Alain On Happiness  

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"Everybody continually kills the Mandarin"

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Les Propos sur le bonheur is a work by French philosopher Émile Chartier on the art of being happy, first published in 1925 (an augmented edition was published in 1928). It has been translated in English as Alain On Happiness.

Contents

Quotes

  • It is clear that in mulling over harsh judgments, sinister predictions, and bad memories, we fashion our own sadness; in a certain sense, we savor it.
    • Sad Mary
  • In short, the important thing is to get started. No matter how; then there will be time to ask yourself where you are going.
    • Fate
  • We must clear away, simplify, eradicate.
    • The Prophetic Soul
  • Our errors perish before we do. Let's not mummify them and keep them around.
    • Our Future
  • Everybody continually tries to get away with as much as he can; and society is a marvelous machine which allows decent people to be cruel without realizing it.
    • Attitudes Toward Neighbors
  • Politeness is for people toward whom we feel indifferent, and moods, both good and bad, are for those we love.
    • Domestic Tranquility
  • Humanity will have to extricate itself from the bags created by false moralists, according to whom we taste happiness and then pass judgment on it, as if it were a piece of fruit. But I maintain that even for a piece of fruit we can do something to help it taste good. This is even truer of marriage and every other human relationship; these things are not meant to be tasted or passively accepted; they must be made. A relationship is not like a bit of shade where one is comfortable or uncomfortable depending on the weather and the way the wind is blowing. On the contrary, it is a place of miracles, where the magician makes the rain and the good weather.
    • On Private Life
  • Any kind of barbarism, once established, will last.
    • Men of Action
  • Idleness is the mother of all vices, but also of all virtues.
    • Men of Action
  • In short, the anomaly of war is that the best men get themselves killed while crafty men find their chance to govern in a manner contrary to justice.
    • Egoists
  • May the Gods, if they did not die of boredom, never give you one of those flat kingdoms to govern; may lead you through mountain paths; may they give you for a companion a good Andalusian mule with eyes like wells, a brow like an anvil, and who stops dead in his tracks because he sees the shadow his ears make on the road in front of him.
    • The King is Bored
  • Work is the best and worst of all things; the best of it is voluntary, the worst of it is servile.
    • Happy Farmers
  • Every menial condition is bearable as long as one can exercise authority over one's work and be assured that the job is permanent.
    • Happy Farmers
  • We are advised and led along by second-rate moralists who only know how to work themselves into a delirium and pass their illness onto others.
    • The Eloquence of Our Passions
  • One must preach life, not death; spread hope, not fear and cultivate joy, man's most valuable treasure. That is the secret of the greatest of the wise, and it wil be the light of tomorrow. Passions are sad. Hatred is sad. Joy destroys passions and hatred. Let us begin by telling ourselves that sadness is never noble, beautiful or useful.
    • On Pity
  • An author of antiquity said that every event has two handles, and that, in order to carry it, there is no sense in choosing the one that hurts the hand.
    • In The Rain
  • Certainly thinking is pleasant, but the pleasure of thinking must be subordinated to the art of making decisions.
    • Ceremonies
  • Obligation spoils everything.
    • Happy New Year
  • Never be insolent unless it is a deliberate decision, and only toward a man more powerful than yourself.
    • Giving Pleasure
  • Happiness is a reward that comes to those that have not looked for it.
    • Victories
  • Each one gave the other the only assistance one man can expect from another: that his friend support him and ask only that he remain himself. It is no great accomplishment to take people as they are, and we must always do so eventually, but to wish them to be as they are, that is a genuine love.
    • Poets
  • Untie, liberate, and do not be afraid. He who is free is disarmed.
    • Poets
  • It is very true that we ought to think of the happiness of others; but it is not often enough said that the best thing we can do for those who love us is to be happy ourselves.
    • Happiness if Generous
  • When the pack is out hunting, the dogs do not fight among themselves.
    • One Must Vow

Full text of second volume in original French[1]

LES PROPOS D'ALAIN


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES, CENT VINGT-TROIS EXEMPLAIRES IN- QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ LAFUMA DE VOIRON AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS COM- MERCE, MARQUÉS DE A A H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A C, QUINZE EXEM- PLAIRES NUMÉROTÉS DE CI A CXV, ET NEUF CENT QUARANTE EXEMPLAIRES IN-HUIT GRAND JÉSUS SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA DE VOIRON. DONT DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A j, HUIT CENTS EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L'ÉDITION ORIGINALE, TRENTE EXEMPLAIRES D'AUTEUR HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 80 i A 830, ET CENT EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 831 A 930, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L'ÉDITION ORIGINALE.


EXEMPLAIRE 748


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS, Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1920.


LESJBROPOS D'ALAIN


TOME SECOND


EDITION ORIGINALE




PARIS ÉDITIONS DE LA

NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 35 ET 37, RUE MADAME. 1920


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :

Cent-Un Propos d'Alain, K^ série (1908) Epuisée.

Cent-Un Propos d'Alain, 2^ série (1909). Édition de luxe épuisée.

Édition ordinaire, ancienne librairie Cornély, 101, rue de Vaugirard 3 fr. 50.

Cent-Un Propos d'Alain, 3^ série (191 1) Epuisée.

Cent-Un Propos d'Alain, 4^ série (1914). .. . Epuisée.

Vingt-et-Un Propos d'Alain (1915), à l'Émancipatrice, 3, rue de Pondichéry (15^).

Quatre-Vingt-Un Chapitres sur l'Esprit et les Passions (1917). Chez Camille Bloch, rue Saint-Honoré.


LES PROPOS D'ALAIN


Quand la terre et le ciel se mêlent, quand, vers le milieu du jour, chaque brin d'herbe a sa goutte d'eau sans qu'on sache d'où elle est tombée, alors c'est bien l'automne. L'eau ne monte plus, alors, des racines aux feuilles. Le nuage qui traîne sur la terre endort les plantes. Quand on peut voir une ou deux étoiles, on s'étonne que le temps ait passé si vite. Car le ciel n'est plus le même qu'aux beaux jours. Les corps célestes, qui font un tour complet tous les jours, avancent en même temps un peu d'un jour à l'autre. Véga, l'étoile bleue, apparais- sait presque au zénith, à l'heure où l'on va dormir ; maintenant, elle tombe déjà vers le couchant. D'autres étoiles se montrent, les brillantes Pléiades, serrées comme un essaim d'abeilles, et, au-dessous, le beau triangle des Hyades, avec Aldébaran, l'étoile rouge. Orion et les trois rois ne sont pas loin ; c'est donc le soir de l'année.

Il est très vrai qu'on s'endormirait maintenant avec toutes choses, si l'on se laissait aller. A mesure que les feuilles jaunissent, le sommeil tombe sur les yeux. Un peu de nuit traîne sous les arbres jusqu'au milieu du jour, et le soir ne s'en va jamais tout à fait. L'on pense « bonsoir » par ces temps-là. On devient historien ; on pense aux choses faites. Aujourd'hui penche vers hier, non vers demain. Le soir est l'heure du souvenir.

Selon l'histoire des langues, hier est parent du soir, et demain se dit comme matin. Cela étonne dès qu'on y pense ; mais on le comprend bien vite. Ce n'est pas au milieu de la journée que l'on pense au temps ; on est tout à l'action ; on dévore le temps, sans le compter. C'est le matin et le soir que l'on pense au temps. Le soir, on considère les sillons achevés ; et le matin on imagine les sillons à faire. Le repos et la fatigue s'accordent bien avec ces pensées-là. Le soir, on constate ; le matin, on invente. C'est pourquoi les images du soir sont liées à l'idée du passé et celles du matin à l'idée de l'avenir. La même cou- leur se remarque dans les saisons, et une année est comme une journée.

L'homme résiste à tout cela. Il allume sa lampe ; il lit ; il pense.


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Il risque de trop penser, de ne pas assez dormir, et de trop mépriser les conseils de l'automne. Tout le progrès tient pourtant à cette révolte- là. Nous refusons d'être marmottes. C'est pourquoi il est beau que, justement, dans ces temps-ci, les petits garçons traînent leur sac de livres, et que les écoles s'allument. Il n'est plus temps de louer les abeilles ; quand elles s'endorment, c'est alors que nous nous éveillons par volonté. L'école du soir est une chose humaine.


II


La vie facile, mes amis, c'est la vie d'esclave. Dès que l'on a accepté des rois pour les affaires visibles et un Dieu pour les affaires invisibles, je vois que l'on est délivré de bien des soucis. L'on décide, avec le jésuite, que les choses de cette terre sont livrées aux forces, que le droit n'est rien autre chose que ce qui est avantageux au plus fort, et qu'enfin les desseins de Dieu sont parfaitement inintelligibles. D'où l'on vient à crier : « Vive le roi » autant qu'il faut, et a pousser sa propre fortune, au lieu de raisonner sur le bien public. La Religion est un opium.

Penser est une charge. Obéir et imiter, au contraire, cela donne des plaisirs sans mélange, pourvoi que l'on ait bien tué le microbe qui juge. Il n'est point d'esclavage ni d'avilissement que l'alcool ne rende supportable ; on vit alors dans un demi -sommeil ; on n'examine point ; on ne prononce point. A vrai dire, pour ces consciences crépuscu- laires, il n'y a plus que des esquisses ; ce sont des limbes ; ce sont des ombres légères ; rien n'y arrive à l'existence. C'est un peu comme dans les rêves ; on y voit bien des choses dont on aurait peur, ou dont on aurait horreur si l'on pouvait les saisir ; mais aussi elles n'ont point de solidité ; ce sont des possibles dansants et vacillants ; la réflexion est trop lourde pour eux ; dès qu'elle veut s'y accrocher, ils s'enfoncent. Le chagrin est noyé avant d'avoir crié.

Qu'est-ce que le chloroforme ? C'est une espèce d'alcool qui n'en- dort que la partie gouvernante et réfléchissante. La vie continue, et souffre pour elle-mêm.e dans les profondeurs. Chaque parcelle de chair se défend pour son compte et crie autant qu'elle peut ; mais le tout n'en sait rien, le gouvernement n'en sait rien. Ce sont alors des

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peines sans mémoire, parce que ce sont des peines sans pensée. On ne définirait pas mal l'esprit jésuite comme un chloroforme moral, qui tue la réflexion et l'examen, dans l'individu comme dans l'état ; car les deux se ressemblent. '< On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit. » Parole d'esclave. Le despotisme rend l'injustice facile à commettre et facile à supporter.

Vous donc, qui n'avez point voulu de cet opium-là, qui n'en voulez point, n'allez pas croire que la vie libre, clairvoyante et juste ne coûte rien. Tout est contre elle, coalition des voleurs et coalition des sots ; tout est contre elle, et elle-même souvent contre elle. Et je ne vois, pour la porter au-dessus des abîmes, qu'un grand amour échangé et renvoyé de chacun à tous et qui balaie ces nuages de peine. Songez que chacun de vous porte ainsi les autres, et qu'il n'est pas dit que la liberté et la justice seront pour rien. C'est très cher, et ce n'est jamais trop cher, parce que c'est très beau. Donc un enthousiasme jeune autour des tombeaux. Nos morts le veulent.


III


« Etre radical quand on est vieux, disait Goethe, c'est le comble de toute folie. > Il voulait parler du grand anglais Bentham, auquel la Convention donna le titre de citoyen Français, et qui, jusqu'à son dernier souffle, s'occupa a concevoir les pouvoirs publics, les droits du citoyen, la vertu, le vice, les peines et les prisons selon le bon sens, et sans respecter les traditions. Vous voyez que Bentham était réellement un vieux radical, et que le mot n'a point changé de sens.

Mais je reviens à Gœthe. C'était pourtant un homme qui ne res- pectait rien. Il a pris soin de nous le dire : « Méphistophélès, c'est moi. » Par où l'on peut voir qu'il a joué toute sa vie un rôle, ayant renoncé de bonne heure à changer les passions des hommes et à organiser la vie sociale selon la sagesse. Voilà pourquoi, ne respectant point les puissances, il les saluait très poliment. Voilà pourquoi aussi son Méphistophélès raille toutes choses et se moque de lui-même. Fou, semble-t-il dire, triple fou qui a foi dans le bon sens.

Il ne manque pas de Méphistophélès dans le monde. Car la vie en société nous fait plier malgré tout. On se fatigue ti'appeler les choses


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de leur nom ; on se fatigue de blâmer ; nulle amitié n'y tiendrait. Bonté et sécheresse de cœur travaillent ensemble. Pourquoi se faire du tort à soi-même si l'on fait en même temps de la peine aux autres ? D'autant que les puissances ne manquent pas d'offrir à notre Alceste quelques bonnes places et quelques compliments à moitié justes. De façon que le désordre social devient une espèce de fauteuil très moelleux où le sévère critique se trouve assis comme malgré lui, ce qui fait de lui, bientôt, un Jérémie assez ridicule.

Ajoutons que l'âge nous fait craindre les excès de la force, et même tout changement. ^' J'aime mieux une injustice qu'un désor- dre », disait l'olympien Goethe. Par cette pente, on arrive à vou- loir tout conserver, et à confondre l'ordre avec la justice. J'en ai connu de ces radicaux, dont la doctrine blanchissait plus vite que leurs cheveux. Ils disent : « J'ai cru autrefois que le bon sens populaire nous conduirait à la justice et à la paix. J'étais jeune alors ; je ne connaissais pas la vie. Je n'avais pas éprouvé la puissance de l'instinct et des passions. Je vois maintenant que le troupeau a besoin de bergers et de chiens. ' Voilà comment on devient en même temps misan- thrope et réactionnaire. Et Gœthe veut dire qu'il faut s'y résigner, comme aux cheveux blancs, et ne pas jouer a la course avec les jeunes ; ne pas loger des utopies de vingt ans sous un crâne chauve. Parbleu oui, c'est folie de ne vouloir ni vieillir ni mourir. Mais c'est là pourtant le feu et l'âme de la vie. Je ne veux ni mourir, ni vieillir, ni être aca- démicien. ^' Mais, dit Méphistophélès, c'est aussi fou que si tu voulais être toujours gai et bien portant. )^ Il faut pourtant le vouloir, et c'est le vrai moyen d'y arriver.


IV


On ne parle que de la planète Mars. Dans les lunettes ordinaires, ce n'est qu'un gros pois très brillant, sur lequel on distingue avec peine une sorte de tache à peu près triangulaire. Mais ceux qui dis- posent des télescopes les plus puissants y voient des merveilles, con- tinents, amas de glaces, canaux, et, du reste, discutent sans fin sur tout cela. Chacun peut voir Mars, en ce temps-ci, par les nuits claires ;


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c'est un astre rougeâtre qui suit à peu près la route du soleil, et se trouve au sommet de sa course vers dix heures du soir.

Non loin de Mars, à une heure vers l'est à peu près, et un peu plus au nord, (une heure c'est le douzième de la coupole céleste au- dessus de nos têtes), donc un peu en retard sur Mars, on peut voir une espèce d'étoile bleuâtre, d'un éclat médiocre, qui n'appartient pas aux constellations, et qui est tout à fait humble à côté du glorieux Mars. Si vous avez une lunette de nuit un peu forte, comme celles où l'on regarde quelquefois pour dix sous, braquez-là sur l'étoile bleuâtre ; je vous jure que cela vous saisira autant qu'un Blériot volant.

C'est Saturne. C'est le bijou du ciel. Vous le voyez flotter dans un noir sans fond, et vous montrant autour de son globe son brillant anneau, assez incliné vers vous pour que vous aperceviez, à droite et à gauche, deux petits creux d'ombre qui le détachent du globe, et font voir qu'il trace en ce pays-là un pont lumineux d'un côté du ciel à l'autre, quelque chose comme la trajectoire solidifiée de plusieurs centaines de lunes. Astre et anneau étincellent par le feu du soleil caché. On regarde de nouveau avec ses yeux ; c'est toujours la petite étoile bleuâtre ; on revient à la lunette ; on se prouve, non sans peine, que ce bijou existe ; on prend pied dans le ciel. J'ai entendu dire qu un homme, illustre depuis, devint astronome du jour où il vit Saturne et son anneau. Comment s'en étonner ?

Mais je veux vous conter une histoire de lunette. Il y avait un château ; au-dessus du château il y avait le ciel ; dans le château il y avait des gens fort cultivés ; il y avait aussi un trépied dans un coin et une grande boîte sous le billard. On disait : '< il y a dans cette boîte une lunette qui vient d'un oncle. » Et l'on racontait l'histoire de l'oncle. Historiens grands et petits, on n'entend que cela. Saturne faisait ses tours au ciel, mais ils ne s'en souciaient point, parce qu'ils avaient appris au collège tout ce qu'un homme cultivé doit savoir là-dessus.

Il fallut qu'il vint là un grand jeune homme à raquette, qui n'avait guère écouté ses maîtres, et qui flânait par le monde. Cet ignorant savait qu'il y a un vrai ciel, et des lunettes pour les choses du ciel. Il tombe sur la boîte, l'ouvre, monte la lunette, tâtonne d'étoile en étoile, et dit finalement « Il est là. » Sa voix tremblait un^ peu. Tous y coururent ; et ce jour comptera dans leur vie. Car l'habi- tude nous cache les choses ; mais, quand on a vu cet anneau pen- ché autour d'un globe, il faut qu'on revienne aux merveilles qui

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sont autour de nous à nos pieds. Comment ne pas penser à cette vieille terre qui flotte, elle aussi, enveloppée de nuages, tout humide de ses océans ? Et comment n'y pas aller, je veux dire, comment ne pas s'éveiller aux choses terrestres ? Quand on découvre Saturne au bout d'une lunette, c'est tout l'Univers qu'on découvre.


Je lisais hier un article sur une espèce de fous à opinions, qui, à force de voir les choses toujours sous le même angle, finissent par se croire persécutés, et sont bientôt dangereux et bons à enfermer. Cette lecture, qui m.e jetait dans de tristes pensées (quoi de plus triste a considérer qu'un fou ?) me rappela pourtant une bonne réponse que j'avais entendue. Comme on parlait, en présence d'un sage, d'un demi- fou à persécutions, qui, par surcroît, avait toujours froid aux pieds, ce sage dit : • Défaut de circulation, dans le sang, et de circulation dans les idées. » Le mot est bon à méditer.

Il est sûr que chacun de nous a des pensées de fou autant qu'on voudra, comme rêves, ou associations burlesques entre des im.ages. Seulement nous n'y restons pas. Chez l'homme normal, il se fait un continuel changement d'idées, comme dans un vol de moucherons. Et nous oublions tellement toutes nos folies, que nous ne serions jamais capables de répondre exactement à cette question, qui paraît si simple : << à quoi pensez-vous ? ^ Cette circulation des idées conduit souvent à une certaine futilité et puérilité. Elle est pourtant la santé même de l'esprit. Et, si j'avais à choisir, j'aimerais mieux être insouciant que maniaque.

Je ne sais si ceux qui instruisent les enfants et les hommes ont assez réfléchi là-dessus. A les entendre, on croirait que le principal est d'avoir des idées bien cimentées et bien lourdes à remuer. A quoi ils nous habituent de bonne heure par leurs ridicules exercices de mé- moire ; et nous traînons toute notre vie des chapelets de mauvais vers et de maximes creuses qui nous font trébucher à chaque pas. Dans la suite, on nous enferme dans quelque spécialité à litanies. On nous dresse à remâcher. Et cela devient dangereux dans la suite, dès que nos humeurs donnent de l'amertume à nos pensées. Nous récitons

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mentalement notre tristesse, comme nous récitions la géographie en vers.

Qu'on dénoue les esprits, au contraire. Je donnerais comme règle d'hygiène : <' N'aie jamais deux fois la même pensée. » A quoi l'hypo- condriaque dira : « Je n'y peux rien ; c'est que mon cerveau est fait ainsi, et arrosé de sang plus ou moins. » C'est clair. Mais nous con- naissons, justement, une méthode pour masser le cerveau ; il ne faut que changer d'idées ; et ce n'est pas difficile, si l'on y est entraîné. Il y a deux pratiques infaillibles pour purger la cervelle. L'une consiste à regarder autour de soi, et à se donner comme une douche de spec- tacles ; il n'en manque jamais. L'autre consiste à remonter des effets aux causes, ce qui est un moyen assuré de chasser les images noires. Quelqu'un avait fait un rêve un peu effrayant. Comme je l'invitais à en chercher les vraies causes, qui sont souvent dans des perceptions jointes à de petits malaises, il se lança dans les hypothèses, et je vis qu il était délivré. La circulation était rétablie.


VI


• Qu'est-ce au juste que l'Intelligence ? Question abstraite ; problèm.e de luxe, semble-t-il, et bon pour les philosophes. Mais non ; problème pratique ; problème de tous les jours. On dit très souvent, d'un homme, d'une femme, d'un enfant : " Il est intelligent. >^ Mais qu'est-ce qu'on veut dire par là ?

L'idée de la stupidité proprement dite est assez claire. C'est la somnolence même ; c'est un ennui sans remède, une indifférence impossible à secouer ; c'est l'inertie. C'est d'ailleurs assez rare ; chacun s intéresse à quelque chose, à part quelques malades d'esprit. Et l'on convient que chacun est intelligent pour ce qui l'intéresse. C'est déjà une lumière sur la question.

Il y a des gens qui jouent mal au bridge ; mais presque toujours ce sont ceux qui y jouent par complaisance et sans intérêt vif. Pourtant, dit-on, quelques-uns s'y plaisent, et jouent toujours aussi mal. C'est peut-être qu'ils y cherchent les plaisirs du jeu de hasard, si puissant pour beaucoup. Peut-être se plaisent-ils à jeter une carte comme ils en tireraient une. Peur moi, quand je joue par hasard aux cartes, ou

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même aux échecs, il me semble que je mélange les deux plaisirs ; tantôt je me plais a deviner et à prévoir, et à vaincre enfin par combi- naison ; tantôt je me livre à la fantaisie, content de déclancher toute une suite d'événements imprévisibles, par un choix un peu risqué. Ici la condition de l'intelligence, c'est bien clairement la volonté, qui se tra- duit par l'attention active. L'intelligence, ce serait une espèce de courage.

Mais non, dit le philosophe ; c'est un mécanisme plus ou moins délicat ; une montre varie plus qu'un chronomètre. N'importe quel homme est capable de comprendre un coup d'échecs et sa conséquence immédiate, s'il veut seulement y faire attention ; mais peu d'hommes sont capables de prévoir en imagination, et même sans regarder l'échi- quier, cinq ou six suites possibles à partir d'un coup, avec les princi- pales ramifications de chacune. Or il y a des hommes qui font ce travail sans effort, avec une rapidité étonnante ; ils sont intelligents pour les échecs, et vous, vous ne l'êtes pomt.

Non. Ce n'est pas cela. Que je sois lent ou vif, si j'ai compris, j'ai compris; je puis comprendre un coup d'échecs ; donc j'en pourrais com- prendre mille, et avec une peine décroissante ; mais à mesure que je m'habitue ainsi à comprendre un ordre de rapports, je n'y mets pas plus d'intelligence ; au contraire, ce n'est plus que mécanisme. Les calculateurs fameux sont ainsi ; intelligents quand ils découvrent, par les propriétés des nombres, quelque méthode abrégée ; automates quand ils l'appliquent très vite et presque sans y penser. Dans le fait, on peut être prodigieux aux échecs ou dans les multiplications, et presque stupide en toute autre chose. Etre intelligent, c'est plutôt débrouiller, essayer, tâtonner, se tromper. Descartes, débrouillant la mécanique, et non sans de grosses erreurs qu'un bachelier évite main- tenant, est proprement intelligent. Peut-être pourrait-on dire que la plus rare qualité de l'esprit, c'est l'aptitude a réfléchir attentivement à quelque question difficile, et qui résiste pendant des années. Un tel homme jetterait les cartes en disant : « C'est trop facile ; c'est de l'intelligence pour les sots. »


VII


Pour peu que Ton soit intelligent, il est facile d'avoir une idée, des idées, toutes les idées possibles, toutes les opinions possibles à volonté.


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Q)mme je comprends la géométrie, en lisant un traité, ainsi je peux comprendre la politique, en lisant un traité. C'est le défaut de l'intel- ligence, d'adhérer à toute doctrine qui se tient ; car toute doctrine se tient. Aussi, tant que l'estom.ac n'entre pas dans le problème, tant que l'esprit pense pour penser, il passe d'une opinion à une autre comme on tourne les feuillets d'un livre. Lisez une chimie, vous serez d'un instant à l'autre pour les atomes, ou contre, selon les exemples auxquels vous penserez. C'est pourquoi un changement d'opmion ne m'étonne jamais ; il suffit que les intérêts changent pour que l'intel- ligence, semblable à un avocat, oublie le client qui vient de sortir, et soit toute à celui qui entre. Supposons qu'un intérêt puissant, l'envie d'être député, ou la nécessité d'être journaliste, me pousse au socia- lisme intégral, croyez-vous que mon intelligence résisterait ? A peine la question est-elle posée, que je vois de bonnes raisons accourir en foule ; je pourrais très bien me passer des mauvaises.

C'est cette facilité d'esprit qui m'a sans doute détourné de la poli- tique active. Ce n'est pas que je manque de passions. Je sens en moi une colère sans mesure contre la tyrannie quelle qu'elle soit ; et cela suffit pour lester mes opinions politiques. Mais si d'autres passions, comme l'ambition, ou le plaisir de dominer, se mêlaient à celle-là, je serais bien capable d'évoluer aussi, et très vite.

Où sera donc le contre-poids ? Dans les intérêts. Les convictions improvisées, et dictées, en quelque sorte, par la fonction du jour, ne m'intéressent pas beaucoup. Un ministre veut gouverner, c est tout naturel. Ce n'est point là une opinion, c'est un habit qu'il prend. L'aiguille politique serait folle, si elle n'était point liée à d'autres forces. Non; ce que j'appelle une idée, une véritable idée agissante, squelette de toute une vie, c'est un mélange où entre aussi la terre, et les fonctions humbles du corps. Celui qui pense, à mon goût, c est un homme qui tient à beaucoup de choses, qui vend, achète, tient son compte de profits et pertes, est estimé des uns, blâmé des autres, parce que le moindre de ses mouvements tire des ficelles de tous les côtés, qui remuent ses semblables de mille façons. Alors ses idées se meuvent lentement, m.ais traînent tout son corps, et bien des choses avec. Il a mille idées dans une, toutes ses idées dans une, et fortement nouées. Voilà une idée réelle, une noble et puissante idée qui laboure la terre. L'avarice du père Grandet, c'est quelque chose de bien plus pensé que le cours de morale d'un professeur. Des fonctionnaires, des professeurs, des journalistes, des écrivains, ombres sur les bords du

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Styx. Les idées qu'ils ont ne leur coûtent vraiment pas assez. Je ne m'étonne pas qu'ils parlent bien ; les paroles ne sont pas lourdes à remuer. Mais sans appui et sans effet. La locomotive ne traînerait rien, si elle n'était pas si lourde.


VIII


Tant que l'on n'a pas bien compris la liaison de toutes choses et l'enchaînement des causes et des effets, on est accablé par l'avenir. Un rêve ou la parole d'un sorcier tuent nos espérances ; le présage est dans toutes les avenues. Idée théologique. Chacun connaît la fable de ce poète à qui il avait été prédit qu'il mourrait de la chute d'une maison ; il se mit à la belle étoile, mais les dieux n'en voulurent point démordre, et un aigle laissa tomber une tortue sur sa tête chauve, la prenant pour une pierre. On conte aussi l'histoire d'un fils de roi qui, selon l'oracle, devait périr par un lion ; on le garda au logis avec les femmes ; mais il s'irrita contre une tapisserie qui représentait un lion, s'écorcha le poing sur un mauvais clou, et mourut de gangrène.

L'idée qui sort de ces contes, c'est la prédestination, que des théo- logiens mirent plus tard en doctrine, et cela s'exprime ainsi : la des- tinée de chacun est fixée quoi qu'il fasse, ce qui n'est point scientifique du tout. Et ce fatalisme revient à dire : ^^ Quelles que soient les causes, le même effet en résultera. " Or, nous savons que si la cause est autre, l'effet sera autre, et nous détruisons ce fantôme d'un avenir inévitable par le raisonnement suivant ; supposons que je connaisse que je serai écrasé par tel mur tel jour à telle heure, cette connaissance fera juste- ment manquer la prédiction. C'est ainsi que nous vivons ; à chaque instant nous échappons à un malheur parce que nous le prévoyons ; ainsi ce que nous prévoyons, et très raisonnablement, n'arrive pas. Cette automobile m'écrasera si je reste au milieu de la route ; mais je n'y reste pas.

D'où vient alors cette croyance à la destinée ? De deux sources principalement. D'abord la peur nous jette souvent dans le malheur que nous attendons. Si l'on m'a prédit que je serais écrasé par une automobile et si l'idée m'en vient au mauvais moment, c'est assez pour que je n'agisse pas comme il faudrait ; car l'idée qui m'est utile

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à ce moment-là, c'est l'idée que je vais me sauver, d'où l'action suit immédiatement ; au contraire l'idée que j'y vais rester me paralyse, par le même mécanisme. C'est une espèce de vertige, qui a fait la for- tune des sorciers.

Il faut dire aussi que nos passions et nos vices ont bien cette puis- sance d'aller au même but par tous chemins. On peut prédire à un joueur qu'il jouera, à un avare qu'il entassera, à un ambitieux qu'il briguera. Même sans sorcier, nous nous jetons une espèce de sort à nous-mêmes, disant : « Je suis ainsi ; je n'y peux rien. » C'est encore un vertige, et qui fait aussi réussir les prédictions. Si l'on connaissait bien le changement continuel autour de nous, la variété et la floraison continuelle des petites causes, ce serait assez pour ne pas se faire un destin. Lisez Gil-Blas ; c'est un livre sans gravité, où l'on apprend qu'il ne faut compter ni sur la bonne fortune ni sur la mauvaise ; mais jeter du lest, et se laisser porter au vent. Nos fautes périssent avant nous ; ne les gardons point en momies.


IX


Une petite fille, voyant qu'une promenade, qui lui plaisait assez, allait lui faire manquer son bain, auquel elle tenait beaucoup, dit naïvement : « On pourrait demander à Dieu d'avancer l'heure de la marée. » J'étais en humeur de faire le prophète, et Dieu lui parla par ma bouche.

« Ma fille, lui dit Dieu, ta prière m'est plus douce que l'encens ; car on m'oublie un peu trop, et je n'ai plus guère occasion de refuser quelque chose aux hommes. Faute de mieux, je leur donnais toujours un peu de sagesse ; mais ce sont des ingrats. Toi, puisque tu m'écoutes, essaie de me comprendre.

« Il faut que j'aie l'œil à tout ; et le monde est grand ; et tout tient à tout. Avancer la marée, tu crois que cela peut se faire d'une chique- naude ? Non ; le monde est bien emboîté ; je l'ai ajusté étant jeune, et je sais trop bien ce qui arriverait si je délivrais seulement une roue. Mes prédicateurs comparent le monde à une horloge très compliquée ; ils n'ont pas tort. Si tu touches jamais à une horloge, petite fille, tu verras les aiguilles courir comme des folles ; tu entendras sonner des

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heures Inconnues, vingt heures, trente heures, cinquante heures, et tu t'enfuiras ; mais moi, où veux-tu que je m'enfuie ?

(' La marée vient de loin ; c'est une grande vague qui traverse les océans, et qui se ralentit à mesure que le fond de la mer remonte, ce qui fait qu'elle arrive plus tôt ou plus tard, selon la forme des côtes et les pentes du fond de la mer. J'ai réglé tout cela ; je vois tout cela ; toi, tu ne vois que ton bain. Des milliers d'hommes, qui m'ont bien oublié, comptent pourtant sur m.oi ; ils ont mesuré les heures d'avance ; ce gros paquebot attend l'heure de Dieu. Tous prient à toute heure, sans le savoir. Ils m.e supplient de ne rien changer. Si je veux être bon, il faut que je sois sans pitié. 1 u n'es pas seule au monde ; il m'arrive des flots de pensées respectables qui me rappellent à moi-même. Je ne peux pas te donner ma place ; tu es trop jeune ; tu ne sais pas assez ce que tu veux.

« Et tu ne comptes pas des milliards d'autres frères, qui cherchent aussi leur pensée, et qui la trouveront, si je suis un bon roi. La marée suit le soleil et la lune ; les océans se déforment comme une goutte a eau qui tomberait ; et, comme la terre tourne, cela fait comme deux renflements ou deux bosses liquides qui tournent. J'ai réglé cela aussi ; si j'y change la moindre chose, les planètes seront folles ; tous ceux qui pensent retomberont dans les rêves, et je serai assourdi de reproches.

« Les hommes racontent que Phaéton obtint de conduire le char du soleil, et qu'il mit le feu partout. Ce n'est pas vrai. J'ai laissé Phaéton à son rang, quoiqu'il fût m.on fils. Et toi aussi, ma fille, tu suivras l'ordre. Je te passerai le sceptre et la puissance quand tu seras assez sage pour t'en servir. Mais, avant que tu en sois là, tu pleureras plus d'une fois sur toi-même au coucher du soleil ; et plus d'une marée dénouera les algues. »


Nous sommes dans les comètes, et jusqu'à pouvoir bientôt en toucher une, si les observatoires ont bien calculé. Voilà une circons- tance rare. La Seine se montre capricieuse comme un ruisseau des

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rues, en sorte que ceux qui l'ont vue monter une fois au-dessus des rues, et jusqu'au niveau des parapets, ne savent plus où elle s'arrêtera. Voilà une autre circonstance rare. Il est inévitable que ces deux phénomènes remarquables, si on les pense plusieurs fois ensemble, soient liés entre eux désormais dans notre imagination comme un bouquet fané est lié à l'image de la femme aim.ée dans l'imagination de l'amioureux. D'autant que les sentiments vifs nouent fortement les images, com.me si, par le cours plus rapide du sang et les secousses nerveuses plus intenses, ils creusaient des tunnels dans notre cerveau, entre un souvenir et un autre. L'amoureux passe facilement du bou- quet à la dame, parce qu'il les a vus ensemble un jour que sa vie était fouettée par un grand désir. Un inondé de même, a bien pu penser en même temps à la plaine d'eau et à la comète, un jour que sa vie était fouettée par une belle peur. Et voilà une croyance bien nouée. Elle le serait mieux encore, sans doute, si la comète était visible, et si, dans quelque nuit tragique, les eaux dévastatrices avaient doublé, comme un miroir, la chevelure de flamme. Je crois que, dans ce cas- là, il se serait formé, dans la cervelle de l'inondé, une liaison invincible entre l'inondation et la comète. De là une pensée animale, et des terreurs presque sans remède. Combien de fois faudrait-il voir, dans la suite, une comète sans inondation, et une inondation sans comète, avant de pouvoir dénouer ces deux images, et ne plus attendre l'une dès que l'on voit l'autre ?

Ces erreurs, ou plutôt ces pensées confuses, sont d'autant plus redoutables, qu'on ignore tout à fait comment un astre nouveau dans le ciel peut étaler une nappe d'eau dans les rues d'une ville. Par là, on est ramiené à lier n'importe quoi à n'importe quoi, et l'on revient à l'enfance ; on est livré aux présages. Les Dieux reviennent.

Remarquez que, quand cette connexion entre la comète et l'inon- dation serait explicable, on n'en serait pas moins superstitieux et ignorant si on la prenait pour vraie sans savoir comment on peut l expliquer. La santé de l'entendement suppose que l'on cherche à s expliquer tout ce qui se présente. Il n'en faut pas plus pour affaiblir le lien de superstition. C'est pourquoi j'ai lu avec plaisir qu'un astro- nome avait des raisons de penser que les radiations que nous envoie la comète sont de même nature que cellej qui, dans le laboratoire, condensent les vapeurs. Condensation dans l'atmosphère, c'est pluie ; pluie, c'est inondation. Voilà une supposition qui est saine, parce qu'elle est inteUigente. C'est pourquoi il faut former tojs les hom.n-îi

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LES PROPOS D'ALAIN

rinvention des hypothèses. Si l'on prenait la science ainsi, comme un massage de l'entendement, l'enseignement serait tout autre qu'il


n est.


XI


L'autre matm, après une nuit claire et une forte gelée, j'ai vu un spectacle peu ordmaire. Un grand frêne avait perdu toutes ses feuilles ; elles formaient autour du tronc un tapis vert étrange à voir, et qui sonnait smgulièrement sous les pieds. Nous avons l'habitude de marcher sur des feuilles mortes, et toutes ces feuilles étaient bien vivantes, vertes, souples, et pleines de sève. Comme je me promenais en compagnie d'un vieil ours des bois qui a vu beaucoup de choses, je lui dis : « Vieil ours, d'où vient que ces feuilles sont encore vertes en novembre ? »

« J'ai souvent observé, me répondit-il, que les feuilles jaunissent moins vite quand l'automne est sec et ensoleillé. Cela prouve que ce n est point le soleil qui fait jaunir les feuilles ; et, du reste, ce n'est guère vraisemiblable. J'ai plutôt idée que c'est le soleil qui fait monter l'eau à travers les troncs et les branches en desséchant les feuilles ; et cette bonne eau chargée d'essence de fumier, si je puis dire, est justement ce qui dépose dans les feuilles cette chose verte, élément essentiel de la chimie des végétaux. Si au contraire le soleil se cache derrière les nuages, et si les arbres sont enveloppés d'une buée humide, l'eau ne peut plus sécher sur les feuilles ; la bonne eau de fumier ne monte plus pour remplacer celle qui s'évapore ; la chose verte s'use ; la plante cesse de se nourrir, et la feuille jaunit. C'est donc vraisem- blablement l'hum.idité de l'automne qui fait jaunir les feuilles ; car vous voyez que ce n'est pas non plus le froid, dit-il en /ne montrant une feuille verte ; le froid les fait tomber, mais ne les fait pas jaunir. Et, ajouta-t-il, voici la hache du froid, qui détache les feuilles de la branche. »

Il me m.ontrait, dans l'aisselle de chaque feuille, une petite lame de glace en form.e de hache. « Je vois, dit-il, ce que c'est ; l'eau de rosée se ramasse dans le creux de l'aisselle, et pénètre dans le tissu encore vert et spongieux. Vient la gelée ; alors l'eau se change en glace

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LES PROPOS D'ALAIN

et se dilate ; cela fait comme un coin de glace qui sépare la feuille de la branche. >'

« Voilà, lui dis-je, plus de parce que que de pourquoi ; chose rare. Mais, puisque vous êtes en train, vieil ours, dites-moi pourquoi ce bel automne a pris figure d'hiver si vite ? »

« Oh ! oh ! dit-il ; cela vient de trop loin pour que j'y voie clair tout à fait. Pourtant je me rappelle qu'en voyant ce ciel clair d'octobre, j'ai sorti ma fourrure. Je me disais : la vieille terre a quitté ses nuages pour mieux se chauffer au soleil ; elle ne les remet point la nuit ; et c'est par les nuits claires que la terre se refroidit. Cela est sans incon- vénient quand les jours sont longs et les nuits courtes ; mais mainte- nant les jours sont courts et les nuits longues ; la terre perd plus qu'elle ne gagne, à se promener ainsi sans nuages. Il faut donc payer main- tenant les beaux jours d'octobre, ajouta-t-il en battant la semelle. ^>


XII


J'ai observé le trou du Fourmi-lion. Je ne le connaissais que par les livres, et je ne m'en faisais point d'idée ; à vrai dire je n'y croyais point. Mais quelqu'un me fit voir dans le sable sec de petits enton- noirs comme en pourrait faire la pointe d'un œuf. Une fourmi poussée dans l'un d'eux fait d'abord un petit éboulement qui l'entraîne vers le fond ; quelquefois elle est prise aussitôt par le milieu du corps et peu à peu entraînée dans le sable ; mais le plus souvent elle tente de remon- ter, toujours entraînant de petites avalanches de sable, surtout quand elle arrive au bord du cratère qui forme une crête tout à fait fragile. C'est alors que ce petit volcan lance comme des éruptions de sable qui partent du fond, sans qu'on aperçoive rien qui les explique. Cette pluie de cailloux minuscules retombe ici ou là dans le cirque, et une fois ou l'autre sur la fourmi, qui presque toujours retombe et est finalement enlisée, comme si cette force qui la bombardait tout à l'heure l'entraînait maintenant sous la terre. Mais j'ai vu des cas où la petite éruption de sable lançait au contraire la fourmi dehors. On dit, mais je ne l'ai pas vu, que le drame se termine toujours ainsi : il vient un temps où la carcasse vide de la fourmi est vivement rejetée au dehors en même temps que le sable est lancé et retombe ; et toutes

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LES PROPOS D'ALAIN ces opérations contribuent, par l'effet de la pesanteur, à conserver à l'entonnoir sa pente et sa forme.

SI l'on fouille alors dans le sable on découvre, mais non sans peine, une espèce de gros pou couleur de sable, qui peut être de la taille d'une noisette, avec deux tentacules assez longs et fermes munis de suçoirs, et une tête assez mobile. C'est, d'après ce que disent les livres, la larve d'une libellule ; et la transformation se fait en juin.

J'ai insisté sur les détails que j'ai pu saisir, parce que ce piège à fourmis est souvent représenté comm.e une merveilleuse machine à faire voir chez les animaux une industrie admirable. Le célèbre Fabre tombe souvent dans ce défaut qu'il faut appeler proprement mytho- logique, et qui consiste à supposer des volontés et des plans clairement conçus, au lieu de découvrir dans cette adaptation apparente de moyens à des fins l'effet d'un mécanisme tâtonnant et des plus simples forces de la nature.

Ainsi, dans le cas présent, je ne veux point dire que cette larve creuse son piège à fourm.is avec l'idée que les fourmis s'y prendront. L'examen de ces petits cratères fait comprendre qu'ils se forment par la pesanteur, lorsque le sable est retiré par-dessous. La larve, qui se meut à reculons, peut donc, simplement en refoulant le sable, produire du côté de sa tête un éboulement dont la forme et l'équilibre hnal dépendent de la pesanteur et du frottement des grains de sable les uns sur les autres. Ainsi elle finit par avoir un peu d'air par le fond de l'entonnoir tout en restant cachée. Lorsque le sable retombe, elle le repousse par des mouvements de tête, sans qu'il soit nécessaire de lui prêter de grands desseins. Le fait est que lorsqu'elle est ainsi embus- quée il arrive, toujours par la pesanteur et la consistance du sable, qu une proie qui autrement lui échapperait tombe juste dans ses ten- tacules ; mais non sans faire tomber d'abord un peu de sable, dont la larve se débarrasse ; et l'effet de cette réaction est souvent, par la disposition des choses, de lui ramener son gibier. Toute son industrie revient donc à manger ce qui lui tom.be dans les pinces.


XIÎI


Cuvler se moquait des théories de Lamarck sur l'origine des espèces, faut dire que Cuvler, quoiqu'il connût jusqu'au détail la structure


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LES PORPOS D'ALAIN

des animaux, avait avec cela les idées d'un Père de l'Eglise. Il y a toujours eu, et sans doute il y aura toujours deux espèces de savants, ceux qui aiment les Idées et ceux qui haïssent les Idées.

Les premiers, qu'il faut appeler Idéalistes, cherchent à se repré- senter clairement l'ordre, la dépendance, l'enchaînement des faits ; d'où vient qu'ils interprètent hardiment l'expérience. Un Kant, un Laplace, tentent de se dessiner à eux-miêm.es, selon les notions les plus claires de la mécanique, l'origine du système solaire. Avant eux Descartes s'était essayé à faire tourbillonner la matière, non pas arbi- trairement, mais d'après ce qu'il savait des lois du mouvement, afin d'expliquer tant bien que mal comment la terre, l'air, les astres, la lumière étaient possibles. Au XIX^ siècle, l'allemand Holmhollz, connu d'ailleurs par ses merveilleuses recherches d'acoustique et d'optique, a fait d'aventureux calculs sur le passé et l'avenir de la chaleur solaire. Lamarck et Darwin sont des esprits de la mêip.e famille.

Lamarck a essayé de se représenter comment les animaux ont pu se perfectionner peu à peu par l'exercice, devenir de plus habiles chasseurs, coureurs, nageurs, et transmettre à leurs descendants, chacun, le tout petit avantage qu'ils avaient conquis, de façon que les orga- nismes se sont transformés peu a peu, selon le milieu où ils se trou- vaient et la nourriture qu'ils devaient chercher ou poursuivre.

Darwin, esprit encore plus positif peut-être, mais non moins hardi, a conçu l'histoire des animaux comime une bataille sans fin, dans laquelle les moins adroits et les moins vigoureux ont succombé, ce qui fait que ceux qui étaient nés, par hasard, un peu mieux constitués que les autres pour le milieu où ils se trouvaient, ont été les seuls à survivre et à se reproduire.

Des constructions de ce genre, qui dépassent de bien loin notre expérience ac^aelle, ne peuvent jamais être rigoureusement prouvées. Même elles ne vont pas toujours sans erreurs. Toujours est-il que la raison s y exerce, ce qui est d'abord la source d'un plaisir supérieur, et ce qui permet, ensuite, de concevoir les plus grandes espérances ; tout homme serait capable, si on l'instruit, de se construire un Idéal, et de se conduire d'après cela. Car, refaire le passé au moyen d'hypo- thèses simples et claires, ou concevoir un avenir plus juste, c'est tou- jours la même fonction.

Mais l'autre espèce de savant, l'Empiriste, méprise les constructions théoriques de ce genre. Il veut tenir la vérité dans sa main ; ce sera une pierre, un os, une feuille ; et ne pas voir au delà. C'est pourquoi

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LES PROPOS D'ALAIN

ils s'irritent dès qu'on leur propose une conception plus claire qu'une autre, ou meilleure qu'une autre, un Transformisme, par exemple, ou un Socialisme. Ils disent que ce sont là des jeux de poète. En quoi ils sont, à ce qu'il me semble, très injustes, car les fictions vont contre l'expérience, tandis que les théories se conforment aux règles les plus certaines tirées de l'expérience. En bref, ces ennemis des Idées se trouvent enfin sans règle, sans raison, sans morale, sans Idéal sur cette planète. D'où il résulte qu'ils ont terriblement peur de l'avenir et du suffrage universel ; aussi voyons-nous, qu'ils s'attachent aux traditions et se jettent dans les bras de l'Eglise, s'ils n'y sont déjà. Tout scepticisme mène à Rome.


XIV


On lit souvent que chacun ne pense qu'à soi, ne vit que pour soi, n'aime que soi. Pourtant on trouve des sauveteurs et des guerriers autant qu'il en faut. Cela laisse croire que ce développement si connu sur l'égojsme universel est bien loin d'aller au fond des choses. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette idée de l'amour de soi, qui donne lieu à tant de remarques piquantes, est une des plus confuses que l'on rencontre.

Qui donc est content de soi ? Qui donc s'aime réellement lui-même ? Je vois que la plupart imitent le voisin, non seulement pour le costume, mais pour les opinions, pour les vertus, pour les vices. Et beaucoup s'exposeraient à la mort pour échapper au ridicule, ce qui fait bien voir que le blâme des autres nous pique comme une flèche. Et l'on expliquera aisément que c'est par prudence, attendu que celui qui ne se fait pas respecter d'abord en paroles sera bientôt frappé et dépouillé. Mais cette explication aussi est superficielle peut-être. L'opinion d'autrui nous atteint immédiatement, même s'il s'agit d'un petit ridicule, et d'une moquerie évidemment sans portée. C'est du premier mouvement que nous bondissons ; avec un peu de réflexion, au contraire, nous resterions tranquilles. Donc nous sommes ainsi faits, il me semble, que nous sentons par le sentiment d'autrui, et que notre Moine ne se suffit jamais à lui-même, ne se soutient jamais par lui-même.

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LES PROPOS D'ALAIN

Il faut considérer aussi avec quelle facilité et avec quel bonheur un homme obéit, avec quel enthousiasme il participe à des actions communes, Des qu'un consent appartient à un régiment, aussitôt il en pense du bien. Il y a des sociétés innombrables ; il y a des familles ; il y a des amoureux ; et chacun des participants de ces sociétés, petites ou grandes, tient souvent autant à la société elle-même qu'à son propre individu. Les passions tiennent presque toutes à la force de ces liens- là. Je ne vois que l'avarice qui se limite à l'amour de soi ; et encore faut-il dire que l'avare se sacrifie bien, en un sens, pour sauver son trésor. Contradiction, je veux bien ; mais aussi mouvement instinctif, qui fait voir que la fonction principale de l'homime n'est pas de se conserver n'importe comment. On meurt très bien plutôt que de vivre autrement qu'on ne voudrait. Ce que l'on pourrait dire, peut- être, c'est que la vie mercantile rend égoïste, par une séparation et même une opposition d'intérêts. Mais l'être humain est d'abord affec- tueux, et ensuite courageux ; ce n'est que la paix et le profit qui le rendent prudent, et encore quand il est bien vieux.


XV


Un enfant qui se donne volontaircm.ent la mort, voilà une chose douloureuse et presque insupportable à imaginer. Essayons d'y penser avec clairvoyance, et de retrouver l'ordre dans ce désordre.

La vie est bonne par-dessus tout ; elle est bonne par elle-même ; le raisonnement n'y fait rien. On n'est pas heureux par voyage, richesse, succès, plaisir. On est heureux parce qu'on est heureux. Le bonheur, c'est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. Le soleil est bon ; la pluie est bonne ; tout bruit est musique. Voir, entendre, flairer, goûter, toucher, ce n est qu'une suite de bonheurs. Même les peines, même les douleurs, même la fatigue, tout cela a une saveur de vie. Exister est bon ; non pas meilleur qu'autre chose ; car exister est tout, et ne pas exister n est rien. S'il n'en était pas ainsi, aucun vivant ne durerait, aucun vivant ne naîtrait. Pensez qu'une couleur est joie pour les yeux.

Agir est une joie. Percevoir est une joie aussi, et c'est la même. Nous ne sommes point condamnés à vivre ; nous vivons avidement. Nous voulons voir, toucher, juger ; nous voulons déplier le monde. Tout

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vivant est comme un promeneur du matm. Toutes ces choses qui s'étagent jusqu'à l'horizon, elles n'ont de sens que parce que je le veux. Autrement ce ne seraient que des chatouillem.ents au fond de mes yeux. Mais je me dis : voilà un sentier, des arbres ; cette ligne bleue, c'est une colline où je m^archerai. Cela se voit bien au théâtre, où les décorateurs ne nous montrent qu'une toile avec des couleurs dessus ; mais, tout de suite, nous renvoyons les lointams à leur place et nous tirons à nous les premiers plans. Pour le monde réel autour de nous c'est la même chose. Le vaste ciel n'est que du bleu dans mes yeux ; mais je l'étalé au-dessus de ma tête. Voir, c'est vouloir voir. Vivre, c'est vouloir vivre. Toute vie est un chant d'allégresse. Ils disent bien que Beethoven a vaincu la douleur, mais ils n'expliquent pas du tout Beethoven par là ; n'importe quel vivant rem.porte la même victoire ; le mendiant aussi ; le chien aussi, sans doute.

Seulemxcnt il arrive qu'on meurt ; et les causes qui font mourir sont plus ou moins visibles, mais leur eiïet est toujours le mêmiC. La vie n'a plus la saveur de la vie. Plaisir aussi bien que douleur, tout est comme frelaté ; l'action est comme une source tarie. Alors il est iné- vitable que le monde s'écroule faute d'action. Pour ceux qui ne veulent plus vivre, c'est bientôt la fin du m.onde. C'est ainsi qu'on meurt. Mourir, c'est renoncer.

La mort est donc toujours volontaire en un sens. On ne meurt que lorsque l'on est las de vivre. Mais aussi, en un autre sens, la m.ort est toujours involontaire ; on ne meurt que si quelque cause extérieure empoisonne la vie. Ce qui a tué ce jeune homm.e, ce n'est point sa propre main et son propre revolver, ce sont les petites causes accumu- lées, sans doute quelques acides non éliminés, qui ont fait qu'il n'avait plus de bonheur du tout. Que ces acides engourdissent les ganglions qui font battre le cœur et fassent périr de fièvre, ou qu'ils se fixent dans le cerveau principal, de façon à troubler l'imagination et les mouvements de la main, c'est toujours la même chose. On meurt toujours de maladie.


XVI


Il y a deux remèdes aux passions, qui sont Religion et Raison. Pour la Raison, chacun sait bien ce que c'est, quoique le remède ne soit


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LES PROPOS D'ALAIN

pas toujours facile à appliquer. Par exemple contre l'amour, se faire un tableau exact des conséquences, connaître sévèrement et sans faveur l'objet aimé lui-mêm.e au heu de se livrer sans critique au plaisir d'adorer ; finalement, comprendre sa propre sottise et la con- temxpler avec suite. Ces remèdes ont de l'amertume, et c'est pourquoi on dit souvent qu'ils ne guérissent pas ; prétexte pour n'en pas essayer. Pareillement si un homme ou une femme s'attriste de ce qu'il se voit vieillissant en dedans et dans l'apparence extérieure ; par la raison il doit considérer le changement universel, la succession des âges et des générations, et accepter ces lois comme il accepte les phases de la lune ; car cela n'est m bon ni mauvais ; c'est ainsi. Après cela il pourra dire aussi, comm.e le vieux Sophocle, en pensant à l'amour : « me voilà délivré d'un terrible m:aître >\ Et autres consolations hono- rables.

L'autre m.éthode pour se consoler est de se rendre tout à fait fou. Les ivrognes la connaissent bien. Mais les émotions de la religion donnent une ivresse bien plus puissante, et bien moins contraire à la santé. Supposons une guerre ; tous ceux qui y participeront seront guéris de leurs passions par une passion plus vive, de la mêm.e manière que la colère, quelquefois, nous guérit de la peur. Ainsi, dans les émotions collectives, que j'appelle proprement religieuses, la fureur et l'enthousiasme sont comme des vents du dehors, qui purifient les cavernes intérieures. Sans compter que l'action s'y joint, qui donne l'appétit et le sommeil. Mais surtout l'état d'irréflexion et de folie dont on avait honte à soi tout seul, on s'y livre maintenant sans retenue ; le pire de nous-même se trouve réhabilité. Voilà comment ceux qui sont en guerre avec eux-mêmes, et sans courage pour se vaincre par raison, sont souvent portés à la guerre extérieure.

Il en est des Individus comme des Etats ; souvent ils se guérissent des discordes internes par le péril extérieur, et ainsi ils cherchent le péril en disant que c'est la santé et le salut. Observez donc les hommes dans le temps qu'ils prennent des lunettes ; souvent vous les verrez blâmer ce qu'ils ont approuvé, et désirer même un dictateur et les jeux de la force, signe certain qu'ils ne savent plus se gouverner eux- mêmes ; comme ce Talleyrand qui passait sa nuit au jeu parce qu'il ne pouvait dormir. De tels hommes, à l'âge critique, sont dangereux pour les Nations.


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XVII


Quand on avale de travers, il se produit un grand tumulte dans le corps, comme si un danger immment était annoncé à toutes les par- ties ; chacun des muscles tire comme il peut, le cœur s'en mêle, c'est une espèce de convulsion. Mais qu'y faire ? Pouvons-nous ne pas suivre et ne pas subir toutes ces réactions ? Voilà ce que dira le philo- sophe, parce que c'est un homme sans expérience. Mais un professeur de gymnastique ou d'escrime rirait bien si l'élève disait : '< C'est plus fort que moi ; je ne puis m'empêcher de me raidir et de tirer de tous mes muscles en même temps. » J'ai même connu un homme dur qui, après avoir demandé si l'on permettait, vous fouettait vivement de son fleuret, afin d'ouvrir les chemins à la raison. C'est un fait assez connu que les muscles suivent naturellement la pensée comme des chiens dociles ; je pense à allonger le bras et je l'allonge en même temps. La cause principale de ces crispations ou séditions point ce qu'il faudrait faire. Et, dans notre exemple, ce qu'il faut faire, auxquelles je pensais tout à l'heure, c'est justement qu'on ne sait c'est justement assouplir tout le corps, et notamment, au heu d'aspirer avec force, ce qui aggrave le désordre, expulser au contraire la petite parcelle de liquide qui s'est introduite dans la mauvaise voie. Cela revient, en d'autres mots, à chasser la peur, qui, dans ce cas-là comme dans les autres, est entièrement nuisible.

Pour la toux, dans le rhume, il existe une discipline du même genre, trop peu pratiquée. La plupart des gens toussent comme ils se grattent, avec une espèce de fureur dont ils sont les victimes. De là des crises qui fatiguent et irritent. Si l'on restait souple et imperturbable au commencement, la première irritation serait bientôt passée.

Ce mot, irritation, doit faire réfléchir. Par la sagesse du langage, il convient aussi pour désigner la plus violente des passions. Et je ne vols pas beaucoup de différence entre un homme qui s'abandonne à la colère et un homme qui se livre à une qumte de toux. De même la peur est une angoisse du corps contre laquelle on ne sait point lutter par gymnastique. La faute, dans tous ces cas-là, c'est de mettre sa pensée au service des passions, et de se jeter dans la peur ou dans

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la colère avec une espèce d'enthousiasme farouche. En somme nous aggravons la maladie par les passions ; telle est la destinée de ceux qui n'ont pas appris la vraie gymnastique. Et la vraie gymnastique, comme les Grecs l'avaient compris, c'est l'empire de la droite raison sur les mouvemxents du corps. Non pas sur tous, c'est bien entendu. Mais il s'agit seulement de ne pas gêner les réactions naturelles par des mouvements de fureur. Et, selon mon opinion, voilà ce qu'il fau- drait apprendre aux enfants, en leur proposant toujours pour modèles les plus belles statues, objets véritables du culte humain.


