Averroès et l'averroïsme  

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Averroès et l'averroïsme (1852) is a book by Ernest Renan.

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PREFACE.

S'il ne fallait chercher dans l'histoire de la philosophie que des résultats positifs et immédiatement applicables aux besoins de notre temps , on devrait re- procher au sujet de ces recherches d'être à peu prèsstérile. Je suis le premier à reconnaître que nous n'a- vons rien ou presque rien à apprendre ni d'Averroès,ni des Arabes, ni du moyen âge. Bien que les problèmesqui préoccupent aujourd'hui l'esprit humain soientau fond identiques à ceux qui l'ont toujours sollicité ? la forme sous laquelle ces problèmes se posent de nosjours est si particulière à notre siècle, que très-peu desanciennes solutions sont encore susceptibles d'y être appliquées. 11 ne faut demander au passé que le passélui-même. L'histoire politique s'est ennoblie, depuisqu'on a cessé d'y chercher des leçons d'habileté ou demorale. De même , l'intérêt de l'histoire philosophique réside moins peut-être dans les enseignementspositifs qu'on en peut tirer, que dans le tableau desévolutions de l'esprit humain.

Le trait caractéristique du xixe siècle est d'avoirsubstitué la méthode historique à la méthode dogmatique, dans toutes les études relatives à l'esprit humain.

— II —

L'histoire, en effet, est la forme nécessaire de lascience de tout ce qui est soumis aux lois de la viechangeante et successive. La science des langues, c'estl'histoire des langues; la science des littératures etdes philosophies, c'est l'histoire des littératures et desphilosophies. La science de l'esprit humain, c'est, demême, l'histoire de l'esprit humain. La psychologien'envisage que l'individu, et elle l'envisage d'une manière abstraite, absolue, comme un sujet permanentettoujours identique à lui-même; aux yeux de la critique,la conscience se fait dans l'humanité comme dansl'individu ; elle a son histoire. Le grand progrès de lacritique a été de substituer la catégorie du devenir à lacatégorie de Yêtre, la conception du relatif à la conception de l'absolu, le mouvement à l'immobilité.Autrefois , tout était considéré comme étant ; on parlait de philosophie, de droit, de politique, d'art , depoésie, d'une manière absolue; maintenant tout estconsidéré comme en voie de se faire. Ce n'est pasqu'autrefois la marche et le développement ne fussent,comme aujourd'hui, la loi générale : la terre tournaitavant Copernic, bien qu'on n'eût pas conscience deson mouvement. Les hypothèses substantielles précèdent toujours les hypothèses phénoménales; la statueégyptienne, immobile et les mains collées aux genoux,est l'antécédent nécessaire de la statue grecque, quivit et qui se meut. A ce point de vue de la science critique , ce qu'onrecherche dans l'histoire de la philosophie , c'estbeaucoup moins de la philosophie proprement dite — III — que de l'histoire. La philosophie arabe est assurément un fait immense dans les annales de l'esprit humain, et un siècle curieux comme le nôtre ne devra point passer sans avoir restitué cet anneau de la tradition. Il faut pourtant s'y résigner à l'avance : il ne sortira de cette étude presque rien que la philosophie con- temporaine puisse s'assimiler avec avantage, si ce n'est le résultat historique lui-même. Ce n'est pas à la race sémitique que nous devons demander des leçons de philosophie. Par une étrange destinée, cette race, qui a su imprimer à ses créations religieuses un si haut caractère d'originalité , n'a pas produit le plus petit essai d'analyse et de philosophie indigène. La recherche réfléchie , indépendante , sévère , courageuse de la vérité, semble avoir été le partage de cette race indo-européenne, qui, du fond de l'Inde jusqu'aux extrémités de l'Occident et du Nord, depuis les siècles les plus reculés jusqu'aux temps modernes, a cherché à expliquer Dieu , l'homme et le monde au sens rationaliste, et a laissé derrière elle, comme échelonnés aux divers degrés de son histoire, ces systèmes, toujours et partout soumis aux lois d'un développement logique. La philosophie, au contraire, chez les Sémites, n'a jamais été qu'un emprunt purement extérieur et sans fécondité , une imitation factice de la philosophie grecque. Il en faut dire autant de la philosophie du moyenâge. Le moyen âge , si profond, si original, si poétique dans l'élan de son enthousiasme religieux , n'est , sous le rapport de la culture intellectuelle, qu'un long tâtonnement pour revenir à la grande école de la noble pensée, c'est-à-dire à l'antiquité. La renaissance,loin d'être, comme on Fa dit, un égarement de l'es-prit moderne, fourvoyé après un idéal étranger, n'estque le retour à la vraie tradition de l'humanité civili-sée. Pourquoi reprocher à la renaissance et aux tempsmodernes de faire avec science et discernement , ceque le moyen âge faisait sans critique? Yalait-il mieuxétudier àristote sur des traductions détestables quedel'étudier dans le texte ? Valait-il mieux connaître Platonpar quelque mauvais commentaire du Timée, ou pardes citations de seconde main, que par l'ensembledeses œuvres? Valait-il mieux connaître HomèreparDictys et Darès que de lire l'Iliade et l'Odyssée? Tout ce que l'Orient sémitique, tout ce que le moyenâge ont eu de philosophie proprement dite, ils le doivent à la Grèce, Si donc il s'agissait de choisir danslepassé une autorité philosophique , la Grèce seule aurait le droit de nous donner des leçons; non pas cetteGrèce d'Egypte et de Syrie , altérée par le mélanged'éléments barbares ; mais la Grèce originale et sincère , dans son expression pure et classique. Au contraire, si, au lieu de demander des doctrines aupassé , nous ne lui demandons que des faits , les époques de décadence et de syncrétisme, les périodesdetransmission et d'altération lente , auront plus d'intérêt que les périodes de perfection , où la saillie originale du génie semble parfois s'effacer sous la perfection de la forme et l'exacte mesure de la pensée.Ces observations m'ont semblé nécessaires pour prévenir le reproche d'avoir consacré tant de soins àune doctrine qui n'a plus rien à faire avec nous. Maisdu moment où l'on admet que l'histoire de l'esprit humain est la plus grande réalité ouverte à nos investigations, toute recherche sur ce terrain prend unesignification et une valeur. Il est, en un sens, plus important de savoir ce que l'esprit humain a pensé surun problème , que d'avoir un avis sur ce problème; car, lors même que la question est insoluble , le tra- vail de l'esprit humain pour le résoudre constitue unfait expérimental , qui a toujours son intérêt ; et ensupposant que la philosophie soit condamnée à n'être jamais qu'un éternel et vain effort pour définir l'infini, on ne peut nier, au moins, qu'il n'y ait là pour les esprits curieux un spectacle très-digne de leur attention. Je me suis, en général, interdit d'exprimer monsentiment sur les problèmes que le sujet m'amenait à toucher, ou , du moins je l'ai fait aussi sobrement quepossible , ne cherchant qu'à représenter avec exactitude l'originalité des caractères et la physionomie des écoles. Les écoles sont en philosophie ce que les partis sont en politique ; le système personnel de l'historien ne sert presque toujours qu'à fausser son jugementet à gâter l'effet de son tableau. Qui sait si la finesse d'esprit ne consiste pas à s'abstenir de conclure ? Cen'est là, remarquez -le bien, ni l'indifférence ni le scepticisme; c'est la critique : on n'est historien qu'à condition de savoir reproduire à volonté en soi-mêmeles différents types de la vie du passé , pour en comprendre l'originalité, et pour les trouver tour à tour VI légitimes et défectueux, beaux et laids, dignes d'amouret de haine. J'enlèverais à ce travail sa plus honorable recommandation, si je ne disais qu'il a été entrepris d'aprèsles conseils de MM. Victor Cousin et Victor Le Clerc.Quelque indigne qu'il puisse paraître de la bienveillance avec laquelle ces hommes éminents l'ont encouragé, on y verra, j'espère, un faible résultat dumouvement qu'ils ont imprimé aux études d'histoirelittéraire et philosophique. Je manquerais aussi à mesplus chers souvenirs, si je ne mentionnais ici les per-sonnes dont la complaisance m'a permis d'enrichir detant de documents inédits l'histoire de l'averroïsmepadouan : M. l'abbé Valentinelli , bibliothécaire deSaint-Marc, à Venise; M. Baldassare Poli, professeurde philosophie à l'Université de Padoue; le savantM. Samuel Luzzatto; tant d'autres encore, qui m'ontfait apprécier si vivement l'hospitalité italienne. Enfin, je dois exprimer ma reconnaissance à MM. ThomasMunoz et José de Aiava , membres de l'Académie deMadrid, qui m'ont fait obtenir de l'Escurial la copied'un document arabe fort important pour le sujet quim'occupe. J'ai eu soin de témoigner, dans mes notes , ce queje dois aux excellents travaux dont la philosophie aris-totélique a déjà été l'objet parmi nous. On verra sur-tout de quelle utilité m'ont été les belles recherchesde M. Hauréau sur la philosophie scolastique, etcelles de M. Munck sur la philosophie arabe et juiveau moyen âge. Indépendamment de l'article si sub- VII stantiel qu'il a inséré, sur Ibn-Roschd, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, M. Munck arecueilli , sur le Commentateur et sa famille , des documents intéressants, qu'il aurait déjà publiés , sans le fatal accident qui a interrompu ses savantes occupations. Entrepris à un autre point de vue, mon travail, loin de rendre le sien inutile, ne servira qu'à le faire désirer, si, comme nous l'espérons, la science n'est point privée des résultats qu'elle était en droit d'attendre d'un esprit aussi sagace et d'une érudition aussi exercée.

TABLE DES MATIÈRES. Préface. PREMIERE PARTIE. AVERROËS. CHAPITRE PREMIER. VIE ET TRAVAUX d'aVERROÈS. I. Coup d'oeil sur les fortunes diverses de la philosophie , dans l'Espagne arabe, avant Ibn-Roschd 1 II. Biographie d'Ibn-Roschd » 7 III. Des causes de la disgrâce d'Ibn-Roschd, et des persécutions dont la philosophie fut l'objet chez les musulmans au xne siècle 22 IV. De la fortune d'Ibn-Roschd chez ses coreligionnaires 28 V. Des fables dont s'est grossie la biographie d'Ibn-Roschd 32 VI. Des connaissances d'Ibn-Roschd, et des sources où il les avait puisées 34 VIT. Son admiration fanatique pour Aristote , 40 VIII. Des commentaires d'Ibn-Roschd. . . ....... 43 IX. Énumération de ses ouvrages. ...» 48 X. Du texte arabe d'Ibn-Roschd. Manuscrits arabes, hébreux et latins 39 XI. Éditions de ses œuvres 63 CHAPITRE II. DOCTRINE D'AVERROÈS. I. Antécédents de la doctrine d'Ibn-Roschd. Les philosophes arabes. 66 II. Sectes musulmanes. Motecallemîn , , , , 76 III. Problème de l'origine des êtres : matière première, premier moteur , providence 81IV. Théorie du ciel et des intelligences 88V. Théorie de l'intellect dans Aristote 94VI. Progrès de cette théorie chez les commentateurs grecs d'Àristote. 99VII. Théorie de l'intellect chez les Arabes. Unité de l'intellect actif. 103VIII. Union avec l'intellect actif; perception des substances sé- parées ,. 110IX. Immortalité collective ; résurrection 119X. Morale et politique d'Ibn-Roschd 125XI. Sentiments religieux d'Ibn-Roschd , 128DEUXIEME PARTIE. L'AVERROÏSME. CHAPITRE PREMIER. l'averroÏsme chez les juifs. I. Coup d'œil général sur la philosophie juive 137II. Moïse Maimonide 140III. Ibn-Roschd adopté par les juifs 142IV. Traductions hébraïques d'Ibn-Roschd 145V. Lévi ben-Gerson et Moïse de Narbonne 152VI. xve siècle ; Élie del Medigo , etc 154CHAPITRE II. l'averroïsme dans la philosophie scolastique. I. De l'introduction des textes arabes dans la philosophie scolas- tique 158 II. Premières traductions latines d'Averroès ; Michel Scot 162 III. Hermann l'Allemand. Traduction des œuvres médicales 166 IV. Première influence d'Averroès dans la philosophie scolastique. 173 V. Opposition de Guillaume d'Auvergne 179 VI. Opposition d'Albert le Grand 183 VII. Opposition de saint Thomas ^87 VIII. Opposition de toute l'école dominicaine 196 XI IX. Opposition de Gilles de Rome 200 X. Opposition de Raymond Lulle 203 XI. L'averroïsme dans l'école franciscaine < , . . . 206 XII. L'averroïsme dans l'Université de Paris 213 XIII. De l'incrédulité au moyen âge 222 XIV. Influence des Hohenstaufen 228 XV. Averroès devient le représentant de l'incrédulité. Légende de l'Averroès incrédule 232 XVI. Du rôle d'Averroès dans la peinture italienne du moyen âge. 238 XVII. Adoption universelle du Grand Commentaire 249 CHAPITRE III. l'averroïsme dans l'école de padoue. I. Caractère général de l'école de Padoue 255 II. Averroïsme médical. Pierre d'Abano 258 III. Lutte de Pétrarque contre l'averroïsme. . 260 IV. Jean de Jandun, frà Urbano, Paul de Venise 268 V. Gaetano de Tiene, Vernias 276 VI. Lutte de Pomponat et d'Achillini 281 VII. Alexandristes et averroïstes. Concile de Latran 289 VIII. Augustin Niphus 292 IX Zimara. Averroïsme orthodoxe 296 X. Remaniement général des traductions d'Averroès. Les Juntes, Bagolini 300 XL Opposition à l'averroïsme. Opposition des péripatéticiens hellénistes 305 XII. Opposition platonicienne : Marsile Ficin 309 XIII. Opposition humaniste: Louis Vives, Pic de la Mirandole. . . 312 XIV. Continuation de l'enseignement averroïste à Padoue : Zabarella 319 XV. César Cremonini. Ruine du péripatétisme en Italie 325 XVI. L'averroïsme envisagé comme synonyme d'impiété : Césalpin, Cardan, Vanini 332 XVII. Averroès hors de l'Italie. Jugements divers 339 XII - APPENDICE. I. Fragment du traité inédit d'Averroès sur la possibilité de l'union avec Vintellect actif . . . . , 347II. Fragment du traité Des Erreurs des philosophes de Gilles de Rome , relatif à Averroès , 349III. Exposition de la doctrine averroïste de l'intellect, par Benvenuto d'Imola 352IV. Fragment de la XXXIHe leçon de Frédéric Pendasio sur le traité de l'Ame 353V. Préambule du cours de Cremonini sur le traité de l'Ame 357VI. Lettre de l'inquisiteur de Padoue à Cremonini, et réponse de Cremonini 359 AVERROES ET TÀYERROÏSME.PREMIÈRE PARTIE. AVERROES. CHAPITRE PREMIER. VIE ET OUVRAGES D'AVERROES SiLa vie d'Averroès occupe la durée presque entière du xiic siècle , et se lie à tous les événements de cette époque décisive dans l'histoire de la civilisation musul- mane. Le xne siècle vit définitivement échouer la tentative formée par les Abbasides d'Orient et les Omeyyades d'Espagne, de créer dans l'islamisme un développement rationnel et scientifique. Quand Averroès mourut, en 1 1 98 , la philosophie arabe perdit en lui son dernier représentant. Par les malheurs de sa vie et par la réputation imméritée dont il jouit après sa mort ? Averroès participa aux inconvénients et aux bénéfices de cette situation. Venu après un siècle de grande culture intellectuelle, au 1 moment où cette culture s'affaisse pour ainsi dire surelle-même, si les malheurs de sa vieillesse attestent lediscrédit où est tombée la cause qu'il défend, par uneheureuse compensation, il recueille presque seul lagloire des travaux qu'il n'a fait que résumer. Averroèsest en quelque sorte le Boèce de la philosophie arabe,un de ces hommes de décadence , compensant par lamasse de leurs œuvres ce qui leur manque en originalité,compilant, commentant, puisqu'il est trop tard pourcréer, derniers soutiens d'une civilisation qui s'écroule,mais, par une fortune inespérée, voyant leur nom s'at-tacher à ces débris, et leurs écrits devenir la formuleabrégée par laquelle cette civilisation entre pour sa partdans l'œuvre commune de l'esprit humain. La philosophie arabe-espagnole comptait à peine deuxsiècles d'existence, lorsqu'elle se vit brusquement arrêtée par le fanatisme religieux, les bouleversements politiques, les invasions étrangères. Le calife Hakem II,au x e siècle , eut la gloire d'ouvrir cette brillante séried'études, qui , par l'influence qu'elle a exercée sur l'Europe chrétienne, tient une place si importante dansl'histoire de la civilisation. L'Andalousie, disent les historiens musulmans, devint sous son règne un grand marchéoù les productions littéraires des différents climats étaientimmédiatement apportées à vendre 1 . Les livres composesen Perse et en Syrie étaient souvent connus en Espagneavant de l'être en Orient. Hakem envoya mille dinars de1. Pascual de Gayangos; The History ofthe Mohammedan Dynasties in Spain, from the text of Al-Makkari (London , 1840), t. I er , append.,p. xl et suiv., t. II, p. 168 et suiv. — Casiri, Bibl. arab. îrfsp., t. II,p. 37-38 et 201-202. —Middeldorpf, Comment, de institutis litterariis in Hispania quœ Arabes auctores habucrunt (Gœttingae, 1810), p. il, 59. —Ibn-Abi-Oceibia, dans la vie d'Ibn-Bâdja (Bibl. nat., suppl. ar. 673,loi. 195). _ 3 ~~ pur or à Abulfaradj-el-Isfahani pour avoir le premier exemplaire de sa célèbre Anthologie ; et, en effet, ce bel ouvrage fut lu dans l'Andalousie avant de l'être dans l'Irak. Il entretenait au Caire, à Bagdad, à Damas, à Alexandrie , des agents chargés de lui procurer à quelque prix que ce fût les ouvrages de science ancienne et moderne. Son palais devint un atelier où l'on ne rencontrait que copistes, relieurs , enlumineurs. Le cata- logue de sa bibliothèque formait à lui seul quarantequatre volumes, et encore n'y trouvait-on que le titre et la description sommaire du livre. Quelques écrivains racontent que le nombre des volumes montait jusqu'à quatre cent mille, et que pour les transporter d'un local à un aulre, il ne fallait pas moins de six mois. Hakem d'ailleurs était profondément versé dans la science de la généalogie et de la biographie. Il n'y avait livre qu'il ne lût; puis il écrivait sur des feuilles volantes le nom, le surnom, le nom patronymique de l'auteur, sa tribu, sa famille, l'année de sa naissance et de sa mort, et les anecdotes qui couraient sur son compte. Il passait le reste de son temps à en causer avec les lettrés qui accouraient à sa cour de toutes les parties du monde musulman. Les Arabes d'Andalousie, même avant Hakem, s'é- taient sentis portés vers les études libérales , soit par l'influence de ce beau climat, soit par leurs rapports continuels avec les juifs et ies chrétiens. Les efforts de Hakem, secondés par des dispositions si favorables, développèrent dans ce pays un des mouvements littéraires les plus brillants du moyen âge. Le goût de la science et des belles choses avait établi au x e siècle, dans ce coin privilégié du monde, une tolérance dont les temps modernes peuvent à peine nous offrir un exemple. Chrétiens, juifs, musulmans parlaient la même langue, chan- taient les mêmes poésies, participaient aux mêmes étudeslittéraires et scientifiques. Toutes les barrières qui séparent les hommes étaient tombées; tous travaillaient d'unmême accorda l'œuvre de la civilisation commune. Lesacadémies de Cordoue, Grenade, Tolède, Séville, Xativa, Valence, Jaen, Murcie, Almeria, Malaga, Vêlezdevinrent des centres actifs d'études philosophiques etscientifiques. Mais la cause fatale qui a étouffé chez les musulmansles plus beaux germes de développement intellectuel,le fanatisme religieux, préparait déjà la ruine de l'œuvrede Hakem. Les théologiens d'Orient avaient élevé desdoutes sérieux sur le salut du calife Mamoun, parce qu'ilavait troublé la piété musulmane par l'introduction dela philosophie grecque 1 . Les rigoristes d'Espagne nesemontrèrent pas moins sévères. Le hâdjib Almansour,ayant usurpé le pouvoir sur le faible Hischâm, fils deHakem, comprit que tout lui serait pardonné s'il voulaitsatisfaire l'antipathie instinctive des imams et du peuplecontre les études rationnelles. Il fit donc rechercherdans la bibliothèque recueillie si curieusement par Hakem tous les ouvrages de philosophie, d'astronomie et desautres sciences cultivées par les anciens. Tous furentbrûlés sur les places publiques de Cordoue, ou jetés dansles puits et dans les citernes du palais, où on les ensevelit sous des amas d'ordures, de pierres et de décombres.On ne garda que les livres de théologie, de grammaireetde médecine. « Cette action d'Almansour, dit l'historienSaïd de Tolède 2 , a été attribuée par les chroniqueurs du1 . Les malheurs qui lui arrivèrent furent considérés comme une punition (le son attachement à la philosophie (ÀbuH'eda, Annales Moslem., II,148, 150). 2. Gayangos, i. I er , append., p. xl et suiv. temps, au désir de gagner de la popularité parmi la multitude, et de trouver moins d'opposition, en jetant une sorte de flétrissure sur la mémoire du calife Hakem , dont il cherchait à usurper le trône. » Nous verrons en effet combien les philosophes étaient peu populaires en Andalousie. Le peuple n'a jamais aimé les sages; il supporte plus difficilement encore l'aris- tocratie de la raison que celle de la naissance et de la fortune. Depuis l'édit d'Àlmansour, la philosophie fut l'objet d'une persécution ouverte en Espagne. Ceux qui s'y livraient étaient déclarés impies par les chefs de la loi, et les savants étaient obligés de cacher soi- gneusement leur science, même à leurs plus intimes amis, de peur de se voir dénoncés et condamnés comme hérétiques. Les bouleversements "dont l'Espagne musulmane fut le théâtre au xie siècle achevèrent de faire disparaître les restes de l'œuvre civilisatrice des Omeyyades. Cordoue, le centre des bonnes études, fut saccagée, le palais des califes renversé, les collections détruites. Les restes de la bibliothèque de Hakem furent vendus à vil prix et dispersés dans le pays. Saïd dit en avoir vu plusieurs volumes à Tolède, et avoue que ce qu'ils contenaient aurait dû les faire brûler, si les recherches faites sous Almansour avaient été conduites avec autant d'intelli» gence que de passion. La philosophie avait pourtant des racines si profondes dans ce beau pays, que tous les efforts tentés pour la détruire ne servaient qu'à la faire revivre. « Avec ces restes précieux, continue Saïd, on renouvela l'étude des anciens philosophes. Les savants recommencèrent à fréquenter les gras pâturages de la philosophie ; les hommes instruits revinrent aux sciences naturelles, en — 6 — sorte qu'au temps présent (1068), on peut dire que cesétudes sont aussi florissantes qu'elles l'ont jamais été.Que Dieu en soit loué ! Les progrès de ces sciencescependant pourraient encore être plus prompts, s'ilsn'étaient pas arrêtés par la rigidité et la dévotion dequelques-uns de nos rois, qui, de même que leurs prédécesseurs, les ont en aversion ; et si les savants de notretemps n'étaient pas obligés chaque année de déposerlaplume pour saisir l'épée, et marcher à la défense de nosfrontières attaquées par les infidèles. » Ainsi , sans resplendir de cette auréole d'éclat et deprospérité dont elle jouit sous les règnes de Hakemetde Hischâm , la philosophie arabe fleurit encore en Espagne dans la seconde moitié du xie siècle. L'expérienceaprouvé que la philosophie n'a besoin ni de protectionni de faveur : elle ne demande permission à personneet ne reçoit d'ordre de personne. C'est le plus spontanéde tous les produits de la conscience humaine. L'âged'or du règne de Hakem n'a légué à l'avenir aucun nomillustre; harcelés par le fanatisme, Avempace, Abubacer,Avenzoar, Averroès ont vu leur nom et leurs œuvresentrer dans le courant de la vie européenne, c'est-à-direde la véritable vie de l'humanité. Rien pourtant ne saurait arrêter l'ignorance , le jour ou il lui est donnédeprévaloir, et ou la raison s'abdique elle-même. C'est à cetriomphe de la barbarie que nous assisterons dans lesderniers jours d' Averroès, et surtout dans les annéesqui suivirent la mort de ce dernier représentant de laphilosophie musulmane. §11. Les sources pour la biographie d'Ibn-Roschd 1 sont : 1° Un article étendu, mais mutilé du commencement, dans un supplément aux dictionnaires des grands hommes d'Ibn-Baschkoual et d'Ibn«el-Abbar, que possède la Bibliothèque nationale (suppl. arabe, 682), et dont l'auteur est Abou-Abdallah Mohammed , fils d'AbouAbdallah Mohammed, fils d'Abd-el-Melik el-Ansâri, de Maroc 2 . 2° La notice qu'Ibn-Abi-Oceibia lui a consacrée dans son Histoire des médecins*. 3° L'article de Léon l'Africain dans son livre des Hommes illustres chez les Arabes 1*. 4° Quelques passages des historiens de l'Espai. Le nom latin à'Averroès s'est formé (Vlbn-Roschd par l'intermédiaire de l'hébreu, où Ibn devient Aben ou Aven. Peu de noms ont subi des transcriptions aussi variées : Ibin-Rosdin, Filïus Rosadis , Ibn-Rusid , BenRaxid, Ibn-Ruschod, Ben-Resched, Aben-Rassad, A b>en- Rois , Aben-Rasd, Aben-Rust^ Avenrosd , Avenryz , Adveroys , Benroist , Avenroyth , Aver~ roysta, etc. Les prénoms d'Averroès ont fourni d'autres variantes : Abulguail, Aboolit, Alididtis, Ablull, Aboloys. En tête du CoUigct, on lit: Membucius (ou 3/ahuntius, ou Mauuitius), qui latine dicitur Averroys [anc. fonds, 6949 et 7052; Arsenal, se. et arts, 61), probablement par altéra- tion du nom de Mohammed. En effet, Hildebert , dans son poëme sur Mahomet, appelle ce faux prophète Mamutius. 2. Ce volume renferme seulement la biographie des personnages qui ont porté le nom de Mohammed. Les premiers feuillets de la vie d'Ibn- Roschd ont disparu , et je dois dire que cet article , privé de titre et transposé hors de son rang alphabétique , m'eût probablement échappé, si M. Munck, qui a fait un examen spécial de ce manuscrit, ne me l'eût indiqué. 3. Ms. arabe de la Bibl. nat. (suppl. ar., 673), f. 201 v° et suiv. —M. Pascual de Gayangos a publié une traduction fort défectueuse de cette notice dans les appendices du t. I er de sa traduction de Makkari. 4. Publié pour la première fois en latin par Hottinger, dans son Bibliothecarium quadripartitum , p. 246 et suiv. (Tiguri, 1664), d'après une copie de Florence; une seconde fois par Fabricius, Bibl. greeca^ t. XIII, p. 259 et suiv. (l re édition). . ^ — 8 — gne musulmane, et surtout d'Abd-el-Wahid el-Marrekoschi 1 . 5° Les indications tirées de ses propres écrits 2 . De tous les biographes d'Ibn-Roschd, El-Ansâri paraîtde beaucoup le mieux informe. Il tenait ses renseignements de personnes qui avaient connu intimement lephilosophe de Cordoue. Quoique postérieur à Ibn-Roschdd'une génération, Abd-el-Wahid mérite aussi toute confiance. Les détails précis qu'il donne sur les Ibn-Zohr,sur Ibn-Bâdja, sur Ibn-Tofaïl , dont il vit les écrits autographes , et dont il connut le fils, attestent qu'il vécutdans la société philosophique de son temps. Ibn-AbiOceibia écrivait quarante ans environ après la mort d'Averroès, et il avait recueilli ses renseignements du kadhiAbu-Merwan al-Badji , qui paraît avoir connu personnellement le Commentateur. Quant à Léon l'Africain , sonautorité est de très-peu de valeur. Bien qu'il cite à chaquepage des auteurs arabes, et en particulier le biographeIbn-el-Abbar 3 , Léon composait souvent d'après sa propreimagination. D'ailleurs, la traduction latine qui seulenous reste de son livre est si barbare , que bien souventil faut renoncer à y trouver un sens. Les anecdotes racontées au moyen âge et à la renais-sance sur Averroès ont un caractère encore moins historique; elles ne témoignent autre chose que l'opinionqu'on s'était faite de son caractère, et n'ont d'intérêt que1. Texte arabe, publié par M. Reinhart Dozy (Leyde, 1847). 2. Je dois avertir, une fois pour toutes, que les citations des œuvresd'Averroès, quand l'édition n'est point indiquée, se rapportent à celle de1560, apud Cominum de Tridino, excepté pour la Physique et le traité del'Ame, où j'ai suivi l'édition des Juntes de 1553. 3. M. Reinhart Dozy, qui achève en ce moment l'impression d'extraitsimportants du Tekmilet d'Ibn-el-Ahbar, a bien voulu me faire savoirqu'on n'y trouve aucune mention d'Ibn-Roschd. Ibn-el-Abbar en parlait peut-être dans quelqu'un de ses autres ouvrages. pour l'histoire de Faverroïsme. Ce sont pourtant ces récits qui formèrent toute la biographie d'Averroès jusqu'au milieu du xvne siècle. Depuis la publication de l'opuscule de Léon, en 1664, l'article qu'il a consacré à Averroès a été reproduit de confiance et sans critique parMoréri, Bartolocci, Bayle, Antonio, Brucker, Sprengel, Amoreux , Middeldorpf, Amable Jourdain. La notice d'Ibn-Abi-Oceibia, bien qu'elle ait été connue de Pococke, d'Herbelot, Reiske, de Rossi, n'a été réellement mise à profit que dans ces dernières années par MM. Wûstenfeld 1 , Lebrecht 2 , Wenrich 3 , et par M. Munck, dansl'excellent article qu'il a donné sur Ibn-Roschd , dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, publié par M. Franck. Le kadhi Aboulwalid Mohammed Ibn-Ahmed IbnMohammed Ibn-Roschd naquit à Cordoue vers l'an 1120. El-Ansâri place sa naissance l'an de l'hégire 520(1 1 26) ; mais Abd-el-Wahid atteste qu'il avait près de quatre-vingts ans quand il mourut en 595 (1 1 98). Deplus , dans son commentaire sur le II e livre Du ciel 1*, il cite un fait de l'an 1138 dont il avait été témoin. Les souvenirs de Cordoue se retrouvent en plusieurs endroits de ses écrits. Dans son Commentaire sur la République, quand Platon veut que les Grecs soient le peuple privilégié pour la culture intellectuelle, il réclame en fa- veur de son Andalousie 5 . Dans le Colliget(\. II, c. xxn),1. Geschichte der arabischen Aerzte und Naturforscher (Gœttingen, 1840), p. 104-108. 2. Magazhi fur die Literatur des Auslandes . Berlin, 1842, n oS 79, 83, 95. 3. De auctorum grœcorum versionibus et commentariis syriacis , amincis, etc. (Lipsise, 1842), p. 166 sqq. 4. Fol. 176v°(édit. 1560). 5. Fol. 496. Son jugement sur la France est beaucoup moins favo- — 10 — il soutient contre Galien que le plus beau des climatsest le cinquième, où Cordoue est située 1 . L'historienAboulfadhi Teifaschi 2 rapporte une discussion qui eutlieu en présence d'Almansour , entre Ibn-Roschd et unhabitant de Séville sur la prééminence de leurs patries respectives : « S'il meurt à Séville un homme savant,disait Ibn-Roschd , et que l'on veuille vendre ses livres , on les porte à Cordoue, où l'on en trouve un débit assuré ; si , au contraire, un musicien meurt à Cordoue, on va à Séville vendre ses instruments. » La famille d'Ibn-Roschd était une des plus considérables de l'Andalousie, et jouissait d'une grande estimedans la magistrature. Son grand-père, appelé comme lui Aboulwalid Mohammed, et comme lui kadhi de Cordoue,est chez les musulmans un jurisconsulte célèbre du rite malékite. Notre Bibliothèque nationale (suppl. ar., 398)possède un volumineux recueil de ses consultations , mises en ordre par Ibn-al-Warrân, chef de la prière dansla grande mosquée de Cordoue. A diverses reprises, il joua un rôle politique important. A la suite d'unerévolte, il fut chargé d'aller porter la soumission desprovinces espagnoles aux souverains du Maroc 3 . Leschrétiens d'Andalousie ayant favorisé l'invasion d'Alphonse le Batailleur sur le territoire musulman, il passade nouveau (vers 1 125) dans le Maroc, exposa au sultanla dangereuse situation que créaient au pays ces ennemisrable. Concedimus aliam natîonem ad aliud virtutum genus melhis a natura esse parafant, ut in Grœcis facultas sciendi multo prœstantior, in Gallis aïiusque hujusmodi gentibus iracundia. Je suis porté à croire qu'il y a ici une interpolation ou une altération du traducteur. l.Fol. 33 v°. 2. Cité par M. Quatremère, Mem. sur le goût des livres parmi les Orientaux, p. 40. 3. Léo Afr. apud Fabr., t. XIII, p. 282. _ f1 _ intérieurs, et ce fut d'après ses conseils que des milliers de chrétiens furent transportés à Salé et sur les cotes barbaresques *. Par un de ces caprices de la renommée donton a plus d'un exemple, cet Averroès dont le nom a presque atteint, chez les Latins, la célébrité de celui d'Aristote, est distingué chez les Arabes de ses illustres ascendants par l'humble épithète de el-hajîd (le neveu). Comme son père et son grand-père, Aboulwalid IbnRoschd étudia d'abord la théologie selon les Ascharites, et le droit canonique selon le rite malékite. Ses biographes vantent presque autant ses connaissances enjurisprudence qu'en médecine et en philosophie. Il eut pour maître en jurisprudence Abou-Mohammed IbnRazek, et en médecine, Abou-Djafar Ibn-Haroun deTruxillo, dont Ibn-Abi-Oceibia a donné la biographie 2 . Rien ne prouve qu'il ait reçu les leçons d'Ibn-Bâdja (Avempace), mort en 1138, bien que la similitude de doctrine, et le profond respect avec lequel il parle de ce grand homme, autorisent à le regarder comme son élève. Ïbn-Roschd vécut ainsi dans la société de tous les hommes illustres de son siècle. Par sa philosophie, il relève directement d'Ibn-Bâdja; Ibn-Tofaïl (XAbubacer des scolastiques) fut l'artisan de sa fortune, ainsi que nousle dirons bientôt. Durant toute sa vie, il se trouva dans les rapports les plus intimes avec la grande famille des Ibn-Zohr, qui résume à elle seule tout le développementscientifique de l'Espagne musulmane au xne siècle : il eut \. Gayangos, t. II, p. 306-307. —Conde, IIIa parte, cap. xxix.—• En citant l'ouvrage de Conde, je n'entends pas attribuer à cet écrivain une autorité, qu'il ne mérite en aucune manière, comme l'a si. bien démontré M. Reinhart Dozy dans ses Recherches sur Vhistoire politique et littéraire de VEspagne pendant le moyen âge, t. I er (Leyde, 1849). | 2, Ibn-Abi-Oceibia, dans Gayangos, t. I er , append., p. xvn, xvm. —Casiri, t. II, p. 84. — 12 — pour collègue Abou-Bekr Ibn-Zohr le jeune dans les fonctions de médecin du roi, et l'amitié qui l'unissait à Abu-Merwan Ibn-Zohr (Avenzoar), l'auteur du Teisir, était si étroite que, lorsque Ibn-Roschd écrivit son Culliyyâth (généralités, ou traité sur Vensemble du corpshumain), il désira que son ami écrivît un traité surles parties , afin que leurs ouvrages réunis formassentun cours complet de médecine. Enfin il fut en relation avec le théosophe Ibn-Arabi, qui pourtant ne crut pointreconnaître en lui un adepte assez sûr. Ibn-Roschd , alors kadhi à Cordoue, l'ayant prié de lui communiquerles secrets de sa science, Ibn-Arabi fut détourné parune vision divine de les lui révéler *. La carrière publique d'Ibn-Roschd ne fut pas sans éclat. Le fanatisme, qui était l'âme de la révolution al- mohade, fut un moment contenu par les goûts libérauxd'Abd-el-Moumen et de Iousouf. On attribuait la chutedes Almoravides aux destructions de livres qu'ils avaientordonnées : Abd-el-Moumen défendit rigoureusementces actes de barbarie 2 . Les philosophes du siècle, IbnZohr, Ibn-Bâdja , Ibn-Tofaïl et Ibn-Roschd furent enfaveur à sa cour. L'an 548 de l'hégire (1 1 53), noustrouvons Ibn-Roschd à Maroc , occupé peut-être à se- conder les vues d'Abd-el-Moumen dans l'érection descollèges qu'il y fondait en ce moment 3 . Iousouf, succes-seur d'Abd-el-Moumen, fut le prince le plus lettré deson temps. Ibn-Tofaïl obtint à sa cour une très-grandeinfluence, et en profita pour y attirer les savants de1. Fleischer, Calai. Codd. arab. Lips., p. 492. 2. Journal asiat., février 18-48, p. 196. 3. Comment, de Cœlo cl Mundo , f. 176. — Munck, 1. c, p. 158. —Conde, llla parte, cap. xliii. —Léon l'Africain, dans son Histoire, de l' Afrique, 1. II, p. 60 , attribue la fondation de ces établissements à Iakoub Almansour. — 13 — tous les pays. Ce fut à Ibn-Tofaïl qu'Ibn-Roschd dut l'honneur d'avoir part aux faveurs de l'émir. L'historien Abd-el-Wahid avait recueilli, de la bouche même d'un des disciples d'Ibn-Roschd, le récit de sa première présentation, tel que le commentateur avait coutume de le rapporter \ « Lorsque j'entrai chez l'émir des croyants, disait-il, je le trouvai seul avec Ibn-Tofaïl. Celui-ci commença à faire mon éloge, et à vanter ma noblesse et l'ancienneté de ma famille. Il tomba même dans quelque exagération à cet égard, et dit des choses que j'ignorais complètement. Après quelques questions banales , l'émir ouvrit ainsi la conversation : « Quelle est l'opinion des philo- « sophes sur le ciel ? Est-ce une substance éternelle ou« un accident nouveau? » Je fus saisi de crainte et tout interdit ; je cherchai un prétexte pour m'excuser de répondre, et l'émir ne put connaître pour cette fois tout mon savoir en philosophie. Mais sur quelques mots que lui dit Ibn-Tofaïl, et que je n'entendis pas, il comprit mon trouble et se tourna vers Ibn-Tofaïl , qui commençaà discourir sur la question que l'émir m'avait faite. Il rapporta tout ce qu' Aristote , Platon et les autres philosophes ont dit à ce sujet , et exposa en outre l'argumentation des théologiens musulmans contre les philosophes, avec une puissance de mémoire telle que je n'en ai jamais vu de semblable dans les savants qui s'occupent de ces recherches. L'émir cependant sut si bien me mettre à l'aise, qu'il m'amena à parler à mon tour, et à dire ce que je pensais sur ce sujet. Lorsque je me fus retiré, il me fît gratifier d'une somme d'argent, d'une pelisse d'honneur d'un grand prix, et d'une monture. » 1. Édit. Dozy, p. 174-175. — Cf. Léon l'Africain, art. d'Ibn-Tofaïl, p. 280. _ 44 — S'il faut en croire le même historien, ce fut d'aprèsle vœu exprimé par Iousouf, et sur les instances d'IbnTofaïl, qu'Ibn-Roschd entreprit ses commentaires d'Aristote. « Un jour, disait Ibn-Roschd, Ibn-Tofaïl me fit appeler et me dit : rc J'ai entendu aujourd'hui l'émir des(( croyants se plaindre de l'obscurité d'Àristote et de ses« traducteurs : Plût à Dieu, disait-il , qu'il se rencon-« Irât quelqu'un qui voulût commenter ces livres et en« expliquer clairement le sens , pour les rendre accès-« sibles aux hommes] Tu as en abondance tout ce qu'il« faut pour un tel travail, entreprends-le. Connaissant« ta haute intelligence, ta pénétrante lucidité et ta« puissante application à la science, j'espère que tu(( y suffiras. La seule chose qui m'empêche de m'en(( charger , c'est l'âge où tu me vois arrivé , joint à« mes nombreuses occupations au service de l'émir. » Dès lors, ajoutait Ibn-Roschd , je tournai tous mes soinsvers l'œuvre qu'Ibn-Tofaïl m'avait recommandée, et voilàce qui m'a porté à commenter Aristote. » C'est sansdoute à Ibn-Roschd qu'Ibn-Tofaïl fait allusion dans cepassage de son roman philosophique : c< Tous les philosophes qui ont suivi Ibn-Bâcîja sont restés bien audessous de lui. Quant à ceux de nos contemporains quilui ont succédé , ils sont encore en voie de se former, et n'ont point atteint la perfection, si bien qu'on ne peutencore juger de leur mérite *. » Ibn-Roschd ne cessa de jouir, sous le règne de Iousouf, de la faveur la plus constante , et d'occuper les places les plus élevées. En 565 (1 169), il remplit à Séville les fonctions de kadhi 2 . Dans un passage de son1. Philos, autodld. Proœm., p. 16 (édit. Pococke, 1671). 2. Nous le voyons figurer en cette qualité dans un récit d'Abd-el-Wahid (édit. Dozy, p. 222). — 45 — commentaire sur le quatrième livre du traité des Parties des Animaux , achevé cette année, il s'excuse des er- reurs qu'il a pu commettre , parce qu'il est très-occupé des affaires du temps , et éloigné de sa maison de Cordoue, où sont tous ses livres 1 . Il faut placer vers 567 (1171) son retour à Cordoue 2

c'est sans doute depuis

cette époque qu'il composa ses grands commentaires. Il s'y plaint souvent de la préoccupation des affaires publiques, qui lui enlèvent le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour ses travaux. A la fin du premier livre de son Abrégé de VAimageste , il dit qu'il a dû forcément se borner aux théorèmes les plus importants , et se compare à un homme qui, pressé par l'incendie , se sauve en n'emportant que les choses les plus nécessaires. Ses fonctions l'obligeaient à de fréquents voyages dans les différentes parties de l'empire almohade. Nous le trou- vons , tantôt en deçà , tantôt au delà du détroit , à Maroc, à Séville , à Cordoue, datant ses commentaires de ces différentes villes. En 1 1 78 , il écrit à Maroc le De substantia orbis ; en 1179, il achève à Séville un de ses traités de théologie; en 1182, lousouf l'appelle de nouveau à Maroc, et le nomme son premier médecin , en remplacement d'Ibn-Tofaïl 3

puis il lui confère la dignité de grand kadhi de Cordoue. Sous

le règne de Iakoub Almansour-billah, nous le trouvons plus en faveur que jamais. Àlmansour aimait à causer avec lui de sujets scientifiques ; il le faisait asseoir sur le coussin réservé à ses plus intimes favoris ; et dans 1 . Munck, 1. c—Ce passage a été cité par Patrizzi [Discuss. Perip., 1. X, f. 94 (Venet., 1571). 11 est altéré dans l'édition des Juntes. Opp., t. VI, f. 103v°(édit. 1550). 2. Pour la discussion de ces dates, voy. l'article de M. Munck, p. 158-159. 3. Conde, III» parte, cap. xlvîi. — 16 — la familiarité de ces entretiens, Ibn-Roschd s'abandonnait jusqu'à dire à son souverain : Ecoute , monfrère '. L'an de l'hégire 591 (1195), pendant qu'Almansour sedisposait à entreprendre contre Alphonse III de Castillel'expédition qui se termina par la victoire d'Alarcos,nous retrouvons auprès de lui le vieil Ibn-Roschd. IbnAbi-Oceibia raconte , avec de grands détails , toutes les faveurs dont il fut comblé dans cette circonstance, fa- veurs qui, en excitant la jalousie de ses ennemis, furentsans doute la principale cause des malheurs qui empoisonnèrent les quatre dernières années de sa vie. Par un de ces revirements qui sont l'histoire journalière des cours musulmanes, Ibn-Roschd perdit les bonnesgrâces d'Almansour, qui le relégua dans la ville d'Éli-sana ou Lucena, près de Cordoue. Lucena avait été autrefois habitée par les juifs , et telle a sans doute étél'occasion de la fable accréditée par Léon l'Africain, etdepuis trop facilement adoptée, qui lui fait trouver unrefuge chez son prétendu disciple Moïse Maimonide. Il paraît même que ses ennemis cherchèrent à faire croirequ'il était de race juive 2 . Les motifs de la disgrâce dlbn-Roschd donnèrent lieuà beaucoup de conjectures. Les uns l'attribuèrent à l'amitié intime qui existait entre le philosophe et Abou-Jahya,gouverneur de Cordoue, et frère d'Almansour 3

les autresen cherchèrent la cause dans un manque de courtoisieenvers l'émir des croyants. Abd-el-Wahid 4 et Ibn-Abi1. M. de Gayangos suppose que c'était Àlmansour qui, par affection, donnait à Ibn-Roschd le nom de frère. Mais après un examen attentif du passage dlbn-Abi-Oceibia, je me suis décidé pour l'autre interprétation, qui est celle de M. Munck.

2. Ms. suppl. ar., n° 682, f. 7. 3. ttid. 4.Édit. Dozy, p. 221-225. — 17 — Oceibia 1 racontent qu'Ibn-Roschd ayant composé un commentaire sur l'histoire des animaux, disait, en parlant de la girafe : « J'ai vu un quadrupède de cette es- pèce chez le roi des Berbers*, » désignant ainsi Iakoub Almansour. Il agissait en cela, dit Abd-el-Wahid, à la manière des savants, qui, lorsqu'ils ont à nommer le roi d'un pays, se dispensent des formules élogieuses qu'emploient les courtisans et les secrétaires. Mais cette liberté déplut à Almansour, qui regarda l'expression de roi des Berbers i^Melik el-Berber) comme un outrage. IbnRoschd dit pour s'excuser que cette expression était une faute du lecteur, et qu'il avait écrit Melik el-Barreyn (roi des deux continents), entendant par là l'Afrique et l'Andalousie. Ces deux expressions, en effet, ne diffèrent presque que par les points diacritiques. Une autre version nous a été conservée par El-Ansâri 8 . Une prédiction s'était répandue en Orient et dans l'Andalousie, d'après laquelle, à certain jour, il s'élèverait un ouragan qui détruirait l'espèce humaine. Le peuple en était fort effrayé, et songeait déjà à s'enfuir dans les cavernes ou à se cacher sous terres Ibn-Roschd était alors kadhi de Cordoue. Le gouverneur ayant rassemblé les savants et les hommes graves pour les consulter, IbnRoschcl se permit d'examiner la chose au point de vue physique, et d'après les pronostics des étoiles. Quelqu'un lui demanda s'il ne croyait pas ce qui est rapporté de la tribu d'Ad, qui fut exterminée de cette manière. Ibn-Roschd répondit d'une façon peu respectueuse pour 1. Trad. deGavangos,t.Ier ,append., p. xx.—Le même récit se lit à la marge de l'article biographique d'El-Ansâri, mais écrit d'une autre main (suppl.ar., n° 682, f. 7). 2. On trouve un passage presque identique à celui-ci à la fin du commentaire sur le IIe livre De Cœlo, p. 177 (édit. 1360). 3. Suppl. ar., n° 682, f. 8. 2 — 18 — cette fable, consacrée par le Coran, ce qui donna occasion à ses ennemis de le présenter comme un incrédule etun infidèle. Quoi qu'il en soit de ces récits, on ne peut douterque la philosophie n'ait été la véritable cause de la disgrâced'Ibn-Pvoschd. Elle lui avait fait de puissants ennemis,qui rendirent son orthodoxie suspecte à Almansour 1 . Tousles hommes instruits , dont la fortune excitait l'envie,étaient en butte aux mêmes accusations. Abd-el-Wahidraconte que les ennemis d'Ibn-Roschd se procurèrent lemanuscrit autographe d'un de ses commentaires, et qu'ilsdéférèrent à Almansour les citations de philosophes anciens qui s'y trouvaient. Almansour, ayant convoqué lesprincipaux personnages de Cordoue, fit comparaître devant eux: Ibn-Roschd, et, après avoir anathématisé sesdoctrines, le condamna à l'exil. L'émir fit expédier enmême temps des édits dans les provinces pour interdireces études dangereuses et ordonner de brûler tous leslivres qui s'y rapportaient. On ne fit d'exception que pourla médecine, l'arithmétique et l'astronomie élémentaire,autant qu'il en faut savoir pour calculer les durées dujour et de la nuit, et pour déterminer la direction de lakibla-, El-Ansâri nous a conservé le texte entier de cecurieux document 3 . L'émir y déclare que Dieu a crééd'avance pour le feu de l'enfer les impies qui osent direque la raison seule peut nous donner la vérité. Ce fut, on le voit, une intrigue de cour : le parti reli1. On peut voir plusieurs témoignages rassemblés par El-Ansâri, 1. c,et le récit analogue de deux historiens contemporains, dans Gayangos,t. I er , p. 198, et t. II, append., p. lxvi. 2. Édit. Do/.y, p. ~2'2l-±2o. — De Hiunmer , Journal asiat. , février 1848, p. 19G, et Literatur»cschichtc der Avaber, I Abth., I Band, p. civ, suiv.3 Ms. suppl. ar., n" 683, f. 7 v°-8. — 19 — gieux réussit à chasser le parti philosophique, Ibn-Roschd, en effet, ne fut pas persécuté seul; on nomme plusieurs personnages considérables , savants, médecins, faquins, kadhis, poètes, qui partagèrent sa disgrâce. « La cause dudéplaisir d'Almansour, dit Ibn-Àbi-Oceihia, était qu'on les avait accusés de donner leurs heures de loisir à la cul- ture de la philosophie et à l'étude des anciens 1 . » El-Ansâri rapporte les pièces de vers qui furent faites à cette occasion; Ibn-Roschd y figure toujours en première ligne 2 . Cette disgrâce ne fut pas de longue durée : il est probable qu'une nouvelle révolution fit rentrer les philosophes en faveur. Almansour, de retour à Maroc , leva tous les édits qu'il avait portés contre la philosophie, s'y appliqua de nouveau avec ardeur, et, sur les instances de personnages savants et considérables, rappela Ibn-Roschd et ses compagnons d'infortune. Abu-Djafar el-Dhahebi , l'un d'eux , reçut la charge de veiller sur les écrits des médecins et des philosophes de la cour. Le récit de la disgrâce d'Ibn-Roschd est accompagné dans Léon l'Africain 3 de détails puérils sur les ruses que ses ennemis employèrent pour démasquer son hérésie, et sur les circonstances humiliantes de sa rétractation et de son exil. Ces récits ne paraissent pas assez sérieux pour être rapportés ici. Toutefois, en y faisant la part de l'imagination , on ne peut nier que plusieurs des traits rapportés par Léon l'Africain ne se retrouvent dans El-Ansâri. Ibn-Roschd, assure ce 1. Gayangos, p. xix . 2. Ms. suppl. ar., n° 683, f. 8-9. 3. Apud Fabr. Bibl. gv., t. XIII, p. 283-287. —Cf. Bayle, Dict., art. Averroès, note M. — Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 100, 101. — 20 — dernier, avait coutume de dire que l'épreuve la pluspénible qu'il eût eu à souffrir dans sa disgrâce futqu'étant entré dans la grande mosquée de Cordoue avecson fils Abdallah , il s'en vit chassé avec outrage pardes gens du bas peuple 1 . Ibn-Roschd survécut peu à sa rentrée en faveur. Il mourut à Maroc, dans un âge très-avancé, le jeudi,9 de safar de l'an de l'hégire 595 (12 décembre 1 198).Telle est la date précise donnée par El-Ansâri 2 . IbnAbi-Oceibia place de même la mort d'Ibn-Roschd aucommencement de l'année 595. Mais il se contredit lui-même lorsqu'il prétend qu'Ibn-Roschd fut en faveurauprès de Mohammed-Annassir, qui succéda à IakoubAlmansour le 22 de rebi premier de l'an 595 (22 janvier 1199), et surtout lorsqu'il place le rappel d'IbnRoschd sous Almansour, en cette même année 595.Ibn-Arabi, qui fut témoin de ses funérailles, Jafeï etles annalistes musulmans sont aussi pour l'année 5953 . Abd-el-Wahid s'écarte fort peu de cette chronologie : il place la mort du Commentateur à la fin de l'an 594v , c'est-à-dire en août ou septembre 1198. Seul, Léonl'Africain la recule jusqu'à l'année 1206*. El-Ansâri1. Ms. suppl. ar., n° 682, f. 7. 2. Ibid , f. 9 v°. 3. Jafeï, ad ann. 595 (ms. anc. fonds ar., n° 644, f. 141). 4. Édit. Dozy, p. 225. 5. Reinesius, Pococke, d'Herbelot tiennent pour 1198. Moréri, Antonio, de Rossi ont suivi Léon l'Africain. Hottinger, d'après une conversion erronée des années de l'hégire en années vulgaires , plaçait la mortd'Averroès en 1225. 11 a été copié par Middeldorpf. Les autres ont frappé à tout hasard; ainsi Tennemann est pour 1217 ou 1225; Sprengel, pour 1217; Bartolocci , pour 1216. — Les auteurs plus anciens, cpai n'avaient d'autre point de repère que le récit de Gilles de Rome sur les fils d'Averroès , suivaient une chronologie plus incertaine encore. Pierre d'Abano (ConciL Controv.^ f. 14 v°, Venet. 1565), Patrizzi {Dis- — 21 — nous apprend quTbn-Roschd fut enterré à Maroc , hors de la porte de Tagazout, mais qu'au bout de trois mois, son corps fut transporté à Cordoue, où on le déposa dans le parterre de sa famille, au cimetière d'IbnAbbas. Ibn-Arabi, en effet, raconte qu'il vit à Maroccharger son cadavre sur une bête de somme pour le transporter à Cordoue 1 . Léon l'Africain affirme, d'un autre coté, avoir vu son tombeau et son épitaphe à Maroc, près de la porte des Corroyeurs 2 . Ibn-Roschd laissa plusieurs fds, dont quelques-uns se livrèrent à l'étude de la théologie et de la jurisprudence, et devinrent kadhis de villes et de districts. L'un d'eux, Abu-Mohammed Abdallah , fut un médecin praticien assez célèbre. Ibn-Abi-Oceibia a donné une notice sur sa vie, à la suite de celle de son père 3 . Il fut médecin d'Annassir, et écrivit un livre sur la méthode thérapeutique. Toutes ces circonstances ne permettent guère d'ajouter foi au récit de Gilles de Rome sur le séjour des fils d'Averroès à la cour des Hohenstaufen. Ibn-Beitharet Abd-el-Melik, Ibn-Zohr moururent presque la même année. Abu-Merwan Ibn-Zohr et Ihn-Tofaïl étaient déjà morts depuis quelque temps. Toute la pléiade philosophique et scientifique de l'Andalousie et du Magreb disparaît ainsi presque simultanément dans les dernières années du xne siècle» L'historien des Almohades , Abd-el-Wahid 4 , visitant le Magreb l'an 595 cuss. Perip., t. I er , 1. X , f. 94 , Venet. 1571), Pagi {ad Baronium, ann. 1197, n° 11 j songèrent seuls à tirer parti des dates contenues dans la souscription des traités. 1. Fleischer, Codd. arab. Lips., p. 492. 2. Apud Fabr., t. XIII, p. 288. 3. Ms. suppl. ar.. n° 673, f. 203. 4. The History of the Jlmohades, edited by Reinhart Dozy (Leyde, 1847). Préface, p. vi. — 22 — (1198-99), rencontre encore vivant, mais fort avancéen âge , Abu-Bekr Ibn-Zohr le neveu , qui lui récite desfragments de ses poésies. En 603 (1206-7), il ren-contre à Maroc le fils dlbn-Tofaïl , qui lui répète plusieurs poëmes composés par son père. On ne vivait plusque de souvenirs et de la tradition, de jour en jour plusaffaiblie, du passé. S m. La disgrâce d'Ibn-Roschd et les soupçons d'hétérodoxie qui s'élevèrent contre lui sont le trait saillantpar lequel il frappa l'imagination de ses contemporains.Tous les historiens et biographes musulmans sont una-nimes à cet égard , et la variété des circonstances aveclaquelle ils rapportent ce fait est elle-même la meilleurepreuve de l'impression qu'il produisit. Ces persécutions,du reste , ne furent point un fait isolé. Vers la fin duxne siècle, la guerre contre la philosophie est organiséesur toute la surface du monde musulman 1 . Une réactionthéologique, analogue à celle qui suivit dans l'église latinele concile de Trente, s'efforce de reconquérir le terrainperdu, par l'argumentation et la violence. L'islamisme,comme tant de grandes créations religieuses, est toujours allé se fortifiant et obtenant de ses adeptes unefoi plus absolue. La plupart des compagnons de Mahomet croyaient à peine à sa mission surnaturelle ; l'incrédulité , dans les six premiers siècles de l'isla- misme, avait été poussée jusqu'aux dernières limites.Dans les siècles modernes , au contraire , pas une ombre de doute, pas une protestation. Il est arrivé pour1 . Aujourd'hui encore, en Egypte, le terme de philosophe est une injure, et synonyme d'impie, corrompu, comme farmaçoun (franc- maçon).Yoy. Voyage au Ouadar, publié par le docteur Perron, p. 673. — 23 — l'islamisme ce qui est arrivé pour le catholicisme en Espagne , ce qui serait arrivé dans toute l'Europe, si le retour religieux de la fin du xvie et du commencement du xvi i e siècle eût étouffé tout développement rationnel. Lascharisme , sorte de compromis entre la raison et ia foi , assez analogue à notre théologie moderne , s'empare de l'Egypte sous Saladin , de l'Espagne sous les Almohades, et est resté jusqu'à nos jours la doctrine orthodoxe des écoles musulmanes. De toutes parts, on tonne dans les chaires contre Aristote et les philosophes 1 . En 1 1 50, par ordre du calife Mostandjid, tous les ouvrages philosophiques de la bibliothèque d'un kadhi , nommémentles écrits d'Ibn-Sina , et l'encyclopédie dite des Frères de la pureté, furent brûlés à Bagdad. En 1192, le médecin Al-Rokn Abd-el-Salam fut accusé d'athéisme , et l'on procéda avec grand appareil à la destruction de ses livres. Le docteur qui présidait la cérémonie monta dans la chaire, fit un sermon contre la philosophie, puis, prenant l'un après l'autre les volumes, il disait quelques mots pour en montrer la scélératesse, et les passait à des gens qui les jetaient au feu 2 . Rabbi-Juda , le disciple chéri de Maimonide, fut témoin de cette scène étrange. « Je vis, dit-il , dans la main du docteur l'ouvrage d'astronomie d'Ibn-al-Haitem. Montrant le cercle par lequel cet auteur a représenté le globe céleste : Voici, s'écria-t-il , F immense malheur, l'inexprimable désastre , la sombre calamité] En disant ces mots, il déchira le livre et le jeta au feu 3 . » 1. Les meilleurs esprits, Abulféda , Makrizi paraissent eux-mêmes assez peu favorables cala philosophie. Cf. Ahulf., Jim. Moslem., IV, 255. — De Sacy, Exposé de la religion des Druzes, introd., p. xxn. 2. Abulfaradj, Hist. Dyn., p. 451, text. 3. Joum.asiat. juillet 1842 (p. 18-19), art. de M. Munck. — 24 — Tous les philosophes espagnols du siècle d'Ibn-Roschdfurent, comme lui, en butte à la persécution. Les Almohades relevaient directement de l'école de Gazali;leur fondateur, en Afrique , avait été un des élèves decet ennemi de la philosophie 1 . Ibn-Badja, maître d'IbnRoschd , avait déjà expié, par la prison, les soupçonsd'hétérodoxie qui s'attachaient à sa personne, et s'il fauten croire Léon l'Africain , il ne dut sa délivrance qu'àl'influence du père d'Ibn-Roschd, alors grand kadhi 2 . Ibn-Tofaïl passa pour le fondateur de Yhérésie philosophique, et pour le maître en impiété d'Ibn-Roschd et de Maimonide 3 . Le philosophe Abd-el-Mélik Ibn-Wahib,de Séville, contemporain d'Ibn-Bâdja, se vit obligé deborner son enseignement aux premiers éléments. Plustard, il renonça même entièrement aux études philosophiques et s'interdit toute conversation à ce sujet, voyantqu'il courait risque de la vie ; « car, dit le chroniqueur,si hautes étaient ses vues dans ces sciences, qu'il se seraitsans doute rendu coupable, s'il avait continué à les étudier. )) Il se réduisit donc à la théologie la plus orthodoxe , (( si bien qu'on ne trouve point dans ses écrits, comme dans ceux des autres philosophes, de ces choses ca-chées que l'on explique après leur mort 4 . » Quelquefoison usait d'une rigueur plus grande encore. Le philosophe Ibn-Habib, de Sévdle , fut mis à mort parcequ'il cultivait les sciences proscrites; « c'est pour cela,ajoute l'historien , que les livres de ces sciences sont de-venus si rares , et que les hommes qui les cultivent nele font qu'à la dérobée. Moutref de Séville, conti1. Cf. Abd-el-Wabid-el-Marrekoschi (édit. Dozy), p. 124. 2. Léo Afr. apud Fabr. Bibl. gr., t. XIII, p. 279. 3. lbid. % p. 280-281. h. Ibn-Abi-Oeeibia, dans la vie dlbn-Badja (ms. Bibl. nat, f. 195). — 25 — nue-t-il , est à présent occupé de ces études , non sans y être fort contrarié par ses concitoyens. Jamais il n'ose paraître en public, ni montrer à qui que ce soit les livres qu'il a écrits sur cette science ï. » La vie d'Abu-Bekr Ibn-Zohr par Ibn-Àbi-Oceibia est pleine de traits semblables. « On sait , dit-il 2 , comment Aîmansour conçut l'idée de détruire dans ses Etats les ouvrages qui traitent de la logique et de la philosophie, ordonnant que tous les livres de ce genre qu'on pourrait trouver fussent brûlés publiquement ; et comment il travailla à abolir l'étude de ces sciences , en persécutant les hommes qui s'y appliquaient , et en fai- sant punir sévèrement ceux qui étaient convaincus d'avoir lu de tels ouvrages, ou de les garder dans leurs bibliothèques. Lorsqu'il eut d'abord cette pensée, il chargea Abu-Bekr Ibn-Zohr, le neveu , de l'exécution de ses ordres; car, quoiqu'il sût bien qu'Ibn-Zohr était lui-même fort dévoué à l'étude de la logique et de la philosophie , il feignit de n'en être point instruit , ne voulant pas le persécuter à ce sujet. Abu-Bekr exécuta fidèlement la tâche qui lui était confiée. Il fit des re- cherches dans toutes les boutiques de libraires de Séville, ayant soin qu'il n'y restât pas un seul ouvrage traitant des sujets ci-dessus mentionnés, à la grande douleur des amis de ces sciences. Or il se trouva, à Séville, un homme d'un rang élevé, qui haïssait Ibn-Zohr, dont il enviait la faveur. Cet homme l'accusa de se livrer, malgré les injonctions du calife , à l'étude des ouvrages prohibés. Une dénonciation , signée de plusieurs témoins, fut envoyée à Aîmansour. Le calife ayant lu cet écrit, ordonna qu'on en saisît immédiatement l'au1. Gayangos, t. I er , p. 198, 199. 2. Ms. Bibl. nat., f. 199 v°. —Gayangos, t. I er , append., p. x et xi. — 26 — teur et qu'on le mît en prison. Tous les témoins qui l'a- vaient signé , fort alarmés pour eux-mêmes , prirent la fuite. On dit qu'à cette occasion Almansour s'écria : « Par Allah ! lors même que tous mes sujets signeraient« cette déclaration et porteraient témoignage qu'Abua Bekr Ibn-Zohr a fait ce dont il est accusé dans ce« papier, je dirais encore que ce n'est point vrai , tant« je connais la droiture de son cœur et la rigidité de« ses principes religieux. » « J'ai recueilli , continue Ibn-Abi-Oceibia, l'anecdotesuivante de Abul-Abbas Ahmed Ibn-Mohammed IbnAhmed, de Séville : « Ibn-Zohr avait deux élèves auxquelsk il enseignait la médecine. Un jour, comme ils arri-« vaient à l'heure accoutumée pour lire devant lui des« ouvrages de cette science, il remarqua dans les mains« de l'un d'eux un petit livre traitant de la logique. Ibn-« Zohr jeta le volume dans un coin de l'appartement, et« courut sur les délinquants avec l'intention de les battre.« Les étudiants s'enfuirent, et restèrent quelques jours« sans venir chez lui. Mais enfin ils prirent courage, et« se présentèrent devant leur maître, s'excusant d'avoir« porté dans sa maison un livre défendu, dont ils igno-(( raient, disaient-ils, le contenu. Ibn-Zohr feignit d'ad-(( mettre leur excuse, et continua de faire avec eux des« lectures sur la médecine; mais avec la différence qu'ace près avoir consacré un certain temps à cette étude,« Ibn-Zohr leur faisait répéter quelque partie du Coran,« leur enjoignant, quand ils seraient chez eux, de lire « des commentaires sur ce divin ouvrage, aussi bien que« des histoires traditionnelles concernant le Prophète et« d'autres livres sur des sujets théologiques , mais parce dessus tout d'être fort exacts dans l'accomplissement« de leurs devoirs religieux. Les jeunes gens suivirent — 27 — « les recommandations de leur maître, et lorsque, peu « de temps après , Ibn-Zohr trouva que leurs esprits « étaient bien disposés, il apporta une copie du livre de « logique qu'il avait d'abord vu dans leurs mains, en leur « disant : Maintenant que vous êtes bien prépare's à la (( lecture de cet ouvrage, rien ne m'empêche de le lire « avec vous ; et il commença immédiatement à le leur « expliquer. » J'ai mentionné ce fait afin de montrer la droiture de cœur et la piété d'Ibn-Zohr. » Ce qu'il importe de remarquer, et ce qui peut paraître surprenant au premier coup d'œil, c'est que ces persécutions étaient fort agréables au peuple, et que les princes les plus lettrés se les laissaient arracher, malgré leurs goûts personnels, comme un moyen de popularité. Cette antipathie de la foule pour la philosophie naturelle est un des traits les plus caractéristiques de l'Espagne musulmane. «Les Andalous, dit Makkari 1 , laissèrent de lumineuses traces dans toutes les parties des sciences, à l'exception cependant de la philosophie naturelle et de l'astronomie. Ces deux sciences, quoique cultivées en secret par les plus hautes classes, ne furent jamais enseignées en public à cause des préventions de la multitude. Car si un homme de la plus basse classe entendait un autre dire : « Un tel fait des leçons sur la philosophie « naturelle, ou travaille à l'astronomie, » il l'appelait immédiatement zendik (impie, mécréant), et cette qualification injurieuse restait attachée au nom de l'homme savant pendant toute sa vie. Quelquefois même son exis- tence pouvait dépendre de sa circonspection; car les hommes des basses classes, une fois mal disposés et pré- venus contre lui, l'auraient, sur la moindre provocation, 1. Gayangos, t. I ev ,p. 141. — 28 — frappé dans les rues, ou auraient brûlé sa maison avantque les chefs de l'Etat en eussent même eu connaissance.Peut-être le calife lui-même, afin de se concilier lebon vouloir et l'affection de ses sujets, aurait-il ordonnéque le pauvre homme fût mis à mort, et que de scrupuleuses recherches fussent faites dans ses Etats , pourque toutes les œuvres philosophiques périssent dans lesflammes. On assure que ce moyen est l'un de ceux qu'employa Almansour 1 , pour gagner de la popularité parmiles basses classes, durant les premières années de sonusurpation , quoiqu'il fût lui-même un adepte de cessciences et qu'il y travaillât secrètement. » §IV. On comprend maintenant pourquoi cet Averroès, quipendant quatre siècles a eu chez les juifs et chez leschrétiens une si longue série de disciples , et dontlenom a figuré tant de fois dans la grande bataille del'esprit humain, n'a point fait école chez ses compatriotes 2 , et comment le plus célèbre des Arabes aux yeuxdes Latins est tout à fait ignoré de ses coreligionnaires.En général, les emprunts que le moyen âge fit aux musulmans ne peuvent donner aucune idée de l'importancerelative des parties de la littérature arabe. Les philosophes qui presque seuls ont été connus des Latins, neforment qu'une famille imperceptible dans l'ensemble decette littérature. Avempace, Abubacer, Averroès n'ontaucun renom dans l'islamisme. De tout ce grand déve1 . Ce n'est pas Iacoub Almansour , contemporain d'Ibn-Rosclid,mais le vizir Almansour (mort en 1009), qui usurpa le pouvoir sur His-cham II. Voy. supra, p. 4-5. 2. Abd-el-Wahid (p. 174) et El-Ansâri (ms. f. 8) parlent cependantd'un disciple d'Ibn-Rosclid, nommé Bondoud ou Ibn-Bondoud. — 29 — loppement, il n'est resté qu'une réminiscence vague du nom d'Ibn-Sina (Avicenne). Les grands recueils de bi- bliographie, le Kitâb-el-Fihrist, le dictionnaire de HadjiKhalfa , mentionnent très-peu d'ouvrages de philosophes proprement dits. Le nom même d'Ibn-Roschd n'est prononcé dans Hadji-Rhalfa qu'incidemment, à propos de l'ouvrage de Gazali qu'il a réfuté 9 et du poëme d'Ibn-Sina qu'il a commenté 1 . Ibn-Khallekan n'en dit pas un mot dans sa vie des grands hommes de l'islamisme ; Djemal-eddin al-Rifti , qui le suivit d'une génération (1172-1248), ne le nomme pas dans son Histoire des philosophes . Maimonide, il est vrai, lut ses ouvrages en Egypte, en 1190. Mais Abdallatif, qui visitait ce pays vers 1197, et qui nous raconte toutes les disputes qu'il eut avec les docteurs égyptiens sur les philosophes en vogue à cette époque, n'en eut aucune connaissance 2 . Jafeï et les chroniqueurs, en mentionnant sa mort sous l'année 595, se contentent de dire vaguement qu'il composa beaucoup d'ouvrages ; mais on voit que le nom même du grand commentaire n'est pas arrivé jusqu'à eux. Ce n'est pas que les contemporains d'Ibn-Roschd n'aient vanté sa science et ses éminentes facultés. IbnSaïd l'appelle le prince de la philosophie naturelle de son temps d . Ibn-Abi-Oceibia, dans la Vie d'Ibn-Bâdja, le place au premier rang des disciples de ce grand maître 4 . Le kadhi Abu-Merwan-al-Badji, cité par ce biographe, lui accorde ce un jugement excellent, une grande 1. Cf. Hadji-Khalfa, Lex. bibliogr. (édit. Fluegel), aux mots Tehafo et Ardjuza. 2. De Sacy, Relation de l'Egypte, par Abdallatif, p. 466. 3. Gayangos, t. I er , p. 198. 4. Ms. ar.,Bibl. nat., f. 196. — Gayangos, t. I er , append., p. xv. — 30 — lucidité d'esprit, de puissantes facultés. » Plusieurs té-moignages cités par EUAnsâri le représentent commeundes hommes dont la réputation avait atteint les confinsde l'islamisme 1 . L'historien Jafeï 2 vante sa pénétration,son application constante à l'étude et l'universalitéde son savoir en jurisprudence , théologie , médecine, philosophie , logique , métaphysique et mathématiques. Enfin dans une intéressante discussion sur laprééminence de l'Andalousie et de l'Afrique , citéepar Makkari , Ibn-Roschd figure en un rang honorableparmi les grands hommes que le défenseur de l'Andalousie allègue pour soutenir la supériorité de cepays 3 . Léon l'Africain raconte que le célèbre Fakhr-eddînIbn-al-Rhatib Razi ayant entendu parler au Caire delaréputation d'Ibn-Roschd, nolisa un navire à Alexandriepour aller le voir en Espagne; mais qu'ayant appris lesdisgrâces que son hétérodoxie lui avait attirées, il re-nonça à ce voyage. Lui-même, en effet, avait éprouvéde semblables désagréments à Bagdad pour ses opinionsphilosophiques. Mais la biographie d'Ibn-al-Khatib, dans Léon , est remplie de si grossières contradictions, que ce récit ne mérite aucune créance. Quelques lignesplus bas, Léon le fait mourir cent soixante-quatorze ansaprès Averroès! Quoi qu'il en soit, Fakhr-eddîn paraîtavoir été un disciple de cette libre philosophie qui futplus tard caractérisée chez les Latins du nom <Vaver~roïsme. Il commenta Aristote et Avicenne; après samort , on trouva chez lui des vers où il chantait l'éter1. Ms. suppl. ar., n° 682, f. 8 r° et v°. 2. A l'année 595. Ms. Bibl. nat., anc. fonds, n° 644, f. 141 ; suppl.ar., n° 723. ' 3. Gayangos, t. I er , p. 37. — 31 — nité du monde et l'anéantissement de l'individu. Le peuple, l'ayant appris, déterra ses cendres et les profana 1 . Il ne faut donc pas chercher à' averroïsme proprement dit chez les musulmans 2 , d'une part, parce qu'IbnRoschd n'avait pas à leurs yeux la même originalité qu'aux yeux des scolastiques , qui le voyaient isolé de ses antécédents; de l'autre, parce que les études philosophiques tombent après lui dans un complet discrédit. La vraie postérité dlbn-Roschd et la continuation immédiate de la philosophie arabe se retrouvera chez les juifs, dans l'école de Moïse Maimonide. Or, cette doctrine de Maimonide est jugée fort sévèrement par les musulmans. L'orthodoxe Makrizi dit que Moïse Maimonide fit de ses coreligionnaires de vrais athées, des moattil , et qu'il n'y a pas de secte qui s'écarte davantage des religions divines établies par le ministère des prophètes 3 . Moattil est le participe du verbe attala^ qui signifie dépouiller une femme de son collier , faire le vide. Le moattil est celui qui enlève à Dieu ses attributs, qui fait le vide en Dieu , le déclare inaccessible à l'intelligence et étranger au gouvernement de l'univers 4 . C'est la nuance par laquelle le péripatétisme confine au panthéisme; et c'est, en effet, la doctrine à laquelle s'est attaché plus tard le nom d'Averroès. 1. Léo Air. apud Fabr. Bîbl, gr.^ t. XIII, p. 289 et suiv. 2. Paul Jove prétend que Bajazetll était attaché aux opinions d'Averroès : Peripatetici Averroïs opinionibus oblectabatur [Elogla virorum bellica virt. illustr., 1. IV, p. 344). Il aura cru sans doute a priori que le philosophe arabe jouissait chez ses coreligionnaires d'une réputation égale à celle qu'il avait en Italie. 3. De Sacy, Chrestomathie arabe, t. I er , p. 299-300, 4. /£/</., p. 32b, et t. II, p. 96. — 32 — §V. Le nombre des fables accumulées sur les personnageshistoriques est presque toujours en raison de leur célébrité. Tout homme dont le nom devient, à tort ou àbon droit, l'étiquette d'un système, cesse de s'appartenir, et sa biographie indique bien plus les fortunesdiverses du système avec lequel on l'a identifié que sapropre individualité. Averroès a payé la dette de sa re-nommée ; peu de biographies se sont grossies d autant defables que la sienne. Ces fables peuvent se ranger en troisclasses. Les unes proviennent des biographes arabes; lesautres sont d'origine chrétienne , et ont été inventéespour soutenir le rôle d'incrédulité que le moyen âge fit jouer à Averroès; quelques récits enfin paraissent devoirêtre attribués à la grande célébrité dont Averroès jouitdans le nord de l'Italie à la renaissance, et à ce génieinventif qui a rendu toutes les écoles si fécondes enanecdotes sur les maîtres reçus. La plupart des traits rapportés par Ibn-Abi-Oceibia,El-Ansâri et Léon l'Africain ont pour but de relever lesvertus d'Ibn-Roschd : sa patience, sa facilité à pardonnerles injures, sa générosité, surtout envers les gens de let- tres. Rien dans ces contes inoffensifs ne ressemble à lalégende du moyen âge chrétien. Il y a loin de ce respectable kadhi de Cordoue au précurseur de l'antechrist,frappant d'un même mépris les trois religions connues,blasphémant l'eucharistie, et s' écriant : Que mon âmemeure de la mort des philosophes ! Nous aurons àfaire la critique de ces derniers récits et à en démêlerl'origine, quand nous examinerons le rôle d'Averroèscomme représentant de l'incrédulité religieuse au moyenâge. — 33 — De toutes les fables produites par la réputation philosophique et médicale d'Averroès, la plus absurde, sans doute , est celle qui a pris naissance de son affectation à contredire Avicenne. Déjà cette tendance avait été re- marquée par Roger Bacon 1 . Benvenuto d'Imola a consacré la même tradition2 , et prétend que ce fut pour contredire Avicenne , qui soutenait qu'on doit respecter la religion où l'on est né , qu'Averroès imagina sa doctrine du mépris des religions établies. Symphorien Champier assure 3 , et on a souvent répété après lui, qu'Averroès s'abstient de citer son rival. Rien n'est plus faux assurément. Ibn-Sina est souvent contredit dans le grand commentaire", et surtout dans la Destruction de la destruction. Mais en médecine, Averroès est si loin de lui être systématiquement hostile, qu'un de ses principaux ouvrages médicaux est un commentaire sur le poëme didactique d'Ibn-Sina, auquel il accorde les plus pompeux éloges. L'imagination toutefois ne s'arrêta pas en si beau chemin : on raconta qu' Avicenne étant venu à Cordoue du temps d*Averroès (anachronisme d'un siècle et demi), ce dernier, pour satisfaire sa haine, lui avait fait souffrir les plus affreux supplices, et l'avait fait expirer sur la roue 4 . Evidemment nous avons ici le reflet des haines féroces des savants de la renaissance. Cette époque ne pouvait concevoir deux chefs d'école sans les supposer ennemis, On contait mille traits de la haine d'Aristote et Platon, de Barthole et Baldus; on crut volontiers qu'Averroès traita son rival comme soi-même on l'aurait traité, i. Opus Majus, p. 13 (édit. Jebb). 2. Ad Inf., cant; IV, v. 143 (ms. Bibl. nat., n° 4146, suppl. fr,, f. 25). 3. De clarîs medicis, apud Gesneri Bibl., f. 100. — Bayle, note A. 4. Vossius, De Philos, sectis, cap. xiv, p. H4, — Brucker, t. III, p. 108. 3 — 34 — Il fut généralement admis , parmi les médecins de la renaissance , qu'Averroès ne s'occupa point de pratiquemédicale 1 , bien qu'on reconnût qu'il eût été médecin duroi Memarolin, et qu'on lui attribuât une découverteimportante , à savoir que la saignée peut être pratiquéesans danger sur les enfants 2 . Freind a montré que cetteopinion venait d'une méprise sur un passage où Aver»roès attribue cette expérience à Avenzoar 3 . C'est également d'un contre-sens sur un passage du Colliget, quevint l'opinion bizarre et souvent répétée, qu'Averroèsavait coutume de ne prescrire aucun remède à ses malades \ Mais la plus ridicule, assurément, de toutes les méprises dont Averroès a été l'objet, est celle 'qu'on lit dans le Patiniana : « Averroès fut tué d'une roue decharrette, qui l'écrasa par malheur dans la rue 5

 » etdans du Yerdier de Vauprivas , cité par Bayle 
« Averroès fut rompu par une roue qu'on lui mit sur l'esto-mac. » Cette fable vient sans doute d'une confusion avecune autre fable, celle des tourments qu'il fit souffrir àAvicenne.

