Contes pour les bibliophiles  

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Loisirs Littéraires au XXe siècle (English: "Literary leasures in the 20th century") from the story "The End of Books" by French writer Octave Uzanne and illustrated Albert Robida. The illustration depicts a female reader of the 20th century, imagined by Robida, who is listening to  "12 poètes assortis" (twelve assorted poets) on a balcony overlooking a future city.
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Loisirs Littéraires au XXe siècle (English: "Literary leasures in the 20th century") from the story "The End of Books" by French writer Octave Uzanne and illustrated Albert Robida. The illustration depicts a female reader of the 20th century, imagined by Robida, who is listening to "12 poètes assortis" (twelve assorted poets) on a balcony overlooking a future city.
Advertisement for Les Fricatrices by French painter  Fragonard, from the story "L’Enfer du Chevalier de Kerhany, étude d’éroto-bibliomanie".
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Contes pour les bibliophiles (1895) is a collection of eleven 'contes' by French writer Octave Uzanne and illustrator Albert Robida. The collection features the cult novella La Fin des livres, a story about a post-literate society. The typography is by George Auriol.

The collection is headed by a preface, À Albert Robida, imaigier, Epistre dédicatoire" and features the following tales: Un Almanach des Muses de 1789 ; L’Héritage Sigismond, luttes homériques d’un vrai bibliofol ; Le Bibliothécaire Van Der Boëcken de Rotterdam ; Un Roman de Chevalerie franco-japonais ; Les Romantiques inconnus ; Le Carnet de Notes de Napoléon Ier ; La Fin des Livres ; Poudrière et Bibliothèque ; L’Enfer du Chevalier de Kerhany, étude d’éroto-bibliomanie ; Les Estrennes du Poète Scarron, and Histoire de Momies, récits authentiques.


Contents

Full text[1][2]

A ALBERT ROBIDA MAISTRE; IMAGIER, ÉPISTRE DÉDICATOIRE [3]

Ce m’est un plaisir, - je pourrais et devrais même dire un devoir, - mon cher compagnon de plume et de crayon, d’inscrire votre nom sonore, ami de tous ceux qui aiment encore, en ce temps refroidi, la fantaisie et l’imagination agissantes, en tête de cet ouvrage dont vous êtes, sinon le père absolu, du moins le véritable metteur en scène et l’inépuisable illustrateur.

Sans l’appui de votre admirable faculté de travailleur, réalisant prestement toute idée émise, avant même qu’elle ne soit évaporée en rêve indécis, sans le concours de votre génie d’assimilation apte à vibrer à tous les sons de cloche de la pensée et sous l’impression de tous les paradoxes développés au cours d’une conversation littéraire, il est presque certain que ces divers Contes pour les Bibliophiles se seraient envolés en vaines paroles, dans la fumée des cigarettes dont les spirales bleuâtres semblent, parfois, soutenir et envoiler la vague chevauchée des projets enjôleurs qui nous hantent au passage.

Ce fut il y a cinq ans, il vous en souvient, au cours de la dixième année d’existence de cette lourde revue Le Livre, dont vous étiez devenu sur le tard un précieux collaborateur, que nous échangeâmes, en une heure de répit, certains propos de Bibliofolie amusante groupés en une incohérence voulue, nous plaisant à échafauder un Recueil de Contes de tous les temps et de tous les pays, dont les thèmes nous mettaient en chasse d’étrangetés, et nous étions là, sondant le passé, scrutant l’avenir, dressant déjà une table des chapitres, émerveillés nous-mêmes de notre ingéniosité, comme sont très souvent deux partners sympathiques dont les cerveaux délibérés ou présomptueux se passionnent à l’unisson, s’excitent, s’emballent et arrivent – sans préméditation aucune – à tisser le canevas précieux de quelqu’une de ces productions spontanées qui seraient légères et séduisantes si la température intellectuelle du lendemain ne les assassinait pas en refroidissant le germe dans l’œuf.

Je l’avoue, je n’y pensais plus guère, à ces mirifiques récits que nous avions élaborés de concert certaine après-dînée de printemps, en une journée soleillée ; d’autres travaux m’avaient reconquis la pensée et, parmi les feuilles volantes de mon bureau, je regardais les notes fiévreusement crayonnées la veille, auprès de vous avec cette pitié ironique et amère qui nous vient aux lèvres lorsque nous jugeons de la folie démesurée de nos désirs créateurs vis-à-vis des heures si brèves pour la réalisation d’œuvres dont déjà l’exécution nous absorbe, nous angoisse et nous tenaille par la crainte de ne les point pouvoir achever selon nos désirs, dans la limite de temps assignée pour la mise sous presse.

Mais vous, mon cher Robida le Téméraire, vous le moissonneur et le meunier de l’idée, vous qui semblez, comme Siva, ce dieu prodigieux de la triade indoue, posséder plusieurs bras et diverses faces, le tout au service de votre imagination surprenante et de vos observations précises et satiriques, vous qui êtes lumineusement sain et ignorez les états d’âme inquiets qui Hamletisent la plupart des artistes contemporains, vous m’apportiez, huit jours plus tard, votre premier conte illustré, l’Hétirage Sigismond ; vous posiez, par conséquent, la pierre angulaire de l’Edifice, et moi, pauvre retardataire, entraîné par votre exemple, me sentant embarqué malgré mes protestations intimes par votre esprit d’aventure vers les contrées incertaines et touffues de cette œuvre nouvelle, je me prenais à ramer à vos côtés, bien irrégulièrement toutefois, vous contraignant à m’attendre des mois et des années, tandis que je tirais des bordées sous des vents contraires ou que je faisais escale à divers ports d’attache : Revues, journaux et livres, avant de reprendre pour quelques instants ma place à vos côtés.

Si nous abordons aujourd’hui heureusement à ce débarcadaire (sic) définitif qu’un Anglais disciple moderne de Sterne nommerait le Public pier de Publishing city, c’est à votre constance, à votre bienveillante amitié, à votre angélique patience que je le dois, car votre collaboration n’a pas connu d’obstacles ; elle fut alerte, prodigue, accélérée, miséricordieuse. En effet, tandis que, d’une allure de podagre, j’écrivais le Bibliothécaire Van Der Boecken, de Rotterdam ; les Romantiques inconnus, la Fin des livres, l’Enfer du chevalier de Kérhany, Histoire de Momies et deux ou trois autres contes qui ne sont au demeurant que des souvenirs personnels narrés sur le mode égotique, des haïssables historiens du moi moderne, vous terminiez le reste impétueusement avec une verve, un entrain, une modestie souriante qui épaississaient chaque jour davantage la cuirasse d’estime dont se revêt, avec tant de sincère conviction, ma batailleuse amitié pour vous.

Et quels plaisants dessins que les vôtres, mon brave Robida, lorsque d’une plume ou d’un crayon mordants, qui se ruent à l’assaut du papier virginal, vous pastichez, à plaisir les Johannot, les Devéria, les Nanteuil, les Carle Vernet, les imagiers d’Epinal de l’Empire, les vignettistes allemands ou les petits-maîtres du dernier siècle ? Vous déroutez positivement, dans ces fresques hors texte du livre, le public de demi-connaisseurs, c’est-à-dire le grand public, car votre science imperturbable de la manière d’autrui et d’autrefois surprend vos nombreux admirateurs, qui vous tiennent peut-être rigueur de votre extrême sagacité comme on est déconcerté par un pince-sans-rire inquiétant.

Vous l’aviez déjà troublé, ce bon public, par vos voyages fantaisistes et vos itinéraires sérieux, par vos romans à panaches, par votre extravagant Vingtième siècle, par vos piquantes caricatures modernes, par tant de cordes vibrantes que vous avez su mettre en harmonie sur votre lyre universelle ; il est un peu en défiance vis-à-vis de vous, ce débonnaire public, car il n’apprécie et ne célèbre que les spécialistes, les hommes qui fournissent une note toujours répétée, les vendeurs d’un même cru, faciles à étiqueter et cataloguer dans sa mémoire ; les carillonneurs fidèles aux symphonies réitérées de leur métal idrosyncratique (sic) ; les autres, les talents multiformes et impétueux, qui, comme vous, brisent les cadres et les moules qu’on leur assigne et qui s’en vont, à leur fantaisie, errer sur le clavier des arts et des lettres, l’horripilent dans ses notions d’ordre, de méthode et de classification.

Avec vous, au moins, c’est toujours à recommencer ; vous dérangez les petits papiers de vos bibliographes, vous êtes la couleuvre fugitive de votre propre dossier.

Ici, toutefois, mon excellent camarade, nous serons, je m’en réjouis, à deux pour affronter ce public méthodique et fidèle à ses habitudes ; souhaitons qu’il nous accueille favorablement l’un portant l’autre ; mais, à son nez, à sa barbe, je tiens à vous dire de nouveau merci, et à vous donner l’accolade de gratitude selon les rites des anciens combattants dans les grands spectacles impériaux.

Maintenant, cher ami, la main dans la main, pénétrons dans l’arène, livrons-nous aux griffes des gens d’esprit, qui ne sont souvent que de simples bonnes bêtes, comme a dit Beaumarchais, mais n’oublions pas qu’il est plus difficile de les émouvoir ou de les exciter que de les dompter.

Au sortir de cette démonstration publique, remontons sur nos galères respectives et cinglons au large ; mais, quelles que soient les rives lointaines où nous abordions par la suite, croyez, ami très cher, que je conserverai l’impérissable souvenir de cette croisière dans l’archipel de la fantaisie que je viens si fraternellement d’accomplir à vos côtés.

UN ALMANACH DES MUSES DE 1789

L — Roman marginal.

1 l'on prétend que dans les longues ran- gées de bouquins alignées sur le parapet des quais il n'y a plus rien à glaner, cfest bien à tort certainement, car voici le petit roman réel découvert le mois der- nier, dans la boîte à douze sous ? parmi les brochures dépenaillées, les romans de con- cierge à couvertures maculées et les recueils solennels de harangues et discours des hommes politiques na- guère célèbres, ayant



CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


valu jadis (les volumes et non les politiques) sept jolis francs et cin- quante centimes.

C'était un pauvre petit volume broché de l'antique Almanach des Muses > qui n'avait rien de bien attirant, étant très peu frais, mais qui portait dans le frontispice gravé du titre, au-dessous des Amours armés d'arcs et de flèches, au-dessus de la tête laurée d'Apollon, les quatre chiffres de la date fatidique 178g. — Le contraste entre ces Muses, les

guirlandes de fleurs, les sou- riants petits Amours et les idées moins roses qu^évo- quait la date du grand bou- leversement, fit ouvrir d'a- bord ce volume avec une curiosité un peu mélanco- lique.

Le temps était gris et froid, des nuées montaient dans le ciel triste 7 et les aigres souffles d^une bise de novembre mêlée de gouttes de pluie fouettaient le visage des passants et les couver- cles des boîtes à livres» Fal- lait-il pour douze sous lais- ser grelotter les innocents Amours de cet Almanach des Muses, dernière fleur eclose jadis au bord du précipice? Pouvait-on les laisser sous Fondée menaçante fondre et périr définithement peut-être? L'achat sentimental du pauvre petit bouquin fut donc une bonne action, une espèce de sau- vetage, et vraiment le sauveteur n'eut pas à le regretter, malgré les appa- rences, quand il examina l'objet au coin de la cheminée.

L'habit, ou plutôt ce qui restait de l'habit de ce volume, montrait la corde; le dos, recouvert encore par places d'un papier à fleurs bleues, laissait passer et pendre les ficelles du brochage ; les feuillets de garde n'existaient plus, et les coins de pages usés et jaunis se roulaient et se recroquevillaient lamentablement; et cependant, sous son désastreux: aspect de personne distinguée tombée dans le malheur, ce dernier repré- sentant des Muses gracieuses d'avant le cataclysme conservait quelque chose de particulier et de point banal.

11 avait vécu, il avait été lu, feuilleté; il était l'ultime sourire d'une société heureuse sur qui tout à coup les catastrophes allaient tomber; sans doute 3 mais, en plus de cela T cette épave des coquetteries de jadis



UN ALMANACH DES MUSES DE 1769.


gardait un air discret et presque mystérieux de livre qui aurait conservé le culte de son secret.

Tout d'abord, d'une sorte de sachet fait de deux pages légèrement collées sur les marges et ouvertes avec précaution, un ruban déteint, fané, décoloré, un ruban dont on n'aurait pu difficilement discerner la couleur primitive, rose ou violette, et deux cheveux longs, fins et blonds, avaient glissé. Trouver un ruban, une fleur ou même une tresse de cheveux dans un vieux livre, cela n'a rien de bien rare; ce fut sans doute la date de Falmanach, 1789, qui fit regarder un instant avec émotion pur le fureteur et ensuite replacer dans le sachet, ou ils étaient restés pressés pendant tant d'années, ces cheveux et ce ruban fané. Mais en feuilletant le livre avec un intérêt déjà vaguement éveillé, des annotations au crayon apparurent de page en page, des renvois sautant aux yeux, des vers soulignés qui sem- blaient se répondre. En suivant avec ordre les indications crayonnées : « Page ï5q» ou «Voir réponse p. 28», en sautant d'une épigramme du che- valier de P... « contre un auteur qui a voit fait supprimer des écrits ou il étoit maltraité y>. à un impromptu de M. Marin ontel, secrétaire per- pétuel de r Académie française. « à M ,ur la comtesse de F... qui venoît

de jouer de la harpe », en passant d'une ode anacréontique de M. le comte d'Aguilar, capitaine au régiment Roy al- Pologne-Cavalerie, à Sophie abandonnée, chanson par M. Carnot, capitaine au corps royal du génie, de l'Académie de Dijon, à travers lc^ deux cents pièces plus ou moins gracieu- sement rimees de ce recueil aimé des classes versi- fiantes, — bourgeoisie lettrée ou aristocratie pin- çant de la petite lyre, — peu à peu Tensemble des vers soulignés parut constituer une sorte de dia- logue entre deux lecteurs, ou plutôt entre un lec- teur et une lectrice qui se repassaient le livre l'un à Tautre et causaient avec une certaine animation d'abord, puis plus doucement, par l'organe des poètes de Talmanach, en empruntant sans façon la lyre de M, de Florian, de F Académie française, celle du « petit vieillard », delà ba-



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6 CONTES POUR LES BIBLIOPHILES,

ronne de Bourdic ou de M. de Gubières, écuyer de M m * la comtesse d'Artois, auteur de la pièce qui clôt VAlmanach de ijSg, un petit poème întiîulé les États généraux de Çythère, et commençant ainsi *

Les bergers n'allaient plus sur les vertes fougères

Célébrer les appas de leurs jeunes bergères;

Les plaisirs et les jeux n'habitaient plus les champs...

Hélas! ils allaient avoir bien autre chose à faire> les bons bergers; ils allaient avoir à prendre le fusil pour les levées en masses prochaines, et les jeunes bergères, pouvaient se préparer à pleurer.

La méthode est une belle chose; avec un peu de patience, en remon- tant de réponse en réponse, grâce aux indications « voir page tant », les premières phrases du dialogue furent retrouvées, et elles fournissaient une indication bien précise sur la qualité des dialogueurs et leur état d'esprit.

La conversation sVnivrait ainsi :

Après un long éloignement,

Votre présence fortunée

Me rend ici l'enchantement..*

En marge de ces vers, annotation d n une main féminine : « Réponse page So ». La page trouvée, réponse delà bergère au berger :

Pleins d'inconstance et de légèreté, lis se lassent bientôt de la même bergère;

Leur amour n'est que vanité :

A peine sont-ils sûn, de plaire, Qu'ils vont porter ailleurs leur infidélité*

Oh ! oh! pas le moindre doute, c^est une dispute, une vive et jolie que- relle d 1 amour ? dont l'écho endormi se réveille après cent ans écoulés, alors que les disputeurs sont depuis longtemps redevenus poussière. Pauvres amoureux d T autrefois, prétons une indiscrète mais sympathique oreille aux reproches, aux protest ations, aux transports rimes qu'ils em- pruntent aux poètes de VAlmanach des Muses.


II

Dans un espace blanc, sous la liste des fêtes mobiles pour Tan 1789, deux lignes écrites d'une encre jaunie à peine visible maintenant, tom- bant sous les yeux du fureteur, éclairèrent tout à coup la scène et per- mirent de placer les personnages devinés dans un cadre connu :

<■ S. de L.... château des IsletteSi à BeauvaL »


UN ALMAKACH DES MUSES DE i ? Bç. 7

Et plus bas, dTune autre écriture :

Les Islettes! Beauval! deux noms familiers. Le dernier Révoque d'abord que ridée d n une vulgaire ville de fabriques à quelque trente lieues de Paris, une ville de noires usines, de cheminées de briques cra- chant dans le ciel bleu des tourbillons de fumée sale, une petite ville jadis -riante et gaie, parée d*un manteau de verdure et traversée par une petite rivière qui se contentait alors de faire tourner, en les lutïnant au passage, les roues d'innocents moulins à farine, aujourd'hui pauvre petite ville noircie, bruyante, respirant l'huile chaude et le charbon de terre, vouée au dur travail, secouée par les courroies de transmis- sion, les chaudières, les pistons, haletant sous les griffes de fer du monstre moderne Industrie.

Mais Beauval, le BeauvaL de jadis, fut une douce ville se laissant vivre joyeusement au soleil, et le château des Islettes, à deux kilomètres du centre usi- nier d'aujourd'hui, garda jus- qu 7 en ces dernières années, avant le morcelage et le lotissement de

son grand parc, son caractère de petit château xvnr 5 siècle, réunissant à la fois, dans un cadre de charmilles et de jardins, Tidéal de Boucher et celui de Rousseau.

Voici les Islettes de jadis, les Islettes d'il y a quelques années encore :

A l'extrémité d'une avenue d'ormes chenus, un pont jeté sur un bras de petite rivière qui coule lentement sous les roseaux, les grandes herbes et les plaques jaunes des nénuphars, et au bout du pont une vieille grille de fer d'un dessin rococo, flanquée de deux énormes masses vertes qui sont les ruines de deux grands vases de pierre disparaissant sous un foiullis de lierre, de ronces et de plantes folles grimpant jusque-là du lit de la rivière. Le pont manque un peu de solidité, mais ses lézardes sont masquées par des lianes qui brodent de verdure le parapet branlant. Du côté du parc, une terrasse également lézardée trempant dans Teau montre une ligne de balustres un peu ébréchée, avec d^autres boules




a CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

vertes qui furent des vases décoratifs, et de vieilles charmilles devenues un inextricable enchevêtrement de vigne vierge» de clématite, de chèvre- feuille, cTaristaloches.

Cette terrasse s'arrête à quelque vingt-cinq mètres, pour laisser pas- ser un autre bras de la rivière qui court dans le parc, dessine des méan- dres capricieux à travers une prairie, passe sous des ponts rustiques et forme de petites îles gracieuses, les Mettes, qui ont donné le nom au château. L'une de ces islettes montrait, sortant d'un taillis bien peigné, un petit édicule ionique baptisé le Temple de la Nature, qui formait le pendant d'une vieille petite chapelle toute neuve, d'un faux style gothique, appelée Y Ermitage de la tendre Héloïse» Dans une troisième île plus petite, au sommet d'une grotte de rocaille, un petit Cupidon, inscrivant le mot Amour sur un cippe de marbre encadré de lierre, com- plétait Tensemble : la Nature, la Religion, l'Amour! En ces dernières années, il ne restait plus de Cupidon qu'une jambe verdie par la mousse, mais rinscriptîon était encore visible, ou plutôt les inscriptions, car à un certain moment Pinscription Amour fut grattée et remplacée par Phi- losophie, laquelle ne triompha pas longtemps, car, depuis 93 sans doute, le pauvre Cupidon, sans-culotte inconscient, inscrivait gravement sur son cippe ]e mot Civisme!

Le château s^perçoit derrière une rangée d'ifs taillés; c'est une très simple bâtisse, une longue façade sans profondeur, avec un pavillon central à fronton et deux pavillons d'angle un peu en avant-corps, décorés de pilastres entre les hautes fenêtres à petits carreaux. Un seul étage en grande partie mansardé et prenant une bonne partie des combles.

En arrivant par le pont, on aperçoit, à travers le vitrage de la porte, les verdures du parc de l'autre côté; et, le soir, quand, derrière les mas- sifs arrondis, derrière les peupliers des prés, le soleil se couche, le châ- teau paraît transparent et illuminé du haut en bas; il redevient presque jeune, presque gai, et perd pour un instant son aspect de maison oubliée languissant dans les mélancolies de la vieillesse.

Voici le cadre; fermons un instant les yeux, et reportons-nous à cent ans en arrière, quand tout cela était jeune, les ifs, les charmilles et le châ- teau, alors que cet Almanach des Muses -, dans toute la fraîcheur de son papier, était lu sous ces ombrages par de jolis yeux et manié par de gra- cieuses mains serties de dentelles. Les personnages, on les devine 7 on les voit. Ce fut par un bel après-midi d'été, en juillet, peut-être le 14, un mardi consacré dans le calendrier, — plaisanterie du hasard, — à saint Bonaventure, sous cette charmille à présent vermoulue, que com- mença le dialogue à coups de versiculets entre Elle et Lui.

Ils sont là tous les deux, Elle allongée languissamment sur le banc de bois, le col, légèrement décolleté, caressé par de petits éclats de soleil et chatouillé par des bouquets de chèvrefeuille ; Lui assis à




Maison Ç 1


UN ALMANACH DES MUSES DE i7«p- 9

quelque distance, l'air nerveux, et tapotant (Tune main distraite sur la table du Jardin peinte en vert tendre.

Piqué par rironie des reproches sans doute mérités, ceux-là seuls qui touchent, il a pris YAimanack des Muses , et, cherchant une réponse, il



n'a trouvé à souligner que ces deux pauvres vers d'un quatrain de M. le marquis de Fulvy:

Ce doit être un bien triste vœu Que le vœu de plaisanterie!

Contre cette accusation de gaieté, Eîle 7 secouant tristement la tête, a tout aussitôt protesté par ce vers pris dans une pièce du Petit Veillard 1

adressée

A Monsieur ***

Qui me faisoit compliment sur ma prétendue gaieté :

Je n'ai de la gaieté que comme on a la fièvre.

Et Elle s'est levée d*un air de fierté offensée, et elle est rentrée au château, tandis queia/ restait sous la charmille, Je sourcil froncé, plus nerveux qu'avant et continuant machinalement â feuilleter VÀlmanach des Muses,

Mais ne pourrait-on trouver les noms de ces amoureux disputeurs,

2


IO


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES,


compléter au moins les initiales S. de L. ? Voici sur le département ou se trouve le centre usinier Beauval un volume de recherches histo- riques, des Mélanges d'histoire locale.

Feuilletons ces Mélanges :

«.... Les Islettes sous BeauvaL., des fragments de poteries, des armes, des médailles de Te'poque gallo-rotnaïne prouvent que les Romains ont eu un établissement sur le territoire borde par.., » Passons... « Villa mérovingienne, simple rendez-vous de chasse sous Charlemagne, les



Islettes furent ensuite fief dépendant de l'abbaye de,., Le château fort élevé au xm e siècle par les sires de Beauval, après avoir souffert cinq ou six sièges, sacs ou incendies, tombait en ruine au siècle dernier lorsque le dernier des Beauval vendit sa terre à M, de Ligneul, un aimable homme, philosophe épicurien et quelque peu poète léger à la Boufflers, qui s'em- pressa de jeter bas les restes du donjon pour construire le château actuel et créer dans les prairies jusqu'alors marécageuses Je joli parc des Islettes* M. de Ligneul eut l'esprit de mourir d'apoplexie au commen- cement de 1789? juste au moment ou ses douces habitudes eussent été fortement gênées par les circonstances: il laissait pea de fortune; les Islettes échurent à une nièce, M lle Sylvie de Ligneul, qui épousa peu après M. de Coudray, officier dans Bourgogne-Cavalerie. »

Restons en là; Elle, c'est Sylvie de Ligneui, et Lîtf, c^est le jeune officier de Bourgogne-Cavalerie.


UN ALMANACH DES MUSES DE i 7 ? .


tt


III


M. de Coudray quitte la charmille à son tour, laissant bien en vue sur la table VA Imanach des Muses ouvert à la page 127, ou se trouve le tendre distique suivant :

Oh 1 puisse dans tes yeux une larme rouler, Qui brillera d'amour et n'osera couler!

Il est parti ; il s^égare mélancoliquement dans le parc et baisse la t£te en passant devant le triomphant Cupidon du temple de rAraour. Bourgogne-Cavalerie est bien ému; se peut-il, fier dragon, qu'un simple trait de l'archer malin vous désarçonne ainsi et vous mette aussi complètement Pâme à l'envers? — ïl revient le cœur troublé vers la charmille et sursaute en trou- vant Sylvie en train de crayonner la réponse:



- «il?./ V 'ÏÏK3





Vous qui \antez l'amour fidèle^ Cœurs sensibles et généreux, Venez admirer le m o Je le D'un amour tendre et malheurenv-

Et le dialogue reprend :

j'eus beau fuir, j'emportai le trait qui me déchire!

répond M. de Coudray, avouant ainsi des torts dont nous ne connaissons pas le détail, mais qui sans doute ne parurent pas inexpiables, car Sylvie s'attendrît bien vite, et elle souligne dans Sophie abandonnée ■, chanson de M. Carnot, capitaine au corps royal du génie, les deux vers suivants ;

Loin de ta fidèle Sophie. En vain, ingrat, tu cherches le bonheur...

Et de Coudray de s'écrier bien vite :

Et si tu l'aimas une fois,

Tu ne pourras plus aimer qu'elle l

Mais Sylvie soupire encore, un reste de tristesse au cœur:

Ahl peut-on être heureux lorsqu'on est infidèle?


Bourgogne-Cavalerie s'aventure alors, du moins il est permis de le


is CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

supposera presser la main de Sylvie, à baiser tendrement cette main qui s'abandonne, il croit avoir ville prise, et il lui montre souligné ce vers, commençant une petite pièce fort médiocre :

Je sais aimer, vous savez plaire.*.

Fausse manœuvre ; cette fadeur a soudain refroidi Sylvie, qui riposte par ces deux vers légèrement modifiés au crayon, une véritable douche d'eau froide pour le madrigulîsant officier :

Non, Céladon perdroit et son temps et sa peine, Ses plus longues amours vont jusqu'à ta huitaine.

Bourgogne-Cavalerie repart en guerre :

Tu fuis l'amour, belle Thémire ; On n'échappe point a ses fers...

Mais SyLvie secoue la tête d'un air désenchanté; elle se souvient d'une trahison, la pauvre Sylvie, et d'une ligne légèrement tremblée elle souligne ces vers :

A l'amitié tu fis verser des larmes Et gémir tendrement l'amour!

Lui.

De grâce, laisse-moi le tourment qui m'accable; Oh ! ton sensible cœur me reste impitoyable ! Aux mortelles langueurs d'un incurable amour Laisse-moi me livrer jusqu'à mon dernier jour 1

Elle. De ses destins l'homme se plaint sans cesse.,.

Lui.

Falloit-il l'adorer et la fuir pour toujours? Eh! pouvois-je échapper au feu qui me dévore^ Ses attraits, sa douceur^ ses précoces talents. Et sa voix si touchante et ses regards brûlants..,

Bourgogne-Cavalerie s'emballe, c'est lui qui devient brûlant; Elle essaye de glisser encore un mot ironique :

De tout revers prompt à te consoler..»

Evidemment, sur ce mot elle s'est levée pour quitter la charmille. Peut-être quelque amie en villégiature aux Islettes, quelque parente, quelque petite comtesse ou marquiselte, est-elle venue déranger le duo poétique par son babillage, ou bien peut-être tout simplement le soir venait -il, le soleil commençant à baisser derrière les collines^ une brise


UN ALMANACH DES MUSES DE 17&9.


13


plus fraîche agitait les hautes branches des arbres du parc et ridait les eaux de la petite rivière au pied de la terrasse. Plus de libellules, elles s'étaient cachées sous les grandes feuilles. II fallait rentrer aussi; Sylvie regagne le château.

Dans le grand salon aux boiseries blanches, à trumeaux et dessus de partes ornes de pastorales galantes à la Boucher, Sylvie, songeant



toujours à YAÎmanach des Muses, suit d'une oreille distraite la conversa- tion- Il y a là quelques personnes, des amis de feu M. de Ligneul, l'oncle épicurien de qui l'ombre tranquille plane encore sur Iqs Islettes, sa création. Une dame plaisante légèrement M, de Goudray qui vient de rentrer et qu'elle appelle le Dragon transi, car il lui paraît avoir perdu depuis peu ses allures cavalières de don Juan de garnison; deux gen- tilshommes campagnards causent chasse et chevaux 5 une petite baronne, Parisienne très élégante, en veste de gourgouran rose, avec très large cein- ture coquelicot, coiffée de cadenettes et d'un très long catogan, — tout à fait un Debucourt, — explique à deux provinciales à toilette un peu arriérée les beautés de la mode nouvelle, les redingotes jaune citron à deux ou trois collets, les caracos, les négligés et les demi-négligés, les nouveaux chapeaux en bateau renversé, ou aux trois ordres» lorsqu'un parent de Sylvie, un gros homme fleuri, à vcutre de financier, un aimable vivant comme feu de Lîgneul, se précipite essoufflé dans le salon* Une lettre de Paris lui apporte de graves nouvelles : la veille ou peut-être Pavant- veille, on a eu émeute, bousculade et bataille dans Paris, les Parisiens ont fait du bruit au Palais- Royal et enlevé la Bastille ï

Il y a un mouvement de surprise, puis on raille le porteur de mau- vaises nouvelles sur sa mine défaite.


"*


CONTES POUR LL5 BIBLIOPHILES.


— Bah! quelque tapage, une petite sédition tout au plus, dit l'offi- cier de Bourgogne-Cavalerie, un orage de juillet qui passe vite; vienne une fête, une dispute littéraire, un joli crime ou un opéra nouveau, la girouette tournera, et les Parisiens ne songeront plus guère aux émeutes* Et le fil de la conversation se renoue dans le salon rassérène* Sylvie a fait sans doute un peu de toilette pour le souper, car

M. de Coudray, revenu près d'elle, se penche \ï\\ £ iâ f à !j. au-dessus de son fauteuil et lui souligne ces

vers de TAlmanach :

Pour qui tous ces parfums, cette tresse élégante, L'or qui luit sous l'azur de ta robe ondoyante?

Ici une lacune. Pas de réponse dans rAlmanach. Qu'a pu dire en prose l'officier de Bourgogne-Cavalerie?

Sylvie ne paraît plus aussi farouche que sous la charmille. Les mauvaises nouvelles venues de Paris lui ont peut-être frrt confu- sément penser qu'il fallait se hâter de saisir le bonheur qui passe... Uâme de la belle s'est attendrie; elle montre à Lindor ce vers

qui est presque un a\eu r elle le murmure tout bas peut-être, en laissant

derrière son fauteuil sa main dans celle de Pofficîer :



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De quels dou\ souvenirs mon dme est attendrie l Sur ce, coup de clairon de Bourgogne-Cavalerie :

Je ne sais pas encor si la jeune H<îbé m'aime,

Mais ses yeux sont si doux quand nous nous regaidons! ..

Sylvie murmure :

. . Au joug de 1 hy menée Parmi nous une belle est à peine enchaînée Qu'elle prend un despote; et non pas un époux,

— Non, proteste M. de Coudray :

Croyez-moi., changez- de pensée Prenez de plus doux sentiments!

Hallali. Le cœur de Sylvie qui, depuis le matin, parbleu, ne deman- dait que la défaite, avoue ceci :

Il est d'heureux moments, des moments où le cœur Est ouvert sans défense et n'attend qu'un vainqueur...


UN AUfANACM DES MUSES DE 178p.


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Et M. de Coudray, retroussant sa moustache en galant officier de Bourgogne-Cavalerie, entonne la fanfare de triomphe :

Et quand on songe à s'em brasser, Oh! qu*il est ennuyeux d'écrire !

Oh! oh! Halte là! Pas de suppositions aventurées. Ce roman vrai du xvni e siècle est un roman honnête, VÀÎmanach des Muses fut un entremetteur matrimonial ; les Mélanges tPhistoîre locale, déjà consultés tout à Theure, le constatent, M. de Coudray et M ilc Sylvie de Lîgneul se marièrent aux Islettes vers Je milieu de cette belle année 1789.

La phrase finale et naïve des anciens contes peut-elle leur être appliquée? Furent-ils heureux et eurent-ils beau- coup d'enfants ? Sans nul doute T Fa ve- nir devait leur tenir en réserve de longues années de joies paisibles et douces ; ils avaient l'amour, la jeunesse, la beauté, une honnête fortune, une habitation charmante, les beaux om- brages des Islettes,... le bonheur, enfin!

Cupidon, sur son autel en rocaille, devait sourire et se préparer à rayer le mot Philosophie pour rétablir l'invocation primitive : Amour!



IV


Ouvrons encore les Mélanges d'histoire locale, et voyons ce qu'il y avait sur le livre du destin pour chacun des deux époux :

« ,,♦ Pendant la période révolutionnaire, les Islettes eurent une existence agitée. Les nouveaux propriétaires s'y calfeutrèrent pour laisser passerPorage, maisle tonnerreles atteignit. M. de Condray ? quiavait donné sa démission d^officier, paraît s'être jeté bientôt, et vigoureusement, dans le mouvement contre-révolutionnaire ; blessé au 10 août, menacé d'ar- restation, il resta quelque temps caché aux Islettes auprès de sa femme, puis passa en Angleterre, d'où il gagna la Vendée. Pris à l'attaque du château dt Pornic, il fut, quatre jours après, guillotiné à Nantes, dans une fournée de Vendéens , et M n,e de Coudray, restée aux Islettes, faillit avoir le même sort. Arrêtée sur la dénonciation d'un comité, accusée de détenir aux Islettes un dépôt d'armes, les perquisitîonneurs ayant mislamaïn sur les fusils de chasse de M. de Coudray, elle fut, heureusement pour elle,


lu


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


oubliée quelques mois dans la prison de Beauval et ne partit à Paris, avec un convoi de Carmélites, qu 1 à la veille même de Thermidor,

Délivrée mais complètement ruinée, elle revint s^enfermer aux Islcttes qu'elle quitta en 1&09 pour se remarier à un magistrat delà ville, M, F*.. Elle mourut plus qu^octogénaire, vers 1860... »

M nic F.... ! — Ainsi la Sylvie de Ligneul de YAlmanach des Muses,



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c'était la vieille M me F.„ entrevue aux jours d'enfance dans les rues de Beauval, une petite vieille mince et frêle qui se faisait, le dimanche, rouler à l'église dans une vinaigrette par un Caleb presque également vénérable ] La vieille dame dans son antique véhicule, espèce de chaise à porteurs montée sur roues, était une des curiosités de la ville ■ sa figure encore rose et peu ridée y impassible, figée dans une expression de distrac- tion dédaigneuse, encadrée avec une sorte de coquetterie de dentelles et d'épaisses boucles blanches, apparaissait aux gens de Beauval, à travers le carreau de la vinaigrette, comme la personnification d'un passé fabu- leusement lointain.

Avait-elle dû penser à Bourgogne-Cavalerie au doux temps de sa jeunesse, rêver aux ombrages des Islettes, pendant sa longue vie, aux côtés d'un vieux magistrat rigide, dans sa vieille maison étroite et froide plantée au fond d'une ruelle solitaire, aux grands murs moisis!

Pauvre Bourgogne-Cavalerie J pauvre Sylvie!

Ainsi le souffle du destin avait brutalement balayé leurs rêves 5 ils


UN ALMANACH DES MUSES DE 1789.


  • 7


avaient été pris, les deux amoureux, par la tempête formidable et roules dans la grande catastrophe faîte de millions de catastrophes particulières. Le pimpant officier de 1789, en quittant les Islettes pour se lancer dans la chouannerie, emporta VAlmanack des Muses, en souvenir des jours heureux, et, jusqu'au voyage final, de Pornic aux rues sanglantes de Nantes, il relut sans doute bien souvent» avec un amer sourire aux lèvres en songeant aux douces heures passées sous la charmille à côté de Sylvie, les poésies lé- gères, lespastorales et les madrigaux d'avant le déluge.

Les Islettes, divisées en une quinzaine deJot5 t ne sont plus les Islettes; le château contient les bureaux et l'habitation d'un dl gros manufacturier, qui de la charmille sur- veille les cheminées de son usine noircis- sant l'azur à 5 00 mètres mu delà. Le parc

bouleversé, coupé en tranches égales, en jardins carrés et niaisement combinés, contient deux belles rangées de maisons bien régulières, des cubes d'un bourgeoisisme effréné, avec des boules de verre devant les portes et des statuettes de galants jardiniers en zinc. Disparu, le temple de la Naturel écroulé définitivement, le petit Amour rococol finies, les Islettes !

Et toi, pauvre Almanach des Muses, qui, du salon des Islettes, en passant pax les plaines de la Vendée guerroyante et par les sinistres pri- sons de Nantes, t'en vins échouer dans la boîte à 12 sous des quais, repose en paix maintenant chez un ami, à l'abri pour le plus longtemps possible, je respère, dans un bon coin, sur le rayon le plus tranquille et le plus poétique de la bibliothèque.



L'HÉRITAGE SIGISMOND LUTTES HOMÉRIQUES D'UN VRAI BIBLIOFOL

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LUTTES HOMÉRIQUES

D'UN VRAI BJBLIOFOL


h ! le gredin ! ah I le misé- rable ! ah I Je pendard l » De qui pouvait ainsi parler M. Raoul Guillemard, l'aimable et très illustre biblio- phile, sinon de son ami Jules Sigfsmond, bibliophile non moins aimable et non moins illustre* devenu, hélas' trop prématurément feu Jules Sigïsmond. — C'était bien de défunt Sïgismond, parbleu! Celui-ci cPail- leurs n'avait jamais, à l'heureux temps de son séjour ici-bas, parlé de son ami autre-


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aa COMTES POUR LES BIBLIOPHILES.

ment qu'en ces termes : Ce petit intrigant de Guiîlemard, mou ami, ... cet affreux roublard de Guiîlemard !

Ah! c'est qu'ils avaient brûlé des mêmes feux pour les mêmes divi- nités reliées en velin estampé ou en vieux maroquin, soupiré sous la dentelle des mêmes livres rares, des mêmesédîtions étonnantes et introu- vables, c'est qu'ils avaient tourné autour du même « exemplaire unique relié aux armes de François I e1 , Mazarin, ou M 1110 de Pompadour », des mêmes incunables ou princeps, c'est encore qu'ils avaient creusé des mines aux approches de certains livres adorés de loin pendant des ans et des ans, ouvert des sapes, donné des assauts, c'est qu'ils s'étaient enfin livré de furieux combats au billet bleu, c'est que l'un avait souvent infligé à l'autre de cruelles défaites ou que celui-ci avait force celui-là à remporter des vestes mémorables ï — Rien ne lie autant que la rivalité.

Guiîlemard et Sigîsmond s'étaient rencontrés chaque jour pendant vingt ans aux mêmes bons endroits, ils avaient même parfois, au feu des enchères, poussé la familiarité jusqu'au tutoiement; niais toujours, pour l'aimable Guiîlemard, son rival était resté ce gredin de Sigismond, sauf toutefois depuis les derniers six mois.

Car l'aimable bibliophile Sigismond venait de trépasser, il v avait environ un semestre, abandonnant douloureusement sur cette terre son incomparable bibliothèque ; il était devenu simplement « cet animal de Sigîsmond ».

M, Guiîlemard consultait tous les jours le calendrier. — Comment, voilà six mois que mon ami est relié en chêne et Ton n'annonce pas encore sa vente?.,. Voilà des héritiers bien négligents ! A quoi pensent- ils donc, ces Iroquois?

C'était dans une antique maison de Pontoise, à neuf lieues de Paris, qu'en son vivant M. Sigismond avait enfermé, — tel un barbon jaloux et précautionneux, sa femme superbe et enviée, — sa richissime biblio- thèque, c'était là qu'il avait vécu, palpant et caressant ses merveilles préférées, savourant la joie de ses trouvailles, décrivant, cataloguant ses exemplaires surprenants avec des recherches d'épithètes ardentes qui allaient jusqu'à exprimer le délire et la pâmoison !

Or Raoul Guiîlemard, impatienté de ne pas entendre parler de vente, avait pris un parti décisif. Ne pouvant s 1 avancer lui-même, il avait envoyé son homme d'affaires proposer aux hoirs de Sigismond l'achat en bloc de la bibliothèque, et cet homme d'affaires lui apprenait, nouvelle funeste et inattendue, que M. Sigismond avait, par testament notarié environné des plus minutieuses précautions, pris des dispositions défendant, sous quelque condition que ce fût, la vente de cette biblio- thèque.

Ah ! qu'il était compréhensible, l'accès de fureur de M. Guiîlemard.


L'HERITAGE SIGISMOND.


3 S


Est-il un bibliophile qui, se mettant â sa place, ne se sente sur l'heure disposé â faire chorus avec lui? « Le scélérat ! le brigand !

— En un mot, monsieur^ répéta l'homme d'affaires quand son client eut expectoré sa colère, M.Sigisrnond a tout prévu, il a accumulé les obstacles contre la dispersion de ses livres ; ils resteront dans sa vieille maison, tous rangés sur ses tablettes, sans qu'il soit possible d'en dis- traire un seul ! C'est sa volonté expresse ! Maïs attendez et consolez-vous.

— Il n'y a pas de consolation possible I

— Si, écoutez !... Par un codicille h son testament, il a décidé que tous les ans, à l'anniversaire de sa naissance, quelques amis, confrères

en bibliomanie, — il a mis Je mot, ce n'est pas moi, — auraient le droit de passer douze heures dans la biblio- thèque, de remuer et feuille- ter les livres, à la charge de se laisser consciencieusement fouiller à rentrée et a la sor- tie... et vous êtes du nombre des éîusj le premier sur la liste, même !

— Le misérable ! Il veut me tuer ou me pousser au crime 1 Ainsi il accapare en- core au delà de la tombe ! Et après avoir, pendant trois cent soixante-quatre jours et trois cent soixante -quatre nuits rêvé à ses merveilles, j'irai douze heures durant surexciter mes convoitises, brûler mon sang et ronger mon âme, à regarder ses livres,.. Comme il rira, le monstre, au fond de son emboîtage! comme il rira! car il sait que, malgré mes résolutions, je ne pourrai résister, et que j'irai, subissant avec platitude ses humi- liantes conditions... Mais ne trouverai-je pas un moyen de les avoir en dépit de lui-même, ses Jivres i ses fameux livres! L'homme d'affaires secoua la tête.

« Mais vous ne savez donc pas ce qu'il possédait? s'écria furieu- sement Guillemard, en secouant comme un prunier son homme d'af- faires ahuri... Vous ne le savez donc pas? — Il avait Tout, d^bord, mais mieux que ça, il conservait, parmi les manuscrits et les incunables les plus précieux, le premier incunable imprimé bien avant Gutenberg:



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COKTES POUR LES BIBLIOPHILES.


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le Dict de gras et de maigre, planches gravées en bois au criblé et

planches de texte, entendez- vous ? et daté: Leyde, 1405! Merveille unique, découverte en parfait état, en dépe- çant une reliure de Bible du xvi e siècle.

« ... Et Sigismond possé- dait aussi le premier Guten- berg, le premier livre im- primé en caractères mobiles, livre inconnu et introuvé avant lui, qui reporte Fou- verture de Tatelier de Stras- bourg en 143S ; une Apoca- lypse, avec date et signa- ture, de quoi terrasser tous les doutes et toutes les né- gations... Comprenez -vous 7 un Gutenbcrg de 1438! Ahî que ne donnerais-je pas pour posséder cet unique et mira*

culeux Gutenberg de T43S, tout! tout! dix ans, quinze ans de ma vie!

— Permettez»..

— Mais votre vî e elle-même tout en- tière! Et ce serait pour rien ! Un Gutenberg en parfait état, avec figures et grandes let- tres enluminées à la main pour imiter les manuscrits, avec re- liure en bois et ve- tuyau sanguin orné de gros clous dorés sur le plat ! — Ce gre- din de Sigismond gar- dait ça sous le bois- seau; moi je ferais éclater la bombe. —


l^autce to £raï)tjbn*prenD C C^ tari) corne pour SôuriJcuâ- cottpe^uO^meuoe.mete enta poeU auoe gratvA £sijan ôognovt jjâiagtiUe uin rouge «tjucre.


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1438! Entendez- vous, messieurs les Bibliographes, 1438 ! — Tous vos systèmes rasés ! Nous sommes loin de la Bible de 1455 3... Et leMaistre-


L'HERITAGE SIG1SMOND.


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Queux du Louvre, livre de cuisine imprimé à Paris en 1467, provenant

de la Bibliothèque du Louvre, bien qu'oublié sur les inventaires sans

doute parce qu'il était de ^

service à la cuisine ! Et VAr- Jjfe*)eshat3<

rière-Ban des Damoiselles >

ouvrage satirique avec nom- breuses figures sur bois du

miniaturiste Jehan Fouquet,

gravées par Philippe Pigou-

chet et enlumine'es, estampes

élégantes et railleuses où

défilent toutes les femmes,

depuis la duchesse jusqu'à la

chambrière, à la date de 1469!

— Et la Dame des quatre fite

Aymon , le premier roman

populaire, imprimé sur vrai

papier à chandelle, exemplaire

unique, froissé, déchiré, sali

et maculé, Paris, 1468 ï Ainsi

les trois premiers Livres a

dates certaines imprimés à

Paris sont un roman, un livre

satirique sur les femmes et

un manuel de cuisine! Tout

Paris se rencontre déjà dans cette trinité, les livres de dévotion ne

viennent qu'après! Quand je posséderai ces trois livres..,

— Maïs, essaya de dire l'homme d affaires, vous ne les posséderez pas.

— ♦.. J'écrirai un volume là-dessus! Joli thème, hein! Voici dans l'œuf notre littéra- ture et nos moeurs, voici déjà, au milieu du xv e siècle, notre Paris galant, frivole, artiste, romanesque, gourmand, etc. — Et ce Sïgismond qui cachait bêtement ce trésor! Et ses

autres merveilles : la Petite chronique de Gityot Marchand, 1483^ avec ligures retouchées en miniatures, le Débat de gente Puceile et de folle Pucelle, chez Robin Chaillot, 1480, tes Fruits du péché, An-

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Les fruicts du re&cke . i4-a<j -


26


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


toïne Vérard, 1489! Et l'introuvable Gargantua, princeps de Lyon, i53i f Et ses Aide Manuce, ses Eîzevier, ses Estîenne]... Mais je veux surtout mes trois premiers livres typographiques, de Paris... entendez-vous, je les veux f Retournez, doublez mon offre s'il le fautl... Vite! ne perdez pas une seconde]

— Mais vous ne les aurez pas, vous ne pouvez les avoir! gémit

l'homme d'affaires, se déga- geant des mains de Raoul Guîllemard et reculant jus- qu'au bont de la pièce pour avoir la faculté de fouiller dans sa poche, tenez, regar* dez, j'ai copie du testament de M. Sigismond : Je lègue à M yh .Eléonore- Stéphanie- Pul chérie Sigismond, ma cou- sine, etc., etc> à la condition expresse de,.. »

11 ne put continuer. Le sympathique bibliophile Raoul Guillemard venait de bondir, exultant, affolé :

« Une demoiselle ! Sa lé- gataire est une demoiselle ! Et vous ne ]e disiez pas tout de suite, au lieu de m^en- nuyer avec vos : « Tu ne Ta liras pas ! » J'aurai, au con- traire, tout est sauvé ! U Ar- rière-Ban des Damoiselles, le Gutenberg de 1438, V Incu- nable de i4o5 ? je les aurai tous]... Je les épouse, j'épouse M Ite Eléonore Sigismond] — ■ Attendez] cria Thomme d'affaires.

— Encore ! mais vous n'êtes donc mon homme d'affaires que pour m'accabler de tracas, pour m'assommer de contradictions* me noyer sous les contrariétés ? — J'épouse! Ce gredin de Sigismond ne Ta pas défendu, j'espère ?

— Ecoutez-moi... il ne Fa pas défendu, mais M lk Eléonore Sigis- mond a cinquante-huit ans J »

Raoul ne broncha pas une seconde.

« Ah çà, maïs! s'écria-t-ii, vous figurez-vous t monsîeur s que je songe au mariage par dépravation ?, .. Gomme tous ces farceurs qui



L'HERITAGE SIGISMOND, %f

n'épousent que parce que la fiancée est jolie, parce qu'elle est charmante, gracieuse, langoureuse même! Concupiscence très blâmable! Appétit de la chair! Goûts luxurieux!.-. Fih,. Qu'est-ce que la femme? Une édi- tion d'Evej plus ou moins conservée,..

— Soit... mais la reliure?

— Reliée en plus ou moins soyeux et chatoyant satin r si vous voulez ! Donc chassez loin de vous toutes vos impures et mièvres idées de galanterie. Eléonore Sigismond a cinquante-huit ans, j'en ai qua- rante-neuf, c'est parfait... Quelle chance que je ne sois pas marié, je l'ai échappé belle! Voyons, à quelle heure le train pour Pontoise ? Vous allez courir faire ma demande en mariage... cette pauvre Eléonore ! — Dîtes-moi, en douze ou quinze jours on peu: être marïe\ n'est-ce pas?

— Mais vous n'y songez pas!... Je l'ai vue, votre Eléonore, c'est une véritable haridelle, sèche comme une vieille planche mal rabotée...

— Partez donc! dépëchez-vous !

— Ridée comme une pomme de reinette, ravinée par le temps 7 un monstre!

— Oh !

— Mais elle a une perruque et un râtelier I elle a le nez crochu et sur les joues trois verrues ornées de touffes de crins durs...

— Est-ce vous qui devez l'épouser, vieux débauché? Partez donc, ou plutôt non 7 j'y vais moi-même! Nous disons: M ILe Eléonore Sigis- mond, a Pontoise, rue du Val-d'Amour, Jj*>~ J 7 y vole î »


II


Le chargé d'affaires du sympathique bibliophile n'avait pas flatté le portrait de M lle Eléonore Sigismond, mais ce portrait était presque exact. M. Raoul Guïllemard aurait pu s'en convaincre du premier coup d'oeil quand il entra dans le salon de la demoiselle à Pontoise, s'il avait eu des yeux pour la regarder. Mais ses yeux et son âme s'étaient tournés tout de suite vers un deuxième corps de logis qu'à travers les rideaux des fenêtres il apercevait de l'autre côté d'une large eom aux pavés encadrés d'herbe. C'était la* C'était dans ce grand bâtiment, vieux d'un siècle ou deux, que le bibliotaphe Sigismond avait caché et enterré ses livres J V Incunable de ï-£o5, le Guienberg de 1438, ï Arrière-Ban des Damoiseîies 7 ils étaient là, tous I Et il n'y pouvait toucher l

Cette pensée douloureuse enraya légèrement son éloquence et obscurcit le discours qu'il tînt à M lK " Eléonore Sigismond. Celle-ci prit d'abord le sympathique Guïllemard pour un mendiant à domicile en


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CONTES FOUR LES BIBLIOPHILES.



train de lui dépeindre ses malheurs ; puis, considérant que ce monsieur en habit était bien vêtu pour un quémandeur, elle le somma de s^expli- quer plus clairement.

