Farces et moralités  

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Farces et moralités (Farces and morality plays) is a collection of six comedy plays in one act, written by the French novelist and playwright Octave Mirbeau and published by Fasquelle in 1904: Vieux ménages (Old couples), L’Épidémie (The Epidemic, Bloomington, University of Denver Press, 1949), Les Amants (The Lovers), Scrupules (Scruples, New York, Samuel French, 1923), Le Portefeuille (The Purse) and Interview.

Scrupules features a gentleman thief.

Commentary

As usual, Mirbeau demystifies and ridicules all that stupid people blindly respect: the law, which is oppressive by nature, and the police, which is arbitrary and repressive by definition; love, a deception, and marriage, a quagmire; wealth, ill-acquired, and social success, a deceptive façade; the newspapers, which anaesthetize people and provide false information, and the politicians, who are quite indifferent to social misery and concerned only with their own emoluments. Its great originality is to extend the challenge to language itself, thanks to which the dominant classes obtain the submission and the respect of the dominated and perpetuate an inegalitarian social order.

Mirbeau succeeds however in making us laugh at that which should really drive us to despair, in the hope that the spark of conscience will help us to live better, to exercise better our liberty of mind, and to rebel against social institutions.

Although placing itself in the continuity of medieval morality plays, which had a pedagogical and moralizing purpose, Mirbeau deliberately chose the mood of farce, in which exaggeration, acceleration of the rhythm, caricature, plays on words, the grotesque, and the absurd are acceptable and assure the indispensable distancing effect, without any realism. He anticipates all at once the theater of Bertolt Brecht, Marcel Aymé, Harold Pinter, and Eugène Ionesco.

Full text[1]

OCTAVE MIRBEAU


FARCES ET MORALITÉS



L'ÉPIDÉM


E — V


EUX


MÉNAGE


LE


PORTEFEUILLE


— LES


AMANTS -


- SCRUPULES




INTERV


lEW





PARIS BIBLIOTHÈQUE-GHAKPEiNTIER

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

11, RUE IJE GKENELLE, 11

1904 Tous droits réservés.


r


L'ÉPIDÉMIE


PIECE EN UN ACTE


Représentée à Paris, sur le Ihéàlre Antoine, le -29 avril 189S


PERSONNAGES


I.E MAIIIK

LE MEMBRE DE I/OPPOSITIUX LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ LE DOCTEUR TRICEPS. . . . LE TRÈS VIEUX CONSEILLER PREMIER CONSEILLER. . . . DEUXIÈME CONSEILLER . . . TROISIÈME CONSEILLER. . .

UN CONSEIl,LER

LllUlSSiEli


MM.


AiMOI.NE. GÉMI EU.

auqcillère. Po.ns-Ahlès. Desfo.ntaine

Ma RSA Y.

Carpentier. Verse.

dufbes.ne.

SÉRUZIER.


De nos jours, dans une ville de province.


L'EPIDEMIE


La salle des délibérations du Conseil municipal, dans une grande ville maritime. Sur les murs, couverts de boi- series sévères, les portraits de tous les Présidents de la République, depuis Adolphe Thiers jusqu'à Emile Loubet. Tout autour de la vaste pièce, posés sur des gaines de bois noir, des bustes de la République, différents par les attri- buts et la sigiiilication politique. Au milieu, cheminée mo- numentale, surmontée d'un panneau sur lequel sont peintes les armes de la ville auréolées de drapeaux tri- colores. Grandes portes à droite et à gauche. Une longue table, recouverte d'un tapis vert, où chaque place est marquée par un buvard, des encriers, etc., occupe le centre de la pièce.

SCÈNE PREMIÈRE

L1-: MAIRE, LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ, LE MEMBRE DE L'OPPOSITION, UN TRbJS VIEUX CONSEILLER, PREMIER CONSEILLER, DEUXIÈME CONSEILLER, TROISIÈME CONSEILLER, LE SE- CRÉTAIRE, CONSEILLERS.

Au lever du rideau, le maire cause près de la cheminée avec quelques conseillers. Groupes de conseillers ici et là. Deux


i FARCES ET MORALITES

sont assis devant la table et écrivent des lettres. Le secré- taire range des paperasses, la plume aux dents.

m: maire

Je crois, Alessieurs, que nous pouvons ouvrir la séance.

LE MEMBRE DE l/oPPOSITlON, tirant sa montre.

Onze heures moins le quart... Et je déjeune à onze heures et demie. Et nous étions convoqués pour neuf heures... C'est dégoûtant.


Le lendemain d'un réveillon, il fallait s'atten- dre à quelques inexactitudes... Ce n'est pas de ma faute...

LE MEMBIΠDE LOPPOSITION

rs'ous ne sommes pas au complet.

LE MAIRE

Nous sommes en nombre pour dédibérer.

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Eh bien, délibérons...

(La porte de gauche s'ouvre ; le docteur Triceps paraît.)


L'EPIDEMIE n

LK MAIRK

Ah !... Voici le docteur Triceps...

SCÈNE II

Les Mêmes, LE DOCTEUR TRICEPS

LE DOCTEUR TRICEPS, saluant et distribuant à tous des poignées de main.

Mille pardons, mon cher maire... Mille pardons, Messieurs... J'ai été retenu par une opération délicate... Depuis ce malin, je suis en train de recueillir la sensibilité de ma cuisinière qui s'était extériorisée dans un moule à gaufres... Com- prenez-vous?...

LE MAIRE

Vraiment?

LE DOCTEUR TRICEPS

Ma foi, oui... Ça n'était pas une petite aiïaire.

LE MAIRE

Un moule à gaufres!... Ce que c'est que de

nous!... (S'adressant aux conseillers.) Si VOUS VOulcz,*

Messieurs, nous allons ouvrir la séance.


FARCES ET MOllAI.ITES

LK DOCTiaU TKK.EPS

Je vous en prie... Et encore pardon, n'est-ce


(Le maire se dirige vers la table. Les conseillers ga- gnent leurs places, où ils s'installent avec bruit.)


Messieurs, la séance est ouverte... (Feuilletant des lettres et des papiers.) J'ai là quelques lettres d'excuses de nos collègues absents... Elles n'ont d'ailleurs aucun intérêt... Dois-jc vous en donner connais- sance?...

PRK.MIKH C0NSE1LL1:K


Inutile... inutil


LE MAIRE, vaguement.

Des rhumes... des bronchites... des lumbagos... des dames qui accouchent... (Avec esprit.; Au moins, on ne pourra pas dire que les conseillers munici- paux; favorisent la dépopulation française...

gieliiu3S rires... Il passe les lettres au secrétaire.' Elles

figureront au procès-verbal...

DEIXIÈ.ME (ONSEILI.EK

('."est bien de Ihonnour...


L'EPIDEMIE


Le règlement, Messieurs... (Plus grave.) Je dois une mention particulière à notre honorable col- lègue, M. Isidore-Théophrasle Barbaroux... qui fut arrêté hier soir...

PlŒMn:i\ CONSEILLER

Encore!... C'est la Iroisième fois,

LE MAIRE, sans s'interrompre.

... et dont Fabsence, aujourd'hui, est, sinon légitime... du moins justifiée par cette formalité judiciaire... Remarquez, Messieurs, que je n'in- crimine pas... je constate...

LE D(m;telu Tliir.Ei's

Quel est le soi-disant motif de celte arrestation?

•LE MAIRE

Toujours le même... Si mes renseignements sont exacts — et j'ai tout lieu de les croire exacts — ce motif serait purement commercial,.. Notre honorable coUègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi- disant telle... ?sous n'avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident — purement com-


8 FARCES ET MOIULITES

mercial, je le répète... Il faut attendre les déci- sions de la justice.,.

LE DOCTEUR TRICEPS

Je demande la parole.


D'ailleurs, le crime d'un individu... (Rumeurs.) — si crime il y a dans l'espèce — ne saurait engager la collectivité...

QUELQUES VOIX

Très bien!... 1res bien!

LE DOCTEUR TRICEPS

Sans entrer dans le fond mémo du débat, laissez-moi vous déclarer ceci... Ma conviction est que ce que l'on poursuit en notre collègue Barbaroux, ce ne sont pas ses viandes corrom- pues, mais bien ses opinions avancées... Com- prone mcnl,


C'est penl-èire aller un peu loin, mon cber docteur.


L'EPIDEMIE


LE DOCTEUR TRICEPS


Nullement... En ma qualité de médecin et de savant, je sais ce que je dis... et vous m'accor- derez que ces questions me sont familières... Eh bien!... je dis que tout cela est singulièrement arbi- traire et antiscientifique au premier chef. .. D'abord les viandes pourries...

PREJIIER CONSEILLER

En avez-vous mangé?

LE DOCTEUR TRICEPS

Parfaitement... Et vous voyez que je ne m'en porte pas plus mal... (Se tapant la poitrine.) Le coiïre est bon...


Bravo !


LE DOCTEUR TRICEPS


Il faudrait pourtant s'entendre une bonne fois... Non seulement je ne crois pas à la nocuilé de la pourriture : je lui crois au contraire des propriétés stomachiques de premier ordre... oui... oui... comprenez-vous? D'ailleurs, pourquoi la pourriture est-elle reconnue louable chez la bé- casse et criminelle chez le bœuf?... C'est idiot... Toutes les pourritures doivent être égales devant la loi.


10 I- AUGES ET MORALITES

I >i: l X I È.MI:; CÛ.N SH 1 LLER

Evidemment...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Est-ce une allusion?

PLUSIEURS CONSEILLERS, irrités.

Ah I Ah ! Assez 1

LE DOCTEUR TRICEP.S

En présence d'une aussi étrange anomalie, j'ai donc le droit d'aflirmer que le procès intenté à notre honorable collègue Barbaroux n'est pas autre chose qu'un procès de tendance... Et je ne parle pas des entraves qu'il npporte à la liberté du commerce... Diable! Du reste, je reviendrai sur cette question, en temps et lieu, avec tous les développements juridiques, économiques, théra- peutiques et biologiques qu'elle comporte... Mais je demande que cette observation préliminaire soit consignée au procès-verbal.

LE MAUU;, après avoir consulté du regard ses collègues.

Le C-onseil n'y voit pas dinconvénient.., eu égjïrd surtout à la personnalité si considérable de notre éminent collègue, le docteur Triceps,


L'EPIDEMIE


dont los moindres opinions sont, pour tout le monde ici, un enseignement et une lumière. Au


Li: DOCTEUR TRICEPS

Je remercie Monsieur le Maire de ses nobles paroles. Elles me vengent de bien des injustices

professionnelles... (Les voisins du docteur lui serrent la main. Quelques bravos. Moment d'émotion.) Dois-je ajouter

que notre collègue Barbaroux s'est toujours montré un boucher d'une loyauté parfaite envers f es clients civils et, sil est vrai qu'il a vendu des viandes inférieures et corrompues, ce n'a jamais été qu'à des militaires, dont je m'étonne que les estomacs soient devenus to.ut d'un coup aussi in- tolérants, et... à des pauvres, ce qui n'a pas d'im- portance...

(Assentiment général.) LE SECRÉTAIRE

Dois-je aussi consigner cette dernière observa- tion?

LE DOCTEUR TRICEPS

Ma foi !.. . 11 consulte le maire.) Qu'en pensez-vous ?

LE MAIRE

Hum!...


1 AltCES ET MORALITES


LE DOCTELR TRICEPS


Nous verrons cela tout à l'heure. Au secrétaire.) Je vous donnerai la rédaction du tout, à la fin de la séance...

LE SECRÉTAIRE

Très bien... J'aime mieux ça...


L incident est clos. (Se levant et prenant une altitude

oratoire.) Et maintenant, Messieurs, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper de cette grave... de cette importante et urgente question, pour lacjueilo je vous ai convoqués en séance extraor- dinaire et secrète.

(Mouvement d'attention parmi les conseillers. Un qui s'était endormi se réveille.)

DELXIÈ.ME CONSEILLER

De quoi s'agit-il?

QLELQUES VOIX

Silence! Silence!

LE .MAIRE

Messieurs, j'ai une nouvelle... une nouvelle délicate et... fâcheuse à vous apprendre... (Redou- blement d'attention.) Mais rassurez-vous, Messieurs...


L'EPIDEMIE 13

Quand je dis fâcheuse, c'est pour conformer mon langage...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Votre éloquence...

LE MAIRE, remerciant d'un geste discret.

... pour conformer mon... langage au langage usuel que des sentimentalités trop ombrageuses...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Très bien ! Très bien !

LE MAIRE, poursuivant.

... que de trop systématiques oppositions...

LE MEMRRE DE LA MAJORITÉ

liravo I...


... des rivalités môme... et, si j'ose dire, de véritables empiétements de pouvoir... des abus d'autorité, en un mot...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITIO.N

Parlez clairement, on ne vous comprend pas...


14 FARCES ET MORALITES


Veuillez no pas interrompre... (il cherche en vain à renouer le fil brisé de son discours.) Messieurs, dans CO que j'ai à vous apprendre, il n'y a rien de grave, rien qui puisse vous effrayer. La nouvelle en soi n'est pas extraordinaire... Ce n'est pas, à propre- ment parler, une nouvelle... une de ces nouvelles qui... Bref, Messieurs, c'est, si je puis m'exprimer ainsi, un ennui périodique...

F^K MKMliUE Di: L.\. MAJOIUllÔ

Très bien! Très bien!

LE MAIRE

... une crise annuelle... un retour offensif...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

A la question! Pas d'allusions politiques ici. JNous ne sommes pas ici pour faire de la politique...

LE MAIRE

Il ne s'agit pas de politique...

LE MEMBRE DE LA MA.rORITÉ, catégorique.

11 ne s'agit pas de politique...


L'ÉPIDÉMIE 15

LE MEMBRE DE LOPPOSITION

De quoi s'agit-il, alors? Pourquoi toutes ces précautions?... Pourquoi ce mystère?

LE MEMKPi: DE LA MAJORITÉ

Je ne sais pas de quoi il s'agit... Mais...

LE MEMBRE DE l'oPI'OSITION

Si vous ne savez pas de quoi il s'agit, taisez- vous.

LE MEMBRE DE L\. MAJORITÉ

Je me tairai si je veux... Vous n'avez pas de leçons à me donner...

LE MAIRE

xMessieurs... Messieurs... Je vous en prie !

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Nous ne sommes pas dans votre cabaret ici...

(Prenant à témoin les portraits des Présidents de la Répu- blique.) avec tous les souteneurs et toutes les filles de la ville...

LE MAUIE

Messieurs Messieurs...


10 FARCES ET MORALITÉS


LE 31EMBRE DE L OPPOSITION

Eh bien... venez-y donc, dans mon cabaret... comme vous dites. Ose/ donc y venir... ;Prenant à témoin ses collègues.) Cabaret?... le meilleur café de la ville... le plus beau café de la ville... un café Louis XVI!... Venez-y...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Oui, j'irai... J'irai pour le faire fermer... ils se lèvent, se menacent du poing.) Je ne puis comprendre qu'on tolère des établissements pareils... C'est une honte... une immoralité... un attentat à la pudeur...

(Us continuent de s'invectiver d'un bout de la table à l'autre.)

LE MAIRE

Messieurs... Messieurs...


LE MEMBRE DE L OPPOSITION

El VOUS qui vendez des farines avariées... des petits morceaux de terre pour du café... et des feuilles dépinard sous le nom de thé russe...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Moi'.'...


L'ÉPIDÉMIE


.E MEMBRE DE L OPPOSITION


Oui, VOUS... Et VOS petits beurres qui datent de la Déclaration des Droits de l'Homme...


QUELQUES VOIX

Assez !... Assez !

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Cabaret!... Un élablissement de premier ordre, où j'ai installé un cinématographe?...

LE MAIUE

Messieurs... Messieurs... De grâce!...

QUELQUES VOIX

Assez! Assez! A la porlc!...

(Oq les apaise à grand'peine.) LE MAIRE, conciliant et paterneL

Messieurs... Messieurs... Je vous en supplie !... Je fais appel à votre patriotisme... aux senîiments d'union, de concorde... à votre dévouement muni- cipal... (Dune voix forte. JNon , Messieurs, il ne s'agit pas de politique... Il s'agit de la ville, des inlérèls de la ville... du salut de la ville... de la


18 FARCES ET MORALITES

ville que vous aimez... que vous représenlez... que vous administrez.,. Messieurs... Grave et d'une voix sourde.' une épid(1mie de fièvre typhoïde vient de fondre sur la ville...

(Les conseillers pâlissent, se regardent. Ktlroi et silence.

IJ; MEMliUK DE LA MAJORITÉ, atterré. Une épidémie sur la ville...

LE ME.MURE DK I, Ul'l'OSl IIO.N , atlolé.

Sur la ville !.,.

LE MAI II E

Vous voyez bien. Messieurs, qu'il ne s'agit pas de politique...

LES MEMBRES DE lOpPOSITIO.N ET DE LA MAJORMÉ. ensemble.

Sur la ville... Une épidémie sur la villel


Quand je dis : sur la ville, ce n'est pas tout à lait exact... Dieu merci! l'épidémie n'est pas sur la ville... elle est...

le membre de l'opposition Au fait... elle est où? elle est sur quoi?...


L'EPI DEM IK 19

Est-elle sur la ville ou non?... Précisez... Pas d'équivoque... Dites la vérité... Nous ne sommes pas des enfants. (Énergique.^ Nous sommes des hommes, que diable!... Nous l'avons prouvé dans des circonstances plus graves... Quand la patrie élait en danger, nous n'avons pas hésité à entrer dans la garde nationale... Elle est sur quoi, cette épidémie ?... sur quoi ?... Allons!... Parlez...

QUELQUES VOIX

Sur quoi ?... Sur quoi ?


Vous ne me laissez pas parler... Elle est sur la ville et pourtant, elle n'y est pas absolument... Elle y est, sans y être... Rumeurs.) Je m'explique...

(Rumeurs.) LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Mais écoutez donc!

LE >L^IHE, d'une voix qui <loaiine le bruit.

L'épidémie est sur l'arsenal et, principalement^, sur la caserne de rarlilleiie de marine.


20 FARCES ET MOIIALITES

l.K MEMRIU: DE LA MAJORITÉ

Très bien ! Très bien !

LE ME.MliKE DE LOPPOSITION, furieux.

11 fallait le dire tout de suite et nous épargner d'inutiles angoisses... Certes, nous ne craignons pas les épidémies... Nous leur avons toujours opposé un viril dédain... toujours nous les avons traitées par le mépris... Mais nous avons de la famille... Nous avons des amis... que diable! Et l'arsenal n'est pas la ville... la caserne n'est pas la ville... Et puis, il y a tous les ans des épidé- mies sur la caserne... Nous n'y pouvons rien... Cela ne nous regarde pas.


Mais non... Mais non.


LE DOr.IELK ruir.EPS

Du calme, Messieurs... No nous emportons pas... Procédons avec mélhode... Au maire.) Com- bien de décès?

LE MAlIîE

Hier, douze soldats sont morts... ce malin, seize.


L'EPIDEMIE 21

LE DOCTEUR TRICEPS, approuvant.

Ah !... Combien de malades?

LE MAIRE

A riieure actuelle, on compte cent trente-ci n(| malades.

LE DOCTEUR TRICEPS, même jeu.

Ah 1... 11 prend des notes.) C'est normal...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Pas d'officiers ?

LE MAIRE

Non... pas d'officiers, heureusement... Le mal s'arrête aux adjudants... 11 ne s'attaque qu'aux simples soldats et aux sous-officiers, comme tou- jours.

LE DOCTEUR TRICEPS

C'est normal.

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Je remercie Monsieur le Maire de ses expli- cations loyales et rassurantes...


22 FARCES ET MORALITÉS

LE MEMBUE DE l'oPPOSITION

Enfin, je ne vois pas du tout — mais pas du tout — pourquoi Ton nous a convoqués... Celte épidémie n'est pas de notre compétence... j'allais dire... de notre juridiction... Elle n'otl're aucun caractère municipal...

LE MAIRE

Une administration sage doit être, en môme temps, prévoyante... L'épidémie peut s'étendre do l'arsenal à la ville, du militaire au bourgeois...

LE ME.MHRE DE l'oPPOSITIOX

Allons donc !...

LE DOCTEUR TRICEPS

Nous n'avons pas à prévoir des choses qui ne sont pas encore arrivées... Je connais la marche et, si je puis dire, l'esprit de ces sortes d'épidé- mies... C'est un esprit hiérarchique... Si, contrai- rement aux avis de la science, une pareille éven- tualité se produisait... si des symptômes alarmants ol que nous n'avons pas le droit de préjuger, se nranileslaient... eh bien, nous aurions toujours le temps de prendre les mesures nécessaires... Dans létal actuel, nous ne devons pas intervenir...


L'EPIDEMIE 23

Très ferme.) A raiitorité maritime d'aviser, si elle le juge utile...


Justement, Messieurs... et c'est là oii je voulais en venir... (Confidentiel. Le préfet maritime est fort en colère... Je l'ai vu hier soir... Il m'a dit que cela ne pouvait pas durer... Il prétend que les casernes sont d'immondes foyers d'infection... .Rumeurs... que l'eau bue par les soldats est plus empoisonnée que le purin des étables... (Rumeurs. Bref, Messieurs, il exige que nous reconstruisions les casernes... Protestations.... que nous amenions de l'eau de source dans les casernes... Toile général.) Il exige encore...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION, levant les bras.

Il exige... il exige... Mais c'est de l'inso-* lence...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ, mémo jeu.

De la folie...

LE MEMBRE DE l'oppositiON, tapant sur la table.

Du gaspillage...

PREMIER conseiller

Nous n'avons pas d'argent pour de telles fan-


2'^ FARCES ET MORALITES

taisies... La commune est obérée... Il nous faut reconstruire le théâtre.

DKUXIKMK CONSEILLER

Décorer l'iiôtel de Ville... (il montre la salie. Car enlin est-ce un hôtel de ville?... A quoi ressem- hlons-nous dans celte baraque?

PREMIEH CONSEILLER

11 est inouï, le préfet... Il est inouï...

LE MEMBRE DE LA 3IAJ0RnÉ

Si les soldats n'ont pas d'eau... qu'ils boivent de la bière...

LE MEMBRE DE L'OPPOSITION

Si les casernes sont malsaines... eh bien, qu'ils campent...

PLUSIEURS VOIX

Mais oui ! C'est cela !...


Sans doute... vous avez raison... En principe vous avez raison... Mais vous connaissez le carac- tôrc autoritaire, violent, tout d'une pièce, de notre préfet maritime... 11 m'a fait entendre qu'il (lépliicorail les régiments... qu'il les enverrait


L'KPIDEMIE 25

dans une autre ville... Plus de commerce, Mes- sieurs... plus de musique, le dimanche I... Ce serait une véritable catastrophe pour notre chère population... « Je ne peux pourtant pas laisser crever mes soldats comme des mouches », m'a- l-il dit...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Allons donc! Il veut nous faire peur... Est-ce ({u'on déplace un arsenal français comme un cirque américain?... Est-ce qu'on transporte un j)ort de guerre comme des chevaux de bois?...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Et puis, c'est malheureux, soi 1 1 . .. Plaignons-les, je le veux bien... mais les soldats sont faits pour mourir...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Cesl leur métier de mourir...

le MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Leur devoir de mourir...

LE TRÈS VIEUX (.0NS1i;H.LEB

Leur honneur de mourir.


26 FARCES ET MOllALITÉS

LE MEMBRE DE L OPPOSITION

Aujoiird'liui qu'il n'y a plus de guerres en France, les épidémies sont des écoles, de néces- saires et admirables écoles d'héroïsme... S'il n'y avait pas d'épidémies, Messieurs, où donc les soldats apprendraient-ils aujourd'hui le mépris de la mort... et le sacrifice de leur personne à la patrie?...

PLUSIEURS CONSEILLERS

C'est vrai... Bravo!

LE MEMBRE DE l'oppOSITION, haussant les épaules et continuant.

OÙ donc cultiveraient-ils cette vertu si française : le courage?... Ce qu'on nous demande, c'est de consacrer une lâcheté...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

De déconsidérer l'armée...

LE MEMBRE DE l'opPOSITIGN

De diminuer l'honneur national... de tuer le patriotisme... Eh bien, non...

(Assentiment général.)


LE PI DEMIE 27

LE DOCTEUR TIUCEPS, il se lève... Mouvemeut d'attention.

Je m'associe aux idées si généreusement expri- mées par mes honorables collègues... J'irai plus loin... Aujourd'hui la science est aux microbes, à l'eau de source, aux logements salubres... à l'an-

ti-sep-tie !... (Avec mépris.)... à l'hygiène llî. (il hausse

les épaules.) C'est là Une simple hypothèse, Mes- sieurs... une hypothèse... de littérateur, d'intel- lectuel, qu'aucune expérience décisive et loyale n'est venue confirmer. . . Demain, d'autres théories, inversos à celle-là, se succéderont, aussi peu pro- bantes... aussi peu démontrées par les faits... Eh bien, les communes doivent-elles subordonner leur activité progressiste et leurs ressources bud- gétaires aux fantaisies inconsistantes et ruineuses des savants ?. . . Doivent-elles se plier aux caprices d'une science qui ne sait ce qu'elle veut et qui se dément, elle-même, tous les huit jours?... Je ne le pense pas... (Applaudissements.) Et, pourtant, moi aussi, je suis un savant...

Applaudisements.) DEUXIÈ-Ml-: CONSEILrJ:R

Très bien!... Très bien!... C'est envoyé...

LE DOCTEUR TRICEPS

Nos pères, Messieurs, ignoraient ces choses...


28 FARCES ET MOUALITES

Ils ignoraient les bacilles, les bouillons de cul- ture, les sérums, les inoculations, les vaccinations, les microbiograpbies et les commissions d'by- giène... Ils ne savaient pas ce que c'est que les congrès médicaux, ce que c'est que Monsieur IJiouardel... Ils se contentaient des maisons et de l'eau qu'ils avaient... Ils ne prenaient même pas de bains... môme pas de bains .. comprenez- vous?... Or l'bisloire ne nous dit pas qu'ils se soient plus mal portés pour cela... Au contraire...

DEUXIÈME CONSEILLER

C'est vrai ! . . . C'est vrai ! . , .

LE DOCTELIl TRICEPS

On nous objecte toujours : «Et l'Angleterre?:»... Messieurs, nous ne sommes pas en Angleterre... L'Angleterre est l'Angleterre... et la France est la France... A chaque peuple son génie... Enthou- siasme général.» Ilestons Français!...

PREMIEU CONSEILLER

Vive la France!

LE DOCTEUR TRICEPS

Laissons donc cette épidémie suivre son cours ualuiel... son évolution nécessaire. Il ne faut


L'EPIDEMIE 29

jamais violenter la nature... Croyez-moi, elle sait ce qu'elle fait...

Le docteur Triceps se rassied parmi les félicitations de tous.)

LE MAIRE

Permettez-moi d'ajouter une observation qui va, peut-être, éclairer ce débat d'une plus vive lumière... Malgré ses allures cassantes, le préfet maritime n'est pas un mauvais homme, et je crois que Ton peut s'entendre avec lui... J'ai le sentiment qu'il ne se préoccupe pas de l'épidémie, en tant qu'épidémie, du moins... Non... Seule- ment il redoute l'opinion... il craint la presse... il a peur d'une interpellation à la Chambre... Vous savez avec quelle violence la marine est attaquée en ce moment... Rien qu'à la pensée que M. Lockroy puisse revenir ici, tripatouiller son arsenal, il s'atfole... Mettez-vous à sa place.

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Eh bien?...


Eh bien... si j'ai compris le fond de son idée, pourvu que nous votions les dépenses nécessaires aux travaux susmentionnés, le préfet se tiendrait pour satisfait... Ce qu'il demande, c'est une for- malité... Sa prétention n'irait pas jusqu'à exiger

3.


30 FARCES ET MODALITES

rexécution do ce vote... Il veut se mettre en règle, vis-à-vis (le l'opinion, de la presse, du Parle- ment et de Monsieur Lockroy... N'est-ce point, en somme, un désir légitime... une prudence louable?...

DEUXIÈME C0NSEILr.ER

Et dangereuse... pour nous... Qui nous garantit la pureté de ses inteutions?...

LE MAIRE

Moi ! Moi, dis-je !

DEUXIÈME CONSEILLER

Ce n'est pas assez... Avez-vous un engagement écrit?...

LE MAIIU;

Non...

PIŒMIER CONSEILLER

Vous a-t-il donné sa parole d'honneur?


iNon... Mais j'ai quelque chose de plus... quehiue chose de mieux... Le souci de sa tran- (juillité.

DEUXIÈME CONSEU.LER

11 faut se méfier...


L'EPIDEVIIE


Et pourquoi?... Et de quoi?... Je vous assure que, l'épidémie passée, il ne sera plus question de rien. Et nous reeommencerons, l'année pro- chaine... Nous recommencerons tous les ans.

DEUXlÈ.Mi; (.ONSKII.I.HK

Il iaut se métier... Il faut se méfier...


Autrement, songez aux luttes quotidiennes, aux hostilités sourdes, terribles, qui vont mettre la zizanie dans la ville, sans compter qu'elles seront préjudiciables à nos intérêts électoraux... Sans compter aussi que toutes les femmes... que toutes nos femmes sont avec les officiers de marine...

(Rumeurs.)


Parlez pour la vôtre.


(Un rire.)


LE MAIRE, très digne.


Je méprise ces insinuations vulgaires et injus- tifiées... Où en étais-je? Ah oui... avec les offi- ciers de marine... (Reprenant 11 discussion.) Réfléchis- sez, Messieurs... IN'e vous heurtez pas à des partis pris, respectables sans doute, mais impolitiques...


32 FARCES ET MORALITES

Dans les conditions que j'ai dites, je crois ([ue nous pouvons voter les crédits... que nous pou- vons même nous montrer généreux... puisqu'il ne nous en coûtera rien...

