Bibliographie des fous : De quelques livres excentriques  

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Bibliographie des fous : De quelques livres excentriques is a text on "fous littéraires" by Charles Nodier first published by Joseph Techener in 1835.

Full text of one volume

BIBLIOGRAPHIE DES FOUS. DE QUELQUES LIVRES EXCENTRIQUES. [PAR M. CH. NODIER.]

J’entends ici par un livre excentrique un livre qui est fait hors de toutes les règles communes de la composition et du style, et dont il est impossible ou très difficile de deviner le but, quand il est arrivé par hasard que l’auteur eût un but en l’écrivant. Ce seroit très mal juger Apulée, Rabelais, Sterne, et quelques autres, que d’appeler leurs ouvrages des livres excentriques. Dans les brillantes débauches de leur imagination, la raison n’est point un guide éclairé qui les précède ou les accompagne, mais c’est une esclave soumise qui les suit en souriant. Le Moyen de parvenir, si mal à propos attribué à Béroalde de Verville, n’est pas lui-même un livre excentrique. C’est une facétieuse image des saturnales de l’esprit débarrassé de toute contrainte, et livré sans lisières à la fougue de ses caprices. Il faut sans doute avoir pris en grand dédain la fausse sagesse des hommes pour s’en jouer avec cette audace, mais il faut connoître ses ressources et posséder ses secrets. Si on pénétroit bien avant dans le mystère de ce travail, on y trouveroit peut-être plus d’amertume et de dégoût que de cynisme et de folie.

Les livres excentriques, dont je parlerai fort superficiellement dans ces pages dont le cadre est extrêmement circonscrit, ce sont les livres qui ont été composés par des fous, du droit commun qu’ont tous les hommes d’écrire et d’imprimer ; et il n’y a pas de génération littéraire qui n’en offre quelques exemples. Leur collection formeroit une bibliothèque spéciale assez étendue que je ne recommande à personne, mais qui me paroît susceptible de fournir un chapitre amusant et curieux à l’histoire critique des productions de l’esprit. Je me contenterai, suivant mon usage, d’effleurer cette matière, pour la signaler à des études plus libres, plus laborieuses, et plus étendues que les miennes. Mes savants amis Brunet et Peignot pourroient y trouver le texte d’un ouvrage très piquant, qui prendroit une place essentielle et vide encore dans les annales de l’intelligence humaine.

Il y auroit même moyen de lui donner un aspect satirique en faisant rentrer dans cette catégorie toutes les extravagances publiées avec une bonne foi naïve et sérieuse par les innombrables visionnaires en matière religieuse, scientifique ou politique, dont nos siècles de lumières ont foisonné depuis Cardan jusqu’à Svedenborg, et depuis Svedenborg jusqu’à tel écrivain vivant, dont je laisse le nom en blanc pour ne point faire de jaloux ; mais cette base serait trop large, et le bibliographe risqueroit de s’égarer en la mesurant. Le plus sûr est de l’enfermer dans un petit tour de compas qui n’excédera pas de beaucoup l’enceinte géographique de la Salpêtrière ou de Charenton. Nous y logerons les plus pressés, en attendant que le bon sens des nations ait fait justice des autres.

La liste des fous, ainsi restreinte aux fous bien avérés qui n’ont pas eu la gloire de faire secte, ne sera jamais fort longue, parce que la plupart des fous conservent du moins assez de raison pour ne pas écrire. Elle n’effraiera pas les honnêtes gens qui font leurs délices de la gracieuse et frivole science des livres. Je leurs taillerois une tout autre besogne en leur proposant de s’occuper de la Bibliographie des sots. Cela, c’est la mer à boire.

L’histoire littéraire des anciens n’enrichiroit pas beaucoup la nomenclature des fous qui ont écrit, puisque nous n’y admettons ni les poètes ni les philosophes. La folie même étoit de leur temps une maladie rare ou peu connue, à moins qu’elle ne se soit sauvée alors de la déconsidération où elle est tombée aujourd’hui, sous quelque sobriquet honorable. On enverroit maintenant Diogène aux petites-maisons, et les Abdéritains, plus sages qu’Hippocrate, faillirent y envoyer Démocrite. C’est une chose admirable que d’être né à propos.

