rapprocher l'anecdote de Bianconi de ce que dit Legrand, fo 130 : « Piranesi le vit travailler, voulut être son élève et le voulut si fortement que non seulement Vasi ne put s'en défendre, mais qu'après six mois l'élève était déjà plus habile que le maître, à la patience près, que Vasi ne pouvait obtenir de sa fougue. Aussi lui disait-il toujours : Vous êtes trop peintre, mon ami, pour être jamais graveur ».


l'LANMIt IV


VUE IMAGIiNAlHK I) IN P()I{T HO.MALN

Opère çdi'ie^ ri.. 23.


Yuunn Tnn<ï t^^tyt '^suf


f\ 'vri


par niaiHM)iii pormot (1(^ Hoiitir dans (|IK»I PHprit il (ii\ïi\'\uU'A'\iVrU'V. I^e luleiit (It^ Vusi, lioiiihHo, HiVoro, non sans ain|»lrur, no pouvait sutiMfaire al)S()Iuiiioni les iIl(|lli<Hu(l(^s ot Ich exi^e^c(^s do son él<*vo. Lo « Kocret » (le l'cau-forU', sa liberté, sa poésie, sa francliis(; cJ'arcenl, l'iranesi ne le» pouvait tenir d'aucun de ses professeurs. I/écolo de Venise, avec Polan- zani, lui a ensei|^Mié une certaine souplesse de la pointe, la fraîcheur des morsures K^p'res; Vasi, les éléments de la jj^ravure arcliitecturale, la conduile du l)uiin, l'art des reprises. Mais les uns et les autres sont des graveurs blonds, lumineux, tranquilles. Pour exprimer son p^^'niiG^ IMranesi devra se faire, presque de toutes pièces, une manière abso- lument personni^lle, après les recherches e( les tâtonnements des débuis.

Au cours des mômes années, Pirancsi rencontrait s(^s premiers pm- tecteurs. Parmi les savants établis à Rome, au nombre de ces lettrés à qui les honneurs de la prélature conféraient une di^^^nité riche de stu- dieux loisirs, aucun nom n'était entouré de plus de respect et de sym- pathie que celui de Giovanni Gaetano Bottari'. D'un savoir immense et varié, joint à beaucoup de finesse et de bonté, il est associé d'une manière étroite à tous les efforts essentiels de ce temps, aux va.stes tâches de l'érudition italienne du settecento. Il est peu de chercheurs et peu d'artistes qui n'ciient eu recours à ses lumières ou dont il n'ait favorisé les tentatives. Attaché à la fortune des Corsini, conserva- teur de leur bibliothèque et de leur collection d'estampes, nommé par Clément XII custode de la Vaticane, conclaviste du cardinal neveu en 1740, il employa les loisirs du conclave à terminer sa belle édition de Virgile. Le nouveau pontificat ne changea rien à sa fortune : il fut nommé chanoine de Saint-Marie du ïranstévère et aumônier particu- lier de Benoît XIV. Un charmant portrait de Campiglia', conservé à la Corsinienne, un dessin au crayon noir très léger rehaussé de blanc,


1. V. Grazzini, Elogio di Mons. Giov. Gaet. Bottari, Florence, 1818. Mariette, grand ami de Bottari, se plaisait à voir en ce dernier le vrai fondateur du cabinet Corsini. Il lui servait d'intermédiaire et lui procurait les œuvres des graveurs français. La RaccoUà de Bottari abonde en témoignages de ces étroites et longues relations.

2. Nous retrouvons Gian Domenico Campiglia (169*2-1768) à l'Académie de Saint-Luc. au moment de l'élection de Piranesi. Faisant pendant au portrait de Bottari, une belle épreuve sur satin du Neri-Corsini de Wille.


40 IMHANESI

conserve la paisible physionomie du savant, hna^e de patience et de bonté, — pommette saillante, ^rand et gros nez, œil attentif. Les conseils et l'appui de Bottari, son autorité dans le monde de la gravure comme connaisseur d'une part et, de l'autre, comme conservateur du cabinet Corsini, attestée par une lettre de Vasi, valaient une protection puissante. Une lettre de Piranesi datée de Venise, le 29 mai 1744', rappelle les services rendus à l'artiste et proteste de son dévoûment l'espectueux.

En môme temps, Piranesi recevait des encouragements de la part d'un amateur, Nicola Giobbe, qui mettait à sa disposition ses livres, ses dessins, ses estampes et ses tableaux, et dont l'influence lui ouvrait la plupart des collections romaines. Par son entremise il fut mis en relation avec deux architectes, ses aînés, déjà célèbres, Nicola Salvi et Luigi Vanvitelli. Salvi est l'auteur de cette vaste et belle machine de théâtre qu'est la fontaine de Trevi : au centre d'un quartier noir, pittoresque et dense, elle répand un fracas d'eaux jaillissantes, elle déploie l'ampleur et la richesse d'une architecture de décor. Entre deux âges de l'art de bâtir, elle est encore tributaire de la manière borrominesque, elle a été conçue, exécutée par un peintre. Grosley' la juge heureusement en quelques mots : « Ouvrage de Clé- ment XIII et de son successeur, elle a l'air d'une décoration de théâtre, par la richesse de l'architecture qui en fait le fond et par la singularité des

1. Bibliothèque Corsinienne, Lettere autografe de' Professori di Belle Arti scritte a Me'- Giovan?îi Bottari, P 109, 110.

AU ///"^° e Bev'^^ Sigre Sig. Moiisigr Bottari Biblio. di San Piétro^

Rom a.

Illmo e Keverend. Moiisig'"'^, Le moite obligazioni che io ho con V. S. lUma e Revem* per le tante grazie ricevute in Roma vogliono che io non manchi ad un dovere essenzialissimo di parteciparle il mio felice arrivo in Venezia. Con questa occasione io sono ad esibirle la mia servitù e protestarle che dove mai potessi obbedirle, le farei con tutto il piacere. Se voglia pertanto agli incontri di chi si protesta che conservera eterna la memoria de favori da lei recevuti, e col baciarle le mani, si dichiara di V. S. 111"^^ e Reve"^*, Umili'"*^ Obb™"^ Devot"^"^ Serve.

Li 29 marzo 1744, Venezia. Giambattista Piranesi.

Le même recueil (f*^ 172) contient une lettre de Vasi. Cf. Francesco Cerrotti, Documenti inediti délia B. Corsiniana, Rome, 1860.

2. Op. cit., p. 280.


«liiïrrnnts f^n'oiipps ({wr forinnit les parlir.s .saillaiitoM. Il inarKpio une pliiVA) à cplln IntilaiiH^ »

Mais Vanvitrlli apj>ar(i<Mi( ncltriiHnl h la rracîlion coriirnirnï!/**? au nom «'1 sous 1rs anspicns dr ralladio. Kd rec<»vant mom rons<'ilH, l'i- raïK'si, loin d'oiihlicr les (în8(»ipfnomoiils de hcm nialIrcH vi'TnlienK, Iok forlilU^ (Uicoro, lus oontr(*)lo et les élond. FîIh do peintre, de ce Gaspard Vanvitolli dont nons avons de lx)ns tableaux d'architecture, un de ces iJolLuidais (jui, à l;i lin du dix-septième siècle, émi^rent volon- tiers pour aller se lixri- m lialir, peintre Ini-mArne, puis architecte, \A\'ii^'i Vanviltdli s(»ntil les périls auxquels Hernin et Uorroinini avaient exposé leur art, <'e (ju'il \ a de paradoxal et de superficiel dans ce luxe bavard, dans (uvs faeades cintrées, gondolées, oscillantes. Il étudia ar- demment Vitruve et Talladio, dessina et mesura avec soin les anciens monuments de Rome. Dans l'attdier d'Ivara, où, quelques années après lui. Vasi prit place au nombre des élèves, il compléta l'éducation qui devait aboutir à ces belles œuvres on se lisent, en môme temps que les témoij;nages d'un savoir pratique considérable et nouveau, les signes de la ii'rando renaissance architecturale, — le couvent de saint .Vuf^ustin à Rome, le môle et le lazaret d'Ancone. D'ailleurs décorateur habile, ingénieux et magnifique, comme le prouvent les décorations de Saint- rierre à l'occasion du jubilé de 1750 et la pompe funèbre de la femme du prétendant Jacques Stuart. Les rapports de Piranesi avec un maître comme Vanvitelli, si mal connus qu'ils soient, ont quelque chose de suggestif et laissent deviner qu'ils l'aidèrent à compléter et à préciser son éducation d'architecte.

Le premier résultat de ces années d'études, c'est la publication de la « Prima Parte d'Architetture e Prospettive », parue à la fin de 1743 chez les frères Pagliarini, marchands libraires et imprimeurs, a Pasquino. L'ouvrage comprend douze planches et porte une dédi- cace à Nicola Giobbe que l'artiste effaça par la suite, après leur brouille. 11 est significatif des aptitudes de l'auteur, il résume et traduit les caractères de l'enseignement qu'il a reçu, comme archi- tecte, comme décorateur et comme graveur. On peut croire que les planches qui le composent se vendirent d'abord séparément. Les cinq supplémentaires, ajoutées à l'édition de 1750, furent exécutées entre 1743 et 1745. Elles constituaient sans doute les éléments de la

PIRANESI. 6


42 PIRAÎSESI.

« Seconda Parte )>, que laisse prévoir le litre du premier recueil et qui ne fit pas l'objet d'une publication à part. Les unes et les autres sont d'un élève de Palladio tourmenté par des réminiscences du style baroque, d'un habile peintre de décors, expert dans toutes les adresses de son art, habitué à l'ampleur et à la richesse fictives de l'ar- chitecture de la scène, enfin ~ l'une d'entre elles, la Caméra Sepol- craie, l'atteste — d'un artiste frappé par le pittoresque et par la ma- jesté des ruines La Carcere O^cura pel siiplizio de' Malfatori inau- gure la série des Prisons. Malgré le don de la fantaisie et de l'ex- ceptionnelle grandeur que révèle déjà l'art de leur composition, toutes ces planches sont gravées avec une sagesse qui se sent encore de l'ap- prentissage. La Carcere et la chambre sépulcrale, cette dernière surtout, sont plus libres et plus vivantes. La Carcere rappelle la manière de Pitteri' et ses tailles perpendiculaires; sans anticiper sur Tétude technique, il est permis d'y voir dès à présent une preuve de l'in- fluence du vénitien Polanzani. La plupart des autres sont d'une pointe habile et froide. C'est la belle rigidité monotone des graveurs d'archi- tecture. 11 faut attendre que le second séjour de l'artiste à Venise donne plus de liberté à son dessin gravé, qu'il apprenne lui-même, sans le secours de ses contemporains et de ses maîtres, le secret de le colorer vigoureusement, la beauté de l'eau-forte intense et des morsures pro- fondes. Alors un rayon plus riche et plus vibrant viendra frapper ces groupes de colonnes, ces portiques de marbre, ces palais des rois et des reines de la tragédie, ces exèdres au pied desquels des vases de dimen- sions colossales laissent monter la fumée des sacrifices vers le pla- fond à caissons d'un temple en rotonde, pareil au Panthéon d'Agrippa. Alors Piranesi sera pleinement capable, non seulement de réaliser les projets sous-entendus dans sa préface, mais aussi de faire connaître une poésie nouvelle et saisissante où s'exprimeront la puissance, la profon- deur et l'audace de son imagination.


1. La manière de Pitteri (inspirée de l'école de Mellan) a vivement frappé les amateurs du dix-huitième siècle, qui l'ont prise pour une invention personnelle. Elle fut surtout en honneur, à Venise, chez les portraitistes, Polanzani entre autres. Nous aurons l'occasion d'en reparler.


A.NiNhhS hlTI hl,'". I.l l»K NuK\«.l.^ u


III


Il y îi cil l'ir.inoHi dos oxi^i^iicoH ot den a.s|)iriili(>iis qu'il d^iii a nos origines et i{\ïr l.i llainmc do sa Jounosso ne lui peniiot pas de s;ilisfairo dans los liinilos d'iino activito dcHoriiiinoo. Il oliorclio. l^o spocUicle de la vie l'aitiro. L'ardour de sa nature, cet a extravagant ^^nim » qui, dès son oïdanco, le inotlait aux prises avec Luocliesi et lui permettait, par ses propres colores, do n*sister aux colères do sou iiiaîtro, soiuldent lui interdire los calinos hoso'^nes et les sapées m«Hliodes. Cet architecte vénitien (*sl né peintre. En moine temps qu'il travaille avec passion d'apros los ruines, (ju'il j^rave les planches do la l't'imn /*(irlf\ il éprouve le besoin de C()m|)léter son savoir de dessinateur, il étudie la forme humaine et il suit, dés 1742, Polanzani dans cette voie. A (juels maîtres Piranesi va-t-il demander des conseils, qu'est-ce quo l'école romaine peut lui apprendre?

Charles-Nicolas Cocliin ' visitant l'Italie, a jug-é librement et spiri- tuellement ses peintres. Il note en quelques traits la décadence des artistes romains. « Je crois l'école de France tort supérieure. Les meilleurs peintres de Rome sont Mazucci, Mancini, Pompeo Batoni et le chevalier Corado; les tableaux des trois premiers ne me paraissent qu'un composé de choses tirées des difteronts maîtres d'Italie; il semble qu'on ait vu tout cela ailleurs, ils paraissent tout faire de mémoire et ne tirer presque rien de la nature. i> Il blâme leur manière * fondue »et in- décise, leur couleur qui tient de la faïence et un certain ton général olivâtre répandu sur leurs tableaux. 11 ajoute : a Leurs groupes sont ordinairement ingénieux et bien enchaînés. Mais leurs figures semblent plus occupées du soin de se donner une attitude générale agréable que de celui de faire l'action pour laquelle elles sont engagées dans le ta- bleau... Ceux du chevalier Corado sont trop agréables par un ton de couleur de rose, qui y domine. » L'art italien tourne à l'agrément et au joli. Les toiles de Pompeo Batoni, le maître de l'école romaine, sont molles, aimables et sans accent. C'est la tradition de Pierre de Cortone,

1. Archives de l'Arl français, t. I, p. 169 sq.


44 PIFUNESI.

aggravée en fadeur, une absence complète de caractère. L'éclectisme académique, en habituant les peintres à étudier, non pas la nature, mais les interprétations variées qu'en ont données les maîtres, à tirer d'elles toutes, par le plus dangereux des compromis, une série d'images atté- nuées, amendées, bâtardes, semble les avoir dépouillés dès long- temps de cette force et de cet accent qui ne peuvent êlre obtenus que par 1 étude directe de la vie.

Or l'œuvre entier de Piranesi démontre que, dans la forme humaine comme dans le paysage et l'architecture, il fut avant tout sollicité par le caractère et par l'effet. C'est l'effet et le caractère qui déterminent en art la poésie et la grandeur. C'est par eux que s'exprime cette note de vérité surprenante qui individualise l'être ou l'objet, qui leur donne leur relief propre et qui, en quelque sorte, les signe. Loin de chercher l'harmonie superficielle, l'agrément facile, Piranesi les évite. Il commence par choisir un domaine où il est sûr de ne pas tom- ber dans l'erreur des artistes contemporains. A réagir spontanément contre l'académisme et contre ses disciples romains, on dirait qu'il est passé sans les voir au milieu des chefs-d'œuvre de la statuaire antique et des maîtres de la Renaissance. Ce n'est pas aux figures de Raphaël à la Pace^ au Vatican, à la Farnésine, ce n'est pas au peuple de héros singuliers dont Michel-Ange a couvert les plafonds de la chapelle papale, ou, à leur défaut, à ces hommes et à ces femmes du Transtévère qui les ont peut-être inspirés, que Piranesi va demander ses modèles. Il ra- masse dans les ruelles borgnes les gueux les plus sordides, les infir- mités les plus étranges et les plus repoussantes, il installe toute cette pègre pouilleuse en plein soleil, et il la dessine joyeusement. « Po- lanzani s'était mis à étudier la figure, dit Bianconi, Piranesi l'imita. Il travaillait ardemment presque toute la nuit, ne prenant que peu d'heures de sommeil sur un misérable sac de paille qui était peut-être le meilleur meuble qu'il y eût dans sa maison; le Piranesi vécut ainsi quelque temps dans la plus grande misère, mais au lieu d'étudier le nu et les plus belles statues de la Grèce que nous avons là, ce qui est la seule bonne voie pour s'instruire, il se mit à dessiner les estropiés et les bossus qu'il voyait le jour dans Rome, asile charitable de tout ce que l'Europe produisait de plus choisi dans ce genre. Il aimait aussi à dessiner les jambes ulcérées, les bras rompus, toute la misère


ANNfiKS D'kTUDKS KT l)K VOYA(.KS. 45

inuliuUi i5i, (|iian(i il m trouvait <|iH'l<|Ur i;xc'iii|il«î dans les ('j^lineH, il lui srrïiMait (pTil nU rcncoiitré un nouvel Apollon du Hcivédère ou un Laocoon, et il ((.iir;u( h- dessine;!'. Quia vu cotte singulière collection assure (jue c'est la plus salutaire nH-ditation des misères humaines. Quand il voulait s'élever et atlcMudre en (pichpie s(jrte à riièroiVjuo, il (l(\ssinait d(»s man^a^ailles, de la vianchî de houelierie, des t<'-tes de pore ou (le chevreau; il faut toutefois reconnaître (|u'il les rendait mervcMlleusement. »

Dès lors on s'étonnera peut-être moins de voir Piranesi all»'r demander aux maitres de Venise et à l'école hispano-napolitaine ee que les peintres romains de son temps ne pouvaient lui apprendre. Li\s peintres de Naples au dix-huitième siècle ne sont pas exempts des défauts qui apparaissent chez leurs confrères romains, ('oehin n'est pas sans sévérité pour les successeurs de Solimène, entre autres pour Francischetto délia Mura, dont « les tableaux sont d'une couleur trop jolie, les ombres aussi fraîches et presque d'une aussi vive cou- leur que les demi-teintes, ce qui produit un tout ensemble qui tient de l'éventail ». Mais si les modernes dégénèrent, il reste à Naples assez de souvenirs héroïques pour enfiévrer une nature comme celle de Pira- nesi. Le feu, l'éclat, la vigueur de Luca Giordano, et cette grandilo- quence théâtrale qui n'est pas loin de la grandeur; l'accent de la vie et de la vérité, le drame orageux de l'eiïet dans les œuvres de Hibera subsistaient à titre d'exemples, dans les collections et dans les musées. Il y a dans l'âme napolitaine une sorte de frénésie brûlante, une extraor- dinaire rapidité d'émotions, jointe au don de les exprimer spontané- ment par la poésie du geste et de l'attitude, un goût théâtral de la mort et des solennités funèbres, admirablement exprimés par le génie de certains peintres, bien loin du brillant facile et de la lumière égale des maitres romains. Tout ce que nous savons de Salvator Rosa, resté long- temps l'un des favoris des amateurs, et dont l'existence tumultueuse, agrandie et poétisée par la légende, passait encore à travers les récits des ateliers, ce qu'il y a de sombre et de violent dans son art devait particulièrement séduire l'imagination de Piranesi. Les mêlées au cré- puscule, sous la pesanteur de l'orage, la rage forcenée des hommes et des chevaux heurtés au fond des ravins, les musculatures contractées, l'horreur des blessures béantes, quels éléments pour les rêveries de ce


46 PIRANI'SI.

songeur qui, naguère, apprenait à dessiner d'après les difformités des stropials de Home; qui, dans des caves éclairées d'une lueur avare, va dresser, avec une sorte de luxe et de somptuosité funèbres, les poteaux de torture, les billots, les échafauds et toutes les machines à supplice que son génie destinait aux grands criminels!

Dans l'atelier de Vasi, Firanesi avait pu entendre parler de Charles II I, de l'éclat de son règne et de la protection éclairée qu'il accordait aux arts. Le succès de la Prima Parte semble avoir été peu considérable : peut-être Piranesi, un moment découragé, espérait-il trouver à Naples un accueil plus heureux et de meilleures occasions de succès. Nous en sommes réduits aux conjectures sur ce point. Mais il est certain que par ses amis de Rome, archéologues et architectes, par Bottari, par Giobbe, parVanvitelli, il était au courant des découvertes d'IIerculanum qui passionnaient alors l'Italie et l'Europe \ Peut-être cette raison, jointe à d'autres, le détermina-t-elle à entreprendre ce voyage. C'est à peu près à cette époque que Venuti reconnaissait et identifiait le théâtre, qu'il commençait à dégager. Dès cette date, un grand nombre d'objets d'art, d'ustensiles de bronze et de peintures avaient été recueillis et étudiés. La vie domestique des anciens reparaissait à la lumière et réveillait l'activité des archéologues, en enrichissant et en rajeunissant le matériel de leur érudition. Elle proposait aux artistes de nouveaux modèles et des thèmes d'inspiration inattendus. Piranesi ne pouvait passer indifférent à côté de ces vestiges. On ignore absolument le parti qu'il en put tirer, au moment d'un voyage entrepris principalement pour un autre objet. On devra tou-


1. Sur l'origine des fouilles d'Herculanum, v. l'abrégé commode : Recueil général, his- torique et critique de tout ce qui a été publié de plus rare sur la ville d'Herculanum, par M. H., Paris, 1754. — Legrand, f° 131, donne une importance particulière au voyage à Na- ples : « Comme il (Piranesi) visitait souvent le muséum de Portici avec un zèle et une admi- ration toujours renaissants, il eut bientôt fait amitié avec Carie Maderne, directeur et dépo- sitaire de ce muséum, qui commençait alors les fouilles d'Herculanum. Celui-ci, voyant dans les planches de perspective tliéàtrale de Piranesi avec quelle prodigieuse facilité l'ar- chitecture y était traitée, lui conseilla de se livrer exclusivement à ce genre et d'entreprendre les antiquités romaines qui, ainsi rendues, ne pouvaient manquer d'avoir un grand succès. Ce conseil fut accueilli avec transport, aussitôt communiqué à son ami Coradini, déjà em- ployé par la cour de Naples à la décoration d'une chapelle de S. Severino. On convint que l'idée était grande et que le champ à parcourir était vaste... »


A.NMI.I.S in/ri lU.s M l»K VO YACKS 47

[(îfoiH H<J ra|)j)rlrr <ts rii'(T»rjsf:iihrs, «ri ('•linli.'int spk rccMioilK (\n cdiii]***- sitioiiH (lé('()rativ(^«^.

Ii'iiicortitu(l(i clt»8 l)io|^r;i[)lH's rrmi i jmu [)rrs iinjxis.sililt* la rhro- nologio (Ipsovc^nnmoiils do ceiU* pérUnU*. Avant son (l«'*j)arl [»oijr Napleu, Pii'.'iiH^si îivail f.iil un spjoiir à V'oniso dont nous no Ravons rien, Jiinon (ju'il clionîli.iil lin (Mnpioi .ï ses laNmls d'arrlntpcli'. Doit-on placer ce si^jour av.Mnt «»n aprrs la publication de la f'rifnu l^arlr'f La Ronlo dato (•(MlaiiuMonccrne ce second voyap^e : c'est celhî de la lettre où l'ar- tiste, le 29 mai 1711, annonce à Holtari son arrivée '. Kst-ce are moment, comme le croit Hianconi, est-ce lors du pn-cédent voyage que Piranesi entre dans l'atelier de Tiepolo? <hi ne sait, mais le fait est capital et mérite qu'on s'y arrête. Quand hicMi même on ne serait rensei^'-né à cet éi>ai(l que par les planches exécutées imm«diatement après la Prima Paiir, ce serait assez pour en établir la portée. Rien n'est plus sii;*nilicatir ([uo de voir l'artiste, inquiet de lui-même, à la recherche de la meilleure voie possible pour exprimer son talent, dont il prend peu à peu conscience, recourir par deux fois à ses origines vénitiennes et aux maîtres de son pays. Qu'il ait cherché à se faire employer comme architecte, qu'il ait voulu poursuivre ses études de peintre, ce sont là des questions subsidiaires : l'essentiel est qu'à un certain moment de sa jeunesse, Piranesi est en contact direct avec le libre et vaste gé- nie de Tiepolo. Malgré les dilTérences techniques, malgré ce qui sépare une àme riante, heureuse et magnifique d'une nature fiévreuse et vio- lente, l'un et l'autre sont delà même grande famille, les conseils donnés par le maître devaient être interprétés par l'élève avec des dons d'assimi- lation qu'aucun autre n'aurait peut-être pu éveiller. De Tiepolo, le jeune architecte qui veut être peintre, et qui sera en blanc et noir l'un des peintres les plus expressifs et les plus vraiment peinfres qui furent jamais, apprend qu'avec la gravure on peut tout dire et tout exprimer ;


1. D'après Legrand, f"* 131 sq., le voyage de Naples est antérieur au second voyage de Venise. La pauvreté ramenait l'artiste dans sa patrie. Son père ne pouvait lui continuer sa pension mensuelle de six écus. Piranesi emporte avec lui ses planches, toute sa fortune et tout son espoir. « Il s'est toujours rappelé que, dans ce voyage, en passant le Garigliano. fleuve assez rapide et dangereux, comme il tenait ses cuivres sous son bras, et c'était toute sa richesse, il manqua de les laisser tomber dans l'eau. Si j'avais eu le malheur de les perdre, disait-il. le découragement se serait emparé de moi et je n'aurais voulu graver de ma vie. »


48 PIRANESI.

qu'elle n'est pas la servante impersonnelle de rarchitecture, dont elle répand les ouvrages, mais un art complet et qui se suffit à lui-même. L'auteur des Capricci, par son propre exemple, lui enseigne que l'on peut manier la pointe comme la plume d'un dessinateur qui impro- vise, se servir des morsures comme d'une palette, toucher légèrement et prestement d'acide, à bout de pinceau, des planches lumineuses. A cette école, Piranesi desserre ses compositions, il se dénoue. Sans doute il n'apprend pas tout, et même il n'apprend pas l'essentiel, qu'il devra plus tard acquérir par lui-même. Mais il faut dater de cette époque ses propres Capricci, qu'il réunira en 1750 à la Prima Parte, la plus grande partie des Carceri (première manière), comme on peut le voir expressément d'après l'une d'entre elles, toute blonde, t oute vénitienne, cette espèce d'œil-dc-bœuf gigantesque, cette bouche de puits construite selon une perspective plafonnante, ouverte sur le ciel où passent des nuées effilées par le vent.

Il regarde aussi, à n'en pas douter, les libres et spirituelles eaux-fortes de Canaletto : la plupart des planches des Archi Trionfati en sont la preuve. D'ailleurs, que d'exemples n'a-t-il passons les yeux! Venise, au dix-huitième siècle, est la cité de l'estampe. Tout ce qui touche de près ou de loin au monde de l'art s'intéresse à la gravure, manie la pointe, illustre de charmantes fantaisies les éventails de papier, les cartes de visite, les brochures. 11 n'est pas jusqu'aux femmes qui ne se penchent anxieusement au-dessus de cette jolie et amusante alchimie. La gravure qui, partout ailleurs en Italie, est un peu un art solennel, un art de consécration et d'apparat, s'associe aux caprices et à la fan- taisie des mœurs vénitiennes. Des ateliers de Bassano ou de Bellune sort une foule de petits maîtres, habiles, ingénieux, chatoyants, libres, que les écrasantes appréciations de Delaborde et de Duplessis' ont plongés dans l'oubli le plus injuste. Sûrement, à vivre dans ce mi- lieu, Piranesi ne perd ni l'âpreté ni l'inquiétude de son génie ; mais il s'assouplit, il se libère de la froideur monotone dont témoigne plus

1. M. Philippe Monnier est plus juste, dans un rapide aperçu, Venise au dix-huitième siècle, p. 184. Aucun ouvrage d'ensemble n'existe sur cette époque et sur cette école char- mantes. La publication du recueil de Moschini et l'utilisation des richesses en estampes du Musée Correr sont à souhaiter. M. Alexandre Baudi di Vesme fait beaucoup pour cette résurrection dans son Peintre-Graveur italien, Milan, 1906 et années suiv.


CAPhlCK DKGOHA'llh

Opère varie, v\.. '25.


PlUNCIIK V


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ANNÉES rrÉTUDKft KT HK \oY\<iKH 4#

iruiH' plaïKîlio (lo la Prifuft l*(irtr, il s»' rclrouvr en qnclqiiiî lorte, il s'/mtoriso (!<> («Mil «•<• rjii'il v a «lo ca|)ri(!i<Mix ol parfoin d'un [>cu (Hran{<<^ dans 1rs (rii\ i . s <1«' s«'s coiniialriolrs pour s'uvoutT rrafi(li**fnf'nl ses dons, |)()in les (l('^^•l^^rr drs aspirations conluses au milieu den^iuelIeH il se déballait. Kn accrplanl drliluTémenl d'Aire un \^vii\Q\xv, il c/>m- prend qu'il pcMil n'alisor du inAnn* v()\\\) srs ambitions d'arcliitecl6| d'arcliéolo^ur (^l du prinlrr.

Tons C(»s artistes dont l'activité considc rahlr rsl altestro pai* les einij tomes in-folio du diclionnairt^ inédit que l'ahhé Mr>s(liini leur consacre exclusivement, travaillent pour des éditeurs, en particulier pour (liuseppe Wagner, marchand d'estampes et graveur, quelques années plus tard pour Kemondini. On ne peut passer rapidement sur le premier de ces deux hommes qui, entre 1710 et 1715, exerça une in- fluence décisive, non sur le talent, mais sur la destinée de Piranesi.

C'est un Allemand, et c'est un homme d'atlaires en môme temps qu'un artiste'. Il a reru d'abord d'un maître italien les éléments de Tari. Puis, comme Wille, il émigra pour venir à I^aris, où il apprit la gravure sous Laurent Cars. L'éh'^ve et le professeur passent à Londres où ils fondent, nous dit Moschini, une « société de gravure >. Que faut- il entendre par ces mots? Sans doute, ils s'associèrent pour écouler leurs productions et pour vendre les estampes sorties de leur atelier avec la collaboration de leurs élèves. Soit que l'entreprise eût péri- clité, soit pour tout autre motif, Wagner fit en 1730 le voyage de Venise, qu'il ne quitta plus et où il établit une maison du même genre. Il s'y maria avec une jeune artiste, Camilla Capellan. Au nombre des graveurs qu'il forma, on trouve les noms de Fabio Berardi, de Sienne, son préféré, bon graveur de paysages, de l'un des Zucchi, de Volpato, de Bartolozzi ^ Il les faisait connaître à sa clientèle euro- péenne, il préparait leurs séjours ultérieurs à Rome (Antonio Capel- lan s'y établit), à Paris et à Londres. L'un d'eux, Clauber, devait s'ins- taller à Saint-Pétersbourg. Wagner foisait travailler sous sa direction d'autres artistes moins connus, dont les planches, retouchées par lui, portaient seulement l'indication de la firme commerciale : Tipografia

1. Moschini, op. cit., p. 184 sq.

?. Parmi les élèves de Wagner, Moschini, ibid.^ cite les noms, intéressants à relever, de quelques Français : Flipart, François Brunet et Jean-Bernard Goz.

PIRANESl. 7


m PIHANKSI.

\\'(Kj/i(')\ 11 est un (les derniers graveurs qui, à l'exemple des Sil- vestrc en France au dix-septième siècle, d'Antonio Salamanca en Italie, vendaient eux-mêmes au public leurs estampes et celles de leurs élèves, sans être forcés de recourir à l'incompétence des éditeurs, sans dépen- dre absolument des caprices de la vogue, qu'ils contribuaient à éclairer, à diriger et à fixer. A cette époque, Wagner, établi depuis peu à Venise, n'était sans doute pas encore parvenu à ce degré de consi- dération et d'autorité dont nous voyons son nom entouré plus tard. Mais il était adroit, intelligent et ambitieux. Piranesi lui montra ses pre- miers essais, lui parla de son projet de dessiner et de graver les mo- numents de la Rome antique. Wagner comprit ce qu'il y avait de promesses dans les intentions et dans le talent du jeune artiste. Il lui proposa de lui confier en dépôt les planches de la Tipogrnfia et de fonder à Rome un établissement analogue.

Combien de temps dura cette association, sur quelles bases était- elle formée, nous l'ignorons. Mais elle ramenait Piranesi à Rome et le restituait en quelque sorte à lui-même. Il se peut qu'il ait voyagé, hésité, cherché encore, mais en fondant une lipografia romaine et en s'unissant à Wagner, Piranesi entrait dans la carrière à laquelle il devait consacrer toute sa vie. C'est là le fait le plus important de cette jeunesse difficile. Il inaugure l'activité logique et cohérente des années qui suivent.


m M'ITRK III

LES ANTICHITA ROMANE. — I.A MAONII-ICENZA,

(1741-1701)


ALORS commencent les années fécondes et la p^rande époque. I.c laieni et raiitorité de Piranesi croissent avec l'ampleur de sa produc- tion. 11 s'empare vraiment de Home pour la ressusciter. Son œuvre lui est un perpétuel exercice grâce auquel, de jour en jour, il devient plus sûr de sa maîtrise. De 171 1 à 1750, il achève son éducation romaine. Il est en relations avec le milieu français et l'Académie. En même temps qu'il travaille avec les pensionnaires architectes et peintres, il fait l'apprentissage du métier d'antiquaire, il précise et il étend ses connaissances archéologiques. En se livrant à divers travaux de gravure, il complète l'effort de sa première jeunesse; il réunit et il classe ses œuvres de début : non qu'il leur donne leur forme défi- nitive. Nous le verrons au contraire y revenir pour leur imposer un aspect plus conforme aux exigences d'une vision plus intense et d'un savoir plus étendu. Il entreprend la grande série des Vedute di fionto, qui doit répandre sa gloire a travers l'Europe. — Dans une seconde période, de 1750 à 1701, il expose et il applique une méthode désormais éprouvée et sûre d'elle-même. Il élargit ses vues sur l'art antique, en attendant de les défendre et de les propager au cours de ses polémi- ques avec les savants étrangers. C'est l'époque à laquelle paraissent les Antichità Romane et Isi Magni/îcenza ed ArchileKura de' Romani. De


52 I>mANESI.

pareils efforts el de pareils rcsullats permettent d'étudier les prin- cipes et les idées archéologiques de Piranesi; ils présentent une image d('jà complète de son art.

Dans un atelier du Corso, en face l'Académie de France, logée alors au palais Mancini, Piranesi installe ses presses et les planches de Wagner, /lyv" Piranesi, flirimpetlo V Accademia di Francia in no)na, telle est la notice de publication qu'il grave au bas de ses œuvres pendant de longues années et, pour la première fois, dans la marge de l'un des Capricci. peut-être exécuté à Venise. Une suite de cinquante et une petites planches, format in-quarto, réunies en 1748 et en 1752 ' à d'autres estampes de plusieurs auteurs, paraît inaugurer son séjour au Corso. Elles finirent par servir d'illustrations (très usées) à la Roma antica (1763) et à la Roma moderna (1766), œuvre posthume de l'abbé Ridolfino Venuti. Legrand^ nous apprend qu'elles étaient payées douze francs et que l'artiste en exécutait une dans sa journée. Il faut bien reconnaître qu'elles se sentent à la fois de la modi- cité du gain et de la rapidité de l'exécution. Ce sont de simples cro- quis, mais, dans la médiocrité de l'ensemble, il en est quelques-uns de charmants : par exemple le Palais de Venise, auquel j'ai déjà fait allusion, et une vue de la villa Ludovisi et de ses jardins. Cette tâche eut du moins le mérite de familiariser Piranesi avec le- paysage et l'architecture de Rome et de l'habituer à en tirer parti. Dans ses œuvres ultérieures, il lui arrive, pour installer sa composi- tion, de se servir des mêmes motifs, vus sous le même aspect, et de les mettre en page d'une manière analogue.

C'est chez Jean Bouchard, libraire français établi non loin de Pi-

1. HaccoUà di varie Vedute di Roma si antica che moderna intagliate la maggior parte dal célèbre Giambattista Piranesi e da altri incisori... Rome, Jean Bouchard, 1752. Voici le titre exact de l'édition de 1748 : Varie vedute di Roma antica e moderna, disegnate ed incise da celebri autori...^ Roma, a spese di Fausto Amidei, 1 vol. in-4°, devenu fort rare. Je me suis servi de l'exemplaire de la bibliothèque de Chartres (6* div. C, 219). — A l'édition de 1763 de la Roma Antica de Venuti en font suite deux autres, une de 1805 et une de 1824. Cette dernière a pour titre : Accurata e succinla descrizione topografica délie antichità di Roma, delV abbatc Ridolfino Venuti, Cortonese, présidente alV antichità Romane, Rome, Ste- fano Piale. On y retrouve les noms des graveurs Giov. Bruni et Domenico Cunego. La plupart des planches ont été reprises d'un bout à l'autre.

2. Fo 132.


us ANTICIIITA MOMANK. — U MAf;MHi.E>Z\ ft)

nuu^si, |)i*rs (Ir Sali M.in'nllo, t^u»? paraît la pHuaii-nî édition de» Car- ceri (1710)', l'extraordinaire M(^rio de quatorze planchen où TartUte d(^vol()p[)(» 1<^ tlH>rne in(li«|u« dann la < carcero ojicura » de la l'riiiui Parte et dr|»l()io toutrs 1rs scnnhros ma^^iificcnceii de ses dons do pointn» S()lliril<» par l'àproto do l'eau-lort^;. 11 (îst à peu pr^.s impossible do roconstiliKM' l'iiistoiro do cotto première odition d'un ouvrage qui, entro tous coux <lo Piranosi, restera pout-ùtro le plus cher à l'irnagi- nation dtvs lioiiiines du dix-iu;uviome siècle, fictions saisissantes où s'oxpriino audaoiousomont un j^ènie personnel et complet. Le frontis- pice no porto pas do nom d'aul(Hir, mais soulement celui du libraire. Le mot « caprices » «^ravé sur le titre indique peut-être le caractère récent d'uno inlluonco tiépolesque, de mAm(^ que la composition et la manière de cortaiiuvs planclios. Mais il semble d'autre part qu'une longue suite d'années se soient écoulées entre la sage esquisse de « carcere oscura » et les Carcrri proprement dites... Le môme libraire, dont le nom paraît ici défiguré et zézayé à la vénitienne, « Giovanna Buzard i», public pendant toute cette période la plupart des œuvres de Piranesi, et lo fait collaborer à des recueils auxquels sa signature prête de l'autorité. C'est ainsi que les Vedate dclle ville e d allri luoglii dclla Toscana^ parues chez le frère de Jean, Joseph Bouchard, comptent l'artiste au nombre de leurs graveurs, en même temps que Jean-Sébastien Miiller, Giuseppe Zucchi, d'autres encore.

Physionomie intéressante et trop peu connue que celle de ce libraire, associé plus tard à l'un de ses confrères. Gravier, français comme lui, tous deux éditeurs de nombreuses publications artistiques et archéo- logiques de ce temps. Nous aurons l'occasion de reparler de l'un et de l'autre et de montrer comment ils contribuèrent à établir et à déve- lopper la clientèle européenne de Piranesi. Quels étaient les rapports commerciaux de l'éditeur Bouchard et de latipografia Piranesi? C'est ce qu'il est assez difficile de déterminer. Il est probable que l'artiste imprimait ses planches et les vendait séparément à l'occasion, mais qu'il avait aussi des dépôts chez les principaux marchands de Rome. Quant à ses ouvrages proprement dits, j'entends ceux qui compor- taient un texte, il les confiait à des libraires mieux outillés que lui

1. Invenzioni capric. di carceri alVacqim forte date in luce da Giovanni Buzard^ Roma, mercante al Corso^ s. d. [texte du premier état du frontispice).


54 l'IRANKSf.

pour rûditiou et disposant de moyens de publicité plus étendus. Il en fut sans doute ainsi jusqu'au jour où, grâce à sa réputation et à sa fortune croissantes, il put se passer de leur concours.

Le voisinage de IMranesi et de l'Académie de France resserra des relations qui s'étaient peut-être déjà formées au cours de la période précédente. Piranesi avait pu rencontrer dans ses courses, travaillant non loin de lui, d'après les mêmes vestiges, des architectes et des pein- tres français. De 1740 à 1750 se manifestent les débuts d'une activité à la(|uelle son nom est intimement lié. Les ruines de Rome commen- cent à fournir aux artistes de tout pays l'occasion d'exprimer incon- sciemment à leur sujet la personnalité des génies nationaux : chacun d'eux les étudie en conservant les habitudes de son milieu et de son siècle, sent leur poésie conformément à l'éducation reçue et à la psycho- logie de sa race. De même que les prédécesseurs immédiats du Roman- tisme décoreront un jour le paysage romain, ses arcs de triomphe et ses tombeaux du faste de leurs amertumes et de leurs déceptions, le Fran- çais du milieu du dix-huitième siècle passe au milieu de ces spectacles solennels sans abandonner son goût pour la vie aimable, sa préférence pour le pittoresque aux dépens du caractère. Dans ses notes de voyage et dans son carnet de croquis, ce qu'il emporte avant tout, ce sont des souvenirs français.

o

Pourtant, si son éducation est très lente, elle se fait. Il s'intéresse de plus en plus à la page d'histoire écrite sur ces vestiges. Les jeunes artistes que le roi entretient dans son Académie s'aperçoivent que derrière la ville des palais et des églises, il y a une cité des ruines non moins belle, plus émouvante. Ils constatent sur ces décombres une certaine poésie de la lumière. Ils voient que, dans ce décor, la vie contemporaine prend du caractère et de la grandeur. Ainsi naît et se développe une petite école vouée à un genre. L'Académie fut d'abord, on le sait, à peu près exclusivement un atelier de copies. C'est par un travail personnel, à côté de leurs obligations de pensionnaires qui leur deviennent de plus en plus pesantes, c'est sur la prière des amateurs qui leur assurent ainsi les petits gains défendus dont parle le règlement de 1606^, c'est enfin pour obéir à une vogue toute-puis-

1. « Et comme l'expérience fait connoistre que la pluspart de ceux qui vont à Rome n'en reviennent pas plus sçavants qu'ils sont allés, ce qui provient de leurs débauches ou


I.KS ANTICIUTA IIOMANK I A MAï.MKICKNZA Z%

sunUs iHï roiillii Hvoc la tradition, i|uu les JeuiioM artiHloH prennent oonscienco du Kmnt*, do non ruines et de mu Inmiité. Hientôt \(*n dinH> ((Mirs onrofjfistnîiil cette espt'^ci^ d'/'îiiaiiripation dan» leur corronpon- (lancc av<M» les siiriiilondants drs ImtiinonlM, iln en vij»nnent à l'en- tMMira|^^(»r, couverts (ju'ils sont par le sucdis de leurs ('•Irves on France ci à rolraii;;-tM', par l'aiitoritt^ dos collectionneurs, devenus des pn^lec- ((Miis (|uasi ol'licii'l.s.

Ni dans les {(^Krcs de» Poorson, dont le directorat est absorbé par (11* «graves soui^is intérieurs et aussi par nw lutte ('•puisante contre le discrrdit où les dernières années du rèf^ne de I.ouis \IV ont rnis le nom IVaneais à rétran«^^er, ni dans celles do Vleuf^^liels, généralement sobres d'infonnalions sur les travaux des pensionnaires, plus richc»s d'anecdotes niondaim^s, «tii ne trouve de renseignements précis sur cette activité qui, ([ael(|ues années plus tard, sera si féconde en résul- tats. On peut se demander si tous ces très bons élèves, Trémollière, Francin, Adam, Michel-Anp^e Slodtz, le premier maître d'Hubert Robert, Natoiro qui le recevra A l'Académie et qui notera ses progrès, deman- dent un enseignement quelconque à leurs promenades, s'ils dessinent en plein air. Il est probable que leurs ambitions vont ailleurs et sont plus vastes. Tout ce qui se rattache de près ou de loin à la peinture d'architecture occupe un rang forcément inférieur dans la tyrannique hiérarchie des genres. Il faut attendre que des circonstances heureuses viennent favoriser le mouvement et que la vogue l'emporte sur la tradition administrative.

C'est surtout avec Natoire que l'étude passionnée de la Rome an- tique par les peintres et par les architectes, qui sont entraînés dans le môme courant et qui cesseront de copier avec ennui les éternels chapiteaux du temple de Jupiter Tonnant, devient facile à constater

de ce qu'au lieu d'estudier d'après les bonnes choses qui devroient former leur génie, ils s'amusent à travailler pour les uns et pour les autres et perdent absolument leur temps et leur fortune pour un gain de rien qui ne leur fait aucun profit. Sa Majesté defifend absolu- ment à tous ceux qui auront l'honneur d'estre entretenus dans ladite Académie de tra- vailler pour qui que ce soit que pour Sa Majesté, voulant que les Peintres fassent des copies de tous les beaux tableaux qui seront à Rome, les Sculpteurs des statues d'après l'antique et les Architectes les plans et les élévations de tous les beaux palais et édifices, tant de Rome que des environs, le tout suivant les ordres du Recteur de ladite Académie. » V. Dic- tionnaire de l'Académie des Beaux-Arts, I, p. 9'2.


K« PIRANESI.

sur les œuvres et dans les textes. Elle s'était frôparée sous la direction de De Troy.

Quel rôle a joué Piranesi dans cette renaissance? Dès les pre- mières années de son retour à Rome, il est en relations avec l'Aca- démie. On doit en voir une preuve formelle dans une indication fournie par un catalogue français : en 1746, Piranesi dessine un projet de feu d'artifice à l'occasion du rétablissement de Saly, sta- tuaire'. Legrand^ cite confusément parmi ses nouveaux amis Vien, Vernet, les frères Challes, Petitot, Pajou, Doyen, Subleyras, qui donnait alors de si grandes espérances et qui faisait déjà figure de chef d'école, enfin Clérisseau, l'architecte, personnalité intéressante, vivante, bien douée, que Piranesi connut dès son arrivée à Rome, l'année même du projet en l'honneur de Saly. Le zèle passionné du jeune graveur, son ardeur au travail, son admiration pour la Rome antique et sans doute aussi son originalité frappèrent les pensionnaires de l'Académie, qui l'admirent avec joie dans leur cercle. Au cours des longues pro- menades d'étude et des séances de labeur commun, une influence réciproque dut s'exercer de part et d'autre. Si les conseils de ses amis français contribuaient, comme le rapporte Legrand, à élargir et à simplifier le dessin de Piranesi, à lui donner plus de vie et plus de mouvement, à en faire une expression plus souple et plus di- recte de la sensibilité, le Vénitien d'autre part leur communiquait, à eux, quelque chose de sa fièvre, les aidait à découvrir et à com- prendre la beauté de Rome qu'il sentait et qu'il leur faisait sentir avec l'autorité de son génie naissant.

C'était l'époque où Giovanni Paolo Panini de Plaisance, Jean-Paul pour les amateurs français du dix-huitième siècle, en pleine maturité, comblé de gloire et d'honneurs, charmant virtuose d'une antiquité d'opéra, merveilleusement habile à toutes les ingéniosités de l'art du

1. Charles Blanc, Trésor de la Curiosité, I, p. 316. Basan achète douze livres à la vente de Saly (1776) Vidée d'un feu d'artifice pour le recouvrement de la santé de M. Saly à Rome en i7kÇ>, beau dessin de Piranesi à la plume et à l'encre de Chine. Sur Jacques Saly, membre de l'Académie de Paris et de celle de Copenhague, v. Nouvelles Archives de l'art français, troisième série, XI (1895) et Correspondance des Directeurs, X, p. 105, lettre de De Troy à Lenormand de Tournehem (23 mars 1746) : « C'est un jeune homme très habile et qui sera un jour un des premiers sculpteurs qu'il y ait en France. »

2. F° 129.


VlAHCUf. VI


LKS I>IUS()NS


PL. G.


i^./.Ur.in 1 ' I


I.KS AMH.IIITA IIOMANK. — l.\ MAJ..Mri(.l..>/A. 57

(IrcnniUnir, faisiiii voisiner darni nen lablfuux l'arc do TilUM el la coloiiiH' rrajaiio vi ^M*oupait aiidaciouKomont, au ^rt't d'une fanlaiMie dont toiil rirlio étran^nr t(*nait h rapporter quelque échantillon dan» ses hafça^^^H, lo plus j^rand nombre possible de « Houvenirs » romainii, U» Marc-Anrôle h cheval du <\i[)it()le, l'Ilf roule Fnrn^He, dcH ob^^lisqueJ! e^^ypti<Mis, des s|)hiii\ <•! <lrs fontaines Ih\ ;ins f)lus tard, en l7o^>, hû vit»illess(» souri.inte accueille gracieusement lliif»rrt Kobert', en qui il n'a pas do pi»ine à reconnaltn* \r \)\\\s hrillant et le mieux doué de ses continuat(Uirs. Scîs conseils ;in\ |)ensionnaires de l'Académie de l^'rance, ses connaissances dans un ail dont les probh»mes avaient charme^ sa jeunesse, joints ;\ la |)lus accueillante; des bienveillances, assuraient au peintre d'arcliitcclurc et au maître de perspective une iniluence considérable sur les débuts, au n:ioins, des < ruinistes » français. On ignore si IMrancsi, a l'exomplc de ses amis, entretint à un titre quelconque des relations avec Jean-Paul. Pourtant on peut affirmer que, dès cette époque, l'éducation qu'il avait reçue dans les ateliers vénitiens et ses aspirations personnelles l'éloignaient de ce maître et de ses habiles fictions. Outre que son but, déjà déterminé, n'était pas le même, sa vision et sa méthode étaient bien ditTérentes.

De ses promenades et de ses travaux il retient plusieurs ensei- gnements; nous en retrouvons la trace dans la manière dont sont conduites ses estampes, dans la méthode qui a dicté ses écrits théo- riques et ses « manifestes » : il ne suffit pas d'étudier l'antiquité d'une façon concrète et sur nature, il faut connaître les monuments, non par le dehors et par le décor, mais par leur structure intime; ils sont complexes comme des êtres organisés : il faut les analyser, pra- tiquer le raisonnement technique, bien différent des procédés de l'ar- chéologie pure. La ruine même, en ouvrant des plaies béantes au flanc des basiliques et des temples, permet de pénétrer leurs secrets. Elle est démonstrative comme une coupe. Quels profits pour le technicien qui sait voir! De là cette science extraordinaire des matériaux et de la bâtisse qui donne aux planches de Piranesi. malgré d'inévitables

1. A partir de cette date, le nom de Robert revient fréquemment dans la Correspon- dance des Directeurs. Sur ses premières années romaines, ses paris extravagants, ses aven- tures au Colisée et dans les catacombes, v. notamment t. X, p. 4*28 et Souvenirs de 3fme Vigée-Lebrnnf pass.

PIRANESI. 8


58 PIKAM.SI.

erreurs, une solidité si pleine et de si puissantes assises. Enfin les ruines ne sont pas de secs documents, elles ne sont pas seulement matière à dissertations : la beauté de leur décrépitude atteste encore la splendeur de leur passé ; il faut les voir dans leur milieu et leur atmosphère, il faut, en dégageant leur poésie, fixer quelque chose de la grandeur d'autrefois.


11

Par des études comme celles-là, par des recherches comme celles qui lui permirent de collaborer au plan de Rome de Nolli ', Piranesi enrichissait ses connaissances. Nolli, un de ses prédécesseurs, un des « antiquaires » qu'il allait dépasser. Ce beau vieux mot d' « antiquaire d, qui semble couvert d'une poussière sympathique et vénérable, n'a plus guère de son ancien sens. Il impliquait jadis, et surtout à Rome au dix- huitième siècle, une activité variée, utile, et dont les résultats, étendus à toutes sortes d'objets, n'étaient perdus ni pour l'art ni pour l'histoire. Dans une ville vaste et ancienne, chargée de monuments innombrables, où les civilisations se sont superposées sans disparaître, où les siècles coudoient les siècles, il y a mille éléments de curiosité qui sollicitent la recherche sans intéresser la science proprement dite ou qui ne l'intéressent qu'après coup. Connaître Rome, j'entends à fond et en spécialiste, ce n'est pas seulement posséder vingt siècles d'histoire, le détail architectural et archéologique, les problèmes soulevés par les chercheurs, c'est être au fait de ses singularités et de ses raretés, savoir interroger à propos les vieilles choses oubliées, et jusqu'aux traditions des quartiers. C'est pouvoir se reconnaître à travers les sept ou huit topographies des Romes successives, apprécier les mérites des équipes de scavatori et les utiliser, savoir le nom du généreux étran- ger qui les embauche, les lieux où ils fouillent et surtout, avant qui que ce soit, ce qu'ils ont mis au jour. 11 y a des galeries privées d'ac- cès difficile et qui contiennent des chefs-d'œuvre peu connus : l'anti- quaire sait les mots qu'il faut pour les faire ouvrir. Par goût ou par métier, il s'enquiert de ce qui se peut vendre, il suppute les achats. Il achète lui aussi, et c'est parfois pour vendre : mais sa boutique, c'est

1. Il réduisit, avec Carlo Nolli, la Pianta di Romade Giambattista, en 1748.


MCS A.VncilITA liOMANtC. — I.A MAlAll h.i:>/A. Sf

wno rarcdl/d. (iriis d («tinl»' «t de ih'i^ociî, Kunif», i:oiirUerH arclnrolo* fçih»s, ils nul (|ih>l((ii<* p.irt, an fond d'iiiHî rur «iinl»nMis««, un vanle »p- parhMix'iii «Icsrrt où ils (onl à fpK'lqiit! Anglais la faveur do lu mener et où doruM'ul, sous tinr poussirrt' «jui N*h vieillit enclore, Uiute» AorteA do l)cll«'s raretrs. |)«' la familiaritc'» d<*s grands il arrive qu'il» atlrafxînl Il II prlil hrnriice ecclrsiasli(ju(». L;i |»lup.irl du tonips iU vivotent do leurs jourui'M's de cicrrono : les riches ('•tran^ers les louent pour un séjour. Ce n'est point drrof^or. ï{onHî est une merveille, et c'est un mon(l(\ Il y a de l'Iionneur à la faire connailn; à l'univers.

Kn 17.*{i>, l-'icoroni, illustre et vieeux, radote un peu. C'est qu'il a beaucoup vu, Ixvuicoup éludi(^, beaucoup écrit. C'est qu'il a promené dans sa ville l'ignorance ou l'ennui d'un f^rand nombre de seip^neur.«i de toutes les nations. « C'est le démonstrateur ordinaire suivant la cour; on lui donne un sequin par jour... On dit Ficoroni habile anti- quaire; en ertet, il a publié quelques ouvraj^es passables en ce genre; il se donne ici pour être membre de notre Académie des Bel les -Lettres. Jup^ez comme il s'adressait bien pour prendre ce titre. Sainte-Palaye se contenta de faire un peu la mine, et, grâce à notre indulgente réti- cence, il est demeuré en possession de son titre. Tout ce qu'il m'a le mieux appris, c'est qu'il est très vieux et sourd comme un pot. Plût à Dieu qu'il fût également muet! Ces sortes de gens, quand on les mène avec soi, en vous faisant voir les antiquités avec leur baguette, vous disent d'un même dactyle toute la râtelée de ce qu'ils savent ou ne sa- vent pas, comme le moine qui montre le trésor de Saint-Denis, sans s'embarrasser si Ton est curieux ou non de les entendre, si l'on n'est pas plus pressé d'aller ailleurs, sans s'interrompre. Le bonhomme Ficoroni eut bientôt lassé ma patience. Diantre! j'aime à parler un petit à mon tour. Je le congédiai à la première séance'... *

Ficoroni, c'est la première époque de l'antiquaire italien au dix-hui- tième siècle. L'on trouve à la réflexion que de Brosses congédie son inno- cent et débile bavardage d'une manière un peu brutale. Parmi ses con- frères, il en est qui sont entourés d'honneurs. Bianchini - n'est ni démonstrateur ni marchand, mais archéologue et prélat. Fontenelle, dont il était le collègue à l'Académie, et collègue authentique, a écrit son

1. De Brosses, op. cit., II, p. 104. '?. V. Fontenelle, hc. cil.


60 PIRANESI.

éloge et tracé de lui un charniaiit portrait. Son zèle et sa curiosité entraî- naient Bianchini dans des expéditions aventureuses : en sondant le sol du Palatin, il tomba dans une crypte où il pensa périr. Comme Ficoroni et comme Bianchini, Giambattista Nolli, aux travaux de qui Piranesi prit une part, appartient à une génération paisible et studieuse. Bientôt va paraître à Rome toute une série de figures nouvelles, agents cosmopo- lites payés par les princes pour dépouiller liome de ses trésors et pour enrichir les galeries d'Europe, peintres et statuaires ratés, polygraphes intrigants et ambitieux qui finissent par jouer un personnage et par faire fortune, courtiers de la renaissance antiquisante, intermédiaires tout de même précieux pour la science et pour les arts. Les mylords anglais, sanguins, taciturnes et violents, qui se détachent en relief sur la gri- saille des récits de voyages, entretiennent à Rome des espèces de plénipotentiaires qui leur font passer leur récolte de curiosités et qui les tiennent au courant de la petite gazette archéologique... Tel est le rôle d'un Ignace Hugford, d'un Gavin Hamilton, à l'époque où Fran- cesco Piranesi, agent du roi de Suède, fait figure d'ambassadeur. Plus modestes, leurs prédécesseurs, les maîtres de Piranesi dans l'art de l'antiquaire, de 1745 à 1750 environ, ne sont ni moins habiles ni moins savants. A l'école de Nolli et de son fils Carlo, il apprit la géo- graphie de Rome. Derrière des impressions d'artiste et de peintre, il logea un savoir érudit, qui lui permit de compléter et de fortifier sa méthode.

Il y a les antiquaires, — et il y a les amateurs, leurs belles gale- ries spacieuses et claires où, sur un pavement de marbre qui les reflète comme un miroir, s'alignent des rangées de chefs-d'œuvre. Ils sont nombreux à Rome depuis la Renaissance, et leur tradition ne s'inter- rompt pas. Au dix-septième siècle, Cassiano Del Pozzo, Turinois attiré à Rome par son goût pour les arts, fondait un cabinet d'antiques, minutieu- sement décrits dans vingt-trois in-folio de catalogue, souvent feuilletés par Poussin, qui lui dédia la première suite des Sept Sacrements. Par l'intermédiaire de Naudé, il enrichissait la Mazarine de livres rares et de manuscrits orientaux. Un siècle plus tard, c'est dans les magni- fiques collections cardinalices que les peintres et les statuaires com- mencent à chercher les éléments d'une inspiration nouvelle. Alexan- dre Albani aime le jeu, les femmes, les spectacles, la littérature et les


I.KS AMICIIITA IIOMANK. - I.A MAOMKH.KNZA. 61

Ucaux-Arts' Il h ni -n ^r^n» Aiiruf)al, comino lui rii'Viîu de CI<^nient \l r( «•aiiKM'Iiii};!!»' .111 (•r)in'lavo do 1710, fort n»/*(:liaiil lioriiKi**, d'un f<onio suj)ôrii»ur et l'rrlih» en iiitrij^iieH. La pnMiiière rolleelioii d'Alexan- dre, achetée par ririiieiit \II pnm- Ir Vatican, peuple! sans nrdrc; toute une série dr salU^s où lienolt \IV et surtout Tlérnent Mil entrepren- nent de la classrr. (Test surtout sous ce dernier rèf^ne que le cardinal Alexandre, loiinU^ son terrilde frère et sans prétention à la papauté, s«? conlinedans celtt» illustre [)elite cour(jue lui font les lettrés, les areliéo- l()j<ues et les artistes de tout pays. Lî\ s'élaborent les princif)es de l'esthé- tique italo-j^ernianiqu(» : l'oracle est Winckehnann, à qui son protecteur fit élever un hnstt* à l'antique «'iitr(» jivs huis taillés de ses jardins.

Albani m^ doit pas faire oublier les richesses de Hezzonico. Avant son élévation au pontilicat, le cardinal vénitien accumule les beaux an- tiques au palais Altempi, où l'on admire surtout une célèbre baccha- nale en bas-relief, fort pcn modeste, un de ces panneaux de sarcophage où la vie et la passion semblent faire palpiter frénétiquement la dure matière et qui émerveillaient Goethe, au cours de ses années romaines. Pour être admis à contempler ces chefs-d'œuvre, Piranesi n'avait pas besoin d'être iritroduit par Giobbe, par Hottari ou par Nolli : la bien- veillance des Hezzonico était acquise au jeune artiste vénitien. Sous le pontiiical suivant, elle ne cessa de se manifester par les faveurs les plus enviables.

Ainsi, de 1745 à 1750, Piranesi complète, parmi les antiquaires et les amateurs, son éducation romaine. Il a lu, écrit, amassé les docu- ments et les notes de ses ouvrages postérieurs. Il a surtout beaucoup vu, et toujours en artiste, mais avec le souci de ne rien laisser échapper d'utile à la réalisation de son projet : une vaste étude d'ensemble de l'architecture latine qui sera l'illustration du génie romain. En même temps, il semble qu'il se mette en règle avec sa jeunesse. Il en réunit les premiers travaux, il les classe, il y ajoute quelques nouveaux essais qui

1. De Brosses, op. cit., II, p. 399. — D'après Legrand, {° 136, Albani aurait plus tard efficacement protégé Piranesi. Mais il ne nous dit rien que de vague et de général, comme il arrive trop souvent : c 11 (Piranesi) fut encore dans ce temps puissamment secondé par un génie tutélaire auquel les arts et particulièrement la science de l'Antiquité doit ses progrès et son illustration : le cardinal Alexandre Albani. Cet amateur passionné des belles choses dépensa des sommes énormes à faire ouvrir des fouilles aux lieux où l'histoire plaçait les monuments détruits, etc.. »


r.2 PIIUNKSI.

lui ont permis d'a.ssou[)lir et (renrichir son talent de graveur. Ses pu- blications au cours de ces cinq années reflètent cette variété d'efforts. En 1718, il grave avec Carlo Nolli la réduction du plan do Rome de (■liambattista. C'est à la môme date que paraît le recueil des Antichità Hotnane de Tenipi délia liepubblica e de primi JmperatorL réédité quelques années plus tard sous un titre différent : Alcime veduledarchl irion/ali ed altrl monumenti inalzali du Romani, parte di quali si veggono in Roma e parie per riialia. Dans le charmant cartouche delà première édition, composé d'une coquille, de livres et d'une flûte de Pan, se lit le nom du premier et du plus fidèle protecteur de Pira- nesi, à qui l'ouvrage est dédié : Al illmo et revvio Sig. Monsig. Gio- vanni Botlai'i, Capellano segreto di JS .S , Benedetto XIV, unode' custodi délia Biblioteca Vaticana, canonico di Santa Maria in Trastevere, Cette dédicace est conservée dans la seconde édition et datée du 17 juillet 1748. La première partie est consacrée aux monuments de Rome même, la seconde aux antiquités du reste de Tltalie. Toutes les estampes n'ont pas été dessinées d'après nature par Piranesi : parmi les quatre plan- ches ajoutées aux vingt-huit de la première édition, sans parler de la dernière de la série, le temple de Minerva Medica, peut-être un des pre- miers essais de gravure de Francesco qui l'a signée, l'une, l'arc de triomphe près de la cité d'Aoste en Piémont, porte la mention suivante : disegtiato dal cav. Rug* Newdigate Inglese. Cav, Piranesi incis. Deux autres sont des copies d'Israël Silvestre. Bien que leur publication soit postérieure à celle des autres, on doit y voir un souvenir des premiers travaux de Piranesi, au moment où il apprenait la gravure et copiait les maîtres. C'est là (surtout la seconde partie) un cahier de souvenirs de voyages, traités avec une aisance légère. La technique du graveur y est encore toute blonde, toute transparente et se sent en majeure partie des ateliers vénitiens, mais Tune au moins des planches de cette série, l'Arc de Rimini, malgré la petitesse des proportions, donne une idée très nette déjà de la grande manière originale.

En 1750, Bouchard fait paraître une seconde édition de la Pri?na Parte sous le titre : Opère varie di architettura, prospettive, grotteschi antichità, sut gusto degli antichi Romani, etc. Les caprices complètent ce recueil avec sept pièces d'inventions architecturales exécutées lors du premier séjour à Rome et dont nous avons déjà parlé. La plupart


I.KS AMUIIITV ridMKM. I \ M\r;MKinRNZA. éa

(les pl;i!u*li(»s ont rl(^ rcprisi's <•! |)cut-<'*tr«' nîrnonliiOH. Ix) Iinnin^Mix froii- (ispicr (lo crtle n'.Mlitioii, va.sto, pitlorrsrnn', drvoiv (!<• moNmI connue une e.s(|uiKse (II* Tir|M)l(), porto In preinior (1rs titroH lioiioridqueN dont Mar- coni paj^'-iuj U) nom «le l^iranesi «n Uilo do koh ouvraj^es : fra fjli /Ir- f7^// Snlrimlio TIsrio. Kntln, depuis I7'l(), pamiKsai(»nl, planche par plancho, les W'dtdf* di Koind, suito nm^istrale à laquelle larliKUî, jus- qu'à la tin diino carriero e\traordiuain;n)tnl rerni)lie, no cesna d'ajouter ivfj^nliùrenient chaque année plusieurs pièces capitales et qui c^iustituc l'un doses titres les plus durahlcs à la ^doire. Nous les retrouvons à toutes les (étapes de son activité. Nous aurons aies classer et a en dé- (erniinor les caractères historiques.


m

De 1750 à 175(), Piranesi prépare et grave les planches des /l/<//r/<<7à Homanr. En dehors des Vcrhde de cette période et des TrojVx. ouvrage de proportions peu considérables, l'artiste ne publia rien, occupé tout entier par son grand projet.

Parus en 1753, les Trofei di Ollnclano Auyuslo inahali yt^r la ri/loria ad Adium c conquista delV Egilto, ton varj oltri omamenli dUigenteinente ricavali dagli avanzi piu preziosi délie f'abbriche an- tiche di Roma. utUi a Pidori, ^Sculiori ed Architetli. sont une des suites les plus remaniées par Francesco, au cours des éditions ulté- rieures. La première aurait compris dix planches seulement. Quoi qu'il en soit, on doit voir dans cette publication le premier indice des etibrts de Piranesi pour faire profiter l'art contemporain, et en parti- culier la décoration architecturale, des études antiques. Dédiée aux peintres, aux sculpteurs et aux architectes, elle a moins pour but d'in- téresser l'archéologie que de réveiller les arts et de leur fournir des modèles. Elle vérifie cette idée qu'aux yeux de Piranesi, l'antiquité, loin de mourir une seconde fois aux mains des érudits incapables de la ressusciter, doit être vivifiée par les artistes et renaître dans leurs œuvres avec tous les éléments de sa grandeur. A l'exemple des hommes de la Renaissance, pour qui Part gréco-latin n'est pas personnifié seule-


Gi PIRA.NESI.

ment dans une collection de statues et de bas-reliefs, mais anime et in- spire le décor familier de la vie privée et les magnificences publiques, comme ses ancêtres explorateurs des <r grottes j> aux parois desquelles subsistait encore la nerveuse gracilité de la flore des stucs ou l'éclat affaibli des beaux feuillages peints, Piranesi commence à interroger les arts mineurs et à se passionner pour eux. Le recueil de 1753 contient quelques-uns des thèmes qui seront repris et enrichis par l'artiste, lors de la réfection de Sainte-Marie Aventine, sous le pontificat de Clé- ment XIII.

C'est en mai 1756 que paraissent les quatre tomes in-folio des Antichità Romane, comprenant soixante et une pages de texte et deux cent seize planches. Le tome premier s'ouvre sur un beau portrait de Piranesi par Polanzani, gravé d'une pointe souple et colorée : le buste nu, parmi les attributs de son art, le Vénitien émerge de la nue et fait figure d'athlète, avec sa carrure robuste, son expression volontaire. Et c'est vraiment un effort d'athlète qu'il fallait accomplir pour mener à bien en si peu d'années ce travail gigantesque, sans compter la suite des Vedule et les Trofei. Sur un pareil ouvrage, une brève indi- cation bibliographique ne saurait suffire à renseigner. Pour faire en quelque sorte son histoire, on doit savoir de quels projets il est sorti, à quel plan il obéit, s'il est possible de retrouver ses sources, quelle est son originalité et son utilité, enfin avec quel succès il fut accueilli.

Un document l'accompagne, les Lettere di giusHficazione (1757), où l'artiste rétracte sa première dédicace à James Caulfield, vicomte Charlemont, dont le nom fut presque immédiatement effacé des fron- tispices et remplacé par un compliment au lecteur. Ce protecteur éclairé des arts' ne paraît pas avoir su se contenter d'un hommage

1. V. Francis Hardy, Memoirs of the political and private Ufe of J. Caulfield^ Earl of Charlemont, Londres, 1810. Voici en quels termes Legrand interprète cette affaire (f*^ 133) : « L'abbé Grant, Milord Charlemont, un certain J. Adams {sic), architecte anglais déjà très riche alors et qui depuis a fait une grande fortune en Angleterre, lui prêtèrent des fonds, et Piranesi reconnaissant payait cette générosité en plaçant leur nom dans une belle dédicace, qu'encadrait un frontispice superbe, à la tête de ses ouvrages. Mais les protecteurs exigeant avec hauteur plus que l'artiste ne trouvait convenable de faire, il y mit autant de fierté qu'eux et gratta le nom et les armes du Milord qu'il avait placés à la première page d'un volume, parce que ce Milord prétendait que tous les autres devaient lui être aussi dédiés. »


rijuiciffc \11


LKS I>HISOXS


PI. 7


I.KS ANTir.lllTA MOMANK. — U MA(;NIKir:K.NZA. «9

si hoiiorahlt. rarini les Ap^nts quo co Hoip^nour ontrelcnnit à Rome

ri (MHiiiiiissioiiiiait pour (i<'s aclials, IMraiïosi s'était hsluh doute fait (les (îiiiiomis. ('(»U(» rolra(;lation piil)lir|iir (Vwuo dédicace qui était un** cireur rsl pour lui l'occMsion (in laisser parallnî un léfçitimo or^uoil, cl le titn^ (loiil il ;i(niiipa;^Mio (pour la preriiièro foi.s) son nom en ni- i^iiaiil les I. t'Itère : iiienihre (h» la Société Royale des Antirpiaires de Londres', prend une saveur partieulièreineni piquante. l'iranesi est ici h» ^^ardien de la -loiie di» Uonie, k larpielle il s'est voué, lui et son «euvre, et (pi'il surveille jalousement. Les LoW*v*' attesleiit l'anipleur ni;ijestu(Mise d(^s and)irK)ns di» l'aultMir, la fatigue des lon^s travaux, la dii^iiité dt» la tàeJK^ enln^prise. Tins tard, en dédiant le ^>i//7>o ,V^/r3io à son cluT Robert Adam, l*iranesi évoipie avec une sorte de séréidté mélancolique le souvenir des cinq années que les deux amis passèrent au milieu des ruines, les dil'licultés d'un travail de divination (indo- rino) fertile en déconvenues et en tristesses. A travers les Lrttere cir- cule une flamme et une passion superbe, que justifient les proportions et la valeur des Antkhitù et qui ranime à nos yeux l'intérêt d'une aiïaire obscure, lointaine et sans conséquences d'intérêt général.

Ainsi Piranesi commente son léi^itime excgi monumentuyn. Nous connaissons les origines de son œuvre : un premier projet, assez vite élargi, d'une série de Monumenia Sepulcralia Antiqun. La lecture des catalogues des collectionneurs français au dix-huitième siècle semble prouver que les premières planches des Antichilà. parues à part, formaient déjà un tout conforme cà ce projet : le numéro 1014 du catalogue Paignon-Dijonval - comporte en efiet, avec les Archi Trionfali et quelques Vedute. une suite de < Ruines des anciens Sé- pulcres », en pièces détachées, qui ne peut être composée que des élé- ments des tomes II et III des Antichitù. Ainsi, c'est par les tombeaux que Piranesi commence l'étude de l'antiquité romaine ; c'est par les magnifiques et singuliers monuments qu'elle élevait à ses morts qu'il

1. Piranesi avait été élu membre honoraire de la société le 7 avril 1757. Un extrait des registres, à la date du 24 février de la même année {Minute Book, Vill, f°8), mentionne l'envoi des Anticliità Romane. V. Arthur Samuel, Piranesi, p. 70-71.

'2. Cabinet de M. Paigîion-Dijonval, étal détaillé et raisonné rédigé par M. Bénard, n°1044 : Antiquités romaines du temps de la République et des premiers Empereurs, Huines des anciens sépulcres: Vues de Rome, etc., 100 pièces, précédées d'un titre et du portrait de J. B. Piranesi, gravé en 1750 par Polanzani, in-fol., en feuilles détachées.

PIRANESI. 9


66 PIRANFSI.

cherche à comprendre d'ahord le secret de ses grandeurs. Les innonn- brables vestiges funéraires qui bordent de leçons et d'exennples les grandes voies latines aux environs de Rome, font à la Ville Eternelle comme un rempart de silence et de mélancolie. Les belles inscrip- tions qui, des derniers jours de la République au crépuscule de l'Em- pire, retracent avec la pesanteur du vieux vers saturnien ou selon la cadence du distique élégiaque les vertus des grands disparus, sont à la fois la célébration des morts et la poésie de l'histoire romaine. Les inscriptions martelées au flanc des sépulcres témoignent des dé- sordres et de la violence des passions publiques, les lettres mal gra- vées de la décadence succèdent aux alphabets réguliers de la belle époque. La vie — une vie désordonnée, ardente, enfiévrée — subsiste aux panneaux sculptés des sarcophages conservés chez les antiquaires ou devenus bassins de fontaines sous les feuillages des villas. Les vases, les lacrymatoires, les urnes à parfums attestent le culte des morts par les vivants.

Ample et belle série de monuments (tomes II et III), plus évoca- trice, plus riche de poésie et plus propice aux méditations, que celle des arcs de triomphe et des temples, et peut-être plus fertile en ensei- gnements. A une époque où le Forum est encore à peu près enterré sous les décombres, où les ruines des grands édifices publics sont engagées presque partout dans les bâtisses improvisées en elles et autour d'elles par la vie moderne, les tombeaux des Romains se dressent dans le si- lence de cette banlieue sauvage, sinon intacts, du moins isolés.

Seul l'un d'entre eux s'élève aux bords du Tibre, au-dessus de la Rome papale dont il est devenu la forteresse, — le mausolée d'Hadrien. Avec le pont qui le rattache à l'autre rive, il forme un tout architec- tural. Du mausolée et du pont Saint-Ange, Piranesi fut amené naturel- lement à étudier ce second ordre d'édifices. Le tome IV est consacré aux ponts antiques de Rome, à l'île Tibérine, aux théâtres et aux portiques. Une étude topographique de la Rome ancienne était l'introduction na- turelle de ces deux séries. Piranesi publie le plan de marbre du Capi- tole, classe et situe les édifices à l'aide de ce document (tome I, pre- mière partie). 11 termine son travail par une suite de planches sur les aqueducs, les thermes, le Forum et le Capitole (tome I, seconde partie). Son œuvre, bien que complète en elle-même, laisse prévoir une série


I.Lh A.MIi.lIllv li<»M,\M. I \ MAr;NIKI(X>ZA. 67

(ITludcs (lu iiM'^mr ^M*nrn sur l«> inonuinriitH rjn'il n'a pu faire iMilror dans (M' r(MMi(*il : il la pniirstiil avoc la iiM')ino iiiélhodo au c^^urH de hcm recliorclicH vi dr sts puldicalions ullrriiMiroH, en particulier dann le f^ffffiptt Mnrziit (17<i|)^ (|ui forme un virilahle lonie V dcH Anlichiùï, «1 aussi dans It» Cnstrllo t/rll' ucf^ua (Uulia (1771) ot (Jann \'EmiM»nrio (It'l L<i(/(t Mlmno (17<»i), qui ho raltacluînt rnn ot l'autre i\ la fieconde j)arti(> du Innic |»ronu(M\

il (vs( inli'Ti'ssant de comparer l(»s AiUnlnln aux travaux de» pré- décesseurs do l*iranesi. Parmi les arclicolof^ues prn[)remenl dits, Mont- faucon s'impose par l'ampleur de son «euvre et |)ar l'abondance deH documents publi('»s. Sans doute ce vaste Corpus contient, cà et là, le» l'esullats d'une enijUiHe personnelle; Monlfaucon a fait le voyage d'Italie, il a dessiné d'après nature». Mais la [)lupart du temps, il se con- tente do voir pai' les yeux doses prédécesseurs. Ses planches, emprun- (ét»s à Spon, Hellori, Fabretti, Santo Hartoli, Hnnanni, IJufalini et bien d'autres, sont des copies plus ou moins fidèles d'interprétations [)Ius ou moins larges. Elles sont gravées avec une sécheresse et une roideur extraordinaires. L'étude des ponts', par exemple, n'emprunte aucun élé- ment sérieux à des estampes extrêmement incomplètes, qui ont pour source et pour modèle des croquis sommaires. La vue du pont de Narni ^ gravée d'après Agostino Martinelli, est le type de l'msuffisanceet de la platitude : les piles semblent composées, non de blocs quadrangulaires solidement établis, mais de toiles tendues sur un bâti de sapin et peintes en « imitation pierre ». Les documents fournis par la Trajane sont plus sérieux, mais le pont du Gard^ est un schéma, le pont de Brioude*, « dessiné sur les lieux », fait l'objet d'une si pauvre image qu'il demeure impossible à analyser. Les enquêtes de détail, celles de Bianchini, par exemple, sont plus fournies de textes et de discussions : limitées à un objet, elles l'étreigaent plus hardiment. Mais elles sont presque toujours trahies par un dessin taible, tremblé, inexact même, et qui ne donne ni le relief ni le caractère. Je ne dis rien du pauvre matériel des guides : le type, à cette date, ce sont les Vestigie et rarità di Roma antica, de

1. Antiquité expliquée, IV, deuxième partie.

2. Ibid., pi. 114.

3. Ibid., pi. 116.

4. Ibid., même planche.


68 IMIiANFSI.

Ficoroni, dont les illustrations, petites, sèches et maladroites, font penser à des xylographies.

Les architectes sont exposés à d'autres critiques. Le grand recueil architectural, louvrage classique en la matière, c'est celui d'Antoine Dergodetz : Les édifices antiques de Rome ^nesurés et dessinés très exactement (1682). L'auteur, avec une conscience admirable, y relève toutes les erreurs de Serlio et de Palladio dans leurs mensurations. L'étude des proportions relatives et des éléments du décor dans chaque partie est complète et nouvelle, — mais c'est une analyse des surfaces réduites à une expression géométrique. Les planches de Le Pautre et de Chastillon sont des épures : elles nous présentent les monuments de la Rome antique comme des apparences abstraites, décolorées et sans pro- fondeur. Dergodetz rectifie utilement les ouvrages des architectes anté- rieurs, Antonio Labacco ^ et les Vicentins, — mais sur le choix des ma- tériaux qui détermine souvent le décor et les proportions elles-mêmes, sur la nature des appareils, sur la technique des infra-structures, il ne nous apprend rien.

Quant aux techniciens de l'art de bâtir, ils sont plus curieux de machines et de singularités, relevant de la science de l'ingénieur, que d'études concrètes sur les monuments des anciens. L'un d'eux, Zabaglia, est habile et connaît d'ingénieuses pratiques. Le titre même de son re- cueil, Castelli e Ponti, en fait mention, mais ce qui intéresse surtout l'auteur, c'est le détail de l'opération délicate par laquelle Fontana dé- plaçait les obélisques sans les briser.

L'enquête de Piranesi a pour base une méthode personnelle et nou- velle. Sans doute le séjour de Robert Adam à Rome, de 1750 à 1755, et l'étroite amitié qui lia les deux artistes ne furent pas inutiles à la prépa- ration des Antichità; nous savons d'autre part que Piranesi a eu des collaborateurs, mais leur part est minime : le Français Jean Barbault, qui publia plus tard (1761) chez Bouchard un recueil des plus beaux monuments de Rome antique, grava des figures pour des planches de bas-reliefs (tome III). D'autres planches de la même partie (chambre sépulcrale des esclaves et affranchis de la famille d'Auguste) ont été des- sinées par Antonio Buonamici et gravées par Gerolamo Rossi. Dans les

1. Lîbro d'Antonio Labacco appartenente a l'archilettura, etc. La première édition est de 1557. La réimpression de 1773 est un contre-coup de l'influence de Piranesi.


|)rrinirrrs rdilious, rllrs H<ml iwvrs Hiir un papirr HifTrnTil (1**h aiitnH : |H'iil «'lie rir.'iiicsi n'.'i-t-il t.iit (jirulilis'T nu tirai/(» antrrifîur, aciH't/- fn bloc.

La f^raiulc, ia siii luriiahlc orij^'iiialité de.*» Antulutd, c'cKt qu'ellcn ont iUc vu(*s par un artisU* (>t par un tcchnicion. Vixv là, elIcN ne Kont pou 8eul(Mn(»nt i'»niouvan(t»s, elles rendent un iinmenHC servico à l'archéri- lo^MiM'l ;i riiisloinv 11 srinlile que Piranesi ait extrait les ruinettdeloum déconihics pouiirtuix et(jue pour la |>reniière l'ois on les voie en jdeine lumière. De recutMl eu recueil, de compilation en a>nipilation, l'anti- quité r(>niaih(\ loin de s'enrichir, paraissait se dessécher et se dépouiller, devenir une in^M*ate matière à redites. Les mieux doués des prédéces- seurs dt» riranesi ont, à coté de ces grandes eaux-fortes vivantes, quelque chose d'atone et de mort. Home, dans leurs atlas, est une ga- lerie d épures. Cet inspiré la ressuscite, (iràce à lui, elle est douée de la troisième dimension et du relief. En lui reprochant ses erreurs et ses exagérations, les contradicteurs de Piranesi ne sentent pas quels ser- vices l'artiste vient de rendre à leur activité en restituant à son objet une existence réelle et passionnante, non par l'ingéniosité inutile et mé- diocre des reconstitutions, mais par cette puissance d'expression dont un imaginatif, dont un visionnaire était seul capable. Ajoutons tout de suite que les Anlichilà avaient d'autres titres à la reconnaissance des chercheurs et qu'elles témoignaient en particulier d'immenses mérites de méthode. En revenant aux textes originaux, à la topographie capi- toline, à Frontin, sans s'embarrasser d'une littérature innombrable et conjecturale qui s'en éloignait de plus en plus. Piranesi donnait aux érudits italiens une utile leçon, dès la première partie du tome 1. 11 ren- dait plus méthodique et plus facile l'étude des monuments tunéraires en groupant non loin d'eux, suivant les cas, tous les débris du culte des morts, toutes ces petites pièces de l'archéologie dispersées au hasard des collections et que, pendant ses années d'apprentissage, il avait pu dessiner, étudier et classer.

Mais ce qu'il importe de mettre en lumière, c'est que par la ma- nière dont il a conduit les Antichità, en appliquant son savoir de pra- ticien à l'examen des monuments romains, Piranesi constituait un nouvel ordre de recherches, dont devaient sortir quelques-uns des prin- cipes de méthode de l'archéologie moderne. Un monument n'est pas


70 rJUA.NESI.

un simple décoi*, un système de proportions sans plus, l'équation des modules et des entrecolonnements. Il repose sur des assises et sur des fondations. La formule de son harmonie décorative est en fonction de la manière dont il a été construit. Ses murailles ne sont pas seulement une surface, mais un volume. Il faut profiter de ces pans éventrés et de ces écroulements pour pénétrer les secrets de leur structure, au besoin il faut pratiquer les sondages et les fouilles. La civilisation latine, im- posée pour des siècles à l'Europe, était inébranlablement attachée au sol par la masse profonde des infra-structures et par la cohésion des blocs. Les Romains furent de grands architectes, mais d'abord des bâtisseurs. C'est grâce au savoir séculaire de leurs maçons qu'ils dominaient le monde, en établissant les grandes routes pavées, les ponts qui leur font traverser les fleuves, les aqueducs qui abreuvent les cités. Le vent et le soleil courent sur les façades, les ronces et les herbes folles escaladent les soubassements, ensevelis ou menacés par la terre exhaussée. Mais, derrière ces apparences charmantes, il y a la masse de la bâtisse et le secret de son éternité. C'est là qu'intervient la hardiesse novatrice de Piranesi, dont un Winckelmann et ses émules sauront tirer profit. Il ne se contente pas de dresser, pareille à la muraille de Ninive, la masse formidable des fondations du Môle d'Hadrien* : il l'installe sur les pieux fichés dans la grève du fleuve pour le consolider, il insiste sur l'appareillage des blocs et sur leurs saillants, il démontre par l'i- mage que cet amas est un corps complexe dont la structure obéit à des lois. Dans les notices gravées au bas des planches documentaires, il analyse les « cautele » des Romains, c'est-à-dire leurs habiletés, leurs précautions de détail : c'est la même expression qui se retrouve en 1761 dans l'appendice de VAcqiia Giulia : « Belle cautele usale dagli antichi nella concessione e distribuzione délie acqiie ». Le tombeau de Cecilia Metella^ est pour lui l'occasion d'étudier la manière dont les blocs de marbre, appliqués contre la masse agglo- mérée des blocages, étaient hissés par leurs saillants à l'aide de cor- dages et de funins. Son imagination anime et vivifie ces démonstra- tions techniques. En coin de page, dans une vignette, voici toute une équipe qui s'empresse autour d'une machine de bois pourvue d'un

1. Antichità Romane^ IV, planche 9.

2. Ihid., III, pi. 53.


IriMiii ri s<Miil)|al)lr à uiir halisto sur h' rmipart d'unn ville m%W*^^o. Plus h.is, (les (Ahlrs rinloim»nt lor<lus^ adapK'*» à «ien S de fer, neiii- |i.ii-rni «liiii iravortiii <|U.idnin^ulairp ni In fixoiit /i Ka place. Et toui i(îs |)(»tits pri'somia^'os, dessinés d un irail ijurdi, dont le» proportionn a^Tundissriit rtVlicllo dos inonuments, ce» scnvntari déguenillée et ces soij^ntMirs, c(»s ouvriers et ces curieux qui circulent à travers les planchas de Piranosi, dressant dos échelles, soîidant avec de» pirs la prolondour des rvn /, assis sur (1rs amoncellements de (thapiteaux et de rris(^s, in(li(|uantau lecteur d'un ^este démonstratif l'endroit précis où doit se lixor son attention, sont comme les auxiliaires de la pensée du

^raveui' 
ils semblent insister sur la précision et la nouveauté de la

niélliodc^ ils (ont saisir 1rs j)oints essentiels sur lesquels elle a porté... Le succès des An/ir/n/à fut (considérable et immédiat, en Italie comme à l'étranger. I/ouvraji^e était annoncé et attendu. La publicité que lui lirenl Bouchard et Gravier est intéressante. Voici la lettre qu'ils adressaient à ^hu•il;•ny ' le 'liy mai, dix-sept jours après la mi.se en vente : « Monsieur, comme il vient de paraître un ouvra^^e nouveau sur les antiquités romaines, que le sieur Jean-Baptiste Piranesi a donné au jour, nous avons cru vous laire plaisir en vous en donnant avis; ci- inclus vous en remettons le titre dans un catalogue qui est imprimé avec le prix; nous ne vous parlons pas de la beauté de cet ouvrage, il nous suffit de vous dire qu'il est de cet auteur, lequel est déjà connu par ceux qu'il adonnés au public: nous y ajoutons seulement qu'il est gravé avec toute l'exactitude et diligence possible. Enfin, c'est le plus parfait qu'il y ait sur l'antiquité. Si vous souhaitez l'avoir, nous vous l'expédierons, avec toute autre chose qu'il vous plaira nous commet- tre, etc. » Sur leur catalogue, Bouchard et Gravier ont ajouté une note manuscrite en face de l'article consacré aux Aïttiçhità Romane : « Nous avons vendu ledit ouvrage à M. le Président de Cotte, M. l'abbé Gougenot, M. de la Condamine, M. l'abbé Barthélémy, qui ont été ici à Rome. » Dans sa correspondance^ avec Antoine Duchêne, prévôt des bâtiments du Roi, Xatoire mentionne cette publication comme un événement, et les nouvelles de l'Académie semblent un écho de l'in-

1. Cor. Dir., XI, p. 139 (Arch. Mat., Oil490. Le catalogue, placard in-fol., est joint aux minutes de Tannée 1756).

v\ Archives de l'Art français, II. p. 298.