S VI. Il faut donc renoncer à rien savoir sur le caractèreindividuel d'Ibn-Roschd. Tout ce qu'on en dit appari. Cf. Brucker, t. III, p. 99. 2. Etienne Pasquier (Lettres , t. II , 1. XIX, p. 548) : « Combien desiècles avons-nous exercé la médecine, estimants qu'il ne falloit saigner un enfant jusques à ce qu'il eust atteint l'aage de quatorze ans, et que la saignée leur estoit auparavant ce temps non un remède, ains la mort ! Hérésie en laquelle nous serions encore aujourd'huy sans AverroèsArabe, qui premier se basarda d'en faire l'espreuve sur un sien fils, aagéde six à sept ans, qu'il guérit d'une pleurésie. » 3. Hist. medêc., pars II", p. 256. 4. Bayle, note D. — Brucker, t. Hî, p. 108. 5. P. 97 (eclit. 1701). — 35 — tient à la légende, et témoigne beaucoup moins ce qu'il fut que l'opinion qu'on s'était formée de lui. Ni par ses études , ni par son caractère, Ibn-Roschd ne sort du type commun du savant musulman. Il sait ce que les autres savent : la médecine, c'est-à-dire Galien ; la philosophie, c'est-à-dire Aristote ; l'astronomie , c'est-à-dire l'Almageste. Comme tout bon musulman, il y joint la jurisprudence (droit canon), et comme tout Arabe distingué, la poésie. La poésie n'était plus à cette époque, chez les Arabes, qu'une ingénieuse combinaison de syllabes : on ne doit donc pas être surpris de k voir cultivée par des esprits aussi peu poétiques qu'Ibn-Sina et Ibn-Roschd. Léon l'Africain nous apprend qu'Ibn-Roschd avait composé plusieurs pièces de poésie morales et galantes, qu'il brûla dans sa vieillesse 1 . Léon nous en a conservé un fragment qui pourrait en effet faire supposer qu'à quelques égards la sagesse ne fut , chez Ibn-Roschd , que le fruit des années. La paraphrase de la Poétique d'Aristote atteste chez son auteur une grande connaissance de la littérature arabe, surtout de la poésie anté-islamique , la vraie et grande poésie arabe. Les citations d'Antara , d'Imroulkaïs, d'Ascha, d'Abou-Témam , de Nabega, de Motenabbi , du Kitâb-el-Agdni (recueil des anciennes chansons arabes) 2 , s'y retrouvent à chaque page. Cette paraphrase accuse , d'un autre coté , l'ignorance la plus complète de la littérature grecque, et on devait s'y at- tendre. Les Arabes n'ont connu de la Grèce que les philosophes et les auteurs scientifiques. Pas un seul des écri- \. Apucl Fabricium, Bibl. gr., t. XIII, p. 287. 2. Ainsi à la page 54 (édit. 1481), il cite les vers que le poète Asclia chante à la foire d'Ocadh, en l'honneur de son hôte Mohallak (voy. Caussin de Perceval, Essai sur l'hist, des Arabes avant [islam., t. II, p. 400), — 36 — vains vraiment caractéristiques du génie grec n'est venujusqu'à eux, et l'on peut affirmer d'ailleurs qu'ils eussentété bien incapables de les apprécier. La logique, l'astro- nomie, les mathématiques, et jusqu'à un certain point la médecine, sont de tous les pays, UOrganon d'Àristotea été accepté par les races les plus diverses commele code de l'entendement. Au contraire, Homère, Pindare,Sophocle , Platon même , sembleraient fort insipidesaux peuples de race sémitique , à peu près commelaBible paraît aux Chinois un livre d'une souveraine immoralité. Quoi qu'il en soit, les bévues d'Ibn-Roschd, en fait de littérature grecque, sont vraiment de nature àfaire sourire. S'imaginant, par exemple, que la tragédie n'est autre chose que l'art de louer, et la comédiel'art de blâmer 1 , il prétend trouver des tragédies et descomédies dans les panégyriques et les satires des Arabes,et même dans le Coran 2 ! L'extrême légèreté avec laquelle les critiques et les historiens ont parlé de la philosophie arabe, peut seuleexpliquer une erreur grossière qui, depuis d'Herbelot, aété souvent répétée. « Averroès, dit d'Herbelot 3 , est le premier qui ait traduit Aristote de grec en arabe, avantque les juifs en eussent fait leur version; et nous n'avonseu longtemps d'autre texte d'Aristote que celui de la ver-sion latine qui fut faite sur la version arabique de ce1. Cette singulière théorie se trouve reproduite littéralement d'après Averroès , dans le prologue du commentaire de Benvenuto d'Imola sur la Divine Comédie. 2. L'élégie n'est pas moins curieusement définie : « Species vero « poetrise quœ elegia nominalur non est nisi incitatio ad actus cohituales, « quos amoris nomine obtegunt et décorant. Ideoque oportet ut a talibus « carminibus abstrabantur filii, instruantur et exerccantur in carminibus« quœ ad actus fortitudinis et largitatis incitent. » 3. BibL Orient., au mot Rosclul. — 37 — grand philosophe, qui y a ajouté ensuite de fort amples commentaires, dont saint Thomas et les autres scolasti- ques se sont servis \ avant que les originaux grecs d'Aristote et de ses commentateurs nous eussent été connus. » D'Herbelot pouvait ne pas connaître l'histoire des versions latines d'Aristote, qui n'a été soigneusement étudiée que depuis quelques années; mais en qualité d'orientaliste, il n'aurait pas dû ignorer : 1° qu'Aristote avait été traduit en arabe trois siècles avant Averroès ; 2° que les traductions d'auteurs grecs en arabe ont été faites du syriaque et non du grec ; 3° que peut-être aucun sa- vant musulman, et que certainement aucun Arabe d'Espagne, n'a su le grec. Quoi qu'il en soit, cette opinion erronée paraît avoir régné dès les premiers temps de la renaissance. Augustin Niphus 1 , Patrizzi 2 , Marc Oddo, dans la préface de l'édition des Juntes , de 1552 3 , JeanBaptiste Bruyerin 4 , Sigonio s , Tomasini 6 , Gassendi 7 , Longuerue 8 , Moréri 9 , et en général tout le xvie et le xvne siècle, ont considéré Averroès comme ayant introduit Aristote chez les Latins. D'Herbelot , reproduisant cette méprise , et y ajoutant un nouveau degré de précision , a été copié par Casiri 10 , Buhle 11 , Harles 12 , de Rossi 13 , 1. In lïbrum de Subst. Orbis (Venise, 1508), f. 2. — In Phys. Auscultationes Aristotelis (Venise, 1549) prœf. 2. Discuss. Peripat., 1. XII, p. 106 (Venise, 1571). 3. T. I, f. 7. 4. Préf. du Colliget, p. 81 (édit. 1553). 5. Opp., t. II, p. 706 (Milan, 1732). 6. Gymn. Patav., p. 4 (Utini, 1654). 7. Exercit. parad. adv. Jristot. (Opp., t. III, p. 1192). 8. Longueruana, p. 68-69. 9. Dict., art. Averroès. 10. Bïbl. arab. hisp., t. I er , p. 185. 11. Jristot. Opp. Prolegg., édit. Bipont., p. 323, 346. 12. Ap. Fabr., Bibl. gr., t. III, p. 306, note. 13. Dizionario degii autori arabi, p. 157. — 38 — Middeldorpf1 , Tennemann 2 , de Gérando 3 , Amable Jourdain 4 , etc., etc. La même faute a été commise dans lecatalogue des manuscrits hébreux de la Bibliothèque nationale s

elle est stéréotypée pour longtemps dans tousles Coiwersations-Lexicon. Telle est , en histoire litté-raire, la ténacité de l'erreur. Ibn-Roschd n'a donc lu Aristote que dans les ancien-nes versions faites du syriaque par Honein Ibn-Ishak,Ishak ben-Honein, Iahja ben-Adi, Abu-Baschar Mata, etc.Il sait mettre à profit tous les moyens exégétiques qu'ilpossède; il compare les différentes versions arabes6

, il discute la valeur des leçons, il fait même parfois desobservations critiques qui sembleraient supposer la connaissance de la langue grecque 7 . Mais ses bévues suffi-raient pour prouver que le texte est toujours restéfermé pour lui. Un de ses ennemis les plus acharnés,Louis Vives 8 , les a curieusement relevées. Il confondProtagoras avec Pythagore , Cratyle avec Démocrite; Heraclite devient une secte philosophique, celle desHerculéens ! Le premier philosophe de la secte des^Herculéens a été Socrate , comme Anaxagore est le chefde l'école italique 9 ! 1. De Instit. litt. in Hisp., p. 67-68. 2. Dans l'Encycl. d'Ersch etGruber, art. Averroès. 3. Hist. comp.des syst. dephil., t. IV, p. 247 (édit. 1822). 4. Biographie unie, art. Averroès, — La même faute s'est glissée parinadvertance dans le Dict. des se. philos, (t. III, p. 614-615). Quelquespages plus haut, elle avait été savamment relevée par M. Munck [Ibid. , p. 460.) 5. Catal. Codd. mss. Bill. Begiœ, t. I er , p. 19, 30. 6. Metaph., XII, p. 323. — De anima, III, f. 175. 7. In Prœdicam., f. 23. — De anima, 1. I, f. 114 v°; 1. II, f. 127,130, 159 ; 1. III, f. 160 v°, 195. — Phys., 1. I, f. 17 ; 1. II, f. 34; 1. IV,f. 61. —Expos, média in I'hys., f. 200, 203.— Destr. Deslr., fol. 217 v°. 8. De causis corrupt. art., 1. V. Opp., t. I or , p. 141 (Bâle, 1555). 9. Metaph., I, f. 22. Une méprise toute semblable a été commise par — 39 — Ces erreurs accuseraient, en effet, la plus grossière ignorance, si l'on ne songeait qu'elles sont pour la plupart le fait des traductions qu'Ibn-Rosehd avait entre les mains, et que les Arabes d'ailleurs ont manqué des notions les plus élémentaires sur l'ensemble et l'histoire de la littérature grecque. Quant à la barbarie du langage d'Averroès , peut-on s'en étonner quand on songe que les éditions imprimées de ses œuvres n'offrent quune traduction latine d'une traduction hébraïque d'un commentaire fait sur une traduction arabe d'une traduction syriaque d'un texte grec; quand on songe surtout au génie si différent des langues sémitiques et de la langue grecque , et à l'ex- trême subtilité du texte qu'il s'agissait d'éclaircir? Comment la pensée originale ne se serait-elle pas évaporée dans ces transfusions répétées? Si tous les secours de la philologie moderne ? si toute la pénétration de nos meilleurs esprits ne suffisent pas pour lever les voiles qui enveloppent pour nous la pensée d'Aristote , comment Ibn-Roschd, qui n'avait entre les mains que des versions souvent inintelligibles , aurait-il été plus heureux ? L'on est presque tenté de lui savoir gré de n'avoir pas fait plus de contre-sens , et de dire avec Isaac Yossius : Si grœce nescius, féliciter adeo mentem Aristotelis perspexit , quid non facturas \ si linguam scisset grœcam 1 ? Après Aristote , les commentateurs grecs , Alexandre d'Aphrodisias, Themistius ? Nicolas de Damas sont ceux l'auteur de la traduction arabe du dialogue de Cébès. Cébès, transporté d'admiration, s'écrie par moments : co c Hpcr/.Xsiç! Le traducteur a cru que c'était le nom de l'interlocuteur, et a ajouté à la fin de l'ouyrage : Explicit expositio Herculis Socraticiad Cebetem Platonicum, etc. 1. De philos, sectis, c. xvm, p. 90. _ 40 — dont les noms reviennent le plus souvent sous la plumed'Ibn-Roschd 1 . Parmi les Arabes, Ibn-Sina et Ibn-Bâdjasont les plus fréquemment cités. Les opinions d'Ibn-Sinaet d'Alexandre ne sont d'ordinaire alléguées que pourêtre combattues, et quelquefois avec une évidente partialité 2 . Ibn-Badja, au contraire, est toujours^traité avecun profond respect, et si Ibn°Roschd se permet parfois dene pas partager son opinion , ce n'est qu'en protestantde son admiration pour le père de la philosophie arabeespagnole 3 . En général , la polémique occupe une trèsgrande place dans les écrits d'Ibn-Roschd, et y introduitun ton de vivacité qui intéresse. Quelquefois l'enthousiasme de la science et l'amour de la philosophie F élèventjusqu'à un accent de moralité fort éloquent 4 . Ses commentaires sont prolixes, mais sans sécheresse; la personnalité de l'auteur y paraît sans cesse dans les digressions etles réflexions dont il entremêle son texte. Je ne crois paspourtant qu'il y ait rien à en tirer pour l'interprétationd'Aristote. Autant vaudrait, pour mieux comprendre Racine, le lire dans une traduction turque ou chinoise, ou,pour sentir les beautés de la littérature hébraïque , s'a-dresser à Nicolas de Lyre, ou à Cornélius a Lapide. S vu. L'admiration superstitieuse d'Averroès pour Aristote1 . C'est sans doute par une erreur du copiste ou du traducteur que le nom de Cicéron se lit dans le commentaire sur le VIIIe livre de la Physique (p. 177, édit. 4552), et celui de Sénèque dans la traduction de la Poétique par Hermann l'Allemand. 2. Phys., VIII, f. 173. — Mcteor., 1. HT, f. 55 v°. — De gêner et corr. , 1. I, f. 286 v°. — De anima, 1. III, f. 169, 176 et suiv. 3. Phys. 1. IV, f. 74 v»; VI, f. 122, 138. — De anima, III, f. 176 v° A. Voy. surtout les Prologues du commentaire sur la Physique et dela Destruction de la Destruction. — 44 _ a été souvent remarquée. Pétrarque s'en est égayé 1 ; Gassendi l'a rapprochée du culte de Lucrèce pour Epicure 2

Malebranche s'en est fait une arme dans sa lutte contre l'aristotélisme 3

. « L'auteur de ce livre, dit IbnRoschd, dans la Préface de la Physique, est Aristote, fils de Nicomaque , le plus sage des Grecs ? qui a fondé et achevé la logique, la physique et la métaphysique. Je dis qu'il les a fondées, parce que tous les ouvrages qui ont été écrits avant lui sur ces sciences ne valent pas la peine qu'on en parle, et ont été éclipsés par ses propres écrits. Je dis qu'il les a achevées, parce qu'aucun de ceux qui Font suivi jusqu'à notre temps, c'est-à-dire pendant près de quinze cents ans, n'a pu rien ajouter à ses écrits, ni y trouver une erreur de quelque importance. Or, que tout cela se trouve réuni dans un seul homme , c'est chose étrange et miraculeuse, et l'être ainsi privilégié mérite d'être appelé divin plutôt qu'humain, et voilà pourquoi les anciens l'appelaient divin \ » — ce Nous adressons des louanges sans fin, dit-il ailleurs 3 , à celui qui a distingué cet homme (Aristote) par la perfection, et qui l'a placé seul au plus haut degré de la supériorité humaine, auquel aucun homme dans aucun siècle ait pu parvenir; c'est à lui que Dieu a fait allusion, en disant (dans le Coran) : Cette supériorité', Dieu l'accorde à qui il veut. » —• « La doctrine d'Aristote, dit-il encore 6 , est la souveraine vérité; car son intelligence a été la 1. De sui ipsius etmult. ignor. Opp., t. II, p. 1052. 2. Opp., t. I er , p. 396 [Liber Prooemialis un'iv. philos.), et t. III, p. 1192 [Exercit. parad. adv. Arist.). 3. Recherche de la Vérité, 1. II, part. II, chap. vil 4. M. Ritter a observé avec raison que ce passage est fort différent dans les deux versions latines du commentaire de la Physique. 5. De gêner, animal., 1. I. 6. Destr. Destr.. 1. I, dissert. in. — 42 — limite de l'intelligence humaine, de sorte qu'on peut direde lui à bon droit qu'il nous a été donné par la Providencepour nous apprendre ce qu'il est possible de savoir. » — «Aristote est le principe de toute philosophie; on nepeut différer que dans l'interprétation de ses paroles etdans les conséquences à en tirer 1 . » — « Cet hommeaété la règle de la nature et comme un modèle ou elle a cherché à exprimer le type de la dernière perfection 2 . »Tout cela équivaut à peu près aux paroles que lui prêteBalzac, « qu'avant qu Aristote fût né , îa nature n'étaitpas entièrement achevée; qu'elle a reçu en lui son dernier accomplissement et la perfection de son être ; qu'ellene saurait plus passer outre ; que c'est l'extrémité de sesforces et la borne de l'intelligence humaine 3 . » Au fond,ces expressions n'ont rien de plus fort que celles que l'ontrouve à chaque page dans les auteurs chrétiens , depuisle grand avènement d' Aristote, au xne siècle. Une opiniontrès-répandue attribuait à sa philosophie une source surnaturelle : un démon (bon? mauvais?) la lui avait révélée; l'antechrist seul en aura le secret 4 . Peut-être même ces éloges exagérés ne doivent pasêtre pris trop au sérieux. Ce qu'il y a de certain c'estqu'Ibn-Roschd distingue parfois entre son opinion etcelle du texte qu'il commente. Jamais, sans doute, il nese permet d'exprimer dans son commentaire une penséedifférente de celle de son maître ; mais, d'un autre côté,il prend soin de nous avertir qu'il n'accepte pas la res-{.Epist. deconn. intell, abstractï cumhomine, init. (t. X, édit. 1560). 2. De anima, 1. III, f. 169 (1530). Cf. Meteor., 1. III, f. 55 \° (Mit. 1560). Ce passage avait déjà été remarqué et cité par Roger Bacon (Opus MajuSy-p. 36), Gilles de Rome [Quocll., III, quœst. 13), Patrizzi, Discuss. Perip., t. I er , f. 98 et 106 (Venet., 1571). 3. Disc, à la suite du Sacrale chrétien, p. 228 (Paris, 1661). 4. Bayle, art. Aristote, — 43 — ponsabilité des doctrines qu'il expose. A la fin de son commentaire moyen sur la Physique l $ il déclare qu'il n'a eu d'autre intention que d'énoncer le sentiment des péripatéticiens, sans dire sa propre opinion, et que son Lut a été le même que celui de Gazali : faire connaître les systèmes des philosophes, pour qu'on paisse les juger en toute connaissance de cause, et les réfuter s'il y a lieu. A la fin de sa lettre sur l'union de l'intellect séparé avec l'homme 2 , il décline également la responsabilité des doctrines qui y sont contenues. Peut-être n'était-ce là qu'une précaution pour philosopher plus librement à l'ombre d'autrui. Il faut convenir au moins que ce tour est très-fréquent chez les Arabes. Ibn-Tofaïl3 fait remar- quer qu'Ibn-Sina renvoie sans cesse à sa Philosophie orientale pour trouver sa propre pensée , et qu'il dit souvent dans ses commentaires des choses qu'il ne croit pas. Gazali, dans son Makacîd-al-Falasifa , expose les systèmes des philosophes avec une assurance qui pourrait faire supposer qu'il énonce sa propre opinion , et pourtant il n'a d'autre but que de préparer la réfutation qu'il en veut faire. Peut-être bien des contradictions de la philosophie antique s'expliquent-elîes de même, par la facilité avec laquelle on consentait à emprunter pour un moment le langage et les allures d'une école , sans s'y engager d'une manière absolue. § VIII. Averroès est arrivé à la célébrité chez les Latins à un double titre : comme médecin et comme commentateur d'Aristote ; mais la gloire du commentateur a presque 4. Passage inédit, cité par M. Munck (1. c, p. 165). 2. Opp., t. X, f. 360 (édit. 1560). 3. Phil. autodidact, (édit. Pococke), p. 19. _ 44 — fait oublier celle du médecin. De quelque réputationqu'ait joui le Col/iget, il n'a jamais atteint l'autoritémagistrale du Canon d'Avicenne. Des nombreux commentaires d'Ibn-Roscbd sur Galien, aucun n'a ététraduit ni en hébreu ni en latin. En médecine du reste, comme en philosophie, Ibn-Roschd est disciple d'Aristote. Il a écrit un ouvrage ex professo pour le concilieravec Galien ; quand l'accord est impossible, Galien est toujours sacrifié. C'est d'après la doctrine du philosophequ'il envisage le cœur comme l'organe principal et la source de toutes les fonctions de la vie animale 1 . Sonsystème médical n'a du reste aucune originalité. Comme astronome et comme jurisconsulte, Ibn-Roschdne présente non plus aucune physionomie bien caractérisée. C'est par son Grand Commentaire qu'il estarrivé à constituer un des pôles de l'autorité philosophique : La nature interprétée par Àristote. —Jristote interprété par Averroès. Ibn-Roschd a composé sur Aristote trois sortes decommentaires : le grand commentaire , le commentairemoyen, les analyses ou paraphrases 2 . La forme du grand commentaire appartient en propreà Ibn-Roschd. Les philosophes qui l'avaient précédé,Avicenne et Alfarabi, n'avaient employé d'autre commentaire que la paraphrase , dans le genre de celled'Albert le Grand. On fondait le texte aristotélique dansune exposition suivie, où le texte et la glose restaientindistincts. La méthode d'Ibn-Roschd dans le Grand1. Cf. Sprengel, Hist. de la médec. , t. II, p. 381. — Freind, Sist, médie.f p. 255 et suiv. 2. Abd-el-Wahid el-Marrekoschi nous apprend que les analyses réunies Tonnaient un volume d'environ 150 pages, tandis que les grandscommentaires formaient en tout quatre volumes (p. 175, édit. Dozy). — 45 — Commentaire est toute différente. Il prend l'un après l'autre chaque paragraphe du philosophe qu'il cite in extenso, et l'explique membre par membre, en distinguant le texte par le mot kdla (il dit), équivalant aux guillemets. Les discussions théoriques sont introduites sous forme de digressions; chaque livre est divisé en sommes , subdivisées elles-mêmes en chapitres et en textes 1". Ibn-Roschd a évidemment emprunté aux commentateurs du Coran ce système d'exposition littérale, distinguant parfaitement ce qui appartient à l'auteur et ce qui appartient au glossateur \ Dans le commentaire moyen, le texte de chaque paragraphe est cité seulement par ses premiers mots , puis le reste est expliqué , sans distinction de ce qui est d'IbnRoschd ou de ce qui est d'Aristote. Dans la paraphrase ou analyse, Ibn-Roschd parle tou- jours en son propre nom. Il expose la doctrine du philosophe, ajoutant, retranchant, allant chercher dans les autres traités ce qui complète la pensée, introduisant un ordre et une méthode à sa fantaisie ; ce sont en un mot des traités sous le même titre que ceux d'Aristote. C'est surtout par les titres qu'Aristote a régné sur l'esprit humain : les étiquettes de ses livres sont restées, pendant près de deux mille ans, les divisions de la science elle-même. Il est certain qu'Ibn-Roschd ne composa ses grands commentaires qu'après les autres 3 . A la fin de son grand i . Ces divisions furent adoptées universellement dans les écoles péri* patéticiennes de l'Italie. Cf. Patrizzi, Discuss. Pe/ ijj., t. I er , f. 98. 2. Les commentaires de cette forme, les vrais commentaires, s'appellent scharh en arabe. Les commentaires moyens s'appellent telkhis. Les paraphrases ou abrégés sont désignées du nom de djewàmi, correspon- dant à summœ ou auvo^iç. 3. C'était une opinion généralement répandue à la renaissance qu'il composa ses paraphrases dans la jeunesse, ses commentaires moyens — 46 — commentaire sur la physique, achevé en 1 1 86, on lit clans les traductions hébraïques : « J'en ai fait un autreplus court dans ma jeunesse. » 1 Souvent dans ses commentaires moyens, il promet d'en écrire de plus développés. Enfin plusieurs des ouvrages d'Ibn-Roschdportent leur date dans la traduction hébraïque, et offrentainsi les moyens de déterminer jusqu'à un certain pointla série de ses travaux 2 . 1 1 69 : Paraphrase sur les livres des Parties et de laGénération des animaux. (Séville.) 1 1 70 : Commentaire moyen sur la Physique et surles Analytiques Postérieurs. (Séville.) 1171 : Commentaire sur le De Cœlo et Mundo.(Séville.) 1 1 74 : Paraphrase sur la Rhétorique, la Poétique etla Métaphysique. (Cordoue.) 1 1 76 : Commentaire moyen sur l'Éthique à Nicomaque. 1178 : De Substantiel Orbis. (Maroc.) 1179 : De la Démonstration des dogmes religieux.(Séville.) 1 1 93 : Commentaire sur le De febribus de Galien. 1195 : Questions sur la logique (écrites pendant sadisgrâce) . Nous possédons les trois espèces de commentaires surles Seconds Analytiques, la Physique, les traités du Ciel,de l'Ame, et la Métaphysique. Sur les autres livres d'Arisdans l'âge mûr et ses grands commentaires dans la vieillesse. Cf. Niphus,in Pliys. Auscult., procem., Venise, 1549, et la préface de l'édition desJuntes de 1552 (f. 2 v°). 1. Pasini, Cocld. jnss. regii Taurin. Alhenœi, pars I a , p. 52. 2. Bartolocci, Wolf, Pasini ont commis sur ces dates de très-graveserreurs, pur suite d'une conversion erronée des années de l'hégire enannées de l'ère vulgaire. — 47 — tote , nous n'avons que les commentaires moyens ou les paraphrases, ou les deux à la fois. Les seuls ouvrages d'Arisîote sur lesquels il ne reste de lui aucun commentaire sont les dix livres de YHistoire des Animaux et la Politique 1 . Le commentaire sur l'Histoire des Animaux a certainement existé. Ibn-Âbi-Oceibia ? Abd-el-Wahid et la liste arabe des ouvrages d'Ibn-Roschd qui se trouve dans le manuscrit 879 de l'Escurial, le mentionnent expressément 2 . Quant à la Politique , Ibn-Roschd nous apprend lui-même dans l'épilogue de son commentaire moyen sur l'Ethique , que la traduction arabe de cet ouvrage d'Aristote n'était pas encore connue en Espagne 3 . Au commencement de son commentaire sur la République de Platon , il dit expressément qu'il n'a entrepris l'explication de cet ouvrage que parce que les livres d'Aristote sur le même sujet n'étaient pas par- venus jusqu'à lui. On a pu croire , à l'inspection des éditions latines d'Averroès, qu'il ne connaissait pas les livres XI, XIII et XIV de la Métaphysique : on ne trouve en effet dans ces éditions aucun commentaire sur les trois livres précités 4 . Mais M. Munck a fait observer que ces trois livres sont longuement commentés dans la traduction hébraïque du commentaire moyen 5 . M. Ravaisson ? du \ . Nous n'avons rien sur les Grandes Morales et les Morales à Eudème. Les Arabes réunissent d'ordinaire les Grandes Morales aux Morales à jNicomaque, qu'ils composent ainsi de douze livres (Cf. Wenrich, op, cit., p. 136). 2. "Voy. ci- dessus, p. 17. 3. Opp., t. III, f. 317 v% 318 r° (édit. 1560). 4. Ravaisson, Métaph. d'Ainsi., t. I er , p. 81. — Jourdain, Recherches sur les trad. lat. d'Aristote, p. 178. Le XIe livre manque aussi dans Albert; le XIIIe et le XIVe dans saint Thomas. 5. Dict. des se. phd,, t. III, p. 162. ~ Cf. Pasini, Codd. mss. regii Taurin. Athenœi1 I, p. 14-13. — 48 — reste, avait remarqué qu'Xbn-Roschd a connu ces livrespar Alexandre d'Aphrodisios, et qu'il en a donné l'analyse d'après ce commentateur. Quelques autres commentaires ne nous sont connusque par des indications vagues ou inexactes. Ainsi la listede l'Escurial mentionne un grand commentaire sur lelivre apocryphe De Porno. Labbe, Wolf, deRossi 1 , parlent d'un commentaire sur le De Musica ; mais il estévident qu'ils ont été trompés par l'équivoque du motqui^ en hébreu, désigne la Poétique, et que le livre qu'ilsont en vue est la paraphrase de cet ouvrage, traduitepar Todros Todrosi. Enfin Bernard INavagero 2 , dans unelettre écrite aux Juntes, assure avoir vu à Constantinoplele grand commentaire sur les deux livres des Plantes.Ibn-Roschd n'ayant fait de grand commentaire que surles livres qu'il avait déjà paraphrasés et exposés auparavant, il est difficile de croire qu'il eût donné tant de soinsà ce livre sans qu'il en fût rien venu jusqu'à nous. C'estaussi par erreur que Fabricius attribue à Averroès desécrits physiognomiques 3 . Six. Outre ses commentaires, Ibn-Roschd a composé ungrand nombre d'opuscules, dont rémunération complèteoffre de très-graves difficultés. Les catalogues que nousen ont transmis les biographes arabes sont loin de coïncider entre eux et avec ce que nous avons entre les mains.Souvent un même titre désigne des traités différents *, plus souvent un même traité est donné sous des titres4. Labbe, Nova Bibl. ms. (Paris., 1652, in4°), p. 116, 306. —Wolf,Bihl. ïiebr., I, p. 20. — De Rossi, Coda, heèr., t. II, p. 9-10. 2. Édit. Jimt., 1552, i. I", f. 20 v° Proœm. 3. Bièl.gr,,%, III, p. 252. _ 49 — divers ; quelquefois enfin des traités sont formés par l'agglutination de plusieurs autres. Dans un manuscrit arabe de TEscurial (n° 879) % où se trouve une liste des ouvrages d'Ibn-Sina, d'Àlfarabi et d'Ibn-Roschd, figurent sous le nom de ce dernier soixante-dix-huit ouvrages de philosophie, de médecine, de jurisprudence et de théologie. Ibn-Abi-Oceibia, de son coté, en énumère au moins cinquante. En recueillant ces diverses indications, en les comparant aux écrits que nous possédons, et en retran- chant les doubles emplois, voici la liste qu'on serait amené à dresser. I. Traités philosophiques, 1 ° Destruction de la Destruction, en arabe Tehafot el-Tehafot2 , réfutation de l'ouvrage d'Âlgazali, intitulé: Destruction des philosophes. La traduction hébraïque de cet ouvrage paraît avoir souffert de graves interpolations. On peut même croire que dans plusieurs endroits la pensée d'Ibn-Roschd a été altérée. Les cinq dernières disputes manquent dans l'ancienne version faite de l'arabe. La doctrine qui y est exposée est d'ailleurs, sur plusieurs points, en contradiction flagrante avec celle d'Ibn-Roschd3 . 2° De Substantia Orbis, ou De compositione corporis cœlestis. La liste de l'Escurial et Ibn-Abi-Oceibia 1 . Je dois la copie de ce document, si important pour le sujet qui m'occupe, à MM. José de Alava et Tomàs Muîïoz, secrétaire de l'Académie historique de Madrid, qui ont mis à me rendre service dans cette circonstance un empressement dont je leur suis profondément reconnaissant. 2. Bayle, Antonio, Brucker, et presque tous les anciens critiques ont donné le titre hébreu Happalath Hahappala pour le titre arabe. Cf. Bayle, note G. — Antonio, t. II, p. 399. — Brucker, t. III, p. 103. —Wolf, Bibl. hebr., t. III, p. 46. — Que dire de d'Herbelot qui suppose Algazali postérieur à Ibn-Roschd! (art. Roschd.) 3. Le De œternitate mundi contra Algazelem, mentionné à la bibliothè- 4 — 50 — mentionnent plusieurs ouvrages distincts sous ce titre. En effet, ce traité est composé de dissertations écrites àdifférentes époques. C'est un des ouvrages les plus répandus en hébreu et en latin. Joint d'ordinaire au livre De causis, il a pris place avec ce traité dans le corps desécrits aristotéliques. 3° De animée beatitudine , auquel est toujours joint, ou comme seconde partie, ou comme traité distinct, l'ou-vrage suivant : 4° Epitre sur Vunion ( ittisâl ) de Vintellect séparéavec l'homme. 5° Traité de l'intellect matériel, ou de la possibilité del'union; mentionné en ces termes par Ibn-Abi-Oceibia : « Un traité sur la question de savoir si l'intellect matérielpeut ou non comprendre les formes séparées, questionqu'Aristote avait promis de résoudre dans son livre del'Ame. » On avait cru jusqu'ici que ce traité importantn'existait plus qu'en hébreu 1 . J'en ai trouvé la traduction latine dans deux manuscrits, tous deux du xive siècle et d'origine italienne 2

1° à la bibliothèque de SaintMarc, à Venise (cl. VI, n° 52), sous ce titre: TractatusAveroys qualiter intellectus materialis conjungaturintelligentiœ abstractse; 2° à la Bibliothèque nationale(anc. fonds, n° 6510), sous le titre : Epistola de intellectu. Malgré la ressemblance de titre et de sujet avecl'ouvrage mentionné (n° 4), les deux traités sont distincts (voy. Append. I).

6° Commentaire sur la lettre d'Ibn-Badja touchantque Saint-Marc, est sans doute identique à la Destruction de la Destruction. Cf. Zanetti, Latina et italica D. Marci Bibliotheca, p. 117.^ 1. A Paris, à Oxford, à Leyde. — Uri , Bill. Bodl. , pars I", p. 74. —Wolf, Bibl. hebr., I, p. 44,20-21 ; III, p. 15-16. 2. Le manuscrit de Paris a appartenu à Nicolas Leonicenus, —. 51 — l'union de l'intellect avec l'homme , mentionné par la liste de l'Escurial. 7° Questions sur les diverses parties de l'Qrganon, que l'on joint d'ordinaire aux commentaires. 8° Du Syllogisme conditionnel, mentionné par la liste de l'Escurial. 9° Epistola de primitate prsedicatorum \ à la suite des Seconds Analytiques, dans les éditions latines. 10° Abrégé de logique, publié en hébreu à Riva di Trento; identique sans doute à l'ouvrage intitulé dans Ibn-Abi-Oceibia et dans la note bibliographique de l'Es- curial : Livre de ce qui est nécessaire en logique , et à YIntroduction à la logique, qu'on trouve dans un grand nombre de manuscrits hébreux K 41° Prolégomènes à la philosophie, en arabe, à l'Es- curial (n° 629) ; recueil de douze dissertations : \ ° sur le sujet et le prédicat; 2° sur les définitions; 3° sur les Premiers et les Seconds Analytiques ; 4° sur les propositions; 5° sur la proposition vraie ou fausse ; 6° sur la proposition contingente ou nécessaire ; 7° sur l'argumentation ; 8° sur la conclusion légitime ; 9° sur le sentiment d'Alfarabi touchant le syllogisme ; 1 0° sur les facultés de l'âme ; 1 1 ° sur le sens et l'audition ; \ 2° sur les quatre qualités 2 . 42° Commentaire sur la République de Platon, mentionné par la liste de l'Escurial ; il existe en hébreu et en latin (Opp. t. III, édit. 4 553)» 43° Exposé des opinions d'Abou-Nasr (Alfarabi) dans son traité de logique, et de celles d'Aristote sur le même sujet; jugement sur leurs opinions et sur les progrès 1. Bartolocci, Bibl. rabbin., t. I«% p. 13.-— Wolf, I, p. 18; II, p. 12. — Pasini, I, 20, 66. 2. Casiri, I, 184. — 52 — que leur dissentiment a fait faire à la science; mentionné par Ibn-Abi-Oceibia et par la liste de l'Escurial. \ 4° Différents commentaires sur Àlfarabi , entre autres sur ses expositions de l'Organon, indiqués par la liste de l'Escurial. \ 5° Sur les critiques qu' Alfarabi a adressées au livredes Seconds Analytiques d'Aristote, quant à l'ordre, auxrègles du syllogisme et aux définitions; ouvrage mentionné par Ibn-Abi-Oceibia. 16° Réfutation de la classification des êtres établiepar Ibn-Sina , en possibles absolument et possibles parleur essence , et en nécessaires extérieurement et nécessaires par leur essence. En hébreu, à la Bibl. nat. (anc.fonds, 356); mentionné par Ibn-Abi-Oceibia 1 . \ 7° Un commentaire moyen sur la Métaphysique deNicolas , mentionné par Ibn-Abi-Oceibia et dans la liste de l'Escurial. Il s'agit sans doute delà Philosophie première de Nicolas de Damas. Nicolas est souvent cité parles philosophes arabes, et en particulier par Ibn-Roschd, qui lui reproche surtout d'avoir voulu intervertir l'ordredes livres de la Métaphysique 2 . 18° Traité sur cette question : Si Dieu connaît leschoses particulières; mentionné dans la liste de l'Escurial.\ 9° Traité sur l'existence éternelle et sur l'existencetemporaire. (Ici.) 20° Recherches sur les divers points de Métaphysiquequi sont traités dans le livre d'Ibn-Sina intitulé : AUSchefa ; mentionnées par Ibn-Abi-Oceibia. 1. Cf. Munck, Dict. des se. phil., art. Ibn-Sina, p. 175-176. 2. Metaph., 1. XII, Proœm. , f. 312 v°, 314 v° et 344 v°; De anima,1. III, f. 169. Cf. Pierron et Zevort, Mêtaph. d'Aristote, t. I er , p. 124.—Wenrich, De auct. grœc. vers. f p. 294. —De Sacy, Relation de l'Egypte, par Abdallatif, p. 77, note. — 53 — 21 ° Un livre sur la folie qu'il y a à douter des arguments du philosophe touchant l'existence de la matière première, et preuve manifeste que les arguments d'Aristote sur ce sujet sont l'évidente vérité. (Id.) 22° Question sur le temps. (Id.) 23° Questions sur la philosophie. (Id.) 24° Bilances speculationum, seu staterœ subtiles', en hébreu, à la Bodléienne, à Turin, à Parme 1 ; discussions sur Dieu, la création, l'immortalité, la prophétie. 25° Traité de l'intellect et de l'intelligible, en arabe, à l'Escurial, n° 879, probablement identique au traité De Fintellect mentionné par Ibn-Abi-Qceibia, et que M. Wùstenfeld 2 regarde, d'un autre côté, comme identique à la seconde partie du De beatitudine animée. 26° Commentaire du livre d'Alexandre d'Aphrodisias sur l'intellect; mentionné dans la liste de l'Escurial. 27° Questions sur le livre de l'Ame, par demandes et par réponses. (Id.) 28° Deux livres sur la science de l'âme , distincts des précédents. (Id.) 29° Questions sur le : De Cœlo et Mundo. (Id.) D'autres titres, que l'on trouve dans les bibliographes et dans les manuscrits, proviennent d'erreurs ou de doubles emplois. Ainsi le De generatione animaliumtam secundum viam gignitionis quant secundum viam putrefactionis , qui figure dans les catalogues de la Biblioth. nat. (fonds de Sorbonne, 61 2 *, anc. fonds, 651 0), n'est qu'un extrait du commentaire sur le XIIe livre de la Métaphysique. Les traités De rerum naturalium mutatione juxta veteres philosophes, cum expositione Ben1. Uri,pars 1% p. 74. —-Wolf, t. III, p. 16; t. IV, p. 753. —De Rossi, Codd., t. II, p. 77. 2. Geschichte der arabischen Mrzte und Naturforscher , s. 107. — 54 — Resched; — De cornetis ; —De sensibus ; *—« De nutrimento; —De diluviis; les commentaires sur le Hai IbnloMhan d'Ibn-Tofaïl et sur le Régime du solitaire d'IbnBâdja , mentionnés par Wolf, Bartolocci, Moréri *, nereposent que sur des indications vagues et inexactes.C'est aussi par erreur que d'Herbelot lui attribue un ouvrage de politique intitulé : La lampe des rois, qui estd'un Ibn-Roschd de Tortose , antérieur au nôtre de deuxsiècles, (Bibl. nat.,anc. fonds arab., n°887, 888,889.)'II. Théologie. 1° Un opuscule sur l'accord de la religion avec lapbilosopbie ; en hébreu (Bibl. nat., anc. fonds, 345).Ce traité est probablement identique à celui qu'Ibn-AbiOceibia désigne par ces mots : Un court traité intitulé: Critique des diverses opinions sur Vaccord de la philosophie et de la théologie 3 . 2° Un essai pour prouver que l'opinion des dissidentset celle des théologiens (motecallemin) de notre religionsur le mode de l'existence du monde se rapprochent beaucoup pour le sens; mentionné par Ibn-Abi-Oceibia etpar la liste de l'Escurial. 3° Les grands chemins des arguments dans la sciencedes principes de notre religion; ouvrage mentionné parIbn-Abi-Oceibia et par la liste de l'Escurial. Il se trouveen arabe à l'Escurial (n° 629), et en hébreu à la Bibl.nat. (Oratoire, n° 111). 1. Wolf, Bibl. hebr., t. I er , p. 14 et suiv. ; t. IV, p. 751 et suiv. —Bartolocci, t. I er , p. 14. — Moréri, art. Averroès, — Brucker, t. III,p. 104 et 178. 2. Cf. deRossi, Dizionarïo degli aut. arab., p. 157-158. 3. Telle est la leçon suivie par M. de Gayangos. Le manuscrit delàBibl. nat. porte : l'accord entre la sunna et la théologie. — 55 — 4° Le livre du résultat 11 (Kitâb et-tahsil), ou Recueil des opinions contradictoires des compagnons du Prophète , des premiers et des seconds tabis, avec les arguments pour ou contre leurs différentes écoles et une explication des principaux passages , formant le phare 2 des opinions contradictoires. G'est le premierdes ouvrages d'Ibn-Roschd mentionnés par Ïbn-AbiOceibia. 5° Commentaire sur YAkidet de l'imam Mahdi , mentionné dans la liste de l'Escurial. III. Jurisprudence* 1 ° Prolégomènes à la jurisprudence , mentionnés par Ibn-Abi-Oceibia, 2° Le terme suprême de celui qui étudie la jurisprudence ; mentionné par Ibn-Abi-Oceibia et par la liste del'Escurial 3 . 3° Vigilia super errores repertos in textïbus legis cwilisj en trois volumes ; ouvrage mentionné par Léonl'Africain 4 . 4° Des causes du barreau, en trois volumes ; en arabe à l'Escurial, n° 988. 5° Cours complet de Jurisprudence, en arabe à l'Escurial, n os 1021 et 1022. 6° Traité des Sacrifices; ibid. n° 1126. 7° Traité des Dîmes; ibid. même numéro. 1. Le titre de cet ouvrage offre d'assez grandes obscurités. M. Gayangos paraît avoir eu sous les yeux une version différente de celle du manuscrit de Paris. 2. Ou la crème, selon la leçon adoptée par M', de Gayangos. 3. M. de Gayangos a lu zihaiet (la maturité) au lieu de nihaiet que l'on trouve dans le manuscrit de Paris et dans la liste de l'Escurial. 4.Fabricius,t. XIII, p. 287. — 56 — 8° Des profits illicites des rois , des présidents , desusuriers. Jbid. n° 4 1 27 *. 9° Abrégé du livre de Jurisprudence d'Algazali intitulé el-Mustasfa ; mentionné par la liste de l'Escurial et par l'historien Ibn-Saïd, cité par Makkari 2 . Parmi les ouvrages de jurisprudence qui portent le nom d'Ibn-Roschd, il est difficile de déterminer avecprécision ceux qui appartiennent au Commentateur ou àson grand-père. On ne peut douter que le Commentateurn'eût composé des ouvrages sur cette science, puisqueIbn-Abi-Oceibia, Léon l'Africain et la liste arabe de ses ouvrages qui se trouve dans un manuscrit de l'Escurials'accordent à lui en attribuer. Il est singulier pourtantque parmi les titres provenant de ces sources diverses,on n'en trouve pas deux qui coïncident. Comme il y aeu trois jurisconsultes célèbres du nom d'Ibn-Roschd 3 , un surtout , Abu-Abdallah Mohammed Ben-Omar, quivivait vers l'an 700 de l'hégire , et dont les écrits se trouvent à l'Escurial 4 , il ne serait pas surprenant qu'ils eussent été confondus. IV. Astronomie. \ ° Abrégé de l'Àlmageste, indiqué par la note bibliographique de l'Escurial. Il se trouve en hébreu dans ungrand nombre de bibliothèques. Il n'a jamais été traduiten latin. Cependant Pic de La Mirandole, Vossius, etd'autres en ont eu connaissance. 2° De motu sphderœ cœlestis, mentionné par IbnAbi-Oceibia et la liste de l'Escurial, et que M. Wiïs1. Casiri, t. I er , p. 446, 450, 465-466. 2. Gayangos, t. I er , p. 192-193. 3. De Rossi, Dizionario degU autorï arabi y p 158. 4. Casiri, t. II, p. 164. — 57 — tenfeld * regarde comme identique au De substantia Orbis. 3° Sur l'apparence circulaire du ciel des étoiles fixes; traité mentionné dans la liste de l'Escurial. Au second livre de son grand commentaire sur le traité du Ciel 2 , Ibn-Roschd annonce l'intention, si Dieu le lui permet, de composer un ouvrage sur l'astronomie telle qu'elle était du temps d'Aristote, pour détruire la théorie des épicycles et des excentriques , et faire concorder l'astronomie avec la physique d'Aristote. V. Grammaire. \ ° Livre de ce qu'il est nécessaire de savoir en fait de nnmaire; mentionné dans la liste de l'Escurial. 2° Sur le verbe et le nom dérivé. (Ibid.) VI. Œuvres médicales. 1° Le grand ouvrage intitulé Culliyyât (généralités), d'où l'on a fait Colliget 3

cours complet de médecine en

sept livres. Les livres II, VI, VII, ont été réunis par Jean Bruyerin Champier, sous le titre de Collectanea de re medica. Le livre De sanitate tuenda qui se trouve en arabe à l'Escurial (n° 879) n'est sans doute que le livre VI du Colliget. 2° Commentaire sur le poëme médical d'Ibn-Sina, appelé Ardjuza \ C'est un des ouvrages les plus répandus 1. Op. cit., p. 107. 2. Fol. 125 (édit. 1560).—Cf. Comment, in xn Metapk., f. 345 v .—De Cœlo, f. 124 v°, 125. 3. On chercha généralement l'étymologie de ce mot dans colligo; d'où le nom de Colleclorium que porte quelquefois ce traité (Bibl. nat., anc. fonds, n° 6949). 4. C'est-à-dire poëme écrit dans le mètre Radjaz, spécialement affecté — 58 — d'Averroès. Il est mentionné par Ibn-Abi-Oceibia et parla liste de l'Escurial, et se trouve en arabe à l'Escurial, à Oxford, àLeyde. 3° De la Thériaque ; traité mentionné par Ibn-AbiOceibia et par la liste de l'Escurial. Ibn-Roschd le cite lui-même (Colliget, 1. VII, c. n). Il se trouve en arabeà l'Escurial (n° 879), et en latin à l'Arsenal (scienc. et arts, 61). 4° Exposition ou commentaire moyen sur le Defebribusde Galien. 5° Exposition sur les trois livres De facultatibus naturalibus de Galien. 6° Exposition sur les sept livres de Galien De morborum causis et symptomatibus\ Ces trois commentairesse trouvent en arabe à l'Escurial (n° 879). 7° Exposition des livres de Galien Hspl àLayvwcecoç twv7ï£770vGoTCûV TOTCtoV . 8° Exposition du livre de Galien intitulé en arabeIstoukisâth (cTotyst'a). C'est sans doute le IIspl twvaaO' 'l7;*rcoxpaT7]v gtoi/slcov. 9° Exposition du De tempéraments de Galien. \ 0° Exposition du livre Des médicaments simples deGalien . 11° Exposition des livres ©epaTueuTMtviç [/.eOoSou deGalien 2 . Tous ces commentaires sur Galien sont mentionnés par Ibn-Abi-Oceibia et par la liste de l'Escurial. \ 2° De temperamentorum differentiis, en arabe àaux poëmes didactiques. Le moyen âge et la renaissance traduisirent ce mot par articuli. \. Le texte d'Ibn-Abi-Oceibia porte seulement Itep'i oia^iuastoi;. M. de Gayangos, trompé par une mauvaise lecture, a traduit : De la saignée. 2. M. de Gayangos, trompé par une mauvaise leçon, donne pour titre au livre de Galien : Des formes de la création. — 59 — l'Escurial (n° 879) ; identique sans doute au De temperamento, mentionné par Ibn-Abi-Oceibia comme un ou- vrage distinct de l'exposition sur le livre de Galien qui porte le même titre. \ 3° Des tempéraments égaux, mentionné dans la liste de l'Escurial ; opposé sans doute au Ilepl àvw[/,oc}.ou SuaKpaGta; de Galien. \ 4° De spermate. Imprimé pour la première fois en latin dans le t. XI de l'édition de \ 560 ; mentionné par la liste de l'Escurial. \ 5° Question sur la fièvre intermittente, mentionnée par Ibn-Abi-Oceibia. \ 6° Un livre sur les fièvres putrides, (iirf.) M Traités échangés entre Abou-Bekr Tbn-Tofaïl et Ibn-Roschd sur le chapitre des médicaments , tel qu'il se trouve dans son livre intitulé Cullijjât. (iic/.) On trouve encore dans les manuscrits , dans les collections médicales de la renaissance et dans les bibliographes, le texte latin ou l'indication de plusieurs traités qui portent le nom d'Averroès, mais dont l'authenticité paraît fort douteuse. Tels sont : De Fenenis, —De Concordia inter Aristotelem et Galenum de generatione sanguinis, —Sécréta Hippocratisy

Quœstio de convalescentia afebre 1 ,'—Canones de medicinis laxativis*, —- De Sectis, — De Balneis % . Six. Le peu de célébrité dont Ibn-Roschd a joui chez les musulmans et le rapide déclin des études philosophiques après sa mort, furent cause que les copies arabes de ses 1. Wùstenfeld, p. 106. 2. Bibl. nat., ancien fonds , n° 6949. 3. Antonio, Bibl. hisp. vêtus, t. Il, p. 40t. — 60 — œuvres se répandirent très-peu et sortirent à peine del'Espagne 1 . Les énormes destructions de manuscritsarabes ordonnées par Ximenez (on porte le nombre deslivres brûlés sur les places de Grenade à quatre-vingtmille) 2 achevèrent de rendre très-rare le texte original des œuvres du commentateur. Les manuscrits qui nousen restent sont presque tous d'écriture marocaine. Casaubon, cité par Huet, affirme pourtant avoir touché de ses mains un manuscrit apporté d' Orient par Guillaume Postel, et contenant le commentaire sur les cinq parties deTOrganon, sur la Rhétorique et la Poétique 3 . J'avoueque pendant longtemps j'ai tenu pour suspecte l'assertion que le docte évêque d'Avranches couvre de son autorité. Comment, me disais-je ? Postel aurait-il rapportéd'Orient un livre qui peut-être n'y a jamais pénétré ? Huet, après avoir remarqué lui-même que Scaliger désespérait déjà de rencontrer aucun manuscrit arabe d'Averroès, s'étonne que ce savant homme n'ait pas eu connaissance du manuscrit de Postel, son ami et soncorrespondant assidu. Cette objection n'est-elle pas, eneffet, péremptoire ? Les erreurs dont, fourmille le traité De Interpretatione , quand il s'agit de versions orientales, n'autorisent-elles pas à révoquer en doute le témoignage de Huet?... Mais après avoir examiné le manuscrit de Florence, j'ai vu une partie de mes doutesse dissiper. Ce manuscrit, en effet, est exactement composé comme celui dont parle Huet. Le commentaire sur1. Freind avait déjà fait cette remarque [Hist. med., pars II", p. 254). 2. Gayandos, t. 1 er , p. vin. Remarquons à ce propos que la précieuse collection de PEscurial n'est pas, comme on pourrait le croire, un reste des Arabes d'Espagne. Elle provient en grande partie de navires marocains capturés en 1611. L'incendie de 1671 en dévora près de îa moitié. 3. De interpret.y 1. II. De claris interpretibus, p. 141 (Paris, 1680). — 61 — la Rhétorique et la Poétique s'y trouve joint à celui de l'Organon ; or cet assemblage est trop caractéristique pour que Huet et Gasaubon l'eussent rencontré par hasard. Ce ne serait même pas une conjecture trop hardie de supposer que le manuscrit manié par Casaubon est celui-là mêmequi repose aujourd'hui sur les plutei de la Laurentienne. Le manuscrit de Florence 1 renferme le commentaire moyen sur l'Organon ainsi que les paraphrases sur la Rhétorique et la Poétique, c'est-à-dire l'ensemble complet des commentaires sur les œuvres logiques d'Aristote 2 . L'examen que j'ai fait de ce beau manuscrit ne m'a révélé aucune différence importante avec le texte latin, si ce n'est dans la paraphrase de la Rhétorique et surtout de la Poétique. J'ai insisté ailleurs 3 sur l'intérêt qu'aurait pour les orientalistes la publication de cette paraphrase. Des deux traductions que nous en avons, celle de Hermann l'Allemand est tout à fait inintelligible , et celle d'Abraham de Balmes fort différente du texte ? le traducteur hébreu ayant supprimé ou remplacé par des exemples familiers aux juifs les citations arabes qu'IbnRoschd avait lui-même substituées aux particularités trop helléniques du texte. La bibliothèque de l'Escurial est, avec la Laurentienne, la seule en Europe qui possède quelque partie du texte arabe des œuvres philosophiques d'Ibn-Roschd. Le1. Ev. Assem. , Biblioth. Palat. Medic. Codd. mss. orient., p. 32S, Cod. clxxx. — M. Wùstenfeld [Gesckichte der arab. Aerzte, etc., p. 106) suppose à tort que la Laurentienne possède un exemplaire complet des commentaires d'Ibn-Roschd. 2. La Rhétorique et la Poétique font toujours partie des œuvres logi- ques dans la classification des Syriens et des Arabes. Cf. Egger, Hist. de la crit. chez les Grecs, p. 155, 299-300 ; — Jourdaiii, Recherches, p. 139 et 142. 3. Archives des missions scientifiques (juillet 1850). — 62 — n° 629 renferme plusieurs opuscules reunis sous le nomde Prolégomènes à la philosophie, et l'importanttraité de la Démonstration des dogmes religieux. Len° 646 contient le commentaire sur le Traité de l'âme ; le n° 879, une question sur l'intellect et l'intelligible, et le catalogue complet de ses oeuvres 1 . Hadji-Khalfa, àpropos du Tehafot de Gazali, nous a aussi conservé enarabe la préface du Tehafot-el-Tehafot d'ïbn-Roschd 2 . Enfin on trouve quelques textes arabes d'ïbn-Roschd,écrits en caractères hébreux pour l'usage des juifs. NotreBibliothèque nationale possède en ce caractère l'abrégéde l'Organon, le commentaire moyen sur le Traité dela génération et de la corruption, sur les Météores,sur le Traité de l'âme, et la paraphrase des Parva Naturalia 2 . La bibliothèque Bodleyenne possède, dans le même caractère , les commentaires sur les traités duCiel, de la Génération et des Météores 4 . Le texte arabe des œuvres médicales d'ïbn-Roschd est moins rare que celui de ses œuvres philosophiques.L'Escurial possède plusieurs manuscrits de son commentaire sur le poëme médical d'Ibn-Sina (nos 799, 826,858), ses commentaires sur Galien , son Traité de la thériaque, peut-être même le Colliget. La bibliothèqueBodleyenne 8 et la bibliothèque de Leyde 6 possèdent aussi 1. Casiri, t. I er , p. 184, 193, 298-299. Un ancien catalogue de l'Escurial , fait en 4583, et publié par Hottinger , indique quelques autres ouvrages qui ne se retrouvent pas dans Casiri : deux manuscrits du commentaire sur le livre du Ciel, et deux manuscrits du Colliget [Bïbl. orient., append.,p. 8, 9, 14, 15, 17, 18), 2. Lexic. bibliogr. (cdit. Fluegel), t. II, p. A6Q et suiv. 3. Munck, Dict. des se. pkil.,t. III , p. 164. 4. Uri, p. 86 (Codd. hebr.). 5. Uri, pars IIa , p. 128 et 261. 6. Catal. Bibl. Univ. Lugct. Bat. (Lugd. 1716), n os 720, 721 , 722. — — 63 — plusieurs manuscrits du commentaire sur le poëme d'IbnSina. Autant le texte arabe d'Ibn-Roschd est rare dans nos bibliothèques, autant les versions hébraïques de ses œuvres y abondent. L'ancien fonds de la Bibliothèque nationale en possède à lui seul près de cinquante manuscrits ; celle de Vienne, au moins quarante ; la collection de l'abbé de Rossi en contenait plus de vingt-huit. Après la Bible , il n'est peut-être pas de livre qui se retrouve en plus forte proportion dans les collections de manuscrits hébreux. Les manuscrits latins d'Averroès sont aussi très-nombreux , surtout dans les fonds qui représentent , commele fonds de Sorbonne, un grand mouvement d'études scolastiques ; presque tous sont du xive siècle. Aucune partie du texte arabe d'Ibn-Roschd n'a été publiée. Deux de ses ouvrages , son Abrégé de la Logique et son Abrégé de la Physique , ont paru en hébreu à Riva di Trento, en 4 560. M. Goldenthal a publié à Leipzig, en \ 842, la traduction hébraïque du commentaire sur la Rhétorique. Les éditions latines, partielles ou complètes, d'Averroès sont à la lettre innombrables. De l'an 1 480 à l'an \ 580, à peine s'est-il écoulé une année qui n'en ait vu paraître une nouvelle. Venise en compte pour sa part plus de cinquante, dont quatorze ou quinze sont plus ou moins complètes 1 . Le Catal. mss. Angliœ et Hiberniez, Codd. Laudenses, n° 398, semble in- diquer le texte arabe du Colliget. 1. Pour l'énumération des éditions incunables d'Averroès, voir Hain, Repert. bibliogr., aux articles Aristote, Averroès; — Panzer, Annales typogr. , aux articles Padoue et Venise; —Hoffmann, Lex. bi- bliogr., t. I er , p. 316 et suiv.; — Mittarelli, Bibl. Codd. mss. S. Michaelis — 64 — Padoue eut pourtant l'honneur de Yeditio princeps.En 14-72, 1473, 1474, parurent dans cette ville les dif- férents traités d'Àristote avec le commentaire d'Averroès, Nobilis Vicentini Joannis Philippi Aureliani etfratrum impensa , opéra vero atque ingenio LaurentiCanozii Lendenariensis. En 1 481 , parut à Venise la paraphrase de la Poétique,avec les gloses d'Alfarabi sur la Rhétorique 1

en 1482,le Colliget et le De Substantia Orbis. En 1 483 et 1 484,parut une édition complète d'Aristote accompagnéd'Averroès, en trois volumes (très-rare), par Andréd'Asolo 2

. En 1489, parut une seconde édition complète,en deux ou trois volumes, fol. goth., par Bernardino deTridino 3 . Dès lors, les éditions se succèdent d'année enannée sans interruption. Les années 1495, 1496,1497, 1500 virent encore paraître des éditions plus oumoins complètes ; Aristote désormais ne paraîtra plusà Venise sans être accompagné de son interprète. André d'Asolo, Octavien Scot, Comino de Tridino, JeanGryphius, les Juntes surtout firent suivre les éditionsavec une incroyable rapidité durant tout le xvie siècle. L'édition la plus répandue et la meilleure est celle desJuntes de 1553. La dernière édition complète est cellede 1 574. Venet. prope Murianum, append. , col. 25-28 et 32 ; — Antonio, Bill, hisp. vêtus, t. II, p. 397-401 ; — Fabricius, Bill, grœca , t. III, p. 211 et suiv. ; —Wùstenfeld, Geschichte der arab. Aerzte, p. 105-108; —et une note bibliographique étendue, ajoutée par M. Daremberg à l'article d'Averroès, dansla réimpression delà Biographie universelle (1843). 1. Cette édition se trouve à la Bibliothèque nationale. 2. La Bibl. nat. en possède un magnifique exemplaire sur vélin , qui a appartenu à Wladislas II, roi de Bohême et de Hongrie. Cf. VanPraët, Catal. des livres sur vélin, t. III , n os 8 et 9. — Brunet, Manuel dulibr. y t. I er , p. 177 (4°édil.). 3. Cette édition se trouve à la bibliothèque de l'Arsenal. — 65 — Bien que Venise eût pour ainsi dire acquis le monopole des œuvres d'Averroès, quelques autres villes cependant virent paraître des éditions séparées de ses œuvres médicales et même de ses traités philosophiques. Ainsi Bologne (1501 , 4 523, 1580), Rome (1521, 1539), Pavie (1 507, 1 520), Strasbourg (1 503, 1 531 ), Naples (1 570, 1574), Genève (1608). Lyon eut aussi son édition complète, chez Scipion de Fabiano (1524, in-8 ) 1 , et de nombreuses éditions partielles (1517, 1531 , 1537,1542). A la fin du xvie siècle, les éditions deviennent de plus en plus rares ; seuls, quelques traités médicaux s'obstinent encore à tenter la publicité. Au xvne , ces innombrables volumes s'ensevelissent pour toujours dans la poussière et l'oubli. 1 . Cette édition, la seule complète qui ait paru en France, est très-rare. Je n'en ai vu qu'un exemplaire, dans une bibliothèque de province. — 66 — CHAPITRE II. DOCTRINE D'AVERKOÈS. s». A voir le nom d'Averroès revenir sans cesse dansl'histoire de la philosophie, on serait porté à l'envisagercomme un de ces grands fondateurs de systèmes, quiont rallié autour d'une doctrine originale une longuefamille de penseurs. Or une connaissance plus étenduede la philosophie arabe amène à ce résultat, en apparence singulier, que le système désigné au moyen âge et à la renaissance sous le nom d'Averroïsme, n'est quel'ensemble des doctrines communes aux péripatéticiensarabes, et que cette désignation renferme réellement uncontre-sens , à peu près comme si on désignait du nomde Themistianisme ou de Simplicianisme', l'ensembledes études péripatétiques de l'école d'Alexandrie. L'histoire littéraire n'offre peut-être pas l'exemple d'unhomme dont le caractère ait été plus altéré par la re-nommée, par le manque de critique et l'éloignementdes temps. Resté seul en vue comme représentant de la philosophie arabe , il eut la fortune des derniers venus, et passa pour l'inventeur des doctrines qu'il n'avaitfait qu'exposer d'une manière plus complète que sesdevanciers. Ce n'est pas que la doctrine d'Ibn-Roschd, envisagéeen elle-même, manque d'originalité. Bien qu'Ibn-Roschdn'ait jamais aspiré à une autre gloire qu'à celle de commentateur, cette apparente modestie ne doit pas nousfaire illusion : l'esprit humain sait toujours revendiquer — 67 — son indépendance. Enchaînez-le à un texte, il saura re- trouver sa liberté dans l'interprétation de ce texte : il le faussera plutôt que de renoncer au plus inaliénable de ses droits, l'exercice original de sa pensée. Sous prétexte de commenter Aristote, les Arabes ; comme les Scolastiques, ont su se créer une philosophie pleine d'éléments indigènes , et très-différente assurément de celle qui s'enseignait au Lycée. Mais cette originalité n'est pas avouée; aux yeux d'Ibn-Roschd, la science est achevée, il ne reste plus qu'à en faciliter l'acquisition. Il ne faut pas d'ailleurs se faire illusion sur l'importance qu'ont eue chez les Arabes les hommes spécialement appelés philosophes. La philosophie n'a été qu'un épisode dans l'histoire de l'esprit arabe 1 . Le véritable mouvementphilosophique de l'islamisme doit se chercher dans les sectes théologiques : Kadarites , Djabarites , Sifatites , Motazélites, Baténiens, Talimites, Ascharites, et surtout dans le Kaldm. Or les musulmans n'ont jamais songé à donner à cet ordre de discussions le nom de philosophie (Jîlsafet). Ce nom ne désigne pas chez eux la recherche de la vérité en général, mais une secte, une école particulière, la philosophie grecque et ceux qui l'étudient. Quandon fera l'histoire de la philosophie arabe, il sera très-important de ne pas se laisser égarer par cette équivoque, Ce qu'on appelle philosophie arabe, n'est qu'une section très-restreinte et des moins intéressantes du mouvementphilosophique dans l'islamisme, à tel point que les musul- mans eux-mêmes en ignorent presque l'existence. Gazali i. M. H. Ritter a fort bien aperçu ce trait fondamental. Voy. Gesch. der christ. Phil., III Th., XI Buch, I Kap. et sa dissertation, Ueber unsere Kenntniss der arab. Phil. (Gœtt., 1844). —Cf. Th. Haarbriicker, préface à latrad. de Schahristani , p. vu. — De Hammer , Literaturgeschichte der Araber t l Abth. , I Band , S. lxxxi. — 68 — donne comme une preuve de la curiosité de son esprit, d'avoir voulu connaître cette rareté. « Je n'ai vu, dit-il, aucun docteur qui ait donné quelque soin à cette étude 1 . » Autant les Arabes ont imprimé leur caractère national à leurs créations religieuses, à leur poésie, à leur architecture, à leurs sectes théologiques, autant ils ont montrépeu d'originalité dans leur tentative de continuer la philosophie grecque. Disons plutôt que ce n'est que parune très-décevante équivoque, que l'on applique le nomde philosophie arabe à un ensemble de travaux entrepris par réaction contre l'arabisme, dans les parties del'empire musulman les plus éloignées de la péninsule, Samarkand, Bokhara , Cordoue, Maroc. Cette philosophie est écrite en arabe , parce que cet idiome était de- venu la langue savante et sacrée de tous les pays musulmans; voilà tout. Le véritable génie arabe, caractérisé par la poésie des Moallakat et l'éloquence du Coran,était absolument antipathique à la philosophie grecque.Renfermés, comme tous les peuples sémitiques, dans le cercle étroit du lyrisme et du prophétisme, les habitantsde la péninsule arabique n'ont jamais eu la moindre idéede ce qui peut s'appeler science ou rationalisme. C'estlorsque l'esprit persan, représenté par la dynastie desAbbasides, l'emporte sur l'esprit arabe, que la philosophie grecque pénètre dans l'islam. Aussi est-ce a Bagdad,la ville abbaside par excellence, qu'est le centre de cemouvement nouveau; ce sont des Syriens chrétiens et des affiliés du magisme, qui en sont les instigateurs et les instruments. C'est un calife, représentant éminent et passionné de la réaction persane, Almamoun, qui ypréside. Élevé par les Barmékides, qui passaient pour1. Traité traduit par M. Sclimœlders, p. 27-28. — 69 — attachés à l'ancien persisme, on le voit toute sa vie re- chercher curieusement en dehors de l'islamisme les en- seignements rationalistes de l'Inde , de la Perse , de la Grèce 1 . Quoique subjuguée par une religion sémitique, la Perse sut maintenir ses droits de nation indo-européenne , et se créer une épopée , une mythologie , une philosophie. La tentative des Abbasides rappelle à beaucoup d'égards le mouvement qui a porté les peuples germaniques, convertis au christianisme, à chercher en Grèce leur inspiration philosophique et litté- raire. Mais des causes extérieures arrêtèrent ce développement, et voilà pourquoi la philosophie est toujours restée chez les musulmans une intrusion étrangère , un essai avorté et sans conséquence pour l'éducation intellectuelle des peuples de l'Orient. Si Ton compare la doctrine contenue dans les écrits dlbn-Roschd avec celle d'Aristote, on reconnaît du premier coup les graves altérations qu'a subies le péripatétisme entre ces deux termes extrêmes. Mais si l'on veutdéterminer le point où s'est introduit l'élément nouveau,qui d'une philosophie en a fait une autre, la question devient fort délicate. Les théories d'Ibn-Roschd ne dif- fèrent par aucun caractère essentiel de celles d'IbnBâdja et d'Ibn-Tofaïl, qui ne font de leur coté quecontinuer, en Espagne , la série d'études qu'Ibn-Sina , Alfarabi, Alkindi avaient fondée en Orient. Alkindilui-même, qu'on envisage d'ordinaire comme le fondateur de la philosophie arabe , ne paraît avoir aucundroit au titre de créateur. Sa doctrine n'est qu'unécho de celle des Syriens, qui se rattachent eux-mêmesdirectement aux commentateurs grecs d'Alexandrie. 1. Gustav Weil, Geschichte der Chalifen, II Band, S. 253 ff. (Mannheim, 1848). — 70 — Entre ceux-ci et Alexandre d'Aphrodisias, entre ce dernier et Théophraste , il n'y a aucune innovation instantanée. On peut dire cependant que l'origine de laphilosophie arabe, aussi bien que de la scolastique,doit être cherchée dans ce mouvement qui porte la se-conde génération de l'école d'Alexandrie vers le péripatétisme. Porphyre est déjà plutôt péripatéticien que platonicien , et ce n'est pas sans raison que l'Orient et le moyen âge l'ont envisagé comme Y introducteur nécessaire à l'encyclopédie philosophique. Porphyre a poséla première pierre de la philosophie arabe et de la philosophie scolastique. Maxime , le maître de Julien , Proclus, Damascius sont presque des péripatéticiens \Dans l'école d'Ammonius, fils d'Hermias, Aristote prenddéfinitivement la première place et dépossède Platon.Les commentateurs Themistius , Syrianus ? David l'Ar-ménien, Simplicius, Jean Philopon signalent l'avénement du péripatétisme à la domination universelle. Làest le moment décisif où l'autorité philosophique se constitue pour plus de dix siècles. C'est sur ce prolongement péripatétique de l'écoled'Alexandrie qu'il faut chercher le point de jonction dela philosophie arabe avec la philosophie grecque. Lesraisons que l'on donne ordinairement de la préférenceaccordée par les Arabes à Aristote, sont plus spécieusesque réelles. Il n'y a pas eu de préférence , car il n'y apas eu de choix. Les Arabes ont accepté la culturegrecque telle qu'elle leur a été transmise. Les livres quiexpriment le plus exactement cette transition sont l'apocryphe Théologie d' Aristote, que l'on pourrait croirecomposée par un Arabe , et ce livre De Causis, dont le \. Cf. Ravaisson, Essai sur la métapli. cPArist., t. II, p. 540. —Vacherot, Iiist. crit. de l'école d'Alex. , t. II, 1. III , cap. vu. — 71- — caractère indécis a tenu en suspens toute la scolastique. La philosophie arabe conserva toujours l'empreinte de cette origine : l'influence des alexandrins s'y retrouve à chaque pas. Quoique Plotin soit resté inconnu aux musulmans 1 , rien ne ressemble plus à la doctrine des Ennéades que telle page d'Ibn-Bâdja , d'Ibn-Roschd, d'Ibn-Gabirol (Avicébron). Il est vrai que des influences venues de l'Orient purent se combiner avec celles d'Alexandrie; on ne peut douter que le soufisme, originaire de l'Inde , naturalisé en Perse avant l'islamisme , n'ait eu sa part dans la formation des théories de l'union avec l'intellect actif et de l'absorption finale 2 . C'est le propre du mysticisme de confiner en même temps au rationalisme et au principe de la foi , et de prêter la main tantôt au rationalisme le plus absolu , tantôt à la superstition la plus intempérante. Ainsi la philosophie arabe nous apparaît , dès ses premières manifestations, douée de tous ses caractères essentiels. Les titres qui seuls nous restent des ouvrages d'Alkindi (ixe siècle), relatifs à l'intellect, suffisent pour prouver qu'il professait déjà, sur ce point fondamental , les théories qui, plus tard, ont pris dans l'école une si grande importance. Chez Alfarabi (xe siècle), ces doctrines sont déjà presque aussi développées que dans les 1. M. Vacherot [Eut', de Vcc. d'Alex., t. III , p. 100) pense que Plotin a du être traduit en arabe. Mais nous avons les renseignements les plus exacts sur les auteurs grecs qui ont été traduits en cette langue, et Plotin n'y figure pas. M. Haarbrùcker (trad. de Schahrist., t. II, p. 192, 429) pense, il est vrai, que l'auteur appelé par Schahristani le Maître grec [al-scheick al-Yauaanï) n'est autre que Plotin. Mais quel que soit l'au- teur ainsi désigné , il est certain que Schahristani ne le connaissait que par des extraits fort incomplets. 2. Notices et Extrcits1 t. XII, p. 289 et suiv. — Voy. sur le soufisme les travaux de Tholuck, de Sacy, de Hammer, Allioli [Mém. ae VAcad. de Bavière , t. XII ), — 72 — écrits d'Ibn-Roschd. Les théories mystiques que bientôt Ibn-Bâdja exposera dans son Régime du Solitaire, se re- trouvent tout entières dans Alfarabi. La fin de l'hommeest d'entrer dans une union de plus en plus étroite avecla raison (l'intellect actif). L'homme est prophète dèsque tout voile est tombé entre lui et cet intellect. Unetelle félicité ne peut s'atteindre que dans cette vie : l'homme parfait trouve ici-bas sa récompense dans sa propre perfection; tout ce qu'on dit être au delà n'est que fable 1 . Mais c'est dans Ibn-Sina (Avicenne) qu'il faut chercher l'expression la plus complète de la philosophie arabe. Dieu étant l'unité absolue, ne peutavoir d'action immédiate sur le monde. Il agit sur la première sphère , et de là son action se communique à toute la nature par les intelligences planétaires. Dieun'entre point dans le courant des choses particulières : centre de la roue , il laisse la périphérie rouler à sa guise. La perfection de l'âme rationnelle est de devenir le miroir de l'univers ; elle y arrive par la purification intérieure et par la perfection morale, qui préparent le vase oii doit se répandre l'intellect divin. Il est pourtantdes hommes qui n'ont besoin ni de l'étude ni de l'ascé- tisme pour recevoir l'illumination de l'intellect. Ces favoris de Dieu sont les prophètes. En général, Ibn-Sina paraît philosopher avec une certaine sobriété. Ibn-Roschd lui reproche amèrement de ne pas savoir prendre un parti , et de tenir toujours le milieu entre les théologiens et les philosophes 2 . 11 admet que la personnalité humaine se 4. Voy. Dict. des sc.phil., art. Farabi , et en général les excellents articles de philosophie arabe que M. Munck a insérés dans ce recueil. —Les vues d'ensemble de M. Ritter [Gesch. der christ, Phil., III Th., XI Buch , I Kap.) sont aussi pleines de justesse. 2. Phys., 1. II, f. 27 (édit. 1553). _ 73 — conserve après la mort; et il cherche à s'arrêter sur la voie du panthéisme , en mettant le monde dans la catégorie du possible. Cette distinction du possible et du nécessaire est le fond de la théorie d'Ibn-Sina , et la base sur laquelle il cherche à établir la personnalité divine. IbnRoschd ajoute toutefois que, suivant d'autres, Ibn-Sinan'admettait l'existence d'aucune substance séparée, et que sa vraie opinion sur Dieu et l'éternité du monde,devait être cherchée dans la Philosophie orientale, où il identifiait Dieu avec l'univers C'est surtout contre Ibn-Sina que Gazali dirigea sa Destruction des philosophes. Gazali est , sans contredit, l'esprit le plus original de l'école arabe. Il nousa laissé, dans un curieux livre 2 , ses confessions philosophiques, et le récit de son voyage à travers les différents systèmes de son temps. Aucun système nel'ayant satisfait, il conclut au scepticisme; le scepticisme n'ayant pu le retenir, il se précipite dans l'ascé- tisme , et cherche dans les danses mystiques des soufis l'étourdissement de sa pensée. Là il s'arrête dans la mortet l'anéantissement. Ceux qui, après avoir philosophé, embrassent le mysticisme en désespoir de cause, sont d'ordinaire les ennemis les plus intolérants de la philosophie. Gazali, devenu soufi, entreprit de prouver l'im- puissance radicale de la raison , et , par une manœuvrequi a toujours séduit les esprits plus ardents que sages, de fonder la religion sur le scepticisme. Il déploya dans1 . Destr. Destr., disput. X, sub fin. —Ibn-Tofaïl, P/»7. autodid. proœm. — Roger Bacon a connu l'existence de cette Philosophie orientale , et la donne aussi comme l'expression de la dernière pensée d'Avicenne [Opus Majus,-p. 46, édit. Jebb). 2. Publié par M. Schmœlders, dans son Essai sur les écoles philos . chez les arabes. M. de Pallia en avait donné l'analyse [Mém. de l'Acad. des Sciences morales et politiques , savants étrangers , t. I er , p. 165 et suiv.). — 74 — cette lutte une perspicacité d'esprit vraiment étonnante. C'est surtout par la critique du principe de causalité qu'il ouvrit son attaque contre le rationalisme. Hume n'a rien dit de plus. Nous ne percevons que la simultanéité, jamais la causalité. La causalité n'est autre chose que la volonté de Dieu faisant que deux choses se suivent ordinairement. Les lois de la nature ne sont pas, ou n'expriment qu'un fait habituel; Dieu seul est immuable.C'était, on le voit, la négation de toute science. Gazali fut un de ces esprits bizarres qui n'embrassent la reli- gion que comme une manière de narguer la raison. Desbruits défavorables coururent, du reste, sur la droiturede ses sentiments. Ibn-Roschd prétend qu'il attaqua la philosophie pour complaire aux théologiens, et écarter les soupçons qui s'étaient élevés contre son orthodoxie 1 . Moïse de Narbonne assure qu'il avait composé pour ses amis un petit écrit secret où il donnait la solution desobjections qu'il avait présentées au public comme insolubles 2 . Ibn-Tofaïl relève ses perpétuelles contradictions, et prouve avec évidence qu'il avait composé desouvrages ésotériques, où il professait des doctrines fort différentes de celles qu'il jetait au vulgaire. « Acceptece que tu vois, disait-il, et laisse là ce que tu as entendu;lorsque le soleil se lève, il te dispense de contemplerSaturne 3 . » Gazali exerça une influence décisive sur la philosophiearabe. Ses attaques produisirent l'effet ordinaire descontradictions, et introduisirent dans l'opinion des adversaires une précision jusque-là inconnue. Ibn-Bâdja(Avempace) fut le premier qui s'efforça de" réhabiliter 1. Destr. Destr., prol. et disput. 111% f. 84 (éclit. 1560). 2. Delitzsch, Datai. Codd. hebr. Bibl. Lips., n° 26. 3. Pococko, Philos, autodidac tus , proœm., p. 19, sqq. _ 75 — contre lui l'autorité de la raison, Gazali avait humilié la science, et prétendu que l'homme n'arrive à la perfection qu'en renonçant à l'exercice de ses facultés rationnelles. Ibn-Bâdja, dans son célèbre traité du Régime du solitaire , essaya de prouver que c'est par la science et le développement successif de ses facultés que l'homme arrive à s'identifier avec l'intellect actif. Il y joignait une théorie politique , une sorte d'utopie ou de modèle idéal de société par lequel l'homme arriverait à cette identification. Le triomphe de l'âme rationnelle sur la partie animale est le but des efforts de la vie morale. L'acte de l'intel- ligence s'opère par les formes intelligibles qui arrivent à l'intellect matériel ou passif; là, elles reçoivent de l'intellect actif la forme et la réalité. Quand l'homme, par l'étude et la spéculation, est arrivé à la pleine possession de sa conscience, alors c'est Yintellect acquis; le cercle de l'évolution humaine est achevé, et l'homme n'a plus qu'à mourir. Ce rationalisme noble et élevé est aussi le fond de la doctrine d'Ibn-Tofaïl (YAbubacer des scolastiques). Son roman de Ha/ Ibn-Iokdhan, sorte de Robinson psychologique, publié par Pococke, sous le titre de : Philosophus autodidactus, a pour objet de montrer comment les fa- cultés humaines arrivent par leur propre force à l'ordre surnaturel et à l'union avec Dieu. YlAutodidacte est un péripatéticien mystique à la manière alexandrine. H y a tel passage qui semble littéralement traduit de Jamblique. De tous les monuments de la philosophie arabe, c'est peut-être le seul qui puisse nous offrir autre chose qu'un intérêt historique. De là est venue la fortune singulière de cet écrit, traduit en anglais, en hollandais, en allemand, et adopté par les quakers comme un livre d'édification. Ainsi la philosophie, épuisée en Orient, reprend un — 76 — nouvel éclat dans l'Espagne musulmane par Ibn-Bâdjaet Ibn-Tofaïl, mais en même temps s'y empreint d'uneteinte beaucoup plus prononcée de mysticisme. Avant cesgrands hommes, il est vrai, le panthéisme péripatétiqueavait eu en Espagne un illustre représentant, dont l'exis-tence est restée une énigme , et pour les scolastiques quile citent à chaque page, et pour la critique moderne qui,jusqu'à ces dernières années, n'avait pu réussir à percerle mystère qui l'entoure. M. Munck 1 a rendu un éminentservice à l'histoire de la philosophie, en démontrant quecet Avicébron, qui a joué un si grand rôle dans la philosophie chrétienne du moyen âge, n'était autre que lejuif Salomon ben Gabirol 2 , de Malaga, renommé dans lasynagogue comme hymnographe 3 , et surtout en découvrant à la Bibliothèque nationale la traduction hébraïqueet la traduction latine de la Source de vie. Mais IbnGabirol ne paraît avoir exercé aucune influence sur laphilosophie arabe de son temps, ni même sur celle deses coreligionnaires. §11. La philosophie arabe se présente à nous avec le caractère d'une assez grande uniformité. Chez tous les philosophes dont nous venons de montrer la succession (Gazaliexcepté), la méthode est la même, l'autorité est la même,la doctrine ne diffère que par le degré plus ou moinsavancé de son développement. C'est dans les sectes reli1'. Literaturblatt des Orients, 1846, n° 46 (Leipzig). 2. La transcription même du nom n'est pas en dehors des analogies : Ibn-Gabirol , Aben-Gcbrol , Avicébron, comme Ibn-Sina , Aben-Sina, Avicenne. 3. Cf. Ewald et Dukes, Beitràge zur Gesch. (1er œlt. Auslegung derAlt. Test., art. Ibn-Gabirol. — Ad. Jellinek, lieitràgc zur Gescliichte derKabbala (Leipz., 1852), p. 26. — 77 — gieuses sorties de l'islamisme qu'il faut chercher la la variété, l'individualité et le vrai génie des Arabes *. Un siècle s'était à peine écoulé depuis la mort du Prophète, que déjà la dispute commençait à miner le dogme qu'il avait fondé. La liberté et la prédestination furent le premier objet sur lequel s'exerça le besoin d'activité théologique. Les Kadarites (partisans de la liberté) et les Djabariles (prédestinatiens) soutinrent sur cet éternel champ de bataille la longue guerre des textes ; et de la raison. Les attributs de Dieu furent le deuxième brandon de discorde. L'extrême rigueur de monothéisme qui règne dans le Coran, l'attention constante à combattre le dogme chrétien de la trinité et de l'incarnation, à répéter sans cesse : Dieu n'a pas de fils, Dieu n'a pas de mère, Dieu n'engendre pas, Dieu n'est point engendré, fit beaucoup travailler les esprits en ce sens. Les uns (Moattils) refusant à Dieu tout attribut positif et susceptible d'être rapporté aux créatures , en faisaient un être abstrait, dont on ne pouvait rien affirmer. En général les philosophes et les sectes philosophiques, par opposition aux hypostases distinctes du Dieu des chrétiens, niaient les attributs éternels et distincts de l'essence divine, tandis que les Sifatites (partisans des attributs), les Teschbihites (assimilateurs) faisaient Dieu à l'image de l'homme et s'échelonnaient aux différents degrés de l'anthropomorphisme. Les Ascharites s'efforcèrent de 1. Sur les sectes musulmanes, voy. Pococke, Spécimen hist. Arabum (édit. White, Oxford, 1806), p. 17 du texte, 208 et suiv. des notes; — Schahristani , Book of relig'ious and pJiilosophical sects , publié en arabepar M. W. Cureton (London, 1846), et traduit par M. Haarbrùcker (Halle, 1850-1851); —Hadji-Khalfa , introduction de son Lexique bibliographique, t. I er , p. 64 et suiv. (édit. Fluegel) ; et l'ouvrage de M. Scbmœlders, qui toutefois doit être consulté avec beaucoup de ré- serve. — 78 — réunir les doctrines des Djabarites et des Sifatites, avecquelques restrictions pour ne pas tomber dans le fata-lisme absolu et l'anthropomorphisme matérialiste. Pourles Haschawites , au contraire, Dieu est un être corporel, habitant en un lieu déterminé. Il est assis sur untrône, il a des pieds et des mains, etc. En face de ce dogmatisme intempérant, le scepticismes'exprimait en des sectes indéfiniment variées. Les Somanites rejetaient toute connaissance acquise par la spéculation, et n'admettaient que ce qui se touche et se voit: ils passaient pour mauvais croyants. Les Talimites, parun autre genre de scepticisme, fondaient la certitude dela conscience sur l'autorité d'un homme infaillible , l'imam. Ils se confondent presque avec les Baténiens,cabbalistes musulmans, qui cherchent la vérité dans leslettres et les nombres *. Enfin l'incrédulité la plus avouée formait elle-mêmedes sectes dans le sein de l'islamisme : Rarmathes, Fatimites , Ismaéliens , Dualistes , Druzes , Haschischins, Hernanites, Zendiks, sectes secrètes, à double entente,alliant le fanatisme à l'incrédulité, la licence à l'enthousiasme religieux, la hardiesse du libre penseur à la superstition de l'initié et à l'indifférence du quiétiste. Telest en effet le caractère bizarre de l'incrédulité musul-mane. Elle flotte indécise entre la secte religieuse et lasociété secrète, et cache la plus révoltante immoralité,l'impiété la plus forcenée, sous le voile de l'initiation : ne rien croire et tout se permettre, telle est sa formule.Du reste, le caractère vague de ces diverses appellationsne nous permet pas d'en bien marquer la nuance. Ainsisous le nom de Zendik se confondaient les sectes infâmes1. De Sacy, Chrest. or., t. II, p. 2o0. —'79 — et communistes, sorties de Bardesane, de Mazdak, du manichéisme, et les libres penseurs (ahl eUlahkikj les gens de Vévidence), qui ne croyaient que ce qui est prouvé. Le peuple ne fait guère de différence entre di- verses classes de mécréants. Quelquefois même on ratta- chait les Zendiks au magisme , au sabéisme, c'est-à-dire à l'idolâtrie 1 . Tels étaient les produits bizarres de cette grande ébullition où flottèrent tous les éléments de l'islamisme du 11 e au v e siècle de l'hégire. Une théologie libérale et rationaliste, celle des Motazélites (dissidents) rallia quelque temps les esprits modérés. Le motazélisme représente dans l'islam comme un protestantisme de la nuance de Schleiermacher. La révélation est un produit naturel des facultés humaines; les doctrines nécessaires au salut sont du ressort de la raison : la raison suffit pour y mener, et en tout temps, même avant la révélation, ona pu arriver à les connaître. L'école de Basra fut, sous la protection des Abbasides , le centre de ce grand mouvement de réforme, dont l'expression la plus complète se trouve dans la grande Encyclopédie des Frères de la sincérité ilkh wan-el-safci) , tentative de conciliation entre la philosophie et l'islamisme , qui ne parut satisfaire ni les philosophes ni les dévots. Ainsi, en dehors de Pétude delà philosophie grecque, l'islamisme fournissait à l'activité des esprits un vaste champ de discussions rationnelles, groupées sous ie nomde Kalâm, à peu près synonyme de notre théologie 1 . Cf. de Sacy , Exposé de la religion des Druzes , passim ; — Chrest . arabe, t. I er , p. 306, t. II, p. 96, 191, 203 et suiv. ; — Trad. de l'hist. des Sassanides, de Mirkhond, p. 361 et suiv, Voy. aussi Journal asiat., oct. 1850, p. 314, et une intéressante leçon de M. Lenormant sur l'in- crédulité dans le sein de l'islamisme^ Questions historiques, xvine leçon). — 80 — scolastique 1 . Le Ralâm, dont l'existence est antérieure àl'introduction de la philosophie grecque chez les musul-mans sous Almamoun, ne représenta d'abord aucun sys-tème particulier. Mais quand la faveur accordée à cettephilosophie eut mis en péril les dogmes de l'islamisme , le rôle du Ralâm changea, et consista désormais à défendre par les mêmes armes les dogmes attaqués , à peuprès comme chez nous la théologie, de dogmatiquequ'elle était d'abord, est devenue surtout apologétique 2 . Le but principal des Motecallemîn est d'établir contreles philosophes la création de la matière , la nouveautédu monde et l'existence d'un Dieu libre , séparé dumonde et agissant sur le monde. Le système des atomesleur parut favorable à la polémique qu'ils voulaient soutenir ; ils le choisirent. Les atomes, disaient-ils, ont étécréés par Dieu ; Dieu pourrait les détruire , et sans cesseil en crée de nouveaux. Dieu agit librement et directement en toutes choses ; tout ce qui est est immédiatement son œuvre. Les privations ou accidents négatifs(comme l'obscurité, l'ignorance, etc.) sont même produits par Dieu dans la substance qui les supporte , tout1, Kalâm représente en arabe toutes les nuances du mot X6yoç. Surl'origine et le sens précis de ce mot, voy. J. Goldenthal, dans les Mémoires de l'Acad. de Vienne, t. I er , 1850, p. 432. — Delitzsch, Anehdota zur Geschichte der mîttelalt. Scholastik unter Juden uud Moslemen , p. 292, suiv. — Schmœlders , Essai, p. 138-139. — Haarbrùcker, Trad. de Schahrîstani , t. II, notes, p. 390 et suiv. Motecallem (participe dérivé de la même racine) désigne le théologien dogmatique , par opposition aufaquih, théologien casuiste. Le mot QeoX6yoi, dans Aristote (Métaph., 1. XII, cap. vi), était |rendu dans la version arabe dont se servait Ibn- Roschd par Motecallemîn. 2. Voici la définition que le Tarifât donne du Kalâm : « Une science dans laquelle on disserte sur l'essence de Dieu, ses attributs, et les conditions des choses possibles, d'après le canon de l'Islam, pour réfuter la métaphysique des philosophes. » (Kdit. Fluegel, p. 194, Lips. 1845.) — 81 — comme les accidents positifs 1 . Ainsi, Dieu crée la mort, Dieu crée le repos , comme il crée la vie , comme il crée le mouvement. L'âme elle-même n'est qu'un accident que Dieu continue sans cesse. La causalité n'est pas dans les lois de la nature ; Dieu seul est cause. Deux faits ne s'enchaînent jamais nécessairement l'un à l'autre, et l'ensemble de l'univers pourrait être tout autre qu'il n'est. Tel est le système que les Motecallemîn trouvèrent le meilleur à opposer au péripatétisme des philosophes : très-pauvre système assurément , comme tous ceux qui sont conçus pour les besoins de la polémique , mais recommandé par ce faux air de netteté qui séduit le vulgaire. C'est contre ce système que nous allons voir Ibn-Roschd , Maimonide et les derniers représentants de la philosophie arabe, tenter un suprême, mais impuissant effort, $ni. Il faut rendre cette justice à la philosophie arabe , qu'elle a su dégager avec hardiesse et pénétration les grands problèmes du péripatétisme , et en poursuivre la solution avec vigueur. En cela , elle me semble supérieure à notre philosophie du moyen âge, qui tendait toujours à rapetisser les problèmes et à les prendre par le côté dialectique et subtil. Or, tout l'esprit de la philosophie arabe, et par conséquent tout l'averroïsme, se résume en deux doctrines, ou, comme disait le moyen âge, en deux grandes erreurs, intimement liées entre elles et constituant une interprétation complète et originale du péripatétisme : Véternité 1. Les motazélites , qu'Ibn-Roschd assimile toujours aux Motecallemin , regardaient même la privation comme une substance. Cf. Destr. Dcstr., disput. III, p. 119 v°. 6 — 82 — de la matière et la théorie de l'intellect. La philosophie n'a jamais proposé que deux hypothèses pour expliquer le système de l'univers : —d'un côté, Dieu libre, personnel, ayant des attributs qui le déterminent; providence;causalité de l'univers transportée en Dieu; âme humainesubstantielle et immortelle ; —d'un autre côté , matièreéternelle, évolution du germe par sa force latente, Dieuindéterminé; loi, nature, nécessité, raison; impersonnalité de l'intelligence, émersion et réabsorption de l'in- dividu. La première hypothèse repose sur une idée tropexaltée de l'individualité ; la seconde , sur une vue tropexclusive de l'ensemble. La philosophie arabe, et en particulier celle d'Ibn-Roschd , se classe de la manière la plus décidée dans la seconde de ces catégories. Le problème de F origine des êtres est celui quipréoccupe le plus Ibn-Roschd : il y revient dans tous ses écrits , et toujours avec une nouvelle insistance. Maisnulle part il ne Fa traitée avec plus de développementque dans le grand commentaire sur le douzième livre dela métaphysique. « Il y a, dit-il, sur l'origine desêtres deux opinions opposées , entre lesquelles il enest d'autres intermédiaires : les uns tiennent pour le développement, les autres pour la création. Les parti-sans du développement disent que la génération n'est que la sortie et en quelque sorte le dédoublement desêtres; l'agent, dans cette hypothèse, n'a d'autre fonction que de tirer les êtres l'un de l'autre, de les distin- guer 1 ; il est donc évident que ses fonctions se réduisentà celles de moteur. Quant aux partisans de la création , ils disent que l'agent produit l'être, sans qu'il ait besoinpour cela d'une matière préexistante. C'est l'opinion 1. Cf. Metaph.,l.XII, f. 344 v°. — 83 — des Motecallemîn de notre religion et de celle des chrétiens, par exemple de Jean le Chrétien (Jean Philopon), qui prétend que la possibilité de l'être créé ne réside quedans l'agent. Quant aux opinions intermédiaires , elles se réduisent à deux ; mais la première admet à son tour deux nuances assez diverses. Ces opinions sont d'accord sur un point, c'est que la génération n'est qu'unetransmutation de substance , que toute génération suppose un sujet , et que rien ne s'engendre si ce n'est de son semblable. Dans la première de ces opinions, l'agent crée la forme et imprime cette forme à unematière existante. Parmi les partisans de ce sentiment, les uns séparent entièrement l'agent de la matière , et l'appellent le donateur des formes : c'est l'opinion d'Ibn-Sina 1 ; d'autres soutiennent que l'agent est tantôt non séparé de la matière , comme lorsque le feu en-gendre le feu, ou que l'homme engendre l'homme;tantôt séparé , comme cela a lieu dans la génération des animaux et des plantes , qui naissent du dissemblable : telle est l'opinion de Thémistius, et peut-être d'AIfarabi. La troisième opinion est celle d'Aristote, et consiste à dire que l'agent fait du même coup le composé de la matière et de la forme, en donnant le mouvement à la matière et la transformant jusqu'à ce que tout ce qui y était en puissance passe à l'acte. Dans cette opinion, l'agent ne fait qu'amener à l'acte ce qui était enpuissance , et réaliser l'union de la matière et de la forme. Toute création se réduit ainsi à un mouvement , dont la chaleur est le principe. Cette chaleur, répanduedans l'eau et dans la terre, engendre les animaux et les plantes, qui ne naissent pas d'une semence. La nature 1. Cf. Destr. Destr., pars ait., disp. III , f. 350 v°. — 84 — produit tout cela avec ordre et perfection , bien qu'elle soit dénuée d'intelligence , comme si elle était guidéepar une intelligence supérieure. Ces proportions et cette énergie productive, que les mouvements du soleil et des étoiles donnent aux éléments , sont ce que Platon appelait les idées. Dans l'opinion d'Aristote, l'agent ne crée aucune forme; car s'il en créait, quelque chose pourraitsortir du néant. C'est la fausse imagination d'après la- quelle on se représente les formes comme créées , qui aporté certains philosophes à croire que les formes sontquelque chose de réel , et qu'il y a un donateur des formes; c'est la même opinion qui a porté les théologiens destrois religions qui existent de nos jours, à dire que quelquechose peut sortir du néant 1 . Partant de ce principe, les théologiens de notre religion ont supposé un seul agentproduisant tous les êtres sans intermédiaire , et dontFaction s'exerce au même instant par une infinité d'actes opposés et contradictoires. Dans cette hypothèse,le feu ne brûle plus , l'eau n'humecte plus ; tout a besoind'une création spéciale et directe. Bien plus, quand unhomme lance une pierre, ils prétendent que le mouve-ment n'appartient pas à l'homme , mais à l'agent universel 2 . Us détruisent ainsi l'activité humaine. Mais voici une doctrine plus surprenante encore. Si Dieu peut faire passer quelque chose du non-être à l'être , il peut demême le faire passer de l'être au non-être : la destruction, comme la génération, est l'œuvre de Dieu; la mort est une création de Dieu. Pour nous, au contraire, la destruction est un acte de même nature que la génération.Tout être engendré porte en lui la corruption en puis- sance. Pour détruire, comme pour créer, l'agent n'a4. Cf. De Cœlo et Mundo, f. 197. 5, Cf. Destr. Destr., pars ait., disput. I. — 85 — qu'à faire passer la puissance à l'acte. Ainsi il faut maintenir vis-à-vis l'un de l'autre la puissance et l'agent. Si l'un faisait défaut , rien ne serait , ou tout serait enacte : deux conséquences également absurdes. » Toute la doctrine d'Ibn-Roschd, tout le fond de sa polémique contre les Motecallemîn est contenu dans ce passage essentiel. La génération n'est qu'un mouvement,tout mouvement suppose un sujet. Ce sujet unique, cette possibilité universelle, c'est la matière première , douéede réceptivité, mais dénuée de toute qualité positive, également apte à recevoir les modifications contraires 1 . Cette matière première n'est susceptible d'aucun nomni d'aucune définition. Elle n'est que la simple possibilité. Toute substance est ainsi éternelle par sa matière, c'est-à-dire par sa puissance d'être. Dire qu'une choseest engendrée du non-être absolu à l'être, c'est dire qu'elle possède une disposition qu'elle n'a jamais eue 2 . La matière n'a pas été engendrée, et elle est incorruptible 3 . La série des générations est infinie a parte anteet aparté post k ' : tout ce qui est possible passera à l'acte, autrement il y aurait quelque chose d'oisif dans l'uni- vers 8 , puis, dans le milieu de l'éternité, il riy a pasde différence entre ce qui est possible et ce qui est*. L'ordre n'a pas précédé le désordre, ni le désordre n'aprécédé l'ordre. Le mouvement n'a pas précédé le repos, 1. Zimara interprète ainsi la pensée d'Averroès : Materia est una secun- dum subjectum, et multa secundum potentias et habilitâtes ad recipiendum formas contrarias [Solut. contrad., f. 62, édit. 1560). 2. I, Phys., f. 18. — VIII, Phys., f. 155. 3. I, Phys., f. 22. — VIII, Phys., f. 194. —XII, Metaph., f. 34) v!— De Subst. Orbls, cap. iv, f. 324 v°, 325. 4. VIII, Phys., f. 176etsqq. 5. VIII, Phys., f. 184. 6. III, Phys. , f. 47. — 86 — ni le repos le mouvement. Le mouvement est éternel et continu; car tout mouvement a sa cause dans un mouvement précédent1 . Le temps d'ailleurs n'existe que parle mouvement. Nous ne mesurons le temps que par les changements d'état que nous observons en nous-mêmes.Si le mouvement de l'univers s'arrêtait , nous cesserions de mesurer le temps, c'est-à-dire que nous perdrions le sentiment de la vie successive et de l'être. On ne mesure le temps durant le sommeil que par les mouvements de l'imagination; quand le sommeil est très-profond, et que le mouvement de l'imagination s'éteint entièrement, la conscience du temps disparaît. Le mouvement seul constitue un avant et un après dans la durée. Ainsi sans le mouvement il n'y aurait aucuneévolution successive, c'est-à-dire que rien ne serait 2 . De là il résulte que le moteur n'agit pas librement , comme le prétendent les Motecallemîn. Ibn-Sina, qui leur a fait tant de concessions, a imaginé, pour leur complaire , sa classification du possible et du nécessaire. Il met le monde dans la catégorie du possible , et supposequ'il aurait pu être autrement qu'il n'est. Mais commentappeler possible ce dont la cause est nécessaire et éternelle ? La liberté suppose nouveauté ; or Dieu n'a pasde raison d'être nouveau 3 . Le monde n'aurait pu être ni plus grand ni plus petit qu'il n'est ; car le caprice seul 1. VIII, Phys., f. 155-157. — De Cœlo, f. 197.— Epitome Metaph., tract. IV, f. 398. — De Subst. Orbis , cap. iv, f. 324 v°. — Cf. Arist., Metaph. A, p. 246 (édit. Brandis). 2. IV, Pliys., f. 82 v° et sqq. —Ce passage est l'un des plus ingénieux d'Ibn-Roschd. Il y développe sur le sommeil des vues absolument semblables à celle de Dugald-Stewart. 3. « Impossibile est quod actio nova fiât per voluntatem antiquam. » (VIII, Phys. , f. 159.) Cf. Destr. Deslr. disput. I, f. 21 , et pars ait. , disp.I, f.333 v°. — 87 — aurait déterminé telle mesure plutôt que telle autre 1 . Lehasard n'est cause efficiente que rarement et par accident. Cependant on serait beaucoup plus recevable àattribuer au hasard les événements d'ici-bas que tout l'ordre des corps célestes ; aussi Aristote traite-t-il plus sévèrement Démocrite et ceux qui soutiennent le premier sentiment que les partisans du second 2 . Dieu , parconséquent, ne connaît que les lois générales de l'uni- vers; il s'occupe de l'espèce et non de l'individu 3