Il y avoit d’ailleurs dans l’antiquité une puissance éminemment sociale qui maintenoit de siècle en siècle dans un constant équilibre l’intelligence des peuples, et qui affranchissoit chaque génération nouvelle des aberrations les plus grossières de la génération passée. L’absurde n’avoit qu’un temps. Cette puissance, tombée en désuétude, palladium gothique des polices humaines, s’appeloit le sens commun. Il résultoit de là que la folie ne vivoit que l’âge d’un fou, et qu’elle ne s’étendoit point aux âges suivants comme une contagion triomphante, car la presse n’étoit pas inventée. Aux jours où nous vivons, le livre remplace l’homme, et s’il fait vibrer par hasard une corde irritable de l’imagination ou du cœur, il devient thaumaturge et sectaire comme le fou qui l’a écrit. Depuis Gutenberg et les siens, l’astrologie judiciaire a régné deux siècles, l’alchimie deux siècles, la philosophie voltairienne un siècle, et je ne répondrois pas qu’elle fût morte. Il n’y en auroit pas eu pour vingt-cinq ans à Rome. Il n’y en auroit pas eu pour cinq ans du temps de Cicéron, où un livre insensé n’auroit trouvé ni copistes, ni acquéreurs.

La publicité ne mettoit en circulation chez les anciens que des ouvrages soumis à une censure préalable, car la pensée étoit soumise à une censure inflexible dans leurs républiques modèles, et j’ai déjà nommé le tyran qui l’exerçoit avec une autorité souveraine. C’étoit le sens commun, la bonne foi, la conscience, la raison unanime du peuple. Chez les modernes, la publicité verse dans la circulation immense des livres, sans examen et sans choix, tout ce qu’il y a de bon et d’utile, tout ce qu’il y a de mauvais et de dangereux, tout ce qu’il y a d’inepte et de ridicule, tout ce qui peut servir à éclairer les hommes sur leurs intérêts moraux ou à les perdre irréparablement jusqu’à la consommation des âges.

C’est grâce à un tel état de choses que la folie et les fous peuvent avoir quelques intérêts à démêler avec l’érudition bibliographique et la littérature. On ne se seroit pas avisé de ce phénomène du temps d’Aristote, d’Horace et de Quintilien.

Un des plus grands fous dont les quatre siècles de l’imprimerie me rappellent le souvenir, s’appeloit François Colonna, ou Columna. C’étoit un religieux dominicain de Trévise ou de Padoue, qui avoit perdu la tête de deux passions à la fois, et il n’en faut que moitié pour troubler un meilleur cerveau. La première étoit celle que lui avoit inspirée l’étude de l’antiquité et de ses monuments ; nous vivons heureusement à une époque où elle obtiendroit quelque indulgence. La seconde, qui en mérite davantage à mon avis, même dans un dominicain, c’étoit l’amour. Une Ippolita ou Polita qu’il a nommée Polia par respect pour le grec, et dont le baptême scientifique a donné lieu à d’étranges conjectures, acheva de lui déranger l’esprit, et comme il étoit écrit que rien ne manqueroit à sa destinée de tout ce qui peut completter l’individualité caractéristique d’un fou, sa maîtresse était aussi folle que lui, c’est-à-dire savante à lier, ce qui a fait croire, par parenthèse, aux amateurs d’allégories que cette Polia n’était autre chose que l’antiquité elle-même.

L’amant de Polia prend soin de raconter avec toute la naïveté dont il pouvoit être capable dans un style inouï qui auroit déconcerté la pénétration d’Œdipe, que sa première intention avoit été d’écrire en langue naturelle et intelligible, et je voudrois bien savoir ce que seroit la langue naturelle de frère François Columna ! mais qu’il fût détourné de ce projet par les prières de sa bien-aimée qui l’avoit engagé à couvrir leurs amours d’un voile impénétrable au vulgaire. Ils y ont tous les deux merveilleusement réussi, car l’Hypnerotomachia Poliphili (c’est le titre du livre) est restée lettres closes pour le grand Vossius comme pour nous. C’est, quant au langage, une macaronée polyglotte de mots hébreux, chaldéens, syriaques, latins et grecs, brodée sur un canevas d’italien corrompu, relevé d’archaïsmes oubliés et d’idiotismes patois qui ont mis en défaut jusqu’à l’imperturbable perspicacité de Tiraboschi. Sous ce rapport, François Columna pourroit bien être l’inventeur de l’hibride et du pédantesque, et telle qu’elle est, cette monstrueuse Babel d’une imagination en délire contient d’inappréciables trésors pour les philologues qui sauront la lire avec soin, en faisant abstraction du fond inextricable de la pensée pour ne s’attacher qu’aux formes extérieures de la parole. Je ne dis rien de ses admirables gravures monumentales et architecturales qui la recommandent bien autrement à l’attention et presque au culte des artistes.