Pauvre demoiselle Sigismond, elle ne s'attendait pas à la secousse. Elle comprit enfin, car tout à coup ses pommettes sculptées au couteau rougirent, son grand nez se colora et les crins des trois verrues semées sur son gracieux visage se hérissèrent brusquement sous le coup d'une stupeur violente- Alors, avec une sorte de gloussement étouffé, elle se

leva de sa chaise en portant la main sur son corsage comme pour com- primer les battements de son cœur.

Raoul prit cela pour un commen- cement de tendre émotion; cessant un instant de glisser des regards en cou- lisse du côté de la cour, il s'efforça de donner à sa voix de douces inflexions et frappa le grand coup:

« Oui, mademoiselle, je sais tout ce que cette démarche a d' irrégulier, mais j'ai tenu moi-même à vous expo* ser mes sentiments.,, mûris par l'âge et la réflexion,,, la vie est un jardin que des fleurs diverses viennent émaîller à toutes les saisons ; après la marguerite printanière, le chrysanthème automnal. L'homme n'est pas fait pour voguer tout seul sur l'Océan tourmenté de l'existence, ni la femme pour se dessécher sur le rocher de l'isolement ; en un mot, mademoiselle Eléonore, j'ai l'honneur de solliciter votre main] » M l,e Eléonore avait pâli et elle essayait vainement de parler. « C'est une affaire entendue, dit l'impatient Raoul, qui prit ce silence pour un acquiescement et se leva; nos deux notaires s'entendront.,. Ré- gime de la communauté... peut-on visiter la maison?... la bibliothèque est par là, n'est-ce pas ?

— Insolent! s'écria enfin M 1Ie Eléonore, grossier personnage! venir se moquer d'une faible femme sans défense !

— Plaît-il? fit Raoui, mais je suis sérieux, très sérieux! Vous êtes un peu mûre, fadaise! suis-je un freluquet, moi-même?».. Et mes senti- ments sont solides, vous pouvez me croire; je ne suis pas un papillon qui voltige de rose en rose... et je vous le prouverai! »

L'effronté Raoul sourit gracieusement à M 1,e Eléonore et poursuivit : « Tenez, mademoiselle, voilà vingt ans, trente ans» que votre poé- tique image hante mes rêves, trente ans que je viens à Pontoise en cachette, la nuit, soupirer sous vos fenêtres,..

— Vil imposteur ! Je ^habite Pontoise que depuis six mois, je n'étais jamais jusque-là sortie de Château-Thierry!



L'HÉRITAGE SKI ISMOND


L'HERITAGE SIGISMOND, v?

— C'est Château-Thierry que je voulais dire! Où es-tu, 6 ma jeu- nesse en proie à la mélancolie, rongée par une passion fatale et incom- prise... car jusqu'ici vous n'avez pas voulu me comprendre' Mais c'est fini, tout est arrangé, vous avez dit ouï ? ne parlons plus de ça T c'est l'affaire des notaires l Dites-moi , peut-on voir la bibliothèque de Sigïs- mond?

— Je comprends tout! s'écria M lle Eléonore, vous êtes encore un ami de Sigismond et vous venez pour ces aifreux livres !... »

Un mot prononcé par M 1,B Sigismond avait fait dresser Poreille au sympathique Guillemard. Elle avait dit : encore un ami de Sigismond, que signifiait cet encore? D'autres seraient-ils déjà venus» attirés aussi par la bibliothèque?

« Pardon, dit-il d'une voix altérée, on est donc déjà venu?

— Ouij d'autres sont venus me tourmenter pour ces monstres de livres ; mais aucun n'a poussé Tîmpudeur aussi loin que vous ï II y a un monsieur Bicharette et un monsieur Joliffe qui m'ont offert des sommes folles de ces livres que je n'ai pas le droit de vendre !... »

Bicharette et Joliffe! deux malins! Ah! les fouines! Raoul frémit.

« Je leur ai expliqué que mon cousin Sigismond en rrf instituant sa légataire universelle m'avait formellement interdît de vendre... de me débarrasser d^aueun de ses piteux bouquins...

- — Très bien! vous avez bien fait! Ne vendez rien à ces intrigants 1 Ils sont partis, n'est-ce pas, en s'inclinant respectueusement devant la suprême volonté de ce brave Sigismond?

■ — Non pas ; l'un a acheté une maison en face et l'autre une maison à côté de celle-ci, et ils m'ont dit qu'ils camperaient là en attendant...

— Quoi? qu'attendront-ils, ces crocodiles?

— Ma... mon... mon évanouissement! clama M ile Eléonore, parce que le testament de Sigismond ne m'obligea conserver ses livres que ma vie durant ; il a négligé destituer cette conservation en charge perpé- tuelle qui obligerait mes héritiers...

— Très bien! bravo! enfoncé Sigismond! s'écria le sympathique Raoul, Bicharette et Joliffe n'auront rien, c'est moi qui aurai tout, je le jure 1 J 1 attendrai, moi aussi, avec impatience, mais j'attendrai !

— Ah ! ah! vous levez le masque! eh bien, je vais vous dire ce que je vais faire, moi, à vos bouquins! Ce sont mes ennemis, car vous ne savez pas qu'il y a quarante-six ou sept ans, Sigismond devait m'épouser et que la chasse aux livres avec ses exigences de temps et d'argent lui a fait remettre notre mariage d'année en année jusqu'au jour ou il eût été trop ridicule d'y songer encore ! — Ah oui ! il avait bien le temps de penser à moi! une femme, une maison, des toilettes, des enfants, ça coûte trop cher, il lui eût fallu rogner sur les livres, il a préféré ses bouquins ! Mais vous allez voir ce que j'en ferai de ses odieux bouquins.,. Je suis tenue


3 o CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

par son testament de les garder, mais non de les soigner, cher monsieur., . , non de les soigner! Je vais me venger de mes quarante-cinq années de tristesse et d'abandon. Ils vont me payer le manque de foi de Sigismond, Ah! volage, tu nVas délaissée pour eux, tu vas voir ce que j'en fais de tes reliques ! Vous verrez aussi, je ne suis pas fâchée d'étaler ma belle vengeance sous les yeux d'un ami des paperasses... Tenez, regardez! »

Elle avait entraîne Guillemard à la fenêtre et lui montrait le toit du bâtiment contenant la bibliothèque.

« Vous voyez qu'aux fenêtres du grand grenier, au-dessus de la bibliothèque, il n'y a plus un seul carreau; tous cassés, cher monsieur, et par moi ! — Regardez plus haut, sur le toit, voyez-vous ces larges trous çà et là? C'est moi qui ai fait enlever les tuiles! La pluie pénètre tout à son aise, elle pourrît les planchers et filtre au-dessous dans les salles aux livres.^,, c'est charmant; il y a déjà de grandes taches vertes, des plaques de moisissure au plafond, et de longues rigoles qui dégoulinent délicate- ment le long des murailles..,, cascades ruisselantes d'espoir.

— Horreur! gémit Raoul Guillemard pétrifié.

— Pour que la moisissure marche plus vite, j'ai fait du grenier un vrai jardin, j'y cultive en pots toutes les natures de plantes, celles sur- tout qui aiment l'humidité, et je les arrose tous les jours avec généro- sité...

— O Ariane antique et féroce! Ces livres sont innocents... Sigismond fut un misérable, mais puisque j'offre de tout réparer, épargnez les Livres!

— Venez, maintenant, dit Eléonore Sigismond en prenant un trous- seau de clefs, vous n'avez droit de pénétrer dans la bibliothèque qu'une fois par an et ce n'est pas le jour, mais je veux vous faire une faveur, cher monsieur, une faveur! Suivez-moi! »

M, Raoul Guillemard, les cheveux en désordre, la tête tombant de droite à gauche, comme un homme qui a reçu un fort coup de massue, suivit la vindicative Eléonore en poussant un gémissement à chaque pas.

« Une bibliothèque qui contient des livres ayant appartenu à Gro- lier et à Maioli, aux rois, aux empereurs, aux princesses; des reliures divines... Mademoiselle! vous ignorez... vous ne savez pas..* des Gro- lier! M jïs je consentirais à vendre ma peau et à me faire écorcher vif, si Ton me promettait de me confectionner avec des chefs-d 1 œuvre sem- blables!

— Donnez-vous donc la peine de monter cet escalier, dit M ikJ Eléo- nore après avoir traversé la cour, mais fermez bien la porte, qu'il n'entre pas de matous indiscrets, je déteste les matous,,. Là, attendons un instant sur le palier, prêtez l'oreille, cher monsieur, entendez-vous?

— Qu'est-ce que c'est que ça? fit Raoul Guillemard, d'un air effaré


L'HERITAGE SIGISMOND. 31

après avoir écouté une minute, El y a quelqu'un dans la bibliothèque? Des enfants? quelle imprudence I

— Des enfants? Non, ça ne fait pas suffisamment de besogne*., ce sont des souris, ces trottînements, ces courses, ces petits cris, ce sont leurs jeux, à ces charmantes bêtes!..,

— Des souris! dans une bibliothèque!

— Une bîbliolhèque fermée, ou ne doit pas entrer un chat!.., J'aime beaucoup les souris, fen ai fait acheter un lot de trois cents,., cent cin- quante couples, je les ai lâches dans la bibliothèque en leur disant : Croissez et multipliez! La multiplication doit avoir commencé depuis trois mois, la nourriture ne leur manque pus, ces charmantes bêtes adorent les vieux papiers, les parchemins, les peaux...

— Horreur! gémit Raoul Guillemard, qui se laissa tomber sur une marche de Tescalier.

— Attention au coupd'œil, reprit M lle Eléonore, et prétez-moi votre canne pour éloigner mes petites protégées de mes jupes, j'ouvre I p

Elle tourna doucement la clef et poussa la porte. Ce n'était que trop vrai! Il y avait là des légions de souris qu'une exclamation de Raoul jeta dans une galopade insensée; il en sortit de partout, des vitrines ouvertes, des tiroirs des tables; il en dégringola des plus hautes tablettes, il en jaillit des armoires entre-bùillées, des grosses, des minces, des mères lourdes et ventrues, des petites gracieuses et sautillantes. Raoul en écrasa deux, malgré les efforts d'Éléonore ; mais Tarmée, après s'être réfu- giée un instant dans ses trous, reprît bientôt ses courses,

k Vous voyez que les intentions de Sigismond sont fidèlement res- pectées, dit la terrible héritière ; pas un livre n'a bougé, je conserve avec soin 1 jï

Une pensée de crime traversa l'esprit de Raoul, mais cet homme de mœurs douces manquait d'énergie pour les grandes résolutions; il recula et se contenta de se jeter aux genoux d'Eléonore:

« Chère mademoiselle! De justes griefs contre ce sacripant de Sigismond vous égarent, mais vous êtes bonne au fond, vous pardon- nerez à ces pauvres livres. .. songez qu'il y a là 7 entre autres chefs-d'œuvre livrés à la dent des souris, les Contes de La Fontaine des fermiers généraux, l'exemplaire non coupé du traitant Molin de Villiers, exemplaire unique, avec six contes apocryphes e: huit gravures de Choffard et d'Eiseu qui ne se trouvent que la, plus quatre vignettes que les fermiers généraux trouvèrent trop légères et dont les planches furent détruites après un tirage de quelques épreuves..,

— < Des turpitudes! Montrez-les-moi pour que je les mette bien à portée de mes souris!

— Grâce ï

— Continuons notre inspection» Regardez, s'il vous plaît, ces taches


ja CONTES FOUR LES BIBLIOPHILES.

au plafond, ces moisissures le long des murailles ; tenez, voilà tout un panneau détruit; regardez, voilà des planches qui se décollent! oh! l'hu- midité, cher monsieur, l'humidité, comme ça dégrade les immeubles!.,.

— Pitié! mademoiselle, puisque vous ne voulez pas m 1 épouser, adoptez-moi. Je serai votre fils, je vous chérirai, je vous...

— Y pensez- vous, monsieur? on jaserait I

— Laissez-moi vous adopter, alors; je serai votre père, votre oncle.,*

— Vous êtes plus jeune que moi! Vous avez cinquante ans et n'en paraissez pas plus de cinquante-cinq!... Tenez, regardez dans la cour, voyez-vous cette petite fille qui saute à la corde, elle a cinq ans et demi, c'est ma petite nièce et mon unique héritière, patientez jusqu'à ma..* mon... ma disparition de cette terre de mauvaise foî, elle aura le droit de vous céder tous ces bouquins... s'il en reste î... Maintenant, veuillez prendre l'escalier, s'il vous plaît; j*aî Fhonneur de vous saluer! »


ni


Après quinze jours consacrés à soigner un commencement de mala- die nerveuse, rapporté de sa visite à M tto Siglsmond, le sympathique et amaigri Raoul Guiliemard revint encore à Pontoîse, mais cette fois très mystérieusement. Il erra le soir au clair de lune sous les fenêtres d'Éléonore pour étudier les abords de la place. Du dehors, on ne pouvait se douter de l'œuvre d'effroyable vengeance qui s'accomplissait là; sur la rue, le bâtiment contenant la bibliothèque de Sigismond paraissait encore saîn et solide. Les victimes étant muettes, rien ne dénonçait au dehors la maison du crime. JoIifTe et Bicharettc ne savaient rien* M. Guiliemard, toujours aussi mystérieusement, acquit au double de sa valeur la maison qui flanquait à gauche la bibliothèque Sigismond, et s'installa dans la nuit, après avoir, par excès de précaution, rasé complè- tement sa barbe et coiffé une perruque frisée sur sa calvitie. Joliffe, quand il le rencontra, ne le reconnut pas; il pouvait défier les regards perçants d'EIéonore.

Il avait son plan. Pour commencer, comme il était mitoyen avec la bibliothèque, il entretint jour et nuit, malgré les chaleurs de Tété, un feu d'enfer dans toutes les cheminées appuyées au mur commun, pour combattre rhumîdité. Les cheminées éclatèrent; le mur, calciné par places, se fendilla; trois fois pendant le premier mois les pompieis durent accourir éteindre des commencements d'incendie. Sur les obser- vations du commissaire, Raoul Guiliemard, qui se prétendit créole pour s'excuser, dut modérer ses feux.



L'HfcRITAilE SIGÏSMOKD


L'HERITAGE SIGISMOND. 31

Par une sombre nuit d'orage, un homme en blouse, muni d'un grand sac d'où semblaient s'échapper des gémissements étouffés, escalada le mur du jardin des Sigismond, se glissa dans les allées, pénétra dans une remise, prit une échelle et se hissa jusqu'à la hauteur d'une petite ienctre aux vitres brisées donnant sur la bibliothèque. Poussant alors son sac à travers un carreau, i] le vida dans l'intérieur et resta ensuite accoudé sur la fenêtre, l'oreille tournée vers l'intérieur, la figure con- tractée par un rictus.

Cet homme, c'était Raoul Guillemard; le sac vidé dans la biblio- thèque contenait six chats vigoureux achetés à Paris et préalablement soumis à une diète de quelques jours. Maintenant lancés sur les peu- plades rongeuses chargées de la vengeance d'Eléonore, ils devaient jouer terriblement de la griffe et de la dent. Guillemard entendait leurs bonds et leurs miaulements de plaisir- souriant à la pensée de l'infernal car- nage, il regagna le jardin avec les mêmes précautions et refranchit le mur. Sa mauvaise étoile voulut qu^à ce moment Eléonore, éveillée par quelque bruit, ouvrit sa fenêtre et l'aperçut de loin à cheval sur le mur. Effrayé par ses cris, le bibliophile détala bien vite et ne rentra chez lui qu'après un long détour.

Le lendemain, il aperçut au-dessus du mur escaladé un grand écri- teau bien en vue : Il y a des pièges à loups dans cette propriété. M Uo Si- gismond, qu'il guettait par rentre-bâillement d'un volet, paraissait tout agitée; elle ne faisait qu'aller et venir. Sur le soir, il la vit invectiver dans sa cour un cadavre de chat pendu à un ciou.

Raoul Guillemard laissa passer deux jours: la nuit du deuxième jour, deux hommes, au risque de se casser le cou, gagnèrent par le toit de Raoul le toit de la bibliothèque et entreprirent une mystérieuse besogne. L'un de ces hommes était le sympathique bibliophile lui-même, r^utre, un ouvrier couvreur amené de Paris presque au poids de l'or; avec de vieilles tuiles bien sombres, ils raccommodaient le toit de la bibliothèque et bouchaient tous les trous ouverts par la scélératesse d'Eléonore.

C'était la lutte, car la légataire de Sigismond ne pouvait manquer de constater bien vite ces réparations subreptices. En effets à quelques matins de lj 7 Eléonore, après avoir donné de sa fenêtre tous les signes d'une formidable stupéfaction, monta dans le grenier et enleva elle-même les tuiles rapportées, M. Guillemard fit revenir son couvreur, Eléonore détruisit encore ses réparations. Surexcité par la lutte, Raoul eut une idée de génie; avec son ouvrier, il entreprit de couvrir de ciment le par- quet du grenier. Ce travail leur prit six nuits, mais il fut bien exécuté; dès qu'une partie du plancher était faite, Guillemard la recouvrait d : une couche épaisse de poussière et remettait en place les pots de fleurs de M 11(i Sigismond. Des rigoles furent adroitement ménagées et dissimulées.


j + CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

elles conduisaient les eaux par des trous dans le grenier de Guillemard et de là dans les gouttières, Maintenant, il pouvait pleuvoir sur la bibliothèque.

Restait l'autre ennemi, la garnison de souris. Hélas! tous les chats du pauvre bibliophile avaient péri; Tun après l'autre ils avaient été pris et pendus. N'importe. Guillemard escalada encore le mur avec une nou- velle armée de matous. La souris est si prodigieusement féconde, que les pertes causées par la dent des premiers chats étaient déjà réparées. II y eut un nouveau carnage, puis de nouvelles pendaisons, Guillemard s'obstina. Comme il revenait de porter son troisième sac de chats, il mit le pied sur un des pièges à loups semés dans le jardin. Par bonheur, le piège mordit sur sa bottine; l'héroïque Guillemard , malgré sa souffrance, put dégager son pied en laissant la bottine aux dents de fer du piège.


IV


Une année, deux années, cinq années s'écoulèrent, années de défis, de ruses, de stratagèmes, de véritables combats. Joliffe et Bicharette s'étaient depuis longtemps lassés d'attendre le décès de M ,Ie Sigismond. Le sympathique Raoul était resté sur la brèche, vaillant et obstiné. Un beau jour, M 11b Sigismond parut renoncer à la lutte; elle négligea de démolir les réparations nocturnement exécutées sur le toit, et elle laissa les chats de Raoul s'engraisser aux dépens des souris garnison nant dans la place.

L*in cognito de Raoul était depuis longtemps percé à jour; il avait laissé repousser sa barbe et teignait ses moustaches dans l'espoir de tou- cher un jour le cœur de la petite nièce d'Ëléonore, arrivée à l'âge de onze ans. Hélas] que d'années encore à passer dans ce doux espoir!

Comme il rentrait un soir d'une séance à la salle Sylvestre, la cui- sinière de M Ile Sigismond lui apporta une lettre.. O bonheur! Ô rêve I

M u * Eléonore s'adoucissait! Touchée par la persévérance de Raoul, elle lui déclarait à brûle -pourpoint qu'elle consentait à l'épouser, si ses sen- timents pour la bibliothèque n'avaient pas changé* Mariage de raison, disait-elle.

Pour acquérir le lot de livres merveilleux délaissés par Sigismond, il fallait prendre cet exemplaire atrocement défraîchi de M"** Eve : l'hé- roïque Raoul n'eut pas une seconde d'hésitation.

Et c'est ainsi qu'un soir, après le repas de noces, plus solennel qu'il n'eût voulu, Raoul, le cœur battant d'un indicible émoi, obtint de l'épou-


L'HERITAGE SI G I SMON P.


»



sée ce pourquoi, depuis tant d'années, ses soupirs montaient vers le ciel înclément, la clef de la bibliothèque 1

Enfin! enfin! enfin!!! Laissant M' nR Guillemard aux soins de sa chambrière, Raoul escalada quatre à quatre les marches du bienheureux escalier et ouvrît tendrement la porte. O joie! ils étaient là, les incuna- bles, les Gutenberg introuvés, le Ban des Damoiselles, les Fruits du péché, le Gargantua de i53i, et les autres» Que dépoussière, hélas! bien mal tenue, cette bibliothèque! mais comme il allait tout transformer, tout nettoyer, tout cataloguer! Quelles joies, quels transports !... Et quel bruit dans le monde ses découvertes ou plutôt ses conquêtes allaient faire!

Un gros chat dor- mait sur un tas de livres dans un coin, Raoul Tcnvoya pro- mener d'un coup de pied, et, la lampe à la main, se précipita vers les rayons réservés ou dormaient les pré- cieux volumes à peine entrevus du temps du méfiant Sigismond. Les voici tous, ô délire! Raoul les reconnaît; il y a là, dans leurs habits du temps , trente ou trente-cinq tomes, exemplaires uniques d'ouvrages inconnus ou perdus ? trente ou trente-cinq merveilleux opuscules qu'on ne trouverait pas en fouillant jusqu'au fond les bibliothèques natio- nales.

Raoul porte une main respectueuse sur les tablettes ,., son cœur saute,., mais il tressaille tout à coup, les reliures semblent piquées de petites taches noires, une fine poussière voltige dès qu^il soulève un volume,.. Celui-ci, c'est le Débat de gente pitcelle de 1480, ouvrage perdu depuis deux siècles,.. Horreur! le volume, dans sa reliure percée à jour, est absolument dévoré par les vers... Voyons cet autre! Abomi- nation ! La Petite Chronique , de 1483, somptueusement habillée par Grolier, rongée, perforée, dévorée de même! Et le voici, lui, le Guten- berg de 1438, réduit à l'état de dentelles, absolument détruit! Les incu- nables, mangés aussi! Les Aide, les Elzevier, les Estienne! tous, tous hideusement dévorés par de gros vers que Raoul trouve encore au fond des nervures forées dans l'épaisseur des volumes! Tous finis, tous en miettes! Malgré leur teinture, les moustaches de Raoul blanchissent à vue d'oeil

Soudain, un éclat de rire strident interrompit ses lamentables con-


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


statations. II se retourna, Elconore, qui Pavait suivie était là, son bou- geoir à la main.

« Ah ) ah ! suis-je bien vengée, cher monsieur Raoul Guillemard, émule de Sigismond? Les souris r l'humidité? destructeurs beaucoup trop lents! Nous avons trouvé mieux! Vous voyez dans ces dentelles en vieux pnpier, ô mon mari, Touvrage des vers, non pas des petits vers communs de notre pays, pauvres travailleurs; maïs de ces vers exotiques si terri- blement voraces, qui, jadis amenés par quelque navire, ont, eu peu données, dévoré les archives de la Rochelle... J en aï fait venir un certain nombre, et vous pouvez admirer aujourd'hui leur joli travail, Ah! ah! que doit dire Sigismond là-haut? Quels mauvais moments il doit passer à sou tour! Peu mourrai de rire! ah! ah! ah!!!... »

Est-il nécessaire d'ajouter, à rhonneur de Raoul, que, sans hésiter, il se jeta sur Vh entière de Sigismond pour essayer de l'étrangler! O ven- geance! ô rage! ses doigts se crispèrent; il serru en grinçant des dents. La force malheureusement lui manqua, le coup avait été trop rude, il tomba sur le tas de reliures vides et s'évanouit, flasque et lamentable; il était mort, soupirant encore pour le Débat de la génie Puce lie.



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LE BIBLIOTHÉCAIRE VÀN DER BOECKEN DE ROTTERDAM

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LE BIHLIOTIIÉCAIRE VAN DEH lïûËIlkEN

DE ROTTERDAM (Histoire vraie)


a mi se en scène est à indiquer: - Celait, il y a deux mois, au château de La Battue ^ chez le tin bibliognosie Ro- bert de Boisyrieux. — Au cours de la soirée, nous nous trouvions réunis six ou sepz dans le fumoir-biblio- thèque, autour d'une table chargée h L'an- glaise de soda-brandy et de



+ o CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

spirits variés, — Pas une seule femme n'avait osé se risquer dans notre tabagie; aussi, après avoir égrené nos plus gros rires sur des histoires fallacieuses dont quelques-unes très gauloises et même périphalliques, nous trouvions-nous alors tous assez amollis et largement distendus par la gaieté qui nous avait secoues deux heures durant de la gorge au nombril.

Nous nous sentions également las de bouquiner dans les vitrines de notre hôte, las de manier des maroquins signés et des éditions d'ori- gine- et de noble provenance, grisés par la vue des vignettes, étourdis par les ex-Iibris, hypnotisés par les marques typographiques à devises affinées par les doubles sens grecs, latins et français.

Une belle flambée d'automne, alimentée par la javelle et les bran- chages, mettait dans Tâtre une joyeuse pyrotechnie pétaradante^ et nous nous étions approchés en cercle, les yeux dans la flamme, muets, rêveurs, dans une accalmie étrange. — Le petit Jean de Marconville, sortant de son engourdissement, avait tout a coup parlé avec une grande délicatesse des sensations troublantes de certaines heures noctures et de ce besoin étrange qu'on éprouve parfois à la campagne de se conter des choses de l'autre monde; alors que le vent bruit au dehors dans la nuit noire et que, instinctivement, les uns près des autres, on se rapproche comme pour faire communier avec une sorte de volupté inquiète ses frissons sous-cutanés dans une même dévotion d'inconnu.

Chacun de nous constata la justesse de cette observation, et dans le centre de notre demi-cercle, devant la danse amollissante des flammes, il ne fut plus guère question que de surnaturel, de mystologie, d'in- fluences occultes, d'aventures bizarres, d'évocations, de prescience et de fatalisme.

Les hommes apportent dans les causeries de ce genre moins de fièvre anagogique que la femme, moins de curiosité devant l'inconce- vable T mais tous en général aiment à se montrer en coquetterie de bravoure avec l'inaccessible et à prouver par des histoires de mysticisme et de révélation, par des drames inexpliqués et inexplicables, la crànerie de leur rôle en telles et telles circonstances. — Ce fut bien vite entre nous presque un décameron d^étrangetés : spiritisme, apparitions, hypnotisme, visions, fantamasgories, théophanie, hallucinations et cauchemar, tout y passa. Chacun avait dans sa mémoire, sinon dans sa vie, des faits téné- breux, prestigieux ou malé6ques à donner en pâture à nos superstitions en éveil, et nous arrivâmes à une psychologie étourdissante qui eût fait pousser des cris de chauves-souris effarés aux aimables dames qui caque- taient dans les salons voisins.

Comme mon tour était venu d'exposer également un tableau de sou- venirs personnels au milieu de cette galerie d'anecdotes diaboliques et stupéfiantes, je cherchai à donner la relation la plus simple et la plus véridique d'une curieuse rencontre de voyage, dont tout l'intérêt s'allu-


LE BIBLIOTHECAIRE VAN DER BOECKEN. + i

maît et se condensait sur une caractéristique figure d'homme qui, bien sou- vent, me hanta aux heures de rêveries sur ^insondable mystère humain. Voici cette histoire telle que je la contai ce soir-là :


II


Au cours d^tie promenade au pays de Rembrandt et de Franz Hais, il y a cinq ans environ, j'arrivai à Rotterdam par ce merveilleux itiné- raire de canaux et de fleuves, exploité par les bateaux-Télégraphes de l'honnête Van Maenen, d'Anvers. — Me trouvant seul et assez malhabile au parler néerlandais, étourdi par les premières luttes avec les Ali-Baba



du change monétaire, un peu giffté aussi par l'air de TEscaui et de la Meuse parcourus de nuit et de matinée, je m^empressai de me réfugier au Musée, dans la solitude des grandes salles à peine troublées par le pas cadence des gardiens. — J 1 eus vite terminé ma visite à cette médiocre pinacothèque remplie de peintures restaurées et sans haute valeur, et ^allais me retirer lorsqu*un petit tableau, dans la manière de J. Steen, attira mes regards : sur le cadre brillait le nom très inconnu du peintre Van der Boëcken.

Van der Boëckenl... Pépelais ce nom, curieux d T y accrocher un souvenir. Van der BoéckenL*. — Pardieuî me dis-je tout à coup, solilo- quant à haute voix par plaisir d'entendre ma propre langue à l 1 étranger, Van der Boecken, mais Py suis, mon cher, je n'y songeais point ; ce nom d^ntique rapïn évoque à mon esprit un Van der Boëcken, bien vivant, Archiviste-Bibliothécaire municipal de Rotterdam : et je me rappelai

6


4* CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

toute une correspondance échangée avec cet ami mystérieux à propos de Scaliger et de ses éditions, — La bonne fortune vraiment cTavoïr regarde ce petit Van Cronten, songeai-je en riant; sans cette coïncidence, mon incuriosité me faisait négliger une rencontre peut-être agréable. Allons vitement présenter nos hommages à cet homme docte et obligeant.

« Van der Boëcken? dîs-je à un gardien avec une nuance d'interro- gation.

— « Ya,„ Btbliothek », répondit-il de la gorge avec un sourire inef- fable, tandis que baissant le doigt à terre, frappant du pied, il m'indi-



quait le rez-de-chaussée du monument, où dorment en effet, en dessous des tableaux du musée, les 40,000 volumes, les dessins et gravures de la Bibliothèque municipale de Rotterdam.

Un grand coup de sonnette à une petite porte sur laquelle le nom du Bibliothécaire était gravé, une apparition de servante blanche et rouge, ma carte remise, et presque aussitôt je me trouvais introduit auprès du grand archiviste, lequel s^tait levé poussant des exclamations de franche gaieté, pressant mes mains avec des témoignages d'un plaisir sincère;.,* puis un siège près de luî me tendît les bras, et je pus enfin réassurer que Van der Boécken en personne m*orTrait asile et sympathie dans sa Babel de papier noirci.

J'avais devant moi un grand diable de corps solide et élancé, large- ment redingote à la façon Restauration et surmonte d'une tête étrange ornée


LE BIBLLOTHtCAtKE VAN DE! Bnb.iKEN.


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d'une longue barbe de capucin, une barbe intègre et intacte, une barbe Je tleuve et de philosophe, une barbe d'un blond indécis, déjà fleurie par la cinquantaine, — Ce qui me frappa, ce furent se* yeux d'un bleu vert de faïence persane ou de glacier des Alpes, deux yeux polaires, comme l'imagination des hommes du Nord en prèle aux goules et aux vampires. Cca veux se mouvaient dans un visage que Granvïlle eût assimile à l'oi- ^cau de proie; ils s'allumaient comme deux phares derrière un nez de promontoire aigu, et, sans la bonté suprême du sourire, ainsi que La grâce pleine d 1 urba- nité des gestes, je crois bien que le premier abord du savant Van der Boëekeit eut été à ma vue quelque peu féroce et inquiétant*

Mais L'excellent homme ne me laissait point le loisir d'ob- server, tl m'accueillait avec une joie délirante comme un lils arri- vant de Java. — Déjà il m'offrait Le Schïedam de Vu mi tié, versant de larges verres de cette

liqueur bizarre qui entre dans la Lîorge comme du brouillard distillé; puis il m'enveloppait de petits soins, d'attentions, jurant de se consacrer à moi durant mon séjour aux bords de la Meuse et de la Rotte 3 me ques- tionnant sur Pmï is, sur notre littérature, heureux de manier cette belle langue française qui! avait si peu d'occasion de tirer Je son fourreau.

Vif, impétueux, presque fébrile, Van der Bûëcken n'avait certes pas L'allure pédante d'un commentateur d'Érasme; il sursautait, ne tenait pas en place, et je dus, sans crier grâce, parcourir à sa suite toutes les galeries de la Bibliothèque de Rotterdam.

Il m'installait dans les coins les plus lumineux, allant quérir lui-même, pour me les apporter, Les éditions curieuses et rares de Gronovius, de Jusie-Lipse, de Vossius, de Heînskis, nVcxaltant les chroniques rimées de Nicolas Kolyn, les oeuvres de Molis Stoke, les Sprckers des romans héroïques et chevaleresques. Il maniait ces lourds bouquins en peau Je truie, bardes de fer, de clous et d'agrafes, avec une aisance de géant, ouvrant les antiphonaires sur ses bras comme sur un pupitre sculpté, et




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CONTES POUR MIS &l R M< »PHI LES,


je restais abasourdi par cette surcharge de bibliographie néerlandaise que je n'avais point le temps de classer sur la Erik étagère de ma rnémo ire.

Il était dit que fc n*avais point fini ; nous finies une dernière station sur un palier Cantique escalier-galerie» et lâ f secouant sa barbe tic pro- phète, l'impétueux bibliothécaire m'annonça une incursion dans le domaine lyrique, didactique et dramatique des xvr et xvir siècles. Ce fut alors une dégringolade de livres qui s'écroulèrent sur mon crâne, et je

rai j i s avec la note d'une




5 T.f




admiration forcée, à bout d'adjectifs et de qualificatifs pour ré- pandre a son ruissel- lement d'enthousiasme. Je dus subir vail- lamment cependant riiispectjnn dea plus

beaux livres à vignettes de Van Cals, le poète néerlandais, dît le La Fontaine des Pays*Bas, je supportai sans trop de fatigues la vue des œuvres de Marnix, de Kosîer, de Van der Von- del, de Huygens et de Bilderdijk, mais je ne pus dissimuler l'aban- don de mon courage et l'atonie de ma voix devant les ïn-4 et les in-8 qui contenaient la poésie fleurie des Spiegel, des Rœmer Visseher, et les Woodenboëk de Welland et de Meurs jus.

Le cher archiviste eut la délicatesse de ne point m' accabler davan- tage; il tira sa montre, et d'une voix gaie, marquant l'heure de la récréa- tion : — * Assez de bouquins et de poussière! cria-t-ilj allons promener en ville, si vous le voulez bien. »


in


Nous nous dirigeâmes vers le Jardin zoologique. — Van der Boëckeu était un guide étonnant par la variété de ses connaissances et la joyeuse humeur qu'il apportait dans ses dissertationshistorL pies et municipales. Avec sa longue barbe flave, sa haute stature, sa large houppelande, son


LE BIBLIOTHECAIRE VAN DER BOhCKEN. 4Î

geste ample et harmonieux, il me donnait la sensation d'un superbe portrait d'Hemling ou de Porbus rentoilé et modernisé par un disciple du père Ingres. — Son œil étrange de turquoise morte avait de subites phosphorescences sous le sillage des impressions qui y passaient, et ses mains fines, amenuisées, un peu spectrales, se dressaient souvent démo- niaquement en travers de mon rayon visuel.

Il m'arrêta tout à coup en face d'une cage ou six loups, las de tour- ner sur eux-mêmes, s'étaient accroupis vaincus par l'énervante mono- tonie de leur régulier exercice.

« Vous permettez, me dit-il avec une grande simplicité, presque avec bonhomie, en glissant sa canne sous son bras et se rejetant en arrière; je veux juger sur ces bétes de Tétat de mon fluide magnétique; il y a quelque temps que cela ne m'est arrivé... et vous s a v ez< . . le cri ter î tim ! n

Déjà les loups s'é- taient relevés, la queue entre les jambes, in- quiets comme un bétail à l'approche de Forage,

et lui s'était rapproché ; il leur plongeait ses yeux dans les yeux, les ras- semblant sous son regard avec autant d*aisance que s'il eût possédé un fouet de dompteur sous la main. Les malheureux cerviers hurlaient en mineur comme aux jours des Lupercales; ils se flairaient, puis se re- dressaient, essayant de fuir ces deux yeux impitoyables qui les clouaient comme des épieux; ils couraient éperdus dans l'étendue de leur cage, mais le regard polaire de l'archiviste courait prestement avec eux, fixe, volontaire, chargé d'une force inexplicable; il parvint enfin à réunir les six malheureux dans un angle de la cage, et là, domptés, acculés, enchaînés par une puissance occulte, ils ne bougèrent plus ; je les vis un à un bais- ser la tête, papilloter de la paupière, puis, immobiles, dormir avec une attitude résignée, peureuse et lamentable de chiens battus à la niche.

« Un peu trop long, soupira Van der Boëcken avec tristesse, en se retournant vers moi; j'ai tort de me négliger, voyez-vous ! Le fluide est comme le muscle, il faut journellement et sans trêve le travailler* »

Et nous poursuivîmes notre promenade zoologique.

Comme je demeurais singulièrement curieux de renseignements sur ce pouvoir fascinoteur et que mon silence était gros de questions, le pra- ticien des théories de Deleuze et de l'abbé Faria vint de lui-mdme au- devant d'un interrogatoire.

« Pai toujours, mon cher ami, commença-t-il, été frappé — dès la



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CUNTKS POUR LLS BIBLIOPHILES.



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pension — du trouble hypnotique occasionne par la fixité de mon regard, A quinze ans, au collège, lorsque pétais surpris en faute, je parvenais sûrement à endormir nies juges*professcurs, et mes petits condisciples me nommaient le Diable lanceur Je sable f car à peine les a vais- je regardes

avec attention qu'ils commençaient à sen- tir sous leur paupière rouler la poudre aveu- glante du sommeil, — * Je prenais plaisir^ je Ta voue, à cultiver ces dons surnaturels de ma pupille phospho- res, comprenant toute la puissance sugges- tive i|ue je pourrais lîrur de cette domina* don par l'ceîJ uni à la volonté.

« Je ne vous dirai point toutes les bonnes fortunes de ma vingtième année, toutes les pas- sades obtenues par mes passes magnétique», les érélhismes ou hypercs- thésîes amoureuses, le donjuanisme féroce de ma fascination. Pendant huit années environ, je vécus d'Anvers à Amster- dam avec la fouiiue d'un Casanova doublé d'un Ca-

liostro, considéré comme

un homme fatal, comme un débauché funeste qui portail un philtre d'amour dans la flamme claire de ses tvillades ; puis enfin, le temps aidant, je m'as- sagis et me ma i i.ii a u détour de la trentaine; aujourd'hui je ne pro- voque plu y guère l'assou- pissement que chez moi, dans mon milieu conjugal, le soir, sous la lampe, lorsque ma femme et ma belle-mère se lancent des regards inquiets sur les causes d'une de mes sorties nocturnes, Alors, par esprit de conciliation et en horreur des scènes inutiles et contraires aux bonnes fonctions digestîves, je les anéantis très provisoirement d'ailleurs d'une





LE BIBLIOTHECAIRE VAN DER BOECKEK.


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œillade et vais errer le long des canaux oti la lune, admirable hypno- bâte, mire dans les frissons de Ponde sa face anesthésiée.

— Mais, hasardai-je, en dehors de la femme et des fauves, quel pou- voir précieux serait le vôtre pour la conquête du bouquin convoité, pour l'édition rare, alors qu^il s'agit d'atténuer le lucre d'un libraire d'occasion ou de paralyser les surenchères dans les ventes publiques!

— Ah! bon ami, clarna-t-îl, croyez bien que je ne manque point ces superbes aubaines. Je connais aussi bien ici qu'à La Haye, à Utrecht, à



Leydc, à Harlem, à Amsterdam, les moindres antiquaires dissimulés dans les vieilles ruelles, et j'y vais fréquemment faire la chasse aux Elzévïrs et aux Plantin. J'arrive doucereusement à l'antre du bouquiniste. Je flaire l'oiseau rare, je le déniche, je m^enquïers du prix, et, fixant silenrieuse- ment, couchant en joue pour ainsi dire le boutiquier tremblant et affaissé, je prononce lentement mon prix à moi comme une sentence définitive et menaçante. L'homme se trouble, je m'approche sans mot dire ; déjà ses yeux clignotent, sa bouche se plisse dans une contraction comateuse; il n'essaye point de lutter, il consent comme si je lui demandais, armes en main, comme un roi des montagnes, la bourse ou la vie. a

Puis, comme je souriais un peu cyniquement :

« Dans les ventes, allez, c'est bien autre chose, continua, en se cam- brant comme un général en retraite, le terrible Van der Boëcken; tout ce que je convoite est à moi; je sais Fart d'envelopper d'une oeillade courbe et réfrigérante l'expert et le crieur; la voix de celui-ci s'effondre à mon moindre geste ponctué d'un regard autoritaire, et il faut voir la


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CONTES POUR LUS BIBLIOPHILES.


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façon dont le commissaire de la vente laisse, dans les prix bas, retomber son marteau d'ébène quand je le vrille de ma ti rebouchonnante fluidité, — Il ne lui reste plus qu'un petit filet de voix pour le mot adjugé \ et ils ne se doutent points les pauvres gens, que leur malaise provient de moi seul; ils se cherchent, ils se tâtent et se croient étourdis par un flux de sang subit à la cervelle. »

Mais rarchîviste-fascinateur s'était arrêté. Devant nous, dans une

large cage, un tigre royal, superbe et digne de faire bondir le cœur d'un rafahi se promenait félinement en traître de mélodrame, l'œil ^^fiSilf^lHBB g^r tX-^ Jv*^\ fuyant, les crins moustachus I ^^^S^S^B^^^^^^ i % IV hérissés j l'échiné souple et

la gueule mauvaise.

« Ah! ah! proféra mon homme avec joie, essayons de réduire ce capitan à l'immobilité, » — .„ Et aussitôt, tout en fixant la bête fugace, il lui parlait doucement en hollan- dais; on sentait à sa voix caressante qu'il prodiguait mille petites dou- ceurs à ce roi des jungles, qu'il l'accablait d'hommages, de diminutifs, de gentillesses, qu'il faisait appel à sa bonne volonté pour se laisser dompter. Mais le tigre exaspéré s'était ramassé prêt à bondir, rugissant et fronçant les plis de sa face comme pour la bataille. — Van der Boëcken ne bougeait plus, il avait commencé le tète-à-tête, yeux à yeux, prunelle à prunelle; Texiié de Bengale esquivait ce regard d'acier qui le poursui- vait sans merci à droite, à gauche, en dessus, en dessous, toujours plus aigu, plus fulgurant, plus effroyable; il battait ses flancs de sa queue et s'était remis à arpenter le plancher de la cage avec son allure mollc 3 sourde T et nerveuse à la fois; maïs le visage barbu de mon nouvel ami allait, venait le long des barreaux avec une prestesse sans égale, l'œil agrafé à l'œil du tigre qui, soudain, à bout de résistance, tourna trois fois sur lui-même et s'abattit, sans bruit, dans un ronronnement de chat- géant, les paupières closes, hypnotisé.

Avec les lions le spectacle se renouvela; avec les perroquets il fit des colloques en langue érasmienne. De tous côtés, il se prodigua bizar- rement a mon étonnement; mais ma stupéfaction tourna à la stupeur devant certain palais de fer qui renfermait deux immenses ours blancs. <r Voici les deux plus beaux ours du pôle qui soient encore parvenus dans un jardin zoologique, me dit-il avec calme, A Paris, vous ignorez absolument ce que sont les ours blancs; ceux que vous voyez ici ont, lorsqu'ils sont debout, prés de trois mètres, et vous allez en juger, — car c'est un couple, — si vous voulez me permettre de les inciter à l'acte d'amourj ainsi qu'il convient à leur robe virginale. »



LE BIBLIOI ' HYPNOTISEUR


LE BIBLIOTHECAIRE VAN DER BOECKEN,


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Presque en même temps, a l'aide d'un jargon violemment guttural qui était tour à tour puérilement traînard et brièvement impératif, les deux ours soulevèrent leurs masses colossales et se dressèrent, épaule contre épaule, gueule à gueule, se mordant cruellement, tombant à terre et se redressant sous les commandements du grand-prêtre qui présidait à leurs ébats. J'assistai ainsi dans tous les détails et dans toutes les phases, grâce au bibliographe de Scaliger, à un puissant charnel congrès d'ours qui eût mis Berne en fête pour le plus grand scandale des chastes calvinistes.



Pendant les quelques heures que je demeurai encore à Rot- terdam , Van der Boëcken se révéla à moi sous les côtés les plus bizarres du monde. Non seulement rien ne lui était inconnu, mais il semblait encore avoir la prescience et la divination de toutes choses; il lisait dans ma pensée, comme il eût fouillé dans mes poches.

Dans la soirée, ce digne patriarche daigna m'accompagner jusque une heure très avancée de la nuit dans tous les miisîcos les plus mal famés des vieux quartiers, mettant un plaisir juvénile a compromettre sa barbe vénérable dans ces paradis terrestres pour matelots, et, dans ces milieux pleins d^appasen cascades et de chants internationaux, je le vis pour mon seul esbattement suggérer mille incroyables folies à ces Dictériarfes de bas-fonds, des folies capables de faire pâlir l'ombre du pornographe Restif de La Bretonne et d^agiter la cendre canthuridée du divin Marquis.

Après avoir pris congé de lui, je trouvai, non sans saisissement, dans mes poches des paquets de cigares bagués de « nec plus ultra », des lettres de présentation pour Amsterdam et Harlem > et aussi une très mignonne édition du Quinte-Curce (1696) de Gronovius, dont les vignettes m'a- vaient ravi au cours de ma visite bouquînière à sa bibliothèque privée* — Je ne sus jamais comment cet éminent prestidigitateur Put-Pocket avait pu, sans éveiller mon attention, bouder ainsi les profondes de mon pardessus de ses havanes et de son extrait d'érudition néerlandaise.

Le Gronovius figure sur mes rayons parmi mes livres, et je ne puis le prendre encore aujourd'hui sans songer à sa provenance occulte et à son origine presque diabolique.

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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


IV


Je iVaurais point pris la peine de vous conter celte passagère et pit- toresque aventure de voyage, mes chers amis, — dis-je en terminant aux hôtes silencieux de Robert de B0.1 sérieux, — Je n'y aurais point moi- même, pour curieuse qu'elle soit, Attaché la moindre importance si, tout récemment encore, le pauvre bibliothécaire Roiierâamien n'était venu me donner l'émotion de sa mort dans des circonstances assez inquiétantes, vous en conviendrez.

À la suite de notre entrevue zoologique et un peu gynéco- logique, j'échangeai avec Van der Bocckcn une correspondance assez


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suivie et presque exclusivement littéraire et historique. — Les années passaient sans qu'il me fût loisible de me rendre de nouveau à Rouer- dam, selon ma promesse et sans que mon très fervent ami trouvât possi- bilité de venir à Paris, ainsi qu'il m'en avait fait serment.

Je renonçais presque au plaisir de me retrouver avec cet hétéroclite et indéfinissable personnage, lorsqu'un marin du printemps dernier, il se fit annoncer à moi dans mon logis du quai Voltaire. Je le vis entrer dans mon cabinet un peu vieilli et déplumé, mais droit, sec, avec son œiï glauque toujours allumé en fanal. Après les témoignages de cordia- lité, il m'expliqua qu'il venait à Paris dans un but d'amour pour la France et notre littérature nationale, et surtout dans le désir de consti- tuer une ligue assez puissante pour maintenir la prépondérance de 1j librairie française en Hollande, actuellement envahie par les imprimés


LE BIBLIOTHECAIRE VAN DEU BOfc.CK.EN.


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allemands. — Il me lut tout un rapport statistique établissant, avec logique et clarté, Tétat précaire de notre librairie dans les principales villes des Pays-Bas, et prouvant avec une triste vérité la prospérité cLiaque four grandissante des importations de Stuttgart, de Munich, de Berlin, de Leipzig, de Cologne et de Francfort. Il me démontrait que depuis Tannée cruelle, on vendait deux tiers en moins de livres français chez ses compatriotes, et il pensait qu'à cette situation désastreuse il était possible d'opposer un remède efficace avec rénergie et le dévoue- ment de plusieurs patriotes parisiens décidés à suivre la voie qu'il était en mesure de leur indiquer.

Je me mis avec empressement au service d^une idée aussi juste et noble, et je lui fournis aussitôt des lettres de crédit pour les personnes que je jugeais les mieux en position de nous seconder dans cetle véritable guerre des influences intellectuelles de la France contre la Germanie*


Van der Boëcken me quitta avec promesse de nVaccorder plusieurs soirées au sortir de ses plus urgentes occupations. — Mais ce fut La



dernière fois que je vis sa tête de Moine des Croisades. — Six jours après cetle visite, je recevais de Rotterdam une lettre assez crânement philo- sophique, dans laquelle L'infortuné archiviste m'annonçait, de son lit, à la fois sa maladie et sa mort*

« Croyez-vous, m'écrivait-il en substance, que j'ai été assez malavisé l'autre matin, en vous quittant, pour rencontrer lacamardedans un vent


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


coulis du quai, et me voici définitivement entraîne dans la grande danse macabre jadis peinte par Holbein à Baie. — J'ai nettement senti Je froid de sa faux dans le dos et n'ai point eu 3e temps de gagner, d'après vos indications, la bibliothèque de la rue Richelieu. Paî voulu mourir près de mes livres, dans ce calme berceau d'Erasme; j'ai pris le premier Rapide pour les Flandres, et me voici déposé ici, jaune, grelottant la fièvre, marqué pour la retraite des vaincus de la vie.*... Pai tenu à vous faire en personne poliment mes adieux, car Samedi prochain^ vers la troisième heure après midi, celui qui fut votre très sympathique Van der Boecken

sera catalogué à l'état civil de Rot- terdam comme ayant accompli sa carrière, et si vous êtes libre et dispos de venir céans et qu'il vous plaise d'étudier sur nature les cé- rémonies funèbres en Hollande, je serai encore votre guide pour vous montrer de ma boîte de chune, très probablement le lundi suivant ■, ce que peut être le convoi d'un notable bibliothécaire municipal. — Ne me plaignez point, je pars allègrement, très curieux des au delà de nos sens bornés ; fat a viam inveniunt. J'ai toujours aimé a suivre le Des- tin. Ainsi fais- je aujourd'hui dans la noire impasse ou il me conduit. — Adieu, ami, vous êtes jeune, aimez la vie bellement et noblement, pas trop dans les esprits, mais beaucoup dans les coeurs; allez a gauche, c'est le côté des parfums et des femmes. Pensez que plus Ton gagne du côté de l'esprit, plus Ton perd du côté de l'instinct, et la perte ne compense pas le gain. Croyez-le bien. — Songez parfois à votre belluaîre* comme il vous plaisait tant de m'appcler, après mes enfantil- lages zoologiques de notre première rencontre. Adieu, adieu encore. Samedi prochain, mes yeux, ces terribles yeux qui firent tant de vic- times momentanées, se seront retournés en dedans pour rrTendormir moi-même dans la vie éternelle, — Vale. »



Pure fumisterie!... ricana de Marconville., en interrompant mon récit dans un éclat de voix incrédule qui secouait le silence général.


