Des artistes  

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Des artistes” is a series of three articles by Honoré de Balzac published in La Silhouette.

I

En France, l'esprit étouffe le sentiment. De ce vice national procèdent tous les malheurs que les arts y éprouvent. Nous com- prenons à merveille l'art en lui-même, nous ne manquons pas d'une certaine habileté pour en apprécier les œuvres, mais nous ne les sentons pas. Nous allons aux Bouffons et au Salon, parce que le veut la mode; nous applaudissons, nous dissertons avec goût; et nous sortons Gros-Jean comme devant. Sur cent personnes, il serait difficile d'en compter quatre qui se soient laissées aller au charme d'un trio, d'une cavatine, ou qui aient trouvé, dans la musique, des fragments épars de leur histoire, des pensées d'amour, de frais souvenirs de jeunesse, de suaves poésies. £nûn, presque tous ceux qui entrent au Musée y vont passer une revue, et c'est chose rare que de rencontrer un homme abîmé dans la contemplation d'une œtfvre d'art. Cette instabilité d'esprit qui nous donne le mouvement pour but, cet amour du changement et cette avidité des plaisirs oculaires, les devons-nous à la fatale rapidité avec laquelle notre climat nous fait vivre en quelques jours sous le ciel gris de l'Angleterre, sous les brumes du Nord et sous le soleil éclatant de l'It^ilie? je ne sais. Peut-être notre édu- cation nationale n'est-elle pas encore achevée, et le sentiment des arts ne s'est-il pas assez fortement développé dans nos mœurs? Peut-être avons- nous pris une habitude funeste en nous repo- sant sur les journaux du soin de juger les arts ; peut-être aussi les événements qui ont séparé notre époque de la renaissance ont-ils tellement tourmenté notre patrie, que rien n'y a pu éclore. Nous n'avons jamais eu le temps de nous abandonner à la paresseuse


n4 ESSAIS ET MÉLANGES.

existence de l'artiste, au milieu de tant de guerres; si nous n'avons jamais compris les êtres doués de puissance créatrice, *peut-être étaient-ils en désharmonie avec nos civilisations successives. Ces observations préliminaires nous ont été suggérées par le peu de respect qu'on a généralement en France pour les hommes auxquels la nation doit sa gloire.

r - Un homme qui dispose de la pensée est un souverain. Les rois commandent aux nations pendant un temps donné; l'artiste com- mande à des siècles entiers; il change la face des choses, il jette une révolution en moule; il pèse sur le globe, il le façonne.

Ainsi de Gutenberg, de Colomb, de Schwartz, de Descartes, de Raphaël, de Voltaire, de David. Tous étaient artistes, car ils créaient, ils appliquaient la pensée à une production nouvelle des forces humaines, à une combinaison neuve des éléments de la nature, ou physique ou morale. Un artiste tient par un fil plus ou moins délié, par une accession plus ou moins intime, au mouve- ment qui se prépare. Il est une partie nécessaire d'une immense machine, soit qu'il conserve une doctrine, soit qu'il fasse faire un progrès de plus à l'ensemble de l'art. Aussi le respect que nous accordons aux grands hommes morts ou aux chefs doit-il revenir à ces courageux soldats auxquels il n'a manqué peut-être qu'une circonstance pour commander. D'où vient donc, en un siècle aussi éclairé que le nôtre paraît l'être, le dédain avec lequel on traite les artistes, poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes? Les rois leur jettent des croix, des rubans, hochets dont la valeur baisse tous les jours, distinctions qui n'ajoutent rien à l'artiste ; il leur donne du prix, plutôt qu'il n'en reçoit. Quant à l'argent,

C^ jamais les arts n'en ont moins obtenu du gouvernement. Ce mépris n'est pas nouveau. Louis XV, dans un souper, reçut un reproche du maréchal de Richelieu sur l'indifférence avec laquelle il traitait les hommes supérieurs de son règne ; il avait cité Catherine et le roi de Prusse.