car

s'il connaissait le particulier, il y aurait innovation perpétuelle dans son être. D'ailleurs, si Dieu gouvernaittout immédiatement, le mal de l'univers serait son œuvre ; ou bien il faudrait lui attribuer le pouvoir de réaliser l'impossible, ce qui serait admettre le principe des sophistes 4 . La seule opinion révérencieuse envers Dieuest donc celle qui réduit sa providence à n'être que la raison générale des choses. Dans cette hypothèse , tout ce qu'il y a de bien dans le monde lui est imputable , puisqu'il l'a voulu ; le mal , au contraire , n'est pas sonœuvre, mais la conséquence fatale de la matière contrariant ses desseins s . Jusqu'ici Ibn-Roschd ne me semble qu'un interprète fidèle et intelligent de la pensée d'Àristote, exprimée sur- tout au I er et au VHP livre de la Physique et au XIIe dela Métaphysique. L'être, pour Aristote, étant composé1 . De Cœlo et Mundo, f. 119 v°. 2.. Expos, média in Phys., f. 202 v° et sqq. s 3. Destr. Destr., disput. XI et XIII. — XII, Metaph., comm. 37. 4. Epit. Metaph., tract. IV, f. 399 v° (édit. 1560). —Destr. Destr., disput. I, f. 341 v°. 5. Dans la Destruction de la Destruction (disput. III, f. 101 v°, 102), Ibn-Roschd parle de la Providence à la manière vulgaire , et avec une pompe de langage qui ne lui est pas habituelle ; mais cet endroit semble avoir été gravement modifié par le traducteur. - 88 - d'un élément indéterminé (la matière) et d'un élémentdéterminatif (la forme), la matière devient l'infini, le fond permanent de toute chose. La matière est le possible, et le possible c'est l'éternel 1 . Assurément la forme de ce raisonnement était attaquable , et ce n'était pas à tort que les Motecallemîn répliquaient : Votreerreur est d'envisager la possibilité comme une choseréelle. La possibilité n'a aucune subsistance ; c'est unepure conception de notre esprit, sans aucune réalité 2 . Ceci était péremptoire contre l'expression un peu grossière de la théorie aristotélique , mais n'entamait pas la profonde vérité qui servait de base à cette théorie, àsavoir l'éternelle identité du fond permanent des choses,à la surface duquel se déroulent les lignes toujours oscil- lantes et variables de l'individualité. §IV. L'extrême simplicité avec laquelle nous concevons le monde invisible, nous a mis dans l'impossibilité de nousfaire une idée du système beaucoup plus compliqué quel'on trouve dans les religions et dans les philosophiesde l'antiquité. Eons, génies, sephiroth, démiurge, métatron, etc., tout a disparu, depuis que l'impitoyableOccam a mis les dieux en fuite par son axiome scolas-tique : Il ne faut pas multiplier les êtres sansraison. La philosophie arabe est loin d'être aussi sobre. Unenombreuse hiérarchie occupe tout l'intervalle entre Dieuet l'homme. « Le gouvernement de l'univers, dit IbnRoschd, ressemble au gouvernement d'une cité, où tout1. Cf. Aristot. Metaph., 1. XTI, cap. vi (trad. Cousin, p. 195 et suiv.). 2. Schmœlders, Essai, p. 159. — 89 — part d'un même centre , mais où tout n'est pas l'œuvre immédiate du souverain 1 . » La profonde conception d' Aristote, ce dieu du XIIe livre de la Métaphysique, immobile , séparé , centre de l'univers , qui dirige et meut le monde, sans le voir, par l'attraction du bien et du beau, ce newtonisme métaphysique, si simple , ne satisfit pas les Arabes. Jamais dieu n'a été aussi déterminé , aussi isolé du monde que celui d'Aristote. Si l'on applique le nom de panthéisme aux doctrines qui craignent delimiter Dieu , aucune doctrine n'a été plus que la sienne opposée au panthéisme. Cette théodicée pouvait convenirà une école naturaliste comme l'école péripatéticienne : pour simplifier son objet et écarter tout ce qui ressembleà une hypothèse, le naturaliste voudrait faire à Dieu,une fois pour toutes, sa part bien arrêtée, et le -reléguer le plus loin possible du champ de l'expérience. L'écolearabe ne put se plier à une conception aussi simple. Il fallut créer une sorte de ministre à ce roi invisible pourle mettre en contact avec l'univers , quelque chosed'analogue au loyoç irpocp-opwtoç de Philon, image et manifestation des puissances^ cachées dans les profondeursde l'existence infinie. Le passif n'arrive jamais à l'acte que par le fait d'unepuissance active 2 , et le contingent ne saurait s'expliquerpar une série de causes à l'infini 3 . Sans doute le cercledes causes ne saurait s'arrêter à tel moment donné. Lapluie sort du nuage , le nuage de la vapeur, la vapeurde la pluie ; la plante sort de la plante, l'homme sort de1. Destr. Destr., disput. III, f. 121 v°. — Epit. Metaph., tr. IV,f. 395. 2. II, Phys., f. 31 v°. — Destr. Destr., disput. VI, f. 150 v°. —Cf. Ravaisson, Essai sur la Metaph. dArist., t. I er , p. 542 et suiv. 3. Metaph. ,1. II , f, 50 ^ — 90 — l'homme par la corruption de l'être générateur, sansqu'il soit permis dans cette chaîne continue de prendreun moment plutôt qu'un autre pour point de départ 1 . Où donc chercher la cause du multiple ? De l'un ne peutsortir que l'un. Un seul être peut être le produit immédiat de Dieu et en rapport direct avec lui. Cet être, c'est la première intelligence 2 , le premier moteur desétoiles fixes, sorte de démiurge dont l'origine ne doit pasêtre cherchée ailleurs que dans le chap. vu du XIIe livrede la Métaphysique , mal entendu et combiné avec desdonnées alexandrines , ou peut-être, par une sorte decompromis, dont les sectes antagonistes offrent de nombreux exemples, avec la doctrine des hypostases et duVerbe, que l'on combattait d'ailleurs si énergiquement.Cette intelligence première, ce premier moteur, qui est pour Àristote Dieu lui-même, n'est pour les Arabes quele premier agent de l'univers, à qui ils appliquentles magnifiques expressions par lesquelles Aristote acherché à exprimer le mode d'action de l'intelligence divine 3 . Le Coran lui-même fournit des arguments à cette théorie ; car il y est écrit : La première chose créée parDieu est Vintelligence . Platon, suivant Ibn-Roschd, n'apas voulu exprimer autre chose quand il dit en son style figuré que Dieu créa les anges le matin, et qu'après leur avoir laissé le soin de créer tout le reste, il se reposa*.1. Destr. Destr., disp. IV, f. 152, 158. 2. Epit. Metaph., tr. IV, f. 395 v° et sqq. 3. Pour s'en convaincre , il suffit de lire l'Abrégé de la Métaphysique, tract. IV, f. 39G. Un instant pourtant Ibn-Roschd semble identifier Dieu et l'intelligence première ; car, dit-il , la nature n'a rien de su- perflu. [Ibid. % f. 397.) A. Metaph., 1. XII , f. 344- v°. Il se peut que tout ce passage ait été interpolé par le traducteur hébreu. — Cf. Destr. Désir., disput. XIIet XV. — 91 — Galien a entrevu la même vérité, quand il parle de cette forme informante, à laquelle appartient véritablement le nom de créateur 1 . Plusieurs sectes religieuses, plus ou moins empreintes de gnosticisme, les Talimites, les Baténiens, les Sabéens professaient une doctrine analogue et admettaient l'intelligence comme le premier-né de toute créature \ « La nature des astres, avait dit Aristote , étant une certaine essence éternelle, et ce qui meut étant éternel aussi et antérieur à ce qui est mû..., il est évident qu'autant il y a de planètes, autant il doit y avoir d'essences, éternelles de leur nature et chacune immobile en soi.... L'une est la première, l'autre la seconde, dans un ordre correspondant au mouvement des astres entre eux 3 . » «Une tradition venue de l'antiquité la plus reculée, dit-il ailleurs , et transmise à la postérité sous l'enveloppe de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux , et que la divinité embrasse toute la nature. Tout le reste n'est que mythe.... Mais si on en dégage le principe pour le considérer seul, savoir que les premières essences sont des dieux, on pensera que ce sont là des doctrines vraiment divines 4 .... » Cet aperçu bizarre, qui semble une réminiscence de Pythagore ou de Platon, et qui a surpris tous les commentateurs, au point que plusieurs critiques n'ont pas craint de révoquer en doute l'authenticité du livre où il se trouve 5 , fut le texte primi1. Destr. Destr., pars ait., disp. III, f. 350 v°. 2. Schmoelders , Essai sur les écoles phil., p. 202. 3. Metaph., 1. XII, cap. vin (trad. Cousin), p. 203. — Éd. Brandis, p. 251. 4. Ibid. (trad. Cousin, p. 212). — Éd. Brandis, p. 254. 5. Cf. Vacherot , Théorie des premiers principes selon Aristote (Caen, 1836), p. 48 et suiv. — Ravaisson, Essai sur la Métaph. d*Aristote, t. I er , p. 103, 104. —Pierronet Zévort, Métaph. d'Arist.^X. I er , introd. lxxxviii — 92 — tifde la théorie des intelligences, qui forme un des pointsles plus caractéristiques de la philosophie des Arabes, età laquelle leur syncrétisme mêla tant d'éléments étrangers. L'hypothèse mécanique de Newton a si profondément pénétré nos idées sur le système de l'univers, quetoutes les conceptions de l'antiquité , du moyen âge , dela renaissance, de Descartes lui-même sur le Monde,nous apparaissent aujourd'hui comme les rêves d'un autre âge. Quelque effort que nous fassions, nous ne re-noncerons jamais assez franchement à nos idées modernes pour comprendre, c'est-à-dire pour ne pas trouverabsurdes, le de Cœlo et Mundo , le traité du MondeàAlexandre, le de Substantia Orbis. L'homogénéité del'univers était alors mal comprise : on ne pouvait supposer qu'un même système s'étendît à toutes les partiesdu monde, et que la même loi qui détermine ici-bas lemouvement d'un atome présidât aux révolutions descorps célestes. Ibn-Roschd n'est donc pas responsable dece que sa théorie du ciel peut avoir pour nous de bizarreet d'inconcevable. Le ciel est à ses yeux un être éternel,incorruptible, tout en acte, simple, sans pesanteur, mûpar une âme \ En effet, le mouvement circulaire ne peutvenir que d'une âme, les corps n'étant susceptibles quedu mouvement de haut en bas. Le ciel n'est pas composéde matière et de forme. Il n'est dans le lieu que par accident 2 . C'est le plus noble des êtres animés 3 . Infini quantà la durée, le mouvement du ciel ne l'est pas quant à laquantité 4 . Si une seule étoile venait s'ajouter au corpset lxxxix, et t. II, p. 361 et suiv. — Michelet (de Berlin), Examen criti- que de la Méiaph. d 1 Aristote, p. 19-4-195. i. De Substantia Orbis, cap. v. — De Cœlo et Mundo, f. 67 v°. 2. Phys., IV, f. 66et sqq. 3. De Subst. Orbis, cap. vi. 4. De Subst. Orbis, cap. iji — De Cœh et Mundo, f. 151. — 93 — étoile, ce corps s'arrêterait à l'instant; car la mesure de sa force est exactement proportionnée à la masse ; et s'il s'arrêtait un instant, le premier moteur ne pourrait le remettre en mouvement; il se corromprait parle repos, et avec lui tous les êtres dont l'essence est de se mouvoir 1 . Ce n'est donc point par sa nature intime qu'il est incorruptible et éternel, mais par l'action continuée du premier moteur, et le Prophète a pu dire avec vérité : (c Tout est corruptible, excepté Sa face 2 . » Le ciel est donc, aux yeux d'Ibn-Roschd, un être vivant, composé de plusieurs orbes représentant les membres essentiels à la vie , et dans lequel le premier moteur re- présente le cœur, d'où la vie rayonne pour les autres membres 3 . Chaque orbe a son intelligence qui est sa forme, comme l'âme rationnelle est la forme de l'homme ; ces intel- ligences, hiérarchiquement subordonnées , constituent la chaîne des moteurs, qui propagent le mouvement de la première sphère jusqu'à nous. Le désir est le mobile au- quel elles obéissent 4

recherchant toujours le meilleur,

elles se meuvent sans cesse, car le mouvement n'est que l'appétition du meilleur. Leur intellect est toujours en acte et s'exerce sans aucune défaillance en dehors de l'imagination et de la sensibilité 5 . Elles se connaissent elles-mêmes, et ont la connaissance de tout ce qui se passe dans les orbes inférieurs ; l'intelligence première a, par conséquent, la connaissance complète de tout ce qui se passe dans l'univers. 1. De Subst. Orbis, cap. vi. — De Gêner, et Corr., paraphr. f. 318. 2. De Subst. Orbis, cap. vit. 3. Zimara, Solut. Conlrad., f. 212. 4. Phys., VIII, comm. 85. — De Cœlo et Mundo, f. 125. —- Metaph., XII, 337, 341. 5. De Beatit. animœ, cap. v. — Destr. Destr., disp. XVI, f. 325 et sqq. — De Cœlo et Mundo , f. 127 v°. — IV, Phys. , f, 66 et sqq, — Epit. Metaph., tr. IV, f. 394. — 94 — Ainsi, un aperçu vague, indécis, sans connexion avecle reste de la doctrine péripatétique, est devenu entre les mains des Arabes une théorie des premiers principes del'univers, bizarre, je l'avoue, mais ingénieusement liée dans toutes ses parties , et dont nous allons voir sortir, comme un cas particulier, toute leur psychologie. S v. La théorie d'Ibn-Roschd, sur les intelligences planétaires , n'est qu'un commentaire amplifié du XIIe livre de la Métaphysique ; sa théorie de l'intellect humainn'est, de même, que le IIIe livre du traité de l'Ame,interprété avec la subtilité, les rapprochements hasardés et le mélange de doctrines mystiques, qui caractérisent la philosophie arabe. (( Il y a dans le fait de la connaissance deux élémentsanalogues à la matière et à la forme, c'est-à-clire unprincipe passif et un principe actif; en d'autres ter- mes, il y a deux intellects : l'un, matériel ou passif (7ïaGy]Tixoç, sv ouva{/.si, àuvcrroç, âuva|/.svo;) ; l'autre, formel ou actif (wv bnù,zyj,ioL^ 7roi7)Tix.o<;): l'un, susceptible de devenir toutes les choses en les pensant ; l'autre _, rendant les choses intelligibles. Ce qui agit est supérieur à ce qui souffre; donc l'intellect actif est supérieur à l'intellect en puissance. L'intellect actif est séparé, impassible et impérissable (^wpicToç, îtal âTuaGvjç, xalajAiyyjç, tti oucta wv êvspyeia); l'intellect passif, au contraire, est périssable et ne peut se passer de l'intellect actif. Or, le véritable intellect, c'est l'intellect séparé,et celui-là seul est éternel et immortel l . » 1. De anima, 1. III, cap. v, § 1 . Édit. Trendelenburg (ïéna, 1833), p. 91. —Trad. Barthélémy Saint-Hilaire, p. 302, — Waddington-Kastus, de la Psychologie d'Aristote, p. 212-213, — 95,— De cette doctrine , nous voyons déjà sortir une conséquence que le philosophe lui-même entrevoit et accepte. L'intellect en acte, dit-on , est antérieur à l'intellect en puissance. Et pourtant, dans l'individu, la puissance précède l'acte 1 . Ce n'est donc pas dans l'individu qu'il faut chercher l'intellect actif, antérieur dans le temps à l'acte même de la pensée, « Ce n'est point lorsque tantôt elle pense, et tantôt ne pense pas; c'est seu- lement quand elle est séparée, que l'intelligence est vraiment ce qu'elle est 2 . » L'intellect actif est impersonnel , absolu , séparé des individus , participé par les individus. Un pas encore, et l'on devra dire que l'intel- lect est unique pour tous les hommes , et proclamer ce que Leibniz appelle le monopsychisme. C'est la thèse averroïste. Aristote ne s'est jamais exprimé clairement sur ce point; mais il faut avouer qu'Ibn-Roschd et les philosophes arabes, en lui prêtant cette doctrine, n'ont fait que tirer la conséquence immédiate de la théorie exposée au IIIe livre de l'Ame. D'autres passages d'ailleurs confirment cette interprétation 3 . L'intellect vient du dehors ; il est séparable du corps, éternel, impassible, divin 4

il est dans l'âme une

substance à part, indépendante, distincte de l'individu, comme l'éternel l'est du corruptible 5 . C'est en quelque i . e H 81 xocxà 8uvakuuv ypovto -potepa h tw ivf , 8X10; 81 où "Xpovto (1. III, cap. v, § 2. Édit. Trend., p. 91). — Cf. Metaph., 1. XII, cap. ti, p. 246 et suiv. ; édit. Brandis. 2. De anima, 1. III, cap. v, § 2. 3. Cf. Kastus, Psych. d'Jristotc, p. 215-216, 284, 307-308, 333, 335. —Barthélémy Saint-Hilaire, Traité de Fâme, Plan, p. 76. 4. AsiTcetat 81 xbv vouv [xdvov ôupaôev £7iEtaiévai 7.0a Qsfov slvat poVov (De gêner, anim., 1, II, cap. m, p. 736, édit. Bekker). Cf. De anima, 1. I, cap. iv, g 14, 5. De anima,!. I, cap.iy, § 13. — 96 — sorte un autre genre d'âme 1 , dont l'étude appartient aumétaphysicien et non au physicien 2 . Ce qui résulte detout cela r c'est une théorie assez analogue à celle deMalebranche, une sorte de raison objective et impersonnelle, qui éclaire tous les hommes, et par laquelle toutest intelligible. C'est l'interprétation de la plupart descommentateurs grecs, d'Alexandre d'Aphrodisias , deThémistius, de Philopon3 , et de tous les Arabes sans ex-ception. Une telle doctrine, assurément, est peu d'accord avecl'esprit général du péripatétisme. Mais ce n'est pas laseule fois qu'Aristote a introduit dans son système desfragments d'écoles plus anciennes, sans se mettre enpeine de les concilier avec ses propres aperçus. Il est évi-dent que toute cette théorie du voiïç est empruntée àAnaxagore. Aristote lui-même le cite (1. III, chap. iv,§ 3) , et Simplicius nous a conservé un long fragment dece philosophe , qui offre la plus complète analogie avecle passage du traité de l'Ame que nous essayons d'éclaircir 4 . Au VIIIe livre de la Physique 5 , la même théorie estdonnée expressément comme d'Anaxagore. Dans une thèse ingénieuse présentée à la Faculté desLettres 6 , on a combattu l'interprétation d'Ibn-Roschd, 1. "Eor/.s <iu-/9jç yivoç ^T£ pov etvai, xa\ xouxo [j.6vov Ivôsysxai ywpi'ÇeaOai, xaOa-sp xb à'tSioV xou cpOapxou (De anima, 1. II, cap. n ? g 9). — Cf. ibid., L II, cap. m, $1. — Metaph.j 1. XII, cap. m. 2. De anima, 1. I , cap. i , § 11. 3. Ainsi l'entendent, parmi les modernes, Trendelenburg, p. 175, 492;Ravaisson, t. I, p. 58o etsuiv. ; Brucker , t. III, p. 110; Tiedemann,Geist derspec. PhiL, t. IV, p. 147 et suiv. 4. N6o; ol etci à'-ctpov y.ou auxo/paxèç, xa\ [j.s;j.r/.xat. ouûsv\ yprj[j.ax'., àXkb: (x6voç aùxbç icp' Éowxou sari (apud Trendelenburg, p. 467). 5. 'Avaçayooac <jpOw; Xiysi , xbv vouv db:a07j cp^ay.ojv y.cà &<j.i-yr\ sl'vai (Phys. 1. VIII, cap. v). 6. Denis , Rationalisme d'Arislote. — 97 — et soutenu que l'intellect actif n'est pour Aristote qu'une faculté de l'âme. L'intellect passif n'est alors que la fa- culté de recevoir les çavra<7[/.aTa ; l'intellect actif n'est que l'induction s'exerçant sur les <pavTa<7[/.aTa et en tirant les idées générales. Ainsi , l'on fait concorder la théorie exposée dans le troisième livre du Traité de l'Ame ? avec celle des Seconds Analytiques , où Aristote semble réduire le rôle de la raison à l'induction généralisant les faits de la sensation. Certes, je ne me dissimule pas qu'Aristote paraît souvent envisager le vouç comme personnel à Tliomme. Son attention constante à répéter que l'intellect est identique à l'intelligible, que l'intellect passe à l'acte quand il devient l'objet qu'il pense 1 , est difficile à concilier avec l'hypothèse d'un intellect séparé de l'homme. Mais il est dangereux, ce me semble, de faire ainsi coïncider de force les différents aperçus des anciens. Les anciens philosophaient souvent sans se li- miter dans un système , traitant le même sujet selon les points de vue qui s'offraient à eux, ou qui leur étaient offerts par les écoles antérieures, sans s'inquiéter des dissonances qui pouvaient exister entre ces divers tronçons de théorie. 11 est puéril de chercher à les mettre d'accord avec eux-mêmes, quand eux-mêmess'en sont peu souciés. Autant vaudrait , comme certains critiques allemands , déclarer interpolés tous les passages que l'on ne peut concilier avec les autres. Ainsi, la théorie des Seconds Analytiques et celle du troisième livre de l'Ame , sans se contredire expressément , représentent , à mon avis , deux aperçus profondément disanima. 1. btXN(x\xz\ ra&ç ecrct xà voy)Ta ô vouç, àXX' svxsXs^sia ouôiv , 7tp\v &v vo9j [De i, 1. III, cap. iv, § 11). Cf. Metapli A, c. vu et ix. -r-De anima, 1. I, c. m ; 1. II, c. i; 1. III, c. v. — Kastus, Psychologie dAristote, p. 209, 281, 333. — Ravaisson, JÊëtàpk. d'Arist., 1. 1, p, 196, 199. 7 — 98 — tincts et d'origine différente, sur le fait de l'intelli- gence. Sans doute 9 en traduisant -en langage moderne la théorie de l'intellect exposée au troisième livre de l'Ame,et en la dégageant des formes trop substantielles dustyle aristotélique, on arrive à une théorie de la connaissance assez analogue à celle qui depuis un demi-sièclea conquis l'assentiment de tous les esprits philosophiques. Il ne tient qu'à nous de faire dire à Aristote : Deuxchoses sont nécessaires pour l'acte intellectuel : 4° uneimpression du dehors reçue par le sujet pensant,2° une réaction du sujet pensant sur la donnée de la sensation. La sensation donne la matière de la pensée ; le voiïç, la raison pure, donne la forme. Mais cette méthode de rapprochements est toujours périlleuse. Lessystèmes anciens doivent être pris pour ce qu'ils sont , et acceptés , au point de vue de leur auteur, comme decurieux produits de l'esprit humain , sans être jamais interprétés d'après les vues de la philosophie moderne. En somme , la théorie péripatétique de l'intellect , telle qu'elle est sortie du travail des commentateurs , se compose de cinq théorèmes : 1° distinction des deux intellects, actif et passif; 2° incorruptibilité de l'un, corruptibilité de l'autre; 3° l'intellect actif conçu en dehorsde l'homme, comme le soleil des intelligences; 4° unitéde l'intellect actif; 5° identité de l'intellect actif avec la dernière des intelligences mondaines. La pensée d'Aristote ne laisse lieu à aucune hésitation sur les deux premiers théorèmes ; elle est suffisamment claire , sans être incontestée , en ce qui concerne le troisième. Quantaux deux derniers, ils sont bien le fait des commentateurs qui, par des inductions ou des rapprochements,ont cru pouvoir compléter ainsi la théorie du maître. — 99 S VI. Les disciples immédiats d'Aristote, Théophraste, Aristoxène , Dicéarque , Straton , ne paraissent pas s'être fort préoccupés de la doctrine exprimée au troisièmelivre de l'Ame. L'âme n'est pour eux que le son résultant de l'organisation des parties du corps; la théorie dela raison pure ne pouvait avoir de place dans un systèmede matérialisme aussi grossier. Chez Alexandre d'Aphrodisias , au contraire, cette théorie arrive à de grands développements. L'intellect passif, qui désormais s'appelle matériel (6 O^wcoç vouç), n'est rien en acte, mais tout enpuissance 1 . Car n'étant rien par sa propre force avant depenser, quand il pense il devient la chose pensée. L'intellect matériel n'est donc qu'une aptitude (Ê7uiTY)SeioTV]ç) à recevoir les idées, semblable à une tablette sur laquelle il n'y a rien d'écrit. Le fait de la connaissance a lieu par l'intervention de Dieu, qui s'empare de la faculté individuelle comme d'un instrument. L'intellect actif, pour Alexandre, est donc Dieu lui-même ; mais Dieu nesoutient avec l'âme qu'un rapport passager; il n'en est que la cause motrice extérieure, et ne l'empêche pas deretomber bientôt après dans le néant 2 . Alexandre d'Aphrodisias peut être considéré commele premier auteur de l'immense importance que la théoriedu troisième livre de l'Ame acquit dans les derniers siècles de la philosophie grecque, et durant tout le moyen âge. Thémistius nous atteste que déjà de son temps ce passageavait donné lieu à d'interminables controverses, et Philoj . Trendelenburg , De anima, p. 486. 2. Ravaisson, Essai sur la Métaph. d'Jrist. } t. II, p. 302. — Zimara > Solut. Contai. 176 et 178 v°. — 100 — pon réfute à ce sujet toute une arme'e de dissidents 1 . PourThémistius, comme pour Alexandre, l'intellect séparéest en dehors de l'homme. Déjà il se pose nette- ment la question de l'unité ou de la multiplicité del'intellect. Il est un, dit-il , dans sa source, c'est-à-dire en Dieu; il est multiple par les individus qui y participent; de même que d'un centre unique le soleil s'épanden une infinité de rayons 2 . L'intellect passif aspire à s'unir à l'intellect actif, comme toute chose aspire à sonperfectionnement. Simplicius n'introduisit dans la controverse aucun élément nouveau. L'intellect passif est périssable, comme tout ce qui vit de la vie successive. Quandil agit, il s'identifie avec la chose pensée 3 . Philopon est un esprit plus original , mais un interprète beaucoupmoins fidèle. L'âme est à ses yeux immatérielle, simple,immortelle (6ewc, x.al àcrco^aTo;, îtal âraG/'ç). L'intellect, quand il est en acte, doit s'identifier (é£ô{ÀQioîfaOai, évurcapystv) à l'objet pensé. Le vouç n'est autre chose que la rai- son de l'humanité tout entière. En effet, le vouç, dit Àristote (l. III, c. v, § 2), pense toujours; c'est-à-dire, ajoute Philopon, que l'humanité pense toujours, commeon peut dire en un sens que l'homme vit toujours, parceque l'humanité vit toujours 4 ? Enfin dans le livre apocryphe de la Théologie d' Aristote 3 , la théorie de l'intel- lect est présentée d'une manière fort analogue à celle que nous trouverons chez les Aral: es. Le rôle de l'intel1 . Barth. Saint-Hilaire , Traité de ï'Ame , p. 305, note. '2. Trendelenburg, p. 493. 3. IHc vouç otxv ivepy^, 5 x-jto; stti toÎ'; voouijivoiç, xat er:tv cfoep rà voojij.sva [IùidX •i. Où yàp 707 sva t<~) àpi0[i(& vouv Xiyo[j.zv àù vosîv, ccXX' o~i bi SXro tÇ x'Safxco o à/Ooto-'.voç vouç &z\ vos?" (Trendelenburg, p. 490). 5. Voy. l'excellente analyse qu'en a donnée M. Rayaisson , Métaph d\frisf. : t. II, p. oI2 et suiv. (O — 101 — ligence active est d'épurer la donnée de la sensation pourla rendre intelligible. Elle est l'intermédiaire (le Verbe) par lequel Dieu a créé le monde. Dieu rayonne dans l'intelligence active, celle-ci rayonne dans l'âme humaine, l'âme dans le corps, et ainsi la vie divine descend jusqu'à la matière inanimée. Il s'en faut, du reste, que cette doctrine de l'intelli- gence unique et universelle ait été exclusivement propre à l'école péripatéticienne. Toute l'antiquité, depuis Anaxagore, avait appelé voiï; le principe spirituel de l'univers 1 . Toute l'école d'Alexandrie avait admis la procession des intelligences particulières de l'intelligence universelle 2 . Mais ce fut surtout le réalisme grossier que les Pères de l'Eglise latine portèrent en psychologie qui contribua à mettre en saillie la question de l'unité des âmes. Saint Augustin l'agite curieusement, mais, selon son habitude, évite d'y répondre, dans un curieux passage de son livre De Quantitate animœ z . Ce passage fut relevé au ixfi siècle, et devint dans l'abbaye de Corbie le texte d'une assez vive controverse. Un moine hibernais, nommé Macarius Scotus, prétendit en tirer la doctrine dumonopsychisme, et communiqua ses opinions à un autre hibernais de cette abbaye, dont le nom n'a pas été conservé. Ratramne, moine de Corbie, l'un des écrivains les plus connus du ixe siècle, le combattit d'abord dans unelettre dogmatique , puis, à la prière d'Odon, évêque de Beauvais, écrivit contre lui un ouvrage qui est resté inédit. Mabillon en parle d'après un manuscrit de Saint Eloi de INoyon 4 ; il en existe plusieurs autres dans les 1. Cicero, De Dhinat., 1. I, c. mi. — Sallust., Bell. Jug., c. ir. —Virg., Geprg., IV, 221 ; Mneid., VI, 724. —De Mundo ad Alex., c. vu. 2. Cf. Ravaisson, op. cit., t. II, p. 504-505, 534 535. 3. Cap. -xxxii (Opp., 1. 1, p. 434, édit. 1679). A. Mabillon, Acta SS. Ord. S. Bened., Sec. iV, pars II, prsef., — 4 02 — bibliothèques d'Angleterre K Ratramne traite son adversaire d'hérétique, plus digne d'être réprimé par l'autorité que combattu par le raisonnement, et l'amène à dire qu'il n'y a au monde qu'un seul homme et qu'une seule âme? erreur si absurde, ajoute-t-il , que son auteur devrait s'appeler Baccharius et non Macarius*\ Il paraît, du reste, que cette doctrine n'était pas rare chezles Hibernais. Une collection de canons pour l'Eglise hibernaise, qui se trouve dans un manuscrit du fonds deSaint-Germain (n° 121, écrit au vme siècle) 3 , renferme(fol. 182-184) un chapitre sur l'âme, où sont curieusement agitées plusieurs questions qui semblent avoirtrait aux erreurs de Macarius. La même doctrine est dureste mentionnée dans Bède4 et se retrouve dans le Panthéon de Godefroi de Viterbe, attribuée aux manichéenset à Platon 3 . p. lxxvi etsqq. ; Annales Ord. S. Bened., t. III, p. 139-440. —DomCeillier, Hist. génér. des auteurs ecclés., t. XIX, p. 159. — Ellies Dupin, Bill, ecclés. ixe siècle, p. 237-258. — Fabricius, Bibl. med. et inf. Latin. , t I, p. 243 —Hist. llttér. de la France, t. IV, p. 258-259; t. V, p. 350. — C'est par inadvertance que Fabricius a écrit Marianus Scotus, confondant ainsi notre hibernais du ixe siècle avec le bénédictin de Fuldedu xie . Mabillon et les auteurs de YHïst. litt. de la Fr., proposent d'identifier Macarius Scotus ou avec Scot Érigène ou avec un Macarius, à qui Raban-Maur dédie son livre du Comput. 1. Catal. mss Angliœ et Eiberniœ, mss. Coll. S. Bened. Cantabrig. , n° 1567; mss. Coll. Sydney-Sussex , n° 734; mss. Coll. S. Trinit. apudDubl.,n° 816. 2. Quoniam non beatus , sed stultus et ebrius talia somniavit. 3 . Une partie de ce précieux recueil a été publiée par Dacberi (Spicil. , t. I, p. 492) et une partie par Marlène [Thés. Jnecd., t. IV, init.). Mais le chapitre dont nous parlons ici est resté inédit. 4. Mundi constitutio, inter Bedse Opp., t. I, col. 397 (Basil. , 1563): 5. Apud Pistorium, German. rer. Script. , t. II, col. 58. — 103 — §VIL C'est surtout en développant certaines théories à l'ex- clusion des autres, que les Arabes ont altéré l'ensemble du péripatétisme ; or il est bien remarquable que les théories auxquelles ils ont ainsi accordé la préférence sont précisément celles qui n'apparaissent dans Aristote que d'une manière incidente et obscure. Déjànous avons vu une thèse isolée du XIIe livre de la Métaphysique devenir entre leurs mains le noyau d'unvaste système, embrassant à la fois leur métaphysique,leur cosmologie, et jusqu'à leur psychologie; cette fois encore c'est une doctrine empruntée à une école étrangère, peu d'accord avec l'esprit du péripatétisme, et dontl'authenticité a été pareillement révoquée en doute, quiva devenir le point central de leur philosophie. Le rôle de l'intellect étant de percevoir les formes deschoses, il faut qu'il soit lui-même absolument dénué deformes et comme un cristal transparent qui ne laisse passer que l'image des objets 1 . Car s'il avait des formespropres, ces formes se mêleraient à celles des objets perçus et altéreraient la vérité de la perception. L'intellect, envisagé dans le sujet, n'est donc qu'une pure réceptivité. Mais s'arrêter là, comme l'a fait Alexandred'Aphrodisias, ce n'est pas épuiser l'analyse du fait de la connaissance. Il ne suffit pas d'accorder à l'intellect unedisposition vague et indéterminée à recevoir les formes 2 . 4 . Omne recipiens aliquid necesse est ut sit denudatum a natura re- cepti [De anima, f. 160). — Oculus si esset habens colorem, non esset possibile virtuti visivse recipere colores [De connex. intell, abstr. cumhomme, f. 358). 2. Dicere quod intellectus materialis est similis praeparationi quse est in tabula, non tabulœ secundum quod est prœparata , ut exposuit Alexan- der hune sermonem, falsum est {De anima, f. 168-169). — 104 — En effet, nous concevons l'intellect vide de toute forme;donc s'il n'était qu'une simple disposition à recevoir les formes, nous concevrions le néant. « Quoi ! Alexandre,s'écrie Ibn-Roschd, tu prétends qu' Aristote n'a voulu parler que d'une disposition et non d'un sujet disposé. Envérité, j'ai honte pour toi d'un tel discours et d'un si singulier commentaire. Une disposition n'est en acteaucune des choses qu'elle est apte à recevoir. Une disposition n'est ni une substance, ni une qualité d'une substance. Si donc Aristote n'avait présenté l'intellect quecomme une aptitude à recevoir des formes , il en eûtfait une aptitude sans sujet , ce qui est absurde. Aussivoyons-nous Théophraste, Nicolas, Thémistius et les autres péripatéticiens rester bien plus fidèles au texted' Aristote. Cette hypothèse n'a été forgée que parAlexandre ; tous les philosophes de son temps s'accordèrent à la rejeter, et Thémistius la repousse comme uneabsurdité ; bien différent en cela des docteurs de nosjours, aux yeux desquels on ne peut être parfait philosophe à moins d'être alexandriste 1 . » Il faut donc accorderà l'intellect une existence objective , et l'acte de la connaissance n'a lieu que par le concours de l'intellect subjectif (intellect passif ou en puissance) et de l'intellectobjectif (intellect actif). L'intellect passif est individuelet périssable, comme toutes les facultés de l'âme qui n'at-teignent que le variable; l'intellect actif, au contraire,étant entièrement séparé de l'homme et exempt de toutmélange avec la matière , est unique , et la notion denombre n'y est applicable qu'en raison des individus quiy participent 2 . 1. De anima , 1. III, f. 169. — Cf. \b\d., f. 170. 2. Necessc est ut sit anima non divisibilis ad divisioneni individuorum,et ut sit etiam quid unum in Socrate et Platone (Destr. Destr., f. 349 v"}. — 105 — Sans être exprimée avec la précision que nous exi- geons maintenant dans les recherches philosophiques, cette solution satisfait aux principales conditions du problème, et détermine avec une netteté suffisante la part del'absolu et du relatif dans le fait delà connaissance. Lesréfutations que le moyen âge a tentées de la théorie d'IbnRoschd ont, en général, porté à faux, comme toutes les réfutations, qui cherchent à prendre un système par soncôté faible plutôt que par son coté vrai. Certes s'il est aumonde une révoltante absurdité, c'est Yunité des âmes,comme on a feint de l'entendre, et si Averroès avait jamais pu soutenir à la lettre une telle doctrine, l'averroïsme mériterait de figurer dans les annales de la démence et nondans celles de la philosophie. L'argument sans cesse répété contre la théorie averroïste par Albert, saint Tho-mas : Eh quoi ! la même âme est donc à la fois sage et folle, gaie et triste ; cet argument, dis-je, qu' Averroèsavait prévu et réfuté 1 , serait alors péremptoire, et aurait suffi pour balayer cette extravagance du champ de l'es- prit humain dès le lendemain de son apparition. Maisen y regardant de près , on voit que telle n'est pas la pensée d'Ibn-Roschd, et que cette doctrine se rattache dans son esprit à une théorie de l'univers qui ne manqueni d'élévation ni d'originalité. La personnalité de la conscience ne s'est jamais bienclairement révélée aux Arabes. L'unité de la raison objective les a beaucoup plus frappés que la multiplicité dela raison subjective. Convaincus d'ailleurs que toutes les parties de l'univers sont similaires et vivantes, ils ont— Cf. De anima, 1. III, f. 160 v° et sqq., et les fragments du commentaire moyen sur l'Ame (inédit), que M. Munck a traduits de l'arabe {Dict. des se phll., t. III, p. 166-167). 1. Destr. Destr,, pars ait , disp. IIIa , f. 350. — 106 — considéré la pensée humaine, dans son ensemble,comme une résultante de forces supérieures et commeun phénomène général de l'univers. Sans doute, dansune philosophie qui sépare aussi vaguement que la philosophie arabe Tordre psychologique de l'ordre ontologique , et qui ne dit jamais précisément si le champ deses spéculations est dans l'homme ou hors de l'homme, une telle manière de s'exprimer n'était pas sans danger.Nous voudrions qu'Ibn-Roschd eût dit plus clairementqu'il ne l'a fait : L'unité de l'intellect ne signifie autrechose que l'universalité des principes de la raison pureet l'unité de constitution psychologique dans toutel'espèce humaine. On ne peut douter cependant quetelle ne fût sa pensée, quand on l'entend répéter sanscesse que l'intellect actif ne diffère pas de la connaissance que nous avons de l'univers 1 , que l'immortalitéde l'intellect désigne l'immortalité du genre humain2 , et que si Aristote a dit que l'intellect n'est pas tantôtpensant, tantôt ne pensant pas, cela doit s'entendrerelativement à l'espèce, qui ne disparaîtra jamais, et quisur quelque point de l'univers exerce sans interruptionses facultés intellectuelles 3 . Une humanité vivante etpermanente , tel est donc le sens de la théorie averroïstique de l'unité de l'intellect 4 . L'immortalité de l'in-tellect actif n'est ainsi autre chose que la renaissanceéternelle de l'humanité, et la perpétuité de la civilisa1. Epist. de intell. y f. 67. Et quia intellectus noster in actu nihil aliud est quam comprehensio ordinis et rectitudinis existentis in hoc mundo...,sequitur de necessitate quod quidditas intellectus agentis hune nostrumintellectum nihil aliud est quam comprehensio haruin rerum. 2. De anima, 1. III, f. 165 et 175 v°. 3. lbid. y f. 170 v°, 171. A. C'est aussi l'interprétation que propose M. H. Ritter {Gesch. der christ. Phil.lV B. S. 148, ff.). — 107 — tion S La raison est constituée comme quelque chose d'absolu, d'indépendant des individus, comme une partie intégrante de l'univers 2 , et l'humanité, qui n'est que l'acte de cette raison , comme un être nécessaire et éternel. De là aussi la nécessité de la philosophie, son rôle providentiel, et cet étrange axiome : Ex necessitate est ut sit aliquis philosophus in specie humana 3 . Car toute puissance doit passer à l'acte, autrement elle serait vaine. Il faut qu'à chaque moment de la durée et à quelque point de l'espace une intelligence contemple la raison absolue. Or l'homme seul par les sciences spéculatives jouit de cette prérogative. L'homme et le philosophe sont donc également nécessaires dans le plan de l'univers \ Telle est l'originale théorie développée dans le traité Du bonheur de Vâme , et dans les digressions du commentaire sur le III e livre de l'Ame. Il est vrai que le langage technique de l'averroïsme est beaucoup plus compliqué. En rapprochant les différentes expressions par les- quelles Ibn-Roschd cherche à désigner les nuances diverses du fait de la connaissance, on trouverait jusqu'à cinq in1 . Quemadmodum scientia et ipsum esse sunt quid proprium ipsi homini, et artes ipsœ quibusdam modis propriis videntur inesse ipsi homini, ideo existimatur universum habitatutn non posse esse expers alicujus habitus philosophise vel artium naturalium. Quoniam licet in aliqua parte defuerunt ipsœ artes, exempli gratia in quadra septentrionali terras, non propterea reliquat quadrse privabuntur eis [De anima, f. 165 v°). 2. Scientiœ sunt aeternae et non generabiles nec corruptibiles, nisi per accidens, scilicet ex copulatione earum Socrati et Platoni.... quoniam intellectui nihil est individuitatis [Désir. Destr., f. 349 v°). 3. De anim. beat, , f. 354. 4. Et scias quod non est alia species quae appréhendât intelligibilia, nisi homo, — Similiter oportet ut inreniantur aliqua individua in specie hominis, quas appréhendant hune iuteilectum ex necessitate ( Ibid. t f. 356). — 108 — tellects, actif, passif, matériel, spéculatif, acquis. C'estsurtout en ce qui concerne X intellect matériel que le langage d'Ibn-Roschd est difficile à concilier avec celui descommentateurs grecs et des autres philosophes arabes.Alexandre d'Aphrodisias , en créant l'expression de vou;ûXtxoç, n'entendait sans doute désigner que X intellectpassif, qui représente la matière dans le fait de la connaissance. En général , les Arabes ont entendu de mêmel'intellect matériel {akl hayyoulani) dans le sensd'une capacité de savoir 1 . Ibn-Roschd, au contraire,présente l'intellect matériel comme incorruptible, nonengendré, unique, éternel, semblable en tout à l'intel-lect actif 2 . Au fond , cette divergence n'est guère quedans les mots; car Ibn-Roschd, lui-même, est obligé dereconnaître, comme Alexandre, que l'acte premier del'intelligence n'est qu'une possibilité , une disposition àdevenir, commune par son essence à tous les hommes, mais multiple par accident 3 . Quant à Yintellect acquis'*, il désigne invariablement la raison extérieure quel'homme s'est rendue propre, la raison impersonnelleen tant que participée par l'être personnel. C'est pourcela qu'Ibn-Roschd le présente comme en partie corruptible et en partie incorruptible, selon qu'il tient de Dieuou de l'homme 5 . Le défaut de ce système est de séparer trop profon1. Le Tarifât (édit. Fluegel, p. 457) définit l'intellect matériel : « Mera« facultas intelligibilia comprehendendi, meraque potenlia , qualis in « pueris deprehenditur. » Cf. Stlimoelders, Docum. phil. arab. , p. 120.2. De anima, 1. III, f. 160, sqq. , 170, 179. 3. De beat, animœ, c. n. De conncx. intell. abstr. cum hominc, f. 35S v°. 4. Akl bil-malkct (intellect us balmelche , dans les traductions latines d'Avicenne) ou el-akl cl-mustafdd. Cf. Tarifât, 1. c. — De Sacy , Chrest. arabe, t. III, p. 489. 5. De anima A. III, f. 163. — 109 — clément les deux éléments du phénomène intellectuel , et d'introduire un agent cosmique dans un problème qui doit être résolu par la simple psychologie. Dresser l'homme comme une statue en face du soleil, et attendre que la vie descende pour l'animer, c'est attendre l'impossible. Tout système qui place hors de l'homme la source de la raison, se condamne à ne jamais expliquer le fait de la connaissance. La conscience seule est en contact avec elle-même; la psychologie ne doit s'adresser à aucun moteur externe pour remplir les lacunes de ses hypothèses. Ibn-Roschd du reste ne dissimule pas les difficultés de son système. Si l'intellect est unique chez tous les hommes, il est chez tous au même degré, le disciple n'a rien à apprendre du maître. Quand un homme perçoit un intelligible , tous le perçoivent en même, temps que lui ; le fait psychologique perd toute individualité. De même que dans les corps célestes, chaque espèce n'est composée que d'un seul individu, parce que chaque espèce n'ayant qu'un moteur, la pluralité y serait aussi oisive que si un pilote avait plusieurs navires sous ses ordres, ou un ouvrier plusieurs outils; cle même si plusieurs âmes n'ont qu'un moteur, il y a superfétation dans la nature. En outre, la faculté de créer les intelligibles, qui est le propre de l'intellect actif, n'est pas toujours dans le même homme au même degré ; elle naît et s'accroît avec l'intellect acquis ou l'intellect spéculatif, et c'est pour cela que Théophraste, Thémistius et d'autres encore ont identifié l'intellect spéculatif et l'intellect actif \ Ibn-Roschd répond avec raison que l'intellect actif entrant en communication avec un être relatif, doit subir les conditions de la relativité; que i. De anima, f. 161 et suiv. — 110 — l'union de l'intellect avec l'âme individuelle n'a lieu nipar la multiplication de l'intellect, ni par l'unificationdes individus, mais par l'action de l'intellect sur lesimages sensibles, action analogue à celle de la formesur la matière; que cette union n'est autre chose quelaparticipation éternelle de l'humanité à un certain nombrede principes éternels comme elle. Ces principes, ensecommuniquant à l'être corruptible, ne participent pasdesa corruptibilité ; ils sont indépendants des individus, et aussi vrais dans les régions désertes du globe quedans celles où il y a des hommes pour les percevoir. Lestypes incréés de Platon sont des chimères , si on les en-tend à la lettre, mais n'ont rien que de véritable, si onles interprète dans le sens de la réalité objective des universaux. Ainsi l'intellect est à la fois unique et multiple.S'il était absolument unique , il s'ensuivrait que tous neperçoivent que le même objet. S'il se multipliait aveclenombre de ceux qui savent , la communauté des intelli-gences serait détruite , la science serait incommunicable.Au contraire , si on maintient à la fois l'unité de l'objetet la multiplicité des sujets, toutes les objections sontrésolues S VIII. L'intellect passif aspire à s'unir à l'intellect actif,comme la puissance appelle l'acte, comme la matièreappelle la forme, comme la flamme s'élance vers le corpscombustible. Or cet effort ne s'arrête pas au premierdegré de possession qui s'appelle intellect acquis . L'âmepeut arriver à une union bien plus intime avec l'intel-lect universel, à une sorte d'identification avec la raison\.Ibid.,î. lG3etsuiv. — 111 — primordiale. L'intellect acquis a servi à conduire l'hommejusqu'au sanctuaire; mais il disparaît dès que le but est atteint, à peu près comme la sensation prépare l'imagination, et s'évanouit dès que l'acte de l'imagination est trop intense. Ainsi l'intellect actif exerce sur l'âme deux actions distinctes, dont l'une a pour but d'élever l'intellect matériel à la perception de l'intelligible, l'autre de l'entraîner au delà jusqu'à l'union avec les intelligibles eux-mêmes. L'homme, arrivé à cet état, comprend toutes choses par la raison qu'il s'est appropriée. Devenu semblable à Dieu, il est en quelque sorte tous les êtres, et les connaît tels qu'ils sont; car les êtres et leurs causes ne sont rien en dehors de la science qu'il en a. Il y a dans chaque être une tendance divine à recevoir autant de cette noble fin qu'il convient à sa nature. L'animal lui-même y participe, et porte en lui la puissance de parvenir à l'être premier 1 . Que cet état est admirable, s'écrie Ibn-Roschd, et que ce moded'existence est étrange ! Aussi n'est-ce point à l'ori- gine, mais au terme du développement humain qu'on yarrive, alors que tout dans l'homme est en acte et rien en puissance 2 . Telle est cette doctrine de Yunion {ittisâl) 3 , ou, commedisent les Soufis, le problème du nous et du tu, base de 1 . Cuilibet enti inest divina intentio , ut perveniat ad recipiendum tantum illius nobilis finis quantum competit suse naturse. Itaque entibus, quse in ipsorum natura non habent nisi ut sint in hac essentia diminuta7 ut bruta animalia, erit possibile habere in seipsis virtutes per quas in fine ascendent ad talem perfectionem qualis est primi entis simpliciter [De beat, animœ, f. 356 -y }. 2. De anima, f. 180. — De beatit. anima?, c. m et iv. — Epistola De connexione intell, abstr. cum komine. — Munck, Dict. des se. phil, 9 t. III, p. 169-170. — Voy. appendix I. 3. Les Soufis se servent des mots djam ou itùhâd, qui désignent une identification plus intime encore. — 112 — toute la psychologie orientale et objet constant despréoccupations de l'e'cole arabe-espagnole. Nous avonsvu l'importante place qu'elle occupe dans les écrits d'IbnBadja et d'Ibn-Tofaïl. Ibn-Badja y avait consacré deuxtraités ex professa , souvent cités par Ibn-Roschd. Unenuance importante toutefois sépare la doctrine d'IbnR.oschd de celle de ses deux compatriotes. Chez IbnBadja, l'union s'opère par l'ascétisme, par quelque chosed'analogue aux vertus unitives (al éviaiai àpsTaQ de Jamblique. Chezlbn-Tofaïl, le mysticisme déborde. On arriveà Yittisdl par le tournoiement du derviche , en se donnant le vertige, en s'enfermant dans une caverne, la tête baissée, les yeux fermés et en écartant toute idéesensible 1 . L'Orient n'a jamais su s'arrêter dans le quiétisme sur la limite de l'extravagance et de l'immoralité.L'identification avec l'intelligence universelle par desprocédés extérieurs a toujours été la chimère des sectesmystiques de l'Inde et de la Perse. Sept degrés, disent lesSoufis, mènent l'homme jusqu'au terme final , qui est ladisparition de la disparition , le nirvana buddhique 2 oùl'homme arrive, par l'anéantissement de sa personnalité, à dire : « Je suis dieu! » La poésie elle-même est de-venue l'écho de ces rêves. L'absorption en Dieu et lamort aux créatures est, sous le voile d'un bizarre allégorisme, le thème perpétuel de l'école persane et hindoustanie. ((Ne va pas, dit Wali , demander à Avicennede t'analyser cet amour; il ne connaît point les règles1. Philosophus aulodid., p. loi. 2. Voy. le brillant apologue du Simorg, symbole de l'être universel résultant du concert des individus [Notices et Extraits , t. XIT, p. 311. — Journal des Savants, janvier 1822, art. de M. de Sacv). — Cet apolo-gue forme le fond du poème pantbéiste de Ferîd-Eddin Attàr, inti- tulé : Le langage des oiseaux, dont M. Garein de Tassy publie en ce moment la notice dans les Notices et Extraits. — 113 — de cet art.... Il faut effacer tous les livres de morale, si le véritable Platon ( Dieu ) vient professer dans ton école 1 . » Ibn-Roschd est toujours resté étranger à ces folies : c'est sans contredit le moins mystique des philosophes arabes-espagnols. Il proclame hautement qu'on n'arrive à l'union que par la science. Le point suprême du développement humain n'est, à ses yeux, que celui où les fa- cultés humaines sont portées à leur plus haute puissance. Dieu est atteint , dès que par la contemplation l'hommea percé le voile des choses et s'est trouvé face à face avec la vérité transcendante. L'ascétisme des Soufis est vain et inutile. Le but de la vie humaine est de faire triompher la partie supérieure de l'âme sur la sensation. Cela fait, le paradis est atteint, quelque religion que l'on professe. Mais ce bonheur est rare et réservé seulement aux grands hommes. On ne l'obtient que dans la vieillesse, par un persévérant exercice de la spéculation, en renonçant au superflu, à condition aussi de ne pas manquer des choses nécessaires à la vie. Beaucoup d'hommesne le goûtent qu'au moment même de leur mort ; car cette perfection va presque toujours à l'inverse de la perfection corporelle. Alfarâbi ayant vainement attendu jusqu'à la fin de ses jours cette suprême félicité, déclara que ce n'était qu'une chimère 2 . Mais l'aptitude à l'union n'est pas la même chez tous les hommes : il y a à cet égard une sorte de grâce élective et gratuite 3 . 1. Œuvres de Wali, publiées par M. Garcin de Tassy , p. vin. 2. De animes beat , f. 355 r° et v°. — De connex. intell, abstr, cum homine, f. 359 v° et 360. Et quum Avennasar credidit in fine suorum dierum pervenire ad hanc perfectionem et non pervenit, posuit impossible hoc et vanum, et dixit esse fabulas vetularum. Sed non est ut dixit vir iste. 3. Voy. l'analyse du Traité de la possibilité de l'union, donnée par 8 — 114 — Cette théorie a un nom dans l'histoire de la philosophie; elle s'appelle mysticisme rationaliste. C'est l'Ivwcri; des alexandrins ; c'est l'exagération de ce qu'Aristoteavait dit avec sagesse et tempérance sur les effets de la spéculation, qui nous rapproche de Dieu et nous fait participer à sa félicité. Aristote suffit toujours pour ex-pliquer les doctrines les plus hasardées de la philosophiearabe. On ne peut douter que la théorie de l'union nesoit calquée sur la description de la vie divine, telle qu'ellese lit aux chapitres vu et ix du XIIe livre de la Métaphysique. Le voOç pense toujours, et toujours pense l'objetîe plus divin, qui est lui-même. La pensée divine saisit le bien dans un instant indivisible , elle est l'actualité detoute intelligence, c'est-à-dire le souverain bien, carpenser est le plus grand bonheur et la chose la plus excellente. Et ce qu'il y a d'admirable , c'est que Dieujouisse éternellement de ce parfait bonheur dont nousn'avons que des éclairs *, Dans le X e livre des MoralesaNicomaque, le souverain bonheur de la vie selon l'esprit,de la vie contemplative, est décrit en termes plus magnifiques encore. « Mais une telle vie, ajoute Aristote,est peut-être au-dessus de l'humanité, car ce n'est pas àtitre d'hommes que nous en jouissons, mais à cause de cequ'il y a en nous de divin 2 . » Ainsi l'individualité et leslimites de la nature humaine étaient scrupuleusementrespectées. A la théorie de l'union se lie très-intimement dansl'esprit des Arabes la question de la perception des subM. Munck, d'après la traduction hébraïque [Dict. des se. phll. y t. III, p. 169-170). 1. Édit. Brandis, p. 249. — Trad. Cousin, p. 200, 213. Cf. Departibus anirn., 1. IV, cap. x. — J. Simon, De Deo Aristotelis, p. 18-19.2. Mor. Nic. } \. X, cap. vu et vin — 415 — stances séparées (t& xs^copisf/iva). Une question qu'Anstote s'est posée et qu'il n'a pas résolue, a suggéré auxArabes d'interminables conjectures. Après avoir expliqué comment le voiïç conçoit les choses abstraites, le philosophe ajoute : « Nous verrons plus tard s'il est ou nonpossible que, sans être elle-même séparée de l'étendue, l'intelligence pense quelque chose qui en soit séparé 1 . » Il n'est pas facile de dire en quel endroit Aristote a tenusa promesse 2 . Ibn-Roschd entreprit de suppléer à sonsilence dans un traité resté inédit, mais dont nous avonsles traductions hébraïque et latine 3 , sous ce titre: Traitéde Fintellect matériel ou de la possibilité de l'union, et que deux philosophes juifs, Joseph ben Schem-Tobet Moïse de Narbonne, ont accompagné de commentaires 4 . Les Arabes, comme les scolastiques , ont entendu parles x££c«>pL<7|/iva d'Aristote , les intelligences séparées , les anges, les sphères, l'intellect actif3 . La question est doncde savoir si l'homme peut arriver par ses facultés naturelles et expérimentales à la connaissance des êtres invi1 . De anima, 1. III , cap. vu, § 8. 2. Barth. St-Hilaire, Traité de l'âme , p 319-320. — La même lacune avait frappé saint Thomas : « Hujusmodi autem qusestiones , dit-il dans son traité contre les Averroïstes (Opp., t. XVII, p. 99 v°), certissime « colligi potest Aristotelem suivisse in his libris quos patet eum scripsisse « de substantiis separatis, ex his quse dicit in principio XII Metaph.; « quos etiam. libros vidimus numéro XIV (sic), licet nondum translatos « in linguam nostram. » 3. Ancien fonds, 6510. — Bibl. Saint-Marc, cl. VI, cod. 52. A. Munck, op. cit., p. 163, 168 et suiv. 5. Albert, De motibus anim., 1. I, tract. I, cap. iv. — Saint Thomas, Quœst. disp. de anima, art. 16. — In quibusdam libris de arabico translatis, substantise separatae, quas nos angelos dicimus, intelligentise vocantur. In libris tamen de grseco translatis, dicuntur intellectus seu mentes (Summatheol.y I, qusest. lxxix, art. 10). — Voy. aussi le xve des opuscules de saint Thomas (t. XVII de ses œuvres) , De substantiis separatis seu de angelorum natura. — 116 — sibles. La réponse d'Ibn-Roschd est affirmative : Si l'homme, dit-il, ne percevait pas ces substances, la natureaurait agi en vain, puisqu'elle aurait créé un intelligible sans intelligent pour le comprendre; « raisonnement, dit Zimara 1 , qui a été réfuté par le docteur Angélique et le docteur Subtil 2 . C'est, poursuit Zimara, comme si l'on raisonnait ainsi : Nullus horno currit; ergo nullum animal currît. » Mais Ibn-Roschd était en ceci parfaitement conséquent, puisqu'il accordait à l'homme seul la faculté de percevoir les intelligibles , et que , dans sa pensée, l'intellect spéculatif ne se reflétait que dans l'hu- manité . Cette question d'ailleurs avait pour Ibn-Roschdune importance beaucoup plus grande que celle que ses interprètes y ont attachée 3 . La raison étant pour lui unprincipe cosmique, distinct de l'individu, un xeywpiffjjLsvov, demander si l'intellect individuel peut percevoir les substances séparées, c'est mettre en question la faculté trans- cendante de l'esprit humain. Dénier ce pouvoir à l'homme, ce serait abaisser la raison au-dessous de la sensation; car l'intellect ne serait alors qu'en puissance, tandis que la sensation, bien que ne s'appliquant qu'auparticulier, est toujours en acte 4 . L'entendement d'ail- leurs est dans un parallélisme exact avec la sensation. i. Soîut. contrad., f. 181 v° et suiv. 2. En effet, saint Thomas combat ce raisonnement dans sa Somme, I, quaest. lxxxvhi, art. 1. 3. De anima, III, digressio il, f. 175 et sqq. 4. Formae intellectuales sunt intellect» potentia ad differentiam sensus, quoniam sensus est sensus in actu, quia sensatum est sensatum in actu, et per hoc sensus esset nobilior quam iste intellectus qui est in potentia quodammodo.... Sed materialis intellectus quamvis sit totus in potentia, tamen nobilior est sensu, et causa hujus est quod intellectus est universalis , et universale est in potentia , et sensatum est particulare , et parti- culare est in actu (Traité inédit de la possibilité de l'union, ms. de Venise, f. 324- v°; Bibl. nat., anc. fonds, 6510, f. 291 verso). — 117 — Or, de même que dans la sensation l'agent extérieur, la lumière par exemple, est séparé du sujet, de mêmedans l'entendement l'intellect agent est séparé ou abstrait ; en sorte que la question de savoir si l'intellect peut communiquer avec les substances abstraites se réduit à savoir si l'exercice de l'intellect est possible 1 . Aucune pbilosopbie n'a insisté aussi fortement quecelle des Arabes sur l'existence objective de l'intellect, et n'a tiré avec une logique aussi imperturbable les con-séquences de ce principe. Si l'intellect est hors de nous, où est-il ? Quel est cet être qui nous fait ce que noussommes, qui concourt plus que nous-mêmes à nos actes intellectuels? Ni Aristoteni ses commentateurs n'ont répondu à ces questions, ou plutôt n'ont songé à se les poser. C'est avec le XIIe livre de la Métaphysique queles Arabes ont essayé de remplir cette lacune. Selon eux, l'intellect agent fait partie de cette hiérarchie de premiers principes qui président aux astres et transmettentl'action divine à l'univers 2 . Le premier est celui qui préside à la sphère la plus éloignée ; le dernier est celui de la sphère la plus rapprochée de nous. L'intellect actif vient ensuite 3 . Il faut avouer néanmoins que cet ordre hiérarchique n'est pascomplètement d'accord avec la doctrine que l'on prête d'ordinaire à Averroès , et qui se trouve en effet exprimée dans VAbrégé de la Métaphysique , un de ses ouvrages les plus importants. D'après cette doctrine, l'in- tellect actif serait identique à la dernière des intelligences 1. De beatit. anïmœ, cap. m. 2. Cicéron avait déjà entendu dans ce sens la pensée d'Aristote [Acad. Quœst., 1. I, cap. vn). 3. Et hoc est quod vocatur Spirîtus Sanctus {De beat, anim., f. 337). Appellatur in lege Angélus (Destr. Destr., pars ait., disp. I, f. 332). Ce sont là sans doute des gloses du traducteur. — 118 — planétaires, c'est-à-dire à la plus voisine de l'humanité 1 . Les Averroïstes se séparèrent, du reste, sur ce point dela doctrine de leur maître. Plusieurs même identifièrentl'intellect actif avec Dieu, quoique Ibn-Roschd ait formellement combattu cette opinion dans Alexandre 2 . Un pointau moins est hors de doute : c'est que l'intellect actif, commun à tout le genre humain, tel que l'entendait IbnRoschd , ne ressemble nullement à l'âme universelle del'univers, que l'on trouve dans plusieurs écoles de l'antiquité, chez les Stoïciens par exemple. Si la personnalitéde chaque homme est gravement compromise par le sys-tème arabe, l'individualité de l'esprit humain est plutôtexagérée que méconnue, puisqu'il est transformé en unprincipe élémentaire, complètement distinct des individus qui y participent. Ainsi la philosophie d'Ibn-Roschd nous apparaîtcomme un système de naturalisme très-fortement lié dans toutes ses parties. L'univers est constitué par unehiérarchie de principes éternels, autonomes et primitifs,vaguement rattachés à une unité supérieure. L'un d'euxest la pensée qui se manifeste sans cesse sur quelquepoint de l'univers, et forme la conscience permanentede l'humanité 3 . Cette immuable pensée ne connaît niprogrès ni retour. L ? individu y participe à des degrésdivers ; d'autant plus parfait, d'autant plus heureux quecette participation approche davantage de la plénitude.1. Epit. Metaph., f. 397 v°, 398 (édit. 1560). — Cf. Zimara, Tabula et dilucidationes in dicta Arist. et Averr. (Venet., 1565), f. 75. 2. Cf. Zimara, Solut. contrad., f. 176. 3. Ainsi l'a très-bien entendu Cremonini : « Putat Averroes speciem « humanam esse veluti quamdam sphseram proportione respondentem« sphœris cœlestibus, et putat quodsinguh» sphœrœ conjuncta est intelli- « gentia una, ratione eu jus talis sphœra movetur. » (Codd, S. Marci, classis VI, cod. 70.) — 119 — Quelle sera dans ce système la part de l'immortalité ? Lalogique ne pouvait permettre à cet égard aucune hésitation. §IX, L'extrême précision avec laquelle le péripatétisme avait séparé les deux éléments de l'entendement, l'élé- ment relatif et l'élément absolu, devait l'amener à scinder la personnalité humaine dans la question de l'immortalité. Malgré les efforts de l'aristotélisme orthodoxe, l'opinion du philosophe à cet égard ne saurait être douteuse 1 . L'intellect universel est incorruptible et séparable du corps ; l'intellect individuel est périssable et finit avec le corps 2 . Tous les Arabes ont compris dans ce sens la pensée d'Aristote. L'intellect actif est seul immortel; or l'intel- lect actif n'est autre chose que la raison commune de l'humanité : l'humanité seule est donc éternelle. La providence divine, dit le Commentateur, a accordé à l'être périssable la force de se reproduire, pour le consoler et lui donner à défaut d'autre cette espèce d'immortalité 3 . Parfois, il est vrai, l'opinion d'Ibn-Roschd peut s'en- tendre en ce sens que les facultés inférieures (sensibilité, mémoire, amour, haine)* n'ont pas d'exercice dans l'autre vie, tandis que les facultés supérieures (la raison) survivent seules à la dissolution du corps. C'est à peu près 4. Cf. Barthélémy Saint-Hilaire , Traité de l'âme, préf., p. xl et suiv. —Ravaisson , Essai sur la Métaph., t. I er , p. 590. 2. Touto (Jl6vov aôdvaxov xai afôiov (De anima, 1. III , cap. v, § 2). —'YtojjlIvei.... p) rcàca, àXV ô vouç • tïccsocv yàp àSuvarov 't'atoç ( Metaph. A, cap. in). Voy. pourtant Moral, Nicom., 1. I, cap. xi ; 1. X, cap. vu. 3. Sollicitudo divina, quum non potuerit facere ipsum permanere se- cundum individuum, miserta est ejus dando eivirtutem qua potest per- manere in specie (De anima, f. 133 v°). 4. De anima y f. 121. — 120 — l'interprétation qu'Albert et saint Thomas donnaient ausentiment d'Aristote. Mais la doctrine constante desphilosophes arabes , qu'Ibn-Roschd en général est loin d'adoucir, doit servir à compléter sa pensée sur ce point, qu'il n'a jamais, il faut l'avouer, traité expressément.Or la négation de l'immortalité et de la résurrection, la doctrine que l'homme ne doit attendre d'autre récompense que celle qu'il trouve ici-bas dans sa propre perfection , constituaient le reproche principal que les zélateurs de l'orthodoxie , Gazali et les Motecallemîn ? opposaient auxphilosophes. Je ne puis expliquer que par une contradiction manifeste certains passages de la Destruction de la Destruction,où , pour ne pas compromettre la philosophie devantses adversaires, Ibn-Roschd semble admettre l'immortalité 1 . J'ai déjà fait observer que ce n'est pas dans celivre qu'il faut chercher la véritable pensée d'Ibn-Roschd.L'âme y est parfois présentée comme absolument indépendante du corps 2 . « La vue du vieillard est faible, non parce que sa faculté visuelle est affaiblie, mais parceque l'œil, qui lui sert d'instrument, est affaibli. Si le vieil- lard avait les yeux du jeune homme, il verrait aussi bienque le jeune homme. Le sommeil d'ailleurs fournit unepreuve évidente de la permanence du substratum del'âme; car toutes les opérations de l'âme et tous les organes qui servent d'instruments à ces opérations, sontcomme anéantis durant ce temps, et pourtant l'âme necesse pas d'être. Ainsi le savant arrive à partager les croyances du vulgaire sur l'immortalité. L'intellect d'ail- leurs n'est attaché à aucun organe particulier, tandis1 . Dans le dialogue intitulé Eudemus , Aristote suivait de même l'opi- nion vulgaire sur l'immortalité. 2. Destr. Dcstr. , pars ait., disptlt. II , f. 344- v° et sqq. — 121 — que les sens sont localisés , et peuvent être affectés dans les différentes parties du corps de sensations contradictoires. » A n'envisager que ce passage isolément, on serait tenté d'attribuer à Ibn-Roschd sur l'immortalité des sentiments orthodoxes que la page suivante dément \ Il y soutient plus nettement que jamais que « l'âme nese divise pas selon le nombre des individus , qu'elle est une dans Socrate et dans Platon, que l'intellect n'a au- cune individualité, et que l'individuation ne vient quede la sensibilité. » Ce n'est pas toutefois sans quelque raison que plusieurs Averroïstes de la Renaissance, Niphus par exemple , invoquèrent la théorie de l'unité de l'intellect contre les négations absolues de Pomponat. Averroèslui-même avait cherché par ce tour à conserver un simulacre d'immortalité. Si l'âme était déterminée et individualisée dans l'individu , elle se corromprait avec lui comme l'aimant avec le fer. La distinction des individus vient de la matière, la forme au contraire est com-mune à plusieurs 2 . Or ce qui fait la permanence, c'est la forme et non la matière 3 . La forme donne le nomaux choses ; une hache sans tranchant n'est plus unehache, mais du fer. Ce n'est que par abus qu/un corpsmort peut s'appeler homme 4 . Donc, en tant que pluralisé , l'individu disparaît; mais en tant que participant à un type commun, c'est-à-dire en tant qu'espèce, il est immortel. î. Destr. Destr., pars ait. , disput. II, f. 349 v°,350. 2. Destr. Destr., pars ait., disp. III, f. 350. — Metapli. , VII, comm. xxvm. 3. Continuum. est non per suam materiam, sed per suam formam [De anima, 1. I, f. 46, édit. 1574). 4. Ibid., 1. II, f. 52 y° et sqq. —Cf. Zimara, Solut. contrat!., f. 193 v°, 194 (édit. 1560). — 422 — L'âme individuelle d'ailleurs ne perçoit rien sans l'i- magination. De même que le sens ne perçoit qu'en présence de Pobjet? de même l'âme ne pense que devantl'image 1 . D'où il suit que la pensée individuelle n'est pas éternelle : car si elle l'était , les images le seraientaussi. Incorruptible en lui-même, l'intellect devient corruptible par les conditions de son exercice. Quant aux mythes populaires sur l'autre vie , IbnRoschdne cache pas l'aversion qu'ils lui inspirent. « Parmiles fictions dangereuses, dit-il, il faut compter celles quitendent à ne faire envisager la vertu que comme unmoyen d'arriver au bonheur. Dès lors la vertu n'est plus rien, puisqu'on ne s'abstient de la volupté que dansl'espoir d'en être dédommagé avec usure. Le brave n'ira chercher la mort que pour éviter un plus grand mal.Le juste ne respectera le bien d'autrui que pour acquérirle double 2 . » Ailleurs il blâme énergiquement Platond'avoir cherché à représenter à l'imagination, par le mythe de Her l'Arménien, l'état des âmes dans l'autre vie. « Ces fables, dit-il, ne servent qu'à fausser l'esprit du peuple et surtout des enfants, sans avoir aucun avantage réel pour les améliorer. Je connais des hommes parfaitement moraux qui rejettent toutes ces fictions, et nele cèdent point en vertu à ceux qui les admettent 3 . » L'opposition d'Ibn-Roschd au dogme de la résurrectiontient de même à son antipathie pour les imaginationstrop précises que l'on cherche à se faire sur l'autre vie. La résurrection n'est, à vrai dire, que la forme sémitiquede la croyance à l'immortalité. Les peuples de race sémi1. De anima, 1. III, f. 160 et 174 (édit. 1550). — De sensu et sensib . (t. VI, édit. 1560, f. 193, 194). — De beat, ariunœ, cap. m et iv. 2. Paraphr. inRemp. Plat., f. 494 (Opp., t. III, édit. 1560). 3. Ibid. 9 t 520. — 123 — tique iront jamais conçu la nature humaine comme formée par la combinaison de deux substances juxtaposées , le corps et Pâme; aussi, lorsque ces peuples arrivèrent à des idées plus arrêtées sur l'immortalité, durent-ils imaginer quelque manière de rendre la vie à ces os , à cette chair, qu'on a mis dans le tombeau. Par contre-coup, la forme de l'incrédulité en Orient a toujours été le zendikisme, la négation de la résurrection. Dans le livre de Job, qui nous représente l'état philosophique de l'Orient sémitique vers le vie ou le vne siècle avant notre ère , ce dogme apparaît vaguement avec les inquiétudes et les doutes qu'il excitait déjà. Les mêmes fluctuations se re- trouvent chez les anciens Arabes : les uns faisaient attacher un cheval à leur tombeau pour ne pas être obligés d'aller à pied le jour de la résurrection 1 ; les autres croyaient que du cerveau du mort se forme un oiseau qui fait la visite du tombeau une fois chaque siècle ; d'autres attribuaient tout à la nature et rejetaient également la création et la résurrection. L'opposition arrive à s'exprimer nettement chez les Sadducéens et chez les libres penseurs, que le Talmud appelle Epicuriens. Il faut voir dans saint Paul (ICor., cap. xv) l'argumentation subtile et originale qu'il leur oppose. Au v e , au vie et au vn e siècle, le zendikisme paraît avoirson centre sur les bords du Tigre et de l'Euphrate , et dans les parties méridionales de l'empire des Sassanides. Dans le Coran apparaît à chaque page la préoccupation des difficultés de ce dogme et de l'incrédulité qu'il rencontrait 2 . La même inquiétude se trahit dans toute la théolo1. Abulfaradj, Dyn., p. 160. — Caussin de Perceval, Essai sur i'hist. des Arabes, t. I er , p. 349. 2. Voy. surtout sur. 51, v. 57. On dirait presque la traduction de l'en- droit précité de saint Paul. — 124 — gie musulmane, par le nombre presque infini de traitésde controverse que ce sujet provoqua. Quant aux philosophes arabes, tous sans exception rejetaient la résurrection comme une fable. C'est un des principaux reprochesque leur adresse Gazali 1 . La position équivoque où setrouvait Ibn-Roschd en face de cet adversaire , lui ainspiré quelques-uns des ménagements que s'imposentpresque toujours ceux qui défendent la liberté de lapensée contre les orthodoxes. « Les premiers, dit-il 2 , qui ont parlé de la résurrection sont les prophètesd'Israël après Moïse, puis l'Evangile des chrétiens,puis les Sabéens, dont la religion, au dire d'Ibn-Hazm,est la plus ancienne du monde. Le motif qui porta tantde fondateurs de religions à établir ce dogme, fut l'effi-cacité qu'ils supposèrent à cette croyance pour moraliserles hommes et les exciter à la vertu par leur propreintérêt.... Je ne reproche pas à Gazali et aux Motecallemîn de dire que l'âme est immortelle , mais de prétendre que l'âme n'est qu'un accident, et que l'hommereprendra le même corps qui est tombé en pourriture.Non, il en reprendra un autre semblable au premier,car ce qui a été une fois corrompu ne peut revenir à lavie. Ces deux corps ne font qu'un, envisagés quant à l'es-pèce, mais ils sont deux quant au nombre. Aristote l'adit dans les dernières lignes du traité de la Générationet de la Corruption : l'être corruptible ne peut jamaisredevenir identique à lui-même, mais il peut revenir à lavariété spécifique dont il faisait partie. Quand l'air sortde l'eau et que l'eau sort de l'air, chacune de ces sub1. Voy. le traité traduit par M. Schmœlders, Essai, p. 36, et l'analysede la Destruction des philosophes , dans Hadji-Khalfa, t. II, p. A66 etsuiv. (édit. Fluegel). — Pococke, Philosophas avToZlotxy.TOç, ? p. 20. 2. Destr. Destr., pars ait., disput. IV, f. 351 et sqq. — 125 — stances ne revient pas à l'individu qu'elle était d'abord , mais à l'espèce qu'elle était d'abord 1 . » §x. La morale occupe très-peu de place dans la philosophie d'Ibn-Roschd. En général, les Ethiques d'Aristote, sans doute parce qu'elles portent un cachet beaucoup plus hellénique, n'eurent pas chez les Arabes une fortune comparable à celle de ses œuvres logiques, physiques et métaphysiques. La discussion d'Ibn-Roschd avec les Motecallemîn sur le principe de la morale, mérite seule d'attirer notre attention. Les Motecallemîn soutenaient que le bien est ce que Dieu veut , et que Dieu le veut non par suite d'une raison intrinsèque et antérieure a sa volonté, mais uniquement parce qu'il le veut. Ailleurs nous les avons vus attribuer à Dieu le pouvoir de réaliser les contradictoires et transférer à sa volonté libre tout le gouvernement de l'univers. Cela constituait un système très-conséquent avec lui-même, qu'Ibn-Roschd n'a cessé de combattre sous toutes les formes. Cette fois il n'a pas de peine à montrer qu'une telle doctrine en morale renverse toutes les notions du juste et de l'injuste, et détruit la religion qu'elle prétend consolider 2 . IbnRoschd a également soutenu contre les Motecallemîn les vraies théories de la philosophie sur la liberté. L'homme n'est ni absolument libre , ni absolument prédestiné. La liberté envisagée dans l'âme, est entière et absolue; mais elle est limitée par la fatalité des circonstances extérieures. La cause efficiente de nos actes est en nous ; mais la cause occasionnelle est hors de nous. Car ce qui nous attire est indépendant de nous et ne relève que des lois naturelles, 1. De gêner, et corr., 1. II, f. 313. 2, Paraphr, Repuel. Plat,, f. 506, — 126 — c'est-à-dire de la providence divine. Voilà pourquoileCoran présente l'homme tantôt comme absolument prédestiné, tantôt comme arbitre de ses actes. Cette solution intermédiaire entre celle des Djabarites et celle desRadarites est donnée par Ibn-Roschd, dans son Traitédela démonstration des dogmes religieux, commeunexemple de l'interprétation philosophique et éclectiqueque l'on peut donner aux doctrines de la théologie1 . De même, dit-il ailleurs 2 , que la matière première estégalement apte à recevoir les modifications contraires,de même l'âme a le pouvoir de se déterminer entre lesactes contraires. Cette liberté, toutefois, n'est ni le caprice, ni le hasard. Les puissances actives ne connaissentpas l'état d'indifférence ; l'égale contingence ne se ren-contre que dans le monde de la passivité. La politique d'Ibn-Roschd , on s'y attend bien, n'apas grande originalité. Elle est tout entière danssaParaphrase de la République de Platon. Rien de plusbizarre que de voir prise au sérieux et analysée commeuntraité technique cette curieuse fantaisie de l'esprit grec.Le gouvernement doit être confié à des vieillards. Il fautinspirer la vertu aux citoyens en leur apprenant la rhétorique, la poétique et les topiques. La poésie, celle desArabes surtout, est pernicieuse 3 . L'idéal de l'Etat est den'avoir besoin ni de juge ni de médecin. L'armée n'ad'autre fonction que de veiller à la garde du peuple. Queserait-ce si les chiens de berger mangeaient les brebis ? Lesfiefs militaires sont le fléau des Etats4 . Les femmes diffèrentdes hommes en degré et non en nature. Elles sont aptes1. Munck, D'ici, des sc.phil.,t. III, p. 171-172. 2. II, Phys., f. 31 v°. —Periherm., f. 48. 3. Op. cit., f. 495. 4. Ibid., f. 497. — 127 — à tout ce que font les hommes, guerre, philosophie, etc., seulement à un degré moindre. Quelquefois elles les surpassent , comme dans la musique , si bien que la perfection de cet art serait que la musique fût composée parun homme et exécutée par une femme. L'exemple decertains Etats d'Afrique prouve qu'elles sont très-aptes à la guerre, et il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce qu'elles pussent arriver au gouvernement de la république. Ne voit-on pas, en effet, que les femelles des chiens de berger gardent le troupeau aussi bien que les mâles? « Notre état social, ajoute Ibn-Roschd, ne peutlaisser apercevoir tout ce qu'il y a de ressources dans les femmes; il semble qu'elles ne soient destinées qu'à mettre au jour et à allaiter leurs enfants, et cet état deservitude a détruit en elles la faculté des grandes choses. Voilà pourquoi on ne voit parmi nous aucune femmedouée de vertus morales; leur vie se passe comme celle des plantes, et elles sont à charge à leurs maris eux- mêmes. De là aussi la misère qui dévore nos cités; car les femmes y sont en nombre double des hommes, et nepeuvent se procurer par leur travail le nécessaire K » Letyran est celui qui gouverne pour lui et non pour le peuple. La pire des tyrannies est celle des prêtres 2 . L'ancienne république des Arabes reproduisait parfaitement celle de Platon. Moawia ? en fondant l'autocratie omeyyade , gâta ce bel idéal , et ouvrit l'ère des bouleversements, dont notre île (l'Andalousie), ajoute IbnRoschd, est loin d'être sortie3 . 1. Op. cit., f. 501. 2. ibid., f. Si 3. 3. Ibid. , f. 514 v°. — En général, cette paraphrase est pleine de détails intéressants pour l'histoire de l'Espagne musulmane. — 128 S xi, Jusqu'à quel point Averroès a-t-il réellement méritéde devenir le représentant de l'incrédulité et du méprisdes religions existantes, c'est ce qu'il est difficile dedécider à la distance où nous sommes. La religion étantl'expression la plus profonde de la conscience de l'humanité à telle époque donnée , pour bien comprendre le système religieux d'un siècle , il faudrait vivre de sa vie avec une profondeur dont l'historien le plus pénétrant serait à peine capable. Certes rien ne s'oppose àce que des esprits aussi exercés que les philosophesarabes, et en particulier Ibn-Roschd, aient partagé la foi religieuse de leurs compatriotes. En effet, la religion dominante se crée d'ordinaire un privilège contre la cri- tique. Peut-on révoquer en doute la parfaite bonne foi de tant de grands esprits des siècles passés, lesquels ontadmis sans sourciller certaines croyances qui , à d'autresépoques, troublent la conscience d'un enfant? Il est donc très-possible qu'Ibn-Roschd ait cru à l'islamisme, surtout si l'on considère combien le surnaturel est peu prodigué dans les dogmes essentiels de cette reli- gion , et combien elle se rapproche du culte le plus épuré. Il est remarquable qu'Ibn-Abi-Oceibia ne laisse planeraucun soupçon sur l'orthodoxie d'Ibn-Roschd. El-Ansâri , Abd-el-Wahîd et Léon l'Africain, au contraire, témoignent que ses croyances religieuses furent, de la part deses contemporains , l'objet de jugements fort divers. Onfit des ouvrages pour et contre son orthodoxie. Léon ouson traducteur assure avoir eu entre les mains un poèmeen forme de dialogue, oii l'un des interlocuteurs exaltait le savoir et les vertus d'Ibn-Roschd , tandis que l'autre — 129 — le présentait comme un hérétique *. Cette dernière opinion paraît avoir été celle d'un biographe cité par Léon. Racontant l'aventure d'Ibn-Badja, délivré de prison par le père d'Ibn-Roschd , il ajoutait : « Ce père ne savait pas que son fils serait un jour un hérétique pire encore 2 . » Au contraire, un de ses amis intimes, un dévot personnage , dont El-Ànsari cite les paroles 3 , assurait que ces accusations n'avaient aucun fondement , et qu'il avait vu plusieurs fois le philosophe se rendre à la prière et faire ses ablutions, « Dieu sait ce qu'il en est, disait un autre ) il est certain du moins que ce sont les intrigues de ses envieux qui l'ont fait condamner. Pour lui ; il ne songea qu'à commenter Aristote , et à rétablir l'accord entre la religion et la philosophie *. » Si Averroès est resté aux yeux des chrétiens le représentant de l'incrédulité, c'est surtout, il faut le dire, parce que son nom ayant effacé celui des autres philosophes musulmans, il devint le représentant de l'ara - bisme , qui, dans la pensée du moyen âge, s'alliait de très-près à l'incrédulité. Ibn-Roschd ne se dissimule pas que quelques-unes de ses doctrines , celle de l'éternité du monde par exemple , sont contraires à l'enseignement de toutes les religions. Sa méthode est de philosopher librement , sans chercher à heurter la théologie, commeaussi sans se déranger pour l'éviter. Il ne s'attaque aux théologiens que quand ils mettent le pied sur le terrain de la discussion rationnelle. Les Motecallemîn , qui prétendaient démontrer leurs dogmes par la dialectique, 1. Apud Fabricium, mil. gr., t. XIII, p. 228. 2.'/£«&,p.'279. 3. Ms. suppl. ar., n° 682, f. 8. 4. Ibid., f. 8 v°. — 130 — sont réfutes à chaque page de ses écrits i . Gazali surtout , « ce renégat de la philosophie , cet ingrat qui a puisétout ce qu'il sait dans les écrits des philosophes, et tourne contre eux les armes qu'ils lui ont prêtées ? » est attaqué avec une sorte de fureur 2 . On ne peut, dit-il, attribuer qu'à un renversement d'esprit, ou au désir dese réconcilier avec les théologiens, auxquels il était sus- pect , la composition de son livre de la Destruction desPhilosophes. Les théologiens ont toujours été les enne-mis des philosophes, et il a voulu se prémunir contre leurhaine. « Pour nous, ajoute Ibn-Roschd, au risque de nousexposer à la rage des persécuteurs de la philosophie,notre mère, nous découvrirons au grand jour le poisoncaché dans son livre 3 . » Quelquefois la pensée incrédulese découvre avec plus de liberté encore. Au premier livre de la Physique, après avoir cherché à établir l'impossibilité du dogme de la création, il se demande quelle a pu être l'origine d'une opinion aussi absurde. « L'habitude, ré- pond-il. De même que l'homme habitué au poison en peutprendre impunément, de même l'habitude peut faire ac- cepter les opinions les plus étranges. Or les opinions duvulgaire ne se forment que par l'habitude. Le vulgaire croit ce qu'il entend sans cesse répéter. Et c'est pour cela quesa foi est plus forte que la foi du philosophe; car il n'a pascoutume d'entendre le contraire de sa croyance, tandis que cela arrive fort souvent aux philosophes. Aussi voit- on fréquemment de nos jours des hommes qui, entrantsubitement dans l'étude des sciences spéculatives , per1. Voy. surtout la Paraphrase de la République de Platon , p. 494, 520, etc. 2. Destr. Désir., disp. VI, f. 206 (édit. 1560). 3. Destr. Destr., Prol. Légales inimici reperiuntur philosophorum... , Nos itr'itur lUorem persecutorum nostrœ matris charissimœ philosophiez gerentes.,. . — 131 — dent la foi religieuse qu'ils ne tenaient que de l'habitude, et deviennent zendiks - » Il n'est pas jusqu'à la pensée impie qui , durant tout le moyen âge, pesa sur Averroès, l'idée des trois reli- gions comparées, qui ne se retrouve en germe dans ses écrits. Ces expressions : Omnes leges, loquentes trium legurn quse hodie sunt*, reviennent souvent sous sa plume, et semblent impliquer dans son esprit une généralisation hardie. L'indifférence en religion est, du reste, un des reproches que Gazali adresse aux philosophes. (( La source de toutes leurs erreurs, dit-il dans la préface de sa Destruction, est la confiance qu'ils ont dans les noms de Socrate , d'Hippocrate , de Platon, d'Aristote, l'admiration qu'ils professent pour leur génie et pour leur subtilité, la croyance enfin que ces grands maîtres ont été amenés par la profondeur de leur esprit à rejeter toute religion et à en considérer les préceptes commel'œuvre de l'artifice et de l'imposture 3 . » Nous possédons, au reste, deux traités où Ihn-Roschd a cherché à développer son système religieux; l'un : SurVaccord de la religion avec la philosophie 1", l'autre : Sur le vrai sens des dogmes religieux*. La philosophie est le but le plus élevé de la nature humaine ; mais peu 4. Phys.,I, f. 17, 18 (édit. 1552). 2. Phys., 1. I, passim; 1. VÏII, f. 196 v°.— Metapïi., 1. XII , f. 326 et 328 v°. —Voy. surtout Destr. Destr., pars ait. disput. IV. L'expression Loquentes , dans les traductions d'Averroès , signifie théologiens, corres- pondant à Montécallemîn. Lex et légales, désigne de même la religion et les théologiens, 3. Le texte arabe de cette préface se trouve dans Hadji-Khalfa , t. II , p. 466 et suiv. 4. En hébreu, à la Bibl. nat., anc. fonds, n° 345. 5. En arabe, àl'Escurial, n° 629. En hébreu, à la Bibl. nat., fonds de l'Oratoire, n? 111. — M. Munck a donné une excellente analyse de ces deux traités (Dict. des sc.phil., t III, p. 170-171). — 132 — d'hommes peuvent y atteindre. La révélation prophétique y supplée pour le vulgaire. Les disputes philosophiques ne sont pas faites pour le peuple, car elles n'a- boutissent qu'à affaiblir sa foi. Ces disputes sont avec raison défendues, puisqu'il suffit au bonheur des simples qu'ils comprennent ce qu'ils peuvent comprendre 1 . IbnRosclid s'efforce de prouver contre Gazali, par des versets du Coran, que Dieu commande la recherche de la vérité par la science; que le philosophe seul comprendvraiment la religion; qu'aucune des sectes qui divisent le monde musulman, Ascharites, Baténiens, Motazales,ne possède la vérité absolue, et que de bonne foi on nepeut obliger le philosophe à prendre parti entre ces dif- férentes sectes. Les mêmes vues sont reproduites dans le dernier chapitre de la Destraction de la Destruction avec une re- marquable fermeté. Les croyances populaires sur Dieu,les anges, les prophètes, le culte, les prières, les sacrifices ont pour effet d'exciter les hommes à la vertu. Les religions sont un excellent instrument de morale , surtoutpar les principes qui leur sont communs à toutes, et qu'elles tiennent de la raison naturelle. L'homme com-mence toujours par vivre des croyances générales avantde vivre de sa vie propre; et lors même qu'il est arrivéà une manière de penser plus individuelle , au lieu demépriser les doctrines dans lesquelles il a été élevé , il doit chercher à les interpréter dans un beau sens. Ainsicelui qui inspire au peuple des doutes sur sa religion et lui montre des contradictions dans les prophètes, est hérétique et doit porter les peines établies dans sa religion contre les hérétiques. Aux époques où plusieursi.Destr. Destr., disp. III, p. 116 v° et disp. VI, f. 208 \°. — 133 — religions sont en présence, il faut choisir la plus noble. C'est ainsi que les philosophes qui enseignaient à Alexandrie embrassèrent la religion des Arabes, sitôt qu'elle vint à leur connaissance , et que les sages de Rome se firent chrétiens, dès que la religion chrétienne leur fut connue. Les religions d'ailleurs ne sont composées exclusivement ni de raison, ni de prophétie, mais de l'une et de l'autre dans des proportions diverses. La partie figurée et matérielle de leurs dogmes doit s'expliquer au sens spirituel. Le sage ne se permet aucune parole contre la religion établie. Il évite toutefois de parler de Dieu à la manière équivoque du vulgaire. L'épicurien, qui cherche à détruire à la fois et la religion et la vertu, mérite la mort 1 . Certes on se serait attendu à plus de tolérance, après une déclaration aussi franche de rationalisme. Mais il faut se rappeler qu'Ibn-Roschd, faisant dans la Destruction de la Destruction l'apologie des philosophes contre leurs en- nemis, qui les accusaient d'impiété, a dû se montrer sévère pour ceux dont les hardiesses compromettaient la philosophie. Son opinion sur l'accord de la philosophie et de la religion paraît, du reste, avoir été professée par la plupart des philosophes arabes. « Ce que je fais, dit l'un d'eux mis en scène par Gazaïi, je ne le fais sur l'autorité de personne; mais, après avoir étudié la philosophie, je comprends très-bien ce que c'est que le prophétisme. Sagesse et perfectionnement moral , voilà à quoi il se réduit. Ses commandements ont pour but de mettre un1. Opp., t. X(édit. 1560), f. 351 et suiv. — Oportet omnera îiominem recipere principia legis , et procul dubio ut exaltet eum qui posuit ea ; nam negatio eorura et dubitatio in eis destruit esse honiinis, quare oportet interficere haereticos [Ibid. , f. 335}. — Cf. Ritter, Gesck. der christ. P/u7.,IVTh.,S. 117 ff. „ 134 — frein aux gens du peuple, de les empêcher de s'entre- détruire , de se quereller , de s'abandonner aux mauvais penchants. Mais quant à moi , qui n'ai rien decommun avec cette multitude ignorante, je ne suis pasobligé de me gêner : j'appartiens aux sages, je cultive la sagesse, je la connais, elle me suffit, et je puis avec elle me passer de l'autorité. C'est à cela, ajoute Gazali, qu'aboutit la foi de ceux qui étudient la philosophie, commeon le voit dans Ibn-Sina et Alfarabi *. » La théorie rationaliste du prophétisme, expliquée comme un fait psychologique, une faculté de la nature humaine élevée à sa plus haute puissance, se retrouve clans tous les philosophesarabes, et forme un des points les plus importants et les plus caractéristiques de leur doctrine 2 . On voit qu'il ne faut pas demander une extrême ri- gueur à la doctrine d'Ibn-Roschd sur les rapports de la philosophie et du prophétisme : nous nous garderonsde lui en faire un reproche. La logique mène aux abî-mes : l'inconséquence est un élément essentiel de toutesles choses humaines. Qui peut sonder l'indiscernablemystère de sa propre conscience, et, dans le grand chaosde la vie humaine, quelle raison sait au juste où s'arrêtentses chances de bien voir et son droit d'affirmer ? Les docteurs orthodoxes chez les musulmans ontaperçu ces nuances avec beaucoup de sagacité. Toutescience rationnelle leur est suspecte, parce qu'elle apprend à se passer de révélation, La conséquence inévi1. Trad. de Schmœlders, p. 73. 2. Cf. Dcslr. Destr. f II pars, disput. I. — Avicenne, Àphonsmi de anima, g 28. — lbn-Tofaïl, PJiilos. autoclul., sub fin. Les juifs se préoccupèrent aussi beaucoup de la théorie psychologique du prophétisme : Saadia Gaun , Muimonide, Lc^i ben-Gerson l'ont traitée ayec de grands développements. — 135 — table de ces sciences , disent-ils, est de croire à la nécessité et à l'éternité du monde, de nier la résurrection, le jugement dernier, de vivre sans frein, en s'abandonnant à ses passions i . Souvent, il faut l'avouer, la science ra- tionnelle mettait les musulmans à une sorte de matérialisme. C'étaient des philosophes que ces redoutables Haschischins , dont les sicaires faisaient trembler tous les rois, et portaient leurs coups jusque sur la personne des califes. Retirés dans leur château d'Alamout, ils y passaient leur temps à composer des traités de philosophie; quand les Tartares pénétrèrent dans leur nid de vautour, ils y trouvèrent un établissement scienti- fique complet, une immense bibliothèque, un cabinet de physique, un observatoire muni des instruments les plus perfectionnés 2 . Les philosophes, en général, passaient pour gens peu dévots. Ibn-Sina était un franc débauché, à la manière des poëtes du temps de Mahomet , menant joyeuse vie, buvant du vin, aimant la musique, et passant la nuit en orgies avec ses disciples. Comme on lui objectait la défense religieuse : « Le vin, disait-il, est défendu parce qu'il excite les inimitiés et les querelles; mais étant préserve de ces excès par ma sagesse, je le prends pour aiguiser mon esprit 3 .» Les philosophes arabes étaient donc au milieu de leurs coreligionnaires à peu près ce qu'étaient les libertins au xvne siècle. On ne pouvait croire que des hommes si clairvoyants ne vissent pas plus loin que le vulgaire dans ces dogmes qui ont besoin de mystère. « Souvent, dit Gazali 4 , on en voit un lire le Coran, as1 . Traité de la Délivrance de l'erreur, de Gazali, publié par M. Schmoe ders, p. 29etsuiv. 2. V. Lenormant, Quest. histor., IIe part,, p. 144-145. 3. Gazali, op. cit., p. 73-74. 4. Ibid, — 136 — sister aux cérémonies religieuses et aux prières, louer la religion de bouche. Quand on lui demande : Si le prophétisme est faux, pourquoi donc pries-tu? il répond : C'est un exercice du corps, une coutume de ce pays, unmoyen pour avoir la vie sauve. Cependant il ne cesse de boire du vin et de se livrer à toutes sortes d'abominations et d'impiétés. » On ne peut douter qu'il n'y ait beaucoup d'exagération dans ces déclamations de Gazali. Il se peut que cet enthousiaste, incapable de philosopher avec calme, et entraîné vers le Soufisme par son imagination ardente, ait calomnié ses anciens confrères pour satisfaire sa passionet son goût des excès en toute chose. Souvent on s'irrite de voir les autres marcher paisiblement dans la voiequ'on n'a pas su tenir, et les esprits ardents arrivent àse figurer que l'on n'est conséquent que dans les extrêmes. Peut-être aussi Gazali n'avait-il pas absolumenttort, et les philosophes méritaient-ils le reproche d'inconséquence ou de restriction mentale. Dieu le sait. DEUXIÈME PARTIE. L'AVERROÏSME. CHAPITRE PREMIER. L'AVERROÏSME CHEZ LES JUIFS. Si. La philosophie arabe n'a réellement été prise au sérieux que par les juifs. Les philosophes n'ont jamais été dans l'islamisme que des hommes isolés, mal vus, persécutés , et les deux ou trois princes qui les ont protégés ont encouru l'anathème des musulmans sincères. Leursœuvres ne se retrouvent guère que dans les traductions hébraïques ou dans les transcriptions en caractère hébreu, faites pour l'usage des juifs. Toute la culture littéraire des juifs au moyen âge n'est qu'un reflet de la culture musulmane, bien plus analogue à leur génie que la civi- lisation chrétienne. Ce fut sous l'influence arabe que se manifesta au x e siècle, dans l'académie de Sora (près deBagdad), la première tentative de théologie rationnelle, à laquelle se rattache le nom de Saadia. La dominationmusulmane en Espagne produisit les mêmes résultats. Jamais conquérants ne poussèrent plus loin que les Arabesd'Espagne la tolérance et la modération envers les vaincus. Aussi dès le x e siècle, l'arabe est la langue commune des musulmans, des juifs et des chrétiens 1 . Les mariages1 . On trouve des manuscrits en langue espagnole écrits en caractère arabe, et réciproquement. Voy. Journal des savants, an v, 16 germinal, — 138 — mixtes étaient fréquents, malgré l'opposition du clergé. Les études latines et ecclésiastiques étaient tombées dansle plus complet discrédit : on vit un évêque composer deskasicla , des chansons arabes , en observant toutes les délicatesses de la langue et de la mesure 1 . Alvare de Cordoue reproche avec force à ses compatriotes de préférerles lettres arabes aux lettres chrétiennes, d'ignorer à la fois leur religion et leur langue, et de rechercher avidement les assonances et les ornements de la rhétoriquemusulmane \ Les juifs acceptèrent plus volontiers encore la conquête arabe. Cette pauvre race trouva enfin un peude repos dans son long voyage, et comme un souvenir de Jérusalem. L'Espagne était depuis longtempspour les juifs une seconde patrie. Dès Tan 125, sousAdrien, un grand nombre de familles échappées au désastre de leur nation s'y étaient réfugiées. Persécutés parles Visigoths , les juifs accueillirent les Arabes commedes libérateurs. La science et le goût des mêmes études achevèrent d'opérer la fusion des deux races : on vit des juifs présider l'académie de Cordoue 3 . La communautéde culture intellectuelle a toujours été le meilleur moyende fonder la tolérance. Quoique la philosophie juive, depuis Maimonide, nesoit qu'un reflet de celle des Arabes, il faut reconnaître cependant que l'initiation des juifs d'Espagne à la phi- ,o n .; Notices et extraits, t. IV, p. 626 (articles de M. de Sacy). M. Viar- dot en a signalé un très-curienx exemple à l'Escurial [Histoire des Arabes et des Mores d' Espagne, t. II, p. 186, note), 1. Gayangos, Thehistory oftheMohammedan dynasties, t. I ev ,p- 157-161. 2. Cf. du Cange, Gloss. med. et inf. lat., prœf., gxxxi. 3. Middeldorpf, De instituais literariis in Hisp, quœ Arabes auctores habuerunty p. 54, — 139 — losophie vint directement de l'impulsion donnée aux études d'Orient par Saadia. Hasdaï ben-Schaphrout, médecin de Hakem II, employa le crédit dont il jouissait auprès de ce calife à faire fleurir chez ses coreligionnaires les études rationnelles inaugurées par l'école de Sora 1 . IbnGabirol (Avicébron) est antérieur d'une génération à Ibn-Badja, le premier philosophe arabe-espagnol dont le nom ait acquis une véritable célébrité. Ihn-Gabirol, il est vrai , ne fut chez ses coreligionnaires qu'une apparition presque isolée 2 . Par sa hardiesse il mécontentales théologiens, et par les concessions qu'il fit à l'orthodoxie sur le dogme de la création, il se trouva dépassé par les péripatéticiens averroïstes , successeurs de Maimonide. De là l'oubli où était tombé le texte hébreu de la Source de Vie, tandis que cet ouvrage jouissait en latin d'une si grande autorité. Néanmoins , dès la seconde moitié du xie siècle, l'aristotélisme est fort accrédité chez les juifs, et la doctrine opposée des Motecallemîn arabes universellement rejetée. La théologie prit l'alarme et tenta une réaction , représentée surtout par le célèbre livre Khozari ou Cosri de Juda Hallévi. Une grande perturbation entra dans les consciences ; toutes les méthodes possibles furent essayées pour concilier le dogme judaïque avec la raison. Alors apparut le second Moïse, celui qui , résumant par son génie les efforts antérieurs , mérite d'être considéré comme le fondateur du judaïsme philosophique. 1. Munck, Dict. des se, phîl. , art. Juifs, p. 358. — Philoxène Luzzatto, Notice sur Hasdaï ben Scliaplirout (Paris, 1852). 2. Un philosophe juif du xne siècle, dont on a donné récemment la monographie, R. Abraham ben-David Hallévi, fait pourtant un grand usage de la Source de vie. Cf. Die Religions -Philosophie des R. Abraham ben David ka-Levi, von Joseph Gugenheimer (Angsburg, 1850). — 140 — §n. S'il fallait en .croire Lëon l'Africain 1 , Moïse Maimonide aurait été le disciple et même l'hôte d'Averroès jusqu'au moment de la disgrâce de ce dernier. Moïse , alors , de peur de se voir dans l'alternative ou de livrer sonmaître ou de lui refuser l'hospitalité , se serait enfui enEgypte. M. Munck 2 a démontré tout ce qu'il y a d'impossible dans ce récit. Lorsque Ibn-Roschd fut proscrit , il y avait plus de trente ans que Maimonide avaitquitté l'Espagne pour échapper à la persécution desAlmohades. Maimonide dit bien dans le More Nebouhim. (II, 9) qu'il fut élève d'un élève d'Ibn-Bâdja; mais nulle part dans cet ouvrage il ne parle d'Ibn-Roschd.Bien plus , nous avons la date précise à laquelle il commença à connaître les écrits du Commentateur, etcette date nous reporte aux dernières années de sa vie.Dans une lettre adressée du Caire , en l'année 1 1 90-1 1 91 , à son disciple chéri Joseph ben-Juda, il s'exprime ainsi : « J'ai reçu dans ces derniers temps tout ce qu'Ibn-Roschda composé sur les ouvrages d'Aristote, excepté le livredu Sens et du Sensible, et j'ai vu qu'il a rencontré le vrai avec une grande justesse ; mais, jusqu'à présent,je n'ai pas trouvé de loisir pour étudier ses écrits 3 . » C'est donc bien à tort que Basnage 4 prétend que Maimonide apprit d'Averroès l'indifférence en religion. Maimonide n'a pu davantage être l'élève d'Ibn-Bâdja , commei . Apud Fabr., Bibl. gr'u , t. XIII, p. 296. 2. Dans sa notice sur Joseph ben-Juda, disciple de Maimonide. Journal asiatique (juillet 1842), p. 31, 32. 3. Munck, 1. c.,p. 31. 4. Hîst. Jud.f 1, IX, cap. x. — 141 — le prétend Léon l'Africain , et comme on l'a répété après lui , puisqu'il n'avait que trois ans quand ce philosophe mourut, en 1138. Ce n'est donc qu'indirectement , par l'impulsion nouvelle qu'il donna aux études juives , que Maimonide fonda chez ses coreligionnaires l'autorité d'Ibn-Roschd. Maimonide et Ibn-Roschd puisèrent à la même source, et , en acceptant chacun de leur coté la tradition du pé~ ripatétisme arabe , arrivèrent à une philosophie presque identique \ Il n'est donc pas étonnant que Brucker et les autres historiens de la philosophie , frappés de ces res- semblances et forts de l'autorité de Léon , aient placé Maimonide parmi les disciples d'Averroès. C'est surtout dans sa polémique contre les Motecallemîn qu'apparaissent les sympathies du docteur juif pour les philosophes arabes. L'hypothèse des atomes , la négation des lois naturelles et de la causalité sont énergiquement combattues dans ses écrits. S'il ne soutient pas , commequelques péripatéticiens juifs, que la matière est éternelle , et que Moïse n'a entendu décrire au premier livre de la Genèse que l'arrangement des choses , il ne croit pas non plus que l'éternité du monde soit une bien grave hérésie. Sa doctrine sur la hiérarchie des sphères et l'action divine qui les rattache l'une à l'autre , est identiquement celle des philosophes. Comme eux aussi, il rejette toute assimilation de Dieu aux créatures : on peut dire de Dieu ce qu'il n'est pas , mais on ne peut dire ce qu'il est. Il n'ose même attribuer à Dieu l'existence et l'unité, de peur que ces attributs ne soient considérés 1. Sur la doctrine de Maimonide, voy. l'excellent article de M. Franck, dans le Dict. des se. phll., t. IV. M. Franck cependant n'a-t-il pas été porté à voir plutôt dans Maimonide le dogmatiste juif que le philosophe arabe ? — U2 — comme distincts de la substance divine, et surtout depeur d'admettre quelque chose qui ressemble aux hypostases chrétiennes. C'est la pure doctrine des Moattils.Sa théorie de l'intellect se distingue à peine de celle d'Ibn-Roschd. Au-dessus de l'intellect matériel dépendant des sens, est l'intellect acquis, formé par l'émanation de l'intellect universel , en acte perpétuel , qui estDieu lui-même. Maimonide semble pourtant individualiser l'intelligence plus que ne le fait le Commentateur,et, en attribuant à l'âme une substantialité distincte,poser la condition de son immortalité. La résurrectionl'embarrasse ; il cherche à l'expliquer sans arriver à riende satisfaisant. Il faut même reconnaître que ses objections vont parfois jusqu'à attaquer l'immortalité. Laperfection de l'homme consiste à cultiver et à élever sanature parla science. La science est le vrai culte que l'ondoit à Dieu; par la science, la vision béatiflque peutcommencer ici-bas ; mais la science n'est pas accessibleà tous; Dieu y a suppléé, pour les simples, par le prophétisme.Le prophétisme est un état naturel plus parfait, où arrivent quelques hommes privilégiés , plus richementdoués par la nature. La révélation prophétique ne dif- fère pas, quant à la manière, de l'infusion de l'intellect actif ou de la révélation permanente de la raison. S m. Pour qu'une telle doctrine pût s'appeler Averroïsme,il n'y manquait que le nom d'Averroès. Sous la haute re- commandation de Maimonide, ce nom devint presqueinstantanément chez les juifs la première autorité philosophique. Une curieuse lettre de Joseph ben-Juda, dis- ciple de Maimonide , adressée à son maître , nous révèle — 143 — d'un mot l'importance que le Commentateur, peut-être déjà de son vivant, avait acquise chez les juifs. « Hier, ta fille bien-aimée , Pléiade , la belle , la charmante , a trouvé grâce devant moi. La jeune fille m'a plu, et je me suis fiancé sincèrement avec elle , selon la loi donnée sur le Sinaï. Je l'ai épousée par ces trois choses : en lui donnant pour dot l'argent de l'amitié ; en lui écrivant un contrat d'amour, car je l'aimais; et en l'étreignant , comme le jeune homme étreint la vierge. Et après l'avoir acquise de toutes ces manières , je l'invitai au lit nuptial de l'amour ; je n'employai ni la persuasion ni la violence, mais elle me donna son amour, parce que je lui avais donné le mien , et que j'avais attaché mon âme à la sienne. Tout cela s'est passé devant deux témoins bien connus, les amis Ben-Obeid-Allah (Maimonide) et Ben-Roschd. Mais elle était encore dans le lit nuptial, sous mon pouvoir , que déjà elle me devint infidèle et se tourna vers d'autres amants 1 » Cette fiancée, c'est la philosophie, que Joseph benJuda avait reçue en mariage de son maître , et dont il ne retirait pas, à ce qu'il paraît, toute la satisfaction dési- rable. Nous devons au goût de Joseph ben-Juda pour les allégories une explication non moins curieuse de la lutte de Jacob avec l'ange. C'est X âme intellectuelle de Ja- cob qui lutte et fait effort pour arriver au degré de Vintellect actif, représenté par l'ange ; mais elle n'y peut atteindre, tant qu'elle est enchaînée par les liens du corps , et la lutte dure jusqu'au lever de Vaurore, c'est- à-dire jusqu'à ce que l'âme, délivrée des ténèbres de la matière, soit arrivée à la lumière éternelle 2 . Un intéressant récit, qui nous a été conservé par Djemâl-ed1. Munck, Notice sur Joseph ben-Juda, p. 62. 2. Munck, ibid., p. 55. — 144 — dîn al-Kifti , dans son Histoire des philosophes , et quia été copié par Aboulfaradj *, achève de nous faire connaître l'analogie des doctrines de Joseph ben-Juda aveccelles d'Ibn-Roschd : « J'étais lié avec lui, dit Djemâleddîn, d'une étroite amitié. Un jour je lui dis : S'il est vraique l'âme survive au corps et qu'elle conserve après la mortla connaissance des choses extérieures , donne-moi ta parole que , si tu meurs avant moi , tu viendras me dire cequ'il en est, et moi, si je meurs avant toi, je ferai de même.Nous reçûmes nos promesses réciproques. Il mourut, et se fit attendre quelques années. Enfin, je le vis en songe : « Médecin, lui dis-je, n'étions-nous pas convenus que tu« viendrais me faire part de tes aventures d'outre-tombe ? » Il détourna son visage en riant; je le saisis par la main,et lui dis : « Il faut absolument que tu me contes ce qui« t'est arrivé, et comment on est après la mort. \hini-« verselj me répondit-il, s'est joint à Y univers, et le parti ticulier est rentré dans la partie. » Je compris aussitôtce qu'il voulait dire, savoir: que l'âme, qui est l'élémentuniversel, était retournée à l'univers, tandis que le corps,qui est l'élément particulier, était retourné au centreterrestre; et m'étant réveillé, j'admirai la subtilité desa réponse. » Toute l'école de Maimonide resta fidèle au péripatétisme averroïstique. Ce fait était si notoire, que Guillaume d'Auvergne ne craignait pas de dire que, parmi lesjuifs soumis aux Sarrasins, il n'en était pas un seul quin'eût abandonné la foi d'Abraham , et qui ne fût infectédes erreurs des Sarrasins ou de celles des philosophes 2 . 1. Hist. Dïn., p. 462. Le même texte a été reproduit par M. Munck(op. cit., p. 17-18) et par Wenrich, De auct. gvœc. vers., prœf. , p. vuet suiv. 2. De legibus (Opp , t. I er , p. 25). — 445 — Un mouvement rationaliste aussi prononcé ne pouvait manquer d'exciter chez les théologiens une vive opposition. Maimonide et la philosophie furent , durant plus d'un siècle, le sujet d'une lutte acharnée entre les synagogues de Provence, de Catalogne et d'Aragon. Depart et d'autre, on s'excommuniait; quelques-uns allaient jusqu'à invoquer contre leurs adversaires l'autorité ecclé- siastique. Montpellier, Barcelone, Tolède condamnaient au feu les écrits du fils de Maimon ; Narbonne, un moment, fut seule à les défendre. Les traités pour et contre Aristote et Maimonide, se succédaient d'année en année 1 . En 1305, le chef du parti théologique, Salomon benAdereth , est encore assez fort pour faire condamner la philosophie à Barcelone , et interdire, sous peine d'excommunication , d'en aborder l'étude avant vingt-cinq ans. Il fallut l'autorité de David Kimchi et l'activité fé- conde de Schem-Tob ben-Palkeira, de Jedaia Penini de Béziers, de Joseph ben-Caspi , pour assurer définitivement dans la synagogue le triomphe du péripatétisme, et faire du peuple juif le principal représentant du ra- tionalisme au moyen âge. S iv. Deux faits caractérisent cette seconde période de la philosophie juive : 1 ° Le théâtre change : le fanatisme des Almohades , en même temps qu'il étouffe la philosophie chez les musulmans , contraint la civilisation juive à refluer dans l'Espagne chrétienne , en Provence , en Languedoc. Barcelone, Saragosse, Narbonne, Montpellier , Lunel , Béziers , Marseille , deviennent les centres 1. Cf. Hottinger, Bibl. orient., p. 41-42, SI. Wolf, I, 669, 876; 111, 796; IV, 920. 10 — 146 — de ce nouveau mouvement ; 2° la philosophie juive revêt trait pour trait la physionomie de celle des Arabes. Jus- qu'à Maimonide, cette philosophie, quoique essentielle- ment péripatéticienne , se développe d'une manière assez indépendante. Saadia j Ibn-Gabirol ) Juda Hallévi rappellent la première scolastique (Abélard , Roscelin , etc), antérieure à la traduction du corps complet de l'aristoté- lisme ; Moïse Maimonide, Lévi ben-Gerson ? au contraire, rappellent la seconde scolastique (Albert, saintThomas),embrassant l'ensemble de l'encyclopédie péripatétique. Les œuvres d'Aristote, accompagnées du grand commentaire d'Ibn-Roschd, seront désormais la base exclusive dela philosophie juive. C'est aux juifs qu'Averroès est re- devable de sa réputation de commentateur. C'est d'euxqu'il reçut le titre , depuis solennellement confirmé parl'école de Padoue , à' Ame et Intelligence d'Aristote*.En effet , le texte pur d'Aristote se rencontre très-rarement dans les manuscrits hébreux. Au contraire, les traités accompagnés du commentaire, souvent même les paraphrases d'Averroès, y portent simplement le nomd'Aristote. T^orsquek civilisationdes juifs_eut émigré_de_TEspagne musulmane en Provence et djms les régiojis^adj^-centês aulTPyrénées y ^arabe^ qui jusque-là avait été leurlangue usuelle et savante , cessa de leur être" familtër7~eTils sentirent le besoin de faire passer en hébreu tousles écrits importants de science et de philosophie. Cesversions ont survécu pour la plupart aux originaux , et se trouvent en grand nombre dans les bibliothèques,en sorte que la connaissance de l'hébreu rabbinique estbien plus nécessaire que celle de l'arabe pour faire l'his1 . Delitzsch , Anckdota zur Gèschichte der m'iUclalterlicJien Scholastik unterJuden xind Moslemcn (Leipzig, 1841J, p. 302. — 147 — toire de la philosophie arabe 1 . Le procédé suivi dans ces traductions est , du reste, des plus simples. Le texte est décalqué plutôt que traduit; souvent l'interprète se contente de mettre les lettres hébraïques sur les lettres arabes. Chaque racine arabe est rendue par la racine correspondante en hébreu , lors même que le sens est différent dans les deux langues. Quand une forme arabe manque en hébreu , le traducteur la forge sans scrupule, en sorte qu'avec une certaine habitude, on pourrait rétablir sans hésitation le texte arabe que le traducteur juif a eu sous les yeux. On ne peut imaginer une fidélité plus littérale ou pour mieux dire plus radicale*. Ce n'est que dans certains traités d'une physionomie particulière, comme la Destruction de la Destruction , la paraphrase de la Rhétorique, de la Poétique,, de la République de Platon , que le traducteur se permet de prendre la parole en son propre nom , pour remplacer des détails spéciaux ou intraduisibles par d'autres détails plus inté- ressants aux yeux de ses coreligionnaires, ou pour faire tenir à l'auteur un langage plus orthodoxe 3 . La gloire principale de ce grand travail de traduction qui occupe tout le xme siècle et la première moitié du xive , appartient à la famille des Tibbonides, originaire d'Andalousie et établie à Lunel 4 . S'il fallait en croire le catalogue de la Bibliothèque nationale , Juda 1 . Richard Simon avait déjà fait cette remarque. [Suppl. à Léon de TSlo- dène, p. 121. Paris, 1710.) 2. Cf. Goldenthal, Averrols in Arist. Rhetor. comment. Préf. en hébreu, p. 31-33, et dans les Mémoires de l'académie de Vienne (classe phil.- hist.), 1850, Grundzùge und Beitràge zu e'inem sprachvergleichenden rabbi- nisch-philosophischen JForterbuche , p. 422-23. 3. Cf. Destr. Destr., f. 101 v° , 102, 119, 208 >} 344 v°, 352. —Paraphr. Rhet., f. 494. 4. Cf. Wolf, I, p. 454.—Hist. litt. de la France, t XVI, p 381-386. — 148 — Aben-Tibbon, le chef de cette laborieuse famille, sur- nommé chez ses coreligionnaires le prince des traducteurs, aurait déjà traduit les commentaires d'Ibn-Roschdsur la Physique, le traité de l'Ame, la Météorologie (Hebr.31 4). Mais c'est une erreur. Juda vivait àla fin du xne siècle, à une époque où il ne pouvait être question de traduire Ibn-Roschd en hébreu. C'est également par erreur queBartolocci et Wolf 1 attribuent à Samuel Aben-Tibbonla traduction de la paraphrase d'Ibn-Roschd sur la Physique. Tous ces travaux appartiennent au troisième Tibbonide, Moïse Aben-Tibbon. Avant Moïse toutefois, un Provençal établi à Naples, et allié lui-même à la famille desTibbonides (il était gendre de Samuel) , fut l'auteur delapremièretraductiond'Averroès. Jacob ben-Abba-Mari,fils de Rabbi Simson Antoli , était un de ces juifs queFrédéric II pensionnait pour seconder ses projets de vul- garisation de la science arabe. A la fin de sa traductiondu commentaire d'Ibn-Roschd sur YOrganon, achevée à Naplesen 1232 2 , il exalte la munificence de Frédéric, sonamour pour la science, et souhaite que le Messie paraissesous son règne. Antoli est aussi l'auteur de la traductionhébraïque de l'Abrégé de la Logique. Enfin les bibliothèques de Paris , de Turin , de Vienne possèdent sous sonnom une traduction de l'Abrégé de l'Almageste d'IbnRoschd, achevée à Naples en 1 231 . Il est probable que les versions d'Antoli , faites sur- tout en vue des traductions latines, pénétrèrent peu en1, Wolf, I, 20. 2. Wolf, I, 618; III, 531 ; IV, 751.— Bartolocci, I, 14.— Bibl. nat., anc. fonds hébr., n° 303; Orat., 98, 101.—Uri, I re part., p. 77.—Lambecius, I, p. 392, 404.—Pasini, I, p. 11, 48. —De B.ossi,Dizionario,p.^. —Le même, Codd. mss, 9 t. II, p. 43, 50. —Delitzsch, Codd. hebr. Lips. f p 306. — Krafft, Codd. hebr. Ficnn., p. 131 sqq. Cf. Carmoly, Hist. des méd. juifs, p. 80 et suiv. — 149 — Provence ; car trente ans après , vers Tan \ 260 , nous voyons Moïse Aben-Tibbon donner à ses coreligionnaires une traduction presque complète des Commentaires d'IbnRoschd 1 . Vers la même époque, en 1259, Salomon, fils de Joseph, fils de Job, originaire de Grenade, mais établi à Béziers, traduit le commentaire sur le traité du Ciel et du Monde2 . En 1 284, Zerachia, fils d'Isaac, de Barcelone, traduit les commentaires sur la Physique, le traité du Ciel et du Monde, la Métaphysique 3 . Jacob ben Machir traduit en 1 298 l'Abrégé de la Logique, et en 1 300, les commentaires sur les livres XI-XIX de l'Histoire des Animaux 4 . Ainsi , dès le xme siècle , il existait jusqu'à trois versions différentes des mêmes commentaires, et pourtant, durant la première moitié du xive siècle, nous allons voir à l'œuvre une foule de nouveaux traducteurs. Ce double emploi n'a rien qui doive surprendre ; il était souvent plus facile au moyen âge de refaire les traductions que de se procurer celles qui existaient. Plusieurs de ces versions étaient faites pour telle ou telle personne, et ne sortaient pas de la province où elles avaient été élaborées 3 . Un des plus laborieux traducteurs de cette nouvelle série fut le Provençal Calonyme, fils de Calonyme, fils 1. Wolf, I, p. 19, 655; III, p. 13; IV, p. 752.—Bibl. nation., n° 314, 327, 336, 350. —Pasini, Codât, taiir., I, p. 14. — Lambecius, I, p. 285. — Catal. mss. Angl. et Hib. p. 35. 2. Wolf, III, 14; IV, 752. —Pasini, I, p. 13 et 25. — Delitzsch, p. 292. 3. Pasini, p. IQ, 52-53, 60.—Wolf, IV, p. 751. 4. Uri, I re part., p. 74, 77. — Krafft, Codd. hebr. Vienn., p. 138. Wolf (III, 15; IV, 751) a placé par erreur ces traductions en 1228, 1235. 5. Ainsi les traductions de Zerachia, fils d'Isaac, furent faites, en 1284, pour Schabbethay, fils de Salomon , qui demeurait à Rome. Dix ans après, en 1294, on les recopie pour un autre juif de Rome (Pasini, I, p. 16 et 60). — 150 — de Meir 1 . En 1314, il traduit les commentaires sur les Topiques, les Arguments Sophistiques, et les SecondsAnalytiques 2