Il est évident d’après cela que notre fou étoit au moins très érudit dans les lettres et dans les arts, et Félibien n’hésite pas à avancer qu’il a laissé fort loin derrière lui la grandeur et la magnificence de Vitruve. Il étoit passé maître aussi en archéologie, et à tel point que ses épitaphes et ses inscriptions fantastiques ont trompé jusqu’au bon sens des plus sages antiquaires, ce que j’ai pour ma part quelque difficulté à concevoir, car son latin classique ne vaut pas mieux que son italien. Ils n’appartiennent en propre à aucune langue.

Guillaume Postel n’étoit pas amoureux, ou s’il fut amoureux de sa mère Jeanne, il étoit encore plus fou qu’on ne pense, mais il eût comme frère François l’avantage d’être fou dans tous les idiomes savants de la terre. Celui-là étoit prodigieusement versé dans l’étude de toutes les choses qu’il est presque bon de savoir, et d’une multitude d’autres qu’il auroit été fort heureux d’ignorer. Bien qu’il n’eût tenu qu’à lui de se composer comme Columna un langage intraduisible, de tous ceux qu’il avoit explorés dans sa laborieuse vie, on ne voit pas qu’il se soit piqué nulle part de déconcerter l’intelligence de son lecteur par cette fusion baroque d’éléments discordants, et on doit même dire à sa louange que sa phrase seroit assez nette si ses idées l’étoient jamais. Deux préoccupations qui n’ont cessé de le dominer, et qui font pour ainsi dire l’âme de ses livres les plus célèbres, enlevèrent ce prodigieux esprit à la culture des lettres utiles : la première étoit la monarchie universelle sous le sceptre d’un roi françois, rêve ambitieux d’un patriotisme extravagant, que nous avons vu cependant tout près de se réaliser ; le second étoit l’achèvement de la Rédemption imparfaite par l’incarnation de Jésus-Christ dans la femme, et, à la mysticité près, nous savons que cette chimère n’est pas entièrement abandonnée de nos jours. Au dix-neuvième siècle, Postel auroit certainement tenu quelque place éminente dans les conseils secrets de l’empire et dans le conclave de Ménilmontant, « ce qui n’empêche pas qu’il y eût en lui un fou fanaticque, un fou fantasticque, un fou hyperbolicque, un fou proprement, totalement et compétentement fou », comme parle Rabelais, et ce qui prouve peut-être qu’il y en avoit deux.

La chimère incroyable de la Nouvelle Rédemption, par l’intermédiaire d’une vieille bigote vénitienne que Postel appelle la Mère Jeanne, est le sujet de trois de ses ouvrages, les Très merveilleuses victoires des femmes du Nouveau-Monde, Paris, 1553, in-16, le Prime nove de Altro Mondo, Venise, 1555, in-8o, et Il Libro della divina ordinatione, Padoue, 1555, même format. Ces deux derniers, dont je ne pense pas qu’il existe un autre exemplaire, et qui avoient été estimés trois cents francs par le libraire Martin, dans le catalogue de Boze, il y a quatre-vingt-deux ans, ont été vendus en un seul et mince volume au prix énorme de neuf cents francs, chez Gaignat, et offerts pour cinq cents chez Mac-Carthy. Ils ont passé de là dans mes mains, et je n’ai prétendu tirer de ces particularités bibliographiques qu’une induction de peu de valeur : c’est qu’aussitôt que la scribomanie a suscité un fou pour écrire de pareilles inepties, la bibliomanie ne manque jamais d’en susciter un autre pour les acheter.

J’espère qu’on ne me saura pas mauvais gré de franchir un siècle pour passer de Guillaume Postel à Simon Morin; c’est un petit passe-droit que je fais subir à la chronologie au bénéfice de la logique, s’il peut toutefois être question de logique dans la bibliographie des fous. Simon Morin, dont les Pensées parurent en 1647, avoit en effet quelque parenté avec Postel dans le genre de ses visions, mais il ne peut lui être comparé en aucune manière sous le rapport du savoir. C’étoit un pauvre diable qui avoit commencé par le métier d’écrivain public et fini par celui de tavernier, avant de s’aviser qu’il pourroit bien être Dieu le fils. Une fois qu’il eut acquis cette conviction, il chercha naïvement à la communiquer aux autres, mais la cour et le clergé refusèrent de le prendre au mot, et le Châtelet, qui n’entendoit pas raillerie sur ces matières, l’envoya brûler en Grève avec son livre, pendant qu’on fouettoit autour du bûcher quelques-unes des femmes libres du temps. Cette malheureuse victime de l’intolérance religieuse, et une des dernières qu’elle ait immolées, étoit née dans un mauvais siècle. Du nôtre, Simon Morin, plus modéré dans ses prétentions, se seroit contenté du pontificat suprême. Il auroit fondé une nouvelle église catholique en face de l’ancienne, et on n’en parleroit plus.