72 PIRANESI.

Iliience exercée par les AntirJùlà moins d'un an après leur apparition : «... Vous pourrez voir chez M. de Coite le Président les derniers vo- lumes de Piranesi où il a traité la manière dont construisaient les an- ciens Romains, avec la représentation des édifices sur lesquels il s'est arrêté. Nos jeunes architectes font de bonnes études ici et s'avancent plus aisément que nos peintres : il en est parti deux, l'un nommé Moireau, et Douailly (De Wailly), desquels je suis fort content : ils viennent de faire à eux deux un bel ouvrage qui, je crois, leur fera honneur. Ils ont levé le plan général des Thermes de Dioclétien et les élévations, etc.. » J'ai cité ce dernier passage parce qu'il montre une certaine relation entre les travaux des architectes et les publications de Piranesi. Par la suite Piranesi ne cessa d'entretenir de bons rapports avec l'Académie et avec le milieu français.

En Italie, à Rome même, son succès n'était pas moins considé- rable : toutefois il n'y a pas lieu de croire que Benoît XIV lui ait con- féré à cette occasion des honneurs particuliers. Piranesi était déjà son dessinateur et son graveur ordinaire; à ce titre il avait obtenu pour la publication des Antichità, deux cents ballots de papier exempts de tous droits'. Dans cette entreprise écrasante pour les forces d'un seul homme et dont les résultats devaient substituer définitivement la méthode concrète de l'archéologie à l'érudition de cabinet, en môme temps qu'elles attiraient une fois de plus, et de la manière la plus retentissante, l'attention de l'Europe lettrée sur les beautés de la Rome ancienne, c'était la seule aide officielle que l'auteur eût rencontrée.

Parcourons une fois encore la liste des ouvrages de Piranesi parus à cette date, telle que Bouchard et Gravier l'ont établie en tête des Antichità Romane et que l'on peut lire au verso de l'imprimatur. Les recueils antérieurs aux Antichità sont réunis en quatre volumes in-folio, vendus quinze sequins. L'ensemble forme un œuvre complet et varié qui suffirait à la gloire d'un maître et au travail assidu d'une longue carrière. Trente-neuf Vues de Rome, la suite des Prisons, le charmant recueil dédié à Bottari, enfin les Antiquités, sans compter les planches de sa jeunesse, parmi lesquelles il en est de très belles, tel est le bagage avec lequel, à trenle-six ans, Piranesi se présente à ses

1. Lettere di giuslificazione, p. 7.


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FRONTISPICE DE LA PREMIERE EDITION DES PRISONS

D'après un calque pris sur Texemplaire de rAcadémie de Saint-Luc.


l.l'iM AMK.IIIIA IIOMANK - LA MAI.MHi.K.N/.A. 73

c()iili'iii|)(»i;iius t't (lr\.iut riii.sluiriî. Il rst m pleine poMHirKNion do «a niai(ris(» d'ai liste. Il .i trouvé lo li«u «1 r(j<!caHion (l« metlro on valeur soM (Ions ina^Mu(i(|iies de graveur et do poinln*, mu seriffibilitë, son irna- î;:iiiati()n, ((miiiH' aussi son savoir d'arcliitcclo et sa connaissanciî mliiiHMi(»8 secrets de» j'/irt. Son tmin rsl lié pour toujours à celui delà ville dont il célèbre les ^'raiidtnirs.


IV


Honoit XIV iiKul en ITr^S, le cfjiiclave élut le cardinal Carlo fiezzo- nico, le juillet. Avec lui, riran(\si voyait arriver au pontificat son eoni patriote (^t l'ancien protecteur do sa famille. Sous le [)af)e véni- tien, son autorité s'accroît avec sa fortune.

Petite souche, nobl(\ss(» récente et grande richesse. Au conclave lie 1710, Hezzonico ne compte pas parmi les cardinaux papables. C'est le lils d'un banquier, sa famille ne tient à rien d'illustre. Clément .XIII, qui le premier installe le nom des siens dans l'histoire, est l'élu des jésuites. Au pape libéral, ami des philosophes, succède le pape des ZelantL Le bref de réforme, émis par Benoit XIV quelques mois avant sa mort contre les Jésuites du Portugal, est la question brû- lante du conclave. Elle se pose encore sous d'autres formes, d'une ma- nière plus générale, à tous les instants d'un règne absorbé par la lutte contre l'esprit du siècle et qui accentue la décadence politique de la papauté. L'occupation du Comtat-Venaissin par la France, de Béné- vent et de Ponte Corvo par le roi de Naples démontrent Tinulilité de la bulle Aposto/icuni pascendi. La condamnation de VEsprit d'Hel- vétius (1759) et de V Emile (170*2) répond en vain aux dédicaces de Voltaire et des philosophes à Benoît XIV. La fréquence des disettes et la misère publique attestaient l'impéritie de l'administration papale.

Du moins Clément XIll ne manque-t-il pas à la tradition de lar- gesse et de magnificence établie par ses prédécesseurs. Son pontificat est occupé à de grands travaux; il continue l'œuvre commencée au Panthéon et favorise les artistes vénitiens, que les démêlés de Benoît XIV avec la République n'avaient pas toujours servis. Il est aidé dans cette tâche par ses neveux, dont le nom est intimement mêlé

PIRANESI. 10


74 PIRANTSI.

à l'histoire dos arts : Don Lodovico, prince assistant au trône et gonfa- lonier de Rome; le sénateur Don Abbondio, acquéreur des dessins de jeunesse de Piranesi * ; le cardinal Carlo, cannerlingue de la Sainte Église, protecteur de l'ordre de Malte et de Saint-Jean de Jérusalem, constructeur de la sacristie, à Grottaferrata ; enfin le cardinal Jean- Baptiste, grand prieur de l'ordre de Malte et majordome à partir de 17G6. Ce dernier nous intéresse plus particulièrement, puisque c'est lui qui doit commander à Piranesi la restauration de Sainte-Marie Aventinc et du Prieuré. 11 laisse le souvenir d'un homme d'esprit et d'un prince libéral. Il est au premier rang de ces grands cardinaux du dix-huitième siècle qui font penser à leurs aînés de la Renaissance et dont l'activité multiple s'étend à la fois aux affaires, aux lettres et aux arts. Ce titre de « Mécènes » que leur donnent les biographes n'est ni une hyperbole de collège ni l'épithète obligatoire de la phra- séologie du genre. Il est le signe d'une tradition perpétuée à travers les siècles, il répond à quelque chose de large et d'utile. Au milieu de tous les spécialisés, des hommes comme Alexandre Albani et comme le jeune protecteur de Piranesi, Jean-Baptiste Rezzonico, représentent la part d'intérêt général que comportent les recherches des antiquisants et, s'il est difficile d'établir dans quelle mesure ils ont contribué à en assurer l'unité, ils aident du moins à en saisir la portée.

C'est à Clément XIII qu'est dédié le grand ouvrage théorique de Piranesi. C'est son portrait, gravé par Domenico Cunego% qui décore la première page du traité Délia Magniftcenza ed A^^chiteitura de' Romani, préparé de 1756 à 1760, paru en 1761. Ces deux cent douze pages de texte in-folio, illustrées de quarante planches ou vignettes seulement, peuvent être considérées comme le complément historique et critique des Antlchità Romane. Elles résument et elles mettent en valeur les connaissances acquises par l'auteur au cours des dix der- nières années. Avec des moyens différents, les Antlchità et la Magnift- cenza illustrent les mêmes méthodes et défendent la même cause. Elles s'associent étroitement l'une à l'autre pour faire mieux connaître

1. Bianconi, loc. : cit. c Ces dessins (mendiants et natures mortes) sont conservés dans la collection du sénateur prince Rezzonico, dont l'autorité protectrice a procuré à Piranesi les plus grands avantages et les plus grands honneurs jusqu'à la fin de ses jours. »

2. Ce portrait, signé de Cunego et de Piranesi, est vraisemblablement de Cunego seul.


IJM ANTMIMITA HoMANK. - I.A U\GMV\r.ES7.\ 71

l;i ;^l<»irr du <^^iiir l:ilin vi drH iin'liit(;ctOH (lu Home, pour luttiT contre Us (lnMnirs iiniivilU^s qui mnnacont leur autorité. Le» œuvren d'un l*i- laiHvsi ne sohi p.is les n'sullats d'uru* m (éditât! on morouo. EIIpk no Hont |)Ms niM's d.ins l.i paisihlt» atniosphrrr d'iino hihliollHVpio ou d'un cabinet «l'rriidil. Mlh's sont hrùlantcs dr p.ission. I/ai'dcnt ^«♦ni«* f{ui a conçu l(\s Andclnh) HoNHifir \i*s a d<vstinr<'s a l'activlt/» vivant*) d« Part. Il vont voir ses (Piivrcs uliN^s, propa^'jM's, a^nssantos. 11 no s'elToro^î pa» d'attiMndic ' ivincMncMit los vrritos inipassihlos d(î la science historique : Ihisloire n'ost ù ses yeux qu'un arsenal de démonstrations. 11 lui dc- inandt» de l'aider à rtvssuscitiM* un niondiî ot à on imposer les princifjcs à son sit\'ie. iU\ dirait (juil est chargé d'une mission. A lui seul, Pi- ranesi soutient le majestueux fardeau d'une tradition séculaire dont son iiéni(^ a renouvelé l'aspect. Tout un avenir d'art, et peut-ôtre de culture, dépend de la bataille (lui s'eni;a^a». Le soir de la civilisation latine sem- ble tlotter une dernière fois à travers les grandes ombres de ces magni- fiques gravures. Il la défend de toute son ame, en artiste et en inspiré. La Magtfi/îcoiza est à la fois un traité, une apologie, un pamphlet. Qu'un anonyme ait publié à Londres en 1755 une série de dia- logues pour restituer aux barbares leur part dans la culture euro- péenne, qu'il essaie de dresser sans preuves et sans éloquence une vaste synthèse historico-religieuse à la gloire du protestantisme, le fait ne nous paraît pas d'une importance capitale et, sans la réplique de Pi- ranesi, VInvesligator serait plongé dans une obscurité méritée. N'ou- blions pas toutefois que, dès le début du dix-neuvième siècle, c'est l'Angleterre qui vit paraître les premières éludes sérieuses faites sur le style gothique et sur la pratique de sa rénovation. Piranesi devine le danger caché sous la nullité des phrases. 11 retient surtout cette asser- tion qu'avant la conquête de la Grèce les Romains ignoraient l'art de bâtir et n'étaient que des maçons. En utilisant les écrivains témoins et commentateurs des magnificences de la Rome républicaine, encore sen- sibles au début de l'Empire, il essaie de mettre de Tordre et de la clarté dans l'incertitude des premiers siècles de son histoire monumentale, il demande des attestations passionnées à Vitruve, à Pline, à Tite-Live. Il reconstruit la Rome de Tarquin, les égouts dont les siècles n'ont pu briser les pierres, il consacre à la Cloaca Maxima trois des premières illustrations de son livre. Il analyse d'autres exemples, non moins frap-


7ft PIR\NKSI.

paiits, de rori^inalité romaine, le système de construction des aque- ducs et des routes, la solidité et la majesté de ces monuments utiles, dont le goût n'a pas été importé par les arts de l'étranger, mais dont la nécessité a fait sentir le besoin et dont les Romains ont compris le rôle civilisateur. Sujet sur lequel il ne s'est pas lassé d'insister, du tome I des Anlichità Romane à VAcqua GiiUia et à VEinissario dcl Lago Albano.

Le débat s'élève encore, dans la seconde partie de la Magnificenza, Rome, son architecture et sa gloire courent des dangers plus grands que ceux auxquels peut l'exposer la publication d'un essai anonyme, dont on s'étonnerait même que Piranesi ait pu avoir connaissance s'il n'avait été sans doute renseigné à cet égard par ses amis anglais. L'ac- tivité des chercheurs tendait à s'éloigner de Rome, à demander à la Grande-Grèce, à la Grèce même d'autres leçons. L'exploration architec- turale poussait plus loin encore. En 1753 était paru à Londres l'ouvrage de Wood, Borra et Dawkins sur Palmyre, bientôt connu dans toute l'Europe, à Rome même, où l'ambassadeur de France s'empressait d'en faire don à la bibliothèque de l'Académie'. Le comte Gazzola faisait lever les plans des temples de Pœstum et conseillait à Cochin et à Soufflot d'aller les visiter. Stuart et Revett préparaient leurs Antiqui- lies of Athens {Londres^ 1761).

En France, la mode s'empare de la Grèce, elle baptise à la grecque les charmantes futilités qui amusent le caprice du jour, significatif d'une transformation du goût. Grimm^ écrit : « Depuis quelques années on a recherché les ornements et les formes antiques; le goût y a gagné considérablement et la mode en est devenue si générale que tout se fait aujourd'hui à la grecque. La décoration intérieure et extérieure des bâtiments, les meubles et les étoffes, les bijoux de toute espèce, tout est à Paris à la grecque; nos petits maîtres se croiraient déshonorés de porter une boîte qui ne fût pas à la grecque. » On est tenté d'abord de croire qu'il s'agit d'un simple abus de termes et que « grec » est mis pour « antique ». Mais Grimm^ avait déjà signalé l'énorme succès qui accueillit en 1758 l'ouvrage de David Leroy, Les ruines des plus

1. Cor. Dir., XI, p. 63.

2. Correspondance littéraire, t. V, p. 282.

3. Ibid,, t. IV, p. 27.


LES amuiiita iiomam. ia ma(;mh«kn/\ 77

hftn/j- immunirnh Jr In (h't^c*', événcineiil capital duiiH l'hiiiUiire de la n'siirn^ction dt* ranti(|(ii((') holh'^niquu ot qui fut pour l'archit^cturo

(•«'(pr \ ntfc/iffrsis fut pour leH letlreH.

K'oiiM» rsl |.liis .jiK» janiais niouacée. Le» ah»urtlon« de Yiiivantigalor ii'i'inanaiciii ni d'iiii sp«cialist<» ni ruAino «riin homme HérieuHcment l'cMistMi^-nc. Il lailait toule la passion romain»; lio l'irarjeni pour prèt^T (jnohjuo vahMir à l«Mir dt^conccrtanli; }^<'»iHralil«». L'ouvrajçe d»î I^»roy c'«t um^ rcviMation. i.a (irrco reparaît aux yeux du monde, non pa.s à travcr» les phrases d'une dissertation, non pas écras<M; sous le fardeau dcH commentair(»s, mais dt'^erite et reproduite dans ses ruines les plus émouvantes. Elle a le presti*;o de la nouveauté, et Leroy lui con- fère celui des afliiMiiations nettes. Il assi^qie la (irèce aux architectes comme terrain d'ôtudes, il oppose les modèles i^^recs aux modèles romains et, sans se limiter à des a[)préciations purement esthétiques, ])ose en l'ail que l'iiistuire de l'architecture romaine est tributaire du génie hellénique, à qui les Latins sont redevables de leur technique, de leur style môme et surtout de leur décoration.

riranesi accepte la discussion, ou plutôt la bataille. Que sait-il de la Orèce? Quelles sont ses connaissances personnelles sur l'architec- ture hellénique? Convenons qu'elles sont limitées, conjecturales et con- Tuses. Mais il s'empare de tous les éléments qui sont à sa portée, en- gagés dans les débris de la Home impériale ou conservés dans les cabinets d'amateurs. 11 ouvre son carnet de croquis, il en extrait les souvenirs de ses études, dans les églises, dans les jardins des villas et dans la eampagne. 11 réunit ces documents composites, de tout âge, de toute provenance, et il essaie d'installer sa démonstration sur cette base chancelante, sans doute amoncelée à grand'peine. Il fait appel aux tré- sors de pierre de Saint-Marc, où les croisades et la munificence des em- pereurs latins ont entassé les débris venus de Constantinople et de l'antique Aehaïe. Etïort désespéré d'un autodidacte de génie à qui manquaient les instruments de travail et qui tentait prématurément une synthèse impossible. Enfin il interroge Leroy lui-même, il le suit sur son propre terrain, sans oublier qu'en Italie même, dans le royaume de Naples, subsistent d'admirables vestiges de l'art grec primitif auxquels, à la fin de sa vie, il reviendra pour leur consacrer une étude plus complète.


78 PIRANESI.

La quostion des origines est à ses yeux capitale. L'architecture romaine est nc'îc sur le sol italien, elle est indigène, elle est nationale. Elle a pour ancêtre Tarchitecture des Étrusques. Piranesi compare l'ordre toscan et l'ordre dorique, il montre qu'ils n'ont rien de commun; s'il fallait rattacher l'architecture des Étrusques à quelque chose d'an- térieur, c'est en Egypte que l'on trouverait ses origines. Sans doute les raisonnements de Piranesi nous paraissent singulièrement faibles. Mais la pensée d'un artiste n'est pas la pensée d'un historien. Il con- fronte purement et simplement des images. Les planches sont la partie essentielle de sa démonstration et, telles quelles, il se trouve qu'elles sont très démonstratives. Il s'attache à des vérités d'évidence. En histoire, ce sont les plus trompeuses de toutes. S'appuyant sur l'analyse des fragments d'art « grec » qui lui semblent les plus typiques, il carac- térise l'architecture hellénique et sa décoration par la fantaisie. A ce qu'il appelle le capiHce des Grecs, il oppose l'ordre et la règle inflexible des vieux bâtisseurs romains, leur génie pratique, leur don d'organisa- tion civilisatrice, la solidité inébranlable de leurs monuments. A la luxuriance des ornements touffus sur les chapiteaux qu'il a recueillis et dessinés, il oppose la sobriété romaine.

Par là s'explique ce qu'il y a d'un peu énigmatique dans son titre, tout ce qui sépare le luxe, expression d'une civilisation corrompue, de la magnificenza, ampleur et majesté caractéristiques d'une société maî- tresse d'elle-même et de ses énergies. S'il cite Caylus, s'il fait appel à son autorité, s'il se trouve d'accord avec les esthéticiens français du dix-huitième siècle contre le luxe*, ce n'est pas pour les besoins d'une argumentation de rhéteur, et ce n'est pas non plus qu'il ait été touché par l'influence des philosophes. En lui opposant la magnificenza, il formule définitivement la pensée à laquelle il avait été conduit par l'étude des Antichità Ro^nane, par l'examen interne des ruines, des tom- beaux et des aqueducs. En revenant à ce dernier ordre d'édifices, en invoquant l'exemple de l'émissaire du lac d'Albano, il tend à montrer que leur grandeur est en raison de leur caractère utilitaire, que la ma-

1. Piranesi, Magnificenza^ p. 32, reproduit, sans donner de référence, ce passage de Cay- lus : < Le luxe dans les arts, presque toujours ennemi du goût, éblouit les âmes \Tilgaires, il ne fait qu'une médiocre impression sur les véritables connaisseurs à qui toutes les matières sont indifférentes, et qui ne recherchent dans un ouvrage que l'ouvrage même. »


LK8 ANTiCliriA UnMAMS. — U MAC.MI li.h.V.A. If

(/tii/iiviiut ii'rst |);is aiili'o rhosn qiir r.'iiii|)l«'iii' et la pr^rennit/î criiri eiïnri |ira(i(|iir et jiuhlic. Dorriùro la poiisHièru dr la Homo impériale, nous lis (Il lohihres (i'unc t^poquo bAlarde, ainollio «l meKi|uinernent fustuouso, suhsisto une vioillo Uomo sévère, pleine do riobleMne et de siinpjicil/. Du jour où les Grecs vaincus imposèrent leur» arts au rude L.itimn, ce lu! jmmii' pr('[)Mror la d<^cadonc«' dr son ^ènie et pour déna- turer rarcliilerturc nationale. Ils lui firent connaître l'inutile surcliarjçc d'uiK^ ornementation trop riche et la puérile polychromie des marbres. On croirait entendi-e, à travers les siècles, l'écho des vieilles récrimi- nations catoniennes, huir àpreté, leur inexactitude et aussi leur gran- deur.

Hianc(UH doutc^ que Piranosi soit l'auteur des < dissertations • qui |)()rtent son nom et par conséquent de \'d Mdf/ni/icfmza. < Il sut (captiver adroitement, dit-il, certains insip^nes lettrés qui, épris de son f^<'*nie et de son burin, ne (lédai<:^nèrent pas de travailler pour lui, en composant (le remarquables traités qui correspondaient à de si beaux cuivres. Ils eurent la p^énérosité de lui permettre de les publier sous son nom. On peut dans ce nombre compter sans hésitation M Bottari, le savant P. Contucci, de la compagnie de Jésus, el certains autres que nous croi/ons inutile de nonuner ici. Rome voyait ainsi paraître de temps en temps des atlas d'estampes accompagnés de dissertations très doctes, sous le nom de quelqu'un qui était à peine en état de les lire, bien qu'il pût en rendre compte excellemment, mais à sa manière, quand on lui en parlait. Le Piranesi se brouilla pourtant à la longue avec tous ces savants, par son intolérance naturelle et par sa brutalité, et aussi parce qu'ils ne voulaient pas adopter ses extravagantes visions. En fin de compte, il en vint à se persuader que ces livres étaient entièrement son œuvre, ces livres qu'avaient composés pour lui tant de plumes illustres, et malheur à qui ne lui aurait pas donné raison, sans excepter les auteurs eux-mêmes! Le seul qui l'ait toujours tenu de court jusqu'à sa mort fut W' Riminaldi, auditeur de rote. Semblable à Neptune qui, d'un coup de trident, faisait taire Éole, sa science et sa modération avaient pris un tel ascendant sur l'artiste, que lorsqu'il élevait la voix, le Piranesi devenait muet aussitôt'. »

1. Loc. cil. — Legrand, f^ 140. ajoute à la liste des familiers de Piranesi les noms de


80 IMhANESI.

Il est corlain, comme le fait remarquer justement Tipaldo*, que Bianconi, qui rédigeait cette notice nécrologique trois mois après la mort (le I^iranesi, à une époque où la question était encore d'actualité, n'a rencontré de contradicteur dans aucune gazette de Rome ou d'ailleurs. Les fils de Piranesi n'ont pas protesté. Bottari et le P. Con- tueci, directement mis en cause, n'ont rien rectifié. Il n'en est pas moins surprenant que les auteurs présumés de tant d'ouvrages si considérables par leur valeur propre et par le succès qui les accueillit n'aient jamais songé à en revendiquer, même discrètement, la paternité, et surtout qu'ils se soient refusés à en assumer la responsabilité au cours des polé- miques soulevées par leurs idées... On dira que tout est possible. Il convient d'ajouter que dans la correspondance échangée entre Bottari et Mariette, lors du débat soulevé par la Magnificenza quelques années après sa publication, ce dernier formule un soupçon singulier. Il ne s'explique pas la violence de la riposte de Piranesi : il l'attribue à l'igno- rance de la langue française qui aura fait voir à Tartiste dans les obser- vations de son contradicteur une âpreté dont elles sont dépourvues. Peut-être aussi Piranesi, abusé par un traducteur bénévole, s'est-il fait (sans le savoir?) l'instrument d'une inimitié cachée-... De là à supposer que l'inspirateur de Piranesi dans cette circonstance fut aussi l'inspirateur de la Magnificenza, il n'y a qu'un pas. En tous cas, il faudrait éliminer Bottari, à qui Mariette s'adresse avec amitié. Dans cette hypothèse, la Magnificenza et les autres écrits de Piranesi reste- Clément Orlandi, conservateur du musée Kircher, et de l'abbé Pirmei, < qui logeait avec lui et se chargeait de la rédaction de ses idées, pour les livrer ensuite à l'impression, après s'être concerté le plus souvent avec le célèbre Winckelmann et avec Mengs... ». La dernière partie de la phrase est extrêmement intéressante, mais je n'ai rien trouvé qui permit de la développer et de Téclaircir. De toutes les façons, retenons que Legrand attribue à Pirmei le rôle de simple secrétaire. D'ailleurs, dans une note de la même page, il semble réduire la € collaboration » à l'influence du milieu : « Il reçut des clartés des hommes environnants... Si Piranesi servit éminemment l'art par d'innombrables travaux qui se répandirent dans toute l'Europe savante, n'oublions point que le foyer des connaissances était alors à Rome, au milieu de ce cercle nombreux de savants et d'artistes de toutes les nations, s'occupant à Tenvi de fournir par leurs reclierches ou par leurs veilles un aliment à sa curiosité, d'attiser son feu naturel et de diriger sa main habile vers les objets les plus dignes d'être reproduits .. » Évidemment.

1. Emilio de Tipaldo, Biografia degli ItaHani illustri del secolo XVIII, IX, p. 356-366.

2. Bottari, Haccoltà,y , p. 421.


L'A ne \)K TITUS A lU)Mh

Archi Trionfdli^ im.. <>.


l*UMcnft VIII


LES ANTICIIITA IlOMANK. — U MAGMKICKNZA $i

rMK'iil r<i'iivro (1*11110 osprn» do consortium iMîcrnl (J«h «'•rinliU ilali«'iiH, constittin pour dôioudi'*' lo pairirnoino do la ^loiro iKitionaN», «! à utilisrr la puMicito (|uo lo tdonl de l^irauoHi faiHait à acm iMonen et i\ rosl(U' dans l'omlur pour tWitoi* dr so roinproiiuîtlro. I^o fait Rorait eu- rioux, aniusaid <'( invraisrniMahlo. Il rst hion difllc^ilc» de so ropr(!'«ontor l'arlisli» daus co vn\r. Doit-on aussi attrihuor /i ses < autours » l'inspira- tion cl la n'Miaction diî ses hollos dodicaccs, d'un accent si personnel? Kt si ces sortes (i'ouvra;j:es sont do lui, faut-il adniottre avec son hio^^raplie (ju'il iHait incapahlo in<^!no i\o Ijro los savants travaux élaborés sous son nom par autrui?

Toulo solution absolue dans ces matières est arbitraire et dange- reuse. Hianconi n'est pas sans malveillance, nous l'avons vu, mal^rc^ les éloges qu'il no pouvait se dispenser de décorn<'r au talent du gra- veur. D'autre part, il tenait évidemment à mettre en relief — par une prétérition habile — sa propre part do collaboration. Mais l'examen des textes est beaucoup plus instructif que toute discussion conjecturale. 11 est certain que la documentation même de la Magnilicenza, surtout dans la première partie, est abondante, adroite et variée. Elle témoigne d'une certaine habitude du maniement des textes. Il n'est pas impossible que Piranesi ait rencontré au nombre de ses amis d'utiles compétences qui lui auraient fait connaître les autorités indispensables à la partie historique de sa démonstration et qui l'auraient muni de références in- terprétées et classées avec soin. Il est également vraisemblable que sa rédaction ait été mise au point. Mais tout ce qui concerne la con- naissance de l'art grec paraît personnel. Et surtout l'esprit général de l'œuvre, les idées directrices, la méthode inspirée par un savoir expéri- mental qui ne pouvait se rencontrer que chez un technicien sont de source originale. Les idées et les procédés de travail qui se révèlent dans la Magnificenza. — quelle que soit par ailleurs leur valeur scien- tifique, assurément fort contestable, — sont dans un rapport si intime et si étroit avec l'activité générale de Piranesi jusqu'à cette date que, si on les supposait étrangères à sa pensée et si l'on faisait de l'artiste un simple préte-nom, il faudrait forcément supposer d'une manière constante que sa personnalité est nulle, qu'il est une machine à graver et à transposer les idées d'autrui, que sa vie entière est celle d'un scribe aux gages d'une académie anonyme. Bien plus, cette rupture à laquelle

PIRAXESI. 11


82 PIRANESl.

Bianconi fait allusion, en la mettantsur le conipte de son intransigeance, permet d'apprécier exactement la mesure dans laquelle Piranesi a pu accepter la « collaboration »> des antiquaires romains, collaboration incertaine et précaire s'il en (ut, limitée à chaque instant par l'humeur autoritaire de l'arliste, par l'originalité de ses vues, par l'opiniâtreté avec laquelle il prétendait mener son œuvre jusqu'au bout.

Au surplus, ce n'est pas dans les écrits théoriques de Piranesi que je prétends chercher l'unité de son génie, mais dans son art. 11 n'était pas inutile toutefois d'établir que dans tous les aspects de sa carrière il se montre d'accord avec lui-même, que partout il développe ses dons avec la même autorité, — que ses idées d'archéologue enfin, sinon tous les éléments dont il se sert pour les démontrer (encore faut-il lui res- tituer les meilleurs et les plus péremptoires), ont pour source une série d'études expérimentales extrêmement originales et fécondes.


Quelques années après sa publication, la Magnificenza devait sou- lever une polémique curieuse entre Mariette et Piranesi. Par Bottari, l'amateur français était de longue date en relation avec le graveur. Quelques-unes des lettres de Mariette à son ami et correspondant romain nous renseignent à cet égard d'une manière intéressante. A propos d'un article paru dans le Journal de Trévoux sur la restauration ma- lencontreuse du Panthéon par les jésuites*, Mariette proposait à Bottari de communiquer à Piranesi un dessin fait à Rome par Martin Heems- kerke, vers 1560, utile document sur l'état de l'édifice à cette époque. « Je le regarde (Piranesi), ajoute-t-il, comme un vaillant artiste et comme l'homme qui connaît le mieux les antiquités de Rome » (24 dé- cembre 1758). Piranesi lui adressait tous ses ouvrages et recevait de lui, par Bottari, des marques de sympathie courtoise et d'admiration. Le 31 décembre 1762, Mariette écrivait" : « J'ai reçu un exemplaire du dernier ouvrage qu'a fait paraître le Piranesi sur VEniissario del

1. Bottari, Raccollà, IV, p. 496497.

2. Ibid., IV, p. 550.


I.KS AMICIIITA HOMANK I S M\r.MHi;K>/A. M

/ji(/() i/hftiHi. Jo l'ai VU av(M! iinn f^vando naiMaciinn . Il) nutAir. un (Mis(Mnl)h' (r;mlitj!iit<'s (pii (!ai<'nl {toii connues et (\\\'ï MirriUiiorit <li* l'ôlro pour \r\ïv rxlri'^iiu» iiiiportancf... » D'aiitn's Ifllren révMfiil la (liiïih'oiico (jiic .Mari(!ltt' faisait de l'iraïuî.si et d** ses ronfr^roM^ <1(» \asi, par oxiMiiplo, dont il ho soiKtiait peu (ViiC(\nvv\r la ^^ra ride vuo (l(» l{()in(» |)i'is»' (In .laiiicuh», relus qu'il expliquer à Hottari par un prot(>\to (|U(îlr.on(|U(' '. ('est par Mari(»lto et par les pensionnaires de lAcadônui' (jue Tiranosi avait Ir [)lus d'influence sur le public français. Le nom (!(' Mari(»tto et l'accueil r|ue l'amateur r/^servait aux oeuvres (in i^raveur (Paient le nieilleur garant et restent le meilhuir témoi^nacre (lu suect'^s de Piranosi.

Dans ces conditions, n'ost-il pas étonnant cjue Mariette ait attendu plusieurs années pounlonner publiquement son avis %\\v\ii MtKjtiificmza et pour combattre les tiiéories qu'y soutenait Piranesi? Les explications qu'il fournit i\ Hottari ne nous contentent pas. Elles sont embarrassées et d'un homme qui semble envisap^er avec anxiété les conséquences d'une maladresse. Il allèp:uo une raison familière aux polémistes : l'article a été imprimé sans son ag-rément. « On a inséré une lettre de moi dans la (iaicite littéraire de r Europe, où je m'etTorce de défendre les Grecs de certaines imputations du S. Piranesi dans son livre Maynificence^ etc. 11 me semble qu'il ne parle pas des Grecs avec l'estime qui leur est due. Je ne sais comment cette lettre, stampata senza yyiia saputa, lui est venue entre les mains. » Question singulière, si l'on songe qu'il s'agit d'un article où Piranesi est mis en cause d'une manière directe et qu'il devait être naturellement l'un des premiers à connaître. « On m'écrit qu'il en est otïensé et qu'il travaille à la réponse. Il en est le maître, mais je désire qu'il le fasse sans âpreté. La divergence de nos idées ne m'empêche pas d'avoir pour lui l'estime que je dois faire de ses talents. Regardez donc cette lettre, et puisque vous connaissez le P. Giachier il vous sera facile de l'avoir-. »


1. Ibid., V. p. 4'^9, 43S. Mariette déclarait ne pas vouloir s'embarrasser de ces planches géantes, qu'il ne savait comment plier.

2. Bûttari, Raccoltà, V, p. 441. — La lettre de Mariette sur Piranesi a été assez souvent publiée, en tout ou partie : Gazette littéraire de l'Europe, supplément, 4 novembre 1764, p. 234 sq.; traduite en italien dans la liaccoltà de Bottari. \'. p. 447 sq.; réimprimée par Pira- nesi à la suite de la seconde édition de la Magjii/icenza; Variétés littéraires, Paris. Lacombe,


84 I>IHANESI.

Mais on est plus surpris encore lorsque l'on prend connaissance de l'article qui fait l'objet du débat. 11 est certain que Mariette a lu vite et mal la McKjmjiœnza, Il a prôté plus d'attention aux questions sou- levées par le texte qu'au texte même. 11 le résume de façon sommaire et inexacte. « Voici, dit-il, comment M. Piranesi raisonne... Les plus anciens bâtiments des Romains ont été construits avant que cette nation eût aucune communication avec les Grecs. Les plus récents sont char- gés d'ornements et se distinguent par des membres d'architecture de forme bizarre, qui ne ressemblent en aucune manière aux mêmes membres dont les Grecs furent les inventeurs. Donc les Romains n'ont rien emprunté ni rien appris des Grecs; ils ne tiennent d'eux ni la science de la construction ou la meilleure façon de bâtir, ni le goût de la décoration... » Remarquons que Piranesi n'a pas nié l'influence de l'art grec, mais il la croit tardive et funeste. En assimilant délibérément les Étrusques et les Grecs, Mariette pose un principe encore plus discu- table que toute la théorie de Piranesi et qui n'en détruit pas la valeur : « M. Piranesi lui-même convient que lorsque les premiers Romains voulurent élever les masses de bâtiments dont la solidité nous étonne, ils furent contraints d'emprunter la main des architectes étrusques leurs voisins; autant valait-il dire celle des Grecs, puisque les Étrus- ques, qui étaient Grecs d'origine, ne savaient des arts et n'en prati- quaient que ce qui avait été enseigné à leurs pères dans le pays d'où ils sortaient... » Puis l'auteur, s'élevant à des considérations générales, les seules que pouvait se permettre un amateur mal préparé, l'on en conviendra, malgré sa vaste culture, à des discussions archéologiques de cette importance, s'empare des exemples mêmes qu'alléguait Pira- nesi pour démontrer la corruption du goût à Rome après la conquête de la Grèce et croit les retourner contre lui. « L'expérience nous apprend que les choses ne subsistent pas longtemps dans le même état : tout, dans ce monde, a sa période de durée. La mode y règne, et elle y exerce un empire souverain et tyrannique. On a honte de marcher sur les traces d'un autre : l'amour de la nouveauté l'emporte; on veut surpasser ses modèles, et c'est toujours aux dépens du bon goût. Il

1769, t. IV, p. 264-275; Archives de VArt français, 15 juillet 1857, p. 168 sq. (Abecedario); Histoire des plus célèbres amateurs français : Pierre-Jean Mariette, par Dumesnil, p. 180 sq. (extraits). Cf. Œuvres de l'abbé Arnaud, Léopold Colin, 1808, I.


LES ANTICIIITA hOMANK. - IK MAfî.MKICKNZA. M

n'est alors aiicuno production (jiu ur si; cliarK^' d'orncmoiitii Kupcrfluft ri absolunioiit liorH-d'œuvro. On sacrido tout au luxe, et bient/ît on se nid .1 prali(|urr niu* niaîiirr^ qui devient très promptemcnt ridicule et l)arl)are. Voila pnciscnicni cr (\\ù arriva chez les KoniainH, relative- ni(Mil à rarchili'cture. Les exnnpU's <jnr fournit M. l'iranesi en «ont la j>r(Miv(î : on y trouvt» une» profusion d'ornornenls «4 des licences Kîvol- lantes ([ui, <^uni (^if'i/ m (iisc^ inanjuent une décadence toUile dans le «jfénio (K's archit»»ctes qui en fournissent les (Inssins... » Ce passade pa- rait avoir frappr j)ai-ticulièrcnit'nt TiraiHisi. Il l'interpréta, non comme uni^ audaciousi' a erreur p dialectique, mais comme une critique à l'adresse de ses propres conceptions d'architecte et de décorateur. Ce n'est pas dans les courtes et violentes Osscrvazioni sur la lettre de Mariette qu'il faut leur chercher une réponse, mais dans le Hagionamento qui sert de préface au recueil des (^Ueminées et sur lequel nous aurons k revenir, lorsque nous étudierons Piranesi déco- rateur.

iMariette fut surpris du ton véhément de la réplique. 11 s'en étonna auprès de Bottari, par une lettre du 17 juin de la même année' : « J'ai été parfois d'un sentiment opposé à celui de certains auteurs, mais il ne m'est jamais arrivé, en l'exposant ou en le soutenant, d'offenser ou de blesser personne, et je n'ai pas à me reprocher de m'ètre comporté autrement avec le S. Piranesi. S'il est en état de lire et d'entendre bien le français, il lui sera facile de s'en apercevoir et d'en demeurer con- vaincu. Mais, comme il n'a peut-être pas une pratique familière de notre langue, il aura, d'aventure, eu recours à quelqu'un qui ne l'en- tend pas mieux que lui et qui, par suite, m'a fait dire des choses étranges et m'a prêté des sentiments que je n'ai jamais eus. Telle est l'impression qu'ont faite sur moi ses Osservazioni pleines d'àpreté. Je crains fort qu'une seconde lettre, dans les mêmes feuilles périodiques, où j'ai eu pour but de faire connaître l'ouvrage que le S. Piranesi a publié sur les Antiquités d'Albano et de Cori, ne soit pas regardée par lui d'un meilleur œil, bien que j'aie mis tous mes soins à faire valoir le service qu'il a rendu au public... J'aurais plus de déplaisir, s'il était vrai, comme on me l'a écrit, que l'amertume répandue dans son livre

1. Bottari, Haccoîtà, loc. cit.


86 PlRAiNKSI.

n'est pas herbe de son jardin, mais qu'il a voulu complaire à la fai- blesse de certains, qui se caclicnt... J'aime trop la paix et le repos pour m'embarrasser de disputes. »

Nous pouvons, mieux que Mariette, comprendre l'âpreté de la riposte, à laquelle d'ailleurs, on l'a vu, le critique s'attendait dans une certaine mesure. Sans connaissances spéciales pour traiter la question, Mariette s'attaquait à un homme qui venait de consacrer dix années de labeur à la préparation des Anlichità Romane et de la Maynificenza. Dans le courant de 1765, Piranesi faisait une campagne d'études à Corneto et à Chiusi et s'occupait de relever les motifs de décoration découverts par lui dans les tombeaux étrusques. En abor- dant avec ce ton de maîtrise et cette déconcertante généralité tout un ordre de problèmes peut-être les plus délicats de l'archéologie classique, en donnant à sa lettre, à laquelle manque jusqu'à la connaissance solide de l'ouvrage qu'elle critique, un caractère nettement polémique, Mariette semblait méconnaître ce qu'il y avait de sérieux dans l'effort de Piranesi. On peut se demander dans quelle mesure Mariette, en écrivant ce malencontreux essai, n'a pas subi l'influence de Caylus, — si même il ne s'est pas contenté de transcrire et de mettre en ordre les souvenirs d'une ou de plusieurs conversations avec l'illustre antiquaire français. Caylus, à vrai dire, bien mieux que Mariette, eût été désigné pour prendre la plume dans cette controverse en faveur de l'art grec. Son voyage de 1716 en Grèce, à la suite de l'ambassadeur français, M. de Bonac, lui donnait à cet égard une autorité alors exceptionnelle. Nous savons par ailleurs qu'il faisait des réserves sur le talent de Piranesi et qu'il blâmait, dans les estampes du grand aquafortiste, « l'excès d'encre et de foin' ». Les étroites relations qui unissaient Caylus et Mariette, l'ascendant reconnu que l'un imposait à l'autre autorisent des hypothèses qu'aucun document ne vient malheureuse- ment confirmer. Vague et tendancieuse à la fois, la lettre de Mariette aux auteurs de la Gazette Littéraire reflète curieusement un état de l'opinion et s'ajoute à ce que nous savions déjà des efforts tentés en France avec succès pour faire renaître le culte de la Grèce antique et pour favoriser l'étude de son art.

1. s. Rocheblave. Le comte de Caylus, p. 210, note.


LKS AVritlIITA MoMAM-: \A WM.MVU.r.MX. 91

\)ii\\>^ HQH Os.sc/'rdUfinf , l'ii-;uir.si pril soin '!'• IiiuU'T iu débat «'l »e contniitn H'innij^n'rà son cnniradirti'ur mn* U'voii (ir iinHliorJ*», tm l'êxhor- l.iiil ;i liic d'ahonl la .]f(it/ni/iretizn. Mais il iinwlilait de donruM* aux ndh'xions divi^rsrs (|iio c(dt(' conlroverMe avail fait nallnî <;n lui nw lorino plus vaslr ri plus di^'n<' (U* l'ainjih'ur lU* la inali^ro. On trouve* uiuH'lio de» cos pr('M)C(Upalions dans !<• I*urere HuirArrhUntlum ot aussi dans l'introdui'lioii d'un ouvrai^n» auquel il ne put donner suite, Drila intnxhiiionr o (ici f))'()grf'ss<t f/rf/r fn*Up arti in Kifroj/a. 11 avait rini(Mition de roprendn^ d'une nianiènî plus C(jnj[)lete et plus historique l;i thèse soutenue dans la Maf/ni/trcnza sur Torij^inalité de l'art italien. Il ne se dissimulait j)as les dillieultés considérables d'une pareille taelie, labyrinthe épineux dans lequel la « paresse d'esprit » avait jusqu'alors empêché les érudits do s'engager. Le problème étrusque devait rester le centre de ses recherches. Que sont les Étrusques et de quels éléments leur race est-elle composée ? D'où viennent-ils ? Que doivent-ils à l'Asie, à l'Egypte, à la Grèce? Telles sont quelques-unes des questions qu'il espérait pouvoir élucider, en faisant appel à l'histoire des institutions politiques, religieuses et morales des dilïércnts peuples qu'elles intéres- sent. Je ne sais si l'on doit absolument regretter que Piranesi n'ait pas exécuté son projet. Un ouvrage comme la Mnfj)u/icenza, caduc sur presque tous les points, suftit à renseigner sur ses idées et sur ses méthodes. L'archéologie ne perd rien, en ignorant Ylntroduzione, et l'ûrt y gagne beaucoup de belles œuvres que la composition d'un si long ouvrage aurait probablement empêché Piranesi d'exécuter.

11 reste que, grâce à la Mognificenza et à la polémique avec Ma- riette, les Étrusques sont désormais exhumés de leur poussière histo- rique, dont n'avaient pu les tirer les travaux de Matîei et de Guarnacci, pour ne citer que les principaux. Ils touchent la curiosité du grand public de l'archéologie et des arts. On ne peut pas dire que Piranesi les fait revivre, puisque après comme avant lui on ignore ce qu'ils furent exactement. Dès avant 1750, Tartiste leur faisait une place dans cer- taines planches d'inventions des Opère varie : après la Maynifîcenza, ils existent, à titre d'énigme il est vrai, mais enfin ils sont prêts à rentrer dans la continuité historique. On cherche sans succès à con- naître leurs mœurs et les manifestations essentielles de leur génie, mais on les suppose et on ne se lasse pas de conjecturer. On invente


88 PIRANESI.

une civilisation ilalo-og-yptienne dont ils font tous les frais. On visite le musée Horgia, rattaché par Benoît XIV aux collections des papes. On étudie et l'on collectionne les belles urnes de bucchero nero, ornées d'élégants et originaux reliefs; on décore du nom (ï étrusques tous les vases et tous les tessons découverts dans le sol italien, et jusqu'aux belles œuvres sorties des fabriques campaniennes du second siècle. Mais si la vogue pose le problème sans méthode et le résout avec incohérence et précipitation, il n'en demeure pas moins présent à l'at- tention des historiens et des érudits, et c'est en grande partie à l'ar- deur de Piranesi, à son zèle lucide et puissant, à ce que j'appellerai son patriotisme archéologique qu'on le doit.


CIIAIMTUK IV

i.A mati;kiti% (1701-1778)

I


L'artiste a quarante ans. Suspendons un instant le récit de celte existence pour essayer d'en dégager les dilTérents aspects moraux, pour nous demander dans quelle mesure il est juste de rapprocher l'homme qu'est Piranesi de ses ancêtres de la Renaissance, — ces libres génies à qui on Ta souvent comparé pour Tautorité du caractère et la tbugue des passions.

Leur vie est pleine d'un luxe d'événements et de circonstances qui s'ajoute au luxe même de leurs œuvres et qui en reflète l'éclat. Ils se dispersent, ils se prodiguent avec une générosité que rien ne lasse. D'une àme égale, ils touchent à mille objets, et la multiplicité de leurs dons n'ôte rien à l'unité de leur génie. Comme le poète, ils semblent l'écho sonore de toutes les rumeurs de leur siècle, ils en réfléchissent tous les chatoiements. Cellini, dont le nom s'évoque ici naturellement, a vécu avec une ardeur parfois frénétique. 11 est avide d'occasions et d'aventures, pour lui-même et pour son art. 11 est sans cesse à la recherche de nouveaux domaines pour y étendre sa royauté, et plu- sieurs existences d'honmies seraient comblées de tout ce qu'il a mis dans la sienne. Chaque conquête de son ambition, loin de la satisfaire, élargit encore ses projets. A travers les orages d'une époque et d'une vie pleines de tumulte, ses œuvres, nées avec aisance de ses caprices étiucelants, se succèdent au hasard comme les perles d'un collier

PIRANESI. , 12


90 PlHAMiSI.

rompu. Comme les événements à travers lesquels passe leur créateur et dont il peuple ses jours, elles sont les admirables images du désor- dre, de la grâce, de la fièvre et de la magnificence.

Certes Piranesi fait penser à Cellini, mais, sans se restreindre et sans s'appauvrir, il s'est concentré. Haute et vaste, occupée tout entière par des instincts dominateurs, traversée de fougues et d'élans extraor- dinaires, son âme s'attache étroitement aux rêves et aux visions qu'elle a conçus. Elle est pleine d'audace dans ses songes; il arrive qu'ils dé- bordent et qu'ils envahissent sa vie même, mais ils ne la détournent pas de son objet. Toutes les aspirations et tous les instincts de cette puis- sante nature sont accaparés par un labeur où ils trouvent une satisfac- tion complète et une expression définitive. Il s'y confine avec une sorte d'âpreté jalouse et il ne permet pas qu'on l'y vienne troubler. Après les années de misère fiévreuse en compagnie de Polanzani et de Coradini, après les voyages de Venise et de Naples, une fois qu'il a fixé sa vie et choisi son but, rien ne l'en détourne plus. Avant son mariage, il vit dans une solitude farouche ^ Aux visiteurs importuns il crie lui-même que Piranesi ne reçoit pas. Seul le peintre Vien a le droit de pénétrer dans son asile. Plus tard, en compagnie de Clérisseau et d'Adam, ce sont de longues promenades à travers la campagne et ses ruines: ils finissent par les connaître si bien qu'on ne peut toucher au moindre débris d'an- tique sans que Piranesi s'en aperçoive et s'en inquiète ^

Pendant sa jeunesse, on ne peut le voir que le soir, chez son éditeur et ami Bouchard, encore tout occupé de la besogne d'un long jour. Ses mains actives ne s'arrêtent pas d'improviser, sur tous les morceaux de papier qui sont à sa portée, des dessins qui continuent ses songes. Dans son atelier, il interpelle la matière à laquelle il va donner la vie, la plaque de cuivre nu et poli oii il va faire paraître les ruines de Rome dans leur poésie et dans leur beauté; on dirait qu'il fait avec elle une série de gageures. « Toi, tu seras brique, dit-il, et toi, tu seras marbre \ » Il se réjouit de posséder la matière inflexible et de l'asservir

1. Legrand, f^ 132 : c II se retira même, pour être plus tranquille encore, dans une petite maison derrière Monte-Cavallo, à l'endroit nommé il Bosquetto. Il n'y recevait personne pour s'y livrer tout entier à l'étude, à la méditation et à la pratique de son art. *

2. Ibid., f° 134.

3. Ibid., î" 132 : c Ce n'était qu'avec elles (ses planches) qu'il faisait volontiers les frais


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I.A MATI'fUTr^ 01

aux v()I(>nl« s dr sa inaltrisi*. Il iTiml pan ndiihlalih* à un peintn* qui proinrnn swv un rndiiit sonplo ot f^rnH un pincoau cliar^^'^ d'Iiuilt*, d'ossiuico on (Ir Ncrnis. Il travaille avoc nno sorte do «tylct nur une pl.Kjno d'airain. Sa paictu» n'est cliar{<<(' quo (!<• noirn. Pour colorer SOS planches, il lui faut discipliner un acide ii la toiH brutal et perfide. C'est avoc ces onlils redoutables et dans cotte dure matière qu'il doit s'exprinicM' tout entier.

A celte Apre hcso^nie il fait servir ses violences et ses passions, son iinaj^nnation de tortionnaire que hantent des visions de supplices et d'assassinats, son invincible puissance <le travail, son indifférence à 1 e|:j^«Mrd des habitudes et des usaj^es, une audace dans ses enquêtes sur les antiquit(^s do Home (jui reste légendaire parmi les artistes et dans le peuple. C'est ainsi (ju'il propose à Pécheux, pour reproduire avec le plus d'exactitude possible les bas-reliefs de la Trajane, de se faire descendre dans un panier le lon^ de la colonne et de s'arrêter succes- sivement aux hauteurs voulues, dans le vide, au bout d'un câble'. Un jour, dans la campagne, hissé parmi les rochers et les éboulements, il dessine dans un si étrange appareil et dans une position si péril- leuse que les paysans le prennent pour un sorcier qui fait des incanta- tions et qu'il faut l'arrivée d'un officier de la maison du pape pour lui éviter d'être massacré ".

Ses violences, elles éclatent dans sa vie avec une force singulière, quand il est arraché à ses songes, quand on les discute, quand on menace le patrimoine dont il assume la défense. Il n'accepte pas d'au- tres servitudes que celles qu'il s'est lui-même imposées. 11 a au plus haut point le sentiment de sa maîtrise d'homme et d'artiste. Mariette. Volpi, Capmartin de Chaupy \ au cours des controverses qu'ils eurent

de la conversation : Ah! nous verrons, leur disait-il énergiquement en travaillant, si vous ne rendrez pas le soleil d'Italie. Pour toi, tu seras brique, et toi, tu seras marbre. Il pariait avec elles... »

1. Jbid., f^ 134.

2. Ibici., f^^ 138.

3. Bianconi, loc. cit. : « Un autre débat moins sérieux (que la polémique avec Ma- riette\ touchant quelques restrictions sur la fidélité de ses planches, s'éleva entre Piranesi et l'abbé Cap Martin de Chaupy. infatigable chercheur de la villa d'Horace, qu'il finit par découvrir, après s'être donné bien du mal. Après une exténuante exploration, l'abbé publia trois tomes pleins d'une érudition confuse, écrits dans le français le plus singulier qu'on


02 PIRANESI.

avec lui, sont à ses yeux les blasphémateurs de Rome et de son propre génie. Il est comme le gardien d'un dépôt sacré, il veille jalousement sur la gloire de sa ville, il accomplit jusqu'au bout sa mission. S'il arrive que l'on menace quelque vieille muraille, il court auprès du pape implorer son salut. Par là son orgueil indomptable a quelque chose de plus généreux et de plus élevé que les fanfaronnades de Cel- lini. Ses colères l'aveuglent : à Saint-Luc, il s'emporte au cours d'une discussion jusqu'à frapper un architecte, son confrère. Dans ce siècle sceptique, où la critique la plus active et la plus aiguë a vite raison des engouements éphémères, il ne doute pas une minute, il est, à sa manière, un croyant. Au milieu de ces âmes atténuées, aimables, tout en étendue, il sent avec une franchise et avec une profondeur dont elles ont dès longtemps perdu l'habitude. Des réactions immé- diates accompagnent ses impressions, elles le déchaînent et elles l'em- portent, sans que rien puisse le maîtriser.

Sa vie privée abonde en éclats du même genre. Ayant perdu l'un de ses enfants, il veut tuer le médecin qui l'a mal soigné'. En lui remettant l'épée de chevalier. Clément XIII prend soin de lui recom- mander de ne s'en servir que pour défendre la foi. Jaloux, tristement et désespérément jaloux d'une femme belle et peut-être coquette, il se laisse entraîner à des fureurs et à des violences qui épouvantent son entourage et dont il sort, le lendemain, plein de honte et comme d'un songe -. Capable au plus haut point d'attachement et d'amitié, il se livre


ait jamais imprimé depuis Rabelais. Le Piranesi traita cette affaire à la plaisanterie, plus en paroles que par écrits. On pourrait indiquer ici d'autres controverses, mais comme elles intéressent le commerce de ses livres plus que sa littérature, nous laissons à d'autres le soin d'en parler. » Bianconi ajoute : « Au milieu de si grandes affaires, le Piranesi, semblable à ces Juifs qui tenaient d'une main l'épée et de l'autre la truelle, se défendait allègrement et tra- vaillait. » A la fin du Ragionamenlo qui précède les Diverse manière d'adornarei cammini etc. ^ se trouve une vignette satirique dirigée contre Capmartin, * Capo confuso », avec cette lé- gende : « Una fonte secca e pochi mûri infranti hanno prodotto tre grossi tomi. Che ne dici, mio Baretti? Dov'è la frusta? » Suit cette menace : « Vi avverto a prender consiglio prima di stampare. » — Cf. Capmartin de Chaupy, Découverte de la maison de cam,pagne d'Horace, Rome, 1767-1769, et la Dissertazione sopra la villa di Orazio Flacco, de Tabbé Domenico de Sanctis, qui se mit sur les traces du savant français et qui le gagna de vitesse.

1. Legrand, f« 140.

2. Legrand lui-même, malgré sa bienveillance, parle de « scènes extravagantes..., scènes dont il était au désespoir lorsque son sang était calmé. L'ardeur avec laquelle il travaillait


i.A MATi nni^.. 93

sMiis rr.s( rvo ;\ co\i\ (jn'il a choiHln, — npr^H Coradim et i^jianzani, Uoht^rt Adam et < 'l< risscaii. il pratique co corii|)aj<nonna^(î ('•troit (J<-h jiMinossos d'artislr où, dans la comnmnauir* du travail c»t des ariihi- liohs, liait inu' sorte ih» tt'iidnHsc virile, (urélar^it el que forliflo la inaturil»'.

Du tf'Mnoif^Mia^^o deBcoiitmipriraiiis on voudrait tenir plus de détails encore sur l'Iioninu^, sur son caractère, sur ses ino»urs, sur tout c<î qui l'ail le particulier de rindivi<lu (^l d'une (existence. Que ne i)Ourrions- nous tirer, j)ar exemple, de l'ahondanee des mémorialistes et des l)i(>i;i'aj)ln\s an^^lais, lornH'S à l'éci^le de l'inimitahle Hoswell I Pour essayer de nous taire une idée de l'iiMuesi à (juarante ans, il faut nous contenter dos anecdotes éparses do Logrand el des raccourcis de Hian- coni, pressé de terminer son article : a Le Piranesi, dit ce dernier, était de stature plutôt grande, de teint brun, avec des yeux très vifs. Sa physionomie était agréable, bien que d'un homme plutôt sérieux et méditatif... 11 parlait avec plus d'abondance que d'éloquence, pei- nant à s'oxpi'imer avec clarté : toutefois il concevait à merveille l'idée du beau dans l'art du dessin et il la traduisait dans ses planches avec un rare bonheur... » Très séduisant dans sa première jeunesse, le visage animé d'un feu et d'un éclat surprenants, il conserve dans le portrait de Polanzani qui le représente à trente ans une expression de vivacité, de force et d'ardeur qui fut sans doute celle de ses plus fières années.

L'homme de cinquante ans, vieilli sans accablement et sans fa- tigue, dont son tîls Francesco a gravé l'image, a quelque chose de plus lourd et de plus autoritaire. La majesté d'une tâche noble et longue, poursuivie sans répit à travers les événements, rend plus grave cette belle figure où, malgré l'empâtement de la maturité, les traits ont encore le charme et la netteté de dessin de la jeunesse. Le modelé du front a la même largeur et la même puissance ; l'œil, abrité par une

l'embrasait de plus en plus et ne le laissait pas maître de ses actions >. Zucchi, qui avait commencé le portrait d'Angelica, ne put le terminer; il resta, à Tétat d'ébauche, aux mains de Francesco. Piranesi était surtout jaloux d'un élève de PécheiLX, nommé Giuseppe Vasconi. « Il ne pouvait le voir passer dans sa rue sans lui supposer quelque projet perfide. » Je n'ai pas retrouvé mention de cette ébauche de Zucchi dans le Catalogue de la vente de Francesc o Piranesi par Regnault-Delalande, Paris, 1810.


04 PIRANESI.

paupière un j)eu lourde, assez profondément enfoncé dans l'orbite, regarde devant lui avec une expression intense d'attention; sous la narine bien ouverte, la bouche est petite et ferme, le menton est carré- ment construit. L'ampleur de l'encolure et le beau volume du crâne révèlent une nature riche, puissante et bien organisée.

C'est à ces deux estampes, œuvres de l'ami et du fils de l'ar- tiste, qu'il faut demander la vérité de son image. Elles ont l'une et l'autre un accent d'exactitude, elles sont fortement individuelles, elles respectent le caractère, et comme elles sont dans un rapport étroit, il est permis de croire qu'à deux âges différents, elles sont ressem- blantes. Quant à la statue de Piranesi élevée par les soins de ses enfants sur son tombeau à Sainte-Marie Aventine et due au sculpteur Ange- lini, elle est théâtrale, boursouflée et vide. La gravure qu'exécuta Francesco d'après elle traduit toute la niaiserie pompeuse de l'original. Ce romantique en toge a les muscles du visage lourdement contractés par une expression solennelle et violente à la fois. 11 semble se dé- battre contre l'ennui du marbre et porter jusque dans la mort le far- deau de ses amertumes et de ses irritations *.

Sûrement, c'est un autre Piranesi qu'il faut nous représenter aux jours de son adolescence, alors qu'il songeait fiévreusement à la Ville Éternelle. C'est un être jeune, plein d'audace et de spon- tanéité qui, quelques années plus tard, épousait, comme dans un

1. Legrand, f" 132, donne un portrait de Piranesi dans sa jeunesse : « Quant à son extérieur, il était grand et bien proportionné. Sa structure annonçait la force : l'embonpoint, une belle carnation répondaient de sa santé, et le feu de ses yeux n'était qu'une faible lueur de celui dont il brûlait sans cesse et qu'il exhalait avec passion sur ses planches. » L'icono- graphie de Piranesi est assez abondante; elle comprend : 1^ le portrait gravé par Polanzani en 1750; 2' le médaillon gravé par Francesco en tête des œuvres de son père et reproduit dans V Album de Rome (3 octobre 1840); 3° le buste d'Antonio d'Esté, conservé à la Proto- mothèque du palais des Conservateurs; 4° un buste conservé à l'Académie de Saint-Luc; 5° la statue d'Angelini, à Sainte-Marie, gravée par Francesco en 1790. Enfin il existe au musée de Nantes, catalogué parmi les inconnus des écoles d'Italie, un portrait de J.-B. Pira- nesi, buste en plâtre un peu plus grand que nature (collection Cacault). Je ne Tai pas vu. C'est sans doute un moulage soit du buste du Capitole, soit de celui de Saint-Luc. V. Inven- taire des l'ichesses d'art de la France, Province, Mon. Civils, II, p. 177. Le sénateur François Cacault avait formé pendant son long séjour en Italie une collection de tableaux, de sculp- tures et d'estampes. Il installa son musée à Clisson, avec le dessein d'y adjoindre une école d'art. 11 mourut en 1805 sans avoir réalisé son projet. Sur le buste du Capitole, v. Moroni, op. cit., XLVII, p. 89.


LA MATI HITP. fS

route, l;i lillr (('un i.iidiiiici- «iii i-riin'c l.orsiin. il avait ie cJesHciii «le s'iiiiii' à iiiH» llniiiaiiic, dont \r type, rrsti^ pur aprrs des si«»(îleH, r^'iidll (•ha(|ur jour pn-sonto h ses yeux la hcaulé <le la nuîo dont il (Whrini kîs fj^rau(l(Mirs Mst-ct» par r(»nlroini.s(» di» sou irMf)rirn('ur V'itlori \ à ^|ui il sr serait (>ii\ril île ses projets, (pTi! eounut sa flaueé«»? hianconi rac'outo l'aveniure de plus roinauesfjue l'arou : « TiraneHi était un jour à (l(»ssiuer ;m milieu du « .iiiipo VacîeiiU), iors(|uo vint à passer devant lui un Jardiuiei', accompagné d'une eliarinante jeuiK* (ille, na so'ur. Cette jtMine lille (^st-ollo à marier? dcunanda sans plus de façon Piran(»si. I^a jeune tille ayant n'^pondu al'tiiinativement sans aucune hésitation, le dessinateur dépose sur-le-elia!n[) son portefeuille et ses crayons, et se levant aussitAt, il conclut, à la manière de Td^e d'or, sous les arbres et au mili(ui des animaux (jui encombraient le Campo Vaccino, ce sin- guli(M* mariage. Dans (jnelle mesure cette union devait être heureuse, ce n'est pas un sujet à trait(T dans Y AtUoIogiff : F^ome tout entière le dira, comme le dit toute su vie, à qui voulait ou ne voulait pas l'en- ttMidre, le malheureux mari, prouipt à se forger des soucis imagi- naires, déchiré sans répit par d'injustes soupçons, naturellement ingé- nieux à tracasser autrui... > Malgré l'imprévu de cet arrangement romanesque, on doit croire que les choses se passèrent d'une manière moins idyllique et moins péremptoire. Mais les traditions les plus calmes et les plus vraisemblables s'accordent à reconnaître que Fira- nesi brusqua sa cour, passa outre aux préventions de la famille de sa fiancée et Tépousa en moins d'une quinzaine. Elle apportait 150 pias- tres de dot qui aidèrent l'artiste à réaliser ses premiers projets. Il eut d'elle cinq enfants, dont trois, Francesco, Angelo et Laura, furent ses élèves et ses collaborateurs. Francesco et Angelo devaient continuer son œuvre et transporter ses cuivres à Paris sous le Consulat.

Vers 1750 environ, Piranesi avait quitté son atelier du Corso pour s'installer dans le quartier de la Trinité des Monts, a Sirada Felice. nel palazzo del conte Tomati, C'est là qu'il grave et qu'il édite la plupart des Vedute di Ronia, dans le local qui devait plus tard être occupé par le statuaire danois Thorwaldsen. C'est là qu'il réunit, au cours des années qui suivent, les éléments de cette belle collection d'an-

1. Legrand, P 132 sq.


96 riRANKSI.

tiques que Francesco céda par la suite au roi de Suède, Gustave lll, son protecteur, contre un capital de G. 25:] sequins, converti en une rente via- gère de G:J0. Les archives royales de Stockholm et le catalogue du musée de cette ville permettraient de la reconstituer, mais on peut déjà se faire une idée de ce qu'elle contenait, au moins des plus belles pièces, par le recueil intitulé : Vasi, Candelabriy Cippi, Sarcophagi, Tri- ])od'u Lncerne ed ornameiili antichiy diseynati ed incisi dal cav. Gio, Bdtt. Piranesi, cent douze planches exécutées de 1768 à 1778, dont quelques-unes sont de la main de Francesco. Elles sont réunies en deux tomes, le frontispice du second porte une dédicace au général Schou- \q\ov ^ promotor délie belle arti, le protecteur du peintre Unterperger à qui il fit copier à l'encaustique sur des panneaux de marbre les Loges de Raphaël au Vatican.

A côté des galeries consacrées aux pièces capitales et aux chefs- d'œuvre de la statuaire, les antiquaires italiens avaient déjà formé des collections d'objets d'art et d'ustensiles d'un caractère décoratif. « Un des meilleurs antiquaires, dit de Brosses^ en 1739, estBorioni lo Spe- ziale, qui a rassemblé un recueil fort curieux en lampes sépulcrales de bronze et de terre cuite, en vases et meubles antiques, en pierres et petits bronzes égyptiens, en pierres gravées, camées, inlagli, etc. Il fait graver le tout en un volume de cent à cent cinquante estampes, dont le chevalier Venuti, que j'ai vu à Naples, s'est, à ce que l'on m'a dit, chargé de donner les explications. » Le « recueil » constitué par Pira- nesi semble avoir été l'un des plus considérables en ce genre. Dans les Vasi, en même temps que l'artiste ouvre son cahier d'études et fait connaître soit les fragments de frises, les bases, les fûts de co- lonnes, les chapiteaux épars dans les jardins et dans les palais de Rome, soit les maîtresses pièces des collections européennes, en particulier celles des amateurs anglais, il y reproduit les plus impor- tants des vases d'apparat, des trépieds et des urnes funéraires qui lui appartenaient. Dès l'époque à laquelle il préparait les Antichilà et surtout les éléments des Monumenla Sepulcralia qui en forment le noyau, c'est-à-dire de 1750 à 1753 environ, Piranesi avait acquis une connaissance approfondie de cette branche de l'archéologie.

1. Op. cit., II, p. 267, 268.


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U MATI HITI' 97

Los iK^cosaitrs de son snjcl l'aviiirnl onlraîn<^ à coiiipaiM-r et a claM- S(»r 1111 ^'iMiid noinhrc» dr ca's nccvssoivi^s du cullo do.H niorls chez Icîh aiicicMis.

Son \/us(fo s'accrut avec los aiincMîs. Il ««ntrotenait d'liaf)iles res- taurateurs (jui ri'paiaieut sous sa direction l<*s pièces rnutik'es. llahituéH dès la Kenaissance à l;i prati<jue de ces in^cniosit<s, l(;s Italiens les exei\'aiont avec plus de verve et plus d'adresse que jamais dans la seconde luoiiio du dix-huitième siècle. C'est rèpo(juo où Hartoh)meo et l'aolo Cavacep{)i ^« restaurtMil <• les antiques d'Alhani, d'une main empresîk»e A los parer, a Après avoir remporté, dit Lo^M'and ', dos victoires (sur les amateurs s(\s rivaux) dont \r prix était un (ra^Miient dt; frise, un vase, un autel, un candélabre, etc., Piranesi devenait sculpteur dans ses vastes ateliers, il faisait lui-môme les modèles des parties mutilées dont la res- tauration était délicate et forma d'habiles artistes on ce genre au nombre desquels on peut citer Cardelli, Franzoni, Jacquietti {sic) et autres qui depuis ont travaillé pour le iiiuscum du N'atican, et dr)nt les travaux rassemblés ont tant facilité aux architectes la connaissance du dessin pour cette partie si essentielle à la décoration des édifices... » Grâce aux VasL la collection Piranesi devait exercer une influence considérable et servit à meubler, entre autres, les tableaux d'histoire de l'école fran- çaise, avant de fournir des thèmes à l'art industriel, le jour où les frères Piranesi créèrent à Paris une manufacture d'objets en terre cuite imités de Tantique et principalement des modèles recueillis par leur père.

L'atelier de Piranesi à la Trinité des Monts abrite des élèves dont le mieux doué et le plus aimé est probablement Benedetto Mori, compa- gnon des travaux du père et des fils, de leurs études sur nature et de leurs fouilles. « Piranesi s'inspirait sur les lieux mêmes du sentiment de la grandeur romaine et la fixait sur ses cuivres. Son fils et son zélé compagnon, l'architecte Mori, partageaient constamment ses travaux et ses fatigues. Toujours levés avec le soleil, contents d'un modeste repas et dormant sur un lit de paille au milieu de ces riches fragments, ils s'encourageaient par le souvenir des grandes actions que ce sol avait vues naître. lisse rappelaient les grands hommes qui l'avaient foulé et se

1. F^ 143. Franzoni est connu comme l'un des agents les plus actifs de Pie VI. Visconti, Pierantoni et lui découvrirent le bas-relief des Danaïdes. V. Visconti, Museo Pio-Clementino, IV, 36, et Louis Hautecœur, /?owe et la renaissance de l'antiquité à la fin du XYI 11^ siècle, p. 67.

PIRANESI. 13


98 PIHANKSI.

disaient : les Scipion, les Camille, les César avaient, à la tête de leurs légions, d'autres fatigues à surmonter et de plus dangereux ennemis à combattre'... » Benedetto, formé à cette école, devint l'un des meilleurs graveurs d'architecture et d'archéologie de son temps. Il travailla en cette qualité pour Seroux d'Agincourt. Comme d'Agincourt l'indique lui-même', tandis que Macchiavelli dessinait à lui seul, de 1780 à 1808, toutes les planches de V Histoire de V Art par les Monuments relatives à la sculpture et à la peinture, Benedetto Mori et Domenico Pronti se chargeaient des planches d'architecture.

Outre ses élèves en titre, Piranesi acceptait à l'occasion de diriger des collaborateurs dans une tâche commune. C'est ainsi qu'en 1764 il se chargeait de préparer et de surveiller la publication d'un charmant album de dessins du Guerchin% pour lequel, outre quelques planches de la série, il gravait dans sa manière franche, lumineuse et libre un admi- rable frontispice d'un accent et d'un brio extraordinaires. L'ouvrage était exécuté pour le compte d'un des plus fameux spoliateurs d'antiques, l'anglais Thomas Jenkins, l'un des confrères de Piranesi à l'Académie de Saint-Luc, banquier, peintre, archéologue et courtier d'objets d'art. Legrand% qui paraît avoir été renseigné par Ennio-Quirino Visconti, le peint d'une manière amusante : « Jenkins..., très instruit, tour- nait cette science au profit du commerce par des spéculations sur le produit de ces fouilles et vendait chèrement aux Anglais ses compa- triotes et les antiques et les leçons qu'il leur donnait sur ces précieux monuments ; un seul et unique fragment de l'art des anciens, un pied, une jambe, une petite partie d'un torse, lui suffisait, dit-on, pour refaire une statue antique tout entière, sauf à lui casser un bras ensuite pour augmenter son mérite aux yeux de quelque amateur fanatique. » Dans la chalcographie de Piranesi prit place par la suite une série d'estampes exécutées en 1773 aux frais de Gavin Hamilton, d'après les chefs-d'œuvre

1. Fol45.

2. Seroux d'Agincourt, Histoire de V Art par les monuments^ Architecture, Décadence, \, p. 22. Giacomo Machiavelli, de Bologne, est Fauteur d'une illustration de Dante qui accom- pagne l'édition bolonaise de 1819. Domenico Pronti publia en 1795 une Nuova raccoltà di iOO vedutine antiche dellà citta di Roma e suoi vicinauzef incise a bullino .

3. Raccoltà de alcuni disegni del Barberi da Cento detio il Guercino, in Roma, 1764. La majeure partie des planches est de Bartolozzi.

4. Fo 137.


l.\ MATCniTK. M

dos maiinvs il.ilicns, p.ir 1rs hiiiinislrs inonotoneH du l'éa>le do Volpato et r^'imies sous U* litrn do Sc/nda Italien l*ii:iurnt\ mai» nous ne HavoiiK si Piraiieai ou assuma i:i dirocliou; l'osprit ol la t(*(!hnique do cot ouvrage s(»uil)loraiout prouvor Iccoulrairc II <'sl pr()l)ahlr' (juc; les cuivres furonl raoliotôs par l*'rauoosc()qu<'l(|uos anuoosa|)ros Icuirexoculiou pour grossir 1(* fouils (lo sou oouunorco d'ostanipos.

Daus les papiers de Toinauza ' se trouvait uuc lettre de Piranesi adressée t\ sa sieur et dalé(» de Koinr, le 27 mars 1778, d'autant plus intéressante i\\w cette sorte de documents est fort rare. I/artiste y déclare que, depuis son d(part de \'enis<', il a ^aj^^ié de cin- quante à soixante mille écus romains, il en a [ilacé une partie. Le reste des capitaux alimente sa chalcographie et sa collection. Il ajouta; que ses œuvres de gravure et d'archéologie se montent à cette époque à dix- huit volumes format allanlico. De temps en temps les papes lui en achètent un exemplaire complet au prix de 200 écus pour en faire hommage aux princes étrangers qui viennent les visiter. C'est le génie même de Rome, dit-il, qui l'a inspiré et, s'il se donne le nom de fils de Rome, c'est que c'est là qu'il a fait sa fortune, c'est là que son protec- teur, le pape Clément XIII, l'a décoré du titre de chevalier. Il s'élève contre l'inertie des Italiens du dix-huitième siècle et fait l'éloge de la nation anglaise, qui s'intéresse à toutes les tentatives des arts et des lettres. S'il devait se choisir une patrie, il opterait pour Londres. Con- traint de s'exiler de Venise parce qu'il n'a pu y obtenir un mauvais petit emploi, il proteste qu'il n'y retournera jamais : cette ville n'est pas un théâtre capable de favoriser ce qu'il y a d'ample et d'audacieux dans ses conceptions...

Ainsi définitivement fixé dans la patrie de ses songes et de toute grandeur humaine, Piranesi pense, observe et travaille aux jours de sa maturité. Il est de ces hommes qui doivent ignorer longtemps les lan- gueurs et les débilités de la vieillesse et que les ans semblent rajeunir. Dans la dernière période de sa vie, celle où le génie, sans avoir rien perdu de sa flamme et de sa puissance créatrice, gagne d'ordinaire en équilibre et en étendue, il ne se lasse pas d'être jeune, impétueux, actif, entreprenant, d'observer avec passion la nature et les hommes, de re-

1. C'est à Tipaldo, dans l'article ^ Piranesi » de sa,Biografiaj que l'on doit cette intéres- sante indication.


100 PI R AN ESI.

composer sur-le-champ dans son imagination, sous une forme nouvelle, ce qui le satisfait mal dans ce qu'il voit. Toujours occupé de quelque idée, il ne cesse d'étudier et d'inventer. « Plus le sujet sur lequel il méditait était vaste, plus il avait d'attrait pour lui. Il disait un jour à l'un de ses élèves : J'ai besoin de produire de grandes idées, et je crois que si Ton m'ordonnait le plan d'un nouvel univers, j'aurais la folie de l'entreprendre \ »

Tel nous l'avons vu au cours de sa jeunesse, tel nous le retrouvons au cours de cette nouvelle et dernière période de sa vie. De 1761 à 1778, Piranesi poursuit l'application du programme inauguré par les Aîitichità Romane; il donne une forme définitive à ses conceptions d'architecte et de décorateur : l'enrichissement du Museo^ en lui four- nissant des modèles et des thèmes d'inspiration de plus en plus nom- breux, favorise sa tâche et la rend plus aisée. Par des voyages et par des fouilles, il étend le champ de ses investigations, il élargit le do- maine de ses connaissances et de ses hypothèses. Jusqu'à sa mort il ajoute de nouvelles estampes à la série des Vedute di Ro^na : elle est peut-être l'image la plus complète de son génie; en faire l'histoire sera l'occasion de résumer les étapes de son activité. Pendant la même période, son autorité d'homme et d'artiste se manifeste avec éclat et sous des formes multiples dans ses relations avec ses contemporains. Les honneurs officiels viennent consacrer ses succès auprès de ses con- frères et des amateurs. C'est par la réception de Piranesi à l'Académie de Saint-Luc que s'ouvre cette nouvelle époque de sa vie.


II


Entre le Forum Romanum, celui de César et celui d'Auguste, la très vieille église de Sainte-Martine, dont l'établissement remonte aux premiers siècles de l'ère chrétienne, restaurée par Adrien V\ puis par Alexandre IV, cessa d'être paroissiale en 1588, quand Sixte-Quint la céda à la corporation des peintres et des sculpteurs. Jadis elle était le point de départ de la procession de la Chandeleur, antique vestige des

1. Legrand, P 148.


i.A MATi'niTrî:. lOi

Lii|)(Tcal('s. hcsoniiais rllo est coiisarm^ ;iiix arts, à uainl l^uc leur patron, «Ml iiHiiir Iciiips (jii'à saiiifr MartiiM», dont Crfiain VIII y fit traiisporlci- 1rs rrli(jii('s. (V.st Ir ih-ncii (\r co ponlil"»' <jiii ici iï\)\iU' a lo sanciuairr du trri/irmo si«(!|(» par un <'»(lilic(» modnrin», dfi a PirTn» de Corlone, An dix Imilirnir sièricî, au-dessus des ombrages du Tampo Vaccino, an pird du (lapitolo el non loin de San Ix^renzo in Miranda

\ qui les colonnes et les frises du temple d'Antonin et de Faustine

font un si hoau pr>rtirpn\ la charniante é^^Hise des artistes f'dève une l'a(,'ade d'un i^(»iil piltonvsque, «Hérrant et coin[)liqué, léf^j'Ternent bom- bée comme un meuble de boudoir. L'intérieur en forme de croix p:recque et cliar^^^é de colonnes, les modillons d<*s pend(»ntifs, les groupes au-dessus dos trois autels, l«»s tribunes latérales à balus- trades représentent dans la tradition du dix-septiéme siècle l'elTort rl'im art ingénieux, vivant et lii)re. C'est là la << fill(^ cliérie » de Pierre de Cortone, rival de Bernin et de Rainaldi pour les projets rrachè- vement du Louvre, architecte-peintre de Santa-Maria in Via Latu et de la villa Sacchctti. 11 n'y est pas inférieur h sa belle restaura- tion de Santa-Maria délia Paco. C'est là qu'il voulut ôtre enterré : il y fui déposé en 1600, dans l'église souterraine. Le sanctuaire dédié au patron des peintres était et resta le panthéon des artistes romains. A l'ombre de son église, dans une petite rue qui débouche sur le Forum, l'Académie de Saint-Luc abrite son activité discrète et ses solennités familières.

Il faut bien reconnaître qu'à cette époque son influence ne s'exerce plus sur les arts que d'une manière lointaine. Elle consacre les talents, mais ses concours ne déterminent aucun eflbrt original et sincère. Enri- chie par les legs de ses membres, — Pierre de Cortone, entre autres, lui a laissé cent mille écus, — elle dote des orphelines et consacre à la philanthropie une bonne partie des fonds dont elle est dépositaire. Illustre et caduque, elle n'est plus guère qu'un paisible reflet de l'activité du siècle. Elle accepte dans son sein des maîtres étran- gers. Mengs, professeur à l'École Capitoline depuis 1756, sera bien- tôt prince de l'Académie. Ses eftbrts n'en sont pas moins circon- scrits à de petites tâches obscures et locales. Elle est « académique » et elle est romaine. Mais son renom et son autorité demeurent considérables. En l'admettant au nombre de ses membres, elle cou-


102 PmANESI.

ronne la première partie de la carrière de Piranesi. Il prend place au mi- lieu des chefs de l'école, noms oubliés aujourd'hui, sur lesquels le sien fait briller un reflet de sa propre lumière : FrancescoCaccianiga, de Milan, fixé à Rome dès 1729, auteur de fresques et de tableaux tout à fait honorables et sages, plus vif et plus brillant dans les quelques eaux-fortes qu'il nous a laissées; Antonio Bicchierai, habile décorateur de la villa Albani, de Sainte-Marie-des-Anges, de Sainte-Praxède ; Lorenzo Masucci qui, par son père Agostino, se rattache à la tradition de Carie Maratte, dont Agostino fut le dernier élève, peintre de saints et de madones en figures isolées; Andréa Bergondi, bon pra- ticien de la statuaire à qui Ton doit les bas-reliefs de Saint-Augustin et Saint-Paul-Ermite, ainsi que la décoration des horloges qui sur- montent la façade de Saint-Pierre. Parmi les membres de la con- grégation académique en 1761, on retrouve encore, outre Raphaël Mengs, l'un des représentants — assez obscur — de la grande dynastie des Parrocel, Stefano ' ; le portraitiste et l'ami de Bottari, Domenico Campiglia; enfin Bottari lui-même, qui dut être l'un des parrains les plus chaleureux de Piranesi.

Ouvrons le registre magistral ^ où le secrétaire de l'Académie a consigné les « décrets », du 6 janvier 1760 au 4 août 1771. Le 2 janvier 1761 étaient acclamés « accademici di onore » les trois neveux du pape Clément XIII et sa nièce, la princesse Faustina Savorniano-Rezzonico. Gavin Hamilton et Thomas Jenkins étaient reçus à titre d' « accademici di merito ». Le même jour, Piranesi est élu à l'unanimité. Le V' mars de la même année, le nouvel académicien est reçu par ses confrères,

1 . Qu'il me soit permis de le rappeler en passant, d'Argenville confond ce personnage avec Joseph-Ignace-François, troisième tlls de Pierre Parrocel. Nous savons qu'un fils aîné de Pierre, portant le même prénom que son père, fut nommé pensionnaire du roi à Kome et se fixa dans cette ville. Etienne est soit un fils cadet, soit le même personnage que Pierre. Le procès-verbal de 1761 tranche dans tous les cas une question : Etienne Parrocel n'est pas un être mythique, ce n'est pas simplement un nom, donné à tort par d'Argenville à Joseph- Ignace-François. L. Dussieux {Les artistes français à l'étranger, éd. de 1856, p. 357 et 366) a raison de le ranger parmi les membres de l'Académie de Saint-Luc. De toutes les façons, l'assimilation avec Joseph-Ignace-François, qui vécut toute sa vie à Paris et qui, au salon de 1765, s'attira le fameux « éreintement » de Diderot, semble bien une erreur.

2. Archives de l'Académie de Saint-Luc, n^ 52. Je dois remercier M. le professeur Tomas- setti, conservateur de VArchivio, qui, lors de mon séjour à Rome en 1907-1908, a facilité mes recherches avec beaucoup de bonne grâce et d'obligeance.


I.A MAH KIII^. 103

h (jtii il i'iûl liDinmapo do « six tonios d'arcliitcrturc de snn invculion, l^n'avôs pai" lui, (!()iisi^^n(s entre les mains du custode des cliarnhreH d'étude et inscrits à l'inventaire ». .Ius(|u'eii I î T'^ li part que \)rii Piranesi aux travaux de l'Académie ur présent** p.'is un ^^^rand intérêt historiipie, m.iis à cette (lat(^ s'élève un conflit (jui f)arta^n' rasHomhléo, au(|uel l(»s bi(>«^n*aplies de l'artistt» font d'ohscure's allusions et que l'examen (l(»s n^^nstres de l'Académie et de ses archives nous permet de mi(ni\ connaître.

Vax l/O'Z, l'ai-chitecte Tio Ualestra' avait institué l'Académie héri- tière de toute sa Ibrtune, pour au{^menter les fonds destinés aux con- cours. A côté des concours capitolins, institués au début du dix-hui- tième siècle par Clément \, restaurés par Benoit \ IV, il y eut les concours Halestra. En 1772, l'alVaire, qui semble avoir été retardée par des procès avec les héritiers naturels, était réj^h^e par un compromis, et l'Académie s'occupait d'élever un tombeau à son bienfaiteur dans l'église Saint-Luc. Dans sa séance du G septembre, elle avait choisi l'un des trois modèles présentés par le sculpteur Tommaso Righi", après avoir écarté les pro- jets qui eussent entraîné des dépenses excessives. Elle arrêta les bases d'un contrat entre Raphaël Mengs, alors prince de l'Académie, et l'auteur désigné du monument. Mais l'affaire revint en question le 2 octobre, et il est probable que c'est au cours de cette séance que Piranesi, qui jugeait insuffisant le projet de Righi, se laissa emporter au point de frapper un contradicteur. Le procès-verbal ne mentionne pas le fait expressément : l'on conviendra qu'il était difficile de lui donner une forme académique. Mais il y fait une allusion significative, en parlant « des disputes et des altercations qui firent naître quelque désordre entre certains seigneurs


1. La dynastie des Balestra compte plusieurs artistes intéressants, entre autres le buri- niste Giovanni, et surtout le peintre Antonio (1666-1740), qui, né à Vérone, d'abord commer- çant, partit à vingt et un ans pour Venise, où il entra dans l'atelier de Bellucci. C'est un éclectique, ou plutôt un indécis. A Bologne, puis à Rome, élève de Carie Maratte, il subit l'influence des Carraclie; enfin, à Naples, celle de Lanfranc, de Luca Giordano et de Solimène. Il ouvrit un atelier à Venise et un autre à Mantoue. Il a laissé quelques eaux-fortes, que l'on confond parfois avec les estampes de Giovanni. — Sur les concours Balestra. v. Missirini, UAccademia di San Lucca, p. 228 sq.

2. De Righi, sculpteur de transition, intermédiaire entre les derniers maniéristes et Ca- nova, on connaît surtout les bas-reliefs de la galerie Borghèse et les stucs de Sainte-Marie Aventine.


104 PIRANESI.

académiciens' d. Cette séance orageuse fut levée à une heure avancée, sans qu'on eût pu traiter les questions pour lesquelles la « congréga- tion » était convoquée.

Le même jour Piranesi adressait à Mengs un long factum^ où il exposait d'une manière plus précise son sentiment sur le projet de Righi, sur les exigences du cadre architectural où devait être élevé le tombeau de Balestra, sur la nécessité de ne rien faire qui ne fût d'ac- cord avec l'art de Pierre de Cortone. « C'est lui l'auteur de l'église. Il a cru que les dispositions établies n'en seraient jamais altérées... II a confié son œuvre aux soins d'une Académie composée des hommes les plus respectables de tous les temps. » Il discute la convenance du lieu qu'il faut choisir. Il invoque à chaque instant la dignité du corps dont il fait partie et le respect que l'on doit aux œuvres des grands artistes. Son imagination prévoit une adaptation harmonieuse du sanctuaire à des besoins du même genre. « L'église deviendra une sorte de galerie par la juste symétrie d'autant d'autres monuments qu'il y aura de bien- faiteurs de l'Académie. » 11 fait appel au passé. « Autrefois, sur les monuments funéraires, on élevait des statues, soit en pied, soit dans l'attitude que réclamaient le sujet du tombeau et les lieux où il devait être élevé. » Il rêve, pour celui de Balestra, quelque groupe élégant, bien isolé, en pyramide, d'un caractère allégorique, comme ceux qui décorent l'autel de Saint Ignace, dont il loue la disposition e parce qu'elle est conforme à la manière des anciens ». Y aurait-il un inconvénient à dresser une figure héroïque représentant une vertu, par exemple le culte des arts libéraux, sous la forme d'un génie allégorique appuyé contre une urne lacrymatoire, adapté à la circonstance et aux idées du temps? « Un pareil monument, écrit-il en s'adressant à Mengs, devrait être exé- cuté d'une manière digne de votre principat. » Un simple panneau sculpté, un médaillon, ce sont là des projets trop peu généreux de la part d'une assemblée si respectable, et le bienfaiteur de l'Académie aurait le droit d'être mécontent. De tout temps, rien ne fut plus honorable qu'une statue : rien ne saurait mieux marquer la reconnaissance des artistes envers Balestra. En terminant, Piranesi rappelle à Mengs que

1. Libro de'decreti, anno 1772, f^ 19 verso.

2. Bigîietto sopra il deposito del Balestra nella chiesa accademica scritto dal sig. cav. Piranesi, ms., Aixh., vol. 167, n° 70.


1.-- niI'MI 1)1 I \ r'(A'STlM7Tfn\ lu: TOMFîRAI I)K CKCILIA MKTKLL\. Antichitu, lu. vx.W;.


