Disagreeable Tales  

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Disagreeable Tales (Histoires désobligeantes) is an 1894 short story collection by the French writer Léon Bloy. It consists of 30 tales set in Paris, focused on criminality, perversions and other subject matters typical of the decadent movement. The common theme is the faith in God in a time of human spiritual crisis. An English translation by Erik Butler was published in 2015 by Wakefield Press.

Contents

Stories

  1. Herbal Tea
  2. The Old Man of the House
  3. The Religion of Monsieur Pleur
  4. The Parlor of Tarantulas
  5. Draft for a Funeral Oration
  6. The Prisoners of Longjumeau
  7. A Lousy Idea
  8. Two Ghosts
  9. A Dentist's Terrible Punishment
  10. The Awakening of Alain Chartier
  11. The Stroker of Compassion
  12. Monsieur's Past
  13. Whatever You Want!
  14. Well-Done
  15. The End of Don Juan
  16. A Martyr
  17. Suspicion
  18. The Telephone of Calypso
  19. A Recruit
  20. Botched Sacrilege
  21. It's Gonna Blow!
  22. The Silver Lining
  23. A Well-Fed Man
  24. The Lucky Bean
  25. Digestive Aids
  26. The Reading Room
  27. Nobody's Perfect
  28. Let's Be Reasonable!
  29. Jocasta on the Streets
  30. Cain's Luckiest Fine

Reception

Erik Morse wrote for The Paris Review in 2015: "What distinguishes Bloy's 'tales' from those written by Villiers de L'Isle-Adam, Poe, and Lautréamont is the marked absence of any sensualist or proto-surrealist tone with its ecstatic invocations of the flesh, like those that characterize Romantic literature since William Blake. Rather, Bloy's bilious allusions to excrement ('ordure'), genitalia, rot, disease, and waste descend from a negative theology, which extols a mystical, self-mortification[.] ... For Bloy, all physical pleasures are diversion or, worst yet, satanic temptation, so it is only through intense suffering and punishment that his characters can expiate their sins."

French TOC

  1. La Tisane
  2. Le Vieux de la Maison
  3. La Religion de Monsieur Pleur
  4. Le Parloir des Tarentules
  5. Projet d’Oraison funèbre
  6. Les Captifs de Longjumeau
  7. Une Idée médiocre
  8. Deux Fantômes
  9. Terrible Châtiment d’un Dentiste
  10. Le Réveil d’Alain Chartier
  11. Le Frôleur compatissant
  12. Le Passé du Monsieur
  13. Tout ce que tu voudras !
  14. La dernière cuite
  15. La Fin de don Juan
  16. Une Martyre
  17. Le Soupçon
  18. Le Téléphone de Calypso
  19. Une Recrue
  20. Sacrilège raté
  21. Le Torchon brûle !
  22. La Taie d’argent
  23. Un homme bien nourri
  24. La Fève
  25. Propos digestifs
  26. L’appel du Gouffre
  27. Le Cabinet de lecture
  28. On n’est pas parfait
  29. Soyons raisonnables !
  30. Jocaste sur le trottoir
  31. La plus belle Trouvaille de Caïn
  32. L’ami des Bêtes

Full text[1]

A M0>' CHER AMI


Eugène BORREL


En souvenir pieux de Notre-Dame cVÉphèse qui nous met si loin des ordures contemporaines.

L. B


LTXRAGÉ VOLOMAIRE

ou

L\ COXSPIR.VTIOX DU SILENCE


— On nous a enseigné dans notre enfance^ me disait Apeniantus^ qu'il y a dix parties du dis- cours. La profonde graniniaire de V avenir dira que le silence est la onzième et la plus redou- table, étant désignée pour dévorer toutes les aut/'eSf comme le serpent d'Aaron dévora les au- tres serpents.

Le lieu commun du a silence élocpient », par exemple, n est pas une sottise, et /e « silence des passions » est plus à craindre que la pire loqua- cité. La « conspiration du silence », autre lieu commun, na rien de chevaleresque, sans doute, mcds elle est indiscutablement efficace pour tuer un homme supjérieur qu'il est impossible de déshonorer. C'est le désert du steppe immense autour du conquérant forcé de mourir d'inani- tion. C'est la solitude infinie de Dieu lui-même


s IIINIOIHKS PESO H I, I (1 KA NTES

dont uni ne /ku/c cl ne vciil cnlcndrr jutrlrr...

Oitt'hjiiun se soin'iciit-il cncoi-c de la nwivril- h'Ksc cilcfiin iHil ion de Sai ni -l^icri-c M(n'l i ni(jii(\ on Ircnic ini/lc rires /inninins /'nrcnl nnennlis, en Ircnic scco/zf/cs, jnir le son/Ile silencieux d' nn voli'nn dn voisinaiyc '.'

Wnis ni\ivcz. dit ^ M(irv/icnoii\(ju'(( ccl insidnl incnic \'ol rc fiHc faisait sa j)rcinicrc coniniunion cl (jn^il iidvaitpasfalln nnc victime de inoi/is ci cette innocente pour que V acte prodigieux quelle acconiplissail /'ni incffaqahlcnjcnt et très singu- lièrenicnl niai'<pic pour elle de ce geste colossal de la Mort. C'a/' c est bien lit votre manière d'ex- pli(juer lesévénenienls de ce monde, ô concent râ- leur effrayant l et je crois que vous avez raison mille fois, mais il y a de (pioi rèvcr sur ce gouffre.

Lorsque la petite fille (jui précédait la vôtre reçut le Corps du Christ, tout un peuple vivait encore;... lorsque vint le lourde celle qui la sui- vait, tout et (lit fini pour ce peuple. Gustodiat animam tuain... (\'lle parole avait snff. 1^1 ns de banipies, plus de boutiques, /dus de I r-ibn- naux, plus de bureaux cC affaires ni de bureaux d'amour, plus (F églises même. A (piinze cents lieues, on était des morts, une ville morte, on était devenu le SilPnce, tout (i coup.

Vous a-t-on dit. cependant, quil y cul un homme épargné, iiii seul, cl (pie cet homme était précisément ins condam.nk a mort.' On se lé jouis-


L EN RAGE VOLONTAIRE 9

sait, je le suppose, crassistei'à son exécution, on en parlait dans les familles honorables, on était sans doute impatient de ce supplice, et il fut le témoin unique de l'exécution de la multitude! .., Vous ci'oyez. peut-être que je vous se/s un apo- logue. Eh ! bien, non. Ce condamné le mort , c'est vous-même. On a voulu vous exécuter par le silence et on n'a réussi qu'à faire de vous l'ha- bitant solitaire d'une nécropole silencieuse.

— Mon clier Apemantus, ai-je répondu, je veux bien croire que vous ne me débitez pas un apo- logue, mais vous jneparaissezatteint d'une bizarre monomanie. Vous voulez, à toute force, que je sois un persécuté et vous ne voyez pas cpie je suis, au contraire, un persécuteur. Interrogez nos con- temporains. Tous vous diront que je suis un monstre et qu'il n'y a pas moyen cV échapper à ma dent féroce. On a beau me caresser, me cou- vrir de fleurs, me dire les choses les plus amou- reuses, jn' offrir de V argent et des friandises , rien ny fait. Sainte Marthe elle-même renoncercdt à dompter une tarasque aussi farouche.

Je le confesse, Un est pas en mon jjouvoir de me tenir tranquille. Quand je ne massacre pas, il faut que je désoblige. C'est mon destin. Tai le fanatisme de l'ingratitude. N'étant pas aveugle, je vois clairement que tout le monde est très bon, que, depuis les lys de pureté jusqu'aux plus no- tables ruffians, c'est à qui /nai/nera le plus tendrement et nie le prouvera par les sacrifices


10 1 1 1 ^ I ( 1 1 lu; s I » K s () H L I ( ; i: A N t k s

les plus mcritoirvs. Je ne finiidis pas si Je vous rdcontdis les pclils soins, les (ittciitions (Iclicotcs, les (li'vldntlioiis cn/humuces dont je suis te coiis- tcint objet . pour ne rien dire de plusieuis innuo- Idl ions heroKpies i nd ii^nenieril <'l dhoniinahteinenl pdj/ces pur mes plus noires nidiiii^dnces. (jue voulez-vous ? Je suis uïi eni'di(é volonluire.

Vous objecterez peut-être quon d essdyé de me fdire crever de f'dini depuis trente ans^ cpCon d fait mourir, pur ce nioyen^ deux de mes en funt s. \(ijjdnt j)ds de cœur ^ f en di pris monpdrti dvec une ddniirable désinvolture. Mdis éteint^ tout de même, un /lomnie juste^ je peux nie mettre a lu place des bonnes ùmes ii (jui je dois tout cela. Leurs intentions étdient si droites et si pures!

On a cru bêtement, il est vrai , que le silence me tiLerait . C'était vouloir empoisonner un cro- codile avec du bouillon de crapaud. Je n'en suis devenu (/ue plus fort et mieux endenté. Sans le vouloir, on a été ainsi mes bienfaiteurs. Le si- lence, la misère, les chagrins affreux, voila ce (pCil me fdlldit pour devenir le monstre invin- cible.

Vos dernières pdroles prouvent que vous avez compiis cela. Pourquoi donc alors me parler d'inanition et de désert ? Je ne fus jamais autant visité ni si florissant. L^e silence est une prairie fdvordble aux, rumindnts de V éternité ^et des (ini- nidux très sympdthiques y sont attirés auprès de moi, presque chaque jour, par la luxuriance du


L ENRAGE VOLONTAIRE 11

pâturage. Le jour où il n^y aura plus de silence autour de ma personne sera certainement un jour terrible. Je me verrai sur du crottin d'argent oit ne pousseront plus les pciquerettes aimables ou les anémones pascales de la Douleur, et mes com- pagnons découragés s'en iront brouter le cytise des licornes sur la montagne.

Tenez-vous donc tranquille^ Apemantus. Les conspirateurs r/?^ silence^ les silentiaires ^ comme on disait à Dyzance^ ne sont rien que de pau- vres huissiers qui se trompent, croyant voir en moi un bruyant perturbateur. Vous avez été mon hôte plusieurs fois et vous savez que f ai la mâ- choire silencieuse. Mon rire même., quand je dé- vore les contemporains , ne réveillerait pas une araignée filandière, et mes pas font moins de bruit encore, lorsque je me promène pcuini leurs sépulcres. S'ils étaient malins, ils caril- lonneraient, nuit et jour, pour dénoncer ma pré- sence et me priver ainsi de V incognito qui favo- rise mes expéditions de vampire.

]Se me parlez plus de ces imbéciles.

LÉON Bloy.

Bourg-la-Reine, novembre 1913.



I



LA TISANE


JACQUES se jugea simplement ignoble. C'était odieux de rester là, dans l'obscurité, comme un espion sacrilège, pendant que cette femme, si parfaitement inconnue de lui, se confessait.

Mais alors, il aurait fallu partir tout de suite, aussitôt que le prêtre en surplis était venu avec elle, ou, du moins, faire un peu de bruit pour qu'ils fussent aA^ertis de la présence d'un étranger. Main- tenant, c'était trop tara, et l'horrible indiscrétion ne pouvait plus que s'aggraver.

Désœuvré, cherchant, comme les cloportes, un endroit frais, à la fin de ce jour caniculaire, il avait eu la fantaisie, peu conforme à ses ordi- naires fantaisies, d'entrer dans la vieille église et s'était assis dans ce coin sombre, derrière ce


i; IIISTOIIIES UKSOin.IGEANTES

(•(Hif('ssii)niial, pour y rtveiM'ii regardant s'éteindre la grande rosaro.

Au bout de (jiielijue.s minutes, sans savoir com- ment ni |>i>iir(|U()i, il devenait le témoin fort invo- lontain» d'une confession.

Il est vrai (|ue les paroles ne lui arrivaient pas distinctes et, qu'en somme, il n'entendait qu'un cIiucIk dément. Mais le colle M|ue. vers la fin, sem- blait s'anim<*r.

(^uelcjues syllabes, çà et la, se détacbaiimt, émergeant du fleuve opaque de ce bavardage pé- nitentiel, et le jeune liomme cpii, par miracle, était le contraire d'un parfait goujat, ciaignit tout de bon de surprendre des aveux ([ui ne lui étaient évidemment pas destinés.

Soudain cette prévision se réalisa. Un remous violent parut se produire. Les ondes immobiles grondèrent en se divisant, comme pour laisser surgir un monstre, et l'auditeur, broyé d'épou- vante, entendit ces mots proférés avec impatience :

— Je \'oiis dis, Dion pire ^ que j<il mis du poi- son ddiis sa tisane!

Puis, lien. La femme, dont le visage était invi- sible, se releva du prie-Dieu et, silencieusement, disparut dans le taillis des ténèbres.

l*()Ui- ce qui est du jn'être, il ne bougeait pas ])lus cpi'un mort et de lentes minutes s'écoulèrent avant qu'il ouvrit la porte et qu'il s'en allât, à son tour, du ])as pesant d'un liomme assommé.

11 fallut le carillon persistant des clefs du be-


L A T I s A >■ E 15

deau et l'injonction de sortir, longtemps bramée dans la nef, pour que Jacques se levât lui-même, tellement il était abasourdi de cette parole qui retentissait en lui comme une clameur.


Il avait parfaitement reconnu la voix de sa mère !

Oh! impossible de s'y tromper. Il avait même reconnu sa démarche quand l'ombre de femme s'était dressée à deux pas de lui.

Mais alors, quoi ! tout croulait, tout fichait le camp, tout n'était qu une monstrueuse blague!

Il vivait seul avec cette mère, qui ne voyait presque personne et ne sortait que pour aller aux offices. 11 s'était habitué à la vénérer de toute son àme, comme un exemplaire unique de la droiture et de la bonté.

Aussi loin qu'il pût voir dans le passé, rien de trouble, rien d'oblique, pas un repli, pas un seul détour. Une belle route blanche à perte de vue, sous un ciel pâle. Car l'existence de la pauvre femme avait été fort mélancolique.

Depuis la mort de son mari tué à Champigny et dont le jeune homme se souvenait à peine, elle n'avait cessé de porter le deuil, s'occupant exclusivement de Féducation de son fils qu'elle ne quittait pas un seul jour. Elle n'avait jamais voulu l'envoyer aux écoles, redoutant pour lui les


H, MIS TOI H KS DESOBLIGEANTES

contacts, séliiil chargée complètenuMiL de son instruction, lui avait hàti son àine avec des mor- ceaux de la sienne. Il tenait même de ce régime une sensibilité in(iuiéte et des nerfs singulièrement vibrants qui l'exposaient à de ridicules douleurs, — peut-être aussi à de véritables dangers.

Quand l'adolescence était arrivée, les fredaines prévues qu'elle ne pouvait pas empêcher l'avaient faite un peu plus triste, sans altérer sa douceur. Ni reproches ni scènes muettes. Elle avait accepté, comme tant d'autres, ce qui est inévitable.

Enfin, tout le monde parlait d'elle avec respect cl lui seul au monde, son fils très cher, se voyait aujourd'hui forcé de la mépriser — de la mépriser à deux genoux et les yeux en pleurs, comme les anges mépriseraient Dieu s'il ne tenait pas ses j)romesses !...

N'raiment, c'était à devenir fou, c'était à hurler dans la rue. Sa mère ! une empoisonneuse ! C'était insensé, c'était un million de fois absurde, c'était absolument impossible et, pourtant, c'était certain. Ne venait-elle pas de le déclarer elle-même ? 11 se serait arraché la tête.

Mais empoisonneuse de qui ? Bon Dieu î II ne connaissait personne qui fût mort empoisonné dans son entourage. Ce n'était pas son père qui avait reçu un paquet de mitraille dans le ventre. Ce n'était pas lui, non plus, qu'elle aurait essayé de tuer. Il n'avait jamais été malade, n'avait jamais eu besoin de tisane et se savait adoré. La première


LA TISANE


fois qu'il s'était attardé le soir, et ce n'était certes pas pour de propres choses, elle avait été malade elle-même d'inquiétude.

S'agissait-il dun fait antérieur à sa naissance ? Son père l'avait épousée pour sa beauté, lorsqu'elle avait à peine vingt ans. Ce mariage avait-il été précédé de quelque aventure pouvant impliquer un


crime ?


Non, cependant. Ce passé limpide lui était connu, lui avait été raconté cent fois et les témoignages étaient trop certains. Pourquoi donc cet aveu ter- rible ? Pourquoi, surtout, oh! pourquoi fallait-il qu'il en eût été le témoin ?

Soûl d'horreur et de désespoir, il revint à la maison.


Sa mère accourut aussitôt l'embrasser : — ■ Comme tu rentres tard, mon cher enfant ! et comme tu es pâle ! Serais-tu malade ?

— Non, répondit-il, je ne suis pas malade, mais cette grande chaleur me fatigue et je crois que je ne pourrais pas manger. Et vous, maman, ne sentez-vous aucun malaise ? Vous êtes sor- tie, sans doute, pour chercher un peu de fraî- cheur ? Il me semble vous avoir aperçue de loin sur le quai.

— Je suis sortie, en effet, mais tu n'as pu me voir sur le quai. J'ai été me confesser^ ce que tu


m H IS'IOl HKS I»ESOBLIGEANTKS

ne fais plus, je iTois, depuis longleiiips, mauvais sujet.

Ja((jues s'étonna de n'être pas suri'o(pié, de ne pas tomber a la renverse, foudroyé, comme ecda se voit dans les bons romans qu'il avait lus.

C'était donc vrai, qu'elle avait été se confesser ! 11 ne s'était donc pas endormi dans l'église et relie catastrophe abominable n'était ])as un cau- chemar, ainsi (ju'il Tavail, une minute, follement conçu.

Il ne tomba pas, mais il devint beaucoup plus ])ùle et sa mère en fut effrayée.

— Qu'as-tu donc, mon petit Jacques ? lui dit- elle. Vn souffres, tu caches quelque chose à ta mère. Tu devrais avoir plus de confiance en elle qui n'aime que toi et qui n'a que toi... Comme tu me regardes ! mon cher trésor... Mais qu'est-ce (jue tu as donc ? Tu me fais peur!.. .

Elle le prit amoureusement dans ses bras.

— Écoute-moi bien, grand enfant. Je ne suis pas une curieuse, tu le sais, et je ne veux pas être ton juge. Ne me dis rien, si tu ne veux rien me dire, mais laisse- toi soigner. Tu vas te mettre au lit tout de suite. Pendant ce temps, je te pré- parerai un bon petit repas très léger que je t'ap- poi'terai moi-même, n'est-ce pas ? et si tu as la fièvre cette nuit, je te fei'ai de la tisane...

Jac({ues, cette fois, roula par terre.

— Enfin ! soupira-t-elle, un peu lasse, en éten- dant la main vers une sonnette.


LA TISA^îE 19

Jacques avait un anévrisme au dernier période et sa mère avait un amant qui ne voulait pas être beau -père.

Ce drame simple s'est accompli, il y a trois ans, dans le voisinage de Saint-Germain-des-Prés. La maison qui en fut le théâtre appartient à un entre- preneur de démolitions.



II


LE VIEUX DE LA MAISON


AH î elle pouA^ait se vanter d'en avoir de la vertu, Mme Alexandre ! Songez donc! Depuis trois ans qu'elle le supportait, ce A'ieux fricoteur, cette A'ieille ficelle à pot au feu qui déshonorait sa maison, vous pensez bien que si ce n'était pas son père, il y aA'ait longtemps qu'elle lui aurait collé son billet de retour pour le poussier des inA'alos de la Publique !

Mais quoi ! on est bien forcé de garder les con- A^enances, de subA^enirà ses auteurs quand on n'es pas des enfants de chiens et surtout quand on est dans le commerce.

Oh ! la famille ! Malheur de malheur ! Et il y en a qui disent qu'il y a un bon Dieu ! Il ne crèA^era donc pas un de ces quatre matins, le chameau?


-J-j HISTOIHKS l»i;S(» l{ I.Ki KANTKS

Li« rn'((ii('n(M' extrême de ce nicmoloo^iie l'illMl en avîul mallieiii-euseineiit îiltiT»' la IVaîchciii-. Il ne >(• passait pas de piiirfpic Miih' AlcxaiuliH; ne se j)lai«^nit en ces termes de la coriacité de son destin.

( hh'lipu'fois. pourtant, elle s'attendrissait lors- (ju'il lui l'allait divulgrier son Ame à des clients jeunes (|ui n'eussent (|u'im[)arrait(.'numt saisi la noldesse de ses jérémiades.

— Bon et cher papa, roucoulait-elle, si vous saviez comme nous l'aimons! Nous n'avons toutes ([u lin cœur pour le chérir. Le métier n'y l'ait rien, voyez-vous ! On a heau être des déclassées^ des malheureuses, si vous voulez, le cœur parle tou- jours. On se souvient de son enfance, des j(jies pures de la famille, et je me sens bien relevée à mes j)ropres yeux, je vous le jure, quand je vois aller et venir, dans ma maison, ce vénérable vieil- lard couronné de cheveux blancs qui nous fait pen- ser à la céleste patrie. Etc., etc.

L'inconscience professionnelle permettait sans doute à la drôlesse de fonctionner, avec une égale bonne foi, dans l'une et l'autre posture, et l'hùte septuagénaire du grand 12, alternativement habillé de gloir(3 et d'ignominie, croupissait au bord de sa fille, — dans l'inaltérable sérénité du soir de sa vie, — comme une guenille d'hôpital sur la rive du L^rand collecteur.


LE VIEUX DE LA MAISON ^23


L'histoire de ces deux individus n'avait, pour tout dire, aucune des qualités essentielles qu'on doit exiger du poème épique.

Le bonhomme Ferdinand Bouton, familièrement dénommé papa Ferdinand ou le Vieux, était une ancienne canaille de la rue de Flandre où il exerça naguère trente métiers dont le moins inavouable mit plusieurs fois en danger sa liberté.

Mlle Léontine Bouton, ([ui devait être un jour Mme Alexandre et dont la mère disparut peu de temps après sa naissance, avait été élevée par le digne homme dans les principes de la plus rigou- reuse improbité.

Préparée, dès son âge tendre, aux militantes pratiques, elle décrochait, à treize ans, une bril- lante situation de vierge oblate chez un million- naire genevois renommé pour sa vertu, qui l'appe- lait son « ange de lumière » et qui acheva de la putréfier. Deux ans suffirent à la débutante pour crever ce calviniste..

Après celui-là, combien d'autres ! Recomman- dée surtout aux messieurs discrets, elle devint quelque chose comme un placement de père de famille et marcha, jusqu'à dix-huit ans, dans une auréole de turpitudes.

A ce moment, devenue sérieuse elle-même, à force de se frotter à des gens sérieux^ elle lâcha


-j; Il l STO 1 IIKS IiKSO Mil <; KA NTKS

son [H' ri; dt)iit la pocharde frivulitô de crapule, désormais oisivo, révoltait son cœur.

l]l ([iiiiizt' années ensuite s'écoulèrent pendant lesquelles cet abandonné se rassasia d'infortunes.

Désaccoutumé des aTlaires, ne retrouvant plus son ancienne astuce, il ressemblait à une vieille mouche qui n'aurait pas la force de voler sur les excréments et dont les araignées elles-mêmes ne voudraient plus.

Léontine, plus heureuse, prospéra. Sans s'éle- ver aux premières charges de la Galanterie publi- que dont ses manières de goujate incorrigible ne lui permettaient pas d'ambitionner la dictature, elle sut manœuvrer dans les emplois subalternes avec tant d'art et de si ambidextres complaisances, elle se faufila, s'installa, se tassa si fermement aux bonnes ripailles et, n'oubliant jamais d'om- plir son verre avant que la bouteille eut achevé de circuler, fut tellement rosse devant Dieu et devant les hommes, qu'elle en vint à pouvoir défier le malheur.


Le malheur, alors, se présenta sous l'espèce falote et fantomatique de son père.

Le vieux drôle, au moment de sombrer à tout jamais dans le plus insondable gouffre, avait ap[>ris que sa fille, sa Titine, quasi célèbre, main- tenant, sous le nom de ^Ime Alexandre, gouver-


LE VIEUX DE LA MAISON 25

liait de main magistrale une hôtellerie fameuse où les princes de l'extrême Orient venaient apporter leur or.

Yermineux et couvert de loques impures, n'ayant (( plus un radis dans la profonde et rien dans le battant », il tomba donc chez elle un beau jour et la fortune lui fut à ce point favorable que l'altière pachate, quoique enragée de sa survenue, fut obli- gée de l'accueillir avec les démonstrations du plus ostensible amour.

La malechance de celle-ci voulut, en effet, qu'à l'instant même où, forçant toutes les consignes, il se précipitait dans ses bras, elle se trouvât en conférence avec de rigides sénateurs peu capables de badiner sur le quatrième commandement de la loi divine. L'un d'eux même, remué jusqu'au fond de ses entrailles par cet incident pathétique, ne crut pouvoir se dispenser de la bénir en lui prédi- sant une interminable vie.

Après un tel coup, papa Ferdinand devenait indé- logeable et inextirpable à jamais . Sous peine d'encou- rir l'indignation des honnêtes gens et de perdre l'es- time fructueuse des mandarins, il fallut le décras- ser, l'habiller, le loger et le remplir tous les jours.

L'existence, jusqu'alors douce comme le miel, de Mme Alexandre, fut empoisonnée. Ce père fut le pli de rose de sa couche, le pétrin de son âme, la tablature de ses digestions et, tout au contraire de Calypso, elle ne parvenait pas à se consoler du retour d'Ulvsse.


26 IIISTOIMKS nUSdlM-K; KA.NTliS

Il n\';tail pniiiLaiil |k»s ^-^'iiiinl. Des h; jn't'inicr joui . on ravail installé clans lu niansardo la plus l(»iiil;iiii(', la plus inconiniode et probablement la plus malsaine, (l'était a peine si on le voyait, il obs(M"vait lidèlement la consigne de ne pas roder dans la maison à l'IiiHire des clients et surtout de ne jamais nu'ttre les pieds au Salon.

11 ne fallait rien moins })0ur déroger à cette loi sévèn», que la fantaisie d'un amateur étranger qui demandait ([uel(|uefois à voir le \ ieux, dont toutes ces dames parlaient avec des susurrements de véné- ration craintive, comme elles auraient parlé du Masque de Fer.

Pour ces circonstances, il avait un justaucorps écarlate à brandebourgs et une espèce de casquette macéd(^nienne qui lui donnait l'air d'un Hongrois ou d'un Polonais dans le malheur. On Tornaitalors du titre de comte, — le comte Boutonski ! — et il passait pour un débris couvert de gloire, de lapins récente insurrection.

Cumulativement, il nettoyait les latrines, balayait les escaliers, essuyait les cuvettes et la vaisselle, quelquefois avec le même torchon, disait avec rage Mme Alexandre. Enfin, il faisait les courses des pensionnaires dont il avait la confiance et ((ui lui donnaient de jolis pourboires.

Aux heures de loisir, l'heureux vieillard se reti- rait dans sa chambre et relisait assidûment les œuvres de Paul de Kock ou les élucubrations humanitaires d'Eugène Transpire^ ainsi qu'il


LE VIEUX DE LA MAISON -27

nommait l'auteur des Myslères de Paris et du Juif Errant, les deux plus beaux livres du monde.


Pendant la guerre, naturellement, la maison périclita. Les clients étaient en province ou sur les remparts et l'état de siège rendait les trottoirs impraticables.

L'exaspération de Mme Alexandre fut à son comble. Du matin au soir, elle ne cessait d'exha- ler sa fureur contre le Vieux qui se racornissait de plus en plus et qu'elle vomissait à pleine gueule, sans interruption.

Elle alla, dans son délire, jusqu'à l'accuser d'avoir allumé le conflit international par ses manigances. Quand fut décidée la rançon des cinq milliards, elle se prétendit frustrée, vociférant que c'était autant de fichu pour son commerce et qu'on devrait bien fusiller tous les vieux salauds qui portaient malheur...

Elle tournait positivement à l'hydrophobie et l'existence devenait impossible.

Il va sans dire que la Commune fut inapte à revigorer son branlant négoce. La clientèle pour- tant ne chômait pas. L'établissement ne désem- plissait pas une minute. C'était à se croire dans une église !

Mais quelle clientèle, Dieu des cieux! Des ivro- gnes rouges, des assassins, des voyous infâmes


w1,s IIISTOIIIKS DKSOMI.K; KANTES

• j-aloiiiiL's de la lèlo aux. pieds, (jui se l'aisaicat servir le revolver au poing" et (pii cassaient tout, et ([ui auraient tout brûlé si un avait eu l'audace de leur résister.

Cette fois, par exemple, elle ne gueulait plus, la patronne. Elle eievait silencieusement de peur, en attendant le secours d'En Haut.

Il ne se fit pas longtemps attendre. On apprit tout à coup que les ^ ersaillais venaient d'entrer dans Paris î Délivrance ! Mais une guigne vrai- ment noire s'acharnait sur la pauvre créature.

Il arriva ([uune barricade lut dressée au bout de la rue. C'était le moment ou jamais de fermer la porte à triple tour et de faire comme si on était des mortes. Papa P'erdinand fut complètement oublié.

La barricade était prise à deux: heures de Taprès- midi et les fédérés en fuite abandonnaient le quar- tier. Bientôt, il ne resta plus qu'un seul être, un mince vieillard dont les pas sonnaient dans le ofrand silence.

Impossible de ne pas le reconnaître. C'était le gâteux sorti le matin [)ar curiosité et qui, bête- ment, fuyait comme un criminel devant les panta- lons rouges.

Ceux-ci, })leins de défiance, ne le suivaient pas encore, hésitant à tirer sur un homme d'un si grand âge. Ils accoui'urent en le voyant s'arrêter à la porte du grand 12.

— Avance à l'ordre et fais voir tes pattes î


LE VIEUX DE LA MAISON 29

Le vieillard, pantelant d'effroi, se précipita sur la sonnette et se mit à carillonner.

— Titine, ma Titine, c'est moi ! Ouvre à ton vieux père.

La fenêtre close du mauvais lieu s'ouvrit alors spontanément et Mme Alexandre, ivre de joie., désignant son père aux soldats, leur cria :

— ^Nlais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu ! Il était tout à Tlieure avec les autres. C'est un sale communard, c'est un pétroleur qui a essayé de foutre le feu au quartier.

On n'en demandait pas davantage en ces gra- cieux jours et papa Ferdinand, criblé de balles, toml)a sur le seuil...

Aujourd'hui, ^Ime Alexandre est retirée des affaires et n'habite plus le quartier de la Bourse dont elle fut, si longtemps, la gloire. Elle a trente mille francs de rentes, pèse quatre cents kilos et lit avec émotion les romans de Paul Bourget.



III LA RELIGION DE M. PLEUR


Généralement, les individus qui ont excité mon dégoût en ce monde étaient des gens florissants et de bonne renommée. Quant aux coquins que j'ai connus, et ils ne sont pas en petit nombre, je pense à eux, à eux tous sans exception, avec plaisir et bien- veillance.

TnoMAS DE Olincey.


L'aspect de ce vieillard fécondait la vermine. Le fumier de son àme était tellement sur ses mains et sur son visage qu'il n'eût pas été possi- ble d'imaginer un contact plus effrayant. Quand il allait par les rues, les ruisseaux les plus fangeux, tremblant de refléter son image, paraissaient avoir l'intention de remonter vers leur source.

Sa fortune qu'on disait colossale et que les bons


3-2 IIISTOIIIKS nKSOHLIGKANTKS

juges n'évaluaient qu'en pleurant dCxlasc, devait ôtre cachée dans de l'uiituv endroits, car nul n'osait hasarder une ferme conjecture sur les placements financiers de ce cauchemar.

11 se disait seulement que, diverses fois, on en- trevit sa main de cadavre dans certaines mani- gances d'argent qui avaient abouti à des débâcles sublimes dont ([uelques éleveurs de gren(juilles le supposaient artisan.

Il n'était pas juif, cependant, et lorsqu'on le traitait de « vieille crapule » il avait une manière douce de répondre : Dieu vous le rende ! qui fai- sait courir, sur réchine des plus roublards, un lé- ger frisson.

L'unique chose qui parût certaine, c'était que ce guenilleux effroyable possédait une maison de haut ra})port dans l'un ou l'autre des grands quar- tieis excenti'iques. On ne savait pas exactement. 11 en possédait peut-être plusieurs.

La légende voulait cpi'il couchât dans un antre obscur, sous l'escalier de service, entre le tuyau des latrines et la loge du concierge que ce voisi- nage idiotifiait.

Ses (piittances de loyer étaient, m'a-t-on dit, délivrées, par économie, sur des déchirures d'af- fiches que des locataires plein d'entregent reven- direiit à des collectionneurs astucieux.

On racontait aussi l'histoire, devenue fameuse, d'une sou[)e fantastique trempée régulièrement le dimanche soir et qui devait le nourrir toute la se-


LA RELIGION' DE M. PLEUR 33

maine. Pour ne pas brûler de charbon, il la man- geait froide six jours de suite.

Dès le mardi, naturellement, cette substance alimentaire devenait fétide. Alors, avec les révé- rencieuses façons d'un prêtre qui ouvre le taber- nacle, il prenait, dans une petite armoire scellée au mur et qui devait contenir d'étranges papiers, une bouteille de très vieux rhum vraisemblable- ment recueillie dans quelque naufrage.

Il en versait des gouttes rares dans un verre minuscule et se fortifiait à l'espoir de les déguster aussitôt après avoirenglouti son cataplasme. L'opé- ration terminée :

— ^laintenant que tu as mangé ta soupe, di- sait-il, tii irait iris pas ton petit verre de rhum !

Et déloyalement, il reversait dans la bouteille le précieux liquide. Recommandable finesse qui réus- sissait toujours, depuis trente ou quarante ans.


Jamais un spectre ne parut aussi complètement dénué de style et de caractère. Il avait beau res- sembler par ses haillons, et sans doute, par quel- ques-unes de ses pratiques, aux youtres les plus conspués de Buda-Pesth ou d'Amsterdam, l'ima- gination d'un Prométhée n'aurait pu découvrir en lui le moindre linéament archaïque.

Le surnom de Schylock, décerné par de subal- ternes imprécateurs, révoltait comme un blasphème,


.?4 1 1 1 s T ( ) IM K s n K S ( ) lu, I ( ; 1 : \ N T K S

Irllt'iiit'iil cri MNiirc ir('\|>riiiiiiit ([uc la plal itiidc 1 11 n'avail (h* Iniiblc (|u<' sa crassi' cl sa |niaiil(Mir iJc bête croviM». Mais cela cncoïc «Hait (l'un moder- nisme (l('('(im'aîi"<'aiil. Son oi'dnrc in' lui conl'éi'ait la l)i('ii\ iMiiii> d.iiis a lieu II ahiiiic.

11 lu' l'calisail. en (ippdirncc du iiinins. (jiir le Hoi luiKois, le Mcdioci'c, le « riiciii' de cygnes » , connnc disait \ illiers, accompli et dclinilivement révolu, tel <[u'il doit a|)paraitre à la fin des Tins, (piaiid li\sTreinljienu'nts sortiront dv. leurs tanières et ([UC les sales Ames seront manifestées au grand jour !

S'il pouvait être innocent de prostituer l(is mots, il aurait fallu comparer M. Pleur à ([uel(|ue l»or- rihle [)ro[)hètc, annonciateur des vomissements de Dieu.

11 semblait dire aux individus confortables qu(^ dégoûtait sa présence :

— Ne comprenez-vous pas, d mes frèics, ([U(î je vous traduis pour l'éternité et r[ue mon impuni carcasse vous reflète prodigieusement? (^uand la vérité sera connue, vous découvrirez, une bonnes fois, <[ue j'c'tais votre vraie patrie, à tel point ([ue, venant à disparaître, la pestilence de vos esprits me regrettera. Vous aurez la nostalgie de mon voisinage immonde ({ui vous faisait paraître vivants, alors ([ue vous étiez au-dessous du niveau des morts. [Iy})oçrites salauds qui détestez en moi le dénonciateui' silencieux de vos turpitudes, l'iior- reur matérielle que je vous inspire est précisément


LA RELIGION DE M. PLEUR 35

la mesure des abominations de votre pensée. Car enfin, de quoi pourrais- je donc être vermineux, sinon de vous-mêmes qui me grouillez jusqu'au fond du cœur ?

Le regard du drôle était particulièrement insup- portable aux femmes élégantes qu'il paraissait exécrer, les fixant parfois d'un rayon plus pâle que le phosphore des charniers, œillade funèbre et visqueuse qui se collait à leur chair, comme la salive des brucolaques, et qu'elles emportaient en bramant d'effroi.

— N'est-il pas vrai, mignonne, croyaient-elles entendre, que tu viendras à mon rendez -vous ? Je te ferai visiter ma fosse gracieuse et tu verras la jolie parure d'escargots et de scarabées noirs que je te donnerai pour rehausser la blancheur de ta peau divine. Je suis amoureux de toi comme un chancre, et mes baisers, je t'assure, valent mieux que tous les di^'orces. Car vous puerez un jour, ma souris rose, vous puerez voluptueusement à côté de moi, et nous serons deux cassolettes sous les étoiles...


Mais il eût été difficile, encore une fois, malgré ce regard atroce, de donner un signe qui pvit être appelé caractéristique de ce M. Pleur.

La voix seule, peut-être, — voix d'une douceur méchante et qui suggérait l'idée d'un impudique sacristain chuchotant des ignominies.


36 HISTOIMKS DKSOin.IC. KANTKS

Il av;ii(.|»;ir ('xciiijilc, imc manici'c de [H'oiioncci' le innl (' ar^'ciit •• ([iii abolissait la notion d»' cr nit'lal et niôiiiL' de sa valeur l'cjUM-sciitativc.

( )ii (MitiMidait quelque chos(3 coiinnc <v^'('Ouo/*^^\ stdoii les cas. S<Hivent aussi, on n'entendait rien du tout. Le nioL s'évanouissait.

Cela faisait uut' espèce de pudeur soudaine, une draperie tombant tout à coup au-devant du sanc- tuaire, une crainte iiiopiuée de paraître obscène en dépoitraillant l'idole.

Imaginez, si la cliose vous amuse, uu sculpteur fauatique, un Pygmaliou sauguiiuiire et douce- leux, cliercliaut avec vous le point de vue de sa (ialatbée, et vous faisant reculer sournoisement jus([u'à une tiappe ouvcM'te pour vous engloutii*.

C'était si fort, cette passion jalouse })Our l'Ar- gent, que ([uelques-uus s'^ étaient trompés. Ou avait attribué d'horribles vices à ce dévot impéni- teutde la tirelire et du coffre-fort, — soupçons in- justes mais accrédités [>ar ([uelques exégètes savants de la A'ie privée d'autiui ([ui l'avaient surpris en de mystéi'ieux collo([ues de trottoir avec des femmes ou des enfants.

Son culte s'exprimait parfois en de telles circon- locutions extatiques, le baveux éréthisme de sa ferveur atténuait si étrangement sa physionomie de fossoyeur calciné, et de si déshonnêtes sou- pirs s'exhalaient alors de son sein, ([uc les vases de nioindi'c élection dans lesquels il laissait tomber sa rai'e [)a!ole, étaient excusables, après tout, de


LA RELIGION DE M. PLEUR 37

ne pas sentir passer, entre eux et lui, riiypocon- driaque majesté de V Idolâtrie.


On me dispensera, je veux l'espérer, de faire connaître les raisons d'ordre exceptionnel qui dé- terminèrent un commerce d'amitié entre moi et ce personnage sympathique .

J'étais jeune, alors, très jeune même, et facile- ment accessible à l'enthousiasme. M. Pleur se fit un plaisir de m'en saturer en se dévoilant à moi.

Je crois être le seul qui ait reçu ses confidences. J'ajoute que ce souvenir m'a fort aidé à supporter une destinée plus que chienne et, le personnage étant mort, il y a l)ien longtemps déjà, ma con- science me presse, aujourd^mi, de témoigner en faveur de ce méconnu.

Quelques hommes de ma génération peuvent se rappeler sa fin tragique, arrivée dans les der- nières années de l'Empire, et qui fit un assez grand bruit.

L'assassinat, dont les gazettes m'apportèrent les détails jusqu'aux environs du Gap Nord, était assurément de l'espèce la plus banale et les che- napans qui le perpétrèrent étaient peu dignes, il faut l'avouer, de la célébrité qu'ils obtinrent.

Le vieillard avait été simplement étranglé sur sa couche nidoreuse par des bandits jusqu'alors


^S II I s r<» 1 II KS IHiso HI. Kl KANTKS

j)riv«'s (le iidlnrictc ri (|in ira\ou('ieiit (rauliT iiio- l»il<' (jiic le vul.

Mais rcrtîMiics (•licniistances iclalives seulo- mciit au passe de la vieliiiie et demeurées inexpli- cables, exercèrent en \ aiii. ([iit'I(|iit'.s mois, la saga- cité «les eonleinporains.

l'^idiii nii enil deviner nu comprendre que >r. Pleur n avait pas étc ce qu il paraissait être.

lirel", les assassins malchanceux, qui, d'ailleurs, se laissèrent prendre avec une extrême facilité, n'avaient pu découvrir le moindre trésor dans la tanière de l'avare et, quoique ce dernier fut mort intestat et sans héritiers naturels, le Domaine de l'Etat ne put étendre ses griffes sur aucune pro- priété mobilière ou immobilière.

11 l'ut établi que le défunt ne possédait absolu- ment rien... sinon l'intendance viagère et l'usu- fruit d'une fortune gigantesque inattaquablement aliénée dans les mains d un certain Evêqnc.

Impossible de savoir ce qu'étaient devenues les considérables sommes qui avaient dû lui passer par les mains, depuis tant d'années qu'il donnait lui-même quittance à des escadrons de locataires.

Pas un titre, pas une valeur, rien de rien, ex- cepté la fameuse bouteille de rliuin vidée par les étrangleurs.


