Essai sur les mœurs et l'esprit des nations  

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Vous voulez enfin surmonter le dégoût que vous cause l’Histoire moderne, depuis la décadence de l’empire romain, et prendre une idée générale des nations qui habitent et qui désolent la terre. Vous ne cherchez dans cette immensité que ce qui mérite d’être connu de vous ; l’esprit, les mœurs, les usages des nations principales, appuyés des faits qu’il n’est pas permis d’ignorer. Le but de ce travail n’est pas de savoir en quelle année un prince indigne d’être connu succéda à un prince barbare chez une nation grossière. Si l’on pouvait avoir le malheur de mettre dans sa tête la suite chronologique de toutes les dynasties, on ne saurait que des mots. "--Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1756) by Voltaire

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Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1756) is an essay by Voltaire, first published in its entirety in 1756.

Overview

Voltaire was an Enlightenment writer who was particularly energetic in attacking the religiously dominated Middle Ages as a period of social stagnation and decline. His Essay on the Customs and Spirit of Nations (1750s) has over one-hundred chapters on the Middle Ages. He saw it as a time of political failure because Europe "was divided among a countless number of petty tyrants". Feudalism was a catalyst for endless civil war. His vision of the period was barbaric. "Picture yourself", he says, "in a wilderness where wolves, tigers and foxes slaughter straggling timid cattle -- that is the portrait of Europe over the course of many centuries." Scholasticism was "systems of absurdity". The Catholic Church "has always come down in favor of crushing reason completely". Of the crusades, the fourth crusade in particular, he said "the only fruit of the Christians in their barbarous crusades was to exterminate other Christians.. led by leaders without experience or skill."

See also

Full text of the introduction, also known as "Philosophie de l'histoire"

INTRODUCTION

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i. — Changements dans le globe.

Vous voudriez que des philosophes eussent écrit l’histoire ancienne, parce que vous voulez la lire en philosophe. Vous ne cherchez que des vérités utiles, et vous n’avez guère trouvé, dites-vous, que d’inutiles erreurs. Tâchons de nous éclairer ensemble ; essayons de déterrer quelques monuments précieux sous les ruines des siècles.

Commençons par examiner si le globe que nous habitons était autrefois tel qu’il est aujourd’hui.

Il se peut que notre monde ait subi autant de changements que les États ont éprouvé de révolutions. Il paraît prouvé que la mer a couvert des terrains immenses, chargés aujourd’hui de grandes villes et de riches moissons. Il n’y a point de rivage que le temps n’ait éloigné ou rapproché de la mer.

Les sables mouvants de l’Afrique septentrionale, et des bords de la Syrie voisins de l’Égypte, peuvent-ils être autre chose que les sables de la mer, qui sont demeurés amoncelés quand la mer s’est peu à peu retirée ? Hérodote, qui ne ment pas toujours, nous dit sans doute une très-grande vérité quand il raconte que, suivant le récit des prêtres de l’Égypte, le Delta n’avait pas été toujours terre. Ne pouvons-nous pas en dire autant des contrées toutes sablonneuses qui sont vers la mer Baltique ? Les Cyclades n’attestent-elles pas aux yeux mêmes, par tous les bas-fonds qui les entourent, par les végétations qu’on découvre aisément sous l’eau qui les baigne, qu’elles ont fait partie du continent ?

Le détroit de la Sicile, cet ancien gouffre de Charybde et de Scylla, dangereux encore aujourd'hui pour les petites barques, ne semble-t-il pas nous apprendre que la Sicile était autrefois jointe à l’Apulie, comme l’antiquité l’a toujours cru ? Le mont Vésuve et le mont Etna ont les mêmes fondements sous la mer qui les sépare. Le Vésuve ne commença d’être un volcan dangereux que quand l’Etna cessa de l’être ; l’un des deux soupiraux jette encore des flammes quand l’autre est tranquille : une secousse violente abîma la partie de cette montagne qui joignait Naples à la Sicile.

Toute l’Europe sait que la mer a englouti la moitié de la Frise. J’ai vu, il y a quarante ans, les clochers de dix-huit villages près du Mordick, qui s’élevaient encore au-dessus de ses inondations, et qui ont cédé depuis à l’effort des vagues. Il est sensible que la mer abandonne en peu de temps ses anciens rivages. Voyez Aigues-Mortes[1], Fréjus, Ravenne, qui ont été des ports, et qui ne le sont plus ; voyez Damiette, où nous abordâmes du temps des croisades, et qui est actuellement à dix milles au milieu des terres ; la mer se retire tous les jours de Rosette. La nature rend partout témoignage de ces révolutions ; et, s’il s’est perdu des étoiles dans l’immensité de l’espace, si la septième des Pléiades est disparue depuis longtemps, si plusieurs autres se sont évanouies aux yeux dans la voie lactée, devons-nous être surpris que notre petit globe subisse des changements continuels ?

Je ne prétends pas assurer que la mer ait formé ou même côtoyé toutes les montagnes de la terre. Les coquilles trouvées près de ces montagnes peuvent avoir été le logement de petits testacées qui habitaient des lacs ; et ces lacs, qui ont disparu par des tremblements de terre, se seront jetés dans d’autres lacs inférieurs. Les cornes d’Ammon, les pierres étoilées, les lenticulaires, les judaïques, les glossopètres, m’ont paru des fossiles terrestres. Je n’ai jamais osé penser que ces glossopètres pussent être des langues de chien marin[2], et je suis de l’avis de celui qui a dit qu’il vaudrait autant croire que des milliers de femmes sont venues déposer leurs conchas Veneris sur un rivage, que de croire que des milliers de chiens marins y sont venus apporter leurs langues. On a osé dire que les mers sans reflux, et les mers dont le reflux est de sept ou huit pieds, ont formé des montagnes de quatre à cinq cents toises de haut ; que tout le globe a été brûlé ; qu’il est devenu une boule de verre : ces imaginations déshonorent la physique ; une telle charlatanerie est indigne de l’histoire.

Gardons-nous de mêler le douteux au certain, et le chimérique avec le vrai ; nous avons assez de preuves des grandes révolutions du globe, sans en aller chercher de nouvelles.

La plus grande de toutes ces révolutions serait la perte de la terre atlantique, s’il était vrai que cette partie du monde eût existé. Il est vraisemblable que cette terre n’était autre chose que l’île de Madère, découverte peut-être par les Phéniciens, les plus hardis navigateurs de l’antiquité, oubliée ensuite, et enfin retrouvée au commencement du quinzième siècle de notre ère vulgaire.

Enfin il paraît évident, par les échancrures de toutes les terres que l’Océan baigne, par ces golfes que les irruptions de la mer ont formés, par ces archipels semés au milieu des eaux, que les deux hémisphères ont perdu plus de deux mille lieues de terrain d’un côté, et qu’ils l’ont regagné de l’autre ; mais la mer ne peut avoir été pendant des siècles sur les Alpes et sur les Pyrénées : une telle idée choque toutes les lois de la gravitation et de l’hydrostatique.


ii. — Des différentes races d’hommes.

Ce qui est plus intéressant pour nous, c’est la différence sensible des espèces d’hommes qui peuplent les quatre parties connues de notre monde.

Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains, soient des races entièrement différentes.

Il n’y a point de voyageur instruit qui, en passant par Leyde, n’ait vu la partie du reticulum mucosum d’un Nègre disséqué par le célèbre Ruysch. Tout le reste de cette membrane fut transporté par Pierre le Grand dans le cabinet des raretés, à Pétersbourg. Cette membrane est noire ; et c’est elle qui communique aux Nègres cette noirceur inhérente qu’ils ne perdent que dans les maladies qui peuvent déchirer ce tissu, et permettre à la graisse, échappée de ses cellules, de faire des taches blanches sous la peau[3].

Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et des Négresses, transportés dans les pays les plus froids, y produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire.

Les Albinos sont, à la vérité, une nation très-petite et très-rare : ils habitent au milieu de l’Afrique ; leur faiblesse ne leur permet guère de s’écarter des cavernes où ils demeurent, cependant les Nègres en attrapent quelquefois, et nous les achetons d’eux par curiosité. J’en ai vu deux, et mille Européans en ont vu. Prétendre que ce sont des Nègres nains, dont une espèce de lèpre a blanchi la peau, c’est comme si l’on disait que les noirs eux-mêmes sont des blancs que la lèpre a noircis. Un Albinos ne ressemble pas plus à un Nègre de Guinée qu’à un Anglais ou à un Espagnol. Leur blancheur n’est pas la nôtre ; rien d’incarnat, nul mélange de blanc et de brun ; c’est une couleur de linge, ou plutôt de cire blanchie ; leurs cheveux, leurs sourcils, sont de la plus belle et de la plus douce soie ; leurs yeux ne ressemblent en rien à ceux des autres hommes, mais ils approchent beaucoup des yeux de perdrix. Ils ressemblent aux Lapons par la taille, à aucune nation par la tête, puisqu’ils ont une autre chevelure, d’autres yeux, d’autres oreilles ; et ils n’ont d’homme que la stature du corps, avec la faculté de la parole et de la pensée dans un degré très-éloigné du nôtre. Tels sont ceux que j’ai vus et examinés[4].

Le tablier que la nature a donné aux Cafres, et dont la peau lâche et molle tombe du nombril sur les cuisses ; le mamelon noir des femmes samoyèdes, la barbe des hommes de notre continent, et le menton toujours imberbe des Américains, sont des différences si marquées qu’il n’est guère possible d’imaginer que les uns et les autres ne soient pas des races différentes.

Au reste, si l’on demande d’où sont venus les Américains, il faut aussi demander d’où sont venus les habitants des terres australes ; et l’on a déjà répondu que la Providence, qui a mis des hommes dans la Norvége, en a mis aussi en Amérique et sous le cercle polaire méridional, comme elle y a planté des arbres et fait croître de l’herbe[5].

Plusieurs savants ont soupçonné que quelques races d’hommes, ou d’animaux approchants de l’homme, ont péri ; les Albinos sont en si petit nombre, si faibles, et si maltraités par les Nègres, qu’il est à craindre que cette espèce ne subsiste pas encore longtemps.

Il est parlé de satyres dans presque tous les auteurs anciens. Je ne vois pas que leur existence soit impossible ; on étouffe encore en Calabre quelques monstres mis au monde par des femmes. Il n’est pas improbable que dans les pays chauds des singes aient subjugué des filles. Hérodote, au livre II, dit que, pendant son voyage en Égypte, il y eut une femme qui s’accoupla publiquement avec un bouc dans la province de Mendès ; et il appelle toute l’Égypte en témoignage. Il est défendu dans le Lévitique, au chapitre XVII, de s’unir avec les boucs et avec les chèvres. Il faut donc que ces accouplements aient été communs ; et jusqu’à ce qu’on soit mieux éclairci, il est à présumer que des espèces monstrueuses ont pu naître de ces amours abominables. Mais si elles ont existé, elles n’ont pu influer sur le genre humain ; et, semblables aux mulets, qui n’engendrent point, elles n’ont pu dénaturer les autres races.

À l’égard de la durée de la vie des hommes (si vous faites abstraction de cette ligne de descendants d’Adam consacrée par les livres juifs, et si longtemps inconnue), il est vraisemblable que toutes les races humaines ont joui d’une vie à peu près aussi courte que la nôtre. Comme les animaux, les arbres, et toutes les productions de la nature, ont toujours eu la même durée, il est ridicule de nous en excepter.

Mais il faut observer que le commerce n’ayant pas toujours apporté au genre humain les productions et les maladies des autres climats, et les hommes ayant été plus robustes et plus laborieux dans la simplicité d’un état champêtre, pour lequel ils sont nés, ils ont dû jouir d’une santé plus égale, et d’une vie un peu plus longue que dans la mollesse, ou dans les travaux malsains des grandes villes ; c’est-à-dire que si dans Constantinople, Paris et Londres, un homme, sur cent mille, arrive à cent années, il est probable que vingt hommes, sur cent mille, atteignaient autrefois cet âge. C’est ce qu’on a observé dans plusieurs endroits de l’Amérique, où le genre humain s’était conservé dans l’état de pure nature.

La peste, la petite vérole, que les caravanes arabes communiquèrent avec le temps aux peuples de l’Asie et de l’Europe, furent longtemps inconnues. Ainsi le genre humain, en Asie et dans les beaux climats de l’Europe, se multipliait plus aisément qu’ailleurs. Les maladies d’accident et plusieurs blessures ne se guérissaient pas à la vérité comme aujourd’hui ; mais l’avantage de n’être jamais attaqué de la petite vérole et de la peste compensait tous les dangers attachés à notre nature, de sorte qu’à tout prendre il est à croire que le genre humain, dans les climats favorables, jouissait autrefois d’une vie plus saine et plus heureuse que depuis l’établissement des grands empires. Ce n’est pas à dire que les hommes aient jamais vécu trois ou quatre cents ans : c’est un miracle très-respectable dans la Bible ; mais partout ailleurs c’est un conte absurde.


iii. — De l’antiquité des nations.

Presque tous les peuples, mais surtout ceux de l’Asie, comptent une suite de siècles qui nous effraye. Cette conformité entre eux doit au moins nous faire examiner si leurs idées sur cette antiquité sont destituées de toute vraisemblance.

Pour qu’une nation soit rassemblée en corps de peuple, qu’elle soit puissante, aguerrie, savante, il est certain qu’il faut un temps prodigieux. Voyez l’Amérique ; on n’y comptait que deux royaumes quand elle fut découverte, et encore, dans ces deux royaumes, on n’avait pas inventé l’art d’écrire. Tout le reste de ce vaste continent était partagé, et l’est encore, en petites sociétés à qui les arts sont inconnus. Toutes ces peuplades vivent sous des huttes ; elles se vêtissent de peaux de bêtes dans les climats froids, et vont presque nues dans les tempérés. Les unes se nourrissent de la chasse, les autres de racines qu’elles pétrissent : elles n’ont point recherché un autre genre de vie, parce qu’on ne désire point ce qu’on ne connaît pas. Leur industrie n’a pu aller au delà de leurs besoins pressants. Les Samoyèdes, les Lapons, les habitants du nord de la Sibérie, ceux du Kamtschatka, sont encore moins avancés que les peuples de l’Amérique. La plupart des Nègres, tous les Cafres, sont plongés dans la même stupidité, et y croupiront longtemps.

Il faut un concours de circonstances favorables pendant des siècles pour qu’il se forme une grande société d’hommes rassemblés sous les mêmes lois ; il en faut même pour former un langage. Les hommes n’articuleraient pas si on ne leur apprenait à prononcer des paroles ; ils ne jetteraient que des cris confus ; ils ne se feraient entendre que par signes. Un enfant ne parle, au bout de quelque temps, que par imitation ; et il ne s’énoncerait qu’avec une extrême difficulté si on laissait passer ses premières années sans dénouer sa langue.

Il a fallu peut-être plus de temps pour que des hommes, doués d’un talent singulier, aient formé et enseigné aux autres les premiers rudiments d’un langage imparfait et barbare, qu’il n’en a fallu pour parvenir ensuite à l’établissement de quelque société. II y a même des nations entières qui n’ont jamais pu parvenir à former un langage régulier et à prononcer distinctement : tels ont été les Troglodytes, au rapport de Pline ; tels sont encore ceux qui habitent vers le cap de Bonne-Espérance. Mais qu’il y a loin de ce jargon barbare à l’art de peindre ses pensées ! la distance est immense.

Cet état de brutes où le genre humain a été longtemps dut rendre l’espèce très-rare dans tous les climats. Les hommes ne pouvaient guère suffire à leurs besoins, et, ne s’entendant pas, ils ne pouvaient se secourir. Les bêtes carnassières, ayant plus d’instinct qu’eux, devaient couvrir la terre et dévorer une partie de l’espèce humaine.

Les hommes ne pouvaient se défendre contre les animaux féroces qu’en lançant des pierres, et en s’armant de grosses branches d’arbres ; et de là, peut-être, vint cette notion confuse de l’antiquité que les premiers héros combattaient contre les lions et contre les sangliers avec des massues.

Les pays les plus peuplés furent sans doute les climats chauds, où l’homme trouva une nourriture facile et abondante dans les cocos, les dattes, les ananas, et dans le riz, qui croît de lui-même. Il est bien vraisemblable que l’Inde, la Chine, les bords de l’Euphrate et du Tigre, étaient très-peuplés, quand les autres régions étaient presque désertes. Dans nos climats septentrionaux, au contraire, il était beaucoup plus aisé de rencontrer une compagnie de loups qu’une société d’hommes.


iv. — De la connaissance de l’âme.

Quelle notion tous les premiers peuples auront-ils eue de l’âme ? Celle qu’ont tous nos gens de campagne avant qu’ils aient entendu le catéchisme, ou même après qu’ils l’ont entendu. Ils n’acquièrent qu’une idée confuse, sur laquelle même ils ne réfléchissent jamais. La nature a eu trop de pitié d’eux pour en faire des métaphysiciens ; cette nature est toujours et partout la même. Elle fit sentir aux premières sociétés qu’il y avait quelque être supérieur à l’homme, quand elles éprouvaient des fléaux extraordinaires. Elle leur fit sentir de même qu’il est dans l’homme quelque chose qui agit et qui pense. Elles ne distinguaient point cette faculté de celle de la vie ; et le mot d’âme signifia toujours la vie chez les anciens, soit Syriens, soit Chaldéens, soit Égyptiens, soit Grecs, soit ceux qui vinrent enfin s’établir dans une partie de la Phénicie.

Par quels degrés put-on parvenir à imaginer dans notre être physique un autre être métaphysique ? Certainement des hommes uniquement occupés de leurs besoins n’en savaient pas assez pour se tromper en philosophes.

Il se forma, dans la suite des temps, des sociétés un peu policées, dans lesquelles un petit nombre d’hommes put avoir le loisir de réfléchir. Il doit être arrivé qu’un homme, sensiblement frappé de la mort de son père, ou de son frère, ou de sa femme, ait vu dans un songe la personne qu’il regrettait. Deux ou trois songes de cette nature auront inquiété tout une peuplade. Voilà un mort qui apparaît à des vivants ; et cependant ce mort, rongé des vers, est toujours en la même place. C’est donc quelque chose qui était en lui, qui se promène dans l’air ; c’est son âme, son ombre, ses mânes ; c’est une légère figure de lui-même. Tel est le raisonnement naturel de l’ignorance qui commence à raisonner. Cette opinion est celle de tous les premiers temps connus, et doit avoir été par conséquent celle des temps ignorés. L’idée d’un être purement immatériel n’a pu se présenter à des esprits qui ne connaissaient que la matière. Il a fallu des forgerons, des charpentiers, des maçons, des laboureurs, avant qu’il se trouvât un homme qui eût assez de loisir pour méditer. Tous les arts de la main ont sans doute précédé la métaphysique de plusieurs siècles.

Remarquons, en passant, que dans l’âge moyen de la Grèce, du temps d’Homère, l’âme n’était autre chose qu’une image aérienne du corps. Ulysse voit dans les enfers des ombres, des mânes : pouvait-il voir des esprits purs ?

Nous examinerons dans la suite comment les Grecs empruntèrent des Égyptiens l’idée des enfers et de l’apothéose des morts ; comment ils crurent, ainsi que d’autres peuples, une seconde vie, sans soupçonner la spiritualité de l’âme. Au contraire, ils ne pouvaient imaginer qu’un être sans corps pût éprouver du bien et du mal. Et je ne sais si Platon n’est pas le premier qui ait parlé d’un être purement spirituel. C’est là, peut-être, un des plus grands efforts de l’intelligence humaine. Encore la spiritualité de Platon est très-contestée, et la plupart des pères de l’Église admirent une âme corporelle, tout platoniciens qu’ils étaient. Mais nous n’en sommes pas à ces temps si nouveaux, et nous ne considérons le monde que comme encore informe et à peine dégrossi.


v. — De la religion des premiers hommes.

Lorsque, après un grand nombre de siècles quelques sociétés se furent établies, il est à croire qu’il y eut quelque religion, quelque espèce de culte grossier. Les hommes, alors uniquement occupés du soin de soutenir leur vie, ne pouvaient remonter à l’auteur de la vie ; ils ne pouvaient connaître ces rapports de toutes les parties de l’univers, ces moyens et ces fins innombrables, qui annoncent aux sages un éternel architecte.

La connaissance d’un dieu, formateur, rémunérateur et vengeur, est le fruit de la raison cultivée.

Tous les peuples furent donc pendant des siècles ce que sont aujourd’hui les habitants de plusieurs côtes méridionales de l’Afrique, ceux de plusieurs îles, et la moitié des Américains. Ces peuples n’ont nulle idée d’un dieu unique, ayant tout fait, présent en tous lieux, existant par lui-même dans l’éternité. On ne doit pas pourtant les nommer athées dans le sens ordinaire, car ils ne nient point l’Être suprême ; ils ne le connaissent pas ; ils n’en ont nulle idée. Les Cafres prennent pour protecteur un insecte, les Nègres un serpent. Chez les Américains, les uns adorent la lune, les autres un arbre ; plusieurs n’ont absolument aucun culte.

Les Péruviens, étant policés, adoraient le soleil : ou MaucoCapac leur avait fait accroire qu’il était le fils de cet astre, ou leur raison commencée leur avait dit qu’ils devaient quelque reconnaissance à l’astre qui anime la nature.

Pour savoir comment tous ces cultes ou ces superstitions s’étalblirent, il me semble qu’il faut suivre la marche de l’esprit humain abandonné à lui-même. Une bourgade d’hommes presque sauvages voit périr les fruits qui la nourrissent ; une inondation détruit quelques cabanes ; le tonnerre en brille quelques autres. Qui leur a fait ce mal ? ce ne peut être un de leurs concitoyens, car tous ont également souffert : c’est donc quelque puissance secrète ; elle les a maltraités, il faut donc l’apaiser. Comment en venir à bout ? en la servant comme on sert ceux à qui on veut plaire, en lui faisant de petits présents. Il y a un serpent dans le voisinage, ce pourrait bien être ce serpent : on lui offrira du lait près de la caverne où il se retire ; il devient sacré dès lors ; on l’invoque quand on a la guerre contre la bourgade voisine, qui, de son côté, a choisi un autre protecteur.

D’autres petites peuplades se trouvent dans le même cas. Mais, n’ayant chez elles aucun objet qui fixe leur crainte et leur adoration, elles appelleront en général l’être qu’elles soupçonnent leur avoir fait du mal, le Maître, le Seigneur, le Chef, le Dominant.

Cette idée, étant plus conforme que les autres à la raison commencée, qui s’accroît et se fortifie avec le temps, demeure dans toutes les têtes quand la nation est devenue plus nombreuse. Aussi voyons-nous que beaucoup de nations n’ont eu d’autre dieu que le maître, le seigneur. C’était Adonaï chez les Phéniciens ; Baal, Melkom, Adad, Sadaï, chez les peuples de Syrie. Tous ces noms ne signifient que le Seigneur, le Puissant.

Chaque État eut donc, avec le temps, sa divinité tutélaire, sans savoir seulement ce que c’est qu’un dieu, et sans pouvoir imaginer que l’État voisin n’eût pas, comme lui, un protecteur véritable. Car comment penser, lorsqu’on avait un seigneur, que les autres n’en eussent pas aussi ? Il s’agissait seulement de savoir lequel de tant de maîtres, de seigneurs, de dieux, l’emporterait, quand les nations combattraient les unes contre les autres.

Ce fut là sans doute l’origine de cette opinion, si généralement et si longtemps répandue, que chaque peuple était réellement protégé par la divinité qu’il avait choisie. Cette idée fut tellement enracinée chez les hommes que, dans des temps très-postérieurs, vous voyez Homère faire combattre les dieux de Troie contre les dieux des Grecs, sans laisser soupçonner en aucun endroit que ce soit une chose extraordinaire et nouvelle. Vous voyez Jephté, chez les Juifs, qui dit aux Ammonites : « Ne possédez-vous pas de droit ce que votre seigneur Chamos vous a donné ? Souffrez donc que nous possédions la terre que notre seigneur Adonaï nous a promise. »

Il y a un autre passage non moins fort ; c’est celui de Jérémie, chapitre XLIX, verset I, où il est dit : « Quelle raison a eue le seigneur Melkom pour s’emparer du pays de Gad ? » Il est clair, par ces expressions, que les Juifs, quoique serviteurs d’Adonaï, reconnaissaient pourtant le seigneur Melkom et le seigneur Chamos.

Dans le premier chapitre des Juges, vous trouverez que « le dieu de Juda se rendit maître des montagnes, mais qu’il ne put vaincre dans les vallées ». Et au troisième livre des Rois, vous trouvez chez les Syriens l’opinion établie que le dieu des Juifs n’était que le dieu des montagnes.

II y a bien plus. Rien ne fut plus commun que d’adopter les dieux étrangers. Les Grecs reconnurent ceux des Égyptiens : je ne dis pas le bœuf Apis, et le chien Anubis ; mais Ammon, et les douze grands dieux. Les Romains adorèrent tous les dieux des Grecs. Jérémie, Amos, et saint Étienne, nous assurent que dans le désert, pendant quarante années, les Juifs ne reconnurent que Moloch, Remphan, ou Kium[6]; qu’ils ne firent aucun sacrifice, ne présentèrent aucune offrande au dieu Adonaï, qu’ils adorèrent depuis. Il est vrai que le Pentateuque ne parle que du veau d’or, dont aucun prophète ne fait mention ; mais ce n’est pas ici le lieu d’éclaircir cette grande difficulté : il suffit de révérer également Moïse, Jérémie, Amos, et saint Étienne, qui semblent se contredire, et que les théologiens concilient.

Ce que j’observe seulement, c’est qu’excepté ces temps de guerre et de fanatisme sanguinaire qui éteignent toute humanité, et qui rendent les mœurs, les lois, la religion d’un peuple, l’objet de l’horreur d’un autre peuple, toutes les nations trouvèrent très-bon que leurs voisins eussent leurs dieux particuliers, et qu’elles imitèrent souvent le culte et les cérémonies des étrangers.

Les Juifs mêmes, malgré leur horreur pour le reste des hommes, qui s’accrut avec le temps, imitèrent la circoncision des Arabes et des Égyptiens, s’attachèrent, comme ces derniers, à la distinction des viandes, prirent d’eux les ablutions, les processions, les danses sacrées, le bouc Hazazel, la vache rousse. Ils adorèrent souvent le Baal, le Belphégor de leurs autres voisins : tant la nature et la coutume l’emportent presque toujours sur la loi, surtout quand cette loi n’est pas généralement connue du peuple. Ainsi Jacob, petit-fils d’Abraham, ne fit nulle difficulté d’épouser deux sœurs, qui étaient ce que nous appelons idolâtres, et filles d’un père idolâtre. Moïse même épousa la fille d’un prêtre madianite idolâtre. Abraham était fils d’un idolâtre. Le petit-fils de Moïse, Éléazar, fut prêtre idolâtre de la tribu de Dan, idolâtre.

Ces mêmes Juifs, qui, longtemps après, crièrent tant contre les cultes étrangers, appelèrent dans leurs livres sacrés l’idolâtre Nabuchodonosor l’oint du Seigneur ; l’idolâtre Cyrus, aussi l’oint du Seigneur. Un de leurs prophètes fut envoyé à l’idolâtre Ninive, Elisée permit à l’idolâtre Naaman d’aller dans le temple de Remnon. Mais n’anticipons rien ; nous savons assez que les hommes se contredisent toujours dans leurs mœurs et dans leurs lois. Ne sortons point ici du sujet que nous traitons ; continuons à voir comment les religions diverses s’établirent.

Les peuples les plus policés de l’Asie, en deçà de l’Euphrate, adorèrent les astres. Les Chaldéens, avant le premier Zoroastre, rendaient hommage au soleil, comme firent depuis les Péruviens dans un autre hémisphère. Il faut que cette erreur soit bien naturelle à l’homme, puisqu’elle a eu tant de sectateurs dans l’Asie et dans l’Amérique. Une nation petite et à demi sauvage n’a qu’un protecteur. Devient-elle plus nombreuse, elle augmente le nombre de ses dieux. Les Égyptiens commencent par adorer Isheth, ou Isis, et ils finissent par adorer des chats. Les premiers hommages des Romains agrestes sont pour Mars ; ceux des Romains maîtres de l’Europe sont pour la déesse de l’acte du mariage, pour le dieu des latrines[7]. Et cependant Cicéron, et tous les philosophes, et tous les initiés, reconnaissaient un dieu suprême et tout-puissant. Ils étaient tous revenus, par la raison, au point dont les hommes sauvages étaient partis par instinct.

Les apothéoses ne peuvent avoir été imaginées que très-longtemps après les premiers cultes. Il n’est pas naturel de faire d’abord un dieu d’un homme que nous avons vu naître comme nous, souffrir comme nous les maladies, les chagrins, les misères de l’humanité, subir les mêmes besoins humiliants, mourir et devenir la pâture des vers. Mais voici ce qui arriva chez presque toutes les nations, après les révolutions de plusieurs siècles.

Un homme qui avait fait de grandes choses, qui avait rendu des services au genre humain, ne pouvait être, à la vérité, regardé comme un dieu par ceux qui l’avaient vu trembler de la fièvre, et aller à la garde-robe ; mais les enthousiastes se persuadèrent qu’ayant des qualités éminentes, il les tenait d’un dieu ; qu’il était fils d’un dieu : ainsi les dieux firent des enfants dans tout le monde ; car, sans compter les rêveries de tant de peuples qui précédèrent les Grecs, Bacchus, Persée, Hercule, Castor, Pollux, furent fils de dieu ; Romulus, fils de dieu ; Alexandre fut déclaré fils de dieu en Égypte ; un certain Odin, chez nos nations du nord, fils de dieu ; Manco-Capac, fils du Soleil au Pérou. L’historien des Mogols, Abulcazi, rapporte qu’une des aïeules de Gengis, nommée Alanku, étant fille, fut grosse d’un rayon céleste. Gengis lui-même passa pour le fils de dieu ; et lorsque le pape Innocent IV envoya frère Ascelin à Batou-kan, petit-fils de Gengis, ce moine, ne pouvant être présenté qu’à l’un des vizirs, lui dit qu’il venait de la part du vicaire de Dieu : le ministre répondit : « Ce vicaire ignore-t-il qu’il doit des hommages et des tributs au fils de Dieu, le grand Batou-kan, son maître ? »

D’un fils de dieu à un dieu il n’y a pas loin chez les hommes amoureux du merveilleux. Il ne faut que deux ou trois générations pour faire partager au fils le domaine de son père ; ainsi des temples furent élevés, avec le temps, à tous ceux qu’on avait supposés être nés du commerce surnaturel de la divinité avec nos femmes et avec nos filles.

On pourrait faire des volumes sur ce sujet ; mais tous ces volumes se réduisent à deux mots : c’est que le gros du genre humain a été et sera très-longtemps insensé et imbécile ; et que peut-être les plus insensés de tous ont été ceux qui ont voulu trouver un sens à ces fables absurdes, et mettre de la raison dans la folie.


vi. — Des usages et des sentiments communs à presque toutes les nations anciennes.

La nature étant partout la même, les hommes ont dû nécessairement adopter les mêmes vérités et les mêmes erreurs dans les choses qui tombent le plus sous le sens et qui frappent le plus l’imagination. Ils ont dû tous attribuer le fracas et les effets du tonnerre au pouvoir d’un être supérieur habitant dans les airs. Les peuples voisins de l’Océan, voyant les grandes marées inonder leurs rivages à la pleine lune, ont dû croire que la lune était cause de tout ce qui arrivait au monde dans le temps de ses différentes phases.

Dans leurs cérémonies religieuses, presque tous se tournèrent vers l’orient, ne songeant pas qu’il n’y a ni orient ni occident, et rendant tous une espèce d’hommage au soleil qui se levait à leurs yeux.

Parmi les animaux, le serpent dut leur paraître doué d’une intelligence supérieure, parce que, voyant muer quelquelfois sa peau, ils durent croire qu’il rajeunissait. Il pouvait donc, en changeant de peau, se maintenir toujours dans sa jeunesse ; il était donc immortel. Aussi fut-il, en Égypte, en Grèce, le symbole de l’immortalité. Les gros serpents qui se trouvaient auprès des fontaines empêchaient les hommes timides d’en approcher : on pensa bientôt qu’ils gardaient des trésors. Ainsi un serpent gardait les pommes d’or hespérides; un autre veillait autour de la toison d’or ; et dans les mystères de Bacchus, on portait l’image d’un serpent qui semblait garder une grappe d’or.

Le serpent passait donc pour le plus habile des animaux ; et de là cette ancienne fable indienne que Dieu, ayant créé l’homme, lui donna une drogue qui lui assurait une vie saine et longue ; que l’homme chargea son âne de ce présent divin, mais qu’en chemin, l’âne ayant eu soif, le serpent lui enseigna une fontaine, et prit la drogue pour lui tandis que l’âne buvait ; de sorte que l’homme perdit l’immortalité par sa négligence, et le serpent l’acquit par son adresse. De là enfin tant de contes d’ânes et de serpents.

Ces serpents faisaient du mal ; mais comme ils avaient quelque chose de divin, il n’y avait qu’un dieu qui eût pu enseigner à les détruire. Ainsi le serpent Python fut tué par Apollon. Ainsi Ophionée, le grand serpent, fit la guerre aux dieux longtemps avant que les Grecs eussent forgé leur Apollon. Un fragment de Phérécide prouve que cette fable du grand serpent, ennemi des dieux, était une des plus anciennes de la Phénicie. Et cent siècles avant Phérécide, les premiers brachmanes avaient imaginé que Dieu envoya un jour sur la terre une grosse couleuvre qui engendra dix mille couleuvres, lesquelles furent autant de péchés dans le cœur des hommes.

Nous avons déjà vu[8] que les songes, les rêves, durent introduire la même superstition dans toute la terre. Je suis inquiet, pendant la veille, de la santé de ma femme, de mon fils ; je les vois mourants pendant mon sommeil ; ils meurent quelques jours après : il n’est pas douteux que les dieux ne m’aient envoyé ce songe véritable. Mon rêve n’a-t-il pas été accompli, c’est un rêve trompeur que les dieux m’ont député. Ainsi, dans Homère, Jupiter envoie un songe trompeur à Agamemnon, chef des Grecs. Ainsi (au troisième livre des Rois, chap. XXII), le dieu qui conduit les Juifs envoie un esprit malin pour mentir dans la bouche des prophètes, et pour tromper le roi Achab.

Tous les songes vrais ou faux viennent du ciel ; les oracles s’établissent de même par toute la terre.

Une femme vient demander à des mages si son mari mourra dans l’année. L’un lui répond oui, l’autre non : il est bien certain que l’un d’eux aura raison. Si le mari vit, la femme garde le silence ; s’il meurt, elle crie par toute la ville que le mage qui a prédit cette mort est un prophète divin. Il se trouve bientôt dans tous les pays des hommes qui prédisent l’avenir, et qui découvrent les choses les plus cachées. Ces hommes s’appellent les voyants chez les Égyptiens, comme dit Manéthon, au rapport même de Josèphe, dans son Discours contre Apion.

Il y avait des voyants en Chaldée, en Syrie. Chaque temple eut ses oracles. Ceux d’Apollon obtinrent un si grand crédit que Rollin, dans son Histoire ancienne, répète les oracles rendus par Apollon à Crésus. Le dieu devine que le roi fait cuire une tortue dans une tourtière de cuivre, et lui répond que son règne finira quand un mulet sera sur le trône des Perses. Rollin n’examine point si ces prédictions, dignes de Nostradamus, ont été faites après coup ; il ne doute pas de la science des prêtres d’Apollon, et il croit que Dieu permettait qu’Apollon dît vrai : c’était apparemment pour confirmer les païens dans leur religion.

Une question plus philosophique, dans laquelle toutes les grandes nations policées, depuis l’Inde jusqu’à la Grèce, se sont accordées, c’est l’origine du bien et du mal.

Les premiers théologiens de toutes les nations durent se faire la question que nous faisons tous dès l’âge de quinze ans : Pourquoi y a-t-il du mal sur la terre ?

On enseigna dans l’Inde qu’Adimo, fils de Brama[9], produisit les hommes justes par le nombril, du côté droit, et les injustes du côté gauche ; et que c’est de ce côté gauche que vint le mal moral et le mal physique. Les Égyptiens eurent leur Typhon, qui fut l’ennemi d’Osiris. Les Persans imaginèrent qu’Ariman perça l'œuf qu’avait pondu Oromase, et y fit entrer le péché. On connaît la Pandore des Grecs : c’est la plus belle de toutes les allégories que l’antiquité nous ait transmises.

L’allégorie de Job fut certainement écrite en arabe, puisque les traductions hébraïque et grecque ont conservé plusieurs termes arabes. Ce livre, qui est d’une très-haute antiquité, représente le Satan, qui est l’Ariman des Perses et le Typhon des Égyptiens, se promenant dans toute la terre, et demandant permission au Seigneur d’affliger Job. Satan parait subordonné au Seigneur ; mais il résulte que Satan est un être très-puissant, capable d’envoyer sur la terre des maladies, et de tuer les animaux.

Il se trouva, au fond, que tant de peuples, sans le savoir, étaient d’accord sur la croyance de deux principes, et que l’univers alors connu était en quelque sorte manichéen.

Tous les peuples durent admettre les expiations ; car où était l’homme qui n’eût pas commis de grandes fautes contre la société ? et où était l’homme à qui l’instinct de sa raison ne fît pas sentir des remords ? L’eau lavait les souillures du corps et des vêtements, le feu purifiait les métaux ; il fallait bien que l’eau et le feu purifiassent les âmes. Aussi n’y eut-il aucun temple sans eaux et sans feux salutaires.

Les hommes se plongèrent dans le Gange, dans l’Indus, dans l’Euphrate, au renouvellement de la lune et dans les éclipses. Cette immersion expiait les péchés. Si on ne se purifiait pas dans le Nil, c’est que les crocodiles auraient dévoré les pénitents. Mais les prêtres, qui se purifiaient pour le peuple, se plongeaient dans de larges cuves, et y baignaient les criminels qui venaient demander pardon aux dieux.

Les Grecs, dans tous leurs temples, eurent des bains sacrés, comme des feux sacrés, symboles universels, chez tous les hommes, de la pureté des âmes. Enfin les superstitions paraissent établies chez toutes les nations, excepté chez les lettrés de la Chine.


vii. — Des sauvages.

Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons ; ne connaissant que la terre qui les nourrit, et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers ; parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées, et par conséquent peu d’expressions ; soumis, sans qu’ils sachent pourquoi, à un homme de plume, auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front ; se rassemblant, certains jours, dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne comprennent rien, écoutant un homme vêtu autrement qu’eux et qu’ils n’entendent point ; quittant quelquefois leur chaumière lorsqu’on bat le tambour, et s’en- gageant à s’aller faire tuer dans une terre étrangère, et à tuer leurs semblables, pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner chez eux en travaillant ? Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. Il faut convenir surtout que les peuples du Canada et les Cafres, qu’il nous a plu d’appeler sauvages, sont infiniment supérieurs aux nôtres. Le Huron, l’Algonquin, l’Illinois, le Cafre, le Hottentot, ont l’art de fabriquer eux-mêmes tout ce dont ils ont besoin, et cet art manque à nos rustres. Les peuplades d’Amérique et d’Afrique sont libres, et nos sauvages n’ont pas même d’idée de la liberté.

Les prétendus sauvages d’Amérique sont des souverains qui reçoivent des ambassadeurs de nos colonies transplantées auprès de leur territoire, par l’avarice et par la légèreté. Ils connaissent l’honneur, dont jamais nos sauvages d’Europe n’ont entendu parler. Ils ont une patrie, ils l’aiment, ils la défendent ; ils font des traités ; ils se battent avec courage, et parlent souvent avec une énergie héroïque. Y a-t-il une plus belle réponse, dans les Grands Hommes de Plutarque, que celle de ce chef de Canadiens à qui une nation européenne proposait de lui céder son patrimoine ? « Nous sommes nés sur cette terre, nos pères y sont ensevelis ; dirons-nous aux ossements de nos pères : Levez-vous, et venez avec nous dans une terre étrangère ? »

Ces Canadiens étaient des Spartiates, en comparaison de nos rustres qui végètent dans nos villages, et des sybarites qui s’énervent dans nos villes.

Entendez-vous par sauvages des animaux à deux pieds, marchant sur les mains dans le besoin, isolés, errant dans les forêts, Salvalici, Selvaggi ; s’accouplant à l’aventure, oubliant les femmes auxquelles ils se sont joints, ne connaissant ni leurs fils ni leurs pères ; vivant en brutes, sans avoir ni l’instinct ni les ressources des brutes ? On a écrit que cet état est le véritable état de l’homme, et que nous n’avons fait que dégénérer misérablement depuis que nous l’avons quitté. Je ne crois pas que cette vie solitaire, attribuée à nos pères, soit dans la nature humaine.

Nous sommes, si je ne me trompe, au premier rang (s’il est permis de le dire) des animaux qui vivent en troupe, comme les abeilles, les fourmis, les castors, les oies, les poules, les moutons, etc. Si l’on rencontre une abeille errante, devra-t-on conclure que cette abeille est dans l’état de pure nature, et que celles qui travaillent en société dans la ruche ont dégénéré ?

Tout animal n’a-t-il pas son instinct irrésistible auquel il obéit nécessairement ? Qu’est-ce que cet instinct ? L’arrangement des organes dont le jeu se déploie par le temps. Cet instinct ne peut se développer d’abord, parce que les organes n’ont pas acquis leur plénitude[10].

Ne voyons-nous pas en effet que tous les animaux, ainsi que tous les autres êtres, exécutent invariablement la loi que la nature donne à leur espèce ? L’oiseau fait son nid, comme les astres fournissent leur course, par un principe qui ne change jamais. Comment l’homme seul aurait-il changé ? S’il eût été destiné à vivre solitaire comme les autres animaux carnassiers, aurait-il pu contredire la loi de la nature jusqu’à vivre en société ? et s’il était fait pour vivre en troupe, comme les animaux de basse-cour et tant d’autres, eût-il pu d’abord pervertir sa destinée jusqu’à vivre pendant des siècles en solitaire ? Il est perfectible ; et de là on a conclu qu’il s’est perverti. Mais pourquoi n’en pas conclure qu’il s’est perfectionné jusqu’au point où la nature a marqué les limites de sa perfection ?

Tous les hommes vivent en société : peut-on en inférer qu’ils n’y ont pas vécu autrefois ? n’est-ce pas comme si l’on concluait que si les taureaux ont aujourd’hui des cornes, c’est parce qu’ils n’en ont pas toujours eu ?

L’homme, en général, a toujours été ce qu’il est : cela ne veut pas dire qu’il ait toujours eu de belles villes, du canon de vingt-quatre livres de balle, des opéras-comiques, et des couvents de religieuses. Mais il a toujours eu le même instinct, qui le porte à s’aimer dans soi-même, dans la compagne de son plaisir, dans ses enfants, dans ses petits-fils, dans les œuvres de ses mains.

Voilà ce qui jamais ne change d’un bout de l’univers à l’autre. Le fondement de la société existant toujours, il y a donc toujours eu quelque société ; nous n’étions donc point faits pour vivre à la manière des ours.

On a trouvé quelquefois des enfants égarés dans les bois, et vivant comme des brutes ; mais on y a trouvé aussi des moutons et des oies ; cela n’empêche pas que les oies et les moutons ne soient destinés à vivre en troupeaux.

Il y a des faquirs dans les Indes qui vivent seuls, chargés de chaînes. Oui ; et ils ne vivent ainsi qu’afin que les passants, qui les admirent, viennent leur donner des aumônes. Ils font, par un fanatisme rempli de vanité, ce que font nos mendiants des grands chemins, qui s’estropient pour attirer la compassion. Ces excréments de la société humaine sont seulement des preuves de l’abus qu’on peut faire de cette société.

Il est très-vraisemblable que l’homme a été agreste pendant des milliers de siècles, comme sont encore aujourd’hui une infinité de paysans. Mais l’homme n’a pu vivre comme les blaireaux et les lièvres.

Par quelle loi, par quels liens secrets, par quel instinct l’homme aura-t-il toujours vécu en famille sans le secours des arts, et sans avoir encore formé un langage ? C’est par sa propre nature, par le goût qui le porte à s’unir avec une femme ; c’est par l’attachement qu’un Morlaque, un Islandais, un Lapon, un Hottentot, sent pour sa compagne, lorsque son ventre, grossissant, lui donne l’espérance de voir naître de son sang un être semblable à lui ; c’est par le besoin que cet homme et cette femme ont l’un de l’autre, par l’amour que la nature leur inspire pour leur petit, dès qu’il est né, par l’autorité que la nature leur donne sur ce petit, par l’habitude de l’aimer, par l’habitude que le petit prend nécessairement d’obéir au père et à la mère, par les secours qu’ils en reçoivent dès qu’il a cinq ou six ans, par les nouveaux enfants que font cet homme et cette femme ; c’est enfin parce que, dans un âge avancé, ils voient avec plaisir leurs fils et leurs filles faire ensemble d’autres enfants, qui ont le même instinct que leurs pères et leurs mères.

Tout cela est un assemblage d’hommes bien grossiers, je l’avoue ; mais croit-on que les charbonniers des forêts d’Allemagne, les habitants du Nord, et cent peuples de l’Afrique, vivent aujourd’hui d’une manière bien différente ?