2. -DKTAir. DE Ï.A NEF DE PIERRE DU TEM1>EE iVESCULAPh

Antichità. iv. pl. l.">.


I.A MAil iUiiv lOS

cha(|ii(' iiHUiil)i*<' (le l'Assornblôo ;i !<' droil (rc^xprinicr lilirornont .v>n opinion. Il r(c,l;ifn(' la convocation 'In rorps tout entier, pour pouvoir (Iclibrrcr d'une nianièrcî (Vanclio et coni[)lète. Il est san.s douto faelieux (te revenir sur une décision déjà pi'ise. Mais, lorsqu'il s'a^^it de l'admi- nistration d'un royaume, «piand bien même le souverain aurait (Jéjà r黫j^lé quelipie alVaire, il n'lHsite pas à modilier ses résolutions, apn\s avoir pris conseil, si U\ \)'wn de i'Ktat l'exige. Righi peut protester s'il lui plail : l'Académie est la maîtresse de lui donner ses ordres, puisque c'est elle qui fait la dépense. Klle est composée d'hommes compétents, au fait de tous les arts libéraux. Elle doitjuf^er en dernier res.sort, nu mienx de ses intérêts et de sa p^loire.

La matière est infertile et petite, mais là comme ailleurs Piranesi .se donne tout entier. Aucun objet n'est à ses yeux limité. Tout ce qui tou- che à la dignité des arts mtéresse son infati^^able ardeur. De l'église Saint-Luc il fait une galerie de morts illustres, un panthéon des bien- faiteurs de l'école italienne. La question qui occupe l'Académie est pour lui affaire d'état; l'assemblée en séance est un parlement. La fièvre de son imagination vivifie et agrandit tout ce que les circonstances lui présentent. Mais son plaidoyer devait demeurer inutile. 11 en fut donné lecture au début de la séance du 24 octobre V On vota sur la question de savoir s'il fallait s'en tenir au projet de Righi ou adopter les propositions de Piranesi : ces dernières furent repoussées à l'unanimité. Ordre est donné au trésorier de compter à Righi 125 écus pour com- mencer à traiter son modèle dans la grandeur d'exécution. 11 existe à Saint-Luc un petit monument Balestra, vivant, amusant et coloré, mal- gré ses proportions modestes. On le croirait à première vue surchargé d'ornements, mais il n'en est rien. L'adresse delà composition meuble les vides et donne Tillusion de l'ampleur et du mouvement. Des amours entourent une targe gondolée sur laquelle se lit l'inscription commémo- rative. Le motif principal de la décoration est emprunté aux attributs traditionnels du peintre. C'est l'œuvre la plus aimable et la plus médio- cre. Elle fait penser à un frontispice de Choffard, arrondi à l'italienne. On eût aimé à voir Piranesi se donner carrière dans un genre pour lequel il était particulièrement doué.

1. Libro de' décret i. ibid., f^ '^0.

PIRANESI. 14


106 PIRANESI.

Piranesi tint-il rigueur à ses confrères de l'exclusion donnée à son projet? Son nom est extrêmement rare dans les registres des séances. Il faut attendre le 11 octobre 1778 et le principat de Preziado, pour le retrouver, en compagnie de son ancien rival Tommaso Righi V II est plus curieux de constater que les procès-verbaux ne portent aucune trace de sa mort, alors que celui du 3 juillet 1779^ enregistre le chagrin général que causa la perte de Raphaèl Mengs et mentionne les dispositions prises pour la célébration des messes accoutumées en l'honneur des académiciens dis- parus. On s'en étonne d'autant plus que l'on voit scrupuleusement notées des morts qui intéressent beaucoup moins les arts, celle des deux sœurs de Placido Costanzi ou celle de Costanza Liofredi par exemple ^ Peut- être les honneurs académiques n'étaient-ils pas absolument indispen- sables à la gloire de Piranesi. Dans tous les cas, il ne paraît pas avoir été fait pour l'activité mesurée qui règne dans ces assemblées. Une fois de plus, c'est à ses œuvres qu'il faut recourir pour être franche- ment en contact avec sa nature et son génie. Plus que les événements ordinaires de sa vie, que nous ne pouvions pourtant négliger et qui com- portent leur part de signification, elles permettent de le compren- dre et de l'interpréter. En reprenant leur histoire au point où nous l'avions laissée, nous retrouvons ce qu'il y a d'essentiel dans le cours de ces années, l'ordre de faits le plus riche et le plus explicite de son existence.


m


Les Antichità Romane, comme on l'a vu, doivent être considérées comme le point de départ d'une série. Elles forment un tout, mais le pian dont nous avons expliqué la genèse, élargi par l'artiste au cours de la préparation de son œuvre, n'est pas le plan organique d'une syn- thèse : c'est celui d'une collection de documents ouverte à de nouvelles enquêtes, à un enrichissement presque quotidien. Par elles, Piranesi inaugurait l'étude méthodique des ruines des monuments romains. A

1. Ibid., P 113 verso.

2. Jbid.,Pl21.

3. Ibid., fo 119 verso, 120 verso.


I \ MATnnTi-:. 107

partir dr l/ill, il «(md s<»s observations, il sort <J«; l{ome, inaJH il ne coss(^ pas, (Il |HMiismvaiit sa t;\cli(i, (r.ipplirjuor les mômes principes. C'(^sl dans l(\s .{n/fc/ti/à (jur ses ouvraj^os postérieurs trouvent en quel- (|ue sorte leur unité. Ils s'y rattachent étroitement, ils y ajoutent fie liouvoaux exemples, ils leur confèrent une autoi*ité nouvelle, ("est ainsi (|U(* l(\s /lorinr (//•/ castrllo dcU' Acijim (iiu/ui^ ('tudient, confor- mément à la métliodo et aux idées posées dans h; tome I des AnlirhUà, la distribution des eaux dans les villes chez les Romains, en s'ap- puyant sur un (l(»s passades les plus intén»ssants et les plus contro- versés de Krontin. Vax 17(r2, les Laimlfs ('ninUyl'uû'^ forment une sorte d'introduction ('pi^raphiiiue à cette vaste enquête : c'est une sim- ple publication de documents, mais l'histoire romaine, de la fondation de Rome au règne de Tibère, y revit en un large tableau par les fastes consulaires. Paru la même année, le Canipo Marzio deir anlica lioma^ constitue une suite naturelle aux A)itir/iilà, dont on peut dire qu'il est le tome V.

Sûrement, au point de vue archéologique, sa valeur est conlesiable. Le sujet que Piranesi était amené à étudier et dont les difficultés mêmes avaient dû le tenter, offre à la fois de grandes séductions et de nombreux périls. Comme le Forum, le Champ de iMars est une ville dans la ville même, un ensemble où prennent place des monuments significatifs et divers. Mais les transtormations de la Rome ancienne et les désordres de l'histoire pendant de longs siècles sur un théâtre particulièrement éprouvé en rendent l'étude conjecturale et confuse entre toutes. Pour inaugurer la belle série des monographies de quartier que l'on doit à Parehéologie contemporaine, les éléments indispensables manquaient à Piranesi, et d'abord la critique rigoureuse des textes et des monuments

1. Le Rovine del castello delVAcqua Giulia situato in Roma pressa S. Eusebîo e falsamente detto delVAcqua Marcia colla dichiarazione di iino de'passi del commentario Frontiniano e sposizione délia maniera con cui gli antichi Romani distribnivan le acque per uso délia città di Gio. Battista Piranesi, 26 p. de texte, 19 planches. Appendice : Délie cautele iisate dagli antichi nella concessione e distribiizione délie acque.

2. /. B. Piranesii La^iides Capitolini sive Fasti Consulares Triumphalesque Romanorwn ah Urbe Condita usque ad Tiberium Cœsarem, 61 p.. I planclie. Dédié à Clément XIII.

3. // Campo Marzio dell'antica Roma, di G. B. Piranesi, socio délia real società degli antiquari di Londra. Le second frontispice (en latin) porte la dédicace à Robert Adam; 98 p., 48 pi.


408 PIRANKSI.

épigraphiques. Son génie même devait l'égarer. Dans les nombreux pro- blèmes que soulève l'examen du Champ de Mars, ou plutôt sa reconsti- tution hypothétique, il y avait de quoi solliciter les facultés divinatrices de l'artiste et de quoi fourvoyer son imagination. A travers la belle dédi- cace à Robert Adam passe un écho des longues fatigues que lui coûta cet ouvrage. Il est probable que la composition en remonte aux années qui suivent immédiatement la publication des Anlichilà et que Piranesi en grava les illustrations en même temps qu'il rédigeait la Magnificenza. Si, partout où il ne s'appuie pas sur l'évidence, ses hypothèses paraissent sujettes à caution et plus que téméraires, du moins les plan- ches sont-elles instructives et frappantes. Dans l'examen et, si l'on peut dire, le compte rendu architectonique de la ruine, la méthode suivie est celle des Antichità : elle est plus audacieuse encore. Piranesi déshabille les monuments anciens des restaurations et des parures qu'ils doivent aux modernes et, non content de nous les restituer dans leur nudité véridique, il aggrave les injures du temps, ou plutôt il les suppose et il nous les fait sentir. Son burin laboure les pans de murs et y détermine des accidents pareils aux ravages de quel- que génie destructeur. Il décapite le pont /Elius ^ des statues déco- ratives de la Renaissance qui en font comme une avenue triomphale. 11 fait crouler les revêtements de pierre dont les papes ont fortifié le mausolée d'Hadrien % devenu leur citadelle. Sous un ciel d'incendie, au-dessus d'une berge ravinée dont les éboulements sont vastes et régu- liers comme un paysage de montagnes, il dresse un bloc formidable et sauvage, couronné de ronces, vers lequel s'achemine entre les pa- rapets du pont une horde hérissée de piques, semblable aux bandes de soudards qui traversent le pont de Rimini, dans les Archi Trionfali, De petites planches, d'un faire charmant, pittoresque et complet, utili- sent le désordre de la ruine pour révéler les secrets de la bâtisse. Les vestiges du Pont Triomphal^ ou plutôt les débris d'une amorce, baignés par les flots qu'ils dominent seulement de quelques [pieds, suffisent à montrer l'unité et la densité de la masse immergée;


1. Campus Martius, pi. 44.

2. Ibid., même planche.

3. Jbul., pi. 45, 11° 1.


LA MATOlilTf^.. 100

des guoux v(Hus do loques llotl.inlcîs, appuyas sur do hauts bâloiiH de horp^ers, dos nautouiors à dcini nus qui homfx'nl dos dos do dioux inarius s(» (hHîichont sur la ruiuo dont ils douïiorit IVoliolIo et qu'il» rendcMit plus vivauto; au loin, ^^ravo d'une points* ii;^id(; ot r-olorée, Saint-Tiorn» olovo sur los eaux du Tibru unu aroliitecture de théâtre, que réioigneinont ot l'atiiiosphoro no simplifient pas. Mangés par les mousses, los murs dos bains de Salluste', dépouillés de leur placage de stucs, do fresques et do mosaïques, laissent voir les nervures de leurs voûtes, pareilles aux arètos (run(i cliapello i^othiquo. Kn terrées jusqu'à mi-hautour, les arcadesdes portiques^ semblent écrasées sous le volume excessif des entablomonts; ici, une clef de voûte a sauté, laissant son alvéole intacte, mais la masse tient par son homogénéité, et la blessure ne sert qu'à rendre plus saisissante l'impression d'équilibre pesant et d'inébranlable résistance ; partout, aux joints des colonnes, la pierre effritée interrompt les cannelures, mais les fûts de plusieurs blocs restent d'aplomb et soutiennent sans fléchir le relief inquiétant des superstruc- tures. Parfois l'artiste semble emporté par ses songes'; sur le ci(d tourmenté du couchant se profile vigoureusement l'élégante silhouette d'un pin, au pied duquel foisonne un luxe inouï d'herbes folles et de broussailles : mais sous les ramures mêlées, dans l'ombre du soir et des feuillages, quelque appareil de blocs, un dessin de console, un chapiteau, une frise apparaissent, liés les uns aux autres par une logi- que que chaque détail tend à rendre sensible, et la planche est mar- quée aux endroits qu'il faut d'un indice alphabétique qui renvoie aux explications de la marge et du texte...

Voici en quels termes Natoire* annonçait à Marigny la publication du Catnpo Marzio dans une lettre datée du 7 avril 17G2 : « Cet artiste laborieux, qui est très flatté de la lettre obligeante qu'il a reçue de vous. Monsieur, me propose... de vous envoyer son Campo Marzio qu'il vient de livrer au publie, où son imagination a eu de quoi travailler dans des espaces imaginaires; malgré ses idées, je crois qu'on en peut tirer bien des lumières, et l'exécution de ses ouvrages est toujours agréable

1. Ibid., pi. 43.

2. Ibid., pi. 15.

3. Ibid., pi. 27. Cf. Castello deW Aequo Gialia, pi. 9.

4. Cor. Dir.,Xl, p. 416.417.


110 PIIUNESI.

à voir... j) Piranesi avait envoyé à Marigny le catalogue de ses ouvrages, — sans cloute le beau catalogue gravé de 1761, entouré de motifs déco- ratifs empruntés à sa collection et de quelques vignettes charmantes, en partie masquées par les blancs du catalogue proprement dit, entre autres une petite vue de Saint-Pierre de Rome admirablement composée, où la colonnade du Bernin se déroule dans toute son ampleur. Marigny l'avait remercié et prié de faire remettre à Natoire la Magnificenza, les Carceri^ VAcqua Giulia et le traité de l'émissaire du lac d'Al- bano. « J'ai reçu, disait-il ', avec votre lettre polie et obligeante, le cata- logue de vos œuvres que vous avez bien voulu y joindre. L'immensité du travail que ce catalogue représente m'a fait penser qu'il ne fallait ni moins de courage ni moins de lumière dans l'esprit que celles que la nature et l'étude vous ont données pour entreprendre et remplir un si vaste projet. J'en verrai les détails avec bien du plaisir, partie par partie, et pour cet effet j'écris par ce courrier à M. Natoire... » Comme le traité de l'émissaire du lac d'Albano n'était pas terminé, Natoire proposait à la place de ce quatrième article le Carapo Marzio. Marigny répondait d'abord qu'il préférait attendre l'apparition de l'ouvrage qu'il avait choisi, mais, sur une nouvelle lettre de Piranesi, il écrivait à ce dernier - : « Je vous serai obligé de bien vouloir lui remettre (à Natoire) votre volume in-folio, grand-atlas, du Champ de Mars. Il vous en paiera le prix, ainsi qu'il l'a fait des quatre autres de vos ouvrages, dont je l'avais chargé de me faire l'emplette. Je verrai ces fruits de vos talents avec bien du plaisir. » Piranesi se souvint que Marigny avait désiré VEinissario avant qu'il fût fini : à la fin de l'année, il annonçait à Natoire qu'il allait paraître. Il tenait à ce que Marigny fût l'un des pre- miers à l'avoir et y joignait trois estampes des Vedute di Roma, dont il lui faisait présent ^

Renseignements précieux, puisqu'ils attestent, en même temps que le succès de Piranesi en France, les relations qui l'unissaient à l'Académie. Depuis 1746, année du feu d'artifice projeté en l'honneur de Saly, elles n'avaient pas cessé d'être étroites et cordiales. C'est Hubert Robert que Natoire chargea d'aller chez l'auteur faire l'ac-

1. Cor. Dir., XI, p. 414.

2. Ibid., XI, p. 423.

3. Ibid., XI, p. 448.


LA MA ri FUTK. H1

quisitioii du Cninpit M(ir:i(t\ i.rs (hmx artistes se connaisHaient de longue (lîitc, ils (Irssinuieiit parfois ensemble sur n.iture. Il est curieux de voir le spirituel Franeais, (i(»nt les études ;iu i.ivis, lumineuses el simples, sont p.ir .iilh^urs si sôres et si complètes, s'étonner de la fou- gue et de la rapidité des notations documentaires de Tiranc^si. I.ej^rand ' nous rensei^n(; à cet é^^ard d'une manière intéressante ; Tiranesi ne faisait point d(^ dessins (inis. L'n ^m-os trait à la san^Miinc, sur lerpjel il revenait ensuite avec la plume ou W. pinceau, lui suffisait pour arrêter ses idées, mais il est presque impossible de distinguer ce qu'il croyait ainsi fixer sur le papier. Ce n'est qu'un chaos dont il démê- lait seul les éléments sur le cuivre avec un art admirable. Le peintre Robert, avec lequel il dessinait quelquefois aussi d'après nature et qui était si bien en état d'apprécier son talent, ne concevait pas ce qu'on pouvait faire de croquis aussi peu arrêtés. IMranesi, voyant son éton- nement, lui disait : Le dessin n'est pas sur mon papier, j'en con- viens, mais il est tout entier dans ma tête, et vous le verrez par la planche... »

La Descrizione e disegnodcir EmissoTio del Lago A/bano\ parue à la fin de 1762 ou dans les premiers mois de 1763, si la lettre de Natoire à Marigny nous renseigne exactement et si de nouvelles len- teurs ne retardèrent pas la publication, peut être jointe à YAcqua Giiilia. Cette suite de neuf planches contient Tune des belles pièces de l'œuvre du maître, la Piscine ', sorte de cave fangeuse que ferme une rangée de colonnes polyédriques terminées par d'énormes chapi- teaux carrés, baignant dans une eau morte, toutes visqueuses de mousses aquatiques. 11 en existe deux tirages, l'un blond et transpa- rent, laissant jouer franchement la lumière sur les surfaces vétustés, dont elle caresse les accidents : c'est probablement le plus ancien; l'autre, trouble, opaque et violent, où le soleil ne laisse filtrer qu'un jour avare et lointain à travers la colonnade trapue que l'encre englue comme une vase.

Ces sortes de monuments, associés à la nature avec laquelle ils

1. Cor. Dir., XI, p. 425.

2. F^ 135.

3. 20 p. de texte, 9 pi. et un important Appendice.

4. Emissario, pi. 6.


142 PIRANESI.

semblent faire corps, relèvent d'une industrie humaine plus vaste et plus saisissante que l'architecture proprement dite. Plongés dans l'ombre éternelle des couloirs souterrains, leurs blocs mal équarris, établis avec rudesse, prolongent le roc dont ils ne se séparent pas. Ils donnent la sensation de l'ordre et de la puissance; la matière dont ils disciplinent les forces aveugles s'empare à son tour de leurs assises pour les identifier à son propre aspect. Piranesi trouve en eux l'occasion d'exprimer un élément mystérieux et grandiose de sa na- ture que les colonnades des temples ne sauraient contenir tout entier. De pareilles œuvres permettent de saisir l'unité du génie qui a conçu l'étrange poésie des Carceri et les magnificences de la Rome antique. En elles, la matière archéologique est plus que jamais à la hauteur de l'inspiration; elle la soutient, elle la provoque. En con- tinuant la besogne méthodiquement entreprise dans les Antichikx, Piranesi rejoint les visions de sa jeunesse et retrouve des accents identiques.

11 est probable que c'est à la même époque qu'il reprenait ses Pri- sons et qu'il leur donnait leur forme définitive : au lumineux cahier vénitien, singulier, mais baigné d'une dansante lumière, exécuté avec une franchise un peu lâche, il substitue, par des travaux de remorsure, par des surcharges, des enchevêtrements de madriers hérissés de dards, un recueil de pages sombres et violentes où il accumule les noirceurs et qui sont meublées avec un art beaucoup plus sûr. Ce « secret de l'eau-forte » qu'il demandait jadis à Vasi, il le pos- sède à présent et il en connaît toutes les surprenantes richesses. A côté des dessins légers de la première édition, les planches de la seconde sont énergiques, nuancées et complètes comme des œuvres peintes. Elles restent un songe admirable et libre, mais elles sont d'un maître sûr de son outil et des ressources qu'il peut lui demander.

En 1764 paraissent les Antichità dAlbano e di Castel Gandolfo^ dédiées à Clément XllI et préparées au cours d'un séjour fait par Piranesi dans la maison d'été des papes, demeure aimée de son protecteur \

1. 26 p., 26 pi. — Ce que Legrand dit de Y Emissario s'applique en même temps aux Antichità d'Albano, V, P 137 : « Piranesi^ voulant faire une chose agréable au Pape qui affectionnait beaucoup le site pittoresque et délicieux de sa maison de Castelgandolfe, fit les dessins et grava promptement tous les détails du château d'eau qu'on appelle l'émissaire du


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LES FONJ)ATIONS DU MOLF'] D'UADIUKN

Antichilà^ iv, pl. 0.




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I.A MA II HITf-: H 3

Dos loinhoaux ('»lnis(jU(»s dits des ('iiriîic(?M \ suniiontéH de troJH (ynicn (lis^nvuritMix pan'ils à des cli(îiiiiii«'M3s <lr h.iuts (oiiriieaux, il fait clo siirpiMMiaiitcs iina^n's di; ^^vAiie sylvcslrr, il 1rs (Mif<iiirlaiid<* d'une folle chovelmv (riirrl)aj^n' rt de roiuu's ou i;r<'|)ih;la lumière. 1^ piscine' dont les vestiges suhsisltMit dans la < vif^nt^ » des Pères de la Comi)ap^nie de Jésus i\ CasteldandoUo devient, dans sa décrépitude, un palais de féerie dont les perspectives multipliées sfMiihh'nl répéu'îos à l'infini par un i(Mi do miroirs.

Tuis il s'éloi^^Mio vers le sud en suivant la voie Appionno, (iont naf^'urrr il a traduit les splendeurs funèbres. Dans les montaf^nes du pays dos \\)lsquos, au-dessus dos Marais Pontins qui «Hondent jusqu'à la mor, sous la désolation d'un ciel lourd, leur stérile domaine où les roseaux se hérissent comme une forêt de glaives, une bourgade le retient, Cora ', jadis cité prospère, célèbre par un petit temple d'Her- cule, de proportions exquises et pures, exemple de dorique * italien • utile à comparer au dorique de la Grèce. La ville est a.ssise sur des fondations et sur des soutènements relevés de bossages, qui la ratta- chent puissamment à son sous-sol et sur lesquels Piranesi insiste avec le même souci démonstratif et la même force d'expression que dans la grande planche des Anlichilà consacrée aux fondations du môle d'Ha- drien. Derrière l'image pittoresque subsistent le savoir et la méthode du technicien, mis en lumière par le génie de l'artiste. Cet intérêt passionné du chercheur joint à cette intensité dans le rendu de la matière et à cette grandeur dont il revêt les objets les plus ordinaires et jusqu'aux outils du maçon, font de magnifiques œuvres d'art de toutes ces planches de détail qui nous expliquent la coupe des pierres dans les Anl'œhità di Cora, la disposition des tuyaux et des conduites dans VEnnsscuio...

Cependant l'activité du maître s'exerçait dans d'autres domaines encore, il répondait aux critiques de Mariette. Il était le conseil- lac Albano et y joignit les monuments environnants de la voie Appia, l'amphithéâtre dit de Domitien dans le jardin des religieux de Saint-Paul d'Albano, Alba Lunga, etc., qu'il publia et dédia à ce Pontife en 1762 (sic). »

1. Antichità d'Albano, pi. 5.

2. IbicL, pi. 22.

3. Antichità di Cora descritte ed iïicise da Giovanni Battista Piranesi, 16 p.. 10 pi.

PIRANESI. 15


114 PinANI'SI.

1er des Rezzonico pour tout ce qui touche à l'art et à l'antiquité et jouait en cette qualité un nMe très actif. Les rapports de Piranesi et de Clément XIII font penser à la familiarité qui unissait les papes aux artistes de la Renaissance. « La franchise de son caractère, dit Legrand^ le faisait souvent consulter sur des choix importants et plus d'un prélat dut la place dont il fut honoré au bon témoignage qu'avait rendu Piranesi de ses lumières et de sa capacité. Ses succès et l'aisance dont il jouissait alors lui avaient fait reprendre sa gaîté naturelle : la viva- cité de son esprit, la fougue de son imagination le rendaient très diver- tissant, il voulait tout savoir, tout embrasser à la fois, et la politique l'occupait beaucoup. Le pape s'en amusait, se plaisait à sa conver- sation et se délassait souvent avec lui à sa maison de Castelgandolfe des inquiétudes que la suppression des Jésuites, qui se traitait alors, occasionnait au prince de l'Église. Piranesi profitait des bons moments pour obliger ses amis. » Le sénateur de Rome le mandait souvent au Capitole, et c'était pour l'artiste l'occasion de dessiner sous les ombrages du Campo Vaccino, en attendant l'heure de l'audience \ On se souvient que le prince Rezzonico, grand admirateur du maître, possédait une collection de ses dessins de jeunesse et les « bambochades » que Pira- nesi, d'après Legrand, aurait peintes à Naples, au cours du séjour qu'il y fit entre 1740 et 1744. Mais le cardinal Jean-Raptiste avait pour Pira- nesi une amitié particulière. Il le chargeait de diverses missions auprès des artistes étrangers établis à Rome. En 1757, par exemple, la veille de la canonisation des nouveaux saints, Piranesi vient demander à Natoire % de la part du cardinal neveu, si, parmi les pensionnaires de l'Académie, il ne se trouve pas quelqu'un qui puisse entreprendre de faire un tableau de cette cérémonie.

Deux années auparavant, Jean-Raptiste Rezzonico, nommé grand prieur de l'ordre de Malte, avait chargé l'artiste de restaurer Sainte-Marie du Prieuré, sur l'Aventin \ Piranesi n'avait pas cessé de se considérer

1. Fo 137.

2. Po 148.

3. Cor. Dir., XII, p. 162.

4. Sur l'histoire de ce sanctuaire, v. Panciroli, Tesori nascosti, p. 477; Nerini, De tem- plo et cœnobio SS. Bonifacii et Alexii; Mabillon, Annales Bénédictines^ IV, livre 58, n^ 61. C'est une ancienne abbatiale, appartenant jadis à l'un des vingt monastères privilégiés, dont les abbés assistaient le pape lorsqu'il célébrait sa messe au Vatican. — Avant la restauration


I A MNÏITIITK. il5

(ivanl tout t'oiiiiiir iiii ;ii'c,liil(M'l(', ri c'rst «lu tiln» iVnii hiit'lbt rrnt'innH, qu'il l'îiisait suivre son nom sur ses ouvrages. Les travaux enlreprJK en I7()l-I7<»r> au Prieuré do Malle n'apparaissent pas comme une tentative oxlérieuro aux soucis de l'artiste, bien au contraire. Si l'on remonte aux

Tf'off'i, l'on voit qn'il a conçu clc^ très bonne heure l'importance de l'ar- clicolof^nc dans la péda^^o^ic des arts et le renouvellement des styles. Plus tai'd, la ]/f!(/)ti/icf'H:(i pouvait ()ivr. considérée comme une intro- duction à l'clude historique et pratique de l'architecture, de môme qu«* les Anlichità formaiiMit un traité de l'art de bâtir chez les anciens, des- tiné il éclairer les techniciens modernes. Enfin Piianesi collectionne les objets d'art et les fragments décoratifs dans son Miisno. I^es décou- vertes de Corneto, la polémique avec Mariette et la rédaction du I^nrerr sull(t)'chH(*ltura sont à peu près contemporaines de la restauration de Sainte-Marie. Elle prend place dans une série d'elTorts dont elle est loin d'être l'expression définitive, mais qui l'expliquent et qui la rattachent à toute une activité.

Il semble que l'effort fait par Piranesi pour maintenir l'équilibre et observer une juste harmonie entre une pureté de proportions qui ne fût pas de la froideur et, d'autre part, une richesse de décor qui ne tombât pas dans la surcharge et dans l'entassement, n'ait pas échappé à la critique des contemporains. S'il faut en croire Bianconi, l'exécution ne répond pas à la beauté du projet. L'ampleur, la fougue et le luxe abondant de ces beaux stucs ', dont les motifs sont heureusement empruntés aux attri- buts de la religion et de la navigation, les trophées des voûtes, inspi- rés des Trofei de 1750, auraient déconcerté les connaisseurs.

Sainte-Marie est un de ces édifices de transition que la formule antiquisante n'a pas encore dépouillés de la couleur et du mouvement de l'art baroque, — mais ce mouvement et cette couleur s'exercent sur des thèmes empruntés aux anciens, dans une matière dont la technique est renouvelée par l'étude de leurs modèles et par l'emploi de leurs

de 1765, le grand prieur Girolamo Colonna et Pie V y avaient fait exécuter des travaux con- sidérables. V. Marucchi, Basiliche e chiese di Borna, p. 516.

1 . Le tableau du maître-autel, représentant la Vierge et l'Enfant et saint Jean-Baptiste, peint par Andréa Sacchi, fut remplacé par un stuc : saint Basile enlevé au ciel par les anges. — Legrand, f^' 139, nous apprend que Piranesi retrouva la formule des stucateurs romains et employa la même proportion de chaux et de poudre de marbre. L'exécution des stucs fut confiée à Tommaso Righi.


116 PIRANESI.

procédés; enfin, ils se déploient entre des lignes architecturales plus calmes et mieux assises que les effets d'oscillation et de gondolement auxquels se complaisait la génération précédente. La petite église du Prieuré, pour laquelle Piranesi était limité par le terrain et par des substructions antérieures, n'est pas, à beaucoup près, aussi caractéris- tique de son talent d'architecte que les projets de la Prima Parte mais elle est piranésienne par le luxe, la couleur et la majesté de l'or- nement.

Il est difficile de savoir dans quelles conditions et à quelle époque précise Piranesi compléta son œuvre en dessinant et en aménageant les jardins de Malte, et en restaurant — s'il les a restaurés — les autres édi- fices du Prieuré. Doit-on croire que ce fut à la prière du bailli de. Bre- teuil, ambassadeur de Malte à Rome? La question est assez confuse et le secret, jalousement gardé, des archives de l'ordre ne permet pas de la résoudre.

C^était l'époque où la décoration des jardins revenait aux exemples déjà proposés par la Renaissance, et la vogue des ruines leur fournis- sait des éléments inattendus. Clérisseau venait de transformer en une ruine pittoresque la cellule du P. Le Sueur au couvent de la Trinité des Monts. On croyait voir la cella d'un temple enrichie de fragments antiques. La voûte et les murailles en partie écroulées, soutenues par des charpentes grossières, laissaient passer la lumière du ciel, distri- buée en effets heureux par d'adroits artifices. Les meubles complétaient l'illusion. Une vasque richement ornée tenait lieu de lit; le secrétaire était un sarcophage mutilé; la table et les sièges, un fragment de corni- che et des chapiteaux renversés. Il n'était pas jusqu'au chien, logé dans les débris d'un grand vase, qui ne concourût à l'effet. Avec la collabora- tion de Lavallée-Poussin, de Robert et de l'architecte Barberi, Piranesi aurait décoré dans le même goût la maison et les jardins du bailli de Breteuil. « Il résulta du concours de ces artistes un lieu des plus agréa- bles que les étrangers s'empressaient de visiter et qui retint le nom àQ jardins de Malle \ » C'est ici que la confusion commence, car les jardins de Malte sont bien les jardins du Prieuré. 11 se peut que Pira- nesi ait travaillé pour M. de Breteuil, mais une inscription fixée dans

1. Legrand, f° 146.


I,A MATI MITi: 117

]r imir (lii ('()uv(Mit (le Saiiit-An.s(»Iriie, on fac<M|ii i ' ri (;ur/% atteste que la rrlbciion (»st ilin' ;ui ^^Taïul prieur Ko/.zoïiiro. L(^s slèlcîs étranges qui drpasstMil la clnturc du cinKîtièro voisin sonibltMit (Hre les siîuIs et der- ni(»rs vosiig(\s do ces travaux mal connus.

C*(\st h son protecteur lo plus dévoué, à l'Iiomnie qui venait de lui condor la restauration (1(* Sainte-Marie (^ui^ I*iraiiesi dédiait en 1700 son grand recueil décoratil", hirrrsr nmnwrf* (Indoi-mirr i cnnifnini ed Ofjui (illra parle dct/li cf/i/iii dcsiinfr (h'frnrc/ii/cfhir'i f*f/izi(l, ebmscfly C greva \ auquel s'ajoute un Uaf/iondinrnlo (iitolofjclico in difrsff floAT archilrtlAird (*(/'rJn e toi^cana. conclusion de toutes les études de l'ar- tiste sur les styles. C'est là qu'il faut chercher une réplique décisive à certaines allégations de Mariette sur la barbarie des décadences et sur la bizarrerie des styles corrompus qui tendent sans cesse à dépasser les modèles fournis par les grandes époques. Dans le !{nfjioiKnnp)ito, IMra- nesi explique l'origine de ses conceptions et la manière dont il a fait servir à son projet ses études d'antiquaire et d'architecte. Il réclame pour le décorateur le droit de faire neuf et de ne pas s'asservir à la mo- notonie et à la pauvreté des thèmes ordinaires. En môme temps que ses sources d'inspiration, il défend son originalité de créateur, il rappelle ses longs travaux et l'autorité qu'ils lui confèrent : <r Ce n'est qu'après une profonde étude parmi les ruines des anciens édifices et des monu- ments antiques, et après avoir rassemblé une quantité considérable de dessins, tant de meubles que d'ornements, dans toutes sortes de goûts, que je donne au public les planches ci-jointes, d L'antiquité n'est pas à ses yeux un domaine aride, où régnent d'inflexibles canons, indiffé- rents aux transformations de l'histoire et aux besoins renouvelés des générations, mais une matière ample, abondante et variée. Parti de Palladio et des méthodes des ateliers vénitiens, il aboutit, sans détourner ses regards de l'antique, à des formes audacieusement personnelles et nouvelles. <i Ces monuments anciens, dont les uns sont d'un goût et d'un travail excellents, les autres médiocres, les uns nobles et majes- tueux, les autres capricieux et bizarres, unis à l'étude de la nature et des anciens et aux réflexions que j'ai faites sur les anciens usages et sur les modernes, m'ont mis en état de composer différents ouvrages


1. 38 p.. 66 pi.


118 PIRANESI.

sans m'assiijeltir à l'ancienne monotonie et de présenter au public quel- que chose de nouveau en ce genre \ » A la « monotonie trop uniforme du vieux style i> il substitue les résultats de son enquête de vingt années sur les monuments de la Rome des rois, de la république et des empe- reurs, sur l'art étrusque, sur l'architecture grecque comparée à la ro- maine. De même qu'il a exhumé les Étrusques, il exhume l'Egypte, à la découverte de laquelle il a été conduit moins par les récits des voya- geurs, comme iNorden et Pococke, que par l'exemple des décorateurs romains du premier siècle. Profondément original, si on le compare à ses contemporains et à ses imitateurs, nous verrons à quel point il reste italien et romain. Dans l'histoire de sa vie et de ses ouvrages, les ori- gines des Cammini se rattachent d'une manière évidente à la Magni- ficenza et aux polémiques qu'elle souleva, aux découvertes de Chiusi et de Corneto, à la formation et à l'accroissement du Mtiseo.

Certaines phrases du Ragionamento autorisent à penser que les Cheminées, comme la restauration de Sainte-Marie, n'obtinrent pas dès l'abord auprès du public des arts, habitué aux utilisations tradition- nelles de l'antique, le succès qu'elles devaient rencontrer quelques années après la mort de leur auteur et pendant toute la période impé- riale. Mais, dès son apparition, le style Piranesi conquit et retint un petit groupe de fidèles, surtout en Angleterre, où Robert Adam avait contri- bué à le faire connaître. Les estampes des Vasi, publiées une à une et réunies plus tard seulement en recueil, dédiées à de riches amateurs étrangers, étendaient la clientèle et les succès de Piranesi. Par un bref du 16 janvier 1767, Clément XIII avait consacré sa réputation, en le nom- mant chevalier de l'Éperon d'or -. Sous les successeurs de ce pontife, les grands papes antiquaires fondateurs du Museo Pio-Clementino, Clé- ment XIV et Pie VI, la faveur dont il jouit reste considérable. Une dédi-

1. Ragionamento, p. 34.

2. Depuis le temps où Innocent XI, Alexandre VIJI, Clément XI admettaient dans ses rangs les ambassadeurs de Venise, l'antique milice de l'Éperon d'or a subi diverses fortunes. Elle reste ouverte aux artistes (sous Clément XI, par exemple, les présidents de l'Académie des Beaux-Arts de Bologne, etc.). En 1746, un bref de Benoît XIV, Apostolicum Prœdecessorum^ déterminait les caractères de l'insigne. Un autre bref, du 12 décembre 1743, autorisait cer- tains grands personnages de la hiérarchie pontificale à créer un nombre limité de cheva- liers. V. Moroni, op. cit., XI, p. 13 et LXVIII, p. 238 sq. ; Diario di Roma, n* 313, 813, 2362 etc.


VlJkHCUK XIII


FRONTISPIGK DES AXTKIIITA DALBAXO


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K)'rtx\\L\\ {:\\\V)\vi.L a^Ki aDw^n/o/n


LA M Ml UITlJ. iVt

Cftce /\ ('IrnuMit \1\ oiivnî lo voliiriio consnciv par PiraiicHi à la colonne TrajaiH»', avec la (•()llal)<)rati()n de OohîifxMKî, <'»h'îv« de I'AcImmjx, ({u'\ se t'liar^(»a de» dessiner les has-reliefs de la i^^uorre DaeiqiH*. On i^non; s'il S(* lit siis|)(»ndn» dans les airs, (romnie l'iranosi le proprisait.

Depuis de lon^^iies années, la villa d'Hadrien sollicitait la curioaité (le l'ai'tistc» et il ne se lassait pas de l'explorer. Klle était à la fois un ma- gnifique théâtre poni* les rêves de son iînap^ination et un arjnnirable elianip d'observations areln'oloiriques. Maladroitt^inent exploitée jus- qualors par des entrepnuieurs de touilles et par des amateurs j)lns sou- cieux de déterrer les chefs-d'œuvre dont elle semblait inépuisable que d'en étudier la disposition et les caractères, elle présentait un ensemble de monuments d'une ampleur et d'une variété peut-être uniques. Aux yeux de Piranesi, il ne suflisait pas d'avoir arraché à ses décombres des merveilles comme les Centaures en marbre ^ris, le Faune en marbre rouge, la mosaïque des colombes, l'Antinoiïs de la villa Albani, les Muses et la Flore du Vatican : la villa d'Hadrien méritait d'être étudiée pour elle-même et de compléter la série des Antichitù Romane. Au pied des montagnes de Tibur, envahie par les forêts, vouée à la solitude la plus sauvage, elle était digne de l'admiration passionnée du poète et de l'historien; et c'est ainsi que Piranesi, sans lui consacrer une étude d'ensemble, devait la voir et nous la montrer : en archéologue, par le Plan qu'il en a levé; en peintre, dans la dernière série des Verlute.

Pour les solennités silencieuses du souvenir et de la mélancolie, il dispose le luxe désordonné des végétations pariétaires, il fait jouer, à travers une sylve dont rien n'a jamais discipliné la poussée, la lumière dansante des sous-bois. Loin des villes, il retrouve les forces de la na- ture qu'il montrait naguère associées au labeur de Thomme. dans les soutènements de Cori, dans les couloirs et dans les ravins des émissaires. Pareilles à des rochers, les ruines accumulées par Totila semblent faire corps avec le sol et avec les plantes qui les recouvrent de flottantes pa- rures. Dès la fin du moyen âge, la villa d'Hadrien appartenait aux forêts : « La vieillesse déforme tout, disait Pie H, qui la visita-, le lierre grimpe

1. Trofeo o sia magtiifîca colonna coclide di niarmo composta di grossi macigni ove si veggono scolpite le due guerre Daciche faite da Trajano. etc. — Le nombre des planches est très variable suivant les éditions. Dédicace à Clément XIV et portrait du pape.

2. Cité par Gaston Boissier, Promenades archéologiques, p. 205.


120 PIRANESI.

aujourd'hui le long de ces murailles autrefois couvertes de peintures et d'étolTesd'or; les ronces et les épines croissent où s'asseyaient les tribuns vêtus de pourpre, et les serpents habitent les chambres des princesses. » Au dix-huitième siècle, le fourré par endroits est impénétrable. Pira- nesi et Clérisseau étaient forcés de se frayer un passage à coups de hache à travers les ronces et d'y mettre le feu pour en chasser les scor- pions'. Tel qu'il fut dressé par l'artiste, le plan de ces ruines ensevelies dans la forêt ne fait guère qu'ajouter des conjectures aux conjectures de Ligorio. Il fut repris et amendé par Canina et par Nibby, dont les recherches à leur tour n'offrent plus qu'un intérêt rétrospectif, depuis les travaux de Daumet.

Dans les dernières années de sa vie, Piranesi entreprenait un voyage à Naples et dans la Grande-Grèce. Il y réunissait les éléments d'un ouvrage sur le théâtre d'Herculanum, dont les dessins furent complétés, gravés et publiés par son fils en 1783. Par les vingt planches des Teni' pies de Pœstum^, parmi lesquelles se trouvent quelques-unes des plus complètes et des plus significatives de son œuvre, il appuyait d'un exemple éclatant l'idée jadis soutenue dans la Magnificenza, en réponse aux théories de David Leroy : il n'est pas besoin d'aller en Grèce cher- cher les vrais modèles de l'architecture; les Grecs en ont laissé en Italie même... Le dernier effort de l'archéologue et de l'historien se rat- tache à tout son système théorique, il y ajoute une illustration de plus. Il est regrettable que le Pœstmn ne soit pas accompagné d'un commen- taire. Il eût été intéressant de savoir ce que l'étude approfondie d'un pareil ensemble de monuments, dans un état de conservation qui laisse peu de place à la conjecture, aurait pu ajouter de compléments et peut- être de rectifications aux vues de Piranesi sur l'ordre dorique comparé à l'ordre toscan et sur l'originalité « italienne » du dorique de la Grande- Grèce. Par l'ampleur et par la puissance expressive, son recueil fait oublier tous ceux qui l'ont précédé ou suivi, les travaux du comte Felice Gazzola, du P. Paoli % de l'anglais Major, du français De la Gar-

1. Legrand, fo 138. C'est à peu près à la même époque que Gavin Hamilton commençait ses fouilles à Pantanello.

2. Différentes vues de quelques restes de trois grands édifices qui subsistent encore dans le milieu de l'ancienne ville de Pesto, autrement Posidonia, qui est située dans la Lucanie.

3. Dans ses Bovine délia città di Pœsto, 1784, Paoli essayait de montrer, en s'appuyant


LA MAKHITr: Itl

(lotto II nioltaii on lumit^n^ mn* r\)()([\u^ a (mu [)n*s i^'nor/*o rie l'art fl^rec, pout-c'^tn» plus saisissanto (juo los ^M'aiids sitMîI<'H de riiariiionio helkffii- que. Co (jn'il y a do puissant el de sévère dans l'ordre trapu des troi» temples devait, ^n'Ace à IMranesi, inspirer souvent les constructeur» du Paris de Napoléon. Avec l'art égyptien et l'art étrusque, fortement interprétés saiisdonto etlonp^temps mal connus, le dorique de Pœslum est une des résurrections que le stylo impérial ' doit à l'activiU? de grand chercheur.

sur Vitruvt», que ces temples étaient, non pas dori(|U('.s, niais toscans. I)è8 rolte «'po/^ue. '•♦•ttrj théorie était considi^rée comme un paradoxe. ( f. Winckelmarin (éd. Fea;, III, p. Kl3H^i.

1. Voir surtout le recueil de Durand, notamment son projet de château (la colonnade qui soutient le perron), et François Benoit, L'Art français sont la J^évoluliun et l'Empire, p. 275.


PIRANESI. 16


CHAPITRE V

LES YEDUTE. — LES DERNIERS JOURS DE PIRANESI. — SES CONTINUATEURS


CEPENDANT, depuis l'année de son installation définitive à Rome, c'est-à-dire depuis 1745, Piranesi publiait avec une régularité ma- jestueuse les grandes estampes de la série des Veditte. Au cours de ses dernières années, de 1770 à 1778, il s'y consacrait avec plus d'ardeur que jamais. A côté de ses imposants traités et de ses recueils archéolo- giques, c'était l'œuvre qui, répandue avec le plus de facilité et avec la plus grande diffusion, avait peut-être le plus contribué à la gloire de son nom dans toute l'Europe. Aux différentes époques de sa vie, l'artiste l'accroît avec une fécondité sans exemple. Elle reste le résumé le plus complet, le plus vivant et le mieux connu de son génie de graveur et de peintre. Les vues qui la composent forment comme une magnifique galerie de tableaux, toute consacrée à la gloire monumentale de la Rome ancienne et moderne. Elles présentent successivement les aspects les plus caractéristiques de l'art de Piranesi. Comment fut-il amené à entreprendre cette série? A-t-il suivi un plan quelconque? Est-il possible de les dater et de les classer? Quels sont les rapports qui les unissent à ses autres ouvrages?

Dans l'atelier du Corso, loué dès son retour de Venise, Piranesi avait entrepris, on s'en souvient, une suite de petites planches très sommaires qui furent éditées quelques années plus tard par Jean Bou- chard. Peut-être ces modestes essais furent-ils le point de départ de la tentative plus sérieuse des Vedute. Pas plus que le cahier d'eaux-fortes


f.l'S VKDITK LES DKIlMKHS JnlUS DK IMMVNKSI -- KF^ œNTTPfUATKCHS. 121

(lédiéà Hotlari, ol moins (Mi(!oro, ces illiistnilions ra[)idos fît incornpIiîlcH no pouvaioiit Mrn (îoiisidén^cs par l'artisU? roinme des eiïorts dignes de Homo et de lin. Mll(is coiistitu(3iii pourtant son i)n-'niier album romain do croquis j.'-ravi^s. Kilos sont pout-rln*, à ce titre, k l'origine des \'('(liitr. Vax entreprenant une série de dimensions plus considé- rables, rirancsi était assuré d'un écoulement régulier et facile. Jusqu'au jour où il devint son propre éditeur et s'établit à la Trinité des Monts (vers 1760), il confia la vente à Boucliard. Les profits que lui valaient les Vrdutr furent sans doute les plus sérieux de sa carrière : à rorig-ine, ils l'aidèrent à préparer des ouvrages d'un carar-tère plus désintéressé, dont le succès était [)lus aléatoire. Kn môme temps qu'elles lui gagnaient sa vie quotidienne et qu'elles devenaient peu à peu la sr)urce capil;dc de ses revenus, les Vcdutc lui faisaient un nom et un public. Entre tous les « souvenirs » romains emportés par les étrangers à leur départ, plus encore que les toiles, les esquisses et les dessins des peintres de prospctlivc, les estampes étaient d'un débit abondant et certain. On les retrouve encore aujourd'hui, dispersés dans toute l'Europe, mettant aux murs d'un parloir dans quelque manoir anglais, dans les cabinets spacieux de nos vieux hôtels de province, une prestigieuse image de la ville des papes au dix-huitième siècle. Dans le vestibule de la maison de Francfort, de grandes gravures italiennes, pleines d'une poésie sévère, émerveillaient la jeunesse de Goethe et le préparaient aux émo- tions de son voyage futur.

Celles de Giuseppe Vasi étaient très répandues. Elles parurent de 1741 à 1761 et forment un recueil, Les Mayniflcences de Rome antique et îïioderne^ qui comprend deux cent cinquante planches. On ne peut pas oublier que Piranesi, à l'époque même où Vasi commençait à pu- blier cette vaste série, faisait un séjour dans son atelier. L'ampleur de la matière à étudier et à reproduire, le nombre des étrangers à Rome, le talent déjà personnel et audacieux de Piranesi autorisaient deux ten- tatives du même genre; le succès y répondit également pendant un certain nombre d'années et récompensa tout de suite le jeune graveur d'avoir eu le courage de se faire l'émule d'un homme dont la réputation était solidement établie. Il devait bientôt le dépasser auprès du public et le laisser pour toujours au second rang.

Les cent trente-sept planches de l'édition définitive des Vedute


124 PIRANESI.

sont réunies en deux tomes et constituent un ouvrage complet et suivi. En partant de Saint-Pierre, nous avons successivement sous les yeux les plus beaux monuments de la Rome du dix-septième et du dix-hui- tième siècles, ainsi que les vestiges les plus remarquables de Tantiquité romaine ; ce sont d'abord les grandes basiliques, les places publiques et les fontaines, les palais, les villas. Le château Saint-Ange sert de transition entre la ville moderne et l'ancienne. Les quinze dernières planches du tome premier sont consacrées aux ponts, aux temples et aux portiques. Le tome second s'ouvre sur le Panthéon. Il contient les planches du Capitole, du Forum et du Colisée. Puis ce sont les ther- mes et les tombeaux, enfin les antiquités de Tibur et la villa d'Hadrien. Cet ordre est celui qui fut imposé aux Vedute par Francesco après la mort de son père. Logique et facile à saisir, il ne répond pas à l'ordre chronologique. C'est ce dernier qui intéresse le plus et qu'il importe de rétablir, si nous voulons faire l'histoire des Vedute et voir quels rapports les unissent à l'activité générale de Piranesi pendant toute sa carrière.

Francesco Piranesi, dans son catalogue', donne une table datée des Vedute, dans l'ordre définitif, mais cette chronologie est sujette à caution. Elle comporte des fautes matérielles et des invraisemblances. Pour les rectifier et pour contrôler l'exactitude de ce document, nous disposons de quelques pièces importantes qui se complètent heureuse- ment, au premier rang desquelles il faut placer quelques exemplaires du catalogue gravé dont nous avons déjà parlé. Ils offrent l'avantage de présenter les Vedute dans l'ordre de leur apparition, ou peu s'en faut. Piranesi se contentait, à la suite des planches déjà publiées, d'a- jouter les titres de ses productions nouvelles sur des lignes gravées à cet effet. Il se peut d'ailleurs qu'au moment d'exécuter ce catalogue, relativement tardif (1760-61), il ait imposé un classement synthétique aux Vedute antérieures à cette date. Mais, à partir de ce moment, les planches nouvelles semblent ajoutées méthodiquement à la liste à mesure qu'elles paraissent. Il serait par ailleurs dangereux de chercher à tirer parti de la notice de publication et de vouloir établir de cette

1, Œuvres des chevaliers Jean-Baptiste et François Piranesi qu'on vend séparément dans la Chalcographie des auteurs, rue Félice, près de la Trinité des Monts, vis-à-vis le corps de garde des Avignonnais, Rome, 1792, imprimerie Pilucchi.


LKS VKhITi:. I.KS I)EHMI;HS joins DR PIH\Ni:S|. — ses COIfTÎNUATKI us. 125

nianirrc i\v\\\ s( ries <lr Vedutc, l'iuio éditée par HoiicliaiwJ, df^nl elleg portent !<» nom, l'.uitrr sortie de l'aldier de la Trinité des Monts. Il n'osl pas sûr (jntî riranesi n'ait pas, dans beaucoup de cas, f^ralté la vieille notice poui- y substituer sa ncjuvelle adresse et sa firme person- nelle. On ne saurait non plus tirer beaucoup de profit des sip^^natures dont la forme est extrAmemiMit variable, et sans raison apparente.

D'après Arthur Saniuer, les trente-quatre premières Vedutc ii\x- raicnt été réunies en l?."")! par n(jucliard, sous le titre : Ij^ Mftr/ni/irettze di Roma le più rcffuircabiti. Kn 1751, Tiranesi ne travaillait à cette série que depuis cinq ans environ, six au plus. D'autre part, le catalogue de Doucliard, au verso de l'inipriniatur des Aniichitù, indique trente-neuf planches parues en 1756. II faut donc admettre que dans un espace de temps sensiblement égal à la période précédente, au cours de laquelle il avait exécuté trente-quatre Vediite, Piranesi n'en a produit que cinq. 11 est vrai qu'il préparait alors les Ayitichità Romane. L'exem- plaire otTert par l'auteur à l'Académie de Saint-Luc au moment de sa réception (1761), comprend cinquante-quatre planches, plus les deux frontispices : le classement y est d'ailleurs différent de celui que pré- sentent les catalogues gravés.

Le plus ancien de ces documents est de 1761; il est postérieur de peu de temps à la réception de Piranesi : il comprend cinq planches de plus que l'exemplaire dont nous venons de parler, mais il ne men- tionne pas encore les trois vues du Temple de la Sibylle à Tivoli, que Natoire déclare terminées depuis peu dans une lettre à Marigny du 8 décembre 1762 ^ Nous les voyons signalées pour la première fois sur la liste du catalogue gravé publié par M. Samuel % et suivies d'un Panthéon. Bien que le même exemplaire annonce, par une note écrite à la main, l'apparition pour le mois de mai 1764 des Antichilà di Cora e d'Albano, il convient de le dater des derniers mois de 1762 ou des premiers de 1763, et non de 1764, comme pourrait le faire croire cette addition manuscrite, vraisemblablement ajoutée plus tard. En effet, si ce catalogue est de 1764, il est surprenant de constater que Piranesi omet dans la rédaction d'un catalogue qu'il adressait à ses

1. Op. cit., p. 200.

2. Cor. Dir., Xï, p. 448.

3. PI. ni.


126 PirUNESF.

correspondants auprès de son fidèle public anglais (un exemplaire qui compte le même nombre de Vedute est conservé au British Muséum) les belles planches de tombeaux qu'il exécutait en 1763.

Mais faut-il croire sur ce point la chronologie de Francesco? On peut objecter en effet que la seule des Vedute datée par Piranesi lui- même — la Cascade de Tivoli (1766) — est reportée par son fils à l'année 1765. D'autres erreurs sont aussi faciles à saisir : deux plan- ches, la Vedula del Campidoglio et la Veduta del Campidoglio di fianco, dont Francesco place l'exécution en 1775, sont annoncées (en lettres gravées, et non manuscrites) sur le catalogue de 1761 et par conséquent ne sont pas postérieures à cette date; ajoutons que l'une d'entre elles figure dans l'exemplaire de Saint-Luc. Pour la suite de la même période, Francesco paraît à peu près d'accord avec les rensei- gnements fournis par la publicité de son père. Le catalogue de Dresde (1770-71)* comporte quatre-vingt-dix-sept numéros, dont les derniers suivent sensiblement la chronologie adoptée par les continuateurs de Piranesi.

En confrontant le catalogue de la chalcographie et les exemplaires connus du catalogue gravé, en essayant de les contrôler réciproque- ment, on peut esquisser un classement historique des Vedute. Dans une première période, de 1745-48 à 1754, Piranesi s'occupe méthodi- quement d'une sorte de Roma 7noderna, Il grave les vues des grandes basiliques auxquelles chaque pèlerin était tenu de faire une station. Puis ce sont les belles places monumentales et les fontaines qui les décorent, les palais, dont il complétera plus tard la série par quelques vues de villas. — De 1754 à 1761 se fait sentir l'influence des Anti- chità Romane : Piranesi s'intéresse toujours aux monuments « les plus remarquables », mais il interrompt son étude de la Rome mo- derne pour revenir à l'antiquité. Il complète en artiste son effort d'ar- chéologue, et cela de deux manières : il s'attache à certains édifices qui n'ont pas encore pris place dans son œuvre et qui méritent d'être reproduits en série, — les temples par exemple; d'autre part, il donne de quelques ensembles des images plus particulièrement pittoresques, des <;< Vues » proprement dites, — De 1761 environ à 1768-70, en

1. Reproduit par Albert Giesecke, Giovanni Battista Piranesi^ pi. LX.


LES VKDDTi:. - LKS DKUMRMS JOURS HK JMRANKSI — SB8 CONTINUATEL'IiS. 127

lu^nm lonips (pi'il roiUimie los siiilns amorcées rlrinn un autre esprit par los Anlichitn, cntn» ;iulros los toiriheaux do la voie Appienne et dolavoio I.atirio, il s'éloif^^io de i{oiiH'.(osl ré[)of|ne à laqiW'Ihî il primipare ot fait paraiin» les aiili(|uités d'Alhaiio et do Cora. II s'arr^to à Til)ur, au piod (lu teuiplodo laSihylhî, m face des cascades ot sous les décom- bres do la villa do Mécène. — Knfin,d<; 1770 environ à 1778, son activité présente doux aspects : il revient aux monuments antiques et modernes qu'il a déjà reproduits, pour en présenter une image plus conforme k révolution de sa manière; il donne la série de la villa d'Hadrien.

On dirait qu'il considère son œuvre d'une manière synthétique et que, pressentant sa (in prochaine, il se hâte de réaliser le plan qu'il avait conçu jadis ot qu'il avait appliqué avec une certaine rigueur en exécutant ses premières Vues de la Home des papes. 11 ajoute de nou- velles planches à ses basiliques, à ses places, à ses palais, il pré- sente les mômes édifices sous un aspect ditTérent des premières Vedule et qui répond mieux aux exigences et aux caractères de sa maturité. De même, il reprend les arcs do triomphe, les temples, les thermes. A force de parcourir Rome, de la contempler et, si je puis dire, de la rêver, il découvre des images nouvelles en présence de motifs qui n'ont pas changé. En face des paysages et des architectures, il s'assied loin de la place qu'il avait naguère adoptée, il se hausse ou il se baisse, il fait glisser sur l'horizon le point de fuite et le réseau des conver- gentes. Il est un peintre plus complet et plus sûr. Ses eaux-fortes, d'un travail plus dense, où l'outil a plus de part, deviennent davan- tage des ce estampes ».

Par là, nous sommes amenés à nous demander si à cette division chronologique, à ce classement par dates des sujets et des motifs ré- pondent des caractères pittoresques et techniques bien distincts. Des cadres trop étroits risqueraient de froisser ce qu'il y a de souple et même d'indéterminé dans le passage d'une manière à une autre. L'évo- lution d'un talent ne se poursuit pas avec une rigidité intlexible. Elle est accompagnée de retours momentanés, elle a ses arrêts, elle réserve des surprises. Mais les Vedute peuvent être considérées à juste titre comme le résumé très vivant et très expressif de l'activité artistique de Piranesi, elles permettent d'en saisir les phases successives, elles sont comme une histoire abrégée de sa carrière.


128 PIRA.NESI.

D'abord lumineuses et simples, presque linéaires, peu mordues, peu chargées de travail, elles rappellent Tépoque des débuts, le sé- jour dans les ateliers vénitiens et chez Vasi, les influences de la jeu- nesse et les premiers espoirs romains. — Puis elles prennent l'accent et la couleur de la maîtrise; Piranesi fait à la fois la découverte de l'eau- forte et celle de la ruine, il imprègne ses œuvres de la poésie et de Tâ- preté d'un violent clair-obscur, il enrichit d'intensités et de délicatesses sa gamme de valeurs. La variété des morsures lui permet d'accentuer la différence des plans et de faire intervenir la perspective aérienne. La puissance de l'effet central détermine une série de répercussions délicates. Aux surfaces en quelque sorte abstraites des premières plan- ches il substitue une étude attentive des matières, qu'il traduit désor- mais avec une rare puissance d'expression. — Enfin, à partir de 1770 environ, les Vedute deviennent plus complexes encore. Les grands blancs lumineux tendent à disparaître, sauf des ciels qui, tourmentés, restent limpides. Des travaux de remplissage, des contre-tailles, des tons gris, dus peut-être aux élèves du maître, recouvrent les inter- valles jadis laissés libres. Plus solides et plus meublées, les Vedute demeurent émouvantes. La grande vue à vol d'oiseau du Colisée, qui appartient à cette période, est vaste et vertigineuse, noire, tragique, calcinée, comme un des cercles de l'enfer dantesque.


II


Piranesi, ses dernières Vedute l'attestent, et aussi les planches de Pœstum, est maître de son art jusqu'aux derniers jours de sa vie. Loin d'être accablé par le fardeau d'une énorme production, il est comme porté par elle. Le domaine où s'exercent son imagination et sa sensibilité semble s'élargir à mesure qu'il le parcourt. Tant d'œuvres produites, tant de recherches, tant de songes n'ont fait qu'ajouter à la force de son génie et à la poésie de son existence. La mort va le prendre sans qu'il s'arrête à la combattre, sans qu'il essaie de différer par des soins l'effet de ses maux.

Depuis six ans, il était atteint d'une maladie de vessie qui le faisait cruellement souffrir. Il en sentait la gravité, il en prévoyait l'issue sans


l'LAN'IfE \IV


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(^pouvuiile, iii.'iis il s()ii'j^<»;iil ;ivrc. iiifjui(Hu(lo à ceux (W .s(?s ouvraj^eg (m'il n'avait pas t(M'iniii(\s, aux siipplrrru'nts rju'il voulait ajouter à hcm pul)li('ati()ns aiitrri(Mirc.s, ;ï sa (•()II('clio!i dont il craif^uait h» (l('*inoinhrc- mont, (Milin à l'ordre (^1 à la discipliiH' (jn'il avait «Hahlis d.'uis sfs ate- li(M's j);irini s('s collahoivitiMirs. Il souhaitail laisser après lui, n<)ii pas un iiioiiuiiH'iit iiuutu de son activité, mais une entreprise rjui la conti- nuât et qui fît vivre son nom.

Quelque temps avant sa mort, il eut deux attaques plus violentes, mais il relusait de se soigner et, citant quelque maxime ou quelque illustre exemple tirés d(^ la vie des anciens, il j»i-<'tenrlait vivre et mourir digne de ce beau nom de liomain (in'il revendiquait à peu près à la momeépo^iue dans une lettre à sa sœur. Kn arrivant à Naples (1777?), il rendit le sang. Son fils et lui y étaient venus en poste, sans que Piranesi, malgré ses douleurs, consentît à s'arrêter en route. Une sorte de pressentiment lui inspirait cette hâte. Il abrégeait sa vie, pour n'r-n pas perdre une minute aux mains des médecins. Rien n'est plus émou- vant que de le voir terminer ses jours conformément à son rêve, comme il les a vécus. Quand on lui propose une consultation, il se fait apporter son exemplaire de Tite-Live et répond : a .Je n'ai confiance qu'en celui-là'. » Pendant les huit derniers jours, il dissimule ses souf- frances à ses amis et à sa famille, il refuse de se plaindre et garde le silence sur son état.

Son agonie fut courte et terrible. Sa nature athlétique se débattait avec violence contre la mort. Ses songes le traversaient encore, mais, loin de l'apaiser, ils dressaient sa volonté et lui proposaient un suprême exemple. « Le repos, disait-il, est indigne d'un citoyen de Rome; voyons encore mes modèles, mes dessins et mes cuivres*. » Il n'expire ni dans la sérénité ni dans la détresse morale, il vit jusqu'au bout, il disparaît sans s'être diminué ni démenti.

Ainsi meurt, dans les premiers jours de novembre 1778, Jean- Baptiste Piranesi, architecte vénitien, archéologue, graveur, l'un des plus grands artistes de l'Italie, l'un des plus originaux et des plus puissants des temps modernes. Conformément à ses vœux, sa dispa- rition n'immobilise pas son œuvre. Elle continue à vivre et à s'ac-

1. Legrand, f*-' 147.

2. Ibid., {^ 148.

PIRANESI. 17


130 PIRANESI


croître, elle n'est pas douée seulement de cette immortalité impersonnelle dont la gloire est faite; aux mains de Francesco Piranesi, elle se mêle à l'art et à l'histoire, elle propage le nom et l'influence du créateur, elle représente une activité qui ne s'interrompt pas.


III


Piranesi est mort debout. Il n'a pas voulu dérober à son art des loisirs pour ses souffrances. Les héritiers de son nom prennent de ses mains toujours agissantes le legs d'une tâche encore imprégnée de sa fièvre. Ils la poursuivent avec une autorité digne de l'initiateur. Fait rare et curieux, si l'on songe à l'ampleur d'une pareille entreprise, où il est difficile de maintenir l'unité. Je n'ai pas à étudier ici les vies de Francesco, de ses deux frères, Angelo et Pietro, de leur sœur Laura, mais ils sont si étroitement associés à l'histoire posthume des ouvra- ges de Piranesi, qu'il est nécessaire d'indiquer la part qu'ils y ont eue.

L'éducation reçue par eux les destinait à continuer les travaux de leur père. Pour récompenser Francesco enfant, Piranesi lui mettait l'histoire romaine entre les mains. « Il ne l'entretenait, dit Legrand \ que des hauts faits des Scipion, des Fabius, des Caton et des autres Romains illustres dont il voulait qu'il apprît la langue en même temps que les éléments du dessin et les principes de l'architecture. » Autant le caractère de Piranesi était tumultueux et violent, autant celui de son fils était grave et réfléchi. Comme le père n'avait ni le temps ni la pa- tience de se faire le professeur de Francesco, il l'envoyait à l'Académie de France, mais, dans l'intervalle de ces leçons, il ne cessait de lui par- ler de Rome et de ses grandeurs, de le féliciter d'avoir eu le bonheur de naître Romain et d'exciter ainsi son ardeur au travail. Sous le pontificat de Clément XIll, fondant de grandes espérances sur la faveur dont il jouissait auprès du pape, Piranesi destinait son fils à l'état ecclésiastique. La mort de son protecteur et le libre choix de Francesco, qui préféra continuer ses études artistiques, le détournèrent de ce projet.

1. Fo 139.


I>:S VKDIJTE. - I.RS I»i:ilMi:ilS joins I)K l'IMANKSI. SES Crï.NTfM'ATFII'nS ni

Lo fils (i(»viiil le C()lhib()ral<Mir du prre ri, rians l'alclifr d<- Sinnla F(»li(*o, acquit ptMi à jxmi œ tah'iit tout pi'iuHrf'î de i*inllu«'nc« paler- iiollo, (l(j!it il est l.i pins (idclo et souvent la plus heureuse iriiaf^e. Il était j'cirvc de IVlris pour rarcliitectun; ; en m^ine t(;nips il tra- vaillait sérieuseiiK'nt i.i lii^nire ;\ l'Acadéniie : cVitait la volont/î for- inidie do son prre, (jui se ju;<eait lui-m^rne insuffisant à cet égard et (|ui se plai<j^nait d'en avoir souflert. 11 avait en outre étudié le paysage avec les IVères llackert, qui ont laissé d'honorables et pesantes vue» de Rome. Cunego et Volpato lui avaient enseigné quelques-unes de leurs habiletés de graveurs. l*our l'exercer aux méthodes et à la pra- tique do Tarchéologio architecturale, Piranosi lui avait fait mesurer et dessiner en grand tous les détails du Panthéon, y compris les orne- ments, études qui furent gravées et publiées par la suite.

L'artiste laissait à sa mort une fortune relativement considérable et une entreprise en pleine prospérité. Le fardeau n'en était pas moins pesant pour les épaules d'un jeune homme qui terminait à peine son éducation. Les collaborateurs de Piranesi étaient découragés et redou- taient la dispersion de l'atelier. Francesco semble avoir hérité de l'énergie du disparu. Il rassure son monde. « Leur zèle et leurs talents ne seraient point paralysés faute d'un chef. Lui-même essaierait de marcher sur les traces de son père... Ils devaient tous espérer que ce génie tutélaire viendrait encore les soutenir et les inspirer dans ces mêmes lieux, témoins de sa constance, de ses longs travaux et des suc- cès nombreux qui les avaient couronnés*... » Il maintient dans l'atelier le même ordre que par le passé. Il dirige et il distribue le travail. Le public de Piranesi demeure fidèle à son fils et lui témoigne le même crédit. Désormais on associe les deux noms, on dit : les Piranesi.

C'est que l'œuvre de Francesco est inséparable de l'œuvre de son père. Elle s'y intercale, elle la complète. Tantôt il réédite les anciens recueils en y ajoutant des planches nouvelles : uneaux.4rc/?/ Trionfoli, cinq aux Trofei, deux aux Antichità. dont il donne en 1784 une se- conde édition dédiée au roi de Suède, Gustave III, deux aux Vedute^ etc. Tantôt il se borne à reproduire ses dessins, comme il a déjà fait pour trois planches du Pœstum^ paru peu de temps avant la mort de

1. Legrand, P 149 (Note supp.).


132 PIUANESI.

Piranesi (en avril 1778, d'après Francesco). C'est ainsi qu'il grave le plan de l'émissaire du Lac Fucin levé par son père. Beaucoup de planches du Tealro d'Ercolano (1783) ont pour base, sinon des études achevées, du moins les notes et les croquis pris par le vieil artiste au cours de son voyage de 1777-78 à Naples et dans la Grande-Grèce. Francesco fait paraître en 1781, après l'avoir vraisemblablement ter- miné lui-même, le plan en six feuilles de la villa d'Hadrien. De même il est l'éditeur des planches relatives au cirque de Caracalla, une des dernières entreprises de Piranesi.

Les Tempj antichi, dont la première partie est datée de 1780 et la seconde de 1790, sont une suite aux Antichità, A côté des vues proprement dites prennent place des planches de détails d'un carac- tère documentaire, « afin de former un corps d'étude complet pour les architectes ». Le tome II est consacré tout entier au Pan- théon, que Piranesi avait proposé aux recherches et à l'apprentis- sage archéologique de son fils. Pie VI, à qui est dédié le tome I, le fit joindre à la collection Piranesi dans toutes les bibliothèques publiques et aux exemplaires destinés à être offerts aux souverains qui visitaient Rome. Il devait en être de même pour tous les ouvrages qui paraîtraient plus tard. Quelle est la part personnelle de Fran- cesco dans les Tempj antichit II est difficile de l'établir sans docu- ments précis, nmais on peut croire que, pour le Panthéon au moins, il subit docilement les suggestions de son père. Bien que parue tardive- ment, cette série n'est en effetqu'une reprise des travaux de sa jeunesse. Quant aux Antiquités de la Grande-Grèce, dont les trois tomes paru- rent de 1804 à 1807, le titre même apprend qu'elles ont été gravées « d'après les dessins originaux et les observations du feu célèbre peintre, architecte, sculpteur, graveur, le chevalier Jean-Baptiste Piranesi... ».

Ainsi, pendant la première partie de sa carrière, Francesco dépend étroitement de l'œuvre dont il est le légataire et le continuateur. 11 est un beau manieur d'eau-forte, mais sa pointe est en général plus sub- tile et moins franche que celle du vieux maître : il serre davantage son travail, il demande plus à l'outil qu'à la morsure. Mais soutenu par les dessins du père, il arrive qu'il l'égale presque. Certaines plan- ches des Antiquités de la Grande-Grèce, des détails de constructions


Li:S VDDUTE. — LKS DKUMKUS JOI liS DE IMUANKSI. — SKS CONTIMATKI US. 133

cyclo|)('^(Mnies : dos inscriptions, (Va|)[)('î08 d'iiii violant coup de Hoh'il ot ploiij^^u's a la l)as(» dans uno oinhrc; Imniidc^ fourniillanli; (?t doiis^*, ont raccont ot la poésie des plus Ixdhjs pa^'es des Aulnhiln, Son appoi't personnel d'archéolop^ue, les Monumrnii f/fyll Srijnoni, publiés (Ml nu."), n'est pas indif^nie du vaste ensemble auqu^d il vient s'ajouter. Sa virtuosité d'exécutant se déploie dans le recueil paru en 17S(> : i'ollrcHati th's plus hc/lcs slnhws de lionu', fl'uTUf HOU relie fnçun de <jr(inire dvee (tiic scidr lujin'. A vrai dire, cettiî « nouvelle façon » se sent fort de la nrianièrede I^itteri, qui n'est elle- même qu'une imitation de la manière de certains maîtres italiens et français du dix-septième siècle, entre autres Mellan et Délia Bella. La suppression de la contre-taille, l'absence de toute facture donnent au procédé un aspect lumineux, égal et froid, une sorte de netteté métallique, qui conviennent d'ailleurs à la reproduction des œuvres de la statuaire.

Mais Francesco Piranesi était avant tout antiquaire, et son rôle à cet égard devint rapidement considérable. Dans l'extraordinaire trafic qui se faisait alors à Rome de toutes sortes d'antiques, le nom de Piranesi conterait à Francesco une autorité exceptionnelle. A côté des artistes cosmopolites et des courtiers, des Gavin Hamilton, des Ignace Hugford, des Thomas Jenkins qui poussaient le culte de l'Italie jus- qu'au pillage méthodique de ses trésors, il a grande allure. Il n'est pas le pourvoyeur éventuel de quelques riches particuliers, mais bien le représentant officiel d'un roi, son chargé d'affaires pour tout ce qui concerne l'antiquité. Au cours d'un des voyages de Gustave 111 en Italie, Francesco lui avait été présenté à Pise en 1784. Peu de temps après, par une commission en forme \ ce prince le nommait son agent spécial pour les beaux-arts. A ce titre, Francesco entretint avec le baron Fredenheim, chef de la chancellerie suédoise, et avec le roi lui-même une correspondance qui forme une sorte de gazette politico-archéo- logique de la vie romaine à la fin du dix-huitième siècle. Le 19 août 1785, il achetait l'Endymion pour le compte de la Suède, mais son coup de maître, ce fut la vente de la collection de son père : il évitait

1. Auguste Geffroy. Les collections et les collectionneurs à la fin du XVIII^ siècle, les Piranesi, Revue des Deux-Mondes, janvier 1896 et Essai sur la formation des collections d'antiques de la Suède, Bévue archéologique, 1896, II.


i34 PIHANESI.

la dispersion que redoutait Piranesi avant de mourir : c'était au prix d'un exode définitif, que les nnesures prohibitives de Clément XIV et de Pie VI demeuraient impuissantes à prévenir. On ignore la pensée du gouvernement pontifical à ce sujet. Sans nul doute, l'opération fut loin d'ébranler le crédit de l'antiquaire auprès de ceux qui l'em- ployaient.

Après la mort de Gustave III, le rôle de Francesco devient difficile à interpréter. L'archéologue dévoyé, diplomate en sous-ordre, agent du « secret » royal, fait du contre-espionnage auprès des représentants de la Suède. L'atmosphère trouble de l'époque révolutionnaire l'enve- loppe et nous le dérobe. La flamme et l'âcreté du sang des Piranesi l'emportent loin de son œuvre de patience méditative et de studieuse recherche, le mêlent à des intrigues traversées d'épisodes tragiques. Consul de Suède à Naples en 1794^ , nous le retrouvons à Rome en 1798, jacobin ardent, et, après l'occupation de la ville par l'armée française, directeur de la police de Miollis, puis commissaire dans l'administration des finances de la république romaine. Mais après le retour offensif des Anglais et des Napolitains, il faut fuir, au milieu des désordres de l'émeute et de la guerre. Francesco Piranesi et les siens émigrent à Paris avec les cuivres de leur père, « protégés, dit Legrand % par les soins éclairés du commissaire des guerres Wal- ville et par la libéralité d'Alexandre Berthier ». On dirait qu'un destin ironique assure à Jean-Baptiste Piranesi une revanche posthume de l'assiduité à laquelle il avait contraint l'audace aventureuse de son caractère. Par un retour singulier, l'histoire, en exilant Francesco, allait le restituer pour un temps à son œuvre.

D'après Biagi% l'établissement des Piranesi à Paris fut accompagné

1. C'est alors qu'il écrit sa Letteraal signor générale D. Giovanni A don datée de Rome (Naples), le 24 décembre 1794, à laquelle se joignent les rarissimes brochures suivantes : Som- mario ed estratti di documenti i di oui originali esistono nelle mani del governo svedese et Fatto storico délia carcerazione di Vincenzo Mori seguita en Napoli il 13 di febraio 179^. La Lettera, imprimée secrètement à Naples chez Francesco, ne fut tirée qu'à une cinquan- taine d'exemplaires. V. Catalogue de la librairie Benedetti-Gamba, n'* 104, Rome, mai 1907. La prétendue tentative d'assassinat et la fuite du baron d'Armfeldt restent extrêmement obscures.

2. Po 151.

3. Loc. cit., in fine.


LliS VKDIJTK. " Li:S DKHMKHS JOIHS liK IMRANKSI. - SRS CONTINLATEI'RS. 135

(riioinuMirs nxcM^ptioniifils ot salin par rontliousia.srno public. Lo Ma-- ijnsin /ÙK'f/cl()/}f'(ti(/ifr* iU) Milliii est [)lus HohiMî. Itcniar^iioiis (J'aiII<*iirH (pu» le tiaiispoi'l (1rs cuivres avait étr» ;^'raiuil ft ({\w, l'Ktat sr* rharj<ea de les lo^^iM* an l)(pol (l(»s iiiachiiies, nn» de rilniversilé. Telle est la pre- mière a(lr(^sst» parisienne de la clialeoj^r/iphie des frères Piranesi : on la rencontre sur le oatalo*^ue qu'ils (ir(Mit paraître en ÏHiH) \ C'est lu, vraisoniblal)lenient, qu'ils ouvrirent l'école de f^ravnre dont parle Moschini \ avant d(^ se transporteur rue de la .M(jnta^ne Sainte-Geneviève et place du l^alais du Tribunal, viu^s IHO'A. Ils fondèrent é|2^alennent une manufacture d'objets en terre cuite d'après des modèles antiques, can- délabres et vases, empruntés au recueil et au Museo du père *. On relève le nom de Pirancsi parmi ceux des artistes qui prennent part à l'expo- sition de 1802 V La môme année, le ministre de l'Intérieur, Chaptal, chargeait les citoyens Visconti, Denon, Zarillo, Millin et Piranesi d'examiner la collection de vases étrusques déposée au Mont-de-Piété et proposée à l'acquisition du gouvernement par le ci-devant marquis de Paroy, l'un des convives du fameux souper grec de M""* Vigée- Lebrun. Dès leur arrivée à Paris, un projet capital occupait l'acti- vité des frères Piranesi : la traduction française des œuvres de leur


1. Cinquième année, V, p. 110 : t Les enfants du célèbre graveur Piranesi, qui ont été forcés de quitter Rome après la capitulation qui a livré cette ville aux Anglais et aux Napo- litains alliés, sont arrivés à Paris. Ils s'occupent de faire une nouvelle édition, avec traduc- tion française, de l'intéressante collection des gravures de leur père, lesquelles représentent les antiquités de Rome et de beaucoup d'autres lieux d'Italie. » V. même année, VI, 284.

2. Chalcographie des Piranesi frères. Œuvres de Jean- Baptiste et de François qui se vendent cheC' les auteurs, à Paris, rue de l'Université, dépôt des Machines, n'>296, en l'an V/II de la République Française. De l'imprimerie de Prault, rue Taranne, n^ 7i9, à l'Immortalité.

3. Cf. Moschini, Délia letteratura veneziana del secolo XVIII fîno a nostri giorni, III, p. 97. L'adresse de la rue de la Montagne Sainte -Geneviève est donnée par les Peintures de la salle Borgia.

4. Le catalogue de la vente après décès, par Regnault-Delalande. fait mention d'un certain nombre de terres de Morfontaine, divisées en trois séries : des copies de colonnes, de candélabres et de trépieds (n^'^ 117 à 120), — de vases c genre étrusque >, à figures sur fond noir ou sur fond jaune (121-131\ — de vases « forme deMédicis », d'une grande richesse de ton, décorés de filets d'or et de rehauts d'argent, sur fond rouge, bleu ou vert (132-169"). Il faut y joindre quelques biscuits, qui semblent provenir de la même fabrication (170-173).

5. Ino. des rich. d'art. Archives du Musée des Monuments Français, I, p. 277, n"^ CCXLVIII sq. — Henri de Chennevières consacre quelque mots à de Paroy dans le Sou- per grec de J/'^° Vigée- Lebrun, Revue Bleue, 10 mars 1906.


136 PIRANESI.

père. L'essai biographique de Legrand devait servir d'introduction '. Cependant Pietro Piranesi retournait à Rome, pour s'occuper des planches de Tommaso Piroli d'après les peintures des appartements Borgia au Vatican, de la villa Lante, du cabinet de Jules II et de la villa Altoviti. Elles composent les derniers volumes de la collection. A côté de leur fonds personnel d'édition, les Piranesi encourageaient d'autres tentatives : c'est grâce à eux que Piroli et Zoëga purent faire paraître seize des dix-neuf cahiers de leurs Bassirilievi di Roma, ouvrage inachevé dont les fascicules exécutés forment un somptueux catalogue des bas-reliefs de la villa et du palais Albani. Bientôt le régime impé- rial utilisait les talents administratifs de Piranesi. Dans la Rome de Napoléon, le Jacobin de 1798 exerce d'importantes fonctions, qui ne sont pas seulement celles d'un intendant des Beaux-Arts, mais qui tou- chent aux grandes affaires : il est secrétaire général*. Ainsi, pendant la dernière période de son existence, son inquiet génie traverse sans se fixer les entreprises commerciales, les recherches désintéressées et la politique. En 1807 paraissait le tome III des Antiquités de la Grande- Grèce, le dernier paru des ouvrages qui portent son nom. C'est sur ce fait que j'arrêterai le bref récit d'une vie pleine et tourmentée : il nous ramène à l'histoire artistique des Piranesi et semble la conclure avec quelque logique. Le 27 janvier 1810, Francesco mourait à Paris. Ses cuivres furent acquis par la maison Firmin-Didot qui les édita jusqu'en 1839. A cette date, sur l'ordre de Grégoire XVI, le protré- sorier de la Chambre apostolique, le cardinal Tosti, les racheta au prix de vingt-quatre mille écus, dont quatre mille en argent et vingt mille en estampes^ pour le compte de la chalcographie Camérale. Depuis ils ne Tout plus quittée.

1. Legrand, f° 151, dit seulement : « La nouvelle édition complète qui se fait en ce moment, à la chalcographie des deux frères Piranesi, des œuvres de leur père et de celles qu'ils y ont réunies {ajouté : par les soins du citoyen Durand, amateur éclairé des Beaux- Arts) sera un monument éternel de leur reconnaissance envers le gouvernement français et un témoignage d'amitié pour les artistes distingués de cette nation... » Cf. Durand, Quelques idées sur rétablissement des frères Piranesi, Paris, 1802.

2. Madelin, La Rome de Napoléon, 1906, pass., notamment 536-537 (détails sur les tra- vaux de dégagement du Forum, d'après une lettre de Piranesi à Gérando, du 27 octobre 1809).

3. Moroni, op. cit., LXIX, p. 247.


Vukscuv. XV


RUINES D UNE PISCINE A CASTEL GANDOLFO

Antichità d'A/bano, pi. 22.


/ / III •/■/..!




m:s vi;hi'n;. — i.ks okiiniius joins nr. piranesi. - SES coNTiMAu.Lits. U7


IV


Uno fois encore revenons à ftonie, allons demander aux lieux ou vcVnt Piranesi de nous aid«'r h rr)nîprrndre la po^îsie de celle existence dominée^ par des sonji^es. Kevenons à ces jardins de Malle qu'il décorail naguère, au milieu desjjuels s'élève l'é^Hise de Sainlcî-Marie Aventine où il reposer

D'en bas, le lonpf de l'Avenlin, on les devine, éla^^és par assises, descendanl en terrasses jusqu'au bord exlrùnie de la colline, défendus par des murailles et par des créneaux. Le flanc ravagé qui tombe tout droit sur le Tibre, le sommet [)lat où se dressent des bâtisses que do- mine le campanile ajouré de Saint-Anselme, toute cette masse trapue a quelque chose de militaire. Isolée de toutes parts et commandant la vallée, elle fut longtemps forteresse; après la défaite, une peuplade vaincue, laissée en dehors de la cité romaine, y conserva ses dieux et ses jalousies. Puis elle porta des quartiers pauvres et surpeuplés, la plèbe républicaine pressée par masses denses et agitées dans des maisons noires, pleines à regorger. Un Gracque, après la déroute, y tenta une dernière fois la fortune révolutionnaire. Dans le crépuscule de l'his- toire, sur la poussière de l'empire, une famille patricienne campa ses soldats et ses équipages sur ce lieu fort, s'y barricada dans les ruines. C'était l'époque où Rome, cité de donjons et de châteaux, partagée en cent obscurs royaumes, voyait flamber sur chaque colline l'incendie des haines féodales, où la dernière nuit de l'an mille s'abattit sur un soir humain plus trouble, plus riche d'épouvantes et de présages que le soir du ciel.

Il semble que des traits de tout ceci soient écrits encore sur les pierres, autour de l'Aventin désormais paisible, porteur de jardins et d'églises. Tout ce quartier, noir, dévasté, largement ouvert sur le fleuve, conserve dans sa tristesse et dans sa beauté quelque chose des Romes successives. Là-bas, près de Saint-Georges au Vélabre, sous le portique des Changeurs, encadré de rosaces et de spirales dont la gracieuse maigreur évoque l'inspiration de la Renaissance, Géta martelé fait face à Caracalla. Au coin de la place, exhaussé sur un podium, robuste et

PIRANESI. lÔ


138 PIUANESI.

vénérable, le temple de la Fortune Virile, sauvé des barbares par la sainte qui l'habite, est un édifice de la cité républicaine, le ténnoin, peut- être, des tentatives et des coups de main. La maison de Rienzi, engagée dans des murailles plus récentes qui ont déjà pris l'aspect et le ton de la ruine, a l'air d'une demeure interdite, rendue sacrée par l'horreur publique, après quelque grand crime. Une vaste baie pleine d'ombre s'ouvre aux tentatives du vent. C'est là, c'est dans cette étroite forte- resse, derrière ces arceaux romans, que l'homme rêva de remonter riiistoire, essaya de faire passer dans les faits sa songerie romaine. A présent, face à face, la maison du révolutionnaire et le temple antique paraissent contemporains l'un de l'autre; l'écoulement des temps, l'u- sure de la pierre, le nivellement des traditions et des souvenirs s'unis- sent pour les reculer à la même date.

Qu'elle est humble, qu'elle est touchante, au fond de la place bossuée et ravinée, derrière le temple rond et la fontaine, l'église de Santa-Maria in Cosmedin! Avec son petit porche que soutiennent de belles colonnes ioniques, prises à quelque temple, son campanile, tour de guet et réduit de défense, ses fenêtres closes par des panneaux de marbre découpé, elle a quelque chose de plus âpre, de plus barbare, de plus ancien que l'antique. C'est ici, c'est à Saint-Clément, à Sainte- Constance qu'il faut venir respirer les roses du verger chrétien, hu- mides de larmes charitables, d'une rosée céleste. On peut y faire revivre les fresques des églises souterraines écrasées tristement sous de magnifiques sanctuaires à la moderne. Humbles figures qui s'écail- lent sur les murailles, dans les ténèbres, foule modeste occupée à prier, à entourer des miracles, à lever vers le ciel des résurrections et des assomptions des yeux épouvantés ou suppliants.

Au-dessus de Sainte-Marie, l'Aventin étage ses terrasses et ses rampes bastionnées. Il semble qu'une loi de retour, après tant de siècles, l'ait ramené à son premier état, lui ait rendu son aspect de montagne envahie par les forêts et par les vergers. Il a reconquis ses feuillages, comme au temps où dans l'ombre des bois, près de ses sources mystérieuses, il abritait les petits dieux agricoles aux vieux noms vénérés, Faunus et Picus, chers aux laboureurs. La vie n'a pas encore chassé tout à fait ces ombres légères ; peut-être elles errent encore, les soirs d'anniversaires, dans la solitude des parcs, cher-


LKS VRnilTK. --' I.RS DKRMKRS JOl MS l)K PIIIANKS! - %rA rO!STfMATFrîm no

cliJinl au cirl la fuiiiro (l(».s toits do cliauiiKi, attendant avec trisi- lanii un cîoin de clairière le nitoiir aitard»' d'un paynan latin, mort depiiin tront(î siècles. Mais leiirs autels ('»eras(s sont ni^lés à la pou.sHièn;; il n'y a plus d(^ san('tuair(»s a^^restos dans les (îhhix du roclier Ij^h divi- nités de l'ombre et (1(î la frah^heur, les helles transparencr»» jaillies du sein i\r la lerr»", les sources qui donnèrent son nom à la montagne ont disparu poui* jamais. Kilos so sont cachées dans les ténèbres, elles ont rejoint le Tibre aux tlots de bronze qui coule prisonnier.

