Pensées détachées sur la peinture  

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"Toutes les scènes délicieuses d'amour, d'amitié, de bienfaisance, d'effusion de cœur, se passent au bout du monde" (All delicious scenes of love, friendship, charity, generosity, outpourings of the heart take place at the ends of the earth)"--"Pensées détachées sur la peinture" (1776) by Denis Diderot, English translation from Absorption and Theatricality: Painting and Beholder in the Age of Diderot (1988) by Michael Fried


"La symétrie, essentielle dans l'architecture, est bannie de tout genre de peinture."--"Pensées détachées sur la peinture" (1776) by Denis Diderot

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"Pensées détachées sur la peinture" (1776) is a text by Denis Diderot.

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PENSEES DETACHEES

SUR

LA PEINTURE, LA SCULPTURE, L'ARCHITECTURE ET LA POÉSIE

POUR SERVIR DE SUITE AUX SALONS


Publié en 1798.


PENSÉES DÉTACHÉES

SUR

LA TEINTURE, LA SCULPTURE, L'ARCHITECTURE ET LA POÉSIE

POUR SERVIR DE SUITE AUX SALONS


DU GOUT.


On retrouve les poètes clans les peintres, et les peintres dans les poètes. La vue des tableaux des grands maîtres est aussi utile à un auteur, que la lecture des grands ouvrages à un artiste.

Il ne suffît pas d'avoir du talent, il faut y joindre le goût. Je reconnais le talent dans presque tous les tableaux flamands; pour le goût, je l'y cherche inutilement.

Le talent imite la nature; le goût en inspire le choix ; cepen- dant j'aime mieux la rusticité que la mignardise; et je donne- rais dix Watteau pour un Teniers. J'aime mieux \irgile que Fontenelle, et je préférerais volontiers Théocrite à tous les deux; s'il n'a pas l'élégance de l'un, il est plus vrai, et bien loin de l'afféterie de l'autre.

Question qui n'est pas aussi ridicule qu'elle le paraîtra : Peut-on avoir le goût pur, quand on a le cœur corrompu?

N'y a-t-il aucune différence entre le goût que l'on tient de l'éducation ou de l'habitude du grand monde, et celui qui naît


76 PENSÉES DÉTACHÉES

du sentiment de l'honnête? Le premier n'a-t-il pas ses caprices? N'a-t-il pas eu un législateur? Et ce législateur quel est-il?

Le sentiment du beau est le résultat d'une longue suite d'observations; et ces observations, quand les a-t-on faites? En tout temps, à tout instant. Ce sont ces observations qui dis- pensent de l'analyse. Le goût a prononcé longtemps avant que de connaître le motif de son jugement; il le cherche quelquefois sans le trouver, et cependant il persiste.


Je me souviens de m'être promené dans les jardins de Tria- non. C'était au coucher du soleil; l'air était embaumé du parfum des fleurs. Je me disais : Les Tuileries sont belles; mais il est plus doux d'être ici.

La nature commune fut le premier modèle de l'art. Le suc- cès de l'imitation d'une nature moins commune fit sentir l'avan- tage du choix; et le choix le plus rigoureux conduisit à la nécessité d'embellir ou de rassembler dans un seul objet les beautés que la nature ne montrait éparses que dans un grand nombre. Mais comment établit-on l'unité entre tant de parties empruntées de différents modèles? Ce fut l'ouvrage du temps.


Tous disent que le goût est antérieur à toutes les règles; peu savent le pourquoi. Le goût, le bon goût est aussi vieux que le monde, l'homme et la vertu; les siècles ne l'ont que per- fectionné.

J'en demande pardon à Aristote; mais c'est une critique vicieuse que de déduire des règles exclusives des ouvrages les plus parfaits, comme si les moyens de plaire n'étaient pas infi- nis. 11 n'y a presque aucune de ces règles que le génie ne puisse enfreindre avec succès. Il est vrai que la troupe des esclaves, tout en admirant, crie au sacrilège.


Les règles ont fait de l'art une routine ; et je ne sais si elles


SUR LA PEINTURE. 77

n'ont pas été plus nuisibles qu'utiles. Entendons-nous : elle ont servi à l'homme ordinaire; elles ont nui à l'homme de


crème.


Les pygmées de Longin, vains de leur petitesse, arrêtaient leur croissance par des ligatures. De te fabula narratur, homme pusillanime qui crains de penser.

Je suis sûr que lorsque Polygnote de Thasos et Myron d'Athènes quittèrent le camaïeu, et se mirent à peindre avec quatre couleurs, les anciens admirateurs de la peinture trai- tèrent leurs tentatives de libertinage.

• Je crois que nous avons plus d'idées que de mots. Combien de choses senties, et qui ne sont pas nommées! De ces choses, il y en a sans nombre dans la morale, sans nombre dans la poésie, sans nombre dans les beaux-arts. J'avoue que je n'ai jamais su dire ce que j'ai senti dans YAndrienne de Térence et dans la Vénus de Mèdicis. C'est peut-être la raison pour laquelle ces ouvrages me sont toujours nouveaux. On ne retient presque rien sans le secours des mots, et les mots ne suffisent presque jamais pour rendre précisément ce que l'on sent.

On regarde ce que l'on sent et ce que l'on ne saurait rendre, comme son secret.

Rien n'est si aisé que de reconnaître l'homme qui sent bien et qui parle mal, de l'homme qui parle bien et qui ne sent pas. Le premier est quelquefois clans les rues, le second est

souvent à la cour.

Le sentiment est difficile sur l'expression ; il la cherche, et

cependant, ou il balbutie, ou il produit d'impatience un éclair

de génie. Cependant cet éclair n'est pas la chose qu'il sent; mais

on l'aperçoit à sa lueur.

Un mauvais mot, une expression bizarre m'en a quelquefois plus appris que dix belles phrases.


78 PENSÉES DÉTACHÉES

Rien n'est plus ridicule et plus ordinaire dans la société qu'un sot qui veut tirer d'embarras un homme de génie. Eh ! pauvre idiot, laisse-le se tourmenter, le mot lui viendra; et quand il l'aura dit, tu ne l'entendras pas.

DE LA CRITIQUE.

Je voudrais bien savoir où est l'école où l'on apprend à sentir.



11 en est une autre où j'enverrais bien des élèves, c'est celle où l'on apprendrait à voir le bien et à fermer les yeux sur le mal. Eh! n'as-tu vu dans Homère que l'endroit où le poëte peint les puérilités dégoûtantes du jeune Achille? Tu remues le sable d'un Heuve qui roule des paillettes d'or, et tu reviens les mains pleines de sable, et tu laisses les paillettes!

Je disais à un jeune homme : « Pourquoi blâmes-tu toujours, et ne loues-tu jamais? — C'est, me répondit-il, que' mon blâme déplacé ne peut faire du mal qu'à un autre...» Si je ne l'avais connu pour un bon enfant, combien il se serait trompé!

On est plus jaloux de passer pour un homme d'esprit, que l'on ne craint de passer pour un méchant. N'est-ce donc pas assez des inconvénients de l'esprit sans y joindre ceux de la méchanceté? Tous les sots redoutent l'homme d'esprit; tout le monde redoute le méchant, sans en excepter les méchants.

Il est peu, très-peu d'hommes, qui se réjouissent franche- ment du succès de celui qui court la même carrière; c'est un des phénomènes les plus rares de la nature.

L'ambition de César est bien plus commune qu'on ne pense; le cœur ne propose pas même l'alternative, il ne dit pas : mit Cœmar, mil nihil.


SUR LA PEINTURE. 79

Il est une certaine subtilité d'esprit très-pernicieuse; elle sème le doute et l'incertitude. Ces amasscurs de nuages me déplai- sent spécialement ; ils ressemblent au vent qui remplit les yeux de poussière. #

11 y a bien de la différence entre un raisonneur et un homme raisonnable. L'homme raisonnable se tait souvent, le raisonneur ne déparle pas.


Le poëte a dit :


Trahit sua quemque voluptas.

Vir.ciL. Ducol. Eclog. n, v. 65.


Si l'observation de la nature n'est pas le goût dominant du littérateur ou de l'artiste, n'en attendez rien qui vaille ; et lui reconnaîtriez-vous ce goût dès sa plus tendre jeunesse, sus- pendez encore votre jugement. Les muses sont femmes, elles n'accordent pas toujours leurs faveurs à ceux qui les sollicitent le plus opiniâtrement. Combien elles ont fait d amants malheu- reux, et combien elles en feront encore ! Et pour l'amant favo- risé, encore y a-t-il l'heure du berger.

La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse de prendre du plaisir, ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris!... C'est celle du critique.

Plutarque dit qu'il y eut, une fois, un homme si parfaite- ment beau, que, dans un temps où les arts florissaient, il mit en défaut toutes les ressources de la peinture et de la sculp- ture. Mais cet homme était un prince, il s'appelait Bèmétnus Poliorcète. 11 n'y avait peut-être pas une seule partie dans cet homme que l'art ne pût encore embellir; la flatterie n en doutait pas, mais elle se gardait bien de le dire.

Un peintre ancien a dit qu'il était plus agréable de peindre que d'avoir peint. Il y a un fait moderne qui le prouve : c est


80 PENSÉES DÉTACHÉES

celui d'un artiste qui abandonne à un voleur un tableau fini pour une ébauche.

Il y a une fausse délicatesse, sinon funeste à l'art, au moins affligeante pour l'artiste. Un amateur qui reçoit ces juges dédai- gneux dans sa galerie les arrête inutilement devant les mor- ceaux les plus précieux; à peine obtiennent-ils un regard dis- trait. Ils sont là comme le rat de ville à la table du rat des champs.

. . . Tangentis maie singula dente superbo.

Horat. Sermon, lib. II, Sat. vi, vers. 87.

Cela est fort beau; mais cela est toujours fort au-dessous de ce qu'ils ont vu ailleurs. Si c'est Là le motif qui ferme la porte de ton cabinet, Randon de Boisset 1 , je te loue.


Quel que soit votre succès, attendez-vous à la critique. Si vous êtes un peu délicat, vous serez moins blessé de l'attaque de vos ennemis que de la défense de vos amis.

DE LA COMPOSITION, ET DU CHOIX DES SUJETS.

Rien n'est beau sans unité; et il n'y a point d'unité sans subordination. Cela semble contradictoire; mais cela ne l'est pas.

L'unité du tout naît de la subordination des parties; et de cette subordination naît l'harmonie qui supppose la variété.

Il y a entre l'unité et l'uniformité la différence d'une belle mélodie à un son continu.

La symétrie est l'égalité des parties correspondantes dans un tout. La symétrie, essentielle dans l'architecture, est bannie de tout genre de peinture. La symétrie des parties de l'homme

1. Voyez ce que Diderot dit de ce fermier général, tome XI, p. 271.


SUR LA PEINTURE. 81

y est toujours détruite par la variété des actions et des positions: elle n'existe pas même dans une ligure vue de face et qui pré- sente ses deux bras étendus. La vie et l'action d'une figure sont deux choses différentes. La vie est dans une figure en repos. Les artistes ont attaché au mot de mouvement une acception parti- culière. Ils disent d'une figure en repos, qu'elle a du mouvement, c'est-à-dire qu'elle est prête à se mouvoir.


L'harmonie du plus beau tableau n'est qu'une bien faible imitation de l'harmonie de la nature. Le plus grand effort de l'art consiste souvent à sauver la difficulté.


C'est cet effet 1 qui caractérise en grande partie le technique ou le faire de chaque maître.


Celui qui demande un tableau, plus il détaille le sujet, plus il est sûr d'avoir un mauvais tableau. Il ignore combien dans le maître le plus habile l'art est borné.


Que m'importe que le Laocoon des statuaires soit antérieur ou non au Laocoon du poëte? Il est certain que l'un a servi de modèle à l'autre.

Tout étant égal d'ailleurs, j'aime mieux l'histoire que les fic- tions.

La tète d'un homme sur le corps d'un cheval nous plaît; la tête d'un cheval sur le corps d'un homme nous déplaira. C'est au goût à créer des monstres. Je me précipiterai peut-être entre les bras d'une syrène; mais si la partie qui est femme était poisson, et celle qui est poisson était femme, je détournerais mes regards.

Je crois qu'un grand artiste peut me montrer avec succès

1. Effort fl fS^J

xii. ^ 6


82 PENSEES DÉTACHÉES

les serpents repliés sur la tête des Euménides. Que Méduse soit belle, mais que son caractère m'inspire l'effroi : cela se peut; c'est une femme que j'aime à voir, mais dont je crains de m' ap- procher.

Ovide, dans ses Métamorphoses^ fournira à la peinture des sujets bizarres; Homère les fournira grands.


Pourquoi Y Hippogriffe, qui me plaît tant dans le poëme, me déplairait-il sur la toile? J'en vais dire une raison bonne ou mauvaise. L'image, dans mon imagination, n'est qu'une ombre passagère. La toile fixe l'objet sous mes yeux et m'en inculque la difformité. Il y a, entre ces deux imitations, la différence d'il

peut être à il est.

La fable des habitants de l'île de Délos métamorphosés en grenouilles est un sujet propre pour une grande pièce d'eau.