LE MKMBKE DE l'oPPOSITION

Je proteste... Ce serait établir un précédent déplorable...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Toutes les casernes de France sont infectées...

Lie MICMIUÎK Di; l'opposition

Toutes b>s eaux inibuvaldes...

le très vielx CO.nseillkr, d'une voix tremblée.

La lièvre typhoïde est une institution natio- nale... i\e touchons pas aux vieilles institutions françaises.

LE DOCTEUR TRICEPS

Non, Messieurs, ne touchons pas à ce qui l'ail la force de notre belle armée... à ce qui est son honneur : l'inlri'pidité devant la mort... Ne don- nons pas à l'élranger le spectacle douloureux d'une armée IVançaise battant en retraite devant quelques |)roblémaliques microbes... d'une armée. Messieurs... synonyme d'Austerlitz et de Ma-


L'EPIDEMIE Xi

rongo Applaudissements.)... non, d'antiseptie etdhy- giône... , Tempête de bravos... Sexaltaat.) Allez dire à

votre maîlre...

Il achève sa phrase dans un geste. LE MEMBRE DE l'oPPOSITIOX, très ému.

.Vprès les admirables paroles que vous venez d'entendre... et l'accueil enthousiaste que vous leur avez fait, je crois qu'il est inutile de mettre aux voix la proposition concernant les crédits.

LEE VOIX

Oui 1 oui !

LE MAIRE

Je m'incline, Messieurs...

UNE AUTRE VOIX

l*as de vote...

U.NE AUTRE VOIX

Pas de crédits...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Pas d'dquivoque... Une situation nette..


34 FARCES ET MORALITES

LE DOCTEUR TRICEPS

11 y a encore de grands cœurs français !

Tous les conseillers se lèvent... gesticulent... Tuiimite de joie... A ce moment paraît, dan? la salle, un huis- sier... 11 est porteur d'un pli cacheté que. très pâle, il remet au maire.)

SCÈNE III

Les Mêmes, L'HUISSIER

LE MAIRE

Qu'est-ce? (Prenant le pli. Qu'cst-cc que cc pli !

l'huissier Je ne sais pas.

le 3IAIRE

Qui Ta apporté ?

l'huissier Un homme en deuil...

LE MAI ri;

Un homme en deuil. \.. Aii 1... il examine le pli.) Un homme de la ville?


L'EPIDEMIE ïh

l'huissier Je ne sais pas...

LE MAIRE

Vous ne le connaissez point?

l'huissier Non...

LE MAIRE

Ah !... Et il est reparti sans rien dire?

l'hlisSIEH, avec effort. Sans rien dire...

LE MAIRE, troublé.

C'est surprenant... Je ne sais pas pourquoi... je pressens un malheur... Messieurs, il y a un malheur dans cetle lettre...

LE .MEMBRE DE LA MAJORITÉ

()uvrez-la... ouvrez-la...

LE MAIRE

Je n'ose l'ouvrir... (Les conseillers se sont tus... Ils ont tous leurs regards tendus vers le maire.) Allons ! (Enfio, il


3G FAUCI-S ET MORALITÉS

oiivio le pli... devient lividt\ pousse un cri.) Ail ! mon

Dieu !

Li: MK.MBKt: DE LA MAJORITÉ

Qu'esl-cc qu'il va?

LE MAIRE, tremblant.

Ah I mon Dieul '

(Brouhaha de terreur.' LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Silence ! Silence I (Au maire.; Qu'est-ce qu'il y a?

LE MAIRE

Messieurs !

(Il no peut contiii;ier.' LE ME.^^tUE DE LOPPOSITION

Kles-V(»us malade?...

LE MI:M1!RE DE LA AIAJORITÉ

Pourquoi ètcs-V(»us si pâle?

Jj; MAIRE

]\Irssiours 1

LI-; :\iE.NU!iii-: de l'opposition l*uiu(|uoi irembloz-vous?


i.EPIDEMIE 37

LE MAIRE, avec effort.

Messieurs... Une nouvelle incroyable... al- freiise... foudroyante I

TOUS

Parlez ! parlez donc I

LE MAIRE Messieurs ! (U laisse retomber la lettre sur la table. Un

bourgeois est mort !

LE MEMBRE DE l'opPOSITION

Qu'est-ce que vous dites !


Vn bourgeois est mort... emporté par l'épi- dérnie !

QUELQUES VOIX, étranglées par la peur.

(le n'est pas possible! ce n'est pas possible I

LE DOCTEUR TRICEPS

N.; louchez pas à cette lettre... Brûlez ceKe letlre... Elle n'est peut-être pas désinfecléc... il se précipite... s'empare vivement de la, lettre et la lance clans Il clieiuinée. Puis, tirant de sa poche un vaporisateur, à grands


38 FARCES ET MORALITÉS

pas il fait le tour de la pièce.) Désinfectons, Messieurs, désinfectons !

(Et tandis quuue épouvante plane au-dessus des con- seillers, subitement immobiles et convulsés, le maire, d'une voix qui pleure et qui tremble, poursuit dans le silence mortuaire de la salle.)

LE MAIRE

Nous ignorons son nom... qu'importe? Nous connaissons son âme. . . Messieurs, c'était un bour- geois vénérable, gras, rose, heureux... Son ventre faisait envie aux pauvres... Chaque jour, à heure fixe, il se promenait, souriant, sur le cours, et sa face réjouie... son triple menton... ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social... Il semblait qu'il ne dût jamais mourir, et pourtant il est mort... Un bourgeois est mort!...

LE »li:Mimi!; de la majorité, comme s'il psalmodiait le miserere.

Un bourgeois est mort!

LE MEMBRE DE l'opPOSITION, même jeu.

Un bourgeois est mort !

TOUS, successivement.

Un bourgeois est mort!...

(Silence... Tous les conseillers se regardent effarés. i


L'ÉPIDÉMIE


11 ne m'appartient pas, Messieurs, de juger la vie du bourgeois admirable, fraternel, que nous pleurons tous... D'autres, plus autorisés que moi, lui rendront ce mérité et suprême hommage... Messieurs... si le bourgeois, dont nous déplorons la perte tragique et prématurée, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes et de la ville que, grâce à votre confiance, j'ai l'hon- neur d'administrer... par des libéralités maté- rielles... des actes directs de bienfaisance... ou par Téclat d'une intelligence supérieure et l'utilité d'une coopération quelconque au développement de notre vie municipale... qu'il me soit permis néanmoins — et je crois être l'interprète des sen- timents unanimes de notre chère population — qu'il me soit permis, dis-je, de rendre à la mé- moire du bourgeois inconnu... et si cher... la jus- tice qui lui est due...

(Quelques conseillers émus essuient leurs yeux.) UNE VOIX

Parlez!... Parlez!...

LE MAIRE, avec un effort pour dominer son émotion.

Je me le figure ainsi... avec quelle émotion 1... Courtaud et rondelet, il avait, entre des jambes


40 FARCES El MORAI.ITES

grêles, un petit ventre, bien tendu sous le gilet... Sur le plastron de la chemise, son menton s'éta- geait, congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune... et ses yeux, au milieu des pau- pières boursouflées, jetaient l'éclat triste, livide et respectable de deux petites pièces de dix sous... Il était beau... Nul ne représenta plus exactement l'idéal que l'Economie politique, les gouverne- ments libéraux et les sociétés démocratiques se font de l'être humain, cest-à-dire quelque chose d'impersonnel, d'improductif et d'inerte... quelque chose de mort qui marche, parle, gesticule, digère, pense et paie, selon des mécanismes soigneuse- ment huilés par les lois... quelque chose, enfin, de fon-da-men-tal... qu'on appelle : un petit rentier.

UN CONSEILLER

Bravo!... C'est vrai !...

LE MAIRE

Oui, Messieurs... Joseph — (Avec une fierté atten- drie.) appelons-le Joseph, comme son grand, comme son immortel aïeul — Joseph, donc, en qui je veux considérer plus qu'un homme... un principe social... nous aura donné, toujours, Texemple, le haut et vivifiant exemple d'une vertu — ah ! bien française, celle-là — d'une vertu précieuse entre toutes, d'une vertu qui fait les hommes forts et


L'ÉPIDÉMIE 41

les peuples libres... l'Economie!... Joseph aura été, parmi nous, le constant, le vivant symbole de l'Epargne... de cette petite épargne que nul!e déception n'atteint, que nul malheur ne laFso... et qui, sans cesse trompée, volée, ruinée, ne con- tinue pas moins d'entasser, pour les déprédalions futures, au prix des plus inconcevables sacri- fices, un argent... dont elle ne jouira jamais et qui jamais n'a servi, ne sert et ne servira qu'à édifier la fortune et assouvir les passions... des autres... Abnégation merveilleuse. Messieurs!... Tire-lire idéale... o bas de laine !...


TROISIÈME CONSEILLER, pleurant.

Quel malheur!... Quel malheur!... (Sanglots.)

LE 3IAIRE

Dans une époque troublée, comme la nôtre, ce sera l'honneur de .Joseph d'être demeuré fidèle, perfas et nefas^ comme dit le poète, à des tradi- tions nationales et gogoliques où notre optimisme se réconforte, si j'ose m'exprimor ainsi ; c:ir, ainsi que l'écrivit un grand philosophe dont je ne sais plus le nom, l'Epargne est la mère de toutes les vertus et la sauvegarde de tous les gouvei'ue- ments dignes de ce nom... Pleurons-le et admi- rons-le. Messieurs...

4.


42 FARCES ET MORALITES

PLUSIEURS CONSEILLERS, ensemble.

Vive Joseph I


Admirons-le, car jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir... Même au mo- ment de sa jeunesse... môme au moment de sa richesse... il ne. connut pas ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois... une heure de bon temps! 11 se priva de tout et vécut plus misérable que le vagabond des grandes routes, mais content dans son devoir accompli... Jamais, non plus, il ne voulut accepler un honneur, une responsabilité, dans la crainte d'avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l'eussent distrait de son œuvre... Et — ô sublime enseignement! — plus il épargna, plus il se ruina... et plus il se ruina, plus il épargna encore!...

TROISIÈMK CONSEILLER, sanglots.

Quel malheur!... Quel malheur!...


Ce lut un Ik'tos, Messieurs... Ce fut le héros... Gambetta a dit que les temps héroïques étaient


L'EPIDEMIE 43

passés .. Eh bien, il ne savait pas ce que c'est qu'un petit rentier... Et maintenant, Joseph, adieu!

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

Oui, un héros... un héros modeste, silencieux et solitaire... Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens!... Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l'amour... son esprit des pestilences de l'art!... Il détesta — ou mieux — il ignora les poésies et les littératures... car il avait horreur de loutes les exagérations, étant un homme précis et régulier... Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût... en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien... Chaque matin, il s'en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui...

TROISIÈME CONSEILLER, sanglots."

Quel malheur!... Quel malheur!...

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

En conséquence. Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau du Conseil les deux propo- sitions suivantes... Primo... Les obsèques de Joseph seront célébrées solennellement et en


44 FARCES ET MORALITES

grande pompe, aux frais de la ville... Secundo... Une statue lui sera élevée sur l'une de nos prin- cipales places...

TOl'S, sortant peu à peu de leur torpeur.

Oui!... Oui!...

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

Je propose, en outre, que Ton donne à une rue de notre belle cité son nom... quand nous le connaîtrons...

UN CONSEILLER, accablé et comme dans le rùve.

VA qu'importe le nom... pourvu qu'on ail la plaque!...

(Enthousiasme général. On vote par acclamation.) LE DOCTEUR TRICEPS

Maintenant, Messieurs, il ne faut pas nous laisser abaltre par cette mort imprévue el irrégu- lière... antiscientifiquo même... comprenez- vous?... Nous devons lutter !

TOUS

(hii! Oui !


L'EPIDEMIE 4;;

LE DOCTEUR TRICEPS

Sursum corda !

TOUS

Oui ! Oui !

LE DOCTEUR TRICEPS

Aux circonstances douloureuses, opposons les résolulions viriles...

TOUS

Oui: Oui!

LE DOCTEUR TRICEPS

Aux périls qui nous menacent... l'e'nergie qui en triomphe...

TOUS

Oui! Oui!

LE DOCTEUR TRICEPS

Ètes-vous prêts à tous les sacrifices?

LE MEMBRE DE LOPPOSITION

A tous...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

A tous...


46 FARCES ET MORALITÉS

TOUS

Oui! Oui! A tous...

LE DOCTEUR TRICEPS

Il nous faut de l'argent...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Nous en trouverons.

LE MEMBRE LE l'oPPOSITION

Nous en inventerons... nous en forgerons...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Les emprunts !

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Les octrois !

LE DOCTEUR TRICEPS

Les expropriations !

TOUS

Oui! Oui! Oui!... C'est cela...

LE DOCTEUR TRICEPS

11 faudra démolir les vieux quartiers de la ville, ces foyers d'infection...


L'ÉPIDÉMIE 47

PREMIER CONSEILLER

Nous les démolirons...

LE DOCTEUR TRICEPS

Et les reconstruire...

PREMIER CONSEILLER

Nous les reconstruirons...

TOUS

Oui! Oui! Oui!

LE DOCTEUR TRICEPS

Percer de vastes boulevards.

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Planter des jardins publics.

TOUS

Oui!... Oui!

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Des avenues...

TOUS

Oui! Oui!... des avenues!... des avenues !...


48 FARCES ET MORALITES

LE DOCTEUR TRICEPS

Aéror les cours... immuniser les égouts...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Multiplier les squares...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Inlroduire des essences fébrifuges...

LE DOCTEUR TRICEPS

Désagglomérer les collèges, les couvents... les maisons de prostitution... les casernes...

TOUS

C'est cela!... C'est cela!...

LE DOCTEUR TRICEPS

11 faudra faire jaillir de partout des sources d'eau pure... des sources larges et profondes comme la mer.

LE MEMBRE DE l'opPOSITION

l'allés jailliront...


LEPIDEMIE iJ

LE DOCTEUH TRICEPS

Si elles ne jaillissent pas... nous irons les capter au cœur vierge des montagnes.

TOUS

Oui:... Oui!...

LE DOCTEUR TRICEPS

De la Suisse...

LE IMEMBRE DE l'oPPOSITION

Des Carpathes...

LE DOCTEUR TRICEPS

Du Caucase...

TOUS


Oui!... Oui!


LE DOCTEUR TRICEPS


11 faudra des éluves puissantes... des a[)paroils stérilisateurs toujours en marche...

LE MEMBRE DE LA 3JAJ0RITÉ

Des tillres monumentaux...


30 FARCES ET MORALITES


LE DOCTEUR TRICEPS


Des entrepôts d'acide phénique... des labora- toires de chimie an-ti-sep-tique...


TOUS

Oui:... Oui!...


LE DOCTEUR TRICEPS


Nous établirons des conseils d'hygiène — d'hy- giè-ne — en permanence.


Bravo!...

LE MEMBRE DE l'opPOSUITON

Des commissions de salubrité... des syndicats de prophylaxie...

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Des congrès médicaux.

LE DOCTEUR TRICEPS

Des instituts Pastoriens...

LE MEMBRE DE l'oPPOSITIOX

Des lazarets autour de la ville...


L'EPIDEMIE 51

TOUS

C'est cela!,.. Oui!... Oui!...

LE DOCTEUR TRICEPS

Votons... Guerre aux microbes!... Guerre à la mort ! . . . Vive la science ! . . .

TROISIÈME CONSEILLER

Vengeons Joseph!...

LE DOCTEUR TRICEPS

Votons!... Votons!...


Oui, Messieurs, nous allons voter... Nous allons voler des choses inouïes... des mesures exceptionnelles... révolutionnaires môme... des sommes formidables... Mais auparavant je pro- pose au Conseil de flétrir par un ordre du jour Isidore-Théophraste Barbaroux dont les agisse- ments criminels et les viandes contaminées ont peut-être aidé au développement de cette épi- démie... à la virulence de cette contagion.

LE DOCTEUR TRICEPS

Barbaroux est un misérable... un empoison- neur... un assassin...


••.2 FARCES ET MORALITES

LE MEMHRE DE LA MAJORITÉ

In socialiste... un Japonais...

TOUS

A bas Barbaroux!... Mort à Barbaroux!

LE MAIRE

Et maintenant, votons, mes amis...

LE DOCTEUR TRICEPS

Jo demande dix millions.

LE MEMBRE DE L*01M>0SITI0N, haussant les épaules.

Que voulez-vous faire avec dix millions?. Non, vingt millions!

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Cinquante millions!

LE MEMBRE DE l'oPPOSITION

Eli bien, soixante-quinze millions!

LE DOCTEUR TRICEPS

i\on... Cent millions!...

(Hourrah formidable.)


L'EPIDEMIE


Arrêtons-nous à ce chiffre de cent millions... Et si ces cent millions ne suffisent pas... nous en voterons d'autres...

TOUS

Oui! Ouil Cent millions...

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

Mais où trouverons-nous tous ces millions?

LE 5JAIRE, avec mépris.

Aous les trouverons. Monsieur, dans notre patriotisme...

TOUS

Bravo!... Bravo!...

LE MAIRE

Dans notre héroïsme...

LE DOCTEUR TRICEPS

Dans notre volonté... dans uolro foi...

TOUS

Oui!... Oui!...


54 FARCES ET MORALITÉS

m; maire Au scrutin, mes amis... Au scrutin!

TOUS

Au scrutin!...

(Ils se précipitent autour de la table, avec des gestes violents, des physionomies exaltées.)


VIEUX MÉNAGE


COMEDIE EN UN ACTE


Représentée sur le théâtre du Grand'Guirjnol le ^9 Octo/jre 1900


PERSONNAGES


I.E MARI, soixante-cinq ans, grand, maigre. Figure sèche et sanguine dans des favoris grisonnants et durs, la tenue et Tallure d'un ancien magistrat. . . M. Vayre.

I>,V FEMME, soixante ans. Infirme, presque paralysée, énorme, les cheveux tout blancs. Visai^o bouffi de graisse maladive M'"'* Louise Fuance.

LA FEMME DE CHAMBUE, jeune, Jolie, effrontée.

M"'" Gallo.


VIEUX MÉNAGE


Le théâtre représente la terrasse d'une maison de cam- pagne dans les environs de Paris. Sur la l errasse, une table de jardin, des fauteuils d'osier, des fauteuils américains, chaises et pliants.

Au lever du rideau, la femme, condnile et soutenue par sa caniériste, descend le perron de la maison et marche, péniblement, en soufflant, en criant, vers la table. Le mari vient derrière qui porte, sur son bras, des couvertures de laine chauile. La femme est tout entière enveloppée dun manteau. Son visage disparaît sous les plis d'une dentelle blanche. Bien qu'^lle soit aidée par la lemme de chambre, elle s'appuie, lourdement, à chaque pas qu'elle fait, sur une canne à béquille. De temps en temps, elle s'arrête et se plaint.

C'est le soir, après le dîner, un soir d'été qui tombe, silencieux, calme et très clair, sur le jardin, dont les mas- sifs, sur le ciel pur, sans nuages, s'assombrissent. Les fenêlres du rez-de-chaussée de la maison sont éclairées par une lumière rouge.


SCÈNE PREMIÈRE

LA FEMME, LE MARI, LA FEMME DE CHAMBRE

LA FEMML:, à la femme de chambre.

Pas si vite... pas si fort... Vous me faites mal...


58 FARCES ET MORALITES

Comme vous êtes brusque, mon Dieu!.,. Mais faites donc attention...

LA FEMMK DE CHAMBRE, la voix brève.

C'est à peine si je touche Madame... On ne sait jamais comment faire avec Madame...


Vous allez... vous allez... Laissez-moi un peu respirer... Et vos mains!... Ah! vos mains!... Mais qu'est-ce que vous avez donc dans les mains?

LA FEMME DE CHAMBRE

11 faut pourtant que je tienne Madame avec quelque chose... Je ne puis pourtant pas laisser tomber Madame...

LA FEMÎIE

Taisez- vous... Vous avez toujours des raisons... Je vous dis que vous allez trop vite... que vous me serrez le bras... Arrôlez-vous... Oh! ah!... Laissez-moi respirer... Je n'en puis plus... (Elle souffle et se plaint.) Qu'est-ce que VOUS dites?

LA FE.^LAIE Di: CHAMBRE

Je ne dis rien, Madame...


VIEL'X MENAI ;K 59


LA FE.MxME


C'ost heureux... Oh! ce perron... ces marches... c'est atroce...

(Elle pousse un cri aigu.) LE MARI

QLioi?...Quy a-t-il?...

LA FEMME

Mes pauvres genoux... mes pauvres genoux!... C'est comme un fer rouge qui me passe dans les genoux...

^ LE MAIU

Veux-tu que je te soutienne de l'autre côté?...

LA FEMME

Non... non... Toi aussi tu es trop brusque... Tu me fais mal chaque fois que tu me touches... Tu as des mains comme des pierres...


Naturellement... Si tu aimes mieux soulïrir. .. je n'y peux rien...

LA FEMME, d'une voix plu» plaintive.

Pourquoi aussi m'ohliger à venir, tous les


60 FARCES ET MORALITÉS

soirs, sur la terrasse? ïu sais que cela m'est dé- fendu... tu sais que cela ne me vaut rien. L'air humide du soir redouble mes douleurs, et me donne la fièvre... me donne plus de fièvre...


C'est une idée que lu as... L'air n'a jamais fait (le mal à personne... au contraire...

LA l-i:.MMIi

Peut-on dire des choses pareilles!...


Tu as une hygiène déplorable... Tu t'enlôles à rester, toute la journée, étendue dans des pièces closes et surchauffées... C'est cela, parbleu, qui te fait du mal... Et, grosse comme tu es, il n'y a rien de plus malsain. Moi qui suis maigre et qui me porte bien, je mourrais de cette immobilité et de celte chaleur... Mais tu ne veux rien entendre et t'acharnes à ne faire que ce qui te plaît. .Je te l'ai dit cent fois... il faut te remuer... marcher... le fatiguer môme... De l'exercice, voilà...

LA FEMME

Mon Dieu!... mon Dieu!... Est- il possible île souffrir comme ça? Qu'ai-je fait au bon Dieu pour soulîrir comme ça! Me remuer... marcher!...


VIEUX MENAGE 61

Comme si je le pouvais!... Tu en parles à ton

aise... (La femme de chambre aide sa maîtresse à s'asseoir. Celle-ci pousse de petits cris. — A la femme de chambre, dune voix entrecoupée.) Mais qu"esl-ce que vous avez donc dans les mains pour me briser le corps ainsi?... Oh! oh!... mes pauvres reins... mes pauvres jambes... ma pauvre tète!... Que j'ai chaud!...

que j'ai froid!... (La femme de chambre prend les couver- tures des mains du mari, en enveloppe les genoux, les jambes de sa maîtresse qui, haletante, les coudes sur la table, se tam- ponne les lèvres de son mouchoir pour ne pas crier.) G est

affreux... c'est à mourir... Avez-vous bientôt fini?...

LA FEiM.ME DE CHAMBRE

Na!... Madame est bien maintenant?

LA FEMME

Que j'ai chaud!... Celte terrasse me tuera...


Mais non... mais non... Je parie que tu ne souffres plus.

LA FEMME DE CllAMIîRE

Madame n'a plus besoin de moi?

LA FEMME

Où avez-vous mis mon ilacon de sels?

6


62 FAliCtS Eï MORALITÉS

LA FK.MME DE (lIAMItllE

Sur la lable, près de Madame.


Donnez-le-moi... (La femme de chambre passe le tld-

conde sels.) Avez-vous donné à manger aux chats .^

LA FEMME DE CHAMBRE

Oui, Madame. (A part.) Les sales bêtes !...

LA FEMME

Arrangez mes couvertures... Vous voyez qu'elles glissent... Vous faites toujours les choses à demi.

LA FEMME DE CUAMBRE

Elles glissent parce que Madame remue...

(Elle arrange les couvertures.)

LA lEM."Mi:

Doucement... doucement donc...

LA FEMME DE CUAMHRE

Je puis me retirer?

LA FEMME

Comme vous ôtes pressée!... C'est bien...


VIEIX MENAGE 63

allez... Je vous appellerai... mais ne vous éloi- gnez pas... restez dans le petit salon...

LA FKMME DE CHAMBRE, très brève.

Madame sait que je n'ai pas dîné? LA FEMME, amère.

Ail! oui!... vous n'avez pas dîné... Vous n'avez jamais dîné, quand j'ai besoin de vous... Enfin, allez...

LA FEMME DE CHAMi5RE

Bien, Madame...

(Elle sort.^


SCENE II

Les Mêmes, moins LA FEMME DE CHAMBRE

LA FEMME

Comme elle me traite!... Comme elle me parle!... (Silence.) Comme ils me parlent tous!... (Nouveau silence.) Pas dîné... Elle n'a pas dîné... Toujours la même chose... Ah? ne soyez jamais malade...

(Silence. Elle essuie son front où la sueur coule. 1


04 FARCES ET MORALITES

LE MAIll, il s'est assis confortablement dans un fauteuil d'osier, les jambes croisées, la tête vers le ciel.

On est, ma foi, très Lien ici...

LA FEMME

Ah ! tu trouves?

LE MARI

Mais oui... L'air est doux... pas le moindre vent... pas la moindre humidité... Et vois comme le ciel est beau!... 11 n'y a rien que j'aime autant que ces calmes soirées, sur la terrasse... (il se balance.) Mon Dieu!... je ne suis pas plus poétique qu'un autre... mais... je ne sais pas... cette pu- relé... ce vague... ce silence... tout cela me met dans l'àme une plénitude... une douceur... une émotion... ma foi, oui!... une émotion qui re- pose et qui berce...

(Il acfentuo son balancement.) LA FEM.^n-: Tu es heureux, toi!...

LE 3IARI

Kl toi... je suis sûr que tu te sens très bien, maintenant"?... Parbleu! c'est évident... Et si tu m'écoulais?... Etait-ce la peine de tant crier, de tant protester?...

Il allume un cigare.)


VIEUX MFINAGE 65

LA FKMMK

Ah ! tu fumes?

LK 3IAR[

Certainement, je fume... cela le gêne?

LA FEMME

Voyons... tu le sais bien...

LE MARI

C'est bon...

(Il se dirige, en grognant, vers la porte du jardin.) LA FEMME

Ou vas-lu?


Puisque cela te gêne... je vais fumer ailleurs... je vais fumer dans le jardin...

LA FEMME

Reste ici, je t'en prie... Je n'aime pas être seule, le soir, sur la terrasse...

LE MARI

Ma chère, tu avoueras que je suis palienl... que je fais tout ce que je peux, que je fais l'impossible même, pour te bien soigner, pour respecter tes


66 • FARCES ET MORALITES

manies... tes lubies... J'impose à mes habiludes, à mes goûts, à mes besoins, à toute ma manière de vivre, des sacrifices quotidiens... des sacrifices énormes...

LA FEMME

Ah!


Énormes, oui... et je le répète, quotidiens... Tu le reconnais toi-même, quand tu es raisonnable... Mais enfin, il y a une limite à tout... Et, vérita- blement, tu abuses de mon dévouement et de ta position...

LA FEMME

André... reviens... Je ne t'ai pas vu de toute la journée... Je n'ai vu personne, de toute la journée... Toute la journée, j'ai été seule, seule, comme une pauvre chienne... André!...


Est-ce de ma faute?... Tu ne tiens compte de rien, ni de mes tristesses... ni de ma vie gâchée, de mon intérieur détruit, de mes amitiés per- dues... Toutes les bonnes volontés autour de toi, tu les décourages et lu te les aliènes... Et tu te plains!... Ça n'est pas juste... Je ne te reproche rien... mais enfin, il faut que je te le dise... lu


VIEUX MENAGE 07

exagères tes soulTrances, el tu les rends insuppor- tables... aux autres...

LA 1-EMME

André!...


Aujourd'hui, tu voudrais m'empecher de fu- mer... demain, tu me défendras de me balancer sur ce fauteuil... Et ce sera, tous les jours, quel- que chose de nouveau... Si je sors, ce sont des pleurs, des scènes irritantes et pénibles... Si je reste près de toi, ce sont des reproches aigres, ou d'éternelles lamentations... Alors, qu'est-ce que tu veux?... Tes caprices, tes exigences s attaquent à mes plus impérieux besoins, comme à mes plai- sirs les plus innocents... Dans ta chambre, mon Dieu!... je comprends, à la rigueur, que la fumée du tabac puisse t'incommoder... mais, ici... à l'air... dans le jardin?... C'est de la persécu- tion...


Eh bien, reste... et fume... Ça de plus ou de moins, mon Dieu !


Ça, quoi?... Ça, quoi?... Explique-toi!... Ma parole, on dirait que je te martyrise...*


FAHCES ET M 0.R ALITES


LA FExMME


André... ne sois pas méchant... Je suis si ma- lade... et je suis si seule, toujours... Ne me parle pas avec celte voix-là... Tu ne peux pas savoir à quel point cela me torture. Je t'en prie, reviens auprès de moi et fume tant que tu vou- dras...


Merci... Pour que tu me reproches, pendant huit jours, ce méchant cigare... Oh! je te con- nais...

LA FEMME

Tu n'es pas juste, André... et vraiment, tu devrais avoir un peu pitié de moi...


J'ai pitié de toi, certainement... mais dans la mesure où je dois avoir pitié d'une malade qui, en somme, n'en est pas une...

LA FEMME

Mon Dieu !...


Certainement... Tu es malade, oui. Mais tu te crois beaucoup plus malade que tu ne l'es en réalité... Tu t'habitues à te jouer à toi-même la


V1E[IX MENAGE 69

comédie delà maladie incurable et mortelle... et tu en arrives à exploiter ma tendresse, à faire bon marché de mon existence à moi et de l'existence de tous ceux qui te servent et te soignent... Eh bien, non.... A la fin, je proteste...