Quelle langue parleront ces familles sauvages et barbares ? elles seront sans doute très-longtemps sans en parler aucune ; elles s’entendront très-bien par des cris et par des gestes. Toutes les nations ont été ainsi des sauvages, à prendre ce mot dans ce sens : c’est-à-dire qu’il y aura eu longtemps des familles errantes dans les forêts, disputant leur nourriture aux autres animaux, s’armant contre eux de pierres et de grosses branches d’arbres, se nourrissant de légumes sauvages, de fruits de toute espèce, et enfin d’animaux même.

Il y a dans l’homme un instinct de mécanique que nous voyons produire tous les jours de très-grands effets dans des hommes fort grossiers. On voit des machines inventées par les habitants des montagnes du Tyrol et des Vosges, qui étonnent les savants. Le paysan le plus ignorant sait partout remuer les plus gros fardeaux par le secours du levier, sans se douter que la puissance faisant équilibre est au poids comme la distance du point d’appui à ce poids est à la distance de ce même point d’appui à la puissance. S’il avait fallu que cette connaissance précédât l’usage des leviers, que de siècles se seraient écoulés avant qu’on eût pu déranger une grosse pierre de sa place !

Proposez à des enfants de sauter un fossé ; tous prendront machinalement leur secousse, en se retirant un peu en arrière, et courront ensuite. Ils ne savent pas assurément que leur force, en ce cas, est le produit de leur masse multipliée par leur vitesse.

Il est donc prouvé que la nature seule nous inspire des idées utiles qui précèdent toutes nos réflexions. Il en est de même dans la morale. Nous avons tous deux sentiments qui sont le fondement de la société : la commisération et la justice. Qu’un enfant voie déchirer son semblable, il éprouvera des angoisses subites ; il les témoignera par ses cris et par ses larmes ; il secourra, s’il peut, celui qui souffre.

Demandez à un enfant sans éducation, qui commencera à raisonner et à parler, si le grain qu’un homme a semé dans son champ lui appartient, et si le voleur qui en a tué le propriétaire a un droit légitime sur ce grain ; vous verrez si l’enfant ne répondra pas comme tous les législateurs de la terre.

Dieu nous a donné un principe de raison universelle, comme il a donné des plumes aux oiseaux et la fourrure aux ours ; et ce principe est si constant qu’il subsiste malgré toutes les passions qui le combattent, malgré les tyrans qui veulent le noyer dans le sang, malgré les imposteurs qui veulent l’anéantir dans la superstition. C’est ce qui fait que le peuple le plus grossier juge toujours très-bien, à la longue, des lois qui le gouvernent, parce qu’il sent si ces lois sont conformes ou opposées aux principes de commisération et de justice qui sont dans son cœur.

Mais, avant d’en venir à former une société nombreuse, un peuple, une nation, il faut un langage ; et c’est le plus difficile. Sans le don de l’imitation, on n’y serait jamais parvenu. On aura sans doute commencé par des cris qui auront exprimé les premiers besoins ; ensuite les hommes les plus ingénieux, nés avec les organes les plus flexibles, auront formé quelques articulations que leurs enfants auront répétées ; et les mères surtout auront dénoué leurs langues les premières. Tout idiome commençant aura été composé de monosyllabes, comme plus aisés à former et à retenir.

Nous voyons en effet que les nations les plus anciennes, qui ont conservé quelque chose de leur premier langage, expriment encore par des monosyllabes les choses les plus familières et qui tombent le plus sous nos sens : presque tout le chinois est fondé encore aujourd’hui sur des monosyllabes.

Consultez l’ancien tudesque et tous les idiomes du Nord, vous verrez à peine une chose nécessaire et commune exprimée par plus d’une articulation. Tout est monosyllabes : zon, le soleil ; moun, la lune ; zé, la mer ; flus, le fleuve ; man, l’homme ; kof, la tête ; boum, un arbre ; drink, boire ; march, marcher ; shlaf, dormir, etc.

C’est avec cette brièveté qu’on s’exprimait dans les forêts des Gaules et de la Germanie, et dans tout le septentrion. Les Grecs et les Romains n’eurent des mots plus composés que longtemps après s’être réunis en corps de peuple.

Mais par quelle sagacité avons-nous pu marquer les différences des temps ? Comment aurons-nous pu exprimer les nuances je voudrais, j’aurais voulu ; les choses positives, les choses conditionnelles ?

Ce ne peut être que chez les nations déjà les plus policées qu’on soit parvenu, avec le temps, à rendre sensibles, par des mots composés, ces opérations secrètes de l’esprit humain. Aussi voit-on que chez les barbares il n’y a que deux ou trois temps. Les Hébreux n’exprimaient que le présent et le futur. La langue franque, si commune dans les échelles du Levant, est réduite encore à cette indigence. Et enfin, malgré tous les efforts des hommes, il n’est aucun langage qui approche de la perfection.


viii. — de l’amérique.

Se peut-il qu’on demande encore d’où sont venus les hommes qui ont peuplé l’Amérique  ? On doit assurément faire la même question sur les nations des terres australes. Elles sont beaucoup plus éloignées du port dont partit Christophe Colomb que ne le sont les îles Antilles. On a trouvé des hommes et des animaux partout où la terre est habitable : Qui les y a mis ? On l'a déjà dit[11], c’est celui qui fait croître l’herbe des champs : et on ne devait pas être plus surpris de trouver en Amérique des hommes que des mouches.

Il est assez plaisant que le jésuite Lafitau[12] prétende, dans sa préface de l’Histoire des Sauvages américains, qu’il n’y a que des athées qui puissent dire que Dieu a créé les Américains.

On grave encore aujourd’hui des cartes de l’ancien monde où l’Amérique paraît sous le nom d’île Atlantique. Le îles du Cap-Vert y sont sous le nom de Gorgades ; les Caraïbes sous celui d’îles Hespérides. Tout cela n’est pourtant fondé que sur l’ancienne découverte des îles Canaries, et probablement de celle de Madère, où les Phéniciens et les Carthaginois voyagèrent ; elles touchent presque à l’Afrique, et peut-être en étaient-elles moins éloignées dans les anciens temps qu’aujourd’hui.

Laissons le père Lafitau faire venir les Caraïbes des peuples de Carie, à cause de la conformité du nom, et surtout parce que les femmes caraïbes faisaient la cuisine de leurs maris ainsi que les femmes cariennes ; laissons-le supposer que les Caraïbes ne naissent rouges, et les Négresses noires, qu’à cause de l’habitude de leurs premiers pères de se peindre en noir ou en rouge.

Il arriva, dit-il, que les Négresses, voyant leurs maris teints en noir, en eurent l’imagination si frappée que leur race s’en ressentit pour jamais. La même chose arriva aux femmes caraïbes. qui, par la même force d’imagination, accouchèrent d’enfants rouges. Il rapporte l’exemple des brebis de Jacob, qui naquirent bigarrées par l’adresse qu’avait eue ce patriarche de mettre devant leurs yeux des branches dont la moitié était écorcée ; ces branches, paraissant à peu près de deux couleurs, donnèrent aussi deux couleurs aux agneaux du patriarche. Mais le jésuite devait savoir que tout ce qui arrivait du temps de Jacob n’arrive plus aujourd’hui.

Si l’on avait demandé au gendre de Laban pourquoi ses brebis, voyant toujours de l’herbe, ne faisaient pas des agneaux verts, il aurait été bien embarrassé.

Enfin Lafitau fait venir les Américains des anciens Grecs ; et voici ses raisons. Les Grecs avaient des fables, quelques Américains en ont aussi. Les premiers Grecs allaient à la chasse, les Américains y vont. Les premiers Grecs avaient des oracles, les Américains ont des sorciers. On dansait dans les fêtes de la Grèce, on danse en Amérique. Il faut avouer que ces raisons sont convaincantes.

On peut faire, sur les nations du nouveau monde, une réflexion que le père Lafitau n’a point faite : c’est que les peuples éloignés des tropiques ont toujours été invincibles, et que les peuples plus rapprochés des tropiques ont presque tous été sou- mis à des monarques. Il en fut longtemps de même dans notre continent. Mais on ne voit point que les peuples du Canada soient allés jamais subjuguer le Mexique, comme les Tartares se sont répandus dans l’Asie et dans l’Europe. Il paraît que les Canadiens ne furent jamais en assez grand nombre pour envoyer ailleurs des colonies.

En général, l’Amérique n’a jamais pu être aussi peuplée que l’Europe et l’Asie ; elle est couverte de marécages immenses qui rendent l’air très-malsain ; la terre y produit un nombre prodigieux de poisons ; les flèches trempées dans les sucs de ces herbes venimeuses font des plaies toujours mortelles. La nature enfin avait donné aux Américains beaucoup moins d’industrie qu’aux hommes de l’ancien monde. Toutes ces causes ensemble ont pu nuire beaucoup à la population.

Parmi toutes les observations physiques qu’on peut faire sur cette quatrième partie de notre univers, si longtemps inconnue, la plus singulière peut-être, c’est qu’on n’y trouve qu’un peuple qui ait de la barbe : ce sont les Esquimaux. Ils habitent au nord vers le cinquante-deuxième degré, où le froid est plus vif qu’au soixante et sixième de notre continent. Leurs voisins sont imberbes. Voilà donc deux races d’hommes absolument différentes à côté l’une de l’autre, supposé qu’en effet les Esquimaux soient barbus. Mais de nouveaux voyageurs disent que les Esquimaux sont imberbes, que nous avons pris leurs cheveux crasseux pour de la barbe. À qui croire[13] ?

Vers l’isthme de Panama est la race des Dariens, presque semblable aux Albinos, qui fuit la lumière et qui végète dans les cavernes, race faible, et par conséquent en très-petit nombre.

Les lions de l’Amérique sont chétifs et poltrons[14] ; les animaux qui ont de la laine y sont grands, et si vigoureux qu’ils servent à porter les fardeaux. Tous les fleuves sont dix fois au moins plus larges que les nôtres. Enfin les productions naturelles de cette terre ne sont pas celles de notre hémisphère. Ainsi tout est varié ; et la même providence qui a produit l’éléphant, le rhinocéros, et les Nègres, a fait naître dans un autre monde des orignaux, des condors, des animaux à qui on a cru longtemps le nombril sur le dos, et des hommes d’un caractère qui n’est pas le nôtre.


ix. — De la théocratie.

Il semble que la plupart des anciennes nations aient été gouvernées par une espèce de théocratie. Commencez par l’Inde, vous y voyez les brames longtemps souverains ; en Perse, les mages ont la plus grande autorité. L’histoire des oreilles de Smerdis peut bien être une fable ; mais il en résulte toujours que c’était un mage qui était sur le trône de Cyrus. Plusieurs prêtres d’Égypte prescrivaient aux rois jusqu’à la mesure de leur boire et de leur manger, élevaient leur enfance, et les jugeaient après leur mort, et souvent se faisaient rois eux-mêmes.

Si nous descendons aux Grecs, leur histoire, toute fabuleuse qu’elle est, ne nous apprend-elle pas que le prophète Calchas avait assez de pouvoir dans l'armée pour sacrifier la fille du roi des rois ?

Descendez encore plus bas, chez des nations sauvages postérieures aux Grecs : les druides gouvernaient la nation gauloise.

Il ne paraît pas même possible que dans les premières peuplades un peu fortes[15] on ait eu d’autre gouvernement que la théocratie ; car dès qu’une nation a choisi un dieu tutélaire, ce dieu a des prêtres. Ces prêtres dominent sur l’esprit de la nation ; ils ne peuvent dominer qu’au nom de leur dieu ; ils le font donc toujours parler : ils débitent ses oracles ; et c’est par un ordre exprès de Dieu que tout s’exécute.

C’est de cette source que sont venus les sacrifices de sang humain qui ont souillé presque toute la terre. Quel père, quelle mère, aurait jamais pu abjurer la nature, au point de présenter son fils ou sa fille à un prêtre pour être égorgés sur un autel, si l'on n’avait pas été certain que le dieu du pays ordonnait ce sacrifice ?

Non-seulement la théocratie a longtemps régné, mais elle a poussé la tyrannie aux plus horribles excès où la démence humaine puisse parvenir ; et plus ce gouvernement se disait divin, plus il était abominable.

Presque tous les peuples ont sacrifié des enfants à leurs dieux ; donc ils croyaient recevoir cet ordre dénaturé de la bouche des dieux qu’ils adoraient.

Parmi les peuples qu’on appelle si improprement civilisés, je ne vois guère que les Chinois qui n’aient pas pratiqué ces horreurs absurdes. La Chine est le seul des anciens États connus qui n’ait pas été soumis au sacerdoce ; car les Japonais étaient sous les lois d’un prêtre six cents ans avant notre ère. Presque partout ailleurs la théocratie est si établie, si enracinée, que les premières histoires sont celles des dieux mêmes qui se sont incarnés pour venir gouverner les hommes. Les dieux, disaient les peuples de Thèbes et de Memphis, ont régné douze mille ans en Égypte. Brama s’incarna pour régner dans l’Inde ; Sammonocodom à Siam ; le dieu Adad gouverna la Syrie ; la déesse Cybèle avait été souveraine de Phrygie ; Jupiter, de Crète ; Saturne, de Grèce et d’Italie. Le même esprit préside à toutes ces fables ; c’est partout une confuse idée chez les hommes, que les dieux sont autrefois descendus sur la terre.


x. — Des Chaldéens.

Les Chaldéens, les Indiens, les Chinois, me paraissent les nations le plus anciennement policées. Nous avons une époque certaine de la science des Chaldéens ; elle se trouve dans les dix-neuf cent trois ans d’observations célestes envoyées de Babylone par Callisthène au précepteur d’Alexandre[16]. Ces tables astronomiques remontent précisément à l’année 2234 avant notre ère vulgaire. Il est vrai que cette époque touche au temps où la Vulgate place le déluge ; mais n’entrons point ici dans les profondeurs des différentes chronologies de la Vulgate, des Samaritains, et des Septante, que nous révérons également. Le déluge universel est un grand miracle qui n’a rien de commun avec nos recherches. Nous ne raisonnons ici que d’après les notions naturelles, en soumettant toujours les faibles tâtonnements de notre esprit borné aux lumières d’un ordre supérieur.

D’anciens auteurs, cités dans George le Syncelle, disent que du temps d’un roi chaldéen, nommé Xixoutrou[17], il y eut une terrible inondation. Le Tigre et l’Euphrate se débordèrent apparemment plus qu’à l’ordinaire. Mais les Chaldéens n’auraient pu savoir que par la révélation qu’un pareil fléau eût submergé toute la terre habitable. Encore une fois, je n’examine ici que le cours ordinaire de la nature.

Il est clair que si les Chaldéens n’avaient existé sur la terre que depuis dix-neuf cents années avant notre ère, ce court espace ne leur eût pas suffi pour trouver une partie du véritable système de notre univers ; notion étonnante, à laquelle les Chaldéens étaient enfin parvenus. Aristarque de Samos nous apprend que les sages de Chaldée avaient connu combien il est impossible que la terre occupe le centre du monde planétaire ; qu’ils avaient assigné au soleil cette place qui lui appartient ; qu’ils faisaient rouler la terre et les autres planètes autour de lui, chacune dans un orbe différent[18].

Les progrès de l’esprit sont si lents, l’illusion des yeux est si puissante, l'asservissement aux idées reçues si tyrannique, qu’il n’est pas possible qu’un peuple qui n’aurait eu que dix-neuf cents ans eût pu parvenir à ce haut degré de philosophie qui contredit les yeux, et qui demande la théorie la plus approfondie. Aussi les Chaldéens comptaient quatre cent soixante et dix mille ans ; encore cette connaissance du vrai système du monde ne fut en Chaldée que le partage du petit nombre des philosophes. C’est le sort de toutes les grandes vérités ; et les Grecs, qui vinrent ensuite, n’adoptèrent que le système commun, qui est le système des enfants.

Quatre cent soixante et dix mille ans[19], c’est beaucoup pour nous autres qui sommes d’hier, mais c’est bien peu de chose pour l’univers entier. Je sais bien que nous ne pouvons adopter ce calcul ; que Cicéron s’en est moqué, qu’il est exorbitant, et que surtout nous devons croire au Pentateuque plutôt qu’à Sanchoniathon et à Bérose ; mais, encore une fois, il est impossible (humainement parlant) que les hommes soient parvenus en dix-neuf cents ans à deviner de si étonnantes vérités. Le premier art est celui de pourvoir à la subsistance, ce qui était autrefois beaucoup plus difficile aux hommes qu’aux brutes ; le second, de former un langage, ce qui certainement demande un espace de temps très-considérable ; le troisième, de se bâtir quelques huttes ; le quatrième, de se vêtir. Ensuite, pour forger le fer, ou pour y suppléer, il faut tant de hasards heureux, tant d’industrie, tant de siècles, qu’on n’imagine pas même comment les hommes en sont venus à bout. Quel saut de cet état à l’astronomie !

Longtemps les Chaldéens gravèrent leurs observations et leurs lois sur la brique, en hiéroglyphes, qui étaient des caractères parlants ; usage que les Égyptiens connurent après plusieurs siècles. L’art de transmettre ses pensées par des caractères alphabétiques ne dut être inventé que très-tard dans cette partie de l’Asie.

Il est à croire qu’au temps où les Chaldéens bâtirent des villes, ils commencèrent à se servir de l’alphabet. Comment faisait-on auparavant ? dira-t-on : comme on fait dans mon village, et dans cent mille villages du monde, où personne ne sait ni lire ni écrire, et cependant où l’on s’entend fort bien, où les arts nécessaires sont cultivés, et même quelquefois avec génie.

Babylone était probablement une très-ancienne bourgade avant qu’on en eût fait une ville immense et superbe. Mais qui a bâti cette ville ? je n’en sais rien. Est-ce Sémiramis ? est-ce Bélus ? est-ce Nabonassar ? Il n’y a peut-être jamais eu dans l’Asie ni de femme appelée Sémiramis, ni d’homme appelé Bélus[20]. C’est comme si nous donnions à des villes grecques les noms d’Armagnac et d’Abbeville. Les Grecs, qui changèrent toutes les terminaisons barbares en mots grecs, dénaturèrent tous les noms asiatiques. De plus, l’histoire de Sémiramis ressemble en tout aux contes orientaux.

Nabonassar, ou plutôt Nabon-assor, est probablement celui qui embellit et fortifia Babylone, et en fit à la fin une ville si superbe. Celui-là est un véritable monarque, connu dans l’Asie par l’ère qui porte son nom. Cette ère incontestable ne commence que 747 ans avant la nôtre : ainsi elle est très-moderne, par rapport au nombre des siècles nécessaires pour arriver jusqu’à l’établissement des grandes dominations. Il paraît, par le nom même de Babylone, qu’elle existait longtemps avant Nabonassar. C’est la ville du Père Bel. Bab signifie père en chaldéen, comme l’avoue d’Herbelot. Bel est le nom du Seigneur. Les Orientaux ne la connurent jamais que sous le nom de Babel, ville du Seigneur, la ville de Dieu, ou, selon d’autres, la porte de Dieu.

Il n’y a pas eu probablement plus de Ninus fondateur de Ninvah, nommée par nous Ninive, que de Bélus fondateur de Babylone. Nul prince asiatique ne porta un nom en us.

Il se peut que la circonférence de Babylone ait été de vingt-quatre de nos lieues moyennes ; mais qu’un Ninus ait bâti sur le Tigre, si près de Babylone, une ville appelée Ninive d’une étendue aussi grande, c’est ce qui ne paraît pas croyable. On nous parle de trois puissants empires qui subsistaient à la fois : celui de Babylone, celui d’Assyrie ou de Ninive, et celui de Syrie ou de Damas. La chose est peu vraisemblable ; c’est comme si l’on disait qu’il y avait à la fois dans une partie de la Gaule trois puissants empires, dont les capitales, Paris, Soissons, et Orléans, avaient chacune vingt-quatre lieues de tour.

J’avoue que je ne comprends rien aux deux empires de Babylone et d’Assyrie. Plusieurs savants, qui ont voulu porter quelques lumières dans ces ténèbres, ont affirmé que l’Assyrie et la Chaldée n’étaient que le même empire, gouverné quelquefois par deux princes, l’un résidant à Babylone, l’autre à Ninive ; et ce sentiment raisonnable peut être adopté, jusqu’à ce qu’on en trouve un plus raisonnable encore.

Ce qui contribue à jeter une grande vraisemblance sur l’antiquité de cette nation, c’est cette fameuse tour élevée pour observer les astres. Presque tous les commentateurs, ne pouvant contester ce monument, se croient obligés de supposer que c’était un reste de la tour de Babel que les hommes voulurent élever jusqu’au ciel. On ne sait pas trop ce que les commentateurs entendent par le ciel : est-ce la lune ? est-ce la planète devenus ? Il y a loin d’ici là. Voulaient-ils seulement élever une tour un peu haute ? Il n’y a là ni aucun mal ni aucune difficulté, supposé qu’on ait beaucoup d’hommes, beaucoup d’instruments et de vivres.

La tour de Babel, la dispersion des peuples, la confusion des langues, sont des choses, comme on sait, très-respectables, auxquelles nous ne touchons point. Nous ne parlons ici que de l’observatoire, qui n’a rien de commun avec les histoires juives.

Si Nabonassar éleva cet édifice, il faut au moins avouer que les Chaldéens eurent un observatoire plus de deux mille quatre cents ans avant nous. Concevez ensuite combien de siècles exige la lenteur de l’esprit humain pour en venir jusqu’à ériger un tel monument aux sciences.

Ce fut en Chaldée, et non en Égypte, qu’on inventa le zodiaque. Il y en a, ce me semble, trois preuves assez fortes : la première, que les Chaldéens furent une nation éclairée, avant que l’Égypte, toujours inondée par le Nil, pût être habitable ; la seconde, que les signes du zodiaque conviennent au climat de la Mésopotamie, et non à celui de l'Égypte. Les Égyptiens ne pouvaient avoir le signe du Taureau au mois d’avril, puisque ce n’est pas en cette saison qu’ils labourent ; ils ne pouvaient, au mois que nous nommons août, figurer un signe par une fille chargée d’épis de blé, puisque ce n’est pas en ce temps qu’ils font la moisson. Ils ne pouvaient figurer janvier par une cruche d’eau, puisqu’il pleut très-rarement en Égypte, et jamais au mois de janvier[21]. La troisième raison, c’est que les signes anciens du zodiaque chaldéen étaient un des articles de leur religion. Ils étaient sous le gouvernement de douze dieux secondaires, douze dieux médiateurs : chacun d’eux présidait à une de ces constellations, ainsi que nous l’apprend Diodore de Sicile, au livre II. Cette religion des anciens Chaldéens était le sabisme, c’est-à-dire l’adoration d’un Dieu suprême, et la vénération des astres et des intelligences célestes qui présidaient aux astres. Quand ils priaient, ils se tournaient vers l’étoile du nord, tant leur culte était lié à l’astronomie.

Vitruve, dans son neuvième livre, où il traite des cadrans solaires, des hauteurs du soleil, de la longueur des ombres, de la lumière, réfléchie par la lune, cite toujours les anciens Chaldéens, et non les Égyptiens. C’est, ce me semble, une preuve assez forte qu’on regardait la Chaldée, et non pas l’Égypte, comme le berceau de cette science, de sorte que rien n’est plus vrai que cet ancien proverbe latin :

Tradidit Ægyptis Babylon, Ægyptus Achivis.


xi. — Des Babyloniens devenus Persans.

À l’orient de Babylone étaient les Perses. Ceux-ci portèrent leurs armes et leur religion à Babylone, lorsque Koresh, que nous appelons Cyrus, prit cette ville avec le secours des Mèdes établis au nord de la Perse. Nous avons deux fables principales sur Cyrus : celle d’Hérodote, et celle de Xénophon, qui se contredisent en tout, et que mille écrivains ont copiées indifféremment.

Hérodote suppose un roi mède, c’est-à-dire un roi des pays voisins de l’Hyrcanie, qu’il appelle Astyage, d’un nom grec. Cet Hyrcanien Astyage commande de noyer son petit-fils Cyrus, au berceau, parce qu’il a vu en songe sa fille Mandane, mère de Cyrus, pisser si copieusement qu’elle inonda toute l’Asie. Le reste de l’aventure est à peu près dans ce goût ; c’est une histoire de Gargantua écrite sérieusement.

Xénophon fait de la vie de Cyrus un roman moral, à peu près semblable à notre Télémaque. Il commence par supposer, pour faire valoir l’éducation mâle et vigoureuse de son héros, que les Mèdes étaient des voluptueux, plongés dans la mollesse. Tous ces peuples voisins de l’Hyrcanie, que les Tartares, alors nommés Scythes, avaient ravagée pendant trente années, étaient-ils des sybarites ?

Tout ce qu’on peut assurer de Cyrus, c’est qu’il fut un grand conquérant, par conséquent un fléau de la terre. Le fond de son histoire est très-vrai ; les épisodes sont fabuleux : il en est ainsi de toute histoire.

Rome existait du temps de Cyrus : elle avait un territoire de quatre à cinq lieues, et pillait tant qu’elle pouvait ses voisins ; mais je ne voudrais pas garantir le combat des trois Horaces, et l’aventure de Lucrèce, et le bouclier descendu du ciel, et la pierre coupée avec un rasoir. Il y avait quelques Juifs esclaves dans la Babylonie et ailleurs ; mais, humainement parlant, on pourrait douter que l’ange Raphaël fût descendu du ciel pour conduire à pied le jeune Tobie vers l’Hyrcanie, afin de le faire payer de quelque argent, et de chasser le diable Asmodée avec la fumée du foie d’un brochet.

Je me garderai bien d’examiner ici le roman d’Hérodote, ou le roman de Xénophon, concernant la vie et la mort de Cyrus ; mais je remarquerai que les Parsis, ou Perses, prétendaient avoir eu parmi eux, il y avait six mille ans, un ancien Zerdust, un prophète, qui leur avait appris à être justes et à révérer le soleil, comme les anciens Chaldéens avaient révéré les étoiles en les observant.

Je me garderai bien d’affirmer que ces Perses et ces Chaldéens fussent si justes, et de déterminer précisément en quel temps vint leur second Zerdust, qui rectifia le culte du soleil, et leur apprit à n’adorer que le Dieu auteur du soleil et des étoiles. Il écrivit ou commenta, dit-on, le livre du Zend, que les Parsis, dispersés aujourd’hui dans l’Asie, révèrent comme leur Bible. Ce livre est très-ancien, mais moins que ceux des Chinois et des brames ; on le croit même postérieur à ceux de Sanchoniathon et des cinq Kinqs des Chinois : il est écrit dans l’ancienne langue sacrée des Chaldéens ; et M. Hyde, qui nous a donné une traduction du Sadder, nous aurait procuré celle du Zend s’il avait pu subvenir aux frais de cette recherche. Je m’en rapporte au moins au Sadder, à cet extrait du Zend, qui est le catéchisme des Parsis. J’y vois que ces Parsis croyaient depuis longtemps un dieu, un diable, une résurrection, un paradis, un enfer. Ils sont les premiers, sans contredit, qui ont établi ces idées ; c’est le système le plus antique, et qui ne fut adopté par les autres nations qu’après bien des siècles, puisque les pharisiens, chez les Juifs, ne soutinrent hautement l’immortalité de l’âme, et le dogme des peines et des récompenses après la mort, que vers le temps des Asmonéens.

Voilà peut-être ce qu’il y a de plus important dans l’ancienne histoire du monde : voilà une religion utile, établie sur le dogme de l'immortalité de l’âme et sur la connaissance de l’Être créateur. Ne cessons point de remarquer par combien de degrés il fallut que l’esprit humain passât pour concevoir un tel système. Remarquons encore que le baptême (l’immersion dans l'eau pour purifier l’âme par le corps) est un des préceptes du Zend (porte 251). La source de tous les rites est venue peut-être des Persans et des Chaldéens, jusqu’aux extrémités de la terre.

Je n’examine point ici pourquoi et comment les Babyloniens eurent des dieux secondaires en reconnaissant un dieu souverain. Ce système, ou plutôt ce chaos, fut celui de toutes les nations. Excepté dans les tribunaux de la Chine, on trouve presque partout l’extrême folie jointe à un peu de sagesse dans les lois, dans les cultes, dans les usages. L’instinct, plus que la raison, conduit le genre humain. On adore en tous lieux la Divinité, et ou la déshonore. Les Perses révérèrent des statues dès qu’ils purent avoir des sculpteurs ; tout en est plein dans les ruines de Persépolis : mais aussi on voit dans ces figures les symboles de l’immortalité ; on y voit des têtes qui s’envolent au ciel avec des ailes, symbole de l’émigration d’une vie passagère à la vie immortelle.

Passons aux usages purement humains. Je m’étonne qu’Hérodote ait dit devant toute la Grèce, dans son premier livre, que toutes les Babyloniennes étaient obligées par la loi de se prostituer, une fois dans leur vie, aux étrangers, dans le temple de Milita ou Vénus[22]. Je m’étonne encore plus que, dans toutes les histoires faites pour l’instruction de la jeunesse, on renouvelle aujourd’hui ce conte. Certes, ce devait être une belle fête et une belle dévotion que de voir accourir dans une église des marchands de chameaux, de chevaux, de bœufs et d’ânes, et de les voir descendre de leurs montures pour coucher devant l’autel avec les principales dames de la ville. De bonne foi, cette infamie peut-elle être dans le caractère d’un peuple policé ? Est-il possible que les magistrats d’une des plus grandes villes du monde aient établi une telle police ; que les maris aient consenti de prostituer leurs femmes ; que tous les pères aient abandonné leurs filles aux palefreniers de l’Asie ? Ce qui n’est pas dans la nature n’est jamais vrai. J’aimerais autant croire Dion Cassius, qui assure que les graves sénateurs de Rome proposèrent un décret par lequel César, âgé de cinquante-sept ans, aurait le droit de jouir de toutes les femmes qu’il voudrait.

Ceux qui, en compilant aujourd’hui l’Histoire ancienne, copient tant d’auteurs sans en examiner aucun, n’auraient-ils pas dû s’apercevoir, ou qu’Hérodote a débité des fables ridicules, ou plutôt que son texte a été corrompu, et qu’il n’a voulu parler que des courtisanes établies dans toutes les grandes villes, et qui, peut-être alors, attendaient les passants sur les chemins ?

Je ne croirai pas davantage Sextus Empiricus, qui prétend que chez les Perses la pédérastie était ordonnée. Quelle pitié ! Comment imaginer que les hommes eussent fait une loi qui, si elle avait été exécutée, aurait détruit la race des hommes[23] ? La pédérastie, au contraire, était expressément défendue dans le livre du Zend ; et c’est ce qu’on voit dans l’abrégé du Zend, le Sadder, où il est dit (porte 9) qu’il n’y a point de plus grand péché[24].

Strabon dit que les Perses épousaient leurs mères ; mais quels sont ses garants ? des ouï-dire, des bruits vagues. Cela put fournir une épigramme à Catulle :

Nam magus ex matre et nato nascatur oportet. Tout mage doit naître de l’inceste d’une mère et d’un fils. Une telle loi n’est pas croyable ; une épigramme n’est pas une preuve. Si l’on n’avait pas trouvé de mères qui voulussent coucher avec leurs fils, il n’y aurait donc point eu de prêtres chez les Perses. La religion des mages, dont le grand objet était la population, devait plutôt permettre aux pères de s’unir à leurs filles, qu’aux mères de coucher avec leurs enfants, puisqu’un vieillard peut engendrer, et qu’une vieille n’a pas cet avantage.

Que de sottises n’avons-nous pas dites sur les Turcs ? Les Romains en disaient davantage sur les Perses.

En un mot, en lisant toute histoire, soyons en garde contre toute fable.


xii. — De la Syrie.

Je vois, par tous les monuments qui nous restent, que la contrée qui s’étend depuis Alexandrette, ou Scanderon, jusqu’auprès de Bagdad, fut toujours nommée Syrie ; que l’alphabet de ces peuples fut toujours syriaque ; que c’est là que furent les anciennes villes de Zobah, de Balbek, de Damas ; et depuis, celles d’Antioche, de Séleucie, de Palmyre, Balk était si ancienne que les Perses prétendent que leur Bram, ou Abraham, était venu de Balk chez eux. Où pouvait donc être ce puissant empire d’Assyrie dont on a tant parlé, si ce n’est pas dans le pays des fables ?

Les Gaules, tantôt s’étendirent jusqu’au Rhin, tantôt furent plus resserrées ; mais qui jamais imagina de placer un vaste empire entre le Rhin et les Gaules ? Qu’on ait appelé les nations voisines de l’Euphrate assyriennes, quand elles se furent étendues vers Damas, et qu’on ait appelé Assyriens les peuples de Syrie, quand ils s’approchèrent de l’Euphrate : c’est là où se peut réduire la difficulté. Toutes les nations voisines se sont mêlées, toutes ont été en guerre et ont changé de limites. Mais lorsqu’une fois il s’est élevé des villes capitales, ces villes établissent une différence marquée entre deux nations. Ainsi les Babyloniens, ou vainqueurs ou vaincus, furent toujours différents des peuples de Syrie. Les anciens caractères de la langue syriaque ne furent point ceux des anciens Chaldéens.

Le culte, les superstitions, les lois bonnes ou mauvaises, les usages bizarres, ne furent point les mêmes. La déesse de Syrie, si ancienne, n’avait aucun rapport avec le culte des Chaldéens. Les mages chaldéens, babyloniens, persans, ne se firent jamais eunuques, comme les prêtres de la déesse de Syrie. Chose étrange ! les Syriens révéraient la figure de ce que nous appelons Priape, et les prêtres se dépouillaient de leur virilité !

Ce renoncement à la génération ne prouve-t-il pas une grande antiquité, une population considérable ? Il n’est pas possible qu’on eût voulu attenter ainsi contre la nature dans un pays où l’espèce aurait été rare.

Les prêtres de Cybèle, en Phrygie, se rendaient eunuques comme ceux de Syrie. Encore une fois, peut-on douter que ce ne fût l’effet de l’ancienne coutume de sacrifier aux dieux ce qu’on avait de plus cher, et de ne se point exposer, devant des êtres qu’on croyait purs, aux accidents de ce qu’on croyait impureté ? Peut-on s’étonner, après de tels sacrifices, de celui que l’on faisait de son prépuce chez d’autres peuples, et de l'amputation d’un testicule chez des nations africaines ? Les fables d’Atis et de Combabus ne sont que des fables, comme celle de Jupiter, qui rendit eunuque Saturne son père. La superstition invente des usages ridicules, et l’esprit romanesque invente des raisons absurdes.

Ce que je remarquerai encore des anciens Syriens, c’est que la ville qui fut depuis nommée la Ville sainte, et Hiérapolis par les Grecs, était nommée par les Syriens Magog. Ce mot Mag a un grand rapport avec les anciens mages ; il semble commun à tous ceux qui, dans ces climats, étaient consacrés au service de la Divinité. Chaque peuple eut une ville sainte. Nous savons que Thèbes, en Égypte, était la ville de Dieu ; Babylone, la ville de Dieu ; Apamée, en Phrygie, était aussi la ville de Dieu.

Les Hébreux, longtemps après, parlent des peuples de Gog et de Magog ; ils pouvaient entendre par ces noms les peuples de l’Euphrate et de l’Oronte : ils pouvaient entendre aussi les Scythes, qui vinrent ravager l’Asie avant Cyrus, et qui dévastèrent la Phénicie ; mais il importe fort peu de savoir quelle idée passait par la tête d’un Juif quand il prononçait Magog ou Gog.

Au reste, je ne balance pas à croire les Syriens beaucoup plus anciens que les Égyptiens, par la raison évidente que les pays les plus aisément cultivables sont nécessairement les premiers peuplés et les premiers florissants.


xiii. — Des Phéniciens et de Sanchoniathon.

Les Phéniciens sont probablement rassemblés en corps de peuple aussi anciennement que les autres habitants de la Syrie. Ils peuvent être moins anciens que les Chaldéens, parce que leur pays est moins fertile. Sidon, Tyr, Joppé, Berith, Ascalon, sont des terrains ingrats. Le commerce maritime a toujours été la dernière ressource des peuples. On a commencé par cultiver sa terre avant de bâtir des vaisseaux pour en aller chercher de nouvelles au delà des mers. Mais ceux qui sont forcés de s’adonner au commerce maritime ont bientôt cette industrie, fille du besoin, qui n’aiguillonne point les autres nations. Il n’est parlé d’aucune entreprise maritime, ni des Chaldéens, ni des Indiens. Les Égyptiens même avaient la mer en horreur ; la mer était leur Typhon, un être malfaisant; et c’est ce qui fait révoquer en doute les quatre cents vaisseaux équipés par Sésostris pour aller conquérir l'Inde. Mais les entreprises des Phéniciens sont réelles, Carthage et Cadix fondées par eux, l’Angleterre découverte, leur commerce aux Indes par Éziongaber, leurs manufactures d’étoffes précieuses, leur art de teindre en pourpre, sont des témoignages de leur habileté ; et cette habileté fit leur grandeur.

Les Phéniciens furent dans l’antiquité ce qu’étaient les Vénitiens au xve siècle, et ce que sont devenus depuis les Hollandais, forcés de s’enrichir par leur industrie.

Le commerce exigeait nécessairement qu’on eût des registres qui tinssent lieu de nos livres de compte, avec des signes aisés et durables pour établir ces registres. L’opinion qui fait les Phéniciens auteurs de l’écriture alphabétique est donc très-vraisemblable. Je n’assurerais pas qu’ils aient inventé de tels caractères avant les Chaldéens ; mais leur alphabet fut certainement le plus complet et le plus utile, puisqu’ils peignirent les voyelles, que les Chaldéens n’exprimaient pas.

Je ne vois pas que les Égyptiens aient jamais communiqué leurs lettres, leur langue, à aucun peuple : au contraire, les Phéniciens transmirent leur langue et leur alphabet aux Carthaginois, qui les altérèrent depuis ; leurs lettres devinrent celles des Grecs, Quel préjugé pour l’antiquité des Phéniciens !

Sanchoniathon, Phénicien, qui écrivit longtemps avant la guerre de Troie l’histoire des premiers âges, et dont Eusèbe nous a conservé quelques fragments traduits par Philon de Biblos ; Sanchoniathon, dis-je, nous apprend que les Phéniciens avaient, de temps immémorial, sacrifié aux éléments et aux vents ; ce qui convient en effet à un peuple navigateur. Il voulut, dans son histoire, s’élever jusqu’à l’origine des choses, comme tous les premiers écrivains ; il eut la même ambition que les auteurs du Zend et du Veidam ; la même qu’eurent Manéthon en Égypte, et Hésiode en Grèce.

On ne pourrait douter de la prodigieuse antiquité du livre de Sanchoniathon, s’il était vrai, comme Warburton le prétend, qu’on en lût les premières lignes dans les mystères d’Isis et de Cérès, hommage que les Égyptiens et les Grecs n’eussent pas rendu à un auteur étranger s’il n’avait pas été regardé comme une des premières sources des connaissances humaines.

Sanchoniathon n’écrivit rien de lui-même ; il consulta toutes les archives anciennes, et surtout le prêtre Jérombal. Le nom de Sanchoniathon signifie, en ancien phénicien, amateur de la vérité. Porphyre le dit, Théodoret et Bochart l’avouent. La Phénicie était appelée le pays des lettres, Kirjath sepher. Quand les Hébreux vinrent s’établir dans une partie de cette contrée, ils brûlèrent la ville des lettres, comme on le voit dans Josué et dans les Juges.

Jérombal, consulté par Sanchoniathon, était prêtre du dieu suprême, que les Phéniciens nommaient Iao, Jeova, nom réputé sacré, adopté chez les Égyptiens et ensuite chez les Juifs. On voit, par les fragments de ce monument si antique, que Tyr existait depuis très-longtemps, quoiqu’elle ne fût pas encore parvenue à être une ville puissante.

Ce mot El, qui désignait Dieu chez les premiers Phéniciens, a quelque rapport à l’Alla des Arabes ; et il est probable que de ce monosyllabe El les Grecs composèrent leur Élios. Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’on trouve chez les anciens Phéniciens le mot Éloa, Éloin, dont les Hébreux se servirent très-longtemps après, quand ils s’établirent dans le Canaan.

C’est de la Phénicie que les Juifs prirent tous les noms qu’ils donnèrent à Dieu, Éloa, Iao, Adonaï ; cela ne peut être autrement, puisque les Juifs ne parlèrent longtemps en Canaan que la langue phénicienne.

Ce mot Iao, ce nom ineffable chez les Juifs, et qu’ils ne prononçaient jamais, était si commun dans l’Orient que Diodore, dans son livre second, en parlant de ceux qui feignirent des entretiens avec les dieux, dit que « Minos se vantait d’avoir communiqué avec le dieu Zeus, Zamolxis avec la déesse Vesta, et le Juif Moïse avec le dieu Iao, etc. »

Ce qui mérite surtout d’être observé, c’est que Sanchoniathon, en rapportant l’ancienne cosmologie de son pays, parle d’abord du chaos d’un air ténébreux, Chautereb[25]. L’Érèbe, la nuit d’Hésiode, est prise du mot phénicien qui s’est conservé chez les Grecs. Du chaos sortit Mot, qui signifie la matière. Or, qui arrangea la matière ? C’est colpi Iao, l’esprit de Dieu, le vent de Dieu, ou plutôt la voix de la bouche de Dieu. C’est à la voix de Dieu que naquirent les animaux et les hommes[26].

Il est aisé de se convaincre que cette cosmogonie est l’origine de presque toutes les autres. Le peuple le plus ancien est toujours imité par ceux qui viennent après lui ; ils apprennent sa langue, ils suivent une partie de ses rites, ils s’approprient ses antiquités et ses fables. Je sais combien toutes les origines chaldéennes, syriennes, phéniciennes, égyptiennes, et grecques, sont obscures. Quelle origine ne l’est pas ? Nous ne pouvons avoir rien de certain sur la formation du monde, que ce que le Créateur du monde aurait daigné nous apprendre lui-même. Nous marchons avec sûreté jusqu’à certaines bornes : nous savons que Babylone existait avant Rome ; que les villes de Syrie étaient puissantes avant qu’on connût Jérusalem ; qu’il y avait des rois d’Égypte avant Jacob, avant Abraham : nous savons quelles sociétés se sont établies les dernières ; mais pour savoir précisément quel fut le premier peuple, il faut une révélation.

Au moins nous est-il permis de peser les probabilités, et de nous servir de notre raison dans ce qui n’intéresse point nos dogmes sacrés, supérieurs à toute raison, et qui ne cèdent qu’à la morale.

Il est très-avéré que les Phéniciens occupaient leur pays longtemps avant que les Hébreux s’y présentassent. Les Hébreux purent-ils apprendre la langue phénicienne quand ils erraient, loin de la Phénicie, dans le désert, au milieu de quelques hordes d’Arabes ?

La langue phénicienne put-elle devenir le langage ordinaire des Hébreux ? et purent-ils écrire dans cette langue du temps de Josué, parmi des dévastations et des massacres continuels ? Les Hébreux après Josué, longtemps esclaves dans ce même pays qu’ils avaient mis à feu et à sang, n’apprirent-ils pas alors un peu de la langue de leurs maîtres, comme depuis ils apprirent un peu de chaldéen quand ils furent esclaves à Babylone ?

N’est-il pas de la plus grande vraisemblance qu’un peuple commerçant, industrieux, savant, établi de temps immémorial, et qui passe pour l’inventeur des lettres, écrivit longtemps avant un peuple errant, nouvellement établi dans son voisinage, sans aucune science, sans aucune industrie, sans aucun commerce, et subsistant uniquement de rapines ?

Peut-on nier sérieusement l’authenticité des fragments de Sanchoniathon conservés par Eusèbe ? ou peut-on imaginer, avec le savant Huet, que Sanchoniathon ait puisé chez Moïse, quand tout ce qui reste de monuments antiques nous avertit que Sanchoniathon vivait avant Moïse ? Nous ne décidons rien, c’est au lecteur éclairé et judicieux à décider entre Huet et Van-Dale, qui l’a réfuté. Nous cherchons la vérité, et non la dispute.


xiv. — Des Scythes et des Gomérites.

Laissons Gomer, presque au sortir de l’arche, aller subjuguer les Gaules, et les peupler en quelques années ; laissons aller Tubal en Espagne et Magog dans le nord de l’Allemagne, vers le temps où les fils de Cham faisaient une prodigieuse quantité d’enfants tout noirs vers la Guinée et le Congo. Ces impertinences dégoûtantes sont débitées dans tant de livres que ce n’est pas la peine d’en parler ; les enfants commencent à en rire ; mais par quelle faiblesse, ou par quelle malignité secrète, ou par quelle affectation de montrer une éloquence déplacée, tant d’historiens ont-ils fait de si grands éloges des Scythes, qu’ils ne connaissaient pas ?

Pourquoi Quinte-Curce, en parlant des Scythes qui habitaient au nord de la Sogdiane, au delà de l’Oxus (qu’il prend pour le Tanaïs, qui en est à cinq cents lieues), pourquoi, dis-je, Quinte-Curce met-il une harangue philosophique dans la bouche de ces barbares ? Pourquoi suppose-t-il qu’ils reprochent à Alexandre sa soif de conquérir ? Pourquoi leur fait-il dire qu’Alexandre est le plus fameux voleur de la terre, eux qui avaient exercé le brigandage dans toute l’Asie si longtemps avant lui ? Pourquoi enfin Quinte-Curce peint-il ces Scythes comme les plus justes de tous les hommes ? La raison en est que, comme il place en mauvais géographe le Tanaïs du côté de la mer Caspienne, il parle du prétendu désintéressement des Scythes en déclamateur.

