De la poésie dramatique  

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"Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s'il n'existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre; jouez comme si la toile ne se levait pas.

« Mais l'Avare qui a perdu sa cassette, dit cependant au spectateur : Messieurs, mon voleur n'est-il pas parmi vous? »"

English translation:

"Whether you compose or act, never think of the spectator's existence. Imagine along the edge of the stage a great wall that separates you from the orchestra. Act as if the curtain would never rise."--Virtue and the Veil of Illusion (1991) by Dorothea E. von Mücke

--"De la poésie dramatique" (1758) by Denis Diderot

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"De la poésie dramatique" (1758) is a text by Denis Diderot.

It was printed as an addendum in Le père de famille.

Full text

DE LA


POÉSIE DRAMATIQUE


A MON AMI MONSIEUR GR1MM


SOMMAIRES


I. Des genres dramatiques. — De l'habitude des peuples. Des

limites de l'art. De l'injustice des hommes. Se complaire dans smi travail. Chercher les suffrages de ses amis. Attendre les autres du temps. Intervalle des genres. Système dramatique.

II. Dk la comédie sérieuse. — Des qualités du poëte en ce genre.

Objection. Réponse. Juger les productions de l'esprit en elles- mêmes. Avantages du comique honnête et sérieux, surtout chez un peuple corrompu. De quelques scènes du Faux Généreux. De l'honnête. Seconde objection. Réponse. Le Juge, comédie, sujet proposé. Manière déjuger un ouvrage dramatique. De la nature humaine. Du spectacle. Des fictions. Du poëte, du ro- mancier et du comédien. Du but commun à tous les arts d'imi- tation. Exemple d'un tableau honnête et pathétique.

III. D'une sorte de drame .moral. — Ses règles, ses avantages. Des

impressions. Des applaudissements. 1\. D'une sorte de drame philosophique. — La mort de Socrate, exemple de ce drame. Du drame ancien et de sa simplicité.

V. Des drames simples et des drames composes. — Le dramesimple

préféré, et pourquoi. Difficulté de conduire deux intrigues à la fois. Exemples tirés de VAndrienne et de ïlleautonlimorumenos. Observation sur la conduite du Père de famille. Inconvénient des incidents multipliés.

VI. Du drame burlesque. — De son action et de son mouvement.

Il exige une gaieté originale. Il n'est pas donnéà tous d'y réussir.

D'Aristophane. L'usageque le gouverne nt pourrait faired'un

bon farceur. De l'action et du mouvement en général. De son accroissement.


302 SOMMAIRES.

VII. Du plan et nu dialogue. — Quel est le plus difficile. Des qualités

du poëte pour former un plan. De ses qualités pour bien dialoguer. Le plan et le dialogue ne peuvent être de deux mains différentes. Un même sujet fournira plusieurs plans; mais les caractères étant donnés, les discours sont uns. Il y a plus de pièces bien dialoguées, que de pièces bien ordonnées. Un poëte forme son plan, et projette ses scènes d'après son talent et son caractère. Du soliloque etdeson avantage. Défaut des jeunes poètes.

VIII. De l'esquisse. — Idée d'Aristote. Poétiques d'Aristote, d'Horace

et de Boileau. Exemple d'esquisse d'un poëme tragique. Exemple d'esquisse d'un poëme comique. Avantages de l'esquisse. Moyen de la féconder et d'en faire sortir les incidents.

IX. Des incidents. — Du choix des incidents. Molière et Racine,

cités. Des incidents frivoles. De la fatalité. Objection. Réponse. Térence et Molière, cités. Des fils. Des fils tendus à faux. Molière, cité.

X. DU PLAN DE LA TRAGÉDIE, ET DU PLAN DE LA COMÉDIE. — Quel

est le plus difficile? Trois ordres de choses. Le poëte comique, créateur de son genre. Son modèle. La poésie comparée à l'histoire plus utilement qu'à la peinture. Du merveilleux. Imi- tation de la nature dans la combinaison des incidents extraor- dinaires. Des incidents simultanés. Du vernis romanesque. De l'illusion. L'illusion, quantité constante. Du drame et du roman. Télémaque, cité. Tragédies toutes d'invention. Delà tragédie domestique. S'il faut l'écrire en vers. Résumé. Du poëte et du versificateur. De l'imagination. De la réalité et de la fiction. Du philosophe et du poëte. Ils sont conséquents et inconséquents dans le même sens. Éloge de l'imagination. Imagination réglée. Racheter le merveilleux par des choses communes. De la com- position du drame. Faire la première scène la première, et la dernière scène la dernière. De l'influence des scènes les unes sur les autres. Objection. Réponse. Du Père de famille. De Y Ami sincère de Goldoni. Du Fils naturel. Réponse aux critiques du Fils naturel. De la simplicité. De la lecture des anciens. De la lecture d'Homère. Son utilité au poëte dramatique, prouvée par quelques morceaux traduits.

XI. De l'intérêt. — Perdre de vue le spectateur. Faut-il l'instruire,

ou le tenir dans l'ignorance des incidents? Ineptie des règles générales. Exemples tirés de Zaïre, d' I 'phiye'nie en Tauride et de Britannicus. Le sujet, où les réticences sont nécessaires est ingrat. Preuves tirées du Père de famille, et de YHécyre


SOMMAIRES. 303

de Térence. De l'effet des monologues. De la nature de l'intérêt, et de son accroissement. De l'art poétique, et de ceux qui en ont écrit. Si un homme de génie compose jamais un arl poétique, savoir si le mot spectateur s'y trouvera. D'au i re- modèles, d'autres lois. Comparaison du peintre et du poëte dramatique. L'attention du poëte au spectateur gène le poëte et suspend l'action. Molière, cité.

XII. De l'exposition. — Qu'est-ce que c'est ? Dans la comédie. Dans

la tragédie. Y a-t-il toujours une exposition? De l'avant-scène, ou du moment où commence l'action. Il importe de l'avoir bien choisi. Il faut avoir un censeur, et qui soit homme de génie. Expliquer ce qu'il faut expliquer. Négliger les minuties. Débuter fortement. Cependant une première situation forte n'est pas sans inconvénient.

XIII. Des caractères. — 11 faut les mettre en contraste avec les situa-

tions et les intérêts, et non entre eux. Du contraste des carac- tères entre eux. Examen de ce contraste. Le contraste en général vicieux. Celui des caractères, multiplié dans un drame. le rendrait maussade. Fausse supposition qui le prouve. 11 montre l'art. Il ajoute au vernis romanesque. Il gène la con- duite. Il rend le dialogue monotone. Bien fait, il rendrait le sujet du drame équivoque. Preuves tirées du Misanthrope de Molière, et des Adelphes de Térence. Drames sans contraste, plus vrais, plus simples, plus difficiles, et plus beaux. !1 n'y a point de contraste dans la tragédie. Corneille, Plaute, Molière. Térence, cités. Le contraste des sentiments et des images est le seul qui me plaise. Ce que c'est. Exemples tirés d'Homère, de Lucrèce, d'Horace, d'Anacréon, de Catulle, de V Histoire naturelle, de l' Esprit. D'un tableau du Poussin. Du contraste par la vertu. Du contraste par le vice. Contraste réel. Contraste feint. Les Anciens n'ont pas connu le contraste.

XIV. De lv division de l'action et des actes. — De quelques règles

arbitraires, comme paraître ou être annoncé; rentrer sur la scène; couper ses actes à peu près de la même longueur. Exemples du contraire.

XV. Des entr'actes. — Ce que c'est. Quelle en est la loi. L'action ne

s'arrête pas même dans l'entr'acte. Chaque acte d'une pièce bien faite pourrait avoir un titre. Des scènes supposées. Pré- cepte important là-dessus. Exemple de ce précepte.

XVI. Des scènes. — Voir son personnage quand il entre. Le faire

parler d'après la situation de ceux qu'il aborde. Oublier le talent de l'acteur. Défaut des modernes, dans lequel sont aussi


334 SOMMAIRES.

tombés les Anciens. Des scènes pantomimes. Des scènes par- lées. Des scènes pantomimes et parlées. Des scènes simultanées. Des scènes épisodiques. Avantages et exemples rares de ces scènes.

XVII. Du ton. — Chaque caractère a le sien. De la plaisanterie. De la vérité du discours en philosophie et en poésie. Peindre d'après la passion et l'intérêt. Combien il est injuste de con- fondre le poëte et le personnage. De l'homme, et de l'homme de génie. Différence d'un dialogue et d'une scène. Dialogue de Corneille et de Racine, comparé. Exemples. De la liaison du dialogue par les sentiments. Exemples. Dialogue de Molière. Les Femmes savantes et le Tartuffe, cités. Du dialogue de Térence. VEunuque, cité. Des scènes isolées. Difficultés des scènes lorsque le sujet est simple. Faux jugement du spectateur. Des scènes du Fils naturel et du Père de famille. Du mono- logue. Règle générale, et peut-être la seule de l'art dramatique. Des caricatures. Du faible et de l'outré. Térence, cité. Des Daves. Des amants de la scène ancienne, et des nôtres. XVIII. Des moeurs. — De l'utilité des spectacles. Des mœurs des comé- diens. De l'abus prétendu des spectacles. Des mœurs d'un peuple. Tout peuple n'est pas également propre à réussir dans toutes sortes de drames. Du drame, sous différents gouverne- ments. De la comédie dans un état monarchique. Inconvénient. De la poésie et des poètes chez un peuple esclave et avili. Des mœurs poétiques. Des mœurs anciennes. De la nature propre à la poésie. Des temps qui annoncent la naissance des poètes. Du génie. De l'art d'embellir les mœurs. Bizarreries des peuples policés. Térence, cité. Cause de l'incertitude du goût.

XIX. De la décoration. — Montrer le lieu de la scène tel qu'il est. De la peinture théâtrale. Deux poètes ne peuvent à la fois se montrer avec un égal avantage. Du drame lyrique. XX. Des vêtements. — Du mauvais goût. Du luxe. De la représen- tation de l'Orphelin de la Chine. Des personnages du Père de famille et de leurs vêtements. Discours adressé à une célèbre actrice de nos jours.

XXI. De la pantomime. — Du jeu des comédiens italiens. Objection. Réponse. Du jeu des principaux personnages. Du jeu des per- sonnages subalternes. Pédanterie de théâtre. La pantomime, portion importante du drame. Vérité de quelques scènes pan- tomimes. Exemples. Nécessité d'écrire le jeu. Quand, et quel est son effet. Térence et Molière, cités. On connaît si le poëte a négligé ou considéré la pantomime. S'il l'a négligée, on ne Fin-


SOMMAIRES. 305

trocUu'ra point dans son drame. Molière l'avait écrite. Très- humbles représentations à nos critiques. Endroits des anciens poètes obscurs, et pourquoi ? La pantomime partie importante du roman. Richardson, cité. Scène d'Oreste et de Pylade avec sa pantomime. Mort de Socrate, avec sa pantomime. Lois de la composition, communes à la peinture et à l'action dramatique. Difficulté de l'action théâtrale, sous ce point de vue. Objection. Réponse. Utilité de la pantomime écrite pour nous. Qu'est-ce que la pantomime? Qu'est-ce que le poëte qui l'écrit dit au peuple? Qu'est-ce qu'il dit au comédien? Il est difficile de l'écrire, et facile de la critiquer. XXIL Des auteurs et des critiques. — Critiques comparés à certains hommes sauvages, à une espèce de solitaire imbécile. Vanité de l'auteur. Vanité du critique. Plaintes des uns et des autres. Équité du public. Critique des vivants. Critique des morts. Le succès équivoque du Misanthrope , consolation des auteurs malheureux. L'auteur est le meilleur critique de son ouvrage. Auteurs et critiques, ni assez honnêtes gens, ni assez instruits. Liaison du goût avec la morale. Conseils à un auteur. Exemple proposé aux auteurs et aux critiques, dans la personne d'Ariste. Soliloque d'Ariste, sur le vrai, le bon et le beau. Fin du dis- cours sur la poésie dramatique.


20


DE LA

POÉSIE DRAMATIQUE


A MONSIEUR GRIMM


Vice cotis acutum

Reddere quaj ferrum valet, exsors ipsa secandi.

Horat. de Arte poct., v. 348.

I. Des genres dramatiques.

Si un peuple n'avait jamais eu qu'un genre de spectacle, plaisant et gai, et qu'on lui en proposât un autre, sérieux et touchant, sauriez-vous, mon ami, ce qu'il en penserait? Je me trompe fort, ou les hommes de sens, après en avoir conçu la possibilité, ne manqueraient pas dédire: « A quoi bon ce genre? La vie ne nous apporte-t-elle pas assez de peines réelles, sans qu'on nous en fasse encore d'imaginaires? Pourquoi donner entrée à la tristesse jusque dans nos amusements? » Ils parle- raient comme des gens étrangers au plaisir de s'attendrir et de répandre des larmes.

L'habitude nous captive. Un homme a-t-il paru avec une étincelle de génie? a-t-il produit quelque ouvrage? D'abord il étonne et partage les esprits; peu à peu il les réunit; bientôt il est suivi d'une foule d'imitateurs; les modèles se multiplient, on accumule les observations, on pose des règles, l'art naît, on fixe ses limites; et l'on prononce que tout ce qui n'est pas com- pris dans l'enceinte étroite qu'on a tracée, est bizarre et mau- vais : ce sont les colonnes d'Hercule; on n'ira point au delà, sans s'égarer.

Mais rien ne prévaut contre le vrai. Le mauvais passe, mal- gré l'éloge de l'imbécillité; et le bon reste, malgré l'indécision de l'ignorance et la clameur de l'envie. Ce qu'il y a de fâcheux,


308 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

c'est que les hommes n'obtiennent justice que quand ils ne sont plus. Ce n'est qu'après qu'on a tourmenté leur vie, qu'on jette sur leurs tombeaux quelques fleurs inodores. Que faire donc? Se reposer, ou subir une loi à laquelle de meilleurs que nous ont été soumis. Malheur à celui qui s'occupe, si son travail n'est pas la source de ses instants les plus doux, et s'il ne sait pas se contenter de peu de suffrages! Le nombre des bons juges est borné. mon ami, lorsque j'aurai publié quelque chose, que ce soit l'ébauche d'un drame, une idée philosophique, un morceau de morale ou de littérature, car mon esprit se délasse par la variété, j'irai vous voir. Si ma présence ne vous gêne pas, si vous venez à moi d'un air satisfait, j'attendrai sans impatience que le temps et l'équité, que le temps amène toujours, aient apprécié mon ouvrage.

S'il existe un genre, il est difficile d'en introduire un nou- veau. Celui-ci est-il introduit? Autre préjugé : bientôt on ima- gine que les deux genres adoptés sont voisins et se touchent.

Zenon niait la réalité du mouvement. Pour toute réponse, son adversaire 1 se mit à marcher; et quand il n'aurait fait que boiter, il eut toujours répondu.

J'ai essayé de donner, dans le Fils naturel, l'idée d'un drame qui fût entre la comédie et la tragédie.

Le Père de famille, que je promis alors, et que des distrac- tions continuelles ont retardé, est entre le genre sérieux du Fils naturel, et la comédie.

Et si jamais j'en ai le loisir et le courage, je ne désespère pas de composer un drame qui se place entre le genre sérieux et la tragédie.

Qu'on reconnaisse à ces ouvrages quelque mérite, ou qu'on ne leur en accorde aucun ; ils n'en démontreront pas moins que l'intervalle que j'apercevais entre les deux genres établis n'était pas chimérique.

II. De la comédie sérieuse.

Voici donc le système dramatique dans toute son étendue. La comédie gaie, qui a pour objet le ridicule et le vice, la comé- die sérieuse, qui a pour objet la vertu et les devoirs de

1. Diogène le Cynique. (Bn.)


DE LA COMEDIE SERIEUSE. 300

l'homme. La tragédie, qui aurait pour objet nos malheurs domestiques; la tragédie, qui a pour objet les catastrophes publiques et les malheurs des grands.

Mais, qui est-ce qui nous peindra fortement les devoirs des hommes? Quelles seront les qualités du poëte qui se proposera cette tâche?

Qu'il soit philosophe, qu'il ait descendu en lui-même, qu'il y ait vu la nature humaine, qu'il soit profondément instruit des états de la société, qu'il en connaisse bien les fonctions et le poids, les inconvénients et les avantages.

(( Mais, comment renfermer, dans les bornes étroites d'un drame, tout ce qui appartient à la condition d'un homme? Où est l'intrigue qui puisse embrasser cet objet? On fera, dans ce genre, de ces pièces que nous appelons à tiroir; des scènes épisodiques succéderont à des scènes épisodiques et décousues, ou tout au plus liées par une petite intrigue qui serpentera entre elles : mais plus d'unité, peu d'action, point d'intérêt. Chaque scène réunira les deux points si recommandés par Horace; mais il n'y aura point d'ensemble, et le tout sera sans consistance et sans énergie. »

Si les conditions des hommes nous fournissent des pièces, telles, par exemple, que les Fâcheux de Molière, c'est déjà quelque chose : mais je crois qu'on en peut tirer un meilleur parti. Les obligations et les inconvénients d'un état ne sont pas tous de la même importance. Il me semble qu'on peut s'attacher aux principaux, en faire la base de son ouvrage, et jeter le reste dans les détails. C'est ce que je me suis proposé dans le Père de famille, où rétablissement du fils et celui de la fillesont mes deux grands pivots. La fortune, la naissance, l'éducation, les devoirs des pères envers leurs enfants, et des enfants envers leurs parents, le mariage, le célibat, tout ce qui tient à l'état d'un père de famille, vient amené par le dialogue. Qu'un autre entre dans la carrière, qu'il ait le talent qui me manque, et vous verrez ce que son drame deviendra.

Ce qu'on objecte contre ce genre, ne prouve qu'une chose, c'est qu'il est difficile à manier; que ce ne peut être l'ouvrage d'un enfant; et qu'il suppose plus d'art, de connaissances, de gravité et de force d'esprit, qu'on n'en a communément quand on se livre au théâtre.


310 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

Pour bien juger d'une production, il ne faut pas la rap- porter à une autre production. Ce fut ainsi qu'un de nos pre- miers critiques se trompa. Il dit : « Les Anciens n'ont point eu d'opéra, donc l'opéra est un mauvais genre. » Plus circonspect ou plus instruit, il eût dit peut-être : « Les Anciens n'avaient qu'un opéra, donc notre tragédie n'est point bonne. » Meilleur logicien, il n'eût fait ni l'un ni l'autre raisonnement. Qu'il y ait ou non des modèles subsistants, il n'importe. Il est une règle antérieure à tout, et la raison poétique était, qu'il n'y avait point encore de poètes ; sans cela, comment aurait-on jugé le premier poème? Fut-il bon, parce qu'il plut? ou plut-il. parce qu'il était bon?

Les devoirs des hommes sont un fonds aussi riche pour le poète dramatique, que leurs ridicules et leurs vices ; et les pièces honnêtes et sérieuses réussiront partout, mais plus sûrement encore chez un peuple corrompu qu'ailleurs. C'est en allant au théâtre qu'ils se sauveront de la compagnie des méchants dont ils sont entourés; c'est là qu'ils trouveront ceux avec lesquels ils aimeraient à vivre ; c'est là qu'ils verront l'espèce humaine comme elle est, et qu'ils se réconcilieront avec elle. Les gens de bien sont rares; mais il y en a. Celui qui pense autrement s'ac- cuse lui-même, et montre combien il est malheureux dans sa femme, dans ses parents, dans ses amis, dans ses connaissances. Quelqu'un me disait un jour, après la lecture d'un ouvrage honnête qui l'avait délicieusement occupé : « Il me semble que je suis resté seul.» L'ouvrage méritait cet éloge; mais ses amis ne méritaient pas cette satire.

C'est toujours la vertu et les gens vertueux qu'il faut avoir en vue quand on écrit. C'est vous, mon ami, que j'évoque, quand je prends la plume ; c'est vous que j'ai devant les yeux, quand j'agis. C'est à Sophie l que je veux plaire. Si vous m'avez souri, si elle a versé une larme, si vous m'en aimez tous les deux davantage, je suis récompensé.

Lorsque j'entendis les scènes du Paysan dans le Faux géné- reux i , je dis : Voilà qui plaira à toute la terre, et dans tous les

1. Prénom de M llc Voland qui reparaît souvent dans les ouvrages de Diderot postérieurs à 17">7.

1. ISOrplieline ou le Faux généreux, comédie de Bret, en cinq actes et en vers, représentée le 17 janvier 1758. Cette pièce n'a été imprimée qu'en trois actes. (Br.)


DE LA COMÉDIE SÉRIEUSE. 311

temps; voilà qui fera fondre en larmes. L'effet a confirmé mon

jugement. Cet épisode est tout à fait dans le genre honnête et sérieux.

a L'exemple d'un épisode heureux ne prouve rien, dira-t-ôn. El si nous ne rompez le discours monotone de la vertu, par le haras de quelques caractères ridicules et même un peu forces, comme tous les autres ont fait, quoi que vous disiez du genre honnête et sérieux, je craindrai toujours que vous n'en tiriez que des scènes froides et sans couleur, de la morale ennuyeuse et triste, et des espèces de sermons dialogues. »

Parcourons les parties d'un drame, et voyons. Est-ce par le sujet qu'il en faut juger? Dans le genre honnête et sérieux, le sujet n'est pas moins important que clans la comédie gaie, et il y est traité d'une manière plus vraie. Est-ce par les caractères? Us y peuvent être aussi divers et aussi originaux, et le poète est contraint de les dessiner encore plus fortement. Est-ce par les passions? Elles s'y montreront d'autant plus énergiques, que l'intérêt sera plus grand. Est-ce par le style? Il y sera plus nerveux, plus grave, plus élevé, plus violent, plus susceptible de ce que nous appelons le sentiment, qualité sans laquelle aucun style ne parle au cœur. Est-ce par l'absence du ridicule? Comme si la folie des actions et des discours, lorsqu'ils sont suggérés par un intérêt mal entendu, ou par le transport de la passion, n'était pas le vrai ridicule des hommes et de la vie.

J'en appelle aux beaux endroits de Térence ; et je demande dans quel genre sont écrites ses scènes de pères et d'amants.

Si, dans le Père de famille, je n'ai pas su répondre h l'im- portance de mon sujet; si la marche en est froide, les passions discoureuses et moralistes ; si les caractères du Père, de son Fils, de Sophie, du Commandeur, de Germeuil et de Cécile man- quent de vigueur comique, sera-ce la faute du genre ou la mienne?