LA FEMME

C'est monstrueux ce que tu dis là...

LE MARI, haussant les épaule?.

Tout cela, pour quelques petits rhumatismes... Car, enfin, ce ne sont que des rhumatismes... Mais tout le monde en a, aujourd'hui, des rhu- matismes... Mais moi, tout le premier, j'en ai des rhumatismes... Est-ce que je me plains?... Est-ce que je crie?... Est-ce que je mets la maison sens dessus dessous?... Cette nuit, encore, je me suis réveillé avec des douleurs aux reins... Eh bien, voilà tout... Je tâche de les dompter par un régime rationnel, par un exercice approprié... Je fais ce qu'il faut... Mais je ne tyrannise pas tout le monde avec ça...

LA FEMME

Des rhumatismes!... des rhumatismes!... Tu appelles des rhumatismes l'état affreux dans lequel je suis depuis dix ans... Des rhuma- tismes... cette agonie lente... cet abominable


70 FARCES ET MORALITES

supplice... celle torture continue qui me tenaille la chair et me broie les membres... Ah 1 com- ment oses-tu dire une chose pareille?... Et com- ment as-lu le cœur, le triste et horrible courage de la penser, seulement?... p]nfin... qu'est-ce que tu veux?... Fume... fume... Ce sera })lus lût fini...

LE MARI, il va, vient sur la terrasse, impatieut.

Naturellement... Les grands mots... les grandes phrases... le drame — ah! je l'atlendais — au lieu de raisonner et de répondre aux arguments pré- cis que je le donne... Et de tout ainsi... Tiens... c'est comme les lilas... les lis... les rosiers, qui étaient la joie de mon jardin... et que tu as fait arracher... Ils ne fumaient pourtant pas. eux... Non, vraiment, est-ce qu'ils fumaient?...

LA FEMME

^lais puisque je ne puis en supporter l'odeur... Puisque la moindre odeur me donne des syn- copes...

LE MA lu

Allons donc!...

LA FEMME

Tu le sais bien... Ce n'est pas une chose que j'invente... Tu l'as vu par toi-même plus de vingt fois...


VIKIX .MENAlil-:


Parce que tu le complais dans Ion mal... au lieu d "y résister... l'arce que tu es pire qu'une enfant, que tu n'as pas la moindre volonté, la moindre énergie... que tu ne veux rien faire... rien faire pour le guérir... Dans ces condilions, ma chère, tu dois comprendre qu'il devient dif- ficile de vivre... qu'il devient impossible de vivre.. .

LA l-E.MMI':

André .. ne me dis pas des paroles injustes et méchantes... je t'en supplie!... Ça n'est pas généreux... Ça n'est pas digne d'un homme comme toi... Il y a des moments où tes yeux m'épouvantent, où tes paroles m'entrent dans le cœur comme des coups de couteau... Et c'est de cela que je meurs, vois-tu, plus que de la mort qui est dans mes veines... Par pitié, André, réflé- chis une minute à ce que lu me dis... et tâche qu'il n'y ait plus de haine dans ton regard... Si je souffre, ce n'est pas de ma faute... et il y a tant de choses, autour de moi... tant de choses qui me font du mal... Je suis ennuyeuse... exi- geante... fantasque?... C'est bien possible... il ne faut pas m'en vouloir... Pense à ce que j'étais autrefois... à ce que je suis maintenant... à l'af- freuse et pitoyable ruine que je suis mainte-


72 FARCES ET MORALITES

nant... Tu m'as aimée, rappelle-loi... Nous avons été heureux l'un par l'autre... J'ai eu une bouche avec des baisers. . des bras avec des étreintes... un cœur avec loules les tendresses, avec toutes les ivresses de l'amour... Il ne se peut pas que lu Taies oublié... Kl je n'ai plus rien aujourd'hui... Tout le monde m'abandonne... jusqnes à mes enfants!... On me laisse mourir comme une bête... Kiie pleure.) comme une bète!... André... André... (Elle pleure plus fort.) Reviens près de moi... et fume, je t'en prie... Je tâcherai de n'être [tas incommodée...

LI-: MAKI, 11 paraît gên<.

Ah! les larmes, maintenant!. . Après les reproches, les larmes... On ne peut pas être tran- quilleun instant... (h fait un geste plus vioieat.' Ça n'est pas une vie... ça n'est pas une vie...

LA FEMME

Tu n'en as plus pour longtemps, val... De jour en jour, de minute en minute, je sens la mort qui vient plus près de moi... Tu seras bientôt délivré...


Allons... bon!... Voilà la mort... toujours la mort... On ne peut rien faire... on ne peut rien dire, sans qu'on vous jette tout de suite à la


VIEUX MENAGE 73

figure... quoi?... La mort!... Ah! non... non... ça n'est pas une vie...

LA FEMME

Eh bien... reviens t'asseoir... dans ce fauteuil... près de moi... Je ne te dirai plus rien de tout cela... Je ne t'ennuierai plus jamais... de mes

plaintes... je te le promets... (Sur un mouvement du

mari.) Puisque je te le promets... Allons... viens... Tu as raison, mon ami.,, mes soulTrances ne regardent personne... ne regardent que moi...


Je n'ai pas dit ça... A t'entendre on dirait que je me désintéresse de ta maladie... J'en souffre beaucoup, au contraire...

LA FEMME, continuant.

Jamais plus je ne t'en parlerai... .Je ne sais pas où j'avais la tète et ce qui m'a pris, tout à l'heure de t'en parler... C'est absurde... Et cela me fait du mal à moi-même...

LE MAIU

Ah !... tu vois bien...


74 FARCES KT MOUALITÉS


LA rE:\IME

Et puis, JO voudrais te dire... (Le mari l'ail un muu- vement brusque et prend une expression de méfiance.) Non. ..

non... ne crains rien... c'est fini... Il ne s'agit pas de moi... de mon état... il s'agit de toi... et de choses agréables à quoi j'ai pensé tantôt, toute seule, dans ma cliambre... Je voudrais que nous causions en bons amis.


Enfin. . te voilà devenue un peu plus raison- nable.... Si j'ai eu des paroles brusques, un peu sévères... tu dois comprendre que c'élait unique- ment dans ton intérêt...

LA F KM ME

Certainemenl...


Tu te laisses aller, sans raison, à un découra- gement que rien ne justifie... Et c'est très mau- vais... ïu as besoin d'être remontée de temps à autre... Qui te remonterait, sinon moi?

LA FK.AL\u;, dune voix légèrement amère.

Mais oui... mais oui... Et je te remercie... fil revient.) Approche ce fauteuil plus près de moi... encore plus près... comme ça. oui... Je te


VIEUX MENAGE 15

verrai mieux, maintenant... Oh ! je suis contente... Et ton cigare qui est éteint... Allons, rallume-le, grand bébé...

Li: MARI

Enfin... Puisque tu le veux...

(Le mari rallume son cigare, s'asseoit clans le fauteuil, et, bien calé des coudes, des reins, des épaules, les jambes allongées, la tète confortablement renversée sur le dossier, il souffle de lents, de longs, de gros jets de fumée, qu'une petite brise pousse vers le visage de la femme. Un silence.)

LA FEMMK, qui toussote mais n'ose faire un geste. Rébignée. André .'

LE MARI

Je t'écoute.

LA FEMME, embarrassée.

Promets-moi de ne pas te fâcher?


Qu'y a-t-il encore?... Ce n'est donc pas des choses agréables que tu as à me dire ?

LA FEMME

Si... si... je t'assure... Mais tu vas te fâcher?

LE MARI

Parle toujours... Nous verrons ensuite.


76 FAHCES ET MODALITES


Eh bien... (Un temps.) notre jolie voisine... (Un temps.) celte dame si élégante qui met on rumeur tout le pays... tu sais ce que je veux dire?..

LE M.VIU

Oui... Et puis?

LA FEMME

Je me suis informée, aujourd'hui.. .

LE MARI

Ah !... des potins, maintenant...

LA FEMMIC

Mais non...


Tu es malade... tu ne quittes pas la maison... lu te plains de ne voir personne... et tu trouves, tout de même, le moyen de savoir tout ce qui se passe ici...

LA FEMME

11 est très naturel, vraiment, que je désire savoir qui sont les gens qui habitent auprès de nous... Et je ne vois pas que ce soient là des potins...

LE MARI

Eh bien?


VIEUX MENAGE


LA FEMM1-:


Elî bien... je sais qui est... celte belle per- sonne...

LE MAR[, indifférent. Ah!...

LA FEMME

C'est une femme divorcée...

LE MARI

Ça ne m'étonne pas...

LA FE3IME

On prétend qu'elle, a eu pas mal d'histoires...

LE MARI

Elle en a bien l'air...

LA FEMME

Elle s'appelle... Madame Bardin... ou Fardin... ou Cardin... je ne sais pas au juste... Son mari était quelque chose... dans l'armée...

LE MARI

Que veux-tu que cela me fasse?


FARCES ET MORALITES


LA FEMME


On Ta vue, cet après-midi... qui passait à che- val, devant la grille... Elle est tout ce qu'il y a de plus gracieux...

LE MARI, ironique.

Oh! alors!...


Quant elle est arrivée ici... il paraît qu'elle avait trente-quatre malles.


Fichtre!


Pourquoi dis-tu « fichtre! » sur ce ton-là?... Avec ça qu'elle ne te plaît pas...


Moi, grand Dieu?... Ah! par exemple!... Je m'occupe bien de cette dame... de son cheval... et de ses malles... de ses trente-quatre malles...

J.A FE.ALME

Pourquoi te cacher de moi?... Voyons... tu sais que je ne suis pas jalouse...


VIEUX MENAGE


^lais c'est fou... Tu perds la têle, en vérité... 11 ne s'agit pas que tu sois jalouse ou non... Cette dame... je l'ai rencontrée... comme tout le monde, sur la route... El elle m'a si })eu intéressé que... maintenant... je ne saurais dire si elle est blonde ou brune... grasse ou maigre... laide ou jolie...


Jolie... oui... très... très jolie... et délicieuse- ment blonde...

LE MARI

Eh bien... tant mieux pour elle...

(Un silence.) LA FEMME, après un moment do réilexion.

Ecoute, André... Ce n'est pas gai ici... je m'en rends comple... .fe comprends parfaitement toute la tristesse de ta vie,., et j'en souffre autant que de l'irréparable douleur de la mienne... Une ma- lade... telle que je suis... ça éloigne les gens, comme un crime... Les amis ont vite fait d'ou- blier le chemin d'une maison où il y a toujours quelqu'un qui pleure... Tant qu'on peut leur offrir de la joie... du plaisir... ou de la vanité... on en a plus qu'on ne voudrait... Mais dès que le malheur a franchi le seuil de la maison... elle est


80 FAUCtS ET MORALITES

vite abandonnée... Toi aussi tu es très seul, à cause de moi... Et ce n'est pas juste... Pense que personne n'est venu nous voir, cet été... Pense que nos enfants eux-mêmes trouvent sans cesse à leur absence des excuses et des préloxlos, dont l'invraisemblance ingénue ne me trompe pas... ni toi, non plus, j'imagine...


Damel... Après tout... Ils n'aiment pas la tris- lesse... ils sont jeunes...

LA FIOMME

Et sans cœur... Mais je ne veux pas les juger.. . Du reste, comprends-moi bien... En ce moment... je ne parle pas pour moi, qui ne suis plus guère de ce monde... mais pour toi, si plein de vie et d'activité... qui as gardé toute la force... toutes les ardeurs de la jeunesse... à qui il faut du mou- vement... de la distraction... des plaisirs vio- lents... Je sens tout ce que notre situation a pour toi d'anormal et de pénible... (Le mari fait un geste de résignation vague.) Eh bien, pourquoi ne la rece- vrions-nous pas notre jolie voisine?... Elleappor- terait ici un peu de gaîté, un peu de charme... un sourire... je ne sais pas, moi... un petit frou- frou... un petit bruit de chilTon... un petit par- fum de vie... (Sur un mouvemeat du mari.) Je sais

qu'elle ne demande pas mieux...


VIEUX MENAGE 81

LE MARI

Gomment le sais-tu?

LA FEMME, après hésitation-

Elle est venue tantôt, déposer sa carte...


Sa carte?... Elle a déposé sa carte, chez nous?.. Alors, qu'est-ce que tu me chantes ?... Tu connais son nom... Est-ce Bardin... Fardin... Cardin?...

LA FEMME

Bardin... Geneviève Bardin...

LE MARI

Eh bien! elle ne manque pas de toupet, Ma- dame Geneviève Bardin...

LA FEMME

Une voisine... Elle est polie, voilà tout...

LE MARI

C'est du propre... Une femme divorcée !...

LA FEMME, avec un petit ton mystérieux.

Une femme divorcée... c'est moins difficile.


82 FARCES ET MORALITÉS

LE JIARI

Je ne comprends rien à ce que tu veux dire...

LA FE3IME

Et puis... malgré son extérieur élégant, elle ne doit pas être riche...


En voilà assez... Je ne veux pas recevoir ici^ chez moi, dans ma maison, une femme sans mari, dont la position sociale est au moins équi- voque... une intrigante... une déclassée, enfin... et peut-être une prostituée... Est-ce clair?...

LA FEMME

André 1...


comme catho- lique... comme conseiller général de l'opposition, j'ai des principes avec lesquels je ne veux pas... je ne peux pas transiger... Et je m'étonne que tu les méconnaisses à ce point... Mais c'est in- croyable... Je tombe des nues... Il faut que tu sois devenue folle...

LA FEMME

Tu es bien sévère, aujourd'liui... El je ne sens


VIi:rX MÉNAGE 83

aucune sincérité dans Ion indignation .. Voyons, André... ne joue donc pas ce jeu avec moi... Elle

te plaît... tu en as envie... (Le mari proteste par gestes.)

Tes désirs?... Ah! je les connais, va! Et je les vois... je les ai vus, tout à Theure, à tes yeux, à tes lèvres ; je les ai entendus dans le son de ta voix... Tu as beau faire l'indifférent... ou le dé- goûté... ou le moraliste rigide... rien ne m'échappe de tes sentiments cachés... Je sais quand tu es en amour...

LE MARI, ricanant.

Charmant!...

LA FEMME

Eh bien, j'aimerais mieux ça... Oui, oui... j'ai- merais mieux ça...

LE .MARI, plus brutal.

Tu aimerais mieux... quoi?

LA FEMME

J'aimerais mieux ça...

LE MARI

Mais quoi?... quoi?... quoi?...

LA FEMME

Ne fais donc pas l'homme qui ne comprend point... je sais ce que je sais... je vois ce que je


84 FARCES ET MORALITES

vois... Et quand elle serait déjà ta maîtresse, cela

ne m'élonnerait pas... (Sur un mouvement du mari. Et

puisque je te le ])ermets... puisque je te le de- mande... puisque j'en serais heureuse!,.. Es-tu content de m'avoir forcée à te crier tout haut ce que j'aurais voulu seulement chuchoter... Ah! quel homme!... Et pourquoi trouves-tu tant de plaisir à m'humilier... à me torturer.\.. Mais ne me pousse pas à bout, avec tes cruautés... ne m'oblige pas à te dire, enfin, tout ce que j'ai sur le cœur... Et j'en ai gros sur le cœur... ça, je te le jure...

LE MARI, il lève ses yeux au ciel.

Mais c'est confondant... c'est de la folie... Je crois rêver, ma parole !... Tu as donc perdu toute •moralité... toute pudeur?...

I.A FEMME

La moralité... la pudeur... la vertu... voilà d'étranges paroles dans ta bouche... Invoque-les devant les autres, si tu veux... Mais entre nous?... Ah! non... tu devrais l'éviter ce ridicule de les prononcer... Il y a longtemps que tes sales vices les ont abolies en moi... et que tu as refait mon àme à l'image de la tienne...

LE MARI

r/est trop de honte...

Il veut se lever.)


VIEL'X MENAGE 85


Reste... Puisque nous sommes dans la honte, il faut que tu en entendes plus encore... Et ne te fâche pas... c'est tout à fait inutile..." Je ne te demande pas l'impossible, mon Dieu!... Je sais bien que je ne suis plus une femme, que je ne puis plus êlre une femme pour toi... Je ne suis pas jalouse, non plus... Comment le serais-je?... Avec ta nature de vieux passionné, j'admets... j'accepte que tu cherches, en dehors de mon lit, des plaisirs que je ne peux plus te donner... Tu vois que je suis raisonnable... que je fais la part de tout... de mes (hk'héances... et de tes besoins... Mais, prends garde... Tu as des ennemis, d'autant plus redou- tables qu'ils masquent leur haine d'un respect hypocrite et d'une fausse soumission. On le craint, soit... Mais on te déteste plus qu'on le craint. .. On te déleste parce que tu es dur au monde, des- potique et Iracassier, implacable dans ce que tu appelles tes droits de propriétaire... Etle jour où l'on ne te craindra plus?... Et s'il t'arrivail... de- main... un malheur?... Y as-tu songé?... L'on


jase, déjà, autour de nous.


Ahl je voudrais bien savoir qui se permet, ici, de jaser sur mon compte.


'AUGES ET MORALITES


LA FEMME


Et puis après?... Que ferais-tu?... 'Un silence, ils

se regardent avec fixité.)... Tu Vois quo tu n'es paS si

tranquille...

LE 3lAiU, bravant toujours, 'mais d'une voi.\ moins assurée. Oh!...

LA FEMME Viens ici... (U se lève. Elle lui prend le l)ras.)... André!

(Plus bas.)... André... Cette gamine de pécheur que Ion voit rôder à tous les carrefours... mendier à toutes les portos... traîner à toutes les ordures du ruisseau, comme une chienne sans maître... oui, cette petite horreur, avec sa bouche impudente... ses yeux de voleuse... son corps de béte... os«  prétendre que ce n'est pas vrai?... Mais ça n'est qu'un cri dans le pays...

LE MARI

Parbleu!... mes ennemis poliliques... Ils ne savent quoi inventer pour tenter de me désho- norer...

LA FEM.ME

Ce ne sont pas tes ennemis... C'est elle-même qui le raconte, partout, à tout le monde... et qui s'en vante...


VIEUX MENAGE LE MARI

Elle ment... On la paie pour mentir

LA FEMME


On ta vu...




LE .MARI


Où?...




LA FEMME


Ici même... dans le kiosque du jardin... plus de dix fois...


Oui m'a vu?...

LA FEMME

Kt qu'importe?...

LE MARI

Toi, sans doute?... Toi qui ne quittes jamais ta chambre?...

LA FEMME

Les malades savent tout, André... El ce qu'ils ne savent pas, ils le devinent. Et puis, je te connais, va!... J'ai respiré ton àme... FeUrayante odeur de ton âme... Tes regards... ta voix... tes aveux... tes manies... l'exaltation de tes vices... Rappelle-toi... tout cela me revient aujourd'hui etj'ai peurl... Et chaque fois que j'entends sonner à la grille... c'est plus fort que moi... mon cœur


88 FARCES ET MORALITÉS

ne fait qu'un bond dans ma poitrine... Il me semble que ce sont les gendarmes... Je vis dans l'angoisse... dans la terreur de ce qui peut arriver... Comme si je n'avais pas assez de malbeurs sur moi, mon Dieu!... (Elle essuie quelques larmes.) Mais proteste... dis donc quelque chose... Tu es là maintenant... comme une borne...


Que veux-tu que je dise?... Contre quoi veux- tu que je proteste?... Contre toutes ces folies?... Ah! ma foi non...

LA FEMME

Tu as raison... ne dis rien... tu mentirais...

LE MARI

Si tu veux... (Un silence. Le nnri s'éloigne un peu de sa femme et se met à marcher sur la terrasse avec agitation.)

C'est charmant... c'est charmant... Une femme faire cause commune avec les ennemis de son mari... Non, vraiment, il ne me manquait plus que cela... Maintenant, c'est complet...

LA FEMME

Ne me parle pas de tes ennemis... Parle-moi plutôt de mes bonnes...


VIEUX .MÉNAGE 89

LE MARI, s'arrêtant brusquement et regardant sa femme avec une expression ignoble.

De?...

LA fi:mmk

De mes bonnes... j'ai bien dit... de mes bonnes... Est-ce cdair?... Car enfin, il paraît que les petites mendiantes mineures ne suffisent pas aux soixante- cinq ans de Monsieur... Il leur faut aussi mes bonnes...

LE MARI

Obi mais... c'est a. Yerse. Cailloux. Jane Heller.


La scène se presse à Paris, dans le bureau du Commissaire de police.

De nos jours.


LE PORTEFEUILLE


UN BUREAU DE COMMISSAIRE DE POLICE

Au lever du rideau, la scène est vide. Une lampe à gaz, mi-baissée, donne dans la pièce sombre, tendue de papier vert, comme une lueur triste de bougie... Ameublement ordinaire des bureaux de police... Sur les murs, des affi- ches, des placards, des arrêtés. A gauche, un vieux divan... On entend des allées et venues... des grosses voix dans la coulisse.


SCEiXE PREMIERE

LE COMMISSAIRE DE POLICE, JEROME MALÏENU,

quart dœil.

(Le commissaire entre par la droite, suivi de Jérôme Maltenu, qui, aussitôt, humble, empressé, va tourner la clé de la lampe et fait la lumière... Le commissaire est en haut de forme, pardessus à collet de fourrure... foulard autour du cou, bottines vernies...)

I.i; COJDilSSAIRK

Fichu temps !... Età part ça... rien de nouveau", Monsieur Maltenu?


98 FARCES ET MÛltALlTES

MALTENU

Rien, Monsieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE ;

Mais encore?...

MALTENU

Mon Dieu !... des journalistes venus aux ren- s seignemenls.

LE COMMISSAIRE

Pour l'affaire Le Francliarl?... Vous avez été aimable?

MALTENU

Dégoûtant d'amabilité, Monsieur le commis- saire...

LE C0>LMISSAIUU

Et c'est tout?...


MALTENU

Des pochards, comme toujours... des rixes sans importance... quelques vols... ça et là...

LE COMMISSAIRE

Très bien...

MALTENU

Peu de mouvement, en somme...


LE PORTEFEUILLE 99

LE COMMISSAIRE

Parfait...

MALTENU

En ce moment. Paris jouit de la plus grande tranquillité...

LE COMMISSAIRE

Tranquillité superficielle, Monsieur Maltenu... Il y a des volcans qui grondent au fond... Per- sonne n'est venu me demander?...


Personne... (Un temps, durant lequel le commissaire pose sa canne et son foulard, qu'il vient de retirer, sur une chaise.)

C'est un succès?

LE COMMISSAIRE

Quoi?

MALTENU


Cette première du Vaudeville'


LE COMMISSAIRE


Heuh:... Belle salle, du reste... très belle salle... Jolies femmes... toujours les mêmes... le


roi des Belges


M.\LTENU, enthousiaste, levant les yeux au plafond.

Ah lie tliéàtre'....


100 FAHCES ET MORALITES

LE COMMISSAIRE

Peuh!... (Eûlevant son pardessus quil accroche à une patère, et apparaissant en tenue de soirée.) Bien décevaill,

le théâtre... Je trouve que le théâtre se traîne, Monsieur Jérôme Maltenu, dans des redites fati- gantes... dans des hanalités... oiseuses... On n"y attaque pas assez de front la question sociale, que diable!.,.


Ah ! si nous en faisions, nous autres, du théâ- tre... nous qui vivons avec la question sociale... constamment?...

LE COMMISSAIKE

Maritalement... même... on peut le dire... Par- bleu !... (Il pose son chapeau sur le bureau, devant lequel il s'asseoit... tout en compulsant des papiers.) Du senti- ment... des couchages... de l'adultère... je t adore... prends-moi... donne-moi tes lèvres... tant qu'on veut... Des réformes... des idées... jamais...

MALTENU

Ça ne fait pas penser... le théâtre...

LE COMMISSAIUK Non... ça fait... (Sur un geste pudique de Maltenu ])ar-


LE PORTEFEUILLE 101

faitemenl!... (Se frottant les mains.) Et s'il n'y avait pas la salle... les petites femmes de la salle?... Ma loi... qu'est-ce que vous voulez, Monsieur Mal- tenu... il faut se faire une raison... quand il n'y a pas de grives... on mange des grues...

(11 rit. MALTE.NU, riant aussi.

Dame!...

LE COMMISSAIRE, regardant la pendule sur la cheminée.

Une heure, moins le quart... Sapristi !... Vous savez que je n'ai pas besoin de vous, ce soir. Monsieur Maltenu... J'ai à travailler... Allons, bonne nuit...

MALTEXU

Bonne nuit, Monsieur le commissaire... (il va pour sortir... se retournant.) Monsieur le commis- saire?... (Le commissaire lève la tète.) Et mon article?

LE COMMMISSAIRE

Votre article?... C'est vrai... J'oubliais... J'ai vu le directeur du Moucemcni...


Ah!... Eh bien


LE COMMISSAIRE


Eh bien... il paraît que ça n'est pas ça... que ça

9.


102 FARCES ET MOHAIJTES

n'est pas vécu .. Pas de mousse, votre article.

Monsieur Maltenu... pas de... (il achève la phrase dans

un geste.) VOUS comprenez?... Il faudrait de la mousse... de la légèreté.... de la... (Même jeu.) Kiifin quelque chose de plus parisien...


MALTENU, avec un air de déception.

Mais c'est une étude très sérieuse... très docu- mentée... sur la police en Patagonie... (ironique.) Ça ne peut pourtant pas être très parisien...

LK COMMISSAIRE, évasif.

Qu"est-ce que vous voulez?... Moi, n'est-ce pas?...

MALTENU

Je vous remercie tout de même, Monsieur le commissaire... iAmor.) Et on se plaint de l'infério- rité... de la décadence de la presse française!...

LE COM.MISSAIRE

Tout est en décadence, Monsieur Maltenu... la presse... le théàlre... le goût public... La police aussi est en décadence... et la Patagonie pareille- ment... Nous vivons dans une époque de déca- dence... Que voulez- vous... Ça ne nous rajeunit pas... Allons... bonsoir!...


LE PoUTEFEL'ILLE 103


C'est égal... tout cela est triste... très trislo. Bonsoir, Monsieur le commissaire...

(Sort Maltenu en faisant des gestes de désolation.)


SŒXE II

LE COMMISSAIRE, puis FLORA TAMBOUR PREMIER AGE.NT, DEUXIÈME AGENT

(Le commissaire s'est mis au travail... Il travaille en sifflotant... Toul à coup, dans la coulisse, on entend comme un bruit de dispute... de grosses voix d'hommes que, de temps en temps, domine une voix aigrelette de femme... Le com- missaire lève la tête dans la direction du bruit, se lisse les cheveux, retrousse ses moustaches, tire ses manchettes, prend une pose conquérante... Le bruit se rapproche et la porte s'ouvre. Les deux agents entrent, traînant brutalcT ment Flora Tambour qui se débat... Flora, toilette de cocotte... Grand chapeau tapageur à plumes rouges... très maquillée... robe claire, sous un manteau doublé de fourrures.)

FLORA, se débattant.

Sauvages... brutes... triples brutes!... Vous n'avez pas honte de maltraiter une femme comme ça?... Mais làchez-moi donc... espèces de brutes 1

LE CO.MMISSAIRE

Qu'est-ce que c'est'?... qu'est-ce que c'est'?...


104 FARCES ET MORALITÉS

Regardant Flora... D'une voix sévère.) Comment?... En- core VOUS?

PREMIER AGENT

Oui, Monsieur le commissaire... encore celle femme, que nous avons prise, faisant la retape... sur le Iroltoir... devant le commissariat...

LE COMMISSAIRE, indigné.

Devant le commissariat?,.. Oh!..,

TLORA

C'est pas vrai... Vous êtes des sauvages...

LE COMMISSAIRE

Taisez- vous!... Mais qu'est-ce que vous avez donc dans le corps?... Par un temps pareil et avec ce chapeau?... C'est peut-ôlre la vingtième fois qu'on vous amène ici?

PREMIER AGENT, à Flora.

Voulez-vous hien vous tenir tranquille...

DELXIÈME AGENT

Plus, Monsieur U\ commissaire.,, la trentième, au moins.

FLORA

Ah! vrai!...


[.E POllTEFEl ILLE


LE COMMISSAIKE


C'est ainsi que vous reconnaissez mes bontés, ma {litié... ma faiblesse?...


Mais làchez-moi 1... Vous me faites mal, à la fin... Il ne vous manque plus, maintenant, que (Je me passer à tabac...

PREMIER A<;ENT, gros rire.

Hé... lié... la petite mère...

DEUXIÈME AGENT, même jeu.

Allons-y...

FLORA

Vous êtes des cochons...

LE COMMISSAIRE

Taisez-vous!... Ne compliquez pas votre cas... 11 est assez grave...


Mais, Monsieur le commissaire... ce n'est pas (Je ma faute... Ce sont ces sauvages...


100 FARCES ET MORALITES


LE COMMISSAIHE


Taisez-vous!... (Aux agents.) Et vous... laissez- moi seul avec la délinquante... (Sur un mouvement

des agents, très fier.) Je n'ai pas peur... (AKIora.entlaat

la voix.) 11 faut que j'en finisse une bonne l'ois, avec vous... Devant le commissariat!... Une honte... Le défi joint à Timpudeur.

FLORA

Ah! non... vrai !...

LE COMMISSAIRE

La révolte ajoutée à l'atlentat aux mœurs... aux mu'urs des braves sergents de ville ?...

FLORA, sur un ton prolongé d'étonneinent.

Ah!...

LE COMMISSAIRE

C'est bien... (Aux agents.) Vous pouvez vous

retirer... (Pendant que les agents se retirent.) Pas dc rébel- lion, vous, hein?...