XVIII


Je reviens à nos docteurs mystiques. Car ils triomphent un peu trop facilement de la raison claire, par cette espèce de panique dont j'ai parlé, qui fait que tous ceux de l'élite finissent par saluer la pro- cession, entendez tout ce qui a forme de bannière, de curé, ou seule- ment d'enfant de chœur.

Ils donnent comme évident que l'âme humaine a des profondeurs inexprimables et des richesses de sentiment dont l'inventaire est impossible. Votre raison claire veut façonner les hommes sur un même modèle, ou bien encore régler ses pensées d'après les objets matériels, ce qui fait une vie intérieure bien plate. Bref vous tuez les forces vives du cœur. Ce discours peut durer longtemps.

Contre ces subtilités, il faut un peu de bon sens et beaucoup de courage. Mais surtout ne pas reculer ; attaquer au contraire. Venir aux exemples. Voici un maniaque qui se croit persécuté ; je le prends aux commencements de son délire, alors qu'il n'est que malheureux, non dangereux. Il ne voit que des ennemis ; il interprète les moindres choses ; si quelqu'un a oublié de le saluer, mépris ; si une lettre s'est perdue, complot ; si quelqu'un suit deux fois la même route que lui, espion; si quelqu'un rit de bon cœur, moquerie; si quelqu'un se tait, dissimulation. Jeu d'esprit funeste. Mais où donc est la source empoi- sonnée d'où sortent tous ces mauvais discours qu'il se fait à lui- même ?

Malaises, fatigues, dépressions ; petits mouvements de fièvre ou de bile ; agitations et insomnies ; anémie ; mauvaise digestion. Ou

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bien encore rêves, associations d'idées, obsessions, retour des mêmes paroles. Toutes choses, remarquez-le, de peu d'importance et auxquelles nous sommes tous sujets par l'efïet de l'âge et des travaux. Choses petites, et qui le trompent par leur petitesse même ; car s'il était gra- vement malade, il se dirait : « Je suis malade ». Mais il ne se dit rien de pareil ; au lieu de penser : « je suis fatigué '\ il pense : « je suis triste et c'est l'effet des persécutions » ; le voilà parti ; et la preuve de ses divagations, sans qu'il s'en doute, c'est la tristesse même, c'est-à-dire, au fond, la fatigue. On hait parce qu'on est triste ; mais, naturellement, on croit le contrajre. Et voilà une vie compliquée et misérable. Pour- quoi ? Parce qu'il prend ses sentiments pour des preuves, et qu'il fonde ses opinions sur des sentiments.

La plus belle découverte, dans l'ordre moral, c'est celle du rapport entre nos sentiments et notre santé. Voilà ce qui balaie et purifie notre vie intérieure. Comprendre que nos sentiments dépendent sou- vent du froid et du chaud, nos rêves et nos rêveries de traces et de mouvements dans le cerveau ; que tout cela ne signifie rien ; que ces vicissitudes sont inévitables et sans intérêt ; renvoyer dans le corps les prétendus orages de l'âme, c'est la santé morale même. Les fous nous le font comprendre. Ouvrons donc les fenêtres, et regardons au dehors. Les choses, l'action sur les choses, la contemplation des choses, c'est le salut à notre mode, La science fait les cœurs simples.


XIX


« Supprime l'opinion fausse, tu supprimes le mal. » Ainsi parle Epictète. Le conseil est bon pour celui qui attendait le ruban rouge, et qui s'empêche de dormir en pensant qu'il ne l'a point. C'est donner trop de puissance à un bout de ruban. Celui qui le penserait comm.e il est, un peu de soie, un peu de garance, n'en serait pas troublé. Le remède est le même contre toutes les peurs, et contre tous les sentiments tyranniques ; il faut aller droit à la chose, et voir ce que c'est.

Le même Epictète dit au passager : « Tu as peur de cette tempête comme si tu devais avaler toute cette grande mer ; mais, mon cher, il ne faut que deux pintes d'eau pour te noyer. » îl est sûr que ce


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formidable mouvement des vagues représente très mal le danger réel. On dit et on pense : « Mer furieuse ; voix de l'abîme ; vagues cour- roucées ; menace ; assaut. » Cela n'est peint vrai ; ce sont des balan- cements selon la pesanteur la marée et le vent ; nul mauvais destin ; ce n'est pas tout ce bruit ni tout ce mouvem.ent qui te tuera ; nulle fatalité ; on peut se sauver d'un naufrage, on peut se noyer dans une eau tranquille ; le problème véritable est celui-ci : auras-tu la tête hors de l'eau. J'ai entendu conter que de bons manns, quand ils approchaient de quelque rocher maudit, se couchaient dans la barque en se couvrant les yeux. Ainsi des paroles entendues autrefois les tuaient. Leurs corps, rejetés sur la même plage, témoignaient pour l'opinion fausse. Celui qui saurait penser simplement à des rochers, à des courants, à des remous, et en somme à des forces liées entre elles et entièrement explicables, se délivrerait de toute la terreur et peut- être de tout le mal. Tant que l'on m.anœuvre on ne voit qu'un certain danger à la fois. Le duelliste habile n'a point peur, parce qu'il voit clairement ce qu'il fait et ce que fait l'autre ; mais s'il se livre au destin, le regard noir qui le guette le perce avant l'épée, et cette peur est pire que le mal.

Un homme qui a un caillou dans les reins et qui se livre au chirur- gien imagine un ventre ouvert et des flots de sang. Mais le chirurgien non. Le chirurgien sait qu'il ne va pas trancher une seule cellule, qu'il va seulement écarter les cellules de cette colonie de cellules, s'y faire un passage, laisser couler peut-être un peu de ce liquide dans lequel elles baignent, moins sans doute que n'en coûterait une coupure à la main mal pansée. Il sait quels sont les vrais ennemis de ces cel- lules, et contre lesquels elles forment ce tissu serré qui résiste au fer ; il sait que cet ennemi, le microbe, est dans la place, par ce caillou qui ferme la route aux excrétions naturelles ; il sait que son bistouri apporte la vie, non la mort ; il sait que, les ennemis écartés, tout cela va revivre aussitôt, comme on voit qu'une coupure nette et propre se guérit presque aussi vite qu'elle est faite. Si le patient se forme de ces idées-là, s'il supprime l'oiijinion fausse, il n'est pas pour cela guéri de la pierre ; il est du moins guéri de la peur.


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XX


Il est bon d'avoir un peu de mal à vivre, et de ne pas suivre une route toute unie. Je plains les rois s'ils n'ont qu'à désirer ; et les dieux, s'il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs et venaient frapper aux portes ; sans doute ils trouvaient un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les passions de l'amour. Seulement dès qu'ils pensaient un peu à leur puissance, ils se disaient que tout cela n'était qu'un jeu, et qu'ils pouvaient tuer leurs désirs s'ils le voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout compte fait ils s'en- nuyaient ; ils ont dû se pendre ou se noyer, depuis ce temps-là ; ou bien ils dorment comme la belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même.

Il est ordinaire que l'on ait plus de bonheur par l'imagination que par les biens réels. Aussi, toutes les fois qu'il y a quelque obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le feu. Qui voudrait d'une couronne olympique si on la gagnait sans peine ? Personne n'en voudrait. Qui voudrait jouer aux cartes sans risquer jamais de perdre ? Voici un vieux roi qui joue avec des courtisans ; quand il perd, il se met en colère, et les courtisans le savent bien ; depuis que les cour- tisans ont bien appris à jouer, le roi ne perd jamais. Aussi voyez comme il repousse les cartes. Il se lève, il monte à cheval, il part pour la chasse ; mais c'est une chasse de roi ; le gibier lui vient dans les jambes ; les chevreuils aussi sont courtisans.

J'ai connu plus d'un roi. C'étaient de petits rois, d'un petit royaume ; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien servis. Ils n'avaient point le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles ; ils se forgeaient des désirs capricieux, changeants com.m.e un ciel de janvier, vou- laient à tout prix vouloir et tombaient de l'ennui dans l'extravagance. Que les dieux, s'ils ne sont pas morts d'ennui, ne vous donnent pas à gouverner de ces plats royaumes ; qu'ils vous conduisent par des

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chemins de montagne ; qu'ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d'Andalousie qui ait les yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s'arrête tout à coup parce qu'elle voit, sur la route, l'ombre de ses oreilles.


XXI


On devrait bien enseigner aux enfants l'art d'être heureux. Non pas l'art d'être heureux quand le malheur vous tombe sur la têt», je laisse cela aux stoïciens ; mais l'art d'être heureux quand les circons- tances sont passables, et que toute l'amertume de la vie se réduit à de petits ennuis et à de petits malaises.

La première règle serait de ne jamais parler aux autres de ses propres malheurs présents ou passés. On devrait tenir pour une impolitesse de décrire aux autres un mal de tête, une nausée, une aigreur, une colique, quand même ce serait en termes choisis. De même pour les injustices et pour les mécomptes. Il faudrait expliquer aux enfants et aux jeunes gens, aux hommes aussi, quelque chose qu'ils oublient trop il me semble, c'est que les plaintes sur soi ne peuvent qu'attrister les autres, c'est-à-dire en fin de compte leur déplaire, même s'ils cherchent de telles confidences, même s'ils semblent se plaire à con- soler. Car la tristesse est comme un poison ; on peut l'aimer, mais non s'en trouver bien ; et c'est toujours le plus profond sentiment qui a raison à la fin. Chacun cherche à vivre, et non à mourir, et cherche ceux qui vivent, j'entends ceux qui se disent contents, qui se montrent contents. Quelle chose merveilleuse serait la société des hommes si chacun mettait de son bois au feu, au lieu de pleurnicher sur des cendres.

Remarquez que ces règles furent celles de la société polie ; et il est vrai qu'on s'y ennuyait, faute de parler librement. Notre bour- geoisie a su rendre aux propos de société tout le franc parler qu'il y faut et c'est très bien. Ce n'est pourtant pas une raison pour que chacun apporte ses misères au tas ; ce ne serait qu'un ennui plus noir. Et c'est une raison pour élargir la société au delà de la famille ; car, dans le cercle de famille, souvent, par trop d'abandon, on vient à se plaindre de petites choses auxquelles on ne penserait même pas si

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l'on avait un peu le souci de plaire. Le plaisir d'intriguer autour des puissances vient sans doute de ce que l'on oublie alors, par nécessite, mille petits malheurs dont le récit serait ennuyeux. Le principe est celui-ci : si tu ne parles pas de tes peines, j'entends de tes petites peines, tu n'y penseras pas IcngLemps.

Dans cet art d'être heureux, auquel je pence, je mettrais aussi d'utiles conseils sur le bon usage du mauvais temps. Au mcm.ent où j'écris, la pluie tombe, les tuiles sonnent, mille petites rigoles ba- vardent ; Tair est lavé et comme filtré, les nuées ressemblent à des haillons magnifiques. Il faut apprendre à saisir ces beautés-là. Mais, dit l'un, la pluie gâte les moissons. Et l'autre : la boue salit tout. Et un troisième : il est si bon de s'asseoir dans l'herbe. C'est entendu, on le sait ; vos plaintes n'en retranchent rien, et je reçois une pluie de plaintes qui me poursuit dans la maison. Eh bien, c'est surtout en temps de pluie que l'on veut des visages gais. Donc, bonne figure à mauvais temps.


XXII


Au Mélancolique je n'ai qu'une chose à dire : « Regarde au loin ». Presque toujours le Mélancolique est un homme qui lit trop. L'œil humain n'est point fait pour cette distance, c'est aux grands espaces qu'il se repose. Quand vous regardez les étoiles ou l'horizon de la mer, votre œil est tout à fait détendu ; si l'œil est détendu, la tête est libre, la marche est plus assurée ; tout se détend et s'assouplit, jusqu'aux viscères. Mais n'essaie point de t'assouplir par volonté ; ta volonté en toi, appliquée en toi, tire tout de travers et finira par t'étrangler ; ne pense pas à toi, regarde au loin.

Il est très vrai que mélancolie est maladie ; et le médecin en peut quelquefois deviner la cause et donner le remède ; mais ce remède ramène l'attention dans le corps, et le souci que l'on a de suivre un régime en détruit justement l'effet ; c'est pourquoi le médecin, s'il est sage, te renvoie au philosophe. Mais, lorsque tu cours au philo- sophe, que trouves-tu ? Un homme qui lit trop, qui pense en myope et qui est plus triste que toi.

L'Etat devrait tenir école de sagesse, comme de médecine. Et com- ment ? Par vraie science, qui est contemplation des choses, et poésie

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grande comme le monde. Car la m.écanique de ncs yeux, qui se reposent aux larges horizons, nous enseigne une profonde vérité. Il faut que la pensée délivre le corps et le rende à l'Univers, qui est notre vraie patrie. Il y a une profonde parenté entre notre destinée d'homme et les fonctions de notre corps. L'animal, dès que les choses voisines le laissent en paix, se couche et dort ; l'homme pense ; si c'est une pensée d'animal, m.alheur à lui. Le voilà qui double ses m.aux et ses besoins ; le voilà qui se travaille de crainte et d'espérance, ce qui fait que son corps ne cesse point de se tendre, de s'agiter, de se lancer, de se retenir, selon les jeux de l'imagination ; toujours soupçonnant, toujours épiant choses et gens autour de lui. Et s'il veut se délivrer, le voilà dans les livres, univers feririé encore, trop près de ses yeux, trop près de ses passions. La pensée se fait une prison, et le corps souffre ; car dire que la pensée se rétrécit et dire que le corps travaille contre lui-même, c'est dire la même chose. L'ambitieux refait mille fois ses discours, et l'amoureux mille fois ses prières. Il faut que la pensée voyage et contemple, si l'on veut que le corps soit bien.

A quoi la science nous conduira, pourvu qu'elle ne soit ni ambi- tieuse, ni bavarde, ni impatiente. Il faut donc que ce soit perception et voyage. Un objet, par les rapports vrais que tu y découvres, te con- duit à un autre et à mille autres, et ce tourbillon du fleuve porte ta pensée jusqu'aux vents, jusqu'aux nuages, et jusqu'aux planètes. Par où ta pensée se reposera dans cet univers qui est son domaine, et s'accordera avec la vie de ton corps, qui est liée aussi à toutes choses. Quand le chrétien disait: '«le ciel est ma patrie ^>, il ne croyait pas si bien dire. Regarde au loin.


XXIII


La politesse fait partie de l'hygiène. Aîceste, l'homme qui gronde toujours, se donnera une maladie d'estomac, s'il ne l'a pas déjà. Les philosophes disent qu'un jugement qui va au fond donne de la sérénité aux hommes ; oui, sans doute ; mais une réflexion trop suivie com- rnence par leur enlever toute sérénité. Cela tient sans doute au désir violent que l'on a de faire passer les idées dans les faits. Et com.m.s tout est compliqué, coir.mc nous avons bientôt des doutes sur toutes

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choses, nous passons notre temps à nous retenir, à nous raidir, à nous serrer le cœur ; je ne parle pas par métaphore, je dis serrer réellement le cœur, car cet homme froid, prudent, défiant, dont le regard veut lire à l'intérieur des crânes, réellement il s'empêche de vivre ; tout est tendu ; son souffle même n'est pas libre. Il faut beaucoup de laisser- aller dans les paroles, dans les gestes, dans les actes, si l'on veut que la digestion se fasse bien.

Le mauvais escrimeur, lorsqu'il est sur la planche, raidit tous ses muscles et serre les dents ; il travaille contre lui-même, et si bien, qu'il arrive à une extrême fatigue, quoiqu'il n'ait fait d'ailleurs que des attaques lourdes et maladroites. Un vieux maître d'armes me disait une jolie chose : " Je veux que votre main soit comme un oiseau. » Le précepte est bon ailleurs que sur la planche. Dans tous les actes, et dans toutes les préparations, il faut laisser courir, comme disent sagement les marins, hommes patients par métier et qui savent bien qu'il est inutile de souffler sur la mer.

Ainsi il n'est pas mauvais, dans le doute, de sourire et de tendre la main ; cela est bon pour les autres et pour soi. Mais le disciple m'arrête là et crie : « Non, point de mensonge, point d'hypocrisie ! Je regrette autant que vous mes candides années. Mais quoi ? Il ne fallait pas m 'apprendre à penser. »

Pense encore un peu plus, ami ; vois plus loin et pèse mieux. Songe à ce qu'il y a de choses belles et laides, dans un homme, et comme elles sont mêlées. Tu dis que cet homme n'aime que lui. Qu'en sais-tu ? Et quand il te le dirait, qu'en sait-il ? Tout est ténèbres, en lui comme en toi ; ta lumière te fait voir quelques petites choses, mais aussi les ténèbres. Eh bien, si tu arrives au vrai doute, tu peux aim^er et sourire. N'insulte pas Jupiter tonnant ; tu ne sais pas ce qu'il fait ; il ne sait pas ce qu'il fait.


XXIV


Il est minuit. Des gens grelottent et des enfants gémissent sur le quai de la gare. Le train arrive à l'heure normale des temps de ren- trée, c'est-à-dire cinquante minutes après l'heure ordinaire. A peme les freins ont-ils fini de grincer que les voyageurs s'élancent à l'assaut et courent le long des couloirs. Ici, de joyeux camelots qui vident des


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litres et chantent ; plus loin, dans la nuit, une famille entassée ronfle, soupire et grogne. Partout, c'est le même mot : ^( Complet. »

Après dix bonnes minutes de recherches, après avoir rallumé les quinquets et compté les voyageurs, après avoir remué les paquets et tassé des enfants sur leur mère, le père a casé ici et là les morceaux de sa famille, et s'efforce de partager entre eux les châles, les couver- tures, le pain, le chocolat et le biberon, pendant que le train siffle. C'est une sombre histoire dont ils parleront longtemps.

Eh bien, voyez comme les hommes entendent la justice ! Voilà une famille qui a des droits inscrits sur le billet de bains de mer. Les autres voyageurs n'ont pas à se plaindre, ils ont ce qu'ils ont payé, à savoir une place. Mais presque tous, on pourrait dire tous, en veulent deux, trois, autant qu'ils pourront en accaparer par ruse et mensonge. Le rêve de chacun, c'est d'avoir un compartiment pour lui tout seul, par tous les moyens ; et, s'il y réussit, il s'en vante, c'est une bonne histoire à raconter. L'un dispose des paquets et des couvertures en forme de voyageurs endormis. Un autre barre le chemin et lance des nuages de fumée. On voit bien là comment se forment les nations. Les voyageurs déjà installés dans un même compartiment sont alliés ; ceux qui arrivent sont pour eux des ennemis ; mais, s'ils s'installent, alors ils deviennent des alliés contre de nouveaux arrivants ; et, presque tout de suite, ils font aux autres ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur fît tout à l'heure ; ils dissimulent les places libres et mentent avec sérénité.

Prêchez donc la justice, alors que dans une circonstance de ce genre, des hommes qui passent pour honnêtes, et sont sans doute cha- ritables, n'hésitent pas, pour se conserver un petit plaisir, à imposer une grande peine à leurs semblables. Au cours des voyages que j'ai pu faire, je n'ai jamais rencontré un homme qui applique la maxime évangélique, et qui, se mettant à la portière, annonce : « trois places libres par ici. » Du reste il serait méprisé.


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Le plus profond de la pensée de Victor Hugo, et le plus beau de ses poèmes, je le trouve dans la première partie des « Misérables )>.


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Ce saint évêque Bienvenu fait un grand miracle, et sans Dieu, seule- ment par courage et force du jugement. J'ai relu ces pages bien des fois, sans en toucher le fond ; aucun système ne ma autant mstruit ; toute la morale y est, oui, tout le bien du monde en ces im.ages simples et fortes, frappantes, directes. Le christianisme à son automne y donne son fruit. Ne cherchez pas autour, mais dedans. La foi et le miracle y sont. C'est le seul écrit qui passe Marc-Aurèle.

De tous ces académiciens et gens de lettres, je n'attendais rien de bon. Ils ont tenu ce qu'ils pouvaient promettre. Toujours louer le rhéteur, l'amplificateur. Mais dans Hugo, c'est toujours l'Idée qui marche la première. Non pas toujours claire, mais toujours présente. L'apparence de rhétorique qu'il fait voir quelquefois vient de ce qu'il ne peut exprimer l'idée ; c'est tout le contraire de la rhétorique qui n'a rien à dire. Du moins, dans les pages auxquelles je pense, l'idée est au plein jour. Jean Valjean a trouvé la porte ouverte, la soupe et le lit. Il vole, il se sauve, il est repris. « Tout cela est à vous, dit l'évêque ; je vous l'avais donné. Ne l'avez-vous point dit ? >' Voilà le premier mouvement. Mais la réflexion suit, et court après l'ac- tion, frappant plus juste encore : ' Souvenez-vous que vous m'avez promis d'être un honnête homme. >■ Jean Valjean tomibe dans une rêverie sans paroles. On le retrouve le lendemain, immobile, presque terrible, tenant sous son pied les deux sous du petit ramoneur qui chantait et qui pleure. Son pied est encore voleur. Tout y est donc, même la récidive.

La guerre ne peut terminer la guerre, car la vengeance ressemble trop à la justice. Il n'y a qu'un parti, jeter les armes, toutes les armes. Mais on n'o€e point. Ici est la laideur de la guerre ; j'y vois trop de peur. Dans les grandes choses et dans les petites. Voici un nuage dans l'amitié, et aussitôt tu observes ton frère, tu l'attends ; tu pèses son amitié au lieu de montrer la tienne. '^ Mérite-t-il ? » Mais tu n'as qu'à pardonner, il méritera. Il faut donner d'abord, et absolument donner ; il faut croire. Mais communément on donne tout, excepté ce qu'il faudrait donner. Je n'ai vu que des pardons par faiblesse ou fatigue, même aux enfants les plus follement aimés. On leur donne tout, excepté le jugement sincère qui efface. C'est ce qui fait voir que l'amour est encore bien loin de la chanté. L'amour dit bien : < tu es pardonné ^ ; mais l'amour ne dit jamais : « tu es digne du pardon, je ne te donne rien, je saie que tu es bon ^\ Et à un voleur, à un men- teur, à un insulteur. Et sincèrement. Car il faut le croire ; sans cela

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ce n'est jamais vrai. La plus petite défiance gâte tout. Vous dites « pardon « mais il lit « condamnation '\ Et son visage répond aussi, et condamne. Ainsi paix ne vaut pas mieux que guerre. < Pardonnez à vos ennem.is ', c'est mal dit. Non. Mais savoir qu'il n'y a point d'ennemis. Il y a quelque chose de meilleur que d'avoir pitié des malheureux, c'est de les penser heureux ; quelque chose de meilleur que de soigner les malades, c'est de les savoir guéris ; quelque chose de meilleur que d'oublier l'offense, c'est de savoir de science certaine qu'il n'y a point d'offense. Et cette révélation, aussi consolation, est la vérité du repentir.


XXVI


L'autre jour, vers midi, je m'arrêtai près du cadran solaire. Ce n'est pas une aiguille sur un mur ; c'est un cercle méridien dressé au milieu d'une pelouse, et coupé par un cercle équateur sur lequel les heures sont marquées. Au total c'est une sphère évidée qui me représente la terre orientée justement, par rapport au soleil, comme la terre que j'ai sous les pieds. Chaque fois que je considère cet appareil si simple, j'apprends par vue directe quelque vieille vérité que j'avais lue en vain dans les livres.

Ce jour-là le brouillard noyait tout ; la terre était imbibée comme le lit d'un fleuve ; le plem jour traînait comme un crépuscule, et le soleil, pareil à une lanterne de papier rouge, semblait «près de son coucher, quoi qu'il fût midi. Avez-vous remarqué comme le soleil est bas à midi vers la fin de décembre ? Non peut-être. Ce sont des choses que tout le monde sait, et auxquelles personne ne pense. Pour un homme à moitié instruit, le soleil est un disque jaune, et la terre est un disque plus petit qui tourne tout autour en suivant une ellipse. Mais je ne pensais pas du tout à la première page d'un atlas de géo- graphie ; j'en étais encore aux apparences.

J'interrogeai le cadran solaire. Je vis que le soleil était bien au- dessous de l'équateur, et justement dans la direction d'une pointe de fer sur laquelle on avait écrit : Tropique du Capricorne. Je pensai à ceux qui habitent ces régions-là ; je me dis qu'ils avaient ces jours-ci le soleil verticalement au-dessus de la tête et qu'il faisait très chaud chez eux. Je me dis aussi que le soleil allait maintenant nous revenir,

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et remonter un peu chaque jour. Le cadran solaire me montrait un autre point dans le ciel ; je pensai aux ombrages de Tété et à l'odeuf des foins. Ces cercles de fer scellés dans la pierre figuraient le retour constant des saisons.

Subitement je compris ce que c'est que le premier janvier et les réceptions officielles. C'est ici, me dis-je, c'est ici même que le chef de l'Etat devrait annoncer l'année nouvelle. Il y a eu sans doute un temps où les peuples, toutes les fois qu'ils voyaient le soleil descendre, croyaient que la fin du monde allait venir, avec la nuit éternelle et le froid. Mais les chefs, qui avaient sans doute dressé des cercles comme ceux-là, apercevaient, avant les autres, que le soleil remontait. C'est alors qu'ils réunissaient le peuple et annonçaient un nouveau retour des saisons, c'est-à-dire une nouvelle année et de nouvelles moissons. De nos jours ils n'annoncent plus rien, mais les sourires sont restés, et les félicitations, et les souhaits aussi, qui signifient que tout espoir n'est pas perdu. Il me plaît de penser que les Finances, l'Enregistre- ment, les Contributions et les Douanes vont se parer de chapeaux à ressort pour aller faire hommage au vieux Soleil, père des forces, roi des peuples et artisan de l'histoire.


XXVII


Les chevaux sont naturellement à peu près aveugles ; leurs yeux ne leur font voir sans doute que des fantômes dans le brouillard ; le cheval d'Alexandre n'était si méchant, comme on sait, que parce qu'il avait peur de son ombre. C'est pour cela que l'on met des œillères aux chevaux vigoureux ; on se délivre ainsi des opinions confuses qu'ils prendraient par les yeux. Quant aux chevaux ordinaires, qui crèvent de faim et de fatigue, et qui dorment en travaillant, ce n'est pas la peine d*en parler ; qu'ils aient des opinions fausses autant qu'ils voudront.

Je pensais au dressage des chevaux, parce que l'on me montrait une grande salle à dresser les hommes. Ces carreaux dépolis, ces murs tout nus, ces tons de brouillard, tout cela ressemblait assez à des œillères faites pour coiffer quarante têtes à la fois. En revanche, que de paroles ! Quel riche univers pour les oreilles !


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Observez bien un cheval, vous verrez comme il sait se servir de ses oreilles. Quels vifs mouvements de leurs cornets ! Il ramasse tous les sons et tous les bruits ; chaque chose est pour lui un bruit ; il s'avance prudemment en aveugle, dans un univers de bruits. Il devine ce que tel bruit annonce. Ainsi, il sait très mal comment les choses sont faites, mais il sait très bien comment elles se suivent.

Nos écoliers n'ont pas les oreilles si longues, mais ils arrivent tout de même à s'en servir assez bien. Les mieux doués retrouvent très vite leur chemin dans l'univers des discours. Ils savent quel mot suit d'ordinaire tel mot. J'ai connu une petite fille qui s'exerçait à produire des bruits dans l'ordre convenable. Au commencement elle disait « trois fois huit quarante-deux ", ce qui était tout à fait ridicule ; quelques jours après, elle en était à : '< trois fois huit, trente-quatre >>, ce qui était presque bien ; maintenant elle compte juste, comme d'autres chantent juste. Elle pense avec ses oreilles.

J'ai connu aussi un très bon jeune homme, dressé par les mêmes méthodes, et qui courait sur une piste un peu plus difficile : <^ Un ouvrier met huit heures à creuser un mètre de tel fossé ; combien mettra-t-il de temps pour creuser deux mètres ? Deux fois plus ». Il savait cette chanson-là. Mais il n'était pas encore bien maître des variations, et, quand on lui posait cette autre question : « combien de temps mettront deux ouvriers pour creuser un mètre ? » il répondait tranquillement : « deux fois plus '\ Il se trompait de piste.

Etait-il sot ? Je ne le crois pas. Je crois plutôt qu'il pensait à la manière des chevaux, avec ses oreilles. S'il avait pensé avec ses yeux, s'il avait vu ou seulement imaginé un fossé et des ouvriers, et s'il avait réglé son discours sur la chose même, il aurait raisonné comme Descartes ou Archimède. Toute vérité entre par les yeux. Toute sottise entre par les oreilles.


XXVIII


L'institutrice attend les premières feuilles pour les faire voir aux tout petits ; un matin, elle en découvre une, à peine dépliée ; et, comme elle dirige sur cette merveille de l'année cinquante paires d'yeux vifs, aussitôt des orateurs lui font comprendre qu'il y a un bouquet


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de feuilles depuis deux jours, à l'autre arbre, et que tous l'ont re- marqué.

Une autre fois, dans une autre école, la maîtresse demande : « Qu'est- ce qu'on voit sur les arbres au printemps ? » Les mioches répondent d'une seule voix : « On y voit des fleurs. « Selon les livres, ils auraient dû répondre qu'on y voit des feuilles ,* mais ces yeux vifs et tout neufs ne savaient encore que regarder. Et cette fois-là encore l'art d'observer rut appris à l'institutrice par une bande de marmots sans culture.

Sur quoi il y a beaucoup à dire. Et d'abord que les yeux des enfants ont une espèce de faim qu'on ne retrouve guère chez les hommes, ce qui fait qu'ils remarquent tout ; c'est pourquoi les leçons de choses, surtout si l'on s'efforce de ne rien omettre et de tout décrire par le menu, risquent d'endormir les plus attentifs, et de donner aux autres cette idée funeste que la maîtresse est en train d'apprendre avec bien de la peine des choses que les élèves savent beaucoup mieux qu'elle. Il s'est produit, dans cet éveil de la pédagogie que l'on a vu en ce dernier Siècle, un renversement de perspective singulier : les pédants ont découvert la nature et ont formé cette idée neuve qu'il fallait la faire voir aussi aux enfants. Or, une telle idée est juste en partie, fausse en partie ; il y faut mettre des nuances, et obsei^ver avant tout les enfants au moment où on leur parle ; car c'est une méthode périlleuse, pour un adulte qui parle à des enfants, que de vouloir faire l'enfant; l'enfant est au-dessus de ces puérilités ; il en saisit très bien le ridicule ; il en est plus d'une fois humilié. Je ne compte pas trop, je l'avoue, sur ces histoires naïves qu'on leur fait, ni sur cet effort trop visible pour se mettre à leur portée. Il y a une vivacité d'intelligence, une subtilité de sentiments, un jugement supérieur dans ces natures en dévelop- pement, d'où naîtrait bientôt une condescendance, si l'on n'y prenait garde. Et il peut arriver que l'enfant fasse l'ignorant par politesse, ce qui renverse l'ordre et crée un ennui d'institution. Ces remarques trouvent leur application partout, à la Sorbonne aussi bien qu'à la Maternelle.

Mais, spécialement au sujet de l'observation et de l'esprit d'obser- vation, il y a un préjugé de ceux qui ont trop lu, d'après lequel un paysan ou un ouvrier ne sait point voir. D'où l'on vient à vouloir leur enseigner avant tout h pratique d'après les apparences, quMs savent presque toujours mieux que le maître ; l'on y perd des heures et des années, eu lieu de les jeter tout de suite dans la vraie science, qui est d entendcm.ent, et qui saisit des rapports d'entendement. Par exemple,

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dans une horloge, il faut compter les dents de chaque roue, et deman- der : « Pendant que telle roue fait un tour, combien de tours fera la voisine et l'autre, combien de fois battra le balancier ? >> Si jeunes qu'ils soient, ils s'élanceront sur cette route royale, comme de vrais hommes. Mais vous approchez votre montre de son oreille, en lui disant : « Ecoute la petite bêce. » Prenez garde que l'enfant ne vous juge un peu trop enfant.


XXIX


Il y a une vérité cachée, dans toutes ces réclamations sur la Culture. Beaucoup la sentent, peu l'aperçoivent clairement. Voici ce que c'est. A la Sorbonne comme à l'Ecole Primaire l'erreur est la memie, le mal est le m.ême ; ce sont les leçons de choses qui veulent remplacer les leçons d'idées ; partout un travail accablant, sans jugement et même sans vraie attention.

A l'Ecole on a bien peur de s'élever trop vite aux idées. Quelques mais importants ont découvert qu'il fallait montrer aux enfants l'épi de blé, la pomme, le lapin, le chat, le balai, le seau. L'objet sous les yeux, toujours, et une simple description ; car, disaient-ils, il faut d'abord que l'enfant apprenne a. observer ; il faut aller du concret à l'abstrait par degrés insensibles. Cette pédagogie est ridicule.

D'abord l'enfant sait très bien observer, et souvent mieux que le maître ; on m'en a cité mille exemples ; de là peut naître une moquerie cachée et un mépris des études chez les plus fortes tctes. Car ils attendent merveilles, et n'entendent que des pauvretés qu'ils n'ose- raient pas seulement enseigner à leurs petits frères. Mais laissons les fortes têtes ; considérons le troupeau. Le troupeau est assis et regarde le chat, la queue du chat, les yeux du chat, les yeux du lapin, le blé, le moulin, et le garçon boulanger ; et il prend une idée fort sotte de la vérité ; il croit qu'il ne s'agit jamais que d'apprendre une chose après l'autre, toujours restant assis, ouvrant les yeux et les oreilles, sans erreurs, sans accrocs, sans éclairs, sans ces bondissem.ents d'esprit qui font que l'animal bipède se reconnaît homme. Là est le fond du pédantisme, à croire qu'il y a beaucoup à apprendre, et qu'on peut apprendre un peu chaque jour, comme on fauche ou comme on fait

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des sabots. A quoi je ne vois qu'un remède, c'est de jeter au plus vite l'esprit de l'enfant dans ces rapports simples qui émerveillaient Thaïes et Pythagore. A l'heure où l'ombre de l'homme est égale à l'homme, l'ombre de l'arbre est égale à l'arbre. Ainsi j'irais brusquement du concret au suprême abstrait ; ensuite on redescendra, et à mesure que l'on comprendra plus de choses, on voudra, on saura observer plus de choses.

J'en ai autant à dire aux Sorbonagres. Car ils veulent que l'étu- diant sache d'abord tout sur Balzac ; aussi ceux qui ne se révoltent pas dépouillent des volumes et prennent des notes comme s'ils cas- saient des cailloux ; l'amour et la joie s'en vont. Je veux au contraire qu'ils lisent et relisent d'abord le meilleur, le plus humain, et d'enthou- siasme. Ensuite l'amour de tout savoir jusqu'au détail leur viendra ; et ils aimeront les bibliothèques étant vieux, parce qu'ils ne s'y seront pas ennuyés et abrutis étant jeunes.


XXX


Il faut que l'esprit scientifique pénètre partout ; je ne dis pas la Science, mais l'esprit scientifique, car la Science forme une masse qui écrase, et ses derniers travaux, sur la lumjère, sur l'électricité, sur les mouvements des corpuscules supposent à la fois des calculs compliqués et des expériences tout à fait hors de l'ordinaire ; et il est assez clair que des recherches sur le radium ne sont pas encore propres à jeter un peu de lumière dans les esprits jeunes et qui n'ont que peu de temps pour étudier. Ce qui est le meilleur dans la Science, c'est ce qui est le plus ancien, le plus solidement établi, le plus familier à tous par la pratique. Une erreur de grande conséquence est de vou- loir cultiver les enfants en leur résumant les plus récentes controverses des physiciens. Il y a des savants pour rejeter entièrement l'attraction Newtonienne, et pour supposer à la place par exemple une compression vers un centre, les planètes étant alors poussées vers le Soleil au lieu d'être attirées par le Soleil. Il me faudrait bien des lectures et de longues réflexions pour décider s'il y a là autre chose qu'une discussion sur les mots ; mais ces subtilités ne sont pas bonnes pour les enfants. Je veux qu'ils apprennent d'abord à se reconnaître dans le ciel, à

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déterminer le lieu des principales constellations, à suivre là-dedans les voyages du Soleil, de la Lune, et des planètes les plus apparentes ; après cela nous passerons des mouvements apparents aux mouvements vrais, sans entrer dans les subtilités de ceux qui se demandent en quel sens il faut dire que la terre tourne ; ces doutes ne conviennent qu'à ceux qui savent déjà, par bonnes raisons à la GDpernic, que la terre tourne ; et ces raisons supposent à leur tour des connaissances déjà difficiles à acquérir. Il faut que l'enfant refasse ce chemin ; Thaïes, Pythagore, Archimède, Copernic sont des maîtres qui lui suffisent. Celui qui enseigne n'a pas à se préoccuper d'être renseigné sur les dernières découvertes ; d'autant qu'il ne le sera jamais bien ; il y a certainement des erreurs de fait, des erreurs de raisonnement, des erreurs de jugement dans tout ce qu'on nous raconte sur le radium ou sur les électrons. Pourquoi n'y en aurait-il pas ? A chaque époque, et chez les plus grands physiciens on en peut trouver. Laissons faire le Temps infatigable, qui passera toutes ces choses à son crible.

A chacun sa tâche. Il est bon que les aventuriers de génie aillent en avant à la découverte. Je pense surtout au gros de l'armée, qui reste en arrière et de plus en plus. Car en vérité un paysan de notre temps est aussi loin d'un cours de Mécanique professé à la Sorbonne, qu'un esclave sicilien l'était des spéculations d'Archimède sur les corps flottants. La Démocratie a pour premier devoir de revenir aux traînards, qui sont multitude ; car, selon l'idéal Démocratique, une élite qui n'instruit pas le peuple est plus évidemment injuste qu'un riche qui touche ses loyers et ses coupons ; et je croirais assez que cette injustice du savant, qui nous paie en machines au lieu de nous payer en notions, est la racine de toutes les autres. Voilà pourquoi, dans les programmes de sciences pour les enfants, je joindrais à l'astro- nomie l'étude des machines simples, comme levier, poulie, plan incliné, coin, clou, vis, hélice ; et je dirais qu'en voilà assez pour éclairer les esprits absolument, et rompre les chaînes de consentement, qui sont les vraies chaînes.


XXXI

Le professeur Tkalanias a encore reçu des pommes cuites, ce qui montre que la ' Ligue des pères de famille ' étend sa surveillance


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jusqu'à la Sorbonne. Et voilà à quoi on sjexpose lorsque 1 on veut mettre riiistoire au service de la Raison, iant que nous n'aurons à produire, pour soutenir un idéal politique, que des arguments tirés des archives, les curés auront beau jeu.

Il faut être déformé par le métier d'historien pour croire que l'his- toire prouve quoi que ce soit. A vrai dire, l'histoire prouve ce qu on veut, et la preuve ne vaut jamais rien. « Derrière chaque document, me disait un sage historien, il y a un autre document, qui ruine le premier. J'ai entendu autrefois des leçons très savantes sur Louis XI. Je m'étais fait jusque-là une idée assez précise de ce roi bourgeois, qui portait des petites bonnes vierges sur son chapeau. Je le voyais s'alliant avec les villes contre les grands vassaux, et contribuant pour sa part à faire l'unité de la France. Cela me paraissait très acceptable ; puisque l'unité de la France est faite maintenant, c'est qu'on y a travaillé autrefois. L'Histoire a sur la politique cet avantage qu'elle prédit à coup sûr, et qu'elle annonce toujours l'événement après qu'il est arrivé ; ce qui fait que tout s'y suit assez bien, et ce n'est pas merveille.

Mais le maître que j'entendais avait sa réputation à faire, et il l'éta- blissait sur des ruines. Il nous dessinait un Louis XI tout à fait nou- veau ; c'était, presque trait pour trait, le contraire de ce qu on m avait appris. Du reste il apportait des preuves vraisemblables. Ces leçons ne furent pas perdues pour moi ; j'attends maintenant, et d'ailleurs sans impatience, un troisième Louis XI qui remplacera les deux autres. Que connaissons-nous de Jeanne d'Arc ? Quelques vieux papiers, dont il n'est pas un seul qui ne puisse être interprété de dix manières. C'est trop peu pour prouver que Dieu a sauvé la France en ce temps- là en parlant à une fille des champs ; celui qui ne croit pas cela avant les preuves ne le croira pas davantage après. Mais c'est trop peu aussi pour prouver le contraire. On ne détmit pas la foi par des preuves tirées des vieux papiers. C'est pourquoi le croyant prendra toujours des arguments de ce genre comme des injures ou des blasphèmes. Et il n'a pas absolument tort. Je l'afïirrne sans crainte de me tromper, ce n'est pas faute de documents que le professeur Thalamas doute que Jeanne d'Arc ait été inspirée par le ciel. Donc, lorsqu'il interprète l'histoire contre l'Eglise, il ne donne pas ses vrais arguments ; il n'est pas tout à fait de bonne foi ; il n'est pas tout à fait sincère. Or, je l'ai éprouvé bien des fois, quand on veut éviter de recevoir des pommes cuites, il faut être tout à fait sincère.

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XXXII


Amyntas a été jeune, comme tout le monde. En cet état, il montrait plus de sérieux et de solide que le commiun des bons écoliers, mais de la jeunesse aussi, c'est-à-dire l'ennui et le mépris aux petites choses, et l'enthousiasme pour les grands écrivains, qui sont justement an niveau des jeunes par leur naïveté et nudité d'esprit. Mais chacun a sa jeunesse, et les chatons ne jouent pas comm.e les lionceaux. Amyntas était né critique. Il lut, il pénétra, il perça à jour. Il triompha dans des descriptions d'hommes, vives, sûres, comme d'un seul trait. L'esprit y marquait sa griffe. Bref ce fut un maître, à vingt-cinq ans comme les jeunes n'en ont pas trop. Peut-être manquait-il de force, ou de cœur, comme on dit ; peut-être son javelot ne tremblait pas assez dans la cible ; il lançait mieux les flèches du voltigeur. En somme des idées un peu grêles, mais si nettes. Et, comme les idées appellent les faits, il lisait, lisait, lisait. Lorsqu 'Amyntas pense à ce beau temps, il dit : « Hélas, je ne savais rien. >

Quand on fait métier des Belles-Lettres, il arrive que l'on se lasse d'admirer, et que l'on explique volontiers les grands effets par de petites causes, Corneille tragique par Corneille avocat. C'est 1 âge critique du critique ; ou bien il faut une rusticité d'esprit, comme d'un Faguet, qui découvrit Platon à cinquante ans, et en fit un livre de jeune homme. Mais Amyntas n'avait pas le cœur si musclé. Il avait aussi trop d'esprit Voltairien pour vieillir dans le musqué et le précieux. C'est ainsi qu'il tomba à l'érudition, juste comme il entrait en Sorbonne.

Il fut donc un dénicheur. Et il se mit à défaire le travail d'autrui justement comme il faisait le sien ; car chacun explique les œuvres des autres d'après ce qu'il sait des siennes. Il supposa que les autres avaient lu comme lui et pensé comme lui. Le voilà à la piste ; il suit Voltaire en voyage ; et, si le grand homme a lu quelque papier coupé dans les lieux secrets, il faut qu'Amyntas sache comment ce papier était coupé, et quelle idée le grand homme en a retenu. Il dîne en ville avec lui ; il écoute aux portes ; il entend cette conversation qui eut lieu il y a deux cents ans. Il défait les idées comme des dentelles ; il

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suit les fils ; si le fil se rompt, il en retrouve les deux bouts. Prodigieux travail, amusant à faire, amusant même à suivre, et dont il formule maintenant les principes et les règles. On peut finir plus mal ; et, si les petites causes n'expliquent pas tout, elles arrivent à définir ce qui importe, ce qu'elles ne peuvent expliquer. Amyntas est un homme heureux ; il se flatte d'avoir trouvé enfin, après de longs tâtonnements, la méthode de travail qui convient aux jeunes.


XXXIII


Un étudiant en Sorbonne me contait ses peines l'autre jour : « Vous comptez bien, me disait-il, soixante-quatorze professeurs d'histoire, qui passent leur temps à démolir, au moyen de documents nouveaux, les documents de la veille. Mais vous oubliez cette nuée d'historiens qui, sous couleur d'enseigner le français, le latin, le grec, l'allemand, l'anglais ou l'italien, font de l'histoire encore, racontent avec mille détails la vie des auteurs, lisent gravement l'acte de baptême de Racine, ou l'acte de mariage des parents de Gœthe, et, en un mot, connaissent tout des auteurs, excepté leurs œuvres. La vermine historienne ronge jusqu'aux plus nobles systèmes d'idées. Autrefois, à ce qu'on raconte, il se trouvait des hommes pour expliquer à la jeunesse les doctrines de Platon, de Descartes, de Spinoza. Maintenant, on n'explique plus ; on se contente de comparer les différentes éditions d'un même ouvrage, et on nous montre les variantes comme on nous montrerait une col- lection de papillons. Dès qu'on tient la lettre, tout est dit ; l'esprit, on n'y pense point. C'est ainsi qu'ils travaillent ; ils dépouillent les éditions, Iss préfaces, les commentaires ; ils font des fiches, et nous les dictent. Pour nous former l'esprit, ils nous font faire des fiches, à nous aussi. J'ai présentement à rechercher le titre et la date de tous les livres de langue française qui traitent de la philosophie de Kant. Travail de bibliothécaire. Et si parfois quelqu'un d'entre nous essaie d'expliquer quelque forte maxime, on lui dit du haut d'une chaire, non sans une nuance de mépris : N'essayez donc pas de comprendre, avec les idées et les habitudes d'esprit de notre temps, une formule qui est vieille de deux siècles : les doctrines sont des faits historiques ; il faut les prendre comme elles sont, sans en rien retrancher, sans y

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rien ajouter. Tel est, ajoutait l'étudiant, le pain intellectuel qu'on nous distribue ,* j'ai l'entendement bourré de petits papiers ; me voilà vieux, à vingt ans, comme un membre de l'Académie des Inscriptions ; je sens que je vais entreprendre un dictionnaire des monosyllabes dans toutes les langues connues. Monsieur, ayez pitié de moi ; dites- moi comment je dois faire pour conserver un petit reste d'intelli- gence. >

Je lui répondis froidement : '< C'est bien simple ; donnez du tinta- marre à tous ces historiens-là. Réclamez des idées, sur l'air des lam- pions. Ou mieux, car ils vous feraient expulser, faites-vous comptable ou commis-voyageur. Vous connaîtrez, par vue directe, les choses et les hommes ; vous vendrez, vous achèterez, vous vous passion- nerez, vous vivrez l'histoire d'aujourd'hui, au lieu d'épeler l'histoire des Pharaons. Pour le reste, vous viendrez me voir de temps en temps, et je vous prêterai de beaux livres, sans préfaces, sans biographies, sans notes, sans commentaires. Ainsi, entre ce qui est vivant et ce qui est immortel, vous vivrez une vie digne d'un homme. ^


XXXIV


Nous traversons un vrai temps de Carême. Ce soleil déjà haut est une promesse ; mais ce vent aigre et ces flocons qui voltigent sont une épreuve. Tous les ans nous constatons ce retour d hiver, aussitôt après les premières feuilles. Et, quoique le physicien l'explique fort bien par le premier effet du soleil, qui fait monter l'air chaud et appelle l'air froid, néanmoins il en est surpris et attristé comme sont les igno- rants. Ce froid qui tombe soudain sur nos espérances a vraiment figure d'injustice ; nous étions recroquevillés et bien sages depuis le fond de l'hiver, et voilà qu'au premier soleil nous avons fleuri trop tôt ; nos fleurs de joie sont gelées.

C'est donc un temps convenable pour réfléchir aux amertumes de la vie, et pour comprendre le prix de la prudence et la nécessité de ne p>as céder au premier plaisir. Le temps du carême est de pénitence, sans aucun décret divin, par la vertu du soleil, des vents et des vapeurs. Si j'imagine un temps où, pendant l'hiver, on vivait de peu en dormant

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comme des marmottes, je comprends qu'après quelques beaux jours, après un éveil imprudent et une éclosion d'actions et de projets, les Normands de ce temps-là devaient soudain se remettre à l'hivernage et à une vie ralentie. Expérience qui se fixa dans les mémoires et les traditions ; d'où cette idée qu'avant la délivrance de Pâques, et malgré les ruses du soleil, il était sage de se priver encore, de jeûner encore, et d'être tristes enfin par précaution afin de ne pas l'être par rhume ou bronchite. Ainsi les bonnes femmes qui font pénitence et se courbent pour prier en ce temps-ci ne font que suivre la nature.

De même, quand je les vois le jour des Rameaux, portant des branches de buis ou de sapin, je comprends qu'elles affirment pourtant leur espérance et qu'elles apportent les premières feuilles en témioi- gnage, comme pour se prouver à elles-mêmes que ce n'est pas le vrai hiver qui recommence. C'est un mouvement bien naturel, pour celui qui découvre en quelque vallon mieux abrité les premières feuilles, de casser la branche et d'aller la montrer à d'autres, comme preuve de la prochaine résurrection. Comiment aussi l'on vint par rite à ne prendre pour cela que les branches des arbres qui sont toujours verts, afin de ne pas dépouiller les autres, cela s'explique assez bien.

On voit par là clairement que les religions sont venues après les rites, et que les rites eux-mêmes n'ont jamais été autre chose que des réactions naturelles, réglées en commun d'après l'expérience. Sur quoi des poètes et des philosophes ont travaillé, inventant les dieux, pourrait-on dire, afin d'expliquer la prière. Mais il me semble que c'est toujours le culte qui a précédé le dieu, et qui fut la vraie preuve du dieu. En carême, on s'incline et on se replie ; on mime la crainte et le respect par l'effet du vent. A Pâques on aime et on adore, par l'effet du soleil et des forces ressuscitées. Quand c'est le temps d'aimer, on aime d'abord ; Roméo est paré des grâces de Juliette. Ainsi de la tristesse des hommes est née la colère de Dieu ; et la bonté de Dieu, de leurs espérances. Et de leur joie enfin délivrée, un dieu sauveur est ressuscité. Les prêtres sont comme les rois ; ils règlent les choses comme elles iraient sans eux.


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XXXV


Cette idée du « Sur-Homme », qui est maintenant presque popu- laire, est puissante sur l'imagination. Si vous prêchez que les lois sont dans l'intérêt des médiocres, et niveleuses, et endormeuses d'hommes, si vous prêchez que le plus clair devoir de chacun est de vivre toute sa vie et de développer tout son être, vous aurez un beau succès, surtout si vous parlez aux plus éveillés parmi les jeunes, qui piétinent comme des lions en cage. C'est pourquoi ce fou de Nietzsche a de beaux disciples, et inquiète un peu les pères de famille; mais à bien regarder ce faux sage n'est qu'un morceau de Platon. Quel serait votre enthou- siasme, mes amis, si vous aviez déterré la statue toute entière !

Vivre toute sa vie. Développer toutes les puissances que l'on sent en soi-même. Beau programme. Difficile programme. Ecartons les petits obstacles, les petites lois, les petits juges, tous ces imprudents pygmées qui nous grimpent aux jambes. Bon. Mais que vas-tu faire maintenant de ta liberté ? J'aperçois de plus grands obstacles, en toi-même. J'aperçois un peuple de désirs et de passions qu'il va falloir gouverner.

L'amour est puissant. La soif est puissante. La colère est puissante. La tristesse, l'ennui, l'horreur de soi-même, sont de mauvais compa- gnons. Il faut vivre avec eux pourtant. Vous êtes tous ficelés dans le même sac à figure d'homme. Comment donc faire ? Tu ne vas pas céder à tout désir, nourrir toute passion, te permettre tout excès ? Si seulement tu t'enivres, voilà toute ta vie qui titube. Un beau héros, ma foi oui !

Mais non. Il faut de l'ordre à l'intérieur de moi. Il faut que tous ces monstres enchaînés fassent un homme, et non un fou aux cent visages. Il faut que l'animal humain se tienne comme un dieu d'airain. Il faut que, dans le silence des passions et le sommeil des muscles, il puisse s'examiner lui-même, et toutes choses autour de lui. Il faut qu'il puisse peser son or et son cuivre, aussi attentif à son trésor qu'un vieil usurier. Et, en somme, le centre de la vie, c'est cette Raison Gouvernante, qui contient les désirs et les colères, et qui conduit sa sœur aveugle, la Crainte, à travers la nuit de toutes choses.

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LES PROPOS D*ALAIN Ce qui fait que notre Héros, s*il méprise la petite justice des fourmis, ne peut pourtant mépriser toute justice entre ses désirs, ni laisser le sceptre au premier Amour venu, ni à la première Terreur venue. Mais le voilà, au contraire, arbitre entre ses propres puissances, et cherchant des lois pour lui, qui le rendront, je le parie, juste, tempé- rant et doux, tel que le voulaient les lois que les pygmées, poussés par la peur peut-être, ont gravées sur le marbre et l'airain.


XXXVI


La morale, c'est bon pour les riches. Je le dis sans rire. Une vie pauvre est serrée par les événements ; je n'y vois ni arbitraire, ni choix, ni délibération. Certaines vertus sont imposées, d'autres sont impossibles. Aussi je hais ces bons conseils que le bienfaiteur donne aux misérables.

Les plus modérés veulent que les pauvres soient bien lavés, parce que, disent-ils, l'eau ne coûte rien. Erreur, l'eau coûte de la peine, et le savon coûte de l'argent. Il faut du temps aussi pour laver les mioches, et du temps pour laver les blouses et les culottes.

Il faut de l'ordre et de la prévoyance. Parbleu oui ; qui en doute ? Mais 11 en est de ces vertus comme des profits ; elles ne peuvent se greffer que sur un premier capital. Comment voulez-vous que la sagesse se soutienne quand elle se bat tous les jours avec des soucis qui renaissent comme les têtes de l'hydre ? La prévoyance sans sécu- rité, comprenez-vous cela ? Concevez-vous ce regard toujours porté sur un avenir noir ? Non ; c'est un cercle d'où l'on ne peut sortir ; insouciance nourrit misère ; misère nourrit insouciance.

Je connais une maîtresse d'école maternelle qui a sincèrement essayé d'enseigner un peu de morale à ses petits. Mais les leçons lui rentraient dans la bouche. « Quel plaisir, mes petits amis, d'avoir une maison propre et claire ! >' Mais elle rencontrait le regard d'un ou deux mioches qui n'avaient pour fenêtre qu'une tabatière, et qu une mansarde étroite pour trois lits.

« On doit changer son linge de corps une fois par semaine. » Hélas ! Elle savait bien que si l'on lavait la chemise de ce tout petit, elle s'en irait en charpie. Les dangers de l'alcoolisme, autre chanson. Mais,

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LES PROPOS D^ALAIN

comme elle allait faire le portrait de l'ivrogne, elle s'apercevait qu'elle pensait au père de ces deux jumeaux, qui commençaient à rougir de honte. Il y a des discours qui vous restent dans les dents.

Comment faire ? Ne point prêcher. Laver ceux qui sont sales, si on peut. Habiller ceux qui sont en guenilles, si on peut. Pratiquer soi-même la justice et la bonté. Ne pas faire rougir les enfants. Ne pas appuyer maladroitement sur leurs maux. Ne pas flatter, sans le vouloir, ceux qui ont la bonne chance d'être proprement vêtus et d'avoir des parents sobres. Non. Réellement, il vaut mieux parler d'autres choses, de ce qui est à tout le monde, du soleil, de la lune, des étoiles, des saisons, des nombres, du fleuve, de la montagne, de façon que celui qui n'a point de chaussettes se sente tout de même citoyen, de façon que la maison d'école soit le temple de la Justice, et le seul lieu où les pauvres ne soient pas méprisés.

Gardons nos sermons pour les riches ; et d'abord pour nous-mêmes. Dès que l'on a quelque chose au delà du nécessaire, et un peu da loisir, c'est alors qu'on peut diriger sa vie, combattre les maux ima- ginaires, et préférer la lecture au jeu de cartes, et la citronade à l'ab- sinthe. Mais dans ces vies harcelées, l'avenir est déjà présent ; on ne penserait qu'à l'irréparable ; on aime mieux boire quand on peut, sans penser à rien. Osez donc dire qu'à leur place vous n'en feriez pas autant.


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Je suis bien d'avis que l'on explique aux petits garçons la catastrophe du « Titanic », et tout ce qui s'en suivit. Notamment les beaux faits des télégraphistes, des musiciens, des équipages, de tous les hommes, enfin, qui domptèrent la peur. Car je crois qu'il est important d'ensei- gner la morale ; et je crois que les esprits libres, par un éloignement des dogmes religieux, en sont venus trop vite à mutiler la morale aussi, disant que la notion de devoir convient seulement à des esclaves, et définissant l'homme libre par le mépris des devoirs. Cette notion du devoir doit être restaurée dans sa pureté ; bien loin d'être con- traire à la liberté du héros, au contraire elle la définit.