Il faut maintenant que je rétrograde jusqu’au règne d’Henri IV pour désigner en passant la Quintessence du quart de rien et la Sextessence diallactique du sieur de Mons, auxquelles les amateurs attachent un prix assez élevé, quoiqu’ils ne sachent pas où les mettre. La plupart des bibliographes ont en effet rangé ces bouquins polymorphes dans l’Histoire de France, l’abbé Langlet Dufresnoy les rapporte à la théologie mystique, et M. Brunet les restitue à la poésie. C’est que le sieur de Mons étoit un fou très complexe, et que la variété de ses lubies l’avoit mis en fonds d’extravagances pour tout le monde. Je ne serois pas étonné qu’il fût réclamé aussi par les alchimistes, et s’il avoit vécu au xixe siècle, il ne lui manqueroit rien, car il étoit doué d’une merveilleuse propension à se teindre de toutes les aberrations et de tous les non-sens qui se trouvoient en circulation de son vivant. Ce n’étoit pas un monomane, tant s’en faut, mais un maniaque à facettes, continuellement prédisposé à répéter toutes les sottises qu’il voyoit faire et toutes celles qu’il entendoit dire, un rêveur caméléon qui jouissoit de la plupart des prétendues propriétés de son type, mais qui ne réfléchissoit que la folie ! La Quintessence et la Sextessence diallactique de de Mons sont très réellement la quintessence et la sextessence de l’absurde. Aussi ont-elles figuré long-temps parmi les livres précieux et chers, quand l’absurde ne couroit pas les rues. Aujourd’hui je comprendrois facilement qu’elles perdissent un peu du mérite exceptionnel sur lequel leur bizarre fortune s’étoit fondée. La concurrence s’est beaucoup augmentée dans nos jours de perfectionnement : elle a mis l’absurde au rabais.

J’aurois été indigne d’embrasser le plan même de ces chapitres éphémères, causeries sans conséquence que l’on abandonne où l’on veut, si je n’y avois vu de place que pour les quatre fous seigneuriaux dont il est question dans celui-ci, François Columna, Postel, Simon Morin et de Mons. Quoique j’aie promis de me borner, et que j’en sente la nécessité dans une matière si étendue ; quoique j’aie laissé de côté bien des noms plus obscurs encore, et dont la célébrité d’un moment n’a légué de souvenirs qu’à une demi-douzaine d’adeptes qui ont pris la ferme résolution de ne rien oublier, je ne peux me refuser à prolonger cette liste baroque jusqu’à une époque un peu plus rapprochée de celle où j’écris. Ce seroit faire tort aux deux premiers siècles de l’imprimerie que d’enclore dans leur courte durée l’éternelle dynastie des fous littéraires, si vivante et si florissante dans les deux siècles qui les ont suivis ; et je manquerois précisément en cela le principal objet de ma revue, qui est tout à la gloire des progrès de la déraison, du radotage et du mensonge, sous la souveraine influence de la typographie. Je reviendrai donc dans un article prochain à cette prodigieuse maladie livresque pour laquelle les médecins philosophes n’ont pas encore inventé de nom, et ce n’est pas, comme on sait, la difficulté d’en faire un qui les embarrasse. Je dois seulement répéter qu’il ne sera pas question ici des folies flagrantes de la saison qui court. Mon caractère connu m’a rendu étranger à toute espèce d’hostilité, et je me ferois grandement scrupule de porter obstacle aux développements de la vocation la plus saugrenue que l’on puisse imaginer. Il faut réserver cette amusante sollicitude aux gens raisonnables de la génération à venir, si l’avenir a des générations, et s’il y a des gens raisonnables.

Depuis que j’ai eu le malheur de me faire des ennemis irréconciliables de deux ou trois grands hommes que j’ai portés jusqu’aux nues, mais que je n’ai pas eu la force d’y soutenir, et qui estiment par conséquent que je ne les ai pas assez loués, j’ai juré, d’ailleurs, de la manière la plus solennelle, de ne plus parler des contemporains. Les fous peuvent être tranquilles.

Ch. Nodier. BIBLIOGRAPHIE DES FOUS. DE QUELQUES LIVRES EXCENTRIQUES. [PAR M. CH. NODIER.] Deuxième article.