FLORA

Mais... Monsieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE

Assez!... Cominonl vous appelez-vous?... (Les


LE PORTEFEUILLE 107

agents se sent retirés. On entend leurs gros pas et leurs voix grognonnes dans la coulisse.) Comment VOUS appelez-

voiis?... (Plus fort.) Répondez!...

(Tous les deux, Klora et le Commissaire écoutent, l'œil fixé sur la porte... Silence... Et tout à coup, poutfant de rire,- Flora sélance, vient s'asseoir sur les genoux du Commissaire qui l'entoure de ses bras.)


SCENE III FLORA, LE COMMISSAIRE

FLORA

Ah 1 mon coco... mon coco... mon coco !..

LE COMMLSSAIRE

Elle est toujours drôle... toujours drôle... (Riant.) Bonsoir, bébe'î Jl l'embrasse.) Ton chapeau...

FL0R.\, enlevant son chapeau qu'elle dépose sur le bureau et imitant le Commissaire.

Taisez-vous!... Comment vous appelez-vous?.. (Elle l'embrasse.) Tu es terrible, sais-tu? Ah mais!...

(Le Commissaire, très joyeux, la fait danser sur ses genoux,

comme un bébé.) Non... non... llector... je t'en prie!

LE CO.M.MISSAIKE, chantonnant. ♦

A dada... à dada.


108 FAltCKS ET MURAIJTKS


FLOUA


Non... non... Ils m'ont assez seconde tout à riieurc...

LE C0MMISSA1UE


Pauvre petit chou!


Et puis... tu sais... je suis sûre que j'ai des bleus sur tout le corps.

LE COMMISSAIRE, éf,n-illard.

Nous allons voir ça... (il veut la prendre. Flora se dégage.) Eh bien, quoi?


Non... non... j'en ai assez de ce Iruc-là... Ah 1

zul !... (lille se lève, se frictionne les bras, les jambes, répart"

un peu le désordre de sa toilette.) Ils m'arrangent bien, ces brutes-là!... Tu verras qu'un jour ils me cas- seront quelque chose... Et tu appelles ça de l'amour, toi?...

LE C.O.'MMISSAIKE, il se lève aussi, et vient près de Flora, qu'il veut caresser.

De l'amour?... lié oui, parbleu, mon bichon... de l'amour romanesque... de l'amour d'autre-


LE PORTEFEUILLE 409

fois... Ça me rappelle les balcons... les échelles de soie... les berlines... les estafiers... (Avec un geste de guitariste.) Et la lune sur tout cela... Dans un siècle où il n'y a plus d'aventures... où l'amour est si me'diocre... si plaL.. moi... je trouve ça délicieux, imprévu... C'est Sbakspearien...

FLORA

Qu'est-ce que tu dis?

LE COMMISSAIRE

Je dis que c'est Shakspearien... voilà.

FLORA

Encore un terme de police, bien sur... Ah ! vrai!...

(Elle est devenue toute songeuse.!

LE COMMISSAIRE

Elle est ravissante d'ingénuité... ^De songeuse, Flora est devenue triste.) Ma petite Flora... qu'est-ce que tu as?...

FLORA

Je n'ai rien.

LE COMMISSAIRE

Tu as quelque chose... Allons !


110 FARCES ET MORALITES


FLORA


Eh bien, je ne trouve pas que ce soil de ramour... ah !...

LE COMMISSAIRE

Qu'est-ce qu'il te faut, alors?.,.


Être traînée comme une fille des rues... comme une criminelle, entre deux agents... c'est tout de môme drôle... tu sais?... Dans le commence- ment, cela m'amusait... c'est possible... Mainte- nant., eh bien, oui... là... maintenant, ça m'em- bête...

LE COMMISSAIRE

Voyons... voyons...

FLORA, avec plus de moue.

Ça m'humilie... (Un petit temps.) Et je suis sûre que, bientôt, tu me forceras à venir à nos rendez - vous dans le panier à salade... pour que ce soit encore plus romanesque...

LE COMMISSAIRE

Tu exagères...


I.E PORTEFEUILLE IH

FLORA

Enfin... voilà... j'on ai assez...

LE COMMISSAIRE, mélancolique.

C'est que tu n'as pas d'imagination, mon petit bébc'... pas de poésie... l'amour des sensations rares... Tu n'es pas une passionnée...

FLORA, avec un air de reproche.

Moi?... (Le regardant fixement dans les yeux, et lui cares- sant les cheveux, la tête.) Ah !... Hector,... souviens-

toi:

LE COMMISSAIRE

Oui... oui... j'entends bien... Je veux dire que tu n'es pas une passionnée cérébrale... Tu es pour l'amour normal... régulier... pot-au-feu... Mon Dieul... c'est un genre... Moi, j'aime Pamour pittoresque... la lutte... le danger... l'obstacle... Roméo... Hernani... Que veux-tu?... j'ai une nature comme ça...

FLORA

Oh! toi!...

LE COMMISSAIRE

Allons... viens ici...' Venez ici...

Il l'entraîne vers le canapé du fond.)


112 FARCES ET MORALITES

FLORA, après une résistance légère, se laisse conduire au canapé, et se retrouve sur les genoux du conamissaire.

C'est vrai, aussi... Écoute, mon coco... il faut trouver un autre moyen de nous voir... Enfin... lu dois bien avoir un autre moyen, toi... de la police?

LE COMMISSAIRE

Non... je t'assure... je n'en ai pas. C'est le seul qui contente mon goût de l'aventure... en môme temps qu'il m'apporte de la sécurité... J'ai besoin de sécurité... Pas pour moi... tu comprends?... pour ma fonction... Qu'est-ce que tu veux?... Et puis ma femme est de plus en plus jalouse... l^Jle me surveille... m'espionne, me suit... Tout à l'heure... tiens!... elle était là... en face... dans un liacre... voilée... terrible... atin de bien voir si je rentrais à mon bureau... Elle est capable de tout... de tout, ma femme.

FLORA

Ta femme!... ta femme!... (Elle le regarde fixement, quelques secondes.) D'abord... d'oii viens-tu, si beau?...

LE COMMISSAIRE

Du théâtre...


Du théâtre?... Ta femme?... iiout près de pleurer. Tu no m'aimes pas. .


LE PORTEFEL'ILLE H3

LE COMMISSAIRE

Comment... je ne t'aime pas?

FLORA

Non... du moins... tu ne m'aimes plus...

LE COMMISSAIRE

Mais... je t'adore... Donne-moi tes lèvres.

FLORA, elle se laisse embrasser.

Oh ça... bien sûr... tu n'es jamais en retard, pour ça.

LE COMMISSAIRE, avec une passion comique.

Tes lèvres... tes lèvres... Je ne t'aime pas?... Mais si je ne t'aimais pas... mon petit bébé... est-ce que je te ferais attendre des heures et des heures... la nuit, sur le trottoir... par la pluie... par le froid... par la neige?... Est-ce que je t'ex- poserais aussi carrément aux insultes grossières des passants... aux brutalités de mes agents... aux congestions pulmonaires... à pire peut-être?... Réfléchis un peu... sans nervosité... avec sang- froid... 'Grave, emphatique.) Mon enfant... ces sacri- ees-là... qui élèvent l'âme... qui purifient l'âme... ces sacrifices sublimes... on ne les exige que des


114 l'ARCES ET MORALITES

créatures que l'on aime... véritablement... pas- sionnément...

FLORA, un peu ctunnée, ne compienant pas tivs bien.

Tu dis ça...

LE CGMMISSAHtE

IJé oui!... je dis ça... Evidemment; je dis ça... je dis ça parce que c'est la vérité... parbleu!... (Flora hoche la tête.) As-tu lu Bourget?... (Flora fait signe que non.) Ivresse dans le sacrifice... volupté dans la soufTrance... souffrance dans la volupté.


FLORA, haussant les épaules.


Des blagues!


LE COMMISSAIRE


Comment des blagues?... La vérilé psycholo- gique... psychologique et chrétienne, mon bébé... Ce qui me fait de la peine... ce qui me vexe un peu... c'est que j'aie besoin de te dire tout cela... Les autres femmes... les femmes qui ont lu Bourget... auraient compris ça... auraient senti ça... tout de suite...

FLORA, après un temps où elle est tonte songeuse.

Tu m'aimes, peut-être. . . mais tu ne me respectes

pas... (Le commissaire proteste dun geste.) INon... tu ne


LE PORTEFEUILLE 115

mo respectes pas... J'ai beau être une petite corolte... tu ne me respectes pas... assez.

LE COMMISSAIRE

Ça, par exemple... c'est un peu fort... Mais tu es folle... Avec un grand geste). Voilà bien l'injustice des femmes... et leur incohérence!

FLORA Non... non... iLe commissaire veut la caresser.) Laisse

tes mains... Enfin... je viens ici, à un rendez-vous d'amour, comme si on m'emmenait à Saint- Lazare...

LE COMMISSAIRE

Justement... C'est ça qui est épatant...

FLORA

Ah : vrai !

LE COMMISSAIRE

Epatant... shakspearien... Comment ?... je m'ingénie à te faire passer aux yeux de mes em- ployés, de mes agents... de tout le poste... pour une rôdeuse de trottoir... plutôt que pour ma maî- tresse... ma maîtresse adorée... Et je ne te res- pecte pas?... Ayez donc de la délicatesse!


FLORA, un peu émue.

Hector 1


H6 FARCES ET MORALITES

LE COMMISSAIRE

Ahl non, lu sais... C'est décourageant... et c'est... pénible... Enflammé.) Mais, sacristi ! qui donc t'a jamais témoigné plus de respect que moi?... Et de toutes les manières?... Peux-tu me reprocher d'avoir jamais payé ton amour?


Ça non...

LE COMMISSAIRE

T'ai-je jamais donné un sou... un seul sou?

FLORA

C'est vrai... Pas même un petit bouquet de violettes...

LE COMMISSAIRE

Eh bien, alors?... Tu vois!

FLORA

Oui... mais ça n'est pas la question.

LE COMMISSAIRE

Comment?... Ça n'est pas la queslion?... Tout est là...


LE PORTEFEUILLE 117


Tu diras ce que tu voudras... Moi... ça me gêne de venir ici... comme ça... J'ai ma pudeur... Et puis... je t'assure... came coupe le plaisir... Pour- quoi ne viens-tu pas chez moi?

LE COMMISSAIRK

Impossible...

FLORA

C'est gentil, chez moi... tout rose et tout crème... Ça ne sent pas le tabac et le vieux ser- gent de ville, comme dans ta barraque... Et on y a tout sous la main... Hector?.., voyons?...

LE COMMISSAIRE

Impossible...

FLORA

Maman nous fera de bonnes bavaroises...

LE COMMISSAIRE

Non... non...

FLORA

C'est vrai... Il n'y a jamais rien ici... Viens chez moi, dis?...


118 FARCES ET MORALITES


LE COMMISSAIRE


Et ma femme?... Tun'y songes pas?... Ah ! non, merci... Pour que ma femme nous surprenne aux lèvres l'un de l'autre... Me vois-tu requis par ma femme, et obligé, comme fonctionnaire... de constater le flagrant délit du mari?... Quelle situa- tion!

FLORA, câline.

Eh bien?... Ce serait drôle... Puisque tu aimes tant les sensations rares... Shak... Shak... Com- ment dis-tu ça?

LK COMMISSAIRE

Non... non... Pas de ces blagues-là!... .Nous sommes très bien ici... (il lui prend la t.iile.) Ici nous avons tout sous la main... Hé! hé!...

FLORA, écartant les mains du commissaire.

Laisse... laisse... Tu ne le mérites pas...

LE COMMISSAIRE, exalté.

Et puis, moi qui ai de l'imagination... qui suis un cérébral.. . (Flora hausse les épaules.) un passionnel. . . (Plus bas, tout près de loreilie.) un aberrant... Eh bien, oui... là... un aberrant... quand tu arrives dépei- gnée... déchirée... un peu violée... le déballant.


LE POHTEFEriLLE 119

comme un pauvre petit oiseau, entre les grosses pattes de mes braves sergots... qu'est-ce que tu veux? ça me met... tout de suite... en belle humour... ça me fouette le sang... ça me...

(Il veut l'étreindre davantage.) FLORA, elle se lève.

Tu me dégoûtes... Tu es un gros égoïste... tiens... un vieux débauché... un sale type... Et tu ne me contes que des blagues... Et ta femme?... Ah 1 ah!... je m'en fiche... moi... de ta femme... Es-lu marii", seulement?... Est-ce que je sais?

LE COMMISSAIRE, se levant aussi.

Flora !

FLORA

Et ton théâtre?... Monsieur revient toujours du théâtre. Comme c'est naturel !

LE COMMISSAIRE

Mon service...

FLORA

Ah! je le vois d'ici, ton service... Il est propre, ton service... De sales grues...


120 FARCES ET MORALITES

LE C03IMISSAIRE

Flora !

FLORA

Laisse-moi tranquille.

LE COMMISSAIRE

Ecoute-moi... voyons!..

FLORA

J'en ai assez... à la fin... Tu m'embêtes...

(Petit silence.) LE COMMISSAIRE, d'un ton sec.

Tu sais, ma petite Flora, que je n'aime pas les

scènes... J'ai horreur des scènes... Si j'aimais les

. scènes...jeresteraischezmoi... je resterais auprès

de ma femme... qui m'en donne plus que mon

compte.,.

FLORA

Eh bien, restes-y...

LE COMMISSAIRE

Flora 1

(Il la poursuit.'

FLORA

ZuC...


LE PORTEFEUILLE


A-: COMMISSAIRE


A^'oyons 1 Zut:


FLORA


LE COMMISSAIRE

Tu as tort... je l'assure que lu as tort...

FLORA

Zut!... zutl...

LE COMMISSAIRE

Tu ne sais pas à quels excès... la colère peut iiuMicr un commissaire de police...

FLORA, riant nerveusement.

Ah: ah: ah:

(A ce motnent, on entend dans le couloir un bruit de pas lourds et des grosses voix... Tous les deux, Flora et le commissaire s'arrêtent... écoutent... silencieuse- meut, le regard vers la porte.)

LE COMMISSAIRE

Allons : hon... Qu'est-ce qu'il y a encore?

FLORA, amère.

Peul-èlrc une autre maîtresse... qu'on tamèno.

IJ


122 FAUCES ET MORALITÉS

LE COMMISSAIRE Tais-toi!... Ils viennent ici... (il regagne prestement

son ijureau.) Hoprends ta place... là... comme tout à l'heure... Ton chapeau... (il lui lance son chapeau.) Et proleste... rovolte-toi... Tu mets ton chapeau à l'envers... Vite, vite... N'aie pas peur de te ré- volter... Dis-moi des gros mots... J'aime les gros mots... lance-moides injures graves... très graves...

Engueule-moi... (Le bruit se rapproche.) Enguculc-

les... allons... Dépêche-toi...

FLORA, achevant de mettre son chapeau.

Tu veux ?

LE COMMISSAIRE

Mais oui... sacré matin?... Allons-y... (La porte

s'ouvre et deux agents, traînant un mendiant, entrent bruyam- ment daos le bureau.) Taisez-vous... taisez-VOUS... Vous êtes une insolente... Voulez-vous bien vous taire?...


C'est pas vrai... ils ont menti... Ce sont des brutes... des sauvages... des assassins... Et toi aussi... tu es une brute... un sale type... Brute... brute... brute!...


LE PORTEFEUILLE 123

LK cOMMisSAiRt;, encourageant.

Très bien .. c'est ça... Se reprenant.) Taisez- VOUS... comment vous appelez-vous? Je vous défends de me tutoyer...

FLOKA

Miille:...

SCÈNE IV

Les Mêmes, JJ-:AN GUE.MLl.E. mendiant. PREMIER AGEM, DEUXIÈME AGENT

(Les deux agenis lâchent un instant leur prisonnier, et veulent s'élancer sur Flora, à qui ils montrent le poing et jettent des regards terribles.)

PREMIER AGENT

Nom de Dieu!

DELXIÈ3JE AGENT

Au bloc !

LE CO.M.MIS.SAIRE

Laissez cette femme... Je n'en ai pas fini avec elle... Elle a le diable dans le corps... Tout à l'heure... Désignant Jean Guenille. Qu'est-CC que c'est?... A Jean Guenille.) Qu'est-ce qu'il y a?... (Le regardant.) Hum !... Sale tète... Comment se


124 FARCES ET MORALITES

fait-il que vous soyez à rôder clans les rues, à une heure aussi avance'e de la nuit?


JEAN GUENILLE, il enlève son chapeau, se frictionne le bras et regarde Flora avec un étonnement sympathique. Très doux.

Uélas, Monsieur le commissaire... il n'y a pas d'heure... pour les pauvres...


LE COMMISSAlIti:

Pas d'heure... pas d'heure... Qu'est-ce que vous dites?... Tâchez de ne pas vous moquer de moi... (Aux agents.) Et VOUS... pourquoi ne l'avez-vous pas fourré au poste, tout simplement?

PHEMir.R AGENT

Cet homme est entré librement...

LE COMMISSAIRE

Ce n'est pas une raison.., on entre ici libre- menl... on n'en sort pas de même...

l'REMIER A(ii:Nr

Il demandait à vous parler d'urgence.

(Jean Guenille fait des gestes d'assentiment.)


LE PORTEFEUILLE 12:3


LK COMMISSAIRE


D'urgence?... 11 est extraordinaire... Et si tous les malfaiteurs de Paris demandaient à me parler d'urgence... à une heure et demie du matin... quand je travaille... est-ce que vous les amèneriez, comme ça... dans mon bureau?

PRPLMIER AGENT

Mais... Monsieur le commissaire... (Jean Guenille

fait toujours des gestes d'assentiment.) Fichez-moi la

paix, vous... Fixe!...

(11 le bouscule.) LE COMMISSAIRE, à Jean Guenille.

Allons... parlez... puisque vous êtes là... Faites, vile...

JEAN GUENILLE

Pardon... excuses... Monsieur le commissaire... Je vais vous dire...

LE COMMISSAIRE

Vous allez me dire... vous allez me dire... Qu'est-ce que vous allez me dire?...

JEAN GUENILLE, sans se presser.

Voilà, Monsieur le commissaire... Soiriant.) Je

11.


126 FARCES ET MORALITES

VOUS apporte une chose... une chose pas ordi- naire... que j'ai trouvée... il n'y a pas dix minutes... sur le Irotloir...

LE COM.MlSSAIRr:

Sur le trottoir... encore?... (Regardant Flora. C'est effrayant ce qu'on trouve de choses, celle nuil, sur les trottoirs de Paris...

FLORA

Dites donc... vous... espèce de niuno!

PliKMlKH A(;i;.\T, voulant s'élancer.

Nom de Dieu !

LI-: COMMISSAIRE

Laissez... laissez!... Je suis au-dessus de ça... Je prends note... lA Jean Guenille.) Quelle chose avez- vous trouvée... (Avec défi.) sur le trottoir?...

.11: AN (;L K.MLLE

Çà, Monsieur le commissaire...

(Il lire de dcs?ous les loques de sa veste un portefeuille qu'il tend au commissaire.)

LE COMMISSAIRI-:

Quoi?


LE PORTEFEUILLE 127

.TKAN (HKNILLK

Un porlefeiiillc, Monsieur Je commissaire... un portefeuille en maroquin noir, avec des coins d'argent...

LE COMMISSAIRE

Un portefeuille?... (Sceptique.) Ah! ah!... je la connais... El, nalurellement, il n'y a rien dans ce portefeuille?... En fait d'argent, sans doute, il n'y a que les coins?

^11 hausse le» épaules, les agents aussi.}

JEAN (iUEMLLE, souriant avec malice. Voyez vous-même, Monsieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE

Me déranger, à une heure et demie du matin,

pour un portefeuille... (Ouvrant le portefeuille.) S'il

n'y a rien... prenez garde... il examine le portefeuille,

sort une liasse de billets de banque qu'il compte tout haut.) Voyons... voyons... C'est fou... C'est impos- sible...

(Il recompte les billets... Pendant ce temps. Jean Gue- nille fait des signes approbateurs aux agents... des signes qui expriment la surprise où doit se trouver le commissaire... Les agents répondent par des regards furieux et des gestes bourrus.)


128 FARCES ET MOItALITES

T.K COMIMISSAIIU:, les yeux tout ronds de surprise.

Mais dites donc?... mais dites donc?... C'est de la fëerie... Il y a dix mille francs!... (il recompte la liasse pour la troisième fois.) Ma parole d'honneur... il y a dix mille francs!...

.IKAN flUEMLLE, hochant la tête d'un air bonhoname.

Dix mille francs, Monsieur le commissaire...

C'est bien ça... (Les agents regardent maintenant Jean Guenille avec des expressions successives de doute, de pro- digieux étonnement, de respect.) Mais oui... mais oui...

LK COMMISSAIRE, fouillant les autres compartiments du portefeuille.

Sapristi!... C'est une somme énorme... une somme énorme... une fortune... Sacré mâtin!...

JEA> (iUEMLLE, philosophirjuement.

Quand je pense qu'il y a des gens qui ont des dix mille francs, dans leurs portefeuilles... et qui .'^e baladent avec... ça fait pitié...

LE r.OM.MISSAllii:

Et c'est vous qui avez trouvé ça?..

JEAN (IIKMLLE

Hion sûr, Monsieur le commissaire.


LE PORTEFEUILLE 129

LK COMMISSAIRE

Ah! mais... ah! mais... c'est épatant...

FLORA

C'est shak... c'est shaks...

PREMIER AGENT

Taisez-vous...

DEUXIÈME AGENT

Nom de Dieu!...

LE COMMISSAIRE

Laissez... laissez... (A Jean Guenille.; Et comment avez-vous trouvé ça?...

JEAN (iUENILLE

De la façon la plus simple, Monsieur le com- missaire... (Il se cale bien d'aplomb, pour faire son récit.) Voilà comment... ça c'est passé... (Un temps, il pouvait être minuit un quart... minuit et demi... J'étais sur le Boulevard... à la sortie du Vaude- ville...

LE COMMISSAIRE

Ah!... vous êtes un homme de premières... VOUS aussi?


130 FARCES ET MORALITES

.IHAN (ilEMLF.i:, modes:tement.

Faut bien!... (Reprenant.) Mais la concurrence de plus en plus nombreuse... la fatigue d'une journée sans pain... ma hernie aussi... car j'ai, Monsieur le commissaire, une hernie qui me gène beaucoup... et fait que je ne suis pas 1res agile... à preuve que j'ai été réformé, anciennement, du service militaire, à cause de cette infirmité... Oui... enfin... tout cela... vous comp'enez, m'avait valu une soirée dérisoire... ah! misère!... deux sous... et encore deux sous étrangers... qu'un beau monsieur... dans votre genre... Monsieur le commissaire... un monsieur bien nippé... pour ça!... cravate blanche... plastron de chemise boutonné de perles... canne à béquille d'or... de la soie et de la fourrure partout... m'avait refilés, pour lui avoir ouvert la portière de son coupé... (Haussant les épaules.) Dcux SOUS... deux mauvais sous... à un pauvre bougre comme moi... un mil- lionnaire!... Si ça no fait pas pitié!,..

Li: (.0M.MISSAI1U-:

C'est malheureux, sans doute... mais à qui de plus pauvre vouliez-vous donc qu'il les repassât?... N'attaquez jamais les millionnaires, mon brave homme... ils sont indispensables au méciinisme social. Et s'il n'y avait plus de millionnaires...


LE I>(»RTi:Fi:riLLE 131

est-ce que vous trouveriez sur les trottoirs... des portefeuilles... comme celui-là?... Continuez...

.ii;a.\ (.1 i;.mi.i.i;, un peu embarrassé.

Alors... je me dis, en considérant ces deux sous qui n'avaient pas cours : « Mauvaise journée... sapristi! Depuis trois semaines, je n'en ai pas eu une si mauvaise... Ah! Ton a bien raison de pré- tendre que le commerce ne va pas... Et si c'est la faute aux Anglais... comme on l'assure, dans les journaux...

1J-; COMMISSAIRE

Tout est la faute aux Anglais...

JEAX GLEMLLK

Sacrés Anglais, alors... que le diable les em- porte 1...

LE COMMISSAIRE

A la bonne heure... vous êtes patriote... Mais au fait!... au fait!

JEAN GUENILLE

J'y viens... Monsieur le commissaire... Sacrée hernie, aussi !

LE COMMISSAIRE

Dépêchons... dépêchons!...


i:{2 FARCES ET MOUALIÏES


JEAN GUEMLLE


Voilà... J'Iiabile place d'Anvers, Monsieur le commissaire de police... C'est loin... Je me décidai à rentrer chez moi... n'ayant point perdu l'espoir de rencontrer, en chemin, un pochard généreux... un brave souteneur... ou une pauvre fille des rues... car, voyez-vous... eux, du moins... ils ont un cœur...

FLORA

Pour sûr...

JEAN (iLENUvLi:, poursuivant.

Qui me donneraient deux sous... deux vrais sous... avec quoi je pourrais acheter du pain, le lendemain... Et comme je marchais depuis un quart d'heure... cahin-caha... sans avoir ren- contré personne... voilà que je sens... tout à coup... sous mes pieds... quelque chose de mou. D'ahord je pensai que (;a pouvait èiro une or- dure... Et puis... je rélléchis que ça pouvait être (juelque chose de bon à manger... (Un temps.; Quel- (|ue chose de bon à manger!... il se frictionne le ventre.) Le hasard n'aime guère les pauvres, et il ne leur réserve pas souvent des surprises heu- reuses... Mais... quoi?... On ne sait jamais... Tenez!... je me souviens avoir trouvé, une nuit, rue Klanche... un gigot de mouton... Ali! je me


LE I'UUTEFELILLL: 133

suis régalé... celte nuit-là... je me suis régalé comme un pauvre chien... Mazettel... (Temps.) Je me baissai pour ramener l'objet... et dès que je l'eus touché : « Va te promener, que je dis encore, c'est point des choses qui se mangent... Je suis volé... » J'étais volé, en effet, car c'était, Monsieur le commissaire... ce portefeuille de malheur... Naturellement... à la lueur d'un bec de gaz tout proche, j'ouvris ce portefeuille et l'examinai... Dans un des compartiments, je trouvai une liasse (le billets de banque, attachés par une épingle... Personne dans la rue, ni un passant, ni un chien, ni une boutique allumée... Jamais je n'avais vu la rue si triste... si triste... et jamais je ne m'étais senli si pauvre... si pauvre!... Il baisse un peu la tète, et se passe la maia dans les che- veux.) Rien, dans les autres compartiments... pas une carie... pas une photographie..', pas une lettre... pas le moindre indice qui pût faire connaître le propriétaire de cette fortune que j'avais là... lians la main... Et je me dis encore : " Ah bien, merci!... Va falloir que je porte ça au commissaire de police... Ça va me déranger de ma route... et je suis bien... bien fatigué... Non... vraiment... cette nuit... je n'ai pas de chance... » Et voilà. Monsieur le commissaire... Je cherchais deux sous... deux vrais sous... et je tombe sur des dix mille francs!... (Geste de découragement.) Ça fait pitié!...

12


134


FARCES ET MORALITES


FLORA, qui s'esl inuntrée très intéressée par ce récit.

Ah? bien vrai! Quelle gourde!...

(Gestes bourrus, menaces des agents.)


JKAN C.LENILLE

EL maintenant, Monsieui' le commissaire... il est tard... j'ai les membres rompus et bien du chemin à faire... Je vais m'en aller, si vous le permettez?..,

LE COMMISSAIRE

Un instant!... Vous ne pouvez vous en aller comme ça .. Vous ne le pouvez pas, sapristi!... Mais c'est une histoire ébouritlante que vous me dites là... presque un conte de fées... C'est Shakspearien!... Mais saperlipopette... si tout cela est vrai...

.u:an c.uemlle

Sur ma tôte, jMonsieur le commissaire de police...

LE COMMISSAIRE

Je le crois... j'en suis sur... Vous avez l'accent de la vérité... Mais... sacristi!... vous êtes un honnête homme... Vous êtes un héros... Il n'y a pas à dire... vous êtes un héros?...


LE PdllTEFEUILLK 13:)

JEAN (ilEMLLH, modestement.

Oh ! Monsieur le commissaire de police!

LE CO.AniIssAlRE, impérieux.

Un héros... 11 n'y a pas d'erreur... Je m'y connais... Je ne cesserai de le crier partout : « Vous êtes un héros! »

JEAN C.UENILLE

Une supposition, Monsieur le commissaire de police... que ce soient ces braves agents qui aient trouvé ce portefeuille?

l'iiEMlER AGENI", les yeux ronds. Hum!... hum?

DEUXIÈME AGENT, presque bas, mais avec conviction.

Nom de Dieu !

JEAN GUENILLE, se tournant sur Flora.

Ou bien celte gentille demoiselle?


Ah là là!


136 FARCES ET MORALITES

JKAN (ilEMLLE

Ou bien, vous... uh?...

LE COMMISSAIRE Moi?... (Hésitant.) Diable!... (Subitement catégorique.)

Eh bien... moi au?si, je serais un héros... Un héros... vous entendez?... Je ne m'en diklis point... Car... dix mille francs... mazetle!... dix mille francs... songez donc... et la rue déserte... la nuit... le silence... Vous auriez pu... Enfin, mon brave homme, vous êtes un héros... quoi!...

.TEAN GUENILLE, souriant, bonhomme.

Ça ne me fait pas la jambe plus belle... Mon- sieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE

Ne dites pas ça... ne vous calomniez pas... C'est un acte admirable... splendide... un acte héroï- que... Ma foi... je ne trouve point d'autre mot... un acte d'une portée morale... considérable... un acte insensé... Vous méritez le prix Montyon... Plus même... vous méritez le prix Nobel... l*ar- faitement... parfaitement! Aimable.) Comment vous appelez-vous ?


LE PORTEFEIILLE d37

JKAN (UKMLLE

Jean Guenille, Monsieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE, lyrique.