Tous les animaux ont peur, et cèdent à la peur ; ils n'attaquent que lorsque la faim est plus forte que la peur ; ce sont des désirs sans gou-

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LES PROPOS D'ALAIN

Vernement. Aussi peut-on craindre les animaux, ou bien les prendre en pitié ou en amitié ; il n y a point lieii de les estimer, ni de les admirer. Ils n'ont point de force morale. Et qu'est-ce que la force morale ? C'est un ferme gouvernement de soi, dans les dangers, dans les dou- leurs, dans les plaisirs, dans l'assaut des passions. La pitié, le dévoue- ment, la charité, sont encore des passions. La force morale n'y est point ; celui qui les suit s'abandonne encore à la nature animale. Un homme qui d'abord se livre à la colère et qui dans la suite se livre à la clém.ence, n'est toujours qu'un animai changeant. La force morale contient la clémence comme il faut, et la colère comme il faut ; tou- jours et avant tout la peur. Et qu'est-ce que le devoir ? c'est une obligation d'être homme, et non animal, c'est-à-dire de s'aguerrir contre les passions, et principalement contre la peur, dans les petites choses, en vue des grandes choses.

Remarquez bien que cela n'enferme aucune servitude. Bien au contraire, cela brise toutes les servitudes. Le devoir, c'est de régner sur soi, de ne jam.ais abdiquer, de ne jamais céder à personne ce gouvernement intérieur. Et cela fait voir que la morale bien purifiée repousse toute espèce de maître et toute espèce de Dieu. Le devoir se suffit à lui-même. Nul n'est fier d'avoir eu peur ; nul ne se vante d'avoir fui. Il suffit d'y penser, et de faire attention à l'exemple que donnent les héros ; il suffit surtout de se juger soi-même, et d'abord de se mettre au-dessus du jugement d'autrui. Il suffit de goûter à la liberté pour l'aimer.

Mais aussi le jeune homme, le fonctionnaire, le citoyen, devraient recevoir avant tout cette forte nourriture, au lieu d'être tenus en esclavage par une idée entièrement fausse, celle des devoirs envers autrui. La dignité de l'individu est froissée et piétinée ; des maîtres sans vertu, tyrans et esclaves en même temps, adorent l'humiliation d'autrui, la louent, la récompensent, et foudroient l'audacieux qui veut se tenir sur deux jam.bes à la m.anière humaine, au lieu de mar- cher à quatre pattes. Vous n'avez qu'à voir comiment on traite un instituteur, lorsqu'il parle en homme ; presque toujours on lève le fouet ; et si d'autres à côté rampent bien, on fait leur éloge. Et les tyrans, encore trop nombreux, qui pratiquent avec une espèce de fureur ce m.auvais dressage d'anim.aux, voudraient faire croire qu'ils travaillent à ressusciter le sentim.ent du devoir, aujourd'hui, disent-ils, trop oublié. Cette confusion des notions mettra le corps social tête en bas, par l'avancement des lâches et des esclaves, si nous n'y prenons pas garde.

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Les propos d^alain


XXXVIÎI


Beaucoup de Radicaux, de ceux qui pensent sérieusement aux des- tinées de la République, demandent quelle éducation morale on don- nera aux jeunes citoyens, maintenant que les dieux ont perdu l'auréole. J'ai une opinion là-dessus ; c'est que les leçons de morale ne valent pas mieux que les leçons de théologie.

Je disais l'autre jour a des pontifes : ^' Votre enseignement est à deux fins ; il tue Imtelligence en la condamnant aux spécialités ; il tue la conscience morale en multipliant les préceptes. "' Voilà deux paradoxes. Les faits expliquent assez le premier ; il ne manque pas de spécialistes très instruits, ingénieurs, avocats, astronomes, chimistes, qui déraisonnent dès qu'ils pensent hors de leur cellule. Le second paradoxe est plus difficile peut-être à comprendre.

Il y a un Dialogue de Platon, assez court et très facile à lire, qui a pour titre ^^ Euthyphron '. Socrate demande si le Bien est ce qui plaît aux Dieux. Cela est d'une immense portée. Si le Bien c'est ce qui plaît aux Dieux, il faut consulter les Dieux, et suivre la règle qu'ils donnent, en s'aidant, au besoin, des prêtres et des prophètes. Or les Dieux sont, communément, d'assez bons diables. J'ai connu une personne fort riche, et très catholique, qui disait : < Dieu m'a donné à gérer une partie de la fortune des pauvres ; et je dois plutôt payer des salaires que faire l'aumône ; car il est écrit : tu r^agncras ton pain à la sueur de ton front. J'ai pour travail d'organiser le travail. " Partant de là, cette personne se faisait bâtir une belle maison, afin que les maçons pussent gagner le paradis.

Naturellement on peut formuler des règles un peu plus humaines et un peu plus raisonnables. Mais les règles, bonnes ou mauvaises, ont toutes le même effet, elles endorment la conscience. Pilate se lavait les mains, parce qu'il avait suivi la règle. Il y a une somnolence du sens moral, qui n'est autre chose que le Jésuitisme, avec ou sans Jésuites. '< Je fais ce que tout le monde fait. Tous les honnêtes gens m'approuveraient. ^> C'est là une maxime de police, non une maxime de morale. Car la vraie question est celle-ci, non pas de savoir si les Dieux m'approuvent, ou si les gens m'approuvent, mais bien si je

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LES PROPOS D^ALAIN

m approuve moi-même. Jean-Jacques, qui fut le génie moral des temps modernes, a dit une chose terriblement vraie, c'est que notre conscience n'hésite jamais. Pilate se lavait les mains ; cela prouve bien qu'il n'était pas tout à fait content de lui. Il en appelait aux justes lois, contre le jugement de Pilate sur Pilate. Regardez bien. Quand nous invoquons une règle de morale, c'est presque toujours pour nous excuser.

Je ne vois donc au monde qu'une vertu, s'écouter soi-même ; vivre en accord et en paix avec soi. Plus simplement, vivre avec soi, au lieu de consulter les autres. « Etre de bonne foi avec soi-même », tel est le beau précepte que Tolstoï a encore trop caché, je ne sais pourquoi, sous un fatras évangélique. Et comment enseigner cela ? Par la méditation des Sciences. Car dès que l'on veut comprendre, et non plus seulement réciter pour les sots, il faut regarder droit. J'ai lu dans Stendhal une forte parole : « pour faire des découvertes, il faut être de bonne foi avec soi-même. »


XXXIX


Le Sociologue dit : « Je me défie de vos idées abstraites, et de votre égalité jacobine. Etudions les faits. Agissons dans les faits. Il est fou de vouloir imposer une justice uniforme par tous pays, sans tenir compte des circonstances. Par exemple l'institution du suffrage uni- versel chez nous a été une erreur. L'esprit public n'était pas préparé à un si grand changement ; de là des tâtonnements, des fautes et un régime bâtard. »

Le vieux Sage répondit : ^' Ce régime bâtard nous a donné quarante ans de liberté et de paix. Reste maintenant à savoir si les maux poli- tiques dont nous souffrons, puissance des bureaux, faiblesse des mi- nistres, intrigue, corruption, désordres ici et là (je mets les choses au pis) ne résultent pas justement du mépris que beaucoup d'hommes qui passent pour supérieurs montrent pour les Idées. Car, par la coalition d'intérêts clairvoyants et de spécialités myopes, toutes les puissances, ou presque toutes, résistent de toutes leurs forces à l'effort démocratique. Le peuple règne et ne gouverne pas. Mais ce sont là des frottements inévitables dans la machine politique. Toute réforme

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LES PROPOS D'ALAIN va contre les faits. Monsieur le Sociologue, contre les faits, au nom du droit. On peut mépriser les faits, quoi que vous disiez ; on le peut, parce qu'ils ne se laissent jamais oublier. On est toujours assez oppor- tuniste ; on est toujours trop peu radical. Le droit est le droit ; et ce qui est juste doit être ; voilà la lumière de toute vie humaine ; et je n'ai qu'un regret, c'est d'avoir été trop souvent lâche et paresseux, et d'avoir dit plus d'une fois trop vite : à l'impossible nul n'est tenu. Du jour où je pense à une société juste, je veux formuler le contrat social en termes raisonnables. Or qu'est-ce que c'est que ce contrat que j'irais proposer à un homme : vous vous engagez a obéir, et je m'engage à gouverner ? Tout contrat suppose l'égalité ; ce que je pourrai, vous le pourrez aussi. Ou alors il faut qu'une partie des hommes soit un bétail pour l'autre. »

« L'égalité, dit le Sociologue, n'est pourtant pas dans la nature, ni la justice non plus. »

« Eh ! Qui en doute ? dit le vieux Sage en s'animant. Oui il y a des passions, des désirs, des colères ; il y a des bandits, des voleurs et des orgueilleux. Et c'est contre ces maux-là, justement, que nous faisons société. Non, la justice n'est pas dans les faits. Oui toute la nature et toute la partie animale de l'homme résistent au droit. C'est justement une raison de vouloir le droit autant qu'on peut et de le réaliser autant qu'on peut, sans s'étonner que les désirs, les ambitions et les craintes aboient tout autour, comme des chiens à qui on arrache un os. Qu'ils grognent autour de moi comme ils grognent en moi- même, cela est assez naturel. Mais que la Raison se mette à quatre pattes, et grogne encore avec eux, c'est un spectacle de Mardi Gras. » Le Sociologue grinçait des dents.


XL

t

La Justice vaincra toujours, parce que la Justice c*est la force même. Voilà le théorème qui domine l'histoire. Sur quoi je suis assuré que les esprits historiens vont dire non tous ensemble, et vouloir soutenir justement le contraire, faisant voir que les peuples qui ont succombé avaient fort souvent un droit pour eux, un droit bien clair, et qui n'a pas tenu devant les armes. Mais entendons-nous. Un

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Les propos d'alain

peuple peut avoir un droit sur quelque territoire sans avoir en même temps la force ; cela ne veut pas dire qu'un tel peuple ait le droit à rmténeur de lui-même, comme une armature, dans ses mœurs et dans sa constitution. Ce n'est pas le droit sur ceci ou sur cela qui donne la force, c'est assez clair ; mais c'est la vie selon le droit, l'organisation selon le droit qui donne la force.

Concevons un peuple divisé en factions, où la loi est méprisée, où l'inégalité règle les rapports entre les citoyens selon les passions des plus audacieux. Ce peuple existe a peine ; ce n'est qu'une poussière d'hommes. Il y manque ce qu'on peut appeler la fortification politique. Aussi voyons-nous que la bravoure proverbiale des Polonais n'a point sauvé la Pologne.

Concevons maintenant l'injustice organisée. Un peuple qui travaille sans espérance ; des seigneurs cuirassés exerçant seuls la fonction de défense, et, par une conséquence naturelle, un pouvoir sans contrôle. On aperçoit déjà qu'un tel pouvoir ne peut se maintenir que par les vertus chevaleresques, et d'abord par un esprit de justice et d'égalité entre les gentilshommes. Bref, comme Platon le disait déjà de n'im- porte quelle bande de brigands, ils ne peuvent être injustes à l'égard des autres qu'à la condition d'être justes entre eux. Mais l'arquebuse et le canon détrônent l'armure et la tour féodale. Un homme en vaut un autre. Les comm^unes s'arment, et développent en elles la force en même temps que l'esprit de justice. Le peuple est admis par force à l'honneur de combattre ; croyez -vous que cela ira sans droits et sans égalité ?

On a l'exemple des Chouans de Bretagne, qui se font tuer aveuglé- m.ent pour le roi et pour les princes. Mais supposons un peuple main- tenu dans cet état de barbarie. Y verrons-nous se développer la grande industrie, la coopération, les inventions de tous les jours, qui lui donneront des bateaux, des canons, des fusils, des poudres, des pro- visions, un trésor de guerre ? Et comment voulez-vous qu'un peuple qui se sera instruit et fortifié en même temps, et qui aura conquis par l'armement moderne l'égalité militaire des citoyens, n'ait pas en même temps l'égalité politique et ne marche pas à l'égalité écono- mique ? Considérez, dans le fait, que la puissance militaire du Japon s'est montrée en même temps que le progrès industriel et l'esprit égalitaire. La puissance de la République Romaine, qui mit le Droit au-dessus des Dieux, fait apparaître, à une époque bien différente, toujours la même loi. L'esprit révolutionnaire a balayé les armées

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LES PROPOS D'ALAIN

iîicnarchiques ; et, plus tard, quand la fortune change de camp, n'est- ce pas encore, au fond, la liberté allemande qui s'affirnie contre la tyrannie française ? Et s'il est vrai que l'Allemagne soit écrasée à son tour par une tyrannie militaire, il faut en conclure qu elle serait moins forte qu'on ne croit, et nous, en revanche, bien plus forts qu on ne croit. L'égalité est la force des armées.


XLI

« De la neige, après de si beaux jours ! Déjà les bourgeons s'ou- vraient ; j'avais entrevu la pointe d'une feuille ; et j'avais pu m'asseoir dans l'herbe sèche, à l'abri du vent, pour considérer de plus près les plis délicats de la tendre étoffe verte. Et maintenant, voyez. Un nuage uniforme, couleur de cendre, s'étend d'un horizon à l'autre ; de temps en temps, ce brouillard tendu sur nos têtes descend jusqu au sol, et l'on voit bien alors de quoi il est fait. Le nuage se pose sur la terre ; la couche de neige grandit tous les jours. Bientôt il faudra aller en traîneau. Et nous sommes en Mars. Réellement la nature est folle. »

Panglos répondit : " la nature n'est point folle. Cette neige vient a son heure ; je l'attendais. Parce que le soleil avait brillé dans un ciel pur, il était naturel que des vapeurs aquatiques s élevassent cie la terre. Il était naturel aussi que, l'air chaud montant, il se fit comine un grand ruisseau d'air froid du Pôle vers l'Equateur ; et, plus le Soleil chauffait, plus ce grand ruisseau coulait. Représentez-vous bien les choses, un fleuve d'air froid glissant sur la terre du Nord au bud, un fleuve d'air chaud glissant dans l'air au-dessus et en sens inverse, et tout chargé d'invisibles vapeurs.

« Après cela, dit Panglos, im.aginez quelque remous ou tourbillon, ce qui ne peut manquer de se produire quand deux grands Heuves d'air courent ainsi en sens inverse, et que le fleuve froid tantôt descend dans les creux, tantôt se heurte à des montagnes. Il se fera bientôt, sur leurs limites, un mélange de l'air froid et de l'air chaud, ce qui tout soudain précipitera en gouttelettes d'eau d'abord, puis en hnes aiguilles de glace, les vapeurs cachées dans l'air chaud. Et ces aiguilles se mettront à tomber, d'autant plus lentement qu'elles seront plus petites; et amsi, pendant quelque temps, elles se dissiperont de nouveau en vapeurs

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LES PROPOS D*ALAIN

avant d'arriver au sol. De là ce brouillard de neige tendu au-dessus de nos têtes. Puis, l'air qui est au-dessous se nourrissant à son tour de vapeurs, les aiguilles de glace se rapprochent de la terre. Un beau matin nous sommes dans le nuage ; il neige. Et pourquoi neige-t-il maintenant ? Justement parce que le soleil a brillé l'autre semaine. Quel ordre admirable. Monsieur, et quelle machine bien ajustée ! Tombe, juste neige ! Tombe, raisonnable neige ! »i^Et Panglos secouait son manteau, et riait dans les glaçons de sa barbe. Cela vaut mieux que d'injurier la neige. Car, sachez-le bien, la neige s'en moque.


XLII


Il ne faut transformer que pour conserver. Cette formule est d'un grand bureaucrate, qui n'aimait pas trop la République. Nos monar- chistes frottés de science chantent de nouveau ce refrain, et ils em- pruntent les couplets à l'histoire naturelle. Ils nous montrent les vivants, tous nés dans la mer, à une époque où elle était plus chaude et plus salée que maintenant ; et ils expliquent la formation d'organes de plus en plus compliqués, comme poumons, cœur et le reste, par l'effort des vivants pour conserver en eux, autant que possible, les conditions primitives. Ainsi, disent-ils, le progrès, selon la nature, ne conduit point à quelque perfection idéale ; il est attaché au passé ; il a uniquement pour objet de nous faire demeurer comme nous sommes, et comme nous étions. Voilà une leçon que les peuples devraient bien comprendre.

Tout cela est très raisonnable. J'ai seulement à dire que cette vérité traîne depuis longtemps dans les livres, et que les peuples la com- prennent très bien. J'accorde que le but que poursuit tout homme n a rien de merveilleux ; il n'est pas dans les nuages ; notre main peut l'atteindre. Il s'agit de manger et de dormir, et ce ne sont pas là des biens raffinés, inventés par la civilisation ; nos ancêtres les plus loin- tams, si brutes qu'ils aient pu être, les cherchaient déjà et s'en con- tentaient, comme nous nous en contentons quand nous les avons.

Seulement, il s'est trouvé qu'il était très difficile de les avoir, parce qu'il y avait autour de nous une Nature qui n'était pas toujours favo- rable, d'autres animaux qui faisaient claquer leurs mâchoires, et d'autres

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LES PROPOS D'ALAIN

hommes aussi, qui se multipliaient comme des lapins, et bien plus vite que leurs aliments. De là une guerre sauvage, chacun cherchant toujours à manger et à dormir.

Tout ce que nous appelons civilisation est né de cette guerre pour manger et dormir. On comprend très bien comment les hommes ont été amenés, pour se conserver, à s'unir entre eux et à accepter des lois, comment ils ont inventé des machines pour tuer, et aussi des vertus à deux fins, qui tuent les hommes au nom de l'humanité. Dans ces prodigieuses tempêtes, dont l'histoire ne sait presque rien, deux grands faits se dessinent, le triomphe du nombre et le triomphe de l'intelligence. Par quoi il est permis d'espérer que la force juste triom- phera de la force injuste, et que toute créature humaine obtiendra, à la fin, sa part de nourriture et sa part de sommeil. Tout le reste, science, industrie, armée, hiérarchie, vertu, religion, n'est que moyen. Mais voilà notre monarchiste qui secoue la tête ; il a peur de sa propre pensée. Ne pense pas, va, tu as la tête trop petite.


XLIII


Le sociologue me dit : « On serait tenté d'expliquer toute l'organi- sation sociale par le besoin de manger et de se vêtir, l'Economique dominant et expliquant tout le reste ; seulement il est probable que le besoin d'organisation est antérieur au besoin de manger. On connaît des peuplades heureuses qui n'ont point besoin de vêtements et cueillent leur nourriture en étendant la main ; or, elles ont des rois, des prêtres, des institutions, des lois, une police ; j'en conclus que l'homme est citoyen par nature, et qu'il aime l'Administration pour elle-même. »

« J'en conclus, lui dis-je, autre chose, c'est que l'Economique n'est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l'homme se nourrirait sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir. Si fort et si audacieux qu'il soit, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquié- tudes lui vinrent de ce besoin-là. Il organisa le sommeil et la veille ; les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient ; telle

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LES PROPOS D'ALAIN

fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d être économique. Ces sauvages, dont vous parlez, avaient à se défendre contre leurs voisins, contre les fauves, contre les serpents. Je crois que la Société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nour- riture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes ; mais, le soir, ils sen- taient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois. Ainsi, puisque vous vous plaisez à défaire le tissu social afin de comprendre comment il est fait, n'oubliez pas que la relation militaire est le soutien de toutes les autres, et comme le canevas qui porte la tapisserie. '

« Bon, dit-il. Nous rangerons donc les besoins dans l'ordre suivant : le besoin d'être gardé ou de dormir en paix, puis le besoin de manger, puis le besoin de posséder, qui n'est que le besoin de manger en ima- gination avant de sentir la faim. « 

« Je ne sais, lui répondis-je, si vous tirez de la peur toutes les vertus sociales qu'elle enferme. Le sommeil est père des veilleurs de nuit et des armées. Il est père des songes aussi ; de là une autre peur, la peur des morts el des fantômes, d'où les religions sont sorties. Le soldat écartait les fauves, et le prêtre écartait les revenants. Une caserne et un temple, tels furent les noyaux de la cité primitive. C'est beaucoup plus tard que la machine et l'usine achevèrent l'œuvre. »

« Et le besoin de procréer, où le mettrons-nous ? ^>

« Je le rangerais, lui dis-je, à côté de l'Exonomique, parmi les besoins antisociaux ; car tous deux arment l'homme contre l'homme. Mais le sommeil est un roi encore plus puissant. On loue le soleil, mais on craint la nuit. Voilà pourquoi la troupe des bergers et la clo- chette des troupeaux parlent si vivement à notre cœur, quand le jour s'en va. nuit, reine des villes ! « 


XLIV


Il est assez ordinaire que l'on attribue, pour une bonne part, à l'hérédité les progrès de la civilisation. Les mots circulent par la

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LES PROPOS D'ALAIN

confiance, comme la monnaie. Il est clair que si un nourrisson a déjà en héritage le libre examen ou le respect de la dignité humaine, nous nous éloignons à grands pas de la superstition et de la barbarie. Mais une telle opinion n'est nullement vraisemblable. Il est permis de penser que les générations successives s'adaptent de mieux en mieux à un milieu physique déterminé ; c'est que les mêmes causes agissent ici avec continuité, par exemple le froid chez les Lapons et la chaleur chez les nègres. Mais l'adaptation au milieu social ne semble pas laisser de traces durables et bien déterminées. D'abord parce que les mœurs sont variables éminemment, et aussi parce que l'action du milieu social, et par suite les réactions de l'individu, change trop selon les situations. Au Soudan le soleil luit pour tout le monde ; mais dans notre société, la richesse, le loisir, la culture, la sécurité, sont répartis trop inégalement ; on peut concevoir que la douceur, la faiblesse, la paresse se développent ici pendant que la haine, la fureur, la brutalité se développent corrélativement à cent mètres de là. Mais cette vue enferme erxore trop de fiction. Nous voyons assez que les descendants des riches retombent souvent à la pauvreté, tandis que les pauvres s'élèvent jusqu'à la richesse, les qualités acquises jetant chacun dans la situation justement où il doit les perdre. Et enfin nous descendons de deux parents, de quatre grands parents, de huit ascendants, ce qui fait voir que chaque nouveau-né, par ce mélange, doit revenir le plus souvent à un type moyen. Ajoutons que toutes les aptitudes ne se trouvent pas développées. Bref en disant que chaque génération nouvelle vient au monde avec 1 ignorance et la barbarie, de même qu'elle vient au monde nue, on ne s'éloigne pas beaucoup de la vérité.

Au nouveau monde, dans les régions forestières, et peut-être chez nous aussi, les paysans savent que lorsqu'une vache s'échappe pour faire son veau, le jeune animal reste sauvage comme un daim ou un chevreuil. Cette remarque, que j'ai trouvée dans Darwin, éclaire assez notre situation. On cite aussi des hommes abandonnés dans quelque île déserte, et qui oublient en quelques années toute leur humanité, à peu près comme ils perdent leurs vêtements. Prenons ces récits comme des mythes propres à nous faire saisir l'instabilité des mœurs.

Si l'on adopte cette idée provisoirement, et comme instrument d'exploration en quelque sorte, on discerne alors et on interprète comme il faut des faits bien connus. D'abord les déchéances, par misère, paresse ou ivrognerie. Et puis les paniques, par exemple dans

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LES PROPOS D'ALAIN

les théâtres, où ceux qui fuient agissent souvent comme des brutes, pendant que leurs semblables qui accourent de toutes parts agissent comme des héros. Les passions enfin et les guerres. Que dire alors du nouveau-né ? C'est pourquoi je ne comprends pas cette fiction de l'humanité qui prendrait de l'âge et gagnerait en raison et en sagesse de siècle en siècle. Je croirais plutôt que chaque homme vient au monde à peu près nu d'esprit et de cœur, comme il est de corps. L'institution fait tout ou presque tout. C'est par les sciences et les arts, fondés sur les monuments et les écrits, que le progrès se conserve. Défions-nous des mouvements de l'instinct.


XLV


Quand on creuse dans la terre, on découvre des couches bien diffé- rentes par la composition, la structure et l'âge ; la plus ancienne porte communément les autres ; mais souvent aussi elles sont bousculées, renversées, mélangées, triturées. Les sentiments humains sont ainsi par couches, l'un portant l'autre, mais non sans éruptions et boulever- sements. Je distinguerais trois âges.

Il y a l'enfance, qui est l'âge de l'amour. Les relations y sont de parenté, sans distinction du moi et du toi, ni du mien ni du tien. Les tribus les plus primitives que l'on connaît vivent sur-des idées de ce genre-là, assez obscures pour nous ; les hommes sont groupés par familles, mais dans chaque famille il y a un peu de tout, hommes, animaux, pluie, vent ; et les uns disent qu'ils sont des perroquets, d'autres qu'ils sont des bisons, d'autres qu'ils sont nuages et pluie ; et très sérieusement, comme leurs cérémonies et leur magie le prouvent. Et ce n'est que la relation de parenté la plus étroite, celle des parents aux enfants, qui est ainsi généralisée ; l'enfant est d'abord sa mère, à parler exactement. Ces primitifs sentent vivement cela ; un fils est son père ; il n'y a point de morts ; les morts sont les vivants comme le fils est son père. Quand le fils est malade, on soigne aussi bien le père. Le moi ne se distingue point ; et c'est l'âge du communisme. Il est bon de remarquer, car on n'y pense point, que toute famille vit encore aujourd'hui en communisme. Et c'est l'âge de Dieu le père.

Il y a la jeunesse, qui est l'âge de la crainte et de la fureur, d'un

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LES PROPOS D'ALAIN

mot, Tâge de la guerre. Ce qui occupe ici principalement les esprits, c'est la relation de défense commune, soit contre les choses et les bêtes, soit contre les hommes. Et c'est l'âge de l'obéissance, de l'admi- ration, de l'ambition. Il y a alors des héros qui se reconnaissent à leur force, et aux acclamations, et qui déjà possèdent. Hercule est maître de sa massue, par la raison qu'aucun autre ne peut s'en servir ; ainsi pour toute arme et pour tout outil. Mais cette propriété est fondée seulement sur les services que l'on peut rendre ; chacun possède selon ce qu'il peut et sait faire. C'est l'âge du collectivisme ; et toute armée en guerre vit selon le collectivisme. Dieu est alors le Maître.

Il y a la maturité, qui est l'âge de la paix. La relation qui domine ici c'est l'échange, ou le commerce. Il y a accumulation de biens, dissimulation dans le marchandage, double ruse, ruse du vendeur et ruse de l'acheteur ; probité avec cela, car les contrats sont respectés ; c'est l'âge de la justice et de la propriété individuelle. L'égalité est dans le droit, en même temps que l'inégalité se montre dans les profits. La force est méprisée, parce qu'elle trouble les prix et les marchés ; la force entoure le juge, qui maintient les contrats. Chacun dit « moi » et compte en secret son argent. L'intelligence règne, et l'avocat gouverne. L'escompte veut un calendrier, et paie les astronomes. Le Positif a ses balances, et se moque des fétiches. Le militaire est gendarme ; la dot paie l'amoureux. Le paradis est mis en actions. Dieu est Juge. Il a ses avocats et ses huissiers à verge, qui sont curés et bedeaux.


XLVI


Il y a deux espèces de moissonneurs. II y a celui qui moissonne sur les champs ; il travaille selon la nature de la chose, et non selon ses désirs, car la chose est sourde et sans cœur ; mais, en revanche, elle réagit toujours de la même manière aux mêmes circonstances, et l'avantage est à celui qui essuie le mieux ses yeux, et qui règle le moins ses actes sur ses passions. Toute sagesse et tout progrès sont venus de cette entreprise sur les choses ; là s'est forgée la vraie volonté et le vrai courage, devant l'adversaire imperturbable.

L'autre moisson se fait sur les hommes ; elle consiste à détourner

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Les propos D'alain

pôiif Soi une partie de la moisson des autres. On voit quelquefois, à une table de café, deux hommes dont Tun est considérable, un peu endormi et très fermé, et l'autre souvent mal emplumé, mais fort éloquent. Il y à une pièce de cent sous dans là poche de l'un ; il s'agit de l'en faire sortir par des discours. Voilà en raccourci le métier de tous ceux qui vivent de plaire. Et c'est une tout autre espèce de mois- sonneurs, rusés, souples, riches de mille combinaisons, mais dépourvus de connaissances assurées. Car tout est possible alors ; et ce ne sont que miracles ; aussi tout est prière ; et le désir sert au lieu de gêner, car le désir donne du génie aux flatteurs.

Auguste Comte remarque avec profondeur que la première enfance vit entièrement dans un monde humain, régi seulement par les bonnes Volontés ; et il ajoute que la longue enfance des sociétés humaines est assujettie à cette même loi ; les hommes ne trouvent d'abord rien de plus utile que l'homme, ni de plus nuisible que l'homme. Ainsi l'éloquence fut la première physique ; et c'est alors qu'il était vrai de dire, au rebours de l'adage moderne, que prier c'est travailler. De cette éducation inévitable sont nées d'étranges idées sur les choses ; car on les traita d'abord par prières ou menaces, selon les lois instables du monde humain ; et il en est resté cette habitude d'ajouter des paroles magiques aux remèdes, et en bref toute la religion. La religion consiste à traiter les choses comme on traite naturellement les hommes.

Et encore aujourd'hui beaucoup d'hommes moissonnent sur les hommes seulement, et ainsi forment d'étranges habitudes d'esprit. Car l'action sur les choses instruit bien, mais l'action sur les hommes instruit mal ; les passions alors trouvent toujours leur chemin, et l'on fait la vérité en même temps que le succès. Si vous posez que les hommes sont menteurs et lâches, cela devient vrai, et cette expérience courtisane vous donne raison. Toute opinion sur quelqu'un le façonne et le sculpte un peu. Si je crois qu'un enfant est sot, il le sera. Aussi je hais cette science louche de ceux qui ont appris à connaître les hommes. Une vieille courtisane connaît les hommes, mais en cela elle ne connaît toujours qu'elle-même, car elle les connaît comme elle les â faits. C'est pourquoi traite toujours les hommes comme s'ils étaient tels que tu dois vouloir qu'ils soient. Ici, dans le sens plein du mot, chacun fait sa moisson.


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LES PROPOS D'ALAIN


XLVII


Je vois trois classes chez nous, le bourgeois, l'ouvrier, le paysan. Et l'on pourrait peut-être les caractériser par leur police d'opinions, c'est-à-dire par leur manière de penser, liée elle-même, comme il est inévitable, à leur travail ordinaire.

Le bourgeois gagne sa vie à plaire. Il tire ses profits des hommes, non directement des choses. Un banquier qui place son papier est un bourgeois ; un marchand qui dispose habilement son étalage est un bourgeois ; un préfet qui apaise les conflits, qui négocie, qui rallie, est un bourgeois. Un professeur est un bourgeois, car il doit plaire à ses élèves et à leurs parents. L'mstituteur aussi ; mais il se trouve entre deux classes, peut-on dire, parce qu'il reçoit et manie les enfants du peuple. Ces nuances négligées, il me semble que la politesse est la première règle de l'esprit bourgeois ; ils n'aiment pas trop la con- tradiction ; ils discutent avec courtoisie ; ils aiment l'accord des opi- nions, et ils préfèrent les modérées, surtout par politesse.

Ce qui m'a toujours frappé dans les opinions des ouvriers, c'est qu'elles sont sans politesse, j'entends par là que lorsqu'ils vous inter- rogent et vous réfutent, ils ne se soucient point de vous plaire ; si vous êtes choqué, ils s'en moquent. C'est par là qu'ils effraient d'abord le bourgeois. Cela tient certainement à l'indépendance qu'ils ont par leur habileté manuelle. Celui qui sait faire des souliers n'a pas besoin de plaire à celui qui le paie. Mais il y a une autre raison, plus positive, qui vient de l'outil et de la chose. Car toute cette matière est sans politesse et sans caprice ; il faut l'observer et la vaincre, sans égards ni flatteries. C'est l'étude des choses et le maniement des choses qui a instruit l'humanité et qui a découronné les Dieux. La sagesse qui triomphe de plus en plus, c'est celle du forgeron, de l'ajusteur, du machiniste. Dans le travail bourgeois, il y a des miracles, car un bon discours retourne le client ; dans le travail ouvrier, il n'y a point de miracles. Maxime pour les bourgeois : " l'homme peut juste autant qu'il plaît. » Maxime pour l'ouvrier : <^ l'homme peut juste autant qu'il sait. » Le vrai savant est un grand ouvrier.

Le paysan a un autre caractère. D'un côté on peut dire qu'il manié

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les choses, ce qui lui donnerait du positif, et cette dignité ouvrière, qui agit au lieu de prier. Mais parmi les choses que manie le paysan, il y a les animaux domestiques, envers lesquels il y a une espèce d'élo- quence, tantôt ingénieuse, tantôt brutale. En ce sens, un cocher serait autant paysan qu'ouvrier, mais bourgeois aussi en ce sens qu il vit de politesse. Surtout les choses au paysan, qui sont la terre, la pluie, le soleil, ont, pris ensemble, des espèces de caprices ; les saisons ne répondent pas au travail comme le fer ou le courant électrique. Les immenses phénomènes météorologiques sont irréguliers d'apparence. Aussi on prie pour avoir la pluie ; on ne prierait point pour avoir de l'acier bien recuit. Il est donc vraisemblable que le paysan inclinera toujours a la superstition et a la poésie religieuse, faute d'une expé- rience sans ambiguité. Aussi croira-t-il moins aisément à la justice que ne fait l'ouvrier. Il saura attendre. Patience, vertu paysanne. Espérance, vertu bourgeoise. Volonté, vertu ouvrière.


XLVIII


On dit communément que les maisons neuves font des taches désa- gréables à voir dans les perspectives naturelles. Pourtant tous ces hôtels à clochetons veulent être beaux ; et il n'est pas à croire que les architectes qui les ont dessinés n'aient pas le goût formé par l'étude des chefs-d'œuvre. En vérité, on en viendrait à dire que, pour l'archi- tecture tout au moins, l'homme est condamné à manquer le beau dès qu'il le cherche.

Dans chaque pays, les maisons les plus simples et les plus pauvres sont aussi les plus belles. L'habitude n'explique pas bien cette impres- sion ; car, pour le voyageur, chaque pays offre de nouvelles formes et de nouvelles couleurs de maisons, la tuile et la brique ici, le moellon et le chaume ailleurs. Au pied des montagnes on voit des chalets de bois couverts en tuiles ; dans la région intermédiaire, les toits sont couverts en bois ; plus haut, on retrouve les m.urs en pierre, et les toits faits de lourdes plaques de schiste couleur de plomb. Si vous des- cendez vers le soleil, vous verrez pousser, en même temps que le mûrier, l'amandier et l'olivier, de hautes m.aisons en pierre sèche,

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LES PROPOS D'ALAIN

avec des toits roses et plats. Partout, il est visible que les maisons font harmonie avec les choses.

Cela vient sans doute de ce que l'œil reconnaît la terre et les pierres dans la maison. Ces maisons entourées d'oliviers sont sèches et pier- reuses comme ces montagnes, ces terrasses, ces chemins secs et durs. Les maisons de bois offrent le même aspect que les tas de bois dans les clairières. La brique n'est que l'argile rouge durcie au feu. De là des nuances innombrables qui sont toutes parentes, et vous présentent les choses par masses, de façon que l'unité en soit facilement saisie.

Il en est de même pour la forme. Dans chaque pays la pluie, le vent, le soleil ont fait pousser des maisons ramassées ou élancées, des toits plats ou des toits pointus, des terrasses ou des clochetons. Les toits pointus sont beaux en Normandie, et les toits plats dans les pays où il ne pleut guère. Dans les montagnes, on retrouve les toits plats, sous lesquels les maisons sont ramassées ; cela vient de ce que l'eau tombe en neige, et que la neige, en restant sur le toit, tient la maison au chaud.

Il faut dire aussi que l'ouvrier qui bâtit obéit aux matériaux qu'il a. Les premières sculptures sur bois vinrent sans doute des nœuds, que l'on respectait par nécessité. L'ouvrier ne débite pas en planches une belle poutre bien noueuse ; et, comme elle n'est pas bien dressée, il la tourne jusqu'à ce qu'elle prenne son équilibre ; de là une gau- cherie éloquente, et un hommage à la nécessité. Mais notre prix de Rome se moque de cela ; il vous fera une terrasse à Rouen, un chalet suisse à Dieppe, et un palais mauresque sur les bords du Lérnan. Toute beauté est perdue si celui qui dessine n'a affaire qu'à l'encre et au papier. Michel-Ange concevait une statue d'après le bloc de marbre qu'il trouvait.


XLIX


L'occasion est belle pour traiter de l'âme des foules, et faire là- dessus des développements mystiques ; que le concert et la puissance de tous ces mouvements révèlent l'existence, au-dessus de ces indi- vidus, dont chacun est déjà une conscience et une volonté, d'une conscience commune et d'une volonté commune ; et je connais des


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sociologues qui posent une conscience sociale, qui est aux citoyens ce qu est ma conscience à ma main ou à mon pied. Tout cela prouve que la sociologie n'est pas encore bien séparée de la littérature.

Quand nous sommes en présence d'un fait, la première explication qui nous vient à l'esprit, et celle qui suppose le moins d'attention, c'est celle-ci : tel être a voulu, c'est-à-dire s'est proposé une certaine fin, et a orienté des séries de moyens vers cette fin. Cet être, qui a voulu, c'est tantôt la chose même, comme un torrent qui a voulu rompre une digue, tantôt quelque Dieu invisible qui a fabriqué la chose ou la dirige, par exemple, Jupiter qui lance la foudre.

Ces explications ont cela de remarquable qu'elles n'expliquent rien du tout. Une chose est expliquée lorsque je peux la prévoir d'après ses conditions, disons mieux, la calculer d'après ses conditions. Ainsi lorsque, dans une addition, je me trompe de deux dizaines en trop en écrivant un des nombres dont j'ai à faire la somme, je prévois, avec une clarté parfaite, que cette erreur se retrouvera dans le résultat. De même, si je fais agir une roue qui a cent dents sur un pignon qui en a dix, je prévois, avec une clarté parfaite, que le pignon fera dix tours pendant que la roue en fera un. Et personne n'aura l'idée de dire que le pignon tourne plus vite que la roue parce qu'il est plus pressé.

Eh bien, lorsque l'on veut étudier utilement les animaux ou les foules, il ne faut point s'occuper de leurs intentions, mais les consi- dérer, autant qu'on peut, comme des mécaniques, très compliquées sans doute, mais dans lesquelles un rouage pousse l'autre.

J'ai vu un jour un petit chien qu'on avait mis à moitié dans un baquet d'eau, malgré lui ; il s'enfuit en secouant son corps à moitié mouillé, et je le trouvai quelques instants après couché au soleil dans 1 entrée ; il avait mis à l'ombre la partie sèche de son corps, de sorte que la ligne d'ombre coïncidait exactement avec les derniers poils mouillés. Preuve d'une intelligence admirable, direz-vous ; ce chien a voulu exposer au soleil les parties mouillées de son corps. Non, je n explique point la chose ainsi ; il a couru parce qu'il avait froid ; il s est couché au soleil, parce qu'au soleil il n'avait plus froid ; mais les parties sèches de son corps ayant alors trop chaud, il s'est agité jusqu'au moment où il n'a plus senti ni le chaud ni le froid. Ainsi se secouent les peuples.


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Les forces sociales sont trop puissantes encore. Je n'entends pas par là les cuirassiers, les lignes de fantassins, les gendarmes, les agents ; ce n'est là qu'une contrainte, et il est clair qu'on ne peut pas con- traindre tout un peuple, en lui empruntant pour cela ses propres forces. Le chef est toujours matériellement plus faible que ses subor- donnés. Non. Ce qui est redoutable, c'est le consentement, l'enthou- siasme, l'adoration. Tout mouvement de religion semble être révolu- tionnaire par nature ; il l'est toujours dans le fond. On adore toujours ce qui est beau et bon ; on n'adore jamais ce qui est vil et méchant. Mais, par le plaisir d'adorer, on adore l'adoration ; voilà toute la malice.

Je lisais des récits de la Mecque, où l'on voit que les Mahoméians, après avoir fait un voyage pénible, sont enfin récompensés au delà de leurs plus folles espérances. Par quoi ? Par la grâce du ciel, entendez par le bonheur d'adorer en même temps qu'une foule d'autres, qui ont fait voyage aussi, avec la même espérance, et qui attendent la même récompense. Et tout cela est inexplicable si l'on considère la religion elle-même, qui n'est qu'un recueil de contes puérils et de maximes morales comme on en trouve chez tous les peuples. Seule- ment cela n'est qu'un prétexte pour une prodigieuse Effervescence. Chacun forme alors en même temps que les autres, porté, soulevé par les autres comme les autres par lui, chacun forme alors des pensées flamboyantes, belles, vraies. Alors s'exerce véritablement la Poésie, ce qui veut dire Création. Un beau concert, une belle déclamation nous font éprouver quelque chose de semblable. Et qui donc peut être sûr qu'il ne pleurera pas à quelque drame grossier, tout à fait dépourvu de vraisemblance ?

L'homme vit de Spectacles et de Cérémonies. La vie privée l'ennuie assez, et l'accable bientôt, par les soucis, par la prose, par la perspective d une mort sans ornement. Mais la Cérémonie divinise tout. La guerre est Cérémonie. Si on ne la prend pas ainsi, on n'y comprend plus rien. Ils courent vers la souiïrance et vers la mort ; il faut même lea retenir. Oui, mais ils y vont tous ensemble. L'union fait Preuve,

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Chacun est croyant, et léger pour soi, intrépide, invulnérable. La guerre est Poésie. L*Epopée est une espèce de chanson de marche, souvent ennuyeuse parce qu'on la lit dans un fauteuil ; mais lorsque le son et le rythme figure le pas d'une grande foule et la Patrie en effervescence, on part bientôt pour la Mecque, et le voyage fait preuve. Toute guerre fait preuve, les morts témoignent. Les uns disent qu'Hélène n'était pas à Troie ; d'autres veulent prouver, par le compte des années, qu'elle n'était plus belle. Mais le guerrier qui veut la reprendre, et l'autre, qui veut la garder, savent qu'elle est dans la ville et qu'elle est plus belle que tout. Tant de cadavres autour des murs le prouvent bien.


LI


Voici une scène réellement tragique, que Ton m*a contée. La grève des postiers a été déclarée ce jour-là. Parmi ceux qui télégraphient tout de même, le chef remarque bientôt un jeune employé, connu comme très laborieux et très raisonnable, et qui, par son visage, par ses gestes, manifeste la plus vive émotion. Le chef, qui est un brave homme et qui aime le travail bien fait, s'approche et lui dit : « Que vous arrive-t-il ? « L'autre répond : « Je sais que je suis un lâche et un traître ; voilà ce qui m'arrive. » — « Mais non, dit le chef, vous êtes un homme raisonnable. Vous comprenez bien que les révolutionnaires vous tendent un piège. Vous savez bien, vous voyez bien, que la plu- part des employés sont à leur poste. Vous voyez clairement où est votre intérêt ; vous voyez aussi où est votre devoir ; faites-le coura- geusement et simplement. Soyez un homme. »

Le postier dit : « Oui je connais mon devoir. Oui je veux être un homme. Voilà justement ce que j'étais en train de me dire. Il y a des hommes en ce moment qui comptaient sur moi, qui comptaient sur mes promesses, qui luttent pour moi, pour nous tous. S'ils ont tort ou raison, je n'en sais plus rien ; mais je n'ai pas à délibérer là-dessus. Il n'y a plus de solidarité si chacun pense à soi. Et si les autres, là autour, oublient leur devoir, est-ce une raison pour que je l'oublie ? Non. Je gagnerai mon pain autrement, et il me semblera meilleur. » Il s'en alla. 11 est révoqué.

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Vivement remué par ce récit, et tourmenté de mille scrupules, j'allai trouver l'illustre Cérébrof, qui professe la Morale à l'Ecole des Hautes-Etudes. J'arrivai comme il pliait ses notes, et invoquait, pour finir, la Solidarité comme règle suprême de nos actions. Je lui contai l'histoire, et lui dis : « Voilà un héros, qui s'immole à la SoUdarité. A-t-il tort ? A-t-il raison ? » Cérébrof se gratta l'oreille et assura ses lunettes sur son nez. « On peut se tromper, dit-il, sur la Solidarité. »

« Mais, lui dis-je, celui-là ne se trompe point. Les postiers sont tous soumis aux mêmes règlements. Ils ont tous les mêmes intérêts ; ils sont solidaires, c'est un fait. »

« Oui, dit Cérébrof. Seulement il ne faut pas jouer sur les mots. Il y a solidarité et solidarité. Les postiers sont solidaires aussi avec nous tous ; ils forment société avec nous tous. Lorsqu'ils se mettent en grève par esprit de Solidarité, ils manquent à une Solidarité plus haute. »

« Plus haute ? lui dis-je. En quel sens, plus haute ? »

— « Plus étendue, dit Cérébrof. »

« Il faut donc, lui dis-je, compter les individus. Mais s'il se dit solidaire de tous les salariés en France et hors de France, que lui répondrai-je ? »

« Il faut dire, répliqua Cérébrof, Solidarité conforme à la Raison. »

« Bien, lui dis-je. Cela me plaît mieux. Mais s'il y a plusieurs Soli- darités, et s'il faut suivre la plus Raisonnable, ce n'est pas la Solidarité qu'il faut suivre, c'est la Raison qu'il faut suivre. »

« Et qui en doute ? » dit Cérébrof.

« Vos auditeurs, lui répondis-je. Car vous leur chantez que l'indi- vidu n'est pas seul juge de ses devoirs. Et vous venez de me dire, à moi, que la Solidarité pose un problème, mais ne peut le résoudre, et que chacun doit, en toute sincérité, le résoudre par sa seule Raison. Le précepte suprême serait alors : pense pour le mieux, et agis comme tu penses ; suis la Solidarité si elle te semble juste et raisonnable ; si non, repousse-la du pied. »

« Cette discussion, dit Cérébrof, est très intéressante. Mais vous m'excuserez, j'ai un train à prendre. » Il s'en alla.


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LES PROPOS D'ALAIN


LU


Il y a une idée juste et profonde, choquante aussi pour le lecteur, et que je trouve dans Proudhon, c'est qu'il ne faut point compter du tout l'adoucissement des mœurs, la force de la sympathie, la culture de la pitié, comme conduisant en un sens quelconque à la justice. Nous sommes plus doux à l'égard des animaux ; nous détestons la cruauté inutile ; mais enfin nous les engraissons, nous les croisons comme il faut ; nous les guérissons quand ils sont malades, mais tou- jours en vue de les exploiter froidement et méthodiquement. Cela revient à dire que nous n'apercevons entre eux et nous aucun rapport de justice. Et en même temps cela fait comprendre ce qu'on peut attendre de la pitié, de la sympathie, et même de l'amitié.

Ces sentiments ne m.anquent pas, je l'ai souvent observé. Mais ils n'agissent que selon les conditions de la nature ; la pensée et la volonté n'y peuvent rien. Un chien qui a la patte écrasée et qui hurle me trouble bien plus que la pensée que j'ai d'un homme mourant à cent lieues d'ici. Pareillement on peut remarquer que le spectacle de la douleur d'un autre homme, s'il est naturellement violent et éloquent dans l'expression, me trouble par une action directe, par la perception seule, par la présence seule, sans que je sache seulement de quoi il se plaint. Et chacun a pu éprouver au théâtre, en présence de malheurs imaginaires, et seulement par l'effet de signes présentés avec art, des mouvements de sensibilité tout à fait désordonnés. Mesurez par là la puissance qu'exerce un valet de chambre sur son maître, si, s'étant rendu nécessaire par ses services, il vient à montrer à toute minute un visage mécontent. Cette tristesse gagnera le maître ; et le maître, par un instinct, fera beaucoup pour la dissiper.

Les absents ont tort. C'est une loi des sentiments, autant qu'ils dépendent de la nature. Et voyez où cela conduit. Si le serviteur est hors de sa vue, le maître l'exploite alors tranquillement, sans seulement y penser. Il consolera de bon cœur, s'il le peut, sa vieille bonne qui a perdu son porte-monnaie, réparant ainsi un malheur dont il n'est pas cause, soit directement soit indirectement. Mais il s'opposera de toutes ses forces à quelque revendication ouvrière ; il agira de façon

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LES PROPOS D'ALAIN

à maintenir les salaires au taux le plus bas. Non seulement, ici il ne répare pas les maux dont il est cause, mais encore il les aggrave de toute sa volonté. Est-ce le même homme ? C'est le même. Est-il hypocrite ? Nullement. Il est naturel, il est sensible, il a bon cœur. Comptez là-dessus si vous l'osez. Autant vaudrait faire dépendre la Justice de la pluie et du beau temps.


LIII

« Comme on vit mal, dit l'un, avec ceux que l'on connaît trop. On gémit sur soi-même sans retenue, et l'on grossit par là de petites misères ; eux de même. On se plaint aisément de leurs actes, de leurs paroles, de leurs sentiments ; on laisse éclater les passions ; on se permet des colères pour de faibles motifs ; on est trop sûr de l'atten- tion, de l'affection, et du pardon ; on s'est trop bien fait connaître pour se montrer en beau. Cette franchise de tous les instants n est pas véridique ; elle grossit tout ; de là une aigreur de ton et une viva- cité de gestes qui étonnent dans les familles les plus unies. La politesse et les cérémonies sont plus utiles qu'on ne croit. >

« Comme on vit mal, dit l'autre, avec ceux qu'on ne connaît pas du tt)ut. Il y a des mineurs sous la terre, qui piochent pour un rentier. Il y a des confectionneuses en chambre qui s'épuisent pour les coquettes acheteuses d'un grand magasin. Il y a des malheureux, en ce moment, qui ajustent et collent des jouets par centaines, et à vil prix, pour le plaisir des enfants riches. Ni les enfants riches, ni les élégantes, m les rentiers ne pensent à tout cela ; or tous ont pitié d'un chien perdu, ou d'un cheval fourbu ; ils sont polis et bons avec leurs domestiques, et ne supportent pas de leur voir les yeux rouges ou l'air boudeur. On paie très bien un pourboire, et sans hypocrisie, parce qu on voit la joie du garçon de café, du commissionnaire, du cocher. Le même homme, qui paie très bien un porteur de malles, affirme que les che- minots peuvent vivre sans se priver avec ce que la Compagnie leur donne. Chacun, à toute minute, tue le mandarin; et la société est une mer/eilleuse machine qui permet aux bonnes gens d'être cruels sans le savoir. »

« Comme on vit bien, dit un troisième, avec ceux qu'on ne connaît pas trop. Chacun retient ses paroles et ses gestes, et par cela même ses colères. La bonne humeur est sur les visages, et bientôt dans les cœurs. Ce que l'on regretterait d'avoir dit, on ne pense même pas à le dire. On se montre à son avantage devant un homme qui ne vous connaît guère ; et cet effort nous rend souvent plus juste pour les autres, et pour nous-m.ême. On n'attend rien d'un inconnu, on est tout content du peu qu'il donne. J'ai observé que les étrangers sont aimables, parce qu'ils ne savent dire que des politesses, sans pointes ; de là vient que quelques-uns se plaisent en pays étranger ; ils n'ont point occasion d'y être méchants, et ils y sont plus contents d'eux-mêmes. En dehors même des conversations, quelle amitié, quelle société facile sur ce trottoir ! Un vieillard, un enfant, même un chien y circulent a l'aise ; au contraire, dans la rue, les cochers s'injurient ; chacun est pressé par des voyageurs qui ne se voient point ; le mécanisme n'est pas compliqué, mais il grince déjà. La paix sociale résultera de rapports directs, de mélanges d'intérêts, d'échanges directs, non par organisa- tions, comme syndicats et corps constitués, qui sont mécanismes, mais au contraire par unités de voisinage, ni trop grandes ni trop petites. Le Fédéralisme par régions est le vrai. »

LIV

« Tout bon raisonnement offense » ; ainsi parle Stendhal. Parole un peu trop forte, et qui, elle-même, offense, donnant ainsi en quatre mots la règle et l'exemple. Comprendre cela, c'est comprendre la force catholique, que les prêtres rassemblent et conduisent, mais qui est dans les passions. Une passion cède à une passion plus forte ; cela est réglé ; rien n'est plus simple. Un homme menace ; si vous lui faites peur il ne menace plus ; il n'est pas moins ingénu quand il se soumet. Les tyrans ont la bonne manière, qui est de toujours forcer sans jamais raisonner. Ceux qui ont à maintenir une discipline, chefs d'atelier, maîtres d'école ou officiers, arrivent souvent à cette conclu- sion saisissante qu'une brute sévère est souvent plus aimée qu'un homme qui veut avoir raison. Selon le jeu naturel des passions, la foudre est adorée. Observez bien pourquoi on aime communément un pouvoir fort, vous comprendrez que les hommes sont toujours

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LES PROPOS D'ALAIN

religieux par leur nature animale. La Majesté n'est autre chose que la force lorsqu'elle ne s'abaisse jamais jusqu'à raisonner. L'homme subit aisément la force ; ce grand Univers l'a dressé. Ce qui plaît, au fond, dans la guerre, c'est le jeu de la force sans aucune hypocrisie ; le vamcu n'est jamais humilié. Et pourquoi ? Parce que la force de l'autre donne au vaincu justement les passions qui conviennent à son état, le découragement, le besoin de paix ; il ne traite pas avant d'en être là. Un soldat, qui n'est que soldat, rend très bien son épée, et estime le vainqueur.

La lutte d'esprit, au contraire, irrite ; car le bon raisonnement ne force pas ; il invite poliment l'adversaire à apaiser lui-même sa pas- sion ; cela le jette dans une guerre contre lui-même, très pénible, et humiliante par la conscience des fautes. Un homme veut une place, et il se remue pour l'avoir ; il a besoin de croire que ses compétiteurs sont tous sans droits et sans talents ; essayez de lui dire qu'il ne les connaît point, qu'il ne les a pas vus à l'œuvre ; neuf fois sur dix vous avez raison. Mais quel visage il vous fait voir ! Vous l'invitez à tuer lui-même son cher désir, son beau désir. Ou bien raisonnez sur le luxe, avec un homme qui va se payer une auto. C'est l'inviter à une souffrance volontaire. Il vous hait ; il vous supprime ; il vous bannit de sa pensée. Mais si vous lui gagnez au jeu les vingt mille francs qu'il allait y mettre, vous n'êtes plus qu'une force aveugle ; dans le fond il adorera votre bonne chance. On félicite l'homme heureux ; on ne félicite pas l'homme qui a raison. Ou bien proposez à un pro- digue de faire ses comptes avec lui ; rien n'offense plus vivement, peut-être. Au lieu que s'il veut vous emprunter de l'argent, et si vous refusez tout net, il n'y pense plus. Il y a un instinct décidé des puis- sants et des riches contre tout raisonnement qui veut être bon. Le naïf raisonneur c'est le Primaire ; et la haine du Primaire est bien catholique.


LV


j'ai lu une bonne page du sculpteur Rodin, (car il sculpte aussi dans l'écriture), où il disait que les modèles, quand ils ont posé dans les Académies, prennent d'eux-mêmes une attitude tout à fait fausse, et que ce faux nous vient du théâtre, véritable école et conservatoire


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LES PROPOS D'ALAIN de mensonge. Ces nobles vérités finiront par mettre en fuite, je l'espère bien, tous ces amateurs pourris qui régentent maintenant les beaux- arts.

Je suivais ces idées tout en bêchant la terre dans un petit coin de jardin que j'ai au soleil ; car c'est le temps de faire respirer la terre. Ces pensées que je viens d'écrire, n'avaient mis qu'une raie d'ombre sur mon travail, comme un vol d'hirondelle. Je fis alors réflexion que je venais d'être heureux sans le savoir. D'où je formai enfin, au bout de la plate-bande, une bonne maxime pour mettre les pédants en colère : il y a deux choses qu'on ne peut ni désirer ni rechercher, c'est le bonheur, et c'est la vérité ; car, quand on ne les a point, on n'y peut penser ; et quand on les tient, on y pense si bien qu'on y est tout entier, et qu'on ne sait plus qu'on y pense. Là-dessus je me remis à pousser ma bêche.

C'est alors que s'éleva autour de moi, sous le soleil de midi, une merveilleuse harmonie humaine. C'était l'heure où les chevaux vont boire à la grande cuve de grès, dans laquelle un filet d'eau tombe jour et nuit. Il me vint des paroles et des rires ; le bruit aigu d'un mors ou d'une chaîne sur la pierre. Une fille était assise sur un cheval, et riait aux garçons. A travers les branches et la buée bleue, je vis toutes ces choses ensemble et à leur place, au tournant de la route. L'eau retombait ; le cheval s'ébrouait ; les langues allaient. Tous ces bruits s'élevaient com.me des oiseaux. Harmonie parfaite, de mouvements, de couleurs, de sons. Toutes ces paroles n'avaient pas plus de sens pour m.oi que des pépiements d'oiseaux. Mais quelle clarté au delà des paroles '.Sans doute l'amour poussait en cette fille comme en toutes choses, et sans pensée comme en toutes choses. Le vieil Univers sem^ait en elle, pour toute une vieillesse, pour l'automne, pour la charge de bois mort, un souvenir vivace, une chanson infatigable ; un dérou- lement d'années ; des enfants ; des siècles d'enfants. Toute cette joie, raison des raisons, renaissait autour de la fontame. Musicien, conserve cette minute-là, si tu peux. Mais bah ! Le musicien est dans quelque hôtel, à quelque soleil de vérandah. Il tourmente quelque pédale de piano. Il cherche quelque chœur de femmes à la fontaine, pour quelque Sigurd ou quelque Siegfried. sacrée ferblanterie !