(Connue ceci est à peint; un conte, j'ai le droit de ne pas promettre une conclusion plus diamatique.


LA RELIGION D ?: M. PLEUR 39

Je le répète, je n'ai aouIu que donner mon témoi- gnage, le seul, très probablement, que puisse es- pérer l'ombre courroucée du mort.

Qu'il me soit donc permis de résumer en quel- ques lignes les paroles assez curieuses qui me furent dites, en diverses fois, par ce solitaire or- dinairement silencieux.

Je ne crois pas que je sentirai jamais un si noir frisson qu'en ce lointain jour où, côte à côte sur un banc du Jardin des Plantes, il me lit entendre ceci :

— Mon avarice vous fait peur. Eh bien ! mon petit homme, j'ai connu un prodigue^ d'espèce moins rare qu'on ne pense, dont l'histoire aous donnera peut-être Tenvie de baiser mes loques avec respect, si vous êtes assez doué pour la com- prendre.

Ce prodigue était un maniaque — naturelle- ment. C'est toujours facile à dire et ceha dispense de tout examen profond. C'était même, si a'ous voulez, un monomaniaque.

Son idée fixe était de jeter le Pain dans les latrines!

Il se ruinait dans ce but chez les l)Oulangers. On ne le rencontrait jamais sans un gros pain sous le bras, qu'il s'en allait, en sautillant d'aise, précipiter dans les goguenots de la populace.

Il ne vivait que pour accomplir cet acte et il faut croire qu'il en éprouvait di^ furieuses jouis- sances ; mais sa joie devenait du délire quand


40 HISTOIRES DESOBLIGEANTES

l'occasion se pn'sciitiiil drii olliir le spectacK? à (le jiaiivres diabli's ci'evaiit de l'aiiii.

Il avait trente mille Trancs de rente, cehn-la,et se plai^^nail de la clieitc du [)ain.

Méditez attentivement cette histoire vraie (jui ressendjle à un apologue.

Je n'eus pas le désir de baiseï' les loques de M. Pleur, mais son récit me l'ut assez clair, sans doute, car je crus entendre galoper, an-dessous de moi, toute la cavalerie des abîmes.


La dernière fois (jue je rencontrai ce Platon de la lésine :

— Savez-vous,me dit-il, que l'Argent est Dieu et que c'est pour cette raison que les hommi'S le cherchent avec tant d'ardeur? Non, n'est-ce pas? vous êtes trop jeune pour y avoir pensé. Vous me prendriez inrailliblement pour une espèce de Fou sacrilègesi je vous disais (pi'll est infiniment bon, infiniment parfait, le souverain Seigneur de toutes choses et que rien ne se fait en ce monde sans Son ordre ou Sa permission: cpi'en conséquence nous sommes créés uni({uement pour Le connaître. L'adorer et Le servii-, et gagner, par ce moyen, la Vi(* éternelle.

Vous me vouiirii'z si je vous parlais du mys- tère de Son Incarnation. N'importe ! apprenez <pie je ne passe pas un jour sans demander que


LA RELIGION DE M. PLEUR 41

Son Règne arrive et que Son nom soit sanctifié. Je demande aussi à l'Argent mon Rédempteur, qu'il me délivre de tout mal, de tout péché, des pièges du diable, de Tesprit de fornication, et je L'implore par Ses langueurs aussi bien que par Ses Joies et par Sa Gloire.

Vous comprendrez un jour, mon garçon, com- bien ce Dieu S'est avili pour nous autres. Rappe- lez-vous mon maniaque ! Et voyez à quels emplois la malice des hommes Le condamne !

... Moi, je n'ose plus y toucher depuis trente ans î... Oui, jeune homme, depuis trente ans, je n'ai pas osé porter mes pattes malpropres sur une pièce de cinquante centimes ! Quand mes locataires me paient, je reçois leur monnaie dans une cas- sette précieuse, en bois d'olivier, qui a touché le Tombeau du Christ, et je ne la garde pas un seul jour.

Je suis, si vous voulez le savoir, un pénilcnt de r Argent.

Avec des consolations inexprimables, j'endure pour Lui d'être méprisé par les hommes, d'épou- vanter jusqu'aux bétes et d'être crucifié tous les jours de ma vie par la plus épouvantable misère... J'avais assez pénétré l'existence mystérieuse de cet homme extraordinaire pour entrevoir qu'il me parlait d'une façon toute symbolique. Cependant les Paroles Saintes aussi rudement adaptées, m'effaraient un peu, je l'avoue.

Il se dressa tout à coup, levant les bras, et je


i'I II 1 sTo I in:s ni;s(>in.n; EANTEs

le VOIS ciicoi'c, s('imI)I;iI>I(' a une |M»lfii»'(' g-iMiiinét' d'où |M'ii(li;iiriil les luiilloiis poui'i'is de (juelquc ancitMi supplicie.

— On <lil assez, par le monde, me eria-l-il, (pie je suis un lidiiiMe avare. Eli ! l)ieii, vous raconte- rez un jour (jue j'avais découvert la cachette, infi- niment sûre, dont aucun avare, avant moi, ne s'était encore avisé :

f enfouis mon Argenl dans le Sein des Pau- vres ! ...

Vous publierez cela, mon enfant, le jour où le Mépris et la Douleur vous auront fait assez grand pour ambitionner le suprême honneur d'être incomj)ris.

M. l^leur nourrissait environ deux cents familles, parmi lesquelles on aurait cherché vainement un individu (jui ne le regardât pas comme une canaille, — tellement il était malin !

Mais aujourd'hui, juste ciel! où donc est la multitude pâle des indigents assistés par le délé- gataire épiscopal de ce Pénitent ?



f\< c - ^1 %^ -~ ^\x/c ^^ - '^ ^ Jj r


IV

LE PARLOIR DES TARENTULES


CE fut chez Barbey d'Aurevilly, en 1869, au temps de ma jeunesse radieuse, que je ren- contrai ce poète. Il m'intéressa tout de suite par ses cheveux et son coup de gueule.

C'était un hirsute blanc dont le port de tète con- tinuel semblait un défi à tous les tondeurs. Bien qu'il eut à peine quarante ans, l'épaisse toison cou- leur de neige qu'il secouait dans les vents lui don- nait, à quelque distance, l'aspect d'un Saturne pé- tulant ou d'un Jupiter de la panclastite prématuré- ment vieilli par un abus incroyable des carreaux de la volupté .

La mauvaise petite figure de brique pilée qu'il exhibait sous les flocons, se manifestait plus bouil- lante et plus cuite chaque fois qu'on la regardait.


i4 IIISTOIMKS HKSOULK; KANTES

Son a<j^itatii)ii chronliiuc l"('l(jaiiait lui-iiièiuc : — Je suis le Varloir des tcircnlules ! criait-il de sa voix de juoinis à la cainisolc, (jui faisait jn'rssci' le |>as aux jx'tites ouvrières, daus la i iif.

M as ail tiMijniirs l'air d'un Sauison faisant écda- tcr les cordes ou les entraves dont les Philistins nad's auraient [)rétendn le l'a^^^otci" pendant son som- lucil.

J/inlnrliiiK d'Aurevillv, (|ui dcvjiit un joui' suc- coad)er aux trames d'une araignée' noire de l'oc- cultisme languedocien, ne haïssait point d'attiser la rage de ce métromane volcanique, décidément incapahle d'accepter une considération, même dis- tinguée, qui n'eût pas été la première, ou mieux encore, l'exclusive considération.

Damascène Chabrol avait été médecin, ou plu- tôt il l'était toujours, car on dirait que la méde- ciiu^ iinprinic vdi'actci'c aussi bien que le Sacer- doce. Mais, n'avant pas absolument besoin de ga- gner sa vie, il s'était, de très bonne heure, dégoûté de purger des négociants ou d'analyser leurs sécrétions. En conséquence, il avait lui-même vomi sa clientèle, — pour ne pas employer un terme plus fort dont il faisait un fi'équent usage, — et s'était généreusement acharné à la plus intensive culture des vers.

Je crus, dans le temps, qu'il n'était pas tout à fait indigne de pincer la lyre et, si ma mémoire est fidèle, ce fut l'opinion de quelques autorités.

Dieu sait ce que j'en pourrais penser aujour-


LE PARLOni DES TARENTULES 45

dliiii ! ^lais la vie est si courte, hélas î et de durée si peu certaine, que je craindrais vraiment d'élimer le tissu précieux de mon existence en recherchant sous les poussières accumulées de vingt-cinq ans, les deux ou trois recueils oubliés qu'il publia.

J'ajoute qu'en supposant même du génie à ce disparu, nul poème écrit de sa main ne pourrait encore égaler l'inégalable poème de la nuit que nous passâmes ensemble chez lui, rue de Fleurus, quatre jours avant sa terrible mort, et qui ne fut j)as, — je vous prie d'en être inébranlablement persuadés, — une nuit d'amour.


Trois passions fauves habitaient en lui. Les pe- tites femmes, les grands vers, et le désir de la gloire.

Chacune d'elles ayant les caractères indéniables du paroxysme, je n'ai jamais bien compris com- ment elles pouvaient subsister ensemble et surtout la première avec les deux autres.

C'était une chose funèbre que l'emportement de cet homme, semblable à un patriarche possédé, vers les souillons et les guenillons adorés de feu Sainte- Beuve qui. du moins, n'avait rien de patriarcal, et ce fut un bienfait du Second Empire que la violence de ses fantaisies soudaines ait toujours pu s'amortir dans les garnos circonvoisins ou dans les taillis du Luxembourg, sans fâcheux esclandre.

4


4() 1 1 1 s r ( n m; s i n; s ( > lu . k ; i; a n r k s

I );iiis les iiilcrxiillt's «le c i «s crises, l't eu ;i t Iriidaiit (|ii(' Ir l)()uc ii'poiissàl r\i lui, il se jchiil à la co- |tn', se pire ipi tait ilaiis le ((Hirhillon des souirics iiiS[)ii-al('iii's. roiiiiiH' le jxUi't'l dans l'oiirai^'aii.

Et c'était alors une eohiie de visions, de deini- visioiis, (!'(•( lairs de chahîur, d'éclipsés totales, de blasphèmes gesticules eoutre la v()ùt(; irrespou- sahle du l'irnianieut et (Tiiivijeatioiis fainilièi'i;nu'nt chuchotéesix l'oreille de tous les démous, jusqu'au moment où il se vautrait sur sou tapis en grin- çant des deids, tordu par des convulsions d'épi- leptique.

Diriicilement on s'introduisait clicz lui. Il sem- blait toujours avoir [X'urcpie ([uchpie chose de sub- til, (rinl'iuimcnt rai'e et précieux, ne s'évadât par la poite ouverte, ne descendit rescalier,ne passât devant le morne conci(!i'g*e et n'allât s<' prol'anei* parmi la honti' iid'iuie des chiens de la rue...

En consé({nence, il n'ouvrait pas quand on frap- pait, ou s'il ouvrait, c'était à peine, maintenant la porte à un millimètre du chambranle et, de sa main libre, dessinant de grands gestes sileutiaires, comme s'il y avait eu, dans sa demeure, un ago- nisant sublime d<jnl il eût été nécessaire à l'équi- libre des univers de ne j)as rater le dernier sou-

Et si 1 arrivant, non eirarouché par li's yeux de flamme du solitaire, voulait passer outre, malgré cet étrange accueil, il ne pouvait jamais s'intro- duire avec trop de rapidité, et la porte, à l'instant


LE PARLOIR DES TARENTULES 47

mémo se refermait en coup de vent, comme un piège à rats sur un musaraigne. Témérité rare dont peu d'hommes, je vous en réponds, furent capables.

Le redoutable Damascène, alors, à demi-courbé, se frottait les mains, la pointe en bas et les paumes tout près du menton, exprimant ainsi l'allégresse d'un cannibale sûr de sa proie.

Et la fanfare de ses récriminations éclatait pen- dant une heure. Il devenait un torrent de plaintes dont on entendait, d'abord, le grondement sourd et la grandissante rumeur quand il arrivait, au loin, des montagnes bleues ; puis le rauque mugissement, de plus en plus clair, qui s'épandait à la façon d'une nappe immense; et enfin, le fra- cas énorme des dislocations, des écroulements qu'il apportait, de toutes les clameurs confondues.

Il en avez fameusement sur le cœur, allez! Et je suppose qu'il aurait fallu la mort pour qu'il cessât de YDcUérer, jusque pendant son ^oniniell^ contre les éditeurs, les journaux, l'Académie, les sociétaires de la Comédie- Française et, en géné- ral, contre toute la clique humaine qui s'obstinait à ne pas le récompenser.


Peut-être avait-il raison. Je vous répète que je n'en sais rien et que je ne veux pas le savoir. Je suis assez ivre déjà de mes propres indignations,


•48 lIlsrolUKS IUCSC) HLK; KANTES

sans avoir licsoiii dr mo soùlcr dr celles des autres.

J'arrive au j)()euu' de et'Ue uuil, lauieuse eutre toutes, (|ui ne lut pas uiu' nuit d'amour.

Très exee|»rnuniellement, Damascène Chabrol m'avail iiivile par lettre à venir cliez lui, n:)n pour dîner, ce (jui ireùt été ([ue salutaire et, j)ar eonsé- (pieiit , arclii-hanal, mais pour enteiidi-e la lecture d'un de ses drames, ce ([ui me parut dangereux et fort effrayant.

Sa lettre, d'ailleurs, beaucoup plus commina- toire que fraternelle, ne i)0uvait me laisser aucun doute sur la gravité du cas. Il exigeait absolu- ment que je fusse exact, déclarant (|ue la justice le voulait ainsi.

Cette forme d'invitation ne me révolta pas. ^la curiosité vivement émue établit aussitôt l'accord entre Injustice et ma volonté. Je fus exact et A^oici tout net ce qui arriva.

Dès le premier coup, la porte s'entr'ouvrit et je fus introduit selon le rite mentionné plus haut.

Damascène était plus calme que je n'eusse osé Tespérer. 11 était même prodigieusement calme et je ne pus iirempécher de le comparer à un opéra- teur ou à un bourreau sur le point de fonctionner. Analogie dont j'étais infiniment loin de soupçonner la rigueur.

Deux grogs étaient préparés et, sur la table, grand ouvert devant l'une des deux chaises, le manuscrit redoutable s'étalait.


LE PARLOIR DES TARENTULES 49

Le temps était doux, par bonheur. S'il avait fait trop froid ou trop chaud, je pouvais très bien mourir cette nuit-là, les plus claires précautions ayant été prises pour que je comprisse l'inutilité absolue d'une tentative d'interruption, quelque courte et légitime qu'elle fût.

— La Fille de Jephté ! drame biblique en cinq actes, commença- t-il, me fixant d'un œil impla- cable.

L'exercice, d'abord, ne me déplut pas. Le lec- teur aA'ait une voix bizarre de gastralgique, s 'éle- vant sans effort des basses profondes aux notes enfantines les plus aiguës. \\ parlait ainsi et jouait véritablement son drame, multipliant les gestes jusqu'à se précipiter à genoux pour une prière, quand la situation l'exigeait. Curieux spectacle qui m'amusa pendant une heure, c'est-à-dire- pen- dant tout le premier acte seulement ; car le monstre poussait la conscience jusqu'à recommencer plu- sieurs fois des scènes entières dont il craignait de ne m'avoir pas fait sentir toute la beauté, sans qu'au- cune admirative protestation pût le rassurer.

Au deuxième acte, la mimique ayant perdu \v charme de l'imprévu, je m'avisai d'écouter vérita- blement.

C'était lamentable. Imaginez le poncif le plus poussiéreux, le plus culotté, le plus crasseux, le plus fétide. Un amagalme effrayant de Racine, du bonhomme Gagne et de Désaugiers. Je me rap- pelle un interminable discours de son impossible


[JO 11 I > roi II i;s in:s(nn, I (i i: A.NTKS

Jii<^(; s'.ir l'aj^M'iciilliirc cl rccoiiomic sociale...

\'(M-s la lin (lu Iroisièinc, je; reigiiis un hi'soiii sul)il <lt' rcspèci» la plus vul^^airc, espriaiil ainsi giig'nt'r la pnric dr ICscalici", (Ici lioinini' iimisiMc m'accompagna...

Il l'allut tout aNalci' cl cela dura jusqu'à minuit. J'étais presque aussi AY/r/v'/zV (|iic la l'illc cllc-mcnic (lu Lihcralcur d'Israël.


Mais ([ue dcvins-je, l()i's([iic m élançanl sur mon chapeau, Damascène me dit ces mots qui me pa- in i.'iit tirés de l'Apocalypse :

— Oli ! ue vous pressez pas, nous j^avons en- core rien lu. Je ne vous lâche pas avant que vous ayez entendu mes sonnets.

Uji ignorant de la langue française aurait pu croire qu'il m'offrait une tasse de chocolat. Or, il m'annonça quinze cents sonnets^ jdus de vingt mille vers ! et sa voix, loiji d'être affaiblie juir le précédent effort, était maintenant plus claire, j)lus fraîche, mieux entraînée, capable, semblait-il, de tromboner jusqu'à la chute, si malencontreuse- ment ajournée, du ciel.

Que faire ? Il m'était démontré ({ue je ne }>our- rais sortir que sur le cadavre de cet enragé et je iTavais ])as alors, comme depuis, Thabitude vé- nielle de tremper mes mains dans le sang.

Je me rassis, étoiiffanl un l'àle de désespoir.


LE PARLOIR DES TARENTULES 51

Cinq minutes plus tard, je dormais proFondé- ment. Le carillon d'une clarine alpestre, vivement agitée à mon oreille, me réveilla.

— Ah! x\li ! vous dormez, je crois, me dit mon Ijourreau.

— Mon Dieu ! répondis-je, je dors sans dormir... J'avoue que je sens un peu de fatigue.

— Très bien, je connais ça.

Il ouvrit alors son tiroir, en tifa un revolver qui me parut de dimensions anormales, l'arma soi- gneusement, le posa sur la table sans lâcher la crosse et, reprenant de la main gauche son ma- nuscrit, ajouta simplement :

— Je continue !...

Ce supplice dura jusqu'au lever du soleil. A ce moment, il se leva mécaniquement, ferma son accordéon et me déclara qu'il allait prendre le train.

— Je vais voir papa, m'expliqua-t-il. Quelques heures plus tard, il giflait son père

âgé de soixante-quinze ans, en arrivant à Orléans, et se jetait, aussitôt après, dans un puits du fond duquel on le retira fou furieux pour l'enfermer dans un cabanon où il mourut en pleine frénésie, le surlendemain.

A mon extrême surprise, j'héritai d'une partie considérable de sa fortune et c'est avec son argent — si on tient à le savoir — que je me suis tant amusé de vingt-cinq à trente, comme chacun sait.




V

PROJET D'ORAISON FLAÉBRE


C'est à peine si quelques-uns savent qu'il vient de mourir. Quand la multitude de ceux qui se croient vivants apprendra sa mort, il y aura sûrement dans les journaux de vives jérémiades clichées sur le grand écrivain défunt « qu'on a eu la douleur de perdre « , après Tavoir si bassement détesté pendant sa vie.

Ces lamentations univoques et professionnelles seront ramassées à la pelle, comme la terre des cimetières, par les fossoyeurs de la chroni({ue, jusque sous les pieds de « Tami de la dc^rnière heure )>, romancier saumàtre et vulpiii, (pii avait besoin de cette réclame et qui confisqua son agonie, lui faisant la mort plus amère.

Contentons-nous de le nommer simplement La-


o4 IIISIOIMKS IH;S() 15 I. Mi K.VNTKS

zaï'c, (•♦' (Ii'm'imIi; dans la plus parlaiti' iii(lii;'('iic(', (|ni a\ail le droit de poi'tci" riiiic des plus larg(*s (•(•iiidiiiu'S coinlalcs de Tl )cci<lciil .

— .le suis, disail-il, d- la lacr des Etres qui font riiuniiciii' des auli'cs Inmiincs.

Il lie voulut doue jauiais (pi'oii lui pailàl d'uuo « autre ])ah*ie ([ue Texil » et la \ir, j)ai' e(jusé- queut , l'ut uierveilleuseuieut eliieniic pour ce ])auvre diable sublime.

Lu [)eu plus tard, lurs(|ue se serout eleiutes les l'iauiiues postiches de la eauicule des aduiiratious après décès, — un peu ou l)eaucoup [)lus lard, — je parlerai de eette uiort dont la tristesse et Tlior- reur, avec soin dissimulées, sont dirrieili'iiieut sur- passables.

Car j'ai fort à dii'e, je vous assure, et la ma- tière noire surabonde.

Tel n'est pas aujourd'hui précisément mon des- sein. Je voudrais seulement, à propos de ce La- zare (jue tout le monde a le droit de supposer imaginaire, vérifier à la clarté d'un dé[»lorable fhunbeau, l'adage le [)lus décisif sur les vieilles aristocraties que la Révolution croit avoir tuées.

tt Tout homme est l'addition de sa race. » Ainsi fut condensée, comme sur une lame d'airain, par le philoso])he Blanc Saint- Bonnet, toute l'expé- rience des siècles.

C'est-à-dii*e (\\\i\ Texli^cmite du dernier rameau d un gi'and arbre élu })ar la foudre, pend toujours un fruit de délectation ou d'épouvante en qui l'es-


PROJET D ORAISON lUNEBRK 55

sence précieuse fait escale avant de disparaître à jamais.

Quand il s'agit d'une sève glorieuse, comme dans le cas de notre Lazare, le douloureux être chargé de tout assumer, n'est pas seulement le support unique des splendeurs ou des misères, des joies divines ou des deuils profonds, des abaisse- ments ou des triomphes accumulés par tant d'an- cêtres. Il faut encore qu'il porte le Rêve de tout cela, qu'il le porte dans le long, l'interminable désert, « de l'utérus au sépulcre », sans qu'une âme puisse le secourir ou le consoler.

Il lui faut subir le miraculeux et redoutable héritage d'une poitrine houleuse de tous les sou- pirs des générations dont le nom môme agonise...

Et ce n'est pas tout, — ù mon Dieu! — car voici le gouffre des douleurs..


La destinée de Lazare fut si extraordinaire que sa vie parut comme un raccourci di^ l'histoire même de la Race altière dont il était la suprême incarnation.

Une espèce d'analogie me fera peut-être com- prendre.

Vous rappelez-vous ces chronologiques épitomés

qu'infligèrent à notre enfance des pédagogues

inassouvis de malédictions ? Chaque époque est , • ,

condamnée à respirer entre quatre pages étroites.


S6 H I s l() I IU:S DKSimLKlKANTES

(.'Il cos opiisciilrs sull"(;i'aiits on k;s évL'iicini'iils les plus cloig-iirs, les plus distincts, sont empilés et pressés à la manière des salaisons dans la caque d'un exportateur.

Cliarlemagiie y compénètre Mérovée, les pre- miers ^'alois ne l'ont qu'un mastic avec les Valois d'Orléans ou les Valois d'Angouléme, Henri III crève les cotes à Charles le Sage, François I*"" s'aplatit sur Louis le Gros, Ravaillac assassine Jean SanslVnir et c'est à Varennes que Louis XIV a Tair de signer la Kévocation de l'Edit de Nantes, etc. Tout recul est impossible et le chaos indébrouillable.

Lazare, dernier du nom, et n'ayant plus rien de- vant lui que le Goujatisme grandissant de la fin du siècle, était lui-même, en quelque manière, un de ces terribles abrégés .

Incapable de s'ajuster à la vie contemporaine qui le pénétrait de dégoût, il résidait au fond de son propre cœur, tel que, dans son antre, un dragon d'avant le déluge, inconsolable et hagard de la destruction de son espèce.

11 portait vraiment en lui les âmes de tous les grands de sa Maison et la liste en était longue. 11 confabulait avec leurs ombres, ne cherchant pas irrespectueusement à les démêler, bien au con- traire, et finissant par être heureux de ne plus savoir ce qui revenait, en bonne justice, à chacune d'elles.

11 était, d'ailleurs, un de ces rares adeptes qui


PROJET D OUAISON FUNEBRE 37

nient la mort, se persuadant que l'autosurvie est un acte simple de la volonté, et qu'il est incom- parablement plus facile de s'éterniser que de finir.

Selon lui, la mort dont parlent tant les imbé- ciles n'était qu'une imposture, une insoutenable imposture inventée par les fabricants de couronnes et les marbriers.

Il avait même écrit, pour son usage personnel, une fantaisie, — hégélienne, hélas! — sur cet objet, en vue d'établir qu'êtres et choses ne peuvent avoir d'autre maintien devant l'Infini que celui qu'il plait à notre conscience de leur accorder.

Il vivait donc au milieu d'un groupe superbe dont il avait, depuis longtemps, obtenu la résur- rection, — nullement ému d'aboucher ensemble des guerriers ou des magistrats séparés par toute la largeur des siècles, et dont la personnalité même se perdait pour lui dans l'admirable cohue des individus de son sans:.


L'existence infernale de cet homme est suffi- samment connue. On en fait une légende merveil- leuse, quoique les circonstances bizarres, dont l'imagination de quelques-uns l'a surchargée ma- licieusement, aient été beaucoup plus rares, en réalité, qu'on ne le suppose.

Le trouble célèbre de son esprit n'était, au


58 IIISTOIHKS IU:s<H!I.I(; KANTKS

l(Hi(l.(jiir le ti(Mil)lt' (le sa jtaiiNiT àiiH' ctc't'tait, c'oiiiiiic cela, hit'ii assez, lra;j;-i(jiie.

.l'ai (iil (jiie sa \ ie se li'oiiva cniiFlginM'e à 1 His- toire iiKMiie (le sa llaci." et ([Ui* tel fui le juilieipe (le douleurs sans ikuii. Mais coninR'iit l'aire en- tendre un pai'eil lan;4"a^'"e ?

Cette liistcjire ([ui est juste au rentre de Tllis- toirtî universelle et ([u'oii apprend si mal dans les écoles, était, eu lui, luut a l'ait vivante et contem- poraine. l]lle le brûlait, le dévorait comme une flamme furieuse dont il eût été Taliment dernier.

Dans la flagranee des tortures, ses moindres gestes récupéraient aussitôt les gestes anciens de la Lignée quasi-royale tout entière ({ui mourait debout dans les ventricules de son cœur.

Très peu le comprirent, et ceux-là, que pou- vaient-ils pour un si grandiose malheureux ? Dieu lui-même, le Dieu Molocli ne voulant plus d'aris- tocratie, l'holocauste s'imposait.

Le génie littéraire lui avait été donné par sur- croit, mais ce fut la broutille de son supplice.

Qu'ils avaient été beaux les commencements! On avait viiigt ans, on éblouissait les hommes et les femmes, toutes les fanfares éclataient sur tous les seuils, on apportait au monde quelque chose de nouveau, de tout à fait inouï que le monde allait sans doute adorer, puisque c'était le reflet, Tinta ille fidèle des primitives Idoles.

(^u"iuq)ortait ({u'on fût très pauvre ? N'était-ce


TROJET D ORAISON 1 UN ERRE 59

pas une graadeur de plus? On avait, d'ailleurs, une besace pleine de fruits qui ressemblaient à des étoiles, ramassés à pleines mains dans la forêt lumineuse, et on ne doutait pas de l'Espèce hu- maine.

^lais on s'aperçut un jour que le peuple, dégoûté du pain, réclamait à grands cris des pommes de terre, qu'il voulait qu'on lui frottât la plante des pieds avec le gras des petits boyaux des Princes de la Lumière, — et ce fut le commencement de l'agonie qui dura trente ans.

Elle eut trop de témoins pour qu'il soit néces saire de la raconter. Le courage, d'ailleurs, me manque. Je ne me réserve, comme il fut dit un peu plus haut, que la dernière et suprême phase très ignorée, celle-là, très profondément ignorée, je vous assure, et dont je veux être le divulgateur implacable.

Nous verrons alors la couleur du front d\in cer- tain ^>>c>/?///(^



VI


LES CAPTIFS DE LONGJUMEAU


LK Postillon de Longjuniedu annonçait hier la fin déplorable des deux Fourmi. Cette feuille, recommandée à juste titre pour l'abondance et la qualité de ses. informations, se perdait en conjec- tures sur les causes mystérieuses du désespoir qui vient de précipiter au suicide ces éponx qu'on croyait heureux.

Mariés très jeunes et toujours au lendemain de leurs noces depuis vingt ans, ils n'avaient pas quitté la ville un seul jour.

Allégés [)ar la j)révoyance de leurs auteurs de tous les soucis d'argent qui peuvent empoisonner la vie conjugale, amplement pourvus, au contraire de ce qui est nécessaire pour agrémenter un genre d'union légitime sans doute, mais si peu coidorme


6^2 IIISTOIUKS DKSOin.l (IKA N r KS

à ce besoin de vicissitudes anioureiises qui tra- vaille ordiuaireniciil les versatiles jimnains, ils réalisaient, aux yeux du fiKnide, le inii-acle du la tendresse à perpétuilc.

Un heau snii- de iii;ii, le leiideniain de la chute de M. riiiers, le ti*ain de n'i'ande ceinture les avait amenés avec leiii's j»arents nciiiis pour les installer dans la delicit'use jHopiiete <|iii devait alu'iter leur joie.

Les Lungjumelliens au cœur pui* avaient vu passer avec attendrissement ce joli couple que le vétérinaire compara sans hésiter à Paul et à Virginie.

Ils étaient, en ellet, ce jour-là, véritablement très bien et riîssemblaient à des enfants pâles de grand seigneur.

Maître Piécu, le notaire le [)lus important du canton, leui* avait acquis, à l'entrée de la ville, un nid de verdui-e (pie leui' eussent envié les morts. Cai" il faut en convenir, le jardin faisait penser à un cimetière abandonné. Cet aspect ne leur déplut pas, sans doute, puis([u'ils ne firent, par la suite, aucun changement et laissèrent croître les végé- taux en liberté.

P(jur me servir d'une expression profondément originale de maître Piécu, ils vécurent dans Les nuages, ne no vaut à [)eu près personne, non par maliciî ou dédain, mais tout simplementparce qu'ils n'y pense l'eut j.iuiais.

Puis, il aillait fallu se di'seidacer (juelqjies


LES CAPTIl'S DE LONGJUMEAU 6S

heures ou quelques minutes, interrompre les extases, et, ma loi! considérant la brièveté de la vie, ces époux extraordinaires n'en avaient pas le courage.

Un des plus grands hommes du Moyen Ago, maître Jean Tauler, raconte l'histoire d'un soli- taire à qui un visiteur importun vint demander un objet qui se trouvait dans sa cellule. Le soli- taire se mit en devoir d'entrer chez lui pour v prendre l'objet. Mais, en entrant, il oublia de quoi il s'agissait, car l'image des choses exté- rieures ne pouvait demeurer dans son esprit. Il sortit donc et pria le visiteur de lui dire ce qu'il voulait. Celui-ci renouvela sa demande. Le solitaire rentra, mais avant de saisir le dit objet, il en avait perdu la mémoire. Après plusieurs expérientes, il l'ut obligé de dire à rimportuu : — Entrez et cherchez vous-même ce qu'il vous faut, car je ne puis garder votre image en moi assez longtemps pour faire ce que vous me demandez.

M. et Mme Fourmi m'ont souvent rappelé ce solitaire. Ils eussent donné volontiers tout ce qu'on leur aurait demandé, s'ils avaient pu s'en souvenir un seul instant.

Leurs distractions étaient fameuses, on en par- lait jusqu'à (Jorbeil. Cependant, ils n'avaient pas l'air d'en souffrir et la « funeste » résolution qui a terminé leur existence généralement enviée doit paraître inexplicable.


(i t 1 1 1 s I ( » 1 1 î I : > I n; s « M ! I . I ( ; i: A N r k s


l lie Icllrc aiicitMiiic (lfj;i de et* niallii'urcux Foiiriiii, (jiic je cnniius .ujnil sou mariage, m'a permis (le rccoiisliliicr, pai* voie (riiidurlioii, toute sa lamciilahlt' liisloirc.

Vuiei doue cette lettre. Ou scira, peut-être, que num ami uetait m un lou, m lui imhéeile.

(( ... i'diir la dixieuH' ou \iiiLCtième r(jis, cher

imi, miiis le uunupious de parole, outrageuse-

ment. Quelle ([ue soil ta patieuee, je suppose que lu d(jis être las de Jious inviter. La vérité, c'est ([ue cette deruièrc; fois, aussi bien que les précé- dentes, uous avons été sans excuses, ma femme et moi. Xous t a\ioiis écrit de compter sur uous et uous n'avions absolument rien à l'aire. Cepen- dant non-; a\(>n> iniin<|ne le train, comme tou- jours.

« Voihi (jniiize (fus que nous manquons tous les trains et toutes les voitures publiques, quoi que nous fassions. C'est iidiniment idiot, c'est d'un ridicule atroce, mais je commence à croire que le mal est sans remède. C est une espèce de fata- lité cocasse (l(»nl nous s<mnnes les victimes. Rien n \ lait. 1! nous est arrive de nous lever à trois heni-es (lu matin on même de passer la nuit sans sommeil p(Mir ne p.is man(jner le train de huit lieni'es, j»;ir e\enq)l(;. J^li ! bien, mon elier, le feu pi'eiiail dans la cheminée au dei'iiier moment.


LES CAPTIFS DE LONGJUMEAU 65

j 'attrapais une entorse à moitié chemin ; la robe de Juliette était accrochée par quelque hrous- saille, nous nous endormions sur le canapé de la salle d'attente, sans que ni l'arrivée du train ni les clameurs de l'employé nous réveillassent à temps, etc., etc. La dernière fois, j'avais oublié mon porte-monnaie.

(( Enfin, je le répète, voilà quinze années que cela dure et je sens que c'est là notre principe de mort. A cause de cela, tu ne l'ignores pas, j'ai tout raté, je me suis brouillé avec tout le monde, je passe pour un monstre d'égoïsme, et ma pauvre Juliette est naturellement enveloppée dans la même réprobation. Depuis notre arrivée dans ce lieu mau- dit, j'ai manqué soixante-quatorze enterrements, douze mariages, trente baptêmes, un millier de Assîtes ou démarches indispensables. J'ai laissé crever ma belle-mère sans la revoir une seule fois, bien qu'elle ait été malade près d'un an, ce qui nous a valu d'être privés des trois quarts de sa succession qu'elle nous a rageusement dérobés la veille de sa mort, par un codicille.

« Je ne finirais pas si j'entreprenais l'énuméra- tion des gaffes et mésaventures occasionnées par cette incroyable circonstance que nous n'avons jamais pu nous éloigner de Longjumeau. Pour tout dire en un mot, nous sonuncs des captifs, désormais privés d'espérance et nous voyons venir le moment où cette condition de galériens cessera pour nous d'être supportable... » '


66 mSTolHKS I>KSUHLl(i tAiNTES

Jo supprime le reste où mon triste ;imi me con- fiait des eliosi'S ti'op nilimes p(Mir ([im; je puisse les publier. Mais je donne ma parol»^ d'Iionneuiquc ce n'était pas un homme vulgaire, (pi il fut digne de Tadoration de sa l'emun; «;t que ces deux êtres méritaient mieux (pie d».' l'iiiir hétemeni et malpro- prement eomme ils ont fini.

Certaines partieulaiités <pie je demande la pei- mission de garder pour moi, me donnent à jx'user (|ue rinl'ortuné couple était réellement victime d'une machination ténébnmse de l'Ennemi des hommes qui les conduisit, parla main d'un notaire évidemment infernal, dans ce coin maléfique de Longjumeau d'où rien n'eût la puissance de les arracher.

Je crois vraiment ([u'ils ne poin'aicnl [)as s'en- fuir, qu'il y avait, autour de leur demeure, un cor- don de troupes invisibles triées avec soin pour les investir et contre les(pielles aucune énergie n'eût été capable de prévaloir.


L(î signe pour moi d'une influence diabolique, c'est que les Fourmi étaient dévorés de la passion des voyages. Ces captifs étaient, par nature, essen- tiellement migrateurs.

Avant de s'unir, ils avaient eu soif de courir le monde. Lorscpi'ils n'étaient encore que fiancés, on les avait vus à Enghien, à Choisy-le Hoi, à Meu-


LKS CAPTIFS DE LONGJUMEAU 67

don, à Clamart, à Montretout. Un jour même ils avaient poussé jusqu'à Saint-Germain.

A Longjumeau qui leur paraissait une lie de rOcéanie, cette rage d'explorations audacieuses, d'aventures sur terre et sur mer n'avait fait que s'exaspérer.

Leur maison était encombrée de globes et de planisphères, ils avaient des atlas anglais et des atlas germaniques. Ils possédaient même une carte de la lune publiée à Gotha sous la direction d'un cuistre nommé Justus Perthes.

Quand ils ne faisaient pas l'amour, ils lisaient ensemble les histoires des navigateurs fameux dont leur bibliothèque était exclusivement remplie et il nV avait pas un journal de voyages, un Tour du Monde ou un Bulletin de société géographique auquel ils ne fussent abonnés. Indicateurs de che- mins de fer et prospectus d'agences maritimes pleuvaient chez eux sans intermittence.

Chose qu'on ne croira pas, leurs malles étaient toujours prêtes. Ils furent toujours sur le point de partir, d'entreprendre un interminable voyage aux pavs les plus lointains, les plus dangereux ou les plus inexplorés.

J'ai bien reçu quarante dépêches m'annonçant leur départ imminent pour Bornéo, la Terre de IV'u, la Nouvelle-Zélande ou le Groenland.

Plusieurs fois même il s'en est à peine fallu d'un cheveu qu'ils ne partissent, en effet. Mais enfin ils ne partaient pas, ils ne partirent jamais,


68


II I s T ( ) I m: s n K s o it iJ ( 1 1: A N r k s


parcp qu'ils ne puiiNaiciit |>i«s t'I ne (l('\;iit'iil |>;is

l)afli!'. Lr< .itollics cl les IIK ili'CllIt'S SC ('OallSJIK'Il t

poiif les lircr (Il ariuTc.

lu jour. (('lu'iHlaiit , il y M une dizaiiu' d aiiiKn's, ils ciurcnl (l('(i(l(uiriil s'cNadcr. Ils Jivaicnt réussi, (•(Uihc loulc cspcraiici', a s'élancer dans iiu \vag(ui de prciuièrc (dassc qui devait les emporter a \ Cisailles. DeliNiaiice! Là, saus doute, le cer- cle ma<^i(jue serait r(»iii|ni.

Le train se mil en inaiclic. mais ils ne hougè- ri'iit pas. Ils s'étaient i'onrrt's naturellement dans une voiture désignée pour rester en gare. Tout était à recommencer.

l/uni<jue voyage (pi'ils ne dussent ])as maïKjuer était évidemment celui qu'ils viennent d'entrepren- dre, hélas ! et leur caractère bien connu me porte à croire qu'ils ne s'y préparèrent qu'en tremblant.



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Vil


UNE IDEE MEDIOCRE


ILS étaient quatre et je les ai trop connus. Si cela ne vous fait absolument rien, nous les nom- merons Théodore, Théodule, Théophilo et Théo- phraste.

Ils n'étaient pas frères, mais vivaient ensemble et ne se quittaient pas une minute. On ne pouvait en apercevoir un sans ([u'aussitôt les trois autres apj)arussent.

Le chef de l'escouade ('lait uaturellement Théo- phraste,le dernier noFumé, [ homiiic aux Carcicteres et je pense qu'il était (hgne de commander à ses compagnons, car il savait se commander à lui- même.

C'était une manière de puritain sec, harnaché de certitndf's, uiéticuleux et auscultateur. Exté-


70 HiSToinKs désoblk;!: \N TKS

rieiiroiin'iit, il Inuiil ;i l;i luis du hlaiiisui «.'tdo l'es- timatciir (riiiic succiiismIc de inoiit-dr-pirté, dans un (|uarti<'r jiauvi-c.

(^)uaii(l on lui (lisait Itonjoiir. il a\'ail tnujoiii's l air (le recevoir un iiani isseiiicii I el sa réponse ressenihlail a revaluation (11111 cxiieil.

Int(rieiireiii('nl . son ànu' était rc'M'iil'ie d'un niii- lel iii('\(U'al)le, de 1 Cspece de ceux (|U()n élùve avec laid de s(dli(ilude eu Aut^'leterre ou dans lacitéde (lalviu pour le traiispoit (h.'s eeicueils blanchis.

11 ne voulait pas cependant (pi (ui Tiinaginàt pnj- testaut, s alTii-inait catli(jli(pii' juscju'à la pointedcs cheveux, ostensiblem(*nt nu'ttait à sécher son cœur sur les eclialas delà \ ilîuc des élus.

Son fonds, c'était d'être c/kisIc, et surtout de le j)aiMilre. (Jiasle coiuuie un (dou, ('(uniue un séca- teur, comme un hareng saur! Ses acolytes le pro- (damaient immarcessible et inel'l'euillable, non ujoins albe et lactesceid (pie le nitide manteau des anges.

()serai-je le dire .' Il regardait les l'(.'mmes comme du caca et le comble de la démence eut été de 1 inciter à des gaillardises. D une manière gé- nérah;, il désapprouvait le rapprochement des sexes et toute |)arole évocatrice d'amour lui semblait lUie agn^ssion personnelle.

Il était si chaste (pTil eût condamné la jupe des zouaves.

T(3lle, à larges traits, la j)hvsinuonn(! de ce chef.


U^E IDEE MEDIOCRE 71


Qu'il me soit permis d'esquisser les autres.

Théodore était le lion du groupe. Il en était Torgueil, la parure et c'était lui ([u'on mettait en avant lorsqu'il s'agissait de diplomatie ou de per- suasion, car Tbéophraste manquait d'éloquence.

Il est vrai qu'en ces occasions, Théodore se soû- lait pour mieux rugir, mais il s'en tirait à la satis- faction générale.