Retournons au Charenton du Parnasse ; ou plutôt, pour ne pas effaroucher nos écrivains de l’expectative d’un Panthéon injurieux, ouvrons à leurs ombres fantasques un plus gracieux élysée,

Vanvres que chérit Galatée,

lieux ravissants, frais paysages, délicieux paradis des fous, dont le docteur Falret et le docteur Voisin tiennent la clé, du privilége héréditaire qu’ont tous les enfants d’Esculape de commander dans les jardins d’Apollon : asyle paisible et riant qui fait désirer d’être fou aussi quand on commence à le devenir, et où j’aurai peut-être quelque place à réclamer un jour en ma double qualité d’étymologiste et de bibliomane. Je le proposerois volontiers aujourd’hui à la foule toujours croissante de nos poètes, si l’entrée en étoit gratuite, mais il n’y a plus de poètes riches que les poètes sensés, et ceux-là ne sont pas même assez fous pour être poètes. Les fous de Vanvres sont de fortunés mortels qui avoient assez d’argent pour se passer de raison. Nos fous littéraires n’ont ni raison ni argent : c’est trop de malheurs à la fois.

Un des fous les plus caractérisés du xviie siècle est un certain Bernard de Bluet d’Arbères, qui se qualifioit du sobriquet de Comte de Permission et de Chevalier des ligues des XIII cantons suisses. Je présume que le Comte de Permission usurpoit comme tant d’autres ces hautes distinctions nobiliaires, sans permission du roi et de monseigneur le chancelier. Elles ne lui furent cependant pas plus contestées que celle de Prince des sots à Nicolas Joubert dit Engoulevent. En fait de titres de noblesse, les fous et les sots ont toujours joui d’une grande latitude en France. L’usage de ces immunités n’a pas même beaucoup périclité en apparence, depuis que les révolutions nous ont donné l’égalité civique. Les sots et les fous avoient pris l’habitude de passer devant de leur plein pouvoir, et je ne crois pas qu’ils l’aient perdue. La raison n’y peut rien. Il faudroit élargir Vanvres, ou réformer le monde.

Bluet d’Arbères avoit un grand avantage sur les fous de notre époque. Il étoit admirablement naïf. Dès l’Intitulation et Recueil de toutes ses œuvres, il vous avertit « qu’il ne sçait ny lire ny escrire, et n’y a jamais apprins. » Excellent Bluet d’Arbères qui se fait auteur sans savoir ni lire ni écrire, et qui en prévient amiablement le public, comme d’une chose toute naturelle ! Homme digne de l’âge d’or, et que tous les âges envieront à la première année du xviie siècle ! On n’y fait plus tant de façons.

La première pensée qui me seroit venue en ouvrant le livre d’un homme qui ne sait ni lire ni écrire, et qui l’avoue avec candeur, c’est qu’on pouvoit y trouver quelques-unes des idées sensées, des révélations ingénues, des expressions pittoresques et vigoureuses que la lecture et l’écriture nous ont fait perdre. Quand on a, pour faire un volume de ses œuvres, l’immense avantage de ne savoir ni lire ni écrire, on est presque maître dans la pensée, et j’imagine qu’il ne faut plus que vouloir pour remuer puissamment le monde. Bluet d’Arbères n’eut pas l’esprit de profiter de son ignorance. Il est presque aussi nul et aussi stupide que s’il avoit passé sa vie au collége.

Les biographies ont étrangement négligé Bluet d’Arbères, dont les trois ou quatre volumes (et jamais on n’en a rencontré un exemplaire complet), se vendent 5 ou 600 francs, c’est-à-dire deux ou trois fois plus que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui n’est pas un ouvrage plus sensé, mais qui prouve plus de talent. Ce que l’on peut conclure de son indéfinissable fatras, c’est que le comte de Permission étoit né dans la dernière classe du peuple, et qu’il avoit commencé par être berger comme Sixte-Quint et Janseray-Duval. C’est en 1566 que le hameau d’Arbères, dans le pays de Gex, à quelques lieues de Genève, produisit à sa gloire éternelle ce grand homme sans lettres, dont les élucubrations représentent dans la bibliothèque d’un amateur la valeur commerciale des meilleures éditions de la Bible, d’Homère, d’Horace, de Platon, de Montaigne, de Molière et de La Fontaine. Infatué dès son enfance de visions apocalyptiques, il passa d’abord pour inspiré parmi les pauvres pasteurs du village, en attendant que l’adolescence l’eût remis à sa place naturelle, et réduit à n’être pour le reste de sa vie qu’un imbécille excentrique. Le récit ingénu jusqu’au cynisme qu’il nous a laissé des hallucinations de cet âge, donne lieu de présumer que certains gentillâtres savoyards, fort embarrassés de leur oisiveté et de leur argent, s’en firent tour à tour une espèce de fou à titre d’office, en le leurrant par le luxe des habits, et par les tentations plus séduisantes encore de l’amour physique auquel il étoit fort enclin. Jamais homme n’eut plus belles et plus nobles amoureuses que Bluet d’Arbères, et n’en fût accueilli avec des privautés plus capables de déranger un meilleur esprit, car les femmes prennent volontiers un cruel plaisir à faire des avances qui ne les compromettent point. Sous ce rapport, le stupide orgueil d’un crétin procure plus de jouissances que la sensibilité et le génie, et le comte de Permission pourroit bien avoir été plus heureux en amour que le citoyen de Genève. Au demeurant, il n’y a pas beaucoup à dire pour le choix. Se croire aimé des femmes, autant qu’elles peuvent aimer, ou l’être réellement, c’est presque la même chose.