Jamais un peintre de goût n'occupera son pinceau des com- pagnons d'Ulysse changes en pourceaux. Le Carrache l'a fait pourtant au palais Farnèse.

Ne me représentez jamais le Pô, ou ôtez-lui sa tète de tau- reau.

Lucien parle d'une contrée où les habitants avaient le mal- heureux avantage de détacher leurs yeux de leurs têtes, et d'em- prunter ceux de leurs voisins quand ils avaient égaré les leurs. — Où est cette contrée? — Et vous qui me faites cette question, de quel pays êtes-vous?

Horace a dit :

Nec pueros coram populo Medea trucidet.

IIouat. de Art. poet., vers. 185.

et Rubens m'a montré Judith sciant la tête d'HolopJtcrne. Ou Horace a dit, ou Rubens a fait une sottise.


SUR LA PEINTURE. 83

Soyez terrible, j'y consens; mais que la terreur que vous m'inspirez soit tempérée par quelque grande idée morale

Si tous les tableaux de martyrs, quo nos grands maîtres ont si sublimement peints, passaient à une postérité reculée, pour qui nous prendrait-elle? Pour des bêtes féroces ou des anthro- pophages.

Pourquoi est-ce que les ouvrages des Anciens ont un si grand caractère? C'est qu'ils avaient tous fréquenté les écoles des philosophes.

Tout morceau de sculpture ou de peinture doit être l'ex- pression d'une grande maxime, une leçon pour le spectateur ; sans quoi il est muet.

Deux qualités essentielles à l'artiste, la morale et la per- spective.

La plus belle pensée ne peut plaire à l'esprit si l'oreille est blessée 1 . De là, la nécessité du dessin et de la couleur.

Dans toute imitation de la nature, il y a le technique et le moral. Le jugement du moral appartient à tous les hommes de goût; celui du technique n'appartient qu'aux artistes.

Quel que soit le coin de la nature que vous regardiez, sau- vage ou cultivé, pauvre ou riche, désert ou peuplé, vous y trouverez toujours deux qualités enchanteresses, la vérité et l'harmonie.

Transportez Salvator Rosa clans les régions glacées voisines du pôle; et son génie les embellira.

I. La plus noble pensée

Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.

Boileau, Art poétique, vers 111 et 112. (Br.)


84 PENSÉES DÉTACHÉES

N'inventez de nouveaux personnages allégoriques qu'avec sobriété, sous peine d'être énigmatique.


Préférez, autant qu'il vous sera possible, les personnages réels aux êtres symboliques.

L'allégorie, rarement sublime, est presque toujours froide et obscure.

La nature est plus intéressante pour l'artiste que pour moi ; pour moi ce n'est qu'un spectacle, pour lui c'est encore un modèle.

Il y a des licences accordées au dessin, et peut-être au bas- relief, qu'on refuse à la peinture. La vigueur du coloris fait sortir la fausseté, ou le hideux, ou le dégoûtant de l'objet.


L'artiste moderne vous montrera le fils d'Achille adressant la parole à la malheureuse Polixène ; et il sera froid. L'artiste antique vous le montrera saisissant la chevelure de sa victime et prêt à la frapper; et il sera chaud. L'instant où il lui enfon- cerait son glaive dans la poitrine inspirerait de l'horreur.

Je ne suis pas un capucin ; j'avoue cependant que je sacri- fierais volontiers le plaisir de voir de belles nudités, si je pou- vais hâter le moment où la peinture et la sculpture, plus décentes et plus morales, songeront à concourir, avec les autres beaux-arts, à inspirer la vertu et à épurer les mœurs. 11 me semble que j'ai assez vu de tétons et de fesses ; ces objets sédui- sants contrarient l'émotion de l'âme, par le trouble qu'ils jettent dans les sens.

Je regarde Suzanne ; et loin de ressentir de l'horreur pour les vieillards, peut-être ai-je désiré d'être à leur place.

Monsieur de La Harpe, vous avez beau dire, il faut agiter,


SUR LA PEINTURE. 85

menter, émouvoir. On a écrit au-dessous de la muse tragique : <poêoç xcà èXeoç ; et vous ne m'inspirerez ni la terreur, ni la pitié, si vous manquez de chaleur, pas plus que vous n'élèverez mon âme, si la vôtre est vide de noblesse.


Longin conseille aux orateurs de se nourrir de pensées grandes et nobles. Je ne dédaigne pas ce conseil; mais le lâche se bat inutilement les flancs pour être brave : il faut l'être d'abord, et se fortifier seulement avec le commerce de ceux qui le sont. Il faut reconnaître son cœur, quand on les lit ou qu'on les écoute ; en être étonné c'est s'avouer incapable de parler, de penser et d'agir comme eux. Heureux celui qui, parcourant la vie des grands hommes, les approuve et ne les admire point, et dit : ed ancli io son piltoreM

■k

Il faut sacrifier aux grâces, même dans la peinture de la mauvaise humeur et du souci.


Rien de plus piquant qu'un accessoire mélancolique dans un sujet badin.

Vivamus, mea Lesbia, atque aniemus, Rum'oresque senun severiorum Omnes unius aestimemus assis. Soles, occidere, et redire possunt. Nobis, quum semel occidit brevis lux, Nox est perpétua una dormienda. Da mihi basia, mille, deinde centum.

Val. Catulli, Carmina, ad. Lesbiam. Car. v, vers 1 et seq.


Quelque talent qu'il y ait dans un ouvrage malhonnête, il est destiné à périr, ou par la main de l'homme sévère, ou par la main de l'homme superstitieux ou dévot.

« Quoi ! vous seriez assez barbare pour briser la Venus aux belles fesses ?


1. Et moi aussi je suis peintre ! Exclamation du Corrége en voyant un tableau de Raphaël. (Br.)


86 PENSEES DETACHEES

— Si je surprenais mon fils se polluant aux pieds de cette statue, je n'y manquerais pas. » J'ai vu une fois une clef de montre imprimée sur les cuisses d'un plâtre voluptueux.


Un tableau, une statue licencieuse est peut-être plus dan- gereuse qu'un mauvais livre; la première de ces imitations est plus voisine de la chose. Dites-moi, littérateurs, artistes, répon- dez-moi ; si une jeune innocente avait été écartée du chemin de la vertu par quelques-unes de vos productions, n'en seriez- vous pas désolés; et son père vous pardonnerait-il, et sa mère n'en mourrait-elle pas de douleur? Que vous ont fait ces parents honnêtes, pour vous jouer de la vertu de leurs enfants et de leur bonheur l ?

Je voudrais que le remords eût son symbole, et qu'il fût placé dans tous les ateliers.


La sérénité n'habite que dans l'âme de l'homme de bien ; il fait nuit dans celle du méchant.


Je n'aime pas qu'Apollon, poursuivant Daphné, soit respec- tueux. Il est nu ; et la nymphe qu'il poursuit est nue. S'il retire son bras en arrière, s'il craint de la toucher, c'est un sot; s'il la touche, l'artiste est un indécent. La touchât-il avec le revers de la main, comme on le voit dans le tableau de Lairesse, le spectateur dira : « Seigneur Apollon, vous ne l'arrêterez pas comme cela; si vous craignez qu'elle ne s'enfuie pas assez vite, vous vous y prenez fort bien... — Mais peut-être que le dieu avait la peau du dessus de la main douce, et celle du dedans rude. — Laissez-moi en repos; vous n'êtes qu'un mauvais plai- sant. »

Vous entrez dans un appartement, et vous dites : « 11 y a bien du monde; » ou : « On étouffe ici; » ou : « 11 n'y a per-

Voyez Salon de 1767, t. XI, p. 180.


SLR LA PEINTURE. 87

sonne. » Eh bien ! si vous avez ce tact, qui n'est pas rare, votre toilerie sera ni vide ni surchargée.

Vous entrez dans un appartement, et vous dites : « Qu'est- ce qui les a tous entassés dans cet endroit? » ou : « Je les trouve bien isolés les uns des autres. » Eh bien, si vous avez ce tact, qui n'est pas rare, il y aura de l'air entre vos figures, et elles ne seront ni trop pressées ni trop éloignées.


Si l'intérêt mesure la distance de chacune à l'objet prin- cipal, elles seront à leur véritable place.

Si l'intérêt varie leur position, elles auront leur véritable attitude.

Si l'intérêt varie leur expression, elles auront leur véritable caractère.

Si l'intérêt varie la distribution des ombres et des lumières, et que chaque figure prenne de la masse générale la portion relative à son importance, votre scène sera naturellement éclairée.

Si vos lumières et vos ombres sont larges, et que le passage des unes aux autres soit imperceptible et doux, vous serez har- monieux.

Il y a des espaces arides dans la nature, et il peut y en avoir dans l'imitation.

Quelquefois la nature est sèche, et jamais l'art ne le doit être.

Ce sont les limites étroites de l'art, sa pauvreté, qui a dis- tingué les couleurs en couleurs amies et en couleurs ennemies. Il y a des coloristes hardis qui ont négligé cette distinction. Il est dangereux de les imiter, et de braver le jugement du goût fondé sur la nature de l'œil.

Eclairez vos objets selon votre soleil, qui n'est pas celui de la nature; soyez le disciple de l'arc-en-ciel, mais n'en soyez pas l'esclave.

Si vous savez ôter aux passions leurs grimaces, vous ne


88 PENSÉES DÉTACHÉES

pécherez pas en les portant à l'extrême, relativement au sujet de votre tableau; alors toute votre scène sera aussi animée qu'elle peut et doit l'être.

Je sais que l'art a ses règles qui tempèrent toutes les pré- cédentes ; mais il est rare que le moral doive être sacrifié au technique. Ce n'est ni à Van Huysum ni à Chardin que je m'adresse; dans la peinture de genre il faut tout immoler à l'effet.

La peinture de genre n'est pas sans enthousiasme ; c'est qu'il y a deux sortes d'enthousiasme : l'enthousiasme d'âme et celui du métier. Sans l'un, le concept est froid; sans l'autre, l'exé- cution est faible ; c'est leur union qui rend l'ouvrage sublime. Le grand paysagiste a son enthousiasme particulier; c'est une espèce d'horreur sacrée. Ses antres sont ténébreux et pro- fonds; ses rochers escarpés menacent le ciel; les torrents en descendent avec fracas, ils rompent au loin le silence auguste de ses forêts. L'homme passe à travers de la demeure des démons et des dieux. C'est là que l'amant a détourné sa bien- aimée, c'est là que son soupir n'est entendu que d'elle. C'est là que le philosophe, assis ou marchant à pas lents, s'enfonce en lui-même. Si j'arrête mon regard sur cette mystérieuse imita- tion de la nature, je frissonne.

Si le peintre de ruines ne me ramène pas aux vicissitudes de la vie et à la vanité des travaux de l'homme, il n'a fait qu'un amas informe de pierres. Entendez-vous, monsieur Machy ?

Il faut réunir à une imagination grande et forte un pinceau ferme, sûr et facile; la tête de Deshays à la main de son beau- père t .

Toute composition digne d'éloge est en tout et partout d'ac-

1. Boucher.




SUR LA PEINTURE. 80

cord avec la nature; il faut que je puisse dire : « Je n'ai pas vu ce phénomène, mais il est. »


Comme la poésie dramatique, l'art a ses trois unités : de temps, c'est au lever ou au coucher du soleil ; de lieu, c'est dans un temple, dans une chaumière, au coin d'une forêt ou sur une place publique; d'action, c'est ou le Christ s' achemi- nant sous le poids d'une croix au lieu de son supplice, ou sor- tant du tombeau vainqueur des enfers, ou se montrant aux

pèlerins d'Emmaùs.

L'unité de temps est encore plus rigoureuse pour le peintre que pour le poète ; celui-là n'a qu'un instant presque indivisible.

Les instants se succèdent dans la description du poète, elle fournirait à une longue galerie de peinture. Que de sujets depuis l'instant où la fille de Jephté vient au-devant de son père, jus- qu'à celui où ce père cruel lui enfonce un poignard dans le

sein !

Ces principes sont rebattus; où est le peintre qui les ignore? Où est le peintre qui les observe? On a tout dit sur le costume, et il n'y a peut-être aucun artiste qui n'ait fait quelque faute plus ou moins lourde contre le costume.

Avez-vous vu la sublime composition où Raphaël lève avec la main de la Vierge le voile qui couvre l'Enfant Jésus, et l'ex- pose à l'adoration du petit saint Jean qui est agenouillé à côté d'elle *? Je disais à une femme du peuple :

« Comment trouvez -vous cela?

— Fort mal.

— Comment, fort mal? mais c'est un Raphaël.

— Eh bien, votre Raphaël n'est qu'un âne.

— Et pourquoi, s'il vous plaît?


1. Ce tableau se trouve au Musée; il a été gravé par A. Boucher, Desnoyers, et F. Poilly. (Br.)


90 PENSÉES DETACHEES

— C'est la Vierge que cette femme-là?

— Oui, voilà l'Enfant- Jésus?

— Cela est clair. Et celui-là?

— C'est saint Jean.

— Cela l'est encore. Quel âge donnez-vous à cet Enfant-Jésus?

— Mais, quinze à dix-huit mois.

— Et à ce saint Jean?

— Au moins quatre à cinq ans.