— J'aurais reçu, dit le roi , Voltaire, Montesquieu, Rousseau, d'Alembert, Vernet (Louis XV en compta une douzaine sur ses doigts); il aurait fallu vivre avec ces gens-là pair et compagnon I

Puis, faisant un geste de dégoût :

— Je passe parole au roi de Prusse, ajouta-t-il.


DES ARTISTES. 445

Depuis longtemps, on avait oublié que Jules II logeait Raphaël dans son palais, que Léon X voulait le faire cardinal, et que jadis les rois traitaient de puissance à puissance avec les princes de la pensée. Napoléon, qui, par goût ou par nécessité, n'aimait pas les gens capables d'imprimer un mouvement aux masses, connaissait cependant assez ses obligations d'empereur pour offrir des millions et une sénatorerie à Canova, pour s'écrier, au nom de Corneille : « Je l'eusse fait prince ; )> pour nommer, en désespoir de cause, Lacé- pède, Neufchâteau, sénateurs ; pour aller voir David, pour créer des prix décennaux, pour ordonner des monuments. D'où peut donc provenir l'insouciance qu'on professe pour les artistes? Faut-il en chercher les causes daus cette dispersion de lumières qui a fécondé l'esprit humain, le sol, les industries, et qui, en multipliant les êtres chargés de la somme de science que possède un siècle, a rendu les phénomènes plus rares? Faut-il en demander raison au gouvernement constitutionnel ? à ces quatre cents propriétaires, négociants ou avocats rassemblés, qui ne concevront jamais qu'on doive envoyer cent mille francs à un artiste, comme François I*' à Haphaël, lequel, par reconnaissance, faisait pour le roi de France le seul tableau sorti tout entier de son pinceau? Faut-il en vouloir aux économistes qui demandent du pain pour tous et donnent le pas à la vapeur sur la couleur, commo dirait Charietf^a bien faut-il plutôt chercher les raisons de ce peu d'estime dans les mœurs, le caractère, les habitudes des artistes? Ont-ils tort de ne pas se conduire exac- tement comme un bonnetier de la nie Saint-Denis? ou l'industriel doit-il être blâmé de ne pas comprendre que les arts sont le cos- tume d'une nation, et qu'alors un artiste vaut déjà un bonnetier?

Oublie-t-on que, depuis la fresque et la sculpture, histoire vivante, expression d'un temps, langage des peuples, jusqu'à la caricature, pour ne parler que d'un art, cet art est une puissance? Qui ne se rappelle cette estampe satirique apparue en 1815, où le régiment dont nous ne citerons même pas le nom, s'écriait, du sein des chaises où il était représenté ; « Nous n'attendons plus que des hommes pour nous porter en avant! » Cette caricature a exercé une influence prodigieuse. Un pouvoir despotique tombe à moins, quand il est malade.

Peut-être, en examinant toutes ces causes et en discutant chaque XXII. 40


146 ESSAIS ET MÉLANGES.

détail, trouverait-on à présenter des considérations neuves sur la situation des artistes en France... Nous essayerons.


II

/ - Nous commencerons par examiner les considérations qui sont en quelque sorte personnelles à l'artiste dans la question assez impor- tante que nous avons soulevée relativement à la dignité des arts. Beaucoup de difficultés sociales viennent de Tartiste, car tout ce qui est conformé autrement que le vulgaire, froisse, gêne et con- trarie le vulgaire.

Soit que l'artiste ait conquis son pouvoir par l'exercice d'une faculté commune à tous les hommes; soit que la puissance dont il use vienne d'une difformité du cerveau, et que le génie soit une maladie humaine comme la perle est une infirmité de l'huître; soit que sa vie serve de développement à un texte, à une pensée unique gravée en lui par Dieu, il est reconnu qu'il, n'est pas lui-même dans le secret de son intelligence. Il opère sous l'empire de cer- taines circonstances, dont la réunion est un mystère. 11 ne s'appar-

(_ tient pas. 11 est le jouet d'une force éminemment capricieuse.

Tel jour, et sans qu'il le sache, un air souffle et tout se détend. Pour un empire, pour des millions, il ne toucherait pas son pinceau, il ne pétrirait pas un fragment de cire à mouler, il n'écrirait pas une ligne; et, s'il essaye, ce n'est pas lui qui tient le pinceau, la cire ou la plume, c'est un autre, c'est son double, son sosie : celui qui monte à cheval, fait des calembours, a envie de boire, de dormir, et n'a d'esprit que pour inventer des extravagances.