C'était un petit lion de Gascogne, malheureuse- ment privé de crinière, qui se flattait d'apparte- nir à la célèbre famille, à peu près éteinte aujour- d'hui, des Théodore de Saint-AntoninetdeLexos, dont les rives de rAveyron connurent la gloire.

On eût été malvenu d'ignorer que ses armes, les fières et nobles armes de ses aïeux, étaient sculp- tées au porche ou dans un endroit quelconque de hi cathédrale d'Albiou de Carcassonne. Le voyage était trop coûteux pour qu'on entreprit une véri- fication, inutile d'ailleurs, puisqu'il donnait sa pa- role de gentilhomme.

Ces armes calquées a^ec attention sur du pa- pier végétal, à la Bibliothèque nationale, ne me furent pas montrées, mais la devise : Pa/- la sanibleu ! m'a toujours paru aussi simple que ma- gnifique.

Bref, ce Tlieodore fascinait, éblouissait ses amis dont l'ascendance n'était, hélas! que de cro-


7-2 Ml s ro I II i;s im;s(» k i.i c i: \ .\ ti:s

([luiiils. ( ",('|m'ihImiiI, il II»' |M>ii\;iil ("■lie Iciii- capo- ral, parc»' (pic hml celai dnil ccdcr à la sag'cssc. ("/«'tait le Icnic mais impcee;il>le 'i'li«()j)lirast«^ qui les avait unis «'ii laisccaii pour (pic les (traînes (h; la \ ie ne piissenl les rompre. C/(itail lin ipii les maiiiteiiail ainsi ('Ikkjuc jour, leur cuseigiiaiit la V(;rtu, It'iir a|>prcnanl à vivre cl à |»eiiscr, cl le hoiiillanl Aciiilki avait uohlcînieiit acccple (rohcir à Toraculairc Ni^stor,

Théodulc! «^t rii('o[)liiio pi^nivciit être (expédies en ([ui'hpies mots. Le prcmitir iTavait dv rcMnarquable (|ue son apparente i'ol)ust(3SS(; de bœu!' docile et plein d'iiicoiisciencc à (pii on eût [>u l'aire lahoii- rcr un cimetière. Il «Hait simplement heureux de marcher sous rai^-iiillou (;t n'avait pr«'S([u«; pas besoin de lumièr«'.

Le second, au contrair«', mar(diait par crainlc. Il ne trouvait [)as le faisceau bien spirituel ni bien amusant; mais s^Hant laiss«} ligoter pai' Théo- plnaste, il n'osait pas même concevoir la pensée d'une désertion et tremblait de déplaire à cet homme redoutable.

(/était un ^arc'oii 1res jeune, pi'(îs<pic nu ciiranl, (pu merilail, je crois, un meilleur sort, car il me parut doue d'inhdligence et de scnsibilit»'.


N'oici maintenant l'idée misérable, l'imbécib! guimbarde d'id(c dont ces «piatre individus loi'-


U N E I I) K K M H L) K t C 11 K


iiiaii'nt 1 attelcigc. Si ([u<'l([u Lia pL'ut cii découvrir une plus nn^diocre, je lui serai persoiiuellemeut obligé de me la faire connaître.

Ils avaient imaginé de réaliser à quatre l'asso- ciation mystérieuse des Treize rêvée par Balzac. ^ktxe païen, s'il en fut jamais. Ecidem velle, ea- dern nollc dirait Salluste ([ui l'ut nue des plus atroces canailles de lantiquite.

N'avoir qu'une seule àme et qu'un seul cerveau répartis sous quatre épidémies, c'est-à-dire, enfin de compte, renoncer à sa personnalité, devenir nombre, quantité, paquet, fractions d'un être col- lectif. Quelle géniale conception !

Mais le vin de Balzac, trop capiteux pour ces pauvres tètes, les ayant intoxiqués, cet état leur parut divin, et ils se lièrent par serment.

^'ous avez bien lu ^ Par serment. Sur ([uel évan- gile, sur quel autel, sur quelles reliques? Ils ne me l'ont pas dit. malheureusement, car j'eusse été bien eurieux de le savoir. Tout ce que j'ai pu découvrir ou conjecturer, c'est que, par formules exécratoires, et le témoignage de tous les abîmes étant iuA'oqué, ils se vouèrent à cette absurde existence de ne jamais avoii- mir pensée «[ui nt- fût la pensée de liHii' groupe, de n'aimer ou dé- tester rien qui ne fût aimé ou détesté en commun, de ne jamais observer le moindre secret, de se lire toutes leurs lettres (4 de vivre ensemble à perpétuité, sans se séparer un seul je>ur.

Naturellement, Théophraste avait dû être Tins-


7 i II I s p ( M m: s n k s < > m. i <; k .\ n t K s

li^alciir (Ir cet aclf soNmiiu'I. Les antres n'îmrait'iit pas «*té si loin.

Kmj)l(iV(s t(>ns (jiialic^ dans le rnt'nic hurcau dim iiiinistrrc. il Icm- l'ut possible de W'aliscr l'es" sciiticllr pailif du pi'(^«jfi'annu<'. Ils ruicul le même L^-ilc. l<-i UM'int* table, les mêmes \<l<'iuciils, les mênH's ci-eanciei's, les mêmes |)inmenades, les mêmes lectures, la même défiance ou 1;i int'nu' hor- reur de tout ce (jui n^Hait pas leur ([uadrille et se ti'omj)èi'ent de la même façon sur les liommc^s et sur les (dioses.

Afin d'être tout à fait entre eux, ils lâchèrent malproprement leurs anciens amis et leurs bien- faiteurs, parmi lesfpiels un fort grand artiste qu'ils avaient eu la cliaiice incroyable d'intéresser un instant et qui avait essayé de les prémunir contre la tendance de marcher à quatre pattes comme des poui'ceaux...

Des années s'écoulèrent de la sorte, les meil- leures années de la vie, car l'aîné Théophraste avait à peine trente ans, quand l'association com- mença. Us devinrent presque célèbres. Le ridicule naissait tcdlement sous leui-s pas, (pi'ils durent plusieurs fois cliani;'ei- de quartier.

Les bonnes <»'ens s'attendrissaient à voir passer ces (piatre hommes tristes, ces esclaves enchaînés de la Sf>ttise, vêtus de la même manière et mar- chant du iniMue p;is. ([ui avaient l'air de porter leurs âmes en teri-e el <pie surveillaient attentive- nn*nt les sergots pleins de soupçons.


UNE IDEE MED TOC RE 75


Cela devait naturellement finir par un drame. Un jour, le combustible Théodore devint amou- reux.

On avait aussi peu de relations que possible, mais enfin, ou en avait. Une jeune fille que Dieu n'aimait pas crut bien faire en épousant un gen- tilhomme dont les armoiries embellissaient très certainement la cathédrale d'Albi ou la cathédrale de Carcassonne.

Il est bien entendu que je ne raconte pas l'his- toire infiniment compliquée de ce mariage qui mo- difiait, de la manière la plus complète et la plus profonde, l'existence mécanique de nos héros.

Dès les premières atteintes du mal, Théodore, fidèle au programme, ouvrit son cœur à ses trois amis, dont la stupeur lut au comble. D'abord, Théophraste exhala une indignation sans bornes et répandit, en termes atroces, le plus noir venin sur toutes les femmes sans exception.

On iaillit se battre et la Sainte- Vehme fut à deux doigts de se dissoudre.

Théodule se liquéfiait de douleur, cependant que Théophile, secrètement affamé d'indépendance (^t formant des vœux pour ([u'une révolution écla- tât, mais n'osant se dé«:larer, gardait un morne silence.

Néanmoins, tout s'apaisa, l'équilibre artificiel


T(i


1 1 1 s |- ( I m: i: s 1 1 1; s ( » iM . I ( ; i: \ N r \: s


lui icliihli : cliiMiiic l»l(H\ iiii iiislaiil s(nil('\c, rctiiml»;! Iniiidcniciit d.iiis sou alvéole: cl le tcr- iihlc |iioii riicoplii-aslc, coiisidéraiil <|u<' s(»ii Iroii- ju'aii allail, eu somme, s'accroiti'e (riiuc iniile, fiiiil par s'épaiioiiii- à res|>oir (ruiir domiiialioii |»lii^ t'teiirlue.

l^es iiisepai'ahles allereiil en eorj)s (lemaiidei", poiii- 1 lieodore, la main de I iiirurlimt'e qui ne vit pas le goufl'i-e où la ]H'éei|)itait son di'sir aveugle d'époustM" un enl'ant des jncux.

L'enfei' commen(;a des le |>remiei' J'mii'. Il avait été convenu (|ue la vie eouiiuuue eoiit inurrail . Los nouveaux époux obtinrent, il est ^•|•ai, dèti'e laissés seuls pendant la nuit, mais il l'allnt, comme au|)a- ravant, (|ue ton! le monde lut sur pied à une cer- taine heure et (pu* nul ne hi'oncliàt d;nis Tohser- vance du règlement le })lus monastique.

riiéodore dut rendre compte exactement, chaque matin, de ce qui avait [)u s'accomplir dans l'obs- curité de la chambre conjugale, et la pauvi'e Femme découvrit bientôt av(;c epou\ante qu'elle avait épousé f/iiat/'c hommes.

L'avenir le j)lns effrovable se déroida devant ses yeux, au lendemain de ses tristes noces. Elle vit en plein la sottise ignoble du rastafiuouère d(jnt elle était devenue la femme et Lavilissant état d'esclavage (jui résultait di^ cette affiliation d'imbéciles.

Ses lettres, à elle, furent décachetées par l'odieux Théophraste et lues à haute voix devant les trois


INK IDEE MEDIUCKK ÎT

autres, en sa présence. Le bison promena sa fiente et sa bave impure sur des confidences de femmes, de mères, de jeunes filles.

Du consentement de son mari, la tyrannie de ce cuistre abominable s'exerça sur sa toilette, sur sa tenue, sur son appétit, sur ses paroles, ses regards et ses moindres gestes.

Etouffée, piétinée, flétrie, désespérée, elle tomba au profond silence et se mit à envier, de tout son cœur, les bienheureux qui voyagent en cor])illard et que n'accompagne aucun cortège.


Dans les premiers temps, le quadrille l'enfermait à double tour, quand il allait à son bureau où l'administration ne lui eût pas permis de la con- duire.

De très graves inconvénients le forcèrent à se relâcher de cette rigueur. Alors, elle fut libre ou dut se croire libre d'aller et venir, environ huit heures par jour.

Elle ignorait que la concierge, grassement payée, inscrivait ses rentrées et ses sorties et que des espions échelonnés dans les rues voisines épiaient avec soin toutes ses démarches.

La prisonnière profita donc de ce simulacre (l'élargissement puui' s'enivrer d'un autre air que celui du cloitj'e infâme où elle n'osait pas même respirer.


7S 111 s loi in; s n i:s<» u i. m; i: a > iks

l']ll(' alla Noir (1rs [tan'nls, d aiiciciinrs aimes, cl!»' se pi'oiiiciia sur le boulevard et le long des (luais. l'allé en lui punie par des seènes d'iiiu^ vio- lence diabolnpie et (le\inl eneme plus nialheii- i-ense : car Tliéodore, en siiiplns de ses autres (jualités eluu mantes, était jaloux comme un Barhe- Hleue de Kahylie.

(Ven était ti'op. Il arriva eo qui devait naturcdle- iiient, infailliblenient , arriver sous un tid ré- gime.

Mme Théodore écouta sans déplaisir les propos (I nn étranger (pii lui parut un homme de génie en comparaison de tels idiots. Elle h* vit aussi beau (priin Dieu, parct; (pi il ne leur ressemblait pas, le crut iid'iniment généreux parce (pTil lui parlait avec douceur et devint sur-le-champ sa inaitresse, dans un transport d indicible joie.

(Je (pii vint ensuite a été i-aconté, ces jours der- niers, tlans un l'ait divers.

Mais on m'a dit ([iie, l<' soir lueuie de la chute, les quatre hommes étant réunis, le Démon leur apparut.




VI II

DEUX FANTOMES


PEU de choses furent aussi affligeantes ([ue la l'upture de cette amitié.

Mlle Cléopâtre du Tesson des Mirabelles de Saint-Pothin-sur-le-Gland et miss Pénélope Elfrida Magpie se chérissaient depuis trente hivers. Elles avaient même fini par se ressembler.

Ln pnmiière appartenait à la race chevaline de ces bas-bleus invendables et sans pardon qu'aucun liolocauste n'apaise.

Elle avait écrit une vingtaine de volumes de sociologie ou d'histoire et crevé sous elle un égal nombre d'éditeurs. Il ny avait pas assez de boites sur les quais pour recueillir ses tomes que des j<jurnau.\; agonisants ui'fraient en prime à leurs abonnés et qu'un cartonnage peu précieux faisait


H(\ 111 s roi M ES i>KS() im.k; i; A N iKs

a|)tt's à rccoinpiMisiM* rappliciil mu des jciiiirs clcvcs aux disliihiitioiis de |»ri\.

|*'illr (I iiii cniMiicc I i;Mliicl('iir d llnmcrc, doid elle seule de|>lni';Ml l;i IIKM'I. el d illie errrovablé (lame hniicaiiee jiar les solstices <|ii on eiovail une vieille espionne, celte (loriniie des sa rcopliaj^es ne se consolait pas de n ax'oir |)n na<:!;iiere j'pouser un homme célebri' dont ellr se crut adorée.

Avant ('te belle en des temps anciens, au dire de (pi(d(pies paleo^iaplies, elle? s'était, (Ui Irémissant, rc'sigiiée à ])lanter l'arhre de la liberti* philoso- phique au milieu de ses propres ruines.

Toujours habillée de noir, jiisquau bout des ongles^ et les cheveux en nid de cigogne, les rares tranches d'elle-même qu une bienséance toute bri- tannique lui permettait dCxhiber. étaient pois- seuses d'une couche épaisse de crasse dont les premières albnions r(»montaient sans doute à la Hévolution de Juillet.

Par le visage, elle ressemblait a une pomme de terre frite roulée dans de la raclure de fromage. Ses mains donnaient à penser qu'elle avait « d«'- terré sa bisaïeule » , comme dit un proverbe Scan- dinave.

Enfin toute sa personne exhalait Todeur d'un palier d'hntel garni <le \ ingtièmeordre, ausixième étage.

Elle «'tait néanmoins fort admirée de tout un grouptî de jeunes i\nglaises <loiit rindepeiidaiice «'tait assurf'e [>ar l'élevage des besliauv ou le Ira-


DEUX FANTOMES 81

fie international de ces précieux nègres qui blan- chissent en vieillissant.

On venait de divers points du Royaume-Uni chez Mlle du Tesson, pour apprendre la littéra- ture et les hautes façons du grand siècle dont elle était la dernière et la plus illustre professo- l'esse.

Mais elle entendait ([ue ces disciples gracieuses fuss(Hit encore plus ses amies que ses écolières. Persuadée, peut-être par son expérience person- nelle, que le cœur d'une jeune fille est un gouffre de turpitudes et de crimes, elle les incitait à la confiance, les tisonnait de questions bizarres, de suggestives et corruptrices demandes, se faisait l'ouvreuse de leurs âmes.

En échange des aveux dont elle avait soif, elle offrait sa protection. Comme elle avait le renom d'une femme très supérieure, les petites volailles se laissaient ordinairement soutirer, en même temps que leur propre histoire, les histoires plus on moins cai*abinées de leurs parents ou de leurs proches.

jNIUe du Tesson se disait catholique, mais n'ap- prouvait pas la messe et parlait avec un vif enthou- siasme des beautés du protestantisme.


Miss Pénélope vivait exclusivement pour assu- ler le bonheui' d'auti'ui. Cette Ecossaise, informée


8:2 II I >T«) I i«K > il Ksoi! 1. 1 (. KA N ii;s

(io 1 inrx'islriicr (le |)m'ii, adorait avec imc t'^alc Irrvi'iii' Ions ii's liabilaiits dv la plaïuîtc.

( )ii la it'iH'oiitrail sans rcsst* pai' les rues, allant jM)it('i' (les consolations anx mis et aux uutrcîs. I^llc ne pouvait cnlcndrc parler d'unu catastrophe, (11111»' maladie on d une arriicli(»ii sans (pi'aussitôt elle sClançàt alin <le réj>aii(lrc, sur les dolents on les ahiniés, le dictanie de ses conseils (H l^dec- tuaire de s;» compassion.

Elle aurai! \(»iilii ('-Ire partout à la fois et j)ar- viiit souvent, a l'orce de dilin'ence, a doFiner rillii- sion de rid)i(piite.

Ou la trouvait, à la même heure, au chevet dun agonisant, à la rér(;ption d'un immortel, dans l'r'scalier d'un éditeur on d Un journaliste, dans le salon (le (piel(|iie juive, à l'ouverture d'un testa- ment on deiriei'e le cei'cueil d un mort.

l^lle se l'aulilait ainsi, [)enétrait dans la vie (rime multitude (|ni tinissait |»ar la supposer indis- pensable à f[uel(|ue tMjuilibre mystéi'ienx.

Certains même la ci'urent un ange, mais d'une classe d'anges, il est viai, non catalogués par saint Denvs l'Aréopagite, cantonnés à une dis- tance infinie du Trône de Dieu, dans un steppe désolé du ciel, on les rivières, les sources vives et le savon de Marseille sont inconnus.

C'était, hélas! un ange malpropre, et je pense que telle fut rorigiiie j)en coniuie de l'attraction qui avait oihité cette planète folle autour de la fixe ( .léopàtre considérée comme un astre sage.


DEUX FANTOMES 83

Il L'ùt été dil'Ficile de prononcer laquelle des deux remportait en immondices. C'était nne émulation de saleté, un assaut de crotte, un antagonisme de taches et de sédiments impurs, une compétition de pulvérulences, un conflit de déchirures et de pen- deloques, un tournoi d'exhalaisons renardières, de remugles, de relents et d'empyreumes.

Ces deux créatures s'aimaient, d'ailleurs, sans aveuglement et se jugeaient, en toute occasion, avec une extrême indépendance.

— Cette Pénélope est vraiment par trop co- chonne, claironnait la du Tesson. Il faudrait une drague pour la nettoyer.

— Je ne conçois pas, flûtait à son tour miss Magpie, que notre chère Cléopàtre se néglige à ce point. C'est à croii'e qu'elle a résolu d'inspirer le dégoût. L'administration de ht xoirie devi-ait hien lui<Mivoyer une équipe.

A cela près, elles se trouvaient iiiniiiniciil hieii et leur amitié marchait à ravir.


Une chose gi^ave, poui'tant, les divisait, Cléo- pàtre voulait ([11011 se inaiiàt, irim[)orte à quel autel.

— Tant qu'on ne vit pas de la « double vie », disait-elle, on ne vit pas en réalité. Physiquement, une femme sans mari 7^^^ respire que par en haut...


«i II I > I (t I 1» i:s liKSOlM.l (iKA .NTKS

Avec une ^raiulr j»;»ti('ii(M'(*l une liaiiltMiidr vues (lil'licilriin'llt <t,al.j|)lr, cMi' (l('V('l()j)j)ait à ses iiisu- laii'cs l'i' cuMsidj'ialjl»' axiome.

l^éiiélo|)e déclarait, au contraire, (jucN- iiiaiiage est un ftal <l iL;ii<>iiiiiii«' cl (|ii(' la pii'lt'iidm' m-ces- silc di' (•«uiclit'i- avec nu lioinnic esl une iiisdnlc- nahle al»<iiniuatioii.

(a's (Iciik viei'U'es iiidecrntlablcs se ([iitTcllèreut {{tn\r r!'('(|iirinincnt à ce sujet. Mais la victoire de- nu'uiail Iniijoui's a la d^noraide Clér»|)àtre <jui hrovail. en se joininl, les ohjectinns de son .hKci-- 8a ire.

l']ll<' ne lui concédait (jii Un seul |toiiil : 1 «'vidente iuleri(nili' des hommes, et cela faisait tant de plai- sii' a Miss Ma^'pie que la discussifui finissait.

ranl hicii (|ii(' mal il demeurait accjuis à jamai.s (|nt' 1 niiioii des sexes est une loi jjliysiologique et (jiir la I in|» Ic-ili nie horreur des femmes distinguées poui- ce hideux accouplement n'est insurmontable ({u'en apparence.

— La littérature niaïupie de fennues, conclnail avec énergie la doctoresse et le mariage est Tuni- que moyen d'en faire. Au petit bonheur ! Et tant pis s'il pousse des Inumnes a côte.

Un joli!-, a I insu di' son aniii', ( dcopàtre fonda une agence matriinoiiialc, iiiic loiilc petite agence très discrète qui n'agitait le biandon de ses offres et de ses demandes ({uc dans dt-s jonrnaiix d'une ir'rfpro(diable correction.

l n pi'(>spcctiis anonvnii' sur pa|»H'i' i(jse mfor-


l» E r X 1 A >■ ï ( ) MES 83

mait les amateurs que l'Ange gardien du foyer irentreprenait que des « mariages d'amour ». Il lefusait de tremper dans des manigances d'argent, n'offrait pas des virginités douteuses, ne faisait pas scintiller aux yeux des aventuriers des grappes et des girandoles de millions.

Non. l^Wnge gardien s'était donné pour mission exclusive de rapprocher les « cœurs d'élite » qui, sans lui, ne se fussent jamais connus, de faciliter des rencontres et des pourparlers d'une innocence garantie. Il battait le rappel des candeurs ignorées, des lys dans l'ombre, des âmes pures et meurtries que le monde ne comprend pas, ne se prêtait, en définitive, qu'à des alliances complètement et ab- solument irréprochables. « 

Cette noble entreprise eut quelque succès. De vieilles puretés ticmblantes d'espoir jaillirent de leurs antres, et coururent vider leurs ('conomies dans les mains de Cléopàtre.

Une institutrice genevoise très austère et un vieillard décoré tout à fait affable recevaient les visiteurs ou les visiteuses et rédigeaient la cor- respondance.

La fondatrice ne payait de sa personne que dans certains cas difficiles où l'éloquence était néces- saire. Elle se faisait appeler alors Mme Aristide.

Un beau jour, « environ le temps que tout aime et que tout pullule », Pénélope, oui, Pénélope elle- même se présenta, réclamant aussi l'époux idéal ! . . .

Je n'y étais pas, malheureusement, mais il pa-


m


I M s r ( ) I M K s I n; s n in . I ( ; K A N r K s


raîl (|in* ses exigences l'iirt'iil j'xeessives et qu'il lalliit rintervention de Mme Aristide.

(hn'llc iciicoutrr et (juclle scène ! Clcopàtrc eii- ragci' (le sou anonyme dévoilé et l^'nélope furieuse d'éti'c prise en flagrant délit de concupiscenecî, lont a coup sortirent leurs àuics, Icui's véritables aines de mégères, mille lois plus juiautes cl plus odieuses (jne leui's carcasses, et récij)ro([uemeul se les retoui'uèi'ent sui* la tète comme des pots de eliamhre.




IX

TERRIBLE CHATIMENT D'UN DENTISTE


ENFIN, monsieur, nie ferez-vons l'honneur de me dire ce que vous désirez ?

Le personnage à qui s'adressait Timprinieur était un homme aljsolument queh*onque, le pre- mier venu d'entre les insignifiants ou les vacants, un de ces hommes qui ont l'air d'être au pluriel tant ils expriment l'ambiance, la collectivité. Tin- division. Il aurait pu dire Nous, comme le Pape, et ressemblait à une encyclique.

Sa figure, jetée à la pelle, appartenait à l'innu- mérable catégorie des faux mastocs du Midi que nul croisement ne peut affiner et chez qui, cepen- dant, tout, jusqu'îj hi grossièreté même, n'est qu'apparence...

Il ne put répondre sur-le-champ, car il était


,SS 1 1 I "^ T ( 1 1 1 1 K > I u; S n m , K i i; \ N r i-: s

hors (le lui cl liiisail prci-isciuciil, i\ crllr iiiiniilc, une leiilalivc (Icscsix'rrc poui- rire (juclcjn un. Ses gros veux jjNmiis d iiicciIiIikIc loiilaiciit, presque ialll>>>aiil lit' leurs (irlnl('S, rdliiliir ces hillcs de jeu (le lia^^ard (|iii seiiihleiil liesilei- a\aiil de elniir dans I alvéole miiiierolee nii \a saecoiiiplii' le desliii diiii iiid)eede.

— l'^li ! l)oii<^'i'e de l)oii_<;Te, e\claiiia-l-d, à la fin, dans un l'oi'l accent de Inidoiise, ce n t'sl pas le lonneiie de DicM pcul-èll'c «pic je ^ h'ns clierclier dans \(»lre hoiilicpie. \'ons allez me conddnniner un ceiil de letli'cs de l'aii'c pai'l |M»nr un nianai;»'.

— frès hh'U, nionsieur. \(Mci nos nuxlcles, Nniis pdiiri'c/ l'aii-c voire choix. Monsieur dt'sirc- l-d un tiran'c <le luxe sur heau verg'é ou sur jnpon irnp»*rial ?

— I3u luxe? parJjleu ! On ne se marie pas tous les jours. Je j)ense bien que vous iTalh'Z pas ni'exe- cnlei- < a sui- des toi'che-enls. Tout ce qu'il va de plus impérial, e'est entendu. Mais surtout ne vous avisez pas de me l'outre un encadrement noir, hon Dieu de bon ]3ieu !

L'imprimeur, simple honhomme de Vaugirard, craignant d'être en présence d un l'on ({u il ne l'al- lîiit pas (îxcitei', se e(jntenta d(.' protester avec me- sure contn; le soupçon d'une telle négligence.

Quand il lut question de libeller la copie, la main du (dieiit tremblait si fort qne l'onvri»'!* dut écrire sous sa dictée :

« Monsieur le docteur Alcibiade Gerbiilon a


TERRIBLE CHATIME>T D UN DENTISTE 89

l'honneur de vous l'aire part de son mariage avec Mademoiselle Antoinette Plancliard. La bénédic- tion nuptiale sera donnée dans l'église paroissiale d'Aubervilliers. »

— VauiJ:irard et Aubervilliers, ca ne se touche guère ! pensa le typo qui se fit doucement régler.


Evidemment, ça ne se touchait pas. H y avait bien quinze heures que le docteur Alcibiade Ger- billon, chirurgien-dentiste, errait dans Paris.

Toutes les autres démarches relatives à son mariage qui devait se faire dans deux jours, il ve- nait de les accomplir tranquillement, à la manière d'un somnambule. Seule, cette formalité de la cir- culaire l'avait bouleversé. Voici pourquoi.

Gerbillon était un assassin privé de repos.

L'expliquera qui pourra. Ayant consommé son crime de la manière la plus lâche et la plus ignoble, mais sans aucune émotion, comme une brute quil était, le remords n'avait commencé pour lui qu'à l'arrivée d'une missive imprimée, largement en- cadrée de noir, par laquelle toute une famille éplorée le suppliait d'assister aux obsèques de sa victime.

Ce chef-d'œuvre typographique l'avait affole, détraqué, perdu. Il ai'r.icfiii de très bonnes dents, aurifia maladi'oitemenl de négligeables cliicots, s'acharna sur des gencives précieuses, ébranla des


1)0 IIISTOIIIKS nKS()llM(;EANTKS

luArlioiirs (|iit' le t(Mll|)sa\ Mil i(*sp('rt(MîS, inflige;! lit M sa ( liriitèle di's siipj)lices tdiil a la il nouveaux.

Sa cniiclic (roddiilccliiiicicii solitaire fut visitée par (le sombres caïKliriiiaîs, dont grincèrent jus- ([u aii\ dt'iil K-rs en radiilclioiic viilca iiis»' qu'il avait Ini-iiiènir ('(nislniils dans les (irilices des citoyens ("perdus «pii 1 lionoraienl de leur conliance.

Et la cause de ce trouble était exclusivement le banal message (ju avaient accueilli d'une àme si calme tous les patentés notables des alentours, — Alcibiade étant un de ces adorateurs du Moloeh d(îs Imbéciles, a ((ni I linpriine ne j»ardnniie [)as.

Le croira-l-on ? llavait assassiné, véritablement assassiné pctr (nnour.

La justice veiil sans doute cpi un lel eriine soil imputable aux ieclnres de dentiste <pii l'aisaienl raliment uni(|ue du eeiscan de ce inemtiier.

A force de v<^ii' dans les roinans-l'euilletons les situations amouieuses dénouées de l'aeon tragique, il s'était laissé gagner peu a [)eu à la tentation de supprimer, d'un seul coup, le marchand de para- pluies (pu Taisait obstacle à son bonheur.

Ce négociant j<^une et siipeibement endenté dont il n'avait aucune occasion de dévaster la mâchoire, était sur le point dCpouser Antoinette, la ri Ile (In gros (juincaillier IMancliard, | jour laquelle binlail silencn'useuu'ut (jerbillon depuis le jour (;n, lui ayant cassé une molaire tubei'culeuse, la charmante cFilant s'était pâmée dans ses bras.

On allait publiei" les baii.s. A\<'c la décision


TERRIBLE CHATIMENT D UN DENTISTK 91

rapide qui fait les dentistes si redoutables, Alci- biade avait machiné Textermination de son rival.

Un matin d'averse torrentielle, le marchand de parapluies fut trouvé mort dans son lit. L'examen médical rendit manifeste qu'un scélérat de la plus dangereuse espèce avait étranglé ce malheureux pendant son sommeil.

Le diabolique Gerbillon, qui savait mieux que personne à quoi s'en tenir, confirma cet avis auda- cieusement et s'honora d'une logique implacable dans la démonstration scientifique du forfait. Ses mesures, d'ailleurs, étaient si bien prises qu'après une enquête aussi vaine que méticuleuse, la justice fut obligée de renoncer à découvrir le coupable.


Le dentiste sanguinaire fut donc sauve, mais non pas impuni, ainsi (pic aous l'allez voir.

Comme il entendait que son crime lui profitât, le marchand de parapluies était à peine sous la terre qu'il commença le siùg«' d Antoinette.

L'attitude supérieure qu'il avait montrée au cours de l'enquête, les lumières dont il avait inondé ce drame obscur, enfin l'empressement respectueux de sa compassion délicate pour une jeune personne frappée si cruellement, lui facilitèrent l'accès de son cœur.

Ce n'était pas, à vrai dii'c, un cdMii' difficile à prendre, une B^hyloiu' de ('«iMir. La fille du


!>>j 1 1 1 > I » > 1 1 1 1: s 1 1 1 ; s ( HM , i( ; K A N T i-; s

(jumciiillirr chut une \ irrnr i;i isoim.i hic et bien pni'l.iiilc (|iii iKî s ahiiiia (|ii«' lies |icii dans sa dou- Iciir.

lOllr in' |»i'clciidil pas à la \aiiio gloire des lamcii- lalioiis cicnicllcs. Il afficha point d\li'c iriconso- lahlc.

— ( )ii ne vil pas pour les inoi'ts, un mari perdu, dix de retrouvés, et«'., lui inuifiiui-ait Aleihiade. Qmd(pies sentences tirées du même gonflVc^ hii dévoilèrent bientôt la nobhisse de vvl arracbeui' (pu hii parut transcendant.

— (Test votre cœur. Mademoiselle, que je vou- drais extirper, lui dit-il un joui". Parole décisive.

(iC mot charmant «pic Tcducatirm de la jeune fille lui permit heui'euseiiH'iit de savoiirci', la déter- mina. ( ierhillou, d'ailleurs, était un époux sortable. ( )ii sCnteiidil aisément et le inariaj^*!* s'accom])lit.

l*our(pioi fallut-il «[111111 Ixuilieur si chèrement conquis fût empoisonné par le souvenir du mort ;' La fameuse lettre de deuil dont l'impression com- mençait a s'effacer, n'aA-ait-elle pas réapparu dans l'imagination de ce meurtrier qui se croyait bête- ment dénoncé par elle? L'avant-veille de son mariage, — on vient de le voir. — l'obsession était revenue plus forte, le poussant a la folie, le faisant errer tout un jour, comme un fugitif, dans ce Paris «pTil nhahitait pas, jusqu à l'heure tei- rihlc ou il a\ait enfin lrou\«' r«nei\n'ie de coinman- «Icr ses billets de mariage a cet imprimeurdeVau- giiard r[iii avait «-ertainement deviné son crime.


TERRIBLE CHATIMENT D UN DENTISTE 93

C'était bien la peine d'avoir été si malin, si débrouillard, d'avoir si bien dépisté la justice et d'avoir, contre toute espérance, obtenu la main d'une femme qu'on idolâtrait, pour en arriver à cette misère d'être fréquenté par des hallucina- tions !


L'ivresse des premiers jours ne fut qu'un répit. Les fines cornes du croissant de la lune de miel des nouveaux époux n'avaient pas encore cessé de piquer l'azur, qu'il se produisit un germe de tri- bulation.

Alcibiade, un matin, découvrit le portrait du marchand de parapluies. Oh ! une simple photo- graphie qu'Antoinette avait innocemment accep- tée de lui lorsqu'elle se croyait à la veille de l'épouser.

Le dentiste outré de fureur la mit en pièces aussitôt sous les yeux de sa femme que cette vio- lence révolta, bien que la relique ne lui parût pas fort précieuse.

Mais en même temps, — parce qu'il est impos- sible de détruire quoi que ce soit, — l'image hos- tile qui n'existait auparavant sur le papier que comme le reflet visible de l'un des fragments de l'indiscernable Cliché photographique dont l'uni- vers est enveloppé, s'alla fixer dans la mémoire soudainement impressionnée de Mme Gerbillon.

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• i; Il I s roi it l•:^ i» kso u i.i (. ka.n r ks

llaiili'L', (1rs lors, pai' ce (l(l"ii!il dont le .souve- nir Ini était (Icvciiu |)n'S(|ii(' iinlilTéreiit, elle ne vit plus (inc lui. If \ it sans cesse, le respira, l'exhala |>a! Ions ses j)ores, eu satura pai' tous ses ellluves sou triste mari qui l'ut, à son tour, surpris et déses- péré de toujours trouver ee cadavre entre elle et Ini.

An l)onl (Tnii an, ilsenrent nn eiirantéj)ileptique, un enfant inàle monstrueux qui avait la ligure d'un homme de trente ans et qui ressemblait d'une façon prodigieuse à l'assassiné de Gerbillon.

Le père s'enfuit en poussant des cris, vaga- bonda comme nn insensé pendant trois jours, et le soir <ln ([uatrième, s'étant penché sur le berceau de son fils, l'étrangla en sanglotant.




X


LE RÉVEIL D'ALAIN CHARTIEK


CHER ami, venez, ce soir, à onze heures. La porte du jardin sera entr'ouverte. Vous n'au- rez qu'à la pousser doucement. Je vous attendrai sous le berceau. Mon mari est absent pour deux jours, et il a emmené le chien. Tant pis si je me perds. Je vous aime et veux être à vous.

Rolande.

En recevant ce billet, le jeune Dujjutois devint si pâle que ses collègues supposèrent une catas- trophe. Étant Tort discret, il serra scrupuleuse- ment le message dans le coin le plus mystérieux de son portefeuille et parla, balbutiant un peu, d'une menace de créanciei'.

Mais il lui fut impossible de se remettre au tra-


96 HISTOIRES DÉSOBLIGEANTES

vail. La lecture de ces (jiielqiies lignes Tavait rompu, (Mnietté. Il éprouva le malaise physirpie d'un lioinmr «[iii ii a j)as manijfé depuis deux jouis : tête vide, articulalious douloureuses, fébrilité. Il eut un tison an cieux de l'estomae, un battement de cœur insupportable et la boule liystériqm' dans l'œsopliage.

C'est une remarque banale que le tiouble de l'amour piocure aux jeunes gens, et même aux vieil- lards, les sensations du condamné qu'on va traî- ner à la guillotine. Il existe une telle connexion entre le dernier supplice et la volupté qu'en cer- taines villes, au Moyen Age, les écbevins ou les bourgmestres exigeaient que la tanière du bourreau fût reléguée dans les basses^ rues où parquait la prostitution. Les paillards de « liaulte futaye », comme dit Panurge, durent quelquefois s'y mé- prendre.

F'iorimond Duputois n'était plus assez jeune pour faire de la psychologie. Il avait, depuis plusieurs jours déjà, dépassé vingt ans et ne songeait pas à s'analyser.

Il constata seulement que la peau du crâne lui fai- sait très mal et que ses jambes flageolaient. Ayant, à diverses reprises, essayé de boire, l'eau de la ca- rafe administrative lui parut avoii' un arrière-goùt de charogne.

— Enfin, se disait-il, pourquoi cette lettre ? Je n'ai rien fait, en somme, pour la séduire, cette jolie femme. C'est tout au plus si je lui ai pai'lé deux


LE REVEIL D ALAIN CHARTIER 97

fois, seul à seule, et je suis bien sûr qu'elle a dû me prendre pour un idiot. Il est vrai que je ne suis pas plus dégoûtant qu'un autre, surtout lorsque je dis des vers après diner. Je conçois même très bien qu'une femme, à ce moment-là, puisse avoir un emballement, une toquade. Mon Dieu! oui, pourquoi pas ? Mais tout de même, cette lettre est un peu raide et je trouve que le rendez -vous manque par trop de préliminaires.

11 se moralisa toute la journée, se fit à lui-même les plus sages remontrances, car ce jeune homme se nourrissait exclusivement des racines de la vertu.

Le mari était un ami ancien de sa famille qui l'avait utilement protégé. Il lui devait son emploi au ministère, la promesse d'un brillant avenir, un assez grand nombre de relations agréables, et il dinait chez lui plusieurs fois par mois. 11 ne pou- vait cocufier cet homme sans se plonger, tête en avant, dans un puits d'ordures. Cela, c'était le déshonneur certain, absolu, l'acte le plus bas et le plus fétide, une trahison à ne plus jamais rele- ver la tête, etc.

En conséquence, il prit la résolution généreuse d'aller fort exactement au rendez- vous.


— Oui, certainement, il irait et on verrait bien ce qu'il avait dans le ventre II parlerait de la


[)H iiisroiiiKs KKsoiM.i (;i:a N rns

hoiiiu; soi'ttî à ('(îttc cpoiis»' iiK^msKlcrcc (|iii ii'licsi- tait |)as M lui sarrilicr son hoimciii-. Il saiiiait lui l'air»' st'iilir I V'iioiiiiih' de sa laiitc cl les iiicoii- vônicuts t'IlVovahlcs (rime liaison si dangereuse.

l']nliii il la rendrait à sou mari, la rejett(;rait daus les hias toujours ouverts de cet homme de bien ([ui ne saurait jaujais ([u'il avait été sur le point de sul)ii' le dfi nier outrage.

M s'eid'lamuia bientôt à la j)ensée de reconnaître ainsi les bicid'aits de sou protecteur.

— Ah! elle en avait eu de la chance, la c/iè/'C ('/'catu/'c\ de tomber sur lui! Elle aurait tout aussi bien pu se livrer à ([uelque imbécile ou à quelque goujat qui n'eût j)as manqué d'en abu- ser, de flétrir cette l'Ieur penchée qui avait tant besoin qu'on la soutint, ([iTon la ranimât...

Combi(;n d'autres, à sa place, ([ui ne verraient là ([u\ine occasion i\(' satisfaire leurs sales ins- tincts, de triomphe!' en leur vanité de dindons et ([ui, déjà, sans aucun doute, (3ussent crié par des- sus les toits la déchéance d'une malheureuse éga- rée, victime de son enthousiasme!...

J'ai oublié de dii'e que Florimond Duputois avait Iti nez en pied de marmite, les yeux en cuillers à pot, la bouche en suçoir de le|)idoptère, la peau granuleuse, le croupion bas et une grande crainte des bœul's.

J'ajoute (ju'il ap|)artenait à la pléiade symbo- liste et qu'il collabo l'ait assidûment au Grimoire^ à la Mél usine et à la Revue des Crotales.


LE KKVEIL D ALAIN CHARTIEH 99

Il s'échappa de son bureau un peu avant l'heure, courut se taire adoniser chez un coiffeur qu'il en- courageait, fit un diner palingénésique, relut quel- ques pages de VAprès-Juidi cl un faune ^ dans le dessein d'élever son cœur et, sûr de lui, prit enfin l'omnibus d'Auteuil.

La petite porte du jardin de Mme Rolande était entr 'ouverte, en effet. Poussée par lui avec des précautions infinies, elle bâilla peu à peu sur un gouffre noir. L'allée, à peine visible près du seuil, se perdait aussitôt dans la profondeur des massifs.

Mais ayant été souvent admis à promener son inspiration dans ce labyrinthe, il en connaissait, comme on dit, tous les détours.

Refermant donc la porte derrière lui, ils'aA'ança d'une allure processionnelle, ressaisi de tout son trouble, et la grosse cloche de son cœur sonnant à toute volée.

Le silence était aussi profond qu'aurait pu le dé- sirer ou le craindre un malfaiteur, dans ce quar- tier sédatif habité par des malades ou des million- naires très précieux.

A peine, au loin, dans la direction duPoinl-du- Jour, quelques rumeurs vagues et la plainte pro- longée d'un (le ces chiens mélancoliques de Mal- doror que tourmente l'infini...

A mesure qu'il approchait du berceau d'aristo- loches et de chèvrefeuilles où l'attendait l'épouse coupable, son assurance diminuait, sa marche de- venait plus incertaine, son tremblement plus irré-


\{){) HISTOIHKS DKSOni.I G K ANTKS

primable. A la lin, st's dents cla(|ii<'i('iiL avec Lanl (le loi'cc (|u'il craiLCiiit «r»v«'ill('r les pclits oiseaux, et il se seiilit telleiiieiit pâlir qu'il sedemauda s'il Il ';d lait pas teinter les l'euilles de sa pâleur, à la manière d'un poisson phosphorescent.


Une main, tout à coup, se posa sur sou épauhj.

— Je suis la, mon cher amour, disait la voix de Mme Rolande.