— Eh bien, ajouta cette femme, les mères étaient grosses en même temps... »

Je n'invente point un conte; je dis un fait. Un autre fait, c'est que la composition n'en fut pas moins belle pour moi.

La même femme trouvait Y Enfant du Silence l , du Car- rache, énorme, monstrueux; et elle avait raison. Elle était cho- quée de la disproportion de cet enfant avec sa mère délicate; et elle avait encore raison.

C'est qu'il ne faut pas mettre la nature exagérée à côté de la nature vraie, sous peine de contradiction. Si les hommes d'Homère lancent des quartiers de roche, ses dieux enjambent les montagnes.

J'ai dit que l'artiste n'avait qu'un instant; mais cet instant peut subsister avec des traces de l'instant qui a précédé, et des annonces de celui qui suivra. On n'égorge pas encore Iphi- génie; mais je vois approcher le victimaire avec le large bassin qui doit recevoir son sang, et cet accessoire me fait frémir.

A mesure que le lieu de la scène s'éloigne, l'angle visuel s'étend, et le champ du tableau peut s'accroître. Quelle est la plus grande quantité de cet angle au fond de l'œil? Quatre- vingt-dix degrés; au delà de cette mesure, on me montre plus d'espace que je n'en puis embrasser. De là la nécessité d'étendre les espaces situés au dehors de ces lignes.

Les compositions seraient monotones, si l'action principale

1. Ce tableau d'Annibal Carrache se voit au Musée du Louvre; c'est la Vierge

qui recommande le silence à saint Jean, pour ne pas troubler le repos de Jésus. 11 a été gravé par Et. Picart en 1081. (Br.)


SUR LA PEINTURE. 91

(levait rigoureusement occuper le milieu de la scène. On peut, on doit peut-être s'écarter de ce centre, mais avec sobriété.

Qu'est-ce qu'on entend par la balance de la composition? J'en ai peut-être une idée fausse; c'est de regarder la largeur du tableau comme un levier, regarder pour nulle la pesanteur des ligures placées sur le point d'appui, établir l'équilibre entre les figures placées sur les bras, et diminuer ou augmen- ter les efforts de part et d'autre, en raison inverse des éloigne- ments. Peu de figures, si le sujet l'exige, et beaucoup d'acces- soires ; ou beaucoup de figures et peu d'accessoires.

Pourquoi l'art s'accommode-t-il si aisément des sujets fabu- leux, malgré leur invraisemblance? C'est par la même raison que les spectacles s'accommodent mieux des lumières artifi- cielles que du jour. L'art et ces lumières sont un commence- ment d'illusion et de prestige. Je penserais volontiers que les scènes nocturnes auraient sur la toile plus d'effet que les scènes du jour, si l'imitation en était aussi facile. Voyez à Saint-Nico- las-des-Champs Jouvenet ressuscitant le Lazare 1 , à la lueur des flambeaux. Voyez sous le cloître des Chartreux saint Bruno expirant 2 , à des lumières artificielles. J'avoue qu'il y a une convenance secrète entre la mort et la nuit, qui nous touche sans que nous nous en doutions. La résurrection en est plus mer- veilleuse, la mort en est plus lugubre.

Je ne dispute guère contre les actions héroïques; j'aime à croire qu'elles se sont faites. J'adopte volontiers les systèmes qui embellissent les objets. Je préfère la chronologie de Newton à celle des autres historiographes,, parce que, si Newton a bien calculé, Enée et Didon seront contemporains.

Il ne faut quelquefois qu'un trait pour montrer toute une figure.

1. 11 faudrait peut-être ici Jésus ressuscitant le Lazare. Ce tableau de Jouvenet est aujourd'hui au Musée du Louvre. (Br.)

2. Ce tableau se voit au Muscc; c'est le dernier de la galerie de Le Sueur. (Br.)


92 PENSEES DÉTACHÉES

Et vera incessu patuit Dea...

Viiîgil. Mneid. lib. I, v. 404.

Il ne faut quelquefois qu'un mot pour faire un grand éloge. Alexandre épousa Roxane. Qui était cette Roxane qu'Alexandre épousa? Apparemment la plus grande et la plus belle femme de son temps.

Les erreurs consacrées par de grands artistes deviennent avec le temps des vérités populaires. S'il existait plusieurs tableaux de Y Enfant Jésus modelant et animant des oiseaux d argile, nous y croirions.

Beau sujet de tableau, c'est Phrynè traînée devant l'aréo- page pour cause d'impiété, et absoute à la vue de son beau sein : preuve, entre beaucoup d'autres, du cas que les Grecs faisaient de la beauté, ou des modèles qui servaient pour leurs dieux et leurs déesses.

Baudouin a traité ce sujet trop au-dessus de ses forces. Il n'a pas senti que les juges devaient occuper le côté gauche de la scène, et que la courtisane et son avocat devaient être à droite, l'avocat plus sur le fond, la courtisane plus voisine de moi. Il n'a pas su leur donner de l'expression ; l'action de l'avo- cat au moment où il arrache la tunique de Phryné n'a ni l'en- thousiasme, ni la noblesse qu'elle exigeait. Les juges, dont il était si naturel de varier les mouvements, sont immobiles et froids. Je ne me rappelle pas qu'il y eût aucun concours d'as- sistants; cependant on allait entendre les causes singulières dans Athènes comme dans Paris. Mais, c'est la courtisane sur- tout qu'il était difficile de rendre; aussi ne l'a-t-il pas rendue.

Sumite materiam vestris, qui scribitis, soquam Viribus; et versate diu quid ferre récusent, Quid valeant humeri.

Hoit.vr. de Art. poet., vers 38-40.

Un petit peintre d'historiettes tantôt ordinaires , tantôt galantes, ne pouvait que faire un pauvre rôle devant un aréo- page : ce qui est arrivé à Baudouin. 11 est mort épuisé de débauches. Je n'en parlerais pas ainsi, je n'en parlerais point


SUR LA PEINTURE. 93

du tout, s'il vivait. Deshays, l'autre gendre de Boucher, avait les mêmes mœurs, et a eu le même sort que Baudouin.

Quelque habile que soit un artiste, il est facile de discerner s'il a appelé le modèle ou travaillé de pratique; l'absence de certaines vérités de nature décèle ou son avarice ou sa vanité. — Mais, quand on a beaucoup imité cette nature, ne peut-on pas s'en passer? — Non. — Et pourquoi? — C'est que le mouvement du corps le plus imperceptible change toute la posi- tion des muscles, et produit des rondeurs où il y avait des méplats, des méplats où il y avait des rondeurs; toute la ligure est voisine du vrai, et tout y est faux.

Ce contraste entre les figures, si sottement recommandé et plus sottement encore comparé à celui des personnages dra- matiques, entendu comme il l'est par les écrivains et peut-être par les artistes, donnerait aux compositions un air d'apprêt insupportable. Allez aux Chartreux, voyez là quarante moines rangés sur deux files parallèles; tous font la même chose, aucun ne se ressemble; l'un a la tête renversée en arrière et les yeux fermés; l'autre l'a penchée et renfoncée dans son capuchon; et ainsi du reste de leurs membres. Je ne connais pas d'autre con- traste que celui-là.

Quoi donc! faut-il que l'un parle, quand un autre se tait; que l'un crie, quand un autre parle; que l'un se redresse, quand un autre se courbe; que l'un soit triste, quand un autre est gai; que l'un soit extravagant, quand un autre est sage? Cela serait trop ridicule.

Le contraste est une affaire de règle, dites-vous. Je n'eu crois rien. Si l'action demande que deux figures se penchent vers la terre, qu'elles soient penchées toutes deux; et si vous les imitez d'après nature, ne craignez pas qu'elles se ressemblent.

Le contraste n'est pas plus une affaire de hasard que de règle. C'est par une nécessité dont il est impossible de s'affran- chir sans être faux que deux figures différentes, ou d'âge, ou de sexe, ou de caractère, font diversement une même chose.

Une composition doit être ordonnée de manière à me per-


9/) PENSÉES DÉTACHÉES

suader qu'elle n'a pu s'ordonner autrement; une figure doit agir ou se reposer, de manière à me persuader qu'elle n'a pu agir autrement.

Allez encore aux Chartreux ; voyez la Distribution des aumônes de Bruno à cent pauvres qui se présentent autour de lui 1 . Tous sont debout, tous demandent, tous tendent les mains pour recevoir; et dites-moi où est le contraste entre ces figures.

Je ne sais si le contraste technique a embelli quelques com- positions; mais je suis sûr qu'il en a beaucoup gâté.

Le contraste que vous recommandez se sent; celui qui me

plaît ne se sent pas.

Ne croyez pas qu'on puisse conserver la même action, et tourner et retourner sa figure en cent diverses manières; il n'y en a qu'une qui soit bien, parfaitement bien; et ce n'est jamais que notre ignorance qui laisse à l'artiste le choix entre plusieurs.

«Mais quoi ! me direz-vous, un homme qui ramasse une pièce d'argent à terre, un de ces mendiants de Le Sueur, par exemple, ne la peut ramasser que d'une façon, ne peut se courber plus ou moins?

— A la rigueur, non.

— Ne peut avoir ses deux jambes parallèles, ou l'une placée en avant et l'autre reculée en arrière?

— Non.

— Prendre d'une main et appuyer, ou ne pas appuyer de l'autre à terre?

— Non, non.

— Se précipiter avec rapidité ou ramasser avec nonchalance?

— INon, non, vous dis-je.

— Mais si l'artiste n'était pas le maître de varier à sa fan- taisie la position de ses figures, il faudrait qu'il renonçât à son talent, ou qu'à l'occasion d'une tête, d'un pied, d'une main, d'un doigt, il bouleversât toute son ordonnance.

— Cela paraît ainsi; mais cela n'est pas. Heureusement

1. La scène est à Grenoble; ce tableau de Le Sueur, l'un des vingt-deux qu'il peignit sur bois pour les Chartreux de Paris, et qui ont été transportés sur toile, ujourd'hui au Musée du Louvre. Il a été gravé par Fr. Chauveau. (Bit.)


SUR LA PEINTURE. 85

pour l'artiste, nous n'eu savons pas assez pour sentir el accu- ser ses négligences. Daignez m'écouter encore un moment. L'artiste veut rendre d'après nature une action ; il appelle le modèle, il lui dit : Faites telle chose: le modèle obéit et l'ait la chose de la manière apparemment qui lui est la plus commode : c'est l'organisation qui lui est propre, qui dispose de tous ses membres. Cela est si vrai, que, si l'artiste se sert d'un autre modèle, plus svelte ou plus lourd, plus jeune ou plus âgé, à qui il ordonne la même action, ce second modèle l'exécutera diver- sement. Que fait donc l'artiste qui lui relève ou baisse la tête, qui lui avance ou retire une jambe, ou qui lui pousse une main en avant , ou qui lui repousse l'autre en arrière? N'est-il pas évident qu'il con- trarie l'organisation de cet homme, et qu'il le gêne plus ou moins?

— Eh! que m'importe, pourvu que cette gène m'échappe, et que l'ensemble en soit plus parfait ?

— Vous avez raison; mais convenez qu'il y a à cet agence- ment artificiel d'une figure des limites assez étroites, et qu'un peu trop de licence lui donnerait un air académique ou gêné, tout à fait maussade. »

Voulez-vous que je vous raconte un fait qui m'est personnel? Vous connaissez ou vous ne connaissez pas la statue de Louis XV placée clans une des cours de l'École-Militaire ; elle est de Le Moyne. Cet artiste faisait, un jour, mon portrait. L'ouvrage était avancé. Il était debout, immobile, entre son ouvrage et moi, la jambe droite pliée et la main gauche appuyée sur la hanche, non du même côté, du côté gauche. « Mais, lui dis-je, monsieur Le Moyne, êtes-vous bien?

— Fort bien, me répondit-il.

— Ft pourquoi votre main n'est-elle pas sur la hanche du côté de votre jambe pliée?

— C'est que par sa pression je risquerais de me renverser; il faut que l'appui soit du côté qui porte toute ma personne.

— A votre avis, le contraire serait absurde?

— Très-absurde.

— Pourquoi donc l'avez-vous fait à votre Louis XV de l'École-Militaire ?... »

À ce mot, Le Moyne resta stupéfait et muet. J'ajoutai : « Avez-vous eu le modèle pour cette figure?


96 PENSEES DÉTACHÉES

— Assurément.

— Avez-vous ordonné cette position à votre modèle?

— Sans doute.

— Et comment s'est-il placé? est-ce comme vous l'êtes à présent, ou comme votre statue?

— Gomme je suis.

— C'est donc vous qui l'avez arrangé autrement?

— Oui, c'est moi, j'en conviens.

— Et pourquoi?

— C'est que j'y ai trouvé plus de grâce... »

J'aurais pu ajouter : « Et vous croyez que la grâce est compa- tible avec l'absurdité? » Mais je me tus par pitié; je m'accusai même de dureté; car pourquoi montrer à l'artiste les défauts de son ouvrage, quand il n'y a plus de remède? C'est le con- trister bien en pure perte, surtout quand il n'est plus d'âge à se corriger... A présent je reviens à vous, et je vous demande si Le Moyne, au lieu d'agencer sa ligure comme nous la voyons, n'aurait pas mieux fait de la rendre à peu près strictement d'après le modèle? Je dis à peu près; car, le modèle le plus parfait n'étant qu'un à peu près de la figure que l'artiste se pro- posait d'exécuter, son action ne pouvait être qu'un à peu près de l'action qu'il se proposait de lui donner.