Et il s'appelle Jean Guenille!... C'est merveil- leux... Jean Guenille !... Mais c'est à ne pas croire... C'est à mellre clans un livre... (Très sou- riant.) Votre profession?...

JEAN GUENILLE

Plaît-il?

LE COMMISSAIRE

Je VOUS demande ce que vous faites... à quoi vous travaillez?... Votre profession, enfin?

JEAN GUKNILLE

UélasI... Monsieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE

Ramasseur de portefeuilles... ce n'est pas une profession...

JEAN GUENILLE

Je n'en ai point d'autre...


138 FARCES ET MORALITÉS


LE CO.MMISSAIRE, étonné.


Comment?... Vous n'avez pas de profession?... pas-de-pro-fes-sion?

JEAN Cl ENILLK

Ça doit se voir, il me semble...

LE COMMISSAIRE

Vous vivez de vos rentes?

JEAN (tLEMLLE

Pas même de celles des autres... Je vis de la charilé publique, Monsieur le commissaire... Et vraiment... puis-je dire que j'en vis?...

LE COMMISSAIRE, il se gralte la [He.

Ahl diable!,.. Ah! sacristi!... Voilà que ça se

gâte... (Ici le commissaire esquisse une grimace.) Noiïl

d'un chien... que c'csL embèlcint... Et moi qui avais de la sympathie... de Teslime... de Fadmi-

ration pour vous... (D'une voix moins enthousiaste,

presque sèche.) Appelons les choses par leur vrai nom... Vous tMes un mendiant... là?

JEAN <;UEN1LLE

Mon Dieu!... je ne m'en vante pas... Monsieur


LE PORTEFEUILLE 139

le commissairo... Bien sur... si je pouvais... j'ai- merais mieux une autre silualion...

LE C03JMISSAIRE, devenu grave.

Ta... ta!... Paresse... indiscipline... refus d'ac- complir les devoirs du citoyen... individualisme. (Après un temps.) OÙ demeurez-vous?

JEAN GUENILLE

Place d'Anvers...

LE COMMISSAIRE

Ah!... vous demeurez... place d'Anvers... C'est très bien... Votre numéro?

JEAN GUENILLE

Ce n'est pas un numéro où j'Iiabite, Monsieur le commissaire... c'est un banc...

LE COMMISSAIRE, fronçant le sourcil.

Un banc?...

JEAN GUENILLE

Oui... un banc... dans le square .. sous un marronnier...

LE COMMISSAIRE

Vous voulez rire, mon brave homme?


140 FARCES ET MORALITES


JEAN (ILEMLLE


Hélas! non!... Et si je vous disais que ce banc est le dernier mot de l'habitation moderne... vous ne me croiriez pas, ^lonsieur le commis- saire.

LE COMMISSAIRE

Alors... vous n'avez pas. . non plus... de domi- cile?... de do-mi-ci-le?

JEAN GUENILLE

Dame!...

LE COMMISSAIRE

C'est très grave... vous savez que c'est exces- sivement grave... Mais vous ôtes forcé d'avoir un domicile... forcé par la loi...

JEAN GUENILLE

La misère et la loi, Monsieur le commissaire, ça fait deux choses...

LE COMMISSAIRE

Un iiomme sans domicile... savez-vous bien ce que c'est?...

JEAN GUENILLE


Un malheureux... probable...


LE PORTKFEriLl.H 141


LE C.OMMIï


Aon... un réfraciaire... quelque chose comme un tiéserteur civil... un criminel... quelquefois... un délinquant, toujours... vous êtes un délin- quant, Jean Guenille...

JEAN GUENILLE, hochant la tète.

Je ne sais pas si je suis un délinquant... Ce que je sais... c'est que je n'ai point de travail... point (le ressources... rien... rien... on me chasse de partout... Et quand je tends la main... voyez, Monsieur le commissaire... on ne me donne que des sous étrangers...

LE COMMISSAIRE

Evidemment... parce que vous ôtes un danger social...

JEAN GUENILLE

Un danger social ! Ah ! Monsieur le commis- saire... Regardez-moi... regardez ma figure... et mes mains... et mes pauvres jambes si lasses... Par surcroît... je suis vieux et infirme... Ça fait pitié... J'ai une hernie...

LE COMMISSAIRE

Une hernie!... une hernie!... Là n'est pas la


142 FARCES ET MOHALITÉS

question... La question est de savoir... non c(! que vous avez... mais ce que vous n'avez pas... Vous avez une hernie. . . c'est très bien. . . mais vous n'avez pas de domicile... Par conséquent, vous êtes en clat de vagabondage... vous êtes tout simplement passible du délit de vagabondage... Ah !... voilà une chose ennuyeuse et compliquée! Un héros... c'est évident... vous êtes un héros... mais vous êtes aussi un vagabond... Et s'il n'y a pas de lois en faveur des héros... il y en a des tas contre les vagabonds. .. des tas, Jean Guenille. . .

JEAN (lUENlLLE

Ah! bien sur!... ça n'est pas ce qui manque!...

LE COMMISSAMIE, ironique.

Vous n'aviez pas songé à tout cela, hein, en ramassant ce portefeuille?... Vous vous imaginiez que c'était une chose toute simple... un geste facile... de ramasser sur le trottoir un porte- feuille?... Eh bien, voilà!... Diable de sacré bon- homme va!... Quelle idée, aussi!... quelle fichue idée !...

JEAN GUENILLE

Ah ! pour sûr... si j'avais su... la loi... ma foi !... je l'aurais bien laissé ramasser par d'autres... par des riches.


I.i: PORTEFEUILLE 143


LE COMMISSAIKE


Et VOUS auriez bien l'ait... Jean Guenille. L'argent esl le bien des riches... et les rich prennent leur bien là où ils le retrouvent...


JEAN GLENILLE

Parce que les riches... c'est pas les pauvres..,


LE COMMISSAIRE


Evidemment... Vous raisonnez juste, mainte- nant... Par malheur, c'est trop tard...


JEAN GUENILLE


N'empêche que ça n'est pas encourageant d'être honnête...


LE COMMISSAIRE


Il ne s'agit pas d'être honnête... Personne ne vous demande d'être honnête, Jean Guenille... Il s'agit, seulement de respecter la loi... ou de la tourner... ce qui est la môme chose...


JEAN GLEMLLE


J'entends bien... Oui... oui... Mais faut être riche pour ça...


U4 FARCES ET MORAEIÏES


LE COMMISSAIRE


Qu est-ce que vous voulez!... C'est ainsi... (Faisant sauter dans sa main le portefeuille.)... Voilà ce

portefeuille... D'accord... à votre place... et dans votre situation... il n'y en a peut-être pas beau- coup qui l'eussent rapporté ce portefeuille... Jeu conviens... Je ne veux pas prétendre, remarque/, que vous ayez été uu imbécile de le rapporter... jNon... au contraire... mais vous avez manqué de prudence... d'opportunité... de réflexion... tout au plus... En somme, moralement parlant... voire action n'en est que plus méritoire... Elle est même digne d'une récompense... et cette récom- pense... que je ne juge pas inférieure à cent sous... vous l'aurez sans doute... dès que nous aurons retrouvé... si nous la retrouvons jamais... la personne à qui appartiennent ce portefeuille et les dix billets de mille francs qu'il contient... Oui... mais... légalement?... Légalement... vous vous êtes mis dans un très mauvais cas...


.lEAN (iUEMLl.E

J'entends bien... j'entends bien...

LE (OMMISSAIKE, Insislanl.

Dans un très mauvais cas... Comprenez- moi... C'est pour l'avenir... Il n'existe pas, dans


LE PORTEFEUILLE 145

le Code ni ailleurs... un article de loi qui vous oblige à retrouver, dans la rue, la nuit, des porte- feuilles garnis de billets de banque... (il prend le Code, sur son bureau.) Tenez, voici le Code... cher- chez... Il n'y en a pas un...

JEAN GUENILLE

J'entends bien... j'entends bien...

LE COMMISSAIRE

11 y en a un, au contraire, qui, sous les peines les plus sévères... vous force à avoir un domicile... (li remet le Code eo place, sur son bureau.) Ah ! VOUS eus- .siez mieux fait, je vous assure, de trouver un domicile... plutôt que ce portefeuille...

JEAN GUENILLE

J'entends bien... Monsieur le commissaire.. Alors?...

LE COMMISSAIRE, se levant. Avec amabililé.

Moi... je vais vous trouver un domicile...

JEAN GUENILLE

Vrai?...

LE GOMMJSSAIIŒ

Parole d'honneur !...


i46 FARCES ET MORALITÉS

JEAN GLKMLLE

Vous êtes bien bon, Monsieur le commissaire...

LE COMMISSAIRE

Voilà... vous aller coucher au poste cette nuit...

JEAN GlEMLLE

Bon!

LE COMMISSAIItE

Et demain matin... je vous enverrai au dépol...

JEAN GUENILLE, étonné.

Au dépôt?...

LE COMMISSAIRE, se levant. Oui...

FLORA

Ah! bien, vrai !...

JEAN (;UEN1LLE

(la, par exemple!...

LE COMMISSAIRE, aux agents.

limpoignez cet homme... Mais soyez doux avec lui... C'est un héros...


LE PORTEFEUILLE 147

FLORA, au comble de la stupéfaction.


Ah!...


LES DEl X AGENTS, empoignant lirutalement Jean Guenille.

Allons ! oust... au bloc 1... lis lentraînent en le bous- culant, en le bourrant de coups.)

JEAN GUENILLE, sans résister.

Vraiment... je n'ai pas de chance... aujourd'hui.. Ces sacrés bourgeois... je vous demande un peu !...

PREMIER AGENT, le bourrant.

Oust!... Tu parleras après... espèce d'héros...

JEAN GUENILLE

Ca fait pitié...

(Ils disparaissent.)

SGÈINE V

LE COMMISSAIRE, FLORA

Flora est consternée. Elle s'avamce vers le commissaire. Petit silence.)

FLORA

Alors?.,. C'est pas pour rire?


U8 FARCES ET MORALITES

LE COMMISSAIRE

Quoi?

FLORA

Que lu l'envoies au dépôt, ce pauvre vieux?

LE C0MM1SSAH5E

Bien sûr...

FLORA

Ta parole?

LE COMMISSAIRE

INIais oui...

FLORA, un temps.

Ah ! non... tu sais... .le te déteste...

LE COMMISSAIRE

Inutile de crier ainsi... il n'y a plus personne.


Oh! c'est pour mon compte, cette fois... c'est pour de vrai... (Trépignant.) Je ne veux plus de toi... J'ai honte de toi... Dieu, que tu es laidl

LE COMMISSAIRE

Ahl lu m'ennuies, à la fin...




LE PORTEFEUILLE 149

FLORA

Je t'ennuie?... Eh bien... ça n'est pas fini...

LE CO.MMISSAIRE

Oui?... Eh bien, fais-moi le plaisir de t'en aller d'ici...

FLORA

Non... je ne m'en irai pas...

LE COMMISSAIRE

Tu ne veux pas t'en aller?

FLORA

Non... et non...

LE COMMISSAIRE

C'est bien entendu?

FLORA

Oui...

LE COMMISSAIRE

A ton aise...

(11 appuie le doigt sur le bouton d'une sonnette électrique.)

FLORA

Que fais-tu ?


130 FARCES ET MORALITES

LE COMMISSAIRE

Tu vas voir...

SCÈNE YI

Les Mêmes, PREMIER AGENT, DEUXIÈME AGENT

LE COMMISSAIRE, aux agents.

Emparez- VOUS de cette femme...

ELORA, pouvant à peine parler de surprise et de colère. Non?...

LE COMMISSAIRE

Et menez-la au poste...

FLORA, même jeu.

Ah!....

LE COMMISSAIRE

Je verrai demain...

(Les agents se précipitent.) PREMIER AGENT

C'est pas malheureux...


LE POUTEKEUILLE 151

DiaXllblE A<iENT

Enfin!...

Ils empoignent chacun par un bras Flora, qui se débat, proteste, crie.)

FLORA

?Son... non... je ne veux pas...

PREMIER ACiENT

Olî 1 la mâtine !

DEUXIÈME AGENT

Tais-toi donc... Allons... Oustl

FL0R.\; par delà la grosse voix des agents et le bruit de la lutte, on n'entend que des bouts de phrase.

Làchez-moi... Je ne veux pas... Brutes... canailles!... Non... non...

PREMIER AGENT

>Iais tais-toi donc!...

(il la brutalise.) LE CO.MMISSAIRE

Soyez doux avec elle... C'est une femme, après tout...


1^2 FARCES ET MOU ALITES

DELXIÈMK AGEM"

Mais elle esl enragée...

(Cris... pleurs... invectives de Flora, vite entraînée par les agents, qui disparaissent.)

SCÈNE YII


LE COMMISSAIRE, puis JÉRÔME MALTENU

(Le commissaire resté seul marche de long en large, sur la scène... On n'entend plus rien dans la coulisse... Il va ensuite à son bureau, où il range des papiers.)


!LE COMMISSAIRE, prenant le portefeuille, qu'il considère et qu'il remet dans un tiroir qu'il ferme à double tour.

Imbécile!...

(Ensuite, le geste fébrile, il endosse son pardessus, remet son foulard, son chapeau, allume une ciga- rette.)

LE COMMISSAIRE

Ces sacrées femmes !... Avec elles, on ne peut pas avoir hiiil jours de Iranquiilité...

(11 va pour sortir. Jérôme Maltenu apparaît dans l'en- cadrement de la porte à droite.)

M.\LTENU

Pardon, Monsieur le commissaire...


LE PORTEFEUILLE 153


LE COMMISSAIRE


Vous?.,. Ah ça, mais?... Qu'est-ce que vous faites ici?... Vous n'êtes donc pas parti?

MALTENU

Monsieur le commissaire!...

LE COMMISSAIRE

Voulez- vous bien vous en aller?...

MALTENU

Mais... Monsieur le commissaire... j'y ai mis... de la mousse... de la...

LE COMMISSAIRE

Fichez-moi la paix... (il le pousse.) Ou je vous

fourre au bloc... (U se retourne et voit les agents entrés au bruit de la dispute.)-.. Vous aussi...

(U sort, en bousculant les agents.)


LES AMANTS


SAYNÈTE


PERSONNAGES


L'AMANT. . . L'AMANTE. , LE RÉCITANT


LES AMANTS


\


Le théâtre représente un parc quelconque, au clair de lune. A droite, un banc de pierre, au pied d'un arbre, dont les branches retombent.

Au lever du rideau, la scène est vide. Le Récitant, qui peut être le régisseur, parait à gauche. Il est en habit noir, ganté de blanc, très solennel. Il s'avance élégamment, à petits pas. Jusqu'au proscenium et salue le public.


SCÈNE PREMIÈRE

LE RÉCITANT, montrant le décor.

Mesdames, Messieurs... ceci représente un coin, dans un parc, le soir... Le soir est doux, silencieux, tout embaumé de parfums errants... Sur le ciel, moiré de lime, les feuillages se découpent, comme de la dentelle noire, sur une soie mauve... Enire des masses d'ombre, entre de molles el étranges silhouettes, voilées de bru- mes argentées, au loin, dans le vague, brille une nappe de lumière... bassin, lac... on ne sait... ce

14


i:i8 FARCES Eï MORALITES

qu'il vous plaira... Heure vaporeuse et divine!... L'amour est partout... son mystère circule au lonj^j des avenues invisiljles, sous les fourrés, dans les clairières... et son souffle agite les branches, à peine... C'est délicieux!... (Montrant le banc —avec

aUendrissement.) Et voici un banc, un vieux banc, pas trop moussu, pas trop verdi... un très vieux banc de pierre, large et lisse comme une table d'autel... un autel où se célébreraient les messes de l'amour...

(Il déclame.) ... J'aime les bancs de pierre, le soir, au fond des bois.

(Un temps.)

... Mesdames, Messieurs, quand le rideau se lève sur un décor de théâtre où se dresse un banc, à droite, près d'un arbre, d'une fontaine, ou de n'importe quoi, c'est qu'il doit se passer iné- vitablement une scène d'amour... Ai-je besoin de vous révéler que tout à l'heure, parmi cette nuit frissonnante, — o mélancolie des cœurs amou- reux ! — l'amant, selon l'usage, viendra s'asseoir, sur ce banc, près de l'amante, et que là, tous les deux, tour à tour, ils murmureront, gémiront, pleureront, sangloteront, chanteront, exulteront des choses éternelles... (Regardant à travers le parc.) Qu'est-ce que je disais?... J'entends un bruit de feuilles frôlées, je vois deux ombres s'avancer


LES AMANTS 15»

lentemont à travers les branches... Les voici... Comme ils sont tristes!...

(Entrent lentemeot l'amant et l'amante. Ils sont tristes tous les deux... L'amante est emmitoufflée de den- telles, l'amant est en smoking... Dès qu'ils ont apparu, le Récitant salue le public et sort, à reculons, discrè- tement.


SCÈNE II L'AMANT, L'AMANTE

t/ AMANT

. Ah 1 voici le banc... le cher banc... (U savance

vers le banc, tenant l'amante par la taille — tendrement. le

vieux et cher banc de pierre... si souvent témoin de nos ivresses... de nos extases...

l'amante, à part.

Encore ce banc...

l'amant

A^ous semblez fatiguée... Youlez-vous que nous nous reposions un peu".'...

l'amANTS;, distraite.

Comme vous voudrez...


160 FARCES ET MORALITÉS

l'amant Venez, alors... Donnez-moi voire main...

l'amante, à part.

Toujours ce banc !...


Que vous êtes belle!... Vous êtes encore plus belle, ce soir... Et que le soir est beau, aussi...

Ils s'assoient sur le banc, l'amante, droite, sans abandon, l'amant penché vers elle et lui tenant les maios, et la regardant dans les yeux. — Assez long silence.) Délicieuse Soirée !...

L AMANTE, toujours distraite et vague.

Délicieuse...

l'amant N'est-ce pas?...

l'amante, même jeu. Oui...

l'amant, lyrique.

Ah! quel puissant mystère est-ce donc que l'amour?,.. Chaque soir, nous venons ici... Ce sonl les mômes choses autour de nous... les


LES AMANTS 161

mêmes clartés... le même rêve nocturne... el, pourtant, chaque soir, il me semble que j'éprouve des joies nouvelles... et plus fortes... et... plus... plus mystérieuses... et davantage inconnues...

et si douces... si douces!... lUa oiseau réveillé dans l'arbre, au-dessus d'eux, pousse de petits cris d'effroi et s'en- vole.... L'amant s'est tu... II abandonne les mains de l'amante, regarde la direction par où loiseau s'est envolé... Puis ressaisis- sant les mains avec plus de force. ... Et si douces... Silence.) tellement douces !... (Nouveau silence.)...

.N "est-ce pas?...

l"am.\mis Quoi ■!

l'amant

Qu'elles sont tellement douces?...


L AMANTE


Qui


L AMANT, un peu déconcerté.


Mais... je ne sais pas... Ces clartés... ce rêve nocturne... ce petit oiseau envolé... (Tout à coup — enthousiaste.)... Et nos joies... nos folles joies !...

l'amante Alil oui... pardon... tellement douces!...

EIIo soupire.)

14.


162 FARCES ET MOHALITÉS

L AMANT, .iprcs un petit silence. Très peiné.

Comme vous dites cela 1...

l'ama.mi; Comment voulez-vous donc que je le dise?...


Je ne reconnais plus votre voix... je ne vous reconnais plus... Vous êtes toute cliangde... Un temps.) Ma bien-aimée. (Silence.)... Chère âme...

.Nouveau silence. Insistant. .. . Cher trésor de mon Ame... (Silence. 11 se rapproche encore, cherche à l'étreindre plus étroitement. — Elle se recule un peu.)... Pourquoi

ne dites-vous rien?... A quoi pensez-vous?


A rien,


Vous ne pensez à rien?... h]les-vous donc fâchée ?


Fâchée ?.


Oui...


LES AMANTS 163

l'amante Pourquoi voulez-vous donc que je sois fâchée?

l'amant, attendri.

Je ne veux pas... Je vous demande... je vous supplie... Étes-vous fâchée ?

l'amante Ai-je donc des raisons d'être fâchée?

l'amant, très triste.

Mais vous ne dites rien... Je vous parle... Je vous parle de choses...

L amante , un peu amère.

Tellement douces 1...

l'amant

Oui... cnlin... je vous parle... Et vous ne dites rien !

l'amante

Je ne suis pas fâchée...

l'amant Etes-vous triste?...


164 FARCES ET MOIULITES


Mais non... Quelle idéal... Pourquoi serais- je triste?...

(Elle soupire.)

l'amaM', plus vivement.

Vous avez quelque chose... vous me cachez quelque chose...

l'amante

Non... en vérité... je n'ai rien...


On ne me trompe pas... on ne trompe pas mon cd'ur... mon cœur me dit que vous avez quelque chose... (ju'avez-vous?...

l'amante Je n'ai rien...

l'amant, insistant avec passion.

Conliez-moi... confiez-vous... Qu'avcz-vous?

LAMANIE, agacée, elle se lève et passe à gauche.

Mais rien... rien... (Elle pleure.) Je n'ai rien...


LES AMANTS 16i

1. AMA.NT, se précipitant et essayant de la reprendre.

Vous pleurez... Ah! vous pleurez...

LAMA.NTi:

Xon... je ne pleure pas... je ne pleure pas...

l'amanï Si... si, vous pleurez...

l'amante Laissez-moi...


Je vous entends pleurer... Pourquoi pleurez- vous ?


Les nerfs, sans doute... la nuit, peut-être... Lnpeuamère.) Peut-être ces clartés... ce rêve noc- turne... et nos joies!... Gen'est rien, vous voyez... je ne pleure pas... Elle sanglote.) Mais c'est absurde... je ne veux pas... je ne veux pas pleurer...

l'amant, troublé cherchant ses mots.

Chère aimée... chère adorée... chère mienne... car vous êtes mienne, n'est-ce pas?... Et moi...

moi... je suis vôtre... (Geste de dénégation triste de


1G6


FARCES ET MORALITES


l'amante.) Oui, enfin... nous sommes nôtres... tous les deux...

LAMANTE, secouant la tète avec des gémisements.

Oli! si peu... si peu!...


Ecoutez-moi... Je ne veux pas que vous pleu- riez... Vous ne devez pas... vous ne pouvez pas pleurer... vous n'avez pas le droit de pleurer... Quand vous pleurez... cela me rend fou... je ne vis plus... je... je... parfaitement... Voyons... répondez-moi... Par grâce... par pitié... répondez- moi... (Regardant sa main.) Oll I il m'est tombé une larme sur la main... une chère larme de vos cliers yeux... sur la main!...

lamantp: Mais non... je vous assure... mais non...


L AMANT


Mais si... mais si.


Une goutte de rosée... voilà tout.


LES AMA.NTS 167


La rosée de vos yeux... de tes yeux... sur la main... (il embrasse sa main.}... Chère... chère petite larme... sur la main... tUn temps). Vous ai-je donc fait de la peine?

l'amantp:

Pourquoi mauriez-vous fait dé la peine?...


Evidemment... Je ne sais pas, moi... sans le vouloir... je vous le jure...


Non... non...


Alors... quelqu'un vous a- t-il fait de la peine?... (Héroïque.; Ah 1 si je savais que quelqu'un vous eût fait delà peine?... (Très agité, i Ça... par exemple !!..

11 menace des fantômes au loin.)

l'amantr

Calmez -vous... laissez-moi... A quoi bon?... Vous ne comprendriez pas... Ce n'est pas de votre faute... Vous êtes homme... et moi je suis femme...


168 FARCES ET MORALITES

l'amant, tendrement, cynique — tout à coup. Tiens... parbleu!... Sans cela...

l'ajiantf, le repoussant.

Comme vous êtes grossier!...

L a:\[ANT, joignant les niitins.

Ohl...

l'amanti-:

Vous voyez bien que vous ne pouvez pas com- prendre... Il faut être femme pour comprendre... pour sentir ce que je souffre...

(Elle fait quelques pas, plaintive.)

l'amant Ah! vous soutirez!...

l'amanti-: Mais non...

l'amant

Je le savais bien... moi... que vous souffriez...


liaissons... vous me fatiguez... Ramenez-moi au château...


LES AMANTS 169


Je vous en prie... je vous en supplie!... Dites- moi vos souffrances... vos ciières souffrances... Nesuis-je donc plus votre... votre... oui, n'est-ce pas?... (Plus bas.) votre plus cher ami? Et pas seu- lement l'ami de vos lèvres... de vos yeux... de vos cheveux... de toute votre chair ardente et... se(M'ète...

l'amante

Oh!... cela... Naturellement...


Ne suis-je pas aussi l'ami de votre pensée... de votre cœur... de votre âme? (Ardent.) Ne suis-je plus Tàme de votre âme?.. Ah! ce serait hoi- rible !... Je vous en prie... *

l'amante

Non... laissez-moi... Ramenez-moi... Cela ne changerait rien que je vous dise... J'ai eu tort de vous montrer ma peine... 11 vaut mieux que je ■^ois seule à souffrir.


Seule à souffrir?... Ah! non, par exemple!.

i.'i


170 FARCES ET MORALITES

Je ne le permettrai pas... Ça, jamais... Vos dou- leurs^ j'en veux ma part... toute ma part...


N'insistez pas... Vous me désobligez... Je vous assure que cela vaut mieux ainsi...

l'amant, exalté.

J'en veux ma part... toute ma part... que dis- je?... toute ma pari... Je les veux toutes pour moi... vos douleurs... vos chères douleurs... Toutes, vous entendez?... Seule à souffrir?... Mais c'est monstrueux ce que vous dites là... Ah!... non... mille fois non. (Caressant.) Je veux que vous soyez heureuse?

l'amante

Ah! comment puis-je ôtre heureuse, mainte- nant... puisque...


Puisque?...

l" AMANTE

Puisque vous ne m'aimez plus...

l'amant Dieu du ciel!... Je ne vous aime plus, moi?...


LES AMANTS 171


L AMANTE

Sans doute...


Moi?... Pourquoi me dites- vous cela?...


Je vous dis cela, parce que vous ne m'aimez plus.

l'amani'

Mais... c'est fou... c'est... c'est... profondément fou... C'est... de la... folie... de la vraie... de la pure.., folie... Je ne vous aime plus?... Savez- vous bien que c'est un blasphème... que c'est... de la... folie?... (Sur un mouvement de l'amante.)... Cer- tainement... je maintiens le mot... de la folie... C'est insensé... Mais d'où peut vous venir... cette... folle... idée que... moi... moi... je ne vous aime plus?...

l'amante Elle me vient de tout.

l'amant

De tout... de tout... Ce n'est pas assez... C'est trop vague... Précisez... Je vous demande de préciser...


172 FARCES ET MORALITES

l'amante Vous n'êtes plus le même avec moi.

l'amant Je proteste...

l'amante Je sens que je vous ennuie...

l'amant Je proteste... je proteste...

l'amante Vous vous êtes remis à fumer...


Mais... j'ai toujours fumé, mon cher cœur.. Rappelez-vous... N'ai-je pas toujours fume?


Pas comme maintenant... Autrefois... vous n'auriez jamais osé fumer... après...

l'amant Permettez... ah!... permettez...


LES AMANTS 173

l'amante Et puis... vous êtes moins soigné...

LAMANT, stupéfié

Ça... par exemple...

l'amante

Vous vous laissez aller... Vous vous né- gligez...

l'amant

Pardon... Pardon...


Il y a des détails qui n'échappent pas à une femme délicate... et qui aime...


Ohl je ne m'attendais pas à ce reproche... Voilà un reproche vraiment... inattendu... Moins soigné ?... Toutes vos récriminations... j'aurais pu... les... accepter... peut-être... Mais celle-là?... Moins soigné?... (Amer et vexé. ... Alors, vous me trouvez sale?. . .

l'amanit: (jui vous parle de cela?

15.


174 FARCES ET MORALITÉS


Non... mais vous me trouvez dégoûtant?.


L AMANTlî

Yoilà bien... vos exagérations !...

l'amant

Enfm, qu'y a-t-il de changé en moi?... Je vous avoue que c'est très htumiliant... Je suis humi- lié... humilié au delà de tout... très... très hu- milié... (Digne.) Pour mon honneur... pour notre amour... j'exige que vous précisiez... je l'exige... Car enfin, je suis très humilié...

l'amame Je n'ai pas à préciser...

l'amant C'est plus facile... parbleu!...


Ce sont des choses... des nuances... des riens... qui se devinenl plus qu'ils ne s'expliquent...

l'amant Des nuances?... Moi qui ai la prétention... la


LES AMANTS \T>

réputation justement établie, d'être l'homme des nuances... C'est inconcevable... C'est extrême- mont humiliant...

[Vn silence.)

l'amante D'ailleurs... vous ne protestez pas...


Comment... je ne proteste pas?... Vous êtes tout à lait extraordinaire, ce soir... Mais si... je proteste... je proteste de toutes mes forces...


Non... Et voilà oià je sens que vous ne m'aimez plus... Autrefois... vous auriez bondi...

l'amant Mais j'ai bondi... je bondis encore .

l"amante Pas comme autrefois.

l'amant C'est trop fort...


176


FARCES ET MORALITES


Maintenant, tout vous est indifférent... Tenez, cet après-midi... j'ai cru que j'allais mourir.

L AMANT, ;ivec ua iirofond étonnenient.

Mourir?

l'amante Et vous n'avez rien compris...


Mourir... cet après-midi?... Jamais, je ne vous ai vue si gaie... si charmante... si heureuse... si amoureuse... Souvenez-vous... dans le petit salon... voyons dans le petit salon... les rideaux fermés... lo divan... mes caresses... ingrate... tes baisers... oublieuse...

l'amante


Qu'est-ce que vous dites?