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LES PROPOS D'ALAIN


LVI


« Ne désespérez-vous pas, puisque l'Immoralité gouverné, et, bien mieux, est acclamée ? » Non, en vérité ; je ne crains même pas le désespoir. Si on désespérait, on n'en saurait rien. L'indignation est comme une torche qui éclaire la route.

Dans tout ensemble, l'élément est petit, écrasé, esclave. Ainsi le corps humain est fait de cellules prisonnières ; chacune défend sa place, et dévore pour n'être pas dévorée; ce n'est qu'un frisson de peur du haut en bas ; maladie de tous les instants, et lutte contre la mort, depuis la tête jusqu'aux pieds. Dans le fait, tout cela agit, pré- voit, et pense ; tout cela mesure, explique, approuve et blâme. Quand vous ne paieriez qu'une seule fois un juste salaire par joie et liberté, ce sont les pauvres cellules du cerveau, du bras, de la main, qui le paieront ; ce sont ces pauvres cellules qui se réjouiront.

Chacun a éprouvé par soi-même plus d'une sédition, plus d'un mauvais désir, plus d'une joie digne tout au plus d'un pourceau ou d'un chien ; ces mêmes forces se retrouveront dans un éclair de vertu, dans un mouvement de vraie amitié. Ces petites choses, orientées, feront une grande chose. Et, en vérité, ce n'est point en domptant ces forcés animales que j'en ferai une force humaine ,* c'est plutôt en les délivrant. Le cœur est plus libre dans l'amour que dans la haine, et c est toujours le même cœur.

Tous ces hommes sont faibles et petits, autant qu'ils sont menacés par d'autres, et resserrés en eux-mêmes. Mais je ne les vois pas triom- phants, ni seulement contents. Est-ce qu un ivrogne fait envie, lors- qu'il â tué tout à fait sa pensée d'homme ? Il y a toutes sortes d'ivresses, qui consistent toujours à, ne pas vouloir être homme, à fermer les yeux volontairement, à ne pas vouloir se regarder soi-même, à invo- quer des témoignages autour de soi ; car toutes les fois que vous imitez la faiblesse du voisin, vous vous faites une espèce d'ami.

Ecoutez-les bien ? Est-ce qu'ils invoquent le fond d'eux-mêmes ? Est-ce qu'ils disent que, du fond de leur cœur ils aiment la guerre, la^ défense, le châtiment, le bourreau ? Non pas. Ils invoquent la nécessité. Ils disent qu'un homme ne peut jamais être un homme

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Et, tout de suite après, je les vois s'accrocher à quelque débris d'idée, comme à une épave. « Cet homme était seul contre beaucoup : j'ai voté pour lui. » « Nous sauverons l'ordre ; nous ne voulons point d'une justice violente. » « Il y a d'autres problèmes ; il faut que la partie se soumette au tout. » Ils s'accrochent à tout ce qui flotte. Et je ne les vois pas bien fiers, s'ils n'ont qu'une mauvaise planche au lieu d'un vaisseau.

Enfin ils se jettent à de petits travaux, comme d'autres boivent pour oublier. Regardez bien ; vous les verrez, dans le détail des dépenses publiques, d'une probité obstinée. Ils useront leurs yeux sur de petits comptes. Comme le castor, dans sa cage, dès qu'il avait un peu de boue, il se mettait a construire. Ainsi je devine en tous ces hommes, qui voudraient ne plus penser, un prodigieux instinct de modeler une espèce de justice, chacun dans sa cage. Mais comment les délivrer ? Demandez à cet escrimeur comment il a délivré son bras. C'est en pensant bien ce que l'on fait mal que l'on arrive à le faire bien.


LVII


Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, livre profond qu'il faut lire vingt fois, nous fait voir Fabrice, qui est un aristocrate en chemin pour être évêque, et qui fait mille folies. Ce serait donc un hypocrite, qui veut tromper les naïfs ? Non, point du tout. Fabrice a la foi du charbonnier. Il paie un maître de théologie pour apprendre à éviter l'hérésie. S'il a des mensonges, ou des amours coupables, il s'en accuse comme un petit enfant ; mais il ne se demande point si ce n est pas un péché de vouloir être évêque par des intrigues politiques et par des flatteries a un vieillard vaniteux. En tout cela, il est parfaitement sincère avec lui-même, enthousiaste, courageux, fidèle à ses amis, et charitable comme il faut. Cette prodigieuse peinture éclaire les siècles catholiques.

Pour faire un vrai aristocrate, il ne suffit pas de lui donner la force physique, l'art de la guerre, et toutes les sciences aussi profondément qu'on le voudra ; il lui faut tout cela, assurément ; mais le difficile, c'est de cultiver un esprit vif et curieux sans lui donner pourtant la plus petite lumière sur les principes. Voilà où triomphe l'éducation

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jésuitique ; c'est une politesse de Tesprit, qui devient aussi naturelle que la grâce du corps. Hamlet est un mauvais prince, parce qu'il médite sur un crâne ; cela n'est point propre. Aussi n'est-il point poli : « Au couvent ! au couvent ! > Et quand il se rnoque des flatteries de Polonius ; on ne se moque point d'un flatteur, cela gâte le métier. Fabrice jugerait seulement que Polonius l'ennuie ; il ne le lui ferait point voir. Dieu, le ciel, l'enfer, la confession, cela est de cérémonie. << On ne va pas faire des objections aux règles du wbist. >

Le droit aussi est de cérémonie. Il y a des riches et des pauvres comme il y a des chênes et des peupliers. Allez-vous plaindre un peu- plier parce qu'il n'est point chêne ? Cela n'empêche pas que l'on soit charitable, car la charité est de cérémonie aussi. On ne fait point un fauteuil avec du peuplier ; ainsi il faut traiter les hommes d'après ce qu'ils sont, pendre un manant et décapiter un duc, et encore par le bourreau, car tout cela est de cérémonie. Mais se demander si un manant a moms de droits qu'un duc, et pourquoi, cela est plébéien ; c'est plus qu'imprudent, c'est inconvenant. Voilà l'esprit d'un vrai colonel qui est né colonel ; il sera juste et bon comms il doit, toujours selon les différences, et colonel absolument ; voilà comment il faut croire en Dieu.

Cet esprit n'est pas mort. En lui, dirai-je comme l'apôtre, nous nous mouvons et nous sommes. On ne fera point fortune si l'on examine. On n'osera pas entrer chez de pauvres gens, pour voir les grottes remarquables où ils sont logés plus mal que des chiens, si l'on examine ; on n'osera pas rouler en auto à travers une banlieue char- bonneuse, si l'on examme. Mais peu de gens examinent jusqu'au bout. Il y a toujours un point sensible, sur lequel on n'appuie pas. On admire cette hallucinée que l'on montre à l'hôpital, et qui, lors- qu'on lui a prouvé, dans son sommeil, qu'une des personnes présentes est absente, après son réveil ne semble plus la voir, et toutefois s'ar- range pour ne jamais la heurter ni seulem.ent la frôler. Cet étrange état est pourtant humain. Il y a des pensées qu'on ne frôle seulement pas, si l'on a été élevé. Comprenez bien. On peut donner ses biens aux pauvres et se faire Chartreux pour l'amour de Dieu, sans déroger. Mais penser que les pauvres ont des droits absolument, cela est plé- béien, soit qu'on donne ses biens, soit qu'on les garde. Il a bien fallu, dit Pascal, justifier la force. Cet homme était diabolique. Il faut un Dieu pour porter ces pensées-là ; et le pape l'a bien dit.

T. II 81 r,


LES PROPOS D'ALAIN


LVIII


Au sujet d'un de mes romans préférés, « Le Rouge et le Noir », on me dit souvent : « Comment pouvez-vous aimer ce Julien Sorel, qui est un hypocrite raffiné ? 'Oui, je l'aime. Et j'aimerai toujours celui qui cache ses opinions afin de gagner sa vie. Il n'y a pas tant de Répu- blicains qui puissent se vanter d'avoir toujours pensé tout haut. Honorable, à mes yeux, celui qui, étant forcé de dire comme d'autres, ou tout au moins de se taire, sait, malgré cette espèce de captivité d'esprit, garder ses idées propres et un jugement libre ; je l'estime autant qu'un prisonnier qui, par force de caractère, et en s'exerçant dans sa prison, aurait après dix ans une belle santé et des muscles forts. Bref, selon mon opinion, la force de pensée se reconnaît à la pensée, et non pas aux discours sans prudence. Les esprits faibles, au contraire, ne pensent que ce qu'ils peuvent dire ; aussi ils ne sont pas hypocrites, non, pas du tout ; mais la contrainte extérieure les rend esclaves d'esprit ; et ils adorent enfin leur esclavage, qu'ils ap- pellent liberté. Doux moment pour le tyran ; car c'est cela qu'il veut. Non, je n'en ai pas vu beaucoup, d'hypocrites. J'en ai vu trop peu. Ceux que j'ai connus subissant une contrainte extérieure, (et qui donc n'en subit pas), étalent bientôt semblables à ces prisonniers que la prison courbe. Et quelques-uns changeaient si bien leurs idées selon leur intérêt présent, qu'ils croyaient n'avoir jamais changé. Cette sincérité des esprits faibles fait souvent impression. Mais quoi ? Il n'y a rien de plus sincère ni rien de plus franc qu'un enfant qui a bien peur. Que de gens pour qui le Maître, j'entends celui qui donnera une place ou un avancement, est réellement un grand homme ! Cour- tlsanerle n'est pas hypocrisie. Le courtisan adore le trône, s'y mette qui pourra ; et le courtisan a des larmes aux yeux quand il loue, de vraies larmes. Ces vraies larmes me font rougir.

Julien Sorel, au contraire, est un captif indomptable. Son jugement bondit dans ses monologues. Un esprit moins fort, dans ce monde de fripons titrés, trouverait des noms honorables pour la friponnerie. Mais lui est debout au dedans de lui-même ; jamais son esprit n'adore. Au reste cela se traduit de temps en temps par des mouvements vifs ,* et c'est là le roman.

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J'ai à dire là-dessus ceci, c'est que, tant qu'un homme peut être hypocrite, il garde la force essentielle, qui se montrera à la fin. Au lieu que nos héros de franchise, je les connais ; ils sont tout au dehors, le cœur sur la main ; ils acclament, ils louent, ils félicitent ; celui qui les paie ne perd pas son argent, il achète le fond de leur cœur. Observez bien autour de vous tous ceux qui ont plié sous la tyrannie d'opinion, tous ceux que la congrégation mène ou qui pensent le nez dans l'as- sielte. Où est leur triste esclavage? En ceci qu'ils sont sincères. Hélas.


LIX


Deux hommes s'échauffaient à parler des élections. Un troisième, qui les écoutait depuis un moment, leur dit : « Vous êtes bien jeunes, je ne vote même plus ; vous en viendrez là. >^ C'est une chose terrible de voir un homme mort. Mais un cadavre qui parle, cela glace les plus généreux. Les deux hommes s'enfuirent, chacun serrant contre sa poitrine la provision de vie qui lui restait.

Que de momies sur cette terre ! Le départ est beau. Appétit de voir, de savoir, d'agir. Exploration du vaste monde. Même les colères sont des joies. Ni ruse, ni petitesse, ni réflexion sur soi. Toute la vie se penche hors d'elle-même. On trace de grands chemins, que l'espérance éclaire comme un phare. jeunesse magicienne ! Toute vie commence ainsi. « Béni soit celui qui vient sauver le monde, » on pourrait bien chanter cela autour de n'importe quel berceau. Toutes les mères chantent ce refrain-là. Toute mère est Vierge un moment ; tout enfant est Dieu un moment.

Le peuple des morts sait très bien cela. Le peuple des morts sait tout. Science apprise, science de musée, étiquettes et squelettes. Il s agit donc de tuer proprement ce petit dieu vivant. Viennent les rois mages, avec leurs trésors et leurs parfums. Adoration, éloges, pro- messes. Allons, petit, il faut travailler, si tu veux être tout à fait dieu. Travailler, c'est-à-dire ne plus voir les choses, et apprendre des mots. Tout ramasser en soi, comme dans une cassette ; conserver. Quoi ? Toute la poussière des morts, des siècles d'histoire, tout ce qui est réellement mort à jamais. Des Pharaons, des Athalies, des Nérons, des Charlemagnes, tous les grands tombeaux. '- Regarde, petit, regarde

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derrière toi ; marche à reculons ; imite, répète, recommence. Quand tu sauras bien parler, tu verras comme tu penseras bien. ^>

Puis des Sciences. Non pas sa science à lui, mais une science fossile, des formules, des recettes. Hâte-toi ; tout ce qui a été dit, il faut que tu saches le dire. La couronne est au bout. Lui se retient, se resserre, se façonne mille bandelettes autour de son corps impatient. Le voilà mort, bon pour un métier dans le peuple des morts.

Quelques-uns survivent ; quelques-uns cassent les bandelettes, et bien mieux, veulent délivrer les autres. Grave sujet à délibérer, pour le peuple des morts. Car tout n'est pas perdu ; il y a d'autres liens ; il y a des bandelettes d'or, carrière, mariage, formalités, relations, politesse, habit d'académicien. Pour toutes les tailles, pour toutes les forces. Entraves, filets, nœuds coulants. La chasse aux vivants c'est le plus haut plaisir, chez le peuple des morts. « Il court bien ; la chasse sera longue » ; mais il sera pris à la fin, et haut placé parmi les morts. On l'enterrera en cérémonie. Le plus sage parmi les morts fera le discours solennel : « Moi aussi j'ai été vivant ; je sais ce que c'est ; et, croyez-moi, ce n'est pas grand chose de bon. Voir comme cela, et vouloir comme cela, et agir ensuite comme cela, ce n'est que folie, allez ; que fureur de jeunesse, je vous dis ; que fièvre ,* que maladie. Il faut bien y entrer à la fin, dans le peuple des morts. J'étais comme vous ; j'étais parti pour la Vérité et pour la Justice ; cela me fatigue d'y penser. Bientôt cela vous fatiguera d'y penser. Ne vous raidissez pas ainsi ; laissez-vous mourir. Vous verrez comme on est bien. »


LX


Il arrive encore assez souvent qu'un Dreyfusard élève le ton et réveille des passions magnifiques. Je ne sais plus à propos de quoi l'un d'eux se leva, dans un cercle où j'étais ; et j'ai retenu quelque chose de son discours, parce que cela peut servir a expliquer un peu mieux ce mouvement d'opinion extraordinaire, qui mit si aisément en déroute les forces réactionnaires déjà triomphantes. « Pour le droit, dit-il, oui, pour le droit, mais il faut bien l'entendre. Je n'ai pas eu d'amour pour Dreyfus ; je n'ai pas souffert avec lui ;

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LES PROPOS D'ALAIN je n'ai pas craint l'exil et la prison, ni pour moi, ni pour d'autres. L'affaire m'intéressait comme un problème. Je suis avocat, j'en parlais en avocat ; j'examinais les arguments et les probabilités, impartiale- ment, sans y mettre de passion vive ; et je recevais paisiblement toutes les opinions. Seulement voilà que mes opinions furent contrariées, non point par des arguments, mais par une contrainte tantôt sourde tantôt déclarée. Il devint clair qu'on voulait m'empêcher d'en parler libre- ment. Ce furent des coalitions dans les cercles, et des sourds volon- taires ; quelquefois des interdictions ; plus souvent des menaces voi- lées, des conseils, une mise à l'index, un isolement ; des violences de langage qui d'abord me trouvèrent stupide, une rumeur qui courait, un fanatisme qui montait ; une foi, une orthodoxie, une persécution. Je suis paisible ; je suis prudent ; je suis patient. J'aime l'ordre et j'obéis aux lois. Mais j'aime la liberté de penser. Là-dessus, je suis intraitable ; la plus petite tyrannie d'opinion me touche au vif. Com- ment ? Je raisonne de mon mieux ; je suis prêt à écouter l'adversaire à m'éclairer de toutes les façons ; je veux peser en conscience le droit de l'individu et le droit de l'état ; je m'applique à ne pas prononcer d'avance et légèrement ; j'admets toutes les thèses et toutes les hypo- thèses ; je ne suppose chez l'adversaire ni méchanceté, ni hypocrisie, ni sottise ; tout homme qui m'écoute est mon juge ; je veux bien argu- menter devant n'importe quel arbitre, même prévenu contre mes raisons. Et voilà que l'on prétend couvrir ma voix, voilà que l'on avoue le dessein de m'empêcher de parler en homme libre et penser en homme libre. J'en tremble encore de fureur. Ils ont donc cru, ils ont donc osé espérer que par timidité, par prudence, par peur des coups, je recevrais leurs dogmes et je réciterais leurs litanies ! Quand j'eus bien compris cela, je sus qu'on me tuerait ou que je vain- crais ; je me suis jeté dans l'armée des hommes libres, oui, avec n im- porte quels anarchistes, parce qu'il fallait, avant tout, écraser les persécuteurs, et délivrer l'esprit d'examen. Non pas tant pour le droit de Dreyfus que pour le droit de penser et de parler. » Ces discours sont comme les fumées d'un volcan ; on aurait tort de croire qu'ils est éteint.


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LXI


Poursuivre un évêque parce qu'il enseigne publiquement que nul ne doit obéissance, en conscience, à une loi qu'il estime injuste, ce n'est pas très raisonnable. Après tout, c'est là une opinion soutenable. C'est celle qui vient la première à l'esprit, lorsque l'on réfléchit sur le juste et l'injuste. C'est même, songez-y bien, une assez belle plante, que je n'arracherais point sans regret.

La force n'est point le droit. L'événement fait voir où est là force, mais non pas où est le droit. Supposons un audacieux tyran, comme cela s'est déjà vu, qui saurait grouper autour de lui, par la promesse d'un beau pillage, tout ce qu'il y a de faméliques, d'aventuriers, d'am- bitieux sans scrupules. Supposons que les électeurs soient trompés, ou terrifiés, ou corrompus ; supposons des urnes à double fond, et le dépouillement fait à la pointe des baïonnettes. Il y aurait alors dans le pays une espèce de loi. Supposons qu'elle proscrive les Juifs, par exemple, ou qu'elle étrangle la presse, en soumettant toutes les nou- velles à la censure du préfet. Quand même un tel système réussirait pendant dix ans, pendant vingt ans, quand il serait, à la fin, accepté par le plus grand nombre, par l'effet de l'ignorance où on tiendrait les citoyens, ce régime n'aurait toujours pas le plus faible droit au respect d'un homm.e raisonnable. En fait, on serait forcé d'obéir ; mais la volonté résisterait ; elle refuserait de rendre à la force le culte intérieur qui n'est dû qu'au droit. Et si quelque stoïcien raidissait aussi son corps, et se laissait mettre en prison plutôt que de saluer l'injuste comme juste, ce serait un beau spectacle.

Telle est la racine de tous nos devoirs. Chacun de nous est tenu envers la partie raisonnable de lui-m.ême ; chacun de nous doit agir selon la vérité. Non pas selon la vérité du voisin, mais selon sa vérité à lui. Mais, direz-vous, il n'est pas juge du vrai et du faux. Mais si, justement, chacun est juge du vrai et du faux. Un homme qui ne pense pas, autant qu'il peut, avec sa raison à lui, n'est plus un homme, je préfère celui qui se fait tuer pour une erreur qu'il croit vérité, à celui qui méprise ou trahit la vérité qu'il a trouvée. Si cet évêque est sincère (et comment prouver qu'il ne l'cct pas), il vaut cent fois mieux qu'un

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clérical qui se fait franc-maçon pour avancer. En bref, la vertu aveugle est plus précieuse au monde que la science sans vertu.

Mais il faut de l'ordre, et que l'on nous protège pourtant contre les fanatiques. Et c'est pourquoi il a bien fallu exiler Déroulède, après qu'il eut commencé à marcher sur l'Elysée. Du moins, attendons les actes, et laissons vivre les opinions. Car le régime Républicain veut être librement préféré. Si la liberté des opinions devait le détruire, nous n'aurions alors, sous le nom de République, qu'une Tyrannie déguisée ? Laissons donc parler, et comptons sur le bon sens.


LXII


Un Radical m'écrit : « Je suis aussi attaché que qui que ce soit à la liberté de parler et d'écrire ; mais il y a un cas, c'est peut-être le seul, où cette liberté est incompatible avec l'obéissance due aux lois ; tel est le cas d'Hervé et de ses amis dont vous parliez l'autre jour. Quand ils organisent en paroles la désertion devant l'ennemi, il ne faut point dire qu'ils parlent ; en réalité ils agissent déjà contre la loi. On peut même dire qu'un acte de désertion isolé et sans paroles irait moins contre la loi que tous ces discours sophistiques. On sup- pose naturellement qu'un déserteur a cédé à quelque passion voisine de la peur, ce qui le rendrait plutôt méprisable. Mais eux, ils donnent un air de raison et de courage au plus abominable des crimes. Donc il faudrait punir l'apologie de la désertion tout autant que la désertion elle-même. Et j'en reviens à ce que je disais, qu'il ne faut point discuter avec ces gens-là. »

La question est difficile. Parmi les discours, ceux d'Hervé et de ses amis me paraissent aussi rapprochés qu'il est possible de l'action. Mais c'est justement une raison pour ne point franchir étourdimcnt le pas. Je veux, mon cher Radical, vous conter une chose que j ai vue. Imaginez, dans un faubourg Parisien empesté de fumées, une petite salle assez pauvre et de vrais ouvriers discutant là-dedans ; mettez ici et là un étudiant, un professeur, un rêveur, vêtus à la bour- geoise, mais d'esprit assez libre. Dans cette petite salle, on disait en toute simplicité des paroles que vous n'auriez pas supportées, car om insultait la Patrie et l'Armée, et froidement, par doctrine ; ceux qui

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disaient que la désobéissance était un devoir semblaient modérés. Je vous connais, vous auriez protesté violemment et vous seriez parti, comme faisaient les préfets autrefois quand le sermon devenait sédi- tieux.

Vous seriez parti. Ce qui arriva dans les séances qui suivirent, pen- dant plus d'une année, vous aurait pourtant intéressé. Quelques tranquilles bourgeois qui étaient là prirent la parole à leur tour, et lancèrent, avec le même air raisonnable, des paroles qu'on n'attendait point, mais que l'on écouta tout de même, car on respirait, dans cette petite salle, la liberté toute pure. L'un expliquait pourquoi, selon lui, un soldat, hier ouvrier, devait pourtant faire feu contre les grévistes, s'il en recevait l'ordre. Un autre essaj^ait de démontrer qu'il faut tou- jours, dès qu'il y a une société, une discipline, une loi, une force armée. La discussion fut longue ; les mêmes choses furent dites vingt fois. Quelques anarchistes bouillants firent comme vous auriez fait ; ils s'en allèrent ouvrir à deux pas de là des discussions d'où les bour- geois étaient bannis. D'autres restèrent, écoutèrent, discutèrent. J'entends encore un homme de trente ans, à forte encolure et à la tête carrée, qui disait, après un an de discussion : j'ai été anarchiste ; je ne le suis plus ; tout nier, tout supprimer, c'est tout de même trop simple ; il faut travailler dans ce qui est, si l'on veut changer quelque chose. ■' Vous, mon cher Radical, vous l'auriez mis tout de suite en prison. Et je le connais ; c'est une tête de fer ; la prison l'aurait rendu fanatique, par un raisonnement assez juste, c'est que si vous frappez au heu de discuter, c'est que j'ai raison.


LXIII


Il existe des Ligues pour la Paix. Elles se rappellent à moi de temps en temps par une foule de petits papiers qui disent toujours la même chose. Elles ont des présidents, des trésoriers, des secrétaires, des comités, des cours publics, des conférences, des banquets. Ces ligues existent pour elles ; leur activité ne va pas au delà ; elles grandissent, se nourrissent, et dorment. Dans les temps de crise, jamais vous ne voyez un député se lever et parler en leur nom. Les gouvernants préparent tranquillement et ouvertement la guerre ; les prophètes de


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la politique nous la donnent comme inévitable ; on élabore présente- ment un plan de constructions navales pour la guerre, qui nous coûtera des centaines de millions. Que font les Ligues pour la Paix ? Elles expédient leurs journaux et encaissent des cotisations. Elles digèrent. Elles dorment. Que manque-t-il à ces bons gros poupons gorgés de lait, dont toute l'affaire est de se nourrir et de dormir ? Il leur manque la pensée.

Je crois a la puissance de l'Association dès qu'il s'agit de services mutuels bien définis, retraites pour la vieillesse, soins gratuits pour les malades, ou indemnité en cas d'incendie. Mais dès qu'il s'agit de réfor- mer des idées, de dissoudre des préjugés, de faire apparaître la Vérité et la Justice, je crois que l'individu doit agir seul et écrire sans prendre conseil, après avoir médité en silence. Toute société tue la pensée. Et voici comment.

Ceux qui se mettent en société pour mieux penser ont un programme de pensée, c'est-à-dire des dogmes. Les orateurs qui y parlent savent d'avance qu'ils seront approuvés ; s'ils s'écartent un peu des dogmes, ils inquiètent, ils attristent leurs amis ; cela se sent, car les foules agissent puissamment, par douches chaudes et froides. Il est inévi- table, alors, que l'orateur tombe dans le lieu commun. Résultat, ils disent la messe ; ils chantent des psaumes ; tous dorment.

J'étais allé entendre, un jour, un conférencier célèbre, qui parlait pour la Paix, et soutenait des conclusions que je crois justes par des arguments ridicules. Je protestai, et je ne fus pas compris. Mes amis me dirent avec douceur : « N'affaiblissons pas nos propres thèses ; restons unis dans l'intérêt de la Cause. » C'est ainsi qu'on en arrive à parler au lieu de penser. Le ligueur s'endort à la douce lumière de l'évidence ; il compte trop sur l'évidence ; l'approbation de ceux qui l'entourent lui fait croire qu'un Monde nouveau est né. La Ligue ne mord plus autour d'elle ; elle s'admire elle-même, et s'agite à l'inté- rieur d'elle-même. Elle nourrit ses rêves en regardant son nombril, comme le fakir Hindou.


LXIV


Le R. P. Philéas dit au jeune vicomte Christian de Haute-Barbe : « Mon cher fîls, il faut que vous alliez à cette séance de l'Académie


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Française. Ne dites pas non ; vous irez. J'entends ce que vous allez prétendre, que ces discours corrects, froids et hypocrites vous ennuient. Vous préférez les petites revues mauves, et les conférences de la Bonbonnière. Mais, s'il s'agissait de plaisir, croyez-vous que j'irais entendre leurs plates déclamations, et leurs traits qui s'annoncent de loin, comme des trains express ? >>

" Non, il ne s'agit point de prendre du plaisir ; il s'agit de remplir un devoir social. N'allez-vous pas bien à la messe ? N avez-vous pas bien compris que la Foi, la Noblesse et la Richesse forment, par la nature des choses, une espèce de Sainte Alliance ? Il faut donc que je vous dévoile les derniers secrets ? Du moins, vous êtes digne de les entendre. '>

« Faire reposer l'oisiveté et la puissance d'un petit nombre de riches sur une phalange de petits bourgeois résignés, et enfin sur une horde d'artisans misérables, c'est un problème de mécanique sociale qu'aucun Archim.ède n'aurait entrepris de résoudre. Heureusement, le problème s'est trouvé résolu bien avant notre naissance. Nous avons à conserver, non à construire. Il s'agit donc de voir d'où peut venir le danger. Il ne vient que des écrivains. La science et la réflexion sont utiles à l'ordre social, tant qu'elles se bornent à éclairer les gouvernants. Mais il peut arriver qu'un fils d'ouvrier, comme ce vaurien de Jean-Jacques, ait dérobé le feu des autels, et livre à la foule le secret des Dieux. C'est pourquoi il nous fallait des valets de science, et des valets de lettres, qui eussent assez de prestige pour détourner l'ambition des jeunes. ÎS^ous les avons. Tout ce qui sait penser et écrire voit dans ses rêves la somptueuse livrée à palmes vertes. Aussi les voyez-vous, à peine sortis des fumées de la première jeunesse, ajuster leur mathéma- tique, leur physique, leur politique et leur esthétique à la prudence académicienne, que les niais appellent le bon goût. Ne soyons pas niais, j'y consens ; mais donnons la comédie aux mais. Allons applaudir l'emphase creuse, les généralités soufflées, les jeux de mots, les bcr- quinades et l'histoire maquillée. Ces rites sont comme tous les rites ; les demi-savants comprennent qu'ils sont utiles. Mais essayez d y voir encore autre chose ; quand on va jusqu'aux racines de l'utile, on trouve au fond la plus noble conquête que les hom.mes supérieurs aient jamais faite, la Vérité enchaînée et tournant la meule. Allez, mon cher vicomte, vos privilèges valent bien une messe. >)


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LXV


Monsieur Lesimple, ingénieur des mines, me dit : « Ces coups de grisou pourraient être annoncés d'avance. J'ai remarqué, et je ne suis pas le seul, que les catastrophes minières se produisent le plus souvent en même temps que d'autres faits, baisse barométrique, et tremble- ment notable de la terre. Quand cette coincidence serait incompréhen- sible, il serait sage d'y faire attention tout de même ; un paysan arrive à prévoir assez bien le temps qu'il fera sur de simples signes, sans apercevoir par quel mécanism.e ces signes sont liés à la pluie ou à la gelée. Mais la relation dont je vous parle n'est certainement pas for- tuite ; un enfant le comprendrait. "

« Il n'est pas, lui dis-je, bien difficile de comprendre que les oscilla- tions du sol, les glissements, les tassements, peuvent ouvrir de nouvelles fissures, par où de nouvelles provisions de grisou sont introduites dans la mine. »

« Je croirais même assez, dit monsieur Lesimple, que ces mouve- ments de terrain, par les pressions, par la chaleur due au frottement, peuvent bien activer la production même du grisou. Quoi qu'il en soit, il est hors de doute que tout mouvement anormal de l'écorce terrestre doit être considéré comme un avertissement ; c'est alors qu'il faut surveiller plus que jamais l'allure des lampes, le gnsoumètre et les ventilateurs. Du reste cette surveillance est assez bien faite pour qu'une lente invasion de grisou puisse être repoussée comme il faut. Mais si une baisse rapide du baromètre se produit par malheur à ce moment-là, notre prudence est mise en déroute. Voici pourquoi. »

« Laissez-moi, lui dis-je, deviner ce qui va se passer. Quand le baro- mètre baisse à l'orifice du puits, cela veut dire que l'air au-dessus de nos têtes pèse moins. Tout se passe donc comme s'il y avait, dans le puits de mine, un piston que l'on tirerait vers le haut. Il se produit alors inévitablement, dans le puits et dans les galeries, un appel d'air depuis le fond vers la surface, d'autant plus rapide que la baisse baro- métrique est plus soudaine et plus marquée. C'est alors que le grisou, qu'il vienne par de mauvaises fissures ôli qu'il soit en réservé dans des galeries abandonnées, arrive en tempête là où on ne l'attend point. « 

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« C'est tout à fait cela, dit Monsieur Lesimple. Et comme justement les mouvements de la terre et les pressions dans l'air sont observés avec beaucoup de précision sur tous les points de la terre, il devient assez facile de prévoir quelques heures à l'avance la rencontre des deux causes, et de suspendre le travail. C'est ce que je faisais dans la mine dont j'avais la direction. »

« Vous ne l'avez donc plus ? » lui dis-je.

« Non, Monsieur. On m'a mis à la porte ; et je n'ai jamais su pour- quoi. »


LXVI


Je revols une toute petite ville, au fond de la Bretagne ; des pavés pointus ; une hôtellerie à vitraux ; une halle en charpente, où l'on danse. On croit que le temps s'est arrêté, ou que quelque vieux siècle a tourné sur lui-même. Autour de la ville, des collines dures, couvertes de lande ; des vallons coupés de haies et de talus ; des sources cou- rantes partout. C'était un dimanche. Les filles allaient en bande sur la route et chantaient. Dans les sentiers, a mi-côte, on voyait ici et là quelque garçon tout noir, avec une baguette dans la main, qui regar- dait les sources, les champs et la lande.

Je perçus ce contraste comme une chose d'importance. Pourquoi les femmes en société et l'homme seul ? Quoique cela répondît à un sen- timent secret, je n en pus trouver de causes satisfaisantes. J'ai pourtant depuis rencontré des femmes en troupeau et des hommes seuls ,* et il y a plus d'une manière d'être seul. L'homme est donc plus inquiet ou plus triste ? Mais c'est trop supposer ; chacun fuit la tristesse. Ces Bretons étaient jeunes et avaient des yeux gais. Peut-être, par leur nature d'homme, étaient-ils plus portés à regarder et moins à parler.

L'homme me semble plus individu que la femme. La femme est un moment de l'espèce, très exactement, puisqu'elle porte les œufs. L enfant est une partie de la femme, qui se détache et survit ; il y a une durée sans fin en elle. L'homme est plus momentané ; certaines espèces chassent ou tuent le mâle. D'où peut-être on peut conclure que l'homme a moins de contentement avec lui-même et qu'il lui faut quelque contemplation ou quelque projet hors de lui. Je le vois poète, voyageur, inventeur, guerrier. Ses rêveries sont autour de lui. Il ne

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s'amuse point à sentir ; penser est son lot. Ou bien ce n'est plus qu'un triste Argan dans son fauteuil.

Parlez -lui des choses, le voilà hors de lui et content. Ramenez-le à lui, il tombe dans les passions chagrines. Or. qu'est-ce que parler, le plus souvent ? C'est ressasser. C'est redire ce qui est passé ou ce qui recommence. C'est une revue et une définition des gens. Ils me nomment, ils me séparent ; ils me font exister pour moi. Les choses ne me séparent point et ne me nomment point. Si étrange que cela paraisse, plus on est seul, moins on pense à soi, surtout si l'imagination est forte et fait le tour des objets. L'isolement en face des choses, c'est comme un voyage, en haut, en bas. Celui pour qui la pensée de soi est un peu lourde fuira cette espèce d'amitié qui lui parle de lui- même. Il cherchera quelque conversation Pythagorique, sur les vastes choses, ou bien les choses mêmes assez grandes pour qu'il s'y oublie. Dans le fait on a toujours vu les gens qui ne se plaisent pas trop en eux- mêmes rechercher la solitude monastique. La réflexion, le jeu, l'in- vention, ce sont encore des monastères. Penser c'est s'oublier. Newton oubliait de déjeuner. S'en aller est plutôt un bonheur masculin ; qui parle se répète, et penser c'est toujours comme un voyage d'un petit moment. C'est la fuite du grand Tolstoï qui me faisait penser à toutes ces choses.


LXVII


Une falaise calcaire, habillée de lilas, d'aubépines, de rosiers mus- cats, d'hysopes, de marjolaine. Des cavernes qui servent de granges et d'étables ; des maisons et une route suspendues au niveau des sources ; une église au sommet ; de rudes gens, et qui vivent longtemps ; de belles filles et de bonnes vieilles ; du bon sens, et une égalité patriar- cale. C'est un paradis.

Je fus frappé, après quelque temps, de voir que les filles y étaient poltronnes. Non point les fillettes, mais les filles au-dessus de seize ans. Et de quoi avoir peur ? Il ne passe pas un visage inconnu en quatre ans, dans ce pays écarté ; l'on n'y voit ni vols ni crimes. Il s agit donc de loups-garous, de revenants, ou de quelque chose comme cela ? Non plus. Ils n'ont point tant d'imagination ; et, comme disait

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une vieille femme chargée de bois : « Les vivants sont à çraindfe, non les morts. » Après cela, quelque fille essoufflée vous contera peut-être des histoires de fantômes ou d'ombres. Méfiez-vous. Elle ment. Elle a peur des hommes et voilà tout.

Elle ne le dira pas. Elle ne le dira jamais. Pourquoi 7 A cause des querelles que cela ferait. Sans compter qu'on regarde toujours un peu de travers une fille qui est guettée par les hommes. Une mère de famille jalouse ne serait pas longtemps avant de dire que si l'on n'était pas si coquette le jour on n'aurait point si grand peur la nuit. Il faut dire aussi que la nuit est bonne pour les amoureux qui s'accordent ; et j'ai observé là ce que j'avais observé ailleurs, c'est qu'une fille, si elle veut voir l'amoureux de son choix, doit avoir au moins des égards pour ceux qu'elle n'a pas choisis.

En somme elles ne disent rien ; elles n'avouent pas qu'elles ont peur. Et les gens sérieux disent : « Comment auraient-elles peur, habituées comme elles sont à se trouver le soir sur les chemins ? » Le fait est qu'il le faut bien, et dans ces nuits de campagne dont le citadin n'a même pas l'idée, lorsque, passant entre deux bosquets et sous des nuages, la route est aussi noire que le buisson. Offrez-leur une escorte, elles acceptent toujours ; souvent une ombre d'homme en embuscade donne à penser ; on fimit par tout devmer.

Ainsi après quinze ou seize ans de vie mgénue, les filles tombent dans un dur esclavage ; elles rusent contre des amoureux qu'elles n'aiment point, et qui sont plus forts qu'elles. Nul n'en dit rien. Cette guerre est muette ; les travaux, l'air vif, le mariage, les enfants, qui ont bientôt fané la fraîche jeunesse, apportent la paix. Mais quelle barbarie au fond des cœurs, et comme une femme doit rire amère- ment, au dedans d'elle-même, quand elle nous entend discourir sur la liberté. Il est trop facilement admis que celui qui désire une femme a sur elle une espèce de droit. La femme se venge quand elle peut. Je crois que le suffrage accordé aux femmes est la seule déclaration de principe qui puisse quelque chose contre cette guerre nocturne et cette terreur muette.


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LXVllI


On Ut souvent dans les journaux que des amoureux ont décidé de mourir ensemble plutôt que de supporter une séparation. Or, si Ton est capable de sacrifier froidement sa propre vie, et, bien plus, la vie de celle qu'on aime, que ne sacrifierait-oa pas ? C'est là une étrange folie. L'éducation, les autres affections, la tyrannie de l'opinion n'y peuvent pas beaucoup.

On se tromperait tout à fait, je crois, si l'on voulait voir dans les passions de l'amour l'effet d'un désir de chair très vif. Cela c'est un autre danger, ou, si vous voulez, une autre maladie, qui produit des effets tout autres. On se trouve alors bien plus l'esclave de ses propres besoins que l'esclave de telle autre personne. C'est par des désirs de ce genre, qui ne choisissent guère, et qui n'ont rien que d'animal en somme, que s'explique la prospérité des entreprises de prostitution en tous pays. Il semble même que ce genre de fièvre va par accès, et ne change guère les travaux, les projets, les affections d'un chef de famille. C'est pourquoi tous ces magasins discrets, où l'on loue des femmes comme instruments de plaisir, sont, dans le fait, tolérés. Bien loin de nourrir les passions de l'amour, tout au contraire cet étrange commerce contribue sans doute à dimmuer le prestige de l'amour, par l'avilissement, par rindifférence, par la stupidité où il jette la femme.

Et, par ces jeux d'opposition, on arrive à bien saisir ce qui fait la puissance de l'amour. Vouloir être aimé, c'est vouloir régner ; et l'on ne règne ni par la force, lù par l'argent, ni par le plaisir qu'on donne, car ce sont de petites gloires ; la vraie gloire est à persuader ; mais c'est encore trop peu dire ; on veut être adoré en esprit et comme esprit. C'est dire qu'une femme facile, sans réserve, sans pudeur d'esprit, qui veut plaire, qui s'applique à plaire, ne sera jamais aimée passionnément. Une femme qui se cache moralement, qui se garde, qui se réserve, qui a sa vie intérieure, qui rêve en dedans, qui veut en dedans, qui est à cent lieues, qui regarde sans voir, qui fait l auto- mate, qu'on ne peut deviner, qui ne veut pas être devinée, qui reste à sa place, qui se suffit, c'est une femme de ce genre, et qui est sincé-

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rement ainsi, c'est une telle femme qui est redoutable pour un cœur ambitieux.

Surtout dès que l'ambitieux a surpris quelque trouble, quelque signe vite réprimé, quelque lutte au dedans, dont il est peut-être la cause. Peut-être. C'est sur un peut-être que l'amour vit, je dis l'amour- passion ; la certitude le transforme en un bonheur parfait, sans orages, ou bien alors le tue. L'amoureux est un ambitieux ; il cherche des ennemis dignes de sa puissance, et de belles victoires ; ou même, sans chercher de victoires, il s'intéresse aux avantages qu'il prend sans les avoir cherchés. Mais s'il vient à en douter, il en veut de nouvelles marques ; il s'anime au jeu ; il guette un regard, un mouvement ; voilà comment les obstacles, la résistance, les séparations de chaque jour, exaspèrent l'amour jusqu'à la folie. Mais l'attrait physique n'y imiporte pas autant qu'on croirait, et la débauche y est plutôt con- traire.


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Les sermons sur le mariage sont à la mode. Si j'avais à en faire un, je le ferais sur l'amour et sur l'amitié. Tous sont d'accord pour dire que l'amour ne dure pas plus d'une lune. Il y a peut-être quelques exceptions, mais ce n'est pas la peine d'en parler. Dans presque tous les cas, si l'on veut qu'un mariage soit comme un asile pour les époux, il faut que l'amitié remplace peu à peu l'amour. ^

Or je vois là une difficulté qui n'est pas petite. L'amitié suppose la confiance et la franchise, deux sœurs. On aime son ami pour les qualités qu'on lui trouve, oui sans doute, mais aussi pour les défauts qu'il laisse voir. De là vient la puissance merveilleuse de l'amitié ; on peut s'y abandonner. On confie souvent à un ami des choses dont on n'oserait pas s'entretenir avec soi-même. Je sens que mon ami est moins sévère pour moi que moi, parce qu'il me connaît mieux que moi ; il est le témoin impartial de ce que j'ai appris de moi-même. La confession des catholiques est un effort pour instituer ces consolations d'amitié sans l'amitié. Une amitié pleine, voilà le vrai paradis. La con- versation ne cesse jamais ; l'ennui ne vient jamais ; les tristesses mêmes sont des espèces de joies. Tel est le port, après les tempêtes de l'amour.

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LES PROPOS D*ÂLAIN

La difficulté vient de ce que l'amour ne va pas sans flatteries et sans mensonges. D'abord on veut plaire ; on règle ses discours sur le sourire de l'autre, comme un orateur navigue selon les bravos et les sifflets. Bien plus, on veut aimer, on est heureux d'aimer ; il y a des choses qu'on ne veut point voir, et qu'on ne voit point. L'amour, comme disent les poètes, a les yeux bandés.

Mais, encore mieux, le désir produit une espèce de délire de tout le corps, qui fait que les plus petites choses nourrissent un plaisir infini ; d'où il vient que nous trouvons sincèrement tout beau, et que nous le disons avec des m.ots brillants et triomphants, comme le paon qui fait la roue. Toutes les lettres d'amour sont belles. Flatterie en- gendre joie, joie engendre flatterie ; cela est sans nn.

Si l'on veut arriver à l'amitié, il faudra pourtant bien passer de la poésie à la prose ; il faudra retirer quelque chose de ces éloges ; il faudra parler franchement et éclairer d'un jour cru le visage et l'âme. Cela n'ira point sans regrets et sans douleurs : « Autrefois, tu n'aurais pas dit cela. » Presque toujours l'orateur revient à ses anciens discours ; il est condamné à répéter son catéchisme. C'est comme les petits mots d'amour ; on peut en découvrir de nouveaux, mais il ne faut pas négliger les anciens ; ainsi s'allonge la liste des politesses. Echapper à cette tyrannie des rites, penser ce qu'on dit, dire ce qu'on pense, c est tout l'art du pilote dans le mariage. Voilà le cap des tempêtes, qu'il faut doubler.


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Romain Rolland, dans son beau livre, fait entendre qu'un bon ménage est rare, et par des causes naturelles. En suivant les mêmes chemins, en considérant ses personnages, et surtout les personnages vivants qui se sont trouvés dans mon chemin, j'aperçois des traits distinctifs qui rendent souvent les deux sexes ennemis l'un de l'autre, sans qu'ils sachent toujours bien pourquoi. L'un est affectif, l'autre actif ; cela a été dit souvent et rarement expliqué.

Affectif n'est pas la même chose qu'affectueux. Ce qu'il faut entendre sous le mot, c'est une liaison plus étroite des pensées avec les sources de la vie. Cette liaison s'observe chez tous les malades, quel que soit

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le sexe ; mais elle est normalement plus étroite chez la femme, paï la

prédominance naturelle des fonctions de grossesse et d'allaitement, et de tout ce qui s'y rattache. D'où des changements d'humeur dont les causes sont naturelles, mais dont les effets donnent souvent l'appa- rence de la fantaisie, de l'incohérence, de l'obstination. Sans aucune hypocrisie ; car il faut une profonde sagesse, et fort rare dans le fait, pour expliquer un mouvement d'humeur par ses véritables causes, attendu que la vraie cause change aussi les motifs. Si une fatigue à peine sentie m'enlève le goût de la promenade, elle me fait trouver aussi des raisons de rester chez moi. On entend souvent sous le nom de pudeur une dissimulation des vraies causes ; je crois que c'est plutôt une ignorance des vraies causes, et comme une transposition naturelle et presque inévitable des choses du corps en langage d'âme. L'homme amoureux est comme stupide devant ces textes.

L'autre sexe est incompréhensible dans l'inaction. Il tourne dans une chambre comme une mouche dans une bouteille. Sa fonction propre c'est de chasser, de construire, d'inventer, d'essayer. Hors de ces chemins il s'ennuie, mais toujours sans s'en apercevoir. De là un mouvement perpétuel pour de petites occasions ; sa bonne volonté, en le dissimulant, l'aggrave. 11 lui faut un aliment politique ou indus- triel. Et il est commun que les femmes prennent aussi pour hypocrisie ce qui est un effet de nature. On peut voir des crises de ce genre ana- lysées avec profondeur dans les ' Mémoires de deux jeunes mariés », ce Balzac, et surtout dans 1' " Anna Karénine >\ de Tolstoï.

Le remède à ces maux me paraît être dans la Vie Publique, qui agit de deux manières. D'abord les relations de famille et d'amis, qui établissent dans le ménage des relations de politesse, absolument nécessaires pour dissimuler tous ces caprices du sentiment qui n ont toujours que trop d'occasions de s'exprimer. Et puis la vie publique occupe l'homme, et le détourne de cette oisiveté de complaisance, dans laquelle il n'est jamais naturel, quelque bon vouloir qu'il y mette. C'est pourquoi il y a toujours à craindre pour un ménage trop isolé et qui se nourrit d'amour seulement. Ce sont des barques trop légères, trop mobiles au flot, sans lest. Et la sagesse par réflexion n'y peut pas grand'chose. C'est l'Institution qui sauve le Sentiment.


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LES PROPOS D'ALAIN


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Voici une constatation qui a souvent attristé les sociologues, c'est que l'accroissement rapide de la population suppose un certain état de bar- barie. Et cela se comprend très bien. L'homme barbare cède à l'instinct, tout simplement. Il ne pense pas aux souffrances de la femme, ni à l'avenir des enfants ; il ne voit pas si loin. Il ne voit pas même loin dans sa propre vie. Les lois incertaines, les guerres, les grandes épi- démies, les migrations, tout borne ses projets. On ne peut être pré- voyant à soi tout seul. Bref, quand l'homme mène une vie presque animale, on ne voit pas comment la natalité serait limitée autrement que par des conditions physiques et biologiques. Et ce sera une lapi- nière humaine ; de là les invasions de Barbares, sous une forme ou sous une autre, et peut-être sans fin.

Le demi-barbare fera des enfants par réflexion. Il s'aime en ses enfants plus qu'en lui-même ; et c'est pour eux qu'il fait l'avenir, non pour lui. Nous en avons tous connu de ces hommes robustes, un peu épais et incultes, qui prennent toute la peine pour eux. et pré- parent de la joie, du luxe, une vie ornée et facile pour leurs enfants. Mais il me semble que déjà la prévision doit les conduire à la prudence, s'ils ne sont très pauvres.

Quant à l'homme qui pense à sa perfection personnelle, à sa propre culture, à sa propre liberté, il n'aura guère d'enfants. Et peut-être est-ce très bien ainsi. Car, ayant trop exercé la partie intelligente d'eux-mêmes, et s'étant donné, si l'on peut dire, une hypertrophie du cerveau, peut-être risquent-ils de mettre au jour tantôt des monstres, et tantôt des crétins. Il s'établit alors une division du travail assez naturelle. Les uns font des découvertes ; les autres font des enfants qui comprendront les découvertes. Ainsi va le Progrès, la foule suivant les conquérants, et assurant les victoires.

Ces réfiexions doivent nous donner une juste idée de la perfection humaine. Il faut modérer parfois l'intelligence aussi, et ne pas rougir d'être un bon animal, avant toute chose. J'aime mieux une petite lueur de bon sens, portée par de bons muscles, qu'une grosse tête sur un petit corps. Sans les muscles, l'idée n'irait pas loin ; une pensée

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chargée de matière, une pensée aux larges pieds, voilà ce qui mène le monde. Nos professeurs n'ont pas assez médité là-dessus ; car je VOIS qu'ils nous font une élite, et méprisent la masse. Double erreur. L'élite n'a pas besoin d'eux; mais c'est ce gros garçon joufflu, un peu endormi, un peu paysan, qui a besoin d'eux. Mais ils nous font des têtes sans corps, avec des ailes d'ange, comme dans les tableaux d'église. Des poings qui pensent, voilà ce qu'il nous faut aussi.


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Je reviens à ce terrible « Poil de Carotte » de Jules Renard. Ce livre est sans indulgence, et il est bon de dire là-dessus que le mauvais côté des choses n'est pas difficile à apercevoir ; communément ce sont les passions qui se montrent et c'est l'amitié qui se cache. Et c'est d'autant plus inévitable que l'intimité est plus grande. Un homme qui ne comprend pas cela est nécessairement malheureux.

Dans la famille, et surtout si les cœurs sont tout à fait dévoués, personne ne se gêne, personne ne prend un masque. Ainsi une mère, aux yeux de son enfant, ne pensera jamais à lui prouver qu'elle est une bonne mère ; ou alors c'est que l'enfant est méchant jusqu'à la férocité. Un bon enfant doit donc s'attendre à être traité quelquefois sans façon ; c'est là proprement sa récompense. La politesse est pour les indifférents, et l'humeur, bonne ou mauvaise, est pour ceux que l'on aime bien.

Un des effets de l'amour partagé, c'est que la mauvaise humeur y est échangée naïvement. Le sage y verra des preuves de confiance et d'abandon. Les romanciers ont souvent noté que la première marque de l'infidélité de la femme, c'est un retour de politesse et d'attention à l'égard de son mari ; mais on a tort d'y voir un calcul. C'est que l'abandon n'y est plus. '^ Et s'il me plaît à moi d'être battue '\ ce mot de théâtre grossit jusqu'au ridicule une vérité du cœur. Battre, injurier, récriminer, c'est toujours le premier mouvement. Par cet excès de con- fiance, la famille peut périr, j'entends par là devenir un milieu détes- table, où les voix prennent d'elles-mêmes l'accent de la plus vive colère. Et cela se com.prend bien ; dans cette intimité de tous les jours, la colère de l'un nourrit la colère de l'autre, et les moindres passions

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sV multiplient. Il est donc trop facile de décrire toutes ces humeurs acres. Si seulement on les expliquait, le remède se trouverait à côté du mal.

Tout naïvement chacun dit d'un être grognon ou hargneux qu'il connaît bien : "• C'est son caractère. » Mais je ne crois pas trop aux caractères. Car, selon l'expérience, ce qui est régulièrement comprimé perd de son importance au point d'être négligeable. En présence du roi la mauvaise humeur d'un courtisan n'est pas dissimulée, elle est abolie par le vif désir de plaire ; un mouvement exclut l'autre. Si vous tendez amicalement la main, cela exclut le coup de poing ; il en est ainsi des sentiments, qui tirent toute leur vivacité des gestes commencés et retenus. Une femme qui a du monde, et qui interrompt sa colère pour recevoir une visite imprévue, cela ne me fait point dire : « Quelle hypocrisie ! « mais : « Quel remède parfait contre la colère ! »

L'ordre familial c'est comme l'ordre du droit ; il ne se fait point tout seul ; il se fait et se conserve par volonté. Celui qui a bien compris tout le danger du premier mouvement règle alors ses gestes, et con- serve ainsi les sentiments auxquels il tient. C'est pourquoi le mariage doit être indissoluble au regard de la volonté. Par là on s'engage soi- même à le conserver bon, en calmant les tempêtes. Telle est l'utiKté des serments.


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On se tire quelquefois d'affaire, au sujet des danses impudiques et choses du même genre, en disant que tout ce qui est naturel est bon, et que les effets malsains de la nudité viennent d'une mauvaise morale ecclésiastique, qui a voulu comprimer et mutiler la nature. Je veux bien avouer qu'il y a une pudeur trouble, qui donne plus de prix au péché. Mais, quand on sera délivré des idées confuses, il restera encore un problème, que l'on peut poser en termes très clairs.

Il est hors de doute que le désir sexuel est le plus puissant peut- être, très puissant certainement, contre la raison. C'est par là que Samson ou Hercule, dans tous les temps, perd la direction de lui- même, et devient complice d'injustices. Peu de ministres sont capables de résister aux prières d'une belle femme. Et l'amour-passion est, comme on sait, une étrange folie qui explique la plupart des injustices,


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et peut-être les explique toutes. Pourquoi tout ce luxe, sinon pour une femme longtemps désirée et poursuivie ? Le luxe est sans fin et sans mesure dès qu'il s'agit non plus d'en jouir, mais de l'ofïrir à une divinité de l'Opéra comme une espèce de sacrifice. De là des désordres dans la production des biens ; de là une humiliation de l'homme supé- rieur, humiliation pire que tous les désordres, car il renonce alors à lui-même, et exile ses plus nobles volontés. Par ce côté, la chasteté, j'entends la puissance de la raison sur les désirs, est liée étroitement à la justice.

Encore autrement, et peut-être plus étroitement. L'abus des plaisirs de la chair multiplie les désirs, et produit enfin, com.me l'ivresse, une sorte de paresse et de somnolence. Aux yeux du médecin le souteneur n'est autre chose qu'un homme qui abuse des plaisirs de l'amour, ce qui le jette dans une paresse invincible. Le mêm.e effet se remiarque chez ceux qui pensent trop au corps de la femme ; seulemicnt, s'ils sont magistrats, ministres ou législateurs, ils ne sont pas condamnés pour cela à vivre de ressources inavouables ; ils font tout de même leur métier ; ils délibèrent, ils discutent, ils signent ; mais sans cou- rage ; ils touclient à tout et ne saisissent rien ; leur intelligence a encore de l'adresse, de la grâce, une vivacité par éclairs ; mais elle est sans force ; c'est un hébétement correct. Nous les choisissons bien. Mais, par les gens qu'ils voient, par les récréations qu'ils se donnent, par ce mélange d'art et de débauche qui prétend les éveiller, les affiner, les cultiver, ils deviennent gâteux à l'intérieur. De là tant de travaux stériles, tant de projets, tant de programmes, et cette sagesse sans ressort qui renvoie tout au lendemain. Les civilisations brillantes risquent de périr par la volupté. Que la musique, les danses, la pein- ture, la sculpture, la poésie embellissent la chose, cela n'atténue pas le mal ; le poison n'en est que plus doux à prendre.

C'est pourquoi nous ne devons pas nous fier l:rop ingénuement à la Nature. Tout est naturel. Si vous avez trop bu, il est naturel que vous marchiez de travers. Si vous vivez en chien, il est naturel que vous pensiez en chien. Comme on fait la Science, par volonté et discipline, ainsi il faut faire les bonnes mœurs, par volonté et discipline ; et montrer le péril aux jeunes, qui tirent de toutes leurs forces sur l'injusr- tice avant d'en avoir déterré toutes les racines.


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LXXIV


L'homme et la femme buvaient l'absinthe, et parlaient au garçon avec autorité, comm.e font les gens qui ont de l'or dans leurs poches. L'homm.e avait de terribles yeux verts, de fortes épaules, des pomgs assez blancs, mais qui semblaient durs comme des cailloux. La femme avait trop de plumes au chapeau, trop de bagues aux doigts, trop de crayon noir à ses yeux ridés. Evidemment ils avaient pour métier d'acheter et de vendre de jolies filles.