Et, presque aussitôt, les deux bias de cette lemnie sans délai se nouèrent autour de son cou, pen- dant qu'un baiser de vie ou de mort lui mangeait l'âme.

Ah ! le vorace et fauve baiser ([ue c'était hi ! Le jeune homme avait tout prévu, excepté ce baiser fougueux, inapaisable, éternel; ce baiser odorant et capiteux où passaient les parfums féroces des Pleurs du Mal, les volatils détraquants de la Ve- naison et les exécrables poivres du Désir; ce bai- ser qui avait des griff«\s comme un aigle et qui allait à la chasse comme un lion ; qui entrait en lui dit même façon qu'une épée de feu ; qui lui met- tait dans les oreilles toutes les sonnailles des béliers ou des capricornes des montagnes ; cet épouvan- table baiser d'opium, d(; folie furieuse, d'abrutisse- ment et d'extase î

Leschastes vouloirs avaient décampé. Us étaient au diable, au tonnerre de Dieu, dans le fond d'une


LE REVEIL D ALAIN CHARTIER 101

crique de la lune, avec les harangues ou objurga- tions orphiques préalablement élaborées.

Duputois roulait aux abîmes, lorsqu'un bruit de pas se fit entendre. Les ténèbres étaient absolues. Impossible de distinguer quoi que ce fût.

Le lyrique de la Revue des Crotales tqqwX alors, en plein milieu du visage, le coup du plat de deux mains furieuses qui le repoussaient et qui fail- lirent le jeter par terre.

Mme Rolande, se débarrassant du pauvre diable, avait bondi en arrière et, maintenant, il entendait le chuchotement de deux personnes qui s'éloi- gnaient rapidement vers la maison.

Craignant d'exhaler un souffle et n'osant bouger de son poste, il demeura immobile plus dune heure dans Tobscurité, espérant il ne savait quoi.

A la fin pourtant, rompu de fatigue et gelé par les étoiles, il regagna la porte du jardin, toujours entre-bàillée, et se retrouva sur le bon trottoir des morfondus, n'ayant pas fait plus de bruit qu'une fourmi noire émigrant dans la nuit noire, aussi déconfit et courbatu que le puisse être un adoles- cent plein de soliloques et de prosodie.


Le lendemain, on le fit demander à l'antichambre de son ministère. Il se trouva en présence d'un très bel homme suffisamment athlétique, ayant l'air d'un officier de cavalerie, de la politesse


10-2 MIS roi ni; s ijksoii i,i <; k \ n ii:s

la plus cxiinisc cl (jiii lui paila en rcs lei-nios : — Monsiciii-, une (3rrcur dt* susciiplion a mis hier mire vos mains un hillctdo femme quim'était destine, llcsl inulilc, je pense, de vous rappeler le contenu de ce message. Je vous prie uK-inc <lc l'oublier soigneusement. Eu recevant, de mon côté, les quelques ligiies qui eussent dû vous parvenii", j'ai deviné Tort heureusement la substitution d'adresse, et j'ai pu arriver juste ass«'/. tôt j)our (Ml conjurer les suites funestes. On vous sait ga- lant li()niin(\ et je compte que vous allez en échange de la lellre (pie voici, m»; restituer sur-le-cliamp rautogra|)he (pii m'appartient. J'ajoute — bien inutilement à coup sur, monsieur Ic^ poète — (jue 1(1 maîtresse de César ne doit pas être soupçon- née.

Cette dernière phrase trop claire était appuyée d'une façon tellement significative que le chétif, incapable d'expectorer une diphtongue, s'exécuta. Voici ([uel était le contenu de l'autre missive : « Monsieui- Duputois, je vous serais infiniment obligée de vouloir bien, à l'avenir, m'épargner l'hon- neur de vos dédicaces dans les petites revues. Vos poésies sont incontestablement délicieuses, mais j'avoue ma préférence poui* une humble prose, et le rôle de muse ne me convient pas. Agréez, etc. » Cette insignifiante aventure estarrivée en 187... Fku-imond Duput«ns, de plus en plus protégé, con- tinue s(3S chants au ministère. On assure qu'il sera promu chevalier le 14 juillet prochain.


XI

LE FROLEUR COMPATISSANT


JE le connus en 1864, lorsqu'il était à peine un adolescent. Nous A^écùmes ensemble plus de vingt ans et je l'ai aimé comme on aime rarement un frère.

Aujourd'hui que le malheureux est descendu un peu au-dessous des morts, je peux bien dire que je fus pour lui Téducateur le plus diligent, le plus attentif, le plus dévotieux.

Tout ce qu'il y eut de bon dans sa pauvre àme — aussi dépourvue maintenant que les greniers de la Famine, — il le reçut de ma bouche, comme sont nourris les enfants des aigles de nuit qu'épou- vante la lumière.

J'empruntai à la lampe des autels, à la lampe qui ne s'éteint pas, la flamme tranquille et droite


104 HISTOIUKS DKSOMLIGEANTES

(ju il l'iilhiil |Mtur (IcsoKsh'iicr une mlt'llin^i'iici; iialii- rcllcinciil rlahoratricc de t('iM'l)iM's.

Ktaiit raine, je le jnis sur mes épaules et, (lii- i-iiiil lin th'i's (le ma Iriste vie, je lai ])(>i*lé dans la l'nsace (les lit iii/j mis, U'. séparaiil rlia([iie joui' un peu plus (les iii\('au\ l'augeux, a mesure que je gi'andissais moi-même, et je suis à jamais cour- baturé de ee portement.

J'aurais eu horriMir de me plaindre, cependant. J'étais si sûr d'avoir arraché une proie au Di'Uion de la Sottise, une proie d'autant plus précieuse (pfelle semblait, à l'avance, dévolue, par son extraction, à ce Captateur de la multitude.

Némorin Thierry avait été récolté d'une basse branche de ce ne Hier de la Bourgeoisie dont les fruits pourrissent aussitôt qu'ils touchent le sol. H tenait, par conséquent, de ses auteurs, un esprit béant aux idées médiocres et rétractile à toute imj)ression d'ordre supérieui'.

Pédagogie plus que dill'icile, tour de l'orcc conti- nuel. Il fallait, d'une main, boucher l'entonnoir et, de l'autre, lubril'ier les petits conduits, sarcler le terroir et grell'er le sauvageon, écheniller et pro- vigner toiil à la l'ois.

il était indispensable de tirer ce pauvre être de lui-même, de le tamiser, de le Filtrer, de l'inau- gurer enlin, de lui conditionner, en quelque ma- nière, un pcitit l'ant(')me pins \ivant qui lui soutirât peii à peu son identité.

Les résultats lurent tels, en apparence, que je


LE FROLEUR COMPATISSANT 105

suis excusable d'avoir pu me considérer moi-même comme un thaumaturge, au point d'oublier la loi formelle de régression à leur type rudimentaire, des bêtes ou des végétaux dont on interrompt la culture.

J'eus le malheur de ne pas entendre les rappels incessants du gratte-cul primordial et indéfectible.

Je crus, en un mot, que ce pauvre Némorin pouvait marcher seul et l'ayant étayé vingt ans, je commis l'imprudence irréparable de le déposer sur le sol.

Ce qu'il est devenu, je ne sais pas comment j'aurai la force de le dire, mais pouvais-je sup- poser que tant d'efforts seraient si complètement, si abominablement perdus, dès le premier jour, et n'auraient pas d'autre salaire que cette amertume infinie d'en constater à la fin l'inutilité ?


On le nommait le doux Thierry et ce n'était pas une antiphrase. Il était doux comme les plumules des colombes, doux comme les saintes huiles, doux comme la lune.

Qu'on ne me soupçonne pas ici d'exagération. Il était vraiment si doux qu'un ne pouvait ima- giner un individu appartenant au sexe mâle et, par conséquent, appelé à la reproduction de l'espèce, qui le pût être davantage.

Il fondait dans la main comme du chocolat,


|()(j iiisit)ii;Ks i)i;s() iM.i (i K A .N ri:s

IfiiiliaiL I iuiihiaiiit', laisaiL pciisci" aux cocons des clu'iiillcs les plus soyeuses. Rien n'aurait pu le mcltrc cil colère, excitei' son iiidi<^uatioii, cl e(; lui le désespoir d'un (Mlucaleur acharne à vii-iliser le néant, de ne jamais obtenir le plus pâle éclair, qu»d([ne l'urieusement (pi'il attisât et qu'il four- gonnai celle conseienee gélatineuse.

Plusieni's l'ois, j'entrepi'is de me lassuicr en supj)()sant une de ces natui'cs (pic je d«Miiande la permission de nommer eucharistiques « trempées (rand)roisie et de miel », disait Chénier, dont la l'orce ('(insiste précisément à tcjut endurer et qui semblent placées aux coid'ins des tourbcis humaines pour amortir les collisions ou les bousculades.

Mais cet état n'est présumable qu'accompagné de la prédestination théologique, et, par malheur, — je le reconnus trop tard, — certaines appé- tences ou velléités obscures écartaient absolument l'hypothèse du « vase élu », où se complaisait ma jocrisserie de précepteur.

Le doux Thierry était simplement un petit cochon et appartenait à la race peu dominatrice des Frôleurs compatissants.

Quand commença-t-il à frôler et à compatir? En (jucl avril (\v néfaste germination se déve- loppa t(Mit a ccjup ce penchant bifide? C'est Dieu qui le sait. Lui-même probablenu'nt n'aurait pu le dire, lorsqu'il paraissait capable encore de dire (juelque chose et d'articuler des sons véritable- ineiil humains.


LE FROLKUa COMPATISSANT 107

Ce que je sais bien, c'est qu'un beau jour, il se trouva complètement outillé pour la fonction. Les bureaux d'omnibus, les crémeries achalandées par les petites ouvrières, les vestibules des gares, les églises même, Furent les hippodromes de son choix.

Pénétré de cette idée qu'il lui fallait absolument une compagne, il la voulut simple avant toutes choses et, dès lors, par une conséquence aussi nécessaire que la translation des Globes, l'albu- mine de ses ancêtres exigea rigoureusement que la vulgarité sentimentale fût toujours l'élue de son cœur.

D'horribles souillasses minaudières lui parurent indécomposables comme la lumière de l'Empyrée. Mais le nombre en était si grand qu'il ne put jamais parvenir à fixer sa dilection.

Don Juan des trottins mûrs et des couturières galvanoplastiques en instance de protecteurs, il cherchait assidûment l'Objet idéal au milieu des foules.

Avec une patience merveilleuse que nul fiasco ne déconcerta, il s'acharnait à découvrir la pleu- reuse tendre sur le sein de laquelle il eût pu poser, comme une gerbe de mimosas, son front chauve et plein d'amnisties.

Peu doué, dans le sens physiologique, il réprou- vait en amour l(\s pulsations vives et ne l'éclamait, sans doute, (|iie fiès rni-ement les joies infé- rieures.


108 MISTOIHKS IM:S() IJ LK; K \.N l'KS

(Iv (jiii I (Miivrnil, le dclt'clait, If (l(S(i|) liait, saboiilait son âme de délices et répandait on toute sa personne le ImmiJ*)!!! ou I (dihan d(.'S i)éatilndi- naii'es laii^iieiiis, cCtail de loucher d pi'Uit\ (\v palper iiirmiiiienl peu, de pi'omener çà et la — eoiiiiiie le hoiil de Taile du /epliire, — son appa- reil de tactilite; cependant (pi'il exhalait de mélo- dieux; et pitoyables o-éniissements sur le triste sort des m aguets ou des liserons flétris que foule aux pieds rindéliêcitesse des aventuriers de la pail- lardise.


Une si belle constance devait être récompensée. Béatrix apparut un jour à l'itinérant des cieux.

Nous éclaterez de rire tant que vous voudrez, mais c'est comme ça. Elle s'appelait réellement Béatrix et piquait à la mécanique.

Némorin la rencontra dans un établissement de bouillon et la frôla sans lassitude pendant sept amnies. Ses entrailles, il est vrai, s'entr'ouvrirent souvent, même alors, à d'intercalaires infortunes qui sollicitaient son ])izzicato. Il ne se fût pas permis de claquemurer ainsi complètement sa vocation.

Béatrix, de son côté, ne parut avoir nulle soif de le confisquer, enti'oprit mènu^ tous les prin- tem})s et tous les automnes, le* licenciement de ce tripoteur lacrymal qui se cramponnait toujours.


LE FROLEUH COMPATISSANT 109

N'importe, elle était quand même Tldéale et la mort seule put la délivrer.

Combien de fois, lorsque j'essayais encore de le ressaisir, combien de fois, juste ciel ! et avec quels yeux baignés d'infini, m'en parla-t-il, comme les premiers chrétiens parlaient de leur Dieu, sous la dent des bétes !

Enfin, je le répète, cette liturgie de petits fris- sons et de soupirs lents permit à la terre de rou- ler sept fois autour du soleil.

— Est- elle du moins ta maîtresse ? lui deman- dais-je quelquefois.

Question brutale, j'en conviens, qui le faisait aussitôt remonter dans son vitrail. Sa réponse négative expirait dans un geste pieux.

Ai-je besoin de le dire ? Béatrix puait de la bouche et peut-être aussi, je pense, de ses larges pieds. Elle était si dinde qu'on se sentait pousser des caroncules au bout d'un quart d'heure de con- versation.

Ses manières correspondaient à sa figure qu'on eût crue tirée du saloir d'un charcutier de la populace.

Hargneuse, en même temps, à faire avorter des chiennes, et pudibonde* comme l'arithmétique, elle accueillait sans trop d'aigreur, dans son lit très pur, les suffrages crépusculaires de quelques boucs épuisés du petit négoce.

Le doux Thierry dut se résigner six fois sur dix, en hiclntnt des plcnrs, à lion ver hi porte

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Ili) Il I s lo 1 in;s iiKsn h M (; KA N iKS

clusr. Il JiiiiN.i iih'iiic (jti (tji laillil le |H('ci|)ih'r (hnis resCJilit'i-, soiis la\ri'S(; des liiaUMlicI K )iis les plus (tidiiririuîs, (^t'S A'ioleiioés, ({iii le cniitiishiiriil , lui |»;iiiii('iil , in-aiinioiiis, (Icrivcr (riiiicànic louta l'ail (li\ iiK- il (jiiadruplèroiit iialiirclleiiKîiit sa l'erveur.

— lAU' a tant sourroi't î ilisait-il, devant ses deux mains j(jint(;s vers Taziii" j)ris à témoin.

Beah'ix, d'ailleurs, perecivait en (Uikm's ou petits cadeaux I Octroi de ce, culte (^t toujours, dès le lendemain, claril'iait admii"al)lement la situation.

Cette raclure de tille lui fit avaler cinq cents lois — en un autre style sans doute, mais avec quelle facilité ! — le mot fameux de Téblouissante Courtisane: « Ah! vous ne m'aimez plus! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis ! »

Némorin Ini-nKMnt; dans Telan sublime de sa lui, rencontra des mots qui me confondirenl.

— Hlle m^a tout expliqué! me dit-il, un jour, avant aperçu, cjuekpies heui'es auparavant, chez la hien-aimée, une paire de pantoufles d'homme et un râtelier de pipes culottées pour la plupart, — beaucoup plus, sans doute, que n'aurait pu le faire supposer l'endroit. Elle lui avait tout expli- qué I...


Mais inainti'iiaiil ? Ah ! iiiaiiiLciiaiil, c'est la un ni (pi on I rfilc et la sale nu ni , je sous en réponds.


LE F ROLE LU COMPATISSANT Hl

C'est la mort ignoble qui ne demande pas de com- passion et qui n'en offrit jamais à personne. C'est la Mort liquide...

Mon Dieu ! mon Dieu ! je Tavais pourtant tenu dans mes bras, cet enfant du Rien, ce fils de l'Inexistant, ce jumeau de l'Insignifiance et de l'Illusion dont j'espérais former un être vivant!

J'avais tenté de lui inspirer mon àme. J'avais travaillé, souffert, prié, crié, sangloté pour lui, des années, les plus chères et les plus précieuses de la vie !

J'avais pris sur moi des peines affreuses qu'il n'aurait pas eu la force de porter. Tout ce qu'un homme peut faire, je crois l'avoir fait, vraiment.

Pour qu'il fût armé contre les assignations du néant, j'avais fait passer devant lui, j'avais déroulé sur lui les images que rien n'efface ; je m'étais exterminé pour lui dessiner un trompe- l'œil des réalités qui ne peuvent pas finir... et je iTai ])as même obtenu de réaliser une canaille...

Il demande aujourd'hui, gàteusement, du matin au soir, qu'on ne plante pas de croix sur sa tombe, et il faut soutenir sa lèvre inférieure quand on lui donne à manger, avec une petite cuiller d'étain.



XII

LE PASSÉ DU MONSIEUR


Pénètre, mon cœur, Dans ce passé charmant.

Victor Hugo.


lUATRE-viNGT mille francs ! monsieur. Vous ne vous embêtez (Das. Et vous avez fait comme Va une centaine de lieues pour venir me les demander, à moi ? Vous avez pensé que je n'hésiterais pas une minute à dépouiller ma femme et les enfants que je pourrais faire encore, pour payer les frasques de cette petite drôlesse que je ne reconnais plus du tout pour ma nièce, que je renie, vous m'entendez bien! Voyons, décidément, vous me prenez pour un jobard. Quatre-vingt mille francs ! Pourquoi donc pas un petit million, pen- dant que vous y êtes ?

Ces paroles raisonnables me furent dites, il v a quinze ans, par un gros vigneron de la Charente-


Q


\\'^ Il 1 S ro 1 It Ks liKSO i: I.Ki K \ N rKS

Inférieure dont lu hiri^c lace resseinhlail au der- rière iVwu sin^j^c j»aj»ioii.

Je lie jM'ux pas dire que j'tivais eu beaucoup de eonfianre en allant trouver ce marchand de vins iichissini(% jusqu'alors inconnu de moi. Je savais lii>p le dénuement provei'bial (\('s millionnaires et leur guip^ne atroce (pii ne permet jamais que la plus mince partie de leur avoir soit disponible au moment précis où on les imploni.

Toutefois, Ténormité même de la somme à obtenir me faisait espérer, au moins, quelques ée^ards. Mais, dès le premier coup d'œil, j'avais eu le pressentiment de mon insuccès fatal et je n'avais accompli la démarclie que pour libérer ma conscience.

Démarche, il est vrai, des plus sinj^ulières. Il s'agissait de faire entrer dans cette futaille une quantité spécifique de désintéressement familial pouvant équivaloir à la dixième partie d'un mil- lion, et j'étais, à coup sur, l'ambassadeur le plus mal troussé pour ce genre de négociations.

— Mon Di<'U ! monsieur, répondis-j(\ vous êtes vraiment trop aimable de ne pas lâcher tout de suite vos chiens sur moi ou de ne pas envoyer quérir les gendarmes. Gela m'encourage à vous rappeler que j'agis au nom d'une morte, c'est-à- dire pour obéir aux dernières volontés d'une malheureus(î fille (ju'on enterrait avant-hier. Je ne suis en cela, vous le sentez bien, qu'un man- dataire bénévole qui s'est beaucoup dérangé. Libre


LE PASSE DU MONSIEUR US

à VOUS de ne rien faire et même de renier, tant qu'il VOUS plaira, votre propre sang. Mais je suis très las de mon voyage et je m'étonne que vous ne m'ayez pas fait encore la plus légère démons- tration d'hospitalité.

Ces derniers mots tendant à prolonger Ten- trevue de quelques heures durant lesquelles je m'efforcerais d'enlacer mon hôte, ne lui déplurent pas. Il s'adoucit, devint même cordial et me fit déjeuner avec lui.

Mais quelque allumante et suggestive que fût la table du viticole, mes finesses diplomatiques, aussi bien que mon éloquence attendrie, se trou- vèrent inefficaces, ainsi que je l'avais pré^-m, et je n'emportai de cette visite qu'une confirmation plus amère de mon impuissance à pénétrer les carapaces des hippopotames ou des philosophes pachydermateux.


L'histoire de la nièce est peut-être ce que j'ai connu de plus extraordinaire dans le lamentable. Elle se nommait Justine D... et mourut à vingt- huit ans, dans le plus horrible désespoir.

Un tiers de cette existence trop longue fut exclusivement et vainement employé à la con- quête d'un pauvre homme jugé par elle supérieur, qu'elle adora jusqu'au crime et dont elle voulut, à quelque prix (pie ce fût, devenir la femme. Notre


in; IIISIOIHKS MKSO IM.I C i; \ N "IKS

lui (le sircir iimiiicic et s|ti r;i 11 loi'iiic, coimiic la (jLK'UL' (11111 |)(»rc, doit olIVir |n'ii dVxcinples d'un pareil ensorrellomoiit.

I.c iiiiraclt'. ('"('sl «(lie «-rllr l'Iciii' de passion, cette passilloir d aiiumr s'clail (irvcloppiM' dans riiimuis le |diis rclractairr, dans Irs condi- Indis les plus (|('la^ (d'ahlrs (|iii se puissent iinag^i- iier.

C'était une d<' ces vicrij^cs au cordeau, telles (pie le eonmierce des tissus ou le monopole d(;s salaisons nous en conditionne, engendriM^ du l'iauc estimable d'un négociant qui avait toujours payé recta.

Elevée, par conséquent, dans l'horreur sage des constellations et des auréoles, on devait naturel- lement ne supposer l'ien de j)lus rectiligne (pu- ses sentiments ou ses transports.

Son coMir avait été cultivé comme un jardin potage!' de peu d'étendue où les nnundres plates- bandes seraient calculées pour le pot au feu. Pas de ces fleurs inutiles dont l'éclat frivole ne pro- fite pas. Tout au jdus ([uelques violettes en bor- dure des haricots et de la salade, |)our ne pas (îxiler complètement la poésie.

Deux on trois tomes dépareillés d'Emile Sou- vestre ou du gi-and Dumas, un recueil de mor- ceaux choisis et la quotidienne lecture des faits divers du Petit Journal étanchaient surabondam- ment sa soif littéraire.

l^din jamais fille iTavait paru plus désignée


LE PASSE DU MONSIEUR 147

pour devenir rornement et la récompense d'un « honnête homme ».

Je ne me charge pas d'expliquer les prodiges non plus que les mystères, et il ne faut pas comp- ter sur moi poui' une élucidation ])svchologique des histoires trop arrivées dont je me suis l'ait le narrateur.

Ce qui est sur, c'est que l'arbre donna des fruits qui ne permirent plus de le reconnaître et que le potager minuscule produisit des fleurs étranges, probablement exotiques, à la place même où Ton s'attendait à voir sortir des navets ou des pommes de terre.

Une héroïne, une véritable et scandaleuse héroïne d'amour, apparut tout à coup en cette Jus- tine qu'on avait crue digne de s'élever jusqu'au traversin d'un homme d'affaires.

Seulement, pour que la nature ne perdit pas tous ses droits, celui qu'elle aima, beaucoup plus que sa propre vie, était un médiocre parmi les mé- diocres, un employé blond qui raclait l'alto, lécho- tait de petits paysages en savon et conservait, à trente ans, le prestige du poil follet de l'adoles- cence.

Ce basilic des demoiselles de comptoii' lui donna rillusion sublime. Et voici l'incroyable drame qui s'ensuivit.


IS II 1 s ro 1 M KS KKSOMLKiKA.N TKS


Narrissc Lt'iniioclic, tel ('hiit le nom du \;iiii- <|in'iii'. iir l'rl'iisail j)as nhsolimiciit (['('[Xjuscr ,1 us- liiii'. Aillant ccllc-la (|irinH' aiilrc, ajn'cs loiit. Mais iia\aiil, hormis son mipLti, (|in' (l<;s ôoh(aii('»'s (I usurier pour loiil (•aj)ilal d dcsiraiil. au surplus, jiUcr le lilcl (jiu'l([u(' Icmps ciicort.', il ne nioiiti'ait aucune liàte l'éhrile (reucliaiuer à son (^xist(MiC(î une jeune persoiiiu^ sans le son dont la heanté n'avait ri(Mi de l'oudroyanl.

.le ne lai jamais cru soi'dide, mais un désinté- ressement luTOïque n'était pas son l'ait: (ît puis- qu'on parlait d' « eiitrei' (^n ménage », la pru- dence rudimentaire n'exigeait-elle |)as qu'on atten- du au moins riiéi'itage de Tonele 1 iburce, qui gagnait e(Mit inill»^ francs par an dans ses écha- las et ne tarderait guère sans dout(\ à quitter un monde où sa belle ànne était (mi exil?

Justine se trouvait, en el'l'et, ruinéci, dejjuis ([uebjue temps déjà, par son imbécile de père, qui avait engagé toute sa l'ortune pour le percement du Fameux Innnel sous THimalava, destiné à relier l'Inde anglaise à la Alandchourie.

L'insuccès colossal de cette entreprise ayant précipité le spéculateur au plus profond des abîmes, la jeinie fille a i\ ait avec sa mère sur de mis(i'al)b>s débris de l (j[)ulence d'autrefois, se cramponnant à l'espoir de cet liéritage bienheu-


LE PASSE DU MONSIEUR il9

reiix qui devait Tiinir à son Lépinoohe (juVlle imaginait chaque jour plus beau, plus idolà- trable.

Car c'était son oncle, à elle, le propre frère de son père, ce Tiburce des vins et spiritueux qu'on savait si riche et si avare, mais qui était vieux et sans enfants. Une fois l'an, par l'effet d'une an- térieure habitude, il envoyait une caisse de bou- teilles et c'était tout. Il fallait attendre, hélas ! puisque cet homme ne pouvait être utile qu'à la manière des cochons, c'est-à-dire après sa mort.

Le grigou, par malechance, ne semblait pas vouloir crever, et les années passèrent ainsi. Jus- tine se voyant vieillir elle-même, luttait avec rage et Lépinoche, visiblement dégoûté, se cachait à peine de chercher ailleurs.

Il devenait même insolent. Je n'ai pas su tous les épisodes ou péripéties, mais à coup sûr la pauvre fille brûlait trop pour avoir jamais refusé quelque chose à son misérable amant et je crus, plus d'une fois, remarquer en celui-ci la blague féroce, la cruauté lâche d'un bellâtre qui n'en est plus à solliciter quoi que ce soit et qui n'a rien donné pour tout obtenir.


Un jour on vint, en toute hâte, me chercher de la part de cette malheureuse qui voulait me par- ler seul à seule avant de mourir.


1^20 HlSIdlUKS DKStHUJG kantks

Le pivLre, <|ii(' je rciicoiit ini dans IVscalicr, parut heureux de me voii'. Il tlait luit pâle et nialTirnia que ma présence le délivrait d'uu grand poids. Puis, il s'en alla, me suppliant d'être clia- rildhlr .

Je revenais à peine d'un *^iaiid voyage cl je n'avais pas vu Justine depuis (|iit'l([ii('s mois. J\ms peine à la reconiuiitre, tellement elle était deve- nue belle sous les griffes de la mort.

Je ne l'etrouvai ({ue les yeux — quels yeux! — dans une lace toute blanche où passaient des ombi'es et des clartés, comme si on eût promené devant elle un flambeau.

Les lèvres, absolument décolorées, n'étaient visibles ([n'en opposition a la lii^ne sombre des (lents noircies par la fièvre. Tout le reste indis- tinct, unifié, fondu dans cette l)lancheur presque nitide, presque lumineuse, — un blanc tj 'albâtre j)oli l'éverbérant un ta|)is de neige ! Les cheveux avaient disparu dans une anq)le coiff(3.

Je suis sûr de n'avoir senti, en cette occasion, que de la pitié, la plus déchirante ])itié de ma vie, surtout lorsqu'elle me parla. Pins lard, seule- ment, je devais sentir la beanic sniiiaturelle'de cette configuration de l'Epouvante el de la Dou- leur.

Elle m'attendait, assise dans son lil.

— Monsieur, dit-elle à voix très basse, je viens de recevoir l'extréme-onctionet je vais mou- rir... Dieu est très bon et j'espère qu'il ne me


LE PASSE DU MO.NSIEUK 121

rejettera pas... Je vous ai prié de venir parce que vous êtes un ami véritable et ([ue vous accompli- rez, j'en suis certaine, ce que vous demande hum- blement un cœur désolé.

Personne, excepté le prêtre qui sort d'ici, ne sait encore ce que j'ai fait. Quand je serai morte, tout le monde le saura et ce sera une honte hor- rible...

J'ai ruiné plusieurs personnes qui avaient con- fiance en moi et que j'ai trompées odieusement. Depuis trois ans, ma vie n'a été qu'une impos- ture, un mensonge de tous les jours, de toutes les heures. J'ai fait croire à d'anciens amis de la famille, que nous n'étions pas ruinées, ma mère et moi. On m'a prêté des sommes importantes que j'ai jetées dans la spéculation et que j'ai per- dues. Je faisais, sans y rien entendre, mais avec une obstination de damnée, le trafic des valeurs de Bourse dans l'espérance de gagner une fortune. . . \ V)us l'umprenez... J(i voulais devenir riche pour cehii (pie j'aimais à la pt^rdition d»* mon àme, <pie jaime encore et pour qui je meurs inutile ment l

... J'ai volé de très pauvres gens. Une fois, monsieur, j'ai dérobé à une vieille femme infirme et presque aveugle quelques titres ou obligations qui étaient tout son bien et je les ai remplacés par des prospectus en papier de couleur... Cette chrétienne qui me chérissait sera forcée de men- dier son pain.

(loniine je pridais conliinielleineiil . j'étais prèle


1^22 IliSTolHKS liKSOin. 1 (i KA .NTKS

à tous les crimes dans 1 illusion de nw. l'iittraper...

I^^ldili, je dois |)lus de (jUATHE- vingt MILLK l'HANCS!

Mon «uicic seul pourrait l<;s payer, mon oncle riehc doiil j ai souvent desirc' la mort. Allez le ti'ou\ei', je NOUS eu supplie, aussitôt (piOn uiauia mis(! dans la leire et diles-liii hiiîu (jue cesl moi (/ni meurs, vX cpui je uu'urs e[)ouvaidé(; (\o toutes ei's uialedietious sur nia pauvi-e tombe!... Epou- vantée ! . . .

L'agonisant»^ [joussa un grand eii et, me jetant les bras autoui' du cou, aboya ces derniers mots que j'entends encore :

— Ah! si vous saviez... si vous saviez ce que je vois !...

C'était la fin. Je lus forcé de me délier du cadavre dont les ongles m'^mtraient dans la chair et dont les yeux, incr(jyal)lement dilah's, regai'- daient toujours...

L'oncle, natiirellcincnl. ne paya l'ieii et Léj)i- noche, à (pu je racontai celle iiioit. (piehpie temps après, m'avoua (juil ti(»uvail tout cela bien triste, vraiment.

Quatre ans plus tard, il épousait la l'ille d'un larbin de liant parages, une reinm»! Inniuète, celle- là, qui réprouve toutes les démences et ne lui per- met j)lus de me l'réquenter.




XIll

TOUT CE QUE TU VOUDRAS


MAXENCE, l'atigué d'une longue soirée de plaisir, arrivait à l'angle de la rue et de la ruelle Dupleix, de l'autre côté de l'École militaire. I^'endroit, simplement ignoble en plein jour, était, a une liiMire du matin, cette nuit-là, (pielque peu ministre. La ruelle noire, surtout, ne rassurait pas. ( ie tronçon de voie fangeuse où l'on travaille n vil prix l'artilleur et le cavalier dans des garnos elirayants, inquiétait le noctambule.

Il délibéra pourtant. Lne rumeur arrivait du bou- levard de Grenelle redouté des sages, et l'horreur de tomber dans un conflit de pochards l'inclinait à choisir h^ boyau malpropre à l'extrémité duquel il s«' croyait sur de trouver un plus pjiisihlc val- lon pour le cours dr ses rêveries amoureuses.


12i iiisToiuKS nKS(Mn.i(;H:A>TKS

11 sortait (les bi'as di' sa iiiaitrcssc L't sriilait le besoin de ciivor sa paillardise dans la somnolence d'un retour sans |»i'iliiil)arKui.

— Eh l)i(Mi ! te dérides-tu, oui ou non? dit une voix abjecte (|ui rlicichail à se faire aimable,

Maxence, alors, vit se dclacliei' du mur le plus proche une grosse lemiiie ([iii vint lui olIVii' la denrée précieuse de son amoui\

— Je ne te j)rendrai pas cher, va, et je l'erai tout ce que tu voudras, mignon.

Elle défila le programme. Le rôdeur immobile écoutait cela comme il eût écouté battre son cœur. C'était stupide, mais il n'aurait pu dire pourquoi cette voix le remuait. Il n'aurait pu le dire, le pauvre homme, quand même il se fût agi de sauver sa peau. Cependant son trouble était bien certain. Et ce trouble devint une angoisse insupportable, ([uand il sentit sou àiue s'en aller a la déi'ive sur ce boniment d'ignominie ([ui h; portait comme un reflux vers les amonts les plus lointains de son passé.

Souvenirs de suavité merveilleuse que cette façon (le reparaître' profanait indieiblemiMit ! Les impressions de son enfance avaient été quelque chos(^ de divin et sa vie actuelle n'était, hélas ! rien de glorieux.

Lorsqu'il cherchait à se récupérer, en les évo- «juant après ({uehjue noce, elles accouraient bonne- ment et fidèlement à lui, ces impressions, comme des brebis frileuses et abandonnées qui ne deman-


TOUT CE QUE TU VOUDRAS ! 125

deraient pas mieux que de toujours suivre leur pasteur. . .

Mais cette fois, il ne les avait pas appelées. Elles venaient d'elles-mêmes, ou plutôt, c'était une autre voix qui les appelait, une voix aussi écoutée, sans doute, que la sienne, et c'était abo- minable de n'y rien comprendre.


— Tout ce que tu voudras! je te ferai tout ce que tu voudras, mon trésor...

Non, vraiment, ce n'était pas tolérable. Sa mère était morte, brûlée vive dans un incendie. Il se souvenait d'une main carbonisée, la seule partie qu'on eût osé lui montrer du cadavre.

Sa sœur unique, son aînée de quinze ans, qui l'avait élevé avec tant de sollicitude et de laquelle il tenait ce qu'il y avait en lui de meilleur, avait fini d'une manière non moins tragique. L'océan l'avait avalée avec cinquante passagers ou passa- gères, dans un naufrage trop fameux, sur l'une des côtes les plus inhospitalières du golfe de Gascogne. Il n'avait pas été possible de retrouver son corps.

Et ces deux créatures douloureuses le possé- daient chaque fois qu'il s'accoudait, en regardant couler sa propre vie, sur le parapet de sa mé- moire.

Eh bien! c'était horrible, c'était monstrueux, mais la gueuse qui le tenait là, sur ce trottoir,

9


12C IMS roi H ES UKsoin. I(;k.\.n TKs

sur ce ([uai d ciiliT, i'(jminc dit .MiuLerliiick, av;iit exactement la voix do sa sœur, de cette créature d'élection ([iii lui avait pai'ii ajtpartcnii' au.v hiéi'ar- cliies aii«;éli(|ues et dont l(\s pieds, croyait -il. eussent purifié la boue de Sodome.

Oli î sans doute, c'était sa voix inexprimahle- ment dégradée, tombée du ciel, roulée dans les sales goulTres où meurt le tonnerre Mais c^Hait sa voix tout de même, à ce point qu'il fut tenté de s'enfuir en criant et en sanglotant.

C'était donc vrai que les morts peuvent se glisser de la sorte parmi ceux qui vivent ou qui font sem- blant d'être des vivants !

Au moment même où la vieille prostituée lui promettait sa viande exécrable, et dans quel style, justes cieux! il entendait sa sœur, mangée par les poissons depuis un quart de siècle, lui recom- mander Tamour de Dieu et l'amour des pauvres.

— Situ savais comme j'ai de belles cuisses! disait la vampire.

— Situ savais comme Jésus est beau ! disait la sainte.

— Viens donc chez moi, gros polisson, j'ai un bon l'eu et un bon lit. Tu verras que tu ne t'en repentiras pas, reprenait l'une.

— Ne fais pas de peine à ton ange gardien, murmurait l'autre.

Involontairement, il prononça tout haut cette recommandation pieuse qui avait rempli son en- fance.


TOUT CE QUE TU VOUDRAS î 1^27

La quémandeuse, à ces mots, reçut une secousse et se mit à trembler. Levant sur lui ses vi-eux yeux liquides, sanguinolents, — miroirs éteints qui semblaient avoir reflété toutes les images de la débauche et toutes les images de la torture, — elle le regarda avidement, de ce regard effroyable des noyés qui contemplent, une dernière fois, le ciel glauque, à travers la vitre d'eau qui les as- phyxie...

Il y eut une minute de silence.

— Monsieur, dit-elle enfin, je vous demande pardon. J'ai eu tort de vous parler. Je ne suis qu'un ancien chameau, une paillasse à voyous, et vous auriez dû me jeter à coups de pied dans le ruisseau. Rentrez chez vous et que le Seigneur vous protège.

Maxence Ciinfondu la vit aussitôt s'enfoncer dans les ténèbres.


Elle avait raison, après tout, il fallait rentrer. L'attardé se dirigea donc vers le boulevard de Grenelle, mais avec quelle lenteur ! Cette ren- contre l'avait assommé littéralement.

11 n'avait pas fait dix pas que la vieille man- geuse de cervelles reparut, courant après lui.

— Monsieur, je vous en supplie, n'allez pas par là.

— Et pourquoi n'irais-je pas par là? deman-


l'28 HISTOIIIES DESOnLîGKANTES

da-t-il. C'est mon chiMniii, |mis(|ii(' j'linl)ito Vau- girard.

— Tant pis, il l'aiit revenir sui" vos pas, Taire un (h'iour, (jnand vous devriez marcher une heure de plus. Vous risquez de vous l'aire assommer en traversant le boulevard. Si vous voulez le savoir, la moitié des souteneurs de Paris se sont réunis là pour leurs affaires. Il y en a depuis les Abat- toirs jusqu'à la Manufacture des tabacs. La police leur a cédé la place. Vous n'auriez personne pour vous protéger, et on vous ferait certainement un mauvais parti.

Max(Mice fut tenté de répondre qu'il n'avait pas besoin d'être protégé, mais il sentit, par bonheur, la sottise d'une telle bravade.

— Soit, dit-il, je vais remonter du côté des Invalides. C'est un peu fort tout de même. Je suis éreinté et ce supplément de vadrouille m'exaspère. On devrait bien lancer de la cavalerie sur ces mar- lous...

— Il y aurait peut-être un moyen, dit la vieille, après un instant d'hésitation.

— Ah ! voyons ce moyen.

Très humblement, alors, elle exposa qu'étant fort connue dans ce joli monde, il lui serait facile de faire passer quelqu'un...

— SeulcMuent, ajouta-t-elle avec une douceur surprenante, il faudrait qu'on put croire que vous êtes une... connaissance, et pour cela il serait indispensable de me laisser })ri'ndre votre bras.


TOUT CE QUE TU VOUDRAS! 129

Maxence, à son tour, hésita, craignant quelque piège. Mais une force inconnue agissant en lui, son hésitation fut courte, et il put traverser sans injures la foule immonde, ayant, à son bras et près de son cœur, cette créature que félicitèrent au passage plusieurs bandits, et qui était vraiment à décourager le Péché même.

Pas un mot, d'ailleurs, ne fut échangé entre eux. Il remarqua seulement qu'elle pressait son bras, se serrait contre lui beaucoup plus que ne l'exigeait strictement la situation et même qu'il y avait quelque chose de convulsif dans cette étreinte.

Le trouble extraordinaire qu'il avait senti s'était dissipé maintenant qu'elle ne partait plus. 11 en vint naturellement à supposer une sorte à' halluci- nation, car tout le monde sait combien est com- mode ce précieux mot par lequel sont élucidés tous les sentiments ou pressentiments obscurs.


Quand vint le moment de se séparer, Maxence formula je ne sais quel banal remerciement et prit son porte-monnaie dans le dessein de récompenser l'étrange compagne silencieuse qui venait peut- être de le sauver.

Mais celle-ci, l'arrêtant d'un geste :

— Non, monsieur, ce n'est pas cela.

11 vit alors seulement qu'elle -pleurait, car il


130 HISTOIHKS MKSOin.K; i; V.N'IKS

n'avait pas ose la ifj^ai'ilcr (1(*|miis une Jl'Iiu-Iu'LII'i' (ju'ils marcliairMit (Miscinble.

— Qu'avoz-vous ? dil-il, très ciiui, cl quo puis- j(* faire pour vous ?

— Si vous vouliez ma permcltrt; de vous «mu- brasser, répondil-cllc, ce serait la plus grande joie de ma vie, de ma dégoûtant»' vie, (it il me stMuLle (pi'après cela, j'aurais la force de mourir.

\'ovant bien ([u'il y conseiilail, elle sauta sur lui, grondante d'amour, et rend)iassa coinnu^ on dévore.

Une plainte de c(U homme (ju'elle étouffait la désenlaça.

— Adi(;u, Maxence, mon petit Maxence, mon pauvre frèrt;, adieu pour toujours et pard(jinie- moi, ci'ia-t-elle. ^laintenant je pcîu.v crever.

Avant (jue son frère eût eu le temps de faire le moindre mouvement, elle avait la tète broyée sous la rou(3 d'un camion uoclume cpii passait connue la t(mij)éte.

Maxence n'a plus de maîtresse. Il achève en ce moment son noviciat de fi'èr(* coincis au monas- tère de la Grande-Chartreuse.



M


XIV

LA DERNIÈRE CUITE


Quand on est mort, c'est pour longtemi)s.

Un hkiutikr.

o^siEUR Fiacre-Prétextat Labalbarie s'était retiré des affaires à soixante ans, ayant ac- quis des richesses considérables dans son indus- trie de blanchisseur de cercueils.