en 1 31 7, les commentaires sur la Métaphysique 3

, sur la Physique 4 , le traité du Ciel et du Monde5 , la Génération et la Corruption 6 , les Météores 7 . On trouveaussi sous son nom les traductions du commentaire sur le traité de l'Ame8 et de la lettre sur V Union de l'intellect séparé avec l'homme*. La confusion qui règne dans 'les bibliothèques rabbiniques, rend très-difficile de distinguer les personnages quiont porté le nom de Calonyme ou de Calo. Wolf10 identifie avec le précédent Calonyme ben-David ben-Todros,qui traduisit la Destruction de la Destruction en 1328.Bartolocci 11 les distingue, mais il est tombé à propos de celivre dans de telles méprises que son témoignage ne peutêtre d'aucune valeur. Ce qui achève la confusion, c'est quele nom de Calo Calonyme se retrouve en tête de la Des*tructionde la Destruction et de la lettre sur V Union del'intellect séparéavec Vhomme, dans les éditions latines, comme le nom du traducteur qui a fait passer ces deux1. M. Zunz a donné dans le journal de Geiger (II, 313-320) des éclaircissements sur la vie de ce traducteur. —Cf. Delitzsch, Codd. Lips., p. 288, 307, 325. 2. Pasini, I, p. 12 et 55-56.—De Rossi, II, p. 9.—Bibl. nat., n° 332. —Wolf, IV, 751 . 3. Pasini I, 14 et 15. — Bartolocci, I, 13. —-Wolf, I, p. 19.—Bibl. nat., n° 311. 4. Uri, I re part., p. 74. — Bibl. nation., n° 315. —Pasini, I, 52. —Wolf, I, p. 19. 5. Wolf, IV, 751. 6. Pasini, I, p. 13. — Wolf, III, 14. 7. Bibl. de Berlin, mss. hébr., n° 292. 8. Fabricius, Bibl. gr., t. III, p. 237- 9. Wolf, I, p. 1006; III, p. 16. 10. Bibl. hébr., I, p. 31, 1003, 1006. 11. Bibl. rabb.,1,?. 14, 131-132. — 151 — ouvrages tïhébreu en latin. En attendant que des recherches plus exactes aient donné quelque précision à l'his- toire littéraire des juifs, on doit, ce me semble, conserver ces trois personnages comme distincts. Rabbi Samuel ben-Juda ben-Meschullam, de Marseille, traduit en 1 321 le commentaire sur la Morale à Nicomaque 1 , et la Paraphrase de la République de Platon 2 . Jo- seph ben Caspi traduit, en 1330, l'Abrégé des Ethiques 3 . Todros Todrosi (Théodore fils de Théodore), d'Arles, traduit en 1 337 dans le bourg de Trinquetaille, sur le Rhône, vis-à-vis d'Arles, les commentaires sur les Topiques , les Sophismes , la Rhétorique , la Poétique et les Ethiques 4 . C'est cette version qui a été publiée par M. Goldenthal. Une foule d'autres traducteurs plus obscurs, oudont la date est incertaine, Schem-Tob ben-Isaac de Tortose (commentaire sur la Physique, le traité de l'Ame 3 ), Jacob ben Schem-Tob (Premiers Analytiques 6 ), Juda benTachin Maimon (Physique, traité du Ciel , de la Génération 7) Moïse ben-Tabora ben-Samuel ben-Schudaï (traité du Ciel 8), Moïse fils de Salomon, de Toulon (Métaphy1. Pasini, I, 33.—Wolf, IV, 753. 2. Lambecius, I, p. 292 et 384.—-Pasini, I, 13. — Krafft , p. 142. —Labbe, Bibl. nova mss., p. 299. — Bartolocci, I, 14. — Wolf (I, 20) l'a confondu avec Samuel Aben-Tibbon. 3. Lambecius, I, 292, 384.— Wolf, I, 20. — Bartolocci, III, 811. —Fabricius , Bibl. g V., t. III, p. 266. 4. Lambecius, \, 292.—Pasini, I, 12, 13. —Labbe, p. 306, n° 2270. —Wolf, I, 20.—Bibl. nat., anc. fonds, n° 322, 335; Sorb., 257.—Delitzsch, p. 307. — Krafft, p. 134, sqq. — De Rossi, t. II, p. 9-10.— Le mss. de Vienne a été écrit à Avignon en 1460, ce qui a fait dire à Fabricius [Bibl. gr., t. III, p. 222) qu'Averroès avait composé ce commentaire à Avignon ! 5. Bibl. nat., n° 313.—Wolf, III, 13; IV, 572.—Delitzsch, p. 292. 6. Bibl. nat., n° 337. 7. Wolf, III, p. 13, 14. 8. Fabricius, t. III, p. 2.31. A Vienne, au Vatican. — 152 — sique 1 ), Juda ben-Jacob (livres XI-XIX des Animaux 2J, Salomon ben-Mosé Alguari (De somno et vigilia 3), auxquels il faut joindre peut-être Levi ben-Gerson et Moïsede Narbonne, s'attachèrent successivement à cet immensetravail. Le De Substantia orbis, formé de dissertations séparées, traduites de l'arabe en latin, fut à son tourtraduit du latin en hébreu par Juda ben-Mosé ben-Daniel, de Rome, avec plusieurs autres traités scolastiques d'Albert, saint Thomas, Gilles de Rome 4 . s y. Le xive siècle fut le moment de la souveraine autorité d'Averroès chez les juifs. Le plus illustre des philosophesde cette époque, Levi ben-Gerson, de Bagnols (MesserLéon), commenta le grand Commentaire et les ouvragespropres d'Averroès, tels que le De Substantia orbis, le traité de la Possibilité de l'union*. Pour quelques parties, sa glose devint inséparable du texte d'Averroès , commele commentaire d'Averroès lui-même l'était devenu dutexte d'Aristote. Il semble que le moyen âge préférâtaux textes primitifs ces analyses de seconde et de troi- sième main. La doctrine de Levi est, du reste, le péripatétisme arabe dans toute sa pureté. Bien plus hardi queMaimonide, il fait plier le dogme mosaïque devant les exigences du péripatétisme, et admet sans détour l'éter- nité du monde, le don naturel de prophétie, la matièrepremière dénuée de forme, l'impossibilité de la création. 1. Bibl. nat., n° 310. 2. Bibl. de Berlin, n° 290. 3. Bartolocci, I, p. 13. 4. Cf. de Rossi, Mss. codd., n os 315, 1174, 1342, 1376. De Rossi n'a pas compris le titre de cet ouvrage, qu'il traduit par Robur coelorum. 5. Wolf,I, 728; 11,650.—Bartolocci, I, 481.— Delitzsch, Codd. Lips., p. 306, 325. —Pasini, I, p. lOetsuiv.—Hottinger, Bibl. orient.,^. 47. — 153 — Ainsi Averroès a, chez les juifs, remplacé Aristote ; c'est lui que l'on commente, que l'on abrège, que l'on découpe pour les besoins de l'enseignement. Moïse de Narbonne (Messer Vidal), contemporain de Levi benGerson, faisait à Narbonne ce que Levi faisait à quelques lieues de là, à Perpignan. En ]3AA, il commentele traité de la Possibilité de l'union 1 ; en 1349, le DeSubstantia orbis et les autres dissertations physiques d'Ibn-Roschd 2 . La Physique, les Ethiques, presque toutes les parties du programme averroïste, subirent entre ses mains un nouveau remaniement. Plusieurs traductions d'Averroès lui sont aussi attribuées, ainsi qu'à Levi ben-Gerson. Mais on peut croire que ces deux philosophes laissèrent à d'autres le soin de traduire les écrits d'Ibn-Roschd , et que l'on a considéré commedes traductions les traités qu'ils ont composés sur ceux du commentateur 3 . L'influence de la philosophie arabe s'exerce jusque sur les Raraïtes , et produit chez eux une série de libres penseurs \ Averroès est souvent cité dans l'ouvrage d'Ahron ben-Elia de Nicomédie, achevé en 1346 au Caire, sous le titre d'Arbre de Vie, et où l'auteur a cherché à imiter le Guide de Maimonide 5 . La théorie 1. Wolf, I. 20-21. —Uri, I, 74.— Delitzsch, p. 308. 2. Pasini, I, 55. 3. Bibl. nat., n°s 307, 309, 321, 331, 344, 346, 347.— Fabricius, III, 266. —Wolf, I, 825, 883 j II, 802 ; IV, 923-924. — Bartolocci, I, 13; IV, 73, 224. Bartolocci a commis sur Moïse de Narbonne les plus étranges erreurs; il en a fait trois personnages distincts. Wolf a rétabli l'identité; mais par une faute d'impression (I, p. 826), il le fait vivre au milieu du xve siècle. Cette faute a été copiée par Brucker (t. II, p. 854 note). 4. Cf. Ewald et Dukes, Bejtràge zur Geschichtc der àltesten Auslegung des Alten Testaments, p. 29. 5. Publié en hébreu à Leipzig, par M» Delitzsch, en 1841 . — 4 54 — d'Ahron sur l'intellect est, à peu de chose près, celle du philosophe arabe. De même que l'âme est la formedu corps, l'intellect acquis est la forme de l'âme 1 . L'âme,d'abord purement virtuelle, n'entre en acte que parson union avec le corps; quand le corps meurt, tout ce qui dans l'âme tenait au corps périt; mais l'élément purement intellectuel, qui constitue l'essence de l'homme,est impérissable 2 . Àhron ben-Elia n'est pas cependantun averroïste comme Levi ben-Gerson ou Moïse de Narbonne. Il réfute même expressément l'opinion du commentateur sur la nature simple, incorporelle et impérissable du ciel, et cherche à prouver la nouveauté du mondepar la divisibilité et la nature possible et accidentelle ducorps céleste 3 . S vi. Le xv e siècle est l'âge de décadence de la scolastique juive. L'école provençale est épuisée; la hardiesse philosophique est passée de mode. Àverroès cependant est encore étudié ; la plupart des manuscrits hébreux qui nousrestent de ses œuvres sont même de cette époque. Josephben Schem-Tob, de Ségovie , écrivit en 1455 un grandcommentaire sur les Éthiques; il nous apprend danssa préface qu'il le fit pour suppléer au silence d'IbnRoschcP. Il commenta également le traité de la Possibilité de Vunion \ Schem-Tob , son fils , Moïse Pal1. Op. cit., c. 106. 2. Ibid., c. 108. 3. Ibid., c. 9, 10, 14. 4. Bibl. nat., fonds de l'Orat., 121, 122.—Mxmck, Dict. se. pkU.,%. III, p. 162. 5. Cf. Wolf. I. 571 . — Bartolocci, r. III, 850. — 155 — keira 1 , Michel Haccohen 2 , écrivirent aussi des traités et des commentaires averroïstiques. Enfin le poëme di- dactique de Moïse de Rieti, imité de la Divine Comédie,et publié à Vienne par M. Goldenthal (1851), contient des extraits considérables de la philosophie dAverroèset de Levi ben-Gerson. Élie del Medigo 3 est le dernier représentant célèbre de la philosophie averroïstique chez les juifs. Il enseigna à Padoue vers la fin du xv e siècle, et comptaparmi ses élèves Pic de La Mirandole , pour lequel il composa différents écrits philosophiques ? entre autres un traité sur l'intellect et la prophétie (1492) et uncommentaire sur le De Substantia orbis (1485). Ses annotations sur Àverroès, ses Questions sur la' création , le premier moteur, l'Etre , l'essence et l'un , ont été plusieurs fois imprimées à Venise (1 506, 1 544,1598) avec les questions de Jean de Jandun. Par Elie del Medigo, la philosophie juive, dont le rôle est désormais achevé, fait sa jonction avec l'école de Padoue,qui continuait de son coté l'esprit et la méthode arabes. J'ai pu m'assurer qu'aujourd'hui encore la tradition de l'enseignement du moyen âge n'a pas entièrementdisparu parmi les savants israélites de Padoue. L'abrégéde logique d'Averroès, publié à Riva di Trento en \ 560,et plusieurs fois réimprimé, est resté classique chez les israélites jusqu'à ces derniers temps *, Dans les régions plus élevées du mouvement intellec1. Pasini, I, 48. L'époque où vivait ce docteur m'est inconnue. 2. Wolf, I, 759. C'est également par conjecture que je le place au xve siècle. 3. Wolf, I,p. 168 ; II, 107.— Bartolocci, I, 182.—Mimek, Dïct. se phihyt, III, p. 366. 4. Ad. Franck, Hist. de la logique, p. 219. — 156 — tuel chez les juifs, le péripatétisme averroïste tombe,à partir du xvie siècle , dans un profond discrédit. Lathéologie juive qui avait sommeillé au point de laisser passer sans anathème les doctrines téméraires de Leviben-Gerson, se réveille tout à coup. Joseph Albo,Abraham Bibago , Isaac Abravanel , défendent contreles philosophes la création , la révélation , l'immortalité. Rabbi Mosé Almosnino (vers 1538) va cherchercontre eux des armes dans l'arsenal de Gazali , et commente la Destruction des Philosophes *. L'influenceplatonicienne, si opposée à l'averroïsme et à la scolastique , se montre , d'un autre coté , dans les Dialogues d'amour de Léon Hébreu. La manière dont il expose l'émanation de l'amour et sa propagation desphère en sphère jusqu'à l'intelligence humaine, le soin qu'il met à expliquer les nuances diverses que la théoriede l'émanation avait prises chez les Arabes et les pointssur lesquels Averroès diffère des autres philosophes desa nation , prouvent que les œuvres du commentateurlui étaient bien connues 2 . Mais combien cette métaphysique amoureuse, inspirée par l'école florentine, est éloi- gnée de la forme et de l'esprit du péripatétisme ! Le rôle philosophique des juifs , si brillant au moyen âge , finit sur le seuil des temps modernes. Les hommes illustres, que le judaïsme fournira désormais à l'histoire de la philosophie, puiseront leur inspiration, non dans la tradition d'une philosophie nationale, mais dans l'esprit moderne lui-même. Sans doute, sous les plus beaux deces caractères , Spinosa , Mendelssohn , le juif se sent encore : le premier acte d'adoration étant le plus profond, la conscience revient toujours, quoi qu'elle fasse, 4. Wolf, I, 806.—Hottinger, Blbl. orient. , p. 22-23. 2. Cf. Munck, Dict .se. p/iil., art. Léon Hébreu. — 157 — et quelques transformations qu'elle subisse, à la religion où elle a d'abord senti l'idéal . Que Spinosa, commeon l'a prétendu , ait puisé son système dans la lecture des rabbins et de la Cabbale, c'est trop dire assurément 1 . Mais qu'il ait porté jusque dans ses spéculations cartésiennes une réminiscence de ses premières études , rien n'est plus évident pour un lecteur tant soit peu initié à l'histoire de la philosophie rabbinique au moyen âge. Rechercher si Averroès peut revendiquer quelque chose dans le système du penseur d'Amsterdam , ce serait dépasser la limite où doit s'arrêter, dans les questions defiliation de systèmes, une juste curiosité : ce serait vouloir retrouver la trace du ruisseau quand il s'est perdudans la prairie. 1. Voy la dissertation de J. G. Wachter : Spincsismus im Judenthum (Amsterdam, 1699, in-8°), et Wolf, sm. hebr. t. II, p. 1235. — 158 — CHAPITRE IL l'averroïsme dans la philosophie scolastique. si. L'introduction des textes arabes dans les études occidentales divise l'histoire scientifique et philosophique dumoyen âge en deux époques parfaitement distinctes. Dans la première , l'esprit humain n'a, pour satisfaire sa curiosité, que les maigres débris de l'enseignement desécoles romaines, entassés dans les compilations de Martien Capella, de Bède, d'Isidore, et dans quelques traités techniques, que leur caractère usuel sauva de l'oubli. Dans la seconde, c'est encore la science antique qui re- vient à l'Occident5 mais plus complète cette fois, dansles commentaires arabes ou les ouvrages originaux de la science grecque, auxquels les Romains avaient préférédes abrégés. La médecine, d'abord réduite à Cœlius Aurelianus, à la compilation de Gariopontus, retrouve Hippocrate et Galien. L'astronomie, bornée à quelquestraités d'Hygin ou de Bède, à quelques vers de Priscien, revient par Àlfergan , Thabet ben Corrah, Albumasar,à la précision de la science antique. L'arithmétique, limitée durant tant de siècles aux simples procédés de l'aba- que ou de l'indigitation, s'enrichit de procédés nouveaux.La philosophie, au lieu de quelques lambeaux de l'Organon, des Catégories apocryphes de saint Augustin, reçoit le corps complet de l'arîstotélisme, c'est-à-dire l'encyclopédie des sciences antiques. En général, les premiers ouvrages traduits de l'arabe ne furent pas des ouvrages philosophiques. La médecine, — 159 — les mathématiques, l'astronomie, avaient tenté la curiosité de Constantin l'Africain, de Gerbert, d'Adélard de Bath, de Platon de Tivoli, avant que l'on songeât à demander des enseignements philosophiques à des mécréants comme Alfarabi et Avicenne. L'honneur de cette tentative nouvelle, qui devait avoir une influence si décisive sur les destinées philosophiques de l'Europe, appartient à Raymond, archevêque de Tolède et grand chancelier de Castille de 11 30 à 1 1 50. Raymond forma autour de lui un collège de traducteurs, à la tête duquel on trouve l'archidiacre Dominique Gondisalvi (fils de Gonsalve). Des juifs, dont le plus connu est Jean Avendeath ou Jean de Séville, travaillaient sous ses ordres 1 . Ce premier essai porta principalement sur Avicenne. Gérard de Crémone et Alfred Morîay y ajoutèrent, quelques années plus tard, différents traités d'Alkindi et d'Alfarabi 2 . Ainsi, dès la première moitié du xne siècle, des ouvrages fort importants de philosophie arabe étaient connus des Latins. Un des phénomènes les plus singuliers de l'histoire littéraire du moyen âge, c'est l'activité du commerceintellectuel, et la rapidité avec laquelle les livres se répandaient d'un bout à l'autre de l'Europe. La philosophie d'Abélard, de son vivant, avait pénétré jusqu'au fond de l'Italie. La poésie française des trouvères, enmoins d'un siècle, comptait des traductions allemandes, suédoises, norvégiennes, islandaises, flamandes, hollandaises, bohèmes, italiennes, espagnoles. Tel ouvrage,composé à Maroc ou au Caire, était connu à Paris et à Cologne en moins de temps qu'il n'en faut de nos1 . Voy. l'excellente discussion de Jourdain sur ces trois personnages. Recherches, chap. in, § 7. 2. Ibid., « 6 et 9, — 160 — jours à un livre capital de l'Allemagne pour passer leRhin. Les juifs remplissaient dans ces relations un rôleessentiel, et dont on n'a pas tenu assez de compte dansl'histoire de la civilisation. Leur activité commerciale,leur facilité à apprendre les langues en faisaient les intermédiaires naturels entre les chrétiens et les musulmans.Il faut lire l'Itinéraire de Benjamin de Tudèle 1 pourcomprendre l'importance qu'ils avaient acquise sur lelittoral de la Méditerranée depuis Barcelone jusqu'àNice. Les princes et les seigneurs, qui avaient besoin deleur argent et de leurs connaissances médicales, les favorisaient ; le peuple seul les avait en antipathie, et soulevait contre eux les tempêtes d'où cette race invinciblesortait avec son goût toujours renaissant pour l'étude etla méditation. Les relations de l'Europe avec les musulmans s'opéraient d'un coté par l'Espagne, et surtout par Tolède;de l'autre par la Sicile et le royaume de Naples. Le travail des traductions s'opérait sur ces deux points avecune égale ardeur et par des procédés semblables. Presque toujours un juif2 , souvent un musulman converti,dégrossissait l'œuvre et appliquait le mot latin ou le motvulgaire sur le mot arabe3 . Un clerc présidait au travail, se chargeait de la latinité et donnait son nom à l'œuvre.Quelquefois pourtant le nom du secrétaire juif l'emportait. De là vient qu'une même traduction est souvent attri1. P. A, 5, etc. (Édit. Elzevir., 1633.) 2. L'étude delà langue latine était à cette époque assez répandue chez les juifs. En 1280, Salomon ben-Adereth de Barcelone écrit une lettre aux juifs des synagogues de Provence pour les réprimander de ce qu'ils étudiaient la langue latine au détriment de la loi. (Pasini. I, p. 61-62.) 3. La Bibliothèque nationale possède (noS 7317, 7321) plusieurs tra- ductions latines venues de l'arabe par l'intermédiaire de l'espagnol. — 464 — buée à des personnages différents. Au xne et au xine siè- cle , les traductions se faisaient toujours directement de l'arabe. Ce ne fut que beaucoup plus tard qu'on se mit à traduire les philosophes arabes sur les versions hébraïques. Le caractère de ces traductions est celui de toutes les traductions du moyen âge. « Le mot latin y couvre le mot arabe, de même que les pièces de l'échiquier s'appliquent sur les cases 1 . » La contexture de la phrase est plutôt arabe que latine. La plupart des termes techniques et les mots que le traducteur n'a pas compris, sont transcrits de la manière la plus grossière 2 . Le système des versions littérales se retrouve partout à l'enfance de la philologie. L'Orient et le moyen âge n'ont jamais conçu la traduction que comme un mécanisme superficiel où le traducteur, s'abritant derrière l'obscurité du texte, se décharge sur le lecteur du soin d'y trouver un sens. L'histoire littéraire du moyen âge ne sera complète que lorsqu'on aura fait, d'après les manuscrits, la statistique des ouvrages arabes que lisaient les docteurs du xme et du xive siècle. Il importe d'observer, en effet, que les citations qui sont faites d'un auteur arabe par les écri- vains de cette époque ne sont pas une preuve qu'on en possédât la traduction, puisqu'on ne se faisait aucun scrupule de citer de seconde main. Ainsi je pense qu'Avempace et Abubacer (Ibn-Tofaïl) ne sont cités que d'après Averroès. Alkindi , Alfarabi , Avicébron , Rosta ben-Luca, Maimonide ne semblent guère avoir été lus 1. Jourdain, Rexh. sur les trad. lat, cfArist., p. 19. 2. Les noms propres surtout, dépourvus en arabe de points diacritiques ou mal ponctués , devenaient entièrement méconnaissables. Ainsi Thaïes devient Belus ; Hipparque, Abraxis; cppevïriç devient carabitus* Joracli, Semerion, Adelinus, Albrutalus, Loxus , auteurs cités à chaque page par Albert le Grand, doivent le jour au même procédé. 11 — 162 — qu'au xme siècle. Au xrv e , Avicenne et surtout Averroèstiennent lieu de tous les autres ; au xv e enfin, Averroèsreste le seul interprète de la philosophie arabe. Su. Le premier introducteur <TAverroès chez les Latinsparaît avoir été Michel Scot 1 . Ce fut un événement dansla fortune d'Aristote , au dire de Roger Bacon , que le moment où Michel Scot apparut, en 4 230, avec de nou-veaux ouvrages d'Aristote et de savants commentaires,cum expositoribus sapientïbus^, Quels sont ces commentaires restés jusque-là inconnus aux Latins ? Les manuscrits nous l'apprennent. Michel Scot y est expressémentdésigné comme traducteur de deux ouvrages d'Averroès : 1° du commentaire sur le De Cœlo etMundo*\ 2° ducommentaire sur le Traité de l'âme 4 . La première de cestraductions est dédiée à Etienne de Provins 5 , en ces1. Parmi les ouvrages que s'attribue le prétendu chroniqueur espagnol Julianus Pétri, se trouvent quelques traductions d'Averroès (Antonio, Bibl. kisp. vêtus, t. II, p. 42, édit. Bayer). Le faussaire a été bien maladroit, car Averroès était à peine né à l'époque où l'on fait fleurir le pseudo-Julien. 2. Tempore Micbaelis Scoti qui annis 1230 transactis apparuit, defe- rens librorum Aristotelis partes aliquas de naturalibus et matbematicis, cum expositoribus sapientibus, magnificata est Aristotelis philosophia apud Latinos. (Opus Majus, p. 36-37.) 3. Sorbonne, 924, 950 ; Saint-Victor, 171 ; Navarre, 75; Bibl. Saint- Marc à Venise, cl. vi, cod. 52. 4. Sorb. 932, 943; Saint-Victor, 17! ; ancien fonds. 6504. —On lit dans le manuscrit de Saiut-Victor : Incipit commentarius libri de ani- « ma Aristotelis pbilosopbi, quem commentatus est Averroès in greco (!), « et Michael Scotus transtulit in latinum. » 5. M. Félix Bourquelot, à qui je communiquai le texte de cette dédicace, a retrouvé la trace de cet Etienne de Provins dans un doyen deNotre-Dame du Val, de Provins, qui figure dans plusieurs cbartes de1211 a 1221, et est appelé dans un acte de Thibaut, comte de Champagne, dileetaê clericus meus Stephanus 4e Provino (Proviniana, dans la — i63 — termes : « Tibi, Stéphane de Provino, hoc opus, quod ego« Michael Scotus dedi latinitati, ex dictis Aristotelis spe- « cialiter commendo, et si aliquid Aristoteles incomple-« tum dimisit de constitutione mundana in hoc libro, « recipies ejus supplementum ex libro Alpetrangii, quem« similiter dedi latinitati >; et es in eo exercitatus. » —Ces deux commentaires sont les seuls qui portent dans les manuscrits le nom de Michel Scot. Mais comme presquetoujours on trouve à leur suite et dans un ordre donnéles commentaires sur la Génération et la Corruption,sur les Météores, les paraphrases des Parva Naturalia 1 et le De Substantiel Orbis, on est autorisé à attribuer également la traduction de ces ouvrages à Michel Scot. Dans les manuscrits 943 de Sorbonne et 75 de Navarre, aux traductions précitées se trouvent joints les commentaires sur la Physique et la Métaphysique. La traduction de ces ouvrages appartient-elle également à Michel Scot ? On serait porté à le croire, puisque dans un fragment deMichel découvert par M. Hauréau , et dont nous parle- rons bientôt, la doctrine de la Physique et de la Métaphysique est très-nettement exposée. M. Jourdain toutefois n'eût point dû faire intervenir comme des autorités, dans l'énumération des traductions de Michel Scot, les catalogues donnés par Baie et Pits2 . Il est évident que ces Feuille de Provins, 7 février 1852). Peut-être faut-il identifier ce person- nage avec Etienne de Reims {.Mut. litt. delà Fr., t. XVII, p. 232), qui paraît être né à Provins. 1. Dans le n° 171 de Saint-Victor, la traduction de la paraphrase des Parva Naturalia est attribuée à un certain Gerardus. Ce ne peut être Gérard de Crémone, mort en 1187. Cette indication étant isolée, doit, ce semble, être tenue pour fautive. 2. Baie, Script, ill. Maj. Brit. (Bâle, 1557), p. 351 .—Pits, De rébus angl. p. 374.— Cf. Niceron, Mémoires, t. XV, p. 95 et suiv. —Fabricius, BibL med. et inf. latin., t. V, p. 233. — 164 — deux auteurs ne fondent leurs assertions que sur le dépouillement d'un manuscrit semblable aux n os 924 et 950deSorbonne 1 , et qu'ils n'ont eu d'autres raisons pour at- tribuer à Michel Scot les traductions des commentaires surle traité de la Génération et de la Corruption, les ParvaNaturalia, les Météores et du livre De Substantia Orbisque celles que nous avons nous-mêmes. Leur autorité necorrespond par conséquent à aucun témoignage nouveau,et tout se réduit à une conjecture tirée de la compositiondes manuscrits. Mais comme cette composition s'observaitfidèlement, au moyen âge, durant plusieurs générations decopistes, on est autorisé à regarder les manuscrits oùse trouve la dédicace à Etienne de Provins comme nousreprésentant l'édition même donnée par Michel Scot et ces textes nouveaux qu'il introduisit, au dire de Roger Bacon, dans la philosophie scolastique vers l'an 1230. Cette date indique sans doute le moment où les travaux de Michel arrivèrent à la connaissance du moineanglais. Il paraît certain du moins que Guillaume d'Auvergne et Alexandre de Halès ont connu, avant ce temps,les ouvrages du commentateur. Une seule traduction deMichel Scot , celle d'Alpetrangi , porte une date , et cette date est l'an 1217. Les traductions d'Averroès durent être exécutées vers la même époque, car MichelScot ne semble être resté à Tolède que peu d'années. Peut-être aussi l'ensemble de ces traductions composaitil l'envoi philosophique que Frédéric II adressa aux universités d'Italie , avec la célèbre circulaire qu'on lit dansle recueil de Pierre des Vignes. « Compilationes varia? 1 . Et ce dépouillement ils Pont fait avec beaucoup de négligence. Ainsi au lieu de commentum Averrois, ils ont lu contra Averrocm, leçon absurde, qui a fait croire à Bruckcr (III, 796) qu'il s'agissait d'une réfutation d'Averroès ; au lieu de de Provino, ils ont lu depromoy etc. — 165 — » quae ab Àristotele aliisque philosophis sub graecis ara- » bicisque vocabulis antiquitus editse nostris aliquando » sensibus occurrerunt. » Ce fut à Tolède que Michel Scot acheva les traductions qui lui donnèrent tant d'importance à son retour d'Espagne, et le firent si gracieusement accueillir à la cour des Hohenstaufen. Il eut pour auxiliaire en ce travail un juif nommé André 1 . Roger Bacon, dans unmoment de sévérité, l'accuse de plagiat et lui reproche d'avoir ignoré les langues et les sciences dont il est question dans ses écrits. Il est sûr que les Latins qui entre- prenaient le voyage de Tolède ne se faisaient aucunscrupule de s'approprier le travail de leur secrétaire, et qu'au moyen âge , comme de nos jours , le nom dutraducteur était souvent une fiction. Michel Scot a, du reste, d'autres titres pour être appelé le fondateur de l'Averroïsme , depuis que M. Hauréau 2 a découvert , dans le n° 841 de Sorbonne , des extraits qui paraissent appartenir à l'un de ses ouvrages les plus importants , lequel n'était connu jusqu'ici que par le sévère jugement qu'en porte Albert : « Fœda dicta in- » veniuntur in libro illo qui dicitur Quxstiones Nicolai » Peripatetici. Consuevi dicere quod Nicolaus non fecit » librum illum , sed Michael Scotus qui in rei veritate » nescivit naturas, nec bene intellexit libros Aristotelis3 . » Or, le fragment exhumé par M. Hauréau sous ce titre : Hsec sunt extrada de libro Nicolai Peripatetici , offre la plus frappante analogie avec une digression du commentaire sur le XIIe livre de la Métaphysique, di1. Probablement un juif converti, car André n'est pas un nom de juif judaïsant. — Cf. Op. Tert. apud Jebbi prsef., p. S. 2. De la Philosophie scolastique, t. I er , p. 470 et suiv. 3. Opp., t. II, p. 140. — 166 — gression qui forme souvent dans les manuscrits unopuscule séparé ( voy. ci-dessus , p. 53), et dont les premiers mots sont : Sermo de quœstionibus quas acce- pimus a Nicolao , et nos dicemus in his secundumnostrum posse 1 . La doctrine, qui y est exposée, est d'ailleurs mise expressément sur le compte d'Averroès. (( Omne cœlum est circulare , et omne circulare est per-» fectum ; ergo omne cœlum est perfectum : sed ullum» perfectum indiget motu ; ergo ullum cœlum indiget » motu. Partes autem sui quum videant bona quae non» habent, perpendentes se indigere illis bonis, in motum» prorumpunt, ut acquirant illa bona quae non babent. .. . » Ergo salus nostra est per quietem ; cœli finis autem per» motum partium ejus : et hoc est quod dicit Averozt. » Michel Scot , par son rôle à la cour de Frédéric , où il représente d'une manière si originale l'esprit arabe , et par les accointances diaboliques que la légende lui supposa , ouvre en réalité cette série d'hommes mal pensants qui , depuis le xine siècle jusqu'à Vanini , déguisèrent leur mécréance sous le nom d'Averroès. Peut-être, les dures paroles de Roger Bacon et d'Albert, et la rigou-reuse condamnation de Dante 2 tenaient-elles à la réprobation dont l'opinion frappait déjà ces allures suspectes. On verra bientôt comment tout ce mauvais esprit était un fruit de la cour des Hohenstaufen. s m. Un autre traducteur d'Averroès , Hermann l'Alle- mand 3 , fut, comme Michel Scot, attaché à la maison de1 . Ces mots ont disparu dans les édition imprimées. Nous avons donné, ci-dessus, p. 82 et suiv., l'analyse de cette digression importante. 2. lnf., cant. XX, v. 115. 3. Jourdain, Recherches , chap. in, § 11. — 167 — Hohenstaufen. Au chapitre xxv de YOpus Tertium, dont M. Cousin a publié l'analyse 1 , Roger Bacon le qualifie : Eermannus Alemannus et translator Manfredi nupera D, rege Carolo devicti. En général , Hermann paraît s'être attaché aux textes aristotéliques les plus négligés , la Rhétorique , la Poétique , les Ethiques , la Politique , et. comme pour ces ouvrages les abrégés arabes étaient plus répandus ou plus accessibles que le texte d'Aristote, ce fut à ces abrégés que Hermann s'adressa de préfé- rence. Ainsi , comme équivalent de la Rhétorique, il tra- duit des gloses d'Alfarabi sur cet ouvrage, et commeéquivalent de la Poétique, l'abrégé d'Averroès 2 . « Ayantessayé , dit-il ? de mettre la main à la traduction de la Poétique , j'y trouvai tant de difficultés , à cause de la différence des mètres en grec et en arabe , que je désespérai d'en venir à bout. Je pris donc l'édition d'Averroès, oii cet auteur a mis tout ce qu'il a trouvé d'intelligible 3 , et je l'ai rendue comme j'ai pu en latin. 1 » Ces deux traductions sont datées de Tolède, 7 mars 1256. M. Jourdain n'a osé décider s'il s'agit de l'ère vulgaire ou de l'ère d'Espagne. Mais le passage de Roger Bacon,qui nous apprend que Hermann était au service de Manfred , ne laisse plus aucun doute à cet égard. Dans le prologue des gloses d'Alfarabi , Hermann nousapprend qu'il avait aussi traduit les Ethiques sur unabrégé arabe , mais que son travail avait été rendu inutile par la traduction de Robert Grosse-Tête , faite sur le grec. Cet abrégé arabe n'était autre que le commentaire1. Journal des savants, 1848, p. 299, 348. 2. Sorb. 1779, 1782.—Bibl. Chigi, à Rome. Imprimé à Venise, 1481. Le moyen âge n'a connu la Poétique que par cette paraphrase. 3. Assumpsi ergo editionem Averod determinativam dicti operis Arisîotelis,, secundum quod ipse aliquid intelligibile elicere potuit ab ipso. — 168 — moyen d'Averroès. La bibliothèque Laurentienne possède un manuscrit de cette traduction , et on peut la lire dans toutes les éditions imprimées des œuvres du commentateur. Dans une note finale 9 Hermann nous apprendqu'il termina ce travail dans la chapelle de la sainte Trinité de Tolède, le troisième jeudi de juin, 4240 1 . Onpeut avoir des scrupules sur l'exactitude de cette date. On se rappelle, en effet, que la version de la Poétiqueest de 1 256 ; Hermann serait donc resté seize ans àTolède pour ne faire que deux ou trois traductions , cequi paraît difficile à admettre. La Bibliothèque nationale possède, sous les n os 1 771 deSorbonne, et 61 de Saint-Germain, un court abrégé desdix livres des Ethiques eu tête duquel on lit : Incipitsummaquorumdam Alexandrinorum, quam excerpserunt exlibro Aristotelis nominato Nicomachia , quam plureshominum Ethicam nominaverunt. Et transtulit eam exarabico in latinum Hermannus Alemannus. Cet abrégéest tout à fait distinct du commentaire moyen d'Averroès. Peut-être nous représente-t-il XAbrégé d'Averroèsqui n'est point arrivé jusqu'à nous. Bandini et M. Jourdain sont tombés , à propos de ces traductions de Hermann , dans quelques erreurs. Bandini, ne s'apercevantpas que le texte du manuscrit de Florence était celui ducommentaire moyen d'Averroès, publia, comme inéditet sous le nom de Hermann, l'épilogue qu'Averroès a misà la suite de ce commentaire. M. Jourdain reproduisitcet épilogue et l'erreur de Bandini. Dans la seconde édition de son livre , l'épilogue a été restitué à Averroès ; 1. Bandini, Calai, codd. Lat. B'M. Laur., t. III, p. 178. —Les éditions imprimées, celle de 1560 par exemple, portent mcclx, au lieu de mccxl. C'est évidemment une faute , puisque la version des Ethiques est anté- rieure à celle do la Poétique. — 169 — mais ? quelque bizarre qu'il dût paraître au nouvel édi- teur de voir ainsi un épilogue d'Averroès séparé dureste de son commentaire ? il ne sembla pas s'apercevoir que le texte qui se terminait par cet épilogue était le commentaire d'Averroès, souvent publié. Ce dont on a droit d'être plus surpris dans un ou» vrage généralement consciencieux, ce sont les erreurs de !J1. Jourdain , en ce qui concerne les manuscrits de la Bibliothèque nationale. Et d'abord, M. Jourdain re- garde comme identiques les versions des Ethiques conte- nues dans les n os 1771 , 1773, 1780 de Sorbonne. Or, le court abrégé renfermé dans le n° 1 771 , qui seul porte le nom de Hermann, n'a absolument aucune ressemblance avec les versions complètes des n os 1773, 1780. Deplus , il suffisait de comparer les premières lignes de ces différents manuscrits avec les incipit donnés par Bandini, pour reconnaître : 1° que le manuscrit de Florence, qui porte le nom de Hermann , ne ressemble à aucun de ceux de Paris ; 2° que les deux manuscrits de Florence , décrits par Bandini, l'un, t. III, p. 178, l'autre, t. III, p. 405, ne sont nullement identiques entre eux ; que le premier seul porte le nom de Hermann ; que le second est semblable aux n os 1 773 , 1 780 de Sorbonne ; que par conséquent, la date 1243, donnée parle second et qui est d'ailleurs en contradiction avec la date 1 240 donnée par le premier , ne s'applique pas à la traduction de Hermann. Ainsi , au lieu d'avoir cinq manuscrits de cette traduction, comme le suppose M. Jourdain, on n'en connaît réellement qu'un seul , qui est le manuscrit de la Laurentienne, décrit par Bandini, t. III, p. 178. Hermann reconnaît lui-même, dans la préface des Gloses d'Alfarabi , qu'il n'eut qu'une part assez faible dans le travail de ses versions. Roger Bacon, qui, dans son Opus — 170 — Majus et son Opus Tertium, critique souvent avec vivacité les traductions de Hermann 1 , s'est emparé de ce passage : « Hermannus , dit-il , confessus est se magis adjutorem» fuisse translationum quain translatorem, quia Saraceni-» cos tenuit secum in Hispania, qui fuerunt in suis transla- » tionibus principales 2 .» Plusieurs indices témoignent queHermann employa pour son travail des musulmans versés dans la connaissance de la langue savante. Ainsi la nunnatlon et les désinences casuelles sont scrupuleusement observées dans la transcription des noms propres : Ibn-Rosdin , Abj-Nasrin , Abubekrin , Ducadatin , Sceifa addaulati 7 Abitaibi , Alkameitu z . Le style, dureste , n'a fait qu'y gagner en barbarie ; en voici un spécimen : Inuarikin terra alkanarnihy, stediei et barakiet castrum munitum destendedjn descenderunt adenkirati ubi descendit super eos aqua Euphratis veniensde Euetin \ On comprend , d'après cela ? que Roger Ba-con ait tenu pour inintelligibles et non avenues les tra- ductions de Hermann 8 . Ainsi ? vers le milieu du xine siècle , presque tous les ouvrages importants d'Averroès ont été traduits d'arabeen latin 6 . Seuls \ les commentaires sur POrganon et la 1. Opus Majus, -p. 21, 46, 59.—Journal des savants, 1848, p. 299, 348 (art. de M. Cousin). 2. Opus tertium, apud Jebbi prœf. p. 5. 3. P. 57 v°, 58, 61 v° etc. (édit. 1481).—La même particularité s'observe dans la traduction du commentaire sur le De Çœlo de Michel Scot : Alfarcad, aljarkadin (p. 175 t°, 176, édit. 1560). 4. Ibid. p. 62. 5. « Maie translatus est » , dit-il en parlant de la Poétique, « nec potest sciri, nec adhuc in usu vulgi est, quia nuper venit ad Latinos et cumdefectu translations et squalore. » Opus Majus, p. 46. 6. L'usage d'attribuer à Alphonse X les versions faites de l'arabe au moyen âge , a porté les anciens critiques à lui faire honneur de celles d'Averroès. (Cf. J. Bruyerin Champier, préf. des Collectanea, p. 81, édit. — 171 — Destruction de la Destruction , ne paraissent pas avoir été connus au moyen âge» Il existait pourtant une ancienne version de ce dernier ouvrage ; caries éditeurs de Venise, en imprimant la nouvelle traduction de Calo Calonyme , parlent d'une autre plus ancienne et moins complète , vetustiori posthabita. Cet ouvrage, du reste ? ne fait pas partie des plus anciennes éditions d'Averroès , et fut imprimé pour la première fois en 1497, avec le commentaire de Niphus. Quant aux œuvres médicales d'Averroès , elles ne fu- rent connues en général qu'après ses œuvres philosophiques. De tous les médecins du xine siècle, dont M. Littré a donné la notice dans le t. XXI de Y Histoire littéraire de la France y Gilbert PAnglais (vers 1250), est le seul qui cite Averroès 1 , et encore est-il probable qu'il ne le connaissait que par ses œuvres philosophiques. Sprengel croit, il est vrai, que Gilbert a emprunté à Averroès sa théorie du cœur considéré comme source de la vie 2 . Mais cette doctrine n'est pas tellement propre à Averroès qu'on soit obligé de supposer que Gilbert avait lu le Colliget. Gérard de Berry , Gautier , Alebrand de Florence , qui citent tous les autres Arabes , ne parlent pas d'Averroès 3 . Nous n'avons aucun renseignement sur la traduction du Colliget. Le manuscritdel'Arsenal(SciencesetArts,61), porte : Translatas de arabico in latinum. Les mots 1553. — Gassendi, Exercit. parad. adv. Arist. Opp., t. III, p. 1192. —Antonio, Bibl. hisp. vêtus, t. II, p. 83, édit. Bayer.) Les travaux exécutés sous les ordres d'Alphonse furent purement astronomiques. 1. ffist. litt.,x. XXI, p. 399. 2. Sprengel, H'ist. de la me'd., t. II, p. 4S3.—Albert le Grand [De anim. 1. III, tr. 1, e. 5) cite, sous le nom d'Averroès,un livre De disposîtlonllms cordis, qui nous est inconnu. 3. Hist. lia., t. XXI, p. 405, 413, 416. — 472 — arabes , conservés dans le texte et une foule d'autres particularités, établissent d'ailleurs indubitablement quecette version fut faite de l'arabe et non de l'hébreu 1 . On peut la rapporter avec vraisemblance au milieu duxine siècle. Le traité Deformadone corporis humani, de Gilles de Rome (Paris, 4 515), n'est formé, en grandepartie, que d'extraits du Colliget. Il est remarquablepourtant que le Colliget n'est jamais cité dans le Conciliator de Pierre d'Abano, écrit en 4 303, et où les cita- tions des commentaires d'Averroès abondent à chaquepage. En 4 284, Armengaud , fils de Biaise, médecin deMontpellier, traduit ou plutôt fait traduire de l'arabe le commentaire sur le poème médical d'Avicenne 2 . Il fautpourtant qu'il en existât déjà une traduction , puisqueRaymond Martini cite cet ouvrage, sous son titre arabe,dans le Pugio fidei*. Une traduction ancienne du traité de la Thériaque se trouve dans un manuscrit de l'Arsenal(Sciences et arts, 61). Les Canones de medicinis laxativis furent traduits de l'hébreu , en 4 304 , comme nousl'apprend une note intéressante que j'extrais dun° 6949(anc. fonds) : « Expliciunt articuli générales proficientes» in medicinis laxativis magni Aboloys, id est Averoys,« translati ex hebrœo in latinum per magistrum Johannem» de Planis de Monte Regali , Albiensis diœcesis , apud1. Dans Vexplicit, l'auteur est toujours appelé Mehemeth Abenrosdin. M. Haenel (Catalogi, col. 497) signale à Vendôme un ms. de médecine dont l'auteur est appelé Mechemet ab Jurosdin; c'est sans doute le Colliget. 2. Tiraboschi (t. V. p. 87) regarde bien à tort Armengaud comme le premier traducteur d'Averroès. — Antonio (t. II, p. 400, éd. Bayer) place cette traduction en 1291 ; mais le manuscrit 6931 (anc. fonds) porte 1284. 3. P. 159 (Paris 16ol). — 173 — » Tholosam, anno Domini M CCC°IIII ; interprète ma- » gistro Mayno tune temporis judaeo, et postea dicto Jo- » hanne, converso in christianum, in expulsione judaeorum » a regno Francise 1 .» La traduction des œuvres médicales d'Averroès est donc en grande partie l'œuvre de l'école de Montpellier. Le travail se fit, comme d'ordinaire i par l'intermédiaire des juifs. Des faits nombreux établissent les rapports de Montpellier avec les Sarrasins d'Espagne, l'importance que les juifs y avaient acquise et la part qu'ils eurent à la splendeur de cette grande école 2 . L'abrégé de l'Almageste ne fut pas connu des Latins. M. Littré 3 a relevé d'importantes citations d'Averroès dans le Traité d'astronomie de Bernard de Verdun (vers \ 300), surtout en ce qui concerne la théorie des épicycles. Mais ces matières sont souvent traitées dans les commentaires philosophiques, surtout dans les livres XI et XII de la Métaphysique. S iv. On vient de déterminer d'une manière approximative l'époque où furent faites les traductions latines d'Averroès. Il est beaucoup plus difficile de fixer le moment où l'influence de ces textes nouveaux s'exerce sur l'enseignement et les doctrines du moyen âge. Pierre de Blois, continuateur de la chronique d'In1. Il s'agit sans doute dePéditde la Chandeleur, 1290, par lequel Philippe le Bel chassa du royaume tous les juifs venus de Gascogne et d'Angleterre [Ordonnances des rois de Fr., t. I er , p. 317), ou des nouveaux édits de proscription qui se succédèrent en 1309 et 1311 (ibid., p. 470, 488). 2. Jourdain, Recherches, p. 91-92. 3. Hist. litt. de la France, t. XXI, p. 318-319. — 174 — gulphe, exposant Tordre suivi à l'école de Cambridge,vers 1 1 09, s'exprime ainsi : Ad horam vero jjrimam,F. Terricus, acutissimus sophista > logicam Arislotelisjuxta Porphyrii et Averrois isagogas et commentaadolescentioribus tradebat. Launoy 1 , du Boula} 2 , l'Histoire littéraire de la France 3 , ont copié ce passage sans remarquer l'interpolation évidente qu'il contient 4 . Àverroès n'était pas né en 1109! L'abbé Lebeuf 5 ajoutant les méprises aux méprises, a vouluqu'à Orléans comme à Cambridge, on enseignât auxie siècle les dialogues {sic) d'Aristote selon Porphyre et Averroès, et que Jean de Salisbury se les soitfait transcrire en Normandie par les soins de RichardLévêque, archidiacre de Coutances. Lebeuf a confonduavec le passage de Pierre de Blois une lettre de Jean deSalisbury, où celui-ci demande en effet à Richard desouvrages d'Aristote, mais ou, bien entendu, il n'est pasquestion d' Averroès 6 . La première apparition manifeste de la philosophiearabe dans le sein de la scolastique, a lieu au concile de1. De scholis celebrioribus , p. 150. 2. Hist. Univ. Paris., t. II, p. 28. 3. T. IX, p. 107. U. Brucker (t. III, p. 678.) et M. Jourdain (p. 28-29) l'ont relevée. 5. D'iss. sur Vttat des sciences en Fr., depuis la mort du roi Robert, p. 78. 6. Jourdain, p. 253. — Je relèverai à ce propos une inadvertancede M. Jourdain lui-même. On trouve dans les oeuvres de Bède (t. II, col. 213 et suiv.) un recueil d'axiomes d'Aristote et d'autres philosophes, sous le titre de Sententiœ ex Aristotele ou Authoritatum gencralium aliquot philosophorum tabula. M. Jourdain (p. 21) y trouvant des citations dela Physique et de la Métaphysique, a cru devoir attribuer cette compilation à Boèce ou à Cassiodore. M. Barthélémy Saint-Hilaire , d'un autre côté, a conclu des citations delà Politique qui s'y trouvent que Bède connaissait la Politique. Or on trouve dans ce recueil des citations d'Averroès, designé sous le nom de Commcntaior ; ce qui en recule la composition au xiv c siècle. — 175 — Paris , en 4209. Le concile après avoir condamné Àmaury de Bène, David de Dinant et leurs disciples, ajoute : Nec libri Aristotelis de naturali philosophia, nec commenta legantiir Parisiis publiée vel secreto \ Certes on peut être tenté de voir dans ces Commenta,les commentaires par excellence, les seuls à proprement parler que le moyen âge ait désignés de ce nom, ceux d'Averroès. Mansi, M. Jourdain, M. Hauréau ont adopté cette opinion 2 . Il n'est pas impossible, il faut l'avouer, que les commentaires d'Averroès aient été traduits et étudiés dix ans après la mort de leur auteur. Toutefois comme Michel Scot, vers 4217, semble avoir été le premier introducteur de ces textes nouveaux, il semble difficile de croire qu'Averroès ait pu essuyer la condamnation du concile de 1209. Il faut d'ailleurs remarquer que la traduction d'Averroès est de plus d'un demi-siècle postérieure à celle des premiers textes de philosophie arabe, que par conséquent les textes traduits par Dominique Gondisalvi ont dû entrer dans les études avant ceux qui n'avaient encore ni recommandation ni célébrité. Quoi qu'il en soit, ce qui reste indubitable, c'est que le concile de 1209 frappa l'Aristote arabe, traduit de l'arabe, expliqué par des Arabes. Le statut de Robert de Courçon, en 1 21 5, est un peu plus explicite : Non legantur libri Aristotelis de metaphjsica et naturali philosophia, nec summa de iisdem y autde doctrina Magistri David de Dinant aut Almarici1. Apud Martène, Thés, novus Anecd., t. IV, p. 166. — Voy. l'excel- lente discussion de M. Hauréau sur la portée de ces mots de naturali philosophia. [De la phil. scol,, t. I er , p. 402-410.) 2. Mansi, ad Ann. eccl. Baronii, t. I er , p. 289 (Lucse, 1757). — Jourdain, p. 193-194. —Hauréau, t. I er , p. 409-410. - 476 — nseretici, aut Mauritii Hispani 1 . L'expression surnmade iisclem conviendrait très-bien aux abrégés d'Avicenne.Mais quel est ce Maurice Espagnol, dont la doctrine est rapprochée du panthéisme de David et d'Amaury 2 ? Quand on a vu dans les manuscrits le nom d'Averroès ? si étrangement défiguré , devenir d'une part Mahuntius(anc. fonds, n° 7052), Menbutius (anc. fonds, 6949),Mauuicius (Arsenal, se. et arts, 61), de l'autre Avenryz,Benriz, Beuriz, etc., on n'a pas de peine à croire qu'il ait pu devenir Mauritius. Ce n'est là toutefois qu'uneconjecture à laquelle il ne faudrait pas attribuer une tropgrande probabilité. La bulle de Grégoire IX, de 1231 , ne fait que renouveler avec moins de précision encoreles condamnations de \ 209 et 1 21 5 3 . Ce qu'il y a de remarquable dans ces condamnations, c'est que la cause de l'aristotélisme arabe y est toujours identifiée à celle d'Amaury de Bène et de Davidde Dinant. Le passage souvent cité de Guillaume le Breton , continuateur de Rigord '*, celui de Hugues , continuateur de Robert d'Auxerre, cité par Launoy 5 , supposent la même connexité. Faut-il réellement supposer uneinfluence arabe dans l'apparition des sectes hétérodoxes1 . Du Boulay, Hist. Univ. Paris., t. III, p. 82. —Launoy, De varia Arist. fortuna in Acad. Paris., cap. iv. 2. C'est contre toute vraisemblance qu'on a rapproché ce Mauritius Hispanus du dominicain Maurice , auteur des Distinctiones ad prœdicandum utiles. Du Boulay, Hist. Univ. Paris., t. III, p. 699. —Antonio, Bibl. hisp. vet., t. II, p. 373. —Fabricius, Bibl. med. inf. lat., t. V, p. 57. 3. Launoy, chap. vi. —Du Boulay, t. III, p. 142.