Si Horace, en opposant les mœurs des Scythes à celles des Romains, fait en vers harmonieux le panégyrique de ces barbares, s’il dit (ode xxiv, liv. III),

Campestres melius Scythæ, Quorum plaustra vagas rite trahunt domos,

Vivunt, et rigidi Getae ;


Voyez les habitants de l’affreuse Scythie, Qui vivent sur des chars ; Avec plus d’innocence ils consument leur vie Que le peuple de Mars ; c’est qu’Horace parle en poëte un peu satirique, qui est bien aise d’élever des étrangers aux dépens de son pays. C’est par la même raison que Tacite[27] s’épuise à louer les barbares Germains, qui pillaient les Gaules et qui immolaient des hommes à leurs abominables dieux. Tacite, Quinte-Curce, Horace, ressemblent à ces pédagogues qui, pour donner de l’émulation à leurs disciples, prodiguent en leur présence des louanges à des enfants étrangers, quelque grossiers qu’ils puissent être.

Les Scythes sont ces mêmes barbares que nous avons depuis appelés Tartares ; ce sont ceux-là mêmes qui, longtemps avant Alexandre, avaient ravagé plusieurs fois l’Asie, et qui ont été les déprédateurs d’une grande partie du continent. Tantôt, sous le nom de Monguls ou de Huns, ils ont asservi la Chine et les Indes ; tantôt, sous le nom de Turcs, ils ont chassé les Arabes qui avaient conquis une partie de l’Asie, C’est de ces vastes campagnes que partirent les Huns pour aller jusqu’à Rome. Voilà ces hommes désintéressés et justes dont nos compilateurs vantent encore aujourd’hui l’équité quand ils copient Quinte-Curce. C’est ainsi qu’on nous accable d’histoires anciennes, sans choix et sans jugement ; on les lit à peu près avec le même esprit qu’elles ont été faites, et on ne se met dans la tête que des erreurs.

Les Russes habitent aujourd’hui l’ancienne Scythie européane ; ce sont eux qui ont fourni à l’histoire des vérités bien étonnantes. Il y a eu sur la terre des révolutions qui ont plus frappé l’imagination ; il n’y en a pas une qui satisfasse autant l’esprit humain, et qui lui fasse autant d’honneur. On a vu des conquérants et des dévastations ; mais qu’un seul homme ait, en vingt années, changé les mœurs, les lois, l’esprit du plus vaste empire de la terre ; que tous les arts soient venus en foule embellir les déserts ; c’est là ce qui est admirable. Une femme qui ne savait ni lire ni écrire perfectionna ce que Pierre le Grand avait commencé. Une autre femme (Élisabeth) étendit encore ces nobles commencements. Une autre impératrice encore est allée plus loin que les deux autres ; son génie s’est communiqué à ses sujets ; les révolutions du palais n’ont pas retardé d’un moment les progrès de la félicité de l’empire : on a vu, en un demi-siècle, la cour de Scythie plus éclairée que ne l’ont été jamais la Grèce et Rome.

Et ce qui est plus admirable, c’est qu’en 1770, temps auquel nous écrivons, Catherine II poursuit en Europe et eu Asie les Turcs fuyant devant ses armées, et les fait trembler dans Constantinople. Ses soldats sont aussi terribles que sa cour est polie ; et, quel que soit l’événement de cette grande guerre, la postérité doit admirer la Thomiris du Nord : elle mérite de venger la terre de la tyrannie turque.


xv. — De l’Arabie.

Si l’on est curieux de monuments tels que ceux de l’Égypte, je ne crois pas qu’on doive les chercher en Arabie. La Mecque fut, dit-on, bâtie vers le temps d’Abraham ; mais elle est dans un terrain si sablonneux et si ingrat qu’il n’y a pas d’apparence qu’elle ait été fondée avant les villes qu’on éleva près des fleuves, dans des contrées fertiles. Plus de la moitié de l’Arabie est un vaste désert, ou de sables ou de pierres. Mais l’Arabie Heureuse a mérité ce nom en ce qu’étant environnée de solitudes et d’une mer orageuse, elle a été à l’abri de la rapacité des voleurs, appelés conquérants, jusqu’à Mahomet ; et même alors elle ne fut que la compagne de ses victoires. Cet avantage est bien au-dessus de ses aromates, de son encens, de sa cannelle, qui est d’une espèce médiocre, et même de son café, qui fait aujourd’hui sa richesse. L’Arabie Déserte est ce pays malheureux, habité par quelques Amalécites, Moabites, Madianites : pays affreux, qui ne contient pas aujourd’hui neuf à dix mille Arabes, voleurs errants, et qui ne peut en nourrir davantage. C’est dans ces mêmes déserts qu’il est dit que deux millions d’Hébreux passèrent quarante années. Ce n’est point la vraie Arabie, et ce pays est souvent appelé désert de Syrie.

L’Arabie Pétrée n’est ainsi appelée que du nom de Pétra, petite forteresse, à qui sûrement les Arabes n’avaient pas donné ce nom, mais qui fut nommée ainsi par les Grecs vers le temps d’Alexandre. Cette Arabie Pétrée est fort petite, et peut être confondue, sans lui faire tort, avec l’Arabie Déserte : l’une et l’autre ont toujours été habitées par des hordes vagabondes. C’est auprès de cette Arabie Pétrée que fut bâtie la ville appelée par nous Jérusalem.

Pour cette vaste partie appelée Heureuse, près de la moitié consiste aussi en déserts ; mais quand on avance quelques milles dans les terres, soit à l’orient de Moka, soit même à l’orient de la Mecque, c’est alors qu’on trouve le pays le plus agréable de la terre. L’air y est parfumé, dans un été continuel, de l’odeur des plantes aromatiques que la nature y fait croître sans culture. Mille ruisseaux descendent des montagnes, et entretiennent une fraîcheur perpétuelle qui tempère l’ardeur du soleil sous des ombrages toujours verts.

C’est surtout dans ces pays que le mot de jardin, paradis, signifia la faveur céleste.

Les jardins de Saana, vers Aden, furent plus fameux chez les Arabes que ne le furent depuis ceux d’Alcinoüs chez les Grecs ; et cet Aden, ou Éden, était nommé le lieu des délices. On parle encore d’un ancien Shedad, dont les jardins n’étaient pas moins renommés. La félicité, dans ces climats brûlants, était l’ombrage.

Ce vaste pays de l’Yemen est si beau, ses ports sont si heureusement situés sur l’Océan indien, qu’on prétend qu’Alexandre voulut conquérir l’Yemen pour en faire le siége de son empire, et y établir l’entrepôt du commerce du monde. Il eût entretenu l’ancien canal des rois d’Égypte, qui joignait le Nil à la mer Rouge ; et tous les trésors de l’Inde auraient passé d’Aden ou d’Éden à sa ville d’Alexandrie. Une telle entreprise ne ressemble pas à ces fables insipides et absurdes dont toute histoire ancienne est remplie : il eût fallu, à la vérité, subjuguer toute l’Arabie ; si quelqu’un le pouvait, c’était Alexandre : mais il paraît que ces peuples ne le craignirent point ; ils ne lui envoyèrent pas même des députés quand il tenait sous le joug l’Égypte et la Perse.

Les Arabes, défendus par leurs déserts et par leur courage, n’ont jamais subi le joug étranger ; Trajan ne conquit qu’un peu de l’Arabie Pétrée : aujourd’hui même ils bravent la puissance du Turc. Ce grand peuple a toujours été aussi libre que les Scythes, et plus civilisé qu’eux.

Il faut bien se garder de confondre ces anciens Arabes avec les hordes qui se disent descendues d’Ismaël. Les Ismaélites, ou Agaréens, ou ceux qui se disaient enfants de Cethura, étaient des tribus étrangères qui ne mirent jamais le pied dans l’Arabie Heureuse. Leurs hordes erraient dans l’Arabie Pétrée vers le pays de Madian ; elles se mêlèrent depuis avec les vrais Arabes, du temps de Mahomet, quand elles embrassèrent sa religion.

Ce sont les peuples de l’Arabie proprement dite qui étaient véritablement indigènes, c’est-à-dire qui, de temps immémorial, habitaient ce beau pays, sans mélange d’aucune autre nation, sans avoir jamais été ni conquis ni conquérants. Leur religion était la plus naturelle et la plus simple de toutes ; c’était le culte d’un Dieu et la vénération pour les étoiles, qui semblaient, sous un ciel si beau et si pur, annoncer la grandeur de Dieu avec plus de magnificence que le reste de la nature. Ils regardaient les planètes comme des médiatrices entre Dieu et les hommes. Ils eurent cette religion jusqu’à Mahomet. Je crois bien qu’il y eut beaucoup de superstitions, puisqu’ils étaient hommes ; mais, séparés du reste du monde par des mers et des déserts, possesseurs d’un pays délicieux et se trouvant au-dessus de tout besoin et de toute crainte, ils durent être nécessairement moins méchants et moins superstitieux que d’autres nations.

On ne les avait jamais vus ni envahir le bien de leurs voisins, comme des bêtes carnassières affamées ; ni égorger les faibles, en prétextant les ordres de la Divinité ; ni faire leur cour aux puissants, en les flattant par de faux oracles : leurs superstitions ne furent ni absurdes ni barbares.

On ne parle point d’eux dans nos histoires universelles fabriquées dans notre Occident ; je le crois bien : ils n’ont aucun rapport avec la petite nation juive, qui est devenue l’objet et le fondement de nos histoires prétendues universelles, dans lesquelles un certain genre d’auteurs, se copiant les uns les autres, oublie les trois quarts de la terre.


xvi. — De Bram, Abram, Abraham.[28]


Il semble que ce nom de Bram, Brama, Abram, Ibrahim, soit un des noms les plus communs aux anciens peuples de l’Asie. Les Indiens, que nous croyons une des premières nations, font de leur Brama un fils de Dieu, qui enseigna aux brames la manière de l’adorer. Ce nom fut en vénération de proche en proche. Les Arabes, les Chaldéens, les Persans, se l’approprièrent, et les Juifs le regardèrent comme un de leurs patriarches. Les Arabes, qui trafiquaient avec les Indiens, eurent probablement les premiers quelques idées confuses de Brama, qu’ils nommèrent Abrama, et dont ensuite ils se vantèrent d’être descendus. Les Chaldéens l’adoptèrent comme un législateur. Les Perses appelaient leur ancienne religion Millat Ibrahim ; les Mèdes, Kish Ibrahim. Ils prétendaient que cet Ibrahim ou Abraham était de la Bactriane, et qu’il avait vécu près de la ville de Balk : ils révéraient en lui un prophète de la religion de l’ancien Zoroastre : il n’appartient sans doute qu’aux Hébreux, puisqu’ils le reconnaissent pour leur père dans leurs livres sacrés.

Des savants ont cru que ce nom était indien parce que les prêtres indiens s’appelaient brames, brachmanes, et que plusieurs de leurs institutions ont un rapport immédiat à ce nom ; au lieu que, chez les Asiatiques occidentaux, vous ne voyez aucun établissement qui tire son nom d’Abram ou d’Abraham. Nulle société ne s’est jamais nommée abramique ; nul rite, nulle cérémonie de ce nom : mais, puisque les livres juifs disent qu’Abraham est la tige des Hébreux, il faut croire sans difficulté ces Juifs, qui, bien que détestés par nous, sont pourtant regardés comme nos précurseurs et nos maîtres.

L’Alcoran cite, touchant Abraham, les anciennes histoires arabes ; mais il en dit très-peu de chose : elles prétendent que cet Abraham fonda la Mecque.

Les Juifs le font venir de Chaldée, et non pas de l’Inde ou de la Bactriane ; ils étaient voisins de la Chaldée ; l’Inde et la Bactriane leur étaient inconnues. Abraham était un étranger pour tous ces peuples ; et la Chaldée étant un pays dès longtemps renommé pour les sciences et les arts, c’était un honneur, humainement parlant, pour une chétive et barbare nation renfermée dans la Palestine, de compter un ancien sage, réputé chaldéen, au nombre de ses ancêtres.

S’il est permis d’examiner la partie historique des livres judaïques, par les mêmes règles qui nous conduisent dans la critique des autres histoires, il faut convenir, avec tous les commentateurs, que le récit des aventures d’Abraham, tel qu’il se trouve dans le Pentateuque, serait sujet à quelques difficultés s’il se trouvait dans une autre histoire.

La Genèse, après avoir raconté la mort de Tharé, dit qu’Abraham son fils sortit d’Aran, âgé de soixante et quinze ans ; et il est naturel d’en conclure qu’il ne quitta son pays qu’après la mort de son père.

Mais la même Genèse dit que Tharé, l’ayant engendré à soixante et dix ans, vécut jusqu’à deux cent cinq ; ainsi Abraham aurait eu cent trente-cinq ans quand il quitta la Chaldée. Il paraît étrange qu’à cet âge il ait abandonné le fertile pays de la Mésopotamie pour aller, à trois cents milles de là, dans la contrée stérile et pierreuse de Sichem, qui n’était point un lieu de commerce. De Sichem on le fait aller acheter du blé à Memphis, qui est environ à six cents milles ; et dès qu’il arrive, le roi devient amoureux de sa femme, âgée de soixante et quinze ans.

Je ne touche point à ce qu’il y a de divin dans cette histoire, je m’en tiens toujours aux recherches de l’antiquité. Il est dit qu'Abraham reçut de grands présents du roi d’Égypte[29]. Ce pays était dès lors un puissant État ; la monarchie était établie, les arts y étaient donc cultivés ; le fleuve avait été dompté ; on avait creusé partout des canaux pour recevoir ses inondations, sans quoi la contrée n’eût pas été habitable.

Or, je demande à tout homme sensé s’il n’avait pas fallu des siècles pour établir un tel empire dans un pays longtemps inaccessible, et dévasté par les eaux mêmes qui le fertilisèrent ? Abraham, selon la Genèse, arriva en Égypte deux mille ans avant notre ère vulgaire. Il faut donc pardonner aux Manéthon, aux Hérodote, aux Diodore, aux Ératosthène, et à tant d’autres, la prodigieuse antiquité qu’ils accordent tous au royaume d’Égypte ; et cette antiquité devait être très-moderne, en comparaison de celle des Chaldéens et des Syriens.

Qu’il soit permis d’observer un trait de l’histoire d’Abraham. Il est représenté, au sortir de l’Egypte, comme un pasteur nomade, errant entre le mont Carmel et le lac Asphaltite ; c’est le désert le plus aride de l’Arabie Pétrée ; tout le territoire y est bitumineux ; l’eau y est très-rare : le peu qu’on y en trouve est moins potable que celle de la mer. Il y voiture ses tentes avec trois cent dix-huit serviteurs ; et son neveu Loth est établi dans la ville ou bourg de Sodome. Un roi de Babylone, un roi de Perse, un roi de Pont, et un roi de plusieurs autres nations, se liguent ensemble pour faire la guerre à Sodome et à quatre bourgades voisines. Ils prennent ces bourgs et Sodome ; Loth est leur prisonnier. Il n’est pas aisé de comprendre comment quatre grands rois si puissants se liguèrent pour venir ainsi attaquer une horde d’Arabes dans un coin de terre si sauvage, ni comment Abraham défit de si puissants monarques avec trois cents valets de campagne, ni comment il les poursuivit jusque par delà Damas. Quelques traducteurs ont mis Dan pour Damas ; mais Dan n’existait pas du temps de Moïse, encore moins du temps d’Abraham. Il y a, de l’extrémité du lac Asphaltide, où Sodome était située, jusqu’à Damas, plus de trois cents milles de route. Tout cela est au-dessus de nos conceptions. Tout est miraculeux dans l’histoire des Hébreux. Nous l’avons déjà dit[30], et nous redisons encore que nous croyons ces prodiges et tous les autres sans aucun examen.


xvii. — De l’Inde.

S’il est permis de former des conjectures, les Indiens, vers le Gange, sont peut-être les hommes le plus anciennement rassemblés en corps de peuple. Il est certain que le terrain où les animaux trouvent la pâture la plus facile est bientôt couvert de l’espèce qu’il peut nourrir. Or il n’y a pas de contrée au monde où l’espèce humaine ait sous sa main des aliments plus sains, plus agréables et en plus grande abondance que vers le Gange. Le riz y croît sans culture ; le coco, la datte, le figuier, présentent de tous côtés des mets délicieux ; l’oranger, le citronnier, fournissent à la fois des boissons rafraîchissantes avec quelque nourriture ; les cannes de sucre sont sous la main ; les palmiers et les figuiers à larges feuilles y donnent le plus épais ombrage. On n’a pas besoin, dans ce climat, d’écorcher des troupeaux pour défendre ses enfants des rigueurs des saisons ; on les y élève encore aujourd’hui tout nus jusqu’à la puberté. Jamais on ne fut obligé, dans ce pays, de risquer sa vie en attaquant les animaux, pour la soutenir en se nourrissant de leurs membres déchirés, comme on a fait presque partout ailleurs.

Les hommes se seront rassemblés d’eux-mêmes dans ce climat heureux ; on ne se sera point disputé un terrain aride pour y établir de maigres troupeaux ; on ne se sera point fait la guerre pour un puits, pour une fontaine, comme ont fait des barbares dans l’Arabie Pétrée.

Les brames se vantent de posséder les monuments les plus anciens qui soient sur la terre. Les raretés les plus antiques que l’empereur chinois Cam-hi eût dans son palais étaient indiennes : il montrait à nos missionnaires mathématiciens d’anciennes monnaies indiennes, frappées au coin, fort antérieures aux monnaies de cuivre des empereurs chinois : et c’est probablement des Indiens que les rois de Perse apprirent l’art monétaire.

Les Grecs, avant Pythagore, voyageaient dans l’Inde pour s’instruire. Les signes des sept planètes et des sept métaux sont encore, dans presque toute la terre, ceux que les Indiens inventèrent : les Arabes furent obligés de prendre leurs chiffres. Celui des jeux[31] qui fait le plus d’honneur à l’esprit humain nous vient incontestablement de l’Inde ; les éléphants, auxquels nous avons substitué des tours, en sont une preuve : il était naturel que les Indiens fissent marcher des éléphants, mais il ne l’est pas que des tours marchent.

Enfin les peuples les plus anciennement connus, Persans, Phéniciens, Arabes, Égyptiens, allèrent, de temps immémorial, trafiquer dans l’Inde, pour en rapporter les épiceries que la nature n’a données qu’à ces climats, sans que jamais les Indiens allassent rien demander h aucune de ces nations.

On nous parle d’un Bacchus qui partit, dit-on, d’Égypte, ou d’une contrée de l’Asie occidentale, pour conquérir l’Inde. Ce Bacchus, quel qu’il soit, savait donc qu’il y avait au bout de notre continent une nation qui valait mieux que la sienne. Le besoin fit les premiers brigands, ils n’envahirent l’Inde que parce qu’elle était riche ; et sûrement le peuple riche est rassemblé, civilisé, policé, longtemps avant le peuple voleur.

Ce qui me frappe le plus dans l’Inde, c’est cette ancienne opinion de la transmigration des âmes, qui s’étendit avec le temps jusqu’à la Chine et dans l’Europe. Ce n’est pas que les Indiens sussent ce que c’est qu’une âme : mais ils imaginaient que ce principe, soit aérien, soit igné, allait successivement animer d’autres corps. Remarquons attentivement ce système de philosophie qui tient aux mœurs. C’était un grand frein pour les pervers que la crainte d’être condamnés par Visnou et par Brama à devenir les plus vils et les plus malheureux des animaux. Nous verrons bientôt que tous les grands peuples avaient une idée d’une autre vie, quoique avec des notions différentes. Je ne vois guère, parmi les anciens empires, que les Chinois qui n’établirent pas la doctrine de l’immortalité de l’âme. Leurs premiers législateurs ne promulguèrent que des lois morales : ils crurent qu’il suffisait d’exhorter les hommes à la vertu, et de les y forcer par une police sévère.

Les Indiens eurent un frein de plus, en embrassant la doctrine de la métempsycose ; la crainte de tuer son père ou sa mère en tuant des hommes et des animaux leur inspira une horreur pour le meurtre et pour toute violence, qui devint chez eux une seconde nature. Ainsi tous les Indiens dont les familles ne sont alliées ni aux Arabes, ni aux Tartares, sont encore aujourd’hui les plus doux de tous les hommes. Leur religion et la température de leur climat rendirent ces peuples entièrement semblables à ces animaux paisibles que nous élevons dans nos bergeries et dans nos colombiers pour les égorger à notre plaisir. Toutes les nations farouches qui descendirent du Caucase, du Taurus et de l’Immaüs pour subjuguer les habitants des bords de l’Inde, de l’Hydaspe, du Gange, les asservirent en se montrant.

C’est ce qui arriverait aujourd’hui à ces chrétiens primitifs, appelés Quakers, aussi pacifiques que les Indiens ; ils seraient dévorés par les autres nations, s’ils n’étaient protégés par leurs belliqueux compatriotes. La religion chrétienne, que ces seuls primitifs suivent à la lettre, est aussi ennemie du sang que la pythagoricienne. Mais les peuples chrétiens n’ont jamais observé leur religion, et les anciennes castes indiennes ont toujours pratiqué la leur : c’est que le pythagorisme est la seule religion au monde qui ait su faire de l’horreur du meurtre une piété filiale et un sentiment religieux. La transmigration des âmes est un système si simple, et même si vraisemblable aux yeux des peuples ignorants ; il est si facile de croire que ce qui anime un homme peut ensuite en animer un autre, que tous ceux qui adoptèrent cette religion crurent voir les âmes de leurs parents dans tous les hommes qui les environnaient. Ils se crurent tous frères, pères, mères, enfants les uns des autres : cette idée inspirait nécessairement une charité universelle ; on tremblait de blesser un être qui était de la famille. En un mot, l’ancienne religion de l’Inde, et celle des lettrés à la Chine, sont les seules dans lesquelles les hommes n’aient point été barbares. Comment put-il arriver qu’ensuite ces mêmes hommes, qui se faisaient un crime d’égorger un animal, permissent que les femmes se brûlassent sur le corps de leurs maris, dans la vaine espérance de renaître dans des corps plus beaux et plus heureux ? c’est que le fanatisme et les contradictions sont l’apanage de la nature humaine.

Il faut surtout considérer que l’abstinence de la chair des animaux est une suite de la nature du climat. L’extrême chaleur et l’humidité y pourrissent bientôt la viande ; elle y est une très-mauvaise nourriture : les liqueurs fortes y sont également défendues par la nature, qui exige dans l’Inde des boissons rafraîchissantes. La métempsycose passa, à la vérité, chez nos nations septentrionales ; les Celtes crurent qu’ils renaîtraient dans d’autres corps : mais si les druides avaient ajouté à cette doctrine la défense de manger de la chair, ils n’auraient pas été obéis.

Nous ne connaissons presque rien des anciens rites des brames, conservés jusqu’à nos jours : ils communiquent peu les livres du Hanscrit, qu’ils ont encore dans cette ancienne langue sacrée : leur Veidam, leur Shasta, ont été aussi longtemps inconnus que le Zend des Perses, et que les cinq Kings des Chinois. Il n’y a guère que six-vingts ans que les Européans eurent les premières notions des cinq Kings ; et le Zend n’a été vu que par le célèbre docteur Hyde, qui n’eut pas de quoi l’acheter et de quoi payer l’interprète ; et par le marchand Chardin, qui ne voulut pas en donner le prix qu’on lui en demandait. Nous n’eûmes que cet extrait du Zend, ou ce Sadder dont j’ai déjà parlé[32].

Le hasard plus heureux a procuré à la bibliothèque de Paris un ancien livre des brames ; c’est l’Ézour-Veidam, écrit avant l’expédition d’Alexandre dans l’Inde, avec un rituel de tous les anciens rites des brachmanes, intitulé le Cormo-Veidam : ce manuscrit, traduit par un brame, n’est pas à la vérité le Veidam lui-même ; mais c’est un résumé des opinions et des rites contenus dans cette loi. Nous n’avons que depuis peu d’années le Shasta ; nous le devons aux soins et à l’érudition de M. Holwell, qui a demeuré très-longtemps parmi les brames. Le Shasta est antérieur au Veidam de quinze cents années, selon le calcul de ce savant Anglais[33]. Nous pouvons donc nous flatter d’avoir aujourd’hui quelque connaissance des plus anciens écrits qui soient au monde.

Il faut désespérer d’avoir jamais rien des Égyptiens ; leurs livres sont perdus, leur religion s’est anéantie : ils n’entendent plus leur ancienne langue vulgaire, encore moins la sacrée. Ainsi ce qui était plus près de nous, plus facile à conserver, déposé dans des bibliothèques immenses, a péri pour jamais ; et nous avons trouvé, au bout du monde, des monuments non moins authentiques, que nous ne devions pas espérer de découvrir.

On ne peut douter de la vérité, de l’authenticité de ce rituel des brachmanes dont je parle. L’auteur assurément ne flatte pas sa secte; il ne cherche point à déguiser les superstitions, à leur donner quelque vraisemblance par des explications forcées, à les excuser par des allégories. Il rend compte des lois les plus extravagantes avec la simplicité de la candeur. L’esprit humain paraît là dans toute sa misère. Si les brames observaient toutes les lois de leur Veidam, il n’y a point de moine qui voulût s’assujettir à cet état. A peine le fils d’un brame est-il né qu’il est l’esclave de la cérémonie. On frotte sa langue avec de la poix-résine détrempée dans de la farine; on prononce le mot oum ; on invoque vingt divinités subalternes avant qu’on lui ait coupé le nombril ; mais aussi on lui dit : Vivez pour commander aux hommes ; et, dès qu’il peut parler, on lui fait sentir la dignité de son être. En effet, les Brachmanes furent longtemps souverains dans l’Inde ; et la théocratie fut établie dans cette vaste contrée plus qu’en aucun pays du monde.

Bientôt on expose l’enfant à la lune ; on prie l’Être suprême d’effacer les péchés que l’enfant peut avoir commis, quoiqu’il ne soit né que depuis huit jours ; on adresse des antiennes au feu ; on donne à l’enfant, avec cent cérémonies, le nom de Chormo, qui est le titre d’honneur des brames.

Dès que cet enfant peut marcher, il passe sa vie à se baigner et à réciter des prières ; il fait le sacrifice des morts ; et ce sacrifice est institué pour que Brama donne à l’âme des ancêtres de l’enfant une demeure agréable dans d’autres corps.

On fait des prières aux cinq vents qui peuvent sortir par les cinq ouvertures du corps humain. Cela n’est pas plus étrange que les prières récitées au dieu Pet par les bonnes vieilles de Rome.

Nulle fonction de la nature, nulle action chez les brames, sans prières. La première fois qu’on rase la tête de l’enfant, le père dit au rasoir dévotement: « Rasoir, rase mon fils comme tu as rasé le soleil et le dieu Indro. » Il se pourrait, après tout, que le dieu Indro eût été autrefois rasé ; mais pour le soleil, cela n’est pas aisé à comprendre, à moins que les brames n’aient eu notre Apollon, que nous représentons encore sans barbe.

Le récit de toutes ces cérémonies serait aussi ennuyeux qu’elles nous paraissent ridicules ; et, dans leur aveuglement, ils en disent autant des nôtres : mais il y a chez eux un mystère qui ne doit pas être passé sous silence, c’est le Matricha Machom. On se donne, par ce mystère, un nouvel être, une nouvelle vie.

L’âme est supposée être dans la poitrine ; et c’est en effet le sentiment de presque toute l’antiquité. On passe la main, de la poitrine à la tête, en appuyant sur le nerf qu’on croit aller d’un de ces organes à l’autre, et l’on conduit ainsi son âme à son cerveau. Quand on est sûr que son âme est bien montée, alors le jeune homme s’écrie que son âme et son corps sont réunis à l’Être suprême, et dit : Je suis moi-même une partie de la Divinité.

Celte opinion a été celle des plus respectables philosophes de la Grèce, de ces stoïciens qui ont élevé la nature humaine au- dessus d’elle-même, celle des divins Antonins ; et il faut avouer que rien n’était plus capable d’inspirer de grandes vertus. Se croire une partie de la Divinité, c’est s’imposer la loi de ne rien faire qui ne soit digne de Dieu même.

On trouve, dans cette loi des brachmanes, dix commandements, et ce sont dix péchés à éviter. Ils sont divisés en trois espèces : les péchés du corps, ceux de la parole, ceux de la volonté. Frapper, tuer son prochain, le voler, violer les femmes, ce sont les péchés du corps ; dissimuler, mentir, injurier, ce sont les péchés de la parole ; ceux de la volonté consistent à souhaiter le mal, à regarder le bien des autres avec envie, à n’être pas touché des misères d’autrui. Ces dix commandements font pardonner tous les rites ridicules. On voit évidemment que la morale est la même chez toutes les nations civilisées, tandis que les usages les plus consacrés chez un peuple paraissent aux autres ou extravagants ou haïssables. Les rites établis divisent aujourd’hui le genre humain, et la morale le réunit.

La superstition n’empêcha jamais les brachmanes de reconnaître un dieu unique. Strabon, dans son quinzième livre, dit qu’ils adorent un dieu suprême ; qu’ils gardent le silence plusieurs années avant d’oser parler ; qu’ils sont sobres, chastes, tempérants ; qu’ils vivent dans la justice, et qu’ils meurent sans regret. C’est le témoignage que leur rendent saint Clément d’Alexandrie, Apulée, Porphyre, Pallade, saint Ambroise. N’oublions pas surtout qu’ils eurent un paradis terrestre, et que les hommes qui abusèrent des bienfaits de Dieu furent chassés de ce paradis.

La chute de l’homme dégénéré est le fondement de la théologie de presque toutes les anciennes nations. Le penchant naturel de l’homme à se plaindre du présent, et à vanter le passé, a fait imaginer partout une espèce d’âge d’or auquel les siècles de fer ont succédé. Ce qui est plus singulier encore, c’est que le Veidam des anciens brachmanes enseigne que le premier homme fut Adimo, et la première femme Procriti. Chez eux, Adimo signifiait Seigneur, et Procriti voulait dire la Vie ; comme Eva chez les Phéniciens, et même chez les Hébreux leurs imitateurs, signifiait aussi la Vie ou le Serpent. Cette conformité mérite une grande attention.


xviii. — De la Chine.

Oserons-nous parler des Chinois sans nous en rapporter à leurs propres annales ? elles sont confirmées par le témoignage unanime de nos voyageurs de différentes sectes, jacobins, jésuites, luthériens, calvinistes, anglicans ; tous intéressés à se contredire. Il est évident que l’empire de la Chine était formé il y a plus de quatre mille ans. Ce peuple antique n’entendit jamais parler d’aucune de ces révolutions physiques, de ces inondations, de ces incendies, dont la faible mémoire s’était conservée et altérée dans les fables du déluge de Deucalion et de la chute de Phaéton. Le climat de la Chine avait donc été préservé de ces fléaux, comme il le fut toujours de la peste proprement dite, qui a tant de fois ravagé l’Afrique, l’Asie, et l’Europe.

Si quelques annales portent un caractère de certitude, ce sont celles des Chinois, qui ont joint, comme on l’a déjà dit ailleurs[34], l’histoire du ciel à celle de la terre. Seuls de tous les peuples, ils ont constamment marqué leurs époques par des éclipses, par les conjonctions des planètes ; et nos astronomes, qui ont examiné leurs calculs, ont été étonnés de les trouver presque tous véritables. Les autres nations inventèrent des fables allégoriques ; et les Chinois écrivirent leur histoire, la plume et l’astrolabe à la main, avec une simplicité dont on ne trouve point d’exemple dans le reste de l’Asie.

Chaque règne de leurs empereurs a été écrit par des contemporains ; nulles différentes manières de compter parmi eux ; nulles chronologies qui se contredisent. Nos voyageurs missionnaires rapportent, avec candeur, que lorsqu’ils parlèrent au sage empereur Cam-hi des variations considérables de la chronologie de la Vulgate, des Septante, et des Samaritains, Cam-hi leur répondit : « Est-il possible que les livres en qui vous croyez se combattent ? »

Les Chinois écrivaient sur des tablettes légères de bambou, quand les Chaldéens n’écrivaient que sur des briques grossières ; et ils ont même encore de ces anciennes tablettes que leur vernis a préservées de la pourriture : ce sont peut-être les plus anciens monuments du monde. Point d’histoire chez eux avant celle de leurs empereurs ; presque point de fictions, aucun prodige, nul homme inspiré qui se dise demi-dieu, comme chez les Égyptiens et chez les Grecs ; dès que ce peuple écrit, il écrit raisonnablement.

Il diffère surtout des autres nations en ce que leur histoire ne fait aucune mention d’un collége de prêtres qui ait jamais influé sur les lois. Les Chinois ne remontent point jusqu’aux temps sauvages où les hommes eurent besoin qu’on les trompât pour les conduire. D’autres peuples commencèrent leur histoire par l’origine du monde : le Zend des Perses, le Shasta et le Veidam des Indiens, Sanchoniathon, Manéthon, enfin jusqu’à Hésiode, tous remontent à l’origine des choses, à la formation de l’univers. Les Chinois n’ont point eu cette folie ; leur histoire n’est que celle des temps historiques.

C’est ici qu’il faut surtout appliquer notre grand principe qu’une nation dont les premières chroniques attestent l’existence d’un vaste empire, puissant et sage, doit avoir été rassemblée en corps de peuple pendant des siècles antérieurs. Voilà ce peuple qui, depuis plus de quatre mille ans, écrit journellement ses annales. Encore une fois[35], n’y aurait-il pas de la démence à ne pas voir que, pour être exercé dans tous les arts qu’exige la société des hommes, et pour en venir non-seulement jusqu’à écrire, mais jusqu’à bien écrire, il avait fallu plus de temps que l’empire chinois n’a duré, en ne comptant que depuis l’empereur Fo-hi jusqu’à nos jours ? Il n’y a point de lettré à la Chine qui doute que les cinq Kings n’aient été écrits deux mille trois cents ans avant notre ère vulgaire. Ce monument précède donc de quatre cents années les premières observations babyloniennes, envoyées en Grèce par Callisthène. De bonne foi, sied-il bien à des lettrés de Paris de contester l’antiquité d’un livre chinois, regardé comme authentique par tous les tribunaux de la Chine[36] ?

Les premiers rudiments sont, en tout genre, plus lents chez les hommes que les grands progrès. Souvenons-nous toujours que presque personne ne savait écrire il y a cinq cents ans, ni dans le Nord, ni en Allemagne, ni parmi nous. Ces tailles dont se servent encore aujourd’hui nos boulangers étaient nos hiéroglyphes et nos livres de compte. Il n’y avait point d’autre arithmétique pour lever les impôts, et le nom de taille l’atteste encore dans nos campagnes. Nos coutumes capricieuses, qu’on n’a commencé à rédiger par écrit que depuis quatre cent cinquante ans, nous apprennent assez combien l’art d’écrire était rare alors. Il n’y a point de peuple en Europe qui n’ait fait, en dernier lieu, plus de progrès en un demi-siècle dans tous les arts qu’il n’en avait fait depuis les invasions des barbares jusqu’au quatorzième siècle.

Je n’examinerai point ici pourquoi les Chinois, parvenus à connaître et à pratiquer tout ce qui est utile à la société, n’ont pas été aussi loin que nous allons aujourd’hui dans les sciences. Ils sont aussi mauvais physiciens, je l’avoue, que nous l’étions il y a deux cents ans, et que les Grecs et les Romains l’ont été ; mais ils ont perfectionné la morale, qui est la première des sciences.

Leur vaste et populeux empire était déjà gouverné comme une famille dont le monarque était le père, et dont quarante tribunaux de législation étaient regardés comme les frères aînés, quand nous étions errants en petit nombre dans la forêt des Ardennes.

Leur religion était simple, sage, auguste, libre de toute superstition et de toute barbarie, quand nous n’avions pas même encore des Teutatès, à qui des druides sacrifiaient les enfants de nos ancêtres dans de grandes mannes d’osier.

Les empereurs chinois offraient eux-mêmes au Dieu de l’univers, au Chang-ti, au Tien, au principe de toutes choses, les prémices des récoltes deux fois l’année ; et de quelles récoltes encore ! de ce qu’ils avaient semé de leurs propres mains. Cette coutume s’est soutenue pendant quarante siècles, au milieu même des révolutions et des plus horribles calamités.

Jamais la religion des empereurs et des tribunaux ne fut déshonorée par des impostures, jamais troublée par les querelles du sacerdoce et de l’empire, jamais chargée d’innovations absurdes, qui se combattent les unes les autres avec des arguments aussi absurdes qu’elles, et dont la démence a mis à la fin le poignard aux mains des fanatiques, conduits par des factieux. C’est par là surtout que les Chinois l’emportent sur toutes les nations de l’univers.

Leur Confutzée, que nous appelons Confucius, n’imagina ni nouvelles opinions ni nouveaux rites ; il ne fit ni l’inspiré ni le prophète : c’était un sage magistrat qui enseignait les anciennes lois. Nous disons quelquefois, et bien mal à propos, la religion de Confucius ; il n’en avait point d’autre que celle de tous les empereurs et de tous les tribunaux, point d’autre que celle des premiers sages. Il ne recommande que la vertu ; il ne prêche aucun mystère. Il dit dans son premier livre que pour apprendre à gouverner il faut passer tous ses jours à se corriger. Dans le second, il prouve que Dieu a gravé lui-même la vertu dans le cœur de l’homme ; il dit que l’homme n’est point né méchant, et qu’il le devient par sa faute. Le troisième est un recueil de maximes pures, où vous ne trouvez rien de bas, et rien d’une allégorie ridicule. Il eut cinq mille disciples ; il pouvait se mettre à la tête d’un parti puissant, et il aima mieux instruire les hommes que de les gouverner.

On s’est élevé avec force, dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations (chap. ii), contre la témérité que nous avons eue, au bout de l’Occident, de vouloir juger de cette cour orientale, et de lui attribuer l’athéisme. Par quelle fureur, en effet, quelques-uns d’entre nous ont-ils pu appeler athée un empire dont presque toutes les lois sont fondées sur la connaissance d’un être suprême, rémunérateur et vengeur ? Les inscriptions de leurs temples, dont nous avons des copies authentiques[37], sont : « Au premier principe, sans commencement et sans fin. Il a tout fait, il gouverne tout. Il est infiniment bon, infiniment juste ; il éclaire, il soutient, il règle toute la nature. »

On a reproché, en Europe, aux jésuites qu’on n’aimait pas, de flatter les athées de la Chine. Un Français appelé Maigrot, nommé par un pape évêque in partibus de Conon à la Chine, fut député par ce même pape pour aller juger le procès sur les lieux. Ce Maigrot ne savait pas un mot de chinois ; cependant il traita Confucius d’athée, sur ces paroles de ce grand homme : Le ciel m’a donné la vertu, l’homme ne peut me nuire. Le plus grand de nos saints n’a jamais débité de maxime plus céleste. Si Confucius était athée, Caton et le chancelier de L’Hospital l’étaient aussi.

Répétons ici[38], pour faire rougir la calomnie, que les mêmes hommes qui soutenaient contre Bayle qu’une société d’athées était impossible avançaient en même temps que le plus ancien gouvernement de la terre était une société d’athées. Nous ne pouvons trop nous faire honte de nos contradictions.

Répétons encore[39] que les lettrés chinois, adorateurs d’un seul Dieu, abandonnèrent le peuple aux superstitions des bonzes. Ils reçurent la secte de Laokium, et celle de Fo, et plusieurs autres. Les magistrats sentirent que le peuple pouvait avoir des religions différentes de celle de l’État, comme il a une nourriture plus grossière ; ils souffrirent les bonzes et les continrent. Presque partout ailleurs ceux qui faisaient le métier de bonzes avaient l’autorité principale.

Il est vrai que les lois de la Chine ne parlent point de peines et de récompenses après la mort ; ils n’ont point voulu affirmer ce qu’ils ne savaient pas. Cette différence entre eux et tous les grands peuples policés est très-étonnante. La doctrine de l’enfer était utile, et le gouvernement des Chinois ne l’a jamais admise. Ils se contentèrent d’exhorter les hommes à révérer le ciel et à être justes. Ils crurent qu’une police exacte, toujours exercée, ferait plus d’effet que des opinions qui peuvent être combattues ; et qu’on craindrait plus la loi toujours présente qu’une loi à venir. Nous parlerons en son temps d’un autre peuple, infiniment moins considérable, qui eut à peu près la même idée, ou plutôt qui n’eut aucune idée, mais qui fut conduit par des voies inconnues aux autres hommes.

Résumons ici seulement que l’empire chinois subsistait avec splendeur quand les Chaldéens commençaient le cours de ces dix-neuf cents années d’observations astronomiques, envoyées en Grèce par Callisthène. Les Brames régnaient alors dans une partie de l’Inde ; les Perses avaient leurs lois ; les Arabes, au midi ; les Scythes, au septentrion, habitaient sous des tentes ; l’Égypte, dont nous allons parler, était un puissant royaume.


xix. — De l'Égypte.

Il me paraît sensible que les Égyptiens, tout antiques qu’ils sont, ne purent être rassemblés en corps, civilisés, policés, industrieux, puissants, que très-longtemps après tous les peuples que je viens de passer en revue. La raison en est évidente. L’Égypte, jusqu’au Delta, est resserrée par deux chaînes de rochers, entre lesquels le Nil se précipite, en descendant l’Éthiopie, du midi au septentrion. Il n’y a, des cataractes du Nil à ses embouchures, en ligne droite, que cent soixante lieues de trois mille pas géométriques ; et la largeur n’est que de dix à quinze et vingt lieues jusqu’au Delta, partie basse de l’Égypte, qui embrasse une étendue de cinquante lieues, d’orient en occident. A la droite du Nil sont les déserts de la Thébaïde ; et à la gauche, les sables inhabitables de la Libye, jusqu’au petit pays où fut bâti le temple d’Ammon.

Les inondations du Nil durent, pendant des siècles, écarter tous les colons d’une terre submergée quatre mois de l’année ; ces eaux croupissantes, s’accumulant continuellement, durent longtemps faire un marais de toute l’Égypte. Il n’en est pas ainsi des bords de l’Euphrate, du Tigre, de l’Inde, du Gange, et d’autres rivières qui se débordent aussi presque chaque année, en été, à la fonte des neiges. Leurs débordements ne sont pas si grands, et les vastes plaines qui les environnent donnent aux cultivateurs toute la liberté de profiter de la fertilité de la terre.

Observons surtout que la peste, ce fléau attaché au genre animal, règne une fois en dix ans au moins en Égypte : elle devait être beaucoup plus destructive quand les eaux du Nil, en croupissant sur la terre, ajoutaient leur infection à cette contagion horrible ; et ainsi la population de l’Égypte dut être très-faible pendant bien des siècles.

L’ordre naturel des choses semble donc démontrer invinciblement que l’Égypte fut une des dernières terres habitées. Les Troglodytes, nés dans ces rochers dont le Nil est bordé, furent obligés à des travaux aussi longs que pénibles, pour creuser des canaux qui reçussent le fleuve, pour élever des cabanes et les rehausser de vingt-cinq pieds au-dessus du terrain. C’est là pourtant ce qu’il fallut faire avant de bâtir Thèbes aux prétendues cent portes, avant d’élever Memphis et de songer ci construire des pyramides. Il est bien étrange qu’aucun ancien historien n’ait fait une réflexion si naturelle.

Nous avons déjà observé[40] que dans le temps où l’on place les voyages d’Abraham, l’Égypte était un puissant royaume. Ses rois avaient déjà bâti quelques-unes de ces pyramides qui étonnent encore les yeux et l’imagination. Les Arabes ont écrit que la plus grande fut élevée par Saurid, plusieurs siècles avant Abraham. On ne sait dans quel temps fut construite la fameuse Thèbes aux cent portes, la ville de Dieu, Diospolis. Il paraît que dans ces temps reculés les grandes villes portaient le nom de ville de Dieu, comme Babylone. Mais qui pourra croire que par chacune des cent portes de cette ville il sortait deux cents chariots armés en guerre et dix mille combattants[41] ? Cela ferait vingt mille chariots, et un million de soldats ; et, à un soldat pour cinq personnes, ce nombre suppose au moins cinq millions de têtes pour une seule ville, dans un pays qui n’est pas si grand que l’Espagne ou que la France, et qui n’avait pas, selon Diodore de Sicile, plus de trois millions d’habitants, et plus de cent soixante mille soldats pour sa défense. Diodore, au livre premier, dit que l’Égypte était si peuplée qu’autrefois elle avait eu jusqu’à sept millions d’habitants, et que de son temps elle en avait encore trois millions.