Je n’ai pas eu la patience de m’informer de l’âge qu’avoit Bluet d’Arbères, quand il arriva à Paris, où il avoit été probablement précédé par une de ces réputations colossales qui font la fortune des niais et des fous, comme celle des savants et des gens d’esprit. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il étoit parvenu à sa trente-quatrième année quand il publia son premier livre. Il avoit gagné alors en bon sens trivial ce qu’il avoit perdu en illusions. D’homme du monde et de héros de roman, il s’étoit fait flatteur et mendiant. On s’arracha Bluet d’Arbères à la ville et à la cour. Les grands seigneurs se le disputèrent à l’envi des Savoyardes, et la honteuse prospérité de ce drôle me fait craindre pour son honneur qu’il n’ait pas été aussi fou qu’on le dit. Tous ces paquets de pages mortellement ennuyeuses étoient placés sous la protection d’un homme en place, ou d’une dame en crédit, qu’il affubloit de surnoms hyperboliques et de louanges à soulever le cœur, mais tout le monde en vouloit. Un génie comme le Tasse qui venoit de mourir, ou comme Milton qui alloit naître, n’a jamais trouvé une obole à Paris. Bluet d’Arbères, qui ne savoit ni lire ni écrire, « et qui n’y avoit jamais apprins » récoltoit à pleines mains. Il s’adressoit à la vanité. Ce genre d’impôts est tout aussi bien entendu qu’un autre ; il exige seulement une abnégation de dignité morale et une capitulation de caractère qui répugne aux âmes réfractaires et arriérées pour lesquelles le talent est encore une mission et un sacerdoce. Je ne sais s’il n’est pas à préférer toutefois à celui que prélève chaque jour sur de pauvres libraires et de pauvres auteurs le fisc usuraire de certains journaux. C’est une question que je soumets aux honnêtes gens qui embrassent à leurs risques et périls la carrière des lettres. Ils peuvent choisir.

Il est assez curieux de dépouiller avec Bluet d’Arbères lui-même, le sale budget de son ignominieux trésor. M. de Créquy lui a donné quatre écus et demi en cinq fois ; M. de Lesdiguières, qu’il nomme Ledidière, une boîte d’or qui pesoit six écus et demi ; M. le duc de Bouillon, six écus. Le prince d’Orange ne lui en donna qu’un. Un Lorambert de Flandres, qui est probablement M. d’Aremberg, lui fit cadeau d’un double ducat. Une duchesse de Flandres en fit autant. Il reçut de Jacques le Roy deux écus et une rame de papier, de Madame d’Antrague une bague de grande valeur, de M. de Beauvais Nangy un bas de chausse de soie, de Madame de Payenne, une aune de toile blanche pour faire des rabats, de je ne sais qui une paire de chaussettes. Le duc de Nemours, que Bluet d’Arbères appelle la fleur de ses amis, et dont la générosité méritoit cet insigne honneur, alla jusqu’à douze ducats, dont le comte de Permission se fit faire un superbe habit de frise noire ; nous savons déjà qu’il avoit la manie de la représentation, et il est probable que, si jeune encore, il aspiroit toujours à plaire. Heureux Bluet d’Arbères, quand il eut son habit de frise noire !

Quoique la cour de ce temps-là se ressentit un peu de l’avarice de Henri IV, elle se montra presque libérale pour Bluet d’Arbères. Le roi lui donna une chaîne d’or de cent écus, trois cent quarante écus en diverses fois, et cent francs de gages. C’est ce qu’on désigne aujourd’hui par le nom de pension sur la cassette. Si Malherbe avoit été traité avec autant de munificence, il auroit occupé une chambre plus vaste et acheté une chaise de plus.