— Mais les fautes sont rarement aussi grossières.

— D'accord. Cependant vous entendrez souvent dire des compositions d'un artiste : il y a je ne sais quoi de contraint dans ses figures; et savez-vous d'où naît cette contrainte? De la liberté qu'il a prise de réduire l'action naturelle de son modèle aux maudites règles du technique; car convenez qu'une imitation rigoureuse, si elle avait quelque vice, ce ne serait pas celui-là.

— Mais s'il arrive que le modèle soit gauche, que faire?

— Sans balancer, en prendre un autre qui ne le soit pas. Tenter de corriger sa gaucherie, c'est s'exposer à tout gâter. Nous sentons bien qu'un modèle se tient mal; mais dans les actions un peu extraordinaires, savons-nous ce qui lui manque pour se bien tenir, et le savons-nous avec cette précision que le scrupule de l'art exige? Les Flamands et les Hollandais, qui semblent avoir dédaigné le choix des natures, sont merveilleux sur ce point. Vous verrez, dans une Kermesse de Teniers, un nombre prodigieux de figures toutes occupées à différentes


SUR LA PEINTURE. 97

actions; les uns boivent, les autres, ou dansent, ou conversent, se querellent, ou se battent, ou s'en retournent en chancelant d'ivresse, ou poursuivent des femmes qui s'enfuient, soit en riant, soit en criant; parmi tant de scènes diverses, pas une position, pas un mouvement, pas une action qui ne vous semble èlre de la nature.

— Mais comment font les peintres de batailles?

— 11 faut montrer le tableau au maréchal de Broglio? et lui demander ce qu'il en pense; ou plutôt conserver pour ce genre de peinture toute notre indulgence accoutumée. Gomment vou- lez-vous qu'un modèle puisse montrer, avec quelque vérité, ou le soldat furieux qui s'élance, ou un soldat pusillanime qui se sauve avec effroi, et toute la variété des actions d'une journée sanglante? Le morceau produit-il une impression profonde? ne pouvez-vous ni en détacher, ni lui continuer vos regards? Tout est bien. JN'entrons dans aucun détail minutieux. Avec des pieds négligés et des mains estropiées ou informes, une belle bataille est toujours un prodige d'imagination et d'art. Et puis, com- ment accuser de contrainte des mouvements au milieu d'une mêlée, où chaque individu entouré de toutes parts de menaces et de perd a la mort à droite, à gauche, par devant, par der- rière, et ne sait où trouver de la sécurité? On sent qu'alors la position doit être vacillante, incertaine et tourmentée, excepté dans celui que la fureur emporte, et qui va s'enfoncer lui-même dans la poitrine le glaive de son ennemi. 11 a dit : Vaincre ou mourir; et, en conséquence de cette résolution, son mouvement est franc, son action décidée, et sa position ne souffre de gêne que par les obstacles qu'il rencontre.

J'ai dit quelque part que les mœurs anciennes étaient plus poétiques et plus pittoresques que les nôtres; j'en dis autant ici de leurs batailles. Quelle comparaison du plus beau Van der Meulen avec un tableau de Le Brun, tel que le Passage du Gra- nique ! Les mœurs en s'adoucissant, l'art militaire en se perfec- tionnant, ont presque anéanti les beaux-arts.

La peinture est tellement ennemie de la symétrie, que, si l'artiste introduit une façade dans son tableau, il ne manquera xii. 7


98 PENSEES DÉTACHÉES

pas d'en rompre la monotonie par quelque artifice, ne fût-ce que par l'ombre de quelque corps, ou par l'incidence oblique de la lumière. La partie éclairée semble s'avancer vers l'œil, et la partie ombrée s'en éloigner.

La proportion produit l'idée de force et de solidité.

L'artiste évitera les lignes parallèles, les triangles, les carrés, et tout ce qui approche des figures géométriques, parce qu'entre mille cas où le hasard dispose des objets, il n'y en a qu'un seul où il rencontre ces figures. Pour les angles aigus, c'est l'ingra- titude et la pauvreté de leurs formes qui les proscrit.

Il y a une loi pour la peinture de genre et pour les groupes

d'objets pêle-mêle entassés. Il faudrait leur supposer de la vie,

et les distribuer comme s'ils s'étaient arrangés d'eux-mêmes,

c'est-à-dire avec le moins de gêne et le plus d'avantage pour

chacun d'eux.

Celui qui fait la statue dans le Festin de Pierre se tient raide, prend une attitude contrainte, imite le bloc de marbre de son mieux ; mais c'est donc une mauvaise statue qu'il veut imi- ter? Et pourquoi n'en imiterait-il pas une bonne? En ce cas, il doit s'arranger d'après son rôle comme une statue de grand maître, avoir de l'expression, de la vie, de la noblesse, de la grâce. La seule qualité qui lui soit propre avec l'ouvrage de l'art, c'est l'immobilité, qui ne contredit pas le mouvement. Est-ce que Sisyphe, qui pousse la roche vers le haut du rocher,

ne se meut pas?

Il ne faut pas croire que les êtres inanimés soient sans carac- tères. Les métaux et les pierres ont les leurs. Entre les arbres, qui n'a pas observé ta flexibilité du saule, l'originalité du peu- plier, la raideur du sapin, la majesté du chêne? Entre les fleurs, la coquetterie de la rose, la pudeur du bouton, l'orgueil du lis, l'humilité de la violette, la nonchalance du pavot? Leu-

love papavera collo.

La ligne ondoyante est le symbole du mouvement et de


SUR LA PEINTURE. 99

la vie; la ligne droite est le symbole de l'inertie ou de l'immo- bilité. C'est le serpent qui vit, ou le serpent glacé.


Un sujet sur lequel je proposerais à un compositeur de s'exercer, c'est celui de Joseph expliquant son songe à ses frères rangés autour de lui, et l'écoutant en silence. C'est là qu'il apprendrait à ordonner, à contraster et à varier les positions et les expressions. J'en ai vu le dessin, d'après Raphaël.

Les quatre chevaux d'un quadrige ne se ressemblent pas.

Les groupes se lient dans toute la composition, comme chaque ligure dans le groupe.


Les chevaux de l'Aurore, ceux qui emportent le char du Soleil, s'acheminent vers un terme donné. La fougue irrégulière ne leur convient donc pas.

Carie Van Loo modelait en argile les ligures de ses groupes, afin de les éclairer de la manière la plus vraie et la plus piquante. Lairesse peignait ses figures, les découpait et les assemblait de la manière la plus avantageuse pour le groupe. J'approuve l'ex- pédient de Van Loo; j'aime à le voir promener sa lumière autour de son groupe d'argile. Je craindrais que le moyen de Lairesse ne rendit l'ensemble, sinon maniéré, du moins froid.


C'est une action commune à plusieurs figures qui forme le

groupe; les ombres et la lumière achèvent la liaison, mais ne

la font pas.

Si l'on veut définir par l'effet le manque de repos clans un tableau, c'est une prétention égale de toutes les figures à mon attention. C'est une compagnie de beaux esprits qui parlent tous à la fois sans s'entendre, qui me fatiguent et qui me font fuir, quoiqu'ils disent d'excellentes choses.


100 PENSÉES DÉTACHÉES

11 y a le repos de l'esprit dont je viens de parler, et le repos

des couleurs et des ombres, des couleurs ternes ou brillantes, le

repos de l'œil.

Dans la description d'un tableau, j'indique d'abord le sujet; je passe au principal personnage, de là aux personnages subor- donnés dans le même groupe; aux groupes liés avec le premier, me laissant conduire par leur enchaînement ; aux expressions aux caractères, aux draperies, au coloris, à la distribution des ombres et des lumières, aux accessoires, enfin à l'impression de l'ensemble. Si je suis un autre ordre, c'est que ma description est mal faite, ou le tableau mal ordonné.

Il faut bien de l'art pour faire couper avec grâce une figure par la bordure. Cette ligure ne sort jamais; elle rentre toujours dans le lieu de la scène.

Teniers a fait la satire la plus forte des repoussoirs. Il y en a sans doute clans ses tableaux; mais on ne sait où ils sont. Il exécute une composition à trente ou quarante personnages, comme le Guide, le Corrége ou le Titien font une Vénus toute nue. Les teintes, qui discernent et arrondissent les formes, se fondent les unes dans les autres si imperceptiblement, que l'œil croit n'en apercevoir qu'une seule du même blanc. De même, dans Teniers, le spectateur cherche ce qui donne de la profon- deur à la scène, ce qui sépare cette profondeur en une infinité de plans, ce qui fait avancer et reculer ses figures, ce qui fait circuler l'air autour d'elles et il ne le trouve pas.

C'est qu'il en doit être d'un tableau comme d'un arbre ou de tout autre objet isolé dans la nature, où tout se sert récipro- quement de repoussoir.

Deux discours à prononcer, l'un dans une académie, l'autre dans une place publique, sont comme les deux Minerves, l'une de Phidias, et l'autre d'Alcamène. Les traits de l'une seraient trop délicats et trop fins pour être vus de loin; les traits de l'autre trop informes, trop grossiers pour être vus de près.


SUR LA PEINTURE. 101

Heureux le littérateur ou l'artiste qui plaît à toutes les dis- tances !

Ou peut donner à un paysage l'apparence concave ou l'ap- parence convexe. Celle-ci, s'il y a un sujet qui occupe le devant de la scène; alors le fond se terminera en un espace vaste et presque illimité. Celle-là, si le paysage est le sujet principal ; l'espace nu est alors sur le devant, le paysage occupe et ter- mine le fond. Je fais abstraction des percées que l'auteur se sera ménagées.

Rubens et le Corrége ont employé ces deux formes. La Nuit du Corrége est concave; son Saint George est convexe.

L'apparence concave disperse et étend les objets sur le fond; l'apparence convexe les rassemble sur le devant. L'une convient donc au paysage historique, et l'autre au paysage pur et simple.

Lairesse prétend qu'il est permis à l'artiste de faire entrer le spectateur dans la scène de son tableau. Je n'en crois rien; et il y a si peu d'exceptions, que je ferais volontiers une règle générale du contraire. Cela me semblerait d'aussi mauvais goût que le jeu d'un acteur qui s'adresserait au parterre. La toile renferme tout l'espace, et il n'y a personne au delà. Lorsque Suzanne s'expose nue à mes regards, en opposant aux regards des vieillards tous les voiles qui l'enveloppaient, Suzanne est chaste et le peintre aussi; ni l'un ni l'autre ne me savaient là 1 .

Il ne faut jamais interrompre cle grandes masses par de petits détails ; ces détails les rapetissent en m'en donnant la mesure. Les tours de îSotre-Dame seraient bien plus hautes, si elles étaient tout unies.

Je ne crois pas qu'il puisse y avoir plus d'une percée dans un paysage; deux couperaient la composition et rendraient l'œil aussi perplexe qu'un voyageur à l'entrée de deux chemins.

La composition la plus étendue ne comporte qu'un très-petit

1. Voir le Salon de 1707, t. XI, et celui de 1765, t. X.


102 PENSÉES DÉTACHÉES

nombre de divisions capitales, une, deux, trois tout au plus. Autour de ces divisions quelques figures isolées, quelques groupes de deux ou trois figures font un très-bel effet.

Le silence accompagne la majesté. Le silence est quelquefois dans la foule des spectateurs ; et le fracas est sur la scène. C'est en silence que nous sommes arrêtés devant les Batailles de Le Brun. Quelquefois il est sur la scène; et le spectateur se met le doigt sur les lèvres, et craint de le rompre.

En général, la scène silencieuse nous plaît plus que la scène bruyante. Le Christ au jardin des Oliviers, l'âme triste jusqu'à la mort, délaissé de ses disciples endormis autour de lui, m'af- fecte bien autrement que le même personnage flagellé, couronné d'épines, et abandonné aux risées, aux outrages et à la criail- lerie de la canaille juive.

Otez aux tableaux flamands et hollandais la magie de l'art , et ce seront des croûtes abominables. Le Poussin aura perdu toute son harmonie ; et le Testament d'Eudamidas restera une chose sublime.

Que voit-on dans ce tableau d'Eudamidas? Le moribond sur la couche ; à coté, le médecin qui lui tâte le pouls ; le notaire qui reçoit ses dernières volontés; sur les pieds du lit, la femme d'Eudamidas assise, et. le dos tourné à son mari; sa fille, cou- chée à terre entre les genoux de sa mère et la tête penchée dans son giron. 11 n'y a point là de cohue. La multiplicité ou la foule est bien voisine du désordre. Et quels sont ici les accessoires? pas d'autres que l'épée et le bouclier du principal personnage, attachés à la muraille du fond. Le grand nombre d'accessoires est bien voisin de la pauvreté. Cela s'appelle des boucke-lrous en peinture et des frères-chapeaux en poésie.

Le silence, la majesté, la dignité de la scène sont des choses peu senties par le commun des spectateurs. Presque toutes les Saintes Familles de Raphaël, du moins les plus belles, sont placées dans des lieux agrestes, solitaires et sauvages ; et quand il a choisi de pareils sites, il savait bien ce qu'il faisait.