Vous ne croyez pas plus aux conquêtes de Sésostris qu’au million de soldats qui sortent par les cent portes de Thèbes. Ne pensez-vous pas lire l’histoire de Picrocole, quand ceux qui copient Diodore vous disent que le père de Sésostris, fondant ses espérances sur un songe et sur un oracle, destina son fils à subjuguer le monde ; qu’il fit élever à sa cour, dans le métier des armes, tous les enfants nés le même jour que ce fils ; qu’on ne leur donnait à manger qu’après qu’ils avaient couru huit de nos grandes lieues[42] ; enfin que Sésostris partit avec six cent mille hommes, et vingt-sept mille chars de guerre, pour aller conquérir toute la terre, depuis l’Inde jusqu’aux extrémités du Pont-Euxin, et qu’il subjugua la Mingrélie et la Géorgie, appelées alors la Colchide[43] ? Hérodote ne doute pas que Sésostris n’ait laissé des colonies en Colchide, parce qu’il a vu à Colchos des hommes basanés, avec des cheveux crépus, ressemblants aux Égyptiens, Je croirais bien plutôt que ces espèces de Scythes des bords de la mer Noire et de la mer Caspienne vinrent rançonner les Égyptiens quand ils ravagèrent si longtemps l’Asie avant le règne de Cyrus. Je croirais qu’ils emmenèrent avec eux des esclaves de l’Égypte, ce vrai pays d’esclaves, dont Hérodote put voir ou crut voir les descendants en Colchide. Si les Colchidiens avaient en effet la superstition de se faire circoncire, ils avaient probablement retenu cette coutume d’Égypte ; comme il arriva presque toujours aux peuples du Nord de prendre les rites des nations civilisées qu’ils avaient vaincues[44].

Jamais les Égyptiens, dans les temps connus, ne furent redoutables ; jamais ennemi n’entra chez eux qu’il ne les subjuguât. Les Scythes commencèrent. Après les Scythes vint Nabuchodonosor, qui conquit l’Égypte sans résistance ; Cyrus n’eut qu’à y envoyer un de ses lieutenants : révoltée sous Cambyse, il ne fallut qu’une campagne pour la soumettre ; et ce Cambyse eut tant de mépris pour les Égyptiens qu’il tua leur dieu Apis en leur présence. Ochus réduisit l’Égypte en province de son royaume. Alexandre, César, Auguste, le calife Omar, conquirent l’Égypte avec une égale facilité. Ces mêmes peuples de Colchos, sous le nom de Mameluks, revinrent encore s’emparer de l’Égypte du temps des croisades; enfin Sélim Ier conquit l’Égypte en une seule campagne, comme tous ceux qui s’y étaient présentés. Il n’y a jamais eu que nos seuls croisés qui se soient fait battre par ces Égyptiens, le plus lâche de tous les peuples, comme on l’a remarqué ailleurs[45] ; mais c’est qu’alors les Égyptiens étaient gouvernés par la milice des Mameluks de Colchos.

Il est vrai qu’un peuple humilié peut avoir été autrefois conquérant ; témoin les Grecs et les Romains. Mais nous sommes plus sûrs de l’ancienne grandeur des Romains et des Grecs que de celle de Sésostris.

Je ne nie pas que celui qu’on appelle Sésostris n’ait pu avoir une guerre heureuse contre quelques Éthiopiens, quelques Arabes, quelques peuples de la Phénicie. Alors, dans le langage des exagérateurs, il aura conquis toute la terre. Il n’y a point de nation subjuguée qui ne prétende en avoir autrefois subjugué d’autres : la vaine gloire d’une ancienne supériorité console de l’humiliation présente.

Hérodote racontait ingénument aux Grecs ce que les Égyptiens lui avaient dit ; mais comment, en ne lui parlant que de prodiges, ne lui dirent-ils rien des fameuses plaies d’Égypte, de ce combat magique entre les sorciers de Pharaon et le ministre du dieu des Juifs, et d’une armée entière engloutie au fond de la mer Rouge sous les eaux, élevées comme des montagnes à droite et à gauche pour laisser passer les Hébreux, lesquelles, en retombant, submergèrent les Égyptiens ? C’était assurément le plus grand événement dans l’histoire du monde : comment donc ni Hérodote, ni Manéthon, ni Ératosthène, ni aucun des Grecs, si grands amateurs du merveilleux et toujours en correspondance avec l’Égypte, n’ont-ils point parlé de ces miracles qui devaient occuper la mémoire de toutes les générations ? Je ne fais pas assurément cette réflexion pour infirmer le témoignage des livres hébreux, que je révère comme je dois : je me borne à m’étonner seulement du silence de tous les Égyptiens et de tous les Grecs. Dieu ne voulut pas sans doute qu’une histoire si divine nous fût transmise par aucune main profane.


xx. — De la langue des Égyptiens, et de leurs symboles.

Le langage des Égyptiens n’avait aucun rapport avec celui des nations de l’Asie. Vous ne trouvez chez ce peuple ni le mot d’Adoni ou d’Adonaï, ni de Bal ou Baal, termes qui signifient le Seigneur ; ni de Mithra, qui était le soleil chez les Perses ; ni de Melch, qui signifie roi en Syrie; ni de Shak, qui signifie la même chose chez les Indiens et chez les Persans, Vous voyez, au contraire, que Pharao était le nom égyptien qui répond à roi. Oshiret (Osiris) répondait au Mithra des Persans ; et le mot vulgaire On signifiait le soleil. Les prêtres persans s’appelaient mogh; ceux des Égyptiens choen, au rapport de la Genèse, chapitre xlvi. Les hiéroglyphes, les caractères alphabétiques d’Égypte, que le temps a épargnés, et que nous voyons encore gravés sur les obélisques, n’ont aucun rapport à ceux des autres peuples.

Avant que les hommes eussent inventé les hiéroglyphes, ils avaient indubitablement des signes représentatifs ; car, en effet, qu’ont pu faire les premiers hommes, sinon ce que nous faisons quand nous sommes à leur place ? Qu’un enfant se trouve dans un pays dont il ignore la langue, il parle par signes ; si on ne l’entend pas, pour peu qu’il ait la moindre sagacité, il dessine sur un mur, avec un charbon, les choses dont il a besoin.

On peignit donc d’abord grossièrement ce qu’on voulut faire entendre ; et l’art de dessiner précéda sans doute l’art d’écrire. C’est ainsi que les Mexicains écrivaient ; ils n’avaient pas poussé l’art plus loin. Telle était la méthode de tous les premiers peuples policés. Avec le temps, on inventa les figures symboliques : deux mains entrelacées signifièrent la paix, des flèches représentèrent la guerre, un œil signifia la Divinité, un sceptre marqua la royauté, et des lignes qui joignaient ces figures exprimèrent des phrases courtes.

Les Chinois inventèrent enfin des caractères pour exprimer chaque mot de leur langue. Mais quel peuple inventa l’alphabet, qui, en mettant sous les yeux les différents sons qu’on peut articuler, donne la facilité de combiner par écrit tous les mots possibles ? Qui put ainsi apprendre aux hommes à graver si aisément leurs pensées ? Je ne répéterai point ici tous les contes des anciens sur cet art qui éternise tous les arts ; je dirai seulement qu’il a fallu bien des siècles pour y arriver.

Les choen, ou prêtres d’Égypte, continuèrent longtemps d’écrire en hiéroglyphes, ce qui est défendu par le second article de la loi des Hébreux ; et quand les peuples d’Égypte eurent des caractères alphabétiques, les choen en prirent de différents qu’ils appelèrent sacrés, afin de mettre toujours une barrière entre eux et le peuple. Les mages, les brames, en usaient de même : tant l’art de se cacher aux hommes a semblé nécessaire pour les gouverner. Non-seulement ces choen avaient des caractères qui n’appartenaient qu’à eux, mais ils avaient encore conservé l’ancienne langue de l’Égypte quand le temps avait changé celle du vulgaire.

Manéthon, cité dans Eusèbe, parle de deux colonnes gravées par Thaut, le premier Hermès, en caractères de la langue sacrée ; mais qui sait en quel temps vivait cet ancien Hermès ? Il est très-vraisemblable qu’il vivait plus de huit cents ans avant le temps où l’on place Moïse ; car Sanchoniathon dit avoir lu les écrits de Thaut, faits, dit-il, il y a huit cents ans. Or Sanchoniathon écrivait en Phénicie, pays voisin de la petite contrée cananéenne mise à feu et à sang par Josué, selon les livres juifs. S’il avait été contemporain de Moïse, ou s’il était venu après lui, il aurait sans doute parlé d’un homme si extraordinaire et de ses prodiges épouvantables ; il aurait rendu témoignage à ce fameux législateur juif, et Eusèbe n’aurait pas manqué de se prévaloir des aveux de Sanchoniathon.

Quoi qu’il en soit, les Égyptiens gardèrent surtout très-scrupuleusement leurs premiers symboles. C’est une chose curieuse de voir sur leurs monuments un serpent qui se mord la queue, figurant les douze mois de l’année ; et ces douze mois exprimés chacun par des animaux, qui ne sont pas absolument ceux du zodiaque que nous connaissons. On voit encore les cinq jours ajoutés depuis aux douze mois, sous la forme d’un petit serpent sur lequel cinq figures sont assises : c’est un épervier, un homme, un chien, un lion, et un ibis. On les voit dessinés dans Kircher, d’après des monuments conservés à Rome. Ainsi presque tout est symbole et allégorie dans l’antiquité.


xxi. — Des monuments des Égyptiens.

Il est certain qu’après les siècles où les Égyptiens fertilisèrent le sol par les saignées du fleuve, après les temps où les villages commencèrent à être changés en villes opulentes, alors les arts nécessaires étant perfectionnés, les arts d’ostentation commencèrent à être en honneur. Alors il se trouva des souverains qui employèrent leurs sujets et quelques Arabes voisins du lac Sirbon à bâtir leurs palais et leurs tombeaux en pyramides, à tailler des pierres énormes dans les carrières de la haute Égypte, à les embarquer sur des radeaux jusqu’à Memphis, à élever sur des colonnes massives de grandes pierres plates, sans goût et sans proportions. Ils connurent le grand, et jamais le beau. Ils enseignèrent les premiers Grecs ; mais ensuite les Grecs furent leurs maîtres en tout quand ils eurent bâti Alexandrie.

Il est triste que, dans la guerre de César, la moitié de la fameuse bibliothèque des Ptolémées ait été brûlée, et que l’autre moitié ait chauffé les bains des musulmans, quand Omar subjugua l’Égypte : on eût connu du moins l’origine des superstitions dont ce peuple fut infecté, le chaos de leur philosophie, quelques-unes de leurs antiquités et de leurs sciences.

Il faut absolument qu’ils aient été en paix pendant plusieurs siècles pour que leurs princes aient eu le temps et le loisir d’élever tous ces bâtiments prodigieux dont la plupart subsistent encore.

Leurs pyramides coûtèrent bien des années et bien des dépenses ; il fallut qu’une grande partie de la nation et nombre d’esclaves étrangers fussent longtemps employés à ces ouvrages immenses. Ils furent élevés par le despotisme, la vanité, la servitude, et la superstition. En effet il n’y avait qu’un roi despote qui pût forcer ainsi la nature. L’Angleterre, par exemple, est aujourd’hui plus puissante que ne l’était l’Égypte : un roi d’Angleterre pourrait-il employer sa nation à élever de tels monuments ?

La vanité y avait part sans doute ; c’était, chez les anciens rois d’Égypte, à qui élèverait la plus belle pyramide à son père ou à lui-même ; la servitude procura la main-d’œuvre. Et quant à la superstition, on sait que ces pyramides étaient des tombeaux ; on sait que les chochamatim ou choen d’Égypte, c’est-à-dire les prêtres, avaient persuadé la nation que l’âme rentrerait dans son corps au bout de mille années. On voulait que le corps fût mille ans entiers à l’abri de toute corruption : c’est pourquoi on l’embaumait avec un soin si scrupuleux ; et, pour le dérober aux accidents, on l’enfermait dans une masse de pierre sans issue. Les rois, les grands, donnaient à leurs tombeaux la forme qui offrait le moins de prise aux injures du temps. Leurs corps se sont conservés au delà des espérances humaines. Nous avons aujourd’hui des momies égyptiennes de plus de quatre mille années. Des cadavres ont duré autant que des pyramides.

Cette opinion d’une résurrection après dix siècles passa depuis chez les Grecs, disciples des Égyptiens, et chez les Romains, disciples des Grecs. On la retrouve dans le sixième livre de l’Énéide, qui n’est que la description des mystères d’Isis et de Cérés Éleusine[46].

Has omnes, ubi mille rotam volvere per annos Lethæum ad fluvium Deus evocat, agmine magno ; Scilicet immemores supera ut convexa revisant, Rursus et incipiant in corpora velle reverti. Virg., Énéide, liv. VI, v. 748.

Elle s’introduisit ensuite chez les chrétiens, qui établirent le règne de mille ans ; la secte des millénaires l’a fait revivre jusqu’à nos jours. C’est ainsi que plusieurs opinions ont fait le tour du monde. En voilà assez pour faire voir dans quel esprit on bâtit ces pyramides. Ne répétons pas ce qu’on a dit sur leur architecture et sur leurs dimensions ; je n’examine que l’histoire de l’esprit humain.


xxii. — Des rites égyptiens, et de la circoncision.

Premièrement, les Égyptiens reconnurent-ils un Dieu suprême ? Si l’on eût fait cette question aux gens du peuple, ils n’auraient su que répondre ; si à de jeunes étudiants dans la théologie égyptienne, ils auraient parlé longtemps sans s’entendre ; si à quelqu’un des sages consultés par Pythagore, par Platon, par Plutarque, il eût dit nettement qu’il n’adorait qu’un Dieu. Il se serait fondé sur l’ancienne inscription de la statue d’Isis : « Je suis ce qui est ; » et cette autre : « Je suis tout ce qui a été et qui sera ; nul mortel ne pourra lever mon voile. » Il aurait fait remarquer le globe placé sur la porte du temple de Memphis, qui représentait l’unité de la nature divine sous le nom de Knef. Le nom même le plus sacré parmi les Égyptiens était celui que les Hébreux adoptèrent, I ha ho. On le prononce diversement ; mais Clément d’Alexandrie assure, dans ses Stromates, que ceux qui entraient dans le temple de Sérapis étaient obligés de porter sur eux le nom de I ha ho, ou bien de I ha hou, qui signifie le Dieu éternel. Les Arabes n’en ont retenu que la syllabe Hou, adoptée enfin par les Turcs, qui la prononcent avec plus de respect encore que le mot Allah ; car ils se servent d’Allah dans la conversation, et ils n’emploient Hou que dans leurs prières.

Disons ici en passant que l’ambassadeur turc Seid Effendi, voyant représenter à Paris le Bourgeois gentilhomme, et cette cérémonie ridicule dans laquelle on le fait Turc ; quand il entendit prononcer le nom sacré Hou avec dérision et avec des postures extravagantes, il regarda ce divertissement comme la profanation la plus abominable.

Revenons. Les prêtres d’Égypte nourrissaient-ils un bœuf sacré, un chien sacré, un crocodile sacré ? oui. Et les Romains eurent aussi des oies sacrées ; ils eurent des dieux de toute espèce ; et les dévotes avaient parmi leurs pénates le dieu de la chaise percée, deum stercutium ; et le dieu Pet, deum crepitum ; mais en reconnaissaient-ils moins le Deum optimum maximum, le maître des dieux et des hommes ? Quel est le pays qui n’ait pas eu une foule de superstitieux, et un petit nombre de sages ?

Ce qu’on doit surtout remarquer de l’Égypte et de toutes les nations, c’est qu’elles n’ont jamais eu d’opinions constantes, comme elles n’ont jamais eu de lois toujours uniformes, malgré rattachement que les hommes ont à leurs anciens usages. Il n’y a d’immuable que la géométrie ; tout le reste est une variation continuelle.

Les savants disputent, et disputeront. L’un assure que les anciens peuples ont tous été idolâtres, l’autre le nie. L’un dit qu’ils n’ont adoré qu’un dieu sans simulacre ; l’autre, qu’ils ont révéré plusieurs dieux dans plusieurs simulacres ; ils ont tous raison, il n’y a seulement qu’à distinguer le temps et les hommes, qui ont changé : rien ne fut jamais d’accord. Quand les Ptolémées et les principaux prêtres se moquaient du bœuf Apis, le peuple tombait à genoux devant lui.

Juvénal a dit que les Égyptiens adoraient des ognons ; mais aucun historien ne l’avait dit. Il y a bien de la différence entre un ognon sacré et un ognon dieu ; on n’adore pas tout ce qu’on place, tout ce que l’on consacre sur un autel. Nous lisons dans Cicéron que les hommes, qui ont épuisé toutes les superstitions, ne sont point parvenus encore à celle de manger leurs dieux, et que c’est la seule absurdité qui leur manque[47].

La circoncision vient-elle des Égyptiens, des Arabes, ou des Éthiopiens ? Je n’en sais rien. Que ceux qui le savent le disent. Tout ce que je sais, c’est que les prêtres de l’antiquité s’imprimaient sur le corps des marques de leur consécration ; comme depuis on marqua d’un fer ardent la main des soldats romains. Là, des sacrificateurs se tailladaient le corps, comme firent depuis les prêtres de Bellone ; ici, ils se faisaient eunuques, comme les prêtres de Cybèle.

Ce n’est point du tout par un principe de santé que les Éthiopiens, les Arabes, les Égyptiens, se circoncirent. On a dit qu’ils avaient le prépuce trop long ; mais, si l’on peut juger d’une nation par un individu, j’ai vu un jeune Éthiopien qui, né hors de sa patrie, n’avait point été circoncis : je puis assurer que son prépuce était précisément comme les nôtres.

Je ne sais pas quelle nation s’avisa la première de porter en procession le kteis et le phallum, c’est-à-dire la représentation des signes distinctifs des animaux mâles et femelles ; cérémonie aujourd’hui indécente, autrefois sacrée : les Égyptiens eurent cette coutume. On offrait aux dieux des prémices ; on leur immolait ce qu’on avait de plus précieux : il paraît naturel et juste que les prêtres offrissent une légère partie de l’organe de la génération à ceux par qui tout s’engendrait. Les Éthiopiens, les Arabes, circoncirent aussi leurs filles, en coupant une très-légère partie des nymphes ; ce qui prouve bien que la santé ni la netteté ne pouvaient être la raison de cette cérémonie, car assurément une fille incirconcise peut être aussi propre qu’une circoncise.

Quand les prêtres d’Égypte eurent consacré cette opération, leurs initiés la subirent aussi ; mais, avec le temps, on abandonna aux seuls prêtres cette marque distinctive. On ne voit pas qu’aucun Ptolémée se soit fait circoncire ; et jamais les auteurs romains ne flétrirent le peuple égyptien du nom d’Apella[48], qu’ils donnaient aux Juifs. Ces Juifs avaient pris la circoncision des Égyptiens, avec une partie de leurs cérémonies. Ils l’ont toujours conservée, ainsi que les Arabes et les Éthiopiens. Les Turcs s’y sont soumis, quoiqu’elle ne soit pas ordonnée dans l’Alcoran. Ce n’est qu’un

ancien usage qui commença par la superstition, et qui s’est conservé par la coutume.


xxiii. — Des mystères des Égyptiens.

Je suis bien loin de savoir quelle nation inventa la première ces mystères qui furent si accrédités depuis l’Euphrate jusqu’au Tibre. Les Égyptiens ne nomment point l’auteur des mystères d’Isis. Zoroastre passe pour en avoir établi en Perse ; Cadmus et Inachus, en Grèce ; Orphée, en Thrace ; Minos, en Crète. Il est certain que tous ces mystères annonçaient une vie future, car Celse dit aux chrétiens[49] : « Vous vous vantez de croire des peines éternelles ; et tous les ministres des mystères ne les annoncèrent-ils pas aux initiés ? »

Les Grecs, qui prirent tant de choses des Égyptiens : leur Tartbaroth, dont ils firent le Tartare ; le lac, dont ils firent l’Achéron ; le batelier Caron, dont ils firent le nocher des morts, n’eurent leurs fameux mystères d’Éleusine que d’après ceux d’Isis. Mais que les mystères de Zoroastre n’aient pas précédé ceux des Égyptiens, c’est ce que personne ne peut affirmer. Les uns et les autres étaient de la plus haute antiquité, et tous les auteurs grecs et latins qui en ont parlé conviennent que l’unité de Dieu, l’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses après la mort, étaient annoncées dans ces cérémonies sacrées.

Il y a grande apparence que les Égyptiens, ayant une fois établi ces mystères, en conservèrent les rites : car, malgré leur extrême légèreté, ils furent constants dans la superstition. La prière que nous trouvons dans Apulée, quand Lucius est initié aux mystères d’Isis, doit être l’ancienne prière : « Les puissances célestes te servent, les enfers te sont soumis, l’univers tourne sous ta main, tes pieds foulent le Tartare, les astres répondent à ta voix, les saisons reviennent à tes ordres, les éléments t’obéissent, etc. »

Peut-on avoir une plus forte preuve de l’unité de Dieu reconnue par les Égyptiens, au milieu de toutes leurs superstitions méprisables ?


xxiv. — Des Grecs, de leurs anciens déluges, de leurs alphabets, et de leurs rites.

La Grèce est un petit pays montagneux, entrecoupé par la mer, à peu près de l’étendue de la Grande-Bretagne. Tout atteste, dans cette contrée, les révolutions physiques qu’elle a dû éprouver. Les îles qui l’environnent montrent assez, par les écueils continus qui les bordent, par le peu de profondeur de la mer, par les herbes et les racines qui croissent sous les eaux, qu’elles ont été détachées du continent. Les golfes de l’Eubée, de Chalcis, d’Argos, de Corinthie, d’Actium, de Messène, apprennent aux yeux que la mer s’est fait des passages dans les terres. Les coquillages de mer dont sont remplies les montagnes qui renferment la fameuse vallée de Tempe sont des témoignages visibles d’une ancienne inondation ; et les déluges d’Ogygès et de Deucalion, qui ont fourni tant de fables, sont d’une vérité historique : c’est même probablement ce qui fait des Grecs un peuple si nouveau. Ces grandes révolutions les replongèrent dans la barbarie, quand les nations de l’Asie et de l’Égypte étaient florissantes.

Je laisse à de plus savants que moi le soin de prouver que les trois enfants de Noé, qui étaient les seuls habitants du globe, le partagèrent tout entier ; qu’ils allèrent chacun à deux ou trois mille lieues l’un de l’autre fonder partout de puissants empires, et que Javan, son petit-fils, peupla la Grèce en passant en Italie ; que c’est de là que les Grecs s’appelèrent Ioniens, parce que Ion envoya des colonies sur les côtes de l’Asie Mineure ; que cet Ion est visiblement Javan, en changeant I en Ja, et on en van. On fait de ces contes aux enfants, et les enfants n’en croient rien :

Nec pueri credunt, nisi qui nondum ære lavantur. Juvén., sat. II, v. 153.

Le déluge d’Ogygès est placé communément environ 1020 années avant la première olympiade. Le premier qui en parle est Acusilaüs, cité par Jules Africain, Voyez Eusèbe dans sa Préparation évangélique. La Grèce, dit-on, resta presque déserte deux cents années après cette irruption de la mer dans le pays. Cependant on prétend que, dans le même temps, il y avait un gouvernement établi à Sicyone et dans Argos ; on cite même les noms des premiers magistrats de ces petites provinces, et on leur donne le nom de Basiléis[50] qui répond à celui de princes. Ne perdons point de temps à pénétrer ces inutiles obscurités.

Il y eut encore une autre inondation du temps de Deucalion, fils de Prométhée, La fable ajoute qu’il ne resta des habitants de ces climats que Deucalion et Pyrrha, qui refirent des hommes en jetant des pierres derrière eux entre leurs jambes. Ainsi le genre humain se repeupla beaucoup plus vite qu’une garenne.

Si l’on en croit des hommes très-judicieux, comme Pétau le jésuite, un seul fils de Noé produisit une race qui, au bout de deux cent quatre-vingt-cinq ans, se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze millions d’hommes : le calcul est un peu fort. Nous sommes aujourd’hui assez malheureux pour que de vingt-six mariages il n’y en ait d’ordinaire que quatre dont il reste des enfants qui deviennent pères : c’est ce qu’on a calculé sur les relevés des registres de nos plus grandes villes. De mille enfants nés dans une même année, il en reste à peine six cents au bout de vingt ans. Défions-nous de Pétau et de ses semblables, qui font des enfants à coups de plume, aussi bien que de ceux qui ont écrit que Deucalion et Pyrrha peuplèrent la Grèce à coups de pierres.

La Grèce fut, comme on sait, le pays des fables ; et presque chaque fable fut l’origine d’un culte, d’un temple, d’une fête publique. Par quel excès de démence, par quel opiniâtreté absurde, tant de compilateurs ont-ils voulu prouver, dans tant de volumes énormes, qu’une fête publique établie en mémoire d’un événement était une démonstration de la vérité de cet événement ? Quoi ! parce qu’on célébrait dans un temple le jeune Bacchus sortant de la cuisse de Jupiter, ce Jupiter avait en effet gardé ce Bacchus dans sa cuisse ! Quoi! Cadmus et sa femme avaient été changés en serpents dans la Béotie, parce que les Béotiens en faisaient commémoration dans leurs cérémonies ! Le temple de Castor et de Pollux à Rome démontrait-il que ces dieux étaient venus combattre en faveur des Romains?

Soyez sûr bien plutôt, quand vous voyez une ancienne fête, un temple antique, qu’ils sont les ouvrages de l’erreur : cette erreur s’accrédite au bout de deux ou trois siècles ; elle devient enfin sacrée, et l’on bâtit des temples à des chimères.

Dans les temps historiques, au contraire, les plus nobles vérités trouvent peu de sectateurs ; les plus grands hommes meurent sans honneur. Les Thémistocle, les Cimon, les Miltiade, les Aristide, les Phocion, sont persécutés ; tandis que Persée, Bacchus, et d’autres personnages fantastiques, ont des temples.

On peut croire un peuple sur ce qu’il dit de lui-même à son désavantage, quand ces récits sont accompagnés de vraisemblance, et qu’ils ne contredisent en rien l’ordre ordinaire de la nature.

Les Athéniens, qui étaient épars dans un terrain très-stérile, nous apprennent eux-mêmes qu’un Égyptien nommé Cécrops, chassé de son pays, leur donna leurs premières institutions. Cela paraît surprenant, puisque les Égyptiens n’étaient pas navigateurs ; mais il se peut que les Phéniciens, qui voyageaient chez toutes les nations, aient amené ce Cécrops dans l’Attique. Ce qui est bien sûr, c’est que les Grecs ne prirent point les lettres égyptiennes, auxquelles les leurs ne ressemblent point du tout. Les Phéniciens leur portèrent leur premier alphabet ; il ne consistait alors qu’en seize caractères, qui sont évidemment les mêmes : les Phéniciens depuis y ajoutèrent huit autres lettres, que les Grecs adoptèrent encore.

Je regarde un alphabet comme un monument incontestable du pays dont une nation a tiré ses premières connaissances. Il paraît encore bien probable que ces Phéniciens exploitèrent les mines d’argent qui étaient dans l’Attique, comme ils travaillèrent à celles d’Espagne. Des marchands furent les premiers précepteurs de ces mêmes Grecs, qui depuis instruisirent tant d’autres nations.

Ce peuple, tout barbare qu’il était au temps d’Ogygès, paraît né avec des organes plus favorables aux beaux-arts que tous les autres peuples. Ils avaient dans leur nature je ne sais quoi de plus fin et de plus délié ; leur langage en est un témoignage, car, avant même qu’ils sussent écrire, on voit qu’ils eurent dans leur langue un mélange harmonieux de consonnes douces et de voyelles qu’aucun peuple de l’Asie n’a jamais connu.

Certainement le nom de Knath, qui désigne les Phéniciens, selon Sanchoniathon, n’est pas si harmonieux que celui d’Hellen ou Graïos[51]. Argos, Athènes, Lacédémone, Olympie, sonnent mieux à l’oreille que la ville de Reheboth. Sophia, la sagesse, est plus doux que shochemath en syriaque et en hébreu. Basileus, roi, sonne mieux que melk ou shah. Comparez les noms d’Agamemnon, de Diomède, d’Idoménée, à ceux de Mardokempad, Simordak, Sohasduck, Niricassolahssar. Josèphe lui-même, dans son livre contre Apion, avoue que les Grecs ne pouvaient prononcer le nom barbare de Jérusalem ; c’est que les Juifs prononçaient Hershalaïm : ce mot écorchait le gosier d’un Athénien, et ce furent les Grecs qui changèrent Hershalaïm en Jérusalem.

Les Grecs transformèrent tous les noms rudes syriaques, persans, égyptiens. De Coresh ils firent Cyrus ; d’Isheth et Oshireth ils firent Isis et Osiris ; de Moph ils firent Memphis, et accoutumèrent enfin les barbares à prononcer comme eux ; de sorte que, du temps des Ptolémées, les villes et les dieux d’Égypte n’eurent plus que des noms à la grecque.

Ce sont les Grecs qui donnèrent le nom à l’Inde et au Gange. Le Gange s’appelait Sannoubi dans la langue des brames ; l’Indus, Sombadipo[52]. Tels sont les anciens noms qu’on trouve dans le Veidam.

Les Grecs, en s’étendant sur les côtes de l’Asie Mineure, y amenèrent l’harmonie. Leur Homère naquit probablement à Smyrne.

La belle architecture, la sculpture perfectionnée, la peinture, la bonne musique, la vraie poésie, la vraie éloquence, la manière de bien écrire l’histoire, enfin la philosophie même, quoique informe et obscure, tout cela ne parvint aux nations que par les Grecs. Les derniers venus l’emportèrent en tout sur leurs maîtres.

L’Égypte n’eut jamais de belles statues que de la main des Grecs. L’ancienne Balbek en Syrie, l’ancienne Palmyre en Arabie, n’eurent ces palais, ces temples réguliers et magnifiques, que lorsque les souverains de ces pays appelèrent les artistes de la Grèce.

On ne voit que des restes de barbarie, comme on l’a déjà dit ailleurs[53], dans les ruines de Persépolis, bâtie par les Perses ; et les monuments de Balbek et de Palmyre sont encore, sous leurs décombres, des chefs-d’œuvre d’architecture.


xxv. — Des législateurs grecs, de Minos, d'Orphée, de l'immortalité de l’âme.

Que des compilateurs répètent les batailles de Marathon et de Salamine, ce sont de grands exploits assez connus ; que d’autres répètent qu’un petit-fils de Noé, nommé Sétim, fut roi de Macédoine, parce que dans le premier livre des Machabées, il est dit qu’Alexandre sortit du pays de Kittim ; je m’attacherai à d’autres objets.

Minos vivait à peu près au temps où nous plaçons Moïse ; et c’est même ce qui a donné au savant Huet, évêque d’Avranches, quelque faux prétexte de soutenir que Minos né en Crète, et Moïse né sur les confins de l’Egypte, étaient la même personne ; système qui n’a trouvé aucun partisan, tout absurde qu’il est.

Ce n’est pas ici une fable grecque ; il est indubitable que Minos fut un roi législateur. Les fameux marbres de Paros, monument le plus précieux de l’antiquité, et que nous devons aux Anglais, fixent sa naissance quatorze cent quatre-vingt-deux ans avant notre ère vulgaire[54]. Homère l’appelle dans l’Odyssée le sage, le confident de Dieu. Flavien Josèphe cherche à justifier Moïse par l’exemple de Minos, et des autres législateurs qui se sont crus ou qui se sont dits inspirés de Dieu. Cela est un peu étrange dans un Juif, qui ne semblait pas devoir admettre d’autre dieu que le sien, à moins qu’il ne pensât comme les Romains ses maîtres et comme chaque premier peuple de l’antiquité, qui admettait l’existence de tous les dieux des autres nations[55].

Il est sûr que Minos était un législateur très-sévère, puisqu’on supposa qu’après sa mort il jugeait les âmes des morts dans les enfers ; il est évident qu’alors la croyance d’une autre vie était généralement répandue dans une assez grande partie de l’Asie et de l’Europe.

Orphée est un personnage aussi réel que Minos ; il est vrai que les marbres de Paros n’en font point mention ; c’est probablement parce qu’il n’était pas né dans la Grèce proprement dite, mais dans la Thrace. Quelques-uns ont douté de l’existence du premier Orphée, sur un passage de Cicéron, dans son excellent livre de la Nature des dieux. Cotta, un des interlocuteurs, prétend qu’Aristote ne croyait pas que cet Orphée eût été chez les Grecs ; mais Aristote n’en parle pas dans les ouvrages que nous avons de lui. L’opinion de Cotta n’est pas d’ailleurs celle de Cicéron. Cent auteurs anciens parlent d’Orphée : les mystères qui portent son nom lui rendaient témoignage. Pausanias, l’auteur le plus exact qu’aient jamais eu les Grecs, dit que ses vers étaient chantés dans les cérémonies religieuses, de préférence à ceux d’Homère, qui ne vint que longtemps après lui. On sait bien qu’il ne descendit pas aux enfers ; mais cette fable même prouve que les enfers étaient un point de la théologie de ces temps reculés.

L’opinion vague de la permanence de l’âme après la mort, âme aérienne, ombre du corps, mânes, souffle léger, âme inconnue, âme incompréhensible, mais existante, et la croyance des peines et des récompenses dans une autre vie, étaient admises dans toute la Grèce, dans les Iles, dans l’Asie, dans l’Égypte.

Les Juifs seuls parurent ignorer absolument ce mystère ; le livre de leurs lois n’en dit pas un seul mot : on n’y voit que des peines et des récompenses temporelles. Il est dit dans l’Exode : « Honore ton père et ta mère, afin qu’Adonaï prolonge tes jours sur la terre ; » et le livre du Zend (porte 11) dit : « Honore ton père et ta mère, afin de mériter le ciel. »

Warburton, le commentateur de Shakespeare, et de plus auteur de la Légation de Moïse, n’a pas laissé de démontrer dans Légation que Moïse n’a jamais fait mention de l’immortalité de l’âme : il a même prétendu que ce dogme n’est point du tout nécessaire dans une théocratie. Tout le clergé anglican s’est révolté contre la plupart de ses opinions, et surtout contre l’absurde arrogance avec laquelle il les débite dans sa compilation trop pédantesque. Mais tous les théologiens de cette savante Église sont convenus que le dogme de l’immortalité n’est pas ordonné dans le Pentateuque. Cela est, en effet, plus clair que le jour.

Arnauld,le grand Arnauld, esprit supérieur en tout à Warburton, avait dit longtemps avant lui, dans sa belle apologie de Port-Royal, ces propres paroles: « C’est le comble de l’ignorance de mettre en doute cette vérité, qui est des plus communes, et qui est attestée par tous les pères, que les promesses de l’Ancien Testament n’étaient que temporelles et terrestres, et que les Juifs n’adoraient Dieu que pour les biens charnels. »

On a objecté que si les Perses, les Arabes, les Syriens, les Indiens, les Égyptiens, les Grecs, croyaient l’immortalité de l’âme, une vie à venir, des peines et des récompenses éternelles, les Hébreux pouvaient bien aussi les croire ; que si tous les législateurs de l’antiquité ont établi de sages lois sur ce fondement, Moïse pouvait bien en user de même ; que, s’il ignorait ces dogmes utiles, il n’était pas digne de conduire une nation ; que, s’il les savait et les cachait, il en était encore plus indigne.

On répond à ces arguments que Dieu, dont Moïse était l’organe, daignait se proportionner à la grossièreté des Juifs. Je n’entre point dans cette question épineuse, et, respectant toujours tout ce qui est divin, je continue l’examen de l’histoire des hommes.


xxvi. — Des sectes des Grecs.

Il paraît que chez les Égyptiens, chez les Persans, chez les Chaldéens, chez les Indiens, il n’y avait qu’une secte de philosophie. Les prêtres de toutes ces nations étant tous d’une race particulière, ce qu’on appelait la sagesse n’appartenait qu’à cette race. Leur langue sacrée, inconnue au peuple, ne laissait le dépôt de la science qu’entre leurs mains. Mais dans la Grèce, plus libre et plus heureuse, l’accès de la raison fut ouvert à tout le monde ; chacun donna l’essor à ses idées, et c’est ce qui rendit les Grecs le peuple le plus ingénieux de la terre. C’est ainsi que de nos jours la nation anglaise est devenue la plus éclairée, parce qu’on peut penser impunément chez elle.

Les stoïques admirent une âme universelle du monde, dans laquelle les âmes de tous les êtres vivants se replongeaient. Les épicuriens nièrent qu’il y eût une âme, et ne connurent que des principes physiques ; ils soutinrent que les dieux ne se mêlaient pas des affaires des hommes, et on laissa les épicuriens en paix comme ils y laissaient les dieux.

Les écoles retentirent, depuis Thalès jusqu’au temps de Platon et d’Aristote, de disputes philosophiques, qui toutes décèlent la sagacité et la folie de l’esprit humain, sa grandeur et sa faiblesse. On argumenta presque toujours sans s’entendre, comme nous avons fait depuis le xiiie siècle, où nous commençâmes à raisonner.

La réputation qu’eut Platon ne m’étonne pas ; tous les philosophes étaient inintelligibles : il l’était autant que les autres, et s’exprimait avec plus d’éloquence. Mais quel succès aurait Platon s’il paraissait aujourd’hui dans une compagnie de gens de bon sens, et s’il leur disait ces belles paroles qui sont dans son Timée : De la substance indivisible et de la divisible Dieu composa une troisième espèce de substance au milieu des deux, tenant de la nature du même et de l’autre ; puis, prenant ces trois natures ensemble, il les mêla toutes en une seule forme, et força la nature de l’âme à se mêler avec la nature du même ; et, les ayant mêlées avec la substance, et de ces trois ayant fait un suppôt, il le divisa en portions convenables : chacune de ces portions était mêlée du même et de l’autre ; et de la substance il fit sa division[56] ! »

Ensuite il explique, avec la même clarté, le quaternaire de Pythagore. Il faut convenir que des hommes raisonnables qui viendraient de lire l’Entendement humain de Locke prieraient Platon d’aller à son école.

Ce galimatias du bon Platon n’empêche pas qu’il n’y ait de temps en temps de très-belles idées dans ses ouvrages. Les Grecs avaient tant d’esprit qu’ils en abusèrent ; mais ce qui leur fait beaucoup d’honneur, c’est qu’aucun de leurs gouvernements ne gêna les pensées des hommes. Il n’y a que Socrate dont il soit avéré que ses opinions lui coûtèrent la vie ; et il fut encore moins la victime de ses opinions que celle d’un parti violent élevé contre lui. Les Athéniens, à la vérité, lui firent boire de la ciguë ; mais on sait combien ils s’en repentirent ; on sait qu’ils punirent ses accusateurs, et qu’ils élevèrent un temple à celui qu’ils avaient condamné. Athènes laissa une liberté entière non-seulement à la philosophie, mais à toutes les religions[57]. Elle recevait tous les dieux étrangers ; elle avait même un autel dédié aux dieux inconnus.

Il est incontestable que les Grecs reconnaissaient un Dieu suprême, ainsi que toutes les nations dont nous avons parlé. Leur Zeus, leur Jupiter, était le maître des dieux et des hommes. Cette opinion ne changea jamais depuis Orphée ; on la retrouve cent fois dans Homère : tous les autres dieux sont inférieurs. On peut les comparer aux péris des Perses, aux génies des autres nations orientales. Tous les philosophes, excepté les stratoniciens et les épicuriens, reconnurent l’architecte du monde, le Demiourgos.

Ne craignons point de trop poser sur cette vérité historique, que la raison humaine commencée adora quelque puissance, quelque être qu’on croyait au-dessus du pouvoir ordinaire, soit le soleil, soit la lune ou les étoiles ; que la raison humaine cultivée adora, malgré toutes ses erreurs, un Dieu suprême, maître des éléments et des autres dieux ; et que toutes les nations policées, depuis l’Inde jusqu’au fond de l’Europe, crurent en général une vie à venir, quoique plusieurs sectes de philosophes eussent une opinion contraire.


xxvii. — De Zaleucus, et de quelques autres législateurs.

J’ose ici défier tous les moralistes et tous les législateurs, et je leur demande à tous s’ils ont dit rien de plus beau et de plus utile que l’exorde des lois de Zaleucus, qui vivait avant Pythagore, et qui fut le premier magistrat des Locriens,

« Tout citoyen doit être persuadé de l’existence de la Divinité. Il suffit d’observer l’ordre et l’harmonie de l’univers, pour être convaincu que le hasard ne peut l’avoir formé. On doit maîtriser son âme, la purifier, en écarter tout mal ; persuadé que Dieu ne peut être bien servi par les pervers, et qu’il ne ressemble point aux misérables mortels qui se laissent toucher par de magnifiques cérémonies, et par de somptueuses offrandes. La vertu seule, et la disposition constante à faire le bien, peuvent lui plaire. Qu’on cherche donc à être juste dans ses principes et dans la pratique ; c’est ainsi qu’on se rendra cher à la Divinité. Chacun doit craindre ce qui mène à l’ignominie, bien plus que ce qui conduit à la pauvreté. Il faut regarder comme le meilleur citoyen celui qui abandonne la fortune pour la justice ; mais ceux que leurs passions violentes entraînent vers le mal, hommes, femmes, citoyens, simples habitants, doivent être avertis de se souvenir des dieux, et de penser souvent aux jugements sévères qu’ils exercent contre les coupables. Qu’ils aient devant les yeux l’heure de la mort, l’heure fatale qui nous attend tous, heure où le souvenir des fautes amène les remords et le vain repentir de n’avoir pas soumis toutes ses actions à l’équité.

« Chacun doit donc se conduire à tout moment comme si ce moment était le dernier de sa vie ; mais si un mauvais génie le porte au crime, qu’il fuie au pied des autels, qu’il prie le ciel d’écarter loin de lui ce génie malfaisant ; qu’il se jette surtout entre les bras des gens de bien, dont les conseils le ramèneront à la vertu, en lui représentant la bonté de Dieu et sa vengeance. »

Non, il n’y a rien dans toute l’antiquité qu’on puisse préférer à ce morceau simple et sublime, dicté par la raison et par la vertu, dépouillé d’enthousiasme et de ces figures gigantesques que le bon sens désavoue.

Charondas, qui suivit Zaleucus, s’expliqua de même. Les Platon, les Cicéron, les divins Antonins, n’eurent point depuis d’autre langage. C’est ainsi que s’explique, en cent endroits, ce Julien, qui eut le malheur d’abandonner la religion chrétienne, mais qui fit tant d’honneur à la naturelle ; Julien, le scandale de notre Église et la gloire de l’empire romain.

« II faut, dit-il, instruire les ignorants, et non les punir ; les plaindre, et non les haïr. Le devoir d’un empereur est d’imiter Dieu : l’imiter, c’est d’avoir le moins de besoins, et de faire le plus de bien qu’il est possible. » Que ceux donc qui insultent l’antiquité apprennent à la connaître ; qu’ils ne confondent pas les sages législateurs avec des conteurs de fables ; qu’ils sachent distinguer les lois des plus sages magistrats, et les usages ridicules des peuples ; qu’ils ne disent point : On inventa des cérémonies superstitieuses, on prodigua de faux oracles et de faux prodiges ; donc tous les magistrats de la Grèce et de Rome qui les toléraient étaient des aveugles trompés et des trompeurs ; c’est comme s’ils disaient : Il y a des bonzes à la Chine qui abusent la populace ; donc le sage Confucius était un misérable imposteur.

On doit, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, rougir de ces déclamations que l’ignorance a si souvent débitées contre des sages qu’il fallait imiter, et non calomnier. Ne sait-on pas que dans tous pays le vulgaire est imbécile, superstitieux, insensé ? N’y a-t-il pas eu des convulsionnaires dans la patrie du chancelier de L’Hospital, de Charron, de Montaigne, de La Motte-le-Vayer, de Descartes, de Bayle, de Fontenelle, de Montesquieu ? N’y a-t-il pas des méthodistes, des moraves, des millénaires, des fanatiques de toute espèce, dans le pays qui eut le bonheur de donner naissance au chancelier Bacon, à ces génies immortels, Newton et Locke, et à une foule de grands hommes ?


xxviii. — De Bacchus.

Excepté les fables visiblement allégoriques, comme celles des Muses, de Vénus, des Grâces, de l’Amour, de Zéphyre et de Flore, et quelques-unes de ce genre, toutes les autres sont un ramas de contes, qui n’ont d’autre mérite que d’avoir fourni de beaux vers à Ovide et à Quinault, et d’avoir exercé le pinceau de nos meilleurs peintres. Mais il en est une qui parait mériter l’attention de ceux qui aiment les recherches de l’antiquité : c’est la fable de Bacchus.

Ce Bacchus, ou Back, ou Backos, ou Dionysios, fils de Dieu, a-t-il été un personnage véritable ? Tant de nations en parlent, ainsi que d’Hercule, on a célébré tant d’Hercules et tant de Bacchus différents, qu’on peut supposer qu’en effet il y a eu un Bacchus, ainsi qu’un Hercule.

Ce qui est indubitable, c’est que dans l’Égypte, dans l’Asie, et dans la Grèce, Bacchus ainsi qu’Hercule étaient reconnus pour demi-dieux ; qu’on célébrait leurs fêtes ; qu’on leur attribuait des miracles ; qu’il y avait des mystères institués au nom de Bacchus, avant qu’on connût les livres juifs.

On sait assez que les Juifs ne communiquèrent leurs livres aux étrangers que du temps de Ptolémée Philadelphe, environ deux cent trente ans avant notre ère. Or, avant ce temps, l’Orient et l’Occident retentissaient des orgies de Bacchus. Les vers attribués à l’ancien Orphée célèbrent les conquêtes et les bienfaits de ce prétendu demi-dieu. Son histoire est si ancienne que les pères de l’Église ont prétendu que Bacchus était Noé, parce que Bacchus et Noé passent tous deux pour avoir cultivé la vigne.