Non point fumisterie, mes amis; à l'heure même qu'il irfavait lui- même désignée, le fantastique bibliothécaire éteignait les inquiétants flambeaux de son âme. — Le lundi suivant, le courrier m'apportait un car- ton entouré de noir, par lequel la famille me faisait part de cette perte


LE BIBLIOTHECAIRE VAN DER BOECKEN.



douloureuse, et, comme je suis sceptique comme le diable, je partis très trouble cependant au pays des canaux, je nVenquis de Van der Boecken; on m'apprît que depuis trois jours il dormait au champ de repos, et je déposai sur sa tombe une énorme couronne de bleuets, de muguets et de roses, une couronne aux trois couleurs françaises, qu'il aimait si vaillamment en dépit des influences tudesques qui alourdissent trop profondément aujourd'hui les horizons de son pays*

« Vous direz ce que vous voudrez, dît Fun de nous, en bâillant, — lorsque j'eus terminé ce récit, — on a beau être cousu sur nerfs et solide- ment emboîté sur ses gardes, toutes ces histoires-là sont singulièrement déreliantes. — Me suivra qui voudra, mais il se fait tard, et je m'en vais faire de Foccultisme en me glissant sous le ta bis de mes couvertures. »

Toute la bande de Boisgrîeux se dispersa avec bruit le long des longs corridors du château de la Battue.

Cette nuit- là, je vis en rêve Van der Eoëcken, hypnotisant saint Pierre à lu porte du paradis et prenant la direction de la grande biblio- thèque des âmes angéliques qui papillonnent chez le Très Haut,



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on cher ami, enchanté de vous rencontrer.

— Comment, vous ici?

— Mais oui, retour du Ja- pon, train direct' Je suis Euro- péen depuis une huitaine, . »

C'étaiî sur fe boulevard, l'autre jour, devant un marchand de ta- bleaux; je venais de me jeter dans f




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les jambes d'un vieil ami que je croyais bien loin. Avocat, docteur en droit, mais érudit et fantaisiste plutôt qu'homme de chicane, mon ami Larribe se consolait d'une obstinée pénurie de causes en plongeant déli- cieusement au plus profond des poudreux bouquins des bibliothèques, et prenait ainsi avec une douce philosophie son parti de la fameuse ma- ladie, faillie d'argent \ passée chez lui à l'état chronique, lorsque tout à coup une occasion lui procurait une chaire bien appointée de professeur de droit français à l'Université de,., Yeddo !

« Allez, malfaiteur, lui avais-je dit en guise d'adieu, allez corrompre ces braves Japonais, allez leur révéler les codes hérissés et ténébreux^ pleins d'embûches pour les naïfs et percés pour les malins de petits sen- tiers circulant à Paise entre les dix mille articles broussailleux... Oh! comme je vous condamnerais à faire hara-kiri dès votre débarquement dans la terre du soleil levant si j'étais le Mikado!

— C'est lui qui m'appelle et me couvre d'or... Au revoir. »

Il était parti, et, pendant six années, je n'avais pas une seule fois entendu parler de lui. — Et je le retrouvais sur le boulevard, allègre et bien portant, un peu bruni seulement pour un ancien rat de bibliothèque.

a Et vous avez, j'espère^ rapporté de là-bas, en plus des billets de banque, une riche collection de curiosités et d'objets d'art, bronzes et porcelaines., ivoires et bois sculptés, avec des et cetera nombreux? Allons voir vos bibelots, n'est-ce pas? Allons faire l'inventaire de vos caisses?..*

— Pas la moindre collection, maïs mieux que cela, me dit mysté- rieusement Larribe; j'ai rapporté une thèse à soutenir et un ami,.. Voici toujours l'ami... »

Il tira par le bras un monsieur qui, pendant notre entretien, était resté penché sur la vitrine du marchand de tableaux. Teint rnat, petites moustaches noires, les yeux vifs tirés obliquement vers le haut de l'oreille, le monsieur était un Japonais, mais pas trop Japonais, c'est-à-dire quelque peu différent des petits hommes jaunes, aux allures presque simiesques dans leur veston européen, des bazars japonais de nos grandes villes. Celui-ci était plus grand et plus taillé selon nos idées, il parlait français sans trop d'accent, et me serra cordialement la main pendant que Larribe faisait d'un ton cérémonieux les présentations:

a Monsieur Ogata Ritzou, fils d'un daimîo de la province de Ksiou, de l'une des grandes maisons féodales du Japon, et, — contenez votre ëtonnementj — dernier descendant de nos fameux sires de Coucy... »

Pendant que je nais malgré moi, Larribe continua imperturbable- ment :

« ...Mon ami et mon élève, avocat au barreau de NangasakiL.. Etes- vous remis de votre ébahissemeut ? Oui... mon Dieu oui, deux races puissantes et batailleuses, de leurs deux nobles sangs confondus, ont pro- duit ce petit chicanons exotique; voici le descendant des princes de


UN ROMAN DE CHEVALERIE FRANCO-JAPONAIS.


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Fokio en Nippon et des seigneurs de Goucy en France armé pour la bataille à coups de pandectcs, instiiutes et codes civils J Noblesse d'épée et de sabre a deux mains devenue de robe! Que voulez-vous, le malheur des temps, la révolution césarienne là-bas, la vieille féodalité vaincue par le Mikado!

« Mais ne disons pas de mal du Mikado, qui me payait de superbes appointements!.,. Voici donc mon ami franco-japonais; quant à ma thèse, elle tourne autour dudit ami et vous eu aurez l'ctrenne, si vous voulez venir de ce pas dîner avec nous, et, le café pris, passer dans notre chambre pour nous prêter une oreille attentive d'abord, et ensuite examiner avec impartialité les nombreuses pièces justificatives apportées du doux et invraisemblable pays ou, sous la neige rose des (leurs tombant des arbres, les gentilles mousmées prennent le thé dans leurs minuscules tasses de porcelaine.

— Je vous suis! Mais, avant la thèse, l'histoire de M- Ritzou ? dis-je en marchant entre le professeur de droit à l'Université de Yeddo et le Japonais descendant des sires de Goucy.

— - C'est bien simple, dit le Japonais, vous allez voir...

— Non pas! interrompit M" Larribe, l'histoire de mon élève et ami Ogaia Riizou de Coucy r appuyée des papiers et albums de famille que nous sommes prêts à fournir, c'est le complément de ma thèse, c'est la preuve triomphante, le coup de massue aux contradicteurs qui se pré- senteront; elle doit donc logiquement venir après. ..

— Cependant, reprit le Japonais, je tiens à établir tout de suite devant monsieur que je ne suis pas un...

— Dites le mot, — je vous ai qualifie' ainsi moi-même au début de

notre connaissance, mais j : ai fait amende honorable... — un blagueur, c'est du bon français; vos aieus fran- çais du xiv° siècle ne connaissaient pas le mot, car ils n'avaient pas de journalistes et n'appréciaient pas suffi- samment les historiens!..- Nous établirons ceci tout tx l'heure, impétueux Coucy d^xtrême Orient! Tenez, je commence ma thèse tout en marchant... Mon

cher amî, voici la chose : Part japonais iVest pas du tout ce qu'érudks, artistes et critiques égares pensent, un produit purement asiatique, une fleur éclose toute seule au pied du Fousihama, un art sorti du sol, a peine influencé par quelques idées chinoises... Non! l'art du Japon est le fils — naturel — de Tart gothique français du xiv° siècle!

— Vraiment!

— Six années passées au Japon, six années d'études sérieuses, obsti- nées, pénétrantes, sî j'ose dire, six années de fouilles, de comparaisons, de découvertes, m'ont conduit, d 1 inductions en évidences, à proclamer


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ûo CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

cette grande vérité : l'art du Japon, celui des peintres surtout, — et vous allez comprendre tout à l'heure comment, — descend en droite ligne de votre art français du moyen âge; c'est un rameau transplanté sur un sol lointain, très différent du sol natal, un rameau égaré qui a poussé super- bement et qui, nourri de façon différente, a produit des fruits différents, mais aussi magnifiques, aussi savoureux que ceux de l'arbre paternel lui-même! Vous pensiez qu'entre l'Europe du moyen âge et l'Empire du soleil levant, séparés par tant de terres et d'eaux, nulle relation Savait été possible? Erreur I La vieille Europe a connu le Japon, vaguement c'est vrai, mais elle Ta connu, et, même avant Y arrivée des aventuriers portugais du xvr° siècle, le Japon a connu l'Europe. On oublie trop la grande ambassade japonaise qui visita Lisbonne, Madrid et Rome en 084 et que les troubles de la Ligue empêchèrent de venir à Paris. Est-ce que le Japon aurait songé k envoyer une ambassade en Europe si le monde occidental ne lui avait pas été déjà révélé? Le spectacle peu édifiant et peu rassurant offert par l'Europe à cette époque arrêta les sym- pathies, et le Japon éleva contre nous et nos idées la barrière qui le pro- tégea jusqu'en jS68 et qu'il se repentira sans doute d'avoir imprudem- ment supprimée juste au moment où l'Europe présente un spectacle encore moins édifiant et moins rassurant que du temps de Philippe IL.. Mais pas de politique! Donc, premier point, des relations peu suivies, et tout accidentelles, il est vrai, ont existé entre l'ancienne Europe et le Japon. Deuxième point, des Européens ont porté l'art européen, — fran- çais, comme vous le verrez tout a l'heure, — aux Japonais du xv e siècle- Ce deuxième point sera établi par moi aussi indiscutablement que le premier. Pour le moment, je m'appuierai seulement, pour arriver à glis- ser un commencement de persuasion dans votre esprit, sur les analogies évidentes qui existent entre les œuvres d'art des deux pays,.,

— Oh ! oh !

— Attendez, particulièrement dans la peinture et le dessin. Pour les autres arts, les liens de parenté sont moindres pour des raisons que vous comprendrez tout à l'heure, et s'ils n'en existent pas moins, plus vagues et plus faibles, je ne puis cependant vous les faire toucher du doigt: on ne peut importer en Europe les grands temples accrochés au flanc des montagnes sous les cèdres centenaires.., La sculpture et l'architecture obéissent là-bas à d'autres lois et répondent à d'autres idées que chez nous, et pourtant il y a tels détails d'architecture, tel encorbellement, tel linteau, tel arbalétrier ou poinçon, telles moulures et tels chanfreins de poutres qui rappellent les membrures ou les dispositions décoratives de nos grandes salles ogivales... Ces analogies, noyées sous une fantas- tique efOorescence de détails purement japonais, n'apparaissent qu'aux yeux chercheurs et fouïlleurs. Pour le dessin et la peinture, on peut rap- procher plus facilement les points de comparaison. Allez voir au musée



CJN ROMAN FRANCO-JAPOXAIS


UN ROMAN DE CHEVALERIE FR A M CO-J A fO K A 1 S.


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de Cluny les tapisseries de la dame de la Licorne, du pur xv e siècle fran- çais, et considérez ensuite telles images japonaises de la bonne époque, et vous conclurez avec moi que c 1 est le même art large et franc, les mêmes contours un peu raideset les mêmes teintes plates étalées sans grand modelé ; feuilletez les vieux albums japonais, et rappelez-vous nos manuscrits enluminés, nos premiers essais de gravure sur bois et nos premiers livres imprimés, eh bien, les anciens artistes japonais eurent évidemment sous les yeux des manuscrits enluminés de notre moyen âge; leurs premiers maîtres furent peut-être des Chinois, mais les seconds» ceux qui déterminèrent la brusque éclosion d'un art plus sain et plus libre, dégagé des formes vieillottes et falottes de Part chinois, furent tout simplement de braves enlumineurs ou ymaigiers des Gaules... Para- doxe, dites-vous? Plait-U? Supposition amusante, mais dépourvue de toutétai raisonnable ? Vous verrez tout à l'heure! Même si je Savais pas mes preuves...

— Authentiques, dit à ce moment M. Ogata Ritzou, archives de ma maison...

— Aussi indiscutables que les chartes de nos archives nationales! Même sans ces preuves victorieuses, je pourrais soutenir la discussion; il me suffirait d'étaler en ordre chronologique une suite d^lbums japonais, partant des pay- sages d^Hiroschigué, des caricatures de Hok- keï, des étincelantes, étourdissantes et bien japonaises conceptions de Tillustre Houkou- sai, — un génie universel, celui-là, un géant qui peut crânement se placer dans le panthéon de l'art à côté des plus grands artistes euro- péens de tous les temps, — et remontant par les productions d^Yosai, Outamaro, Shioun- sho, Soukenobou, Motonobou , aux plus anciens livres, puis aux plus anciens albums connus, pour dégager peu à peu les traces de la filiation et retrouver le point de départ

sous les capricieuses et poétiques étrangères de la fantaisie ou, si vous voulez, de l'esthétique japonaise. Donc, au Japon, l'art part du même point que chez nous, mais, prenant un chemin différent, arrive à des résultats différents...

— Chez nous, pas de formule ni de règle, ou plutôt une seule : inter- prétation de la nature avec toute liberté dans les moyens, interrompit Ogata Ritzou; nous suivions la bonne route...

— Heureusement pour vous, elle ne passait point par Rome, reprit M e Larribe. Mais reprenons notre discussion. Avez-vous déjà médité, mon ami, devant des armures japonaises, non pas des armures de paco-



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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.



tille apportées par des commis voyageurs^ mais devant de belles armures un peu âgées? Est-ce que ces vieux harnais de guerre des chevaliers du Japon féodal n'ont point évoqué dans votre esprit l'image des bons- hommes de fer de notre moyen âge, des braves gens d'armes dont les dures carapaces, meurtries, bosselées ou trouées, vides maintenant

des cœurs vaillants et des poitrines solides de jadis, remplissent nos Armerias nationales ou particu- lières? La ressemblance des unes et des autres m'a frappé pourtant. C'est le même équipement offensif et défensif T les memes armes, la mdmc façon de défendre le corps... Le casque à couvre-nuque de riiomme de guerre japonais, c'est notre vieux heaume, couronné là-bas comme chez nous de cimiers, de figures héraldiques plus on moins étranges; nos cottes d'armes, hauberts ou cuirasses se retrouvent de même; l'armure commune à petites tassettes du Japon, c'est le vieux gambison de nos soudards an ange au goût japonais. Les spaliîères ou les garde-bras sont devenues ces grandes plaques qui protègent les épaules, en un mot toutes les pièces de Farmure française se retrouvent presque identiques dans Parmure japonaise. lien est de même pour l'armure des femmes : les belles robes d'étoffe brochée couvertes d'un semis de fleurs éclatantes ou de motifs d'ornement de la plus exquise fantaisie me rap- pellent absolument les robes des nobles dames des cours de France ou de Bourgogne telles que nous les voyons dans les livres ou sur les tapis- series, les bliauts ou surcots des châ- telaines, les péliçonsdontlesmanches sont exactement coupées comme celles des robes japonaises. Mais reve- nons aux hommes. Sans entrer dans le détail de l'organisation féodale, des fiefs, des suzerainetés et vassa- lités, du ban et de l'arrière-ban organisés dans chaque terre, dites-moi si les pennons des chevaliers japonais, les bannières flottant au vent der- rière les seigneurs, les emblèmes blasonnant les écus, les armoiries adoptées par chaque famille vous semblent très asiatiques? Et les grands sentiments chevaleresques du. pays du soleil levant, l'extrême bravoure et l'esprit de sacrifice, la fidélité au suzerain, à la parole donnée, la loyauté à Peuropéenne des daïmios, des officiers, des yakounines, trouvez-vous cela chez les Chinois ou les Mongols, par hasard? Sans prétendre que ces grands sentiments soient tout à fait d'importation européenne, jMma-



UN ROMAN DE CHEVALEKIË 1H A NCO- J A PON A 15


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gine que les relations entre Je s Français du moyen âge et Je Japon, — relations Jont je vais fournir la preuve, — nV ont pas nui*.. Ah ! ah 1 vous ne soulevez pas d'objections :

— Je reconnais que votre raisonne- ment ne me semble plus aussi paradoxal <, que tout à l'heure*..

— J'ai une hase, une base solide, par- bleu! Vous allez cire écrase tout ii fait bientôt* *

II

Après un dîner pendant lequel l'inta- rissable Larribe n'avait cesse de discourir verveusement, passant de pures considé- rations artistiques à un véritable cours [



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d'histoire du Japon, de l'étude des différentes écoles de peinture au récit des guerres civiles d'avant le grand Shïogoun Yoritomo, nous étions montés dans lu chambre de M r Ogata Ritzou, avocat au barreau de Yeddo* Ritzou ouvrant une valise de cuir bordée de cuivre, d'apparence solide, maïs sans rien de Japonais, en vida respectueusement le contenu sur la table, rangeant en ordre de vieux livres japonais, des albums un peu efhloehés, des rouleaux de parchemins d'Europe avec de larges sceaux


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


de cire craquelée, îles livres vénérables ressemblant à des missels gothiques un peu fatigues, dont les reliures Je peau Liaient zébrées de

nes ou de cachets japonais, et différents objets parmi lesquels une

aumônière blasonnée et une croix d"or.

Voilà, dît M' Larribe, les archives de la maison de Fokio, jadis si

llorissaiile ei dominant de son castcl plus de quarante lieues de montagoea et de plaines.



de rivages e t d "iles dans la pro- v i n c c J e Ksiou... — presque Goucy, — mais ne nous attendrissons pas et passons aux preuves qui vont justifier mes théo- ries.., Ritzou, préparez vos papiers, moi je parle 8„. En Tan de grâce 1 3n5, le croissant menaçant la crois, les hordes otto- manes du victorieux sultan Rajazct lancées sur les provinces du Danube, menaçant de destruc- tion tome la chrétienté, un grand nombre de chevaliers français, et des plus illustres, reprirent la tradition des croisadc> et marchèrent au secours de Sigismond de Hongrie, Vous savez comment, sur le champ de carnage de Nicopolis, pérît toute cette vaillante chevauchée. Sous des tas de cadavres, sous les armures écrasées vomissant de larges ruisseaux rouges, les Turcs recueillirent quelques blessés bons à



[ \ ROMAN FRASCO- JAPONAIS


UN ROMAN DE CHEVALERIE F R A NCO*J A PO N A I S- 6$

rançonner; le sire Enguerrand VII de Coucy, un rude batailleur de cinquante-cinq ans, était du nombre. Conduit à Brousse en Bithynîe, il guérit lentement ses blessures en attendant les sacs d^or de sa rançon; ces sacs arrivés, Enguerrand de Coucy se préparait à regagner la France, lorsque la fantaisie lui vint de faire, avant de rentrer, un pèleri- nage aux Lieux-Saints. Muni de firmans des pachas, Enguerrand, avec quelques chevaliers ou soldats échappés comme lui au désastre de Nico- polis, s'embarqua pour Saint-Jean-cTAcre. Des aventures ou des hasards de navigation jetèrent la petite troupe sur la côte d'Egypte. Ne pouvant voir Jérusalem, Enguerrand de Coucy voulut au moins gravir les pentes sacrées du mont Sinaï qu'il croyait tout proche. Traité d'abord avec courtoisie par le pacha d'Egypte, le très peu commode Enguerrand se brouilla sans doute avec lui, car un beau jour, sur une plage brûlée delà mer Rouge, la petite troupe chrétienne fut brusquement attaquée et, sous les flèches, sous les coups de sabre des assaillants, n'eut que la res- source de se jeter dans une felouque arabe en forçant l'équipage à pousser au large. La situation n'était pas belle. Par bonheur on avait recueilli en Egypte quelques matelots provençaux enlevés par la piraterie, et le cha- pelain d'Enguerrand, natif des environs de Dieppe, n'était pas dépourvu de connaissances géographiques. La felouque, fuyant les terres inhos- pitalières, poussa droit vers le sud. L'imperturbable Enguerrand avait l'intention de faire le tour de l'Afrique, qu'il n'imaginait pas si formida- blement grande ; mais, abandonnée par son équipage arabe, perdue dans les immensités,, îa felouque ne sut bientôt plus de quel côté tourner sa proue. Elle toucha des contrées étranges, presque fantastiques pour des Européens d'alors, se procura des vivres comme elle put, reprit la mer, traversa des détroits, doubla des pointes, dansa sur bien des mers au souffle embrasé des tempêtes. Des flots, toujours des flots, des terres et toujours des terres inconnues, et jamais la terre de France tant espérée. Enfin, épuisée, abîmée, disjointe, n'ayant plus de voiles ni de vivres, la felouque aborda un sol riant et fleuri, peuplé de gens surpris, mais non agressifs. C'était le Japon. Des bannières flottant sur des castels, des en- ceintes fortifiées, des princes et des chevaliers, des gens d'armes par les champs^ Enguerrand dut être assez bien impressionné par le Japon d'alors qui lui rappelait sa vieille France..,

— Parfait, mais tous ces détails, d'où les tenez-vous?

— Notre histoire à nous suit Enguerrand de Coucy jusqu'à Nico- polis. Comme il ne revit jamais la France, on le crut mort captif en Bithynîe. Tout ce que je vous ai raconté à partir de Nicopolis, je l'ai puisé dans les papiers de famille de mon ami Ritzou...

— Les voici, dit Ritzou étalant sur la table une liasse de vieux par- chemins mêlés à des papiers japonaiSj les uns et les autres couverts de vieilles écritures gothiques à fioritures, à paraphes et lettres ornementales

9


66 CONTES POUR IES BIBLIOPHILES.

et voici, pour en attester l'authenticité, le seing d'Enguerrand de Coucy que nou<i avons pu comparer aux mêmes seings apposés au bas de chartes conservées à Laon et à Paris.., Le sceau lui-même estresté dans notre famille et je puis vous le montrer...

— Jetez un coup d'œil sur ces parchemins, reprit Larribe, vous dé- chiffrerez à votre aise tout à Theure; voyez seulement le début :

<t Moi, EstienneLe Blanc, clerc du diocèse de Laon, notaire et cha- pelain du haut et puissant seigneur Enguerrand, sire de Coucy en France au delà des mers et de Fîoko en Nippon, vouant humblement mon âme à madame la Vierge et à tous les saints pour me soutenir en pays infi- dèles, j'ai sur le commandement de Monseigneur escript ce qui cy-après vient pour ce que n'en ignore la descendance que Dieu voulut bien accorder audict sire Enguerrand au Ioing de terres et châteaux de ses pères, dans son second mariage avec noble dame Àssaga, très honorée fille de monseigneur Ogata, grand et redouté prince en Nippon... »

,., Et je reprends la suite du roman d'Enguerrand. En débarquant au Japon., le sire de Coucy, comme je vous le disais tout à Prieure, trou- vait un pays assez semblable à la France qu'il avait quittée, une féodalité très forte et très guerroyante^ des troubles civils, des guerres de seigneur à seigneur, des révoltes,. « 11 tombait justement avec sa petite troupe de Français encore assez solïdementarmés, au milieu d ; une bagarre. Le sei- gneur Ogata, nommé tout à l'heure, aux prises avec quelques princes voisins, après une campagne malheureuse, luttait encore devant le castel de ses pères, presque cerné par l'ennemi, à Feutrée d'une presqu'île où ses vassaux s'étaient réfugiés. Enguerrand^ reçu avec courtoisie par le seigneur japonais, ^hésita pas à embrasser sa cause,, et le jour de la bataille, les ennemis d^gata virent avec étonnement se ruer sur eux en avant de tous les autres, un petit escadron serré d'une vingtaine d'hommes aux blanches armures defci\ C'étaient Enguerrand et ses com- pagnons, aussi bien montés que possible sur des petits chevaux du pays* Les lances d'abord, les épées ensuite et les haches dermes firent une jolie trouée dans les rangs ennemis, trouée que le seigneur Ogata et ses hommes, profitant de l'effet produit, s'efforcèrent d'élargir. Le castel d'Ogata dégagé de cette façon inespérée, la guerre prit une meilleure tournure. Oyez un peu : l'un des épisodes de cette lutte va vous montrer que la poigne de ce terrible gaillard d'Enguerrand ne se rouilla pas au Japon. Un château dans lequel le seigneur Ogata croyait avoir mis en sûreté ses pécunes et sa hlle courait le risque d'être enlevé par les dat- mios ennemis. Enguerrand, avec ses hommes et quelques archers japo- nais, cherchait à se jeter dans la place pour soutenir la petite garnison épuisée et donner le temps d'arriver aux milices du daimio Ogata, Arrêté par les enceintes palissadées des assiégeants, Enguerrand parvint à gagner à la faveur de la nuit le sommet des rochers boisés dominant à courte


UN ROMAN DE CHEVALEIUE FR A N CQ -J A P N A I S.


C?


distance la place et le vallon occupés par l'ennemi. Les archers, à coups de flèches, établirent une communication avec lecastel, et bientôt un câble solide put être tendu par-dessus les postes ennemis. On fit passer à la garnison des vivres d'abord, puis dans de légers paniers suspendus par des cordelettes glis- sant sur le cable, quelques

hommes se ris- W quèrent, et à la force des poi-

gnets se halè- ^ JlLjeJfàfààé rem jusqu'au sommet


d^une tour, En-


guerrand et ses hommes

passèrent les derniers. Ils étaient ainsi sus- pendus en Tair, en situation dif- ficile et çênes par le poids de leurs armes, lors- qu'une




soudaine rumeur éclata dans le camp ennemi. Tous les postes s^éclairèrent, les flèches sifflèrent autour d^eux, frap- pant sur les armures, s'enfonçunt au défaut des pièces; enfin Enguerrand et ses hommes touchèrent les murailles^ il était temps : des archers ennemis escaladaient le rocher pour couper le cable! Presque tous les hommes d^Enguerrand avaient été touchés, très légèrement par bonheur, mais la place était sauvée. Quelle vengeance deux jours après quand, les enseignes d^Ogata aperçues dans la plaine, Enguerrand, à la tête d'une furieuse sortie, tomba sur le camp ennemi ! Vous verrez tout à Pheure comme




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CONTES POUR LES B I B L TO PH I L ES,


cet épisode fameux a excité la verve des poètes et des artistes Japonais. Cependant Enguerrand dut, an bout de quelque temps, reconnaître l'impossibilité de jamais revoir le pays de ses pères et la formidable tour assise sur la colline de Coucy ; il se résigna, de mime que les com- pagnons de sa fortune, à rester au Japon. Ogata, plein d'admiration pour ce vaillant allié tombé du ciel, Tadopta pour fils malgré ses onze lustres passés et lui donna sa fille Assaga en mariage. Les archives de la maison de Fioko contiennent un certain nombre de pièces rédigées par M e Estienne le Blanc, chapelain et notaire d'Enguerrand> qui mettent en pleine lumière tous les détails de Installation définitive d'Enguer-



rand dans le fabuleux Nippon, Le turbulent chevalier qui, depuis Page de treize ans, chevauchait et guerroyait un peu partout, qui, pour le plaisir de cogner sur les Turcs, quittait à cinquante-cinq ans son donjon et ses deux filles, semble avoir pris assez vite son parti de la transplan- tation de sa race sur le sol de Fempire fleuri. D'ailleurs, il ne manqua pas d^ccupations : sa femme lui donna trois fils s et les daimios ses voisins lui firent de nombreuses visites à main armée dans ses terres et châteaux de Fioko, politesses qu'Enguerrandde Goucy ne manqua point de leur rendre.

Examinez ces parchemins de M e Estienne le Blanc ornes de minia- tures purement françaises^ car le digne clerc, ymaigier habile, paraît avoir employé sa vieillesse à enrichir les archives de son maître d^nlu- minures illustrant les différents épisodes de sa vie.

Voici deux manuscrits français du xiv e siècle, qui nous reviennent après un long séjour dans la chambre aux archives de la maison de Fioko; ce sont deux livres d'heures, Pun assez ordinaire, orné seulement de lettrines coloriées, porte la date de i3S8 et le nom d^Estienne le Blanc, moine de Laon; Fautre, aux armes d'Enguerrand Vil et beau-


UN ROMAN DE CHEVALERIE FRANCO- J APONAIS. 6 9

coup plus luxueux, comme vous le pouvez voir par ses lettres capitales, par ses bordures et encadrements de page relevés de pourpre et d^r, comporte une quarantaine de miniatures très soignées, en partie de la main du même Estienne le Blanc, ainsi que le révèle une mention de la dernière page :

« Escrîpt et peint pour Monseigneur Enguerrand de Coucy, achevé le XIII e jour de mars de Tan 1396 par Estienne le Blanc, clerc serviteur de Dieu.

Daigne ia Vierge notre dame

Maintenir en garde son âme ! »

Voici maintenant sur le feuillet de garde de ce livre d'heures, tou- jours de la main d'Estienne le Blanc, les actes de baptême des fils de Coucy et d^ssaga, et dans cette charte relative au castel de Fioko, un portrait de Coucy dans son armure française, avec une vue du castel dans le fond. Voici une autte charte qui accorde des bâtiments à Fîoko et quelques privilèges à des armuriers japonais travaillant sous la direc- tion d'un certain Jehan Miron, natif de Laon. Je n'ai pu retrouver mal- heureusement tous les noms des compagnons de Coucy, mais tournez les feuillets et lisez la page ou Estienne le Blanc relate l'enterrement de trois chevaliers tués en défendant un des castels d'Enguerrand :

« Ce jourduy que, par la faulte des adventures souffertes sur les grandes mers océanes, je ne peux justement dater, mais approchant quinzième de janvier 1415, ont été mis en terre messire Odon de Pic- quîgny, natif de Picardie non loïng d'Amiens, Messire Raoul Obry, chevalier normand, et Guyot de Brécy, escuyer, noble homme de Picar- die, iadis pourvus de biens et honneurs en la terre de France et en der- nier tenant en tief de Monseigneur Enguerrand castels et cités en sa terre de Fîoko en Nippon.., »

Ces feuillets de vieille écriture française* dont le dernier porte la date de 1426, étaient encore indéchiffrables pour mon ami Ogata Ritzou il y a six ans ; il savait par des traditions de famille qu 7 un de ses ancê- tres était venu de la lointaine Europe, mais rien de plus; il parlait un vague français alors, mais il devînt mon élève, nous causâmes juris- prudence et beaux-arts ensemble, et un beau jour le dernier descendant des Coucy-Fioko m'ouvrît ses archives. Ravissement de ma part pour la démonstration que ces paperasses apportaient à mes théories encore vagues! Etonnement de Ritzou devant mes révélations sur cet ancêtre européen, sur le haut et puissant seigneur qui fut Enguerrand VII de Coucy.., Il y avait de quoi, songez-y! Pour compléter l'étrange histoire, je dois vous apprendre que le père de Ritzou fut, il y a une vingtaine d'années, malgré le sang demi-européen de ses veines, un des daïmios du parti féodal les plus opposés à l'ouverture du Japon aux étrangers,


7<> CONTES POUR LbS BIBLIOPHILES.

un de ceux qui, amenant aux armées taikounales le ban et Farrière-ban de leurs vassaux, comme au moyen âge, combattirent avec le plus d'acharnement dans la grande guerre civile qui aboutit au triomphe du Mikado! Résultat : la vieille féodalité écrasée, les daimios réduits à l'état de gros propriétaires tout simplement ou de fonctionnaires y le Japon ouvert et transformé... Enfin, ô tristesse! résultat particulier : le dernier descendant des orgueilleux seigneurs de Fioko et de Coucy, devenu juriste et docteur en chicane, obligé par la confiscation de ses biens, par la transformation de son état social, parle bouleversement général des choses , à s^ccuper de contentieux commercial, de litiges mesquins, des menues affaires du mercantilisme vulgaire infiltré au Japon moderne ! »

Riîzou cm un sourire légèrement piteux.

« Dame, c'est assez dur, continua M c Larribe, d'autant plus qu'à peine débarqués ici, je lui ai fait faire un pèlerinage au château de ses aïeux français , les terribles Coucy de la grosse tour aujourd'hui encore debout, grand cadavre de pierre qui se dresse avec obstination sur une guirlande de tours éventrées, et regarde par les trous de ses brèches les vastes plaines arrachées à sa domination. Il est bien permis à mon ami de marquer quelque mélancolie tout de même et de songer devant les ruines du donjon de ses ancêtres d'ici aux ruines plus récentes, mais plus achevées, du castel de ses ancêtres de là-bas, à Fioko en Nippon.., Mais ne nous attendrissons pas, le passé est passé et revenons à notre thèse... Ainsi donc, des Européens sont allés au Japon bien avant les aventuriers portugais, bien avant les Hollandais; ainsi donc, cela est prouvé maintenant parles documents que nous apportons, l'art et l'in- dustrie des Japonais ont pu tirer quelque profit des connaissances spé- ciales apportées par quelques-uns des compagnons de Coucy, comme Estienne le Blanc ou l'armurier Jehan Mîron; les solides armures des chevaliers français ont certainement influencé les fabricants japonais, qui se sont mis a en imiter ou arranger les différentes pièces à l'usage des daimios.

L'architecture, comme je vous l'ai dit, pouvait moins facilement recevoir des modifications européennes, dans ce pays de Nippon secoué par de fréquents tremblements de terre. Il était interdit au sire de Coucy de songer à édifier quelque chose de comparable à sa grosse tour du Valois; cela était matériellement impossible, et il dut se contenter des légères tours carrées assises sur de larges soubassements de pierre ou sur une croupe de colline. Cependant le casteî de Fioko, dont on lui attribuait la construction, dura quatre siècles, et il fallut les canons européens du Mikado pour le renverser en i368« Le père de Ritzou périt en le défendant; sans l'obstination du farouche daimio, ce Coucy japo- nais serait aujourd'hui quelque chose comme préfet de son département, son fils Ritzou n'aurait pas eu besoin d'étudier le droit et nous ignore-


UN ROMAN DE CHEVALERIE FRANCO-JAPONAIS.


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rions encore ces détails.,. Passons. Enguerrand apporta-t-il au. Japon la science du blason ou les Japonais avaient-ils avant lui le goût des armoiries? Ce point peut être controversé; je crois que la vue de l'aigle éployée des Coucy planant dans les combats des siècles passés, et restée jusqu'en 1868 sur les bannières invaincues des daimios de Fioko, con- tribua quelque peu à cette éclosion d'emblèmes et de symboles variés des féodaux japonais.

Pour en revenir aux beaux-arts, les miniatures de M & Estienne le



V^


Blanc ont fait école aussi, et les artistes d'alors, se dégageant de Timi- tation chinoise, ont créé le style japonais, si vivant et si spirituel, tour- menté peut-être et asiatique, mais avec quelque chose de mâle que ne possèdent pas les autres styles d'Asie, avec une pointe de gothique aisé- ment reconnaissable.

Placez maintenant ces vénérables albums à côté des manuscrits d'Estienne le Blanc, et voyez la parenté entre les œuvres du miniaturiste français et les plus anciennes aquarelles japonaises. Evidemment les artistes japonais ont travaillé sous la direction du patient enlumineur, ou du moins ont eu sous les yeux ses travaux* Voyez : même perspective conventionnelle, même simplification des contours; ici et là, un modelé sommaire, les ombres à peu près supprimées. Ces principes de nos anciens enlumineurs de manuscrits, des bons du moins, Fart japonais les fera siens, et sous le pinceau de ^es artistes, dans le grand épanouis-


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CONTES POUK LES BIBLIOPHILES.


sèment de l'art embellissant toutes choses là-bas, naîtront les albums merveilleux, les délicates aquarelles, les kakémonos étincelants qui jettent devant nos yeux en fête de si ravissants défilés de femmes, de si fraîches et si vivantes jonchées de fleurs, ou de si délicieux vols d'oiseaux dans des ciels roses de féerie d"*ex- trème Orient.

Voici maintenant tout un lot de livres japonais, albums dessinés par de grands artistes, ou romans populaires consacrés aux aventures merveilleuses du quasï fabuleux seigneur venu des mers lointaines. Artistes et poètes ont à Tenvi célébré sa gloire et ses hauts faits; c^est un de leurs thèmes favoris comme la fameuse hisione des quarante-sept Ronins. Nous avons là, traités par vingt artistes, entre autres épisodes, le secours aérien apporté par Coucy au castel assiégé d^Ogata, la première entrevue de Coucy avec la fille d'Ogata, et les prouesses de la terrible épée de l'étranger dans l'attaque du camp ennemi. Les mêmes faits ont été traités par Estienne le Blanc dans les illustrations de la chronique consacrée aux aventures de son maitre; après lui, les premiers artistes du Nippon ont encore conservé aux vaillants aven-



turiers une apparence européenne, puis, peu à peu, le type est devenu purement japonais... »


UN ROMAN DE CHEVALERIE FRAN CO- JAPON AIS + 71


IN


« Etes-vous édifié maintenant? me dît M e Larribe, pendant que M e Ogata Ritzou rangeait soigneusement les livres d'heures de son ancêtre européen, ses chartes, ses albums et papiers de famille.

— Complètement.

— Ai-je suffisamment établi le bien-fondé de ma thèse et les droits de mon ami Ritzou à relever, s'il y prétend, le nom et les armes des Coucy ?

— Diable! N'allez-vous pas réclamer aussi le château, entré depuis si longtemps dans le domaine de PEtat?

— Non, répondit très sérieusement Ritzou, je n'aime pas les procès, — pour moi du moins, — je ne suis pas venu en Europe pour réclamer le château de mes pères; j'ai des goûts simples, je gagne convenablement ma vie et Ton reviendra peut-être un jour sur la confiscation de mes biens au Japon... Mon véritable but en venant ici avec mon maître et ami Larribe, c'est...

— C'est?

— C'est de trouver un éditeur pour un roman de chevalerie franco- japonais consacré aux aventures de mon aïeul, roman qui paraîtrait en vers japonais à Yokohama et en prose française à Paris, avec une illus- tration dont je fournirais, vous le savez, facilement les éléments...

— Ne vous sauvez pas, dit Larribe, ce roman-poème est écrit* mais nous ne le lirons pas, vous en connaissez le résumé... Nous vous ren- verrons quand il paraîtra, enveloppé dans ma thèse... .Tespére cependant que vous viendrez aux conférences que je me propose de faire sur l'his- toire, l'art et les mœurs du Japon ?

— > Parbleu \ Et vous ne retournerez pas au Japon ?

— Non, je suis très suffisamment riche, j'ai rapporté de là- bas quel* ques petites rentes que j'ai Pinte ntion de manger avec...

— Malheureux! avec de folles danseuses ?

— Non, avec des bouquinistes! JVi divorcé avec la jurisprudence. Mon cœur appartient désormais aux beaux-arts et mon âme à la littéra- ture. Je suis un vieux garçon bien sage et bien range... Mais, si mon ami Ritzou y consent, j'ai des projets sur lut. Le descendant des Ogata de Fioko et des sires de Coucy, quel parti magnifique et séduisant! Des quartiers de noblesse en Europe et en Asie, de la noblesse à en revendre! Deux superbes collections d'aïeux comme pas une maison prîncîère n'en peut montrer, deux races héroïques résumées en lui, les plus belles pages dans l'histoire de France et dans l'histoire du Japon! S'il y con-

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7+


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES,


sent, je lui cherche une jolie petite Américaine un peu milliard aire, d'une race toute neuve, mais très dorée comme ïl y en a tant. Que je la rencontre et, bien vite, en faisant sonner nos titres, étinceler nos cou- ronnes^ avancer en deux corps d'armée nos ancêtres sous les bannières aux lions passants et aux aigles éployées des chevaliers de France et de Nippon, nous la séduisons, nous élevons ses millions jusqu'à nous, nous les épousons, et nous relevons le vieil écusson des Coucy !...

Et si l'État ne veut pas nous rendre de bonne grâce le donjon de nos pères, nous le lui achetons, parbleu,,,, en y mettant le prix, dans un de ces moments, qui ne sont pas rares, ou les fonds sont bas dans le panier percé du budget.

— Amen. Et vive le sire de Fioko-Coucyf »



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'autant qu'il m'en sou vienne, it fut au retour d'une excursion de quinzaine en V e nette que, nu milieu du désespérant fouillis de papiers déposés sur ma table en mon ab- sence, je trouvai, pl^ee en six, sous bande, une large affiche routée de papier pelure d'oï- ^ gnon, que j'ouvris aussitôt, —

Dieu sait pourquoi ! —de prtJé-

^ : v ^ : vf i 'I * ^ v-j_ re n ce à b e a u c a u p d "a u t re s

^yuil tfij|S8rï-i *^f prospectus, et je lus. avec

I XjL^A "^^ ^^ unc attention soutenue.

sur le corps noir ei gras des pataudes bas de casse des imprimeries provinciales, la mention sui- vante dont j'ai conserve, depuis lors, fort précieusement le texte :



?8


CONTES POUR LES B 1 B M O P H J L ES.


VENTE PUBLIQUE

POUR CAUSE DE DECES

Le dimanche 27 mai iHS.^ et jours suivants, à une heure et demie du soir, Adjudication de la. Bibliothèque de feu AL LÉox Ber.ni.rb d'Isgnt, ancien Lieutenant de Louveterie* — La Dite Bibliothèque composée d'environ Dou^e Mille volumes rares et cnrîeux, livres anciens et modernes, ouvrages de littéra- ture y d'histoire^ de religion, voyages, romans, mémoires, traités de chasse, de fauconnerie, d'équiiation ; histoire des provinces^ nombreux livres illustrés du xiv ù siècle^ collection précieuse d'écrivains romantiques , etc., etc., dont la vente aura lieu au Château d'Isgny^par Ouville-la.-Rivière 7 à 1 G kilomètres de Dieppe. — Notaire } M. Grandcourt, à Varan ge ville.

C'était tour, — mais, dans la concision de sa teneur, cette affiche me bouleversait littéralement. — Bernard d'Isgny était mort, sa bibliothèque mise à Fencan, ses Romantiques dispersés!... Cette simple succession de faits logiques appris par cette banale annonce m'ahurissait et j'hésitais a y donner croyance* — décrivis donc aussitôt à M e Grandcourt, à Varan- geville, qui s'empressa de me confirmer la véracité de ces nouvelles trou- blantes. Bernard d'Isgny était mort au mois de janvier précédent, ne laissant aucun Testament, et ses héritières indirectes, les demoiselles Bellefeuille de Saint- Aubin- Offraiiville , avaient décidé la vente a l'amiable du Château et la mise aux enchères de la Bibliothèque.


Le pauvre vieux Lieutenant de Louveterie! Je ne pouvais me faire à ridée de cette disparition! — Je l'avais connu dîx ans auparavant sur la

petite plage déserte de Qu.ibervil.le, où il avait campé un petit chalet dominant la mer, sur la falaise de Sainte-Margue- rite ? aux. avant-postes de sa propriété, à six kilomètres de son manoir.

Nous nous étions liés, grâce à la soli- tude de notre villégiature, dans le berce- ment un peu brutal d'une mer houleuse, à huit cents mètres au large, et tous deux nageant avec force, en dominant la houp- pée du flot, nous étions revenus au ri- vage, â travers les courants de la marée montante, bavardant à distance d'une voix forte au milieu du jeu d'es- carpolette des hautes vagues.

Aussitôt revêtus, nous avions fait une réaction commune sur le galet, en lançant, dans les arrêts d'une promenade hâtive, des pierres au loin. — C'était un grand quinquagénaire maigre, mais solidement découplé, la chevelure grise en broussaille^ la moustache retroussée et la barbiche en pointe T comme un capitan de Velazquez,



LES ROMANTIQUES INCONNUS.


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La voix était un peu voilée de mélancolie, comme la voix des soli- taires plu* habituée aux soliloques intime* qu'aux discours animés des conversation*, qui sont l'escrime des cordes vocales. Mais celte votx était





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douce, nuancée, harmonieuse et séduisante; elle sonnait un ton de fran- chise loyale qui faisait le bonhomme irrémédiablement sympathique, je le revis presque chaque jour à l'heure du fl**t t comme il disait, à cette heure qui est nus si attirante pour les amoureux de la mer que l heure de la verte pour les amants de l'absinthe. Nous devisions jusqu'à la brune sur le çalet; sa causerie était brillante, imagée, caustique et très délicatement lettrée. Il semblait muni intellectuellement sur toutes ques-


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


tions qui se présentaient; il aimait a citer ses auteurs, mais en dehors des citations courantes et des textes banaux:, avec grâce, sans pédanterie, d'un ton enjoué qui aérait ce que son érudition pouvait avoir de renfermé, de lentement accumulé et d'austère.

Le jour où je lui parlais des attractions toujours renaissantes de la passion bouquinîère et du compagnonnage fidèle et fortifiant de nos amis les Livres, son œil s'alluma tout à coup comme un phare tournant:

« Vous les aimez? m'interrogea-t-iî, avec un éclat de joie.

— Si je les aime!... lui dîs-je, mais je les chéris à régal de la Grande Bleue qui nous captive, car ils représentent l'infini de Penîendement hu- main et l'océan des idées; un océan à la fois soulevé par le vent de la douleur et de la désespérance, caressé par la brise des ambitions morales, un océan berceur dont jamais nous ne nous lassons, car il recèle la houle tumultueuse du génie, l'azur limpide du talent et la petite vague frisée de la fantaisie... Si j'aime les livres!... mais vous-même? »

Pour toute réponse, il me tendit franchement la main à l'anglaise. « Venez demain, dit-il, la-bas, à ïsgny; vous verrez mon Océan, l'autre, celui dont vous parlez si bien. Soyez là, à l'heure du déjeuner, nous au- rons l'après-midi à nous, pour nous plonger et nager à pleines biasses dans rinfini des pensers élevés. Ny manquez pas. Je vous attends, n




Le château d'Isgny m apparut comme une solide demeure normande, bâtie en silex et en briques, couverte d'ardoises découpées en losange, avec

de vastes communs et un vieux parc à hautes futaies relié naturel- lement à des prairies lointaines. Cette antique gentilhommière bien située, à mi-côte, et arrosée parla rivière la Sane, dont les eaux vives et transparentes miraient le ciel et le feuillage, avait les apparences d^ine retraite calme et heureuse qui mettait en ap petit d'y vivre et de s'y reposer dans une philoso- phie digne d'Horace et de Virgile. L'ancien Lieutenant de Lou- ve ter ie y avait orné son existence dans un célibat très réfléchi, après avoir donné la première partie de sa vie au tourbillon du monde et a l'intérêt des voyages. Peu de valetaille dans cette solitude, et, pour tout équipage, un cabriolet très Louis-Philippe, encore assez confortable et qu'une vieille jument du Calvados emportait vivement dans la. poussière




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ROMANTIQIES INCONNUS

! l-'aosimtto d'une lithographie aitribuLe a DtUcrou)



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LES ROMANTIQUES INCONNUS. 8t

des routes. — M. Bernard d'Isgny me reçut avec affabilité dans son ver- doyant domaine, dont j 1 eus à visiter rétendue cadastrale. Après le déjeu- ner, servi dans une salle toute tapissée de très riantes et très rares faïences de tous styles, de toutes provenances et très ingénieusement disposées sur les dressoirs, les buffets, les crédcnccs anciennes et sur les murailles, l'excellent homme» la mine épanouie, L'œil en gaieté, me mît la main sur Tépaule avec une cordialité émue :

« Et maintenant, dit-iL allons prendre le café dans la pharmacie des remèdes de lame, comme disait si sagement le Roi Osymandias; passons, si vous le voulez bien, à la Biblio- thèque, chez nos grands Amis détection ; sui- vez-moi. »

Au premier étage du Château, s'ouvrant, par deux larges fenêtres à petites vitres ancien- nes, sur un délicieux tapis de verdure borné à l'horizon parde blanches futaies d'ypréauXjla Bibliothèque d'Isgny occupait plus de cent vingt mètres carrés de murailles. Les livres reposaient par deux rangs sur de profonds rayons de bois clair, ou chaque volume jouait Vlgnette de Tony Johani]0t pour à Taise, sans trop décompression ou de mise u pont de la vie,

à l'alignement. On ne sentait pas la biblio- thèque de parade , mais l'agencement méthodique et sans prétention du véritable bibliophile abstracteur de quintessences littéraires. Lu lumière égayante du dehors se répandait également de toutes parts avec la placidité radieuse des intérieurs hollandais. G T était bien le décor rêvé par le philosophe qui se veut retirer du monde, et, dès rentrée, le charme de cette thébaide me pénétra si vivement que je ne pus dissimuler mon ravissement au savant châtelain, qui épiait malicieusement mon étonne- ment mêlé d'envie.

« Bravo ! le nid vous plaît ! cria-t-il avec un éclat de belle hu- meur. — Voyez-vous, c'est ainsi que j'aime passer en revue mes batail- lons d'auteurs aimés, en pleine lumière rustique, dans le miroitement du soleil, sur ces solides rayons qui supportent tant de gloires ! Je n'ai point, comme dans vos petits intérieurs parisiens, des bibliothèques damerettes ou les reliures montrent leurs ors sous des vitrines noyées dans le clair- obscur; il me semble que tout le jour du ciel, tout l'air de la nature, con- viennent mieux à ces brillants écrits où Târne humaine s'agite, se sou- lève, chante, pleure ou se met en ironie d'elle-même. La postérité, que nous représentons vis-à-vis de ces livres, c^est déjà le jugement dernier, et le décor me paraît aussi lumineux qu'il convient.

« Permettez-moi de vous guider: Ici, à gauche : Taïaut! taïaut! ce sont les livres de vénerie, de chasse, d'équitation, d'escrime, de

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CONTES PGUK LES BIBLIOPHILES.


fauconnerie; tous les sports des gentilshommes normands, mis en traités et imprimés dans la Province; en avançant un peu, vous arrivez aux vieux poètes des xvi e et xvn* siècles, des amis qui m'accompagnent




FRONTISPICE UTHOGRAPHIb DE LA 1YRB 9l ! DIABlh


Poésies infernales.


souvent sous les taillis du parc et qui me laissent désencager leur Muse sans en prendre ombrage, je vous jure; — - plus loin, Messieurs du Clergé) Vous reconnaissez les robes mauves delà théologie et des thèses diocésaines, À quelques mètres au delà, la pourpre des cartonnages vous


LES ROMANTIQUES INCONNUS.