SUR LA PEINTURE. 103

Toutes les scènes délicieuses d'amour, d'amitié, de bienfai- sance, de générosité, d'effusion de cœur se passent au bout du

monde.

Peindre comme on parlait à Sparte.


En poésie dramatique et en peinture, le moins de person- nages qu'il est possible.

ba toile comme la salle à manger de Varron, jamais plus de neuf convives.

Les peintres sont encore plus sujets au plagiat que les litté- rateurs. Mais les premiers ont ceci de particulier, c'est de décrier et le maître et le tableau qu'ils ont copié. N'est-il pas vrai, monsieur Pierre?

Je regardais la cascade de Saint-Gloud, et je me disais : « Quelle énorme dépense pour faire une jolie chose, tandis qu'il en aurait coûté la moitié moins pour l'aire une belle chose! Qu'est-ce que tous ces petits jets d'eau, toutes ces petites chutes de gradins en gradins, en comparaison d'une grande nappe s'échappant de l'ouverture d'un rocher ou d'une caverne sombre, descendant avec fracas, rompue clans sa chute par des énormes pierres brutes, les blanchissant de son écume, formant dans son cours de profondes et larges ondes; les masses rus- tiques du haut, tapissées de mousse, et couvertes, ainsi que les côtés, d'arbres et de broussailles distribués avec toute l'hor- reur de la nature sauvage? Qu'on place un artiste en face de cette cascade, qu'en fera-t-il? Rien. Qu'on lui montre celle-ci , et aussitôt il tirera son crayon. »

Cet exemple n'est pas le seul où, pour s'assurer si l'ouvrage de l'art est de bon ou de mauvais goût, de grand goût ou de petit goût, il ne s'agit que d'en faire le sujet de l'imitation de la peinture. S'il est beau sur la toile, dites qu'il est beau en lui-même.


104 PENSÉES DÉTACHÉES

Le poëte dit :

Il n'est point. ' de monstre odieux,

Qui, par Fart imité, ne puisse plaire aux yeux.

To [.eau, Art poél., chant m, vers 1 et 2.

J'en excepte les têtes de nos jeunes femmes, coiffées comme elles le sont à présent.

Elzheimer, victime de la manière finie et précieuse, mais lente et peu lucrative, mourut consumé de chagrin et accablé de misère, presque au sortir de la' prison où ses dettes l'avaient conduit. Le prix actuel de trois de ses tableaux l'aurait enrichi.

Dans toute composition en général, l'œil cherche le centre, et aime à s'arrêter sur le plan du milieu.

Les artistes appellent réveillons, des accidents de lumières qui rompent la monotonie d'un endroit de la toile. Tous ces réveillons sont faux. On dirait qu'il en est d'un tableau comme d'un ragoût, auquel on peut toujours ôter ou donner une pointe de sel.

Quand on a bien choisi la nature, il est difficile de s'y con- former trop rigoureusement ; autant de coups de pinceau donnés pour l'embellir, autant d'efforts malheureux pour lui ôter son originalité. Il y a une teinte de rusticité qui convient singulièrement aux ouvrages d'imitation, en quelque genre que ce soit, parce que la nature la conserve dans ses ouvrages, à moins qu'elle n'en ait été effacée par la main de l'homme. La nature ne fait point d'arbres en boule; c'est le ciseau du jardi- nier, commandé par le goût gothique de son maître ; et les arbres en boule vous plaisent-ils beaucoup? L'arbre des forêts le plus régulier a toujours quelques branches extravagantes; gardez-vous de les supprimer, vous en feriez un arbre de jardin.


SUR LA PEINTURE. 105


DU COLORIS, DE L INTELLIGENCE DES LUMIERES, ET DU CLAIR-OBSCUR.

Est- il vrai qu'il y ait plus de dessinateurs que de coloristes? Si cela est vrai, quelle en est la raison?

Il y a plus de logiciens que d'hommes éloquents, j'entends vraiment éloquents. L'éloquence n'est que l'art d'embellir la logique.

Il y a plus de gens de sens que d'hommes d'esprit; j'entends le vraiment bel esprit. L'esprit n'est que l'art d'ha- biller la raison.

Le chancelier Bacon et Corneille ont démontré que le bel esprit n'était pas incompatible avec le génie. Ce sont des mon- tagnes au pied desquelles croissent des marguerites.

Nous avons notre clair-obscur comme les peintres, si son principal effet est d'empêcher l'œil de s'égarer, en le fixant sur certains objets.

Faute d'une lumière large, nos ouvrages papillotent comme

les leurs.

Voulez-vous savoir ce que c'est que papilloter? opposez YEsther devant Assuérus au Paralytique de Greuze, Cicéron à Sénèque.

Tacite est le Rembrandt de la littérature : des ombres fortes et des clairs éblouissants.

Faites comme le Tintoret, qui, pour soutenir sa couleur, plaçait à côté de son chevalet quelque morceau du Schiavone. Un jeune élève suivit ce conseil, et ne peignit plus.

Ennius n'avait vu que l'ombre d'Homère.


1()G PENSEES DETACHEES


Ah ! si le Titien eût dessiné et composé comme Raphaël ! Ah ! si Raphaël eût colorié comme le Titien!... C'est ainsi qu'on rabaisse deux grands hommes.

Je l'ai vu ce Ganymède de Rembrandt : il est ignoble; la crainte a relâché le sphincter de sa vessie ; il est polisson : l'aigle qui l'enlève par sa jaquette met son derrière à nu; mais ce petit tableau éteint tout ce qui l'environne. Avec quelle vigueur de pinceau et quelle furie de caractère cet aigle s e

peint!

Je vous entends : il fallait penser comme Léocharès, et peindre comme Rembrandt... Oui, il fallait être sublime de tout point.

Il faut que la lumière soit naturelle, soit artificielle, soit une ; des compositions éclairées en même temps par des lumières différentes sont très-communes.


On ramène toute la magie du clair-obscur à la grappe de raisin; et c'est une idée très-belle, et qui peut être simplifiée. La scène la plus vaste n'est qu'un grain de la grappe; fixez le point de l'œil, et dégradez les ombres et les lumières comme vous le verrez sur ce grain. Tracez sur votre toile le cercle ter- minateur de la lumière et de l'ombre.


Au lieu de votre principal groupe, mettez en perspective un prisme de la grandeur de votre première figure ; continuez les lignes de ce prisme à tous les points qui terminent votre toile ; et soyez sûr de ne pécher ni contre l'entente des lumières, ni contre la véritable diminution des objets.


Je ne prétends point donner des règles au génie. Je dis à l'artiste: « Faites ces choses»; comme je lui dirais: » Si vous voulez peindre, ayez d'abord une toile. »


SUR LA PEINTURE. 107

Vinsi trois sortes de lignes préliminaires : la ligne termina-

trice de la lumière, la ligne de la balance des ligures et les

lignes de la perspective.

La pratique des couleurs réelles et des couleurs locales ne peut s'obtenir que d'une longue expérience.

Combien de choses l'artiste doit avoir vues, combinées, agencées dans son imagination, avant que de passer le pouce dans sa palette, et cela sous peine de peindre et de repeindre

sans cesse !

Le maître tâtonne moins que son élève; mais il tâtonne

aussi.

Combien de beautés et de défauts inattendus naissent ou disparaissent sous le pinceau!

Je sais ce que cela deviendra, est un mot qui n'est que d'un musicien, d'un littérateur, ou d'un artiste consommé.

Le vrai de la nature est la base du vraisemblable de l'art.

C'est la couleur qui attire, c'est l'action qui attache; ce sont ces deux qualités qui font pardonner à l'artiste les légères incor- rections du dessin; je dis à l'artiste peintre, et non à l'artiste sculpteur. Le dessin est de rigueur en sculpture ; un membre, même faiblement estropie, ôte à une statue presque tout

son prix.

Les mains de Daphné, dont les doigts poussent des feuilles de laurier sous le pinceau de Lemoyne, sont pleines de grâces; il y a dans la distribution de ces feuilles une élégance que je ne puis décrire. Je doute qu'il eût jamais rien fait de Lycaon métamorphosé en loup. Les cornes naissantes sur la tète


108 PENSÉES DÉTACHÉES

d'Actéon auraient été moins ingrates. La différence de ces sujets se sent mieux qu'elle ne s'explique.

Lairesse donne le nom de seconde couleur à la demi-teinte placée sur la partie claire du côté du contour, procédé qui fait fuir vers le fond les parties convexes des corps, et qui leur donne de la rondeur.

Il y a les teintes de clair et les demi-teintes de clair; les teintes d'ombre et les demi-teintes d'ombre : système com- pris sous la dénomination générale de dégradation de la lumière, depuis le plus grand clair jusqu'à l'ombre la plus forte.

Il y a plusieurs moyens techniques pour affaiblir et forti- fier, hâter ou retarder cette dégradation sur sa route.

Par les ombres accidentelles, par les reflets, par les ombres passagères, par les corps interposés ; mais quel que soit celui des moyens qu'on emploie, la dégradation n'en subsiste pas moins, soit qu'on la fortifie, soit qu'on l'affaiblisse; soit qu'on la retarde, soit qu'on l'accélère. Dans l'art, ainsi que dans la nature, rien par saut; ni/ai pcr saltum; et cela sous peine de faire ou des trous d'ombre, ou des ronds de clair, et d'être découpé.

Ces trous d'ombre et ces ronds de clair ne se trouvent-ils pas dans la nature? je le crois. Mais qui vous a prescrit d'être l'imitateur rigoureux de la nature?

Qu'est-ce qu'un fond? C'est, ou un espace sans bornes où toutes les couleurs des objets se confondent au loin, finissent par produire la sensation d'un blanc grisâtre ; ou c'est un plan vertical qui reçoit la lumière ou directe ou glissante, et qui dans l'un et l'autre cas est assujetti aux règles de la dégradation.

Ainsi qu'on l'a dit de la lumière et des ombres, les termes de teintes et de demi-teinies se disent d'une même couleur.

La teinte, qui sert de passage de la lumière à l'ombre, ou le


SUR LA PEINTURE. 109

dernier terme de la dégradation de la lumière, est plus large que celle de la lumière couchée vers le contour dans la partie claire. Lairesse l'appelle demi-teinte.


Tous ces préceptes ne peuvent être bien entendus que par l'artiste, qui devrait en marquer la pratique, la baguette à la main, dans une galerie, sur différents ouvrages.

C'est un artifice fort adroit que d'emprunter d'un reflet cette demi-teinte, qui semble entraîner l'œil au delà de la partie visible du contour. C'est bien alors une magie; car le specta- teur sent l'effet, sans en pouvoir deviner la cause.

Rien n'est plus sûr : l'habitude perpétuelle de regarder les objets éloignés et voisins, d'en mesurer l'intervalle par la vue, a établi dans notre organe une échelle enharmonique de tons, de semi-tons, de quarts de tons, tout autrement étendue et tout aussi rigoureuse que celle de la musique par l'oreille, et l'on peint faux pour l'œil, comme l'on chante faux pour l'oreille.

L'entente des reflets dans une grande composition, ou l'ac- tion et la réaction des corps éclairés les uns sur les autres, me semble d'une difficulté incompréhensible, tant pour la multitude- que pour la mesure de ces causes. Je crois que, sur ce point, le plus grand peintre doit beaucoup à notre ignorance.


C'est aux reflets que l'ombre doit sa clarté et son plus ou

moins de clarté.

Il me semble que Rembrandt aurait dû écrire au bas de toutes ses compositions : Per foramen viclit et pinxit; sans quoi on n'entend pas comment des ombres aussi fortes peuvent entourer une figure aussi vigoureusement éclairée.


Mais les objets sont-ils faits pour être vus par des trous? Si la lumière forte descend brusquement et perce les ténèbres


110 PENSEES DETACHEES

d'une caverne, c'est un accident dont je permets l'imitation à l'artiste; mais je ne souffrirai jamais qu'il s'en fasse une règle.


Par les reflets, la lumière primitive peut se replier sur elle- même et devenir plus forte par accident. Exemple : en même temps que la lumière primitive tombe sur un objet, cet objet peut encore recevoir le reflet d'un mur blanc. Je demande si l'objet ne doit pas avoir alors plus d'éclat que la lumière primi- tive? Il peut donc, et il doit donc arriver par accident, que la lumière primitive ne soit pas la plus forte lumière de la com- position.

On n'a peut-être jamais dit aux élèves, dans aucune école, que l'angle de réflexion de la lumière, ainsi que des autres corps, était égal à l'angle d'incidence.

Le point lumineux étant donné, et l'ordonnance du tableau, je vois dans ma tète une multitude de rayons réfléchis qui se croisent entre eux et qui croisent la lumière directe. Comment l'artiste réussit-il à débrouiller toute cette confusion? S'il ne s'en soucie pas, comment sa composition me plaît-elle?

Qu'a de commun la lumière, et même la couleur d'un corps isolé et exposé à la lumière directe du soleil, avec la lumière et la couleur du même corps assailli de tous côtés par les reflets plus ou moins forts d'une multitude d'autres corps diversement éclairés et colorés? Franchement je m'y perds; et j'imagine quelquefois qu'il n'y a de beaux tableaux que ceux de la nature.