Jamais il n'avait déçu sa clientèle et l'aristocra- tie genevoise, qui le surchargea si longtemps de ses commandes, n'avait eu qu'un cri pour célébrer son exactitude et sa loyauté.

L'excellence de sa main-d'œuvre, c(îi'til'ié(; par la soupçonneuse Angleterre, avait obtenu les suf- frages de la Belgique, de l'IUinoiset du ^ficliigan.

Sa retraite avait donc été l'occasion d'une grande amertume dans les deux mondes, lorscpic de gé- missantes feuilles internationales avaient jinnoncé


lH-2 IIISTOIIIKS DKSO h IJ ('. K\ NTKS

qno cri ailisaii l'aiiiciix (jinttail les poinpos du coniploii' puiir consacrer a de chertés ûluilcs ses chovcnx Ida lies respectes.

l'iaci'c ctail , eu cl'l'cl, iiii liciireiix: vieillai'd dont la voc;ition j)liilosopliique el liiinianitaire n(iSO dé- clara (pian inoincnl précis on la ioilinn', heanconp moins aven^le, sans (l(tnle. ri heaucoup moins rosse (pu' ne le suppose une vaine inidlitiide, l'avait enfin conihlé de ses faveurs.

Il ne ni(j)risa point, comme tant d'autres, le né- goce infiniment honorable et lucratif par lequel il s'était élevé de quasi rieu jusqu'au pinacle d'une dizaine de millions.

Il racontait, an conh'aire, jivec l'enthousiasme naïf d'un vieux soldat, les batailles sans nombre^ livrées à la coiu'nrrence, el se j)laisait à remémo- rer le coup (h; fiMi, parfois héroiqne, des inven- taires.

Il avait simplement ab(li([né, à l'exemple de Charles-Quint, l'empire de la facture, afin d'em- brasser une vie supérieure.

Ayant, eu somme, de «pioi vivre, et devenu trop âgé pour prétendre garder longtemps encore le coupd'œil (le I liommed'affaires,ceje nesais quoi de sponlane ((iii déconcerte la ])lace etculbute les ma- nigances des compétiteurs, il avait en la sagesse de se démettre avantageusement de sa puissance commerciale avant que r(toile de sa ])atente eut commencé de pâlir.


LA DERNIERE CUITE 133


Désormais, il s'adonna, d'une exclusive manière, aux délices du genre humain.

Considérant, avec une touchante lucidité, le néant des combinaisons jusqu'à cette heure élabo- rées par de creux cerveaux pour Tatténuation de la misère, inébranlablement assuré, d'ailleurs, de V utilité des pauvres, il crut avoir mieux à faire que d'employer au soulagement de ce troupeau les ressources financières ou intellectuelles dont il dis- posait.

En conséquence, il résolut d'appliquer les der- nières lueurs de son génie à la consolation des millionnaires.

— Qui pense, disait-il, aux douleurs des riches? Moi seul, peut-être, avec le divin Bourgetdont ma clientèle raffole. Parce qu'ils accomplissent leur mission, qui consiste à s'amuser pour faire aller le commerce, ou les suppose trop facilement heureux, oubliant qu'ils ont un cœur. On a le toupet de leur opposer les grossières tribulations des indigents dont c'est le devoir de souffrir, après tout, comme si les guenilles et le manque de nourriture pou- vaient être mis en balance avec l'angoisse de mou- rir. Car telle est la loi. On ne meurt véritablement qu'à hi condition de posséder. Il est indispensable d'avoir des capitaux pour rendre Tàme, et voihi ce qu'on ne veut pas comprendre. La mort n'est que


13t iiisidinKs iii:s(H! i.m; i: A N ri:s

la sr|);ir;iti(iii (r.iNiM' rAr«;'riil. ( -rii\ (|in n'en oui |)as iToiil |ias la vie, et, (h'S lois, iic sauraient luoiirir.

IMciii (le CCS pensées, — jiliis |»roroii(les (ju'il ne supposait, — le blaucliisseur (Je cercueils travail- lait (le toute sou aille à labolitiou <l(;s alïres.

11 eut riioiiiieur crèlre un des premiers (|ui fo- nitMitereiil la généreuse conception du Crématoire. Tj'liorrcur traditionnelle de la mcu't, d'après ee penseur, était surtout procurée par Tima^^'e affreuse du la décomposition. Dans les comic^^s d'incinéra- teurs ([ui rayaient élu [)()ur leur présid(Mit, il en racontait les phases, déroulant, av(;c l'éloqueuce (lu liac, toute cette chimie souterraine, et la pen- sée de devenir fleur, j)ar exemple, révoltait son ima«;iiuitiou de comptable.

— Je ne veux: pas étrt; unecharopie ! beuglait- il. Aussitôt aj)rés ma mort, j'exige quOn me brûle, qu'on me calcine, qu'on me réduise en cendres, car le feu j)urifie tout, etc.

Il fut exaucé pleinement, ainsi (jue vous l'allez voir.


L'excellent homme avait un fils comme il en faudrait souhaiter à tous ceux qui savent le prix


de Targent.


Je demande ici la permission de perdre pied quebpies instants et de m 'envoler dans le ditliy rambe.


LA der>'ierf: cuite 135

Dieudonné Labalbarie était, si j'ose le dire, «ncore plus admirable que son père. Conçu dans une heure insigne de triomphe sur des concur- rents téméraires, il réalisait en plein l'idéal des vertus solides que les plus sérieuses maisons de crédit peuvent escompter.

A quinze ans, il avait déjà placé des économies et sa personne était tenue comme un livre. Ba- rème consulté n'eût pu découvrir en lui rien de frivole.

Le comble de l'injustice eût été de lui reprocher une minute d'enthousiasme, un accès, même réprimé, de fol attendrissement sur qui que ce fût, à propos de n'importe quoi.

Son heureux père était forcé de s'appuyer à la caisse ou au comptoir quand il en parlait, tant il était ivre d'avoir procréé un tel garçon.

Cet enfant de bénédiction vit et [)rospèie. Il a même doublé son patrimoine depuis trois ans qu'il est orphelin, ayant su se faire adorer d'une richissime gardeuse de tortues qu'il vient d'épou- ser, et beaucoup de gens le reconnaîtraient, sans doute, si je ne craignais pas d'offenser les lys de sa modestie, en essayant de tracer son aimable image.

Devine (pii pourra. J'en aurai trop dit, j^eut- être, en déclarant (ju'il a la [)liysionomie (ruii l)eau reptile et qu'un molosse de la taille la plus mons- trueuse l'accompagne ordiiiaircinent.

Voici maintenant l'histoire iiiriiiinicnt |)('ii cou-


^36 HISTOIHKS I»KS(Hn.H;KANTES

nue (le la inoi't et des l'aïuTaillos du père. Les amateurs (rémotious suaves sont invités à no ])as continuer cette lecture.


Un matin, le médecin des morts constata que le grand Fiacre avait cessé d'exister.

Aussitôt Labalharie fils commença de fonction- ner. Sans gaspiller en vains pleurs, sans élimer « l'étoffe » précieuse de sa propre vie, c'est-à- dire « le temps », suivant la noble expression de Benjamin FrankHn cpi'il citait sans cesse, il mit en ordre et prépara tout sans perdre un instant.

A dix heures trente-cinq, les journaux étaient avisés de son deuil et l'expression de sa douleur s'éparpillait à mille exemplaires sur la rose entière des vents, — les lettres de faire part ayant été judicieusement commandées et exécutées longtemps à l'avance.

Même observation |)nur la plaque de inai'bre noir destinée au Coluinbar'min, où se voyaient un phénix déployant ses ailes au milieu des flammes et cette inscription terrifiante exigée par le défunt :

JE RENAITRAI

Il alla faire un tour en bicyclette, afin de se retremper la fibre par une énergique prise d'air, déjeuna copieusement, reçut quelques visites éplo-


LA DERNIERE CUITE 137

rées, alla faire ses dévotions à la Bourse, opéra, vers le soir, quelques recouvrements profitables et passa la nuit hors Je la maison pour marquer la violence extrême de son chagrin.

Le lendemain, un somptueux corbillard jonché de fleurs et suivi d'une foule peu recueillie appor- tait au Crématoire la dépouille du décédé.

— x\h 1 ah ! tu renaîtras I disait en lui-même l'affable Dieudonné, resté seul dans la terrible chambre ardente avec les deux hommes chargés d'enfourner son père, nous allons l)ien voir si tu renaîtras ! . . .

La bière, administrativement et réglementai- rement façonnée en planches légères, pour être dévorée soudain par une atmosphère de sept cents degrés, reposait sur le chariot mécanique dont les deux antennes de métal, lancées avec force, plon- gent les morts dans la fournaise et reculent en poussant un cri, mouvement diastole et systole qui s'exécute en vingt- cinq secondes.

Dieudonné en était donc là de son recueillement filial, lorsqiiiin bruit se fit entendre à V intérieur de la bière...

Oh ! un bruit sourd et bien vague, je vous assure, mais, tout de même, un bruit, comme d'un faux mort essayant de s'agiter dans son lin- ceul. Il sembla même que la bière avait une oscil- lation...

Au même instant la porte du four, manœuvrée avec précision, s'ouvrait toute grande.


IHS MISIOIUKS KKSOin. K; K\N TKS

Les trois I'mccs loii^^ics |);ii' Tiitrocr llaiMnit' s<* n'gardènuit.

— C'est le ((Hps (|(ii S(* vide, alfirnia I laïK^uil- IciHciil l)i<'ii(l(inn(.

Les deux aiiti'cs la-sitaiciit pourtant.

— Mais allez donc, toiiiirne de Dieu î hurla tout à coup le parricide. Je vous dis (pic c'est 1»; corps qui se vide. Et il |)laiilM dans la main du plus pro- che un paquet de hilh^ts de banque.

Les antennes hoiulirent en avant et rehondirent en arrière...

La porte se relernia, mais pas assez vite, sans «loute, cai" I)i«nulouiu, posté bien en l'ace, crut apercevoir, dans rtinbrasement instantané du cercueil, les deux bras tendus et le visage déses- péré de son père.



.es-


XV

LA FIN DE DON JUAN


Ça fait du bien de causer avec un homme qui n'a qu'une tète. Jlles Vallès.

ET le misérable est mort comblé de biens, tel qu'il a vécu. Il n'eut pas même l'excuse d'être un dissipateur, un prodigue. Il était, dit-on, le premier du monde pour placer avantageusement ses capitaux. Enfin, il est mort sans aucune infir- mité, en pleine possession de lui-même, quoique très vieux, comme un patriarche d'avant le déluge. Gela me parait im peu fort. Sans exiger assidû- ment (.( le doigt de Dieu », à la façon d'un potache allaité par les bons pères, on voudrait tout de même, pour l'honneur de la Justice, que l'agonie de ce malfaiteur eût été moins douce.

Ainsi parlait un homme sans malice qu'offusquait l'insolente gloire du marquis de la Tour de Pise.


1 tO IMSTOIIIKS DKSOin.Kl K A.NTKS

(a' pcrsoiiiiat^c trop coiiiiu vniMit ;i peine (Tex- pirer. L()ii^teinps on Taviiil cru «'leinel. Né dans la joyense An<^leleri'e, dès le conimencemeiit de renii;;-rati(jn, (jnaiid Louis XVI avait (encore sa tète sur ses épaules, un hnill public le disait vert i^'alant encore au.v environs de la nonantaine. Pro- di^^e peu vérifié, sans doute, mais accrédité par l'enthousiasme de quel([ues discij)les frileux ([ui avaient eux-mêmes dépassé soixante ans.

Le fait est que le marquis Hector de la Tour de Pise lançait des rayons, comme un ostensoir. Il passait pour iiuliscutable ([ue des reines avaient autrefois crevé d'amour « en entrant dans sa chambre » et que tout un peuple d'Arianes san- glotait à cause de lui.

Bien longtemps avant le célèbre Beauvivierqui nous console, il avait su mettre sa personne en adjudication et môme en actions. De là son opu- lence. Jusque dans les derniers jours, on vit les familles les plus hautaines payer très cher des coupons de son ii\c6\e...

Telle était du moins la légende universellement acceptée sur ce mange-cœur, dont les boutons de culotte, montés en pendants d'oreilles, sont regar- dés, à l'heure présente, comme d'inestimables joyaux.

— Mon cher monsieur, répondit la Sage-Femme, vous n'y êtes pas du tout. Je n'ai point assisté à la mort de cette crapule, mais je peux vous assu- rer qu'il n'y eut jamais d'Ixion plus cruellement


L\ FIN DE DOS JUAN 141

-châtié. Imaginez tout ce qu'il vous plaira, vous n'arriverez jamais à cette horreur. Asseyez-vous donc sur ce fœtus qui vous tend les bras et prêtez- moi votre attention. J'ai, ce matin, l'humeur nar- rative.


Le marquis Hector était un bel homme, c'est certain, et il avait toute la mine d'un grand sei- gneur. Ses envieux n'ont jamais trouvé moyen de le nier. Il était si différent de la multitude qu'aus- sitôt qu'il apparaissait, tout le monde avait Vali- de se ressemble]-.

Il aurait pu se faire voir en public pour de Tar

  • gent, comme un vrai monstre. Il se contenta de

se faire voir en particulier pour des sommes con- sidérables que, d'ailleurs, il plaçait avec un extrême soin dans les entreprises les plus sérieuses. On sait le flair de spéculateur qu'il manifesta au milieu des pires complications.

Mais cela est d'un intérêt médiocre. A une époque où tous les hommes sont sur le trottoir, à peu près sans exception, le putanat de ce gentil- homme et ses concomitantes aptitudes financières n'ont rien d'inouï. Les deux choses vont si l)ieii ensemble.

J'ai beaucoup mieux à vous offrir, et c'est une horreur difficilement imaginable que je vous ai promise, n'est-ce pas? Si votre soif d'une expiation

10


1-4:2 IIISTUIIIKS DKSOMLIGKANTKS

no s'apaiso ])as aprôs mon rrcit, r'ost ([in* l'icii ne serait ('aj)al)le de 1 apaiser.

El cl abui'il, savez-vous seLileinciiLcM' (pi'il v avait à expier? Non. Vous pensez, comme le premier venu, a l'existence plus ou moins odieuse d'un vampiit' exclusivement occupé de ses turpitudes, pendant près (rim siècle au trav(;rs duquel il coula tel qu'un ruisseau di; putréfaction, et n'ayant ja- mais regardé le visage de ceux qui peinent et qui souffrent. Point de vue banal comme un prône, mon digne monsieur. Il s'agit de quelf[ue chose de bien autrement superfin.

Vous me faites, sans doute, l'honneur de croire que je me fous du secret professionnel, comme doit faire toute sage-femme, — de première classe, bien entendu. Nous laissons cela aux médecins qui n'ont pas d'autre moyen d'éviter le bagne, la plupart du temps.

Eh! bien, j'ai eu pour client le bel Hector qui fut marié deux fois et qui tua au moins l'une de ses deux femmes, sans avoir besoin que je l'aidasse dans cette besogne. Il fonctionnait tout seul à ra- vir et il n'avait recours à personne.

J'ai tout bêtement accouché sa première, puis sa seconde, dix ans après, vers la fin du règne de Louis-Philippe, comme j'eusse accouché des por- tières ou des filles publiques. Le marquis avait tenu à être seul avec moi dans l'une et l'autre cir- constance.

La première fois nous amenâmes une espèce


LA FIN DE DON JUAN 143

de chèvre-pieds sans yeux ni bouche, qui avait, en guise de nez, une espèce de membrane flasque et pendante que je ne vous décrirai pas, homme impressionnable... La TourdePise, doué du sang- froid des morts, s'empara de l'avorton avant que j'eusse pu m'y opposer et l'offrit aux baisers de la mère qui en mourut deux heures après.

Le second enfant du marquis eut deux tètes sur un fuseau de corps, à peu près sans jambes ni bras, et c'était une autre édition de la même image.

Cette fois, l'accouchée ne put rien voir. Je roulai dans mon tablier la petite abomination et m'élançai hors de la chambre. Je perdis ainsi la clientèle du noble seigneur, mais j'avais deviné beaucoup de choses et, plus tard, j'en appris d'au- tres encore...


— Vous êtes persuadé maintenant, continua la terrible matrone en baissant la voix de manière étrange, que je viens de vous raconter le Crime et le Châtiment. Voici que déjà se détend la fibre d'airain de votre implacable justice, comme se détendraient les boyaux d'une guitare dans la- quelle trente chiens auraient pissé. Or, vous y êtes moins que jamais, entendez-vous?

Dans notre métier, on est précisément à la bouche de l'égout, et on en voit sortir de telles choses qu'il devient, à la longue, difficile de


lU IIISTOIHKS DKSOMLKIK.VNTKS

s'étomier. Pourtant, luoiisiciir, riioinnu' chjiit nous parlons m'a «'toniuM» et m'étonne encore, iiisfjn'à répouvante.

S'il n'y avait eu (jue cm» que vous vtuiez (J'en- tendre, cet homme ne serait, en délinitive, (jii "nue horrible cjinaille de plus dans la foule de jios ca- nailles t;t mériterait à peine qu'on le mentionnât. Mais, je vous le répète, c'est autre chose, et la punition vous fera ti'endjler si vous êtes capable de la comprendr(^

Avez -vous remarqué la bizarrerie de Vident lié du phénomène monstrueux, se reproduisant, à dix ans d'intervalle, avec deux femmes légitimes, épousées pour leur argent, cela va sans dire ? Je suis persuadée que l'expérience aurait indéfini- ment donné le même résultat.

Pour parler net, le marquis était un Idolâtre, un fervent et rigoureux idolâtre, intérieurement configuré à la ressemblance de son Dieu et qui ne pouvait que la reproduire extérieuremQnl dans ses tentatives de progéniture.

11 adorait chez lui, dans un oratoire mystérieu- sement éclairé, cette partie de son propre corps * que les prêtres de Gybèle tenaient autrefois en si grand honneur. // l'avait fait mouler su/- lui- même par un ouvrier fort habile et l'objet, exposé dans une sorte de tabernacle, recevait, chaque jour, les obsécrations de ce Corybante que les mondains croyaitmt un viveur, — absolument comme les petits cabillauds de l'internat ont avalé


LA FI>^ DE DON JUAN 145

que le bouddhiste Charcot était médecin. On ne saura jamais le nombre des gens qui sont autre chose que ce qu'ils paraissent aux yeux des con- temporains.

Gela, monsieur, c'était son vrai crime, l'attentat suprême pour ceux qui savent et pour ceux qui voient dans la profondeur. Tout le reste en dé- coulait.

Voici, maintenant, l'expiation qui dura dix ans, jusqu'à la veille de sa mort.

Chaque nuit, un très grand et très beau vieil- lard que les plus fières avaient aimé et que con- naissaient maintenant toutes les rôdeuses, était invariablement raccroché dans l'ombre, à la der- nière heure des retapes.

On savait son goût et le dialogue s'engageait, aussi crapuleux que possible du côté de la femme, tout à fait humble du sien, car il tenait à jouer le rôle d'un sale client consumé d'inavouables désirs.

Au bout de quelques minutes mesurées par un infaillible chronomètre, on s'entendait naturelle- ment.

La femme, alors, s 'appuyant au mur, lui ten- dait alternativement l'un et l'autre pied, et l'octo- génaire vautré sur le sol, — quelque temps qu'il fit , — léchait, en grognant d'extase, le dessous de ses bottines.

Telle fut la dernière exigence du petit Dieu de ce vainqueur que trois générations d'imbéciles égalèrent à Don Juan.




XVI

UNE MARTYRE


AINSI donc, monsieur mon gendre, c'est bien vrai qu'aucune considération religieuse ne saurait agir sur votre âme. Vous n'attendrez même pas à demain pour/^///'e vos saletés^ je le prévois trop. Vous n'aurez aucune pitié de cette pauvre enfant, élevée jusqu'à ce jour dans la pureté des anges, et que vous allez ternir de votre souffle de reptile. Enfin, mon Dieu ! que votre volonté s'ac- complisse et que votre saint nom soit béni dans tous les siècles des siècles !

— Amen, répondit Georges en allumant un ci- gare. Une dernière fois, ma chère belle-mère, soyez assurée de ma reconnaissance éternelle. Je compte infiniment sur vos prières et je n'oublie- rai pas, croyez-le, vos exhortations ; bonsoir.


148 mSTOIHKS UESOBLIGKANTKS

Le Iraiii se mcllail en inarclic. Mme Diirablc^^ restûi' sur le <juai, icj^aida riiir le l'apidc; (jiii em- portait dans la dircclioii du Midi les nouveaux mariés.

Houleuse encore des émotions de cette journée, mais l'œil sec autant ([u'un éiuail (jui sort du l'ouï', elle tapotait nerveusement le trottoir du Lout de son parapluie.

Supputant avec rage les immolations et les sa- crifices, elle se disait, la chère ann.', (pie c'était vraiment bien dur de n'avoir vécu, depuis vingt ans, que pour cette ingrate fille qui Tabandonnait ainsi, dès la première heure de son mariage, pour suivre un étranger manifestement dénué de pudeur (pii allait sans doute, presque aussitôt, la profa- ner de ses attouchements im])udiques.

— Ah ! oui, pour sûr, on en avait de l'agrément, avec les enfants ! Songez, donc, monsieur, — elle s'adressait presque inconsciemment au sous-chef de gare qui s'était approché d'elle pour l'exhorter civilement à disparaître — songez qu'on les met au monde avec des douleurs abominables dont vous ne pouvez vous faire une idée, on les élève dans- la crainte de Dieu, on tâche de les rendre send)la- bles à des anges pour qu'ils soient dignes de chan- ter indéfiniment aux pieds de l'Agneau. On prie pour eux sans relâche nuit et jour, pendant un tiers de la vie. On s'inflige, pour le bien de ces tendres âmes, des pénitiinces dont la seule pensée fait frémir. Et voilà la récompense ! La voilà


UNE MARTYRE 44,9-

l)ien ! On est abandonnée, plantée là comme une guenille, comme une épluchure, aussitôt qu'appa- raît un polisson d'homme qu'on a eu la sottise de recevoir, parce qu'il avait l'air d'un bon chrétien, et qui en abusa tout de suite pour souiller un cœur innocent, pour suggérer d'impures visions, pour faire croire si j'ose le dire, à une jeune personne élevée dans la plus sainte ignorance, que les sales caresses d'un époux de chair lui donneraient une joie plus vive que les chastes effusions de la ten- dresse d'une mère...

Et vous voyez ce qui arrive, monsieur, vous pourrez en rendre témoignage au jour du juge- ment ! Je suis quittée, délaissée, trahie, seule au monde, sans consolation et sans espérance. Met- tez-vous donc à ma place.

— Madame, répondit l'employé, je vous prie de croire que je compatis à votre chagrin. Mais j'ai le devoir de vous faire obsei'ver que les exigences du service ne permettent pas de vous laisser sta- tionner ici plus longtemps. Je vous prie donc, à mon grand regret, de vouloir bien vous retirer.

La mère douloureuse, ainsi congédiée, dis])a- rut alors, non sans avoir pris, une dernière fois, le ciel à témoin de l'immensité de son deuil.


Mme Virginie Durable, née Mucus, était le type insuffisamment admiré de la inartyre.


150 niSTOlllKS DÉSOBLIGEANTES

C'était même une martyre de Lyon et, par coii- séquenl la plus atroce chipie qu'on put voir.

Elle avait été, dès son enfance, livrée aux bour- reaux les plus cruels et n'avait jamais connu le ra- fraîchissement des consolations humaines. L'uni, vers, d'ailleurs, était régulièrement informé de ses tourments.

Trente années auparavant, lorsque M.l)ural)le, aujourd'hui négociant retiré des huîtres, avait épousé cet holocauste, il ne se doutait guère, le pauvre homme, de l'effrayante responsabilité de tortionnaire qu'il assumait.

11 ne tarda pas à rap})rendre et même en devint à la longue, tout à fait gâteux.

Quoi qu'il eût pu faire ou dire, il n'était jamais une seule fois, parvenu à n'être pas criminel, à ne pas piétiner le cœur de sa femme, à n'y pas en- foncer des glaives ou des épines.

Virginie était de ces aimables créatures qui ont « tant souffert », dont aucun homme n'est digne, que nul ne peut ni comprendre ni consoler et qui n'ont pas assez de bras à lever au ciel.

Elle arborait, cela va sans dire, une piété sublime qu'il eût été ridicule de prétendre assez admirer et dont elle-même ne s'arrêtait pas d'être confondue.

En un mot, elle fut une épouse irrépiocliable, ah ! grand Dieu ! et qui devait attirer infaillible- ment les bénédictions les plus rares sur la maison de commerce d'un imbécile malfaisant qui ne com- prenait pas son bonheur.


UNE MARTYRE 151

Un jour, quelques années après le mariage, la martyre étant jeune encore et, parait-il, assez ragoûtante, l'odieux personnage la surprit en com- pagnie d'un gentilhomme peu \Hu.

Les circonstances étaient telles qu'il aurait fallu non seulement être aveugle, mais sourd autant que la mort, pour conserver le plus léger doute.

L'austère dévote qui le cocufiait avec un enthou- siasme évidemment partagé, n'était pas assez littéraire pour lui servir le mot de Ninon, mais ce fut presque aussi beau.

Elle marcha sur lui, gorge au vent, et d'une voix très douce, d'une voix profondément grave et douce, elle dit à cet homme stupéfait :

— Mon ami, je suis en affaires avec Monsieur le Comte. Allez donc servir vos pratiques, n'est- ce pas ? Après quoi, elle ferma sa porte.

Et ce fut fini. Deux heures plus tard, elle signi- fiait à son mari de n'avoir plus à lui adresser la parole, sinon dans les cas d'urgence absolue, se déclarant lasse de condescendre jusqu'à son âme de boutiquier et bien à plaindre, en vérité, d'avoir sacrifié ses espérances de jeune vierge à un malo- tru sans idéal qui avait l'indélicatesse de l'espion- ner.

Etant fille d'un huissier, elle n'oublia pas, en cette occurrence, de rappeler la supériorité de son extraction.

A dater de ce jour, la chrétienne des premiers siècles ne marcha plus (ju'avec une palme etl'exis-


-152 msToiuEs ni: s OH LIGE AN TE s

l<'nc(» doviiil un ciil'cr, iiii lac df très proTondc amcrliiinc pojir le pauvre cocu dompte qui se luil à boii'e et devint assez idiot pour être plausible- ment et charitablement calfeutré dans un asile.


Par une chance inouïe, Téducation de Mile Du- rable avait été meilleure que n'aurait pu le faire supposer la conjoncture.

Il (;st vrai que sa vertueuse mère, appliquée sans relâche à l'abrutissement de M. Durable et livrée, en outre, à d'obscures farces, ne s'en était occupée que très peu, l'ayant, de bonne heure, aban- donnée à la vigilance mercenaire des religieuses de l'Escalier de Pilate qui, par miracle, s'acquit- tèrent consciencieusement de leur mission.

La jeune fille dotée suffisamment et sortable de tout point, saisit avec empressement la première occasion de mariage qui se présenta, aussitôt qu'elle eut pénétré le ridicule et la malice exécra- ble de cette vieille chienne qui devint alors belle- mère par un décret mystérieux de la Providence redoutable.

La vaillance de l'épouseur fut généralement admirée.

La cérémonie était à peine achevée que celui-ci fort indépendant, ayant déclaré sa volonté ferme de s'éloigner immédiatement avec sa femme par un train rapide, tout le monde avait pu voir que


U >" E MARTYRE 153

cette résolution, concertée sans doute, n'affligeait pas le moins du monde la jeune épousée qui avait paru n'accorder qu'une attention vague aux gémis- sements ou reproches maternels.

Mme Durable, outrée de l'indignation la plus généreuse, était donc rentrée dans sa maison soli- taire en méditant de sacrées vengeances.

Non, cependant. Le mot de vengeance ne con- venait pas. C'était de punir qu'il s'agissait.

Cette mère outragée avait le droit de punir. Elle en avait même le devoir, pour que force res- tât au quatrième commandement de la loi divine.

Dès lors, tout moyen devenait bon, l'intention pieuse allait parfumer les plus vénéneuses mani- gances.

En exécution de ce louable dessein, la martyre fut désormais attentive à procurer, par tous les micmacs et tous les trucs, le déshonneur de son gendre et le déshonneur de sa fille.

Le premier fut incriminé de vices monstrueux, d'habitudes infâmes que certifièrent d'abominables témoins. La jeune femme reçut des lettres qui eussent pu être datées de Sodome.

La Culasse lui écrivit des doléances, et le Mome Gros-Doigt lui fit assavoir que « cela ne se passerait pas ainsi ». Un torrent d'ordures submergea le lit conjugal des nouveaux époux.

De son côté, le mari fut accablé d'un nombrtî infini de messages anonymes ou pseudonymes, de formes variées, mais toujours onctueux et saturés


15i niSTOIHKS DKSOHLKIK.VNTES

(le la plus allahlc ti'islcssc, 1 iiiloriiiaul avec |H't'- cautioii (lu passi' inalpi'oiuc de sa compa^^^nc, au souiric (!<' qui (iiKjuaiitc jeunes l'illos s'étaiont putrùFiées dans les dortoirs du pensionnat, et rpii n'avait cortainoment pu lui oITrir, (ivec sa dot, que la hasso et rudiuieiilaii'e vii'jjî'inité de; son corps.

Hien n'exprimerait la méchanceté diabolique, la compétence infernale ([ui faisait mouvoir tcnis les fils de cette intrigue d'impostures, qui dosait ainsi, chaque jour, les épouvantables poisons de l'infanticide.

Cela dura plus de six mois. Les maliieureux ((ui n'îivaient d'abord voulu sentir qu'un profond mépris, furent bientôt saisis par l'horreur d'une persécution si tenace.

Ils apprirent que des lettres venues de la même source ignorée s'éparpillaient autour d'eux dans les hôtels, sur les patrons et la domesticité: sur certains notables des villes ou des villages <{u'ils traversaient en fuyant.

Ils furent tenaillés par l'angoisse panique, con- tinuelle ; griffés par d'irréparables soupçons que vainement ils savaient absurdes, roulèrent enfin dans un cloaque de mélancolie.

Ils ne dormirent plus, ne mangèrent plus et leurs âmes s'extravasèrent dans les gouffres pâles où S(; dilue l'espérance.

Un jour enfin, ils moururent ensemble à la même heure et dans le même lieu, sans qu'on ait


UNE MARTYRE 155

pu très précisément savoir de quelle manière ils avaient cessé de souffrir.

La mère qui les suivait comme le requin, fit constater leur suicide pour qu'ils n'eussent point de part à la sépulture des chrétiens.

Elle est, de plus en plus, la Martyre, s'élève chaque jour jusqu'au troisième ciel, avec une extrême facilité, et carillonne tous les soirs, à la dernière heure, — dit la chronique de la rue de Constantinople — un robuste valet de chambre.



\


XVII

LE SOUPÇON


LE nombre des imbéciles a beau être infini, se- lon l'expression canonique de l'EccIésiaste, il serait difficile pourtant de rencontrer ou de conce- voir un aussi parfait idiot que ce marchand d'huile de sphinx dont tous les journaux ont relaté ou auraient pu relater, ces jours derniers, le bruyant suicide.

L'histoire des crétins célèbres est au pied du mur aussitôt qu'on a parlé d'Aristobule. Je de- mande la permission de masquer de ce transpa- rent anagramme le patronymique de mon héros.

Aristobule donc naquit, pour l'étonnement d'un grand nombre, à l'âge de cinquante-cinq ans, c'est-à-dire que, dès le biberon, se manifesta en lui une de ces prudences qui supposent envi-

11


iris II1ST<»IHKS I)i:SUnLU;KANTKS

roii trois lois la inajorilt' des oitoyt'iis ordinaires.

Dans s('s lanjj^es, Tainiahlc «Mil'ant se déliait di'ja du inonde ciilit'i'. Tacilurno })ar circonspec- li<»n on ne nMiculaiil (ju'avec astncc, il hava soup- yonncuscnn'nl jns(jn'a réchéanrii de sa d«'nliti(jn.

Ses parents s'estimèrent ('om])l«s dn ciel ponr avoir en<,^endi'é nn tel gairon, (jni, ne parlant pas encore, surveillait déjà les domestiques, se faisait hisser sur des chaises pour vérifiei* le contenu des armoires et ne consentait à dormir (pTaprès avoir regardé sous tous les lits.

Ecolier sournois et délateur, il se fit abhorrer de ses condisciples par ses allures de mouchard et par le silence hermétique où se claquemurait le néant de son vilain cœur.

L'unique pensée qu'il parut alors, comme depuis et jusqu'à la fin de ses misérables jours, capable d'excogiter, fut que tout le monde, aussi bien que lui-même, se dissimulait avec une attention con- tinuelle, prodigieuse, et ({ue les plus expansifs ou les plus bavards étaient précisément ceux dont il fallait le [>his se garder.

Quand les sales pommiers de concupiscence commencèrent à fhmrir en lui, aux alentours de son dix-septième printemps, il ne s'opposa pas vertueusement au bouc tentateur, mais s'appliqua de son mieux à le décevoir, chaque fois qu'il pointait sa corne, pour ne pas être victime de l'atroce perfidie des femmes.

Enfin, ce savoureux imbécile eut, dès l'origine,


LE SOUPÇON 159

quelque chose qui donnait Tillusion de la profon- deur. Il fut un bâtard de l'ombre, comme eût dit Hugo, un fœtus de l'opacité, et il eut toujours l'air de flotter dans un bocal de ténèbres.


Un jour, cependant, il se maria. Les affaires sont indiscutablement les affaires et la prospérité de la raison commerciale « Aristobule et fils » exigeait impérieusement qu'une héritière confor- table entrât dans son lit, jusqu'alors ignorant des promiscuités.

On ne saura probablement jamais ce qui fut accompli dans cette couche mystérieuse. Mais un nombre de particularités, relevées avec une exac- titude scrupuleuse, donnent à penser que les molé- cules des époux durent se combiner un peu moins souvent que n'arrive la précession des équi- noxes.

Mode conjugal qui n'empêcha pas Aristobule d'être dévoré d'une jalousie de marcassin, dont Teffet admirable fut de déniaiser sa bourrique de femme, infiniment mieux et plus vite que n'aurait pu faire la tendresse la plus savante, la plus sug- gestive.

Quelle que soit mon ambition de désobliger, je n'oserais pas soutenir que ses amants furent aussi nombnuix que les étoiles, mais j'imagine (ju'en les groupant au milieu d'une vaste plaine, on


460 mSTOillKS DKSOIJLI (IKANTES

obtieiulrail un r<jiiliiig-t'iil tics icluiiiL' à la suleii- iielle nuuiil'cstatioii d'un pati'iotisme exalté.

Le malheureux industriel deviiui sans doute ou crut deviner bien des histoires, mais il était dans l'axe d'un si furieux tourbillon qu'il ne put jamais fixer sa rage sur un point déterminé, — les con- solateurs de sa femme pouvant être comparés aux invisibles rayons de la roue d'un char ([ui passerait avec une inconcevable rapidité.

Il en vint à douter de rArithméti([ue! L'incer- titude et le soupçon poignaient tellement ce pau- vre cocu dont rintelligence, chaque jour, s'enténé- brait un peu plus, qu'il dévala jusqu'à cet étage inférieur où croupissent les athées du Nombre. Tout à cou|) il cessa de croire à la probité des chiffres...


Ce fut en ce jour d'excessive tribulation, à cette heure de détresse noire et de déréliction infinie, qu'un ami désintéressé, le seul peut-être qui eût dégoûté sa femme, vint l'avertir ([u'une baisse probable sur le cours des sphinx allait entraîner sa ruine, s'il ne prenait aussitôt les plus énergi- ques mesures.

Aristobule, je crois l'avoir assez dit, se défiait de tout ce qui est au-dessous du ciel. A cet égard, son intransigeance était absolue. Le soupçon était son principe de vie, les douze tables de sa


LE SOUPÇON i61

loi, son credo suprême. Il en eût été le martyr.

Que dis-je? Ne l'était-il pas depuis quarante ans ? Dans son commerce, l'un des plus considé- rables, à coup sûr, de notre civilisation et celui de tous, peut-être, où la bonne foi réciproque est le plus rigoureusement inviolée, la crainte perpé- tuelle des carottes ou des traquenards l'avait, à la lettre, angoissé, flagellé, tenaillé, tanné, trépané, boucané, tordu, écartelé et décarcassé tous les soirs et tous les matins.

Il s'était brouillé avec une multitude de corres- pondants affables dont la patience égalait celle du patriarche. Il avait raté de royales affaires qui l'eussent enrichi démesurément.

Dans sa maison, pleine de trouble et de bous- culades, les commis se succédaient à la file in- dienne, sans qu'aucun d'eux pût découvrir la pla- titude géniale qui lui eût permis d'immobiliser vingt-quatre heures son appareil de locomotion. C'était un miracle, enfin, que la faillite Teùt épargné.

On peut alors présumer de quel front dut être accueilli l'ami téméraire qui s'était, contre toute vraisemblance, ému de pitié pour cet animal dont il prévoyait la déconfiture.

Sur-le-champ la résolution d'Aristobule fut dé- crétée. Il prononça que son ami était une horrible canaille, un fangeux traître qui lui tendait un piège infernal. En conséquence, il fit exactement le con- traire de ce qu'on lui conseiUait et, ({uelques se-


\(rl II I s r ( n i; K s n k s o h l i ( ; k a n r k s

niaiiu's j)liis lard, il l'utohlip^i^ do d«j)os(;rsoii hilan.

C.t'ltc l'iiiiic l'ut un COU]) de liiiinèrc dans sa nuit. Il vil uu crut voir claiiTuiLMil (indu ne Tavait pas trompe Pour la première fois, il trouva bon que sa femme le qualifiai de johaid, de jii'opi'c-à- rien c^t même di'. souteneur iKxr une l'la<4i'ante con- tradietion dans les termes, car tel lui !<■ |)r('nner élan de cette compagne.

Cependant, il craignait encore de sr leurrer.

— Pourc[uoi, demanda-t-il au propliète ayant Tair de lui parler du fond de sa (*ave, poui-quoi donc m'avoir prévenu?

L'autre expliqua simplemenl ([u'il avait redouté la misère pour lui et même pour sa femme, bien que Mme Aristobule n'eût jamais daigné l'avan- tager de sa considération.

Ces paroles véridiques — si toutefois il est permis, en ini tel sujet, d'emprunter le style res- pectable des Livres saints, — l'enouvelèrent en l'àme saccagée de ce négociant la jeunesse du mé- léagride, animal décrit par Aristote et ([if'on croit être le dindon.

— Le gredin parle de ma femme, hurla-t-il, il doit y avoir quelque chose.

Et tout de suite il apostropha celle-ci, l'accu- sant brutalement d'avoir couché avec le perfide.

Mais Mme Aristobule, ([ui avait une diabolique pénétration du caractère soupçonneux de son mari, lui lança cette réponse qui Tatteignit aussi sûre- ment que le disque du discobole :


LE SOUPÇON- 163

— Oui, mon cher, vous êtes cocu.

C'était là, sans contredit, une affirmation, et par conséquent, une imposture, d'après son sys- tème. Le mensonge, alors, lui parut certain de tous les côtés. Il réintégra l'habitacle noir de son crétinisme dément et, du désespoir de n'être pas indubit ahlement un cocu, il s'extermina.



XVIII


LE TELEPHONE DE CALYPSO


|1,'| ADAME Presque ne pouvait se consoler du dé- ITX part de M. Vertige. Depuis six mois que, prononçant leur divorce, un arrêt profondément équitable a^ait mis un terme à leurs conjugales tribubulations, cette femme exquise, peu à peu, s'était laissée choir dans Thypocondrie.

Aux premiers élans d'une joie bien naturelle, avaient promptement succédé les transes delà soli- tude, les alarmes de l'insomnie, le gril de la con- tinence et enfin les regrets amers.

Ce n'était pourtant pas que M. Vertige fût un homme précisément adorabb*. Ah! Dieu, non. Il sentait le bouc, avait un caractère diabolique et ne possédait pas un globule d'enthousiasme pour sa femme.


166 HISTOIHKS 1>KS(H{ LKJKA.NTES

Mais oiitrouvait m lui ce nigoùt, cette espèce de je ne sais ({iioi (|iii l'ait (|u\)ii revient toujours à ces animaux. C'est iiiexplicil»!»' sans doutti, mais troj) certain.

Elle j)Ouvait se rendre cette justice d'avoir l'ait gi'uéreusement, avant leur divorce, tout ce qu'une bonne l'cinme [>eut faire pour se dégoûter de son mari. Elle s'était crue même tout à fait sûre de réussir. Elle avait eu plusieurs amants d'une dis- tinction peu ordinaire. Le premier surtout, oh 1 le premier, un employé supéri(Hir de l'administra- tion des Catacombes, qui l'avait lâchée malheureu- sement, était, on pouvait le dire sans crainte, le type idéal.

Eh! bien, ces tentatives heureuses et le divorce favorable qui en fut la conséquence n'avaient [m l'opérer complètement de son mari. Elle pensait toujours à ce vilain homme et ne parvenait pas à s'en emj)écher.

Elle n'allait pas, sans doute, jusqu'à déplorer de n'être plus Mme Vertige, mais il lui devenait chaque jour plus clair que l'époux banni avait été le condiment indispensable de ses joies. En d'autres termes, l'amour était sans saveur depuis qu'elle n'encornait plus un tenancier légitime.


Il faudrait être le dernier des hommes pour ignorer ou ne ])as sentir à quel point le divorce


LE TELEPHONE DE CALYPSO 1(37

élève les cœurs. Mais on est en même temps forcé de reconnaître que ce n'est pas exactement une institution de crédit, et Mme Presque était, sui- vant son expression familière, gênée dans ses en- tournures.

L'argent avait disparu à la même heure que M. Vertige. Il avait disparu comme dans un gouffre, et cette circonstance devait certainement, aux yeux du penseur, être pour quelque chose dans ractuelle mélancolie de Tabandonnée.