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signale l'Histoire et les historiens, ces narrateurs de vérités dramatiques

et sanglantes qui, malgré toute la froideur des documents accumulés, apparaissent plus invraisemblables que les légendes les plus imaginaires. Vous vous arrêtez en ce moment devant les philologues et les biblio- gnostes,.. J'ai tout Gabriel Peignot et le bon Nodier, l'austère J. Brunet et le ponctuel Quërard; }e vous avouerai que je les ai maintes fois anno- tés, les ayant surpris en péchés mignons, mais... errare hwnanitm! Vous avancez hardiment et vous n'avez point tort, vous faites face, cher Monsieur, aux romanciers et plus particulièrement aux Romantiques dont mon catalogue signale plus de 5oo ouvrages, parmi lesquels, et c'est là ma fierté, plus de trente publications très curieuses sont to- talement inconnues à vos Asseli- neau et autres Ramanticographes. »



V:£nette de& okcies d'heiiOqabaii


« Des oubliés, poursuivit-il ; mais notre foisonnante littérature possède, on peut îe dire sans para- doxe, presque autant de génies et de talents ignorés ou dédaignés que de grands hommes reconnus; il

s'agit de les découvrir et de ne relever, dans ses recherches, que de son propre jugement. — A Page romantique, Hugo le Tinàn s'est dressé si puissamment et si hautement dans la poussée des lettres, comme un chêne miraculeux, qu^il a englouti dans son ombre portée nombre d 7 écri- vains exquis et vigoureux qui se sont éteints et alanguis loin du soleil de la publicité. »

Durant toute cette après-dinée le vieux Lieutenant de Louveterie s^étaît montré étourdissant aussi bien comme lettré que comme biblio- phile. Il me tirait de ses rayons des exemplaires d : auteurs étranges et obscurs de nom, dont il déclamait largement des pages superbes qu'il semblait avoir apprises de longue date; il chantait des sonnets sonores, claironnait des stances guerrières, susurrait des idylles fraîches de Jeunes- France totalement inconnus,, et, bouleversant avec une ardeur fougueuse les étages de sa bibliothèque, il me sortait avec joie des exemplaires frontispices de bizarres eaux-fortes et de mirifiques lithographies, lançant avec fièvre ce cri du possesseur :

« ... Et celui-là, vous l'ignoriez!... Un superbe Nanteuil et delà bonne époque! — mais ce n'est rien encore; regardez ceci : quel truculent


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


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Johannot! il n'est signalé nulle part; je ne veux pas omettre de vous faire également admirer ces fines vignettes de Gîgoux, de Louis Bou-

_ langer, de Devéria, de W a nier

et autres, sur des ouvrages que je crois être le seul à posséder; tous ces exemplaires non rognés^ aveccouvertures, selon les grands principes conservateurs; ...vous êtes ébloui, renversé, je suppose, et ma Romanticomanie s'exaïie devant votre ahurissement, car, possédant tant de volumes incon- nus de tous, je m'enorgueillis souvent jusqu'à me croire le Saint Pierre vigilant du Purga- toire Romantique! »

De fait, pétais littéralement aplati, grisé de surprises jusqu'à 3a fatigue cérébrale et travaillé par ce papillotement dePoeil qui décèle l'engourdissement coma- teux. Il nVavait fallu incon- sciemment venir en pleine cam- pagne normande, dons ce Châ- teau perdu dans la verdure , pour reconstituer comme dans un rêve toute une bibliographie romantique d'un ordre très intéressant et d'une illustration suprêmement fantastique ! — Car, il n'y avait pas à barguigner ou à discuter : Bernard d'Isgny me mettait en main des ou- vrages d^origine incontestable et qui, Dieu sait comment, avaient pu échapper aux inves- tigations de tous les catalographes pour mys- térieusement prendre rang dans cette belle bibliothèque de gentilhomme campagnard, laborieux et fureteur.

Lorsque je pris congé de lui , j'étais comme le dormeur éveillé de la légende orien- tale, très incertain de mes visions, et mon in- quiétude d'inconscience ne fit que s'exaspérer par la suite, quand, au contact de mes amis bibliophiles, je percevais l'hilarité qui saluait

le récit de cette visite à des Romantiques inglorieux et ignorés, bien vite taxés d'imaginaires. Plus je citais de titres et plus je glosais sur ces



PORTRAIT UE I'HJIOThÉe o'sEDDY



Vignette de E. Lami pour

MQN5IEVR JÛ3ËPH


LES ROMANTIQUES INCONNUS.


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œuvres inapercevables, plus j'étais taxé d'illuminé ou de Gascon fan- taisiste* — « Connaissez-vous, me disaient les plus malicieux, un des plus rares de tous, édité à Marseille, diez Marius De Crac, sur la Cane- bière, sous le titre: le Château des Merles Blancs ou les Nouveaux Contes



à dormir debout? » — Je rougissais et rugissais d'indignation de me voir aussi méconnu que les Romantiques du sieur d'Isgny. — C'est pourquoi, lorsque, après dix années de honte bue T je reçus cette affiche de vente publique de la Bibliothèque de Fex- Lieu tenant de Louveterie, récem- ment décédé, on comprendra que je n'hésitai pas une seconde* Je résolus de pousser la charge au feu des enchères pour la possession et la mise


86 CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

en lumière de ces ouvrages indépendants qui n'avaient point su se laisser immatriculer nî par Pigoreau, ni par Àsselineau, ni même par le Joiwnal officiel de la Librairie. — Mystère insondable! Mystère pro- fond comme PAbtme! eût clamé Pétrus Borelj le Lycanthrope!


II


Malgré la proximité et la facilité du voyage opéré par un temps radieux^ je dois avouer que les amateurs et la librairie parisienne ne me firent guère concurrence le 27 mai 188., au château d'Isgny. Le notaire, M e Grandcourt, de Varangcville, avait, je pense, maigrement fait sa publicité, car le monde des acquéreurs était clairsemé et plus parti- culièrement composé de curieux Dieppois et de Bibliophiles rouennais qui se disputèrent, avec un noble acharnement, les traités de Vénerie et les vieilles chroniques normandes portant la marque des anciens imprimeurs de Caen, d'Évreux, de Lîsleux et de Rouen.

Sur le terrain littéraire et romantique, je vainquis sans péril et triomphai sans gloire. — Selon l'expression rustique, je réalisai toutes mes convoitises « pour un morceau de pain », et je revins au logis plus fier qu'Artaban , ayant dans ma valise plus de trente volumes extrava- gants, ruisselants d^inouisme, ténébreusemeni inconnus de tous, et que je me fis un plaisir d^nventorier avec un ronronnement de félin satisfait.

J'apportai dès lors une réelle arrogance vis-à-vis de ces mêmes co- Bibliophiïes qui m'avaient jadis si vertement raillé sans pitié, et je con- voquai le ban et l'arrière-bau des Amis du XIX e . Tous s'en allèrent confondus, ayant mal au foie, criant vengeance contre les bibliographes et les historiens de la révolution littéraire de i83o. La beauté incompa- rable des frontispices de Célesiin Nanteuil, de Tony Johannot et d 1 Eugène Lami leur glissa dans la bile l'encre amere de l'envie, et je bus vraiment du lait durant un moment, à la vue de ces damnes de l'Enfer des Bibliofols qui se tordaient devant les couvertures immaculées, les épreuves sur chine et les marges à pleines barbes, sans une tare ni une piqûre dans la pâte du papier ; ils maniaient les exemplaires avec rage, râlant d'une voix rauque qui m'apostrophait : L'Animal veinard! et non coupe\ par-dessus Je marché! — Pendant six mois ce fut une apothéose.

Les libraires de la jeune Bibliophilie pschuieiise se succédèrent dans mon cabinet apportant, avec l'espérance de cessions possibles, toutes les séductions et tous les transformismes des Jupiters mythologiques; porte- feuilles nourris comme pour une foire aux bestiaux^ offres d^échanges, tantalismes d^ouvrages du siècle dernier, dessins originaux. Que sais-je encore? — Papprenais que le petit B„. agonisait de dépit, que le vieux


LES ROMANTIQUES INCONNUS,


B?


K... jaunissait dans l'attente, que le gros M. avait juré de compléter ses Nanteuil par les miens, et je demeurais fier comme Albion et inex- pugnable comme elle sur mon îlot d'exemplaires uniques.

Peu à peu cependant l'effervescence se calma, il y eut armistice, et la feinte indifférence des combattants me semble aujourd'hui si pénible, mon abandon de bibliophile si amer après les branle-bas de naguère, que je me suis juré de réveiller de nouveau les hostilités en démas- quant très ouvertement ainsi que des batteries mes principales richesses au monde des curieux, en ce moment en pleine accalmie.

De ce sentiment de combativité provient le récit qui précède et le catalogue sommaire que je vais exposer aux yeux allumés des Romanti- cohitres. -- J'aime assez à ti- sonner Fenvie, à m'éclairer du reflet de ses lîammes et à écouter la musique par péta- rades de ses étincelles. — ■ En avant donc! Que l'esprit d'As- selineau me seconde) Voici la nomenclature des Romanti- ques inconnus du château d'Isgny.




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Vignette non. sigtice pour

LE? 1&AME3 DE i'AtHI^'l OU LE RETOU R AU CRUCIFIX


i° Les Gondoles du cœur ou les Bercements de l'Amour 7 poé- sies t par Joseph d'Ortigues. Paris, Eugène Rendue] ; i83i. In-8° de vi et 2g5 p. — Très beau frontispice de

Célestîn Nanteuil, en double état sur chine; couverture bleu d'eau, a^ec vignette sur bois représentant une gondole fermée ; pour épigraphe, ces vers sur le gondolier :

Un beau chant, alterne comme une flûte antique.

S'en vient saisir votre âme et vous enlève aux cieux ;

Vous pensez que ce chant, cet air mélodieux

Est le rellet naïf de quelque âme plaintive,

Qui ne pouvant le jour, dans la ville craintive

Épancher à loisir le flot de ses ennuis,

Par la douceur de l'air et la beauté des nuits

S^abandonne sans peine à la musique folle,

Et, la rame à la maîn 7 doucement se console-


A, B.


Exemplaire à toutes marges :


2 Les Crinières romantiques ou les Lions de Paris t par Abel Hugo* Paris, Persan; iSsj. I11-18 de 3i2 p. Exemple broché, avec portraits de Nodier, Guiraud, Ancelot, A. Soumet, etc. (de toute fraîcheur).


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CONTES POUR LES B 1 B L ÎO P H L LES,


3° Ti berge (Abbé). — Un Bal che^ Sa Reine Amélie , roman, par l'auteur d'Une Fdle de joie. 2 vol. in-S° (Imprimerie Cassegrain, au Marais). Paris, Bumont; j83i. Superbe frontispice d'Eugène Lami, représentant un bal a la Cour, avec les portraits distincts des membres de la famille royale. Vignette non signée sur le titre. Broché, non coupé.

4 La Fille d'Ophélie ou le Fantôme d'Elseneitv, par Alphonse Giraud. j vol.

EDORDleTACITURNE

ou 1 £trangleuiv

{éjend* dit, XI VMt 5«W6



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J ULIUS SoREL. *


ïn-S fl de 418 p., impression gothique. Paris, Eugène Renduel; iS3i. — Fron- tispice de Gélestm Nanteuil, le plus beau connu, dont nous donnons la reproduction. Épreuve sur chine \olant. Très bel exemplaire avec sa couverture originale. Sur le titre, un château en ruine et ces mots de Shakespeare formant épigraphe : — « Ne soupirez plus, femmes ! ne soupirez plus 1 les hommes furent toujours trompeurs, un pied dans la mer, l'autre sur le rivage. Constants en une chose : jamais \ »

5° Les Tortures de Bon Juan ou la Victime des femmes, contes par Paul Foucher, Paris, G. Barba; 3S3z. i vol. in-S° de iv et 247 p. Frontispice gravé sur


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ROMANTIQUES INCONNUS


( FiC-fimiltf dune eau -forte de Cticslin i\ a Dieu il)


LES ROMANTIQUES INCONNUS,


bois, non si^né. — Sur le titre en épigraphe \ H n*y eut jamais de séducteurs , toujours des hommes séduits.

L'Armagnac noire,, légende de ta vieille France» par Ernest Fouinet, In*8*\ Paris, Silvcsire; i83ï. Lithographie de Jehan Parlin. — Sur le titre» cachet de cabinet de lecture, La cou-


C le du MM


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verture manque,

7° La Mansarde du Froscrit ou les Veillées de Montmartre * par P.-L- Jacob, bibliophile, i voh ïn-12. 1*0 ris , Delaunay ; 1837. Kxempliiire relié et rot;nê, JÉx donc J ii Bibliophile Jacob à M. de Salvandv.

8° Z*4î G risette des L,ita$ f par Louis Huart. Purîs, Abel Leduux; 1 8 1> 1> . i vol. in- S", avec vignettes sur chine, de lïoisselat. — rimehé dans un étui de percaline. — - exemplaire aussi frais que pos- sible


9" La Chasteté des Muses, poésies par M. de Tercy, auteur de la

Prière du soir, i voL in-.V» de 204 p. Paris t Cabassol; i83o, — Vignette de Camille Rogier, gravée par Cherrier. Couverture rose tendre sans fleuron. Broche, d'une belle conservation»

io° Le Pont Je la Vie, par le baron de Lesser. Délicieuse vignette de Tony

Johaniiot» gravée parThompson. 1 vol. În-8 M , Paris, (jiraiidat; i83n É — Roman très curieux et dramatique, dont Bou- chardy s'est inspire pour l'un de ses principaux dru m es. Relie avec dos en maroquin anglais.



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VigMtte* Je Gifiojx pour le*

tgtTTFHRAJÏfa 1E i'hiiaïf.


1 1" La Lyre du Diable, poésies infernales, par Henri lier thoud, 1 voL in-8* de 367 p, Paris, Ledraîn; 1827. Joli frontispice compose pur Pétrus Rin- gard. Exemplaire intact avec sa cou- verture rouge et noire. — Nous reproduisons l'étonnant frontispice de Pétrus Ringard*


12" Les Orgies ftHéliogabcd*, contes féroces^ par Jules de Saint-Félix, r voL in-8' 5 , Paris, Policier; 1828. Ravissante vignette de E, Wattîer^ formant cul-dc-lumpe. — Exemplaire cartonne, non rogné,

i3* Le Boucher de Bëthuiu\ roman, par de Saînt-Mégrtn (?), 2 vol. in-^ Paris, Busquin-Dtsessart; iW3j* Ouvrage des plus curieux, orné d'un saisissant frontispice d'une rare beauté d'exécution et non signé, maïs qu'on pourrait

12


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CONTES POUR LES B I B LEO P H [ L ES.


attribuer a Delacroix dans sa. première manière. Exemplaire avec sa cou- verture. — Épigraphe du titre : Du sang ! du sang! du sang ! à la brute altérée!

On trou\era en gravure hors texte la reproduction du frontispice.


ou te CHANT J> ' H ASTlftf^


14 Les Cendres de la Passion, poésies, par Philothee O'Neddy, avec un por- trait de l'Auteur de Feu et flammes. Paris ? imprimerie de Dondey-Dupré^ i83i. 3 vol. in-8" de 3$8 p., avec une épître dédicatoire au lecteur en forme de rondeau» — Seul portrait connu de Théophile Dondey. Sur le faux titre, ces vers du catéchisme bousingot de Philothee l'hirsute :

Amour, enthousiasme, étude, poésie!

C'est là qu'en votre extase, océan d'ambroisie*

Se irtiraient nos âmes de feu l C'est là que je sauraiSj fort d'un génie étrange, Dans ïa création d'un bonheur sans mélange.

Etre plus artiste que Dieu !!!

Rodomontade .


1 5° Monsieur Joseph ou la Pudeur alar- mée, par l'auteur de Madame Pttiipkar (Petrus RorelJ.a vol. petit in-S° cavalier. Paris, Eugène Renduel ; iS3g. Impri- merie de Terzuolo. Vignettes sur bois de Louis Boulanger, Frontispice d'Eu- gène Lami, gravé par Porret. — Sur les deux couvertures, l'épigraphe choisie par le Lycanthrope est : Madame t Madame! que faites-vous? — Superbe exemplaire sur papier jonquille.


16 Les Frissons du tombeau ou les Résurrections , contes funèbres, par Charles de Lourcy. Cherbourg, chez Al- cide Lebieu ; rSsc). Frontis- pice non signe , à la manière noire. 1 vol. in- 18. État de neuf, Contes très étranges, qui révèlent un réel talent de styliste coloré et vibrant, — Nous reproduisons le fron- tispice.



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17° Les Larmes de l'Athée OU le Vignettes de Gigoux pour le fils dé caomweu.

Retour au Crucifix, roman

tumultueux et moral, par M. ***. Pans, Ladvocat; iS33. 1 vol. în-8° de 338 p. — L J auteur inconnu de cet étonnant torrent d'idées blasphéma- toires et recueillies pourrait bien être Regnier-Destourbet , dont on retrouve plus d'une analogie de style. Cet ouvrage mériterait une étude;


LES ROMANTIQUES INCONNUS. ?i

c'est le livre de la plus grande véhémence romantique que nous connais- sions jusqu'ici.

iS° Edgard le Taciturne ou VÉtrangleur de femmes, légende du \i B siècle, par Julîus Sorel. Illustration de Tony Johannot, gravée par Porret. Paris, Desessart; iS3z. 2 vol. In-S* raisin*

Genre troubadour et Anne Radcliffe. — Ces deux volumes brochés* Légères mouillures sur le faux titre du tome IL

19° Aima et Ctodamir, par M. Bouchardat. Romande 29^ p» in-12. Cacn; 1S27. Vignette de Colin, Htho- graphiée par Bertrand, Rue froide. Petit roman vertueux, sentimental et très dessus de pendule. Genre Restauration , à peine éclaire par l'aurore du Romnntïsme.

2o f> Crânes et Tibias, poésies chrétiennes, par Jean Po- lonais, avec un dessin de Carolus Marchenoir , li- thographie de Motte. Pa- ris. Cunncr; 1S29. 1 vol. in-8'\ — Sur le fau& titre, un scolùiste a écrit : « L'auteur de ces poésies est étranger , mais son

style n'en est pas moins élégant, et beaucoup de nationaux envieraient sa pureté. »



CUAM£R. eétfour


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2.t° Les Souterrains de FÀbbaj'e, par Alphonse Brot, Paris, Auguste Lahot; iS35. 1 vol. petit in-S°, Illustration de Gigoux, gravée par Porret. — Roman humide et sternutatoire, ainsi que son titre l'indique. Exemplaire dont la couverture est maculée d'un cachet singulier sur lequel on lit: Bibliothèque du Bagne.

22 Les Amours d'un Squelette, poésies d'outre-tombe, par Timoïéon Aubiernet. Vignette lithographiée par Porret- 1 vol. in-j2. Paris, Pelicier ; 1827. Ce livre est dédié à Dorothée *** avec les vers suhants :

Ah !... ma flamme ressemble à la lampe des morts;

Sans fin comme elle, et comme elle invisible, Rien ne pourra l'éteindre; aux soucis, aux remords,

Son triste feu survit inextinguible.

Un souvenir de toi, voilà ce que ma tombe

Veut pour reliques et pour tous ornements. Mais ton oubli!... mon coeur à ce penser succombe,

Lui qui brava la vie et ses tourments.


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


2 3° Le Dernier des Mérovingiens, tragédie en cinq actes, en vers, par Charles Huret. Paris, Tenré; j833. In-8 Û . Grande lithographie de A. de PujoL Drame shakespearien, formidablement sanguinaire, ou tous les personnages

meurent assassinés les uns par les autres Le héros T Méruaid, succombe le dernier. Après avoir, durant cinq actes, perpétré les crimes les plus noirs, il s'écrie, blessé à mort, avant la chute du rideau :

J'aî fauché tous les miens; ô gerbes magnifiques! Leurs têtes, lourds épis, reposent pacifiques Et je vais m'endormîr : Deus sit cum tilts! Calme comme Bacchus dans son dëgobilhs.

24° Edith, la Belle au cou de cygne, ou le chant d'Hastîng, poème, par Ulrîc

Guttin^uer. Composition de Deveria, gravée par Brewère. Pans, Charles

Gosselin; iS3o. i voL ïn-S°. Au


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LES CHARMES <-L fu. So L h TU OET



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crayon, sur les gardes, se trouve écrite cette réflexion :

« Poème assez fado et nébu- leux de l'ami auquel Alfred de Musset adressa tant de char- mants vers, — On sent que l'auteur , en appliquant son talent à ce sujet septentrional, a rendu sa muse poitrinaire et défaillante. »

2 5° Le Fils de Cromtvell, ou la Galerie de Wkitekall, drame en cinq actes, en vers, par M. d'Epagny. Vignette de Gi- gous sur le titre, i vol. in-8°. Paris, chez Bossangepere ■ i S3o. Exemplaire en très bel état, non rogné ni piqué.

Sur la première page, on a collé cet extrait de journal :

« L'intrigue de ce diame est trop compliquée pour que nous puissions l'analyser ici ; le Fils de Cramwell a réussi ou Théâtre-Historique; cepen- dant, il a été interrompu par suite de la fermeture du théâtre, et ira pas été repris. »

26° Les Fiancés de Dcvonskîre, conte, par Victor Boreau. Vignette de Louis Boulanger sur le titre. Paris, chez Hivert,quaï des Grands-Augustins; in-S q .

27 Les Ruines du Château ou les Charmes de la solitude, roman f par Albert Desbordeliers. Paris, Louis Janet; i83o. i vol. in-12. Joli petit frontispice signé de Devéria, gravé par Quarteley. La première page s'ouvre par ces vers :

Salut, murs que couronne et la ronce et le lierre t L'homme ne voit en vous qu'un vain amas de pierre Qu*habite le reptile et que ronge le temps ; Mais le sage, à qui Dieu révèle se. pensée, Voit dans tous vos débris !a piété tracée En caractères éclatants*


LES ROMANTIQUES INCONNUS,


9*


Oh! comme dans ces lieux, lorsque règne l'automne, Le voyageur bercé par te bruit monotone Desdépouilles des bois qui jonchent le vallon, Aime à Livrer son âme aux sombres rêveries, S'il voit Je jour s'enfuir et les feuilles flétries Suivre le vol de Taquilon !

Exemplaire sur papier vert pâle., non rogné,

2 8" Le Cimetière des Damnés, roman Scandinave, par le comte Gaspard de Pons ► i vol, in-ïS, avec vignette non signée. Paris, Ambroise Dupont; i83i. Légende véritablement trop mortuaire et qui décèle chez son auteur une nécrophilie déré- glée et incurable- Admirable litho- graphie frontispice non signée , représentant des squelettes et des potences, — On la trouvera reproduite dans ce catalogue.


29 e



eloe^u^d. outra tombal


TlMOlifMI All&lE^NE



Marias VEnamorado ou Amour et Destinée, par Ferdinand Denis, A Saragosse (?), chez Luiz Gaspar y Pelez ; 1834. In-jG de 400 p. — Le lieu d'impression nous semble devoir être une supercherie. Il est bon de la signaler à M. Gustave Brunet, de Bordeaux, qui vient de terminer le supplé- ment au Barbier et au QuérartL

jo° Soûlas et Plaisir, Ron- deaux et Ballades, Parangon des Poésies du bon vieux temps, par M. de Baour-Lormian* 1 vol. În-S° de 296 p. Impression gothique, dans un enca- drement ogival de style feuillu. Paris, Gosselin ; i83a.

Poésies remplies des images éclatantes chères à Baour-Lorrnian, qui fut un M. de Jouy rongé par les vers. Ce ne sont que « globes d'albâtre », « cheveux que des lis teint l'éclat argenté », « palais de porphyre »^ «vierges de lumière et réseaux d'ébène de la nuit ». Genre éminemment Pompier, mais le plus curieux de tous les Baour-Lormian comme note exaspérée de la métaphore.

Tels sont les trente volumes qu'il me fut donné d'acquérir au Châ- teau de mon défunt compagnon de natation, Bernard d^sgny. Je puis affirmer que ces trente exemplaires sontabsolument uniques, ayant depuis


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CONTES POUR LES H t B L ÎO I 1 H J L ES.


de longs mois remué en vain la Bibliothèque nationale, l'Arsenal, Car- navalet et lu tous les catalogues à prix marques et autres bibliographies et Bépertoires mis en circulation publique ei privée. Tous les limiers Je la librairie mis en marche active, toutes les demandes en forme de desi- derata insérées dans les publications les plus répandues n'ont servi jus-



Lhfiograpliic. Frontispice iion signe Ju c i m kti t itr dei pamnés*


qu'ici qu'à me confirmer plus amplement dé Tétat unique et mystérieux de mes Romantiques inconnus. C'est en vain que j'ai fait reclamer en vedette, dans les feuilles curieuses de France et Je l'étranger, des frères jumeaux: de ces enfants égares, c'est inutilement que de vive voix j'ai fanfare leurs louanges: ces merles btancs n^ont point de semblables. Je ne saurais dire évidemment par quelles aventures bibliolhhiques ils sont ainsi soli- taires; je ne veux point nVaviser de penser qu'ils aient été faits pour !e


LES ROMANTIQUES INCONNUS.


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plaisir de feu Bernard d'Isgny, ou qu'ils soient les seuls survivants de ces lots innombrables de livres qui, si j'en crois Frédéric Soulié, étaient, vers 1840, immergés par milliers en haute mer pour désencombrer les éditeurs. — Ils sont uniques! uniques! uniques ! Je le puis proclamer. — Aussi je songe avec une morgue très castillane à Tahurissement des bibliographes futurs, lorsque ces ouvrages singuliers apparaîtront dans ma vente post mortern avec des demi-reliures genre Thouvenin, exécu- tées par le maître Cuzin, ou vêtus de plein cuir ciselé avec des rinceaux et des rosaces cathédralesques, exécutés par les plus habiles relieurs faussaires de cette époque. — Quel tapage, alors, mes amis, chez la gent bouquinière! — La Bibliographie des ouvrages illustrés du xix e siècle sera toute a refaire, etTâme de Jules Brivois hurlera plaintive, lointaine et désespérée dans les profondeurs inconcevables de l'Enfer des Bibliophiles.




i.



Vignette de Louis Boulanger pour les

FIASCLS DE DEYUXSHIRE.


LE CARNET DE NOTES DE NAPOLÉON I

i3



CARNET DE NOTES

DE NAPOLÉON I r


Dans la nuit du 23 au 24 mai 1871, sur un tas de pavés amoncelés, derrière la grande barricade bastionnce construite et soignée avec tant de plaisir par le citoyen Gaillard père, Vauban en chef de l'insurrection communarde, deux blessés gisaient côte à côte, l'un râlant presque, l'autre re% f enam au contraire à la vie après un long évanouissement;


  • \


io? CONTES POUll LES BIBLIOPHILES.

ces deux victimes de la lutte dernière regardaient de leurs yeux troubles s'élever vers ïe ciel les gigantesques flammes des Tuileries incendiées, qui mêlaient leurs panaches et leurs tourbillons de fumée aux rouges nuages piqués d'étincelles montant par derrière, de la Cité et de plus loin.

L'un de ces hommes était un officier versaillaîs et l'autre, le plus touché, un sergent fédéré. L'officier, le comte d*H., s'étant, avec quelques hommes seulement, trop audacieusement jeté sur les communards en train de parachever dans un formidable cataclysme au pétrole les destins du vieux palais de nos rois, avait eu sa troupe effroyablement arque- busée et s'en était allé tomber, avec deux ou trois balles dans le corps, au premier coin tranquille, derrière la barricade prise. Il reprenait ses esprits dans la fraîcheur de la nuit, et regardait alternativement les flammes des Tuileries et son voisin le fédéré, plus mal en point que lui.

Celui-ci tournait de temps en temps de son côté sa figure convulsée, et refermait les yeux lorsque défilaient des pelotons de lignards s'enfon- çant rapidement dans Fhorreur des rues trop noires ou trop rouges.

— Capitaine, dit tout à coup le fédéré, pas la peine que vos troupiers dépensent six balles de plus pour me fusiller, j'ai dans le ventre la quan- tité de plomb suffisante.», avant que les Tuileries aient fini de flamber, je serai fini, nettoyé!,, emballe!*.. Tout cela parce que j'ai tardé de cinq minutes sur les camarades, histoire de rapporter un petit souvenir de notre séjour aux Tuileries.

Après un court silence, le fédéré reprît :

— Les autres avaient déjà les poches pleines de bibelots, moi pas; j'étais un pur, un de principes, et je ne voulais pas de ça d'abord. Brûler, raser la vieille cambuse à Catherine de Médicis, le local des tyrans, très bien, mais pas le déménager 1 Pourtant^ quand ça se mit à flamber, je trouvai que c'était bête tout de même, mes scrupules! Puisque tout devait brûler avec la boîte je pouvais bien m'offrir un petit souvenir... et alors, en cherchant rapidement quelque chose de portatif, je tombai sur une belle boke, velours vert à abeilles d'or, rien que ça...

Il s'interrompit un instant et blêmit sous la souffrance.

— Une riche boîte, reprit- il, mais quoi dedans? En courant j'ai fait sauter le couvercle... rien que trois bouquins, couverts en soie tricolore.., précieux sans doute, mais j'aurais préféré autre chose.*, enfin, je les fourrai sous ma capote... Crénom ï à peine dans la rue, je reçois l'atout, mon compte est réglé... J'ai perdu deux des bouquins... Vous pensez que je ne tiens guère à celui qui m'est resté... Le voulez-vous, le petit souvenir des Tuileries? Ça ne me prive pas, allez, pour le temps que j'ai encore à faire la grimace ici... •

Le comte d'H. ne pensait guère en avoir pour plus longtemps que le fédéré, cependant il prit le bouquin tricolore, l'ouvrit, le regarda vaguement et le mit dans le petit sac qu'il portait en bandoulière. Puis,


LE CARNET DE NOTES DE NAPOLEON. 101

comme ce mouvement Favait fatigué, il retomba sur les pavés inerte et raide, muet, ses yeux seuls vivant et suivant en l'air le tourbillonnement des flammes et des fumées, parmi lesquelles se mêlèrent bientôt en che- vauchées délirantes les visions de la fièvre.

Une quinzaine de fours après, couché dans un bon lit d'ambulance, le comte d 7 H. se souvint tout à coup du fédéré de la barricade Gaillard père et du livre tricolore, souvenir des Tuileries incendiées. Avait-il rêvé? Ce sergent de communards râlant à coté de lui, n'était-ce pas une de ces imaginations fantasmagoriques de la fièvre?,,,. Le comte d'H. étendit la main vers le petit sac accroché près de son lit.,. A son grand étonne- ment il sentit quelque chose; il n'avait pas rêvé l'aventure, le livre du communard était làl

C'était un petit volume à peu près du format de l'ancien Mercure de Finance, magnifiquement relié, revêtu de soie tricolore, avec le grand aigle des armes de Fempire, tout un semis d'abeilles d^or sur le plat, et sur le dos simplement un N couronné. Cette reliure somptueuse ne recouvrait pas un chef-d'œuvre de typographie, mais un manuscrit d'une horrible écriture irrégulière, tantôt fine et serrée, tantôt immense et tout en jambages formidables ou en paraphes ressemblant à des coups de sabre, manuscrit composé de plusieurs cahiers de papiers différents, quelques-uns assez fatigués et salis, parmi lesquels, au milieu des feuil- lets couverts de pâtés d'encre, de chiffres, d'hiéroglyphes ou de dessins grossiers jetés ça et là, étaient annexés des papiers repliés portant des en-têtes gravés « Grand état-major générale.. Cabinet de l'Empereur..., Année d'Allemagne.,* » ou des brevets d'officiers en blanc couverts de notes au crayon ou à la plume.

Le comte d^H. lut au hasard dans les premiers cahiers datés de t8o5 et, pris d'un intérêt soudain, se mit à parcourir rapidement le manuscrit de page en page, à déchiffrer les feuillets hiéroglyphiques.

Quelle trouvaille! Il était extraordinairement précieux, le bouquin sauvé du palais incendié. Grands coups de plume hâtifs, griffonnages serrés, notes au crayon, croquis, tout était de la main du grand Empereur, de cette main qui pendant quinze ans avait brandi la foudre sur l'Europe bouleversée! Ce petit volume sali, horriblement barbouillé de taches d'encres, ce n'était rien moins qu'un carnet de notes de Napoléon I er , embrassant la période de i8o5 à 1S09!.,.

A la lecture de ces notes, un Napoléon nouveau, un Napoléon intime, en déshabillé, le vrai Napoléon, celui que seul Napoléon lui- même avait pu connaître, surgissait, — aussi différent de Tempereur tonnant de la légende que du Napoléon des souvenirs anecdotiques de MM. les chambellans. Et songeant à Timmense intérêt historique de ces notes, le capitaine se rappela que le fédéré avait parlé de trois volumes. Que pouvaient être devenus les deux autres, dans la tourmente et dans


10a COMTES POUR LES BIBLIOPHILES.

Pincendïe? Perdus, détruits sans doute, hélas 1 — et avec eux les plus précieuses indications pour l'histoire*.

Vingt ans ont passé depuis ; le comte d*H., malgré toutes ses recherches, n?a pas pu mettre la main sur les volumes perdus. 11 publiera un jour en son intégrité le volume sauvé par lai du carnet de notes de Napoléon, que M. Taine n'a pas connu, que de rares amis seuls ont pu feuilleter, et dont nous donnons aujourd'hui indiscrètement un extrait plus court que nous ne voudrions, mais qui permettra de juger de son prodigieux intérêt au point de vue sévère et sacré de la vérité historique*

8 octobre. — Je descendais ce matin la côte <TEbersdorf en marchant, selon mon habitude, un peu en avant de mon état-major, laissant ces messieurs discuter sur les chances ou les péripéties de la campagne, car en ces instants délicieux de l'aube, devant la nature qui s'éveille, dans la fraîcheur d'un doux matin, j'aime laisser mon esprit suivre sa pente naturelle, f aime me laisser aller à la rêverie, surtout quand il fait beau comme aujourd'hui, Chose curieuse, moi qui marche toujours suivi de deux ou trois cent mille hommes, j'éprouvai toujours un vrai penchant pour la solitude; j'adorerais me promener incognito par les champs, interroger les bergers que je rencontre, causer avec le vénérable pas- teur du village, sourire aux laboureurs occupés à faire jaillir des flancs de Cybèle les moissons de l'été... Mais l'homme propose et Dieu dispose.

Donc, je descendais la côte d'Ebersdorf ; il y avait eu un petit combat de nuit, une simple escarmouche sans importance; çà et là, dans le terrain, trois ou quatre cents corps étaient étendus. Dans un champ de blé foulé où se trouvaient éparpillés une douzaine de hussards prussiens, quelques chevaux et quelques voltigeurs du 3S% j'aperçus tout à coup une douzaine de pâquerettes qui, par miracle, dans le piétinement de la lutte, n'avaient pas été foulées et qui s^épanouissaient sous le soleil, les innocentes et naïves fleurettes, au milieu des vestiges du massacre. O nature ! comme tu te ris de Thonirne et de ses fureurs !

Je sautai vivement à terre et je me dirigeais vers les pauvres fleurs, lorsque plusieurs jeunes freluquets de Tétat-major, devinant mon intention, se précipitèrent pour me les cueillir.

i. Ces deux volumes manquants ont été achetés en juin 1871, après la prise de Belleville, à des chasseurs à pied de la compagnie dont M. Deroulède était lieute- nant t par M. D. W-, correspondant d'un journal américain. Ils appartiennent main- tenant à l'honorable Phïlemon Codgett, sénateur de Massachusetts, qui les a payés aoo dollars et en a déjà refuse i5o ? ooo. L'honorable sénateur les conserve avec un soin jaloux, à côte d'uni manuscrit d'odes anacréontîques signées Max* de Robespierre dans sa bibliothèque si riche déjà en documenta du plus puissant intérêt sur la Révolution, française.

(Information de M, G, B-, du N.-Y. H.)


1-E CARNET DK NOTES DE NAPOLEON,


lOj


— Arrêtez, messieurs, leur dis-je, je les veux cueillir moi-même. C'est pour Joséphine!

Je croîs bien que je profitai de l'occasion pour leur faire un petit sermon :

— Ce n*est pas vous t jeunes i;ens, qui songeriez à envoyer des champs ravages par Belione quelques fleurs à votre femme ou à votre amante! Oui, oui, prolestez, je vous connais, vos pensées ne sont pas pour les


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CiVit^en 7?*rtJt,


-» tu* 5û<tplj i i\j& .


épouses éplorées que vous quittez en arrière, mais pour tes vains plaisirs qui vous attendent dans les capitale?!

Mon bouquet tic blanches pâquerettes est parti par courrier, Joséphine aura dans quelques matins ce petit souvenir sur sa table de toilette!

. . . Ce soîr j'admirais en rêvassant un beau lever de lune. Au loin, par-dessus les vapeurs des campagnes, Phiebe se levait radieuse, pendant que partout les feux des bivâCf s'allumaient comme pour lui faire un cortège d'étoiles» Salut, astre des nuits! Soudain, un peu vers le Nord, une seconde lune parut!.. Je compris bientôt le phénomène en voyant apparaître un peu plus haut, sous la forme d'un croissant, la véritable Phœbe\,- Les deux premières étaient deus gros villages en train de brûler à trois ou quatre lieues d*icL

M" 1 J., de la Comédie-Française, n'arrive pas* Lui seraii-il arrivé


J<H


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


quelque accident en route? ou bien l'un de ces officiers bellâtres, sou- tachés et pomponnés, qui caracolent dans les états-majors, seraït-11 la cause de ce retard? Les femmes sont si peu sérieuses!


ARMEE DE PRUSSE


£TVT-Jl4JOÏt GLXLHAL


ORDRE DU JOUR


Soldats,

Vous avez commence aujourd'hui à moissonner de nouveaux lauriers et vous marches...


Cet imbécile de Ricou, qui me fait mes proclamations dans un assez bon style, est malade et se prétend incapable de rassembler deux idées convenables! Moi non plus je n'ai pas l'inspiration... I/éloquence mili- taire n'est pas mon genre, Je suis pour le genre simple, Je réussis mieux dans le style familier, je tourne très gentiment le couplet , à preuve le Beau Danois qu'Hortense a mis en musique.., Je n'ai pas voulu signer à cause de ma position, maïs le Beau Danois est de moi et il a encore un assez joli succès, j'ose le dire!

Comment faire? l'inspiration ne vient pas, ma foi, pas de proclamation aujourd'hui! Je crois que Ricou fait semblant d'être malade parce que je remets à plus tard de le faire entrer à l'Académie française.

Je viens d'avoir une pique avec Ney, précisément à propos de Ricou. Nous nous sommes chamaillés en dînant, il m'était revenu que Ney ne se gênait pas pour dire que mes plans de campagne et jusqu'à mes mou- vements dans les batailles me sont dictés par Ricou, en un mot que Ricou est mon inspirateur caché; il a même dit a mon Égêrie guerrière! » et que sans Ricou je ne suis rien de plus qu'un bon chef de bataillon, et encore!

Ricou est mon ancien professeur de latin à Brienne; je l'aï retrouvé en oo T écrivaillant aux gages des libraires^ à Paris, c'est-à-dire crevant de faim, et me souvenant qu'il réussissait jadis admirablement l'allo- cution de Scipïon aux légions, je l'aï attaché à ma personne, en qualité d'homme de lettres, pour m'arranger mes ordres du jour et mes procla- mations*

Et voilà mes ennemis en Europe, — qui n'en a pas, — des misérables soudoyés par Pitt et Cobourg, et même quelques malveillants de mes armées, les voilà qui prétendent que Ricou, mon ancien professeur à Brienne^ — ils ne disent pas de quoi — est un admirable tacticien, un génie militaire comme le monde jusqu'à lui n'en a pas connu, un César, un Annibal, un Alexandre réunis avec un Gustave-Adolphe et un



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— C 'est pottr Joséphine. I


LE CARNET DE NOTES DE NAPOLÉON, io S

Turenne dans la peau d'un seul homme, un chef d'armée merveilleux, joignant au coup d'œil de l'aigle une foudroyante rapidité de concep- tion!,.* Par malheur, ce grand homme de guerre serait poltron comme un lièvre, et par là ses qualités seraient à jamais restées inutiles, si je ne m'étais trouvé tout à point pour les exploiter ù mon profit. Et alors Ricou 7 que je tiens par on ne sait quels moyens sous ma domination, que je traîne à ma suite comme un esclave ei que je force à travailler, serait la tête qui conçoit et moi seulement le bras qui exécute. Mes batailles sont de lui, je ne fais que suivre ses inspirations ; à moi les dangers, mais aussi à moi la gloire et à lui rien, ou de maigres appointements que je lui marchande 1 C'est ridicule! Le vrai, c'est que, en effet, Ricou n'aime pas les coups, c^est un pacifique homme de lettres, et j'ai beaucoup de peine à lui faire suivre d 1 assez près les opérations de Bellone pour qu'il puisse distinguer quelque peu les mouvements dont il doit parler dans mes ordres du jour-,.

En attendant, si Rïcou me fait la mauvaise farce d'être vraiment malade, je lui supprime ses appointements!

10 octobre. — J'ai eu depuis huit jours des séries de maux de tête et de malaises. Et il me faut travailler comme un nègre en ce moment.

On ne peut compter vraiment que sur soi, les gens sont si négligents aujourd'hui; toujours travailler, étudier, surveiller, donner des ordres, faire rouler la machine, quel souci, bon Dieu, quels tracas! Ah! la vie tranquille, le repos, une simple maison à la campagne, Joséphine faisant son petit train-train autour de moi!.. Et une rivière... Je lirais l'abbé Delille sous les saules et je pécherais à la ligne! Âh! oui, il s'agit bien de tranquillité quand les intrigues de la perfide Albion et de la reine de Prusse viennent me susciter à tout bout de champ des ennemis..., et ceci et cela I et l'Autriche et la Russie qu'il faut contenir, et les armées prussiennes qu'il faut écraser!...

Décidément ça ne va pas, c'est l'estomac... Je vais écrire à Larrey; il doit être du côté de Schleiz. avec la grande ambulance. Je n'aime pas les médecins, mais j'ai un peu plus de confiance en celui-là que dans les autres : il y a si longtemps que nous travaillons ensemble!

Ma dépèche pour Larrey est partie; je l'ai envoyée par six officiers d'état-major, chacun par une route différente.

J'ai des nouvelles de M lle J. Il paraît qu'elle est tombée entre les mains de l'ennemi. -_e maréchal des logis de l'escorte est arrivé tout seul, ayant eu grand'pcine à s'échapper. C'est ce Blûcher qui m'a fait cette farce! Je le rattraperai ! Ça m'ennuie, M 1Ie J. a de faux airs de Joséphine, avec elle il n'y aurait que demi-infidélité..., je pouvais penser quand même à Joséphine..* Qu'est-ce qu'elle peut rappeler à ce soudard de Blucher?


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


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ii octobre. — Le soldat en campagne a quelquefois de bonnes

aubaines. Nous étions arrivés trempés comme des soupes dans un de ces villages à noms si difficiles à prononcer et en- core plus difficiles à écrire. De l'eau toute la journée! pavais le Danube dans ma botte gauche et la Vistule dans ma botte droite! Flic! Floc! Par- lez-moi de Fltalie pour notre métier, du soleil au moins! J'étais d'une humeur massa- crante. Pendant que les soldats essayaient d^allumer leurs feux de bivac en plaine, je prenais mes quartiers dans un petit château, une bicoque... Admi- rablement reçu; du feu à rôtir un bœuf, du vin chaud et une satanée comtesse de la Pologne allemande qui vous avait des yeux, mais des yeux à faire flamber des feux de bivac de conscrits rien qu'à les regarder. La comtesse polo- naise se montra vraiment charmante, il n'y a pas à dire; elle envoya ses femmes de chambre pour me retirer mes bottes et m'apporta elle-même les pantoufles de son mari, avec un bouil- lon servi par ses mains et une bouteille de Champagne. Son mari est un vieux conseiller à la Cour, il est à Berlin! Bravo, autant de pris sur Tennemi! très gentille, cette dame, très gentille! Je ne dois ma conquête qu'à mon prestige per- sonnel; ia comtesse 1 me prenait pour un simple maréchal. Je vais écrire à Sèvres

i. I\ous supprimons par convenance jusqu'à l'initiale du nom de la comtesse. Chacun connaît ce nom dans la haute société berlinoise. La com- tesse a laissé plusieurs enfants, L'un d'eux, gé- néral en retraite aujourd'hui, se distingua dans la campagne de 1866 contre l'Autriche, et fut,

par ses habiles manœuvres et son audace, le véritable vainqueur de Sadowa. 11 ressemblait beaucoup à Phôte du château de *** en t8oG et il lui fut même, après Sadowa, défendu de paraître à l'armée le menton rase, comme il en avait l'habitude.



LE CAHNF-T DE NOTES DE NAPOLEON


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pour qu'on Jui envoie un petit souvenir, le service que j'ai fait faire spécialement pour cette sorte de cadeaux*

12 octobre, — J'ai la réponse de Larrey. Des six officiers envoyés, il en est revenu deux. L*un des deux revenus, sur le point d'être pris par Tennemî, a avalé sa dépêche, deux sont tombés dans des partis de cavalerie prussienne, le cinquième s'est égaré et galope encore du coté de Bamberg, et le sixième est blessé*

ARMÉE Ï)K PRUSSE

i.H IMITAT HÀJtm GÉlféftAL

Direction des Ambulances

S] RE,

Comme j'ai déjà eu Phonneur de le dire à Votre Majesté, soir et matin a Inès en poudre.

Barox Larrey*


La comtesse est tout simplement délicieuse; îl faut que je m'attache son mari, Je lui aï fait proposer d'en- trer dans mon Conseil d'Etat avec de l'avancement, un poste supérieur à celui de simple Hof Conseiller, J \ii appris que c'était lui qui avait décidé sa femme h rester ici pour protéger ses propriétés. Cet homme est une nature délicate. Je veux qu^on me le présente ! Le temps est au beau mu in- tenant, Tannée se masse. Jouissons de la vie, 6 douceur!

RÎCOU a été enlevé par des cava- liers de Kl j cher, en arrière de nos lignes, eomme il me rejoignait sur mon ordre, pour me rédiger quelques bulletins et proclamations en retard. Ce Blucherà la tinrrf exaspère: après M"* J., il me prend Ricou ï C'est trop,

je vais lui jeter une ou deux divisions de cavalerie avec Murât, mon sabreur Gare à lui! Passe pour M"* J., — j'avais peut être eu tort de Tappeler ici, Joséphine le saura et me fera des scènes ; — mais Ricou, sapristi I



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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES,


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On est bien ici, nous autres soldats, nous aimons Jccs petites dou- ceurs après les étapes dures ; il y a là-dessus une chanson que je chantais hier soir à la comtesse :

Et c'ebt tout autant De pris en passant !

Je réalise en ce moment l'un de mes rêves! Oh! Ja vie! Depuis que je suis au service je n'avais jamais eu le temps et je me disais: «Napoléon, mon pauvre, tu ne connaîtras donc jamais les joies pures de la nature,

tu ne goûteras donc jamais tran- quillement le charme des belles matinées à la campagne, le parfum de la fleur, le chant de l'oiseau et

j

le bourdonnement de Fubeillel Un simple laboureur peut se donner tout ça, mais loi, jamais ! Non, ja- mais! Toujours des coups de canon et le bruit des trompettes de Mars ! Jamais tu ne pécheras à la ligne, mon pauvre Napoléon 1 Le plus petit employé à douze cents livres d'un de tes ministères est plus heu- reux que toi-,. Il vit dans la tran- quillité, tandis que toi tu t'en vas au loin risquer des coups pour lui assurer cette tranquillité... » Eh bien, je me trompais ! je goûte la joie des champs et je pêche à la ligne I Nous avons ici une petite rivière absolument ravissante, qui file sous les saules et les peupliers; il y a du goujon, et je pêche avec la com- tesse ! Hier on m'a cherché toute Taprès-midi. C'est encore Berthier qui m'ennuie pour des séries d'ordres à donner. Tant pis! qu'il me cherche! Je suis revenu avec une friture que la comtesse a fait peser à la cui- sine. Six livres et demie et tout beau poisson! quelle journée! J J ai rimé sous les saules quelques vers à l'Intention de la comtesse :

Douceur des printemps, ardeur des étés. Vous êtes dépassés Par les doux yeux de ma maîtresse- Vous me mettez moins en détresse. Rigueurs des hivers, Que ces yeux pervers Dont la cruauté follement m'oppresse!



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LE CARNET DE NOTES DE NAPOLEON.


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Ces vers ne sont pas mal; je veux les faire chanter demain à la comtesse, J'aurais bien dû amener Méhul à l'armée avec moi. Mais il nVen faut la musique quand même; a défaut de Méhul, Je vais la mettre au concours parmi les chefs de musique des régiments que j'ai sous la main* Je les envoie à Joséphine qui les fera passer dans VAlmanach des Mît s es.

Pour Joséphine. Je fais une petite variante :

Par les doux yeux de mon amante. \'lt je crains moins la tourmente,

Neige des hivers,

Que ces yeux pervers. .

Je ne dis point que par moments en attendant que le goujon daignât mordre à ma ligne, je ne





me fis pas quelques va- gues reproches. Je me disais : « Napoléon, pen- dant que tu t'amuses, que tu te laisses aller à la douceur de tes penchants naturels, sais-tu bien ce que fait l'ennemi ? Ce vieil enrage de Blûcher ne doit pas se reposer, lui* Pitt et Cobourg doi- vent méditer un coup I En voilà par exemple qui se moquent de la naturel

Excellente, cette fri- ture! J'en ai fait goûter à Berthîer et à Ney pour les empêcher de bougonner.

Ce soir j'ai fait avec la comtesse une partie de drogue; la comtesse ne connaissait pas ce jeu: on ne joue pas à la drogue, dans les salons. Nous nous sommes très amusés.

Ce que nous avons ri en voyant la comtesse avec ses petites che- villes sur son joli nez ! Et elle se fàchait T et elle perdait de plus en plus, et les chevilles continuaient à venir pincer ce délicat petit nez! Je me suis arrangé de façon à perdre à mon tour pour la faire rire aussi. Berthîer s'est déridé à la fin, et Ney nous faisait des calembours un peu salés que la comtesse ne comprenait pas tout à fait. Bonne soirée. Je me disais cependant : « Attention, tu t'endors dans les roses, comme Annibal;



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tu fais en ce moment ce qu'Annibal a dû faire à Capoue, attention! » Mais pour finir le soirée la comtesse a voulu m'apprendre à faire




quelques tours de valse; Eerthier s'est mis au clavecin. Et en tournant au son d'une langoureuse musique, je me répétais encore : « Prends garde! An ni bal a fait tout ça.,, Il s'est amolli, Annibal, et ça lui a coûté cher! »

La comtesse nous avait gentiment souhaité le bonsoir; moi, à la campagne, j'aime à faire comme les paysans, j'aime à me coucher de bonne heure. Lever à six* cou- cher à dix 7 font vivre d'ans dix /ois dix. On dît la même chose chez nous en Corse. Rien de plus SLiin. (Note. Faire mettre au concours pur l'Acadé- mie, mémoire en prose: sur ce sujet, idem poème. Ecrire à Fontane).