Je dis que je vous tenais dans mes bras... Kt quand ma main s'égara sous les dentelles. Ah ! que vous étiez belle... consentante et pâmée !... je dis...


LES AMANTS


L AMANTE, ipudique.

Taisez-vous... Yous èlcs ignoble!.


L AMANT

Et vous pensiez mourir?... de bonheur, alors ?

LAMANIE

Oh! le fat!...


Alors, de quoi pensiez-vous mourir, cet après- midi?

l'amante

Vous le demandez?

l'amant

Mais oui... je le demande... Avec énergie.) Je le demande...

l'amante

Vous le savez bien...

l'amant Je vous jure!...

l'amante Ne jurez pas... Ce n'est pas bien de jurer.


178 FARCES ET MORALITES


Je VOUS jure... j'ai beau chercher... j'ai beau me souvenir... Que s'est-il passé cet après-midi?

l'amante

Mettons qu'il ne s'est rien passé... A quoi bon vous parler de ça?... Vous ne voyez rien... vous ne sentez rien... J'aurais dû vous cacher les bles- sures de mon âme... Que vous importe mon âme?


Voyons... voyons... voyons... Ne nous em- brouillons pas... Il ne s'agissait pas de votre âme... cet après-midi... il s'agissait de...

l'amante Voulez-vous bien vous taire?...

l'amant

En vérité, ma chère amie, je ne comprends rien à tout ce que vous dites... Vous êtes étrange, ce soir.. .

l'amante

Etrange... c'est cela... Je suis élrange...' Ah! il ne vous manque plus maintenant que de m'in- sulter...


LES AMANTS 179


Allons, bon... Je ne vous insulte pas... Je dis que vous êtes étrange... ce soir...

l'ama.nte

Et vous... qu'êtes-vous donc?... Que vous im- porte de heurter, toutes les minutes, mes senti- ments les plus intimes... mes délicatesses .\..

l'amant J'ai heurté vos...

l'amante

Vous m'aimez?... Ah! le beau trait de cou- rage... On dirait vraiment qu'il faut de l'hé- roïsme pour aimer une femme jeune, riche, belle, recherchée...

l'amant 11 no s'agit pas de ça...


Et vous vous croyez quitte envers elle, qui vous a tout sacrifié... quand vous lui avez dit... entr$ deux boull'ées de cigare... que vous l'aimiez!


180 FARCES ET MORALITES

l'amant Permette/!... ça n'a pas de rapport.

l'amante

Vous m'aimez?... Mais vous ètes-vous jamais préoccupé de mon bonheur?

l'amant Certainement...


M'avez-vous... ne fut-ce qu'une seconde... donné votre vie toute entière... à moi qui vous ai tout donné... plus que ma vie... ma réputa- tion... mon repos... mon honneur?... (Sur un mouv(- ment de l'amant.j ... Oui, mon honneur.

l'amant Mais... ciière amie...

L AMANTE, lui coupant la parole.

Avez-vous seulement pris soin de méviter en galant homme... en homme qui sait ce que c'est que la pudeur d'une femme... et le respect d'un foyer... les froissements inséparables d'une situa- tion telle que la mienne?... Non, jamais... J'ai


LES AMANTS 181


flatté votre vanitt

m'avez affichée... ^'aturellementl


Ohl cest trop fort!... Voilà bien l'illogisme des femmes...


Vous ne m'avez peut-èlre pas affichée?... Osez dire que vous ne m'avez pas affichée?


Laissez-moi parler... Vous ne me laissez pas parler...

l'amante

Les restaurants... la foire de Neuilly... les loges au théâtre?... Que sais-je?... Et vos amis... que vous ameniez chez moi... que vous mettiez au courant de noire vie secrète?... (Dénégations de lamant. Alors, comment appelez-vous cela?...


Soyez juste... Rappelez-vous... Mes amis... les restaurants... le théâtre... mais c'est vous... Daw cher cœur... -c'çst.l vou^i qHilv<MDliezii.ljui jçxigiez... III. ;-.')iiiij. 'ciôil'j ,t)i'u\o fiioid

.,|).,ii(j ' 'Mi n'AMAifTÉ^iiiJ'J no'i, ...■!?)il«iiil6

,lMoi?.; -riilil >Uiii obtiam' 'A\9u{} ...lomh .ohiun;^


182 FARCES ET MOHALIÏES


Oui... VOUS... par amour... Oh !... par amour ..

l'amante

Eh bien! c'est complet... Vous n'avez aucun sens moral.

l'amant

Réfléchissez... faites appel à vos souvenirs... Combien de fois, au contraire, n'ai-je pas été obligé de calmer vos audaces ...

l'amante Mes audaces?... Le mot est joli...

l'amant, rectifiant.

Vos chères audaces... Combien de fois j'ai tenté d'atténuer vos élans... de vous montrer les dangers de vos généreuses imprudences...

l'amante C'est odieux 1...


Je ne vous les > reproche pas... comprenez-moi bien, chère, chère aimée; au contraire...' j'en étais fier... j'en étais ivre... j-e me disais : « Quelle grande âme!... Quelle grande âme libre!... Elle


LES AMANTS 183

m'aime assez pour braver l'opinion... les pré- jugés... la sottise mondaino... » Vous étiez su- blime ainsi...


Vraiment?... En vérité, c'est admirable... Votre inconscience passe l'imagination... Alors vous croyez que j'avais l'impérieux besoin de crier à tout le monde : « Voilà mon amant... Regardez bien ce monsieur qui est là... c'est mon amant... » ('>omme c'est naturel, n'est-ce pas?... Comme c'est féminin?... Avec colère. Et c'est ainsi que vous m'estimez?... Pour qui me prenez-vous donc?... Suis-je donc une fille?


Mais qu'est-ce que vous dites?... Qu'est-ce que vous dites?... Où allez- vous chercher tout ce que vous dites?


Parbleu!... c'est clair... j'étais une fille pour vous... une de ces misérables créatures, dont vous ne preniez pas toujours la peine de m'éviter le contact blessant... Je comprends maintenant... ah!... je comprends... Que c'est mal... que

C est lâche!... (Elle se cache la figure flans les mains et

sanglote.) Quelle honte!...


184 FARCES ET MORALITÉS

l'amant, éperdu.

Ah! vous pleurez encore... Mon Dieu! Mon Dieu!... Je ne sais plus que vous dire... que vous répondre...

l'amante

Ne répondez rien, allez... ce sera plus digne...


Je suis bouleversé... abasourdi... Vous déna- turez à plaisir toutes mes paroles... tous mes actes.

l'amante

Ai-je mérité d'être traitée ainsi par vous?... Par vous ! . . . C'est trop cruel . . .


Ecoute-moi... (il la prend dans ses bras et doucement la mène près du banc où il la fait asseoir.) Ecoute-moi. .,

ah ! je t'en prie... écoute-moi...

{Il risque des caresses.)


Non... non... je ne veux pas... plus jamais... Vous no le méritez plus... c'est odieux...


LES AMA.NTS 18u


Ne pleure pas... Cela me torture de t'entendre pleurer...

l'amante

Ah! qu'est-ce que cela vous fait?... Qu'est-ce que cela peut bien vous faire?...


Eh bien... oui... j'ai eu des torts envers toi... ma sublime amie... Je ne les connais pas... mais j'en ai eu sûrement... de grave s torts... d'immenses torts... Oui, je l'avoue... Mais c'est fini... Je m'en repens, va !... Je t'en demande pardon...

L AMAME, d'une voix voilée par les larmes. Il vaut mieux que je meure.


Ne parle pas ainsi... Je te le défends... Mourir?. Tu n'en as pas le droit...


Si, si. Il vaut mieux que je meure. Oh! main- tenant... mon bonheur est brisé... à jamais... vois-tu?... Je ne suis rien pour toi... Un amour

Ki.


186 FARCES ET MORALITES

propre... une vanité... un plaisir, peut-être!... Mais je ne suis rien pour toi... Mon âme n'esî rien pour toi...


Ton âme?...


Oui, mon âme... méchant... ma pauvre âme. Qu'est-elle pour toi ?...


Ah! ton âme... Ne blasphème pas... Ton âme est tout pour moi...

L AMANTE, d'une voix faible et douce.

Rien... rien... plus rien...

l'amant, d'une voix profonde.

Tout... elle est tout... Elle est ma vie... toute ma vie... toute ma joie... elle est tout...


Tu ne penses pas assez, mon chéri, que je suis une femme...

lVmant


Tais-toi... je ne pense qu'à cela.


LES AMANTS 187


Une femme... comprends... C'est un enfant quelquefois., un tout petit enfant...

l'amant la berçant.

Un tout petit bébé...


Un tout petit bébé capricieux... sensible... et malade....

l'amant

bébé... bébé... cher bébé!..,

l'amante

Elle a besoin qu'on la berce, qu'on la console... qu'on chante à son âme... des choses douces... et qui caressent...

l'amant

Je te bercerai... je te consolerai... je chanterai des choses à ton âme... Oh oui 1 va... des choses...

l'amantk Souvent?...

l'amant

Toujours... toujours!...


188 FARCES ET xMOlULITES


Et puis... je suis sûre que tu me crois inintelli- gente ?

l'amant

Oh! comment peux-tu?...

l'amante Que tu me crois bête?...

l'amant Toi?....


Si, si... tu me crois bête... Est-ce que tu me crois bête?...


Tiens!... (Il l'embrasse longuement.) Chère... chère adorée... Bête?... Mais tu es mon soleil... mon intelligence... mon tout. . tu es mon tout... mon cher tout... (gaiement.) mon cher petit tout (oui...

l'amante Parce que... si tu me croyais bête?

l'amant Tu es ma force... ma chère force... Je ne vis


LES AMANTS 189

qu'en toi... que par toi... que pour toi... Sans toi... je ne suis rien... je ne suis rien... rien... Loin de toi... je suis perdu. . je suis comme une pauvre âme en peine... comme un voyageur... la nuit... dans une forêt... comme un chien... égaré dans une foule... comme... comme...


L AMANTE

Dis encore... encore... Cela me fait du bien...

l'amant

Il n'y a pas un jour... pas une minute... pas une seconde... où tu ne me sois présente... Le jour, la nuit... et le soir... dans mes rêves... dans ma pensée... dans mes travaux... Pas une minute... tu entends... où ton cœur... ton âme...


Encore... encore!


Ton cœur... ton âme... tes yeux... et tes mains... tes chères mains... tes chers yeux...

l'amante C'est bien vrai... cela?... Jure...


190 FARCES ET MORALITES


Oui, oui... je te le jure!... Tes lèvres... donne tes lèvres...

l'amante, à demi-pâmée.

Oh! chéri... chéri... Plus jamais... dis... plus jamais de peine à ton petit bébé?...

l'amant, bredouillaot.

Tais-loi... Je te le jure... Plus jamais... Ton âme... ta bouche... ton...

(Silence, baisers.)


SCRUPULES


PIECE EN UN ACTE


Représentée au Grand-Guirjnol


PERSONNAGES


I.E VOLEUR

LE VOLÉ

LE COMMISSAIRE DE POLICE. LE VALET DE PIED


SCRUPULES


lu très élégant salon Louis XVI. A droite, porte don- nant sur la chambre à coucher; à gauche, cheminée, garnie d'une pendule Louis XVI et de deux vases de Chine richement montés. Au fond, large fenêtre s'ouvrant sur un l)alcon. Au milieu, table à rinceaux de bronze, chargée de statuettes précieuses et de bibelots rares. Contre les murs, de chaque côté de la fenêtre à droite, un médailler eu bois de rose, à gauche un petit bureau-vitrine en acajou surmonté d'un grand vase en porcelaine de Sèvres. Gra- vures anciennes dans des cadres du choix le plus pui'... Çà et là, grand canapé-gondole, fauteuils, chaises, recou- vertes de soies charmantes.


SCENE PREMIERE

(Au lever du rideau, la pièce est plongée dans l'obscurité. On aperçoit, seulement, à la fenêtre, entre les lamelles des persiennes, la clarté nocturne du dehors... La pendule sonne cinq heures. Tout à coup, un petit bruit qui semble venir de derrière la fenêtre... et l'on voit se dessiner furies persiennes, deux ombres d'hommes... Peu à peu, les volets cèdent, s'ouvrent; les deux ombres se font plus denses, plus solides... On entend ensuite comme un bruit de dia- mant coupant du verre, puis un large carré de la vitre,

11


19t FARCES ET MORALITES

tombe sur le tapis... Les deux ombres s'arrêtent un instant de travailler... Profoud Silence... Enûn, on voit un bras passer par le carré coupé de la vitre, tourner l'espagnolette de la fenêtre. La fenêtre s'ouvre, et un monsieur, très élé- gamment vêtu; chapeau de haute forme, opulente fourrure, laissant voir la cravate blanche et le plastron de la chemise, entre dans le salon, prudemment, l'oreille aux aguets, suivi d'un valet de pied, très correct, qui porte une large valise en cuir fauve.


LE VOLEUR, LE VALET DE CHAMBRE

LE VOLEUR

Gela n'a pas été sans peine... (Se baissant pour

ramasser le morceau de verre.) Heureusement que le

tapis est épais et qu'il étouiïe le bruit... On n'a rien entendu...

(Il marche avec précaution dans la pièce.)


Ce n'est pas sûr... Je trembl(^ comme une pauvre petite feuille...

LE VOLEUK

Dieu... qu'il fait noir!.. .

LE vali:t Faut-il allumer la lanterne sourde?...


SCRUPULES 195


LE VOLKUR

Iniililo... Il y a l'électricité ici... (Sorientant.) Voyons, la cheminée doit être à gauche... si je me souviens hien...


Elle est à gauche sur le plan... par conséquent, elle est à droite ici...

(Il avance en tâtonnant.)

LE VOLEUR

Voyons... voyons... (U avance, sur la pointe des pieds, en étendant le bras. Au valet.) Prends garde... ne heurte rien... C'est plein de bihelots...


J'aimerais mieux être perdu dans une forêt, la nuit... dans une grande forêt... (Arrivé près de la cheminée.) Ah... voilà!...

LE VOLEUR

Quoi?

LE VALET

La cheminée...


196 FARCES ET MORALITES


LE VOLEUR


Tu dois trouver un bouton électrique... Fais la lumière... Fiat lux...


Comment Monsieur peut-il plaisanter dans de pareils moments?... Monsieur ne craint pas?...

LE VOLEUR

Mais non... mais non... dépèche-toi... (Le valet tourne rinterriipteur, la pièce s'éclaire. Ils regardent autour d'eux, le valet tremblant, le voleur avec une expression satisfaite...) Trèscliic!... c'est bien cela...

LE VALET, tout ù coup effaré, désignant la porte.

Monsieur!... Monsieur!...

LE VOLEUR

Quoi?

LE VALET

Là... Vous n'avez pas entendu?...

(Ils écoutent. Silence.)

LE VOLEUR

Tu es slupide...


SCRUPL'LES 197

LE VALET

Ah! Monsieur... tout cela finira très mal.

LE VOLEUR

Allons... pose la valise sur le canapé... (il va écouter à la porte.) Il dort profondément... et même il ronfle...

LE VALET

Il ronfle... Monsieur voit que j'avais bien entendu quelque chose...

LE VOLEUR Maintenant... travaillons... (Regardant la pendule.)

Cinq heures et demie... Déjà!... Nous n'avons que le temps...

LE VALET

Car il y a à faire ici... Mazeltc !...

LE VOLEUR

r^t je me suis attardé, bêlement, au cercle, celte nuit.

LE VALET, sur un ton d'affectueux reproche.

Et pour prendre une culolle énorme... Ah! Monsieur n'est vraiment pas raisonnable...

n.


198 FARCES ET MORALITES

LE VOLEUR

Ne crains rien... Nous allons la réparer ici...


Si Monsieur avait voulu être raisonnable... il y a longtemps, déjà, que Monsieur se serait retiré des affaires, avec un beau sac.

LE VOLEUR

L'inaction me pèse... j'aime la lutte... Je suis encore trop jeune... que diable!

LE VALET, résigné.

Enfin 1... u ouvre la valise.) Travaillons... lut- tons...

Li; \OLEUR

Fais bien attention... De la précision... de la délicatesse... du sang-froid surtout...


Enfin !. . . (Tirant de la valise un revolver ((uil pose sur la

table.) D'abord ceci...

LE VOLEUR

Oh ! je déteste me servir de ces instruments.


SCRUPl'LES 199

LE VALKT, dépofant sur la fable des pinces-monseigoeui'.

Et cela...

Li: VOLEUR

A la bonne hoiire... Allons, drpèchons-nous...

(Du regard, il fait le tour de la pièce.) Toi... OUVre Ce

modailler, el emballe, dans la valise, la collection de médailles... Elle est fort curieuse, et vaut très cher, paraît-il... (il enlève son pardessus.) Moi, je vais

visiter ces tiroirs... (il s'assied devant la table et ouvre les tiroirs doucement, au moyen d'une pince-monseigneur... tout en travaillant.) Si j'en crois mon indicateur... il y a... là-dedans... de quoi devenir honnête homme... le reste de sa vie...

LE VALET, tout en déménageant la collection de médailles.

Et se retirer à la campagne... dans une petite maison... avec un petit jardin... Quel rêve, Mon- sieur, quel rêve!... Ah!... la campagne... le seuil des portes, le soir... les margelles des puits... les bonnes odeurs de foin... Etre mar-

guiller... conseiller municipal... (Avec admiration.)

rêpartiiaire...

LE VOLELli, il sort des tiroirs des paquets de titres qu'il entasse, près de lui, sur la table.

De la rente russe... très bien... De la rente hongroise... De la rente espagnole... Des che-


200 FAUCES ET MORALITÉS

mins (le fer italiens... Des tramways de Berlir... Ça ne m'étonne plus qu'il soit si nationaliste... Ah! (les liasses de billets de banque... français, ceux-là... Vive la France'.... (il les entasse sur la table.) Nous compterons plus tard...

LK VALET, dans un des tiroirs, il a trouvé des lettre?.

Monsieur... des lettres!... ii les tiaire.) Des let- tres de femme... Chouette!

LI-: VOLELR

Tâche donc de te débarrasser de ces expres- sions vulgaires... et laisse ces lettres...

LE VALE'l-

Mais, Monsieur... ça pourrait être une mine...

LE VOLKIR

Laisse ces lettres... Tu sais qu'il n'y a rien que je déteste autant que le chantage... C'est malpropre et lâche... Soyons corrects et restons gentlemen... Tiens, prends ceci... (Le valet prend titres et billets.) Dans la valise... T.,a monnaie pour toi...

(Il donne au valet quelques pièces d'or et d'argent, trouvées dans un tiroir.)


SCRUPULES 201


Merci, Monsieur... Ah! c'est sûr que Monsieur est un vrai gentleman...


LE VOLEUR, prenant sur la table une statuette. Elle est très jolie... ;il la considère en connaisseur.)

elle est admirable... Je la crois de Pajou... Dans la valise... et délicatement, hein?... Ces taba- tières... voyons?... (il les examine, une à une.) Ravis- santes... Quelle délicieuse époque I... Dans la valise!... Non... pas celle-ci... elle est moderne... ,11 se lève.) Eh bien, mais... tout cela n'estpas mal...

On ne m'avait pas trompé... (U marche dans la pièce, inspectant les bibelots devant la cheminée.) Eh mais...

voilà une pendule... une merveilleuse pendule... Sacristi!... De tout premier ordre... Elle vaut celle de Monsieur de Camondo... Oh ! ces petites figures... quels chefs-d'œuvre!.. Et ce perlé!. ..Moi aussi, je pourrais fort bien la léguer au Louvre.. Dans la valise!... C'est pour la France... (Le valet

transporte la pendule... Continuant de marcher dans la pièce.) Il a du goût... il n'y a pas à dire... il a du goût... Gomme c'est charmant et rare... un homme qui a du goût!...


Dépêchons-nous, Monsieur... voilà qu'il est bientôt six heures...


202 FARCES ET MORALITES


LE VOLKUR


Oui... oui... (Il veut tirer un tiroir du petit bureau vitrlDf... Ce tiroir résiste... il tire pins fort... le vase, qui est dessus, chancelle et tombe, et se brise sur le tapis, avec un

grand bruit.) Patatras!...

LK VALET, effaré. Nom de Dieu !..,

LE VOLEUR

Imbécile que je suis!...

(Il écoute...)

LE VALET, de plus en plus effaré et tremblant.

Monsieur?...

LE VOLEUR

Quoi?...

LE VALET

On a marche dans la chambre... J'entends des pas dans la chambre...

LE VOLEUR

Tais-toi... (Un petit silence.^ .Mais non...


\


SCRUPULES 203

LH VALET

Mais si. Monsieur... Mais si...

LE VOLEUR

11 n'entend rien...

LE VALET

Monsieur... Je vous dis qu'on marche dans la chambre... Fuyons!...

(Il veut fuir.)

LE VOLEUR

Ah 1 sacristi!... C'est vrai...

Il veut fuir aussi... Mais la porte s'ouvre, et un homme, en chemise de nuit, les jambes nues, apparaît dans le rectangle de la porte, et s'arrête.)

LE VALET

Trop tard... Nous sommes pris... Mon Dieul...

LE VOLEUR, se remettant.

Allons!... derestomac... et du chic!..


204 FARCES ET MORALITÉS

SCÈNE II

Les Mêmes... LE VOLÉ...

LE VOLEUR, s'avançaot, avec une élégante aisance et saluant. Monsieur!...

LE VOLÉ

Je vous dérange peut-être?...

LE VOLECR, très poli.

Nullement...

LE VOLÉ

Ah! tant mieux...

LE VOLEUR

Entrez-donc, Monsieur, je vous prie..

LE VOLÉ

Vous êtes bien aimable...

(Il fait quelques pas.) LE VOLEUR

Excusez-moi de vous avoir si maladroitement n'veillé... Mais ce n'est pas tout à fait de ma


SCRUPULES 203

faute... Vous avez, .Monsieur, des bibelots bien sensitifs, vraiment, et que l'approche de la plus légère pince -monseigneur fait tomber aussi- tôt, en pâmoison... (U rit discrètement... Sur un tou pré- cieux.) Je crois qu'ils sont atteints, eux aussi, de la maladie du siècle... et qu'ils sont neurasthé- niques... comme tout le monde...

LE VOLÉ

Mon Dieu!... il ne faut pas leur en vouloir... C'est bien naturel, avouez-le.... ils sont si vieux!...

LE VOLEUR

Certainement...

LE VOLÉ, après un petit silence.

A qui ai-je l'honneur de parler?...

LE VOLEUR

Mon Dieu! ^lonsieur, mon nom vous serait, peut-être, en ce moment... une trop vive sur- prise...

LE VOLÉ

Ah !... Je n'insiste pas...

LE VOLEUR

D'ailleurs, ne pensez-vous point qu'il vaut

18


20G FARCES ET MORALITÉS

mieux réserver pour une occasion moins étrange... et qui ne peut manquer de se produire... une présentation que je souhaite... régulière et pro- chaine...

LE VOLÉ

Comme vous voudrez...


LE VOLEUR, continuant avec un sourire.

Et que... je puis vous l'avouer... je ne cherchais nullement aujourd'hui...


Fort bien...

LE VOLEUR

Je désirerais... si vous y consentiez... garder le plus strict incognito... jusqu'à nouvel ordre...

LE VOLÉ

C'est tout naturel...

LE VOLEUR

Entre galants hommes... les choses s'arrangent toujours le mieux du monde...

LE VOLÉ

Croyez bien que... de mon côté...


SCRIPULLS 207

LE VOLEUR

Je n'en doute pas...

LE VOLÉ

Oui... mais ceci ne m'explique point...

LE VOLEUR

Ma présence, chez vous, à une heure aussi inso- lite et... i montrant les tiroirs ouverts.) dans ce désordre

matinal?...

LE VOLÉ

Précisément... Et je vous saurais gré... si vous n'y voyez pas... toutefois... d'indiscrétion.,.

LE VOLEUR

Aucune indiscrétion... Bien au contraire, je vous assure.. Votre curiosité est fort légitime, et je ne songe pas, le moins du monde, à m'y sous- traire... Tous m'êtes très sympathique, Mon- sieur...

LE VOLÉ

Mille grâces !

LE VOLEUR

Extrêmement sympatlii([ue... Vous avez un goût exquis... exquis...


208 FARCES ET MORALITES

U3 VOLÉ

Vous me flattez...

LE VOLEUR

Du tout... Je dis la vérité... Et par ces temps de modern-style... le goût est une chose si rare!... Oh!... je m'y connais...


Je vois, en effet, que nous aimons les mêmes choses... (Test charmant...

LE VOLEUR

N'est-ce pas?... C'est un lien... moral... une solidarité, si j'ose dire... Mais... pardon... Puisque vous désirez... et j'en suis moi-même ravi... que nous fassions un petit bout de causerie... ne pensez-vous pas... qu'il serait prudent à vous... de passer un vêtement de chambre?... Votre deshabillé me navre... Il fait froid, ici... et l'on a, si vite, attrapé cette maudite grippe...

LE VOLÉ

Vous avez raison... Veuillez donc m'excuser... Une minute... (Fausse sortie, revenant.) D'ailleurs, il


SCRUPULES 209

me déplairait fort être avec vous en reste de franchise et de politesse.

EL VOLEUR, s'inclinant.

Monsieur...

LE VOLÉ

Et je me vois forcé de faire prévenir le commis- saire de police de votre présence dans son quar- tier... Oh!... pour le principe.

LE VOLEUR

Faites, Monsieur... faites...

LE VOLÉ

Pour le principe seulement... Je suis à vous..j

(Il sort.)

SCÈNE III LE VOLEUR, LE VALET DE PIED

LE VOLEUR

Pas de chance... Sapristi... que c'est embê- tant I...

LE VALET

Ah!... je l'avais bien dit à Monsieur... Cette

■18


210 FARCES ET MORALITES

fois, c'est fini... (Suppliant.) àllons-nous-en, Mon- sieur... Par pitié... allons-nous-en!...

LE VOLEUR

Tu es fou...


11 nous laissera peut-être partir... C'est un ori- 'ginal... Il ne me semble pas méchant homme... "Mais pour Dieu, Monsieur, allons-nous-en d'ici!

LE VOLEUR

Trêve de jérémiades... Remets en place tous les objets que nous avons pris... C'est à recom- mencer... voilà tout...


Monsieur est le diable... L'argent aussi


LE VOLEUR

L'argent aussi... Il y a des moments où il faut savoir faire des sacrifices.

LE VALET

Et la monnaie?... Ma monnaie?

LE VOLEUR

' La monnaie aussi...


SCRUPULES 211

LE VALET, navré.

Ahl Monsieur!... Monsieur!... (Tout en retirant les objets de la valise.)... Adieu, campagne!... Adieu,

veaux, vaches... (Avec un peu de colère.) COchons!...


LE VOLEUR


Te tairas-tu


Avec son instruction et son intelligence, Mon- sieur aurait si bien pu, dans une bonne place ou dans une belle affaire, voler les autres, sans dan- ger... comme beaucoup d'honorables personnes que nous connaissons. Monsieur et moi... et qui ■sont si tranquilles... et qu'on décore... Ah! Mon- sieur n'est pas raisonnable...

Rentre le volé. Il est dans un complet d'intérieur élégant.)


SCÈNE IV Les Mêmes, LE VOLÉ

LE VOLÉ, Toyant que le voleur et le valet rangent le» objets dérobés.

Lai.ssez... laissez... je vous prie... Ne vous


212


FARCES ET MORALITES


donnez pas cette peine... Mon valet de chambre rangera cela tout à l'heure...


Mai;


Il a l'habitude..


Nous aussi.


LE VOLEUR


LE VOLÉ


LE VOLELR


LE VOLÉ


Gela ne fait rien... (il avance un siège, en prend un. Le valet de pied se relire au fond du théâtre, la tête dans les

mains.)... Maintenant, Monsieur... je vous écoute...


LE VOLEUR

Avant de commencer mon récit, je pourrais, Monsieur, comme tout bon héros de roman ou de théâtre... je pourrais me recueillir, selon les rites du métier, et revivre ma vie... « Alors, il revécut sa vie... » Eh bien, non, Monsieur, j'éviterai celte banalité.


LE VOLÉ


Je vous remercie...


Sr.HUPUI.ES 213


LE VOLEUR


J'irai droit au but... (Un petit silence.) Monsieur.. . je suis un voleur... (.\ssentiment du volé.) un voleur professionnel... (Nouvel assentiment.) disons le mot... bien qu'il sonne très mal aux oreilles délicates... un cambiiolcur... Je vois, d'ailleurs, que vous l'aviez devin»'...

Parfaitement...


LE VOLÉ


LE VOLEUR

Cela fait honneur à votre perspicacité...

LE VOLÉ

L'habitiide de la psychologie...

LE VOLEUR

Donc, je suis un voleur... Je ne me suis décidé à embrasser cette position sociale qu'après y avoir mûrement réfléchi et avoir constaté que, dans les temps troublés oii nous vivons, elle était encore la plus franche, la plus loyale, la plus honnête de toutes...

LE VOLÉ

Le paradoxe est joli... Mais ce n'est qu'un paradoxe.


214 FARCES ET MORALITES

LE VOLEUR

Vous allez voir...

LE VOLÉ

D'ailleurs, j'aime assez le paradoxe...

LE VOLEUR

Le vol, Monsieur, — et je dis le vol, comme je dirais le commerce, le barreau, l'industrie, la littérature, la peinture, la finance, la médecine, — le vol fut une carrière décriée, parce que tous ceux qui s'y destinèrent jusqu'ici, n'étaient que d'odieuses brutes, de répugnants vaga- bonds..., des gens sans discernement, sans édu- cation et sans élégance..., des gens qu'on ne peut vraiment pas recevoir chez soi...

LE VOLÉ

Je vous concède cela...

LE VOLUUR

Or, je prétends lui redonner un lustre auquel il at droit et faire du vol une carrière libérale, honorable et enviée...