Mais il reste la parure renouvelée, les frondaisons vivantes des arbres, les oliviers, les cyprès noirs, les pins. Groupés autour des monas- tères et des villas, on peut croire qu'ils abritent des villages et des hommes, qu'ils entendent les propos échangés autrefois, les graves pré- ceptes de la morale paysanne, les maximes où la sagesse de l'expé- rience a gravé comme dans la pierre, semblables à des oracles, les aver- tissements et les conseils : Mauvais agriculteur, celui qui achète ce que peut lui donner la terre. Mauvais économe, celui qui fait de jour ce qu'il peut faire de nuit. Pire encore, celui qui fait au jour du travail ce qu'il devait faire dans les jours de repos et de fête. Le pire de tous, qui, par un temps serein, travaille sous son toit, plutôt qu'aux champs î — Ainsi rai- sonnait le petit peuple robuste, avare et sans tendresse, et par-dessus l'Aventin labouré neuf fois, selon les bons préceptes, on pouvait voir fumer au loin les toits de la cité voisine, déjà ville, déjà victorieuse, carrée comme un temple et comme un tombeau.

Une route montante qui coupe en deux les flancs et le sommet de la colline, une route qui ne s'est pas déplacée depuis l'antiquité romaine, s'avance en couloir entre de hautes murailles surélevées par des assises et que décorent des consoles, des linteaux, des chapiteaux, restes de portes closes, engagées dans le solide rempart. Là derrière sont ces arbres des jardins interdits que l'on voit d'en bas se dessiner sur le ciel, des pelouses, des cloîtres. Des existences humaines oubliées méditent et contemplent. On vient prier dans les chapelles, il y a des jours de fête et des solennités, des cloches retentissent pour célébrer des anni- versaires; mais rien de tout cela ne trouble la grande paix déserte de l'Aventin, aucun murmure citadin n'a dissipé le silence. La montagne reste à l'écart du territoire urbain, elle demeure une espèce de refuge. La route, bordée de murailles, aboutit à des murailles et ne mène nulle part.


140 PIRANESI.

A rextrémité de ce quartier d'églises et de couvents, entre des cyprès, apparaissent, fixés dans la pierre, des obélisques, des trophées, des stèles, d'un goût singulier et funéraire. Sur la petite place qui semble étroitenient ménagée entre deux cimetières, pleins d'une paix provinciale et monastique, près des feuillages noirs de Saint-Anselme, on peut s'arrêter un instant, respirer l'odeur amère des grands buis voisins, parfum de ce silence même, ivresse permise de cette solitude. Ils sont là, derrière la porte surmontée d'une croix, dans les jardins de l'ordre de Malte et de Saint- Jean de Jérusalem.

En grandes charmilles à la fois massives et légères qui forment des berceaux et des allées, ils sont comme la voûte d'un temple, ils ont l'air bâti. La parure échevelée du nord, la poussée végétale de la plaine ou de la vallée partout fécondes, le parc à méandres qui suit le dessin du fleuve et de la colline font place à un dessin régulier, à une conception tendue et volontaire. Le pin, le rouvre, le cyprès, le buis sont les éléments de constructions méditées; le magnifique et austère cyprès, que nous plantons sur les tombes de nos morts, dans le rayon- nement bas des fins d'après-midi a la couleur et la densité du bronze; le pin, qui s'étale largement sur le ciel et qui semble si mollement abandonné au souffle des vents, est en réalité immobile, circonscrit : les branches qui se détachent du tronc à son sommet n'envoient pas vers la nue un présent de feuillage, elles sont griffées en lui pour le retenir et pour le fixer.

Il est des lieux plus vastes que les jardins de Malte, et d'une beauté plus ample. A côté des parcs de la villa Borghese et de la villa Pamphili, dont les pinèdes et les vallons s'étendent au loin, ils ne sont guère qu'un verger. Mais ils prennent leur part de la beauté de ce qui les entoure, ils exhalent je ne sais quel charme de chose ancienne, je ne sais quelle tristesse amère et captivante de retraite interdite. Derrière la grande muraille blanche et la porte brune, ils sont fermés au monde comme un jardin de novices. L'ordre de Malte, qui n'a plus qu'une existence crépusculaire, tenait encore, il y a peu d'an- nées, ses assises dans cette villa. Au bout de l'allée, voici des édifices d'un ton doré, une salle d'été dallée, ouverte sur les arbres et sur le ciel, une terrasse où le paysage de la ville se rétrécit et s'enlaidit tous les jours. Derrière la poussière des carreaux, dans l'entrebâillement


l,KS VEDIJTK. I.KS DKUMKIIS JOIMS fU: PIUAMCSI. - SES CONTIXrATKlRS H!

crun voloi, oïl a|)(»r(;()il dos snllos oriirrs d'îiiiiioirioM, le poli d'un rncMiblo qui r(»liiit dans la prnonihro. il y a des conrctlcs pavées, des portos basses, (l(»s passa^cvs. 11 y a surtout cv dé(!or de verdure^ discipliiK^ dans la variété, ces plates-bandes, ces buis taillés, rv.s allées. Le vert humide des piduuscs, le vert sombre et luisant des berceaux et des arcades, le vert j^ris et tendre des bordures dessinées se nnarient har- monieusement sous le ciel mélancolique. Dans de grands vases de terre rouge, ornés de figures cl de masqu(\s à peine sortis de la matière, des plantes arborescentes, d'un rose séché de végétation hivernale, s'éta- gent comme des candélabres. La pluie a rayé les bustes de grandes rides tristes.

C'est lu, au tond de ee jardin, dans l'église Sainte-Marie du Prieuré qu'il a décorée pour son protecteur, le cardinal Rezzonico, que repose Tévocateur de la puissance romaine, le poète des ruines, Piranesi. D'autres morts sont là, des baillis, des prieurs, des grands-maîtres, mais c'est lui dont le souvenir domine ces lieux, ennoblit encore cette retraite. Sous la voûte sculptée, d'un goût tourmenté, où s'arrangent en trophées des cuirasses et des glaives romains, au sommet de la montagne, mieux que dans quelque église d'en bas, au coin d'une place, près d'une rue que raye le va-et-vient régulier de la vie, il peut continuer le rêve admirable qu'il fait tlotter au-dessus de nos méditations ro- maines. Sur l'Aventin, où les arbres se dressent encore derrière les murailles, sous les ombrages immobiles du prieuré, il ignore des résultats archéologiques qui l'eussent peut-être déçu; il continue sa vision d'une grande Rome solitaire, aux arcades rompues, aux arènes énormes, semblables à des cirques dans les montagnes, rongée lente- ment par le soleil, dévastée par l'eau et le feu des orages, abandonnée à jamais des hommes, envahie par le silence.


LIVRE II


L'ART DE PIRANESI


CIIAIMTKK PUKMIKK

KOMK AU XVIlf SIKL'Li:. — l,A IMIOSI'I/H IVA.

tTN Vénitien attiré par Rome; un architecte qui se sent des dons de j peintre et qui, mécontent des exeniples offerts par ses con- temporains, va chercher Naples des modèles d'accord avec ses aspi- rations, jusqu'au jour où, de retour dans sa patrie, il éprouve la séduc- tion toute-puissante de l'eau-forte, d'abord timidement maniée, mais devenue bientôt sous sa main un exceptionnel moyen d'exprimer à la fois son admiration passionnée pour la Rome antique, son savoir d'ar- chitecte et son génie pittoresque; un archéologue qui est un poète, un savant en qui l'intuition et l'imagination dépassent le raisonnement; l'existence la plus studieuse, la mieux consacrée à l'unité d'une œuvre, mais qui, vue du dehors, donne une impression de fougue, de violence et de désordre, tels sont les éléments complexes, parfois contradictoires en apparence, que nous livre la vie de Piranesi.

Dans une œuvre aussi considérable que la sienne, il y a forcément une partie caduque. Piranesi fut un archéologue : on doit s'en sou- venir souvent. Mais on a le droit de l'étudier comme un artiste per- sonnel, comme un grand interprète de la nature et du passé. Ses planches, aux yeux de la postérité, ne sont pas des illustrations docu- mentaires, elles valent par elles-mêmes. Les dons de Piranesi le mettent à part de ses contemporains érudits et des graveurs de tous les temps; son nom n'est pas seulement le titre d'un bref chapitre dans l'histoire de la renaissance des études antiques à Rome, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. 11 désigne, si je puis dire, une < vision » grande et originale, un art complet et qui se suffit. C'est cet art qu'il nous faut étudier, non pas en l'examinant du dehors, à travers les circonstances,

PIRANESI. Id


i46 PIRANESl.

mais en remontant à sa genèse môme. Voyons quel fut le modèle de Piranesi, la Rome moderne mêlée à la Rome antique, et ce qu'elle inspira aux prédécesseurs de l'artiste pendant l'époque classique. Puis plaçons- nous en quelque sorte au centre même de sa production, interrogeons ses estampes et, dans la mesure où une pareille tâche est possible, mettons-nous aux côtés de Piranesi, prenons de ses mains les crayons et les feuilles qui lui servent à installer ses ébauches, la pointe, la plaque de cuivre, les vernis, les acides; étudions ces planches, tandis qu'il les grave. C'est le meilleur moyen de connaître Piranesi, de com- prendre l'évolution de sa manière et de pénétrer les secrets de son génie.


I


Lorsque Piranesi quitte Venise en 1740, il emporte avec lui une certaine image des splendeurs romaines qui ont excité sa jeunesse. Les gravures des recueils lui en ont donné une idée strictement architectu- rale, quelque peu impersonnelle et froide. L'histoire de la république, lue dans Tite-Live, lui a permis d'animer et de peupler ces vestiges, en exaltant dans son cœur toutes sortes de rêveries héroïques et confuses. Avant de franchir la muraille d'Aurélien, il est familier avec une Rome de ses songes que la réalité ne fera pas disparaître ni passer au second plan : elle survivra, et la puissance de l'imagination, alliée aux res- sources de l'étude archéologique sur le terrain, finira par créer avec elle une Rome singulière et nouvelle, à la fois pleine de vie et pleine de fiction, épique et familière tout ensemble, une cité dont il est l'archi- tecte et l'ordonnateur, sur laquelle il a mis son nom pour toujours : la Rome de Piranesi.

Quelle était-elle, cette ville qui l'attira de si bonne heure et qui le retint toute sa vie? Quels paysages, quels prétextes offrait-elle à l'ac- tivité d'un maître, quel point de départ fut-elle pour Piranesi? Ce n'est pas encore le lieu de se demander quels rapports particuliers unissent l'œuvre à son modèle, de confronter le « motif » et le tableau, étude qui ne peut porter que sur des détails précis. Sachons dès à présent que Rome au dix-huitième siècle fut une source inépuisable d'inspira-


l'MMCMK XVI


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lions pillorcsrjurs. Kllr n'a crssr d'cxcilor IV»rniilalion (Ic»k peiritn»». Les iinaj;o.s qm» imiis rn oui laissées les eonteinponiiiis do PiranoMJ et s(»s pn^diHMvsseiirs pivscnlenl des earactèros iiislniclirs. A /îludier ces dilVérents »< p.irlis », on ^ai^Mir de j)«»nv<»ir [)réciser, par élimina- tion el par opposition, les traits essentiels de l'ciuivro qui nous occupe. Il n'est pas inutile de relire les voyageurs. A cet égard, nous dis- posons do moyens d'information plus riches et plus nombreux peut- être que signidciitifs. Il y a d'abord les ;<uides. De Misson à Lalandc\ pour ne parler que des franeais, ce sont des encyclopédies de l'histoire de la péninsule et de la vie italienne, où la curiosité du siècle fait entrer de force tout un i)agage documentaire, dcîs énumérations bien faites et sans vie, méthodjjjues et inertes. Parmi les italiens, F^ist^jlesi, Pan- ciroli, Venuli, \asi lui-même, qu'ils adoptent un plan synthétique ou qu'ils divisent le st\jour à Rome en « journées » surchargées de richesses, en accablantes promenades trop pleines et trop belles, ne laissent pas d'idée claire et apprennent moins que les guides modernes. On a beaucoup demandé, d'autre part, à la littérature des voyages, aux souvenirs des hôtes innombrables et cosmopolites de la ville éter- nelle. Matière incertaine et contradictoire, s'il en fut. Lorsqu'ils ne sont pas dominés par les soucis du spécialiste, ils s'adonnent à leur ca- price de conteurs, et leur voyage est d'abord pour eux une occasion de se bien peindre. Leur étude de Rome tourne à la monographie psycho- logique; nous n'ignorons rien de leur tour d'esprit, de leur humeur, badine, sérieuse, dénigrante, laudative. Il y a les consciencieux qui s'éparpillent en étonnements et qui, débordés par les exigences du

1. M. d'Ancona, dans son édition du Voyage de Montaigne. Città di Castelio, 1889, a donné la bibliographie des voyages en Italie. J'ai surtout consulté ceux dont la date concorde avec les premières années romaines de Piranesi ou qui ne dépassent pas 1770. Le voyage de Cocliin, publié en 1769, date de 1749, mais il n'est intéressant qu'au point de me * des ou- vrages de peinture et de sculpture qu'on voit dans les principales villes d'Italie >, comme le titre l'indique. Celui de l'abbé Coyer, paru en 1776, renseigne utilement sur Rome, dans les années 1764-65. Sur le voyage de Lalande. v. d'Ancona, op. cit., p. 646 sq., et sur les voyages manuscrits conservés dans les bibliothèques françaises, ibid., p. 700 sq. J'ai déjà fait ailleurs un grand usage de de Brosses et de Grosley, qui sont vivants et qui savent voir. Enfin j'ai eu recours plus d'une fois au plan de Rome de NoUi, gravé en 1748 par Pira- nesi lui-même et par Carlo Xolli. — Les c époques » pittoresques de la cité ont été peintes avec justesse et agrément par le critique voyageur J.-J. Ampère, Bévue des Deux-Mondes, juillet 1835, Portrait de Rome à différents âges.


148 PIHANESI.

sujet, tombent à leur tour dans l^énumération et, lassés à la fin, se contentent de renvoyer à des guides \ Il y a les écrivains amateurs, gens de goût et de lettres, qui rédigent leurs notes avec soin et compo- sent des pages élégantes sur les œuvres d'art qui les ont frappés ^ De Brosses, charmant et clair, est plus brillant que juste et trébuche à cha- que instant dans l'anecdote. Bien peu ont vu, mais à travers leurs di- gressions et leurs lenteurs, si on les explique et si on les complète par les souvenirs de Romains authentiques', familiers avec tous les aspects de leur ville et habiles à en dégager les caractères, nous pourrons peut- être saisir dans son ensemble la Rome d'autrefois et comprendre le charme qu'elle exerça sur tant de peintres, — dont les œuvres sont d'ail- leurs encore plus sujettes à caution que les récits des voyageurs.

Au dix-huitième siècle, Rome est à peu près telle qu'on pouvait la voir encore à la veille de l'unité. La cité du moyen âge, longtemps rava- gée par les désordres des guerres locales, par les incendies et par les pillages, dont le dernier et le plus terrible éclate en plein seizième siècle, lors de la prise de Rome par les bandes de Bourbon en 1527, a été éven- trée et reconstruite par Sixte-Quint et par Paul III. Ces grands bâtis- seurs ont continué l'œuvre que Jules II et Léon X avaient entreprise sans avoir eu le temps de l'achever et qu'avait compromise la faiblesse de Clément VII. Ce sont eux qui ont dessiné le plan de la ville moderne, ouvert les grandes artères qui mènent à la place du Peuple et aux basi- liques. Ils ont compris que la poésie de Rome est dans son passé : ils empruntèrent à ses débris les éléments d'une beauté ressuscitée. Sixte-Quint arrache ainsi aux décombres du cirque de Néron et du grand cirque l'obélisque de Saint-Pierre, que Nicolas V avait eu l'idée

1. De Brosses lui-même renvoie fréquemment à Misson, cette Bible de tout voyageur français en Italie. Le « Misson » allemand, c'est Jacob Wolkmann, dont le voyage parut à Leipzig en 1770.

2. Par exemple, le Président Dupaty, dont la fameuse lettre sur V Incendie du Borgo de Raphaël, souvent citée par les anthologies comme un modèle, révèle une si curieuse et si fausse conception de l'art de peindre.

3. Notamment le Diario de l'abbé Lucantonio Benedetti, publié par Silvagni, La Corte di Roma nel Settecento, Florence, 188L Cet ouvrage, charmant et utile, s'ouvre sur la pein- ture de la dernière Cavalcata, à l'avènement de Clément XIV, le 20 novembre 1769. 11 renseigne très exactement sur la topographie de Rome, sur ses aspects principaux, sur ses mœurs sous ce pontificat et ceux qui lui succédèrent. L'abbé Benedetti mourut seulement en 1837.


iioMi; \i: XVIII* sir.r.I.l. i \ I'Uospkitiva. H9

(le rodrosser, celui dr Sainle-M.irir M;ij<'un' ol celui du Latnin. Aprèn eux, leurs successeurs rl(ivent des jialais et des /*j^lis<*.s : surtout, iU s'appliiiueiit à (Hai)Iir dans {{(nm- [\i\o. série de somptueux décors, conçus pour un ensemble architectural et pcjiir un p(;int de vue, et dont la ail- laboration des siècles respecte l'unité. Le settecento vit se continuer la grande tradition des papes magnifiques en bî\timents,avec Clément XI, qui rebAtit la vénérable église des Saints-Apùtres et restaura la nef de Saint-Clément; avec Clément XII, qui acheva le Latraii. Déjà en 10.jO, Borromini avait transformé la basilique, changé ses belles colonnes en pilastres de stuc. Kn 17'M, (lalilei dressait le portail de soixante mètres, immense arcade à cinq baies couronnée de statues déclamatoires. En 1743, Fuga construisait la farade de Sainte-Marie Majeure. Benoit XIV transportait à côté de la Scala Sancta l'abside léonine, inaugurait les travaux de la fontaine de Trevi. Gregorini restaurait Sainte-Croix de Jérusalem...

Mais ces entreprises, ces restaurations, ces achèvements, tout en enrichissant le trésor de la Rome monumentale, ne modifiaient ni la topographie, ni les aspects essentiels, ni le charme même de la Ville Éternelle. 11 y avait en elle des éléments stables, une poésie et une beauté permanentes, dues non moins aux caractères de la vie sociale et aux mœurs qu'à la majesté de l'histoire et à l'excellence de l'architec- ture italienne. Rome au dix-huitième siècle représente d'une manière exceptionnelle, non pas ce que l'on désigne communément sous le vo- cable un peu usé de ville d'art, mais le type même de la cité où la vie se mêle aux souvenirs du passé, où la nature s'associe aux œuvres des hommes. A peine touchée par la rameur du siècle, silencieuse sous un gouvernement de prêtres, et non pas bourdonnante d'activité comme les entrepôts et les ateliers du Nord, magnifique et par endroits dé- serte, toute couverte d'ombrages au centre d'une plaine aride, elle est à la fois splendide et mélancolique. Ces contrastes ont frappé les hommes du settecento. Ils n'en ont pas senti toute la grandeur : mais leur té- moignage permet d'en apprécier la poésie, en attendant que nous l'é- coutions chanter dans les tristesses exaltées du romantisme.

Une étroite lisière de vergers et d'enclos sépare Rome de la cam- pagne toute proche, sur laquelle une banlieue tardera plus d'un siècle à s'établir. La ville est toujours à peu près circonscrite à la muraille d'Au-


lUO PIKANESI.

rélien, hérissée de cyprès, de chênes verts et de pins. Depuis la Renais- sance, les portes sont restées les mômes, sauf la porte Asinaria, qu'à la fin du seizième siècle Grégoire XIII a remplacée par la porte Saint-Jean. Le haut rempart flanqué de tours carrées enveloppe à peu près tout ce qui est Rome : les humbles bâtisses qui s'élèvent entre les tombeaux des anciens, le long de la voie Appienne et de la voie Latine, paraissent à peu de chose près leurs contemporaines; au sud, on accède à Rome par les avenues d'une nécropole. Dans cette enceinte immense flotte une popu- lation clairsemée'. Sans doute, si nous entrons à la suite du président de Brosses- par la porte du Peuple, nous sommes tout de suite frappés par l'ampleur et par la beauté de la perspective architecturale, par l'ordonnance logique des trois belles rues, bien bâties et vivantes, qui mènent à la Ripetta, à la place de Venise et à la place d'Espagne. De même, si nous refaisons le chemin des pèlerins, des ambassadeurs et des cardinaux, en passant sous la porte Saint-Jean, nous découvrons la Scala Sancta et la façade du Latran. Mais presque partout ailleurs, le voyageur qui pénètre dans la Rome du settecento rencontre des solitudes agrestes qui s'étendent entre la ville et sa muraille, de vastes jardins de couvents et de villas, des vignes, des herbages et des vergers. Près du magnifique décor du Latran, Chateaubriand % au début du dix-neuvième siècle, allait encore rêver dans les grands espaces aban- donnés qui environnaient la basilique et qui se couvraient au prin- temps de marguerites, de pensées, de jonquilles et d'anémones. Par la porte d'Ostie, en longeant l'Aventin pour gagner le Colisée par cette vallée charmante qu'est la via San Gregorio et qui sépare le Pala- tin du Cœlius, Rome apparaissait, non comme une ville, mais comme une sorte de province verdoyante et sauvage, herbue, ombreuse, dominée par les églises qui s'échelonnent de Saint-Sabas à Saint-

1. D'Orbessan, Mélanges historiques, critiques, de physique, de littérature et de poésie, I, Partie seconde, contenant le voyage d'Italie, 1768, p. 420 : « Ce serait lapins belle ville du monde, si elle était un peu mieux peuplée. Le dénombrement de cette année se porte à 172.000 Ames. Communément on y en compte 140.000, mais l'année sainte en a augmenté le nombre par le grand abord des étrangers. »

2. Op. cit., II, p. 10 : « Je ne pense pas qu'il y ait au monde une ville dont l'entrée, par terre, prévienne aussi favorablement. »

3. Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine et Mémoires d* outre- Tombe y édition Biré, II, 347 sq. et V, 55 sq.


MoMr: M wiii' siï'.ci.i:. i.v ruospLi iina 4»i

J(^•l!l (»t l'aiil, siii' l.i jK'iito (lu ('<i'liiis. A drulh», rntrn I<»s ;irbr<»K qui ciitoiiniicni Sîiint-Norf^<' et Saiiil-Sixlc» et les (Uiih's (U* la villa I'i«T<>iii, les lh(»rino.s d(» Caracalla envahis j»ar uiu; foiV't, a nioilio recouverls par (les p.'Uura^os, (Haii'iiL |)r('S(|iin aussi impéiMHrables que la villa d'Ha- drien. Iloiiie n'avait pas seuhîniont ses solitudes abaudorinées des quar- tiers du sud. l.e Jaiiicule était en friche. Derrière la Trinit(» des Monts, la villa Ludovisi, sur los terrains de laquelle des spéculateur» ont bâti des immeubles modernes, étendait un immense domaine que la villa Bort»liese, de l'autre coté de la muraille, no fait pas oublier.

Ainsi l^ome dans la plus p^rande partie de son pourtour, à l'inté- rieur de son enceinte môme, est une cité de jardins et d'ombrages. Les aqueducs des anciens restaurés par les papes font sourdre partout la chanson des fontaines et partout jaillir une puissante vie vé^^étale. Les enclos des couvents et des séminaires élèvent vers le ciel des troncs chargés de feuillages qui débordent les murs et se balancent au-dessus des ruelles silencieuses. A l'angle des carrefours, contre le fronton des temples et plongeant leurs racines dans un sol fait de débris, des arbres magnifiques se mêlent à l'architecture des ruines, envahies par les plantes pariétaires, assiégées par les ronces. La nature, non pas telle qu'on la voit dans les parcs, disciplinée par les « paysagistes », mais robuste et luxuriante dans sa rude sincérité, a part au charme de cette cité. Les herbes parasites et les broussailles nées sur la décrépitude de la pierre s'associent harmonieusement au décor des ruines et parais- sent non seulement les témoins, mais les auteurs responsables de leur destruction.

Derrière ces ombres mouvantes et ces aspects rustiques, il existe une ville proprement dite, des palais, des églises, des rues et des places. Dans cette cité des merveilles, ce qui frappe tous les voyageurs, c'est l'extrême irrégularité, ou plutôt l'inégalité des bâtisses. Misson s'en étonne et déclare qu'au premier abord Rome n'est point d'une beauté surprenante. Mais d'Orbessan ', pourtant bien sec et bien pauvre en

1. Op. cit., p. 420. Ce caractère est frappant dès le seizième siècle. Cf. Montaigne, cité par Chateaubriand, op. cit., V, p. 38 : < Les bastiments de cette Rome bâtarde qu'on voit à cette heure attachant à ces masures, quoiqu'ils aient de quoi ravir en admiration nos siècles présents, me font ressouvenir des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendre en France aux voûtes et parois des églises que les huguenots tiennent d y démolir. »


152 PIIUNESI.

général, le reprend avec justesse et s'en explique assez bien : « Ce ne sont que grands palais, églises superbes, places immenses, fon- taines magnifiques, petites maisons pour le commun, ce qui rend les perspectives inégalement belles; mais cette inégalité ne laisse pas d'avoir son agrément. Ce sont pour ainsi dire des points d'appui, un repos ménagé que la grande beauté uniforme ne procurerait pas. » De Brosses ' est encore plus précis : « C'est un défaut assez général ici qu'une telle disparate (il vient de parler de la place du Peuple, alors gâtée par de « grands vilains magasins à foin ») ; tout est de palais ou de cabanes; un bâtiment superbe est entouré de cent mauvaises maisonnettes; quelques grandes rues principales... servent heureusement à se retrouver au mi- lieu d'une foule de culs-de-sac, de ruelles tortueuses ou de mauvais petits carrefours... » Et il ajoute : « Je croirais volontiers que Rome se ressent encore d'avoir été brûlée par les Gaulois, et de ce que, en la rebâtissant, chaque habitant édifia sans ordre et sans suite, dans la pre- mière place qu'il avait trouvée vacante. » Il signale avec regret les « petits bâtiments construits sans égard aux alignements des rues », les appen- tis, les chaumines, les logis branlants de paille et de torchis où s'abritent l'insouciance et la misère du peuple romain, blottis dans les intervalles des palais, sous les colonnades des temples et sous la voûte des arcs de triomphe, — comme au moyen âge, dans les cités septentrionales, ces bicoques logées dans tous les interstices des monuments, entre les contre- forts des cathédrales qu'elles serraient de toutes parts.

C'est qu'à Rome, au dix-huitième siècle, de même qu'il n'existe pas d'intermédiaire entre les palais et les masures, il n'y a pas non plus de classe moyenne qui prenne place entre les grands seigneurs et les digni- taires de l'Église d'une part et le petit peuple de l'autre. Grosley^ est explicite sur ce point : « Les extrémités, dit-il, se touchent exactement; chaque membre de l'État ou fait l'aumône ou la reçoit... Il ne faut point chercher de bourgeoisie dans la haute prélature... Tous ces gens vivent plus d'espérance que de réalité : la mort d'un pape et la vacance qui la suit les met à l'aumône par la suspension de toutes affaires et de toutes expéditions. » Les riches bourgeoisies du Nord donnent la régularité, l'aisance et un air de confort au paysage des villes. Partout, dans des

1. Op. cit., II, p. 12.

2. Op. cit., II, p. 338.


Vi.hHi:U¥. XVII


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IIOMK Al) XVIII" MIMIK l.\ IMtOSPKlTlVA. |,t

conditions s<>ci;il(»s aiialoj^Mios, on voit sVîlovor do l)onnc».s rlnnwure» io- lidos ('{litcs pour des fçônérations conservatrices, arniesd'iin l'asUMneKuré et d'nne éIé^^'lnce scWèro. A Home, rien d<* tel : un |)erpétuel coudoie- ment du riclie cl du p.uivi'e, un perpétuel <'t f)ittore.squo contraste ar- cliitcctural. La vi(» populaire, avec ses inattendus amusants, son audace colorée, ses jeux, ses rixes forcenées, circule incessamment entre des murailles aup^ustes où, souvent, elle a réussi à so fabriquer un asile. La liberté méi'idionale du |tlein :\'\v eu rond famili^'res et pubiirjues presque toutes les manifestations, de même qu'elle interdit à l'Iiomme de songer à des demeures stables et commodes. Des solitudes herbues de la péri- phérie aux quartiers compliqués, populeux, contrastés du centre et du nord, nous avons le spectacle singulier de la nature dans tout .son abandon et de la g^ueuserie pittoresque, unies aux souvenirs du passé et à la magnilicence des grands.

Mais cette magnificence même a un accent exceptionnel et présente certains caractères que Ton chercherait vainement dans les autres mo- numents du luxe et du goût publics en Europe. Les papes se sont at- tachés à créer des ensembles, à développer dans un espace donné une série de belles façades, à combiner des perspectives étonnantes. Qu'im- porte que transparaisse la noire misère des masures où gîte la plèbe, pourvu que s'ordonne noblement l'architecture d'une place conçue comme un décor d'opéra? Ces papes et leurs artistes ont été de véri- tables peintres d'architecture, des décorateurs qui travaillaient non sur de la toile et avec des pinceaux, mais avec des pierres et sur la terre même de leur ville. Ils ont laissé des ombres à leurs tableaux, mais, sans aller jusqu'à dire que leur sens du pittoresque y trouvait son compte, on peut affirmer qu'ils ne s'en souciaient pas. Ce caractère théâ- tral et concerté a été saisi par tous les visiteurs de Rome au dix-huitième siècle. Le premier spectacle qui s'otïre à leurs yeux est peut-être celui qui les surprend le plus : « Je vous avouerai, dit l'un d'eux', que je fus frappé à l'entrée de la porte du Peuple. Il semble qu'on rencontre une décoration de théâtre en pénétrant dans cette place de forme trian- gulaire où cette porte aboutit et dont elle occupe une pointe. » De Bros- ses" fait la même observation, à propos de l'obélisque relevé par Fon-

1. D'Orbessan, op. cit., p. 420.

2. Op. cit., p. 11.

Pl.HANESI. '^


154 PIIUNESl.

tana sur l'ordre de Sixte-Quint, placé de manière que les trois rues de la patte d'oie l'aient également pour point de vue. « Ce qu'on entend admirablement ici, c'est la manière de disposer les points de vue et de ménager le coup d'œil des objets singuliers. Cet art n'est pas l'article qui contribue le moins à donner à la ville cet air de grandeur et de magnificence. On ne l'entend point du tout à Paris; il n'y a de coup d'œil que celui des quais. La place Vendôme, la place Royale, l'admi- rable façade du Louvre et le portail Saint-Gervais sont en pure perte pour la perspective... » Ajoutons qu'il y a des exceptions à Rome, — ne serait-ce que la fontaine de Trevi, dont nous avons eu l'occasion de si- gnaler avec Grosley la situation encaissée.

Outre ces surprises préméditées, outre ces décors savants, la Rome d'alors abonde en admirables « motifs » spontanés et par là même, elle semble être par excellence une ville de peintres. Tout s'y groupe, tout s'y dispose pour une harmonie. La nature, ou plutôt la campagne présente au cœur même de la ville, la pauvreté populaire voisine de la magnificence des palais, la succession des âges de Rome inscrits dans la pierre d'édifices qui se touchent, les ruines enfin, qu'on les considère comme un centre ou comme des accessoires pittoresques, s'y associent et se font valoir avec une variété infinie : vaste galerie où sont repré- sentés bien des genres, depuis la décoration d'opéra jusqu'à la scène de mœurs. Chacun de ces aspects est un tableau merveilleux et complet.

Accompagnons ces pèlerins qui, par la porte de Grégoire XIII, vont faire leur première station à la basilique du Latran. Une longue rue tortueuse, aujourd'hui redressée, chemine derrière l'église à travers un pâté de maisons noires et denses, passe près de Saint-Clément devant les édifices et les ombrages de la propriété MeroUi, passée depuis aux mains de la famille Partini. Le Colisée apparaît, mais cette merveille de Rome et de l'Italie est bien loin alors de l'aspect qu'elle présente aujour- d'hui. A moitié détruit par le tremblement de terre de 1703, il serait mé- connaissable de nos jours sans les réparations de Pie VIL Longtemps, il servit de carrière aux entrepreneurs de la Rome des papes : les derniers blocs qui lui furent arrachés furent employés à la construction de la Ri- petta. Avec ses plaies béantes qui montrent la structure, ses pans de soutè- nement restés debout au milieu des décombres, son luxe de végéta- tions parasites, si abondantes, si variées et si tenaces qu'on en a pu faire


IfoMM M WIII' Sl|-.<;l.i;. - I.A l'hnsl'1,1 ll\ s 155

rétudc ri iMMli^(M' uin' llorc du dolisfW», il est pareil â un payHOf^e de iiiontaji^iH's, il iir scMiihlc plus l'd'uvn* dr l.i main huinain^*, inaÎH le rt^suKat d'un sini^uliui* hasard ;^^<M)lo}^i(jue. I)uVfMU l'une des stations le» plus éniouvauii^s dos pèlerinages chrétiens, il est sanctifia» par la Via Cnicis, par 1 ej<lis(^ que l'on a installée sous la grande arcade d'entrée et par les chapelles qui si» succèdent autour de l'arène, dédiées aux saints martyrs.

11 est une monla«i;ne et un sani'tuaire, mais aussi un marché. Du côté du midi se reposent (h»s IhH(\s do somme et des chariots. Sous les promenoirs de ramphithéatre circulent les bouviers, les charretiers et les maqui^nions. VA partout ainsi nous nîtrouvons l'a^'itation d'une vie pittoresque animant les écroulements de Home. Sous l'arc de Janus Quadrifrons, contre le temple de la Fortune Virile, se sont établis des marchands de voitures et des charrons : les roues en piles ou debout les unes contre les autres cachent les soubassements. Le désordre des métiers en plein air met partout une note gaie, inattendue, amusante. Sur \e pulc/rru m lillus, considéré comme l'ouvrage de Tarquin l'Ancien, le petit temple rond dit de Vesta, dont les entre-colonnements, comme ceux de la Dogana di Terra, ont été, au grand désespoir de de Bros- ses', bouchés avec « un sale torchis », voit fumer une forge en plein vent : u On y a emmanché une vilaine maison où un maréchal tient sa forge : destination assez analogue à la consécration primitive de ce temple à la déesse du feu •... »

Le Forum résume cette variété d'aspects de Rome au cours du settecento. Couvert d'ombrages jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle, il est le Campo Vaccino. Les troupeaux y viennent s'abreuver dans la belle cuve de granit qui est aujourd'hui au QuirinaL L'arc de Cons- tantin, par lequel on y accède à l'ouest du Colisée, est plongé dans la boue d'une sorte de marais. L'arc de Titus, à moitié détruit jusqu'à l'habile restauration de Valadier, sert d'appui et de contre-fort à une tour en ruines et à tout un groupe de masures qui vont jusqu'à Sainte- Françoise Romaine, dont les jardins cachent le temple de Vénus et de Rome. La vigne Farnese, soutenue par un rustique aux bossages puis- sants, s'avance au milieu du Forum, à la hauteur de l'arc de Titus. Du

1. Op. cit., II, p. 62, 63.

?. Grosley, op. cit., W, p. 264.


ir)6 PIRANKSI.

temple de Castor au Capitole monte en pente douce une colline, sur laquelle deux bâtisses flanquent la colonne de Phocas, le sol engloutit à mi-hauteur les temples de Saturne et de Vespasien, l'arc de Septime- Sévère, sous lequel s'est installée une boutique de barbier. Le Tabula- rium est caché par les constructions qui servent de prison au tribunal du Sénateur. Du haut du Capitole, la vue embrasse toute une per- spective de ruines, de palais, d'églises, de feuillages, parmi lesquels, sur un terrain bossue, suivant à peu près l'ancienne direction de la Voie Sacrée, une belle allée d'arbres se déploie de l'arc de Septime-Sé- vère à l'arc de Titus.

Entre Saint-Luc et Saint-Adrien, se déroulent les ruelles étroites du vieux quartier. Le forum d'Auguste disparaît sous les masures. L'Aî^co dei Panlaniesik moitié plongé dans la boue. On ne voit qu'en partie les trois belles colonnes cannelées qui servent de base au campanile de l'Annunziata. Voici le Campo Carleo, étranglé entre le monastère de Saint-Urbain et la petite église de Sainte-Marie, démolie par Pie IX. La via Alessandrina nous mène aux hautes murailles du couvent de Sainte-Euphémie et du Saint-Esprit, jeté bas sous l'empire pour dégager le forum de Trajan. Une petite place entoure la colonne Trajane, qui semble enfoncée dans un puits. Par le Macel de' Corvi, un des mar- chés les plus vivants et les plus fréquentés de l'ancienne Rome, en sui- vant la vieille rue délia Ripresa dei Barberi, nous aboutissons à la ville monumentale, aux belles places et aux belles rues bordées de palais, au Corso, dont l'aspect n'a guère changé, où le palais Bonaparte est alors le palais d'Esté et le palais Salviati l'Académie de France. Les boutiques sont peu nombreuses : sans parler de la typographie Pira- nesi, on n'en compte guère que trois : la typographie du Kracas, la librairie des Archini et, sur la place Colonna, le commerce de soieries de Cecchi et Turlonia \

Même dans cette Rome récente, entre ces nobles perspectives archi- tecturales, la vie populaire trouve une place, se mêle au va-et-vient des étrangers, circule entre les carrosses de la prélature. La majeure partie des métiers s'exerce dans la rue. Du Pasquino à la Chiesa Nuova, les bouquinistes et les écrivains publics s'installent en plein air, comme les

1. V.Silvagni, op. cit., passim, et particulièrement sur la Rome des papes, p. 43 sq.


ROME KV XVIII- SlfiCLK. - I.A l»HOSPKTTIVA 157

fripiers ri lonrs (irfnxjues an MonU» (iionlario. La place Navone, iin- iiKMiso bassin cronsc'» au otîiitro, oxhaussc'î sur los hords pour p^Tiwdin* (les nauinachios, est envahie par hîs cliarlalans, les clianUturs des rnen ( ( les vendeurs de ferrailles, qui font place, lo mercredi, aux commères (lu niarclu^ aux U^j^umes. Au Campo de' Fiori, nous retnjuvons les maqui- llions, (jui voisinent avec les marchands d'hahits. Combien de coins pit- toresques encore et d'aspects inattendus à travers ces cours, ces passa- fi^es, ces impasses qui se nouent autour des monuments publics, ces artères étroites et compliquées, encombrées d'étalages et d'immondices; autour du château Saint-An^^^e, engoncé dans des hangars; dans les détours du Transtévi^'re, plus fruste et plus sauvage encore que le cen- tre de Home, jusqu'A la porte Saint-Pancrace, derrière laquelle s'abrite, au milieu de ses jardins, étages sur les pentes du Jauicule, le majes- tueux « palais des Quatre Vents », la villa Corsini. Et puis, jusqu'à Ripa- Grande, c'est la désolation de la campagne. Partout, à l'intérieur de Penceinte, entre les jardins, les palais, les églises, les masures et les ruines, la vie allègre d'un peuple pauvre, gai, frénétique dans ses jeux et dans ses vengeances, souvent révolté. On le voit escorter le gonfa- lon orange et amarante de la milice pontificale, s'écarter à peine pour laisser passer le carrosse noir et sans ornements des médecins et des avocats, les merveilleuses voitures des prélats et des nobles, débor- dantes d'une sculpture ronflante, mais où l'or s'écaille.

Du paysage de Rome tel que le laissèrent Sixte-Quint et Paul 111, de ses aspects d'architecture comme de ses scènes de mœurs, se dégage l'alliance singulière de deux éléments en apparence contradictoires : le style et le pittoresque, l'union de ce qu'il y a de plus éloquent, de plus majestueux et de plus émouvant dans le décor d'une ville comme dans la ligne d'une œuvre d'art, et d'autre part de ce qu'il y a de plus sor- dide, de plus vétusté et de plus accidentel dans la décrépitude et la pauvreté. Si nous nous rappelons également que tout y fait « motif >, les décors d'architecture conçus par les papes au même titre que le spectacle des ruines reconquises par la nature, nous comprenons pour- quoi Rome a inspiré tant de peintres à l'époque classique, nous devi- nons les éléments qu'elle offrait au genre de Isl prospeitiva, et surtout la poésie particulière par laquelle elle séduisit Piranesi. Elle n'était pas seulement un champ de fouilles, un terrain de documentation archéo-


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logique, elle était une source d'expressions pittoresques ou d'émotions puissantes, selon que le génie des maîtres était sollicité par ce qu'il y a d'agréable et d'imprévu ou de fortement évocateur dans les contrastes qu'elle présente.


II


Rien n'est plus étroitement lié en Italie que le caractère archi- tectural des cités, de Rome surtout, et la prospetliva elle-même, non seulement parce que l'un est à la source de l'autre, mais parce que les architectes italiens furent des décorateurs de villes, en même temps que des constructeurs proprement dits, de vrais peintres, se servant, non de pinceaux et de couleurs, mais de pierres, de murailles et de colonnades. De même que le principe de tout décor urbain doit, d'après eux, être cherché dans les effets de « point de vue », de même, comme son nom l'indique, la prospeUiva, ou peinture d'architecture, sort de la perspective, dont elle n'est qu'une application. Elle pose et elle résout des problèmes; elle combine des caprices scientifiques, elle complique les difficultés, en variant à l'infini les données. Pour les maîtres italiens, la perspective n'est pas seulement à l'origine de l'édu- cation des peintres et des architectes; elle n'est pas seulement une série de principes à l'usage des commençants. Elle est un ordre de lois, un vaste domaine où l'esprit des chercheurs peut évoluer librement et trouver des satisfactions complètes. Ses applications sont multiples, mais, outre ses applications mêmes, elle a créé de toutes pièces deux arts nouveaux qui lui doivent leurs ressources et leur prestige : le trompe-l'œil, qui passionna le goût italien, et la décoration théâtrale. Sa rigueur ingénieuse, l'imprévu de sa logique est à la base de la pro- spettiva, à la fois peinture de paysage, d'architecture et de décor.

Dans le curieux traité de perspective de Barbaro ' se trouvent in- diquées de nombreuses « pratiques » relatives à toutes sortes de volumes

1. La pratica della perspettiva di Monsignor Daniel Barharo^ eletto patriarca d'Aguilea, Venise, 1578. C'est l'ami de Véronèse et le commentateur de Vitruve.


iioMK AI' wiih sii:r.i.R. - i.a imuispkitiva. î^

luvs du ciiho et de l.i spInTc ot inômc au corps humain'; une « iC^no- j^^rapliic i», (jui doniio la description et l'aiialyse de la sc<*ne irap^iquo, d(» la scrno coniiquo oi de la scène satirique % enfin les résultats de cer- taines iTcliorclies sur les illusions d'opti(puî\ L'autfîur confie ses trou- vailles coninie autant de merveilleux secrets. Il rend lioniina^w, dans son l^roeniio, à ses prédécesseurs, Albert Diirer, Serlio, P^ederico Coniniandino : niais d'un ;irl reste* jusqu'à firésent le privilège dos doctes, il veut laii-e, poui' le plus grand hien de tous, matière plai- sante et utile. ('Oninie uii prestidigitateur, il énonce avec une admi- ration convaincante la simplicité des moyens qu'il emploie : les yeux, les rayons visuels, la distance. Avec ces éléments, quelles délicieuses expériences ne réussit-on pas! On croirait entendre l'écho des joies in- times et profondes dont nous entretient la légende d'Uccello. La même ardeur, le même sentiment de découverte joyeuse se retrouvent dans des ouvrages ultérieurs. L'art de représenter sur une surface plane l'éléva- tion et la fuite dos édifices les plus compliqués, les méthodes par les- quelles on peut réduire à deux les trois dimensions de l'espace, tout en rendant ces sortes de transpositions claires et compréhensibles du premier coup, n'ont cessé de solliciter la curiosité, d'exciter l'imagina- tion des artistes italiens. Ils ont compliqué le trompe-l'œil par une savante illusion, par exemple le Bernin, lorsqu'il construisit à Rome son fameux petit portique, colossal en apparence, en réalité de proportions tout à fait modestes, où l'architecture, suivant les lignes de fuite sous lesquelles elle se présenterait à nos yeux si elle était plus grande, parait se développer et fuir à l'infini, sur un espace de quelques mètres. Les belles cités du nord de l'Italie, reconstruites en partie après les guerres dont elles furent l'enjeu pendant plus de deux siècles, surtout la Rome des papes, ses immenses édifices modernes, ses places décorées de sta- tues, d'obélisques et de fontaines, ses basiliques élevées au fond d'arènes spacieuses, furent les théâtres de choix où s'exerça le talent des pein- tres d'architecture. Ils purent y développer toutes les ressources de leur savoir en perspective et, presque sans bouger de place, en se tournant à droite ou à gauche, en reculant ou en avançant de quelques pas,

1. Barbaro, Perspettiva, p. 180 sq.

2. Ibid., p. 155 sq.

3. Ibid p. 159 sq.


160 PIHAISESI.

varier à leur gré leurs compositions, où le nombre et l'ampleur des fabriques assuraient une possibilité presque indéfinie de combinaisons linéaires toutes différentes les unes des autres. Plus tard, au cours du settecento, lorsque la vogue s'en fut emparée, les ruines furent une occasion de compliquer encore les problèmes : les masses irrégulières et interrompues offraient aux peintres des difficultés amusantes.

Longtemps les tableaux des peintres de prospeUive présentèrent le spectacle d'une Rome majestueuse, impersonnelle et froide comme une belle épure ou comme un lavis d'architecte. La matière et la technique de leurs œuvres répondent au caractère des motifs empruntés à la Rome des papes et à l'aridité de la conception. La gouache est en vogue pen- dant tout le dix-septième siècle'. Ce qu'il y a de sec, de lourd, de rèche et de plâtreux en elle réagit sur la touche et sur la matière peinte. Elle s'assouplit toutefois aux mains de Gaspard Vanvitelli, Hollandais émigré à la fin du siècle, qui semble importer en Italie des ateliers de son pays le sens pittoresque et la dextérité d'exécution. Gouacheur, mais habile, il procède par accentuations rapides et vivantes. Il indi- que prestement des figures charmantes et nombreuses, tous les pas- sants de la rue romaine auxquels il fut l'un des premiers à s'intéres- ser. D'un ton un peu fatigué, indécis, passé, mais d'un faire spirituel, bien que maigre et minutieux, ses gouaches du Capitole - sont d'une jolie lumière et présentent une supériorité frappante dans les ciels, transparents et légers, où s'étagent de longues files parallèles de nuées Il y a là toute une série de notes heureuses : l'Ile Tibérine, contre laquelle s'amarrent des chalands et un coche d'eau; le Mausolée d'Adrien, vu du port de Ripetta, dans un paysage de sapins et de peu- pliers roussis par l'automne; une vue de Monte Cavallo, à peu près identique à celle de la galerie Corsini par la composition, mais infini- ment moins lourde et plus fraîche. Il faudrait citer encore beaucoup

1. La plupart de ces artistes sont plongés dans l'oubli. La vogue de la gouache parait être due au succès de Jean-Guillaume Baur, né à Strasbourg en 1600, mort à Vienne en 1640. Jean-Baptiste Falda de Valduggia représenté au musée de Côme, était considéré à la fin du dix-septième siècle comme un des maîtres de l'école. V. Archives de l'Art fran- çais, I, p. 157, une lettre de F. Chapuys, prêtre de TOratoire : « Falda et M. Barrière sont morts et nous n'avons personne à Rome de cette force pour l'architecture et le pay- sage. »

2. Pinacothèque du Capitole, n^ 102-110. Et aussi, Galerie Corsini, n^^ 147, 148, 150, 153


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Vedute


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MOMi: Ali XVIII" SIKCI.K. — I.A l'hDSI'KII IN A |«1

(l'aiitros (Piivros dr lui, les toilrs des Min.sr(?s di» VioniM* et de Florence on particulier, plus intiTcssanlrs pour nous que ses (I(M1x Venises du Louvn». Vaiivitelli n'est pas Keul(Mnent un peintre d'architecture; il ne se limite pas a des virtuosités de |)ers[)cctive. Il a un certain sentiment du paysa«;(» ri do relï'ot, il a le goût et le don de la vie, qu'il observe uvoc justesse et dont il sait lin»r parti pour animer ses compositions. Par \h, il est le p-M'utre d'une Iîoukî nouvelle. Sa lon^'ue carri^ire, qui s'étend sur la (in d'un siècle et le début d'un autre, fait le lui l'artiste do transition par excellence, (est de Vanvitelli «pie dérivent les pein- tres de /irospc/fire d(^ la prennent moitié du dix-liuitièine siècle, le romain Andri\'i Locitelli entre autres et l'élève de ce dernier, Jean- Paul l^mini : ainsi s'établit dans l'école une certaine tradition vivante, moins do«;'matiquo et plus humaine, heureusement adaptée à ce qu'il y a de pittoresque et de familier dans la ville des papes.

Cependant d'autres maîtres, des étrangers encore, en étudiant les paysages de Rome, avaient appris à l'Italie un autre aspect de sa beauté et puisé à des sources d'inspiration plus larges. Claude Lorrain, Poussin et, à leur suite, le beau-frère et l'élève de ce dernier, Gaspard Dughet, furent les promeneurs des jardins et des ruines. Si leurs prospettive romaines, peintes ou dessinées, sont extrêmement rares, ce n'en est pas moins aux ombrages de la ville éternelle et aux vestiges de ses grandeurs qu'ils empruntaient les éléments du paysage histo- rique et du décor où ils groupaient les dieux, les héros et les nym- phes. Ils sentirent la grandeur mélancolique que se prêtent réciproque- ment les beaux feuillages pleins de style et les colonnes mutilées ou les frontons brisés, toute la valeur décorative de ces nobles profils isolés au milieu des campagnes. On peut imaginer la poésie que Claude eût exprimée à l'occasion de pareils motifs, s'il s'était consacré à les peindre, en contemplant l'admirable Campo Vaccino du Louvre, exé- cuté avant 1636 pour M. de Béthune. Derrière les colonnes du temple de la Concorde, éclairées par un jour frisant, se dessinent sur le ciel des feuillages puissants et légers. Malgré les vestiges du temple de Castor, le Campo Vaccino semble vide comme une immense arène. Les accidents pittoresques n'y arrêtent pas la vue. Les personnages du se- cond et du troisième plan disparaissent dans la lumière qui baigne le flanc de l'arc de Septime-Sévère, le temple d'Anlonin et de Faustine

PIRANESI. 21


162 IMRA.NKSI.

et toutes les fabriques de droite. Ici rognent un calme supérieur, une sérénité matinale. L'agrément décoratif fait place au style. L'arc est couronné de feuillages, mais ils se pressent étroitement contre son sommet; loin de disperser la ligne, ils s'y subordonnent. Ils semblent faire corps avec la pierre de toute éternité. Ils sont aussi loin des hérissements de Piranesi que des gracieuses parures végétales dont Hubert Robert enguirlande ses colonnades. Partout l'équilibre, l'har- monie et la paix.

Les divers aspects de Rome antique et moderne et les diverses nuances de sa poésie avaient, dès la fin du dix-septième siècle, ren- contré des interprètes. Mais la vogue européenne des voyages à Rome, en favorisant la production d'œuvres nouvelles, la renaissance des études archéologiques, en attirant de plus en plus l'attention sur les ruines des monuments anciens, allait mettre au jour d'autres talents et faire connaître une Rome nouvelle, celle des ruinistes. Un autre esprit dans la composition, qui se sent des exigences de la vente et qui tend à devenir de moins en moins fidèle, à faire voisiner dans un cadre restreint toutes sortes de monuments et de débris, une technique plus souple, plus brillante et plus expéditive, enfin l'esprit du siècle, avec sa grâce, ses caprices, son goût pour l'aimable et le joli aux dépens du caractère, modifient profondément l'image que les peintres de ce temps nous ont laissée des beautés de Rome.

A cet égard, nul n'est plus représentatif, nul n'a exercé d'influence plus persistante que Jean Paul Panini. Il fut le maître incontesté de l'école. Une production immense en tableaux et en dessins, peu de variété dans la manière ou, pour mieux dire, la réelle monotonie qu'impose la constance d'un grand succès, mais les qualités d'un maître incomplet, original et nouveau, telle est la carrière, tels sont les dons de ce facile génie. Deux caractères ont marqué son éducation d'artiste et son talent : un goût passionné pour la perspective, qui l'entraîne sur le tard à des audaces extraordinaires et à des erreurs; l'apprentissage et l'exercice à peu près ininterrompu de la peinture décorative. S'il se rattache à la tradition de Vanvitelli par son maître Locatelli, s'il lui doit le don de l'arrangement pittoresque des figures, un art supérieur de grouper les maquettes, ce qui l'égaré jusqu'à lui faire confondre la. prospeééiva et la peinture d'histoire, — et cette héré-


innir: au xviii* sh^«:i.k. ^ \.\ prospktîiva i«i

sic indif^iK^ Hnsnii \ INmiiii est d'jihoiwl (»t avant tout un clZ-coraUMir. Il a conru oi hrossiMh» vîisIps su(H'rli(;ios de loilo pcrinlo, il r*n a n*U*nu le sons d'iiiir s()i*t(^ (!(» j^raiidriii .nnusantr 'jui lui p^Tirn'l dr nMMihl<T avec aisaïKîO sos innombrables tableaux de elu'valel. Il est familier avec Ick artilie(»s, l(»s ti omix^-l'ieil ot les s|dend(Mirs illusoires de la «cène : re- p;ar(l()iis 1(* beau dessin de la eolleetion Carré, l*r(tjot dr tlrrofatioii théâtrdlr à roccasion dr ht iiiiissaïK-r tin I hiujthin '\ (|ui se rattache à la s(h*ie dos l'êtes donl il fut lordunnateur dans cette circonstance, — immense porliijuo eom|)()se d'une succession de voûtes sur pendentifs, soutenues par (\i'>i> cariatides colossales et couronnées de balcons. Le point d(^ fuileest placé très bas au-di^ssous de l'horizon et dét^Trnino une extraordinaire perspective plongeante. La masse architecturale semble osciller pour tomber à la renverse. La répétition réj^ulière des mêmes motifs et l'adjonction do deux galeries latérales divergentes augmentent le vertige déterminé par cette énormité instable. L'art de Panini est coutumier de ces audaces. 11 cherche la difficulté, il la complique, il la résout en se jouant. 11 lui arrive d'être éloquent, mais le sens de toute poésie cachée lui échappe. Il aboutit à d'extraordinaires combinaisons linéaires, à des elTets d'ampleur, sinon de puissance, il ne pénètre pas les surfaces. Son œuvre reste un décor sur une toile peinte.

Aussi Rome, pour Panini, est-elle avant tout un prétexte, une mine d'inventions plaisantes ou surprenantes, un vaste magasin d'acces- soires pour ses machines. Il s'inspire des ruines sans les copier, il les amalgame, il en fabrique. La plupart des beaux dessins de lui qui sont passés dans les grandes ventes du dix-huitième siècle, — ils sont extrêmement nombreux, — représentent des motifs ou des débris im- possibles à identifier. Ses Ruines du Péloponèse^ unissent auda- cieusement, parmi des fragments anonymes, la pyramide de Cestius et un groupe de trois colonnes qui rappellent le temple de Jupiter Stator. Les Préparatifs de rdlumination de la place Navone nous

1. Cité par Charles Blanc, Trésor de la Curiosité, I. p. 277 sq. (vente Mariette, 1775).

2. Reproduit dans le Miisèe artistique et littéraire. 1881, p. 188.

3. Reproduit par Louis Hautecœur, Home et la Benaissatice de Vantiquité à la fin du dix- huitième siècle, p. 6. — Ces arrangements et ces infidélités sont courants chez ses contem- porains à qui il donne l'exemple. En 1750, Lallemand peint quatre grandes fresques au palais Corsini : l'une d'elles rassemble le Vésuve et le château Saint-Ange.


164 PIRANESI.

ramènent à une réalité plus strictement observée, mais ce qui a séduit avant tout le peintre, c'est l'architecture provisoire mariée aux fon- taines et aux obélisques de Bernin, les pavillons et les colonnes de toile, de bois et de plâtre où peut s'exercer une fois de plus sa verve de décorateur...

11 enseignait la perspective à l'Académie de France. Elle devint bien vite une succursale de son atelier, et tous les pensionnaires Timi- tèrent à l'envi dans une fureur d'émulation dont les lettres des direc- teurs attestent l'unanimité. Natoire mettait des figures dans ses dessins ^ ; Hubert Robert en copiait un pour le duc de Choiseul ^ Ainsi naît et se développe une petite école vouée à un genre.

Qu'il s'agisse de Charles de la Traverse % élève peintre, ou de Charles- Louis Clérisseau % élève architecte, les « ruinistes » de la première généra- tion et, en un sens, les précurseurs d'Hubert Robert, l'influence de Panini est dominante. Des albums de Joseph Vernet, si riches de docu- ments et si souvent feuilletés par les artistes, aux esquisses italiennes de Fragonard, elle s'affirme d'une manière indéniable. Clérisseau, dans sa jeunesse, n'y a pas échappé. Dans la seconde partie de sa carrière, lorsqu'il prépara ses Antiquités du midi de la France, sous la double influence de Piranesi et de Winkelmann qui suivait les travaux de l'architecte avec intérêt, il obéit à d'autres principes et suit une méthode différente. Mais il est d'abord un peintre. Ce qui le

1. Charles Blanc, Trésor de la Curiosité, l, p. 426, vente Natoire (1778) : Jésus-Chrict à la Piscine et les Marchands chassés du Temple.

2. Ibid., II, p. 229, vente Lebrun (1806) : Les plus beaux monuments de Borne (l'arc de Constantin, le Gladiateur combattant, le Colisée, la Pyramide de Cestius).

3. Cor. Dir., XI, p. 127, de Natoire à Marigny, le 10 mars 1756 : « Je lui vis faire der- nièrement un morceau de fantaisie dont il a pris l'idée dans une carrière et dans ce genre d'effet bizarre où il a du goût naturellement. » V. également ibid., p. 44, une supplique de Charles de la Traverse à Marigny, etc.

4. Clérisseau ne devait rien laisser qui répondît aux espérances que faisaient concevoir ses dons et son activité, mais il est curieux et utile à étudier comme voyageur. Après son séjour à Rome, il resta longtemps à Paris, « les bras croisés », dit Mariette {Abecedario, I, p. 380), puis il partit pour Londres (1771), où ses dessins l'avaient fait connaître, enfin pour la Russie. V. Bachaumont, Mémoires secrets, VII, p. 99 (novembre 1773) : < L'impératrice des Russies, toujours pleine d'idées grandes et magnifiques, veut se faire construire un palais exactement semblable à celui des Augustes ou empereurs romains. Elle a, pour cet effet, écrit à Paris et demandé à l'Académie d'architecture un sujet en état de diriger ce superbe monu- ment. On a jugé M. Clérisseau très propre à répondre à ses vues. Cet artiste, peintre et


noMK Al) XVIII' SÏI'.CI.K. — LA IMIOSpl/llIVA. I6S

s<M!iiil dans 1rs ruiiirs, c.'rsl rii.'iriiionii; cxIitm'imm- <i'iin (Jécor. 'IVI il appjii'MÎt dans 1rs Irllnîsdn Natoiro f|ui r;i|)[)ré(:io, à qui [xiijrtant l'im- |)(HiuMi\ ic<ii\'<>iii p'»i' "^«i lil)r(^ liiiFiH'iii' et son indi.s(!i[)lirie, doiiiKf de sihMiMix soucis. N'rlicmoiil, Iou^ikmix, pr)f)ulaire, avec de l'adres.sfî aussi et(HieI(Hi(* s(Mis prali(pie, il (\st toujours p.ir les rues de celle Home qu'il liabittM'a viiit^t .iuik'm's, ou dans les d(^serts do la carnfiai^Mie. A la fin de sou séjour, sur h» point d'ohlcuir unr proloiif^^atiou, il refuse de faire ses Ï^Aques et diMeruiiue uik^ p(»tite révolution à l'Académie '. C'est aiusi (jue, suivant sou caprice et sa passion [)our l'antiquit»'* pittores- que, il délaissi^ rarcliitiM'ture proprement dite pour le dessin et il obtient de vifs succès. « Li» sieur (Jlérisseau, écrit Natoire à M. de V^andières*, est bientôt à la (iu do ses trois années; il s'est adonné à faire des éludes dans le goût do Jeau-l*aul. Il y a du talent et, sachant bien la perspec- tive et l'architecture, il pourrait bien réussir dans ce genre; il a copié différents tableaux d'après le Panini. Il travaille actuellement à un des- sin coloré que j'aurai Thonneur de vous envoyer, afin que vous voyiez, Monsieur, s'il méritera vos bontés pour une prolongation. » C'est que

architecte, a fait une étude particulière des monuments antiques; il doit partir incessam- ment pour se rendre aux ordres de cette princesse. Les meubles répondront à l'édifice, et tout doit être dans le costume des anciens. » La dernière phrase est suggestive. D'ailleurs ce projet ne fut pas exécuté. Le plan de Clérisseau avait des proportions colossales. C'était « une maison pompéienne enfermée dans les Thermes de Caracalla ». Sur l'influence de Panini, v. les portefeuilles de Clérisseau à l'Ermitage, notamment 13 et 14, et Louis Haute- cœur, L'Architecture classique à Saint-Pétersbourg, p. 44 sq.

1. Cor. Dir., X, p. 457, de Vandières à Natoire : t Vous me marquez que le sieur Clérisseau, l'un des plus rebelles, vous a dit que toutes ces ditTicultés feraient acheter bien cher la place de l'Académie; comme je ne doute pas de la vérité de ce fait, dès que c'est vous qui me l'attestez, je vous ordonne, dès l'instant même que vous aurez reçu ma lettre, de renvoyer de l'Académie le sieur Clérisseau... je lui avais fait la grâce de lui accorder une prolongation, mais ce trait l'en a rendu indigne. » Cette lettre fut lue devant les élèves, mais Natoire passa sous silence la sentence d'exclusion. Clérisseau s'obstine, proteste; on lui apprend son sort : il n'en est pas plus soumis. Ses camarades demandent sa grâce, Natoire lui laisse quelques jours de réflexion. Clérisseau persiste, puis se décide à partir. Natoire respire. V. X, p. 461 : « 11 (^Clérisseau"), dit-il, était capable d'entretenir la zizanie et l'indo- cilité. » A la fin, tout finit par s'arranger et le pensionnaire révolté rentra en grâce, après une lettre très belle et très digne adressée à M. de Vandières, le 28 août 1753. V. X, p. 4ô3, 471. 472, 474, 478, 482 et XI, p. 6, 17, 21, 30. — Bien des années après, en 1767, un autre élève de l'Académie, Mouton, refuse, comme Clérisseau. de s'acquitter du < devoir pascal », est exclu et intente un procès à Natoire. V. XIII, p. 166 sq.

2. Ibid., X, p. 399.


166 PIRANKSI.

a son naturel le porte plus à cela qu'à l'histoire... d. Il n'y a pas besoin de <r cette régularité de dessin où malheureusement cette école a beaucoup diminué i>. Son nom revient fréquemment dans la correspon- dance officielle, et notamment dans ce passage significatif^ : « Le sieur Clérisseau travaille aussi avec beaucoup d'ardeur; il compose avec une grande facilité les morceaux de ruines. » Dans l'admiration du même maître, Clérisseau a des émules parmi ses camarades plus jeunes, archi- tectes comme lui^ : « Le sieur Per(Peyre).. , architecte, fait des progrès, il se jette un peu dans le genre Panini; il fait quelques morceaux à riiuiledontle meilleur vous sera présenté. » Quelques années plus tard, après l'arrivée de Robert, l'autorité du vieux maître est plus grande que jamais; Natoire lui-même, conquis à son tour, se met à l'étude et dessine des ruines^ 11 dispose pour les élèves un charmant jardin^ tout plein de beaux débris anciens où les jeunes artistes peuvent travailler d'après nature et s'inspirer d'un décor qui semble inventé par la fantaisie pittoresque du peintre de Plaisance et par l'élégant génie de Robert. Désormais la tradition est établie. Elle subsiste longtemps, derrière les efforts des architectes qui reviennent à des études plus précises, à côté des travaux d'un Clérisseau assagi, des relevés excellents de Moreau et de Wailly^ aux Thermes de Dioclétien.

Le dix-huitième siècle français eut, plus que toute autre époque, le goût des beaux dessins. Mariette n'est pas seul à les collectionner avec amour. Aux yeux des amateurs, ils ne sont pas seulement les émou-

1. Cor. Dir., X, p. 451.

2. Ibid., XI, p. 112.

3. Ibid., XI, p. 259.

4. Ibid., XI, p. 93 : « Je viens de faire une petite opération d'arrangement pour l'étude. Il y avait une grande quantité de morceaux de la colonne Trajane qui étaient confondus dans l'endroit où l'on fait la provision pour le bois ; la difficulté de pouvoir les placer mieux les avait fait abandonner. J'ai cherché les plus conservés que j'ai fait mettre en évidence en quelques endroits de l'Académie, et, du reste, qui est fort mutilé, je l'ai fait apporter à un petit jardinet que j'ai eu par hasard et que j'ai acheté pour moi. Je les ai fait placer et arranger sous un arc antique : on en jouira et on pourra les dessiner si l'on veut, et (cela) peut servir d'entrepôt à tous ces plâtres qui devenaient à rien. Cet endroit, tout petit qu'il est, fait voir des morceaux très pittoresques par tous ces vestiges antiques. Il est situé derrière Campo Vaccino ; cela fera de temps en temps un petit délassement en y allant des- siner quelque point de vue, car tout ce quartier en est rempli. M. le Sénateur nous y est venu surprendre hier, il a trouvé ce petit recoin fort joli... »

5. Archives de FArt français, II, p. 298, lettre du 22 février 1757.


HMMK Al! XVIII SIliCLK. - I.A PliOSPKTnVA. IftT

vjints l/'iu()i{<naj<es de l.i .siiic«'rit<'î des inallros, les aulof^raplioH de leur pni(>, ils p(uiv(»iil s(^ l»n senior coiinnr (h»s (lhivtos corn|)l«'*UîH, anxr|u*dlifji riiMi no iii.iiKiiK». Les «^dis de f<oùt sont srdiiils par !<• clianiirî un \)(ni stWc^ro dos lavis (rarcliilcctiin'. I.<'S j(»unos ponsionnaiivs de l'Acadénue no siifllsoiit plus aux coniinanch^s. Mais du oroijuis véridiquo, quoique pou bref cl soiiiinairo, ils soûl iialurcdlonicîhl aincués au dessin exé- cutif compost, arrani^é. De l'oludo sur naluro, spontanée et vivante, ils passent aux travaux d'alcli^'r, courus et torniinos loin du modèle. Les ôlèves architoclos, exercés a laver, savants dans la perspective linéaire et dans la ï>orspective dos ombres, ne sont pas fâchés de montrer leur habileté d(» dessinateurs et d'aquarellistes, comme ils sont fiers de révéler leurs dispositions de décorateurs. Delà, tant d'inventions adroites, parfois bc^llos, où la nature s'accommode comme elle peut de la fiction. Ainsi le goût du « beau dessin »>, loin de rappi-ocher l'artiste de la réalité, l'en écartait au profit de l'ordonnanco décorative et de l'ima- gination, toujours aux dépens de la sensibilité.

Toutefois il restait à ces jeunes gens quel<iue chose de leur travail d'observation directe et de leurs excursions archéologiques. Ils avaient vu les ruines; ils avaient été touchés par leur poésie. Mais, plus frap- pés par le pittoresque de leurs décombres que par la grandeur des souvenirs qu'elles abritaient, ils en laissent une image avant tout familière. On sent qu'ils sont heureux d'échapper à la sévérité impo- sante de la peinture d'histoire, de se délasser de leurs obligations d'architectes. Ils sont en liberté, ils s'amusent. Du contraste entre la majesté des ruines et la vie populaire, entre les beautés des monu- ments romains et les ronces qui s'en emparent, ils ont surtout retenu Télément agréable. Aux héros d'opéra de Panini succèdent les aimables figures des vignettistes français. Les herbages hirsutes qui se hérissent sur les arcs de triomphe, les lierres qui couronnent les fûts brisés deviennent des guirhindes de frontispices. Les scènes de mœurs en- vahissent la ruine. A force d'avoir relevé sur leurs albums les détails imprévus ou gracieux du paysage romain, à force de s'en servir dans leurs compositions, les ruinistes ont cessé de comprendre ce qu'il y a de grand, d'austère et d'émouvant dans la ville éternelle.

Nombreuses sont les compositions, — peintures ou dessins, — dans lesquelles Hubert Robert combine et invente, à la manière de Panini


168 PIRANESI.

et selon la mode du jour. Dans toutes il fait paraître avec agrément des souvenirs véridiques empruntés à l'anecdote de la rue romaine. Du linge sèche, û\é à une corde qui s'attache à la statue équestre de Marc- Aurèle, sous la voûte d'un grand portique d'invention; un ouvrier scie une pierre, sur laquelle se dessine un relief usé. De nombreux person- nages animent des paysages de ruines, où voisinent, entre un grand vase sculpté et un obélisque, Marc-Aurèle et l'Hercule Farnèse. Des scavalori sortent d'une fouille, tendant des urnes antiques aux spec- tateurs qui les entourent. Robert est délicieusement peintre : c'est son charme, et aussi sa faiblesse. Sa jolie palette, où les gris chauds do- minent, est faite pour traduire la transparence d'un soleil léger. Sa touche alerte exprime heureusement l'animation d'une foule gaie et libre, sur les places publiques, dans un décor de vieilles bâtisses lar- gement aérées, sous les ombrages d'un parc. Voici le Portique d'Octavie : ce sont de belles pierres romaines, — mais le spectacle d'un marché au poisson est encore plus beau. Et c'est un marché qu'il nous fait voir dans son désordre, avec ses jolies notes, l'éventaire étincelant des mar- chandes, et, comme en triomphe, sur une claie rustique, une sorte de monstre marin dont le poids fatigue ses porteurs. Robert est infini- ment plus près de la vie que Panini, — mais aussi loin que lui de la Rome antique. C'est un poète, — mais sa poésie a toujours quelque chose de lumineux, de léger et de vif, elle est pédestre, elle coudoie la familiarité de l'existence, sans perdre son charme élégant. Que l'on feuillette le petit cahier de dix eaux-fortes dédiées à Marguerite Lecomte, l'amie de Watelet, lors de son voyage à Rome : derrière des feuil- lages qui tremblent paraît le profil des ruines, on les voit à peine, juste assez pour que leur mélancolie s'associe à la grâce du paysage sans l'écraser. C'est peut-être dans son Pœstum, gravé à Teau-forte par Germain et terminé par Dupin, que Robert donne le mieux le sen- timent de l'antique, mais il est desservi par la froideur de ses inter- prètes. Au contraire les jolies estampes d'Adélaïde Allou ramènent avec la plus aimable fidélité à son carnet de croquis, aux feuillages et aux terrains baignés de lumière, à cette exquise qualité d'atmosphère qui le distingue, à ces effets blonds et diffus qu'il a traduits dans ses dessins mieux encore que dans sa peinture et qu'il fait également briller sur les murs de Rome et de Paris, comme sur les parterres de Versailles.


fLAKCHC XIX


\,^(\ i> r\\!\i I i- roirffoiT D'nfrwir

'l';il)kMu (le la j^aleric Corsiiii, Rome.


2. — ÉTAT ACTUKL DU POHTKiUK D'OCTAVJE

D'après une photograpliie.


IlOMK Al) XVIII' SIKCM'I l.\ l'MOSPKTTIVA. 109

A<j;raiuli(» pour les Ix^soins <riiii l.i^lr <1 opt'Tîi, Kouk*, «jaim len toiles (le l'.iiiiiii, (»st un Imsui (h'cni-. l'ilhî est plaisante^ j)ilton?Hque et vivante» dans crlhvs de Kolx'rt. Ses ruiiies y sont chanip^'îtroH et pim- pantes à la fois. Klli^s ont poiic elles 1(5 savoir d'nn peinfn» acJinira- blenient doné, la fine sensibilité d'niHî nature heureuse. Mfhno il arrive qu'elles ne niaïupient ni de force ni de caractère. Elles manquent toujours de tristesse.


III


Devait-on trouver do Rome une image plus sévère et plus ^M'ande dans les estam|)es des {^raveuis qui ont précédé Piranesi? Depuis yEneas Vico, Valerian Regnart, magnifique attardé de l'école de Michel- Ange, et le maître du genre, Santo Bartoli, la gravure d'archéologie proprement dite a lentement dégénéré en Italie et en France. Les illus- trations de Montfaueon, par exemple, sont en général sèches et pénibles et ne présentent aucun caractère artistique. C'est d'après les eaux-fortes, relevées de burin, de Santo Bartolique la première moitié du settecento apprenait encore à connaître l'art romain et l'art grec. La reproduction des statues, des bas-reliefs et des vases, présentés sous leur meilleur jour, compris dans leur caractère et rendus avec cette sorte de poésie sévère qui fait la beauté du burin, ne devait se relever qu'à la fin du siècle, avec les Piranesi, leurs collaborateurs et leurs élèves. Les limites de la gravure archéologique et son objet strictement déterminé sem- blaient ne lui permettre qu'une évolution purement technique. Mais les Piranesi allaient l'élargir, tirer un charme nouveau de cette Rome de débris, la rendre vivante et suggestive, grâce à leur intelligence d'archéologues et à leurs dons de peintres, en restituant à leur milieu, à leur atmosphère, à leurs feuillages ces beaux restes, déjà accaparés pour la documentation impersonnelle des musées.

Quant aux graveurs d'architecture, ils furent longtemps prisonniers d'un dogmatisme technique et paralysés par la conception tyrannique des genres. Le mot attribué à Vasi sur Piranesi : « Vous êtes trop peintre d est suggestif à cet égard. Les travaux exécutés à la règle et à l'équerre dominent dans toutes ces planches et y font sentir une rigidité

PIRANESI. 22


170 PIRANESI.

continue, qui n'est pas corrigée par l'entente de TelTet ou par la variété de la pointe. Elles ont quelque chose d'inflexible et d'aride. Le beau talent de Vasi, ses souvenirs de Sicilien et de Napolitain éveillé à la gra- vure par la splendeur des cérémonies et des ponnpes royales et par le magnifique prétexte qu'elles offrent à l'estampe, sont glacés par la froi- deur d'une exécution monotone. L'exemple donné à l'école par Stefano délia Bella, Israël Silvestre et les Pérelle semble perdu. La leçon de ces dessinateurs précis et colorés à la fois, de Délia Bella surtout, dont le séjour en France nous a privés d'une Rome expressive et charmante (il était, dit MarietteS « tout à fait propre à représenter des actions militaires, des vues de mer et des vaisseaux, des ruines, des pasto- rales et surtout des fêtes et des spectacles, qu'il représentait dans toute leur magnificence »), ne paraît pas pouvoir s'adapter aux dimen- sions de l'estampe d'architecture. Mais les illustrateurs des guides l'ont eux-mêmes oubliée. Ils n'ont pas profité du cadre restreint qui leur était proposé pour s'inspirer des petites pièces alertes, vivantes, accentuées avec franchise qu'avaient laissées leurs prédécesseurs du dix-septième siècle. La plupart du temps, leurs œuvres ont l'aspect que leur impose leur destination. Elles sont purement commerciales.

Cependant Rome profitait de la renaissance d'un procédé plus libre, — l'eau-forte des peintres-graveurs. A l'époque précédente, elle avait déjà rencontré quelques interprètes parmi les aquafortistes, comme ce Dominique Barrière, dont une lettre du P. Chapuys, de l'O- ratoire, atteste la réputation. C'était le contemporain de l'architecte- archéologue Desgodetz, dont les études et les mesures des monuments antiques firent autorité pendant toute la période classique. Au début du siècle, deux peintres gravaient Rome à Teau-forte. L'un, le florentin Paolo Anesi, exécutait de petites esquisses d'après les ruines de la cam- pagne, d'une pointe habile, d'un ton transparent, d'un assez beau style de composition et de dessin : mais il ne tarda pas à suivre la manière de Panini, avec les œuvres de qui l'on confond souvent ses propres tableaux. L'autre, le lyonnais Adrien Manglard, philosophe cynique et bon peintre de marines, hôte, à Rome, du marquis Gabrielli, fut sur- tout un graveur et un aquafortiste ^ Comme tous ses contemporains,

1. Abecedario, II, p. 69.

2. V. Helle et Rémy, Catalogue de la collection de Manglard, 1762.


iio.Mi: \r WIN" sii'Ci.i:. i.a l'Uosi'KmvA. m

il a le sciiliiiM'iil (lu (l(»ssiii pillui-csrjiHM'l hî «^oùl «!<• l'arranj^omont. Mai» riiisuriisau('(5 du im'lirr est (Li^^n-antn. S<'s cuivn's sont ('•f^rali^aii'îH avec uiio larijfour inoiioloim, à {grands (îoiips do poinlr, sariH aucun souci de hi l'acturc ri (!«' la valeur. Ce (|U(î Ions c(^s petits maîtres gagnent en fait (l(^ lilKM't»', ils l(» perdent en autorité et en précision.

Il laui mettre à part le collahorateur de I*iranosi, Jean Harbault', excelliMit dessinatiMir d'areliitecture servi par de bons graveurs. C'est à la Ibis un peintre et un archéolo^qie. Son recueil de I7r»l, Ij's plun bruKj' fN0nf/7)h'nls de Ixotnr (inc'u'niu\ se place par son caractère comme par ses dimensions à é^ale distance des (imvres savantes et des œuvres de vulgarisation. Il autorise d'intéressantes comparaisons avec JMra- nesi, dont il a subi i'inlluence, en même temps que celle de l'anini et de Robert. Dans une Rome assez fidèlement observée au point de vue arcliitectural, mais plus agréable que grande, il dresse des ruines sur un terrain accidenté et ravagé dont il exagère le pittoresque. Une fine lumière blonde les enveloppe. Quant à ses Vedute proprement dites, elles sont peut-être encore plus sèches et plus monotones que celles de Vasi. Charmant graveur d'archéologie, il a laissé dans son recueil et dans les Anlic/nlàdes figures de bas-relief, sobres et colorées, mode- lées au pointillé. Il dépasse infiniment son compatriote Bellicard, qui fut l'ami et le collaborateur de Cochin et qui a gravé quelques petites Vedute éparses dans les recueils et dans les guides du temps, notam- ment dans la Roma de Venuti. Barbault est un des plus complets et des mieux doués parmi ces immigrés qui sont venus admirer les beautés architecturales de Rome et qui ont été frappés par le spectacle des ruineSe iMais il est loin d'épuiser la majesté du sujet et presque constam- ment elle lui échappe.

Tels sont les différents aspects sous lesquels Rome a été vue par les peintres et par les graveurs au cours du dix-septième et du dix-hui- tième siècles. Ses magnificences ont longtemps retenu les habiles de la perspective. Sous les pinceaux de Panini, elle fut un théâtral décor et une source d'ingénieuses fictions. Les ruinistes français et Hubert Robert s'arrêtèrent après lui devant le délabrement de l'antiquité mutilée, recon- quise à moitié par la nature, devenue le campement d'une populace en

1. V. Dussieux, Les artistes français à l'étranger, 3® éd.. p. 495.


172 PIRAiNESI.

guenilles, pleine d'accent et d'imprévu. Ils éprouvèrent les charmes de ces contrastes, mais, séduits par le va-et-vient de la vie, par l'accident, par le détail, par les jeux délicats d'une égale et fine lumière, admirable- ment traduits par la transparence du lavis, d'une eau-forte chatoyante et blonde ou d'une peinture légère, presque toute en glacis, ils s'em- ployèrent à peindre Rome, ses ruines, leurs hôtes, avec plus d'esprit que de sentiment. La grande note sérieuse restait celle de Claude, mais, si elle exprimait admirablement la majesté paisible d'un Campo Vac- cine, cette peinture sereine, fille de la lumière, s'exerçait dans un do- maine où l'âpreté farouche de la ruine ne pouvait pas trouver place. De même que les ruinistes étaient entraînés à l'infidélité et à la fan- taisie sans rencontrer la grandeur, les graveurs d'architecture n'étaient pas assez peintres, et leurs œuvres manquaient d'intensité. Rome n'avait pas encore un poète égal à sa majesté. Sa puissante mélancolie allait être exprimée tout entière par un Italien et par un graveur. L'art avec lequel les planches de Piranesi sont préparées et composées, l'étude de la technique toute personnelle qui a permis de les graver feront saisir le secret de ces grandes tristesses solennelles, en même temps que le génie inspiré de leur évocateur.


CUAIMTKI': Il


L INVENTION. LES CAKCEKl


T 'œuvre de IMranesi est pareil à une ville étrange, plus vaste que j^ Rome à laquelle il ne se limite pas et où l'artiste nous introduit par une avenue de lictions. A l'entrée se dressent des portiques de dimen- sions colossales, majestueux, impossibles et beaux. Puis nous lisons sur des stèles des inscriptions effrayantes qui, dans une sorte de cité du mal, vouent les scélérats à des châtiments inouïs. Sous des voûtes prodigieuses de hauteur, des tortionnaires apprêtent des billots et des carcans, font lumer la poix et la résine, enchaînent des suppliciés à des piloris géants. Derrière ces portiques et ces prisons s'ouvrent des avenues de palais et d'églises, de grandes places à peu près désertes où paraissent les façades de basiliques frappées par un jour violent et singulier. Enfin, c'est une succession de ruines, de plus en plus sauvages et solitaires, des cirques, des colonnades, des arcs de triomphe qui semblent aussi vieux que le sol sur lequel ils exhaussent leurs débris. Cette extraordinaire cité n'est pas simplement un décor de façades et de murailles ; elle n'est pas vide. Voici les meubles, les ustensiles domestiques, les vases, les che- minées et tous les éléments qui concourent à l'orner ou à la rendre habitable, malgré sa solitude et son étrangeté. Même si nous nous con- tentions de la décrire, d'en classer le détail et les aspects, il semble que toute une phénoménologie serait nécessaire pour dire les ciels, les végétations, les pierres et le peuple clairsemé qui la parcourt.

Malgré son homogénéité, elle n'est pas née d'un seul coup dans le cerveau du créateur. Elle a, si je puis dire, évolué, elle s'est complétée au cours des années. Bien plus, pour chacune des œuvres à étudier, les résultats, tels que nous les avons aujourd'hui, sont dus à une série de


174 PIRANESI.

travaux que Ton ne saurait négliger. A la base de cet effort, il y a une méthode, une préparation et, pour chacune de ces estampes, une sorte de plan. Quelle que soit sa puissance, l'imagination créatrice interprète la nature et l'histoire, non pas par à-coups d'inspiration aveugle, mais selon une certaine logique personnelle. On a des chances d'en saisir les règles et l'ordonnance en parcourant le chemin qu'a suivi l'artiste, en s'aidantdes «états » par lesquels ont passé les planches de Piranesi et en les comparant. Nous les étudierons d'abord comme si elles étaient des dessins ou des tableaux : nous chercherons en elles le principe et les procédés de la composition. Nous serons ainsi conduits à voir qu'elles ont été conçues pour la gravure : la technique de cet exceptionnel aquafortiste doit révéler ce que l'eau-forte, ainsi préparée, ajoute à la vérité et à la poésie des études qui la précèdent et qui la récla- ment.


Avant d'être le poète de Rome, Piranesi fut le poète de ses propres songes. Le tome VIII de l'édition définitive contient les recueils de sa jeunesse, depuis la Prima Parte de 1743 jusqu'aux Archi tïnonfali de 1748. Les suites d'inventions architecturales qui en forment la majeure partie paraissent séparées les unes des autres par un grand intervalle de temps et par de profondes différences d'inspiration. Il est difficile à pre- mière vue d'établir un rapport entre les lumineux palais de la Prima Parte et le vertige des Carceri. Il en existe pourtant. C'est par cette recherche et par l'analyse des Prisons que je commence l'étude de l'œuvre de Piranesi. Bien que ce recueil n'ait pas frappé particulière- ment les contemporains de l'artiste, bien qu'en Italie et en France il ait été en quelque sorte écrasé par le reste de l'énorme production qu'il inaugure avec la Prima Parte, il doit nous retenir d'abord. Il n'est pas seulement le premier où le génie du maître s'exprime d'une manière indépendante, il demeure peut-être le plus saisissant et le plus signi- ficatif de tous. De plus, il offre l'avantage d'avoir été repris par l'ar- tiste quinze années après la première édition. Mieux qu'aucun autre, il met à même de comprendre ses procédés d'invention. Enfin, il montre


l/INVK.NTIOiN. I.KS lAHrF.HI. 175

quo, (1rs 171."), uvaiil que l'iranrsi ait (îiilro|)ris ses .séries roinairiOH, il osl

cil possession de loiilc sa puissance iina^nii/itivc, sinon de toulcs «<»«  n^ssourcos Irchniqucs. Ce (pi'il y a d'inia^^ination (Jans les eslainpes posU^rioiircs, leur poésio et leur au<lacr «le composition, leur fièvre, leur sin^MiIarilé, tous ces (^loinents se retrouvent, («xpriinés avec une rare autorité, dans les Carcrri .

Les [)lan('lies de l.i l'ruini /*'(//>■ (^\ celles (jui, exi'culées à peu près à la niùnie épixjuis CuihmiI pul)lié(\s en bloc en 1750, intéressent surtout l'étude des orig-ines du style Tiranesi. Toutefois, il est indispensable de les examiner pour comprendnî la genèse et l'esprit des rrisons. Sans doute les principes qui en déterminent l'ordonnance et les modtMes dont elles s'inspirent se placent difficilement à la base des fantaisies pitto- resques et dramatiques qui leur font suite. Les premières inventions de IMranesi ne sont ni sans monotonie ni sans froideur. Il semble à première vue que les/Vv'A'o/^^^soient une revanche du peintre sur l'arcbitecte, comme elles sont une revanche de l'aquafortiste libéré sur le graveur d'archi- tecture foi'mé à l'école de Vasi. iMais les planches de la Prima Parte sont déjà piranésiennes par l'ampleur des proportions. Du premier coup, Piraiiesi voit colossal. L'aspect d'immensité qu'ollVent ses tem- ples et ses portiques n'est pas dû à un artifice d'échelle, à la taille réduite de ses personnages. Les bas-reliefs décoratifs, les degrés d'es- calier, les balustrades, les vases d'ornement et les statues, bien que très cherchés et d'accord avec la masse de l'ensemble, paraissent perdus dans les vastes espaces du sanctuaire de Vesta', entre les grou- pes de colonnes qui appartiennent au grand promenoir -, entre les édifices qui entourent le « Capitole antique"' » ou le Co)ii/e\ Déjà Pira- nesi s'intéresse aux perspectives d'escaliers; dans ces planches, ils sont aussi réguliers qu'ils sont amples. Leur matière inflexible ne joue pas. Leurs marches sont définies comme des volumes géométriques; elles mènent à des plans déterminés, et l'œil aperçoit tout de suite leur des- tination et leur direction. Bientôt on les retrouvera, tordus, interrom- pus, roulés en spirale autour des piliers, noyés dans des perspectives

1. Opcre varie d'architettiira, pi. 15.

2. Ibid., pi. 4.

3. Ibid., pi. 10.

4. Ibid., pi. !•?.


176 PIRANESÏ.

d'ombre, collaborant à ce qu'il y a de plus inquiétant dans les Carceri, Deux de ces estampes retiennent l'attention : la Cmnera sepol- craie' et la Carcere oscura\ Comme toutes les autres, la première est une invention architecturale, mais elle ne s'inspire plus de l'antiquité interprétée par les maîtres du seizième siècle ou des inventions de leurs successeurs; elle est née du spectacle des ruines mêmes : à ce titre, elle est précieuse, elle indique la voie où l'artiste s'engagera plus tard et qui le tente déjà. Elle annonce les Prisons. C'est un souvenir des colum- bariums que Ton remarque sur les voies antiques aux abords de Rome, mais les proportions sont infiniment plus vastes. Les alvéoles en demi- cercle ouvertes dans les parois et qui forment une sorte de décoration monotone, ne montent pas jusqu'au sommet; elles laissent voir la pierre des murailles dans sa rudesse et dans sa vétusté. Les autres planches de la Prima Parte donnent l'impression de surfaces polies, impéné- trables et parfaitement homogènes : ici les blocs sont posés les uns sur les autres et révèlent leur appareil, l'on devine leurs masses énormes, qui bientôt installeront leur pesanteur et leur irrégularité dans la nuit rayonnante des Carceri. La voûte, — cet élément capital des Prisons, — la voûte de pierre nue et sans ornement reçoit, par les cintres de briques posées sur champ qui couronnent les ouvertures, la lumière d'un soleil très haut sur l'horizon : aussi, malgré l'effet blond, la dia- gonale des coups de jour sur les murailles donne l'illusion que l'édi- fice est souterrain et que ces baies, très élevées au-dessus du sol de la Caméra, sont des soupiraux. Un mur transversal percé d'une arcade immense sépare l'espèce de chapelle qui forme le motif principal d'un second plan conçu comme le premier et traversé de la même façon par la lumière. C'est le type même de la composition des Carceri. Il suffirait de crever plus largement le mur de fond et de faire paraître derrière lui la même voûte, les mêmes piliers, les mêmes baies en les multipliant, pour avoir quelques-unes des planches les plus significatives de la série suivante. Enfin l'artiste accumule sur le sol des débris d'architecture, un tombeau sur son podium, une cuve funéraire renversée, un chapi- teau, un sphinx qui ne le meublent pas seulement, mais qui le font disparaître en grande partie : nous le cherchons, comme nous cher-

1. Opère varie^ pi. 16.

2. Ibid., pi. 2.


iMjINCIfR XX


LA GKANDK SAI.LK DKS TIIKHMKS I)K CAHACALLA


i'I^ll'


I/IVVKNTION I.KS (WnCF.nî. IT7

clioiis h» point (!«' fuites, pluco tivs loin à f<auclH*, <îii «ioliors d*-^ iini^^-M, la li«<n(^ (l'horizoïi, h.ii'nM» par une sorto fl(3 pont dont la direction con- trarie» 1.1 li;4ii(' (le riiitt; dcîs .hiIits parti(îs d(î IVîdilice. Ce soi h moiti/T^iclK^* rjui siunhltî so (l(»r()l)(»r à la \\w cl sous les pas pour donner l'illusion d'uno profondiMir, ces voûtes <jui se chovauchcnt, v.i'X elTet de lunii^TO en diap)nalo et jusiju'à cette espèce de corniche très platrt qui court à nii-iiau((Mir (U^ l;i muraille et qui fait penser aux audacieux passades, aux ponts-levis et aux f^aliTies des (Jarcoi, tout fait prévoir le déve- lop|)enient que vont prendre des éléments dont Piranesi songe à mettre en anivre la puissance suggestive.