Un explorateur plus déterminé que moi a eu le courage de s’assurer qu’indépendamment de toutes ses dépenses personnelles, qui étoient payées par la princesse de Conti, et d’une multitude de confortables douceurs qui ne lui manquèrent jamais, car il n’y avoit pas jusqu’à M. de Cenamy qui ne lui fournît de temps en temps une bouteille d’huile pour sa salade, Bluet d’Arbères devoit avoir récolté de son aveu plus de quatre mille écus, qui font une somme considérable pour cette époque. Le Cid, Cinna et les Horaces n’ont pas tant rapporté à Corneille.

Ce n’est pas que le comte de Permission fût toujours également heureux dans ses spéculations industrielles. Comme il avoit son genre de fierté, et cet instinct de magnificence qui le prédestinoit à être grand seigneur, il s’étoit avisé d’accompagner la dédicace de ses livres de quelques présents de bon goût ; tributs dispendieux qu’on n’accepte pas d’un manant sans contracter l’obligation de les lui payer au décuple. Il avoit fait cadeau à M. le duc de Lorraine « d’un beau livre qui avoit la couverture d’argent et le dedans en vélin, avec force belles petites figures, avec le prophète royal David en bosse, en figure qu’il estoit berger, qu’il avoit tué Goliath, en figure qu’il estoit roy ; » et il en avoit refusé de bonnes sommes des marchands ; le noble duc de Lorraine lui en donna six écus. Quand ce volume se présentera en vente à six cents écus, il y aura enchère. Il avoit offert à M. le comte de Grollay « un cordon de chapeau de perles qui estoit en broderie de quatre doigts de large ou peu s’en faut. » M. le comte de Grollay lui en donna une double pistole fausse. Il avoit cédé à M. l’évêque de Noyon un beau chandelier à mettre dans une salle ; c’étoit probablement un lustre, et Bluet d’Arbères nous fait juger de la richesse de ce meuble précieux, en ajoutant qu’il l’avoit fait faire lui-même pour sa maison (la maison de Bluet d’Arbères !). L’évêque de Noyon lui en donna cinq testons en deux fois, aumône indigne d’un prélat opulent, même à l’égard du pauvre aux mains vides, qui n’apporteroit point de chandelier. Le triste métier de Bluet d’Arbères avoit ses chances. Pour la gloire éternelle des lettres, les chances favorables ont prévalu.

Je ne sais jusqu’à quel point on peut accorder confiance à l’opinion qui fait de Bluet d’Arbères un des prototypes de la censure, et qui établit sur des renseignements dont je n’ai jamais vérifié l’autorité incertaine, qu’il exerça pendant quelque temps un droit d’examen absolu sur les livres. L’idée de cette étrange sinécure d’un homme qui ne savoit pas lire, auroit eu du moins son côté ingénieux. S’il existoit alors une opposition politique, il étoit impossible de lui répondre en accordant à la licence de la presse une garantie plus bouffonne, le pouvoir est devenu plus réservé à mesure que l’opposition devenoit plus hostile. On n’est plus censeur à moins de savoir lire.

Il en fut du destin de Bluet d’Arbères comme de la plupart des belles choses de ce monde ; il s’éteignit avant l’âge de quarante ans, à la manière des simples mortels, sans laisser d’autre héritage qu’une obligation en bonne forme, par laquelle un de ces petits Jans pill’hommes dont il est question dans Rabelais, s’engage à lui faire faire un habit neuf. Il ne résulte pas des recherches que nous avons faites à son égard, que cet honnête seigneur ait payé son cercueil. J’aime à penser que Dubois, Gaillard, Braquemart et Neuf-Germain portèrent les quatre coins du poêle funèbre. C’étaient des fous de même force, et dont je me proposois de vous entretenir aujourd’hui, si la difficile biographie de Bluet d’Arbères n’avoit pas usé mon encre et lassé mon courage. Je puis vous attester que M. Michaud, qui a oublié son article, n’en a point donné de plus complet.

Un seul mot sur Gaillard, qui avoit été valet de pied, et qui étoit devenu cocher, mais qui ne manquoit pas de littérature. Il avoit repris l’artifice commode et lucratif de Bluet d’Arbères, avec plus de tact et d’esprit, et ses lettres adulatrices aux belles dames de son temps sont assez passables pour des lettres de cocher et de valet de pied. Une chose qui le distingue des fous parasites, ses contemporains et ses émules, c’est son profond dédain pour la vénalité des muses. Quand il s’agit d’indépendance littéraire, ce palfrenier musqué qui vivoit de flatter, ne fait grâce à personne :

Corneille est excellent, mais il vend ses ouvrages. Rotrou fait bien les vers, mais est poète à gages.