Hérodote, en rapportant les anciennes opinions, dit que Bacchus fut élevé à Nyse, ville d’Éthiopie, que d’autres placent dans l’Arabie Heureuse. Les vers orphiques lui donnent le nom de Misés. Il résulte des recherches du savant Huet, sur l’histoire de Bacchus, qu’il fut sauvé des eaux dans un petit coffre[58] ; qu’on l’appela Misem, en mémoire de cette aventure ; qu’il fut instruit des secrets des dieux ; qu’il avait une verge qu’il changeait en serpent quand il voulait ; qu’il passa la mer Rouge à pied sec, comme Hercule passa depuis, dans son gobelet, le détroit de Calpé et d’Abyla ; que, quand il alla dans les Indes, lui et son armée jouissaient de la clarté du soleil pendant la nuit : qu’il toucha de sa baguette enchanteresse les eaux du fleuve Oronte et de l’Hydaspe, et que ces eaux s’écoulèrent pour lui laisser un passage libre. Il est dit même qu’il arrêta le cours du soleil et de la lune. Il écrivit ses lois sur deux tables de pierre. Il était anciennement représenté avec des cornes ou des rayons qui partaient de sa tête.

Il n’est pas étonnant, après cela, que plusieurs savants hommes, et surtout Bochart et Huet, dans nos derniers temps, aient prétendu que Bacchus est une copie de Moïse et de Josué. Tout concourt à favoriser la ressemblance : car Bacchus s’appelait, chez les Égyptiens, Arsaph, et parmi les noms que les pères ont donnés à Moïse, on y trouve celui d’Osasirph.

Entre ces deux histoires, qui paraissent semblables en tant de points, il n’est pas douteux que celle de Moïse ne soit la vérité, et que celle de Bacchus ne soit la fable ; mais il paraît que cette fable était connue des nations longtemps avant que l’histoire de Moïse lut parvenue jusqu’à elles. Aucun auteur grec n’a cité Moïse avant Longin, qui vivait sous l’empereur Aurélien, et tous avaient célébré Bacchus.

Il paraît incontestable que les Grecs ne purent prendre l’idée de Bacchus dans le livre de la loi juive, qu’ils n’entendaient pas et dont ils n’avaient pas la moindre connaissance : livre d’ailleurs si rare chez les Juifs mêmes que, sous le roi Josias, on n’en trouva qu’un seul exemplaire ; livre presque entièrement perdu, pendant l’esclavage des Juifs transportés en Chaldée et dans le reste de l’Asie ; livre restauré ensuite par Esdras dans les temps florissants d’Athènes et des autres républiques de la Grèce : temps où les mystères de Bacchus étaient déjà institués.

Dieu permit donc que l’esprit de mensonge divulguât les absurdités de la vie de Bacchus chez cent nations, avant que l’esprit de vérité fît connaître la vie de Moïse à aucun peuple, excepté aux Juifs.

Le savant évêque d’Avranches, frappé de cette étonnante ressemblance, ne balança pas à prononcer que Moïse était non-seulement Bacchus, mais le Thaut, l’Osiris des Égyptiens. Il ajoute même[59], pour allier les contraires, que Moïse était aussi leur Typhon ; c’est-à-dire qu’il était à la fois le bon et le mauvais principe, le protecteur et l’ennemi, le dieu et le diable reconnus en Égypte.

Moïse, selon ce savant homme, est le même que Zoroastre. Il est Esculape, Amphion, Apollon, Faunus, Janus, Persée, Romulus, Vertumne, et enfin Adonis et Priape. La preuve qu’il était Adonis, c’est que Virgile a dit (églogue x, v. 18) :

Et formosus oves ad flumina pavit Adonis. Et le bol Adonis a gardé les moutons. Or Moïse garda les moutons vers l’Arabie. La preuve qu’il était Priape est encore meilleure : c’est que quelquefois on représentait Priape avec un âne, et que les Juifs passèrent pour adorer un âne. Huet ajoute, pour dernière confirmation, que la verge de Moïse pouvait fort bien être comparée au sceptre de Priape[60].

Sceptrum Priapo tribuitur, virga Mosi. Voilà ce que Huet appelle sa Démonstration. Elle n’est pas, à la vérité, géométrique. Il est à croire qu’il en rougit les dernières années de sa vie, et qu’il se souvenait de sa Démonstration quand il fit son Traité de la faiblesse de l’esprit humain, et de l’incertitude de ses connaissances.


xxix. ― Des métamorphoses chez les Grecs, recueillies par Ovide.

L’opinion de la migration des âmes conduit naturellement aux métamorphoses, comme nous l’avons déjà vu[61]. Toute idée qui frappe l’imagination et qui l’amuse s’étend bientôt par tout le monde. Dès que vous m’avez persuadé que mon âme peut entrer dans le corps d’un cheval, vous n’aurez pas de peine à me faire croire que mon corps peut être changé en cheval aussi.

Les métamorphoses recueillies par Ovide, dont nous avons déjà dit un mot, ne devaient point du tout étonner un pythagoricien, un brame, un Chaldéen, un Égyptien. Les dieux s’étaient changés en animaux dans l’ancienne Égypte, Derceto était devenue poisson en Syrie ; Sémiramis avait été changée en colombe à Babylone. Les Juifs, dans des temps très-postérieurs, écrivent que Nabuchodonosor fut changé en bœuf, sans compter la femme de Loth transformée en statue de sel. N’est-ce pas même une métamorphose réelle, quoique passagère, que toutes les apparitions des dieux et des génies sous la forme humaine ?

Un dieu ne peut guère se communiquer à nous qu’en se métamorphosant en homme. Il est vrai que Jupiter prit la figure d’un beau cygne pour jouir de Léda ; mais ces cas sont rares, et, dans toutes les religions, la Divinité prend toujours la figure humaine quand elle vient donner des ordres. Il serait difficile d’entendre la voix des dieux s’ils se présentaient à nous en crocodiles ou en ours.

Enfin, les dieux se métamorphosèrent presque partout, et dès que nous fûmes instruits des secrets de la magie, nous nous métamorphosâmes nous-mêmes. Plusieurs personnes dignes de foi se changèrent en loups : le mot de loup-garou atteste encore parmi nous cette belle métamorphose.

Ce qui aide beaucoup à croire toutes ces transmutations et tous les prodiges de cette espèce, c’est qu’on ne peut prouver en forme leur impossibilité. On n’a nul argument à pouvoir alléguer à quiconque vous dira : « Un dieu vint hier chez moi sous la figure d’un beau jeune homme, et ma fille accouchera dans neuf mois d’un bel enfant que le dieu a daigné lui faire : mon frère, qui a osé en douter, a été changé en loup ; il court et hurle actuellement dans les bois. » Si la fille accouche en effet, si l’homme devenu loup vous affirme qu’il a subi en effet cette métamorphose, vous ne pouvez démontrer que la chose n’est pas vraie. Vous n’auriez d’autre ressource que d’assigner devant les juges le jeune homme qui a contrefait le dieu, et fait l’enfant à la demoiselle ; qu’à faire observer l’oncle loup-garou, et à prendre des témoins de son imposture. Mais la famille ne s’exposera pas à cet examen ; elle vous soutiendra, avec les prêtres du canton, que vous êtes un profane et un ignorant ; ils vous feront voir que puisqu’une chenille est changée en papillon, un homme peut tout aussi aisément être changé en bête : et si vous disputez, vous serez déféré à l’Inquisition du pays comme un impie qui ne croit ni aux loups-garous, ni aux dieux qui engrossent les filles.


xxx. — De l’idolâtrie[62].

Après avoir lu tout ce que l’on a écrit sur l’idolâtrie, on ne trouve rien qui en donne une notion précise. Il semble que Locke soit le premier qui ait appris aux hommes à définir les mots qu’ils prononçaient, et à ne point parler au hasard. Le terme qui répond à idolâtrie ne se trouve dans aucune langue ancienne ; c’est une expression des Grecs des derniers âges, dont on ne s’était jamais servi avant le second siècle de notre ère. C’est un terme de reproche, un mot injurieux : jamais aucun peuple n’a pris la qualité d’idolâtre : jamais aucun gouvernement n’ordonna qu’on adorât une image, comme le dieu suprême de la nature. Les anciens Chaldéens, les anciens Arabes, les anciens Perses, n’eurent longtemps ni images ni temples. Comment ceux qui vénéraient, dans le soleil, les astres et le feu, les emblèmes de la Divinité, peuvent-ils être appelés idolâtres ? Ils révéraient ce qu’ils voyaient : mais certainement révérer le soleil et les astres, ce n’est pas adorer une figure taillée par un ouvrier ; c’est avoir un culte erroné, mais ce n’est point être idolâtre.

Je suppose que les Égyptiens aient adoré réellement le chien Anubis et le bœuf Apis ; qu’ils aient été assez fous pour ne les pas regarder comme des animaux consacrés à la Divinité, et comme un emblème du bien que leur Isheth, leur Isis, faisait aux hommes ; pour croire même qu’un rayon céleste animait ce bœuf et ce chien consacrés ; il est clair que ce n’était pas adorer une statue : une bête n’est pas une idole.

Il est indubitable que les hommes eurent des objets de culte avant que d’avoir des sculpteurs, et il est clair que ces hommes si anciens ne pouvaient point être appelés idolâtres. Il reste donc à savoir si ceux qui firent enfin placer les statues dans les temples, et qui firent révérer ces statues, se nommèrent adorateurs de statues, et leurs peuples, adorateurs de statues : c’est assurément ce qu’on ne trouve dans aucun monument de l’antiquité.

Mais en ne prenant point le titre d’idolâtres, l’étaient-ils en effet ? était-il ordonné de croire que la statue de bronze qui représentait la figure fantastique de Bel à Babylone était le Maître, le Dieu, le Créateur du monde ; la figure de Jupiter était-elle Jupiter même ? n’est-ce pas (s’il est permis de comparer les usages de notre sainte religion avec les usages antiques), n’est-ce pas comme si l’on disait que nous adorons la figure du Père éternel avec une barbe longue, la figure d’une femme et d’un enfant, la figure d’une colombe ? Ce sont des ornements emblématiques dans nos temples : nous les adorons si peu que, quand ces statues sont de bois, on s’en chauffe dès qu’elles pourrissent, on en érige d’autres ; elles sont de simples avertissements qui parlent aux yeux et à l’imagination. Les Turcs et les réformés croient que les catholiques sont idolâtres ; mais les catholiques ne cessent de protester contre cette injure.

Il n’est pas possible qu’on adore réellement une statue, ni qu’on croie que cette statue est le Dieu suprême. Il n’y avait qu’un Jupiter, mais il y avait mille de ses statues : or ce Jupiter qu’on croyait lancer la foudre était supposé habiter les nuées, ou le mont Olympe, ou la planète qui porte son nom ; et ses figures ne lançaient point la foudre, et n’étaient ni dans une planète, ni dans les nuées, ni sur le mont Olympe : toutes les prières étaient adressées aux dieux immortels, et assurément les statues n’étaient pas immortelles.

Des fourbes, il est vrai, firent croire, et des superstitieux crurent que des statues avaient parlé. Combien de fois nos peuples grossiers n’ont-ils pas eu la même crédulité ? mais jamais, chez aucun peuple, ces absurdités ne furent la religion de l’État. Quelque vieille imbécile n’aura pas distingué la statue et le dieu : ce n’est pas une raison d’affirmer que le gouvernement pensait comme cette vieille. Les magistrats voulaient qu’on révérât les représentations des dieux adorés, et que l’imagination du peuple fût fixée par ces signes visibles : c’est précisément ce qu’on fait dans la moitié de l’Europe. On a des figures qui représentent Dieu le père sous la forme d’un vieillard, et on sait bien que Dieu n’est pas un vieillard. On a des images de plusieurs saints qu’on vénère, et on sait bien que ces saints ne sont pas Dieu le père.

De même, si on ose le dire, les anciens ne se méprenaient pas entre les demi-dieux, les dieux, et le maître des dieux. Si ces anciens étaient idolâtres pour avoir des statues dans leurs temples, la moitié de la chrétienté est donc idolâtre aussi ; et si elle ne l’est pas, les nations antiques ne l’étaient pas davantage.

En un mot, il n’y a pas dans toute l’antiquité un seul poète, un seul philosophe, un seul homme d’État qui ait dit qu’on adorait de la pierre, du marbre, du bronze, ou du bois. Les témoignages du contraire sont innombrables : les nations idolâtres sont donc comme les sorciers : on en parle, mais il n’y en eut jamais.

Un commentateur, Dacier, a conclu qu’on adorait réellement la statue de Priape, parce que Horace, en faisant parler cet épouvantail, lui fait dire : « J’étais autrefois un tronc ; l’ouvrier, incertain s’il en ferait un dieu ou une escabelle, prit le parti d’en faire un dieu, etc. » Le commentateur cite le prophète Baruch pour prouver que du temps d’Horace on regardait la figure de Priape comme une divinité réelle : il ne voit pas qu’Horace se moque et du prétendu dieu, et de sa statue. Il se peut qu’une de ses servantes, en voyant cette énorme figure, crût qu’elle avait quelque chose de divin ; mais assurément tous ces Priapes de bois dont les jardins étaient remplis pour chasser les oiseaux n’étaient pas regardés comme les créateurs du monde. Il est dit que Moïse, malgré la loi divine de ne faire aucune représentation d’hommes ou d’animaux, érigea un serpent d’airain, ce qui était une imitation du serpent d’argent que les prêtres d’Égypte portaient en procession : mais quoique ce serpent fût fait pour guérir les morsures des serpents véritables, cependant on ne l’adorait pas. Salomon mit deux chérubins dans le temple ; mais on ne regardait pas ces chérubins comme des dieux. Si donc, dans le temple des Juifs et dans les nôtres, on a respecté des statues sans être idolâtres, pourquoi tant de reproches aux autres nations ? ou nous devons les absoudre, ou elles doivent nous accuser.


xxxi. ― Des oracles.

Il est évident qu’on ne peut savoir l’avenir, parce qu’on ne peut savoir ce qui n’est pas ; mais il est clair aussi qu’on peut conjecturer un événement.

Vous voyez une armée nombreuse et disciplinée, conduite par un chef habile, s’avancer dans un lieu avantageux contre un capitaine imprudent, suivi de peu de troupes mal armées, mal postées, et dont vous savez que la moitié le trahit ; vous prédisez que ce capitaine sera battu.

Vous avez remarqué qu’un jeune homme et une fille s’aiment éperdument ; vous les avez observés sortant l’un et l’autre de la maison paternelle ; vous annoncez que dans peu cette fille sera enceinte : vous ne vous trompez guère. Toutes les prédictions se réduisent au calcul des probabilités. Il n’y a donc point de nation chez laquelle on n’ait fait des prédictions qui se sont en effet accomplies. La plus célèbre, la plus confirmée, est celle que fit ce traître, Flavien Josèphe, à Vespasien et Titus son fils, vainqueurs des Juifs. Il voyait Vespasien et Titus adorés des armées romaines dans l’Orient, et Néron détesté de tout l’empire. Il ose, pour gagner les bonnes grâces de Vespasien, lui prédire, au nom du dieu des Juifs[63], que lui et son fils seront empereurs : ils le furent en effet ; mais il est évident que Josèphe ne risquait rien. Si Vespasien succombe un jour en prétendant à l’empire, il n’est pas en état de punir Josèphe ; s’il est empereur, il le récompense ; et tant qu’il ne règne pas, il espère régner. Vespasien fait dire à ce Josèphe que, s’il est prophète, il devait avoir prédit la prise de Jotapat, qu’il avait en vain défendue contre l’armée romaine ; Josèphe répond qu’en effet il l’avait prédite : ce qui n’était pas bien surprenant. Quel commandant, en soutenant un siége dans une petite place contre une grande armée, ne prédit pas que la place sera prise ?

Il n’était pas bien difficile de sentir qu’on pouvait s’attirer le respect et l’argent de la multitude en faisant le prophète, et que la crédulité du peuple devait être le revenu de quiconque saurait le tromper. Il y eut partout des devins ; mais ce n’était pas assez de ne prédire qu’en son propre nom, il fallait parler au nom de la Divinité ; et, depuis les prophètes de l’Égypte, qui s’appelaient les voyants, jusqu’à Ulpius, prophète du mignon de l’empereur Adrien devenu dieu, il y eut un nombre prodigieux de charlatans sacrés qui firent parler les dieux pour se moquer des hommes. On sait assez comment ils pouvaient réussir : tantôt par une réponse ambiguë qu’ils expliquaient ensuite comme ils voulaient ; tantôt en corrompant des domestiques, en s’informant d’eux secrètement des aventures des dévots qui venaient les consulter. Un idiot était tout étonné qu’un fourbe lui dît de la part de Dieu ce qu’il avait fait de plus caché.

Ces prophètes passaient pour savoir le passé, le présent, et l’avenir ; c’est l’éloge qu’Homère fait de Calchas. Je n’ajouterai rien ici à ce que le savant Van Dale et le judicieux Fontenelle, son rédacteur, ont dit des oracles. Ils ont dévoilé avec sagacité des siècles de fourberie ; et le jésuite Baltus montra bien peu de sens, ou beaucoup de malignité, quand il soutint contre eux la vérité des oracles païens par les principes de la religion chrétienne. C’était réellement faire à Dieu une injure de prétendre que ce Dieu de bonté et de vérité eût lâché les diables de l’enfer pour venir faire sur la terre ce qu’il ne fait pas lui-même, pour rendre des oracles.

Ou ces diables disaient vrai, et en ce cas il était impossible de ne les pas croire ; et Dieu, appuyant toutes les fausses religions par des miracles journaliers, jetait lui-même l’univers entre les bras de ses ennemis : ou ils disaient faux ; et en ce cas Dieu déchaînait les diables pour tromper tous les hommes. Il n’y a peut-être jamais eu d’opinion plus absurde.

L’oracle le plus fameux fut celui de Delphes. On choisit d’abord de jeunes filles innocentes, comme plus propres que les autres à être inspirées, c’est-à-dire à proférer de bonne foi le galimatias que les prêtres leur dictaient. La jeune Pythie montait sur un trépied posé dans l’ouverture d’un trou dont il sortait une exhalaison prophétique. L’esprit divin entrait sous la robe de la Pythie par un endroit fort humain ; mais depuis qu’une jolie Pythie fut enlevée par un dévot, on prit des vieilles pour faire le métier : et je crois que c’est la raison pour laquelle l’oracle de Delphes commença à perdre beaucoup de son crédit.

Les divinations, les augures, étaient des espèces d’oracles, et sont, je crois, d’une plus haute antiquité ; car il fallait bien des cérémonies, bien du temps pour achalander un oracle divin qui ne pouvait se passer de temple et de prêtres ; et rien n’était plus aisé que de dire la bonne aventure dans les carrefours. Cet art se subdivisa en mille façons ; on prédit par le vol des oiseaux, par le foie des moutons, par les plis formés dans la paume de la main, par des cercles tracés sur la terre, par l’eau, par le feu, par des petits cailloux, par des baguettes, par tout ce qu’on imagina, et souvent même par un pur enthousiasme qui tenait lieu de toutes les règles. Mais qui fut celui qui inventa cet art ? ce fut le premier fripon qui rencontra un imbécile.

La plupart des prédictions étaient comme celles de l’Almanach de Liège : Un grand mourra ; il y aura des naufrages. Un juge de village mourait-il dans l’année, c’était, pour ce village, le grand dont la mort était prédite ; une barque de pêcheurs était-elle submergée, voilà les grands naufrages annoncés. L’auteur de l’Almanach de Liège est un sorcier, soit que ces prédictions soient accomplies, soit qu’elles ne le soient pas : car, si quelque événement les favorise, sa magie est démontrée ; si les événements sont contraires, on applique la prédiction à toute autre chose, et l’allégorie le tire d’affaire.

L’Almanach de Liège a dit qu’il viendrait un peuple du nord qui détruirait tout ; ce peuple ne vient point, mais un vent du nord fait geler quelques vignes : c’est ce qui a été prédit par Matthieu Laensbergh. Quelqu’un ose-t-il douter de son savoir, aussitôt les colporteurs le dénoncent comme un mauvais citoyen, et les astrologues le traitent même de petit esprit et de méchant raisonneur.

Les Sunnites mahométans ont beaucoup employé cette méthode dans l’explication du Koran de Mahomet. L’étoile Aldebaran avait été en grande vénération chez les Arabes ; elle signifie l’œil du taureau ; cela voulait dire que l’œil de Mahomet éclairerait les Arabes, et que, comme un taureau, il frapperait ses ennemis de ses cornes.

L’arbre acacia était en vénération dans l’Arabie ; on en faisait de grandes haies qui préservaient les moissons de l’ardeur du soleil ; Mahomet est l’acacia qui doit couvrir la terre de son ombre salutaire. Les Turcs sensés rient de ces bêtises subtiles, les jeunes femmes n’y pensent pas ; les vieilles dévotes y croient ; et celui qui dirait publiquement à un derviche qu’il enseigne des sottises courrait risque d’être empalé. Il y a eu des savants qui ont trouvé l’histoire de leur temps dans l’Iliade et dans l’Odyssée ; mais ces savants n’ont pas fait la même fortune que les commentateurs de l’Alcoran.

La plus brillante fonction des oracles fut d’assurer la victoire dans la guerre. Chaque armée, chaque nation avait ses oracles qui lui promettaient des triomphes. L’un des deux partis avait reçu infailliblement un oracle véritable. Le vaincu, qui avait été trompé, attribuait sa défaite à quelque faute commise envers les dieux, après l’oracle rendu ; il espérait qu’une autre fois l’oracle s’accomplirait. Ainsi presque toute la terre s’est nourrie d’illusion. Il n’y eut presque point de peuple qui ne conservât dans ses archives, ou qui n’eût par la tradition orale, quelque prédiction qui l’assurait de la conquête du monde, c’est-à-dire des nations voisines ; point de conquérant qui n’ait été prédit formellement aussitôt après sa conquête. Les Juifs mêmes, enfermés dans un coin de terre presque inconnu, entre l’Anti-Liban, l’Arabie Déserte et la Pétrée, espérèrent, comme les autres peuples, d’être les maîtres de l’univers, fondés sur mille oracles que nous expliquons dans un sens mystique, et qu’ils entendaient dans le sens littéral.


xxxii. — Des sibylles chez les Grecs et de leur influence sur les autres nations.

Lorsque presque toute la terre était remplie d’oracles, il y eut de vieilles filles qui, sans être attachées à aucun temple, s’avisèrent de prophétiser pour leur compte. On les appela sibylles, σιὸς βουλὴ, mots grecs du dialecte de Laconie, qui signifient conseil de Dieu. L’antiquité en compte dix principales en divers pays. On sait assez le conte de la bonne femme qui vint apporter dans Rome, à l’ancien Tarquin, les neuf livres de l’ancienne sibylle de Cumes. Comme Tarquin marchandait trop, la vieille jeta au feu les six premiers livres, et exigea autant d’argent des trois restants qu’elle en avait demandé des neuf entiers. Tarquin les paya. Ils furent, dit-on, conservés à Rome jusqu’au temps de Sylla, et furent consumés dans un incendie du Capitole.

Mais comment se passer des prophéties des sibylles ? On envoya trois sénateurs à Érythrès, ville de Grèce, où l’on gardait précieusement un millier de mauvais vers grecs, qui passaient pour être de la façon de la sibylle Érythrée. Chacun en voulait avoir des copies. La sibylle Érythrée avait tout prédit ; il en était de ses prophéties comme de celles de Nostradamus parmi nous, et l’on ne manquait pas, à chaque événement, de forger quelques vers grecs qu’on attribuait à la sibylle.

Auguste, qui craignait avec raison qu’on ne trouvât dans cette rapsodie quelques vers qui autoriseraient des conspirations, défendit, sous peine de mort, qu’aucun Romain eût chez lui des vers sibyllins : défense digne d’un tyran soupçonneux, qui conservait avec adresse un pouvoir usurpé par le crime.

Les vers sibyllins furent respectés plus que jamais quand il fut défendu de les lire. Il fallait bien qu’ils continssent la vérité, puisqu’on les cachait aux citoyens.

Virgile, dans son églogue sur la naissance de Pollion, ou de Marcellus, ou de Drusus, ne manqua pas de citer l’autorité de la sibylle de Cumes, qui avait prédit nettement que cet enfant, qui mourut bientôt après, ramènerait le siècle d’or. La sibylle Érythrée avait, disait-on alors, prophétisé aussi à Cumes. L’enfant nouveau-né, appartenant à Auguste ou à son favori, ne pouvait manquer d’être prédit par la sibylle. Les prédictions d’ailleurs ne sont jamais que pour les grands, les petits n’en valent pas la peine.

Ces oracles des sibylles étant donc toujours en très-grande réputation, les premiers chrétiens, trop emportés par un faux zèle, crurent qu’ils pouvaient forger de pareils oracles pour battre les Gentils par leurs propres armes. Hermas et saint Justin passent pour être les premiers qui eurent le malheur de soutenir cette imposture. Saint Justin cite des oracles de la sibylle de Cumes, débités par un chrétien qui avait pris le nom d’Istape, et qui prétendait que sa sibylle avait vécu du temps du déluge. Saint Clément d’Alexandrie (dans Stromates, livre VI) assure que l’apôtre saint Paul recommande dans ses Épîtres la lecture des sibylles qui ont manifestement prédit la naissance du fils de Dieu.

Il faut que cette Épître de saint Paul soit perdue, car on ne trouve ces paroles, ni rien d’approchant, dans aucune des Épîtres de saint Paul. Il courait dans ce temps-là parmi les chrétiens une infinité de livres que nous n’avons plus, comme les Prophéties de Jaldabast, celles de Seth, d’Énoch et de Cham ; la pénitence d’Adam ; l’histoire de Zacharie, père de saint Jean ; l’Évangile des Égyptiens; l’Évangile de saint Pierre, d’André, de Jacques ; l’Évangile d’Ève ; l’Apocalypse d’Adam ; les lettres de Jésus-Christ, et cent autres écrits dont il reste à peine quelques fragments ensevelis dans des livres qu’on ne lit guère.

L’Église chrétienne était alors partagée en société judaïsante et société non judaïsante. Ces deux sociétés étaient divisées en plusieurs autres. Quiconque se sentait un peu de talent écrivait pour son parti. Il y eut plus de cinquante évangiles jusqu’au concile de Nicée ; il ne nous en reste aujourd’hui que ceux de la Vierge, de Jacques, de l’Enfance, et de Nicodème. On forgea surtout des vers attribués aux anciennes sibylles. Tel était le respect du peuple sur ces oracles sibyllins qu’on crut avoir besoin de cet appui étranger pour fortifier le christianisme naissant. Non-seulement on lit des vers grecs sibyllins qui annonçaient Jésus-Christ, mais on les fit en acrostiches, de manière que les lettres de ces mots, Jesous Chreistos ïos Soter, étaient l’une après l’autre le commencement de chaque vers. C’est dans ces poésies qu’on trouve cette prédiction :

Avec cinq pains et deux poissons Il nourrira cinq mille hommes au désert ; Et, en ramassant les morceaux qui resteront, Il en remplira douze paniers. On ne s’en tint pas là ; on imagina qu’on pouvait détourner, en faveur du christianisme, le sens des vers de la quatrième églogue de Virgile (vers 4 et 7) :

Ultima cumæi venit jam carminis ætas :... Jam nova progenies cœlo demittitur alto.

Les temps de la sibylle enfin sont arrivés ; Un nouveau rejeton descend du haut des cieux. Cette opinion eut un si grand cours dans les premiers siècles de l’Église que l’empereur Constantin la soutint hautement. Quand un empereur parlait, il avait sûrement raison. Virgile passa longtemps pour un prophète. Enfin on était si persuadé des oracles des sibylles que nous avons dans une de nos hymnes, qui n’est pas fort ancienne, ces deux vers remarquables :

Solvet saeclum in favilla, Teste David cum sibylla.

Il mettra l’univers en cendres, Témoin la sibylle et David. Parmi les prédictions attribuées aux sibylles, on faisait surtout valoir le règne de mille ans, que les pères de l’Église adoptèrent jusqu’au temps de Théodose II.

Ce règne de Jésus-Christ pendant mille ans sur la terre était fondé d’abord sur la prophétie de saint Luc, chapitre xvi ; prophétie mal entendue, que Jésus-Christ « viendrait dans les nuées, dans une grande puissance et dans une grande majesté, avant que la génération présente fût passée ». La génération avait passé ; mais saint Paul avait dit aussi dans sa première Épître aux Thessaloniciens, chap. iv :

« Nous vous déclarons, comme l’ayant appris du Seigneur, que nous qui vivons, et qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil.

« Car, aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l’archange, et par le son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui seront morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers.

« Puis nous autres qui sommes vivants, et qui serons demeurés jusqu’alors, nous serons emportés avec eux dans les nuées, pour aller au-devant du Seigneur, au milieu de l’air ; et ainsi nous vivrons pour jamais avec le Seigneur. »

Il est bien étrange que Paul dise que c’est le Seigneur lui-même qui lui avait parlé ; car Paul, loin d’avoir été un des disciples de Christ, avait été longtemps un de ses persécuteurs. Quoi qu’il en puisse être, l’Apocalypse avait dit aussi, chapitre xx, que les justes régneraient sur la terre pendant mille ans avec Jésus-Christ.

On s’attendait donc à tout moment que Jésus-Christ descendrait du ciel pour établir son règne, et rebâtir Jérusalem, dans laquelle les chrétiens devaient se réjouir avec les patriarches.

Cette nouvelle Jérusalem était annoncée dans l’Apocalypse : « Moi, Jean, je vis la nouvelle Jérusalem qui descendait du ciel, parée comme une épouse... Elle avait une grande et haute muraille, douze portes, et un ange à chaque porte... douze fondements où sont les noms des apôtres de l’agneau... Celui qui me parlait avait une toise d’or pour mesurer la ville, les portes et la muraille, La ville est bâtie en carré ; elle est de douze mille stades ; sa longueur, sa largeur et sa hauteur sont égales... Il en mesura aussi la muraille, qui est de cent quarante-quatre coudées... Cette muraille est de jaspe, et la ville était d’or, etc. »

On pouvait se contenter de cette prédiction ; mais on voulut encore avoir pour garant une sibylle à qui l’on fait dire à peu près les mêmes choses. Cette persuasion s’imprima si fortement dans les esprits que saint Justin, dans son Dialogue contre Tryphon, dit « qu’il en est convenu, et que Jésus doit venir dans cette Jérusalem boire et manger avec ses disciples ».

Saint Irénée se livra si pleinement à cette opinion qu’il attribue à saint Jean l’Évangéliste ces paroles : « Dans la nouvelle Jérusalem, chaque cep de vigne produira dix mille branches ; et chaque branche, dix mille bourgeons ; chaque bourgeon, dix mille grappes, chaque grappe, dix mille grains ; chaque raisin, vingt-cinq amphores de vin ; et quand un des saints vendangeurs cueillera un raisin, le raisin voisin lui dira : Prends-moi, je suis meilleur que lui[64]. »

Ce n’était pas assez que la sibylle eût prédit ces merveilles, on avait été témoin de l’accomplissement. On vit, au rapport de Tertullien, la Jérusalem nouvelle descendre du ciel pendant quarante nuits consécutives.

Tertullien s’exprime ainsi[65] : « Nous confessons que le royaume nous est promis pour mille ans en terre, après la résurrection dans la cité de Jérusalem, apportée du ciel ici-bas. »

C’est ainsi que l’amour du merveilleux, et l’envie d’entendre et de dire des choses extraordinaires, a perverti le sens commun dans tous les temps ; c’est ainsi qu’on s’est servi de la fraude, quand on n’a pas eu la force. La religion chrétienne fut d’ailleurs soutenue par des raisons si solides que tout cet amas d’erreurs ne put l’ébranler. On dégagea l’or pur de tout cet alliage, et l’Église parvint, par degrés, à l’état où nous la voyons aujourd’hui.


xxxiii. ― Des miracles.

Revenons toujours à la nature de l’homme ; il n’aime que l’extraordinaire ; et cela est si vrai que sitôt que le beau, le sublime est commun, il ne paraît plus ni beau ni sublime. On veut de l’extraordinaire en tout genre, et on va jusqu’à l’impossible. L’histoire ancienne ressemble à celle de ce chou plus grand qu’une maison, et à ce pot plus grand qu’une église, fait pour cuire ce chou.

Quelle idée avons-nous attachée au mot miracle, qui d’abord signifiait chose admirable ? Nous avons dit : C’est ce que la nature ne peut opérer ; c’est ce qui est contraire à toutes ses lois. Ainsi l’Anglais qui promit au peuple de Londres de se mettre tout entier dans une bouteille de deux pintes annonçait un miracle. Et autrefois on n’aurait pas manqué de légendaires qui auraient affirmé l’accomplissement de ce prodige, s’il en était revenu quelque chose au couvent.

Nous croyons sans difficulté aux vrais miracles opérés dans notre sainte religion, et chez les Juifs, dont la religion prépara la nôtre. Nous ne parlons ici que des autres nations, et nous ne raisonnons que suivant les règles du bon sens, toujours soumises à la révélation.

Quiconque n’est pas illuminé par la foi ne peut regarder un miracle que comme une contravention aux lois éternelles de la nature. Il ne lui paraît pas possible que Dieu dérange son propre ouvrage ; il sait que tout est lié dans l’univers par des chaînes que rien ne peut rompre. Il sait que Dieu étant immuable, ses lois le sont aussi ; et qu’une roue de la grande machine ne peut s’arrêter, sans que la nature entière soit dérangée.

Si Jupiter, en couchant avec Alcmène, fait une nuit de vingt-quatre heures, lorsqu’elle devait être de douze, il est nécessaire que la terre s’arrête dans son cours, et reste immobile douze heures entières. Mais comme les mêmes phénomènes du ciel reparaissent la nuit suivante, il est nécessaire aussi que la lune et toutes les planètes se soient arrêtées. Voilà une grande révolution dans tous les orbes célestes en faveur d’une femme de Thèbes en Béotie.

Un mort ressuscite au bout de quelques jours ; il faut que toutes les parties imperceptibles de son corps qui s’étaient exhalées dans l’air, et que les vents avaient emportées au loin, reviennent se mettre chacune à leur place ; que les vers et les oiseaux, ou les autres animaux nourris de la substance de ce cadavre, rendent chacun ce qu’ils lui ont pris. Les vers engraissés des entrailles de cet homme auront été mangés par des hirondelles ; ces hirondelles, par des pies-grièches ; ces pies-grièches, par des faucons ; ces faucons, par des vautours. Il faut que chacun restitue précisément ce qui appartenait au mort, sans quoi ce ne serait plus la même personne. Tout cela n’est rien encore, si l’âme ne revient dans son hôtellerie.

Si l’Être éternel, qui a tout prévu, tout arrangé, qui gouverne tout par des lois immuables, devient contraire à lui-même en renversant toutes ses lois, ce ne peut être que pour l’avantage de la nature entière. Mais il paraît contradictoire de supposer un cas où le créateur et le maître de tout puisse changer l’ordre du monde pour le bien du monde. Car, ou il a prévu le prétendu besoin qu’il en aurait, ou il ne l’a pas prévu. S’il l’a prévu, il y a mis ordre dès le commencement : s’il ne l’a pas prévu, il n’est plus Dieu.

On dit que c’est pour faire plaisir à une nation, à une ville, à une famille, que l’Être éternel ressuscite Pélops, Hippolyte, Hérès, et quelques autres fameux personnages ; mais il ne paraît pas vraisemblable que le maître commun de l’univers oublie le soin de l’univers en faveur de cet Hippolyte et de ce Pélops.

Plus les miracles sont incroyables, selon les faibles lumières de notre esprit, plus ils ont été crus. Chaque peuple eut tant de prodiges, qu’ils devinrent des choses très-ordinaires. Aussi ne s’avisait-on pas de nier ceux de ses voisins. Les Grecs disaient aux Égyptiens, aux nations asiatiques : « Les dieux vous ont parlé quelquefois, ils nous parlent tous les jours ; s’ils ont combattu vingt fois pour vous, ils se sont mis quarante fois à la tête de nos armées ; si vous avez des métamorphoses, nous en avons cent fois plus que vous ; si vos animaux parlent, les nôtres ont fait de très-beaux discours. » Il n’y a pas même jusqu’aux Romains chez qui les bêtes n’aient pris la parole pour prédire l’avenir. Tite-Live rapporte qu’un bœuf s’écria en plein marché : Rome, prends garde à toi. Pline, dans son livre huitième, dit qu’un chien parla, lorsque Tarquin fut chassé du trône. Une corneille, si l’on en croit Suétone, s’écria dans le Capitole, lorsqu’on allait assassiner Domitien : Ἔσται πάντα καλῶς ; c’est fort bien fait, tout est bien. C’est ainsi qu’un des chevaux d’Achille, nommé Xante, prédit à son maître qu’il mourra devant Troie. Avant le cheval d’Achille, le bélier de Phryxus avait parlé, aussi bien que les vaches du mont Olympe. Ainsi, au lieu de réfuter les fables, on enchérissait sur elles : on faisait comme ce praticien à qui on produisait une fausse obligation ; il ne s’amusa point à plaider : il produisit sur-le-champ une fausse quittance.

Il est vrai que nous ne voyons guère de morts ressuscités chez les Romains ; ils s’en tenaient à des guérisons miraculeuses. Les Grecs, plus attachés à la métempsycose, eurent beaucoup de résurrections. Ils tenaient ce secret des Orientaux, de qui toutes les sciences et les superstitions étaient venues.

De toutes les guérisons miraculeuses, les plus attestées, les plus authentiques, sont celles de cet aveugle à qui l’empereur Vespasien rendit la vue, et de ce paralytique auquel il rendit l’usage de ses membres. C’est dans Alexandrie que ce double miracle s’opère ; c’est devant un peuple innombrable, devant des Romains, des Grecs, des Égyptiens ; c’est sur son tribunal que Vespasien opère ces prodiges. Ce n’est pas lui qui cherche à se faire valoir par des prestiges dont un monarque affermi n’a pas besoin ; ce sont ces doux malades eux-mêmes qui, prosternés à ses pieds, le conjurent de les guérir. Il rougit de leurs prières, il s’en moque ; il dit qu’une telle guérison n’est pas au pouvoir d’un mortel. Les deux infortunés insistent : Sérapis leur est apparu : Sérapis leur a dit qu’ils seraient guéris par Vespasien. Enfin il se laisse fléchir : il les touche sans se flatter du succès. La Divinité, favorable à sa modestie et à sa vertu, lui communique son pouvoir ; à l’instant l’aveugle voit, et l’estropié marche. Alexandrie, l’Égypte, et tout l’empire, applaudissent à Vespasien, favori du ciel. Le miracle est consigné dans les archives de l’empire et dans toutes les histoires contemporaines. Cependant, avec le temps, ce miracle n’est cru de personne, parce que personne n’a intérêt de le soutenir.

Si l’on en croit je ne sais quel écrivain de nos siècles barbares, nommé Helgaut, le roi Robert, fils de Hugues Capet, guérit aussi un aveugle. Ce don des miracles, dans le roi Robert, fut apparemment la récompense de la charité avec laquelle il avait fait brûler le confesseur de sa femme, et ces chanoines d’Orléans, accusés de ne pas croire l’infaillibilité et la puissance absolue du pape, et par conséquent d’être manichéens : ou, si ce ne fut pas le prix de ces bonnes actions, ce fut celui de l’excommunication qu’il souffrit pour avoir couché avec la reine sa femme.

Les philosophes ont fait des miracles, comme les empereurs et les rois. On connaît ceux d’Apollonios de Tyane ; c’était un philosophe pythagoricien, tempérant, chaste et juste, à qui l’histoire ne reproche aucune action équivoque, ni aucune de ces faiblesses dont fut accusé Socrate. Il voyagea chez les mages et chez les brachmanes, et fut d’autant plus honoré partout qu’il était modeste, donnant toujours de sages conseils, et disputant rarement. La prière qu’il avait coutume de faire aux dieux est admirable : « Dieux immortels, accordez-nous ce que vous jugerez convenable, et dont nous ne soyons pas indignes. » Il n’avait nul enthousiasme ; ses disciples en eurent : ils lui supposèrent des miracles qui furent recueillis par Philostrate. Les Tyanéens le mirent au rang des demi-dieux, et les empereurs romains approuvèrent son apothéose. Mais, avec le temps, l’apothéose d’Apollonios eut le sort de celle qu’on décernait aux empereurs romains ; et la chapelle d’Apollonios fut aussi déserte que le Socratéion élevé par les Athéniens à Socrate.

Les rois d’Angleterre, depuis saint Édouard jusqu’au roi Guillaume III, firent journellement un grand miracle, celui de guérir les écrouelles, qu’aucuns médecins ne pouvaient guérir. Mais Guillaume III ne voulut point faire de miracles, et ses successeurs s’en sont abstenus comme lui. Si l’Angleterre éprouve jamais quelque grande révolution qui la replonge dans l’ignorance, alors elle aura des miracles tous les jours.


xxxiv. ― Des temples.

On n’eut pas un temple aussitôt qu’on reconnut un Dieu. Les Arabes, les Chaldéens, les Persans, qui révéraient les astres, ne pouvaient guère avoir d’abord des édifices consacrés ; ils n’avaient qu’à regarder le ciel, c’était là leur temple. Celui de Bel, à Babylone, passe pour le plus ancien de tous ; mais ceux de Brama, dans l’Inde, doivent être d’une antiquité plus reculée : au moins les brames le prétendent.

Il est dit dans les annales de la Chine que les premiers empereurs sacrifiaient dans un temple. Celui d’Hercule, à Tyr, ne paraît pas être des plus anciens. Hercule ne fut jamais, chez aucun peuple, qu’une divinité secondaire ; cependant le temple de Tyr est très-antérieur à celui de Judée. Hiram en avait un magnifique, lorsque Salomon, aidé par Hiram, bâtit le sien. Hérodote, qui voyagea chez les Tyriens, dit que, de son temps, les archives de Tyr ne donnaient à ce temple que deux mille trois cents ans d’antiquité. L’Égypte était remplie de temples depuis longtemps. Hérodote dit encore qu’il apprit que le temple de Vulcain, à Memphis, avait été bâti par Menés vers le temps qui répond à trois mille ans avant notre ère ; et il n’est pas à croire que les Égyptiens eussent élevé un temple à Vulcain, avant d’en avoir donné un à Isis, leur principale divinité.

Je ne puis concilier avec les mœurs ordinaires de tous les hommes ce que dit Hérodote au livre second : il prétend que, excepté les Égyptiens et les Grecs, tous les autres peuples avaient coutume de coucher avec les femmes au milieu de leurs temples. Je soupçonne le texte grec d’avoir été corrompu. Les hommes les plus sauvages s’abstiennent de cette action devant des témoins. On ne s’est jamais avisé de caresser sa femme ou sa maîtresse en présence de gens pour qui on a les moindres égards.

Il n’est guère possible que chez tant de nations, qui étaient religieuses jusqu’au plus grand scrupule, tous les temples eussent été des lieux de prostitution. Je crois qu’Hérodote a voulu dire que les prêtres qui habitaient dans l’enceinte qui entourait le temple pouvaient coucher avec leurs femmes dans cette enceinte qui avait le nom de temple, comme en usaient les prêtres juifs et d’autres : mais que les prêtres égyptiens, n’habitant point dans l’enceinte, s’abstenaient de toucher à leurs femmes quand ils étaient de garde dans les porches dont le temple était entouré.

Les petits peuples furent très-longtemps sans avoir de temples. Ils portaient leurs dieux dans des coffres, dans des tabernacles. Nous avons déjà vu[66] que quand les Juifs habitèrent les déserts, à l’orient du lac Asphaltide, ils portaient le tabernacle du dieu Remphan, du dieu Moloch, du dieu Kium, comme le dit Amos, et comme le répète saint Étienne.

C’est ainsi qu’en usaient toutes les autres petites nations du désert. Cet usage doit être le plus ancien de tous, par la raison qu’il est bien plus aisé d’avoir un coffre que de bâtir un grand édifice.

C’est probablement de ces dieux portatifs que vint la coutume des processions qui se firent chez tous les peuples ; car il semble qu’on ne se serait pas avisé d’ôter un dieu de sa place, dans son temple, pour le promener dans la ville; et cette violence eût pu paraître un sacrilége, si l’ancien usage de porter son dieu sur un chariot ou sur un brancard n’avait pas été dès longtemps établi.

La plupart des temples furent d’abord des citadelles, dans lesquelles on mettait en sûreté les choses sacrées. Ainsi le palladium était dans la forteresse de Troie ; les boucliers descendus du ciel se gardaient dans le Capitole.

Nous voyons que le temple des Juifs était une maison forte, capable de soutenir un assaut. Il est dit au troisième livre des Rois que l’édifice avait soixante coudées de long et vingt de large ; c’est environ quatre-vingt-dix pieds de long sur trente de face. Il n’y a guère de plus petit édifice public ; mais cette maison étant de pierre, et bâtie sur une montagne, pouvait au moins se défendre d’une surprise ; les fenêtres, qui étaient beaucoup plus étroites au dehors qu’en dedans, ressemblaient à des meurtrières.

Il est dit que les prêtres logeaient dans des appentis de bois adossés à la muraille.