Que quelqu'un se propose de mettre sur la scène la condi- tion du juge; qu'il intrigue son sujet d'une manière aussi inté- ressante qu'il le comporte et que je le conçois; que l'homme y soit forcé par les fonctions de son état, ou de manquer à la dignité et à la sainteté de son ministère, et de se déshonorer aux yeux des autres et aux siens, ou de s'immoler lui-même dans ses passions, ses goûts, sa fortune, sa naissance, sa femme et ses


312 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

enfants, et l'on prononcera après, si l'on veut, que le drame honnête et sérieux est sans chaleur, sans couleur et sans force.

Une manière de me décider, qui m'a souvent réussi, et à laquelle je reviens toutes les fois que l'habitude ou la nouveauté rend mon jugement incertain, car l'une et l'autre produisent cet effet, c'est de saisir par la pensée les objets, de les trans- porter de la nature sur la toile, et de les examiner à cette dis- tance, où ils ne sont ni trop près, ni trop loin de moi.

Appliquons ici ce moyen. Prenons deux comédies, l'une dans le genre sérieux, et l'autre dans le genre gai; formons-en, scène à scène, deux galeries de tableaux; et voyons celle où nous nous promènerons le plus longtemps et le plus volontiers; où nous éprouverons les sensations les plus fortes et les plus agréables; et où nous serons le plus pressés de retourner.

Je le répète donc : l'honnête, l'honnête. Il nous touche d'une manière plus intime et plus douce que ce qui excite notre mépris et nos ris. Poëte,ètes-vous sensible et délicat? pincez cette corde; et vous l'entendrez résonner, ou frémir dans toutes les âmes.

« La nature humaine est donc bonne? »

Oui, mon ami, et très-bonne. L'eau, l'air, la terre, le feu, tout est bon dans la nature; et l'ouragan, qui s'élève sur la fin de l'automne, secoue les forêts, et frappant les arbres les uns contre les autres, en brise et sépare les branches mortes; et la tempête, qui bat les eaux de la mer et les purifie; et le volcan, qui verse de son flanc entr'ouvert des Ilots de matières em- brasées, et porte dans l'air la vapeur qui le nettoie.

Ce sont les misérables conventions qui pervertissent l'homme, et non la nature humaine qu'il faut accuser. En effet, qu'est-ce qui nous affecte comme le récit d'une action généreuse? Où est le malheureux qui puisse écouter froidement la plainte d'un homme de bien?

Le parterre de la comédie est le seul endroit où les larmes de l'homme vertueux et du méchant soient confondues. Là, le méchant s'irrite contre des injustices qu'il aurait commises ; compatit à des maux qu'il aurait occasionnés, et s'indigne contre un homme de son propre caractère. Mais l'impression est reçue ; elle demeure en nous, malgré nous; et le méchant sort de sa loge, moins disposé à faire le mal, que s'il eût été gourmande par un orateur sévère et dur.


DU DRAME MORAL. 313

Le poëte, le romancier, le comédien vont au cœur d'une manière détournée, et en frappent d'autant pins sûrement et plus fortement l'âme, qu'elle s'étend et s'offre d'elle-même au coup. Les peines sur lesquelles ils m'attendrissent sont imagi- naires, d'accord : mais ils m'attendrissent. Chaque ligne de l Homme de qualité retiré du monde, du Doyen de Killerine et de Cléreliind 1 , excite en moi un mouvement d'intérêt sur les malheurs de la vertu, et me coûte des larmes. Quel art serait [tins funeste que celui qui me rendrait complice du vicieux ? Mais aussi quel art pins précieux, que celui qui m'attache im- perceptiblement au sort de l'homme de bien; qui me tire de la situation tranquille et douce dont je jouis, pour me promener avec lui, m'enfoncer dans les cavernes où il se réfugie, etm'as- socier à tontes les traverses par lesquelles il plait au poëte d'éprouver sa constance?

quel bien il en reviendrait aux hommes, si tous les arts d'imitation se proposaient un objet commun, et concouraient un jour avec les lois pour nous faire aimer la vertu et haïr le vice ! C'est au philosophe à les y inviter; c'est à lui à s'adresser au poëte, au peintre, au musicien, et à leur crier avec force : Hommes de génie, pourquoi le ciel vous a-t-il doués? S'il en est entendu, bientôt les images de la débauche ne couvriront plus les murs de nos palais; nos voix ne seront plus des organes du crime; et le goût et les mœurs y gagneront. Croit-on en effet que l'action de deux époux aveugles, qui se chercheraient encore dans un âge avancé, et qui, les paupières humides des larmes de la tendresse, se serreraient les mains et se caresse- raient, pour ainsi dire, au bord du tombeau, ne demanderait pas le même talent, et ne m'intéresserait pas davantage que le spectacle des plaisirs violents dont leurs sens tout nouveaux s'enivraienl dans l'adolescence?

III. D'une sorte de drame moral.

Quelquefois j'ai pensé qu'on discuterait au théâtre les points de morale les plus importants, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l'action dramatique.

1. Romans de l'abbé Prévost. (Bn.)


o\k DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

De quoi s'agirait-il en effet? De disposer le poëme de manière que les choses y fussent amenées, comme l'abdication de l'em- pire l'est dans Cinna. C'est ainsi qu'un poëte agiterait la ques- tion du suicide, de l'honneur, du duel, de la fortune, des dignités, et cent autres. Nos poëmes en prendraient une gravité qu'ils n'ont pas. Si une telle scène est nécessaire, si elle tient au fonds, si elle est annoncée et que le spectateur la désire, il y donnera toute son attention , et il en sera bien autrement affecté que de ces petites sentences alambiquées, dont nos ouvrages modernes sont cousus.

Ce ne sont pas des mots que je veux remporter du théâtre, mais des impressions. Celui qui prononcera d'un drame, dont on citera beaucoup de pensées détachées, que c'est un ouvrage médiocre, se trompera rarement. Le poëte excellent est celui dont l'effet demeure longtemps en moi.

poètes dramatiques ! l'applaudissement vrai que vous devez vous proposer d'obtenir, ce n'est pas ce battement de mains qui se fait entendre subitement après un vers éclatant, mais ce soupir profond qui part de l'âme après la contrainte d'un long silence, et qui la soulage. Il est une impression plus violente encore, et que vous concevrez, si vous êtes nés pour votre art, et si vous en pressentez toute la magie : c'est de mettre un peuple comme à la gêne. Alors les esprits seront troublés, incer- tains, flottants, éperdus; et vos spectateurs, tels que ceux qui, dans les tremblements d'une partie du globe, voient les murs de leurs maisons vaciller, et sentent la terre se dérober sous leurs pieds.

IV. D'une sorte de drame philosophique.

Il est une sorte de drame, où l'on présenterait la morale directement et avec succès. En voici un exemple. Écoutez bien ce que nos juges en diront; et s'ils le trouvent froid, croyez qu'ils n'ont ni énergie dans l'âme, ni idée de la véritable élo- quence, ni sensibilité, ni entrailles. Pour moi, je pense que l'homme de génie qui s'en emparera, ne laissera pas aux yeux le temps de se sécher; et que nous lui devrons le spectacle le plus touchant, et une des lectures les plus instructives et les plus délicieuses que nous puissions faire. C'est la mort de Socrate.


DU DRAME PHILOSOPHIQUE. 315

La scène est dans une prison. On y voit le philosophe enchaîné et couché sur la paille 11 est endormi. Ses amis ont corrompu ses gardes; et ils viennent, dès la pointe du jour, lui annoncer sa délivrance.

Tout Athènes esl dans la rumeur ; mais l'homme juste dort.

De l'innocence de la vie. Qu'il est doux d'avoir bien vécu, lorsqu'on est sur le point de mourir! Scène première.

Socrate s'éveille; il aperçoit ses amis; il est surpris de les voir si matin.

Le songe de Socrate.

Ils lui apprennent ce qu'ils ont exécuté; il examine avec eux ce qu'il lui convient de l'aire.

Du respect qu'on se doit à soi-même, et de la sainteté des lois. Scène seconde.

Les gardes arrivent; on lui ôte ses chaines.

La fable sur la peine el sur le plaisir.

Les juges entrent; et avec eux, les accusateurs de Socrate et la fouit» du peuple. Il est accusé; et il se défend.

L'apologie. Scène troisième.

11 faut ici s'assujettir au costume : il faut qu'on lise les accusations; que Socrate interpelle ses juges, ses accusateurs el le peuple ; qu'il les presse ; qu'il les interroge ; qu'il leur réponde. Il faut montrer la chose comme elle s'est passée: et le spectacle n'en sera que plus vrai, plus frappant et plus beau.

Les juges se retirent; les amis de Socrate restent; ils ont pressenti la condamnation. Socrate les entretient et les con- sole.

De l'immortalité de l'âme. Scène quatrième.

Il est jugé. On lui annonce sa mort. 11 voit sa femme et ses enfants. On lui apporte la ciguë. Il meurt. Scène cinquième.

Ce n'est là qu'un acte; mais s'il est bien fait, il aura presque l'étendue d'une pièce ordinaire. Quelle éloquence ne demande-t-il pas? quelle profondeur de philosophie! quel naturel! quelle vérité! Si l'on saisit bien le caractère ferme, simple, tranquille, serein et élevé du philosophe, on éprouvera combien il est. difficile à peindre. A chaque instant il doit amener le ris sur le bord des lèvres, et les larmes aux yeux, .le mourrais content, si j'avais rempli cette tâche comme je la con- çois. Encore une fois, si les critiques ne x oient là dedans qu'un


316 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

enchaînement de discours philosophiques et froids, o les pauvres gens! que je les plains 1 !


V. Des drames simples et des drames composés.

Pour moi, je fais plus cas d'une passion, d'un caractère qui se développe peu à peu, et qui finit par se montrer dans toute son énergie, que de ces combinaisons d'incidents dont on forme le tissu d'une pièce où les personnages et les spectateurs sont également ballottés. Il me semble que le bon goût les dédaigne, et que les grands effets ne s'en accommodent pas. Voilà cepen- dant ce que nous appelons du mouvement. Les Anciens en avaient une autre idée. Une conduite simple, une action prise le plus près de sa fin, pour que tout fût dans l'extrême; une catastrophe sans cesse imminente et toujours éloignée par une circonstance simple et vraie ; des discours énergiques; des pas- sions fortes; des tableaux; un ou deux caractères fermement dessinés : voilà tout leur appareil. Il n'en fallait pas davantage à Sophocle, pour renverser les esprits. Celui à qui la lecture des Anciens a déplu, ne saura jamais combien notre Racine doit au vieil Homère.

N'avez-vous pas remarqué, comme moi, que, quelque com- pliquée que fût une pièce, il n'est presque personne qui n'en rendit compte au sortir de la première représentation? On se rappelle facilement les événements, mais non les discours, et les

1. En 1703, M. de Sauvigny fit jouer à la Comédie-Française une Mort de Socrate, en trois actes et en prose, au sujet de laquelle Grimm s'exprime ainsi : « Cette pièce touche et fait pleurer sans qu'on puisse faire cas du talent de l'au- teur. Tout ce qui est de lui est faible et mauvais. Il ne cesse de l'être que lorsqu'il traduit ou imite. 11 a sans doute lu les Dialogues de Platon, et vous voyez qu'il a, en plusieurs endroits, profité de la belle et sublime esquisse que M. Diderot a tracée de ce sujet-ci, en deux pages, dans son Traité de la Poésie dramatique, mais il n'a pas assez tiré parti, ni des récits du philosophe grec, ni des indications du philosophe français... M. de Sauvigny doit être content des applaudissements que le public a donnés à son ouvrage; mais l'esquisse que le philosophe Diderot a tracée de la mort de Socrate reste toujours à remplir. »

Palissot prétendait se reconnaître dans la pièce de Sauvigny sous le nom d'Aris- tophane.

Voltaire a fait aussi une Mort de Socrate. Grimm dit qu'il a échoué par le défaut de profondeur et de gravité. Il y a, en effet, placé, sous des noms grecs, ses ennemis littéraires et n'a su tirer de ce beau sujet qu'une satire. Dans notre siècle, M. de Lamartine s'est plus approché de l'idéal de Diderot.


DES DRAMES SIMPLES ET COMPOSÉS. 317

événements une fois connus, la pièce compliquée a perdu son effet.

Si un ouvrage dramatique ne doit être représenté qu'une

fois et jamais imprimé, je dirai au poëte : Compliquez tant qu'il

vous plaira; vous agiterez, vous occuperez sûrement; mais soyez simple, si vous voulez être lu et rester.

I ne belle scène contient plus d'idées que tout un drame ne peut offrir d'incidents; et c'est sur les idées qu'on revient, c'est ce qu'on entend sans se lasser, c'est ce qui alïecte en tout temps. La scène de Roland dans l'antre, où il attend la perfide Angélique; le discours de Lusignan à sa fille; celui de Clytem- nestre à Agamemnon, me sont toujours nouveaux.

Quand je permets de compliquer tant qu'on voudra, c'est la même action. Il est presque impossible de conduire deux intrigues à la fois, sans que l'une intéresse aux dépens de l'autre. Combien j'en pourrais citer d'exemples modernes! mais je ne veux pas offenser.

Qu'y a-t-il de plus adroit que la manière dont Térence a entrelacé les amours de Pamphile et de Charinus dans l An- drienne? Cependant l'a-t-il fait sans inconvénient? Au commen- cement du second acte, ne croirait-on pas entrer dans une autre pièce? et le cinquième finit-il d'une manière bien intéressante?

Celui qui s'engage à mener deux intrigues à la fois, s'impose la nécessité de les dénouer dans un même instant. Si la princi- pale s'achève la première, celle qui reste ne se supporte plus ; si c'est au contraire l'intrigue épisodique qui abandonne la prin- cipale, autre inconvénient; des personnages ou disparaissent tout à coup, ou se remontrent sans raison, et l'ouvrage se mutile ou se refroidit.

Que deviendrait la pièce que Térence a intitulée UHcauton- timorumenos, ou l'Ennemi de lui-même, si par un effort de génie le poëte n'avait su reprendre l'intrigue de Clinia, qui se termine au troisième acte, et la renouer avec celle de Clitiphon !

Térence transporta l'intrigue de la Pêrinthienne de Ménandre dans VAndrienne du même poëte grec; et de deux pièces simples il en fit une composée. Je fis le contraire dans le Fils naturel. Goldoni avait fondu dans une farce en trois actes V Avare de Molière avec les caractères de Y Ami vrai. Je séparai ces sujets, et je fis une pièce en cinq actes : bonne ou mau- vaise, il est certain que j'eus raison en ce point.


318 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

Térence prétend que pour avoir doublé le sujet de Vlleuu- tontimorumenos , sa pièce est nouvelle; et j'y consens; pour meilleure c'est autre chose.

Si j'osais me flatter de quelque adresse dans le Père de famille, ce serait d'avoir donné à Germeuil et à Cécile une passion qu'ils ne peuvent s'avouer dans les premiers actes, et de l'avoir tellement subordonnée clans toute la pièce à celle de Saint-Albin pour Sophie, que même après une déclaration, Ger- meuil et Cécile ne peuvent s'entretenir de leur passion, quoi- qu'ils se retrouvent ensemble à tout moment.

11 n'y a point de milieu : on perd toujours d'un coté ce que l'on gagne de l'autre. Si vous obtenez de l'intérêt et de la rapi- dité par des incidents multipliés, vous n'aurez plus de discours; vos personnages auront à peine le temps de parler; ils agiront au lieu de se développer. J'en parle par expérience.

Yl. DU DRAME BURLESQUE.

On ne peut mettre trop d'action et de mouvement dans la farce : qu'y dirait-on de supportable? 11 en faut moins dans la comédie gaie, moins encore dans la comédie sérieuse, et presque point dans la tragédie.

Moins un genre est vraisemblable, plus il est facile d'y être rapide et chaud. On a de la chaleur aux dépens de la vérité et des bienséances. La chose la plus maussade, ce serait un drame burlesque et froid. Dans le genre sérieux, le choix des incidents rend la chaleur difficile à conserver.

Cependant une farce excellente n'est pas l'ouvrage d'un homme ordinaire. Elle suppose une gaieté originale; les carac- tères en sont comme les grotesques de Callot, où les principaux traits de la figure humaine sont conservés. 11 n'est pas donné à tout le monde d'estropier ainsi. Si l'on croit qu'il y ait beaucoup plus d'hommes capables de faire Pourceau y nue que le Misan- thrope, on se trompe 1 .


1. Cette définition de la farce avait dû faire comprendre à Goldoni qu'en appe- lant farce le Véritable Ami, Diderot n'était pas injurieux pour l'auteur; mais Gol- doni était étranger et ne se rendait pas un compte exact de la valeur des mots. Voir Notice préliminaire du Père de Famille, ci-dr s'assurer , par lui-même , des discours qu'on tient à sa femme 2 . Ces moyens sont de la farce.

Si une jeune princesse est conduite vers un autel sur lequel on doit l'immoler, on ne voudra pas qu'un aussi grand événement ne soit fondé que sur l'erreur d'un messager, qui suit un che- min, tandis que la princesse et sa mère s'avancent par un autre 3 .

u La fatalité qui nous joue, n'attache-t-elle pas des révolu- tions plus importantes à des causes plus légères? »

Il est vrai. Mais le poëte ne doit pas l'imiter en cela; il em- ploiera cet incident, s'il est donné par l'histoire, mais il ne l'in- ventera pas. Je jugerai ses moyens plus sévèrement que la conduite des dieux.

Qu'il soit scrupuleux dans le choix des incidents, et sobre dans leur usage; qu'il les proportionne à l'importance de son sujet, et qu'il établisse entre eux une liaison presque nécessaire.

« Plus les moyens, par lesquels la volonté des dieux s'ac- complira sur les hommes, seront obscurs et faibles, plus je serai effrayé sur leur sort. »

J'en conviens. Mais il faut que je ne puisse douter que telle a été la volonté, non du poëte, mais des dieux.

La tragédie demande de l'importance dans les moyens; la comédie de la finesse.

Un amant jaloux est-il incertain des sentiments de son ami? Térence laissera sur la scène un Dave qui écoutera les discours

1. Mctaphraste dans le Dépit amoureux de Molière, acte II, scène is. (Dr.)

'2. Orgon dans le Tartuffe de Molière, acte IV, scène iv. (Br.)

3. Scène iv du second acte de Vlphiçjénie en Aulide de lîacine. (Br,.)


DU PLAN. 327

de celui-ci, et qui en fera le récit à son maître 1 . Nos Français voudront que leur poëte en sache davantage.

Un vieillard sottement vain 2 , changera son nom bourgeois d'Arnolphe, en celui de M. de La Souche; et cet expédient ingénieux fondera toute l'intrigue, et en amènera le dénoûment d'une manière simple et inattendue; alors ils s'écrieront: À merveille! et ils auront raison. Mais si, sans aucune vraisem- blance, et cinq ou six fois de suite, on leur montre cet Arnolphe devenu le confident de son rival et la dupe de sa pupille ; allant d'Horace à Agnès, et retournant d'Agnès à Horace, ils diront : Ce n'est pas un drame, que cela; c'est un conte : et si vous n'avez pas tout l'esprit, toute la gaieté, tout le génie de Molière, ils vous accuseront d'avoir manqué d'invention, et ils répéte- ront : C'est un conte à dormir.

Si vous avez peu d'incidents, vous aurez peu de person- nages. N'ayez point de personnages superflus, et que des fils imperceptibles lient tous vos incidents.

Surtout, ne tendez point de fils à faux : en m'occupant d'un embarras qui ne viendra point, vous égarerez mon atten- tion.

Tel est, si je ne me trompe, l'effet du discours de Frosine dans V Avare. Elle s'engage à détourner l'Avare du dessein d'épouser Marianne, par le moyen d'une vicomtesse de Basse- Bretagne, dont elle se promet des merveilles, et le spectateur avec elle. Cependant la pièce finit sans qu'on revoie ni Fro- sine, ni sa Basse-Bretonne qu'on attend toujours.

X. Du PLAN DE LA TRAGÉDIE ET DU PLAN DE LA COMEDIE.

Quel ouvrage, qu'un plan contre lequel on n'aurait point d'objection ! Y en a-t-il un? Plus il sera compliqué, moins il sera vrai. Mais on demande, du plan d'une comédie et du plan d'une tragédie, quel est le plus difficile?

Il y a trois ordres de choses. L'histoire, où le fait est donné ; la tragédie, où le poëte ajoute à l'histoire ce qu'il imagine en

1. Dans VAndrienne et plusieurs autres pièces. (Br,.) '2. Dans VÉcole des Femmes de Molière. (Br.)


328 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

pouvoir augmenter l'intérêt; la comédie, où le poëte invente tout.

D'où l'on peut conclure que le poëte comique est le poëte par excellence. C'est lui qui fait. Il est, dans sa sphère, ce que l'Être tout-puissant est dans la nature. C'est lui qui crée, qui tire du néant; avec cette différence, que nous n'entrevoyons dans la nature qu'un enchaînement d'effets dont les causes nous sont inconnues; au lieu que la marche du drame n'est jamais obscure; et que, si le poëte nous cache assez de ses ressorts pour nous piquer, il nous en laisse toujours apercevoir assez pour nous satisfaire.

« Mais, la comédie étant une imitation de la nature dans toutes ses parties, le poëte n'a-t-il pas un modèle auquel il se doive conformer, même lorsqu'il forme son plan? »

Sans doute.

« Quel est donc ce modèle? »

Avant que de répondre, je demanderai : qu'est-ce qu'un plan ?

« Un plan, c'est une histoire merveilleuse, distribuée selon les règles du genre dramatique; histoire, qui est en partie de l'invention du poëte tragique, et tout entière de l'invention du poëte comique. »

Fort bien. Quel est donc le fondement de l'art dramatique?

« L'art historique. »

Rien n'est plus raisonnable 1 . On a comparé la poésie à la peinture; et l'on a bien fait : mais une comparaison plus utile et plus féconde en vérités, c'aurait été celle de l'histoire à la poésie. On se serait ainsi formé des notions exactes du vrai, du vraisemblable, et du possible ; et l'on eût fixé l'idée nette et précise du merveilleux, terme commun à tous les genres de poésie, et que peu de poètes sont en état de bien définir.

Tous les événements historiques ne sont pas propres à faire des tragédies; ni tous les événements domestiques à fournir des sujets de comédie. Les Anciens renfermaient le genre tra- gique dans les familles d'Alcméon, d'OEdipe, d'Oreste, de Méléagre, de Thyeste, de Télèphe et d'Hercule.