Un soir, au milieu de la rue, un matin en se levant, ou au sein d'une joyeuse orgie, il arrive qu'un charbon ardent touche ce crâne, ces mains, cette langue ; tout à coup, un mot réveille les idées; elles naissent, grandissent, fermentent. Une tragédie, un tableau, une statue, une comédie, montrent leurs poignards, leurs couleurs, leurs contours, leurs lazzis. C'est une vision, aussi passa- gère, aussi brève que la vie et la mort ; c'est profond comme un précipice, sublime comme un bruissement de la mer; c'est une richesse de couleur qui éblouit; c'est un groupe digne de Pygma-


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lion, une femme dont la possession tuerait même le cœur de Satan ; c'est une situation à faire rire un pulmonique expirant ; le travail est là, tenant tous ses fourneaux allumés; le silence, la solitude ouvrent leurs trésors; rien n'est impossible. Enfin, c'est l'extase de la conception voilant les déchirantes douleurs de l'enfantement.

Tel est l'artiste : humble instrument d'une volonté despotique, il obéit à un maître. Quand on le croit libre, il est esclave; quand on le voit s'agiter, s'abandonner à la fougue de ses folies et de ses plai- sirs, il est sans puissance et sans volonté, il est mort. Antithèse per- pétuelle qui se trouve dans la majesté de son pouvoir comme dans le néant de sa vie : il est toujours un dieu ou toujours un cadavre.

Il existe une masse d'hommes qui spéculent sur les produits de ^ la pensée. La plupart sont avides. On n'arrive jamais assez vite à la réalisation d'une espérance chiffrée sur le papier. De là des promestes faites par les artistes et rarement réalisées; de là des ac- cusations, parce que ces homm'es d'argent ne conçoivent pas ces hom- mes de pensée. Les gens du monde se figurent qu'un artiste peut régulièrement créer, comme un garçon de bureau époussette tous les matins les papiers de ses employés. De là aussi des misères.

En effet, une idée est souvent un trésor'fvifciais ces idées-là sont aussi rares que les mines de diamants le sont dans l'étendue de notre globe. Il faut les chercher longtemps, ou plutôt les attendre ; il faut, voyager sur l'immense océan de la méditation et jeter la \ sonde^ne œuvre d'art est une idée tout aussi puissante que celle à laquelle on doit les loteries, que l'observation physique qui a doté de la vapeur, que l'analyse physiologique au moyen de laquelle on a renoncé aux systèmes pour coordonner et com- piarer les faitsw Ainsi, tout va de pair dans tout ce qui procède de l'intelligence, et Napoléon est un aussi grand poète qu'Homère ; il a fait de la poésie comme le second a livré des batailles. Chateau- briand est aussi grand peintre que Raphaël, et Poussin est aussi grand poète qu'André Chénier.

Or, pour l'homme plongé dans la sphère inconnue des choses qui n'existent pas pour le berger qui, en taillant une admirable figure de femme dans un morceau de bois, dit : « Je la découvre I u pour les artistes enfin, le monde extérieur n'est rien! Ils racontent toujours avec infidélité ce qu'ils ont vu dans le monde merveilleux


448 ESSAIS ET MÉLANGES.

de la pensée. Le Corrége s'est enivré du bonheur d'admirer sa Madone étincelante de beautés lumineuses, bien longtemps avant de la rendre. Il vous Ta livrée, sultan dédaigneux, après en avoir joui délicieusement. Quand un poëte, un peintre, un sculpteur donnent une vigoureuse réalité à Tune de leurs œuvres, c'est que l'intention avait lieu au moment de la création. Les meilleurs ouvrages des artistes sont ceux-là, tandis que l'œuvre dont ils font le plus grand cas, est, au contraire, la plus mauvaise, parce qu'ils ont trop vécu par avance avec leurs figures idéales. Ils ont trop bien senti pour traduire. î II est difficile de rendre le bonheur que les artistes éprouvent à cette chasse des idées. On rapporte que Newton, s'étant mis à méditer un matin, fut trouvé, le lendemain à la même heure, dans la même attitude, et il croyait être à la veille. On raconte un fait semblable de la Fontaine et de Cardan.