Les poésies de Gaillard parurent en 1634, et bienheureux qui les a, car on ne les trouve guère. Il s’en falloit d’un an que le grand Corneille n’eût fait pressentir son génie dans Médée, par quelques éclairs sublimes. J’ai cité ce passage parce qu’il est le premier peut-être où la littérature qui couroit alors ait fait mention de Corneille, et puis parce qu’il n’est pas inutile de faire voir dans l’occasion comment les grands hommes qui débutent sont traités par les laquais.

Cette galerie de fous, je le répète, seroit amusante à parcourir si on en avoit le temps ; mais nous sommes trop préoccupés aujourd’hui par des folies sérieuses, qui sont la honte de l’humanité quand elles n’en sont pas l’effroi, pour accorder une attention soutenue à des aberrations sans conséquence et sans danger qui n’appellent que le rire de la pitié. Loin d’augmenter mon catalogue à peine ouvert, j’en retrancherai au contraire un article avant de clorre celui-ci.

Dans ses estimations cavalières de tout ce que la littérature françoise avoit produit jusqu’à lui, Voltaire a rangé Cyrano de Bergerac au nombre des fous, avec cette autorité magistrale qui s’attachoit à toutes ses paroles, et dont l’influence a été si féconde en résultats. « Il mourut fou, dit-il, et il étoit déjà fou quand il fit le Voyage de la Lune. » Voltaire étoit certainement fort compétent sur cette question, car il avoit pris Micromegas dans le Voyage de la Lune, où Fontenelle avoit pris les Mondes, et le bon doyen Swift, les Voyages de Gulliver. C’étoit là une excellente raison, dans la tactique de Voltaire, pour imprimer au livret de Cyrano un cachet ineffaçable de ridicule et de mépris, et tout le monde sait qu’il s’étoit armé de la même précaution contre le César et l’Othello anglois, qui lui avoient fourni son César et sa Zaïre. Shakspeare a survécu, à ce qu’on assure, et Cyrano est bien mort. Il n’y a même pas grand mal, car Micromegas vaut mieux, à cela près qu’il n’est ni aussi savant ni aussi original. Le passage sur Cyrano est curieux, parce qu’il marque à peu près la limite où se sont arrêtées les investigations de Voltaire dans la littérature antérieure. On pourroit assurer qu’il n’y connoissoit rien de plus, si ce n’est Rabelais qu’il a toujours traité avec un profond dédain, et dont quelques reflets éblouissants brillent çà et là dans Candide.

Boileau avoit mieux jugé Cyrano de Bergerac, qu’il ne regarde pas comme un fou, mais dont il caractérise la burlesque audace avec sa netteté ordinaire de tact et d’expressions. C’est la juste définition, ou, comme on disoit autrefois, le véritable blazon littéraire de ce jeune poète, qui mourut à trente-cinq ans des suites de ses blessures, au jour et presque à l’heure où la langue françoise alloit se fixer, dans la poésie, sous la plume de Corneille, et sous celle de Pascal dans la prose. Bergerac étoit jusqu’alors un des hommes, et l’homme peut-être qui en avoit le mieux remué les éléments, varié les formes et assoupli les difficultés. Ce qu’on peut lui reprocher sans lui faire tort, c’est un luxe intolérable d’imagination, un abus fastidieux de l’esprit, un mélange hibride et pénible de pédantisme et de mauvais ton, qui accuse une éducation inachevée. Accordez-lui le goût que lui auroient accordé l’âge et la réflexion, et Bergerac, vieilli de quinze ans, sera un des écrivains les plus remarquables de son siècle. Tenez-lui compte au moins de ce qu’il a fait. Seroit-ce un homme si méprisable que celui qui a donné le Gilles à la farce dans Pasquier, le Scapin à la comédie dans Corbinelli, le paysan dans Mathieu Gareau, des scènes charmantes à Molière, des types à La Fontaine, et quelquefois, dans de belles scènes d’Agrippine, un digne rival à Corneille ? Vous savez déjà ce que lui doivent Fontenelle, Swift et Voltaire. Quant à ce livre qu’il écrivit quand il étoit déjà fou, ne vous étonneroit-on pas un peu en vous disant qu’on y trouve plus de vues profondes, plus de prévisions ingénieuses, plus de conquêtes anticipées sur une science dont Descartes débrouilloit à peine les éléments confus, que dans un gros volume de Voltaire, écrit sous la dictée de la marquise du Châtelet ? Cyrano a fait de son génie l’usage qu’en font les étourdis, mais il n’y a rien là qui ressemble à un fou.

Ch. Nodier.

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