La planche 2 de la F^rbnd Parte, la Cnrcoro oscnrn, est plus intéressante encore. Le titre même est curieux : ('mu-rrr osona ion anienna pel sup/izio de nial/alo'i. Sonvida Uuuji le .scalc, c/k^ condu- cono al piano^ e vi si vedono pare alV iniorno allre chhise carceri. Ici l'inspiration de Piranesi a pour point de départ un dessin du déco- teur français Daniel Marot, La prison dWmadis' . Legrand ^ prétend que la Carcere fut exécutée sur les principales scènes de l'Europe : en tout cas, elle servit pour le Dardanas de Rameau, et Daumont la reproduisit fidèlement en 1760. De toutes façons, la première Carcere n'est pas un projet architectural. Par la composition, comme par la technique, elle est avant tout « pittoresque », bien qu'elle témoigne d'une sagesse relative, si on la compare aux inventions qui, quelque temps plus tard, en développèrent le thème. Encadrée par l'arcade du premier plan, elle peut se monter en deux parties : les « portants » du premier plan, les assises de la permière arcade ménagent bien les coulisses. La scène est dégagée et profonde sans encombrement. 11 est légitime de voir dans cette planche un témoignage et un souvenir du séjour de Piranesi chez les Yaleriani, des enseignements qu'il prit dans les ouvrages des Bibiena% peut-être aussi dans les ateliers de ces

1. Le fait a été mis en lumière par M. Samuel dans son étude sur Piranesi, p. 105 sq.

2. Po 130.

3. Outre Daniel Marot, les Bibiena avaient exécuté des décors représentant des prisons. V. par exemple G. Ferrari, La Scenografia, pi. XXIX, Scena di una prigione, vue de Textérieur, par Guiseppe B. — Un passage d'une lettre d'Algarotti relatif aux études de Mauro Tesi. où il est fait une évidente allusion aux Prisons de Piranesi, montre clairement les différences qui séparent les Carceri de notre artiste et les Prigioni des Bibiena : « J'ai fait récemment copier (au Maurino) une prison de M. Antonio B., non pas pleine de vétilles, d'amusettes,

PIRANESI. 23


178 PIRANESI.

décorateurs vénitiens qui brossaient pour les fiabe de Gozzi de fantas- tiques perspectives d'escaliers sans fin.

Le système des arcades rappelle celui de la Caméra Sepolcrale, Coupé à droite par la maçonnerie du premier plan, il ne se heurte pas au fond à quelque muraille, et l'on peut croire qu'il se continue indé- finiment. Indiqués avec une sorte de modération, voici la plupart des éléments que l'on retrouve dans les Carceri : un vaste escalier, intermédiaire entre ceux des escaliers à la Palladio et ceux des Prisons, large et monumental, mais sans caractère architectural déterminé et bordé d'une balustrade; les grillages des portes et des soupiraux, des chaînes, des pointes de fer fichées dans la muraille, des anneaux. Mais la torture est ici réduite à l'accessoire. Il faut étudier la planche pour y découvrir ces détails. Pourtant, ils y sont, et la redoutable ferraille des Carceri n'a pas d'autre point de départ. L'effet lumineux est le même que pour la Caméra Sepolcrale, mais plus intense. Le jour vient d'en haut. La perspective des ombres forme des angles à 45°. A la manière des déco- rateurs vénitiens, la puissance de l'effet est au premier plan qui enca- dre avec vigueur la lumière des fonds. Nous reconnaissons le pont qui s'interpose entre le spectateur et l'horizon et qui, dans la composition des lignes directrices, barre d'une horizontale ou contrarie par une oblique la fuite de l'architecture.

Dans cette étude des documents qui conduisent aux Prisons, il faut faire une place à plusieurs dessins du British Muséum qui se rat- tachent à la préparation de la Prima Parte ou à une inspiration du même genre. L'un d'eux ^ montre au centre de la composition deux colonnes de dimensions colossales, engagées dans une sorte de caisson qui supporte un grand vase à torsades et qui laisse voir leurs bases. De chaque côté partent des escaliers qui paraissent se perdre sous des arcades composées comme celles de la Caméra et de la Carcere. Si l'on remplace les colonnes par les blocs d'une muraille pleine, on a le type de ces Carceri coupées en deux par d'énormes massifs qui laissent fuir de chaque côté des perspectives divergentes.

Ainsi, dès la Prima Parte et les planches qui s'y rattachent, cer-

de paniers, non pas excessivement ravagée, mais d'un plan régulier, avec de belles masses de lumière. Il l'a touchée d'aquarelle avec un plaisir infini... », in Bottari, Race. VII, p. 441 sq. 1. Reproduit in Samuel, op, cit., pi. XIX.


I.'INVKNTION. I.i:s lAliCiaU. 179

taiiios liahitiidcft (l'iuslalhilion, de [)ers|)«»(;tiv<», (roffet (|ui Ht» n>*lrouv<*iil dans les Prison^s sont h reinunjuer. Mais on dirait «m'une oxtraordiuain; poussée itiia^'iiiutive ap^raiidit tout dans r<iti\ re nouvelle, y donne à tout un caractère d'exceptionnelle puissance ut d'exceptionnelle originalité. On peut se deniander quels motifs poussèrent l'artiste à développer avec une telle ampleur le thénio indiqué dans la Carcere oscura. liien, dans ce que l'on sait par les architectes et les archéolop^ues des pri- sons de la Rome antitjuo, ne répond aux (Jarœri de Tiranesi. Aucun point de commun entre le Tullianum, la prison Mamcrtine, les (Jarœri (ii Mrronr et ces sortes de iialles lormidablos, dont les proportion» feraient éclater les voûtes des cachots ordinaires, ces chambres de tor- ture hautes comme des cathédrales, ces terribles [)alais où un jour de cave lutte avec les ombres de la nuit pour laisser entrevoir l'appareil et les victimes des plus aflVeux supplices. Si, après avoir indifTérem- menl bâti des portiques, des temples, des forums et des capitoles imaginaires, Piranesi s'est arrêté à des prisons, pour y insister avec un tel luxe et une telle puissance, il faut en chercher la raison dans les ressorts les plus cachés de sa nature, dans cette sorte de sombre ardeur qui traverse les événements de sa vie personnelle et dont on retrouve les traces dans plus d'une de ses œuvres. De ses Prisons à ses ruines et à ses tombeaux, quel que soit le coup de soleil qui les vienne éclairer, quelle que soit la beauté de la nature qui les enveloppe et les envahit, l'âme de ce visionnaire conserve ses tristesses, ici majestueuses et sereines, là véhémentes et passionnées. Bien qu'il soit difficile de faire intervenir dans des études documentaires des éléments d'un carac- tère aussi subjectif, on ne peut méconnaître que Piranesi appartient à cette lignée d'artistes que leur humeur, leurs dons et leur destinée vouent en quelque sorte aux œuvres étranges. A Rome, dans sa jeunesse, on l'a vu dessiner, non les modèles des académies de peinture, mais les malades et les estropiés qui abritent leur misère dans les églises d'Italie. Dans un coin de la Caméra Sepolcrale, on aperçoit sur le sol des tètes de mort singulièrement abritées par des tuiles. Et ce détail, qui peut paraître ici un simple accessoire exigé par les convenances du sujet, prend plus d'importance quand on s'aperçoit qu'il est répété dans d'autres planches, comme si la jeunesse de l'artiste était obsédée par des visions pathétiques ou funèbres.


180 PIRANESI.

Dès ses premières années romaines, en allant chercher au hasard delà rue ses modèles difformes, Piranesi pouvait assister au spectacle des supplices infligés aux malfaiteurs par la justice pontificale. Pour dompter les émeutes déterminées par les disettes, pour refréner l'au- dace des bandits qui, avec les loups, régnaient à cette époque dans la campagne romaine, les exemples et les châtiments devaient être ter- ribles et publics. C'est le temps où la population du Transtévère provo- que les habitants des Monts, où les uns et les autres descendent sur le Forum pour s'y livrer des batailles. Les meurtriers, saisis par les sbires, sont livrés au supplice de Vantenna : on les laisse tomber, suspendus dans un panier, au bout d'une corde, à quelque distance du sol, et la secousse leur brise les membres. Près de la fontaine du More se dresse le pilori sur son échafaud : on y voit exposés jusqu'à trois hommes, ayant au col un écriteau portant leur nom, leur surnom et leur crime. Ils attendent qu'on leur applique la bastonnade, à coups de nerf de bœuf. La torture et le chevalet ne furent abolis que par Grégoire XVI, en 1835^ Ces spectacles ont pu exercer une certaine influence sur l'ima- gination de Piranesi; mais, quel que soit le luxe et l'horreur des châ- timents de la justice romaine, l'artiste les dépasse dans ses Carceri,

Qu'elles aient une inspiration vénitienne à la base, l'état de la pre- mière édition le montre assez, par la qualité de la lumière, qui, jusqu'en 1748, reste en général dans l'œuvre de Piranesi une lumière blonde, dont le clair-obscur se sent encore du plein-air, comme aussi par le titre de Capricci a Vacquaforte, qui disparaît de la seconde édition, mais qui se retrouve à peine modifié dans le catalogue gravé qui signale les Pri- sons comme des Invenzioiii capricciose. Elles sont des « caprices » comme les Capricci de Tiepolo. Mais romaines aussi, elles ne demeu- rent pas étrangères aux études antiques de l'auteur. Je n'attache pas une extrême importance au fait qu'elles sont décorées d'inscriptions latines gravées dans le style de l'alphabet impérial : ces détails sont surtout remarquables dans la seconde édition, où l'on voit également paraître des motifs d'architecture et des fragments décoratifs em- pruntés à la réalité des ruines. Mais, dès 1745, leur composition se rattache à l'idée qu'on se faisait alors de l'ampleur des monuments

1. Silvagni, op. cit., loc. cit.


i


1,'INVKNTIO.N. I.KS ('MiCEHl. JHl

élriis(iiu»s, à la villf «le Tarquiri va^U(»inenl reconstitu/*e d'après la boaiitr (i(î la Cloaca Maxiina et le caractère iVMîlIciiiciit ('îlran^c» des vch- tij^es (le l'art étrusque dans le uoid (le l'Italie, tels qu'ils étaient étu- diés par l'érudition contemporaine. Il est impossible de comparer les Prisons à une représentation quelconque d'édifices ou de monuments li^uiés, mais ce n'est pas trop s'avancer que de reconnaître une sorte de partMité (Mitro cette arcliit(»cture ^n*andiose, dont l'élément unique est la voûte ou l'arcade', et la Rome des rois, imaj^inée par les prédéces- seurs de Piranesi et par Pirancsi lui-même dans la Mtujiù/ifyfnza, Outre les égouts de Tarquin, il (wistait encore des édifices anciens où la voûte joue un rôle prépondci'ant, (lu'elle se présente par accouplement lon- gitudinal d'une composition simple, comme dans ce Servn(jlio delUt jieve^ ou Caria Ostilia, considéré aujouid'hui comme les vestiges d'une école de gladiateurs, ou sur un front horizontal, comme dans le Tem/jio ( Ici la Pace {basilique Constantinienne). Le système de l'enchevêtrement perspectif et de la multiplication du môme motif, du premier aux der- niers plans, se retrouve dans la prétendue Piscina de Castel Gandolfo. Enfin de nombreux monuments accablés par les siècles, ayant perdu tout caractère architectural, comme les Thermes de Caracalla, comme les ruines du palais des Césars sur le Palatin, à peu près recouvertes par la terre et par les plantes, mais dont les sondages de Bianchini avaient permis de deviner les immenses cavités, donnaient aux promeneurs érudits et aux artistes du settecento, comme ils l'avaient donnée aux hommes de la Renaissance et à l'imagination populaire qui y voyait des « grotte », ridée d'une architecture colossale, ténébreuse et informe...

Toutefois, ces origines restent vagues, et il n'est guère possible de les éclaircir davantage. La Carcere Oscura était un décor. Les Car- ceri sont avant tout des inventions, des « caprices ». Elles n'ont à aucun titre le caractère de projets; elles ne furent pas et ne pouvaient pas être imitées dans la réalité pratique. Elles demeurent des fictions imaginatives. C'est leur examen même et l'analyse de leur composition qui fera comprendre le secret de leur poésie.

Si c'est sur la seconde édition que Ton doit les juger en définitive,

1. Le principe de toutes les prisons, c'est la voûte en anse de panier, l'arc plein cintre ou l'arc surbaissé, sauf dans la planche 14 (éd. déf.), où il est curieux de remarquer une galerie sur arcs brisés.


182 PIRANESI.

la première a la valeur instructive d'une préparation. Elle n'est pas d'un graveur en possession de tous ses nrioyens. Autant qu'une série d'esquisses à la vénitienne, elle apparaît comme le résultat d'une technique insuffisante et comme l'œuvre d'un aquafortiste qui a man- qué ses morsures ou qui n'ose pas encore demander toutes ses res- sources à l'acide. L'effet et la structure manquent également de solidité. Les accessoires et l'essentiel sont indiqués à grands traits, la pointe n'a guère plus de mordant et de variété qu'une plume à dessin. Mais les principes de la composition sont identiques dans les deux recueils et, dans la plupart des planches, les états de 1745 contiennent l'ébauche des états postérieurs. L'esprit de l'ensemble et des détails peut y être clairement discerné. Les tendances observées dans la Caméra Sépul- crale nous guident d'une manière précise : des voûtes appuyées sur d'énormes piliers se succèdent et paraissent s'enchevêtrera une grande hauteur. Le motif n'est jamais vu de face, mais présente une série d'an- gles saillants ou rentrants qui varient les effets de lumière et qui ajoutent à la force du relief. Pas de murailles pleines, mais une forêt de pilas- tres, d'étais et d'arcatures. A travers tous ces jours, l'architecture des fonds, interrompue à intervalles égaux par les étages des blocs qui, au premier et au second plan, soutiennent la pesée formidable des voûtes, déplace ses combinaisons sans fin. Les lignes de fuite, très peu inclinées sur l'horizon et concourant à un point placé très loin en dehors de la planche, ajoutent à l'illusion d'immensité. Presque toujours, le sol dis- paraît dans les profondeurs. La vue s'égare dans ces complications et, quand elle cherche un point d'appui sur le terrain, il se dérobe. Tantôt le spectateur est suspendu au-dessus d'un abîme ^ Tantôt nous sommes sur le palier d'un escalier colossal - qui, d'un côté, plonge dans les ténè- bres et, de l'autre, semble se perdre sous la hauteur des voûtes : il monte, il est masqué par un pilier, puis reparaît et n'est interrompu que par la marge au delà de laquelle se poursuit son ascension. Un pont, une arcade surbaissée enjambent toute la largeur de la planche et en contrarient les directions principales \

La perspective des ombres traverse la composition en diagonale. La

1. Carceri, première éd., frontispice (pi. 1), pi. 2, 3, 11

2. Ibid.j pi. 6, 8.

3. Ibîd., pi. 5.


I/INNTNTIO.N. I.KS (AfirEni lU

luIni^^o m^ liPiirtc ;nix volumes <ît le systèrno doR ofTctR qu'elle « niiaïue coiu|>li(|uo (Micore !«' iN*s<';m «le la perspective linéaire. Ses rayonM obli- (jues venus d'eu haut seuildeut éclairer uue cave. La f)uissance des noirs et la solidité de la inatién^ niaïKjUeut encore à ces dessins ^^ravés, mais le caractère des masses architecturales est déjà fortement installé. Dans leur sobriété pesante, conforme au style des forteresses, avec leurs échaug-uettes, leurs poternes, leurs ponts-levis, leurs machines de bois et de fer, elles ont un aspect de rudesse militaire et d'inexpuf^nable puissance. Fort(»ment jointoyé, le bossa^^î irré^ulier des rustif|ues sert à dresser les piliers qui supportent les arcs d(îs superstructures, et non pas seulement à établir les soutènements et les bases. A ce que cette architecture présente d'aérien et de vertigineux, ils ajoutent leur équi- libre et leur quadrature.

Au milieu de ces geôles extraordinaires, les personnages et les accessoires sont en place : Vanlenna de la Carcere oscura est sus- pendue cl sa poulie' et, sous l'inflexion de son propre poids, la corde décrit une courbe qui traverse la composition. Entre des bornes cerclées de fer, au-dessous d'anneaux monstrueux qui semblent faits pour amarrer des trirèmes, des poteaux se hérissent; à l'entrée d'escaliers décorés de trophées pendent d'immenses étendards. Tout cela se devine sous l'écriture fougueuse d'une pointe un peu égale, sans accent et sans profondeur.

Telles quelles, les Prisons révèlent clairement ce qu'elles doivent et aussi ce qu'elles ne doivent pas à l'art du décorateur ^ Panini et Bibiena% c'est indiscutable, sont familiers dans leurs projets avec ces effets de perspective décuplée et plongeante : c'est ainsi que se répercute l'image d'une salle décorée de miroirs qui se font face. La toile de fond, continuant la ligne de fuite des fermes, rend pos-sibles les jeux d'illusion les plus ingénieux. Déjà les peintres de décors italiens les avaient fait connaître à toute TEurope : depuis Torelli et Vigarani, les maîtres du dix-septième siècle, et surtout à partir de Servandoni et de

1. Ibid., pi. 2, 3, 5, 6, 7, etc.

2. Ferrari, La Scetwgrafia, p. 130-130. De la Prima Parte aux Carc«*i', toutes les plan- ches de Piranesi seraient des projets de décors.

3. Atti délia Società degli ingegneri e degli architetti, Turin, ann. XXIV, 1890, n- 30, / Piranesi e i Bibiena, memoria letta iii adunauza 21 febbraio dal socio ing. Daniele Donghi.


184 PIRANESI.

son fameux « Spectacle en décorations », dont Louis XV lui avait donné le privilège pour la Salle des Machines aux Tuileries, avec les décorateurs de l'opéra de Paris, de San Carlo et des théâtres de Vienne, cet art visait de plus en plus à la singularité des effets de perspective et au caractère colossal de l'architecture feinte. Mais nulle part nous n'en trouvons une application aussi étrange, aussi puissante, aussi pittoresque. Sans doute, dès son adolescence, Piranesi avait pu connaître l'immense pro- duction des décorateurs vénitiens, sans cesse occupés dans leurs sept théâtres à satisfaire les exigences d'un public passionné pour ces sortes d'ouvrages. Sans doute les Prisons^ dès leur première édition, qui n'est pas de beaucoup postérieure au séjour de l'artiste chez les Vale- riani, sont d'un décorateur qui connaît à fond les artifices de la per- spective théâtrale et qui enjoué en virtuose, — mais elles ne sont pas plus des décors qu'elles ne sont des projets d'architecte. L'absence d'un plan stable sur lequel puisse se mouvoir aisément une action dramatique (la « scène » manque à la plupart de ces planches), ainsi que l'extraor- dinaire enchevêtrement des accessoires, rendait à peu près impossible la plantation des fermes. La vue a peine à se reconnaître dans ce dédale de volumes, de lignes et de plans. Plus sombres et plus violentes d'effet, les planches de la deuxième édition rendent ces difficultés plus impéné- trables encore. Pas plus que la lumière blonde des Carceri primitives, le jour surnaturel qui envahit les abîmes plus profonds et qui baigne les reliefs mieux accentués des états définitifs n'est un éclairage de théâtre.

II

Entre les deux séries s'étend une période de quinze à vingt ans. La première comprenait quatorze planches. Le catalogue gravé de l'Académie de Saint-Luc (1761) en indique quinze. L'édition définitive et les catalogues postérieurs en annoncent seize. Que Piranesi soit demeuré fidèle aux songes de sa jeunesse, qu'il y soit revenu pour y rêver encore, qu'il les ait repris pour les compléter, le fait ren- seigne déjà sur l'importance des Carceri dans son œuvre et sur le parti que l'on doit en tirer, non seulement comme témoins suc- cessifs de son activité, mais comme expression supérieure de ses dons imaginatifs. Pendant cette longue période, peut-être la plus remplie


l'i.ANCMC XX biN.



LES THERMES DE CAHACALLA

Etude du profil, d'après un calque pris sur une photographie.


i.inm;.mh».n i.ks (Muihi. ms

rin sa cnrrirn», di^ vin^^fl-ciiKj i (piaranto ans, PiraiioHJ a iniff au jour l(^S Anfirhitn /înniftnr oi |;i \hii/ ni /irovZft . Il a \(*CM (I/INH los ruifMfH (In p.issc, il sVsl .iK.icIh à «mi ('X|»rinM'r l;i |)or8i(î; il a s«'ïili la hf»aul^ (jiir j.i <l(M'ro|)i(ii(l»' .•ji(Miir aii.\ iiiomiiiHMils des anciens, /i icun* lif<'neH archilvcliiralos ;iiïaissr(»s sous Ir pnjds d(»s A^es, à jour malièro m^me. I*ar lo roIi(>r ri par lo clair-obscur, il fail passer en nous uno sensation niaJostu(Uisc de Ihisloire. Il sait peindre en blanc et noir. Il est devenu un «^fravonr complot. CotiuiHMit rcnr)UVollc-t-il les f'risons? A l'aide de (puds proccdi's d'imotitioii l'ail -il de ces dessins iiirpii(lants les eaux- forlos les |)lus puissantes qui aient jamais été gravées? Est-il possible de saisir ce (|U(^ la seconde édition des ('dt'co'i doit à l'expérience de toute la période qui la sépare de la première, je ne dis pas en tech- nique, mais au point do vue do la composition?

Il ne se contente pas, en elVet, de mettre exclusivement à profit ses ressources nouvelles d'aquafortiste^ en complétant relïet, en le rendant plus âpre et plus poignant par la profondeur et l'intensité des morsures, en dégradant avec plus de souplesse et de variété les valeurs complexes de la perspective aérienne. Tantôt, sur le fond du premier état qui reste assez facilement discernable, il ajoute de nouveaux accessoires qui compliquent l'aspect de la planche, la rendent plus impressionnante et plus étrange. Tantôt, sur l'ancienne estampe, dont il ne conserve que les lignes principales et en quelque sorte l'ossature, il en grave une autre qui la recouvre entièrement. A toutes il donne de la solidité, sans les alourdir : à côté des planches définitives, les premiers états peuvent passer pour une sorte de griffonnage inspiré, sans plénitude, sans équilibre, je dirais presque sans matérialité. Ces grandes feuilles, de format double in-folio, sont zébrées de traits hardis qui, d'un seul jet, les traversent d'un bout à l'autre, comme des croquis de dimensions réduites que la plume parcourt aisément. Ici, au contraire, tout se concrétise et se définit. Tout tend à un but : l'etTet. La matière paraît, dans sa dureté massive, dans sa résistance inflexible. Nous ne pouvons plus soupçonner cette architecture d'être conçue pour être brossée hâtivement sur des toiles minces et provisoires, clouées sur des portants de sapin; elle est d'un homme qui a sondé l'épaisseur des murailles dans les ruines de Rome, qui a compris la poésie des masses simples et des assises robustes; elle est établie sur des pierres inébranlables; c'est

PIRANESI. 24


IKfi l'IliA.NKSI.

j)()nr l'f'tcriiil/' 'jn'clb' sr' ci'fMJse en (TVjitos (l.ins 1<' sol cl (jif^'lle s'é- lève en (Imiih's (l.'ins lr> .-tirs.

Les (1< ii\ ('i.ils (lu frontispice sr)n1 intéress.'inls à comparer. Tons les «'li'iiK'iils essentiels de la fomjiosition se l'ctronvcnt dans le second, mais mM(li(i(s d'une manière caractéristique. L'arcade du second j)lan, dont le sommet ,sni\ait une li^'ne à jx'ii j)res horizontale qui venait se ('(►nfondre avec celles du motiC central, en suit une autre, beaucoup plus inn('chie à ^^auche, forme un angle plus ouvert avec la galerie suspendue au sommet et, par cette fuite })rononcée, donne plus de mouvement à l'ensemble. Elle se perd dans l'ombre. Derrière elle, au lieu d'un mur, se profilent d'autres ouvertures qui laissent voir une perspective d'escalier. Hérissé d'une balustrade, une sorte de pont-levis franchit le vide du premier plan, où se creusent des profondeurs que nous ne soupçonnions pas : c'est là un des artifices par lesquels Piranesi donne à ses fictions un caractère de complication vertigineuse et ter- lifiante. L'artiste mêle de plus en plus à la pesanteur stable de la pierre la légèreté résistante du bois, lance des passerelles au-dessus de l'abîme, demande à des charpentes un élément pittoresque de plus. Au-dessus des douves de pierre sur lesquelles s'ouvrent les jours grillés des cachots souterrains, entre des échauguettes soutenues par des consoles cyclo- péennes, ses ponts sont comme ceux des châteaux-forts. Celui-ci vient buter contre le massif de maçonnerie, dont la disposition et l'appa- reillage ont également changé. Le cadre du premier titre a fait place à de formidables pierres d'angle, taillées à grands éclats, rongées par le temps et pareilles aux blocs de fondation du môle d'Hadrien. A la place des attributs modestes qui l'entouraient, voici des madriers inflexi- bles, noués par des cables épais comme ceux des machines de guerre. Une roue hérissée de dards est posée sur son moyeu. Une chaîne aux anneaux noirs luit dans les ténèbres d'en bas. Le prisonnier qui cou- ronne le motif du titre, a conservé son caractère tiépolesque, ses longues formes élégantes : hissé au-dessus de ce vertige et lié par des chaînes qui sont faites pour barrer le goulet d'un port, il ouvre la bouche pour hurler sa terreur et sa souffrance. Autour de lui, les matières ont pris plus de poids et plus de résistance, elles le retiennent et elles pèsent sur lui plus fortement. Ainsi, loin d'atténuer ce qu'il y a de drama- tique dans son œuvre, Piranesi la marque d'une puissance nouvelle, en


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I.I.NVKMION I.KS (MU ini |»7

fait siiri^MT iiii rlTroi |)lus jxMi^Miaiil. Ses Cnicrri sont jiliis que* jaiiiaJH (les |)risons. Tins (juc jamais s'y (l(^ploi(» uiï luxe de lurlures^dont IVlude de ranti(|uitr n'a pas ('Vny^wd son iinafz^ination : elle rente avide de ce spprlaclo thmlral rt finhln'»', ««t la tnaliiritr, loin de la calmer, l'a rendue plus au(la(i<Mis(î (Mu'onî.

La planchr H m* cnnipoite [)as (r(lémenls nouveaux dans la dcMixièmc' rMJition. Mlle est un exrmpi»' de ces reprises d'eau-forU» desti- m^es i\ accentuer It^lVet et à rendre l'cistampe plus s(jlide. Mais on peut, ^nlceau dessin (pii (Mi est conservé, étudier les trois étapes par lesquelles elle a passé. Le musée de Hambourg'- possède i)lusieurs de ces esquisses pivparatoires. L'une d'elles, lavée à lasépiasur une ébauche à la san- guin»^ reprise à la plume, contient des massifs (Tarcliitecture, des arcs et des ponts-levis (|ue l'on retrouve dans toutes ces planches, mais ne peut s'identilier expressément avec aucune d'elles. L'elTet de lumière y est résumé avec une force et une décision surprenantes. Des blancs éclatants voisinent avec des ombres violentes, franchement pochées. La hâte a pressé la main de l'artiste inspiré, qui ne s'est arrêté ni aux détails ni à la rectitude absolue des formes. Par l'autorité de l'effet comme par la simplicité de l'exécution, ce beau dessin d'aquafortiste fait penser aux croquis de Rembrandt. Le dessin de la planche 8, peut-être antérieur, est d'une technique plus amusante, plus pittoresque et plus vivante : mais, malgré sa grande beauté, on ne peut y méconnaître une disper- sion d'etTet qui produit un certain « papillotage » fatigant. La lumière qui vient du fond atteint avec quelque égalité les piliers, les ponts et l'escalier, et l'extrême transparence des ombres, qui flottent dans un demi-jour indéterminé sans être délimitées par des angles, ajoute à cette indécision même. Pourtant, malgré les proportions réduites (13 X 18), tout est mis en place avec un merveilleux brio de dessin. De cette ébauche sommaire et complète à la fois, Piranesi passait-il à une préparation plus poussée? C'est peu probable. Le dessin est à l'en- vers par rapport à la planche gravée; il est donc à peu près certain que Piranesi l'a copié directement sur le cuivre sans en faire un agrandis- sement, puis un calque retourné contre le vernis. Du dessin au pre- mier état, la composition architecturale n'a pas changé; elle ne chan- gera pas non plus du premier état au second. Mais la projection des ombres est plus nette et plus ferme. La lumière reste blonde, mais, au


188 PIRANESI.

lieu de se disperser, elle tend à se concentrer. Dans l'édition défini- tive, elle est fixée : Piranesi, sans sacrifier les reflets qui donnent de la transparence, a mis sous ses valeurs sombres une telle solidité de travaux que ses pilastres peuvent désormais porter toute l'épaisseur des ténèbres. Les fonds du premier état, traités de la même manière que les premiers plans, d'une pointe assez brutale, monotone et grise, deviennent plus profonds et filent plus loin. Encadrés par les noirceurs des premières arcades, où les bossages de la pierre sont modelés avec puissance dans le clair-obscur, ils sont envahis par le soleil, sans inconvénient pour l'effet général. Les madriers qui soutiennent les galeries transversales, cessent de flageoler dans un demi-jour incertain, et leurs belles ombres portées les prolongent sur la lumière franche des murailles. Tout se précise : les drapeaux ne pendent plus comme de magnifiques loques effrangées; ils forment un pli ample et arrondi, pareil à l'inflexion des cordes par lesquelles Piranesi combat la mono- tonie des droites. Le même principe le guide, quand il tord autour d'un pilastre les spires interminables d'un escalier...

Si la planche 8 révèle la manière dont Piranesi concentre l'effet et solidifie sa composition sans en altérer l'esprit, la planche 11, par contre, peut être considérée comme presque entièrement nouvelle. Spacieux jusqu'à donner un sentiment de vide et de démeublé, le premier état est à coup sûr un des moins significatifs de la série. Le spectateur n'est pas placé très bas par rapport au sommet de l'édifice, mais, — comme dans quelques-unes des planches en largeur, écrasées sous des voûtes, — à peu près au niveau d'une énorme arcade surbaissée vers laquelle monte la fumée tournoyante d'un réchaud. Une grille colossale obstrue le passage et limite notre vertige. Sous un dessin rapide, dans une lumière blonde, l'architecture chancelle. Le second état est un monde : la per- spective des voûtes est décuplée; l'appareil des pierres, les lignes de leur coupe et de leur ajustage donnent une précision effrayante à ces masses suspendues. Nous ne les voyons plus comme les linéaments indistincts d'un rêve : elles ont la forme, la quadrature et l'assiette de la réalité. A mesure que croît l'audace de l'architecte et que ses conceptions nous paraissent plus vertigineuses, elles s'imposent davantage par la matière et par la solidité des volumes. L'autorité de leur structure a quelque chose d'obsédant. Derrière l'arche du pont, dont le grillage est crevé,


I.'INVKNTION I.KS rAHCKIll. i-,y

i|»|)arai( une |)l()ij{^n'(i d'oHcalier; au-(i<«ssuM, horlant île la i)aroi, m «uc-

crcIt'iU di)s (lof^iM's iiHUislnnuix «(ui ahoiitisscnt à une f)latc»-roriiio llaii- (jUiM» (riHîliaiij^iu^ttcs ri soutrmir par un riiitrcî on bri<|ues. A p^auche, \oH madriers d'une j^oience jaillisscînl di^ la niuraillo et se dirigent droit sur lo spectalour; uno échelle s'appuie contre eux et s'abimo dans les dessous. Des cabl(»s relient les poulies et les charpentes. De pctit.s personnaj^^es aj)pai'aiss(^nl entre les halustrades, grimpent les marches, se penehenl au-dessus du balcon de f)i(MTe. Le jour frappe directe- ment les blocs quadran^ailaires, couj)e d'oblifiues la perspective des voûtes, se pose sur les montants de l'échelle et aux extrémités des potences, sectionnées avec netteté. Ces volumes précis, ces lignes régu- lières, ces angles définis, associés les uns aux autres par une logique majestueuse, ajoutent à la |)oésie du rayon qui les éclaire par côté et des ténèbres qui les enveloppent à demi, le mysU'jre d'une sorte de labyrinthe géométrique plus terrible que les décombres et les écrou- lements.

La complexité des détails n'est pas un désordre. Leur nombre et leur relief ne sont pas le luxe d'un décorateur abondant qui meuble avec prodigalité les vastes espaces où se déroulent ses fictions. Il ne faut pas prendre ces tourelles, ces galeries, ces ponts de bois pour de simples rehauts, pour des fabriques destinées à soutenir la répartition de l'effet. Ils jouent un rôle dans la sombre féerie de ce clair-obscur, mais ils précisent d'abord la destination de l'édifice. C'est grâce à eux que nous devinons la présence invisible des guetteurs et des surveillants. Par ces échelles montent les tortionnaires qui tendent les cables et qui dressent les chevalets. Le vertige et la terreur se glissent le long des couloirs tra- versés de poutres, de cordages et de machines, au fond des caves colos- sales au-dessus desquelles s'abattent des charpentes aussi résistantes que la pierre, entre les hauts piliers nus, dont les blocs à peine équarris donnent à la masse un exceptionnel relief. Les lions sculptés dans le roc, pareils aux lions de Ninive, les mascarons qui n:jordent des anneaux de fer sont goutlés d'un souftle formidable et d'une bestialité farouche. Mais au-dessus de toutes les épouvantes règne une sorte de poésie sévère et grandiose, que ne laissaient prévoir ni la Carcere oscura ni la Caméra sepolcrale. Cette forêt de pierre est un système. Ce désordre apparent est organisé par des lois. L'élément fantastique ne


190 P1R\NES[.

sort pas des brumes flottantes d'un crépuscule, il ne naît pas d'une illusion incertaine : il est dû à des artifices rigoureusement déduits des règles fixes auxquelles obéissent les trois dimensions, non dans l'espace abstrait des géomètres, mais dans le champ de la vue. Un éclairage d'une pureté terrible frappe de lumières éclatantes, serties d'ombres rigides et colorées, ces pilastres et ces assises sur lesquels la netteté des oppo- sitions fait penser à la lueur lunaire, où des blancs intenses et presque dépouillés se heurtent sans transition à des ombres profondes et non reflétées. Le mystère des Carceri n'a rien de trouble ni d'indéterminé : il tient à la rectitude et à la puissance de l'effet ainsi qu'à la saisissante niaiérialité d'une architecture à la fois impossible et réelle.

On l'a vu, le principe des Prisons n'est pas sans rapports avec l'idée d'une Rome fabuleuse, le caractère grandiose des vestiges de la civilisation étrusque, — la seconde édition témoigne, par la solidité de la structure, des travaux de l'archéologue sur l'art de bâtir chez les Romains. Les planches complètement nouvelles ajoutées à la série, la planche 2 en particulier, sont plus romaines encore. N'était le groupe du premier plan, le prisonnier et son bourreau, la planche 2 pourrait passer pour le frontispice d'un recueil d'antiquités. Du reste, la place que lui a donnée l'artiste dans la série, immédiatement après la planche de titre, confirme qu'il ne voulait pas détruire l'unité des Cm^ceri primitives par une estampe d'un caractère tout à fait nou- veau. Elle est beaucoup plus « architecturale » que les précédentes. Au premier plan s'étagent des blocs chargés de bas-reliefs, des débris de corniches où se voient, comme autant de souvenirs de la Magnifl' cenza^ des sculptures décoratives d'un goût étrange et puissant, des chapiteaux ornés d'acanthes, des bustes pareils aux effigies tombales. La perspective des fonds embrasse une longue colonnade surmontée de mé- topes et que coupe un fronton. Au loin se profile sur le ciel une sorte de campanile médiéval dont la plate-forme crénelée s'appuie sur des con- soles. Mais les arcades du premier plan, leurs jours circulaires et grillés, la fuite des bâtiments que l'on aperçoit sous les deux arches de droite, les acteurs et les spectateurs frénétiques hissés aux différents étages de la composition, leur échelle, leurs attitudes restent conformes à l'esprit des inventions antérieures, comme l'aménagement et l'effet de la planche 16. Archéologue et définitivement romain, Piranesi de-


MNVK.NTION. I.KS CMU t.Hl. 191

inoun» ll(h'ln à sa Jcunosse. Ses invoiilioiis nouvdlns, comme leurs aliu'os, consorvont \\i\ aspoct de saisissante f^randeur qn'cllrts doivent à (l<»s proiHMlrs analo^iuîs.

Do oe <|iii pn'^crdc il ressort qu(» les Carcnn ne sont ni des ck^cor» ni (l(\s projets d 'architecte», mais hien, comme leur titre l'indique, des Œ caprices » où l'ima^^ination la plus dramatique met à profit, pour des clïcts d'obsession et de vci'ti{^e, uik» science profondes du d(*ssin et une admirable entente de la lumicre. Leur fantaisie a pour bascî le» com- binaisons de la perspective linéaire, de la pers|)ective aérienne et de la perspective des ombres. Elle n'est ni confuse ni indéchiffrable, elle est complexe et lof^ique. C'est ce que montre particulièrement le passage des premiers états aux seconds, où le graveur emploie un ta- lent i)lus sûr et plus complet à faire Ix'néficier ses inventions de ses études archéologiques, sans cesser de suivre la méthode qui guida sa première inspiration.


CHAPITRE 111

LA ROME DE PIRANESI. — LA COMPOSITION ET l'eFFET.

L ARTISTE qui, dès 1745, concevait Tébauche de ces colossales prisons, consacre désormais son génie et son activité à la peinture de Rome. N'y a-t-il pas quelque chose de contradictoire entre cette extraordinaire puissance Imaginative, qui semble trouver l'univers trop étroit à son gré, les proportions normales de l'architecture trop modestes et trop mesurées, qui se bâtit, comme en songe, une sorte de cité vertigi- neuse à moitié plongée dans la nuit, et, d'autre part, les dons d'obser- vation précise, de sagacité, de justesse qui sont nécessaires à toute étude d'archéologie et d'histoire? Voici l'artiste en plein soleil, devant des volumes déterminés, dont les proportions ne peuvent être altérées sans que la valeur du document ne soit irrémédiablement compromise. N'est-il pas surprenant qu'après quinze ans de recherches sur le terrain, en plein air, sous la lumière éclatante et directe du ciel romain, il soit revenu à ses Carceri, non seulement pour leur donner plus de solidité et pour les enrichir de détails empruntés à l'antiquité, mais pour rendre leur clair-obscur plus profond, plus saisissant et plus dense? N'avons- nous pas légitimement lieu de craindre que, dans cet intervalle, et pen- dant toute la suite de sa carrière, Rome n'ait été à ses yeux qu'un magni- fique prétexte à une série de fictions d'après nature? Nous serions tentés de le croire, si, nous laissant aller à la poésie des résultats et con- templant ces estampes au hasard d'un portefeuille, nous nous conten- tions de subir leur prestige, sans chercher à reconstituer leurs éléments et la méthode qui les organise.

L'imagination peut être tantôt une maîtresse d'erreur, tantôt une maîtresse de vérité. Tantôt, source des fantaisies et des illusions, elle se


I.A IloMI hl PIUANKSI. — I.A COMPOSITION Kl I KKKn*. .1l« 

lilx'TO, olln osl liii |. Il : oWo ix^vniuUi ou elh* (liiiiiiiiio, elle ajfiuU; ou elle rclraiiclK», rllc dcroriiu». Ses caprices sont rliarin/iuts ou f^nindioses, mais le rapport (pii les urnt à la i^^raiideur ou au cliariiie de la Kfalil/î (pioti(li(Mni(^ vuo |)arl(»s yeux des hommes ordi[iain»s, n'ent pas toujoui'K facile à saisir. La iiatun» est alors seulement pour elle un point de dépari : il arriv(^ (ju'elh^ semble cré<M' en dehors de l'univers, et il nous faut cheicher lonti^temps |)our trouver le lien qui la rattache à l'univerH. Tantôt, chez certains artistes exceptionnellement doués, elle est supé- rieure i\ la fantaisie, et la nature est son but. Elle ne se contente plus d'inventer d(^s lirtions ini^énieuses, plus ou moins lâchement nouées. Lorsqu'elle bâtit les Prisons, ce qu'il y a en elles de fantastique et de grand, ce n'est pas la souplesse d'un eaprice heureux (elles sont peu variées), c'est leur complexité volontaire et leur caractère concret. Quelle que soit sa foup^ue, son brio et l'audace des expressions auxquelles elle aboutit, son principe ne se dément jamais, elle fait naître des images puissantes et stables, dont le créateur se représente avec force le détail et l'enchaînement. Quand elle s'applique à la réalité, elle lui donne un relief qu'on ne lui soupçonnait pas et qui aide à la mieux saisir. C'est grâce à elle que l'artiste conçoit son motif sous un certain angle et l'éclairé d'une certaine façon. C'est elle qui détermine l'intensité de l'effet et cet art de rendre imposantes des proportions qu'elle n'a pas besoin d'agrandir. Elle est un don de voir et de représenter les choses, non pas selon les linéaments paresseux d'un rêve, mais avec une sorte d'autorité qui en fixe à jamais la représentation. Le théâtre où elle s'exerce n'est pas le plan à deux dimensions de la mémoire ou du songe et, quand elle devient œuvre d'art, elle semble sortir du cadre par la vigueur du relief et par la concentration de la lumière.

Ces sortes de visions ont une telle puissance alliée à une telle homo- généité qu'on pourrait les croire dues à une inspiration soudaine qui a trouvé sur-le-champ son expression définitive. Mais si nous avons suivi les phases par lesquelles ont passé les PrisonSy avec quelle pré- cision ne devons- nous pas nous attacher à l'étude des origines, lorsqu'il s'agit d'œuvres d'art qui ont la réalité comme base et la documentation pour but. Avant de s'inscrire pour toujours dans la matière, avant d'être gravée sur le cuivre, une planche de Piranesi a été conçue et préparée selon certaines méthodes. De la manière dont Piranesi dessine ses es-

PIRANESI. 25


194 PIRANESI.

lampes à la manière dont il les grave, il y a une série de passages in- structifs, et, de môme, de Tune de ces estampes à l'autre. Des comparai- sons sont possibles entre telle vue de Rome et la même vue prise quelque temps plus tard. Ainsi nous pourrons peut-être analyser les ressorts intimes de l'imagination piranésienne appliquée à l'étude de la réalité et, après avoir vu ce que les Carceri^ première et seconde édition, de- vaient à l'étude de l'antique, il sera curieux de constater ce que l'an- tiquité elle-même, traduite par cet artiste, doit aux procédés par les- quels son imagination nous impose ses fictions et les rend à nos yeux si présentes, si réelles et si saisissantes. Par là nous serons amenés à contrôler sa fidélité envers ses modèles, et à voir quelle place on doit lui faire à cet égard parmi ses contemporains et les maîtres qui l'ont précédé.


I


Si l'on examine du dehors l'œuvre de Piranesi, il semble naturel de la diviser en deux parties, abstraction faite des «: inventions » proprement dites : les recueils archéologiques et les Vedute. On peut présumer que les planches des premiers, destinées aux architectes et aux historiens, faites pour instruire, sont conçues dans un autre esprit que des estampes gravées pour un public plus étendu et moins exigeant, consa- crées à « peindre » les magnificences de Rome antique et moderne, partant moins documentaires que pittoresques, plus séduisantes d'effet que pédagogiquement précises. De là à étudier successivement en Pira- nesi un archéologue, puis un artiste, il n'y a qu'un pas. Mais si l'intluence de ses recherches sur l'art de bâtir chez les Romains se fait sentir dans des œuvres d'imagination pure comme les Carceri, si même l'on y remarque des emprunts à ses albums de dessinateur-archéologue, aux souvenirs de ses promenades érudites, à plus forte raison doit-on prendre garde qu'un rapport plus ou moins étroit peut unir les recueils et les Vedute. En fait, on ne saurait les étudier séparément. La publica- tion des Vues accompagne celle des autres ouvrages et, s'il est excessif d'établir un rapport constant entre chaque série ou chaque « année » de ces planches et les recueils contemporains de leur apparition, du moins


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I,A hoMI. hK IMRANf'SI f.A COMPOSITION VI l/KKfBT. 199

y a-t il hirii don r:is où les niiOH H'oxplirjiipfif j);ir Ifs auln'h ul ntci|inj- quoiiicnl. Lrs connaissîmcrs ;ip|>rolon(lir.s du s.iv.iut s<» n*lroiiVJ»iit dann los |)ro^rôs uc(M)iii|)lis par rarlisUî. Konin inocJmuî lMn(flcio du «avoir ac(|uis à I'<'(U(lr (le KoiiH' aiiliijnr. i/aclivito (1(; PiraiH'.si prend difïï*- riMilos loriiK^s, mais ces foriins iiiriin-s sont iinicH entre elles. Son art évolue, mais avec unité. L'on s'en rend compte en étudiant d'ahord la pn'paralion i\r ses o'uvres, j(» veux dire les dessins et les dilT<rentes formes d'eiHiuélcs (jui les accompaj^^neiit ; puis la coniposilion propre- ment dite (car les dessins ne nous permelt»'nt de saisir qu'une .sorte de schéma), c'est-à-dire la perspective et la mise en pa^^e du motif. — l'inn- portiince ivlali\(' des (lénu^nls, — les proportions des édifices par rap- port à la n'^alilé et au\ représentations (jue les maîtres nous en ont laissées, — l'étude des matières qui les composent, — enfin reiïel qui met l'ensemble en valeur. Cette analyse met à même de distinguer les ditTérentes époques traversées par Piranesi, sans contraindre d'avance à froisser les faits dans des cadres historiques trop étroits et trop rigi- des, démentis la plupart du temps par la réalité. Elle permet d'éclaircir la plupart des problèmes qui sont posés par son œuvre.

Contrairement à ce que Ton pourrait attendre, les dessins de Piranesi sont assez rares, si on les compare à son énorme production de graveur. La série la plus importante est celle du British Muséum, qui en compte cinquante-deux, acquis en 1908. Sauf le musée des Offices, qui en possède cinq, les collections italiennes sont pauvres. Les grandes ventes du dix-huitième siècle, dont les catalogues sont si précieux pour l'histoire des dessins d'artistes, n'en ont fait circuler qu'un très petit nombre. Les amateurs préféraient sans doute des des- sins mieux exécutés et plus complets : ceux de Piranesi sont la plupart du temps de simples ébauches, des graphies complexes et mal dé- chiffrables. 11 ne concevait pas le dessin pour le dessin, mais le dessin pour la gravure. Ceux de Robert, par exemple, comme ceux de Clé- risseau, sont des œuvres complètes et qui ne laissent prévoir aucun achèvement, aucune utilisation ultérieure. Ils se suffisent à eux-mêmes. Sobres et transparents, lavés avec une franchise adroite et une char- mante délicatesse d'effet, blonds, lumineux, avec cette rectitude d'a- plomb qui, dans rarehitecture, donne à l'œil une sorte de satisfaction instinctive, ils sont tout prêts pour les belles marges en papier bleu.


lOfi PIRAiNESI.

encadrées de filets au lire-ligne et à la sépia, dont les amateurs les entouraient avant de les mettre en portefeuille ou de les suspendre aux murs de leurs cabinets. Les dessins de Piranesi sont des notes, les documents d'un travailleur.

Il dessinait d'après nature, mais d'une façon toute particulière, sans être paralysé par l'objectivité du motif ou par l'obsession du détail. Ses croquis semblaient, plutôt que des études, le contrôle ou le repère d'une image mentale. « Piranesi, dit Legrand' (rensei- gné par la tradition de la famille, surtout par Francesco qui put voir travailler son père), ne faisait pas de dessins finis. Un gros trait à la sanguine sur lequel il revenait avec la plume et le pinceau, et par parties seulement, lui suffisait pour arrêter ses idées, mais il est pres- que impossible de distinguer ce qu'il croyait fixer ainsi sur le papier : ce n'est qu'un chaos dont il démêlait seul les éléments sur le cuivre avec un art admirable. » On connaît la réponse de l'artiste à Hubert Robert, étonné de voir que Piranesi pouvait se contenter d'indications aussi peu poussées pour préparer des planches aussi vastes et d'un tel détail : « Le dessin n'est pas sur mon papier, j'en conviens, mais il est tout entier dans ma tête, et vous le verrez par la planche. » Il est certain qu'un constant apprentissage avait dû développer en lui ce don de synthèse. Au cours de ses années de jeunesse, le soir, sa journée de travail accomplie, il allait reprendre contact avec les hommes chez son éditeur ou quelque ami, mais sans que sa main cessât de crayon- ner sur tout le papier qu'elle trouvait à sa portée. Ses planches elles- mêmes lui étaient comme un perpétuel entraînement qui lui permettait de se passer des conventions ordinaires et de schématiser à sa façon, lorsqu'il avait à prendre des notes graphiques, à fixer les aspects de Rome qu'il se proposait de graver. Mais cette méthode n'est pas seulement la marque de son habileté d'observateur, d'une excep- tionnelle mémoire visuelle; elle témoigne de sa puissance imaginative, si l'on entend par là la faculté de se représenter la nature avec force et de la voir par tableaux. Piranesi dégage spontanément l'essentiel et, Legrand l'atteste, avec une parfaite exactitude-. Ces croquis qui sur- prenaient Robert sont, si l'on veut, des brouillons de mise en page,

1. Fo 135.

2. Fo 146.


i.A noMK m: imuanksi. — i.a comi'osition kt i/kfkkt. 107

mais rn iiicino trmps (i<'s ir|)(îrcs pn^cis. !.<; ^ros trait roprin ii la plimn' circonscrit les inassos et les inniiohiliHC dans ce chuo» auquel la i^n-avnn^ va donner la clarté, l'onlrr et riiarrnnnic, sans le priver de ce ((u'il a (le \ivaiit «l d'intense.

Pirant^si nr se «ontcnte |)as dr * fixer ses id('îes » d'après nature d'un Irait d(* san^niinc. Il c(»ni|)lrle ses études et ses croquis par une sorte d'(Mi(|n(>tc dont son biographe atteste la constance. A ces dessins à la lois sinii»li(i(\s et cliaoti(jues vient s'ajouter un élément essentiel et nouveau, — l'observation de l'effet. Nous sommes ici à la source même de ces ima^^es puissantes. Kcoutons encore son hio- j^raplie qui nous épargne U' xiv^uc et Tincxactitude des suppositions : « La vérité et la vif^ueui* de ses ellets, la Juste projection de ses ombres et leur transparence, ou d'iieureuses licences à cet égard, l'indication môme des tons de couleur (?) sont dues à l'observation exacte qu'il allait en taire sur nature, soit au soleil brûlant, soit au clair de la lune, où les masses de l'architecture acquièrent tant de force et ont une solidité, une douceur et une harmonie souvent bien supérieures au papillotante de la lumière pendant le jour; il apprenait ainsi les etiets par cœur en les étudiant de près, de loin, et à toutes les heures. C'était aussi une des maximes de Vernet, qu'il fallait les retenir de mémoire, puisqu'il n'était pas possible de les copier dans leur marche rapide'. » Ainsi toute une galerie d'effets romains peuple la mémoire et l'imagination de Piranosi, non pas comparables à un jeu de formules toutes faites, appliquées avec indifférence à tous les motifs, mais appropriés à chacun d'eux. Il n'est pas invraisemblable de croire qu'il les notait par la suite sur le « trait exact » des croquis dont nous avons parlé, qui prenaient ainsi leur véritable volume et leur relief. Que ces eftets aient d'abord été confiés à la mémoire, dépo- sitaire de leurs grandes lignes et de leur accent essentiel, le fait est curieux; surtout rien n'est plus suggestif que d'apprendre le rôle joué par le clair de lune dans leur genèse. La faiblesse des rayons lunaires, loin d'accentuer les détails, les baigne, les enveloppe et les fait disparaître. Leur lumière est trop peu intense pour que les ombres soient fortement reflétées, elles sont plus opaques et plus cal-

1. F« 146.


198 PIRANESI.

mes que le jour, elles dessinent les masses architecturales avec vigueur et simplicité. Aussi les lignes paraissent-elles plus vastes et plus amples. Une seule valeur d'ombre, une seule valeur de lumière, et presque un seul ton, ce sont là des conditions particulièrement favo- rables pour les études d'un aquafortiste, de même que la grandeur apaisée des ruines et la poésie silencieuse de la nuit pour les rêveries d'un artiste qui puise ses inspirations dans la magnificence et la mélancolie de Rome ancienne. Mais que Ton ne s'y trompe pas, l'homme qui erre à travers ces déserts nocturnes n'y va pas promener les amer- tumes et les réflexions ostentatoires du romantisme \ C'est un inspiré, mais c'est d'abord un observateur. Au surplus, les effets de ces études au clair de lune ne se font pas sentir tout de suite dans son œuvre, qui reste quelque temps baignée d'un soleil léger. Piranesi ne fit pas du premier coup la découverte du clair-obscur, pas plus que celle de Teau-forte intense.

Quelque extraordinaire qu'aient été sa puissance Imaginative, sa mémoire visuelle, son entraînement à dessiner l'architecture, sa con- naissance familière de tous les aspects de Rome, Piranesi n'aurait pas pu passer de ces croquis à la sanguine et de ces souvenirs des effets du jour et de la nuit à l'exécution immédiate de ses planches. 11 reve- nait sur ses chaotiques ébauches avec la plume ou le pinceau, mais par parties seulement. 11 est probable que, ne se souciant pas de « finir » ses dessins, il terminait complètement quelque détail signi- ficatif, un chapiteau, un fragment de frise, un motif de décoration plusieurs fois répété, simplification courante dans les dessins d'archi- tecture. Mais, ces notes étant prises, il lui fallait une préparation qui pût être calquée. 11 n'est pas douteux qu'il l'exécutait au compas et à la règle avec une précision absolue d'après les documents et les esquisses qu'il avait réunis. Puis, après l'avoir huilée pour la rendre transparente, il la retournait contre le vernis dont la planche était enduite et par derrière repassait à la pointe son dessin, qui se trouvait ainsi reporté sur le cuivre. Tachés par l'huile et par le vernis, égra- tignés par la pointe, ces « calques » étaient hors d'usage après avoir

1. Les promenades nocturnes de Piranesi ont néanmoins contribué à établir la tradition suivie par tous les voyageurs. « On m'avait recommandé, dit Chateaubriand, de me prome- ner au clair de la lune... » Mémoires d'O.-T., II, p. 347.


I,A hOMFÎ DK IMMANKSI. - U COMPOSITION KT l/PKKKT. 199

sorvi u\w lois ni ne iiuTitai^iut sans douto plus <IÏ3tro conHcrviîK : touten ces circoiislaiic(»s nous oxf)liqiionl l'ahsc^noo pour toute une partie de na carri(>r(^, — ri la plus coiisidrrahlo, — do dessins qu'il soit permis de cousit I('m*(M' coumir Irs piTparatioua aullioriliques ou, si l'on veut, comme les «i modùK^s » de ses planches. D'ailleurs, malj^rc'! leurs dimen- sions, conformes ii celles de la planche, malgré leur installatir)n pré- cise, ces jj^rands calques linéain^s pn'senlaient sans doute l'aspect de schémas amplifiés ou d'épunîs plutôt que de dessins profirement dits. Le vériiahle dessin, c'est l'estarupe elle-même, et c'est sur le cuivre que l*iranosi, après avoir ronstruit son motif sur nature par une esquisse du <.;*enre de celles dont parle Legrand, après en avoir tracé les grandes lic:nes sur un calque, le compose véritablement et le met k l'etlet.

Pour le détail architectural, il mettait à profit les reprises partielles, — mais aussi les dessins qu'il faisait faire à ses élèves, c l'iranesi, pour opérer avec tant de promptitude et d'effet, était fidèle à sa maxime de ne prendre sur la nature que le trait parfaitement exact. Ce qui pouvait demander plus de patience que de savoir, il le faisait des- siner par de jeunes artistes qu'il surveillait et venait ensuite, comme nous l'avons dit, observer le jeu des ombres aux différentes heures du jour, et surtout au clair de la lune, et si on lui demandait pourquoi il ne faisait pas de dessins plus terminés, et où toutes les ombres fussent exprimées : u J'en serais bien fâché, répondait-il. Ne voyez-vous pas « que si mon dessin était fini, ma planche ne deviendrait plus qu'une « copie; lorsque, au contraire, je crée l'effet sur le cuivre, j'en fais un « original'. » Parole tout à fait significative et qui montre à quel point Piranesi était graveur, tout ce qu'il demandait à l'exécution sur le cui- vre et à la poésie de l'eau-forte. Il refuse de se paralyser en tradui- sant un dessin complet. Fidèle à l'image qu'il a en tète, dont il a fixé les grandes lignes par un simple trait auquel vient s'ajouter un effet, peut-être noté, mais surtout de mémoire, il se confie tout entier à la puis- sance de son imagination, à la vigueur des représentations qu'elle con- serve intactes dans son souvenir, ainsi qu'à sa fougue et à son habileté de technicien. On peut classer ainsi les divers moments de ce processus

1. Legrand, f^ 146.


JOO PIRANESI.

méthodique : un dessin au trait et une reprise partielle d'après na- ture; — une notation de l'effet, de mémoire (peut-être indiquée sur le dessin, peut-être lavée sur des états); — des compléments documen- taires dus à des élèves et à des collaborateurs; — un agrandissement schématique et linéaire servant de calque.

Mais si cette méthode est la plus fréquente et la plus frappante, si elle aide à comprendre l'aspect des œuvres de Piranesi pendant la grande époque, à partir de 1750 environ, elle n'est pas la seule qu'il ait employée. Plus expéditive encore au cours de sa jeunesse, elle sim- plifie les étapes, l'exécution est plus directe, les préparations plus som- maires. Il est probable que la première édition des Carceri a été gra- vée sur le cuivre d'après des dessins très rapides et sans interposition de calque. J'ai déjà signalé le fait que la planche 8 est à l'envers par rapport au dessin, — ce qui semble indiquer une copie directe. D'ail- leurs la facture hardie de ces premiers états révèle ce qu'ils doivent à l'improvisation de la pointe. Je ne crois même pas que la complexité des effets de perspective, accentuée dans les seconds, ait rendu néces- saires aux yeux de Piranesi des épures nouvelles : la structure des plan- ches dans la première édition lui offrait des repères suffisants pour qu'il pût reprendre à même le cuivre, comme s'il corrigeait et complétait des dessins. Mais ce qui s'explique assez bien pour des « caprices d où l'effet joue le plus grand rôle, semble plus difficile à admettre pour les planches d'invention architecturale de la Prima Parte. Toutefois, si nous en croyons les dessins du British Muséum, Piranesi devait pro- céder pour ces planches comme il fit plus tard pour les Vedute et pour les estampes des recueils archéologiques, — par indications sommaires, par reprises de détail et par calques linéaires. Quant aux Archi Trion- fali, leurs dimensions s'accordent assez avec les mesures ordinaires d'un album de croquis, et Piranesi a pu se contenter de calquer ses souvenirs de voyage. Quoi qu'il en soit, dès cette date (1748), c'est à la pointe promenée sur le cuivre avec liberté et aboutissant à un sys- tème de tailles franches et vivantes, qu'encadrent et que maintiennent des travaux de règle, que Piranesi demande la couleur et la fermeté de ses « dessins-eaux-fortes ».

Mais, à la fin de sa carrière, la méthode de Piranesi paraît avoir évolué. Les dessins de la série de Poestum, conservés au Sloane Mu-


h.ANCNg XXII



L'KGLISK SAINT-lilUiAIX


Ancien temple de Hacchus, Vrduti'


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I.A UOMI. hl. l'IhA.M.^I. I A (.MMl'OSniO.N hl l/hHKT. fOI

seuiii tUî Londres, s(jnt hraiicouj) plus coiiipNîts que amx auxqueln liO^nuid t'ait allusion. Les planches elies-inùines, pcut-ôire les plu» poussées dos j^riivures de IMnmesi, les copienl avec une scrupuleuse lidélité. I^es eirconsliinces toutes particulières qui acconripaf^nèrent la mise en train et l.i publicatioii de cette série invitent a la mettre à part. C'est la dernière des (euvres exécutées par l'artiste, qui ne finl menu» la terminer. 11 vieillissait. La distance qui sépant Kome du lieu de ces études nouvelles ne lui permettait [)as d'aller controhîr sur nature et, en quehjue sorte, essai/rr ses elVets à tout instant comme pour les Vediit(\ ou pour des recueils relatifs aux antiquités de la campagne romaine. Avec l'aide de Francesco, il s'est muni de documents plus détaillés qu'à l'ordinaire et, sans croire nécessairement que ces dessins aient été exécutés sur le terrain en présence de leur modèle, c'est d'après ces documents qu'il les mit au point quelque temps plus tard. Avec les années la collaboration de son fils devint de plus en plus importante : on peut en trouver là un indice et un témoignage.

Mais les dessins de Poestum ne sauraient modifier nos conclu- sions. Les renseignements que fournit un biographe qui a puisé à bonne source les éléments d'un récit très bref, mais dont tous les détails ont leur importance, sont précis et caractéristiques. Un grand nombre des dessins que nous possédons véritie la méthode de prépa- ration qu'il fait connaître. Elle affirme, en même temps que la puissance des images chez Piranesi, son souci de l'effet et le rôle primordial qu'il attribue à la gravure dans l'élaboration de ses œuvres. C'est sur les estampes elles-mêmes, étudiées à différentes époques de sa carrière, qu'il faut chercher les règles qui en déterminent l'ordon- nance et la poésie, la manière dont elles sont mises en page, l'art avec lequel les éléments de la composition y sont introduits et distribués, le rendu des matières et l'interprétation de la lumière, avant de voir grâce à quelles ressources techniques il fixe l'image de Rome sur le cuivre. Alors seulement nous aurons parcouru toutes les étapes de cette création.


P1R.\NESI. 26


202 PIRANESI,


II


Le rôle joué par la perspective et ses combinaisons dans les Car- ceri est réellement considérable. Ces vastes systèmes d'ombres et de lumières se développent conformément à des lois et à un ordre que la complexité des résultats ne permet pas de saisir du premier coup, mais qui organise la distribution de l'effet pour aboutir à une impression combinée de mystère et de logique. Évidemment il ne saurait en être de même pour tous les cas, lorsqu'il s'agit de monuments définis, installés dans certains aspects de la ville ou de la campagne, et dont l'architec- ture se refuse à des complications et à des dédoublements d'invention. Au surplus, une fois parue la première édition des Prisons, il semble que Piranesi se mette à une sage besogne : habiles, mais froides, les Vediite exécutées entre 1745 et 1750 attestent l'effort d'un artiste qui s'applique à étudier avec le plus d'attention et d'objectivité possible. Mais si les « caprices » (rigoureux) de la perspective ne sauraient tou- jours trouver un prétexte et des conditions favorables dans des travaux documentaires entrepris devant des modèles stables et limités, l'artiste qui prête à l'archéologue le concours de son imagination et de son savoir technique n'en reste pas moins le maître de choisir l'endroit où il s'établit par rapport à l'objet et de le mettre en page d'une certaine façon. En déplaçant le point de fuite et le point de distance, en haus- sant ou en baissant la ligne de terre et la ligne d'horizon, il entraîne et fait glisser tout un réseau d'obliques. Il ne suffit pas de déterminer un lieu d'où l'effet à une certaine heure est doué d'une harmonie par- ticulière, de choisir un encadrement d'arbres et de fabriques qui com- plètent heureusement le décor ou le tableau. Il faut encore que la vue « enfile » l'architecture de la manière qui lui est favorable, qui la fait comprendre le mieux, qui l'impose le plus fortement.

A cet égard, les habitudes de Piranesi semblent avoir suivi une évolution intéressante. Ouvrons un de ses premiers recueils, les Archi Trionfali (1748). Beaucoup de ces petites vues sont conçues avec sim- plicité, et il arrive que les monuments dont elles nous présentent l'image ne se dégagent pas à première vue de l'ensemble des bâtisses


I.A lioMK I)K PIHAM'.SI - |,A rOMPOsiTlON KT l.'KFKKT. M)

(|ni les ('iit()iir(Mit. Dans 1' \ rr tir <inin'n\ par oxomph», rare hii- iiH^nr est icciih' à ^^'uiicIh' et nr parait {^iirro occuper f)luH d'un f|iiarl (le l.i |)lan('li(». L<' piTinit'r plan et l<'s fonds nM'ul*I»*ni une p^rando |)ai'(i(» (Ir 1.1 composition. Lo /'o/// 'A- l{nnini '* se déploie lar^'enient : il (\st vu (le rac<\ ou à pou i)rps, et la monotonie des cinq arcades, conipons(^o par un hi'iode facture exln'^moment savoureux, n'est {t\'Me (|uc «i:r«1co au piltoi*cs(juc petit paysatr<' rju'eiles encadrent. L'artiste s'est placc^ très bas, au ni\(\in do la rivière, mais ,^i une certaine distance du pont aliii de pouvoir l'einhrasser tout entier, et l'intervalle qui sèpan^ la lifi:no do terre de la li^ne d'horizon (plus d'un bon tiers de la planche) est occupé en «grande partie par des barques, par des fip^ures et par les vép;étations de la rive. Mais IM/v- (/,> f{lnn/n^ est conçu comme les Vcf/ule de la plus belle période. Le spectateur est assez loin, mais la planche, qui coupe en haut rarchitecture, a sa marge inférieure |iresque au ras des colonnes. L'intervalle entre la terre et l'horizon est aussi réduit que possible. L'énorme masse semble s'a- vancer sur nous, elle nous domine, elle nous écrase. De même VArc de Tiiifs \ rigoureusement exact de proportions, paraît colossal, parce que la planche ne peut le contenir tout entier, parce qu'il est très haut sur l'horizon qui se confond presque avec la ligne de terre et sur lequel se profilent au loin des masses imposantes, réduites à rien par la dis- tance. On dirait que l'artiste, pour obtenir un pareil eflet, s'est couché contre le sol à quelques mètres du monument. Il faut tenir le plus grand compte de la mise en page, qui est celle d'un dessin coupé postérieu- rement à son exécution : toutefois, la fuite très prononcée des murs du casino Farnèse à gauche montre que Piranesi s'est placé réel- lement très bas, peut-être dans une excavation du Campo Vaccino.

Nous ne trouvons pas de pareils exemples dans les Vedute de cette période. En général, elles donnent de l'importance au premier plan, et Piranesi se place plus loin des édilîces qu'il ne le fera plus tard : le cadre de ses planches contient plus d'éléments acces- soires, ce sont des vues d'ensemble, des prospettive^ dans le sens

1. Alcune Vedute di Archi Trionfali, pi. 29.

2. Ibid., pi. 17.

3. Ibid., pi. 21.

4. Ibid., pi. 6.


204 PIRANESI.

OÙ ce terme s'applique aux œuvres des peintres du dix -septième siècle et de la première moitié du dix-huitième. Du reste le choix même des sujets semble impliquer cette méthode de composition. Les pre- mières Vedule sont consacrées à ces « décors » d'ensemble que les papes avaient conçus pour la beauté de leur ville. Ce sont les basiliques, les places et les fontaines monumentales. Que Piranesi s'installe à l'une des fenêtres qui donnent sur la Piazza di Spagna \ à l'étage supé- rieur d'un édifice qui occupe l'angle gauche de la partie droite, il en embrasse tous les aspects, la Trinité des Monts, son majestueux esca- lier, la navicella et la via del Babuino, dont la perspective se déploie jusqu'à la place du Peuple. De même le Port de Ripetta^, complexe et vivant comme un Canaletto et dont les premiers plans, encombrés par des barques chargées de futailles et de marchandises, ont toute l'im- portance que réclame en effet la représentation d'un port fluvial. De même encore pour la Fontaine de Trevi ^ dont le bassin s'étale avec une ampleur qui semble reculer au loin le cercle de maisons basses et sans style dont il est cerné presque de toutes parts.

La préparation des Antichità Roynane allait habituer Piranesi à une mise en page plus condensée et plus frappante. Pour présenter ses planches sans monotonie, il se trouvait aux prises avec des diffi- cultés considérables. Regardons les gravures des recueils antérieurs, de Desgodetz à Fabretti ; examinons les œuvres des archéologues ita- liens, rédigées en corps par Montfaucon dans son Antiquité expli- quée : elles se présentent comme des « élévations » d'architectes. Il leur manque le volume et la densité. Elles sont des plans, non des vo- lumes. Pour rendre avec vérité ces cubes formidables que sont par exemple les tombeaux des anciens, il fallait trouver un point d'où la troisième dimension fût parfaitement sensible. De plus, nous avons vu Piranesi faire intervenir dans son œuvre un grand nombre de dé- tails explicatifs destinés à compléter l'idée que nous nous faisons des ensembles et à préciser la notion de leur structure intime. L'artiste s'attache à les présenter à part et d'une manière frappante. Par là, en

1. Vedute di Borna, pi. 23 (1750). La date indiquée entre parenthèses est celle que donne Francesco Piranesi et le numéro d'ordre celui du catalogue de 1792.

2. Ibid., pi. 50 (1753).

3. Ibid., pi. 33 (1751) et aussi pi. 34 (1773).


I \ HUMK DR IMRANKSI I.A COMPOSITION KT l/KKKKT tOft

im^iiH» torni)S qu'il rst aiiHMH» à doriinT k kos nslarnpos plii« ri*» Çorro oA do vérilo par l.i connaissance approfondie des inatrrianx (ît (Iph appareils, il (l(Mnaii(lo à la iniso on pap» d'acronlnei" jr i-elirf et l'intérêt. Knfin il no s'af^it pas de préstMiter l(»s rnonniiKMils de l'ancienne Horne r/)rnme len accessoires d'une composition pittor(»squeon d'un décor; il faut, non hou- l(Mii(Mit en faire le centn» des estampes qui leur sont eonsacrécH, mai» subordonner étroitement l'accessoire au principal, éliminer les inutilité». Ainsi, prises d'en bas et occupant en hauteur toute la surface de la planclie, parfois coupé(»s à leur sommet par la marge, les masses architecturales étranj^es qui se succèdent le lourde la voie Appienne ' se développent avec majesté. Peu de terrain, un horizon générale- ment très bas au-dessus duquel elles s'étagent ;i wim hauteur que leurs proportions semblent démentir. Filles présentent au spectateur leur angle saillant, dont l'arête semble couper la composition en deux parties entre lesquelles se répartit inégalement la lumière. Parfois, pour faire sentir la singularité de la structure qui les attache au sol, Piranesi se place presque contre terre, et nous les voyons pour ainsi dire par dessous. Tel est le cas pour le Toinbenu rien, Metf^llus % sorte de pyramide double, dont la pointe inférieure forme un pivot polyé- drique. Il serait possible de faire des remarques analogues à propos des ponts, auxquels Piranesi a consacré une partie importante des Antichità. Le pont Cestius^ ne présente pas de face une suite d'arches monotones; il entre de biais dans la composition, à une telle hauteur que la moitié du parapet est coupée par la marge. Les bâtisses du fond sont visibles, il était impossible de les éliminer et de les réduire, mais la vue ne s'y arrête pas d'abord, ou seulement pour remarquer les puissantes assises romaines des quais qui leur servent de fondations. Nul exemple n'est plus significatif à cet égard que la planche consacrée aux infra-structures du môle d'Hadrien \ Un coin de ciel en occupe environ la vingtième partie. Le reste est envahi par une sorte de cata- racte de pierre. Le sol même se dérobe à la vue et, comme dans les CarcerL mais ici par nécessité démonstrative et pour laisser voir les

1. Antichità noman^, II, pi. 39; III, pi. 14, pi. 19, etc.

2. Ibid., III, pi. 15.

3. Ibid., IV, pi. 21.

4. Ibid., IV, pi. 9.


206 PIRANESI.

pilotis fichés dans la berge du Tibre, semble manquer sous les pas qui le cherchent. Les petits personnages qui circulent sur la corniche du premier plan d'où partent les contreforts paraissent suspendus au- dessus d'un abîme.

Les Vedule dont la date coïncide avec la préparation des Aatl" ciiHà portent déjà les marques de ces habitudes nouvelles. L'image de la Rome moderne et l'image de la Rome antique donnent plus d'im- portance à l'édifice qui fait le sujet de la planche et beaucoup moins au décor environnant. Le château Saint-Ange ' emplit presque toute la page : ici, c'est moins le tombeau d'Hadrien que la forteresse des papes que l'artiste a voulu représenter, et l'on ne saurait considérer comme accessoires le bastion d'Alexandre VI et le corridor surélevé sur arcades qui mène du bastion au Vatican. La tour qui se dresse au sommet du dos d'âne sur le Ponte Salar'io ^ et qui le commande interrompt le trait qui sépare l'estampe de sa marge et effleure le bord même du cuivre. C'est surtout à partir de 1756 que le profit des Antichità se fait sentir dans les Vedute^ au point de vue de la mise en page et de l'in- stallation générale. Les masses se dessinent avec une ampleur surpre- nante et font craquer le vaste cadre dans lequel elles sont à peine con- tenues. D'immenses volumes rectangulaires vus par leurs arêtes s'exhaussent sur un premier plan réduit à une étroite bande de terrain. Les accessoires et les fonds disparaissent de plus en plus, et les « cou- lisses » latérales tendent à filer derrière les marges.

Cependant Piranesi sort de Rome et va étudier les antiquités d'Al- bano, les vestiges de l'émissaire et ses chambres souterraines. 11 vient de reprendre ou il va reprendre les Carceri. Une étroite parenté unit ces manifestations nouvelles de son génie. Le retour aux inventions de sa jeunesse est-il dû à l'étude de ces monuments étranges et puis- sants creusés dans le roc et moins pareils à une conception architec- turale proprement dite qu'à une utilisation des mystérieux hasards de la nature? Ou doit-on croire au contraire que Piranesi fit servir aux représentations qui illustrent ses recherches d'archéologue quelque chose de la poésie et de la méthode avec lesquelles il venait de reprendre contact en préparant la seconde édition des Prisons? Il y a là une

1. Vedule, pi. 53, Veduta del Castel S. Angelo ne' bastioni (1754).

2. Jhid., p. 55 (1754).


I A IloMK hl'. PIRANKSI. ~ LA COMPOSITION KT l/FFKFT. 107

quoRiioii (lo (^lironolo^ii) H^^ '^^ éK^monU dont nouK cliMpo.Hon» ne per- iiK^tliMil pas d'/'lucidd*. Toujours rsl-il fjiiiM|(; nombreux caracUTeH Hont coinnnms à ces (puvros. La |)rrsp(îcliv«; des voiMrs do la l'invinn de Castfl (iaiidolfo est crllc drs /*tisons. Kl h'« détails des I/i/nostrftzioni (Irir l'Jntissnrio (h'I hiij(f [llmnn s(»nii)l(îiit rinprunt/ts a l'arcliit^'cturo des terribles j^^cmMos iiivmli'es |)ar riniai^Miiation de l'artiste, ou inverne- luenl. Tantôt nous sommes au-dessus d'un sol en p(Mito le lon^ duquel se précipite un Mol ruisselant '. Tantôt l'eau nionte à peu de dist;incc des cbapiteaux de |)iliers énormes dont l'arebitrave semble porter le poids de tout(» la monta^nie, et l'espace étroit l.iissé libre entre les blocs (|ui soutiennent la voûte et cette eau souterraine est occupé en entier par les colonnes à pans coupés et par des poutres que l'on dirait taillées à même le rocher : on les voit par dessous et, dans cette compo- sition écrasée, l'on est en quelque façon contraint de renverser la tète '. Nous retrouvons encore les colossales arcatures des Carceri dans les voûtes de la villa de Mécène % mais la terre monte jusqu'au départ des arcs, et il semble que le reste de l'architecture à laquelle ils appar- tiennent demeure présent et debout, mais caché sous le sol. Dans de nombreuses Vedute antiques de cette période, l'on constate, outre l'in- tluence des AntichiUu toujours sensible au point de vue de l'ampleur des masses et de leur volume dans la composition, le souvenir des études entreprises aux environs d'Albano, à Castel Gandolfo, dans les couloirs ou les chambres de l'émissaire, comme aussi la reprise des Carceri. Les colonnes, les chapiteaux, les bases, les arcades imposent d'autant plus leur éiiormité qu'ils sont moins diminués par des acces- soires ou un décor. Toute la page est conquise. Nous sommes du pre- mier coup au centre même de l'édifice ou au pied de ses vestiges. Avec le Tempio délie Camene \ sorte de cube sévère, nu et sans orne- ments, l'artiste applique les principes qui, des années auparavant, guidaient la présentation et la mise en page du Tempio di Bacco (Saint- Urbain) \ Le développement des arcs, dans les Aquedolli Nero-

1. Descrizîone e disegno delV emissario, pi. 1.

2. Ibùt, pi. 6.

3. Vedute, pi. 119 (1763) et 120 (1764).

4. Ibid., pi. 62 (1773).

5. Ibid., pi. 60 (1758).


208 PlRANfc:SI.

niani ' pris de flanc, est, réduit à une expression simple, l'un des élé- ments qui s'enchevêtrent dans la Piscina de Castel Gandolfo ^

En même temps, Piranesi faisait une expérience nouvelle. Les ruines de la campagne, plus vétustés et mieux dégagées que celles de Rome môme, lui avaient enseigné la beauté de leurs profils, la poésie de leur délabrement auguste. Il s'empressait de mettre à profit cette leçon. A cet égard, les planches des années 1764-1765 présentent une unité frappante. C'est sur un ciel libre et qui descend assez bas sur l'horizon que se découpent les lignes déchiquetées du sanctuaire de Minerva Medica, de l'intérieur du Colisée et des thermes de Caracalla. Il ne craint pas, dans la Veduta interna del Colosseo\ de dresser au premier plan et au centre le raccourci prodigieux d'un des arcs de soutènement qui portaient les gradins, débris informe et beau, pareil à quelque rocher rongé à sa base par les vagues, — tandis qu'à droite la vue enfile une perspective de fragments du même genre, pressés en demi-cercle les uns contre les autres et fuyant au loin. Image non moins saisissante par sa composition que les deux autres^ du même édifice, — la première, prise de l'extérieur, qui fait sentir par un effet de convexité dû à la fuite de l'architecture la forme elliptique de l'am- phithéâtre, et la vue à vol d'oiseau, vaste gouffre bâti où le regard plonge avec épouvante. Cette dernière œuvre doit être considérée comme un tour de force, car il n'est pas permis de supposer que l'ar- tiste ait pu l'étudier d'après nature, sinon partiellement du haut des derniers gradins, ou sur le Palatin, mais de loin. D'ailleurs cette planche, une des dernières des Vedute, appartient à la même série que les vues topographiques des thermes de Titus % — mais celle-ci est prise à faible hauteur, — et de Saint-Pierre^ Il semble que l'artiste, à la fin de sa carrière, complète son œuvre par des sortes de résumés prodigieux qui attestent son savoir et son audace accrus avec les années.


1. Vedute, pi. 48 (1775).

2. Antichità d'Alba7io, pi. 22.

3. Vedute, pi. 99 (1766).

4. Ibid., pi. 97 (1757) et 98 (1776).

5. Ibid., pi. 108 (1775). G. Ibid., pi. 4 (1773).


Planciik XXlil


LE TOMBEAU DES I>LAUTII

Vedute.


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U ROMK I)K IMIiAM'Sl |,A COMPOSITION KT I.KKKKT «M

La composition dos [('< ^iite conmcrô.es h la Home modorno /évoluait avoc cv\W dos \'r(hih' antiques et tomoi^^nait des marnes pro^^ns. il est facile de s'rii rondi'c com|)t(' rn (;omparatit rnir|rjUf»s-iirH»s d'(»ntre elles prises à des dat(îs dilTérentos. La premiôn^ Vt'fhiln drlhi linsilira r /*iazzfi f/i S(iH /^if/ro* fait iiiir [)ai't ('oiisidérahl^ (ît pnîsqiie [)n'*poii- derante à un pnMuier plan raviné qui semble dominer d'assez haut la place proprement dite. La vue est acca[)aré(î par des éléments pitto- resques; le carrosse et la fontaines ont plus d'importance que la basilique et la colonnade du Hernin, qui [)araissent le fond de décor d'une scène de la rue romaine. La seconde ' abaisse l'horizon et nous ra[)proche de rarchitecturc. Piranesi s'est placé non loin de l'entrée droite de l'exèdre, ce qui permet d'apercevoir son développement à peu près en entier, dans la partie gauche de la planche. Le premier plan, peut-être plus meublé que dans la Veduta précédente, est beaucoup plus calme et se voit moins. Le regard est naturellement conduit au centre et à l'essen- tiel. U en est de même pour les autres basiliques et pour les palais. Le premier Saint-Jean de Lal)'an ^ est isolé entre deux vides, à la manière des châteaux de Pérelle. La place et les gradins, les débris qui jon- chent le terrain et les gueux qui chauflent leur paresse au soleil nous amusent et nous retiennent. Mais au Latran lui-même, pris de biais et occupant presque toute la hauteur de la planche, Piranesi consacre une estampe nouvelle, à la fin de sa carrière*. 11 est vu d'en haut, d'un premier étage environ, pour permettre à l'œil d'embrasser d'un seul coup sa large façade à cinq baies et toute sa hauteur, depuis les degrés de la base jusqu'aux statues du couronnement, tout en le lais- sant assez près de nous pour qu'il s'impose par sa masse et cesse de disparaître parmi les accessoires d'un décor. On peut répéter d'ailleurs la même observation à propos du Panthéon (et ici la mise en page est particulièrement heureuse, puisque ce monument, entouré par une place exhaussée, semble à un niveau inférieur) et, d'une manière géné- rale, à propos de tous les édifices dont le couronnement présente trop d'intérêt pour qu'il puisse être coupé par la marge et que Piranesi tient

1. Vedute,Y>\. 3(1748).

2. Ibid., pi. 2 (1775).

3. IbùL, pi. 10 (1749).

4. Ibid., pi. 14(1775).

PIRANESI. ^


no PIRANESI.

à présenter de près, et non perdus dans un ensemble. 11 se place à une certaine hauteur par rapport à leur niveau et sacrifie plus ou moins les premiers plans. Les édifices nous dominent ainsi de leur masse sans que nous cessions de les voir dans leur intégrité, et nous restons assez près d'eux pour ne pouvoir nous attacher qu'à eux, à la puissance de leur volume et à la beauté de leur structure.

On se rend encore mieux compte de la valeur et de l'intérêt de ces procédés de composition en étudiant les Vedule de Vasi. Ce dernier a adopté un format plusréduit, l'in-quarto oblong. Ces proportions étroites ne l'empêchent pas de faire dominer dans sa composition les inutilités et les vides. La plupart du temps, il se place droit en face des édifices et sa mise en page est d'une monotonie accablante : le faîte des fabriques suit à peu près l'horizontalité des marges. Les degrés de la Ripetta, l'es- calier du Capitole, celui de la Trinité des Monts \ au lieu de se déve- lopper avec ampleur, sont tassés par le raccourci et semblent s'éche- lonner sur un seul plan. De grands pans de muraille sans intérêt, traités de la manière la moins pittoresque, détournent l'attention au préjudice des monuments caractéristiques. L'arc de Titus apparaît comme une voûte quelconque au bout d'une venelle bordée par des murs de couvent^ La Vue du Forum de Nerva^ n'a pour objet que de nous montrer le campanile de l'Annunziata et la froide architecture du palais Conti. Le rempart formidable et noir, que Piranesi dresse dans toute la hauteur de sa planche, n'est ici qu'un vestige méconnaissable, écrasé par l'importance du ciel et bloqué en coin de page par les bâtisses modernes.

Cette froideur et cette monotonie de composition semblent une loi du genre, quand on examine les autres prospettive gravées à la même époque pour les amateurs étrangers de passage à Rome. Elles nous pré- sentent de la Ville Éternelle une sorte d'image anonyme, pareille à celle de toutes les grandes villes d'Europe au dix-huitième siècle. C'est un dé- faut que n'évite pas Jean Barbault, dans ses Vedule, un peu plus grandes que celles de Vasi. Il est plus habile dans son recueil des Plus beaux monwnenls de Rome ancienne. Ses dessins, d'ailleurs bien

1. Giuseppe Vasi, Vedute di Roma, pi. 85, 80, etc.

2. Ibid., pi. 101, et aussi vue de Saint-Clément, pi. 51, où ce défaut est caractéristique

3. Ibid., pi. 150.


I.\ IlOMI-: hi; PIMANKSI -- LA <:OMI»OSIII()N KT l.'KKKKi. tll

jj:rav(^s par Moiitai^ni, v mii l'.ivaiita^o do 80 proposer un objet limilé, dans uiK» conipositinn rirroiiscrito. Ses rapports avec I*iraiic«i avai«Mit cortaiiHMnent oxorcé une; liciirousi» inflnfMiccî sur sa riianirrn : nous en saisissons uiu» (h's inanilVstations les plus curicMises dans le fait que trois (l(»s plaiiclics dr son recueil [)osthinn(î sont des copies des Ayc/ti 'l'rion/'ff/i* . Mais j'iniportanee exa;^'ér«(» des premiers [)lans (îst tout à fait ('aia('l('risti(|ue. Le l'efiieil (\sl en jurande partie une inia^^e des ravi- nenuuits de i{onio, plutôt (jue de Konie elle-nièni(î. La basilique de Constantin semble se dresser au sommet d'une montagne, et le tombeau do Cecilia Motella est suspendu au-dessus d'un abîme, comme le temple do la Sibylle, A Tivoli. Harbault est évidemment desservi par un fa- clioux format, trop oarré,et il est entraîné à meubler sa compositi«^n par le bas.