Qu'est-ce qu'un corps rouge? Newton vous répondra : a C'est un corps qui absorbe tous les autres rayons, et qui ne vous ren- voie que les ronges. »

Que résulte-t-il du mélange de deux couleurs? une troi- sième qui n'est ni l'une ni l'autre. Le vert est le résultat du bleu et du jaune.


SUR LA PEINTURE. 111



Comment concilier la pratique de ces faits physiques avec la théorie des reflets qui combinent une multitude de diverses couleurs à la fois? Je m'y perds encore, et reviens à la même conclusion, que j'oublierai au premier coup d'oeil que je jetterai sur mon Vernet; mais ce ne sera pas sans me dire : « Ce Vernet si harmonieux n'a peut-être pas sur toute sa surface un seul point qui, rigoureusement parlant, ne soit faux. » Cela m'af- flige; mais il faut oublier la richesse de la nature et l'indigence de l'art, ou s'affliger.

Je me lève avant l'astre du jour. Je promène mes regards sur un paysage varié par des montagnes tapissées de verdure; de grands arbres touffus s'élèvent sur leurs sommets: de vastes prairies sont étendues à leurs pieds ; ces prairies sont coupées par les détours d'une rivière qui serpente. Là, c'est un château; ici, c'est une chaumière. Je vois arriver de loin le pâtre avec ses troupeaux; il sort à peine du hameau, et la poussière me dérobe encore la vue de ses animaux. Toute cette scène silen- cieuse et presque monotone a sa couleur terne et réelle. Cepen- dant l'astre du jour a paru, et tout a changé par une multitude innombrable et subite de prêts et d'emprunts; c'est un autre tableau, où il ne reste pas une feuille, pas un brin d'herbe, pas un point du premier. Mets la main sur la conscience, Vernet, et réponds-moi : Es-tu le rival du soleil? Et ce prodige est-il aussi au bout de ton pinceau?

Les rehauts sont des effets nécessaires du reflet, ou ils sont

faux.

Vénus est plus blanche au milieu des trois Grâces que seule; mais cet éclat qu'elle en reçoit, elle le leur rend.

Les reflets d'un corps obscur sont moins sensibles que les reflets d'un corps éclairé ; et le corps éclairé est moins sensible aux reflets que le corps obscur.

L'air et la lumière circulent et jouent entre les poils hérissés


112 PENSEES DETACHEES

de la hure d'un sanglier, entre les flocons touffus de la toison de la brebis, entre les inégalités de l'étoffe velue, entre les grains d'une terrasse sablonneuse. C'est l'absence de ce jeu qui donne le mat aux clairs du satin, une sorte de crudité à ses ombres et à celles de toutes les étoffes glacées.

Les nuances diversement sensibles résultantes de la palette complète d'un artiste se comptent; elles ne vont pas au delà de huit cent dix-neuf.

On dit que le rouge et le blanc sont antipathiques. Mais

est-ce Van Iluysum qui le dit? Si Chardin me l'assure, je le

croirai.

Santerre, dont le coloris était tendre et vrai, n'employait que cinq couleurs. Les Anciens n'en ont employé que quatre, le rouge, le jaune, le blanc et le noir. Peut-être faut-il y joindre le bleu, et le vert donné par le mélange du bleu et du jaune.

Le peintre est puni de la multiplicité de ses couleurs par le désaccord plus ou moins prompt de son tableau, suite néces- saire de l'action et de la réaction des matières les unes sur les autres. Le même châtiment est réservé au coloriste perplexe qui tourmente sa palette.

Le Giorgione, grand coloriste, selon le témoignage de De Piles, tirait toutes ses carnations, quelle que fut la différence d'càge et de sexe, de quatre couleurs principales.

Si de sculpteur, et de grand sculpteur qu'il est, Falconet eût été peintre, il eût, je crois, été peu soucieux du choix de ses couleurs; il aurait dit, s'il eût été conséquent : a Eh! que m'importe que mon tableau reste harmonieux, s'il ne se désac- corde que quand je n'y serai plus? »


Ces yeux d'émail, ces cheveux dorés et tous ces richos orne- ments des statues anciennes me paraissent une invention de


SUR LA PEINTURE. 113

prêtres sans goût; invention qui est sortie des temples pour infecter la société.

Néron fît dorer et gâter la statue d'Alexandre. Cela ne me déplaît pas; j'aime qu'un monstre soit sans goût. La richesse est toujours gothique.

Les connaisseurs font grand cas des eaux-fortes des peintres; et ils ont. raison.

Quoique toute ma réflexion soit tournée vers les principes spéculatifs de l'art, cependant, lorsque je rencontre quelques procédés qui tiennent à sa magie pratique, je ne puis m'empê- cher d'en faire note. Voyez ce que dit Lairesse, ce maître plus jaloux, à ce qu'il m'a semblé, de la perpétuité de son art que de sa propre réputation : « Ce bleuâtre qu'on appelle le tendre, le délicat, ne doit point être mis sur la toile quand on empâte le tableau; mais noyé dans les teintes à la dernière main. On ne le fera point de bleu mélangé de gris et de blanc ; mais on le répandra en trempant la pointe du pinceau dans le spalte tempéré et dans l'outremer... C'est le même faire pour les reflets ou réflexions de la lumière. »


Voulez-vous faire des progrès sûrs dans la connaissance si difficile du technique de l'art? Promenez-vous dans une galerie avec un artiste, et faites-vous expliquer et montrer sur la toile l'exemple des mots techniques ; sans cela, vous n'aurez jamais que des notions confuses de contours coulants, de belles cou- leurs locales, de teintes vierges, de touche franche, de pinceau libre, facile, hardi, moelleux; faits avec amour, de ces laissés ou négligences heureuses. 11 faut voir et revoir la qualité à côté du défaut; un coup d'œil supplée à cent pages de discours.

Les traités élémentaires de peinture, au rebours des traités élémentaires des autres sciences, ne sont intelligibles que pour les maîtres.

Un artiste, qui n'était pas sans talent, fit le portrait d'un xii. 8


1H PENSEES DETACHEES

général d'armée ; le bâton de commandant qu'il tenait dans sa main était si vif de lumières, qu'on avait beau fixer ses yeux sur la figure, le bâton les rappelait toujours.

Sans l'harmonie, ou, ce qui est la même chose, sans la subordination, il n'est pas possible de voir l'ensemble ; l'œil est forcé de sautiller sur la toile.


DE L ANTIQUE.

Les exercices de la gymnastique produisaient deux effets : ils embellissaient les corps, et rendaient le sentiment de la beauté populaire.

Rubens faisait un cas infini des Anciens, qu'il n'imita jamais. Comment un si grand maître s'en tint-il toujours aux formes grossières de son pays? Cela ne s'entend pas.

Partout où il est honteux de servir de modèle à l'art, l'artiste fera rarement de belles choses. On n'aime pas assez la musique, tant qu'on est scrupuleux sur les paroles.

Les jeunes Lacédémoniennes dansaient toutes nues, et les Athéniennes les appelaient monire-cul. Elles le montraient bien en pure perte pour les beaux-arts, qui n'étaient exercés à Sparte que par des étrangers ou des esclaves.

Question. 11 est certain que, plus les parties fatiguent, plus les muscles se gonflent et se détachent. Le lutteur de profession n'a pas le bras droit aussi arrondi, aussi coulant que le bras gauche. Si vous peignez un lutteur, corrigerez-vous ce défaut?

L' Hercule de Glycon a le cou très-fort, relativement à la tète et aux jambes.

Ces belles antiques, vous les voyez, niais vous n'avez jamais


SUR LA PEINTURE. 115

entendu le maître; vous ne l'avez point vu le ciseau à la main; mais l'esprit de l'école est perdu pour vous; mais vous n'avez pas sous vos yeux l'histoire en bronze ou en marbre des pro- grès successifs de l'art, depuis son origine grossière jusqu'au moment de sa perfection. Vous êtes, relativement à ces chefs- d'œuvre, ce que le physicien est relativement aux phénomènes de la nature.

L'étude profonde de l'anatomic a plus gâté d'artistes qu'elle n'en a perfectionnés. En peinture comme en morale, il est bien dangereux de voir sous la peau.


Qu'apprendre de l'antique? À discerner la belle nature. Négliger l'étude des grands modèles, c'est se placer à l'origine de l'art, et aspirer à la gloire de créateur.


Le choix de la nature est indifférent à Pigalle ; il a cepen- dant fait une fois un Mercure et une Vénus dignes des Anciens. Estime-t-il, n'estime-t-il pas ces ouvrages!

Sa Vierge de Saint-Sulpice a les narines serrées et les autres défauts du visage de sa femme.


Si je demandais à un artiste : « Lorsque tu fais succéder dans ton atelier tant de modèles, que cherches-tu? » Je ne serais ni choqué, ni surpris, s'il me répondait : « Je cherche une antique. »

Antoine Coypel était certainement un homme d'esprit, lors- qu'il a dit aux artistes : a Faisons, s'il se peut, que les figures de nos tableaux soient plutôt les modèles vivants des statues antiques, que ces statues les originaux des figures que nous peignons. » On peut donner le même conseil aux littérateurs.


On a reproché au Poussin de copier l'antique; cela peut être vrai du dessin et des draperies, mais non des passions. En ce cas, a-t-il mal fait?


110 PENSÉES DÉTACHÉES

Ceux qui désapprouvent la tête de la Venus aux belles fesses ne savent pas ce qu'elle fait.

Sur soixante mille statues antiques qu'on trouve à Rome et aux environs, une centaine de belles, une vingtaine d'exquises.

Le Laocoon et Y Apollon ont tous deux la jambe gauche plus longue que la droite ; le premier, de quatre minutes, ou un tiers de partie ; le second, de près de neuf minutes. La Vénus de Médicis a la jambe qui ploie près d'une partie trois minutes de plus que la jambe qui porte. La jambe droite du plus grand des enfants du Laocoon a presque neuf minutes de plus que la gauche. On explique cela par l'endroit d'où ces figures devraient être vues. Ces parties paraissant de là en raccourci auraient semblé défectueuses. L'altération de la nature est bien hardie et cette explication d'Audran sujette à bien des difficultés. Cependant il n'est pas à présumer que les auteurs de ces incom- parables morceaux se soient trompés d'inadvertance. Quel est l'artiste de nos jours qui oserait en faire autant? Quel est celui qui l'aurait osé, sans être blâmé? Que nous serions heureux, si nos contemporains voulaient nous juger comme si nous étions morts il y a trois mille ans !

Ceux qui ont attaqué la tête de la Vénus de Médicis n'ont

pas, ce me semble, saisi l'esprit de la figure. Le caractère d'une

femme qui se dérobe à des regards indiscrets peut- il être trop

sévère? Comment appelez-vous cette Vénus? — Vénus pudique.

— Eh bien! tout est dit.

Le peintre Timanthe, d'après le poëte Euripide, a voilé la tête d'Agamemnon. C'est bien fait; mais cet artifice ingénieux fut usé dès la première fois; et il n'y faut pas revenir.

Ils ne veulent pas que Vénus s'arrache les cheveux sur le corps d'Adonis, ni moi non plus. Cependant le poëte a dit :


SUR LA PEINTURE. 117

Inornatos laniavït Diva capillos; Et repetita suis percussit pectora palmis.

Ovid. Mélamorph. V, vers 472.

D'où vient cela, si ce n'est que les coups qu'on imagine blessent moins que ceux qu'on voit?


Ce qui m'affecte spécialement dans ce fameux groupe du Laocoon et de ses enfants, c'est la dignité de l'homme, con- servée au milieu de la profonde douleur. Moins l'homme qui souffre se plaint, plus il me touche. Quel spectacle que celui de la femme forte dans les tourments!


Falconet s'est bien moqué du Paris d'Euphranor, où l'on reconnaissait l'arbitre de trois déesses, l'amant d'Hélène et le meurtrier d'Achille. Quoi donc! est-ce que cette figure ne pou- vait pas réunir la finesse dans le regard, la volupté dans l'attitude, et quelques traits caractéristiques de la perfidie? Quand je le regarde, lui, j'y vois bien plus de choses; je vois, dans sa physionomie, l'esprit, l'ironie, le cynisme, la brus- querie, la fausse douceur, l'envie, l'hypocrisie, la fausseté ; et s'il fallait entrer dans le détail, je désignerais chaque trait de sa personne anologue h chacune de ces passions. Ce qui me conduit cà croire que, si l'on cherchait une figure qui n'eût qu'un seul et unique caractère, peut-être ne la trouverait-on pas.


Le point important de 1 artiste, c'est de me montrer la passion dominante si fortemen rendue, que je n'aie pas la tentation d'y en démêler d'autres qui y sont pourtant. Les yeux disent une chose, la bouche en dit une autre, et l'ensemble de la physionomie une troisième.


Et puis, l'artiste n'a-t-il aucun droit à compter sur mon imagination? Et lorsqu'on nous a prononcé le nom d'un homme connu par ses bonnes ou ses mauvaises mœurs, ne lisons-nous pas tout courant sur son visage l'histoire de sa vie?