Horace ne veut pas qu'on mette sur la scène un personnage

1. L'édition originale porte n'est plus certain.


DU PLAN. 329

qui arrache un enfant toul vivant des entrailles d'une Lamie 1 . Si on lui montre quelque chose de semblable, il n'en pourra ni croire la possibilité, ni supporter la vue. Mais où est le terme où l'absurdité des événements cesse, et où la vraisemblance commence? Comment le poëte sentira-t-il ce qu'il peut oser?

Il arrive quelquefois à l'ordre naturel des choses, d'enchaî- ner des incidents extraordinaires. C'est le même ordre qui dis- tingue le merveilleux du miraculeux. Les cas rares sont mer- veilleux; les cas naturellement impossibles sont miraculeux : l'art dramatique rejette les miracles.

Si la nature ne combinait jamais des événements d'une ma- nière extraordinaire, tout ce que le poëte imaginerait au delà de la simple et froide uniformité des choses communes, serait incroyable. Mais il n'en est pas ainsi. Que fait donc le poëte? Ou il s'empare de ces combinaisons extraordinaires, ou il en imagine de semblables. Mais, au lieu que la liaison des événe- ments nous échappe souvent dans la nature, et que, faute de connaître l'ensemble des choses, nous ne voyons qu'une conco- mitance fatale dans les faits, le poëte veut, lui, qu'il règne dans toute la texture de son ouvrage une liaison apparente et sensible; en sorte qu'il est moins vrai et plus vraisemblable que l'historien.

« Mais, puisqu'il suffit de la seule coexistence des événe- ments pour fonder le merveilleux de l'histoire, pourquoi le poëte ne s'en contenterait-il pas? »

Il s'en contente aussi quelquefois, surtout le poëte tragique. Mais la supposition d'incidents simultanés n'est pas aussi per- mise au poëte comique.

« Va la raison? »

C'est que la portion connue, que le poëte tragique emprunte de l'histoire, fait adopter ce qui est d'imagination comme s'il était historique. Les choses qu'il invente reçoivent de la vrai- semblance par celles qui lui sont données. Mais rien n'est donné au poëte comique : il lui est donc moins permis de s'appuyer sur la simultanéité des événements. D'ailleurs, la fatalité ou la

1 . Ficta voluptatis causa sint proxima veris :

Nec, quodcumque volet, poscat sibi fabula crcdi ; Neu pransse Lamia^ vivum puerum oxtrabat alvo.

Horat. de Arte poet., v. 382. (Br.)


330 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

volonté des dieux, qui effraye si fort les hommes de qui la destinée se trouve abandonnée à des êtres supérieurs auxquels ils ne peuvent se soustraire, dont la main les suit et les atteint au moment où ils sont dans la sécurité la plus entière, est plus nécessaire à la tragédie. S'il y a quelque chose de touchant, c'est le spectacle d'un homme rendu coupable et malheureux malgré lui.

Il faut que les hommes fassent, dans la comédie, le rôle que font les dieux dans la tragédie. La fatalité et la méchan- ceté, voilà, dans l'un et l'autre genre, les bases de l'intérêt dra- matique.

« Qu'est-ce donc que le vernis romanesque, qu'on reproche à quelques-unes de nos pièces ? »

Un ouvrage sera romanesque, si le merveilleux naît de la simultanéité des événements; si l'on y voit les dieux ou les hommes trop méchants, ou trop bons; si les choses et les caractères y diffèrent trop de ce que l'expérience ou l'histoire nous les montre; et surtout si l'enchaînement des événements y est trop extraordinaire et trop compliqué.

D'où l'on peut conclure que le roman dont on ne pourra faire un bon drame, ne sera pas mauvais pour cela; mais qu'il n'y a point de bon drame dont on ne puisse faire un excellent roman. C'est par les règles que ces deux genres de poésie dif- fèrent.

L'illusion est leur but commun : mais, d'où dépend l'illu- sion? Des circonstances. Ce sont les circonstances qui la rendent plus ou moins difficile à produire.

Me permettra-t-on de parler un moment la langue des géo- mètres? On sait ce qu'ils appellent une équation. L'illusion est seule d'un côté. C'est une quantité constante, qui est égale à une somme de termes, les uns positifs, les autres négatifs, dont le nombre et la combinaison peuvent varier sans fin, mais dont la valeur totale est toujours la même. Les termes positifs repré- sentent les circonstances communes, et les négatifs les circon- stances extraordinaires. 11 faut qu'elles se rachètent les unes par les autres.

L'illusion n'est pas volontaire. Celui qui dirait : Je veux me faire illusion, ressemblerait à celui qui dirait : J'ai une expé- rience des choses delà vie, à laquelle je ne ferai aucune attention.


DU PLAN. 331

Quand je dis que l'illusion est une quantité constante, c'est dans un homme qui juge de différentes productions, et non dans des hommes différents. Il n'y a peut-être pas, sur toute la surface de la terre, deux individus qui aient la même mesure de la certitude, et cependant le poëte est condamné à faire illusion également à tous! Le poëte se joue de la raison et de l'expérience de l'homme instruit, comme une gouvernante se joue de l'imbécillité d'un enfant. Un bon poëme est un conte digne d'être fait à des hommes sensés.

Le romancier a le temps et l'espace qui manquent au poëte dramatique : à titre égal, j'estimerai donc moins un roman qu'une pièce de théâtre. D'ailleurs, il n'y a point de difficulté que le premier ne puisse esquiver. II dira : « La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appe- santis et dans tous les membres fatigués d'un homme abattu, que les paroles llatteuses de la déesse s'insinuaient pour enchan- ter le cœur de Mentor; mais elle sentait toujours je ne sais quoi, qui repoussait tous ses efforts et qui se jouait de ses charmes. Semblable à un rocher escarpé qui cache son front dans les nues, et qui se joue de la rage des vents, Mentor, immobile dans ses sages desseins, se laissait presser par Calypso. Quelquefois même il lui laissait espérer qu'elle l'em- barrasserait par ses questions, et qu'elle tirerait la vérité du fond de son cœur. Mais au moment où elle croyait satisfaire sa curiosité , ses espérances s'évanouissaient. Tout ce qu'elle s'imaginait tenir lui échappait tout à coup; et une réponse courte de Mentor la replongeait dans ses incertitudes 1 . » Et voilà le romancier hors d'affaire. Mais, quelque difficulté qu'il y eût eu à faire cet entretien, il eût fallu, ou que le poëte drama- tique renversât son plan, ou qu'il la surmontât. Quelle diffé- rence de peindre un effet, ou de le produire !

Les Anciens ont eu des tragédies où tout était de l'invention du poëte. L'histoire n'offrait pas même les noms des person- nages. Et qu'importe, si le poëte n'excède pas la vraie mesure du merveilleux?

Ce qu'il y a d'historique dans un drame est connu d'assez peu de personnes; si cependant le poëme est bien fait, il inté-

1. Fénelon, Télémaque, liv. VII. D;ins l'édition originale, la citation est abrégée.


332 DE LÀ POÉSIE DRAMATIQUE.

resse tout le monde, plus peut-être le spectateur ignorant que le spectateur instruit. Tout est d'une égale vérité pour celui-là; au lieu que les épisodes ne sont que vraisemblables pour celui-ci. Ce sont des mensonges mêlés à des vérités avec tant d'art, qu'il n'éprouve aucune répugnance à les recevoir.

La tragédie domestique aurait la difficulté des deux genres; l'effet de la tragédie héroïque à produire, et tout le plan à for- mer d'invention, ainsi que dans la comédie.

Je me suis demandé quelquefois si la tragédie domestique se pouvait écrire en vers; et, sans trop savoir pourquoi, je me suis répondu que non. Cependant, la comédie ordinaire s'écrit en vers; la tragédie héroïque s'écrit en vers. Que ne peut-on pas écrire en vers ! Ce genre exigerait-il un style particulier dont je n'ai pas la notion? ou la vérité du sujet et la violence de l'intérêt rejetteraient-elles un langage symétrisé? La condi- tion des personnages serait-elle trop voisine de la nôtre, pour admettre une harmonie régulière?

Résumons. Si l'on mettait en vers Y Histoire de Charles XJ1, elle n'en serait pas moins une histoire. Si l'on mettait la Hen- riade en prose, elle n'en serait pas moins un poëme. Mais l'his- torien a écrit ce qui est arrivé, purement et simplement, ce qui ne fait pas toujours sortir les caractères autant qu'ils pourraient; ce qui n'émeut ni n'intéresse pas autant qu'il est possible d'émouvoir et d'intéresser. Le poète eût écrit tout ce qui lui aurait semblé devoir affecter le plus. Il eût imaginé des événe- ments. Il eût feint des discours. Il eût chargé l'histoire. Le point important pour lui eût été d'être merveilleux, sans cesser d'être vraisemblable; ce qu'il eût obtenu, en se conformant à l'ordre de la nature, lorsqu'elle se plaît à combiner des incidents extraordinaires, et à sauver les incidents extraordinaires par des circonstances communes.

Voilà la fonction du poète. Quelle différence entre le versi- ficateur et lui! Cependant ne croyez pas que je méprise le pre- mier; son talent est rare. Mais si vous faites du versilicateur un Apollon, le poète sera pour moi un Hercule. Or, supposez une lyre à la main d'Hercule, et vous n'en ferez pas un Apollon. Appuyez un Apollon sur une massue, jetez sur ses épaules la peau du lion de Némée, et vous n'en ferez pas un Hercule.

D'où l'on voit qu'une tragédie en prose est tout autant un


DU PLAN. 333

poëme, qu'une tragédie en vers; qu'il en est de même de la comédie et du roman; mais que le but de la poésie est plus général que celui de l'histoire. On lit, dans l'histoire, ce qu'un homme du caractère de Henri IV a fait et souffert. Mais combien de circonstances possibles où il eût agi et souffert d'une manière conforme à son caractère, plus merveilleuse, que l'histoire n'offre pas, mais que la poésie imagine!

L'imagination, voilà la qualité sans laquelle on n'est ni un poëte, ni un philosophe, ni un homme d'esprit, ni un être rai- sonnable, ni un homme.

(( Qu'est-ce donc que l'imagination? me direz-vous. »

mon ami, quel piège vous tendez à celui qui s'est proposé de vous entretenir de l'art dramatique! S'il se met à philoso- pher, adieu son objet.

L'imagination est la faculté de se rappeler des images. Un homme entièrement privé de cette faculté serait un stupide, dont toutes les fonctions intellectuelles se réduiraient à produire les sons qu'il aurait appris à combiner dans l'enfance, et à les appliquer machinalement aux circonstances de la vie.

C'est la triste condition du peuple, et quelquefois du philo- sophe. Lorsque la rapidité de la conversation entraîne celui-ci, et ne lui laisse pas le temps de descendre des mots aux images, que fait-il autre chose, si ce n'est de se rappeler des sons et de les produire combinés dans un certain ordre? combien l'homme qui pense le plus est encore automate!

Mais quel est le moment où il cesse d'exercer sa mémoire, et où il commence à appliquer son imagination? C'est celui où, de questions en questions, vous le forcez d'imaginer; c'est-à-dire de passer de sons abstraits et généraux à des sons moins abstraits et moins généraux, jusqu'à ce qu'il soit arrivé à quelque représentation sensible, le dernier terme et le repos de sa raison. Alors, que devient-il? Peintre ou poëte.

Demandez-lui par exemple : qu'est-ce que la justice? Et

fous serez convaincu qu'il ne s'entendra lui-même que quand, a connaissance se portant de son âme vers les objets par le même chemin qu'elle y est venue, il imaginera deux hommes conduits par la faim vers un arbre chargé de fruits; l'un monte sur l'arbre, et cueillant ; et l'autre s' emparant, par la violence, du fruit que le premier a cueilli. Alors il vous fera remarquer


33^ DE LA POESIE DRAMATIQUE.

les mouvements qui se manifesteront en eux ; les signes du ressentiment d'un côté, les symptômes de la crainte de l'autre; celui-là se tenant pour offensé, et l'autre se chargeant lui-même du titre odieux d'offenseur.

Si vous faites la même question à un autre, sa dernière réponse se résoudra en un autre tableau. Autant de têtes, autant de tableaux différents peut-être : mais tous représenteront deux hommes éprouvant dans un même instant des impressions con- traires; produisant des mouvements opposés; ou poussant des cris inarticulés et sauvages, qui, rendus avec le temps clans la langue de l'homme policé, signifient et signifieront éternelle- ment, justice, injustice.

C'est par un toucher qui se diversifie dans la nature animée en une infinité de manières et de degrés, et qui s'appelle dans l'homme, voir, entendre, flairer, goûter et sentir, qu'il reçoit des impressions qui se conservent dans ses organes , qu'il dis- tingue ensuite par des mots, et qu'il se rappelle ou par ces mots mêmes ou par des images.

Se rappeler une suite nécessaire d'images telles qu'elles se succèdent dans la nature, c'est raisonner d'après les faits. Se rappeler une suite d'images comme elles se succéderaient néces- sairement dans la nature, tel ou tel phénomène étant donné, c'est raisonner d'après une hypothèse, ou feindre; c'est être philosophe ou poëte, selon le but qu'on se propose.

Et le poëte qui feint, et le philosophe qui raisonne, sont également, et dans le même sens, conséquents ou inconsé- quents : car être conséquent, ou avoir l'expérience de l'enchaî- nement nécessaire des phénomènes, c'est la même chose.

En voilà, ce me semble, assez pour montrer l'analogie de la vérité et de la fiction, caractériser le poëte et le philosophe, et relever le mérite du poëte, surtout épique ou dramatique. Il a reçu de la nature, dans un degré supérieur, la qualité qui distingue l'homme de génie de l'homme ordinaire, et celui-ci du stupide; l'imagination, sans laquelle le discours se réduit à l'habitude mécanique d'appliquer des sons combinés.

Mais le poëte ne peut s'abandonner à toute la fougue de son imagination; il est des bornes qui lui sont prescrites. 11 a le modèle de sa conduite dans les cas rares de l'ordre général des choses. Voilà sa règle.


DU PLAN. 335

Plus ces cas seront rares et singuliers, plus il lui faudra d'art, de temps, d'espace et de circonstances communes pour en com- penser le merveilleux et fonder l'illusion.

Si le fait historique n'est pas assez merveilleux, il le forti- fiera par des incidents extraordinaires; s'il l'est trop, il l'affai- blira par des incidents communs.

Ce n'est pas assez, ô poëte comique, d'avoir dit dans votre esquisse : je veux que ce jeune homme ne soit que faiblement attaché à cette courtisane; qu'il la quitte; qu'il se marie; qu'il ne manque pas de goût pour sa femme ; que cette femme soit aimable ; et que son époux se promette une vie supportable avec elle : je veux encore qu'il couche à côté d'elle pendant deux mois, sans en approcher; et cependant, qu'elle se trouve grosse. Je veux une belle-mère qui soit folle de sa bru ; j'ai besoin d'une courtisane qui ait des sentiments; je ne puis me passer d'un viol, et je veux qu'il se soit fait dans la rue, par un jeune homme ivre l . Fort bien, courage; entassez, entassez circon- stances bizarres sur circonstances bizarres; j'y consens. Votre fable sera merveilleuse, sans contredit; mais n'oubliez pas que vous aurez à racheter tout ce merveilleux par une multitude d'incidents communs qui le sauvent et qui m'en imposent.

L'art poétique serait donc bien avancé, si le traité de la cer- titude historique était fait. Les mêmes principes s'applique- raient au conte, au roman, à l'opéra, à la farce, à toutes les sortes de poèmes, sans en excepter la fable.

Si un peuple était persuadé, comme d'un point fondamental de sa croyance, que les animaux parlaient autrefois, la fable aurait, chez ce peuple, un degré de vraisemblance qu'elle ne peut avoir parmi nous.

Lorsque le poëte aura formé son plan, en donnant à son esquisse l'étendue convenable, et que son drame sera distribué par actes et par scènes, qu'il travaille; qu'il commence par la première scène, et qu'il finisse par la dernière. 11 se trompe, s'il croit pouvoir impunément s'abandonner à son caprice, sauter d'un endroit à un autre, et se porter partout où son génie l'appellera. Il ne sait pas la peine qu'il se prépare, s'il veut que son ouvrage soit un. Combien d'idées déplacées, qu'il arrachera

1. Voyez VHécyre de Tércnce. (Br.)


336 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

d'un endroit pour les insérer dans un autre! L'objet de sa scène aura beau être déterminé, il le manquera.

Les scènes ont une influence les unes sur les autres, qu'il ne sentira pas. Ici, il sera diffus; là, trop court ; tantôt froid, tantôt trop passionné. Le désordre de sa manière de faire se répandra sur toute sa composition ; et, quelque soin qu'il se donne, il en restera toujours des traces.

Avant que de passer d'une scène à celle qui suit, on ne peut trop se remplir de celles qui précèdent.

« Voilà une manière de travailler bien sévère. »

11 est vrai.

« Que fera le poëte, si au commencement de son poëme c'est la fin qui l'inspire? »

Qu'il se repose.

« Mais, plein de ce morceau, il l'eût exécuté de génie. »

S'il a du génie, qu'il n'appréhende rien. Les idées qu'il craint de perdre reviendront ; elles reviendront fortifiées d'un cortège d'autres qui naîtront de ce qu'il aura fait, et qui donne- ront à la scène plus de chaleur, et plus de liaison avec le tout. Tout ce qu'il pourra dire, il le dira; et croyez-vous qu'il en soit ainsi, s'il marche par bonds et par sauts?

Ce n'est pas ainsi que j'ai cru devoir travailler, convaincu que ma manière était la plus sûre et la plus aisée.

Le Père de famille a cinquante-trois scènes ; la première a été écrite la première, la dernière a été écrite la dernière; et sans un enchaînement de circonstances singulières qui m'ont rendu la vie pénible et le travail rebutant 1 , cette occupation n'eût été pour moi qu'un amusement de quelques semaines. Mais comment se métamorphoser en différents caractères, lorsque le chagrin nous attache à nous-mêmes? Comment s'oublier lorsque l'ennui nous rappelle à notre existence? Comment échauffer, éclairer les autres, lorsque la lampe de l'enthousiasme est éteinte, et que la llamme du génie ne luit plus sur le front?

Que d'efforts n'a-t-on pas faits pour m' étouffer en naissant? Après la persécution du Fils naturel, croyez-vous, ô mon ami! que je dusse être tenté de m'occuper du Père de famille? Le voilà cependant. Vous avez exigé que j'achevasse cet ouvrage;

1. Les accusations do plagiat contre le Fils naturel et les tracasseries au sujet de Y Encyclopédie.


DU PLAN. 337

et je n'ai pu vous refuser cette satisfaction. Eu revanche, per- mettez-moi de dire un mot de ce Fils naturel si méchamment persécuté.

Charles Goldoni a écrit en italien une comédie, ou plutôt une farce en trois actes, qu'il a intitulée V Ami sincère . C'est un tissu des caractères de l'Ami vrai et de l'Avare de Molière. La cassette et le vol y sont; et la moitié des scènes se passent dans la maison d'un père avare.

Je laissai là toute cette portion de l'intrigue, car je n'ai, dans le Fils naturel, ni avare, ni père, ni vol, ni cassette.

Je crus que l'on pouvait faire quelque chose de supportable de l'autre portion; et je m'en emparai comme d'un bien qui m'eut appartenu. Goldoni n'avait pas été plus scrupuleux; il s'était emparé de l'Avare, sans que personne se fût avisé de le trouver mauvais; et l'on n'avait point imaginé parmi nous d'accuser Molière ou Corneille de plagiat, pour avoir emprunté tacitement l'idée de quelque pièce, ou d'un auteur italien, ou du théâtre espagnol.

Quoi qu'il en soit, de cette portion d'une farce en trois actes, j'en fis la comédie du Fils naturel en cinq; et mon dessein n'étant pas de donner cet ouvrage au théâtre, j'y joignis quelques idées que j'avais sur la poétique, la musique, la déclamation, et la pantomime; et je formai du tout une espèce de roman que j'intitulai le Fils naturel, ou les Fpreuvcs de la vertu, avec l'histoire véritable de la pièce.

Sans la supposition que l'aventure du Fils naturel était réelle, que devenaient l'illusion de ce roman et toutes les obser- vations répandues dans les entretiens sur la différence qu'il y a entre un fait vrai et un fait imaginé, des personnages réels et des personnages fictifs, des discours tenus et des discours supposés ; en un mot, toute la poétique où la vérité est mise sans cesse en parallèle avec la fiction ?

Mais comparons un peu plus rigoureusement Y Ami vrai du poète italien avec le Fils naturel.

Quelles sont les parties principales d'un drame ? L'intrigue, lis caractères, et les détails.

La naissance illégitime de Dorval est la base du Fils naturel 1 .

1. « Une des singularités de ce chef-d'œuvre, c'est son titre. Cela s'appelle le Fils naturel, on ne sait pourquoi. Vous connaissez la marclie de la pièce. La condition vu. 22


338 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

Sans cette circonstance, la fuite de son père aux îles reste sans fondement. Dorval ne peut ignorer qu'il a une sœur, et qu'il vit à côté d'elle. Il n'en deviendra pas amoureux ; il ne sera plus le rival de son ami; il faut que Dorval soit riche; et son père n'aura plus aucune raison de l'enrichir. Que signifie la crainte qu'il a de s'ouvrir à Constance? La scène d'André n'a plus lieu. Plus de père qui revienne des îles, qui soit pris dans la traversée, et qui dénoue. Plus d'intrigue ; plus de pièce.

Or, y a-t-il, dans Y Ami sincère, aucune de ces choses, sans lesquelles le Fils naturel ne peut subsister? Aucune. Voilà pour l'intrigue.

Venons aux caractères. Y a-t-il un amant violent, tel que Glairville ? Non. Y a-t-il une fille ingénue, telle que Rosalie? Non. Y a-t-il une femme qui ait l'âme et l'élévation des senti- ments de Constance? Non. Y a-t-il un homme du caractère sombre et farouche de Dorval ? Non. Il n'y a donc, dans Y Ami rnti, aucun de mes caractères? Aucun, sans en excepter André. Passons aux détails.

Dois-je au poëte étranger une seule idée qu'on puisse citer? Pas une.

Qu'est-ce que sa pièce ? Une farce. Est-ce une farce, que le Fils naturel? Je ne le crois pas.