L'Histoire littéraire de la Fr. (t. XVI, p. 100-101) suppose qu'il s'agit expressément des commentaires d'Averroès. 4. Apud dom Bouquet, t. XVII, p. 84. 5. De varia Arist. fort., cap. i. — Cf. Jo. Fr. Buddeum, De hœresibus ex phil. aristotelico-scholastica ortis , in Observât. Ilalens'tbus (1700), t. I, p. 197 et sqq. _- 177 — qui agitèrent l'école de Paris dans les dernières annéesdu xne siècle et les premières du xme ? On ne peut nier l'analogie du réalisme d'Amaury avec celui d'Avicébron. La doctrine de David de Dinant sur la matière première, dénuée de forme, servant de commun substraturn à toutes choses, est bien celle du péripatétisme arabe. Onpeut croire que ces deux sectaires avaient entre les mainsle livre De Causis, déjà connu d'Alain de Lille \ A cela près , Amaury et David ne me semblent qu'un reflet altéré des sectes hétérodoxes comprises sous le nom deCathares. Quelques-unes de leurs doctrines ont une res- semblance frappante avec celles des hérétiques d'Orléansde 1022, que M. C. Schmidt rattache, sans hésiter, à l'église cathare 2

d'autres ne sont que le pur joachimisme; d'autres enfin relèvent évidemment de ScotErigène 3

. L'identité de tout le genre humain en Dieu, le Saint-Esprit s'incarnant en chacun de nous, comme le Fils s'est incarné en Marie, Dieu principe matériel detoute chose , quoi de plus semblable aux théories dupenseur hibernais? Voilà plus qu'il n'en faut assurémentpour se dispenser d'aller chercher chez les Arabes les antécédents d'Amaury et de David , surtout si l'on fait à l'originalité propre d'Amaury la part qu'elle mérite. Leréalisme d'ailleurs en affirmant que les individus d'unemême espèce participent à une seule essence, que l'intellect en général existe réellement , devançait la théorie averroïstique de la raison universelle et de l'unité des âmes. Abélard avait aperçu cette conséquence, et il l'avait combattue dans ses Petites Gloses sur Porphyre1. Jourdain, p. 196-497. 2. Histoire des Cathares ou Albigeois, t. I er , p. 28; t. II, p. 151, 287 3. Cf. Saint-René Taillandier, Scot Érigène , p. 236. —Hauréau, t. I er , p. 405. 12 — 178 — par le même argument qu'on opposera plus tard à Averroès *. Gilbert de La Porrée niait expressément la personnalité humaine. L'exemple que choisissaient le plusvolontiers les réalistes pour expliquer comment une mêmeessence peut être commune à 'plusieurs individus, était celui de Pâme. C'est dans Alexandre de Haies qu'il faut chercher la première trace tout à fait manifeste de l'influence arabe. Avicenne, Algazel sont cités fréquemment dans sa Sommecomme des autorités philosophiques ; Averroès n'y figure encore que d'une manière peu caractérisée. Il est bienreconnu d'ailleurs que cette vaste composition est desdernières années d'Alexandre (de 1243 à 1245), et qu'elle ne fut achevée que vers 1 252 , après sa mort 2 . Alexandre n'a dû par conséquent connaître Averroès quedans sa vieillesse, et cette lecture ne semble pointavoir influé sur ses doctrines. Les questions relatives à l'intellect ne dépassent pas dans ses écrits les termesmêmes d'Aristote 3 . L'influence arabe est aussi très- sensible dans Robertde Lincoln. Roger Bacon le cite comme un des maîtresà qui il a entendu professer la théorie de l'intellect sé- paré de l'homme 4

mais pas plus qu'Alexandre de Halès,

Robert ne paraît avoir connu Averroès à l'époque de sa première activité philosophique. 1 . De Rémusat, Abélard, t. II, p. 98. 2. Hist. lltt. de la France, t. XVIII, p. 316, 318. 3. Summatheol., pars II, quaest. 69, art. 3, p. 116, v. sqq. (Venet., 1576.) -4. Fragments de Y Opus tertium, publiés par M.. Cousin. (Journ. des Sav., 1848, p. 347.) — 179 — §V. Guillaume d'Auvergne est le premier des scolastiques chez lequel on trouve une doctrine qui puisse porter le nom d'Averroès, Je n'ai trouvé qu'une seule fois dans ses œuvres le nom du Commentateur; mais l'averroïsme est réfuté à chaque page de ses écrits, tantôt sous le nomd'Aristote, tantôt sous de très-vagues dénominations, comme Expositores *, sequaces Aristotelis ; Aristoteles et sequaces ejus grœci et arabes 3 , quifamosioresfueruntArabum in disciplinis Aristotelis\ Avicenna et alii qui in parte ista Aristoteli consenserunt* . Guillaume met toujours dans une même catégorie les commentateurs grecs et arabes. En général, le xine siècle regardait les Arabes comme des philosophes anciens, philosophiantiqui*) par opposition aux philosophi latini ou philosophes scolastiques. Les notions les plus simples de chronologie étaient tellement méconnues, qu'on semblait ignorer lequel d'Alexandre d'Aphrodisias ou d'Averroès a vécu avant l'autre. Averroès, à l'époque de Guillaume d'Auvergne, n'était donc pas encore devenu le représentant des doctrines dangereuses du péripatétisme arabe; mais ces doctrines étaient dès lors parfaitement connues des Latins , et 1. Opp. t. I, p. 699, etc. (Edit. Aurel. 1674.) 2. Ibid., t. II, p. 20b. 3. Ibid., p. 95. 4. Ibid., t. I, p. 618. 5. Ibid., 852, 53. 6. Cette classification est surtout frappante dans le Pugiofidel de Raymond Martini, et dans le Directorium Inquisitorum de Nicolas Eymerics « Antiqui philosophi sunt platonici, stoici, pythagorici , epicurei, Aris ] « toteles et peripatetici, Averroès, Avicenna, Algazel, Alundus (Alkind « Rabbi Moses. » (Dlr. Inq., p. 174, Romse, 1578.) — 180 — comptaient de nombreux partisans I . Tandis qu'Aristoteest combattu avec énergie, tandis qu'Avicenne est traité de blasphémateur 2 , Averroès.est cité par Guillaumecomme un très-noble philosophe, bien que déjà l'onabuse de son nom , et que des disciples inconsidérés dénaturent ses opinions. « Debes autem , dit-il, circum-« spectus esse in disputando cum hominibus , qui philoce sophi haberi volunt, et nec ipsa rudimenta philosophiae« adhuc apprehenderunt. De rudimentis enim philoso-« phiae est procul dubio ratio materise et ratio forma?,« et cum ipsa ratio materiae posita sit ab Àverroe , phi-« losopho nobilissimo , expediret ut intentiones ejus et ce aliorum qui tanquam duces philosophiae sequendi et« imitandi sunt, hujusmodi hommes qui de rébus phiu losophicis tam inconsiderate loqui prœsumunt, appreu hendissent prius ad certum et liquidum 3 . » Le De Universo semble présenter une autre citationd'Averroès; mais l'incertitude et la contradiction qu'ony remarque, prouvent combien l'individualité philosophique du commentateur était encore peu arrêtée dansl'esprit des scolastiques. A la page 713 (Opp. t. I) duDe Universo, Guillaume cite un passage du commentaireà" Jbubacer sur la Physique. Un peu plus loin (p. 801),le même passage se retrouve comme tiré du commentaireà'dbumasar. Or ni Abubacer (Ibn-Tofaïl), ni Abumasarn'ont composé de commentaire sur la Physique. Abubacer n'a d'ailleurs été connu des scolastiques que par les citations qu'Averroès en a faites. Il est donc bien proi . Multi deglutiunt positiones istas, absque ulla investigatione discussionis et perscrutationis recipientes illas, et etiam consentientes illis , et pro certissimis eas habentes. [De anima, cap. 7, pars III.) 2. De legibus, Opp. t. I, p. 54. 3, De Univ. Opp. t. I, p. 831. — 1&1 — bable que le passage cité par Guillaume appartient au commentaire d'Averroès lui-même. Il ne manque , du reste ? dans les écrits de Guillaume que le nom d'Averroès, pour en faire le premier et le plus ardent adversaire de l'averroïsme. La théorie de la première intelligence, créée immédiatement par Dieu, et créatrice de l'univers, est vivement réfutée sous le nomd'Algazel 1 . La sagesse engendrée de Dieu , le logos te- leios , voilà le véritable intellect premier, que n'ont connu ni les Arabes, ni les juifs, depuis qu'ils se sont faits les disciples des Arabes, mais qu'ont adoré Platon, Mercure Trismégiste et le théologien Avicébron , dont Guillaume, pour ce motif, fait un chrétien. L'éternité du monde est une damnable erreur d'Aristote et d'Avi- cenne 2 . Un moment elle semble attribuée à Abubacer Sarracenus 3'; mais évidemment Guillaume n'a pas vu qui il frappait sous ce nom. Averroès n'est pas nommé davantage dans la longue argumentation de Guillaume contre la théorie averroïste par excellence , l'unité de l'intellect. Toute cette polémique est dirigée contre Aristote, ou contre ses disciples anonymes. « Debes scire quia eousque excœcati sunt , et « eousque intellectu déficientes , ut crederent unam ani- « mam mundi numéro quidquid in mundo est animatum « animare , nec aliud esse secundum essentiam et veri- « tatem animam Socratis quam animam Platonis , sed (( aliam animam , et hoc ex alietate animationis et ani- « mati 4 . » -—«De intelligentiarum numéro, dit-il ailce leurs , Aristoteles non tam errasse quam etiam insa1. De Univ, I» P, 24 et suiv., I* II*, cap. 9, 23 et sqq. 2. I a II-, cap. 8 et 9. 3. IIIa F, cap. 18. 4. De Univ., Opp. t. I, p. 801. — 182 — « nissime délirasse videbitur evidenter 1 . » A page sui- vante, la même doctrine est attribuée à Aristote, Alfarabiet autres ; un peu plus loin 2 , à Alfarabi , Avicenne et à ceux qui ont embrassé sur ce point l'opinion d'Aristote ; ailleurs, on trouve qu'Aristote l'a imaginée pour échapperau monde archétype de Platon 3 . C'est donc bien réellement Aristote qui, dans la pensée de Guillaume, est responsable de la monstrueuse doctrine de l'unité del'intellect. Et cette doctrine pourtant, il l'expose avectoutes les particularités qu'Averroès y a ajoutées, et donton ne trouve aucune trace dans le Traitéde l'Ame. Cetteintelligence active est la dernïcre en noblesse des intel- ligences mondaines 4

le bonheur de l'âme est dans sonunion avec elle

3

toutes les âmes séparées du corps s'identifient et n'en font plus qu'une seule 6
les âmes ne dif- fèrent que par le corps

7

la seule différence des accidentsfait la distinction numérique 8

. Les arguments que Guillaume oppose à cette doctrine sont ceux qu'Albert , saint Thomas et tous les adversaires d'Averroès répéteront àsatiété. Elle détruit la personnalité humaine, elle conduit kYimarmene, au fatalisme 9 ; elle rend inexplicablele progrès et la différence des intelligences individuelles. Il y a bien des règles générales de vérité qui s'imposent à tous les esprits ; mais ces principes n'ont aucune réalité 1. De Univ. y Opp. 1. 1, p. 816. 2. Ibid., p. 852-53. 3. De Univ. ,1* IV, cap. 14. 4. Ibid., et De anima, Opp. t. II, p. 205 et sqq. 5. De Univ., I a II", cap. 20-22. 6. I a II", cap. 11. 7. I a r% cap. 25, 26. 8. De Unh., t. I er , p. 802, 819, 859. 9. De Univ., IIP, I", cap. 21 et sqq.—Cf. Ibid, I* II-, cap. 16, 17, 18, 40,41; II* II", cap. 15. — 183 — substantielle hors de l'esprit. Par une singulière inconséquence, Guillaume établit, dans son traité De Anùna,que Dieu est la souveraine vérité, éclairant tous les hommes 1 , et Roger Bacon a pu invoquer son témoignage contre ceux qui prétendent que l'intellect actif fait partie de l'âme humaine 2 . Mais Guillaume est un esprit timide et superficiel. Tout ce qui ressemble au panthéisme d'Amaury l'effraye; la Providence, la liberté, la création, la spiritualité de l'âme, l'immortalité sonttoujours entendues par lui dans leur sens le plus étroit. Non-seulement les doctrines d'Averroès étaient, à l'é- poque de Guillaume , introduites dans la scolastique ; il semble que les impiétés qui devaient plus tard se couvrirde son nom commençaient déjà à se faire jour. Dans sontraité de l'Immortalité de l'âme , Guillaume nous apprendque ce dogme rencontrait plus d'un incrédule. Des esprits mal faits et mécontents de leur temps prétendaient quece n'était là qu'une invention des princes pour contenirleurs sujets 3 . Le xvie siècle n'a eu aucune mauvaisepensée que le xme n'ait eue avant lui. § VI. Bien qu'Averroès joue dans les écrits d'Albert le Grandun rôle plus caractérisé que dans ceux de Guillaume d'Auvergne, il n'y est point encore arrivé au rang principal qu'il doit occuper durant le second âge de la scolastique. Avicenne est le grand maître d'Albert. La forme de son1. De anima, cap. 7. 2. Opus tertium [Journal des Savants, 1848, p. 346, art. Cousin). 3. Dum enim se vident fraudari prsesentibus delectationibus, et alias non expectant, nulio modo suaderi poterit eis quod aliud sit honestatis persuasio quam imperatorum deceptio. Opp. t. I, p. 329. — Cf. De anima, cap. 6. — 184 — commentaire est celle d'Avicenne; Avicenne est cité àchaque page de ses écrits i tandis qu'Averroès ne l'est qu'assez rarement, et parfois pour essuyer le reproched'avoir osé contredire son maître 1 . Albert, toutefois,paraît avoir eu entre les mains tous les commentairesd'Averroès que le moyen âge a connus, excepté ceux dela Poétique et peut être des Éthiques, qui ne furent tra-duits qu'assez tard par Hermann. On peut croire que le commentaire sur la Métaphysique lui manquait également : en effet, on ne trouve que très-peu de citationsd'Averroès dans sa Métaphysique. Or, Albert a coutumede fondre dans son texte tout ce qu'il a entre les mains.Il faut que la doctrine de l'unité de l'intellect eût déjàpris bien de l'importance et groupé autour d'elle ungrand nombre de partisans 2 , pour qu'Albert , non content de l'avoir combattue à diverses reprises , se soit cru obligé d'y consacrer un traité spécial 3 , que plus tardil inséra presque textuellement dans sa Somme. Il nousapprend lui-même que ce fut à Rome, et par l'ordre dupape Alexandre IV (vers 1255), qu'il le composa 5 . Ladistinction de la théologie et de la philosophie reconnuescomme deux autorités contradictoires, distinction qui,à toutes les époques, a caractérisé l'averroïsme , était déjà à l'ordre du jour 6 , et Albert pour y condescendre1. Averroes cujus studium fuit semper contradicere patribus suis. [Phjs. 1. II, tr. l,cap. 40.) 2. Hic error in tantum invaluit, quod plures habet defensores, et peri- eulosus est nimis. (Opp. t. XVIII, p. 379-80.) 3. De unitate intellectus contra Averroistas. Opp. t. V, p. 218 (édit. Jammy.) A. II pars, tr. XIII, quœst. 77, membr. 3. (Opp. t. XVIII). 5. Ibid., v . 394. 6. Quia defensores hujus hœresis dicunt quod secundumphilosophiam est, licet fides aliud ponat seeundum theologiam. [Ibid. p. 380.) — 185 — s'oblige à résoudre le problème uniquement par syllogismes , en faisant abstraction de toute autorité révélée *. Trente arguments militent en faveur de ceux qui pensent que de toutes les âmes humaines il n'en reste qu'une seule après la mort. Avec un scrupule et une impartialité tout à fait dignes d'éloges, Albert énumère l'un après l'autre ces trente arguments. Il pousse même la bonhomie jusqu'à imaginer des preuves à l'appui de la thèse qu'il combat, et à donner aux moyens de ses adversaires une force qu'ils n'avaient pas dans leurs propresécrits. Mais trente-six arguments non moins forts soutiennent la doctrine opposée; dès lors la chose est claire ; l'immortalité individuelle a pour elle une majorité de six arguments. Il paraît cependant que l'aver- roïsme ne se tint pas pour battu par cette arithmétique. Nous retrouverons le vieil athlète sous les armes quandnous exposerons les luttes de l'averroïsme dans l'Université de Paris, vers l'an 1269. Dans son opuscule De natura et origine Animée 2 , et dans son commentaire sur le IIIe livre de l'Ame (tr. II, cap. vu) 3 , Albert revient encore sur cette controverse, et cette fois traite ses adversaires avec plus de sévérité. Lathéorie de l'intellect séparé, éclairant l'homme par irra- diation, antérieur à l'individu et survivant à l'individu, lui paraît maintenant une erreur absurde et détestable *, i. In hac disputatione nihil secundura legem nostram dicemus , sed omnia secundum philosophiam.... tantum ea accipientes quse per syllo- gismum accipiunt demonstrationem. T. V, p. 218, 226. 2. Opp. t. V, f. 182. 3. Cf. Ibid., tr. II, cap. 20 ; tr. III, cap. ll,sqq.—Summa de creaturis, 1. II, tr. I, qu. 55., art. 3.

Métaph., 1. XI, tr.I, cap. 9.

Isagoge in De anima, cap. 31 (Opp. t. XXI). —Cf. Hauréau , Phil. scol, t. II. p. 69 et suiv. 4 . Error ommnoansnrdus et pessimus et facile improbabi!is(t. V, p. 202). — 186 — L'intellect étant la forme de l'homme, si plusieurs indi- vidus participaient au même intellect, il s'ensuivrait queplusieurs individus de la même espèce participeraient à la même forme, c'est-à-dire au même principe d'individuation, ce qui est absurde. L'intellect actif n'est doncpas distinct de l'âme, et on ne peut l'en séparer quepar abstraction. La raison toutefois est universelle , et Albert s'élève avec force contre les philosophes latins, c'est-à-dire contre les scolastiques contemporains , qui , en exagérant le principe d'individualité , ont été jusqu'à admettre l'existence d'autant d'entendements qu'il y a d'êtres intelligents. Il faut avouer que la doctrine d'Albert n'offre pastoujours cette fermeté, qui plus tard caractérisera l'école dominicaine. Parfois les doctrines arabes surprennentson orthodoxie. Sa doctrine de la création est chancelante; l'intellect apparaît parfois comme la source d'oùémanent les intelligences *} l'influence des êtres supérieurssur l'intelligence humaine est expressément reconnue.Dans les opuscules groupés au t. XXI de ses œuvres, et qui sont au moins de son école 2 , la philosophie arabefait invasion de toutes parts. Au sein de l'intellect actif, l'intelligent et l'intelligible sont identiques. Dans l'intellect passif, au contraire, cette identité n'a lieu quequand l'intelligent se pense lui-même. L'agent tire les espèces de la matière , les rend simples et générales ; ainsi préparées , les espèces meuvent et informent l'in- tellect possible. L'intellect agent s'unit au possible , comme la lumière au diaphane , et l'élève à la dignité1. Primum principium, indeficienter fluens, quo intellectus universaliter agens indesinenter est intelligentias emittens (De causa et pvoc. unh., tr. IV, 1). Cf. Ritter, Gtsch. der christ. Phil. IV Th., S. 199, 234. 2. Cf. Quétifa Eêhurd, Script. Qrd. Prœr/., t. I, p. 178. — 4S7 — d'intellect spéculatif. L'intellect spéculatif à son tour sert de degré à l'âme pour s'élever jusqu'à l'intellect acquis (adeptus seu divinus). Ce dernier terme est atteint quand l'intellect possible a reçu tous les intelli- gibles et s'est indissolublement attaché à l'intellect actif. L'homme alors est parfait, et en quelque sorte semblable à Dieu. Dans cet état, il agit divinement et devient ca- pable de tout savoir, ce qui est la souveraine félicité contemplative 1 . Bien que le curieux traité, d'où j'extrais ce passage, soit loin de représenter la pensée d'Albert, il prouve au moins combien le langage arabe et les doctrines les plus hasardées avaient pénétré dans l'école albertiste 2 . § VII. Saint Thomas est à la fois le plus sérieux adversaire que la doctrine averroïste ait rencontré, et, on peut le dire sans paradoxe , le premier disciple du Grand Commentateur. Albert doit tout à Avicenne ; saint Thomas , comme philosophe , doit presque tout à Averroès. Le plus important des emprunts qu'il lui a faits est sans contredit la forme même de ses écrits philosophiques. Il faut se rappeler qu'Averroès est bien le créateur dela forme du Grand Commentaire. Avicenne et Albert, 1. De appvehensione, pars V (Opp. t. XXI). Possibilis speculativa re- cipiens cnm eis lumen suscipit agentis, cui de die in diem fît similior ; et quura acceperit possibilis omnia speculata seu intellecta , habet lumen agentis ut formant sibi adhserentem — Ex possibili et agente compositus est intellectus adeptus, et divinus dicitur, et tune liomo perfectus est. Et fit per hune intellectum liomo Deo quodam modo similis, eo quod potest sic operari divina, et largiri sibi et aliis intellectus divines, et accipere omnia intellecta quodam modo , et est hoc illud scire quod omnes appetunt, in quo félicitas consistit contemplativa. 2. Ibid. part. VI, on lit une théorie psychologique de la prophétie, évidemment empruntée de confiance à un auteur arabe. — 188 — son imitateur, composent des traités sous le même titre et sur les mêmes sujets qu'Aristote, mais sans distinguerleur glose du texte du philosophe. Averroès et saint Tho-mas , au contraire , prennent membre par membre le texte aristotélique, et font subir ainsi à chaque phrasele travail de la plus patiente exégèse. Un seul des commentaires d'Albert , celui de la Politique , est composésuivant la méthode d'Averroès et de saint Thomas ; maison a les meilleures raisons pour lui contester cet ouvrage.Il faut reconnaître au moins que si ce commentaire est d'Albert, il le composa après les autres et après avoirvu ceux de saint Thomas. Albert est un paraphraste ; saint Thomas , au contraire, est un commentateur. C'est ce que Tolomé deLucques a voulu dire quand il nous apprend que , sousle pontificat d'Urbain IV, saint Thomas commentait àRome la philosophie d'Aristote, quoclam singulari etnovo modo tradendi*. De qui saint Thomas a-t-il apprisce mode de commentaire nouveau et inconnu avant lui?Je n'hésite pas à le dire : il l'a appris du commentateurpar excellence, d'Averroès. Ainsi le double rôle d'Averroès parmi les philosophesscolastiques est déjà parfaitement caractérisé dans saintThomas. C'est, d'une part, le grand interprète d'Aristote, autorisé et respecté comme un maître; c'est, del'autre, le fondateur d'une damnable doctrine, le repré-sentant du matérialisme et de l'impiété , un hérésiarque.Guillaume de Tocco, l'auteur de la légende de saint Tho-mas , énumérant les hérésies vaincues par son maître,met en première ligne « celle d'Averroès, qui ensei1. Eut. eccl., 1. XXII, cap. 24, apucIMuratori, Scripi. rer.ita/,\o\.Xl, col. 1153. — 189 — gnait qu'il n'y a qu'un seul intellect; erreur subversive du mérite des saints, car dès lors il n'y aurait plus de différence entre les hommes i . » Nous verrons bientôt le triomphe du docteur Angélique sur cet infidèle devenir, sous l'inspiration dominicaine , le thème favori des écoles de peinture de Pise et de Florence. Saint Thomas, comme Guillaume d'Auvergne, commeAlbert, mais avec plus d'élévation que le premier et plus de décision que le second, fait porter tout l'effort de sa polémique contre les propositions hétérodoxes du péripatétisme arabe : la matière première et indéterminée 2 , la hiérarchie des premiers principes, le rôle intermédiaire de la première intelligence à la fois créée et créatrice3 , la négation de la providence 4 , et surtout l'impossibilité de la création. Le commentaire du VIIIe livre de la Physique est presque tout entier consacré à réfuter celui d'Averroès. A ce raisonnement qu'il prête au philosophe arabe, et qui, en effet, résume assez bien sa pensée : Fieri est mutari ; atqui mutari nequil nisi subjectum aliquod ; ergo fieri nequit nisi subjectum, il répond en niant la majeure. La production universelle de l'être par Dieu n'est ni un mouvement ni un changement , 4. Bolland. Acta SS. Marin, t. I er , p. 666. — Oudin, De script, eccl., t. III, p. 271. — ce Mirum est, dit la biographie placée en tête des œu- « vres de saint Thomas, quam graviter, quam copiose S. Thomas « in illam vanissimam sententiam semper inveheretur. Captabat ubique « tempora, quserebat occasiones unde ipsam traheret in disputationem, « pertractam vero torquebat, exagitabat, monstrabatque non a christiana « solum , sed ab omni quoque alia, peripateticaque prsecipue philoso- « phia dissentire. » 2. Summa, 1% qusest. 66, art. 2. 3. Ibîd., 1% q. 45, art. 5 ; q. 47, art. l;q. 90, art. 1.—Opusc. XV, De substantiis separatis. (Opp. t. XVII, p. 86.) 4. Summa contra gent., 1. I, cap. 50, et le commentaire de François de Ferrare. — 190 — mais une sorte d'émanation 1 . Aristote ne blesse pas la foi en établissant que tout mouvement a besoin d'un sujet mobile; cela est vrai dans Pétat actuel de l'univers. Les anciens philosophes, qui ne considéraient que les changements particuliers et les phénomènes multiples, nepouvaient envisager le devenir que comme une altération d'un sujet préexistant. Mais Platon et Aristote, qui sontarrivés à la connaissance du premier principe, ont puconcevoir dans l'univers autre chose que mouvementet mutation ; car, au-dessus de l'action et de la réaction des causes secondes, ils ont aperçu l'unité de la cause première. Sans doute, Aristote s'est gravementtrompé en soutenant l'éternité du temps et l'éternité dumouvement, mais rien n'autorisait Averroès à conclurede ses principes l'impossibilité de la création ex Jiihilo 2 . C'est surtout contre la théorie de l'unité de l'intellect que saint Thomas déploie toutes les ressources de sa dialectique. Non content d'y revenir sans cesse dans la Somme théologique , dans la Somme contre les gentils, dans le Commentaire sur le Traite' de VAme , dans les Qusestiones disputâtes de anima, il a composé sur ce sujet l'un de ses opuscules les plus importants, le De Unitateintellectus, adversus Averroïstas1'. Nous discuterons plustard quels sont les adversaires que saint Thomas a envue dans ce traité. Mais les formes de sa polémique nousrévèlent suffisamment qu'il en veut à une école organisée , prétendant représenter l'esprit véritable du péripa1. Productio universalis entisa Deo non est motus nec mutatio, sed est quœdam simplex emanatio. In VIII Phys. lect. II. (Opp. t. I, p. 106, edit. Venet.) 2. ttid. t p. 107, 108. 3. Opp. t. XVII, opusc. xvi. - L'opuscule xxvn, De œternitalc munc/i, contra murmurantes, paraît dirigé contre les mêmes adversaires. — 191 — tëtisme contre les philosophes latins, c'est-à-dire contre les scolastiques orthodoxes, et s'attachant à Averroès comme à la suprême autorité , supérieure même à celle de la foi *; Saint Thomas s'indigne de voir des chrétiens se faire ainsi les disciples d'un infidèle ? et préférer à l'autorité de tous les philosophes celle d'un hommequi mérite moins le titre de péripatéticien que de corrupteur de la philosophie péripatétique 2 . Il essaye donc de le réfuter non par l'autorité des Latins, qui ne plaît point, dit-il, à tout le monde, mais par des arguments philosophiques empruntés seulement aux Grecs et aux Arabes. Ni Aristote, ni Alexandre d'Aphrodisias, niAvicenne, ni Algazel, ni même Théophraste et Thémistius, dont Averroès altère la pensée , n'ont songé à cette doctrine étrange de l'unité de l'intellect. Tous ont regardé l'intellect comme individuel et propre à chaque homme.Et sans cela, que resterait-il de la personnalité et de la responsabilité humaine ? La faculté intellectuelle ne serait-elle pas détruite , puisque l'homme ne serait intelligent qu'au moment où son intelligence est mise en acte ? Pour Averroès, le principe d'individuation est la forme ; pour saint Thomas , c'est la matière. Si l'individuation vient de la forme , la forme étant la même chez tous les êtres de la même espèce , le réalisme et l'averroïsme ont 1 . Unde mirum est quomodo aliqui solum commentum Averroys videntes, pronuntiare prsesumunt quod ipse dicit hoc sensisse omnes philosoplios grsecos et arabes, prseter latinos. Est etiam majori admira- tione vel etiam indignatione dignumquod aliquis christianum se profîtens tam irreverenter de christiana fîde loqui prsesumpserit. (Ibid. p. 104 v°. 2 . Minus volunt cum cseteris peripateticis recte sapere quam cum Averroy aberrare, qui non tam fuit peripateticus quam peripateticœ philosophise depravator. — 192 — gain de cause. Albert avait déjà proposé de transporterà la matière le principe d'individuation. Mais saint Tho-mas le premier détermina sur ce point la théorie dominicaine 1 . La forme peut être dite de plusieurs; mais la matière ne peut être dite que d'un seul. Donc c'est la matière qui fait le nombre des êtres; non pas la matièreindéterminée qui est la même chez plusieurs , mais la matière délimitée , le quantum, individuel. Telle est dumoins l'explication donnée à la pensée de saint Thomaspar Gilles de Rome, et restée traditionnelle dans l'écolethomiste. Certes , l'argumentation de saint Thomas est sans réplique, quand il défend contre les averroïstes la personnalité humaine. La raison dit : Je , comme les autresfacultés , et tout système qui ne peut expliquer Findividuation et par conséquent la multiplicité de la raisonenvisagée dans le sujet, accuse par là même son insuffi-sance. Mais l'école thomiste tomba dans uneexagérationtout aussi dangereuse en attribuant à la matière le pouvoir de déterminer l'individu. Aux yeux d'une philosophie plus complète, et aux yeux d'Aristote lui-même, l'in-dividualité résulte de l'union de la matière et de la forme: un être est créé à l'heure où la substance indéfinie entredans une des mille formes possibles, et devient par cettedétermination susceptible d'un nom. L'école orthodoxene répondit jamais d'une manière satisfaisante à cetteobjection des Averroïstes : s'il y a un intellect pourchaque homme , il y a donc plusieurs intellects ; il y ena un certain nombre déterminé, ni plus ni moins. L'hy1. Yov. surtout l'opuscule xxix (Opp. t. XVII), De principio ind'widuationls; — Suvima contra gentiles, 1. II, cap. 73 sqq. — Summa theol., I a , qusest. 76, art. 2; et l'excellente discussion de M. Hauréau sur ce pointde la philosophie thomiste, t. Il, p. H 5 et suiv. — 193 — pothèse des scolastiques sur l'origine de l'âme : creandoinfunditur , infundendo creatur, autorisait cette subtilité. Si, à un moment donné , vers le quarantième jouraprès la conception, comme ils disaient, Dieu crée uneâme pour informer le corps , il se crée donc sans cesse des âmes ; le nombre s'en augmente indéfiniment. Or, cette hypothèse était la conséquence du système qui envisage l'homme comme un composé binaire de deuxsubstances ; il fallait une notion de l'unité humaine plus explicite que ne l'avait le moyen âge, pour arriver à voir que la conscience se fait, comme tout le reste, sans création spéciale, par le développement régulier des lois divines de l'univers. Ne peut-on même pas reprocher à saint Thomas d'a- voir, par une réaction exagérée contre l'averroïsme , porté atteinte au caractère absolu et universel de la raison? Après avoir reconnu que l'homme participe à l'in- tellect actif comme à une illumination extérieure , il se demande si cet intellect est le même pour tous \ Et pourqu'il ne reste aucune équivoque sur la gravité de la question qu'il agite, écoutons l'argument qu'il prête à ses adversaires et auquel il essaye de répondre. « Omnes« homines conveniunt in primis conceptionibus inteîlec- « tus ; /lis auteni assentiunt per iiitellectum agentem.« Ergo conveniunt omnes in uno intellecto agente. » Ehbien ! à la question aussi nettement posée , il répond négativement, et par un argument dont on a lieu d'être surpris : « Inteliectus agens est sicut lumen. Non autem est a idem lumen in dà'ersis illuminatis. Ergo non est idem« inteliectus agens.» Il ne semble pas toutefois que saint Thomas ait aperçu les graves conséquences de cette solu1, Summa, I a , qusest. 79, art. 2 et suiv, 13 — 194 — tion. Car se posant à lui-même cette question : « Utrum« homo possit alium docere ? » il critique avec la plus parfaite justesse l'opinion d'Averroès. Sans doute, dit-il, à n'envisager que l'unité de l'objet, la science est la mêmedans le maître et le disciple ; mais le fait subjectif de la connaissance se diversifie avec les sujets 1 . Saint Thomas ne se montre pas moins opposé à Averroès sur la question de l'union avec l'intellect actif 2 , et de la perception des substances séparées. « Averroès,dit-il, suppose qu'au terme de cette vie, l'homme peutarriver à comprendre les substances séparées, par sonunion avec l'intellect actif, lequel étant séparé perçoitnaturellement les substances séparées ; en sorte qu'unià nous, il nous les fait comprendre, de même que l'in- tellect possible en s'unissant à nous, nous fait comprendre les choses matérielles. Cette union avec l'intellect actif s'opère par la perception des intelligibles. Plus onperçoit d'intelligibles, plus on approche de cette union.Si l'on arrive à percevoir tous les intelligibles , l'unionest parfaite, et alors, par l'intellect actif, on arrive à connaître toutes les choses matérielles et immatérielles, ce quiest le souverain bonheur 3 . » A cette théorie d'Averroès,saint Thomas oppose le principe péripatétique : Nous necomprenons rien sans image; or, les substances séparéesne peuvent être comprises par une image corporelle.Peut-on du moins arriver à cette connaissance par desabstractions successives, comme l'a supposé Avempace, ensubtilisant de plus en plus les données de la sensation 4 ? 1. Summct) qusest. 127, art. 1. 2. Le mot ittisdl, qui désigne en arabe l'union de l'âme «avec l'intellect actif, est rendu dans saint Thomas par continuatio, conformément au sens de la racine arabe, qui signifie être contigu. 3. Summa, I a , qusest. 88, art. 1. \. lbîd.,àv\. 2. — 4 95 — Non encore; car l'image, quelque épurée qu'elle soit, ne saurait arriver à représenter une substance séparée. L'orthodoxie de l'école thomiste devait s'effrayer d'une proposition aussi absolue. En effet, dans la troisième partie de la Somme 1 , qui n'est pas du docteur Angélique, mais qui a été recueillie par son disciple Pierre d'Auvergne deson commentaire sur le IVe livre des Sentences, onprouve, à l'aide de saint Denys l'Aréopagite , que l'in- telligence humaine peut arrivera voir Dieu par essence. Et comment s'opère cette vision ? Ce n'est ni par unequiddité que l'intellect séparerait de la substance, commele veulent Alfarabi et Avempace , ni par une impressionque la substance séparée produirait sur l'intellect, commele veut Avicenne. C'est par l'union directe avec cette substance elle-même, comme le veulent Averroès et Alexandred'Aphrodisias. Dans cette union, la substance séparéejoue à la fois le rôle de matière et de forme ; elle est ce qui fait comprendre et ce que l'on comprend. Quoiqu'ilen soit des autres substances séparées , continue l'écri- vain thomiste, il faut admettre que la vision de l'essence divine s'opère de cette manière. Quand l'intellect perçoit l'essence divine, cette essence est à l'intellect ce quela forme est à la matière, ce que la lumière est aux couleurs. Les substances matérielles ne peuvent ainsi devenirla forme de l'intellect , car la matière ne peut devenir la forme d'une autre substance. Mais cela est possible, dès qu'il s'agit de l'être en qui tout est intelligible , et c'est pour cela que le maître des Sentences a dit que l'union de l'âme avec le corps est l'image de l'union de l'esprit avec Dieu. -— On peut douter que saint Thomas eûtpoussé comme son disciple, la tolérance jusqu'à accepterd' Averroès l'explication d'un dogme de théologie. i. Qusest., 92, art. 1. — 196 — Les attaques contre Averroès sellent évidemment chezsaint Thomas et dans l'école dominicaine, aune tactiquequi ne manquait pas d'habileté : sauver l'orthodoxie dupéripatétisme, en sacrifiant les interprètes et surtout les Arabes. De là, cette perpétuelle attention à montrerqu'Aristote a cru à l'immortalité de l'âme 1 et aux autresdogmes de la religion naturelle. Du reste, à part quelques dures paroles dans le traité De ZJnitate intellectus,saint Thomas est loin de traiter Averroès en impie , etde témoigner contre lui cette rage que nous trouveronssi caractérisée chez Raymond Lulle et Pétrarque. Poursaint Thomas, comme pour Dante, Averroès est un sagepaïen digne de pitié, mais non un blasphémateur cligned'exécration. Il lui doit trop pour le damner. Averroèsd'ailleurs n'était pas encore devenu le porte-étendard del'incrédulité, et n'avait pas pris place dans les bolge del'Enfer. S VIII, Cette haine vigoureuse que l'école dominicaine avouéeaux doctrines arabes , on peut la suivre dans toute l'his- toire de la scolastique. Les propositions que RaymondMartini , dans la première partie de son Poignard, at-tribue aux Maures, ne sont autre chose que les théoriesde la philosophie arabe, et en particulier d'Averroès,qu'il a prises pour la pure doctrine de l'islam. Les arguments de Raymond sont presque tous empruntés à Algazel 2

car , dit-il , il est bien de réfuter les philosophes\. Summa contra gentîles, 1. II, cap. 79-81. — In I Phys. lect. xir.

In XII Metaph., lect. m. — Quodlib. x, quœst. 5, art. 1. 2. Raymond cite trois ouvrages d'Algazel, la Ruina philosophorum, une Episiola ad amicum, et l'ouvrage intitulé Almonkid min addalcl , qui n'est autre que le traité publié par M. Schmœlders. —Raymond vécut au — 497 — par un philosophe 1 . Il y a pour prouver l'éternité dumonde sept raisons prises ex parte Deij sept autres prises ex parte créatures, et quatre prises ex partefactionis; en tout dix-huit raisons. Mais ces dix-huit raisons sont renversées par dix-huit autres raisons d'égale force ; la balance est donc jusqu'ici parfaitement égale. Une ré- serve de cinq raisons nouvelles vient à propos décider la victoire en faveur de la thèse de la nouveauté du monde.Mais ces cinq raisons ne sont pas tout à fait apodictiques , et, à vrai dire ] la foi seule peut à cet égard donner la certitude 2 . La théorie de l'unité des âmes est trai- tée par Raymond avec moins de ménagements 3

ce n'est point à Aristote , c'est à Platon g^x Aben Rost a empruntécette extravagance 4

. Raymond réfute également, avec ungrand appareil de dialectique, l'opinion qui cherche à limiter la Providence , et à enlever à Dieu la connais- sance des choses inférieures (vilia et mqlciïf. Raymond Martini , comme saint Thomas , place le principe de la diversité individuelle, non dans le corps, mais dans la proportion, dans la relation réciproque del'âme et du corps. Gilles de Lessines 6 , Bernard de Trimilieu des études juives de l' Aragon et de la Provence , et connut des ouvrages arabes qui n'arrivèrent point aux autres scolastiques. Comme il savait fort bien l'hébreu, il citait peut-être d'après les tra- ductions hébraïques. Les transcriptions particulières du nom d'Aver= roès [Aben Resc/wd, Aben Resched) qu'on trouve dans ses écrits, semblent même supposer qu'il avait travaillé sur les versions hébraïques du commentateur. 1. Pug'w jidei adversum Mauros et Judœos (Paris, 1651), p. 167-169. 2. I a pars, cap. 6-12. 3. Ibid., cap. 13 et 14. 4. PugiG, p. 182. Quod quidem est phreneticorum deliramentis simil- limum. 5. Impars, cap. 15-16,25. 6. Hauréau, Phil. scol., t. II, p. 251-52, — 198 — lia 1 , Hervé Nedellec 2 , combattirent avec non moinsd'énergie pour la doctrine thomiste de l'individuationet contre l'unité de l'intellect. Les Questions de Bernard de Trilia sur l'âme ne sont qu'un long programme de questions arabes , toujours résolues en unsens opposé à celui des philosophes infidèles. Durandde Saint-Pourçain , quoique adversaire déclaré du thomisme, combat également la thèse averroïste, commedonnant la main au réalisme 3 . Henri de Gand lui- même , dissident au sein de l'école dominicaine , se montre fort opposé à la théorie de l'agent séparé communiquant la science à l'esprit humain , comme le cachetimprime son type sur la cire. L'intellect est une partiede nous-mêmes. La science est le résultat du travail et del'expérience 4 . Dans sa Somme de théologie, dans sesQuodlibeta, il combat à diverses reprises l'intellect com-mun. Il nous apprend lui-même qu'il fit partie de l'as- semblée de théologiens qui eut lieu chez l'évêqueTempieren 4277, et où fut condamné l'averroïsme 3 . Dante enfin, qui appartient à tant d'égards à l'écoledominicaine , a cru devoir, comme tous les docteurs or-thodoxes, porter son coup de lance àAverroès. Stace vientde lui exposer le mystère de la génération 6 , « Mais com-ment , ajoute-t-il , le fœtus d'animal devient-il homme? tu ne le vois pas encore ; c'est ici le point qui a fait errer1 . Hist. lîtt. de la Fi\, t. XX, p. 137.—Hauréau, t. II, p. 252 et suiv. 2. Jean de Baconthorp [In II Sent. Dist.21,, qusest. l,art. 1) présente ainsi l'argument de Hervé : « Anima intellectiva est forma substantialis liomi- « nis. Sed mulliplicatis principiatis oportet principia intrinseca multi- « plicari; igitur una anima intellectiva non est in omnibus. » 3. Hauréau, t. II, p. 412. 4. Hauréau, t. II, p. 274. 5. Quodl. aurea, II, qusest, 9. t). Purgat., cant. XXV, v. 01 et suiv. — 199 — plus savant que toi \ ; — car, par sa doctrine , il séparade l'âme l'intellect possible, parce qu'il ne le voyait pointattaché à un organe. — Ouvre ta poitrine à la vérité, et sache qu'aussitôt que l'articulation du cerveau est parfaite dans le fœtus , — le premier moteur se tourne joyeuxvers ce chef-d'œuvre de la nature, et lui inspire un souffle nouveau plein de vertu , -— qui attire en sa substancetout ce qu'il y trouve d'actif, et se crée une âme uniquequi vit, sent et se réfléchit elle-même. — Et pour que ces paroles te semblent moins étonnantes, regarde la chaleur du soleil qui se fait vin, jointe à l'humeur que distille la vigne. — Quand Lachesis n'a plus de lin , l'âmese détache de la chair , et emporte avec elle l'humain et le divin. —Les autres puissances deviennent alors commemuettes : la mémoire, l'intelligence, la volonté y au contraire, deviennent bien plus actives. » Quel est ce philosophe que Dante reconnaît plus savant que lui? Benvenuto d'Imola 2 nous déclare qu'il s'agit d'Averroès, et en prend occasion de nous exposerdans tous ses détails, avec une remarquable lucidité, la théorie averroïstique de l'intellect, théorie fausse, ajoutet-il , comme toutes celles du même philosophe, et quijustifie bien le nom de son auteur (Averoys cioè senzaverita 3 .) Dante, toutefois, comme toute l'école domii . Quest' è tal punto Che più savio di te già fece errante. 2. Bibl. nat., suppl. fr., n° 4146 (autrefois 70022 ). C'est une traduction italienne du commentaire de Benvenuto. Voy. Colomb de Batines, Bibliografia dantesca (Prato, 1835), t. I er , part. I et II, p. 588 note et 610, qui rectifie les assertions de Marsand (/ Mes. ital. délia regia bibl. parigina, t. I er , p. 807). Voy. Append. III. 3. Ms. cité, f. 273. Jacopo délia Lana connaît moins bien Averroès. Voici comme il en parle à propos du ch. IV de l'Enfer : « Questi fue « grande maestro in medicina , et commenté tutta la philosophya natu- — 200 — nicaine, distingue dans Averroès le grand commentateur1 , l'interprète autorisé du philosophe , de l'auteur hétérodoxe d'un système dangereux. Le commentaire sur le traité de l'Ame est honorablement cité dans le Corwito 2 . Dante l'avait peut-être étudié à la rue du Fouarre , sousSiger, et, reconnaissant comme il l'était pour ses maîtres, il a placé Averroès dans cette région honorable del'enfer , où il a mis avec regret les hommes de grandevaleur que sa foi lui défendait de sauver. Euclide geometra e Tolommeo, Ippocrate, Avicenna e Galieno, Averrois che '1 gran comento feo s . Six. Gilles, de Rome, mérite de figurer à la suite de Guillaume d'Auvergne , d'Albert et de saint Thomas parmiles adversaires les plus déclarés de l'averroïsme. Sontraité De Erroribusphilosophorum k n est qu'une liste depropositions hérétiques tirées des philosophes arabes, Alkindi, Avicenne , Averroès, Maimonide. La doctrined' Averroès est ici présentée sous un jour tout nouveau.« raie; vero è che in molti luoghi egli si parte dalla sententia d'Aristo- « tile, secundo V uso dei moderni. » (Ane. fonds fr. n os 7235, 7259, donné à tort par Marsand comme de Christophe Landino. Cf. Colomb de Batines, 1. c.) 1. Fu un altro Aristotlle. (Benvenuto, ms. cité, f. 25.) 2. Cf. Ozanam, Dante, p. 189. 3. Inf., cant. IV, v. 142 et suiv. 4. M. Hauréau ayant trouvé ce traité sans nom d'auteur, dans le tus. 694 de Sorbonne, en a publié des fragments [Phil. scol. I, p. 363 et suiv.). J'ai depuis reconnu qu'il appartient à Gilles de Rome, qu'il a été imprimé sous son nom à Vienne, en 1482, et inséré par Possevin dans sa Bibliotlieca selecta, t. II, 1. XII, cap. 34 sqq. Néanmoins l'édition primitive étant introuvable , et la reproduction de Possevin n'étant ni intégrale , ni con- forme à notre manuscrit, je publierai d'après le manuscrit de la Sor- bonne , l'article relatif à Averroès. (Appendice II.) — 201 — Pour Gilles de Rome, Averroès est déjà le contempteurdes trois religions, et le premier auteur de cette doctrine que toutes les religions sont fausses, bien qu'elles puis- sent être utiles. Son exposition des opinions d'Averroèsest du reste conçue à un point de vue assez personnel. Gilles s'est contenté de lire la plume à la main le commentaire sur le XIIe livre de la Métaphysique , et de mettrebout à bout les propositions qu'il ne comprenait pas ouqui sonnaient mal à ses oreilles. On trouve en outre parmi les œuvres de Gilles de Romeun grand nombre de traités dirigés spécialement contrechacune des erreurs averroïstiques : De matériel cœli, contra Averroem.—De intellectupossïbili qusestio aureacontra Averoym (Padoue, \ 493, et Yenise, 1 500), etc. 1 Gilles a recueilli ces différentes thèses dans ses Quodlibeta. L'article consacré dans cet ouvrage à la question del'unité de l'intellect 2 , a eu une certaine importance dansl'histoire de l'averroïsme , en ce qu'il a défrayé pendantlongtemps ceux qui ont parlé de la vie et des doctrines d'Averroès. Leibniz lui-même ne paraît avoir connuAverroès que par ce passage. Il cite presque textuellementle raisonnement que le théologien augustin attribue ici au commentateur 3

le monde étant éternel, s'il fallait attribuer à chaque homme un intellect individuel , il yaurait eu depuis l'origine un nombre infini d'intelli- gences ; et si l'on admettait que ces intelligences sont

1. Cf. Ossinger, Bibl. Augustinianorum (Ingolstadt, 1768). —Hain, Répert. bîbliogr. t. I er , part. I, p. 15 et suiv. 2. Qaodl. II,quœst. 20, p. 101-102. (Louvain, 1646.) 3. Opp. t. I, p. 70 (édit. Dutens). Gerson a répété ce raisonnement (Tract. 9, super Magnificat. Opp. t. IV, p. 402. Antv. 1706). C'est égale- ment d'après Gilles de Rome qu'on a cité l'hyperbole d'Averroès : Quod Âristoteles fuit régula in natura , in quo scilicet natura ostenderit suum posse. — 202 — immortelles , on serait amené à poser Vinfini en acte, cequi implique contradiction. Tout en soutenant qu'Aristote a reconnu l'individualité de l'intellect, Gilles deRome avoue qu'il n'a pas suffisamment répondu à cette difficulté. Après tout, il était homme, il n'a peut-êtrepas vu toutes les conséquences qui sortaient de ses principes. Mais son commentateur Averroès, qui a vécu dansun siècle où la foi chrétienne était répandue, puisqu'ona vu ses fils à la cour de l'empereur Frédéric, aurait biendû apercevoir l'inconvenance de cette doctrine 1 . Nousdémontrerons plus tard que Gilles de Rome ou soninterpolateur a recueilli un faux bruit, relativement auséjour des fils d'Averroès à la cour des Hohenstaufen.Gilles ne repousse pas moins énergiquement la théoriede Y union, dans les termes où l'avait posée le commentateur 2 . L'homme ne peut ici-bas comprendre les substances séparées. En effet, l'intellect ne peut dépasser les espèces sensibles. Or, il n'y a pas d'espèces pour les substances séparées. Nous sommes à leur égard commel'aveugle à l'égard des couleurs, avec cette différencepourtant que nous savons qu'elles sont, en ignorant leurquiddité, et que nous pouvons en syllogiser, au lieu queî . Forte ista inconvenientia philosophus non prsevidit. Ipse enim fuit liomo, nec oportet quocl prseviderit omnia inconvenientia quse possent accidere ex positionibus suis ; imo est vaide probabile quod istud inconveniens non viderit de infinitate intellectuum. Nam commentator ejus Averroès (fîlii cujus dicuntur fuisse cum imperatore Frederico, qui temporibus nostris obiit, unde constat fuisse tempore quo fides cliristiana erat valde dilatata, et quo constat quod apud christianos esset solemnis mentio de statu aniinarum separatarum), Averrois, inquam, debuit videre hoc inconveniens. Et tamen ipse commentator fuit hujus opinionis asser- tor quod esset unus intellectus. Aristotelis vero temporibus non erat ea solemnis mentio de statu animarum separatarum. (Op. cit., p. 102.) 2. Op. cit., i). 36. -~ 203 — l'aveugle, en tant qu'aveugle, ne connaît des couleurs ni l'existence ni la quiddité, et ne peut en syllogiser 1 . Gérard de Sienne, disciple de Gilles de Rome, conti- nua l'attaque de son maître , et maintint durant la première moitié du xive siècle les traditions anti-arabes del'école augustine 2 . Le Directorium Inquisitorum deNicolas Eymeric n'est de même , en ce qui concerne la philosophie arabe et spécialement Averroès, qu'une re- production presque littérale du De Erroribus philosophorum de Gilles de Rome3 . Eymeric ne se met guère enfrais de métaphysique. La doctrine de l'unité des âmesest une hérésie , car il s'ensuivrait que l'âme damnée deJudas est identique à l'âme sainte de Pierre. Déjà l'Averroès véritable a complètement disparu derrière l'Averroès incrédule. Cet impie a nié la création, la providence , la révélation surnaturelle , la trinité, l'efficacité de la prière , de l'aumône , des litanies, l'immortalité, la résurrection , et placé le souverain bien dans la volupté. §x. Mais le héros de cette croisade contre l'averroïsme fut sans contredit Raymond Lulle. L'averroïsme était à ses yeux l'islamisme en philosophie ; or la destruction del'islamisme fut, on le sait, le rêve de toute sa vie. De1310 à 1312 surtout, le zèle de Lulle atteignit son paroxysme; on le retrouve à Paris, à Vienne, à Montpellier, à Gènes, à Naples, à Pise, poursuivi de cette idée fixe, réfutant Averroès et Mahomet par la combinaisondes cercles magiques de son Grand Art. En 1311, au1. Quodl. I, qusest. 17, et quodl. III, qusest. 13. 2. Fabricius, Bibl. med. et inf. lat., t. III, p. 43-44. (Eclit. Mansi.) 3. Direct, Inq,, pars II, quœst. 4, p. 174 sqq. (Roniae, 1578.) — 204 — concile de Vienne, il adresse trois requêtes à Clément Y: la création d'un nouvel ordre militaire pour la destruction de l'islamisme , la fondation de collèges pour l'étudede l'arabe, la condamnation d'Averroès et de ses parti- sans 1 . Raymond voulait la suppression absolue dans les écoles des œuvres du commentateur, et que défense fût faite à tout chrétien de les lire 2 . Il ne semble pas que le concile ait pris en considération aucune de ces demandes.Paris fut surtout le théâtre des exploits de Lulle contreles averroïstes 3 . Il a consigné dans une foule de petits traités, datés des années 1310 et 1312, les procès-verbaux de ses disputes 4 . Le plus ingénieux, dit-on, de cesfactums était celui qui avait pour titre : De lamentatione duodecimprincipiorum Philosophise, contra Averroïstas, daté de Paris, 1310, et dédié à Philippe le Bel.Ptaymond, conformément au goût du temps pour les allé- gories, y introduisait dame Philosophie, se plaignant deserreurs que les averroïstes débitaient en son nom, et surtout de cette damnable doctrine que certaines chosessont fausses selon la lumière naturelle, tandis qu'ellessont vraies selon la foi. Philosophie déclarait solennellement devant les douze principes que jamais elle n'avait1. Jeta SS. Junii, t. V, p. 668. 2. Ibid. p. 673 et 677. Tertium ut pestiferi Averrois scripta in cliris- tianis gymnasiis doceri prohiberentur, cujus erroribus infinitis, quia moventur infirma pectora , deberent sacri theologi non solum fidei, verumet scientiae armis obsistere. 3. Ibid., p. 667, 672. Parisios rursus adiit, ubi et Artem suam denuolegit, etquamplurimos libros absolvit, prsecipue contra Averroem, quibus docebat indignum esse christiano uti illius viri commentariis in Aristo- telem. Nempe illos adversari catholiese fidei, ac refertos esse impiissimis erroribns, qui juvenum mentes facile pervertebant, suoque judicio dignos esse illos ultricibus flammis. 4. Ibid., p. 668, 677 et suiv. — Antonio, t. II, p. 128, 129, 133, 134 (/•dit. Bayer). — Natulé, Apologie, p. 37o (Paris, 1625). — 20.5 — eu si folle pensée. « Je ne suis, disait-elle, que l'humble servante de Théologie. Comment prétendre que je peux la contredire ? Infortunée ! où sont les savants pieux qui viendront à mon aide ? » On cite une foule d'autres trai- tés de Raymond également dirigés contre les averroïstes, et qui se trouvent pour la plupart inédits au couvent de Saint-François de Majorque : un Liber Natalis ou DeNatalipueri Jesu, dédié à Philippe le Bel, et mentionné par les biographes de Raymond comme un de ses li- belles les plus énergiques contre Averroès ; — Liber dereprobatione errorum Averrois ; — Disputatio Raymundi et Averroistde de quinque qusestionibus. Inc. Parisius fuit mdgna contrôler'sia...; — Liber contradictionis inter Raymundum et Averroistam de centumsyllogismis circa mysterium Trinitatis (Paris., février 1310.) Inc. Accidit quod Raymundista. . . ; — Liber deexistentia et agentia Deiy contra Averroem (Paris, 1311); — De ente simpliciter per se, contra errores Averrois, fait à l'époque du concile de Yienne ; —Arsthéologies et philosophie mysticas, contra Averroem ; —- Liber contra ponentes seternitatem mundi; —Liber de efficiente et effectu (Paris, mai 1312). Inc. Parisius Raymundus et Averroista disputabant... ; —Liber utrum fidelis possit solvere et destruere omnes objectiones , quas infidèles possunt jacere contra sanetamfidem catholicam (Paris, août 1311)...; — Deçlaratio per modum dialogi, édita contra ducentas decem et octo opiniones erroneas aliquorum philosophorum, et damnatas ab episcopo Parisiensi 1 . Son biographe mentionnemême des sermons contre Averroès 2 . Il paraît que ce qui 1. Il s'agit des propositions condamnées en 1277, qui sont en effet au nombre de 218. 2, Jeta SS, Jun.y t. V, p. 670, — 206 — révoltait surtout Raymond Lulle dans les doctrines desaverroïstes de Paris , c'était la distinction de la véritéthéologique et de la vérité philosophique 1 , distinctionque nous verrons relevée avec tant de chaleur parl'averroïsme italien de la Renaissance , et qui fut , depuisle xme jusqu'au xvne siècle, le plastron de l'incrédulité.Lulle soutenait avec une décision qui ne manquait pasde hardiesse que si les dogmes chrétiens étaient absurdes aux yeux de la raison et impossibles à comprendre, il ne se pouvait faire qu'ils fussent vrais à unautre point de vue 2 . Le rationalisme le plus absolu etles extravagances du mysticisme se succédaient commeun mirage dans les hallucinations dialectiques de ce cer-veau troublé. S xi. Ainsi les docteurs les plus respectés du xine sièclesont d'accord pour combattre l'averroïsme, et les formesde leur polémique ne permettent pas de supposer quece ne fût là pour eux qu'une dispute oiseuse et sans adversaires. On ne peut douter qu'il n'y eût, vis-à-vis delascolastique orthodoxe, une école qui prétendait couvrirses mauvaises doctrines de l'autorité du commentateur.Mais où chercher cette école, dont aucun écrit n'est par-venu jusqu'à nous ? J'espère démontrer que, sans abuserde la conjecture , on peut désigner comme les deux foyers1 . Raymundus errorem illum tolerare non poterat quo Averroistae di- Cimt multa esse vera secundum fidem, quœ tamen falsa sunt secundumphilosopliiam.... Dicentes (idem christianam quantum ad modum intelli- gendi fore impossibilem , sed eam veram esse quantum ad modum cre- dendi, quum siut christianorum oollegio applicati. [Ib'ul., p. 667 et 677.) 2. Si fides catholica intelligendi sit impossibilis , impossibile est quodsit vera. (Ibicl.) — 207 — de l'averroïsme, au xme siècle, l'école franciscaine et surtout l'Université de Paris. En général , l'école franciscaine nous apparaît commebeaucoup moins orthodoxe que l'école dominicaine. Sorti d'un mouvement populaire très-irrégulier, très-peu ecclésiastique, très-peu conforme aux idées de discipline et de hiérarchie, l'ordre de Saint-François ne perdit jamaisle sentiment de son origine. Tandis que les dominicains, fidèles à la direction qu'ils recevaient de Rome, couraient le monde en vrais limiers de l'Eglise pour dépister les hérétiques et faire à l'hétérodoxie la rude guerre dusyllogisme et du bûcher, la famille de Saint-François necessait de produire d'ardents esprits, qui maintenaientque la réforme franciscaine n'avait pas donné tous ses résultats ; que cette réforme était supérieure au pape et aux dispenses de Rome ; que l'apparition du séraphiqueFrançois n'était ni plus ni moins que l'avéneme&t d'unsecond christianisme et d'un second Christ, semblableen tout au premier, supérieur même par la pauvreté. Delà ces mouvements démocratiques et communistes se rat- tachant presque tous à l'esprit franciscain , et ultérieurement, au vieux levain du catharisme, du joachimismeet de l'Evangile éternel : tiers ordre de Saint-François, héguards, lollards, hizoques,fraùcelli, frères spirituels, humiliés, pauvres de Lyon, exterminés par l'immuration et le bûcher des dominicains. De là cette longuesérie de hardis penseurs, presque tous fort hostiles à la cour de Rome, que l'ordre ne cessa de produire : Jeand'Olive, Duns Scot, Okkam, Marsile de Padoue, etc. La lutte acharnée qu'il fallait soutenir à tout prix contre le thomisme , n'était-elle pas déjà un commencementd'émancipation? Etait-il bien sûr de s'attaquer à undocteur aussi autorisé, dont le système était devenu celui — 208 — de l'Église, et dont un pape, dominicain il est vrai, avaitdit : Tôtfecit miracula quot scripsit articulos? Alexandre de Haies, le fondateur de l'école franciscaine, est le premier des scolastiques qui ait accepté etpropagé l'influence de la philosophie arabe. Jean de la Rochelle, son successeur, suit les mêmes traditions et adopte pour son propre compte presque toute la psychologie d'Avicenne 1 . M. Hauréau a fait observer avecjustesse que la plupart des propositions condamnées àParis par Etienne Tempier, en \ 277, appartenaient àl'école franciscaine , et qu'elles avaient été empruntées par les disciples les plus audacieux d'Alexandre deHalès aux gloses, depuis longtemps mal famées, d'Avi-cenne et d'Averroès 2 . La même année, le dominicainRobert de Kilwardby , archevêque de Cantorbéry, dansun concile tenu à Oxford, centre de l'école franciscaine,censurait des propositions presque identiques, et où l'in- fluence d'Averroès ne saurait davantage être méconnue3 . On peut donc croire que quelques-uns des philosophescontre lesquels Guillaume d'Auvergne, Albert, saintThomas s'expriment avec tant de sévérité , appartenaient à l'ordre de Saint-François. Un important passage de YOpus tertium, publié parM. Cousin, vient confirmer cette conjecture. La doctrinede l'intellect actif séparé de l'homme y est présentéecomme traditionnelle dans l'école d'Oxford. « L'intellect actif est en première ligne Dieu lui-même, et enseconde ligne , les anges qui nous illuminent. Dieu est à 1. Voy. Hauréau, Phïl. scol., t. I er , p. 475 et suiv. 2. Jbid.j t II, p. 215, 217. 3. A la suite des Sentences de P. Lombard, et dans le ms. 331 de Sorb. et 33 de Montpellier. Quelques-unes de ces propositions se trou- vent littéralement dans Averroès. Cf. II De anima, f. 53, édit. 1571. — 209 — l'âme ce que le soleil est aux yeux, et les anges, ce que sont les étoiles. Je ne dis pas ceci, ajoute Bacon, pour énoncer seulement mon opinion personnelle, mais pour combattre une des plus grandes erreurs qui soient en théologie et en philosophie. Les modernes (c'est-àdire l'école dominicaine) disent que l'intellect qui agit sur nos âmes et les illumine fait partie de l'âme. Cela est faux et impossible, comme je l'ai montré par des autorités et des raisons convaincantes. Tous les philosophes de la génération passée , dont quelques-uns vivent encore, ont identifié l'intellect actif avec Dieu. Deuxfois j'ai entendu le vénérable pontife de l'église de Paris, messire Guillaume d'Auvergne, devant l'université ras- semblée, réprouver ces novateurs, disputer avec eux, et leur démontrer par les mêmes raisons que j'ai données, qu'ils étaient dans l'erreur. Messire Robert , évêque de Lincoln, et frère Adam du Marais1 , les plus grands clercs du monde, et consommés en science divine et humaine , ainsi que les anciens de ce monastère, étaient dumême avis. Quelques frères mineurs présomptueux ayant demandé à frère Adam, pour le tenter et pour se moquer de lui : Qu'est-ce que l'intellect actif? il leur répondit : C'est le corbeau d'Élie, voulant dire par là que c'est Dieu ou un ange 2 . » Dans YOpus majus, Bacon, discutant la même question, adopte ouvertement l'opi4. Cf. Opus Majus, p. 48, 64, etc. 2 Opus tertium, cap. 23 (Journ. des Sav., 1848, p. 348-47).—Ces détails ne se trouvent point dans VOpus Majus, tel que Jebb l'a publié. Mais ils se lisent en termes presque identiques dans une copie de cet ouvrage, que possède la Bibliothèque de Saint-Grégoire in clivo Scauri à Rome : « Nam, Universitate Parisiensi convocata, bis vidiet audivi Ven, antisti- « tem Gulielmum, Parisiensem episcopum felicis mémorise, coram omni- « bus pronuntiare quod intellectus agens non potest esse pars animaï, et « D. Robertus episcopus Lincolniensis, et frater Adam de Marisco, et « hujus monasierii majores hoc idem firraaverunt, » il — 210 — nion des maîtres arabes i . L'âme humaine est par elle- même incapable de science; la philosophie est le résultat d'une illumination extérieure et divine. L'intellect actif, principe de cette illumination , n'est point unepartie de l'âme, mais une substance séparée de l'âme, comme l'artisan l'est de la matière, la lumière des couleurs, le pilote du navire 2 . Le respect avec lequel Roger Bacon parle d'Averroès , prouve également qu'il avait trouvé dans son ordre, surle commentateur, des traditions toutes différentes decelles de l'école dominicaine. « Avicenne , dit-il , a le premier remis en lumière la philosophie d'Aristote , mais il a essuyé de rudes attaques de la part de ceuxqui l'ont suivi. Averroès, le plus grand après lui, l'a contredit outre mesure. La philosophie dWverroès,longtemps négligée, rejetée et réprouvée par les plus célèbres docteurs, obtient aujourd'hui le suffrage unanimedes sages; peu à peu sa doctrine, assez digne d'estime engénéral , bien qu'on puisse la critiquer sur plusieurs points,a été appréciée 3 . » — « Après Avicenne , dit-il ailleurs, vint Averroès, homme d'une solide doctrine, qui corrigea les dires de ses prédécesseurs, et y ajouta beaucoup,quoique sur certains points il doive être corrigé, et surbeaucoup d'autres complété 4 . » Bacon cite expressémentles commentaires sur la Physique 5 , sur le traité de l'Ame 6 , sur le traité du Ciel et du Monde 7 . Les traductions1. Il nomme seulement Avicenne et Alfarabi, et ne désigne Averroès que par ces mots : Expositoves famosi et majores. 2. Op. maj., p. 26, 27. 3. Oid., p. 13-14. \. Ibid., p. 37. B. lbid., v . 12. G. Ibid., p. 36. 7. Ibid., p. 27. —M. Arago [Ami. du bur. des longit. pour 1852, p. 449- — 211 — de Hermann l'Allemand, paraissent aussi le préoccuperbeaucoup. Peu initié aux disputes théologiques, et tou- jours indulgent pour quiconque lui apprend quelquechose, il ne voit pas le venin de ces ouvrages, et reproche à ses contemporains de s'en tenir à de vieux auteurs sans mérite, au lieu de profiter de ces secours nouveauxofferts à la philosophie 1 . La subtilité, la confusion de Tordre logique et ontologique, le penchant à réaliser les abstractions, qui ca- ractérisent l'école franciscaine, établissaient plus d'unlien de parenté entre cette école et la philosophie arabe. Le chapitre général tenu à Assise, en 1295, se vit obligé de réprimer sévèrement le goût de la jeunessede l'ordre pour les subtilités et les opinions exotiques*. Bien que plusieurs docteurs franciscains, Guillaume deLamarre, Duns Scot, aient combattu Taverroïsme, et même reproché à saint Thomas d'y donner prise par sa théorie de l'individuation 3 , le réalisme les entraînait for- cément vers les thèses averroïstes. Dieu, dit saint Thomas, ne pouvait créer la matière sans la forme. Duns Scotdéclare, au contraire, que la matière peut exister sans la forme , et que l'acte premier de toute génération est la matière informable , c'est-à-dire apte à recevoir toutes les formes , mais non informée. Cette matièreunique et universelle est la même dans tous les êtres, comme le voulait Avicébron. Si Duns Scot s'éloigne d'Averroès sur des points de détail, comme sur îa quiddité provenant de la forme, sur les trois dimen450) a exposé l'opinion d'Averroès sur la scintillation des étoiles, d'après Pioger Bacon. i. Op. maj., p. 21. 2. Cf. duBoulay, Hist. Univ. Paris,, t. IIÏ, p. Sif, 3. Hauréau, t. II, p. 231 et suiv. — 212 — sions essentielles à la matière avant l'adjonction de la forme, ces détails secondaires ne peuvent faire méconnaître l'identité de la thèse fondamentale : antériorité de la matière générique, à laquelle participent tous les êtres, par antithèse à la pure création de saint Tho-mas ', Pierre Auriol s'attira les anathèmes de l'école dominicaine pour une doctrine toute semblable 2 . Quant à la thèse de l'intellect séparé, Duns Scot la trouve si absurde, que l'auteur lui paraît digne d'être mis au ban du genre humain 3 . Cela devait être. DunsScot pousse jusqu'à l'extrême la doctrine de la pluralité des âmes, et la multiplication des entités psychologiques.Peu s'en faut que, comme Origène, il ne fasse errer les âmes dans l'espace pour y chercher des corps. DunsScot et Okkam , en admettant qu' Aristote n'a pas cru à l'immortalité de l'âme, et que cette vérité ne peut se démontrer que par la révélation, préparaient, du reste, la voie à de dangereuses hardiesses 4 . Nous verrons, eneffet, au xrv e siècle, l'averroïsme le plus décidé sortir des deux directions tracées par Duns Scot et Okkam 5 .. L'école mystique elle-même , qui se rattache par tantde traits à l'école franciscaine, fait un assez grand usagede la psychologie arabe. Les mystiques allemands dui. Hauréau, p. 327, 338 et suiv. 2. Bayle, art. Aureolus. 3. Nec breviter invenitur aliquis philosophus notabilis qui hoc dicat, licet ille maledictus Averroes, in fîctione sua IIl» de anima, quœ tamen non est intelligibilis nec sibi nec aliis, ponat.... Error pessimus, qui proprius est et solius Averrois, non tantum contra veritatem theologiœ , sed etiam contra veritatem philosophie, et per consequens talis errans esset a communitate hominum et naturali ratione utentium exterminandus. —In IV Sent. dist. 43, quscst. 2. (Antverpia?, 1620, t. II, p. 427, 431.) 4. Hauréau, t. II, p. 305, 472.

>. Patrizzi, Discuss. perip. y t. I

01- , 1. XIII, p. 162, sqq. — Brudker, t. VI, p. 622. — 213 — xive siècle, maître Ekhart surtout , aiment à faire servir les hypothèses de l'intellect actif et passif à la démonstration de leurs théories d'union avec Dieu 1 . Dans un traité de cette école, composé en allemand au xive siècle, sur l'intellect actif etpossible*, Averroès (Arverios) et Aristote(Her Steotiies) sont cités comme de graves autorités. S xii. Mais c'est surtout à Garlande et dans la rue duFouarrequ'il faut , ce me semble , chercher le foyer des erreurs averroïstiques si souvent condamnées dans le cours duxme siècle 3 . Déjà, en 1240, Guillaume d'Auvergne,alors évêque de Paris, fait censurer plusieurs propositions empreintes d'arabisme, et qui paraissent extraites dulivre De Causis\ En 1269, c'est l'averroïsme formellement exprimé que nous allons voir sous le coup de l'ana- thème 3 . Etienne Tempier, évêque de Paris , ayant ras- semblé le conseil des maîtres en théologie, le mercrediavant la fête de Saint-Nicolas (6 décembre), condamna,de concert avec eux, treize propositions > qui ne sont presque toutes que les axiomes familiers de l'averroïsme : « Quod intellectus hominum est unus et idem numéro.•— Quod mundus est œternus. —- Quod nunquam fuit 4. Ritter, Gesch. der Christ. PhiL, IV Th. S. 513-514. 2. Publié dans B. J. Docen, Miscellaneen zur Gesch. der teutschen Literutur. (Munich, 1809, p. 138 et suiv.) 3. Scimus enim quod temporibus nostris Parisiis diu fuit contradictum naturali philosophise et metaphysicœ Aristotelis, per Avicennse et Averrois expositiones, et ob densam ignorantiam fuerunt libri eorum excommunicati, etutentes eisper tempora satis longa. {Opus Majus\ p. 14.) Bacon écrivait ceci en 1267, par conséquent avant la condamnation de 1269, où l'averroïsme est, pour la première fois, nommément désigné. 4 . Errores Parisiis condemnati, ad calcem Sentent. Petri Lombardi. BihL Max. Patrum, t. XXV, p. 329 sqq. 5. Du Boulay, Hist. Univ. Paris., t. III, p. 397. — Crevier, Hist. de F Univ. de Paris, t. II, p. W.—BibL Max. Patrum, t, XXV, p. 351 et suiv. — 214 — primus homo. — Quod anima, quœ est forma hominis ? secundum quod homo, corrumpitur corrupto corpore. Quod Deus non cognoscit singularia. — Quod humaniactus non reguntur providentia divina. — Quod Deusnon potest dare immortalitatem vel incorruptionem rei corruptibili vel mortali. » Voilà les doctrines hardies qui s'agitaient à Paris aumilieu du xme siècle, et pour qu'aucun doute ne reste sur leur origine, quelques manuscrits nous présentent les censures d'Etienne Tempier jointes aux œuvresd'Averroès, comme le remède à côté du mal 1 . Toutecondamnation dans l'histoire ecclésiastique suppose uneerreur professée, de même que toute mesure de réformesuppose un relâchement. Il faut donc penser que, vers le milieu du xme siècle, la foi de plusieurs fut ébranlée dansl'Université de Paris, et que les scandaleuses propositionsde l'averroïsme trouvèrent de l'écho chez quelques maîtres. On peut même affirmer que les opuscules d'Albertet de saint Thomas Contra Averroistas étaient personnellement dirigés contre les professeurs de la rue duFouarre, et concoururent avec les condamnations de1269 2 . Aucun doute n'est permis à cet égard, quandnous voyons un frère prêcheur de Paris, nommé Gilles, peut-être Gilles de Lessines, adresser vers cette époqueau vieil Albert, retiré de la lutte, onze propositions averroïstes , professées par les maîtres de l'Université , et presque identiques à celles qui avaient été condamnées 3 . 1. Ainsi le n° 33 de la Bibl. de l'Éc. de médecine de Montpellier. 2. Idem error Averrois iterum pullulavit Parisiis post mortem Alexandri papa, ita ut magni doctores ibidem contra Averroistas frequentius dis- putarent : quorum disputatio per Alberti sententiam robur accepit, licet absens esset corpore. Petrus de Prussia , Vita Alb. Magni, p. 239. (Antv. 1621.) 3. Venerabili in Christo.... Articulos quos in scliolis proponunt ma- — 215 — Albert écrit contre ces propositions un traité spécial, Liber determinatwus adParisienses, maintenant perdu, mais que Pierre de Prusse , son biographe , avait entre les mains et dont il donne les premiers mots 1 . On ne peut douter également que le traité de saint ThomasContra Averroistas, ne soit dirigé contre les mêmes adversaires. Guillaume de Tocco, son biographe, le dit expressément : « Quem errorem , dit-il en parlant de la doctrine de l'unité des âmes, quum essent schoîares Golardise imitantes , qui Averrois erant communitersectantes , poterat praedictus error plures inficere, quibus potuissent praedictum errorem sophisticis rationibus persuadere 2 . » Quétif et Echarcl font observer avec rai- son qu'il faut lire dans ce texte Garlandise au lieu de Golardiœ. Les mêmes bibliographes nous apprennent que l'opuscule de saint Thomas porte quelquefois pourtitre Contra Averroistas Parisienses 3 . Une liste des livres du couvent de sainte Catherine, de Pise , presque contemporaine de saint Thomas, attribue au docteur angélique un Liber contra Magistros Parisiense$\ 11 est très-possible , à la vérité , que ce livre ne soit autre chose que l'un des écrits de circonstance que saint Thomaspublia dans la lutte des Mendiants et de l'Université, par gisîri Parisus, qui in philo.sopliia majores reputantur, vestrse Paternitatij tanquam vero intellectuilluminato, transmittere dignum duxi, ut eus jam in multis congrcgationibus impugnatos, vos otio vestri imperii terminetis, Primus est quod intellectus omnium hominum est anus et idem numéro, etc. (Ibld.) 1. Ibid. 239-40, 293 Quétif et Echard,I, 179, 180, 372. —fflst. (ht. djlaFr.,t.XIX, p. 350. 2. Acta SS. Martii, t. I er , p. 666. 3. Script, ord. Prœd., t. I er , p. 334. Dans d'autres éditions, ce traité est, dit-on, intitulé : Contra quemdam Averroistam , ou, ce qui est plus singulier, Contra quemdam militem in Golardia. 4. Archives de Yieusseux, t. VI, 2 e part., p. 412. — 216 — exemple YOpus contra pestiferam doctrinam retrahentium homines a religionis ingressu y dirigé contre Guillaume de Saint-Amour, et qui se trouve parmi les Opuscules de saint Thomas immédiatement après le ContraAverrohtas. Mais ce rapprochement même n'est-il passignificatif? N'est-il pas bien remarquable aussi que dansrénumération des hérétiques terrassés par saint Thomas,Guillaume de Tocco place Guillaume de Saint-Amour immédiatement après Averroès ! ? Remarquons encore quesaint Thomas composa son traité Contra Averroistas,dans les dernières années de sa vie 8 , par conséquent versl'époque de la condamnation de l'averroïsme sous Tempier, vers l'époque aussi où Albert composa ses réponsesà frère Gilles, contre les professeurs de Paris. Enfin les derniers mots du traité semblent un défi à l'adresse desétroites et humbles écoles de la rue du Fouarre : « Si quis autem gloriabundus de falsi nominis scientia, velit contra haec quae scripsimus aliquid dicere, non loquaturin angulis nec coram pueris qui nesciunt de causisardais judicare , sed contra hoc scriptum scribat , si audet, et inveniet non solum me , qui aliorum sum miniums, sed multos alios, qui veritatis sunt cultores , perquos ejus errori resistetur, vel ignorantiœ consuietur. » Le petit nombre d'ouvrages célèbres que nous a léguésl'Université de Paris au xme siècle, ne permet pas dedéterminer quels étaient les maîtres à qui s'adressait cetteorgueilleuse menace. Ce Siger, qui syllogisa dimpor1 . Pierre de Prusse, dans la vie d'Albert le Grand, rapproche de mêmeles Wdlclmlstes des Averroïstes, p. 293. (Antverpiae, 1621.) 2. Contra quem errorem jampridem multa conscripsimus..., (Init. tract.) — lîernardjle Iiubeis]suppose que ce traité fut écrit à Paris, après 12G9, lorsque saint Thomas fut pour la seconde fois recteur de la maison de la rue Saint-Jacques. (Adaot. previa^in edit. Veixet., 1787, 8°, t. XIX, p. 225.) — 217 — lunes vérités, et que Dante, par reconnaissance sans doute pour les leçons qu'il en avait reçues, place dans le Paradis à coté d'Albert et de saint Thomas; ce Siger resté obscur, parce qu'il n'eut pas pour arriver à la re- nommée l'appui d'un ordre religieux, et que l'un de ses doctes héritiers devait tirer de l'oubli *, n'est-il pas undes maîtres que l'opulence des Mendiants trouvait bond'insulter dans leurs pauvres réduits? En effet, il cite assez souvent Averroès et Moïse Maimonide , et dans son traité De Anima intellectwa 2 , les questions averroïstes sur la corruptibiîité de l'âme 3 la multiplication du principe pensant avec les corps , sont très-nettement posées. Les dons de livres faits à l'Université de Paris, en 4271 3 , par Siger et Géraud d'Abbeville attestent, d'un autre coté, leur penchant pour l'arabisme. Le fonds de Sorbonne, qui représente les études courantes de l'Université de Paris au xme et au xive siècle, renferme jusqu'à neuf manuscrits d' Averroès, tandis que les fonds de SaintVictor et de Saint-Germain n'en possèdent qu'un ou deux. Quelques-uns de ces manuscrits portent les traces d'un usage journalier dans l'enseignement : ainsi le n° 942 contient des leçons extraites mot à mot du grand commentaire; à la fin du n° 943, on lit cette note du possesseur : Commentaria ista constiterunt florenos XXX, pretio inœstimaôilia, quum in eis veritas philosophiez naturalis et philosophiee primée contineatur tota et perfecta. Mais ce qui prouve mieux que tout le reste combienles doctrines averroïstes obtenaient de faveur auprès des maîtres de Paris, c'est qu'après les nombreuses condam1. Hist. litt, de la Fr., t. XXI, p. 96 et suiv. (Art, de M. Victor Le Clerc.) 2. Sorb. n° 963, f. S3v°.— Hist. litt. de la Fr. t l c.,p. 123. 3. Ibid.,^. Ail. — 218 — nations dont elles avaient été l'objet, après l'avertissementdonné en 1271 au recteur de l'Université et au procureur de la faculté des Arts de ne plus souffrir qu'ontraitât dans les écoles les questions qui avaient déjà soulevé tant d'orages 1 , nous les trouvons en 1277 agitant denouveau l'Université et provoquant une condamnationplus explicite que les précédentes. Cette sentence fut encore rendue par Etienne Tempier, après une discussion très-vive qui eut lieu à l'évêché 2 . Voici quelques-unes des propositions condamnées : « Quod Deus nonpotest facere plures animas in numéro. — Quod Deusnunquam plures creavil intelligentias quam modo créât. — Si non esset sensus, forte intellectus non distingueretinter Socratem et Platonem, licet distingueret interhominem et asinum. — Quod intelligentia, animus velanima separata nusquam est. -— Quia intelligente nonhabent materiam, Deus non posset plures ejusdem specieifacere. — Quod intellectus est unus numéro omnium,licet omnino separetur a corpore hoc, non tamen abomni. — Quod motus cœli sunt propter animam intel- lectivam. — Anima separata non est alterabilis secun-dum philosophiam , licet secundum fidem alteretur. —Quod scientia magistri et discipuli est una numéro. —Quod intellectus agens non est forma corporis humani.— Quod inconveniens est ponere aliquos intellectus nobihores aliis : quia quum illa diversitas non possit esse aparte corporum, oportet ut sit a parte intelligentiarum.Error, quia sic anima Christi non esset nobilior animaJudœ. — Quod non fuit primus homo nec ultimus erit. l.DuBoulay, t. III, p. 398. 2. On peut voir la longue liste des propositions condamnées cette année dans du Boulay (III, 433), dans la Biblïoth. Max. Pair. (1. c.) et à la suite des Sentences de Pierre Lombard. — 219 — — Quod mundus est seternus. — Quod impossibile est solvererationes phiiosophi de œternitate mundi. —Quodnaturalis phiiosophus simpliciter débet negare mundinovitatem, quia nititur causis et rationibus naturalibus : fîdelis autem potest negare mundi œternitatem , quia nititur causis supernaturalibus. — Quod creatio non est possibilis, quamvis contrarium sit tenendum secundumfidem. — Quod corpora eœlestia moventur prineipio extrinseco , quod est anima. — Quod non contingit corpus corruptum redire unum numéro , nec idem nu- méro resurget. — Quod resurrectio futura non débet credi a philosopho, quia impossibilis est investigari per rationem. Error, quia phiiosophus débet captivare intellectum in obsequium fîdei. » Mais voici des propositions plus étranges encore : « Quod sermones theologi sunt fundati irifabulis, —Quod nihil plus scitur propter scire theologiam. - Quod fabulse et falsa sunt in lege christiana, sicut et in aliis.. — Quod lex christiana impedit addiscere. —Quodsapientes mundi sunt phiiosophi tantum. — Quod nonestexcellentior status quam vacare philosophiae. —Quodnon est curandum de flde, si dicatur esse aliquid haerctieum. » On le voit, un pas immense a été accompli depuis 1269 et depuis saint Thomas. Il ne s'agit plus de quelque interprétation plus ou moins hardie de la pensée du philosophe : c'est la foi elle-même qui est ouvertement traitée de fable ; la religion chrétienne est une religion comme les autres^ mêlée de fables, comme les autres. La grande tactique de Taverroïsme padouan, l'opposition de l'ordre philosophique et théologique, se dévoile avec ses fausses apparences de respect. « Ils prétendent, dit le synode, qu'il est des choses vraies selon la philosophie, quoiqu'elles ne le soient pas selon — 220 — la foi, comme s'il y avait deux vérités contraires, et comme si, en opposition avec la vérité de l'Écriture, la vérité pouvait se trouver dans les livres de païens damnés,dont il est écrit : Je perdrai la sagesse des sages. » Jean XXI, par une bulle adressée à Tempier, lui or-donne de faire rechercher et punir les partisans de si dangereuses opinions. Il paraît cependant que l'erreurfut loin d'être étouffée; car de 1310 à 1312, nous avonsvu Raymond Lulle s'escrimant à Paris contre les averroïstes, et surtout contre le principe qui servait de couvert à toutes leurs hardiesses. Pétrarque voulant désignerles endroits où le péripatétisme averroïste est le plus envogue , nomme en première ligne Contentiosa Pariseosac strepidulus Straminum vicusK Sans doute on ne peut supposer que des doctrinesaussi hardies fussent celles de l'Université de Paris toutentière. Ces propositions : Quodnihilplus scitur propterscire theologiam ; Quod lex christiana impedit addiscere ; Quod sapientes mwidi sunt philosophi tantum,témoignent évidemment une réaction de l'esprit laïquecontre les théologiens. Je suis donc porté à croire que les averroïstes de Paris étaient beaucoup plus des maîtreses arts que des maîtres en divinité. La Sorbonne engénéral était thomiste. Godefroi des Fontaines, l'un desdocteurs les plus considérables de l'Université de Paris,rejette expressément la théorie averroïste sur l'indivi- dualité, et pousse plus loin que saint Thomas lui-mêmela réaction contre le réalisme et l'école franciscaine 2 . 11 est fort difficile, au milieu des querelles qui déchiraient à cette époque le monde philosophique de saisir 1. De sui ijuitu et mult. ignor. Opp. t. II, p. 10ol (édit. Ilenricpetri), 2.Hauréiiu, Phïl. tcol, t. If, p. 290 et suiv. — 221 — exactement la nuance des différents partis. Cette nuance même était-elle bien arrêtée? N'est-il pas des jours de chaos où les mots perdent leur signification primitive, où les amis ne se retrouvent plus, où les ennemis semblent se donner la main ? Lorsque dans quelques siècles on écrira l'histoire des querelles du xixe , sera-t-il facile de distribuer les rôles, et de délimiter exactement les fractions diverses des camps divers? La seconde moitié du xme siècle fut pour l'Université de Paris une époque analogue ! . Les Mendiants, forts de l'appui de Rome (en six ou sept ans ils avaient obtenu jusqu'à quarante bulles d'Alexandre IV), et de la faveur d'un roi que leur re- connaissance a élevé si haut, les Mendiants réclamaient à grands cris la liberté et l'égalité , pour régner seuls. Leur effort perpétuel dans cette lutte tendait à faire passer l'Université pour hétérodoxe. Ce n'était à ce momentqu'un cliquetis de condamnations sur toute la surface du monde scolastique. L'averroïsme put être une arme puissante dans ce débat Entre la gent saint Dominique Et cels qui lisent de logique ; il put servir, comme tant de mots flexibles si redoutables entre les mains de la calomnie, à rendre suspects ceux que l'on voulait perdre. Nous avons vu Guillaume de Tocco et Pierre de Prusse associer presque le courageux Guillaume de Saint-Amour, le Malleus menclicantlum , à Averroès parmi les hérétiques écrasés par saint Thomas et Albert. Simon de Tournai n'expia pas moins chèrement le crime i. Pour saisir la portée réelle de ces débats, voir les savants articles de M. Le Clerc surSiger de Brabant, Guillaume de Saint-Amour, Gérard ou Géraud d'Abbeville, et de M. LajardsurGodefroi des Fontaines, dans le tome XXI de VHist. litt. de la France. — 222 — d'avoir défendu l'Université. Les Mendiants assouvirentleur haine sur ce malheureux. Selon Mathieu Paris, il devint muet et idiot, et ce ne fut qu'au bout de plusieurs années que, la colère de Dieu s'étant apaisée, il put apprendre de son fils, encore enfant, à balbutier le Pater et le Credo. Le récit de Thomas de Cantimpré est plus terrible encore : en pleine chaire, au moment où Simon venait deprononcer le blasphème des Trois Imposteurs, les yeuxlui tournèrent, il se mit à rugir comme un bœuf et à se rouler dans un accès d'épilepsie ; dès lors il oublia toutesa science, et vécut comme un animal, ne sachant pro-noncer d'autre nom que celui de sa concubine. Voilàcomment se vengeaient les Mendiants. Peut-être quelqueaccident naturel donna-t-il occasion à ces terribles his- toires, dont on effrayait l'imagination des écoliers. Géraud d'Abbeville mourut paralytique et lépreux. Si- ger, que Dante vit dans l'éternelle lumière à côté desdocteurs les plus vénérés, qu'est-il resté dans la tradition ? un infidèle, un blasphémateur, un impie convertipar une vision d'enfer et finissant par prendre le froc;autre manière de se venger qu'affectionnaient les frères l . Tous leurs ennemis se convertissaient à l'Ordre, ou mouraient avec les signes précurseurs de la damnation, § XÎIÎ. Les condamnations de 1277 nous montrent déjà les propositions averroïstes associées à l'incrédulité , et cette incrédulité est manifestement rattachée par EtienneTempier à l'étude de la philosophie arabe 2 . Nous touchons au temps où Averroès n'est plus, aux yeux dui . Hist. lut. de la Fr„ t. XXI, p. 112 et suiv. 2. Errcres prœdictos gentilium scripturis inveniunt, quos, proh dolor! ad sua m imperiliam asserunt. (Du Boulay, t. III, p. 433.) — 223 — grand nombre, que l'auteur d'un épouvantable blas- phème , et où tous ses ouvrages vont se résumer dans le mot des Trois Imposteurs. Le règne de la foi semble, au premier coup d'oeil si absolu au moyen âge, qu'on serait tenté de croire que pendant mille années, depuis la disparition durationalisme antique jusqu'à l'apparition du rationalisme moderne, aucune protestation ne s'est élevée contre la religion établie. Mais une étude plus attentive de l'histoire de l'esprit humain durant cette curieuse époque, amène »à resserrer de beaucoup la période dela foi absolue. Sans doute il importe de distinguer ici la hardiesse de pensée qui, acceptant le dogme révélé, s'exerce sur l'interprétation de ce dogme, de l'attaque contre la révélation elle-même. Scot Erigène, par exemple, est évidemment un spéculateur très-hardi et très- peu orthodoxe. Scot Erigène pourtant est-il un incrédule? Non, certes. Saint Jean l'évangéliste , saint Paulsont pour lui des autorités révélées. La pensée véritablement incrédule, le rejet non pas de tel ou tel dogme,mais du fondement de tous les dogmes, la croyance quetoutes les religions se valent et sont toutes des impostures, ne se trouve bien caractérisée qu'au xme siècle. Cela se conçoit : l'idée de religion comparée ne pouvaitnaître que dans un siècle où l'on avait quelques notions sur les diverses religions du monde. Or, la premièremoitié du moyen âge n'eut que les idées les plus vaguessur les cultes étrangers au christianisme et au judaïsme. Tous se confondaient sous le nom vague de paganisme. Tant que Mahom fut regardé comme une idole adorée de compagnie avec Apollin et Tervagan, il n'était guère possible de songer à comparer le christianisme à des superstitions aussi ridicules. Il n'en fut plus de même — 224 ~~ quand les travaux de Pierre le Vénérable et de Robert deRétines sur TAleoran , les croisades, les livres de polémique composés par les dominicains , eurent donné uneidée plus exacte de l'islamisme. Mahomet apparut alors comme un prophète, fondateur d'un culte monothéiste,et l'on arriva à ce résultat quV/ y a au monde trois religions, fondées sur des principes analogues, et toutes trois mêlées de fables 1 . C'est cette pensée qui se traduisit dans l'opinion populaire par le blasphème des TroisImposteurs. C'est ici l'idée incrédule par excellence; comme toutes les idées nouvelles , elle correspondit à un agrandissement de la connaissance de l'univers. Pour la foi vierge des époques naïves , il n'y a qu'une religion. Ou l'on ignore qu'il en existe d'autres; ou, si l'on en connaîtl'existence, ces cultes paraissent si pervers que leurs sectateurs méritent à peine d'être comptés dans l'espèce humaine. Quel ébranlement pour les consciences , le jour où l'on s'aperçoit qu'en dehors de la religion queTon professe, il en est d'autres qui ne sont pas après tout entièrement dénuées de raison! La franchise avec la- quelle l'Eglise entreprit la réfutation du judaïsme et del'islamisme, agit aussi puissamment dans ce sens. Réfuterc'est faire connaître. Combien de gens n'ont été initiés à l'hétérodoxie que par les Solvuntur objecta des traités de théologie ! 2 Ne vit-on pas le voyageur florentin Ri1 . Nicolas Eymeric mentionne des hérétiques qui soutenaient en Ara- gon : Qiiod secta iniqui Mahometi est œque catholica sieut fieles Jesu Christ'; [Direct. Inquis., p. 198. Romse, 1578). Une miniature qu'on trouve sou- vent en tête des manuscrits de Raymond Lulle, le représente assommé à Bougie par les musulmans, qu'il provoque par ces mots : « Quod sola christianorum religio est vera. » (Ms. fonds de Saint-Germain, 619.) 2. Le bon sens laïque comprenait bien cela. Voy. dans Joinville le charmant récit de la dispute de Clugny. [Recueil des hist. des Gaules et — 225 — coldo de Monte Croce, l'auteur du Cribvatio Alcorani, publier un livre De variis religiombus*? Que n'apprirent point la réfutation de l'Alcoran de Pierre le Vénérable, le Pugio fidei , le Capistrum Judseorum de Raymond Martini ? La tolérance , le bon sens , l'esprit critique dont fait preuve le dominicain Brocard dans son itinéraire en Terre Sainte seront toujours un objet desurprise 2 . Les voyages , les croisades hâtèrent le mêmerésultat. N'avait-on pas vu un Saladin, un infidèle, su- périeur en bonne foi, en loyauté, en humanité, à ces troupes d'aventuriers qui représentaient en Orient la foi chrétienne 3 ? Ainsi, le xme siècle arrivait par toutes les voies à l'idée de religions comparées, c'est-à-dire à l'indifférence et au naturalisme. Voilà ce dont on ne trouve aucunetrace dans les siècles qui précèdent. On avait bien vudes sectaires revendiquer, dans la discussion théologique du dogme, la part de liberté à laquelle l'esprit humainne renonce jamais. Bérenger surtout s'était montréquelque chose de plus qu'un hérétique ; sa discussion avait été presque une attaque. Gaunilon, dans son Liber pro insipiente, avait osé faire l'apologie de l'insensé qui a dit dans son cœur : Il n'y a pas de Dieu. Que penser de ce terrible sophisme du Sic et Non, et de cette façon de la Fr., t. XX, p. 498.) « Aussi vous di je, fist li roys, que nulz, se il n'est très bon clerc, ne doit desputer aux juifs ; mes lomme loy (laïque), quant il ot mesdire de la lay crestienne , ne doit pas deffendre la lay crestienne ne mais de l'espee , de quoi il doit donner parmi le ventre dedens , tant comme elle y peut entrer. » 1. Mansi, ad Fabr. Bibl. med. et Inf. lat., t. VI, p. 91. 2. Hist. litt. de la Fr., t. XXI, p. 187. 3. Le chroniqueur chrétien , continuateur de Guillaume de Tyr, ne cache pas sa prédilection pour Saladin , et lui donne raison en toute cir- constance. 15 — 226 — de jouer avec les dogmes les plus redoutables ? L'orthodoxie elle-même prenait les nuances incertaines des époques travaillées par le doute. Guillaume de Champeaux, Gilbert de La Porrée, Pierre Lombard sont des auxiliaires suspects, qu'on n'accepte qu'après les avoir préalablementcondamnés. Mais rien de tout cela ne pouvait s'appelerincrédulité. Ce sont des disputes de théologiens, de pursexercices de logique, très-dangereux assurément , car onn'irrite pas impunément cette fibre délicate de la croyance,et il est difficile de prendre ensuite au sérieux le dogmequ'on a ainsi manié, tourmenté. C'est donc le siècle de saint Louis , ce siècle qu'onvoudrait nous représenter comme l'idéal de la civilisa- tion chrétienne, qui signale au moyen âge le réveil delincrédulité. Des ouvrages qui, de nos jours , reproduiraient la licence et le mépris des choses saintes qu'affec- tent Rutebeuf, les romans de la Rose et du Renard , se- raient à peine tolérés. Est-ce bien un poëte du xine siècle que l'on croit entendre dans ces vers : Non dubito superos falsos adducere testes , Nil audet magnum qui putat esse Deos * ? Quel est le docteur qui oserait aujourd'hui, enSorbonne,agiter les Impossibilia de Siger 2 ? et que penser d'unbiccle où l'on voit une bonne et franche nature , commecelle de Joinville , venir presque nous faire la confidencede ses tentations d'incrédulité 3 ? 1 . Gela de Vital de Blois [Bibl. de l'École des chartes , IIe série, t. IV, p. uOO). Ce distique manque dans l'édition du cardinal Mai ( Classici aitctores, t. V.) Dans une pièce des Carmina Burana , du xme siècle, je lis de même : A'on semper utile est Diis credere. {Bibl. des liter. 7'ereins, Suiltgard, 1847, p. 58.) 2. Jlist lilt. de la Fr., t. XXI, p. 121-121 3. Recueil de* hist, des Gaules et de la Fr., t. XX, p. 197. — 227 — L'Italie participait comme la France à ce grand ébranlement des consciences. La proximité de l'antiquité païenne y avait laissé un levain dangereux de révolte contre le christianisme. Au commencement du xie siècle, on avait vu un certain Vilgard , maître d'école à Ravenne f déclarer que tout ce que disaient les poëtes anciens était la vérité, et que c'était là ce qu'il fallait croire de préférence aux mystères chrétiens *. Dès l'an 1115,on trouve à Florence une faction d'épicuriens assez forte pour y provoquer des troubles sanglants 2 . Les gibelins passaient généralement pour matérialistes et gens sans religion. Arnaud de Bresse traduisait déjà en mouvement politique la révolte philosophique et religieuse. Aniauld de Villeneuve passait pour l'adepte d'une secte pythagoricienne répandue dans toute l'Italie. Le poëmede la Descente de saint Paul aux enfers parle avec terreur d'une société secrète qui avait juré la destruction du christianisme 3 . Les épicuriens, enfermés vivants dansdes cercueils, occupent un cercle spécial dans l'Enfer deDante. Cavalcante des Cavalcanti , Farinata des Uberti 4 y figurent avec Frédéric II , le cardinal Ubaldini et des milliers d'autres 5 . Guido Cavalcanti lui-même passait 1 . Rad. Glaber, apud dom Bouquet, t. X, p. 23. 2. Ozanam, Dante, p. 48 (2 e édit.). 3. Ibid., p. 47, 345. 4. « Farinata, dit Benvenuto d'Imola, était chef des gibelins et croyait, comme Épicure, que le paradis ne doit être cherché qu'en ce monde Cavalcante avait pour principe : Unus est interitus hominis et jumentor um. » (Ms. Bibl. nat. suppl. fr. n° 4146, f. 47, 48.) 5. Quicon piu di mille giaccio. Inf. cant. IX et X.—Benvenuto fait observer que l'hérésie des épicuriens est de beaucoup la plus nombreuse [E chussi poteano dire pluy de centomillia migliara) , et que ce sont généra- lement des hommes de bonne condition {Jxuomirà magnificï). L. c. f. 46, 47, 30. Une des hérésies reprochées par Philippe le Bel à Boniface VIII était de ne pas croire à l'immortalité de l'àme. — 228 — pour logicien, physicien, épicurien, athée. « Quand les bonnes gens , dit Boccace , le voyaient abstrait et rêveurdans les rues de Florence, ils prétendaient qu'il cherchait des arguments pour prouver qu'il n'y a pas deDieu *. » Le moyen âge , préoccupé de ses idées de souffrance , devait être tenté de regarder comme mécréantsles gens riches, mondains, menant joyeuse vie. Ceuxqui souffrent, en effet, éprouvent un plus grand besoinde croire , et supposent volontiers que les heureux dusiècle ne se soucient guère de l'autre vie. Les hérésies toujours renaissantes de la Lombardie au xine siècle, ces cathares qui ne se lassaient pas de se faire brûler, représentent de leur côté , on n'en peut douter, une protestation contre le règne absolu de l'Église, et une aspiration vers la liberté de conscience. S xiv. Mais comment ces tendances hétérodoxes , qui travail- laient toute l'Europe au xme siècle, arrivèrent-elles à se rattacher à l'arabisme et à se couvrir du nom d'Averroès, c'est ce dont il faut chercher l'explication à la cour des Hohenstaufen. La prédilection de Frédéric II pour les Arabes , qui lui fut reprochée si amèrement par ses ennemis, tenait au fond même de ses vues et de son caractère 2 . L'idéedominante de ce grand homme fut la civilisation dansle sens le plus moderne de ce mot , je veux dire le développement noble et libéral de la nature humaine , enopposition à ce goût de l'abjection et de la laideur qui 1. Cesare Balbo, Vita di Dante (Torino, 1839), p. 92. 2. Voir à ce sujet une belle page de M. Villemain , Tableau de la littérature au moyen âge, Xe leçon. — 229 — avait séduit le moyen âge, la réhabilitation , en un mot, de tout ce que le christianisme avait trop absolument flétri du nom de monde et de vanités mondaines. Supérieur à Charlemagne lui-même par l'élévation avec la- quelle il avait compris cet idéal , il vint se briser contre un obstacle invincible, les institutions religieuses de son siècle. On ne comprendra jamais tout ce qu'il y eut de colère dans le cœur de cet homme, quand de son palais de Capoue , entouré des merveilles qu'il avait créées, il voyait son œuvre arrêtée à quelques lieues de là par unévêque et des moines mendiants. Or, les Arabes, que Frédéric comptait en grand nombre parmi ses sujets des Deux-Siciles, répondaient bien mieux à ses vues. Il pouvait dire comme Philippe Auguste : « Heureux Saladin, qui n'avait point de pape! » Son insatiable curiosité, son esprit analytique , ses connaissances vraiment sur- prenantes devaient le rapprocher de cette race ingénieuse , qui représentait à ses yeux la liberté de penser, la science rationnelle. Il aimait les villes arabes de Lucera, de Foggia, avec leurs mosquées, leurs écoles, leurs bazars , et jusqu'à leurs sérails. Ce fut assurément unétrange spectacle que celui de cette croisade , où l'on vit l'union la plus cordiale régner entre l'empereur et le chef des infidèles, au grand dépit de leurs armées fanatiques * Le scandale fut au comble lors de la visite de Frédéric à Jérusalem. Il ne parut dans ce lieu , le plus saint de la chrétienté, que pour se moquer ouvertement du christianisme; le desservant de la mosquée d'Omar qui l'ac- compagnait raconte les plaisanteries par lesquelles cet étrange pèlerin marqua sa visite aux saints lieux. Il passait son temps à deviser de mathématiques et de philosophie avec les savants musulmans , et adressa au sultan des problèmes fort difficiles sur ces différentes — 230 — sciences : le sultan , de son coté , envoya en présent à l'empereur une sphère artificielle qui représentait les mouvements des cieux et des planètes *. Voilà ce qui se passait en Egypte , vingt ans avant que Louis IX rêvâtune croisade dans un siècle déjà gagné par l'incrédulité. La cour de Frédéric , et plus tard celle de Manfred, devinrent ainsi un centre actif d'arabisme et d'indiffé- rence religieuse. Le cardinal Ubaldini , ami de Frédéric,professait ouvertement le matérialisme 2 . L'orthodoxiede Michel Scot et de Pierre des Vignes était fort soupçonnée. Les gens de mauvais aloi affluaient à cette cour.On y voyait des eunuques , un harem , des astrologuesde Bagdad avec de longues robes et de grandes barbes 3 , et des juifs richement pensionnés par l'empereur pourtraduire les ouvrages de science arabe *. Tout cela se transformait dans la croyance populaire en relationscoupables avec Astaroth et Belzébub : Amisit astrologos et magos et vates , Beelzebub et Astharoth, proprios pénates f Tenebrarum consulens per quos potestates , Spreverat Ecclesiam et mundi magnâtes ; dit le poëte guelfe qui célèbre la victoire de Parme en1248 8 . Telle est sans doute l'origine de la tradition qui fait vivre les fils d'Averroès à la cour de Frédéric , tradition1. Bibl. des Croisades, chroniques arabes par M. Reinaud, p. -426, 431 et suiv. — De Raumer, Geschichte der Hohenstaufen , t. III, 7 eS Buch,S" und 6 eS Haupstuck. 2. Benvenuto d'Imola, ad In/, cant. X, v. 120. 3. Muratori, Script, rer. ital., t. XIV, col. 930-931. 4. Voy. ci-dessus, p. 148, etKrafft, Codd. hcbr. Vienn., p. 128. —DeRossi, Codd. heùr., t. II, p. 37-38. 5. Apud Albert Beham, Registrum epist. f p. 128. {Biblioihek des liter, rereins, Stuttgard, 1847.) — 231 — dont Gilles de Rome s'est fait l'écho. Le passage de cet auteur que nous avons rapporté plus haut (p. 202) a donné lieu à de graves méprises. On a dit que Gilles deRome avait vu à la cour de Frédéric deux fils d'Averroès. Naudé, Vossius , Bayle et ceux qui les ont copiés, ont même supposé qu'il s'agissait de Frédéric Barberousse \ Or, Gilles de Rome ne fait que rapporter unetradition vague qu'il n'appuie pas de son témoignage, et cette circonstance quidiebus nostris obiit prouve évidemment qu'il s'agit de Frédéric IL La manière peu naturelle dont le passage en questiou est amené porterait mêmeà croire que c'est une glose marginale , introduite dans le texte. Quoi qu'il en soit, ce bruit, trop facilement adopté, est en contradiction manifeste avec ce qu'Ibn-Abi-Oceibia nous apprend des fils d'Averroès. Les goûts arabes de Frédéric , son amour de la science , dénaturés par la haine des Mendiants et par celte suspicion naturelle qu'éprouve le peuple pour la science rationnelle, donnaient lieu aux rumeurs les plus étranges, aux calomnies les plus extravagantes 2 . 1. Naudé, Apologie, p. 354 (Paris, 1625). — Bayle, Dîct. crit., art. Averroès, note A. — Jourdain, p. 150. — De Gérando, Hist. comp^ t. IV, p. 462. 2. On racontait des choses terribles de ses expériences : qu'il avait èventré des hommes pour étudier le phénomène de la digestion; qu'il avait fait élever des enfants dans l'isolement, pour voir quelle langue ils parleraient d'abord. Ces pauvres petites créatures moururent, faute de chants pour les endormir! Ses ménageries aussi déplaisaient fort aux mendiants et au peuple. — Cf. de Rau mer, op. cit. p. 489 et suivi — 232 — §XV. Le mouvement hétérodoxe du moyen âge se divise endeux courants bien distincts, dont l'un caractérisé parYEvangile éternel, comprend les tendances mystiqueset communistes qui, partant de Joachim de Flore, après avoir rempli le xne et le xin° siècle, avec Jean de Parme,Gérard de San Donnino , Ubertin de Casale , Pierre deBruys , Valdo , Dolcino , les frères du libre esprit, se continuent au xive siècle par les mystiques allemands 4 et l'autre , se résumant dans le blasphème des TroisImposteurs, représente l'incrédulité matérialiste, provenant de l'étude des Arabes et se couvrant du nom d'Averroès. Ce ne fut, il faut l'avouer, ni un hasard, ni uncaprice de l'imagination populaire, qui établit une étroite connexité entre cette incrédulité et la philosophie musul-mane. L'islamisme, sorti d'un mouvement très-réfléchi et relativement assez moderne , renfermait un fonds denaturalisme qui devait porter ses fruits \ Un livre commecelui de Schahristani , exposant avec impartialité l'état des sectes religieuses et philosophiques qui partagentle monde, en reconnaissant les bons côtés de chacuned'elles, n'était guère possible au moyen âge que dansle sein de l'islamisme. C'est une chose surprenante quela facilité avec laquelle la comparaison des religions s'offre à l'esprit des musulmans. « Les chrétiens , dit Aboulola, errent çà et là dans leur voie, et les musul-mans sont tout à fait hors du chemin; les juifs ne sontplus que des momies, et les mages de Perse des rê-veurs....» « Jésus, dit-il ailleurs, est venu, qui a aboli la loi de Moïse; Mahomet l'a suivi, qui a introduit les cinq{ . Cf. Ch. Lenormant, Questions historiques, II* part. p. 126 et suiv. — 233 — prières par jour. Dites-moi maintenant, depuis que vous vivez dans l'une de ces lois, jouissez-vous plus ou moins du soleil et de la lune * ? » Les Soufis professaient la mêmeindifférence : « Quand il n'y a plus de moi ni de toi7 qu'importent alors la caaba du musulman , ou la synagogue du juif, ou le couvent du chrétien 2 ? » Enfin , les historiens arabes parlent sans trop d'étonnement de peuples qui n'ont aucune religion , ou d'hommes qui , comme Batou et Tamerlan , se sont tenus en dehors de tous les cultes établis. Le mélange des religions dans l'Andalousie devait inspirer des pensées analogues. De là sortit le déisme de Maimonide, et ce curieux livre Khozari où l'auteur fait argumenter l'un contre l'autre les théologiens des trois religions, juive, chrétienne et musulmane , et un philosophe. Nous avons vu l'expression hardie loquentes trium legum revenir souvent sous la plume d'Averroès. On ne peut douter que cette expression n'ait beaucoup contribué à la réputation d'incrédulité qui pesa sur lui durant tout le moyen âge. « Averroès , dit Gilles de Rome dans son De Errorïbus philosophorum z 1 re- nouvela toutes les erreurs du philosophe, mais il est bien moins excusable , parce qu'il attaque plus directement notre foi. Indépendamment des erreurs du philosophe , on lui reproche d'avoir blâmé toutes les reli- gions, comme l'on voit par le IIe et le XIe livre de la Métaphysique , où il blâme la loi des chrétiens et celle des Sarrasins, parce qu'elles admettent la création exnihilo. Il blâme encore les religions au commencement1 . D'Herbelot, au mot Aboulola, 2. De Sacy, Journ. des Savants, janvier 1822, p, 12. 3. Cf. Append. II, et Possevini Bïbl, sélect. > t. II, 1. XII, cap. xxxvi tt suiv« — 234 — du IIIe livre de la Physique; et, ce qu'il y a de pis, il nous appelle , nous et tous ceux qui tiennent pour unereligion, parleurs, bavards*, gens dénués de raison. AuVHP livre de la Physique, il blâme encore les religions,et appelle les opinions des théologiensfantaisies, commes'ils les concevaient par caprice et non par raison.»Deux pages plus loin, Gilles de Rome, résumant les théories hétérodoxes d'Averroès , lui fait dire : Quodnulla lex est vera, licetpossit esse utilis. Nicolas Eymerie répète identiquement les mêmes accusations et les mêmes contre-sens 2 . On voit donc que ce n'est pas sans quelque raison quel'opinion chargea Averroès de la pensée criminelle duparallèle des religions et du mot des Trois Imposteurs.Cette pensée, qui poursuit comme un rêve pénible toutle xnie siècle, était au moins le fruit des études arabes, et le résultat de l'esprit de la cour des Hohenstaufen.Elle éclot anonyme, sans que personne ose l'avouer;elle est comme la tentation, comme le Satan caché aufond du cœur de ce siècle. Adopté par les uns commeun blasphème, recueilli par les autres comme une calomnie, le mot des Trois Imposteurs fut entre les mains desMendiants une armé terrible , toujours en réserve pourperdre leurs ennemis. Voulait-on diffamer quelqu'un , enfaire dans l'opinion un nouveau Judas, il avait dit qu'il ya trois imposteurs.... et le mot restait comme un stigmate. Tous les ennemis des frères eurent bientôt prononcé ce 1. Gilles a pris pour une injure l'expression de Loquentes, par laquelle les traducteurs latins ont rendu Motecallemïn (théologiens). 2. Hic secutus est errores Aristotelis, et cum majori pertinacia defensavit... Vitupérât legem christianorum et sectam Sarracenorum.... Vitupérât nos christianos, asserens nos esse garrulatores et sine ratione nos moventes. — Pars IIa , queest. 4 a . {Direct, Inquis., p. 174, sqq., Rom»,1578.) — 235 — blasphème 1 . Les adversaires de Frédéric n'imaginèrent rien de mieux pour faire de ce prince le précurseur del'antechrist 2 . « Ce roi de pestilence, écrit Grégoire IX, assure que l'univers a été trompé par trois imposteurs{tribus baratorïbus) ; que deux d'entre eux sont mortsdans la gloire, tandis que Jésus a été suspendu à une croix. De plus, il soutient clairement et à haute voix, ou plutôt il ose mentir au point de dire que tous ceux-là sont des sots qui croient qu'un Dieu créateur du monde et tout- puissant soit né d'une vierge. Il soutient cette hérésie qu'aucun homme ne peut naître sans le commerce del'homme et de la femme. Il ajoute qu'on ne doit absolument croire qu'à ce qui est prouvé par les lois des choses et par la raison naturelle 3 . » Pour frapper davantagel'imagination populaire, le mot devint un livre. Averroès, Frédéric II, Pierre des Vignes, Arnauld de Ville- neuve , Boccace , Pogge, Pierre Arétin , Machiavel , Symphorien Champier , Pomponat , Cardan , BernardinOchin , Servet , Guillaume Postel , Campanella , Muret , Jordano Bruno, Spinosa , Hobbes, Vanini ont été suc- cessivement les auteurs de ce livre mystérieux , que per- sonne n'a vu (je me trompe, Mersenne l'a vu, mais enarabe! ) qui n'a jamais existé 4 . Souvent le siècle ose à peine s'avouer à lui-même ses mauvaises pensées, et aimeà les couvrir ainsi d'un nom emprunté, sur lequel il 1. Le P. Barletta, peu scrupuleux en fait de chronologie, suppose que c'est Porphyre qui, le premier, eut l'idée de comparer Moïse , Jésus et Mahomet! — Voy. Menagiana, t. IV, p. 286. 2. Gaudet se nominari praeamhulum Antichristi. Gregorii IX Epist. apud Labhe, Concïl. y t. XIII, col. 1157. 3. Ibid. Mathieu Paris a répété les mêmes accusations. (T. IV, p. 499 3 524, trad. Huillard-Bréholles.) 4. Voir la dissertation de La Monnoie dans le Menagiana, t. IV, p. 283-312. — 236 — décharge ensuite ses malédictions, pour l'acquit de sa conscience. C'est le même procédé qui présida à la formation de la légende de l'Averroès incrédule. Il y a trois religions, avait dit cet impie , dont l'une est impossible , c'est le christianisme; une autre est une religion d'enfants, c'est le judaïsme ; la troisième une religion de porcs, c'est l'isla- misme 1 . Puis chacun glosait à sa manière, et faisait dire à Averroès ce qu'il n'osait dire en son propre nom.Pourquoi la religion chrétienne une religion impossible?La grande pierre de scandale , le mystère devant lequel la raison même domptée s'est toujours écriée : Eloignezde moi ce calice ! l'Eucharistie , apparaissait alors à la conscience ébranlée. Averroès a appelé la religion chrétienne une religion impossible à cause de l'Eucharistie.Un jour, racontait-on , ce mécréant entra dans uneéglise chrétienne. Il y vit les fidèles qui se nourrissaientde leur Dieu. « Horreur! s'écria-t-il , y a-t-il au mondeune secte plus insensée que celle des chrétiens , qui mangent le Dieu qu'ils adorent* ? » C'est de ce moment que le malheureux cessa de croire à aucune religion, et dit, enparodiant le mot de Balaam 3