Il est difficile de comprendre les dimensions de cette architecture. Le même livre des Rois nous apprend que, sur les murailles de ce temple, il y avait trois étages de bois ; que le premier avait cinq coudées de large, le second six, et le troisième sept. Ces proportions ne sont pas les nôtres ; ces étages de bois auraient surpris Michel-Ange et Bramante. Quoi qu’il en soit, il faut considérer que ce temple était bâti sur le penchant de la montagne Moria, et que par conséquent il ne pouvait avoir une grande profondeur. Il fallait monter plusieurs degrés pour arriver à la petite esplanade où fut bâti le sanctuaire, long de vingt coudées ; or un temple dans lequel il faut monter et descendre est un édifice barbare. Il était recommandable par sa sainteté, mais non par son architecture. Il n’était pas nécessaire pour les desseins de Dieu que la ville de Jérusalem fût la plus magnifique des villes, et son peuple le plus puissant des peuples ; il n’était pas nécessaire non plus que son temple surpassât celui des autres nations ; le plus beau des temples est celui où les hommages les plus purs lui sont offerts.

La plupart des commentateurs se sont donné la peine de dessiner cet édifice, chacun à sa manière. Il est à croire qu’aucun de ces dessinateurs n’a jamais bâti de maison. On conçoit pourtant que ces murailles qui portaient ces trois étages étant de pierre, on pouvait se défendre un jour ou deux dans cette petite retraite.

Cette espèce de forteresse d’un peuple privé des arts ne tint pas contre Nabusardan, l’un des capitaines du roi de Babylone, que nous nommons Nabuchodonosor.

Le second temple, bâti par Néhémie, fut moins grand et moins somptueux. Le livre d’Esdras nous apprend que les murs de ce nouveau temple n’avaient que trois rangs de pierre brute, et que le reste était de bois : c’était bien plutôt une grange qu’un temple. Mais celui qu’Hérode fit bâtir depuis fut une vraie forteresse. Il fut obligé, comme nous l’apprend Josèphe, de démolir le temple de Néhémie, qu’il appelle le temple d’Aggée. Hérode combla une partie du précipice au bas de la montagne Moria, pour faire une plate-forme appuyée d’un très-gros mur sur lequel le temple fut élevé. Près de cet édifice était la tour Antonia, qu’il fortifia encore, de sorte que ce temple était une vraie citadelle.

En effet les Juifs osèrent s’y défendre contre l’armée de Titus, jusqu’à ce qu’un soldat romain ayant jeté une solive enflammée dans l’intérieur de ce fort, tout prit feu à l’instant : ce qui prouve que les bâtiments, dans l’enceinte du temple, n’étaient que de bois du temps d’Hérode, ainsi que sous Néhémie et sous Salomon.

Ces bâtiments de sapin contredisent un peu cette grande magnificence dont parle l’exagérateur Josèphe. Il dit que Titus, étant entré dans le sanctuaire, l’admira, et avoua que sa richesse passait sa renommée. Il n’y a guère d’apparence qu’un empereur romain, au milieu du carnage, marchant sur des monceaux de morts, s’amusât à considérer avec admiration un édifice de vingt coudées de long, tel qu’était ce sanctuaire ; et qu’un homme qui avait vu le Capitole fût surpris de la beauté d’un temple juif. Ce temple était très-saint, sans doute ; mais un sanctuaire de vingt coudées de long n’avait pas été bâti par un Vitruve. Les beaux temples étaient ceux d’Éphèse, d’Alexandrie, d’Athènes, d’Olympie, de Rome.

Josèphe, dans sa Déclamation contre Apion, dit qu’il ne fallait « qu’un temple aux Juifs, parce qu’il n’y a qu’un Dieu ». Ce raisonnement ne paraît pas concluant ; car si les Juifs avaient eu sept ou huit cents milles de pays, comme tant d’autres peuples, il aurait fallu qu’ils passassent leur vie à voyager pour aller sacrifier dans ce temple chaque année. De ce qu’il n’y a qu’un Dieu, il suit que tous les temples du monde ne doivent être élevés qu’à lui ; mais il ne suit pas que la terre ne doive avoir qu’un temple. La superstition a toujours une mauvaise logique.

D’ailleurs, comment Josèphe peut-il dire qu’il ne fallait qu’un temple aux Juifs, lorsqu’ils avaient, depuis le règne de Ptolémée Philométor, le temple assez connu de l’Onion, à Bubaste en Égypte ?


xxxv. ― De la magie.

Qu’est-ce que la magie ? le secret de faire ce que ne peut faire la nature ; c’est la chose impossible : aussi a-t-on cru à la magie dans tous les temps. Le mot est venu des mag, magdim, ou mages de Chaldée. Ils en savaient plus que les autres ; ils recherchaient la cause de la pluie et du beau temps ; et bientôt ils passèrent pour faire le beau temps et la pluie. Ils étaient astronomes ; les plus ignorants et les plus hardis furent astrologues. Un événement arrivait sous la conjonction de deux planètes ; donc ces deux planètes avaient causé cet événement ; et les astrologues étaient les maîtres des planètes. Des imaginations frappées avaient vu en songe leurs amis mourants ou morts ; les magiciens faisaient apparaître les morts.

Ayant connu le cours de la lune, il était tout simple qu’ils la fissent descendre sur la terre. Ils disposaient même de la vie des hommes, soit en faisant des figures de cire, soit en prononçant le nom de Dieu, ou celui du diable. Clément d’Alexandrie, dans ses Stromates, livre premier, dit que, suivant un ancien auteur, Moïse prononça le nom de Ihaho, ou Jeovah, d’une manière si efficace, à l’oreille du roi d’Égypte Phara Nekefr, que ce roi tomba sans connaissance.

Enfin, depuis Jannès et Mambrès, qui étaient les sorciers à brevet de Pharaon, jusqu’à la maréchale d’Ancre, qui fut brûlée à Paris pour avoir tué un coq blanc dans la pleine lune, il n’y a pas eu un seul temps sans sortilége.

La pythonisse d’Endor, qui évoqua l’ombre de Samuel, est assez connue ; il est vrai qu’il serait fort étrange que ce mot de Python, qui est grec, eût été connu des Juifs du temps de Saül, Mais la Vulgate seule parle de Python : le texte hébreu se sert du mot ob, que les Septante ont traduit par engastrimuthon[67].

Revenons à la magie. Les Juifs en firent le métier dès qu’ils furent répandus dans le monde. Le sabbat des sorciers en est une preuve parlante, et le bouc avec lequel les sorcières étaient supposées s’accoupler vient de cet ancien commerce que les Juifs eurent avec les boucs dans le désert; ce qui leur est reproché dans le Lévitique, chapitre xvii.

Il n’y a guère eu parmi nous de procès criminels de sorciers sans qu’on y ait impliqué quelque juif.

Les Romains, tout éclairés qu’ils étaient du temps d’Auguste, s’infatuaient encore des sortiléges tout comme nous. Voyez l’églogue (viii) de Virgile, intitulée Pharmaceutria (vers 69-97-98) :

Carmina vel cœlo possunt deducere lunam. La voix de l’enchanteur fait descendre la lune.

His ego sæpe lupum fieri et se condere sylvis Mœrim, sæpe animas imis exire sepulcris.

Mœris, devenu loup, se cachait dans les bois : Du creux de leur tombeau j’ai vu sortir les âmes. On s’étonne que Virgile passe aujourd’hui à Naples pour un sorcier : il n’en faut pas chercher la raison ailleurs que dans cette églogue.

Horace reproche à Sagana et à Canidia leurs horribles sortiléges. Les premières têtes de la république furent infectées de ces imaginations funestes. Sextus, le fils du grand Pompée, immola un enfant dans un de ces enchantements.

Les philtres pour se faire aimer étaient une magie plus douce ; les Juifs étaient en possession de les vendre aux dames romaines. Ceux de cette nation qui ne pouvaient devenir de riches courtiers faisaient des prophéties ou des philtres.

Toutes ces extravagances, ou ridicules, ou affreuses, se perpétuèrent chez nous, et il n’y a pas un siècle qu’elles sont décréditées. Des missionnaires ont été tout étonnés de trouver ces extravagances au bout du monde : ils ont plaint les peuples à qui le démon les inspirait. Eh ! mes amis, que ne restiez-vous dans votre patrie ? vous n’y auriez pas trouvé plus de diables, mais vous y auriez trouvé tout autant de sottises.

Vous auriez vu des milliers de misérables assez insensés pour se croire sorciers, et des juges assez imbéciles et assez barbares pour les condamner aux flammes. Vous auriez vu une jurisprudence établie en Europe sur la magie, comme on a des lois sur le larcin et sur le meurtre : jurisprudence fondée sur les décisions des conciles. Ce qu’il y avait de pis, c’est que les peuples, voyant que la magistrature et l’Église croyaient à la magie, n’en étaient que plus invinciblement persuadés de son existence : par conséquent, plus on poursuivait les sorciers, plus il s’en formait. D’où venait une erreur si funeste et si générale ? de l’ignorance : et cela prouve que ceux qui détrompent les hommes sont leurs véritables bienfaiteurs.

On a dit que le consentement de tous les hommes était une preuve de la vérité. Quelle preuve ! Tous les peuples ont cru à la magie, à l’astrologie, aux oracles, aux influences de la lune. Il eût fallu dire au moins que le consentement de tous les sages était, non pas une preuve, mais une espèce de probabilité. Et quelle probabilité encore ! Tous les sages ne croyaient-ils pas, avant Copernic, que la terre était immobile au centre du monde?

Aucun peuple n’est en droit de se moquer d’un autre. Si Rabelais appelle Picatrix mon révérend père en diable[68], parce qu’on enseignait la magie à Tolède, à Salamanque et à Séville, les Espagnols peuvent reprocher aux Français le nombre prodigieux de leurs sorciers.

La France est peut-être, de tous les pays, celui qui a le plus uni la cruauté et le ridicule. Il n’y a point de tribunal en France qui n’ait fait brûler beaucoup de magiciens. Il y avait dans l’ancienne Rome des fous qui pensaient être sorciers ; mais on ne trouva point de barbares qui les brûlassent,


xxxvi. ― Des victimes humaines.

Les hommes auraient été trop heureux s’ils n’avaient été que trompés ; mais le temps, qui tantôt corrompt les usages et tantôt les rectifie, ayant fait couler le sang des animaux sur les autels, des prêtres, bouchers accoutumés au sang, passèrent des animaux aux hommes ; et la superstition, fille dénaturée de la religion, s’écarta de la pureté de sa mère, au point de forcer les hommes à immoler leurs propres enfants, sous prétexte qu’il fallait donner à Dieu ce qu’on avait de plus cher.

Le premier sacrifice de cette nature, dont la mémoire se soit conservée, fut celui de Jéhud chez les Phéniciens, qui, si l’on en croit les fragments de Sanchoniathon, fut immolé par son père Hillu environ deux mille ans avant notre ère. C’était un temps où les grands États étaient déjà établis, où la Syrie, la Chaldée, l’Égypte, étaient très-florissantes ; et déjà en Égypte, suivant Diodore, on immolait à Osiris les hommes roux ; Plutarque prétend qu’on les brûlait vifs. D’autres ajoutent qu’on noyait une fille dans le Nil, pour obtenir de ce fleuve un plein débordement qui ne fût ni trop fort ni trop faible.

Ces abominables holocaustes s’établirent dans presque toute la terre. Pausanias prétend que Lycaon immola le premier des victimes humaines en Grèce. Il fallait bien que cet usage fût reçu du temps de la guerre de Troie, puisque Homère fait immoler par Achille douze Troyens à l’ombre de Patrocle. Homère eût-il osé dire une chose si horrible ? n’aurait-il pas craint de révolter tous ses lecteurs, si de tels holocaustes n’avaient pas été en usage ? Tout poète peint les mœurs de son pays.

Je ne parle pas du sacrifice d’Iphigénie, et de celui d’Idamante, fils d’Idoménée : vrais ou faux, ils prouvent l’opinion régnante. On ne peut guère révoquer en doute que les Scythes de la Tauride immolassent des étrangers.

Si nous descendons à des temps plus modernes, les Tyriens et les Carthaginois, dans les grands dangers, sacrifiaient un homme à Saturne. On en fit autant en Italie ; et les Romains eux-mêmes, qui condamnèrent ces horreurs, immolèrent deux Gaulois et deux Grecs pour expier le crime d’une vestale. Plutarque confirme cette affreuse vérité dans ses Questions sur les Romains.

Les Gaulois, les Germains, eurent cette horrible coutume. Les druides brûlaient des victimes humaines dans de grandes figures d’osier : des sorcières, chez les Germains, égorgeaient les hommes dévoués à la mort, et jugeaient de l’avenir par le plus ou le moins de rapidité du sang qui coulait de la blessure.

Je crois bien que ces sacrifices étaient rares : s’ils avaient été fréquents, si on en avait fait des fêtes annuelles, si chaque famille avait eu continuellement à craindre que les prêtres vinssent choisir la plus belle fille ou le fils aîné de la maison pour lui arracher le cœur saintement sur une pierre consacrée, on aurait bientôt fini par immoler les prêtres eux-mêmes. Il est très-probable que ces saints parricides ne se commettaient que dans une nécessité pressante, dans les grands dangers, où les hommes sont subjugués par la crainte, et où la fausse idée de l’intérêt public forçait l’intérêt particulier à se taire.

Chez les brames, toutes les veuves ne se brûlaient pas toujours sur les corps de leurs maris. Les plus dévotes et les plus folles firent de temps immémorial et font encore cet étonnant sacrifice. Les Scythes immolèrent quelquefois aux mânes de leurs kans les officiers les plus chéris de ces princes. Hérodote décrit en détail la manière dont on préparait leurs cadavres pour en former un cortége autour du cadavre royal ; mais il ne paraît point par l’histoire que cet usage ait duré longtemps.

Si nous lisions l’histoire des Juifs écrite par un auteur d’une autre nation, nous aurions peine à croire qu’il y ait eu en effet un peuple fugitif d’Égypte qui soit venu par ordre exprès de Dieu immoler sept ou huit petites nations qu’il ne connaissait pas, égorger sans miséricorde toutes les femmes, les vieillards, et les enfants à la mamelle, et ne réserver que les petites filles ; que ce peuple saint ait été puni de son dieu, quand il avait été assez criminel pour épargner un seul homme dévoué à l’anathème. Nous ne croirions pas qu’un peuple si ahominable eût pu exister sur la terre : mais, comme cette nation elle-même nous rapporte tous ces faits dans ses livres saints, il faut la croire.

Je ne traite point ici la question si ces livres ont été inspirés. Notre sainte Église, qui a les Juifs en horreur, nous apprend que les livres juifs ont été dictés par le Dieu créateur et père de tous les hommes ; je ne puis en former aucun doute, ni me permettre même le moindre raisonnement.

Il est vrai que notre faible entendement ne peut concevoir dans Dieu une autre sagesse, une autre justice, une autre bonté que celle dont nous avons l’idée ; mais enfin il a fait ce qu’il a voulu ; ce n’est pas à nous de le juger ; je m’en tiens toujours au simple historique.

Les Juifs ont une loi par laquelle il leur est expressément ordonné de n’épargner aucune chose, aucun homme dévoué au Seigneur. « On ne pourra le racheter, il faut qu’il meure », dit la loi du Lévitique, au chapitre xxvii. C’est en vertu de cette loi qu’on voit Jephté immoler sa propre fille, et le prêtre Samuel couper en morceaux le roi Agag[69]. Le Pentateuque nous dit que dans le petit pays de Madian qui est environ de neuf lieues carrées, les Israélites ayant trouvé six cent soixante et quinze mille brebis, soixante et douze mille bœufs, soixante et un mille ânes, et trente-deux mille filles vierges. Moïse commanda qu’on massacrât tous les hommes, toutes les femmes, et tous les enfants, mais qu’on gardât les filles, dont trente-deux seulement furent immolées[70], Ce qu’il y a de remarquable dans ce dévouement, c’est que ce même Moïse était gendre du grand-prêtre des Madianites, Jethro, qui lui avait rendu les plus grands services, et qui l’avait comblé de bienfaits.

Le même livre nous dit que Josué, fils de Nun, ayant passé avec sa horde la rivière du Jourdain à pied sec, et ayant fait tomber au son des trompettes les murs de Jéricho dévoués à l’anathème, il fit périr tous les habitants dans les flammes ; qu’il conserva seulement Rahab la prostituée, et sa famille, qui avait caché les espions du saint peuple : que le même Josué dévoua à la mort douze mille habitants de la ville de Haï ; qu’il immola au Seigneur trente et un rois du pays, tous soumis à l’anathème, et qui furent pendus. Nous n’avons rien de comparable à ces assassinats religieux dans nos derniers temps, si ce n’est peut-être la Saint-Barthélemy et les massacres d’Irlande.

Ce qu’il y a de triste, c’est que plusieurs personnes doutent que les Juifs aient trouvé six cent soixante et quinze mille brebis, et trente-deux mille filles pucelles dans le village d’un désert au milieu des rochers ; et que personne ne doute de la Saint-Barthélemy. Mais ne cessons de répéter combien les lumières de notre raison sont impuissantes pour nous éclairer sur les étranges événements de l’antiquité, et sur les raisons que Dieu, maître de la vie et de la mort, pouvait avoir de choisir le peuple juif pour exterminer le peuple cananéen.


xxxvii. — Des mystères de Cérès-Éleusine.

Dans le chaos des superstitions populaires, qui auraient fait de presque tout le globe un vaste repaire de bêtes féroces, il y eut une institution salutaire qui empêcha une partie du genre humain de tomber dans un entier abrutissement ; ce fut celle des mystères et des expiations. Il était impossible qu’il ne se trouvât des esprits doux et sages parmi tant de fous cruels, et qu’il n’y eût des philosophes qui tâchassent de ramener les hommes à la raison et à la morale.

Ces sages se servirent de la superstition même pour en corriger les abus énormes, comme on emploie le cœur des vipères pour guérir de leurs morsures ; on mêla beaucoup de fables avec des vérités utiles, et les vérités se soutinrent par les fables.

On ne connaît plus les mystères de Zoroastre. On sait peu de chose de ceux d’Isis ; mais nous ne pouvons douter qu’ils n’annonçassent le grand système d’une vie future, car Celse dit à Origène, livre VIII : « Vous vous vantez de croire des peines éternelles ; et tous les ministres des mystères ne les annoncèrent-ils pas aux initiés ? »

L’unité de Dieu était le grand dogme de tous les mystères. Nous avons encore la prière des prêtresses d’Isis, conservée dans Apulée, et que j’ai citée en parlant des mystères égyptiens[71].

Les cérémonies mystérieuses de Cérès furent une imitation de celles d’Isis. Ceux qui avaient commis des crimes les confessaient et les expiaient : on jeûnait, on se purifiait, on donnait l’aumône. Toutes les cérémonies étaient tenues secrètes, sous la religion du serment, pour les rendre plus vénérables. Les mystères se célébraient la nuit pour inspirer une sainte horreur. On y représentait des espèces de tragédies, dont le spectacle étalait aux yeux le bonheur des justes et les peines des méchants. Les plus grands hommes de l’antiquité, les Platon, les Cicéron, ont fait l’éloge de ces mystères, qui n’étaient pas encore dégénérés de leur pureté première.

De très-savants hommes ont prétendu que le sixième livre de l’Énéide n’est que la peinture de ce qui se pratiquait dans ces spectacles si secrets et si renommés[72]. Virgile n’y parle point, à la vérité, du Demiourgos qui représentait le Créateur ; mais il fait voir dans le vestibule, dans l’avant-scène, les enfants que leurs parents avaient laissés périr, et c’était un avertissement aux pères et mères.

Continuo auditæ voces, vagitus et ingens, etc. Virg., Énéide, liv. VI, v. 426. Ensuite paraissait Minos, qui jugeait les morts. Les méchants étaient entraînés dans le Tartare, et les justes conduits dans les champs Élysées. Ces jardins étaient tout ce qu’on avait inventé de mieux pour les hommes ordinaires. Il n’y avait que les héros demi-dieux à qui on accordait l’honneur de monter au ciel. Toute religion adopta un jardin pour la demeure des justes ; et même, quand les Esséniens, chez le peuple juif, reçurent le dogme d’une autre vie, ils crurent que les bons iraient après la mort dans des jardins au bord de la mer : car, pour les pharisiens, ils adoptèrent la métempsycose, et non la résurrection. S’il est permis de citer l’histoire sacrée de Jésus-Christ parmi tant de choses profanes, nous remarquerons qu’il dit au voleur repentant : « Tu seras aujourd’hui avec moi dans le jardin[73]. » Il se conformait en cela au langage de tous les hommes.

Les mystères d’Éleusine devinrent les plus célèbres. Une chose très-remarquable, c’est qu’on y lisait le commencement de la théogonie de Sanchoniathon le Phénicien ; c’est une preuve que Sanchoniathon avait annoncé un Dieu suprême, créateur et gouverneur du monde. C’était donc cette doctrine qu’on dévoilait aux initiés imbus de la créance du polythéisme. Supposons parmi nous un peuple superstitieux qui serait accoutumé dès sa tendre enfance à rendre à la Vierge, à saint Joseph, et aux autres saints, le même culte qu’à Dieu le père ; il serait peut-être dangereux de vouloir le détromper tout d’un coup ; il serait sage de révéler d’abord aux plus modérés, aux plus raisonnables, la distance infinie qui est entre Dieu et les créatures : c’est précisément ce que firent les mystagogues. Les participants aux mystères s’assemblaient dans le temple de Cérès, et l’hiérophante leur apprenait qu’au lieu d’adorer Cérès conduisant Triptolème sur un char traîné par des dragons, il fallait adorer le Dieu qui nourrit les hommes, et qui a permis que Cérès et Triptolème missent l’agriculture en honneur.

Cela est si vrai que l’hiérophante commençait par réciter les vers de l’ancien Orphée : « Marchez dans la voie de la justice, adorez le seul maître de l’univers ; il est un ; il est seul par lui-même, tous les êtres lui doivent leur existence ; il agit dans eux et par eux ; il voit tout, et jamais il n’a été vu des yeux mortels. »

J’avoue que je ne conçois pas comment Pausanias peut dire que ces vers ne valent pas ceux d’Homère ; il faut convenir que, du moins pour le sens, ils valent beaucoup mieux que l’Iliade et l’Odyssée entières.

Il faut avouer que l’évêque Warburton[74], quoique très-injuste dans plusieurs de ses décisions audacieuses, donne beaucoup de force à tout ce que je viens de dire de la nécessité de cacher le dogme de l’unité de Dieu à un peuple entêté du polythéisme. Il remarque, d’après Plutarque, que le jeune Alcibiade, ayant assisté à ces mystères, ne fit aucune difficulté d’insulter aux statues de Mercure, dans une partie de débauche avec plusieurs de ses amis, et que le peuple en fureur demanda la condamnation d’Alcibiade.

Il fallait donc alors la plus grande discrétion pour ne pas choquer les préjugés de la multitude. Alexandre lui-même (si cette anecdote n’est pas apocryphe), ayant obtenu en Égypte, de l’hiérophante des mystères, la permission de mander à sa mère le secret des initiés, la conjura en même temps de brûler sa lettre après l’avoir lue, pour ne pas irriter les Grecs.

Ceux qui, trompés par un faux zèle, ont prétendu depuis que ces mystères n’étaient que des débauches infâmes devaient être détrompés par le mot même qui répond à initiés : il veut dire qu’on commençait une nouvelle vie.

Une preuve encore sans réplique que ces mystères n’étaient célébrés que pour inspirer la vertu aux hommes, c’est la formule par laquelle on congédiait l’assemblée. On prononçait, chez les Grecs, les deux anciens mots phéniciens Kof tomphet, veillez et soyez purs. (Warburton, Lég. de Moïse, livre I.) Enfin, pour dernière preuve, c’est que l’empereur Néron, coupable de la mort de sa mère, ne put être reçu à ces mystères quand il voyagea dans la Grèce : le crime était trop énorme ; et, tout empereur qu’il était, les initiés n’auraient pas voulu l’admettre. Zosime dit aussi que Constantin ne put trouver des prêtres païens qui voulussent le purifier et l’absoudre de ses parricides.

Il y avait donc en effet chez les peuples qu’on nomme païens, gentils, idolâtres, une religion très-pure ; tandis que les peuples et les prêtres avaient des usages honteux, des cérémonies puériles, des doctrines ridicules, et que même ils versaient quelquefois le sang humain en l’honneur de quelques dieux imaginaires, méprisés et détestés par les sages.

Cette religion pure consistait dans l’aveu de l’existence d’un Dieu suprême, de sa providence et de sa justice. Ce qui défigurait ces mystères, c’était, si l’on en croit Tertullien, la cérémonie de la régénération. Il fallait que l’initié parût ressusciter ; c’était le symbole du nouveau genre de vie qu’il devait embrasser. On lui présentait une couronne, il la foulait aux pieds ; l’hiérophante levait sur lui le couteau sacré : l’initié, qu’on feignait de frapper, feignait aussi de tomber mort ; après quoi il paraissait ressusciter. Il y a encore chez les francs-maçons un reste de cette ancienne cérémonie.

Pausanias, dans ses Arcadiques, nous apprend que, dans plusieurs temples d’Éleusine, on flagellait les pénitents, les initiés ; coutume odieuse, introduite longtemps après dans plusieurs églises chrétiennes[75]. Je ne doute pas que dans tous ces mystères, dont le fond était si sage et si utile, il n’entrât beaucoup de superstitions condamnables. Les superstitions conduisirent à la débauche, qui amena le mépris. Il ne resta enfin de tous ces anciens mystères que des troupes de gueux que nous avons vus, sous le nom d’Égyptiens et de Bohèmes, courir l’Europe avec des castagnettes, danser la danse des prêtres d’Isis, vendre du baume, guérir la gale et en être couverts, dire la bonne aventure, et voler des poules. Telle a été la fin de ce qu’on a eu de plus sacré dans la moitié de la terre connue.


xxxviii. ― Des Juifs au temps ou ils commencèrent à être connus.

Nous toucherons le moins que nous pourrons à ce qui est divin dans l’histoire des Juifs ; ou si nous sommes forcés d’en parler, ce n’est qu’autant que leurs miracles ont un rapport essentiel à la suite des événements. Nous avons pour les prodiges continuels qui signalèrent tous les pas de cette nation le respect qu’on leur doit ; nous les croyons avec la foi raisonnable qu’exige l’église substituée à la synagogue ; nous ne les examinons pas ; nous nous en tenons toujours à l’historique. Nous parlerons des Juifs comme nous parlerions des Scythes et des Grecs, en pesant les probabilités et en discutant les faits. Personne au monde n’ayant écrit leur histoire qu’eux-mêmes avant que les Romains détruisissent leur petit État, il faut ne consulter que leurs annales.

Cette nation est des plus modernes, à ne la regarder, comme les autres peuples, que depuis le temps où elle forme un établissement, et où elle possède une capitale. Les Juifs ne paraissent considérés de leurs voisins que du temps de Salomon, qui était à peu près celui d’Hésiode et d’Homère, et des premiers archontes d’Athènes.

Le nom de Salomoh, ou Soleiman, est fort connu des Orientaux ; mais celui de David ne l’est point ; de Saül, encore moins. Les Juifs, avant Saül, ne paraissent qu’une horde d’Arabes du désert, si peu puissants que les Phéniciens les traitaient à peu près comme les Lacédémoniens traitaient les ilotes. C’étaient des esclaves auxquels il n’était pas permis d’avoir des armes : ils n’avaient pas le droit de forger le fer, pas même celui d’aiguiser les socs de leurs charrues et le tranchant de leurs cognées ; il fallait qu’ils allassent à leurs maîtres pour les moindres ouvrages de cette espèce. Les Juifs le déclarent dans le livre de Samuel, et ils ajoutent qu’ils n’avaient ni épée ni javelot dans la bataille que Saül et Jonathas donnèrent à Béthaven, contre les Phéniciens, ou Philistins, journée où il est rapporté que Saül fit serment d’immoler au Seigneur celui qui aurait mangé pendant le combat.

Il est vrai qu’avant cette bataille gagnée sans armes il est dit, au chapitre précédent[76] que Saül, avec une armée de trois cent trente mille hommes, défit entièrement les Ammonites ; ce qui semble ne se pas accorder avec l’aveu qu’ils n’avaient ni javelot, ni épée, ni aucune arme. D’ailleurs, les plus grands rois ont eu rarement à la fois trois cent trente mille combattants effectifs. Comment les Juifs, qui semblent errants et opprimés dans ce petit pays, qui n’ont pas une ville fortifiée, pas une arme, pas une épée, ont-ils mis en campagne trois cent trente mille soldats ? il y avait là de quoi conquérir l’Asie et l’Europe. Laissons à des auteurs savants et respectables le soin de concilier ces contradictions apparentes que des lumières supérieures font disparaître ; respectons ce que nous sommes tenus de respecter, et remontons à l’histoire des Juifs par leurs propres écrits.


xxxix. — Des Juifs en Égypte.

Les annales des Juifs disent que cette nation habitait sur les confins de l’Égypte dans les temps ignorés ; que son séjour était dans le petit pays de Gossen, ou Gessen, vers le mont Casius et le lac Sirbon. C’est là que sont encore les Arabes qui viennent en hiver paître leurs troupeaux dans la basse Égypte. Cette nation n’était composée que d’une seule famille, qui, en deux cent cinq années, produisit un peuple d’environ trois millions de personnes ; car, pour fournir six cent mille combattants que la Genèse compte au sortir de l’Égypte, il faut des femmes, des filles et des vieillards. Cette multiplication, contre l’ordre de la nature, est un des miracles que Dieu daigna faire en faveur des Juifs.

C’est en vain qu’une foule de savants hommes s’étonne que le roi d’Égypte ait ordonné à deux sages-femmes de faire périr tous les enfants mâles des Hébreux ; que la fille du roi, qui demeurait à Memphis, soit venue se baigner loin de Memphis, dans un bras du Nil, où jamais personne ne se baigne à cause des crocodiles. C’est en vain qu’ils font des objections sur l’âge de quatre-vingts ans auquel Moïse était déjà parvenu avant d’entreprendre de conduire un peuple entier hors d’esclavage.

Ils disputent sur les dix plaies d’Égypte, ils disent que les magiciens du royaume ne pouvaient faire les mêmes miracles que l’envoyé de Dieu ; et que si Dieu leur donnait ce pouvoir, il semblait agir contre lui-même. Ils prétendent que Moïse ayant changé toutes les eaux en sang, il ne restait plus d’eau pour que les magiciens pussent faire la même métamorphose.

Ils demandent comment Pharaon put poursuivre les Juifs avec une cavalerie nombreuse, après que tous les chevaux étaient morts dans les cinquième, sixième, septième et dixième plaies. Ils demandent pourquoi six cent mille combattants s’enfuirent ayant Dieu à leur tête, et pouvant combattre avec avantage des Égyptiens dont tous les premiers nés avaient été frappés de mort. Ils demandent encore pourquoi Dieu ne donna pas la fertile Égypte à son peuple chéri, au lieu de le faire errer quarante ans dans d’affreux déserts.

On n’a qu’une seule réponse à toutes ces objections sans nombre, et cette réponse est : Dieu l’a voulu, l’Église le croit, et nous devons le croire. C’est en quoi cette histoire diffère des autres. Chaque peuple a ses prodiges ; mais tout est prodige chez le peuple juif ; et on peut dire que cela devait être ainsi, puisqu’il était conduit par Dieu même. Il est clair que l’histoire de Dieu ne doit point ressembler à celle des hommes. C’est pourquoi nous ne rapporterons aucun de ces faits surnaturels dont il n’appartient qu’à l’Esprit Saint de parler ; encore moins oserons-nous tenter de les expliquer. Examinons seulement le peu d’événements qui peuvent être soumis à la critique.


xl. ― De Moïse, considéré simplement comme chef d’une nation.

Le maître de la nature donne seul la force au bras qu’il daigne choisir. Tout est surnaturel dans Moïse. Plus d’un savant l’a regardé comme un politique très-habile : d’autres ne voient en lui qu’un roseau faible dont la main divine daigne se servir pour faire le destin des empires. Qu’est-ce en effet qu’un vieillard de quatre-vingts ans pour entreprendre de conduire par lui-même tout un peuple, sur lequel il n’a aucun droit ? Son bras ne peut combattre, et sa langue ne peut articuler. Il est peint décrépit et bègue. Il ne conduit ses suivants que dans des solitudes affreuses pendant quarante années : il veut leur donner un établissement, et il ne leur en donne aucun. À suivre sa marche dans les déserts de Sur, de Sin, d’Oreb, de Sinaï, de Pharan, de Cadès-Barné, et à le voir rétrograder jusque vers l’endroit d’où il était parti, il serait difficile de le regarder comme un grand capitaine. Il est à la tête de six cent mille combattants, et il ne pourvoit ni au vêtement ni à la subsistance de ses troupes. Dieu fait tout. Dieu remédie à tout ; il nourrit, il vêtit le peuple par des miracles. Moïse n’est donc rien par lui-même, et son impuissance montre qu’il ne peut être guidé que par le bras du Tout-Puissant; aussi nous ne considérons en lui que l’homme, et non le ministre de Dieu. Sa personne, en cette qualité, est l’objet d’une recherche plus sublime.

Il veut aller au pays des Cananéens, à l’occident du Jourdain, dans la contrée de Jéricho, qui est, dit-on, un bon terroir à quelques égards ; et, au lieu de prendre cette route, il tourne à l’orient, entre Ésiongaber et la mer Morte, pays sauvage, stérile, hérissé de montagnes sur lesquelles il ne croît pas un arbuste, et où l’on ne trouve point de fontaine, excepté quelques petits puits d’eau salée. Les Cananéens ou Phéniciens, sur le bruit de cette irruption d’un peuple étranger, viennent le battre dans ces déserts vers Cadès-Barné. Comment se laisse-t-il battre à la tête de six cent mille soldats, dans un pays qui ne contient pas aujourd’hui deux ou trois mille habitants ? Au bout de trente-neuf ans il remporte deux victoires ; mais il ne remplit aucun objet de sa légation : lui et son peuple meurent avant que d’avoir mis le pied dans le pays qu’il voulait subjuguer.

Un législateur, selon nos notions communes, doit se faire aimer et craindre ; mais il ne doit pas pousser la sévérité jusqu’à la barbarie : il ne doit pas, au lieu d’infliger par les ministres de la loi quelques supplices aux coupables, faire égorger au hasard une grande partie de sa nation par l’autre.

Se pourrait-il qu’à l’âge de près de six-vingts ans, Moïse, n’étant conduit que par lui-même, eût été si inhumain, si endurci au carnage, qu’il eût commandé aux lévites de massacrer, sans distinction, leurs frères, jusqu’au nombre de vingt-trois mille, pour la prévarication de son propre frère, qui devait plutôt mourir que de faire un veau pour être adoré ? Quoi ! après cette indigne action, son frère est grand pontife, et vingt-trois mille hommes sont massacrés !

Moïse avait épousé une Madianite, fille de Jéthro, grand-prêtre de Madian, dans l’Arabie Pétrée ; Jéthro l’avait comblé de bienfaits ; il lui avait donné son fils pour lui servir de guide dans les déserts : par quelle cruauté opposée à la politique (à ne juger que par nos faibles notions) Moïse aurait-il pu immoler vingt-quatre mille hommes de sa nation, sous prétexte qu’on a trouvé un Juif couché avec une Madianite ? Et comment peut-on dire, après ces étonnantes boucheries, que « Moïse était le plus doux de tous les hommes » ? Avouons qu’humainement parlant, ces horreurs révoltent la raison et la nature. Mais si nous considérons dans Moïse le ministre des desseins et des vengeances de Dieu, tout change alors à nos yeux ; ce n’est point un homme qui agit en homme, c’est l’instrument de la Divinité, à laquelle nous n’avons aucun compte à demander : nous ne devons qu’adorer, et nous taire.

Si Moïse avait institué sa religion de lui-même, comme Zoroastre, Thaut, les premiers brames, Numa, Mahomet, et tant d’autres, nous pourrions lui demander pourquoi il ne s’est pas servi dans sa religion du moyen le plus efficace et le plus utile pour mettre un frein à la cupidité et au crime ; pourquoi il n’a pas annoncé expressément l’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses après la mort : dogmes reçus dès longtemps en Égypte, en Phénicie, en Mésopotamie, en Perse, et dans l’Inde. « Vous avez été instruit, lui dirions-nous, dans la sagesse des Égyptiens ; vous êtes législateur, et vous négligez absolument le dogme principal des Égyptiens, le dogme le plus nécessaire aux hommes, croyance si salutaire et si sainte, que vos propres Juifs, tout grossiers qu’ils étaient, l’ont embrassée longtemps après vous ; du moins elle fut adoptée en partie par les Esséniens et les Pharisiens, au bout de mille années. »

Cette objection accablante contre un législateur ordinaire tombe et perd, comme on voit, toute sa force, quand il s’agit d’une loi donnée par Dieu même, qui, ayant daigné être le roi du peuple juif, le punissait et le récompensait temporellement, et qui ne voulait lui révéler la connaissance de l’immortalité de l’âme, et les supplices éternels de l’enfer, que dans les temps marqués par ses décrets. Presque tout événement purement humain, chez le peuple juif, est le comble de l’horreur ; tout ce qui est divin est au-dessus de nos faibles idées : l’un et l’autre nous réduisent toujours au silence.

Il s’est trouvé des hommes d’une science profonde qui ont poussé le pyrrhonisme de l’histoire jusqu’à douter qu’il y ait eu un Moïse ; sa vie, qui est toute prodigieuse depuis son berceau jusqu’à son sépulcre, leur a paru une imitation des anciennes fables arabes, et particulièrement de celle de l’ancien Bacchus[77]. Ils ne savent en quel temps placer Moïse ; le nom même du Pharaon, ou roi d’Égypte, sous lequel on le fait vivre est inconnu. Nul monument, nulles traces ne nous restent du pays dans lequel on le fait voyager. Il leur paraît impossible que Moïse ait gouverné deux ou trois millions d’hommes, pendant quarante ans, dans des déserts inhabitables, où l’on trouve à peine aujourd’hui deux ou trois hordes vagabondes qui ne composent pas trois à quatre mille hommes. Nous sommes bien loin d’adopter ce sentiment téméraire, qui saperait tous les fondements de l’ancienne histoire du peuple juif.

Nous n’adhérons pas non plus à l’opinion d’Aben-Esra, de Maïmonide, de Nugnès, de l’auteur des Cérémonies judaïques ; quoique le docte Le Clerc, Middleton, les savants connus sous le titre de Théologiens de Hollande, et même le grand Newton, aient fortifié ce sentiment. Ces illustres savants prétendent que ni Moïse ni Josué ne purent écrire les livres qui leur sont attribués : ils disent que leurs histoires et leurs lois auraient été gravées sur la pierre, si en effet elles avaient existé ; que cet art exige des soins prodigieux, et qu’il n’était pas possible de le cultiver dans des déserts. Ils se fondent, comme on peut le voir ailleurs[78], sur des anticipations, sur des contradictions apparentes. Nous embrassons, contre ces grands hommes, l’opinion commune, qui est celle de la Synagogue et de l’Église, dont nous reconnaissons l’infaillibilité.

Ce n’est pas que nous osions accuser les Le Clerc, les Middleton, les Newton, d’impiété ; à Dieu ne plaise ! Nous sommes convaincu que si les livres de Moïse et de Josué, et le reste du Pentateuque, ne leur paraissaient pas être de la main de ces héros Israélites, ils n’en ont pas été moins persuadés que ces livres sont inspirés. Ils reconnaissent le doigt de Dieu à chaque ligne dans la Genèse, dans Josué, dans Samson, dans Ruth. L’écrivain juif n’a été, pour ainsi dire, que le secrétaire de Dieu ; c’est Dieu qui a tout dicté. Newton sans doute n’a pu penser autrement ; on le sent assez. Dieu nous préserve de ressembler à ces hypocrites pervers qui saisissent tous les prétextes d’accuser tous les grands hommes d’irréligion, comme on les accusait autrefois de magie ! Nous croirions non-seulement agir contre la probité, mais insulter cruellement la religion chrétienne, si nous étions assez abandonné pour vouloir persuader au public que les plus savants hommes et les plus grands génies de la terre ne sont pas de vrais chrétiens. Plus nous respectons l’Église, à laquelle nous sommes soumis, plus nous pensons que cette Église tolère les opinions de ces savants vertueux avec la charité qui fait son caractère.


xli. — Des Juifs après Moïse, jusqu’à Saül.

Je ne recherche point pourquoi Josuah ou Josué, capitaine des Juifs, faisant passer sa horde de l’orient du Jourdain à l’occident, vers Jéricho, a besoin que Dieu suspende le cours de ce fleuve, qui n’a pas en cet endroit quarante pieds de largeur, sur lequel il était si aisé de jeter un pont de planches, et qu’il était plus aisé encore de passer à gué. Il y avait plusieurs gués à cette rivière ; témoin celui auquel les Israélites égorgèrent les quarante-deux mille Israélites qui ne pouvaient prononcer Shiboleth.

Je ne demande point pourquoi Jéricho tombe au son des trompettes ; ce sont de nouveaux prodiges que Dieu daigne faire en faveur du peuple dont il s’est déclaré le roi ; cela n’est pas du ressort de l’histoire. Je n’examine point de quel droit Josué venait détruire des villages qui n’avaient jamais entendu parler de lui. Les Juifs disaient : « Nous descendons d’Abraham ; Abraham voyagea chez vous il y a quatre cent quarante années : donc votre pays nous appartient ; et nous devons égorger vos mères, vos femmes et vos enfants. »

Fabricius et Holstenius se sont fait l’objection suivante : Que dirait-on si un Norvégien venait en Allemagne avec quelques centaines de ses compatriotes, et disait aux Allemands : « Il y a quatre cents ans qu’un homme de notre pays, fils d’un potier, voyagea près de Vienne ; ainsi l’Autriche nous appartient, et nous venons tout massacrer au nom du Seigneur ? » Les mêmes auteurs considèrent que le temps de Josué n’est pas le nôtre ; que ce n’est pas à nous à porter un œil profane dans les choses divines ; et surtout que Dieu avait le droit de punir les péchés des Cananéens par les mains des Juifs.

Il est dit qu’à peine Jéricho est sans défense que les Juifs immolent à leur Dieu tous les habitants, vieillards, femmes, filles, enfants à la mamelle, et tous les animaux, excepté une femme prostituée qui avait gardé chez elle les espions juifs, espions d’ailleurs inutiles, puisque les murs devaient tomber au son des trompettes. Pourquoi tuer aussi tous les animaux qui pouvaient servir ?

À l’égard de cette femme, que la Vulgate appelle meretrix, apparemment elle mena depuis une vie plus honnête, puisqu’elle fut aïeule de David, et même du Sauveur des chrétiens, qui ont succédé aux Juifs. Tous ces événements sont des figures, des prophéties, qui annoncent de loin la loi de grâce. Ce sont, encore une fois, des mystères auxquels nous ne touchons pas.

Le livre de Josué rapporte que ce chef, s’étant rendu maître d’une partie du pays de Canaan, fit pendre ses rois au nombre de trente-un ; c’est-à-dire trente-un chefs de bourgades, qui avaient osé défendre leurs foyers, leurs femmes, et leurs enfants. Il faut se prosterner ici devant la Providence, qui châtiait les péchés de ces rois par le glaive de Josué.

Il n’est pas bien étonnant que les peuples voisins se réunissent contre les Juifs, qui, dans l’esprit des peuples aveuglés, ne pouvaient passer que pour des brigands exécrables, et non pour les instruments sacrés de la vengeance divine et du futur salut du genre humain. Ils furent réduits en esclavage par Cusan, roi de Mésopotamie. Il y a loin, il est vrai, de la Mésopotamie à Jéricho ; il fallait donc que Cusan eût conquis la Syrie et une partie de la Palestine. Quoi qu’il en soit, ils sont esclaves huit années, et restent ensuite soixante-deux ans sans remuer. Ces soixante-deux ans sont une espèce d’asservissement, puisqu’il leur était ordonné par la loi de prendre tout le pays depuis la Méditerranée jusqu’à l’Euphrate ; que tout ce vaste pays[79] leur était promis, et qu’assurément ils auraient été tentés de s’en emparer s’ils avaient été libres. Ils sont esclaves dix-huit années sous Églon, roi des Moabites, assassiné par Aod ; ils sont ensuite, pendant vingt années, esclaves d’un peuple cananéen qu’ils ne nomment pas, jusqu’au temps où la prophétesse guerrière Débora les délivre. Ils sont encore esclaves pendant sept ans jusqu’à Gédéon.

Ils sont esclaves dix-huit ans des Phéniciens, qu’ils appellent Philistins, jusqu’à Jephté. Ils sont encore esclaves des Phéniciens quarante années jusqu’à Saül. Ce qui peut confondre notre jugement, c’est qu’ils étaient esclaves du temps même de Samson, pendant qu’il suffisait à Samson d’une simple mâchoire d’âne pour tuer mille Philistins, et que Dieu opérait, par les mains de Samson, les plus étonnants prodiges.