Je puis donc avancer :

Que celui qui dit que le genre dans lequel j'ai écrit le Fils naturel est le même que le genre clans lequel Goldoni a écrit l'Ami vrai, dit un mensonge.

Que celui qui dit que mes caractères et ceux de Goldoni ont la moindre ressemblance, dit un mensonge.

Que celui qui dit qu'il y a dans les détails un mot important, qu'on ait transporté de Y Ami vrai dans le Fils naturel, dit un mensonge.

de Dorval influe-t-elle en rien dans l'ouvrage? Y fait-elle un événement? Amène- t-elle une situation? Fournit-elle seulement un remplissage? Non. Quel peut donc avoir été le but de l'auteur? De renouveler du grec deux à trois réflexions sur l'in- justice des préjugés de naissance? » Palissot, Petites Lettres sur de grands philo- sophes. Lettre seconde. — « Diderot ne pourrait-il pas répondre : Cette circon- stance était absolument nécessaire à l'intrigue de ma pièce; sans cela, il n'était guère vraisemblable que Dorval ne connût pas sa sœur et qu'elle n'eût jamais entendu parler de lui. J'étais bien libre de tirer mon titre de ce fait, et j'aurais pu remprunter à des circonstances encore moins importantes. Si Diderot faisait cette réponse, Palissot ne se trouvait-il pas réfuté?» Lessing, Dramaturgie, 1.1 e soirée.


DU PLAN. 339

Que celui qui dit que la conduite du Fils naturel ne dif- fère point de celle de Y Ami vrai, dit un mensonge.

Cet auteur a écrit une soixantaine de pièces. Si quelqu'un se sent porte à ce genre de travail, je l'invite à choisir parmi celles qui restent, et à en composer un ouvrage qui puisse nous plaire.

Je voudrais bien qu'on eût une douzaine de pareils larcins à me reprocher; et je ne sais si le Père de famille aura gagné quelque chose à m'appartenir en entier.

Au reste, puisqu'on n'a pas dédaigné de m'adresser les mêmes reproches que certaines gens faisaient autrefois à Térence, je renverrai mes censeurs 1 aux prologues de ce poëte. Qu'ils les lisent , pendant que je m'occuperai , dans mes heures de délassement, à écrire quelque pièce nouvelle. Comme mes vues sont droites et pures, je me consolerai facilement de leur mé- chanceté, si je puis réussir encore à attendrir les honnêtes gens.

La nature m'a donné le goût de la simplicité; et je tâche de le perfectionner par la lecture des Anciens. Voilà mon secret. Celui qui lirait Homère avec un peu de génie, y découvrirait bien plus sûrement la source où je puise.

mon ami, que la simplicité est belle! Que nous avons mal fait de nous en éloigner!

Voulez-vous entendre ce que la douleur inspire à un père qui vient de perdre son fils? Écoutez Priani.

« Eloignez-vous, mes amis; laissez-moi seul; votre conso- lation m'importune... J'irai sur les vaisseaux des Grecs; oui, j'irai. Je verrai cet homme terrible; je le supplierai. Peut-être il aura pitié de mes ans ; il respectera ma vieillesse... 11 a un père âgé comme moi... Hélas! ce père l'a mis au monde pour la honte et le désastre de cette ville!... Quels maux ne nous a-t-il pas faits à tous ? Mais à qui en a-t-il fait autant qu'à moi? Combien ne m'a-t-il pas ravi d'enfants, et dans la fleur de leur jeunesse !... Tous m'étaient chers... je les ai tous pleures. Mais c'est la perte de ce dernier qui m'est surtout cruelle; j'en por- terai la douleur jusqu'aux enfers... Eh ! pourquoi n'est-il pas mort entre mes bras?... .Nous nous serions rassasiés de pleurs

1. Nous avons dit que c'était Fréron qui avait attaché le grelot : la tourbe des journalistes suivit, comme toujours, sans étudier la question, mais grossissant le bruit.


3^0 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

sur lui, moi, et la mère malheureuse qui lui donna la vie. » {Iliade, chant xxn.)

Voulez-vous savoir quels sont les vrais discours d'un père suppliant aux genoux du meurtrier de son fils? Écoutez le même Priam aux genoux d'Achille.

a Achille, ressouvenez-vous de votre père ; il est du même âge que moi, et nous gémissons tous les deux sous le poids des années... Hélas! peut-être est-il pressé par des voisins ennemis, sans avoir à côté de lui personne qui puisse éloigner le péril qui le menace... Mais s'il a entendu dire que vous vivez, son cœur s'ouvre à l'espérance et à la joie ; et il passe les jours dans l'attente du moment où il reverra son iils — Quelle différence de son sort au mien !... J'avais des enfants et je suis comme si je les avais tous perclus... De cinquante que je comptais autour de moi, lorsque les Grecs sont arrivés, il ne m'en restait qu'un qui pût nous défendre; et il vient de périr par vos mains sous les murs de cette ville. Rendez-moi son corps; recevez mes pré- sents; respectez les dieux; rappelez-vous votre père, et ayez pitié de moi... Voyez où j'en suis réduit... Fut-il un monarque plus humilié? un homme plus à plaindre? Je suis à vos pieds, et je baise vos mains teintes du sang de mon fils.» [Iliade, ch. xxiv.)

Ainsi parla Priam; et le fils de Pelée sentit, au souvenir de son père, la pitié s'émouvoir au fond de son cœur. Il releva le vieillard, et le repoussant doucement, il l'écarta de lui.

Qu'est-ce qu'il y a là dedans? Point d'esprit, mais des choses d'une vérité si grande, qu'on se persuaderait presque qu'on les aurait trouvées comme Homère. Pour nous, qui connaissons un peu la difficulté et le mérite d'être simple, lisons ces morceaux; lisons-les bien ; et puis prenons tous nos papiers et les jetons au feu. Le génie se sent; mais il ne s'imite point.

XI. De l'intérêt.

Dans les pièces compliquées, l'intérêt est plus l'effet du plan que des discours; c'est au contraire plus l'effet des discours que du plan, dans les pièces simples. Mais à qui doit-on rapporter l'intérêt? Est-ce aux personnages? est-ce aux spectateurs?

Les spectateurs ne sont que des témoins ignorés de la chose.

« Ce sont donc les personnages qu'il faut avoir en vue? »


DE L'INTÉRÊT. 3U

Je le crois. Qu'ils forment le nœud, sans s'en apercevoir, que tout soit impénétrable pour eux ; qu'ils s'avancent au dénoûment, sans s'en douter. S'ils sont dans l'agitation, il faudra bien que je suive et que j'éprouve les mêmes mouve- ments.

Je suis si loin de penser, avec la plupart de ceux qui ont écrit de l'art dramatique, qu'il faille dérober au spectateur le dénoûment, que je ne croirais pas me proposer une tâche fort au-dessus de mes forces, si j'entreprenais un drame où le dénoûment serait annoncé dès la première scène, et où je ferais sortir l'intérêt le plus violent de cette circonstance même.

Tout doit être clair pour le spectateur. Confident de chaque personnage, instruit de ce qui s'est passé et de ce qui se passe, il y a cent moments où l'on n'a rien de mieux à faire que de lui déclarer nettement ce qui se passera.

faiseurs de règles générales, que vous ne connaissez guère l'art, et que vous avez peu de ce génie qui a produit les modèles sur lesquels vous avez établi ces règles, qu'il est le maître d'en- freindre quand il lui plaît !

On trouvera, dans mes idées, tant de paradoxes qu'on vou- dra, mais je persisterai à croire que, pour une occasion où il est à propos de cacher au spectateur un incident important avant qu'il ait lieu, il y en a plusieurs où l'intérêt demande le con- traire.

Le poëte me ménage, par le secret, un instant de surprise ; il m'eût exposé, par la confidence, à une longue inquiétude.

Je ne plaindrai qu'un instant celui qui sera frappé et accablé dans un instant. Mais que deviens-je, si le coup se fait attendre, si je vois l'orage se former sur ma tète ou sur celle d'un autre, et y demeurer longtemps suspendu?

Lusignan ignore qu'il va retrouver ses enfants; le spectateur l'ignore aussi. Zaïre et Nérestan ignorent qu'ils sont frère et sœur; le spectateur l'ignore aussi. Mais quelque pathétique que soit cette reconnaissance, je suis sûr que l'effet en eût été beaucoup plus grand encore, si le spectateur eût été prévenu. Que ne me serais-je pas dit à moi-même, à l'approche de ces quatre per- sonnages? Avec quelle attention et quel trouble n'aurais-je pas écouté chaque mot qui serait sorti de leur bouche? A quelle gêne le poëte ne m'aurait-il pas mis? Mes larmes ne coulent qu'au


342 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

moment de la reconnaissance ; elles auraient coulé longtemps auparavant.

Quelle différence d'intérêt entre cette situation où je ne suis pas du secret, et celle où je sais tout, et où je vois Orosmane, un poignard à la main, attendre Zaïre, et cette infortunée s'avancer vers le coup? Quels mouvements le spectateur n'eût-il pas éprouvés, s'il eût été libre au poëte de tirer de cet instant tout l'effet qu'il pouvait produire; et si notre scène, qui s'oppose aux plus grands effets, lui eût permis de faire entendre dans les ténèbres la voix de Zaïre, et de me la montrer de plus loin ?

Dans lphigénie en Tauride, le spectateur connaît l'état des personnages ; supprimez cette circonstance , et voyez si vous ajouterez ou si vous ôterez à l'intérêt.

Si j'ignore que Néron écoute l'entretien de Britannicus et de Junie, je n'éprouve plus la terreur.

Lorsque Lusignan et ses enfants se sont reconnus, en de- viennent-ils moins intéressants? Nullement. Qu'est-ce qui sou- tient et fortifie l'intérêt? C'est ce que le sultan ne sait pas, et ce dont le spectateur est instruit.

Que tous les personnages s'ignorent, si vous le voulez; mais que le spectateur les connaisse tous.

J'oserais presque assurer qu'un sujet où les réticences sont nécessaires, est un sujet ingrat ; et qu'un plan où l'on y a recours est moins bon que si l'on eût pu s'en passer. On n'en tirera rien de bien énergique; on s'assujettira à des préparations toujours trop obscures ou trop claires. Le poëme deviendra un tissu de petites finesses, à l'aide desquelles on ne produira que de petites surprises. Mais tout ce qui concerne les personnages est-il connu? J'entrevois, dans cette supposition, la source des mou- vements les plus violents. Le poëte grec, qui différa jusqu'à la dernière scène la reconnaissance d'Oreste et d'Iphigénie, fut un homme de génie. Oreste est appuyé sur l'autel, sa sœur a le couteau sacré levé sur son sein. Oreste, prêt à périr, s'écrie : « N'était-ce pas assez que la sœur fût immolée? fallait-il que le frère le fût aussi? » Voilà le moment, que le poëte m'a fait attendre pendant cinq actes.

« Dans quelque drame que ce soit, le nœud est connu; il se forme en présence du spectateur. Souvent le seul titre d'une tragédie en annonce le dénoûment ; c'est un fait donné par l'his-


DE L'INTÉRÊT. 343

toire. C'est la mort de César, c'est le sacrifice d'Iphigénie : mais il n'eu est pas ainsi dans la comédie. »

Pourquoi donc? Le poëte n'est-il pas le maître de me révéler de son sujet ce qu'il juge à propos? Pour moi, je me serais beau- coup applaudi, si, dans le Père de famille (qui n'eût plus été le Père de famille, mais une pièce d'un autre nom), j'avais pu ramasser toute la persécution du Commandeur sur Sophie. L'in- térêt ne se serait-il pas accru, par la connaissance que cette jeune fille, dont il parlait si mal, qu'il poursuivait si vivement, qu'il voulait faire enfermer, était sa propre nièce? Avec quelle impatience n'aurait-on pas attendu l'instant de la reconnaissance, qui ne produit, dans ma pièce, qu'une surprise passagère? C'eût été celui du triomphe d'une infortunée à laquelle on eût pris le plus grand intérêt, et de la confusion d'un homme dur qu'on n'aimait pas.

Pourquoi l'arrivée de Pamphile n'est-elle , dans V ' Ilêcyre , qu'un incident ordinaire? c'est que le spectateur ignore que sa femme est grosse; qu'elle ne l'est pas de lui; et que le moment de son retour est précisément celui des couches de sa femme.

Pourquoi certains monologues ont-ils de si grands effets? c'est qu'ils m'instruisent des desseins secrets d'un personnage; et que cette confidence me saisit à l'instant de crainte ou d'espérance.

Si l'état des personnages est inconnu , le spectateur ne pourra prendre à l'action plus d'intérêt que les personnages : mais l'intérêt doublera pour le spectateur, s'il est assez instruit, et qu'il sente que les actions et les discours seraient bien diffé- rents, si les personnages se connaissaient. C'est ainsi que vous produirez en moi une attente violente de ce qu'ils deviendront, lorsqu'ils pourront comparer ce qu'ils sont avec ce qu'ils ont fait ou voulu faire.

Que le spectateur soit instruit de tout, et que les person- nages s'ignorent s'il se peut ; que satisfait de ce qui est pré- sent, je souhaite vivement ce qui va suivre; qu'un personnage m'en fasse désirer un autre ; qu'un incident me hâte vers l'inci- dent qui lui est lié; que les scènes soient rapides; qu'elles ne contiennent que des choses essentielles à l'action, et je serai .intéressé.

Au reste, plus je réfléchis sur l'art dramatique, plus j'entre en humeur contre ceux qui en ont écrit. C'est un tissu de lois


3U DE LA POESIE DRAMATIQUE.

particulières, dont on a fait des préceptes généraux. On a vu certains incidents produire de grands effets; et aussitôt on a imposé au poëte la nécessité des mêmes moyens, pour obtenir les mêmes effets ; tandis qu'en y regardant de plus près, ils auraient aperçu de plus grands effets encore à produire par des moyens tout contraires. C'est ainsi que l'art s'est surchargé de règles ; et que les auteurs, en s'y assujettissant servilement, se sont quelquefois donné beaucoup de peine pour faire moins bien.

Si l'on avait conçu que, quoiqu'un ouvrage dramatique ait été fait pour être représenté, il fallait cependant que l'auteur et l'acteur oubliassent le spectateur, et que tout l'intérêt fût relatif aux personnages, on ne lirait pas si souvent dans les poétiques : Si vous faites ceci ou cela, vous affecterez ainsi ou autrement votre spectateur. On y lirait au contraire : Si vous faites ceci ou cela, voici ce qui en résultera parmi vos personnages.

Ceux qui ont écrit de l'art dramatique ressemblent cà un homme qui, s'occupant des moyens de remplir de trouble toute une famille, au lieu de peser ces moyens par rapport au trouble de la famille, les pèserait relativement à ce qu'en diront les voisins. Eh! laissez là les voisins; tourmentez vos personnages ; et soyez sûr que ceux-ci n'éprouveront aucune peine, que les autres ne partagent.

D'autres modèles, l'on eût prescrit d'autres lois, et peut-être on eût dit : Que votre dénoùment soit connu, qu'il le soit de bonne heure, et que le spectateur soit perpétuellement sus- pendu dans l'attente du coup de lumière qui va éclairer tous les personnages sur leurs actions et sur leur état.

Est-il important de rassembler l'intérêt d'un drame vers sa fin, ce moyen m'y paraît aussi propre que le moyen contraire. L'ignorance et la perplexité excitent la curiosité du spectateur, et la soutiennent; mais ce sont les choses connues et toujours attendues, qui le troublent et qui l'agitent. Cette ressource est sûre pour tenir la catastrophe toujours présente.

Si, au lieu de se renfermer entre les personnages et de laisser le spectateur devenir ce qu'il voudra, le poëte sort de l'action et descend dans le parterre, il gênera son plan. Il imi- tera les peintres, qui, au lieu de s'attacher à la représentation rigoureuse de la nature, la perdent de vue pour s'occuper des


DE L'INTÉRÊT. 3^5

ressources de l'art, et songent, non pas à me la montrer comme elle est et comme ils la voient, mais à en disposer relativement à des moyens techniques et communs.

Tous les points d'un espace ne soni-ils pas diversement éclairés? ne se séparent-ils pas? ne fuient-ils pas dans une plaine aride et déserte, comme dans le paysage le plus varié? Si vous suivez la routine du peintre, il en sera de votre drame ainsi que de son tableau. 11 a quelques beaux endroits, vous aurez quelques beaux instants. Mais il ne s'agit pas de cela; il faut que le tableau soit beau dans toute son étendue, et votre drame dans toute sa durée.

Et l'acteur, que deviendra-t-il, si vous vous êtes occupé du spectateur? Croyez-vous qu'il ne sentira pas que ce que vous avez placé dans cet endroit et dans celui-ci n'a pas été imaginé pour lui? Vous avez pensé au spectateur, il s'y adressera. Vous avez voulu qu'on vous applaudît, il voudra qu'on l'applaudisse; et je ne sais plus ce que l'illusion deviendra.

J'ai remarqué que l'acteur jouait mal tout ce que le poëte avait composé pour le spectateur; et que, si le parterre eût fait son rôle, il eut dit au personnage : « A qui en voulez-vous? je n'en suis pas. Est-ce que je me mêle de vos affaires? rentrez chez vous; » et que, si l'auteur eût fait le sien, il serait sorti de la coulisse, et eût répondu au parterre : « Pardon, mes- sieurs, c'est ma faute; une autre fois je ferai mieux, et lui aussi. »

Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s'il n'existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du par- terre; jouez comme si la toile ne se levait pas.

« Mais l'Avare qui a perdu sa cassette, dit cependant au spectateur : Messieurs, mon voleur n'est-il pas parmi vous? »

Eh ! laissez là cet auteur. L'écart d'un homme de génie ne prouve rien contre le sens commun. Dites-moi seulement s'il est possible que vous vous adressiez un instant au spectateur sans arrêter l'action ; et si le moindre défaut des détails où vous l'aurez considéré, n'est pas de disperser autant de petits repos sur toute la durée de votre drame, et de le ralentir?

Qu'un auteur intelligent fasse entrer dans son ouvrage des traits que le spectateur s'applique, j'y consens; qu'il y rappelle


346 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

des ridicules en vogue, des vices dominants, des événements publics ; qu'il instruise et qu'il plaise, mais que ce soit sans y penser. Si l'on remarque son but, il le manque; il cesse de dialoguer, il prêche.

XII. De l'exposition.

La première partie d'un plan, disent nos critiques, c'est l'exposition.

Une exposition dans la tragédie, où le fait est connu, s'exé- cute en un mot. Si ma fille met le pied dans l'Aulide, elle est morte. Dans la comédie, si j'osais, je dirais que c'est l'affiche. Dans le Tartuffe, où est l'exposition? J'aimerais autant qu'on demandât au poëte d'arranger ses premières scènes de manière qu'elles continssent l'esquisse même de son drame.

Tout ce que je conçois, c'est qu'il y a un moment où l'action dramatique doit commencer; et que si le poëte a mal choisi ce moment, il sera trop éloigné ou trop voisin de la catastrophe. Trop voisin de la catastrophe, il manquera de matière, et peut- être sera-t-il forcé d'étendre son sujet par une intrigue épiso- dique. Trop éloigné, son mouvement sera lâche, ses actes longs et chargés d'événements ou de détails qui n'intéresseront pas.

La clarté veut qu'on dise tout. Le genre veut qu'on soit rapide. Mais comment tout dire et marcher rapidement?

L'incident qu'on aura choisi comme le premier, sera le sujet de la première scène ; il amènera la seconde; la seconde amènera la troisième, et l'acte se remplira. Le point important, c'est que l'action croisse en vitesse, et soit claire ; c'est ici le cas de penser au spectateur. D'où l'on voit que l'exposition se fait à mesure que le drame s'accomplit, et que le spectateur ne sait tout et n'a tout vu que quand la toile tombe.

Plus le premier incident laissera de choses en arrière, plus on aura de détails pour les actes suivants. Plus le poëte sera rapide et plein, plus il faudra qu'il soit attentif. Il ne peut se supposer à la place du spectateur que jusqu'à un certain point. Son intrigue lui est si familière, qu'il lui sera facile de se croire clair, quand il sera obscur. C'est à son censeur à l'instruire ; car, quelque génie qu'ait un poëte, il lui faut un censeur. Heu- reux, mon ami, s'il en rencontre un qui soit vrai, et qui ait plus


DES CARACTERES. 3^7

de génie que lui! C'est de lui qu'il apprendra que l'oubli le plus léger suffit pour détruire toute illusion; qu'une petite circon- stance omise ou mal présentée décèle le mensonge; qu'un drame est fait pour le peuple, et qu'il ne faut supposer au peuple ni trop d'imbécillité, ni trop de finesse.

Expliquer tout ce qui le demande, mais rien au delà.

11 y a des choses minutieuses que le spectateur ne se soucie pas d'apprendre, et dont il se rendra raison à lui-même. Un incident n'a-t-il qu'une cause, et cette cause ne se présente- t-elle pas tout à coup à l'esprit? C'est une énigme qu'on laisse- rait à deviner. Un incident a-t-il pu naître d'une manière simple et naturelle? L'expliquer, c'est s'appesantir sur un détail qui n'excite point ma curiosité.

Rien n'est beau s'il n'est un ; et c'est le premier incident qui décidera de la couleur de l'ouvrage entier.

Si l'on débute par une situation forte, tout le reste sera de la même vigueur, ou languira. Combien de pièces que le début a tuées! Le poète a craint de commencer froidement, et ses situations ont été si fortes, qu'il n'a pu sourêts, qu'un bruit subit et nouveau a rempli d'effroi, opposant le délicat et le sublime, il ajoute : « Cependant si le bruit est sans effet, s'il cesse, l'animal reconnaît d'abord le silence ordinaire de la nature ; il se calme, s'arrête et regagne, à pas égaux, sa paisible retraite. » (Buffon, de l'Homme. Discours sur la nature des animaux.)

Et l'auteur de l'Esprit, lorsque, confondant des idées sen- suelles avec des idées féroces, il s'écrie, par la bouche d'un fana- tique expirant : « Quelle joie inconnue me saisit!... Je meurs : j'entends la voix d'Odin qui m'appelle; déjà les portes de son palais s'ouvrent; je vois sortir des filles demi-nues; elles sont ceintes d'une écharpe bleue qui relève la blancheur de leur sein ; elles s'avancent vers moi, et m'offrent une bière délicieuse dans le crâne sanglant de mes ennemis. » (Helvétius, de l'Esprit. Discours III, chap. xxv.)