Ces plaisirs d'une extase particulière aux artistes sont donc, après l'instabilité capricieuse de leur puissance créatrice, la seconde cause qui leur attire la réprobation sociale des gens exacts. Dans ces heures de délire, pendant ces longues chasses, aucun soin humain ne les touche, aucune considération d'argent L^ne les émeut : ils oublient tout. Le mot de M. de Corbière était vrai en ce sens. Oui, il ne faut très-souvent à l'artiste « qu'un grenier et du pain ». Mais, après ces longues marches de la pensée, après l'habitation de ces solitudes peuplées, de ces palais magiques, il est de tous les êtres celui qui a le plus besoin des ressources créées par la civilisation pour l'amusement des riches et des oisifs. Il lui faut une princesse Léonore qui, semblable à celle que Gœthe a mise auprès du Tasse, s'occupe de ses man- teaux dorés, de sa collerette de dentelle. C'est à l'exercice immo- déré de ce pouvoir d'extase, à la longue contemplation de leur but, que les grands artistes ont dû leur indigence.

S'il est une œuvre digne de la reconnaissance humaine, c'est le dévouement de quelques femmes qui se consacrèrent à veiller sur ces êtres glorieux, sur ces aveugles qui disposent du monde et n'ont pas de pain. Si Homère avait rencontré une Antigène, elle eût partagé son immortalité. La Fornarina et madame de la Sablière attendrissent tous les amis de Raphaël et de la Fontaine.


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Ainsi, en premier lieu, l'artiste n'est pas, selon l'expression de 1 Richelieu, un homme de suite, et n*a pas cette respectable avidité de richesse qui anime toutes les pensées du marchand. S'il court après l'argent, c'est pour un besoin du moment ; car l'avarice est la mort du génie : il faut dans l'âme d'un créateur trop de géné- rosité pour qu'un sentiment aussi mesquin y trouve place. Son génie est un don perpétuel.

En second lieu, il est paresseux aux yeux du vulgaire*, 6bs deux bizarreries, conséquences nécessaires de l'exercice immodéré de laj pensée, sont deux vices. Puis un homme de talent est presque toujours un homme du peuple. Le ûls d'un millionnaire ou d'un patricien, bien pansé, bien nourri, accoutumé à vivre dans le luxe, est peu disposé à embrasser une carrière dont les difficultés rebutent. S'il a le sentiment des arts, ce sentiment s'émoussera dans les jo^is^ sances anticipées de la vie sociale. Alors, les deux vices primitifs de l'homme de talent deviennent d'autant plus hideux, qu'ils sem- blent, à raison de sa situation dans le monde, être le résultat de la paresse et d'une misère volontaire j[^car on nomme paresse ses heures de travail, et son désintéressement lâchetéJ

Mais ce n'est rien encore. Un homme habitue à faire de son âme un miroir où l'univers tout entier vient se réfléchir, où appa- raissent à sa volonté les contrées et leurs mœurs, les hommes et leurs passions, manque nécessairement de cette espèce de logique, de cet entêtement que nous avons nommé du caractère. Il est un peu catin (qu'on me passe cette expression). Il se passionne comme un enfant pour tout ce qui le frappe. Il conçoit tout, il éprouve tout. Le vulgaire nomme fausseté de jugement cette faculté puis- sante de voir les deux côtés de la médaille humaine. Ainsi, l'artiste sera lâche dans un combat, courageux sur l'échafaud ; il aimera avec idolâtrie et quittera sa maltresse sans raison apparente ; il dira naïvement sa pensée sur les choses les plus niaises que l'en- gouement, enthousiasme des sots , divinise ; il sera volontiers l'homme de tous les gouvernements ou un républicain sans joug. Il offrira dans ce que les hommes appellent le caractère, cette insta- bilité qui régit sa pensée créatrice ; laissant volontiers son corps devenir le jouet des événements humains, parce que son âme plane sans cesse. Il marche la tête dans le ciel et les pieds sur


150 ESSAIS ET MÉLANGES.

cette terre. C'est un enfant, c'est un géant. Quel triomphe pour les gens de suite, qui se lèvent avec Tidée fixe d'aller voir un homme mettre sa chemise, ou d'aller faire des bassesses chez un ministre, que ces contraries perpétuels chez un homme de solitude pauvre et mal né. Ils attendront qu'il soit mort et roi pour suivre son cercueil.