Je me croyais débar- rasse de Berthier, mais, va te faire ianlairel Ta- rare pompon!

— Sire, accordez- moi deux minutes, me dit Berthier en me rete- nant, fai quelques rapports, etc., etc., quelques signatures, etc M etc.

Povero mio! Deux minutes! Elles étaient de taille, ses deux minutes ! L'animal me retint jusqu'à trois heuresdu matin. Un travail de cheval!...



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LE CARNET D li NOTES DE NAPOLEON.


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Pendant que les derniers des fusiliers dormaient au bivac, sauf naturel- lement ceux qui se trouvaient de garde, moi, leur Empereur, je trimais avec BerthierL..

i3 octobre. — Encore une journée de travail! Les corps d'armée, pivotant sur Paile gauche, avancent et se développent sur la droite. Ordres sur ordres. L'artillerie, les parcs ? les ambulances, l'intendance,.. Quel tracas!

Je n'ai pas perdu ma journée. Ce matin, avec la comtesse, j'ai fait


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réunir les anciens du village et j 7 ai annoncé à ces braves gens que leur châ- telaine trfayant fait connaître et apprécier toutes leurs bonnes qualités, j^avaïs Tintention d 1 assurer le bonheur de la population entière du village, qifen conséquence je faisais remise de tous les termes de contributions non payés et que je Les exemptais à tout jamais, eux et les générations futures, des impôts et gabelles, etc.. et que j^en faisais mon affaire avec le roi de Prusse, qui bientôt n'aurait rien à me refuser.

Voilà mes gens qui me regardent ébahis. Je continue : Et que, de plus, désirant laisser dans leurs cœurs un doux souvenir de mon passage, je fondais un certain nombre de prix de vertu pour les jeunes gens, pour la jeune fille qui se sera signalée entre toutes parles plus douces qualités, pour les ménages vertueux et pour les vieillards!... etc., etc.

Toute cette aimable population accueillit mes paroles avec transport;


i ia CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

le vénérable pasteur me bénit solennellement, des mères me montraient à leurs tendres rejetons, de douces larmes coulaient de tous les yeux. Moi aussi, fêtais ému! ^espère bien que les vertus patriarcales vont, grâce à moi, fleurir de plus belle dans cette gracieuse vallée.

L'après-midi j'ai couronné de mes mains la jeune fille choisie parmi les plus sages et je lui ai remis une somme de six cents livres qui lui servira de dot.

i3 octob?*e. — J'en ai assez. Ce soir encore, après conseil des mare- chaux, Berthîer est revenu avec un tas de rapports et d'ordres à me sou- mettre : Nécessité de faire avancer le grand parc de siège et ordres néces- saires. Rapports sur les combats de la semaine dernière, propositions d'avancement Etat général des pertes des 3° et 4 e corps à ce jour. États fournis par l'artillerie, gargousses, obus et boulets. Demandes diverses de matériel formulées par les ambulances. Gomme il leur en faut, aux ambulances!... Rapports divers sur les positions de l'ennemi...

G^esttrop, j^en ai assez! J'ai fait une proposition à la comtesse : Je donne ma démission et nous allons vivre loin du vain théâtre de la gloire et loin de ses absorbants soucis, dans une heureuse médiocrité. Nous allons goûter au sein de la nature, sous les orangers de mon beau pays, tous les calmes bonheurs que le ciel réserve aux mortels obscurs.

J'ai toujours été dépourvu d'ambition, ce sont les circonstances qui nVont amené au poste que j'occupe, eh bien ! je suis disposé à le quitter, k tout rejeter des vanités de ce monde et à m'en aller vivre chez nous avec la comtesse, si elle y consent. Je me rappelle un de nos cousins qui était curé dans un petit village en montagne et en vue de la mer; je fus souvent, quand j'étais petit, le voir aux beaux jours d'automne; c'était un brave homme, un peu porté sur sa bouche, mais quel presbytère délicieux! un jardin où tous les fruits poussaient, où toutes les fleurs de la création répandaient leurs parfums! Avec trois mille écus de rentes et cette maison, nous connaîtrions le bonheur I l'âge d'or!... Mais, que dis-je? quels rêves vais-je ébaucher? Et Joséphine que j -oubliais ! ... Mon Dieu f sî elle y consent aussi, tout peut s' l arranger; je lui louerai une petite maison avec un grand jardin à la ville, à deux lieues de chez nous, et j'irai la voir deux fois par semaine... Je vais parler sérieusement à la comtesse 1

1 5 octobre. — Bien des ennuis et de la fatigue depuis deux jours. Obligé de remettre à plus tard mes rêves de tranquillité. Tout le temps à cheval et du travail par-dessus la tête 1

Grande bataille à Iéna. Ennemi en déroute laissant 20,000 morts, 40 } ooo blessés et peut-être autant de prisonniers. Cavalerie poursuit.


LE CARNET DE NOTES DE NAPQLIZON,


JIJ


Après la bataille, envoyé un exprès au château de X... pour rassurer la comtesse* Dépêche pour Joséphine.

Le 14 au matin, reveillé avec migraine. Mal dormL Non, ce n*est pas une existence. Couché en plein air sur le petit plateau en avam d'ïéna que balaye une petite bise sèche! Brrr! Heureusement qu'on va se réchauffer en tapant sur l'ennemi» Ça m'indigne à la fin de penser ju'un



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tas de rois et de diplomates, un tas de princes et d^intrigants s'obslineni à nVempêcher de vivre comme je le désirerais !

Et f ai peut-être gagné un rhume sur ce sapristi de plateau ! Pavais bien envie 7 pour me réchauffer, de prendre la pioche comme les hommes qui creusent dans le roc un chemin pour hisser là-haut notre artil- lerie, mais, à cause de ma position, je ne pouvais pas et ça m'ennuyait ferme. Et des ordres! des ordres à donner! Des mouvements à combiner ! Tout prévoir! tout arranger! C'est à peine si feus le temps de dormir trois quarts d'heure vers le matin. Je rêvassais, lorsque tout à coup, à cinq heures, mon mameluck Roustan, suivant sa consigne, vint me

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n + CONTES POUR LES BIB LIO P H [ L ES.

réveiller. 11 dut me tirer par les jambes. Enfin je fus debout tout engourdi.

— Qu'est-ce qt^il y a?

— Il est cinq heures et l'ennemi bouge [

Allons, reprenons le collier! Tout en bâillant Je fais filer les officiers d'ëtat-major. L-^ corps de Lannes et la garde se mettent en mouvement dans un brouillard à couper au couteau. Si je n'avais pas prévu ce brouillard humide^ quel gâchis, quel désordre' mais je l'avais prévu et tout marche bien. J'ai un cor qui ne me trompe pas î Quel cassement de tête, mon Dieu'

Nous dégringolons du plateau, et, aussitôt arrivées en plaine, les troupes prennent rapidement leurs formations.

Sur la gauche, des masses d'infanterie et de cavalerie disparaissaient le long d'un bois; citait le corps d\Augereau, tandis qu'à droite le corps de Soult s'étendait sur un terrain mamelonné, vers un point où brillaient encore en grand nombre les feux de bivac de Tennemi. Toutes ces colonnes avançaient, se tassaient sur des arrêts soudains causés par Fen- combrement; les rangs s'ouvraient pour laisser passer l'artillerie, un énorme bruit de ferraille secouée couvrait tous les bruits et s'éteignait ensuite dans le brouillard, puis, au milieu des jurements, la marche reprenait.

Avec tout ça, je n'ai rien trouvé à me mettre sous la dent. Mes cantines se sont égarées dans la nuit, et quand j'ai voulu recourir à la provision de tablettes de chocolat que Joséphine avait entassées dans les fontes de ma selle avec des foulards pour la nuit, plus rien ! Par la faute de Roustan sans doute, les fontes ont été bousculées cette nuit et les tablettes perdues dans la boue.

Heureusement, comme je marronnaïs en marchant, je rencontre le 2 ft grenadiers, massé l'arme au pied dans un champ, pour livrer passage à une division de cuirassiers, et je vois le tambour-major Sénot, un ancien d'Italie, en train de humer un coup de sa gourde en faisant cla- quer sa langue.

Ce claquement de langue retentit délicieusement dans mon cœur,

— Ne bois pas tout> Sénot, laisse-m'en un peu!

— À votre service, mon Empereur; allez-y sans crainte, c'est un schnaps soigné]

En effet, c'était du schnaps soigné; avec un croûton que Sénot gar- dait dans sa giberne, et un oignon qu'un grenadier tira de son bonnet a poils, je fis un déjeuner frugal, mais ravigotant.

— ~ Je te rendrai ça aux Tuileries^ Sénot ; lui dis-je en remontant à cheval.

— C'est entendu, mon Empereur, me crie Sénot, à tantôt, après l'ouvrage !


LE CARNET DE NOTES DE NAPOLEON*


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En cet instant, le brouillard commençant à se dissiper; une volée de coups de canon part d 1 une des batteries d'Àugereau, un sans-patience qui veut toujours ouvrir le premier la conversation, et le tremblement com- mence. Je vois Sénot lever sa canne, j'entends ronfler la peau d*âne et les grenadiers poussent en avant.

Un coup de soleil traverse la plaine et voilà que toute la campagne s^aperçoit à perte de vue couverte de troupes. Sur les hauteurs, en avant de nous, les Prussiens, ap- puyés à des bois, gar- nissent les villages en bel ordre... Des batteries en position partout, des divisions couvrant les défilés à emporter, une quantité de cavalerie en arrière, des escadrons et des régiments en colon- nes. ..J'ai à peine le temps de me dire que ça va être dur d'enlever toutes ces positions et de passer sur le corps de tous ces gaillards qui vous ont une allure respirant la confiance, j'ai à peine le temps de jeter un coup d'ncil sur nos troupes que TarTaire s'engage sur tonte la ligne. En un clin

d'œil la fumée couvre tout, nos batteries en retard se portent au grand galop sur la crête de la colline et ouvrent le feu Tune après l'autre.

Je ne vois plus rien* Je traverse un village enlevé par Tinfanterie de Soult, parmi des tas de morts et de blessés entassés dans toutes les ruelles et dans tous les jardins, je suis une plaine ou cette infanterie a été engagée contre des hulans et dragons prussiens et en a couché par ses feux de file plusieurs centaines dans les sillons, et je rencontre un hameau en flammes. Impossible d'aller plus avant, les Prussiens se cramponnent à un bois d'où le corps de Soult s'efforce de les chasser. Un tapage infernal. Six


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


batteries sur les pentes fouillent le bois et criblent un creux par lequel des colonnes ennemies descendent dans le bois. Onze heures! Et je n'ai toujours rien pris depuis hier soir, que le croûton et l'oignon de tout à l'heure. Oh! l'intendance! Nous sommes obligés de marcher > nous, et de cogner sans rien dans le ventre, pendant que les Rîz-paîn-sel flânent la plume à l'oreille. Et Ton s'étonne que le soldat soit quelquefois de mau- vaise humeur!

Comme je retournais en maugréant, j'avise, en arrière des batteries.


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un moulin à vent. J'aime les moulins à vent, ils font bien dans le paysage. Celui-ci, les ailes immobiles et comme collées à son flanc, semblait un pauvre oiseau effarouché par l'effroyable tapage qui se faisait autour de lui. Des officiers d'ordonnance galopaient dans la plaine, des masses de troupes défilaient au-dessous de la petite éroinence, pendant que des files de blessés sortaient du bois et passaient en arrière de nos lignes.

J'entends un âne braire, une femme crier, des soldats jurer. C'était l'âne du meunier qu'un vivandier voulait attacher à sa charette... Tiens, tiens, la meunière est encore là... Voyons donc s'il n'y a pas quelque morceau de jambon à se mettre sous la dent. Je saute à terre avec quel-


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NAPOLÉON CHEZ LA MKUNltkE


(Bataille i/Iéva)


LE CARNET DE NOTES DE NAPOLKON.


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ques-uns de mon état-major et, pour gagner les bonnes grâces de la meunière, je commence par lui faire rendre son âne*

Ah! je vois bien tout de suite qu'il ne reste pas grandchose dans le moulin, les voltigeurs ont passé ici, mais la meunière reconnaissante me fait signe d'attendre et tire d'une cachette deux galettes appétissantes, un quarteron d'oeufs et un gros morceau de lard. C'est une maîtresse femme' En cinq minutes une omelette est confectionnée et nous sommes à table. J'ai trois invités aussi afFamés que moi, les autres restent dehors; pour qu'ils ne se doutent de rien et ne bougonnent pas trop, je parais de temps en temps à la fenêtre avec ma longue- vue, je re- garde les progrès de Pattaque de Soult et je donne un ordre quelconque, un aide de camp part au galop et je me remets à table. Quelle satisfaction! Nous autres, soldats, nous ne savons jamais où nous souperons le soir et si nous souperons, nous devons donc saisir aux cheveux toutes les occasions de nous donner du bien-être.

Le meunier a disparu, la meunière n'a pas eu le temps de se sauver. Elle est vraiment gentille avec ses jupons courts et ses bas rouges. Tout en causant après cette fine omelette qui a dissipé notre mauvaise humeur, je lui pince le menton, et je lui rime un petit impromptu :



Impromptu à la meunière pour la remercier de sa divine omelette.

Le cœur de l'homme et de l'Amant,

Las, tendre Elmirel Ainsi que moulin moulinant,

Tourne au zéphyre. L'omelette a si bonne mine, Son parfum est si séduisant, La meunière a jambe si fine. Son sourire est si caressant Que près d'elJe ici me fixant, En simple meunier qui mouline, Du soir au matin l'embrassant, Je resterai faisant blanche farine!


On est très bien ici, bon air, vue admirable; en. ce moment le paysage est voilé par la fumée, mais, en temps ordinaire, la vue est cer- tainement de toute beauté. Je ne plains pas le meunier!


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CONTES POUR LfcS 1! I R L ■ m 1' H 1 LES.


Mais ne nous oublions pas, saeristî, les affaires avant tout! Oufï reprenons le harnais. Allez, aimable meunière, en récompense de votre omelette, les petits ver* que je vous dédies paraîtront dans le prochain Âlmamack des Muses f sous mon pseudonyme ordinaire 1 , et Récrirai ce soir pour qu'on vous envoie un vase de Sevrés.

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(La marche ferme tout autour de nous- Soult a enfin enlevé ie bois et rejeté Penne mi de Fautre côté; c'est à notre tour Je remonter le chemin ltcux et dy recevoir des volées de mitraille. Bon, Ljuekjues boulets s'é- garent par ici, ils passent au-dessus de nos têtes, mais le moulin est atteint. Il a une aïk brisée et un grand trou en haut* juste ou nous déjeunions tout à Thcurc. Je ferai envoyer deux vases de Sèvres à la meu- nière,

i, Quel était ce pseudonyme? C'est une question que devrait Lieu résoudre F intermédiaire des chercheurs et des curieux*


LE CARNET DE NOTES C- E NAPOLEON. Jiy

La canonnade devient plus furieuse et la fumée augmente; on ne se voit plus à deux pas. Tout à coup, après une heure encore de cet in- fernal tintamarre, voici la poussée en avant qui se dessine et la cavalerie qui se lance sur les carrés prussiens en retraite. Sublimes horreurs que j'entrevois par moments, par des éclaircies dans la fumée ï II faut marcher en avant. C'est éreintant, et si vous croyez que cette canonnade est agréable quand on a une migraine comme celle qui me travaille depuis le matin! Quel métier, seigneur!

Traversé encore cinq ou six villages en flammes ou démolis par l'artillerie. Je fais des folies, je promets aux gens de leur envoyer comme indemnité quelques-uns de mes plus jolis Sèvres.

La bataille est gagnée. J'en étais sûr depuis le moulin; je ne suis pas superstitieux, mais j'ai remarqué plusieurs choses : d'abord, c'est qu'il y a presque toujours un moulin dans chacune de mes batailles ; ensuite, c'est que chaque fois que j'y trouve la meunière la bataille est gagnée d'avance tandis que si c'est le meunier qui me reçoit, je suis certain d'avoir mon paquet. Heureusement que presque toujours le meunier est parti se mettre à l'abri.

L'ennemi est dans une déroute épouvantable; il ne pourra pas, cette fois, dire que cette bataille d'Iéna n'est pas de moi, et que c*est Ricou qui a fait le plan, puisque ce pauvre Ricou est prisonnier.

î6 octobre . — Ricou est au quartier général ! L'animal a pu s'échap- per des mains de l'ennemi il y a huit jours, et maintenant qu'il n'y a plus de coups à craindre, il arrive! On va dire encore que c'est lui qui nVa soufflé tous mes mouvements, les gens soudoyés par la perfide Albion vont le répéter par toute l'Europe f Si encore Ricou était venu avant-hier, 11 m'aurait bâclé mes proclamations et je n'aurais pas été obligé de trimer, de passer, au lieu de dormir, une bonne partie de la nuit a faire de la littérature, qui n'est pas dans mon genre, encore 1

25 octobre, — Tout va bien, je puis considérer la campagne comme terminée... Enfin je vais donc être tranquille, je vais pouvoir, aussitôt rentré chez nous, goûter les joies paisibles de- la famille et de la nature!

J'ai reçu hier, avec des pantoufles fourrées brodées par elle, une lettre de Joséphine; il paraît qu'il y a énormément de lapins dans le parc delà Malmaison. Je chasserai un peu le matin, histoire de me dégourdir les jambes, et l'après-midi, si nous avons encore de belles journées, je lirai Horace en me promenant sous les grands arbres pour faire mes diges- tions toujours un peu lourdes. Ecrire à Joséphine de renouveler le papier des chambres à la Malmaîson; j 7 avais vu de très jolis échantillons avant de partir, mais je n'avais voulu rien décider. Elle peut aussi acheter pour sa chambre des Tuileries le lit et l'armoire à glace étrusques que


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


je lui ai promis si tout marchait bien* Le chiffonnier et les fauteuils aussi > mais je lui demanderai qu'elle me fasse la surprise du petit bureau, à

l'antique avec l'encrier et la lampe. Nous entrons demain à Berlin : qu'est-ce que je lui rapporterais donc bien comme sou- venir?Je voudrais trouver quelques bibe- lots pas trop chers, mais je crois qu'il n'y a pas grand'chose; ils ne réussissent ici que les grandes pipes à fourneau de porcelaine et je ne fume pas. Je chargerai un de mes aides de camp de chercher; il trouvera, ces jeunes gens sont très fureteurs.

2j octobre. — Entrée solennelle à Berlin, Belle réception. Réquisi- tionné quinze mille paires de bas de soie blancs pour les grenadiers de ma garde; je veux qu'ils fassent bonne figure aux bals près des Berlinoises. La comtesse est arrivée,..



Nous arrêtons ici nos extraits du carnet de notes de Napoléon. Ces quelques pages suffisent pour faire apprécier l'immense importance de ces notes et laisser deviner quelle révélation sur le vrai Napoléon l'histoire tirerait de leur publication intégrale 1

Les instances des historiens et des académies décideront, peut-être le comte d'H... à faire imprimer son précieux ma- nuscrit; notre indiscrétion, qu 1 !! voudra bien nous par- donner, n'a eu d'autre but que de lui forcer un peu la rnain en appelant Inattention publique sur le trésor qu'il déiienu

L^Jlustration qui ac- compagne ces extraits a été exécutée sur des documents exacts et authentiques; en faisant des recherches en

Allemagne, nous avons eu l'heureuse chance de découvrir un certain nombre ^estampes et de dessins tout à fait ignorés ou très peu connus se rapportant aux événements de 1806.

Au dernier moment, nous apprenons par des dépêches d'Amérique



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LE CARNET DE NOTES DE NAPOLEON, lat

une heureuse nouvelle. Un reporter, envoyé par un grand journal du matin, a trouvé le moyen de se faire engager comme cuisinier^ aux ap- pointements de iS^ooo dollars par an, chez le sénateur Phîlémon Codgett T de Massachusetts, le richissime collectionneur qui possède les volumes I et III des notes de Napoléon, perdus pendant la Commune.

Depuis six mois, ce reporter profitait des absences législatives de Thonorable Codgettpour s'introduire dans son cabinet de travail. A Taide de fausses clefs, il ouvrait la caisse de fer à triple serrure enfermant les, deux volumes et copiait jusqu'au retour du sénateur.

Malgré ses précautions, il a été surpris par celui-ci, qui lui a tiré douze coups de revolver. Le reporter, quoique blessé grièvement, a pu s'échapper. Il est en route pour l'Europe. Son travail de copie était heureusement terminé; il le collationnaitsur l'original quand Thonorable Godgett est survenu.

Le journal donnera chaque dimanche, dès l'arrivée de son héroïque rédacteur, Ja publication des précieuses notes. Le premier volume com- mence à la sortie de Brienne et finit à Austerlitz; le second débute par les impressions de Napoléon lor3 de son mariage avec Marie-Louise et se termine à la date du 1 5 juin i8ï5, trois jours avant Waterloo. Le volume du comte d'H..., dont nous venons de parler, ^'intercale entre ces deux ouvrages si extraordinairement curieux. Nous connaîtrons donc bientôt, au complet, le carnet de notes de Napoléon! Aujourd'hui, ou un retour d'opinion porte tous les lecteurs de France vers les ouvrages ayant trait au grand homme, n'est-il pas regrettable d'être obligé d'attendre la publication faite ouLre-océan des plus intimes documents qui aient été laissés par le général conquérant des temps modernes. — Oh! ces Américains!!!



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LA FIN DES LIVRES

Ce fut, il y a deux ans environ, à Londres, que cette question de la fin des Livres et de leur complète transformation fut agitée en un petit groupe de Bibliophiles et d’érudits, au cours d’une soirée mémorable dont le souvenir restera sûrement gravé dans la mémoire de chacun des assistants.

Nous nous étions rencontrés, ce soir-là, — qui se trouvait être un des vendredis scientifiques de la Royale Institution, — à la conférence de sir William Thompson, l’éminent physicien anglais, professeur à l’Université de Glascow, dont le nom est connu des deux mondes depuis la part qu’il prit à la pose du premier câble transatlantique.

Devant un auditoire brillant de savants et de gens du monde, sir William Thompson avait annoncé que mathématiquement la fin du globe terrestre et de la race humaine devait se produire au juste dans dix millions d’années. Today's modern Army marches on its communications

Se basant sur les théories de Helmholtz que le soleil est une vaste sphère en train de se refroidir, c’est-à-dire de se contracter par l’effet de la gravité sur la masse à mesure que ce refroidissement se produit, sir William, après avoir estimé la chaleur solaire à celle qui serait nécessaire pour développer une force de 476,000 millions de chevaux-vapeur par mètre carré superficiel de sa photosphère, avait établi que le rayon de la photosphère se raccourcit d’un centième environ en 2,000 ans et que l’on pouvait fixer l’heure précise où la température deviendrait insuffisante pour entretenir la vie sur notre planète.

Le maître physicien nous avait non moins surpris en abordant la question de l’ancienneté de la terre, dont il développait la thèse ainsi qu’un problème de mécanique pure ; il ne lui attribuait point un passé supérieur à une vingtaine de millions d’années, en dépit des géologues et des naturalistes, et il montrait la vie venant à la terre dès la naissance du soleil, quelle qu’ait été l’origine de cet astre fécondant, soit par le résultat de l’éclatement d’un monde préexistant, soit par celui de la con-densation de nébuleuses antérieurement diffuses.

Nous étions sortis de la Royale Institution très émus par les grands problèmes que le savant professeur de Glascow s’était efforcé de résoudre scientifiquement devant son auditoire, et, l’esprit endolori, presque écrasé par l’énormité des chiffres avec lesquels sir William Thompson avait jonglé, nous revenions, silencieux, en un groupe de huit personnages différents, philologues, historiens, journalistes, statisticiens et simples curieux mondains, marchant deux par deux, le long d’Albemarle street et de Piccadilly.

L’un de nous, Edward Lembroke, nous entraîna à souper au Junior Athenaeum Club et, dès que le champagne eut dégourdi les cerveaux songeurs, ce fut à qui parlerait de la conférence de sir William Thompson et des destinées futures de l’humanité. A magazine of modern life

James Wittmore se préoccupa longuement de la prédominance intellectuelle et morale des jeunes continents sur les anciens, vers la fin du siècle prochain. Il laissa entendre que le vieux monde abdiquerait peu à peu son omnipotence et que l’Amérique prendrait la tête du mouvement dans la marche du progrès, tandis que l’Océanie, à peine née d’hier, se développerait superbement, démasquerait ses ambitions et occuperait une des premières places dans le concert universel des peuples. L’Afrique, ajoutait-il, cette Afrique toujours explorée et toujours mystérieuse, dont on découvre à chaque instant des contrées de milliers de milles carrés, conquise, si péniblement à la civilisation, malgré son immense réservoir d’hommes, ne semble pas appelée à jouer un rôle proéminent; ce sera le grenier d’abondance des autres continents, il se jouera sur son sol, tour à tour envahi par différents peuples, des parties peu décisives. Les masses d’hommes, dans leur violente envie de posséder cette terre vierge, s’y rencontreront, s’y battront et y mourront, mais la civilisation et le progrès ne s’y installeront que dans des milliers d’années, alors que la prospérité des États-Unis sera sur son déclin et que de nouvelles et fatales évolutions assigneront un nouvel habitat aux ensemencements du génie humain.

Julius Pollok, un doux végétarien et savant naturaliste, se plut à imaginer ce qu’il adviendrait des moeurs humaines, quand, grâce à la chimie et à la réalisation des recherches actuelles, l’état de notre vie sociale sera transformé et que notre nourriture, dosée sous forme de poudres, de sirops, d’opiats, de biscuits, tiendra en un petit volume. Alors plus de boulangers, de bouchers, de marchands de vin, plus de restaurants, plus d’épiciers, quelques droguistes, et chacun libre, heureux, susceptible de subvenir à ses besoins pour quelques sous; la faim biffée du registre de nos misères, la nature rendue à elle-même, toute la surface de notre planète verdoyante ainsi qu’un immense jardin rempli d’ombrages, de fleurs et de gazons, au milieu duquel les océans seront comparables à de vastes pièces d’eau d’agrément que d’énormes steamers hérissés de roues et d’hélices parcourront à des vitesses de cinquante et soixante noeuds, sans crainte de tangage ou de roulis.

Le cher rêveur, poète en sa manière, nous annonçait ce retour à l’âge d’or et aux moeurs primitives, cette universelle résurrection de l’antique vallée de Tempé pour la fin du XXe siècle ou le début du XXIe. Selon lui, les idées chères à lady Tennyson triompheraient à brève échéance, le monde cesserait d’être un immonde abattoir de bêtes paisibles, un affreux charnier dressé pour notre gloutonnerie et deviendrait un jardin délicieux consacré à l’hygiène et aux plaisirs des yeux. La vie serait respectée dans les êtres et dans les plantes, et dans ce nouveau paradis retrouvé ainsi qu’en un Musée des Créations de Dieu, on pourrait inscrire partout cet avis au promeneur: Prière de ne pas toucher.

La prédiction idéaliste de notre ami Julius Pollok n’eut qu’un succès relatif; on reprocha à son programme un peu de monotonie et un excès de religiosité panthéiste; il sembla à quelques-uns qu’on s’ennuierait ferme dans son Eden reconstruit, au bénéfice du capital social de tout l’Univers, et l’on vida quelques verres de champagne de plus afin de dissiper la vision de cet avenir lacté rendu aux pastorales, aux géorgiques, à toutes les horreurs de la vie inactive et sans lutte.

« Utopie que tout cela ! S’écria même l’humoriste John Pool; les animaux, mon cher Pollok, ne suivront pas votre progrès de chimiste et continueront à s’entre-dévorer selon les lois mystérieuses de la création; la mouche sera toujours le vautour du microbe, de même que l’oiseau le plus inoffensif est l’aigle de la mouche, le loup s’offrira encore des gigots de moutons et la paisible brebis continuera comme par le passé à être la panthère de l’herbe. Suivons la loi commune qui régit l’évolution du monde et, en attendant que nous soyons dévorés, dévorons. »

LOISIRS LITTÉRAIRES AU XXe SIÉCLE LOISIRS LITTÉRAIRES AU XXe SIÉCLE

Arthur Blackcross, peintre et critique d’art mystique, ésotérique et symboliste, esprit très délicat et fondateur de la déjà célèbre École des Esthètes de demain, fut sollicité de nous exprimer ce qu’il pensait devoir advenir de la peinture d’ici un siècle et plus. Je crois pouvoir résumer exactement son petit discours dans les quelques lignes qui suivent: High drama in Art

« Ce que nous appelons l’Art moderne est-il vraiment un art, et le nombre d’artistes sans vocation qui l’exercent médiocrement avec apparence de talent ne démontre-t-il pas suffisamment qu’il est plutôt un métier où l’âme créatrice fait détaut ainsi que la vision? — Peut-on donner le nom d’oeuvres d’art aux cinq-sixièmes des tableaux et statues qui encombrent nos salons annuels, et compte-t-on vraiment beaucoup de peintres ou de statuaires qui soient des créateurs originaux?

« Nous ne voyons que des copies de toute sorte: copies des vieux maîtres accommodés au goût moderne, reconstitutions toujours fausses d’époques à jamais disparues, copies banales de la nature vue avec un oeil de photographe, copies méticuleuses et mosaïquées fournissant ces affreux petits sujets de genre qui ont illustré Meissonier, rien de neuf, rien qui nous sorte de notre humanité ! Le devoir de l’art, cependant, que ce soit par la musique, la poésie ou la peinture, est de nous en sortir à tout prix et de nous faire planer un instant dans des sphères irréelles où nous puissions faire comme une cure d’aérothérapie idéaliste. Modern stylings in Art

« Je crois donc, continua Blackcross, que l’heure est proche où l'Univers entier sera saturé de tableaux, paysages mornes, figures mythologiques, épisodes historiques, natures mortes et autres oeuvres quelconques dont les nègres mêmes ne voudront plus; ce sera le moment béni où la peinture mourra de faim; les gouvernements comprendront peut-être enfin la lourde folie qu’ils ont commise en ne décourageant pas systématiquement les arts, ce qui est la seule façon pratique de les protéger en les exaltant. Dans quelques pays résolus à une réforme générale, les idées des iconoclastes prévaudront; on brûlera les musées pour ne pas influencer les génies naissants, on proscrira la banalité sous toutes ses formes, c’est-à-dire la reproduction de tout ce qui nous touche, de tout ce que nous voyons, de tout ce que l’illustration, la photographie ou le théâtre peut nous exprimer d’une façon suffisante, et l’on poussera l’art, enfin rendu à sa propre essence, vers les régions élevées où nos rêveries cherchent toujours des voies, des figures et des symboles.

« L’art sera appelé à exprimer les choses qui semblent intraduisibles, à éveiller en nous, par la gamme des couleurs, des sensations musicales, à atteindre notre appareil cérébral dans toutes ses sensibilités même les plus insaisissables, à envelopper nos multiformes voluptés esthétiques d’une ambiance exquise, à faire chanter dans un accord rationnel toutes les sensations de nos organes les plus délicats; il violentera le mécanisme de notre pensée et s’efforcera de renverser quelques-unes de ces barrières matérielles qui emprisonnent notre intelligence, esclave des sens qui la font vivre. Theater of the KINÉTOGRAPHE

« L’art sera alors une aristocratie fermée; la production sera rare, mystique, dévote, supérieurement personnelle. Cet art comprendra peut-être dix à douze apôtres par chaque génération et, qui sait! une centaine au plus de disciples fervents.

« En dehors de là, la photographie en couleur, la photogravure, l’illustration documentée suffiront à la satisfaction populaire. Mais les salons étant interdits, les paysagistes ruinés par la photopeinture, les sujets d’histoire étant posés désormais par des modèles suggestionnés, exprimant à la volonté de l'opérateur la douleur, l’étonnement, l’accablement, la terreur ou la mort, toute la peinturographie en un mot devenant une question de procédés mécaniques très divers et très exacts, comme une nouvelle branche commerciale, il n’y aura plus de peintres au XXIe siècle, il y aura seulement quelques saints hommes, véritables fakirs de l’idée et du beau qui, dans le silence et l’incompréhension des masses, produiront des chefs-d’oeuvre dignes de ce nom. »

Arthur Blackcross développa lentement et minutieusement sa vision d’avenir, non sans succès, car notre visite à la Royale Académie n’avait guère été, cette année-là, plus réconfortante que celles faites à Paris à nos deux grands bazars de peinture nationale, soit au Champ de Mars, soit aux Champs-Élysées. On épilogua quelque temps sur les idées générales exposées par notre convive symboliste, et ce fut le fondateur lui-même de l’École des Esthètes de demain qui changea le cours de la conversation en m’apostrophant brusquement: « Eh bien! mon cher bibliophile, ne parlez-vous pas à votre tour; ne nous direz-vous pas ce qu’il adviendra des lettres, des littérateurs et des livres d’ici quelque cent ans ? — Puisque nous réformons ce soir à notre guise la société future, apportant chacun un rayon lumineux dans la sombre nuit des siècles à venir, éclairez- nous de votre propre phare tournant, projetez votre lueur à l’horizon. »

Ce furent des : « Oui ! oui. . . » des sollicitations pressantes et cordiales, et, comme nous étions en petit comité, qu’il faisait bon s’écouter penser et que l’atmosphère de ce coin de club était chaude, sympathique et agréable, je n’hésitai pas à improviser ma conférence.

La voici: « Ce que je pense de la destinée des livres, mes chers amis.

« La question est intéressante et me passionne d’autant plus que je ne me l’étais jamais posée jusqu’à cette heure précise de notre réunion.

« Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de l’ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point, — et que les progrès de l’électricité et de la mécanique moderne m’interdisent de croire, — que l’invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en désuétude comme interprète de nos productions intellectuelles.

« L’imprimerie que Rivarol appelait si judicieusement « l’artillerie de « la pensée » » et dont Luther disait qu’elle est le dernier et le suprême don par lequel Dieu avance les choses de l’Évangile, l’Imprimerie qui a changé le sort de l’Europe et qui, surtout depuis deux siècles, gouverne l’opinion, par le livre, la brochure et le journal; l’imprimerie qui, àdater de 1436, régna si despotiquement sur nos esprits, me semble menacée de mort, à mon avis, par les divers enregistreurs du son qui ont été récemment découverts et qui peu à peu vont largement se perfectionner. Edison's maleficent creation pleases Gutenberg not at all

« Malgré les progrès énormes apportés successivement dans la science des presses, en dépit des machines à composer faciles à conduire et qui fournissent des caractères neufs fraîchement moulés dans des matrices mobiles, il me paraît que l’art où excellèrent successivement Fuster, Schoeffer, Estienne et Vascosan, Alde Manuce et Nicolas Jenson, a atteint à son apogée de perfection, et que nos petits-neveux ne confieront plus leurs ouvrages à ce procédé assez vieillot et en réalité facile à remplacer par la phonographie encore à ses débuts. »

Ce fut un toile d’interruptions et d’interpellations parmi mes amis et auditeurs, des: oh! étonnés, des: ah! ironiques, des: eh! eh! remplis de doute et, se croisant, de furieuses dénégations : « Mais c’est impossible!... Qu’entendez-vous par là? » J’eus quelque peine à reprendre la parole pour m’expliquer plus à loisir.

« Laissez-moi vous dire, très impétueux auditeurs, que les idées que je vais vous exposer sont d’autant moins affirmatives qu’elles ne sont I see aucunement mûries par la réflexion et que je vous les sers telles qu’elles m’arrivent, avec une apparence de paradoxe; mais il n’y a guère que les paradoxes qui contiennent des vérités, et les plus folles prophéties des philosophes du XVIIIe siècle se sont aujourd’hui déjà en partie réalisées.

« Je me base sur cette constatation indéniable que l’homme de loisir repousse chaque jour davantage la fatigue et qu’il recherche avidement ce qu’il appelle le confortable, c’est-à-dire toutes les occasions de ménager autant que possible la dépense et le jeu de ses organes. Vous admettrez bien avec moi que la lecture, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, amène vivement une grande lassitude, car non seulement elle exige de notre cerveau une attention soutenue qui consomme une forte partie de nos phosphates cérébraux, mais encore elle ploie notre corps en diverses attitudes lassantes. Elle nous force, si nous lisons un de vos grands journaux, format du Times, à déployer une certaine habileté dans l’art de retourner et de plier les feuilles; elle surmène nos muscles tenseurs, si nous tenons le papier largement ouvert; enfin, si c’est au livre que nous nous adressons, la nécessité de couper les feuillets, de les chasser tour àtour l’un sur l’autre produit, par menus heurts successifs, un énervement très troublant à la longue.

« Or, l’art de se pénétrer de l’esprit, de la gaieté et des idées d’autrui demanderait plus de passivité ; c’est ainsi que dans la conversation notre cerveau conserve plus d’élasticité, plus de netteté de perception, plus de béatitude et de repos que dans la lecture, car les paroles qui nous sont transmises par le tube auditif nous donnent une vibrance spéciale des cellules qui, par un effet constaté par tous les physiologistes actuels et passés, excite nos propres pensées.

« Je crois donc au succès de tout ce qui flattera et entretiendra la paresse et l’égoïsme de l’homme; l’ascenseur a tué les ascensions dans les maisons; le phonographe détruira probablement l’imprimerie. Nos yeux sont faits pour voir et refléter les beautés de la nature et non pas pour s’user à la lecture des textes; il y a trop longtemps qu’on en abuse, et il n’est pas besoin d’être un savant ophtalmologiste pour connaître la série des maladies qui accablent notre vision et nous astreignent à emprunter les artifices de la science optique.

« Nos oreilles, au contraire, sont moins souvent mises à contribution; elles s’ouvrent à tous les bruits de la vie, mais nos tympans demeurent moins irrités; nous ne donnons pas une excessive hospitalité dans ces golfes ouverts sur les sphères de notre intelligence, et il me plaît d’imaginer qu’on découvrira bientôt la nécessité de décharger nos yeux pour charger davantage nos oreilles. Ce sera une équitable compensation apportée dans notre économie physique générale. »

« Très bien, très bien! » soulignaient mes camarades attentifs. « Mais la mise en pratique, cher ami, nous vous attendons là. Comment supposez-vous qu’on puisse arriver à construire des phonographes à la fois assez portatifs, légers et résistants pour enregistrer sans se détraquer de longs romans qui, actuellement, contiennent quatre, cinq cents pages ; sur quels cylindres de cire durcie clicherez-vous les articles et nouvelles du journalisme; enfin, à l’aide de quelles piles actionnerez-vous les moteurs électriques de ces futurs phonographes ? Tout cela est à expliquer et ne nous paraît pas d’une réalisation aisée. »

« Tout cela cependant sefera, repris-je; il y aura des cylindres inscripteurs légers comme des porte-plumes en celluloïd, qui contiendront cinq et six cents mots et qui fonctionneront sur des axes très ténus qui tiendront dans la poche; toutes les vibrations de la voix y seront reproduites; on obtiendra la perfection des appareils comme on obtient la précision des montres les plus petites et les plus bijoux; quant à l’électricité, on la trouvera souvent sur l’individu même, et chacun actionnera avec facilité par son propre courant fluidique, ingénieusement capté et canalisé, les appareils de poche, de tour de cou ou de bandoulière qui tiendront dans un simple tube semblable à un étui de lorgnette.

« Pour le livre, ou disons mieux, car alors les livres auront vécu, pour le novel ou storyographe, l’auteur deviendra son propre éditeur, afin d’éviter les imitations et contrefaçons ; il devra préalablement se rendre au Patent Office pour y déposer sa voix et en signer les notes basses et hautes, en donnant des contre-auditions nécessaires pour assurer les doubles de sa consignation.

« Aussitôt cette mise en règle avec la loi, l’auteur parlera son oeuvre et la clichera sur des rouleaux enregistreurs et mettra en vente lui-même ses cylindres patentés, qui seront livrés sous enveloppe à la consomma-tion des auditeurs.

« On ne nommera plus, en ce temps assez proche, les hommes de lettres des écrivains, mais plutôt des narrateurs; le goût du style et des phrases pompeusement parées se perdra peu à peu, mais l’art de la diction prendra des proportions invraisemblables; il y aura des narrateurs très recherchés pour l’adresse, la sympathie communicative, la chaleur vibrante, la parfaite correction et la ponctuation de leurs voix. Recording at the Patent Office

« Les dames ne diront plus, parlant d’un auteur à succès : « J’aime tant sa façon d’écrire! » Elles soupireront toutes frémissantes: « Oh! ce diseur a une voix qui pénètre, qui charme, qui émeut; ses notes graves sont adorables, ses cris d’amours déchirants; il vous laisse toute brisée d’émotion après l’audition de son oeuvre : c’est un ravisseur d’oreille incomparable. » To Be Continued

L’ami James Wittmore m’interrompit: « Et les bibliothèques, qu’en ferez-vous, mon cher ami des livres ? » « Les bibliothèques deviendront les phonographothèques ou bien les clichéothèques. Elles contiendront sur des étages de petits casiers successifs, les cylindres bien étiquetés des oeuvres des génies de l’humanité. Les éditions recherchées seront celles qui auront été autophonographiées par des artistes en vogue : on se disputera, par exemple, le Molière de Coquelin,

LITTÉRATURE ET MUSIQUE « AT HOME »

LITTÉRATURE ET MUSIQUE « AT HOME »

le Shakespeare d’Irving, le Dante de Salvini, le Dumas fils d’Éléonore Duce, le Hugo de Sarah Bernhardt, le Balzac de Mounet Sully, tandis que Goethe, Milton, Byron, Dickens, Emerson, Tennyson, Musset et autres auront été vibrés sur cylindres par des diseurs de choix.

« Les bibliophiles, devenus les phonographophiles, s’entoureront encore d’oeuvres rares; ils donneront comme auparavant leurs cylindres à relier en des étuis de maroquin ornés de dorures fines et d’attributs symboliques. Les titres se liront sur la circonférence de la boîte et les pièces les plus rares contiendront des cylindres ayant enregistré à un seul exemplaire la voix d’un maître du théâtre, de la poésie ou de la musique ou donnant des variantes imprévues et inédites d’une oeuvre célèbre.

« Les narrateurs, auteurs gais, diront le comique de la vie courante, s’applique-ront à rendre les bruits qui accompagnent et ironisent parfois, ainsi qu’en une orchestration de la nature, les échanges de conversations banales, les sursauts joyeux des foules assemblées, Actor with Yorick les dialectes étrangers ; les évocations de marseillais ou d’auvergnat amuseront les Français comme le jargon des Irlandais et des Westermen excitera le rire des Américains de l’Est.

« Les auteurs privés du sentiment des harmonies de la voix et des flexions nécessaires à une belle diction emprunteront le secours de gagistes, acteurs ou chanteurs pour emmagasiner leur oeuvre sur les complaisants cylindres. Nous avons aujourd’hui nos secrétaires et nos copistes; il y aura alors des phonistes et des clamistes, interprétant les phrases qui leur seront dictées par les créateurs de littératures. Happy the Man who

« Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs ; leur vue reposée, leur visage rafraîchi, leur nonchalance heureuse indiqueront tous les bienfaits d’une vie contemplative.

« Étendus sur des sophas ou bercés sur des rocking-chairs, ils jouiront, silencieux, des merveilleuses aventures dont des tubes flexibles apporteront le récit dans leurs oreilles dilatées par la curiosité.

« Soit à la maison, soit à la promenade, en parcourant pédestrement les sites les plus remarquables et pittoresques, les heureux auditeurs éprouveront le plaisir ineffable de concilier l’hygiène et l’instruction, d’exercer en même temps leurs muscles et de nourrir leur intelligence, car il se fabriquera des phono-opéragraphes de poche, utiles pendant l’excursion dans les montagnes des Alpes ou à travers les Cañons du Colorado.

— Votre rêve est très aristocratique, insinua l’humanitaire Julius Pollok; l’avenir sera sans aucun doute plus démocratique. J’aimerais, je vous l’avoue, à voir le peuple plus favorisé.

— Il le sera, mon doux poète, repris-je allégrement, en continuant à développer ma vision future, rien ne manquera au peuple sur ce point; il pourra se griser de littérature comme d’eau claire, à bon compte, car il aura ses distributeurs littéraires des rues comme il a ses fontaines. Never too far away to hear

« A tous les carrefours des villes, des petits édifices s’élèveront autour desquels pendront, à l’usage des passants studieux, des tuyaux d’audition correspondant à des oeuvres faciles à mettre en action par la seule pression sur un bouton indicateur. ?D’autre part, des sortes d’automatic libraries, mues par le déclenchement opéré par le poids d’un penny jeté dans une ouverture, donneront pour cette faible somme les oeuvres de Dickens, de Dumas père ou de Longfellow, contenues sur de longs rouleaux faits pour être actionnés à domicile.

« Je vais même au delà: l’auteur qui voudra exploiter personnellement ses oeuvres à la façon des trouvères du moyen âge et qui se plaira à les colporter de maison en maison pourra en tirer un bénéfice modéré et toutefois rémunérateur en donnant en location à tous les habitants d’un même immeuble une infinité de tuyaux qui partiront de son magasin d’audition, sorte d’orgue porté en sautoir pour parvenir par les fenêtres ouvertes aux oreilles des locataires désireux un instant de distraire leur loisir ou d’égayer leur solitude.

« Moyennant quatre ou cinq cents par heure, les petites bourses, avouez-le, ne seront pas ruinées et l’auteur vagabond encaissera des droits relativement importants par la multiplicité des auditions fournies à chaque maison d’un même quartier. Kiosk of Sound


« Est-ce tout?. .. non pas encore, le phonographisme futur s’offrira à nos petits-fils dans toutes les circonstances de la vie; chaque table de restaurant sera munie de son répertoire d’oeuvres phonographiées, de même les voitures publiques, les salles d’attente, les cabinets des steamers, les halls et les chambres d’hôtel possèderont des phonographotèques à l’usage des passagers. Les chemins de fer remplaceront les parloir-cars par des sortes de Pullman circulating Libraries qui feront oublier aux voyageurs les distances parcourues, tout en laissant à leurs regards la possibilité d’admirer les paysages des pays traversés.

« Je ne saurais entrer dans les détails techniques sur le fonctionnement de ces nouveaux interprètes de la pensée humaine sur ces multiplicateurs de la parole; mais soyez sûr que le livre sera abandonné par tous les habitants du globe et que l’imprimerie cessera absolument d’avoir cours, en dehors des services qu’elle pourra rendre encore au commerce et aux relations privées, et qui sait si la machine à écrire, alors très développée, ne suffira pas à tous les besoins.

— Et le journal quotidien, me direz-vous, la Presse si considérable en Angleterre et en Amérique, qu’en ferez- vous?

— N’ayez crainte, elle suivra la voie générale, car la curiosité du public ira toujours grandissant et on ne se contentera bientôt plus des interviews imprimées et rapportées plus ou moins exactement; on voudra entendre l’interviéwé, ouïr le discours de l’orateur à la mode,. connaître la chansonnette actuelle, apprécier la voix des divas qui ont débuté la veille, etc.

« Qui dira mieux tout cela que le futur grand journal phonographique?

« Ce seront des voix du monde entier qui se trouveront centralisées dans les rouleaux de celluloïd que la poste apportera chaque matin aux auditeurs abonnés ; les valets de chambre et les chambrières au-ront l’habitude de les disposer dans leur axe sur les deux paliers de la machine motrice et ils apporteront les nouvelles au maître ou à la maîtresse, àl’heuredu réveil: télégrammes de l’Étranger, cours de la Bourse, articles fantaisistes, revues de la veille, on pourra tout entendre en rêvant encore sur la tiédeur de son oreiller.

« Le journalisme sera naturellement transformé, les hautes situations seront réservées aux jeunes hommes solides, à la voix forte, chaudement timbrée, dont l’art de dire sera plutôt dans la prononciation que dans la recherche des mots ou la forme des phrases. Le mandarinisme littéraire disparaîtra, les lettrés n’occuperont plus qu’un petit nombre infime d’auditeurs; mais le point important sera d’être vite renseigné en quelques mots sans commentaires. Delivery at Home

Il y aura dans tous les offices de journaux des halls énormes, des spoking-halls où les rédacteurs enregistreront à haute voix les nouvelles reçues; les dépêches arrivées téléphoniquement se trouveront immédiatement inscrites par un ingénieux appareil établi dans le récepteur de l’acoustique. Les cylindres obtenus seront clichés à grand nombre et mis à la poste en petites boîtes avant trois heures du matin, à moins que, par suite d’une Listen as you travel

entente avec la compagnie des téléphones, l’audition du journal ne puisse être portée à domicile par les fils particuliers des abonnés, ainsi que cela se pratique déjà pour les théâtrophones. » Dramatics of the future


William Blackcross, l’aimable critique et esthète qui jusque-là avait bien voulu prêter attention à mon fantaisiste bavardage sans m’interrompre, jugea le moment opportun de m’interroger: « Permettez-moi de vous demander, dit-il, comment vous remplacerez l’illustration des livres? L’homme, qui est un éternel grand enfant, réclamera toujours des images et aimera à voir la représentation des choses qu’il imagine ou qu’on lui raconte.

— Votre objection, repris-je, ne me démonte pas; l’illustration sera abondante et réaliste; elle pourra satisfaire les plus exigeants. Vous ignorez peut-être la grande découverte de demain, celle qui bientôt nous stupéfiera. Je veux parler du KINÉTOGRAPHE de Thomas Édison, dont j’ai pu voir les premiers essais à Orange-Park dans une récente visite faite au grand électricien près de New-Jersey.