Et, tout en cherchant à deviner d'après leurs gestes, leurs nrcs et leurs chuchotements, ce qu'ils avaient fait et ce qu'ils feraient, ]e me disais : bien des choses ont changé dans le monde ; il h'y a plus chez nous d'esclaves ni de tyrans, ni de diligences, ili de maîtifcs de poste ; les maladies elles-mêmes ont changé ; nous n'avons plus la lèpre, et nous avons la syphilis ; quelque jour la syphilis elle-même sera vaincue. Nous avons démoli la Bastille et supprimé la torture ; la France se moque du pape ; M. Clemenceau est ministre ; les femmes réclament le droit de vote. Tout change, les mœurs, les lois et les dieux. Mais les marchands de femmes n'ont point changé.

Aujourd'hui comme au temps de Plaute, ils achètent et vendent des filles, des jeunes et des vieilles, de tous pays, et pour tous les goûts ; ils les conduisent d'une ville à l'autre, les parent et les exposent dans des magasins où chacun peut entrer. Et, comme cela est contraire aux lois, on a fait une loi spéciale pour eux. Pour eux point de grèves, point de morte-saison. Le régime peut changer et les mœurs aussi, et la religion aussi, ils ont toujours autant de belles femmes qu'il leur en faut, et des acheteurs pour toutes, des acheteurs riches, puissants, eslimés.

Pourtant, si vous interrogez les hommes, ils Vdus diront tous qu'ils mcpriseht les caresses tarifées, qu'un libre sentiment petit seul donner du prix à ces choses, et que la débauche, de même qufe les photogra- phies galantes, n'attire que les collégiens ; mais il est sûr que la plu- part, lorsqu'ils parlent ainsi, mentent. On dit souvent que les femmes rfeïves, si elles surprenaient une conversation entre hommes, au fumoir, changeraient d'opinion sur bien des choses. Mais elles peuvent s'ins-

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truire tout aussi bien sans écouter aux portes. Qu'elles réfléchissent seulement à ceci, qu'il y a des marchands de femmes, et que leur commerce est le plus prospère de tous les commerces. Cela suppose non seulement des spectateurs indulgents, mais encore des acheteurs, et en grand nombre.

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Le jeu d'échecs n'a point changé, les maisons publiques non plus, ce qui fait bien voir que le progrès ne mord pas sur tout. Nous faisons rouler des trains électriques et nous raffinons sur l'égoïsme et l'al- truisme. Cependant il y a dans toutes les villes quelque rue des Remparts où l'on trouve une maison close, et, dans cette maison, un peuple barbare, aussi loin de nous que peuvent l'être les Polyné- siens, je veux dire loin de nos discours et de nos traités de morale, plus près de nous sans doute que nous ne voulons le croire.

Là vivent des esclaves qui font un métier de bêtes. Là on vous sert, pour de l'argent, des femmes parées, comme ailleurs on vous servirait des côtelettes. Vous supposez, âmes naïves, que ces esclaves et ces marchands d'esclaves sont comme des prisonniers dans un sou- terrain, pensant toujours à la hberté, à l'amour, à la famille, à l'hon- neur, comme des damnés penseraient au paradis. Point du tout. Ils ont une espèce de vie humaine ; ils ont de bons moments, des rires, des larmes, des querelles, des réconciliations. Le maître gouverne par la force, et la maîtresse gouverne par la persuasion. Il y a chez eux des sages et des fous ; il y a des maximes raisonnables ; il y a des règles de l'honneur ; il y a des offenses ; il y a des insultes ; il y a des passions nobles et des passions viles. L'une est méprisée pour son avarice ; l'autre est connue pour envieuse et menteuse ; une autre a trop de cœur, et mourra d'amour après avoir versé de vraies larmes.

Mais, là comme ailleurs, les occupations quotidiennes endorment les passions ; le temps des loisirs se passe en bavardages ; la vie est réglée comme dans un couvent ; on craint le Prieur, mais au fond on l'aime un peu, et l'on célèbre sa fête en levant les verres, autour d'un gâteau à la crème. Alors on oublie à la fois et le métier, qui est l'ordre, et les passions, qui sont le désordre, et l'on s'étourdit de discours qui ressemblent à tous les discours.

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Un étranger qui entendrait cela crierait sans doute à ces pauvres marchandes de plaisir : « Songez donc au métier que vous faites, à ces brutes qui vous louent et vous vendent comme des outils ou des victuailles ; jugez tout cela ; brisez tout cela ; ensuite vous lèverez vos verres. « L'étranger ferait rire. Un étranger est toujours un peu ridicule, parce qu'il invoque des raisons contre la coutume. Nous ririons d'un homme qui tomberait de la lune, et voudrait peser notre politesse, notre justice, nos discours officiels, nos vertus, nos plaisirs et nos peines dans les balances de la Raison.


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Le blé lève ; c'est le temps des corbeaux. On les voit de loin qui tirent de côté sur la tige verte, afin d'arracher le grain ; et ils mangent le tout. Il faudrait quelque mitrailleuse pour les arroser de plomb ; et encore apprendraient-ils bien vite à la reconnaître et à s'en garder, comme ils ont appris, d'après ce qu'on raconte, à distinguer un fusil d'un bâton. Je me rappelais, après cela, des observations de chasseurs d'où il résulte que les corbeaux comptent bien jusqu'à trois, mais non au delà ; et voici comment on l'a su. Deux chasseurs vont les tirer dans une île de la Loire ; l'un s'en va et l'autre reste ; les corbeaux ne reviennent pas ; le second s'en va, les corbeaux reviennent. S'il y a trois chasseurs, les corbeaux ne reviennent que lorsqu'ils ont vu les trois chasseurs s'en aller. Mais, au delà de trois, les corbeaux ne savent plus bien. Et toutes ces histoires sont peut-être arrangées, car les chasseurs sont poètes.

J'en étais là lorsque les corbeaux me donnèrent une autre leçon. Comme le vent s'était mis à souffler et à faire tournoyer les feuilles, les corbeaux s'enlevèrent dans la tempête, et semblèrent jouer avec les vagues de l'air, non sans maladresse, car le corbeau n'est pas un très bon voilier ; mais par cela même il est intéressant à observer. J'en vis un qui fut presque jeté par terre par quelque vent descendant ; tous se laissaient porter et enlever par le vent, sans remuer les ailes, et c'était un beau modèle de ce vol plané sans moteur dont on parle maintenant. Or j'ai bien remarqué que le corbeau se tient alors face au vent, et les ailes inclinées d'avant en arrière et largement étalées ;

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mais en même temps il tient la masse de son corps âlissi abaissée que possible, et les pattes pendantes, comme s'il était cloué par les ailes. Et on comprend bien pourquoi ; s'il voulait nager à la hauteur de ses ailes, il serait bientôt retourné et précipité, comme sont les feuilles, et comme sont nos aviateurs trop souvent. Cela me faisait voir, une fois de plus, que, dans l'oiseau mécanique, le moteur et l'aviateur sont trop en l'air, au niveau même des ailes, ce qui fait que l'appareil ne se redresse point en tombant ; tandis que le corbeau se tient tout entier autant qu'il peut au-dessous de ses ailes, comme s'il était dans la nacelle d'un parachute. Par ce moyen, dès que l'ensemble s'incline et comm.ence à tomber, le corps, qui résiste moms contre l'air, tom.be plus vite que les ailes et remet le tout en équilibre. Il faudrait donc aux aviateurs un corps mobile comme celui du corbeau, de façon qu'ils puissent laisser pendre aussi leurs pattes et tout leur poids dans les moments difficiles ; et je ne vois pas que cela soit im.possible à réaliser, l'aviateur pouvant par m.écanismie se mouvoir d'avant en arrière et de haut en bas par rapport à son appareil, ou bien mouvoir une masse placée au-dessous de lui et jouant le rôle de lest. Ce qui m'étonne. c'est qu'ils n'essaient rien dans ce genre. Mais ils en sont à vendre ; et le Com.merce l'em.porte sur l'Industrie.


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Ce qui distingue les socialistes de ce temps, c'est qu'ils sont histo- riens. « Après une société, une autre société ; après une machine, une autre machine ; après une justice, une autre justice. '» Aussi se moquent- ils des radicaux, qui croient à une justice de tous les temps, qu'il faut planter et arroser où l'on se trouve. Or ces historiens supérieurs m'écrasent aisément par leur science, mais ils ne me feront point compter sur un progrès qui ferait un pas après l'autre, par la force propre d'une société dans son milieu ; je vois un progrès qui se fait et se défait d'instant en instant ; qui se fait par l'individu pensant et qui se défait pât le citoyen bêlant. La barbarie nous suit comme notre ombre.

En chacun de nous, d'abord. C'est une erreur de croire qiiè l'on sait quelque chose ; on apprend, oui ; et, tant que l'on apprend, ôti

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voit clair ; mais dès que Ton se repose, dès que Ton s'endort, on est théologien ; et comme les songes reviennent avec le sommeil, ainsi, avec ce sommeil d'esprit reviennent l'injustice, la guerre, la tyrannie ; non pas demam, mais tout de suite ; cela tombe comme une nuit en nous et autour de nous. S'imiter soi-même ou imiter les autres, c'est tout un ; l'on retombe au sauvage aussi aisément que l'on se couche.

C'est une erreur de croire qu'un brillant jeune homme, qui a aimé les idées, est pour cela tiré de barbarie. S'il est seulement sous-préfet, il a des maîtres et des flatteurs ; esclave et tyran désormais, s'il ne lutte contre lui-même ; un m.inistre, encore mieux ; mieux, entendez pire.

Il n'est pas vrai qu'après des peintres médiocres il en naît de meil- leurs ; le grand peintre achève un progrès en lui, par son génie ; il n est pas vrai qu'après lui on dessinera bien ; il n est pas vrai qu'après Corot et Daubigny on peindra mieux. Il n est pas vrai qu'après Bee- thoven on fera mieux que lui, ni qu'il ait fait mieux que Mozart.

Je ne vois que la science qui fasse un pas après l'autre ; ou, plus exactement, c'est l'industrie qui fait une machine après 1 autre ; mais, la vraie science c'est comme un art ; il faut que l'individu la fasse en lui, par ses forces propres, et la sauve en lui ; et il ne peut la laisser a d'autres en héritage ; que dis-je à d'autres ? Il ne peut en jouir lui-même comme d'un héritage ; sa pensée est toute dans les pousses du dernier printemps ; le tronc n'est qu'un support.

Nous pouvons faire la juslice, mais nous ne pouvons la garder comme un dieu de bois ; avant que les vers s'y soient mis, elle est morte. Il ne faut compter que les pousses de l'année. L'afîaire Drej'fus fut belle tant qu'on la fit, tant qu'on la tint à bout de bras ; dès qu'elle fut assise, elle était déjà couchée et cadavre. Le chef est tyran tout de suite ; le juge dort tout de suite ; le minis .re est réaction- naire tout de suite. D'un consentement aussitôt nous reculons. Le terrain est repris par les forces. Dès que la société tourne sans pensée, elle fabrique tout le mal possible. Les machines n'y lont rien ; nous serons injustes avec l'aéroplane, comme avec le bélier et la catapulle. Si les socialistes organisaient la cité, elle serait injuste aussitôt ; tout pourrirait sans le sel Radical, sans l'individu qui refus(î de bêler selon le ton et la mesure. L'individu qui pense, contre la société qui dort, voilà l'histoire éternelle ; et le printemps a toujours le même hiver à vaincre.

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LXXVIII


J'Imagine un petit nombre d'hommes, vivant en société dans une île. Je les vois travaillant, chacun selon ses aptitudes, et vivant tous du produit du travail de tous.

Le problème étant ainsi défini, on peut énoncer comme des espèces d'axiomes les propositions suivantes. Si l'un d'eux consomme sans produire, les autres auront naturellement moins de produits pour un même travail. Si l'un d'eux emploie son temps à des travaux inutiles, par exemple à fabriquer, en or et diamants, l'insigne de quelque Mérite insulaire, les autres auront moins à consommer, ou devront travailler davantage. En général, l'oisiveté et le luxe de quelques-uns rendront nécessairement le travail des autres plus pénible et moins rémunérateur.

Je tourne maintenant les yeux vers cette société où je vis, et je n'y retrouve plus mes axiomes. La m.onnaie, le crédit, les machines, l'armée, la police, les beaux-arts, tout cela m'empêche de voir la vraie richesse, et la pente qu'elle suit.

Aussi, quand je veux attaquer l'oisiveté et le luxe, le profond éco- nomiste m'explique, d'un air détaché, que, sans le luxe, beaucoup d'ouvriers seraient sans travail ; et que, si les oisifs s'avisaient de vou- loir travailler, ils feraient baisser le prix du salaire, en apportant, pour une même demande, l'offre de leurs bras ,* qu'ainsi l'oisiveté et le luxe des uns enrichissent les autres.

L'injustice est fardée comme une vieille gueuse. Il faut la voir avant sa toilette.


LXXIX


Dans tous les romans d'apparence scientifique, je remarque tou- jours la même notion fausse des machines et de leur puissance. Wells,

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LES PROPOS D'ALAIN

dans sa « Guerre des Mondes >\ nous représente les Martiens comme n'étant plus que cerveau et mams, et agissant par machines, et toujours comme simples wattmen, soit d'un géant d'acier qui court et combat, soit d'une machine à voler, soit d'une machine-outil que l'on emploie à faire d'autres machines, comme si les machines nous dispensaient du travail musculaire. Or il est permis de faire des fictions, mais encore faut-il que quelque chose les annonce dans les faits. Or, dans les faits de l'industrie humaine, rien n'annonce l'homme dirigeant et les ma- chmes travaillant. Notre industrie, au contraire, nous offre le spec- tacle d'un travail humain plus dur, plus précipité, plus épuisant que jamais ; et l'on voit bien pourquoi. Les machines ne se font pas seules ; le fer n'est pas à portée de la main, le charbon non plus, le pétrole non plus. 11 y a des machines plus puissantes qu'autrefois, oui ; mais les hommes travaillent aussi bien plus qu'autrefois. Comparez le forgeron de village à l'ouvrier d'usine.

J'avoue que l'homme a des esclaves d'acier prodigieusement puis- sants et dociles. Telle est cette locomotive, cette automobile, et surtout cette grande mouche bourdonnante qui l'enlève au-dessus des nuages. Mais il faut savoir qu'après soixante-dix heures de marche, un moteur d'aéroplane est usé ; oui usé, bon pour la ferraille. Or comptez le travail qui y est enfermé ; comptez bien, depuis le minerai de fer, et depuis le filon de houille ; comptez les puits, les treuils, les pompes, les wagonnets, les bennes ; comptez les hauts fourneaux et le marteau- pilon ; comptez les puits à pétrole, le transport du pétrole, la distillation du pétrole ; essayez de vous représenter la foule des travailleurs qui ont poussé tous ensemble, jusqu'à réduire tant de puissance en un si petit volume. Et tout cela est perdu en soixante-dix heures. Ce grand oiseau qui passe les mers est porté par des milliers de bras. Je ne dis pas que ce n'est pas un noble jeu, et que ces ouvriers obscurs ne se sentent pas plus hommes quand ils acclament l'oiseau humain ; mais ils se sentent alors autant muscle qu'esprit, autant obstinés qu'ingé- nieux. Rien ne fait prévoir une machine qui remplacera le muscle ; et les merveilles mécaniques ne sont jusqu'ici que du travail muscu- laire accumulé. L'homme vole avec des bras d'hommes.


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LXXX


Le menuisier de campagne a une petite maison entourée d'un jardin. Là courent ses trois petits ; là sa femme va et vient, du puits à la cuisine, lavant le linge, donnant l'herbe aux lapins, préparant la soupe. Lui travaille en chantant, dans son atelier rempli de la bonne odeur des copeaux. S'il va travailler chez les autres, alors il s'en va d'un pas tranquille, humant l'air et observant la course des nuages ; et il ne rencontre pas de paysan sans parler un peu avec lui du soleil, du vent et de la pluie, de la prochaine moisson, ou des travaux à faire. Le dimanche il ne s'attarde pas au cabaret ; il soigne ses abeilles et cultive son jardin. Voilà un homme qui ne voit jamais un beau tableau, qui n'entend jamais de bonne musique m de conférences ; il ignore le téléphone et la lumière électrique ; il ne connaît d'autres machines que ses mains, ses outils et son tour. Pourtant il sait bien des choses, et s'instruit tous les jours, non par lecture ou ouï-dire, mais par vue directe ; non pour en parler, mais pour y penser. Voilà une vie d'homme à laquelle il ne manque pas grand'chose.

L'ouvrier d'usine se lève avant le jour, dans une chambre mal éclairée, mal aérée. Lui et sa femme avalent précipitamment un café assaisonné d'alcool, nettoient et habillent à la hâte les gosses qu'ils laisseront à la primaire et à la maternelle en passant. La femme emporte le petit qu'elle allaite jusqu'à l'usine, où est installée une étable pour enfants, qu'on appelle crèche.

L'homme et la femme travaillent dix heures chacun, dans un air chargé de poussière et de fumée, toujours courant, entraînés par les puissantes machines qui soufflent. Le soir venu, ils prendront à peine le temps de moucher les mioches et se jetteront sur le lit éreintés. Leur dimanche se passe dans une banlieue râpée, qui sent le pétrole et la poudrette. Après vingt ans de ce travail forcené, ils ne seront pas plus riches que le joyeux m»enuisier de campagne, ni en santé, ni en savoir, ni en argent ; tout au contraire. Voilà deux types d'existence qui peuvent servir à se représenter la cité idéale. Et, entre les deux, je n'hésite pas. La société parfaite ne m'apparaît pas comme une grande usine.

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LES PROPOS D'ALAIN


LXXXI


L'industrie n'est pas une fin par elle-même ; elle n'est que moyen et déiense, soit contre la nature, soit contre le brigandage humain. Or, je VOIS que rmdustne est prise comme une hn, de la même manière que la richesse devient une fin pour l'avare. Je sais bien que l'avare, qui semble malheureux, est heureux pour lui-même et à sa manière ; mais il est tyran pour les jeunes. Il fait vieillir tout autour de lui ; sa mort délivre les autres.

La société civilisée va sans doute à une autre folie du même genre ; mais, comme la société ne meurt point, elle finira par peser terrible- ment sur tout le monde. Et, par la manie d'inventer et de construire, nous arriverons à une espèce de richesse misérable. Tous travailleront, et tous seront pauvres. Aussi pour la défense ; nous serons tous for- midables, et tous accablés par des dangers nouveaux, et menacés par nos propres canons. On sent plus vivem.ent ces vérités d'avenir lorsque l'on se repose dans quelque village perdu où les chemins de fer n'arrivent point. Il y a ici un certain équilibre entre les travaux et les fruits. La terre est nettoyée, saine, fertile, hospitalière, et belle aussi. Quand on lit dans les journaux, et encore un jour après l'évé- nement, ces catastrophes grandes et petites, on éprouve une sécurité admirable, et l'on dirait comme le poète : ^ Heureux laboureurs, trop heureux en vérité s'ils connaissaient leur bonheur. >^

De temps en temps on voit un gendarme ; ou bien on entend ronfler l'automobile du médecin ; ou bien, quand le vent est à la pluie, on entend siffler un petit chemin de fer, tout au fond de la vallée. Hier, au milieu des champs, une batteuse à vapeur troublait cette paix campagnarde. Ce sont des choses de ville, et des bruits de ville. On voudrait dire que cela rompt l'harmonie des travaux rustiques, des plateaux à la terre lourde, de la vallée cultivée comme un jardin, des bois à mi-côte, et des petites maisons bien tassées au niveau des sources. Mais ce n'est qu'une demi-vénté. Sans les gendarmes, il y aurait des passions et des crimes ; car il y a des hsines, des calomnies, de m.auvaises commères, et des homrnes qui guettent les filles. Sans le médecin, il y aurait des monceaux d'ordures, et d'horribles maladies.

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Sans les échanges et les transports, sans les machines qui viennent de la ville, il y aurait, dans cette riante vallée, quelques champs maigres, et des fourrés mextricables ; sur le plateau, une forêt avec des loups ; des famines, des sorciers, des paniques, des guerres de village à village ; des nuits effrayantes ; des bandits partout, dont les plus audacieux seraient barons, comtes et rois. Une autre misère, une autre injustice. C'est la ville qui assainit la campagne. Il faut des usines, des cui- rassés, et la corruption des villes, et le journal à un sou, pour que le paysan assis à sa porte nous fasse envie. Il suffit sans doute d'une bonne soupe et d'un cœur tranquille ; mais c'est plus compliqué sans doute qu'on ne croirait de conquérir ces biens si simples, et de les garder.


LXXXll


Quand j'étais enfant, on me faisait une peinture effrayante de l'ancien régime. Ce qui m'avait frappé, c'est que les serfs devaient, entre autres choses, battre l'eau des étangs pour faire taire les gre- nouilles pendant que les seigneurs dormaient. Quoi, tant de peine pour le plus grand nombre, et si peu de plaisir pour quelques-uns ! J'aurais voulu être seigneur, et vivre dans ce temps-là, pour dire aux pauvres serfs : « Allez vous coucher ; en pensant que vous dormez bien, je trouverai agréable le chant des grenouilles. « Si j'étais main- tenant au nombre des riches, et si je vivais sans produire dans quelque somptueux hôtel, je me consolerais sans doute en pensant aux progrès accomplis depuis ce temps-là ; et il me suffirait que les serfs ne battent plus l'eau des étangs. Pourtant, si je regardais mieux, que de peines inutiles je pourrais compter autour de moi, pour mon service, et dont je ne tirerais pas même un tout petit plaisir !

Si j'étais riche, je voudrais sans doute avoir le téléphone chez moi, et quelques jours après j'aurais le plaisir d'entendre une sonnerie criarde, et d'entrer en conversation avec quelqu'un qui me deman- derait, en nasillant, de lui faire apporter un tonneau de bière ou deux livres de veau. Il n'y aurait rien de changé dans le monde, à ce que je croirais, que cette sonnerie, ces cornets noirs, et ces fils verts accro- chés au mur. Mais regardez mieux. Du minerai de cuivre aurait été extrait et transporté ; le cuivre aurait coulé dans des creusets ; des

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fils auraient été étirés, recuits, transportés encore, enroulés, déroulés en lair ou sous la terre ; des murs auraient été percés ; un peu de zinc aurait été ramené à l'état de minerai dans la pile ; une téléphoniste aurait eu à compter avec un abonné de plus. Tout cela pour que je pusse maudire les importuns et les étourdis, et enfin décrocher mes récepteurs afin d'avoir la paix. 11 est vrai qu'en revanche ma bonne saurait très bien téléphoner pour avoir trois croissants ou une douzaine d'oranges. Tel serait le résultat de ces efïorts ingénieusement combinés et de cette attention toujours en éveil. Je consommerais un bon nombre d'heures de travail, et à peu près sans profit pour moi.

C'est ainsi que la coutum.e et l'imitation créent de faux besoins, dont la satisfaction ne procure même pas toujours de vrais plaisirs. On dira que c'est ainsi ; et que pour y changer la moindre chose il faudrait changer trop de choses, car tout se tient. C'est justement ainsi que raisonnait le seigneur, au temps des rois. Rien n'est changé, je le vois bien. Et les serfs battent toujours l'eau des étangs afin de faire taire les grenouilles.


LXXXIII


On est effrayé lorsque l'on réfléchit à ce que nou^ dépensons en chemins de fer de montagne et en hôtels à touristes, c'&st-à-dire seu- lement pour le plaisir. Chaque jour un poids énorme de gens et de bagages est élevé et redescendu ; et pour quel prix démesuré ! Je ne compte pas l'argent qu ils donnent pour cela ; car ce que l'un donne, l'autre le reçoit, et c'est ce qui fait croire que toutes ces dépenses de luxe sont profitables, tout compte fait. Je compte la force perdue, je dis la force humaine perdue, seule vraie richesse sans doute.

Comptez tous les travaux qui sont nécessaires pour que ce torrenl élève ce joli wagon de bois verni. Il faut barrer le torrent dans les hauts, le filtrer et le clarifier autant qu'on peut dans de grands bassins maçonnés, et puis le jeter dans d'énormes tuyaux de tôle qui amènent ce courant d'eau sur des turbines ; or les turbines, réglées par écluses et vannes, font tourner des dynamos ; les turbines s'usent vite par l'effort qu'elles supportent sur leurs palettes obliques ; on m'a dit que les petits cailloux que l'eau entraîne percent la tôle et la rendent

T. H 113 8


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bientôt pareille à un crible ; mais que dire des dynamos ? Ce sont des merveilles de montage, qui enferment des milliers de journées, et qui, par une tension trop forte et un débit mal modéré, sont soudain ramenées à la ferraille. Après cela le courant circule sur des fils de cuivre de poteau en poteau, au milieu des sapins, par dessus les rocs et les abîmes. La voie ferrée perce la montagne, s'accroche a des murs de rocher, passe sur des ponts à vertige ; le voyageur admire des travaux cyclopéens. Il méprise les lacets de la vieille route, les tout petits villages, et les sentiers dans les bruyères ; ce sont des jouets.

Souvent, a la descente, lorsque l'ombre grimpe à son tour, on voit au tournant du sentier, près d'un tout petit champ, un homme chargé de pommes de terre ou de fourrage ; ce sont des pays où il faut porter la récolte à dos d'homme, et où l'on remonte la terre dans des paniers à chaque retour des saisons. Ce contraste entre le travail utile et le travail inutile est si frappant qu'il fait rire les sots. « Comment, en notre siècle, en sont-ils encore à porter sur leur dos, pendant une heure de descente, la nourriture de leur vache ? » Le fait est qu'il est miraculeux que ces hommes et ces femmes ne soient pas tous hôteliers ou hôtelières, chambrières ou porteurs de malles, mécani- ciens ou marchandes de cartes postales, et que tous ne s'enrichissent pas à traîner les touristes, au heu de produire le pain, le fromage et la viande. Mais réfléchissons ; il est pourtant évident qu'en leur portant notre argent, nous ne leur portons aucune vraie richesse, et, bien mieux, que nous jetons des richesses au gouffre. Tous ces comptes efïrayants se feront ; ils se font dé]à. Et remarquez, don Juan, que Monsieur Dimanche ne rit plus.


LXXXIV


Nous souffrirons tous, plus ou moins, de cette grève de mineurs Mais aussi nous participons tous à l'injustice qu'ils repoussent. Au premier moment, le débat paraît être entre l'actionnaire et le mineur. Or si l'on se représente l'actionnaire passant son hiver à Nice, son été en Norvège, l'automne à des chasses, le printemps à des fêtes mondaines, pendant que le mineur, à quelques centaines de mètres sous la terre, et quelquefois même scms la mer, produit péniblement


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LES PROPOS D'ALAIN

tous ces plaisirs de l'actionnaire, quand on pense à cela, quand on veut bien y penser, on sent un mouvement de révolte ; la justice parle un langage très clair. Mais il n'est pas inutile non plus que chacun réfléchisse à ses propres actions, à sa complaisance, à sa complicité de tous les jours.

Car nous sommes tous prodigues. Nous ne respectons pas les pro- duits du travail ; nous oublions le travail. Un enseignement superficiel trompe ici tout le monde. On nous fait admirer le machinism.e, les communications, le mouvement prodigieux des hommes et des choses consommables d'une ville a l'autre, d'un pays à l'autre ; on ne fait point voir une conséquence inévitable de cette activité des échanges, c'est la multiplication du travail humain. Le dépeuplement des cam- pagnes signifie que le travail devient de jour en jour plus pénible, plus pressant, moins libre qu'autrefois.

L'enfant connaît l'histoire d'un morceau de pain ; il y retrouve le travail du paysan ; il connaît l'histoire d'un morceau de charbon ; il y retrouve le coup de pic du mineur. Mais quoi ? se dit-il. Il faut du pain et du charbon. Et c'est vrai. Mais ce qu'il faudrait raconter clairement c'est l'histoire de ces trains express, de ces tramways électriques, de ces téléphones, de tout ce mouvement de luxe, si l'on peut dire, qui semble adoucir les frottements de la vie, mais qui redouble le travail de l'usine et le travail du mineur. On peut dire que nos moindres actions sont un gaspillage de charbon. Je prends le tramway ; c'est le charbon qui m.e traîne ; c'est le mineur qui me traîne. Si j'allais à pied, rigoureusement le mineur travaillerait moins. Je prends un train entre dix ; j'occupe à moi seul un compartiment de douze places ; je choisis mon heure ; je ne veux pas attendre. Si je consentais à prendre un train unique, dans lequel je n'aurais qu'une place, qui roulerait moins vite, qui s'arrêterait un peu plus souvent, le mineur aurait moins de peine. Je téléphone pour dire bonjour ou bonsoir, ou pour éviter d'écrire trois lignes ; c'est toujours le mineur qui paie ; car tout ce qui est métal suppose une dépense de charbon. Je ne jetterais pas du pain ; mais je jette du charbon au vent. Et pour- tant qu est-ce que le travail du laboureur, du semeur, du moissonneur, comparé au travail du mineur ? Si donc cette grève nous force à travailler un peu de nos jambes ou de notre patience, ce n'est que justice. Nous ne sommes pas arbitres, nous sommes complices.


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LES PROPOS D'ALAIN


LXXXV


Comme j'allais mettre encore un morceau de sucre dans mon café, l'ombre du père Grandet arrêta ma mam, et me dit : <■' Laisse donc, il sera peut-être trop sucré. >

« Oui, lui dis-je, mais il est certainement un peu trop amer. « 

Il reprit : « Qu'est-ce qu'un peu d'amertume sur ta langue ? Quand pèseras-tu tes plaisirs, et les pemes qu'ils coûtent ?

« Père Grandet, lui dis-je, les choses ont changé depuis vous, et le sucre n'est pas cher. »

« Ne compte pas en argent. Compte en douleurs. Il y a des pauvres Flamands, qu'on appelle les camberlots, qui viennent en bande, à l'automne, pour arracher de la betterave. Qu'il y ait de la rosée ou qu'il pleuve, ils sont mouillés jusqu'à mi-corps com.miC s'ils travail- laient dans l'eau. On les loge dans des masures, où ils couchent sur la paille. Va maintenant jusqu'à la sucrerie et jusqu'à la raffinerie, tu verras d'autres hommes presque nus, cuits par les chaudières, saisis par les courants d'air, qui montent et descendent, toujours courant, et chargés comme des mulets. N'oublie pas les femmes qui mettent les morceaux de sucre en paquets. Joli travail, penses-tu, pour des rnains blanches ? Ce joli travail leur dévore les ongles et le bout des doigts jusqu'à l'os. Vas-tu dire maintenant que le sucre n'est pas cher ? Cela veut dire, fais-y bien attention, que tu donnes très peu de ton temps et de ton travail en échange de tous ces travaux de forçat. Belle excuse ! >^

îl rêvait. Ces terribles yeux sans pitié éclairaient le monde. « Vois- tu, me dit-il encore, au temps où je comptais mes pièces d'or et où je tenais le sucre sous clef, je me sentais au-dessus du mépris, mais je ne savais pas pourquoi. Maintenant je fais les comptes des autres, et je sais pourquoi je ne rougissais pas d'être avare. Je me servais moi-même ; j'étais heureux lorsque je remplaçais à coups de marteau quelque planche pourrie. Avec un peu d'or, j'aurais eu cent menui- siers à mes ordres ; mais je n'ai point voulu d'esclaves. Tout cet or représentait un droit que j'avais sur le travail d'autrui ; ce droit, je ne l'exerçais pas. Ainsi, toutes les fois que j'enfermais dans m.on

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LES PROPOS D'ALAIN

cofïre un rouleau d'or, je délivrais un esclave. J'avoue que je n'en savais rien ; j'aimais la couleur de l'or ; et il faut sans doute que la vertu prenne un air de vice pour être aimée. Mais toi, puisque tu veux penser quelquefois au bonheur des autres, imagine qu'une pièce d'or représente une puissance royale pour toi et la servitude pour les autres ; tu comprendras pourquoi l'or est beau à garder. )> Il disparut* je bus mon café sans sucre, et je le trouvai bon.


LXXXVI


J'ai assez loué l'Avare, en montrant qu'il ne consomme guère ; et j'ai assez expliqué pourquoi l'opinion académique, toujours favorable aux dépenses de luxe, méprise l'Avare et loue le Prodigue. Mais l'Avare n'est pourtant point l'Econome. Et ils diffèrent en ceci que l'Avare est tyran. L'Avare est Economiquement bienfaisant, mais Politiquem.ent redoutable. Bienfaisant en ce sens qu'il ne demande jamais, alors qu'il le pourrait, des travaux de luxe pour son propre plaisir, ce qui revient à dire que, pouvant appauvrir tout le monde il ne le fait pas. Redoutable parce que son or est un instrument pour dominer.

Dominer comme propriétaire, comme prêteur, comme actionnaire, comme patron, comme directeur d'entreprises. Voyez Grandet et Rigou dans Balzac, et surtout son Gobseck. Le plaisir propre de l'avare, c'est de jouir de la servitude humaine, c'est de voir toutes les passions à ses genoux ; et non pas en dissipant son trésor, mais en l'augmentant au contraire. Car son esclave l'enrichit. Ce trait n'est pas assez marqué dans l'Harpagon de Molière. Je voudrais le voir au milieu de sa cour et tenant ses audiences ; jugeant sans appel ; décrétant qu'il va aider celui-ci, ruiner celui-là ; se laissant fléchir, non pas par quelque aventurier qui veut le voler et qui le paye en flatteries cyniques, mais par quelque père de famille, par quelque fermier, par quelque inventeur qui le paiera au centuple, et qui, sincèrement, le vénère et lui rend grâces. L'Avare m'apparaît alors comme le plus profond des Ambitieux. Quel triomphe, d'entrer au Conseil d'administration, d'ôter de vieux gants, de montrer des mains poilues, et de régner là. C'est la redingote grise parmi les broderies

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LES PROPOS D'ALAIN L* Avare de nos jours passe toute mesure ; il est seul, avec quelques compères, à savoir ce qu'il peut. L'or est bien une puissance toujours, pour vous et pour moi ; mais nous nous en servons mal. Nous l'échan- geons contre un esclave d'un moment. L'Avare s'enrichit tout en dominant. Si quelqu'un l'a méprisé, il trouve l'occasion de se venger et en même temps de s'enrichir. Inversement, s'il récompense un de ses fidèles, il y gagne encore.

11 n'y a donc point tant de différence entre le Prodigue et l'Avare, si l'on considère les fins. Tous deux veulent dominer ; mais le prodigue s'y prend mal ; il se ruine en flatteurs. L'avare a son troupeau de flatteurs comme le paysan a son troupeau de m.outons. Le prodigue use ses forces en les exerçant ; l'avare multiplie sa puissance par l'action. Il faut dire enfin, pour faire des comptes justes, que l'avare favorise aussi bien les travaux de luxe, pourvu qu'il y gagne gros ; et que, comme prêteur, il est complice des folles dépenses. Mais, ce qui est surtout redoutable, c'est son pouvoir politique, j'entends contre l'éga- lité, contre les droits et même contre les opinions ; car toute page imprimée est sous le contrôle d'un avare. Et c'est une raison pour frapper d'impôt les plus gros revenus, quel qu'en soit l'emploi ; on s'oppose ainsi aux dépenses folles et à la tyrannie en même temps.


LXXXVII


Le luxe est nuisible de deux manières. D'abord parce qu'il dévore des journées de travail ; au lieu de construire un grand palais qui sera habité peut-être un mois par an, les maçons feraient aussi bien cent maisons agréables, pour cent ménages ; et ainsi le salaire des maçons ne coûterait rien à personne ; ce ne serait qu'un échange entre les maçons d'un côté et de l'autre les cordonniers, les ébénistes, les jardiniers, enfin tous ceux qui ont besoin de maisons tout autant que les maçons ont besoin de légumes, d'armoires, de chaussures. Supposez qu'un riche brûle cent maisons pour se faire un parc ; il y aurait bien cent maisons de moins dans le monde ; or s'il emploie à construire son palais le travail qui produirait cent maisons, le résultat est absolument le même. On n'expliquera jamais assez ces rapports si profondément cachés.

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LES PROPOS D'ALAIN

Le luxe est nuisible encore autrement en ce qu'il aggrave l'inégalité et crée des classes trop différentes. D'où une méprise trop commune sur le rôle du capital. Si le capital n'était qu'une réserve destinée à permettre de grandes entreprises et un travail centralisé, le capital ne cesserait pas d'être à tous, et le riche ne serait que le gérant du patrimoine commun. Un milliardaire, s'il vit simplement, finira par rendre ce qu'il a gagné, et même le rend à chaque instant. Au reste son travail propre, qui est d'organiser, de surveiller, de coordonner, est un travail nécessaire, et l'ouvrier le sent bien. Mais le luxe crée une autre espèce d'hommes, vaniteuse, ignorante, étrangère, odieuse. Et ces passions inévitables excitent les masses contre toute richesse, d'où un effort qui porte à faux.

Un impôt sur le revenu porte à faux. Pensons bien à cela. L'épargne d'un seul enrichit tout le monde ; les entreprises d'un seul, si elles développent la production des choses utiles, enrichissent tout le monde. C'est la folle dépense qui nous ruine. L'impôt devrait donc viser toujours la folle dépense, et l'effort démocratique ne devrait pas ici se laisser détourner un seul instant. Impôt sur le cube d'air par tête d'habitant ; impôt sur l'ornement, sur la parure, sur les voitures de luxe, sur les domestiques ; impôt sur les places de luxe dans les trains, sur la vitesse ; impôt sur les primeurs ; impôt sur les parcs et jardins, d'après leur superficie par tête d'habitant. Au lieu que si un homme riche défriche des terres, assèche des marais, perfectionne les procédés de culture, ses revenus sont utiles à tous, ses dépenses nous enri- chissent tous ; tout impôt sur ces revenus est réellement sur le bien des pauvres. Vous demandez une lourde contribution à un grand fabricant de chaussures ; c'est un impôt sur la chaussure. Vous êtes moins sévère pour un petit fabricant de parures. Résultat, j'ai un chapeau à plumes et des chaussures percées.


LXXXVIII


La grande propriété dévore la petite. Cette affirmation se retrouve dans la plupart des discours socialistes. Ils nous font voir tous les petits propriétaires et tous les petits patrons, expropriés par les puis-


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LES PROPOS D'ALAIN

sants capitalistes, et venant grossir l'armée des prolétaires. Dans la réalité, les choses se passent tout à fait autrement.

Un paysaH me disait il n'y a pas longtemps : « à la campagne, qui s agrandit se ruine )>. Et il m'expliquait très bien pourquoi. Le salarié, à la campagne, ne loge pas volontiers chez son maître ; presque tou- jours il se marie et acquiert d'une façon ou d'une autre un bout de jardin et une bande de terrain, non loin d'une maisonnette. S'il ne prend point racine dans la terre, alors vous le verrez partir pour la ville ou chercher une place d'employé au chemin de fer départemental. En somme les salariés, à la campagne, ont presque tous un peu de terrain à eux ; ils louent le temps qu'ils ont de reste ; les terres sont bien cultivées, parce que tous savent leur métier et aiment la terre.

Suivons maintenant l'ambitieux propriétaire qui voudrait devenir marquis de Carabas. Il s'arrondit, en achetant lopin par lopin ; et cela lui coûte gros, parce que les lopins de terre sont toujours con- voités et rarement offerts. Cela est connu, le prix de l'hectare augmente à mesure que les lots sont plus petits. Donc il achète très cher ; il achève de s'arrondir à prix d'or, car les rusés paysans profitent de la situation et lui jouent le meunier Sans-Souci.

Il achète très cher, et son terrain perd de sa valeur à mesure que les frontières s'étendent. Les salariés ne se fixant que sur une parcelle de terre, le désert se fait. Ils sont tous en bordure et la bordure n'aug- mente pas aussi vite que la surface. Donc la main-d'œuvre se fait rare ; son prix augmente ; le revenu diminue. Le gros propriétaire considère bientôt les champs, les bois et les prés comme des choses de luxe ; il cherche d'autres revenus. Il veut vendre et il vend très mal, parce qu'il ne trouve d'acheteurs qu'en bordure, et pour de petits lots ; le centre, personne n'en veut, si ce n'est à vil prix. Voilà comment, contrairement aux prédictions de Karl Marx, c'est le gros propriétaire qui est saigné aux veines, encerclé, affaibli et finalement exproprié avec perte. Le capital, ici, ne tient pas dans un coffre-fort ; il s'étale au soleil ; et, en s'étalant, par la force des choses il s'émiette. La terre est plus juste que l'or.


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LES PROPOS D'ALAIN


LXXXIX


Quand on dit qu'une industrie est libre, on croit avoir dit quelque chose. Or voici deux anecdotes assez connues sur l'industrie des Chemins de fer, qui font voir la nécessité d'un arbitre ayant charge de dire à quel moment l'esprit industriel est décidément inhumain.

Une Compagnie avait mis un train en miettes et des voyageurs en morceaux. D'où un examen des voies, des signaux, des wagons, et un tableau de réformes à faire, assez coûteuses naturellement. A quoi un technicien de la voie ferrée répondait ceci : « Nous savons ce que ces réformes nous coûteraient. Nous savons aussi ce que les accidents nous coûtent en moyenne par an, aussi bien en réparations des choses qu'en indemnités aux blessés et aux familles des morts ; or les dépenses de la seconde espèce sont très inférieures aux autres. » Voilà donc un froid assassin, qui se promet de tuer, et qui se fait une réserve pour le prix du sang.

Il y a des passages à niveau. On en a fait un sur la ligne de Lyon, entre Paris et Villeneuve, qui traverse six voies ferrées, toutes à grande circulation. Deux gardiens, jour et nuit, y risquent leur vie. La route qui traverse est, à certaines heures, comme un torrent d'automobi- listes, de cyclistes, de maraîchers. Les trains passent à toute vitesse ; j'en ai compté jusqu'à quatre en vue en^^même temps. Voilà donc une véritable machine à tuer, un hachoir à chair humaine. Et il est tout neuf. Le contrôle a approuvé ces plans-là, et contresigné d'avance des accidents inévitables.

Ici encore tout se réduit à un calcul. Comme on se dit : ici il faut faire un tunnel parce que le tunnel coûte moins que la tranchée, ainsi l'on se dit : ici il vaut mieux écraser les gens, car les accidents prévus par statistique coûteront moins cher qu'un pont dessus ou dessous. Le prix du sang est compté comme le prix des pierres.

Or nous sommes tous d'accord, réactionnaires ou radicaux, pour penser que la vie humaine ne peut pas entrer dans un projet à la manière du fer, du bois et de la pierre. Par exemple nul ne supportera qu'un automobiliste puisse, lorsqu'il a tué un homme, se dire : « 1 as- surance paiera ». Avoir supprimé l'esclavage, c'est justement avoir

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LES PROPOS D'ALAIN

distingué entre l'homme et l'outil. Il faut établir et fortifier le respect de la vie humaine. Voilà qui définit un droit strict de la Nation sur les Compagnies. Il ne faut pas qu'il y ait un prix de revient du meurtre. Donc la Compagnie n'est pas libre de choisir entre ces deux solutions : payer pour ne pas tuer, et payer pour avoir tué. Suivez mes deux anecdotes, sans autre guide que le bon sens ; elles vous mèneront loin.


xc


Le socialisme n'est pas seulement une belle construction en utopie. Il s'infiltre dans les faits ; et il semble bien que les discours des socia- listes n'y soient pour rien, et que même leur action politique s'y oppose ; mais la nature des choses travaille pour eux, et bien mieux qu'eux, sans qu'ils s'en doutent.

L'idée capitale du socialisme, c'est sans doute qu'il n'y a point de liberté contre le salut commun. Un ouvrier n'a point le droit, parce qu'il travaille très vite et n'a que peu de besoins, de traiter indivi- dueilem.ent avec l'employeur, et de condamner amsi ses frères à une vie misérable. Ce raisonnement est bien plus fort contre l'employeur, s'il prétend être heureux par le malheur des ouvriers ; il ne peut l'essayer un moment que par l'incroyable aveuglement des pauvres, qui le nourrissent et le protègent à tout instant ; et ce que la grève générale veut montrer, c'est que le plus puissant et le plus riche des employeurs ne se conserverait pas un moment, si tous ceux qui pro- duisent refusaient de faire société avec lui. Ces rapports sont main- tenant assez connus pour qu'on en raisonne, et que l'on fasse des lois à ce sujet, sans qu'il soit nécessaire d'aller jusqu'à la dangereuse expérience qui romprait la société pour un moment.

Or, ce qu'il y a de remarquable, dans ce conflit d'idées où nous sommes jetés, c'est que tous les ennemis du socialisme proposent des thèses socialistes, disant que toute liberté n'est pas bonne, et que c'est la société tout entière qui doit déterminer les droits et les devoirs des individus ou des groupes. Au contraire ce sont les syndicalistes, et les socialistes entraînés à leur suite, qui revendiquent une liberté de guerre et un droit sans limites de la partie contre le tout. L'ivresse individualiste a passé d'un camp dans l'autre.

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LES PROPOS D'ALAIN

Il n'y a pas longtemps, on entendait la chanson de l'employeur, disant qu'il était maître chez lui, et qu'il fermerait son usine s'il le jugeait bon, et qu'il repousserait tout arbitre et tout arbitrage, attendu que « charbonnier est maître chez lui ». Cela ne l'empêchait pas, l'instant d'après, de se mettre sous la protection des gendarmes, invoquant ainsi la société pour sa défense privée, mais refusant à la société tout droit sur ses affaires privées. Contradiction ridicule ; si vous voulez être absolument libre, alors défendez-vous par vos propres moyens.

Les cheminots, j'entends les plus avancés, nous tiennent mamtenant le même langage. Ils disent : nous travaillerons si nous voulons. Les voilà donc qui effacent leur devoir ; mais comment peuvent-ils ensuite invoquer leur droit ? Un droit suppose l'état social, c'esl-à-dire quelque autre droit corrélatif que l'on respecte. Qui ne respecte nen n a aucun droit. Et dire qu'il faut chercher un équilibre entre ces droits, en ayant égard à l'ensemble, c'est formuler le plus pur Socialisme. En sorte que présentement les réactionnaires sont socialistes sans s en douter, et les socialistes sont anarchistes ; ce qui n'empêche pas que les uns et les autres se contredisent, les patrons en voulant conserver pour eux cette liberté absolue qu'ils refusent, avec raison, aux ouvriers ; et les ouvriers aussi, lorsque, rejetant tout pacte social, et déclarant la guerre, ils s'étonnent de n'être pas traités selon le droit de la paix. Comment l'Arbitre jugera-t-il, s'il ne débrouille pas toutes ces notions- là?


XCI


Fenêtres fermées, et loin de ce monde imparfait, nous discutions, le socialiste et moi, sur la cité idéale. Nous faisions le compte de ce que pourraient gagner en heures de repos ceux qui mamtenant tra- vaillent toute la journée.

D'abord nous ferions travailler tout le monde ; et, par travail, nous entendons travail manuel à heures fixes, car les autres travaux ne sont pas de vrais travaux. On peut bien compter qu à ce régime les travailleurs gagneront une heure sur dix.

Autre chose. Pendant que les oisifs travailleront, ils cesseront de consommer de précieuses heures du travail d'autrui en divertisse-

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LES PROPOS D'ALAIN

ments inutiles, comme courses en automobiles, voyages en train rapide, croisières en bateau, chasses, courses au clocher et autres ruineuses fariboles.

Naturellement nous supprimons presque tout le luxe, et d'abord, ce qui ne sert qu'à humilier le voisin, comme plumes, dentelles, dia- mants, bijoux. Que de journées de travail dévorées par la parure, et dont le travailleur ne profite point !

Les ci-devant riches ayant moins de temps à perdre et n'ayant plus d'argent à jeter, nous gagnons pas mal de journées aussi sur les couleurs, les toiles à tableaux, les plumes, l'encre et l'imprimerie. Peu de gens peindront, dessineront, et écriront, lorsqu'il ne s'agira plus de gagner de l'argent. D'ailleurs le génie produira, c'est inévitable, comme les oiseaux chantent.

« Oui, mais, dit le socialiste, n'oublions pas toute cette industrie des armes, tous ces travaux stériles qui n'ont pour objet que de tuer. Nous gagnons bien, par ce moyen, encore une heure de travail sur dix.»

Ne comptons point là-dessus, lui répondis-je. Notre République collectiviste sera d'abord assez petite, et elle ne manquera pas d'enne- mis. La Justice ne manque jamais d'ennemis. Plus d'un ci-devant riche émigrera, comme firent autrefois les nobles ; et il se fera bien une Sainte-Alliance contre notre Coopérative. N'en doutez point, il faudra se battre, ou tout au moins montrer les dents ; et nos dents ce seront canons, forteresses, baïonnettes, vaisseaux de guerre. Au reste, chacun de nous combattant pour l'égalité, nous les battrons, et nous les convertirons. Mais ne désarmons pas la Justice.


XCII


L'ouvrier parla : « Je viens encore d'entendre, dit-il, des discours sur la grève générale et le chambardement. Ces discours me semblent stupides, et je veux vous dire pourquoi. » Ici il y eut un peu de tapage, et quelques injures ; mais il n'y prit point garde.

« Vous me connaissez, dit-il ; vous savez bien que je ne suis point jaune du tout, ni catholique, ni silloniste ; je vous dis cela, non pas pour faire entendre que je méprise tous ceux-là, mais simplement parce que je ne pense pas comme eux. Lors de la dernière grève de


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la Précision, car c'est mon métier, je fus parmi les meneurs. J'avoue même que je me mis plus d'une fois en colère, tantôt contre les trem- bleurs, tantôt contre les gendarmes ; et je couchai deux fois au poste. C'est pour vous dire que je compte sur la grève, et même un peu sur l'intimidation, pour retirer au patron autant que je pourrai de ses profits. »

« Du reste, camarades, je crois que nous nous battons encore comme des enfants rageurs. Il faudrait du calme ; et pour cela, il faudrait des réserves d'argent. Voilà notre vrai plan de campagne. Verser au syndicat, verser à la Coopérative, pouvoir aider les autres corporations afin qu'elles nous aident à leur tour. En un mot, préparer de longue main la soupe de grève, voilà à quoi nous devrions penser du matin au soir, en poussant l'outil. Par ces moyens, nous obtiendrons tous les changements utiles qu'on peut espérer dans la répartition des biens. Car les profits du capitaliste oisif diminueront de plus en plus, et il se mettra à produire, ce qui nous soulagera d'autant. Bien plus, le patron et le rentier réduiront peu à peu leurs dépenses de luxe, et ainsi disparaîtront tous ces travaux inutiles qui ont l'air de nourrir le travailleur et qui en réalité l'affament. Voilà mon programme ; et vous voyez que je ne suis pas tendre pour les bourgeois. »

«Mais quand vous parlez de saisir le pouvoir et de socialiser les biens, je dis : halte-là ; voilà les sottises qui commencent. Le pouvoir ? Qu'est-ce que nous en ferions ? Ce que les autres en font, probable- ment ; nous aurions une Chambre, un Président, des gendarmes et des juges, sous d'autres noms ; car comment voulez-vous faire ? Et les biens ? Qu'en ferions-nous ? Il nous faudrait bien des directeurs, des ingénieurs, des inventeurs, qu'il faudrait payer et surveiller. Les noms n'ont guère d'importance. Le principal, c'est que le partage des profits soit fait équitablement. Le jour où le patron directeur ne gagnera pas plus qu'un directeur que nous paierions, le problème sera résolu, sans que les propriétaires cessent d'être propriétaires. »


XCIII


Nier le droit de grève, c'est aller un peu vite. Les arbitres, qui sont les citoyens, voudraient bien se faire des notions ; et il leur paraît


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LES PROPOS D^ALÂIN

évident que chacun est maître de ses bras comme de sa maison, avec cette dinérence qu'on peut contester le droit de quelqu'un sur une maison, mais non son droit sur ses propres bras. Bien plus un homme peut aliéner sa maison, mais non pas ses bras. Il n'a pas le droit de se vendre lui-même ; cette vente serait nulle. Cela fait voir que le droit de ne pas travailler pour tel patron ou pour tel salaire, ou à tel métier trop pénible, est un des droits les plus clairs. L'esclavage est aboli, et cela est de commun consentement ; même si le maître est très puissant et si le serviteur est très faible, cela ne fera toujours qu'un escla- vage de fait ; jamais les arbitres ne reconnaîtront cette dépendance comme un régime de droit. Tout contrat de travail est rompu par le refus d'une des parties ; et ce principe suffit dans les cas ordinaires. Mais l'Etat demande plus ; il veut qu'un citoyen puisse être contraint de collaborer à un service public. L'Etat méprise donc le droit ?

La difficulté vient de ce que l'on pose des droits sans limites ; et je ne sais pourquoi l'on se fait ces idoles. Des droits sans limites ne sont même pas concevables. Le droit est de consentement ; le droit suppose un contrat et ce contrat implique que chacun en même temps donne et reçoit. Tout droit suppose coopération. Refuser toute coopération, c'est refuser et rejeter tout droit quelconque en même temps que tout devoir. Il est donc inévitable que celui qui prétend user du droit de grève accepte encore des obligations.

Il n'y a point d'exemple d'un droit sans limites. J'ai le droit de circuler ; mais si la rue est barrée par ordre, mon droit se trouve limité. Je roule en auto ; l'agent aux voitures lève son bâton ; même remarque. Bien mieux ; on exige que je porte des seaux d'eau à l'in- cendie ; voilà du travail forcé. Va-t-on dire pour cela que les droits sont suspendus ? Non pas. Et la preuve, c'est que, si l'on me fait porter des seaux, et si l'on n'impose point la même obligation à un voisin aussi vigoureux que moi, je dirai que cela n'est pas juste. Et, pour tout dire, ce qui fait le droit, ce ne sont pas tels droits sans limites, car ce sont des abstractions inconcevables ; ce qui fait le droit, c'est l'égalité des droits, quels qu'ils soient. C'est pourquoi je ne comprends pas comment le droit de grève serait absolu, sans conditions, sans limites, alors que le droit de circuler, le droit de posséder, le droit de vivre même, ont des conditions et des limites. En somme, il y a un droit de réquisition qui peut être exercé par l'Etat dans un péril public. Chacun doit alors donner ses outils et ses talents ; ou bien alors c'est la guerre. Mais il faut réfléchir d'avance à ces choses,

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LES PROPOS D'ALAIN

afin que^ les mêmes hommes, au moment même où ils refusent de faire société avec nous, ne viennent pas nous étourdir de leurs droits.


XCIV


Plus j'y songe, et plus j'admire ce juge nommé Bridoye, dont parle Rabelais, qui terminait les procès par un coup de dés, quand les sacs de procédure étaient assez gros.

Il consultait les dés, et c'était très raisonnable. On ne plaiderait jamais si le droit de chacun apparaissait toujours clairement. Dès qu'une solution équitable est possible, vous pouvez être assuré que les parties la trouveront tout aussi bien que le juge. Ainsi on ne porte devant le juge que des problèmes insolubles. Les textes disent alors oui et non, et les deux avocats apportent des arguments sans réplique. <( Vais-je m'user l'entendement à choisir ? se dit Bridoye. Non point. Je tire aux dés. Pierre a raison et Jacques a tort ; voilà une affaire réglée. »

« Mais, dit l'Ingénu, pourquoi dire : Pierre a raison et Jacques a tort ? Soyez franc ; dites : j'ai tiré ma sentence aux dés. >>

« Non, dit Bridoye. Car ils viennent ici chercher la justice, et non un coup de dés. La sentence ne vaut rien pour moi ; mais il faut qu'elle soit juste pour eux, afin qu'ils aient confiance en moi, et qu'ils me prient de terminer leurs différends. Or, pour qu'ils aient cette opinion, il suffit que je cache rnes dés ; car celui qui gagne estime que je suis juste ; ainsi j'ai la moitié des plaideurs pour moi, et, remarquez-le, la plus riche moitié des plaideurs, puisque c'est celle qui gagne. Les autres sont de pauvres hères. »

'( Fort bien, dit l'Ingénu. Mais pourquoi attendre si longtemps, jusqu'à ce que les sacs soient bourrés de papiers inutiles ? *

« Les papiers, dit Bridoye, sont inutiles, mais le temps et la dépense sont fort utiles. Cela donne à penser à tous ceux qui veulent plaider avant d'avoir bien pesé leur droit. Si un procès gagné ne coûtait pas plus cher qu'un arrangement à l'amiable, tous voudraient plaider, et toutes les affaires seraient en suspens. Ma lenteur est donc fort expéditive ; et le temps perdu est, cette fois, du temps gagné. »

Voilà ce que Bridoye pourrait dire. Mais il se garde bien de le dire ;

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LES PROPOS D'ALAIN cela irait contre son système. Non. Il dort aux plaidoiries, se réveille quand il n'entend plus rien, se frotte les yeux et lance les dés. Voilà l'os à moelle ; le suce qui pourra. Il ne manque pas de railleurs qui voltigent à la surface, comme de gracieuses libellules. La lourde raillerie de Rabelais va au fond, comme une pierre.


xcv


J*ai connu un policier admirable, qui avait pour règle de ne jamais emprisonner personne. Il disait que la bonne police consiste à empê- cher les crimes, et non pas à découvrir et à punir les coupables. Il faut savoir que sa tâche de policier était parfaitement définie. Il était, il y a bien quinze ans, le chef de la brigade qui gardait le Président. Je le connus parce que, dans ce temps-là, je m'amusais quelquefois à reconnaître les policiers dans la foule, en appliquant cette règle : quand un cortège passe, il n'y a que les policiers qui regardent la foule. Comme je regardais la foule, moi aussi, l'œil du grand policier se posa sur moi ; cela me fit rire, et nous eûmes occasion de parler du métier qu'il faisait.