Ses expéditions amoureuses ne lui avaient pas été profitables. Il s'en fallait. Dans sa crainte vraiment puérile de paraître se prostituer, elle avait expérimenté l'admirable désinvolture avec laquelle messieurs les hommes souffrent qu'on les allège du poids importun des additions, et ce n'étaient pas les inconstants ou les ingrats réga- lés par elle autrefois qui s'empresseraient aujour- d'hui de la secourir. On ne se bousculait pas dans l'escalier 'de l'hôtel meublé de dixième ordre qui avait remplacé l'appartement confortable de na- guère, et la question de subsistance quotidienne commençait à pendre.

Au plus fort de cette anxiété, une idée rafraî- chissante passa sur elle comme une brise de par- fums sur les lieux arides.

Elle venait de se rappeler l'appareil télépho- nique possédé par M. Vertige. Cet appareil l'avait souvent réveillée la nuit, et c'était un de ses griefs innombrables.


I G8 II 1 s T () 1 u K s 1) 1-: s c) H L k; k a n t i-: s

Elle s'en ctiiit vcngiH' en faisant servir à di- verses loiirheries cet irres[)Oiisable véhicule des turpitudes ou des sottises contemporaines. Un assez grand nombre de l'ois, M. Vertige avait reçu des rendez-vous dérisoires qui le Forçaient à s'ab- senter pendant des heures dont profitait auda- cieusement sa femme. Au bureau central, on de- vait le croire surchargé d'affaires. Les blagues avaient même été si loin ([u'on pouvait craindre désormais un parti pris de ne plus répondre.

Pleine d'un dessein mystérieux, Mme Presque s'élança donc à la plus prochaine cabine et de- manda communication.


J'ouvre ici une parenthèse, complètement inu- tile d'ailleurs, pour déclarer que le téléphone est une de mes haines.

Je prétends qu'il est immoral de se pailer de si loin, et que l'instrument susdit est une mécanique infernale.

U est bien entendu que je ne puis alléguer au- cune preuve de l'origine ténébreuse de cet allonge- voix et que je suis incapable de documenter mon affirmation. Mais j'en appelle aux gens de bonne foi et d'esprit ferme qui en ont usé.

Le bruissement de larve qui précède l'entretien n'est-il pas comme un avertissement qu'on va pé-


LE TELEPHONE DE CALYPSO 169

nétrer dans quelque confiu réservé où la terreur, peut-être, surabonde... si on savait?

Et l'horrible déformation des sons humains qu'on croirait étirés sous un laminoir, qui ont l'air de n'arriver à l'oreille qu'à force de se distendre monstrueusement, n'est-elle pas aussi quelque chose d'un peu panique ?

Il y a peu de jours, un vieux garçon de bains scientifiques, appointé spécialement pour le mas- sage des découvertes utiles, au hammam d'un puissant journal, célébrait la gloire d'une usine anglaise qui venait d'exterminer l'Ecriture.

Il parait qu'une lumineuse machine va destituer la main des hommes qui n'auront plus du tout besoin d'écrire, et le fantoche invitait naturel- lement plusieurs peuples à se réjouir d'un tel pro- grès.

J'imagine que le téléphone est un attentat plus grave, puisqu'il avilit la Parole même.


— Allô! Allô! x\ qui ai-je l'honneur de par- ler?

— A moi, Charlotte, votre ancienne femme.

— Ah ! très bien, chère madame, comment vous portez-vous ?

— Pas mal, je vous remercie, et vous-même ?

— Oh ! moi, je prends du ventre. Que puis-je faire pour vous être agréable, s'il vous plait ?


170 HISTOinKS I)i;s<) HM ('. K\ NTKS

— M'accoidci' liii n'ii(|rz-Y()iis le plus lot pos- sible pniii- iiiic iil'r.iii-c tout il lait pressée.

— Paiddii. iiiadainc, j'ai Thonneur de vous raj)- pelor (jin' nous ne devions plus nous voir.

— Eli! hieu. mou cher l'ei'dinaiid, mon petit naud-iiaud, il laut changer ça. A quoi servirait d'èh'e div(»i'cés si on ne devait ])lus se voir !'

— Que voulez-vous dire? Explicpu'z-vous, s'il vous plait, répondit l'ex-époux dont Vcxlrcniité de la voie grondeuse parut sauteler sur la plaque où Mme Presque fit retentir un baiser que l'appareil transmit comme un dard.

— Soyez donc attentif, gros canard, et faites un effort pour me bien entendre. Quand nous nous sommes mariés, nous avons agi comme des enfants et nous avons failli manquer toute notre existence, parce que nous n'avons rien compris, mais rien de rien à ce que la nature exigeait de nous.

L'amour libre, voilà ce qu'il nous fallait. Le mariage est fait pour les êtres inférieurs et nous étions appelés à une vie plus haute. Nous aurions été parfaitement heureux si nous avions eu la sagesse de ne pas nous épouser, de ne pas habi- ter bêtement sous le même toit et de nous voir gentiment de loin en loin, comme deux petits co- chons qui s'adorent.

Pourquoi ne pas réaliser aujoui'd'hui ce beau rêve ? Croyez-vous donc qu'il soit trop tard? Écou- tez-moi, polisson d'homme, et voyez si on vous aime :


LE TELEPHONE DE CALYPSO 171

Je TROMPERAI TOUT LE MONDE AVEC TOI ! moil

Ferdinand...

Il est probable que Mme Presque savait à l'avance dans quel fumier d'àme allait tomber cette promesse, car les deux tronçons du serpent de l'adultère, tranchés par le divorce et recollés par le plus sordide concubinage, se réintégrèrent.



UNE RECRUE


LK pauvre diable se comparait à ce renard, à cet autre pauvre dial)le de renard qu'il sur- pi'it un jour, il v avait bien dix ou (juinze ans, au milieu d'un bois.

On était en plein hiver. L'animal boiteux, efflan- qué par de longs jeûnes et, n'ayant presque plus la force de se traîner, portait dans sa gueule un mince lièvre chassé lui-même de son trou par la famine, dont la capture avait dû coûter de péni- bles heures d'affût à ce père de renardeaux qu'on attendait sans doute quehpie part, avec beau- coup d'impatience.

En apercevant le promeneui-, la malhcuiHîuse vermine avait essayé d».' fuir sur la neige. Mais il parait qu'elle était complètement cpiiiscc, cai

12


1 7 i 1 1 1 s i- ( M im: s I h; s m î 1 . 1 ( ; i: \ N r K s

elle ;i\;iil clf Ini'rcc de s";i l'i'cMcr [H'('S(|ii<' iiiissihM sans l/iclicr sa pl'oir, cl I Ik uiiiiic, dniit le hàloii (li'ja se levait, huit a coiii» maii(|iia (rciici^L;-!»' pour ri'aj)|M'r un t'iit' si iniscrahlc.

11 s'clail (l(»ii(' éloigné traii([iiillL'nn'nt, satisi'ail (le sa ch'intMicc, mais u;'ai'(laiil à jamais le souvenir des viMix (le celte hiMe soiiriVaiite <|iii l'avait fixt' avec rex[»ressi(iii du plus intelligent désespoir.

Ce regard où il avait cru discerner, en même temps (pTuni^ rage de l'auve aux abois, (jnelqne chose (|ui ressemblait à de la douleur humaine, il ne Tjivait pas oublié, il Pavait revu plus d\ine l'ois, aux heures d'angoisse, et maintenant, ce même regard se précisait plus nettement ([ne jamais avec cruauté.

— J'ai eu pitié de cette créature, puuitaut, gémit-il, pour([uoi n'obtiendrais-je pas de pitié pour inoi-méme ?

Lui aussi était attendu dans sa tanière. Depuis tant d'heures qu'il avait quitté sa femme infirme et ses trois petits enfants, ils avaient eu le temps de mourir de froid et de faim, sans parler de l'aimable propriétaire qui avait du profiter de son absence pour les accabler d'injures.

Que faire? mon Dieu! que faire? Il avait monté et redescendu un millier de marches. Il avait parlé, prié, supplié, pleuré, sans rien obtenir. Expirant d'inanition, il ne pouvait presque plus marcher et se prenait à envier ce renard qui, du moins, tenait quehjue chose dans sa gueule...


U^E RECRUE 175

Il venait de quitter un homme très riche qu'il avait pu croire exorable, ayant eu naguère l'occa- sion de lui rendre un de ces services qu'il n'est pas facile d'oublier. Ce prochain, rutilant d'ingrati- tude, lui avait parlé de ses personnels déboires dans une entreprise gigantesque où il avait raté le gain de plusieurs millions. Il l'aA^ait doucement reconduit jusqu'à l'escalier, en le ravitaillant du conseil de travailler de ses mains.

Quelques heures auparavant, un individu de piété haute avait déploré devant lui l'abomination des philanthropes hypocrites ou des sociologues bavards et avait fini par lui décerner une valable recommandation de placer sa confiance en Dieu.

Cet homme de bien, toujours prêt à s'immoler, n'avait pas hésité à sacrifier les délices d'un entretien avec de nombreux convives, pour exhorter ce frère indigent, et s'était fait servir en particulier une tasse unique d'excellent café dont il avait fait boire un bon tiers à son chien fi- dèle.

Et partout ainsi. La pluie même se déclarait à la fin contre le désespéré, une transperçante pluie noire qui lui détrempait le cœur. Il se crut alors dans un chenil de démons et fut, au même instant, jugé digne de collaborer au salut du monde.


176 HISTOIUKS DKSOHLIGKANTKS


A deux pas de lui, sous l<-i iiKMiir jxiric co- ehère, s'abritait un inconnu (|ui Tobscrvail avec attfMition.

Cet inconnu signali' |)ai' toutes les polices de l'Europe, avait une de ces ligures en mastic où il sembli^ que les seri'ures les plus c(;iupli([uées pourraient s'enipreiiulre et sur lesrpudles un chi- rouiancien découvrirait la ligne de vie du témé- raire ([ui les souffleta; — une de ces figures mo- difiables et impersonnelles qui ne paraissent avoir d'autre emploi que de refléter la blafarde peur de la multitude.

Personnage débile ([ui eût pu être fauché d'un seul coup de poing décoché ])ar \\\\ faible l)i'as et trituré sous n'importe ([uel talon, sans que la pitié la plus attentive s'en émût, sans que l'idée même d'un malheur ou d'un préjudice ([ut;lc()n([ue s'éveillât, tellement on le devinait absent de toute solidarité sublunaire.

C'était un de ces Êtres engendrés par la Colère silencieuse, ([ui ont juste assez de surface humaine pour incorporer le Danger social dont ils sont les simulacres effrayants.

Colis étranges cahotés dans les trains rapides ou les paquebots transatlantiques pour apparaitri; au moment précis où la tige de runivei'selle ln([uiétude s'élance du cœur des agonisants qu'on outrag(\


UNE RECRUE i77

Les ressources de la répression n'y peuvent rien. Ils sont incolores et dilués comme le crépuscule des soirs et c'est toujours un fantôme qui s'inter- pose quand la main pénale croit les saisir.

Mais la Mort soudaine obéit à ces contumaces, comme une chienne de voleur de nuit, et l'Epou- vante marche devant eux dans des brodequins de velours...


L'inconnu redoutable observait donc le mourant de faim et son œil unique, frangé de cils pâles, ressemblait à une araignée couleur d'argent au fond de sa toile.

— Hein! c'est rigolo, n'est-ce pas? dit-il tout à coup, c'est tout à fait rigolo de chercher de la galette chez les bourgeois, quand on crève de faim, quand les enfants gueulent et que le ciel fait pipi partout.

Entendant cet écho fidèle de ses intérieures do- léances, le vagabond ne put se retenir d'exhaler sa plainte.

— Ah! les cochons... soupira-t-il. Puis, tout à coup, se ravisant :

— Vous me connaissez donc, monsieur?

— .il' ne connais personne, répondit^l 'autre, et le lapin qui pourra se vanter de me connaître est encore dans le tiroir d'une petite maman qui ne vêlera jamais. Il suffit de te regarder une minute, mon pauvre ])onhomme. Ta figure a l'air d\\n


178 1 1 1 s r ( » I n K s n K s ( un , 1 < i i: A N r K s

paillasson sui* l«'([ii('l 1(mi( le monde aurait essuyé ses huttes. Tu n'as pas niant^'e (le|)uis dcn\ joui's, je vois ça a ta nianiùre de poser tes j)attes de der- rière, et tu as dans le coin de Tœil nu picotement de bon hougic ([ui ne soiilli'e pas seulement poiii' sa eai'casse. Tiens, lOni'neaii, i-ei;ai'ile donc cette affiche de notaire. Cent \ïi\<^[ mille londsde petite braise d'amour pour une turne avec jardin et ^^o- guenots confc^rtahles. ijn morceau de pain, ([uoi ! Eh bien! tu me fais l'effet «l'un [)lacard de vente aux: enchères et je te lis aussi facilement ([ue tu mangerais un poulet rùti. N'oyons, combien veux- tu de ta peau ? Je l'achète, moi.

— Monsieur, dit à son tour le famélique, vous avez tort de vous moquer de moi. Je vous assure que je n'ai pas le cœur à la [)laisanterie.

L'étranger eut un sourire de ses dents noires et déchaussées qui le fit paraître plus livide encore.

— C'est vrai, fit-il, je m'entends à la plaisan- terie. J'ai fait quelquefois d'assez bonnes farces qui ont eu un certain retentissement. Je suis même très recherché pour cela. Mais je ne plai- sante pas toujours. Ecoute-moi bien et tâche de ne pas me faire répéter. Je n'ai pas l'habitude de causer si longtemps que ça. Voici un billet de cent francs. Va te remi)lir, gave ta famille, crève- la si tu peux, amuse-toi et viens me trouver de- main, rue Kamey, 366, chez le pa}Ki Bissextil. Tu deinanderas monsieur Ren.vrd. C'est bien compris, n'est-ce pas ? Bonsoir.


U >• E U E C R U E i 79


Il faut croire que ce magnifique avait uu don rare de pénétration et qu'il savait admirablement ce qu'il faisait, caries deux hommes partirent, le lendemain soir, pour Barcelone où les appelait sans doute une affaire de grande importance.



XX


SACRILEGE RATE


DANS raprès-midi de ce jour saint, les pay- sannes accroupies cà et là autour du confes- sionnal s'écartèrent tout à coup, avec l'empresse- ment le plus respectueux, pour faire place à la vicomtesse Brunissende des Egards qui s'appro- chait en falbalas du Tribunal de la Pénitence.

Le confesseur était un simple bonhomme, mis- sionnaire de la Congrégation des Lazaristes , envoyé pour prêcher la station du Carême dans cette campagne religieuse encore et qui donnait un coup de main au vieux curé pour les lessives pas- cales.

La brillante vicomtesse qui régnait sur toute la contrée et qui était pour les pauvres gens de son fief, l'archétype des magnificences, vint


\H'2 IIISTOIUKS HKSOMLK; K A.NTES

s'anciioiiillcr iii|)i(l('iiit'iit t't sans har^'iii^'iicr dans 1 Iniiuhlc ('(unpaillinciil dt-vulu aux aveux r/'ccui- l'iliatoircs.

Lr uiissionuaii'c, lavaiil a|)rr<;u(i, se hâta d'al)- soudi'f une sal)i»tn'i'e (|ui le ei'aiu|»( )inia il dans lanli'e ah'eole et, j»i'es(jiH' aussitôt, ouvrit le sa- l)ni-d des exhortations a hi pi-niteiite eonsidei'ahh' (jue lui envoyait le ciel.

Celle-ci ne lui permit pas de plaeei' un mot.

— •Monsieur le prédicateur, dit-(dle tout de suite, j'imagine que votre temps est pivcieux et je commence par vous déclarer que je ne peux disposer moi-même que d'un très petit nombre; d'instants. Je suis impatiemment attendue par mon dix-septième amant, un ind)i'cile adorable à qui j'ai i-esolu de livrer mon corps et mon âme, dans une heure ou deux.

Je suis athée, autant qu'on peut l'être et je lais tout ce qu'il me plaît de l'aire. J'ai l'horreur des pauvres, j'exècre la douleur et j'aime mieux une mauvaise conscience qu'une mauA'aise dent, comme l'a dit agréablement un poète juif que vous ne connaissez pas.

Je me moque de votre Dieu sanglant et n'ai que faire des absolutions que vous prodiguez aux petites bonnes gens de ce village. Mais mon mari est un député vertueux qui a besoin de l'admira- tion de ses électeurs. Que ne dirait-on pas dans le pays si on apprenait que la vicomtesse des Égards ne fait pas ses Pâques ?


SACRILEGE RATE 1S3

Nous avons, au contraire, le devoir de prêcher d'exemple et je vous annonce que j'aui'ai la joie de recevoir de votre main le pain des anges, di- manche prochain, <à la grand'messe.

^laintenant, mon père, j'estime que le temps normal d'une confession ordinaire a dû s'écouler, les âmes pieuses qui nous environnent doivent être suffisamment édifiées sur mes sentiments chré- tiens et je serais inexcusable d'accaparer votre ministère. Je vais donc me retirer modestement, comme il convient à une pécheresse qui Aient de se réconcilier avec son Sauveur, en vous priant de nous honorer le plus tôt possible de votre pré- sence au château où je m'efforcerai très humble- ment de vous rendre Aotre politesse de la table sainte.

Une minute après, la châtelaine s 'étant pros- ternée au pied de l'autel pour y former, sans doute, un fervent propos, sortait de l'église telle qu'une frégate sort d'un port, laissant derrière elle un sillage de parfums étranges que les villa- geoises respirèrent comme les romarins du Pa- radis.


Le lendemain, le prédicateur, aussitôt sa messe dite, monta aux Egards et se fit annoncer à Bru- nissende.

Les domestiques bien pensants admirèrent en lui un ecclésiastique d'une longueur inusitée, une


18 i II I s ro I in:s nKsoin.i (; k antks

('Sj)rcL' (le j)li('iii(<i|)l('iH' sjuM'rdnlal ([iToii puiiviiil croire spécialcnuMit favoniic poiii- la lerherche des hrehis perdues, (ui des drachmes en vieil arg^ent quil csl diiricilc de retrouver sous les nuMil)les soinplti»'ii\ ilrs riches demeures oii le désordres s'est acclimaté.

Sa face miirquait soixante ans, comme une échelle (Tetiae^e maivpie les <^randes crues d'un fleuve, et sa j)hysion()mie olTrait, en cette occa- sion, le spectacle d'une bonté de ruminant mise en déroute et harcelée par d'inexprimables tintoins.

On 1 iiitioduisit, mais il dut attendre plus d'une heure, car tout le monde sait, aujourd'hui, que le premier devoir d'un prêtre est d'attendre que les belles dames se lèvent, quand elles ont le loisir ou la condescendance de le recevoir.

— Ah ! mon cher père, dit la vicomtesse, qui daigna paraitn; enfin, quelle aimable surprise! Je me suis précipitée de mon lit pour vous recevoir, mais je crains vraiment de vous avoir fait at- tendre, bien malgré moi, je v(jus le jure, et je compte sur votre charité pour excuser une mon- daine qui ne pouvait pas deA'iner que vous lui feriez la grâce (Tun si matinal bonjour.

— Madame, le soleil est levé depuis cinq heures et plusieurs millions de chrétiens ont déjà souf- fert. Beaucoup d'entre eux agonisent et se déses- pèrent, à la minute que voici... ré})ondit assez rudement le missionnaire. Je ne serais pas venu vous troubler si tôt, ni même plus tard, croyez-le


SACRILÈGE RATÉ i85

bien, si l'honneur de Dieu ne m'en avait fait un devoir pressant...

Je vous dois une nuit cruelle, madame, et ce matin, il m'a semblé qu'un ange terrible me traî- nait par les cheveux jusqu'à votre seuil. Je suis ici pour vous demander si vous êtes préparée à la mort.


La jolie femme éclata de rire.

— A la mort ? Mais c'est admirable, cela ! Ai- je l'air d'une agonisante ?Oume prenez-vous pour une criminelle qu'on va guillotiner au point du jour? Et c'est pour me dire cela que vous me for- cez à sortir du lit à neuf heures du matin, comme une balayeuse des rues ? C'est pour placer ce folâtre petit mot que vous vous êtes dérangé vous- même ? Ah ! çà, voyons, mon cher père, étes-vous dans votre bon sens ?

— Je pourrais vous faire la même question, madame, et je la ferais sans doute bien vaine- ment... Je sais ce que je vous dis, répondit le prêtre, d'une voix d'en bas qui parut faire quelque impression, je le sais profondément. Auriez-vous oublié déjà ce qui s'est passé hier dans l'église, entre vous et moi ?

— Je sais, monsieur, que vous avez reçu mes aveux au sacrement de pénitence et que le secret de la confession est inviolable. Je sais cela et rien de plus.


18(» IIISTOIKKS I»K SOHMdH ANTKS

Il V ont iiii silt'iicr.

— Il lut' icslc (loiic ;i \ oiis aj)|H'('ii(liv (m; que vous \\v s;i\«'Z j>as ou in' vonlc/ |>;is savoii'. Soit. \ (tus ries \ciiut' jjorter à Dieu un ahoiniuahlc dd'i. Xou (•(Uilciilc (If prufaiier hideusemeiit et par pui'e nie- eliaucete ce sacrement (|ue vous avez l'audace de nouiuier, vous ave/ alliiiuc le dessein (Tun sacii- lèi,^e plus élira vaut.. . Xat uicllenieut, A'(jus axez compté sur le silence d'un malheureux prêtre lié par son e;iractèi'e saci'é... Je pourrais peut-ètri' \()us répond le ([iie je n'ai pas à garder le secret dime confession (pii n'ciiste pas, mais ces formes sont si saintes ([ue la simagrée vaut l'acte même. Je me tairai donc.

Ci^pendant, vous êtes en danger, et j'ai le de- voir de vous avertir. Il est ttnnps encore... Je vous sup[)li(3 par le Sang du Christ que j'ai con- sommé tout à l'heure. Ne me réduisez pas à de- venir votre juge.

— Oh! qu'à cela n<' tienne, monsieur le buAcur de sang, devenez mon juge tant qu'il vous plaira. Cette licence accordée, comme nous ne sommes })as précisément au Tribunal révolutionnaire, je vous supplie à mon tour de mettre un terme à cette plaisanterie déplorable, dont je suis df'-jà très lasse, je vous assure.

— Je me retire donc, dit le missionnaire. X'oici mon dernier mot. Défi pour défi. J'ignore ce (pie Dieu fera de votre âme et je tremble d'y penser. Mais je sens que i'oiis /i c jjo(U'rczj)as avL'<)m[)\ii\


SACRILEGE RATE 187

dimanche, l'acte épouvantable que vous m'avez an- noncé du fond de vos ténèbres. Le Christ glorieux est le pain des pauvres, madame, et il se mange dans la lumière.


Conclusion.

Le jour de Pâques, l'église était pleine et Bru- nissende était à son banc de seigneuresse du can- ton, plus éblouissante que jamais.

Le prédicateur avait tenu à célébrer cette messe solennelle. Ayant lu l'Évangile des Aromates et de la Résurrection, il dépouilla ses ornements et parut en chaire.

Il était extrêmement pâle et ressemblait, en son surplis, à cet ange vêtu de blanc que les saintes femmes Agirent au Tombeau.

Insolitement, il parla sur ce texte : Eclent pau- peres et saturahuntur, les pauvres mangeront et seront rassasiés.

Il parla près d'une heure, comme s'il attendait que le souffle lui manquât, comme s'il espérait mourir à force de parler, sa parole s'exaltant de plus en plus, jusqu'à devenir quelque chose d'ef- frayant, de lumineux, de surnaturel.

Cet homme sans éloquence fut sublime. Il s'ex- prima tellement sur la pauvreté que son guenil- leux auditoire parut un congrès de potentats et qu'à la fin, la hautaine vicomtesse eut Tair d'une infortunée qui mendie son pain.


-188 IIIsroiHKS DKSO lU.I (. K\NTKS

( hiaiid ce lut riiishnil de la communion pascale, il ai riva sim])lement ceci :

Uruuissendc agenouillée la prc^mière, le trou- peau (l<'s humbles s'apj)rochant, recula soudain, comme devant un niur de flammes et le prêtre qui descendait la dernière marche de l'autel pour s'en venir, portant le ciboire, vers la table sainte, re- monta précipitamment. . .

On l'ut obligé de purifier le sanctuaire, et tous les ans, à pareil jour, une cérémonie lavatoire est scrupuleusement observée.

La vicomtesse des Egards paraît vivre depuis cette époque, mais elle est, en réalité, plus misé- rable que les habitantes des tombeaux...

Ainsi me fut expliquée la déconfiture politique d'un des fantoches les plus éminents de l'Ordre moral.



XXI

LE TORCHON BRULE


NOUS étions, ce soir- là, chez Henry de Groux, le peintre des homicides, une dizaine environ de récipiendaires à l'éternité.

Nous nous étions triés attentivement pour qu'il n'y eût pas au milieu de nous un seul de ces gens qui sont promis aux académies et qu'une dérisoire immortalité peut satisfaire.

Il était solidement établi, dans nos conseils, que nul n'admettrait jamais ni commencement ni fin de quoi que ce lut et ne descendrait jusqu'à Tab- jection de s'imaginer comblé d'un bonheur quel- conque.

Nous étions les chanoines de l'Infini, les pro- tonotaires de l'Absolu, les exécuteurs médiques de toute opinion probable et de tout lieu commun

13


Il*() iiisi(Miii;s i)i;s() it 1.1 (i i; \ NiKs

respecte. De leiiips en temps, j use le (lii'e, la tniidre tombait sur nous.

Ce soir donc, après (Taiiiphis et pliul()géni([U(3s déclarations sur maint objet, il ari'iva qu'un chas- seur de licornes, aussi opiniâtre (juc subtil, re- nommé pour ses doctrines hyrcanienruîs et son faciès glabre, crut devoir s'exprimer ainsi :


— Remanjuàtes-vous sutrisamment, cliers com- pagnons, la bouffonnerie supérieure de ce qu'on est convenu d'appeler bi Répression ? Des statis- tiques persévérantes et jubilatoires nous rensei- gnent périodiquement sur le flux et le jusant des transgressions de nos lois pénales. Nous jouis- sons de catalogues syno|)tiques où se trouvent con- signés, en chiffres naturellement arabes, les assas- sinats ou les viols qui nous ont aidés à supporter la monotonie des heures et que la magistrature a punis sans indolence, d(3 telle époque à telle autre époque.

Il serait inutile, je suppose, de contester l'in- térêt patriotique de ces documents dont les philan- thropes consciencieux frémissent coutumièrement de l'ergot à la caroncule.

Il ne le serait pas moins, vous en conviendrez sans blêmir de rage, d'entreprendre la divulgation de l'universelle crapulerie des honnêtes gens. Les voleurs de «grandes routes et les j)lus iiotoires ma-


LE TORCHON BRULE ! 191

landrins eux-mêmes s'insurgeraient contre un tel décri des pondérateurs de l'équilibre social.

Mais je crois vous être agréable en vous offrant le poème d'une expérience très banale qui m'a réussi.

Hier matin, passant rue Saint- Honoré, j'aperçus un homme vénérable qui descendait les marches de Saint-Roch. C'était un si doux vieillard qu'il répandait comme de la tiédeur à l'entour de lui. On avait, en le regardant, la sensation de manger de la moelle de veau. Ses modestes mains déver- saient toutes les clémences disponibles et son menu pas lui donnait l'air d'un bonhomme en sucre qui marcherait sur des entrailles de lapin. Le ciel qu'il interrogeait d'un œil affable était, à n'en pas douter, son ami, son camarade le plus intime. Il venait certainement d'accomplir des exercices de piété d'une indiscutable ferveur et s'acheminait, à coup sur, vers des pratiques fraternelles que les chatteries du ciel pouvaient seules récompenser, — un peu plus tard.

Je conclus immédiatement de cet examen qu'un parfait drôle était devant moi, et m'approchant :

— Monsieur, lui dis-je d'une voix brève et sourde, prenez garde î Le torchon brille !

\m)us savez qu'il n'est pas facile de m'étonner. Eh ! bien, mes amis, l'effet de cette parole me dé- concerta jusqu'à me rendre imbécile pour quelques heures.

Le personnage devint vert, mcj jeta les veux


49"2 IIISTOIHKS IIKSOU JJ (. K A > I KS

fous et (l(*ses|)érés d'un nègre entamé par un cro- codili.', se mit à tremMrr comme une avenue de trembles et s'élani;;» dans une voiture qui disparut instantanément.

Voici donc ce (jue j'a\ais à vous dire. Je suis persuadé qu'une expérience analogue, en la sup- posant très bien faite, donnerait, dix neuf fois sur vingt, le même résultat. Il ne tient qu'à vous d'es- sayer. Les consciences modernes sont tellement endettées ({u'il est au pouvoir du premier auda- cieux venu de se transformer en coup de tonnerre et de circuler comme la (jorgone au milieu des foules honorables.

— Parbleu! s'écria le tonitruant Kodolosse, vous tombez singulièrement, mon cher. .J'ai sur moi, depuis quelques jours, une lettre confiden- tielle que je vais vous lire à l'instant. Je ne suis pas un ecclésiastique pour garder le secret des confessions et, d'ailleurs, je m'arrêterai à la si- gnature. Mais les aveux de son auteur confirment et assermentent à tel point le paradoxe joyeux qu'on vient d'entendre qu'il me serait impossible de vous priver d'un témoignage si concluant.

La lettre que voici, continua-t-il, exhibant une feuille de papier, est d'un artiste fort connu et parfaitement honorable, vous m'entendez bien ? parfaitement et absolument ho-no-ra-ble.

« Cher monsieur, vous me fîtes l'honneur, il y


LE TORCHON BRULe! 193

a quelques jours, de remarquer en moi une cer- taine tristesse que rien ne dissipe et dont la cause vous échappait. Vous insistâtes pour la connaitre. Je me décide aujourd'hui à vous satisfaire.

« C'est un secret terrible et passablement dan- gereux que je porte depuis quinze ans. Vous pa- raissez avoir vu plus profondément en moi que les autres hommes. Peut-être ne serez-vous pas trop étonné. Peut-être même sentirez-vous quelque pitié pour uu individu lamentable que le monde croit heureux et que déchirent continuellement des re- mords atroces.

« N'importe, je me livre à vous dans l'espoir d'être soulagé d'une partie de ce fardeau chaque jour plus accablant. On finit toujours par être forcé de se confesser à quelqu'un, et je vous choisis pour n'être pas exposé à la tentation de m 'adresser au premier gendarme venu, puisque je n'ai pas le courage de chercher un prêtre.

« Rassurez- vous, ce ne sera pas long.

« En 187..., j'avais vingt-cinq ans et je crevais de misère. A cette époque, rien ne pouvait me faire pressentir le succès futur et la consécutive prospérité que m'envient sans doute, aujourd'hui, quelques pauvres diables qui ont hérité de ma dé- tresse. J'étais alors, dévoré moi-même de la plus basse, delà plus haineuse envie. Féru de la beauté de mon âme et ne doutant pas de mon génie, pou- vais- je tolérer que des gens vulgaires, de défini- tifs crétins et d'imperfectibles cancres possédas-


lî)', Il I s !•(» I II i;s iiKso h Li (; i:a .N TES

si'iit iinpiiiicnit'iil dits liabiUitiuiis, des liniiuies, des cofhoiis, (les j)omm(\s de terre, cnpcMidaiit que le plus î^iMiid artiste du luonde couchait sous le pa- villon des chastes étoiles ?

« Car j'i'tais sans domicile, sans ar^'ciit, ([iicl- qiiclois inr-iiie sans poches, et mon estomac d'ado- lescent récrimiiuiit sous la loi dure de l'appétit le plus insatiable.

« Stimulé pîu" un trari({uant de chair humaine, j'avais entrepris le courtage des assurances sur la vie des autres et ne parvenant pas à décrocher la moindre police, j'expirais littéralement de faim dans la campagne, en m'el'forçant de gagner Paris de mon pied léger... »


En cet endroit, messieurs, dit le lecteur, les détails et les circonstances de lieu sont d'une telle précision que je suis forcé de passer un assez grand nombre de lignes. Vous êtes, d'ailleurs, suffisamment édifiés sur la posture d'âme de mon correspondant. J'arrive donc au dénouement.

« ... On était au mois d'août et la chaleur avait été insupportable tout le long du jour. Exténué, incapable de marcher sous ce soleil féroce, j'avais dormi ou essayé de dormir au bord du chemin, à l'abri d'une meule immense, la dernière d'une lon- gue file fjui commençait à la grange d'une métai- rie où on m'avait refusé brutalement l'hospitalité.


LE TOHCHO^• BRULE ! 195

« Quand je me réveillai, la nuit était tout à fait venue. Une délicieuse nuit sans lune. Il me sembla ({ue je franchirais sans peine les quatre ou cinq lieues qui me séparaient encore de Paris. Mais j'avais si faim que je fus au moment de pleurer.

« Comme je cherchais machinalement dans mes guenilles un reste de pain, une bouchée de n'im- porte quoi, ma main rencontra un objet que je crus être une vieille croûte. Aussitôt je le portai à ma bouche en rugissant de bonheur.

« C'était une boîte cV allumettes.

« Je ne l'avalai pas cette boîte maudite, cette boite infâme dont je n'ai jamais pu m'expliquer la présence et que m'envoyèrent sans doute les dé- mons.

« Cependant quelque chose descendit en moi, quelque chose qui me parut meilleur que le rassa- siement de mes intestins. Je fus saturé, soûlé, rafraîchi du vin délectable de la haine et de la vengeance. J'avais remarqué qu'un léger souffle passait, filant du côté de la métairie.

« Une demi-heure plus tard, tout flambait. La maison inhospitalière devint un amas de cendrés et une vieille paralytique, m'a-t-on dit, fut calcinée... La justice n'a jamais pu trouver le coupable... »

Notre ami Rodolosse en était là, lorsqu'un sculp- teur dont je contemplais la barbe soyeuse, tourna vivement le bouton de la lampe qui nous éclairait et on entendit plusieurs hommc^s sangloter dans les ténèbres.


XXII


LA TAIE D'ARGENT


AYEZ pitié d'un pauvre clairvoyant, s'il vous plaît !

Histoire des plus banales. Il avait eu le malheur d'être atteint de clairvoyance à la suite d'une ca- tastrophe épouvantable dans laquelle un grand nombre d'honnêtes gens avaient succombé.

C'était, je crois, une déconfiture de chemin de fer, à moins que ce ne fût un naufrage, un incen- die ou un tremblement de terre. On n'a jamais pu savoir. Il n'en parlait pas volontiers et, quelles que fussent les précautions ou les finesses, il se déro- bait toujours à l'insultante curiosité des individus charitables.

Je me rappellerai toujours sa décorative pres- tance de suppliant, sous le porche bnsilicaire de


i98 IIISTCHHKS nKSOlMJ C. K\ NTKS

Saint-Isi(lor('-l('-Lal)our('iir, uii il (IfiiiMiidjul laii- môno. Cai- sa ruino était absolue.

Iiiipossihlt' (le l'ésislci- a rattendrissement res- pectueux prov()»|ut' pai" une infortune si rare et si noblement supportée.

( )n s(Mitait ((lie ce personnage avait autrefois connu mieux (|ue beaucoup d'autres, sans doute, les joies précieuses de la cécité.

Une éducation brillante avait du certainement affiner en lui cette inestimable faculté de ne rien voir, qui est le privilège de tous les hommes, à peu près sans exception, et le critérium décisif de leur supériorité sur les simples brutes.

Avant son accident, il avait pu être, on le devinait avec émotion, un de ces aveugles re- marquables appelés à devenir l'ornement de leur patrie, et il lui restait de cette époque une mé- lancolie de prince des ténèbres exilé dans la lumière.

Les offrandes, cependant, ne pleuvaient pas dans le vieux chapeau (ju'il tendait toujours aux passants. Un mendiant frappé d'une infirmité aussi extraordinaire déconcertai! la munificence des dévots et des dévotes qui se hâtaient, en l'aperce- vant, de pénétrer dans le sanctuaire.

Instinctivemcînt, on se défiait d'un nécessiteux qui voyait le soleil en plein midi. Cela ne pouA^ait s'expliquer que par qui^lque crime exceptionnel, quelque sacrilège sans nom qu'il expiait de la sorte, et les parents le montraient de loin à leur géniture


LA TAIE D AHGENT 199

comme un témoignage vivant des redoutables sen- tences de Dieu.

On avait même eu peur, un instant, de lacontn- gion, et le curé de la paroisse avait été sur le point de l'expulser. Par bonheur, un groupe de savants honorables, dont la compétence ne pou- vait être mise en doute, avait déclaré, non sans aigreur, mais de la façon la plus péremptoire, que « ça ne se prenait pas ».


11 vivait donc chichement de rares aumônes et du maigre fruit des travaux futiles où il excellait.

Il n'avait pas son pareil pour enfiler des ai- guilles. Il enfilait même des perles avec une rapi- dité surprenante.

Personnellement, je me vis forcé, naguère, de recourir à lui, plusieurs fois, pour déchiffrer les œuvres d'un psychologue renommé qui avait adopté l'usage d'écrire avec des poils de chameau fendus en (juatre.

C'est ainsi que nous nous connûmes et que se forma l'intimité regrettable qui devait, un jour, me coûter si cher.

Dieu me prései-ve d'(*'tri' dur pour iiu |)auvre monstre qui, d'ailleurs, est malheureusement en- terré depuis longtemps. Mais on juge combien dut être néfaste sur ma jeune imagination Tin- fluence d'un particulier qui m'enseigna le secret


•200 1 1 1 s r ( > I im: s i n; s ( » m . i ( ; k \ n r K s

nia<j;'ifjue — ()ul)li(' (Jcjniis tant de siècles — do distin<;ii('i' 1111 lion (run porc <'t l'HimalayM d'un cumul do bran.

(]etto science (lan<^crcus(' a l'ailli nie pcrdro. l*(Mi s'en est lalln (|ii(' je ne pai'tagoasso h; destin do mon |H'écej)tonr, J'en étais arrivt* à ne |)ros([no plus tâtonner. C.e mot-là dit tout.

Mon étoile béniorne, o-pace au ciel ! me sauva du gonlIVe. Je |)us uk; dégager peu à pou do cet ascendant l'uneste, rompre délinitivement l(^ charme et l'aire encore une assez Ixjnne ligure parmi les taupes et les quinze-vingts qui jouent enti'o eux le colin-maillard de la vie.

Mais il était temps, rien que temps, et je lus réduit à pa^^or d'une partie considéral)l<' do mes revenus la dextérité fameuse d'un oculiste de C\\\- cago (jiii m'opéra définitivement de la lumière.


Cependant je voulus savoir ce que devenait le mendiant terrible, et voici très exactement sa fin.

Quelques années encore, il continua sa mendi- cité de clairvoyant à la porte de la cathédrale. Son mal, dit-on, s'accrut av(M' l'âge. Plus il vieil- lissait, plus il voyait clair. Les aumônes dimi- nuaient à proportion.

Les vicaires lui donnaient encore quelques liards pour l'acquit de leur conscience. Des étrangers qui ne se doutaient de rien ou des êtres a[)parto-


LA TAIE D ARGENT 201

liant au plus bas peuple et qui, très probablement, avaient en eux le principe de la clairvoyance, le secouraient quelquefois.

L'aveugle de l'autre porte, homme juste et pi- toyable qui faisait de belles recettes, le gratifiait d'une humble offrande aux jours de grand caril- lon.

Mais tout cela était vraiment bien peu de chose, et la répulsion qu'il inspirait, devenant chaque jour plus grande, il y avait lieu de conjecturer qu'il ne tarderait pas à crever de faim.

C'était à croire qu'il en avait fait le serment. Avec cynisme, il étalait son infirmité, comme les culs-de-jatte, les goitreux, les ulcéreux, les ma- nicrots ou les rachitiques étalent les leurs, aux fêtes votives, dans les campagnes. Il vous la met- tait sous le nez, vous forçant, pour ainsi dire, à la respirer.

Le dégoût et l'indignation publics étaient à leur comble, et la situation du malandrin ne tenait plus qu'à un seul cheveu, lorsque survint un évé- nement aussi prodigieux qu'inattendu.

Le clairvoyant héritait d'un petit neveu d'Amé- rique, devenu insolemment riche dans la falsifi- cation des guanos et (jui avait été dévoré par des cannibales de l'Araucanie.

L'ex-mendiant ne fit pas réclamer ses restes, mais réalisa la succession et se mit à faire la noce. On aurait pu croire que l'invraisemblable et quasi monstrueuse lucidité qui l'avait rendu célèbre al-


'iO'i II I s !(» I 1! i;S IH;S(M! I. M. KA .NIKS

lail aiissihH (icvciiii' ^v/Ay^r////^' cuiniin' uiir phtisie précipitt? le dévergondage. Ce Fut précisément que le contraire qui arriva.

Quel({ues mois plus tard, il était radicalement guéri, — sans opération. 11 perdit toute clair- voyance et devint même complètement sourd.

Ne vivant plus que jxxir se rincer les tripes, il était enfin délivré du monde extérieur par la Taie d'argent.



XXIII


UN HOMME BIEN NOURRI


11/J ONSiEUR, j'ai le regret de vous informer que ifX '^I- \ énard Prosper, salle Bouley, 13, est décédé à 10 heures du matin, le 17 octobre 1893. Je vous prie de me faire connaître de suite vos intentions relativement à la sépulture du corps qui doit être enlevé dans les vingt-([uatre heures et d'apporter, en même temps, les pièces néces- saires (acte de naissance ou de mariage) pour rédiger régulièrement l'acte de décès ».