Il y a un paysage du Poussin où l'on voit de jeunes ber- gères qui dansent au son du chalumeau; et à l'écart, un tom- beau avec cette inscription : Je rirais aussi dans la délicieuse Arcadie. Le prestige de style dont il s'agit, tient quelquefois à un mot qui détourne ma vue du sujet principal, et qui me montre de côté, comme dans le paysage du Poussin, l'espace, le


35^ DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

temps, la vie, la mort, ou quelque autre idée grande et mélan- colique, jetée tout au travers des images de la gaieté.

Voilà les seuls contrastes qui me plaisent. Au reste, il y en a de trois sortes entre les caractères. Un contraste de vertu, et un contraste de vice. Si un personnage est avare, un autre peut contraster avec lui, ou par l'économie, ou par la prodigalité; et le contraste de vice ou de vertu peut être réel ou feint. Je ne connais aucun exemple de ce dernier : il est vrai que je connais peu le théâtre. Il me semble que, dans la comédie gaie, il ferait un effet assez agréable; mais une fois seulement. Ce caractère sera usé dès la première pièce. J'aimerais bien à voir un homme qui ne fût pas, mais qui affectât d'être d'un caractère opposé à un autre. Ce caractère serait original ; pour neuf, je n'en sais rien.

Concluons qu'il n'y a qu'une raison pour contraster les caractères , et qu'il y en a plusieurs pour les montrer diffé- rents.

Mais qu'on lise les poétiques; on n'y trouvera pas un mot de ces contrastes. 11 me paraît donc qu'il en est de cette loi comme de beaucoup d'autres ; qu'elle a été faite d'après quelque production de génie, où l'on aura remarqué un grand effet du contraste, et qu'on aura dit : Le contraste fait bien ici; donc on ne peut bien faire sans contraste. Voilà la logique de la plu- part de ceux qui ont osé donner des bornes à un art, dans lequel ils ne se sont jamais exercés. C'est aussi celle des cri- tiques sans expérience, qui nous jugent d'après ces autorités.

Je ne sais, mon ami, si l'étude de la philosophie ne me rappellera pas à elle, et si le Père de famille est ou n'est pas mon dernier drame : mais je suis sûr de n'introduire le con- traste des caractères dans aucun.

XIV. De la. division de l'action et des actes.

Lorsque l'esquisse est faite et remplie, et que les caractères sont arrêtés, on passe à la division de l'action.

Les actes sont les parties du drame. Les scènes sont les parties de l'acte.

L'acte est une portion de l'action totale d'un drame. Il en renferme un ou plusieurs incidents.


DE LA DIVISION DE L'ACTION. 355

Après avoir donné l'avantage aux pièces simples sur les pièces composées, il serait bien singulier que je préférasse un acte rempli d'incidents à un acte qui n'en aurait qu'un.

On a voulu que les principaux personnages se montrassent ou fussent nommés dans le premier acte; je ne sais trop pour- quoi. II y a telle action dramatique, où il ne faudrait faire ni l'un ni l'autre.

On a voulu qu'un même personnage ne rentrât pas sur la scène plusieurs fois dans un même acte : et pourquoi l'a-t-on voulu? Si ce qu'il vient dire, il ne l'a pu quand il était sur la scène ; si ce qui le ramène s'est passé pendant son absence ; s'il a laissé sur la scène celui qu'il y cherche; si celui-ci y est en effet; ou si, n'y étant pas, il ne le sait pas ailleurs; si le mo- ment le demande; si son retour ajoute à l'intérêt; en un mot, s'il reparaît dans l'action, comme il nous arrive tous les jours dans la société; alors, qu'il revienne, je suis tout prêt à le revoir et à l'écouter. Le critique citera ses auteurs tant qu'il voudra : le spectateur sera de mon avis.

On exige que les actes soient à peu près de la même lon- gueur : il serait bien plus sensé de demander que la durée en fût proportionnée à l'étendue de l'action qu'ils embrassent.

Un acte sera toujours trop long, s'il est vide d'action et chargé de discours; et il sera toujours assez court, si les discours et les incidents dérobent au spectateur sa durée. Ne dirait-on pas qu'on écoute un drame la montre à la main? Il s'agit de sentir; et toi, tu comptes les pages et les lignes.

Le premier acte de l'Eunuque n'a que deux scènes et un petit monologue ; et le dernier acte en a dix. Ils sont, l'un et l'autre, également courts, parce que le spectateur n'a langui ni dans l'un ni dans l'autre.

Le premier acte d'un drame en est peut-être la portion la plus difficile. 11 faut qu'il entame, qu'il marche, quelquefois qu'il expose, et toujours qu'il lie.

Si ce qu'on appelle une exposition n'est pas amené par un incident important, ou s'il n'en est pas suivi, l'acte sera froid. Voyez la différence du premier acte de Y Andrienne ou de Y/ùi- nuque, et du premier acte de YHécyre.


356 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

XV. Des entr'actes.

On appelle entr'acte la durée qui sépare un acte clu suivant. Cette durée est variable ; mais puisque l'action ne s'arrête point, il faut que, lorsque le mouvement cesse sur la scène, il continue derrière. Point de repos, point de suspension. Si les personnages reparaissaient, et que l'action ne fût pas plus avancée que quand ils ont disparu, ils se seraient tous reposés, ou ils auraient été distraits par des occupations étrangères ; deux suppositions contraires, sinon à la vérité, du moins à l'intérêt.

Le poëte aura rempli sa tâche, s'il m'a laissé dans l'attente de quelque grand événement, et si l'action qui doit remplir son entr'acte excite ma curiosité, et fortifie l'impression que j'ai préconçue. Car, il ne s'agit pas d'élever dans mon âme diffé- rents mouvements, mais d'y conserver celui qui y règne, et de l'accroître sans cesse. C'est un dard qu'il faut enfoncer depuis la pointe jusqu'à son autre extrémité ; effet qu'on n'obtiendra point d'une pièce compliquée, à moins que tous les incidents rapportés à un seul personnage ne fondent sur lui, ne l'atterrent et ne l'écrasent. Alors ce personnage est vraiment dans la situa- tion dramatique. Il est gémissant et passif; c'est lui qui parle, et ce sont les autres qui agissent.

Il se passe toujours dans l'entr'acte, et souvent il survient dans le courant de la pièce, des incidents que le poëte dérobe aux spectateurs, et qui supposent, dans l'intérieur de la maison, des entretiens entre ses personnages. Je ne demanderai pas qu'il s'occupe de ces scènes, et qu'il les rende avec le même soin que si je devais les entendre. Mais s'il en faisait une esquisse, elle achèverait de le remplir de son sujet et de ses caractères; et communiquée à l'acteur, elle le soutiendrait dans l'esprit de son rôle, et dans la clialeur de son action. C'est un surcroît de tra- vail que je me suis quelquefois donné.

Ainsi, lorsque le Commandeur pervers va trouver Germeuil pour le perdre , en l'embarquant dans le projet d'enfermer Sophie, il me semble que je le vois arriver d'une démarche com- posée, avec un visage hypocrite et radouci, et que je lui entends dire, d'un ton insinuant et patelin :

LE COMMANDEUR.

Germeuil, je te cherchais.


DES ENTR'ACTES. 357

GERMEUIL.

Moi, monsieur le Commandeur?

LE COMMANDEUR.

Toi-même.

GERMEUIL.

Cela vous arrive peu.

LE COMMANDEUR.

Il est vrai; mais un homme tel que Germeuil se fait recher- cher tôt ou tard. J'ai réfléchi sur ton caractère; je me suis rap- pelé tous les services que tu as rendus à la famille; et comme je m'interroge quelquefois quand je suis seul, je me suis de- mandé à quoi tenait cette espèce d'aversion qui durait entre nous, et qui éloignait deux honnêtes gens l'un de l'autre. J'ai découvert que j'avais tort, et je suis venu sur-le-champ te prier d'oublier le passe : oui, te prier, et te demander si tu veux que nous soyons amis ?

GERMEUIL.

Si je le veux, monsieur? En pouvez-vous douter?

LE COMMANDEUR.

Germeuil, quand je hais, je hais bien.

GERMEUIL.

Je le sais.

LE COMMANDEUR.

Quand j'aime aussi, c'est de même, et tu vas en juger.

Ici, le Commandeur laisse apercevoir à Germeuil, que les vues qu'il peut avoir sur sa nièce ne lui sont pas cachées. Il les approuve, et s'offre à le servir. — Tu recherches ma nièce; tu n'en conviendras pas, je te connais. Mais pour te rendre de bons offices auprès d'elle, auprès de son père, je n'ai que faire de ton aveu, et tu me trouveras, quand il en sera temps.

Germeuil connaît trop bien le Commandeur, pour se tromper à ses offres. 11 ne doute point que ce préambule obligeant n'an- nonce quelque scélératesse, et il dit au Commandeur :

GERMEUIL.

Ensuite, monsieur le Commandeur; de quoi s'agit-il ?

LE COMMANDEUR.

D'abord de me croire vrai, comme je le suis.

GERMEUIL.

Cela se peut.


358 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

LE COMMANDEUR.

Et de me montrer que tu n'es pas indifférent à mon retour et à ma bienveillance.

GERMEUIL.

J'y suis disposé.

Alors le Commandeur, après un peu de silence, jette négli- gemment et comme par forme de conversation : — Tu as vu mon neveu ?

GERMEUIL.

Il sort d'ici.

LE COMMANDEUR.

Tu ne sais pas ce que l'on dit ?

GERMEUIL.

Et que dit- on ?

LE COMMANDEUR.

Que c'est toi qui l'entretiens dans sa folie; mais il n'en est rien.

GERMEUIL.

Rien, monsieur.

LE COMMANDEUR.

Et tu ne prends aucun intérêt à cette petite fille?

GERMEUIL.

Aucun.

LE COMMANDEUR.

D'honneur?

GERMEUIL.

Je vous l'ai dit.

LE COMMANDEUR.

Et si je te proposais de te joindre à moi pour terminer en un moment tout le trouble de la famille, tu le ferais?

GERMEUIL.

Assurément.

LE COMMANDEUR.

Et je pourrais m' ouvrir à toi.

GERMEUIL.

Si vous le jugez à propos.

LE COMMANDEUR.

Et tu me garderais le secret ?

GERMEUIL.

Si vous l'exigez.


DES ENTR'ACTES. 359

LE COMMANDEUR.

Germeuil... et qui empêcherait... tu ne devines pas?

GERMEUIL.

Est-ce qu'on vous devine ?

Le Commandeur lui révèle son projet. Germeuil voit tout d'un coup le danger de cette confidence; il en est troublé. Il cherche , mais inutilement , à ramener le Commandeur. 11 se récrie sur l'inhumanité qu'il y a à persécuter une innocente... Où est la commisération, la justice? — La commisération? il s'agit bien de cela ; et la justice est à séquestrer des créatures qui ne sont dans le monde, que pour égarer les enfants et désoler leurs parents. — Et votre neveu? — 11 en aura d'abord quelque chagrin ; mais une autre fantaisie effacera celle-là. Dans deux jours, il n'y paraîtra plus, et nous lui aurons rendu un service important. — Et ces ordres qui disposent des citoyens, croyez- vous qu'on les obtienne ainsi? — J'attends le mien, et dans une heure ou deux nous pourrons manœuvrer. — Monsieur le Comman- deur, à quoi m'engagez-vous? — Il accède; je le tiens. A faire ta cour à mon frère, et à m'attacher à toi pour jamais. — Saint- Albin ! — Eh bien! Saint-Albin, Saint-Albin ! c'est ton ami, mais ce n'est pas toi. Germeuil, soi, soi d'abord, et les autres après, si l'on peut. — Monsieur. — Adieu ; je vais savoir si ma lettre de cachet est venue, et te rejoindre sur-le-champ. — Un mot encore, s'il vous plaît. — Tout est entendu, tout est dit : ma fortune et ma nièce.

Le Commandeur, rempli d'une joie qu'il a peine à dissi- muler, s'éloigne vite ; il croit Germeuil embarqué et perdu sans ressource, il craint de lui donner le temps du remords. Ger- meuil le rappelle; mais il va toujours, et ne se retourne que pour lui dire du fond de la salle : — Etma fortune, et ma nièce.

Je me trompe fort, ou l'utilité de ces scènes ébauchées dédom- magerait un auteur de la peine légère qu'il aurait prise à les faire.

Si un poëte a bien médité son sujet et bien divisé son action, il n'y aura aucun de ses actes auquel il ne puisse donner un titre; et de même que dans le poème épique on dit la descente aux enfers, les jeux funèbres, le dénombrement de l'armée, l'apparition de l'ombre; on dirait, dans le dramatique, l'acte des soupçons, l'acte des fureurs, celui de la reconnaissance ou du sacrifice. Je suis étonné que les Anciens ne s'en soient pas avisés :


360 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

cela est tout à fait clans leur goût. S'ils eussent intitulé leurs actes, ils auraient rendu service aux modernes, qui n'auraient pas manqué de les imiter; et le caractère de l'acte fixé, le poëte aurait été forcé de le remplir.

XVI. Des scènes.

Lorsque le poëte aura donné à ses personnages les caractères les plus convenables, c'est-à-dire les plus opposés aux situa- tions, s'il a un peu d'imagination, je ne pense pas qu'il puisse s'empêcher de s'en former des images. C'est ce qui nous arrive tous les jours à l'égard des personnes dont nous avons beaucoup entendu parler. Je ne sais s'il y a quelque analogie entre les physionomies et les actions; mais je sais que les passions, les discours et les actions ne nous sont pas plus tôt connus, qu'au même instant nous imaginons un visage auquel nous les rap- portons; et s'il arrive que nous rencontrions l'homme, et qu'il ne ressemble pas à l'image que nous nous en sommes formée, nous lui dirions volontiers que nous ne le reconnaissons pas, quoique nous ne l'ayons jamais vu. Tout peintre, tout poëte dra- matique sera physionomiste.

Ces images, formées d'après les caractères, influeront aussi sur les discours et sur le mouvement de la scène; surtout si le poëte les évoque, les voit, les arrête devant lui, et en remarque les changements.

Pour moi, je ne conçois pas comment le poëte peut commencer une scène, s'il n'imagine pas l'action et le mouvement du person- nage qu'il introduit ; si sa démarche et son masque ne lui sont pas présents. C'est ce simulacre qui inspire le premier mot, et le premier mot donne le reste.

Si le poëte est secouru par ces physionomies idéales, lors- qu'il débute, quel parti ne tirera-t-il pas des impressions subites et momentanées qui les font varier dans le cours du drame, et même dans le cours d'une scène?... Tu pâlis... tu trembles... tu me trompes... Dans le monde, parle-t-on à quelqu'un? On le regarde, on cherche à démêler dans ses yeux, dans ses mou- vements, dans ses traits, dans sa voix, ce qui se passe au fond de son cœur; rarement au théâtre. Pourquoi? c'est que nous sommes encore loin de la vérité.


DES SCENES. 361

Un personnage sera nécessairement chaud et pathétique, s'il part de la situation même de ceux qu'il trouve sur la scène.

Attachez une physionomie à vos personnages; mais que ce ne soit pas celle des acteurs. C'est à l'acteur à convenir au rôle, et non pas au rôle à convenir à l'acteur. Qu'on ne dise jamais de vous, qu'au lieu de chercher vos caractères dans les situa- tions, vous avez ajusté vos situations au caractère et au talent du comédien.

N'êtes-vous pas étonné, mon ami , que les Anciens soient quelquefois tombés dans cette petitesse? Alors on couronnait le poëte et le comédien. Et lorsqu'il y avait un acteur aimé du public, le poëte complaisant insérait dans son drame un épisode qui communément le gâtait, mais qui amenait sur la scène l'acteur chéri.

J'appelle scènes composées, celles où plusieurs personnages sont occupés d'une chose, tandis que d'autres personnages sont à une chose différente ou à la même chose, mais à part.

Dans une scène simple, le dialogue se succède sans inter- ruption. Les scènes composées sont ou parlées, ou pantomimes et parlées, ou toutes pantomimes.

Lorsqu'elles sont pantomimes et parlées, le discours se place dans les intervalles de la pantomime, et tout se passe sans con- fusion. Mais il faut de l'art pour ménager ces jours.

C'est ce que j'ai essayé dans la première scène du second acte du Père de famille, c'est ce que j'aurais pu tenter à la troisième scène du même acte. M'" e Hébert, personnage pan- tomime et muet, aurait pu jeter, par intervalles, quelques mots qui n'auraient pas nui à l'effet ; mais il fallait trouver ces mots. 11 en eût été de même de la scène du quatrième acte, où Saint-Albin revoit sa maîtresse en présence de Germeuil et de Cécile. Là, un plus habile eût exécuté deux scènes simul- tanées; l'une sur le devant, entre Saint-Albin et Sophie ; l'autre, sur le fond, entre Cécile et Germeuil, peut-être en ce moment plus difficiles à peindre que les premiers; mais des acteurs intelligents sauront bien créer cette scène.

Combien je vois encore de tableaux à exposer, si j'osais, ou plutôt si je réunissais le talent de faire à celui d'imaginer!

Il est difficile au poëte d'écrire en même temps ces scènes simultanées; mais comme elles ont des objets distincts, il s'oc-


362 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

cupera d'abord de la principale. J'appelle la principale, celle qui, pantomime ou parlée, doit surtout fixer l'attention du spec- tateur.

J'ai tâché de séparer tellement les deux scènes simultanées de Cécile et du Père de famille, qui commencent le second acte, qu'on pourrait les imprimer à deux colonnes, où l'on verrait la pantomime de l'une correspondre au discours de l'autre; et le discours de celle-ci correspondre alternativement à la panto- mime de celle-là. Ce partage serait commode pour celui qui lit, et qui n'est pas fait au mélange du discours et du mouvement.

11 est une sorte de scènes épisodiques, dont nos poètes nous offrent peu d'exemples, et qui me paraissent bien naturelles. Ce sont des personnages comme il y en a tant dans le monde et dans les familles, qui se fourrent partout sans être appelés, et qui, soit bonne ou mauvaise volonté, intérêt, curiosité, ou quel- que autre motif pareil, se mêlent de nos affaires, et les termi- nent ou les brouillent malgré nous. Ces scènes, bien ménagées, ne suspendraient point l'intérêt ; loin de couper l'action, elles pourraient l'accélérer. On donnera à ces intervenants le carac- tère qu'on voudra ; rien n'empêche même qu'on ne les fasse contraster. Us demeurent trop peu pour fatiguer. Ils relèveront alors le caractère auquel on les opposera. Telle est madame Pernelle dans le Tartuffe, et Antiphon dans Y Eunuque. Antiphon court après Chéréa, qui s'était chargé d'arranger un souper; il le rencontre avec son habit d'eunuque, au sortir de chez la courtisane, appelant un ami clans le sein de qui il puisse répandre toute la joie scélérate dont son âme est remplie. Anti- phon est amené là fort naturellement et fort à propos. Passé cette scène, on ne le revoit plus.

La ressource de ces personnages nous est d'autant plus nécessaire, que, privés des chœurs 'qui représentaient le peuple dans les drames anciens, nos pièces, renfermées clans l'intérieur de nos habitations, manquent, pour ainsi dire, d'un fond sur lequel les figures soient projetées.

XVII. Du TON.

11 y a, dans le drame, ainsi que dans le monde, un ton propre à chaque caractère. La bassesse de l'âme, la méchanceté




DU TON. 363

tracassière et la bonhomie, ont pour l'ordinaire le ton bour- geois et commun.

11 y a de la différence entre la plaisanterie de théâtre et la plaisanterie de société. Celle-ci serait trop faible sur la scène, et n'y ferait aucun effet. L'autre serait trop dure dans le monde, et elle offenserait. Le cynisme, si odieux, si incommode dans la société, est excellent sur la scène.

Autre chose est la vérité en poésie; autre chose, en phi- losophie. Pour être vrai, le philosophe doit conformer son discours à la nature des objets; le poëte à la nature de ses caractères.

Peindre d'après la passion et l'intérêt, voilà son talent.

De là, à chaque instant, la nécessité de fouler aux pieds les choses les plus saintes, et de préconiser des actions atroces.

Il n'y a rien de sacré pour le poëte, pas même la vertu, qu'il couvrira de ridicule, si la personne et le moment l'exi- gent. 11 n'est ni impie, lorsqu'il tourne ses regards indi- gnés vers le ciel, et qu'il interpelle les dieux dans sa fureur; ni religieux, lorsqu'il se prosterne au pied de leurs autels, et qu'il leur adresse une humble prière.

11 a introduit un méchant? Mais ce méchant vous est odieux: ses grandes qualités, s'il en a, ne vous ont point ébloui sur ses vices; vous ne l'avez point vu, vous ne l'avez point entendu, sans en frémir d'horreur; et vous êtes sorti consterné sur son sort.

Pourquoi chercher l'auteur dans ses personnages ? Qu'a de commun Racine avec Athalie, Molière avec le Tartuffe? Ce sont des hommes de génie qui ont su fouiller au fond de nos en- trailles, et en arracher le trait qui nous frappe. Jugeons les poëmes, et laissons là les personnes. y

Nous ne confondrons, ni vous, ni moi, l'homme qui vit. pense, agit et se meut au milieu des autres; et l'homme enthou- siaste, qui prend la plume, l'archet, le pinceau, ou qui monte sur ses tréteaux. Hors de lui, il est tout ce qu'il plaît à l'art qui le domine. Mais l'instant de l'inspiration passé, il rentre et redevient ce qu'il était; quelquefois un homme commun. Car, telle est la différence de l'esprit et du génie, que l'un est presque toujours présent, et que souvent l'autre s'absente.

Il ne faut pas considérer une scène comme un dialogue. Un


364 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

homme d'esprit se tirera d'un dialogue isolé. La scène est tou- jours l'ouvrage du génie. Chaque scène a son mouvement et sa durée. On ne trouve point le mouvement vrai, sans un effort d'imagination. On ne mesure pas exactement la durée, sans l'expérience et le goût.

Cet art du dialogue dramatique, si difficile, personne peut- être ne l'a possédé au même degré que Corneille. Ses person- nages se pressent sans ménagements ; ils parent et portent en même temps; c'est une lutte. La réponse ne s'accroche pas au dernier mot de l'interlocuteur; elle touche à la chose et au fond. Arrêtez-vous où vous voudrez ; c'est toujours celui qui parle, qui vous paraît avoir raison.