« J'ai là autour, dit-il, des gaillards qui connaissent les finesses du métier. Nous n'allons point dans les garnis ; nous ne suivons pas les gens ; nous ne faisons point de questions. Nous sommes autour du cortège, comme un filet invisible. Si quelque individu nous paraît suspect, nous avons pour tactique de l'écarter sans qu'il s'en doute, par un mouvement de foule, une bousculade, une discussion, u ne chute. Supposons qu'il ait quelque mauvais dessein ; il s'en va, en maudissant ces stupides bourgeois qui se serrent comme des moutons. Il accuse le hasard d'abord ; après plusieurs tentatives, il croira, à quelque destinée contraire, car les hommes d'action sont fatalistes. Bref, j'ai opposé une force à une force ; la méthode est bonne pour le présent ; je me demande si elle n'est pas la meilleure aussi par les fruits qu'elle porte ; car peu d'hommes sont capables de suivre un projet quand les circonstances leur sont contraires. '>

Plus j'y réfléchis, plus cette vue me paraît pénétrante. Un sermon ne vaut pas un obstacle. Un sermon irrite ; un obstacle, surtout si l'on n'y voit pas une volonté particulière, n'irrite point, et change

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LES PROPOS D'ALAIN

le cours des pensées. Voici un cambrioleur qui est encore à moitié ouvrier. Il vole, il frappe, il est pris ; il nourrit des pensées de guerre ; il recommence ; nous en viendrons à le tuer pour avoir la paix, et cela ne rendra pas la vie à ses victimes. Supposons que le même homme, pendant qu'il observe les lieux, trouve à toute heure à quelque tour- nant de rue deux agents qui font tranquillement leur ronde, assuré- ment il s'en ira voir ailleurs ; s'il trouve encore deux agents, il en viendra à se dire : « le métier n'est pas bon, ou alors, je ne sais pas bien m'y prendre. » Il reviendra au travail, car il faut manger ; et il reviendra à la probité, car ce sont nos actes qui nous façonnent, et nos maximes résultent de nos habitudes.

Voilà pourquoi une police préventive vaut mieux à tous les points de vue qu'une police répressive. Du reste, je ne crois pas qu'elle coûterait beaucoup plus cher que l'autre. Combien aurait-on de patrouilles pour le prix que coûte une exécution capitale ? Mais nous ne nous passionnons que pour les drames bien noirs. Comme je disais, c'est le bon sens qui nous manque.


XCVI


Pourquoi vouloir qu'une punition soit juste ? Et qu'est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ? Il faudrait donc que celui que l'on punit eût agi librement, j'entends pour des raisons clairement conçues et froidement pesées ? Mais justement un homme qui agit ainsi est un Sage. Amsi vous ne puniriez que l'erreur d'un Sage ?

Disons donc qu'il y a des punitions utiles et des punitions inutiles. Qu'est-ce que punir ? C'est verser un peu de douleur dans le plaisir, afin de rendre le plaisir moins puissant sur l'homme faible.

Voilà un enfant qui se ronge les ongles ; c'est son plaisir préféré ; je lui frotte les doigts avec la queue d'un artichaut ; je mêle ainsi à son plaisir une amertume insupportable ; eh bien cette précaution est réellement une punition. Et si j'use d'un tel moyen, c'est justement parce que cet enfant est sans force contre le plaisir prochain, parce qu'il ne sait pas imaginer avec force un plaisir lointain, inconciliable

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avec le plaisir prochain, ou Une doiileiir lointaine qui résultera d'iin plaisir prochain.

Un jeune homme est naturellement porté à la guerre ; les travaux pacifiques lui donnent la nausée ; il ne trouve du plaisir qu'à développer sa puissance et à la mettre à l'épreuve. Aussi, pour le motif le plus léger, et presque sans motif, le voilà qui joue du poing et du couteau ; le voilà racontant ses exploits et montrant avec orgueil ses blessures ; il faut que je trouve une queue d'artichaut bien amère, qui empoi- sonne ses plaisirs. Eh bien, à la première violence, je lui ferai sentir sa faiblesse ; je l'enferm.erai ; je le forcerai à fabriquer des chaussons ou des brosses ; s'il le faut, je lui donnerai des coups qu'il ne pourra pas rendre. Si je suis vigilant, de façon que tout acte de violence entraîne toujours ces effets-là, je lui gâte son plaisir, et c'est justement ce qu'il fallait faire.

Mon chien s'avance vers le rôti ; cela est naturel ; il y a une attrac- tion exercée par le rôti sur le chien. Si je savais parler aux chiens, je lui expliquerais ce que c'est qu'un chien dans une maison, qu'il n'est point le maître, et qu'il ne peut faire lui-même sa part, du moment qu'il accepte la position de chien. Mais c'est en vain que je lui exph- querais ces choses ; le plaisir est plus fort en lui que la pensée, parce qu'il n'a qu'une pensée très confuse. Alors je lui dorine un bon coup de fouet. Dans la suite, quand il sentira de loin le rôti il pensera aussi au coup de fouet, aussi il sera porté à la fois à avancer et à reculer, ce qui fait qu'il restera tranquille et sera un bon chien.

Et je suis forcé de lui donner cette sagesse-là, par ces moyens-là, justement parce que c'est une espèce de fou, qui ne voit que le plaisir prochain et la douleur prochaine.


XCVII


Ce matin, mon journal, après m'avoir appris qu'un assassin allait être mis à mort publiquement par le bourreau, racontait trois ou quatre morts volontaires, par le charbon, le revolver, la noyade. Ce rapprochement, dû au hasard, m'a paru plein de sens. La vie n'est donc pas le plus grand des biens ? Elle peut donc être un grand mal, puisque quelques-uns s'en délivrent ? Je voudrais suivre jusqu'aux

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LES PROPOS D'ALAIN

enfers toutes ces ombres farouches. Car c'est vrai qu'elles nous quittent, ombres parmi les ombres ; seulement les poètes les font mourir trop tôt ; la mort est au fond du gouffre.

Voilà un amoureux qui se retourne sur son lit, hésitant seulement entre la mort pour lui, la mort pour l'autre, et la mort pour les deux. Le voilà déjà hors de la vie, déjà sur la route des ombres. En vain l'amitié lui parle ; les paroles n'arrivent plus jusqu'à lui ; il est déjà hors du monde, parce qu'il veut que l'impossible soit ; c'est là le seuil du désespoir. Il y a au fond des vivants un puissant amour de ce qui est, choses et gens. C'est ce qui fait que l'on aime une montagne, un torrent, la mer. Il n'est point de passion qui tienne contre cet amour de toutes choses ; mais sans cet amour de toute chose, n'importe quoi vous tuera, même une réprimande, ou la plus petite blessure de vanité. Ce n'est pas parce que les passions sont fortes qu'on se détourne des choses ; c'est quand on se détourne des choses que toute passion est forte. Ces amoureux qui disent adieu à tout, et se tuent parce qu'on ne veut pas les marier, vous n'expliquerez jamais bien leur sombre ennui par ces causes-là. Non. Ils étaient déjà des ombres sur la route des ombres.

En quoi ils ne diffèrent pas beaucoup d'un criminel à ce qu'il me semble, je dis d'un criminel d'habitude. On dit bien qu'un méchant ne peut pas être heureux ; mais communément on l'entend mal, comme s'il était malheureux parce qu'il a tué. Je croirais plutôt que c'est le contraire, et qu'ils tuent parce qu'ils sont malheureux. La méchanceté est tristesse sans fond avant d'être méchanceté. Cette espèce d'homme, elle non plus, n'a pas accepté la vie, ni le monde, ni les hommes, ni les couleurs, ni les sons. Cette espèce d'homme se bat absolument contre ce qui est. Pourquoi ? Quel est ce virus qui empoisonne toute joie ? Je ne sais. Mais je les vois ainsi, se jetant eux-mêmes hors de la vie. La vie, en somm.e, m'apparaît comme un bien commun, plus qu'on ne croit. Toute vie aime la vie et repousse la mort. Toute mort humaine nous atteint au cœur. Et l'assassin se tue lui-même en un sens ; il s'efforce à mourir.

C'est ainsi que je descendais, autant qu'il est permis, sur la route des ombres, poursuivant des ombres de pensées. Car tout est ombre en ce pays-là. Toujours est-il qu'il m'a semblé, à un moment, que le bourreau n'allait tuer qu'une ombre.


LES PROPOS D'ALAIN


XCVIII


J'ai été saisi, une fois, par un dessin de Goya, qui s*est très nette- ment imprimé dans ma mémoire. On voit une femme ligottée, sur un âne, avec un grand bonnet de papier sur la tête. Autour, des moines, des porte-croix, et une foule de gens. Au-dessous l'auteur a écrit : <^ Il n'y a plus d'espoir '. La figure de cette femme, que Goya a sans doute observée dans l'événement même, exprime un sentiment pour lequel les mots nous manquent. Dire stupeur, écrasement, c'est trop peu dire ; c'est la mort vivante. Ainsi doivent-ils apparaître à la porte de la prison, ces hommes à qui on va couper la tête.

On se fatigue, quelquefois, à vouloir se mettre à leur place ; mais ce n'est que littérature ; il nous manque de nous sentir poussés par les épaules, et d'être enfin traités non plus comme des hommes, mais comme des objets. C'est alors que ce drame n'a plus nen d'humain.

Tant qu'un homme se sent homme parmi des hommes, il peut avoir une opinion sur son état. Pensez à Crainquebille ; il est assez content en somme de voir qu'on s'occupe de lui ; on l'interroge, on écoute ce qu'il dit ; on prend la peine de lui répondre. Le procureur argumente contre lui. Il en est ainsi pour l'assassin, quand il est devant les juges ; il est homme et citoyen ; il a des droits et un défenseur. Après cela, il est condamné, mais il est traité en homme ; on lui fait des promesses et des menaces ; on épie son regard, on épie ses rêves. Un forçat est encore définissable à ses propres yeux, parce qu'il a des rapports d'homme à homme avec ses gardiens, même s'ils le frappent ; les coups sont pour l'effrayer et le dompter ; cela a un sens.

Même dans les minutes qui suivent le dernier réveil, il y a un temps pendant lequel le condamné jette encore un regard humain sur les choses. L'un l'exhorte à se bien tenir, l'autre lui donne à boire ; le bourreau et ses aides prennent mille soins ; ces détails sont encore de ceux que l'on peut percevoir, et que l'on pourrait raconter, si on survivait par hasard. Encore tout cela serait-il plus effrayant peut- être en récit qu'en action, car chaque détail est nouveau et occupe.

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LES PROPOS D'ALAIN Et l'homme sent toujours autour de lui un peu de respect pour l'homme, et, en lui-même, une toute petite liberté.

Mais un moment vient où la Force entre en scène, et règne seule ; j'imagine qu'une m.ain qui subitement pousse l'homme d'une manière nouvelle, comme on pousse une pierre, doit signifier tout d'un coup la mort, et en quelque sorte la donner. Le respect est parti ; ce n'est plus là un homme ; on le couche, on le tire par les oreilles ; on oublie tout à fait qu'il est vivant. Peut-il penser cela ? Non sans doute. C'est trop nouveau ; cela ne ressemble à rien. La Force tue sans doute la Pensée avant de tuer le corps.


XCIX


Les chroniqueurs ont souvent occasion de faire remarquer que l'on est bien plus indulgent pour les crimes contres les personnes, que pour le vol, l'escroquerie et autres délits par lesquels on s'empare des choses. Et il faut espérer qu'on changera cette fausse évaluation des valeurs, puisque tout le monde convient qu'un trou à la peau est bien plus grave qu'un trou à la bourse. Mais il faudrait aussi comprendre pourquoi les personnes sont si mal protégées, quand leurs biens le sont si scrupuleusement.

Remarquons d'abord qu'entre personnes il n'y a ni échange ni contrat possible ; la personne ne se vend point ; il n'y a point de droit d'une personne sur une autre ; le droit est toujours sur une chose ; le droit à l'amour ou à l'amitié, cela fait rire ; le droit au respect fera bientôt rire ; la dépendance d'une personne à l'égard d'une autre devant toujours être libre, une personne comnic telle ne peut rien revendiquer d'une personne comme telle. On n'oblige pas à l estime par huissier. Ce principe, bien compris, fera sans doute les personnes inviolables ; mais c'est ce même principe qui explique que 1 on puisse tuer impunément. Les rapports entre personnes, justement parce qu'ils sont tous au-dessus du droit, sont encore du doniaine de la force ; justement pour cela. Comment n'être pas méprisé > Voilà sur quoi les juges sont muets, ne pouvant mesurer ni l'injure ni la réparation. De là cette justice libre et royale de chacun, et qu'on laisse passer.

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LES PROPOS D' ALAIN

Tous les crimes passionnels, pensez-y bien, sont pour se venger d'une oitense. Qu'est-ce qu'une offense ? Ce n'est pas le vol ou la destruction d'une chose appartenant à quelqu'un. C'est le refus d'estime, de respect ou d'affection ; d'un mot, le mépris. On le voit bien dans le duel, si aisém.ent toléré, justem.ent parce que tous les moyens de droit sont alors im:puissants. La guerre, dans le fond, n'a jamais d'autres causes. Un conflit d'intérêts, une revendication sur les choses, on peut toujours les porter à la cour de la Haye. Mais un peuple qui se croit méprisé ne pense plus qu'à un duel gigantesque. Chose digne de remarque, c'est quand le matériel, le pondérable, le mesurable n'est pas en cause, que les sanctions sont brutales ; disons mieux, non pas brutales, m.ais sans aucune mesure, comme l'offense elle-m.êm.e.

Les gendarm.es m la prison ne m^e rendront l'amour d'une femme, ni l'estime d'un homm^e, ni l'am-itié, ni cette valeur enfin que j'ai par le libre consentement d'autrui. Au temps où la mort d'un hom.me se payait de quelques écus, l'offense voulait du sang. Un hompie offensé par l'infidélité de sa iemjr.e, qu'y peut le juge ? Et c'est peut- être parce qu'il n'y peut rien qu'on le trouve ensuite assez indulgent pour celui qui, dans une affaire où les lois ne le protègent point du tout, se met au-dessus des lois.

A quoi on veut objecter : « Mais alors battez-vous, risquez-vous, au lieu de tuer lâchem.ent '>\ Mais, devant les jurés, un crime pas- sionnel ne se présente pas ainsi. L'accusé, com.munément, ne demande pas grâce ; encore bien moins revendiquerait-il son droit. '■ Vous pouvez m'arrêter, c'est moi qui l'ai tuée, Carmen, ma Carmen adorée ■', comme dit don José. Presque toujours l'avocat et les jurés sauvent l'assassin malgré l'assassin. En l'acquittant, on n'entend pas du tout proclamer que l'offensé a le droit de tuer ; bien plutôt on décide que le droit n'a rien du tout à dire, parce qu'il ne pouvait rien empêcher. Un tribunal ne pouvait pas sauver Ihonneur du mari. Qui méprise risque tout. Ainsi parle notre morale provisoire.


Quels froids et plats discours, à ces congrès de médecins ! Il faut donc dire adieu au médecin de campagne. Il s'en va, il disparaît

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LES PROPOS D'ALAIN

au tournant de la route, avec sa haute iailie un peu voûtée, son ample redingote, sa cravate flottante, son grand chapeau et ses longs cheveux blancs.

Considérez ce vaste crâne, ce grand visage fortement dessiné, ce front de poète, ces yeux d'observateur. Quels systèmes, quelles rêve- ries, quelles passions ! Ecoutez cette parole simple, qui ressemble au bruit d'un bâton frappant la terre. Vous vous direz : que fait cet homme dans ce village perdu ?

Cela est pourtant naturel. Un large et noble esprit s'exile lui-mêm.e et se retire du monde, d'abord par ses fautes, et ensuite par les progrès mêmes de sa raison. Pauvreté, gaieté, poésie, conversations ; flamme et fumée. De rares heures d'étude, mais bien employées ; autour du cadavre disséqué, des méditations infinies qui vont des hommes aux choses et du passé à l'avenir ; il méprise la science toute faite ; il retourne aux faits les plus simples ; il invente avec une peine incroyable une petite partie de ce qu'il aurait appris très vite en prenant docile- ment des notes. Estimé pourtant, et conquérant ses diplômes, grâce à ces intuitions que donne la méditation errante.

Là-dessous, un torrent de passions. Des succès qu'il doit à sa belle jeunesse, et qu'il croit devoir à ses idées. Serments, ivresses, trahisons, désespoirs. Il est au bord du suicide, lorsque sa raison, plus vieille que lui, le sauve, et le conduit dans ce village où vous l'avez rencontré. C'est là que cet homme, qui a pesé l'argent et la gloire, vit heureux depuis cinquante ans, observant d'un même regard les hommes, les chiens, les fourmis et les étoiles.

Et voici le médecin d'aujourd'hui, sur son auto de bonne marque. C'est un petit jeune homme qui a une bonne mémoire, et qui a ete reçu bachelier avec la mention " bien ». Il a placé son argent en études de médecine. Il méprise les théories, apprend les faits, se donne une tâche tous les jours, et se repose en faisant à ses maîtres d'utiles visites ; il leur renvoie commiC un miroir leurs leçons, le tour de leur cravate, et jusqu'à leurs traits desprit. Le premier a tous les concours, il se fait la main à l'hôpital, prend une assurance sur la vie, achète une clientèle, cherche une dot, l'épouse, voyage en Italie, voit les musées, revient, étend ses affaires, prend un aide, suit la mode, se montre au théâtre, feuillette le dernier livre, flatte les journahstes, attend la croix. Vous voyez bien, là, à droite, ce petit crâne, ce front obstiné, ces lèvres pincées, ce froid sourire, c'est lui ; il vient de prouver, par documents imprimés et datés, que la science française a quinze

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LES PROPOS D'ALAIN

jours d'avance sur la science allemande ; le Ministre, qui l'écoutait, a hoché la tête d'un air satisfait. La chose est faite, et notre adroit chirurgien a déjà, d'un coup de scalpel, préparé sa boutonnière.


CI


Je connais un homme encore jeune, très savant, très estimé, et qui est maître de philosophie. Nous avons ri ensemble, ouvertement, et bien des fois, d'un certain nombre de faux dieux, et nous leur avons tiré la barbe. Je le croyais sans préjugés. Je voyais en lui un des citoyens de mon utopie. Hélas ! il vient d'être décoré.

Je sais bien que les coutumes sont lourdes à remuer et qu'il est plus difficile d'extirper un sentiment que de démolir un temple. Je sais aussi que l'inégalité est vieille dans le monde, et que l'égalité est un tout petit enfant qui ne sait encore que crier. J'avoue que le ruban rouge fait bien sur une jeune poitrine. Je sais aussi par quels raisonnements ingénieux on peut justifier tous les actes rituels, et notamment celui qui consiste à attacher un ruban rouge à sa bou- tonnière.

La Raison dit : personne ne croit plus que ce petit ruban ait une signification ; le temps vient où tout le monde sera décoré ; laisse mourir cette religion. Le cœur répond, sur un ton badin : c'est pour cela que je n'y vois point d'importance ; refuser cet insigne, c'est encore une manière de l'interpréter ; refuse-t-on une forme de cravate ou une coupe d'habit ? Le philosophe se laisse habiller par son tailleur et décorer par son ministre.

Mais la Raison hausse le ton : tu sais bien que l'inégalité est un mal, que la hiérarchie est un mal, que le pouvoir est un mal ; tu sais bien qu'on ne peut les justifier que parce qu'ils nous préservent d'un mal plus grand ; tout pouvoir, matériel ou moral, qui n'est pas de stricte nécessité, est mauvais ; tu le sais ; tu as connu tous les crimes que l'on commet au nom du respect ; tu te défies maintenant de l'uni- forme et du panache ; or, ce ruban rouge est un petit uniforme et un petit panache.

Mais le cœur : ce qui est mauvais, c'est l'insigne mal placé ; au lieu de détruire, il faut perfectionner ; lorsqu'on veut sauver une religion,

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LES PROPOS D'ALAIN

il ne faut pas l'abandonner, mais au contraire lui apporter tout ce que l'on peut avoir de probité et de mérite, etc..

Tout le monde connaît ces raisonnements, tout le monde les a faits, et plus d'une fois ; et nous retombons dans l'ornière. Combien je préfère un acte tout simple, tout net, qui remet le passé à sa place, par un libre décret d'homme libre. Anatole France ne va plus à l'Académie ; il n'ira plus jamais à l'Académie. Curie a refusé la croix. Voilà des discours à la Léonidas.


CI!


Au régiment il est de tradition que toute rixe se termine par un duel réglé, à l'épée. Cet usage a cela de bon qu'il fait réfléchir ceux qui donneraient facilement un coup de poing. Quand un homme^ se laisse entraîner à faire un acte de guerre, il n'est pas mauvais qu'on l'oblige à faire encore la guerre le lendemain, mais volontairement cette fois, avec une vue claire des risques. Il est bon que celui qui a employé la force se rende bien compte de ce que c'est que la force. Quand il a croisé l'épée avec un autre, quand il a vu que sa prudence et son adresse seules le protégeaient contre la pointe de l'adversaire, j'imagine qu'il apprécie mieux les avantages de la paix.

C'est à ce point de vue qu'il faut considérer le duel ; on y verra autre chose qu'un rite et qu'un souvenir des temps barbares. J ose même dire que le duel ne me semble point barbare du tout. Le duel est au contraire une espèce de leçon pour ceux qui ont le sang trop vif. Il vient un moment, dans les discussions, où l'animal se met de la partie. Il mordrait ; il déchirerait. Enchaînez-le, vous ne ferez que l'irriter encore davantage; de là une suite d'embuscades, de rixes, de vengeances. C'est alors que le code de l'honneur intervient, et fort habilement.

  • < Quoi ? dit le juge d'honneur, vous voulez prouver que vous êtes

un homme, que vous ne craignez pas la douleur, et qu on ne vous insultera jamais sans risques ? Eh bien laissez-moi faire. Je vais vous préparer un combat bien plus redoutable. » Ce n'est pas un coup de poing que vous lui donnerez, c'est une balle que vous lui logerez dans le ventre. La colère se rassasie de ces effrayantes images, et voilà

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LES PROPOS D'ALAIN

la rixe interrompue. Que des mandataires impartiaux aient alors autant de temps qu il en faudra pour examiner l'afïaire, expliquer une méprise, interpréter une parole mal comprise ou un geste ambigu, c'est déjà une conquête assez remarquable sur la barbarie instinctive.

Mais, pendant que les témoins délibèrent, les adversaires ne peuvent manquer de faire, eux aussi, d'utiles réflexions. On ne pense guère à un danger pressant ; on est assez occupé à l'action. Si vous les aviez armés et alignés en deux minutes, au moment même où ils serraient les poings, c'étaient toujours deux barbares. Mais s'il s'écoule vingt- quatre heures entre la pensée et l'action, il n'est pas possible qu'ils ne pèsent pas mieux l'injure et la vengeance. Nécessairement ils ima- ginent d'avance l'effet d'un coup de pistolet ou d'un coup d'épée ; rarement ils jugeront que l'adversaire mérite la mort ; rarement ils désireront lui faire tout le mal possible. Dans tous les cas, ils sauront ce qu'ils veulent, et, neuf fois sur dix, ils ne voudront alors que se bien tenir, et non pas tuer l'autre. Au lieu que dans la rixe, ils ne savaient pas bien ce qu'ils voulaient ni même ce qu'ils faisaient.

Reste le cas où un des adversaires veut réellement tuer l'autre. Dans ce cas-là encore, le duel est moins dangereux que la rixe. Si quelqu'un a juré de m 'envoyer dans l'autre monde, le mieux que je puisse espérer, c'est qu'il tente cette opération à jour dit, et devant témoins, en risquant lui-mêm.e sa vie. C'est pourquoi ces échanges de balles ne me paraissent pas ridicules.


cm


Ce combat entre le Nègre et le Blanc, vu de loin, m'a paru assez beau. Dire que ce sont des brutes, c'est aller beaucoup trop vite. D abord vous savez qu'il y a des règles très strictes dans les combats de ce genre, et, donc, une honnêteté méritoire, puisqu'il faut la pra- tiquer dans la chaleur du combat, et pendant que l'adversaire vous écrase le nez ou vous décolle la peau du front. Suivre cette discipline, c est prouver que l'on a une grande puissance sur soi, c'est-à-dire une haute et rare vertu.

J aime aussi que la haine ne résulte pas de ces formidables coups de poing. Non pas m.ême chez le vaincu. On rapporle de lui des

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LES PROPOS D'ALAIN

propos assez nobles : « C'est l'orgueil, dit-il, qui m'a perdu. J'ai trop écouté mes amis. '■ Voilà donc un homme qui remonte de ses malheurs jusqu'à ses passions ; exemple rare, bon à considérer, difficile à suivre.

Leur entraînement enfin, et ces coups qu'ils s'exercent à recevoir en vrais stoïciens, enferment aussi plus d'une bonne leçon. Cet effort prodigieux, si longtem.ps suivi, est noblemient humain ; il s'exerce contre l'animal. Aucun animal ne s'en montre capable. Le plus fort des animaux fuit la douleur et recherche le plaisir ; ou bien alors c'est qu'il est fou de colère, jusqu'à ne plus sentir que son action. Tandis, que nos pugilistes s'exercent froidement contre la douleur, en vue d'affranchir leur volonté. S'ils se font frapper à la pointe du menton ou au creux de l'estomac, c'est parce qu'ils ne veulent point que la douleur les arrête. Un g>'mnaste est moins complet, peut-être, dans sa vertu ; car il s'exerce méthodiquement, afin de fortifier ses muscles, et d'en régler l'action ; et cela est commun au gymnaste et au pugiliste. De même ils s'exercent l'un et l'autre contre la crainte. Mais, ce qui est le propre du pugiliste, c'est qu'il s'exerce contre la douleur directement, et par la douleur.

Un Grec des temps héroïques n'aurait pas hésité ; il aurait rendu des honneurs divins au pugiliste. Pindare aurait célébré le vainqueur, et sans doute aussi le vaincu. Les sages de ce temps-là n'étaient pas à genoux, comme nous sommes, devant la règle toute nue ; ils n'admi- raient que la force réglée ; c'est cela même qu'ils appelaient vertu, et non pas la faiblesse, ou la peur, ou la paresse. Ils couronnaient l'athlète, non pas parce que l'athlète était né vigoureux et lourd, mais parce que la volonté de l'athlète avait façonne et discipline ces masses de chair selon les règles du combat. C'était donc la volonté qu'ils couronnaient, non la force.

Par là, ils étaient plus près de la paix que nous, et plus sûrs de la paix que nous. Car je soupçonne que nous avons peur de la guerre, ce qui fait que nous ne la faisons que par rage et folie, les yeux fermés, tuant nos frères avec horreur, et versant ensuite des larmes inutiles. Au heu que si nous étions vraiment entraînés et prêts pour une vio- lence m.esurée, contre des fous ou des méchants, la guerre irait avec m.éthode, sans vains regrets, et serait bientôt finie. C'est ainsi que j'entends la maxime connue : Si tu veux la paix, prépare la guerre.


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LES PROPOS D'ALAIN


CIV


Le vieux marquis s*appuya sur sa canne à pomme d'or, et regarda d'un œil encore vif la grande prairie brossée et peignée, les fausses haies, la fausse rivière, le faux talus, les barrières blanches, les signaux, les drapeaux, et les jockeys bleus jaunes et rouges qui bondissaient. La foule se portait ici ou là, en criant. Plus près on voyait passer les plus belles robes, les plus belles dentelles, les plus belles femmes. Le doux ciel gris avivait les verdures ; la terre avait sa bonne odeur de pluie. L'air était bon à respirer et la vie facile. Le vieux marquis se parla ainsi a lui-même.

« Quel bon peuple nous avons là, et quels fous ont bien pu lui mettre dans la tête qu'il adore la justice. Il adore le plaisir, la richesse, le luxe ; il paierait sa place pour les voir passer. On dit qu'ils n'aiment pas les riches. Bah ! Ils aiment tant la richesse qu'ils acclament du même coup les riches. On aime ou on hait par entraînement, non par raisonnement. Le tout est de savoir brasser tous ces désirs-là, et d'y mêler un grain d'espérance. Des cortèges et des jeux. >

« Le juste salaire, cela est plat et triste. L'injuste gain, l'héritage, le gros lot, voilà qui met les têtes à l'envers. Ils sentent bien que l'égalité les enfermerait dans une vie médiocre, et que, s'il n'y avait point de pauvres, il n'y aurait point de riches. Ainsi une folle espé- rance les console de leur misère. Mieux ils voient les caprices et les inégalités de la fortune, plus ils ont de raisons de désirer et d'es- pérer. »

'-< Mon grand-père me l'avait bien dit, la Frivolité est une méthode de gouvernement. Le sérieux, l'ennui, la justice sont des forçats rivés à la même chaîne. Les hypocrites ont tout perdu. Il ne faut point être riche en catimini. Donnons-leur la loterie, avec fanfares et falbalas. J'aime cette salle de loterie ; cela ne sent point la boutique du chan- geur. Ils volent ce que l'on peut faire de l'argent quand on en a. Beautés et parures sont en vitrines, et les chevaux portent la fortune. Voilà qui fouette le sang ; voilà qui chasse les idées. « 

(^ Eh diable ! Ils sont vifs. Ne vont-ils pas écharper un jockey ? Ne vont-ils pas brûler une tribune ou deux ? Jarnicoton, c'est ainsi

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qu'il faut penser. J'aime ce beau ralsonnement-là. Un jet de pompe l'aura bientôt noyé. Sonnons seulement l'autre partie. Que la fête continue. Jetons des fleurs. C'est ainsi que l'histoire allait, tant que nos froids raisonneurs étaient au cachot. Des guerres, des émeutes, des pendaisons, des triomphes. Dès qu'on avait chassé un roi, il en fallait un autre. Bon ! Les voilà qui portent le gagnant sur leurs épaules maintenant. On se sent à l'aise, ici. Toute la monarchie y est. Il n'y manque, hélas, que le roi. »

Le vieux marquis dirigea sur la tribune officielle un regard assez ironique. Les ministres y paradaient, et souriaient aux actrices, heureux d'oublier, pendant ces heures trop courtes, qu'ils avaient promis la justice au peuple.


cv


Ce juillet ressemble à un juin par le feuillage et par l'herbe. Une des beautés de juin, c'est que les bois n'ont pas de dessous ; ils se posent sur les champs ; l'herbe continue le feuillage. Mais quand juillet est un peu chaud, l'herbe mûrit et bientôt se dessèche ; la bordure des bois et des haies est marquée alors par une ligne d'ombre ; ce sont les premières rides du paysage. Cette année-ci, par l'effet des pluies et des nuages, les herbes ont encore leur jeunesse, et les céréales jaunissent dans la verdure. Imaginez une étroite vallée, des pentes boisées, les cultures un peu plus bas, les prés et la rivière, au déclin du jour, une ornière brillante de soleil, toutes les couleurs avivées par la pluie. Un petit train de campagne me promenait d'un tableau à l'autre, sous des nuages changeants. Les peuples du Midi ont célébré la lumière, mais ils ont ignoré la couleur.

Comme j'allais suivre ces vaines pensées, bien dignes d'un citoyen des villes, je remarquai dans les cultures de grandes foulées, tout à fait irrégulières, mais bien limitées, comme si des hommes descendus du ciel avaient campé dans les seigles, dans les blés et dans les avoines, ou comme si quelque géant avait marché au hasard dans les cultures. C'étaient bien les pas du vent. Ces vallées sinueuses et assez resserrées sont comme des fleuves de vent, ou plutôt des ruisseaux de vent, avec des tourbillons et des remous, et, par endroits, des espèces de

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LES PROPOS D'ALAIN

lacs plus tranquilles. Nous ne voyons point le vent ; nous le sentons très mal ; nous croyons qu'il s'élève et s'apaise d'instant en instant, alors que sans doute nous passons d'un cyclone à l'autre. Je ne puis expliquer autrement ces foulées dispersées comme des pas ; il fau- drait une quantité de baromètres de place en place, et très sensibles, pour observer ces pressions variables ; mais les blés en gardaient la trace.

En considérant plus attentivement la chose, je remarquai que les champs de céréales étaient toujours foulés et comim.e écrasés dans leur milieu, jamais sur les bords ; et même souvent la récolte piétinée et gâchée dans la terre était séparée d'un pré ou d'un chemin par une haie d'épis bien droits. Beau problème pour un physicien. Et voici comment je m'expliquai la chose. Il faut toujours penser que le vent, surtout chargé de pluie, presse surtout de haut en bas, comme l'eau presse sur le fond du ruisseau. Or, les épis du milieu qui sont tenus par leurs voisins, ne peuvent éviter le choc ; les tiges sont cas- sées, et les coups de vent agissent commxC le pilon dans un mortier. Au contraire, vers la bordure, les épis, libres d'un côté, se penchent d'un mouvement souple, et se relèvent à chaque fois. Vaines pensées encore. Il est plus sage de réfléchir sur la guerre, dont la menace s'ajoute à tous ces maux. Car ici les cyclones et tourbillons dépendent de nous.


CVI


Le cocher Georges, tant qu'il fut cocher, fut un très honnête cocher. Sa grande affaire était de suivre la ligne droite et d'arriver le plus vite possible. Tout le reste, piétons, voitures, sergents de ville, était au second plan ; non qu'il fût capable de foncer sur 1 obstacle ; non pas ; il était très bon. Même, quand il faisait des discours au restau- rant, il reconnaissait bien qu'il faut de l'ordre, et que le bâton blanc des agents est utile à quelque chose. Mais, dans le feu de l'action, sa pensée se resserrait autour de son fouet ; il ne pensait plus qu'à l'heure et à la course ; il ne voyait plus que son droit. Les piétons s'arrêtaient sur la chaussée pour lire le cours de la bourse ; les livreurs rangeaient leurs voitures de façon qu'il fallait les accrocher ; l'agent, avec son


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LES PROPOS D'ALAIN

bâton, y mettait de la malice. C'est ainsi que Ton juge de la cité et des puissances, quand on les voit du haut d'un siège.

Le cocher Georges devint agent aux voitures. Il fut bon agent comme il avait été bon cocher. Sa grande affaire était de nettoyer les carre- fours. Le reste, piétons, chevaux, cochers, ce n'était qu'une pâte qu'il maniait. Non qu'il oubliât les droits des autres ; non pas, car il était très juste. Même, quand il reprenait l'habit civil pour jouir de sa demi-journée, il expliquait au douanier, son camarade, que les voyageurs sont quelquefois excusables quand ils élèvent la voix, et qu'il est dur, pour un cocher dont le cheval dépasse l'alignem-ent, de payer vin^t-cinq francs d'amende. Mais, dans le feu de l'action, sa pensée se resserrait autour de son bâton blanc. Un désordre lui sem- blait la pire chose au monde, et il ressentait une espèce de colère religieuse quand deux attelages s'entrelaçaient. Aussi plus d'un cocher lui montrait le poing en disant : « Malheur de Dieu. Dire que cet homme-là a été cocher ; et voilà comment il traite les cochers ! )>

La fonction fait l'opinion. Celui-là seul qui ne fait rien est capable de voir toutes les idées sur le même plan, et sans perspective. Cle- menceau citoyen, Clemenceau journaliste, ne pense qu'aux droits du citoyen et du journaliste ; le gouvernement, pour lui, c'est un mal nécessaire ; il le supporte à peine ; il ne l'airne point. Le même homme est porté au pouvoir, et chargé de faire régner l'ordre ; alors il pense à l'ordre avant tout ; ses idées sont toujours les mêmes, mais la pers- pective a changé. Il dirait, comme Goethe : « J'aime mieux une injustice qu'un désordre. » Aussi voyez comment l'agent aux voitures est traité par son ancien camarade, qui est toujours cocher. Mais ces invectives n'atteignent pas l'homme. Ce sont deux fonctions qui s'injurient.


CVII


Je ne sais quel Sage de la Grèce m'est apparu en songe et m'a dit : '( Tu ne vas pas au fond de ta pensée. Tu dis qu'il n'est pas bien difficile de faire des lois justes, mais qu'il est difficile d'obtenir que les hommes ne manquent pas aux lois. Ce sont des pensées dans le brouillard, qui naissent dans vos pays pluvieux. Mais tu n'aurais point dû oublier nos leçons. Toutes les lois sont justes. Si, au lieu de


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LES PROPOS D'ALAIN

considérer cette pensée bien en face, tu tournes le dos et tu vas cher- cher des exemples, je te ferai voir sans peine que les injustices assez visibles autour de toi résultent de ce que le législateur n'a pas tout prévu, ou bien a voulu respecter la liberté des citoyens. Mais ne perds pas notre temps à des discussions de ce genre. Considère seu- lement l'Idée de la loi, tu verras que toute loi est juste, et qu'il n'en peut être autrement. »

'( Une loi, dit-il, fonde une société ; une loi est un contrat, qui met en forme un échange de services ou d'obligations. On n'échange au monde que des valeurs égales ou des services égaux ; tout ce qui manque à cette règle est guerre, pillage, vol et injustice. La loi, au contraire, nous fait égaux ; voilà son essence. Elle est juste, ou bien elle n'est pas loi. Réfléchis à ceci que, ce qui est injuste, c'est d'imposer quelque devoir aux autres alors que soi-même on s'en dispense. Mais aussi cette politique, qui est tyrannique, ne se mettra jamais en forme de loi. La loi ne considère ni Paul ni Jacques ; elle énonce quelque obli- gation ou interdiction en commun pour tous les citoyens ; et c'est cela qui est juste. Il serait pénible pour toi de monter la garde quatre heures tous les jours à quelque coin de rue ; mais si tous les autres citoyens étaient obligés de la même manière, il n'y aurait point là d'injustice. Dans le fait, il peut y avoir tel cyclone, tel incendie, telle inondation, telle peste, telle guerre qui rende un tel service tout à fait nécessaire ; et nul ne peut marquer de limites aux devoirs du citoyen. Mais la justice ne dépend point de ces circonstances ; le salut public ne la fait point fléchir un seul moment ; au contraire il la redresse et l'expose à tous les yeux. Imagine les devoirs les plus pénibles ; s'ils sont les mêmes pour tous, comme le veut la forme même de la loi, tu n'y apercevras pas la plus petite trace d'injustice. Aussi tu chercherais en vain dans le monde des hommes une loi qui ne soit pas parfaitement juste. J'ai moi-même donné des lois à ma ville natale ; et ces lois étaient justes absolument, comme sont toutes les lois. Mais tu as lu qu'aussitôt après je partis pour des voyages sans fin, leur laissant la tâche la plus difficile, qui est d'obtenir que les lois ne soient point violées. Par cette précaution, j'ai gardé une gloire sans tache, et personne n'a outragé mes statues. »


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LES PROPOS D^^LAÎN


CVIII


^' Là démocratie n'est pas le règne du n.ombre, c'est le règne du droit. )' Cette formule que j'ai rencontrée ces jours, est bonne à méditer dans ce moment de notre histoire. Car les Proport-ionnalistes me paraissent "avoir une tout autre conception de la République. Selon ce qu'ils disent, il suffit que le pouvoir soit remis aux plus forts ; la jus- tice n'en dem.andc pas plus.

Pour moi je conçois la République tout à fait autrement. Il n'y a point de tyrannie légitmie ; et la force du nombre ne peut point créer le plus petit commencem.ent de droit. Le droit est dans l'égalité. Par exemple tous ont un droit égal à pratiquer telle religion qu'ils auront choisie ; le droit de l'un limite le droit de l'autre. Il serait contre le droit qu'une majorité, aussi écrasante qu'on voudra, et unanime, supposons-le, sur le problème religieux, voulût imposer son culte à une douzaine de dissidents.

Pour parler plus précisément encore, dans une Démocratie, non seulement aucun parti n'a le pouvoir, mais bien mieux, il n'y a plus de pouvoir à proprement parler. Il y a des magistrats qui ont pour charge de maintenir l'égalité, la paix, l'ordre ; mais ces magistrats ne doivent pas agir au nom d'un parti. Par exemple il est assez clair que les jugements des tribunaux devraient n'être changés en rien quand un progressiste prendrait le pouvoir à la place d'un radical très radical.

Mais, direz'vous, il y a les lois elles-mêmes, qui sont faites par le parti le plus fort ? C'est une erreur. Les lois sont faites d'un commun accord, et sans aucun esprit de parti. La loi sur les accidents du travail, la loi sur les retraites ouvrières, la loi sur les associations, sont des formules de bon sens, suggérées par des circonstances qui ne dépendent point de ce que tel parti ou tel autre est au pouvoir. Il y a des usines, il y a un prolétariat, il y a des grèves ; une monarchie en a autant à montrer, et formule là-dessus à peu près les mêmes lois que nous. Si nous faisons l'impôt sur le revenu, nous ne pourrons pas dire non plus que la République en aura le monopole. Les lois sur le « bien de

T. M 145 10


LES PROPOS D'ALAIN

famille "^ ou sur les habitations à bon marché, traduisent ou traduiront aussi des nécessités, et des solutions de bon sens.

Aussi je crois que les querelles des Partis sont plus académiques que réelles. On peut le voir dans les discussions législatives. Chacun parle au nom de la raison commune, et non pas au nom d'un parti nombreux. De Mun et Jaurès s'entendent plus souvent qu'on ne croit. Bref, dans l'ordre législatif, je ne vois pas que la m^ajorité fasse sentir sa pression ; c'est plutôt l'unanimiité, qui exige des débats publics, un travail suivi et impartial, et la liberté pour toute opinion et pour toute critique. Le peuple veut des législateurs, et non des tyrans. Voilà pourquoi il est puéril de com.pter si exactement les voix ; cela laisse croire que le Parti le plus fort aura le droit d'être injuste. Système odieux.


CIX


Le Radicalisme n'est par lui-même ni socialiste, ni pacifiste, ni quoi que ce soit dans ce genre ; il ne prononce point sur les change- ments qui surviendront dans la propriété, dans le salaire, dans le droit national et international. Le radicalisme se développe dans un autre plan ; il considère seulement l'origine et la légitimité des puis- sances ; il va jusqu'aux racines comme son nom le dit ; il découvre sans ménagements ce que tous les théoriciens de politique ont pres- senti ou deviné, ce qu'un Spinoza, ce qu'un Rousseau avait clairement vu, c'est que tout pouvoir vient du peuple, et que tout magistrat, s*il n*est usurpateur, représente le peuple, exerce ses pouvoirs par délégation, et doit des comptes. Cette idée, c'est la Révolution même ; elle définit les devoirs du citoyen com.me sujet en même temps que ses droits comme souverain ; ou, si vous voulez, elle règle les passions de chacun par le bon sens de tous pris comme arbitre. C'est donc un systèm.e complet de politique à proprement parler, fondé sur l'égalité radicale, contre toutes les inégalités, contre toutes les tyran- nies, contre tous les esclavages. Aussi bien contre le ministre qui veut abuser de son éloquence ou de sa puissance persuasive, que contre le citoyen qui veut abuser en quelque sorte de sa propre faiblesse, et se donner volontairement un maître. Et je ne vois rien de çhirnérique dans cet effort continuel qui détruit à chaque instant un peu de monar-

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chle renaissante. Ce qui se fait est possible ; or tous les jours nous modérons un ministre trop vif, nous dénonçons un acte arbitraire, Liouo critiquons une loi mal faite ou mal appliquée ; et ceux qui disent que ces efforts sont sans effet se moquent du monde ; s'il y a encore tant d'abus, que serait-ce si nous n'avions ni une presse libre, ni des interpellateurs, ni des comités de vigilance ?

Le radicalisme s'oppose ainsi au système aristocratique, qui s'appelle monarchie ou tyrannie selon qu'il est plus ou moms fortement orga- nisé. Au lieu que le socialisme, par exem.ple, ne s'oppose point direc- tement à la' tyrannie politique, car on peut concevoir un roi qui réa- liserait le collectivisme, et sans manquer à sa définition. Les sujets auraient alors l'égalité économique, comme on voit par exemple dans une armée en campagne, où tous les aliments sont communs ; mais ils n'auraient point l'égalité politique. Il est du reste assez clair qu'un pareil système ramènerait bientôt l'inégalité des biens ; mais enfin un socialiste pur peut préférer une autorité forte et non^ contrôlée, si elle dépouille les riches, à notre Radicalisme strict, qui ne limite que les pouvoirs politiques. A quoi les socialistes disent : « Vous com- battez dans les nuages, tant qu'il y aura des riches, les riches seront rois. » Il faut répondre par des faits et pouvoir dire : « Il y a des riches, mais ils ne sont pas rois. " Et je crois que tel est le vrai combat, et la seule tactique efficace ; destituer les riches de tout pouvoir politique, c'est découronner la richesse ; c'est la condamner à se détruire dans les bas plaisirs si elle ne veut se sauver elle-mêm.e par la justice.


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Notre élite ne vaut rien ; mais nous ne devons pas nous en étonner ; aucune élite ne vaut rien ; non par sa nature, car l'élite est naturelle- ment ce qu'il y a de meilleur, mais par ses fonctions. L'élite, parce qu'elle est destinée à exercer le pouvoir, est destinée aussi à être corrompue par l'exercice du pouvoir. Je parle en gros ; il y a des exceptions.

Suivons par la pensée un fils de paysan, qui montre au génie pour le calcul, et qui obtient une bourse au lycée. Si, avec son aptitude aux sciences, il a une nature de brute passionnée, on le verra, vers


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la seizième année, sauter le mur, ou rentrer après l'heure, enfin perdre son temps, se moquer de ses maîtres, tomber dans des tristesses sans fond, et boire pour se consoler ; vous le retrouverez dix ans après dans quelque bas emploi où on le laisse par chanté.

Mais je suppose qu'il ait une adolescence sans tempêtes, parce que toutes ses passions se tournent en ambition, ou que sa tête domine sa poitrine et son ventre ; voilà un jeune homme instruit de beaucoup de choses, capable d'apprendre très vite n'im.porte quoi, qui a des habitudes d'ordre et de travail suivi, et enfin, par la seule puissance des idées, une moralité supérieure. 1 els sont, assez souvent, ceux que l'on choisit, par des concours rationnellement institués, pour être dans l'avenir les auxiliaires du pouvoir, sous le nom de directeurs, inspecteurs, contrôleurs ; en réalité ils seront les vrais rois, puisque les ministres passent ; et ces futurs rois sont très bien choisis ; réelle- ment nous désignons les meilleurs ; les meilleurs dirigeront les affaires publiques, et tout devrait bien marcher.

Seulement il faut comprendre que dans cette élite il va se faire une corruption inévitable et une sélection des plus corrompus. En voici quelques causes. D'abord un noble caractère, fier, vif, sans dissimu- lation, est arrêté tout de suite ; il n'a pas l'esprit administratif. Ensuite ceux qui franchissent la première porte, en se baissant un peu, ne se relèvent jamais tout à fait. On leur fait faire de riches mariages, qui les jettent dans une vie luxueuse et dans les em.barras d'argent ; on les fait participer aux affaires ; et en même temps ils apprennent les ruses par lesquelles on gouverne le parlement et les ministres. Celui qui veut garder quelque franchise ou quelque sentiment démocratique, ou quelque foi dans les Idées, trouve mille obstacles indéfinissables qui i'écartent et le retardent ; il y a une seconde porte, une troisième porte, où l'on ne laisse passer que les vieux renards qui ont bien com- pris ce que c'est que la diplomatie et l'esprit administratif ; il ne reste à ceux-là, de leur ancienne vertu, qu'une fidélité inébranlable aux traditions, à l'esprit de corps, à la solidarité bureaucratique. L'âge use enfin ce qui leur reste de générosité et d'invention. C'est alors qu'ils sont rois. Et non sans petites vertus ; mais leurs grandes vertus sont usées. Le peuple ne reconnaît plus ses fils. Voilà pourquoi l'effort démocratique est de stricte nécessité.


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CXI


« Napoléon avait été sur le point de lui donner (à Talleyrand) l'ambassade de Varsovie ; mais des affaires d'agiotage, des saletés, disait-il, sur lesquelles M. de Talleyrand était incorrigible, le forcèrent à y renoncer."» '^ Talleyrand, disait Napoléon, est le plus vil des agio- teurs... C'est un homme de talent, mais vénal dans tout. On ne pouvait rien faire avec lui qu'à force de présents. - < Talleyrand vendait tout ; Fouché moins ; son trafic n'était pas aussi relevé. > On trouve de ces formules en grand nombre, aussi bien dans le Mémorial de Las Cases que dans les souvenirs d'O'Meara. Ce sont des leçons de politique réelle. Dès ses commencements, comme premier Consul, Napoléon épluchait des comptes, et se défiait des voleurs. Ces choses sont aussi dans Stendhal ; il y revient brutalement ; et Stendhal a participé à la haute administration de l'Empire.

Ces choses ne sont pas dans les histoires ; ou bien à mots couverts, non comme il faudrait pour l'instruction des citoyens. On croit trop facilem.ent que les grands talents, en politique, vont avec la probité vulgaire ; on oublie que le principal moteur est ici l'ambition, et que l'intrigue et le mensonge sont parmi les moyens ordinaires. Il faut lire aussi ce que La Bruyère a osé écrire du Courtisan, pour comprendre quelles passions travaillent bientôt l'élite, si on la laisse un peu tran- quille.

Il y a quelque chose de naturel et de bien touchant, c'est l'amour et la confiance dans un peuple. La jeunesse, surtout, se jette dans ces sentiments comme dans un bain parfumé. Surtout lorsque, le salut de la Patrie étant invoqué, une espèce d'ivresse héroïque lave toute l'âme de ses soupçons en même temps que de ses petitesses. Un généreux jeune homme me disait hier : <' Qu'est-ce que cette résistance et cette défiance continuelles ? Est-ce vivre ? La confiance, c'est comme l'air qu'on respire. '> Mauvais air, en réalité.

On invoque souvent le grand Napoléon. Et j'avoue qu'on trouverait difficilement dans l'histoire du monde un chef plus digne de la con- fiance du peuple. Mais il nous apprend lui-même qu'il dut toujours lutter contre les voleurs ; et nous voyons par ses aveux mêmes qu'il

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en garda d'éminents, si Ton peut dire, à son service. Malgré tout le prestige de ses victoires, et la force populaire sur laquelle il s'appuyait, ce géant fut à peine capable de soutenir le combat contre les grands faiseurs d'affaires. Et l'on peut bien assurer que jamais les circons- tances ne donneront une seconde fois à un homme tant de pouvoir avec tant de clairvoyance. Et lui-même fit de grandes fautes ; il en convient.

Il faut comprendre le jeu de ces forces, qui s'exercent toujours là- haut autour du pouvoir ; et que, à vouloir adoref, on risque trop. Servir, cela est beau. Servir en aveugle, ce n'est plus beau, car les forces de corruption agissent sans relâche, et l'on s'en fait le complice par le consentement d'esprit. L'intrigue pousse sans cesse vers le haut un bon nombre d'hommes sans probité ; c'est aussi nécessaire qu'une loi de physique ; ainsi, dès que l'on se laisse gouverner, on est mial gouverné. Il faut donc un effort perpétuel de discussion et de contrôle, joint à l'obéissance, sans quoi les Justes ne s'élèveront jamais. La justice exige que l'on se prive souvent de cette friandise, l'Admiration.


CXII


Il ne manque pas de gens qui ont été un peu étonnés de la fortune rapide du camarade Briand. A cela on peut répondre par la question : « Qui auriez-vous choisi ? ^' Le fait est que nous manquons d'hommes politiques.

Non pas d'hommes compétents, rompus aux affaires, et capables d'administrer sagement aux Travaux publics, au Commerce, et même aux Finances. Non. Nous manquons précisément d'Hommes Libres. Tous ces puissants administrateurs ne sont qu'adm.inistrateurs ; ils n'ont point figure de chefs. Ils dépendent de mille puissances, les uns des financiers, les autres, de la société polie, de leurs proches, de leurs amis, de ceux de leur femme. Ils sont pris dans des fils d'or. L'un est un avocat d'affaires ; l'autre est, de plus, académicien. Ils ne représentent qu'une caste. Leur volonté est la volonté d'une caste. Le peuplé veut Un Homme Libre.

Aux beaux temps du petit père Combes, quelque bavard me racontait ce qu'il avait vu à l'Elysée un jour de réception. Il y avait

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des astres brillants, soleils de la politique, autour desquels tout gra- vitait. Le petit père était seul, comme un réprouvé. Je répondis là- dessus : « Il est pourtant le maître. " Je dirais maintenant, après avoir un peu plus réfléchi là-dessus : ' C est pour cela qu'il est le maître. >

Oui. Il nous faut un hxomm.e qui ne soit point empêtré dans les fiîs d'or. Et nous serons de plus en plus exigeants là-dessus. Les jeunes devraient le comprendre, et se déner des salons. Mais point du tout. Ils papillonnent ; ils se livrent aux plaisirs de cour ; ils s'éloignent du peuple ; ils dépouillent leur rustique simplicité pour la reprendre seulement qiiand ils retournent au pays ; et cela ne tronipe personne. Ce sont de pauvres ambitieux qui poursuivent l'ombre de la puissance et laissent aller la vraie puissance.

Je voudrais pourtant le voir grandir, le vrai démocrate, celui qui vivrait avec dix mille francs, qui serait vêtu comme un commis, et qui prendrait l'omnibus. Qui promènerait son veston râpé des Postes au Commerce, de l'Instruction Publique aux Finances, portant sa probité sur lui. Je le vois donnant cinquante mille francs de son trai- tement ministériel aux pauvres, ignorant les autos, les actrices et les petits soupers ; redouté de ses collègues, célèbre et aimé partout. Plus tard président, vêtu comm.e vous et moi, et recevant les rois sans cérémonie. Voilà un programme qui devrait plaire à un vrai ambitieux. La richesse serait remise à son rang ; et ce serait déjà presque toute la justice.


CXIII


Ce n'est déjà pas si facile, de trouver un député comme on en voudrait. Je sais que la graine d'ambitieux n'est pas rare, et qu'on ne manquera jamais de ces blancs-becs qui préparent leur carrière politique comme ils ont préparé leur baccalauréat. Mais jt pense à un homme éprouvé, qui s'est préparé à la politique en vivant humai- nement sa vie, c'est-à-dire achetant, vendant, se battant contre les choses, maniant les hommes, et pesant toutes les valeurs. Si un tel homme n'y perd point ses ailes, j'entends ses idées, c'est qu'elles étaient bien attachées ; et ceux qui l'ont vu à l'œuvre connaissent


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assez ses opinions avant qu'il en ait dit un mot ; sa vie est comme un discours. C'est pourquoi on sait qu'il tiendra ce qu'il promet. Mais on attend de lui bien plus encore, un jugement toujours éveillé, tou- jours prêt pour résoudre au mieux tous les problèmes qu'on ne peut pas prévoir sur les affiches, et qui sont les vrais problèmes.

Mais qu'arrive-t-il lorsque l'on a trouvé un homme de cette trempe, et qu'on va lui ofïrir un mandat de député ? Vous ne pensez pas qu'il va sauter de joie, comme un enfant aux étrennes ? Non. Il va douter un peu de lui-même, peser les petites misères d'une campagne, la fatigue, les dépenses, ses propres affaires négligées. Et bref, il se fera prier. N'essayez point, alors, de tirer ses opinions à droite ou à gauche. Je l'entends qui dira : '( Non ! Non ! Point de formules. Je veux bien dire que je suis radical parce que c'est vrai en gros. Mais je vous dirai comment je l'entends, et vous me prendrez comme je suis. Je ne suis point un enfant, pour me soumettre au Coran de ce Mahomet-ci ou de ce Mahomet-là. > Ces discours-là sont compris chez nous, parce que le Normand n'a point la tête chaude, et ne change pas d'idée comme on change de casquette.

Que fait notre blanc-bec pendant ce temps-là ? Il prend ses grades, s exerce dans les parlottes, acquiert par mémoire un bagage de sociologie, gravite autour des grosses planètes de la politique, rend des services, rédige des rappKsrts, s'exerce à trouver de ces formules qui arrangent tout en brouillant tout. Il devient sous-diacre et diacre après avoir été enfant de chœur ; il sert la messe radicale ou radicale- socialiste ; bientôt il la dira. Bientôt vous le verrez arroser de confé- rences la circonscription qu'il a choisie, très étonné du reste, après dix ans d'efforts, de voir que son bavardage n'intéresse personne.

Alors il se frappe le front, m^audit la petite politique et les fameuses « mares bourbeuses . Il cherche le remède ; il l'a trouvé. Ce remède, vous le devinez bien, c'est le scrutin de liste et la Proportionnelle. Et c est fort bien vu, car le parti le patronnera et le poussera. Et, comme votre indépendant, dont je parlais, ne se prêtera pas trop aux exigences du parti, ni aux formules du parti, la place se trouvera nette pour notre politicien ; il faudra bien que vous fassiez bloc pour lui ; et vous enverrez à la Chambre un phonographe très bien monté, qui nasillera à son tour aux grandes séances. En vérité, si tous les char- latans de politique n'étaient pas pour la représentation proportion- nelle, ce serait miracle.