Que mon âme meure dela mort des philosophes ! D'autres faisaient parcourir àAverroès tous les degrés de l'incrédulité. Il avait commencé par être chrétien, puis il se fit juif, puis musulman, puis renonça à toute religion 4

. C'est alors qu'il 1. Cf. Bayle, Dict. t art. Averr.^ note H, — Mcnagîana, t. IV, p, 378. — Brucker, t. III, p. 109. 2. Il y avait ici peut-être une réminiscence de Cicéron ; « Ecquem« tain amentcm esse putas, qui illud quo vescatur Deum credatesse? » [De nat, Deor,, 1. III, cap. xvi.) 3. Moriatur anima mea morte justorum. (Num. 23, 10.) 4. Anton. Sirmundus, De Immortalitatc animœ, p. 29. — 237 — écrivit le livre des Trois Imposteurs, Chacun faisait Averroès interprète de son doute et de son incrédulité. Il ne croyait pas à l'Eucharistie, disaient les uns ; il ne croyait pas au diable, disait un autre *; il ne croyait pas à l'enfer, soutenait un troisième. Averroès devint ainsi le bouc émissaire sur lequel chacun déchargea sa pensée incrédule , le chien enragé qui , poussé par une fureur exécrable, ne cessait daboyer contre le Christ et contre la foi catholique 2 . A quelle époque rapporter la formation de cette singulière légende ? On n'en trouve aucune trace bien caractérisée ni dans Albert ni dans saint Thomas. Au contraire, Gilles de Rome, Raymond Lulle, Duns Scot, Nicolas Eymeric, les peintures d'Orcagna, de Traini, deGaddi, nous représentent déjà Averroès comme le maître de l'incrédulité. Duns Scot l'appelle sans cesse Me maieclictus Averroès*. L'épithète &impossible, qu'Averroès, selon la légende, appliquait au christianisme, se trouve déjà mentionnée dans Raymond Lulle comme un des blasphèmes des averroïstes \ Il est donc probable que la plupart de ces récits prirent naissance vers l'an 1300. Pétrarque avait certainement en vue les apophthegmes impies qu'on attribuait au philosophe arabe , quand il parle de l'intention qu'il avait eue de le réfuter, en ras- semblant de tous côtés ses blasphèmes*. Gerson ne le désigne que par ces mots : le maudit, Xaboyeur enragé, 1. Naudé, Apologie, p, 320. 2. « Ganem illum rabidum Averroem, qui furore actus infando, contra Dominum suum Christum, contraque catholicam fidem latrat. » Petrarch. Epist. sine titulo, p. 636. 3. In IV Sentent., Dist. 43, quœst. 2. 4. Acta SS. Junii, t. V, p. 667. 5. Collectig undique blasphemiis ejus (1, c). ~ — 238 — Yennemi le plus acharne des chre'tiens*, et lui attribueexpressément le blasphème sur les trois religions etsur l'Eucharistie 2 . Benvenuto d'Imola commentant lechant IV de l'Enfer, s'étonne que Dante ait pu placerdans un séjour honorable i sans châtiment sévère , unimpie comme Averroès, qui fut le plus orgueilleux desphilosophes, frappa toutes les religions du même mépris,et regarda le Christ comme le moins habile des imposteurs, puisqu'il n'avait réussi qu'à se faire crucifier 3 . S xvi. C'est surtout dans la peinture italienne du moyenâge qu'apparaît avec originalité ce rôle d'Averroès, envisagé comme représentant de l'incrédulité. L'enseignement scolastique des dominicains avait tellement pénétré toute la culture intellectuelle du temps que l'art mêmey empruntait ses sujets et ses personnages. Le chapitrede Santa Maria Novella est, à cet égard , un monumentunique, une Somme de saint Thomas en peinture. Ambrogio Lorenzetti était à la fois l'honneur de l'écolesiennoise et savant scolastique. La scolastique était partout. Au Campo Santo de Pise , Buffalmaco (d'autresdisent Pietro d'Orviète) représente les cercles mystiquesdes intelligences mondaines, selon le système de Ptolémée et de l'Aréopagite. A Padoue , c'est la science occulte et mystérieuse de Pierre d'Abano qui inspire les1. Maledictus iste.... Adversarius noster procacissimus. — Tract, in 31agnificat. Opp., t. IV, col. 401, 438. (Antverp. 1706.) 2. Cognitum est quid latrator iste démens evomuerit adversns leges omnes, quod malse sunt, Christiana vero pessima, quse Deum suum quotidie comedit. [Iùid., col. 400.) 3. Ms. bibl. nat. 4146, suppl. fr., fol. 25. — Le commentaire ano-nyme 7002 4 (Bibl. nat.) répète à peu près les mêmes observations. — 239 — fresques alchimiques et astrologiques de la vaste salle délia Bagione, et celles de Guariento aux Ermites, plus bizarres encore. À Sienne, Taddeo Bartolo représente au palais délia Signoria les grands philosophes de l'anti- quité, Aristote, Caton d'Utique, Curius Dentatus; la philosophie trouvait sa place jusque dans les célèbres mosaïques en clair-obscur du Dôme : Hermès Trismégiste y présente son Pimandre à un chrétien et à un païen qui l'acceptent également ; la Vertu est assise sur une montagne escarpée que gravissent avec effort Socrate et Cratès. L'école pérugine suivit les mêmes traditions : ce sont encore les philosophes de l'antiquité qui figurent sur les murs de l'admirable salle du Cambio de Pérouse, et au moment même où la peinture renonce à toutes les habitudes du moyen âge , Raphaël résume encore , avec moins de naïveté sans doute , toutes les idées philosophiques de son temps dans l'École d'Athènes. La première peinture où figure Averroès est l'enfer d'André Orcagna , au Campo Santo de Pise , exécuté vers l'an 1335 1 . Le drame de l'autre vie, le jugement dernier et les trois états des âmes au delà de la tombe, étaient devenus le cadre de toutes les conceptions reli- gieuses, philosophiques, poétiques, satiriques de l'Italie du moyen âge. Pise, Florence, Assise, Orvieto, Bologne, Ferrare, Padoue avaient leur enfer ou leur jugement dernier, plein d'allusions locales et des malices personnelles du peintre. Dans celui du Campo Santo, les rémi1 . Cette singulière composition fut gravée dans les premiers temps de l'imprimerie, et servit peut-être de frontispice aux plus anciennes éditions de la D'mne Comédie, avec l'inscription suivante : Questo è Vinferno del Campo Santo di Pisa. Cette estampe importante, parce qu'on y voit l'œu- vre d'Orcagna telle qu'elle était avant les retouches de Sollazzino en 1530, se trouve dans la Pisa illustrata de Alessandro da Morrona (t. Il, 2 e édit.). — 240 — niscences de Dante sont incontestables. On ne peutdire toutefois qu'Orcagna s'y soit proposé , comme il le fit plus tard à Santa Maria Novella et à Santa Croce , dereproduire toute la topographie dantesque, prise commeune révélation géographique du pays d'outre-tombe.Si la division en bolge rappelle la Divine Comédie, le détail des catégories infernales est loin de correspondre à celles d'Alighieri *. Parmi ces bolge , les deuxqui occupent le compartiment supérieur sont destinés aux orgueilleux , et les orgueilleux par excellence ce sontles hérétiques. Arius paraît le premier, suivi de ses sec- tateurs; puis viennent les mages et les devins, Erigone àleur tête; puis les simoniaques. Mais la bolgia de droitesemble réservée à des supplices plus exquis, et les trois personnages qui y sont tourmentés sortent évidemmentde la plèbe des damnés 1 . C'est d'abord Mahomet, coupeen pièces par les démons, qui dévorent sous ses yeux les tronçons de ses membres; puis l'Antéchrist, écorché vif; puis un troisième personnage couché à terre, serré dansles plis d'un serpent et caractérisé par son turban et salongue barbe : c'est Averroès 3 . Ainsi Mahomet y YAntéchrist , Averroès , voilà les trois noms sur lesquels Orcagna, interprète des idées de1 . Cette idée de catégories infernales se retrouve dans les représentations figurées de tous les peuples. Voy. l'enfer ruthénique reproduit par d'Agincourt, Hist. de Part, peinture, planche CXX, et le cycle de Yamareprésenté dans une ancienne peinture tibétaine du Musée Borgia. (Paulin de Saint-Barthélémy, Systema bralimanicum, p. 177, ettab. xxnr.) 2. Des inscriptions ne laissent aucun doute sur les personnages que] le peintre a voulu représenter. 3. G. P. Lasinio , Pilture a fresco del Campo Santo ai Pua (Firenze, 1832), tav. XV, png. 17. —G. Rosini, Lettere pittoriche sul Campo Santo (Pisa, 1810), p. hO-51.— G. Rosini, Storia dette pîttura italiana (Pisa, 1840), t. II, p. 80 et suiv. — Vasari, Vies des peintres (trad. Leclanché) , t. I er , p. 394. — Ampère, Voyage Dantesque, p. 219, — 241 — son temps , décharge tout l'odieux de la mécréance. Il faut se rappeler que Dante n'a vu dans Mahomet quel'auteur d'un schisme et dans l'islamisme qu'une secte arienne 1 . Averroès représente évidemment à côté du faux prophète l'incrédule blasphémateur, celui qui a osé en- velopper dans une triple injure la religion de Moïse , duChrist et de Mahomet. Ce rôle, on le voit, n'est nullement dans la tradition de Dante. Dante avec une remarquable tolérance avait placé le philosophe arabe , celui qu'il avait si vivementcombattu , dans une région de paix et de mélancolique repos, parmi ces grands hommes , Spiriti magni, Che di vederli in me stesso n' esalto. Ici, au contraire, Averroès n'est plus que le compagnonde supplices de l'Antéchrist. La même donnée se retrouverait sans doute dans d'autres Enfers de la même époque. L'église de Saint-Pétrone à Bologne offre, dans unede ses chapelles, une composition attribuée à Buffalmaco, et très-analogue à celle du Campo Santo 2 . Ma curiosité fut vivement éveiliée lorsqu'en examinant cette peinture, je vis figurer d'un côté Mahomet, de l'autre un1. Inferno, eant. XXVIII, 11. — Ozanam, Dante, p. 189 . * Qui fuit hœresiarcha, potentior Arrio, » (Poëmesurlavict. desPisans; Edel. duMéïil, Poésies populaires lat. t t. II, 1847, p. 248.) — « Unde verius hœretici quam Sarraceni nominari deberent. » (Oliv. Scholast., Hist. damiatina, apud Eccard, Corpus lùst. med. œvi , t. II , p. 1409-10.) Cf. Jac. de Vitriaco, éd. Bongars, 1. III, p. 1137. 2. On voit au musée de Bologne une reproduction exacte mais très- réduite de la fresque de Saint-Pétrone , reproduction que l'on attribue aussi à Buffalmaco. 16 — 242 — personnage dont le nom n'offrait plus qu'une initiale, etcette initiale était précise'ment celle du nom d'Averroès.Mais, ayant fait apporter une échelle pour examiner deplus près la trace des lettres effacées, je reconnus le motApostata i . Le rôle d'Averroès n'est pas moins caractérisé dans unautre ordre de compositions , inspirées par les dominicains, je veux dire les disputes de saint Thomas , où le commentateur figure invariablement parmi les hérésiarques renversés aux pieds du maître scolastique. C'estdans l'église Sainte-Catherine , à Pise , toute resplendis-sante de saint Thomas, à coté de la chaire où le docteurangélique a, dit- on, enseigné, que se trouve le plus curieux monument de ce thème si cher aux écoles de Piseet de Florence 2 . Ce tableau, qui a dû être exécuté vers1 340 3 , a pour auteur Francesco Traini , l'un des meilleurs peintres du xiv e siècle. Au centre du tableau, aumilieu de faisceaux de lumière, se détache dans de fortes1 . A coté, se trouve un autre personnage appelé Nichota.... C'est le chefde l'hérésie des nicolaïtes, que l'on confondit au moyen âge avec Mahomet. Cf. Bayle, art. Mahomet, note X. 2. M. G. Rosini, de Pise, a le premier relevé l'importance de ce ta- bleau . On peut en voir une très-belle reproduction dans les planches quiaccompagnent son Histoire de la peinture italienne (tavola XX). —- Cf. Storia délia plit. italiana, t. II, p. 86 et suiv. —Vasari l'a décrit avec uneextrême inexactitude [Fies des peintres, t. I er , p. 387). Sous les pieds desaint Thomas, dit-il, on voit Sabellius, Arius et Averroès, avec leurs livres déchirés. Il y a eu évidemment chez Vasari une confusion de souvenirs avec la fresque de Taddeo Gaddi à la chapelle des Espagnols. DaMorrona (Pisa illustrata, éd. 2% III, 106), Lanzi [Storia pittoresca deW Italia, t. I er , p. 82), et M. Valéry [Voyages en Italie, 1. XI, chap. vn), ont répété les mêmes erreurs. M. Ampère est beaucoup plus exact ( Voyag e Dantesque, p. 222). Voy. aussi M. Poujoulat, Toscane et Rome,lettre IV. 3. Voir les recherches de M. Bonaini de Pise, sur Traini, dans les Annali dellc università toscane, t. I* (1846), p. 429 et suiv. — 243 — proportions la tête de saint Thomas, très-conforme au type reçu. Vasari prétend même que les frères prêcheurs de Pise firent venir pour Traini le portrait de saint Thomasde l'abbaye de Fosseneuve , où il était mort , en \ 274. C'est bien le bon frère Thomas , ce gros dominicain à la face bouffie, le bœuf muet de Sicile , ruminant quelque article de sa Somme. Au haut du tableau , Dieu, source de toute lumière , entouré de séraphins , répand ses rayons sur Moïse, les évangélistes , saint Paul, sus- pendus dans les nues. Tous ces rayons se réfléchissent sur le front de saint Thomas, qui reçoit, en outre, trois rayons directs de Dieu. Des deux côtés du tableau, unpeu au-dessous de la tête resplendissante du docteur angélique, apparaissent Platon et Aristote. Platon tient en main le Timée ; Aristote, le livre de l'Ethique, et, de cha- cun de ces livres , un filet d'or remonte vers la face de saint Thomas , et s'y confond avec les flots de lumière divine qui viennent d'en haut. Saint Thomas, assis dans sa chaire, tient en main le volume des saintes Ecritures, ouvert sur ces mots : Veritatem méditabitur guttur meum , et labia mea detestabuntur impium(Prov. xvin, 7) 1 . Sur ses genoux sont répandus ses divers ouvrages , et de même que la tête du saint servait de point de réunion à tous les rayons lumineux partant de Dieu, de Moïse, des évangélistes, de saint Paul, de Platon, d' Aristote, ses volumineux écrits servent de point de départ à une autre série de rayons qui vont se répandre sur tous les docteurs de l'Église groupés des deux cotés à ses pieds 2 . Un seul rayon semble s'égarer i. Ces mots sont les premiers de la Summa contra gentiles. 2. Ici est la plus grave erreur de la plupart de ceux qui ont décrit ce tableau. Quelque bizarre qu'il puisse paraître de voir saint Thomas illu- miner les docteurs de l'Église, il est tout à fait certain que les rayons qui — 244 — sur un personnage isolé au-devant du tableau, et renverséaux pieds de saint Thomas. Ce personnage, cet impieque détestent les lèvres du docteur, c'est Averroès \ Il est là dans l'attitude d'une méditation orgueilleuse, se relevant péniblement sur son coude, irrité, maugréant,comme un impie qu'il est, brouillé avec Dieu et avec les hommes. Son Grand Commentaire est à côté de lui, ouvert, mais renversé sur la face, et comme transpercé parle rayon qui émane de saint Thomas. Tel est ce tableau, arrivé intact jusqu'à nous à traverscinq siècles, et que l'on pourrait appeler le monumentle plus original de la peinture philosophique au moyen âge,si l'art, la religion, la science et le plaisir n'avaient crééSanta Maria Novella , ce charmant résumé de la vie flo- rentine, avec ses souvenirs poétiques, artistiques, scientifiques et galants. Ici encore, entre Pampinea et Marsile Ficin, Ginevrade' Benci et Savonarole, nous allons retrouver Averroèssacrifié au triomphe de saint Thomas. Santa Maria ISTo- vella est une église dominicaine, et le plus insigne monument de l'influence que les frères prêcheurs ontexercée dans Florence jusqu'au jour où ils arrivèrent à la gouverner par frà Girolamo et Domenico da Pescia.C'est ce triomphe de l'ordre de Saint-Dominique queTaddeo Gaddi et Simone Memmi ont entrepris de représenter dans la salle capitulaire attenante à l'église, etpartent des genoux sont émis parle saint. M. Rosini se trompe d'un autre côté en supposant que les rayons de Platon et d'Aristote partent de saint Thomas ; car les rayons de la tète sont tous convergents. Il faut aussi re- marquer que le rayon qui vient frapper le Grand Commentaire, n'est pas un rayon illuminatcur , mais un reproche, une réfutation. Ce qui le prouve c'est que le rayon frappe le dos du Grand Commentaire, tandis que tous les autres rayons partent du livre ouvert de face. 1 . Son nom est écrit à côté de lui : Averrols. — 245 — connue aujourd'hui sous le nom de Cappellone degli Spagnuoli 1 , Autour de l'Eglise universelle figurée par Santa Maria del Fiore, Cimabue, Giotto, Arnolfo, Pétrarque, Laura, la Fiammetta, devenus des symboles comme Béatrix, re- présentent les attributs de l'Église militante. Aux pieds du pape est le troupeau des fidèles; deux chiens, représentant l'ordre de Saint-Dominique (Dornini cani), veillent à sa garde. Des loups (les hérétiques) assaillent le troupeau; mais les chiens du Seigneur tachetés de noir et de blanc (couleurs des dominicains) les déchirent a belles dents. A côté de la poursuite des hérétiques, est figurée l'œuvre plus pacifique de la prédication. Ici les hérétiques (des averroïstes peut-être) soumis et vaincus se jettent à genoux, et déchirent leurs livres avec toutes les marques de la pénitence. Au-dessus de l'Eglise militante, le calme de la triomphante. L'âme, représentée par un enfant qu'une femme entraîne par la main, y monte peu à peu parle détachement. Au-dessus, la gloire et les joies du ciel. Memmi a représenté dans cette admirable fresque le triomphe théologique de saint Dominique ; Gaddi a essayé de figurer vis-à-vis le triomphe philosophique de son ordre, par la grande maîtrise de saint Thomas. Le docteur angélique occupe le centre du tableau; sa chaire i. Gaddi exécuta la fresque où figure Averroès de 1337 à 1340, quel- ques années après qu'Orcagna eût représenté le Commentateur au Campa Santo, et peut-être l'année même où fut peint le tableau de Traini à Pise. Les fresques de Memmi et de Gaddi, à la chapelle des Espagnols, ont été reproduites par M. Rosini dans les planches qui accompagnent son Histoire de la peinture italienne (tavola XIII et XV). Voy. le texte, t. II, p. 96 et suiv. — Vasari , t. I er , p. 357. — D'Agincourt, peinture, pi. CXXII,p. 136 de la table des planches, et p. 111 du texte. —Ampère, Voyage Dantesque , p. 238. — Valéry, 1. X, chap. xin. — 246 — domine toutes les autres. A ses côtés siège une honorableet belle compagnie; ce sont dix personnages de l'Ancienet du Nouveau-Testament, Moïse, Isaïe, Salomon, le roiDavid, Job, les évangélistes, saint Paul. A ses pieds, surune sorte de proscenium, comme indignes de figurer enun si noble chœur, sont les hérétiques qu'il a écrasés , Arius , Sabellius , Averroès , plongés dans une sortede rêverie morose, comme des gens mécontents de lavérité, et auxquels la réfutation n'enlève pas leur orgueil.Averroès, comme dans le tableau de Traini, est caractérisé par le turban et s'appuie sur son Grand Commentaire. Au-dessous, Gaddi a figuré sur deux lignes les septsciences profanes et les sept sciences sacrées, avec leurprincipal représentant : la Grammaire et Priscien, laRhétorique et Cicéron , la Dialectique et Zenon, la Musique et Tubalcaïn, l'Astronomie et Atlas, la Géométrieet Euclide , l'Arithmétique et Abraham tenant l'abaque.Puis le Droit civil et Justinien, le Droit canon et Clément V, la Théologie pratique et Pierre Lombard, laThéologie spéculative et saint Denys l'Aréopagite, Boèceet la Théologie démonstrative avec son triangle (représentant les trois termes du syllogisme), saint Jean Damascène et la Théologie contemplative, saint Augustinet la Théologie scolastique, tenant en main l'arc de lacontroverse 1 . Telle est cette composition grandiose, où avec un artmerveilleux Gaddi a su grouper tous les élémentsphilosophiques de son siècle. Averroès y garde son1 . Dans la fresque récemment découverte au Puy, et représentant éga-lement les sept arts, la Logique tient en main un lézard ou un scorpion.Comparez des représentations analogues qui se voient à Palma sur le tombeau de Raymond Lullc , et qui ont été reproduites par les Bollandistes ( 30 juin ). — 247 — rôle : là comme partout il représente l'hérétique , l'homme mal pensant, renversé aux pieds de la rigueur scolastique et orthodoxe de l'école dominicaine. Dureste la donnée de la dispute de saint Thomas se continua longtemps encore dans l'école de Pise. Plus d'unsiècle après Traini et Gaddi, au moment où Pise se relève de ses désastres, nous retrouvons le même sujet sous le pinceau du décorateur immortel du Campo Santo, Benozzo Gozzoli. Ce tableau, qui autrefois était placé audôme de Pise, derrière le siège de l'évêque, est maintenant au musée du Louvre ' Il est évident que Gozzoli s'est proposé de reproduire trait pour trait l'idée du ta- bleau de Traini. La disposition et les personnages sont identiques : saint Thomas au centre , ses ouvrages sur ses genoux, dans sa main un livre ouvert sur cette ter- rible menace : Labia mea detestabuntur impium 2 , auhaut, le Christ, les évangélistes, Moïse, saint Paul; des deux côtés, Platon et Aristote; au-dessous, le pape et les docteurs illuminés par saint Thomas 3

à ses pieds, unpersonnage étendu tout de son long, et feuilletant ungros livre. Une tradition constante a vu jusqu'ici dans le personnage renversé que saint Thomas semble repousser

hors du plan du tableau, Guillaume de Saint-Amour. En1 . C'est le second tableau à gauche en entrant dans la grande galerie, n° 233. Le tableau est sur bois, à détrempe, et formait le panneau d'une armoire. Voy. Vasari, t. III, p. 90. 2. On lit sur l'autre feuillet du livre l'axiome nominaliste : Multitudinis asum in rébus nominandis sequendum philosophi censent communiter; et aux deux côtés de saint Thomas : Vere hic est lumen Ecclesiœ. — Hic adinvertit omnem vlam disciplinée. 3. Gozzoli a renoncé aux filets d'or qui, dans le tableau de Traini, représentent la marche des rayons de lumière, et donnent à son tableau une physionomie si caractérisée. — 248 — effet, nous avons vu que Guillaume joue dans la légendede saint Thomas un rôle parallèle à celui d'Averroès, et est comme lui sacrifié au triomphe du docteur dominicain.Il semble d'ailleurs que le peintre ait eu l'intention dereprésenter dans la partie inférieure de son tableau l'as- semblée d'Anagni de 1256, présidée par Alexandre IV,et où fut condamnée la doctrine de l'Université de Parissur la pauvreté monastique. Les personnages qui y figurent, outre le docteur angélique, sont saint Bonaventure,Jean des Ursins, Hugues de Saint-Cher, Albert le Grand,Humbert de Romans K Toutefois le rapprochement despeintures de Pise et de Florence dont j'ai parlé plus haut,ne permet pas , ce me semble , de douter qu'ici encorele maudit ne soit Averroès. Et d'abord le personnage deGozzoli, comme l'Averroès de Traini, porte le turban, et le gros volume qu'il a entre les mains ressemble bienplus au Grand Commentaire qu'aux petits livres deGuillaume de Saint-Amour. En outre, il est évident queGozzoli n'a obéi dans ce tableau à aucune inspirationvivante, qu'il s'est proposé simplement de reproduireavec quelques variantes le tableau de Traini ; commentsupposer qu'il ait modifié une tradition dont il n'avaitpas le sens primitif, et qu'il ait introduit dans sonœuvre un personnage tout à fait étranger à l'école dePise, et que probablement lui-même ne connaissait pas ? Il y a là une impossibilité pour celui qui connaît les lois de la tradition iconographique au moyen âge. Quelle a pu être l'origine de ce thème si longtempsconservé par les écoles de Pise et de Florence ? Onasupposé que Gaddi n'avait fait que réaliser en peinturet. Voir le catalogue des tableaux du Louvre. École italienne, par M. Villot, p. 86. — 249 — à Santa Maria Novella les idées que lui avait communiquées frà Domenico Cavalca. On ne peut douter au moins, en voyant Averroès jouer exactement le mêmerôle dans trois peintures exécutées sur un même point et presque la même année (de 1 335 et \ 340) *, qu'Orcagna, Traini, Gaddi n'aient puisé leur inspiration à une mêmesource. Or cette source, peut être déterminée avec certi- tude; c'est la légende de Guillaume de Tocco. On se rappelle que Guillaume, énumérant les hérétiques vaincus par saint Thomas, met au premier rang Averroès. Les peintres recevaient des moines un libretto qui leur traçait le plan de la composition , avec les personnages qui y devaient figurer, et ce canevas écrit n'était ordinairement que la reproduction de la légende qui avait cours. La canonisation de saint Thomas, qui eut lieu en 1323, et à laquelle Guillaume de Tocco eut une grande part, avait vivement tourné l'attention de ce côté 2 . Je n'hésite donc pas à voir dans la légende de Guillaume l'origine du rôle que joue Averroès dans les disputes de saint Thomas. Quant à sa place dans l'enfer d'Orcagna, peutêtre Raymond Lulle, qui à deux reprises séjourna à Pise, et qui en 4307 y termina son Ars brew's*, ne fut-il pas étranger à cette conception. S xvii. Ainsi, dans toute la philosophie scolastique, Averroès soutient un double personnage, D'un côté, c'est l'Averi , Un autre tableau de Pise, de Getto di Jacopo , l'un des derniers peintres de l'école pisane, représente la dispute de saint Thomas sur le mystère de l'Incarnation (Rosini, t. II, p. 181). Il m'a été impossible de le voir, et je ne puis dire si Averroès y figure. 2. Jeta SS. Mavtii, t. I, p. 666 et sqq, 3. Jeta SS. Junii, t. V, p. 647-48. _ 250 — roès qui a fait le Grand Commentaire, l'interprète parexcellence du philosophe, respecté même de ceux qui le combattent; de l'autre, c'est l'Averroès du Campo Santo,le blasphémateur des religions, le père des incrédules. Il peut d'abord sembler étrange qu'à une époque de foi absolue, ces deux rôles ne se soient pas exclus l'un l'autre, et qu'un même homme ait pu être à la fois le maîtreclassique des écoles catholiques et le précurseur de l'Antéchrist. Mais en général le moyen âge ne se faisait au-cun scrupule de demander des leçons de philosophie àceux que sa foi l'obligeait de damner. La profonde séparation que Ton établissait entre la philosophie et la révélation, laissait croire que des païens avaient pu sur-passer les chrétiens en lumières naturelles. L'historienne doit pas être plus surpris de voir des évêques, peutêtre même un pape, sortir de l'école de Tolède, que l'ar- chéologue ne l'est , quand il trouve dans les trésors dumoyen âge des ornements ecclésiastiques faits d'étoffesarabes et couverts de sentences du Coran. C'est surtout au xive siècle que l'autorité du Commentaire devint absolue et incontestée. Au xuie siècle, Averroès reste encore dans l'opinion au-dessous d'Avi-cenne. Humbert de Prulli, en 4 291, énumérant les commentateurs qu'il a mis à profit pour son expositionde la Métaphysique, ne le place qu'au quatrième rang *, Durant le xive et le xve siècle, au contraire, Averroèsest le commentateur par excellence, le seul que l'on copie, le seul que l'on cite. Pétrarque le regarde commele premier, le seul peut-être qui ait commenté les œuvrescomplètes d'un auteur ancien 2 . Patrizzi l'envisage comme1. Hist. lut. de la Fr., t. XXr, p. 88 et 89. 2. De sut ipsius et mult, ignor., Opp. t. II, p. 1053. — 251 — le père de toute la scolastique et le seul commentateurque le moyen âge ait connu 1 . Quand Louis XI entre- prend, en 1 473, de régler l'enseignement philosophique, la doctrine qu'il recommande est celle &Aristote et deson commentateur Averroès , reconnue depuis longtemps pour saine et assurée 9-. Dans une lettre datée d'Haïti (octobre 1498), Christophe Colomb nommeAvenruyz, d'après une citation de Pierre d'Ailly, commeun des auteurs qui lui ont fait deviner l'existence duNouveau Monde 3 . On a pu remarquer qu'au xme siècle ce n'est pas sans quelque peine que nous avons reconnu les averroïstes. Les réfutations de l'école dominicaine, les fureurs deRaymond Lulle nous ont seules révélé leur existence. Il serait impossible de désigner nommément un seul des maîtres qui avouaient ces doctrines. Il n'en est plus demême au xive siècle. Nous y trouvons une école qui porte bien décidément pour drapeau le nom d'Averroès ; ce groupe philosophique, qu'on doit envisager commel'antécédent naturel de l'école de Padoue, présente des caractères suffisamment arrêtés : substitution du Commentaire d'Averroès comme texte des leçons aux traités d'Aristote ; innombrables questions sur l'âme et sur l'in- tellect; manière abstraite, pédante, inintelligible 4 . i. Discuss. Peripat., t. I er , 1. XIII, p. 106. (Venet., 1571.) 2. Statuimus et edicimus quod Aristotelis doctrina ejusque commentatoris Averroys.... aliorumque realium doctorum , quorum doctrina retroactis temporibus sana securaque comperta est, tam in sacrœ theologiaa quam artium facultatibus, deinceps more consueto legatur, doceatur, dogmatizetur, discatur et intimetur. — Ordonn. des rois de France, t. XVII, p. 610. —Cf. du Boulay, t. V, p. 708. 3. Navarete, Coîeccion de viages y descubrimientos, t. I er , p. 261. (Madrid, 1825.) 4. C'est cette école que Patrizzi avait en rue quand U parle ainsi de la — 252 — Le carme Jean de Baconthorp (mort en 1 346), est le personnage le plus marquant de cette école. Son nomparaît toujours accompagné de l'épithète de prince desaverroïstes*. Baconthorp fut provincial des carmes enAngleterre, et devint le docteur de son ordre, commesaint Thomas était celui des dominicains, Duns Scot, celui des franciscains, Gilles de Rome, celui des augustins.Par lui Taverroïsme devint traditionnel dans l'école descarmes. Nous voyons en effet que, dans les premièresannées du xviue siècle, un religieux de cet ordre, Joseph Zagaglia de Ferrare, eut l'idée de renouveler la méthode de Baconthorp, et de l'appliquer à la théologie 2 , Baconthorp, du reste, cherche moins à soutenir les doctrines hétérodoxes de l'averroïsme qu'à en pallierl'hétérodoxie. Il rejette l'unité de l'intellect, mais aprèsavoir montré préalablement combien les arguments desaint Thomas et de Hervé Nedellec sont peu concluantscontre le vrai sentiment d'Averroès. Averroès n'a pasprétendu établir comme vraie et démontrée une hypothèse qui serait en contradiction avec ses propres principes. Ce n'a été de sa part qu'une fiction, un exercice delogique, une thèse proposée à la discussion et susceptible de mettre en lumière d'autres vérités 8 . Les théoriesseconde génération des docteurs scolastiques : u Ingens ab his philosophorum numerus ac successio manayit , quse in Aven Roicis hypothesibushabitavit.... Inde dubitationum ac quaestionum sexcentorum millium numerus manavit. » (Discuss, Perip. t t. I er , 1. XIII, p. 106. Venet., 1571.) 1. Averroîstarum princeps dictus. Bibliotheca canneîitana (Aurelianis, 1752), col. 743. —Omnes Averrois sententias mordicus tenuit, et illius scholœ suo tempore quasi princeps baberi voluit. (Pits, De M. Angl. script., p. 451. —Du Boulay, Hist. Univ. Paris., t. IV, p. 995. —Naudé, Apologie des grands hommes, p. 496. Paris, 1625.) 2. Mém. de Trévoux, 1713, p. 1661. 3. Quomodo commentator viliter defecit in boc in pbilosopbia. Et — 2a3 — averroïstes de la perception des substances séparées, des intelligences célestes, de l'influence du ciel sur les choses sublunaires, de l'éternité du monde 1 , sont en général expliquées dans le sens le plus adouci. C'est par le grandusage qu'il fait d'Averroès et par l'autorité qu'il lui ac- corde, bien plus que par sa doctrine, que Baconthorpmérita d'être considéré comme le représentant de l'aver- roïsme au xive siècle , et d'être adopté comme classique dans l'école de Padoue. Nous verrons plus tard le singulier mensonge que cette réputation a inspiré à Vanini. Waîter Burleigh doit être rangé dans le même groupe philosophique. Zimara le cite fréquemment comme unaverroïste 2 , et en effet il fut fort copié à Venise et à Padoue durant le xv e siècle 3 . Pierre Auriol et toute la fasti- dieuse scolastique du xive et du xve siècle, Pierre de Tarentaise, Nicolas Bonnet, Gabriel Biel ; l'école okkamiste surtout, Buridan , Marsile d'Inghen , appartiennent aumême type. La pensée n'a plus désormais assez d'originalité pour établir une classification entre ces maîtres , suffisamment rapprochés par leur physionomie pâle et terne. L'averroïsme n'est en un sens que le caractère de cette scolastique épuisée des Qusestiones et des Qaodlibeta , qui se traîne en expirant péniblement de vieillesse et de nullité jusqu'à l'apparition de la philosophie moderne. arguo contra opinionem in se, probando videlicet quod non solum erravit in se, sed erravit contra principia philosophiœ.... Nullus débet reputare istam opinionem esse veram, quam ipsemet opinans non reputat nisi fictionem, et solum ponit eam propter exercitium, ut veritas completius inquiratur. In II Sent. Dist. xxi. (Cremonse, 1618.) 1. In II Sent. Dist. I. — Quœst. quodl., 1. I, quœst. 14-; 1. II, quœst, 7. 2. Burle'ius et aliï averrolstœ. (Solut. contrad,, f. 188. ) 3. Cf. Minciotti, Catal. dei codd. mss, di S. Antonio di Padova, p. 97, 98, 100, 104, 107, 135. — 254 — La seule réaction tentée hors de l'Italie contre le pédantisme averroïstique, est celle de Jean Wessel de Gansfort , esprit cultivé et déjà philologue , reflet isolé desPétrarque, des Marsile Ficin, des Politien, des Bembo,au milieu de l'Europe barbare. Jean Wessel, comme tousces humanistes, haïssait Averroès; il chercha à opposerPlaton à la routine du péripatétisme arabe, et à la théorie de l'intellect unique, la doctrine de saint Augustin : L7nus est magister Deus. ... In lumine tuo videbimuslumen1 . 1 . Brucker, t. III, p. 8b9, sqq. ; t. VI, p. 61 i . — 255 — CHAPITRE III. L'AVERRO'i'SME DANS i'ÉCOEE DE PADOUE. §1- L'université de Pacîoue mérite une place dans l'histoire de la philosophie, moins comme ayant inauguré une doctrine originale, que comme ayant continué plus longtemps qu'aucune autre école les habitudes du moyen âge. La philosophie de Padoue, en effet, n'est autre chose que la scolastique se survivant à elle-même, et prolongeant sur un point isolé sa lente décrépitude , à peu près commeFempire romain réduit à Constantinople, ou la domination musulmane en Espagne resserrée dans les murs de Grenade. Le péripatétisme arabe, personnifié dans Averroès, se cantonne, pour ainsi dire, dans le nord-est de l'Italie, et y traîne son existence jusqu'en plein xvne siècle. Cremonini, mort en 1631, est, à proprement parler, le dernier scolastique. Comment cette insipide philosophie put-elle être si vivace, malgré les railleries de Pétrarque, malgré les at- taques des humanistes, dans le pays qui le premier embrassa la culture moderne ? A cette question, il faut répondre, ce me semble, que le mouvement de la renaissance fut un mouvement littéraire, et non un mouvement philosophique. L'Europe barbare avait trouvé dans son propre sein l'élan de la curiosité scientifique , mais nonle sentiment de la beauté des formes. Elle faisait maintenant sa rhétorique à l'école des anciens. Les représentants du mouvement de la renaissance ne s'emparèrent jamais bien décidément de la philosophie. Cet enseigne- — 256 — ment resta ainsi dans la vieille ornière : les traditions pédantes et grossières du moyen âge s'y perpétuèrent,les esprits fins s'éloignèrent de cette maison de disputeset de mauvais ton, où l'on parlait un jargon barbare et où les charlatants tranchaient du maître. La vérité entoute chose étant extrêmement délicate et ténue, ce n'est pas à la dialectique qu'il est donné de l'atteindre. Engéométrie , en algèbre , où les principes sont extrêmement simples et vrais d'une manière absolue, on peuts'abandonner au jeu des formules et les combiner indéfiniment, sans s'inquiéter des réalités qu'elles représentent. Dans les sciences morales et politiques, au contraire, où les principes, par leur expression insuffisanteet toujours partielle, posent à moitié sur le vrai, àmoitié sur le faux, les résultats du raisonnement ne sontlégitimes qu'à condition d'être contrôlés à chaque paspar l'expérience et le bon sens, Le syllogisme excluanttoute nuance et la vérité étant tout entière dans les nuances, le syllogisme est un instrument inutile pourtrouver le vrai dans les sciences morales. La pénétration,la souplesse, la culture multiple de l'esprit, voilà la vraielogique. La forme est, en philosophie, au moins aussiimportante que le fond ; le tour donné à la pensée est la seule démonstration possible, et en un sens, il est vraide dire que les humanistes de la renaissance , en apparence uniquement occupés de bien dire , étaient plusréellement philosophes que les averroïstcs de Padoue.L'école de Padoue, il est vrai, n'est pas seule cou-pable de cet étrange anachronisme. Il n'est pas exactd'envisager la scolastique comme finissant au xvc ou auxvic , ni même au xvne siècle. Ne vit-on pas un ordrecélèbre faire à Descartes la plus vive opposition au nomd'Aristote, j'entends de l'Aristotedes écoles, c'est-à-dire — 257 — des cahiers que les générations de professeurs se trans- mettaient de main en main ? Il serait facile de montrer que la scolastique se continue encore de nos jours dans plus d'un enseignement 1 . Rien n'égale les bizarres contrastes que présentent sous ce rapport les rotuli , ou programmes du xvie et du xvne siècle , que l'université de Padoue conserve encore. A coté de la vraie science re- présentée par les Fallope , les Fabrice d'Acquapendente, on trouve la théologie enseignée par un dominicain se- cundurn viam S. Thomœ, et par un franciscain , secundurn viam Scoti. Cremonini annonce à ses auditeurs qu'il exposera le traité de la Génération et de la Corruption, le traité du Ciel et du Monde 2 , avec un traitement de deux mille florins , tandis que Galilée , avec un traitement fort inférieur , expliquera les éléments d'Euclide 3 . L'école de Padoue est une école de professeurs. Il n'en reste que des leçons, et les leçons, à cette époque, ne savaient pas encore devenir des livres. Aussi cette école n'a-t-elle rien laissé qui supporte la lecture , ou puisse être de quelque valeur dans l'état actuel de l'esprit humain. La philosophie de Padoue, c'est Padoue elle- même. Comparée aux cités toscanes , cette ville est médiocre et sans génie. Toutes les belles choses, YArena , le Baptistère , la Ragïone , le Santo , y ont été faites par des étrangers. Qu'est-ce que saint Antoine , la fleur de 1 . On m'a assuré que dans quelques séminaires de Lombardie on suit encore, pour l'enseignement philosophique, des cahiers de l'école de Padoue du xvie siècle. 2. La division des chaires était déterminée par les titres des traités aris- totéliques ; il y avait la chaire du traité de l'Ame, la chaire des Analytiques, la chaire des Sophismes de Hentisberus, etc. 3. On raconte encore à l'université de Padoue, qu'après la découverte des satellites de Jupiter, Cremonini jugeant la chose contraire à Aristote, refusa obstinément de regarder désormais au télescope. 17 — 258 — Padoue , la vraie création padouane , comparé à François d'Assise , à Catherine de Sienne ? Ses miracles sontde la plus pauvre invention ; toute sa légende est duplus mauvais style. Le mouvement intellectuel du nord-est de l'Italie , Bologne , Ferrare , Venise , se rattache tout entier à celuide Padoue. Les universités de Padoue et de Bologne n'enfont réellement qu'une, au moins pour l'enseignementphilosophique et médical. C'étaient les mêmes profes-seurs qui , presque tous les ans , émigraient de l'une àl'autre pour obtenir une augmentation de salaire. Padoue , d'un autre côté , n'est que le quartier latin de Venise ; tout ce qui s'enseignait à Padoue s'imprimait àVenise. Il est donc bien entendu que par école de Padoue, on entend ici tout le développement philosophiquedu nord-est de l'Italie. §11. C'est surtout l'étude de la médecine qui contribua àfonder à Padoue le règne des Arabes. Pierre d\4banomérite, sous ce rapport, d'être considéré comme le fondateur de l'averroïsme padouan 1 . Le Conciliator differenûarum philosophorum et medicorum } prélude déjàaux essais de Zimara, de Tomitanus, pour mettre d'accord Aristote et Averroès. Chose singulière pourtant!Pierre d'Abano ne connaît ni le Colliget ni les œuvresmédicales d'Averroès : toutes les citations qu'il fait decet auteur sont empruntées à ses œuvres philosophiques.Mais à un autre titre , je veux dire par sa réputationsuspecte et son orthodoxie équivoque , Pierre d'Abano1 . Tiraboschi (t. V, 1. II, cliap. n, § 3) veut que Pierre d'Abano soit le premier auteur qui ait cité Averroès en Italie. C'est beaucoup trop dire. — 259 — mérita bien mieux le nom d'averroïste. La pensée impie de l'horoscope des religions , ensuite reprise par Pomponat, Pic de la Mirandole, Cardan, Vanini, est énoncée pour la première fois , ce me semble, dans ses écrits avec une surprenante hardiesse, « Ex conjunctione Saturai et « Jovis in principio Arietis, quod quidem circa finem 960(( contingit annorum totus mundus inferior commuta-« tur, ita quod non solum régna, sed et leges et prophetae « consurgunt in mundo. ... sicut apparuit in adventu Na-« buchodonosor, Moysi, AlexandriMagni, Nazarei, Ma-« chometi 1 . » Ceci s'écrivait en 1303. Pierre d'Àbanomourut pendant qu'on instruisait son procès; l'inquisition prit sa revanche en faisant brûler ses os 2 , et sonnom resta dans la mémoire populaire chargé de machinations infernales, et entouré de mystérieuses terreurs. Toute la médecine padouane est désormais vouée àl'averroïsme 3 . Les médecins forment, à cette époque,dans le nord de l'Italie, une classe riche, indépendante,mal vue du clergé, et qui paraît avoir eu en religion desopinions assez libres. Médecine, arabisme, averroïsme,astrologie*, incrédulité, devinrent des termes presquesynonymes. Cecco d'Ascoli est condamné, en 1324, parl'inquisition de Bologne à se défaire de tous ses livres 1. Concil. controv., f. 15. (Venet., 156o.) 2 . Sa pierre sépulcrale se voit pourtant aux Ermites , avec cette inscription : Pétri Aponi cineres. Ob. ann. 1315. cet. 66. 3. Nec aliter medico philosophandum putabant, quam Averrois et Avicennae doctrina. Facciolati, Fasti Gjmnasii Patav'mi, I a pars, p. xlix. — Tiraboschi., t. V, 1. II, cap. n, § 2 sqq. 4. L'astrologie se rattachait de fort près à l'esprit arabe. On croyait cependant à cette époque qu'Averroès avait combattu les prétentions de cette science imaginaire. « Dicam ergo cum Averroe : Astrologia nostri temporis nulla est. Sed statim dicit astrologus (scil. Petrus Aponus) : Averroes non scivit astrologiam; sed astra non mentiuntur. » Benve- nuto d'Imola ad Inf. cant. XX, apud Muratori, Antiq., t. III, col. 947. — 260 — d'astrologie, et à assister tous les dimanches au sermondans l'église des dominicains, parce qu'il avait mal parlécontre la foi 1 . Le tour d'esprit positif et enclin au matérialisme, qui domine dans l'Italie du nord, se dévoile, lesesprits forts se multiplient , et ici , comme partout , cherchent à se couvrir du nom d'Averroès. Mais les formesun peu roides du péripatétisme et la barharie de l'écolearabe firent tomber les averroïstes dans une morgue pédante , qui ne pouvait manquer de déplaire aux espritsplus cultivés de la Toscane. L'instinct si délicat de Pétrarque saisit cette nuance avec une finesse admirable : l'antipathie pour l'averroïsme médical est un des traitsessentiels de sa vie, et une des plus agréables boutades dece charmant esprit. S ni. Pétrarque mérite d'être appelé le premier homme moderne, en ce sens qu'il inaugura chez les Latins le sentiment délicat de la culture antique, source de toute notrecivilisation. Le moyen âge, à diverses reprises, avait biencherché à renouer le fil rompu , et à se rattacher à la tradition classique. Mais le moyen âge, malgré son admiration pour l'antiquité, ne la comprit jamais dans cequ'elle a de vivant et de fécond. Pétrarque, au contraire, fut véritablement un ancien. Le premier, il eutla conscience de ce je ne sais quoi de noble, de généreux , de libéral , qui avait disparu du monde depuis le triomphe de la barbarie. Pétrarque devait, par conséquent , détester le moyen âge et tout ce qui s'y rattachait. Or la science arabe lui apparaissait comme un reste de la pédanterie de cette époque. Tandis que les sources1 . Cf. Tirabosclri, t. V, 1. II, cap. n, §15. — 261 — originales de la science antique avaient été scellées pour l'Occident , les Arabes avaient rendu d'incontestables services. Mais , en présence de l'antiquité elle-même, ces interprètes infidèles n'étaient plus qu'un embarras. L'engouement fanatique de leurs admirateurs ne pouvait manquer d'ailleurs de produire une vive réaction dans une nature aussi fine et aussi irritable que celle de Pétrarque. Cette aversion se retrouve à chaque page de ses écrits. Pétrarque ne veut même pas être guéri par les conseils de la médecine arabe, ni par des remèdes qui portent des noms arabes \ » Je te prie de grâce, dit-il à son ami Jean Dondi 2 , en tout ce qui me concerne, de ne tenir aucun compte de tes Arabes, pas plus que s'ils n'existaient, Je hais toute cette race. Je sais que la Grèce a produit des hommes doctes et éloquents : philosophes, poètes, orateurs, mathématiciens, tous sont venus de là; là aussi sont nés les pères de la médecine. Mais les médecins arabes !... tu dois savoir ce qu'ils sont. Pour moi je connais leurs poètes ; on ne peut rien imaginer de plus mou, de plus énervé, de plus obscène 3 A peine me fera-t-on croire que quelque chose de bon puisse venir des Arabes 4 ! Et vous néanmoins, doctes hommes, par je ne sais quelle faiblesse, vous les comblez de louanges imméritées ; à tel 1. Contra medicum quemdam invect., t. II, p. 1093, 1097. — Rer. sen. XII, p. 907. (Édit. Henricpetri, 1554.) 2. Senil. XII. Ep. 2 (t. II, p. 904). — Seclusis Arabum mendaciis. (Contra med. quemdam invect., p. 905.) 3. Comment Pétrarque a-t-il pu connaître la poésie arabe , dont le moyen âge n'a pas eu la moindre notion? 4. Unum, antequam desinam, te obsecro, ut abomni consilio mearum rerum tui isti Arabes arceantur atque exulent : odi genus universum.... Vix mibi persuadebitur ab Arabia posse aliquid boni esse. (T. II, p. 913.) — 262 — point que j'ai entendu un médecin dire , avec l'assenti- ment de ses collègues, que s'il trouvait un moderne égalà Hippocrate, il lui permettrait peut-être d'écrire, si les Arabes n'avaient écrit; parole qui, je ne dirai pas brûlamon cœur comme une ortie , mais le transperça commeun stylet, et aurait suffi pour me faire jeter au feu tousmes livres.... Quoi! Cicéron a pu être orateur aprèsDémosthène, Virgile poëte après Homère, Tite Live etSalluste historiens après Hérodote et Thucydide, etaprès les Arabes il ne sera plus permis d'écrire!...Nous aurons souvent égalé, quelquefois surpassé les Grecs,et par conséquent toutes les nations, excepté, dites-vous,les Arabes ! O folie ! 6 vertige ! 6 génie de l'Italie as-soupi ou éteint M » La haine de Pétrarque contre les astrologues et lesmédecins 2 venait de ce que les uns et les autres représentaient à ses yeux l'esprit arabe, le matérialisme fataliste et incrédule. Il semble d'ailleurs qu'en tout tempsla médecine ait eu le privilège d'ameuter contre elle leshumanistes et une certaine classe d'esprits honnêtes. Lahaine des médecins devint presque une idée fixe chezPétrarque dans ses dernières années. Il avait eu quelquesdémêlés à Avignon avec les médecins du pape, qui affec-taient de dédaigner les poètes, comme gens inutiles etsans profession 3 . C'est à ce propos qu'il composa ses1 Arabiculis, ut vos velle videmini, duntaxat exceptis ! O infamisexceptio ! O vertigo rerum admirabilis ! O Italica vel sopita ingénia velextincta. [Ib'ul.) 2. Cf. Tiraboschi, t. V, 1. II, cap. in, § 1, sqq. — Sprengel, t. II, p. 477-78. — Andres, DelF origine, etc., t. I er , p. 153 (Parma, 1782), et une dissertation sur Pétrarque envisagé comme critique de la médecinede son temps, dans le Janus, journal d'histoire de la médecine, publiéà Breslau, par A. W. E. Th. Ilenschcl, t. I" (1846), p. 183 et suiv. 3. Senil. 1. XII, ep. 1 el 2 (t. Il, p. 900, 908, 914). —L. XV,ep. 3 (p. 951, sqq.) — 263 — quatres livres à' Invectives contre un médecin i , volumineuse déclamation où il a recueilli contre la médecine tous les griefs imaginables, pour aboutir à ce résultat qu'il n'est au monde de médecin à qui l'on puisse se fier 2 . Dans une lettre à Boccace 3 , il décrit avec malice le charlatanisme et la vanité des médecins de son temps, qui ne paraissent en public que superbement vêtus, montés sur des chevaux magnifiques, avec des éperons d'or, un air d'autorité, les doigts resplendissants de bagues et de pierres précieuses 4 . « Peu s'en faut, dit-il, qu'ils ne s'arrogent les honneurs du triomphe ; et en effet ils le méritent, car il n'est personne parmi eux qui n'ait tué au moins cinq mille hommes, nombre exigé pour avoir droit à ces honneurs. » Dans une autre lettre à Pandolfe Malatesta, il raconte, ou peut-être il invente à l'appui de sa thèse les anecdotes les plus gaies s . Il paraît du reste que les beaux esprits de Padoue lui furent reconnaissants de cette campagne contre le pédantisme des médecins, puisque longtemps après l'on voit un Padouanproposer de lui élever à ses frais une statue dans le Pratodélia Valle, à condition qu'on lui permette d'y inscrire : Francisco Petrarclise Medicorum hosti infensissimo. L'antipathie de Pétrarque pour tout ce qui sentait le 1. Opp. t. II, p. 1086, sqq. — Comparez la critique de Louis Vives, De Causis corruptarum artium, 1. V. (Opp. t. I, p. 413, sqq., Bâle, 1dd5.) 2. De medicis non modo nil sperandum, sed vaîde etiam metuendum. (Opp., t. II, p. 801.) 3. Senil., 1. V, ep. 4. (T. II, p. 796 sqq.) 4. Les traités de médecine au moyen âge ne se font pas scrupule de conseiller au médecin les moyens du plus impudent charlatanisme, pour se faire valoir. Cf. A. W. E. Th. Henschel, Janus, t. I er , p. 307 sqq. Daremberg, Voyage médico-litt. en Anglet.,^. 14. 5. Senil., 1. XIII , ep. 8. — Cf. Ibid., 1. XIV, ep. 16. — L. XII, ep. 1 et 2. — L. III, ep. 4. — 264 — charlatanisme lui fit méconnaître quel service l'école médicale, malgré ses ridicules, rendait à l'esprit humain,en fondant la science laïque et rationnelle. Toutes les fois que l'Italie a voulu réagir contre la superstition populaire, elle est tombée dans une sorte de matérialismeâpre, roide, exclusif. Averroès et les Arabes n'étaient àcette époque pour les libres penseurs du nord de l'Italie qu'un mot de passe. On ne pouvait aspirer au titre dephilosophe ingénieux à moins de jurer par Averroès.Pétrarque lui-même nous raconte à ce sujet de curieusesanecdotes 1 . Il reçut un jour dans sa bibliothèque à Venisela visite d'un de ces averroïstes, qui, selon la coutumedes modernes philosophes, pensent n'avoir rien fait,s'ils n'aboient contre le Christ et sa doctrine surnaturelle. Pétrarque ayant osé dans la conversation citer quelque parole de saint Paul, cet homme fronça lesourcil avec dédain 2 . « Garde pour toi, lui dit-il, des. docteurs de cette espèce. Pour moi, fai mon maître, etje sais à qui je crois 3 . » Pétrarque essaya de défendrel'apôtre. L'averroïste se prit à rire : u Allons, dit-il ? reste bon chrétien ; pour moi je ne crois pas un mot detoutes ces fables. Ton Paul, ton Augustin, et tous cesgens dont tu fais tant de cas n'étaient que des bavards. Ah! si tu étais capable de lire Averroès!... Tuverrais combien il est supérieur à tous ces drôles 4 ! »1. Seuil., 1. V, ep. 3 (t. II, p. 796). — Cf. Tiraboschi, t. V, p. 190 etsuiv. (Éclit. Modène.) 2. Ule spumans rabie, et contemptus supercilio frontem turpans : Tuos (inquit) et Ecclesiœ doctorculos tibi babe.... 3. Ces mots, cités par dérision de la IIe épître à Timotbée (I, 12), s'appliquaient à Averroès. A. Ad hœc ille nauseabundus risit : « Et tu (inquit) esto Cbristianus bonus; ego horum omnium nihil credo. Et Paulus et Augustinus tuus, hique omnes alii quos prœdicas, loquacissimi homines fuere. Utinam tu — 265 — Pétrarque eut peine à retenir sa colère ; il prit l'averroïste par le manteau, en le priant de ne plus revenir. Une autre fois, Pétrarque s'étant permis de citer saint Augustin à un de ces esprits forts : « Quel dommage,reprit celui-ci , qu'un si grand génie se soit laissé prendre à des fables aussi puériles \ Mais j'ai de toi meilleure espérance, et un jour sans doute tu seras des nôtres. » Il paraît en effet que pendant quelque temps Pétrarque fut en butte aux obsessions des averroïstes 2 . Son traité De sui ipsius et multorum ignorantia 3 , n'est que le récit des conversations qu'il eut à Venise avec quatre averroïstes de ses amis, qui mirent tout en œuvre pour l'attirer à leur parti. Pétrarque raconte d'abord les efforts qu'ils tentaient auprès de lui , soit individuellement , soit réunis , et le dépit qu'ils éprouvaient en le voyant prendre au sérieux sa religion et citer Moïse et saint Paul commedes autorités. Finalement, ils tinrent conseil pour savoir si ce n'était pas perdre sa peine que de chercher à le convertir, et se résumèrent en l'appelant un bon hommesans littérature : Brevem diffinitivam hanc tulere sen- tentiam, scilicet me sine litteris virum bonum. Un manuscrit de la bibliothèque de SS. Jean et Paul a fourni les noms de ces quatre averroïstes; c'étaient, dit-on, Léonard Dandolo, Thomas Talento, Zacharie Contarini , tous trois de Venise, et maître Guido da Bagnolo , de Averroim pati posses, ut videres quanto ille tuis his nugatoribus major sit. » Exarsi fateor, et vix manum ab illo impuro et blasphemo ore continui 4. T. II, p. i0$5. 2. Neque illis ignota est bibliotheca nostra, quam toties me tentantes ingressi sunt. (T. II, p. 1054.) ^_. 3. Opp. t. II, p. 1035etsqq. — 266 — Reggio *. L'averroïsme était devenu à la mode dans la haute société vénitienne, et il fallait en faire profession, si l'on voulait passer pour un homme de bonne compagnie 2 . Or, sous ce nom se cachait l'incrédulité la plusdécidée, a S'ils ne craignaient les supplices des hommesbien plus que ceux de Dieu , ils oseraient , dit Pétrarque, attaquer non-seulement la création du monde selonle Timée , mais la Genèse de Moïse, la foi catholique et le dogme sacré du Christ. Quand cette appréhensionne les retient plus, et qu'ils peuvent parler sans contrainte, ils combattent directement la vérité; dans leursconciliabules , ils se rient du Christ et adorent Aristotequ'ils n'entendent pas. Quand ils disputent en public,ils protestent qu'ils parlent abstraction faite de la foi, c'est-à-dire qu'ils cherchent la vérité en rejetant la vérité , et la lumière en tournant le dos au soleil. Mais en secret, il n'est blasphème, sophisme, plaisanterie , sarcasme qu'ils ne débitent , aux grandsapplaudissements de leurs auditeurs. Et comment nenous traiteraient-ils pas de gens illettrés , quand ils appellent idiot le Christ notre maître ? Pour eux, ils vont gonflés de leurs sophismes, satisfaits d'euxmêmes, et se faisant fort de disputer sur toute chosesans avoir rien appris. » Pétrarque expose ensuite les subtiles questions qu'ils agitaient sur les Problèmesd'Aristote 3 , et les difficultés qu'ils soulevaient sur la 1 . Primus miles, secundus sîmplex mercator, tertius simplex nobilis, quartus medicus pliysicus. P. degli Agostini, Scritt, Venez., t. I er , p. 5. — Tiraboschi, 1. c. — De Sade, Mëm. sur la vie de Pétrarque, t. III, p. 752. 2. Cogitant se magnos, et sunt plane omnes divites, quee nunc unamortalibus magnitudo est. (T. II, p. 1038.) 3. Quot leo pilos in vertice, quot plumas accipiter in cauda, ut adversi coeunt elephantes, etc — Quaedenique quamvisvera essent, niliil penitus — 267 — création , l'éternité du monde , la toute-puissance de Dieu, la souveraine félicité de l'homme. « Dieux immortels ! s'écrie-t-il ? on ne mérite le titre d'homme lettré aux yeux de ces gens , si l'on n'est hérétique , frondeur, insensé , et si Ton ne va par les rues et les places publiques disputant sur les animaux , et se montrant bête soi-même. Plus on attaque la religion chrétienne avec fureur, plus on est à leurs yeux ingénieux et docte. Se permet-on de la défendre , on n'est plus qu'un esprit faible et un sot qui couvre son ignorance du voile de la foi. Pour moi, ajoute Pétrarque, plus j'entends décrier la foi du Christ, plus j'aime le Christ, plus je me raffermis dans sa doctrine. Il m'arrive comme à un fils dont la tendresse filiale se serait refroidie, et qui entendant attaquer l'honneur de son père , sent se rallumer dans son cœur l'amour qui paraissait éteint. J'en atteste le Christ, souvent les blasphèmes des hérétiques de chrétien m'ont fait très-chrétien. » Pétrarque ne se contenta pas de ces édifiantes protestations. Il avait entrepris une réfutation en forme des erreurs averroïstes; mais il ne put l'achever. Aussi redoublait-il d'instances auprès d'un de ses amis , Luigi Marsigîi , religieux augustin , pour l'engager à se charger de ce travail. « Je te demande une dernière grâce, lui écrit-il 1

c'est de vouloir bien, aussitôt que tu jouiras de

quelque loisir, te retourner contre ce chien enragé d'Averroès, lequel, transporté d'une aveugle fureur, ne cesse adbeatam vitam (p. 1038). Solebant illi vel aristotelicum problema, vel de animalibus aliquid in médium jactare : ego autem vel tacere, vel jocari, vel ordiri aliud, interdumque subridens quserere quonam modo id scire potuisset Aristoteles, cujus et ratio nulla est et experimentum impossibile. Stupere illi, et taciti subirasci, et blaspliemum velut aspicere. (P. 1042.) 1. Epist. ultima sine titulo (Opp. vol. II, p. 732). — Cf. Tiraboschi, t. V, 1. II, cap. i, g 23. — De Sade, t. III, p. 761. — 268 — d'aboyer contre le Christ et la religion catholique.J'avais , tu le sais , commencé à recueillir de coté etd'autre ses blasphèmes; mais des occupations plus nombreuses que jamais , et le manque de temps , aussi bienque de science, m'en ont détourné. Applique toutes lesforces de ton esprit à cette entreprise, qui jusqu'ici a étési indignement négligée, et dédie-moi ton opuscule, soitque je vive ou que je sois mort. » On méconnaîtrait le caractère de Pétrarque , si Toncroyait que cette opposition à l'averroïsme partît d'uneétroite orthodoxie. Celui qui, précurseur des plus vivesaspirations des temps modernes, s'écriait près de deuxsiècles avant Luther : Dell' empia Babilonia ond' è fuggita Ogni vergogna, ond' ogni bene è fori , Albergo di dolor , madré d' errori , Son fuggit' io per allungar la vita , celui qui adressait au peuple romain la lettre De capessenda Libertate, et s'écriait, dans son enthousiasme pourCola de Rienzi : Roma mia sarà ancor bellal n'était pashomme à s'alarmer de l'émancipation des esprits. MaisPétrarque en voulait à la morgue hautaine des averroïstes. Ce Toscan, plein de tact et de finesse, ne pouvaitsouffrir le ton dur et pédantesque du matérialisme vénitien. Beaucoup d'esprits délicats aiment mieux êtrecroyants qu'incrédules de mauvais goût. S IV. Ce fut le sort d'Averroès de mener de front dans l'his-toire une double destinée , l'une dans l'enseignementclassique , l'autre parmi les gens du inonde et les libertins. Ces deux rôles toutefois n'étaient pas sans con- — 269 — nexion l'un avec l'autre : l'abus que l'on faisait du nom d'Averroès était encouragé par l'autorité magistrale qu'il obtenait dans les écoles. Les habitudes de la scolastique dégénérée avaient en quelque sorte naturalisé le Grand Commentaire dans la haute Italie. Dès la première moitié du xive siècle , Grégoire de Rimini , Jérôme Ferrari , Jean de Jandun et frà Urbano de Bologne nous présentent parfaitement caractérisé l'enseignement qui doit se prolonger à Padoue jusqu'au milieu du xvne siècle. Peu d'auteurs ont été plus cités et ensuite plus oubliés que Jean de Jandun *. Il s'agit pourtant d'un de ces maîtres auxquels l'emphase de l'école avait décerné le titre de monarque de la philosophie et de prince des philosophes. Quoique né en France, quoique ayant professé avec éclat dans l'Université de Paris 2 , Jean de Jandun appartient réellement à l'école de Padoue : c'est là que son nom est resté célèbre 3

c'est là qu'il connut

Marsile de Padoue , et peut-être Pierre d' Abano , avec lesquels il entretenait de Paris des relations suivies , et qui le tenaient au courant des productions averroïstes. Il prit parti, avec Marsile, pour Louis de Bavière, dans 4 . Jandun est un village du canton de Signy-1'Abbaye, département des Ardennes. Ce nom a donné naissance à une foule d'altérations, Jan- dunus, Joannes de Gandavo, de Gan, de Ganduno, de Gonduno, de Gandino, de Gedeno, de Jandano, de Jandono, Joannes Jando, etc. —Zirnara {Solut. contrad., f. 107 v°, 170 v°, 214) et Antoine Brasavola de Ferrare, dans son commentaire sur le De Subst. Orbis, l'appellent même Joannes Andegavensis. f. 2. D'Achery, Spicil., t. III, p. 85 (edit. ait.). On le fait aussi enseigner à Pérouse. N'aurait-on pas lu Perusiœ pour Parisius? 3. Un des sonnets de Dino Compagni, récemment publié par M. Oza- nam [Docum. ïnéd. pour servir à l'hist. litt. de VItalie, p. 319-320), est adressé à un Maestro Giandino, philosophe et physicien, dont le poète vante la science et les écrits. On pourrait, sans invraisemblance, identifier ce personnage avec Jean de Jandun. Dino vécut jusqu'en 1323. — 270 — la querelle de cet empereur avec Jean XXII, coopéraau célèbre ouvrage Defensor pacis, et se vit con-damner par le pape en 1 328 \ Ses Questions et sesCommentaires sur Aristote et Averroès, et en particuliersur le De substantia orbis, ont été plusieurs fois imprimés à Venise, en 1488, 1496 et 1501 . La Bibliothèquenationale (anc. fonds, 6542) possède de lui un volumineux commentaire inédit du commentaire de Pierred'Abano sur les Problèmes d'Aristote. Ce fut par l'en-tremise de Marsile que Jean de Jandun eut le premierconnaissance à Paris de l'ouvrage de Pierre d'Abano 2 . Zi-mara 3 et les Coïmbrois 4 mettent Jean de Jandun au nombre des averroïstes. Il l'est, en effet, parla méthode et leshabitudes de son enseignement ; Averroès est à ses yeuxperfectus et gloriosissimusphysicus, veritatis amicusetdefensor intrepidus', Quant à la doctrine, Jean de Jandunn'en a pas de bien caractérisée. Dans son commentaire surle De substantia orbis, il défend la thèse de la nécessitéet de l'incorruptibilité de la matière céleste, et réfute lesmodernes, qui prétendent que le ciel, étant composé dela1. Cf. Martène, Thésaurus novus Anecd., II, col. 704 et suiv. —Fabricius, Bibl. med. et inf. lat., t. IV, p. 77. — Bandini, Bibl. LeopoldinaLaurent., t. III, col. 103. — H. Wharton, Appendix ad Hist. Utt. Guill.Cave (Oxon., 1743), p. 36. — Oudin, t. III, p. 883. — Du Boulay,t. IV, p. 163, 205, 206, 974. — Boulliot, Biographie ardennaise, t. II,p. 52-56. 2. Et ego Joannes de Genduno, qui, Deo gratias, credo esse primusinter Parisius régentes in philosophia ad quem prsedicta expositio pervenit per dilectissimum meum magistrum Marcilium de Padua, illorumexpositioneni manibus propriis mihi scribere dignum duxi, ne malorumscriptorum corruptiones dampnosse delectationem meam in istius libristudio minorarent, librumque praenominatum, scilicet illius gloriosi doctoris summas propono, Deo jubente, scolaribus studii Parisiensis verbotenus explicare. (Ms. cité, f. 1.) 3. Solut. contrad., f. 210 v°. 4. In 1. II De anima, cap. i, quœst. 7, art. 1, p. 59. — 271 — même matière que le monde sublunaire, ne tient sa nécessité que dune cause extérieure. Dans ses Questions sur le traité de l'Ame , il se contente de présenter, avec beaucoup de subtilité, le pour et le contre sur les questions averroïstiques de l'intellect 1