Ce n'est pas tout. La pensée est une chose en quelque sorte contre nature. Dans les premiers âges du monde, l'homme a été tout extérieur. Or, les arts sont l'abus de la pensée. Nous ne noiis en apercevons pas, parce que, semblables à des enfants de famille qui héritent d'une immense fortune sans se douter de la peine que leurs parents ont eue à l'amasser, nous avons recueilli les testa- ments de vingt siècles ; mais nous ne devons pas perdre de vue, •si nous voulons nous expliquer parfaitement l'artiste, ses malheurs et les bizarreries de sa cohabitation terrestre, que les arts ont quelque chose de surnaturel. Jamais l'œuvre la plus belle ne peut être comprise. Sa simplicité môme repousse parce qu'il faut que l'admirateur ait le mot de l'énigme. Les jouissances prodiguées aux connaisseurs sont renfermées dans un temple, et le premier venu ne peut pas toujours dire : « Sésame, ouvre-toi ! »

Ainsi, pour exprimer d'une manière plus logique cette observa- tion à laquelle ni les artistes ni les ignorants ne font assez d'attention, nous allons tâcher de montrer le but d'une œuvre d'art.

Quand Talma réunissait, en prononçant un mot, les âmes de deux mille spectateurs dans l'effusion d'un même sentiment, ce mot était comme un immense symbole, c'était la réunion de tous les arts. Dans une seule expression, il résumait la poésie d'une situation épique. 11 y avait là pour chaque imagination un tableau ou une histoire, des images réveillées, une sensation profonde. Ainsi est une œuvre d'art. Elle est, dans un petit espace, l'effrayante accumulation d'un monde entier de pensées, c'est une sorte* de résumé. Or, les sots, et il sont en majorité, ont la prétention de voir tout d'un coup une œuvre. Il ne savent même pas le Sésame, ouvre-toi; mais ils admirent la porte. Aussi, que de braves gens ne vont qu'une fois aux Italiens ou au Musée, jurant qu'on ne les y rattrapera plus.

L'artiste, dont la mission est de saisir les rapports les plus éloi- gnés, de produire ^des effets prodigieux par le rapprochement de


DES ARTISTES. 454

deux choses vulgaires, doit paraître déraisonner fort souvent. Là où tout un public voit du rouge, lui voit du bleu. Il est tellement intime avec les causes secrètes, qu'il s'applaudit d\in malheur, qu'il maudit une beauté ; il loue un défaut et défend un crime ; il a tous les symptômes de la folie, parce que les moyens qu'il emploie paraissent toujours aussi loin d'un but qu'ils en sont près. La France entière s'est moquée des coquilles de noix de Napoléon au camp de Boulogne, et, quinze ans après, nous comprîmes que l'Angleterre n'avait jamais été si près de sa perte. L'Europe entière n'a été dans le secret du plus hardi dessein de ce géant que quand il était tombé. Ainsi, l'homme de talent peut ressembler dix fois par jour à un niais. Des hommes qui brillent dans les salons pro- noncent qu'on ne peut en faire qu'un courtaud de boutique. Son esprit est presbyte; il ne voit pas les petites choses auxquelles le monde donne tant d'importance et qui sont près de lui, tandis qu'il converse avec l'avenir. Alors, sa femme le prend pour un sot.


III

Le laps de temps qui s'est écoulé entre la publication de nos premiers articles et celui-ci, nous oblige à en résumer, pour ainsi dire, la substance, en peu de mots.