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CXIV


Quand ils ont dit que la Proportionnelle est juste, ils croient avoir tout dit. Et j'y vois bien une espèce de justice au premier moment, c'est-à-dire quand on nomme les députés ; mais encore faudrait-il y regarder de près. Si l'électeur est moins libre et moms éclan"é dans son choix, est-ce juste ? Si les comités départementaux ont tout pou- voir pour imposer un candidat et surtout pour en élimmer un autre, est-ce juste ? Si un homme droit et sûr prête son appui, par nécessité, à des ambitieux aussi riches d'appétits que de talents, mais de pauvre caractère, est-ce juste ? Si un ferme et libre esprit ne peut être élu qu'en traitant avec un parti, est-ce juste ? Si les partis ainsi organisés ont presque tout pouvoir pour échapper à la pression des électeurs et tromper leurs espérances, est-ce juste ? Si l'élite, déjà si puissante, se trouve fortifiée encore par ce nouveau système électoral, est-ce juste ? Si l'influence des politiciens sur les vrais amis du peuple, déjà trop forte, s'exerce alors irrésistiblement, par les délibérations et les votes à l'intérieur du parti, est-ce juste ? Et enfin, si l'écrasement des minorités est injuste dans la circonscription, par quel miracle devient- il juste au parlement ? Car il faut bien que l'on décide enfin, et que la majorité l'emporte. En somme, quand vous dites que la Propor- tionnelle c'est la justice, j'ouvre bien les yeux, car j'aime la justice, mais je ne comprends rien, je ne perçois rien de ce que vous annoncez.

En revanche, il y a quelque chose que je comprends très bien et que je perçois très bien, c'est que les opinions pour et contre la Pro- portionnelle correspondent à des opinions très bien définies concer- nant l'avenir de la République. Car les uns, qui sont l'élite, et que je reconnaîtrais presque au port de la tête, craignent par-dessus tout ce qu'ils appellent la démagogie et les intérêts de clocher. Ils veulent qu'en toute chose, armée, impôts, travaux publics, ce soient les com- pétences qui décident ; ils veulent que la grande politique, qu'ils appellent nationale, échappe tout à fait au contrôle des petites gens, pour qui vivre de leur travail et s'assurer contre les risques est la grande affaire. Enfin ils se défient de l'électeur. C'est contre l'électeur qu'ils ont inventé la Proportionnelle ; et l'invention est bonne.

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Les autres savent trop, par trop d'expériences, ce que devient la volonté populaire lorsqu'elle se heurte à l'action continue des grands Ambassadeurs, des grands Banquiers et des grands Bureaucrates. Ils savent trop comment les députés cherchent souvent autour d'eux, dans ce milieu parlem.entaire qui a ses préjugés propres, un appui contre l'électeur, et de beaux prétextes pour oublier leurs pro- m.esses. Ils savent que les grands intrigants sont déjà assez forts, et disposent déjà trop des réputations et des influences, que l'air parisien est déjà assez mauvais et dangereux pour les provinciaux même les plus rustiques, et qu'enfin le scrutin d'arrondissement est la meilleure arme de la province contre l'élite parisienne^ Prise ainsi, la question est assez claire, il me sem.ble. Et c'est parce que ces raisons commencent à se dessiner dans le brouillard, que cet accord apparent de la plupart des députés recouvre en réalité des divisions profondes et une résis- tance form.idable.


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Comm-e je pensais au Scrutin d'Arrondissement, il me revenait une histoire de mion pays normand, histoire déjà ancienne, puisqu'elle remonte au scandale du Panama ; on en peut parler maintenant comm.e d'une chose morte et enterrée. On sait que le Perche est un pays assez fermé, assez riche par le commerce des chevaux, hospitalier et généreux à l'ancienne mode, très raisonneur, ennemi du gouvernement et du préfet, et clérical par obstination pure. Ils avaient en ce temps- là un député bon garçon et bien de son pays par un genre d'esprit bonhomme qui m.ordait très bien. On l'adorait. C'est dire que tous ces dresseurs de chevaux n'avaient pas précisément d'opinion, mais se fiaient à leur député pour en avoir une. Et voilà bien, direz-vous, le scrutin d'arrondissement. En réalité l'habile homme prenait le fond de leur opinion, et eux la forme des siennes.

Or il fut d'abord bonapartiste, et ils furent bonapartistes. Ensuite il jugea bon de faire un petit mouvement à gauche et d'accepter la République, mais conservatrice naturellem^ent ; il ne perdit pas une voix. Là-dessus vous direz : " Il avait son hef électoral et son armée ; ses électeurs étaient des partisans, non des citoyens ; voilà par quel

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détestable mécanisme un petit nombre d'intrigants font de la politique selon leur intérêt propre, et agissent sur les ministres. Ce n'était qu'un tyranneau d'arrondissement. » C'est l'apparence ; ce n'était pas cela tout à fait. Ils le laissaient ministre pour les paroles. Il disait Empire c'était bien ; il disait République, c'était bien ; mais c'était toujours le même air.

Ce fut alors la Terreur Panamique. Le député en question fut soup- çonné et même accusé. Il se défendit bien ; il prouva, si je me rappelle bien, que son m.étier de journaliste (car il n'était pas riche) expliquait certains petits profits. Il fut acquitté. On a pardonné plus à d'autres ; mais cet arrondissem.ent ne pardonna rien. Il n'y eut ni reproches ni récriminations ; ce fut pis ; ce fut le silence et l'abandon. Et sans remède. On put connaître par là l'esprit de liberté et le jupernent inflexible de ces homm.es qui semblaient ne pas prendre la politique au sérieux. Quand on méprise les mots, il arrive que l'on voit clair aux choses. Sans doute eurent-ils le sentiment que la Haute Finance, sous n'importe quel drapeau, était le véritable Tyran à craindre pour l'avenir, et que, si l'on saluait une fois Monsieur l'Argent, l'opposition n'était plufe que gasconnade. Ici se montre, il me semble, le fond de l'esprit arrondissementier. Il a du cynisme ; il va droit au principal. Il se moque assez des combinaisons purement politiques, mais il est strict sur la probité. Ce n'est pas par hasard que les Grands Aven- turiers le haïssent du fond de leur cœur et essaient de le mépriser. Ce jeu est clair ; la partie est engagée entre les Politiciens et le pays.


CXVI


Les Membres de l'Association Amicale des Hauts Mollusques (Bureaucrates au-dessus de neuf mille francs), réunis en assemblée générale extraordinaire, considérant,

Premièrement que le flot montant de la démagogie vient battre maintenant la citadelle mêm.e de l'administration ;

Deuxièmement que les législateurs, oubliant leur noble mission, s'arrêtent de plus en plus à de petits intérêts et à de misérables cri- tiques, de sorte que les hauts administrateurs seront bientôt inter- pellés aussi souvent que les ministres, et aussi instables qu'eux ;


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Troisièmement que les députés se font juges en matière de ponts, de chaussées, de bureaux téléphoniques et autres matières techniques, ce qui affaiblit le respect dû aux compétences, et, par contagion, invite le public lui-même à juger de tout à l'étourdie et d'après ses intérêts immédiats ;

Quatrièmement que le contrôle des dépenses publiques se fait maintenant en dehors des administrations contrôlées et souvent même contre elles ; que les députés et même les ministères cherchent et trouvent dans des révélations sans tact et dans des exécutions sans égards une popularité malsaine ;

Cinquièmement que ces abus de contrôle ne sont pas accidentels, mais que de plus en plus, à mesure que le jeu normal des institutions est faussé par le développement des passions individualistes et anar- chistes, le député se fait l'allié du citoyen et du contribuable contre l'Administration ;

Sixièmement que ces tendances subversives ne tiennent pas au caractère des députés, lesquels, par leur origine, par leur éducation, par leurs relations, par leur esprit corporatif, seraient plutôt disposés à collaborer amicalement avec la Haute Administration, au lieu de l'attaquer sans cesse dans son prestige et dans ses prérogatives ;

Septièmement que ce détestable esprit de dénigrement vient de la dépendance étroite où les députés se trouvent placés par rapport à leurs électeurs, comme aussi de l'importance démesurée que prennent, par les mêmes causes, les intérêts particuliers, locaux, momentanés, en face de l'mtérêt général.

Huitièmement qu'il est donc hautement nécessaire de ramener l'attention de l'électeur sur les principes généraux de la Politique, comme aussi de rappeler les législateurs à leur véritable fonction, qui est de faire des lois, et non pas de juger les actes et les hommes.

Neuvièmement que la Réforme Electorale ne peut manquer de modifier heureusement les mœurs politiques et l'équilibre des pou- voirs ;

Pour ces motifs, adressent à M. Charles Benoist leurs encourage- ments et leurs félicitations, et se séparent en criant d'une seule voix : <' Vive la Représentation Proportionnelle ! »


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CXVII


On est étonné lorsque l'on rencontre encore quelque locomotive à coupe-vent. Cette invention fit du bruit dans le temps, et les chroni- queurs en firent des articles, où les ingénieurs étaient loués comme il fallait. Cette armure coupante à l'avant de la machine frappait l'imxagination ; on fendait l'air. C'était une erreur énorme ; par où l'on peut voir que les ingénieurs sont quelquefois des hommes d'ima- gination, plutôt que des hommes d'entendement.

La question fut résolue, il n'y a pas longtemps, par des expériences précises ; la meilleure forme pour un mobile dans un fluide, air ou eau, est arrondie en avant, effilée en arrière. Et cet exemple est bon pour faire voir que la théorie peut échouer ridiculement sur un pro- blème assez simple, car aucun mathématicien de Mécanique n'a su annoncer cette forme nouvelle. Tous suivaient l'imagination, d'après laquelle il faut une pointe ou un coupant pour diviser l'air. Concluons que les fortes têtes sont rares.

Il faut donc faire la théorie après l'invention. Et voici ce qu'on pourrait dire. Je fais mouvoir dans l'eau une masse indivisible mais plastique, en la poussant naturellement par son centre de gravité. Quelle forme va-t-elle prendre? Evidemment elle ne sera pas effilée à l'avant, mais plutôt arrondie ; elle s'effilera au contraire par l'arrière ; au reste cette expérience a justement été faite, et elle n'a rien d'incom- préhensible ; l'entendement s'accorde avec l'imagination pour en pré- voir le résultat. Partant de là je raisonne, et je dis qu'une masse solide ayant justement cette forme présentera à l'eau la résistance minimum, puisque c'est la forme que l'eau, par son effort, donne à une masse plastique. Et il me semble qu'en tout cela il n'y avait rien qui ne fût prévisible pour un homme qui aurait médité avec suite sur ces choses. Mais nos ingénieurs ont pris un coupe-vent pour fendre l'air, comme on prend une hache pour fendre du bois. Différence : le bois fendu reste fendu, mais le fluide retombe sur le couteau.

Un observateur eût prévu cette forme, arrondie à l'avant, que l'on juge paradoxale. Les poissons sont souvent arrondis en avant, toujours effilés par l'arrière. Les bateaux à forme traditionnelle, de même ;

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mais les torpilleurs sont tranchants à l'avant, voilà la marque de rmgénieur, homme d'imagination. Les oiseaux ont souvent la tête rentrée ; l'avant des ailes est arrondi, l'arrière effilé ; la poitrine des- sine une demi-sphère. D'après cela les odus pointus, si les résistances agissaient assez sur leur masse, devraient se retourner ; et j'ai lu que cela arrivait quelquefois, pour l'étonnem.ent des artilleurs, hommes d'imagination. Ces esprits naïfs auraient cru aussi que les aiguilles avalées, et qui se promènent par tout le corps, marchent la pointe en avant ; mais non ; dans ce milieu, fluide par ses réactions et contrac- tions, elles vont le gros bout en avant ; c'est pourquoi elles ne nuisent point. 1 oujours par les mêmes lois, que les ingénieurs n'ont point devinées.


CXVIII


Un regimbent passe, avec clairons et tam.bcurs. Chacun est pris soudain par le cœur, sans l'intermédiaire d'aucune pensée ; cette chose qui marche, chose humaine et plus qu'humaine, convertit immédiatement le spectateur. Que sa pensée consente ou non, cela ne change pas grand'chose ; car le sang marche, les muscles suivent la musique ; l'organisme sent sa force, sans aucun doute, sans aucune peur ; une chaleur monte jusqu'aux yeux avec des larmes généreuses ; la lèvre tremble, les narines s'ouvrent largement ; c'est un bonheur soudain et sans comparaison. froide Pvâison, que nous offres-tu en échange ?

Ces sentiments m.e sont connus ; je suppose qu'ils sont familiers à ia plupart des hommes ; ils sont bien forts dans les foules, sans quoi l'histoire serait inexplicable. Les raisonnements sont alors de bien petites choses, j'en conviens. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Un socialiste qui chante '< l'Internationale ' avec dix mille de ses coreli- gionnaires, éprouve un sentiment aussi vif. Les croisés sentirent quelque chose du même genre lorsqu'ils crièrent tous ensemble : ^' Jérusalem ! Jérusalem, '■'> Des sentiments ccm.me ceux-là ne sont donc pas propres à prouver une thèse plutôt que l'autre. Et il reste toujours à savoir si l'on doit suivre le sentiment le plus vif, et le prendre comm.e preuve. S'il en était ainsi, toute volupté serait bonne, car il n'y a pas d'émotion plus entraînante que l'attente de la volupté

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prochaine. Je crois même qu'on y résiste bien diHicilement, comme on résiste bien difficilement à l'entraînement d'une foule. Et chacun conviendra qu'il faut prendre ses précautions contre les sentiments vifs, y penser d'avance, prévoir les circonstances qui les amèneront, en susciter d'autres si la raison l'ordonne, bref gouverner son cœur.

L'émotion est belle et bonne, lorsqu'elle nous porte à quelque action que la raison a d'avance approuvée ; on la laisse alors galoper, comme un noble cheval de bataille. Mais, dans la délibération, il faut que ces forces du cœur soient domptées. Il le faut. Les maux humains naissent des passions, et les passions sont sans doute des opinions que le sentiment entraîne, le cavalier n'étant plus maître, alors, de sa monture.

C'est pourquoi, lorsqu'on raisonne sur la paix et sur la guerre, sur le droit et sur la nécessité, ce n'est pas le moment de sonner la charge et de crier tous ensemble. Au combat, très bien ; au conseil, très mal. Mais nous sommes bien loin de toute sagesse ; et je connais beaucoup d'hommes qui recherchent cette volupté du sentiment, aux revues, aux manœuvres, aux assemblées ; et sans risque, qui plus est. Il y a un grain de corruption dans ces plaisirs de l'action séparés de l'ac- tion.


CXIX


Le corps hurnain n'est pas toujours disposé selon la volonté, comme chacun sait bien. Même en dehors des maladies, en dehors aussi des fonctions ordinaires de la vie, il se produit souvent des gestes, des mouvements, des réactions, des contractures tout à fait nuisibles. Par exemple un homme qui veut se défendre à coups de revolver, et qui tremble, est dominé par cette mécanique naturelle ; celui qui est en colère, de même ; celui qui frappe du pied, croyant faire marcher les tramways plus vite, ou celui qui donne un coup de poing sur la table parce que le potage est trop chaud, tous ceux-là emploient très mal leur force ; celui qui est pris de vertige et tombe se tue en somme par mauvais gouvernement, un peu comme les fous se tuent. La peur est une réaction presque toujours nuisible. Les animaux, autant qu'on peut savoir, agissent par réactions de ce genre, presque^ toujours ; rhomme est remarquable par ceci qu'il se gouverne, qu'il s'arrête,

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qu'il se retient lui-même. Et parmi les races humaines, c'est la race qui se contient et se retient le mieux, c'est celle-là qui règne sur les animaux et sur les hommes, par patience, industrie, sagesse, par force d'âme enfin.

Tout cela est assez connu. Ceux qui se laissent aller à l'Impulsion et à la convulsion n'en sont jamais bien fiers. Ces déformations sont méprisées immédiatement ; elles sont laides. Mais chacun aime les nobles statues, parce qu'elles représentent un bon gouvernement de soi.

Il faut juger de Léviathan d'après les mêmes principes. Car ce grand corps serait aisément animal et convulsionnaire. Panique, fureur de foule, fièvre guerrière, aveugle enthousiasme, délire religieux le font bien voir. Ce sont les passions du grand animal, dès qu'une mouche le pique. Et l'individu qui y participe se croit aisément porté par une force supérieure, et même divine. Ceux qui sont plus sensibles, et qui traduisent plus vivement ces convulsions du Léviathan, ont été longtemps adorés, sibylles, devins, prédicateurs, orateurs. En somme, les nations sont aisément barbares, et les civilisés se livrent trop ingénument à ces mouvements déréglés. Quand les gouvernants exigent de nous un patriotisme sans conditions, ils nous demandent de nous laisser conduire par ces mouvements religieux ; et cela se comprend, parce que cette adoration va naturellement droit aux chefs, et les enivre. Mais il se trouve un nombre croissant d'hommes sages et sobres, ou tout au moins qui s'efforcent d'être l'un et l'autre, et qui voudraient que leur patrie soit juste, raisonnable, humaine enfin ; c'est-à-dire qu'elle soit gouvernée, par l'effort de tous, comme chacun de nous essaie de se gouverner lui-même.


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Il faudra que nous arrivions, mes amis, à ne plus tout pardonner aux Violents. On croit dire quelque chose en disant qu'ils sont sin- cères et qu'ils paient de leur personne ; c'est dire qu'ils sont violents tout simplement. Celui qui se met en colère paie toujours de sa per- sonne ; le fou est encore celui qui paie le mieux ; rien ne l'arrête, et je dirai à sa louange qu'il ne tient pas plus de compte de sa propre


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douleur que de celle d'autrui ; mais ce n'est pourtant pas une raison de l'estimer. On peut le plaindre, mais il faut l'enfermer.

J'ai connu un vieil officier qui vivait à la campagne, et qui avait fait noblement son métier ; blessé, prisonnier, s évadant, comme tant d'autres ; il n'aimait pas la guerre. Il n'aimait pas non plus les tyrans, et il n'avait rien du tyran. Doux avec les petits, cordial et simple avec tous, insolent quelquefois, mais seulement à l'égard des puis- sances. Indulgent à bien des choses, mais d'une sévère probité. Voilà le vrai héros ; voilà celui que j'acclamerais ; mais il repousse l'accla- mation ; il a cette pudeur, qui est la grâce du courage ; mon admiration se dirige là, comme l'aiguille au pôle. Mais je hais l'acteur tragique. Et il ne m'entre pas dans l'esprit que le héros sincère ait le droit de faire une gloire au comédien. Laissons au théâtre les larmes de théâtre. Régulus ! Le frivole Horace, dans le plus beau de ses poèmes, a bien saisi cette grandeur simple. On sait que Régulus, venu pour négocier à Rome l'échange des prisonniers, et sûr de périr dans les supplices s'il ne réussissait point, donna pourtant le conseil de refuser l'échange. « Il savait pourtant ce que le bourreau lui préparait ; néan- moins il écarta ses enfants et le peuple, et il s'en retourna comme un homme qui a jugé tout le jour au Forum, et qui pense à sa villa de Venafre ou de Tarente. »

Voilà le citoyen. Mais le soldat est tout autre. 11 y a un esprit soldat, qui se pardonne tout, qui se permet tout, pour qui les lois, la justice, les travaux de la paix, les vertus simples ne comptent plus, parce qu'il a méprisé la mort. C'est élever trop haut un sentiment que chacun doit finalement former, qu'il s'y prenne comme il pourra. Et le difficile et le beau, dans ce tournant, c'est de ne point jouer sa propre vie avec celle des autres comme un joueur jette les pièces d'or ; c'est de supporter l'ordre qui va péniblement, poussé par des héros inconnus ; c'est de permettre que les autres vivent, et qu'enfin les hommes consentent à piocher et à bêcher quand la colère est si belle. On a trop dit que la guerre est difficile, que la fureur est difficile. C'est la paix qui est difficile. Et nous mourrons tous.


T. II 161 11


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CXXI


Comme quelques-uns des bons amis avec qui je me trouvais glis- saient à parler sévèrement des m.Œurs et des institutions, je leur dis : (' Il y a vingt-cinq ans à peine que j'observe ce monde des hommes autour de moi. Or, dans ce temxps si court, j'ai vu un changement admirable et continu, dans les mœurs et dans les lois, toujours vers la justice. Si l'on rappelait ce que la République a fait pour égaliser les droits et protéger ceux qui travaillent, vous seriez émerveillés. Les mœurs ont précédé ce progrès, mais ce progrès a son tour a changé les mœurs, et nous a tous rendus, à mesure que nous sommes plus justes, plus scrupuleux sur la justice. A vingt ans j'espérais moins. »

'< C'est bien parlé, dit un homme d'âge ; voilà comme il faut être ; et tant pis si ce n'est pas tout à fait vrai. La joie crée et pousse ; la tristesse ne fait rien. »

Et puis, dit un autre, la tristesse c'est trop facile ; le dénigrement, c'est trop facile. C'est la pente. Remontons la pente. '^

(• Mais enfin, dit l'homme d'âge, admettons que la justice établisse peu à peu son règne. Je crois que c'est vrai ; réellement en pensant a toutes ces lois d'assurance, de prévoyance, de protection, qui sont maintenant dans la coutume, je crois que c'est vrai. Mais la justice n'est pas tout. Je vois deux courants d'idées, l'un qui tend à assurer 4a justice, l'autre qui veut conserver la nation. Je vois le nationalism.e bien fort chez d'autres, trop faible chez nous. La démocratie ne serait- elle pas en train de se détruire elle-même, par un trop grand amour de la justice ? Et cela affaiblirait enfin la justice. En haut, en bas, comme disait Heraclite ; et tout va par r>'thme. « 

« Je voudrais savoir, dit là-dessus un homme raisonnable, si l'amour de la justice et l'amour de la patrie sont réellem.ent en antagonisme. Car enfin, dans l'histoire de l'Europe, je vois que l'explosion du sen- timent national en France s'est manifestée en même temps qu une explosion de justice en quelque sorte. Les deux sentiments pourraient bien être liés. Car pour quoi se bat-on le mieux, sinon pour la justice ? Et qui a fait ensuite l'unité nationale allemande, sinon une révolte contre la force Française, née de la justice et oublieuse de la justice ?

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LES PROPOS D^ALAIN

Aimer sans juger, c'est bientôt dit"; mais quand on aime en approu- vant, cela n'en vaut que mieux. Et celui qui se bat pour la paix et le droit frappe de tout son cœur. Sans"; compter que la justice assure matériellement plus de force et plus de vraie richesse, et, moralement, maintient l'union, qui est la force des forces. Et ce n'est pas par hasard que les Romains, grands juristes, furent aussi de grands militaires. )>


CXXII


Il y a longtemps que l'on compare les crises de la politique exté- rieure aux nuages et aux tempêtes ; on voulait dire par là que la Guerre et la Paix ne dépendent point des volontés humaines. Cette seule idée est plus à craindre que tous les canons. Ce n'est pas autre chose que l'adoration à toutes les passions, et principalement à la colère.

L'homme qui se laisse aller au désespoir, lorsqu'on essaie de le ramener à la vie par des discours toniques, ne manque pas de dire : <^ Cela est bon pour vous, parce que vous n'êtes pas dans le désespoir. » De même, si vous voulez intéresser l'amoureux à autre chose qu'au passage du facteur ou a l'heure des trains, ou bien si vous le détournez, par raisons, d'appuyer volontairement sur sa blessure, il vous dira aussi : « Vous pensez comme un homme qui n'est pas amoureux ; avant ce fatal amour, je pensais ainsi. ' Bref tous ces malades d'esprit refusent le remède, justement parce qu'ils sont malades. Or c'est bien la guerre qu'ils ont en eux-mêmes, contre eux-mêmes, sans qu'ils l'aient voulue. C'est pourquoi un politique bilieux, qui s'abandonne à ses passions, vous regardera en pitié si vous voulez raisonner sur la paix et la guerre.

Ce n'est pourtant que le Romantisme qui survit, il me semble. On veut qu'il y ait des présages et une destinée. Cette idée trouble se voit dans toutes les crises des passions ; le mot passion le dit bien, on se sent tiré et poussé par les forces. De même vous demandez à ce commerçant paisible si ses deux fils songent à faire la guerre, et il vous répond : " On ne fait pas la guerre parce qu'on veut la faire, mais il faut bien la vouloir quand on la fait. Quand le vent souffle, les arbres s'agitent. Voyez donc les oiseaux, les nuages et le baromètre. » Il me semble que j'entends un homme à qui je demanderais : " Vous


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LES PROPOS D'ALAÎN

ne voulez pas tuer une femme pour cette seule raison qu'elle n'aura point de bonheur à vous voir '\ et qui répondrait : « Je vous le dirai quand je serai amoureux. '> Cette soumission aux passions est une très vieille chose, fille de la guerre, et mère de la guerre.

Il y a une autre idée, plus jeune, qui est fille d'Industrie, c est que l'homme peut changer par volonté le cours des fleuves et la marche de la peste. Dans le fait, depuis la première brouette, que de destins en déroute ! Que de Sibylles rusées ont répondu : « Il arrivera ce que tu voudras. • Mais en vain. La grande idée des Sages, que l'on peut lutter contre les passions, est encore méprisée. Nous en sommes à la prédestination et aux desseins de Dieu, même sans croire à Dieu. L'Histoire nourrit cette pensée de Caraïbe ; car, puisque cette guerre est inévitable à nos yeux parce qu'elle est dans le passé, nous voulons penser qu'elle était inévitable déjà quand elle était encore à venir. Ce sophisme a de la puissance. Je compte que les vraies sciences, les jeux, l'entraînement, l'hygiène et une morale virile conduiront les hommes à se garder de la peur et de la colère, et à dresser leur corps comme ils ont dressé les chiens et les chevaux. « Je crois en moi », voilà une belle prière, qui chassera la Guerre après avoir chassé les Dieux.


CXXIIl


<' On ne juge point sa propre mère ; on ne juge point sa propre patrie. Un Français n'a jamais raison contre la France. » Phrases que j'ai lues et entendues partout après le discours de Jaurès. Formules creuses, régal des sots. Sous des propositions de ce genre il n'y a aucune idée que l'on puisse saisir. Que l'on aime sa patrie par mouve- ment instinctif, comme on aime une mère, et non par des raisons, je l'accorde bien volontiers. Et si je laisse courir les sentiments, j'aurai bientôt trouvé, pour l'Allemand querelleur et un peu matamore, quelque réponse digne de Léonidas, ou bien de Cambronne. Nous sommes quelques millions comme cela. Mais ce que je sais bien aussi, ce que je sens, ce que je vois comme je vois le jour, c'est que tous ceux qui voudraient tyranniser chez nous, tous ceux qui rêvent je ne sais quelle restauration et je ne sais quel Ordre Moral jouent de ce sen- timent, qu'ils connaissent bien, comme d'un dernier atout. « Si ce

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peuple suivait sa colère, on pourrait enfin le gouverner. ■> Et nous voyons déjà qu'un mouvement de fureur aveugle, auquel le président de la Chambre n'a pas résisté, s'est élevé contre le discours d'un homme libre. Ce Coup d'Etat sera compris, je l'espère ; et les citoyens verront, par cet exemple, qu'il ne faut point adorer les passions. Il faut régler les passions, il faut peser, il faut penser. Nous avons la garde de la Pensée Française et de la Liberté Française, fonctions honorées et respectées dans le monde.

Et quand on demande où est la Pensée Française, où elle s'exprime, à quoi on la reconnaît, je réponds qu'elle est partout, diffuse partout, dans les livres, dans les discours, dans toute action, dans tout travail, dans tout "geste autour de nous ; jusque dans les villes, jusque dans les champs ; dans l'air aussi et dans le ciel, car les choses que l'on voit forment aussi les pensées. Chacun de nous, auteur ou lecteur, orateur ou auditeur, architecte ou maçon, chacun de nous a la Pensée Française en garde. Pourquoi Barrés plutôt que Jaurès ? Parce que Barres le dit et le chante : « je suis Français ; je veux être Français ; sentir en Français ; parler en Français >\ Je n'écoute pas ces déclara- tions. Qu'il soit lui-même, qu'il pense selon sa terre, selon ses parents, selon sa culture, et ce sera un éclair de Pensée Française. Mais il n'y a pas ici de privilège. Jaurès aussi est un arbre de chez nous. Il y a des chênes et des roseaux, des plateaux et des vallées, des prés, des champs et des bois ; et tout cela c'est la Patrie.

Ce serait une Patrie sans tête, qu'une Patrie qui n'hésiterait jamais, qui ne délibérerait jamais, qui ne s'avertirait jamais elle-même. Ou bien allez-vous soutenir que seuls les intérêts de France sont Français, que seules les passions de France sont Françaises, et que les idées de France ne sont pas Françaises ? Notre plus belle parure au contraire ; et, pensez-y bien, nos plus fortes armes, car c'est la tête qui est mili- taire. La passion n'est que violence, et ce n'est pas la même chose. On conte qu'à Waterloo on vit un cavalier sans tête qui galopait encore contre l'ennemi ; mais il n'alla pas loin.


CXXIV

Il faut penser à la question d'Alsace-Lorraine, qui domine réelle- ment toute notre politique. Et l'on n'y pense pas quand en veut ; le


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problème reste souvent tout entier en paroles, ce qui nous pousse à répéter une fois de plus les formules usuelles.

Lorsque j'arrive à y penser réellement, le premier effet est une impression vive, un mouvement de fureur contre l'Empire, un mou- vement aussi de défiance radicale à l'égard des généraux et diplomates quelconques. Je pense à cette guerre folle, à cette guerre injuste, pas- sionnément voulue par les hauts pouvoirs, et principalement pour le prestige de la dynastie. Ensuite à cette funeste campagne où se mon- trèrent dans un jour cru tous les vices du despotisme militaire. Enfin à cette paix trop vite conclue, par le sacrifice de quelques-uns, et, comme il arrive toujours, sous la pression de ceux-là même qui avaient poussé à la guerre. J'insiste sur ces idées, peu agréables à former, parce qu'elles vont directement contre cet enthousiasme aveugle, contre cette adoration des pouvoirs, auxquels je vois que l'on nous pousse.

Mais l'idée morale qui se présente la première, il me semble, c'est celle-ci. Celui qui a attaqué injustement doit payer. Rude épreuve pour nous tous. Mais, sans approuver le régime impérial et cet impru- dent sommeil des citoyens, nous acceptons pourtant l'héritage, les dettes d'argent comme les promesses. La paix a coûté cher de toute façon, mais enfin nous la voulions et nous l'avons eue.

L'idée qu'un traité arraché par la force est sans valeur n'est pas ici à sa place. Car où était l'agresseur ? Il ne suffit pas ici d'invoquer les projets et les ruses de Bismarck ; c'est le peuple allemand qu'il faut considérer. Et c'est notre attaque qui l'a soulevé, comme on le voit assez, notamment par la mollesse des Bavarois et des Badois au commencement. Dire que nous aurions toujours été attaqués de toute façon, et que l'unité allemande se serait faite contre nous de toute façon, c'est une de ces vues fatalistes, assez commune chez les guerriers et les politiques, mais qu'un homme de bon sens rejette violemment dès qu'il en comprend la portée. Si la volonté ne change pas l'avenir, qu'est-ce que cette vie ?

Mais ici une autre question se présente. Nous avons des devoirs envers les Alsaciens-Lorrains. Nous avons manqué à la fraternité d'armes. Acceptons l'humiliation pour nous, soit ; mais pouvons-nous accepter la servitude pour eux ? Evidemment non. Notre politique, en ce qui les concerne, doit tendre à leur garantir une vie complète, politiquement comparable à la nôtre, humainement acceptable ; mais sans penser à notre gloire à nous, à notre richesse à nous. Le devoir

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est envers eux. Il est bon de considérer cela, et d'examiner si une politique constamment guerrière est le seul moyen, ou le m.eilleur, de payer maintenant cette autre dette. Mais remarquez bien qu'en tout cela nous sommes débiteurs, non créanciers.


cxxv


Ceux qui reviennent d'Allemagne font entendre presque tous des propos guerriers. Presque jamais il n'arrive qu'un message de paix passe la frontière. Et que dira l'étudiant qui a fait son tour là-bas ? Il louera la Culture Française ; il l'opposera à la Culture Allemande, pédante, érudite, systématique, orgueilleuse, tyrannique. Je prends pour vrais ces développements un peu trop faciles. Mais faut-il se battre pour si peu ? Mais oui, pour si peu. Je me moque des gens qui vivent d'Esthétique. Ce sont les idées morales qui m'intéressent avant tout. Je veux savoir si les Allemands ont des lois contre la vio- lence et contre le vol, contre l'alcoolisme et contre le choléra, pour la femme et pour l'enfant. Je sais qu'ils en ont. Je sais que le progrès social rencontre chez eux les mêmes obstacles que chez nous ; que la justice semble souvent se heurter à la Justice ; et que beaucoup, chez eux comme chez nous, pensent que c'est la force des classes ennemies qui en décidera. Toutefois, si l'on veut marquer ici les diffé- rences, peut-être faut-il dire que leurs socialistes sont plus raison- nables que les nôtres, plus soucieux de l'ordre, et de l'obéissance aux lois ; du moins c'est ce que l'on dit chez nous. Et je conclus, sans craindre de m.e tromper, que ces hommes-là peuvent faire société avec nous. Sur la culture et sur l'esthétique, on discutera ; mais j'avoue que ce qu'ils appellent la Culture Française est pour moi quelque chose d'indéterminé. Ceux qui se donnent maintenant comme che- valiers de l'Esthétique Française sont des gens à prétentions, qui ont peur de leur plume, et se montrent secs et ennuyeux par crainte du ridicule. Ma foi j'aimerais autant quelque Allem.and fort, lourd, naïf, comme le Jean-Christophe de Romain Rolland. Mais enfin cette diversité des natures me plaît, et doit être respectée. Que chacun écrive comme il pense, et comme il pourra ; voilà comment il faut se battre pour la Culture, et repousser les barbares ; et je n'aime

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LES PROPOS D'ALAIN

pas que la Critique Littéraire vienne chuchoter aussi pour la guerre. Après cela, que dit encore le voyageur ? Que les Allemands ne nous aiment point. C'est ici que l'homme raisonnable doit se méfier. Ima- ginons un Allemand qui vienne enquêter chez nous. Où donc pour- rait-il entendre quelque propos impartial au sujet de son pays ? Partout, dans les conférences, dans les leçons, on exige une espèce d'injustice voulue. Il faut toujours que l'orateur en vienne a blâmer ce peuple qui nous a battus. Et je vois que les orateurs et écrivains nous font souvent bonne mesure, et montrent ici une complaisance qui n'est pas belle. Aussi l'Allemand s'en ira raconter qu'il y a une haine profonde et enracinée chez nous ; en quoi il se trompera, car la plupart des gens, chez nous, savent bien être justes ; mais en public on n'entend guère que des comédiens qui cherchent l'applaudissement. Je n'oublie pas les pouvoirs administratifs, qui sont contre toute espèce de pensée. Ainsi les deux peuples arrivent à se méconnaître, faute d'un peu de courage ; et, pensez-y bien, ces habitudes de dire, faciles, paresseuses, flatteuses, nous mènent a une guerre effrayante qui tuera les plus courageux et les plus justes des deux côtés, d'où résulteront encore d'autres déclamations et d'autres guerres. Que les pacifistes pensent bien à ceci : ce n'est pas la peur de la guerre qui empêchera la guerre, et c'est la peur de parler qui l'amènera.


CXXVI


« Hugo von Teufelsberg, lieutenant de réserve au 10^ uhlans, fabricant du champagne Gallia >, à Alain, citoyen de la République Française. Très honoré Monsieur, sur les rapports de la Force et du Droit, sujet de controverses entre vous et vos amis, m.on histoire peut jeter quelque lumière.

Comme nous étions dix enfants, et que, dans notre petite ville prussienne, il y avait déjà trois hommes pour une place, j'ai songé à votre beau pays, qui manque de bras. Je vins en Champagne, et je fus aussitôt employé. J'ai réussi ; me voici propriétaire d'une des plus grosses maisons de la ville ; et la miarque Gallia ' vaut quatre milhons. D'autres Allemands ont suivi le même chemin. Nous avons fait venir des ouvriers allem.ands, puisque la main-d'œuvre est trop

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rare chez vous. Nous avons maintenant ici un quartier allemand, où nous sommes plus de six mille.

Cela prouve, me direz-vous peut-être, que l'on peut s'entendre sans se battre. Mais, très honoré Monsieur, vous savez bien que, dans cette ville, où nous payons de gros impôts, nous ne pouvons pas, nous Allemands, nommer nos Conseillers et nos magistrats municipaux. Nous n'avons aucune action sur les affaires publiques. Je paye pour les retraites ouvrières, et mes versements iront aux salariés français seulement. Un de pries amis, qui est métallurgiste, est exclu des adju- dications de l'Etat, qui sont une ressource aux temps de crise. Bref nous avons tous les devoirs et nous sommes bien loin d'avoir tous les droits.

Je devrais, direz-vous encore, me faire naturaliser. Mais, dans l'état de paix armée où nous sommes, état de fait qu'il faut prendre d'abord comme il est, vous ne pouvez pas demander que des familles alle- mandes fassent des zouaves et des cuirassiers pour votre pays. Aussi nous usons de patience. Dans dix ou vingt ans nous serons, dans vos provinces frontières, plus nombreux que les Français. Et nous dirons aux excellents apôtres du droit : « Très honorés messieurs, la majorité des habitants de telle province demande l'annexion à l'Allemagne afin de pouvoir jouir de ses droits civiques. Et ce sera justice. ^^

Alors on en viendra aux coups de fusil. Car il y a des cas où le droit est des deux côtés ; la force seule est alors législatrice, et détermine le droit. Notre Bismarck a eu tort de dire que la Force prime le Droit ; il aurait dû dire que, dans les débats obscurs et sans autre issue, la Force crée le Droit. Certes il est beau de vouloir agir sous les seules lois de l'égalité, qui exclut la force entre les parties. Mais nous sommes de chair et d'os, et soumis aux forces, c'est une condition qu'il faut d'abord accepter. »

J'ai reçu cette lettre, non pas d'un Allemand, comme vous pensez bien, mais d'un ami qui croit comme moi que dans ces Propos toutes les thèses doivent être présentées. Tâche de maître d'école, qui enlève le droit de dogmatiser. << Métier d'avocat », dit le dogmatique. Oui, mais de bonne foi et sans profit.


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CXXVII


Comme je disais récemment, dans une conversation, que les exer- cices militaires comme tirs, marches et manœuvres sont aussi bons pour l'esprit que pour le corps, et achèvent parfaitement bien l'édu- cation des jeunes gens, quelqu'un me dit : « Vous voyez bien qu'une troisième année à la caserne n'est pas tout à fait sans avantages. » Il croyait me prendre. Il ne voulait pas considérer que la vie de caserne est étrangère à la vie militaire réelle.

Tout ce qui est activité, dans la préparation de la guerre, est excel- lent. Le paysan y gagne, l'étudiant aussi. Le tir réel, par exemple, forme à la fois le jugement et la décision. Les exercices d'assouplis- sement disciplinent les muscles ; et l'esprit se retrouve en présence des choses et des problèmes essentiels, qui consistent toujours à se soumettre aux choses afin de les vaincre. Ajoutons que le mélange des citoyens, et l'égalité parfaite que réalise une vraie discipline, cultivent inévitablement l'esprit démocratique. Ainsi, selon une loi dont les applications sont innombrables, une dure nécessité doit finalement fortifier l'esprit de justice et discipliner les passions.

En revanche, tout ce qui est passivité, dans la préparation militaire, est mauvais. La vie de caserne, bien loin d'établir l'égalité, sépare violemment les classes, car l'officier est entraîné alors a une vie trop séparée, trop différente de celle des hommes, et les pouvoirs inférieurs ont alors trop de liberté. C'est l'action qui justifie la discipline et qui la limite ; mais l'ordre dans l'inaction laisse trop de place à l'arbitraire. Ainsi, aussitôt qu'une armée prend la position de l'attente et se trouve consignée à la disposition des chefs, l'esprit militaire se transforme et se décompose. L'esprit administratif corrompt tout. Les petites choses prennent l'importance des grandes ; les formalités régnent. Chacun se couvre et passe le balai au voisin. On fuit les corvées et on cherche les permissions. Le pouvoir le plus proche, le plus jeune, le moins raisonnable, est alors celui de qui tout dépend ; de là des flatteries et des petits moyens, des ruses d'écolier, une éducation à l'envers, puérile, non virile. Il n'y a peut-être pas de heu où l'on apprenne mieux qu'à la caserne la puissance de la ruse. Et c'est l'école

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de la force ! Il n'y a point de lieu où le ^< chacun pour soi ' soit plus cyniquement pratiqué. Et c'est l'école de l'union et du sacrifice !

Voilà pourquoi, selon le véritable esprit militaire, il faut réduire le temps de caserne, et développer les manœuvres réelles. L'action commune est bonne, l'inaction en commun est détestable. Ce prin- cipe domine tout le problème militaire. Lisez maintenant les discours des dirigeants ; on dirait qu'ils l'ont oublié.


CXXVIII


L'élan, l'entrain, la bonne humeur, l'enthousiasme, l'assaut final, tout ce que l'on admire aux manœuvres, tout cela est bien trompeur. En somme, c'est dangereux pour la paix sans répondre à la réalité de la guerre. Les écrivains militaires se laissent prendre au jeu. Ne lit-on pas que les marsouins ont défendu un village avec une ténacité extraordinaire ? Cela ne peut vouloir dire qu'une chose, c'est qu'ils ont fait un bruit terrible ; et ce n'est pas difficile, tant que l'on a des cartouches. Mais, dans la vraie guerre, le bruit n'est pas le tout. Je ne nie pas qu'il y ait un certain effet moral produit sur l'assaillant par le redoublement de la fusillade ; mais cet étonnement est juste de même qualité que l'entraînement bien connu qui porte à tirer devant soi sans voir. Un tir bien dirigé est efficace par lui-même, et sans le secours des sentiments. Ici ce n'est plus jeu, c'est force. Et la volonté bien armée se moque de l'enthousiasme.

Je relisais hier le carnet de notes de Séménof, officier à bord du " Souvarof « à la bataille navale de Tsoushima. De tels récits balaient la fantaisie. Les évolutions et les signaux, la stratégie et la tactique, tout ce qui plaît aux manœuvres navales, tout cela disparaît devant le fait brutal. Les Japonais visent bien et lancent des obus terribles. Après cela, il importe assez peu que les signaux soient bien compris, ou que les virages soient conformes à la théorie. L'escadre de Rojest- vensky fit des fautes ; celle de Togo aussi ; mais les canons décidèrent. On a bien l'impression d'un travail purement industriel, qui com- mence par la coulée et le forage, se continue par chimie, réglage, pointage, et qui se termine par l'éclatement, l'écrasement, l'incendie, la stupeur de l'adversaire. Les forces morales du sentiment sont

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LES PROPOS D'ALAIN

comme éliminées. Quand les Martiens, dans la fiction de Wells, font marcher le rayon ardent et la fumée noire, ils sont bien au-dessus du courage ; et l'espèce humaine est alors bien au-dessous de la peur. La bataille de Tsoushima fait apparaître des rapports de ce genre. La guerre du Maroc aussi ; car c'est notre artillerie qui décide.

Il faut donc examiner froidement si l'abondance des munitions et la justesse du tir ne sont pas l'essentiel en toute bataille, et juger les milices à ce point de vue. Car qu'est-ce qu'un milicien ? C'est un homme qui va droit au but, et qui s'exerce à tuer. La guerre n est qu'un moyen pour lui ; il ne l'orne point parce qu'il ne l'aime point. Ce réalisme vaincra.


CXXIX


Nous avons une armée solide, et de bons professeurs de guerre. Mais, si j'avais à choisir, j'aimerais mieux qu'ils aient un peu moins de science et un peu plus de confiance. Autant que je les connais par des extraits et des citations, je les imagine un peu tristes, un peu accablés par la puissance de l'adversaire. Or je crois qu'il ne faut jamais se battre pour l'honneur avec l'idée qu'on sera vaincu ; il faut se battre pour la victoire. En prenant notre armée comme elle est, trop rongée par l'administration, trop séparée de la vraie vie et des vrais devoirs, je crois que nous serions vainqueurs.

En 1870 nous l'étions presque ; avec un peu d'audace et de mou- vement nous l'étions deux fois le 6 août. Or il est connu que nos réserves n'étaient pas organisées, que notre artillerie était très infé- rieure a celle de l'ennemi, et enfin que la force morale nous m.anquait naturellement parce que nous étions le peuple tyran, contre des peuples las d'être esclaves.

Tout est retourné maintenant ; nous nous gouvernons nous-mêmes ; nous voulons agir avec les autres nations selon le droit ; nous en avons donné mille preuves. Nous avons une alliée qui tiendrait les mers, et qui assurerait le ravitaillement. Nous avons des réserves organisées, encadrées, armées ; toute la nation, après quinze jours de tâtonnement et d'attente, ferait la guerre. Nos armées sont pour le moins égales à celles de l'ennemi. Enfin le combat serait pour la justice, contre un


LES PROPOS D'ALAIN

peuple tyran ; et contre un peuple qui n'aime pas plus la tyrannie et rinjustlce que nous ne les aimons ; contre un peuple qui, à ce que je crois, et pris dans sa masse, se défendrait héroïquement, mais attaquerait mollement. Il n'y aurait donc qu'à user par des feintes le premier élan des troupes jeunes et savamment préparées qui sont massées à la frontière ; ce serait un moment difficile et des échecs presque inévitables, mais dont un Fabius Temporiseur ferait autant de victoires. Après cela la masse de la nation tomberait sur l'enva- hisseur, de face, sur ses -flancs, sur ses derrières ; même sans alliés la partie serait belle ; avec des alliés actifs et pleins de ressources, elle est gagnée d'avance.

Certes je ne souhaite pas qu'on la joue, mais enfin cela ne dépend pas de nous. Je voudrais seulement que nous cessions de jouer le rôle de l'homme brave qui se sent à la merci d'un spadassin, et qui ne songe qu'à mourir proprement. Le spadassin compte là-dessus. Il crée fort habilement une espèce de terreur sans lâcheté aucune, mais qui use la résistance ; il ne nous touche pas autant qu il croit ; mais il agit sur notre élite, que je vois un peu trop pessimiste comme si elle avait charge de mourir, non de combattre et de vaincre. Or je crois qu'elle saurait mourir ; mais le peuple vivra et vaincra.


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Comme je réfléchissais de nouveau au sujet du beau livre de Jaurès sur l'Armée Nouvelle, j'en vins à me dire que toutes nos idées, sans exception, sur la Patrie et la Guerre, doivent être refaites à neuf. Car voici la doctrine traditionnelle, du moins dans ses principaux articles.

La fonction de guerre est réservée aux plus vigoureux et aux plus courageux. Elle dispense de tous les autres travaux, et même de toutes les autres vertus. A celui qui offre d'avance sa vie pour le salut des autres, que peut-on demander de plus ? Aussi tout guerrier a droit au respect de tous.

Les guerriers commandent absolument, car le salut public est la suprême loi. Toute prétention des marchands, artisans, manœuvres, tous poltrons et faibles, et bons pour se cacher dans les caves pendant

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le combat, toute prétention a soumettre les guerriers à une loi quel- conque autre que la loi des guerriers, ou à un contrôle qui ne serait pas exercé par les guerriers, est proprement ridicule, et presque offensante.

La guerre est le plus beau des jeux ; les manœuvres préparatoires ne peuvent la remplacer. Dans les longues périodes de paix, il est inévitable que le guerrier se corrompe par la paresse, par l'ennui, par l'esprit d'intrigue, par des plaisirs excessifs ; c'est pourquoi la guerre est belle, saine, et désirable. C'est pourquoi il faut toujours que la défense se tourne en conquête ; c'est pourquoi la Patrie n'est jamais assez riche, ni assez puissante, ni assez redoutée. Si elle n'est querelleuse, envahissante, injuste, elle se corrompt déjà. D'où l'on voit que les règles de la morale commune, nécessaires à l'ordre inté- rieur pour les guerriers eux-mêmes, ne peuvent jamais être appliquées par les Nations ; et une Nation de Nations est un non-sens.

En ce sens, et dans tout ce qui touche à la politique extérieure, la Force prime le Droit, et la guerre est un des moyens d'acquérir ; c'est même le plus noble de tous, parce que chacun paye de son sang, sans compter ni mesurer. Ces règles viriles, que les marchands et artisans ne peuvent comprendre et ne doivent jamais appliquer, sont tempérées par le respect que l'ennemi courageux inspire naturellement à un adversaire digne de lui. De là le droit de la guerre, les secours aux blessés, les égards dus aux prisonniers, et enfin l'extrême politesse qui règle les rapports des guerriers entre eux, qu'ils soient amis ou ennemis.

La guerre est un jeu. Celui qui perd ne mérite aucun reproche. s'il s'est bien battu. Une paix prompte, dont les marchands et artisans feront les frais, est donc préférable à une de ces guerres obstinées et par de petits moyens ; car la fureur est moins belle que le courage ; et chacun sait que le désespoir donne une espèce de courage même aux plus vils animaux. Le vrai guerrier seul sait faire la paix au moment convenable ; mais aussi ce n'est jamais qu'un armistice, en vue de préparer des combats mieux ordonnés et plus beaux. On ne frappe pas un ennemi quand il est par terre.

Considérons attentivement ce système, suivons-le dans ses mer- veilleux développements, nous reconnaîtrons qu'il est d'un autre âge et que nous n'en devons rien conserver. La Démocratie a sa doc- trine propre sur la Guerre ; malheureusement on ne la formule jam.ais ; on n'y pense poirit. De là une confusion d'idées incroyables, et des injures de bonne foi.

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CXXXI


Au sujet de la Guerre, les Démocrates et surtout les Socialistes en sont restés trop longtemps a la négation. Ils ont nié le droit du plus fort ; ils ont nié les vertus de la guerre ; ils ont nié la tyrannie militaire ; en ce sens ils ont nié la Patrie ; les plus modérés tâtonnaient dans cette nuit des négations, les autres s'y jetaient furieusement.

Il faut affirmer. Le livre de Jaurès sur l'Armée Nouvelle est un premier essai de doctrine. Mais il est nécessaire que la doctrine soit méditée partout, enseignée partout. C'est le sens commun qui doit former la nouvelle doctrine de la guerre, comme il a autrefois formé l'autre, dans un temps où le métier des armes était réellement un métier.

Tout homme valide exerce, en plus de son métier propre, le métier des armes ; ainsi il n'y a plus d'armée, j'entends par là que le métier des armes ne donne plus à personne aucun privilège, aucune noblesse. Les Instructeurs sont des fonctionnaires au même titre que les pos- tiers ou les ingénieurs des ponts. Cela ne veut point dire qu'ils ne puissent prétendre à la plus haute influence morale, au même titre que les instituteurs, qui sont des instructeurs aussi ; mais leur prestige dépend seulement de leur savoir.

La guerre n'est plus considérée comme une école de vertu. Assu- rément on comprend bien que pour un riche, parce que le travail des autres lui permet de vivre facilement, la guerre soit une espèce d'épreuve nécessaire, qui excite utilement l'énergie virile en même temps qu'elle justifie l'inégalité ; c'est par cette pensée que les meilleurs parmi les riches se destinent au métier des armes. Mais la noble mission de défendre le pays appartient maintenant à tous. Or, ceux qui travaillent de leurs mains ont occasion à chaque instant d'exercer l'énergie virile, de vivre pour les autres, de Servir enfin. Pour les travailleurs la paix n'est pas un repos déprimant, c'est encore une guerre et une conquête, mais contre les choses et sur les choses. La Guerre n'est ni belle ni désirable.

La Guerre, enfin, est défensi've absolument ; elle e^t toujours une réponse à un acte de violence délibéré. De ce principe dépendent

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les formations nouvelles et la politique de l'avenir. On voit sans peine, notamment, que le système des alliances doit en être profondément modifié. Mais surtout les méthodes de guerre doivent être changées radicalement. Car la guerre n'est plus un jeu où l'on se résigne à perdre parce que l'on a aussi l'espoir de gagner. La guerre a pour fin la liberté de tous, mais le vainqueur doit se refuser tout autre avantage ; et, en revanche, la défaite n'est jamais acceptée ; la paix suppose essentiellement le retour à l'état initial. Par exemple la seule idée qu'on puisse livrer les uns pour sauver les autres apparaîtra comme propre à des temps Barbares, où les territoires producteurs, avec les artisans et commerçants, appartenaient à une dynastie militaire et pouvaient être cédés à une autre. Selon le système nouveau, la Patrie est une et indivisible.


CXXXII


Il est nécessaire que les citoyens saisissent les principaux éléments du problème militaire, car si nous le laissons aux techniciens, nous leur laissons tout ; un de ces matins ils nous feront entendre que le régime démocratique est incompatible avec la défense nationale ; en vérité ils le disent presque. Il faut donc examiner les systèmes de tous ces professeurs de guerre, nourris principalement de lectures, de polémiques et d'expériences artificielles. Et c'est a quoi le beau livre de Jaurès sur l'armée nouvelle doit servir ; c'est pourquoi j'y reviens.

Il y a dans ce livre une organisation des milices, qui est une vue sur l'avenir ; et l'adversaire voudrait faire porter là-dessus toute la dis- cussion. Mais on oublie tous les chapitres où les méthodes actuelles de guerre sont critiquées, non pas en l'air, mais d'après les professeurs de guerre eux-mêmes. Il faut voir le détail. Mais enfin voici le pro- blème qui se pose à nous tous.

L'Allemagne a des troupes de caserne bien plus nombreuses que les nôtres ; cette supériorité est un fait de population, qu'il faut accepter comme une donnée du problème. Cela étant, une grande victoire peut-elle être remportée par nous à la frontière, dans un premier choc ? Telle est la question qu'il faut d'abord poser. Et les professeurs

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LES PROPOS D'ALAIN

de guerre nV répondent aujourd'hui qu'en disant : '^ Des hommes, encore des hommes. ■> Mais enfin nous n'en aurons jamais assez pour pouvoir espérer de nous défendre par ce moyen. A quoi ils répondent enfin : « Il faut pourtant l'essayer, il faut tenter la chance ; car si nous résistons en reculant, avec l'intention de préparer une concentration de toutes nos forces à l'intérieur suivie d'une vigoureuse attaque, l'opinion publique s'affolera. Vous connaissez les Français ; enthou- siastes au commencement, bientôt désespérés, etc. Quels tristes et faibles lieux communs ! Som.mes-nous des enfants qui jouent au soldat ? Sommes-nous un peuple mineur, à qui il faut des victoires tout de suite ?

Et puis, enfin, ces victoires des premiers jours sont-elles possibles ? Et si une défaite est probable avec un homme contre trois, pourquoi aller la chercher ? Que deviendrons-nous ensuite, quand le meilleur de nos troupes aura été sacrifié follement ? Dans ces conditions il est sage, il est viril d'examiner si une retraite voulue d'abord, ayant pour effet d'attirer l'ennem.i loin de son territoire, et même jusque sous les forts de Paris, n'aura pas pour efîet d'abord de rompre le premier élan des ennemis, ensuite de disperser leurs forces, enfin de permettre aux forces alliées de faire sentir leur action. Les forces étant alors égalisées, et l'ennemi prenant nécessairement une forma- tion étalée et vulnérable, alors nous attaquons. Tactique qui était bien près de réussir même après nos désastres, et où nous pourrions employer cette fois nos forces intactes. Et si l'esprit public y résiste, il faut l'y préparer. D'autant que nous n'avons réellement pas le choix.


CXXXIII


Lisons Corneille, c*est le moment. Et j'ai ouvert le Cid. Seulement, un livre, ce n'est que du noir sur du blanc si l'imagination ne tra- vaille ; et l'imagination, une fois lâchée, prend quelquefois des chemins imprévus.

La mienne fut d'abord très docile ; elle me représenta des chapeaux à plumes, de somptueux manteaux, et l'intérieur d'un palais. Cela n'allait pas tout seul, parce que je n'ai jamais vécu dans les palais ni


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près dc3 rois ; et je rclonibais toujours dans les décors du Théâtre- Français, qui sont en carton, et ne le cachent pas.

Il m 'arrivait aussi de donner à mes personnages l'allure et le ton de deux solliciteurs de notre temps qui se querelleraient dans les couloirs d'un ministère. Mais bien vite je redevenais Espagnol. Ainsi je maintenais ma bête à noble allure, sur les traces du royal cortège.

Mais je l'ai mal dressée ; et lorsque Rodrigue, racontant sa victoire, parla de l'obscure clarté des étoiles, mon imagination, comme une monture qui sent l'eau, bondit sur le champ de bataille.

Là gisait l'archer Pedro, qui était autrefois m.uletier, et fut enrôlé par les gens du roi un jour qu'il avait trop bu. Il prit goût au métier. Il était assez querelleur, et la colère l'entraînait plus que la peur ne le retenait ; aussi passait-il pour brave.