Lorsque, livré tout entier à l'étude des lettres, je lisais Cor- neille, souvent je fermais le livre au milieu d'une scène, et je cherchais la réponse : il est assez inutile de dire que mes efforts ne servaient communément qu'à m' effrayer sur la logique et sur la force de tête de ce poëte. J'en pourrais citer mille exemples; mais en voici un entre autres, que je me rappelle ; il est de sa tragédie de Cinna. Emilie a déterminé Cinna à ôter la vie à Auguste. Cinna s'y est engagé ; il y va. Mais il se percera le sein du même poignard dont il l'aura vengée. Emilie reste avec sa confidente. Dans son trouble elle s'écrie :

Cours après lui, Fulvie...

Que lui dirai-je?...

Dis-lui Qu'il dégage sa foi,

Et qu'il choisisse après de la mort ou de moi. Cinna, acte III, scène v.

C'est ainsi qu'il conserve le caractère, et qu'il satisfait en un mot à la dignité d'une âme romaine, à la vengeance, à l'am- bition, à l'amour. Toute la scène de Cinna, de Maxime et d'Au- guste est incompréhensible.

Cependant ceux qui se piquent d'un goût délicat, prétendent que cette manière de dialoguer est roide; qu'elle présente partout un air d'argumentation ; qu'elle étonne plus qu'elle n'émeut. Ils aiment mieux une scène où l'on s'entretient moins rigoureusement, et où l'on met plus de sentiment, et moins de


DU TON. 365

dialectique. On pense bien que ces gens-là sont fous de Racine ; et j'avoue que je le suis aussi.

Je ne connais rien de si difficile qu'un dialogue où les choses dites et répondues ne sont liées que par des sensations si déli- cates, des idées si fugitives, des mouvements d'âme si rapides, des vues si légères, qu'elles en paraissent décousues, surtout à ceux qui ne sont pas nés pour éprouver les mêmes choses dans les mêmes circonstances.

Ils ne se verront plus

Ils s'aimeront toujours!

Phèdre, acte IV, scène VI.

Vous y serez, ma fille

Iphigénie, acte II, scène h.

Et le discours de Clémentine 1 troublée : « Ma mère était une bonne mère; mais elle s'en est allée, ou je m'en suis allée. Je ne sais lequel. »

Et les adieux de Barnwell et de son ami.

BARNWELL.

« Tu ne sais pas quelle était ma fureur pour elle!... Jus- qu'où la passion avait éteint en moi le sentiment de la bonté !... Écoute... Si elle m'avait demandé de t'assassiner, toi... je ne sais si je ne l'eusse pas fait.

l'ami.

Mon ami, ne t'exagère point ta faiblesse.

BARNWELL.

Oui, je n'en doute point... Je t'aurais assassiné.

l'ami. Nous ne nous sommes pas encore embrassés. Viens 2 . » Nous ne nous sommes pas encore embrassés : quelle réponse

à je t'aurais assassiné !

Si j'avais un fils qui ne sentît point ici de liaison, j'aimerais

mieux qu'il ne fût pas né. Oui, j'aurais plus d'aversion pour lui

que pour Barnwell, assassin de son oncle.

1. Dans le Grandisson de Richardson.

2. Scène du Marchand de Londres, de Lillo, mise en hcroïde par Dorât, essai malheureux que Diderot a jugé sévèrement. Voyez Miscellanea dramatiques.


366 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

Et toute la scène du délire de Phèdre.

Et tout l'épisode de Clémentine.

Entre les passions, celles qu'on simulerait le plus facile- ment, sont aussi les plus faciles à peindre. La grandeur d'âme est de ce nombre ; elle comporte partout je ne sais quoi de faux et d'outré. En guindant son âme à la hauteur de celle de Caton, on trouve un mot sublime. Mais le poëte qui a fait dire à Phèdre :

Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!... Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière, Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière? Racine, Phèdre, acte I, scène ni.


ce poëte même n'a pu se promettre ce morceau, qu'après l'avoir trouvé; et je m'estime plus d'en sentir le mérite, que de quelque chose que je puisse écrire de ma vie.

Je conçois comment, à force de travail, on réussit à faire une scène de Corneille, sans être né Corneille : je n'ai jamais conçu comment on réussissait à faire une scène de Racine, sans être né Racine.

Molière est souvent inimitable. 11 a des scènes monosylla- biques entre quatre à cinq interlocuteurs, où chacun ne dit que son mot; mais ce mot est dans le caractère, et le peint. 11 est des endroits, dans les Femmes savantes, qui font tomber la plume des mains. Si l'on a quelque talent, il s'éclipse. On reste des jours entiers sans rien faire. On se déplaît à soi-même. Le courage ne revient qu'à mesure qu'on perd la mémoire de ce qu'on a lu, et que l'impression qu'on en a ressentie se dissipe.

Lorsque cet homme étonnant ne se soucie pas d'employer tout son génie, alors même il le sent. Elmire se jetterait à la tête de Tartuffe, et Tartuffe aurait l'air d'un sot qui donne dans un piège grossier : mais voyez comment il se sauve de là. Elmire a entendu sans indignation la déclaration de Tartuffe. (Acte III, scène in.) Elle a imposé silence à son fils. Elle remarque elle-même qu'un homme passionné est facile à séduire. Et c'est ainsi que le poëte trompe le spectateur, et esquive une scène qui eût exigé, sans ces précautions, plus d'art encore, ce me semble, qu'il n'en a mis dans la sienne. Mais, si Dorine, dans la même


DU TON. 367

pièce, a plus d'esprit, de sens, de finesse dans les idées, et même de noblesse dans l'expression, qu'aucun de ses maîtres ; si elle dit :

Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs, Ils pensent, dans le monde, autoriser les leurs; Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance, Aux intrigues qu'ils ont, donner de l'innocence; Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

Molière, Tartuffe, acte I, scène i.

je ne croirai jamais que ce soit une suivante qui parle.

Térence est unique, surtout dans ses récits. C'est une onde pure et transparente qui coule toujours également, et qui ne prend de vitesse et de murmure que ce qu'elle en reçoit de la pente et du terrain. Point d'esprit, nul étalage de sentiment, aucune sentence qui ait l'air épigrammatique, jamais de ces définitions qui ne seraient placées que dans Nicole ou La Roche- foucauld. Lorsqu'il généralise une maxime, c'est d'une manière simple et populaire ; vous croiriez que c'est un proverbe reçu qu'il a cité : rien qui ne tienne au sujet. Aujourd'hui que nous sommes devenus dissertateurs, combien de scènes de Térence que nous appellerions vides ?

J'ai lu et relu ce poëte avec attention; jamais de scènes superflues, ni rien de superflu dans les scènes. Je ne connais que la première du second acte de Y Eunuque, qu'on pourrait peut-être attaquer. Le capitaine Thrason a fait présent à la cour- tisane Thaïs, d'une jeune fille. C'est le parasite Gnathon qui doit la présenter. Chemin faisant avec elle, il s'amuse à débiter au spectateur un éloge très- agréable de sa profession. Mais était-ce là le lieu ? Que Gnathon attende sur la scène la jeune fille qu'il s'est chargé de conduire, et qu'il se dise à lui-même tout ce qu'il voudra, j'y consens.

Térence ne s'embarrasse guère de lier ses scènes. Il laisse le théâtre vide jusqu'à trois fois de suite; et cela ne me déplaît pas, surtout dans les derniers actes.

Ces personnages qui se succèdent, et qui ne jettent qu'un mot en passant, me font imaginer un grand trouble.

Des scènes courtes, rapides, isolées, les unes pantomimes,


368 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

les autres parlées, produiraient, ce me semble, encore plus d'effet dans la tragédie. Au commencement d'une pièce, je craindrais seulement qu'elles ne donnassent trop de vitesse à l'action, et ne causassent de l'obscurité.

Plus un sujet est compliqué, plus le dialogue en est facile: La multitude des incidents donne, pour chaque scène, un objet différent et déterminé ; au lieu que si la pièce est simple, et qu'un seul incident fournisse à plusieurs scènes, il reste pour chacune je ne sais quoi de vague qui embarrasse un auteur ordinaire; mais c'est où se montre l'homme de génie.

Plus les fds qui lient la scène au sujet seront déliés, plus le poëte aura de peine. Donnez une de ces scènes indéterminées à faire à cent personnes, chacun la fera à sa manière : cependant il n'y ep a qu'une bonne.

Des lecteurs ordinaires estiment le talent d'un poëte par les morceaux qui les affectent le plus. C'est au discours d'un factieux à ses conjurés; c'est à une reconnaissance qu'ils se récrient. Mais qu'ils interrogent le poëte sur son propre ouvrage; et ils verront qu'ils ont laissé passer, sans l'avoir aperçu, l'endroit dont il se félicite.

Les scènes du Fils naturel sont presque toutes de la nature de celles dont l'objet vague pouvait rendre le poëte per- plexe. Dorval, mal avec lui-même, et cachant le fond de son âme à son ami, à Rosalie, à Constance; Rosalie et Constance, clans une situation à peu près semblable, n'offraient pas un seul morceau de détail qui ne pût être mieux ou plus mal traité.

Ces sortes de scènes sont plus rares dans le Père de famille, parce qu'il y a plus de mouvement.

11 y a peu de règles générales dans l'art poétique. En voici cependant une à laquelle je ne sais point d'exception. C'est que le monologue est un moment de repos pour l'action, et de trouble pour le personnage. Cela est vrai, même d'un mono- logue qui commence une pièce. Donc tranquille, il est contre la vérité selon laquelle l'homme ne se parle à lui-même que dans des instants de perplexité. Long, il pèche contre la nature de l'action dramatique qu'il suspend trop.

Je ne saurais supporter les caricatures, soit en beau, soit en laid; car la bonté et la méchanceté peuvent être également


DES MOEURS. 369

outrées ; et quand nous sommes moins sensibles à l'un de ces défauts qua l'autre, c'est un effet de notre vanité.

Sur la scène, on veut que les caractères soient uns. C'est une fausseté palliée par la courte durée d'un drame : car combien de circonstances dans la vie où l'homme est distrait de son caractère !

Le faible est l'opposé de l'outré. Pamphile me paraît faible dans YAndrienne. Dave l'a précipité dans des noces qu'il abhorre. Sa maîtresse vient d'accoucher. Il a cent raisons de mauvaise humeur. Cependant il prend tout assez doucement. Il n'en est pas ainsi de son ami Charinus, ni du Clinia de Ylleau- Ltmtimorumenos. Celui-ci arrive de loin ; et, tandis qu'il se débotte, il ordonne à son Dave d'aller chercher sa maîtresse. Il y a peu de galanterie dans ces mœurs ; mais elles sont bien d'une autre énergie que les nôtres, et d'une autre ressource pour le poëte. C'est la nature abandonnée à ses mouvements effrénés. Nos petits propos madrigalisés auraient bonne grâce dans la bouche d'un Clinia ou d'un Chéréa! Que nos rôles d'amants sont froids !

XVIII. Des moeurs.

Ce que j'aime surtout de la scène ancienne, ce sont les amants et les pères. Pour les Daves, ils me déplaisent; et je suis convaincu qu'à moins qu'un sujet ne soit dans les mœurs anciennes, ou malhonnête dans les nôtres, nous n'en reverrons plus.

Tout peuple a des préjugés à détruire, des vices à pour- suivre, des ridicules à décrier, et a besoin de spectacles, mais qui lui soient propres. Quel moyen, si le gouvernement en sait user, et qu'il soit question de préparer le changement d'une loi, ou l'abrogation d'un usage!

Attaquer les comédiens par leurs mœurs, c'est en vouloir à tous les états.

Attaquer le spectacle par son abus, c'est s'élever contre tout genre d'instruction publique; et ce qu'on a dit jusqu'à présent là-dessus, appliqué à ce que les choses sont, ou ont été, et non à ce qu'elles pourraient être, est sans justice et sans vérité.

Un peuple n'est pas également propre à exceller dans tous

VII. 24


370 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

les genres de drame. La tragédie me semble plus du génie républicain; et la comédie, gaie surtout, plus du caractère monarchique.

Entre des hommes qui ne se doivent rien, la plaisanterie sera dure. Il faut qu'elle frappe en haut pour devenir légère; et c'est ce qui arrivera dans un État où les hommes sont distribués en différents ordres qu'on peut comparer à une haute pyramide; où ceux qui sont à la base, chargés d'un poids qui les écrase, sont forcés de garder du ménagement jusque dans la plainte.

Un inconvénient trop commun, c'est que, par une vénération ridicule pour certaines conditions, bientôt ce sont les seules dont on peigne les mœurs; que l'utilité des spectacles se restreint, et que peut-être même ils deviennent un canal par lequel les travers des grands se répandent et passent aux petits.

Chez un peuple esclave, tout se dégrade. Il faut s'avilir, par le ton et par le geste, pour ôter à la vérité son poids et son offense. Alors les poètes sont comme les fous à la cour des rois: c'est du mépris qu'on fait d'eux, qu'ils tiennent leur franc parler. Ou, si l'on aime mieux, ils ressemblent à certains cou- pables qui, traînés devant nos tribunaux, ne s'en retournent absous que parce qu'ils ont su contrefaire les insensés.

Nous avons des comédies. Les Anglais n'ont que des satires, à la vérité pleines de force et de gaieté, mais sans mœurs et sans goût. Les Italiens en sont réduits au drame burlesque.

En général, plus un peuple est civilisé, poli, moins ses mœurs sont poétiques; tout s'affaiblit en s'adoucissant. Quand est-ce que la nature prépare des modèles à l'art? C'est au temps où les enfants s'arrachent les cheveux autour du lit d'un père moribond; où une mère découvre son sein, et conjure son fils par les mamelles qui l'ont allaité ; où un ami se coupe la che- velure, et la répand sur le cadavre de son ami; où c'est lui qui le soutient par la tête et qui le porte sur un bûcher, qui recueille sa cendre et qui la renferme dans une urne qu'il va, en certains jours, arroser de ses pleurs; où les veuves échevelées se déchirent le visage de leurs ongles si la mort leur a ravi un époux ; où les chefs du peuple, dans les calamités publiques, posent leur front humilié dans la poussière, ouvrent leurs vête- ments dans la douleur, et se frappent la poitrine ; où un père prend entre ses bras son fils nouveau-né, l'élève vers le ciel,


DES MOEURS. 371

et fait sur lui sa prière aux dieux ; où le premier mouvement d'un enfant, s'il a quitté ses parents, et qu'il les revoie après une longue absence, c'est d'embrasser leurs v genoux, et d'en attendre, prosterné, la bénédiction; où les repas sont des sacri- lices qui commencent et finissent par des coupes remplies de vin, et versées sur la terre ; où le peuple parle à ses maîtres, et où ses maîtres l'entendent et lui répondent; où l'on voit un homme le front ceint de bandelettes devant un autel, et une prêtresse qui étend les mains sur lui en invoquant le ciel et en exécutant les cérémonies expiatoires et lustratives; où des pythies écumantes par la présence d'un démon qui les tour- mente, sont assises sur des trépieds, ont les yeux égarés, et font mugir de leurs cris prophétiques le fond obscur des antres ; où les dieux, altérés du sang humain, ne sont apaisés que par son effusion ; où des bacchantes, armées de thyrses, s'égarent dans les forêts et inspirent l'effroi au profane qui se rencontre sur leur passage ; où d'autres femmes se dépouillent sans pudeur , ouvrent leurs bras au premier qui se présente, et se prosti- tuent, etc.

Je ne dis pas que ces mœurs sont bonnes, mais qu'elles sont poétiques.

Qu'est-ce qu'il faut au poëte? Est-ce une nature brute ou cul- tivée, paisible ou troublée? Préférera-t-il la beauté d'un jour pur et serein à l'horreur d'une nuit obscure, où le sifflement inter- rompu des vents se mêle par intervalles au murmure sourd et con- tinu d'un tonnerre éloigné, et où il voit l'éclair allumer le ciel sur sa tête? Préférera-t-il le spectacle d'une mer tranquille à celui des flots agités? Le muet et froid aspect d'un palais, à la prome- nade parmi des ruines? Un édifice construit, un espace planté de la main des hommes, au touffu d'une antique forêt, au creux ignoré d'une roche déserte? Des nappes d'eau, des bassins, des cascades, à la vue d'une cataracte qui se brise en tombant à travers des rochers, et dont le bruit se fait entendre au loin du berger qui a conduit son troupeau dans la montagne, et qui l'écoute avec effroi?

La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage.

C'est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands


372 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

flots sur la terre, que le laurier d'Apollon s'agite et verdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix et du loisir. Le siècle d'or eût produit une chanson peut-être ou une élégie. La poésie épique et la poésie dramatique demandent d'autres mœurs.

Quand verra-t-on naître des poètes? Ce sera après les temps de désastres et de grands malheurs ; lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n'en ont pas été les témoins. JN'avons-nous pas éprouvé, dans quelques circonstances, une sorte de terreur qui nous était étran- gère? Pourquoi n'a-t-elle rien produit? N'avons-nous plus de génie?

Le génie est de tous les temps ; mais les hommes qui le portent en eux demeurent engourdis, à moins que des événe- ments extraordinaires n'échauffent la masse, et ne les fassent paraître. Alors les sentiments s'accumulent dans la poitrine, la travaillent; et ceux qui ont un organe, pressés de parler, le déploient et se soulagent.

Quelle sera donc la ressource d'un poëte, chez un peuple dont les mœurs sont faibles, petites et maniérées; où l'imitation rigoureuse des conversations ne formerait qu'un tissu d'expres- sions fausses, insensées et basses; où il n'y a plus ni franchise, ni bonhomie ; où un père appelle son fils monsieur, et où une mère appelle sa fille mademoiselle; où les cérémonies publiques n'ont rien d'auguste; la conduite domestique, rien de touchant et d'honnête; les actes solennels, rien de vrai? Il tâchera de les embellir; il choisira les circonstances qui prêtent le plus à son art; il négligera les autres, et il osera en supposer quelques-unes.

Mais quelle finesse de goût ne lui faudra- 1- il pas, pour sentir jusqu'où les mœurs publiques et particulières peuvent être embellies ? S'il passe la mesure, il sera faux et romanesque.

Si les mœurs qu'il supposera ont été autrefois, et que ce temps ne soit pas éloigné ; si un usage est passé, mais qu'il en soit resté une expression métaphorique dans la langue ; si cette expression porte un caractère d'honnêteté; si elle marque une piété antique, une simplicité qu'on regrette ; si l'on y voit les pères plus respectés, les mères plus honorées, les rois popu- laires; qu'il ose. Loin de lui reprocher d'avoir failli contre la vérité, on supposera que ces vieilles et bonnes mœurs se sont


DE LA DÉCORATION. 373

apparemment conservées dans cette famille. Qu'il s'interdise seulement ce qui ne serait que dans les usages présents d'un peuple voisin.

Mais admirez la bizarrerie des peuples policés. La délicatesse y est quelquefois poussée au point, qu'elle interdit à leurs poètes l'emploi des circonstances même qui sont dans leurs mœurs, et qui ont de la simplicité, de la beauté et de la vérité. Qui oserait, parmi nous, étendre de la paille sur la scène, et y exposer un enfant nouveau-né? Si le poëte y plaçait un berceau, quelque étourdi du parterre ne manquerait pas de contrefaire les cris de l'enfant; les loges et l'amphithéâtre de rire, et la pièce de tomber. peuple plaisant et léger ! quelles bornes vous donnez à l'art ! quelle contrainte vous imposez à vos artistes ! et de quels plaisirs votre délicatesse vous prive ! A tout moment vous siffleriez sur la scène les seules choses qui vous plairaient, qui vous toucheraient en peinture. Malheur à l'homme né avec du génie, qui tentera quelque spectacle qui est dans la nature, mais qui n'est pas dans vos préjugés!

Térence a exposé l'enfant nouveau-né sur la scène *. Il a fait plus. Il a fait entendre du dedans de la maison, la plainte de la femme dans les douleurs qui le mettent au monde 2 . Cela est beau, et cela ne vous plairait pas.

11 faut que le goût d'un peuple soit incertain ; lorsqu'il admettra dans la nature , des choses dont il interdira l'imi- tation à ses artistes, ou lorsqu'il admirera dans l'art des effets qu'il dédaignerait dans la nature. Nous dirions, d'une femme qui ressemblerait à quelqu'une de ces statues qui enchantent nos regards aux Tuileries, qu'elle a la tête jolie, mais le pied gros, la jambe forte et point de taille. La femme, qui est belle pour le sculpteur sur un sofa, est laide dans son atelier. Nous sommes pleins de ces contradictions.

XIX. De la décoration.

Mais, ce qui montre surtout combien nous sommes encore loin du bon goût et de la vérité, c'est la pauvreté et la fausseté des décorations, et le luxe des habits.

1. Dans YAndrienne, acte IV, scène v. (Br.) 2 Dans l'Hécyre, acte III, scène i. (Br.)


376 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

Vous exigez de votre poëte qu'il s'assujettisse à l'unité de lieu ; et vous abandonnez la scène à l'ignorance d'un mauvais décorateur.

Voulez-vous rapprocher vos poètes du vrai, et dans la con- duite de leurs pièces, et dans leur dialogue; vos acteurs, du jeu rmturel et de la déclamation réelle? élevez la voix, demandez seulement qu'on vous montre le lieu de la scène tel qu'il doit être.

Si la nature et la vérité s'introduisent une fois sur vos théâ- tres dans la circonstance la plus légère, bientôt vous sentirez le ridicule et le dégoût se répandre sur tout ce qui fera contraste avec elles.

Le système dramatique le plus mal entendu , serait celui qu'on pourrait accuser d'être moitié vrai et moitié faux. C'est un mensonge maladroit, où certaines circonstances me décèlent l'impossibilité du reste. Je souffrirai plutôt le mélange des dis- parates ; il est du moins sans fausseté. Le défaut de Shakespeare n'est pas le plus grand dans lequel un poëte puisse tomber. Il marque seulement peu de goût.

Que votre poëte, lorsque vous aurez jugé son ouvrage cligne de vous être représenté, envoie chercher le décorateur. Qu'il lui lise son drame. Que le Heu de la scène, bien connu de celui- ci, il le rende tel qu'il est, et qu'il songe surtout que la pein- ture théâtrale doit être plus rigoureuse et plus vraie que tout autre genre de peinture.

La peinture théâtrale s'interdira beaucoup de choses, que la peinture ordinaire se permet. Qu'un peintre d'atelier ait une cabane à représenter, il en appuiera le bâti contre une colonne brisée; et d'un chapiteau corinthien renversé, il en fera un siège à la porte. En effet, il n'est pas impossible qu'il y ait une chaumière, où il y avait auparavant un palais. Cette circon- stance réveille en moi une idée accessoire qui me touche, en me retraçant l'instabilité des choses humaines. Mais dans la peinture théâtrale, il ne s'agit pas de cela. Point de distraction, point de supposition qui fasse dans mon âme un commencement d'impression autre que celle que le poëte a intérêt d'y exciter.