Los procédés de Piranesi pour présenter les monuments de Home sont avant tout destinés à les montrer sous l'anp^le le plus frappant et de la manière qui les impose le mieux. Qu'il les fasse voir de biais, sur un horizon très bas et dressant l'arête de leur saillant, que sa planche no peut même pas contenir on entier, qu'il nous mène à leur pied et nous force à lever la tète pour les apercevoir, qu'il s'élève à une faible hauteur, tout en restant près d'eux, afin d'embrasser toutes leurs par- ties, ou enfin qu'il nous entraîne dans son vol vertigineux et nous fasse planer au-dessus de leurs cavités redoutables, il semble nous con- traindre à ne regarder qu'eux, sans être distraits par des éléments se- condaires. Toutefois s'ils dominent en hauteur et en largeur dans ses compositions, ils sont loin d'apparaître comme des documents majes- tueux, mais abstraits. Piranesi tient compte de tout ce qu'il y a de signi- ficatif et d'utile dans la réalité qui les entoure. Des maquettes de figures servent à donner l'échelle et font circuler à travers les ruines comme dans les rues et sur les places de la ville moderne une certaine image de la vie. Ils sont subordonnés à l'effet central, mais ils y collaborent. Dans quel esprit sont-ils traités et distribués?

1. PL 3, p. 5 (Temple du Clitumne); pi. 60, p. 48 (Arc de Rimini); pi. 61. p. 49 (Pont de Rimini).


212 PIHANESI.


III


Le mot « pittoresque » ne sert pas seulement à désigner ce qui est digne de tenter le pinceau d'un peintre, mais aussi une certaine conception de l'art où l'élément imprévu, amusant, instable a la plus grande part. Par ses contrastes mêmes, Rome au dix-huitième siècle était riche en notes et en aspects de ce genre. Les épisodes de la vie en plein air, l'agitation d'une populace turbulente et famélique, à chaque pas coudoyée par le faste des grands seigneurs, des prélats et des voyageurs étrangers, la présence séculaire d'une flore hardie envahissant les ruines, l'abondance des arbres, les vergers à l'intérieur de l'enceinte, les troupeaux errant sur le Campo Vaccino, tout s'unissait pour y composer spontanément des « scènes » pleines de couleur et d'accent : elles tentèrent presque tous les peintres, avant de devenir le domaine où s'exerça de préférence la verve un peu vulgaire de Tommaso Piroli. Le jeune architecte vénitien, qui, durant ses pre- miers séjours à Rome entre 1740 et 1745, choisissait ses modèles parmi les miséreux et les éclopés, devait en conserver longtemps l'image dans ses planches, meubler ses premiers plans d'éléments pittoresques et de maquettes assez nombreuses. Puis vient l'époque où les monuments entrent dans la composition avec plus de franchise et plus de puissance; l'intervalle qui les sépare des marges tend à diminuer de plus en plus, un espace libre manque pour le déploiement des personnages. Des ombres plus profondes s'installent sur les façades et dans les cavités des ruines; elles absorbent en partie les figures qui s'y trouvent plon- gées et que l'œil, désormais, discerne mal. A mesure que l'artiste pour- suit son enquête et s'avance en dehors de Rome, vers les petites villes des monts Albains et le long de la voie Appienne, il semble conquis par la poésie des solitudes : leurs hôtes dispersés ont quelque chose de plus sauvage que les plus sordides gueux de Rome. Ce sont des rustres élancés et robustes, à moitié pâtres, à moitié bandits. La composition se concentre. L'élément dramatique l'emporte sur l'élément pittoresque.

Regardons un instant les passants des premières Vedute, A l'inté-


I A HOMK hK IMMANfCSI. — LA (:OMI'()SITION KT I/KKFKT. 213

ricHir do Saiht-raiil \n>vs Uîs imirs \ voici, iihI/'s à (J(;h (Jaiii<;s ot à de» soifj^iiours, (les i^^eiis ù bécjuillos, des culs-de-jalle et co mendiant ty- pique, v(Mii d'iine lonj^uc rix\)i' ('Sïriiuç^^'r qucî l'on a déjà vue sur b'wn dc's épaules, eliez Callol ri Drlla iJclla. I)<*s chiens jouent et se mordent. Une inarinailhi en j^nienilles entoure une fcninie à demi- couchéc sur une sorte de j<ral)at. iMspersées entre les colonnades, ces figures (jui évoquent les premières études de l'artiste, ne sont pas loin d'une ('(Mitaine. Devant \o tln^âtrede Marccllus-' se tient un petit marché aux l('»gumes : des choux s'alij^-nent sur un éventaire, un marchand p*?se sa vente, des charrettes ciuu'f^ées de sacs s'éloignent, tandis que les garçons d'un mart'chal ferrant cherchent à se rendre maîtres d'un cheval furieux. Au pied des colonnes d'Antonin et de Faustine\ un étranger braque sa lunette d'approche sur l'inscription de la frise : son cicérone le suit, chargé d'un portefeuille; des forgerons sont en train de ferrer une roue, et le bois brûlé par le cercle rougi au feu dégage une fumée que rend plus épaisse l'eau jetée à plein seau par un ouvrier. Et cette fumée pittoresque, la môme qui monte de la forge des bour- reaux dans les Carcerly se retrouve dans d'autres compositions encore, notamment sur les rives du Tibre, dans la Vue du pont et du château Saint-Ange \ où elle s'exhale d'un feu de pécheurs occupés à réparer une barque. Sous les chapiteaux de Jupiter Tonnant, des oisifs jouent à la rnurra ^; des chèvres cherchent leur pâture sur le sol accidenté; un bœuf, vu par derrière, couché dans une attitude familière à ceux des animaliers hollandais dont l'artiste s'est peut-être inspiré, s'étale large- ment au premier plan. Quelques années plus tard, l'aspect des flâneurs indolents et des gueux débonnaires a changé, en même temps que leur place dans la composition. Les bateliers du Tibre disparaissent dans l'ombre des arches formidables du Ponte Molle, le carrosse et les char- rettes de foin dont on aperçoit le sommet au-dessus du parapet sont

1. Vedule, pi. 9 (1749).

2. /ôtrf., pi. 101. La date de 1757 donnée par Francesco n'est guère admissible. Cette planche fait partie d'une série blonde bien antérieure. La technique est celle des débuts. 11 faut la reporter aux années 1748-1750.

3. Ibid., pi. 85 V 1758? — probablement 1748-1750).

4. Ibid., pi. 52 (1754? — probablement 1748-1750).

5. Ibid., pi. 79 (1756?).

6. Ibid., pi. 54 (1762).


214 PIRANESI.

destinés à faire sentir par leurs faibles proportions toute la hauteur du pont au-dessus du fleuve. Au pied du tombeau des Plautii \ pareil à une citadelle, les passants sont des figures minuscules. A Tintérieur de la Tosse % dans les caves de l'émissaire, sous les voûtes de la villa de Mécène \ mêlés à des arpenteurs et à des archéologues, des malan- drins vêtus de loques laissent voir leur musculature; ils font des gestes démonstratifs ou violents, leurs bras tendus indiquent des cachettes, leurs doigts écartés supputent des distances. Chassés des premiers plans par l'invasion des masses architecturales, ils s'agrippent aux saillies de la ruine avec laquelle ils semblent faire corps. Mais debout, couchés ou pendus aux arêtes de la pierre, leur caractère le plus frappant est ce geste d'indication ou de menace qui mêle une vie ardente et dramatique au secret et à la solitude de leur asile. Des scavatori soulèvent des blocs qui leur cambrent les reins, avec un effort de titans qui font craquer une montagne. Sur la vignette du titre de Cecilia Metella ^, l'un d'eux, à demi nu, trébuche et semble près de tomber dans l'abîme des marges. Près d'un rêveur qui médite, près d'un érudit qui observe, le dos tourné, des rixes commencent, préparées par des invectives forcenées. Cepen- dant s'ouvrent de grands espaces déserts qui paraissent à jamais aban- donnés des hommes. Le Colisée est immense et vide. Les falaises des Thermes de Caracalla ^ écrasent de leur énormité les rares prome- neurs.

Mais si l'art de Piranesi tend à éliminer de plus en plus l'anecdote du cadre de la composition, une répartition habile d'autres éléments évite à ses planches la froideur et l'aridité, en leur prêtant un singulier accent de vie. Contre les arcs murés des aqueducs, contre les parois suintantes des souterrains d'Albano, le charpentier des Carceri aime à dresser des échelles ; aux parois crevassées il adosse les appentis en planches ; des eaux canalisées par les anciens à travers le flanc des montagnes, il fait surgir les poutres des vannes, aussi frustes et aussi dures que la pierre. Une corde chargée de linge s'accroche au temple de

1. Vedute, pi. 115 (1761).

2. Ibib.,^\. 117 (1763).

3. Ibid., pi. 120 (1764) et 121 (1767).

4. Ibid., pi. 112 (1762).

5. Ibid., pi. 104 (1765).


I.A IlOMK \)\'. IMIIANKSI I.A COMPOSITION KT I.TTFKT. tl5

Cylu'lo ', contre IcMjncl s'appuient «Irs roues do voiture Au pied •!<• l'arc (le Titus ' sOuviMMil deux battants de madriers surmontés d'un auvent, c-onstruetion nisticjue pareille au p(»relie i\i'<> fermes septentrionales. Tout ce qui inlerroiiipt heur«Misement la rectitude des li^'iies arcliitec- tural(»s, tout ce (pii permet de varier la composition sans disperser l'intér^M devient la malière d'une observation in^'-énieuse de la i)art do IMranesi.

Tou((^lois les jardins de Rome et ses arbres épars n'ont pas envahi son œuvre. Sans éviter les ombraf^cs voisins de l'arc de Titus, ni la vaste ramure (pii dominait les chapiteaux de Jupiter Tonnant, il n'est pas allé cherchei" loin de son motif des paysages de verdure pour les trans])lanter près des ruines. 11 est resté fidèle à son principe en n'admettant l'arbre qu'à titre d'accessoire. Quand il le fail servir à l'équilibre décoratif de la composition, c'est après en avoir stricte- ment délimité le domaine et l'intérêt. On en voit paraître qu(.'lque- fois utilisés comme « coulisses ». De chaque côté de la planche, ils se dressent avec une sorte de timidité; ils semblent écrasés entre la masse de l'édifice et la mar^e. Dans la Vue extérieure du Colisée% le feuillasTe qui se détache à droite sur le ciel donne une impression de maigreur et d'insuffisance : il était pourtant nécessaire, et strictement dans la mesure où l'artiste l'a fait intervenir, pour atténuer la brusque chute en escalier de la muraille contre le cadre. On remarque des « coulisses d du même genre et aussi peu importantes dans une vue du temple de la Sibylle à Tivoli \ Il arrive que Tarbre prenne plusderelief et se déploie avec plus d'ampleur, — dans les Vednte consacrées aux villas, notam- ment celle de la villa d'Esté % et aussi dans quelques planches du Campo Marzio ^ où le pin parasol étale avec élégance son dôme de feuillage, soutenu par un tronc flexible. Mais l'arbre, en général, joue un rôle secondaire et subordonné dans les compositions de Piranesi. D'ailleurs ce qui le sollicite, ce n'est pas l'harmonie des masses profilées sur un

1. Vedute, pi. 58 (1758).

2. Ibid., pi. 90 (1760).

3. Ibid., pi. 98 ,1776?).

4. Ibid., pi. 122 (1761).

5. Ibid., pi. 46 (1773).

6. V. notamment pi. 9 et pi. 27.


216 PIRANESI.

ciel : ses arbres sont tourmentés, déchiquetés et tordus. Jamais ils n'interviennent dans l'éclairage, jamais ils ne concourent à intercep- ter ou à tamiser la lumière. L'énergique beauté du tronc et des bran- ches frappe l'artiste plus que la poésie des verdures. Il ne s'intéresse pas à la souplesse des rameaux qui s'élancent, chargés de feuilles trem- blantes; il les noue avec une puissante rudesse. Hérissés, tendus dans tous les sens, ils résistent avec colère à l'orage et au temps. Ils pren- nent plus d'importance, quand ils enfoncent leurs racines entre les blocs des assises supérieures, dans les couloirs de l'émissaire : on dirait qu'ils sont de la même matière que la ruine où ils ont pris naissance, et rien n'est plus singulier que ces grands arbres dépouillés vieillis dans les ténèbres.

Les arbustes, les ronces et les pariétaires sont l'élément capital de la flore piranésienne. Si les premières Vedute sont assez sèches à cet égard, les végétations courtes et touffues qui se hérissent entre les pierres jouent déjà un rôle dans la composition des Antichità. En abor- dant les ruines des monuments antiques en archéologue et en artiste, Piranesi sent tout ce qu'elles perdraient à être dépouillées de leur parure sauvage : il devait la respecter parce qu'elle est vraie et aussi parce qu'elle est émouvante, — enfin parce qu'elle lui permettait de donner de la vie et de la variété à la composition sans recourir à des artifices qui en eussent compromis le caractère. Sans elle les immenses blocs d'architecture, s'imposant par l'audace de leur mise en page, n'auraient pas toujours évité la monotonie et l'aridité, défaut ordinaire de Tarchitecture gravée, dont Piranesi n'est pas exempt, quand il repro- duit les surfaces pleines, homogènes et polies des palais et des basiliques.

Les planches strictement documentaires des Antichità et des recueils postérieurs sont présentées avec sobriété. Par leur luxuriance et leur profusion, les frontispices sont d'un paysagiste et d'un décorateur génial. Les vues d'ensemble se placent entre ces deux extrêmes; leur flore parasite n'apparaît pas comme un ornement. Quand la ronce est griffée au flanc des ruines, Piranesi l'observe et la retient. Si, au pied de la route d'Albano, dans un bas-fond humide, les cônes du tombeau des Curiaces ^ se dressent coiffés d'une folle chevelure d'herbages, les

1. Antichità, II, pi. 10.


l'LANCIIK XXIV



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f.A IIOMK |)K |»niAM:SI. — I.A COMPOSITION KT l/KFTET. tl7

soutrih'mrnls du cli.'ilr.iu S.'iin t-Aiij<(» ' sont d'uiM? matière inatta- qiiahlc et (IcN.ilciil sni' nous (l.iiis iinr ('fVrav.'intc niidiU. l'iraneHi ne \j^nviU' (ratlt'iiiicr l.i séclincss»' drs cissiiir^ mi do .clals, il n'arroiMlit |);is la iiiiiic. Hiiaïul vWrs resiMladriit, loin dVti diiiiimier la iHihhîSHc, l(*s piaules r('L;al(Mi( à la inajostr de la iiatur*? (dlc-iiirine, en se héris- sant sur les an;^^l(\s dos profils, en ensevelissant les hases. Alors les nionunuMits sont pareils à des déhris ^éolo^Mques et, quand on dé- couvre h trav(M*s le rideau des parit'taires l'appareil des hlocs, c'est pour s'étonner de leur résistance et de leur ('quiUhre, après un ahandon séculaire dont le désordre (pii les (Mitounî est l'émouvant témoignage.

C'est surtout à partir du (\un/K) Mfirzio, puis en quittant Home, en s'enlbnçant dans les solitudes de la villa d'Hadrien, que Tiranesi fut séduit par la luxuriance de la flore parasite. Au pied des montagnes de Tihur, il s'est frayé un passage à travers les halliers presque impé- nétrables. Déjà, le lon^" de la voie Appienne, la campagne, pauvre en arbres, semble réserver aux ruines tout ce qu'elle a de verdure. Les dernières Vcdxitc portent l'empreinte de ce caractère. Elles sont plus hirsutes et plus velues. A l'intérieur de la villa de Tivoli, tan- tôt les rameaux pointent comme des dards, et leurs bouquets épineux menacent le ciel de tous cotés, comme les branches de ces arbres secs et robustes qui se montrent dans l'angle de quelque planche anté- rieure; tantôt les lianes pendent avec une mollesse résistante, comme les cables des Carceri; tantôt des nappes de feuillage se suspendent aux angles de la pierre et font des plis comme une étofte. L'aquafortiste exprime par l'habileté de la pointe et des morsures ces aspects indécis où la pierre et la plante se marient si étroitement qu'elles se con- fondent. Mais c'est aux hérissements qu'il a le plus volontiers recours : par ces lignes divergentes, comme par la projection désordonnée des branchages et par l'active mimique de ses maquettes, il fait naître dans les ruines les plus sévères une vie et une action qui les rendent plus dramatiques, sans que leur grandeur en soit diminuée.

Ainsi, à mesure que Piranesi poursuit Texécution de son œuvre, tous les éléments de la composition, la masse d'architecture audacieuse- ment mise en page, les maquettes qui l'animent, les feuillages qui la


1. Atitichità, IV, pi. 9.

PIRANESI. 28


218 IMKANESI.

décorent, sont d(^ plus en plus étroitement unis et concourent au même but. La page est parfois si pleine et d'un tel relief qu'elle déborde et sort du cadre. Dans un certain nombre d'estampes, le premier plan est jonché de décombres qui en dérobent à la vue la plus grande partie et (jui, dépassant les marges, y projettent leur ombre. Grâce à cet artifice, la planche acquiert une profondeur exceptionnelle. Cette sorte de pont jeté entre le monde réel et l'image à deux dimensions semble y don- ner accès; nous pénétrons dans le paysage, nous sommes au pied des édifices. C'est sur eux, c'est sur leur énormité débordante que porte toute notre attention. Après avoir vu leur place dans la composition et la manière dont ils s'y installent, il faut nous attacher à leurs carac- tères intrinsèques, étudier comment Piranesi rend compte de leurs lignes et de leur structure, quelle est la mesure de son exactitude et la part de son imagination.


IV


Les critiques adressées à la Rome de Piranesi remontent loin : Mariette les résume à propos du Caynpo Marzio, dans une phrase d'ail- leurs assez mal faite : « Son imagination (de Piranesi) a là de quoi tra- vailler dans les espaces imaginaires. » Bianconi est plus positif : « Le débit de ses œuvres, dit-il, fut considérable et immédiat dans toute l'Europe, grâce à l'intérêt que l'artiste savait donner aux moindres objets représentés par lui. Il semblait à tous que l'on commençait seu- lement à bien connaître — de loin — les antiquités romaines. Je dis de loin, parce que sur les lieux mêmes on ne trouvait pas toujours cette chaleur et cet intérêt conformes à la vérité : mais une si belle infidélité nous plaît infiniment. » Goethe \ au cours de ses promenades romaines, « salue des yeux la pyramide de Cestius et les thermes de Caracalla, dont Piranesi nous a laissé un mensonge si beau et si riche d'effet », mais qui, dans la réalité, « satisfaisait mal des yeux habi- tués à l'interprétation pittoresque ». On dirait que l'auteur des Carceri

1. Vogel, Aus Goethes romischen Tagen, p. 67 sq.


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siihit le cliàtiiin lit (!«' ^rs vcrti;<in»'iis(;H Mclions cl fjin» loiir »oijvr»nir llotlc sans ccsso aulniir (U» non nom.

Sans (loiilo, - et daiiH son (puvro unîlirolo^^iqm* dle-m^nio, — il suhsislr (les p.irtirs (H*i rrltiiu»nt iiiuiKin.ilif l'cfiiporU; sur le «ouci Mcru- piiI«Mi\ (!♦' la viTitt* : rlles orcupeiii nue place slricUMiient lirnilé^î dans les reciUMis romains, hciix de ces n^veries étranges sont célèhnîs et » 'aracléristi(|ues : la reconstitution de la voio Appi<Mnic et la reconsli- lution (lu Clianij» de Mars. Mais ce mot nicme de reconstitution (îori- vient-il hien à la première? I.a plac(» <ju'elle occup(î dans le tome II des \nfi('/iift(, en t(Me di^ la série des monuments funéraires, et non ti leur suite ou au milieu d'eux, la richesse incroyable des élémcnlA décoratifs qui s'entassent au premier plan et des deux c^'ités de la planche, doit plutôt la faire considérer comme un frontispice. Elle se présente à rimap:ination du lecteur comme une exhortation ou, si l'on veut, comme un excitant; elle l'invitj^ à voir sur les parois déla- brées des tombeaux qui sont étudiés plus loin avec la précision néces- saire, au-dessus de leur faite découronné, les revêtements de marbre, les colonnades et les étages chargés d'ornements que les siècles en ont arrachés, à ne pas prendre la ruine, dans sa rudesse et dans sa décré- pitude, pour un témoignage complet de la magnificence des Romains. La plupart des détails de reconstitution architecturale sont plausi- bles. Leur entassement et la manière dont ils s'exhaussent, leur pré- sentation au carrefour de deux voies dallées qu'ils dominent comme des falaises et qui, se coupant à angle droit, s'enfoncent à rintini, des deux côtés de l'estampe, voilà l'élément fictif et piranésien. Quelle que soit la vérité du détail, nous ne sommes ni à Rome ni sur la voie Appienne, mais au milieu de quelque songe rendu plus singulier par le contraste (exact encore) entre les éléments latins et les vestiges épars de la civilisation orientale : au loin, à gauche, ce cône étrange est un souvenir du tombeau des Curiaces; cette pyramide rappelle celle de Cestius; les obélisques égyptiens, chargés d'inscriptions hiéroglyphiques, sont semblables à ceux que Sixte-Quint faisait relever par Fontana; nous avons vu au Vatican et aux Thermes ces stèles surmontées de bustes iconiques. Cette sorte de temple circulaire décoré de vases et d'inscrip- tions peut également passer pour le tombeau de Cecilia Metella et pour celui d'Hadrien. Mais tous s'échafaudent les uns sur les autres à une


220 PIRANESI.

slupéfianle hauteur. Entre les frontons et les assises apparaît un rocher à pic contre lequel serpente le chemin des pèlerinages. L'encens monte des vases à torsades, et sa fumée est pareille aux nuages suspendus à mi-hauteur des montagnes.

En tête du Champ de Mars, Piranesi a placé deux planches, desti- nées l'une à présenter un ensemble qui permette de saisir d'un seul coup les résultats de ses recherches dans toutes leurs parties, l'autre à fournir des points de repère qui aident à reconnaître les débris du Champ de Mars antique dans Rome moderne et dans la reconstitution proprement dite. Si, après avoir contrôlé les hypothèses de l'artiste en lisant le texte sans regarder les planches qui lui servent en quelque sorte d'introduction figurée, on jette un coup d'œil sur ces deux « scé- nographies », on est pris de vertige, et, quel que soit le crédit que l'on ait fait à Piranesi archéologue, il semble désormais impossible d'adopter ses idées. Rien, dans les planches consacrées au mausolée d'Hadrien, dépouillé de son revêtement militaire, au Ponte Molle, res- titué à l'état de ruine, tel qu'il était avant les réparations effectuées par Nicolas V, aux bains de Salluste, au Panthéon, aux Thermes d'Agrippa, n'est inadmissible en soi. Groupés sur la même feuille et restaurés, ces monuments présentent un aspect colossal et babylonien. L'artiste nous entraîne à une grande hauteur et, de quelque côté que la vue se porte, elle n'aperçoit qu'un abîme d'édifices. Nous planons, la tête baissée, sans apercevoir le ciel. Mais à droite, comme si cette vue était prise du flanc de quelque montagne, s'accumulent des débris qui s'appuient les uns contre les autres et dont les valeurs puissantes font reculer le fond. Un étrange malaise naît du contraste entre cette ville énorme, où la hauteur réduit les proportions des édifices en augmen- tant l'immensité du détail, et le relief formidable des fragments déco- ratifs au milieu desquels nous sommes censés nous trouver. La seconde planche représente les ruines elles-mêmes, dégagées des maisons de la Rome moderne et situées au milieu d'une plaine nue. La profusion du décor qui entoure cette sorte de carte topographique et la noirceur de son relief l'enfoncent dans un lointain insondable. Elle paraît aussi peu réelle, aussi chimérique que la planche qui la précède : pourtant tous les éléments qui la composent sont exacts et en place. D'ailleurs la be- sogne était assez simple ici, et il n'était guère possible de commettre des


LA IlOMK l)K IMIIANKSI I.A r.0MI»OSITIoN KT I.KrFKT. 211

crmirs. Mais a la v»'rité «le • ••'•no^raphiiî l'iran«'si ajouUî la piiiH- saïu'o (h' sou ar(; (!<• in(>iiM% iors(|n'iI s'agit <I<» son « invoiitionii », le s|)(»ctal(»nr «vst drroutr |)ar l'auclaco (1rs j)nK!«'*(h»s ot nuidii inalliabile à roconuailn» des «Méinoiils oxacls associés awoc une audace excfîplionrifdle et présentés sous un jour inaccoutumé.

Les (iMivres où l'iniaj^Mnation reste la servante de la vérité et lui prête, sans l'altérer, nue ({(xpience et une autorité inconij)araldes, sont de beaucoup les plus nombreuses. Leur presti^^c n'est pas moins p'rand que celui des pures expressions imafcinalives fjui les accompagnent quehiuetbis, mais c'est ce prestij^e même «jui les rend de < belles infi- dèles i> aux yeux des contem[)orains déconcertés par la bardiesse de la composition et par la vigueur de TefTet. Nous avons étudié le rôle im- portant qu'y joue la place cboisie par Piranesi pour « prendre » les éditices, ainsi que la distribution des éléments secondaires. Étudions à présent les édifices eux-mêmes, au point de vue des proportions de leurs parties, de la vérité de leurs profils et de la connaissance des matériaux qui les composent. Nous verrons enfin ce que la puissance de l'effet ajoute de poésie à des estampes ainsi préparées.

En passant d'un recueil de Piranesi à l'autre, on est tout de suite frappé par un trait caractéristique : quand il reproduit le même mo- nument à des années d'intervalle, s'il arrive qu'il en modifie la place dans la composition, du moins il n'a jamais varié dans la représentation de ses caractères intrinsèques. Les trois colonnes du temple de Jupiter Tonnant, par exemple, dans les Arc/ii Trio))fnli\ dans les AnlirhUà^ et dans les Vedute^^ se correspondent exactement, et les trois images qu'il nous en a laissées sont à peu près identiques. Il a tourné autour d'elles, mais leurs proportions, leur hauteur au-dessus du sol, leur dé- tail architectural restent constants. De même, si l'on compare l'arc de Titus des Archi^ à celui des Vedule'% l'on trouve qu'ils sont à peu de choses près identiques. Dans ce dernier, le détail des bas-reliefs est étudié de beaucoup plus près et rendu avec plus de soin; l'artiste s'at-

1. Archi Trionfali, pi. 7.

2. Antichità, I, pi. 32.

3. Vedute, pi. 79 (1756).

4. Archi Trionfali^ pi. 6.

5. Vedute^ pi. 91 ^1771).


222 PIKANESI.

lacho davantage à la vôrité dos matières, et l'on peut dire aussi que la voûte est d'une profondeur plus conforme à la réalité. Ces réserves faites, l'on est forcé de convenir que les deux édifices sont identiques dans toutes leurs parties : seules les colonnes des Archi sont un peu plus courtes et un peu plus grosses que celles de la Veduta, mais c'est qu'elles sont vues de plus bas, et qu'elles paraissent tassées. Le nombre môme des cassures sur le bandeau du cintre et dans les fûts est le même, et elles sont à la même place. Les blocs quadrangulaires à la base de la partie écroulée semblent plus enfoncés dans les Archi; ils ont aussi un profil moins net et plus pittoresque. Le peu de terrain qu'on aperçoit est plus sauvage et plus accidenté. Mais l'essentiel, — le mo- nument, — a conservé tous ses caractères. On pourrait multiplier les observations du même genre, par exemple à propos du Pronaos du Panthéon', de la vue intérieure du même édifice^ et de la Basilique constantinienne \ La question est de savoir si cette constance est l'in- dice d'une persévérance dans l'erreur ou si elle démontre au contraire la solidité des études préparatoires sur lesquelles s'appuie Piranesi.

Prenons un monument dont l'aspect n'ait pas été sensiblement mo- difié depuis l'époque à laquelle l'artiste en fixait l'image et qui présente en même temps l'intérêt d'avoir sollicité le talent de ses contemporains, — par exemple le Portique d'Octavie '. La photographie que nous re- produisons a été prise à une certaine distance de l'édifice, — une tren- taine de mètres. La paroi en ruines qui sort de la partie gauche appar- tient à une maison démolie. La grille qui ferme l'arcade principale est moderne. La Veduta de Piranesi est prise de beaucoup plus près et, pour voir l'angle de l'édifice, l'artiste est contraint de faire entrer dans sa com- position une partie de l'église de S. Angelo in Pescaria, d'ailleurs plus architecturale que les bâtisses de gauche. De cette manière, suivant les procédés ordinaires, le portique entre de biais dans la planche et son arête traverse la feuille. On peut se rendre compte par comparaison de l'exactitude des proportions, des détails et du profil de l'architecture.

1. Antichità, I, pi. 15^ et Vedute, pi. 71 (1769).

2. Antichità, I. pi. 15 et Vedute, pi. 72 (1768).

3. Antichità, l, pi. 33 et Vedute, pi. 86 (1757? — Probablement 1748-50). On peuté gaiement comparer le petit profil que l'on aperçoit sous l'arc de Titus, dans la pi. 6 des Archi Trionfali.

4. Vedute, pi. 67 (1760).


lA IlOMK l)K IMIiAMiSI - I.A COMPOSITION KT l/KKKKT. tt%

('OiiiiiK^ Ir ))i>in( (le fiiiti* ilr (Iroiu^ (;.si plus ii'As sur r(j.staiii|>o que Mur la photo^Taphio (^t (jUi^ h; lltiiic du portifpio n'y oiïaco davantaf^o, le» Hur- facos, dont l'œil (Muhrasso uik^ iiioindre partie, y noril quoique peu l'i^duiles (Ml lar^^our ri los formes Ix^oéflcient d'un Ir^or allonf/enienl, surtout scMisihle dans lo pilastre enf^a^c'i de ^MUtdie; le profil de l'arcud»; parait aussi un peu moins surbaissé. Le bas-relief du fronton ne se dis- tinj^ue plus sur l'usun» de la piern\ Quant au blason qui décore la ch^f de voûte, Piranesi nous apprend lui-même que c'est une peinture mo- derne : le temps l'a fait disparaître. Tout le reste est d'une surprenanti.* vérité, jus(|u'à la position et au prolil des cassures, jusqu'à la lézarde qui court en haut de la façade : cette fissure est alors peu considérable, mais elle est à sa place et, depuis, elle n a fait «lue suivre le même cliomin pour s'agrandir. La base du pilastre enj^^agé est entamée de la même façon dans l'estampe et dans la photographie. Quant à l'échelle, donnée dans la gravure par des maquettes de poissonniers, elle est lé- gèrement agrandie : les personnages de Piranesi semblent à peine plus hauts que les enfants qui ont posé devant l'objectif.

Le Portique d'Octavie a été représenté par Panini dans un tableau de la galerie Corsini. Tout de suite les proportions apparaissent d'une inexactitude voulue. Il ne s'agit plus du portail surbaissé d'un atrium, mais de l'arcade d'un arc de triomphe. L'espace qui sépare la clef de voûte de l'entablement est considérablement réduit, au profit d'une élégance et d'une légèreté que n'a jamais présentées cette masse trapue. Les pilastres sont striés de cannelures d'invention, et des cassures fan- taisistes rendent la ligne architecturale amusante et pittoresque à plaisir. L'angle du fronton est beaucoup plus aigu, et, pour atténuer l'ellét choquant produit par l'absence de l'une des deux arcades qu'il couronnait, Panini établit son sommet au-dessus de la clef de voûte de celle qui subsiste. Ainsi nous avons un édifice à peu près complet, dans un isolement qui permet d'apprécier les pittoresques erreurs de l'inter- prète. C'est une ruine aimable, couronnée de feuillages luxuriants, — e1 fausse d'un bout à l'autre; un décor d'opéra, — ou d'opéra-comique. Par contre la petite planche de Barbault ' est aussi juste de propor- tions, mais moins cherchée dans le détail que celle de Piranesi. Elle

1. Op. cit., pi. 30, p. 52.


224 PIUANESI.

emplit à j3eu près le cadre, mais le portique, vu de face, semble une simple arcade sans profondeur, et non la façade d'un édifice carré.

On peut appliquer la même méthode à l'étude du temple d'Antonin et de Faustine et confronter la Vedula de Piranesi avec la réalité. L'ar- tiste présente encore le monument par son angle et ne se place pas droit devant la façade. La perspective permet ainsi de diminuer l'écart des entrecolonnements : en effet, au dix-huitième siècle, les fûts étaient engagés dans le sol du Forum pour un cinquième de leur hauteur et leurs dimensions apparentes risquaient de donner à leurs intervalles — et à l'ensemble — une largeur disproportionnée. On s'en rendra compte en cachant à la hauteur voulue une photographie prise de face. Dans la planche de Piranesi, la colonnade conserve son caractère incom- plet, on cherche les bases et les parties manquantes, mais elle demeure d'une élégance robuste et la vue n'est pas choquée par l'importance trop considérable des vides.

Barbault * a été plus loin dans cette voie : la réduction des entreco- lonnements est plus prononcée; les fûts ont subi un allongement dis- proportionné : si leur partie inférieure était déterrée, ils seraient d'une hauteur démesurée. L'église San Lorenzo in Miranda a disparu. L'artiste a dégagé la ruine de la maçonnerie moderne et l'a hissée, à son ordi- naire, sur un sol très accidenté. Elle est plus reconnaissable dans une autre planche^ du même recueil où, vue de loin, elle sert à donner l'échelle (d'ailleurs inadmissible) des colonnes de Jupiter Stator. Ajou- tons que, dans l'estampe de Piranesi comme dans celle de Barbault, la justesse des fissures et des entailles est frappante. L'inscription du fronton est en quelque sorte mangée par l'érosion de la pierre, dont tous les accidents sont reproduits, sans monotonie et sans lourdeur, avec la fidélité la plus consciencieuse. La même remarque s'impose à propos du Panthéon ^ que Piranesi ne pouvait pas nous montrer sans les fameuses « oreilles d'âne » de ses deux clochetons, aujourd'hui heureu- sement démolis, mais dont l'exactitude de proportions architecturales se double d'une vérité de détail extraordinaire. L'artiste repère sur le fronton les cassures d'angles et les incisions et fait sentir la qualité

1. Op. cit., pi. 6, p. 11.

2. Ibid., pi. 7, p. 14.

3. Vedute, pi. 70 (1761).


PuMnie S\\


î/ECOl.K DES GJ.AI)IATF]UHS

(Serraglio dellr ficre) Détail, pfran<Jeiir de la planrlM*. Vedutr.


TAïa/.aO «an tt m-^'fr' f


Ï.X UnMi ni' l'ihWISl I A ( O.MPnsilIoN V.J l.'EKKKT. 2M

(liflV'rtMilo (l(»s loii^nir 1 sises rcctahKiilairrs qui Hi'partMit (i«'UX ^rou|)«\H (le blocs plus liauls rt plus carrés. Du rcstr, il sul'lit <l«f lin.» In itxW, du lilro ({ui iicc()iiipa{<nc la phiinlH? ci se» cltToulo au j)rciiiicr |)laii Hur mut haudorolc, pour comprendre (|u'il s'agit, non d'une inl<,TpréUition pitU>res(iue, mais d'un document précis. l/expli(;ation de tous les ren- vois constitue une véritable monof<raphio de l'édifice, et le cas n'est pas rare dans la série des V'cdutc,

Toutefois, dans les exemples que je viens d'invoquer, l'arlistc re- produit, non des ruines proprement dites, mais des monuments dont les dispositions j)rincipales demeurent intactes, que les siècles ont laissés re- connaissables ou même, comme c'est le cas pour le Panthéon, à peu près complets. Si l'on passe à des masses informes, usées par le temj)S, n'y a-t-il pas lieu de craindre (juc l'ima^nnation du graveur n'y prenne un prétexte à des atténuations ou à des grossissements de la vérité, que l'archéologue ne tire parti de leur confusion et de leur désordre pour y installer plus commodément d'audacieuses fictions? Examinons les ther- mes de Caracalla, dont Goethe, précisément, trouvait l'estampe à la fois mensongère et belle, et dont il contemplait la réalité avec déception. Ne nous fions pas trop à des contrôles purement visuels, toujours soumis à des influences passagères et déformantes. Que l'on calque le profil des ruines sur une photographie prise à peu près à l'endroit où Piranesi s'est placé et qu'on la confronte avec le profil de l'estampe. La compa- raison est frappante, et l'on pourrait presque reporter les deux calques l'un sur l'autre. 11 est sûr que Piranesi n'a en rien altéré le dessin des ruines et que, depuis un siècle et demi, leur aspect n'a pas changé. Tou- tefois les personnages de l'estampe (l'on s'attendrait plutôt au contraire) sont d'une échelle plus haute que ceux du document photographique : c'est que la base des thermes a été dégagée au dix-neuvième siècle, comme celle du temple d'Antonin et de Faustine, et que leur hauteur est dé- sormais plus considérable. On ne peut négliger une observation de ce genre : elle est pleine d'intérêt et tout à fait significative, elle précise encore la valeur documentaire de la planche, juste comme profil et juste comme échelle.

Il n'en est pas toujours ainsi. Piranesi, sans altérer le rapport des proportions de l'édifice entre elles, a eu recours à l'artifice de l'é- chelle agrandie par la réduction des personnages. Ce procédé est par-

PIRAXESI. ^


220 IMKA.NRSI.

liculièrement sensible dans la vue du Pronaos du Panthéon'. Nous avons ici l'avantage de pouvoir nous servir des mesures déjà données par Piranesi lui-même dans la légende de la vue extérieure et répétées au bas de cette planche. Le diamètre (moyen) des colonnes est de 6 palmes, G. Leur hauteur de 63 p., 8. Le diamètre doit donc être compris un peu plus de 9 fois et demie dans la hauteur, et Ton trouve que l'artiste s'est conformé à ce rapport, si l'on reporte le diamètre sur la hauteur de la colonne. Si, d'autre part, on donne à la palme sa valeur ordinaire en Italie, c'est-à-dire 0,25, on trouve que les colonnes du Pan- théon ont environ 16 mètres de haut et 1"^,65 de diamètre. Or le per- sonnage accoté à l'une des colonnes n'a que les deux tiers du diamètre moyen, par conséquent à peine plus d'un mètre. Si on lui attribue une taille normale, P,65, il est à l'échelle d*une colonne de 95 palmes, c'est-à-dire de plus de 23 mètres. D'ailleurs Piranesi ne suit pas de règle ùxe et n'a pas de parti pris à cet égard. Il est à peu près impossible d'établir une constance. Si les figures du tombeau des Plautii ^ sont très réduites, celles de l'émissaire comme celles de la villa d'Hadrien paraissent d'une taille normale. On peut éliminer des planches les per- sonnages qu'il y fait intervenir : elles restent grandes, et ce n'est pas dans l'artifice de Téchelle qu'il faut chercher le secret de leur ampleur. Vraies au point de vue des proportions des parties entre elles, vraies au point de vue des profils et des accidents, les planches de Pira- nesi ont encore pour elles l'exactitude de la matière. L'étude qu'il fait des ruines n'est pas la préparation d'un décor, c'est une anatomie. Dans les monuments de l'antiquité, il cherche à comprendre, non seulement leur surface extérieure, les stucs et les pierres de taille, l'harmonie des lignes et des proportions, mais aussi leur squelette et leurs tissus. S'il arrive que les hypothèses de l'archéologue sont caduques, au même titre que celles de ses contemporains, partout où son enquête a pu avoir prise sur une réalité suffisante, elle nous en a laissé un excellent compte rendu. Son analyse des monuments funéraires, en particulier des tom- beaux de la voie Appienne, — j'ai déjà cité l'exemple de Cecilia Metella, — répond à un immense effort : elle est admirablement démonstrative. Ses observations au Panthéon, lors des réparations faites à la voûte sous

1. Vedule, pi. 71 (1769).

2. Ibid., pi. 114 (1761).


I.A nOMR Dî: IMIIANKSI. — LA rnMPOSITTON KT I/FFTKT. W7

\o |)onli(i(Ml (1(^ |{o!u>ît XIV, sontonrorn nnHO» à profil par Choiny, clans son ouvra^(^ diuiioun» ohissirjiK^ sur l'art do hAtir chez I<îh KomainH*, o\ c'est lo Kchéina de riraiiesi, pris sur l'echafaudafçe pivotant autour dft la voûte, € coine si viddt» quandofu spoj^diata dell' anlica intonacatura », <|ue reproduit a^i auteur, quand il v( ut fifcurer les huit arceaux dr? bri- ques snutiMiant 1,1 borduiT. do. l'ieil du dAine, sout<'nus eux-m<>mes par un anu(»au cointMitri^jUc^ purtaul sur une couronne d'autres arceaux. Mais c'est encore à l'art de l'iranesi que va le meilleur profil de ces (Hudes. Si les parois de ses tombeaux sont pareilles au flanc caillouteux de qu(^l(jue nionta<;ne, si ces énormes masses composites de débris et surplombant h^urs base se tiennent en équilibre, malgré leur hétérof^é- néité apparente, ce n'est pas pour faire naître en nous à plaisir la sen- sation du vortip:eetde l'instabilité, — c'est qu'elles sont ainsi, et le dé- sordre môme de leur structure révèle les procédés suivant lesquels elles ont été bâties. La question n'est pas de savoir si Piranesi croyait avec raison à l'établissement préliminaire du blocage, suivi du revêtement, ou si, au contraire, le blocage était coulé entre les parois, — le fait est qu'il nous présente ces matériaux avec vérité et à leur place. On distin- gue sur ses planches, à travers les revêtements crevés, les fragments de tuf et les éclats de lave noire, « réduits presque à la dimension des cailloux employés pour l'entretien des routes modernes^ », auxquels une couche épaisse de mortier, fait de chaux et de pouzzolane, remontée dans leurs interstices par la compression du pilonnage, donne l'unité, si bien qu'on est en droit de considérer leur bloc comme un véritable monolithe. On peut constater l'homogénéité de cette pierraille sur le flanc droit du tombeau des Curiaces, dont les parois ont cédé, comme à l'intérieur de Cecilia Metella.

Même vérité, lorsque l'artiste montre les carcasses légères, en briques sur champ, des arcatures engagées dans les murailles des thermes de 'Caracalla pour supporter les étages de moellons. On les retrouve ailleurs, — parfois isolées et déchargées du poids des maçon- neries supérieures qui ont disparu, — lorsque les Romains s'en ser- vaient comme de charpentes, pour éviter les cintres provisoires. On


1. Auguste Choisy, VArt de bâtir chez les Romains, Paris, 1873, p. 85 sq., fig. 49.

2. Ibid., p. 13.


22R PÎI^\NESI.

pont rop(^ror l'emplacomenl des poutres sciées à fleur de muraille et abandonnées dans la bâtisse, où elles formaient parpaings. En étudiant les assises de Cori dans le recueil de Piranesi , on les sent, selon l'expression du technicien, « moulées * dans un sol formé de produits volcaniques taillés verticalement et maintenus par un blindage léger. Sur les murs de la villa de Mécène, éclairés par un coup de soleil vio- lent qui en montre tout le détail, les polyèdres de l'appareil réticulé s'enfoncent dans le blocage comme les bâtonnets de verre coloré dans le mastic des mosaïques. Au flanc des tombeaux, la rudesse et la noirceur des soubassements de tuf contrastent avec l'éclat et le poli des marbres de Numidie. La peinture peut donner le sentiment du ton : ici, la gravure va plus loin. La pointe s'enfonce dans le détail de la matière, elle en exprime avec puissance le caractère et la vérité.


Nous avons jusqu'à présent examiné la Rome de Piranesi sous une lumière abstraite. Si l'on pouvait dépouiller ces estampes de leur puis- sance et n'en conserver que la ligne, les réduire en un mot à l'état d'é- pures, comme nous l'avons fait quelquefois pour les analyser, leur mise en page et leur composition n'en seraient pas moins grandes ni moins saisissantes, mais elles perdraient tout leur accent. Vues par un artiste moins énergique, elles eussent peut-être paru moins belles, mais moins infidèles, aux amateurs difficiles, déçus par la réalité de Rome. Leur poésie est dans l'effet, mais cet effet est-il un mensonge?

Piranesi n'a pas été du premier coup maître de toutes ses ressources en ce qui concerne la distribution de l'effet. Si l'on parcourt la série des Vedide en suivant Tordre chronologique, on est frappé par la régula- rité de son évolution : il va du plein-air à une sorte de clair-obscur dans la lumière, plus surprenant que le clair-obscur des intérieurs, tel qu'il a été compris par les maîtres hollandais, par exemple. Cette progression vers les ombres puissantes et l'intensité de l'éclairage est à peu près d'accord avec les changements que nous avons vus se produire au cours des années dans sa manière de mettre en page et surtout


I \ linMK. \)F. IMIIANKSI. U rOMPOSITîON KT LlfTCT.

\yi'c Vaccroissomcui du kod .savoir lerlthKjiie. A moHure que la page

(levioiit ploino o\ rjuo 1rs vides on sont coiiihlrs, la liirni^*re ne con- conlro. A niosiiro qm» l'on s<' ra|)|)rorlHî des rdinceH, la rnanièro dont ils sont frappés par les rayons et envahis par les oinhres devient pluK saisissant*». \ii surplus, n'y a-t-il pas l;\ rap[)lication d'une règle dont l'oxpi^^rienco quoli(li(»nne permet de contrôler la justesse? Si nouH considérons i\r loin une fahricjue (^clairée d'une faron quelconque, (publie que soit la vi;-,ai«'ur des [)rojertions qu'elle dessine sur le sol, sur d'autres fabriques ou sur elle-niôrnc par ses [)artie8 saillantes, la perspective aérienne interpose entre l'œil et le système des ombres une couche atmospliérique ou, si l'on veut, une série de « bandes d'air » d'autant plus épaisse que nous sommes plus éloif^nés de l'objet. Les ombres sont blondes et légères. IMus nous nous rapprochons, plus elles prennent de vigueur. Que l'on examine à cet égard quelques-unes des premières Vedute : la Vue du pont et du château Saint-Ange est presque purement linéaire; la lumière du ciel s'y répand dans toutes les par- ties avec une égalité monotone. Seule au flanc du château parait une valeur un peu plus forte, destinée à faire tourner sa masse ronde. Le temple d'Antonin et de Faustine, le théâtre de Marcellus, la Curia Hos- tilia' sont également vus dans la lumière du plein-air, et les ombres y sont si fortement reflétées, soit par l'éclat du ciel, soit par des mu- railles violemment frappées par le soleil, qu'elles sont à peine sensi- bles et qu'elles ne s'imposent pas d'abord à la vue. Beaucoup de planches des Antichità restent grises, même des intérieurs de cham- bres funéraires éclairées par des torches : mais les petites planches sont beaucoup plus intenses, soit que Piranesi ait éprouvé moins de peine à réussir ses morsures, soit que l'effet se concentre plus aisément dans des proportions réduites et que l'artiste y ait c osé > davantage. Toutefois les vues de quelques ponts et de quelques tombeaux ont déjà l'accent et la profondeur des planches de la plus belle époque. C'est à partir de 1760 environ qu'il faut la placer. La reprise des Carceri. l'étude des antiquités d'Albano et de l'émissaire font sentir leur in- fluence. On peut suivre sur les planches de cette période la pro- gression du clair-obscur dans la lumière pendant une dizaine d'années :

1. Vedute, pi. 102 (1757?^.


230 pmVNF.SI.

les beaux blancs éclatants produits par des réserves de travail qui laissent jouer le papier subsistent, et les ombres ont une rare puissance. Elles deviennent de plus en plus violentes jusqu'aux Vedute consacrées à la villa d'Hadrien, où les noirs éclatent avec une intensité inouïe. Pour conserver l'équilibre entre les valeurs, Piranesi est contraint de couvrir sa planche davantage : elles sont plus nourries, mais elles sont moins fraîches.

L'effet est déterminé soit par des ombres portées sur des surfaces lumineuses, soit par des coups de jour dans l'obscurité. Il traverse la planche en diagonale, selon un angle plus ou moins prononcé. Fré- quemment l'ombre est projetée par un haut édifice, un campanile, une cheminée monumentale, situés en dehors de l'estampe : alors elle la traverse de haut en bas, laissant le sol et les bases dans la lumière Rien n'est plus singulier que cet éclairage, dont j'ai pu constater la vérité à Rome sur les masses d'architecture, mais qui paraît arbi- traire, parce que la planche ne montre pas la cause qui le détermine. L'exemple le plus ancien que l'on en rencontre dans l'œuvre de Pira- nesi est peut-être une charmante petite planche de la RaccoUà de 1750, — gravée avant cette date, — représentant la fontaine de l'Acqua Felice '. Il est plus caractéristique encore dans l'admirable Veduta con- sacrée au tombeau des Plautii. La diagonale intense peut être aussi lu- mineuse que dans les Carceri, par exemple dans les Vues de la villa de Mécène. Quand il s'agit d'une colonnade et surtout d'une colonnade vue à l'intérieur, le système des ombres est plus complexe et non moins logique : tel est le cas pour le Pronaos du Panthéon, dont les fûts sont frappés à mi-hauteur par un soleil assez bas sur l'horizon et restent plongés, pour toute leur partie supérieure, dans la demi-obscurité du péristyle. La Vue intérieure de Sainte-Marie Majeure^ présente un autre genre d'effet : le sommet et la base des colonnes de gauche sont frappés par la lumière qui sort des fenestrages de droite, tandis que la partie médiane reste dans l'ombre. On peut comparer cette planche à la Vue intérieure de Saint-Paul hors les murs\ exécutée une vingtaine d'an- nées plus tôt, grise, égale et sans effet comme une estampe de Vasi.

1. Venuti. Roma moderna, t. I, p. 73.

2. Vedute, pi. 16 (1768).

3. Ibid., pi. 8 (1748).


ÎA nOMK l)K IMHANKM LA OOMPOSITIOW FT f TFFKT. Iil

Qnrl(|iu' iii((i)S('H (jirt'IN^s noient, loH oiuhren de lu belle i*p<jquo ne «ont Jainuis o|)U(iui*s; rllos vibrent, elIeH sont truiisparenU'M : plus vi^ou- rousos sur les bonis qu'au centre, afin d'accenluor leur contracte avec la hnni^re (et là encore il y a souvenir et mise à profit d'une illusion d'optique i\ laquelle on ne saurait écliapper), elles sont nettement (Mï- Miitces i»t, ni (jiH'l(jue sorte, serties, — mais leur cliamp même est varié, accepte toute une ^^Miiime de valeurs qui p(;rmett<int de modeler le relief envahi par elles. Lombi*e est ainsi, dans les [)Ianches de Pira- iiesi, surtout jusqu'en 1770, non pas un<î densité, une /«paisseur, — mais vraiment l'état d'un corps cpii n'accepte pas directement la luniiêre. C'est par la rraiiehiso de son inslallation, par la vigueur de ses bords, par la puissance des blancs voisins, qu'elle s'impose et qu'elle est pro- fonde.

A mesure que Piranesi s'inquiète du clair-obscur et donne à 8e«  planches plus de relief et plus d'intensité, les ciels eux-mêmes se mo- difient. Ceux des A)'chi Trion/ali sont gravés avec une franchise et une liberté de pointe toutes vénitiennes, mais, comme ceux des pre- mières Vedute d'ailleurs, ils sont sur un seul plan, et les nuages sem- blent peints sur une toile de fond. Plus ou moins tourmentés, ce sont tantôt les cumulus blancs que l'automne découpe sur l'azur du ciel romain, tantôt des nuées vagabondes déchiquetées par le vent. Pendant la période d'élaboration des Antichità, de 1750 à 1756, le ciel de quel- ques Vedute. entre autres du Ponte Snlario, est d'une telle froideur et d'une telle monotonie qu'on a les meilleures raisons de le croire exécuté par un collaborateur maladroit. Les travaux de règle dominent et toute la partie supérieure de la planche semble un état inachevé. Pour- tant, dès cette époque, le modelé devient plus puissant et certains nuages, traités avec une sorte d'habile brutalité, se détachent sur les autres et les font reculer. 11 arrive que Piranesi se contente d'en va- rier les formes par des remorsures légères, et Ton retrouve sur cer- tains ciels la trace des coups de pinceau promenant sur le cuivre le vernis des couvertures. Dès 1760 apparaît un élément nouveau qui devient de plus en plus fréquent à partir de 1770, des stratus d'inégale longueur qui se pressent les uns contre les autres, dans un raccourci en zig-zag, très montés de ton et gravés en haut du ciel contre les marges. Ce détail est tout à fait significatif de l'art de Piranesi, et, à


21^2 PIUANESI.

lui seul, il pourrait permettre d'identifier ses planches, connme il sert à les classer chronologiquement. Nous trouvons quelquefois des valeurs sombres en haut des ciels au cours de la période précédente : par exemple dans la première Vue de Saint-Jean de Latran; mais ce sont des formes rondes. De même l'on rencontre parfois de ces zigzags noirs, mais surchargeant un nuage situé à une place quelconque, comme si l'artiste avait voulu biffer son travail. Dans le ciel du Forum de Nerva, ils sont bien à la place qu'ils occuperont plus tard, mais il est manifeste qu'ils ont été gravés bien après l'exécution de la planche : c'est une retouche tardive, comme dans le temple de Vesta. Ce qui est sûr, c'est que l'emploi s'en généralise à partir de 1770. Ils donnent aux ciels une profondeur qu'ils n'avaient pas et augmentent la sensation de leur concavité. C'est par un artifice du même genre que les estampeurs japonais font fuir les leurs, — par une longue bande d'une valeur in- tense, qui sépare le ciel de la marge. Devenant avec les années plus légers, plus souples de travail et plus profonds, les ciels de Piranesi collaborent à la puissance de l'effet : ils sont associés plus étroitement à l'ensemble et présentent moins l'aspect de morceaux. Ils sont plus dramatiques et ils sont moins lourds.

De toute façon, Teffet n'est jamais dans le ciel, et il ne pouvait pas y être. Il est produit par la distribution de la lumière sur les édifices, et c'est aux édifices eux-mêmes qu'il nous intéresse. On voit par là combien il serait dangereux de chercher dans les planches de Piranesi la poésie d'une heure déterminée. Il ne s'est pas dispersé en notations fugitives, en impressions. Si certaines des Vedute don- nent, par la puissance des ombres, la sensation du clair de lune qui les a peut-être inspirées, il faut se garder d'y chercher le clair de lune lui-même et regretter les fantaisies auxquelles se livrent les habiles imprimeurs de la Chalcographie Royale, qui tirent sur la même plan- che, en les chargeant d'encre et en ménageant des clairs au tortillon, des effets de lune et des effets de soleil couchant. L'art de Piranesi n'a pas besoin de ces artifices. Du travail de ses planches et de leur com- position en blanc et noir naît une lumière assez étrange et assez rayon- nante, sans qu'il faille leur imposer une audace d'emprunt.

Le soleil de Piranesi est également éloigné de la froide monotonie de Vasi, du chatoiement aimable de Barbault, du jour glauque ou


XXVI


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I A IIOMK hl nil\M.Sl l,A COMPOSITION KT I.KMKI t33

roii^'^càtre (le r.iniiii, drs linrssrs dr ton de KolxTt. Seii rayonH Hoiiibipnt sVcrascr contre 1rs forine.s auxquelles ils se heurtent. Il ajoute aux valeurs luinin<Mis<*s jo no sais quoi d'onctueux et de puissant. Baignées «le sa lueur, Uvs surfaces de pierre apparaissent ardentes et complexes. Il y dévoile toutes les richesses ch» la matière : les mousses et les moi- sissure s î\ peine sonsihies jouent sur le blanc du papier et semblent pulluler dans la chaleur. Kll(\s prêtent h la lumière une espèce de den- sité : elles ne lui p(M'mett«Mi( pas de se répandre, de .se vapori.ser; elles raccuniul(Mii en l'absorbant, elles la retiennent au pas.sii^e, elles lui donnent ce relief (pie les peintres obtiennent f)ar des empalements. Obli(pies an plan de la terre, les rayons attcîi^ncnt le flanc des édifices (^t y délerniincM)! c(*s diagonales intenses qui les parcourent comme une rayure, l/onibre, non pas une, massive, monotone, mais selon toutes sortes do déparés et de relations, atténuée par les reflets, épaissie dans les cavités, sourde ou transparente, calme ou vibrante, accueille la lumière et la répercute presque» indéfiniment. P^lle varie selon la nature des corps qu elle envidoppe. Au creux des ruines, derrière le rideau de la flore parasite, elle fourmille, elle pullule de vies animales. Elle baip^ne avec froideur la surface polie des marbres. Elle accroche les accents nécessaires au relief sur la façade des édifices, souligne d'un trait les cordons de pierre, coupe avec rigueur les grandes murailles rongées. Dans les creux humides où elle règne en maîtresse, parmi les végétations naines ou sur le salpêtre des stucs désagrégés, il arrive qu'un rayon s'égare. On dirait qu'il a percé le sol touffu d'une forêt, qu'il vient se perdre dans les ténèbres et la profondeur d'une cave : mais c'est pour y installer la chaleur et la vie. Dans les sous-sols des cryptoportiques, sous les colonnades tronquées comme sur les revête- ments extérieurs, il fait resplendir les austères magnificences et le luxe mélancolique dont est faite la poésie des ruines. Il est à la fois le soleil des vivants et le soleil des morts.

La lueur extraordinaire qui brille sur ces estampes est pour beau- coup dans le secret de leur prestige; c'est elle qui déconcertait les contemporains de l'artiste. Quelle est sa source, quels éléments la com- posent, — c'est ce que l'on saisit en étudiant la technique de la gravure à l'eau-forte et la manière dont Piranesi l'a comprise.

PIRANESl. 30


CHAPITRE IV


l'eau-forte


I


DÈS l'instant où Piranesi s'installe en face de la nature, choisit son motif, aménage sommairement un effet d'ombres et de lumières, n'ayant en main que la pierre noire et la sanguine, il est graveur, c'est pour l'eau-forte qu'il fait ses préparations, l'eau-forte est la matière où prend naturellement corps son imagination. Il eût peut-être été un grand peintre : mais égal ou supérieur aux maîtres ses contemporains, en promenant avec souplesse son pinceau dans l'abondance des pâtes, dans la fluidité des huiles, il aurait sûrement perdu de sa sévérité et de son accent. Quelque justes que soient lestons d'une palette, même restreints à une gamme sobre, il y a en eux de l'agrément, ils sont plus ou moins rompus. Les terres, si heureusement mêlées par Hubert Robert, ces stils-de-grain qu'il faisait spécialement venir de Suisse, ces jaunes d'or et aussi, il faut bien le dire, ces bleus, ces roses qui ajoutent une note coquette et quelquefois fausse à l'harmonie de ses gris chauds et de ses bruns transparents, quel parti aurait pu en tirer un artiste soucieux avant tout d'un effet sobre et concentré? Plus encore, la palette cha- toyante d'un Panini, ses dessous éclatants et dangereux qui, à force de « repousser d, ont dénaturé ses meilleures toiles, ses prestes touches chantantes l'auraient égaré.

Peintre, il est allé interroger les maîtres de l'école napolitaine, surtout ceux du dix-septième siècle et Salvator. Chez les peintres de batailles, de marines, de paysages et d'architecture comme chez Ri-


î.KAiM'oini:. tai

l)ora, en (jui s'iinposo d'ahortl, r'cst iiii parti pris (i «M-.lairaj.' . «1 aco^ini avoc iiiH^ (»xprossi(>n «IramaliijiH'. \\u*i\ vloï^m'^H dr lours surr. riip4, los Napolitains «iii sctlt^conlo, dont les o*iivn's chaloii'nt coiniiie un (Ircordo hoiKjiK'ls sni* |)()rcolain(\ ils rliiniriont los iniilililrs a^rrrablos, ils concontront. Ils vont avant tout aux lumières nnor(<iquos et «iri- ^Milirros, (l«'»linut(Os par do bollos ombres. (Jolorislcs do l'efTct, ils ne sont (|uo dans une inosuro restreinte des coloristes du ton. Ils obtien- nent la puissance^ (Mi sacrifiant la poly(dirornie.

Mallienr(Mis«Mnrii( ils sont contraints d'alourdir leur manière. Ils tra- vaillent dans un»' sorte de pAte qu'ils sundiargent et qu'ils épai-ssis-sent. Sans doute l'instrument dont ils se servent, — le pinceau, — nnénage la souplesse de lu facture, mais il couvre une surface, et si franche, si vivante, si énergique qu'elle soit, la touche détermine toujours un enduit. Forcément couverte partout, sinon également, l'œuvre peinte ne peut € jouer » et donner aux yeux celte série d'impressions variées dont est faite la vie en peinture qu'au prix d'artifices délicats et périssables. Si à des ombres frottées et transparentes on oppose des empalements systé- matiques dans les lumières, selon la vieille formule, on aboutit à des effets creux, à un déséquilibre dans la matière même.

Enfin le pinceau chargé de couleur ne serre pas toujours la forme architecturale, qu'il a une tendance à arrondir et à envelopper. Par peur de ce danger, aux mains des maîtres de la prospetliva, sa surface diminue en largeur, il devient un outil plus ferme et plus précis : mais ce n'est pas sans éviter le défaut contraire, une rêche sécheresse, une rigidité fatigante et petite. On le voit, pour un artiste comme Piranesi, pour le promeneur des clairs de lune romains, pour l'homme qui cherche à rendre l'aspect simplifié des ruines violemment éclairées à travers de larges intervalles d'ombre, la peinture aurait été un procédé incomplet et mensonger.

L'œuvre rêvée par le jeune architecte et soumise par lui, à l'état de projet, à Wagner, dans l'été de 1744, avait une base archéologique et documentaire. Elle comportait une grande diffusion. Elle exigeait la gravure. Mais quand même Piranesi n'eût pas été à la tête d'une entre- prise, quand il aurait produit pour son plaisir et pour satisfaire à ses instincts d'artiste, c'est comme graveur et comme graveur à l'eau-forte qu'il se serait le mieux exprimé. 11 découvrit un « au-delà » de la pein-


2:^0 riRANKSI.

ture qui avait déjà séduit des peintres originaux. Les uns se conten- taient de lui demander de fixer quelques-uns de leurs croquis; certains autres, et des plus grands, avaient compris que Teau-forte ajoutait à leurs ressources ordinaires des prestiges inédits et divers.

Cet art convenait à la nature même de Piranesi. Derrière l'unité de son existence laborieuse, accaparée tout entière par un formidable effort, on sait ce qui se cachait de fougue naturelle, de fièvre et même de violence. Il arrive que sa frénésie l'emporte. Ses derniers jours, sa mort même, tout environnée de songes, sont d'un poète qui a créé une fiction entre le monde et lui et qui n'y a pas renoncé un seul instant. L'admiration qu'il éprouve pour la Rome antique et pour ses héros n'est pas celle d'un professeur ou d'un érudit : elle est vivante, elle est enfiévrée, elle se crée, elle renaît chaque jour. Ce rêveur nocturne qui, bien avant Goethe et M. Taine, allait surprendre dans le silence des rues et des places désertes la beauté mélancolique des effets lunaires, cet architecte de prisons colossales, d'escaliers, de voûtes et d'arcades supérieurs aux proportions humaines, cet aventureux du songe, cet autoritaire, ce furieux trouva dans la gravure à l'eau-forte un domaine assez vaste pour exprimer ses dons, un prétexte à les élargir, à les amplifier encore. Les secrets d'une chimie compliquée, attirante par son mystère technique comme par la puissance de ses résultats, ce qu'il y a d'émouvant et même de terrible dans la poésie du blanc et du noir, — c'étaient là des éléments plus capables que les ressources de tout autre art d'attiser la fièvre et d'alimenter la curiosité de Piranesi.

On peut s'étonner à première vue de le voir ainsi dompté, rési- gné à une besogne où le vulgaire voit surtout un exercice de la pa- tience : en réalité aucune n'est plus active. Un peintre compose et peint son tableau selon la méthode qu'il a choisie et qu'il suit comme il l'entend. Il le modifie à petites touches, il le reprend par parties, il s'arrête s'il le veut et, quelle que soit sa fièvre créatrice, il en est tou- jours le maître. S'il est mécontent d'un morceau, il passe le chiffon ou le couteau à palette : il reprend ensuite à son gré. Il faut ici manier une pointe rigide, creuser une matière où toute erreur est pour ainsi dire inscrite à jamais. Un agent intervient, dont les effets ont une va- riété et parfois une soudaineté surprenantes. Pendant les morsures.


If ^^nivour est aiu |)ri.s(\s avoc un ucidt; dont les réactionii sont bru- lal(\s ou [xM-fldos; il faut rju'il (*n diMirniU} loH ravages voulu» et qu'il soit h' iimltiM» (Ir tous 1rs liasaids. A charjue instant Kon adresse, mm attention rt nit'^inr sa t'orct* entrent un jtMi : son iina}<inatir)n doit devan- cer les résultats et les aider à nallriî. Jusqu'à son achèvement, une plan- elu^ est sans eess(» remise en ((uestion tout entière. Chaque moPHure i»st un ris(|ue total. VA si Tmi ajoute (ju'on cotte; matière, la l^'clinique t»st loin d'être un ensenil)l(} de préceptc'S qui puissent s'api)rendre dans rat(»lior d'un professeur, qu'elle est capable de s'enrichir indéfiniment, (|ue tout artiste curieux et injj^êMncMix peut la doter de stîcret.s nouveaux juscju'à la tin do sa carrière et ({u'il (»st al)S(jlument lo maître de s'y créer un domaine personnel et comph^t, on comprendra que Kemhrandt ait souvent dclaisst' la peinture pour se consacrer à l'eau-fortc, qu'elle ait été ressusciléo au dix-neuvième siècle par les plus ardents et les plus personnels parmi les romantiques, qu'elle ait attiré des âmes étranges et maladives comme celle de Méryon qui y laissa sa raison; enfin qu'elle ait eu pour poète Piranosi, qu'elh^ ait rempli toute sa vie et satisfait tous ses instincts.

Comparons un instant aux risques passionnants de l'eau-forte la technique plus paisible de la gravure au burin. L'atmosphère, la psy- chologie et les résultats changent avec les outils employés. Voici une plaque de cuivre et une paillette d'acier dont l'extrémité est taillée en sit'tlet : tenue presque horizontalement contre la plaque, selon une oblique très peu prononcée, poussée d'arrière en avant par la paume de la main, à laquelle elle s'appuie par un champignon de buis, main- tenue et dirigée par les doigts, elle creuse un sillon net et régulier. Tout le travail se fait à l'outil, sans intervention d'un agent destiné à colorer le dessin. Les tailles s'alignent avec cette sûreté et cette belle ordonnance que Calamatta qualifiait de militaire. Tandis que dans la gravure à l'eau-forte, la pointe, tenue comme un crayon ou comme une plume, dessine sur le cuivre avec une complète liberté, les différents écarts des tailles burinées, leur largeur plus ou moins grande, leur accent et en quelque sorte leur densité sont prévus par des usages aussi rigoureux que des lois. Il n'y faut ni plus ni moins de passion que pour assembler les différents organes d'une montre. 11 importe avant tout que le travail soit fort propre, bien lisible et sans


238 PIRANESl.

imprévu. La construction particulière du burin, sa coupe en biseau déterminent des résultats d'une froideur caractéristique et voulue. Au microscope, la taille du burin est un canal triangulaire absolu- ment lisse, vidé de son copeau de cuivre, qui s'enroule à l'extrémité du parcours; l'acide, qui se précipite en bouillonnant dans la taille de l'eau-forte, y creuse une sorte de ravin plus large à la base qu'au sommet : c'est une gorge après le passage d'un torrent. Dans la première, l'encre d'impression se distribue également. Elle pénètre la seconde avec plus de variété; elle s'y boursoufle, elle s'y entasse, et parfois elle déborde. De là la richesse et la beauté des noirs. A première vue le burin paraît froid et gris. L'eau-forte a toujours quelque chose de vibrant et d'intense. On peut graver côte à côte sur le même cuivre un trait de burin et un trait d'eau -forte de la même largeur : ils sont dissemblables à l'impression, comme ils le sont vus à la loupe, au même titre que les procédés auxquels ils sont dus et que les artistes séduits par chacun d'eux.

Il est curieux d'analyser une page gravée par un aquafortiste, non pas tant peut-être au moment où elle sort, tout humide encore, des rouleaux de la machine, que quelques années après, lorsque l'huile contenue dans les encres est sortie des tailles, a gagné insensiblement le papier autour d'elles et lui a communiqué le ton doré des vieilles épreuves. Si le burin conserve quelque chose d'impassible et de métal- lique, Teau-forte, elle, est souple et chaleureuse. Les noirs sont plus profonds que dans n'importe quelle œuvre peinte : c'est que, quelque empâtés qu'ils soient, l'air circule entre les tailles. Le papier apparu laisse toujours jouer de la lumière. S'il est vrai que les beaux noirs de la lithographie soient plus veloutés, ils sont plus opaques. Le blanc du papier, le noir absolu sont les dominantes de cette gamme. De nos jours et même dès le dix-huitième siècle, si l'on considère les estampes pré- parées à l'eau-forte et terminées au burin, le graveur, surtout le gra- veur de reproduction, a une tendance à nuancer indéfiniment les notes intermédiaires; il cherche les gris, il ménage les passages de l'ombre à la lumière, il traduit par des souplesses et des astuces incroyables les valeurs les plus rares et les plus subtiles de la palette, au risque d'atténuer l'intensité de l'effet. Mais la grande eau-forte, celle des maîtres, celle de Piranesi, reste l'eau-forte intense. Entre les


I/RAr KOHTI . tJf

(l(Mi\ forinoH (loiil nous avons parlé, autour du f^rand iif>ir cl du y^muil hlaiic, v\U) fait i^M'avitrr iiih' srrio n'Iali veinent pou nombreuse de va- leurs. l)n (rail essenlirl du j^^^rnio do riranesi comme arjuafortJHte fut précisément d'avoir eonijUMs (pi'il y avait des éliminations nécessaireM. r'esl un si^Mie de falii^^ue dans son artrjue rap[)arilion du travaux plus nuancés et plus « hournVs », lorscjue, peut-élre pour satisfaire au K'>ût (lu public des «^vénérations nouvelles, peut-être parce fpi'il obéissait à la tendance ji:énérale (I(n grav(Uirs vieillissants : faire plus com[)let et f)lus serré, peui-étn» entin parce» que la partici|)ation des collaborateurs ileviMiait plus importante, ses plancbes sont couvertes d'une trame plus dense : alors la nuance du détail altère l'unité de l'ensemble, il reste, — et les contemporains comme les prédécesseurs de Piranesi l'avaient oublié, — que l'esprit de l'eau-forte, s'il admet la diversité des valeurs, s'il la favorise, est d'abord la puissance.

On peut prendre une valeur intense de peintre, — un de ces bleus verdatres sombres et profonds que fournissent 1rs ombres absolues des Napolitains; un terrain plongé dans ce crépuscule conventionnel auquel se plaisaient les pré-romantiques de l'école française, par exemple De Marne et De la Berge. Les uns et les autres sont opaques et mous : ils se sentent des mélanges par lesquels on les obtient ; l'âge leur impose des altérations : trabis par le bitume, ils tournent au noir louche et fumeux des vieux tableaux mal conservés. Ils ne résistent pas à la comparai- son avec les vigueurs de l'estampe : ils trament en eux l'équivoque des tons rompus et peu stables. Cependant les noirs de l'eau-forte ne chan- gent pas. Ils demeurent légers et brillants, ils ont cette supériorité de ne pas évoluer.

Ainsi, semblable aux beaux dessins, ayant en plus la rigidité colorée du trait, l'empâtement des ombres, l'avantage d'une lumière partout répandue, grâce à la présence toujours sensible du papier, l'eau-forte se prête aux visions saisissantes, étranges et grandes. A l'agrément de la couleur, aux jolies notes faciles, au pimpant des esquisses brillantes, elle oppose la magie du blanc et du noir. L'œil, habitué à des sensations plus délicates et plus éparses, embrasse et saisit d'un seul coup toute son harmonie. Elle est une synthèse des jeux de la lumière, elle en est l'expression la plus haute et la plus forte. Elle exige tous les dons du peintre et, de plus, le sens des grands sacrifices et des simplifications.


240 PIRANKSI.

la main la plus sùro, la volonté la mieux tendue, une imagination puissante.

Elle peut tout dire sans doute, et jusqu'aux croquis aimables des peintres, émerveillés de se voir par elle immortalisés dans l'airain. Sous la main des chercheurs de notre temps, elle s'est faite blonde, argentine, lumineuse, comme sous la pointe des petits-maîtres véni- tiens, au début du settecento. Mais ce sont les coloristes des beaux noirs à qui elle convient le mieux. Elle est faite pour traduire les grandes forces de la nature, les sombres violences des orages, la mé- lancolie des vieilles cités aux rues étroites, aux pierres croulantes, la poésie des tombes et du passé. Le crayon gras des lithographes s'écrase sur une pierre au grain poli qui lui conserve sa souplesse; il est capable de méandres, de rondeurs, d'accents : il traduit à merveille les indolences, les grâces penchées des jolies rêveuses romantiques; il enroule avec infiniment d'adresse les pampres et les liserons autour des frontispices de Nanteuil ; il peut, avec un relief exceptionnel, dresser la stature carrée des bourgeois de Daumier. Le trait de l'eau- forte est plus sévère, on sent qu'il est écrit sur une matière indestructible qui lui a communiqué sa résistance. Il n'est pas un crayonnage habilement fixé. 11 n'est pas non plus le résultat d'une adresse un peu méca- nique, acquise sous de bons maîtres, comme le burin. Il a ce double privilège d'être vivant, d'évoquer en nous le sentiment d'un art libre et personnel, et d'autre part d'être robuste et permanent. Par la sobriété des moyens, par l'intensité de l'effet, il atteint au style, et sans effort.

Ainsi s'accordaient les prestiges de l'eau-forte et le génie de Pi- ranesi. Ajoutons que, sans lui, nous n'en aurions pas une idée aussi claire; qu'il les lui a fallu pressentir et deviner avant de s'en servir. De ses propres mains, il a combiné, préparé, mis en valeur une technique qui est son œuvre et qu'il n'a pas trouvée toute prête dans les recettes d'un manuel ou dans les propos d'un maître. Les modèles qu'il eut sous les yeux ne contenaient pas à beaucoup près toutes les leçons que nous pouvons tirer de son œuvre. Par un échange curieux, ses dons de peintre et d'imaginatifont créé cette eau-forte piranésienne qui est devenue le grand exemple de Teau-forte intense ; et, en retour, l'eau-forte intense a étendu, enrichi, rendu plus rares et plus grandes les ressources de son imagination.


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11


Si l'on ouvre les manuels et les histoires de la gravure, on voit que les uns et les autres distinguent, dès la période classique, deux écoles ou, si l'on veut, deux courants : l'eau-forte de peintre, — l'eau-forte de graveur. L'une, libre, tranche, décidée, limitée à des indications sommaires, répond davantage à ce qu'il y a de spontané dans l'in- vention; elle est le délassement des peintres, elle sert à fixer leurs esquisses et leurs croquis; elle est incomplète, primesautière et spiri- tuelle ; elle se contente d'une technique simple et de procédés élémen- taires. L'autre, plus savante, sert de préparation aux estampes, avant les reprises de burin : elle n'est pas encore jugée digne de se suf- fire à elle-même. Pour l'avoir dans sa pureté, il faut attendre le grand courant qui rénova l'eau-forte de reproduction et qui en fit une des manifestations les plus significatives de l'art moderne, particulière- ment en France à la fin du dix-neuvième siècle.

A quelle réalité historique répond cette distinction traditionnelle, et quelle place faut-il faire à Piranesi, aquafortiste pur et artiste complet, dans ces catégories, qui ne répondent ni l'une ni l'autre à son tempérament et à ses dons? En d'autres termes, comment l'eau- forte pure a-t-elle évolué de la simple fantaisie pittoresque à l'expres- sion complète?

11 est vrai de dire qu'elle tint toujours ses mérites essentiels du

PIR-\>'ESI. 31


242 PIUANESI.

fait d'avoir éio traitée par des peintres, et non pas assagie par des spécialistes. Sa transformation, très brillante à certains égards, très regrettable à certains autres, en procédé de reproduction absolunaent fidèle, sous l'inlluence de la photographie, dans les dernières années du dix-neuvième siècle, montre combien elle eût pu perdre de sa franchise et de son originalité à détrôner trop vite la gravure au burin. Longtemps elle resta un art de fantaisistes et même un peu un art d'excentriques. Dans un coin d'atelier, sans précautions et sans méthode, au soir de sa journée laborieuse, le peintre s'amuse à griffer le vernis d'une pointe nerveuse, à voir bouillonner l'acide, à encrer et à tirer lui-même, dans l'attente d'une réussite, d'un hasard heureux. La pra- tique du crayonnage impromptu, l'habitude de concentrer sommaire- ment un effet, de chercher et de trouver l'accent significatif l'aident à inventer toutes sortes de procédés bâtards, maladroits, mais curieux et qui vont à leur but, — sans qu'une tradition s'établisse jamais et vienne discipliner les initiatives. Ces eaux-fortes des peintres sont aussi indivi- duelles, aussi expressives, aussi intéressantes à feuilleter qu'un album d'autographes. Presque toutes, elles ont le caractère cursif et griffonné des croquis, elles sont conçues pour le trait et non pour la couleur ; elles obtiennent le caractère par des effets de recherche linéaire; peu mor- dues, il est rare qu'elles atteignent à l'effet tout court. Quoi qu'il en soit, l'eau-forte est marquée à jamais par ces indépendants, par ces originaux, de quelques-uns de ses traits les plus caractéristiques : elle a la franchise et la liberté, elle est une expression directe, dont la technique est assez souple pour se plier à l'inexpérience, à des recherches tâton- nantes, rarement infructueuses. Par là, elle séduira — surtout au dix-huitième et au dix-neuvième siècle — un grand nombre d'ama- teurs, dont les maladresses mêmes contribuent à lui conserver son accent spontané.

Mais ce jeu sans conséquence ne pouvait pas épuiser ses res- sources ni les mettre toutes au jour. Elle portait en elle des germes assez riches pour être capable d'évoluer. Elle devait le faire de deux manières : d'une part, elle fut considérablement enrichie et haussée à la dignité d'un art complet par des maîtres qui se passionnèrent pour elle; mais comme elle est diverse et personnelle avant tout, il se trouve qu'aux mains de chacun d'eux elle est une réalisation nouvelle, qui


l.'K\r.F<)MTP. SU

n'adiiipt ç^WiTo Ins iiiiifaUMin^ ot k»H (^I^vor; — par ailItMir.-*, ciiu tendait a intorvriiir dans l'art classirjiu», «llo y proiinit plaçai», ello «'tait l'cibjet d'uno sorte do Ir^^islatioti et, victime de la gravure au hurin, devenue Kon inodèli», «'lie ris(|uait de perdre son (>ri^niialit(.

On a si souvent évocjué le nom du maître hollandais à propo» de l*inin(\si, en appc^lant ee dernier h; Kemhrandt d<»s ruirn'S, et, d'autre part, l'école franraise du dix-septieme siècle a eu avec l' Italie et les pr^*dé- cesseurs immédiats de Piranesi des éclian^^es si fréquj'iits, sans rju'il soit possible de préciser la part des iniluences réciproques, (pi'il est indisp<Mi- sable de nous arrêter sur ces deux points. Nous pourrons ainsi (^limin<ir un certain nombre d'inexactitudes et d'assimilations li.'\tives qui obs- curcissent ces questions.

J'ai sip^nalé plus haut les curieuses analogies de facture et do sen- timent qui permettent de rapprocher les dessins de Rembrandt de ceux de Piranesi. Les uns et les autres sont évidemment des dessins de gra- veur : la plume et la pointe sont maniées dans le môme esprit; mêmes indications de l'elYet par de légères teintes plates, hardiment pochées aux endroits essentiels. Mais le rapprochement doit s'arrêter là, car au point de vue de l'esprit, du but cherché, des procédés techniques, il n'y a pas plus de rapport entre Piranesi et Rembrandt qu'entre Callot et Goya, par exemple.

Rembrandt est à la fois un songeur épique et l'intimiste le plus pénétré du sens de la tendresse humaine, de la vie intérieure et de la chaleur familiale. Peintre et graveur, il est sollicité d'abord par le caractère de la forme humaine et des visages, modelés dans la lumière et dans l'ombre, par leur groupement en vue d*un effet. Il sent l'étrange puissance des grandes juxtapositions de blanc et de noir qui caracté- risent Teau-forte, il en tire un merveilleux parti. Comment?

Laissons la Pi(}c6? aux cent florins^ œuvre caressée, où, à l'entente de l'effet et à la composition de la lumière, vient s'ajouter une exception- nelle recherche de vérité dans le rendu des matières. Feuilletons au hasard ces cartons où des croquis de paysage succèdent à des portraits, à de petites scènes familières, à des souvenirs de la Bible. Ce qui frappe d'abord, n'est-ce pas l'économie des moyens, eu égard à la richesse des résultats? 11 semble que chaque eftbrt porte pleinement et qu'avec la plus grande simplicité et, en quelque sorte, sous le plus petit volume possible,


244 PIHANESI.

chaque indication produise son maximum d'intensité. Aucun luxe, point de jeux de pointe inutiles. Tel est, si on l'examine à la loupe, le modelé de la lumière dans le portrait de Janus Lutma, par exemple. Quelques traitsen hachures, dans le sens de la forme, construisent le dessin. La chaleur de la matière vivante, son accent, son expression sont déterminés par quelques points, quelques-uns allongés, placés juste. Aucun instru- ment de l'art du dessinateur ne saurait obtenir tant de sobriété jointe à tant de puissance significative. Les valeurs sourdes et sans intérêt sont ob- tenues par un quadrillé de tailles tout à fait modeste, sans fantaisie décorative, sans adresse ronflante, je dirais presque sans esprit. Mais il y a les noirs des accents, les grands noirs de l'effet : ici la technique de Rembrandt est toute particulière.

La morsure donne une gamme de noirs, mais elle ne suffit pas à donner ces fameux noirs veloutés dont s'inquiétait Seymour Haden, qui en a réussi l'imitation la plus satisfaisante. J'emploie à dessein ce mot d'imitation, car les noirs de l'excellent graveur anglais sont dus surtout à une formule d'acide et à un procédé de morsure, rapide, violent, harmonieux d'ailleurs. On peut avancer que, sur un fond de travail mordu, composé de tailles serrées, les noirs veloutés de Rembrandt tiennent à des reprises de pointe sèche non ébarbée. Si en effet, sans vernis et sans acide, l'artiste attaque directement le cuivre à la pointe, il y inscrit un trait extrêmement pur, léger et régulier; le copeau de métal ainsi enlevé se couche contre les bords de la taille; fin comme un cheveu, il produit toutefois une légère épaisseur. A l'impression, l'encre se loge dans les tailles et entre les copeaux; elle s'y accumule plus pleine et plus dense que dans les tailles de l'eau-forte, elle fournit un ton plus homogène, plus souple et plus chaud. Ces sortes de filets de métal en relief sont d'ailleurs fragiles : la pression des machines, le frottement de l'encrage finis- sent par les atténuer et même par les faire disparaître complètement. Ainsi s'explique la rareté des belles épreuves de Rembrandt : la planche se dépouillait très vite de ses noirs et s'usait, le graveur n'ayant pas encore la ressource de l'aciérage galvanoplastique, qui, aujourd'hui, fixe pour une durée indéterminée les travaux les plus délicats.

Une pareille technique n'est pas monotone. Le travail de la pointe sèche peut être varié. Il est loisible à l'artiste de l'ébarber plus ou moins


I.'KAUKOMTF MS

rt «le nuancer îiiiisi saphmclio coînrnt' il 1 «nlrn^l. l.a|>oinU* Hi-rlir jK?rrnf»l «l'utiliser toulr une f^'annin' «Ir vaI(»ursparticuli<'n'iiH'nl j^/'iuTeunoM. Par (^lle |)cut s'expi'iiner un< |hm ^i<» |)l('int» (le mystère et de suaviti;. Tel est le sons, telle est l'orij^ine de eette luniirre extraordinaire» qui rayonne dans IV'lahle des Nativités, ({ui tombe des ciels prodip^ieux où IV»toile, entourée d'un halo, annonce aux maf^es et aux patres la venue du Sauveur. On la voit errer sur ces visafjf(»s vieillis, creusés de rides sans dureté, où l(»s méplats Ar la construction osseuse et musculaire modèlent le tissu même de la chair. KlFe n'est pas un réseau; elle o.scille entre une série de repères qui la font pas.ser par des transitions simples et à peine sensibles do valeur en valeur, sans la circon.scrire ni la délimiter

Pour bâtir la Rome des ruines, pour en dérouler les vastes per- spectives sur dos planches de dimensions gip^antesques, et aussi pour suflii-eaux exigences d'un tirage considérable, une technique de ce genre manque de rudesse et de résistance. Sur ces larges surfaces, les noirs de la pointe-sèche paraîtraient bouchés, sourds, sans vie; malgré toute leur chaleur et toute leur beauté, ils resteraient mous, n'étant ni sou- tenus ni dirigés par des tailles franches et fortes. L'expression des matières dilYérentes, marbre, pierre, brique ou bois, tout en demeurant subordonnée à l'eflet, est indispensable dans ces sortes d'ouvrages : c'est une des beautés de l'eau-forte piranésienne. L'art de Rembrandt ne s'en soucie pas. De l'œuvre de son prédécesseur, — il l'a connue dans les ateliers vénitiens, — Piranesi ne pouvait tirer qu'une leçon toute générale, aucun enseignement pratique.

Cependant, à la même époque, en Italie et en France, l'eau-forte évoluait vers le burin, dont elle adoptait la manière et l'esprit. Abra- ham Bosse, Callot, Sébastien Leclerc, Pérelle, Stefano délia Bella terminent la plupart du temps leurs planches avec la pointe seule, ou du moins n'emploient le burin que pour reprendre les parties insuffi- samment mordues à l'eau-forte, mais leur travail présente une régu- larité, une netteté, une propreté de tailles qui fait souvent illusion.

Les aquafortistes français du temps de Louis XIII se limitent volon- tairement à des juxtapositions de tailles, sans les croiser ni les rom- pre. Les petites pièces d'Abraham Bosse sont typiques : elles ont de l'agrément et même de la force; à la régularité scolaire du burin, elles ajoutent une certaine chaleur, mais ce résultat n'est pas cherché.


246 PIRANESl.

Aux yeux de ces maîtres, Teau-forte est uniquement un procédé expé- ditif. La pointe est plus facile à tenir que le burin ; en un instant, la morsure donne le ton voulu, par la largeur et par l'épaisseur. Ainsi naît cette manière de graver dite « à une seule taille i>, dont les his- toriens italiens font tant d'honneur à Pitteri, qui l'a seulement perfec- tionnée, ou, si l'on préfère, aggravée. Dans les charmantes illustrations de Sébastien Leclerc, elle reste vivante et lumineuse, elle conserve la franchise du modelé. Par Israël Silvestre et Pérelle, elle exerce une influence durable sur la gravure d'architecture et de paysage; on en retrouve l'esprit jusque dans les planches de Méryon. Surtout, — à ce titre elle nous intéresse, — elle est à la base de toute la tradition italienne moderne, à Venise en particulier. Telle quelle, elle ne peut être qu'un procédé incomplet, elle ment à ses principes, elle n'est pas l'eau-forte. L'imitation du burin rectiligne et mono- tone, le soin qu'elle prend d'éviter les contacts entre les tailles et cette confusion pittoresque des traits gravés que des amateurs comme Caylus traitent dédaigneusement de « foin », — en un mot cette sagesse et cette pauvreté la paralysent.