« Le KINÉTOGRAPHE enregistrera le mouvement de l’homme et le reproduira exactement comme le phonographe enregistre et reproduit sa voix. D’ici cinq ou six ans, vous apprécierez cette merveille basée sur la composition des gestes par la photographie instantanée ; le kinétographe Entertainment at Home

sera donc l’illustrateur de la vie quotidienne. Non seulement nous le verrons fonctionner dans sa boîte, mais, par un système de glaces et de réflecteurs, toutes les figures actives qu’il représentera en photo-chromos pourront être projetées dans nos demeures sur de grands tableaux blancs. Les scènes des ouvrages fictifs et des romans d’aventures seront mimées par des figurants bien costumés et aussitôt reproduites; nous aurons également, comme complément au journal phonographique, les illustrations de chaque jour, des Tranches de vie active, comme nous disons aujourd’hui, fraîchement découpées dans l’actualité. On verra les pièces nouvelles, le théâtre et les acteurs aussi facilement qu’on les entend déjà chez soi; on aura le portrait et, mieux encore, la physionomie mouvante des hommes célèbres, des criminels, des jolies femmes; ce ne sera pas de l’art, il est vrai, mais au moins ce sera la vie elle-même, naturelle, sans maquillage, nette, précise et le plus souvent même cruelle.

« Je vous répète, mes amis, que je ne conçois ici que d’incertaines possibilités. — Qui peut se vanter, en effet, parmi les plus subtils d’entre nous de prophétiser avec sagesse ? Les écrivains de ce temps, disait déjà notre cher Balzac, sont les manoeuvres d’un avenir caché par un rideau de plomb. Si Voltaire et Rousseau revoyaient la France actuelle, ils ne soupçonneraient guère les douze années qui furent, de 1789 à 1800, les langes de Napoléon. The Nerve Center of the modern newspaper

« Il est donc évident, dis-je, en terminant ce trop vague aperçu de la vie intellectuelle de demain, qu’il y aurait dans le résultat de ma fantaisie des côtés sombres encore imprévus. De même que les oculistes se sont multipliés depuis l’invention du Journalisme, de même avec la phonographie à venir, les médecins auristes foisonneront; on trouvera moyen A visit to the doctor de noter toutes les sensibilités de l’oreille et de découvrir plus de noms de maladies auriculaires qu’il n’en existera réellement, mais aucun progrès ne s’est jamais accompli sans déplacer quelques-uns de nos maux; la médecine n’avance guère, elle spécule sur des modes et des idées nouvelles qu'elle condamne lorsque des générations en sont mortes dans l’amour du changement. En tout cas, pour revenir dans les limites mêmes de notre sujet, je crois que si les livres ont leur destinée, cette destinée, plus que jamais, est à la veille de s’accomplir, le livre imprimé va disparaître. Ne sentez-vous pas que déjà ses excès le condamnent ? Après nous la fin des livres ! »

Cette boutade faite pour amuser notre souper eut quelque succès parmi mes indulgents auditeurs; les plus sceptiques pensaient qu’il pouvait bien y avoir quelque vérité dans cette prédiction instantanée, et John Pool obtint un hourra de gaieté et d’approbation lorsqu’il s’écria, au moment de nous séparer:

« Il faut que les livres disparaissent ou qu’ils nous engloutissent; j’ai calculé qu’il paraît dans le monde entier quatre-vingts à cent mille ouvrages par an, qui tirés à mille en moyenne font plus de cent millions d’exemplaires, dont la plupart ne contiennent que les plus grandes extravagances et les plus folles chimères et ne propagent que préjugés et erreurs. Par notre état social, nous sommes obligés d’entendre tous les jours bien des sottises; un peu plus, un peu moins, ce ne sera pas dans la suite un bien gros excédent de souffrance, mais quel bonheur de n’avoir plus à en lire et de pouvoir enfin fermer ses yeux sur le néant des imprimés! »

Jamais l’Hamlet de notre grand Will n’aura mieux dit : Words! Words! Words! Des mots!... des mots qui passent et qu’on ne lira plus.

POUDRIÈRE ET BIBLIOTHÈQUE

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POUDRIERE ET BIBLIOTHÈQUE


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h bien! quoi encore, dam Poirier

— Cli ut! D'abord, pour l'amour du ciel,*., c'est-à-dire de la déesse Raison,.., appelez-moi citoyen Poi- rier; fc vous en supplie, tutoyez- moi, cher monsieur Picolet S

— Chut! citoyen Poirier; au nom de l'Etre suprême, appelez*

moi mon cher citoyen Gatus-Gracchus Picolet!

Nous sommes seuls ici, entre amis, mais à

deux pas il y a des oreilles de sans-culottes,

assez longues ma foi, qui pourraient nous entendre... Je vous disais

donc, citoyen Poirier, citoyen bibliothécaire, qu'est-ce qu'il y a encore?




ISO CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

— Vous ignorez l'arrêté de la Commune, que Ton vient de me signifier?

— Totalement l

— Eh bien, devinez, cher monsieur Pi.., cher citoyen Picolet, devi- nez ce qu T ils "vont faire dès demain des bâtiments de notre illustrissime Abbaye^, ci-devant royale, de Saim-Germain-des-Prés?... Je dis notre ? car vous en étiez presque, mon vieil ami, vous qui venez Fouiller, au grand profit de la science, les Livres et manuscrits de notre bibliothèque, depuis tantôt plus de trente ans..,

— Depuis l'an 56^ dom. + . citoyen Poirier! Lorsque pour la première fois je fouillai dans les livres poudreux, les cartons vénérables amassés parles révérendissimes bénédictins, c'était en ij56, sous Louis... sous le tyran Louis, quinzième du nom!

— Nous sommes les deux derniers, vous bénédictin laïque, moi ci-devant moine indigne de cette abbaye, commis par la Commune, lors de la suppression des ordres religieux, à la garde des bâtiments et du matériel, comme ils disent, de la bibliothèque bénédictine! Nous sommes les deux derniers.., à part vos amis, ces deux messieurs... ces deux citoyens, qui osent encore venir de temps en temps...

Dom Poirier soupira.

— Eh bien, voyons, citoyen Poirier 7 ce nouvel arrêté de la Commune?

— Une infamie nouvelle'

— Chut!

— Oui, je veux dire une mesure incroyable, extraordinaire^ terri- fiante... Figurez-vous I Ils font... de notre Abbaye,,, ils font...

— Quoi?

— Une fabrique de poudre à canon !

— Une fabrique de...

— Oui!

— Impossible!

— Vous dites.,, pardon! tu dis, citoyen Caïus-Gracchus Picolet, tu dis : impossible? Va donc regarder par cette fenêtre dans la cour... Vois-tu ces hommes en train de barbouiller de la peinture noire sur ces planches, là-bas? Eh bien, lis un peu.

Le citoyen Picolet essuya les verres de ses lunettes et les mit soi- gneusement à cheval sur son nez; cela fait, il se dirigea suivi du citoyen Poirier vers une fenêtre donnant sur une des cours de l'Abbaye, au pied du réfectoire, cette merveille architecturale du xm* siècle due à Pierre de Montereau, l'architecte de saint Louis, auteur de la Sainte-Chapelle du Palais de Justice.

— Je vois, je vois t fît le citoyen Picolet, Administration, attendez, sapristi! des poudres et salpêtres!... C'est pourtant vrai! Mais alors, les scélérats, les vandales, les ânes bâtés, les...


POUDRIERE ET BIBLIOTHEQUE. i S i

— Chut! modérez votre indignation, ., modère, modère^ citoyen Picolet, on peut t'entendre!

— Les.., les... enfin, je rafale mes épîthètes, mais elles restent en dedans^ elles subsistent... enfin, ils ont ridée* inqualifiable d'installer une fabrique de poudre ici 1 une poudrière, doni Poirier, une poudrière sous la bibliothèque, un volcan sous les rayons chargés d'œuvres con- sidérables, honneur et gloire de l'esprit humain, de tant de manuscrits, chroniques, chartes et documents précieux pour l'histoire!

— Hélas 1

— Nous sauterons, dom Poirier, je vous le dis, nous sauterons, c'est sûr!.,* Regardez-moi ces sectionnaires a pipes qui passent dans les cours... Des pipes, je trouvais déjà cela monstrueux ici, mais des poudres et salpêtres '„. c'est la fin, nous sauterons forcément...

— Je n'en doute pas plus que vous.

— Mais je proteste, clama M. Picolet, je proteste... c'est trop! c'est trop!

— Taisez-vous donc! Nous sauterons, eh bien, est-ce que nous ne voyons pas tout sauter autour de nous? les trônes, les institu- tions et.,.

Dom Poirier baissa la voix.

— Et les tètes? acheva-t-il.

— Je proteste! je proteste' les troncs, ça se raccommode! les institu- tions, ça se relève! les têtes... ah I non, les têtes, ça ne repousse pas, mais il en pousse d'autres, enfin, tandis que nos manuscrits, nos chartes, nos documents des siècles passés, une fois brûlés, citoyen Poirier, une fois brûlés, c'est fini... je proteste au nom de la science, au nom de l'histoire, au.*.

— Ne montez pas tant que cela sur vos ergots, citoyen Picolet, vous allez vous faire raccourcir, et moi en même temps, et ça ne sauvera pas nos manuscrits, chartes, diplômes, documents, tandis qu'en tâchant de durer le plus longtemps possible pour veiller sur eux, nous pourrons encore conserver une très petite, très faible,, très mince espérance. C'est pour cette espérance qu'il faut vivre et tacher de ne pas nous faire raccourcir, comme on dit dans la belle langue de notre charmante époque!

La colère du citoyen Picolet tomba subitement; sa figure, d'écarlate qu'elle était devenue, blêmit, ses jambes semblèrent flageoler, et il se laissa tomber sur une chaise.

C'était en Pan II de la République une et indivisible, dans une des salles de la bibliothèque de l'Abbaye bénédictine de Saint-Germain- des-Prés, qu'avait lieu ce colloque subversif entre le ci-devant dom Poi- rier, le dernier moine de l'Abbaye supprimée, et le paisible M. Louis Picolet, homme de lettres, rat de bibliothèque, devenu le citoyen


IS2


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


Caïus-Gracchus Picolet, vieil habitué de ses rayons> resté fidèle au docte logis, malgré ses malheurs et malgré les dangers trop évidents de la fré- quentation.

Pauvre abbaye de Saint-Germain, illustre et révérée pendant tant de siècles, et qui comptait quatorze cents ans d'existence glorieuse, depuis le jour ou Childebert, fils de Cîovis, avec saint Germain, éveque de Paris, jetèrent les premiers fondements du moutier primitif dans les prés fleuris qu'arrose la Seine, au temps où Lutèce commençait a peine à sortir de son île.

Pas plus que Lutèce, le monastère ne sombra point au temps des



invasions et des guerres. Les Normands massacrèrent les moines, brû- lèrent et renversèrent Péglise., FAbbaye se releva et se repeupla.

Alors commencent les siècles de grande prospérité, FAbbaye féodale, puissante et dominât! ice, est le centre seigneurial d'une petite ville à pan, à côté de Paris ; une enceinte crénelée flanquée de tours et cernée d'un fossé entoure un vaste ensemble d'édifices, de cours et de jardins.

Deux cloîtres, un colossal bâti aient contenant la salle du chapitre, la salle des hôies et d'immenses dortoirs, un réfectoire admirable, une chapelle de la Vierge sont dominés par une église à trois tours majes- tueuses et par le grand logis du seigneur abbé.

L\Abbaye possède ^immenses domaines, des prieurés et des cures dans Paris et hors Paris, des terres, des fiefs, des censives un peu par- tout; elle perçoit des droits et des péages nombreux, exerce haute, basse et moyenne justice sur ses vassaux. Elle a ses gens d'armes et ses sergents, et se défend à l'occasion derrière ses murailles. Elle traverse ainsi, superbe et honorée, les siècles du moyen âge.



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Mais avec le temps destructeur et transformateur l 1 Abbaye passe en comraende, et l'abbé titulaire n'est plus qu'un gros seigneur laïque qui n'a qu'à percevoir ses énormes revenus et à les dépenser joyeusement dans le palais abbatial, ou les ombres des vieux abbés d'autrefois voient avec stupéfaction passer de coquettes frimousses d^actrices et de dan- seuses conviées aux petits soupers. Pendant ce temps, tout à coté, les moines bénédictins travaillent silencieusement; ils recueillent les maté- riaux de l'histoire qui se déroule depuis des siècles sous les fenêtres de leurs salles, et ils amassent une considérable bibliothèque mise avec libéralité à la disposition des curieux et des lettrés.

Subitement éclate la grande tourmente. Dans l'effroyable cataclysme, Ja vieille société s'écroule. Aux premières secousses, la vieille Abbaye, qui jadis avait triomphé de tant d'orages, a tremblé sur ses bases. A la suppression des ordres monastiques l'église est fermée, les moines sont jetés dehors, et Ton balaye dehors aussi les os des rois mérovingiens qui reposaient dans leurs tombeaux au milieu de Téglise» L'Abbaye, cepen- dant, ne reste pas longtemps vide, la vieille prison abbatiale, que l'Etat avait reprise depuis près de deux siècles, se trouve trop petite, bien que les sans-culottes s'entendent à y Faire de la place; on transforme FAbbaye elle-même en prison. Dans les cellules des moines, dans les chambres, sous la bibliothèque, on entasse des suspects ou des fils, des filles, des femmes, des parents de suspects ou des gens suspects d\kre amis des suspects, parmi lesquels, tous les matins, le tribunal révolu- tionnaire fait cueillir quelques têtes.

Des moines dispersés, disparus, les uns végétant cachés en quelque trou, les autres recueillis dans quelque province lointaine, ou émigrés, certains sans doute ayant passé par le panier du citoyen Sanson, il ne reste pour pleurer la vieille gloire défunte que le courageux Dom Poirier, qui a obtenu, pour veiller malgré tout sur ses chers livres au péril quotidien de sa tête^ de rester en qualité de gardien provisoire des collections des ci^devant moines.

Le ci-devant dom Poirier est un grand, gros et fort Normand, une figure rubiconde bien plantée sur de robustes épaules auxquelles s'em- manchent des bras solides» En quittant la robe bénédictine pour devenir le citoyen Poirier, il a endossé un habit de gros drap noir qui sent encore le calotin, comme disent les sans-culottes du quartier, ex-locataires des maisons de l'Abbaye devenues biens nationaux. Défait, le citoyen Poirier a bien un peu l'air d'un sacristain de village, dans ses nouveaux habits ; quoi qu'il en soit, son teint haut en couleur, sa mine décidée et ses poings remarquables inspirent un certain respect à ses hargneux voi- sins, sectionnaires ou fainéants sans-culottes, vivant des quarante sous quotidiens de la nation dans les bâtiments des moines.


15+ CONTES POUR LES B I B LÏOPH T LES.


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Dans les antiques salles bondées de livres et de cartons où jadis tra- vaillaient paisiblement côte à côte les moines et les érudîts laïques, le désert s'est fait. Personne ne vient plus. Le fracas terrible des événe- ments et T effondrement social ont fait s'envoler, effarouchés, tous ces paisibles picoreurs de bouquins. Un seul a persisté maigre tout, malgté les catastrophes se succédant coup sur coup, malgré les journées san- glantes. Tous les jours, en dépit du danger, revient le vieil habitué Caïus- Gracchus Picolet. SeuJ, îVest pas tout à fait le mot; lui, c 1 est le fidèle qui ne manque pas un jour, mais il reste deux autres anciens habitués qui apparaissent encore de temps en temps dans la bibliothèque, se glissant timidement dans les cours aux heures où il y a le moins de chances de se heurter aux sectionnaires> c'est-à-dire lorsque ces farou- ches citoyens s'en vont chez les marchands de vin du quartier discuter sur la quantité de têtes qu'il peut être encore nécessaire de couper pour la santé de la République.

Ces habitués intermittents sont, comme dom Poirier et le citoyen Picolet, des hommes d'un certain âge, à cheval entre cinquante et soixante, de paisibles hommes d'étude qui demeurent plongés depuis le commencement du grand drame dans une espèce d'ahurissement, à la fois déroutés et épouvantés.

ïi y a bien de quoi, on le conçoit, pour d'honnêtes gens de lettres vivant naguère de menus travaux pour les libraires, et qui, dans ce inonde tout nouveau, dans ce Paris bouillonnant des fureurs révolu- tionnaires, ne se sentent nulles dispositions à suivre le mouvement qui entraîne tout, à se lancer dans ces violentes luttes de plume et de parole qui mènent actuellement très vite leur homme à la Convention ou à la guillotine, et parfois aux deux*

D'ailleurs, bien qu'il s"en cache maintenant avec soin, l ? un d^ux est un ci-devant, jadis assez fier du titre qui parait sa misère, le che- valier de Valferrand, d'une famille de Normandie ruinée depuis cent cinquante ans, aujourd'hui simplement Fer r and Jean-Baptiste 7 à en croire sa carte de civisme obtenue grâce à mille ruses, après plusieurs déménagements successifs pour dépister toute recherche.

L'autre, s'appelant simplement Bigardj n'a pas eu besoin de modifier son nom et s^est contenté de changer en Horatius son prénom de Dieu- donné, qui relevait autrefois la simplicité de Bigard au bas de ses ar- ticles du Mercure de France.

Les terribles secousses de ces dernières année*, qui ont amené tant


POUDRIERE* ET BIBLIOTHEQUE.


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et de si étranges changements partout, ont bizarrement et diversement modifié ces deux physionomies. Dieudonné Bigard, très gros avant 89, et que son assidu i le à *a table de travail menait à l'apoplexie, est devenu peu à ptui maigre et bilieux. Le che- valier de Valferrand, fin et musqué, tempérament sec et maigre,, aux mol- lets en petites Il ù tes, s'est bardé de graisse au contraire et a gagné un embonpoint extraordinaire,

— Le malheur engraisse, dit-il, quand il rencontre le citoyen Bigard,

— Les inquiétudes patriotiques maigrissent! répond Rïgard.

A la réflexion, ces modifications d'acabit s'expliquent. Bigard n'a eu que trop de raisons pour maigrir, 1) abord, la diminution ou la suppres- sion totale de ses revenus. Plus de librairies, plus de travaux de littérature; les grandes publications d'érudition commencées avant 89 sont abandonnées, les presses ne produisent aujourd'hui que brochures politiques ou gazettes populaires aux polémiques enflammées* Bigard n'a donc plus de motifs pour rester cloué à son pupitre, et il est forcé par le malheur des temps de supprimer assez souvent un repas sur

deux, le dîner ou le souper, au choix de son estomac. De plus, comme il habile le faubourg du Rouie, il occupe ses loisirs en her- borisations et promenades à la cam- pagne dans les Champs-Elysées, aux heures où il n'y a pas à craindre d'être détroussé pur les voleurs*

L'embonpoint nouveau et ines- péré de Valferrand, demeuré sec Jusqu'à cinquante ans, s^explique aussi aisément- M. le chevalier de Valferrand, qui sortait beaucoup jadis, se claquemure au contraire avec soin depuis ces dernières années; il s'efforce de vivre oublié au fond d'un petit logement de faubourg tranquille, trouvant Forage bien long et dormant le plus longtemps possible pour raccourcir les jours et pour oublier ses affres perpétuelles. Horatius Bigard et Val-



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CONTES POUR LES IM B L J O P H I L ES.


ferraad ne montrent donc point Phéroïsme de dam Poirier et de Calus- Gracchus Picolet, restés dans la tourmente, courageusement fidèles Pun à son poste. Pautre à ses habitudes : ils ne réapparaissent que de temps à autre dans la vieille bibliothèque des ci-devant bénédictins, lorsqu'ils croient sentir une petite accalmie dans PatmosphèreréVolutîonnaire.

Justement, ce jour même où la Commune venait d^affecter à la fabrication des poudres les locaux de PAbbaye non occupés par les prisonniers, ces deux épaves du petit monde littéraire devant 89 vinrent sans s^ctre donné le mot rendre






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visite à la vieille bibliothèque pour emprunter quelques livres à leur vieil ami le citoyen Poirier, Tous deux débouchant de la rue Jacob, à cinq minutes d'intervalle, pénétrèrent dans les cours, le chevalier de Valferrand, le nez en l'air en affectant des airs dégagés et guillerets, Pautre la tête basse en faisant le moins de bruit possible pour passer inaperçu. Ils durent louvoyer pour éviter des groupes occupés ça et là dans les cours et entrèrent à la bibliothèque sans avoir lu l'inscription : « Administration des poudres et salpêtres », et sans rien savoir,

— V'Ja des oiseaux qui marquent mal ! grommela pourtant sur leur passage le chef du poste de sectionnaîres, assis avec quelques-uns de ses hommes sur un banc au soleil. Qu^est-ce qu'ils viennent ficher ici? Je ne sais pas à quoi pense la Commune, de n'avoir pas encore nettoyé leur bibliothèque... un tas de vieux bouquins sur les manigances des rois et des curés ! Tout ça, je vous dis que c'est des menées d'aristocrates 1


POUDRIERE ET BIBLIOTHEQUE. j 5 7


III


En deux mots ils furent au courant de la siiuation. L'effet fut immé- diat. Tous deux reculèrent etfarés et reprirent leurs chapeaux posés sur des piles de livres.

— Ne vous sauvez donc pas si vite, fit dom Poirier en riant, le danger n"est pas immédiat; il n'y a encore que des caisses et des ton- neaux vides avec les ouvriers qui aménagent les locaux.,, nous ne sau- terons pas avant quelque temps!

— Vous parlez de cela bien uanquillement, citoyen Poirier, fit Valferrand. Comment laissez-vous installer une poudrière sorts votre bibliothèque..... Il faut réclamer à la Commune !

— Bien m'en gardcrai-jc 7 répondit dom Poirier; croyez-vous que Ton fasse droit à ma réclamation, et que pour les beaux yeux d'un ci- devant moine, pour une bibliothèque de couvent, un dangereux fatras de bouquins relatifs aux ci-devant superstitions, comme ils disent, on revienne sur Carrelé? Il est passé le temps des réclamations! Quand on nous a pris une partie de notre bâtiment pour en faire une geôle, fat été dire à quel danger ce voisinage exposait notre précieux dépôt; on m 1 a répondu que je devais m'estime r heureux de ne pas être logé moi- même en cette geôle. Quand on nous a gratifiés de ce poste de section- naires qui nous a valu déjà tant d'avanies, j'ai eu beau crier qu'avec leurs pipes et leur poêle ces citoyens pouvaient nous incendier,, on m'a ri au nez et Ton ra^a donné à entendre que l'intérêt de la nation exige- rait plutôt la suppression de la bibliothèque et du bibliothécaire que celle du poste de patriotes... Maintenant je ne réclame plus, je fais le mort, c'est plus prudent... Tachons de nous faire oublier dans notre petit coin, messieurs, faisons-nous aussi petits que possible...

— Mais c'est trop fort pourtant, à la fin! s'écria le citoyen Caïus- Gracchus Picole t.

— Chut! bouillant citoyen! n'avons-nous pas déjà passé par de rudes moments?... Souvenez-vous des journées de Septembre, lorsque, à deux pas de nous, on massacra les Suisses et les autres malheureux détenus dans cette prison de l'Abbaye, dont nous pouvons apercevoir d'ici les toits par-dessus les jardins du palais abbatial.

Le chevalier de Valferrand frémit et se laissa tomber sur une pile de livres.

— Notre ami Picolet était avec moi, messieurs, poursuivit dom Poirier; nous avons passé trois jours enfermés ici, sans bouger et sans nous


Isa CONTES POUR LES BIBLIOPHILES,

montrer, avec des vivres apportes en cachette par cette brave fruitière de la rue Cardinale qui se montre si dévouée pour moi depuis trois ans... Terribles journées I Nous dormions sur nos livres comme nous pouvions, poursuivis, malgré les fenêtres bien closes, par les cris des malheureux que Ton égorgeait I... Si les massacreurs s 7 étaïent souvenus que, si près du théâtre de leurs exploits, il restait encore un des moines de la pauvre défu nie Abbaye, J'affaire eût été vite réglée et aussi celle de notre ami Picolet, mon compagnon si dévoué, que j'aurais eu la douleur d^en- traîner dans ma perte...

Dora Poirier mit les mains sur les épaules de Picolet et secoua son ami comme un prunier :

— Du courage! fit-il pendant que le citoyen Picolet frottait ses épaules, tout ça passera!

— Oui! vous en parlez bien tranquillement, fit Picolet, et si nous sautons?

— Oui, si nous sautons? appuyèrent Bîgard et Valferrand.

— Certainement nous finirons par sauter si ça dure, mais tout mon espoir est que ça ne durera peut-être pas jusque-là' .. Le régime que nous subissons a-t-il donné son maximum? V a-t-tl eu assez de sang versé, assez de crimes et assez de folies? Sommes-nous en haut de la côte et allons-nous redescendre?

— Hum ! cela n'en a pas Pair.

— Nous n'en savons rien ! Dans une épidémie de peste, c'est quel- quefois au moment où la maladie frappe avec le plus de fureur et semble devoir étendre encore ses ravages, que soudain Paccalmie se produit. Il faut bien le reconnaître, c'est une terrible peste morale qui sévit actuel- lement sur notre pays.

— Vilaine maladie! grommela le citoyen Picolet, et Joli pays à rheure qu : il est!

— Ehl mon Dieu, reprit dom Poirier, la belle et douce France des grandes époques est toujours là; elle se retrouvera, allez. Il est vrai que, pour le moment, ses habitants sont à peu près tous malades, à peu près tous atteints, à des degrés différents, par Pépidémie actuelle. Chez les uns, elle se manifeste par un déliriuni furieux qui les porte, hélas ! aux plus effroyables atrocités; chez d^autres, c^est une simple perversion de Pen- tendement et du sens moral, qui change le blanc en noir ei le noir en blanc, qui leur fait trouver belles et louables les plus criminelles actions et les mène à trouver tout simples les sanglants sacrifices journaliers sur Pautel de la guillotine... Roï, reine, princesses, grands seigneurs, grandes dames, généraux illustres, évëques vénérables, prêtres, religieux, tout y passe, et nos malades applaudissent, eux qui à Pétat sain eussent, avant l'invasion de la maladie, en 8&, si vous voulez, eussent pour la plupart frémi d^horreur à la seule pensée de ces crimes!... Je dois dire aussi que


POUDRIERE ET BIBLIOTHEQUE. i Sî >

chez d'autres la maladie se manifeste d'une tout autre façon, par une ardeur de dévouement ou par une exaspération des sentiments militaires d*un vieux sang guerrier, par un besoin de mouvement, de coups à donner ou à recevoir, et ceux-là, au lieu de traîner la pique aux spectacles de la place de la Révolution ou de pérorer dans les clubs, s'en vont à Tannée, aux batailles de la frontière,..

— N'importe, drôle de maladie, fit Valferrand, que votre maladie républicaine; je trouve, moi, qu'elle frappe surtout ceux qui n^n sont pas atteints... et assez durement, là sur le cou, jusque ce que la tète tombe l

— Ne nous décourageons pas. Tâchons, messieurs, d^attendre intacts — dom Poirier frappa sur le cou du citoyen Picolet — et sains, que la maladie entre en décroissance et finisse comme elle doit forcément finir! Tâchons de durer, la bibliothèque et nous, plus longtemps qu'elle, tout est là* Voyons, du nerf, sapristi! et travaillons quand même... Et que faites-vous aujourd'hui, cher monsieur Bîgard?

— Pas grand'chose, citoyen Poirier: hélas! à quel libraire pourrais-je proposer maintenant mes Recherches sur les seigneuries religieuses de V Ile-de-France depuis la première race de nos rois? je vous le demande? un travail, hélas! commencé en S-...

— Et vous, monsieur de Valferrand, taquinez-vous toujours la muse frivole, continuez-vous votre Histoire sainte en énigmes, charades et logogriphei* ?

— Chut! fît Valferrand, voulez-vous me faire guillotiner? D'ailleurs le libraire qui m'avait demandé cet ouvrage s'est fait sans-culotte; il m T a proposé quelque chose plus dans le goût du jour : YHisîoire des bons bougres de citoyens romains mise en charades et logogriphes pour la récréation des jetmes sans-culottes... Et *fy travaille! Ne me blâmez pas, mes bons amis, mes premières pièces ont obtenu un certain succès et m'ont valu mon brevet de bon citoyen, c^st-à-dire cette carte de civisme sans l'obtention de laquelle j'aurais très bien pu faire partie d'une fournée de suspects!.*. Mais vous, citoyen Poirier, vos travaux?

— Vont cahin--caha. Au milieu de tous ces déplorables événe- ments, mon cher chevalier, mon Histoire des Conciles n'avance que bien faiblement... toutes les perquisitions faites à l'Abbaye T les inven- taires, recolemenis, bouleversements et déménagements m'ont un peu dérangé mes documents... Je m 1 y retrouve difficilement et le travail en souffre... Ce n'est pas comme notre ami Caius-Gracclius Picolet, travailleur inébranlable, qu^un tremblement de terre ne dérangerait pas et qui, si la fin du monde survenait, ne poserait la plume qu'à l'appel de son nom dans la vallée de Josaphat, si encore il ne deman- dait pas au Père Éternel de le laisser emporter ses papiers et sa table de travail au Purgatoire^ pour s'occuper pendant les quinze cent mille ans de géhenne qu'il aura certainement à y subir, s*il a le cœur


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


de continuer, comme il ie fait au milieu de nos ] terreurs, à collîgcr imperturbablement toute sorte de poésies rudes et barbares...




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— Poésies rudes et barbares! s'écria Pîcolet sautant sur sa chaise. Parlez plus respectueusement, s'il vous plaît, ci-devant moine, des oeuvres


POUDRIERE ET BIBLIOTHEQUE. ,61

de nos vieux poètes! Attendez un peu que je vous lise ceci et vous allez rétracter vos blasphèmes!

— - Non ! non ! dites-nous plutôt ou vous en êtes de votre grand travail?

— Mes Origines de la poésie française avancent plus vite que votre Histoire des Conciles^ monsieur le bénédictin distrait par les rumeurs de la place publique! J'entame le treizième volume, et il y en aura seize!

— Seize volumes! s^écrièrent Bigard et Valferrand; et vous avez trouvé, à l'heure actuelle, un libraire pour seize volumes sur les origines de la...

— Cest-à-dire que j'en avais un, fit tristement Picolet, mais M. de Robespierre me Ta guillotiné L.. En trouverai-je jamais un autre?

— Huml

— ■ Et il me faut bien encore deux ans pour mener mon oeuvre à bonne lin. . je pourrai aller jusque-la, quelques centaines délivres en or me restent de mon petit patrimoine... Mais après^ dame!... En attendant, je suis tout à la joie; tenez, voyez, admirez la trouvaille que j'ai faite en notre bonne vieille bibliothèque... Et dire que vous ne connaissiez pas ça, vous, citoyen bibliothécaire; c'est honieux, vous ignoriez votre richesse!

Le citoyen Picolet tira d^un carton un volume à la reliure en assez mauvais état.

— Hein! fit-il, ces moines! parce qu'il n'est pas question là-dedans des actes des saints ni des décisions des conciles, ils se montrent bien peu soigneux... Regardez- moi ceci, un manuscrit précieux: qui moisissait avec bien d'autres au fond d'un vieux bahut!... Savez-vous ce que c'est? un manuscrit sur parchemin T 228 feuillets, enrichi de 34 grandes miniatures et de nombreuses lettres ornées... Remarquable déjà à première vue ? n'est-ce pas? Et quand vous allez connaître le sujet, donc!... Le Routant de la Pîtcelle, tout simplement un poème sur Jeanne d'Arc, par frère Jehan Morin, moine cordelier de Compiègne, poème daté de 1435. c'est-à-dire peu après la mort de Jeanne, transcrit et enluminé en 1439 pour S. A. le duc Philippe de Bourgogne, par Perrin Flamel, écrivain et bourgeois de Paris, en la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie, proba- blement un fils de Nicolas Flamel I Que dites-vous de cela ? Sept mille vers sur Jeanne d'Arc par un de ses contemporains!!!... Et cela moisissait dans un coin comme un rebut de bibliothèque! Ouvres au hasard et


voyez


Lors print l'étendard en main la Fucelle D'un pas rejoint les soudards du fosse Juste devers porte Saînt-Honore, Criant ; Boute avant, soudards, à l'échelle ! Par Dieu et roy, ferrez, prise est la ville ! Un ribaud d*Anglaîs de cette bastille Vilainement d'un trait de crennequin Navra...


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i6'i CONTES POUR LES BIBLIOPHILES*


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La porte de la bibliothèque, s'ouvrant tout à coup, interrompit l'heureux Picolet tout fier de sa découverte. Chacun se retourna brusque- ment. C'était plus que rare, une visite ; par ces temps-ci, qui pouvait encore venir à la bibliothèque? A la surprise succéda Pinquiétude. Le visiteur était un sergent de sectionnaires. le chef du poste à la grille de la rue de Furstemberg, celui qui, tout à rheure, à l'arrivée de Valfer- rand et de Bigard, avait déblatéré contre les conciliabules de ces gueux d'aristocrates. Le bonnet rouge enfoncé sur les oreilles, la carmagnole déboutonnée laissant voir les crosses de deux pistolets et la poignée d'un grand sabre, le sergent s'avança laissant derrière lui la porte ouverte, ce qui permit à dont Poirier d'apercevoir quelques têtes de sans-culottes restés sur le palier.

— Que désires-tu, citoyen ? demanda doni Poirier allant au-devant de lui.

— C'est toi qu'es le ci-devant calotïn ? dit le sergent.

— Nous nous connaissons en qualité de voisins, c'est toi qui es le ci-devant ferblantier de la rue de PEchaudé ? riposta dom Poirier.

— Je le suis toujours, dit le sergent.

— Ah! je croyais, comme je te rencontre toujours le sabre au côté, avec tes hommes, je pensais que tu consacrais maintenant tout Ion temps à la nation... mais, passons. qu : y a-t-il pour ton service?

— Voilà, nous sommes en bas quelques bons patriotes chargés de veiller aux intérêts de la nation et d'ouvrir Pœil aux menées des aristo- crates; et pour nous distraire au poste, en dehors des heures de faction. bien entendu, je viens te demander quelques bouquins de la biblio- thèque des calotins... mais des bons, s'il y en a, et avec des images pour ceux qui ne savent pas lire...

— J'en suis désolé 7 citoyen sergent, mais je ne puis satisfaire à ta demande ; mes bouquins, comme tu dis, ne doivent pas sortir d'ici.

— Tu refuses "> alors je réquisitionne î

— As-tu un ordre de réquisition ?

— Le via 1 dit le sergent en frappant sur son sabre,

■ — Je ne le reconnais pas, répondit froidement dom Poirier, et je te réponds que je vais me plaindre à la Commune.,. Moi aussi je monte la garde ici pour la nation, à qui ces livres appartiennent, et personne n'y touchera tant que je ne serai pas relevé régulièrement de mes fonctions de gardien,.. Songcs-y bien, citoyen sergent, avant de persister! Ten-


POUDRIERE ET BIBLIOTHEQUE.


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taîive de dilapidation des biens de la nation , avec emploi de la force, c'est grave, ça peut mener loin par le temps qui court.».

— Pas si loin que l'endroit où je te conduirai toi-même incessam- ment, citoyen calotin 1 c'est-à-dire éternuer dans le panier à Sanson... Tu lui demanderas aussi à vérifier son ordre de réquisition a celui-là,.. (Test boni c'est bon! grommela le sergent, on s'en souviendra, et on saura engager la Commune à vous surveiller tous d T un peu plus près,..

Le sergent gagna en grondant la porte où l'attendaient ses acolytes. Bigard et Val ferra nd, effrayés, s^étaïent peu à peu discrètement recule's jusque dans le coin le plus obscur de la salle et cherchaient à se dissimuler derrière des tables.

— Nous avions bien besoin de venir aujourd'hui, dit tout bas Valferrand; il est dangereux de se rappeler au souvenir de ces gens-là...

— Oui, glissa Bïgard, le




nez enfoui dans un grand carton, comment filer main- tenant sans nous compro- mettre davantage?

Le sergent n'avait fait qu'une fausse sortie, il repassa un instant Ja tête par la porte :

-■- Dis donc, gardien des bouquins des ci-devant moines de H ci-devant Abbaye, en attendant que tu ailles faire la révérence place de la Révolution, cherche-nous donc ce qu^il y a de meilleur ici pour la fabrication des cartouches et des gargousses; en plus des bouquins, vous avez des tas de vieux papiers et parchemins qui feront bien l'affaire... Je vais proposer l'ouverture d'un atelier, on va faire en bas de la poudre pour la nation et tu vas nous donner les fournitures pour les cartouches... Ça te va-t-il, citoyen curé?

Le paisible Picole t, pendant Pallercation, avait glissé le précieux Romant de la Pitcelle dans son gilet et boutonné sa houppelande par- dessus. La colère lui montait à la tête, sa figure prenait des rougeurs de tomate. A cette flèche du Parthe lancée par le sergent, il n'y put tenir et se leva d'un bond ;

— Brute ! s'écria-t-il en saisissant un lourd encrier de plomb pour le lancer à la tête du sans-culotte.

Dora Poirier, qui avait conservé tout son calme, lui retint heureu- sement le bras.

— Du sang-froid, ne gâtons pas les choses davantage 1 lui^ouffla-t-il


itf 4 CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

à l'oreille en le renfonçant sur sa chaise, et votre poème en huit mille

vers... et votre treizième volume, malheureux!

— De quoi ? Qu'est-ce qu'il a dit, celui-là?

— Il a dit... il a dit: Brutus ! répondit dom Poirier en riant, cfest le nom d'un républicain romain, d'un parfait sans-culotte qui n'aimait pas les tyrans plus que toi, brave sergent L..

— Bon, bon! on s'informera... et dans tous les cas on a l'œil sur toi et sur ce pierrot dlaristocrate... Patience !


V


Le ferblantier sans-culotte en fut pour ses menaces et ses dénoncia- tions. La Commune et la Convention, fort occupées ailleurs, n'eurent pas le temps de songer à ce dernier bénédictin de Sainî-Germain-des- Prés, resté à son poste dHionneur et montant sa garde à la bibliothèque, avec le bouillant Picolet pour adjoint volontaire. Le treizième volume de ce dernier avançait, et entre temps il s 1 occupait de faire une bonne copie du précieux Romani de la Puceîie, de Jehan Morïn. Quant aux citoyens Bîgard et Valferrand, ils n'avaient pas eu le courage de revenir ; cachés dans leurs trous, Pun continuait à engraisser par défaut d'exercice, et Pautre à maigrir par excès de bile.

Le sergent de sectionnaires, après une petite ri bote à la santé de la nation, s'ëtant disputé et même un peu empoigné aux cheveux avec sa femme, avait pris le parti de s'enrôler. Mais, après avoir été absent une quinzaine, il était revenu dégoûté de Parmée, dont les chefs ne lui parais- saient pas suffisamment purs en sans-culottïsme. Cette aventure lui avait cependant fait perdre de son influence dans la section, et il parlait maintenant beaucoup moins haut,

La bibliothèque et le bibliothécaire, pendant qu'autour d'eux le drame continuait de dérouler ses péripéties sanglantes, demeuraient donc assez tranquilles, à part cela que des tonneaux de soufre, de sal- pêtre et de poudre s'entassaient dans leur voisinage immédiat, dans les caves de PAbbaye et dans Pancien réfectoire des moines*

— C'est un volcan, un vrai volcan qu'on nous prépare là, sous nos pieds, pour nous envoyer porter aux autres planètes des nouvelles de la grande régénération de la race française par îesguillotinades, fusillades, noyades et autres douceurs! disait chaque matin le citoyen Picolet en arrivant à la bibliothèque. Sentez-vous, citoyen Poirier, comme je sens le soufre, rien que pour avoir frôlé les bâtiments d'en bas.,.


POUDRIERE ET BIBLIOTHEQUE. i<ï$

— J'y suis fait, répondait dom Poirier; mais, bahï ça ne durera pas toujours..*

— Certainement, mais je me demande qu'est-ce qui nous arrivera plus vite, la fin de.*.

— Chut I ou je vous dénonce comme soupçonné d'être entaché de sentiments contre-révolutionnaires.

— Ou l'éruption de notre volcan !

— Patientons l

— Et attendons-nous à tout, dît Picolet ; probablement, ce sera r éruption qui surviendra la première,.. Je me ruine cependant pour essayer de lutter, je distribue des tabatières et je chante l'excellence du tabac à priser aux hommes de garde, qui ne se gênent pas pour traverser les cours la pipe à la bouche» et j'offre des sabots à des ouvriers qui arrivent ici avec des souliers à clous. Mais je ne peux pas retarder de beaucoup la catastrophe... Pourvu seulement que j^ie le temps de terminer ma copie du liomant de la Pucelle^ pour le mettre en sûreté chez moi...

Cn jour, le 2 fructidor an II, il achevait à peine son antienne habituelle et prenait place devant son manuscrit, lorsque tout a coup une forte détonation éclata dans la cour, suivie aussitôt de cris terribles. Picolet eut le temps de regarder dom Poirier et de se caler sur sa chaise en faisant le gros dos; dom Poirier, au contraire, bondit... Puis le sol trembla, une formidable commotion jeta les deux hommes par terre, sous des débris de fenêtres et des tas de livres écroulés^ pendant qu'une explosion, semblable au fracas de mille pièces de canon tonnant ensemble, lançait en l'air le réfectoire des moines, renversait et triturait les bâtiments voisins, dans un tourbillon de flammes et de fumée au milieu desquelles retombaient des poutres,, des pierres, des fragments de corps humains et des débris de toute sorte l

... Dom Poirier et le citoyen Picolet se retrouvèrent tous les deux assis par terre en face rim de Pa utre, sur un amas de décombres, dans leur salle bouleversée, murs disjoints, fenêtres arrachées, vitrines écroulées, tables brisées... Un instant de silence presque aussi terrible que le bruit suivit l'explosion, puis des cris effroyables s^élevèrent parmi des fracas d'écroulements. Les deux hommes se regardaient, les mains sur les oreilles, en proie à une sorte de stupeur, Dom Poirier se releva le premier avec peine et comme s'il avait tous les membres disloqués ; une lois debout, il aida Picolet à se remettre sur ses jambes et à se frotter.

— Eh bien, ça y est!.,. Rien de cassé ?

— Non, rien, mais je suis roussi!...

— Vite, le feu! Tout brûle autour de nous! Descendons s'il y a encore un escalier...


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


F J-


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— Attendez, mes manuscrits, mon Romant de la PitcellcL^ Misère! où est la table? mon pupitre ? tout est brisé!

— Voyez dans le tas, là-bas, moi je vais tâcher de sauver quelques manusciits précieux que j'avais mis de côté pour les avoir sous la main en cas d'alerte... mais les retrouverai-je dans ces décombres?...

— Mon Romant de laPucelle, mille millions de têtes de jacobin !... hurla Picolct effaré, empoignant les livres écroulés par brassées.

— Aux manuscrits! cria dom Poirier, et vite, j'entends ronfler les flammes,..

...Quand on put pénétrer dans la cour où flambaient les bâtiments,

ou le vieux réfectoire, splen- dide pendant de la Sainte- Chapelle du Palais, sem- blait une fournaise d'enfer sur laquelle des fragments de son magnifique fenes- trage dessinaient des ogives noires, des trèfles et des quatre- feuilles, on trouva les deux hommes, les che- veux grillés-, le visage noirci, les habits déchirés, entrain de Transporter par l'escalier que menaçaient les flammes des brassées de manuscrits qu'ils couraient tout sim- plement jeter dans une cave, sous une portion de bâtiment que l'incendie ne semblait pas menacer encoie. La lutte s^organisa contre la flamme à qui Ton tentait de faire sa part en pratiquant des coupures dans les grands corps de logis; une véritable foule envahit F Abbaye, gens du quartier, sectionnâmes, soldats, gendarmes. Des braves gens, sous la menace des écroulements, travail- laient avec ardeur, pendant que des sauveteurs équivoques se répandaient un peu partout, cherchant quelque chose à sauver — ou à emporter.

Dom Poirier, avec l'aide de quelques gardes nationaux arrivés des premiers, avait pu organiser une espèce de chaîne, lui à la tête dans les salles, et Picolet à la queue dans les caves, et les manuscrits, les cartons de documents précieux passaient de main en main pour aller s'empiler dans leur abri provisoire. Mais bientôt le désordre se mit dans la chaîne, des bousculades s'ensuivirent, les manuscrits furent jetés n'importe ou, mouillés par l'eau des pompes ou emportés par des citoyens sans



PitUDUIEMI ET BIBLHJTHEQUE


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scrupules, pendant que Pleolet,. ne voyant plus rien venir, s'arrachait les cheveux,

Ainsi dans les flammes, comme au temps des Normands, acheva Je périr Fanriquc et vénérable Abbaye* Mais elle ne devait pas ressusciter comme jadis; les dernières braises éteintes, les ruines subsistèrent quelque temps, ceuvre lamentable de quelques heures, puis on acheva la destruction, 0:1 renversa les ruines, on rasa les débris et tout fut dit.,*

De la malheureuse bibliothèque il n'y eut de sauvé que ce qui fui



emporté par les voleurs pour être vendu à vil prix, ou entassé dans les caves par les deux sauveteurs, Des montagnes de manuscrits et de papiers, de cartons é ventres, de rouleaux écrasés, de parchemins souillés, remplissaient ces vieilles caves jusqu'à la hauteur des piliers trapus supportant les voûtes. Là, dans l'obscurité pesante, dans les flaques d'eau envoyées par les pompes, dans la moisissure, les deux courageux sauveteurs s'installèrent pour compléter leur <euvre, reconnaître, mettre en ordre et à l'abri les richesses jetées là, — au péril de l'humidité, main- tenant, après le péril des rlammes, fis passèrent sîx mois à ce travail, à soigner, pour ainsi dire, les pauvres manuscrits; six mois dans ceîîc cave, à défaut d'un autre asile qu'on n'en tinissait pas de leur donner; six mois sous les voûtes glaciales, à disputer aux rats les précieuses reliques du passe; six mots a souiller dans leurs doigts et à sentir les rhumatismes les mordre ei la maladie s'infiltrer dans leur


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


chair et dans leurs os, et Je froid linceul de la mort s'abattre sur leurs épaules !

Hélas! le pauvre Picolet, héros malheureux» manqua un matin pour la première fois depuis tjSG à la bibliothèque de TAbbaye. Dom Poirier fattendit vainement: il venait d'entrer à PHôtel-Dieu avec une pleurésie, pour y mourir, gémissant surtout de la perte du Romanî de la Pucclle^ à jamais disparu, réduit en cendres comme la Pucelle elle-même.

Et dom Poirier resta seul*

Bien d'autres débris de la bibliothèque, arrachés aux flammes, n^en avaient pas moins été perdus. Longtemps encore après l'incendie, les épiciers du quartier se fournirent à bon compte de cornets pour leurs denrées, et Ton vit même des marchands de vieux papiers vendre, au poids> des tas de manuscrits parfois ornés d^nluminures, des piles de vieux parchemins, des chartes pourvues de leurs grands cachets de cire pendant au bout des cordons. Des collectionneurs anglais ou hollandais, qui se créaient alors des musées à bon compte, avec les épaves des palais, des couvents et des hôtels seigneuriaux, dans la si lamentable liquida- tion de la vieille France, purent trouver ainsi bon nombre de manuscrits uniques ou des pièces du plus grand intérêt historique, aux tas à deux liards ou un sol la livre.


DENREES

ÇO LONif\LE S




L'Enfer du Chevalier de Kerhany, étude d'éroto-bibliomanie

[Note from the editor: Octave Uzanne et Albert Robida publient dans les Contes pour les Bibliophiles (achevés d'imprimer le 27 novembre 1894) : L'enfer du Chevalier de Kerhany, étude d'éroto-bibliomanie. Ce petit conte parait pour la première fois dans le volume intitulé Caprices d'un Bibliophile, par Octave Uzanne (Paris, Ed. Rouveyre, 1878 - achevé d'imprimer le 10 février 1878) sous le titre Le Cabinet d'un éroto-bibliomane.][4]
Ubi turpia non solum delectant, sed etiam placent.
Sénèque.


Souvent je le rencontrais chez les grands libraires de la rive gauche, parlant sobrement, dans une note basse, fatiguée, presque enrouée, avec une allure étrange et cet air de gêne et de discrétion que l’on prête aux conspirateurs. — il semblait, devant un tiers, vouloir s’effacer, et, s’il exprimait ses désirs au bibliopole, ce n’était que d’une façon indécise et inquiète, lançant des phrases indéterminées, brèves, pleines d’une autorité craintive : « Trouvez-moi la chose en question », disait-il, avec un ton effarouché, ou bien : « N’oubliez pas, en grâce, ce que vous savez ; il me le faut coûte que coûte ; mais n’allez pas trop m’écorcher cependant…, hein ! — je repasserai bientôt. »

Je ne sais quel vague caprice me poussait à connaître ce Bibliomane bizarre, musqué, enveloppa Je mystère ; je pensais que cet être singulier n’était pas, à coup sûr, le premier venu ; sa physionomie seule m’intriguait particulièrement, et sous la sénilité vainement dissimulée de sa démarche, je pressentais un Bibliophile d’une race à part.

Grand, droit, corseté dans une longue houppelande lui tombant aux talons ; le soulier mince, effilé, découvrant le bas de soie, le visage rasé, maquillé, poudrederizé, les cheveux frisés et pommadés, le monocle d’or dans l’orbite droite, relevant la paupière affaissée sur un œil éteint ; le chapeau incliné sur l’oreille, la cigarette aux dents et le stick en main, il me rappelait, dans la pénombre du souvenir, cet admirable type de vieux beau, si magistralement crayonné par Gavarni, avec cette légende spirituelle et réaliste : « Mauvais sujet qui pourrait rire son propre grand-père. »

À peine arrivait-il dans une librairie, qu’il jetait un regard apeuré tout alentour ; si une dame s’y tenait, assise au comptoir, il semblait agité, nerveux, vivement préoccupé ; son malaise se manifestait part des mouvements d’impatience accentués et des tics involontaires qui brisaient, en l’écaillant, l’épaisse couche de fard étendue sur ses joues. — On devinait qu’il eut voulu être seul, dans une causerie d’homme à homme ; aussi ne disait-il au libraire que ces simples paroles : « L’avez-vous ? — Non, répondait-on. — Pensez-y, n’est-ce pas ? » reprenait-il avec découragement, et il se retirait. — Un coupé de couleur claire, tendu à l’intérieur de lampas rose broché d’argent, l’attendait à la porte ; notre Bibliophile marquis de Carabas y montait ; la portière se refermait, et le cocher poudré à frimas avait à peine fouetté l’alezan qui piaffait, que l’attelage déjà disparaissait au loin. C’était une vision.