Nous avons d'abord essayé de faire apercevoir combien était large et durable la puissance de l'artiste, accusant en même temps avec franchise l'état de dénûment dans lequel il passe sa vie de travail et de douleur;, méconnu la plupart du temps; pauvre et riche; critiquant et critiqué; plein de force et lassé; porté en triomphe et rebuté.

Puis nous avons recherché : 1® les causes du dédain que lui témoignent les grands qui le redoutent, parce que l'aristocratie et le pouvoir du talent sont bien plus réels que l'aristocratie des noms et la puissance matérielle ; 2^* les raisons de l'insouciance dont Taccablent et les intelligences rétrécies qui ne comprennent pas sa haute mission, et les hommes vulgaires qui le craignent, et les gens religieux qui le proscrivent.

Nous avons tâché de démontrer, en considérant l'artiste tour à


45S ESSAIS ET MÉLANGES.

tour comme créateur et comme créature, qu'il était déjà lui-même un grand obstacle à son agrégation sociale. Tout repousse un homme dont le rapide passage au milieu du monde y froisse les êtres, les choses et les idées. La morale de ces observations peut se résoudre par un mot : Un grand homme doit être malheureux. Aussi, chez lui, la résignation est-elle une vertu sublime. Sous ce rapport, le Christ en est le plus admirable modèle. Cet homme gagnant la mort pour prix de la divine lumière qu'il répand sur la terre et montant sur une croix où l'homme va se changer en Dieu, offre un spectacle immense : il y a là plus qu'une religion ; c'est un type éternel de la gloire humaine. Le Dante en exil, Cervantes à l'hôpital, Millon dans une chaumière, le Corrége expirant de fatigue sous le poids d'une somme en cuivre, Ip Poussin ignoré, Napoléon à Sainte-Hélène, sont des images du grand et divin tableau que pré- sente le Christ sur la croix, mourant pour renaître, laissant sa dé- pouille mortelle pour régner dans les deux. Homme et Dieu : homme d'abord. Dieu après ; homme, pour le plus grand nombre ; Dieu, pour quelques fidèles; peu compris, puis tout à coup adoré; enfin, ne devenant Dieu que quand il s'est baptisé dans son sang.

En poursuivant l'analyse des causes qui font réprouver l'artiste, nous en trouverons une qui suffirait pour le faire exclure du monde extérieur où il vit. En effet, avant tout, un artiste est l'apôtre de quelque vérité, l'organe du Très-Haut qui se sert de lui, pour donner un développement nouveau à l'œuvre que nous accomplis- sons tous aveuglément. Or, l'histoire de l'esprit humain est una- nime sur la répulsion vive, sur la révolte qu'excitent les nouvelles découvertes, les vérités et les principes les plus influents sur la destinée de l'humanité. La masse de sots qui occupe le haut du pavé décrète qu'il y a des vérités nuisibles, comme si la révélation d'une idée neuve n'était pas le fait de la volonté divine, et comme si le mal lui-même n'entrait pas dans son plan comme un bien invisible à nos faibles yeux. Alors, toute la colère des passions tombe sur l_ l'artiste, sur le créateur, sur l'instrument. L'homme qui s'est refusé aux vérités chrétiennes et qui les a roulées dans des flots de sang, combat les saines idées d'un philosophe qui développe l'Évangile, d'un poète qui coordonne la littérature de son pays aux principes d'une croyance nationale, d'un peintre qui restaure une école.


DES ARTISTES. i53

d'un physicien qui redresse une erreur, dun génie qui détrône la stupidité d'un enseignement immémorial dans sa routine. Aussi, de cet apostolat, de cette conviction intime, il résulte une accusa-

tion grave que presque tous les gens irréfléchis portent contre les gens de talent.

A entendre les niais, tous les artistes sont jaloux les uns des ^ autres. Si un artiste était roi, il enverrait à l'échafaud ses ennemis, comme Calvin brûlait Servet, tout en criant contre les persécutions de rÉglise. Mais un artiste est une religion. Comme le prêtre, il serait l'opprobre de l'humanité s'il n'avait pas la foi. S'il ne croit pas en lui-même, il n'est pas homme de génie.

— Elle tourne! disait Galilée en s' agenouillant devant ses juges.