118 PENSÉES DÉTACHÉES

Falconet, qui chicane Pline, aurait-il été plus indulgent pour Goinazzo, qui dit d'une maquette du Christ enfant de Léonard de Vinci, que « Nella si vide la simplicità e puritcà del Fanciullo accompagnata da un certo che, che dimostra sapienza, intelletto emaesta; e l'aria che pure è di Fanciullo tenero e pare haver del vecchio savio, cosa veramente eccellente. »

Croyez-vous qu'il fût indifférent pour le Jupiter de Phidias que le spectateur ignorât ou connût les beaux vers d'Homère : « Il consent du mouvement de ses noirs sourcils ; sa divine chevelure s'agite sur sa tête immortelle, et tout l'Olympe est ébranlé 1 ? » On voyait tout cela dans le Jupiter de Phidias.

La colère du Saint Michel du Guide est aussi noble, aussi belle que la douleur du Laocoon.

Qu'est-ce que le Dieu du peintre? c'est le vieillard le plus majestueux que nous puissions imaginer. Si le modèle nous en est inconnu dans la nature, c'est vraiment Dieu.


Qui est-ce qui a vu Dieu? c'est Raphaël, c'est le Guide. Qui est-ce qui a vu Moïse? c'est Michel -Ange.


Si vous en exceptez quelques-unes, presque toutes les ligures antiques ont la tête un peu surbaissée. C'est le caractère de la réflexion ou do la qualité propre à l'homme : l'homme est l'animal réfléchissant.

Je crois qu'il faut plus de temps pour apprendre à regarder un tableau qu'à sentir un morceau de poésie. Peut-être en faut-il davantage pour bien juger une gravure.


1. "II, xai xyaviyjTtv Itc' ôçpuffi veûcrs Kpovîwv 'Au.6pâ(Ttai Si' àpa yaîTai È7ce^wffavTO àvaxto; Xpatàç au' àôavâioio - [xé^av Si' èXéXiÇev "OXu(Mtov.

Homère, lliad. liv. i, vers 5-28-530.


SUR LA PEINTURE. 110


DE LA (■.RACE, DE LA NEGLIGENCE, ET DE LA SIMPLICITE.

La grâce n'appartient guère qu'aux natures délicates et faibles. Omphale a de la grâce, Hercule n'en a pas. La rose, l'œillet, le calice de la tulipe ont de la grâce; le vieux chêne, dont la cime se perd dans la nue, n'en a point; sa branche ou

sa feuille en a peut-être.

L'enfant a de la grâce; il la conserve dans l'âge adulte; elle s'affaiblit dans l'âge viril, elle se perd dans la vieillesse.

• il y a la grâce de la personne, et la grâce de l'action. Ce Dupré, qui dansait avec tant de grâce, n'en avait plus en mar- chant.

Tout ce qui est commun est simple; mais tout ce qui est simple n'est pas commun. La simplicité est un des principaux caractères de la beauté; elle est essentielle au sublime.

Horace a dit : Je veux être concis, et je deviens obscur*. On pourrait ajouter : Je veux être simple, et je deviens plat.

• L'originalité n'exclut pas la simplicité.

• Une composition est pauvre avec beaucoup de figures, et une autre est riche avec quelques-unes.

Le peiné est l'opposé du facile ; le facile a cependant coûté quelquefois bien de la peine.

. . . . Sudet multum, frustraque laboret Ausus idem 2 .

1. ... Brevis esse laboro,

Obscurus fio.

Horat. Art. poet., v. 25-26. (Bu.)

2. Id ibid, vers 2i8-249. (Dr.)


120 PENSÉES DÉTACHÉES

La nature n'est jamais peinée; son imitation l'est souvent.


Boileau compose, Horace écrit; Virgile compose, Homère

écrit.

Les raccourcis sont savants; ils sont rarement agréables.


Le négligé d'une composition ressemble au déshabillé du matin d'une jolie femme; dans un instant, la toilette aura tout gâté.

Il y a des grâces nonchalantes, et des nonchalances sans

grâce.

La nonchalance embellit une petite chose, et en gâte tou- ours une grande.

Au temps chaud, les êtres animés sont dans la nonchalance. C'est alors que la condition du moissonneur paraît dure.


Les beaux paysages nous apprennent à connaître la nature, comme un portraitiste habile nous apprend à connaître le visage de notre ami.


Cicéron dit à l'orateur Marcus Brutus : Sed quœdam eliam negligentia est diligens. Ce passage, commenté par un homme dégoût, serait un ouvrage plein de délicatesse. Ces négligences ont lieu dans tous les beaux-arts ou tous les genres d'imitation.

» Et la nature, leur modèle, n'en a-t-elle point?

— Mais en quoi consistent-elles? »


Qu'est-ce qu'un poëte négligé? c'est celui qui sème de temps en temps de la prose lâche et molle à travers de beaux vers; il est semi-poeta. Cette prose lâche et molle ajoute de l'énergie à la poésie qui la touche. C'est un valet dont l'habit mesquin


SUR LA PEINTURE. 121

relève le riche vêtement de son maître. Le maître marche devant, son valet le suit.

J'ai vu de près le Styx, j'ai vu les Euménides ;

Déjà venaient frapper mes oreilles timides

Les affreux cris du chien de l'empire des morts.

Chaumeu, Épitre à La l'are.


Pourquoi la nature n'est-elle jamais négligée? C'est que, quel que soit l'objet qu'elle présente à nos yeux, à quelque distance qu'il soit placé, sous quelque aspect qu'il soit aperçu, il est comme il doit être, le résultat des causes dont il a éprouvé les actions.

DU NAÏF ET DE LA FLATTERIE.

Pour dire ce que je sens, il faut que je fasse un mot, ou du moins que j'étende l'acception d'un mot déjà fait; c'est naïf. Outre la simplicité qu'il exprimait, il y faut joindre l'innocence, la vérité et l'originalité d'une enfance heureuse qui n'a point été contrainte; et alors le naïf sera essentiel à toute production des beaux-arts ; le naïf se discernera dans tous les points d'une toile de Raphaël ; le naïf sera tout voisin du sublime ; le naïf se retrouvera dans tout ce qui sera très-beau ; dans une attitude, dans un mouvement, dans une draperie, dans une expression. C'est la chose, mais la chose pure, sans la moindre altération.

L'art n'y est plus.

Tout ce qui est vrai n'est pas naïf, mais tout ce qui est naïf est vrai, mais d'une vérité piquante, originale et rare. Presque toutes les figures du Poussin sont naïves, c'est-à-dire parfaite- ment et purement ce qu'elles doivent être. Presque tous les vieillards de Raphaël, ses femmes, ses enfants, ses anges, sont naïfs, c'est-à-dire qu'ils ont une certaine originalité de nature, une grâce avec laquelle ils sont nés, que l'institution ne leur a point donnée.

La manière est dans les beaux-arts ce que l'hypocrisie est dans les mœurs. Boucher est le plus grand hypocrite que je connaisse ; il n'y a pas une de ses figures à laquelle on ne pût dire : « Tu veux être vraie, mais tu ne l'es pas. » La naïveté est de tous les états : on est naïvement héros, naïvement scélérat, naïvement dévot, naïvement beau, naïvement orateur, naïvement philosophe. Sans naïveté, point de vraie beauté. On est un arbre, une fleur, une plante, un animal naïvement. Je dirais presque que de l'eau est naïvement de l'eau, sans quoi elle visera à l'acier poli ou au cristal. La naïveté est une grande ressemblance de l'imitation avec la chose, accompagnée d'une grande facilité de faire-: c'est de l'eau prise dans le ruisseau, et jetée sur la toile.

J'ai dit trop de mal de Boucher; je me rétracte. Il me semble avoir vu de lui des enfants bien naïvement enfants.


Le naïf, selon mon sens, est dans les passions violentes comme dans les passions tranquilles, dans l'action comme dans le repos. 11 tient à presque rien; souvent l'artiste en est tout près; mais il n'y est pas.

Ce qui sauve du dédain les Teniers et presque toutes les compositions des écoles hollandaise et flamande, outre la magie de l'art, c'est que les figures ignobles en sont bien naïvement

ignobles.

C'est à Dusseldorf ou à Dresde que j'ai vu un Sanglier de Snyders. 11 est en fureur; le sang et la lumière se mêlent dans ses yeux, son poil est hérissé, l'écume tombe de sa gueule ; je n'ai jamais vu une plus effrayante et plus vraie imitation. Le peintre n'aurait jamais fait que cet animal, qu'il serait compté parmi les savants artistes.

En quelque genre que ce soit, il faut encore mieux être extravagant que froid.

J'ai vu à Dusseldorf le Saltimbanque de Gérard Dow. C'est un tableau qu'il faut voir, et dont il est impossible de parler. Ce n'est point une imitation, c'est la chose, mais avec une


SUR LA PEINTURE. 123

vérité dont on n'a pas d'idée, avec un goût infini. Il y a dans ses figures des traits si fins, qu'on 1rs chercherait inutilement dans un genre plus élevé. Je n'ai jamais vu la vie plus fortement

rendue.

Il n'est pas étonnant que presque tous les tableaux hollan- dais et flamands soient petits; ils ont été faits pour leurs demeures.

Est-ce que la distribution intérieure de nos appartements n'a pas fait tomber de nos jours la grande peinture? La sculp- ture se soutient, parce que son ciseau ne coupe guère le marbre que pour des temples et des palais.

Les corrections qu'un maître fait à ses premières idées, les Italiens les appellent pentimenti, expression qui me plaît.

Les pentimenti de Rembrandt ont enflé son œuvre de plu- sieurs volumes in-folio.

Je voudrais bien que l'on m'expliquât pourquoi les revers des plus belles médailles anciennes sont presque tous négliges. Serait-ce une flatterie? A-t-on voulu que rien ne luttât contre

l'image du prince?

Il y a aussi la flatterie de la peinture ; elle séduit au premier coup d'oeil; mais on s'en dégoûte bientôt.

J'ai parlé de la flatterie relativement au faire. Il y en a une autre relative au moral ; l'allégorie est sa ressource. On fait une allégorie à la louange de celui dont on n'a rien à dire de précis. C'est une espèce de mensonge, que son obscurité sauve du mépris.

Il est bien singulier que tous nos petits littérateurs répètent tous les jours le seul hémistiche d'Horace qu'ils sachent :


12/» PENSÉES DÉTACHÉES

Ut pictura, poesis erit...

Horat. de Art. Poet., vers. 289.

qu'ils admirent tous les jours le drame en peinture, et qu'ils le chassent de la scène.

imitatores, servum pecus.

Horat. Epistol. lib. I, Epist. xix, vers. 19.

Celui qui passa du tragique au comique fit bien une autre enjambée.

Il est du galimatias en peinture ainsi qu'en poésie. Voyez le Tombeau du maréchal d' Harcourt à Notre-Dame l .

Vénus avec la tortue, c'est Vénus sédentaire et chaste; avec le dauphin ou les colombes, c'est Vénus libertine.


Il y a plusieurs tableaux de Lairesse, précieux par leur beauté, mais si obscurs, que personne n'a pu encore en expli- quer le sujet.

DE LA BEAUTÉ.

Au moment où l'artiste pense à l'argent, il perd le senti- ment du beau.

Tout ce que l'on a dit des lignes elliptiques, circulaires, ser- pentines, ondoyantes, est absurde. Chaque partie a sa ligne de beauté, et celle de l'œil n'est point celle du genou.

Et quand la ligne ondoyante serait la ligne de beauté du corps humain, entre mille lignes qui ondoient, laquelle faut-il préférer ?

On dit : « Que votre contour soit franc»; on ajoute : « Soyez vaporeux dans vos contours. » Cela se contredit-il? Non; mais cela ne se concilie que sur le tableau.

1. Ouvrage de Pigallc qui représente en action un rêve prophétique de la duchesse d'IIarcourt. Seulement, c'est du galimatias en sculpture.


SLR LA PEINTURE. 123

Les Italiens désignent ce vaporeux par l'expression sfumato; et il m'a semblé que par le sfumato l'œil tournait autour de la partie dessinée, et que l'art indiquait ce qu'on est obligé de cacher, mais si fortement, que, sans voir, on croyait voir au delà du contour. Si je me trompe dans la définition d'une chose de pratique, j'espère que les artistes se rappelleront que je suis littérateur et non peintre. J'ai dit ce que j'ai vu: que, là, les contours me semblaient noyés dans une vapeur légère.

Deux phénomènes bien voisins : c'est que la peinture cherche à montrer les objets sous un aspect un peu poudreux, et que les eaux-fortes nous plaisent souvent plus que les morceaux exécutés d'un burin ferme. Cela est vrai, surtout des paysages. Rien n'est plus piquant qu'un beau visage sous une gaze légère.

Supposez-vous devant une sphère. L'endroit où vous cessez de voir est vague, indécis; ce n'est point une ligne tranchée, nette, que celle de la vision. Cette limite varie selon la forme du corps; elle a plus d'étendue au bras rond d'une femme qu'au bras nerveux et musclé d'un porte-faix. Le contour ici en est plus ressenti ; là, plus fuyant. Je m'amuse à employer les termes de l'art, du moins comme je les entends.

La beauté n'a qu'une forme.

Le beau n'est que le vrai, relevé par des circonstances pos- sibles, mais rares et merveilleuses. S'il y a des dieux, il y a des diables: et pourquoi ne s'opérerait-il pas des miracles par l'entremise des uns et des autres !