Il faut bien le reconnaître, les estampes françaises du dix-hui- tième siècle, argentines et chatoyantes, perdent en autorité et en fran- chise ce qu'elles gagnent en étendue et en complexité. Elles sont plus riches que les eaux-fortes linéaires du dix-septième siècle. Elles ne sont pas plus intenses, elles le sont peut-être moins. Plus brillantes que des burins purs, elles ne sont pas plus colorées. Un technicien comme Cochin, fertile en expédients, en ingéniosités de toute nature, renseigne sur les diverses manières de tenir la pointe, de l'approprier avec force ou avec délicatesse au rendu des différents plans, au caractère de chaque matière; il descend dans le détail technique du visage, des mains, du nu féminin, des draperies, des terrains, des ciels, des arbres; il calcule, il mesure; il prescrit la largeur des entretailles; il codifie la disposition du pointillé, sa grosseur ; il ouvre ou ferme plus ou moins les angles du travail en losange. Mais il n'enseigne pas le secret de la profondeur.

Au contraire, l'art de Piranesi se caractérise par les belles mor- sures et par l'intensité du ton.


|;B.\U KUIUK 147


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I)(» r(^au-lorto blonde i\ l'onu-forlo puissante, fies œuvres préfen-

lent (juatro aspects suecessifs : une premirre niaiiiiTe romaine, colle (l(vs années d'apprentissaf^e et des inventions d'architecture; puis ce (juc l'on peut appeler provisoirement l'eau-forte de {)eintre, où inter- viennent les souvenirs de l'école vénitienne; une période? de tnmsition pendant laquelle le graveur cherche une technique plus puissante et plu.n complète; enfin ré[)oque où l'artiste, en pleine possession de» secrets de l'eau-forte, grave ses plus belles planches do ruines. Pour suivre les progrès de l'eau-forti^ piranésionne, nous disposons de trois grande» séries où ils sont particulièrement faciles à étudier : le recueil des Arc/ii TrionfalL où se trouvent consignés les essais les plus significatifs de la jeunesse de l'artiste; les deux éditions des Carceri^ que nous avons déjà comparées utilement et qui sont ici peut-être plus précieuses encore à confronter; enfin les Vedxde di lioma, qui, exécutées à toutes les époques (le sa vie, depuis son installation définitive à Rome jusqu'à sa mort, sont le témoignage le plus fidèle de son activité d'aquafortiste et en résument les périodes de la manière la plus expressive.

Le jeune architecte vénitien qui arrive à Rome en 17 10 n'est en- core et ne sera, jusqu'en 1744, au moment de son retour à Venise, qu'un graveur éventuel. Pour répandre ses projets, pour se faire con- naître, il a besoin de savoir manier la pointe, mais il lui est permis de ne considérer la gravure que comme servante de l'architecture. On ne s'étonnera donc pas, en considérant ses premières planches, de ne pas y discerner du premier coup toutes les promesses de son talent. Pourtant, il est probable que, dès cette époque, il commençait à s'in- téresser à Teau-forte pour elle-même et qu'il cherchait à en tirer certains effets.

La gravure d'architecture était et est restée longtemps (jusqu'au jour où les procédés mécaniques permirent de reproduire directement les lavis des architectes) un genre tout à fait spécial, ayant un objet déterminé, utilisant à dessein une technique restreinte. Comme il ne fallait pas songer à graver au burin des projets de dimensions souvent


248 PIRANESI.

considérables, — le procédé étant trop lent et réclamant trop de soin, — comme il était nécessaire d'autre part que les planches eussent un aspect net, précis et sans fantaisie pittoresque, on utilisait Teau-forte conduite à la manière du burin. Guidée par la règle, partout égale, froide et monotone, mais obtenant l'unité dans les tons, la correction du dessin et delà perspective, la taille, mordue par des acides faibles et réguliers, est d'une impersonnalité absolue. On peut feuilleter les recueils d'in- ventions dus aux architectes italiens du dix-septième et du dix-huilième siècle, gravés par eux ou par des spécialistes, sans réussir à en distin- guer la facture : la gravure passe résolument au second plan; elle n'est qu'un procédé de traduction, un moyen de diffusion commerciale.

C'est dans cet esprit, selon cette technique volontairement pauvre, que sont exécutées les premières planches de Piranesi,qui composent le recueil paru dans les derniers mois de 1743^ Il faut y voir évidem- ment le fruit de son séjour dans l'atelier de Giuseppe Vasi. La plupart sont d'un excellent élève qui n'a plus rien à apprendre, du moins en ce qui concerne le genre tout spécial dont elles relèvent. Toutefois, à les regarder de près, on peut y constater des indices de curiosité, de recherche et même d'une certaine indépendance. Si les planches 1, 3, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, projets de galeries, de mausolées, de temples, sont traitées avec la plus sage et la plus belle rigueur, n'est-il pas curieux de constater dans la planche 4, — un groupe de colonnes appartenant à un grand promenoir, — une certaine indécision de métier, ou plutôt une hésitation entre deux factures? L'architecture est gravée selon la méthode ordinaire, mais l'eau des fontaines au premier plan, traitée en pointillé avec assez de franchise et de largeur, est plus libre et déjà plus conforme à l'esprit de l'eau-forte. De petits person- nages qui, par leurs proportions réduites, donnent Téchelle à ces con- structions colossales, passants contemporains, moines et seigneurs, prêtresses enveloppées dans des voiles et portant des vases à parfum, lestement indiqués d'un trait déjà sûr, sont tout à fait dans la manière et dans le goût de Stefano délia Bella ou de Callot : ils annoncent les scavatori et les démonstrateurs d'antiques que l'on rencontre à chaque

1. Les pi. 3, 4, 7, 15, 16 n'apparaissent que dans la seconde édition : mais les pi. 4 et 16 sont datées 1743. Toute la série, parue en deux fois, appartient à la période du séjour dans l'atelier de Vasi,


I»L4IICIII XXVIII


PRONAOS 1)1; TKMl^LK l)h M:PTUNK

Vues de Pa'stiun, v\.. V,\.


l.'RAfl-KOMrK UO

\)'A'^r (l<vs I /////7//7(/. ot (h's \'t'ihilr. TniH Im ' «i 11111) joljo poifiU' ri'««au- l'ni'lt^, aimisaiHt's. vivanlos, ccm in;Mjnrtl<»s lonl |»n'SHf»nlir f)liiH di» li- ImtIV', |)Ius (l'aciMMil. La |il.iii< lu* h', iifi CapiloN» anliqii*', <*hI (J'iino <l<*lirat(> nH'licM'clh^ dt^ vaUnirs hlonch's : drs cetlr /'porjiio, Piranoni mVkî- ciipr (lo tradiiiro la iMTspcM-livt' atTionno par un travail fl'eau-forUî appropi'ir. Poiii' ()l)t«Mnr I(\s indications ries derniers plans, à la foi» précises el (MiV(»l()pp<(\s, pour donner au spectateur la notion de leur distance, il tant non s(Milen)eiil un certain travail de la pointe, mais une* certaine (|ualit« dr la morsure, vive et rapide.

Quelques planches doivent ùtro mises à part. La Cnricn' osrura (raliit pour la première fois le souci d'une manière pittoresque et d'uiK^ C(M"(aiiio liberté dans la conduite de l'outil. Liberté bien relative, à coup sur, car elle n'exclut pas la monotonie du fain?. Les tailles sont uniformément |)erpendiculaires : leur croiscMiient est évité avec soin, — mais elles n'ont plus cette inflexible rigiditc* qui les carac- térise dans les planches d'architecture classique; elles s'interrompent aux joints de la pierre, elles en traduisent déjà les cassures et la vétusté. 11 y a quelques noirs, mais trop chargés de travail et pas assez simples. Les entretailles sont par trop égales. Toujours est-il qu'il y a là une tentative et des promesses. Elles sont sensibles encore et caractéristiques dans la Caméra sppolcrale. déjà franchement pira- nésienne par la composition, et aussi par un travail de pointe plus varié, malgré certains remplissages de tailles égratignées et peu franches. 11 reste à l'artiste à apprendre l'art des sacrifices : la planche est trop couverte, et trop également. Comme tout débutant dans l'art de Teau-forte, il croit obtenir la puissance par la multiplicité des tra- vaux: il ne laisse pas encore jouer les blancs lumineux. 11 ignore que les belles morsures réclament un trait espacé, pour le creuser et pour l'élargir librement : si la tranche de cuivre qui sépare les tailles est trop mince, l'acide la rompt et se répand dans les canaux voisins, pro- duisant ainsi ce qu'en terme de métier on appelle des crevés. Pour éviter ces accidents, l'estampe reste blonde.

Cependant Piranesi assouplissait le jeu de la pointe et s'intéressait

j à la vérité des matières. Rien n'est plus curieux à cet égard que le travail

de la planche 7 du premier recueil : Ara antica sopra la quale si face-

vano anticamente iSacri/izL etc. Ce qu'il y a de velu, d'effrité, de

PIRANESI. . 32


250 PIRAM'SI.

méconnaissable dans la pierre des ruines y est rendu par un <r ^rignotis » de tailles courtes et bouclées tout à fait savoureux. Le point y parait, notamment dans les figures du bas-relief, mais avec variété et sans froideur. La planche est relativement très couverte, et les lumières semblent aussi veloutées que les ombres.

Déjà nous sommes loin de Vasi, déjà nous surprenons l'elfort de Piranesi en quête d'un moyen d'expression libre et puissant à la fois : rhonnète professeur ne pouvait guère le lui enseigner. On se rappelle l'anecdote : Piranesi aurait essayé d'obtenir de son maître par la vio- lence le secret de l'eau-forte. Quelle que soit la valeur d'une tradition comme celle-ci, l'examen des premières planches gravées par l'artiste confirme qu'il soupçonnait la richesse du procédé, sans connaître tous les moyens de le mettre en valeur. Délaissant la règle et l'équerre, essayant de libérer sa pointe des méthodes de la gravure architecturale, tentant des morsures qui lui permissent de distribuer l'effet avec bon- heur, il allait peu à peu à la découverte de l'eau-forle intense. Mais ce n'est ni dans une formule d'acide ni dans un tour de main d'atelier qu'il allait la surprendre. Ce secret n'est pas le mot d'une énigme. Il est complexe, il suppose tout un système de préparations, toute une ma- nière de conduire les travaux. C'est par une série de progrès que Piranesi allait s'en rendre maître, et ses planches de la période suivante portent les marques instructives de ses efforts.

Son retour à Venise l'aida à s'affranchir de la discipline romaine. Il s'y détendit, il cessa définitivement de considérer comme un tout continu, inflexible, sans souplesse possible, ce trait gravé que les maî- tres vénitiens, — j'entends les peintres graveurs, — avaient associé à toutes leurs audaces. A leur école, il apprit à tenir sa pointe comme un crayon ou comme une plume à dessin. La taille n'est plus à ses yeux le plus court chemin d'un point à un autre, elle circule, elle se rompt, elle suit des méandres, elle obéit à des caprices. Il lui est permis de trembler, puisqu'en tremblant elle fait chatoyer le ton. Le papier est une belle matière, qu'il faut laisser voir, et non pas étouffer sous des travaux monotones. De 1745 à 1748, Piranesi apprend à faire circuler l'air et la lumière dans ses estampes : elles n'ont pas encore la puissance qu'elles auront acquise quelques années plus tard. Du moins elles vibrent et elles sont vivantes. N'avons-nous pas une preuve manifeste de cette


I/KAI'.FOIMI ?ni

ihlluriKM» t»t (J«^ rrs hnironsi'H l(H;(>ns dans la fduparl drn potitoM planclieM (jui roinposont vv channaiit alhiiin do voyngo, rempli do Houvcnirn du \onot(), (jiH^sont les Arr/ii Trion/fili:^

Ouvrons cii inrim» temps les Arr/ti Trion/ali (;t lenicucil de dou/x* plaiichos dc^dié par Anloiiio Canaloltoà Gius('[)p(' Smilli, consul de Sa Ma)(*sté l)ritaiiiii«|iH' auprès de la Sérénissiim; l{([)ul)lique de VeriiKo : r<v///A', ffifrf' prfsc ihi I hanjhi^ iiltn' uh'tilr etc. Les uns (îl les autren sont (le la même lamille : certaines planelios, au point de vue de la te(lini(iue et do l'elVet, présentent les plus surprenante» analogies.

0\\ a (MI raison (l(« h» dire, laqualit»'- la plus frappante de l'art de Oanaletto, c'est lecononue des travaux. Nulle part il n'use de contre- lailles, null(^ l^ai't il ne charge sa planche de subtilités qui pourraient (Ml altérer l'aspc^n libre et spontané. Au tond, il reste dans la tradition (les élé^^-antes ti<;ures du Parmesan, le ^'•rand initiateur italien. Qu'il s'agisse d'amusantes inventions personnelles ou de sites re|)roduits d'après nature, dans les riantes campagnes de la Vénétie, entre Padoue et Vérone, à Dolo, à Mestre, à Valle, qu'il s'agisse de Sainte-Justine de Padoue avec le Pra/o itella Vulle^ovxdQ la tour de Malgherra, le parti-pris de simplicité demeure évident. Même quand l'artiste s'attaque au détail des mœurs vénitiennes de son temps, lorsque, dans douze petites pièces de moindre dimension, il représente les aspects les plus pittoresques et les plus complexes de la Venise du siècle, il est libre et sincère; il va et vient, suivant, plut()t que (dirigeant, semble-t-il, ces lestes impro- visations d'une pointe prime-sautière. Canaletto ne cherche pas les noirs intenses; il est le maître des gris argentés, entre lesquels s'épanche à larges flots la lumière. Partout le papier apparaît. Incurvées comme de petites vagues, les tailles semblent clapoter; elles sont mouvantes, elles reçoivent et elles répercutent le soleil, elles donnent la sensation de l'atmosphère qui ondoie autour des formes et qui nous permet de les concevoir, non comme les figures sèches des épures délimitées par des arêtes, mais comme des volumes plongés dans un milieu changeant. La plupart du temps très sommaires, elles ont la rapidité du croquis, et elles en ont aussi la qualité vivante. Mordues sans profondeur, mais avec franchise, elles ont l'accent sans avoir l'aigreur. Une remorsure dans les terrains fait fuir le second plan et les lointains. Mariette reproche sévèrement à Canaletto « sa touche trop égale et trop peu déli-


252 PIRANKSI.

cate ». Mariette est injuste, a Nul n'a mieux rendu, dit un de.s critiques' qui l'ont le mieux étudié, par l'irrégularité voulue de ses travaux, les rides des vieilles murailles; nul n'a mieux interprété l'architecture ni exprimé d'une façon plus intelligente, au moyen d'un simple tremble- ment de la pointe, la transparence des eaux dont la surface, sillonnée d'un perpétuel remous, réfléchit d'une façon confuse les choses envi- ronnantes... »

Quelques planches des ^rc/ii rWon/a/i sont liées aux eaux-fortes de Canaleito par une indiscutable parenté. WArco di Galleno^ par exemple, témoigne d'un travail de la pointe libre et chatoyant comme celui du peintre vénitien. Le trait n'y est pas continu, mais à chaque instant brisé. Il arrive que des points ou des accents s'y substituent. Loin d'être couverte, la planche laisse le plus possible jouer et crépiter la lumière des espaces libres et demande aux blancs du papier d'accentuer la vi- gueur de l'effet. De même, dans VAi^co di Tito, le tracé de l'outil obtient le maximum d'expression avec le minimum de recherche. Malgré la sûreté de la construction, qui se sent de l'habitude des mises en place architecturales, les volumes ne sont plus délimités par la tension de lignes arbitraires. Sur le pan de muraille oblique, aux bords extérieurs de l'arcade, les tailles semblent se prolonger dans le ciel et marier l'architecture à la lumière. Au loin, le rustique du casino Farnèse, le profil de l'arc de Septime-Sévère, les trois voûtes de la Basi- lique constantinienne sont des taches blondes, de silhouette précise et bien reconnaissable, mais aucune géométrie de traits ne les découpe sur l'horizon.

Quelle que soit la parenté des Archi Trionfali avec les estampes de Canaletto, aucune de ces dernières n'est aussi mordue que VArco di Rimini^ par exemple. Outre que, dans cette planche, la taille est moins uniformément ondoyante et que l'on y remarque un mélange tout par- ticulier et très harmonieux de fermeté dans l'établissement de l'archi- tecture et de liberté pittoresque dans le travail du ton, la morsure y est d'une beauté complètement ignorée à Venise. Les morsures de Tiepolo lui-même sont peu profondes, et même assez froides; l'art de ses eaux- fortes doit infiniment plus à la hardiesse de la pointe qu'à l'emploi

1. Adrien Moureau, Antonio Canal, p. 80.


L'RAUFOIITK. m

(le l'aridi». Il ;.nin'r li(iirtii.virm(»fit la surfaci* <lii cuivn', iimi^ il m: la Ial)()urt? pas avcr prolomlnir. Lrs «•iiniivt's (jiii iKîsoiit pas »-xln'Mjj«*iiMîiil hit'M tin't's, — colh's-ci sont d'ailleurs tout à fait rare», — ont l'égal iU'^ iU) cerlainrs }^^ra\ mvs sur bois. Par contre, dans une planche cDUima VArcodi Ixunini, Tiranesi obtient les plus beaux n(jirs, el sans les bou- cher. Saj^ravure est d'unt» fraicdunir charmant*; ; eIN; vibre. D(';jà h?s ca- prices décoratifs exécutés par l'artiste; dcnix ou trois années auparavant présentaient les mêmes caractères, franciii.se d(; la pointe et fraîcheur du ton. Leurs dimensions plus considérables que celles des Arc/ti permettent d'en mieux saisir l'audace et la verdeur. Kntre VAru attiica de 17 13, curieux témoignage des premières recherches jM^rsonnelle», sorte de planche d'essai où l'artiste s'exerce à manier l'outil comme un peintre à l'eau-fortc et non plus comme un architecte, et ces caprices de 1745-1711), il y a un progrès technique qui résume l'effort de ces années de jeunesse et dont on peut considérer VArco di Rimini comme le terme. Qu'est-ce que Piranesi devait en définitive retenir de renseigne- ment des maîtres vénitiens, dont il tendait déjà à dépasser les résul- tats? Rien de stable ni d'essentiel au point de vue de la couleur et de l'effet, beaucoup au point de vue du dessin à la pointe et de l'économie des travaux. Pendant de longues années, il évite les contretailles et les surcharges. Cette manière présentait un double danger : en serrant trop les écarts, tomber dans l'eau-forte sourde et monotone de Cunego, de Pitteri et même de Polanzani; en les serrant trop peu, se limiter à l'eau-forte libre, pittoresque, mais un peu vide, de Canaletto. Piranesi les serre avec variété, selon les exigences du modelé. Loin de faire pleuvoir sur sa planche des parallèles perpendiculaires au sol et de la couvrir de cette trame fatigante, comme dans la Carcere oscura, il fait épouser aux tailles le sens de la forme, il les incline suivant les lignes de fuite de la perspective, sans les noyer sous des hachures qua- drillées. Grasses, renflées, vibrantes, sur les terrains et sur l'architec- ture, certaines juxtapositions de tailles ont la franchise et la souplesse de la touche peinte. Comme elles alourdiraient les lumières, Piranesi les remplace par un système de points légers, colorés, sans régula- rité, qui prête au modelé de l'accent et de la solidité. Cette disposition technique est particulièrement bien lisible dans les Vedute de la série blonde, qu'elle caractérise, entre autres sur les parois de la Curia IIos-


254 PIHANESI.

liiui. Elle donne à ces planches leur transparence et leur unité. Dans les AiUivhUù, la plupart des vues d'ensemble sont exécutées de cette façon. Piranesi ne devait renoncer qu'assez tard à cette économie, — après 17 70. Mais on est alors en droit de se demander quelle est la part des collaborateurs dans l'achèvement des planches et s'ils ne les ont pas assourdies par des travaux au burin.

Ainsi, dès 1748, date de la publication des Arclii Trionfali, Piranesi était en possession de l'eau-forte vibrante. Il cherchait encore l'eau-tbrte intense. D'une planche quelconque de la Prima Parle à VArco di Tito^ on peut suivre les efforts et les progrès de sa jeunesse. La comparaison des deux éditions des Carceri, publiées à un inter- valle beaucoup plus considérable, permet de voir d'un seul coup tout- ce qui sépare, au point de vue de la couleur et de la puissance, sa première manière romaine, môme assouplie à l'école des peintres graveurs vénitiens, de la technique de la belle époque.

Les premiers états des Carceri, car on peut leur donner ce nom, sont assez énigmatiques. J'en ai étudié deux exemplaires, celui de l'Académie de Saint-Luc à Rome et celui du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale. Le premier semble avoir été tiré faiblement, sans que le chiffon de l'imprimeur soit allé chercher l'encre au fond des tailles pour l'étaler à la surface et donner aux noirs plus de vi- gueur : c'est ce que les techniciens appellent une impression « nature ». Le second semble un peu plus soutenu par l'encrage et plus énergique : c'est une impression « retroussée ». Mais, quelle que soit la différence des tirages, et même ici elle est assez difficile à constater, les premières Carceri font penser à des dessins à la plume plutôt qu'à des eaux- fortes. La pointe balafre le cuivre dans tous les sens, mais n'y laisse que des sillons légers, égaux en profondeur. Dans les valeurs d'ombre, — à peine distinctes des valeurs lumineuses, — elle a la finesse d'un réseau capillaire, mais l'artiste a beau accumuler les tailles, elles ne tiennent pas les noirs. Le trait est le même partout : qu'il s'agisse d'un pan de mur frappé par une projection d'ombre, d'un drapeau qui flotte, d'un trophée, d'une galerie de bois, l'outil, tenu comme un crayon, raye la matière de la même façon. 11 faut bien reconnaître que cette égalité de la pointe, doublée de cette égalité de ton, produit la mono- tonie la plus fatigante. Des beaux dessins, lumineux, vibrants, si l'on


(Ml jn;;v p.ii- rrhaiiclir (ir l.'i )>l.'tii(;lio s. il renia dans len entamfx-H l'an- (laco (le I.i concrplioii, l.i varidi'» dos coriihinaisonH linéaire», et la \)(>ét^i<* archiUM'Iuralr, mais non |)as 1«» vivant du uH'tier. Si lo ^ravc»ijr u'eni pas (irniH' duiir Iou^^ik' heiircuso, do l'uptitiido h couvrir hardiment do i^M'andrs snrfarrs, il n Vu rst pas moins inf^riniir h «a tA<*lif% jun's (ju'il r(»stp an-drss(His do ses dossins

<Jih' niaii(|iH'-|-iI dniK' à la pi'«'nnrrr i-diiion d»'s Cnrrt'ri pour (pTcllos so lionnrnl .' La innrsurn. Il ostcorlairi rpio, pour chacune do ces planciit^s, il n'y on a eu (ju'unc, et qu'elle a H6 faihlo. Il est pr)S8ihlo • ph» Piranivsi ait fait dcvs couvertures sur son j)remier v«'rnis, lors do ceUe opérali(U), — mais avec hoaucoiip (\r prudence. Il i;/noro /'videm- iiuMit los rossourcos do r«»au-forlo, ou plutôt il s(» nnli»' des risques à courir. Au surplus, sos planches n'ont pas éto pn»paroos pour un travail conduit avec méthode : elles ont la véhr^menco ot la brusquerie d'une impnn'isation. Mlles ont été faites d'un sml couj) de pointe et plongées une seule fois dans l'acide. L'artiste ne pensait plus y revenir.

Il y est revenu, quinze ou vingt ans après, et ce fut |)our n^aliser un ciief-d'œuvre. Rien, dans l'histoire de la gravure à l'eau-forte, n'est comparable à la seconde édition des Carceri. Elles sont libres, et elles sont complètes. L'artiste ne les a pas reprises pour assagir la fougue de sa pointe : elle se promène d'un bout à l'autre de ces vastes espaces avec une aisance inouïe. Jamais Loulil n'a été conduit sur cette dure matière avec autant d'audace. Jamais la poésie de l'eau-forte, faite de franchise et même de violence, n'a obtenu des efifets aussi singuliers. La lumière et la nuit combattent éternellement entre les piliers de ces t^risons colossales, une nuit dense et fourmillante, une lumière d'un éclat terrible et surnaturel. V\\ art inconnu révèle ses contradictions émouvantes. Il est plus stable qu'aucun autre, il est permanent. Mais c'est la vie même, toute brûlante de tièvre créatrice, dans ce qu'elle a d'improvisé, d'ardent et de rapide qu'il fixe, sans l'immobiliser, sur le métal. Elle y palpite encore. Ces cuivres où vibre une lueur étrange, semblent avoir été battus par le marteau de quelque Cyclope et con- server le reflet de la fournaise où ils furent forgés. Le clair-obscur qui flamboie dans les Carceri est dû à l'acide, à la profondeur des morsures, à l'audace d'un technicien sûr de sa maîtrise, utilisant les ressources d'une palette chargée de noirs brillants et profonds.


2r,6 PFRANESI.

Pour pennellre aux planches de supporter les ravap^es de cette eau-forte nouvelle, il fallait des travaux plus robustes que des tailles ép:ratign(:^es, capillaires et d'un dessin peu ferme. Pour installer des effets aussi puissants, il fallait leur donner pour assises des matières résistantes, des blocs qui n'eussent pas l'air improvisé sur la toile et les volif>"es d'un décor. Le dix-huitième siècle ignorait l'usage du rouleau à revernir, qui promène à la surface du cuivre un enduit assez épais pour protéger les entretailles sans couvrir ni boucheries tailles elles- mêmes : l'adresse de la main y suppléait. Je ne crois pas que Piranesi ait eu recours à cette opération délicate. Il est peu probable qu'il ait pris la peine de faire remordre ses premiers états. Pour corser ses planches, en même temps que pour rendre Tarchitecture des Prisons plus profonde et plus complexe, il les a recouvertes en partie d'un travail nouveau. C'est sur un vernis assez épais pour protéger la gravure et boucher l'ancienne taille, assez transparent pour la laisser voir et guider l'artiste, que Piranesi a fait mordre l'ossature plus solide qu'il imposait à ses nouvelles Carceri. Partout où il a pu ajouter des tailles espacées, où l'acide agit surtout dans le sens de la largeur, il en a couvert le cuivre. Quand l'ancienne taille était trop serrée, il laissait mordre en crevant, — par exemple dans les premiers plans et sur les pilastres qui forment coulisses, où les noirs sont particulière- ment hirsutes et ténébreux. Dans les fonds lumineux, il grattait le système des tailles trop brutales qui les faisaient venir en avant et, sur une mise en place plus ferme, il modelait avec sobriété la lumière, par des accents ou par des traits moins évidents, colorés par une mor- sure rapide, qui creuse à peine. Il y a des parties où la planche semble avoir reçu un grain d'aquatinte : ce sont les traces laissées par l'eau- forte à travers un vernis peu homogène et qui défend mal le cuivre ; ce ton piqué donne un modelé pittoresque dans les demi-teintes. Ail- leurs la composition du ton est inextricable. Sur le premier trait, Pira- nesi a installé d'autres travaux qu'il a fait passer dans les dessous de l'état précédent, en les usant. Presque toujours le ton est d'une pro- fondeur et d'un éclat extraordinaires. Les noirs s'accumulent avec richesse dans des canaux tourmentés où l'acide semble fumer encore.

La grande leçon des Carceri nouvelles, c'est donc la beauté des morsures. Dans la période de transition qui s'étend entre 1750 et 1760


Vt kSt HC


1. - (;i;()i l'K 1)1. rLi;s<).\.NA(.hs

l'ixtrail lit' la vuo inléricMirr «lu Tenipia délia ToKHr, Vriliiti-


2. — GROUPK DE PERSONNAGES Extrait de la vue du Temple d'Antonin et de Faustine, Vedute.


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I.KAI KOUTK m

pnviron, on <\i\\ \ofi pr<.:i» - >\r rii.uipsi h rot (^pirci. Qufi'^uiî.s |ilaiM'li«'H (les in/n'/uid, notamiiKMit I*' loinhran des Molrlli^ r|ue|r|ii(*H VcfiuO', outre autres le l'nnuii <le N(»rva, sont l»ien si^Miilicalives. I)ariH le ciel «lu Toiiiheaii (les Curiaces, l(»s nna^^es du haut sont d'un ton à la foi» ehand, iutens<^ et li^K^M'. \ la Inupe, les f^rosses tailles trernhiées «jui le» modèlent on! un as|)(»et barbare : larj^es et robustes, on les [irendrait |)(»ur (iu(*l(|ue morceau de terrain ou pour un pan de mur. A l'œil nu, elles donneiil une <jualit<' de couleur tout à fait rare.

En n^prenant les rrt/Ywv, INranesi s'est abandonn(^ en toute libellé à sa passion pour l(»s beaux noirs. Dans les IWfi/ir (îomme dans les planches d'aridn^olof^ie, son travail à la pointe est forcément plus mesuré et déptMid plus étroitement des formes à représenter. Les mor- sures ne saurait lit y avoir cette fougue : dans les Carcrri, Piranesi est son maître. Au cours de la période suivante, l'aquafortiste, de plus en plus séduit par l'intensité de l'etTet, en possession de toutes ses res- sources techniques, met magnifiquement à profit l'enseignement qu'il tire de ses rechorohes ininterrompues et des expériences nouvelles dont chaque planche est en quelque sorte le théâtre. J'ai insisté sur les Carceri parce qu'elles permettent de mesurer tout ce qui sépare l'eau- forte blonde de l'eau-tbrte intense, parce qu'elles sont aussi l'exemple le plus libre et le plus frappant de cette dernière manière. Il reste à étudier maintenant un Piranesi plus complet. Le maître connaît le secret qu'il demandait en vain à Vasi. Voyons comment il en use. Manions ses outils, suivons les étapes par lesquelles passent ses eaux- fortes.


IV


Piranesi gravait au vernis dur, mélange de poix grecque, de résine de Tyr et d^uiile de noix qui n'est plus guère en usage. Après l'avoir étendu sur la planche, on le noircissait à la fumée d'un flambeau, puis on le cuisait, comme Ton fait du vernis mou, pour lui donner de la consistance. Le cuivre une fois refroidi, l'artiste y reportait son calque frotté par derrière de sanguine pulvérisée, en repassant sur le trait avec une pointe légèrement arrondie. C'est seulement après ce report

PIRANESI. 3o


258 PIRANESI.

que l'outil entre en Jeu et entame le vernis afin de dégager sur le cuivre le trait que l'acide doit creuser.

a Piranesi, dit Legrand*, ne croisait jannais les tailles. Une seule lui suffisait, mais il en variait le sens pour chaque détail. Elle arrêtait communément le contour des objets sans aucun trait cerné. Il la plaçait toujours dans la direction de la perspective, ce qui aide singulièrement à l'illusion et au relief des objets. » Une seule taille, mais non une seule pointe. Par cette variété des outils, Piranesi est encore un novateur. Les eaux-fortes des maîtres vénitiens, Tiepolo ou Canaletto, paraissent toutes tracées d'un bouta l'autre avec la même aiguille, qui n'attaque que légèrement la matière. La taille est à peu près partout uniforme. Dans ces canaux de largeur égale, l'acide creuse partout le môme sillon et, quels que soient le degré de l'eau-forte, l'habileté de l'aquafortiste, le nombre des couvertures, les morsures ne peuvent pas ne pas être monotones. Au contraire l'acide agit avec variété dans des tailles pré- parées avec des pointes de grosseurs différentes. Dans la notice qui accompagne les planches de Tarticle Gravure, dans l'Encyclopédie, on trouve cette recommandation : il en faut de toute grosseur et qui soient aiguisées plus ou moins coupantes. Dans les estampes d'archi- tecture, l'emploi constant du même outil est particulièrement redou- table : une pointe trop grosse donne à la planche une rigidité fatigante, et les édifices semblent construits en fil de fer. C'est le défaut des graveurs de Barbault dans ses Vedute schématiques et peu nuancées. Une pointe trop fine amène le graveur à serrer ses tailles et détermine par là la froideur d'une grisaille, comme on peut s'en rendre compte en examinant les Vedute de Clérisseau, gravées par Cunego. De la pointe la plus fine et la plus coupante à la pointe la plus ronde et la plus émoussée, Piranesi en emploie tout un jeu. La variété du travail prépare la variété des morsures et par conséquent du ton. Dans le beau ciel du Tombeau des Plautii, par exemple, le trait est mince, souple, délié, il s'enroule sans s'enchevêtrer; il est fait pour recevoir des morsures fraîches et légères, pour faire vibrer une lumière argentée. L'édifice est construit avec des tailles plus robustes. Elles sont dans les terrains d'une largeur extraordinaire. Ainsi s'établit une sorte de

1. F^^ 135.


I/KAI'KOMTK. tS9

perspective ilii iravuil <|iii fullahort» a la por»peclive aéric^iino i*i à la (linH*ti()ii inrinr <jr lu poiiitt* : drs preinierK plun.s aux cJornierM ko suceèile iuh» sérir de traits i^q'avés plus ou moins rohiistcs qui aident à la (nite des lointains.

L'outil \o i>lus earaetrristique aux mains de Piranosi, c'o«t la pointe plate. On appelh' ainsi iiiir pointe tW's j^rosse, émoussée, qui a junte aAKOz de taillant pour ciilcv»'!' un larf^o ropeau do vernis, sans altaqiKîr le euivn\ l"'ll<» trac<' d'énormes sillcuis <|ui, si mi li»s conduit à la refile, piMivi'Ut avoir la netteté di' la tailU; au burin. Au eours de la bolle époqu(\ Piranesi la réserve en général pour le modelé j^ras des terrains et pour les ombnvs intenses de rarchitecturo. Tandis que Montagu, bon graveur de Harbault dans son liccueil, accumule en largeur sur les fûts de colonnes des tailles fines et serrées qui dessinent leur ron- deur, Piranesi tait monter dans toute la hauteur du fût de formidables tailles à la pointe plate, légèrement ondulées, pour éviter de doimer aux colonnes un aspect ti'op uniformément cylindrique, — par exemple dans le Pronaos du Panthéon. La matière acquiert ainsi une puissance et un relief exceptionnels.

A la variété des pointes correspond la variété du travail. La planche est très couverte sur le vernis, mais inégalement. Selon la place et l'intérêt de chaque morceau, les entretailles sont plus ou moins larges. Piranesi ne réserve pas les lumières : sur le vernis, la gravure est semblable à uu dessin complet et déjà pittoresque, mais sans eflét. Elle est préparée pour en recevoir un, et c'est la morsure qui va le lui donner.

^» Piranesi, dit Legrand', mettait ensuite l'eau-forte avec un soin et une patience dont on ne l'eût pas cru capable, couvrant à me- sure les parties à dégrader et revenant ainsi jusqu'à dix et douze fois pour certaines planches : <.( Allons doucement, disait-il, je fais trois mille « dessins à la fois. » Il employait une formule d'eau-furte analogue à celle de Callot et d'Abraham Bosse, où entrent des proportions varia- bles de vinaigre, de sel ammoniac, de sel marin et de vert-de-gris, mordant tout à fait régulier et puissant. Après avoir placé la planche dans une auge de bois, on coulait Peau-forte sur elle, soit de haut en

1. F'^ 135.


260 PIKANESl.

bas, en tenant l'auge debout et légèrement inclinée, soit sur la planche à plat, en lui imprimant une oscillation pour répartir également la morsure. Mais Tcau-forte à couler proprement dite, en baignant le cuivre d'un (lot courant et continu, donnait à l'effet plus de franchise et plus d'unité.

La partie la plus intéressante de cette opération, celle où la vo- lonté de l'artiste intervient le plus et se manifeste le mieux, ce sont les couvertures. A mesure qu'un morceau est assez mordu, le graveur le a couvre j> au pinceau d'une couche de vernis qui l'isole de l'acide. Avant même de plonger sa planche sous l'eau-forte, Piranesi couvrait les grands blancs sur des parties travaillées. « 11 plaçait les vives lumières avec du vernis mis au pinceau, comme on touche un dessin avec du blanc; de cette manière elles acquéraient une franchise et un esprit infinis; la liberté de l'exécution remplaçait alors la précision quelquefois servile de la gravure ordinaire. » Pendant la morsure, Piranesi est peintre : au lieu d'aller du grand noir au grand blanc, il ménage d'abord ce dernier, puis les lumières moins vives, puis les demi-teinles et les ombres légères, en laissant mordre profondément les valeurs puissantes. C'est avec le pinceau qu'il obtient le modelé. L'eau-forte attaque la matière partout où l'enduit prolecteur ne la recouvre pas. Nous avons des ciels peints de cette manière, et j'ai déjà cité l'exemple du portique d'Octavie, où l'esprit des touches est parfai- tement sensible.

Dans l'intervalle des dix ou douze couvertures pendant lesquelles Tartiste peint sa planche à l'eau-forte, certaines parties continuent à mordre. Dans les sillons creusés par la pointe plate sur les terrains, le long des colonnes et dans les ombres de l'architecture, le mordant bouillonne et ravage puissamment le cuivre. 11 y creuse ces tailles redoutables, ces gorges ravinées où vont s'entasser les encres. Alors naissent les noirs de Piranesi, ces noirs plus ténébreux et plus riches qu'aucun autre, que fait vibrer la lumière des entretailles, mais qui s'apaisent et qui s'assourdissent dans les ombres absolues. Ni le dix- septième ni le dix-huitième siècle n'ont obtenu de valeurs pareilles. Les noirs de Rembrandt sont homogènes et veloutés. Ceux-ci semblent complexes; ils sont épais, rocailleux, solides; en même temps ils four- millent. Ce ne sont pas les noirs de l'ombre, ce sont les noirs de la


i;eau-koi(tk. mi

luiil. Ma^MiKltjuoH ténèbres (jui épouvantaient lu.-^ cuntoni|iui<iuin du I artist(\ liahitiH^ i\ dos oiiihrcs l(f^(*Tes (•( à l'eau-forte blonde. Le ))lus ititclii^^Mit (1(* s(>.s l)i()^n'a|di(*s hlanie clie/ riranesi TintenKité de rdlrl' : a Nous devons à la véritô dr dir»» 'jih'... les ciels, les paywi- ^('s, Irs li^Mires et les mouvements dt* terrain sont bien ôloif^nés de cette pcrloctinii (de l'ai rliitecture); souvent mc^me ils déshonorent dans les vues Ifs belles |)arties (|u'ils accompaj^nenl, et d'autres fois /^^«f ffuiH- ses (fo/nhrrs tj son/ (Tun intir insujf/tor/tth/r. >

C'est ({ue, non loin de ces noirs puissants, éclatent bîs lumière» ménagées di^s \c (lél)ut de la morsiire et dont la ^Mujme des valeurs intiM"médiaii'(»s, aux(|uellos la planche doit néanmoins son harmonie, ne lue pas la iVaiichise. Klh^s sont uKjdelées avec une sobriété et une justesse admirahlos. ÎSi un les isole du reste, elles sont complètes et solides comme des ensembles. Quelquefois môme, les travaux de pointe et les morsures y ont une rudesse. Remises en place, les dé- tails et les accents sont à leur plan. Ils disparaissent dans le soleil ([ui semble les ronger et dont les rayons frappent les matières avec violence. Sans doute il subsiste des gris, des tons argentés, des lueurs blondes : je le répète, la planche leur doit son équilibre. C'est aux grands blancs et aux grands noirs qu'elle doit son intensité.

Dès la première morsure sur le vernis dur, grâce aux touches qui circonscrivaient la lumière et les ombres, l'eftet se trouvait complète- ment installé. Mais il est difficile d'admettre que pour des planches de la dimension des Vcdutt\ par exemple, il n'y ait pas eu de remor- sures partielles au pinceau, sur un vernis transparent. Piranesi pou- vait ainsi compléter son travail, soit en repassant la pointe dans des tailles qu'il ne trouvait pas assez mordues, soit en gravant des par- ties encore incomplètes. De toutes façons, je n'aperçois nulle part des traits de pointes sèche, pas plus que ces noir-louches promenés par le chiffon de l'imprimeur entre des tailles trop larges et destinés à donner l'illusion de la puissance. Quant au burin, Piranesi a pu l'utiliser, mais sur le vernis et toujours en faisant mordre la taille. On le constate sur certains ciels réguliers (et un peu monotones) des années 1750-1757, et aussi dans les travaux de remplissage qui meublent les planches

1. Legrand, f^ 130.


2C2 l'iHAiNKSI.

(le la (lornière période : comme tous les graveurs de ce temps, Piranesi avait un atelier où il employait des élèves et des collaborateurs. Fran- cesco, Polanzani, Cunego, Barbault ont, à différentes époques, tra- vaillé sur ses planches. Ils sont pour beaucoup dans les estampes docu- mentaires, dans les gravures d'ornement, les vases, les plans. Mais ils sont tous disciplinés aux procédés de l'eau-forte piranésienne, par- tout elle impose sa puissance et sa vigueur, partout Piranesi tient à utiliser ses ressources et se trouve comme entraîné par elles. Dans une notice qui accompagne la première gravure de la série des Cheminées, admirablement gravée d'ailleurs, avec une pureté colorée qui atteste la main du maître, il s'en prend à ce clair-obscur qui le hante et qui n'a pas toujours obéi aux intentions de l'architecte, créateur et démonstra- teur d'un style. Mais, dans ce style même, l'interprétation à l'eau-forte est un élément primordial et une vigueur de plus.

S'il arrive que, dans ses dernières planches, notamment celles de ses Vediite qu'il consacre à Rome moderne, le travail de la pointe soit conduit d'une manière un peu plus touff'ue, si, dans les ruines elles- mêmes, il semble obsédé par la particularité des matériaux, par le pittoresque de ces pierres moussues auxquelles la ronce s'accroche et que les siècles ont lentement eff'ritées, c'est à la puissance de l'eff'et, c'est à l'intensité des noirs qu'il demande le prestige de ses eaux- fortes. Sous quelle influence? A-t-il été frappé par le spectacle d'un art évocateur, d'un modèle quelconque? Rien, dans les planches de ses contemporains, pas même dans les belles mezzotintes anglaises, si profondes et si généreuses, dans la vogue de la gravure au lavis, ne nous fournit d'exemples tels que l'on puisse y voir le point de départ d'une émulation pour Piranesi. C'est dans la pratique même de l'eau- forte qu'il a trouvé une expression progressivement plus belle et plus complète de ses dons. Il s'est laissé porter par une technique dont il comprenait enfin le secret et la poésie.

A des estampes ainsi conduites, ainsi mordues, un tirage sans artifices suffit. Les virtuosités inventées par les modernes, depuis Delâtre, leur sont inutiles. Il n'est pas besoin de les peindre avec les noirs salis du chiffon. Les tirages les plus anciens, qui sont les plus beaux, sont aussi les plus sobres. Mais il est impossible de reconnaître ceux qui auraient été exécutés par Piranesi en personne. Sans doute


I/EAU-FOnTF m

qiirlfjiirs (pnMivoH (rrs vieilles sont l«'pfrrfMnont bislréo* : mai» ci!r- l.iiiis iioits n^sistnif in?il an ti'iiipM, ot riiiiile qui Ioh arnal^ariio flnit par jaunir. ('«uiiiihiiI (iisliii^Min- lr roux <i'iiii Ion Voulu et la rouHHJ «|iie l'à-v •innnu aux e.slain|»rs .' Au surjilus, leH lira^o.H de la fin du ilix-liuiliènu» sitV>le, (l'un noir |)lus mal et plus fumeux, — l'encre de la Calcop^raphie Tiranesi, relie ipii doiun; aux eaux-forles de France»c^) niK* hrutalite si savoureuse, — ne délruit pas celle harmonie intense <|ni caractérise l'art du pèn». Même à travers la fatif^ue des ('•preuve» usées, elle persiste. KIK* impose h jamais cet art rayonnant.

Nous avons désormais i*iranesi tout entier. L'imajçe de Home, exacte dans s(\^ proportions et dans son détail, ap^randio par la mise (Ml pair^\ est transll«::uré(* par la beauté d(^s morsures et par la poésie (Ir la lumière. Ni le dessin ni la peinture n'étaient capables d'attein- dre à cette puissance d'expression, supérieure aux impressions ordi- naires de la vue. Rome, cent fois l'objet de l'étude des peintres et des graveurs, apparaît ici pour la première fois majestueu.se et vraie. Sur les murailles grises et délabrées, le coup de soleil de l'eau-forte fait bi'iller un rayon plus beau que celui du soleil de chaque jour, il les éclaire avec tant de force qu'il leur restitue leur relief et leur pres- tige. Dans une technique si riche et devenue entre .ses mains un si puissant moyen d'évocation, Piranesi avait trouvé la conciliation de ses dons de peintre et de ses dons d'historien, un instrument excep- tionnel pour traduire à la fois son admiration passionnée pour Rome antique, son savoir d'architecte, ses rêveries imaginatives. C'est en se limitant à cet art, en lui demandant une expression complète de sa personnalité qu'il est un très grand artiste. Par l'eau-forte, il est plus original et il nous est peut-être plus précieux que Tiepolo par la pein- ture. Tiepolo est un admirable maître, mais son art est une continua- tion. Il semble au contraire que Piranesi ait créé le sien tout entier. L'eau-forte avant lui n'était qu'un caprice des peintres ou l'auxiliaire de la gravure au burin. Désormais elle est un art complet. Rembrandt seul est comparable à Piranesi. Leurs deux noms sont associés à la renaissance de l'école moderne. Leur exemple est à l'origine du magni- tique essor de l'école française au dix-neuvième siècle. Peut-être est-il plus facile de subir leur intluence et leur prestige que d'en faire l'ana- Ivse intime : l'absence des états du maître, sans doute détruits à me-


264 PIRANESI.

sure, rend pénible une tâche de ce genre. Après des années de re- cherches, on voudrait aller plus loin. Il faut se limiter à quelques traits essentiels, pour éviter les conjectures. Tels quels, ils nous aident à nous reconnaître dans cette œuvre innmense, ils en fixent l'esprit et la méthode. C'est entre les ruines qui l'ont inspirée et l'atelier où s'éla- bore leur image qu'il faut essayer de comprendre Piranesi. C'est devant son modèle et dans son laboratoire qu'il apparaît ce qu'il fut, — un prophète du passé, un magicien de la lumière, un admirable artisan de la gravure.


CIIM'IIHL V


LK STYKK PIKANKSI


1~)iUANKsi n'est pas seulement lévocateur de Home ancienne, de ses ruines, de ses niaf^^nifieences dévastées par le temps. II est le créateur d'un arl décoratif qui continue et qui complète son œuvre de résurrection. Il existe dans la petite architecture un stijle Piranesi d'une originalité frappante et qui, s'il procède d'un effort analof^ue à celui des autres antiquisants du dix-huitième siècle, se présente, grâce à rhomop:énéité de ses caraclères, comme la plus importante et la plus personnelle des tentatives faites pour adapter les styles de l'antiquité à une esthétique nouvelle.

Nombreux sont les architectes qui, à la suite de leur œuvre bâtie, laissent après eux un recueil d'esquisses et d'ornements où les décora- teurs viennent puiser des modèles. On compte ceux qui ont marqué de leur empreinte l'harmonie des demeures privées et la magnificence des monuments publics. C'est qu'une rénovation de ce genre a besoin d'une suite d'idées et d'une richesse d'imagination extrêmement rares. Piranesi a l'une et l'autre. Il ne s'agit point pour lui d'un caprice fortuit, d'une série de méandres et de volutes due à la fantaisie d'une humeur libre. L'image que l'artiste s'est faite de Rome antique et de ses grandeurs, ses idées d'historien, le don et la pratique de l'eau-forte, l'adaptation décorative des éléments recueillis par l'antiquaire, tout se lie et tout se tient. A cette œuvre considérable et divei^e, il n'est pas besoin de cher- cher une unité d'emprunt. Les documents abondent et sont en fonction les uns des autres; de plus, leur auteur a pris soin de les commenter avec clarté. Il suffirait presque d'analyser les discours apologétiques et les brochures dont il fait suivre ses planches au cours des années, pour


PIRANESI.


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266 PIMANKSI.

avoir de son style dùcoralif une notion claire, organique et vraie. 11 a laissé des témoignages plus explicites encore, et surtout son recueil de Cheminées. Mais à côté de la Raccoltà proprement dite, il existe dans son œuvre des planches tout à fait expressives, ses premières inven- tions d'architecture, ses frontispices, et aussi ses Caprices pittoresques que l'on peut considérer comme des croquis d'ornement. Les uns et les autres sont les témoins de ses progrès et de ses recherches. Le style IMranesi doit être abordé comme la technique même de cet incompa- rable aquafortiste. Pour en comprendre l'esprit et la poésie, il faut assister à son élaboration. Si nous nous plaçons tout de suite en face des résultats, nous risquons de l'assimiler inexactement à des essais qui n'ont de commun avec lui que la matière dont ils se sont inspirés. Le choix des éléments, leur interprétation, le <r parti » décoratif dépendent de préférences fondamentales dont les œuvres d'une jeunesse ardente transmettent une image hardiment significative.


I


Les planches décoratives contenues dans le tome VIII de l'édition définitive et les premiers frontispices sont en général traités à la véni- tienne, avec une légèreté aisée à laquelle une eau-forte brillante ajoute la fermeté du trait et le chatoiement du ton. Les Archi Trionfali, par exemple, s'ouvrent par une composition élégante et facile qui utilise sans recherche, et comme de premier jet, les accessoires conventionnels de la pastorale antique telle qu'elle est interprétée au dix-huitième siècle. Nous reconnaissons, pour les avoir déjà rencontrés sur des vignettes et sur des en-tête, les pampres et la flûte des bergers de Sicile, aux roseaux liés par un ruban. Les planches de la Prima Parte font une place à des éléments décoratifs plus originaux et moins fréquents. Sous les voûtes immenses d'un columbarium, la Caméra sepolcrale laisse voir un sphinx et un lit funéraire qui évoquent l'art égyptien et l'art étrusque. A la base de VAra Antica^ sur laquelle s'enlèvent en relief des légion- naires de la Trajane, sont épars des ossements traités avec une âpreté naturaliste dont on retrouve la trace dans les grands Capricci de la même époque.


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CoB Capriccis (rorncinrnl' oIIimmiI 1 int^-nH d'i^tru a ia loin in.h u**- polcsqu'As et déjà j)iran«sii;iis. Ils aiiiioniMMil un U*iii|)<*rani(*[)l jHjr- soiiiu'l ((ui n'a pas (Micnrc découvert sa docuineiilalion propre et qui ne cliorclio tMi utilisant les attributs et les <nihl«'iiies dont h<* servent ses contemporains. Dos coijuilhvs et des niascan)ns s'y mêlent à des niiin'H elïritéos et chovelues, dans un déscjrdrc» pl<;in de vie. Ce ne sont paM les savantes (apures d'un ([«'coiateur professionnel, mais les fouj<ueu»eH improvisati(>ns d'un peintre. La lion; des Tiepolo, avec son luxe exo- tique et son ('défiance décorative, fait surgir dans ces planches' des rejetons d'uni» verdeur singulière. Le palmitM' au tronc écailleux, aux larji^es leuilles en éventail se retrouve dans la Fiale en Êfjyjtte gravée en vingt-six planches par Jean Domini(iue, ainsi que le pin parasol aérien et léger, (jui profile sur le ciel sa silhouette nerveuse. Tiépo- lesques eux aussi, les tibias et les crânes humains, qui accentuent la tristesse de la ruine et l'horreur des antiques sacrifices, se rattachent à la même inspiration (juc le squelette narquois dessiné par Jean- Baptiste, sous rinfluence des vieux maîtres allemands, dans Les té- potises de la Mort. iMème analogie entre les vipères qui rampent dans les décombres entassés par Piranesi et les serpents des Hébreux clans le Déseti, k l'Académie de Venise. C'est encore un des thèmes favoris du décor vénitien, depuis la marque de libraire d'Aide Manuce, où il se tord autour d'une ancre, jusqu'aux verreries étincelantes de Murano, que le dauphin au front bombé, aux gros yeux furieux, qui danse dans l'atmosphère étrange d'un de ces Caprices^ pareil à quelque vision sous-marine.

Ce qui est personnel dans cette série, c'est la profusion, c'est le mouvement. Les débris croulent les uns sur les autres. Des guirlandes épineuses escaladent des tambours dissociés, des colonnes chancellent, des autels brisés s'inclinent; une cuve funéraire chargée de bas-reliefs se tient en équilibre sur un bloc qui va céder. Une fougue extraordinaire qui ne détruit pas l'harmonie, une accumulation qui n'entraîne pas la fatigue, tels sont les caractères de ces inventions pittoresques un peu inquiétantes. Mais l'air et la lumière circulent partout et les blancs de l'estampe sont largement ménagés autour d'une composition touffue.

1. Opère varie d'Archiiettura, pi. 24-27.


208 PIRANESI.

De même le frontispice des ArchUdture diverse^ s'il est liépolesque par les feuillages et parla maquette, appartient à Piranesi par l'énormité des proportions et par le sentiment qu'il nous suggère d'une puissance surhumaine régnant sur un chaos. Piranesi n'a pas encore trouvé d'objet défini à son obsession des grandeurs colossales, à laquelle il a essayé de donner satisfaction par les visions des Carceri. Il accumule des pans de montagnes écroulées, et ces architectures naturelles semblent bâties des débris d'un cataclysme. Nous pensons aux décombres d'un monde disparu plus vaste que le nôtre. L'artiste porte en lui un songe formi- dable qui ferait éclater les cités et les monuments. C'est dans les convulsions de la nature qu'il trouve à s'exprimer, avant de donner au passé de la Ville éternelle une profondeur et une majesté ignorées.

Alors les lignes directrices de la composition se contrarient et la rendent émouvante. Une vie mystérieuse rayonne. La fuite de la per- spective qui enfile l'inclinaison des blocs nous fait presque assister à leur chute. L'ampleur, la richesse et le sentiment des masses caracté- risent ces sortes de décorations barbares, qui se dressent à l'entrée des premiers recueils comme un portique de rochers à l'entrée d'un palais bâti pour des Titans.

En étudiant l'antiquité romaine pour la préparation de ses recueils archéologiques, Piranesi était amené à faire une place de plus en plus importante aux vestiges du passé dans les frontispices et dans toute la partie décorative de ses travaux. Le deuxième frontispice du tome IV des Antichità présente un péristyle ample, riche et sévère qui s'ouvre sur un fleuve bordé de palais. Œuvre d'apparat, d'inspiration toute palladienne, qui rappelle avec plus de froideur les inventions architectu- rales de la Prima Parte. Les frontispices proprement dits sont décorés de vastes débris qui tiennent toute la page. En tête du tome consacré aux Monumenta sepulcralia, par exemple, c'est une urne à torsades, aux flancs crevés, contre laquelle sont appuyés les ossements qui furent retrouvés à côté d'elle. Suivant le procédé ordinaire de la composition dans les œuvres de Piranesi, à partir de cette époque, l'élément central domine tous les autres et accapare toute l'attention. L'urne funéraire n'est pas ici quelque accessoire destiné à meubler un vide. Elle s'impose par l'ampleur de ses dimensions et par la puissance de son relief. Nous sommes loin de la prodigalité et du désordre des Capricci. L'étude


LK 8TYI.K IMirVM.Sl. U9

ait<Mitivo (les inoniiinontR a rondiiil riraiioMi h clioÎHir Uin plu» caracU'*- risliijiios (l'riitic eux ot h leur faim la |)la< o qu'ils rnr'Tilftul.

l'aiil-il l'airr coïncidrr avrr 1rs orij^Muos do la colloclioii d .'inli<|ii<vs (jn'il a loriin'r rahoridancc dt^s rra^'incnls do loulo iialun*, " chapitraiix, fiils de cnlnnurs, haiidoaux riclieriu'ul s(:ul[)l<'8 qui, à partir (W la ]/fff/tti/i<-(^HZ(iy jonchont h* sol dans 1rs fronlispicîCH? l'ii art plus (•()ini)loxo (»t plus f^ruénuix f|U(» l'antique scinhle avoir d/'j^af<é leur relief. Leur décn^pitudc lurnic^ ajoute à leur luxe tournieuté une parure inat- tendue, lis soiii trapus, surcliarj^és el noirs. Mais f|uelqu' puissants qu'ils soient, une p^rande masse les domine et les écrase. La table de pi(MMV fendue (jui sert de titre au ('(tmpifs Mnrthis, avec ses deux lignes marteltV^s (»t s(\s bords roni^és, est pareille aux blocs des Archi/eftmv (iirf>rsr, mais redressée. Nous sommes encon» dans un décor analogue i\ ce dernier, au pied de l'inscription formidable qui porte le titre de VtJmissario^ comme dans le ravin cyclopéen par lequel on accède aux Antichilà dWlbano, Alors l'art de Piranesi atteint à une grandeur épique. Les blocs taillés par la main des liommes ont le même volume et la même solidité que les masses échafaudées par la nature. Les rochers sont carrés et réguliers comme les bases des temples. Le tuf noir, dans lequel sont dégagées les assises des citadelles, se dresse en murailles vertigineuses et compactes. Les lettres gravées dans le style des lapicides du haut empire n'y ont pas la froideur monotone des caractères d'imprimerie. Elles présentent un creux ou un relief, elles sont soulignées par des ombres. Le soleil intense de la belle eau-forte semble les creuser avec plus de profondeur ou leur donner une saillie plus prononcée que dans la réalité. Sur le flanc des montagnes, dans l'épaisseur des tables de marbre, elles participent majestueusement à reflet.

D'autres fois, surtout dans ses dédicaces, par exemple celle des Cheminées^ et aussi dans la « Scénographie » du Champ de Mars, l'ar- tiste utilise des débris d'ornements qui encadrent le texte. Mais loin de les analyser pour en extraire le principe d'une composition décorative, le motif type répété et stylisé, Piranesi les montre tels quels, avec une puissance concrète, dans leur désordre et dans leur vétusté. Ils sont là, tels qu'il les a extraits de son Museo ou copiés dans quelque collection romaine. Ils complètent la documentation archéologique de


270 ril\ANESI.

celle œuvre immense, où Tauteur a voulu faire enlrer lous les frag- menls révélaleurs du passé lalin, de môme que dans un frontispice des Vedule il fait voir, parmi des bustes, des chapiteaux et des fûts, le fameux Pied de marbre, qu'il arrache à la boue d'une rue romaine. L'artiste fait servir ces accessoires pittoresques aux démonstrations de l'historien. Nous avons là en quelque sorte les notes et les éclaircis- sements de la Magiiificenza.

En feuilletant ces planches décoratives, Ton peut découvrir aisé- ment, non les principes directeurs du style Piranesi, mais les divers éléments qui déterminent le goût de l'artiste en matière d'ornement : un élément vénitien, qui lui restera toujours cher, le don du mouve- ment et de la couleur, l'audace de concevoir et de faire grand ; — un élément naturaliste, qui l'attache à ce qu'il y a de concret, d'individuel et de contingent dans les vestiges du passé comme dans les témoins émouvants des convulsions de la terre, utilisés ou non par le génie humain ; — un élément antique, qui révèle une Rome à la fois ac- cablée sous sa caducité et palpitante d'une vie mystérieuse, d'un relief étrange et d'une richesse barbare. On dirait qu'il va de préférence aux manifestations artistiques des époques extrêmes et de ce qu'on pourrait appeler les crépuscules de l'histoire, aux plus lointaines et aux plus énigmatiques comme aux plus basses et aux plus confuses. 11 accepte que ses modèles soient grossiers ou vulgaires, pourvu qu'ils soient vivants, qu'ils aient de la force, de l'expression et de la grandeur. Avec les bandeaux d'un sarcophage mutilé, il sertit rudement les pages héroïques par lesquelles s'ouvrent ses recueils. Il les blasonne de l'aigle des Saints Apôtres, il déterre quelquefois des débris anonymes, impossibles à classer. Dans tout cela, il n'y a pas la méthode concertée d'un style, mais nous trouvons tous les dons nécessaires à son avène- ment, toute la vigueur expressive qu'il faut pour l'imposer aux yeux d'un public. Que manque-t-il donc à ce goût audacieux, éloquent, pour aboutir au style Piranesi? La coordination d'une étude sérieuse, la mise en pratique des théories énoncées au hasard des polémiques soulevées par la Magnificenza. Ce résultat est acquis par l'admirable recueil des Cheminées et par le Ragionamento Apologetico qui lui sert de commentaire.


I.K STYI.K PIRANKSI Vi


II


Le Discours djto/txjrtitfue en faveur <h' iarcliitrrture f^f/i/ptieruie ci ilr r<tr(/uU'cltfrr loscaur n'a pas à |)ro|)nMii('iil j>arler un caractère |)()lôiiii(|ii(', mais il porto les traces des diverses conteslati(jiis au cours des(iueiles Piranesi a précise^ ses idées sur l'art antique, en particulier sur 1rs orif^ines d(i l'art romain. D'aillr'urs, son titre ne doit pas nous tromper : s'il est vrai (|u'il contient des drveloppements d'une forme achevée, mieux établis peut-être que dans ses autres écrits apologé- tiques» sur rarchitecture de l'Éj^^ypte et de TKtrurie, sa place en tête du recueil décoratif des Chotiinécs n'est pas usurpée. L'auteur y explique avec clarté les raisons de ses préférences et la genèse de son style.

Il indique nottemont son but : l'antiquité n'a pas connu les che- minées; s'il a choisi ce thème pour ses dessins, c'est afin de montrer l'usage qu'un prudent architecte peut f^iire des anciens monuments pour les adapter avec goût à nos usages et à nos mœurs '. L'état présent de l'architecture en Italie et dans les autres pays d'Europe juslitie cette ten- tative. Depuis quelques années, dit-il, elle semble aller en déclinant et retomber dans la barbarie d'où on l'avait tirée. « Combien d'irrégularité dans les colonnes, dans les architraves, dans les couvertures, dans les dômes et surtout combien d'extravagance dans les ornements M >> La mode ridicule et banale des attributs gâte l'architecture civile. Un mi- litaire veut des armes, un marin des tritons, un antiquaire des ruines, des statues d'empereurs. Pour renouveler le décor, il est nécessaire de faire plus de place à la liberté de l'invention, en la soumettant à la discipline du goût. ^ Qu'un architecte soit bizarre autant qu'il le juge à propos, mais qu'il ne rende pas l'architecture difforme et que chaque membre conserve son propre caractère"'. » Le défaut d'études prive beaucoup d'artistes de l'abondance des idées. Palladio lui-même, ca- pable d'inventer les façades et les dispositions les plus magnifiques, manque « d'idées » et de connaissances lorsqu'il s'agit d'orner l'inté-

1. Diverse manière cTadornare, etc., Discorso, p. 2.

2. Ibid., même page.

3. Ibid., p. 3.


272 PIRANKSI.

rieur d'un édifice, « de sorte, dit Piranesi, que c'est toujours la même porte, la même cheminée, la même fenêtre, etc. ' ».

En présentant ses modèles au public, Piranesi prend soin de de- vancer les objections. La première et la plus redoutable (elle lui avait déjà été faite à propos de la restauration de Sainte-Marie-Aventine), c'est que ses dessins sont trop chargés d'ornements. Il se déclare donc l'ennemi du désordre et de la confusion. Mais s'il désapprouve la multi- plicité et les énigmes, il fait remarquer que ses projets ont pour thè- mes les ouvrages les plus susceptibles de variété et d'embellissement. S'il est absurde de cacher les nobles formes d'un cheval sous un har- nais trop riche, il est légitime de décorer luxueusement des cheminées. On a tort de les comparer à des portes et de les vouloir simples. Elles rappellent plutôt une armoire ou un bureau. En réalité, elles forment une classe à part. Ce qui est sûr, c'est qu'elles ne servent pas seule- ment à chauffer. Elles sont un ornement agréable dans un cabinet, où « elles doivent présenter une riante et une agréable symétrie^ ».

Telles sont les raisons pour lesquelles Piranesi a pris les chemi- nées comme prétexte à sa verve inventive de décorateur. Telle est la manière dont il se justifie de les avoir traitées avec richesse et nou- veauté. Il revient ensuite à ses sources d'inspiration, il dit en quel sens il a interprété ses modèles. « Plusieurs pensent que l'architecture égyptienne et étrusque ne présente que des manières dures et hardies. Ceux-là désapprouveront sans doute l'usage que j'ai fait dans mes planches de l'une et de l'autre, pour orner des cabinets où l'on ne doit employer que le léger et le délicat. » Mais le décor de nos intérieurs a besoin d'être renouvelé avec largeur et variété. L'architecte ne peut se refuser à aucune étude : en fait, on a déjà beaucoup osé. Les luxu- riances et les caprices des grotesques ont leurs beautés. « Nous aimons les cabinets à la chinoise \ » Il n'y a donc pas lieu d'écarter de prime abord et de parti délibéré l'art étrusque et l'art égyptien. Ce que l'on appelle raideur et dureté à propos de ce dernier n'est au fond que l'in- dice de sa force harmonieuse et de sa solidité. L'art égyptien enseigne que les statues décoratives, par exemple, doivent être soumises aux lois

1. Ibid., p. 3.

2. Ibid., p. 7.

3. Ibid., p. 10.


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(i(^ l'architrcturc .1 sr lattachn* a la ln;/i«|in' dr l'iiisrinhlc pour U'^^uftl cllivs ont i*ir (Nihcdcs. I)(* là une srrie do iiuxliflcalioiiM qui ada[)ti*iil It's lormoH vivantes au (h'-cnr m 1rs siiiiplidaitt. l'iraiH*Hi analyH<* <«-h pnxîôdrs avoc uih» ran» pt'rs|)ica(;il<^ d'apn'H la rannc cl la floro Htylin/cs dos dri'()rat(»iirs anti<jurs; il prrnd pour cxonipNîs deux cliapiUîaux d*' la \ ii^nic H()i>,^lieso et do la collection Adam, d<^)à éludii'fs par lui dans la \/(i(/fii/it'Cfnn* . I/ai^'le des bas-reliefM a la t^tc trop ^roH.se, les serres trop |)uissantes, les plumes des ailes dispos('?es comme les tuyaux d'uni; syrinj^^e. I.es ailes dos ^q'aiids sphinx sont repli('*<?s contre l'ordre naturel, pour faire un contraste avec des volutes ioniques. On doit les monstres anonymes à la nécessité où se trouvèrent les artistes d'adapter les ornements à la gravité de l'architecture... En comparant les majestueux lions é^^yptiens de VAcf/ua Felice aux lions grecs du niiMne édifice, il constate que ces derniers sont plus faibles, parce qu'ils ne s'adaptent pas, parce qu'ils sont trop vrais. ('<> style sévère et sini|)le n'enipèehe pas le sphinx sculpté sur Tobélisque du Champ de Mars d'avoir beaucoup de cjjarme et d'être « palpable' ».

Piranesi convient qu'il est plus difficile d'invoquer l'exemple de l'architecture étrusque. « Ce que j'ai voulu, dit-il, c'est unir l'étru.sque, ou, si Von veut, A' )'oniain, avec le grec, faire en sorte que l'agréable et le beau des uns et des autres servent à l'exécution de mon dessein. Les connaisseurs sauront bien distinguer ce qui appartient aux Grecs et aux Étrusques\ » Caylus et Mattei reconnaissent la grandeur de cette civilisation obscure, mais, pour en étudier l'art, il y a bien des précau- tions à prendre. Tout ce qu'on a trouvé en Etrurie n'est pas étrusque. Il est donc difficile de décréter d'après des documents aussi malaisés à interpréter que l'art étrusque est dur et pesant. Autant vaudrait attri- buer à l'Étrurie tout ce qu'il y a de faible dans l'art grec. On a eu tort de donner aux Grecs tous les vases étrusques d'un bon dessin... Nous nous retrouvons, semble-t-il, en pleine Magni/îcenza, et il faut bien convenir que toute cette discussion sur les vases est vague et peu concluante.


1. Délia Magnificenza, etc., pi. 13.

2. Diverse manière., ibid., p. 14.

3. Ibid., même page.

PIR-\NES1. 35


274 riHANESI.

Mais une [)arlie excellente de ce plaidoyer où nous voyons Piranesi essayer de profiler des critiques qui lui ont été adressées à propos de ses précédents ouvrages théoriques, s'y résigner de mauvaise grâce et au besoin les retourner contre ses adversaires, — c'est celle où il dé- montre que la grande variété des vases et des formes d'ornement pro- vient des coquillages. En s'appuyant sur la collection Baldani et sur le recueil de Nicolas Gualtieri, il étudie les formes organiques génératrices des formes décoratives i. Il célèbre les élégantes spirales des univalves, les volumes cylindriques réguliers, les cannelures et les orifices en forme de bec des multivalves, qu'il utilise pour les anses, comme les tellines et les conques pour les couvercles, faisant ainsi bénéficier, peut-être inexactement, mais de manière féconde, l'étude de l'antique des sciences de la nature. Par là il rappelle les artistes de la Renais- sance italienne, leurs recherches et cette vaste curiosité en présence de l'univers, matrice des formes, arsenal de toutes merveilles. On pense à Cellini recueillant des coquilles sur le rivage de la mer, au parti que ses contemporains et ses imitateurs surent tirer de la faune marine, de ses caprices charmants et de ses pittoresques étrangetés.

Piranesi continue longtemps à célébrer les fastes de l'antique Étru- rie, la grandeur de son architecture qui se montre encore dans les mu- railles de Volterre, de Cortone et d'Arezzo, dans le principal égout de Rome, dans le pavé de ses chemins, dans l'émissaire du lac d'Albano et les aqueducs de Quintus Marcius. Au cours de cette apologie, il ter- rasse un M. Goguetet, confrontant une fois de plus l'architecture romaine et l'architecture grecque, il réprimande David Leroy qui assure, d'après Vitruve, que le temple des Grecs dérive de la sage économie de leurs cabanes. Et peu à peu nous voyons se dessiner nettement le sens de cette grande tentative faite pour renouveler le style dans la décoration : secouer « l'indigne joug » des Grecs. « Si les Égyptiens et les Étrus- ques nous offrent dans leurs monuments du beau, de l'agréable et de l'élégant, imitons-les, je ne dis pas en copiant servilement leurs ouvrages, ce qui réduirait l'architecture et les arts libéraux à un simple mécanisme... Un artiste qui veut se faire un nom et s'élever au-dessus


1. Ibid.^ p. 18; Piranesi renvoie à Gualtieri, pi. 65, lettre 0, et pi. 92, notamment pour l'origine du chapiteau ionique et pour les tuiles.


I.K STYI.K IMIiA.M^;SI 173

<lii (oinihuii iM- (loii ))Mini M coiit<^i)t(*r de copier n(l«*l(*inefit U^ niiti- ((iK's ; niais, mi 1rs cluiliaiil, il doit iiiontrrr un ^('riie inventiïur et pour iiiiisi (lirti créatnir, ot, ou coinhiiuinl avoc saj<<*ss<' le ki*^*<^i lï*truHr|ue et l't^fi^yplirii, trouve»!' Ir moyeu d'invculiT <!♦» uouv»llrK niaui«;reM et de uouvoaux orueiin'uts '. » Il est toujours possible do faire du nouveau. Sous la |)i()che do tous les scavatori, Rome r('*vèle cliaqu*? jour des aspn i inattendus dr ranticjuilr des jxMiples Li-^ artiste» y aflluenl, sachant bien (|ue, pour acquérir la perfection, c*} n'est pan assez de connaître Tanatoinie, l'ensenible et les mouvements, mais rpi'il faut encore sou- tenir le crédit, la dif^nité et la majostc^ de l'art. « Pour moi, dit-il, qui suis attentif à toutes les découvertes que l'on fait journellement, je nie trouve, fi;rac«^ à DitMi, |)ar ce moyen, posséder une boime quantité dt» vieux monunuMits, chapiteaux, colonnes, corniches, frises, U)i*'S^ bustes, bas-reliefs, petites urnes et autres semblables antiques, tirés de la maison de plaisance d'Hadrien, de Tusculum et d'autres endroits où j'ai fait creuser exprès. Ces monuments dont les uns sont d'un j^oùt et d'un travail excellents, les autres médiocres, les uns nobles et majestueux, les autres bizarres et capricieux, unis à Tétude de la nature et des anciens, aux rétlexions que j'ai faites sur les anciens usap^es et sur les modernes, m'ont mis en état de composer différents ouvrages sans m'assujettir à la vieille monotonie et de présenter au public quelque chose de nouveau dans ce genre. Peut-être quelqu'un traitera- t-il mes travaux d'extravagants... Je me mettrai peu en peine qu'on les critique, parce qu'ils s'écartent de la monotonie trop uni- forme du vieux stylet t>

Paroles très fortes et qui donnent la clef de tout cet effort. Pira- nesi prétend utiliser librement l'antiquité mise au jour par ses soins et par ceux des archéologues européens à Rome dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, pour substituer à la monotonie des thèmes ordinaires de la décoration un art qui ne se refuse ni à l'ori- ginalité de l'inspiration ni à l'exubérance des motifs. Ses sources sont antiques; mais l'Egypte et l'Étrurie de Piranesi ne sont ni réduites en formules ni soumises à des canons; elles sont encore


1. Ibid., p. 33.

2. Ibid., p. 34-35.


270 MHANKSI.

matière mouvante, sujette à des discussions et à des enquêtes. Elles autorisent une interf)rétation extrêmement libre et ne paralysent pas cette ardeur de nouveauté qui sollicite l'artiste en quête d'un style. Ce qu'il devine dans ces domaines à peu près vierges, ce qui lui plaît en eux, c'est la richesse et la grandeur, c'est le don qu'eurent les potiers italiens pré-romains d'adapter spontanément aux besoins et à la pa- rure de leur vie la multiplicité des formes naturelles; c'est Tintelli- gence et le sens décoratif avec lesquels les tailleurs de pierre de la vallée du Nil surent dresser contre les murailles des palais et des temples des statues aux lignes simples, architectoniques et grandes. Pour éviter d'être astreint à suivre de trop près ces modèles, pour rester indépendant dans son imitation même, Piranesi se propose de décorer des cheminées, c'est-à-dire un détail architectural inconnu de l'antiquité. Il reste à voir à quels résultats ont abouti ses réflexions et ses études.


III


Dans la pratique, l'auteur du Ragionamento a cherché à concilier la richesse du décor et la beauté de l'ordonnance. Mais l'ardeur de son tempérament lui interdisait un froid compromis. Son style est avant tout puissant et coloré. Il n'est pas d' « imitation » à la fois plus respectueuse de son modèle et plus originale. Le génie romain y déploie sa majesté solide, animée par la verve du Vénitien et du peintre.

Le choix même des éléments est instructif. Le fond « étrusque » ou romain où ils sont puisés pour une grande part n'est pas une sélection rigoureuse de formes parfaites, — mais toutes présentent un caractère de grandeur robuste et d'autorité. Si l'on met à part les thèmes habituels des ateliers campaniens du premier siècle qui, relevés sur les vestiges d'Herculanum, ont inspiré le mobilier de Piranesi plus que ses cheminées, les frises délicates ornées de rinceaux et de pal- mettes qui enlacent leurs arabesques nerveuses autour des gobelets et des réchauds, les ustensiles domestiques, les vases, les trépieds montés sur des jambes de biche, décorés de mufles de lion qui mâchent des anneaux, — l'art romain, à Rome même, n'a guère


I.K STYI K PIRANK.HI. fTT

8urv((Mi <|ih p.ir h s ijiominiPiits dcstiiiéH k |i€'rp<'*tuer le Kouvcnir des morts (ît lu t.istt' (lu l.i viutoiro. Co cnracti'îro «iiiphatirjuo ol funèbre <l()iiiiii(' le style riraiiosi. A côté dcH rcîliefs et dus liossa^'us qui (loiiiiaiuiit i\r\ii tant du puissance à la décoration des T/o/ri et den arimirus (jiti un l'niii partie, voici une ^randu profusion d'allributH synib()li(iuus relevés sur (U^s tombes, masqu(»s empreints d'une tristi*ssu tra^nquu, tlamlx^aux ('truints, bucn\nes. I/artistu s'cîst exprimé trop net- tement sui" l(H'oiiipie dos emblèmes en général pour que nous leur cher- ebions ici un scmis : ils n'ont évidemment pour nMe que de meubler ri- cbement le vide des surfaces polies et de déterminer par leur relief un effet généreux, llsn'uii uontribucntpas moinsà donner à la composition une sorte de faste I^mèbreet d'austérit<'. Ailleurs IMranesi emprunte se» motifs aux monuments qui attestent la grandeur de l'empire. Si les planches 8 et 4U, par exemple, sont inspirées des sarcophages et des stucs qui décorent les tombes, nous retrouvons sur la cheminée de la planche 23 les trophées de la Trajane, sur la planche M les clefs de voftie à consoles des arcs de triomphe, et, planche -20^ la charmante frise de grilTons du temple dWntonin et de Faustine. Les casques et les glaives sont suspendus comme dans une salle d'armes. Les attri- buts militaires et civiques révèlent une prédilection autoritaire pour la force farouche et la domination. La flore n'est pas celle d'un prin- temps heureux : elle a quelcjuc chose de solennel et depesant, et ces guirlandes de marbre sont faites, non pour décorer rinlimité de la vie domestique, mais pour orner le char du triomphateur ou le sarco- phage du guerrier.

L*Égypte, outre le sentiment du style qu'il a si bien analysé, outre ses mérites décoratifs et techniques sur lesquels il s'est étendu dans le Ragio)iamento, propose à Piranesi le modèle d'une gravité sereine qui n'exclut pas la grâce de la vie. Il est séduit par les obscurités de son histoire, par le recul formidable de son passé, par le mystère d'une religion qui plonge à demi dans l'animalité. 11 devine les grandeurs de ce peuple lointain, à travers les lacunes d'une documentation incom- plète. D'autres se sont intéressés avant lui à l'Egypte V La table isiaque


1. Voir, par exemple, le Voyage d'Egypte et de \ubie de Norden( 1752- 1755) et le Voyage 671 Orient de Pococke (1743-1745).


278 PIRANESf.

du musée de Turin, publiée dès 1070, ofTraità radmiralion des voya- geurs tout un répertoire de symboles et de motifs. Au dix- huitième siècle, rÉgypte sollicite en Italie, en Angleterre et en France l'érudi- tion ou la curiosité de nombreux collectionneurs. En 1748 s'ouvrait le cabinet égyptien du Capitole; c'est là et sur les places publiques de Rome qu'est née l'Egypte piranésienne, — l'Egypte d'Antinous et d'Hadrien, telle que le prince rêva de la reconstituer dans le Canope de la villa de Tibur, l'Egypte des sphinx et des obélisques rapportés à Rome par les généraux et les dignitaires et de plus en plus nombreux dans la Ville éternelle, du jour où le goût des Latins pour Tart et les usages des Pharaons fut encore développé par la crise religieuse qui introduisit dans l'empire les sectes des Sérapiates et des adorateurs d'Isis et d'Osiris. Le premier, Piranesi tenta d'arracher cet art au som- meil de l'érudition et de le restituer à la vie. On le voit utiliser les hiéroglyphes' pour la décoration, déployer sur les bandeaux les belles ailes stylisées de l'épervier ou du sphinx-, prendre pour cariatides des statues d'Anubis\ Il se sert de l'obélisque pour donner de l'élan à la composition \

C'est dans les cheminées inspirées des motifs de Tart égyptien que Piranesi révèle le mieux et avec le plus d'abondance son goût pour l'emploi des formes organiques et du corps humain dans la décoration. Les cheminées monumentales du Moyen Age, de la Renaissance et même du dix-septième siècle présentaient, ainsi que les tombeaux, des figurations iconiques, des statues de géants ou d'esclaves enchaînés et des cariatides. Mais Piranesi les dispose de telle façon et sait si bien enfler leurs lignes que ces cheminées, destinées, nous dit-il, à des « cabinets », font penser aux portiques colossaux d'un antique palais Tantôt deux personnages affrontés, d'une taille et d'une carrure herculéennes, soutiennent l'épais monolithe de la tablette, de leurs deux bras roidis'. Tantôt, les montants sont remplacés par des femmes qui jouent d'une sorte de théorbe et dont le pagne est prolongé par

1. Dive7'se manière, etc., p\. 14.

'2. Ibid., pi. 10 et 24.

3. Ibid., pi. 24.

4. Ibid., pi. 10.

5. Ibid., pi. 14.


I.K STYI.R IMnANKSI. 979

dos uilos (i'rporvior*. Tantôt oiifln en Koiit «leh colosief attif*, âge* iionilli's' (Ml in<Mn<' «n «'«inilihrc Hur Ioh main»*. Vu de flanc, l'ApU sîicn ' srinhlo veiller sur iiik* eiilrér iiil(5nlite, cornmo Icn fonnidahles iauroaux do Kliorsahad.

IMraiiesi iio s'était pas roiiteiité «i. ({«'ssirier des proj«?ts de <ln-nji- inS\s à r^'i^ypiieune : il avait .ipplifju»' I«s principes du riièiiH* (U'cni aux pcMulures (ju'il exécuta pour le (^alV* drs Anglais li Kome. Il eu a laisse» l'inia^^cî dans son recueil avec une l(';^nnd(; exi)liealive*. KIIcîk li^urai(Mit un vestihujr oiiié do si^^ies liiéroj^dypliirpies et d'autres éléinonts empruntés ^ à la reli*^^ion (»t à la |)nlitique des ancieng K<;yptions ». Derrière les montants, par de larges haies, se voyaient a les fertiles eampa*^nes du Ml et les majestueux tombeaux de cette nation ». Le Café des Anglais était très fréquenté, surtout par le public cosmopolite qui s'intéressait aux arts, et les peintures de Piranesi bien placées pour exciter la curiosité. On connaissait les Pyramides par les planches de Norden, auxquelles IMranesi les a vnii.semblable- mont empruntées, les hiéroglyphes par les monuments de Rome, le«  canopes et les sphinx par les collections. Mais c'était la première fois qu'un artiste faisait intervenir l'art égyptien dans une décoration, et le faisait intervenir seuP.

Tous ces éléments, animés ou non, ont une couleur et un relief extraordinaires qui les font paraître parfois plus abondants et plus entassés qu'ils ne sont\ Sur la nudité des bandeaux et des plinthes,

1. Ibid.^ pi. 18. Légende : Symboles allusifs de la religion égyptienne.

2. Ibid., pi. 28.

3. Ibid., pi. 36.

4. Ibid., pi. 26. Les pieds de ces étranges équilibristes supportent des torses colossaui.

5. Ibid., pi. 32.

6. Ibid., pi. 46.

7. Trois cheminées (à la romaine) furent exécutées : l'une au palais du sénateur prince Rezzonico; l'autre dans le cabinet de John Hope, en Hollande; la troisième à^urghley, dans le château du comte d'Exeter (pi. 2).

8. V. ibid., pi. 2, la note suivante : « Comme il pourrait fort bien arriver que quelque esprit critique trouvât dans quelques-unes de ces planches un je ne sais quoi de cru et de dur, sans accord et plein de confusion, je me crois obligé d'avertir que tout le mal vient du clair-obscur qui, parmi une si grande multiplicité de choses, n'a pas toujours secondé les idées et l'intention de l'auteur. Le burin et la gravure à l'eau-forte n'ont pas toujours obéi au graveur comme l'aurait souhaité l'architecte, et il a mieux aimé laisser la planche moins parfaite que de se mettre dans le cas de la défigurer, en y repassant tout de nouveau. »


280 PmANKSI.

ils installent un modelé généreux; ils s'y suspendent comme des grappes : il arrive que leur pesanteur semble charger avec excès la structure; ils projettent de belles ombres, et ils ne sont avares ni de saillies ni de profondeurs. Ils sont traités à la manière de ces sarco- phages romains qui, à l'image de la mort, associent celle des joies robustes de la terre, des délectations et des frénésies. Dans cet art exceptionnellement concret, aucune part n'est faite à la suggestion; tout s'impose à nos yeux avec la même autorité. Le même burin dégage inflexiblement toutes les parties et ne consent à aucun sacri- fice.

Ces ornements, d'origine mêlée, doués d'une rare vigueur et d'une surprenante vitalité, sont reliés les uns aux autres par une architectonique spéciale. La cheminée prête à d'heureuses combinai- sons linéaires. Qu'on l'envisage comme un portique ou comme un bureau, elle est un ensemble. Les montants, la tablette et le man- teau s'échafaudent, non au hasard d'une fantaisie sans but, mais suivant des nécessités fixes et pour remplir une fonction déterminée. L'artiste, reconnaissons-le tout de suite, y a vu l'occasion d'équilibrer des volumes imposants plutôt que de combiner des lignes harmo- nieuses. Loin de concevoir le style inspiré de l'art égyptien ou de l'art romain comme un ordre immuable, élégant et pur, il Ta conçu massif, puissant et plein, mais doué de vie et de mouvement. Il s'at- taquait là à un problème complexe et tentait de concilier des élé- ments en apparence contradictoires. Il est difficile de donner de l'accent et un caractère pittoresque à une masse pesante, d'une ordon- nance sévère, sans en détruire la grandeur et la majesté. Pour lutter contre la monotonie de l'architecture palladienne, les décorateurs baroques avaient brisé les lignes, incurvé les mouvements, contourné la faune et la flore ornementales. Mais à force de chercher des effets de déséquilibre et d'asymétrie, ils avaient désorganisé l'économie générale. Pourvus d'éléments décoratifs assez pauvres et sans origi- nalité d'invention, ils contournaient à l'extrême le peu dont ils dis- posaient, comme ces écrivains qui sont plus riches de tours et d'in- versions que d'expressions personnelles. C'est exactement le contraire de ce qui se passe pour Piranesi. Mais il ne s'est pas "fenferuié, par réaction, dans les limites d'une épure rectangulaire. La manière dont


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il :i 11. lit.' U)H li|^iio« qui onracInMit l'orni^rn^Mit <*l qui nonl l'aMnif^ttc (Ir II cornposilioii thI iiit(^reMHanto à tUiiditT.

Les (/ritih's (ihs<t/io'sr{i)Ui nu'o.s. I,u inoiU)tonif> «l'uno nrf'U^ vivft trop lonj^'UMHps pi'()|ni|tr,;(» a (|iirlr|ii(; clioHc» (pli fali^uo <»t qui hl«»KMî. L'ar- listr la dissiiniih' (»u rint(»rn)mpt. 1! on rncuhlo les Ixjnl.s avec don cor- (lomiets, (1rs ^Mni'laii(li»s, (l(»a oves ou des perles. Souh la lablelle, il ré- j)ar(it (l(»s lrij^Hyph(»s roniphHi'S par des ^'oultchîttosooiiiquoH ol dissimule l(»s tailloirs sons dcîs nihaiis do feuillages (pie leur poids fait riiollement ll('chir. Les einl)as(\s sont creus('»es de ^orp*s qui fourmillent de dé- tails ou lemplaet'îos par des eonsoles qui portent le décor des montants. Des torches renversées, appuyées les unes contre les autres par leur extrémité inférieure et dans l'aiif^le desquelles sont suspendus des masques, traversent le bandeau, dont elles rompent les horizontales. Ailleurs, ce sont des guirlandes (jui s'enroulent en volutes aut^jur de médaillons.

Si le beau relief de l'ornement lui donne sa couleur, c'est a un système de courbes qu'il doit le mouvement. Les cornes d'abondance, les serpents, les sphinx à La j:2:orp^e proéminenti\ les dauphins dont le corps s'eflile et se termine en rinceaux jouent dans la composition ce rôle essentiel. Les montants sont surtout favorables à ces inflexions souples. Mais on les retrouve ailleurs, — par exemple dans les ^i^uirlandes des bandeaux et dans les chimères aux replis renflés, qui rattachent le médaillon central au reste du décor. Leur emploi est manifeste dans les belles plaques de foyer que Piranesi joint à ses cheminées et dans les chenets, dont l'invention est alors toute récente. Les supports des grilles sont composés comme de petits autels, surmontés d'acrotères et d'antéfixes. Mais tandis que dans le corps de la cheminée les cour- bes peuvent se déployer avec ampleur et allonger librement leur élé- gante sinuosité, elles sont ici énergiques et trapues, elles sont conçues pour la technique robuste du fer forgé.