L'intellect agent

existe-t-il nécessairement? L'intellect agent fait-il partie de l'âme humaine? L'intellect possible comprend-il toujours l'intellect actif d'une même intellection ? Sur la question capitale : L'intellect est-il unique dans tous les hommes? il a peine à se décider entre les raisons opposées. Oui, car s'il y avait plusieurs intellects, la raison d'un homme ne serait pas celle de l'autre; oui, car dans cette hypothèse l'intellect serait individualisé par le corps ; or, il est absurde qu'une substance qui existe avant d'être unie au corps soit individualisée par le corps. "Non , car les mêmes raisons prouveraient que l'intelligence est identique chez tous, ce qui est absurde. Non , car l'intellect étant la première perfection de l'homme , le moiserait constitué individu par ce qui fait l'essence d'un autre 2 . Non, car il suivrait de là qu'un même sujet peut soutenir des modifications contraires. Non, car l'intellect étant éternel, et l'espèce humaine étant éternelle, l'in- tellect serait déjà parfait et plein d'espèces intelligibles 3 . « Pour moi, dit-il, quoique l'opinion du commentateuret d'Aristote soit expresse, et que cette opinion ne puisse être réfutée par des raisons démonstratives, je pense que l'intellect n'est point unique, et qu il y a autant d'ini. Je cite d'après le ms. de Saint-Marc , classis VI, n° 101, et 381 de Saint-Antoine de Padoue. 2. Ego essem per esse tui, et tu per esse mei. 3. Quum intellectus sit ab seterno, vel ab seterno fuit humana species videtur quod jam est omnino perfectus et plenus speciebus intel- ligibilibus. — 272 — tellects que de corps humains l . » Jean de Jandun re-pousse avec beaucoup plus de décision une opinion qu'il distingue de celle du commentateur, et d'après laquelleune seule âme éternelle s'individualiserait en chacun parune sorte de métempsycose. Il affirme sans hésiter, et, conformément au dogme théologique, que l'âme est for-mée par une création directe de Dieu au moment de la génération. Sur un grand nombre d'autres questions relatives à l'intellect et à l'intelligible, Jean de Jandun s'é- loigne également de l'opinion du commentateur. Le servite frà Urbano de Bologne est un autreexemple de ces religieux qui, comme Baconthorp, affi- chaient sans crainte le nom à'averroïste. Mazzuchelli8 et Mansi 3 veulent qu'il ait enseigné la théologie à Paris,à Padoue et à Bologne. Mais Tiraboschi 4 fait observerque le père Giani, annaliste de l'ordre des servites s , et les anciens documents dont il s'est servi, parlent seulement de l'école de philosophie que frà Urbano tint àBologne. Le principal de ses ouvrages est de 1334, etil nous y apprend lui-même qu'il était alors avancé enâge 6 . Cet ouvrage, qui lui mérita le surnom de Pèrede la philosophie , est un volumineux commentaire ducommentaire d'Averroès sur la Physique d'Aristote. Antoine Alabanti, général des' servites, le fit imprimer àVenise en 1492, sous ce titre : Urbanus Averrolsta,phllosophus summus, ex almlfico servorum B. M. V.\ . Ipse est numeratus in diversis secuiidum numerationem corporumliumanorum. — On lit à la marge : Opinio sacrœ fidei. 2. Scriit. ital., t. II, p. III, p. 1479. 3. Ap. Bibl. med. et inf. lat. (contin.), t. VI, p. 308. 4. T. V, 1. II, cap. n, n° 3. 5. Annales Servorum B. M. V. t vol. I er , p. 271. 6. Mansi (1. c.) le fait beaucoup plus moderne, mais sans citer aucuneautorité. — 273 — ordine, commentorum omnium Averoys super librum Aristotelis de Phjsico auditu expositor clarissimus , avec une préface de Nicoietti Yernias *. L'auteur an- nonce dans le prologue l'intention de composer un semblable commentaire sur le commentaire du traité du Ciel et du Monde. Averroès, on le voit, a déjà remplacé Aristote ; c'est son texte que l'on commente, en lieu et place de celui du philosophe. Frà Urbano, selon Tiraboschi, qui avait vu un exemplaire de son commentaire dans la bibliothèque d'Esté à Modène, ne soutenait aucune des opinions coupables d'Averroès. Il ne paraît pas d'ailleurs qu'il ait exercé une grande influence; car on ne trouve pas de manuscrits de ses ouvrages dans les bibliothèques de Venise et de Lombardie. Yers la même époque, Zacharie, professeur de rhétorique {eloquentiœ latinse didascalus) à Parme, écrit une thèse De tempore et motu contra A'verojm, qui se trouve dans le n° 1749 du fonds de Sorbonne 2 . L'ouvrage est de mince valeur ; mais il atteste combien les questions averroïstiques étaient à l'ordre du jour dans les écoles du nord de l'Italie, au commencement du xive siècle 3 . Paul de Yenise (mort en 1429) 4 , l'un des docteurs les 1. Hain, vol. II, pars II, p. 496-497. 2. Aucun auteur d'histoire littéraire, que je sache, pas même Affô, n'a parlé de ce Zacharie de Parme. Le ms. de Sorbonne contient deux de ses ouvrages, la thèse précitée et une rhétorique latine fort intéressante, dédiée au cardinal G. de Parme et à Nicolas, doyen de l'église de Paris, sans doute celui qui est mentionné dans la Gallia christiana (t. VII, p. 20a), vers l'an 1300. 3. Ce ms., avec beaucoup d'autres, provient du don fait à la Sorbonne par maître Jacques de Padoue. 4. Cf. Ossinger, Bïbl. Augustin. , p. 922 sqq. — Tiraboschi, t. VI, I re partie, 1. II, cap. n, g 2. — Baldassare Poli, Supplimenti al Manuaie di Tennemann . , p. 537 et suiy. 18 — 274 — plus autorisés de son temps , comme l'atteste le grandnombre des éditions et des copies manuscrites de sesœuvres, Paul de Venise, surnommé d'un commun accordexcellentissimus philosophorum monarcha\ admet,avec une franchise dont on a droit d'être surpris dans unreligieux augustin, les dernières conséquences de la théorie averroïste. « Les modernes, dit-iî, prétendent quel'âme intellective se multiplie selon la multiplication desindividus, qu'elle est engendrée, mais non sujette à lacorruption; et ils soutiennent que telle est l'opiniond'Aristote. Mais la vraie opinion d'Aristote, c'est qu'iln'y a qu'un intellect unique pour tous les hommes, con-formément à l'interprétation du commentateur, et d'après ce principe que la nature n'abonde jamais en superflu, comme elle ne manque jamais du nécessaire. Cela neveut pas dire pourtant que la même âme soit à la foisheureuse et malheureuse, savante et ignorante, toutesces qualités n'étant dans l'âme que des accidents. L'intellect humain est incréé , impassible , incorruptible; il n'a ni commencement ni fin ; il ne se compte pas se-lon le nombre des individus. En effet , tout ce qui estsusceptible d'individualité numérique participe de la matière. Or, l'âme intellective est exempte de toute concrétion matérielle. L'âme intellective est la dernière desintelligences mondaines; elle est spécifique de l'espècehumaine, tandis que l'âme spiritwe (sic), par laquellel'homme est animal, est de même espèce que l'âme desautres animaux : celle-ci est engendrée et corruptible 2 . »1 . Ces titres de monarcha sapientiœ, philosophoi'iim suœ cetatis facile princepSy se donnaient avec une singulière facilité à Padoue aux hommesles plus médiocres. Tel autre s'intitulait : Arïstotelis anima, aller Hippocrates, summus Italïee philosopltus, Arïstotelis genius. 2. Cette théorie est extraite de la Summa lotius philosophiœ, de Paul deVenise. — 275 — Paul de Venise doit donc être compté au nombre des averroïstes les plus décides. Il soutint à Bologne, devant le chapitre général des augustins, composé de plus de huit cents religieux, et avec un grand appareil de solennité \ les thèses averroïstes contre Nicolas Fava. Son habileté en dialectique ne le sauva pas d'une défaite. Le Siennois Ugo Benzi, ennemi personnel de Fava, qui assistait à la dispute, ne put s'empêcher de s'écrier: « Fava a raison, et toi, Paul, tu es vaincu. —Bon Dieu! reprit Paul de Venise, voilà qu'Hérode et Pilate deviennent amis! » A ces mots, il s'éleva un rire général qui fit clore la séance. Paul de Venise nous est représenté par ses contemporains comme un scolastique insolent et présomptueux; Fava, au contraire, ami de Philelphe, appartenait déjà à l'école helléniste, qui devait, un siècle plus tard, détrôner Averroès. Paul de Pergola, Onofrio de Sulmona, Henricus ab Alemannia, Jean de Lendinara, Nicolas de Foligno, Magister Strodus, Hugues de Sienne, Marsile de SainteSophie, Jacques de Forli, Thomas de Catalogne, AdamBouchermefort, furent autant de maîtres renommés en leur temps l9 et de zélés partisans de la scolastique averroïste. Certes, il nous est difficile de comprendre la séduction que cette philosophie pouvait exercer sur la jeunesse studieuse qui se pressait à Bologne et à Padoue. L'homme voué aux travaux de l'esprit éprouve une grande tristesse, quand , parcourant les archives de ces longs siècles d'étude, il trouve ensevelis dans l'oubli ces monceaux de travaux surannés, dont rien ne reste, si ce 1 . La plupart de ces auteurs m'ont été révélés par l'examen des manuscrits de Venise et de Padoue. Je me propose de publier sous le titre de Documents inédits pour servir à l'histoire de Vécole de Padoue, les extraits que j'ai rapportés de cette exploration. — 276 — n'est quelques noms que personne ne se soucie plus deretenir. Mais il se console en pensant que l'exercice del'esprit a sa valeur indépendante et absolue, que cha-cun de ces manuscrits de Jean de Jandun, de Paul deVenise, portant si soigneusement le nom de son posses-seur et la date de ses études, a servi à entretenir la tra- dition de l'esprit, et est entré pour une part dans cette grande éducation de la raison humaine, où rien ne se perd. L'abécédaire où Goethe apprit à lire n'a point été un livre inutile. §v. Gaetano de Tiene (1 387-1 465) est présenté d'ordinairecomme le fondateur de l'averroïsme padouan 1 . Cela n'estpoint exact, puisque l'autorité d'Averroès était déjà établie à Padoue depuis plus d'un siècle , quand ce maîtrecommença à y enseigner en 1436. Néanmoins Gaetano,par sa fortune, sa position sociale, son enseignement etses écrits, contribua puissamment à augmenter l'autoritédu Grand Commentaire. Issu d'une famille illustre deYicence 2 , Gaetano devint un des personnages les plusimportants de l'université de Padoue, et mourut chanoine de la cathédrale de cette ville \ Sa bibliothèque1 . Primus Averroi auctoritatern in gymnasio Patavino conciliasse dicitur, ejus commentaria in philosophando unice secutus (Facciolati, Fasti gymn. Pat., pars II, p. 104). In explicando , omissis aliorum in- terpretum opinionibus, solum Averroem,fidissimuni philosophicommentatorem sequebatur, eo ingenii acumine ut primus ei in gymnasio auctoritatern conciliaret. (Tomasinus, ///. vir. Elogia, t. II, p. 34-35.) 2. La famille Tiene voulut, qu'en souvenir du célèbre professeur, unde ses membres portât toujours le nom de Gaetano. C'est ainsi que notre philosophe se trouve homonyme du bienheureux Gaetano de Tiene, fon- dateur des théatins. 3. Voir pour la vie de Gaetano la notice de Calvi (en religion, AngiolGabriele di S. Maria), Biblioteca e Storia di quei scrUtcrï cosl délia città corne delterritorio di Vicenza (Vicenza, 1772), vol. II, parte I. — 277 — passa , avec ses propres écrits , à l'abbaye de San Giovanni in Verdara, un des principaux centres de l'aver- roïsme, et de là à Saint-Marc, où elle est encore aujourd'hui un tableau vivant des études de ce temps. Le nombre extraordinaire de copies des cours de Gaetano qu'on trouve dans les bibliothèques du nord de l'Italie, le luxe de calligraphie qui y est quelquefois déployé *, et les nombreuses éditions qu'il obtint dans les premières années de la typographie 2 , attestent la vogue dont il jouit, durant la seconde moitié du xv e siècle, dans les écoles de l'Italie et même de toute l'Europe. Il ne faut demander à Gaetano aucune doctrine origi • nale. Moins hardi que Paul de Venise, il rejette toutes les conséquences hétérodoxes du péripatétisme. Dans son commentaire sur le traité de l'Ame, achevé en 1448 ? les questions averroïstes sont poursuivies dans leurs plus subtiles distinctions. Gaetano cherche à concilier l'immortalité avec la théorie aristotélique de la perception : il n'y réussit que par la plus bizarre des hypothèses 3 . Dans une thèse psychologique soutenue à Padoue 4 , Gaetano discute une question qui paraît avoir beaucoup 1 . Presque toutes ces copies ont été faites de son vivant, souvent l'an- née même où il avait professé le cours qui en fait l'objet. La bibliothèque de Saint-Antoine de Padoue possède plusieurs copies de luxe dont Gaetano lui-même fit hommage à Saint-Antoine. Cf. Minciotti, Catal. dei codd. man. di S. Ant., p. 96-97. 2. Panzer, Ann. typogr., p. 366 sqq. — Hain , vol. II, part. II, p. 412-413. 3. Intellectus intelligit post separationem a corpore per species et habitas qui in eo remanserunt, non in actu completo, sicut dum erat unitus corpori, quia quantum ad illud dependet a fantasmatibus, sed in actu semipleno et incompleto, secundum quem modum^posset non dependere a fantasmatibus et perpetuari. 4. Imprimée à Venise, 1481. Je cite d'après le ms. de Saint-Marc. (Classis VI, n°74<7.) — 278 — préoccupé l'école de ce temps, à savoir : s'il faut admettreun sensus agens pour expliquer la sensibilité, de mêmequ'on admet un in teliéetus agens pour expliquer l'intel- ligence. Quelques-uns, dit Gaetano, prétendent que l'intellect actif produit les espèces sensibles, lesquellesdeviennent les éléments de la sensation, et ils attribuent,mais à tort, cette opinion à Averroès. D'autres, avecJean de Jandun , supposent dans l'âme sensitive commedans l'âme intellective deux ordres de puissances, les unespassives, les autres actives. D'autres enfin, et ceux-cisont plus près de la vérité, n'admettent point l'existenced'un sensus agens , et pensent que les objets sensibles, d'une part, suffisent pour produire les espèces, et que les espèces, d'une autre part , suffisent pour expliquer la sensation , sans l'intervention d'un agent spécial. Dansune autre thèse, où Gaetano agite la question de la perpétuité de l'intellect, il se résume ainsi : l'âme intellec-tive est produite par une création immédiate, puis infuseà la matière. L'intellect envisagé isolément est donc en-gendré et corruptible. Mais l'âme humaine , envisagéedans l'ensemble de ses facultés, est immortelle. Toutcela, on le voit, est indécis et sans caractère. Averroès est désormais à Padoue le maître de ceux quisavent. Michel Savonarola, dans son livre De laudibusPalavii, composé en 1440, l'appelle Me ingenio divi-nus ko/no Averroès philosophes , Aristotelis operumomnium commentator l« La bibliothèque de Jean deMarcanuova, léguée par lui à l'abbaye de Saint-Jean inVerdara en 1467, et maintenant à Saint-Marc de Venise,est toute composée d'ouvrages averroïstes. Enumérertous les Padouans ou Bolonais qui au xv e siècle ont com1. Muratori, Rcrum liai. Script., t. XXIV, col. lioo. — 279 — mente Averroès, ce serait dresser la liste de tous les professeurs de Padoue et de Bologne. Claude Betti *, et Tibère Bazilieri de Bologne 2 , Laurent Molino de Rovigo 3 , Apollinaire Offredi , Barthélemi Spina, Jérôme Sabionetta 4 , virent leurs leçons adoptées comme une facile interprétation du Grand Commentaire. Le célèbre Thomas de Vio Cajetan lui-même enseignait selon Averroès, et Patin, si bien au courant des traditions de Padoue, voudrait faire croire que ce fut de son enseignement que Pomponat tira son venin s . En 1480, la docte Cassandra Fedele de Venise soutint à Padoue les thèses averroïstes, et obtint le laurier de philosophie 6 . L'opposition se montre à peine. La thèse du frère mineur Antoine Trombetta contre les averroïstes 7 , n'enleva rien à leur hardiesse. Les dernières années du xv e siècle sont les années du règne absolu d'Averroès à Padoue. Au nombre des averroïstes les plus déterminés de ce temps, il faut placer le théatin Nicoletti Vernias, qui enseignait à Padoue de 1471 à 1499. Bien plus hardi que Gaetano, Yernias soutenait sans restriction la théorie 1. La bibliothèque de l'université de Bologne possède son cours en quinze énormes volumes. 2. Tiberhis Bacilerius. Lectura in octo libros de Aud'itu Naturali Aristotelis et sui fidissimi commentatoris Âverrois quam Mo legente scholares Papienses scripiitarunt anno 1503. (Papise, 1507, in-fol.) 3- Facciolati, op. cit., p. 114. 4. Mittarelli, Appendix ad Bibl. S. Michaelis prope Murianum , col. 448, 449. 5. Patiniana, p. 98-99 (édit. 1701). 6. Facciolati, 1. c, p. 89. — Tomasini, Elogia, t. II, p. 343 sqq. 7. Tractatus singularis contra Averroystas de humanarum animarum plurîficatione , ad catholicœ fidei obsequium. 2 e titre : Exhnii sacrœ theologiœ metaphysicœque monarc/iœ, Magistri Anton'à Trombete, Patacini, Ordinis Minorum provinciœ S. Anton'ù ministri, Quœstio de animarum humanarum pluralitate contra Averroym et sequaces, in studio Patayino determinata. (Venise, 1498.) — 280 — de l'unité de l'intellect, à tel point qu'on l'accusait d'avoir infecté toute l'Italie de cette pernicieuse erreur 1 . Ce fut à son école que Niphus apprit l'averroïsme 2 . Vernias renonça ensuite à ces dangereuses opinions, et écrivit en faveur de l'immortalité et de la pluralité des âmes unlivre qui parut en 1499 3 . L'ouvrage était dédié à Dominique Grimani , patriarche d'Aquilée , à qui Yerniasavouait qu'il était prêt à échanger son titre de philosophecontre celui de chanoine, sperans se non superphilosophi sed canonici titulo aliquando usurum \ Ce changement était dû aux amicales exhortations du doge Augustin Barbarigo et de Pierre Barozzi, évêque de Padoue,qui plus tard sauva Niphus de l'Inquisition, et le portaégalement à corriger ses erreurs. Déjà le débat s'agrandit, et sort du cercle étroit des questions logiques pour entrer dans le domaine de la philosophie morale et reli- gieuse. Nous touchons au moment glorieux de l'école de Padoue, à celui de Niphus, d'Achillini , de Pomponat. 1 . Falsam illam et ab omni veritate alienam opinionem Averrois de unico intellectu confirmare argumentis tentavit, usque adeo ut plebeii et minuti philosoplii, qui liebeti et rudi ingénie* contrariam opinionem, quamvis verissimam, defendere non poterant, in vulgus jactarent eumtotam pen2 Italiam in hune perniciosum errorem compulisse. Riccoboni, De Gymn. Patav., p. 134 (Patav. 1592). —Naudé, De Aug. Niplio Judicium, p. 27, en tête de l'édition des Opuscula moralia et politica, de Niphus (Paris 1614). — Papadopoli, Hist. gymn. Pat., t. I er , p. 291. 2. Naudé, 1. c. — Nicéron, t. XVIII, p. 54. 3. Volens occurrere rumori falso qui ab invidis et malevolis excitatus fuerat, et venenatum susurrum tollere qui de eo in angulis fiebat.... Aver- roem maleficœ opinionis perfidum et vanum auctorem certissimis argumentis refellere aggressus est (Riccoboni, op. cit., p. 135). — Cf. Facciolati, Fasti gymn. Pal., pars 11% p. 106. — Tomasini, Gymn. Pat., p. 280, 309 (Utini, 1654). 4. Riccoboni, ilnd. 281 8 vi. En 1 495, le vieux Vernias, qui, par un privilège unique, avait obtenu d'enseigner sans antagoniste, se néglige ; ses élèves murmurent; on lui oppose pour le réveiller Pierre Pomponat *-. Avec Pomponat s'ouvre une ère nouvelle pour l'école de Padoue. Jusqu'ici la philosophie padouane s'est tenue dans les termes d'une métaphysique fort inoffensive. Paul de Yenise, frà Urbano, Gaetano de Tiene, Yernias lui-même ne sont que des commentateurs. Aucune vie, aucune pensée ne circule sous cette dure enveloppe. La hardiesse n'est que dans les mots; le langage philosophique , vingt fois quintessencié , en est venu à ne rien receler : la psychologie n'est plus qu'un cliquetis de mots sonores et d'abstractions réalisées. Pomponat, au contraire, représente réellement la pensée vivante de son siècle. C'est la personnalité de l'âme humaine, c'est l'immortalité, c'est la providence et toutes les vérités de la religion naturelle qui sont mises en cause, et deviennent dans le nord de l'Italie l'objet du débat le plus animé. Tout en expliquant Aristote et Averroès selon la règle, Pomponat sut intéresser la jeunesse, et philosopher en vérité. Paul Jove parle avec admiration de la variété de ton qu'il savait déployer dans ses leçons : ce n'est plus un scolastique, c'est déjà un homme moderne. Pour couvrir cette tendance nouvelle , un nouveau nom était nécessaire : on trouva celui d'Alexandre d'Aphrodisias. Désormais Averroès ne régnera plus seul : réduit à partager l'école , il n'aura plus pour lui que 1. Facciolati, II«pars, 106, 109. — 282 — quelques noms , et ces noms ne seront pas toujours les plus illustres. Telle est l'origine des deux factions philosophiques,connues sous le nom d' Alexandristes et d'Averroïstes. Il ne faudrait pas cependant attribuer à cette distinction une trop grande importance. M. Ritter a été jusqu'à révoquer en doute l'existence de ces deux partis l . Il est certain du moins que la démarcation n'a pas la précision qu'on pourrait être tenté de supposer \ et qu'il est très-peu de maîtres , au xvie siècle , que l'on puisse classer décidément parmi les averroïstes ou les alexandristes. La véritable division des péripatéticiens de la renaissance est en péripatéticiens arabes et en péripatéticiens hellénistes. Or, cette division ne coïncide nullement avec celle des alexandristes et des averroïstes. Les hellénistes, comme Léonicus Thomœus, se mettaient en dehors de ces disputes scolastiques. C'estdonc bien à tort que quelques historiens de la philosophie, Tennemann par exemple 2 , ont attaché une grandeimportance à cette division , qui n'est guère fondée quesur un passage de Marsile Ficin 3 , et à laquelle on neserait point mené par l'étude des sources. L'immortalité de l'âme est considérée d'ordinairecomme le point de divergence des alexandristes et desaverroïstes. L'immortalité, en effet, était, vers 1500,1. Gesch. der neuern Pkil. I"Th. S. 367 ff. 2. Gesch. der Phïl. t. IX, p. 63. 3. Totus fere terrarum orbis a Peripateticis occupatus in duas pluri- mum sectas clivisus est, Alexandrinam et Averroicam. llli quidern in- tellectum nostrum esse mortalem existimant, hi vero unicum esse conten- dunt : utrique religionein omnem funditus aeque tollunt, prsesertim quia divinam circa homines providentiara negare videutur, et utrobique a suo etiam Aristotele defecisse. (Prœf. in Plot.) —Cf. Pic. Mirand. Apologia, p. 237. — 283 — le problème autour duquel s'agitait l'esprit philosophique en Italie , et quand les élèves d'une université voulaient apprécier, dès la première leçon, les doctrines d'un professeur , ils lui criaient : « Parlez-nous de l'âme1 . » Le grand ébranlement que la conscience morale avait reçu du spectacle du monde politique au xvie siècle, avait tourné de ce côté l'anxiété des esprits. Les averroïstes sauvaient les apparences en soutenant que l'in- tellect après la mort retourne en Dieu , et y perd son individualité. Pomponat embrassa l'opinion d'Alexandre, qui niait purement et simplement l'immortalité. Dans son livre De Immortalitate animœ, affectant le ton respectueux de l'orthodoxie , il combat l'aver- roïsme comme une erreur monstrueuse, justement réprouvée par saint Thomas 2 , et bien éloignée de la pensée d'Aristote. L'unité des âmes lui semble une fiction absurde, un non-sens (Jigmentum maximum et inintelligibile, monstrum ab Averroe excogitatwn). Le Napolitain Simon Porta , élève de Pomponat , qui écrivit , à l'exemple de son maître, contre l'immortalité, comme lui aussi , attaqua très-vivement les averroïstes, leur reprochant de réduire la connaissance au souvenir, et de supposer l'intelligence de l'enfant aussi parfaite que celle de l'homme ; exactement ce que l'école de Locke reprochait aux idées innées de Descartes 3 . Enfin , nous verrons bientôt le soin de réfuter Pomponat, confié par LéonX1 Chr. Bartholmess, art. Pomponace, dans le Dict. des se. phil., p. 164, 2. Tarn luculenter, tam subtiliter adversus banc opinionem sanctus doctor invehitur, ut, sententia mea, nihil intactum , nullamque respon- sionem, quam quis pro Averroe adducere potest, impugnatam relin- quat ; totum enim impugnat, dissipât et annihilât, nullumque averroistis refugium relictum est, nisi convitia et maledicta in divinum et sanctum virum. (De Immort. anim. p. 8 et 9.) 3. Poli, Supplimenti, p. SS1 etsuiv. — 284 — à l'averroïste Niphus. Ainsi, par un étrange renverse-ment de rôles , les averroïstes qui , jusqu'ici , ont représenté la négation de la personnalité humaine , deviennent un moment contre Pomponat , les défenseurs del'immortalité et les soutiens de l'orthodoxie. Comparéau matérialisme absolu des alexandristes , l'averroïsmereprésentait, en effet, un certain spiritualisme. La théorie de l'intellect actif, en maintenant l'origine supérieureet la réalité objective de la connaissance, écartait les hypothèses sensualistes. Aussi vit-on , vers le milieu duxvie siècle, un partisan de la table rase, Vito Piza , dansson livre De dwino ethumano Intellectu (Padoue, 1 555)combattre énergiquement l'averroïsme, au nom deYempirisme C'est donc par erreur que l'on a rangé Pierre Pomponat et Simon Porta parmi les averroïstes , et que l'ona voulu rattacher leur doctrine sur l'immortalité à celle d'Averroès ,' puisque, au contraire, Pomponat n'en appela à l'autorité d'Alexandre que pour faire pièce auxaverroïstes 2 . Toutefois, cette confusion, que Bayle etBrucker ont justement relevée , n'était pas sans quelquefondement. La philosophie italienne , se dégageant desdiscussions abstraites du moyen âge , en était venue à serésumer dans quelques questions d'un matérialisme fortsimple : que l'immortalité de l'âme a été inventée parles législateurs pour maintenir le peuple; que le premierhomme s'est formé par des causes naturelles ; que les ef- fets miraculeux ne sont que des impostures ou des illu1. ¥o\i, Supplim., p. 561. 2. Sccutus Aphrodisœi placita , cujus dogmate ad corrumpendam ju- ventutem dissolvendamque Christian» vitœ disciplinam, nihil pestilentius induci potuit. (Pauli Jovii Elogia, cap. lxxt, p. 164.) Cf. Brucker, t. IV,p. 162. — Bayle, art. Pomponace, note B. — 285 — sions; que la prière, l'invocation des saints, le culte des reliques sont de nulle efficacité; que la religion n'est faite que pour les simples d'esprit 1 . Voilà ce qu'on appelait averroïsme , voilà ce que les gens d'esprit soutenaient dans les cours et dans les cercles lettrés , affectant de mettre le représentant de cette doctrine au-dessus des évangélistes et des apôtres, et de faire de ses écrits leur lecture favorite 2 . Cet averroïsme des hommes du monde est bien celui de Pomponat. Peu s'en faut qu'il ne renouvelle le blasphème des «Trois Imposteurs 3 . » L'apparition des religions (leges), et leur décadence sont un effet de l'influence des astres 4 . Le christianisme est déjà refroidi; il n'a plus la force de produire des miracles5 . Que dire de ce dilemme contre la Providence, où il se complaît avec une évidente malice ? « Si les trois religions sont fausses , tout le monde est trompé ; si , sur les trois , il n'y en a qu'une de vraie , il y en a deux de fausses , et par conséquent la majorité est toujours trompée. » Cela n'est-il pas bien du temps où l'on discutait la question de savoir le- quel des trois législateurs a le mieux réussi et gagné le 1. Campanella regarde le machiavélisme et l'averro'ïsme comme deux rejetons parallèles de la doctrine d'Aristote. Cf. Brucker, t. IV, p. 472- 73; t. V, p. 140. 2. Audivirnus Italos quosdam qui suis et Aristoteli et Averroi tantum temporis dant, quantum sacris litteris ii qui maxime sacra doctrina delectantur, tantum vero fidei quantum apostolis et evangelistis ii qui maxime sunt in Christi doctrinam religiosi, Exquo nata sunt in Italia pestifera illa dogmata de mortalitate animi et divina circa res humanas providentia, si verum est quod dicitur : nihil enim preeter auditum habeo. (Melchior Canus, De locls theol. 1. X, cap. v.) 3. De immorl. animœ, cap. xrv. 4. Hujusmodi législatures, qui Dei fîlii merito nuncupari possunt, procurantur ab ipsis corporibus cœlestibus. [De Incant., 1. XII, p. 293.) 5. Quare et nunc in fide nostra omnia frigescunt, miracula desinunt, nisi conficta et simulata, nunc propinquus videtur esse finis. (Ibid. y p. 286.) — 286 — plus de sectateurs 1 ? L'expression même de leges &l législatures , dont les philosphes italiens se servent pour désigner les religions et leurs fondateurs, est empruntéeaux traductions d'Averroès, où le mot lex représentetoujours le mot arabe dîn (loi, religion). Le passage dela Destruction de la Destruction , où Averroès a insisté avec le plus de hardiesse sur le parallèle des religions , est intitulé dans les éditions italiennes : Sermo de legi~ bus, et relevé par l'annotateur avec une intention évidente 2 . L'opposition de Tordre de la foi et de l'ordre philosophique , que nous avons trouvée durant tout le moyen âge comme le trait distinctif des averroïstes , est aussi la base du système de Pomponat. Pomponat,philosophe , ne croit pas à l'immortalité , mais Pomponat, chrétien, y croit. Certaines choses sont vraiesthéologiquement , qui ne sont pas vraies philosophiquement. Théologiquement, il faut croire que l'invocationdes saints et les reliques ont beaucoup d'efficacité dansles maladies ; mais philosophiquement , il faut reconnaîtreque les os d'un chien mort en auraient tout autant , si on les invoquait avec foi 3 . Pendant quatre siècles, les libres penseurs ne trouvèrent pas de meilleur subterfugepour excuser leur hardiesse aux yeux des théologiens.La compression produit toujours la subtilité; la conscience proteste, et se venge par un respect ironiquedes entraves qu'on lui impose. 1. Menagiana, t. IV, p. 286 et suiv. 2. Opp. t. X, p. 331 (édit. 4560). 3. Quœ omnia, quanquam a profano vulgo non percipiuntur , ab istis tamen philosophis, qui soli sunt dii terrestres et tantum distant a cseteris, cujuscumque ordinis sive conditionis sint, sicut homines veri ab hominibus pictis, sunt concessaet demonstrata. [De incant. p. 53.) . — 287 — Si donc, on applique le nom cTaverroïstes à cette fa- mille de penseurs inquiets et exaspérés par la contrainte, si nombreuse en Italie à la renaissance , et qui se couvrait du nom du Commentateur, Pomponat doit être placé au premier rang parmi les averroïstes, et Vanini a pu dire avec vérité : Petrus Pomponatius, philosophas acutissimus , in cujus corpus animum Averrois commigrasse Pj'thagorasjudicasset 1 . Mais, si on entend par averroïste un partisan de la doctrine de l'unité de l'intellect, ce nom convient si peu à Pomponat, que toute sa vie n'a été qu'un combat perpétuel contre Achillini, le champion de l'averroïsme 2 . Averroès, d'ail- leurs, est traité dans ses écrits avec une extrême sé- vérité : il trouve ses opinions si extravagantes et si dénuées de sens , qu'il doute que jamais personne les ait prises au sérieux , et qu'Averroès lui-même les ait comprises 3 . Pomponat étant présenté comme le fondateur de l'alexandrisme, bien qu'à vrai dire on ne remarque chez lui aucun attachement systématique pour Alexandre , la symétrie voulait qu'Achillini devînt le chef des averroïstes. Cette classification serait tout artificielle, si on prétendait qu'Achillini a réellement soutenu l'unité des âmes et l'immortalité collective. Tout en reconnaissant que,, sur ces deux points, la doctrine d' Averroès est conforme à celle d'Aristote , Achillini rejette expres1. Amphith. Exerc. vi, p. 36. 2 . Ce moment de l'histoire de l'école de Padoue a donné lieu à beau- coup de méprises. Bayle (art. Pomponace , note B) a relevé l'erreur qui plaçait Pomponat parmi les averroïstes. Brucker (t. I er , p. 826) avait commis d'abord la même méprise ; plus tard (t. III, p. 162) il l'a rectifiée. Leibniz (Opp. t. I er , p. 73) est tombé aussi dans quelque confusion à cet égard. 3. Cf. H. Ritter, Gesch. der neuern Phil., I er Th. S. 393. — 288 — sèment ces théories comme opposées à la foi 1 . Mais, àun autre point de vue , Achillini mérite le nom d'averroïste , je veux dire par l'importance qu'il accorde auGrand Commentaire, par sa manière scolastique et pédantesque. L'école de Padoue n'a rien de plus célèbreque les luttes de Pomponat et d' Achillini. Achillini l'emportait dans les thèses publiques; mais le public donnait raison à Pomponat , en se portant en foule à ses le- çons 2 . La ligue de Cambrai les força l'un et l'autre, en1509, de transporter leur champ de bataille à Bologne.La lutte s'y continua jusqu'à la mort des deux combattants, vers 1520. Achillini n'est vraiment qu'un disputeur, un continuateur de la vieille école padouane, où le maître nevalait que par son habileté dans les exercices publics , parson audace à presser un adversaire, et par l'assurancede ses réponses. Comme tous les averroïstes, il cherchait à paraître orthodoxe , en invoquant sans cesse la distinction de l'ordre théologique et de l'ordre philosophique. Il se montre beaucoup plus libre dans sa hautaine épitaphe à San Martino Maggiore de Bologne : Hospes, Acliillinum tumulo qui quœris in isto, Falleris; ille suo junctus Aristoteli Elysium colit, et quas rerurn hic discere causas Vix potuit, plenis nunc videt ille oculis. Tu modo, per campos dum nobilis umbra beatos Errât, die longuin perpetuumc[\ie Vale. 1. H. Ritter, Gesch. der neuern PhiL, I er Th. S. 383 f. 2. Niceron, t. XXXVI, init. -— Tiraboschi, t VI, p. 492.— Papadopoli, Hist. gymn. Patav., t. II, p. 298. —Les œuvres d'Achillini ont été plusieurs fois imprimées à Venise, en 1508, 1545, 1551, 1568. Il est sur- prenant qu'on lise dans le Dict. des se. phil, qu'il n'a laissé aucun écrit qui soit parvenu jusqu'à nous. 289 § VII. Ainsi , ces doctrines qui , au temps de Pétrarque , étaient réduites à se cacher et à conspirer dans l'ombre , étaient devenues , au commencement du xvie siècle , la philosophie presque officielle de toute l'Italie. Les discussions sur l'immortalité de l'âme étaient à l'ordre du jour à la cour de Léon X. Bembo , son secrétaire, ne ca~ chait pas ses prédilections pour Pomponat. Ce fut lui qui sauva le philosophe du bûcher, et se chargea, pour apaiser l'inquisition , de corriger le De Immortalitate animœ. Ce fut encore sous sa protection que Pomponat publia son Defensorium contre Niphus. Tous les vieux dictons de l'averroïsme incrédule , que l'enfer est une invention des princes, que toutes les religions renferment des fa- bles , que les prières et les sacrifices sont des inventions des prêtres , se répétaient par les gens les mieux établis à la cour. C'est un averroïste que cet incrédule de la Messe de Bolsène. Le moyen âge lui eût donné des cornes, à ce mécréant qui ose douter devant le sang du Christ. Voyez la différence ! Raphaël en fait un galant personnage, lorgnant agréablement le miracle, en homme d'esprit qui connaît la raison des choses, et qui a lu son Averroès. Ce n'est pas que pour sauver les apparences, on ne se montrât sévère par moments. On condamnait Pomponat, et sous main on l'appuyait. On payait Niphus pour le réfuter, et on encourageait Pomponat à répondre à Niphus. Que pouvait-on attendre de sérieux d'une bulle contre-signée Bembo, et ordonnant de croire à l'immortalité ? Ce n'était d'ailleurs qu'une nuance presque insaisis- sable qui séparait les aiexandristes et les averroïstes. Les premiers avouaient franchement les conséquences de leur 19 — 290 — doctrine, auxquelles les seconds n'échappaient que par desubtils mensonges. De part et d'autre, la méthode, l'esprit, les tendances irréligieuses étaient les mêmes. MarsileFicin, J. A. Marta 1 , Gaspard Contarini 2 , plus tard AntoineSirmond leur opposent les mêmes arguments , et le concile de Latran les enveloppe dans la même condamnation. Le concile de Latran ne fut qu'un effort impuissantpour arrêter l'Italie dans la voie où elle était engagée,et d'où la grande réaction provoquée par l'ébranlement de la réforme put seule la tirer. Certes, à n'envisager que les termes de la bulle , on croirait qu'il s'agit du zèle de la plus pure orthodoxie. Tous les subterfugesde l'école de Padoue y sont prévus. Le concile condamneet ceux qui disent que lame n'est pas immortelle , et ceuxqui prétendent qu'elle est unique dans tous les hommes3 , et ceux qui soutiennent que ces opinions, quoique contraires àla foi, sont vraies philosophiquement 4 . Il ordonne enoutre aux professeurs de philosophie de réfuter les opinions hétérodoxes, après les avoir exposées 3 , et enjointi. Apologia de an'imœ immortalîtate , cum digresslone, quod intellectus sit multipUcatus , joint comme réfutation au De Anima et mente liumana de Simon Porta. 2. Contarini écrivant contre Pomponat, se crut également obligé de réfuter l'unité de l'intellect. (Poli, p. 5S0.) 3, Concil. Later. V, sessio vin. (Labbe, Concîl, t. XIX, col. 8-42.) A. Quumque verum vero minime contradicat, omnem assertionem veritati illuminatse fidei contrariam omnino falsam essedefinimus. [Ibïd.) S. Insuper omnibus et singulis pliilosophis districte prsecipiendo mandamus, ut quum philosophorum principia aut conclusiones, in quibus a recta fide deviare noscuntur, auditoribus suis legerint, quale hoc est de animée mortalitate aut unitate , et mundi seternitate, ac alia hujusmodi, teneantur veritatem religionis cliristianse omni conatu manifestam facere, ac omni studio hujusmodi philosophorum argumenta, quum omnia solubilia existant, pro viribus excludere atquc resolvcre. [IbidA — 291 — de poursuivre , comme hérétiques et infidèles , les fauteurs de si détestables doctrines. Enfin , il défend aux clercs de consacrer plus de cinq ans à l'étude de la philosophie et de la poésie , s'ils n'y joignent l'étude de la théologie et du droit canon. Cette bulle est datée du 19 décembre 1512. Or, c'est précisément dans les années qui suivent que la controverse excitée par Pomponat atteignit le plus haut degré de vivacité et de hardiesse. Le De Immortalitate animée parut à Bologne en 1516. Le décret de Latran n'eut donc pas une grande efficacité. Quelques voix s'élevèrent même timidement dans le concile en faveur des doctrines condamnées 1 . Contelori mentionne, il est vrai, un ordre daté du 13 juin 1518, par lequel il est enjoint de poursuivre Pomponat comme rebelle au concile de Latran 2

mais il ne paraît pas que cet ordre ait eu aucune

conséquence. Le décret fut pris beaucoup plus au sérieux en Espagne. L'auteur d'une vie de Raymond Lulle, qui vivait vers ce temps, nous atteste que tous les ans on le lisait solennellement à l'université de Palma 3 et que lui- même, pour témoigner sa joie de cet heureux événement , composa une pièce de vers , où Léon X était \ . R. P. D* Nicolaus, episcopus Bergomensis, dixit quod non placebat sibi quod theologiimponerent philosophis disputanîibus àeveritate (1. unitate) intellectus, tanquam de materia posita de mente Aristotelis, quam sibi imponit Averrois, lieet seeundum veritatera talis opinio est falsa. Et R. P. D. Thomas, generalis ord. prsedicatorum, dixit quod non placet secunda pars bullse , prœcipiens philosophis ut publiée persuadendo doceant veritatemfidei. (Labbe, col. 843.) 2. Petrus de Mantua asseruit quod anima rationalis, seeundum j>rin- cipia philosophise et mentem Aristotelis, sit seu videatur mortalis, contra determinationem coucilii Lateranensis. Papa mandat ut dictus Petrus revocet, alias contra ipsum procedatur. 13 jun. loi 8 (apud Ranke* Hîst. de la pap., t. I er , chap. n, g 3.) 3. Jeta SS. Junii, t. V, p. 678. — 292 — égalé à Ferdinand le Catholique pour son zèle contrel'hérésie : Ule reos fidei flammis ultricibus arcet, Tuque peregrinum dogma vagumque premis. Vos duo sufficitis gestis et voce Leones, Omnia sub Cliristi mittere régna jugo. Cet excellent pape ne méritait certainement pas untel éloge. Il prenait trop d'intérêt au débat pour songerà brûler les combattants, et ce fut bien moins pour le clore que pour le plaisir de le voir durer qu'il com-manda une réfutation de Pomponat à son théologien deconfiance, Augustin Niphus. S vin. Niphus avait commencé par être averroïste déterminé 1 . Au sortir de Fécole de Vernias , il écrivit sontraité De Inteltectu et dsemonibus , qui fit scandaleà Padoue. Il y soutenait l'opinion de son maître surl'unité de l'intellect, et s'efforçait de prouver qu'il n'y ad'autres intelligences séparées que celles qui présidentaux mouvements des corps célestes. Les arguments desaint Thomas et d'Albert contre Averroès y étaient trai- tés avec si peu de respect, qu'il fallut la protection dupieux et tolérant Barozzi, évoque de Padoue, pour ar- racher l'auteur a la fureur des thomistes. Barozzi l'engagea, pour apaiser l'émeute, à supprimer quelques pas*1. Tous ceux qui ont parlé de Niphus, Nicéron, Bayle, Bruclter, Tiraboschi, etc., n'ont guère fait que reproduire la notice que Naudé a mise en tète de son édition des Opuscula moralia et politica de Niphus (Paris, 1614). La date de la mort de Niphus est fort incertaine. Naudé fait observer qu'il vivait encore en 1545, puisqu'en cette année il dédie un ouvrage à Paul III. 11 aurait pu même dire en 1519, puisque dans le titre de l'édition de son commentaire sur la Physique, datée de celte année, onlit : .... Post multas editiones per ewudem auctorem in uhïrna cjus œtate sumvia d'digentia Vecognila alque empila!a. — 29a — sages de son livre , et ce fut avec ces corrections que l'ouvrage parut en I4921 .. Cette mésaventure le rendit plus sage. Il se rallia à l'orthodoxie et devint zélé catholique. Padouè, Salernc ? Rome, Naples, Pise le virent successivement sous les noms de Suessanus, Eutyehius, Phiîotheus, enseigner un averroïsme mitigé. Ses commentaires sur le De Substantia orbis, sur le De Animée beatitudine, et surtout sur la Destruction de la Destruction j prirent place dans toutes les éditions à côté des textes d'Averroès , sans parier d'une foule d'opuscules qu'il faisait succéder d'année en année. Lui-même se fit éditeur d'Averroès, et en 1495-1497, parut par ses soins une édition complète, depuis souvent reproduite. Dès cette époque les libraires aimaient à joindre aux ouvrages anciens quelque recommandation illustre parmi les contemporains. Le nom de Niphus devint ainsi inséparable de celui d'Averroès. Averroès seul a compris Aristote; Niphus seul a compris Averroès : Solus Aristotelisnodosa volumina novit Corduba, et obscuris exprimit illa nodis. Gloria Parthenopes, Niphus bene novit utrumque, Et nitidu m média plus facit esse die 2 . Niphus tenait beaucoup d'ailleurs à ne pas se brouiller avec les théologiens. Dans son commentaire sur la Destruction de la Destruction, il affecte de se servir sans cesse de ces expressions : At nos christicolœ..,. at nos 1 . Niphus pourtant assure, dans sa préface , n'avoir rien eu à effacer qui fût contraire à la foi catholique. « Satis mihi sit, ajoute-t-il, Petrum Barotium , episcopiun Patavinum , Christianoruni nostrse selatis deeus et splendorem, et cui non minus infîde quam in philosophia tribuo, ... defensorem habuisse. » 2. Vers mis par Jérôme Paterni en tête du commentaire de Niphus sur le XIIe livre de la Métaphysique. (Venise, 1518.) — 294 — catholici. . . . Ses notes marginales sont souvent de vivesironies : Non potest intelligere Averroes quod Deussitin omnibus : o quam ruclis 1 ! — Maie intelligis, bonevir, sententiam Christianorum- ! A Rome, il eut beaucoup de succès ; Léon X le créa comte palatin et lui permit de prendre les armes des Médicis. Son livre De Immortalitate animée , réfutation de celui de Pomponat,parut à Venise en 1518. Niphus paraît avoir été un deces chevaliers d'industrie littéraires si communs en Italieau vi e siècle. Il savait, comme l'Italien parasite, amuserses maîtres par ses fanfaronnades de débauche, accepter le rôle ridicule et payer son écot en bons mots. Ses traitéspolitiques et moraux avaient de la vogue. Charles-Quintlui accorda ses bonnes grâces, et il avait l'honneur deplaire aux princesses de son temps 3 . Cette légèreté de caractère ne permet pas de prendrebien au sérieux la doctrine philosophique de Niphus. Sapsychologie est au fond la psychologie thomiste, qu'ilavait d'abord combattue. L'intellect, forme du corps, estsusceptible de pluralité numérique ; il est créé au moment ou il est uni au sperme, et survit au corps 4 . NiAristote , ni Averroes n'ont connu la création ; cependant il ne répugne pas aux principes du péripatétisme queDieu produise quelque chose de nouveau, non par variation de lui-même, mais par variation de la cause objective. Ce qu' Aristote rejette absolument, c'est la créationl.F. 302 (edit. 1560). 2. Md.,î. 119, 175 v°, 206 v°. 3. Son traité Du beau, dédié à Jeanne d'Aragon Colonna, est destiné à prouver que le corps de cette dame était le critérium formée ou la beautéarchétype, vti qu'il offre eu tout la proportion scsquialtère. Bayle a gra- vement discuté d'où pouvaient lui venir, sur ce point, des connaissances aussi spéciales. (Art. Jeanne (V Aragon, notes B, C, D.) 4. /// Php, ausculi. p. 47 v° (Venet., 1549).

Deintellectu et dœm.,\ . II. — 295.— dans le temps ; or, rien n'empêche de supposer la création éternelle, en accordant au néant une priorité conceptuelle 1 . Niphus varia beaucoup sur ce point : dans son livre De Immortalitate animas et dans les dernières éditions de ses commentaires, il en vint jusqu'à soutenir que les principes d'Àristote ne répugnaient pas à la création dans le temps , et que ce philosophe avait admis la création de l'intellect. Niphus a été généralement considéré comme un des chefs de l'école averroïste 2 . M. Ritter a fait observer que sur une foule de points, il combat la doctrine du commentateur, et que dans son commentaire sur le XIIe livre de la Métaphysique, il le traite avec le mépris le plus affecté : (( Averroes in praesenti commento fere dicit tôt errata (( quot verba Magno miratu dignum est quonam pacto « vir iste (Averroes) tantam fidem lucratus sit apud Lati- « nos in exponendis verbis Aristotelis , quum vix unum « verbum recte exposuerit 3 . ... « Il appelle ses commentaires potins confusiones qucun exposiùones, et il déclare n'adopter cet auteur que parce qu'il est célèbre et que les élèves ne veulent pas entendre parler d'un autre maître 4 . Il est vrai qu'ailleurs il lui accorde les plus grands éloges 8 , 1 . In Phys., f. 45 y et 47. 2. Averrois sectatores qui nostro hoc sevo adhuc spirant , inter quos unus et caput est Suessanus,,.. etc. (Ant. Brasavola, hiDesubst, orhis, ms, bibl. Ferrais, n° 30-4, p. 407.) 3. H. Ritter, Geseh. derneuem Phi!., I Th., S. 381 f.—Cf. Comment, in Destr. Destr. f. 60, 64, 177 v°, 211 (édit. 1560). 4. Quum barbarus sit, Graecorum mentem ad plénum intelligere non potuit.... sed quia nostro tempore famosus est, ita ut nullus videatur peripateticus nlsi Averroïcus, cogor ipsum exponere. Adest prœterea rogatus nostrarum scholarum , cui non parère difficile videtur. {Philosophorum hac nostra tempestate monarchœ , Augustinï Niplù Suessani, In duoclecimum Metoph., f. 2 etproœm. Venet. 1518.) 5. Hic ex Greecis enarratoribus perinde atque ex optimis fontibus phi- — 296 — et se montre impitoyable pour ses détracteurs1 . Ce serait peine perdue que de chercher à concilier ces différences, et Niphus serait sans doute le premier à en sourire. Six. L'averroïsme inoffensif de Niphus fut pendant tout le xvie siècle l'enseignement officiel de Padoue. Le motd'averroïsme ne représentait plus une doctrine, mais la confiance accordée au Grand Commentaire dans l'inter-prétation d'Aristote. Or, bien loin que les théologiensfussent contraires à cet enseignement, il y avait en celaun respect de l'autorité et des textes consacrés, qui devaitleur plaire. C'étaient les novateurs en philosophie et enlittérature qui s'irritaient de cette routine et de cettebarbarie. Les hommes les plus catholiques voulaient êtreappelés averroïstes en ce sens 2 , J'ai vu à Rome, au cou-vent de la Chiesa Nuova, dans une armoire contenantles livres qui ont appartenu à saint Philippe de Neri , etque l'on garde comme reliques, un bel exemplaire manuscrit d'Averroès. L'Eglise approuvait hautement l'étuded'Aristote ; le cardinal Pallavicini allait jusqu'à dire quesans Aristote l'Eglise aurait manqué de quelques-unsde ses dogmes. Or, Averroès était, de l'aveu général,le meilleur interprète d'Aristote. L'ccùtoç ecpa des disci-ples de Pythagore, dit un contemporain, n'a rien quidoive nous étonner, puisque de nos jours nous voyonslosophiam visus est non tam hausisse quam expressisse ; qua e re solus commentatoris nomen sibi comparavit. Dii immortales ! quantum est bo- nos sequi authores. [In Phys. auscult., prsef.) \. Quidem Averromastici, quorum studium potissimum est in repre- liendendo Averroe. (Ibid., f. 51 v°, 53 v°.) 2. Viros catholicos se et esse et dici velle averroistas, dit le cardinal Tolet. (Apud Bruckerum, t. VI, p. 710.) — 297 — tout ce que dit Averroès passer pour axiome aux yeux cîe ceux qui philosophent \ Les titres les plus splendides lui étaient prodigués : Solertissimus peripateticw disciplinée interpres. — Altividus aristotelicorum vesti- gator penetralium. — Magnus Averroès, philosophas consummatissimus. — Primarhis rerum aristotelicarum commentator . Marc-Antoine Zimara, de San Pietro, au royaume de Naples, se fit une grande réputation dans les écoles, par les soins dont il entoura le texte d' Averroès. Ses Solutions des contradictions d'Aristote et d'Averroès, ses Index , ses concordances, ses annotations marginales, ses analyses , devinrent ? comme les travaux de Niphus, des parties intégrantes de toutes les éditions d'Averroès. Averroès subissait dans l'école de Padoue le sort de tous les maîtres classiques. Au texte de ses œuvres on préférait des résumés contemporains, plus maniables, plus usuels. La subtilité et la sécheresse sont les défauts communsde tous les averroïstes. Mais nul , il faut le dire , ne les a portés aussi loin que Zimara. Cette barbarie commençait à fatiguer, même à Padoue. Déjà nous avons vu la faveur publique abandonner le pédant Acliillini et se porter sur Pomponat. Zimara éprouva la même disgrâce. 11 devint ridicule et insupportable aux élèves, et ne put enseigner que trois ans 2 . Bembo, dans une lettre datée t. Prœf. Junt. (edit. 1553) f. 3 v°, 6 v°, 12. Cur omnibus bene philosopliantibus viris adyersabimur, qui tantum uno ore Averroi tribuunt, ut neminem qui non averroîsta sit bonum unquam fore philosophum pra> dicent,... nec quemquam prorsus philosophum putent qui liuic audeat contradicere. — Cf. Mantinum, prsef. in libr. De Part, et gêner, anim.—L. Vivem, Decausis corr. art., 1. V, Opp. t. T, p. 410. (Bâle, 1555.) 2. Facciolati, III* pars, p. 274. — 298 — du G octobre 1 525 % exprime avec finesse, l'humeur quelui inspirait cette méthode surannée. « Il quale Otranto 2 , écrit-il à Rannusio , è già da ora tanto in odio di questiscolari tutti dall' un capo ail' altro clie se ne ridono conisdegno. Perciocchè dicono che ha dottrina tutta barbara e eonfusa, ed è semplice averroista.... E costuipare che sia tutto barbaro e pieno di quella feccia didottrina, che ora si fugge corne la mala ventura. Siatesicuro che questo povero studio quesf anno, quanto aile arti, non ara quattro scolari, e sarà Tultimo di tutti gli studj. Mea nihil interest; se non in quanto essendo io dicotesta patria, mi duole di veder le cose che sono d'alcunmomento alT onor pubblico, andareper questa via lontanoda quello che si dee desiderare e procacciare. » Les Sohitiones contradictionum Àristotelis et Averrois z composées en grande partie d'après Zimara, et recueillies par les Juntes, ne sont pourtant pas sans intérêt,à cause des nombreuses citations qu'on y trouve des maîtresen faveur à Padoue. Il est curieux de voir défiler sur cha-cune des questions alors agitées Gilles de Rome, WalterRurleigh, Baconthorp, Jean de Jandun, Grégoire de Rimini, Paul de Venise, Jacques de Forli, Gaetano de Tiene,Pomponat, Achillini, Niphus. Ce qui est plus curieux encore, ce sont les anecdotes relatives aux argumentations del'université de Padoue, qui y sont rapportées, et qui nousfont pour ainsi dire assister aux discussions de cette écolecélèbre 4 . La doctrine de l'unité de l'intellect y est adoptée1. Opère, t. III, p. 118. Venezia, 1729. 2. San Pietro, patrie de Zimara, est un petit bourg près d'Otrante. Ondésignait souvent en Italie les hommes parle simple nom de leur ville natale : Si/rssn, pour Niphus; Cordulta, pour Àverroès. 3. Opp. Averr., t. XUcdit. 1560). 4. Par exemple, f. G2 v°, 13-4 v°, 1 10, 212 v°. — 290 — dans le sens de l'unité des principes communs de l'esprit 1 , mais ouvertement rejetée, en ce sens qu'il n'y aurait qu'un seul principe substantiel de la raison humaine. Zimara entre dans de subtiles distinctions sur les diverses nuances que cette théorie avait prises dans l'école de Padoue, et sur les efforts que l'on avait faits pour la concilier avec la foi 2 . Mais toujours respectueux pour le Commentateur, il aspire moins à le réfuter qu'à prouver que les erreurs qu'on lui attribue ne lui sont pas imputables. L'intelligence première donne l'être au premier mobile, et par lui à l'univers. Le premier moteur est la forme des êtres, comme le maître est la forme de son esclave 3 . L'intellect actif n'est ni Dieu lui-même, comme le veut Alexandre, ni une simple faculté de l'âme, mais une substance supérieure à Famé, séparable, incorruptible 4 . La forme est le principe d'individuation : la forme en effet suppose la matière, tandis que la proposition réci- proque n'est pas vraie 3 . L'âme intellective est séparable et immortelle 6 . La vérité nous arrive par deux voies , les prophètes et les philosophes ; dans le doute, les prophètes doivent être crus de préférence 7 . i.F. 177 v°. 2. Isti sunt medii inter Averroem et Cliristianos : volunt enini tenere miitatem intellectus cum Âverroe, et volunt eam defendere cura princi- pes Christianorum, et ista non possnnt stare Erubescant ergo mendacio velle tueri unitatem intellectus, imponendo ei illud quod non dixit ut ipsa tandem veritate coacti nullo pacto défendant unitatem imo potins fatuitatem intellectus. [lbid. f. 210 et y .) 3. lbld., f. 120. 4. IbicL, f. 172 v°. 5. Aid., f. 147 v°, 193 v°. 6. Ibid., f. 132. 7. Lieetigitur Aristoteles ista non viderit, nec philosophi, viderunt ta- men ista prophetœ, qui in superiori gradu sunt consîituti quam pliilo- soplii ? secundum sapientes, etideo stantediscordia, in talibus potius pro- — 300 — Une foule de laborieux professeurs concoururent avecNiphus et Zimara à l'élucidation des œuvres d'Averroès.Antoine Posi de Monselice publia un index plus considérable encore que celui de Zimara (1 560, 1 572). JuliusPalamedes donna une troisième table du même genre(Venise, 1 571). Bernardin TomitanusdeFeltre, composades Solutiones contradictionum in dicta Aristotelis etAverrois, analogues à celles de Zimara, et des argumentspour les questions d'Averroès l . Philippe Boni composaune autre concordance du même genre. Un grandnombre de livres usuels, sous les titres de Methoduslegendi Ai'erroem, Thésaurus in Averroem, Concordantia in Averroem, etc., étaient avidement recherchésdes étudiants 2 . Marc-Antoine Passeri, Vincent Madio,Chrysostome Javello , Jean-François Burana , Jean-Baptiste Bagolini , Jérôme Stefanelli , élève de Zimara , lesdeux Trapolini, Victor Trincavelli, par leurs leçons etleurs écrits continuèrent la tradition du même enseignement durant toute la première moitié du xvie siècle. sx. Cette vogue extraordinaire amena un remaniementgénéral des traductions d'Averroès. Depuis la premièreédition (Padoue, 1472), on s'était contenté de reproduire les anciennes versions faites de l'arabe au xme siècle,à peu près telles qu'elles se trouvent dans les manuscrits.Niphus et Zimara avaient bien essayé de les corriger etde les rendre intelligibles, mais n'y avaient que médioplicîis creclciuUim quam pliilosophis, quum ipsi intentiores Doo sintquam fuerint plulosoplu. {Ib'uL, f. 207 v°.) 1 . À la suite de rédition de 1574. —Cf. Tomasini , Elog'ia , t. I fr , p. 66 sqq. 2. Cf. Antonio, Ilibl. hisp. velus, t. II, p. 401. — 301 — crement réussi. Dès le commencement duxvie siècle, on se mit à faire de nouvelles traductions latines sur les tra- ductions hébraïques. Il faut se rappeler que les manuscrits arabes d'Averroès alors comme aujourd'hui étaient excessivement rares , et que les arabisants ne Tétaient guère moins, tandis que les traducteurs juifs abondaient. Àvicenne eut le même sort : traduit d'abord de l'arabe par Gérard de Crémone, il le fut ensuite de l'hébreu par Mantino , André Alpago de Bellune, Jean Cinq-Arbres, etc. Il faut pourtant avouer que le but qu'on se proposait ne fut pas atteint , et que ces nouvelles tra- ductions faites de l'hébreu sont plus barbares et plus obscures encore que celles du xnie siècle \ Ces versions nouvelles circulaient depuis longtemps manuscrites, lorsque les Juntes formèrent le plan d'une grande édition complète d'Averroès, dont ils confièrent le soin a Jean-Baptiste Bagolini de Vérone, connu à Padoue comme philosophe 2 , et à Venise comme médecin. Une part très-large y fut faite aux traductions nouvelles ; les anciennes versions furent conservées pour quelques traités , comme les commentaires sur la Physique , le traité du Ciel, la Métaphysique, la Morale à Nicomaque. Quelquefois, comme pour certaines parties importantes du traité de l'Ame, les deux versions furent imprimées parallèlement sur deux colonnes. Souvent les textes anciens et les versions nouvelles furent corrigés l'un par l'autre. Quelques paraphrases restées jusque-là inédites furent traduites pour la première fois. Les notes marginales de Zimara furent maintenues; une classification 1. Cf. Possevini Blbl. selcct., t. II, 1. XII, cap. 16 et 18.—Richard Simon, Suppl. à Léon de Modène, p. 12i (Paris, 1710). 2. Cf. Facciolati, IIP pars, p. 302. —Maffei, Vercna illustr., parte IIa , col. 163-169 (Verona, 1732). meilleure fut établie ; les paraphrases et les commentaires moyens furent divisés et placés après les textes.Bagolini déploya un grand zèle dans ce travail, et mérita de ses contemporains ce suprême éloge : Tantuni et Aristoteles Bagolino et Corduba debent, Quantum humus agricolse débet operta rubis ' . Il mourut de fatigue avant l'achèvement de son œuvre.Marc Oddo présida à la publication, qui eut lieu dansles années 1552-1553. Le juif Jacob Mantino, né à Tortose, en Espagne, etmédecin de Paul IIP, fut le plus laborieux des traducteurs qui entreprirent, au xvie siècle, de réformer letexte d'Averroès d'après l'hébreu. Il revit à lui seulpresque tous les commentaires. Bagolini prit dans ses papiers les parties qu'il jugea convenables , et négligea lereste. On va voir, en effet, que les travaux de ces nouveaux interprètes faisaient souvent double emploi, et quele même ouvrage se trouvait traduit de plusieurs côtés àla fois. Abraham de Balmès , né à Lecce , au royaume de Naples , et médecin à Padoue , assez connu parmi les juifscomme grammairien , s'attacha surtout aux œuvres logiques d'Averroès, à la Rhétorique et à la Poétique 3 . Bagolini se servit de ses versions pour corriger celles de Mantino, et les préféra pour les Topiques, les ArgumentsSophistiques, la Rhétorique, le De Substantiel orùis\ 1. Edit. 1553, f. 11 v°, 2. Marini, Degli Arclààtri Pontifie} (Rome, 1784), vol. I' 1', p. 292,367.—Wolf, T, p. 06G; III, p. oi5. — Antonio, t. 1", p. 467 —Car-moly, Histoire des médecins juifs, p. 145 et suiv. — Wolf a pris pondes ouvrages originaux quelques unes des traductions de Mantino. 3. Cf. Wolf, I, p. 70.— Richard Simon, lllst. ait. Jet. Test., p. 536.4. Sa traduction de la paraphrase âe la Poétique se lit dans l'édition de IliGO. Bagolini avait préféré celle de Mantino. — 303 — Jean-François Burana de Vérone, professeur à Padoue 1 , est le seul chrétien qui figure dans cette liste de traducteurs. Il est infiniment probable que Burana s'appropria le travail de quelque juif; car on ne saurait croire qu'à cette époque un chrétien ait pu savoir assez bien l'hébreu rabbinique pour traduire, même médiocrement, des textes aussi difficiles : pourquoi d'ailleurs se donner cette peine, quand on avait autour de soi des juifs tout prêts à faire la besogne per alcuni danari? 11 paraît qu'on attribua aussi à Burana la connaissance de l'arabe , il résulte au moins de documents inédits que Maffei avait entre les mains, qu'il traduisit plusieurs auteurs grecs. Quoi qu'il en soit, Burana figure dans l'édition des Juntes pour les grands commentaires des Analytiques , sur lesquels on n'avait avant lui que les expositions moyennes. Son travail avait déjà été imprimé en 1 539. Marc Oddo se plaint vivement de la défectuosité de cette traduction, qu'il fut obligé de corriger par celle de Mantino 2 . Paul l'Israélite donna la paraphrase du traité du Ciel et le prologue du XIIe livre de la Métaphysique ; Vital Nissus, la paraphrase du traité de la Génération; Caio Calonyme, médecin de Naples, figure comme traducteur de la Destruction de la Destruction , et de la lettre sur X Union de Vintellect séparé1 . Sa version est plus complète que celle qui fut faite de l'arabe au moyen âge, et sur laquelle Niphus composa son commentaire. A cela près, ce travail lui fait peu d'honneur. Je ne sais s'il 1. Facciolati, IIa pars, p. 115. — Maffei, Verona illuslrata, parte 11% p. 426-127. — Maffei et Facciolati, trompés par le titre de l'édition de 1539 , ont pris pour deux auteurs différents Averroès et Àlubidus Rosadis [sic). 2. Praef. edit. 1553, f. 7 v°. 3. Voy. ci-dessus, p. 150-151. — 304 — existe un texte moins intelligible, et Pococke 1 disait avecraison qu'il mérite doublement le titre de Destraction[lion versio sed destructio) . Wolf attribue aussi à Calola traduction des Questions physiques d'Averroès , avecle commentaire de Moïse de Narbonne \ Un manuscrit de la Bibliothèque nationale (ancienfonds, 6507) contient une version latine du commentaire moyen sur la Physique, faite sur le texte hébreudeZerachia, fils d'Isaac, restée inédite, et achevée le 7 janvier 1 500 par Vitalis Dactilomelos, maître es arts et docteur en médecine, par l'ordre du cardinal DominiqueGrimani, patriarche d'Àquilée. Ce traducteur est, dureste, complètement inconnu. Elie del Medigo est aussi compté parmi les juifs quicherchèrent à donner à l'école de Padoue un texte plusintelligible d'Averroès. Il traduisit, dit-on , le De substantiel Orbis, le Commentaire sur les Météores 3 , lesQuestions sur les Premiers Analytiques, imprimées à Venise , chez les Aides (1 497), et le Commentaire moyensur les sept premiers livres de la Métaphysique , imprimés pour la première fois dans l'édition de 1 560 4 . Lamort l'empêcha de terminer ce dernier travail. Il sepeut aussi qu'on ait regardé comme des traductions plusieurs des commentaires qu'il composa sur les traitésaverroïstiques. Les œuvres médicales d'Averroès éprouvèrent lemême sort que ses œuvres philosophiques. On sentit, vers1. Ad Portant Mosis, p. 118. 2. Bill, liebr., I, p. 19. — Par une erreur bizarre, Tennemann (art.Averrohs dans l'Encycl. d'Ersch et Griïber), indique comme traducteurde la Destruction Véditeur Bonetus Locatellus (Venise, 1497). 3. Bartolocei, t. I er , p. 14. — Pasini, I, p. 55. 4. C'est à tort que les éditeurs donnent cette traduction comme faite de l'arabe. — 305 — le milieu du xvie siècle, le besoin de les traduire de nouveau, de les compléter, de les corriger. Jean-Baptiste Bruyerin Champier, neveu de Symphorien Champier, médecin de Henri II, traduisit, ou plutôt fit traduire de l'hébreu les livres II, VI, VII du Colliget, qu'il réunit sous le nom de Collectanea medica. Mantino retraduisit également quelques chapitres du livre V. André Alpago de Bellune revit le commentaire sur le poëme d'Avicenne. Le traité de la Thériaque fut publié d'après les papiers d'André délia Croce, chirurgien de Venise. Les Juntes, dans leurs éditions postérieures, ne firent que reproduire celle de 1553. Leurs préfaces attestent que ces livres étaient fort demandés. Chaque édition s'écoulait en deux ou trois ans , comme pour les classi- ques les plus usuels. §XI. Un règne aussi absolu ne pouvait manquer de provoquer une réaction violente. L'aristotélisme arabe, personnifié dans Averroès , était un des grands obstacles que rencontraient ceux qui travaillaient alors si activement à fonder la culture moderne sur les ruines du moyen âge. L'esprit révolutionnaire en Italie n'a jamais connu la mesure. Aristote devint bientôt un empoisonneur, un obscurantiste , le bourreau du genre humain , qui a perdu le monde avec sa plume comme Alexandre ta perdu avec son épée. La majesté d'Averroès fut à son tour violée. Cet Arabe, ce barbare, devint le point de mire des sarcasmes de tous les esprits culti- vés. Fiers d'avoir retrouvé la Grèce authentique , les philologues, hellénistes, platoniciens, hippocratistes devinrent souverainement méprisants pour cette Grèce 20 — 306 — falsifiée, pédantesque, qu'on trouvait chez les maîtresarabes. Cette scolastique hérissée, ces catégories décharnées, ce jargon sauvage durent paraître plus quejamais intolérables aux esprits ramenés par la cultureclassique à la belle forme et à la saine manière depenser. Pétrarque trouvait déjà Aristote peu agréableà la lecture *. Les humanistes du xv e siècle déclarèrenttout d'une voix Averroès inintelligible, vide de sens, indigne de fixer l'attention d'un esprit cultivé. Son obscurité devint proverbiale, et ses partisans passèrent pourdes gens qui veulent trouver du sens à ce qui n'en apas 2 . La scolastique, en s'éloignant continuellement dutexte d'Aristote , en mettant le commentateur à la placedu philosophe , et les cahiers des professeurs à la placedu commentaire, s'était fait un Aristote de convention,qui ressemblait à l'Aristote réel à peu près comme YHistoire scolastique de Pierre Comestor ressemble au textehébreu de la Bible. L'insuffisance des traductions , l'in-correction des manuscrits et des premières éditions duxv e siècle, avaient rendu la lecture suivie du texted'Aristote à peu près impossible : on se contentait derapprocher les phrases qui offraient un sens et quelquesprincipes qu'on était convenu d'attribuer à Aristote,pour bâtir avec cela un système 3 . La mise en lumièredu texte grec d'Aristote fut véritablement la découverted'un texte nouveau, et tous les bons esprits déclarèrent1. De sui ïpsius et mult. igrior. (Opp. t. II, p. 1051, édit. Henricp.) 2. Ipsum ohscurum , jéjunum, barbare et borride omnia seribentem,refugiendum putant — (Av. Opp. Prsef., edit. 1552, f. 6.) 3. Soient quidam plerique ex duobus vel tribus Aristotelis dictis dog-ma integrum fabricare. Ex omnibus tamen qui eonstruxerit neminemvidi. (Patrizzi, Discuss. perip., 1. XIII, f. 113 y . Ven., 1571.) — 307 — dès lors qu'il ne restait plus qu'une seule chose à faire , c'était de laisser dans leur poussière les traductions et les commentaires du moyen âge, pour chercher dans le texte seul le péripatétisme authentique. Mais la routine nese tient jamais pour battue. Les vieilles traductions et les vieux commentaires gardaient encore de nombreuxpartisans , quand déjà Théodore Gaza , Georges de Trébizonde, Argyropule , Ermolao Barbaro avaient re- nouvelé le Lycée antique. De là cette lutte si acharnée de l'aristotélisme arabe , cherchant Aristote dans Averroès, et de l'aristotélisme helléniste , cherchant Aristote dansson texte et dans les commentateurs grecs , Alexandred'Aphrodisias , Thémistius, etc. Le 4 avril 1497, Nicolas Léonicus Thomaeus montadans la chaire de Padoue pour enseigner Aristote engrec 1 . Bembo célébra en vers ce grand événement, qui semblait ouvrir une ère nouvelle dans l'enseignement philosophique. Léonicus, par la vivacité de sa polémiquecontre la scolastique, par son enseignement médical, tout hippocratique, par la beauté de son style et sa manière cicéronienne, mérite d'être considéré eomme le fondateur du péripatétisme helléniste et critique 2 . La dou- ceur de son caractère le préserva des injures ; il a même1. C'est-à-dire d'après le texte grec. L'opinion qui fait enseigner Léonicus en grec, ne mérite pas d'être discutée. (Facciolati, I pars, p. LV-LVI.) 2. Philosophiam ex purissimis fontibus, non ex lutulentis rivulis sa- lubriter hauriendam esse perdocebat, explosa penitus sophistarum disci- plina, quse tune inter imperitos et barbaros principatum in scholis obtinebat, quum doctores, excogitatisZ>ar£ara^£fr///Q/efigmentis,... et juventus in gymnasio Jrabum et barbarorum commentationes secuta, a recto munitoque itinere in confragosas ignorantise crepidines ducerentur. (Paulus Jovius, apud Brucker, t. IV, p. 156-157.) — Cf. Patrizzi , Discuss. perip., 1. XII, f. 106 (Ven., 1571). — Tiraboschi, t. VII, 2 e part., p. 422 (édit. Modène). — 308 — la politesse de trouver Averroès un interprète distingué : Averroès exquisitissimus Aristotelis interpres (Grœcos semper excipid). Bien plus, il s'appuie sur la psychologie d' Averroès pour concilier Aristote et Platon, etétablir la préexistence et l'immortalité des âmes *. Tous les esprits distingués du xvie siècle ne cessentde prêcher la croisade contre les barbares en philosophieet en médecine 2 . La jeunesse , abandonnant les argutiesscolastiques, ne songeait plus qu'à apprendre le grecpour lire Aristote, et le pédant Zimara pouvait à peinetrouver des auditeurs pour son Averroès. // qualeautore, dit Bembo dans sa lettre à Rannusio, déjà citée, a questi dï si lascia a parte dai buoni dottori, ed at-tendes} aile sposizioni de* commenta greci, ed afar progressa né* testi 3 . La même révolution s'opérait en médecine. Hippocrate et Galien ne furent plus infaillibles qu'en grec. « Nos ancêtres, dit Thomas Gionti dans la préface de son édition d'Averroès, ne trouvaient riend'ingénieux en philosophie ou en médecine qui ne vîntdes Maures. Notre âge, au contraire, foulant aux piedsla science des Arabes, n'admire et n'accepte que ce quiest tiré des trésors de la Grèce; il n'adore que les Grecs;il ne veut que les Grecs pour maîtres en médecine , enphilosophie, en dialectique; qui ne sait pas le grec, nei. H. Ritter, Gesch. derneuern Phil.\ I Th. S. 377. 2. Dans le titre de l'édition d' Aristote (Paris, 1531, ex officina Simonis Colinsei) , on lit l'exhortation suivante : « Nunc ergo, o juvenes, ex Aristotelico opère, ceu ex proprio fonte purissimas haurite delibateque aquas, peregrinas autem tanquam viles laeunas insalubresque Trinaeria- lacus devitate. Omne enim malum studiis inseminatum fere est , quodauthorum lîteris dimissis, ipsisque authoribus , ad vana glosscmata sese totos contulere, et eos qui non essent authores (ae si apes fucos sequerentur) pro ducibus et delegerunt et secuti sunt. » 3. Opère, t. III, p. 118 v Venczin, 1729;. — 309 — sait rien. De là ces rixes, ces querelles si animées entre les philosophes et entre les médecins, si bien que les malades, ne sachant à quelle secte se vouer, meurent plus encore d'hésitation que de maladie 1 . » Jean Bruyerin Champier, dans la préface des Collectanea d'Averroès, écrite en 1 537, nous apprend également que la jeunesse de son temps détestait les médecins arabes, et ne les voulait plus entendre citer 2 . S XII. La renaissance de l'hellénisme, qui s'annonçait à Padoue, à Venise et dans le nord de l'Italie par le retour au texte vrai d'Aristote, se manifestait à Florence par un retour vers Platon. Florence et Venise sont les deux pôles de la philosophie comme de l'art en Italie. Florence et la Toscane représentent l'idéal dans l'art, le spiritualisme en philosophie; Venise, Padoue, Bologne, la Lombardie, représentent le réalisme, le rationalisme, l'esprit exact et positif. Platon seul convenait aux entretiens de Careggi et des jardins Ruccelîai ; Aristote 5 aux institutions réfléchies de Venise. On peut s'étonner au premier coup d'œil qu'une lourde et pédante école commecelle dont nous essayons d'esquisser l'histoire, ait été l'école officielle d'une ville que l'imagination se plaît à entourer d'une si poétique auréole. Mais en y regardant de près , on voit que cette école est en parfait accord avec le caractère vénitien, et qu'elle est exactement en philosophie ce que Titien et Tintoret sont en peinture. La philosophie et la poésie partent au fond du même1. Édit. 15S2, f. 2-3. 2. Plerique omnes juniores medici jam intolerabile in Arabum Mauritanorumque dogmata odium conceperunt, ut ne nominandi citandive locus relinquatur : principes enim Hippocralem atque Galenum habere no3 prœdicant. — 310 — principe; la philosophie n'est qu'un genre de poésiecomme un autre, et les pays poétiques sont les pays philosophiques. Or le trait essentiel du caractère vénitienn'est ni l'art ni la poésie, Qu'est-ce que Saint-Marc comparé au dôme de Pise? Qui peut regarder une des madones de Venise après avoir vu celles de Sienne et dePérouse ? Analysez ces fortes têtes des cérémonies vénitiennes de Gentile Bellini ou de Paris Bordone. Est-ce lapensée, est-ce l'idéal qui y respire ? Non ; c'est la fer-meté , c'est l'action. Au lieu de cette fleur de jeunessequi s'épanouit éternelle sur les bords de l'Arno, ici c'estla maturité de l'homme fait, le sens exact et ferme deschoses de la terre. Certes, sous le rapport de la liberté dela pensée, Florence n'avait rien à envier à Venise. Nullepart la licence d'opinion et l'irrévérence pour les chosessaintes ne furent portées aussi loin durant le moyen âge: on y poussait le scepticisme jusqu'à ne pas croire auxmiracles de sainte Catherine de Sienne, attestés par tousles Siennois ! La pensée impie du parallèle des religionsa-t-elle jamais été exprimée aussi effrontément que dansla troisième nouvelle du Décaméron ? Or la réponse dujuif Melchisédech à Saladin, réponse trouvée si sage parBoccace, et qui, dans le reste de l'Europe, eût allumé desbûchers, n'excitait à Florence qu'un gracieux sourire. Aulieu de cette toge pédante où se drapait l'incrédulité vénitienne, l'incrédulité florentine, rieuse et légère, s'abandonnait aux enivrements d'une vie parfumée de jeunesseet de gaieté. Venise arrive à la philosophie par les habitudes d'exigence et de rigueur que donnent le maniementdes affaires et l'esprit pratique; Florence, par la sérénitéd'une conscience ou tous les éléments de l'idéal se pénètrent avec harmonie, et par cet air de fraîcheur et dejoie qu'on respire aux pieds des coteaux de Ficsole. — 311 — Marsile Ficin nous apprend lui-même que ce fut par réaction contre le péripatétisme averroïste de Venise qu'il entreprit de relever la tradition platonicienne. L'incrédulité lui sembla si enracinée, qu'il ne vit que deux moyens de la vaincre : des miracles ou une religion philosophique. S'il traduit Platon et Plotin, c'est qu'il espère qu'en qualité de philosophes ils trouveront un meilleur accueil auprès du public que les saints et les prophètes 1 . Averroès, le représentant du péripatétisme hétérodoxe, est traité avec le plus profond mépris. Il n'a pas su le grec, et n'a rien compris à Aristote 2 . Le livre XV de la Théologie Platonique est consacré tout entier à la réfutation du monstre averroïstique, l'unité de l'intellect. L'argumentation de Ficin ne manque ni de netteté ni de finesse. Dans l'hypothèse averroïste, la perception, dit-il, n'appartiendrait à aucun sujet personnel; l'acte libre, la volonté seraient inexplicables. L'astrologie elle-même lui fournit des arguments : les âmes ne sont pas identiques, puisqu'il y en a de Saturniennes, de Martiales, de Joviennes, de Mercurielles 3 . La théorie averroïste de la Providence est aussi vivement réfutée. Dieu voit tout dans sa propre essence ; toujours attentif à faire prévaloir le bien le plus général , il n'a pas besoin de se détourner des grandes choses pour voir les petites 4 . 1. Ut hac theologia in lucem prodeunte Peripatetici quam plurimi, id est philosophi pêne omnes, admoneantur non esse de religione, saltem commuai, tanquam de anilibus fabulis sentiendum. (Prsef. in Ploti- num.) 2. Averroes — grsecse linguse ignarus, Aristotelicos libros in linguam barbaram e grseca perversos potius quam conversos legisse traditur Resipiscant igitur quandoque Averroici , et cum Aristotele suo consentant. [Theol. plat., Opp. t. I, p. 327, 342, édit. Henricpetri, 1376.) 3. Ibid., f. 339. A. Ibid., 1. II, f. 104. — An ignoras, Àverrois impie, bonum ipsum ordinis universi esse cujuslibet partis ordine prsestantius?... — 312 — Gémiste Pléthon et Bessarion, avant Marsile Ficin,avaient témoigné la même antipathie, et rejeté les théories averroïstes au nom du platonisme l . Patrizzi est plussévère encore. S'imaginant, d'après une erreur souventrépétée, que les scolastiques n'ont connu x\ristote que parAverroès, Averroès est à ses yeux responsable de tousles défauts de la scolastique, et de ce chaos de questionssubtiles qui avaient envahi le champ de la philosophie 2 . § XIII. Pour comprendre l'aversion que le péripatétisme averroïste inspirait aux beaux-esprits de la renaissance, il fautavoir connu par expérience ce style hérissé de mots barbares 3 , ces discussions subtiles, cette prolixité insoutenable, qui sont les caractères de l'école averroïste. « Autrefois, dit Louis Vives, rien n'était plus charmant que la contemplation du jardin de cet univers; mais ceux-ci, aulieu d'arbres et de fleurs , y ont dressé des croix pourtorturer l'esprit humain 4 . » Que l'on songe en effet àl'impression que devaient produire sur les Valla, les Barbaro, les Bembo, des phrases comme celle-ci : ce Queelibet« anima intelligit primum et se, hoc est suum esse, quod« Dehaath appellatur; de secundis vero intelligit Zobar,1. Theol.plat., Opp. t. I, p. 327. — Brucker, t. IV, p. 47. 2. Discuss. peiipat., 1. XII, p. 106 (Venise, 4 571 ). 3. En voici un curieux exemple. Au XIIe livre delà Métaphysique, est employé plusieurs fois le mot allastogia (f. 337 v°, sqq.). Je me de- mande quel sens ce mot devait offrir aux docteurs de Padoue, qui ne sa- vaient pas sans doute que c'est le mot <TTor/sîa précédé de l'article arabe (al-stouchia). 4. Nihilolim amœniushabebalurcontemplatione hortihujusnaturœ.... At isti, pro flosculis philosophise et arboribus placidissimis, crucem in- gçnjis fixeront. — De causis corr. art., 1. V (Opp. t. I, p. 413; Bâle, 1553). — 313 — « quod dédit sibi suum esse 1 .» C'est le cas de dire avec Pic de la Mirandole : « Age, damus hoc vobis, ut non sit ves- « trum ornate loqui 2 , sed vestrum est certe, quod nec « praestatis, ut latine saltem, ut, si non floridis, suis tamen « verbis rem explicetis. Non exigo a vobis orationem « comptam, sed nolo sordidam; nolo unguentatam, sed « nechircosam; non sit lecta, sed nec neglecta; non qua> « rimus ut deîectet, sed querimur quod offendat 3 . » \JAntibarbarus de Nizolius, et l'extrême insistance que les esprits cultivés mettaient à soutenir que la philosophie ne doit avoir d'autre langage que le langage ordinaire et doit s'interdire le style technique, ce qu'on appelait le style de Paris 4 , n'était point alors une thèse puérile ou un simple scrupule de rhéteur. Il n'y avait pas de réforme plus urgente que celle du langage : la première condition du progrès était de débarrasser la pensée de cette intolérable entrave du style scolastique, qui lui interdisait toute délicatesse s . L'homme de ce siècle en qui se montre le mieux la lutte de ces sentiments divers, c'est assurément Pic de la 1. De animœ beat., f. 357 (édit. 1560). 2. Les averroïstes disaient pour excuser la barbarie de leur langage, que les philosophes devaient imiter le style d'Aristote , et mépriser les mots pour ne penser qu'aux choses. (Cf. Prœf. Marci de Odis, edit. 1552, f. 6. — Niphum, In XII Metaph. Proœm.) 3. Epist. ad Herm. Barbarum, inter Opp. Politiani ; Paris, 1512, vol. I er , f. lv. 4. Cf. Vivem, In Pseudodialectîcos (Opp. t. I, p. 272 sqq.). 5. Nizolius résume en ces deux propositions son Antibarbarus, seu de verisprincipiis et vera ratione philosophandi, contra pseudophilosophos : « Ubi- cumque et quotcumque dialectici metaphysicique sunt, ibidem ettotidem esse capitales veritatis hostes. — Quamdiu in scholis philosophorum regnabit Aristoteles iste dialecticus et metaphysicus, tamdiu in eis et fal- sitatem et barbariem, si nan linguse et oris, at certe pectoris et cordis re- gnaturam. » (P. 354, édit. Leibniz.) , — 314 — Mirandole. Pic ne fut pas d'abord exempt d'arabisme.Il eut pour maître Elie del Medigo l'averroïste, et il nese débarrassa jamais entièrement de ce mauvais levain. Parmi les neuf cents questions qu'il proposa pour songrand tournoi philosophique, la scolastique barbare, et Averroès en particulier, tiennent une grande place. « Est« apud Arabas, dit-il dans son Apologie, in Averroe fir- « mum et inconcussum ; in Alpharabio grave et medita-(( tum ; in Avicenna divinum atque Pîatonicum. » Ailleursil appelle Averroès « célébrera in Aristotelis familia phi-« losophum et rerum naturalium gravera sestimatorem 1 , » et il se propose de le réconcilier avec Avicenne, commeAristote avec Platon 2 . Aussi les Coïmbrois le comptent-ilsparmi les averroïstes 3 . Pic ressentit toutefois des influences meilleures. Une lettre qu'il adresse à ErmolaoBarbaro contient l'expression de ses sympathies nouvelles et de ses regrets de nouveau converti. « Hac« proxima tua ad me epistola , in qua dum barbaros hos(( philosophos insectaris, quos dicis haberi vulgo sordidos,« rudes, incultos, quos nec vixisse viventes, nedum ex-« tincti vivant, et si nunc vivant, vivere in pœnam et con-« tumeliam 4 , ita Hercules sum commotus, ita me puduit(( piguitque studiorum meorum(jamenim sexennium apud1. L. I Adv. astrol. (apud Antonio, t. II, p. 395, édit. Bayer). 2. De hominis d'ign., p. 324 sqq. — ApoL, p. 118. 3. In 1. II De anima, cap. i, qusest. 7, art. 1. 4. « Hermolaùs le reprent de ce que, après avoir gousté tant délices contenues es lengues grecque et latine , il s'est allé souiller en la lecture des docteurz barbares, lesquels, jaçoit qu'ilz soient esté en grande réputation de plusieurz estantz en authorité et combien qu'ilz soient extimez pargrandtz et petitz ignorantz les bones lettres, ne le sont pas par les sça- vantz, les jugeant indignes de vivre ni marcher sur terre : met du ranc de ceux-là Averroïs, Aubert le Grand, saint Thomas et d'autres infiniz. » (Bonnivard, Advis et devis des lengues, dans la Bibl. de l'École des Chartes, 2« série, t. V, p. 357.) — 315 — « illos versor) , ut nihil minus me fecisse velim quam in « tam nihili facienda re tam laboriose contenclisse. Perdi- (c derim ego, inquam, apudThomam, Joannem Scotum, « apud Albertum, apud Averroem meliorcs annos, tante tas vigilias, quibus potuerim in bonis litteris fortasse « nonnihil. Cogitabam mecum ut me consolarer, si qui « ex illis nunc reviviscant, habituri-ne quidquam sint, (( quo suam causara, argumentosi aliqui homines, ratione a aliqua tueantur1 . >5 Pic de la Mirandole sut pourtant se maintenir dans un sage éclectisme; les exagérations du parti humaniste l'amenèrent presque à trouver du bon dans la scolastique arabe. « Quamvis, dicam quod sentio, « movent mihi stomaehum grammatistse quidam , qui « quum duastenuerintvocabulorum origines, itase osten- « tant, ita sevenditant, ita circumferunt jactabundi, ut « prae se ipsis pro nihilo habendos philosophes arbitren- « tur. Nolumus, inquiunt, hasce vestras philosophias \ « Et quid mirum ? nec Falernum canes. » Il paraît du reste que cette apologie satisfit peu les averroïstes, et fit au contraire triompher les hellénistes, qui l'appelèrent l'apologie des Scythes et des Teutons. <c Ab amicis quos habeo Pa- « tavii, lui écrit Ermolao, certior factus sum apologiam « tuam quœ Scytharum et Teutonum est inscribi cœpta, « quasi Typhonis et Eumenidum laudatio, molestissimam « accidisse majori eorum parti quos défendis 2 . » Toutes les déclamations des humanistes les plus acharnés contre la philosophie arabe, pâlissent auprès de l'énergique dithyrambe de Louis Vives. Cette apostrophe, la plus rude, sans contredit, qu'Averroès ait es- suyée , n'occupe pas moins de quatre pages in-folio dans 1. InterOpp. Politiani, Paris, 1512, vol. I er , f. lv, et in Bernays, Florilegium renascentis latinitatis (Bonn, 1849), p. 17. 2. lbid., Bernays, Floril., p. 23. — 316 — Je traité De Causis corruptarum artium*. « Nomenestu Commentatoris nactus, s'écrie-t-il , homo qui in Ansce totele enarrando nihil minus explicat , quam eum ipk sum, quem suscepit declarandum. Sed nec potuisset« explicare, etiamsi divino fuisset ingenio , quum esset(( humano, et quidem infra mediocritatem. Nam quidu tandem adferebat, quo in Aristotele enarrando posset(( esse probe instructus? Non cognitionem veteris memo-« riœ, non scientiam placitorum priscœ disciplina? et« intelligentiam sectarum, quibus Aristoteles passim sca-« tet. Itaque videas eum pessime philosophos omnes ance tiquos citare, ut qui nuîlum unquam legerit, ignarusce grœcitatis ac latinitatis. Pro Polo Ptolomseum ponit,« pro Protagora Pythagoram, pro Cratylo Democritum; « libros Platonis titulis ridiculis inscribit , et ita de iis ce loquitur, ut vel cœco perspicuum sit litteram eumin« illis legisse nullam. At quam confidenter audet pronuncc tiare hoc aut illud ab eis dici, et quod impudentius est,« non dici ; quum solos viderit Alexandrum, Themistiumce et Nicolaum Damascenum ; et hos . ut apparet, versosce in arabicum perversissime ac corruptissime ! Citât enim« eos nonnunquam , et contradicit, et eum eis rixatur,« ut nec ipse quidem qui scripsit intelligat. Aristotelemce vero quomodo legit? Non in sua origine purum et in-«. tegrum , non in lacunam latinam derivatum (non enim« potuit linguarum expers) , sed de latino in arabicumce transvasatum 2

in qua transfusione ex Graecis bonis« facta sunt latina non bona ; ex latinis vero malis arace bica pessima. » Vives cite ensuite un passage qui nejustifie que trop ses sarcasmes, mais dont la responsabii. Opp. t. I, p. 410 sqq.