SCRUPULES 2i:i

Li: VOLÉ Vous y aurez du mal...

LE VOLEUR

Peut-être... comme tous les initiateurs..- Mais j'y arriverai...

LE VOLÉ

Cette confiance vous honore... Après tout, il faut s'attendre à bien des choses, aujourd'hui... Voyons ! . . .

LE VOLEUR

jNe nous payons pas de mots, Monsieur... Pas lie romantisme, si vous le voulez bien... Envi- Mgeons la vie telle qu'elle est dans sa réalité générale et... quotidienne... Le vol est l'unique préoccupation de l'homme...

LE VOLÉ

Permettez... Et l'amour?...

LE VOLEUR

Sans doute... Mais pour conquérir l'amour, et pour lorner de toutes les beautés qui lui sont


216 FARCES ET MORALITES

indispensables, il faut le payer... de quelque ma- nière que ce soit... Or, qui dit payer... dit voler..,

Le monsieur fait un "este de dénégation.)


Amusant, mais spécieux...

LK YOLELR

Ne vous récriez pas... et faites-moi la grâce de me suivre... On ne choisit une profession — n'importe laquelle, remarquez bien — que parce qu'elle nous permet, nous autorise, nous oblige même de voler — plus ou moins — mais enfin (le voler quelque chose à quelqu'un... Vous avez l'esprit trop avisé... vous savez trop bien ce que cache le fallacieux décor de nos vertus et de notre honneur, pour que je sois forcé d'appuyer mon dire d'exemples probatoires et de con- cluantes énuméralions...

LE VOLÉ

Je vous trouve un peu exclusif...

LE VOLELR

Mais vous-même. Monsieur?...

LE VOLÉ

Moi?...


SCRUPULES 217


LE VOLEUR


Parfaitement.. , Vous dont la réputation d'inté- urité est universelle... vous qui êtes une de nos personnalités les plus parisiennes et les plus res- pectées, n'avez- vous pas été boursier jadis..., puis collecl.ionneur?... M'èles-vous pas maintenant philanthrope?... Et voulez-vous médire ce qu'une fortune comme la vôtre, acquise en ces trois mé- tiers, représente d'actes inqualifiables... de com- promissions immorales... de... canailleries sour- noises... ou violentes?...

r.E VOLÉ, un temps, 'avec un grand geste triste.

Mon Dieu... à un certain point de vue... il y a peut-ôtie du vrai... Évidemment... En nous plaçant sur le terrain d'une philosophi'e étroite... ou d'un idéal sublime, ce qui est la même chose... cela peut se soutenir...

LE VOLEUR

Notez que je ne vous connais pas... Je ne sais rien de votre vie... Mais je généralise et je dis qu'un homme, par le fait seul qu'il gagne de l'ar- gent... le vole...

LE VOLÉ

Ce n'est peut-être qu'une question de diction- naire... en etTet...

19


2«8 FARCES ET MOIIAMTES


1J-: VOLKIU


Vous voyez bîon... Mais ne parlons que Je ce qui me concerne... Je serai très bref, d'ailleurs...

LE VOLÉ

Oh I ne vous gênez pas...


J'ai débuté dans le liant commerce... Les sales besognes que, nécessairement, jo dus accomplir, les ruses maléficieuses, les ignobles tromperies..., les faux poids..., les coups de bourse..., les acca- parements répugnèrent vite à mon instinclive délicatesse..., à ma nature franche... empreinte de tant de cordialités et de lant de scrupules. Je quittai le commerce pour la iinance...


G'cluit, Monsieur, permettez-moi de vous le dire, tomber de Charybde en Scylla... ou. si vous aimez mieux... échanger votre commerce bor- gne... contre une finance aveugle...


LE VOLEUR

vins (joule... Aussi la finance me dégoûta tout


SCllUPULES 2*9

de suite... Je ne pus me plier à lancer des alTaires inexistantes, à éniellro de faux papiers... de faux métaux..., à organiser de fausses mines, de faux isthmes, et de faux charbonnages... Penser per- pétuellement à canaliser l'argent des autres vers mes coffres, à nrenrichir de la ruine lente ou soudaine de mes clients, grâce à la vertu d'éblouis- sants prospectus, et à la légalité de combinaisons exlorsives... me fut une opération inacceptable, à laquelle se refusa mon caractère, ennemi du mensonge... Je songeai alors au journalisme...

LE VOLÉ

De mieux en mieux...

LE VOLELR

Il ne me fallut pas un mois pour me convaincre que, à moins de se livrer à des chantages pé- nibles et compliqués..., le journalisme ne nourrit pas son homme... Et puis, vraiment, il est fort pénible, pour des personnes comme moi, qui possèdent une certaine culture, d'être les esclaves de sots ignorants ou grossiers, dont la plupart ne savent ni lire, ni écrire, sinon leurs signatures, au bas de quittances ignominieuses... Oh ! ma foi non... Alors... je crus que la politique...


20 1-AllCES ET MUliALITES

LK VOLK, il rit à se tordre. Ha!... liai... Ua!...

LK VOLEUR

C'est cela... n'en di-sons pas autre chose... (Le rire calme)... Eiibuile, je voulus devenir un homme du monde... un véritable homme du monde... ce que nous appelons un homme du monde professionnel...


Situation bien encombrée aujourd'hui... et bien précaiie.

LE VOLEUR

Oui... mais... tant vaut Tliomme... tant vaut la place. Je suis joli garçon... j'ai de la séduction naturelle et acquise... la pratique du sport., une sanld de fer... de l'esprit...

LE VOLÉ

Oh! l'esprit... c'est plutôt gênant...

LE VOLKUR, rectifiant. Assez d'esprit, je crois... pour simuler mer-


SCUUPULES 221

veillousoment tous les divors genres do stupidité et de médiocrité nécessaires à une telle fonction. De l'esprit à rebours, si j'ose dire...

LE VOLÉ

Il en faut beaucoup...

LE VOLEUR

J'en ai beaucoup... J'ai aussi le goût des choses traditionnelles... des relations étendues, la con- naissance approfondie des codes de l'honneur... Un peu maquignon, un peu tapissier, duelliste heureux, arbitre plein de subtilité, joueur impas- sible et chanceux, rien ne m'était plus facile que de me faire recevoir d'un cercle coté, d'être invité un pou partout... de faire la navette entre le bureau de l'homme d'atTaires et le cabinet de toi- lette d'une femme à la mode, être le rabatteur de l'un et le pourvoyeur de l'autre... Seulement, v<»ilà... j'avais trop de scrupules...

LE VOLÉ

llvidemment...

LE VOLEL'R

Tricher au jeu; aux courses, tirer un cheval; meubler de jeunes cocottes, en démeubler de

19.


222 FARCES LT MUllALMES

vieilles; vendre mon nom, mes infUrénces an pro- iit d'un nouveau Kina, d'un l>trn(juier douteux, d'un chfrQiisier réclamiste, ^un fabricant d'auto- mobiles, d-^m étranger lïfillionnaire, ou d'une jolie femme^^. Etre dç/ïa Patrie-Française et du Tir aux pigeoii^,.. VtUilcr les romans de ^F. Bour- get, les pièces de-^K de Massa, les manifestes de M. le duc d'Orlc^h^^ et défoncer sur les liippo- dromes les chci|)eaux"H|e M. Loubet?... Ma foi, non!... J(; reconnus, loiU, de suite, que ce serait au-dessus dénies forces. \

/ \

/ LE VOLÉ \

Ah ! ^ame! çà n'est pas une sineeure.

/ LE VOLIXH

A qui le dites-vous... Bref, j'épuisai ainsi tout •ce que la vie publique ou privée peut offrir de professions honorées et de respectables carrières, à un jeune homme intelligent et délicat, comme je suis...

Li: VOLÉ

Et psychologue...

I.i: VOLF.UR

Si vous voulez... Je vis clairement que le vol —


SCULTlLt:S 223

de quelque nom qu'on raiïiible — était le but unique et Tunique ressort de toutes les activités liumaiiies... mais combien dissimulé... combien déformé, par conséquent, combien plus dange- reux 1... Je me fis donc le raisonnement suivant : « Puisque l'homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu'il le pratiquât loyalement et qu'il n'entourât pas son' naturel désir di' s'approprier le bien d'aulrui, d'ex- cuses décoratives, de qualités somptueuses, dont la parure euphémique ne trompe plus personne aujourd'hui... » Et tous les jours, je volai... Je volai honnêtement... Je pénétrai, la nuit, avec effraction, dans les intérieurs riches... je prélevai, une fois pour Joutes, sur les caisses des autres, ce que je juge nécessaire- à mes besoins matériels, intellectuels et sentimentaux... au développement de ma personnalité humaine... pour parler comme les philosophes... Cela me demande quelques heures, entre une causerie au club, et un tlirt au bal... Hormis ce temps, je vis comme tout le monde... mieux que tout le monde... et, quand j'ai fait un bon coup, je suis accessible à toutes les générosités...

LE VOLK

Vous êtes heureux?


FAllCES ET MOllALITES


LK VOLELR


Autant qu'on peut l'èlro dans une société mal faite, où tout vous blesse, et qui ne vit que de mensonges. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ma con- science délivrée ne me reproche plus rien... car de tous les êtres que j'ai connus, je suis le seul qui ait courageusement conformé ses actes à ses idées et adapté hermétiquement sa nature, à la vraie signification de la vie... (Avec une mélancolie sou- rianic.i si tant est que la vie ait une siguification...

LE VOLÉ, mélancolique.

Ahl... voilà!...

Li; VOLEUR

En somme la vie n'a que la signification que chacun veut bien lui donner.

LE VOLÉ

Peut-être... Ce qui reviQudrait à dire, qu'à force d'en avoir beaucoup, elle n'en a plus du tout...

LE VOLEUR

Tout cela est bien compliijué..


SCIUPUI.es 22b

LK VOLÉ

Enfin... vous èlos presque un apùtre?...

LE VOLEUR

Mon Dieu, oui... Un apôtre... un peu désa- buse. . .

LE VOLÉ

Rôle dangereux, parfois... Les apôlres finissent souvent 1res mal...

LE -VOLEUR

Il en est qui deviennent ministres, c'est vrai... Que voulez-vous?... Mais il y a des compensa- tions... de jolies surprises...

LE VOLÉ, sur un ton légèrement égrillard.

Des aventures romanesques... galantes?... Des femmes... des petites femmes?

LE VOLEUR

Quelquefois... Avec fatuité.) souvent...

LE VOLÉ

Ne pourriez- vous me raconter?... J'adore les histoires de femmes...


■2iÙ FARCES ET MORALITES

LE VOLEUR

Et le secrel professionnel, Monsieur?...

LE VOLÉ

Oh! sans metlre les noms...

LE VOLEUR

Eh bien... celle-ci, entre autres... >on la plus curieuse en fait... mais la plus récente en date... L'avant-dernière nuit, je m'étais introduit dans l'appartement d'une très jolie petite cocotte... Je savais... autant qu'on peut savoir ces choses... qu'elle devait coucher seule... exceptionnellement cette nuit-là... Et j'avais déjà rempli ma valise de nombreux bijoux et d'objets de prix... quand... tout à coup, — que s'était-il passé?... avais-jc fait trop de bruit? — la porte de la pièce où je travaillais s'ouvrit... et... bouleversée... terri- fiée... les cheveux épars, à demi-nue sous ses dentelles... la jolie petite cocotte apparut...

LE VOLÉ

Comme moi, tout à l'heure?

LE VOLEUR, un peu ironif|ue.

Ai-jc besoin de vous dire, cher Monsieur, sans


SCRLPLJ.es 221

vouloir vous désobliger par une comparaison qui, en somme, n'a rien d'offensant pour vous... que ce fui un moment, mille fois plus beau, mille fois phisémouvanl, que celui... où vous m'apparùtes... nu aussi?...

LE VOLÉ

IN'insistez pas. Monsieur... Je n'ai pas les mûmes prélenlions et les mêmes ressources que cette dame... Continuez, je vous prie... Brune?...


LE VOLEUR


Rousse.


LE VOLÉ

La couleur que j'aime...

LE VOLELR

Elle était adorablement désirable ainsi... Sa beauté... le désordre do sa toilette... son épou- vante... et le reste... tout cela m'excita au plus haut point... Instantanément l'amoureux se subs- titua en moi au voleur : « Grtàce, grâce!... par pitié!... Ne me tuez pas... tout ce que vous vou- drez... mais ne me tuez pas! » Je tombai aux pieds de cette femme charmante et dévêtue... Je la suppliai do ne rien craindre de moi : « ta


228 FARCES ET MORALITES

bouche!... tes seins!... tes yeux!... les che- veux!... » Et je l'entraînai... toule frissonnante, dans sa chambre...

LE VOLÉ

Ah! Ah!... j'adore les histoires de femmes... Alors? ,

LK VOLEUR

Le lendemain malin,. -élte ne voulait plus me laisser partir... Et ^é'me disait, avec une recon- naissance infinie, : « Au moins, loi, mon chéri... tu ne les petlpes pas en morceaux... au con- traire...» Mais, j'en ai eu d'autres encore plus curieuses.

UZ N'OLÉ

Mes compliments... (Rêveur.) Ah! vous avez de la chance...

LL VOLEUR

J'ai de la logique...

LE VOLÉ

Votre métier a du bon... évidemment il a des risques...

LE VOLEUR

Oh! quand on l'exerce avec intelligence... avec discrétion...


SCIIUPULES 229


LE VOLÉ


N'importe... Il a dos risques... Mais il a aussi (lu bon...

LK VOLELR

Essayez-en...

LE VOLÉ, avec regret.

Oh ! recommencer une carrière?... Je suis trop vieux... Les plis sont pris... C'est impossible... (ii

se lève.)

LE VOLEUR

C'est dommage...

LE VOLÉ

Croyez que je le regrette... (Regardant la fenêtre où le jour est plus clair entre les lames des persiennes.) Mais voici... le jour qui vient... (Bruit dans la coulisse. > et

j'entends non pas l'alouette, mais, ce qui est infi- niment moins poétique... j'entends le commis- saire de police... C'est un homme charmant...

(Entre le commissaire d'un coup de vent.) Je l'avais

oublié... (Au commissaire de police.) Bonjour, Monsieur le commissaire de police...


230 FAHCi:S ET MORALITES

SCÈNE V Les Mêmes, LE COMMISSAIRE DE POLICE

LE COMMISSAIRE

Qu'y a-t-il, cher Monsieur?... Quy a-t-il?... Que vous arrive-t-il?...

LE VOLÉ, un \>eu gêné, regardant tour à tour le voleur et le commissaire.

Oli ! pas grand'chose, Monsieur le commis- saire...

LE COMMISSAIRE

Commenl?

LE VOLÉ

Pour mieux dire... rien du tout...

LE COMMISSAIRE

Rien du tout?... Mais, cher Monsieur, on ne dérange pas un commissaire de police pour rien du tout... (11 regarde autour de lui.) Et ces tiroirs Ou- verts... ces objets épars... ces meubles forcés?... Un cambriolage?...


SCRUPULES 2:U


LE VOLÉ


Tne expertise... Et ce sont choses tellement semblables qu'au premier moment j'ai pu m'y trompoi', comprenez-vous?...

LE COMMISSAIRE

Je ne comprends rien du tout...


M moi, non plus Désignant le voleur.) Ni Mon- sieur non plus, je suppose .. (Assentiment du voleur.) Ah! Monsieur le commissaire... en général, les hommes comprennent fort peu de chose à ce qui leur arrive... Sans ça... les hommes seraient des dieux...

LE COMMISSAIRE

Vous êtes étrange, Monsieur... et je ne vous reconnais pas... Tout cela est fort étrange... Alors, pourquoi m'avez-vous dérangé?...

LE VOLÉ

Pour le principe... pour le principe, seule- ment...

LE COMMISSAIRE, impatienté.

Au diable !


232 FARCES ET MORALITES


LE YOLE


C'est cela... (Ille reconduit doucement.)... Ail revoir,

Monsieur.

LE COMMISSAIRE

Mais, monsieur?

LE VOLÉ Au revoir, au revoir !... (Sort le commissaire.)

SCÈNE VI Les Mêmes, moins le COMMISSAIRE.

LE VOLEUR

Non seulement, vous avez un goût exquis... mais vous avez un tact... un tact !...

LE VOLÉ

Mon Dieu !... cela se tient...

LE VOLEUR

En vérité... je ne sais comment vous remercier...

LE VOLÉ

Du tout... du tout... Le plaisir est pour moi...


SCRUPLLES


LE VOLEUR


Vous exagérez... Je ne voudrais pas abuser plus longtemps d'une hospitalité dont je sens, Mon- sieur, tout le prix... et dont je garderai un sou- venir... exceptionnel... croyez-le bien...


Malheureusement, les souvenirs se suivent et ne se ressemblent pas... Me ferez-vous le plaisir de partager mon petit déjeuner du matin?

LE VOLElll

Merci, Monsieur... Je ne pourrais.

LE VOLÉ

Et pourquoi donc ?

LE VOLEUR

Voici qu'il est presque huit heures... Et je suis eu habit... C'est fort ridicule... Je ne voudrais pas vous oITusquer ])ar une telle incorrection... D'ailleurs, j'ai hâte de rentrer... on doit être iu([uiet, chez moi...


Mais... j'ai le téléphone... à votre disposition.

20.


234 FxVRCES ET MORALITES

LE VOLEUR

Vous êtes vraiment trop aimable... merci !...

LE VOLÉ

Désirez- vous une voilure ?

LE VOLEUR

Mille grâces... mon automobile m'attend à quelques maisons de la vôtre...

LE VOLÉ

C'est au mieux . . . Une bonne marque, je pense?. . .

LE VOLEUR

Excellente.

LE VOLÉ

Et vous faites?

LE VOLEUR

Du cent-vingt...

LE VOLÉ

Vous me rassurez...


SCRUPULES 23r


LE VOLEUR, allant à la porte.


Vous pormetlez?... Appelant.) Joseph!... (Entre Joseph qui aide son maître à remettre sa fourrure. La

valise!... (Auvoié.) au revoir, cher Monsieur... El toutes mes excuses encore.


Alors, au revoir... Le voleur se dirige vers la fenêtre qu'il se dispose à enjamber.)... Non... nOU... je ne le

souffrirai pas... Par la porte... cher Monsieur... par la grande poite, si vous voulez bien?...

LE VOLEUR

C'est vrai... Excusez-moi... l'habitude!... Saluts, politesses. 11 sort.


INTERVIEW


FARCE E.\ UN ACTE


Représentée pour la première fois sur le the'dlre du Grand-Guignol, le /«■" février 1904.


PERSONNAGES


L'INTERVIEWER MM. Golget.

CHAPUZOT, marchand de vins Matineau.

UNE FEMME M-"* Gentil.


INTERVIEW


Lne boutique de marchand de vins. Porte à gauclio donnant sur la rue. A di'oite de la porte, comptoir d'étain encombré de bouteilles; derrière le comptoir, un dressoir avec des bouteilles, des verres... Sur les murs, diverses affiches de théâtre... Tables, chaises.


SCENE PREMIERE


CHAPUZOT, L\\E FEMME PAUVRE.

Au lever du rideau, Chapuzot, gros, rouge de figure, en manche> de chemise, les bras nus, une serviette autour du cou, est debout derrière le comptoir. Il rince des verres. Une femme très pauvrement v.Hue, au masque abruti par la misère et la boisson, sirote un petit verre de trois-six. Des geus pas- sent dans lu rue, derrière la porte, où Ton peut lire : ]'ins et liqueurs... Exlra, iO cenlimes.)


Alors... ça ne va loujours pas, chez vous, ce matin ?


240 FARCES ET MORALITES

LA FEMME

Point fort... point fort.

cnAPUzoT Mais qu'est-ce qu'il a, vol' gosse?

LA FEMME

Une colique... que ça fait pitié... Il va... 11 va... Il est tout vert...

CHAPLZOT

Et qu'est-ce que vous faites?

LA FEMME Rien... (Elle achève de siroter son petit verre.;... Quoi

faire, dites?... C'est pas commode... c'est ben em- barrassant...

ClIAPUZOT

Faut lui donner deux cuillerées à café de trois- six... dans son lait.

LA FEMME

Vous croyez?

CHAPUZOT

C'est épatant... ce que ça les réchauffe... ce que


I.NTtUMEW 241

ça leur fiche tout de suite du cœui' au ventre... C'est souverain... quoi !

LA FEMME

Deuxjcuillerées.

CHAPLZOT

A café... oui.


Alors... tout de même... Ij'veux ben essayer . Pauv' petit !

CHAPLZOT

l*our deux sous, hein?

LA FEM31E C est ça ! (^Pendant queCh.ipuzot emplit une petite bouteille, j

Ah!... nous n'avons pas de chance... 11 y a trois ans... l'aîne' est parti d'on ne sait quoi...


Ben oui...


L'année dernière... c'est le second qu'est mort

CHAPLZOT


de la goi'ge


Ben oui...


242 l-AIiCES ET MORALITES


LA FEMME


Et vlà, maintenant ce pauv' petit!... (Un temps. Elle liche une dernière fois son petit verre.) C'est épatant...

tout de même... on les soigne pourtant bien...

CHAPDZOT

C'est pas le tout de les soigner... s'agit de leur donner ce quil faut... (Remettant la bouteille.) Quand il aura bu ça... j'en réponds... Ne vous tourmentez pas, allez...

LA FEMME

Enlin... ça fait?

ClIAPUZOT

Quatre sous... (Avec un bon rire.) Moins cher que chez rpharmacien, hein?


Ça, c'est vrai...

CHAPLZOT, môme jeu.

Et meilleur goût?

LA FEMME

Pour sûr... (Payant.) Voilà quatre sous.


INTERVIEW 243

CHAPUZOT

Merci.

LA FEMME

Je m'en vais bien vite.

CHAPUZOT

Et meilleure santé, chez vous...

LA FEMME

Pauv" petit!

La femme sort. Chapuzot se remet à essuyer ses verres... Entre l'Interviewer.

SCÈNE II

CHAPUZOT, L'INTERVIEWER

[L'Interviewer, jeune homme de vingt-cinq ans. Teint pâle. .Moustaches blondes, très fines. Mélange de gommeux et d'employé de magasin... Cravate voyante, chapeau à bords plats. Appareil photographique en sautoir.)

l'lnterviewer Monsieur Ciiapuzot, s'il vous plaît?

CHAPUZOT, quittant son comptoir très aimable.

('/est moi... Monsieur... pour vous servir.


24 i FAHCES ET MORALITÉS


L INTERVIEWER


Très bien. (L'examinant avec attention.) Gros... brun... quarante-cinq ans... bras courts... face bestiale... C'est bien ça.^

CllAPUZOT

Qu'est-ce qu'il dit?

l'interviewer, il dépose son appareil sur une table accroche son chapeau à une patère.

D'abord, un bock!

CHAPUZOT

Voilà., voilà...

l'interviewer Et bien tiré.

CIIAPUZOT

Voilà., voilà...

(11 sert un bock.)

l'interviewer Vous appelez ça bien tiré?... Enfin! (U lavaie d'un

trait. Chapuzot dépose une soucoupe bien en évidence sur

la table.) Maintenant, retroussez votre manche cauche.


I.NTERVIEW 245

CHAPUZOT

Ma manche gauche?... Pardon... mais...

l'imeuyiewer El montrez-moi votre bras.

CHAPLZOT, méfiant.

Ah ! ça... mais...

l'interviewer, impérieux.

Allons... allons...

CHAPLZOT, retroussant sa manche

Un inspecteur de la vaccination, sans doute

l'interviewer, examinant le brns.

Tatoué... je m'en doutais... Un vase de girollée entre deux cœurs... Parfait parfait... (il prend l'appareil photographique qu'il tire de son étui.) Permet- tez... Attention !

CHAPLZOT, anxieux.

A qui ai-je l'honneur?


246 FARCES ET MORALITES

l'interviewer Ne bougez donc pas... sapristi!

(II braque l'appareil.) CHAPDZGT

Un photographe, maintenant.

l'interviewer, il fait partir le déclic.

Très bien... Tournez un peu de profil.

CHAPUZOT, obéissant.

Encore?...

l'interviewer

C'est ça... Ne bougez plus... (Même jeu.) Ça y est... De dos, je vous prie... Le dos est aussi un visage...

CHAPUZOT

Quel singulier photographe!

l'interviewer

Attention!... (M^me jeu.) Voilà... (ll remet l'appareil sur la table.) Maintenant les mesures, (il tire de sa

poche un mètre... et mesure.) Taille... un mètre

soixante-dix...

(Il inscrit sur un carnet.)


INTERVIEW 247

CHAPUZOT

(',\'st un tailleur...

l'interviewer

La largiHU' do poitrine, voyons... il mesure.) quatre vingt-dix-huit centimètres... (Haussant les épaules.) Aucun sentiment de la proportion esthé- tique...

(Il inscrit.;


Pour sûr... c'est un tailleur...

l'interviewer, examinant la main de Chapuzot.

Doigts en spatule... (Tàtant ses joues.) zygomas proéminents... asymétrie de la face... (Lui tapant le menton.) légèrement prognathe... lieu ! heu '....Plus dangereux encore que je le croyais...

CMAPUZOT

Quel drôle de tailleur!


L INTERVIEWER, se dirigeant vers la table, à droite, où il s'assied.

Maintenant... causons.


248 FARCES ET MORALITES

ClIAPUZOT, suivant le mouvement.

Pardon... Me direz-voiis?

j/lNTEKVlEWER

Quoi?

niAPLZOT

A qui j'ai l'Jionneur de parler?

l'intervieweiî

C'rsl jusle... L'Jnlofviowcr en chef du Mouve- menl.

ClIAPUZOT

Plaît-il?

l'interviewer L'Interviewer en chef du Mouvement.

CIIAPIZOT, obtus.

Ah!

l'intekviewer, avec pitié.

Vous ne connaissez pas le Mouvementl... le jdurnal le plus littéraire... le mieux informé... le plus répandu..., douze millions de lecteurs?... \\n journal qui donne en prime à ses abonnés des automobiles, des maisons de campagne... des


INTERVIEW 2V.>

titres de rentes... des maîtresses bien dressées... Alors, qu'est-ce que vous connaissez?

CHAPLZOT, balançant la tête.

Je connais... je connais...

l'intfrviewek

Pardon... je suis pressé... Bertlielot m'attend à dix heures... le roi des Belges à midi... Veuillez, je vous prie, répondre neltement et i-apidement aux questions sensationnelles que je vais avoir l'honneur de vous poser... D'abord, un bock.

CHAPLZOT, se levant. Voilà]., voilà.

(L'Interviewer dispose son carnet de notes.)

l'interviewer C'est le moment psychologique...

(Ctiapuzot sert le bock que rii.tcrviewor avale d'un trait et après avoir mis la soucoupe avec l'autre, il se

rassied.)

CHAPLZOT

J'ai peut-être bien gagné une maison de cam- pagne.


250 FARCES ET MORALITES

l'imerviEWER, il s'accoude à la table et regarde Chapuzot fixement.

Vous êtes marchand de vins ?

CHAPUZOT, prenant à témoin le comptoir et la salle.

Dame!... Ça se voit, il me semble. ..

l'interviewer

Sale métier, Monsieur... métier antipatriotique, s'il en fui... Ivrognerie... débauche... alcoo- lisme... dégénérescence... dépopulation... socia- lisme, peut-êlre... (Sur ce dernier mot, Chapuzot proteste vivement d'un geste.) Tous les poisons... Enfin... cela vous regarde.

ClIAl'LZOT

Dites donc, vous?

l'interviewer

Mais il ne s'agit pas de ça, pour le moment., . Je ferai, d'ailleurs, cette enquête... prochaine- ment... Elle est urgente... A la question!...

chapuzot

C'est pas malheureux... Je vais peut-être sa- voir que j'ai gagné une automobile.


INTEHVIKW 2S1

I. INTERVIEWER, avec une gravité légèrement counque.

Donc... vous êtes marchand de vins?... Vous Ta vouez ?

CHAPUZOT

Bi'dame !

l'interviewer

Et vous avouez aussi vous appeler... Cha- puzot ?

CHAPIZOT

Bien sûr... Tliéodule, Joseph...

l'interviewer

Faites attention à ce que vous allez répondre... Ce^l très grave... excessivement grave.

CHAPUZOT, déjà ahuri.

Bien sûr... je m'appelle Chapuzot... comme mon père.

l'interviewer

Très bien... (Un temps. ^ Vous viviez depuis long- tempsen mauvaise intelligence avec votre femme?

CHAPLZOT, interloqué.

Avec ma femme?


2o2 FARCES Eï MORALITES

L'iNïEIlVlEWKn

Oui... parbleu!

CHAPLZOT

Ça... c'est fort... Je ne suis pas marié...

LIiNTERVlKWER

Parfait... Concubinage, en plus... Tout cela se tienl. ^11 prend des notes.) Alors... VOUS viviez en mauvaise intelligence avec votre maîtresse?

CUAPUZOT

(juoi?... Qu'est-ce que vous me cbantez?... Avec ma maîtresse?

L'iNTERVltWElî

Dame!.,, puisque vous prétendez n'être pas marié... comment voulez-vous que j'appelle celle avec qui vous vivez en mauvaise intelligence?... (Gaîment Votre marmite?

i.llAruzOT, riant et se tapaut les cuisses.

Elle est bonne... (il se lève et passe à gauche.) non... elle est trop bonne... Mais je n'ai point de marm... de maîtresse, non plus...


INTERVIEW 233

l'interviewer, à la fois railleur et sévère.

Vous n'êtes pas marié?... et vous n'avez pas de marm.,. de maîtresse?... A d'autres, Monsieur Chapuzot.