Ce fut par un tel avis daté de l'hôpital Necker que j'appris, le mois dernier, la mort sans gloire d'un des hommes les mieux nourris qu'on ait ob- servés au-dessous des montagnes de la lune, depuis les grands goinfres tourangeaux dont Rabelais nous a transmis les épopées.


-20i IIISTOIKKS DKSOHLKIKA N TKS

Je in'lionure d'avoir étv son ami et luc loue d'avoir partagé quelques-unes de ses l)ombances. Mais je ne sais comment il se lit que j'étais demeuré seul d'une multitude, (juand survint le marasme inexplicable (jui devait h; consumer à trente-cinq ans. Le malheureux n'eut quemoi pour le visiter en ses derni(M\s jours et pourvoir à ses funéi'ailles.

Je fis de mon mieux, content d'épargner mu ca- davre les profanations odieuses de rampliilliéàtre et la terrifiante avanie dernière de ce crématoire où l'Assistance publique, toujours maternelle, fait brûler, sans leur permission, les indigents morts dans ses antres.

Car les pauvres ne possèdent même pas leur carcasse, et quand ils gisent dans les hôpitaux, après que leur âme désespérée s'est enfuie, leurs pitoyables et précieux corps promis à Téternelle résurrection, — o douloureux Christ ! — on les emporte sans croix ni oraison, loin de vos églises et de vos autels, loin de ces beaux vitraux consolants où vos amis sont représentés, pour ser- vir, comme des charognes d'animaux immondes, aux expérimentations des charcutiers ou des fai- seurs de poussière...

Mais, pardon, j'allais perdre de vue qu'il s'agit d'une histoire précisément saturée de consolation et que les optimistes les plus déçus ne liront pas, j'ose l'espérer, sans quelque douceur.


UN HOMME BIEN NOLllin '205


Mon ami Vénard pratiquait, avec une espèce de génie, le plus oublié des arts. Il n'était pas seu- lement un enliii)iineiii\ il était le rénovateur de l'Enluminure et l'un des plus incontestables ar- tistes contemporains.

Il m'a raconté qu'ayant fait dans sa jeunesse d'assez fortes études de dessin, cette vocation sin- gulière lui fut révélée beaucoup plus tard, lors- qu'au retour d'une expédition fameuse où il avait failli périr, et son patrimoine ayant disparu, la misère le contraignit à chercher quelque moyen de gagner sa vie.

A toutes les époques, cet homme d'action, en- chaîné sur le gril de ses facultés, avait machina- lement essayé de les décevoir par l'application de sa main à des ornementations hétéroclites dont il surchargeait, en ses heures de pesant loisir, les billets d'un laconisme surprenant qu'il écrivait à ses amis ou à ses maîtresses.

On montrait de lui des messages de trois mots notifiant des rendez-vous, dans lesquels Tampli- fication amoureuse était remplacée par une brous- saille d'arabesques, de feiullages impossibles, d'en- roulements inextricables, de figures monstrueuses insolitement coloriées, où les quelques syllabes exprimant son bon plaisir s'imposaient rudement à l'œil en onciales carolingiennes ou caractères


'■){){] Il I s T O I lU; s 1 » K s () IM , I (i K A >■ T K S

imi;lo-sax()iis, les deux «'critui'tîs les plus rner- i,^i(|iies, depuis la rcctiligne capitale des épliémc- rides eousulaires.

Un mépris golhi([ue pour toutes les manigances contemporaines lui avait donne le besoin, h; ^^oùt passionné de ces formes veiieiahles, dans lescjuelles il faisait entrer sa pensée comme il aurait fait en- trer ses membres dans une armure.

l*eu à peu la lettre oru(^e lui avait inspiré l'am- bition de la lettrine ///.sVo/vVc, puis de la miniature détachée du texte, avec toutes ses conséquences, — conformément à la progression de cet art pi'i- mordial et générateur des autres arts, commençant à la pauvre transcription des moines mérovingiens pour aboutir, après une demi-douzaine de siècles, à Van Eyck, Gimabué et Orcagna qui continuè- rent sur la toile, avec des couleurs plus matérielles dont la Renaissance allait abuser, les traditions esthétiques du spirituel Moyen Age.

Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu'il eût décidé d'en tirer parti et il apparut un ar- tiste merveilleux, de l'originalité la plus impré- vue.

Il avait étudié avec soin et consultait sans cesse les monuments adorables conservés à la Biblio- thèque Nationale ou aux Archives; tels que les Evangéliaires de Charlemagne, de Charles le Chauve, de Lothaire, le Psautier de saint Louis, le Sacramentaire de Drogoii de Metz, les célèbres livres d'heures de René d'Anjou, d'Anne de Bre-


UN HOMME BIEN NOURRI 207

tagneetles miniatures sublimes de Jehan Fouquet, peintre attitré de Louis XI.

Il avait fait presque des bassesses pour obtenir l'autorisation de copier quelques scènes bibliques ou paysages dans les Heures magnifiques du frère de Charles Y possédées parle duc d'Aumale.

Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pè- lerinage de Venise, uniquement pour y étudier ce miraculeux Bréviaire de Grimani auquel ^lemling passe pour aA^oir collaboré et dont s'inspira Du- rer.

Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce que par fragments juxtaposés, l'œuvre de ses de- vanciers du Moyen Age. Ses compositions toujours étranges et inattendues, qu'elles fussent flamandes, irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient bien à lui et n'avaient d'autre style que le sien, « le style Vénard », comme l'avait dit exactement Barbey d'Aurevilly, dans un feuilleton plein d en- thousiasme qui commença la réputation de l'enlu- mineur.

Dédaigneux des chloroses de l'aquarelle, son unique procédé consistait à peindre à la gouache, en pleine pâte, en exaspérant la violence de ses reliefs de couleur par l'application d'un certain vernis dont il était l'inventeur et qu'il ne livrait à l'analyse de personne.

Ses enluminures, par conséquent, avaient l'éclat et la consistance lumineuse des émaux. C'était une fête pour les yeux, en même temps qu'un fer-


-lOH IIISTOIMKS nKS()|{I,l(;KANTKS

iiiLMil puissauL du rthciiu puni' les ima^inaticjiis capahles de faire reculer la croup»* de la Cliiincrc, cl de n'intégrer les siècles dcl'unls.


Il me reste maintenant à (;xpli({uer comment ce personnage (extraordinaire l'ut un homme si bien nourri et comment sa lin lamentable a pu être, pour un *^rand nombi'e, l'occasion de se consoler.

On sait que je n'en laisse? échapper aucune de taire valoir mes contemporains et que c'est pour moi un besoin de répandre sur les cœurs souffrants le dictame de mes adjectifs.

Ici, par bonheur, je n'ai presque rien à faire. Je me demande même si jamais la grandeur morale a tant éclaté qu'en cette occurrence du ti*epas de renlumineur.

Pi'(>s[)er Vénard n'était pas encore enterré (jue, déjà, vin_i;t feuilles rédigées par de justes écrivains mentionnaient en gémissant les origines peu con- nues de sa déchéance.

L'enlumineur n'avait pensé qu'à mangei*. Peu dant dix ans on ne l'avait vu occupé, pour ainsi dire, (pi'à cheidiei- de la nourriture. Il aurait fallu vider les caisses publi([ues pourobtenir son rassa- siement et tous les troupeaux de la Mésopotamie n'auraient pu combler la voracité de ce défunt.

Mais enfin, <j:ràce à Dieu ! c'était fini. Le cyclone de cette fringale s'était dissipé. Les autres liu-


UN HO M M K B I E >" NOURRI ^Oî»

mains, à leur tour, allaient être adnii.s alunctiunner de la mandibule inférieure, et la société française, délivrée d'un si grand péril, pourrait tranquille- ment se remettre à table.

Les révélations affluèrent. — Je Tai nourri pen- dant deux ans, disait l'un. — Il venait sans cesse dîner chez moi, criait l'autre. — Je n'ai pu le voir une seule fois sans qu'il se plaignît de crever de faim, vociférait un troisième.

On découvrit avec stupeur que ce Vénard avait été gavé par tout le monde, sans exception. Plus de cinq cents personnes, peut-être, avaient été occupées exclusivement à l'emplir du matin au soir, et s'il était mort de langueur, comme l'affirmait si étrangement le chef de service de l'hôpital, c'est qu'alors il n'y avait jamais eu rien à faire et qu'il eût été beaucoup plus sage d'y renoncer, etc.

— Tranchons le mot, écrivait un de nos plus adi- peux critiques, c'est décourageant, c'est profon- dément inéquitable. On a droit au moins à la graisse des cochons qu'on alimente à si grand frais. Ce monsieur n'était même pas capable de la gratitude la plus Aulgaire.

C'était, ma foi, vrai. Mon ami le /y^<^^/o7Y' Vénard mangeait assez bien, je ne dis pas non, quand il en trouvait l'occasion, ce qui arrivait, je crois, un peu moins souvent que la conjonction de N(q)tune et de Jupiter, mais il léchait mal.

On ne put jamais lui faire comprendre qu'un ar- tiste pauvre a le devoir de sucer l'empeigne d'un


-ilO HISTOJHES DESOBLKiKANTES

avorton littéraire (|iii le régala d'épliichures, un certain jour, et (jiie plus il est grand artiste, plus il a ce (lev(^ii\

Il comprit moins encore que l'emprunt d'une pièce de cent sous dût l'engager éternellement aux jean- foutreries de la complaisance et il Tut sans respect pour les importants qui le dégoûtaient. De là sa réputation d'ingratitude.

J'ai bien essayé de le défendre. J'ai même poussé l'audace jusqu'à dire qu'il se pourrait, après tout, que quelques repas dénués de faste se trouvassent un million de fois payés par des travaux d'enlumi- nure d'une incomparable magnificence, dont nul ne soufflait mot, et que l'exilé du Moyen Age avait offert simplement à ses bienfaiteurs.

Mais on m'a fermé la bouche en me faisant ob- server que les polychromies invendables de ce mangeur ne pourraient avoir une sorte d'intérêt que pour les hommes de la seconde moitié du vingtième siècle, époque assignée par quelques prophètes pour la résurrection de Barberousse ou de Gharlemagne.

En attendant, la légende est inextirpable, et les ducs ou margraves, sortis des entrailles del'Anar- chie, qui gouverneront l'Europe dans cent ans, donneront peut-être des territoires en échange de quelques miniatures de ce Yénard, si fameux au- trefois par sa goinfrerie, et que ses infortunés con- temporains s'exténuèrent à bien nourrir.




XXIV

LA FÈVE


Un beau jeune homme et une belle jeune fille se sont épousés avec enthousiasme. Après la cé- rémonie, seuls enfin ! assis en face lun de l'autre sur des chaises confortables, ils se regardent longtemps sans rien dire et crè- vent d'horreur. {Précis dliistoire contemporaine.)


^M^ONSiEUR Tertullien venait d'attraper la cin- Xf J[ quantaine, ses cheveux étaient encore d'un beau noir, ses affaires marchaient admirablement et sa considération grandissait de jour en jour, lorsqu'il eut le malheur de perdre sa femme.

Le coup fut terrible. Il aurait fallu de la perver- sité pour imaginer une compagne plus satisfai- sante.


21-2 1 1 1 s r ( » I m; s i > i: s « > m , i ( ; i; v .\ r k s

l^^llc avail viii<j;"l ans de; iiioms ([lu' son mari, le visage le plus i'ag(HUant ([iii se pût voir et un ea- l'aetère si délicieux ([u'ell(Mie laissait jiimais échap- per une occasion de ravir.

Le magnanime Tertullien l'avait épousée sans le sou. comme l'ont la plupart des négociants (jue le célibat incommode et c{ui n'ont pas le temps de vacpuu'à la séduction des vierges dilTiciles.

Il Tavait épousée « entre deux IVomages », disait-il avec enjouement. Car il était marchand de fromages en gros et il aA^ait accompli cet acte sérieux dans l'intervalle d'une livraison mémo- ral)le de Ghester et d'un arrivage exceptionnel de Parmesan.

Cette union, j'ai le regret de le dire, n'avait pas été féconde, et c'était une ombre au gracieux ta- bleau.

A qui la faute? Question grave qui pendait toujoui's chez les fruitiers et les épiciers du Cros- Caillou. Une bouchère hispide (jue le beau Ter- tullien avait dédaignée l'accusait ouvertement d'impuissance, au mépris des objections d'une granuleuse matelassière qui se prétendait docu- mentée.

Le pharmacien, toutefois, déclarait ([u'il fallait attendre pour se former une opinion, et la bienveil- lante masse des concierges désintéressés du litige ajq)rouvait la circonspection de ce penseur.

Ceux-là disaient avec une grande autorité que Paris n'a pas été bâti en un jour, que tout est


LA 1 EVE 213

bien qui finit bien, que qui veut voyager loin ménage sa monture, etc., etc., et que, par consé quent, il y avait lieu de présupposer l'événement favorable qui mettrait, un jour ou l'autre, la der- nière touche à l'éblouissante prospérité du fro- mager.

On aurait pu croire (pi'il s'agissait d'un Dauphin de France.


L'émotion fut grande quand on apprit la mort soudaine qui fauchait de si légitimes espoirs.

A moins que TertuUien ne se remariât prompte- ment, hypothèse que sa douleur ne permettait pas d'accepter une seule minute, l'avenir de son éta- blissement était fricassé, et ce fils de ses propres œuvres, déjà si riche quoique parti du néant, verrait à la fin sa clientèle passer à un successeur étranger!

Perspective noire qui devait amertumer singu- lièrement les regrets de l'époux en deuil.

Celui-ci parut, en effet, sur le point de culbu- ter dans un gouffre de désespoir.

J'ignore jusqu'à quel point le rêve d'une des- cendance fromagère le travaillait, mais je fus l'auri- culaire témoin de ses beuglements douloureux et des sommations extra-judiciaires qu'il se fit à lui- même d'avoir à suivre sa Clémentine ;ui tombeau dans des délais fort prochains que, d'ailleurs, il ne fixa pas.


•24^4 II I s I () I H i:s in;s(> M M (. i; A NT Ks

Avaiil i.Mi le loisii" d'cLiulici' ;i ioiid ccl lioniine sympallii(jii«' avec <|iii j'cnti'ctins, (iix ans, les plus étroites relations ((timnereiales, il me l'ut donné d'observer nu Irait admirable, quoique peu connii, de son cai'actère.

Il avait une peur airoce d'être cocu. Tous ses ancêtres l'avaient été, depuis deux ou trois cents ans, et sa tendresse pour sa femme tenait surtout à la certitude inébranlable d'être exceptionnelle- ment assuré par elle de l'intégrité de son Iront.

Sa reconnaissance avait même quelque chose de profondément cocasse et touchant. A la ré- flexion, cebi finissait par devenir h peu près tra- gique, et je me suis demandé parfois, avec stu- peur, si la stérilité scandaleuse de Clémentine était explicable autrement que par certains doutes bien étranges que pouvait avoir TertuUien sur sa propre identité et par une crainte sublime de se cocufier lui-même, — en la fécondant.


Mais tout cela était trop beau, trop au-dessus des Marolles, des Boudons ou des Livarots, et la chose banale arriva qui devait inlailliblement arriver.

Clémentine ayant restitué son âme au Seigneur, l'infortuné veuf exhala d'al)ord, avec impétuosité, les gémissements et les sanglots que recommande la nature.


LA FEVE 245

Quand il eut payé ce premier tribut — pour me servir d'une expression qu'il affectionnait — il voulut, préalablement à la cérémonie des obsèques dont la bousculade certaine le crispait d'avance, mettre en ordre lui-même les reliques de l'adorée.

C'était là que sa destinée marâtre l'attendait. Le labarum dérisoire des Tertulliens lui apparut.

Dans un tiroir mystérieux d'un meuble intime que le plus ombrageux mari ne se fût jamais avisé de soupçonner, il découvrit une correspondance volumineuse autant que variée qui ne lui permit pas de se cramponner une seconde.

Tous ses amis et connaissances y avaient passé. A l'exception de moi seul, tous avaient été chéris de sa femme.

Ses employés même — il trouva des lettres d'em- ployés sur papier rose — avaient été simultané- ment gratifiés.

Il acquit la certitude que la défunte l'avait trompé nuit et jour, quelque temps qu'il fit, à peu près partout. Dans son lit, dans sa cave, dans son grenier, dans sa boutique, jusque sous l'œil du gruyère et dans les effluves du roquefort ou du camembert.

Inutile d'ajouter que cette correspondance mal- propre le ménageait peu. On se' fichait de lui sans relâche de la première ligne à la dernière.

Un employé du télégraphe, renommé pour la finesse de son esprit, le blaguait d'une manière aussi désobligeante que possible sur son com-


-216 IMS roi H KS DKSo 11 11 (. i; A N PKS

iiieirc, au poiiil dv se pcrnn'lh'c des allusions ou des conseils (|ifil est impossible de publier.

Mais il V avait une chose inouïe, exorbilanlc, l'abuleusi?, à détracjuer la constellation du (Capri- corne.

A ce dossier mortifiant s'annexait une intermi- nable st'i'ie de petits bâtons «pii l'i'tonnèrent et dont la présence lui parut d'aboid inexplicable. Mais appelant à lui la sagacité d'un Apache subtil penché sur une piste de guerre, une clarté vive l'inonda (juand il s'aperçut r[ue le nombre de ces objets était précisément le nombre des adorateurs encouragés de son infidèle, et (pie chacun d'eux était entaillé au canif d'une multitude de coches semblables à celles qui se pratiquent sur les souches des boulangers.

Évidemment, cette Clémentine avait »'te une femme d'un grand ordre et (pii tenait à se rendre compte.

Le mari, écrasé d'hiiuiiliation, exprima le désir bien naturel qu'on le laissât seul avec la morte et s'enferma deux ou trois heures comme un liomme qui veut se livrer sans contrainte à son affliction.


Quelques semaines plus tard, Tertullieii offrait un dîner somptueux pour le jour des Rois.

Vingt convives mâles, triés aACC soin, se pres- saient autour de sa table, lue magnificence non


LA FEVE 217

pareille était déployée. Chère exquise, abondante et inattendue. Cela ressemblait au festin d'adieu d'un opulent prince qui est sur le point d'abdi- quer.

Plusieurs cependant éprouvèrent un moment de gène à l'aspect du décor funèbre que l'imagina- tion, désormais lugubre, du fromager avait em- prunté sans doute à quelque souvenir de mélo- drame.

Les murs, le plafond même étaient tendus de noir, la nappe était noire, on était éclairé par des candélabres noirs oii brûlaient des bougies noires. Tout était noir.

L'employé du télégraphe, complètement dé- monté, voulait s'en aller. Un jovial éleveur de porcs le retint, déclarant cju'il fallait « se mettre à la luiuteur » et ([u'il trouvait ça. « très rigolo ».

Les autres, un moment indécis, se détermi- nèrent à narguer la mort. Bient(M, les bouteilles ne s'arrétant pas de circuler, le repas devint tout à fait hilare. Au Champagne, le triomphe du calem- bour était assuré et les cochonneries commen- çaient à poindre, lorsqu'un gâteau gigantesque fut apporté.

— Messieurs, dit Tertullien, qui se leva, nous allons vider nos verres, si vous voulez, à la mé- moire de notre chère morte. Chacun de vous a pu connaître, apprécier son cœur. \'ous ne pouvez avoir oublié, n'est-ce pas ? son aimable et tendre cœur. Je vous prie donc de vous pénétrer — d'une


2l8 IMSrolIlKS nKSOin.KlK ANTKS

lavoii tirs pcii'liculii'i'(\ — de son souvenir, avant que soit découpé ce gâteau des Rois qu'elle (3iit tant aimé à partager avec vous.

N'ayant jamais été l'amant de la IVomagère, probablement parce que je ne l'avais jamais ren- contrée, je n'avais pas été invité à ce diner et ne pus savoir à qui échut la fève royale.

Mais je sais que le diabolique Tertullien fut in([uiété par la justice pour avoir inséré, dans les flancs énormes de cette galette frangipanée, le cœur de sa femme, le petit cœur en putréfaction de la délicieuse Clémentine.



PROPOS DIGESTIKS


TOUS les ventres étant pleins, on décida d'en finir avec les pauvres.

A dix heures du soir, une trentaine environ de plantigrades sublimes étaient tombés d'accord sur ce point que les ce balançoires » fraternelles avaient duré trop de siècles et qu'il était expédient de ver- ser une ample réprobation sur cette classe guenil- leuse qui se complaît malicieusement à fendre le cœur des gens bien vêtus.

Diverses motions furent expectorées.

Le Psychologue roucoula qu'il n'y a de beau que la pitié, la vraie pitié judicieuse qui s'émeut aux gémissements du riche, et que c'est un crime social d'encourager la paresse des mendicitaires.

Il ajouta qu'une administration lumineuse aurait


220 'iMsroinKs dksou li c; k \ > tks

le sctuci (le protéger ;iv.«nl loiil , ((jnlrc i-cs dciincis, les intelli<^enres distiiigu(es et les « âmes fines » qui conservent encore parmi nous les ti'aditions <l(' rdégance aristocratique et de l.i sensibilité.

La conclusion lut rotée par Kiancis([ue Lepion, philosophe g-ras et plein d'cnergiequi réclama net- tement les plus insalubres c()b)nies jjénitentiaires pour tout citoyen français incapable de justifier de trente mille francs de revenu.

Un homme libre qui avait eu des malheurs a Gonstantinople et qui s'était icndu célèbre en exé- cutant des rossignolades à la chapelle Sixtine du suffrage universel, appuya ce juste vœu d'un ga- zouillement tibicin.

Plusieurs poètes mucilagineux et inextricables énumérèrent les châtiments afflictifs qu'une vigou- reuse répression devrait exercer contre les impé- nitents ou l(^s relaps de la misère.

Les fusillades, les mitraillades, les noyades, les autodafés, les bannissements ou déportations en masse, arrachèrent successivement des cris d'en- thousiasme.

Il ai'riva même qu\iii bibliophile ayant sur lui, par bonheur, l'édition princeps et rarissime de ce fameux Bottiii des Supplices, en quatorze langues, imprimé pour la première fois, au commencement du neuvième siècle, à King-Tchéou-P'ou sur les bords du Kiang, par iePlantindu Céleste-Em])ire, en lut quel([ues pages et fit pleurer d'attendrisse- ment tous les auditeurs.


PROPOS DIGESTIFS 221

Je ne finirais pas si j'entreprenais de rapporter les apophtegmes transcendants que débitèrent, en cette occasion, les femmes parées qui se trouvaient là, et dont la raison est si supérieure à celle de l'homme, comme chacun sait.

D'ailleurs, tout ne sera-t-il pas dit quand on saura que cela se passait chez l'éblouissante vida- messe du Fondement, de qui l'époux trop heureux s'est couvert de gloire en négociant le traité bila- téral, — si longtemps considéré dans les cabinets européens comme un rêve irréalisable, — qui unit désormais, enfin! la principauté de Sodome à la République Française ?


Ma conscience d'historien ne me permet pas d'omettre un individu bizarre et passablement in- déchiffré, dont la mise précaire étonnait dans un tel milieu.

On le surnommait familièrement Apemantus et il était le Cynique. Cette qualité précieuse lui conférait une espèce de bien venue dans certains groupes ultra-superfins qui prétendaient à l'athé- nianisme suprême.

— De quoi vivez-vous ? lui demanda mécham- ment un jour, en présence de cinquante personnes, la plus acariâtre des poétesses.

— D'aumônes, madame, répondit-il simplement, avec un sang-froid de poisson mort.

15


^Jti2 1 1 1 s r () 1 lu; s i n: s o ni, k ; i: .\ .n r k s

lU'j)()us(3, d'ailleurs iuexactu, qui le caractérisait très bien.

On ne l'embêtait pas troj), lui sachant la dent cruelle, et parfois il dégainait une sorte d'éloquence bai'barc (pii l'imposait à l'attc^ntion des iuattentil's les ])lus l'cti'actilcs ou des délicats les plus cris- pés.

En somme, il disait tout ce (pi'il voulait, privi- lège rare que ne lui contestait personne.

La maîtresse du lieu le pria donc, ce soir-là. de manifester son sentiment.

— Alors, tant pis, ce sera une histoire, dit Apemantus, une histoire aussi désobligeante que possible, cela va de soi; mais auparavant, vous subirez, — sans y rien comprendre, j'aime à le croire, — quelques réflexions ou préliminaires conjectures dont j'ai besoin [)Our stimuler en moi le nari'ateur.

11 est malheureusement indiscutable que la pau- vreté contamine la brillante face du monde, et il est tout à fait fâcheux que les dames pleines de parfums soient si souvent exposées à rencontrer de petits enfants qui crèvent de faim.

Je sais bien qu'il y a la ressource de ne pas les voir. Mais on sent tout de même qu'ils existent ; on entend leurs supplications inharmonieuses, on risque même d'attraper un peu de vermine, — vous savez bien, mesdames, cette ignoble vermine pédiculaire (jui « ne se laisse pas caresser aussi volontiers que l'éléphant », comme disait notre


l' H O P G s D 1 G K S T 1 1- S ^3

grand poète Maldoror, et qui abandonne elle-même de bon cœur le nécessiteux pour se fourrer dans les manchons ou les pelisses d'un inestimable prix.

Tout cela me plonge dans une affliction très amère, et j'applaudis avec du délire à la haute idée d'une immolation générale des indigents.

Toutefois, en attendant la bonne nouvelle des massacres, me sera-t-il permis de demandera ceux d'entre vous qui ne se sont jamais grattés, s'il leur fut donné d'observer, sans télescope, l'iné- gale répartition de la certitude philosophique en ce qui touche quelques axiomes prétendus ?

Pour parler d'une autre manière, où trouver un homme, non encore vérifié et catalogué comme idiot de naissance ou comme gâteux, qui osera dire qu'il n'a pas l'ombre d'un doute sur sa propre identité ? Car tel est le point.

Très ingénument, je déclare que, songeant par- fois au récit de l'Evangile et à l'étonnante multi- tude de pourceaux qui fut nécessaire pour loger convenablement les impurs démons sortis d'un seul homme, il m'arrive de regarder autour de moi avec épouvante...

— Pardon, monsieur, dit un paléographe, il me semble que vous allez un peu loin.

— Je suis donc dans mon chemin, répliqua l'im- perturbable en s'inclinant, car c'est justement très loin que je veux aller.


224 HlSTOlllKS DKSOin.KiKVNTES


— Voyons, reprit-il avec bonhomie, je vaux bien condescendre à être tout à fait clair, (^uel est, dans notre littérature la plus accréditée, je veux dire le roman-feuilleton ou le théâtre, quel est, dis-je, le truc suprême, irrésistible, indéfectible, primordial et fondamental ?

Quelle est, si j'ose m'exprimer ainsi, la ficelle qui casse tout, Tarcane certain, le Sésame de Polichinelle qui ouvre les cavernes de l'émotion pathétique et (jui fait infailliblement et divinement palpiter les foules ?

Mon Dieu ! c'est très bête, ce que je vais vous dire. Ce fameux secret, c'est, tout bonnement, Vincertitudesur Videntité des personnes.

11 y a toujours quelqu'un qui n'est pas ou qui pourrait ne pas être l'individu qu'on suppose. Il est nécessaire qu'il y ait toujours un fils dont on ne se doutait pas, une mère que personne n'aurait prévue ou un oncle plus ou moins sublime qui a besoin d'être débrouillé du chaos.

Tout le monde finit par se reconnaître et voilà la source des pleurs. Depuis Sophocle, ça n'a pas changé.

Ne pensez-vous pas, comme moi, que cette im- perdable puissance d'une idée banale tient à quelque symbole, ^\K\iiV^9 pressentiment très profond, cher- ché, depuis trois mille ans, par les tâtonnants in-


PROPOS DIGESTIFS 225

venteurs de fables, comme Œdipe aveugle et dé- sespéré cherche la main de son Antigone ?...

Nous parlions des pauvres, n'est-ce pas ? Nous y voilà donc. Cette mécanique émotionnelle est inconcevable sans le Pauvre, sans l'intervention et la perpétuelle présence du pauvre dont je solli- cite, par conséquent, le maintien au théâtre et dans les romans.

Le riche, au contraire, ne peut prétendre à au- cune sorte de « boisseau ». Il est impossible à cacher, puisqu'il est partout chez lui. Il crève l'œil, il sue son identité par tous ses pores, du moins en littérature. L'univers le dévisage et Dieu même est tellement embarrassé pour lui fabriquer un rôle dans ses Mystères qu'il a dû lui abandonner les pratiques vieillotes et négligeables de la bienfai- sance.

Si donc il est nécessaire et même tout à fait ur- gent de massacrer, j'ose ouvrir le propos d'une sélection préambulatoire, d'une concluante et irré- fragable vérification des individus.

— L'anthropométrie des âmes, alors, précisa le psychologue qui s'embêtait ferme.

— Ce chien de mot ou tout autre qui vous con- viendra, j'y consens. Mais, de toutes manières, il faudrait le crible de Dieu, car je veux bien que le Diable m'emporte si quelqu'un, ici ou ailleurs, a le pouvoir de se délivrer à lui-même un passe- port quelque peu valable.

Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa


"Mit MISTOIUKS IIKSO hl-Kii; AN r KS

propre l'ace, jmrcc cpic mil ne sait de ipiel jierson- nage mystérieux — et jxuit-ètre mangé des vers, — il tient essentiellemenl la plare.


— Vous vous fichez de nous, Apemantus, inter- vint alors Mme du Foi^dement. Vous nous aviez promis une histoire.

— Vous y tenez donc. Soit.

« l in homme riche avait deux [ils. Le plus jeune dit à son père :

« — Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.

« Et le père leur partagea son bien.

« Peu de jours après, le plus jeune fils ayant rassemblé tout ce qu'il avait, partit pour une région lointaine, et là, dissipa tout son bien en vivant luxurieusement... »

— Ah ! ça, s'écria impétueusement la petite* ba- ronne du Carcan d'Amour, par qui la mode fut inventée de se décolleter un peu au-dessous du nombi'il, mais c'est la parabole d(^ TEnfant pro- digue (pi'il nous débite, ce monsieur. Il va nous apprendre que son héros fut réduit à garder les porcs, en mourant de faim et qu'un beau jour, las du métier, il revint à la maison de son père, qui se sentit tout ému. le voyant arriver de loin.

— Hélas ! non, madame, repondit Apemantus


l» KO PU s DIGESTIIS


•2:>7


d'une voix très grave, ce furent les cochons qui arrivèrent...

La conversation en était là, lorsque Quelqu'un qui ne sentait pas bon fit son entrée dans l'appar- tement.


oOOp




XXVI

LE CABINET DE LECTURE

Lu littérature est indispensable.


MAIS, tonnerre de Dieu! quand on vous dit qu'il y a quelqu'un. Orthodoxie Panard, qui s'acharnait sur la ser- rure, depuis un instant, prit la fuite, entendant la voix redoutée de son oncle paternel.

Ce cabinet de lecture était si cocassement amé- nagé qu'un seul individu pouvait en jouir à tour de rôle, et il y avait dix personnes dans la maison. Il y avait le père Panard et la mère Panard; les quatre héritiers Panard : Athanase, Héliodore, ^ Démétrius et Orthodoxie; puis l'oncle Justinien, la tante Plectrude et la tante Roxelane. Enfin, h\ vieille bonne Palmyre. Cela faisait dix, bien comptés. C'était absurde.


'280 iiisroinKN in;s() im.k; K A N iKs

\A i-t'iiiaiNjucz (|iit; loiil (•(.' iiiuiid('-l;i, s;iiis L'.vccp- Icr l*;iliiivi"' ('||('-inr'in(\ avait ou |Kni\ait avoir «les ln'soiiis iiilclIccliKîls (le la iiatiiic la plus inipé- l'icusc.

A (|U('l(|tit' liciiic (|ur ce fùl, ou clail loujours sûr (le I rouvcr (|ut'l(|n'uu. Farl'ois ou se bousculait à la p(Hli'.

il y avail di- (|uoi dégoûter de la famille.

Inij)ossil)le de faire eutendre raisou à ce grigou de l^iuard, uu ancien professeur de grec, membre de rinstitut s'il vous plaît, qui ne se lavait jamais les luaiiis pai' mesure d'économie, et <[ui décla- m;»it les imprécations d'Ilécube, dans le texte même d'Euripide, quand ou lui pailait de cons- truire un second local.

L'argent ne lui iuan(puiit pourtant pas, depuis le fameux héritage (pii avait fait de ce traducteur de Pliilostrate un propi'iétaire important.

Mais la littérature contemporaine dont s'alimen- taient surtout l(.'s Panard sortis de son flanc, étant dénuée pour lui d'intérêt, il prétendait qu'on se contentât des lieux actuels et feignait de ne pas entendre les optatives insinuations de ses hoirs.

Le plus intolérable des compétiteurs, c'était l'oncle Justinicm, un colonel de orendarmerie en retraite qui n'en finissait jamais.

(^uand l'animal avait réussi, une bonne fois, à s'iulrrxhiire, les supplications et les pleurs étaient inutiles. Il fallait attendre une heure qu'il eût fini de paperasser.


L K C A B I N K T HE L K C T U M H ^2'^ \

Si, (lu moins, cette basane, ce gâteux fétide qui n'aboutissait pas, ce pourvoyeur démantibulé de la guillotine avait eu des motifs élevés pour prolonger ainsi les vacations, pour s'attarder indé- finiment dans le cabinet précieux, trois ou quatre fois par jourî

Mais non. Ce vétéran de malbeur, que le ciel s'obstinait à ne pas confondre, avait toujours été incapable de lire autre chose que des signalements de malfaiteurs ou des ordres d'arrestation. •

— Que pouvez vous faire là-dedans? bonté di vine! criait tante Plectrude, enlevant ses deux bras arides vers les étoiles, car il se levait sous^ent au milieu des nuits.

— Je fais ma correspondance, répoudait-ii, avec la finesse d'un gendarme qu'on ne prenait pas sans vert.


De tout cela, plus que personne, Orthodoxie était malheureuse. C'était une jeune fille d'une grâce peu commune, qui avait des relations litté- raires et prenait des leçons de bicyclette.

Son frère Athanase, qui déjà, se lançait dans le symbolisme, lui avait fait connaître le chef d'école Romano-Spada, ([ue ses racines grecques firent exceptionnellement agréer du vieux Panard, et l'avisé Romano profita bientôt de cet accueil pour faufiler son inséparable ami, le grand Papadia- mantopoulos.


'2'M H I s T () I H K s D K S O H L I G K A N T K S

l^n jour lîK'ino, lt;s dei'iauL'es Wum lugitimiis du pmlessuur furent assez vaincues pour qu'on put inviter lo non-pareil, le suréminent Péritoine, qui daigna venir sans façon, à la bonne fianquette, avec son auréole de travail.

Enfin, la table s'élargissant, plusieurs Ivlephtes, à leur tour, avaient reru l'hospitalité pour l'amour du l^inde.

Il est vrai qu'un tel surcroit de convives ren- dait |)lus inaccessible encore le petit endroit, aulaal ({uc jamais, d'ailleui's, occupé malicieuse- ment par Justinien, qui n'en sortait que pour Faire a table d'irrémissibles incongruités.

Cette circonstance mettait une ombre au tableau, et, je le répète. Orthodoxie en souffrait jusque dans ses recoins les plus délicats.

Vierge aimable qui ne demandait qu'à s'ouvrir ! Fleur charmante qu'un souffle eût épanouie ! Com- bien ne lui eùt-il pas été facile, sans Tavaricieuse chiennerie de son père, de se pousser dans le joyeux monde, où l'eussent efficacement patronnée de si dignes maîtres !

Par malheur, il aurait fallu rompre audacieuse- ment avec un vieillard pleins de préjugés, que cette affluence d'apôtres inquiétait déjà et qui parlaitde congédier l'Attique et le Péloponèse.

Avec angoisse elle voyait venir le moment où elle serait à peu près réduite, comme auparavant, à se cultiver elle-même...

Ah ! si Panard avait consenti seulement à lui


LE CABINET DE LECTURE 233

laisser lire les brillantes productions des psycho- logues ou des mages ! Mais il n'y avait pas moyen d'y songer. Toutes les œuvres nouvelles que les auteurs ou les éditeurs envoyaient avec dédicaces au membre sévère de l'Institut étaient expédiées illico dans ce dérisoire cabinet où il était impos- sible de se recueillir un quart d'heure.

Et, il n'y avait pas à dire, c'était Tunique res- source. On ne pouvait s'instruire que là. Quant à emporter les brochures avec soi, il fallait en bannir l'espoir. La rage du vieux pion, qui i'ouiHait par- tout, eût éclaté d'une manière terrible si quelqu'un s'était avisé de détourner un seul tome de cette bi- bliothèque privée dont il avait le catalogue dans son implacable mémoire. Il fallait absolument les utiliser surplace.

Or Justinien en faisait un scandaleux abus. Quand il avait compulsé des études de mœurs ou des recueils de poésies, les feuilles étaient dans un tel état qu'on devait, en gémissant, renoncer à les parcourir après lui. Les dédicaces mêmes y passaient.

La sentimentale Orthodoxie en perdait la tète, ne parvenant pas à retrouver le fil des histoires, se voyant tout à coup privée d'un chapitre décisif qui l'eût éclairée, sans doute ; forcée, malgré son inexpérience, de bâtir elle-même des épisodes im- probables, de conjecturer d'impossibles dénoue- ments.


'2H't lllsrolHKS IlKSOlil.l (. KA.NTES


La iK'Cessitt', dit-on, rend ingônioux. Cette his- toire vi'ridiqne va nous en Fournir la preuve.

Il arriva qu'un certain jour iiii robuste coniniis- sionnaire apporta les œuvres ((unplètes du célèbre romancier russe I borborygme, qu'on A'enait enfin de traduire.

Depuis longtemps, la jeune Tille rêvait de lire les pages émollientes et pbilharmonifjues de ce Moscovite relâché. Mais il était trop facile de pré- voir que cette masse précieuse n'échapperait pas à la destinée commune des papiers lyriques ou documentaires dont le cabinet de lecture s'emplis- sait continuellement.

Pour conjurer cette catastrophe, il n'y avait pas une minute à perdre. Orthodoxie alla donc trouver sur-le-champ la tante Hoxelane, qui se piquait aussi de littérature et (|ui était certainement, après elle, la personne la plus euphonique de la famille.

Non moins ladresse, d'ailleurs, que Panard, celui-ci la considérait attentivement pour les capi- taux aimables qu'elle possédait et qu'elle manipu- lait avec prudenc»'. Elle seule échappait à l'inqui- sition du uiania((ue et son seuil était respecté.

En quel([ues instants fut ourdie la conspiration. Les d<Mix femmes arrêtèrent que le grand homme (échapperait aux mains |)rofanantes du colonel de gendarmerie, et Pahnyre, corrompue par d'illu-


T. K CAHINKT 1> K LECTLIU: -l'ào

soires promesses, traîna le colis dans la chambre de Roxelane.

Il V eut alors quelques beaux jours, la tante et la nièce lisant et pleurant ensemble...

Malheureusement, lavibi'ante Orthodoxie ne put assez contenir son enthousiasme. A son insu, des idées et des métaphores slaves lui échajipc'rent, et la défiance de Panard, un beau matin, s'éveilla.

Le mot rouble ayant été prononcé par l'impru- dente, qui croyait parler d'or, il se leva de table comme un homme frappé d'une lueur subite et se précipita dans le cabinet, au moment même où l'éternel Justiiiien venait d'en sortir.

On l'entendit longtemps fourrager avec énergie dans les archives, nul n'osant bouo-ei', tellement l'orage était proche.

Il reparut à la fin, pâle et rouge, assez semblable à quelque tison mal éteint sur lequel soufflerait la bise. I

— Où sont mes Borborygmes ? hurla-t-il.

Tante Plectrude, informée du micmac, essaya de détourner le cyclone sur Justinien. Mais celui- ci ayant juré, par sa croix et par ses bottes, qu'on le soupçonnait injustement, la véracité de ce gen- darme ne put être mise en doute.

Orthodoxie, à son tour, comblée d'effroi, chargea si obstinément ses frères Athanase, Héliodore et Démétrius, qui ne savaient même pas de quoi il retournait, que le discernant patriarche démêla sans peine leur innocence.


'VM'y IIISTOIHKS nESOBLIOEANTES

Lg cas était pravr, et le chàtinieiit fut propor- tionné an délit. Il l'allnt rrstitner les précieux hou(|uins, (pii prirent incontinent la même route (|ue leurs devanciers, et ce fut Toncle trois fois odieux qui en profita presque seul, cette littérature agissant sur lui avec tant de force qu'il n'émer- geait |)lus de son antre qu'aux heures des repas.

Oithodoxie, dont la douleur fut déchirante, par- vint cependant à se consoler. Elle a même fini par comprendre que tel est le jugement dernier de tous les papiers humains, que les lectures se font généralement ainsi dans les familles où la raison prédomine, et ({ue de tangibles félicités sont plus estimables que les décevantes élucubrations de quelques rêveurs...

Mais, que dis-je ? n'avait-elle pas surtout décou- vert, en cette occasion, la profonde vérité de l'axiome formulé par une de nos poétesses, et qui fut désormais pour elle un principe de lumière :

Avant de parler, il faut tourner sept fois sa langue dans la bouche... de son voisin.



^^^è^^^



XXVII


ON N EST PAS PARFAIT


EscuLAPE Nuptial, s'étant assuré que le vieillard avait reçu un nombre suffisant de coups de couteau et qu'il avait certainement exhalé ce qu'on est convenu d'appeler le dernier soupir, songea tout d'abord à se procurer quelque divertissement.

Cet homme judicieux estima que la corde ne sau- rait être toujours tendue, qu'il est sage de respi- rer quelquefois et que toute peine vaut son salaire.

Il avait eu la chance de mettre la main sur la forte somme. Heureux de vivre et la conscience délicatement parfumée, il allait çà et là, sous les marronniers ou les platanes, respirant avec délices l'odorante haleine du soir.