2. Il n'est pas besoin de faire remarquer l'énorme erreur que commetici Vives. Huet l'a copiée, De clarls interprète p. 126 ( Paris, 1680). — 317 — lité , il faut l'avouer , doit retomber beaucoup plus sur le traducteur arabe que sur le commentateur. « Aristo- « telessi revivisceret, intelligerethaec, s'écrie-t-il, aut poser set vel conjecturis castigare? O hommes valentissimis « stomachis qui haec devorare potuerunt et concoquere , « et in haec tam ab Aristotelis sententia ac mente abhor- « rentia auscultare quae Aven Rois commentator commii< niscitur : favete linguis viro tanti nominis et alteri « Aristoteli. » La malheureuse secte des Herculéens 1 lui fournit l'occasion d'intarissables plaisanteries. « Haec « sunt tua, an Herculeorum, ut tu vocas? Tua sunt, qui « adeo es impius ut impietates inserere vel tuo vel alieno « nomine semper gaudeas. Atqui hic est Aben Rois quem « aliquorum dementia Aristoteli parem fecit, superiorem « divo Thomee. Rogo te, Aben Rois, quid habebas quo « caperes hominum mentes, seu verius dementares? Ce- « perunt nonnulli multos sermonis gratia et orationis le- « nocinio; te nihil est horridius, incultius , obscœnius, « infantius. Alii tenuerunt quosdam cognitione veteris « memoriae, tu nec quo tempore vixeris, nec qua œtate « natus sis novisti , non magis praeteritorum consultus , « quam in silvis et solitudine natus et educatus ! Admira- « tione atque omnium laude digni sunt habiti qui praeu cepta tradiderunt bene vivendi : te nihil est scelerai< tius aut irreligiosius : impius fiât necesse est et aÔeoç « quisquis tuis monimentis vehementer sit deditus. Jam « die ipse , quare quibusdam placuisti? Audio, teneo, « non tua culpa est, sed nostra : non tu adferebas quo « pîaceres, sed nos adferebamus quo non displiceres. « Suavia erant obscuris obscura , inanibus inania , et « quibusdam pulchra sunt visa quae non ipsi intellige1. Voy. ci-dessus, p. 38-39. — 318 — « rent. Multi te non legerant, alienum judicium sunt sert cuti ; aliquibus propter impietates fuisti gratus : nam« et Aben Rois doctrina et Metaphysica Àvicennae , denier que omnia illa arabica videntur mihi resipere delira-« menta Alcorani et blasphémas Mahumetis insanias : ni-« hil fieri potest illis indoctius, insulsius, frigidius... . »J'ai tenu à citer cette longue déclamation, pour fairecomprendre à quel ton s'élevait la colère des ennemisd'Averroès. Cœlius Rhodiginus n'est guère moins sévère 1 . Bernard Navagero qui cultivait les bonnes lettres,et faisait quelque cas d'Averroès, est présenté commeunphénomène littéraire en son siècle 2 . Enfin les esprits modérés qui , effrayés des hardiessesdu péripatétisme italien , se rattachaient aux principesdu christianisme réformé, Mélanchthon, Nicolas Taurel,se montraient aussi fort antipathiques à l'enseignementaverroïste 3 , Erasme est convaincu de la profonde impiétéd'Averroès. Ambrogio Leone , professeur à l'université de Naples, lui écrit qu'il vient d'achever l'impression de son ouvrage en quarante-six livres contrele Commentateur 4 . Erasme le félicite. TJtinam , s'écriet-il, prodisset ingens illucl opus adversus Averroemimpium xon rpiç */.a7apa7ov 3 ! En général, les humanistesmontrèrent à la renaissance moins de témérité d'espritque les péripatéticiens scolastiques. A part quelques habitudes païennes , assez inoffensives , ils restèrent , pouri. Antiquœ Lecl., 1. III, cap. n, p. 110. 2. Prœf. Junt. (1852) , f. 20 t°. 3. Cf. Brucker, t. IV, p. 308. 4. Epist. 19 jun. 1518. Opp. t. III, pars I, col. 324 (Leyde, 1703).— L'ouvrage avait paru en loi 7 à Venise, dédié à Léon X, sous cetitre : Amlros'ù Leonis Notant, Mar'ini fdi'i, Castigationum adversus Averroem, ad Augusùss'imum Leonem X, Pont. Max. plures libri. 5. Epist. 15 oct. 1519. lùid., col. 507. — 319 — le fond , attaches à l'orthodoxie catholique ou protestante. Pétrarque offre déjà un curieux exemple de cette double tendance. S xiv. Etrange ténacité de la routine ! cet enseignement barbare, inintelligible, devenu ridicule, se prolonge un siècle encore , au milieu de l'Italie lettrée et de l'esprit moderne déjà triomphant. Averroès, il est vrai, ne règne plus d'une manière aussi exclusive ; les moyens herméneutiques s'étendent , et l'autorité des Grecs contre-balance de plus en plus celle des Arabes *. Mais les questions averroïstiques agitent toujours l'école , et servent de programme à l'enseignement. De \ 564 à \ 589, Jac- ques Zabarella continua les traditions de la chaire de Padoue 2 . Averroès est son guide dans l'interprétation des passages difficiles ; il le cite avec le plus profond res- pect , bien que sur plusieurs points il semble se rapprocher des alexandristes. Il pense avec Averroès et Achillini, contre Avicenne, que la nécessité d'un être absolu ne démontre pas l'existence de Dieu, que le ciel pourrait être ce premier principe , qu'il n'y a qu'une seule preuve décisive de l'existence de Dieu , le mouvement du ciel. Zabarella du reste distingue assez souvent il Inde cœptum aliud mixtionis in philosophando genus , uti Aven Rois et Latinis grsecos interprètes admiscerent. (Patrizzi, Discuss. perip. y 1. XII, p. 106.) 2. Quelle fut ma surprise en parcourant à Padoue une rue déserte, et en gravissant les marches de la petite église Sainte-Catherine del Torresin, formée de pierres sépulcrales, de lire sur une de ces pierres brisée obli- quement : Jacobo Zabarel. .. civilis elec... probitat..., et..., Ludo. ...-—Tq- masini (I, p. 139) nous apprend en effet que Zabarella fut enterré dans cette église; mais il n'avait pu y découvrir son inscription : Nulla, quod observare potuerim, memoria clarus. — 320 — entre l'opinion d'Averroès et celle de ses partisans.En psychologie , il combat vivement les thèses averroïstes. Suivant l'hypothèse de l'unité des âmes, dit-il,l'intellect ne serait dans l'homme que comme le pilotedans le navire. Or l'intellect est la forme informante del'homme, ce par quoi l'homme est ce qu'il est. L'intellect se multiplie donc selon le nombre des corps. Toutefois Zabarella , conformément à la doctrine de saintThomas d'Aquin , établit une différence entre l'activitépropre de l'esprit et l'intellect actif proprement dit, qui estl'intelligible ou Dieu envisagé comme moteur universel.Si l'on objecte à Zabarella qu'il détruit ainsi la personnalitéde l'intellect, personnalité qu'il voulait établir contre lesaverroïstes, il répond en distinguant la perception primitive de la perception ultérieure. Dans la première,rien de personnel; l'illumination vient du dehors. Plustard, au contraire, l'intellect est acquis, il devient notre,en ce sens que Dieu répandant sans cesse sa lumière, esttoujours à notre disposition dès que nous voulons penser.Par sa nature , l'intellect individuel serait périssable; mais rendu parfait par l'illumination divine , il devientimmortel l . La pensée de Zabarella sur ce point paraît dureste fort peu arrêtée. Il pense, comme toute l'école dePadoue, que l'immortalité de l'âme n'est pas dans lesprincipes de la physiologie péripatéticienne. En cela il était alexandriste , et c'est le jugement qu'en ont portéles contemporains , deterrimam alexandreorum sententiam palam professas*. Les disputes de Zabarella etde François Piecolomini rappelèrent à Padoue, durantla seconde moitié du xvic siècle, les prouesses d'Achillini et de Pomponat; Piecolomini avait été élève de Zi1. Rittcr, Gesek. (1er nenern Pkit. t ITh., S. 718, ff. 2. Brucker, t. IV, p. 202. — 321 — mara, et paraît s'être rapproché des averroïstes, auxquels le rattachaient d'ailleurs les formes scolastiques de son enseignement 1 . Frédéric Pendasio de Mantoue , professeur très-renommé de son temps 2 , se rapproche beaucoup de la manière de Zabarella. La bibliothèque de l'université de Padoue 3 possède le texte manuscrit de ses le- çons, restées inédites, sur le traité de l'Ame. Peu de livres sont aussi propres à faire comprendre la méthode et les habitudes de l'enseignement de Padoue. Le texte d'Averroès y est discuté ligne par ligne, avec le soin le plus minutieux. Toutefois, en adoptant Averroès pour la base de ses leçons, Pendasio se rattache, sur la question de l'intellect, à la doctrine d'Alexandre. L'intellect se multiplie, selon le nombre des individus. Sans doute, les principes de la raison sont communs à plusieurs ; mais les images, qui sont nécessaires pour tout acte intellectuel, sont multiples et variées 4 . La raison est unique et éternelle, envisagée dans l'espèce humaine qui y participe éternellement*, elle est passagère, envisagée dans tel ou tel individu 3 . Les averroïstes soutiennent que la pluralité i. Brucker, t. IV, p. 208. — Tomasini, t. I«r , p. 208, sqq. 2. Naudœana, p. 105. — Bayle, art. Cremonin, note Y. •— Brucker, t. IV, p. 2il ; t. VI, p. 718. —Facciolati, pars III, p. 275, 280. 3. N° 126-4. — J'ai entre les mains la copie de deux des leçons les plus importantes, que je dois à l'obligeance du savant M. Samuel Luzzatto. La bibliothèque communale de Ravenne possède aussi un manuscrit de ces leçons. (Se. 141, or. 5, X.)Voy. Appendice IV. 4. In seternitate in specie omnes conveniunt... Hinc fît ut cognitio quse est in hoc intellectu non sit una numéro, sed solum una specie, quia pendet a phantasmatibus quse sunt plura numéro. (Lect. 33.) 5. Sunt seterna, quia intellectus unicus est, in quo semper conservatur eadem cognitio : nam omnes homines conveniunt in cognidone primo- rum principiorum , omnes conveniunt ut homines sint seterni... Erit au- 21 — 322 — numérique ne tient qu'à la matière, et que si l'intellect étaitmultiple, il serait matériel. Nullement, répond Pendasio,l'intellect est fait pour s'unir au corps, mais il ne dépendpas du corps , « comme le soulier est fait pour s'adapterau pied, et pourtant ne dépend pas du pied 1 ! » Pendasio est donc un alexandriste prononcé. Cremonini, Louis Alberti 2 , ses disciples, comptèrent aussiparmi les défenseurs les plus décidés de l'alexandrisme.En général, tous les professeurs de Padoue du xvie siècle,dont le nom est resté dans l'histoire de la philosophie, appartiennent à cette nuance, et tout en faisant d'Averroès le texte de leurs leçons, condamnent sévèrementl'unité de l'intellect. Il serait difficile d'en nommerunseul qui , depuis le concile de Latran , ait franchementdéfendu sur ce point l'opinion du Commentateur. Toutefois, en voyant l'insistance que Pendasio met à réfuter àchaque page les averroïstês, on est forcé de supposer quecette opinion ralliait encore à Padoue un certain nombrede partisans. L'extrême rareté des textes purement averroïstes mefait attacher une certaine importance à un commentaireinédit sur les douze livres de la Métaphysique, que possèdela bibliothèque de Saint-Antoine de Padoue (n°424). Cecommentaire est attribué à un certain Maglster Calaber^d'ailleurs inconnu. Le père Minciotti, auteur du cata-logue des manuscrits de Saint-Antoine, pense que ce pourrait bien être Onofrio Calaber, à qui Gaetano de Tienetem facta et corruptibilis hœc cognitio, respecta hujus vel illius particularis. (Lect. 33.) 1. Voy. append. IV. 2. Naudé (1. c.) compte parmi les disciples de Pendasio Zabarella et Fortunio Liceto. Mais Zabarella enseignait en même temps que Pendasio, et Liceto était trop jeune pour l'avoir entendu. — 323 — adresse son livre de l'Ame K Cette conjecture est inadmissible, puisque Magister Calaber cite Achillini, Niphus, Zimara et Simon Portius, postérieurs d'un siècle à Gaetano. Quoi qu'il en soit, la doctrine exposée dans ce livre est le plus pur averroïsme. La matière première est une et commune*. La première cause agit nécessairement et autant qu'elle peut agir, car elle ne peut s'empêcher de communiquer sa bonté 3 . Rien ne sort du non-être absolu. Saint Thomas et les philosophes latins ont renversé tous les principes de la philosophie aristotélique , en supposant l'intellect multiple et immortel dans sa multiplicité 4 . L'intellect est éternel , parce qu'il est unique et qu'il n'est point engagé dans la corruptibilité de l'individu. Toute la théorie d'Averroès sur le ciel est adoptée commele dernier mot de la cosmologie 5 . A Bologne, à Naples, à Ferrare, comme à Padoue, on commentait Averroès. Nicolas Rissus, Nicolas Vitigozzi, i. Catal. del Codd. mari, di S. Ant. di Pad. p. 112. 2. Quod materia sit una numéro probatur. Illud est nnum numéro quod non habet pluralitatem formarum individualium. Ergo.... —Quod materia communis sit pluribus probatur. Illud dicitur commune pluribus quod non habet formam unam numéro per quam illud sit unum numéro. Sed materia non habet unam formam. (Lect. 14.) 3. Probavimus secundum philosophos quod prima causa necessario movet et operatur, et non potest non operari , quia bonum non potest quin communicet aliis bonitatem suam. Insuper movet necessario et quantum potest. {lbid., lect. 31.) 4. Latini ex hoc textu Nil prohibet intellectum separarl, duo coïligunt, primum quod animus noster est immortalis; secundum colligit Beatus Doctor quod intellectus non est unus , sicuti sensit Averroes. Opinio Latino- rum, secundum placita philosophorum et maxime Aristotelis nullo modo sustineri potest , quum prsecipua fundamenta philosophise evertit : Ex non ente simpliciter nihil fit, et aliud ita famosum : Ex nihilo nihil fît. Dico igitur quod unus est intellectus et immortalis. Si remanet, igitur preecedit^ nam seternum ex una parte ex alia quoque seternum est. [Ibid^ lect 14.) 5. Lect. 39. — 324 — Francisais Longus , Scipion Florillus 1 , publièrent leurs leçons surleDe substantiel Orbis et les autres parties del'œuvre du grand commentateur. Les bibliothèques dunord de l'Italie contiennent une immense quantité de manuscrits appartenant à ce cycle d'études ; car bien souventces cahiers d'école n'arrivaient pas à l'impression, et se transmettaient en copies, La cour d'Esté ne connut pasd'autre philosophie. Antoine Montecatino, que le duc Alphonse II nomma son philosophe, aux appointements devingt-quatre lire par mois, commenta Aristote et Averroès 2 . La bibliothèque de Ferrare (n° 304) possède le manuscrit autographe des commentaires inédits du médecin Antoine Brasavola sur Averroès, dédiés à Herculed'Esté et à Renée de France 3 . Des vers à la louange del'auteur, placés en tête du livre , selon l'usage italien ? sont un hommage à Averroès : Corduba Tergemino felix jam sacret honorera. Commentatoris dogmata docta sui, etc. Dans son commentaire sur le De substantiel Orbis,dédié à François de Gonzague , duc de Mantoue ? Brasavola se montre également très-versé dans les écrits del'école averroïste , qu'il divise en ancienne et en moderne 4 . Il discute tour à tour sur chaque phrase d'Aver1. Antonio, Bibl. hisp. vet., t. II, p. 397, 399 (édit. Bayer). 2. Brucker, t. IV, p. 231. 3. La préface et l'index sont seuls imprimés. 4. Nec nostra aetate nec apud antiquos averroistas hoc unquam dubitatum fuit.... Animadvertendum est duas esse in hac materia opiniones extremas, imam quam antiquiores averroistœ, Johannes Scotus, sanctus Thomas (quamvis amhiguus videatur) , Johannes Bachonus et Herveus sequunlur ; aliam vero prœcedenti oppositam recentiores averroistse sequuntur. (Ms. Ferr.)—Brasavola, de même que Patrizzi, envi- sage ici Averroès comme le père de tous les scolastiques, et c'est en ce sens qu'il met saint Thomas parmi les averroïstes. — 325 — roès les opinions de Bacontborp , Jean de Janclun , Grégoire de Rimini , Trombetta , Gaetano de Tiene, INiphus, Zimara, etc. Brasavola cependant paraît incliner vers l'alexandrisme, et censure parfois avec sévérité les opinions d'Averroès. On sera plus surpris peut-être d'apprendre que le Tasse était alexandriste, et que l'un des livres qu'il prie Aide le Jeune de lui envoyer dans sa pri- son est le commentaire d'Alexandre sur la Métaphysique 1 , S xv. Le dernier représentant de la scolastique averroïste est César Cremonini, successeur de Zabarella àPadoue. Cre~ monini a été jusqu'ici apprécié d'une manière fort incomplète par les historiens de la philosophie. On ne l'a jugé que par ses écrits imprimés , qui ne sont que des dissertations de peu d'importance , et ne peuvent en aucune manière faire comprendre la renommée colossale à la- quelle il parvint. Cremonini n'est qu'un professeur : ses cours sont sa véritable philosophie. Aussi, tandis que ses écrits imprimés se vendaient fort mal % les rédacions de ses leçons se répandaient dans toute l'Italie et même au delà des monts. On sait que les élèves préfèrent souvent aux textes imprimés les cahiers qu'ils ont ainsi recueillis de la bouche de leurs professeurs. Condamnéd'ailleurs comme Vico , comme presque tous les Italiens distingués du xvne et du xvine siècle, à vivre de sa rhétorique, Cremonini trouvait des éditeurs pour ses son1. Voir îe dialogue// Cattaneo , ovvero délie coiiclusioni , Opp. t. VII (Pisa, 1822), et Lettere inédite, ccxcn. 2. Illud nobis mirandum, quod elaborata ipsius opéra typis excusa in officinis hactenus evilescunt, scripta vero peripati more discipulis ab ipso déambulante dictata sic excellunt, ut niliil ad arcana philosopliiœ dete- genda perfectius ac suavius desiderari possit. (Imperialis, apud Brucker, t. IV, p. 226.) — 326 — nets et ses pièces de circonstance : Clorinda e Valliero, Il ritorno di Damone , et n'en trouvait pas pour ses œuvres sérieuses. En général, c'est dans les cahiers beaucoup plus que clans les sources imprimées qu'il fautétudier l'école de Padoue. Pour Cremonini , cette tâcheest facile, car les copies de ses cours sont innombrablesdans le nord de l'Italie. L'exemplaire le plus complet est sans contredit celui de la bibliothèque Saint-Marc deVenise. Il se compose de vingt-deux grands volumes(classis VI, codd. 176-198), écrits d'une même main,et contenant année par année les leçons de Cremoninisur toutes les parties de la philosophie péripatéticienne \Ces manuscrits proviennent du conseil des Dix , auquelCremonini avait en effet adressé ses ouvrages , commele prouve une lettre trouvée au Mont-Cassin , et dont il sera bientôt parlé 2 . Cremonini n'est à vrai dire ni alexandriste, ni averroïste, bien qu'il penche beaucoup plus vers l'alexandrisme 3 . Averroès et Jean de Jandun sont les auteursdont il fait le plus d'usage, et qui lui fournissent le textede ses leçons ; les autres maîtres de l'école averroïstecomparaissent tour à tour dans ces fastidieuses discussions. Cremonini semble se décider entre eux par unéclectisme superficiel. Comme Césalpin et Zabarella, il se rattache à une opinion que l'on prêtait alors généralement à Averroès, à savoir que l'existence de Dieu ne1 . Le catalogue les donne comme autographes. Mais ce sentiment paraît difficile à soutenir, car il s'y trouve des traités composés d'après Cremonini par ses élèves. 2. J'ai entre les mains des extraits étendus de ces leçons. Mais je dois me borner ici à ce qui se rapporte immédiatement à l'averroïsme. 3. Fortunio Liceto raconte qu'ayant enl repris de réfuter le sentiment d'Alexandre sur l'immortalité, Cremonini et Louis Alberti le menacèrentd'écrire contre lui. (Bayle, art. Crémonin, note Y.) — 327 — peut se démontrer que par la considération physique du mouvement du ciel. Il admet sans restrictions importantes les théories d'Averroès sur les intelligences célestes et la Providence \ Toutes les choses sublunaires sont gouvernées par le ciel ; il y a un agent universel à qui appartient tout l'efficient de l'univers 2 . Dieu ne perçoit rien hors de lui-même. Cremonini critique avec plus de sévérité la psychologie averroïste. Le principe d'Averroès : Recipiens débet esse denudatum a naturel réceptif lui paraît faux de tout point 3 . Il n'accepte pas davantage la théorie de l'unité de l'intellect 4 , bien qu'il reconnaisse que l'immortalité doit être cherchée dans l'espèce et non dans l'individu. L'intellect actif est Dieu lui- même, comme l'a voulu Alexandre. 11 est nécessairement distinct des puissances de l'âme , simple , subsis- tant par lui-même ; car l'intellect actif est en acte tous les intelligibles , et cela seul est intelligible qui est simple, séparé, subsistant par soi-même b . Tout est en quelque sorte plein d'âme; Dieu est la vie même de l'univers , pénétrant tout en qualité d'intellect actif 6 . Le monde est dans un éternel fieri ; il nest pas; il naît et il meurt sans cesse 7 . 1. Le traité De intelligentiis (ms. de Saint-Marc, classis VI, n° 184) n'est qu'une longue exposition de celte théorie, et des incroyables subtilités que les averroïstes y avaient introduites. 2. Tractatus De cœli ejficïentia. (Ms. de Saint-Marc, n os 176 et 182.) 3. In librum De anima. (Ms de Saint-Marc, n° 191.) 4. Tract. De intelligentiis, sub fin. —In librum III De anima. 5. In librum III De anima, lect. 74, cod. 192. Il faut comparer le cod. 70, qui représente le cours de Cremonini en 1592, c'est-à-dire son premier enseignement. 6. Ibid., lect. 79 et 80. 7. La bibliothèque du Mont-Cassin possède la leçon d'ouverture de Cremonini en 1591, sur ce texte : Mundus nunquam est; nascitur semper et moritur. — 328 — Voilà les doctrines que Cremonini enseigna pendantdix-sept ans à Ferrare, et pendant quarante ans à Padoue. Elles ne manquent pas, on le voit, de hardiesse, etce ne fut qu'à force de protestations d'orthodoxie queCremonini réussit à éviter la persécution 1 . Le préambulede son commentaire sur le traité de l'Ame 2 est à cetégard un chef-d'œuvre d'habileté. « Sachez, dit-il à sesauditeurs, que je ne prétends pas vous enseigner ce qu'il faut croire sur l'âme , mais seulement ce qu'a dit Aristote. Or, tout ce qui dans Aristote est contraire à la foi, les théologiens , et surtout saint Thomas , y ont amplement répondu. Je vous en avertis une fois pour toutes,afin que, si vous entendez dans mon cours quelque proposition malsonnante, vous sachiez où trouver la réponse.Car, pour dissimuler quelque chose de la pensée d' Aristote,je manquerais à tous mes devoirs si je le faisais. » A chaqueproposition dangereuse, il se hâte d'ajouter : « Remarquezbien que je ne vous dis pas mon propre sentiment (monsentiment ne peut être que celui de notre mère la sainteÉglise), mais celui d' Aristote 3 . » La tactique par laquelleles philosophes de ce temps cherchaient à revendiquerquelque indépendance, était d'exposer les doctrines compromettantes sous le nom d'autrui, en les désavouant, etmême en les réfutant ; mais en ayant soin que la réfutai. Bayle, art. Crémonin. — « Crémonin cachait finement son jeu enItalie ; nihil habebat pietatis et tamen pius haberi volebat. » Nauclœana, p. 55. 2. Mss. de Saint-Marc, n os 190, 191, 192. Voy. l'Append. V. 3. In hoc diximus non quod nos sentimus de anima et de intellectu agente, sentimus enim id quod sentit nostra mater Ecclesia, sed diximusid quod videtur sensisse Aristoteles. (Cod. 192, init.) — Qua; philosophi dicta, ut sœpe diximus, non sunt retinenda, quia de anima illud est sen- tiendum non quod sentit Aristoteles, sed quod sentit veritas christiana. (IbiJ.y lect. 79, sub fin.) — 329 — tion fût faible et trahît suffisamment la pensée propre de celui qui parlait. Il résulte d'une intéressante correspondance que j'ai trouvée à la bibliothèque du Mont-Cassin, que cette manœuvre ne suffit pas pour couvrir CremoninL À la date du 3 juillet 1619, le grand inquisiteur de Padoue lui écrit pour lui rappeler le décret du concile de Latran, qui ordonne aux professeurs de réfuter sérieusement les erreurs qu'ils exposent, et il lui demande une rétractation, en lui citant l'exemple de la docilité de Pendasio. Dans une lettre d'une remarquable fermeté , Cremonini lui répondit qu'il ne dépendait pas de lui de changer ses écrits, qui avaient reçu l'approbation du sénat, et qu'étant payé pour expliquer Aristote, il se croirait obligé de rendre ses honoraires, s'il enseignait autre chose que ce qu'il croit être réellement la pensée d'Aristote. Quel'on charge quelqu'un d'écrire contre lui, comme Niphus fut chargé de réfuter Pomponat, et il consent à ne pas répondre : voilà tout ce qu'il peut promettre et tout ce qu'on obtiendra de sa condescendance \ Ainsi se prolongèrent jusqu'au cœur des temps modernes et dans un des centres scientifiques les plus bril- lants de l'Europe, l'enseignement et les controverses du moyen âge. En 1828, Gabriel Naudé trouve encore l'a- verroïsme dominant à Padoue 2 . La mort de Cremonini (1631) peut être considérée comme la limite du règne de cette philosophie. Le péripatétisme scolastique ne comptera plus désormais aucun partisan de quelque valeur. Fortunio Liceto (mort en 1656) n'en sauve les débris qu'en y faisant pénétrer l'esprit de la philosophie moderne. Bérigard , plus hardi , essayera de 4. Voy. Append. VI. 2. Cf. Leibniz, Opp. t. I, p. 73. — 330 ~ remplacer le péripatétisme par la physique ionienne.En 1700, Fardella enseigne sans opposition le cartésianisme à Padoue. L'averroïsme avait résisté, depuis prèsde trois siècles, aux attaques du platonisme, des humanistes, des théologiens, du concile de Latran, du concilede Trente, de l'inquisition; il expira le jour où apparutla grande école sérieuse, l'école scientifique, celle quis'ouvre par le génie de Léonard de Vinci, se continuepar les Aconzio, les Erizzo, les Jordano Bruno, les PaulSarpi, les Telesio, les Campanella , et se consomme parle génie de Galilée 1 . Cette grande école savante, la vraiecouronne de l'Italie, et qui réclame ajuste titre une partde la gloire un peu exagérée de Bacon, cette école vraiment moderne et tout à fait libre enfin de la barbarie dumoyen âge, pouvait seule en finir avec un aristotélisme décrépit. La vraie philosophie des temps modernes^ c'est la science positive et expérimentale des choses. La sciencepositive a seule eu la force de balayer cet amas de so-phismes, de questions puériles et vides de sens qu'avaitentassées la scolastique. La sience positive a seule pu guérir l'esprit humain de cette singulière maladie, et le ra-mener à la droite voie, à la contemplation des choses, auvif sentiment de la réalité. Cette révolution toutefois peut être envisagée à unpoint de vue tout différent : si elle fut d'un coté le triomphe de la méthode rationnelle et scientifique, elle fut d'un autre coté une victoire remportée par l'esprit théologique. L'averroïsme padouan, insignifiant comme philosophie, acquiert un véritable intérêt historique, quand on1. C'est ce qu'a finement aperçu et développé M. Mamiani de la Rovère , dans son bel ouvrage Del rinnovamento délia fdosofia antica ita- liana, parte I. — 331 — l'envisage comme ayant servi de prétexte à l'indépendance de la pensée. Cette contradiction apparente n'a rien qui doive surprendre. N'a-t-on pas vu le jansénisme, la plus étroite de toutes les sectes, représenter à sa manière la cause de la liberté? Venise était en quelque sorte la Hollande de l'Italie ; la liberté de penser y était exploitée comme une branche de commerce très-productive : tous les livres protestants venaient de là 1 . La réunion Morosini, formée en grande partie de partisans de Cremonini, était un foyer d'opinions très-hardies 2 . Les miracles même de saint Antoine sont de ceux qui convenaient à un centre d'incrédulité. C'est l'hérétique Àlerdin (remarquez ce nom arabe) converti par le prodige d'un verre d'eau ; c'est un blasphémateur de l'eucharistie convaincu par un âne ; ce sont les poissons plus dociles que les hérétiques à la parole de Dieu. Le peuple et les moines trouvaient plaisant de faire ainsi la leçon à ces superbes docteurs qui coudoyaient si fièrement leurs croyances. Or, ce libertinage d'opinions qui donne une physionomie si originale au nord -est de l'Italie durant le xvie siècle, disparaît avec le péripatétisme arabe dans la première moitié du xvne . Toute l'activité intellectuelle s'éteint en même temps. Venise, qui a couvert le monde de ses livres, Venise n'a plus un éditeur, et les Aides sont réduits, pour ne pas faire banqueroute, à imprimer des bréviaires ! En général les effets d'une réaction intel- lectuelle ne deviennent sensibles qu'au bout d'une génération. La restauration catholique qui suivit l'avorte- ment de la réforme en Italie arrêta du même coup le mouvement italien; et pourtant l'impulsion donnée se 1. Maccrie, Hist, de la réforme en Italie (trad. ital., p. 83). 2, Bartholmess, Jordano Bruno, t. I er

p, 373.

— 332 — continue plus d'un demi-siècle : l'Italie, en 1600, conserve encore quelque chose de sa vie du temps de Léon X,si complète, si libre, si épanouie. Puis le froid, gagnantde proche en proche, arrive jusqu'au cœur. L'art ne produit plus que les minauderies du Bernin, les extrava-gances de Borromini ; la pensée humaine ne sert plus qu'àfaire des sonnets et des cicalate pour les académies;tout s'endort comme sous un charme. En 1650, l'Italien'a plus d'autre souci que la station et XAve Maria, sesoratoires et ses confréries. S xvi. C'est pour n'avoir pas tenu compte de cette doubleacception du nom d'Averroès qu'on a rangé parmi lesaverroïstes des hommes fort étrangers du reste à la fa-mille des péripatéticiens de Padoue , tels que Césalpin,Cardan, Vanini, Bérigard. Césalpin est un esprit trop original pour être confondu dans une école dont le caractère est de manquerd'originalité. Par quelques points de sa doctrine, il serapproche, il est vrai, d'Averroès, mais par l'esprit et lamanière, il ne tient en rien à l'averroïsme padouan. Nicolas Taurel, son adversaire, trouve sa doctrine plus absurde et plus impie que celle d'Averroès. Césalpin est,en effet, un véritable prédécesseur de Spinosa. Il n'y aqu'une seule vie, qui est la vie de Dieu ou de l'âme universelle. Dieu n'est pas la cause efficiente, mais la causeconstituante de toutes choses. L'intelligence divine estunique; mais l'intelligence humaine se multiplie selon lenombre des individus; car l'intelligence humaine n'est pasen acte mais en puissance 1 . Ainsi, tout en conservant le1 . Cf. Brucker, t. IV, p. 221 sqq. ; t. VI, p. 723 sqq. — Ritter, Gesch. der neuem Phil., I Th., S. 6Î33 ff. — 333 — dogme qui fait le fond de l'averroïsme, Cësalpin évite la confusion qui a produit dans cette école une si longue série d'erreurs. L'objet est identique, mais le sujet est multiple, et il est permis de dire que l'objet se multiplie par la conscience individuelle selon le nombre des sujets. Césalpin traversa le temps de la plus dure inquisition sans être inquiété. Il fut même médecin du pape, profes- seur à la Sapience , et vit brûler Jordano Bruno au Cbamp de Flore. Il employait un tour assez adroit pour échapper à la censure : « Je sais bien, disait-il, que toutes ces doctrines sont pleines d'erreurs contre la foi, et ces erreurs je les repousse ; mais il ne m'appartient pas de les réfuter ; je laisse ce soin à des théologiens plus profonds que moi 1 . » La doctrine de Cardan n'est pas sans analogie avec celle de Césalpin. Toutes les âmes particulières sont vir- tuellement renfermées dans l'âme universelle, comme le ver dans la plante dont il se nourrit. Dans le traité De Uno, un des premiers qu'il composa, Cardan admet sans restriction l'hypothèse averroïste de l'unité de l'intellect. Plus tard dans le De Consolatione, il rétracta son premier sentiment, et reconnut expressément qu'il ne peut exister d'intelligence unique soit pour tous les êtres animés, soit pour tous les hommes. Il y soutient que l'intelligence nous est aussi personnelle que la sensibilité, et que les âmes sont distinctes ici-bas, comme elles le se- ront dans l'autre vie. Enfin dans un troisième écrit, le Theonoston ou de l'Immortalité de l'âme, Cardan s'ef- force de concilier ces deux opinions contradictoires. L'intelligence est unique, mais peut être envisagée à deux 1. Fateor in rationibus deceptionem esse; non tamen in prsesentia meuni est lisec aperire, sed iis qui altiorem theologiam profitentur. (Apud Bayle, art. Césalpin, note A.) — 334 — points de vue, soit par rapport à son existence éternelleet absolue, soit par rapport à ses apparitions dans letemps. Unique en sa source, elle est multiple en ses manifestations 1 . Excellente solution, à laquelle il faudratoujours en revenir pour l'explication du fait de l'intel-ligence. Malgré cette variation de doctrine, avouée par lui-même, Cardan n'en est pas moins traité comme averroïstedans les diatribes de son rude adversaire, Jules-CésarScaliger 2 . Par sa manière de philosopher et par la formede ses écrits, Cardan n'appartient nullement à la familledes professeurs de Padoue. Mais par sa position vis-à-visde la théologie, il est en effet un des représentants lesplus prononcés de ce que dans un autre sens on appelaitaverroïsme. Le passage du de Subtilitate (1. XI) oùil fait argumenter l'un contre l'autre les partisans des reli-gions chrétienne, juive, musulmane et païenne, et qui setermine brusquement , sans conclusion , par cette for-mule : Igitur his arbitrio victorix relictis.*.. l'a faitcompter parmi les auteurs du livre des Trois Imposteurs.Un des démons familiers qui apparaissent à son pèrese vante d'être averroïste : llle vero palam averroistamse projîtebatur 3 , idée qui a paru fort impertinenteàGabriel Naudé, puisque Averroès ne croyait pas aux dé-mons 4 . C'est aussi bien à tort que l'on a rangé parmi les aver1 . Voy. le savant article de M. Franck sur Cardan, dans le Dlct, desse. phil. 2. Exotericavum exercitationum de subtil, adv, Cavdanum liber XVn *. Exerc. cccvn, n oS 14 et 16. 3. De subtil., 1. XIX, p. 682. 4. Apologie des grands hommes, p. 232 (Paris, 1669). — Bavle, Averroès, not. F. — 335 — roïstes Claude Bérigard \ Brucker 2 l'a complètement absous de ce reproche. Bérigard, au contraire, doit être compté parmi les adversaires du péripatétisme en général et de l'averroïsme en particulier. Il admet l'infusion de l'âme individuelle au moment de la naissance, et par conséquent la pluralité des âmes. On comprend toutefois que son naturalisme décidé , ses négations hardies lui aient donné place parmi les averroïstes, dans l'acception plus large que l'opinion donnait à ce mot. Mais le type le plus original de l'averroïsme ainsi en- tendu, c'est sans contredit l'infortuné Vanini. Lui-même nous assure qu'il eut pour précepteur un carme, Jean Bacon, dit le prince des averroïstes , qui ne faisait jurer son élève que par Âverroès 3 . Nous prenons ici en défaut la véracité de Vanini : le personnage dont il veut parler est sans contredit Jean Baconthorp, qui mourut en 1346, deux cent quarante ans avant sa naissance 4 ! Il semble du reste que Vanini ait pris à tâche de mystifier le public sur le nom de ses maîtres. Il se donne sans cesse comme élève de Pomponat ; or, Pomponat mourut en 1525, et i. Leibniz, Opp. I, p. 73. 2. Hist. crit. phil, t. IV, p. 472, 482, sqq. 3. Amphit. Exercit. IV? p. 17. Duce Averroe, in cujus verba jurare Joannes Bacconius ? averroistarum princeps , meritissinius olim prseceptor, coegerat. 4. Ce qu'il y a de plus bizarre, c'est que cet énorme anachronisme a été accepté de confiance par presque tous ceux qui ont parlé de Vanini. M. Cousin [Fragments de phil. cartésienne , p. 20) pense que Vanini veut dire seulement que dans sa jeunesse il avait beaucoup étudié les écrits de Bacon. Mais les mensonges de cette espèce sont fréquents dans Vanini. On aurait tort de prendre comme des détails autobiographiques tout ce qu'il dit de sa propre personne , soit dans ses Dialogues^ soit dans son Amphithéâtre. C'était un tour reçu à cette époque de raconter comme étant arrivées à soi-même les anecdotes dont on voulait égayer son livre. Ainsi font Cardan, Cœlius Calcagnini, Montaigne lui-même. — 336 — Vanîni naquit en 1585. Vanini n'avait même pas luavec beaucoup d'attention les livres de son divin précepteur, comme il l'appelle ; car loin d'en conclure qu'envertu de la métempsycose Averroès avait dû passerdans le corps de Pomponat, il y aurait trouvé à chaquepage la réfutation d'Âverroès. Vanini n'y regardait pasde si près. Cet esprit bizarre se prenait à tout ce quipouvait servir ses fanfaronnades d'impiété. Dans le 30e deses dialogues, il raconte qu'un jour prêchant sur cettequestion : Pourquoi l'homme a été créé de Dieu ? il larésolut par cette fameuse échelle d?Averroès, en vertude laquelle il doit y avoir une sorte de gradation du plushumble de tous les êtres a l'être le plus relevé, qui est Dieuou la matière première \ A Gènes, Vanini voulut aussienseigner selon ces principes ; mais, dit son biographe,on n'y était point prévenu en faveur d'Averroès, et il fut obligé de partir 2 . Ses auteurs favoris, disait-il, étaientAristote, Averroès, Cardan, Pomponat 3 , et à l'exemplede son prétendu maître, Jean Bacon, il ne mettait d'autrelivre qu' Averroès entre les mains de ses élèves \ Evidemment FAverroès dont il est ici question n'est pas legrand commentateur , mais l'auteur imaginaire auquelon attribuait des ouvrages impies et d'une facile lec-ture. Vanini connaissait pourtant le Grand Commentaire. Il réfute avec une sévérité affectée les théories1 . Materia prima, secundum averroistas, sola poteniia, actus punis,solus Deus. (Dial. XXX.) 2. La vie et les sentiments de Lucilio Vanini, par David Durand (Rotterdam, 1717) , p. 47. 3. Il<id.,p. 18. A. Quum a me primis philosophiœ sa cris initiaretur, nullius juravit in verba magistri, scd Averrois libros a me ohlatos avide excepit, et in eis perlegendis adeo profecit ut balbutientium scholasticorum ineptias confutare sit aggressus. [Amplùth., p. 350.) — 337 — averroïstes de l'éternité du monde, des intelligences, de la providence, de l'unité des âmes 1 . Mais Vanini ne doit pas être pris au sérieux dans ses doctrines ; l'opinion qu'il réfute est presque toujours celle qu'il veut inculquer. Quelque faible qu'on puisse éprouver malgré soi pour cet esprit si flexible, si insaisissable , et en particulier pour les piquantes esquisses philosophiques qu'il a in- titulées Dialogues, on ne peut nier que cette verve, cette finesse, cette malice, cette pénétration d'esprit vraiment étonnante ne recèlent le scepticisme le plus absolu , le matérialisme le plus effronté. Au lieu de la gaie et spirituelle franchise qui caractérise l'incrédulité française du xvme siècle , l'incrédulité averroïste du xvie est sombre , méprisante, hypocrite, sans dignité. On faisait des livres pour défendre les dogmes qu'on voulait attaquer. On présentait les objections dans toute leur force, en traitant de misérables et d'insensés ceux qui les faisaient ; puis on y répondait d'une manière dérisoire ou bien l'on avouait qu'il est impossible d'y répondre par la raison. Quelle prise avait l'inquisition sur un homme qui faisait l'apologie du concile de Trente, méritait l'approbation de la Sorbonne, intitulait un livre : Amphithéâtre de l'éternelle providence, divino-magique, christiano-phjsique , astrologico-catholique, contre les anciens philosophes , les Athées , les Epicuriens , les Péripatéticiens , les Stoïciens, etc. , et terminait ses tirades les plus notoirement impies par ces mots : Ceterum sacrosanctœ Romands ecclesiœ me subjicio? Peut-être aussi le xvie siècle, comme le xme , s'exagérait-il à dessein la malice, des averroïstes, et se plaisait-il 1. Cf. Amphïth. Exerc. i, 4, 33, 35, 36, 37, 41. — Cf Cousin, Fragments de phil. cartes,, p. 27. — X. Rousselot, OEuvres phil. de Van'ini* Notice, p. vi. 22 — 338 — à accumuler sur quelques types d'impiété toutes les mauvaises pensées qui couraient dans l'air, et dont chacunavait à s'avouer coupable. La première fois que la pensée incrédule s'élève ainsi dans l'âme du croyant, il s'en effraye, et aime à rejeter sur le compte d'autrui ses propres tentations. Les Trois Imposteurs revenaient, commeun cauchemar, épouvanter la conscience. « Le quolibetque le monde a été séduit par trois pipeurs, dit La Monnoie, continuellement rebattu par les libertins, auradonné l'occasion à quelqu'un d'entre eux de dire qu'il yavait bien là de quoi exercer son esprit, et que ce serait un beau sujet de livre 1 . » Puis, tous les partis, catholiques, protestants, etc., se le sont jeté comme une injure. Bodin , faisant argumenter les uns contre les autres les partisans des diverses religions, ne donne l'avantage àaucune : les malintentionnés croyaient même remarquerque les chrétiens avaient presque toujours le dessous dansson livre, et que les réponses n'étaient jamais aussi fortes que les objections 2 . Postel prétendait que la religion parfaite serait composée en proportions égales de christianisme, de judaïsme et de mahométisme. Quant à Vanini , ce méchant belistre , ce chercheur de repues franches, cet enragé', le plus endiablé vilain quifutjamais(Garasse), avait donné, disait-on, une nouvelle édition 1. 31enagiana, t. IV, p. 283 et suiv. La perpétuelle préoccupation de ce livre a dû néanmoins engager à l'écrire après coup, et amorcer les li- braires. En effet, au xvme siècle, on trouve quelques misérables écrits sous ce titre ; un, entre autres, antidaté de 1598 , un autre où se mêle le nom de Spinosa. Cf. Brunet, Man. du libr., t. IV, p. 512 et 520 (qua- trième édit.), et la belle invective de Voltaire (épît. cxi, éd. Beucbotj. 2. Colloquium heptaplomeres de abdltis rertnn subt'dium arcanis. Cet ou- vrage n'a jamais été imprimé, mais les copies en sont fort répandues. Le n° 621 de Saint-Germain a servi à Huet pour la réfutation qu'il en a faite dans sa Démonstration évangélique. — 339 — de ce livre exécrable \ Le mot que tous les témoins oculaires lui prêtent en marchant au supplice , qu'il meurt en philosophe* , semble même une réminiscence d'Averroès : Moriatur anima mea morte philosophorum. § xvn. En général , l'averroïsme proprement dit, c'est-à-dire l'étude du Grand Commentaire, se répandit peu hors de l'Italie. Patrizzi donne pour trait caractéristique des écoles de France et d'Espagne, qu'on y explique le texte pur d'Aristote sans commentaires3 . Des Italiens nomades, François Vimercati par exemple4 , en apportent seuls quelque bruit de ce côté des monts. Jean Bruyerin Champier (en 1537 ), atteste la vogue passagère qu'obtinrent ces maîtres étrangers avec leur livre nouveau : Postquam ex Italia terra in Gallias nostras philosophi quidam corwolarunt , magna cum laude pariter et frequenti auditorio commentaria Averrhoi in dristotelis volumiria interprétantes* . Averroès, toutefois, ne fit jamais en France une fortune brillante. Les exemplaires de nos bibliothèques ne portent aucune trace de lecture ; les tranches en sont intactes, et toujours j'ai trouvé non coupées les feuilles qui avaient échappé au tranchant du relieur. Lyon, pourtant, présente quelque trace d'aver1 . a II fît revivre, dit Rosset dans son Histoire tragique, le méchant et abominable livre que l'on intitule les Trois Imposteurs , que l'on imprime à la vue et au grand scandale des chrétiens. » Quel dommage que le lieu et la date ne soient pas indiqués ! 2. Cousin, op. cit., p. 89 et suiv. 3. Discuss. Perip., 1. XII, p. 106 v°. 4. Vimercati est donné comme averroïste par les Coïmbrois (In 1. II De anima, cap. i, qusest. 7, art. 1.) b. Prsef. in Averrois Collée t. mea 1 ., p. 81 (édit. 1553). — 340 — roïsme 1 . Il s'y fît plusieurs éditions des œuvres médicales et philosophiques d' Averroès, « lesquelz livres ettraictez, dit le privilège du roi très-chrétien Henri II, sont plains et décorez de belles et singulières auctoritezde philosophie au bien et proffît de la chose publique denotre royaume ; et pour l'utilité et instruction d'iceuxqui les vouldront veoir et lire, » Cette royale recommandation ne fut pas fort écoutée. Averroès , au xvie siècle, sortit définitivement des écoles françaises 2 , et il fautcroire que Reckermann exprimait un souhait tout à fait personnel quand il demandait avec instance que la typographie Médicéenne, qui avait publié le texte arabed'Avicenne, donnât pareillement celui d' Averroès 3 . L'Espagne et le Portugal, ou la scolastique s'est continuée presque jusqu'à nos jours, virent aussi se prolongerplus longtemps l'autorité d'Averroès. Antonio a recueilli les éloges qui lui ont été donnés par un grand nombrede médecins espagnols et portugais 4 . Il est pourtant jugéd'une manière fort sévère par les jésuites de Coïmbre8 . t . Je trouve imprimé à Lyon , en i 582 , un traité Isidori Isolant in averroistas , de œternitate mundi, en quatre livres. 2. Théophile Raynaud, parlant des efforts de Raymond Lulle pourfaire condamner Averroès, s'exprime ainsi : « Congruentior et exauditu faeilior fuisset petitio, pro quanunc, quœ Dei henignitas est ! non est sata- gendum : nimirum ne Averroès oraculi loco esset in scholis ; quod quumsuperiori seculo et paucis anteriorihusinvaluisset, prœsertim inltalia, oceasio fuit magnorum in oris illis errorum et inutilis diligentiaï,... quod in- dignissimum fuisse nemo non videt. Nnnc Averrois in scholis depontanusevasit. » [Erotemata de malis ac bonis libris, n° 340, p. 200, Lugd. 1653.) 3. Voy. Bayle, art. Averroès, note I. 4. Bibl. hisp. vet.,\. II, p. 395 (édit. Bayer). Averroès plus quam commentator, seu malleus medicorum verius appellandus —vir acutissi- mus, suhtilissimus; —Philosophus post Aristotelem admirandus;—Post Galenum medicus summus. 5. Hœc commentatoris seu commentitoris potius de unitate intellectus sentenlia adeo stulta est, ut merito Scotus in iv Sent., d. 43, q. 2, dixerit — 341 — Ailleurs, relégué parmi les « livres des scolastiques, qui ne servent plus fors à envelopper des anchoues ou en faire des cartons 1 , » Averroès se défigure étrangement dans l'opinion. Ces lourds commentaires, que l'on pourrait consulter avec tant de facilité, on se les représente comme des libelles pleins de blasphèmes. Chose surprenante ! ni Bayle, niBrucker 2 , qui consacrent à Averroès des articles étendus , où ils ont recueilli les récits les plus hasardés qui couraient sur son compte, n'ont songé à ouvrir ses oeuvres. On dirait qu'il s'agit d'ouvrages inédits ou rares, dont on est obligé de parler de confiance. Naudé, qui aurait dû apprendre à le mieux connaître durant son séjour à Padoue, le représente comme un franc athée, et lui applique le mot de Tertullien : Sub pallio philosophorum patriarcha hsereticorum}'. Au jugement de Duplessis-Mornay, Aristote est peu reli- gieux, mais Averroès son interprète est du tout impie'*. Duplessis s'est même donné la peine de réfuter en forme la théorie de l'intellect universel 3 . Campanella , et après luiBérigard, regardent Averroès comme le premier auteur du blasphème des Trois Imposteurs 6 . Je ne sais quel hondignum esse Averroem qui ob lias ineptias ex hominum comimmione averruncetur; alii vero hoc ejus figmentum monstrum vocarint quo nullum majus Arabum sylvse genuerint. Certe hoc unum sat esse debuisset ad eos coarguendos qui filium Rois tanti faciunt, ut ejus animam Aristotelis anîmam esse dicant. (In 1. II De anima, cap. i, qusest. 7, art. 2.) 1 . Eonivard, Advis et devis des lengues. [Bibl. de l'École des chartes, 2 e série, t. V, p. 356.) 2. Illi definient quibus plus est temporis, otii atque patientiœ ad evol- venda scripta nostro tempore plane inutilia. (Bruck., t. III, p. 108.) 3. Naudœana, p. 21 (édit. 1701). — Apologie, p. 232 (édit. 1669). 4. Delà vérité de la relig. chrét.^ chap. xx, f. 258 v°, 259. 5. Ibid., chap. xv. 6. Propterea exiit liber de Tribus Impostoribus in Germania juxta Averrois et Aristotelis dogmata, volentium. législatures esse impostores , — 342 — nète théologien anglais l'appelle un monstre d'homme, le secrétaire de l'enfer*. Le mot célèbre : Moriaturanima mea morte philosophorum, suffit à Vossius pouren faire un franc libertin 2 , et à La Monnoie pour l'é- riger en contempteur fanatique de toutes les religions 3 . Gui Patin en paraît beaucoup moins scandalisé, et le rangesimplement parmi les déistes 4 . Un autre se croit autorisépar un passage de Garasse à attribuer à Averroès l'é- trange politique que voici : « Pour les hommes (c'est l'opi- « nion de Vanini que l'on expose) faudrait faire comme« les bûcherons font tous les ans dans les grandes forêts : « ils y entrent pour les visiter, pour y reconnaître le bois« mort ou le bois vert, et effemeler la forêt, retranchant« tout ce qui est inutile et superflu ou dommageable, pour« retenir seulement les bons arbres ou les jeunes baliveaux« d'espérance. Tout de même, disait ce méchant athéiste, « faudrait tous les ans faire une rigoureuse visite de tous« les habitants des grandes et populeuses villes, et mettre« à mort tout ce qui est inutile et qui empêche de vivre« le reste : comme sont les personnes qui n'ont aucun« métier profitable au public, les vieillards caduques, les « vagabonds et fainéants; faudrait effemeler la nature,« éclaircir les villes, mettre à mort tous les ans un mil-« lion de personnes , qui sont comme les ronces ou les et prœcipue, ut dicit Averroès, Christum, Moysen et Maliumetem. (De gentil, non retinendo , p. 3.1.) —Averroès scripsit contra très législatures, Christum, Mosem et Mahumetum , deditque materiam scriptori impiode Tribus Impostoribus. (Jt/ieismus triwnphatus, seu reductio ad /W/g/o- nem, cap. n, a. 19.) —Cf. Berigardum, in Prsef. Circul. Pisan., p. 5. 1. Menagiana, t. IV, p. 299. 2. Quam parum viderit tantus philosophus in vera et unica salutis via arguit illud quod diceret, malle se animam suam esse cum philosophas quam cum christianis. (De philos, sectis, cap. xvn, p. 91.) 3. Menagiana, p 286 (édit. 1715). 4. Patiniana, p. 96-97 (édit. 1701). — 343 — (( horties des autres pour les empêcher de croître *. » Voilà, s'écrie après avoir cité ce passage un des biographes de Vanini , voilà des fruits de l'école d'Averroès 2 ! Enfin, au xviie siècle, quelques jésuites eurent encore l'heureuse idée de réfuter Averroès. Antoine Sirmond, dans son livre contre Pomponat (Paris, 1625, juste cent ans après la mort de Pomponat!) s'escrima vigoureusement contre l'intellect unique 3 . Cette hypothèse rendrait Dieu responsable des erreurs des hommes; elle suppose d'ailleurs qu'un même sujet est susceptible de modifications opposées. Que si Averroès a seulement entendu parler de l'action de Dieu sur l'intelligence comme cause première, Sirmond n'a rien à y redire; mais il se soucie peu de savoir si telle a été réellement sa pensée 4 . Possevin, son collègue, est bien plus sévère. Averroès est à ses yeux le chorége de l'impiété; l'édition des Juntes et de Bagolini, une œuvre de Satan 3 . Il transcrit dans toute son étendue la longue diatribe de Vives, et ne peut concevoir qu'un chrétien songe à demander des leçons à un impie qui, au milieu des flots de lu1. Garasse, Doctrine curieuse, p. 815. 2. David Durand, La vie et les sentiments de Lucilio Vanini, p. 52-54. 3. De Immortalitâte animœ demonstratio phjsica et arislotelica adversus Pomponatium et asseclas, p. 368 sqq. 4. Restât ergo ut suum istud somnium integrum Averroès somnii loco et mendacii haberi sinat, aut certe interpretetur ipse de actione intellec- tus divini.... An ita possit accipi non disputo, illud contentus ostendisse quod nisi quid simile sonet ejus doctrina, inanis ac stulta sit; si quid au- tem simile, nepilum quidera nobis adversantem habeat. (Ibid.) 5. Cernunt qui non sunt omnino cœci hsec a satana paulatim obtrusa piis mentibus et adeo privilegiis subdole obtentis confirmata, fructus illos peperisse acerbissimos ; unde magna Europse pars per hsereses et atheis- mum , isto hominum génère tanquam cborago prseeunte, prorsus ad veritatem, quse altrix est pietatis, obstupuit. {Bïbl. sel., t. II, 1. XII, cap. xvm.) — 344 — mière du christianisme , onze cents ans après JésusChrist , a poussé l'endurcissement volontaire jusqu'àrester dans sa perfidie K Moréri , d'Herbelot , Bayle , Rapin 2 n'ont fait qu'accepter sur l'impiété d'Averroès la tradition commune.Le xvne et le xvme siècle répétèrent de confiance les mêmes fables. Leibniz le regarde comme un auteurpernicieux, qui a fait le plus grand tort au monde chrétien 3 , et Vico comme le représentant du fond d'impiétéinhérent au péripatétisme 4 . Par un étrange hasard, le mot qu'on lui prête sur l'eucharistie devint une armedans la controverse protestante. Duplessis-Mornay 5 , Daillé 6 , Drelincourt 7 s'en autorisèrent pour prouver le tort que le dogme catholique faisait à la religion chrétienne dans l'opinion des païens. C'était la destinée d'Averroès de servir de prétexte dans les luttes de l'esprit 1 Quum toi potuisset divinse sapientise oracula miraculaque vidisse, ac tamen perstitisset in perfidia sua impius, ecquid tantum christianse mentes ex turbido impietatis cœno piscari sese posse existimarunt ? [Bibl. sel., t. II, 1. II, cap. xvi.) 2. Réflex. sur Véloq., la poés., l'hist. et la phil. t § xv. 3. Opp. t. I, p. 69 sqq. (édit. Dutens). 4. Mémoires, cités dans l'introd. de Mme Belgiojoso à la Science nouvelle de Vico, p. xviri. 5. Traité delà Cène, p. 1106. 6. « Les sages du monde ne vous ont point pardonné celte étrange créance; témoin la parole du philosophe Àverroès, qu'il ne trouvait pointde secte pire ou plus badine que celle des chrétiens , qui mangent et déchirent eux-mêmes le Dieu qu'ils adorent. » [Réplique au P. Adam, p. 1 16.) 7. Nous ne pouvons oublier le lamentable exemple de ce philosophepaïen, qui ayant vu manger le sacrement qu'on avait adoré, dit qu'il n'avait jamais vu de secte plus folle et plus ridicule que celle des chrétiens, qui adorent ce qu'ils mangent; et c'est à ce propos que ce malheureuxs'écria : « Que mon âme soit avec celle des philosophes , vu que les chrétiens adorent ce qu'ils mangent. » [Dial. IX, contre les missionnaires, p. 305, 306.) — 345 — humain , et de couvrir de son nom les doctrines auxquelles assurément il pensait le moins. L'histoire de l'averroïsme n'est , à proprement parler, que l'histoire d'un vaste contre-sens. Interprète très-li- bre de la doctrine péripatétique, Averroès se voit interprété à son tour d'une façon plus libre encore. D'altération en altération , la philosophie du lycée se réduit à ceci : Négation du surnaturel , des miracles , des anges , des démons , de l'intervention divine ; explication des religions et des croyances morales par l'imposture. Certes , ni Aristote , ni Averroès ne pensaient guère qu'à cela se réduirait un jour leur doctrine. Mais dans les hommes élevés à la dignité de symbole, il faut toujours distinguer la vie personnelle et la vie d'outre-tombe, ce qu'ils furent en réalité et ce que l'opinion en a fait. Pour le philologue , un texte n'a qu'un sens ; mais , pour l'esprit humain qui a mis dans ce texte sa vie et toutes ses complaisances, pour l'esprit humain qui, à chaque heure, éprouve des besoins nouveaux, l'interprétation scrupuleuse du philologue ne peut suffire. 11 faut que le texte qu'il a adopté, résolve tous ses doutes, satisfasse à tous ses désirs. De là, la nécessité du contre-sens dans l'histoire philosophique et religieuse de l'humanité» Le contre-sens, aux époques d'autorité, est comme la re- vanche que prend l'esprit humain contre l'infaillibilité du texte officiel. L'homme n'abdique sa liberté sur un point que pour la regagner sur un autre. Il sait trouver mille fuites, mille subtilités pour échapper à la chaîne qu'il s'est imposée. On distingue, on commente, on ajoute, on explique, et c'est ainsi que, sous le poids des deux plus grandes autorités qui aient régné sur la pensée, la — 346 — Bible et Aristote, l'esprit s'est encore trouvé libre ; c'est ainsi qu'il n'est pas de proposition si téméraire qui n'aitété soutenue par quelque théologien , prétendant bien nepas sortir des limites de l'orthodoxie, qu'il n'est pas dedoctrine si mystique qui n'ait pu se produire sous le couvert de l'interprétation d'Aristote. Que serait deve-nue l'humanité , si \ depuis dix-huit siècles , elle avaitentendu la Bible avec les lexiques de Gesenius ou deBretschneider? On ne crée rien avec un texte que l'oncomprend trop exactement. L'interprétation vraimentféconde, qui dans une autorité acceptée une fois pourtoutes sait trouver une réponse aux exigences sans cesserenaissantes de la nature humaine , est l'œuvre de la conscience bien plus que de la philologie. APPENDICE i. FRAGMENT DU TRAITE INEDIT DE LA POSSIBILITE DE L' UNION AVEC l'intellect ACTIF. (D'après les mss. de la Bibl. nat. 6510, anc. fonds, f. 291 , et Saint-Marc de Venise, classis VF, n° 52, f. 324 v°.) Incipit epistola Aoe?roys de intellectu,_ Intentio nostra in hac distinctione est quod prsebeamus omnes vias claras et demonstrationes fîrmas quœ faciunt scire quaastionem magnam et fortunium sublime, scilicet si conjungatur intellîgentia operans cum intellectu materiali , donec est in corpoie, adeo quod in hac manerie opus hominis sit ipsius ista proprietas ex omni parte, se- cundum quod ipsum est esse intelligentiarum primarum abstractarum. Et haee est illa quœstio quam philosophus in libro de Anima promiserat declarare; et adhuc nonpervenit ad nos illud, et quod ponam in hac demonstratione est id quod recipiam a Domino , cui det Deus longam vitam. Et si rationabilia fuerint hœc quae dicentur hic, referantur ad ipsum , et si inventum fuerit aliquid non rationabile, referatur mihi. Et ego dico quod locus iste non est meus, sed induxit me ad hoc obedientia quidem mandatorum suorum quae ipse mandavit mihi. Contentio facta fuit de hac quaestione ut scriberem de ipsa, et etiam ob hoc quod spero remunerari ab eo, et quia ipse scripsit super hanc quaestionem in pluribus locis, voiuit ut dicto aggregaretur totum quod dictum fuerit, et invenirentur quœdam in ea quae non scripta fue- — 3V8 — rant. Et si quid novi speculari potuerit in ea, appona-mus in hac demonstratione. Et nos concedimus hicquicquid potest concedi de hiis quœ probantur in librode Anima, quoniam hœc quaestio est causa omnium qusedicuntur in ipso libro. Dicamus quod hœc quœstio probatur tribus viis. Et haec est via quam narravit Alexander in demonstratione sua de intellectu, et dixit quodilla via per quam incessit philosophus in hac causa......... . ...•••••Aspice ergo hoc secretum divinum et hanc subtilita-tem venerabilem, quam admirabile est! Et laudatus sit ipse Deus qui dédit unicuique rei jus suum, et hoc quoddixi rétro de intellectu est ex honorabilibus verbis quœvocantur dissolutiva , et illa sunt prima id est maximaverborum quse vocantur composita , et hœc est viasumpta ex potentia et actu Et iste intellectus qui est in actu est quem homo in selicet in fine apprehendit, et iste est intellectus qui vocatur quœsitus , et est complementum et actus , et quodyles primum potens fuit ad illum. Et propter hoc, horaqua renovata fuit forma, renovatafuitin eo potentia separatarum formarum, quousque descendit vel ascendit decomplemento ad complementum, et de forma ad formamnobiliorem et propinquiorem ad actum, adeo quod infine perveniat ad hoc complementum et ad hune actumin quo nullatenus misceatur potentia aliqua. Et quumhomo ipse cui proprium est hoc complementum est ipsenobilior omnibus rébus aliis hic inventis, quoniam ipseest ligamentum et continuatio inter res inventas sensatasdefectivas, scilicet quod semper in eorum actu admisceturpotentia, et inter res inventas nobiles, in quibus nequaquam in eorum actu admiscetur potentia, et eorum suntintelligentiœ purae abstractœ. Et convenit esse quodtotum quod est in hoc seculo creatum est propter ho- — 349 — minem , et totum ei deservit, quoniam ipsum primum complementum quod fuit in yle prima in potentia crea- tum fuit. Demonstratum est ergo quod injuste facit qui segregat hominem a scientia , quœ est via ad habendum hoc complementum , quoniam non est dubium quod qui facit hoc contradicit inventioni vel intentioni creatoris in inventione hujus complementi. Et quemadmodum fortunatus est qui consumit tempus suum servitio seu studio, et appropinquat ei laudatus, sic ilîe in hac approximatione. Et hoc est id quod ego vidi ponendum in hac dubitatione , et si aliquid renovatum fuerit , in hoc apponam id, si Deus voluerit. Et laudatus sit Deus, et perducat nos ad id quod sit voluntas ejus, et inducat nos ad id ad quod nos sumus formati primo et postea , et hoc est in vita et in morte. Explicit. II, FRAGMENT DU TRAITE DES ERREURS DES PHILOSOPHES DE GILLES DE ROME, RELATIF A AVERROES. (D'après le ms. 694 de Sorbonne.) Capitulwn quartum de collectione errorum Averroys commentatoris. Omnes errores philosophi asseruit, immo cum majori pertinaeia, et magis locutus est contra ponentes mundum incepisse quam philosophus fecît , immo sine comparatione plus est arguendus ipse quamphilosophus , quia magis directe fidem nostram impugnavit, ostendens esse falsum cui non potest subesse falsitas, eo quod innitatur prima? veritati. Prœter tamen errores philosophi, arguendus est quia vituperavit omnemlegem, ut patet ex n et xi [Metaph.], ubi vitupérât legem Christianorum , scilicet legem catholicam nostram , et etiam legem Sarracenorum quia ponunt creationem rerum — 350 — et aliquid posse fieri ex nichilo. Sic etiam vitupérât legesin principio tertii Physii orum , ubi vult quod contraconsuetudinem legum alii negant principium per se, non negantes ex nichilo nichil fieri , immo , quod pejusest, nos et alios tenentes legem derisive appellat loquentes et garrulantes vel garrulatores, et sine ratione semoventes. Et etiam in vin Physicorum vitupérât leges, et loquentes in lege sua appellat voluntates , eo quodasserant aliquid posse habere esse postnon esse. Appellatetiam hoc dictum voluntatem , ac si esset ad placitumtantum et sine omni ratione, et non solum semel et bis,sed pluries, ut in eodem vin contra leges creationemasserentes in talia perrumpit. Ulterius erravit in vuMelaphysicœ , dicens quod nullum immobile transmutâtmobile, nisi mediante corpore transmutabili, propterquod angélus non potest nec posset unum lapidem inferius movere. Quod si aliquo modo sequi posset ex dictis philosophi, ipse tamen non adeo expresse hoc negavit.—Ulterius erravit dicens in xir Metaphysicœ quod potentia in productione alicujus non potest solum esse inagente , vituperans Johannem Christianum qui hoc asseruit. Est enim contra veritatem hoc , et contra sanctos,quia in aliquibus factis tota ratio facti est potentia facientis. — Ulterius erravit dicens in eodem xn a nulloagente posse progredi immédiate diversa et contraria,et ex hoc vitupérât loquentes in tribus legibus, scilicet Christianorum , Sarracenorum et Maurorum, qui hocasserebant. — Ulterius erravit in dicto xn, dicens quodomnes substantiœ intelleetuales sunt œternse et actiopura , non habentes admixtam potentiam, cui sententiœipsemet a veritate coactus contradicit in tertio de Anima,dicens nullam formam esse liberam a potentia simpliciter nisi forma prima : nam omnes alise forma? diversifi- cantur et essentia et quidditate, sicut ipsemet subdit.— Ulterius erravit in dicto xn , dicens Deum non solli- — 351 — citari nec habere curam sive providentiam individuorum hic inferius existentium, adducens pro ratione quia hoc non est conveniens divinae bonitati. — Ulterius erravit negans trinitatem in Deo esse, dicens in dicto xn quod aliqui putaverunt trinitatem in Deo esse, et voluerunt evadere per hoc et dicere quod sunt très et unus Deus, et nesciverunt evadere, quia quum substantia fuerit numerata , congregatum erit unum per unam intentionem additam , propter quod secundum ipsum si Deus esset trinus et unus sequeretur quod esset compositus, quod est inconveniens. — Ulterius erravit dicens Deum non cognoscere particularia, quia sunt infinita, ut patet in commento suo super illo capitulo , Sententia Patrum, etc. —Ulterius erravit quia negavit omnia quae hic inferius aguntur reduci in divinam sollicitudinem , sive in divinam providentiam, sed secundum ipsum aliqua proveniunt ex necessitate materiœ absque ordine talis providentiam, quod est contra sanctos, quia nichil hic agi- tur quod penitus effugiat hune ordinem , quia omnia quse hic aspicimus vel divina effîcit providentia, vel permittit. — Ulterius erravit quia posuit unum intellectum nu- méro in omnibus hominibus, ut ex tertio de Anima. — Ulterius quia ex hoc sequebatur intellectum non esse formam corporis. Imo dixit in eodem tertio quod aequivoce dicebatur actus de intellectu et aliis forrnis, propter quod cogebatur [ dicere ] quod homo non poneretur in specie per animam intellectivam sed per sensitivam. -—- Ulterius ex hoc fundamento posuit quod ex anima intellectiva et corpore non constituebatur aliquod tertium , et quod non fiebat plus unum ex tali anima et corpore quam ex motore cœli et ccelo. Capitulum quintum in quo summatim , etc. Omnes autem errores commentatoris , prœter errores philosophi sunt hii : — Quod nulla lex est vera, licet possit esse utilis ; —quod angélus nichil potest movere , nisi cœleste — 352 — corpus immédiate; — quod angélus est actio pura ; —quod in nulla factione , tota ratio facti est potentia fa-cientis ; — quod a nullo agente possint simul progrediimmédiate diversa ; — quod Deus non habet providentiam aliquorum particularium ; — quod in Deo non esttrinitas; — quod Deus non cognoscit singularia; —quod aliqua proveniunt a necessitate materiœ , absqueordine divinae providentiœ ; — quod anima intellectivanon multiplicatur multiplicatione corporum, sed est unanuméro; -— quod homo ponitur in specîe per animamsensitivam ; — quod non sit plus unum ex anima intel-lectiva et corpore. III. EXPOSITION DE LA DOCTRINE AVERROISTÏQUE DE L INTELLECT, PARBENVENUTO D'iMOLA (TRADUCTION ITALIENNE). (D'après le ms. de la Bibî. nat. Suppl. fr. 4146, ancien n° 70022 , f. 272 v°.) E per chognicione di questo errore prima ci chonviene sapere che Averoys disse la inteletuale natura es-sere separata da lanima, et disse che è irradiata sopralanima del huomo , si chôme la lucie del sole irradia so-pra il perspichuo. E di quella irradiatione dicieva le for-me intelligibille entrare nellanima , si chôme de la luciedel sole va e dischore chose visibile in el perspichuo. Eta questo modo dicieva moltiplicharsi lo intelletto si chômesi moltiplicha la lucie del soie, sechondo chôme sono lechose illuminate sopre le quale vae. E chussi le dittechose illuminate sotratte, non rimane seno uno solo no-me del sole, chussi manchando glihuomini, dicieva unointelletto perpetuo inchorruptibile essere lassato da glihuomini. E questo pessimo errore molto fu biasimato daAlberto Magno in suo libro : De anima. Et alor seseguir- — 353 — rebbe che in numéro non fusse se non una sola anima vegietativa in tutti, e che non fusse per numéro se non una sola sensitiva. Et per consequens sarrebbe una sola digiestione et uno acresimento , et uno vedere , et una memoria, la quale chosa è troppo absurda e degna de ongni derisione. E noy vedemo eciandio che la virtù e la sapientia e la beatitudine alora viene a stato de perfictione, quando la virtù orghanicha e le membre chomincia ad indeboîirsi, quando si vene a vechiezza. E qui per nostra intelligientia dobiamo sapere che lo intellecto possibile è atto e nato a ricievere tutte le chose intelligibille , chôme la tavola rasa è atta a ricievere la pentura. Et è luocho de le specie intelligibille al quale si move le chose intelligibille per la lucie de lo intelletto che fa chôme i cholori per la lucie del sole si move in perspichuo, unde lo intelleto agiente e perficione de lo intelleto possibile, e lo intellecto agiente illumina el possibile corne fa il lume diafano. Et è forma possibile, e chussi tu vedi che lo è due intelletti , cio è il possibile e lo agiente. E questi due sono uno, chôme son le chose chomposite , ma in operatione sono divisi e diversi. Et in questi due lanima è perfetta substantia, la quale sempre sta inchorupta. E qui lo intelletto possibille ex lumine agentis doventa spechulativo. IV. Fragment de la XXXIIIe leçon de Frédéric Pendasio SUR LE TRAITÉ DE l'Ame. ( D'après le ms. d264 de la Bibliothèque de l'Université de Padoue.) In sex partes divisa est digressio commenti quinti. In prima, posita differentia inter intellectum possibilem et primam materiam, Averroes docuit, quibus rationibus 23 — 354 — possimus ostendere intellectum non esse corpus aut vir-tutem in corpore, ex sententia Aristotelis, cujus ejusdemsententia? dixit fuisse Themistium et Theopbrastum , etostendit quomodo isti evaserint a quadam dubitatione, quae erat , quomodo intellecta speculativa sint nova exis-tente possibili , et agente aeterno. In secunda parte , proposuit dubitationes adversus determinationem factam. Intertia, versatus est circa opinionem Alexandri, Abubacher et Avempace. In quarta, solvit dubitationes propositas. Très autem erant prœcipuae. Prima, si possibilisintellectus aeternus est, quomodo intellectus speculativusnovuserit? Solvit, intellectum speculativum , quantumsit ratione possibilis, œternum esse; sed ratione phantasmatum dicit ipsum esse generabilem et corruptibilem. Atque hucusque pervenimus. Succedit secunda dubitatio principalis , quam tractât et dissolvit , quae eratpostrema perfectio intellectus, id est actus secundus opérations intellectus, quae operatio est ipsa intellectio. Intellectio igitur est numerata ad numerum singulariumhominum, id est unusquisque habet suam propriam operationem; unusquisque nostrum, quae intelligit, ea intelligit sua propria operatione. Si ergo operatio est numerata, ergo etiam prima perfectio, ergo virtus operansintelligens erit numerata , ita ut unusquisque habeatsuum proprium intellectum ; quod si erit (dicebat Averroes), intellectus erit materialis : quomodo ergo serva-bimus unitatem intellectus cura pluritate intelligibilium?Et quia haec dubitalio postulat examen illius difficultatis, an intellectus possibilis sit unus in omnibus nec ne , id-circo Averroes tractât banc dubitationem, et ponit ra-tionem ex utraque parte. Primum ostendit intellectumnecessario esse unicum in omnibus bominibus , quae fuit ejus sententia. Et affert hanc rationem. Si intellectus(loquitur de possibili) esset numeratus ad numerum in-dividuoi'um, esset (inquit Averroes) ahquod hoc , id — 355 — est aliquod particulare , determinatum, corpus 9 aut vir- tus in corpore , et tune subdit : Si hoc esset, esset quidin telle ctum potentia : nam materialia ex Aristotele in hocm [hbro], 16°textu, dicuntur intellecta potentia : esset ergo potentia intelligibile ; si potentia intelligibile , ergo , inquit Averroes , esset subjectum movens intellec- tum\ sensus etiam esset res natura movens intellectum , quia materialia sunt objecta intellectus; esset ergo objectum intellectus movens intellectum , si esset objectummovens; ergo non esset recipiens, quia, inquit Averroes, nihil recipit se ipsum, idem non potest esse recipiens et receptum. Si ergo esset res recipienda , non esset reci- piens, et tamen intellectus est recipiens. Ista est deductio Averrois pro unitate intellectus. Sciatis secundum veritatem , simpliciter loquendo , secundum principia verae philosophiae , secundum Aristotelem et Alexandrum , intellectum esse plurificatum , unumquemque habere suum proprium intellectum (Averroes non habuitmeum, nec ego suum), quum intellectus sit potentia anima? , quae est vera forma constituera nosin vera specie, et propterea numerata et plurificata adnumerum uniuscujusque nostrum. Fuit quidem differentia inter veritatem , vera principia philosophiae , et Alexandrum et Aristotelem ex altéra parte, quia lapsi sunt , non cognoscentes hanc naturam communicatamcorpori a Deo creatam : sed conveniunt in hoc, ut existiment intellectum esse plurificatum , et particularem nostrœ formée. Propterea ratio solvitur facile, et secun- dum principia philosophiae , et secundum doctrinamAlexandri. Primum secundum principia verse philosophiae, solvite rationem Averrois hoc modo. Quum dicît : Si esset plurificatus, esset aliquid hoc; si per aliquid hocintelligatur aliquid appropriatum huic et non illi , ut sit meus et non tuus : consequentiam concedite, et est verissima. At si intelligat, quod sit plurificatus in isto sensu ut sit virtus dependens a materia , negate conse- — 356 — quentiam. Non necessarium est, quamvis sit plurificatus,ut dependeat a materia. Oh! dicetis , pluralitas numeralis est ratio materiœ. Respondeo, hoc esse in duplicisensu : vel quia forma ista sit constituta , ut sit formadeterminati corporis, habens habitudinem ad hoc, et inhoc sensu potest dici actus hujus corporis : non proptereadependet ab illo. Calcea efficitur a sutore, ut apteturpedi, non tamen dependet a pede. Sic intellectus estforma a Deo constituta, ut aptetur corpori, non tamendependens ab hoc corpore. Ergo si per materiale intelli-gat ut coaptetur, concedite consequentiam; at si intelli-gat, quod sit materiale ut dependeat, negate consequentiam. Quum subdit : Ergo esset quid potentia intelligibile, respondete cum D. Thoma prima parte Summae, qusestione 87 a , articulo primo : Ista res est potentia intelli-gible, nam intelligit se intelligendo alia. Sed notate,quod dicitur potentia intelligibile , non quod sit primarium objectum , in quod primo potentia respicit. Estobjectum intelligibile secundario et réflexe, et intelli-gendo alia intelligit se. Et hoc modo dici potest potentiaintelligibile. Quum subdit : Ergo esset movens, respondete : esset objectum movens non primario, in quod potentia per se primo respiciat, sed secundario et réflexe : in qao sensu vix possumus dicere, ut sit movens. Ergoidem reciperet se , consequentia pauci valoris. Et quodinconveniens est hoc, quod idem recipiat se? Jam hocostendi , praesertim in iis , quae potentia secundario respicit. Oculus est figuratus, habet conjunctionem realemcum figura, non potest ergo spiritualiter recipere figu-ram. Consequentia nullius valoris. Quare non tollitur, quin possit recipere se spiritualiter. Hoc alias declaravi.Et hoc sit dictum secundum principia verae philosophiae.Secundum Alexandrum etiam idem dicetis, hoc excepto,quod ipse concessit intellectum esse materialem , dependentem a materia, et in hoc lapsus est. Ergo ratio haecnon concludit illam unitatem. Relinquitur ergo quod sit — 35T — plurificatus. Àddit deinde Averroes haec verba, quse volo vos recte intelligere. Dicit : « Et etiam si concesserimus ipsam recipere se ipsam, contingeret ut reciperet se ut divisa. » Quia deduxerat ad hoc inconveniens quod re- ciperet se, et dicebat hoc absurdum esse, videbatque posse aliquem non habere hoc pro absurdo, propter eamfiduciariam reprobationem inquit : si concedamus quodrecipiat se, tamen recipiet se ut divisa. Multi averroistae interpretantur ut divisa, id est particulariter, et esset idem (dicunt) cum virtute sensus , quia etiam sensus recipit se, sed particulariter. Hoc modo deducta conse- quentia nullius valoris est , et puto Averroem hoc nonvoluisse. Intellectus recipit particulariter, sensus recipit particulariter, ergo intellectus sensus. Syllogismus in se- cunda figura ex puris affîrmativis, et non convertibilibus. Dicam differentiam esse, quia intellectus cognoscit substantiam, sensus solum accidentia. Nec habeatis pro inconvenienti, quod intellectus cognoscat singularia, quod ostendam in proprio quaesito. Itaque consequentia nulla est. Et credo Averroem hoc non voluisse. V. Préambule du cours de Cremonevi sur le traité de l'Ame. (D'après le ms. de Saint-Marc, cl. VI, n° 190 ) Explicaturi libros Aristotelis de Anima, quamvis iîîis auditoribus eos exponamus , quos a rectae veritatis tra- mite, quemaperitchristiana religio, deviaturos nec timendum est, nec potest credi, ob sanctas et religiosas institu- tiones in quibus vivunt , tamen ob nostrum legendi munus, non debemus sine prœfatione hujusmodi contemplationem aggredi. Estote igitur admoniti nos in hac pertractione vobis non dicturos quid sentiendum sit de anima humana , illud enim sanctius me, et vere prœ- — 358 — scriptum est in Sancta Romana Ecclesia, sed solum dictumm quod dixerit Aristoteles. Per sapientiam enim certeinsipientiam assequeremur , si magis Aristoteli quamsanctis viris credere vellemus. Aristoteles enim unus esthomo, et dicit Scriptura : Omnis homo mendax, Deusveritas ; quare veritatem ex Deo ipso et ex sanctis hominibus, qui ex Deo locuti sunt, accipere debemus, atqueillam semper et constanter anteponere omnibus aliorumsententiis, quamvis viri qui illas protulerint sint apudmundum in existimatione. Rationes omnes quibus Aristoteles de anima loquens videtur esse veritati contrarius,solvunt prœcipue theologi, ex quibus S. Thomas etalii ipso recentiores; quare quotiescumque continget utaliquid dicatur minus consonum veritati, habebitis apudistos quid sit respondendum, et ego illud opportune meinorabo, quandoquidem in his libris hanc sum expositionem scripturus, ut nihil dissimulem eorum quae abAristotele dicuntur, et dictorum fundamenta, prout exingenio potero, aperiam ; quandocumque tamen aliquidaccidet, quod a veritate christiana sit remotum, illud admonebo, et quomodo allatafundamenta sint removenda,declarabo. Scitote tamen quod non sunt multa in quibusAristoteles dissentiit a veritate, et illa non sunt ita demonstrata, ut non possint haberi demonstrationumresolufiones. Hic igitur est modus nostrae expositionis,quam non aliter facere debemus ex sacrorum canonumdecreto. — 359 VI. Lettre de l'inquisiteur de Padoue a Cremonini, et réponse de cremonini. (De la Bibliothèque du Monfc-Cassin, n° 483.) Letlera delP inquisitor di Padova al S or Cremonino. La Santità di N. S. mi ha ordinato ch' io faccia sa- pere a V. S. che nella sua Apologia non solo non ha sodisfatto alla correttîone del 1° libro inscritto Disputatio de Cœ/o, secondo la dispositione del concilio Lateranense, ricogliendo la ragione d'Aristotile, confutandolo, e manifestamente difendendo la Sede Catholica, ma d'a- vantaggio ha di proprio senso inventato certi modi di dichiarationi e distinzioni che contengono assertioni degne di censura, corne si puo vedere dalle osservazioni che gli ho fatto avère. Per tanto V. S. correga per se stessa il primo libro, secondo il prescritto del concilio Lateranense; et essendo questo debito suo e non dei Theologi e d'altri, V. S. Io deve fare cosi per obligo di conscienza, essendo quel philosopho christiano e cathoîico, che dice diessere, corne per stimolo di riputatione, volendo esser tenuto dal philosopho christiano e non ethnico. E di più, V. S. levi dall' Apologia e rivochi quei modi d'esplicare e di distinguere che di propria mente ha rese per dichiaratione délie propositioni che furono notate e censurate nel 1° libro, perche non sodisfanno all'ordine che li fu dato, ne si devono perse stesse tolerare. Per tanto essendo necessario per ovviare a quei mali che la lettura di detti libri puo causare , V. S. correga il 1° libro, secondo il prescritto che le fu ordinato in conformità del concilio Lateranense, e levi et rivochi dal II gli errori ed assertioni degni di censura che V, S. ha scritti di proprio senso, insieme con quei — 360 — modi che ha temiti in dichiarare la sua intenzione in dette cose ; altrimenti mi scrivono da Roma che si verraalla proihizione di detti libri ; ne in questo negotio si prétende altro che l'onor diDio elasalute délie anime. Inoltre si pone in considerazione a Y. S. che la retratazionein cose concernenti alla fede deve esser chiara e manifesta, e non involuta ne ambigua, ed altri uomini di valorehanno esposto Aristotile in questaUniversità di Padova,con tutto che tenesse l'anima mortale, provavano non di meno insieme Aristotile essersi ingannato intorno a cio> et in lumine naturaîi, e egregiamente confutarono le sueragioni, in principiis philosophise, e tra gli altri il Pendasio a nostri tempi, uomo di molta dottrina e pietà. Che è quanto mi occorre farli intendere in scrittura, oltre al ragionamento havuto seco a longo in tal proposito.V. S. dunque mi rispondi in scrittura distintamentea quanto io le scrivo , a fine che ne possi dar conto aRoma pervenerdi prossimo futuro. Dio la conservi. — — Dal S t0 Uffizio di Padova, il 3 luglio 1619, Risposta. Ho visla la lettera che mi scrive V. Paternità, neîîa* quale trovo due cose : una è l'avisarmi , incitarmi e persuadermi a procurar di dar soddisfazione ail ' osservazionivenute novamente intorno a miei libri. La ringrazio dei: bon affetto, e credo che ella sappia ch'io Y altra volta,.secondo l'ordine de Sua Santità, fui prontissimo, e devecredere che ancor ora sono il medesimo ad ogni conveniente richiesta. L' altra cosa è quello che mi proponedoversi fare ; del che di passo in passo le diro quello ch'iopossa fare. Vedero poi Tosservazioni piu tosto ch'io possa,essendo hora un poco risentito , si che non posso atten-der a studio, e faro con V. P. per adempimento di quanto occorrerà. — 361 — Quanto a metter mano nel F libro , non posso farlo assolutamente, per che allora che si tratto, fu concluso di ordine di Nostro Signore che si facesse con F occasione delFApologia corne s'è fatto; e cio fu saputo in Senato , e si tien per certo ? si che io non ho authorità di metter mano nel libro. Quello ch' io posso fare è questo : nell' ultima parte che daro fuori De cœli efficientia , havere riguardo ad ogni cosa che accaderà, e far quanto convenga perfarmi cognoscere quel philosopho cattolico e christiano che dico di essere, et che so che V. P. sa chi io sono , che qui mi vede ogni di essa Fesser mio, e non ha da stare a Dio sa quali relazioni. Quanto ai modi d' esplicare che dice , credo questi saranno a parte notati nell 'osservazioni, vedero e saro con lei. Vedremo anche insieme il Concilio Lateranense, e cosi farà quello che occorrerà. Ma quanto al mutar il mio modo di dire , non so corne poter io promettere di transformar me stesso. Chi ha un modo, chi uno altro. Non posso ne voglio retrattare le espositioni d' Aristotile , poichè l' intendo cosi , e son pagato per dichiararlo quanto l' intendo , e nol facendo, sarei obligato alla restitutione délia mercede. Cosi nonvoglio retrattare considerationi havute circa l'interpretazione ch'abiate fatte délie lor esplicazioni, circa Y onor mio, T interesse délia Cattedra, e per tanto del Principe. Ma vi è rimedio ; ci sia chi scriva il contrario ; io tacero, e non procurera di respondere altro. Cosi al Suessano fu fatto scrivere il libro De Immortalitate , contra il Pomponazzo. Quanto aile cose dell' anima, ora non è tempo ; quando faro il comento , mi portera da bon cattolico, e non inferiore di pietà christiana ad alcun altro philosopho. Pour faciliter la lecture de cet ouvrage, on a cru devoir réunir sous un seul coup d'œil la série chronologique des principaux philosophes arabes, avec la correspondance des noms latins queleur donna le moyen âge. Vers 870. Mort d'A Ikindi . 932 . Mort d'Abou-Bekr Mohammed Ibn-Zaccaria Razi (Rhazès) . 950. Mort d'Alfarabi. 989. Naissance d'Ibn-Sina [Avicenne], 1037. Mort d'Ibn-Sma. 1038. Naissance de Gazali [Algazel). 1070. Mort de Salomon ben-Gabirol (Avicébron). Vers 1090. Naissance d'Ibn-Bâdja {Avempace). 1111. Mort de Gazali. Vers 1120. Naissance d'Ibn-Roschd [Averroès), 1 133. Naissance de Moïse Maimonide. 1138. Mort d'Ibn-Bâdja. 1 162. Mort d'Abou-Merwan Ibn-Zohr (Acenzoar). 1183. Mort d'Ibn-Tofaïl (Abubacer). 1 197 . Mort d'Ibn-Beythar et d' Abd-el-Mélik Ibn-Zohr. 1198. Mort d'Ibn-Roschd. 1200. Mort d'Abou-Bekr Ibn-Zohr. 1204 Mort de Maimonide. 1209. Mort de Fakhr-eddin Ibn-al-Khatib Razi. TABLE ALPHABÉTIQUE Abd-el-Moumen (l'émir), 12. Abd-el-Wahid el-Marrekoschi, historien, parle d'Ibn-Roschd , 8. Abélard , réfute l'unité des âmes, 177. Aboulwalid Mohammed Ibn-Roschd, grand- père d'Ibn-Roschd, 10 s. Abraham de Balmès, 302. Abraham Bibago, 156. Abubaccr, voy. Ibn-Tofail. Achillini, 287 s. Adam du Marais, 209. Ahron ben-Elia, 152 s. Albert le Grand, 183 s., 214 S. Alberti (Louis), 322. Alexandre d' Aphrodisias , 99, 103 s., 281 ss. Alexandre déliâtes, 178, 208. Alexandristes, 281 s. Alfarabi, 51 , 52, 71, 83, 113. AHindi, 69, 71. Almansour (le hâdjib), persécute les philosophes, 4 s., 28. Almansour (Iakoub), 15 SS. Alpetrangi, 163, 164. Alphonse X, a-t-il fait traduire Averroès ? 170. Amaury de Bène, 174 SS. Ambrogio Leone, 218. Anaxagore , Aristote lui emprunte sa théorie de l'intellect, 96. André, secrétaire de Michel Scot, 165. Ansari ( El- ) , biographe d'Ibn- Roschd, 7, 8, 128, 129. Antéchrist, associé à Averroès, 235, 240. Armengaud, fils de Biaise, 172. Arnauld de Bresse, 227. Arnaud de Villeneuve, 227, 235. Augustin (saint) , agite la question de l'unité des âmes, 101. Avempace, voy. Ibn-Bàdja. Avenzoar, voy. lbn-Zohr. Avicébron , voy. Salomon ben-Gabirol. Avicenne, voy. Ibn-Sina. B Bagolini (J. B.), 301 ss. Bajazet II, averroïste, 31. Barbaro (Ermolao), 314 s. Barozzi (Pierre), 280, 292. Bazilieri (Tibère), 279. Bembo, 289, 298, 308. Benvenuto d'imola, 199 s., 238, Append. III. Bérigard, 334 s. Bernard de Trilia, 198. Bernard de Verdun, 172. Betù (Claude), 279. Biel (Gabriel), 253. Bonnet (Nicolas), 253. Bouchermefort (Adam), 275. Brasavola (Antoine \ 324 s. Bruyerin-Champier{3 . B.), 305, 309* Buffalmaco, 238, 241 s. Burana (Jean-François), 303. Buridan, 253. Burleigh (Walter), 253. Cajetan (Thomas de Vio), 279. Calaber (Magister), 322 s. Casaubon , ce qu'il dit d'un manuscrit arabe d'Averroès, 60 s. — 364 — Calonyme ou Calo, 149 ss., 171, 303 s. Campo Santo de Pise (Averrcès au), 239. Cardan, 235, 333 s. Cecco d'Ascoli, 259 s. Cesalpin, 332. Christophe Colomb, cite Averroès, 251. Cœl'tus Rhodiginus, 218. Colliget, 12, 57, 171 s. Contarini (Gaspard), 290. Cremonini, 255, 257, 325 ss., App. V, VI. Dante, 198 ss., 240, 241. David de Dinant, 174 ss. David Kimchi, 145. Destruction de la Destruction, 49. Dominique Gondisalvi, 159. Duns Scot, 211 s., 237. Duplessis-Mornaj , 341, 344. Durand de Saint-Pourcain. 198. Gaetano de Tiene, 276 ss. Galien (commentaire d'Ibn-Roschdsur), 58 s. Gazali, 43,49, 56, 73 s., 133 s. Gérard de Crémone, 159, 163. Gérard de Sienne, 203. Géraudd'Abbeville, 217, 222. Gerson, 237 s. Gilbert TAnglais, 171. Gilles de Dessines, 197, 214. Gilles de Rome, 20, 21, 172, 200ss., 231, 233 s., Append. II. Gode/roi des Fontaines, 220. Gozzoli (Benozzo), tableau représentant Averroès, 247 ss. Grégoire de Rimini, 269. Guido Cavalcanti, 227 s. Guillaume d'Auvergne , 144, 179ss.,209, 213. Guillaume de Lamarre, 211. Guillaume de Saint-Amour , 216, 221, 247 s. Guillaume de Tocco, 188s., 215s., 249. Ekhart (Maître), 212, 213. Élie delMedigo, 155, 304. Épicuriens, 123, 227 s. Érasme, 218. Etienne de Provins, 162, s. Fakhr-eddin Ibn-al-Khatib Razi, ses rapports avedbn-Roschd, 30 s. Fava (Nicolas), 275. Ferrare (école de), 324 s. Ferrari (Jérôme), 269. Franciscaine (école), 207 s. Frédéric II, 148, 164 s., 227 s., 228 ss., 235. Frères de la Sincérité, 23, 79. Gaddi (Taddeo), fresque représentant Averroès, 244 ss. Hakem 11, fonde les études arabesespagnoles, 2 s. Haschischins, leur caractère philosopbique, 135 s. Hasdai ben-Schaphrout , fondateur des études juives en Espagne , 139. Henri de Gand, 198. Herbelot (d'), erreurs sur Averroès, 36 s . Herculéens, bévue d'Ibn-Roschd, 38. Hermann VAllemand, 166 ss., 211. Hervé Nédellec, 198, 252. Hibernais (monopsychisme chez les), 102. Hohenstaufen, fils d'Averroès à leur cour, 21,231.— Leur influence, 228 ss. Huet, a vu un manuscrit arabe d'Averroès, 60 s. — 365 — Humbert de Prulli, 250. Ibn-el-Abbar, biographe, 8. Ibn-Abi-Oceibia, biographe d'Ibn- Roschd, 7,8, 128. Ibn-Arabi, 12, 20, 21. lbn-Bddja, 11, 24, 50, 72, 74 s., 129, 140, 161. Ibn-Sina, 33, 43, 52, 57, 72 s., 83. Ibn-Tofaïl, 11, 12 ss., 24, 43, 59, 75,161, 180. Ibn-Zofir (famille des), 11 s., 21, 22, 25 ss. Intellect acquis, 108, 110. Intellect matériel, 108. lousouf (l'émir), 12 s. Isaac A bravanel, 156. Ittisâl, voy. Union.J Jacob ben-Abba-Mari,fils de R. Sim- son Antoli, 148. Jacob ben-Machir, 149. Jacopo délia Lana, 199. Jacques de Forli, 275, 298. Jean de Baconthorp, 252 s., 335. Jean de Jandun, 155, 269 ss., 278, 325, 326. Jean Philopon, 83, 100. Jean de la Rochelle, 208. Jean Wessel de Gansfort, 254. Jedaïa Penini, 145. Joseph Albo, 156. Joseph ben-Caspi, 145, 151. Joseph ben-Juda, 140, 142 ss. Joseph ben-Schem-Tob y 154. Juda ben-Jacob, 152. Juda Hallévi,l%9. Juda ben-Mosé ben-Daniel, 1 52 . K Kaldm, 79 ss. Karaïtes (averroïsme chez les) , 1 53 s . Latran (concile de), condamne l'averroïsme, 290 ss. Lebeuf (l'abbé), 174. Léon VAfricain , biographe d'Ibn- Roschd, 7, 8, 9, 19,21, 128 s. Léon X, 283 s., 289, 291 s. Léon Hébreu, 156. Leonicus Thomœus, 307. Lévi ben-Gerson, 152. Lex , sens de cette expression dans l'école averroïste, 286. Liceto (Fortunio), 329. Louis XI, recommande Averroès, 251. Loquentes , sens de cette expression dans les traductions d'Averroès, 80, 131,234. M Macarius Scotus, 101 s. Machiavel, 235, 285. Mahomet, son rôle dans la peinture du moyen âge, 240, 241. Mamoun (le calife), fonde les études grecques chez les musulmans, 4, 68 s. Manfred, 166 s. Mantino (Jacob), 392. Marcanuova (Jean de), 278. Marsigli (Luigi), 267 s. Marsile Ficin, 282, 311. Marsile d'Inghen, 253. Marsile de Padoue, 207, 269 s. Marta(J.A.),Z90. Mauritius Hispanus, 176. Maynus (Magister), 172 s. Memmi (Simone), peintre, 244 s. Michel Haccohen, 155. Michel Scot, 162 ss., 230. Moattil, 31,77, 142. Moawia (le calife) , opinion a'ibn- Roschd sur ce personnage, 127. Moïse Maimonide, 12, 31, 139 ss. Moïse de Narbonne, 152, 153. Moïse Palkeira, 154 s. Moïse de Rieti, 155. Moïse ben-Salomon, de Toulon, 151 . Molino (Laurent), 279. Montecatino (Antoine), 324. — 366 Montpellier (Averroès dans l'école de), 172 s. Mosé Almosnino, 156. Motecallemûi , 80 s., 84, 86, 124, 125, 129 s., 141. N Naudé (Gabriel), 329, 334, 341. Navagero (Bernard), 218. Nicolas de Damas, 52, 165 S. Nicolas Eymeric, 203. Niphus (Augustin), 121, 280, 284, 289 s., 292 ss. Nizolius, 313. O Oddo (Marc), 302. Offredi (Apollinaire), 279. Okkam, 212. Orcagna ( André ) , fresque repré- sentant Averroès, 239 ss. Palamedes (Julius), 300. Patrizzi, 250 s., 312. Paul de Pergola, 275. Paulde Venise, 273 ss. Pendasio (Frédéric), 321 s., Append IV. Pétrarque, 220, 237,250, 260 ss. Philosophes , sens de ce mot chez les Arabes, 22, 28 s., 67 ss. Piccolomini (François), 320 s. Pic de La Mirandole, 313 s, Pierre d'Abano, 258 s., 269 s. Pierre Juriol, 212,253. Pierre d'Auvergne, 1 95 . Pierre de Mois, son erreur sur Averroès, 173. Pierre de Prusse, 214, 215. Pierre de Tarentaise, 253. Pierre des Vignes, 230, 235. Piza (Vito), 284. Platon (paraphrase de la République de), 122, 126 s. Plotin, ses rapports avec les Arabes, 71. Poétique d'Aristote, 35 s., 61, 167. Pomponat, 235, 281 ss., 291 ), [rue de Vaugirard,^, près de l'Odéon.


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