J’appris qu’il se nommait le Chevalier Kerhany ; il vivait, me dit-on assez joyeusement avec les dames, mais demeurait fort réservé et d’humeur misanthropique avec ses semblables. Il recevait peu chez lui et toujours avec une sorte de méfiance instinctive ; on racontait que son intérieur était d’un luxe inouï et que la folie y agitait ses grelots dans des orgies dignes de Tibère ; il se donnait en son home au dire de chacun, des petits soupers à faire ressusciter de plaisir tous les roués de la Régence ;


personne néanmoins ne se vantait d’y avoir assisté, car tout cela sentait fort le roussi. — De fait, le Chevalier était assez demi-mondain, il se rendait de temps à autre au Bois, et, les soirs d’Opéra, il stationnait des heures entières au foyer de la danse. — Les déesses de l’entrechat l’entouraient, le noyaient dans des flots de gaze bouffante, lui lançant des pointes grivoises qui avivaient le feu libertin de son regard de faune, tandis que debout, dans une pose à la Richelieu, il se plaisait a distribuer à ces terribles petits museaux de rats à l’ambre les pastilles de sa tabatière ou les sucreries variées dont ses poches étaient toujours pleines.

Ces détails étaient faits plutôt pour attiser que pour calmer ma puissante curiosité à son sujet ; je résolus de suivre le précepte des stoïciens, le fameux Sequere Deum. Je m’aperçus en effet que le destin sait nous guider, car, en cette occasion, il ne tarda à me servir à souhait.


II

Je me trouvais un soir dans une de ces grandes fêtes parisiennes, brillantes et tapageuses, chez une artiste célèbre où un de mes amis m’avait conduit. — Presque abandonné dans un petit salon d’un rococo exquis, tout parfumé de couleur locale, renversé dans une quiétude parfaite sur le coussin d’un divan japonais, je me laissais bercer par une valse languissante, dont les accents m’arrivaient affaiblis, comme tamisés par le lointain et les lourdes tentures ; tout en regardant avec distraction un plafond délicieusement composé dans le goût de Baudoin, j’avais presque perdu la notion du lieu ou j’étais céans, lorsque, tout à coup, près de moi, sur le même divan, dodelinant de la tête et marquant du bout de sa bottine vernie le rythme de la danse, je vis, dans l’élégance du frac, le gardénia à la boutonnière, le plastron de chemise tout chargé de diamants, mon mystérieux Bibliomane, le Chevalier Kerhany, qui paraissait, lui aussi, fort peu s’inquiéter de ma présence. — Je ne me demandai pas comment il était venu là sans que je l’entendisse approcher ; je pensai de suite que l’occasion me frôlant de son unique cheveu, je devais le saisir en toute hâte et m’y cramponner ; aussi, toussant légèrement pour éveiller son attention et mieux affermir ma voix :

— Quelle voluptueuse et adorable chose que la valse allemande ! murmurai-je ; afin d’engager la conversation.

— Adorable ! adorable ! dit-il simplement, sans abandonner son laisser-aller de tête et de bottine.

— Il n’y a que Strauss de Vienne, repris-je, pour concevoir et écrire ces motifs entraînants, vifs, colorés, qui fouettent le sang, qui empoignent et font passer un chaud frisson du cœur aux jambes.

— Il n’y a que Strauss, en effet, soupira-t-il comme se parlant à lui-même ;… cependant Gungl’s.

— Ah ! Gungl’s, fis-je, charmant compositeur. — Le Rêve sur l’Océan est une œuvre tournoyante d’harmonie.

— Tournoyante d’harmonie ; oui, pirouettante d’harmonie, me répondit-il avec laconisme, comme fâché d’avoir à me parler.

— Il y eut un silence ; — mon voisin de divan, renversé en arrière, avec une moue d’ennui, sifflotait une sorte de menuet. — Je ne perdis pas courage et fis un nouvel effort :

— Si belle que soit la valse de perfection moderne, hasardai-je, elle ne laisse pas de faire regretter très vivement aux délicats ces mélodies du xviiie siècle, mélancoliques ; naïves et simples, si séduisantes par le caractère, si pénétrantes de pensée et si gracieuses, bien que fluettes de style.

Il souriait, semblant m’écouter avec plaisir et même m'approuver. — Je continuai :


— Est-il rien de comparable aux Quintettes de Mozart, aux Gavottes de Hameau, aux Menuets de Boccherini et de Reicha, aux Symphonies de Haydn et de Beethoven, aux Préludes, aux Rondos, Duos, Quatuors, aux Concertos, aux Thèmes variés composés vers 1725, et plus tard par tant de charmants musiciens aujourd’hui ignorés pour la plupart ?

— Et les airs pour fifre ! et les douces romances ! et les motifs pour clavecin ! fit le Chevalier en se redressant subitement ; les motifs pour clavecin, Monsieur, que de verve amoureuse ! que de charmes alambiqués ! que de légèreté et en même temps que de nonchalance ! Hélas ! le piano rend mal toutes ces jolies choses, et je préférerais mille fois les voir exécuter sur le clavier de quelque grêle et chevrotante Épinette que sur le meilleur Pleyel du monde,

— Sans compter, dis-je, faisant brusquement diversion à la conversation, sans compter que les Clavecins étaient des meubles ravissants, décorés avec un art incomparable par des artistes sensualistes tels que Bouclier, Pater, Lancret, Watteau…

— Ajoutez Fragonard, reprit mon interlocuteur avec passion, Fragonard, ce peintre divin des lubricités folles, des voluptés égrillardes et spirituelles, Fragonard qui connaissait si profondément la science du nu et des décolletés piquants, Fragonard, ce Grécourt de la peinture ; ajoutez Fragonard : je possède un clavecin, un bijou, sur lequel il a tracé des scènes adorables, de charmants camaïeux signés de son nom.

— Je n’ai qu’une toute petite toile de ce maître, osai-je dire modestement, mais c’est une œuvre si blonde de ton, si mignarde dans son déshabillé, si étonnante de facture, si parfaite d’ensemble, et enfin si grivoise de composition, que je la tiens pour une merveille véritable.

— Le sujet, quel est le sujet ? me demanda le Chevalier hors de lui, possédé d’une furieuse curiosité à l’idée de grivoiserie du tableau. — Quel en est le sujet, je vous prie ?

— Le sujet, mon Dieu, cela est très délicat, répondis-je lentement vous avez lu Brantôme, n’est-il pas vrai ?

— Ses Dames galantes sont pour moi un véritable bréviaire.

— Alors, repris-je ; après ce cynique aveu d’impiété, vous y avez vu décrit le sujet de mon Fragonard, dans le Discours premier ; vous l’avez lu dans la cent dix-neuvième épigramme de Martial, livre I, qui se termine par ce vers :

Hic ubi vir non est, ut sit adulterium. Vous l’avez lu dans Lucien, dans Juvénal ; enfin mon tableau représente des fricatrices, d’aimables lesbiennes, Donna con Donna.


LA COURTISANE AUX ENFERS La figure du Chevalier Kerhany était bouleversée ; ses yeux demi-morts avaient repris un éclat surprenant ; ses lèvres s’agitaient d’étonnement, et une légère sueur ravinait son visage.

— Vous avez un tel tableau de Fragonnard ! exclamait-il avec admiration ; un sujet si bien traité par un tel maître, — que ce doit être piquant, espiègle, délicatement compris !

Il s’approchait plus près, me demandant des détails ; il insistait sur les moindres choses, et dans l’ivresse de savoir et peut-être le désir de posséder plus tard, il m’accablait de prévenances.

Ayant voulu prendre par la curiosité cet érotomane effréné, j’avais touché juste ; il avait bondi à la description d’un sujet érotique, et déjà il s’apprêtait à me réclamer de nouveaux renseignements sur l’origine de cette œuvre d’art, lorsque la foule inonda le petit salon dans lequel nous nous trouvions retirés ; la valse venait de finir, le Chevalier fut enjuponné par quelques jolies femmes qui vinrent prendre place à ses côtés. — L’intimité était rompue.

Sur la fin de la soirée je le rencontrai, et, après un échange mutuel de politesses, il me remit sa carte en réassurant du plaisir qu’il éprouverait à me faire bientôt les honneurs de sa Bibliothèque.


III

Quelques jours après, je sonnais a l’huis du Chevalier de Kerhany, dont l’hôtel était situé sur le boulevard Haussman ; — un grand diable de laquais vêtu de panne écarlate vînt m’ouvrir. — Je traversai d’abord une vaste pièce, sorte d’atrium décoré en style pompéien, où se trouvaient rangés des meubles romains de tous les genres ; j’aperçus l’accubitum, le biclinium, le triclinium, orné de ses plaguia, le lectulus, et même le subselium, le seliquastrum, le scabellum et autres sièges fidèlement copiés d’après l’antique. — Le Chevalier était visible ; il se tenait dans un petit fumoir tendu de soie vieil or capitonnée de satin bleu. Il me reçut avec la plus grande cordialité, me félicitant de n’avoir pas craint de le déranger. Nous parlâmes art et littérature, ou plutôt femmes, car toute l’esthétique de mon Érotomane semblait se réunir et se résumer dans l’éternel féminin ; il ne voyait la musique, la poésie, la peinture que dans un sens de corrélation voluptueuse qu’il se plaisait à établir malgré lui entre tous les chefs-d’œuvre et l’amour des filles d’Ève ; — prenant chaque génie en particulier, il me montrait avec une verve passionnée que, dans les grandes manifestations de l’art, on pouvait répéter le mot d’un policier célèbre : Cherchez la femme. Il me parla du sexe charmant comme un habile général le ferait d’une forteresse dont il connaît les coins et recoins, exprimant avec grâce les différentes manières détraquer la citadelle, émettant des théories si audacieuses, que je ne pourrais, même en voilant mes phrases comme des femmes turques, les raconter ici. — Je fus entièrement séduit par ce vieil Anacréon ; je croyais avoir en face de moi le célèbre Duc de Lauzun donnant des conseils à son petit-neveu, le Chevalier de Riom, tant il annonçait de connaissances approfondies et de crânerie passionnée dans les sujets délicats qu’il avait à traiter.

Cependant, si attrayante que fut la conversation, je ne tardai pas à réclamer du Chevalier Kerhany la faveur de visiter son musée. Il accéda avec la meilleure grâce à ma demande : — « C’est juste ? c’est juste, me dit-il en souriant, je vous retiens ici avec mes billevesées. Passons, si vous le voulez bien, dans la galerie des maîtres. »

Je fus introduit dans une superbe salle éclairée par une vaste baie exposée au nord ; — étourdi un instant par la splendeur des cadres et l’orgie magistrale des couleurs, je ne tardai pas à me remettre, et je pus considérer à mon aise la plus remarquable collection particulière qu’il m’ait été donné de voir. — Il y avait là des Vélazquez et des Murillo, des Titien et des André del Sarte, des paysages éclatants de Ruysdael, de Hobbema et du Poussin, des petites toiles adorables de Terburg, de Metzu, de Van Ostade, de Wouwermans, de Jean Steen, de Van der Meer ; puis, dans un style plus large, des Rembrandt, des Rubens, des Jordaens, des Frans-Hals, des Ribera, des Gérard Dow, ainsi que des Antonello de Messine, des Guerchy, des Léonard de Vinci et des Paul Véronèse. — Il m’eût fallu des journées entières pour rassasier mon admiration ; il me faudrait des volumes pour exprimer les sensations que j’éprouvai. — Je m’arrachai cependant à cette féerie sublime pour faire remarquera l’heureux propriétaire de tant de merveilles que Part plus affadi des maîtres du xviiie siècle ne tenait aucune place dans sa galerie.

« Un moment, un moment, répondit-il, — ceci tuerait cela ; — suivez-moi, vous ne perdrez rien pour attendre, je suis ami de l’ordre dans mes désordres ; suivez-moi, je vais, je l’espère, vous satisfaire. »

Le Chevalier souleva une portière ; nous nous trouvions alors dans Une chambre octogone dont les boiseries blanches étaient sculptées de festons, de guirlandes et de couronnes relevées d’or mat ; une glace immense remplaçait le plafond, et tout à l’entour de la pièce jusqu’à la cimaise étaient suspendus les tableaux du xviiie siècle. — C’étaient, en premier lieu, des portraits de Reynolds, de Gainsborough et des pastels de Latour ; ensuite venaient Vanloo, Baudoin, Boucher, Lancret, Fragonnard, Largillière, Nattier, Dietrich, Le Barbier, L’Epicié et Boilly. — Ce qui donnait un caractère particulier à cette réunion de chefs-d’œuvre, c’était la nature même du choix des sujets : on ne voyait qu’un éblouissement de chairs roses, qu’un rut de peaux mates, de fossettes gracieuses ; qu’une débauche de postures alanguies et enivrantes, qu’une nuée d’amours polissons et rieurs dont les lèvres s’entre-baisaient. — La dépravation de tout un siècle s’étalait dans la lubricité de ces peintures, souriantes de luxure et aimablement vicieuses ; les torses cambrés, lascifs, endiablés émergeaient des cadres, se reflétant dans la grande glace du plafond, tandis que les jambes velues des faunes et des sylvains, nerveusement gonflées d’un priapisme intense, semblaient distiller dans l’air une odeur acre et virulente de bouc qui montait au cerveau.


Il y avait près d’une heure que je me trouvais là, ivre de tant de beautés entrevues, brisé, anéanti, dans un état de prostration impossible à décrire. Le Chevalier de Kerhany jouissait de ma surprise et de mon admiration passive, à force d’être surexcitée : « Eh bien ! jeune homme, me disait-il, eh bien ! mon ami, que dites-vous de mon xviiie siècle ? Ne croyez-vous pas que votre Fragonnard Saphique serait en fort belle compagnie dans mon modeste petit musée ? — Ce n’est pas tout, ajoutait-il, nous allons visiter ma Bibliothèque, qui compte, je le crois, certaines curiosités qui ne manqueront pas d’être de votre goût. — Mais… qu’avez-vous ? — on dirait que vous vous sentez mal ?

Je répondis furtivement, m’excusant de ne pouvoir visiter ce jour-là les livres de mon hôte ; j’invoquai un rendez-vous pressant, et, remerciant le galant Chevalier, je sortis après avoir pris rendez-vous chez lui pour le lendemain à la même heure.

Le fait est que j’éprouvais un violent mal de tête et un malaise général ; ce que j’avais vu m’avait transporté dans un monde idéal, loin du Paris moderne et de sa civilisation, loin du banal et du convenu odieux. Mon imagination s’était fatiguée dans une course échevelée à travers l’Eden de mes rêves, et ma cervelle dansait encore à soulever mon haute forme lorsque je me trouvai sur le boulevard.

Le Chevalier de Kerhany me paraissait, à cette heure, un magicien dangereux, une sorte de Méphistophélès régence qui s’était amusé à plaisir de mon enthousiasme juvénile. — Je lui en voulais presque de m’avoir promené un instant dans le verger des fruits défendus, car je ne voyais plus devant moi que les petites pommes d’api du jardin contemporain, c’est-à-dire des petites Parisiennes trop vêtues selon la mode, qui trottinaient allègrement, suivies par les faunes d’aujourd’hui, de gros boursiers enflés de bourse et de ventre, jouisseurs hâtifs, prêts à pénétrer dans le boudoir des Danaés sous la forme d’une pluie de pièces blanches.


IV

Le lendemain, à l’heure fixée, l’esprit plus calme et de sens plus rassis, je me trouvais chez le Chevalier, qui m’attendait dans sa Bibliothèque. Cette librairie était disposée dans un salon ovale ; une fenêtre aux vitraux multicolores y distribuait le jour dans un prisme joyeux, et le soleil, tamisé par des losanges roses, jaunes ou bleus, semblait éclabousser les tapis d’Orient de reflets contrariés. Les parois de la pièce étaient entièrement rayonnées de planchettes de bois de rose, recouvertes de cuir de Russie, et ornées sur les rebords de coquets lambrequins de moire vert myrrhe, dentelés et effrangés, dont l’élégance se joignait à l’avantage de préserver les livres de la poussière. Tout en haut, près de la corniche, sur le dernier rayon, dans un désordre charmant et fait pour le plaisir des yeux, des petites statuettes se montraient dans toute l’impudence de l’impudicité ; c’étaient de sveltes Vénus n’ayant rien du rigide classique, des groupes de baigneuses affolées, des Sapho… avant l’amour de Phaon, des Narcisses pâles et blêmes, des Hercules puissants et aussi des suites de Phallus en bronze ayant l’esprit et le caractère singulier de ceux que l’on voit dans le Musée Secret du Roi de Naples. Je me croyais chez un juge d’instruction après la saisie de figurines portant atteinte à la morale publique, tant était chaude et déréglée la composition de cette statuaire unique. — La pièce n’avait pour tous meubles qu’un divan circulaire, large, profond, rebondi, habillé d’une épaisse étoffe des Indes ravissante de tons, sur laquelle étaient jetés des coussins nombreux et variés. Çà et là quelques X de Cèdre supportaient des cartons à estampes, et une table liseuse, aux pieds torses, à sabots d’or, occupait le centre de la salle. Au plafond, d’une rosace ayant la bizarrerie obscène de certaines gargouilles moyen âge, tombait un lustre de bronze d’une si effrayante lubricité qu’on l’eût dît ciselé par quelque Benvenuto Cellini atteint de satyriasis.


Cette Bibliothèque me parut renfermer près de deux mille volumes dont je m’approchais déjà curieusement afin d’en parcourir les titres, lorsque, souriant et paternel, le Chevalier de Kerhany m’arrêta :

« Mon jeune ami, me dit-il doucement, cette bibliothèque est un enfer bibliographique dont je suis le Pluton égoïste ; ici, j’ai donné rendez-vous à tous les affamés du vice, à tous les grotesques de libertinage, à tous les condamnés de l’indignation bourgeoise, aux conceptions maladives et honteuses des cerveaux surmenés de plaisirs. Peu de visiteurs ont franchi cette enceinte ; quelques jolies pécheresses seules y ont trame l’élégance de leurs pantoufles ; et si une sympathie particulière me permet aujourd’hui de faire en votre faveur ce que je n’ai fait jusqu’alors pour aucun autre Bibliophile, votre érudition sage vous placera, je l’espère, au-dessus de vos sens ; cependant, je crois devoir vous prévenir : réfléchissez comme si vous alliez prendre de l’opium pour la première fois de votre vie. — Mon coupé est en bas, venez-vous faire un tour de lac ?

— Faites dételer, lui répondisse en riant ; je vais rendre visite à vos pestiférés.

— Dans ce cas, commencez par la droite, ajouta le Chevalier en m’indiquant les rayons les plus proches ; ma Bibliothèque est graduée, — les incunables sont à gauche, à l’extrémité du lieu où vous vous trouvez ; — je vous laisse seul ici, dans une heure je reviens vous prendre.

La première rangée des livres que j’ouvris formait ce qu’on pourrait appeler la série des anodins ; c’étaient pour la plupart des romans ou contes piquants, écrits dans cette période voluptueuse comprise entre la Régence et la Révolution, des fantaisies Turques, Persanes ou Chinoises, de bonnes et inoffensives polissonneries imprimées à Cythère avec l’approbation de Vénus, a Érotopolis, à Cucuxopolis, ou au Palais Royal chez une petite Lolo, marchande de galanterie. Je vis Grigri ; Thémidore ; le Noviciat du Marquis de *** ou l’apprenti devenu maître ; les Œuvres galantes de Bordes ; le Grelot ; le Roman du Jour ; le Sopha ; le Tant pis pour lui ou les spectacles nocturnes ; les différents Codes : Code de la Toilette ; Code des Boudoirs ; Code du Divorce ; Code des Mœurs ou la Prostitution régénérée ; Code de Cythère ou Lit de Justice d’Amour ; puis la Bibliothèque des petits maîtres, la Bibliothèque des Bijoux : les Bijoux indiscrets ; le Bijou des Demoiselles, les Bijoux des neuf Sœurs ; le Bijou de Société ou l’Amusement des Grâces ; les Bijoux des petits neveux d’Arétin et autres ; les Caleçons des Coquettes du jour, les Calendriers de Cythère, l’Almanach cul à tête, ou étrennes à deux faces pour contenter tous les goûts, ainsi qu’une foule d’œuvres scatologiques et d’ana orduriers.

Les volumes étaient reliés admirablement en maroquin plein, en veau uni ou agrémenté ; chacun d’eux était orné de petits fers spéciaux, d’une composition fine et originale, quelquefois brutalement grossiers par esprit de couleur locale ; ils étaient placés sur le dos, entre les nervures, en forme de culs-de-lampe ou frappés en plein maroquin sur le plat des volumes en guise d’armoiries. — Des gravures licencieuses étaient ajoutées aux passages les plus colorés des ouvrages auxquels elles convenaient ; les gardes mêmes subissaient quelquefois l’effronterie d’un dessin graveleux, et je ne pouvais m’empêcher de songer que le livre de la plus chaste gauloiserie se fût trouvé impitoyablement transformé par l’êrotomanie invétérée du Chevalier de Kerhany.

Au fur et à mesure que j’inclinais vers la gauche, la gradation libertine s’accentuait ; déjà j’avais franchi les poésies gaillardes : la Muse folâtre, l’Élite des poésies héroïques et gaillardes de ce temps (1670) ; le Parnasse satyrique du sieur Théophile ; le Cabinet satyrique ; les Œuvres de Corneille Blessebois ; Dulaurens ; les Muses en belle humeur ou Élite des poésies libres ; le Pucelage nageur, l’Anti-Moine ; le Parnasse du XIXe siècle et tous les ouvrages imprimés en Belgique, à Neufchâtel, à Freetown, avec eaux-fortes de Rops, auxquelles s’ajoutaient de nouvelles gravures. Déjà j’avais parcouru la majeure partie de la Bibliothèque et mes mains commençaient à trembler en ouvrant chaque livre qui s’offrait à moi ; les petits fers prenaient des allures cyniques et effrayantes ; j’eus peur de ne pas arriver au but, et j’abandonnai quelques centaines de volumes pour atteindre l’extrême gauche.


Je me trouvais bien en effet parmi les incunables, comme me l’avait dît le Chevalier : c’était à l’estrême gauche, le suprême du genre, le nec plus ultra de la dépravation et à la fois du luxe artistique des livres et des gravures ; les Œuvres badines d’Alexis Piron touchaient l’amour en vingt Leçons et le Meursius François ; l’Arétin y était représenté par le Recueil de postures érotiques d’après les gravures à l’eau-forte d’Annibal Carrache ; par l’Alcibiade Fanciullo à Scola ; par l’Arétin français et par le livre dit : Bibliothèque d’Arétin : près du Divus Arétinus, je remarquai Félicia ou Mes Fredaines ; Monrose ou le Libertin par fatalité ; les Monuments de la vie privée des Douce Cœsars et les Monuments du Culte secret des Dames Romaines ; plus loin, je vis Justine ou les Malheurs de la vertu ; Cléontine ou la Fille malheureuse ; Juliette ou la suite de Justine ; le Portier des Chartreux ; la France fout… ; la Philosophie dans le Boudoir ; les crimes de l’Amour ou le délire des Passions  ; en un mot, toutes les œuvres folles du Marquis de Sade, en éditions originales, avec reliures à petits fers de torture. — J’allais me livrer au plaisir de regarder les manuscrits et les dessins originaux ; je mettais la main sur l’un des trois exemplaires connus du Recueil de la Popelinière. Tableaux des Mœurs du Temps dans les différents âges de la vie, i vol. grand in-quarto ; j’admirais les vingt gouaches mignardement


LE TABLEAU DE FRAGONARD

LES FRICATRICES

Dont il est parlé dans ce conte, a été gravé en taille-douce dans le format de cet ouvrage

TIRÉ À 300 EXEMPLAIRES

(Le cuivre détruit après tirage.)

Ces épreuves sont vendues à part chez L’éditeur, la nature du sujet n’ayant pas permis de le divulguer en l’insérant dans cette édition.

impudiques de Carême, la vignette des nègres prosternés lorsque le possesseur de cette étonnante rareté se présenta.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous n’y allez pas à la légère, mon cher enfant ; non seulement vous avez vu la droite, le centre droit, la gauche de mon cabinet, mais encore vous contemplez en vrai gourmet, en délicat amoureux de la chose, la merveille des merveilles, le plus rare de mes livres rares après l’Anti-Justine de Restif de La Bretonne. Savez-vous bien que la possession de mon La Popelinière, imprimé sous les yeux et par ordre de ce fermier général, m’a coûté environ dix ans de recherches, dix longues années de fatigues et de luttes et trois mille écus sonnants ? »

— C’est à peu près le prix de mon Fragonard Lesbien, sans omettre les luttes et les fatigues, soupirai-je avec intention.

— Vous n’allez pas, je suppose, me proposer un échange ?

— Qui sait ? »

— Ne plaisantons point, interrompit avec un bienveillant sourire le bonhomme, sursautant à l’idée de se séparer de son ouvrage préféré ; mon La Popelinîère, voyez-vous, mon ami, ne sortira jamais, moi vivant, de ce cabinet. Ce livre a son histoire et ses parchemins, Bachaumont, qui, dans ses Mémoires secrets, a raconté le scandale de sa découverte par l’héritière du mari de Mimi Dancourt, l’estimait déjà plus de vingt mille écus tant en raison de sa rareté que pour la perfection des tableaux qu’il contient. Le roi Louis XV fit saisir cet exemplaire par l’entremise de M. de Saint-Florentin ; il se plut à le regarder et à le lire en compagnie de cette délicieuse drôlesse qui eut nom la Du Barry ; que de contacts illustres n’a-t-il pas subi depuis, et combien curieuse serait l’étude de ses pérégrinations jusqu’à l’heure ou il fut retrouvé dans la fameuse cassette de fer des Tuileries !

De France, il passa en Russie ; on le trouve catalogué parmi les livres précieux : du prince Galitzin, en 1820, à Moscou ; vendu à l’amiable sans avoir été exposé, il traversa la Manche, resta quelques années en Angleterre, revint à Paris chez le baron Jérôme P…, qui, pris de scrupules religieux sur ses vieux jours, me le céda enfin il y a déjà dix ans. Croyez-vous qu’on puisse se défaire d’un si glorieux aventurier ?

— Cependant, hasardai-je, après vous ?…

— Après moi, la fin du monde, comme disait le Bien-Aimé ! Qu’importe le post mortem ! Toute jouissance est viagère, je le sais, mais je sens que mes passions ne me quitteront point avant que je ne les abandonne, et cet ouvrage superlatif m’enchante plus que je ne le saurais dire. Ce n’est point tant les fines et voluptueuses gouaches arétines, ni les postures damnables des dernières compositions qui m’attachent à cet exemplaire unique, ce sont plutôt, vous ne le croirez pas, les tableaux de mœurs du début qui révèlent une si exquise pénétration du xiiie siècle.

Mon imagination, lorsque je les regarde, part en bonne fortune vers ces temps défunts dont il me semble être le dernier roué survivant, car je me sens en exil de ce siècle poudré… ; tenez, par exemple, regardez dans les premières pages ce tableau incomparable du Parloir d’un couvent ; cela est convenable à tous points de vue, mais où trouver ailleurs un document aussi gracieux, aussi vivant, aussi typique ! Citez-moi un peintre d’avant votre affreuse Révolution, un seul qui ait rendu aussi ingénieusement et fidèlement un coin de vie sociale. Il y a bien le coquet Pietro Longhi, le malicieux Vénitien, qui nous aide par ses peintures à interpréter Casanova de Seingalt ; mais, en France, la mythologie de l’art semble avoir empêché la reproduction des milieux divers de la société élégante. — Tableaux des mœurs du temps, dit le titre, et il n’est point menteur. Je regarde parfois durant une heure entière quelques-unes de ces gouaches expressives. Je revois cette vie de couvent qui ne faisait que pimenter l’amour profane des recluses, et ce livre m’est d’autant plus précieux qu’il m’est comme une fenêtre ouverte sur ce divin xviiie siècle que, vous aussi, me semblez adorer pour tout ce qu’il contient d’humanité légère, souriante, et dont au demeurant la morale n’était point pire qu’en cette présente époque ennuyeuse et ennuyée.

Conservez donc votre tableau d’anandryne, mon ami, comme je conserve cet exemplaire de fermier général ; venez le voir quand il vous plaira, et sans rancune, n’est-ce pas ?


V.

Quelques jours plus tard, l’aimable chevalier de Kerhany se faisait annoncer dans ma modeste bibliotière dont il avait pris la peine de faire la pénible ascension à hauteur de grenier. Il m’apportait sous son bras une collection de vingt petits Cazin rarissimes, reliés en maroquin rouge, aux armes de la Pompadour.

Je fus, je l’avoue, touché de la démarche du vieux beau, plus encore que de son princier cadeau. Le bonhomme, sous ses ridicules apparents, dissimulait un esprit d’élite, une extraordinaire érudition, un cœur indulgent et généreux. Il avait réellement conservé cette jeunesse morale, impétueuse, qui s’enthousiasme et se prodigue au contact des beautés littéraires et artistiques, et il semblait se plaire dans mon humble garçonnière, alors éclairée sans obstacle par un radieux soleil de mai ; il me demanda à voir le fameux tableau des Deux amies du divin Fragonard, bien en lumière à ce moment dans une pièce voisine ; et quand il fut en présence de cette œuvre rose et ambrée, d’une volupté discrète, montrant l’une des deux pécheresses comme prostrée dans une reconnaissance de vaincue, son admiration n’eut plus de bornes ; elle éclata en termes puissants, en gestes désordonnés :

— Per dio, que c’est beau ! Mais je n’ai rien vu d’aussi finement capiteux ! Cette brune adorable aux formes amenuisées, au sourire vainqueur, montre-t-elle assez la fierté de ses caresses meurtrières, et son attitude d’amante active, sûre de son art, n’est-elle pas supérieurement peinte, et avec quel esprit de facture que n’ont plus nos déplorables barbouilleurs modernes !… Et l’amie blonde, aux yeux mi-clos, railleurs, polissons, noyés de délices, ne dit-elle pas très languissamment en quelle agonie de plaisir elle s’effondre inerte, respirant à peine, la nuque brisée et les lèvres lubréfiées, scintillantes encore des baisers reçus et donnés ?… Et vous avez trouvé cette toile capitale pour quelques louis, « sous crasse », il est vrai, chez un brocanteur du Marais ! Il faut vraiment que je vous aime bien, pour ne pas vous envoûter de mon envie la plus féroce… C’est du Fragonard quintessencié, vous m’entendez bien, du Fragonard amoureux, subtil, enjoué, du Fragonard de petite maison… du Fragonard di primo cartello. Ah ! je gravirai souvent vos étages, mon ami, pour venir me repaître de nouveau de cette incomparable peinture des vierges du mal !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’épargnai au chevalier de nouvelles ascensions. Le Fragonard lui était envoyé dès le lendemain matin, avec un billet très catégorique lui garantissant l’usufruit de ce tableau et qui le mettait en situation d’accepter le cadeau.

Il y a vingt ans de cela, hélas ! — Depuis lors, le pauvre vieux libertin s’en est allé faire la fatale enquête a laquelle nous sommes tous condamnés sur le paradis de Mahomet ; il mourut un matin de novembre d’une incertaine maladie que d’indécis médecins étiquetèrent de noms différents et sans valeur : — la vérité, c’est qu’il était usé jusques à la trame et qu’il n’avait plus que faire ici-bas. Son testament me désignait pour héritier de son La Popelinière et de quelques autres de ses livres maudits ; mais ma curiosité fut vite satisfaite ; je conservai quelques années les précieuses reliques de ce pilier d’enfer, puis mon esthétique changea d’objet ; mes goûts vagabonds ne s’accordaient plus avec la passion paisible et sédentaire des vrais bibliophiles. Mon cosmopolitisme épris de vie active, de plaisirs militants, d’idées générales, devint hostile aux habitudes casanières, et je me sentis peu à peu poussé, en regardant la carte du monde et la brièveté de la vie, à me défaire de mes livres et objets d’art. Le Tableau des mœurs du temps, cédé à l’amiable et Sous le manteau, fit partie d’un Grenier célèbre dans le monde des amis du bouquin ; il devint la propriété d’un Toqué mort tout récemment, et à la vente duquel il fut acquis par un riche amateur bordelais, qui le possède sans doute encore à l’heure actuelle.

Le tableau des Fricatrices eux un sort moins agité ; il est aujourd’hui accroché dans l’artistique demeure d’un de mes vieux amis d’enfance, très épris d’art ancien et qui fait profession du goût le plus délicat. M. Émile R… directeur d’un grand théâtre parisien, est le possesseur de cette saphique peinture qu’aucun musée public ne saurait exposer.

Livre et tableau, je l’avoue, ne m’ont point fait un grand vide ; la vie de certains hommes est trop remplie d’événements, de sensations pour qu’ils puissent regretter profondément le départ des choses qui firent partie du décor de fond de leur jeunesse. La possession de tout bibelot cesse vite d’être une joie pour devenir une vanité superflue, mais je ne puis encore évoquer sans tristesse le souvenir du dernier roué de France, et l’ombre de cet inquiétant érotornane, le chevalier de Kerhany, se profile toujours en silhouette nettement accusée sur le transparent lumineux du passé. La mesquinerie et l’ignorance des hommes que l’on coudoie incessamment ne sert qu’à grandir dans notre esprit la valeur de ceux qui eurent le courage de leur originalité et qui s’en sont allés incompris, bafoués, ridiculisés par la multitude des imbéciles.

Pauvre chevalier ! Pauvre vieux Céladon qui semblait échappé d’un roman d’Urfé revu et augmenté par de Sade !

LES ESTRENNES DU POETE SCARRON

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LES E5TRENNES

DU POÈTE SCARRon Lettre à £l/«* la *Ratùttne de _Y+ + *

Saint- L mis en l'hic, P;irk.

Pari*. i rp janvier iBrfl.

v délicieuse soirée que nous passâmes le premier jour de Van dernier! cela nous vieillit bien un peu ; mais vous en souvenez- vous, chère petite Baronne

C'était sur le soir* vous étiez seule dans votre grand salon Louis XV t — seule devant un bon feu, — seule sur une cau- seuse,

Lorsque je parus, Dieu sai ou voltigeaient vos reves ; votre petit écran japonais d'une main, un livre entrouvert de l'autre, vous étiez affaissée dans la morne contem- plation de râtre, perdue en plein rêve* et c'est à peine si lu voix de la sou- brette qui m'annonça vous lit tourner doucement la t£te de mon coté.



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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


C'est qu^ls étaient bien loin, bien loin vos rèves^ chère Baronne,

ils dansaient capricieuse- ment avec les flammes du foyer, et votre œil fixe s'engourdissait à suivre leurs ébats mutins; je pensai tout de suite, vous le dirai-je, au curieux volume, relié avec art en maroquin bleu, à vos



armes


que


votre bras


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abattu laissait nonchalam- ment glisser.

N'était - ce pas lui, dites-moi, qui avait dé- bauché les charmants dia- bles roses de votre mi- gnonne cervelle ?

Ah! Baronne, qu'il faisait froid [ Paris finassait cette longue journée de saturnales, Paris avait la pompe insipide des jours fériés; on n^entendait que le rire perlé de la jeunesse ou le chant rauque et monotone de l'ivrogne ; les pelures dérange, tribut de ce jour stupide,, attentaient à la vje du pro- meneur ; sur le seuil de leurs portes, mines revèchesj les concierges disséquaient la générosité des locataires.

Rappelez- vous avec quelle triste figure de conspirateur je vins me mettre à vos côtés I — Oh ! le vilain causeur que je fis dès les premiers moments; ce n'étaient qu'indolents bâille- ments, que pénibles hum ! huml que mon gosier gro- gnon proférait; et quel oubli total des convenances ! Campé au beau milieu du feu, les jambes allongées, les pieds sur les tisons, je me rôtissais comme un saint Laurent sans usage, — tantôt me fric- tionnant les jarrets avec im- pertinence , tantôt frappant

du pied et lançant des roulades grelottantes de brrr à morfondre un rocher. — Mon adorable amie, j^n ai honte encore aujourd'hui!



/ : * 7/4


LhS KSTRENNKS DU POETE Si AHttON.


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Lorsque M a rie tic apporta le thé, vos rêves me parurent rentrer effa- rés et timides dans leur

joli nîd, — votre silence

fut moins complet, —

mon attitude fut plus dé- cante.

Le thé était exquis,

chaud, parfumé, versé par

la maîn des Grâces; c'était

de l'ambroisie. — Vous

étiez ce soir-là enivrante

de beauté et de la u loueur,

dans ce coquet peignoir

Watt eau bleu cendré,

rehaussé de mu Lines; vous

possédiez ce teint! pétri de

lis et de roses, dont les

anciens poètes nous ont

légué Vç\ pression; votre

fine chevelure Monde brillait, avec des reflets de bronze pâle; et puis,

votre grand salon était si purement, si voluptueusement Louis XV,

depuis ses lambris eu camaieu jusqu'à votre mule de satin, que, par

ma foi, pâlirais été pendable, si, dépouillant mon humeur brutale, je ne me fusse pas mis à CrêbiUonner avec vous.

Combien je vous sus gré* du fond de mon cœur, de n'entrevoir chez vous ni sac de chez Boissier, ni coffret de chez GirotUC, ni écrin de chez Fontana; votre logis sem- blait vierge de toute impor- tation d'étreimes, et je trouvais enfin un refuge, une tiède oasis, contre l'enfer du jour de l'an.

Nous étions ht sur la cau- seuse, le guéridon placé tout

près, un délicat service de Saxe à portée de la main.

— Un nuage de lait? me disiez-vous,

— Mille grâces?

— Pourquoi cette curiosité? repreniez-vous, suivant le fil de la con-

25





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i9* COMTES POUR LES BIBLIOPHILES-

versation; savez-vous bien que vous devenez très indiscret ; mais, tenez. Je vous le donne en cent, en mille, en dix mille, quel est Fauteur du petit volume qui m'entretenait lors de votre arrivée?

Vous me regardiez malicieusement, tandis que me vouant à tous les saints, je vous citais : Musse t^ Lamartine. Hugo, Gautier, ainsi que toute une pléiade de poètes modernes; et vous, dodelinant delà tête, avec de fines roueries dans Tceil, vous ne me disiez pas une fois, chère petite Baronne : « Vous brûlez, mon chsr^ vous brûlez.

Alars> je remontais d'un siècle et j'amoncelais des kyrielles de noms d^auteurs : quelques-uns excitaient votre joli rire argentin* d'autres, ne le niez pas, vous faisaient rougir et baisser pudiquement les yeux. Cela dura bien une heure, pendant laquelle nous fîmes à deux un cours de littérature à faire mourir de honte l'ennuyeux Laharpe, — C'était à damner un Bibliographe; vous deveniez aussi taquine, aussi spirituelle que M n,e de Sévigné, que j'allais victorieusement vous jeter à la tête, quand, audaci eu sèment, démasquant vos batteries, vous me lançâtes cette ren- versante apostrophe :

— Connaissez-vous Scarron, mon cher Bibliophile?

— La belle question ! Scarron le bouffon y Scarron le malade de la Reine, Scarron le burlesque époux de la malheureuse d'Aubigné, Scarron le raccourci de foutes les misères humaines, Scarron enfin.,, et c'est avec Scarron, Madame, que vous conversiez ? Ah î la vilaine compagnie que celle d'un cul-de-jatte, et comme je bénis le ciel qui a permis à votre serviteur de se mettre entre vous et ce petit fagote ur de rimes.

Ici, Baronne, vous deveniez irascible, vous défendiez votre poète, et, gentil inquisiteur, vous repreniez les instruments de torture ; — les demandes insidieuses sortaient pressées de vos lèvres coralines :

— Quel est le volume de Scarron que je lisais?

— Le Roman comique, parbleu !

— Fi donc!

— Le Typhon ?

— Point.

— Le Virgile travesti ?

— Nenni.

— Jodelet duelliste !

— En aucune façon.

— Les Epis très chagrines?

— Pouvez-vous le penser?

— Les Nouvelles?

— Eh! mon cher, ne courez pas si loin, £e sont tout bonnement les Poésies du sieur Scarron, ce petit fagoteur de rimes, comme vous Tappelez aï méchamment, et, dussiez^vous me traiter de bas-bleu, je tiens


LES ESTRENNES DU POETE SCARRON.


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à honneur de vous avertir que j 1 ai un furieux tendre pour les vers de ce cul-de-jatte rabelaisien.

— Ce furieux tendre est un goût perverti, et permettez -moi d'avancer, à ce sujet, mon humble avis, contrôlé et appuyé par...

Mais le livre déjà était ouvert; — placée dans l'attitude du Mascarille des Précieuses ridicules, et avec des grâces toutes fémîmnes 1 vous tendiez le volume en avant d'une main, tandis que de Tautre, un doigt levé, vous irTim- posiez silence. « Oyez, je vous prie, me dites- vous. »

Je vous mangeais des yeux tant vous étiez divine, ainsi posée, ô ma belle précieuse 1 et, maî- trisant mon émotion, ^écoutai :



Lé. grand Oifitma! Ut £a& tt^oÎAifii À n^^fn^^iU d*v Lcm toi ■


A. MADEMOISELLE DE LENGLOS

ESTKENKtS

O belle et charmante Ninon, A laquelle jamais on ne répandra : Non,

Pour quoi que ce soit qu'elle ordonne.

Tant est grande l'authonté Que s'acquiert en tous lieux une jeune personne, Quand avec de l'esprit elle a de la beauté'*

Ce premier jour de l 7 an nouveau, Je n'ai rien d'assez bon, je n*ai rien d T assez beau

De quoi vous bastir une Estrenne ;

Contentez-vous de mes souhaits: Je consens de bon cœur d'avoir grosse migraine Si ce n'est de bon cœur que je vous les ay faits.

Je souhaite donc à Ninon Un mary peu hargneux^ mais qu'il soit bel et bon,

Force gibier tout le carêmej

Bon vin d'Espagne, gros marron, Force argent, sans lequel tout homme est triste et blesme, Et qu'un chacun l'estime autant que fait Scarron.


Tudieu l avec quelle émotion vraie vous récitâtes ces vers burlesques; quelle voix chaude et vibrante, quelles intonations senties, et que votre regard était vif, pendant la lecture de ces Estrennesl J'oubliai presque


tç6


CONTES POUR LES BIBLIOPHILES,


Scarron et je négligeai de le maltraiter : — véritable magicienne, vous veniez, par cette seule évocation de Ninon, de me reporter de deux siècles en arriére, parmi cette société polie ou les petits poètes t même, savaient donner de si galantes étrennes.

Je revis Ninon, sa cour brillante et sespassants de qualité : le Comte de Collgny, le Chevalier de Grammont, les Marquis de La Châtre et de Sévigné,le Prince de Condé, l'Abbé de Ghanïieu, Villarceaux, Gourville, Saint-Évremont et tant d'autres.

Je n'étais plus chez vous, Baronne, je me trouvais en plein Marais,


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dans la ruelle de cette impure adorable, de cette femme, trois fois femme, par le cœur, l'esprit, l'inconstance et la frivolité. — J'étais environné de beaux esprits, parmi lesquels votre cher Scarron, alors ingambe, alors petit collet, courant de groupe en groupe avec cette bonne humeur, cette gaieté bouffonne et cet atticisme pimenté de seî gaulois,

Vous paraissiez de même songer à tout cet autre âge, vos rêves avaient repris leurs ébats mutins, et votre œil noir reflétait purement le temps jadis.

Alors, je vous pris Ja main, petite Baronne, et pendant un temps incalculable, tous deux nous comprenant, tous deux vivant une autre vie, toute une époque évoquée, nous restâmes rêveurs, sans mot dire, mur- murant faiblement en cadence :

O belle et charmante Nïnoo...


Lorsque nous sortîmes de notre torpeur, quel assaut de souvenirs


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LES ESTRENNES OU POETE SCAKRON.


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c'était à qui réciterait le plus iïEstrennes, jusqu'à ce que, la mémoire vidée et fourbue, votre Bibliothèque fût mise au pillage*

Vous étiez un vrai démon : et nous bouleversâmes tous les Pâmasses d'antan y nous piquant d n amour-propre, admirant, critiquant, discutant, nous alambiquant l'esprit avec des agaceries à réveiller Tombre de tous nos chers poètes,.

Quelle surprise, dites-moi, lorsque nous entendîmes sonner trois heures du matin ! Nos regards étonnés se croisèrent; les miens disaient : « II fait bien froid, il est bien tard, soyez miséricordieuse! La nuit esi sombre; il me faut vous quitter, petite Baronne, ayez pitié ! » Votre œil était indul- gent, et Je ne sais trop ce qu'il m*eût répondu, si Manette, lassée d'attendre, ne s^était mise à ronfler dans la pièce voisine.

L'effroyable voyage que je fis, ô ma douce amie, pour

regagner mon triste logis de célibataire! —Jamais amoureux transi ne s^n revint plus chagrin dans ce grand Paris, qui la nuit ne semble dormir que d'un œiL — Malgré moi, f enviais Scarron superbement vêtu de maroquin, Scarron qui revit en livre et que vous aimez, Scarron que vous teniez dans votre main mignonne et qui veillait peut-être à vos côtés, sur les courtines de soie, après avoir bercé votre premier sommeil, tandis que j'allais errant sur ces quais ténébreux , meurtri par la bise, tra- cassé par mille petits fantômes qui labouraient mon cœur et mon esprit.

ïl y a un an, jour pour jour; mon cœur a fait des économies, sou- venez-vous-en!

Si la légende de la Belle au Bois Dormant pouvait être vraisemblable , ce soir premier janvier, vêtu d'un manteau couleur de muraille, je me présenterais chez vous; — je vous trouverais seule dans votre grand salon Louis XV, — seule devant un bon feu, — seule sur une causeuse, — mais... Mariette aurait congé; — pour changer les rôles, petite Baronne, j'aurais en main un curieux volume porteur de mon ^ libris... Ce serait à votre tour d'en deviner l'auteur et peut-être de manderiez- vous grâce:


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O belle et charmante Ninon, A laquelle jamais on ne repondra non!...


HISTOIRES DE MOMIES RECITS AUTHENTIQUES

HISTOIRES DE MOMIES

R É C ï Y S A U THEN T L ^ U fclS

Les volonté* J^» mortt sotn det

lois nuuv. rainé s.

Duc 11.


Lk comie \Y" cuit, il va quinze ans, _i lorsque pour la premiers fois (e m'arrêtai à Vienne^ ce qu'il est convenu d'appeler un fashîonabte man* A peine k]uadragénaire t beau garçon sans affectation, c 'est- à-dire beau mâle ei non bellâtre, très biuii en cour, ayant une grande influence morale *ur 1^ prince héritier; il était connu, aimé


aûï CONTES FQUK LES BIBLIOPHILES-

et apprécie à la fois des sportsmen, des femmes du monde, des artistes ballerines et de l'Opéra, des archéologues ainsi bien que des érudits, et tous les peintres de Ja moderne Autriche, Mackart en tête, le citaient volontiers comme le plus généreux Mécène des arts contemporains.

Le comte W**% dans sa somptueuse demeure de Herrengasse, avait, à cette époque, réuni une des plus curieuses galeries d'objets d'art d'Europe. Possesseur d'une immense fortune» allié aux premières familles de l'Empire austro-hongrois, doué d'un flair de bïbelotier hors ligne, il accumulait chaque jour sur toute retendue de ses domaines Je butin de ses recherches; carie comte « travaillait dans le grand ».

Il ne se contentait pas d'acquérir au cours de ses voyages des meu- bles, des tableaux, des statues, des faïences ou des livres rares, il allait jusqu'à entraîner sur ses terres les monuments historiques expropries; il se faisait adjuger des portes de villes du Moyen Age ou de la Renaîs- cance, des fontaines délicatement sculptées par des maîtres du xvm 9 sîè- sle, des façades de maisons fouillées de sculptures ingénieuses, des margelles de puits munies de leur frondaison de fer forgé, des colonnades de marbre, des frises triomphales, d'antiques verrières de chapelles; et tous ces glorieux débris du passé étaient convoyés à grands frais sur chemins ferrés jusqu'à ses propriétés du Tyrol ou de la Bohême, ou ils étaient reconstitués avec goût et apparat, apportant leurs silhouettes magnifiques à des combinaisons décoratives d'une grande hardiesse d'invention.

Le comte W*** était un Fouquet moderne, mais dont le souverain ne prenait pas ombrage; il n'affichait aucun faste écrasant, et si ses écuries étaient réputées par le nombre des pur sang, ses galeries d'urt vantées à l'égale des plus princières, on ne pouvait point dire qu^il menât grand train dans les rues de Vienne. Ses équipages étaient sobres, sa livrée sévère, et rîen ne désignait avec trop d'excès de couleur ou de dorure son landau armorié au Prater, même à la cérémonieuse prome- nade annuelle du premier jour de mai sur les belles avenues à peine verdissantes du bois viennois.

Je portai donc, dès mon arrivée, la lettre amicale qui m'accréditait auprès de cet antiquaire distingue, et, le surlendemain, je n'avais garde de manquer à l'invitation aimable du comte me priant à son dîner de cinq heures, après une sommaire visite à ses trésors de peinture et de sculpture, dont je ne saurais parler convenablement en moins d'un volume, car la description de ces merveilles de haut goût se trouve d'ailleurs absolument, il faut le dire, en dehors du sujet principal de cette histoire.


HISTOIRES DE MOMIES. 30J


II


Je rencontrai chez le comte W*** une société étrangère tort impré- vue et dont il ne me serait jamais venu à ridée de combiner tes hété- rogènes éléments de réunion! tant sa construction semblait extraordinaire et paradoxale.

Je fus présente tour ù tour à lord L >AM , le diplomate anglais poète et vïce-roi des Indes, qui revenait d'une excursion à Constantinople, ainsi qu'à son secrétaire Edward G*' i: , écrivain et observateur précieux, dont les articles sur les fakirs, à la Nineteenth Centttry eurent un si grand retentissement en Angleterre, il y a quelques années. Puis, je pus serrer la main du musicien populaire Johann S***, saluer le célèbre médecin physiologiste italien César L' % et nVincliner devant le général allemand de M w , sans oublier le chevalier N***, représentant alors à Vienne la politique romaine. Quelques nobles dames cosmopolites apportaient dans ce milieu vraiment étrange le charme de leur babillage polyglotte, et, parmi celles-ci, une très vieille femme, une nonagénaire active et spirituelle, sans grâces surannées ou ridicules, la mère de notre hôte, la bonne comtesse douairière de W**% dont je ne saurais oublier la verve ironique et la pétulance de langage, en un français de bonne marque et de haute saveur.

Durant le dîner, l'excellente douairière nous surprit tous par la netteté de ses souvenirs. Elle nous conta de la plus pittoresque manière des anecdotes, inédites assurément, sur le Prince de Metternich, sur M. de Talleyrand, sur le baron de Humboldt qu'elle avait connus étant toute jeune fille; elle eut enfin la galanterie de me dire :

— J'ai vu, monsieur, votre terrible Bonaparte à Schoenbrunn, ainsi que Murât, Berthicr, Bessière; j'ai vu votre Grande Armée, et il me semble encore entendre le canon des Français qui fit si grand tapage sous nos murs en iSo5 et ï8o8; mais le temps m'a donné de l'indulgence pour vos conquêtes, et je vous saurais presque gré aujourd'hui d'avoir apporté dans mes années d'adolescence cette angoisse dramatique si supérieure à tous les romans qui se mitonnent pendant la paix.