Droite ou courbe, qu'elle se dessine sans interruption ou qu'elle soit rompue par des accidents voulus, la ligne architecturale est toujours nette et ne se dérobe pas à l'analyse. Piranesi s'oppose aux décorateurs baroques, qui chiffonnent l'ornement jusqu'à le rendre indistinct et dont les compositions sont traversées de remous difficilement discer- nables. Il y a peut-être surcharge, mais non pas confusion. L'on peut

PIRANESI. 36


282 PIRANESI.

môme dire que tous ces éléments qui se présentent avec une égale auto- rité ne passent pas assez les uns dans les autres. Les ensembles ne manquent pas d equilibn» : ils manquent d'unité. Ce défaut, évident pour les cheminées égyptiennes, est sensible dans celles qui sont in- spirées de l'antiquité classique. Un certain nombre de pièces décora- tives semblent avoir été extraites directement d'une collection d'anti- ques et mises en place après une insuffisante adaptation. Elles font songer à ces meubles que composait Hugo, en entassant ses bahuts les uns sur les autres. Il est vrai que les anciens avaient déjà heureusement stylisé ces motifs : pris un à un, ils sont d'une grande beauté décora- tive, et l'on ne s'étonnerait pas de reconnaître les lyres, les casques, les intailles agrandies, les médailles et les vases à têtes d animaux \ s'ils faisaient plus étroitement corps avec la matière, et s'ils ne paraissaient pas suspendus contre le marbre, comme des curiosités dans la boutique d'un antiquaire.

Ce défaut est moins frappant dans les projets de meubles que l'au- teur a joints aux cheminées. Ici l'inspiration antiquisante ne procède plus par juxtaposition de morceaux; elle a des modèles faciles à suivre. C'était presque un paradoxe que de décorer des cheminées à l'antique : l'ampleur de sa manière a entraîné Piranesi à les traiter comme des arcs de triomphe, le portique d'un temple ou des sarcophages d'empe- reurs. Il y a cimenté avec quelque rudesse les débris des monuments les plus vastes et les plus différents et toute sorte de témoins du passé. En inventant d'après les mêmes sources un petit mobilier, il conserve sa puissance et son relief, mais avec plus de justesse et de grâce. Sans doute il est des pendules et des cartels d'une exubérance qui dé- concerte. L'image de la Diane éphésienne chargée de mamelles et s'ap- puyant sur deux torches renversées paraît peu propre à supporter un cadran, et c'est une trouvaille singulière que cette lampe antique ser- rée entre les jambes d'un Hercule grotesque, servant de porte-montre. Mais les tables, les consoles, les trépieds et les sièges sont d'une aisance dégagée et d'une nerveuse élégance. Pour les trépieds en particulier, comme pour les vases d'ailleurs, Piranesi a suivi de très près les mo- dèles d'Herculanum conservés au château de Portici. L'un d'eux repro-

1. Voir surtout le motif central de la pi. 15.


I.K STYI.K PmA?<KS! l«l

(lui! crlni i|iir l'on Irouvo ^"V^'MlatïH \vh Aniithiin fi*/'!rrolano, &ii\}r*i% iiiK' frrscjur. Lrs .iuIhjs iiHMihIrM Honl d'iiiH* farliuv plus complexe. lA:n souvenirs d»» rahli(jiif y apimniissoiit vivants cl lIi'urJH : une? curieune ins|)ira(i«»n naturalisU» viniit rajnmir los motifs. Ihm cofjuilIcH, dan guir- landes, (les (lau|)liiiis inlerviomient dans la coniposition vi la parcou- reiil (!(» courtes j^^racicMiscîs. Los torchères nt les llanib<»aux sofil parli- eulièrtMnriit heureux : ils oui pour [)rotolypes les ^roteHqucH, leur ^râce llexihle, leur aéritunie niai«;reur. La matière étirée et aiMouplie n'a pres«|ue plus de volume ni de poids : il y en a juste assez pour fixer le schenui d'un mouvement li.irdi dans une tip^e mince dont rextrémit45 s*(^pauouit à |)eine.

Lst-co iidire (pie ces meubles soient « rococos ► autant qu aniiques? Lianes bouclées, branches de roses, médaillons suspcjndus à des guir- landes, rinceaux fleuris, ce sont là sans doute des éléments que les pré- décesseurs do Liranesi ont longtiMnps utilisés, mais n'ont-ils pas eux aussi leurs modèles dans les peintures des yrolU*s et dans les stucs, sur lesquels l(\s ont copiés, bien avant les décorateurs baroques et leurs dis- ciples de l'art rococo, Jean d'Udine et Benvenulo Cellini? 11 serait, je crois, plus exact de faire une part dans celte traduction vivante de l'antique aux ori*;'ines vénitiennes de Piranesi. Los (lambeaux en mon- trent plus d'une preuve : certains d'entre eux semblent conçus, non pour le métal, mais pour le verre, et rappellent les caprices extraordi- naires des artisans de Murano, ces continuateurs paradoxaux de la fan- taisie cellinienne, subtils inventeurs de monstres. Rien déplus frappant à cet égard que les bobèches à torsades posées en équilibre sur des vo- lutes le long desquelles rampe un insecte, ou encore le dauphin tradi- tionnel dont la queue s'évase comme une petite nef et qui, le corps redressé au-dessus de la tète, s'enfonce au sein des mers.

Avec son puissant italianisme, le style Piranesi, surtout si on l'étudié dans les cheminées, se présente comme la tentative la plus énergique faite par l'art latin pour se rajeunir en remontant à ses ori- gines. C'est la première fois qu'un homme prend sur le terrain où ils gisent abandonnés les débris de la grandeur romaine, s'en saisit sans les soumettre à une interprétation et les présente dans toute leur authenti- cité. Serrés les uns contre les autres et s'escaladant comme s'ils étaient doués de vie, ces fragments ne sont pas sans évoquer l'entassement pro-


284 PIUANESI.

digieux d'obélisques, de mausolées, de chapelles, que l'artiste a vus en songe le long de la voie Appienne. Mais cet art touffu ne dérobe pas ses parties. Chacune d'elles, profondément gravée dans le cuivre et profon- dément mordue, s'impose à nos yeux, comme des restes héroïques cimen- tés sans art dans quelque muraille. Ici, peut-on dire, la muraille dispa- raît presque sous les chefs-d'œuvre anonymes échappés aux siècles. Style exubérant et sans goût? Mais Piranesi est supérieur à l'homme de goût et aux tentatives du goût. Son but était de montrer une fois de plus Rome triomphante, et il y parvient. Cette sorte d'objectivité dans le choix des éléments est d'un passionné qui ne veut rien sacri- fier de ce qu'il aime, et cette splendide profusion, qui fait craquer la matière, c'est toute la richesse italienne du seizième siècle, la magni- ficence de Venise et le génie même de Piranesi.


riîMMTRK VI


I. INFI.UKNCK. — CONCLUSION.


VENANT après tant de pAlcs iiiiaf2:es, les planches de Piranesi ont une toile autorité, elles dominent de si haut les œuvres du m^'ine genre parues à la niùnie époque (ju'il semble d'abord légitime de grou- per autour d'elles et de faire dépendre d'elles tous les aspects de la renaissance de l'antiquité à la fin du dix-huitième siècle. Entre 17.'/) et 1780, le nom de l'artiste est un des plus célèbres de toute l'Italie. Ses relations sont européennes. D'innombrables exemplaires de ses œuvres se répandent en tout pays : la gravure, dont il connaît toutes les ressources, propage son génie et son nom sans les trahir. Il est comblé d'honneurs et, quelle que soit la violence des controverses auxquelles ses écrits l'entraînent, elles ajoutent encore à sa gloire. Au dix-huitième siècle, parmi les lettrés qui se passionnent pour l'an- tiquité romaine, bien rares sont ceux à qui ses eaux-fortes n'ont pas inspiré le désir d'aller admirer de près des monuments représentés avec autant d'éloquence et de poésie. Tous ceux qui devaient s'illustrer dans l'histoire de la renaissance antiquisante, et, pour ne citer que les plus connus, Clérisseau, Adam, Hubert Robert, Vien, ont été ses amis. Enfin le relief de son caractère, en apparence si peu fait pour les beso- gnes paisibles de l'érudition et de la gravure, le détache en vigueur sur une foule d'individualités dont il paraît être le chef. 11 est incon- testable qu'il fut le premier, le plus grand et le plus passionné des rénovateurs.


286 PinXNESI.


1


Oui. rinflnence exercée par Piranesi fut immense, — mais elle reste complexe et difficile à définir, à cause du caractère môme de son œuvre, qui se présente à la fois comme un vaste répertoire archéologique et comme le plus exalté des poèmes, à cause des dons divers et presque contradictoires de cet artiste exceptionnel, historien, architecte, déco- rateur, graveur et peintre; enfin, à cause de ce génie visionnaire, qui n'appartient pas à son temps. Les circonstances, qui, étudiées à la hâte et superficiellement, paraissent l'avoir servi sans réserve, furent favo- rables à la diffusion de son œuvre et à l'épanouissement de sa maîtrise, mais elles ont singulièrement contrecarré ce que l'on pourrait appeler son apostolat. 11 se laissait aller, comme écrivain, à toute sa verve Imaginative au moment même où les méthodes objectives, importées par les savants du Nord, commençaient à se substituer à l'intuition archéologique. 11 s'est fait le champion le plus éloquent de l'antiquité latine, au moment où Leroy vulgarisait la Grèce et rencontrait un immense succès. Quant à son talent d'artiste, il a ébloui, mais décon- certé : ses contemporains voyaient dans le retour à l'antique, non le moyen d'enrichir et de renouveler les arts, mais l'occasion d'épurer le goût; ils restaient plus fidèles aux principes du classicisme rationaliste qu'à l'inspiration du seizième siècle. La diffusion universelle des planches de Piranesi attirait autour des vestiges célébrés par elles une foule cosmopolite qui, sur le sol latin, n'abandonnait rien de ses préférences et de ses disciplines ethniques. Piranesi fit à Rome, sa patrie d'élection, une publicité grandiose; il est le dernier Italien qui ait fait retentir la voix généreuse de la Renaissance, — mais souvent au profit d'étrangers en qui parlait plus fort la voix de leur propre race.

Qu'il ait beaucoup agi par ses qualités d'homme, par l'ardeur pas- sionnée de son caractère, il n'est pas permis d'en douter, d'après l'una- nimité de ses biographes. Sa verve extraordinaire faisait de lui l'inter- prète le plus éloquent, en gestes et en paroles, des grandeurs de Rome. Aux jours de sa jeunesse, logé près de l'Académie de France, en relations avec les directeurs et les pensionnaires, avec Michel-Ange Challe, roman- tique avant l'heure, dessinateur de ruines perdues dans les forêts, avec


l/INKI.DEiNCK. — r.ON<:i.lJSIO?l. tt7

llltix'l'i Knhril. Ir liiicilX (loilc ilcS J4Mllirh prilitrcs I r.'Ulçai.H, il lt*.H OXCl-

(.lit à coinpnHHliM^ <'t h aiiiirr. Panini riait leur profehseur do « pc*r- Npoctivo », otc'est l'inlluenco dr ranini 'jui doiniDochoz tous UtH doHMJna- t(Hirs et pointros do niiiio.siï cotte? rpo<|Uft, — mais Piraiiesi, cornpa^Mion de liMirs [)r()in(Mia(Ios piltorosquos otdc leurs oxcursions arcljéolo(<^iquos. leur dévoilait à son tour, mioiix que les secrets et les artilices d'un f^ouro, la ina;^Mulicence du passé de sa race. Les dons de réMirrr ction i\\w riranosi nianiloslait dans son art, il les portait dans «a parole : le (on (Millainnu' do ses profacos sullirait à nous en convaincre. Son rôle dVxoi(a(oMi" (ut surtout oliioaco auprès dos architoctos<*t de deux d'entre eux, 011 par(ionli«'r, doiil il lui r.inii. La hel le dédicace Au Champ de Mars i\ I\oI)(m( Adam iikhUpo quels liens les unirent. S'il est impos- sible (\{} faire du stylo Adam une imitation ou une conséquence immé- diate du style Tiranesi, n'est-on pas fondé à dire qu'une intimité de ce genre fut riohe (\i? sugp:osti(His pour rarchitecte an^rlais et qu'il apprit aux côtés de son ami (ritalio à aimer Uome et son passé, à tenter (\o renouveler rarolnlecture en se penchant à son tour sur les exem- ples qui avaient déjà éveillé le p^énie du jeune inspiré? De même pour Clérisseau, dont ractivité dispersée ne présente pas un témoignage concluant de l'intluence de Piranesi, au sens strict du mot, mais qui fut amené par l'exemple de son ami à entreprendre une publication monumentale analo'^ue aux AntichUà Romane, — ses Antiquités du midi dr la France. Auparavant, on sait qu'il fut, comme beaucoup de ses camarades à l'Académie, entre autres Louis, un de ces architectes peintres, habiles à composer pour la clientèle des amateurs ces beaux dessins ingénieux, amusants et vifs qui désolaient les directeurs, sou- cieux d'études plus sérieuses. Connu surtout en Angleterre, il contribua, comme Adam, à y répandre le nom de Tiranesi : l'amateur Soane avait acquis, en même temps qu'un album de dessins de Piranesi et d'Adam, provenant de ce dernier, quelques beaux lavis de Clérisseau. Ce voisi- nage fraternel est une sorte de symbole de l'émulation puissante et libre qui entraînait à la suite du Vénitien tous ceux qui l'approchaient, et aussi de l'admiration qu'ils éprouvaient pour ses moindres croquis. Ajoutons que Clérisseau sentait tout le génie expressif du graveur : il essaya de former ses interprètes à l'école de Piranesi : on en a la preuve dans les estampes de Gaite, Réville et Née, conduites avec largeur,


288 PIKANESI.

])icn que timidement mordues et chargées de trop de reprises au burin. Il fui encore mieux inspiré, en choisissant pour son S])nIalo un con- disciple de Piranesi, Zucclii, et un des collaborateurs ordinaires de la collection, notamment pour les dessins du Guercbin, Bartolozzi.

Mais c'est surtout par la diffusion européenne de son œuvre que Piranesi eut un rôle d'excitateur, auprès des artistes, des amateurs et des profanes. Bouchard et Gravier, ses premiers éditeurs, répan- dirent partout, mais surtout en France, les recueils dont il leur confia la publication. La Correspondance des Directeurs^ nous l'avons vu, atteste le zèle et l'efficacité de leur collaboration commerciale. Plus tard, quand Piranesi devint son propre libraire, il sut soutenir ses affaires par l'ampleur de sa publicité : son prospectus pittoresque, qui porte, parmi de charmantes vignettes et des débris décoratifs empruntés aux ruines de Rome, la liste de ses ouvrages et leur prix de vente, va jusqu'en Allemagne et en Angleterre, où on le retrouve dans de vieux fonds d'éditeurs. Sans parler des souverains et des dédicataires, il ne négligeait pas d'adresser ses œuvres aux amateurs influents avec lesquels il se trouvait en relations. Ainsi se retrouvent dans le cata- logue de la vente Mariette « plusieurs petites pièces rares qui ne sont point dans le commerce; toutes les épreuves sont des premières; elles ont été envoyées au fur et à mesure par l'auteur à M. Mariette^ ». Les procès-verbaux de la commission des monuments % constituée le 31 mars 1792 pour procéder à l'inventaire des biens des émigrés et à la répartition des richesses d'art, font souvent mention d'épreuves de Piranesi, parmi les objets dignes d'être réunis aux collections du Muséum ou conservés.


1. Charles Blanc, Trésor de la Curiosité, I, p. 298.

2. Nous apprenons ainsi qu'elles figuraient en bonne place dans le cabinet d'estampes de M. d'Angiviller, entre le Voyage de Sicile par Houel, les Ports de France et d'autres vues de Rome, en noir ou en couleur; chez M. Hocquart, où le choix du commissaire Ameilhon porte principalement sur des ouvrages d'archéologie, les recueils de Bellori, du chevalier Fontana, de Giambattista et Francesco Piranesi, V Antiquité expliquée de Montfaucon et diverses des- criptions de Rome, Nîmes et Palmyre; « dans la maison d'Égalité, ci-devant Palais Royal », où Boizot, Lemonnier et Desmarest saisissent, en même temps que des dessins de Carie Vernet et « un rouleau de peintures chinoises », six volumes de l'œuvre de Piranesi. Nouvelles Ar- chives de l'Art Français, troisième série, t. XVII et X^'Ill, Procès-verbaux de la Commis- sion des Monuments, I, p. 336; II, p. 185, 231-232.


I/INFI.L'KNCE. — CONCI.USION tM

Los ratnlni^iioH <I(\h i^nmdo.s vontcH do riiinpiro ot do la l{<7Miaiiratioii les iiMMitioinitMit dans Ii\h hihliothrtjui'H des stirvivaiilH du dix-liuititrriio si(>clo, — Pai^riïon-DiJoiivalMHIO), lnclie\ali<îr Milliii (1K19;, d'aulroH c;n- roro. Cayhis pout hlàinrr h? < foin » do la iiianiiTo (?! .Mari<îlUî corilrover- sor : plus (jiir It's rocits dos voya^njurs, clh-s l'aisaiont nallro U* d»*Mir de voir cotlt» Koinc bI hcllr ol ces luonunHMits dont Ioh ruino.s, ^^ràco au ^^'.- uie d'un inspiiv'», sciiihlnil los voslij<os d'uno raco pluH ^randij ot plus puissant»' (|ih' 1» s lioinincs. On dovino la force de celte «éduction, on lisant uno phrase dr lli»yno, ôcrile en octobre 170r), alors qu'un volume do Piranosi vouait d'arriver à Gœttingue : « Il est indispensable de voir ritalio. 11 n'ost pas porniis de rester enterré ici*... » Copiées, réduites' et partout propa^^^i^es, ces planches attiraient sans cesse sur le sol latin des admiratiuirs nouveaux (4 popularisaient los hoautés de Home.

Mais leur nMo iiistorique ne se liniilt^ pas à cette publicité. Elles serviront aux peintres : elles les fournirent al)ondamniont de détails ot d'accossoires antiques. Kn ITOo, Al^arotli était plein d'enthousiasme pour lo jeune talent do Mauro Tesi, dit lo Maurino. Le 12 février, il écrivait à Prospero Pesci ' : « Je me rappelle comment, lorsqu'on lui montra pour la première fois le Viti-uve de Barbar<j, les Tliermes de Palladio publiés par Milord lUirlinj^ton, Palladio lui-même, les inven- tions d'Ini^o Jones et d'autres Anglais qui, en architecture, nous font à présent la leçon, tout cela le touchait au crour. Et avec quelle ardeur ne l'ai-je pas vu copier certaines |)ièces des antiquités romaines que je


1. Cité par Jiisti, Winck^lniann, II, ch. i, p. 365.

?. Dans les tin'efen iiber /^om publiées à Dresde (178*?- 1787) par Christian Traugott Wein- ling, les illustrations sont gravées d'après Piranesi par Friedrich. \ . Julius Vogel, Aus Gœ- thes Bomischen Tagen, p. GO. — J'ai vu passer en vente à Rome, mais sans pouvoir les re- trouver dans des dépôts publics, de petites gravures sur acier, réductions ou interprétations des \ednte, dont on se servait en Italie, au début du dix-neuvième siècle, comme de billets de visite ou d'ex libris. Ce sont probablement les planches d'une sorte de • guide diamant» utilisées par un libraire ingénieux. —Enfin, en novembre 1010, M. Henri Allorgea bien vouiu me communiquer aimablement quelques jolies estampes d'un faire précieux et qui rappel- lent la technique des keepsakes, copiées d'après Piranesi (l'arc de Dnisus, les thermes de Caracalla, l'aqueduc de Néron, par exemple!. Elles appartiennent à une génération posté- rieure à Franccsco, car le ciel parait exécuté à la machine à graver. — D'autre part, au moment de la vogue de la gravure en couleur, on a essayé de tirer parti dans ce sens des planches de Piranesi. V. Catalogue de la vente Enrichetta Castellani, Kome, KH)7. n' 1168.

3. Bottari, Raccoltà, VII, p. 436.

riRANESI. '*'


riRANESI.

l'avais mené voir dans les ouvrages de Piranesiî » Le4 nnars de la rnème annexe', il demandait à Tiépolo démettre des figures dans des tableaux de Pesci et du iMaurino, et, décrivant l'œuvre de ce dernier, il notait l'emprunt à Piranesi : <r Au premier plan, un obélisque dans l'ombre, dont on voit environ le tiers; il repose sur un beau piédestal rond, copié d'aprrs une estampe de Piranesi et qui vous plaira, je l'espère, infiniment.... » Puis, passant à une autre, représentant l'intérieur d'un noble édifice, converti en canlina, « corne è la sorte délie cose umane », il ajoute : « Tous les éléments sont copiés sur l'antique. » Il y a là un dorique sans base sur lequel il insiste beaucoup et qui est une belle invention, dit-il, prise aux Antichitù Romane. Dans un tableau qui représente un « luogo di sepolcri », le tombeau du premier plan, très orné, reposant sur un podium massif, « qui contraste à merveille avec les colonnettes cannelées », a la même provenance. Bien plus, autant que la description d'Algarotti nous permet de l'apprécier, il semble qu'il y ait eu influence sur la manière même du jeune peintre, ou du moins sur l'esprit de ses compositions, — notamment par le choix des éléments funéraires, sarcophages, pyramides et colonnes sépulcrales, surgissant de loin en loin parmi des cyprès, derrière lesquels se profile le tombeau des Scipions. Ailleurs, c'est l'entrée d'un couloir c( qui mène à des souterrains ». Enfin, dans le dernier de ces tableaux, la pré- sentation du sujet, — la nef d'un temple corinthien vu par un angle, — peut avoir été inspirée des habitudes de présentation chères à Piranesi. Sans doute il n'est pas le seul à fournir des modèles au Mau- rino, qui emprunte également à Palladio, àSanto Bartoli, aux documents de Ligorio. Mais des indications de cet ordre, si précises et si autori- sées, nous montrent quel usage les peintres pouvaient faire des plan- ches du graveur, pour des œuvres où Ton voit paraître une abondance de monuments antiques, en particulier pour celles des ruinistes étran- gers à Rome et qui n'ont pu les étudier d'après nature. Elles laissent deviner la manière dont ses recueils furent mis à profit et même le rôle qu'ils jouèrent dans l'évolution du genre. L'ampleur et la beauté des Monumenta Sepulcralia, présentés pour la première fois avec le relief puissant de l'ombre et de la lumière, avec les accidents pittoresques

1. Bottari, HaccoUà, VII, p. 441. Sur Maiiro Tesi, v. Lanzi, Storia Pittorica, V, p. 237. Lanzi renvoie à l'éloge d'Algarotti par Aglietti.


f.'INKI.l'KMIK. œ.NCI.UHION tfl

qui .ncusoiit Ituir v«lilHt4« i!l (|iii la nîinii'iit lîmcjuv.iiit»-, i 1 <>np(ifi<f

(i()s roprnsiMilutions aiinahloinrnt ftiiièhros (jiii dcvioiuiunl <iti filtiH mi pluH noiiibnnisi s (huis lu printtin) italiruiK^ cl t'rauraiKC (1<; la fin du dix- luiitirmo sincio, — ot co n'ont pas chez l*aiiiin que l'on trouve un pareil luxe lio sarcopliaj^^es. D'ailleurs, dans les lettres ndatives au Maurino, Alp:ar()tli iio parle pas du |)eiiilre de Plaisance, silcnee «i^^riificatif si l'on son^^e (|ue Tanini rst jusque-là le maître in(!onteHté du ^enre dans le(|uel s'oxoree à son tour !<• jeune artiste bolonais. Mai^^ré la ltj2;èreté de Lui d'im \I«^^arotti, son exclamation : - Telles «ont les vicissitudes humaines! » fait sentir que du spectacle des ruines va bientôt naitro, fj^rAce à Piranesi, une j)o6sie nouvelle. L'im- passibilité de la natiii»', s'«Mnparant des vestij^es des civilisations détruites, la grandeur de la solitude (jui, au milieu des villes anciennes, élarp^it les déserts, lu mélancolie poignante du passé sont les thèmes favoris de cette littérature qui va des liuines de Cœuille (1768) aux nfn})rs de Volney (1791) et aux Tombeaux de Foscolo (1807). Lorsque la grande peinture évolua vers les sujets romains et « grecs », les planches de Piranesi fournirent les accessoires décoratifs, principalement les candélabres et les vases. En 1781, Passeri ' les cite parmi les documents les plus fréquemment consultés, en même temps que les bas-reliefs et les médailles publiés jadis par Bellori et Saldeno, les recueils de Poscacchi sur les funérailles, etc. C'est à l'imitation de Piranesi que Kocchegiani et Pronti publièrent « al uso de' Professori délie Belle Arti » leurs ouvrages sur la vie publique et privée des anciens peuples, surtout d'après les collections du Capitole et du Vatican, — mais c'est à Piranesi que les peintres " empruntent le plus, en particulier les beaux lampadaires chargés d'ornements.

1. Dal metodo di studiar la pittura^ I, ch. m.

2. Emprunts qui ne sont pas toujours purs d'interprétation et de mélange. L'exemple le plus ancien est sans doute fourni par le morceau de réception de Clément Belle, Ulysse re- connu par sa nourrice Euryclée, cité par M. Locquin, La Peinture d'Histoire en France de i747 à î7Sd. p. 234, note 5. Cf. VAndromaque d'Angelica Kauffmann. le Départ de Priam de Vien. le Septime Sévère de Greuze, etc.


292 PIRANESI.


II


11 est difficile d'étudier l'influence exercée par les recueils de Piranesi sur les architectes et les décorateurs contemporains. Ce serait commettre un abus de méthode que de prendre pour des traces de cette influence tous les éléments romains qui paraissent alors dans les édifices. On ne doit pas oublier qu'ils avaient fait depuis longtemps l'objet de publications importantes et connues. Il est évidemment im- possible de préciser la source d'emprunts faits à des monuments sans cesse copiés depuis la Renaissance, et il n'est pas permis d'affirmer que tel fragment de la Trajane, par exemple, est pris à Piranesi plutôt qu'à un autre recueil. Mais il est incontestable que les antiquités romaines, présentées pour la première fois avec un caractère de gran- deur et d'expression pittoresque que l'on chercherait vainement chez les faibles graveurs d'antiques des générations précédentes, excitèrent les architectes à renouveler leur inspiration, de même que les Vechde, répandues au loin, excitaient les amateurs à entreprendre le voyage de Rome. Étant le premier archéologue qui fut en même temps un artiste, il réconcilia l'archéologie et les arts.

Jointes aux recueils d'antiquités, les Architetture Divey^se faisaient connaître la manière dont Piranesi, dès 1743, avait conçu l'interpréta- tion architecturale des leçons de Rome par les modernes, interprétation dont il formula plus tard la théorie dans le Ragionaynento, Ces inven- tions, on le sait, doivent beaucoup aux Vicentins du seizième siècle, mais l'antique y est moins pur que chez Palladio et ses élèves. Elles font une place à des éléments italiens modernes, à des habitudes de la génération précédente, par exemple au mouvement dans les fron- tons et dans les colonnades. Telles quelles, malgré la froideur de la gravure, elles sont originales et puissantes; c'est peut-être le docu- ment le plus expressif que l'on possède sur la période de transition qui précède le retour sans restriction à l'antique. Il n'est pas inutile de rappeler qu'elles paraissent peu de temps avant l'époque du voyage de Soufflot, Cochin et Marigny en Italie. Quelques années plus tard com- mençait la construction du Panthéon et, comme les Architetture Di-


I. INri.DKNCK. - CONÇU SION. 5'M

rersr^ cet «^dillce est un comprorniH ^^randiosr <riln* l'antiquo, Palladio «t les inodcrm's : la (•()Up(>l(» imite» e<'llr de Saint-j'iorn»; la niidiU'r de^ siirfacM^s sur hvs murailles dos ('/"ilrs fst un trait (*aract4'riMti<)ii« de l'ar- cliil(H'tur(^ palladienno ; l«'s ^Miirlandrs (jiii rn drcon'nt sohrcirnerit lo Moiiimrt sont roinaiiK^s ; l'ordre du jM'ristylo CHt emprunU» au j)etit tiMiipU» do Tivoli.

Outre Ivohert Adam, riraiiesi connut des architectes anglais, et c'est eonnm» architecte, c'est-à-dire par ses f)reniier8 rccueilH, qu'il exerça sur eux une inllucnce. Au cours d'un voyance de Georges Dance en Italie (1758), les deux artistes entrèrent en relations. La prison de Newgate, hatie par Dance, aurait, dit-on, été conçue d'après les (Jarceri* .

Certes les /^risons sont loin d'ôtredes projets : elles ont pour point ded(^part la décoration théAtrale et les songes fiévreux de leur auteur. Klles n'en ont pas moins l'autorité d'une exacte destination architecturale. La solidité des assises, la rudesse cyclopéennede l'appareil, la nudité des surfaces, tout dénonce la ^eôle, la réclusion et le châtiment. Le chef- d'œuvre de Dance doit à Piranesi une suggestion de caractère et de cou- leur, sa massivité hermétique, la terrible sévérité de la coupe des pierres et de la taille des joints. Il suffit de regarder la fameuse Porte du Débi- teur pour s'en rendre compte. N'est-ce pas là tout ce qu'un bâtisseur pou- vait demander à ces rêves effrayants, tout ce qu'un architecte de la réa- lité pouvait prendre à un architecte du songe? Convenons que c'est beau- coup et que, si Newgate se présente dès l'abord, non comme un édifice incertain, une halle au blé, un collège, une caserne, mais comme un redoutable et authentique cachot, son auteur est redevable aux Carceri de cette force d'évidence. D'ailleurs, connu et admiré en Angleterre, Piranesi était en relations avec d'autres architectes londoniens, Robert Mylne, par exemple, architecte de l'OId Blackfriars Bridge, gravé par l'auteur des Antichità en 17G6.

Par l'énormité des proportions, les Architetture Diverse sont à Torigine de l'architecture colossale qui hanta les esprits en France et en Italie à la fin du dix-huitième siècle, et dont nous avons, dès 1751, un curieux témoignage dans les frontispices gravés par Bellicard pour V Architecture de Blondel. Plus tard, à partir de 1778, les pension-

1. C'est l'opinion du professeur R. Blomfield dans ses Studies in Architecture. V. Sa- muel, Piratiesi, p. 112 sq.


294 PIHANESI.

naircs du Koi, tout en poursuivant leurs travaux d'après l'antique, donnent à leurs projets des proportions de plus en plus vastes et s'at- tirent les observations de l'Académie. Ils développent à l'infini le système des colonnades et dessinent des amphithéâtres capables de contenir tout un peuple. En 1787, l'Académie les rappelle sévèrement à l'ordre : « Les projets envoyés sont plutôt des compositions gigan- tesques, d'une exécution impossible, que les productions d'architectes qui, mettant le dernier sceau à leur instruction, sont prêts à revenir dans leur patrie réclamer la confiance de leurs concitoyens *. » Ce n'est pas l'étude objective des monuments des anciens, ce ne sont pas les men- surations auxquelles les jeunes architectes des générations précédentes se livraient avec ardeur qui pouvaient faire naître le style colossal. Où en trouver le principe, sinon dans les constructions ébauchées dans les Archiiettuye Diverse, et dans cette Rome piranésienne que la har- diesse de la mise en page et la puissance de l'eau-forte rendaient pareille à une cité bâtie par des géants? Les « mégalomanes » de la fin du dix-huitième siècle, étudiés par M. Lemonnier% Boulée, Poyet, qui pensait à reconstruire l'Hôtel-Dieu sur le modèle du Colisée (1785), sont entraînés par la hardiesse des rêves de Piranesi et par l'idée de la grandeur romaine telle que les artifices de son génie la pré- sentaient à leurs yeux.

Quant au décor qu'il a inventé, par les éléments qui le composent et par l'art qui les enchaîne, il se présente, on l'a vu, comme la tenta- tive à la fois la plus fidèle à l'antique et la plus audacieusement origi- nale de l'époque. Mais, bien que les uns et les autres remontent à la même source, il faut reconnaître que les styles antiquisants de la seconde moitié du dix-huitième siècle en Angleterre et en France, le style Adam et le style Louis XVi, ont évolué en dehors de lui.

Si l'on reprend l'histoire de l'art décoratif en Italie et dans les pays sur lesquels a rayonné directement son influence, on constate que l'antiquité a été interprétée de deux façons. Elle a donné d'abord naissance a un courant d'imitation généreuse et libre, qui ne para-

1. Cité par Louis Hautecœur, Home et la renaissance de l'antiquité à la fin du dix-hui- tième siècle, p. 135 sq.

2. La mégalomanie dans l'architecture à la fin du dix-huitième siècle, dans L'Architec- ture, déc. 1908.


I/INFI.rRNCK. — rONCLCSION. tfS

lyac^ ni les luxnriaiiros ni h's capricoH du p;én'w italien : elle Re yniu' alors aux oxulMraiit<»s faiitiiisirs, aux profuKiorïs, aux d/*hor(lornr»nis do ('(^ilini; elU^ ius[)irf la vorvc m'alricîe de Tolydore d«* (Jaravajçe *, collo suite i^ravrt» d»' Hi^ 1, « où les casques, les bouclier», les cuira^iw»»*, les armes de {guerre s'entassent et se (groupent dans les eornl>i liaisons I(\s plus pittoresques, et montrent une stirahondancc de d^^t-iils... qu'on chercherait vainc^nent nn^^me dans les troj)h(^es si vivement enrichis par le burin coloriste de Piranesi •. Fille gonfli' d'un(3 (^nerp^ie robuste la décorât ioii ch» la Casa Milesi, les frises do tro[)hées flanqués chacun de deux vases, alternant avec des scriies de mytholof^i*» et d'histoire. Elle a pour expression dcthiitive et complcte le style IMranesi. C'est l'antiquité vue à travers les ardeurs italiennes, traitée par des artistes au tempérament de peintres, amoureux de beaux reliefs, de couleur et de mouvement. Elle se prôte à la décoration des monuments publics et des palais des princes, plus qu'à Tharmonie sobre delà demeure des particuliers. Et quand le domaine de l'architecture proprement dite lui est refusé, elle rencontre au théâtre des occasions de déployer ses magnificences pittoresques et son luxe véhément.

Un autre courant d'imitation reflète une image bien différente de l'antiquité. Le goût des architectes du Nord la dépouille de toute surcharge ronflante. Il choisit et il épure les éléments. Ce sont toujours les lyres, les gritTons, les vases et les guirlandes, mais amai- gris, espacés, calmés. Robert Adam ^ et Piranesi travaillent sur le même terrain, mais les méthodes sont en opposition flagrante. L'un tend à éliminer les formes vivantes et, quand il les emploie, il les stylise, il les endort dans la matière, l'autre se complaît aux hardiesses des mouvements organiques, à la plénitude et au relief des corps; il a

1. V. Federigo Hermanino, Xuovi acquisti del Gabinetto Xazîonale délie Stampe di Romay dans le Bolletino d'Arle, 1907, V, p. 11, et la Haccoltà gravée par Francesco Aquila.

2. Albert Jacquemart, Les dessins d'ornement de Polydore de Caravage, dans la Gazette des Beaux-Arts, première série, VI, p. 332.

3. Robert et James Adam, The works in Archiîectuje, Londres, 1773-1774. V. la chemi- née de la villa de Lord Mansfield à Kenwood : les reliefs sont d'une maigreur frappante ; les bucrûnes et les sphinx sont réduits, les ailes de ces derniers écourtées. Les chandeliers de bronze exécutés pour le château de Luton, appartenant à Lord Bute, sont plus amples et plus généreux. Mais c'est de la Renaissance qu'ils s'inspirent. L'un d'eux porte la men- tion « stvle Michel-Auire ».


206 IMKANKSI.

peur avant tout de paraître « sec et dur »•. Le décorateur anglais vise à une élégance délicate et froide; c'est un dessinateur, non un colo- riste; il atténue les saillies, il apaise les effets de l'ombre : c'est, en définitive, à l'ordonnance des lignes et non à la plénitude des volumes qu'il a recours. Il est architecte, il n'est pas peintre.

De môme les décorateurs français de la fin du dix-huitième siècle, les Dugourc, les Delalonde, les Salembier, les Cauvet, traitent l'orne- ment avec une économie sévère et lui donnent juste le relief qu'il faut pour le détacher de la masse sans faire saillie. Les meubles sont établis avec une rigueur architecturale et le décor y est étroitement subordonné à l'harmonie linéaire. La dernière manière de Riesener est caractérisée par des formes grêles. Même quand ces artistes utilisent avec largeur les attributs civiques et militaires, comme l'auteur de la grande commode de Fontainebleau, exécutée par Stockel et Beneman, et dont les quatre pieds, simulant des faisceaux de licteurs, se terminent par des serres d'aigles montées sur des boules, ils restent maîtres d'eux-mêmes et n'accumulent pas. Leur art donne la sensation de l'ordre et de la discipline. Plus d'inflexions capricieuses : les courbes qui balancent la sévérité des lignes droites n'ont rien de lâche ni de ronflant. Elles ont quelque chose de géométrique et de strict. De même qu'il est aisé de sentir toute la différence qui sépare la verve italienne du goût français, en comparant, pour l'époque précédente, en pleine vogue du style rocaille, un cadre de bois doré sorti des ateliers parisiens, riche d'or- nement, mais avant tout nerveux et d'un jet élégant, à quelque bor- dure florentine, encombrée de coquilles, de folioles et de flammèches, de même il est instructif de comparer une pendule française en forme de lyre, de vase ou de temple aux modèles de pendules donnés par Piranesi. Les premières sont nettement architecturales : elles subor- donnent le décor à la nécessité de l'usage auquel elles sont destinées; elles sont construites avec logique, avec clarté. Les autres sont avant tout pittoresques : le cadran se place comme il peut. La mesure du temps sert de vague prétexte à d'extraordinaires caprices archéolo- giques, à des inventions redondantes et belles.

En Italie du moins, Piranesi fit école. Les projets de meubles de Felice Giani (1780) \ empruntés à l'antique, sont d'un peintre et d'un

1. V. L'Arte, 1900, III, p. 18.


I/INKI.I K.NCK. - CONCLUSION. Îf7

Italien : coiiiino ci^ux do rir.iitrsi, ils ont la rici • • <a lu coijl<*ur (Ircorativr, ils irrlimiiuMil pan la ^vi\ci* «les lif^nrM «'«lurlx'H. lA*n al^*li«îrH IlonMilins, rn |)aiti(!iilicr coiix di'H fivn»H j'inaiii ', luoduininMil une fouk (In jH^tits (»l)j<'(s iiiiiliVs de j'anli(ni(», € duH cncrierH (^iii rrpiVîxeiiUîiil dos ruiiios, dos uriios dr dilTironlos f(jrmo> pross^j-lellroH sur-

moiilos do IViiits, d(»s troplH'os inililairos ol dos autels, des tropieds, (i(\s ((Miiplos sorvaiit pour la plupart do fontaines, des lave-mains qui roprôsontont dos urnos, (îto. » Los tro|)iods recueillis avec le» Vasi de- vinrent les modèles des tabh's à ouvraj^o et des guéridon».

Knlin, ijuand Asprucoi et Conca eurent à décorer la villa Hor|^lie«e, ils S(^ souvinrent du style é;^^yplit»n do Tiranesi et des peintures exécutée» soussa direction au ('alTè ln'^'l(\se. A Winckelmann, à Pococke et Norden, ils empruntent les Isis o[ les canopos delà Chambre K^^yptiennc. Comme IMranosi, ilsétudientauCapitole l'Kgyptc de la villa d'Hadrien et, comme la sienne, leur adaptation ol leurs emprunts demeurent fortement im- prégnés de goût italien : les guirlandes soutenues par des hamhini qui traversent leurs peintures, appartiennent à l'art de l'époque précédente et sortent du fonds ordinaire des anciens décorateurs.

Telle est l'influence exercée par le style Piranesi sur les contem- porains et sur les successeurs inimckliats de l'artiste. ¥.n Italie même, il a trouvé dos adejtes et des continuateurs; à l'étriinger, il a déter- mine des courants d'études parallèles, sans qu'il y eut imitation au sens propre du mot. Les conditions et les résultats sont-ils les mêmes avec la génération impériale? En d'autres termes, quelle est la part de Piranesi dans la formation du style Empire?

Remarquons d'abord que ce dernier n'est pas aussi homogène qu'on pourrait le croire à première vue. Deux courants le traversent et chacun d'eux a des caractères distincts : le premier fait à l'orne- ment dans l'architecture et dans le meuble une place extrêmement mesurée; il part de ce principe que la beauté consiste avant tout dans l'équilibre des masses et dans l'emploi des ordres. L'autre recherche la richesse des motifs et la variété du décor. L'un et l'autre perpétuent le débat qui opposait au milieu du dix-huitième siècle la Grèce de

1. Ces habiles industriels, originaires de Trévise, reçurent plusieurs fois la visite de Gustave III, le protecteur de Francesco. Leur prospectus, rédigé en français, a été publié dans les Memorie Trevigiane, II, p. 190. V. Hautecœur, op. cil., p. 75.

PIRANESI. 38


208 PIRANKSI.

David Loroy à la Rome des Aidichilà, la simplicité majestueuse d'un goût épuré à la luxuriance du décor italien et latin. D'une part Gondoin, Chalgrin, Vaudoyer, Dufourny continuent l'effort de leurs prédécesseurs immédiats vers une architecture majestueuse et nue, avec cette tendance aux proportions colossales dont la source se trouve, qu'ils le veuillent ou non, chez le « romain » Piranesi. L'autre camp, avec Raymond, avec Percier et Fontaine, est celui des « déco- rateurs ».

On retrouve ces divergences dans la petite architecture et dans le mobilier. A l'origine du meuble Empire, étudié dans ses modèles courants, il y a une sorte d'influence gréco-allemande très caracté- risée, en désaccord formel avec l'italianisme du style Piranesi. Dès la fin du règne de Louis XYI, les ateliers de Neuwied, représentés au faubourg Saint-Antoine par David Rœntgen^, fabriquaient pour la France des meubles en acajou plein, sans décor de marqueterie, et entouraient les panneaux rectangulaires de cordonnets de perles en bronze doré. Ces commodes et ces secrétaires, bâtis comme des édifi- ces, massifs et pleins, furent répandus par la suite à des milliers d'exem- plaires par les Desmalter et leurs émules. La rigidité de leurs lignes, la carrure des volumes, la lourdeur et l'absence de mouvement dans les membres, la maigreur de l'ornement, qui consiste souvent en minces appliques, tous les caractères de ce style s'opposent à la richesse colorée, à l'abondance, au relief de Piranesi. Ici la matière est le prétexte du décor, là elle se suffit à elle-même, elle s'étale en grandes plaques lisses, miroitantes et nues.

Au contraire, sur les « décorateurs », sur Percier et sur Fon- taine en particulier, l'influence de Piranesi est réelle. A première vue, quand on compare les recueils, on est frappé par la différence cVeffet qui résulte des moyens de traduction : d'une part l'eau-forte, avec ses valeurs puissantes et l'énergie de son dessin; de l'autre la gravure au trait, sans couleur et sans vie, pareille à une épure par la sécheresse et par la froideur. On ne doit pas oublier non plus que Per- cier et Fontaine ont recueilli eux-mêmes leurs documents d'après Tan- tique dans d'innombrables croquis ou relevés, exécutés au cours de leurs

1. V. A. de Champeaux, Le Meuble, II, cl), iv, S v.


aniircvs italiciuHvs. Muislrui propn» f^oût no répugnait pnH au liixGal)on- <lant du rirancsi. l/(^clccliMine <le Fontuino fuiMiiit une lar^<* placD à riiispiralinn dn la Roiuiissanœ ilalionîionl franrai.Ht». L'un el l'aulrc», iU ont \r sons »l«»s li^MH's soupirs et (h's formof» vivanteH. \h* plun, en faisant inlcMvrnir los rlrnients anliquos dauH le d«V!r»r, ils no Iok alUi ront pas, ils n'(*n font pas ranial^atn<», ils les < [)Osent ► avec la in(^nio IVanchisi» (pu» Tiranesi. Les sphinx ailés, les niédaillr)n», \c% j^nii'landcs, li^s caducôc^s, los ailles, les glaives 80 succèdent et se juxtaj)os(Mit sans passer les uns dans les autres. Il est vrai qu'ils sont traités aven' infiniment ï)1us d'économie et de niaij^Teur. Le» encadn*- inents originaux dessinés an lavis pour l<*s coinj)ositions du sacre, ont une iJ:rAco et une lé^^'reté toutes françaises. Mais, quel que soit l'esprit de cet art, le pfoùt (jui préside à son ordonnance, il est impérial et romain. An moment on la restauration du pouvoir personnel imposait dans tout le détail des nueurs, sous l'autorité inflexible d'un maître, un régime qui aimait à se parer du souvenir des Césars, l'œuvre de larchitecte italien restait la plus magnifique image de la Rome des empereurs. Ilerculanuu] et Pompéi, leurs élégances bourgeoises, leurs gentillesses mythologiques ne pouvaient suffire aux fastes, aux triomphes, aux dominations. Les couronnes de laurier, les lourdes guirlandes, les trophées, le sévère décor de la guerre, les pompes de la victoire, c'est à Rome môme qu'il fallait les demander, et c'est Piranesi qui s'en était inspiré avec le plus d'autorité. 11 avait montré le premier, et dès les 7'ro/W, qu'on pouvait en extraire un style. Le premier, en haut du frontispice des planches consacrées par lui à la Trajane, il avait fait revivre l'aigle des Saints-Apoties, élreignant le tonnerre. D'abord ornement de boudoir au château de Mai.sons et chez la marquise de Sillery, il redevint le symbole de l'Empire et s'envola sur les champs de bataille. Et quand Bonaparte conquit l'Egypte, si Denon copia les monuments des Pharaons, c'est que Piranesi avait le premier fait sentir clairement leur beauté, c'est que ses peintures du Cafte Inglese et celles de ses imitateurs Asprucci et Conca à la villa Borghese montraient le parti que l'on pouvait en tirer pour une audacieuse rénovation du décor.


nOO IMMANKM


III


Pour comprendre et pour aimer sans restriction la part faite au songe et à Tinicigination dans l'œuvre de Piranesi, l'au-delà de l'archi- tecture, le mystère et la puissance de l'eau-forte, il fallait du moins d'autres générations et d'autres peuples que les tributaires du goût classique. En Angleterre, les conditions ethniques et morales sont particulièrement favorables au succès d'un art visionnaire. Les mélan- colies du spleen ne sont pas le résultat d'une vogue romantique, mais un antique malaise de la race; la tristesse du climat sollicite les littéra- tures étranges, nées des paradis artificiels, et le frisson d'une terreur romanesque qui se complaît à la peinture de cachots et de souterrains; enfin les Anglais aimèrent de tout temps l'estampe, surtout celle dont les vigoureuses oppositions de blanc et de noir triomphent du demi- jour des intérieurs, sous un ciel assombri.

Les architectes antiquisants, Adam, Mylne, Dance, avaient connu et fait connaître Piranesi. L'amateur Soane collectionnait ses dessins. Son condisciple Zucchi, mari d'Angélica Kauffmann, son collaborateur Bartolozzi, son ami Clérissean firent à Londres de longs séjours. Le sculpteur Angelini, l'auteur de la statue funéraire de Sainte-Marie Aventine, modelait des ornements pour Wegdwood. L'admiration faisait peut-être dès cette époque moins de réserves en Angleterre qu'en France. Walpole^ sentait tout ce qu'il y a d'étrange et de profond dans les songes des Carceri, tandis que, sous l'Empire, Legrand croyait devoir les passer sous silence dans son étude biographique.

Les Architettitre Diverse et les Prisons devaient peu à peu devenir les œuvres les plus significatives du maître aux yeux des poètes et des peintres anglais. Dès la fin du dix-huitième siècle, il y avait parmi eux des songeurs singuliers, passionnés pour des rêveries colossales, lointaines et rares : leur exemple montre à quel point l'élite était faite pour comprendre cet aspect du génie de Piranesi. A la fin de l'admirable Vathek', conte arabe de William Beckford, paru

1. D'après Samuel, op. cit., p. 107 ( sans référence).

2. Vathek, réimpression de Stéphane Mallarmé, p. 185 sq.


i.i.NKi.rKNci': f:o.N<:u sio.N )oi

en IVaiirais i\ l'aris vu KM?, l'autrur «Irrnl aiiini iu ^uicne Houlc-rniine, où 1rs himiains (wmpahhîs d»* passinriH «'iïnMirrM vi d'aclionM alrori»«  sont condainiirs à portt^r un bra.sirT ardi^nt à lu piao* du c<iMir : • liO Calilb et Nouroniliar ^r r< ^<ardrn*nt avtu: ^'îlonrirnient en m* voyant dans un lieu qui, <iu(>i<|ur voiUr, r*t;iit si spacieux et ni élevé (ju'ils le prinuil d'ahord pour une plainn linnicnKi'. Lc^urs yeux s'ao coutuniani ruiiu à la i^Maudcur (U'n objets, ils découvrirent des ranjÇH do colonnes et dos arcades (jui alhucut ««n diminuant... Un n'avaient pas It* couraj^e de faire altcntion aux perspectives des salles et des ^'aleries (pii s'ouvraient à droite et à gauche : elles «taient t/jutes éclai- rôes |)ar des torches ardentes et par d(»s brasiers dont la flamme s'é- levait eu pyraniide )us(|u'au centre de la voûte. » Faisant allusion i\ ce passasse, l'auteur nous prévient (ju'il est l'ieuvro de sa propre fan- taisie' : <i La vieille maison de Fonthill avait lune des plus vaste» salles du royaume, haute et d'écho sonore; et des portes nombreuses y donnaient accès de dilïérentes parties du bâtiment, par d'obscurs, de lonpfs ot sinueux corridors. C'est de là qu(» j'ai tiré ma salle imaginaire, ou d'Eblis, engendrée par celle de ma propre résidence. L'imagination la colora, la grandit et la revêtit d'un caractère oriental. » 11 n'en reste pas moins curieux que les procédés d'amplification imaginative soient ici les mêmes que ceux des CarcerL Si l'inlluence est diffuse et difficile à saisir, si même il n'y a pas eu influence à proprement parler, un pareil texte a du moins l'avantage de nous montrer les pré- dispositions du public anglais en faveur de Piranesi.

Coleridge connaissait ces inquiétantes inventions du graveur et, feuilletant un jour les Antiehltù Romane en compagnie de Thomas de Quincey, économiste et critique, fameux par ses Confessions rfun fumeur (fopiu))i^ il les lui décrivit de mémoire. De Quincey nous a conservé cette description dans ses Confessions, et il est amusant de retrouver le passage à peu près textuellement traduit dans le conte d'Alfred de Musset, intitulé La Mouche-, à propos des grandeurs de Versailles : v( Dans les Antiquités de Rome de Piranesi, il y a une série de gravures que l'artiste appelle ses rêves (cette phrase est adaptée; Coleridge ne confond pas les Antichità et les Carceri) et qui sont

1. Ibid., Introduction, p. xv.

2. Contes, éd. Charpentier, 1858, p. 151, 150.


3^)'^ PIIUNESI.

un souvenir de ses propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces ^n'avures représentent de vastes salles gothiques (sic); sur le pavé sont toutes sortes d'engins et de machines, roues, câbles, poulies, leviers, cata|)uUes, etc., etc., expression d'énorme puissance mise en action et de résistance formidable. Le long des murs, vous apercevez un escalier, et sur cet escalier, grimpant, non sans peine, Piranesi lui- niùme. Suivez les marches un peu plus haut, elles s^arrôtent tout à coup devant un abîme. Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranesi, vous le croyez du moins au bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en l'air, et sur cet escalier encore, Piranesi sur le bord d'un autre précipice. Regardez encore plus haut, et un esca- lier encore plus aérien se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranesi continuant son ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et Piranesi disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à-dire dans le bord de la gravure. » Interprétation toute subjective, est-il besoin de le dire, et qui, passant de Coleridge à un habitué des hallucinations de l'opium, s'est chargée de l'angoisse fiévreuse qui les caractérise. Baudelaire n'a pas cru devoir conserver ce passage dans son adaptation, ce qui est assez surprenant de la part de l'auteur des Cu- riosités esthétiques.

L'obsession du colossal, sous l'influence de Piranesi, se manifeste à la même époque dans la peinture de John Martin (1789-1854). Cet ar- tiste avait étudié, le fait n'est pas sans importance, avec un Italien, le père du miniaturiste Carlo Musso. D'abord peintre de paysages histori- ques, il entreprit, à partir de 1819, cet étrange cycle babylonien qui Ta rendu célèbre et que les gravures à la manière noire exécutées par lui ont popularisé en Angleterre et en Europe. La Ruine de Babylone (1819), le Festin de Balthazar (1821), la Chute de Ninive (1828) sont composés d'après le système de Piranesi : carrure formidable des mas- ses, fuite sans fin de la perspective. D'immenses escaliers plongent en plein vertige, des galeries pareilles à des tunnels, coupées par de violentes irruptions de jour, s'enfoncent sous des assises faites pour porter des montagnes.

L'histoire de la peinture française à l'époque romantique ne nous révèle aucun effort du môme genre. La pi'ospettiva était morte avec


MiNHJh.NCK. — CONCLUSION. 10 ï

lo clasHiciHmo iiilr^i'îil <!<' I^i p'nrratioii \n'Mi\vu\e; Ii»h payM^: n« 

r<>\ai('iit plus à romhrr <l(vs tcinplrs va\ ruineK, Un /•fiidjaiciif «iaiiN U^ fonHs. Mais Ir \(*i\^ si^jonr des lils «le l'aiiislo m France», l'actiût r|i»i cuivres par la uiaison I)i(lnl avaient [)uiMHununcnt contrihu/* à la difTii- sion (In PiranoHÎ daiiH lo milieu françalM. Se» donn d'artiste et do poète le rendirent ehor aux maîtres (|ui renouvelaient nos lettrcH. Un sen- tirent que son ^iSnlc (Malt supérieur à la contrainte d'une froide copie et aux erreurs de Li théorie antiquisiinte, qu'il ;ivait des Kource» plu«  profondes, (juil venait de plus loin, ('oinrne ieH Anglais, il» l'envi- saprent surtout dans ses manifestations créatrices. I/immense cit4^ sortie du -' noir cerveau de i'iranése •', la lar;/eur d»* l'insjiiratirin, la poésie de TelVet, l'intensité avec laquelhi les lumièreH rayonnent à travers le fourmillement des ombres, étaient faites pour frapjicr le génie d'IIu^j^o, si habile à sufifgérer lui-m^mt» dans ses beaux dessins la majesté du passé et h\ puissance destructrice du temps, par l'am- pleur ci le caractèn^ de la forme, par l'antiilièse du blanc et du noir. Théophile Gautier, critique dramatique, parle avec éloquence des sombres merveilles des f^risons. Il voudrait voir la décoration théâtrale en tirer parti, ramenant ainsi ;\ sa source, par une sorte de divination, cette inspiration étrange. Aux décors de Giùdo pI Ginevm, opéra d'Halévy', il reproche de méconnaître « ces cauchemars architec- turaux », de n'avoir pas adopté comme eux « un parti pris violent de lumière et d'ombre, seul moyen de produire l'effet et l'illusion •. Le cachot de Piert'ot Pendu, farce de Champfleury% le satisfait mieux, parce que « c'est un cachot comme Piranèse les entendait >. Mais c'est surtout à propos de l'adaptation à'IJiunlft par Dumas père' qu'il développe sa pensée sur le grand artiste. Dans une page admirable, il peuple les édifices colossaux de Piranesi des héros du poète anglais : « Nous les avons éprouvés, nous aussi, cette ivresse et ce vertige de Shakespeare, et les figures grimaçantes des esprits ont tourné au-dessus de notre tète penchée sur le livre merveilleux. Saisi d'un efiroi reli- gieux, nous avons parcouru d'un pied furtif ces immenses palais à la Piranèse, suivant le dédale des corridors, les circonvolutions des esca-

1. Histoire du Théâtre en France depuis vingt-cinq ans, I. p. 115. ?. Ibid., V, p. 34. 3. Ibid., V. p. 199.


>0't IMI\AM'.SI.

liers qui pénètrent dans les gouiïres et s'élancent dans les cieux, nous éj^arant parmi les forêts de colonnes, à travers les salles baignées d'onnbres et de lumières mystérieuses, perdu au milieu du fourmille- ment perpétuel de personnages ayant l'apparence de la vie, qui peuplent ces constructions prodigieuses, et ce n'est qu'après avoir cherché bien longtemps, que nous avons pu trouver à ces murailles de granit une brèche pour rentrer dans le monde réel... » Ainsi les romantiques français ont sans cesse considéré Piranesi comme l'un des leurs. II n'est pas jusqu'à la muse plus légère de Théodore de Banville' qui ne nous transmette un écho de cette sympathie.

C'est surtout comme graveur que Piranesi devait agir sur Técole française du dix-neuvième siècle. Le premier après Rembrandt, et par des moyens différents, il avait restitué à l'eau-forte sa profondeur et son intensité. Il avait compris qu'elle seule, et non le burin, pouvait aboutir à l'expression pittoresque, par la franchise de la pointe et par la puissance de l'effet. Pour lutter contre la monotonie, la sécheresse et la pauvreté de la gravure d'apparat, les romantiques la ressuscitèrent. Les peintres la traitèrent avec largeur et liberté, s'inspirant surtout des maîtres hollandais pour les figures, les paysages, les scènes de la vie familière. Mais sans sortir des barrières de Paris, ils avaient sous les yeux des aspects émouvants qui demandaient une autre inspiration et d'autres modèles techniques, — le paysage des villes où s'inscrit dans l'aspect des maisons et dans la vieillesse de la pierre toute la poésie du passé, les places solitaires, les rues étroites pareilles à des ravins ombreux, la patine des surfaces écailleuses, rongées par l'air, fendues de lézardes, l'atmosphère sourde des cités à travers laquelle rayonne un mélancolique soleil. Le format réduit des recueils, l'^r/is/^? par exemple, ne permettait pas un vaste déploiement à la Piranesi, mais c'est à Piranesi que l'eau-forte retrouvée dut, pour l'architecture pittoresque, l'économie des tailles et le secret des belles morsures. Et le même phénomène de transfiguration s'accomplit. La même étrangeté d'effet s'installa sur des planches construites avec la même rigueur architec-

1. Dans Le saut du Tremplin :

De la pesanteur affranchi, Sans y voir clair, il eût franchi Les escaliers de Piranèse.


i;iNKLUKNCE. - CO.M.LLMtJ.^.


Ml


(uralr. Mrryoïi. roimiHî I*ir;inoMi. eKt ù la foin un \H)i'U* ut un conj^ triiclrur. A tout (•<» qu'il a u'pioJuil, IVau-forU* donne un annect (lrainati(|iH) cl soloniid. Totirtunt il rento exact, linéaire, prennue géonhHriiiuo. Il nr sn prrd Jamais dans la funitk) de» non:-' dans la luour trrnihlante des apparitions. La ma^ie souveraine (ir>ni il dispose» s exorco sur des solides à angles (k'finis, sur des plans de luniicr^» roupies pnr des [>lans d'ninhre. De h\ une sorte d'objectivité terrihh», (pii nous ohsrde avec d'autant [)lusdo force qu'elle sepri'îsento sous un jour |)Ius |)uissanl «pui le rayonnement solaire.

CeptMnlant i<'s ('*tu(les darchéolo^ie nationale suscitaient toute une écolo deji^ravcurs d'architecture proprem(;nt dits. Les formats s'a;^M*an- dissaient en mt^^me temps que» le luxe des puhlications et le savoir tech- nique des exécutants. La série des Châtraux dn la Lo\rr^ f^ravés par Olivier do Hochebrunc, sont ce que rintluence directe de Piranesi a produit de plus remarquable. S'il ne faut chercher ici ni la hardic^sse de la mise en pa«?e ni les partis-pris héroïques de la composition, — la facture cl la couleur se sentent du maître italien. Ces nobles paysa- j^es, plus élégants que dramatiques, sont traités avec une largeur et une simplicité de pointe, avec une vigueur d'effet qui rappellent de très près la manière de Piranesi. Au milieu du dix-neuvième siècle, ce dernier restait le maître du genre aux yeux des spécialistes' : les

1. V. ce jugement de Charles Blanc dans la Grammaire des arts du JJessin, p. 686 :

  • Un autre exemple fameux du style introduit par i'eau-forte dans les choses, c'est l'otuvre

de Piranèse. Qui croirait qu'une gravure familière, intime et de caprice, a pu suffire aux estampes de ce graveur sans pareil en son genre et sans imitateur possible? Comment ne pas reconnaître ici, encore une fois, la subordination du procédé au sentiment? Semblable à un soc, la pointe de Piranèse laboure le champ de sa planche, et des torrents d'eau- forte y creusent des sillons tremblés où se précipitent les ombres. Son estampe est traver- sée par le soleil, et des poutres énormes y font l'office de demi-teintes. Chez lui, tout est solennel jusqu'à l'emphatique, exagéré jusqu'au terrible. Par lui, les monuments antiques de Rome sont plus imposants dans leur image que dans la réalité. Le Panthéon d'Agrippa, le temple d'Antonin, les colosses du Quirinal, le môle d'Adrien, les débris du Forum pa- raissent encore plus fiers et plus vastes dans les in-folio de Piranèse que dans la ville éternelle ! Ce graveur unique amplifie et rehausse tout ce qu'il touche. En réduisant le Colisée, il l'agrandit. Sur ses planches, d'un effet extraordinaire, la lumière vibre, l'ombre remue, les pierres s'animent, et la grandeur romaine apparaît immense. On dirait que des fragments de la colonne Trajane, les tympans des arcs de triomphe, les frises, les trophées, se sont é. -roulés sur son estampe et y ont laissé leur empreinte colossale. L'eau-forte a eu dans Piranèse une manière de Michel-Ange. »

PIRANESI. 3^


300 PIRANKSI.

artistes qui ont fréquenté l'catelier de Léon Gaucherel se souviennent d'y avoir vu en bonne place une planclie de la série des Trofe'i^ choi- sie pour la beauté de la morsure. Do nos jours, les graveurs à l'eau- fortc connaissent, admirent et consultent Piranesi. Dans les étranges et puissantes estampes de Frank Brangwyn, il y a un souvenir évi- dent des grandes visions piranésiennes, — mais il se passe ici l'in- verse de ce qui a lieu pour Olivier de Rochebrune. Tandis que le gra- veur français, loin de négliger la technique de son modèle, lui emprunte fidèlement tous ses procédés, Brangwyn étudie Piranesi surtout en peintre; il est d'abord séduit par le parti-pris de la mise en page et par le mystère du clair-obscur. Il cherche à obtenir des effets analogues, mais il se contente de moyens artificiels et sommaires, qui ne sont d'ailleurs pas sans poésie, quand le chiffon de l'imprimeur ne se substitue pas trop souvent à la gravure elle-môme, pour laisser sur le cuivre des accumulations opaques dans les noirs et des demi-tons salis. Telle fut en résumé cette influence, — d'abord et surtout celle d'un prodigieux excitateur. L'autorité morale de Piranesi, sa haute valeur volontaire, son goût de la bataille contribuèrent à faire connaître son nom et son œuvre. Ses amitiés la répandirent. Un succès considérable en propagea et en fixa le goût. Dès 1760, ses recueils furent uti- lisés par les peintres comme d'admirables répertoires d'antiques. Ses compositions architecturales imposèrent, plus que le souvenir de Palladio, des Bibbiena et des anciens, le goût des constructions colos- sales. Son style décoratif et les éléments d'où il est tiré sont à l'origine de toutes les tentatives rénovatrices : ils stimulèrent des imitations pa- rallèles. La génération impériale, formée par le génie d'un homme à accepter sans étonnement toutes les grandeurs, ne jugea pas démesurée cette image de la Rome des Césars dont elle voyait renaître l'histoire. Et quand, après des années, la réaction contre le classicisme imper- sonnel eut établi en art des lois nouvelles et plus larges, Piranesi survé- cut à la défaite de son siècle, l'on vit en lui moins le défenseur de Rome et de l'art antique que l'architecte d'une cité prodigieuse et le poète de l'eau-forte. La puissance et l'indépendance de son génie séduisirent les maîtres de l'école de 1830. Au cours de la renaissance technique qu'ils provoquèrent pour refaire un outillage et des procédés conformes à leur esthétique, il fut, avec Rembrandt, le patron des aquafortistes.


L'art (lo (Uîrlains maîtres semble (^traiii^er à leur temps. I^o géni«- (ie ces isolés est rev(*^tii do je ne sais (jiiellc exceptionnelle n)ajest/*. Ils sont à part. On est tenté de croii-e (|U(î, wén au hasard de l'histoire, ils ne doivent rien à reiuliaiiicinent ««rdinair»' des causes. Le ton, l'ac- cent de leur maîtrise a quelque chose de surprenant et d'iniidit. lU propagent après eux un souvenir éclatant et confus, et aussi une in- tluence moins claire, moins facile à saisir que celle de leurs contem- porains et de leurs émules, mais plus profonde, plus riche d'éléments et plus extraordinaire dans ses eflets. Après des générations, ils nous font encore découvrir des aspects nouveaux et singuliers de l'univers, et, pour exprimer leur clairvoyance comme pour traduire d'un mot la magie mystérieuse et le i)restige parfois un peu trouble de leurs dons, on se plaît à leur donner le nom de visionnaires.

Tel est Jean-Baptiste Piranesi. Après les publications innombrables de ses prédécesseurs dans un genre qui de tout temps fut cher au génie italien, il semble que ses estampes aient révélé pour la première fois à ses contemporains la beauté des ruines romaines, — et quelque chose de plus. Depuis la Renaissance, les vestiges de l'antiquité latine n'avaient cessé de solliciter la curiosité, l'admiration et l'étude : on mesurait leurs dimensions, on raisonnait sur les principes de leurarchi- tecture. Des dessinateurs, des graveurs, doués de talent et de sensibilité, en popularisaient l'image. De toutes les contrées de l'Europe, des voya- geurs érudits accouraient pour essayer d'entendre une fois de plus, à travers les arceaux rompus, au pied des colonnes mutilées, les leçons héroïques de l'histoire et la grande voix du passé. Mais l'œuvre de Piranesi paraît, et l'on croit assister à la découverte d'un monde. Du fond des temps écoulés, par delà les siècles, il semble qu'il apporte une révélation. Le génie même de Rome s'exprime par cette peinture


308 IMHANESI.

de ses vestiges. A travers ces estampes chargées d'ombres, une lueur étrange rayonne et, sur les parois délabrées, un soleil de résur- rection fait revivre les fastes des magisiralures latines et la gloire des morts oubliés.

En rattachant à son siècle ce grand initiateur, on ne le diminue pas. Il n'apparaît pas, à la manière des artistes représentatifs conçus par Taine, comme un résultat et comme un exemple de l'activité de son temps. L'histoire nous apprend ce qu'il doit à ses origines; mais, plus on le confronte avec ses contemporains, plus il les domine et plus il se sépare d'eux. Sans doute il eut le bonheur de naître Vénitien et de respirer, sous le ciel de la république, mêlé aux étrangetés de son siècle, un air de magnificence et de liberté. Sans doute il restait en- core sur la terre latine des traces et des lueurs de la Renaissance. Cha- cun tentait avec zèle et cherchait avec curiosité, — mais l'audace, la vigueur et l'unité faisaient défaut. Piranesi retrouva par delà les an- nées et rassembla dans son art les antiques énergies et les hardiesses majestueuses de la vieille Italie. Comme ses ancêtres directs, les hom- mes du seizième siècle, il aima tout ce qui est grand et singulier. Il se complut aux architectures impossibles, à l'illusion colossale des pa- lais de théâtre, à la nuit démesurée de prisons conçues pour des châ- timents surhumains. Ne pouvant bâtir une ville égale à son rêve, il en jeta sur le cuivre les effrayantes proportions, et il en chercha le mo- dèle dans un passé qui lui parut l'exemple de toutes les majestés. Il aima Rome et ses ruines, non comme le territoire de l'érudition, non comme un prétexte à des rêveries désolées sur les vicissitudes humaines et sur la tragilité des empires, mais comme la patrie des Césars et pour la gloire de la ressusciter tout entière.

Le ton de ses polémiques, les violences dont il accable ses adver- saires, la subjectivité de sa méthode, ses imprudences, ses écarts, sa persévérance sont d'un autre âge. Dans un pays où l'Europe affluait, où des étrangers venaient tenter de régénérer les arts en faisant la le- çon aux Italiens mêmes, il demeura impénétrable au cosmopolitisme, il fut jusqu'au bout Italien et Romain. Aux descendants des barbares, il imposa une dernière fois la domination de la Ville Éternelle et, par l'image qu'il leur montra de son écroulement, il leur apprit à en me- surer les grandeurs.


I/IÎSKI.rE.NCK - CONM.I'SIO?!. lOf

C'eHl là, c uni (lanH cutlo poinliirc^ «leM antiquiUSfi do M, ville que paraît son K<^nie. Il n*K(o clM*r cutn^ totiK aux honimcH de [kïiik^c parce qu'il <»st un (h's maîtres (jui ont fait s(Mitir avec le pluR d'auloriti'» la puissance de Iransd^niration de l'art'. Une (ois encore, levons len yeux vers eett(^ cité envahie par «les ombres. Nous reconnaissons les ares dédiés aux triompliat(Mirs et les ('(jlonnes dressé«*s par r<*m[)ire, les l)asili(|ues (»t les pal.iis d'où !<» f^énic latin dicta des lois au monde, les temples où veillaient les dieux, gardiens des destins de Kome. L'ima^^e est pareille au modèle; le dessin, la matière m<>me et les accidents pittoresques sont vrais. Mais de hîur vérité présente et con- temporaine, l'art fait surti^ir une impéritMise su^p^estion du passé. Ti te* l.ive, i\ nos cotés, fait retentir une l'ois de plus la voix dos morts illustres et les noms des victoires. Nous ne sommes pas debout devant ces murailles comme les paisibles promeneurs des matinées romaines, il semble que nous nous tenions accablés dans leur ombre, et nous jetons sur elles les regards éblouis des vaincus. Elles se présentent sous un angle tel qu'elles nous écrasent de leur masse et de leur hau- teur. Elles débordent les vastes pages trop étroites pour les contenir, elles nous surplombent, elles nous envahissent. Le mystère des ténè- bres nocturnes luttant contre les puissances de la lumière, leur donne le relief terrible qui sied à leur énormité. La nuit répand ses noirceurs sublimes et le jour son aride rayonnement : on dirait que l'on assiste à une sorte de combat entre les génies de l'ombre, de la solitude et de l'abandon et la palpitation même de la vie. Rome n'a jamais connu cet éclairage de prodige : c'est celui qui convient à l'histoire et à la ma- jesté des siècles.

1. Ernest Renan, Essais de morale et de critique, p. 130.


HlliLKM.KAIMIIK


I. DOCUMENTATION GÉNÉRALE'.

Ài'cMvfS dr l'dil /'rançtus et Xourcllci Arc/tivei de l'art français. \K)\ \SiV.\ 14 vol. in-8"; 1S72 1910, 38 vol. in 8*'.

RoTTAMi (Ci.). — l.i'Herr Pittoricfic o .'<iii fine- t'olltt di Irlterr su la pittura^ scultura ed ar- chiteltura. Homo, 1754-177IÎ, 7 vol. in-4<*; Milan, IS?'M8?5, 8 vol. in-8^

CicouNAHA (Conte L.). — Sloria délia sculfura dal siio risorgimcntu fi)ioal sccido di ('.a m ira, Florence, 1813-1818, 3 vol. in-K

dorrcspondatice des Directeurs de V Académie de lyance d Home avec lex Surintendants dea Bâtiments (HUH)- 171)3), publ. par A. de Montaiglon et Jules GuitîVev, Paris 1887- 1912, 18 vol. in-8«.

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Inventaire général des richene» d'art de la

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1)11(1. io(;uAntiK.


HiMiKNA (\. (ittlll, litt 1/ Varif operr >it

pnupfttiva.. intafflùtlf dut ctiv. AnI. /iuffti ijnoii, IloIoKin', «. <l , in. f'. l.'nrclwtrt lura rivïlr fireparala MuUa ijeumrtrxa, l'iiniio, 1711, lu i^. — lUrfiUmi di tjiovnnt stuilnili (Irl (ti.trt/nne ilrlT nrrhîfrtttirit n» •

iioioKur, I7:ii-I7:iv, ;» vi.i in h». - j'uj^

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à


TAhLK DKS ILI.l STHATKJNS


Portniil do c;. H. l'iraiicsi, par r. Polaii/.'mi ( I7r)0 PI. I. Au titre

Vvoni'\s\nc.iy do \d Prim<i l*(irtc (ii Archilrtiure . . F>|. H 17

Canieni Sef)()lrr<rft\ \\\c ima/^inriir»' d'un rnlunih.iriiim, Ojtrrf varie,

pl 10 PI. III. 25

Vue ima,u:iiiairo d'un port roiiiiiin, (^icre varicy pl. '^3 Pl. IV. 39

Cnpricr décoratif, (ictère varie y pl. Vf) Pl. V. 49

Lfa Prisons, pl. 6 Pl. VI. o7

Les Prisons, ])\.l Pl. VII. 65

Preinirr (tat du l'n>ntispice des /'rt.so/jA-, d'après un calque. PI. VII Mm. 73

L'Arc do Titus à Home, /!/•(•/<<■ Trionfali, p], {\ Pl, VIII. 81

L'Arc de Hiniini, Archi Tri<)n/)ili,\y\. 17 Pl, IX. 91

Tombeau dit de Néron, .4 «/ic/ii/rt, III, pl. 14. . . Pl. .X. 97 Détail de la construction du Tombeau de Cecilia Metella, Antichità, ill, pl. W3; 2. Détail de la nef de pierre du Temple d'EscuIape, Jf/iil., IV,

pl. 15 . . Pl. XI. 106

Les fondations du Môle d'iladrien, /l/i/<r/ii/rf, IV, pl. 9. . Pl. XII. 113

Frontispice des Antichità d'Alhano Pl. XIII. 119

Fviissario (iel htijo Alhano, pl. 5 Pl. XIV. 129

Ruines dune piscine à Castel Gandolfo, Antichità (TAlbano, pl. 22. . . Pl. XV. 137

Le Pantliéon vu par derrière. Campa Maj-ziOy j>\. 24 Pl. XVI. 147

Vue du Temple d'Antonin et de Faustine, Vedute. . . Pl. XVTI. 153

Atrium du Portique d'Octavie, Vedute Pl. XVIII. 161

1. G. P. Panini, le Portique d'Octavie, tableau de la Galerie Corsini,

Rome; 2. Etat actuel du Portique d'Octavie, d'après une photographie. Pl. XIX . 169

La grande salle des Thermes de Caracalla, Vedute Pl. XX. 177

Les Thermes de Caracalla, état actuel, calque d'après une photographie. Pl. XX bis. 186

Vue du Tombeau dit la Conocchia. Vedute PI. XXI. 195

L'église Saint-Urbain, ancien Temple de Bacchus, Vedute Pl. XXII. 201

Le tombeau des Plautii, Vedute Pl. XXIII. 209

Détail du Tombeau des Plautii, grandeur de la planche Pl. XXIV. 217

L'école des gladiateurs {Serraglio délie fiere), détail, grandeur de la

planche, Vedute Pl. XXV. 225

Vue intérieure du Colisée, Vedute . Pl. XXVI. 233

Vue du Colisée à vol d'oiseau. Vedute Pl. XXVII. 241

Pronaos du Temple de Neptune, Vues de Pœstum^ ip\. 13. . .. Pl. XXVIII. 249


320 TABLfc: DKS ILLUSTRATIONS.

1. Groupe de personnages extrait delà vue intérieure du Tempio délia To&iP, Vedute\ 2. Groupe de personnages extrait de la vue du Temple d'Antonin etde Faustine, Vedutc 1*1. XXIX. 257

(yhemmdekVé'^yTpi'mnïHi, Diverse Manière, "pi. 14 IM. XXX. 267

1. Clieminée à la romaine, Diverse Manière, pi. 31; 2. Cheminée à la romaine, /^irf., pi. 40 PI XXXI. 273

Chaise à porteurs, console etc., Diverse Manière, pi. 'ôl PI. XXXII. 281


TAIUJ-: l)i;s MATIÉUKS


Introduction

1. I/Italie du xviii' siècle et les liistoriuns. Cicogiiara et le • miracle » d'Ilerculanum. Que restt'-l-il d»\s forces actives de la Renaissance? -- II. L'individualisme. OriKinaux et gens dVsprit. Les caprices du théâtre. — III. La curiosité. Les belle» culture» encyclopédiques. Renouvellement des techniques en art : la peinture à l'encauitique; les bois en camaïeu; le pastel; la chambre claire; toutes les formes de la gravure. -- IV. La tradition anti(iuisante. Les recherches des arcliéologues. Les sources de Mont faucon. Bianchini. — L'art et l'érudition vivent à part. IMranesi les concilie et \ph n:..'

LIVRI<: PHEMII<:U VIE DE PIIi.WE^I. HISTOIRE DE SES OU Vn AGES.

CHAPITRE I. — LES ORIGINES VÉNITIENNES (1720-1740)

I. Naissance de Piranesi. Sa famille. Son enfance. Ses premiers maîtres : Lucchesi. Scalfarotto, Zucchi. — II. Venise reste, au xviii" siècle, la grande cité vivante de l'Italie. La magnificence. L'étrangeté. Les visionnaires : le tliéàtre tiabesque de Carlo Gozzi. La verdeur populaire. — III. Les arts à Venise au .xviii® siècle. Toute liberté permise, fécondité et variété. — IV. Les grands architectes. Ils sont à la fois des érudits et des ingénieurs. Le retour à la tradition de la Renaissance et le souvenir de Palladio dans le Veneto : Lucchesi et Temanza. Les Antiquités de liimini. Départ de Piranesi pour Rome.

CHAPITRE II. — ANNÉES d'études ET DE VOYAGES (1740-1744) 27

I. De Venise h Rome au xviii* siècle. Les abords de la Ville Éternelle. L'année 1740 : avènement de Benoit XIV; goût du nouveau pape pour l'architecture, les antiques et la gravure. — II, Première rencontre avec les ruines de Rome. Séjour chez les frères Yaleriani, décorateurs pour le théâtre. Liaison avec le graveur Felice Polanzani. L'atelier de Vasi. Les premiers protecteurs : Bottari, Nicola Giobbe. Publication de la Prima Parte. — III. Études de peinture. Voyage à Naples. Voyages à Venise : Tiepolo Le graveur-éditeur Wagner et les projets de Piranesi.

CHAPITRE III. — les Antichità Romane. — l.\ Magnificenza ^1744-1761) 51

I L'atelier du Corso, Bouchard et Gravier, éditeurs de Piranesi. Relations de Piranesi et

P1R.\NES1. 41


322 TABLE DES MATIEIIKS.

des pensionnaires de l'Académie de France. Panini, professeur de prm^pettivn à l'Aca- démie. Principes nouveaux de méthode chez Piranesi. — L'éducation romaine de Piranesi et les antiquaires : Nolli, Ficoroni. Les amateurs : les cardinaux Albr.ni et Rezzonico. Les Anlichilà Romane de tempi délia liepubblica et les Opère Varie. — IIL Les Trofei, les Anlichilà. La dédicace à Charlemont. Plan de l'ouvrage. Originalité de la niôthode : l^ome vue par un artiste et par un technicien. Succès des AnlicJiilà. Encouragements officiels. — IV. Avènement d'un pape vénitien, Clément XIIL La Magnificenza. Piranesi s'élève contre la vogue de la Grèce. David Le Koy. Dans quelle mesure Piranesi est-il l'auteur de la Magnificenza? Allégations de Bianconi. — V. La polémique de Piranesi et de Mariette. Les Étrusques exhumés et restitués à la recherche historiqae.

CHAPITRE IV. — LA MATURITÉ (1761-1778) 89

I. Piranesi à quarante ans. Ardeur et continuité de son labeur solitaire. Ses violences : contre les blasphémateurs de Rome, contre son médecin, contre sa femme. Ses por- traits. Le roman de son mariage. L'atelier de la Trinité des Monts. Les élèves de Piranesi. Sa fortune. — II. Honneurs et controverses académiques. Le monument Balestra. — III. Les grands recueils archéologiques postérieurs à 1760 : ils sont la suite logique des Anlichilà. — Relations de Piranesi avec les Rezzonico. Restauration du Prieuré de Malte. Campagne d'études à la villa d'Hadrien.

CHAPITRE V. — LES Vedule. — les derniers jours de piranesl — ses continuateurs. 122

I. Origine des Vedule. Leur importance, leur diffusion, leur succès. Les Vedule de Vasi. Essai de classement chronologique des Vedule de Piranesi. — II. Voyage de Piranesi à Naples. Son agonie et sa mort. — III. La chalcographie Piranesi continue les publi- cations de son fondateur et les enrichit. L'œuvre de Francesco. Sa carrière d'antiquaire et de diplomate. Son séjour et sa mort à Paris. — IV. Le tombeau de Piranesi.


LIVRE II L'ART DE PIRANESL

CHAPITRE I. — ROME AU XVIII* siècle. — la Prospeltiva 145

I. Rome d'après les voyageurs. Les grandes dates de son histoire monumentale. La re- construction de Sixte-Quint et de Paul III. Les décors et les points de vue. La topo- graphie, les aspects essentiels et le charme de la ville restent intacts. Les vergers, les jardins et les ombrages. Alliance du style et du pittoresque. Auprès des décors savants, les motifs rustiques et populaires. L'itinéraire et les promenades du pèlerin. — II. Origines de la prospelliva. Passion des Italiens pour les problèmes et les jeux de la perspective. Évolution du genre : les gouaches de Vanvitelli, Claude Lorrain et Gaspard Dughet, Panini, les t ruinistes » français du xviii® siècle, Clérisseau, Robert. — III. L'i- mage de Rome chez les graveurs. Burinistes et aquafortistes. Jean Barbault. Ce qui manque à tous.

CHAPITRE II. — l'invention. — les Carceri 173

L'œuvre de Piranesi s'ouvre par un portique de fictions. — I. La Prima Parte et les origines des Carceri. La décoration théâtrale. Les châtiments publics à Rome. Les égouts de Tarquin. Analyse de la première édition des Carceri. — II. La deuxième


TAMI.K llKS MATllIilCS. 3S3

(ulitioii. Plui tlo Mulidil^. Tout ttind h un but : lVff«t. Comparai Km 'lf« ^t«t« \ji ver* ' duN Carceri.

CIlAl'irHi: lli. I.A IIOUK DK IMKANESt. — U COMl'OflTtON ET L'KffLr 1 VJ

l/iinaKination rnaltroMNo d'erreur et l'imAKination mâltr»*«i6 do vér;U- I. Gon< *'• '.' » plnnchoR do IMranoHi. !.(*■ draiiinH. Pourquoi gont-ili lommairei? I^ iiotttion do I et !(> clair do lune. I.n documnntatlon du drtiii. I.p ral«|UO. — II ^ ' i f. .'

ot la luisi' (Ml |i.ikV Comparai «ou avec 1rs rf//»4/r do Va«l. Pira.. -. j,..-,. ...^ nunicnts (i(* Koiik* soiis l'au^Mi* l(* pliin frappant ot dn ta manière (|Ui loi ini{' >h< ht mitnix. III. I,OK pcrHoimaKoa. I.afloro. — IV. La Homo do Pirano«i oit-ello confonne

\ la rt?ialit»i? Iltuih» du l'orticiue d'Oi-lavio, du Tomplo d'Afitoiiin ot do V ;o ot du

PronaoM du PantluWm. I/rxactitudr don mosure», doM profiU ot do» mai.* .• - - V. La tr.in -IlLTuration oljtciun* par r«*(T«'t. \.r noleil do PiranoHi.

CIlArirKl. l\. — L'EAU-FOUTK. . . 23-1

I. l'iranesi a vu Homo on graveur et on a(juaf<)rti.st<-. Il aurai*. • . vj par la j •

turc. La violence, les riscjucs et le mystère de l'eau forte cor»'.* ;..i.«:i.i .i «on humou. ^ : à son gtnie. La gamme de l'eau forte. Les coloristes du blanc et du noir. — IL Kau- forlo des peintres, eau-forte des graveurs. L'eau-forte art complet. Rombrandt. Fra- gilité des noirs à la pointe sèche. Évoluti»)n de l'eau-forte vers les ofTets du burin en Franco au .wii^ siècle. L'oau forte hloiido (lu .wiii* siècle. — III. De l'eau-forte blo-'î^

\ l'eau-forte intense. L'économie de Canaletto. Tiepolo et l'enseignement des \-...

tiens. Étude technique des deux éditions des (Carceri. — IV. Les procédés de Piraneai : les vernis, la conduite de la taille, les pointes, la morsure, les couvertures. Piraneai expliqué par l'eau-forte.

CIIAPITUE V. — LE STYLE PIRANESI 266

I. Les planches décoratives antérieures aux Cheminées. L'élément vénitien : la faune et la flore de Tiepolo, le dauphin de Murano. L'élément personnel : profusion et mouve- ment; l'ampleur, la richesse et le sentiment des masses. Les frontisjiices. — II. Les Cheminées. La hase théorique du renouvellement des styles. Justification du choix des sources : l'art égyptien, l'art étrusque, l'art romain. Piranesi entend rester libre et refuse de s'asservir à une formule. Il veut faire moderne et vivant. — III. Choix des éléments : tous présentent un caractère de grandeur et d'autorité. L'art romain à Rome est triomphal et funèbre. La documentation égyptienne de Piranesi. Goiit italien pour les formes organiques. La couleur et le relief. Rareté des lignes droites ; fréquence des systèmes de courbes. Juxtaposition des motifs. Sens italien des recherches de Piranesi.

CHAPITRE VI. — l'influence, —conclusion.. *285

I. Publicité faite aux grandeurs de Rome par Piranesi. Son aciion personnelle. La diffu- sion de son œuvre. La place qu'elle tient dans les grandes collections du .wni* siècle. Ses planches copiées, réduites et partout propagées. — Linfiuence sur les peintres au xvni® siècle : Mauro Tesi; les accessoires des Davidiens. — IL L'influence sur les archi- tectes et sur les décorateurs. Les Anglais, Robert Adam, Georges Dance. Les mégalo- manes en France à la fin du xvui» siècle. — Le style Piranesi et révolution des styles en Occident. Les deux courants d'imitation de l'antique : maigreur et sobriété, — les déco- rateurs linéaires; couleur et profusion, — les décorateurs coloristes. Le style Louis XVI et le style Adam. L'école de Piranesi en Italie. La genèse et les caractères du style


324 TABLE DES MATIÈRES.

Empire. — III. Influence sur le goût public, sur l'imagination et sur les lettres. Les amateurs anglais. Le Vathck de Berkford, Coleridge. Le peintre Jolin Martin. — Les romantiques français, les feuilletons de Gautier. — Influence de Piranesi sur l'eau-forte française au xix« siècle : Méryon, Olivier de Rochebrune.

Conclusion • 307

BlBLIOORAPUIE 311

Table des illustrations 319

Table des m.atières. 321


ERRATA


Page 53, ligne 16. Au lieu de : Giovanna, lire : Giovanni.

Page 134, note 1, 1. 4. Au lieu de : Seguita en Napoli, lire : Seguita in Napoli.

Page 145, ligne 3. Au lieu de : va chercher Naples, lire : va chercher à Naples.

Page 193. La pagination est fautive. Au lieu de 319, lire 193.

Page 222, note 3, 1. 1. ZtVe ; on peut également.

Page 244, 1. 4. Lire: traits en hachures.


TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C'«. — PARIS>


Vu ET LU

lo 27 jiiilk'l lui 2.

/,(• Doi/cn lie lu l\icultc des Lettres de l' Université de Paris y

A. Croiskt.


Vu ET PERMIS d'imprimer

Le VicC'Iiecteur de l'Académie de Parix, Pour le Vice-Recteur, l'Inspecteur d'Académie^

FONTENÉ.




o



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