C'était le printemps, non l'équivoque et rhuma- tismal printemps de l'équinoxe, mais le capiteux


-238 1 1 I > r « » F H K s U K s () l{ L l G K A N T E s

renouveau du cuminencMMnent de juin, lorsque les (lémeaux cidacés reculent devant rÊcrevisse.

Kseulajtc, inondé d'impressions suaves et les yeux mouilles d(^ pleurs, se sentit apotiT.

Il désira le bonheur du genre humaiu, la iVatt r- nité des bêtes féroces, la tutelle des opprimés, la consolation de ceux (jui souffrent.

Son conii' plein de pardons s'inclina vers les indi- gents. Il répandit dans des mains tendues l'abon- dante monnaie de cuivre dont ses poches étaient encombi'ées.

Il entra même dans une église et prit part a la prière en commun que récitait un troupeau fidèle.

Il adora Dieu, lui disant qu'il aimait son pro- chain comme lui-même. Il rendit grâce pour les biens qu'il avait reçus, se reconnaissant tiré du néant.

Il demanda que fussent dissipées les ténèbres qui lui cachaient la laideur et la malice du péché, fit un scrupuleux examen de conscience, découvrit en lui des imperfections tenaces, de persistantes brou- tilles : mouvem«'nts de vanité, impatiences, dis- tractions, omissions, jugements téméraires et peu charitables, etc., mais surtout la paresse et la né- gligence dans l'accomplissement des devoirs de son état.

Il termina par un l)on propos d'être moins fra- gile désormais, implora le secours du ciel pour les agonisants et les voyageurs, demanda, comme il ronviont. d'f^tre protépfé pprirlant \',\ nuit. et. péné-


ON N E s T PAS PARFAIT 239

tré de ces sentiments, courut au plus prochain lupanar.


Car il tenait pour les joies honnêtes. Ce n'était pas un de ces hommes qui se laissent aller facile- ment aux dissipations frivoles.

Il penchait plutôt du côté de la rigueur et ne se défendait qu'à peine d'une gravité ridicule.

Il tuait pour vivre, parce qu'il n'y a pas de sot métier. Il aurait pu, comme tant d'autres, s'enor- gueillir des dangers d'une si chatouilleuse profes- sion. Mais il préférait le silence. Pareilles au con- volvulus, les fleurs de son âme ne s'épanouissaient que dans la pénombre.

Il tuait à domicile, poliment, discrètement et le plus proprement du monde. C'était, on peut le dire, de la besogne joliment exécutée.

Il ne promettait pas ce qu'il était incapable de tenir. Il ne promettait même rien du tout. Mais ses clients ne se plaignirent jamais.

Quant aux langues venimeuses, il n'en avait cure. Bien faire et laisser dire, telle était sa devise. Le suffrage de sa conscience lui suffisait.

Homme d'intérieur, avant tout, on ne le voyait que très rarement dans les cafés, et les malveillants eux-mêmes étaient forcés de lui rendre cette justice qu'en dehors du bordel, il ne voyait à peu près per- sonne.


->/^{) Il 1 s I») 1 IU;S HKSOIM. Kl KA.N TKS

Dans cette demeiin^ lios|)italit're, il avait fixé sa (lilectioii sur iinc jeiiiii; fille légèrement vêtue qui faisait prospérer rétablissemimt (?t({ue sa pivcocité (le virtuose désignait à l'enthousiasme.

A peine au sortir de l'enfance;, de nonibieux sa- lons l'avaient admii'ée déjà.

L'heureux Esculape avait eu l'art de s'en faire aimer, et le temps paraissait « suspendre son vol » , (piand ccîs deux êtres étaient penchés, l'un vers l'autre, sur le lac mystique.

La ravissante Loulou ne voulait plus rien savoir aussit(M ([u'a[)paraissaitson petit Cucu, et souvent, celui-ci fut contraint de la ramener au sentiment pi'ofessionnel de son art, quand les vieux messieurs s'impatientaient.

Elle lui donnait, en retour, des indications pré- cieuses...

Enfin, ils plaçaient avec discernement d'assez jolies sommes. Loulou n'usait presque rien, l'air et la lumière; suffisant à peu près à sa toilette quo- tidienne, (pii ('tait toujours très simple et d'un goût parfait.

Déjà nn^'Uie, ils entrcîvoyaimt la récompense, rheureux avenir qui les attendait à la campagne, dans quelque chaumière enfouie sous les lilas et les roses, qu'ils achèteraientunjour,et la vieillesse paisible, dont la Providence rémunère ceux qui ont bravement combattu.

Oui, sans doute, mais hélas ! qui pourra dire combien sont vaines les pensées des hommes?


ON N EST PAS PARFAIT 241


Ce qui va suivre est excessivement douloureux.

Cette nuit-là, Esculape ne parut pas. La maison en souffrit plus qu'on ne peut dire.

La pauvre Loulou, d'abord fébrile, puis agitée, et enfin hagarde, cessa de plaire.

Un notaire belge, qui avait apporté les fonds de ses clients, reçut une retentissante paire de claques, dont les passants s'étonnèrent.

Le scandale fut énorme et le décri parut immi- nent, ^lais elle ne voulait « entendre à rien ni à personne ». Son inquiétude montant au délire, elle poussa le mépris des lois jusqu'à ouvrir une fe- nêtre demeurée close, depuis le dernier 14 juillet, et appela son Cucu, d'une voix terrible, dans le grand silence nocturne.

Quelques pasteurs protestants prirent le large, non sans avoir exprimé leur indignation, et, dès le lendemain, les journaux graves pronostiquèrent tristement la fin du monde.

Dois-je le déclarer? Esculape faisait la noce, Esculape avait rencontré un serpent.

Comme il rentrait sagement au bercail d'amour, il fut accosté par un camarade d'enfance qu'il n'avait pas vu depuis dix ans et qui parvint à le débaucher, pour la première fois de sa vie.

J'ignore les sophismes que déploya cet ami fu- neste pour le détourner de l'étroite voie qui mène


242 HISTOIHES nKSOfM.Ki KANTKS

au ciel, mais ils se soùlci'ciit à ce point ((ue, vers Tauroïc, ramant désorbité du la gémissante Lou- lou prit une voiture pour aller chercher un Com- h(it spirituel qu'il se souvenait d'avoir oublié, lu veille, chez son machabée, et (ju'il jugeait tout à fait indispensable à son progrès intérieur.

Le fidèle compagnon de sa nuit le conduisit, comme par la main, jusque dans la chambre du mort, où le commissaire de police l'attendait obli- geamment.

Et voilà comment une seule déi'aillaiicc brisa deux carrières.

On n'est pas parfait.



XXVIII


SOYONS RAISONNABLES !


POURQUOI ne mangez-vous pas, mon père ? demanda Suzanne, dont les yeux s'emplirent de larmes. Voilà deux jours que vous ne touchez à rien et que vous ne voulez voir personne. Vous n'êtes pas malade, cependant : vous auriez fait appeler le docteur. Vous avez donc quelque gros chagrin que vous ne voulez pas me dire? Je ne suis plus une petite tille, vous le savez hien, et j'aurais tant de bonheur à a-ous consoler !

Le personnage à qui s'adressait ce discours n'était pas moindre que le fameux Ambroise Chau- montel, qui occupa de ses affaires la moitié du globe, l'aA'Ocat incomparable dont l'éloquence eût embrouillé jusqu'aux filaments du chaos et pétrifié les ténèbres.


"244 1 1 1 s r ( > I u K s n i: s < mm . i ( ; k \ n t k s

Le iiiaitrc avait ('ii\iinii soivaiilr ans et iir se renvoyait pas dire. Il le dcclaiail lui-mT'in»' à tout le inonde, en tonte oecasion, cai' c'était sa douce nianir d'aspirer à la dii^iiit)' des pal riardics.

\ eninienseinent (piel(jues ^i^ an\ l'a \ aient accusé de teindre ses cheveux en h/atic, afin (Ti'li'e plus anofuste en plaidant pour l'orphelin. Mais il main- tenait si^nànie inliniinent au-dessus de renvie dont les inî[)uissantes l'ièches venaient ex;[)irer à sabîise.

La décourageante réputation qu'il s'était acquise en un quart de siècle de barre, sa grande fortune et le haut éclat d'un nom ([ue plusieurs généra- tionsde braillards avaient illustré, nn-ttaient entre lui et la multitude vile d'infranchissables éten- dues.

Enfin il jouissait d'une sorte de considération tout anglaise que rien ne semblait pouvoir enta- mer et passait, avec raison sans doute, pour une figuni peu excitante, mais combien précieuse! de l'intégrité professionnelle.

Il faut croin» (pie, C(^ jour-là, d'étranges soucis l'obsédaient, cai- il ne répondit pas à sa fille et de- vint pins morose encore, fixant de ses deux gros yeux habitués aux dignes regards, un objet quel- conque dont l'image se peignait en vain dans sa rétine.

Il chei'issait à sa manièi'e cette enfant aimable dcNcnne miraculeusement une belle' fille, dont la mère, enterrée depuis dix ans, avait été emportée, pai- une attaque fondi'ovante de respect.


SOYONS H V I S O N N V R L E S "245

Les gens racontaient que son mari avait été pour la pauvre femme quelque chose comme le Sinai et qu'elle avait fini par en mourir.

Suzanne, plus heureuse, avait réussi à se faire à peu près aim(M\ Par l'effet d(; mouvements inté- rieurs difficilement explicables, le sourcilleux et pinaculaire Cliaumontel s'était incliné vers sa fille. Pour elle seule, il est vrai, le bois de son. cœur s'était assoupli. 11 poussait la condescendance jus- qu'à souffrir ses caresses, jusqu'à hii permettre quelques locutions affectueuses, quelques propos familiers...

Néanmoins, ce jour-là, je le répète, rien ne pou- vait mordre. Chaumontel était remonté sur sa co- lonne.

Suzanne, renonçant elle-même à déjeuner, vint passer l'un de ses bras autour du cou de son père et, d'une voix qui eût adouci des singes féroces, le supplia de parler.

— Tu ne peux comprendre cela, mon enfant, dit- il à la fin, tout à fait austère.

Et, se levant de table, comme un homme fatigué de porter le monde, il se retira lentement, sans ajouter un seul traître mot.


Or, voici ce qui s'était passé. Deux jours auparavant, Chaumontel avait ren- contré Hardache.


  • 2^i lll>l«)|IUS nKSn in.HiKA.N TKS

Tous les vieux rinl^'urs ont connu liai-dache, le long Agénor Banlache, (pii fui si joli dans les der- nières années du second Empire, quand il débuta.

A cette époque lointaine, on le surnoniniail, rue Marbeul', la rri/injuHUté des parents. Lv diôlceut de l'iers succès, dont (juel({ues gâteux se scnivien- nent. Des personnages illustres rentretinrent, et de l'iers généraux, tannés par le ciel d'Afrique, lui offrirent des bou({uets rares.

Après la Commune, ([ui l'avait orné, je crois, de (juel([ues galons, il disparut, pour (juehjues années, dans les profondeurs du nadir.

Les trottoirs et les bois sacrés le revirent un jour, mais combien changé ! Désormais barbu, jaune et sale, il ressemblait à un arbre aride qui aurait poussé de trop longues branches. La face anguleuse et phufuée de lividités singulières, en dépit des maquillages et des fards, faisait penser à ces effigies du Mal sans pardon que le Moyen Age a tant sculptées, sous les pieds des saints, dans les coins obscurs de ses basiliques.

Pour les imaginatifs, ce fantôme de boue devait avoir les mains moites de la sueui* des agoni- sants, et on l'appelait définitivement le Caddvre, dans l'étrange monde pseudonymique où il fré- quentait.

Particukirité fort sinistre, les jointures de ses os craquaient en marchant, comme il est raconté de Pierre le Cruel.

Ostensible, d'ailliuirs, autant que le puisse être


SOYONS raisonnables! «2-47

un abominable scélérat, il avouait une situation de journaliste d'affaires et cherchait un riche ma- riage.


Ghaumontel, content de lui-même et qui venait de serrer d'honorables mains sur le seuil de la Pre- mière Chambre, se préparait à monter dans sa voi- ture, quand il fut arrêté par cet écumeur depour- rissoir, qui lui touchait familièrement l'épaule.

— Eh ! bien, petit Verbe Déponent, on ne re- connaît donc plus les amis ? dit le Cadavre.

L'avocat, suffoqué, recula.

— Mais, monsieur, qui êtes- vous ? Je ne vous connais pas.

— Tu ne me reconnais pas, mon chéri ? J'ai donc bien changé! Entrons d'abord dans ton corbillard. Je vais te rafraîchir Ja mémoire.

— Baptiste! cria Chaumontel, allez me chercher un agent tout de suite !

— Ah ! prends garde ! petit Déponent de mon cœur, si tu fais du pétard, je bouffe tout. Je ra- conterai au commissaire de police nos farces de jeunesse, la petite maison de Marly et la chambre des gros soupirs où on s'est tant amusé. Je pour- rai même lui faire admirer ta photographie, que je porte toujours sur moi. . . tu sais bien, ta photogra- phie (( en fleur des champs qu'on va cueillir », que tu m'offris si gentiment, — l'ayant fait exé-


«218 1 1 1 s r < ) I in: s i»k s < > in . i ( ; k \ n r k s

ciiliM- poiif moi st'iil, — en l'apostillant d'une sug- gestive (lé(iieac(; ?

A ces mois, le père de Suzanne, devenu très pâle, r;i|)pel;i priM-ipitauMnent le eoelier el, se vovant observe, [)()ussa Iui-mênn3 dans sa voiture rc'pouvantable compagnon ((ue lui envoyait son destin. Sur un ordre brel, Tatteiage partit au grand trot.

— \'(>vons, c'est tie l'argent ([u'il vous faut? comniença-t-il.

— De l'argent !' répondit l'autre. Poui" ([ui me piciids-lii ■' J'ai l'honneur, nnonsieur Chaumontel, de vous demander la main de mademoiselle votre l'ille.

— La main de ma l'ille ! hurla le transfuge de Sodome, qui se sentit père, la main de; ma l'ille ! Est-ce que vous allez mêler le nom de ma l'ille à vos ordures, maintenant.-^

— Allons, allons, cher ami, un peu de calme et soyons rdisojindbles ! s'il vous plait. Nous ne sommes plus des enfants, n'est-ce pas? ni même des jeunes gens. Le temps des belles folies est passé. .J'ai p(M'du tous mes avantages, je me déplume de jour en jour, je m'embête à crever et j(i vis àpeine. Je veux devcMiir honorable, comme vous-même, cher ami. Pour cela, il me faut d(; l'argent, sans doute, niîiis il me faut une femme. Il était assez naturel ([ue je jetasse les yeux sui- vous (pii pou- viez m(î d(^nn(;r à la hjis l'une et l'autre... Made- moiselle Suzanne <;st tout simplement délicieuse.


SOYONS raisonnables! 249

. . . Oh ! ne gueulez pas ; c'est absolument inutile. Voici. J'ai votre captivante photographie et je pos- sède, en outre, quelques lettres non moins pré- cieuses dont vous m'honorâtes autrefois. Donnant donnant. Vous m'entendez bien... Je vous offre un mois pour bâcler l'affaire, six semaines au plus. Passé ce délai, je fais tout sauter. Moi, je n'ai rien à perdre. Maintenant, arrêtez votre cocher. Je des- cends ici.

— Un mot encore, balbutia le malheureux qui venait de rouler dix mille marches. Vous avez ou- blié que je peux me tuer.

L'autre éclata de rire et, déjà sur le marche- pied :

— Je n'ai pas peur de ça. Les cochons ne se tuent jamais, dit-il, non sans profondeur.


Deux mois après cet entretien, Agénor Bai'dachc épousait Suzanne dans un village de Normandie où Tavocat possédait une vieille maison.

Nul ne fut invité et les billets de faire part, con- fiés aux bons soins de Chaumontel, furent envoyés dans les latrines.

Cette histoire est substantiellement exacte. Je vous raconterai un autre jour comment les époux sont morts. Le père est encore vivant, Dieu merci !

Ah! j'oubliais. Le jour dumariago^la cérémonie


450


Il I s T ( » I M K s !> K S O H I. I ( i K A \ r K S


tH^min('^(^ Bnrdîicho, rayoïiiiant, se pencha vers son beau-père d lui mui-mura ces amoureuses pii- roles :

— (> (uni ! comme elle vous ressemble !



XXIX

JOCASTE SLR LE TROTTOIR


Sanctain nUdl est et ub inguine lu ta m,

Jlvé>al, Sat. III.

Monsieur,

QUAND vous recevrez cette lettre, je serai cer- tainement en route pour l'Afrique, où je vais essaver de me faire tuer d'une manière honorable. Si cela peut s'appeler le suicide, je pense que le mode en est acceptable, même pour un catholique tel que vous.

Je suis las de vivre, j'en conviens, absolument et irrémédiablement fatigué de ce que les imbéciles ou les pourceaux nomment entre eux la vie.

Mes affaires sont en ordre,' faites-moi l'honneur do le croire. Je ne dois d'argent à personne et ne


-2;)'2 1 1 1 s I t M Hi: s I » I ; ^ ( ) I ! I . I ( . i; A N i" K s

s('i;ii jdciirc |>;ir ;mcmi ci-c'aïu'ici'. Les quelques re- venus (lonl je lis (III iisa^'c peu iiohlc iront, après nini, dans des iiialus pures.

.Je suis sans laniillc cl le groupe de mes amis ini connaissances vaut a [icine un souv(;nir. Ma dispariliun ne sera [las iiK'mc reiiiar(piée, ne lùt- ee ((uc d un liuinhle ciiii'ii.

O^peudant, avant de disparaître, j'ai résolu de vous livrer un secret de tristesse et d'ignominie effroyables, dont la divulgation, je le crois, pour- rail cire utile à plusieurs.

Il est entendu ([uc vous êtes parfaitement libre de [jublier cette confidence anonyme, à moins que vous ne jugiez, en votre c(^iiscienre, plus expédient de Tanéantir.

(.^ette confession écrite, ji.'tee a la poste, \a nie devenir aussi comi)lètement étrangère (jue le drame iiicniinii (pii dort dans les limbes de Timagination d nii romancier, et mes mesures sont si bien prises (pie nul ne pourra me reconnaître.

Agissez donc, monsieur, comme il vous plaira. \ iiici l(i [loème :


Lorsque je perdis ma mère, à six ans, je me ra|)- pelle ([ue mon chagrin fut extrême, beaucoup plus grand, je le suppose, qu'il ne convient à un enfant de cet âge, car ce fut pour moi l'occasion de récol- lei- une moisson de gifles peu ordinaire.


JOCASTE SUR LE TROTTOIR 253

Je ne pourrais jamais oublier le percement, le déchirement de mon petit cœur lorsqu'on m'apprit avec brutalité que je ne la verrais plus, que c'était tout à fait fini de la jolie maman et qu'on l'avait fourrée dans la terre, au milieu des morts.

Je ne pouvais guère comprendre ce que c'était que mourir, mais je fus pilonné sous l'épouvante, broyé d'horreur, et je n'ai jamais pu en revenir complètement.

On ne me montra pas le cadavre. Il y avait une raison, que je n'ai sue que beaucoup plus tard...

Mes cris furent tels, d'ailleurs, que mon père, homme très dur, qui me détestait, me fit expédier, le jour même, à la campagne, sur la lisière d'un bois de sapins très sombre, dans le voisinage d'un étang fétide et non loin de l'établissement d'un équarisseur, — lieu sinistre que je vois encore.

J'ai vécu là deux ans, entièrement privé de cul- ture, sous les yeux indifférents d'une paysanne des- séchée qui me nourrissait aussi chiennement que possible et me laissait vagabonder tout le jour.

Pauvre petite maman, au milieu des morts!...

J'allais souvent errer à l'entour de la palissade du tueur, attiré là, traîné là comme par des griffes.

Je n'apercevais presque rien à travers les plan- ches, mais je respirais l'odeur abominable du re- paire et je voyais souvent filer devant moi des rats énormes, je ne sais quelles créatures affreuses qui paraissaient venir de Tétang.

J'en vins à penser que c'était peut-être là qu'on

17


^2^i IIISTOIIIKS UKSOIILKIKANTES

l'avait mise, ladispanic — car j'avais dcjà le près- sentiment ([lU' le monde est lait a l'image infâme de ce eliMnlici- (rassommenrs des IxHes ([ni sonf- frent.

Je dus lairi' pilié à Dieu l(irs<[u il m'aniva — combien de l'ois ! — de me jeter contre la clùtun' et d'appeler ma mère en sanglotant.

Ah ! j'étais bien abandonné, je vous assure. Mon père, (jue je voyais à peine une fois tous les trois mois, [uMidant une après-midi, me régalait exclu- sivement de calottes, me traitant de jeune idiot, de petit « crétin exalté », de petit voleur (!) et ne se gênant pas pour exhaler, en propres termes, son désir de me voir « crever » bientôt.

Je me souviens qu'un jour, ayant parlé de pro- menade, il me conduisit le long de l'étang, à un endroit vaseux et plein de roseaux où je m'arrê- tais souvent, des heures entières, pour contem- plei" le grouillement des têtards ou des salaman- dres.

Tout à coup, il m'ordonna durement d'aller lui cueillir un nénupliarqui flottait à quelques pas, et, comme j 'essayais d'obéii' à cet homme impitoyable, je sentis avec terreur que j'enfonçais dans la boue. Lorsque blasphémant, il me retira, j'en avais jus- ({u'aux épaules, et je suis persuadé que, sans la présence d'un témoin attiré par mes cris de déses- poir, j'y serais resté, tant sa face était diidjo- li({ut' !


JOCASTE SUR LE TROTTOIR â»5


Tel a été le vestibule de mon existence. Je sup- pose que vous en avez assez de ce début. Je passe donc les misérables années qui suivirent. Années d'internat dans un collège où mon père me calfeu- tra pendant l'espace de deux lustres.

^'ous me croirez si vous le pouvez. Jusqu'à dix- huit ans je ne sortis pas un seul jour de cette pri- son.

A ceux dont l'enfance eut quelques joies, il se- rait évidemment inutile de chercher à faire com- prendre ce que durent être les effets d'une si longue et si féroce incarcération. Il parait que la loi civile permet cela. C'est la paternité antique, si je ne me trompe.

J'étais assez robuste, heureusement ou malheu- reusement, pour n'en pas mourir. Seulement, j'ignore ce que devint mon àme dans ce pourris- soir. Dix ans de contact avec des élèves et des professeurs putréfieraient un cheval de bronze, vous le savez. Quelques écrivains l'ont démontré surabondamment, et je pense qu'il est inutile d'in- sister.

Une seule chose précieuse m'était restée. Uae sorte de fleur très pure dans un coin vierge de mon jardin saccagé. C'était le souvenir infiniment doux de ma mère.

Souvenir de délices, lumineux et pacifiant!


-256 HISTOIRES DESOBLIGEANTES

L'ayant p('r(hi(3 si t(H, je n'aurais pu reconstituer les ligues de sou eh(;r visage, mais je me souve- nais (le l'avoir vue ravissante, et la douceur mer- veilleuse de ses caresses était immortelle.

La dernière fois, surtout, elle avait été si triste et si tendre, ma mère bien aimée, si tendre et si profondément triste qu'en y songeant, je me sen- tais fondre de pitié...


Je cours au dénouement de cette histoire, qui me tue, qui me dévore, qui me souille au delà de ce qui peut être pensé.

Quand je sortis du collège, celui qui se disait mon père avait tellement vieilli que j'eus peine à le reconnaître. Mais il était devenu, je crois, plus atroce.

Sa haine pour moi, d'ailleurs inexplicable, me parut s'être exaspérée jusqu'à une espèce de rage chronique, difficile à peindre, qui faisait songer à kl possession démoniaque.

Les premières nuits, je me barricadai dans ma chambre, craignant qu'il ne profitât de mon som- meil pour m'égorger. Peur juvénile, sans doute, mais si justifiée par certains regards qu'il me lan- çait à la dérobée !

Peu ou point de paroles, d'ailleurs. Les âmes se voyaient. On avait la sensation d'être face à face au bord d'un gouffre.


JOCASTE SUR LE TROTTOIR 257

Quelques ordres brefs, quelques durs et coupants monosyllables. C'était absolument tout.

Je n'eus pas besoin de génie pour deviner qu'il ne m'avait fait revenir que pour m'infliger quelque supplice nouveau. Mais j'étais maintenant un homme, j'avais Texpérience acquise dans les tri- bulations ignobles de l'internat universitaire, et j'eusse défié un jeune lion d'être plus armé que moi.

Comment prévoir la chose qui n'a pas de nom, l'ineffable horreur que le monstre me réservait ?

Il était architecte, chargé de travaux assez im- portants, et je fus immédiatement dévolu aux pe- tits soins d'un premier commis qui devait m'ini- tier à l'art de bâtir.

Cet individu, que j'ai studieusement et très len- tement saigné^ la semaine dernière, avant de quit- ter Paris, était l'homme de confiance, Tàme dam- née de mon père. Je me souvenais de l'avoir toujours vu dans la maison. Il me faisait travail- ler sans relâche du matin au soir.

Le premier mois étant achevé, il prit tout à coup unairbor^enfant pour me déclarer que son patron, moins coriace que je ne paraissais le croire, avait résolu de me gratifier chaque mois d'une raison- nable somme, quoique je n'eusse besoin de rien sous son toit.

— Mais, ajouta-t-il, on sait ce que c'est que les jeunes gens. Le plaisir leur est nécessaire après une longue journée de travail, et monsieur votre


^li'S II I s i() I H i:s i)KS(»n i.i(;i; \ N i'Ks

pure la iiarlaitmii'iil (•uni})iis. Je suis iiirmcM'liai'<^( do vous rciiK^tn» une ciel' do la jioric extei-ienre. jxMir qin' vtnis puissii^z reiili'cr à riiciirc (|iril vous plaira, <|iiaii(l vous sortirez le soir. ( )ii linità vous Taii'c s(»nlir<|ue nous u'ètes pas un prisonnier.

L'ai«4('iil (pie me donna cet inl(*rmédiaire — mon iM'cmicr argent! — m'amollit naturellement le cieur, et je ne songeai })Ius à me défier de lui.

11 en profita sur-le-champ pouiine soutirertoute la confiance possible, ce qui n'était vraiment pas un travail (Tllercule, puis(pie je n'avais que dix- huit ans et pas un ami sur la terre.

Bon enfant, de plus en plus, il devint, peu à peu, mon chaperon dé libertinage, daigna se soûler en ma compagnie et me fit connaître les bons en- droits.


Bâclons l'épisode final. Un jour le terrible drôle, qui sdvdit ce (pi'il faisait, me donna l'adresse — qu'il tenait sans doute en réserve pour le moment oppoi'tun — d'une femme « charmante ({uoicjue un ])eu mûre », ([ui me comblerait de délices.

Deux heures plus tard, je coucluiis avec nui nicrc, ([ui ne me recunnut que le lendemain.

Agréez, etc.



XXX

LA PLUS BELLE TROUVAILLE DE GAIN


JE ne sais comment, vers la fin de ce mémorable dîner, on en vint à ce degré de bêtise de parler des objets trouvés sur ce qui s'appelle mysté- rieusement et amphilîologiquement la voie pu- blique.

Presque tous en profitèrent pour raconter des aventures de trésors gisants, de sacoches heurtées du pied et qui contenaient de grandes richesses, aventures dans lesquelles — on était forcé d'en convenir — leur désintéressement aA^ait éclaté. Quelques-uns, moins ivres, avouèrent, en baissant la tête, qu'ils n'aA^aient jamais rien trouA'é.

Ce fut alors que ramassant d'un geste large toutes les attentions disséminées, le claironnant sculpteur Pélopidas Gacougnolle nous interpella :


200* HISTOIIIKS DKSOHLIGEANTES

— Savez-voiis, l)('ii^^la-l-il, (jiiclic; fiil, un jour, la plus Ix'Ilr liouvaillc de Marclienoir?

Une ccillcdivc uulation des chefs lui révéla qu'on n'en savait absolument rien.

— Alors, mes enfants, écoutez-moi (;a. L'anec- dote vaut la j)oiiio {Tètre racontée.


On sait généralement, commença-t-il, que notre grand In([uisiteur littéraire a été le [)lus impre- nable et calamiteux adolescent qui ait arboré, sur nos trottoirs, le cataclysme de la redingote ou du pantalon. Rien n'exprimerait la luxuiianre decette gueuse rie de rêveur.

Je me souviens de l'avoir aperçu bien des fois à cette époque, et j'en suis si fier que j'ai peine à concevoir f[ue la terre puisse me porter! Oh! je vous parle d'il y a longtemps. Je n'étais pas en- core son ami, et je ne devinais guère que je le deviendrais un jour. Je ne sais même pas s'il avait jamais eu un snd ami.

C'était un orageux et difficile marcassin qui ne s'encanaillait ([u'a^ec les constellations. On le de- vinait impatient de toute autre promiscuité, et per- soinie, je crois, n'eût entrepris le recrutement de ce pi'imitil'.

Chacun de vous le connaît trop pour que je m'extcnninc à vous le dépeindre. Mais je ne sais si vous Tiuiaginez, à dix-huit ans, tel que le re-


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présente un féroce portrait, peint par lui-même à l'huile de requin, et qu'il exhibe seulement à ses plus intimes.

Il apparaît là, se rongeant un poing dans un mastic de bitume, de terre d'ombre et de carbonate de plomb, fixant le spectateur de deux yeux ter- ribles, sanguinolents à force d'intensité. Quand on n'a pas vu cela, on n'a rien vu...

C'est la première manière de notre héros, lequel A^oulut être peintre, longtemps avant de se sentir écrivain, et qui, ma foi ! eût été, dans ses tableaux, précisément ce qu'il est dans ses effroyables livres, le soveux molosse et le cannibale céleste que nous admirons.

Les yeux de ce portrait, obsédants au point d'étonner un virtuose de mon acabit, ne furent ja- mais, il est vrai, ces yeux d\me invraisemblable douceur que le créateur des volcans et des lumi- naires alluma sous son front morose pour la con- fusion des imbéciles.

Ils ont suffi, néanmoins, pour déterminer une ressemblance extraordinaire que la plus auda- cieuse longévité ne parviendrait pas à démentir, parce qu'ils sont les yeux de son àme, les vrais yeux de sa profonde àme éternellement affamée de pressentiments divins.

Evidemment, lorsqu'il exécuta cette exorbitante effigie, son instinct de séquestré au milieu des gouffres l'avertissait déjà de son exécrable destin.

Sans aucun doute, il sidjodorait les charognes


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(|iii (l('\ai('iil (Mi('(iinl)i'(M" sa vok^ cl dont l'Iialinnc raillit asj>liv\i('i' les trois cents lions (|ii'il portait en lui.

Gomment n'auiait-il pas en la vision de cet ave- nir inl'ernal qu'on est hien forcé de supposer assorti à ses l'aenltés de gladiateur? car je ne sais aucun homme que sa nature ait autant désigné que lui aux couleuvres noires et aux vexations carabi- nées.

Les infortunés moins élus le devraient bénir, [)nisqu'il fut et qu'il est encore le paratonnerre isolé qui soutire tous les tonnerres. Le miracle est offert })ar lui, depuis vingt ans, d'un blasphémateur de la Racaille, absolument invincible et toujours sur ses étriers, malgré le tourbillon des crapules et le cyclone des pusillanimes.

Ah ! il peut se vanter d'avoir été lâché, eelui-là, et d'en avoir vu décamper, de fiers gentilshommes qui se disaient ses compagnons. Les amitiés ou les simples admirations (ju'il rencontra me font l'effet de ressembler à ces divines allumettes qui ne s'enflamment que « sur la boîte », suivant la formule dont nous gratifia le Septentrion.

Le ciel me préserve d'une additionnelle jéré- miade sur l'agriculture des affections et l'écono- mie i)oliti(jue du ciment cordial. L'homme dont je parle s'est exprimé, d'ailleurs, de façon telle- ment définitive que toute rhétorique sur ce point serait désormais oiseuse. Nous savons tous le dé- sagrément atroce de n'être pas né dans la peau


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d'un chien quand Tacariàtre destinée refusa le groin d'un heureux pouj'ceau...

Tout le monde vous dira que cet indigent fameux a été frénétiquement secouru par des bienfaiteurs innombrables, et que c'est à peine si les entrailles de la charité contemporaine sont guérissables des tumeurs que son ingratitude a déterminées.

Mais c'est dans le monde littéraire qu'il passe pour avoir, surtout, perpétré la déprédation. Il n'est pas jusqu'au plus vaseux giton de l'écritoire qui n'exploite volontiers, comme une carrière de diamants, cette légende cristallisée devenue sem- blable à un intraitable calcul dans le bas endroit des sécrétions du journalisme.

J'en ai soigné quelques-uns de ces valétudi- naires excitants dont la semelle de mes bottes ra- fraîchissait instantanément le rognon. Ils se sou- venaient alors de n'avoir jamais connu avec précision le parasite supposé. Marchenoir, en per- sonne, a plusieurs fois obtenu de ces cures mira- culeuses et ses procédés, supérieurs aux miens, sont tellement infaillibles que je le tiens pour le plus sublime oculiste de la mémoire, capable, j'en suis persuadé, d'opérer de sa cataracte le Nia- gara ! . . .


Mais voici que je m'emballe ! fit Pélopidas en se rasseyant. Car il s'était levé, marchant à grands pas et bousculant tout, depuis un instant.


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je suis dcsarmc' de tout sang'-froicl (juaiid jt' sonp' à CCS auiiuaux ((ui tin'raiciit nu liommo sii- péi'icui' |K»ui' i;"lant'i' trois sous daus le crottin des cynoccpliah's inlluents du Premier Paris.

Je vous disais donc que j'avais entrevu Marche- noir à rc|)0([U(» lointaine de son noviciat dans les odvssées delà lamine et du chienlit. J'étais moi- même en ce temps-là, un assez vilain pauvre bougre de petit plâtrier fricoteur qui faisait plus souvent soupeser son torse aux longitudinales du (juartier qu'il ne triturait la glaise des académies. J'étais uu juste noceur, un de ces malins à compartiments qui dramatisent la billevesée et j'aurais peut-être jouéquel((ue sale tour à ce lameirtable qu'on voyait passer, de loin en loin, devant l'atelier, déchif- frant, avec des extases, une loque d'elzévir qui paraissait une continuation de ses surprenantes guenilles.

Mais il V avait la léçrcnde instructive d'un cer- tain malvatde la chalcographie qu'il avait, un jour, trempé de la tête aux pieds dans une mare de boue, sans incnic interrompre sd lecture^ et qu'il avait ensuite mis à sécher en équilibre sur l'appui d'une fenêtre balustrée que le soleil dardait avec rage. Episode (jui donnait à réfléchir.

Puis, (piehjue imbécile que je fusse alors, le grandiose de cette misère agissait un peu sur moi. Je sentais, quand même, la présence d'une âme extraordinaire, et, plus tard, j'ai compris que c'était là justement ce qui révoltait les enfants de


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cancrelats répartis sous nos épidermes, à chacune des apparitions de cet insolite malheureux.

Ses haillons, je vous assure, n'avaient rien d'ignoble. La propreté de ses hardes en copeaux était même une chose curieuse et touchante.

J'ai toujours devant les yeux un certain chapeau de haute forme acquis, Dieu sait en quels anciens jours ! et dont la cocasserie ne pouvait être sur- passée que par l'inoubliable tromblon de Thor- valdsen, dans cette fresque bafouée des vents, hom- mage décrépit de l'admiration des Danois, sur les parois extérieures de son musée à Copenhague.

On vit ce chapeau, fréquenté par les météores, se transformer au cours des saisons et passer par toutes les couleurs. Le dernier état constaté fut la spirale ou colimaçon d'xA.rchimède, aux blanchâtres circonvolutions, qui faisait paraître le titulaire coiffé d'un tronçon de colonne torse arraché au tremblement de quelque basilique portugaise, phase décisive suivie, peu de mois plus tard, d'un affaissement irrémédiable dont trois ou quatre maroufles de l'atelier furent les témoins éperdus. Je n'exprimerais jamais la sollicitude avec laquelle il frottait cet objet indéfinissable.

Après la catastrophe, il alla nu-tête parles rues.

Je ne crois pas qu'il ait jamais été positivement va-nu-pieds, mais ses bottines auraient fait juger séculières les sandales des anachorètes les plus déchaussés. Je demande la permission de ne pas insister sur cet endroit de mon poème qui finirait


'iOCt IllSTOIMKS IM;S(Hn.IGK.VNTKS

par rli'c aussi long ([lie le l^diddis perdu et qui nous dessécherait autant (jue les prodromes évan- g(li([ues de la fin du monde, si je m'attardais aux accessoires.

Il faudrait j(; ne sais quelles hyperboles pour donner un aperçu de cette envelo[)pe d'un abori- gène du malheur, qu'à la distance de beaucoup d'années, je me représente accoutré par la griffe même du Chérubin des Humiliations.

En voila donc tout à fait assez de la digression et je reviens à mon histoire.


Lorsque j'eus Textréme joie, longtemps espérée, de devenir l'ami et le compagnon de Marchenoir, je fus le témoin malheureusement impuiss ant, — je n'étais pas riche, alors, — des avanies sans no m qu'une vieille propriétaire lui fit endurer.

Il devait plusieurs termes et ne parvenait pas, quoi qu'il fit, à la satisfaire. Cette ordure de femme voulait à toute force qu'il lui donnât de Targent.

Elle le gardait néanmoins, mais comme on garde des huîtres pei'lières dans les pêcheries de l'Océan Indien, surveillées continuellement par des squales attentifs, — ayant mis l'embargo le plus rigoureux sur les pauvres meubles aux trois quarts détruits qui lui venaient de sa mère et gu(;ttant toujours l'occasion de le dépouiller des misérables aubaines qui pouvaient échoir.


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L'infortuné locataire était condamné à ne sortir de sa chambre que sous le feu des réclamations de la pygargue féroce qui l'injuriait plusieurs fois par jour, en présence de tous les voisins, et sou- vent même l'apostrophait insolemment au milieu des rues.

Messieurs, cette situation a duré dix ans.Mar- chenoir n'arrivant jamais à pouvoir donner mieux que des acomptes et ne pouvant se résoudre à prendre la fuite. Pour la somme de trois ou quatre cents francs, cette gueuse Ta torturé quarante saisons.

Ne vous impatientez pas, s'il vous plait, j'arrive à mon anecdote. Mais ce que vous venez d'en- tendre était nécessaire pour vous amener à sentir l'importance unique de la trouvaille qu'il fit, « ce beau matin d'été si doux », à l'heure charmante où les convolvulus et les renoncules des bois ou- vrent leurs calices.

Il y avait trois ans déjà que la compassion des Océanides avait réussi à désenchaîner notre Pro- méthée. Un premier succès littéraire, escompté par d'inexplicables tourments, lui avait permis de trancher enfin le cable d'ignominie et il viA^ait à peu près tranquille dans un quartier solitaire, infi- niment loin de l'horrible geôle.

L'image du vautour femelle s'estompait, s'em- brumait de plus en plus, devenait indiscernable, télescopique. Impossible de retrouver le cliché, même au plus profond des latrines de sa mémoire.


»2C,s H I s T ( ) I H K s 1) i: s ( ) n l i c. k a n t e s

Un j(tur (!<' jiiilli'l, [hl-scjuc à Taube et le lever (lu soleil s'aniioiirant à peine, Marohenoir sortit, selon sa eoiihuue, j)Oiir se rarraîchii' sui- les bas- tions, CMi lisant (iiiebjues pages de Saxo Granima- ticus ou (le la ('o/'/iu('Oj)ia de Perotto.

Avant fait une soixantaine de pas environ, romnie il regardait à ses pieds pour tourner l'angle de sa rue, il aperçut à deux pas, dans ce lieu dé- sert où n'existaient alors que des cl(jtures de jar- dins fruitiers et de terrains vagues, un carton bu- reaucratique de la forme la plus notariale ou la plus huissière, dont la prt^sence l'étonna.

S'approcliant jusqu'à le toucher du pied, la r»'- sistance de l'objet redoubla son étonnement «pii devint aussit(jt de l'épouvante quand il vit un l'ilet de sang.

Le couvercle enlevé rapidement, sa proprié- taire lui apparut...^ bi tête coupée de son an- cienne propriétaire le regardant de ses yeux morts, de ses blancs yeux morts qui ressemblaient à deux grosses pièces d'argent.



TA^BLE


DlÎDICACE 5

L'Kiiragé volontaire ou la. Co!i.>[)ifatiou du Silence. . . 7

1. — La Tisane 13

11. — Le Vieux de la maison. 21

111. —'La Religion de M. Pleur 31

1\ . — Le Parloir des tarentules 43

V. — Projet d'Oraison funèbre 53

Vï. — Les Captifs de Longjnmeau 01

\ 11. — Une idée médiocre 09

\ 111. — Deuv fantômes 79

l\. — Terrible châtiment d'un dentiste 87

\. — Le réveil d'Alain (Juirtier 9."»

M. — Le frùleur compatissant . . 103

\ll. — Le passé du monsieur 113

Mil. — Tout ce que tu voudras! 123

XI V. — La dernière cuite 131

\N . — La fin de don Juan 139

\\ 1. — Une martyre 147

XVII. — Le Soupçon 157

WIII. — Le Télé|)!ionc de (Jalypso 1(55

\1\. — Une recrue 173

W. — Sacrilège raté 181

XXI. — Le torchon brûle 189

XXII. — La taie d'argent 197

18


riO


TAHLK


WIII. — Un liuiMiuc bien nourri

WIV. — La fève

\\V. — l'ropos (lip^cstifs .

\\\ I. — Le cabinet de lecture

\\\ II. — On nest pas parfait .

\\\ IIL — Soyons raisonnables !.

\\l\. — .locaslc sur le trottoir.

X\\. — La plus belle trouvaille de Caïn



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