Après le café, le comte nous entraîna dans sa bibliothèque, énorme salle néo-gothique tapissée des plus belles éditions de provenance française, anglaise, hollandaise et italienne. Il nous montra des reliures du xvi* siècle allemand d'une splendeur inconnue, des livres de Maioli, de Grolier, des manuscrits enluminés par des disciples de Dlirer, sinon


a>


CONTES POUR LES H 1 A L IO PH 1 LES.


par le grand maître en personne; j'avais épuisé pour ma part, devant tant de chtft*d*œuvre surprenants, toute la variété de qualificatifs dont je pouvais disposer dans mon enthousiasme, et déjà j'éprouvais cette fatigue si particulière de l'admiration excessive qui nous anéantit parfois, sans que nous en précisions la cause, au cours des visites laites à des musLes nationaux. Je feignais donc de regarder et de détailler quelques miniatures, afin de trouver prétexte a un repos et à un silence momen- tanés, lorsque notre h otc m'interpella :

— Ah! tenez, cher monsieur, en qualité de Français, voici qui ne va pas manquer de vous intéresser; ce n'est pas la plus belle, mais peut-être est-ce la plus saisissante pièce de mes curiosités!

Le comte disposa sur fa table de milieu une boîte de boi» blanc grossier d'emballage, et, d'un épais lit de ouate, il sortit lentement une bouîc terreuse et parcheminée dont je ne distinguai pas au premier aspect la nature ni les lignes de détail.

— Mais c'est une tetc de momie! s'écria le physiologiste italien, qui

déjà s'empressait, hi main tendue, pour saisir et auscul- ter ce crâne noirâtre et che- velu!

— Une momie, vous l'avez dit, Interjecta la douai- rière qui nous avait rejoint, mais une momie chrétienne, messieurs, peut-être la seule qui existe, une momie de gentilhomme fronçais, Je guerrier mort il va plus de deux siècles et dont la eonser- vation est belle à taire peur: voyez plutôt*

Nous nous passâmes de

main en main, avec un frisson

d'horreur mal dissimulé, cette

tête de guillotiné dont la

section du cou était brutale

et maladroite, et qui portait encore, fiché dans la trachée artère, un

piquet de bambou semblable à ceux qui maintiennent les crânes des

suppliciés exposés publiquement dans les pays d'extrême Orient,

Lorsque ce l'ut mon tour d'examiner attentivement et de manier ce restant de héros, je fus saisi par l'aspect encore vivant et par la beauté des lignes de ce visage allier, qui avait dû être celui d'un jeune homme de vingt-cinq a trente ans, et dont on eut dit que les yeux vidés avaient



HISTOIRES DE MOMIES. 205

conservé une flamme de bataille et la bouche un rire de dédain, — la mo- mification, en effet, avait été supérieurement faite, — sauf le nez, qui, de profil, paraissait écrasé, ayant été comprimé par les bandelettes aro- matisées. La figure était intacte avec sa barbe blonde, sa fine moustache, ses sourcils, ses dents éclatantes, sa longue chevelure et son front aux courbes fuyantes et nobles tailladé sur le milieu comme par un furieux coup de sabre. Sur le sommet de la tête, la peau avait été incisée en croix, et Tcpiderme, aujourd'hui parcheminé, décollé de la boîte crâ- nienne, s'évasait piqué de gros fils qui l'avaient maintenu, laissant voir la calotte du cerveau ouverte en lucarne par une scie habile, — Cette tête, a la regarder longuement, apparaissait plus imposante que terri- fiante, le temps et la science de l'embaumeur lui avaient donné une superbe patine d'art et les méplats des joues montraient des colorations et des finesses de vieux bronze à la cire perdue.

Nous étions tous muets depuis quelques minutes, laissant â peine filtrer de nos lèvres quelques mots étonnés, et la tête continuait de circuler, lorsque Le général allemand rompit le silence en lançant la question que chacun de nous se proposait de poser au maître de céans :

— Très, très curieuse, mon cher comte, cette momie extraordinaire ! curieuse pour la science, pour Fart, pour Tesprit militaire également, mais non moins curieuse pour l'anecdote, et, qui sait, j'ajouterai peut- être aussi pour l'histoire. Mais ou avez-vous trouvé cette relique bizarre? — 11 n'y a que vous pour dénicher de telles choses, pour les acheter, pour les conserver surtout, et ne pas craindre de les montrer à vos amis, après un bon dîner. Voyons, narrez nous cela.

— Oui, comte, l'histoire de cette momie! reprîmes-nous tous ensemble.

— Vous le voulez, messieurs? le récit ne sera pas long et l'aventure ne vaut que par le résultat; cependant la voici :


III


Il y a trois ans, en janvier 1879, j'étais allé faire â Nuremberg une de ces chasses au bibelot que j'affectionne tout particulièrement, en mes heures de spleen, surtout en hiver, quand la Jolie ville bavaroise montre ses pignons, ses tours, ses portails couverts de neige, et que les étrangers et les pèlerins de Bayreuth ne sont plus là, le Bœdeker en main, pour troubler la paix de ses rues et la solitude nécessaire au véri- table chercheur.


voG C0KTE5 POUR LES BIBLIOPHILES.

Je venais de faire une promenade pittoresque sur Jes rives de la Pegnitz et de m'émerveiller le regard à la vue d'un blanc panorama de campagne éclairé par le soleil anémié de la saison, lorsqu'en revenant du côté de Saint-Sebald, j'entrai dans la maison du vieux Juif brocanteur Abraham Lévy, que vous connaissez tous, je suppose, et ou, pour ma part, j'ai toujours trouvé quelque babiole précieuse à emporter.

Le bonhomme me fit voir ses coffres, ses bahuts, ses faïences rares, ses plaques de poêles locaux; je le suivis d'étage en étage jusqu'au grenier, et je redescendais avec la sourde irritation de n'avoir rien trouvé, quand il me proposa d'aller visiter quelques panneaux de bois sculpté conservés dans ses caves. — Il alluma sa lanterne, et nous nous trou- vâmes bientôt sous des voûtes d'une superbe ordonnance architecturale, qui avaient dû naguère appartenir à quelque couvent d'avant la Réforme. — Je le suivais, les pieds mal assurés sur un sol humide, quand, tout à coup, je heurtai une boîte d'où s^éehappa une boule que je frappai du bout de ma bottine et que je vis rouler sous la lumière du médiocre fanal du papa Lévy.

La curiosité du chercheur, vous le savez, ne néglige rien et s'épand sur toutes choses; je m'inclinai pour ramasser la boule, et ce ne fut pas sans un saisissement d'effroi et de dégoût que je sentis sous mes doigts la crevasse des yeux et les chairs racornies de la tête que vous venez de contempler à votre aise.

— Laissez ça, monsieur le comte, me dit négligemment le vieux Juif.

— Non pas; père Lévy; je garde Je macchabée. Seriez-vous criminel? est-ce une de vos victimes?

— Ah i que non, monsieur le comte; j'ai trouvé cette vilaine caboche il y a plus de quinze ans, avec des liasses de paperasses inutiles, dans une crédence du xvi° siècle^ qui venait, nVa-t-on dit. de la maison d'un sieur Cari Fleischman, docteur de Nuremberg, descendant d'W grand chirurgien d*autrefois; les écrits qui enveloppaient ce masque affreux: racontaient tout cela, mais cette histoire n'a pas d'importance et n'inté- resse personne ; laissez donc cette tête de coté, monsieur le comte.

Le bonhomme n'était nullement troublé; il ne voyait pas, dans ce débris humain, la possibilité d'une affaire à conclure; mais, je ne sais pourquoij je ne pouvais abandonner ce morceau momifié, je le tenais entre le pouce et Pindex dans la cavité des orbites, et je me sentais anxieux de l'examiner en plein jour.

— Allons, mon père Lévy, cherchez-moi ces papiers et remontons à la lumière... Et je me disais involontairement a part moi : Qui sait, peut- être n'aurai-je point aujourd'hui entièrement perdu ma journée?

Quand je vis, je vous l'avoue, continua notre hôte, dans la clarté neigeuse du rez-de-chaussée, la mâle énergie de ce visage que ni la mort ni l'embaumement n'avaient pu effacer, je me décidai, par un sentiment


HISTOIRES DE MOMIES, 307

que vous comprendrez, à retirer cette relique humaine du ghetto où elle menaçait de pourrir, sinon d'être brutalisée dans l'éternel déménagement des mobiliers de toutes provenances qui s'y trouvaient déposés; j'attendis donc que le Juif m'apportât les pièces manuscrites dont il m 1 avaît parlé, et quand il m'eut jeté sur une table une brassée de parchemins, jaunis, souillés, à demi mangés par les rats et l'humidité, je glissai au brocan- teur un billet de cent marcs qu'il accepta avec d'infinis témoignages de reconnaissance, et je regagnai mon hôtel, emportant avec piété, intérêt et mystère ma funèbre découverte.


IV


L^anecdote, vous le voyez, n'a rien de particulièrement rare dans sa note positive, reprit, après quelques instants, le comte W***; un romancier d'imagination, amoureux des broderies littéraires et des mises en scène pathétiques, pourrait peut-être en tirer des effets palpi- tants et mystérieux^ mais j'estime que rien ne vaut la vérité dépouillée de toute la joaillerie du style; au surplus, comme le remarquait tout à l'heure le général, l'histoire pourrait tirer de mon aventure autant de parti que la fiction^ car, d'après les papiers que j : ai inventoriés et lus avec attention , voici quel serait le fragment biographique du gentilhomme qui dut porter fièrement cette admirable tête.

Durant la néfaste guerre de Trente ans qui ravagea si brutalement, si longuement et si profondément le centre de l'empire germanique, des hommes de toutes nationalités prirent du service dans les corps de l'Electeur palatin, dans ceux de Christian IV, de Tilly, de Wallesteîn, de Gustave-Adolphe et des autres illustres personnages de cette épopée extraordinaire et compliquée, dont Schiller, en historien plus drama- tique et pittoresque que vraiment fidèle, nous retrace les exploits, les vicissitudes, les coups de théâtre imprévus et les événements innom- brables.

On peut dire que jamais, au cours des temps modernes, on ne vit une conflagration plus générale, plus cruelle et plus sanglante.

Toutes les grandes nations d'Europe apparurent et brillèrent tour à tour sur la scène, et je n'ai pas besoin de vous rappeler que ? pour arri- ver à se reconnaître dans les excessives péripéties de cette guerre mons- trueuse, il est devenu nécessaire de la diviser en quatre périodes successives : la période palatine, la période danoise, la période suédoise et la période française qui dure de i635 à 1648.


aofl CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.

C'est pendant cette dernière période que je place l'histoire de celui dont nous admirons aujourd'hui le chef rnominé.

Rappelez-vous que tandis que le général Torstenson> qui succéda à Baner, faisait des prodiges de valeur à Ereitenfcld et s'emparait de Leipzig les Français, sous les ordres de Guébriant^ poursuivaient contre les Impériaux une lutte qui demeura longtemps sans résultat défi- nitif, car ce ne fut qu'en 1 64a que Français et Suédois, envahissant et ravageant la Bavière, forcèrent FÉlecteur à abandonner la cause de l'Empire.

Parmi les seigneurs de marque qui combattaient aux côtés de Turenne et du duc d'Enghien, se trouvait un comte Bernard d ? Harcourt T admirable soldat, sobre, désintéressé, sévère et rude t disent les documents que je possède, et qui descendait en droite ligne de cette belle lignée de héros normands dont la maison remonterait, d'après certains généalo- gistes, à Bernard le Danois, un des pirates du Nord qui accompa- gnèrent Rollon en France,

Ce Bernard d^arcourt qui, en 1641, se vit blessé devant Rads- bonne, avait, paraît-il, toutes les vertus et la bravoure des guerriers de ce temps merveilleux; c 7 étah un risque tout ? un indomptable amoureux des périls, se jetant toujours en avant, poîtrinant à Fenneml, passant à travers la mitraille, un ardent au feu qui montrait pour la mort ce sin- cère mépris qifaffichaient alors tous les fanatiques religieux.

En août 1645, à la bataille de Nordlingen, il se signala tout parti- culièrement dans la lutte contre les troupes impériales que comman- dait ce brave à tous poils, le général bavarois comte de Mercy, dont la position dans la plaine semblait inexpugnable.

Bernard d^arcourt taisait partie^à Faile droite des troupes du duc ^Enghien, des pelotons de cavalerie qui opéraient sous les ordres du maréchal de Grammont; il venait d^tre nommé capitaine, et quand le signal d T attaque contre les positions du village de d'Allerheim fut donné, il se dressa sur ses étri ers et partit à fond de train à la tête de sa colonne, bousculant les avant-postes de Jean de Werth, massacrant tout sur son passage^ galopant sous un feu effroyable, dans une mêlée terrible, jusqu'à ce qu'il eût entraîné ses soldats au delà des retranchements du village pris d'assaut.

Il ne vit pas toutefois le résultat de ses prouesses; un coup de rapière bavaroise lui avait fendu le crane^ et, tandis que le pauvre géné- ral de Mercy était tué et que Turenne et d'Enghien achevaient d'être victorieux, d'Harcourt roulait, la cervelle atteinte, parmi les morts et les mourants, dans Fentassernent des hommes et des chevaux massacrés*

C'est ici, continua en souriant mystérieusement le comte W****, qu 1 intervient ce qu'on pourrait nommer le véritable nœud de Faventure,


HISTOIRES DE MOMIES. aoy

Après la bataille, pendant qu'on procédait à l'enfouis se ment des morts, un homme de science, un médecin-chirurgien de Nuremberg, nomme Eobanus Bolgnuth, découvrit le corps de l'infortuné comte d'Harcourt qui respirait encore et implorait d'une voix sourde quelques gouttes d'eau pour ctancher sa soif de moribond fiévreux,

Eobanus se pencha sur ce visage mutilé, couvert de sang, presque informe; Il le lava, examina la blessure, la trouva spécialement intéres- sante, et, avec l'idée fixe des médecins qui voient plutôt le cas que le malade, et dont l'humanité est d'autant plus expansive que le mal qu'ils ont à vaincre paraît devoir leur rapporter plus de gloire, il fit transporter le mourant dans une maison de village voisin, puis, sans haine pour cet ennemi momentané de la Bavière, il se mit à lui consa- crer tous ses soins.

D'après le long mémoire qu^obanus Bolgnuth a écrit, relativement à sa tentative de cure> le comte Bernard d'Harcourt se débattit huit jours durant entre la vie et la mort; soigné à l'eau et à V esprit j dit le texte, le neuvième jour le médecin-chirurgien se décida à tenter Topé- ration du trépan, car les méninges s'enflammaient de plus en plus et le malade souffrait d^n toléra blés douleurs ; il pratiqua donc une incision cruciale sur le frontal, replia la peau sur quatre côtés, et, muni d'une scie primitive, il fit cette section carrée que vous pouvez voir sur la boîte crânienne de notre momie.

A la façon détaillée dont Eobanus parle dans son mémoire de cette trépanation, al est à croire qu'il y attachait un intérêt extraordinaire pour la science; il exprime minutieusement toutes les phases de l'opération et paraît enthousiasmé de la réussite, car une semaine plus tard Bernard d'Harcourt vivait encore, la peau recousue, avec un emplâtre de pois sur la tête, Mais ce guerrier était trop impétueux pour attendre pa- tiemment sur un lit les effets du miracle; à peine cût-il recouvré entière possession de sa pensée qu'il voulut s'évader de chez son guérisseur hérétique. Une lutte terrible s'engagea entre les deux hommes, l'un usant de douceur et de supplications, l'autre d'invectives et de violences; vaincu, le blessé succomba à une fièvre chaude au cours de laquelle il arracha ses derniers pansements et se rouvrit férocement cette sorte de fenêtre si laborieusement pratiquée dans son crâne.

Le pauvre docteur Eobanus fut consterné par cette mort. Le récit qu'il fait de son désespoir est touchant et comique à la fois , mais, fier de son œuvre qu*il jugeait au-dessus de la science de son temps, il ne put se résoudre à confier entièrement à la terre ce corps que son art allait rendre à la vie : c'est pourquoi, afin de conserver à la vue de ses héritiers et des futurs maîtres praticiens de lu Bavière et du monde entier le témoignage de son « beau travail », se déclda-t-îl à décapiter ce cadavre et à dessécher cette tête avec le succès dont nous pouvons juger.

-7


2io CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


— Mais, dites-moi, cher comte, s'écria, à la fin de ce récit, lord L** , 31 me semble que le très prudent docteur Eobanus Bolgnuth a dû con- signer dans ses notes, en homme méthodique, les formules précises de son procédé d'embaumement; car, après avoir traîné au fond des crédences et dans les caves des brocanteurs, cette tête de Bernard d'Harcourt est vraiment surprenante de conservation, je dirais presque de fraîcheur, si je ne craignais d'être irrespectueux; cela nous touche peut-être davantage que son système spécial de trépan, qui ne saurait être h la hauteur des vilebrequins de notre chirurgie moderne.

— Son procédé de dessiccation.,, en effet, je crois m'en souvenir, car il m'a frappé, reprit notre amphitryon; il consiste, si ma mémoire est exacte, dans un lavage à Peau, après évacuation de la matière cérébrale et des lobes des yeux, et dans un bain constant de sublimé corrosif pendant plusieurs semaines, après quoi interviennent F alun et le tannin qui achèvent de rendre la peau Imputrescible et la garantissent des insectes et des vers,

— N'aviez-vous rien fait, demandai-je à mon tour, pour restituer aux arrière-neveux du comte Bernard d'Harcourt celte tête de héros si providentiellement retrouvée, car il existe encore, vous le savez sans doute, de nombreux d'Harcourt en France, dont quelques-uns ont été mis en vue durant ces dernières années?

— Je me suis informé} croyez-le , car je ne me considérais point comme possesseur définitif de cette relique, dont de proches descendants pouvaient légitimement s'enorgueillir et qu'ils n'auraient point manqué d'enfermer dans un pieux tabernacle; je fis donc copier avec soin par mon secrétaire les papiers si curieusement documentés du médecin Eobanus Bolgnuth, ei j'écrivis personnellement une longue lettre au chef actuel de la famille d'Harcourt, le mettant au fait de ma singulière trou- vaille... mais... j'attends encore la réponse. — Peut-être la bizarrerie de l'aventure fit-elle douter du sérieux de ma missive; peut-être y eut-il négligence, en tout cas je ne recueillis de ma tentative que du silence.

Si la chose vous intéressait particulièrement, ajouta aimablement le comte W***, en se tournant vers moi, sî cette triste épave de l'un de vos vaillants compatriotes pouvait, à un titre quelconque d'artiste ou de croyant, vous séduire, soit pour la conserver chez vous, soit pour en faire don à quelque musée de Paris, vous n'avez qu'un mot à dire, et bien


HISTOIRES Pi: MOMIES,


ii


volontiers je vous remettrai ce crâne trépané et tous les papiers dont je viens Je vous fournir le résume. Après deux cent trente-six ans cTexilsur la terre étrangère, j'estime que votre ancêtre aurait quelque droit à être définitivement hospitalisé sur le sol natal. ~ N*gst-co pas votre avis? — Mon Dieu, cher comte, vous êtes l'amabilité, la courtoisie même, et j'apprécie votre généreuse proposition; mais il n'y a rien de plus en- combrant que les morts, rien de plus difficile à caser, et je sais ce qu'il me faudrait de démarches pénibles et réitérées pour ne pas réussira faire admettre cette superbe figure de guerrier dans le plus modeste de nos Panthéons* La famille, vousavez pu vous en convaincre, a tait la sourde oreille, nos gouvernants feraient de même, et je craindrais de ne pouvoir forcer la porte de nos musées ou de nos nécropole?. Resterait donc le souci Je conserver à la maison, à titre de bibelot historique, cette mâle tète d'assaillant, et ici* je vous l'avoue, je ne serais pas assuré de ma propre sensibilité* — Je suis un solitaire, et, comme beaucoup de solitaires, très accessible aux idées du surnaturel; je ne crois réellement ni aux esprits, ni aux revenants, ni aux manifestations de Fautre monde; mais il ne me déplaii pas de nVenveloppcr Ta me d'une chemise de mystère et de recher- cher des phénomènes d'outre-vie ; lc> ténèbres, le silence, les bruits incertains éveillent en moi des frissons d'inconnu dans lesquels je me complais, parce qu'ils agitent en mon éirc des sensations dramati- ques que je ne saurais for- muler; De s que Miïs-je ? et des peut-être! troublent mon in- crédulité et je reste délicieu- sement vibrant aux iti quié- tudes de la nuit, au murmure du vent, au craquement des meubles parce que je les sais sans cause anormale. — Si je possédais chez moi, dans un coffret de cèdre ou dans le coin d'un meuble, la belle tête momifiée de Bernard d'Hareouit, je ne vivrais plus dans le diktanttïsme du mys- tère; j'attribuerais à l'influence du mort tous les menus événements qui peuplent ma vie contemplative, et je ne saurais comment me défaire de cet bute gênant.

Je ne vous demanderai donc pas, dis-je en terminant, un inutile



aïs CONTES POUB LES BIBLIOPHILES.

sacrifice, mais à titre de souvenir et sachant quentre autres talents vous possédez Part de faire exécuter d'admirables reproductions solaires, il me sera très agréable de tenir de votre bonne grâce deux belles photogra- phies de cet obscur vaincu de la guerre de Trente ans. — Est-ce dît?

— C'est dit; — comptez sur moi, répondit le comte, je n'insisterai pas davantage.

Le lendemain, à mon hôtel, le comte W* 1 - me faisait remettre deux photographies du sinistre décapite, Tune de profil, l'autre de face r et je traînai ces poignantes images tout le long d'un voyage en Orient et en Palestine,

Il y a de cela nombre données déjà. — C'est en recherchant il y a peu jours, au fond d'un carton d'épreuves d 1 eaux -fortes, des docu- ments indispensables à un travail urgent, que ces macabres photographies m'apparurent et que, me remémorant l'aventure invraisemblable que nous conta naguère le grand seigneur viennois , il me prit fantaisie d'écrire le récit qu'on vient de lire. L 7 authentique figure ici reproduite dans le texte est celle du comte Bernard d^Harcourtj gentilhomme nor- mand, blessé mortellement à la bataille de Nôrdlingen, puis décapité et précieusement embaumé par les soins du docteur Eobanus Eolgnuth de Nuremberg.

La tête originale a dû, je le suppose, demeurer à Vienne, dans le cabinet d'antiquité du comte W ^"\... ? dont la maison est d'origine polonaise. Les modernes d'Harcourt pourraient peut-ctre encore la réclamer et l'obtenir aujourd'hui.


LA MOMIE FATALE


Nos histoires se suivent et ne se ressemblent pas; toutefois, celle-ci se trouve en quelque sorte directement liée à la précédente par l'origine et par la filiation des faits qui m'amenèrent à l'entendre exposer en toute simplicité quelques années plus tard.

Parmi les convives rencontrés au dîner de Vienne > dont il est ques- tion plus haut, se trouvait, — l'ai- je dit? — lord L***, qui venait de quitter la vice-royauté des Indes pour voyager en Europe.

Le hasard fit que lord L***,envoyé en qualité d'Ambassadeur d'An- gleterre à Paris, devint pour mot un des compagnons les plus chers de ces heures de loisir qu'il est si exquis de consacrer à l'amitié bavarde, à la causerie intellectuelle et intime, plutôt que de les gaspiller dans ces




].!■. MANUSCRIT DE LA MuMIl-.


l/urie des peintures tlu FreJ


HISTOIRES DE MOMIES.


213


médiocres et vides soirées de réception où l'on ne recueille que la fausse monnaie des grimaces et la banalité des phrases de politesse.

Lord L*** était mieux qu'un diplomate habile, discuté et discu- table; il se sentait au-dessus des finesses de la politique internationale, et son esprit de dilettante notait sensible qu'à la beauté des formes et des idées. Volontiers paradoxal, lettré comme le sont ses compatriotes quand ils ont passé par Oxford ou Cam- bridge et voyagé aux quatre coins du monde, il avait vu et lu immensément, et sa mémoire était prodigieuse, bien qu'il fût beau buveur 5 et abusât fréquemment de tous ces excitants que Baude- laire nommait : les Paradis arti- ficiels.

Un des plaisirs de ce singu- lier ambassadeur, qui fuyait le plus possible les contacts du monde officiel ? était de s'entourer de quelques artistes ou littérateurs dont la cerébralité lui convenait et d'improviser des dîners d'été

sans grand cérémonial dans les jardins de son palais du faubourg Saint- Honoré. Là, cet homme, généralement sombre et taciturne, s'éveillait, devenait humoriste et brillant conteur, et il n'est point un de ceux qui, Tayant approché dans ces circonstances, n T ait conserve de cet esprit distingué et rare le plus intense souvenir.

Ce qui m'avait frappé particulièrement en lui, c'était son fatalisme, ses croyances au surnaturel, ses goûts mystérieux pour l'occultisme et ses théories sur l'irresponsabilité des êtres ici-bas. Nous connaissons, disait-Il, les effets de bien des causes, mais nous ignorons souvent les causes de la plupart des effets; nous suivons tous une destinée toute tracée, dont nous ne pouvons nous éloigner; la vie est un purgatoire sinon un enfer ou nous purgeons la condamnation de fautes commises en des périodes antérieures dont nous n'avons plus ni la notion ni le sou- venir; la lutte généralement est vaine, nous sommes les forçats d'un bagne où la seule porte de sortie est celle de la mort, et, comme disait Proudhon, la fatalité est Tordre absolu, la loi, le code, le fatum de la constitution de l'univers.






Un soir d^août t888 ? nous dînions en tête à tête sur la terrasse en plein air, débarrassés de l'énervante observation des laquais gourmés en faction près de la table; je me plus à rappeler au cher lord les conditions


2i + CONTES POUR LES &IB LIO P H r LES,

de notre première rencontre à Vienne chez w** - ^ Je comte antiquaire, et j'évoquai le souvenir de cette terrible tête de momie dont notre hôte nous avait narré Thistoire vraiment intéressante,

— Savez-vous, me dit-il, que j'y ai beaucoup pensé, à ce Bernard d'Harcourt, et que ïa vision de ce crâne tailladé, de cette hardiesse dans la mort m'a souvent hanté depuis cette visite à Herrengasse? Je n'aurais pas, je vous l'avoue, le courage du comte et n'aimerais pas posséder chez moi cette terrible dépouille.

Il y eut un silence. — À quelques centaines de mètres devant nous,

r

au delà des Jardins, les cafes-conceris des Champs-Elysées nous en- voyaient les refrains canailles et les joyeux et vulgaires éclats de leurs orchestres. Tous deux nous pensions au décapité dont je venais tout à coup de rafraîchir le cliché sur le gélatino-bromure de notre cervelle,

Je repris :

— Eh bien, moncher ami j j'ai failli accepter, après Pavoir tout d 1 abord refusé, le cadeau que le comte désirait me faire de cette tête troublante; sa possession mVttirait et m'effrayait à la fois; j'éprouvais à sa pensée une sensation morale de vertige faîte de désir et de peur, et chaque fois que je voyais l'image photographique du masque tragique et superbe, je songeais à écrire à Vienne pour en réclamer renvoi. Peu après mon retour à Paris, je fus vraiment malade du fait de cette lutte constante entre le vouloir et la crainte de posséder. Ce qui me mit à la raison fut une lecture d'article d'un bizarre écrivain allemand, dont j'ai oublié le nom, et qui essayait de démontrer la sorte de fatalité et d'envoûtement que Fintimité entre les vivants et les morts, j'entends de cohabitation, peut exercer sur Fhomme assez téméraire pour faire de son logis une sépulture profane de tout ou d'une partie d'un corps défunt. Vous allez peut-cire taxer cette opinion de folle, mais qui pourrait affirmer que les morts n'ont pas ce que les Egyptiens nommaient ka, c'est-à-dire un double, un second exemplaire du corps presque éthëré, quelque chose approchant de ce que les Indous nomment le corps astral, et, alors, jugez de l'imprudence qu'il y a de s'attirer ainsi, sans raison chez soi, une personnalité invisible, peut-être hostile, absorbante et dominatrice... — Non, non, répondit lentement le lord rêveur, — lord Dreamer^ comme je me plaisais à le nommer souvent, — non, mon ami, cette théo- rie n'est point folle, et vous serez encore plus frappé de la possibilité de la soutenir quand vous saurez que notre aimable hôte de Vienne, le comte W***, est mort il y a quelques mois à peine, chez lui, auprès de la néfaste tête de Bernard d'Harcourt dans des conditions particulière- ment mystérieuses, frappé au front d'une balle de revolver, sans qu'on ait jamais pu déterminer s'il y avait meurtre ou suicide.

Si je crois aussi fermement aux lois inconnues du surnaturel, c'est que bien des événements dans ma vie cosmopolite m'en ont fait comprendre


HISTOIRES DE MOMIES.


lilj


la marche fatale et la puissance indiscutable, et, tenez, pour ne point trop vous laisser Pimpression de la triste nouvelle dramatique que je viens de vous apprendre et qui, je le vois, vous trouble à l'excès, permet- tez-moi de vous faire le récit d'une aventure dans laquelle une momie d^Egypte joue un rôle non moins terrible et non moins meurtrier; j'ai connu la victime, et tout Londres, tant au British Muséum que dans le monde du journa- lisme, pourra vous certifier l'absolue authen- ticité des faits que je vais avancer*


II


Vous connaissez, je suppose, le journal hebdomadaire England iîlustrated NewS; fondé à Londres, il y a plus de soixante ans, par un selfmade man, de grande activité et intelligence, nommé John Magrin, qui gagna dans cette en- treprise plus de trente mille livres sterling de revenu , c'est-à-dire une vraie fortune d'Amé- ricain.

A la mort de cet excellent homme, ses deux fils, William et Robert, prirent l'affaire en main et rétablirent sur un tel pied administratif qu'il leur fût possible de donner carrière à leurs goûts de voyage et d'aventures à travers toutes les contrées du globe. William et Robert Magrin étaient deux superbes gaillards, souples, forts, musclés, hardis cavaliers, canotiers infatigables, marcheurs intrépides et par-dessus tout



tireurs admirables. Le plus jeune, Robert, était un des premiers fusils d^Angleterre; il faisait à lâchasse des séries à rendre jaloux lord D,. M notre fameux Gttn-man 7 car...


Ainsi que la vertu le tir a ses... degrés»


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CONTES POUR LES BIBLIOPHILES.


Le bon ambassadeur souriait en faisant malicieusement cet à peu près classique sur le nom du plus célèbre tireur d : Angleterre.

Ainsi entraînés aux exercices du corps, contiaua-t-il, assures de leur force physique aussi bien que de leur fortune considérable, les deux frères Magrin, tous deux célibataires et qui ne se quittaient jamais, entreprirent le déjà traditionnel tour du monde, qui bientôt sera si facile qu'il remplacera les voyages de noces en Suisse, en Italie ou en Ecosse,

Avec le défaut mignon qifont mes chers compatriotes de vouloir détenir le record de tous les sports, les frères Magrin crurent devoir étonner l'univers de leurs prouesses. Leur volonté, plus forte encore que leur vanité*, leur but bien établi, l'inflexible détermination qu'ils avaient de l'atteindre, leur rirent accomplir de surprenants exploits modernes, de ces exploits qui consistent à biffer le mot impossible des dictionnaires géographiques eî le qualificatif inaccessible de la description des mon- tagnes égratïgneuses de ciel.

Pendant plusieurs années, il ne se passa guère de semaines sans que les journaux du Royaume-Uni et ceux d'Amérique n'enregistrassent

de stupéfiantes actions accomplies par l'un ou l'autre des deux frères; on les signala dans les Alpes, plantant le dra- peau anglais sur des cimes jusqu'alors vier- ges de toute empreinte humaine , dans les monts de l'Atlas cher- chant le lion, en Amé- rique gagnant sur leur racer des coupes d'ar- gent aux régates de Newport, à Java mas- sacrant des troupeaux de rhinocéros et de crocodiles, partout vainqueurs des êtres et des choses, hercules qui n'auraient su nom- brer leurs travaux, tant ils étaient variés, compliqués, et, je dois ajouter, inutiles au progrès social ou aux besoins réels de la civilisation.

Ce fut à Bombay que je les connus; j'admirai leur beauté de fiers acrobates et je m'employai à servir leur passion en organisant pour eux



HISTOIRES DE MOMIES.


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des chasses aux tigres capables de mettre en relief leur adresse impeccable dans le maniement du rifle. Ils déployèrent dans ce sport jusqu'alors inconnu pour eux une vigueur, une souplesse, une intrépidité dans l'at- taque, une sûreté de main qui frap- pèrent de stupeur les conducteurs indi- gènes qui les accompagnaient sur des éléphants dressés. Ils tuèrent — dans les seules jungles du Ben- gale t si je me souviens bien, plus de douze tigres et environ huit panthères dont ils eurent la politesse de m'envoyer les superbes dépouilles. Les Hindous, très sensibles au cou- rage ? les crurent sorciers, et, malgré leur secret dédain pour les Européens souillés de viandes et de liqueurs, leur témoignèrent un respect qui confinait au culte sacré. — A Ceylari, au


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retour, leurs succès h la chasse, au tennis, au polo, eurent un long retentissement dans les journaux de toute la colonie anglaise.

— Mais je ne veus pas, mon cher ami, me dit lord L... T ouvrant


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comme une parenthèse furtive à son récit., vous intéresser plus qu'il ne convient aux jeux sportifs des frères Magrin, ni risquer de vous faire oublier le but de ce récit* J'y arrive donc sans plus tarder*

A leur retour en Europe, William et Robert Magrin s'arrêtèrent en Egypte, et, afin de se soustraire à la domination de Thos Gook and son et aux itinéraires réglés comme papier de musique, ils frétèrent



une Dahabieh à voile et lentement visitèrent le Sdrapéum, la pyramide d'Oanas, Assiout, Louqsor, Thèbes, Assuan et Philae,

La vue de la nécropole memphite, des mastabas de Gîzéh, d'Abou- Roâsb, de Dahshour, de Saqqarah, dWbousir, impressionna vivement la curiosité de Robert Magrin, qui, laissant son frère retourner à Londres, jura de se consacrer à la recherche de royales momies et de se livrer momentanément à ce nouveau sport scientifique avec toute Fardeur qu'il avait apportée jusque-là, à la mise à mort des betes sauvages ou à la conquête de quelque prix chèrement disputé dans les luttes diverses par de nombreux « champions du monde ». Il entreprit donc des fouilles sur le vaste territoire arrosé par le Nil.


III


Malgré l'exploitation séculaire des tombeaux, poursuivit lord L„., en humant lentement son cigare, malgré aussi FarTreux état de désordre dans lequel les anciens fouilleurs ont laissé les terrains et les œuvres d^rt de la vieille Egypte, malgré les recherches des fellahs qui vécurent


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longtemps du produit Je leurs spoliations, Robert Magrin comprit qu'il restait encore énormément à extraire de ces champs de morts et que la gloire de Mariette n'empêchait point de nouveaux venus de se créer une notoriété de bon aloi, surtout en Angleterre ou l'archéologie égyptienne voit grandir chaque jour le nombre de ses adeptes.

La fortune dont il disposait Jui permit de s'assurer vivement le concours des spécialistes et d'embaucher le nombre d'ouvriers nécessaire



pour ouvrir un chantier de fouilles du côté de Dahshoun non loin d'un plateau peu élevé, situé à l'ouest du village de Menchiyeh, sur les flancs delà pyramide méridionale^ construite en briques.

Les ouvriers se répandirent sur un terrain excavé en tous sens par des tranchées profondes, et, en examinant méthodiquement le sol, ils découvrirent vingt petits puits établis en rangées parallèles, qui, sondés pendant plusieurs mois, n'amenèrent que la découverte de momies sans importance pour la science et Part.

Car, vous le savez assurément, ce nétait guère qu'en théorie que chaque Égyptien pouvait revendiquer le droit d^une maison éternelle, avec ses chambres diverses, ses décorations et sa table d'otirande; en réalité, les morts de la petite classe étaient, comme aujourd'hui, vivement dépêches vers des trous d'oubli* On les enfouissait un peu au hasard


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dans des fissures de montagnes, au fond de puits communs ou dans la profondeur de vieilles* tombes violées et abandonnées. Les gens ds condition seulement avaient les honneurs d^une architecture spéciale, des cercueils à leur taille, des peintures symbolîquesj des scarabées faite de matières précieuses ei des figurines de Phtah, d'Osiris, d'Anubis et d'Hathor, — Or Robert Magrin ne recueillit d^abord que d'infortunés prolétaires qu'on ne songeait même pas à dépouiller de leurs bandelettes.



Il commençait à se désespérer et songeait déjà à abandonner ce sol ingrat^ lorsqu'on lui signala la découverte de souterrains construits de larges dalles de calcaire qui semblaient devoir conduire à une tombe importante. Cette nouvelle réveilla son ardeur. Il activa le travail et se mit lui-même à la tête des ouvriers. On découvrit d'abord un portique, puis une sorte d'antichambre carrée avec piliers, puis un nouveau couloir* et enfin une dernière chambre dont les murailles étaient peintes à fresque et remplies d'inscriptions gravées. Robert Magrin y pénétra le premier, la torche à la main, et eut vite découvert le sarcophage de pierre et mis à nu un coffre merveilleusement gravé et peint.

Sous ce premier coffre^ un second coffre plus délicatement ouvragé encore, à Pîntérieur aussi bien qu 1 ^ P extérieur, et enfin le cercueil défi- nitif couvert de longues bandes d ; or chargées d'inscriptions. C'était, à



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n'en point douter, la momie cTun roi qu'il s'agissait de transporter, sans tarder, à la direction des musées et des fouilles, ainsi que les canopes, vases sacrés où les viscères du mort avaient été dé- posés, les stèles d'albâtre, les bijoux et objets de prix qu'on avait réunis.

Ce fut en grande cérémonie et devant une assemblée de sa- vants distingués que Ton pro- céda à la dépouille de la momie dans une des grandes salles du musée du Caire. Robert Magrin était ému par le mystère de sa trouvaille plus qu^l ne l'avait jamais été au cours de ses expé~ ditions périlleuses. Uexamen du premier coffre fit découvrir le cachet d 7 un roi de la XII e dynas- tie, Na-Lou-Pa... ou quelque chose d'approchant* La momie, qui bientôt apparut, portait encore le klaft ou coiffure souveraine, et le long de son maigre corps avaient été placés les sceptres et le flabellum, insignes et emblèmes de sa puissance souveraine et de sa domination sur les deux terres, la haute et la basse Egypte.

Revêtu de sa blouse d'ana- tomiste, armé de son scalpel, le docteur F..,, bien connu de tous les archéologues égyptiens, pro- céda au dépouillement de la momie, qui avait été étendue sur une planche reposant sur deux chevalets. Il trancha les premières bandelettes et déligota lentement la pièce rigide et noirâtre, tandis que le conservateur adjoint du



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musée fournissait aux assistants les renseignements précis sur l'examen sommaire des documents écrits, découverts dans le tombeau, et dont l'importance, paraît-il, était exceptionnelle.

Robert Magrin, presque grisé par l'odeur acre et pénétrante qui se dégageait des bitumes et des aromates depuis si longtemps concentrés sur ce corps et que Pair vivifiait avec une trop soudaine intensité, se sentait mal à l'aise et inquiet. Ce sportsman n'était décidément pas fait



pour ces missions scientifiques ; sa gorge était serrée par ces émanations d^outre-tombe, et toutes ces poussières impalpables, qui prenaient leur essor dans l'atmosphère, pénétraient en lui, l'indisposaient plus qu'il n'aurait su le dire, et, pour la première fois peut-être, pensait-il sérieu- sement au néant des êtres, à la vanité de toutes choses devant ces résidus fanés qui se brisaient au moindre toucher.

Cependant, tandis que le conservateur recueillait les papyrus qu'il avait charge de restaurer et de reconstituer, le docteur F... continuait placidement son opération minutieuse et peu à peu apparaissait plus fluette, plus osseuse, plus lamentable, la ligne de ce petit corps de roi desséché, dont les dernières bandelettes de lin masquaient maintenant à peine le visage. L'ultime voile qui couvrait la tête fut enfin déroulé et la figure de la momie fut visible; mais, à la stupeur générale, on s'aperçut qu'elle portait sur le front, contrairement à Tusage, un large bandeau d'or sur lequel était gravée une inscription, qui parut d'abord indéchiffrable et qui nécessita une longue consultation des Egyptologues assemblés.


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Ce visage apparaissait terrible, tant la bouche, meublée de toutes ses dents, était proéminente et menaçante; mais, en dépit des corynète$ruftpés } insectes, eux aussi mille naires, qui avaient rongé la basse partie du masque, les lignes du crâne étaient fort belles, et il se dégageait de ce restant de roi une impression vraiment souveraine, autoritaire et fatidique; aussi les assistants restèrent-ils silencieux et presque consternés lorsque le conser-



vateur du musée donna la traduction du texte inscrit sur le bandeau d'or royal.

« Messieurs, de l'avis unanime de nos collègues ici présents, les caractères gravés sur le métal du frontal contiennent cette prophétie :

« Celui qui aura été asse% audacieux et impie pou?* violer ma sépul- ture en sera puni — dans Vannée même qui suivra cette spoliation; — son corps sera brisé, meurtri, pulvérisé et nul ne trouvera trace de ses ossements.

Chacun se retourna du côté de Robert Magrin; il était pâle, mais souriant, sceptique; il demanda à emporter le bandeau d'or et la tête momifiée du roi Na-Lou-Pa, puis il partit d'une allure assurée et la mine insoucieuse.


IV


— Mon cher lord, dis-je à mon complaisant narrateur, qui semblait un peu fatigué et ému, votre histoire dans sa concise exposition est aussi fantastique et aussi étonnante que tous les romans de Gautier, de Poe


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et de Hawthorne, et je m'étonne que vous, qui savez si bien donner un charme mystérieux à cet inquiétant problème de Ja vie et delà mort, ne Tayez point écrite,., — Quel joli titre: le Bandeau de la Momie, « The Mummy's headband », ou mieux encore : le Bandeau du RoL

— Vous oubliez le loisir pour faire un tel conte, reprit mon inter- locuteur, dans un milieu où la politique est comme le simoun desséchant la pensée créatrice... et puis, voyez-vous, les récits vrais sont plus difficiles à enchâsser dans la griffe d'un style personnel que les fictions que notre imagination nous suggère. C'est trop êcrit } comme disent les artistes vis-à-vis d'une chose irop précise à rendre; il n'y a de beau et de vrai pour le romancier amoureux de sa profession que ce qui îVexiste pas.

— Cependant, mon ami, les broderies ne manqueraient pas autour de ces faits positifs. Vous avez le motif principal, mais tout le reste esta créer : le début, la psychologie de votre sportsman, ses états d'ame, ces fameux états d'âme des bourgetisants, puis enfin la conclusion, la réalisation de la prophétie d'outre-tombe...

— Mais elle existe, Dear fcUont^ cette conclusion, et elle est aussi « coup de théâtre » que tout ce que je pourrais combiner. Elle mérite de votre part quelques minutes d'attention, incurieux que vous êtes; j'en tiens le récit de William Magrin en personne; il est simple, terrible,

concis; écoutez-le :

Après la découverte du tombeau du roi Na-Lou-Pa, Robert Magrin abandonna la conquête des hypogées; il licencia ses ouvriers et reprit la vie errante. L'Egypte, qui déjà Favait ensorcelé, en le lançant dans des aventures archéologiques contraires à son tempérament de bas de cuir, de vrai trappeur in- domptable , cette vieille Egypte devait de nouveau le métamorphoser en amoureux, lui pour qui la femme n'avait jamais été jusque-là qu'un simple passe-temps hygiénique.

En remontant le Nil aux environs de Louqsor, il rencontra sur le bateau la Circé qui devait faire capituler son cœur; c'était une jeune Américaine, fille d'un sénateur du Colorado* une de ces créatures exquises et volontaires qui jettent le lazzo de leur dévolu autour du cou d'un homme et qui ne Je lâchent plus qu'il ne les ait conduites au pied des autels. La petite Yankee trouva dans Robert Magrin l'homme



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qui réalisait son idéal de romanesque confortable; il était jeune, solide, téméraire, supérieur dans tous les exercices du corps et, de plus il possédait assez de dollars pour défrayer toutes les fantaisies. C r était donc le héros rêvé. Robert, de son côté, ne résista point, et deux mois après la première entrevue, les noces Eurent célébrées à Londres. Le journal Engîand ilhtstrated Nejps publia un dessin grave en commémo- ration de cette cérémonie, qui préoccupa, quelques jours durant, tous les printing offices de la Cité.

Le nouveau marié, à peine installé en une princière demeure, au


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milieu de laquelle îl avait conservé, dans sa library, la tête desséchée du roi d'Egypte munie de son bandeau d'or fatal, repartit bientôt pour l'Afrique. (Tétait son voyage delune de miel, combine avec un but déter- miné de consacrer quelques mois à la chasse de l'éléphant, car vous savez que la poursuite de ce lourd mammifère est devenue un art qui a ses règles et sa stratégie, et Robert Magrîn ne pouvait certes pas vieillir sans y ctre passé maître.

Les meilleurs, les seuls chasseurs d'éléphants dignes de ce nom, sont les Arabes Bagaras, qui opèrent du côté du Nil Blanc , vers le i3 e degré de latitude nord. Ce fut vers cette direction que notre hardi coureur de plaines se rendit, accompagné de sa jeune épouse, non moins aventureuse que lui et décidée à le suivre à travers tous les périls.

Robert n'avait du reste attaché aucune importance à la. prophétie du bandeau royal, et s'il racontait souvent cette étrange découverte, c'était pour en sourire et sans qu'il en fût réellement impressionné.


Parvenu avec une nombreuse escorte au centre même des chasseurs d'ivoire, en une tribu favorable, il organisa sa première expédition pour le lendemain matin même de son arrivée.

La chasse qu'il se proposait de faire consistait en une sorte de combat loyal à la lance; l'homme à cheval, muni d'un bambou ferré, part à la découverte, accompagné dVn ou de deux autres cavaliers tout au plus,

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Lorsqu'une troupe d'éléphants se présente, le cavalier le plus habile choisit celui dont les défenses sont le plus formidables et engage le combat à Pavant, tandis que le second cavalier poursuit le pachyderme par derrière, La lourde bête salariée sur le cheval, et le chasseur doit être assez adroit, assez fort, assez souple et rusé pour mettre pied à terre en plein galop avant que son coursier ne soit atteint et pour plonger d'un coup sûr et violent le fer de la lance dans l'abdomen de l'éléphant, puis



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il lui faut rattraper son cheval et remonter en selle avec une désinvol- ture que n'auraient pas beaucoup d^cuyers de cirque. Pour que l'éléphant soit hors de combat, il est nécessaire que sa blessure ait été faite assez large pour que ses entrailles s'échappent aussitôt et paralysent sa marche. Vous jugez de la difficulté d n un tel tournoi.

Le premier coup dressai fut pour Robert un coup de maître : il mit cruellement à mort deux de ces innocents colosses si doux et si intelli- gents* Il se jugeait donc invincible*

Quelques jours après, il repartait en guerre, laissant sa jeune femme à l'arrière, sous bonne escorte. Accompagné d*un seul Arabe, il rencontra une bande de pachydermes, parmi lesquels il distingua un énorme mammouth qu'il attaqua aussitôt. L'animal s'échappa, il le poursuivit. Abandonné par son compagnon et sautant sur le sol, il s'apprêtait à larder sa victime d'un coup frappé dans les règles prescrites, quand il eut le col saisi par la trompe vigoureuse du géant, qui, avec des mugissements


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stridents de vainqueur, releva en l'air, le frappa à terre à dix ou douze reprises, puis le piétina s;ins merci, se roulant sur le cadavre de son assaillant comme un chai gigantesque qui joue sur un tapis, l'apla- tissant, le laminant, le pulvérisant de tout son poids de lourde machine, avant de reprendre, d'un trut léger et comme caoutchoute, le chemin des grandes Jianes.

Lorsque les Arabes de l'escorte arrivèrent sur le lieu du combat, Us ne trouvèrent trace de cadavre et ne virent plus qu'une flaque de sang, ou plutôt une houe sanglante, parmi les herbes écrasées. — Du corps de l'infortuné Robert Magrîn, il ne restait rien, rien, moins que rien. C'est à peine si creusant le sol du bout de sa lance, un Arabe Ba^aras parvint à retrouver une ton tu petite clavicule du cou, fragment bien léger d'un mari si brave, le ^cul témoignage que sa veuve inconsolable put rapporter en Angleterre au retour de ce néfaste voyage de noces.

Ainsi se trouva réalisée la prédiction fatale inscrite sur le bandeau d'or du roi d'Egypte Na-Lnu-Pa de la XI T dynastie.

Pttîi'îs et umbrû manent! dit en manière d'exode lord L**% que ce récit semblait avoir assombri, — Ne violons pas les sépultures, mon ami, et conservez les croyances que vous a inspirées l'article de récri- vait! allemand que vous me signaliez tout à l'heure. Recueillir des cendres humaines est chose néfaste; les morts attirent la mort, cela est indiscutable et, sans aller plus loin, remarquez, je vous prie, qu'il est peu d'enterrements qui ne soient homicides pour quelqu'un de ceux qui les suivent.



TABLE DES CONTES

À Albert Robida, imaïgîer, Epistre dédicatoire ï

Un Almanach des Muses de 1789 1

L'Héritage Sigisoiond 19

Le Bibliothécaire van der Boecken, de Rotterdam 3y

Un Roman de chevalerie franco-japonais 55

Les Romantiques inconnus ♦ . . . . 75


Paçcs,


Le Carnet de Notes de Napoléon ï cp 97

La Fin des Livres . . . . . is3

Poudrière et bibliothèque * . H7

L'Enfer du chevalier de Kérhany 169

Les Estrennes du poète Scarron 189

Histoires de Momies (récits authentiques) . , . . , 199


Ces lionnes tes Conics pour /es Bibliophiles

Elaborés en amical tournoi par deux fantaisistes chevalieis de la plume et du crayon

ONT tIE

ACHEVÉS D'IMPRIMER Sur les Presses de l'Ancienne Maison Qlfa>'tiw

A. PARIS Ce vingt -sept novembre 1S94.





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