Ainsi, l'amour-propre excessif des artistes est leur fortune ; leurs haines sont des vertus ; leurs inimitiés scientifiques, leurs disputes ^ littéraires sont des croyances d'où procède leur talent. S'ils médisent les uns des autres, une sensation vraie les réunit bien promptement. Si leur premier sentiment est l'envie, cette envie est la preuve de leur passion pour l'art; mais bientôt ils écoutent une voix intérieure, forte et juste qui leur dicte d'équitables sen- tences et de consciencieuses admirations. Par malheur, les gens ' superficiels et malins, les fashionables qui n'aiment qu'à rire, les impuissants qui sont heureux quand ils accusent, se sont emparés de leurs fautes; et, des discussions les moins vives que les artistes aient entre eux, il résulte un argument que les gens du monde traduisent ainsi : <( Comment voulez-vous qu'on écoute des gens qui ne s'entendent pasi... »

Aussi, de cet axiome qui sert de contenance à la médiocrité, dérive un autre malheur contre lequel le véritable artiste lutte sans cesse. En effet, le public, gent moutonnière, prend l'habitude^ de suivre les arrêts de cette conscience stupide décorée du nom de vox populù De même qu'en politique, en littérature ou en morale, un homme adroit formule un système, une idée, un fait, par un mot qui sert de science et de raison suprême aux masses; de même, dans les arts, il faut, aux prétendus connaisseurs, des chefs-d'œuvre convenus, des admirations sur parole. Ainsi, le vul- gaire sait qu'il ne se trompe pas en louant Gérard, il l'exalte comme il exaltait Boucher ; mais qu'un homme de talent surgisse


\U ESSAIS ET MÉLANGES.

dans un coin, et vienne armé d'une œuvre large et puissante qui change en apparence le galbe adopté : pour celui-là, pas la moindre attention. S'il n'arrive pas avec sa grosse caisse, son pail- lasse, ses lazzis et une enseigne, il risque de mourir de faim et de misère, seul avec sa muse. Le bourgeois passera devant une statue, un tableau, un drame, aussi froidement que devant un corps de garde ; et, si un vrai connaisseur l'arrête et cherche à l'enthou- siasmer, il est homme à convaincre les arts d'être indéûnissables. Il veut absolument qu'il y ait quelque chose au fond de tout cela. « Qu'est-ce que cela prouve ? » dira-t-il à l'instar d'un mathéma- ticien célèbre. Alors, outre les obstacles que tous ses défauts et toutes ses qualités créent à l'artiste dans le monde, il a encore contre lui l'art même : si ce n'est pas sa personne, ce sera sa L religion qui le fera excommunier.

Comment la poésie peut-elle se faire jour, comment le poète peut-il être salué comme un homme extraordinaire, quand son art est soumis à l'intelligence de tous, quand il subit les rebuffades de toutes les âmes, qu'il est astreinte se servir d'un langage vulgaire pour expliquer des mystères dont le sens est tout intellectuel. Comment faire comprendre à une masse ignorante qu'il y a une poésie indépendante d'une idée, et qui ne gît que dans les mots, dans une musique verbale, dans une succession de consonnes et de voyelles ; puis, qu'il y a aussi une poésie d'idées, qui peut se passer de ce qui constitue la poésie des mots. Ainsi :

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur, OU bien :

Par tout ce quMl y a de plus sacré, messieurs les jurés, je suis innocent,

sont deux phrases exactement semblables quant à l'idée. L'une est de la poésie; elle est mélodieuse, elle a du nombre, elle séduit, elle charme. Il y a dans ces mots une sublimité que le travail y a imprimée. L'autre phrase semble vulgaire.

Maintenant, faites prononcer par un Anglais : « Let jour n'aie pas plous pour kè lei faound de mon quer I » il n'existe plus rien.