Arrêtons-nous ici un moment pour observer combien de Juifs furent exterminés par leurs propres frères, ou par l’ordre de Dieu même, depuis qu’ils errèrent dans les déserts, jusqu’au temps où ils eurent un roi élu par le sort. Les Lévites, après l’adoration du veau d’or, jeté en fonte par le frère de Moïse, égorgent

23,000 Juifs

Consumés par le feu, pour la révolte de Coré

250 

Égorgés pour la même révolte

14,700 

Égorgés pour avoir eu commerce avec les filles madianites

24,000 

Égorgés au gué du Jourdain, pour n’avoir pas pu prononcer Shiboleth

42,000 

Tués par les Benjamites, qu’on attaquait

40,000 

Benjamites tués par les autres tribus

45,000 

Lorsque l’arche fut prise par les Philistins, et que Dieu, pour les punir, les ayant affligés d’hémorroïdes, ils ramenèrent l’arche à Bethsamès, et qu’ils offrirent au Seigneur cinq anus d’or et cinq rats d’or ; les Bethsamites, frappés de mort pour avoir regardé l’arche, au nombre de

50,070 


Somme totale

239,020 Juifs.



Voilà deux cent trente-neuf mille vingt Juifs exterminés par l’ordre de Dieu même, ou par leurs guerres civiles, sans compter ceux qui périrent dans le désert, et ceux qui moururent dans les batailles contre les Cananéens, etc. ; ce qui peut aller à plus d’un million d’hommes.

Si on jugeait des Juifs comme des autres nations, on ne pourrait concevoir comment les enfants de Jacob auraient pu produire une race assez nombreuse pour supporter une telle perte. Mais Dieu, qui les conduisait, Dieu, qui les éprouvait et les punissait, rendit cette nation si différente en tout des autres hommes qu’il faut la regarder avec d’autres yeux que ceux dont on examine le reste de la terre, et ne point juger de ces événements comme on juge des événements ordinaires.


xlii. — Des Juifs depuis Saül.

Les Juifs ne paraissent pas jouir d’un sort plus heureux sous leurs rois que sous leurs juges.

Le premier roi, Saül, est obligé de se donner la mort. Isboseth et Miphiboseth, ses fils, sont assassinés.

David livre aux Gabaonites sept petits-fils de Saül pour être mis en croix. Il ordonne à Salomon son fils de faire mourir Adonias son autre fils, et son général Joab. Le roi Asa fait tuer une partie du peuple dans Jérusalem. Baasa assassine Nadab, fils de Jéroboam, et tous ses parents. Jéhu assassine Joram et Ochosias, soixante et dix fils d’Achab, quarante-deux frères d’Ochosias, et tous leurs amis. Athalie assassine tous ses petits-fils, excepté Joas ; elle est assassinée par le grand-prêtre Joiadad. Joas est assassiné par ses domestiques, Amasias est tué. Zacharias est assassiné par Sellum, qui est assassiné par Manahem, lequel Manahem fait fendre le ventre à toutes les femmes grosses dans Tapsa. Phacéia, fils de Manahem, est assassiné par Phacée, fils de Roméli, qui est assassiné par Ozée, fils d’Éla. Manassé fait tuer un grand nombre de Juifs, et les Juifs assassinent Aninion, fils de Manassé, etc.

Au milieu de ces massacres, dix tribus enlevées par Salmanasar, roi des Babyloniens, sont esclaves et dispersées pour jamais, excepté quelques manœuvres qu’on garde pour cultiver la terre.

Il reste encore deux tribus, qui bientôt sont esclaves à leur tour pendant soixante et dix ans : au bout de ces soixante et dix ans, les deux tribus obtiennent de leurs vainqueurs et de leurs maîtres la permission de retourner à Jérusalem. Ces deux tribus, ainsi que le peu de Juifs qui peuvent être restés à Samarie avec les nouveaux habitants étrangers, sont toujours sujettes des rois de Perse[80].

Quand Alexandre s’empare de la Perse, la Judée est comprise dans ses conquêtes. Après Alexandre, les Juifs demeurèrent soumis tantôt aux Séleucides, ses successeurs en Syrie, tantôt aux Ptolémées, ses successeurs en Égypte ; toujours assujettis, et ne se soutenant que par le métier de courtiers qu’ils faisaient dans l’Asie. Ils obtinrent quelques faveurs du roi d’Égypte Ptolémée Épiphanes. Un Juif, nommé Joseph, devint fermier général des impôts sur la basse Syrie et la Judée, qui appartenaient à ce Ptolémée. C’est là l’état le plus heureux des Juifs ; car c’est alors qu’ils bâtirent la troisième partie de leur ville, appelée depuis l’enceinte des Machabées, parce que les Machabées l’achevèrent.

Du joug du roi Ptolémée ils repassent à celui du roi de Syrie, Antiochus le Dieu. Comme ils s’étaient enrichis dans les fermes, ils devinrent audacieux, et se révoltèrent contre leur maître Antiochus. C’est le temps des Machabées, dont les Juifs d’Alexandrie ont célébré le courage et les grandes actions ; mais les Machabées ne purent empêcher que le général d’Antiochus Eupator, fils d’Antiochus Épiphanes, ne fît raser les murailles du temple, en laissant subsister seulement le sanctuaire, et qu’on ne fît trancher la tête au grand-prêtre Onias, regardé comme l’auteur de la révolte.

Jamais les Juifs ne furent plus inviolablement attachés à leurs rois que sous les rois de Syrie: ils n’adorèrent plus de divinités étrangères : ce fut alors que leur religion fut irrévocablement fixée, et cependant ils furent plus malheureux que jamais, comptant toujours sur leur délivrance, sur les prouesses de leurs prophètes, sur le secours de leur Dieu, mais abandonnés par la Providence, dont les décrets ne sont pas connus des hommes.

Ils respirèrent quelque temps par les guerres intestines des rois de Syrie ; mais bientôt les Juifs eux-mêmes s’armèrent les uns contre les autres. Comme ils n’avaient point de rois, et que la dignité de grand sacrificateur était la première, c’était pour l’obtenir qu’il s’élevait de violents partis : on n’était grand-prêtre que les armes à la main, et on n’arrivait au sanctuaire que sur les cadavres de ses rivaux.

Hircan, de la race des Machabées, devenu grand-prêtre, mais toujours sujet des Syriens, fit ouvrir le sépulcre de David, dans lequel l’exagérateur Josèphe prétend qu’on trouva trois mille talents. C’était quand on rebâtissait le temple, sous Néhémie, qu’il eût fallu chercher ce prétendu trésor. Cet Hircan obtint d’Antiochus Sidétès le droit de battre monnaie ; mais comme il n’y eut jamais de monnaie juive, il y a grande apparence que le trésor du tombeau de David n’avait pas été considérable.

Il est à remarquer que ce grand-prêtre Hircan était saducéen, et qu’il ne croyait ni à l’immortalité de l’âme, ni aux anges ; sujet nouveau de querelle qui commençait à diviser les saducéens et les pharisiens. Ceux-ci conspirèrent contre Hircan, et voulurent le condamner à la prison et au fouet. Il se vengea d’eux, et gouverna despotiquement.

Son fils Aristobule osa se faire roi pendant les troubles de Syrie et d’Égypte : ce fut un tyran plus cruel que tous ceux qui avaient opprimé le peuple juif. Aristobule, exact à la vérité à prier dans le temple et ne mangeant jamais de porc, fit mourir de faim sa mère, et fit égorger Antigone son frère. Il eut pour successeur un nommé Jean ou Jeanné, aussi méchant que lui.

Ce Jeanné, souillé de crimes, laissa deux fils qui se firent la guerre. Ces deux fils étaient Aristobule et Hircan ; Aristobule chassa son frère, et se fit roi. Les Romains alors subjuguaient l’Asie. Pompée en passant vint mettre les Juifs à la raison, prit le temple, fit pendre les séditieux aux portes, et chargea de fers le prétendu roi Aristobule.

Cet Aristobule avait un fils qui osait se nommer Alexandre. Il remua, il leva quelques troupes, et finit par être pendu par ordre de Pompée.

Enfin Marc-Antoine donna pour roi aux Juifs un Arabe iduméen, du pays de ces Amalécites, tant maudits parles Juifs. C’est ce même Hérode que saint Matthieu dit avoir fait égorger tous les petits enfants des environs de Bethléem, sur ce qu’il apprit qu’il était né un roi des Juifs dans ce village, et que trois mages, conduits par une étoile, étaient venus lui offrir des présents.

Ainsi les Juifs furent presque toujours subjugués ou esclaves. On sait comme ils se révoltèrent contre les Romains, et comme Titus, et ensuite Adrien, les firent tous vendre au marché, au prix de l’animal dont ils ne voulaient pas manger.

Ils essuyèrent un sort encore plus funeste sous les empereurs Trajan et Adrien, et ils le méritèrent. Il y eut, du temps de Trajan, un tremblement de terre qui engloutit les plus belles villes de la Syrie. Les Juifs crurent que c’était le signal de la colère de Dieu contre les Romains. Ils se rassemblèrent, ils s’armèrent en Afrique et en Chypre : une telle fureur les anima qu’ils dévorèrent les membres des Romains égorgés par eux ; mais bientôt tous les coupables moururent dans les supplices. Ce qui restait fut animé de la même rage sous Adrien, quand Barchochébas, se disant leur messie, se mit à leur tête. Ce fanatisme fut étouffé dans des torrents de sang.

Il est étonnant qu’il reste encore des Juifs. Le fameux Benjamin de Tudèle, rabbin très-savant, qui voyagea dans l’Europe et dans l’Asie au xiie siècle, en comptait environ trois cent quatre-vingt mille, tant Juifs que Samaritains ; car il ne faut pas faire mention d’un prétendu royaume de Théma, vers le Thibet, où ce Benjamin, trompeur ou trompé sur cet article, prétend qu’il y avait trois cent mille Juifs des dix anciennes tribus, rassemblés sous un souverain. Jamais les Juifs n’eurent aucun pays en propre, depuis Vespasien, excepté quelques bourgades dans les déserts de l’Arabie Heureuse, vers la mer Rouge. Mahomet fut d’abord obligé de les ménager ; mais à la fin il détruisit la petite domination qu’ils avaient établie au nord de la Mecque. C’est depuis Mahomet qu’ils ont cessé réellement de composer un corps de peuple.

En suivant simplement le fil historique de la petite nation juive, on voit qu’elle ne pouvait avoir une autre fin. Elle se vante elle-même d’être sortie d’Égypte comme une horde de voleurs, emportant tout ce qu’elle avait emprunté des Égyptiens : elle fait gloire de n’avoir jamais épargné ni la vieillesse, ni le sexe, ni l’enfance, dans les villages et dans les bourgs dont elle a pu s’emparer. Elle ose étaler une haine irréconciliable contre toutes les nations[81] ; elle se révolte contre tous ses maîtres. Toujours superstitieuse, toujours avide du bien d’autrui, toujours barbare, rampante dans le malheur, et insolente dans la prospérité. Voilà ce que furent les Juifs aux yeux des Grecs et des Romains qui purent lire leurs livres ; mais, aux yeux des chrétiens éclairés par la foi, ils ont été nos précurseurs, ils nous ont préparé la voie, ils ont été les hérauts de la Providence.

Les deux autres nations qui sont errantes comme la juive dans l’Orient, et qui, comme elle, ne s’allient avec aucun autre peuple, sont les Banians et les Parsis nommés Guèbres. Ces Banians, adonnés au commerce ainsi que les Juifs, sont les descendants des premiers habitants paisibles de l’Inde ; ils n’ont jamais mêlé leur sang à un sang étranger, non plus que les Brachmanes. Les Parsis sont ces mêmes Perses, autrefois dominateurs de l’Orient, et souverains des Juifs. Ils sont dispersés depuis Omar, et labourent en paix une partie de la terre où ils régnèrent ; fidèles à cette antique religion des mages, adorant un seul Dieu, et conservant le feu sacré qu’ils regardent comme l’ouvrage et l’emblème de la Divinité.

Je ne compte point ces restes d’Égyptiens, adorateurs secrets d’Isis, qui ne subsistent plus aujourd’hui que dans quelques troupes vagabondes, bientôt pour jamais anéanties.


xliii. — Des prophètes juifs.

Nous nous garderons bien de confondre les Nabim, les Roheim des Hébreux, avec les imposteurs des autres nations. On sait que Dieu ne se communiquait qu’aux Juifs, excepté dans quelques cas particuliers, comme, par exemple, quand il inspira Balaam, prophète de Mésopotamie, et qu’il lui fit prononcer le contraire de ce qu’on voulait lui faire dire. Ce Balaam était le prophète d’un autre Dieu, et cependant il n’est point dit qu’il fût un faux prophète[82]. Nous avons déjà remarqué[83] que les prêtres d’Égypte étaient prophètes et voyants. Quel sens attachait-on à ce mot ? celui d’inspiré. Tantôt l’inspiré devenait le passé, tantôt l’avenir ; souvent il se contentait de parler dans un style figuré : c’est pourquoi[84] l’on a donné le même nom aux poëtes et aux prophètes, vales.

Le titre, la qualité de prophète était-elle une dignité chez les Hébreux, un ministère particulier attaché par la loi à certaines personnes choisies, comme la dignité de pythie à Delphes ? Non ; les prophètes étaient seulement ceux qui se sentaient inspirés, ou qui avaient des visions. Il arrivait de là que souvent il s’élevait de faux prophètes sans mission, qui croyaient avoir l’esprit de Dieu, et qui souvent causèrent de grands malheurs ; comme les prophètes des Cévennes au commencement de ce siècle.

Il était très-difficile de distinguer le faux prophète du véritable. C’est pourquoi Manassé, roi de Juda, fit périr Isaïe par le supplice de la scie. Le roi Sédécias ne pouvait décider entre Jérémie et Ananie, qui prédisaient des choses contraires, et il fit mettre Jérémie en prison. Ézéchiel fut tué par des Juifs, compagnons de son esclavage. Michée ayant prophétisé des malheurs aux rois Achab et Josaphat, un autre prophète, Tsedekia, fils de Canaa[85] lui donna un soufflet, en lui disant : L’esprit de l’Éternel a passé par ma main pour aller sur la joue. Osée, chapitre ix, déclare que les prophètes sont des fous : stultum prophetam, insanum virum spiritualem. Les prophètes se traitaient les uns les autres de visionnaires et de menteurs. Il n’y avait donc d’autre moyen de discerner le vrai du faux que d’attendre l’accomplissement des prédictions.

Élisée étant allé à Damas en Syrie, le roi, qui était malade, lui envoya quarante chameaux chargés de présents, pour savoir s’il guérirait ; Élisée répondit « que le roi pourrait guérir, mais qu’il mourrait ». Le roi mourut en effet. Si Élisée n’avait pas été un prophète du vrai Dieu, on aurait pu le soupçonner de se ménager une évasion à tout événement ; car si le roi n’était pas mort, Élisée avait prédit sa guérison en disant qu’il pouvait guérir, et qu’il n’avait pas spécifié le temps de sa mort. Mais ayant confirmé sa mission par des miracles éclatants, on ne pouvait douter de sa véracité.

Nous ne rechercherons pas ici, avec les commentateurs, ce que c’était que l’esprit double qu’Élisée reçut d’Élie, ni ce que signifie le manteau que lui donna Élie, en montant au ciel dans un char de feu, traîné par des chevaux enflammés, comme les Grecs figurèrent en poésie le char d’Apollon. Nous n’approfondirons point quel est le type, quel est le sens mystique de ces quarante-deux petits enfants qui, en voyant Élisée dans le chemin escarpé qui conduit à Béthel, lui dirent en riant : Monte, chauve, monte ; et de la vengeance qu’en tira le prophète, en faisant venir sur-le-champ deux ours qui dévorèrent ces innocentes créatures. Les faits sont connus, et le sens peut en être caché.

Il faut observer ici une coutume de l’Orient, que les Juifs poussèrent à un point qui nous étonne. Cet usage était non-seulement de parler en allégories, mais d’exprimer, par des actions singulières, les choses qu’on voulait signifier. Rien n’était plus naturel alors que cet usage ; car les hommes n’ayant écrit longtemps leurs pensées qu’en hiéroglyphes, ils devaient prendre l’habitude de parler comme ils écrivaient.

Ainsi les Scythes (si on en croit Hérodote) envoyèrent à Darah, que nous appelons Darius, un oiseau, une souris, une grenouille, et cinq flèches : cela voulait dire que si Darius ne s’enfuyait aussi vite qu’un oiseau, ou s’il ne se cachait comme une souris et comme une grenouille, il périrait par leurs flèches.

Le conte peut n’être pas vrai ; mais il est toujours un témoignage des emblèmes en usage dans ces temps reculés.

Les rois s’écrivaient en énigmes : on en a des exemples dans Hiram, dans Salomon, dans la reine de Saba. Tarquin le Superbe, consulté dans son jardin par son fils sur la manière dont il faut se conduire avec les Gabiens, ne répond qu’en abattant les pavots qui s’élevaient au-dessus des autres fleurs. Il faisait assez entendre qu’il fallait exterminer les grands, et épargner le peuple.

C’est à ces hiéroglyphes que nous devons les fables, qui furent les premiers écrits des hommes. La fable est bien plus ancienne que l’histoire.

Il faut être un peu familiarisé avec l’antiquité pour n’être point effarouché des actions et des discours énigmatiques des prophètes juifs.

Isaïe veut faire entendre au roi Achaz qu’il sera délivré dans quelques années du roi de Syrie et du melk ou roitelet de Samarie, unis contre lui ; il lui dit : « Avant qu’un enfant soit en âge de discerner le mal et le bien, vous serez délivré de ces deux rois. Le Seigneur prendra un rasoir de louage, pour raser la tête, le poil du pénil (qui est figuré par les pieds), et la barbe, etc. » Alors le prophète prend deux témoins, Zacharie et Urie ; il couche avec la prophétesse, elle met au monde un enfant. Le Seigneur lui donne le nom de Maher-Salal-has-bas, Partagez vite les dépouilles ; et ce nom signifie qu’on partagera les dépouilles des ennemis.

Je n’entre point dans le sens allégorique et infiniment respectable qu’on donne à cette prophétie ; je me borne à l’examen de ces usages étonnants aujourd’hui pour nous.

Le même Isaïe marche tout nu dans Jérusalem, pour marquer que les Égyptiens seront entièrement dépouillés par le roi de Babylone.

Quoi ! dira-t-on, est-il possible qu’un homme marche tout nu dans Jérusalem, sans être repris de justice ? Oui, sans doute : Diogène ne fut pas le seul dans l’antiquité qui eut cette hardiesse. Strabon, dans son quinzième livre, dit qu’il y avait dans les Indes une secte de brachmanes qui auraient été honteux de porter des vêtements. Aujourd’hui encore on voit des pénitents dans l’Inde qui marchent nus et chargés de chaînes, avec un anneau de fer attaché à la verge, pour expier les péchés du peuple. Il y en a dans l’Afrique et dans la Turquie. Ces mœurs ne sont pas nos mœurs, et je ne crois pas que du temps d’Isaïe il y eût un seul usage qui ressemblât aux nôtres.

Jérémie n’avait que quatorze ans quand il reçut l’esprit. Dieu étendit sa main et lui toucha la bouche, parce qu’il avait quelque difficulté de parler. Il voit d’abord une chaudière bouillante tournée au nord ; cette chaudière représente les peuples qui viendront du septentrion, et l’eau bouillante figure les malheurs de Jérusalem.

Il achète une ceinture de lin, la met sur ses reins, et va la cacher, par l’ordre de Dieu, dans un trou auprès de l’Euphrate : il retourne ensuite la prendre, et la trouve pourrie. Il nous explique lui-même cette parabole, en disant que l’orgueil de Jérusalem pourrira.

Il se met des cordes au cou, il se charge de chaînes, il met un joug sur ses épaules ; il envoie ces cordes, ces chaînes et ce joug aux rois voisins, pour les avertir de se soumettre au roi de Babylone, Nabuchodonosor, en faveur duquel il prophétise.

Ézéchiel peut surprendre davantage : il prédit aux Juifs que les pères mangeront leurs enfants, et que les enfants mangeront leurs pères. Mais avant d’en venir à cette prédiction, il voit quatre animaux étincelants de lumière, et quatre roues couvertes d’yeux : il mange un volume de parchemin ; on le lie avec des chaînes. Il trace un plan de Jérusalem sur une brique ; il met à terre une poêle de fer ; il couche trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche, et quarante jours sur le côté droit. Il doit manger du pain de froment, d’orge, de fèves, de lentilles, de millet, et le couvrir d’excréments humains. « C’est ainsi, dit-il, que les enfants d’Israël mangeront leur pain souillé, parmi les nations chez lesquelles ils seront chassés. » Mais Ézéchiel ayant témoigné son horreur pour ce pain de douleur, Dieu lui permet de ne le couvrir que d’excréments de bœufs.

Il coupe ses cheveux, et les divise en trois parts ; il en met une partie au feu, coupe la seconde avec une épée autour de la ville, et jette au vent la troisième.

Le même Ézéchiel a des allégories encore plus surprenantes.

Il introduit le Seigneur, qui parle ainsi, chapitre xvi : « Quand tu naquis, on ne t’avait point coupé le nombril, et tu n’étais ni lavée ni salée.... tu es devenue grande, ta gorge s’est formée, ton poil a paru.... J’ai passé, j’ai connu que c’était le temps des amants. Je t’ai couverte, et je me suis étendu sur ton ignominie.... Je t’ai donné des chaussures et des robes de coton, des bracelets, un collier, des pendants d’oreilles.... Mais, pleine de confiance en ta beauté, tu t’es livrée à la fornication... et tu as bâti un mauvais lieu ; tu t’es prostituée dans les carrefours ; tu as ouvert tes jambes à tous les passants... tu as recherché les plus robustes.... On donne de l’argent aux courtisanes, et tu en as donné à tes amants, etc. »

[86]« Oolla a forniqué sur moi ; elle a aimé avec fureur ses amants : princes, magistrats, cavaliers..... Sa sœur, Ooliba, s’est prostituée avec plus d’emportement. Sa luxure a recherché ceux qui avaient le.... d’un âne, et qui.... comme les chevaux[87]. »

Ces expressions nous semblent bien indécentes et bien grossières ; elles ne l’étaient point chez les Juifs, elles signifiaient les apostasies de Jérusalem et de Samarie. Ces apostasies étaient représentées très-souvent comme une fornication, comme un adultère. Il ne faut pas, encore une fois, juger des mœurs, des usages, des façons de parler anciennes, par les nôtres ; elles ne se ressemblent pas plus que la langue française ne ressemble au chaldéen et à l’arabe.

Le Seigneur ordonne d’abord au prophète Osée, chapitre i, de prendre pour sa femme une prostituée, et il obéit. Cette prostituée lui donne un fils. Dieu appelle ce fils Jezraël : c’est un type de la maison de Jéhu, qui périra, parce que Jéhu avait tué Joram dans Jezraël. Ensuite le Seigneur ordonne à Osée, chapitre iii, d’épouser une femme adultère, qui soit aimée d’un autre, comme le Seigneur aime les enfants d’Israël, qui regardent les dieux étrangers, et qui aiment le marc de raisin. Le Seigneur, dans la prophétie d’Amos, chapitre iv, menace les vaches de Samarie de les mettre dans la chaudière. Enfin tout est l’opposé de nos mœurs et de notre tour d’esprit ; et, si l’on examine les usages de toutes les nations orientales, nous les trouverons également opposés à nos coutumes, non-seulement dans les temps reculés, mais aujourd’hui même que nous les connaissons mieux.


xliv. — Des prières des Juifs.

Il nous reste peu de prières des anciens peuples ; nous n’avons que deux ou trois formules des mystères, et l’ancienne prière à Isis, rapportée dans Apulée[88]. Les Juifs ont conservé les leurs.

Si l’on peut conjecturer le caractère d’une nation par les prières qu’elle fait à Dieu, on s’apercevra aisément que les Juifs étaient un peuple charnel et sanguinaire. Ils paraissent, dans leurs psaumes, souhaiter la mort du pécheur plutôt que sa conversion ; et ils demandent au Seigneur, dans le style oriental, tous les biens terrestres.

« Tu arroseras les montagnes, la terre sera rassasiée de fruits[89]. »

« Tu produis le foin pour les bêtes, et l’herbe pour l’homme. Tu fais sortir le pain de la terre, et le vin qui réjouit le cœur ; tu donnes l’huile qui répand la joie sur le visage[90]. »

« Juda est une marmite remplie de viandes ; la montagne du Seigneur est une montagne coagulée, une montagne grasse. Pourquoi regardez-vous les montagnes coagulées[91] ? »

Mais il faut avouer que les Juifs maudissent leurs ennemis dans un style non moins figuré.

« Demande-moi, et je te donnerai en héritage toutes les nations ; tu les régiras avec une verge de fer[92]. »

« Mon Dieu, traitez mes ennemis selon leurs œuvres, selon leurs desseins méchants ; punissez-les comme ils le méritent[93]. »

« Que mes ennemis impies rougissent, qu’ils soient conduits dans le sépulcre[94]. »

« Seigneur, prenez vos armes et votre bouclier, tirez votre épée, fermez tous les passages ; que mes ennemis soient couverts de confusion ; qu’ils soient comme la poussière emportée par le vent, qu’ils tombent dans le piége[95] ».

« Que la mort les surprenne, qu’ils descendent tout vivants dans la fosse[96]. »

« Dieu brisera leurs dents dans leur bouche ; il mettra en poudre les mâchoires de ces lions[97]. »

« Ils souffriront la faim comme des chiens : ils se disperseront pour chercher à manger, et ne seront point rassasiés[98]. »

« Je m’avancerai vers l’Idumée, et je la foulerai aux pieds[99]. »

« Réprimez ces bêtes sauvages ; c’est une assemblée de peuples semblables à des taureaux et à des vaches... Vos pieds seront baignés dans le sang de vos ennemis, et la langue de vos chiens en sera abreuvée[100]. »

« Faites fondre sur eux tous les traits de votre colère ; qu’ils soient exposés à votre fureur ; que leur demeure et leurs tentes soient désertes[101]. »

« Répandez abondamment votre colère sur les peuples à qui vous êtes inconnu[102]. »

« Mon Dieu, traitez-les comme les Madianites, rendez-les comme une roue qui tourne toujours, comme la paille que le vent emporte, comme une forêt brûlée par le feu[103]. »

« Asservissez le pécheur ; que le malin soit toujours à son côté droit[104]. »

« Qu’il soit toujours condamné quand il plaidera.

« Que sa prière lui soit imputée à péché ; que ses enfants soient orphelins, et sa femme veuve ; que ses enfants soient des mendiants vagabonds ; que l’usurier enlève tout son bien. »

« Le Seigneur, juste, coupera leurs têtes : que tous les ennemis de Sion soient comme l’herbe sèche des toits[105]. »

« Heureux celui qui éventrera tes petits enfants encore à la mamelle, et qui les écrasera contre la pierre[106]. »

On voit que si Dieu avait exaucé toutes les prières de son peuple, il ne serait resté que des Juifs sur la terre, car ils détestaient toutes les nations, ils en étaient détestés ; et, en demandant sans cesse que Dieu exterminât tous ceux qu’ils haïssaient, ils semblaient demander la ruine de la terre entière. Mais il faut toujours se souvenir que non-seulement les Juifs étaient le peuple chéri de Dieu, mais l’instrument de ses vengeances. C’était par lui qu’il punissait les péchés des autres nations, comme il punissait son peuple par elles. Il n’est plus permis aujourd’hui de faire les mêmes prières, et de lui demander qu’on éventre les mères et les enfants encore à la mamelle, et qu’on les écrase contre la pierre. Dieu étant reconnu pour le père commun de tous les hommes, aucun peuple ne fait ces imprécations contre ses voisins. Nous avons été aussi cruels quelquefois que les Juifs ; mais en chantant leurs psaumes, nous n’en détournons pas le sens contre les peuples qui nous font la guerre. C’est un des grands avantages que la loi de grâce a sur la loi de rigueur : et plût à Dieu que, sous une loi sainte, et avec des prières divines, nous n’eussions pas répandu le sang de nos frères et ravagé la terre au nom d’un Dieu de miséricorde !


xlv. — de josèphe, historien des juifs.

On ne doit pas s’étonner que l’histoire de Flavien Josèphe trouvât des contradicteurs quand elle parut à Rome. Il est vrai qu’il n’y en avait que très-peu d’exemplaires, il fallait au moins trois mois à un copiste habile pour la transcrire. Les livres étaient très-chers et très-rares : peu de Romains daignaient lire les annales d’une chétive nation d’esclaves, pour qui les grands et les petits avaient un mépris égal. Cependant il paraît, par la réponse de Josèphe à Apion, qu’il trouva un petit nombre de lecteurs ; et l’on voit aussi que ce petit nombre le traita de menteur et de visionnaire.

Il faut se mettre à la place des Romains du temps de Titus pour concevoir avec quel mépris mêlé d’horreur les vainqueurs de la terre connue et les législateurs des nations devaient regarder l’histoire du peuple juif. Ces Romains ne pouvaient guère savoir que Josèphe avait tiré la plupart des faits des livres sacrés dictés par le Saint-Esprit. Ils ne pouvaient pas être instruits que Josèphe avait ajouté beaucoup de choses à la Bible, et en avait passé beaucoup sous silence. Ils ignoraient qu’il avait pris le fond de quelques historiettes dans le troisième livre d’Esdras, et que ce livre d’Esdras est un de ceux qu’on nomme apocryphes.

Que devait penser un sénateur romain en lisant ces contes orientaux ? Josèphe rapporte (liv. X, ch. xii), que Darius, fils d’Astyage, avait fait le prophète Daniel gouverneur de trois cent soixante villes, lorsqu’il défendit, sous peine de la vie, de prier aucun dieu pendant un mois. Certainement l’Écriture ne dit point que Daniel gouvernait trois cent soixante villes.

Josèphe semble supposer ensuite que toute la Perse se fit juive.

Le même Josèphe donne au second temple des Juifs, rebâti par Zorobabel, une singulière origine.

Zorobabel, dit-il, était l’intime ami du roi Darius. Un esclave juif intime ami du roi des rois ! c’est à peu près comme si un de nos historiens nous disait qu’un fanatique des Cévennes, délivré des galères, était l’intime ami de Louis XIV.

Quoi qu’il en soit, selon Flavien Josèphe, Darius, qui était un prince de beaucoup d’esprit, proposa à toute sa cour une question digne du Mercure galant, savoir : qui avait le plus de force, ou du vin, ou des rois, ou des femmes. Celui qui répondrait le mieux devait, pour récompense, avoir une tiare de lin, une robe de pourpre, un collier d’or, boire dans une coupe d’or, coucher dans un lit d’or, se promener dans un chariot d’or traîné par des chevaux enharnachés d’or, et avoir des patentes de cousin du roi.

Darius s’assit sur son trône d’or pour écouter les réponses de son académie de beaux esprits. L’un disserta en faveur du vin, l’autre fut pour les rois ; Zorobabel prit le parti des femmes. Il n’y a rien de si puissant qu’elles ; car j’ai vu, dit-il, Apamée, la maîtresse du roi mon seigneur, donner de petits soufflets sur les joues de Sa sacrée Majesté, et lui ôter son turban pour s’en coiffer.

Darius trouva la réponse de Zorobabel si comique que, sur-le-champ, il fit rebâtir le temple de Jérusalem.

Ce conte ressemble assez à celui qu’un de nos plus ingénieux académiciens a fait de Soliman, et d’un nez retroussé, lequel a servi de canevas à un fort joli opéra bouffon. Mais nous sommes contraint d’avouer que l’auteur du nez retroussé n’a eu ni lit d’or, ni Carrosse d’or, et que le roi de France ne l’a point appelé mon cousin : nous ne sommes plus au temps des Darius.

Ces rêveries dont Josèphe surchargeait les livres saints firent tort sans doute, chez les païens, aux vérités que la Bible contient. Les Romains ne pouvaient distinguer ce qui avait été puisé dans une source impure de ce que Josèphe avait tiré d’une source sacrée. Cette Bible, sacrée pour nous, était ou inconnue aux Romains, ou aussi méprisée d’eux que Josèphe lui-même. Tout fut également l’objet des railleries et du profond dédain que les lecteurs conçurent pour l’histoire juive. Les apparitions des anges aux patriarches, le passage de la mer Rouge, les dix plaies d’Égypte ; l’inconcevable multiplication du peuple juif en si peu de temps, et dans un aussi petit terrain ; le soleil et la lune s’arrêtant en plein midi, pour donner le temps à ce peuple brigand de massacrer quelques paysans déjà exterminés par une pluie de pierres : tous les prodiges qui signalèrent cette nation ignorée furent traités avec ce mépris qu’un peuple vainqueur de tant de nations, un peuple-roi, mais à qui Dieu s’était caché, avait naturellement pour un petit peuple barbare réduit en esclavage.

Josèphe sentait bien que tout ce qu’il écrivait révolterait des auteurs profanes ; il dit en plusieurs endroits : Le lecteur en jugera comme il voudra. Il craint d’effaroucher les esprits ; il diminue, autant qu’il le peut, la foi qu’on doit aux miracles. On voit à tout moment qu’il est honteux d’être Juif, lors même qu’il s’efforce de rendre sa nation recommandable à ses vainqueurs. Il faut sans doute pardonner aux Romains, qui n’avaient que le sens commun, qui n’avaient pas encore la foi, de n’avoir regardé l’historien Josèphe que comme un misérable transfuge qui leur contait des fables ridicules pour tirer quelque argent de ses maîtres. Bénissons Dieu, nous qui avons le bonheur d’être plus éclairés que les Titus, les Trajan, les Antonin, et que tout le sénat et les chevaliers romains nos maîtres ; nous qui, éclairés par des lumières supérieures, pouvons discerner les fables absurdes de Josèphe, et les sublimes vérités que la sainte Écriture nous annonce.


xlvi. — D’un mensonge de Flavien Josèphe, concernant Alexandre et les Juifs.

Lorsque Alexandre, élu par tous les Grecs, comme son père, et comme autrefois Agamemnon, pour aller venger la Grèce des injures de l’Asie, eut remporté la victoire d’Issus, il s’empara de la Syrie, l’une des provinces de Darah ou Darius ; il voulait s’assurer de l’Égypte avant de passer l’Euphrate et le Tigre, et ôter à Darius tous les ports qui pourraient lui fournir des flottes. Dans ce dessein, qui était celui d’un très-grand capitaine, il fallut assiéger Tyr. Cette ville était sous la protection des rois de Perse, et souveraine de la mer ; Alexandre la prit après un siége opiniâtre de sept mois, et y employa autant d’art que de courage ; la digue qu’il osa faire sur la mer est encore aujourd’hui regardée comme le modèle que doivent suivre tous les généraux dans de pareilles entreprises. C’est en imitant Alexandre que le duc de Parme prit Anvers, et le cardinal de Richelieu, la Rochelle (s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes). Rollin, à la vérité, dit qu’Alexandre ne prit Tyr que parce qu’elle s’était moquée des Juifs, et que Dieu voulut venger l’honneur de son peuple ; mais Alexandre pouvait avoir encore d’autres raisons : il fallait, après avoir soumis Tyr, ne pas perdre un moment pour s’emparer du port de Péluse. Ainsi Alexandre ayant fait une marche forcée pour surprendre Gaza, il alla de Gaza à Péluse en sept jours. C’est ainsi qu’Arrien, Quinte-Curce, Diodore, Paul Orose même, le rapportent fidèlement d’après le journal d’Alexandre.

Que fait Josèphe pour relever sa nation sujette des Perses, tombée sous la puissance d’Alexandre, avec toute la Syrie, et honorée depuis de quelques priviléges par ce grand homme ? Il prétend qu’Alexandre, en Macédoine, avait vu en songe le grand-prêtre des Juifs, Jaddus[107] (supposé qu’il y eût en effet un prêtre juif dont le nom finît en us) ; que ce prêtre l’avait encouragé à son expédition contre les Perses, que c’était par cette raison qu’Alexandre avait attaqué l’Asie. Il ne manqua donc pas, après le siége de Tyr, de se détourner de cinq ou six journées de chemin pour aller voir Jérusalem. Comme le grand-prêtre Jaddus avait autrefois apparu en songe à Alexandre, il reçut aussi en songe un ordre de Dieu d’aller saluer ce roi ; il obéit, et, revêtu de ses habits pontificaux, suivi de ses lévites en surplis, il alla en procession au-devant d’Alexandre. Dès que ce monarque vit Jaddus, il reconnut le même homme qui l’avait averti en songe, sept ou huit ans auparavant, de venir conquérir la Perse, et il le dit à Parménion. Jaddus avait sur sa tête son bonnet orné d’une lame d’or, sur laquelle était gravé un mot hébreu. Alexandre, qui, sans doute, entendait l’hébreu parfaitement, reconnut aussitôt le nom de Jéhovah, et se prosterna humblement, sachant bien que Dieu ne pouvait avoir que ce nom. Jaddus lui montra aussitôt des prophéties qui disaient clairement « qu’Alexandre s’emparerait de l’empire des Perses », prophéties qui n’avaient point été faites après la bataille d’Issus. Il le flatta que Dieu l’avait choisi pour ôter à son peuple chéri toute espérance de régner sur la terre promise ; ainsi qu’il avait choisi autrefois Nabuchodonosor et Cyrus, qui avaient possédé la terre promise l’un après l’autre. Ce conte absurde du romancier Josèphe ne devait pas, ce me semble, être copié par Rollin, comme s’il était attesté par un écrivain sacré.

Mais c’est ainsi qu’on a écrit l’histoire ancienne, et bien souvent la moderne[108].


xlvii. — Des préjugés populaires auxquels les écrivains sacrés ont daigné se conformer par condescendance.

Les livres saints sont faits pour enseigner la morale, et non la physique.

Le serpent passait dans l’antiquité pour le plus habile de tous les animaux. L’auteur du Pentateuque veut bien dire que le serpent fut assez subtil pour séduire Ève. On attribuait quelquefois la parole aux bêtes : l’écrivain sacré fait parler le serpent et l’ânesse de Balaam. Plusieurs Juifs et plusieurs docteurs chrétiens ont regardé cette histoire comme une allégorie ; mais, soit emblème, soit réalité, elle est également respectable. Les étoiles étaient regardées comme des points dans les nuées : l’auteur divin se proportionne à cette idée vulgaire, et dit que la lune fut faite pour présider aux étoiles.

L’opinion commune était que les cieux étaient solides ; on les nommait en hébreu rakiak, mot qui répond à une plaque de métal, à un corps étendu et ferme, et que nous traduisîmes par firmament. Il portait des eaux, lesquelles se répandaient par des ouvertures. L’Écriture se proportionne à cette physique ; et enfin on a nommé firmament, c’est-à-dire plaque, cette profondeur immense de l’espace dans lequel on aperçoit à peine les étoiles les plus éloignées à l’aide des télescopes.

Les Indiens, les Chaldéens, les Persans, imaginaient que Dieu avait formé le monde en six temps. L’auteur de la Genèse, pour ne pas effaroucher la faiblesse des Juifs, représente Dieu formant le monde en six jours, quoique un mot et un instant suffisent à sa toute-puissance. Un jardin, des ombrages, étaient un très-grand bonheur dans des pays secs et brûlés du soleil ; le divin auteur place le premier homme dans un jardin.

On n’avait point l’idée d’un être purement immatériel : Dieu est toujours représenté comme un homme ; il se promène à midi dans le jardin, il parle, et on lui parle.

Le mot âme, ruah, signifie le souffle, la vie : l’âme est toujours employée pour la vie dans le Pentateuque.

On croyait qu’il y avait des nations de géants, et la Genèse veut bien dire qu’ils étaient les enfants des anges et des filles des hommes. On accordait aux brutes une espèce de raison. Dieu daigne faire alliance, après le déluge, avec les brutes comme avec les hommes.

Personne ne savait ce que c’est que l’arc-en-ciel ; il était regardé comme une chose surnaturelle ; et Homère en parle toujours ainsi. L’Écriture l’appelle l’arc de Dieu, le signe d’alliance.

Parmi beaucoup d’erreurs auxquelles le genre humain a été livré, on croyait qu’on pouvait faire naître des animaux de la couleur qu’on voulait, en présentant cette couleur aux mères avant qu’elles conçussent : l’auteur de la Genèse dit que Jacob eut des brebis tachetées par cet artifice.

Toute l’antiquité se servait des charmes contre la morsure des serpents ; et quand la plaie n’était pas mortelle, ou qu’elle était heureusement sucée par des charlatans nommés Psylles[109] ou qu’enfin on avait appliqué avec succès des topiques convenables, on ne doutait pas que les charmes n’eussent opéré. Moïse éleva un serpent d’airain dont la vue guérissait ceux que les serpents avaient mordus. Dieu changeait une erreur populaire en une vérité nouvelle.

Une des plus anciennes erreurs était l’opinion que l’on pouvait faire naître des abeilles d’un cadavre pourri. Cette idée était fondée sur l’expérience journalière de voir des mouches et des vermisseaux couvrir les corps des animaux. De cette expérience, qui trompait les yeux, toute l’antiquité avait conclu que la corruption est le principe de la génération. Puisqu’on croyait qu’un corps mort produisait des mouches, on se figurait que le moyen sûr de se procurer des abeilles était de préparer les peaux sanglantes des animaux de la manière requise pour opérer cette métamorphose. On ne faisait pas réflexion combien les abeilles ont d’aversion pour toute chair corrompue, combien toute infection leur est contraire. La méthode de faire naître ainsi des abeilles ne pouvait réussir ; mais on croyait que c’était faute de s’y bien prendre. Virgile, dans son quatrième chant des Géorgiques, dit que cette opération fut heureusement faite par Aristée ; mais aussi il ajoute que c’est un miracle, mirabile monstrum (Géorg., livre IV, v. 554).

C’est en rectifiant cet antique préjugé qu’il est rapporté que Samson trouva un essaim d’abeilles dans la gueule d’un lion qu’il avait déchiré de ses mains.

C’était encore une opinion vulgaire que l’aspic se bouchait les oreilles, de peur d’entendre la voix de l’enchanteur. Le Psalmiste se prête à cette erreur en disant, psaume lvii : « Tel que l’aspic sourd qui bouche ses oreilles, et qui n’entend point les enchanteurs. »

L’ancienne opinion, que les femmes font tourner le vin et le lait, empêchent le beurre de se figer, et font périr les pigeonneaux dans les colombiers quand elles ont leurs règles, subsiste encore dans le petit peuple, ainsi que les influences de la lune. On crut que les purgations des femmes étaient les évacuations d’un sang corrompu, et que si un homme approchait de sa femme dans ce temps critique, il faisait nécessairement des enfants lépreux et estropiés : cette idée avait tellement prévenu les Juifs que le Lévitique, chapitre xx, condamne à mort l’homme et la femme qui se seront rendu le devoir conjugal dans ce temps critique.

Enfin l’Esprit-Saint veut bien se conformer tellement aux préjugés populaires que le Sauveur lui-même dit qu’on ne met jamais le vin nouveau dans de vieilles futailles, et qu’il faut que le blé pourrisse pour mûrir.

Saint Paul dit aux Corinthiens, en voulant leur persuader la résurrection : « Insensés, ne savez-vous pas qu’il faut que le grain meure pour se vivifier ? » On sait bien aujourd’hui que le grain ne pourrit ni ne meurt en terre pour lever ; s’il pourrissait, il ne lèverait pas ; mais alors on était dans cette erreur, et le Saint-Esprit daignait en tirer des comparaisons utiles. C’est ce que saint Jérôme appelle parler par économie[110].

Toutes les maladies de convulsions passèrent pour des possessions de diable, dès que la doctrine des diables fut admise. L’épilepsie, chez les Romains comme chez les Grecs, fut appelée le mal sacré. La mélancolie, accompagnée d’une espèce de rage, fut encore un mal dont la cause était ignorée ; ceux qui en étaient attaqués erraient la nuit en hurlant autour des tombeaux. Ils furent appelés démoniaques, lycanthropes, chez les Grecs. L’Écriture admet des démoniaques qui errent autour des tombeaux.

Les coupables, chez les anciens Grecs, étaient souvent tourmentés des furies ; elles avaient réduit Oreste à un tel désespoir qu’il s’était mangé un doigt dans un accès de fureur ; elles avaient poursuivi Alcméon, Étéocle, et Polynice. Les Juifs hellénistes, qui furent instruits de toutes les opinions grecques, admirent enfin chez eux des espèces de furies, des esprits immondes, des diables qui tourmentaient les hommes. Il est vrai que les saducéens ne reconnaissaient point de diables ; mais les pharisiens les reçurent un peu avant le règne d’Hérode. Il y avait alors chez les Juifs des exorcistes qui chassaient les diables ; ils se servaient d’une racine qu’ils mettaient sous le nez des possédés[111] et employaient une formule tirée d’un prétendu livre de Salomon. Enfin ils étaient tellement en possession de chasser les diables que notre Sauveur lui-même, accusé, selon saint Matthieu, de les chasser par les enchantements de Belzébuth, accorde que les Juifs ont le même pouvoir, et leur demande si c’est par Belzébuth qu’ils triomphent des esprits malins.