Deux poètes ne peuvent se montrer à la fois avec tous leurs avantages. Le talent subordonné sera en partie sacrifié au talent dominant. S'il allait seul, il représenterait une chose générale.


DES VÊTEMENTS. 375

Commandé par un autre, il n'a que la ressource d'un cas par- ticulier. Voyez quelle différence pour la chaleur et l'effet, entre les marines que Vernet a peintes d'idée, et celles qu'il a copiées. Le peintre de théâtre est borné aux circonstances qui servent à l'illusion. Les accidents qui s'y opposeraient lui sont interdits. Il n'usera de ceux qui embelliraient sans nuire, qu'avec sobriété. Us auront toujours l'inconvénient de distraire.

Voilà les raisons pour lesquelles la plus belle décoration de théâtre ne sera jamais qu'un tableau du second ordre.

Dans le genre lyrique, le poëme est fait pour le musicien, comme la décoration l'est pour le poëte : ainsi le poëme ne sera point aussi parfait, que si le poëte eût été libre.

Avez-vous un salon à représenter? Que ce soit celui d'un homme de goût. Point de magots ; peu de dorure ; des meubles simples : à moins que le sujet n'exige expressément le contraire.

XX. Des vêtements.

Le faste gâte tout. Le spectacle de la richesse n'est pas beau. La richesse a trop de caprices; elle peut éblouir l'œil, mais non toucher l'âme. Sous un vêtement surchargé de dorure, je ne vois jamais qu'un homme riche, et c'est un homme que je cherche. Celui qui est frappé des diamants qui déparent une belle femme, n'est pas digne de voir une belle femme.

La comédie veut être jouée en déshabillé. Il ne faut être sur la scène ni plus apprêté ni plus négligé que chez soi.

Si c'est pour le spectateur que vous vous ruinez en habits, acteurs, vous n'avez point de goût; et vous oubliez que le spec- tateur n'est rien pour vous.

Plus les genres sont sérieux, plus il faut de sévérité dans les vêtements.

Quelle vraisemblance, qu'au moment d'une action tumul- tueuse, des hommes aient eu le temps de se parer comme dans un jour de représentation ou de fête?

Dans quelles dépenses nos comédiens ne se sont-ils pas jetés pour la représentation de ï Orphelin de la Chine 1 ? Combien

1. C'est dans cette tragédie de Voltaire, représentée le 20 août 1755, que pour la première fois les actrices parurent sans paniers. Voltaire abandonna sa part d'au- tour au profit des acteurs pour leurs habits.


376 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

ne leur en a-t-il pas coûté, pour ôter à cet ouvrage une partie de son effet? En vérité, il n'y a que des enfants, comme on en voit s'arrêter ébahis dans nos rues lorsqu'elles sont bigarrées de tapisseries, à qui le luxe des vêtements de théâtre puisse plaire. Athéniens, vous êtes des enfants !

De belles draperies simples, d'une couleur sévère, voilà ce qu'il fallait, et non tout votre clinquant et toute votre broderie. Interrogez encore la peinture là-dessus. Y a-t-il parmi nous un artiste assez Goth, pour vous montrer sur la toile, aussi maus- sades et aussi brillants que nous vous avons vus sur la scène?

Acteurs, si vous voulez apprendre à vous habiller; si vous voulez perdre le faux goût du faste, et vous rapprocher de la simplicité qui conviendrait si fort aux grands effets, à votre fortune et à vos mœurs; fréquentez nos galeries.

S'il venait jamais en fantaisie d'essayer le Pire de famille au théâtre, je crois que ce personnage ne pourrait être vêtu trop simplement. Il ne faudrait à Cécile que le déshabillé d'une fille opulente. J'accorderais, si l'on veut, au Commandeur, un galon d'or uni, avec la canne à bec de corbin. S'il changeait d'habit, entre le premier acte et le second, je n'en serais pas fort étonné de la part d'un homme aussi capricieux. Mais tout est gâté, si Sophie n'est pas en siamoise, et madame Hébert comme une femme du peuple aux jours de dimanche. Saint-Albin est le seul à qui son âge et son état me feront passer, au second acte, de l'élégance et du luxe. Il ne lui faut, au premier, qu'une redin- gote de peluche sur une veste d'étoffe grossière.

Le public ne sait pas toujours désirer le vrai. Quand il est dans le faux, il peut y rester des siècles entiers; mais il est sensible aux choses naturelles; et lorsqu'il en a reçu l'impres- sion, il ne la perd jamais entièrement.

Une actrice courageuse vient de se défaire du panier , et personne ne l'a trouvé mauvais '. Elle ira plus loin, j'en réponds. Ah ! si elle osait un jour se montrer sur la scène avec toute la noblesse et la simplicité d'ajustement que ses rôles demandent! disons plus, dans le désordre où doit jeter un événement aussi terrible que la mort d'un époux, la perte d'un fils et les autres catastrophes de la scène tragique, que deviendraient, autour

1. Voir la note page précédente.


DE LA PANTOMIME. 377

d'une femme échevelée, toutes ces poupées poudrées, frisées, pomponnées ? Il faudrait bien que tôt ou tard elles se missent à l'unisson. La nature, la nature ! on ne lui résiste pas. 11 faut ou la chasser, ou lui obéir.

Clairon, c'est à vous que je reviens ! Ne souffrez pas que l'usage et le préjugé vous subjuguent. Livrez-vous à votre goût et à votre génie ; montrez-nous la nature et la vérité : c'est le devoir de ceux que nous aimons, et dont les talents nous ont disposés à recevoir tout ce qu'il leur plaira d'oser.

XXI. De la pantomime.

Un paradoxe dont peu de personnes sentiront le vrai, et qui révoltera les autres (mais que vous importe à vous et à moi ? premièrement dire la vérité, voilà notre devise), c'est que, dans les pièces italiennes, nos comédiens italiens jouent avec plus de liberté que nos comédiens français; ils font moins de cas du spectateur. Il y a cent moments où il en est tout à fait oublié. On trouve, dans leur action, je ne sais quoi d'original et d'aisé, qui me plaît et qui plairait à tout le monde, sans les insipides discours et l'intrigue absurde qui le défigurent. A travers leur folie, je vois des gens en gaieté qui cherchent à s'amuser, et qui s'abandonnent à toute la fougue de leur ima- gination; et j'aime mieux cette ivresse, que le raide, le pesant et l'empesé.

« Mais ils improvisent : le rôle qu'ils font ne leur a point été dicté. »

Je m'en aperçois bien.

« Et si vous voulez les voir aussi mesurés, aussi compassés et plus froids que d'autres, donnez-leur une pièce écrite. »

J'avoue qu'ils ne sont plus eux : mais qui les en empêche? Les choses qu'ils ont apprises ne leur sont-elles pas aussi intimes, à la quatrième représentation, que s'ils les avaient imaginées?

« Non. L'impromptu a un caractère que la chose préparée ne prendra jamais. »

Je le veux. Néanmoins, ce qui surtout les symétrise, les empèse et les engourdit, c'est qu'ils jouent d'imitation; qu'ils ont un autre théâtre et d'autres acteurs en vue. Que font-ils


378 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

donc? Ils s'arrangent en rond; ils arrivent à pas comptés et mesurés; ils quêtent des applaudissements, ils sortent de l'ac- tion; ils s'adressent au parterre; ils lui parlent, et ils devien- nent maussades et faux.

Une observation que j'ai faite, c'est que nos insipides per- sonnages subalternes demeurent plus communément dans leur humble rôle, que les principaux personnages. La raison, ce me semble, c'est qu'ils sont contenus par la présence d'un autre qui les commande : c'est à cet autre qu'ils s'adressent; c'est là que toute leur action est tournée. Et tout irait assez bien, si la chose en imposait aux premiers rôles, comme la dépendance en impose aux rôles subalternes.

Il y a bien de la pédanterie dans notre poétique; il y en a beaucoup dans nos compositions dramatiques : comment n'y en aurait-il pas dans la représentation?

Cette pédanterie, qui est partout ailleurs si contraire au caractère facile de la nation, arrêtera longtemps encore les progrès de la pantomime, partie si importante de l'art drama- tique.

J'ai dit que la pantomime est une portion du drame; que l'auteur s'en doit occuper sérieusement; que si elle ne lui est pas familière et présente, il ne saura ni commencer, ni con- duire, ni terminer sa scène avec quelque vérité; et que le geste doit s'écrire souvent à la place du discours.

J'ajoute qu'il y a des scènes entières où il est infiniment plus naturel aux personnages de se mouvoir que de parler; et je vais le prouver.

Il n'y a rien de ce qui se r passe dans le monde, qui ne puisse avoir lieu sur la scène. Je suppose donc que deux hommes, incertains s'ils ont à être mécontents ou satisfaits l'un de l'autre, en attendent un troisième qui les instruise : que diront-ils jusqu'à ce que ce troisième soit arrivé? Rien. Ils iront, ils viendront, ils montreront de l'impatience; mais ils se tairont. Ils n'auront garde de se tenir des propos dont ils pour- raient avoir à se repentir. Voilà le cas d'une scène toute ou presque toute pantomime : et combien n'y en a-t-il pas d'autres?

Pamphile se trouve sur la scène avec Chrêmes et Simon 1 .

I. Dans VAndrienne, acte V, scène m. (Rn.)


DE LA PANTOMIME. 379

Chrêmes prend tout ce que son fils lui dit pour les impostures d'un jeune libertin qui a des sottises à excuser. Son fils lui demande à produire un témoin. Chrêmes, pressé par son fils et par Simon, consent à écouter ce témoin. Pamphile va le cher- cher, Simon et Chrêmes restent. Je demande ce qu'ils font pen- dant que Pamphile est chez Glycérion, qu'il parle à Criton, qu'il l'instruit, qu'il lui explique ce qu'il en attend, et qu'il le détermine à venir et à parler à Chrêmes son père? Il faut, ou les supposer immobiles et muets, ou imaginer que Simon con- tinue d'entretenir Chrêmes; que Chrêmes, la tête baissée et le menton appuyé sur sa main, l'écoute, tantôt avec patience, tantôt avec colère; et qu'il se passe entre eux une scène toute pantomime.

Mais cet exemple n'est pas le seul qu'il y ait dans ce poëte. Que fait ailleurs un des vieillards sur la scène, tandis que l'autre va dire à son fils que son père sait tout, le déshérite, et donne son bien à sa fille 1 ?

Si Térence avait eu l'attention d'écrire la pantomime, nous n'aurions là-dessus aucune incertitude. Mais qu'importe qu'il l'ait écrite ou non, puisqu'il faut si peu de sens pour la suppo- ser ici? Il n'en est pas toujours de même. Qui est-ce qui l'eût imaginée dans l'Avare? Harpagon est alternativement triste et gai, selon que Frosine lui parle de son indigence ou de la ten- dresse de Marianne. Là, le dialogue est institué entre le dis- cours et le geste.

Il faut écrire la pantomime toutes les fois qu'elle fait tableau; qu'elle donne de l'énergie ou de la clarté au discours; qu'elle lie le dialogue; qu'elle caractérise ; qu'elle consiste dans un jeu délicat qui ne se devine pas; qu'elle tient lieu de réponse, et presque toujours au commencement des scènes.

Elle est tellement essentielle, que de deux pièces compo- sées, l'une, eu égard à la pantomime, et l'autre sans cela, la facture sera si diverse, que celle où la pantomime aura été con- sidérée comme partie du drame, ne se jouera pas sans panto- mime; et que celle où la pantomime aura été négligée, ne se pourra pantomimer. On ne l'ôtera point dans la représentation au poëme qui l'aura, et on ne la donnera point au poëme qui

1. Dans l' Heautontimorumenos , acte V, scènes i et n. (Br.)


380 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

ne l'aura pas. C'est elle qui fixera la longueur des scènes, et qui colorera tout le drame.

Molière n'a pas dédaigné de l'écrire, c'est tout dire.

Mais quand Molière ne l'eût pas écrite, un autre aurait-il eu tort d'y penser? critiques, cervelles étroites, hommes de peu de sens, jusqu'à quand ne jugerez-vous rien en soi-même, et n'approuverez ou ne désapprouverez-vous que d'après ce qui est!

Combien d'endroits où Plaute, Aristophane et Térence ont embarrassé les plus habiles interprètes, pour n'avoir pas indi- qué le mouvement de la scène ! Térence commence ainsi les Adelphes : « Storax... Eschinus n'est pas rentré cette nuit. » Qu'est-ce que cela signifie? Micion parle-t-il à Storax? Non. Il n'y a point de Storax sur la scène dans ce moment ; ce person- nage n'est pas même de' la pièce. Qu'est-ce donc que cela signifie? Le voici. Storax est un des valets d'Eschinus. Micion l'appelle; et Storax ne répondant point, il en conclut qu'Eschi- nus n'est pas rentré. Un mot de pantomime aurait éclairci cet endroit.

C'est la peinture des mouvements qui charme, surtout dans les romans domestiques. Voyez avec quelle complaisance l'au- teur de Paméla, de Grandisson et de Clarisse s'y arrête ! Voyez quelle force, quel sens, et quel pathétique elle donne à son discours! Je vois le personnage; soit qu'il parle, soit qu'il se taise, je le vois; et son action m'aiïecte plus que ses paroles.

Si un poëte 1 a mis sur la scène Oreste et Pylade, se dispu- tant la mort, et qu'il ait réservé pour ce moment l'approche des Euménides, dans quel effroi ne me jettera-t-il pas, si les idées d'Oreste se troublent peu à peu, à mesure qu'il raisonne avec son ami; si ses yeux s'égarent, s'il cherche autour de lui, s'il s'arrête, s'il continue de parler, s'il s'arrête encore, si le désordre de son action et de son discours s'accroît ; si les Furies s'emparent de lui et le tourmentent; s'il succombe sous la vio- lence du tourment; s'il en est renversé par terre; si Pylade le relève, l'appuie, et lui essuie de sa main le visage et la bouche; si le malheureux fils de Clytemnestre reste un moment dans un état d'agonie et de mort; si, entr'ouvrant ensuite les pau-

\. Euripide, dans VIphigénie en Tauriie. (Br.)


DE LA PANTOMIME. 381

pières, et semblable à un homme qui revient d'une léthargie profonde, sentant les bras de son ami qui le soutiennent et qui le pressent, il lui dit, en penchant la tête de son côté, et d'une voix éteinte : « Pylade, est-ce à toi de mourir? » quel effet cette pantomime ne produira-t-elle pas? Y a-t-il quelque dis- cours au monde qui m'affecte autant que l'action de Pylade rele- vant Oreste abattu, et lui essuyant de sa main le visage et la bouche? Séparez ici la pantomime du discours, et vous tuerez l'un et l'autre. Le poëte qui aura imaginé cette scène, aura surtout montré du génie, en réservant, pour ce moment, les fureurs d'Oreste. L'argument qu'Oreste tire de sa situation est sans réponse.

Mais il me prend envie de vous esquisser les derniers instants de la vie de Socrate 1 . C'est une suite de tableaux, qui prouveront plus en faveur de la pantomime que tout ce que je pourrais ajouter. Je me conformerai presque entièrement à l'his- toire. Quel canevas pour un poëte!

Ses disciples n'en avaient point la pitié qu'on éprouve auprès d'un ami qu'on assiste au lit de la mort. Cet homme leur paraissait heureux; s'ils étaient touchés, c'était d'un sentiment extraordinaire mêlé de la douceur qui naissait de ses discours, et de la peine qui naissait de la pensée qu'ils allaient le perdre.

Lorsqu'ils entrèrent, on venait de le délier. Xantippe était assise auprès de lui, tenant un de ses enfants entre ses bras.

Le philosophe dit peu de choses à sa femme; mais, com- bien de choses touchantes un homme sage, qui ne fait aucun cas de la vie, n'aurait-il pas à dire sur son enfant?

Les philosophes entrèrent. A peine Xantippe les aperçut- elle, qu'elle se mit à désespérer et à crier, comme c'est la cou- tume des femmes en ces occasions : « Socrate, vos amis vous parlent aujourd'hui pour la dernière fois ; c'est pour la dernière fois que vous embrassez votre femme, et que vous voyez votre enfant. »

Socrate se tournant du côté de Criton, lui dit : « Mon ami, faites conduire cette femme chez elle. » Et cela s'exécuta. On entraîne Xantippe ; mais elle s'élance du côté de Socrate,

\. Voir ci-dessus, p. 313


382 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

lui tend les bras, l'appelle, se meurtrit le visage de ses mains, et remplit la prison de ses cris.

Cependant Socrate dit encore un mot sur l'enfant qu'on emporte.

Alors, le philosophe prenant un visage serein, s'assied sur son lit, et pliant la jambe d'où l'on avait ôté la chaîne, et la frottant doucement, il dit :

« Que le plaisir et la peine se touchent de près! Si Ésope y avait pensé, la belle fable qu'il en aurait faite!... Les Athéniens ont ordonné que je m'en aille, et je m'en vais... Dites à Evénus qu'il me suivra, s'il est sage. »

Ce mot engage la scène sur l'immortalité de l'âme.

Tentera cette scène qui l'osera; pour moi, je me hâte vers mon objet. Si vous avez vu expirer un père au milieu de ses enfants, telle fut la fin de Socrate au milieu des philosophes qui l'environnaient.

Lorsqu'il eut achevé de parler, il se fit un moment de silence, et Criton lui dit : « Qu'avez-vous à nous ordonner? I

SOCRATE.

De vous rendre semblables aux dieux, autant qu'il vous sera possible, et de leur abandonner le soin du reste.

CRITON.

Après votre mort, comment voulez-vous qu'on dispose de vous ?

SOCRATE.

Criton, tout comme il vous plaira, si vous me retrouvez. »

Puis, regardant les philosophes en souriant, il ajouta :

« J'aurai beau faire, je ne persuaderai jamais à notre ami

de distinguer Socrate de sa dépouille. »

Le satellite des Onze entra dans ce moment, et s'approcha

de lui sans parler. Socrate lui dit : « Que voulez-vous?

LE SATELLITE.

Vous avertir de la part des magistrats...

SOCRATE.

Qu'il est temps de mourir. Mon ami, apportez le poison, s'il est broyé, et soyez le bienvenu.

LE SATELLITE, en se détournant et pleurant.

Les autres me maudissent; celui-ci me bénit.


DE LA PANTOMIME. 383

C RIT ON.

Le soleil luit encore sur les montagnes.

SOCRATE.

Ceux qui diffèrent croient tout perdre à cesser de vivre; et moi, je crois y gagner. »

Alors, l'esclave qui portait la coupe entra. Socrate la reçut, et lui dit : a Homme de bien, que faut-il que je fasse; car vous savez cela?

l'esclave.

Boire, et vous promener jusqu'à ce que vous sentiez vos jambes s'appesantir.

SOCRATE.

Ne pourrait-on pas en répandre une goutte en action de grâces aux dieux?

l'esclave. Nous n'en avons broyé que ce qu'il faut.

SOCRATE.

Il suffit... Nous pourrons du moins leur adresser une prière. »

Et tenant la coupe d'une main, et tournant ses regards vers le ciel, il dit :

« dieux qui m'appelez, daignez m'accorder un heureux voyage ! »

Après il garda le silence, et but.

Jusque-là, ses amis avaient eu la force de contenir leur dou- leur; mais lorsqu'il approcha la coupe de ses lèvres, ils n'en furent plus les maîtres.

Les uns s'enveloppèrent dans leur manteau. Griton s'était levé, et il errait dans la prison en poussant des cris. D'autres, immobiles et droits, regardaient Socrate dans un morne silence, et des larmes coulaient le long de leurs joues. Apollodore s'était assis sur les pieds du lit, le dos tourné à Socrate, et la bouche penchée sur ses mains, il étouffait ses sanglots.

Cependant Socrate se promenait, comme l'esclave le lui avait enjoint; et, en se promenant, il s'adressait à chacun d'eux, et les consolait.

Il disait à celui-ci : « Où est la fermeté, la philosophie, la vertu?... » A celui-là : « C'est pour cela que j'avais éloigné les


384 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

femmes... » A tous : « Eh bien! Anyte et Mélite auront donc pu me faire du mal!... Mes amis, nous nous reverrons... Si vous vous affligez ainsi, vous n'en croyez rien. »

Cependant ses jambes s'appesantirent, et il se coucha sur son lit. Alors il recommanda sa mémoire à ses amis, et leur dit, d'une voix qui s'affaiblissait : « Dans un moment, je ne serai plus... C'est par vous qu'ils me jugeront... Ne reprochez ma mort aux Athéniens que par la sainteté de votre vie. »

Ses amis voulurent lui répondre; mais ils ne le purent : ils se mirent à pleurer, et se turent.

L'esclave qui était au bas de son lit, lui prit les pieds et les lui serra; et Socrate, qui le regardait, lui dit : a Je ne les sens plus. »

Un instant après, il lui prit les jambes et les lui serra; et Socrate qui le regardait, lui dit : u Je ne les sens plus. »

Alors ses yeux commencèrent à s'éteindre, ses lèvres et ses narines à se retirer, ses membres à s'affaisser, et l'ombre de la mort à se répandre sur toute sa personne. Sa respiration s'em- barrassait, et on l'entendait à peine. Il dit à Criton qui était derrière lui :

« Criton, soulevez-moi un peu. »

Criton le souleva. Ses yeux se ranimèrent, et prenant un visage serein, et portant son action vers le ciel, il dit : « Je suis entre la terre et l'Elysée. »

Un moment après, ses yeux se couvrirent; et il dit à ses amis :

« Je ne vous vois plus... Parlez-moi... IN'est-ce pas là la main d'Apollodore? »

On lui répondit que oui ; et il la serra. Alors il eut un mouvement convulsif, dont il revint avec un profond soupir; et il appela Criton. Criton se baissa : Socrate lui dit, et ce furent ses dernières paroles :

« Criton... sacrifiez au dieu de la santé... Je guéris. » Cébès, qui était vis-à-vis de Socrate, reçut ses derniers regards, qui demeurèrent attachés sur lui ; et Criton lui ferma la bouche et les yeux.

Voilà les circonstances qu'il faut employer. Disposez-en comme il vous plaira; mais conservez-les. Tout ce que vous


DE LA PANTOMIME. 335

mettriez à la place, sera faux et de nul eiïel. Peu de discours et beaucoup de mouvement.