Vienne Talma donnant à cette phrase : « Par ce qu'il y a de plus sacré au monde, messieurs les jurés, je suis innocent!... »


DES ARTISTES. 455

un rhythme particulier; qu'il garde toutes les richesses de la voix humaine pour les derniers mots; que ces mots soient accompagnés d'un geste ; qu'en jetant l'invocation qui commence la phrase, il regarde le ciel, vers lequel il aura levé la main; et que ces mots : a Messieurs les jurés! » aillent réveiller dans le cœur, par un ton pénétrant, les liens qui unissent les hommes à la vie, il y aura une immense poésie dans cette phrase. Enfin, il peut y avoir tel drame dont cette phrase soit le nœud. Elle peut devenir poétiquQ par juxtaposition.

Il en est de la peinture comme de la poésie, comme de tous les arts ; elle se constitue de plusieurs qualités : la couleur, la com- position, l'expression. Un artiste est déjà grand quand il porte à la perfection l'un de ces principes du beau, et il n'a été donné à aucun de les réunir tous au môme degré.

Un peintre d'Italie concevra de vous peindre la Vierge sur terre,

  • comme si elle était au ciel. Le fond du tableau sera tout azur. Sa

figure, puissamment illuminée, aura une idéalité due à ces acces- soires. Ce sera le repos parfait du bonheur, l'àme paisible, une douceur ravissante. Vous vous égarerez dans le dédale de vos pen- sées, sans but. C'est un voyage sans fin, délicieux et vague.

Rubens vous la fera voir magnifiquement vêtue; tout est coloré, vivant; vous avez touché cette chair, vous admirez la puissance et la richesse, c'est la reine du monde. Vous pensez au pouvoir, vous voudriez cette femme.

Rembrandt plongera la mère du Sauveur dans l'obscurité d'une cabane. L'ombre et la lumière y seront si puissamment vraies, il y aura une telle réalité dans ces traits, dans ces actes de la vie com- mune, que, séduit, vous resterez devant ce tableau, songeant à votre mère et au soir où vous la surprîtes dans l'ombre et le silence.

Mignard fait une Vierge. Elle est si jolie, si spirituelle, que vous souriez en vous souvenant d'une maîtresse que vous eûtes dans votre jeunesse.

Comment un artiste peut-il espérer que ces nuances fines et délicates seront saisies? Est-ce aux gens occupés de fortune, de plaisirs, de commerce, de gouvernement, qu'on pourra persuader que tant d'œuvres dissemblables ont atteint séparément le but de l'art. Parlez donc ainsi à des esprits qui sont incessamment en


456 ESSAIS ET MÉLANGES.

proie à la manie de TuDiformité, qui veulent une môme loi pour tous, comme un même habit, une même couleur, une même doc- trine, qui conçoivent la société comme un grand régiment! Les uns exigent que tous les poètes soient des Racines, parce que Jean Racine a existé, tandis qu'il faut conclure de son existence contre rimitation de sa manière, etc., etc.

Malgré le peu de développement que nous avons donné à nos idées, contraint que nous étions par le cadre du journal, nous espérons avoir en quelque sorte démontré certaines vérités impor- tantes au bonheur des artistes, et qui pourraient être réduites en axiome. Ainsi, tout homme doué par le travail, ou par la nature, du pouvoir de créer, devrait ne jamais oublier de cultiver Vart pour l'art lui-même; ne pas lui demander d'autres plaisirs que ceux qu'il donne, d'autres trésors que ceux qu'il verse dans le silence et la solitude. Enfm, un grand artiste devrait toujours laisser sa supériorité à la porte quand il entre dans le monde, et ne pas prendre sa défense lui-même, car, outre le temps, il y a au-dessus de nous un auxiliaire plus puissant que nous. Produire et combattre sont deux vies humaines, et nous ne sommes jamais assez forts pour accomplir deux destinées.

Les sauvages et les peuples qui se rapprochent le plus de l'état de nature sont bien plus grands dans leurs rapports avec les hommes supérieurs, que les nations les plus civilisées. Chez eux, les êtres a seconde vue, les bardes, les improvisateurs sont regardés comme des créatures privilégiées. Leurs artistes ont une place au festin, sont protégés par tous, leurs plaisirs sont respectés, leur sommeil et leur vieillesse également. Ce phénomène est rare chez une nation civilisée, et le plus souvent, quand une lumière brille, on accourt réteindre , car on la prend pour un incendie.


Février — avril 1830.




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