Certes, si les mêmes Juifs qui firent mourir Jésus avaient eu le pouvoir de faire de tels miracles, si les pharisiens chassaient en effet les diables, ils faisaient donc le même prodige qu’opérait le Sauveur. Ils avaient le don que Jésus communiquait à ses disciples ; et s’ils ne l’avaient pas, Jésus se conformait donc au préjugé populaire, en daignant supposer que ses implacables ennemis, qu’il appelait race de vipères, avaient le don des miracles et dominaient sur les démons. Il est vrai que ni les Juifs ni les chrétiens ne jouissent plus aujourd’hui de cette prérogative longtemps si commune. Il y a toujours des exorcistes, mais on ne voit plus de diables ni de possédés[112] : tant les choses changent avec le temps ! Il était dans l’ordre alors qu’il y eût des possédés, et il est bon qu’il n’y en ait plus aujourd’hui. Les prodiges nécessaires pour élever un édifice divin sont inutiles quand il est au comble. Tout a changé sur la terre : la vertu seule ne change jamais. Elle est semblable à la lumière du soleil, qui ne tient presque rien de la matière connue, et qui est toujours pure, toujours immuable, quand tous les éléments se confondent sans cesse. Il ne faut qu’ouvrir les yeux pour bénir son auteur.


xlviii. — Des anges, des génies, des diables, chez les anciennes nations et chez lez Juifs.

Tout a sa source dans la nature de l’esprit humain. Tous les hommes puissants, les magistrats, les princes, avaient leurs messagers ; il était vraisemblable que les dieux en avaient aussi. Les Chaldéens et les Perses semblent être les premiers hommes connus de nous qui parlèrent des anges comme d’huissiers célestes et de porteurs d’ordre. Mais avant eux, les Indiens, de qui toute espèce de théologie nous est venue, avaient inventé les anges, et les avaient représentés, dans leur ancien livre du Shasta, comme des créatures immortelles, participantes de la Divinité, et dont un grand nombre se révolta dans le ciel contre le Créateur. (Voyez le chapitre de l’Inde, page 49.)

Les Parsis ignicoles, qui subsistent encore, ont communiqué à l’auteur de la religion des anciens Persans[113] les noms des anges que les premiers Perses reconnaissaient. On en trouve cent dix-neuf, parmi lesquels ne sont ni Raphaël ni Gabriel, que les Perses n’adoptèrent que longtemps après. Ces mots sont chaldéens, ils ne furent connus des Juifs que dans leur captivité : car, avant l’histoire de Tobie, on ne voit le nom d’aucun ange, ni dans le Pentateuque, ni dans aucun livre des Hébreux.

Les Perses, dans leur ancien catalogue qu’on trouve au-devant du Sadder, ne comptaient que douze diables, et Arimane était le premier. C’était du moins une chose consolante de reconnaître plus de génies bienfaisants que de démons ennemis du genre humain.

On ne voit pas que cette doctrine ait été suivie des Égyptiens. Les Grecs, au lieu de génies tutélaires, eurent des divinités secondaires, des héros, et des demi-dieux. Au lieu de diables, ils eurent Até, Érynnis, les Euménides. Il me semble que ce fut Platon qui parla le premier d’un bon et d’un mauvais génie qui présidaient aux actions de tout mortel. Depuis lui, les Grecs et les Romains se piquèrent d’avoir chacun deux génies ; et le mauvais eut toujours plus d’occupation et de succès que son antagoniste.

Quand les Juifs eurent enfin donné des noms à leur milice céleste, ils la distinguèrent en dix classes : les saints, les rapides, les forts, les flammes, les étincelles, les députés, les princes, les fils de princes, les images, les animés. Mais cette hiérarchie ne se trouve que dans le Talmud et dans le Targum, et non dans les livres du canon hébreu.

Ces anges eurent toujours la forme humaine, et c’est ainsi que nous les peignons encore aujourd’hui en leur donnant des ailes. Raphaël conduisit Tobie. Les anges qui apparurent à Abraham, à Loth, burent et mangèrent avec ces patriarches ; et la brutale fureur des habitants de Sodome ne prouve que trop que les anges de Loth avaient un corps. Il serait même difficile de comprendre comment les anges auraient parlé aux hommes, et comment on leur eût répondu, s’ils n’avaient paru sous la figure humaine.

Les Juifs n’eurent pas même une autre idée de Dieu. Il parle le langage humain avec Adam et Ève ; il parle même au serpent ; il se promène dans le jardin d’Éden à l’heure de midi ; il daigne converser avec Abraham, avec les patriarches, avec Moïse. Plus d’un commentateur a cru même que ces mots de la Genèse : Faisons l’homme à notre image, pouvaient être entendus à la lettre ; que le plus parfait des êtres de la terre était une faible ressemblance de la forme de son créateur, et que cette idée devait engager l’homme à ne jamais dégénérer.

Quoique la chute des anges transformés en diables, en démons, soit le fondement de la religion juive et de la chrétienne, il n’en est pourtant rien dit dans la Genèse, ni dans la loi, ni dans aucun livre canonique. La Genèse dit expressément qu’un serpent parla à Ève et la séduisit. Elle a soin de remarquer que le serpent était le plus habile, le plus rusé de tous les animaux ; et nous avons observé[114] que toutes les nations avaient cette opinion du serpent. La Genèse marque encore positivement que la haine des hommes pour les serpents vient du mauvais office que cet animal rendit au genre humain ; que c’est depuis ce temps-là qu’il cherche à nous mordre, que nous cherchons à l’écraser ; et qu’enfin il est condamné, pour sa mauvaise action, à ramper sur le ventre, et à manger la poussière de la terre. Il est vrai que le serpent ne se nourrit point de terre, mais toute l’antiquité le croyait.

Il semble à notre curiosité que c’était là le cas d’apprendre aux hommes que ce serpent était un des anges rebelles devenus démons, qui venait exercer sa vengeance sur l’ouvrage de Dieu, et le corrompre. Cependant, il n’est aucun passage dans le Pentateuque dont nous puissions inférer cette interprétation, en ne consultant que nos faibles lumières.

Satan paraît, dans Job, le maître de la terre subordonné à Dieu. Mais quel homme un peu versé dans l’antiquité ne sait que ce mot Satan était chaldéen ; que ce Satan était l’Arimane des Perses, adopté par les Chaldéens, le mauvais principe qui dominait sur les hommes ? Job est représenté comme un pasteur arabe, vivant sur les confins de la Perse. Nous avons déjà dit[115] que les mots arabes, conservés dans la tradition hébraïque de cette ancienne allégorie, montrent que le livre fut d’abord écrit par des Arabes. Flavien Josèphe, qui ne le compte point parmi les livres du canon hébreu, ne laisse aucun doute sur ce sujet.

Les démons, les diables, chassés d’un globe du ciel, précipités dans le centre de notre globe, et s’échappant de leur prison pour tenter les hommes, sont regardés, depuis plusieurs siècles, comme les auteurs de notre damnation. Mais, encore une fois, c’est une opinion dont il n’y a aucune trace dans l’Ancien Testament. C’est une vérité de tradition, tirée du livre si antique et si longtemps inconnu, écrit par les premiers brachmanes, et que nous devons enfin aux recherches de quelques savants anglais qui ont résidé longtemps dans le Bengale.

Quelques commentateurs ont écrit que ce passage d’Isaïe : « Comment es-tu tombé du ciel, ô Lucifer ! qui paraissais le matin » ? désigne la chute des anges, et que c’est Lucifer qui se déguisa en serpent pour faire manger la pomme à Ève et à son mari.

Mais, en vérité, une allégorie si étrange ressemble à ces énigmes qu’on faisait imaginer autrefois aux jeunes écoliers dans les colléges. On exposait, par exemple, un tableau représentant un vieillard et une jeune fille. L’un disait : c’est l’hiver et le printemps ; l’autre : c’est la neige et le feu ; un autre : c’est la rose et l’épine, ou bien c’est la force et la faiblesse ; et celui qui avait trouvé le sens le plus éloigné du sujet, l’application la plus extraordinaire, gagnait le prix.

Il en est précisément de même de cette application singulière de l’étoile du matin au diable. Isaïe, dans son quatorzième chapitre, en insultant à la mort d’un roi de Babylone, lui dit : « À ta mort on a chanté à gorge déployée : les sapins, les cèdres, s’en sont réjouis. Il n’est venu depuis aucun exacteur nous mettre à la taille. Comment ta hauteur est-elle descendue au tombeau, malgré le son de tes musettes ? comment es-tu couchée avec les vers et la vermine ? comment es-tu tombée du ciel, étoile du matin ? Hélel, toi qui pressais les nations, tu es abattue en terre ! »

On a traduit cet Hélel en latin par Lucifer : on a donné depuis ce nom au diable, quoiqu’il y ait assurément peu de rapport entre le diable et l’étoile du matin. On a imaginé que ce diable étant tombé du ciel était un ange qui avait fait la guerre à Dieu : il ne pouvait la faire lui seul ; il avait donc des compagnons. La fable des géants armés contre les dieux, répandue chez toutes les nations, est, selon plusieurs commentateurs, une imitation profane de la tradition qui nous apprend que des anges s’étaient soulevés contre leur maître.

Cette idée reçut une nouvelle force de l’Épître de saint Jude, où il est dit : « Dieu a gardé dans les ténèbres, enchaînés jusqu’au jugement du grand jour, les anges qui ont dégénéré de leur origine, et qui ont abandonné leur propre demeure... Malheur à ceux qui ont suivi les traces de Caïn... desquels Énoch, septième homme après Adam, a prophétisé, en disant : Voici, le Seigneur est venu avec ses millions de saints, etc. »

On s’imagina qu’Énoch avait laissé par écrit l’histoire de la chute des anges. Mais il y a deux choses importantes à observer ici. Premièrement, Énoch n’écrivit pas plus que Seth, à qui les Juifs attribuèrent des livres ; et le faux Énoch que cite saint Jude est reconnu pour être forgé par un Juif[116]. Secondement, ce faux Énoch ne dit pas un mot de la rébellion et de la chute des anges avant la formation de l’homme. Voici mot à mot ce qu’il dit dans ses Égregori. « Le nombre des hommes s’étant prodigieusement accru, ils eurent de très-belles filles ; les anges, les veillants, Égregori, en devinrent amoureux, et furent entraînés dans beaucoup d’erreurs. Ils s’animèrent entre eux ; ils se dirent : Choisissons-nous des femmes parmi les filles des hommes de la terre. Semiaxas leur prince dit : Je crains que vous n’osiez pas accomplir un tel dessein, et que je ne demeure seul chargé du crime ; tous répondirent : Faisons serment d’exécuter notre dessein, et dévouons-nous à l’anathème si nous y manquons. Ils s’unirent donc par serment, et firent des imprécations. Ils étaient deux cents en nombre. Ils partirent ensemble du temps de Jared, et allèrent sur la montagne appelée Hermonim, à cause de leur serment. Voici le nom des principaux : Semiaxas, Atarculph, Araciel, Chobabiel-Hosampsich, Zaciel-Parmar, Thausaël, Samiel, Tirel, Sumiel[117]. »

« Eux et les autres prirent des femmes, l’an onze cent soixante et dix de la création du monde. De ce commerce naquirent trois genres d’hommes, les géants Naphilim, etc. »

L’auteur de ce fragment écrit de ce style qui semble appartenir aux premiers temps ; c’est la même naïveté. Il ne manque pas de nommer les personnages ; il n’oublie pas les dates ; point de réflexions, point de maximes, c’est l’ancienne manière orientale.

On voit que cette histoire est fondée sur le sixième chapitre de la Genèse : « Or en ce temps il y avait des géants sur la terre ; car les enfants de Dieu ayant eu commerce avec les filles des hommes, elles enfantèrent les puissants du siècle. »

Le livre d’Énoch et la Genèse sont entièrement d’accord sur l’accouplement des anges avec les filles des hommes, et sur la race des géants qui en naquit. Mais ni cet Énoch ni aucun livre de l’Ancien Testament ne parle de la guerre des anges contre Dieu, ni de leur défaite, ni de leur chute dans l’enfer, ni de leur haine contre le genre humain.

Il n’est question des esprits malins et du diable que dans l’allégorie de Job, dont nous avons parlé, laquelle n’est pas un livre juif, et dans l’aventure de Tobie. Le diable Asmodée, ou Shammadey, qui étrangla les sept premiers maris de Sara, et que Raphaël fit déloger avec la fumée du foie d’un poisson, n’était point un diable juif, mais persan. Raphaël l’alla enchaîner dans la haute Égypte ; mais il est constant que les Juifs n’ayant point d’enfer, ils n’avaient point de diables. Ils ne commencèrent que fort tard à croire l’immortalité de l’âme et un enfer, et ce fut quand la secte des pharisiens prévalut. Ils étaient donc bien éloignés de penser que le serpent qui tenta Ève fût un diable, un ange précipité dans l’enfer. Cette pierre, qui sert de fondement à tout l’édifice, ne fut posée que la dernière. Nous n’en révérons pas moins l’histoire de la chute des anges devenus diables, mais nous ne savons où en trouver l’origine.

On appela diables Belzébuth, Belphégor, Astaroth ; mais c’étaient d’anciens dieux de Syrie. Belphégor était le dieu du mariage ; Belzébuth, ou Bel-se-puth, signifiait le seigneur qui préserve des insectes. Le roi Ochosias même l’avait consulté comme un dieu, pour savoir s’il guérirait d’une maladie ; et Élie, indigné de cette démarche, avait dit : « N’y a-t-il point de Dieu en Israël, pour aller consulter le dieu d’Accaron ? »

Astaroth était la lune, et la lune ne s’attendait pas à devenir diable.

L’apôtre Jude dit encore « que le diable se querella avec l’ange Michaël au sujet du corps de Moïse ». Mais on ne trouve rien de semblable dans le canon des Juifs. Cette dispute de Michaël avec le diable n’est que dans un livre apocryphe, intitulé Analypse de Moïse, cité par Origène dans le IIIe livre de ses Principes.

Il est donc indubitable que les Juifs ne reconnurent point de diables jusque vers le temps de leur captivité à Babylone. Ils puisèrent cette doctrine chez les Perses, qui la tenaient de Zoroastre.

Il n’y a que l’ignorance, le fanatisme, et la mauvaise foi, qui puissent nier tous ces faits, et il faut ajouter que la religion ne doit pas s’effrayer des conséquences. Dieu a certainement permis que la croyance aux bons et aux mauvais génies, à l’immortalité de l’âme, aux récompenses et aux peines éternelles, ait été établie chez vingt nations de l’antiquité avant de parvenir au peuple juif. Notre sainte religion a consacré cette doctrine ; elle a établi ce que les autres avaient entrevu, et ce qui n’était chez les anciens qu’une opinion est devenu par la révélation une vérité divine.


xlix. — Si les Juifs ont enseigné les autres nations, ou s’ils ont été enseignés par elles.

Les livres sacrés n’ayant jamais décidé si les Juifs avaient été les maîtres ou les disciples des autres peuples, il est permis d’examiner cette question.

Philon, dans la relation de sa mission auprès de Caligula, commence par dire qu’Israël est un terme chaldéen ; que c’est un nom que les Chaldéens donnèrent aux justes consacrés à Dieu, qu’Israël signifie voyant Dieu. Il paraît donc prouvé par cela seul que les Juifs n’appelèrent Jacob Israël, qu’ils ne se donnèrent le nom d’Israélites, que lorsqu’ils eurent quelque connaissance du chaldéen. Or ils ne purent avoir connaissance de cette langue que quand ils furent esclaves en Chaldée. Est-il vraisemblable que dans les déserts de l’Arabie Pétrée ils eussent appris déjà le chaldéen ?

Flavien Josèphe, dans sa réponse à Apion, à Lysimaque et à Molon, livre II, chap. v, avoue en propres termes « que ce sont les Égyptiens qui apprirent à d’autres nations à se faire circoncire, comme Hérodote le témoigne ». En effet serait-il probable que la nation antique et puissante des Égyptiens eût pris cette coutume d’un petit peuple qu’elle abhorrait, et qui, de son aveu, ne fut circoncis que sous Josué ?

Les livres sacrés eux-mêmes nous apprennent que Moïse avait été nourri dans les sciences des Égyptiens, et ils ne disent nulle part que les Égyptiens aient jamais rien appris des Juifs. Quand Salomon voulut bâtir son temple et son palais, ne demanda-t-il pas des ouvriers au roi de Tyr ? Il est dit même qu’il donna vingt villes au roi Hiram pour obtenir des ouvriers et des cèdres : c’était sans doute payer bien chèrement, et le marché est étrange ; mais jamais les Tyriens demandèrent-ils des artistes juifs ?

Le même Josèphe dont nous avons parlé avoue que sa nation, qu’il s’efforce de relever, « n’eut longtemps aucun commerce avec les autres nations » ; qu’elle fut surtout inconnue des Grecs, qui connaissaient les Scythes, les Tartares. « Faut-il s’étonner », ajoute-il, liv. Ier chap. x, « que notre nation, éloignée de la mer, et ne se piquant point de rien écrire, ait été si peu connue ? »

Lorsque le même Josèphe raconte, avec ses exagérations ordinaires, la manière aussi honorable qu’incroyable dont le roi Ptolémée Philadelphe acheta une traduction grecque des livres juifs, faite par des Hébreux dans la ville d’Alexandrie ; Josèphe, dis-je, ajoute que Démétrius de Phalère, qui fit faire cette traduction pour la bibliothèque de son roi, demanda à l’un des traducteurs « comment il se pouvait faire qu’aucun historien, aucun poëte étranger n’eût jamais parlé des lois juives ». Le traducteur répondit : « Comme ces lois sont toutes divines, personne n’a osé entreprendre d’en parler, et ceux qui ont voulu le faire ont été châtiés de Dieu. Théopompe, voulant en insérer quelque chose dans son histoire, perdit l’esprit durant trente jours ; mais ayant reconnu dans un songe qu’il était devenu fou pour avoir voulu pénétrer dans les choses divines, et en faire part aux profanes[118], il apaisa la colère de Dieu par ses prières, et rentra dans son bon sens.

« Théodecte, poëte grec, ayant mis dans une tragédie quelques passages qu’il avait tirés de nos livres saints, devint aussitôt aveugle, et ne recouvra la vue qu’après avoir reconnu sa faute. »

Ces deux contes de Josèphe, indignes de l’histoire et d’un homme qui a le sens commun, contredisent, à la vérité, les éloges qu’il donne à cette traduction grecque des livres juifs ; car si c’était un crime d’en insérer quelque chose dans une autre langue, c’était sans doute un bien plus grand crime de mettre tous les Grecs à portée de les connaître. Mais au moins Josèphe, en rapportant ces deux historiettes, convient que les Grecs n’avaient jamais eu connaissance des livres de sa nation.

Au contraire, dès que les Hébreux furent établis dans Alexandrie, ils s’adonnèrent aux lettres grecques ; on les appela les Juifs hellénistes. Il est donc indubitable que les Juifs, depuis Alexandre, prirent beaucoup de choses des Grecs, dont la langue était devenue celle de l’Asie Mineure et d’une partie de l’Égypte, et que les Grecs ne purent rien prendre des Hébreux.


l. Les Romains. Commencements de leur empire et de leur religion ; leur tolérance.

Les Romains ne peuvent point être comptés parmi les nations primitives : ils sont trop nouveaux. Rome n’existe que sept cent cinquante ans avant notre ère vulgaire. Quand elle eut des rites et des lois, elle les tint des Toscans et des Grecs. Les Toscans lui communiquèrent la superstition des augures, superstition pourtant fondée sur des observations physiques, sur le passage des oiseaux dont on augurait les changements de l’atmosphère. Il semble que toute superstition ait une chose naturelle pour principe, et que bien des erreurs soient nées d’une vérité dont on abuse.

Les Grecs fournirent aux Romains la loi des Douze Tables. Un peuple qui va chercher des lois et des dieux chez un autre devait être un peuple petit et barbare : aussi les premiers Romains l’étaient-ils. Leur territoire, du temps des rois et des premiers consuls, n’était pas si étendu que celui de Raguse. Il ne faut pas sans doute entendre, par ce nom de roi, des monarques tels que Cyrus et ses successeurs. Le chef d’un petit peuple de brigands ne peut jamais être despotique : les dépouilles se partagent en commun, et chacun défend sa liberté comme son bien propre. Les premiers rois de Rome étaient des capitaines de flibustiers.

Si l’on en croit les historiens romains, ce petit peuple commença par ravir les filles et les biens de ses voisins. Il devait être exterminé ; mais la férocité et le besoin, qui le portaient à ces rapines, rendirent ses injustices heureuses ; il se soutint étant toujours en guerre ; et enfin, au bout de cinq siècles, étant bien plus aguerri que tous les autres peuples, il les soumit tous, les uns après les autres, depuis le fond du golfe Adriatique jusqu’à l’Euphrate.

Au milieu du brigandage, l’amour de la patrie domina toujours jusqu’au temps de Sylla. Cet amour de la patrie consista, pendant plus de quatre cents ans, à rapporter à la masse commune ce qu’on avait pillé chez les autres nations : c’est la vertu des voleurs. Aimer la patrie, c’était tuer et dépouiller les autres hommes ; mais dans le sein de la république il y eut de très-grandes vertus. Les Romains, policés avec le temps, policèrent tous les barbares vaincus, et devinrent enfin les législateurs de l’Occident.

Les Grecs paraissent, dans les premiers temps de leurs républiques, une nation supérieure en tout aux Romains. Ceux-ci ne sortent des repaires de leurs sept montagnes avec des poignées de foin, manipuli, qui leur servent de drapeaux, que pour piller des villages voisins ; ceux-là, au contraire, ne sont occupés qu’à défendre leur liberté. Les Romains volent à quatre ou cinq milles à la ronde les Èques, les Volsques, les Antiates. Les Grecs repoussent les armées innombrables du grand roi de Perse, et triomphent de lui sur terre et sur mer. Ces Grecs, vainqueurs, cultivent et perfectionnent tous les beaux-arts, et les Romains les ignorent tous, jusque vers le temps de Scipion l’Africain.

J’observerai ici sur leur religion deux choses importantes : c’est qu’ils adoptèrent ou permirent les cultes de tous les autres peuples, à l’exemple des Grecs ; et qu’au fond, le sénat et les empereurs reconnurent toujours un dieu suprême, ainsi que la plupart des philosophes et des poëtes de la Grèce[119].

La tolérance de toutes les religions était une loi nouvelle, gravée dans les cœurs de tous les hommes : car de quel droit un être créé libre pourrait-il forcer un autre être à penser comme lui ? Mais quand un peuple est rassemblé, quand la religion est devenue une loi de l’État, il faut se soumettre à cette loi : or les Romains par leurs lois adoptèrent tous les dieux des Grecs, qui eux-mêmes avaient des autels pour les dieux inconnus, comme nous l’avons déjà remarqué[120].

Les ordonnances des douze Tables portent : « Separatim nemo habessit deos, neve novos ; sed ne advenas, nisi publice adscitos, privatim colunto[121]. » Que personne n’ait des dieux étrangers et nouveaux sans la sanction publique. On donna cette sanction à plusieurs cultes ; tous les autres furent tolérés. Cette association de toutes les divinités du monde, cette espèce d’hospitalité divine fut le droit des gens de toute l’antiquité, excepté peut-être chez un ou deux petits peuples.

Comme il n’eut point de dogmes, il n’y eut point de guerre de religion. C’était bien assez que l’ambition, la rapine, versassent le sang humain, sans que la religion achevât d’exterminer le monde.

Il est encore très-remarquable que chez les Romains on ne persécuta jamais personne pour sa manière de penser. Il n’y en a pas un seul exemple depuis Romulus jusqu’à Domitien ; et chez les Grecs il n’y eut que le seul Socrate.

Il est encore incontestable que les Romains, comme les Grecs, adoraient un dieu suprême. Leur Jupiter était le seul qu’on regardât comme le maître du tonnerre, comme le seul que l’on nommât le Dieu très-grand et très-bon, Deus optimus, maximus. Ainsi, de l’Italie à l’Inde et à la Chine, vous trouvez le culte d’un dieu suprême, et la tolérance dans toutes les nations connues.

À cette connaissance d’un dieu, à cette indulgence universelle, qui sont partout le fruit de la raison cultivée, se joignit une foule de superstitions, qui étaient le fruit ancien de la raison commencée et erronée.

On sait bien que les poulets sacrés, et la déesse Pertunda, et la déesse Cloacina, sont ridicules. Pourquoi les vainqueurs et les législateurs de tant de nations n’abolirent-ils pas ces sottises ? c’est qu’étant anciennes, elles étaient chères au peuple, et qu’elles ne nuisaient point au gouvernement. Les Scipion, les Paul-Émile, les Cicéron, les Caton, les Césars, avaient autre chose à faire qu’à combattre les superstitions de la populace. Quand une vieille erreur est établie, la politique s’en sert comme d’un mors que le vulgaire s’est mis lui-même dans la bouche, jusqu’à ce qu’une autre superstition vienne la détruire, et que la politique profite de cette seconde erreur, comme elle a profité de la première.


li. — Questions sur les conquêtes des Romains, et leur décadence.

Pourquoi les Romains, qui, sous Romulus, n’étaient que trois mille habitants, et qui n’avaient qu’un bourg de mille pas de circuit, devinrent-ils, avec le temps, les plus grands conquérants de la terre ? et d’où vient que les Juifs, qui prétendent avoir eu six cent trente mille soldats en sortant d’Égypte, qui ne marchaient qu’au milieu des miracles, qui combattaient sous le dieu des armées, ne purent-ils jamais parvenir à conquérir seulement Tyr et Sidon dans leur voisinage, pas même à être jamais à portée de les attaquer ? Pourquoi ces Juifs furent-ils presque toujours dans l’esclavage ? Ils avaient tout l’enthousiasme et toute la férocité qui devaient faire des conquérants ; le dieu des armées était toujours à leur tête ; et cependant ce sont les Romains, éloignés d’eux de dix-huit cents milles, qui viennent à la fin les subjuguer et les vendre au marché.

N’est-il pas clair (humainement parlant, et ne considérant que les causes secondes) que si les Juifs, qui espéraient la conquête du monde, ont été presque toujours asservis, ce fut leur faute ? Et si les Romains dominèrent, ne le méritèrent-ils pas par leur courage et par leur prudence ? Je demande très-humblement pardon aux Romains de les comparer un moment avec les Juifs.

Pourquoi les Romains, pendant plus de quatre cent cinquante ans, ne purent-ils conquérir qu’une étendue de pays d’environ vingt-cinq lieues ? N’est-ce point parce qu’ils étaient en très-petit nombre, et qu’ils n’avaient successivement à combattre que de petits peuples comme eux ? Mais enfin, ayant incorporé avec eux leurs voisins vaincus, ils eurent assez de force pour résister à Pyrrhus.

Alors toutes les petites nations qui les entouraient étant devenues romaines, il s’en forma un peuple tout guerrier, assez formidable pour détruire Carthage.

Pourquoi les Romains employèrent-ils sept cents années à se donner enfin un empire à peu près aussi vaste que celui qu’Alexandre conquit en sept ou huit années ? est-ce parce qu’ils eurent toujours à combattre des nations belliqueuses, et qu’Alexandre eut affaire à des peuples amollis ?

Pourquoi cet empire fut-il détruit par des barbares ? ces barbares n’étaient-ils pas plus robustes, plus guerriers que les Romains, amollis à leur tour sous Honorius et sous ses successeurs ? Quand les Cimbres vinrent menacer l’Italie, du temps de Marius, les Romains durent prévoir que les Cimbres, c’est-à-dire les peuples du Nord, déchireraient l’empire lorsqu’il n’y aurait plus de Marius.

La faiblesse des empereurs, les factions de leurs ministres et de leurs eunuques, la haine que l’ancienne religion de l’empire portait à la nouvelle, les querelles sanglantes élevées dans le christianisme, les disputes théologiques substituées au maniement des armes, et la mollesse à la valeur ; des multitudes de moines remplaçant les agriculteurs et les soldats, tout appelait ces mêmes barbares qui n’avaient pu vaincre la république guerrière, et qui accablèrent Rome languissante, sous des empereurs cruels, efféminés, et dévots.

Lorsque les Goths, les Hérules, les Vandales, les Huns, inondèrent l’empire romain, quelles mesures les deux empereurs prenaient-ils pour détourner ces orages ? La différence de l’Homoiousios à l’Homoousios mettait le trouble dans l’Orient et dans l’Occident[122]. Les persécutions théologiques achevaient de tout perdre ; Nestorius, patriarche de Constantinople, qui eut d’abord un grand crédit sous Théodose II, obtint de cet empereur qu’on persécutât ceux qui pensaient qu’on devait rebaptiser les chrétiens apostats repentants, ceux qui croyaient qu’on devait célébrer la Pâque le 14 de la lune de mars, ceux qui ne faisaient pas plonger trois fois les baptisés ; enfin il tourmenta tant les chrétiens qu’ils le tourmentèrent à leur tour. Il appela la sainte Vierge Anthropotokos ; ses ennemis, qui voulaient qu’on l’appelât Theotocos, et qui sans doute avaient raison puisque le concile d’Éphèse décida en leur faveur, lui suscitèrent une persécution violente. Ces querelles occupèrent tous les esprits, et, pendant qu’on disputait, les barbares se partageaient l’Europe et l’Afrique.

Mais pourquoi Alaric, qui, au commencement du ve siècle, marcha des bords du Danube vers Rome, ne commença-t-il pas par attaquer Constantinople, lorsqu’il était maître de la Thrace ? Comment hasarda-t-il de se trouver pressé entre l’empire d’Orient et celui d’Occident ? Est-il naturel qu’il voulût passer les Alpes et l’Apennin, lorsque Constantinople tremblante s’offrait à sa conquête ? Les historiens de ce temps-là, aussi mal instruits que les peuples étaient mal gouvernés, ne nous développent point ce mystère ; mais il est aisé de le deviner. Alaric avait été général d’armée sous Théodose Ier, prince violent, dévot, et imprudent, qui perdit l’empire en confiant sa défense aux Goths. Il vainquit avec eux son compétiteur, Eugène ; mais les Goths apprirent par là qu’ils pouvaient vaincre pour eux-mêmes. Théodose soudoyait Alaric et ses Goths. Cette paye devint un tribut, quand Arcadius, fils de Théodose, fut sur le trône de l’Orient. Alaric épargna donc son tributaire pour aller tomber sur Honorius et sur Rome.

Honorius avait pour général le célèbre Stilicon, le seul qui pouvait défendre l’Italie, et qui avait déjà arrêté les efforts des barbares. Honorius, sur de simples soupçons, lui fit trancher la tête sans forme de procès. Il était plus aisé d’assassiner Stilicon que de battre Alaric. Cet indigne empereur, retiré à Ravenne, laissa le barbare, qui lui était supérieur en tout, mettre le siége devant Rome. L’ancienne maîtresse du monde se racheta du pillage au prix de cinq mille livres pesant d’or, trente mille d’argent, quatre mille robes de soie, trois mille de pourpre, et trois mille livres d’épiceries. Les denrées de l’Inde servirent à la rançon de Rome.

Honorius ne voulut pas tenir le traité ; il envoya quelques troupes qu’Alaric extermina : celui-ci entra dans Rome en 409, et un Goth y créa un empereur[123] qui devint son premier sujet. L’année d’après, trompé par Honorius, il le punit en saccageant Rome. Alors tout l’empire d’Occident fut déchiré ; les habitants du Nord y pénétrèrent de tous côtés, et les empereurs d’Orient ne se maintinrent qu’en se rendant tributaires.

C’est ainsi que Théodose II le fut d’Attila. L’Italie, les Gaules, l’Espagne, l’Afrique, furent la proie de quiconque voulut y entrer. Ce fut là le fruit de la politique forcée de Constantin, qui avait transféré l’empire romain en Thrace.

N’y a-t-il pas visiblement une destinée qui fait l’accroissement et la ruine des États ? Qui aurait prédit à Auguste qu’un jour le Capitole serait occupé par un prêtre d’une religion tirée de la religion juive aurait bien étonné Auguste. Pourquoi ce prêtre s’est-il enfin emparé de la ville des Scipions et des Césars ? c’est qu’il l’a trouvée dans l’anarchie. Il s’en est rendu le maître presque sans efforts ; comme les évoques d’Allemagne, vers le xiiie siècle, devinrent souverains des peuples dont ils étaient pasteurs.

Tout événement en amène un autre auquel on ne s’attendait pas. Romulus ne croyait fonder Rome ni pour les princes goths, ni pour des évêques. Alexandre n’imagina pas qu’Alexandrie appartiendrait aux Turcs, et Constantin n’avait pas bâti Constantinople pour Mahomet II.


lii. — Des premiers peuples qui écrivirent l'histoire, et des fables des premiers historiens.

Il est incontestable que les plus anciennes annales du monde sont celles de la Chine. Ces annales se suivent sans interruption. Presque toutes circonstanciées, toutes sages, sans aucun mélange de merveilleux, toutes appuyées sur des observations astronomiques depuis quatre mille cent cinquante-deux ans, elles remontent encore à plusieurs siècles au delà, sans dates précises à la vérité, mais avec cette vraisemblance qui semble approcher de la certitude. Il est bien probable que des nations puissantes, telles que les Indiens, les Égyptiens, les Chaldéens, les Syriens, qui avaient de grandes villes, avaient aussi des annales.

Les peuples errants doivent être les derniers qui aient écrit, parce qu’ils ont moins de moyens que les autres d’avoir des archives et de les conserver ; parce qu’ils ont peu de besoins, peu de lois, peu d’événements ; qu’ils ne sont occupés que d’une subsistance précaire, et qu’une tradition orale leur suffit. Une bourgade n’eut jamais d’histoire, un peuple errant encore moins, une simple ville très-rarement.

L’histoire d’une nation ne peut jamais être écrite que fort tard ; on commence par quelques registres très-sommaires qui sont conservés, autant qu’ils peuvent l’être, dans un temple ou dans une citadelle. Une guerre malheureuse détruit souvent ces annales, et il faut recommencer vingt fois, comme des fourmis dont on a foulé aux pieds l’habitation. Ce n’est qu’au bout de plusieurs siècles qu’une histoire un peu détaillée peut succéder à ces registres informes, et cette première histoire est toujours mêlée d’un faux merveilleux par lequel on veut remplacer la vérité qui manque. Ainsi les Grecs n’eurent leur Hérodote que dans la quatre-vingtième olympiade, plus de mille ans après la première époque rapportée dans les marbres de Paros. Fabius-Pictor, le plus ancien historien des Romains, n’écrivit que du temps de la seconde guerre contre Carthage, environ cinq cent quarante ans après la fondation de Rome.

Or si ces deux nations, les plus spirituelles de la terre, les Grecs et les Romains, nos maîtres, ont commencé si tard leur histoire ; si nos nations septentrionales n’ont eu aucun historien avant Grégoire de Tours, croira-t-on de bonne foi que des Tartares vagabonds qui dorment sur la neige, ou des Troglodytes qui se cachent dans des cavernes, ou des Arabes errants et voleurs, qui errent dans des montagnes de sable, aient eu des Thucydides et des Xénophons ? peuvent-ils savoir quelque chose de leurs ancêtres ? peuvent-ils acquérir quelque connaissance avant d’avoir eu des villes, avant de les avoir habitées, avant d’y avoir appelé tous les arts dont ils étaient privés ?

Si les Samoyèdes, ou les Nazamons, ou les Esquimaux, venaient nous donner des annales antidatées de plusieurs siècles, remplies des plus étonnants faits d’armes, et d’une suite continuelle de prodiges qui étonnent la nature, ne se moquerait-on pas de ces pauvres sauvages ? Et si quelques personnes amoureuses du merveilleux, ou intéressées à le faire croire, donnaient la torture à leur esprit pour rendre ces sottises vraisemblables, ne se moquerait-on pas de leurs efforts ? et s’ils joignaient à leur absurdité l’insolence d’affecter du mépris pour les savants, et la cruauté de persécuter ceux qui douteraient, ne seraient-ils pas les plus exécrables des hommes ? Qu’un Siamois vienne me conter les métamorphoses de Sammonocodom, et qu’il me menace de me brûler si je lui fais des objections, comment dois-je en user avec ce Siamois ?

Les historiens romains nous content, à la vérité, que le dieu Mars fit deux enfants à une vestale dans un siècle où l’Italie n’avait point de vestales ; qu’une louve nourrit ces deux enfants au lieu de les dévorer, comme nous l’avons déjà vu[124] ; que Castor et Pollux combattirent pour les Romains, que Curtius se jeta dans un gouffre, et que le gouffre se referma ; mais le sénat de Rome ne condamna jamais à la mort ceux qui doutèrent de tous ces prodiges : il fut permis d’en rire dans le Capitole.

Il y a dans l’histoire romaine des événements très-possibles qui sont très-peu vraisemblables. Plusieurs savants hommes ont déjà révoqué en doute l’aventure des oies qui sauvèrent Rome, et celle de Camille qui détruisit entièrement l’armée des Gaulois. La victoire de Camille brille beaucoup, à la vérité, dans Tite-Live ; mais Polybe, plus ancien que Tite-Live, et plus homme d’État, dit précisément le contraire ; il assure que les Gaulois, craignant d’être attaqués par les Vénètes, partirent de Rome chargés de butin, après avoir fait la paix avec les Romains. A qui croirons-nous, de Tite-Live ou de Polybe ? au moins nous douterons.

Ne douterons-nous pas encore du supplice de Régulus, qu’on fait enfermer dans un coffre armé en dedans de pointes de fer ? Ce genre de mort est assurément unique. Comment ce même Polybe, presque contemporain, Polybe, qui était sur les lieux, qui a écrit si supérieurement la guerre de Rome et de Carthage, aurait-il passé sous silence un fait aussi extraordinaire, aussi important, et qui aurait si bien justifié la mauvaise foi des Romains envers les Carthaginois ? Comment ce peuple aurait-il osé violer d’une manière aussi barbare le droit des gens avec Régulus, dans le temps que les Romains avaient entre leurs mains plusieurs principaux citoyens de Carthage, sur lesquels ils auraient pu se venger ?

Enfin Diodore de Sicile rapporte, dans un de ses fragments, que les enfants de Régulus ayant fort maltraité des prisonniers carthaginois, le sénat romain les réprimanda, et fit valoir le droit des gens. N’aurait-il pas permis une juste vengeance aux fils de Régulus, si leur père avait été assassiné à Carthage ? L’histoire du supplice de Régulus s’établit avec le temps, la haine contre Carthage lui donna cours ; Horace la chanta, et on n’en douta plus.

Si nous jetons les yeux sur les premiers temps de notre histoire de France, tout en est peut-être aussi faux qu’obscur et dégoûtant ; du moins il est bien difficile de croire l’aventure de Childéric et d’une Razine, femme d’un Razin, et d’un capitaine romain, élu roi des Francs, qui n’avaient point encore de rois[125].

Grégoire de Tours est notre Hérodote, à cela près que le Tourangeau est moins amusant, moins élégant, que le Grec. Les moines qui écrivirent après Grégoire furent-ils plus éclairés et plus véridiques ? ne prodiguèrent-ils pas quelquefois des louanges un peu outrées à des assassins qui leur avaient donné des terres ? ne chargèrent-ils jamais d’opprobres des princes sages qui ne leur avaient rien donné ?

Je sais bien que les Francs qui envahirent la Gaule furent plus cruels que les Lombards qui s’emparèrent de l’Italie, et que les Visigoths qui régnèrent en Espagne. On voit autant de meurtres, autant d’assassinats dans les annales des Clovis, des Thierri, des Childebert, des Chilpéric, et des Clotaire, que dans celles des rois de Juda et d’Israël.

Rien n’est assurément plus sauvage que ces temps barbares ; cependant n’est-il pas permis de douter du supplice de la reine Brunehaut ? Elle était âgée de près de quatre-vingts ans quand elle mourut, en 613 ou 614. Frédegaire, qui écrivait sur la fin du huitième siècle, cent cinquante ans après la mort de Brunehaut[126] (et non pas dans le septième siècle, comme il est dit dans l’abrégé chronologique, par une faute d’impression) ; Frédegaire, dis-je, nous assure que le roi Clotaire, prince très-pieux, très-craignant Dieu, humain, patient, et débonnaire, fit promener la reine Brunehaut sur un chameau autour de son camp ; ensuite la fit attacher par les cheveux, par un bras, et par une jambe, à la queue d’une cavale indomptée, qui la traîna vivante sur les chemins, lui fracassa la tête sur les cailloux, et la mit en pièces ; après quoi elle fut brûlée et réduite en cendres. Ce chameau, cette cavale indomptée, une reine de quatre-vingts ans attachée par les cheveux et par un pied à la queue de cette cavale, ne sont pas des choses bien communes.

Il est peut-être difficile que le peu de cheveux d’une femme de cet âge puisse tenir à une queue, et qu’on soit lié à la fois à cette queue par les cheveux et par un pied. Et comment eut-on la pieuse attention d’inhumer Brunehaut dans un tombeau, à Autun, après l’avoir brûlée dans un camp ? Les moines Frédegaire et Aimoin le disent ; mais ces moines sont-ils des de Thou et des Hume ?

Il y a un autre tombeau érigé à cette reine, au xve siècle, dans l’abbaye de Saint-Martin-d’Autun, qu’elle avait fondée. On a trouvé dans ce sépulcre un reste d’éperon. C’était, dit-on, l’éperon que l’on mit aux flancs de la cavale indomptée. C’est dommage qu’on n’y ait pas trouvé aussi la corne du chameau sur lequel on avait fait monter la reine. N’est-il pas possible que cet éperon y ait été mis par inadvertance, ou plutôt par honneur ? car, au xve siècle, un éperon doré était une grande marque d’honneur. En un mot, n’est-il pas raisonnable de suspendre son jugement sur cette étrange aventure si mal constatée ? Il est vrai que Pasquier dit que la mort de Brunehaut avait été prédite par la sibylle.

Tous ces siècles de barbarie sont des siècles d’horreurs et de miracles. Mais faudra-t-il croire tout ce que les moines ont écrit ? Ils étaient presque les seuls qui sussent lire et écrire, lorsque Charlemagne ne savait pas signer son nom. Ils nous ont instruits de la date de quelques grands événements. Nous croyons avec eux que Charles Martel battit les Sarrasins ; mais qu’il en ait tué trois cent soixante mille dans la bataille, en vérité, c’est beaucoup.

Ils disent que Clovis, second du nom, devint fou : la chose n’est pas impossible ; mais que Dieu ait affligé son cerveau pour le punir d’avoir pris un bras de saint Denis dans l’église de ces moines, pour le mettre dans son oratoire, cela n’est pas si vraisemblable.

Si l’on n’avait que de pareils contes à retrancher de l’histoire de France, ou plutôt de l’histoire des rois francs et de leurs maires, on pourrait s’efforcer de la lire ; mais comment supporter les mensonges grossiers dont elle est pleine ? On y assiége continuellement des villes et des forteresses qui n’existaient pas. Il n’y avait par delà le Rhin que des bourgades sans murs, défendues par des palissades de pieux, et par des fossés. On sait que ce n’est que sous Henri l’Oiseleur, vers l’an 920, que la Germanie eut des villes murées et fortifiées. Enfin tous les détails de ces temps-là sont autant de fables, et, qui pis est, de fables ennuyeuses.


liii. — Des législateurs qui ont parlé au nom des dieux.


Tout législateur profane qui osa feindre que la Divinité lui avait dicté ses lois était visiblement un blasphémateur et un traître : un blasphémateur, puisqu’il calomniait les dieux ; un traître, puisqu’il asservissait sa patrie à ses propres opinions. Il y a deux sortes de lois, les unes naturelles, communes à tous, et utiles à tous. « Tu ne voleras ni ne tueras ton prochain ; tu auras un soin respectueux de ceux qui t’ont donné le jour et qui ont élevé ton enfance ; tu ne raviras pas la femme de ton frère, tu ne mentiras pas pour lui nuire ; tu l’aideras dans ses besoins, pour mériter d’en être secouru à ton tour » : voilà les lois que la nature a promulguées du fond des îles du Japon aux rivages de notre Occident. Ni Orphée, ni Hermès, ni Minos, ni Lycurgue, ni Numa, n’avaient besoin que Jupiter vînt au bruit du tonnerre annoncer des vérités gravées dans tous les cœurs.

Si je m’étais trouvé vis-à-vis de quelqu’un de ces grands charlatans dans la place publique, je lui aurais crié : « Arrête, ne compromets point ainsi la Divinité ; tu veux me tromper si tu la fais descendre pour enseigner ce que nous savons tous ; tu veux sans doute la faire servir à quelque autre usage ; tu veux te prévaloir de mon consentement à des vérités éternelles pour arracher de moi mon consentement à ton usurpation : je te défère au peuple comme un tyran qui blasphème. »

Les autres lois sont les politiques : lois purement civiles, éternellement arbitraires, qui tantôt établissent des éphores, tantôt des consuls, des comices par centuries, ou des comices par tribus ; un aréopage ou un sénat ; l’aristocratie, la démocratie, ou la monarchie. Ce serait bien mal connaître le cœur humain de soupçonner qu’il soit possible qu’un législateur profane eût jamais établi une seule de ces lois politiques au nom des dieux que dans la vue de son intérêt. On ne trompe ainsi les hommes que pour son profit.

Mais tous les législateurs profanes ont-ils été des fripons dignes du dernier supplice ? non. De même qu’aujourd’hui, dans les assemblées des magistrats, il se trouve toujours des âmes droites et élevées qui proposent des choses utiles à la société, sans se vanter qu’elles leur ont été révélées ; de même aussi, parmi les législateurs, il s’en est trouvé plusieurs qui ont institué des lois admirables, sans les attribuer à Jupiter ou à Minerve. Tel fut le sénat romain, qui donna des lois à l’Europe, à la petite Asie et à l’Afrique, sans les tromper ; et tel de nos jours a été Pierre le Grand, qui eût pu en imposer à ses sujets plus facilement qu’Hermès aux Égyptiens, Minos aux Crétois, et Zalmoxis aux anciens Scythes[127].




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