Si le spectateur est au théâtre comme devant une toile, où des tableaux divers se succéderaient par enchantement, pour- quoi le philosophe qui s'assied sur les pieds du lit de Socrate, et qui craint de le voir mourir, ne serait-il pas aussi pathétique sur la scène, que la femme et la fdle d'Eudamidas dans le tableau du Poussin?

Appliquez les lois de la composition pittoresque à la panto- mime, et vous verrez que ce sont les mêmes.

Dans une action réelle, à laquelle plusieurs personnes con- courent, toutes se disposeront d'elles-mêmes de la manière la plus vraie; mais cette manière n'est pas toujours la plus avan- tageuse pour celui qui peint, ni la plus frappante pour celui qui regarde. De là, la nécessité pour le peintre d'altérer l'état naturel et de le réduire à un état artificiel : et n'en sera-t-il pas de même sur la scène?

Si cela est, quel art que celui de la déclamation! Lorsque chacun est maître de son rôle, il n'y a presque rien de fait. Il faut mettre les figures ensemble, les rapprocher ou les disper- ser, les isoler ou les grouper, et en tirer une succession de tableaux, tous composés d'une manière grande et vraie.

De quel secours le peintre ne serait-il pas à l'acteur, et l'ac- teur au peintre? Ce serait un moyen de perfectionner deux talents importants. Mais je jette ces vues pour ma satisfaction particulière et la vôtre. Je ne pense pas que nous aimions jamais assez les spectacles pour en venir là.

Une des principales différences du roman domestique et du drame, c'est que le roman suit le geste et la pantomime dans tous leurs détails; que l'auteur s'attache principalement à peindre et les mouvements et les impressions : au lieu que le poëte dramatique n'en jette qu'un mot en passant.

« Mais ce mot coupe le dialogue, le ralentit et le trouble. »

Oui, quand il est mal placé ou mal choisi.

J'avoue cependant que, si la pantomime était portée sur la scène à un haut point de perfection, on pourrait souvent si' dispenser de l'écrire : et c'est la raison peut-être pour laquelle les Anciens ne l'ont pas fait. Mais, parmi nous, comment le lec- teur, je parle même de celui qui a quelque habitude du théâtre, vu. 25


386 DE LA POESIE DRAMATIQUE.

la suppléera-t-il en lisant, puisqu'il ne la voit jamais dans le jeu? Serait-il plus acteur qu'un comédien par état?

La pantomime serait établie sur nos théâtres, qu'un poëte qui ne fait pas représenter ses pièces, sera froid et quelquefois inintelligible, s'il n'écrit pas le jeu. N'est-ce pas pour un lecteur un surcroît de plaisir, que de connaître le jeu, tel que le poëte l'a conçu? Et, accoutumés comme nous le sommes, à une décla- mation maniérée, symétrisée et si éloignée de la vérité, y a-t-il beaucoup de personnes qui puissent s'en passer ?

La pantomime est le tableau qui existait dans l'imagination du poëte, lorsqu'il écrivait; et qu'il voudrait que la scène mon- trât à chaque instant lorsqu'on le joue. C'est la manière la plus simple d'apprendre au public ce qu'il est en droit d'exiger de ses comédiens. Le poëte vous dit : Comparez ce jeu avec celui de vos acteurs; et jugez.

Au reste, quand j'écris la pantomime, c'est comme si je m'adressais en ces mots au comédien : C'est ainsi que je déclame, voilà les choses comme elles se passaient dans mon imagination, lorsque je composais. Mais je ne suis ni assez vain pour croire qu'on ne puisse pas mieux déclamer que moi, ni assez imbécile pour réduire un homme de génie à l'état machinal.

On propose un sujet à peindre a plusieurs artistes; chacun le médite et l'exécute à sa manière, et il sort de leurs ateliers autant de tableaux différents. Mais on remarque à tous quel- ques beautés particulières.

Je dis plus. Parcourez nos galeries, et faites-vous montrer les morceaux où l'amateur a prétendu commandera l'artiste, et disposer de ses figures. Sur le grand nombre, à peine en trou- verez-vous deux ou trois, où les idées de l'un se soient telle- ment accordées avec le talent de l'autre, que l'ouvrage n'en ait pas souffert.

Acteurs, jouissez donc de vos droits ; faites ce que le mo- ment et votre talent vous inspireront. Si vous êtes de chair, si vous avez des entrailles, tout ira bien, sans que je m'en mêle; et j'aurai beau m'en mêler, tout ira mal, si vous êtes de marbre ou de bois.

Qu'un poëte ait ou n'ait pas écrit la pantomime, je recon- naîtrai, du premier coup, s'il a composé ou non d'après elle. La


DES AUTEURS ET DES CRITIQUES. 387

conduite de sa pièce ne sera pas la même ; les scènes auront un tout autre tour ; son dialogue s'en ressentira. Si c'est l'art d'imaginer des tableaux, doit-on le supposer à tout le monde; et tous nos poètes dramatiques l'ont-ils possédé?

T!ne expérience à faire, ce serait de composer un ouvrage dra- matique, et de proposer ensuite d'en écrire la pantomime à ceux qui traitent ce soin de superflu. Combien ils y feraient d'inepties?

Il est facile de critiquer juste; et difficile d'exécuter médio- crement. Serait -il donc si déraisonnable d'exiger que, par quelque ouvrage d'importance, nos juges montrassent qu'ils en savent du moins autant que nous?

XXII. Des auteurs et des critiques.

Les voyageurs parlent d'une espèce d'hommes sauvages, qui soufflent au passant des aiguilles empoisonnées. C'est l'image de nos critiques.

Cette comparaison vous paraît -elle outrée ? Convenez du moins qu'ils ressemblent assez à un solitaire qui vivait au fond d'une vallée que des collines environnaient de toutes parts. Cet espace borné était l'univers pour lui. En tournant sur un pied, et parcourant d'un coup d'oeil son étroit horizon, il s'écriait : Je sais tout ; j'ai tout vu. Mais tenté un jour de se mettre en marche, et d'approcher de quelques objets qui se dérobaient à sa vue, il grimpe au sommet d'une de ces collines. Quel ne fut pas son étonnement, lorsqu'il vit un espace immense se développer au- dessus de sa tête et devant lui? Alors, changeant de discours, il dit : Je ne sais rien; je n'ai rien vu.

J'ai dit que nos critiques ressemblaient à cet homme ; je me suis trompé, ils restent au fond de leur cahute, et ne perdent jamais la haute opinion qu'ils ont d'eux.

Le rôle d'un auteur est un rôle assez vain ; c'est celui d'un homme qui se croit en état de donner des leçons au public. Et le rôle du critique? Il est bien plus vain encore; c'est celui d'un homme qui se croit en état de donner des leçons à celui qui se croit en état d'en donner au public.

L'auteur dit : Messieurs, écoutez-moi; car je suis votre maître. Et le critique : C'est moi, messieurs, qu'il faut écouter; car je suis le maître de vos maîtres.


388 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

Pour le public, il prend son parti. Si l'ouvrage de l'auteur est mauvais, il s'en moque, ainsi que des observations du cri- tique, si elles sont fausses.

Le critique s'écrie après cela : temps ! mœurs ! Le goût est perdu ! et le voilà consolé.

L'auteur, de son côté, accuse les spectateurs, les acteurs et la cabale. Il en appelle à ses amis ; il leur a lu sa pièce, avant que de la donner au théâtre : elle devait aller aux nues. Mais vos amis aveuglés ou pusillanimes n'ont pas osé vous dire qu'elle était sans conduite, sans caractères et sans style; et croyez-moi, le public ne se trompe guère. Votre pièce est tombée, parce qu'elle est mauvaise.

« Mais le Misanthrope n'a-t-il pas chancelé ? »

Il est vrai. qu'il est doux, après un malheur, d'avoir pour soi cet exemple ! Si je monte jamais sur la scène, et que j'en sois chassé par les sifflets, je compte bien me le rappeler aussi.

La critique en use bien diversement avec les vivants et les morts. Un auteur est-il mort? Elle s'occupe à relever ses qua- lités, et à pallier ses défauts. Est-il vivant? c'est le contraire; ce sont ses défauts qu'elle relève, et ses qualités qu'elle oublie. Et il y a quelque raison à cela : on peut corriger les vivants; et les morts sont sans ressource.

Cependant, le censeur le plus sévère d'un ouvrage, c'est l'auteur. Combien il se donne de peines pour lui seul ! C'est lui qui connaît le vice secret ; et ce n'est presque jamais là, que le critique pose le doigt. Cela m'a souvent rappelé le mot d'un philosophe : « Ils disent du mal de moi ? Ah ! s'ils me connais- saient, comme je me connais 1 !... »

Les auteurs et les critiques anciens commençaient par s'in- struire; ils n'entraient dans la carrière des lettres, qu'au sortir des écoles de la philosophie. Combien de temps l'auteur n'avait- il pas gardé son ouvrage avant que de l'exposer au public? De là cette correction, qui ne peut être que l'effet des conseils, de la lime et du temps.

Nous nous pressons trop de paraître; et nous n'étions peut-

1. Épictète a dit : 'Eiv tt'ç uot àr^OLyyiilr\, ott 6 SStvâ ce xaxâ>;)>e'Yev, FÔ àno^oyoù irpb; ta ^e^BéVra* àX)' àiroxptvou, Stôrt, 'Hyvoei yàp Ta a),).a xà rcpocôvTa (xot xaxà, èuei oùx Sv taû-ra fxôva ëXeyev. (Bis.)


DES AUTEURS ET DES CRITIQUES. 389

être ni assez éclairés, ni assez gens de bien, quand nous avons pris la plume.

Si le système moral est corrompu, il faut que le goût soit faux.

La vérité et la vertu sont les amies des beaux-arts. Voulez- vous être auteur? voulez-vous être critique? commencez par être homme de bien. Qu'attendre de celui qui ne peut s'affecter profondément? et de quoi m'affecterais-je profondément, sinon de la vérité et de la vertu, les deux choses les plus puissantes de la nature ?

Si l'on m'assure qu'un homme est avare, j'aurai peine à croire qu'il produise quelque chose de grand. Ce vice rapetisse l'es- prit et rétrécit le cœur. Les malheurs publics ne sont rien pour l'avare. Quelquefois il s'en réjouit. Il est dur. Comment s'élè- vera-t-il à quelque chose de sublime ? il est sans cesse courbé sur un coffre-fort. Il ignore la vitesse du temps et la brièveté de la vie. Concentré en lui-même, il est étranger à la bienfai- sance. Le bonheur de son semblable n'est rien à ses yeux, en comparaison d'un petit morceau de métal jaune. 11 n'a jamais connu le plaisir de donner à celui qui manque, de soulager celui qui souffre, et de pleurer avec celui qui pleure. Il est mauvais père, mauvais fils, mauvais ami, mauvais citoyen. Dans la nécessité de s'excuser son vice à lui-même, il s'est fait un système qui immole' tous les devoirs à sa passion. S'il se pro- posait de peindre la commisération, la libéralité, l'hospitalité, l'amour de la patrie, celui du genre humain, où en trouvera- t-il les couleurs? Il a pensé, dans le fond de son cœur, que ces qualités ne sont que des travers et des folies.

Après l'avare, dont tous les moyens sont vils et petits, et qui n'oserait pas même tenter un grand crime pour avoir de l'argent, l'homme du génie le plus étroit et le plus capable de faire des maux, le moins touché du vrai, du bon et du beau, c'est le superstitieux.

Après le superstitieux, c'est l'hypocrite. Le superstitieux a la vue trouble; et l'hypocrite a le cœur faux.

Si vous êtes bien né, si la nature vous a donné un esprit droit et un cœur sensible, fuyez pour un temps la société des hommes; allez vous étudier vous-même. Comment l'instrument rendra-t-il une juste harmonie, s'il est désaccordé? Faites-vous


390 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

des notions exactes des choses ; comparez votre conduite avec vos devoirs; rendez-vous homme de bien, et ne croyez pas que ce travail et ce temps si bien employés pour l'homme soient perdus pour l'auteur. Il rejaillira, de la perfection morale que vous aurez établie dans votre caractère et dans vos mœurs, une nuance de grandeur et de justice qui se répandra sur tout ce que vous écrirez. Si vous avez le vice à peindre, sachez une fois combien il est contraire à l'ordre général et au bonheur public et particulier; et vous le peindrez fortement. Si c'est la vertu, comment en parlerez-vous d'une manière à la faire aimer aux autres, si vous n'en êtes pas transporté? De retour parmi les hommes, écoutez beaucoup ceux qui parlent bien ; et parlez- vous souvent à vous-même.

Mon ami, vous connaissez Ariste 1 ; c'est de lui que je tiens ce que je vais vous en raconter. 11 avait alors quarante ans. Il s'était particulièrement livré à l'étude de la philosophie. On l'avait surnommé le philosophe, parce qu'il était né sans am- bition, qu'il avait l'âme honnête, et que l'envie n'en avait jamais altéré la douceur et la paix. Du reste, grave dans son maintien, sévère dans ses mœurs, austère et simple dans ses discours, le manteau d'un ancien philosophie était presque la seule chose qui lui manquât ; car il était pauvre, et content de sa pau- vreté.

Un jour qu'il s'était proposé de passer avec ses amis quel- ques heures à s'entretenir sur les lettres ou sur la morale, car il n'aimait pas à parler des affaires publiques , ils étaient absents, et il prit le parti de se promener seul.

Il fréquentait peu les endroits où les hommes s'assemblent. Les lieux écartés lui plaisaient davantage. Il allait en rêvant et voici ce qu'il se disait : i

J'ai quarante ans. J'ai beaucoup étudié ; on m'appelle le philosophe. Si cependant il se présentait ici quelqu'un qui me dît : Ariste, qu'est-ce que le vrai, le bon et le beau? aurais-je ma réponse prête? Non. Gomment, Ariste, vous ne savez pas ce que c'est que le vrai, le bon et le beau; et vous souffrez qu'on vous appelle le philosophe!

Après quelques réflexions sur la vanité des éloges qu'on pro-

1. Dans Ariste il sera facile de reconnaître Diderot. (Br.)


DES AUTEURS ET DES CRITIQUES. 391

digue sans connaissance, et qu'on accepte sans pudeur, il se mit à rechercher l'origine de ces idées fondamentales de notre conduite et de nos jugements ; et voici comment il continua de raisonner avec lui-même.

11 n'y a peut-être pas, dans l'espèce humaine entière, deux individus qui aient quelque ressemblance approchée. L'organi- sation générale, les sens, la figure extérieure, les viscères, ont leur variété. Les fibres, les muscles, les solides, les fluides, ont leur variété. L'esprit, l'imagination, la mémoire, les idées, les vérités, les préjugés, les aliments, les exercices, les connais- sances, les états, l'éducation, les goùls, la fortune, les talents, ont leur variété. Les objets, les climats, les mœurs, les lois, les coutumes, les usages, les gouvernements, les religions, ont leur variété. Comment serait-il donc possible que deux hommes eussent précisément un même goût, ou les mêmes notions du vrai, du bon et du beau? La différence de la vie et la variété des événements suffiraient seules pour en mettre dans les juge- ments.

Ce n'est pas tout. Dans un même homme, tout est dans une vicissitude perpétuelle, soit qu'on le considère au physique, soit qu'on le considère au moral ; la peine succède au plaisir, le plaisir à la peine; la santé à la maladie, la maladie à la santé. Ce n'est que par la mémoire que nous sommes un même indi- vidu pour les autres et pour nous-mêmes. II ne me reste peut- être pas, à l'âge que j'ai, une seule molécule du corps que j'apportai en naissant. J'ignore le terme prescrit à ma durée; mais lorsque le moment de rendre ce corps à la terre sera venu, il ne lui restera peut-être pas une des molécules qu'il a. L'âme en différentes périodes de la vie, ne se ressemble pas davantage. Je balbutiais dans l'enfance ; je crois raisonner à pré- sent; mais tout en raisonnant, le temps passe et je m'en retourne à la balbutie. Telle est ma condition et celle de tous. Comment serait-il donc possible qu'il y en eût un seul d'entre nous qui conservât pendant toute la durée de son existence le même goût, et qui portât les mêmes jugements du vrai, du bon et du beau? Les révolutions, causées par le chagrin et par la méchanceté ùv^ hommes, suffiraient seules pour altérer ses jugements.

L'homme est -il donc condamné à n'être d'accord ni avec ses semblables, ni avec lui-même, sur les seuls objets qu'il lui


392 DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

importe de connaître, la vérité, la bonté, la beauté? Sont-ce là des choses locales, momentanées et arbitraires,' des mots vides de sens? N'y a-t-il rien qui soit tel? Une chose est-elle vraie, bonne et belle, quand elle me le paraît? Et toutes nos disputes sur le goût se résoudraient-elles enfin à cette proposition : nous sommes, vous et moi, deux êtres différents; et moi-même, je ne suis jamais dans un instant ce que j'étais dans un autre?

Ici Ariste fit une pause, puis il reprit :

Il est certain qu'il n'y aura point de terme à nos disputes, tant que chacun se prendra soi-même pour modèle et pour juge. Il y aura autant de mesures que d'hommes, et le même homme aura autant de modules différents que de périodes sensiblement différents dans son existence.

Gela me suffit, ce me semble, pour sentir la nécessité de chercher une mesure, un module hors de moi. Tant que cette recherche ne sera pas faite, la plupart de mes jugements seront faux et tous seront incertains.

Mais où prendre la mesure invariable que je cherche et qui me manque?... Dans un homme idéal que je me formerai, auquel je présenterai les objets, qui prononcera, et dont je me bornerai à n'être que l'écho fidèle?... Mais cet homme sera mon ouvrage... Qu'importe, si je le crée d'après des éléments constants... Et ces éléments constants, où sont-ils?... Dans là nature?... Soit, mais comment les rassembler?... La chose est difficile, mais est-elle impossible?... Quand je ne pourrais espé- rer de me former un modèle accompli, serais-je dispensé d'essayer?... Non... Essayons donc... Mais si le modèle de beauté auquel les anciens sculpteurs rapportèrent dans la suite tous leurs ouvrages, leur coûta tant d'observations, d'études et de peines, à quoi m'engagé-je?... Il le faut pourtant, ou s'entendre toujours appeler Ariste le philosophe, et rougir.

Dans cet endroit, Ariste fit une seconde pause un peu plus longue que la première, après laquelle il continua :

Je vois du premier coup d'oeil, que l'homme idéal que je cherche étant un composé comme moi, les anciens sculpteurs, en déterminant les proportions qui leur ont paru les plus belles, ont fait une partie de mon modèle... Oui. Prenons cette statue, et animons-la... Donnons-lui les organes les plus parfaits que l'homme puisse avoir. Douons-la de toutes les qualités qu'il est


DES AUTEURS ET DES CRITIQUES. 303

donné à un mortel de posséder, et notre modèle idéal sera fait... Sans doute... Mais quelle étude! quel travail! Combien de con- naissances physiques, naturelles et morales à acquérir! Je ne connais aucune science, aucun art dans lequel il ne me fallût être profondément versé... Aussi aurais-je le modèle idéal de toute vérité, de toute bonté et de toute beauté... Mais ce modèle général idéal est impossible à former, à moins que les dieux ne m'accordent leur intelligence, et ne me promettent leur éternité: me voilà donc retombé dans les incertitudes, d'où je me pro- posais de sortir.

Ariste, triste et pensif, s'arrêta encore dans cet endroit.

Mais pourquoi, reprit-il après un moment de silence, n'imiterais-je pas aussi les sculpteurs? Ils se sont fait un modèle propre à leur état; et j'ai le mien... Que l'homme de lettres se fasse un modèle idéal de l'homme de lettres le plus accompli, et que ce soit par la bouche de cet homme qu'il juge les produc- tions des autres et les siennes. Que le philosophe suive le même plan... Tout ce qui semblera bon et beau à ce modèle, le sera. Tout ce qui lui semblera faux, mauvais et difforme, le sera... Voilà l'organe de ses décisions... Le modèle idéal sera d'autant plus grand et plus sévère, qu'on étendra davantage ses connais- sances... Il n'y a personne, et il ne peut y avoir personne, qui j juge également bien en tout du vrai, du bon et du beau. Non : et si l'on entend par un homme de goût celui qui porte en lui- même le modèle général idéal de toute perfection, c'est une chimère.

Mais de ce modèle idéal qui est propre à mon état de philo- sophe, puisqu'on veut m'appeler ainsi, quel usage ferai-je quand je l'aurai? Le même que les peintres et les sculpteurs ont fait de celui qu'ils avaient. Je le modifierai selon les circonstances. Yoilà la seconde étude à laquelle il faudra que je me livre.

L'étude courbe l'homme de lettres. L'exercice affermit la démarche, et relève la tête du soldat. L'habitude de porter des fardeaux affaisse les reins du crocheteur. La femme grosse renverse sa tête en arrière. L'homme bossu dispose ses membres autrement que l'homme droit. Voilà les observations qui, mul- tipliées à l'infini, forment le statuaire, et lui apprennent à altérer, fortifier, affaiblir, défigurer et réduire son modèle idéal, de l'état de nature à tel autre état qu'il lui plaît.


'6% DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

C'est l'étude des passions, des mœurs, des caractères, des usages, qui apprendra au peintre de l'homme à altérer son modèle, et à le réduire de l'état d'homme à celui d'homme bon ou méchant, tranquille ou colère.

C'est ainsi que d'un seul simulacre, il émanera une variété infinie de représentations différentes, qui couvriront la scène et la toile. Est-ce un poëte? Est-ce un poëte qui compose? Com- pose- t-il une satire ou un hymne? Si c'est une satire, il aura l'œil farouche, la tête renfoncée entre les épaules, la bouche fermée, les dents serrées, la respiration contrainte et étouffée: c'est un furieux. Est-ce un hymne? Il aura la tête élevée, la bouche entr'ouverte, les yeux tournés vers le ciel, l'air du transport et de l'extase, la respiration haletante : c'est un enthou- siaste. Et la joie de ces deux hommes, après le succès, n'aura- t-elle pas des caractères différents?

Après cet entretien avec lui-même, Ariste conçut qu'il avait encore beaucoup à apprendre. 11 rentra chez lui. Il s'y renferma pendant une quinzaine d'années. Il se livra à l'histoire, à la phi- losophie, à la morale, aux sciences et aux arts ; et il fut à cin- quante-cinq ans homme de bien, homme instruit, homme de goût, grand auteur et critique excellent.




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