CHAPLZOT

Puisque c'est la vérité...

l'interviewer La vérité, oui?... (Allant vers Chapuzot.j Vous

savez... on ne me la fait pas, celle-là... Je la con- nais... je les connais toutes... Inutile de nier plus longtemps... Voyons... votre femme vous Irompe- t-elle?... Est-ce vous qui trompez votre femme?... Enfin qui trompe-t-on ici ?


Mais nom de nom ! vous ne m'avez pas com- pris... .le vous dis...

l'interviewer, interrompant.

Oui,... oui... vous voulez faire le malin?

r.HAPLZOT

Sapristi !... Je vous dis...


254 FARCES ET MORALITES

l'interviewer

Le lousLic... le fanfaron... Je simulateur?... Ça ne prend pas...

CHAPUZOT

Puisque... voyons...

L'iNTERVlKWEn

Ça ne prend pas avec la presse, savez?... Jo vous engage, Chapuzot, à ne pas vous, jouer,

plus longtemps de la presse... (Très digne, presque menaçant.) Je suis la Presse, moi, Chapuzot... Douze millions de lecteurs...

CHAPUZOT

Que voulez-vous que j'y fasse?

l'interviewer

La presse est la grande force moderne... la grande éducation... moderne... la conscience universelle... Elle dénonce... juge et condamne... Un bock !

CHAPUZOT

Voilà... voilà...

(11 sert lin bock. Soucoupe. 1


INTERVIEW 2!i5

LINTEUVIEWER, le bock en main.

La presse, Chapuzot... est à elle seule... à elle loiite seule... la police, la justice... et cœlera, et cu'tera (il boit.) Elle récompense... châtie, ou par- donne (Il achève son bock.)... selon le prix qu'on y met... La presse est tout... Tâchez de ne pas Toublier...

(Il tend le bock vide à Chapuzot qui le remet en place.)

CHAPUZOT

Et qu'est-ce que ça me fait, à moi, tout ça?

l'interviewer

(le que ça...? Au fait... avez-vous un traité de publicité avec le Mouvement?

CHAPUZOT

Quoi;?

l'interviewer

Je vous demande si vous avez un traité de pu- blicité avec le Mouvement?

CHAPUZOT, ahuri.

Un traité?...


FARCES ET MORALITÉS


L INTERVIEWER


Kli oui!... Tout le monde en a, Chapuzot... Los gouvernements, lesadrainistralions, les banques...


le commerce... l'industrie... les juges, les avo- cats... les plaideurs... les médecins... les ma- lades... les femmes galantes... les femmes adul- tères... les cocus... les peintres... Vous pas?... Im- prudent!... Vous n'avez pas de traité?... Eh bien, tant pis pour vous, Chapuzot.

CHAPUZOT

Qu'est-ce que c'est qu'un traité?...

l'interviewer

Raillez... raillez... Raillera bien qui... (Un temps. Il joue avec le bouton du gilet de Chapuzot.) Pourquoi avez-

vous jeté une bouteille de cassis, à la tète de votre femme?

CHAPUZOT, expression aiiurie.

Une bouteille de cassis?

l'interviewer Oui... répondez!


INTERVIEW


L'ne bouteille de cassis?... Du diable, pur exemple!...

l'interviewer

Vous ne voulez rien dire?... (Silence de Chapuzot.) Très bien...

CHAPUZOT

Un bouteille de cassis... mais sacré matin!...

l'interviewer

Taisez-vous... ne mentez pas. (il déclame.) Oh! ne mentez jamais... le mensonge est impie... Et il ne sert à rien avec la presse... Je vais encore essayer... bien que nous n'ayez pas de traité de publicité avec le Mouvement... Voyons?... (il lui tape amicalemeut sur lépaule.) Voyons... mon cher Cha-

puzot... mon vieux Chapuzot... (Très doucement.)

Ouel est le mobile de cet acte dé brutalité sau- vage?... Car enfin, vous avez l'air d'un brave homme, que diable!... Est-ce une vengeance vul- gaire? Une explosion soudaine de colère irrélîé- cliie?... Une suggestion?... Une congestion?...

Un temps.) Oui?... Xliapuzot expriuie le plus complet abru- tis.sement.) Conlinuons... par la douceur ^II lui caresse

lïpauie.) Suuimes-nous en présence d'un cas pas-

22.

/


2S8 FARCES ET MORALITES

sionnel... ou purement physioloirique... ou sim- plement atavique?

CllAPLZOT, les yeux hors de la tête,

ata... quoi?

l'interviewer, avec force viquo... alavique.

CIIAPUZOT, se prend la t<"te d.ins les mains.

Nom de nom ! . . .

l'interviewer

Vous ne savez pas?... Vous ne savez même pas analyser vos actes?... (Avec une grande pitié.) Pas la moindre culture scientifique?... Une mentalité de hanneton, alors?

(Il lui envoie une cliiquenaude sur le front.) CIIAPLZOT, comme s'il cliassait une mouclie.

Ah ! flûte !

11 va vers son comptoir, disparaît sous la table, tt Ion entend des briiils de verrerie, de vaisselle remuée.)

l'interviewer Enfin, j'ai pitid de vous, Chapuzot... Je vois


INTERVIEW 2S« 

qu'il y a dans votre cas plus de débilité intellec- tuelle, que de volontaire obstination... Prêtez- moi toute votre attention. (Bruit sous le comptoir. L'Interviewer s'aperçoit que Chapuzot a disparu. Il va vers le comptoir, se hausse, la tête penchée, et d'une voix plus forte.)

Je vais vous poser la question sous une autre forme... une forme accessible à votre intelli- gence... Deux bocks I

CHAPUZOT, surgis-saut tout à coup.

Voilà... voilà.

l'inteeviewer Nous allons trinquer...

CHAPUZOT, avec un bon rire.

Eh bien, j'aime mieux ça...

(Il sert les bocks. Ils trinquent:)

l'i.nterviewek A votre santé !

CIIAPLZOT

A la vôtre!

(Ils se retrouvent tous les deux, un moment en con- fiance.)


260 FARCES ET MORALITES


L INTERVIEWER


Chapuzot... je suis votre ami... Répondez-moi comme à un ami . . . Sacré Chapuzot !

CHAPUZOT, riant et portant deux soucoupes, [qu'il met avec les autres.

Hé!... lié!... hé!...

l'interviewer Sacré Chapuzot! (il le caresse sur la joue d'un geste

amical.) Avez-vous OU beaucoup d'assassins dans votre famille?... Car enfin, si vous n'avez ni femme, ni maîtresse... vous avez peut-être une famille?... Hé?

CHAPUZOT, désespéré. Voilà que ça recommence...

l'interviewer Vous n'avez pas de famille?... Bizarre, mais

possible, après tout... (il fredonne.)

L'enfant perdu que sa mère abandonne...

Pauv' Chapuzot!... (Chapuzot passe derrière le comp- toir, va vers la teble dr gauclie qu'il essuie, revient au comptoir, retourne à la table. L'Interviewer suit tous ses mouvements.) Alors, dès voire naissance, vous avez été livré aux


INTERVIEW 261

mauvais instincts de la solitude, aux déplorables exemples de vagabondage?... Ce serait une expli- cation... une excuse peut-être.

CHAPLZOT, tanilis qu'il va et vient, levant et crispant des poings.

Ah! Ah! Ah!


L'INTERVIEWER

Vous ne répondez pas?... iUq temps.) C'est chez vous une volonté bien arrêtée de ne pas répondre ?


Mais, nom de Dieu!... qu'est-ce que vous vou- lez que je réponde?

l'interviewer

Autre chose, alors?... Vous reconnaîtrez que j'y mets de la patience, de la ténacité... de la délica- tesse?... Je ne vous prends pas en traître, (il l'arrête un instant daas ses va-et-vient.) Y a-t-il eu p^'élllédita- lion dans le choix de la bouteille decassîs?

CHAPUZOT, se dégageant et repartant.

Encore le cassis... Mais qu'est-ce que vous dites?


262 FARCES ET MORALITES

l'interviewer, le poursuivant.

Pourquoi une bouteille ilo cassis, plulôt que de curaçao, ou telle autre liqueur?

CHAPLZOT

Mon Dieu!... Mon Dieu!...

(11 retourne au comptoir où il malmène ses bouttnllcs. il finit par monter sur l'escabeau et, dos au public, déplace les objets qui sont sur le dressoir.)

l'interviewer

Prenez garde... C'est liés important cela, Clia- puzot... Peut-être le jury trouvera-t-il là uae cir- constance atténuante ou aggravante... selon la nature de vos déclarations...

CHAPUZOT, qui s'est détourné au mol de jury.

Le jury?... Quel jury?

l'interviewer

Peut-être l'éminent docteur Socquet... une des lumières de la science, Chapuzot... (Avec une gaîté malicieuse.) qui VOUS examinera certainement. (Avec une gaîté pleine.) qui VOUS aulopsicra peut-être... verra-t-U dans ce choix préétabli d'une bouteille de cassis... (Avec emphase.) un phénomène anthro-


INTERVIEW 263

pologique de responsabilité ou d'irresponsabilité morale?


Si je comprends chiquette à ce que vous dites... Dieu de Dieu !

l'interviewer

Vous ne comprenez pas?... Vous ne comprenez pas que... ce que je vous demande, c'est... suivez- moi bien... c'est par le récit complet de votre crime...

CHAPUZOT, toujours face au dressoir.

Mon crime, maintenant !

l'interviewer

Par l'analyse exacte et minutieuse des circons- tances particulières, générales, conjugales et so- ciales... qui l'ont précédé, accompagné et suivi..: de me donner les éléments... sur quoi je puisse établir la psychologie de ce crime... Ah?

CHAPUZOT, sans se retourner.

Ma tôte... mon Dieu !

l'interviewer Faire en quoique sorte la chimie mentale de ce


204 FAKGES ET MORALITÉS

crime... Ah?... Est-ce clair, maintenant?... Est-ce lumineux?

CHAPUZOT

Ben... vous savez?...

l'interviewer

Vous n'avez plus le droit de vous retrancher derrière l'obscurité de ma parole... et Fabscon- sité, dirai-je, de mes questions... Répondez!

CHAPUZOT

J'aime mieux m'en aller.

(Il descenii de son escabeau vivement et veut fuir. L'In- terviewer, qui est entré dans le comptoir, le retient par un pan de son tablier.)

l'interviewer

Indécrottable bonhomme ! (Un temps, il lui prend amicalement le bras.) Yoyous?... Prenons les voies détournées... Connaissez-vous l'illustre docteur Ccsare Lombroso?

CHAPUZOT

Lonib...?

l'interviewer broso... oui !


INTERVIEW 265

I HAPUZOT, qui s'est dégagé et saisissant un arrosoir, arrose la pièce avec fureur.

Je connais... je le connais pas... Comme vous voudrez...

l'interviewer, qui s'est installé au comptoir et prend des poses d'orateur.

Un iiomme de génie, Chapuzot...

CHAPUZOT

Je ne dis pas le contraire.

l'interviewer, frappant sur le comptoir.

Un homme de génie épatant, Chapuzot!

CHAPUZOT

Je le crois... je le crois...

l'interviewer

Un savant extraordinaire et formidable... qui a découvert que tous les hommes de génie étaient des brutes et des assassins...

chapuzot JJon... bon...


260 FAIÎCES ET MORALITES


L INTERVIEWER \


Les brutes et les assassins... dos hommes de génie !

CHAPUZOT

Tout ce que vous voudrez...

l'interviewer, se grisant de ses paroles.

Alors... quelle est votre opinion sur les travaux de l'illustre docteur Cesare Lombroso?.., Sur ses découvertes admirables, relatives au criminel né... à Tinsensibililé physique des assassins et des femmes?... sur ses affirmations catégoriques de la stupidité de Baudelaire et.de l'abject gâ- tisme de Verlaine... de Tolstoï... de Victor Hugo? sur ses glorifications de l'esprit scientifique de Dubut de Laforest?... Quoi?... Qu'est-ce que vous dites?...

CHAPUZOT

Rien.

(Ne sachant plus que faire, il est venu s'asseoir à la table de droite, où il allume sa pipe.)

l'interviewer

Soutenez-vous avec lui, cette thèse merveil- leuse ctrénovatrice que la pauvreté... la pauvreté,


I.NTEUVIENV 267

Cliapuzot..., n'est pas un malaise social... une tare économique..., mais une névrose?

CHAPUZOT, lançant des bouffées, sans comprendre. Je veux bien...

l'interviewer, insistant.

Une névrose, Chapuzot!

CHAPUZOT, même jeu. Possible... possible.

l'interviewer

Et, savez-vous comment il fui amené à ré- soudre ce problème considérable?... Vous m'écou- tez?

CHAPUZOT

Je vous écoute... ah ! bon Dieu !

l'interviewer

L'illustre docteur se procura une dizaine de pauvres, offrant toutes les apparences de la plus aiguë pauvreté.

CHAPUZOT

C'est pas ce qui manque.

(11 lance des bouffées.)


268 FARCES ET MORALITÉS

l'interviewer

Taisez-vous... Il les soumit à raclion des rayons X... l*rètez-moi toute votre attention.

CUAPUZOT, même jeu. Voilà!... Voilà!...

I. INTEUVIEWER, jounnt avec les bouteilles du comptoir.

Ces dix pauvres accusèrent à l'estomac, au foie.... au gros intestin... des lésions fonction- nelles graves. . . très graves. . . mais qui ne parurent point suffisamment caractéristiques, spécifiques... pour tout dire adéquates, vous comprenez ?

ClIAPUZOT

Allez... allez... ne vous gênez pas...

l'iNTKRVIKWEU, môme jeu.

Le décisif fut une série de taches noirâtres... qui se présentèrent successivement... au cerveau... et sur tout l'appareil cérébro-spinal.

CHAPIZOT, vivement, llein?... Quoi?...


INTERVIEW 2G9

l'interviewer, détaillant.

r.é-ié-bro-spi-nal...

CHAPUZOT

Ah! bon...

l'interviewer

.lamais encore le célèbre savant n'avait observé ces taches sur le cerveau des malades riches, ou seulement aisés... vous entendez?

CHAPLZOT

J'entends bien.

l'interviewer

Dès lors... il fut fixé... et il ne douta plus que là, fut la cause de cette affection névropathique et démentielle : la pauvreté.

CIIAl'LZOT

Oui... oui... Evidemment... ne vous gênez pas...

l'interviewer De quelle nature étaient ces taches?... me

demandcrez-VOUS?... (Tout en parlant, il débouche des bouteilles, qu'il llaire, et se fait un mélange. Chapuzot se lève,

23.


-270 FARCES ET MORALITÉS

se rapproche du comptoir, et surveille les mouvements de lln-

terviewer.) Semblables à celles que les aslronomes relevèrent à la périphérie de l'astre solaire... avec celle particularité, toutefois, qu'elles avaient une apparence d'induration cornée... (il remue le mélange avec une cuiller.) Remarquez en passant, Chapuzot, comme tout s'enchaîne... (iiboit.i comme une découverle en amène une autre... Astre et

cerveau, comprenez-vous?... (il boit, Chapuzot a pris deux soucoupes, qu'il porte sur la pile des autres, et remonte à gauche, près du comptoir, hors duquel, peu à peu, il pousse

l'Interviewer.) Lombroso avait désormais dans la main, non seulement la solution de la question sociale, mais encore la solution d'un problème, autrement iuiportant, qu'il cherchait vainement depuis longtemps... Funilication des sciences...

CIIAPLZOT, qui a reconquis son comptoir. Sacré nom d'un chien!...

L'lISTEIiVli:\VER, accoudé sur le comptoir, en dehor.-!.

Je n'ai pas le temps de vous donner de ces 1 taches une description physiologique complète.

Ce serait trop ardu pour vous, (Assentiment vague de Chapuzot, qui remet de l'ordre sur son comptoir.) Peu

importe, d'ailleurs... Contentez-vous de savgir qu'après de nombreuses expériences, J'illustre


I


INTERVIEW 271

Lonibroso pai'vint à en délerminer oxactoment la nature... Le reste n'élail plus qu un jeu pour lui.


CHAPLZOT

Ah! tant mieux!... Sacré coquin... J'ai eu chaud.

l'interviewer

11 séquestra ces dix pauvres, dans des cellules rationnellement appropriées au traitement qu'il voulait appliquer... Il les soumit à une alimenta- tion intensive... à des frictions iodurées sur le crâne... à toute une combinaison de.... (Imitant le bruit de la douche.) de douches, habilement sériées et graduées... bien résolu à continuer cette thérapeu- tique, jusqu'à guérison parfaite... je veux dire jusqu'à ce que ces pauvres fussent devenus riches... vous comprenez?

ciiAPUZOT, avec des gestes désespérés. Ma tête, mon Dieu, ma lute!

L INTEKN itlW'ER, passant à gauche.

Laissez votre tête, Chapuzot... Le docteur Soc- quet, monsieur Deibler et moi... nous nous occu- perons de votre tête, plus lard.


272 FARCES ET MORALITES

CHAPUZOT

Monsieur Deib...

l'interviewer

Ecoutez!... Au bout de sept semaines, de. ce traitement, il arriva ceci... L'un de ces pauvres avait hérité une somme de deux cent mille francs.

CHAPUZOT, stupéfait d'admiralion. Ah!

l'interviewer

L'd deuxième avait gagné le gros lot au tirage dos obligations de Panama.

CUAl'LZOT, même jeu. Nom de nom!... Ah! nom de nom!

l'interviewer

Un troisième... une maison de passe modern- style, ;i l'une des nombreuses loteries du Mouvc- men(, douze millions de lecteurs.


INTERVIEW 273

l'interviewer

Le quatrième plus heureux... ayant trompé la vigilance de ses gardiens et étant sorti dans la rue... avait eu les deux jambes broyéespar une auto- mobile... ce qui lui valut une belle indemnité de soixante mille francs.

CHAPLZOT

Ça par exemple!...

l'interviewer

Les autres étaient morts... on les avait pris trop tard.

CHAPLZOT, ébahi.


C'est vrai, ça


L INTERVIEWER

Tout ce qu'il y a de plus vrai.

CHAPLZOT

C'est épatant.

l'lnteuviewer

Non, c'est scientifique... Et... servez-moi un bock !...


274 FARCES ET MORALITÉS

CHAPLZOT

Voilà... voilà...

(II sert un bock. Soucoupe.

l'jnterviEWER, aprùs avoir bu.

Et... je voulais en venir à ceci... Cllapll/ol.^..

CIIAPIZOT

C'est donc pas fini?

l/lNTEliNlEWER

Chapuzol?... Dans quelle catégorie de névro- pathos vous classez-vous? (Un temps.) De quel genre de maladie psychique ôtes-vous atteint?... (Un temps. Marchant vers lui. )Etes-vous un déséquilibré?... Un...

CHAPLZOT, interrompant.

Mais... nom d'un chien... je suis marchand de vins.

l'imeuviewer, marchant toujours.

Un mystique?... Un syphilitique?... Un alcooli- que? ...Un sadique?... Un al avique ambulatoire?... Un dilettante de la chirurgie?... Un décadent, un pauvre?


INTERVIEW


(llAPL'ZOT, qui a regagné ïon comptoir, à reculons.

Mais laissez-moi tianquillo à la fin — Je suis marchand de vins, bistrot... mastroqiiet... là!


L INTERVIEWER, le menaçant du doigt, doucement.

Cliapu/ot ?

CILA.PUZ0T

Non... vous m'embêtez...

l'interviewer, même jeu. Cbapuzot?...

CHAPUZOT

Non, non... allez au diable!

l'inter\'iewek Alors, vous persistez à nier?

ciiaplzot

Zui :...

l'interviewer

Vous vous refusez à toutes expériences scienli- liques?


270 FARCES ET MORALITES

CHAPUZOT

Que le diable les emporte I

l'interviewer Vous vous obstinez à vous moquer de la presse?

CHAPUZOT Je m'en fous...

l'interviewer

Très bien... Je vais vous confondre... Revenez ici.

CHAPUZOT

J'en ai assez...


L INTERVIEWER

Revenez ici... (Chapuzot revient lentement. L'Interviewer tire de sa poche un numéro du Petit Journal.) H^Qïm/.... voici ie Petit Journal... (Mouvement respectueux de Cha- puzot.) Et voici ce que je lis dans le Petit Journal.., A^ous ne contestez pas que le Petit Journal soit une autorité?

CHAPUZOT, flatté.

Pour ça, c'est mon journal.

l'interviewer Oui?... Eh bien... écoutez... (Lisant.) « A la


I.MEUVIEW 277

suite d'une allercat'wn dont la cause est restée mystérieuse »... (Parlé.) Mystérieuse... Vous enten- dez, Chapuzot?

ClIAl'UZOT

J'entends bien...

l'interviewer, reprenant sa lecture.

<( .,. dont la cause est restée mystérieuse... un sieur Chapuzot... » (Lui montrant le journal.) Regar- dez... Il y a bien Chapuzot...

CHAPUZOT

C'est vrai...

l'inteiîviewer Est-ce imprimé, oui ou non ?

CHAPUZOT, inquiet.

Ma foi, oui,

l'interviewer Et dans le Petit Journal encore... votre journal?

CHAPUZOT, troublé.

Ab ! mais... Ah! mais!,.. Qu'est-ce que cela veut dire ?


278 FARCES ET MORALITES

l'imeryiewer Vous èles tout pâle, Ghapuzot...

CHAPL'ZOT

De quoi se mele-l-il, le Petit Journal'!

l'interviewer

Vous allez voir... vous allez voir... Ah 1 vous ne faites plus le fanfaron... le loustic... le syphili tique... (se reprenant) le simulateur?

CHAl'UZOT

Ça... c'est fort...

l'interviewer

(Continuons... (Lisant.; « Un i^ieiir Chapi/:<>(.., marchand de vins à Mnntrourje »...

CUAI'UZOT, rectifianl.

A Montmartre.

l'interviewer


CIIAPUZOT

A Montmartre.


i


INTERVIEW 279


L INTERVIF.WER


A MontrOUge. (Lui montrant le journal.) Il y a bien marchand de vins à Monlrovge. »

CHAPUZOT

Mais puisque je suis de Montmartre?

l'intervikwer Eh bien?... Qu'esl-ce que (^-a fait?


Ce que ça fait?... Ce que ça fait?... La rue Lepic s martre?


oîi nous sommes est-elle à Montrouge ou à Mont


L INTERVIEWER


Taisez-vous 1... Là, n'est pas la question...

(Lisant.)... « Siear Cliapazot^ marchand devins à Montrait g e\...


.Martre...

l'interviewer Rouge...

CUAPLZOT

Martre... Martre...


280 FARCES ET MORALITÉS

l'interviewer, lisant.

« A lancé une boutnlle de cassis à la tête de sa femme... évanouissement... mare de sang... fêtât de la malheiirense est très grave, etc., etc.. » Voilà!

CHAPUZOT

Mais encore une fois... je ne suis pas de Montrouge... puisque je suis de Monlmartre.

l'interviewer Houge...

CHAPUZOT

MariTitre...

l'interviewer

Trêve de plaisanteries... Vous nommez-vous Chapuzol?...

ClIAPUZOT

Oui.

l'interviewer Kles-vous marchand de vins?

ClIAPUZOT

Oui.


INTERVIEW 281


L INTERVIEWER


Tout cela est-il consigné dans le Petit Journal?


Oui.

l'interviewer

Eh bien, alors... que vous soyez de Mont- rouge... ou de Montmartre... cela n'a aucun intérêt.

CHAPUZOr

Mais nom de Dieu!... puisque je vous dis...

l'interviewer

Vous refusez de répondre?... Vous croyez vous en tirer par des dénégations enfantines... des calembours... des pitreries... Très bien...


Enfin, Monsieur le journaliste... c'est pourtant clair... ça se comprennd facilement... Du moment que je suis de Montmartre...

l'interviewer Rouse...


282 FAHCKS ET MOHALITES


-Martre...


I, IMERVIENVER


Rouge...


ClIAl'LZOT

]\larti-o. — marire... martre... cl niarlre !

L INTEHNlEWER, se montant peu à peu. jusqu'à la culéie.

Oui... oui... allez... allez'.... (U marche de droite à à gauche, cognant les meubles.) Je Suis îi houl (le pa-

lienee... Je dirai dans le Mouvement^ le plus lit- téraire, le mieux inl'ormé, le plus répandu, douze millions de lecteurs... je dirai, Gliapuzot... que vous mettez de la trichine... non... de la pep- sine... non, de la fuschine dans votre vin. Je dirai que vous avez fait un enfant à votre fille, | et môme un infanticide... car enfin, si vous n'avez ni femme, ni maîtresse, ni famille... vous avez

peut être une fille?... (Chapuzot veut parler, sétrangle, tousse, se démène, se livre à une mimique désordonnée.) Je dirai que votre établissement est un repaire d'anarchistes, de congréganisles, de francs-ma- çons et de faux-monnayeurs .. Je dirai «jue votre femme couche avec tout le quartier... (jue votre tante... que voti'e... Nous verrons si vous per- sistez à vous jouer de la presse... de la grande voie de la Presse?


INTERVIEW 283

CHAPIZOT, de plus en plus affole.

Je VOUS dis... je vous répète... je jure... Sacré nom de Dieu!... C'est trop fort tout de même... Puisque je suis de Montmartre !

l'interviewer Rouge...

CHAPUZOT

Murlie... Mont-martre!

l'interviewer

Je vous ruinerai, je vous déshonorerai... On ne badine pas avec la presse... Je vous ai expliqué (jue la i)resse est la conscience universelle... Où est votre femme?

CHAPUZOT Ma femme?... Encore?... (il quitte le comptoir, vient

près de l'interviewer, suppliant.) Puisque je n'ai pas de femme.

l'lnterviewer

('ommenl?... Vous n'avez pas de femme... et vous lui lancez des bouteilles de cassis à la tète?

CHAPUZOT, brandissant sa serviette. ?som de nom... de nom de nom!


284 FARCES Eï MORALITES

l'interviewer Tâchez d'être logique dans vos dénégalions...

CHAPLZOT

Mais...

l'interviewer

Allons!... amenez-moi votre femme... Elle parlera peut-être... elle.

CHAPUZOT, dune voix étranglée.

Puisque... voyons...

l'interviewer II faut que je la voie... que je l'interroge.

CHAPUZOT

Ah! Ah!

l'interviewer Que je tâte sa psychologie...

CHAPUZOT

Cochon !

l'interviewer

Que ji; remonte aux sources de son atavisme.


I.NTEHMEW 285

ClIAPUZOT

Salaud !

l'interviewer Comment est-elle votre femme?

CHAPUZOT

De ma vie ! . . . Non 1 de ma vie !

l'interviewer

Blonde?... (Silence.) Brune, alors?... (Silence. Cha- puzot est totalement abruti.) Grande?... bien faite?... Silence. Dun air dégagé.) A-l-elle des passions... ina- vouables?... Silence.) Est-ce VOUS qui l'avez dépra- vée?... (Silence.) Combien de fois s'est-elle fait avorter?,., (silence.) Oui... Une fois... deux fois... VOUS refusez de répondre?... de m'aider dans mon enquête?... Naturellement!... Mutisme... et sé- questration, sans doute?... Eh bien! nous allons

rire... J'aime mieux ça... (il marche, se frottant les

mains.) Encore quelques mots pour en terminer.

(11 s'avance vers Chapuzot qui recule d'un pas, à chaque question.;... Que pensez-vous de la télépathie sans fils? Silence.) Quels sont, suivant vous, les causes des phénomènes hypnotiques?... (Silence.) A quoi attribuez-vous la marche progressive de la dépo- pulation?... (Silence.) Avez-vous une opinion nette sur le socialisme d'Etat... les grands trusts améri-


i86 FAliCliS ET xMOHALn ES

cains... le mallhiisianisme au Ihéàlre... et le désarmement universel?... (Silence. Chapuzoï est acculé

au mur. L'Interviewer l'empoigoe, le secoue, puis le couche violemment sur la tible. D'une voix tonnante.) Dans quelle direction pensez-vous que doit s'orienter la

liltéralure?... (De ses deux mains sur la poitrine, il

le maiutient renversé."^ Optimiste?... Pessimiste?... Humaniste?... Symboliste?... Naturiste?... (Si- lence. Le lâchant.) Très bien... C'est un parti pris de silence... une offense voulue envers la presse?... Il vous en cuira, Monsieur Chapu/ot... il traverse la scène, va reprendre son chapeau et son appareil, il VOUS

en cuira... c'est moi qui vous le dis... (Avec menace.) Un dernier bock, je vous prie!

CUAI'UZOT, revenu à lui subitement.

Voilà... voilà...

(Il sert le bock.)

l'interviewer

Je m'en vais, ^ii boit.) Je vais interroger vos voi- sins... et les voisins de vos voisins, car les voi- sins de nos voisins sont nos voisins, n'est-ce pas?... Adieu!

(11 se dirige vers la porte.)

CIIAPIJZOT, qui a compté les soucoupes, et les porte, se dirige vers l'Interviewer.

Monsieur?


INTKRVIEW 287

l'interviewer Non... Non !

ciiAPizor Monsieur?... mais Monsieur?...

l/fNTERVIEWER

Non, non... Tant pis pour vous... Il est trop tard!

f.UAPLZOT

Mais vous me devez douze bocks!

L INTERVIEWER, il se détourne, s'arrête près du comptoir. La presse ne doit jamais rien...

(Il tape sur le comptoir d'un coup énergique. Un pla- teau tombe, éparpillant sur la scène, verres, cuil- lers, qui ruuleut et se brisent. Et il sort.)

CHAPL'ZOT, au comble de l'afTollement, laisse tomber aussi ses douze soucoupes. 11 veut les rattraper, tombe à son tour, parmi toute cette vaisselle brisée.

Nom de Dieu!... nom de nom... de nom de Dieu!...


l'aris. — L. M.MiETUELX, imprimeur, I, ruo Cassette. — 6563.



N




Mirbeau, Octave

Farces et moralités


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