Le bon n'est que l'utile, relevé par des circonstances possi- bles et merveilleuses.

C'est le plus ou moins de possibilité qui fait la vraisem- blance. Ce sont les circonstances communes qui font la possi- bilité.


126 PENSEES DETACHEES

L'art est de mêler des circonstances communes dans les choses les plus merveilleuses, et des circonstances merveil- leuses dans les sujets les plus communs.

Ici les termes merveilleux et extraordinaire sont syno- nymes. Ainsi, il y a le merveilleux qui fait rire ou pleurer; son caractère est de produire l'étonnement ou la surprise.


Causez quelquefois avec l'érudit; mais consultez l'homme délicat et sensible.


DES FORMES BIZARRES.

Quand je sais que presque tous les peuples de la terre ont passé par l'esclavage, pourquoi serais-je rebuté des Cariatides? Mon semblable me choque moins, la tête courbée sous le poids d'un entablement, que baisant la poussière sous les pas d'un tyran.

Je ne suis blessé ni des colonnes accouplées qui fortifient en moi l'idée de sécurité, ni des colonnes cannelées qui renflent ou qui allègent à la volonté de l'artiste et selon le choix de ia can- nelure.

Pour les gaines, je vous les abandonnerais volontiers, s'il ne m'était arrivé cent fois de n'apercevoir que la moitié d'une figure. Ce sont des ornements d'assez bon goût, dans un bos- quet touffu, qui n'en laisse apercevoir que la partie supérieure.


DU COSTUME.

Lorsque le vêtement d'un peuple est mesquin, l'art doit laisser là le costume. Que voulez-vous que fasse un statuaire de vos vestes, de vos culottes et de vos rangées de boutons?


SUR LA PEINTURE. 127

.N'est-ce pas encore une belle chose à imiter qu'une per- ruque de palais ou de faculté?

11 est une Vénus dont M. L archer 1 , ni, je crois, l'abbé de Lachau 2 n'ont parlé; c'est Vénus mammosa, la Vénus aux grosses mamelles, la seule à laquelle les écoles flamande et hol- landaise ont sacrifié.

Les Grâces compagnes de Vénus Uranie sont vêtues ; les Grâces compagnes de Vénus déesse de la volupté sont nues.

Vêtement de trois sortes de femmes romaines : La stola blanche pour les femmes distinguées, la stola noire pour les affranchies, et la robe bigarrée pour les femmes du commun. Je ne ferai jamais un grand reproche à l'artiste d'ignorer ou de négliger ces distinctions gênantes.

DIFFÉRENTS CARACTERES DES PEINTRES.

Kniphergen 3 , Van Goyen, paysagistes, et Percellis, peintre de marine, gagèrent à qui ferait le mieux un tableau dans la journée, au jugement de leurs amis présents à cette espèce de lutte.

Kniphergen place la toile sur le chevalet, et semble prendre sur sa palette des cieux, des lointains, des rochers, des ruis- seaux, des arbres tout faits.

Van Goyen jette sur la sienne du clair, du brun, et forme un chaos d'où l'où voit sortir avec une célérité incroyable une rivière, un rivage, remplis de bestiaux et de différentes ligures.


1. Larcher (Pierre-Henri), traducteur d'Hérodote, né en 1726 et mort le 22 décembre 1812, composa, pondant une grave maladie, un Mémoire sur Vénus, qu'il envoya en 1775 au concours de l'Académie des Belles-Lettres, qui le cou- ronna. (Bn.)

2. Lachau (l'abbé Géraud de), a publié à Paris en 1776 une Dissertation sur les attributs de Vénus. (Bn.)

3. François Van Knibberch ou Knibbergen (école flamande du xvu e siècle).


128 PENSEES DETACHEES

Cependant Percellis demeurait immobile et pensif, mais l'on vit bientôt que le temps de la méditation n'avait pas été perdu. Il exécuta une marine qui enleva les suffrages. Ses rivaux n'avaient pensé qu'en faisant; Percellis avait pensé avant que de faire. J'ai lu ce trait dans Hagedorn.

Et je suis sûr que nos artistes diront que ces trois peintres firent trois mauvais tableaux. Cependant Cicéron fit, ex abrupto, une très-belle oraison, ce qui est bien aussi surprenant que l'exécution d'un tableau.

Yoici le jugement de Vernet sur lui-même : « J'ai, dans mon genre, un artiste qui m'est supérieur dans chaque partie; mais je suis le second dans toutes. »

Chaque peintre a son genre. Un amateur demandait un lion à un peintre de fleurs. « Volontiers, lui dit l'artiste, mais comptez sur un lion qui ressemblera à une rose comme deux gouttes d'eau. »

Chaque graveur a son peintre; ne le tirez pas de là, ou comptez sur un Rembrandt qui ressemblera à un Titien comme deux gouttes d'eau.

Cependant Wille est Pngaud avec lîigaud, Netscher avec Netscher. Mais y a-t-il beaucoup d'artistes qui, tels que Cochin, aient saisi les règles générales de tous les genres de peinture, et qui ne se soient égarés dans aucune école?

Quoiqu'il n'y ait qu'une nature, et qu'il ne puisse y avoir qu'une bonne manière de l'imiter, celle qui la rend avec le plus de force et de vérité, cependant on laisse à chaque artiste son faire; on n'est intraitable que sur le dessin. — 11 n'y a qu'une bonne manière de l'i miter. Est-ce que chaque écrivain n'a pas son style? — D'accord. — Est-ce que ce style n'est pas une imitation? — J'en conviens; mais cette imitation, où en est le modèle? dans l'âme, dans l'esprit, dans l'imagination plus ou moins vive, dans le cœur plus ou moins chaud de l'auteur. Il ne faut donc pas confondre un modèle intérieur avec un modèle


SUR LA PEINTURE. 129

extérieur. — Mais n'arrive-t-il pas aussi quelquefois que le litté- rateur ait à peindre un site de nature, une bataille; alors son modèle n'est-il pas extérieur? — Il l'est; mais son expression n'est pas physiquement de la couleur; ce n'est ni du bleu, ni du vert, ni du gris, ni du jaune; sans quoi l'expression ne serait aucunement h son choix; sans quoi, si la richesse de la langue s'y prêtait, et qu'elle possédât huit cent dix-neuf mots correspondant aux huit cent dix-neuf teintes de la palette, il faudrait qu'il employât le seul qui rendrait précisément la teinte de l'objet, sous peine d'être faux. Le peintre est précis; le dis- cours qui peint est toujours vague. Je ne puis rien ajouter à l'imitation de l'artiste ; mon œil ne peut y voir que ce qui y est; mais dans le tableau du littérateur, quelque fini qu'il puisse être, tout est à faire pour l'artiste qui se proposerait de le trans- porter de son discours sur la toile. Quelque vrai que soit Homère dans une de ses descriptions, quelque circonstancié que soit Ovide dans une de ses métamorphoses, ni l'un ni l'autre ne fournit à l'artiste un seul coup de pinceau, une seule teinte, même lorsqu'il spécifie la couleur. Le peintre n'est-il pas bien avancé du côté du faire, lorsqu'il a lu dans Ovide que les che- veux d' ' Atalante, noirs comme l'ébène, flottaient sur ses épaules blanches comme l 'ivoire 1 ? Le poëte commande au peintre, mais l'ordre qu'il lui donne ne peut être exécuté que par l'expé- rience, l'étude de longues années et le génie. Le poëte a dit :

Quos ego!... sed motos prœstat componere fluctus;

Virgil. /Eneid. lib. I, vers. 135.

et voilà son tableau fait. Reste à faire celui de Rubens.


Il est des tableaux dont la première ébauche est faite d'un pinceau si chaud, qu'ils ne supportent pas plus l'analyse que certains morceaux lyriques.

1. Tergaque jactantur crines per eburnea, quaeque

Poplitibus suberant picta genualia lirabo ; Inque puellari corpus candoro ruborem Texerat.

Ovid. Af étant., vers 592 et seq. (Br.)


130 PENSEES DETACHEES

Le portrait est si difficile, que Pigalle m'a dit n'en avoir

jamais fait aucun sans être tenté d'y renoncer. En effet, c'est

sur le visage que réside spécialement la vie, le caractère et la

physionomie.

Faire le portrait à la lampe, on sent mieux les éminences et les méplats. L'ombre est plus forte aux méplats; la lumière plus vive aux éminences.

C'est l'exécution des détails qui apprend si les masses sont ou ne sont pas justes. Si les masses sont trop grandes, il y a trop d'espace pour les détails; si elles sont trop petites, l'es- pace manque aux détails.

Un peintre se connaît-il en sculpture? Un sculpteur se connaît-il en peinture? Sans doute; mais le peintre ignore ce qui reste à faire au sculpteur, et le sculpteur ce qui reste à faire au peintre. Ils sont mauvais juges du point qu'on atteint dans l'art et de l'espérance qu'on peut concevoir de l'artiste.


DEFINITIONS.

ACCIDENT.

Le mot d'accident ne se dit guère que de la lumière. On l'emploie pour faire valoir un objet, une partie d'objet. L'acci- dent a sa raison clans le tableau; sinon, il est faux.

ACCESSOIRES.

C'est un grand art de savoir négliger les accessoires. La nécessité de ces négligences montre l'indigence de l'art. La nature est quelquefois ingrate, jamais négligée.

Les accessoires trop soignés rompent la subordination.

Dans toutes les médailles antiques les revers sont négligés.


SUR LA PEINTURE. 131

11 est plus permis de négliger les accessoires dans les grandes compositions que dans les petites.

Le Poussin rapportait des campagnes voisines du Tibre des cailloux, de la mousse, des fleurs, etc., et il disait : « Cela trouvera sa place. »

ACCORD.

L'accord d'un tableau se dit de la lumière et des couleurs.


OMISSIONS.


DU GOUT.

Presque aucun des arts de luxe qui puisse atteindre à quelque degré de perfection sans la pratique et des écoles publiques de dessin. Il n'en faut pas une, il en faut un grand nombre. Une nation où l'on apprendrait à dessiner comme on apprend à écrire l'emporterait bientôt sur les autres dans tous les arts de goût.

Quel nom donner à un inventeur? le nom d'homme de génie. Quel nom reste-t-il pour ceux qui portent les inventions grossières à ce point de perfection qui nous étonne? Le même. C'est ainsi que l'écho des siècles va répétant successivement l'épithète sublime, qui ne convient peut-être pas même au der- nier instant.

Minerve, d'âge en âge, jette sa flûte ; et il est toujours un Marsyas qui la ramasse. Le premier de ce nom fut écorché.

DE LA COMPOSITION.

Mylius, jeune peintre, tenait l'école de Gérard Dow dans sa vieillesse. Il enseignait pour le vieillard, et lui donnait le prix des leçons. Pendant la dernière guerre, il était allé porter des médicaments au père d'un de ses amis. Le père était malade


132 PENSÉES DÉTACHÉES

aux environs de Leipsick. Le fils l'était à Leipsick. Mylius fut pris par les Prussiens comme espion, et jeté dans un cachot, au sortir duquel il mourut.

Quelle multitude de beaux sujets fourniraient à la peinture les atrocités des Prussiens en Saxe, en Pologne, partout où ils

se sont rendus maîtres !

Il est difficile de concilier dans une figure de femme la grâce avec la grandeur de la taille, et avec la force dans l'homme.

N'excéder jamais sans nécessité la grandeur de huit têtes.

Les attachements solides des membres sont de l'âge viril ; les attachements las et lâches sont de la vieillesse. On ne les voit point dans les enfants.

Ni trop de fougue, ni trop de timidité. La fougue strapasse, la timidité tâtonne. La connaissance préliminaire de ce qu'on tente donne de la hardiesse et de la facilité.

Toutes les parties du corps ont leur expression. Je recom- mande aux artistes celle des mains. L'expression, comme le sang et les fibres nerveuses, serpente et se manifeste dans toute une figure.

Il faut copier d'après Michel-Ange, et corriger son dessin d'après Raphaël.

Que la tête soit tournée vers l'épaule la plus haute, me paraît un principe de mécanique. Je n'en excepte que l'homme moribond. L'artiste peut, à sa fantaisie, jeter sa tête en avant, en arrière, du côté qui lui conviendra le mieux.


Je me trompe : je crois qu'il faut en excepter l'homme occupé à certaines fonctions. Je ne sais si le Flâteur des Tuileries n'a


SUR LA PEINTURE. 133

pas la tête penchée sur l'épaule la plus basse 1 . Je vérifierai ce fait.

Qu'une femme soit poursuivie par un ravisseur, et qu'elle ait son bras droit élevé et porté en avant, certainement l'épaule de ce côté sera plus haute que de l'autre; et c'est précisément par cette raison que, si la crainte lui fait tourner la tête pour voir si l'homme qui la poursuit est proche d'elle ou en est éloi- gné, elle regardera par-dessus son épaule gauche.


Un artiste qui aura la théorie des muscles sera plus sûr, dans l'action d'un muscle, de bien rendre le mouvement de son antagoniste.

1. 11 en est en effet ainsi dans cette statue qui est de Coysevox. Elle n'est plus dans le jardin des Tuileries, mais dans les salles de la sculpture moderne au Louvre, depuis 1870.





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