Quand les Mores attaquèrent la ville, il venait d'entrer à pas de loup dans la chambre de Manueîa, une servante d'auberge à qui il s'était promi3, et qui en échange s'était donnée de bon cœur. Au premier signal d'alarme, il avait couru, sans savoir pourquoi, en bon soldat qu'il était.

Et maintenant il était couché sur le dos, avec un fer de lance dans la poitrine. Il pensait aux sentiers de montagne, à une auberge tapissée de vignes, à une source fraîche, à Manuela, à une rose qu'il avait cueillie, à une chanson. Mais, à mesure que les étoiles pâlissaient, toutes ces images s'éloignaient de lui. Il mourut au lever du soleil. Ainsi finit la tragédie.


CXXXIV


Je revoyais en rêve ces Martiens que Wells a imaginés, et qui n'avaient pas plus d'égards pour les hommes que les hommes n'en ont pour les fourmis. Ceux qui reviennent d'Allemagne ont vu des scènes de ce genre. Et l'armée des fusilleurs, maintenant concentrée, va presser de toutes parts sur nos frontières, sans autre fin que d'ins- pirer à tous, s'ils peuvent, une morne terreur. Je disais que pour vaincre il faut tuer tout homme valide ; cette vaste opération est commencée.

Il importe que tout être pour qui la réflexion est maintenant douleur


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considère sous cet aspect cette guerre sauvage, la seule que notre siècle pouvait connaître, et sans cloute la dernière par le souvenir qu'elle laissera, de catastrophe à face humaine, mais de folie et fureur animale en réalité. Comme si quelque fléau martien était tombé sur nous, ou quelque peste, ou quelque rage humaine. Après tout les passions au paroxysme n'ont jaiîiais cessé de tuer, ici ou là ; mais c'était bientôt isolé, cerné, dom/lné. Rappelez-vous les bandits en automobile et le massacre de Chantilly. Une pareille fureur s'est étendue à une caste, et, par imitation, par menace, par mensonge à tout un puissant peuple. C'est ainsi. Il faut, sans récriminer, guérir ce mal, à tous risques, par tous moyens. Je plains même ceux qui ne sont pas à pied d'œuvre et qui n'ont pas le fusil en mam.

Il faut prévoir de durs moments ; il faut prévoir un fléchissement de la raison armée, toujours m.oins frénétique que la folie méchante. Que les hommes mûrs, qui enragent d'avoir cinq ou six ans de trop, se consolent en mesurant le mal, et la nécessité où nous sommes tous, et le devoir difficile de châtier et d'exterminer. Nos forces jeunes s'usent maintenant. Il faut que, par réflexion, toutes les autres forces se ramassent et se recensent. Car il ne s'agit plus d'une querelle entre peuples, au milieu de laquelle on peut toujours espérer la paix. Non ; il y a une mauvaise force qu'il faut détruire. Elle avancera et nous l'userons, par une action suivie, obstinée, infatigable, en nous répétant toujours : « Nous n'avions pas le choix. S'enfuit-on devant la peste ? Fait-on la paix avec le choléra ? Non. Mais chacun s'applique contre, avec une espèce de sagesse infatigable. »

Considérez les enfants, plus libres, plus vivants, plus bruyants ces temps-ci. Ils connaîtront la paix. Certainement, si nous ne nous détournons pas de cette tâche, si chacun use le monstre selon ses forces, bien certainement tous ces enfants connaîtront la paix véri- table, et auront le droit de l'aimer. Bien certainement, après cette exécution, l'exécration publique poursuivra, punira ou guérira par tous moyens les premiers symptômes de la folie sanguinaire. Personne n'osera plus former le rêve de la guerre ; les hommes justes, aidés des femmes, s'y prendront plus tôt. Oui c'est bien la guerre qu'il s'agit de tuer, et coûte que coûte. Tel est le discours par lequel j'ai combattu, le mieux que j'ai pu, des sentiments en tumulte, qui récri- minaient, et qui ne menaient à rien.


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CXXXV


Un grand ami à moi me disait hier : « Nous avons à maîtriser un fou. « En quoi il ne désignait pas tant l'empereur allemand lui-même que ce corps féodal à mille têtes, têtes de princes, têtes d'officiers, têtes de professeurs, tendus et convTilsés depuis quarante ans vers cette formidable aventure. L'expression est bonne ; elle exprim.e entièrement notre devoir.

En suivant cette idée, je venais à penser que nous n'avons plus de croyances, et que pourtant il ne nous manque rien. Voilà ce que nos hommes de la droite, nos amis et nos frères maintenant, ne pou- vaient pas comprendre avant le fait. Car ils croyaient sincèrement qu'un homme sans croyances, j'entends par là toute certitude de tra- dition et indiscutable, manquait de la force guerrière. Et pour atta- quer, comme les Allemands attaquent, c'est vrai. Mais pour défendre l'ordre du droit il n'est pas besoin de croyances. Certes les partis les plus avancés en formaient encore, dans leurs discours tout au moins. Mais j'ose dire que toute mystique, pour le commun, en ce temps-ci, est maintenant balayée. Nous sommes tenus par des pensées bien plus claires et bien plus proches, qui n'ont pas besoin d'être prouvées par d'autres, qui n'ont même pas besoin d'être passionnément affir- mées. Maîtriser un fou, c'est une tâche qui va de soi, comme d'éteindre un incendie, ou d'endiguer une inondation. Chacun s'y met aussitôt, et pense à ce qu'il fait, sans beaucoup regarder au-delà.

Un historien m'a remué par cette simple parole : « Nous aurons les traités de 1915. ■■> Et certes, on peut concevoir une belle Europe après cela, où le droit et la civilisation seront gendarmes après avoir été soldats. On peut concevoir un pas de géant vers la justice. Mais cela reste dans les nuages autant que le Dieu des armées. Le fait est bien plus pressant ; c'est un fait prodigieux de police ; c'est une guerre à la guerre strictement, menée par les gouvernements les plus pacifiques peut-être, notamment par ces radicaux anglais et ces radicaux français, qui n'ont jamais cessé, qui ne cesseront jamais de considérer la guerre comme un terrible moyen dont on n'use que contraint et forcé. Mais en use-t-on moins vigoureusement pour cela ? C'est comme si l'on

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disait que l'agent si conciliant et si poli sera sans vigueur si on veut lui tirer la moustache. Pour moi, c'est toujours de l'homme le plus calme que j'attends le coup le plus dur ; et je n'ai pomt connu de tireurs de fleuret plus rapides que ces grands flegmatiques si équilibrés dans leur garde. Car le propre de la colère, si elle précède l'action, c'est de la troubler. Et de se dire pendant quarante ans « Raison ! Raison ! » cela n'enlève pas une goutte de sang aux veines. On le voit déjà assez.


CXXXVI


Le jugement en nous est comme la cime de l'arbre, que le moindre vent déplace. Et une erreur énorme, et de grandes conséquences, est de croire que nous avons besoin, pour charger ou tenir bon, quel que soit le poste, d'éveiller l'orgueil ou la fureur. Que le Polytechnicien qui mène cette guerre de toutes façons, par le plan, par le fort, par l'artillerie, nous soit toujours présent à l'esprit, tout à fait semblable à l'ingénieur dans une mine en feu. L'idée du nécessaire et de l'utile occupe entièrement cette tête bien faite, et le reste du corps n'est que pour porter cette tête où il faut qu'elle soit. Il serait ridicule de penser qu'on ne peut frapper dur sans haïr. Et, pour ceux qui restent loin de l'action, c'est encore une consolation médiocre que de se livrer à une colère présentement sans objet. L'espoir d'une belle paix pour les enfants vaut mieux. Physiquement considérée, toute passion triste, haine, colère, désespoir, use et affaiblit, par convulsion. Que chacun cherche en lui-même, si difficile que ce soit, les sources com- munes de la joie et de la santé ; c'est le devoir strict.

Par les mêmes raisons, il n'est pas bon que chacun laisse s organiser en lui une espèce de tyrannie passionnée ; car l'état ressemble toujours aux citoyens. L'idée de conquérir, de reprendre, de dominer sera toujours assez forte. Et, pour ceux qui l'ont toujours eue, qu'ils la gardent donc, c'est une force comme une autre, et toute force sera utilisée. Mais, pour ceux qui ne peuvent accepter cette guerre que comme moyen contre la guerre, qu'ils ne perdent pas un instant cette vue droite ; qu'ils ne donnent pas le pouvoir un seul instant en eux- mêmes à quelque passion qui prendrait figure de revanche et de

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justice ; notre justice armée doit dominer ces rapports oscillants, qui transportent du vainqueur au vaincu la haine, et du vaincu au vain- queur l'orgueil tyran. Car, par ces idées dont le parcours est connu, aucun problème n'avance ; chacun des termes pose l'autre ; on n'en peut sortir que par le haut, en dominant l'un et l'autre. Que chaque combattant s'élève donc à la fonction de juge, car la République est maintenant confiée à chacun. Plus que jamais, toutes les finesses étant pour longtemps déjouées, l'Etat ressemblera aux citoyens. Si chaque peuple a son esprit et sa noblesse, que la Russie parle aux races, que l'Angleterre pense à sa puissance, et que nous autres nous pensions à l'Humanité, à la Justice, au Droit ; ce sont proprement nos dieux du foyer ; et les héros Belges sont Français par là. Ainsi notre patrie s'étendra par nos armes plus loin que par les traites. Cet esprit libérateur a déjà paru dans nos proclamations ; il y restera intact et pur si chacun le conserve en soi-même en rectifiant toujours les jugements de passion selon le mètre invariable. Et voilà une occu- pation pour les heures du matin, trop chargées souvent de mauvais rêves.


CXXXVII


Chacun est guerrier ; oui, même la plus faible femme. Non tant par les actions que par l'inébranlable volonté. L'ennemi se hâte ; il voudrait faire entendre son canon jusqu'à la capitale après avoir meurtri les provinces du Nord ; cela pour terminer la guerre, non point certes par l'extermination des hommes de chez nous, mais par l'ascendant pris, la terreur imiprimée.

Or, la terreur est comme un élément en molécules ; chacun con- tribue, s il s'abandonne, à la répandre, à l'entretenir. Le plus faible a ce privilège, si l'on ose dire, de détenir dans son cœur et dans son ventre un peu de la terreur commune. Absolument comme dans un choléra ou une peste chacun est comptable de la santé commune. Et 1 on se préserve de choléra et de peste par des précautions matérielles. Chose étrange, les hommes ont appris plus lentement encore leur pouvoir sur leurs passions, que leur pouvoir sur leurs maladies. Et ce n'est pas une idée assez répandue que celle-ci, c'est que, par le geste, par l'attitude, par l'affirmation, par une bonne conduite des

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arguments, par une lutte contre les mauvais jeux d'imagination, on triomphe des sentiments violents plus aisément qu'on ne croit. Mais il n'y a rien de plus dangereux que si l'on se laisse aller aux émotions, sans rectifier, sans gouverner.

Une des idées les plus anciennes parmi les hommes, c'est que les émotions nous viennent d'une source mystérieuse. Idée assez expli- cable puisque mes émotions commencent par m'envahir tout entier, avant que j'en connaisse les causes. Pourquoi résolu à un m.onient, hésitant à l'autre ? Cette force qui se joue en moi, c'est moi et ce n'est pas moi. Le mal vient de moi et je n'y peux rien. Ce mal d'esprit est ce qui a fait croire à la magie. Et chacun, pour se délivrer de la tristesse ou du désespoir, commence par implorer quelque chose, et souvent son semblable, par cette expérience que l'humeur d'autrui fait beaucoup sur la nôtre. Et cela du moins n'est point faux, si l'on cherche un vrai ami plutôt qu'une sibylle. Mais ce que ton ami peut sur toi, tu le peux sur toi-même ; et ce que ton ami fait pour toi, tu peux le faire pour lui. Veillons donc sur notre jugement d'abord, et que personne ne cherche sa force hors de lui.

L'espérance n'est point hors de nous, dans ce qui arrive. Car, si cela était, on manquerait donc d'espérance dans le moment qu'il en faudrait ? Jeu de dupe, si l'on croit cela. L'espérance est de volonté, portée par volonté, à bras tendus. Que chacun de ceux qui attendent rassemble donc toutes ses forces comme une armée. Ne regardez point si les gouvernants tiennent bon, mais soutenez-les et portez-les. Leur force est de nous tous.


CXXXVIII


Le style des nouvelles officielles n'est pas encore ce que je voudrais ; non assez dépouillé ; non assez nu. Trop de précautions, trop de souci d'expliquer et d'arranger. Non qu'ils veuillent trom.per ; heu- reusement nous n'en sommes plus là. Mais ceux qui écrivent ces choses s'appliquent à se tromper eux-mêmes, comme cet homme d'importance qui, à l'heure où les Allemands occupaient la Belgique comme par une inondation d'hommes, écrivait qu'ils n avaient encore connu que des échecs.


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Pareillement, dans les communiqués officiels, il faut toujours que les positions occupées par nous soient de première importance, et inversement que celles que nous devons abandonner soient tout à fait inutilisables. Cette rhétorique est déplacée. Les faits sont ce qu'ils sont. Une espéraMce qui se nourrit de faux jugements est puérile. L'espérance virile ne cédera pas pour un échec, ni pour dix, ni jamais ; car les faits contraires, ceux qui sont, ceux qui appartiennent au passé, dépendent du sort des armes ; mais le propre de la volonté est d'être au-dessus du sort. Rien ne l'abat. Cette vertu est ce que l'on attend du simple troupier, au milieu d'épreuves, de coups violents et répétés par lesquels l'ennemi essaie justement de broyer la volonté de chacun, car c'est en cela que consisterait la victoire. Et puisque le moindre troupier doit égaler Léonidas, et espérer contre les obus et les balles jusqu'à son dernier souffle, j'ai bien le droit d'attendre la même vertu dans les discours publics.

Car on cramdrait tout d'un troupier qui croirait que l'Allemand va tourner le dos ; ce genre d'illusion est bientôt dissipé. Il ne faut point accrocher son courage à de creuses imaginations ; au contraire, par une vue nette des difficultés et des dangers, se retrancher dans le fort de la volonté même. Remonter à la source de la victoire, qui est la volonté stoïque. L'esprit qui veut réparer un échec par des rai- sonnem.ents d'avocat est un esprit en déroute.

Mais peut-être faut-il pardonner beaucoup à celui qui n'est pas dans l'action même. Position douloureuse, et presque insupportable. L'espérance n'est plus alors fixée sur le canon d'un fusil, ou sur dix kilomètres à franchir au delà des forces. L'espérance va trop vite, forme des chimères, et les défend et les répare dans un combat ima- ginaire, où l'on rassemble des arguments au lieu de troupes. Gare à l'imagination renversée dont parle Stendhal. 11 faut pourtant réprimer ces oscillations du jugement ; il faut former la notion réelle de l'at- taque, des ressources, des épreuves inévitables, et de la victoire finale, toujours sous l'idée que l'avenir est une chose que l'on fait, non une chose qui vient et qui s'annonce.


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CXXXIX


Le courage dépend de rentraînement aussi, et des circonstances. Il n'y a point d'hommes lâches à parler absolument ; et, dans toutes les guerres, il est arrivé que de bonnes troupes ont lâché pied. Kipling a étudié, dans une de ses nouvelles, la formation morale d'un corps d'infanterie qui rencontre les grands couteaux des Afghans ; leur premier mouvement est de se retirer en désordre ; mais ils s'arrêtent, ils méditent, ils reviennent, ils sont terribles. Et comment insulter un homme qui se trouve pris dans une panique, et emporté comme une paille au vent ? Les chefs punissent ; cela suffit.

Je vois bien à quel moment le courage peut céder, c'est quand l'action elle-même se trouve arrêtée. C'est alors que les passions galopent dans le corps. Aussi le point d'appui de toute force morale, c'est une action bien déterminée et évidemment utile. Et pour moi je crois qu'on devra répandre et rendre populaire cette idée de la défensive obstinée, ingénieuse, toujours attentive a nuire à l'adversaire. Le fond du courage est peut-être toujours dans la confiance que l'on donne aux petites causes accumulées. Ainsi on voit deux ouvriers attaquer un rail d'acier avec leur scie ; vous admirez leur patience, mais, quand vous revenez le lendem.ain, le rail est déjà en place. Ces gens-là savent ce que c'est que scier du fer. Il faut que le soldat apprenne ce que c'est qu'user une armée. Moins essayer de l'enfoncer et de la disperser que de la limer sur son front, chacun travaillant devant soi, avec l'idée que chaque coup qui porte est un gain assuré, qu'aucun retour de fortune ne peut annuler.

Il faut raisonner. Avec les formations en profondeur, qui derrière une troupe en font voir une autre et encore une autre, il ne faut point compter qu'on enfoncera, qu'on coupera, qu'on enveloppera. C'est se jeter dans un bois en donnant ici et là des coups de hache. Mais les bûcherons font tout à fait autrement, copeau après copeau, arbre après arbre.

Pour moi j'aperçois comme inévitable une opération continue d'artillerie, toujours soutenue par l'infanterie en avant, et plaçant méthodiquement ses terribles obus. Industrie contre fureur. J'en

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LES PROPOS D^ALAIN

raisonne en l'air ; mais, selon le probable, je serai bientôt vis ou écrou dans cette grande machine à tuer ; alors je penserai moins loin, et mieux. Et il est à prévoir que le devoir militaire interrompra ces Propos, déjà resserrés, bornés par l'action, nettoyés de toute fantaisie ; car la nécessité nous entoure, et limite notre liberté de toutes les façons, en même temps qu'elle exige aussi que cette liberté touche à tout coup ; la pensée, c'est la fronde de David maintenant.


CXL


Le plateau, lourde terre à blé et à betteraves, se terminait brus- quement par une falaise régulièrement dentelée, au pied de laquelle s'étendait une large vallée. Sur chaque dent de la falaise, à mi-côte, s'alignaient les maisons d'un village. A la pointe, une église. Le poète me dit :

" Admirez comme chacun de ces villages allonge coquettement son unique rue bordée de maisons, comme s'ils suivaient tous un même plan harmionieux fait pour charmer nos regards ; et au bout, bien en vue, bien en l'air, s'élève l'église, là où elle doit être ; comme tout cela est plein de sens ! »

Je lui dis : ^ Poète, vous n'êtes qu'un poète ; vous cherchez l'idée là où elle n'est point, toujours du côté des lins ; cherchez-la donc du côté des causes.

« Ces villages ne se sont point construits par libre choix ; ils sont tous du côté du soleil ; et, si vous aviez regardé les choses de près, vous auriez vu, à mi-côte, une chaîne de sources ; c'est à cette hauteur- là qu'on devait bâtir et qu'on a bâti ; celui qui s'installerait au-dessous n'aurait qu'une eau souillée et malsaine ; celui qui s'installerait au- dessus n'aurait point d'eau du tout.

•' Et quant à l'église, elle est où doit être le bâtiment qui n'est ni ferme m grange ; car les fermes et les granges doivent naturellement se rapprocher autant qu'elles peuvent des grands champs de blé ; il n'y avait donc qu'une place pour l'église, à l'extrême pointe de la falaise ; et vous voyez qu'elle y est.

<^ Vous haussez les épaules, et vous dites que ce sont là des hypo- thèses. J'en conviens ; je suis poète, moi aussi. ^>

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LES PROPOS D'ALAÎN


CXLI


On dit souvent que les chemins de fer et les usines gâtent un beau site. Un sage expliquait cela très simplement. « Nous trouvons beau, disait-il, ce à quoi nous sommes habitués, les vieilles assiettes, les vieux meubles, les vieilles maisons. Nous préférons bien, par réflexion, ce qui est nouveau et utile, par exemple une bicyclette, une machine à coudre, une locomotive ; m.ais cela ne nous prend pas aux entrailles ; le cœur n'y est pas. Notre instinct retarde d'un siècle ou deux. Nous aimons de vieilles ruines ; nous n'aimons pas une maison neuve, quand elle serait la plus utile des m.aisons. Nous aimons le Christ d'Amiens ; nous n'aimons pas une planche d'anatomie. Notre atta- chement aux formes anciennes se fait voir dans nos actions ; les coupés de luxe furent copiés sur les chaises à porteurs ; les automobiles furent copiées sur les voitures à chevaux. Nous sommes toujours assez conservateurs ; et, d'instinct, nous le sommes tout à fait. Les chemins de fer seront beaux quand les hommes voyageront en aéroplane. »

C'est ingénieux ; mais cela n'explique pas bien toutes les opinions sur le beau. Il y a des spectacles naturels que nous aimons à première vue, comme la mer et les montagnes. Un de mes amis, qui n'est pas snob du tout, a été transporté d'admiration a la vue des Pyramides d'Egypte. Ces faits marcheraient encore avec la théorie, si on la pous- sait un peu. Mais il faut bien aussi que j'apporte mon témoignage.

Les œuvres des hommes, quand je les rencontre dans la nature, me plaisent toujours, et d'instinct. Une profonde tranchée au milieu des bois, quatre rails d'acier, la bouche d'un tunnel, ce sont des beautés qui me saisissent. Un train qui roule au bord d'un lac, entre dans la montagne et en sort un peu plus loin avec un bruit de tonnerre, cela me remue tout autant que les beautés naturelles. Je ne nie pas que la réflexion y soit pour quelque chose. Sans doute beaucoup de gens n'éprouvent pas ce que j'éprouve parce qu'ils ne relient pas un tram, un tunnel, une usine, à l'ordre universel. Pour moi je vois les hommes comme des forces naturelles, aussi naturelles, aussi nécessaires dans leur action que le feu intérieur, les volcans et l'orage.

Les routes sont belles. Lhie vieille route qui monte et descend en

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suivant les sentiers a du charme par ses détours ; mais une route tracée au niveau d'eau par des géomètres et largement coupée a de la grandeur ; elle ouvre une vue sur le pays, qui convient mieux à des yeux d'homme, sans doute parce qu'elle convient mieux à leurs jambes ; il me semble que je vais marcher jusqu'à l'horizon.

Je crois assez que c'est l'univers tout entier qui est beau, et la liaison de toutes choses ; les petits morceaux ne disent rien ; ils n*ont point de sens. Mais tout a un sens, car tout tient à tout. On aime la mer et la montagne, parce que le jeu des forces y est visible ; c'est notre alpha- bet. Après avoir épelé, il faut lire, et apprendre à saisir d'un regard la liaison de toute chose a toutes les choses ; en quoi on peut devancer la coutume. Si on savait parfaitement lire dans le Grand Livre, tout serait beau.


CXLII


Au sujet de ce tableau de Poussin, qui fut lacéré à coups de couteau, l'Ingénieur me dit : ^'- Je puis vous l'avouer à vous, toutes ces œuvres d'art n'ont jamais produit aucun effet sur moi. Non que le sentiment du beau me soit inconnu ; tout au contraire, je suis capable de l'éprouver très vivement ; et, en revanche, le spectacle de quelque objet que je juge laid m'attriste. Seulement les choses que je trouve belles ou laides ne sont pas dans les musées ; ce sont des choses d'aujourd'hui, et qui sont utiles ou nuisibles. Par exemple cette locomotive à quatre cylindres, avec son petit tuyau et son avant allongé sur les rails, je la trouve belle. Je n'entends pas seulement par là qu'elle est puissante et bien réglée, j'entends que la vue de cette locomotive produit en moi un sentiment agréable, immédiatement et sans réflexion. Cela tient sans doute à ceci, que les dimensions et la forme de cette machine et la position de ses rouages sont pour moi des signes que l'habitude me permet de comprendre sans effort. Quand vous lisez, vous ne faites pas attention aux lettres ni aux syllabes, ni même aux mots ; il vous semble que vous saisissez directement l'idée même ; eh bien, je crois que je lis les mécaniques de la m.ême manière. De même une maison doit, à première vue, être saisie et comme devinée dans un seul regard, quand c'est un architecte qui regarde.

<• Qu'est-ce qu'un beau cheval, sinon un cheval dont on peut deviner

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la force et l'ardeur ? Qu'est-ce qu'une belle femme, sinon une femme dont on est capable de dire, sans réflexion, mais non pas sans bonnes raisons, qu'elle se porte bien et qu'elle est capable d'avoir de beaux enfants ? Le dirigeable « Patrie », que j'ai observé ces jours, ne me paraît pas beau. Savez-vous ce que j'en conclus ? C'est qu'il doit y avoir encore quelque chose là-dedans qui n'est pas bien placé ; c'est que les forces s'y exercent mal ou s'y contrarient ; je le sens avant de pouvoir l'expliquer, parce que je suis familier avec les mécaniques. Telle est mon esthétique, fondée, comme vous voyez, sur l'utile et la science de l'utile ,* mais elle est méprisée par les hommes de goût et par les femmes les plus cultivées. »

Je lui dis : « Consolez-vous ; les hommes de goût et les femmes cultivées sont de pauvres moutons et de pauvres brebis qui suivent leur sentier ; leurs idées et leurs sentiments viennent d'imitation. Pourquoi font-ils des tableaux et admirent-ils des tableaux ? Parce qu'il y a eu un temps où le dessin était quelque chose de très utile, et comme une écriture naturelle. Mais eux s'attachent aux vieux dessins et aux vieilles peintures, sans savoir pourquoi, comme l'enfant qui joue au soldat. Ils ignorent le sens de tout cela. Ils ne savent pas lire, mais ils s'amusent tout de même à assembler des lettres, et sans rire, comme des singes qui joueraient aux cartes. »


CXLIII


Le jeune prince, qui s'ennuyait assez ce jour-là, s'arrêta au tournant de l'allée. Dans une ombre bleue, une vive fleur de capucine était suspendue. La fraîche tige enroulée, la feuille large, la terre brune, l'air chargé d'une vapeur chaude firent avec la fleur une harmonie précieuse. Ce ne fut qu'un moment ; mais le prince disait encore, à son coucher : « Vis-je jamais quelque chose de plus beau que cette capucine ? »

Polonius l'entendit, et fit son métier d'amuseur. Le lendemain il y avait, sur toutes les pelouses, un massif de capucines. Les femmes en mirent dans leurs cheveux. Il y eut des mouchoirs et des cous- sins brodés de capucines. Il y eut le surlendemain, au théâtre de la cour, un ballet des capucines dont on parle encore. La reine

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LES PROPOS D'ALAIN

organisa en trois jours le régiment Royal-Capucine, dont le prince fut colonel. Le cuisinier mit des capucines dans la salade. Le prmcc a maintenant les cheveux gris ; il est roi ; et c'est un très bon roi; car, depuis l'aventure des capucines, il n'a plus jamais exprimé une opinion.

Je pensais à cet Hamlet résigné comme je voyais, l'hiver dernier, deux riches qui sortaient d'un concert de musique ancienne, et qui se hâtaient d'aller dîner, afin d'entendre « Le Crépuscule des Dieux )>. Moi, qui bâillais comme un chien d'antichambre, pour avoir entendu pendant ces deux heures je ne sais quels clavecinistes, et contrapon- tistes, je ne sais quels canons et quelles fugues, et tant de Didons, et tant d'Armides, je riais de bon cœur à voir ces pauvres riches affairés à leur plaisir comme des fourmis. Mais eux ne riaient point. Ils étaient sous l'œil d'une centaine de Polonius, impitoyables marchands de plaisirs. « N'avez-vous pas dit hier que vous adoriez le clavecin ? J'aurai trois clavecins ensemble. Allons, payez ! N'avez-vous pas dit que Bach était le dieu de la musique ? J'ai préparé des concerts où l'on ne jouera que du Bach. Que dis-je ? Les œuvres les moins con- nues de Bach. Allons, payez ! L'année prochaine, nous y joindrons les œuvres, encore inédites, du père de Bach, du fils de Bach, de la belle-sœur de Bach. Et ce sera encore plus cher. Allons, payez ! » Et Polonius ne rit pas, parce qu'il s'agit très réellement de son dîner et de son loyer.

Divine musique, miracle parmi les bruits, tu n'en viendras pas moins à ton heure, chanson sur les flots, berceuse au soir, quand le petit a peur des loups, ronde aux feux de Saint- Jean, rencontre de la voix et de l'écho, jeux d'un artiste ignoré qui chante pour lui, harmonie entre l'heure, les sons et toi-même, qu'on ne peut ni cher- cher ni attendre, et qui traverse ta pensée comme l'ombre d'un oiseau sur le sable. Mais tais-toi, Hamlet. Sans être prince, tu as bien cent sous dans ta poche, et Polonius s'entend aussi à dresser les oiseaux.


CXLIV

Parmi tant de gens qui essaient de bien parler, de bien écrire, de bien rimer, de bien sculpter, de bien peindre, nous ne trouvons guère d'artistes véritables ; et ce qui les gâte, c'est qu'ils visent au beau ;


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par cette belle méthode Ils le manquent toujours. Par exemple, un homme qui veut faire une belle phrase, dès qu'il en est content elle est laide, par cette prétention que j'y vois. Mais si l'orateur pense à gagner son procès, ou si l'écrivain pense à bien décrire, ou à raconter une action rare, ou à viser les puissances au point sensible, c'est alors qu'il arrivera peut-être à écrire bien, et d'un seul jet, sans retouche, par un bonheur de la plume.

Mais les poètes, alors ? Comment voulez-vous qu'ils écrivent en vers sans chercher le beau ? Aussi ne le trouvent-ils plus. Le temps en est passé. Pour trouver la vraie beauté d'un poème, il faut vivre dans un temps où la narration étudiée se fait toujours en vers, soit pour aider la mémoire, soit que tout récit solennel soit toujours un peu chanté. On fait alors des vers comme on suit maintenant le dic- tionnaire et la grammaire, ou comme un ouvrier sculpte des armonics dans la pierre ; ce n'est qu'un travail ; l'on pense à la chose qu'il faut décrire et aux moyens qui sont imposés ; c'est alors que le beau peut naître, par un bonheur, tout d'un coup.

De même dans la peinture, il faut que le peintre soit d'abord un ouvrier qui a quelque chose à faire, sur un certain panneau imposé, par exemple une scène historique à représenter fidèlement, avec des portraits bien ressemblants. Alors il peut rencontrer le beau et le sublime par un bonheur du pinceau. Ceux qui ont bâti les cathédrales ne pensaient pas à faire de belles cathédrales ; non, mais grandes, hautes, solides. L'ogive a été trouvée ainsi. Mais dans la suite, dès qu'on a voulu la changer et l'orner, ahn qu'elle fut belle, on l'a gâtée. Bach écrivait des chœurs pour l'église, afin de donner à chanter à ses élèves ; ou bien il improvisait sur l'orgue, pour remplir le temps ; et il suivait les règles du métier, comme fugues, imitations ; le beau naissait soudainement de ce travail, par un bonheur des mains. Nos sublimes chansons populaires sont nées sans doute à des fêtes où il fallait des récits chantonnés ou des rondes, conformément à des rites ; on chantait comme on faisait une table ou un buffet. La naïveté, qui trouve le beau sans le chercher, n'est rien autre chose que cette atten- tion au métier et cette joie de faire comme il faut. Ce qu'exprime très bien la parenté visible des mots artiste et artisan. Tacite était un artisan d'histoire, attentif à raconter, à louer, à blâmer. Shakes- peare et Molière étaient des charpentiers et menuisiers de théâtre ; c'est le métier qui les a portés si haut, par un bonheujr de la hache et du ciseau. Les autres dansent devant le miroir.

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CXLV


Hier, je partais en guerre contre les beaux-arts, car il y a des dogmes aussi là-dedans, et le démon de la critique ne respecte rien. ' S'il faut, disais-je, une longue éducation pour arriver à comprendre les Vierges italiennes ou la Joconde, ou les Impressionnistes, ou n'importe quoi de raffiné en peinture ou en musique, comment saurai-je si je ne suis pas dupe de l'habitude } Car l'habitude peut tout, et le collec- tionneur de timbres ne voit rien de plus admirable au monde qu'un timbre rare. C'est pourquoi, si l'on s'applique comme un écolier docile à bien aimer tout ce qui est de mode, parbleu on y arrivera, c'est clair ; mais on sera mystifié neuf fois sur dix, par quelque tachiste qui arrivera à vous faire un chemin vert et des arbres rouges, ou par quelque pétrisseur de clavier, qui aura trouvé une façon rare de vous déchirer les oreilles. C'est pourquoi je me mets en défense, et je ne veux admirer que ce qui sait se faire admirer du premier coup, sans préparation ni éducation ; et si tout le monde faisait comme moi, voilà une rude et précieuse éducation pour les artistes. Ils seraient tout à fait grands, ou alors ils feraient des souliers ; travail utile. »

J'étais lancé. Une vieille dame, d'esprit fort cultivé, et délivrée de tout préjugé, à ce que je croyais, m'interrompit : ^ Il ne faut point, dit-elle, chicaner avec les belles choses, qui rendent la vie supportable. Et quand nous serions dupes quelquefois, le mal ne serait pas si grand, puisque nous aurions trouvé un peu plus de bonheur. La Bruyère a dit que le plaisir de la critique nous enlève celui d'être vive- ment touchés de très belles choses. Et enfin, dit-elle avec force, laissez- moi quelques illusions. >>

On parla d'autre chose. Mais je me disais en m*en allant : il y a donc de la religion partout, et des dogmes partout, et des croyances qui veulent être respectées. La critique n'est pas aimée ; elle déplaît toujours à quelqu'un. Peut-être faut-il se borner aux niaiseries et aux lieux-communs dans la conversation, et ne réfléchir que la plume à la main, lorsque l'on parle à des gens qu'on ne verra jamais, sans quoi on viendrait à saluer tous les dieux, toutes les puissances, toutes les coutumes. Je plains les hommes qui ont à défendre dans les salons

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ce qu'ils ont écrit la veille. heureuse obscurité ; doux refuge. Ayant ainsi monologué, j'allais me mettre à mon Propos quotidien lorsque je trouve deux lettres, en réponse à ce que j'avais écrit sur la musique, deux lettres sans indulgence, et l'une d'elles fort vive toujours sur le même thème : ne touchez pas à nos dieux. Hélas ! Hélas ! Où me cacher, et à quels roseaux vais-je confier le secret de Midas ?


CXLVI


Je lisais, ces jours-ci, les « promenades dans Rome » de Stendhal. Il me décrit des monuments et des statues que je n'ai point vus, et que sans doute je ne verrai jamais. Mais cet homme est si intelligent que je trouve tout de même à réfléchir parmi ces ruines. Il admire la magnificence des Papes, et fait cette remarque qu'avec deux Chambres et une Cour des Comptes, toute cette floraison de pierres taillées et sculptées aurait été impossible. Au reste, dit Stendhal, la liberté vaut bien toutes les basiliques du monde.

En suivant cette idée, je vins à penser que la décadence des beaux- arts était liée au progrès de la démocratie d'une autre manière encore. Qu'est-ce que l'art ? C'est un prétexte pour penser sans penser. On se donne très facilement le goût des arts ; et Stendhal raconte bien que lui et ses compagnons finirent par prendre un goût passionné pour les vieilles églises. Moi-même m 'étant trouvé, il y a déjà assez longtemps, précepteur dans une famille tout à fait royaliste et catho- lique, j'étudiai le style gothique dans un manuel, et fus bientôt en état de parler convenablement là-dessus ; cela vint à propos, car les sujets de conversation manquaient. Qu'on se donne donc le goût des beaux-arts, et aussi le goût de l'histoire qui y tient de près, lorsque l'on se trouve, comme j'étais alors, dans la nécessité de ne point dire ce qu'on pense des choses mêmes, je le comprends.

Supposons un tyran qui censure les écrits et les conversations ; supposons seulement une société qui veut penser que tout est pour le mieux, et que l'inégalité sociale est sans remède. On s'enivrera alors de musique, de théâtre, de tableaux, de statues ; on discutera là-dessus ; il y aura des partis, une droite et une gauche ; le tout sans danger, car il s'agit d'un univers de carton, de toile et de pierres tail-

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lées, qui masque l'autre. Et voilà de quoi user la rage de penser, si elle vous travaille.

Mais maintenant, au point où nous en sommes, il n'y a plus lieu, pour un homme raisonnable, d'observer Un peuple de statues. Il faut penser le vrai autant qu'on peut ; voir la Nature comme elle est, les maux humains comme ils sont, il faut maintenant que chacun soit de bonne foi avec lui-même, et médite sur l'art politique. Le temps du mensonge est passé. Voici des hommes, des femmes, des villes, des champs, des saisons. Voilà ce qu'il faut avidement regarder, et non pas des copies arrangées. La critique d'art et l'histoire sont des passe-temps monarchiques ; c'est la prière sans Dieu.


CXLVII


Il y a encore une erreur que je veux signaler, chez ceux qui nous offrent la Culture Démocratique. Ils semblent mépriser l'art d'écrire et ses ornements, et le réduire à la stricte logique et à la stricte gram- m^aire, comme on peut voir dans un traité de géométrie. Car, disent- ils, le beau style est un luxe ; il suppose des oisifs pour s'y appliquer et des oisifs pour le goûter. Et, puisque les conditions s'égalisent en ce sens que les riches ne resteront riches qu'au prix d'un travail suivi, il faut prévoir une simplification du langage, et une éloquence dénudée ; des choses, des mesures, des comptes. Déjà l'on peut voir que les langues qui se forment sont bien plus régulières que les langues d'au- trefois ; les nuances disparaissent ; l'individu n'a plus le droit d'inven- ter ; ce que l'on attend de lui, c'est une idée vraie dans une forme commune. Les belles-lettres, autant qu'on veut les conserver dans l'enseignement, ne peuvent donc pas viser, comme autrefois, à des plaisirs raffinés ; le temps d'ailleurs manquerait, par la place que les sciences ont occupée ; et puis ce peuple d'automobilistes et d'aviateurs n'est pas curieux de bouquets à Chloris, ni d'images rares, ni de maximes à secret. Ainsi la vieille rhétorique n'aura bientôt plus d'objet ; il faut qu'elle devienne science à son tour, science de livres, science de documents, science historique, si elle ne veut pas être méprisée.

Les développements de ce genre me paraissent tout à fait creux. Ils veulent séparer la pensée et l'art d'écrire, le fond et la forme ;

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mais cela ne se peut point. Un traité de géométrie ne fait point penser, il ne touche point, il n'éveille point; au contraire il ennuie, parce qu'il ne dit que ce qu'il dit. On l'apprend afin de le savoir, et d'en faire de l'argent ; mais ce n'est pas apprendre. Apprendre vraiment c'est tâtonner dans ses propres idées ; or cela ne se fait point sans des secousses et des tremblements de toutes les idées à la fois, de tous les sentiments à la fois. Les ingénieurs s'entendent très bien entre eux pour l'action ; mais tout se passe au dehors ; ils ne pensent point. De là sans doute de belles et puissantes machines, mais des esprits niais et puérils, et une véritable barbarie au dedans, comme on le voit assez par leur politique, qui est une politique de brutes. L'un dit : " Il faut fusiller tous ces gens-là \ et l'autre : « Il faut brûler l'usine ^». La destinée de l'homme et l'avenir des sociétés ne sont plus réellement dans les pensées ; ce ne sont que des litanies de parti ; les hommes s'entendent sur des mots, en vue de l'action. C'est une politique machi- nale des deux côtés, sans jugement des deux côtés. Or la démocratie veut tout à fait autre chose, un peu de vraie culture pour tous, ce qui suppose des génies éveilleurs, des pensées qui touchent et soulèvent la nature brute, des idées qui remuent les cœurs, des fruits de nature, des poètes enfin, pour que notre Justice ait une valeur de religion.


CXLVIII


Il n'y a pas longtemps, j'ai vu sur la place du Panthéon un terrible peintre, entouré de curieux. Je reconnus, dans son esquisse déjà avancée, les traits de l'école cubiste ; j'y reconnus aussi des toits et des cheminées, mais penchés et comme suspendus ; le ciel était de côté et en bas, comme un gouffre bleu où tout cela voulait dégrin- goler. Regardant alors les objets eux-ir.êmes, j'eus quelque chose de cette impression en penchant la tête.

Tous ces artistes cherchent la vérité ; mais ce beau mot arrive, par raffinement, à avoir plus d'un sens. Car il y a la vérité des objets, et la vérité de l'impression qui serait mieux dite sincérité ou naïveté. Je vois par ma fenêtre un horizon assez brouillé, mais je sais ce que je VOIS, c'est une vallée, c'est un plateau, ce sont des champs et des arbres. J'interprète ; je vois certaines choses plus loin, parce que je

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les juge plus loin ; mais un aveugle-né récemment guéri n'y compren- drait rien ; ce serait pour lui comme du chinois, c'est-à-dire comme des caractères qu'il ne saurait pas lire ; car un arbre, pour lui, c'est quelque chose qui est dur et rugueux, qui sonne contre le pied, et qui chante au vent ; mais pour moi ce brouillard un peu plus foncé, et de forme arrondie, c'est encore un arbre. Enfin je sais lire dans les formes et dans les couleurs. Et si je peins comme on écrit, ce sera pour que d'autres lisent. Mais est-ce là la nature même ? Ne peut-on m 'accuser de la transformer en y mêlant mes opinions ? Cela est bon assurément pour la pratique, par exemple si je veux savoir à vue de pays combien de temps il me faudra pour arriver à ce village que je devine d'après de faibles signes. Mais si je suis contemplateur seulement, ne dois-je pas ouvrir les yeux sans penser, et recevoir cette pluie de couleurs presque sans forme, non comme signe d'autre chose, mais comme impression réelle pour moi en ce moment de ma vie ?

Le professeur Bergson s'est fait une réputation en voulant dire que la vraie vérité est plutôt dans cette impression non interprétée que dans la traduction que l'on a coutume d'en faire. Au premier réveil vous ne distinguez rien, sinon que vous êtes au monde et que les couleurs sont couleurs ; l'instant d'après, par l'idée que vous avez de votre chambre et de ce qui s'y trouve, vous avez remis chaque chose à sa place ; et l'astronome les y met encore mieux, puisqu'il voit que Vénus tourne autour du soleil en venant vers nous et de gauche à droite, tandis que le paysan la voit seulement briller. Mais là-dessus le subtil psychologue soutient que le paysan est plus près du vrai, puisque Vénus brillant à cette heure est la vérité pour lui, tandis que la planète Vénus faisant son tour en 227 jours, c'est la vérité com.m.une, qui instruit mais ne touche pas. Mon peintre était ^e cette école ; il me peignait la première impression qu'il avait eue en penchant la tête. Le plaisant c'est que, sous cette forme inattendue, c'est encore la religion qui revient. Si mes rêves sont vrais dans leur apparence, il y a des Dieux.


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CXLIX

La liberté ne vaut rien pour un artiste. Encore les peintres de paysage trouvent leur règle et leur maître dans la nature ; toutefois dans l'interprétation comme on dit, je vois encore trop souvent de l'arbi- traire. Mais dans la peinture et la sculpture plus libres, qui veulent représenter des groupes vivants et agissants, la liberté est maintenant sans bornes. De toutes façons. Songez qu'ils règlent tout à leur fan- taisie, jusqu'aux dimensions de la toile. Je les vois perdus dans cette méditation sans objet. Leur rêve s'évapore. Il faudrait quelque prison pour leur génie, comme est la chaudière pour la vapeur. Je voudrais un tyran bien méchant qui leur donnât à orner un pan de m»ur, ou un tournant de voûte, ou bien qui fît apporter au sculpteur un bloc de marbre, avec l'ordre d'en faire le portrait de quelqu'un. Il est remarquable qu'en tous temps le portrait ait été l'occasion des plus puissantes œuvres peut-être ; c'est que le modèle est alors un tyran. Il me semble que plus la liberté est contrariée et plus elle s'affirme ; sa griffe marque mieux dans une matière résistante.

On dit assez que tout le prix d'une œuvre d'art est dans un tempé- rament qui se montre ; admettons cela. Mais le tempérament, comme on dit, ne se montre bien que s'il est contrarié d'abord. Un roi absolu n*aura jamais de caractère, mais son ministre en aura certainement. Aujourd'hui, un artiste est roi sur ses œuvres ; mais c'est trop de puissance pour un jeune homme qui ne sait rien. Il perd trop de temps à des essais sans conséquence. Si tout ce qu'il tente était incruste dans un mur, et livré au jugement d'un maître sans patience, il serait excellent tout de suite, ou bien il renoncerait. Mais il ressemble à l'écrivain qui travaille sans idées et sans faits. Tous impressionnistes, et ce n'est qu'un jeu inconsistant.

Pourquoi les statues officielles sont-elles si généralement laides ? Parce que le sculpteur n'a pas à compter avec le tyran, qui viendrait surveiller la chose. Il n'est même pas nécessaire que le tyran ait du goût ; il suffit qu'il soit tyran et qu'il blesse, et qu'on ne puisse se révolter. Car l'esprit bouillonnant se donnera enfin une sortie et une expression, concentrée, invisible au tyran, et peut-être à 1 artiste lui-même.

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De même pour le musicien. Donnez à un maître de chapelie tels chanteurs, et tels instrumentistes, et qu'il soit forcé d'écrire pour eux. Par là il sera délivré de ses inventions arbitraires, qui se déve- loppent dans un champ trop vaste. D'après cela, il faudrait dire aussi que les pièces de théâtre doivent être écrites pour les acteurs, car c est déjà une raison de limiter le nombre des personnages, et peut- être de respecter l'unité de l'œuvre, par égard pour l'acteur illustre, qui veut être toujours au premier plan. Shakespeare écrivait pour sa troupe, et Molière aussi. Je plains le dramaturge inconnu, dans sa mansarde, en face d'un papier blanc. Mais les artistes disent justement le contraire, en quoi ils ont raison aussi. Car je le veux enchaîné, mais je le veux lion.


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On se moque des cubistes. On pourrait se moquer aussi bien des joueurs d'échecs, si l'on ne sait pas le jeu. Dès que l'art sort de naïveté, il devient un jeu com.me le bridge, le tric-trac ou les réussites. C'est dans la musique que je saisis cette transformation le plus claireiriCnt, parce que je porte en m^oi deux musiciens qui ne se ressemblent guère. Lorsque j'entends un morceau de musique militaire, j'éprouve un plaisir parfait qui s'accorde très bien avec les autres perceptions. Cet art s'est formé peu à peu, et plutôt, à ce que je crois, par imitation que par innovation. Certaines parties en sont comme parfaites ; ainsi l'usage des tambours, des clairons, de la grosse caisse, des cymbales. L'écriture même des morceaux a des règles, comme le sonnet. < Sambre et Meuse ' est un air pour défiler que tout le monde connaît ; m.ais produisez-le selon le rite, dans le cadre traditionnel, il est comme neuf. Rie qui voudra, je considère que nous avons là un exemple parfait de l'art musical. Le propre de l'œuvre d'art, il me semble, c'est qu'elle agisse sur tous, sans préparation, sans effort, et même sans attention.

Cela faiL rire les esthètes ; mais moi je ris d'eux. Ils prennent pour plaisir esthétique le goût des combinaisons, des comparaisons, des décou- vertes. Ils veulent de la réflexion dans les plaisirs, au lieu que, selon mon opinion, les plaisirs les plus précieux sont sentis presque sans qu'on

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le sache, sans qu'on les attende, et surtout sans qu'on les sollicite. Par exemple, connaissant de réputation un vitrail ancien, ils vont se planter juste en face, et regardent au travers, ce qui est aussi sot qu'un singe qui flaire aux deux bouts d'une lorgnette. La beauté d'un vitrail est dans l'ensemble ; on le goûte par le coin de l'œil, ou par le reflet sur d'autres choses. Celui qui est attentif à quelque médi- tation, pieuse ou sérieuse comme on voudra, c'est celui-là qui éprouve la beauté de la cathédrale autour de lui. Et, du dehors, c'est le passant qui la voit comm.e il faut, parce qu'il ne la regarde pas. De même la musique n'est pas faite pour être écoutée. De même encore si dans une salle à m.anger j'ai quelque beau tableau de m^er, avec cet éclat des nuages sur l'eau, je ne puis pas faire le compte du repos, de la sérénité, de la prospérité que j'en recevrai. Comme d'un bon fauteuil ou d'un bon lit.

Après cela, rien n'empêche un homme du métier de chercher, par exemple en musique, des combinaisons nouvelles ; et rien n'empêche que je les étudie, que je m'habitue à les reconnaître dans un mélange de sons. C'est justement ce qui m'est arrivé, pour certaines produc- tions fort compliquées, et j'en ai tiré des plaisirs d'esprit, sans que peut-être il s'y trouve de la beauté à proprement parler. Presque toute la musique, aujourd hui, est une marquetterie de ce genre, qui ne plaît point sans initiation. Par analogie je conclus que les peintres peuvent bien aussi jouer avec les couleurs et avec les formes, et plaire à des initiés, sans aucun rapport avec l'art et la beauté véritables. On en nt communément, parce que cela ne ressemble à rien ; mais un bel ornement peut aussi ne ressembler à rien. Et la nuisiquc ne ressemble jamais à rien ; c'est ce qui fait que la mystification y est plus facile.


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J'ai vu hier une collection de dessins d'enfants, pris dans les écoles primaires. Mélange de très bon et de très mauvais, qui vérifiait ce que je dis assez souvent des arts académiques. Ces dessins d'écoliers sont de trois espèces, dessins d'imitation, dessins libres, dessins d'ornement.

Les dessins libres ne valent rien ; ce sont dcc barbouillar^cG. L'enfant


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doit représenter à sa manière, et d'après ses souvenirs, la place du marché, les métiers, les jeux, enfin des scènes qu'il connaît bien, en vue d'exprimer avec force un sentiment, par le groupement des choses qui y sont liées dans l'imagination. Et c'est proprement l'art acadé- mique qui, par sa nature, est trop libre et veut être limité par la tra- dition et la docilité. Ces enfants n'en savent pas si long ; ils se jettent dans la fantaisie, et ce n'est ni vrai ni beau ; c'est quelquefois émouvant si l'on veut ; cela révèle toujours une nature qui découvre alors naïve- ment ses jeux d'imagination. Psychologie en somme ; contemplation des idées telles qu'elles se présentent sans ordre ni mesure, tant qu'elles ne se règlent pas assez sur l'ordre extérieur. Je n'aime point trop ces rêves sans équilibre.

Les dessins d'imitation sont beaucoup plus intéressants. Pourquoi ? Parce qu'on leur propose alors un objet comme une fleur, un poisson, un coquillage, un épi, une branche couverte de chatons. Cette chose bien éclairée chasse les rêves, et la nature s'inscrit sur le papier, sans l'intermédiaire du goût appris et du métier ; non sans bavures ; toujours avec force. L'esprit s'y fait déjà mieux voir dans sa fonction naturelle, qui est d'abord de se soumettre aux choses réelles, en appuyant seulement sur l'empreinte. Toutes les séries de dessins ont ici la marque de la nature ; l'ordre des choses s'y affirme toujours ; ce sont comme plusieurs tirages d'une même idée réelle ; par exemple, un poisson de mer aux vives couleurs s'est imprimé une trentaine de fois sur le papier ; sur le nombre, on trouve deux ou trois chefs- d'œuvre, qui égalent les Japonais.

Le dessin d'ornement triomphe. On peut dire que les œuvres déco- ratives de tous les temps sont égalées sans peine, alors, par ces mar- mots. Pourquoi ? Parce que le thème est cette fois imposé, comme six fleurs identiques sur le bord d'une assiette, ou bien un carrelage avec une croix et des dessins d'angle, ou une bande faite d'un même motif répété, ou un papier de tentures diviés en hexagones. Or cette uniformité et cette rigidité du thème font naître soudainement l'inven- tion la plus libre, la plus variée, la plus magnifique. La nature de chacun s'exprime alors avec force selon cette formule commune. Par le choix des formes, étroitement limité, varié pourtant hors de toute attente, par les couleurs surtout, qui donnent fort souvent une profonde har- monie, une satisfaction pleine, enfin toute la richesse d'une inspiration disciplinée par l'ordre humain. Occasion de comprendre que les lois de l'art qui fait sont le soutien de l'art qui joue. Et cela me fait com-

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prendre pourquoi l'académicien cherche toujours la règle, parce que son art de fantaisie et sa vie parasite ne la sentent pas assez ; au lieu que l'ouvrier toujours assez réglé par la nécessité des choses, cherche au contraire la liberté, au désespoir de l'académicien, qui mourra esclave parce qu'il est né libre.


CLII


Je me suis souvent demandé pourquoi une église neuve, de style gothique, et d'ailleurs copiée sur les plus beaux modèles, est souvent laide à regarder. Bien des raisons l'expliquent sans doute, par exemple la couleur des pierres et la netteté des lignes, sur lesquelles l'air et la pluie n'ont pas assez mordu. Surtout on les construit d'ordmaire sur de grandes places ; cela ne convient pas du tout au gothique.

Il ne faut point séparer la cathédrale de la ville ; une ville de vieux style, avec ses rues tortueuses et son entassement de petites maisons, voilà le cadre pour une cathédrale. Il faut que les tours sortent d'une forêt de toits et de cheminées. Allez à Bonsecours et donnez-vous le spectacle du vieux Rouen, vous verrez que les tours et les maisons forment une seule chose. Il y a des villes, comme Amiens et surtout Bourges, où la ville, vue dans son ensemble, contmue l'édifice par le bas et lui donne du pied. Réellement la cathédrale commence alors aux faubourgs et se termine au sommet des tours ; toute la ville s'achève en cathédrale. Un tel spectacle est beau, je pense, principalernent parce qu'il exprime une forme de vie en société et un tissu de relations humaines.

Cette structure serrée, si l'on y pénètre, donne de vives impressions que l'architecte n'a point cherchées. Si je suis quelque petite rue qui monte, me voilà pris dans la cité, le nez en l'air, cherchant le ciel et les nuages ; c'est alors qu'une flèche, une ogive, une rosace me saisit par sa hauteur et m'enferme dans l'humanité. Je dirais presque qu'une cathédrale doit se lire de haut en bas. Quand mon regard est amsi impérieusement ramené vers la terre, il doit rencontrer des maisons, des échoppes, des métiers, toute la ville. Ces toits, qui s'accotaient aux piliers gothiques, unissaient les pierres aériennes aux pavés de la rue, et cela était plein de sens.

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Mais nos pédants d'archéologues y perdaient leurs définitions. Ils admirent une belle cathédrale, et ils admirent une vieille maison, mais non pas l'union des deux. S'ils le pouvaient, ils mettraient la cathédrale en vitrine dans une salle de musée, et la vieille maison dans une autre salle. Faute de mieux, ils nettoient la cathédrale jus- qu'au pied ; ils voudraient une grande plaine de macadam tout autour.

L'erreur de Viollet-le-Duc, qui a si bien manqué la façade de Saint-Ouen, c'est qu'il a construit sur papier. Cette façade n'est pas laide à vue de touriste, ou ramassée sur un papier à la hauteur des yeux. Mais regardez-la d'en bas, comme il faudrait si vous étiez serré dans une petite rue, alors les parties hautes ne remplissent pas le ciel ; tout le bas, qui s'enfonce à pic dans la terre, est inhum.ain com.me un mur de forteresse. Abordez maintenant la Cathédrale par la rue du Bac, et vous éprouverez la puissance des pierres.


CLIII


Un poète, un historien et un architecte parlaient entre eux du style gothique, et se demandaient pourquoi les voûtes ogivales, les trèfles et les rosaces ont poussé sur notre sol sans qu'on y pensât, à peu près comme poussent les fleurs des champs. Le poète ne voyait pas, dans ces formes de pierre, autre chose qu'un langage, et comme un poème de pierre, qui exprimait merveilleusement, selon lui, les mystères d'une âme religieuse : « Entrez, disait-il, dans une cathédrale, par une porte latérale ; levez les yeux vers la voûte de la petite nef, et marchez vers la grande ; dès que les plus hauts arceaux se mon- treront dans l'entrecoupement des autres, vous aurez une révélation de la grandeur, bien plus saisissante que les froids calculs et les théo- logies bavardes. Joignez à ce mouvement irrésistible de votre corps le silence, la sonorité, la lumière crépusculaire des vitraux et les ombres fantastiques, alors, dans un court moment, vous craindrez, vous aimerez, vous prierez et vous chanterez. Voilà le vrai miissel, où chacun lit sans épeler. »

^ Mais non, dit l'historien. C'est vous qui faites le poème ; la cathé- drale n'est qu'une prose ambitieuse. Il faut toujours que les villes rivalisent entre elles : c'est pourquoi chacune d'clLs voulut faire plus

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grand que ses voisines. Et, quant à la forme ogivale, l'idée en fut suggérée sans doute par quelque nécessité naturelle, ou par quelque coutume, ce qui est au fond la même chose. L'ogive n est pas sortie d'une cervelle mystique, j'ai lu que, sur les côtes, les pêcheurs cons- truisirent autrefois des cabanes dont le toit était un vieux bateau retourné ; ne croyez-vous pas que la nef d'une cathédrale ressemble assez bien à un bateau retourné ? Au reste nef ou nauf, cela vient d'un mot latin qui signifie navire. »

« Bah ! dit l'architecte, ne cherchez pas si loin. Dans tous les temps on a construit comme on a pu. A mesure que les villes prenaient de l'importance, on a fait des voûtes rondes de plus en plus hautes et larges, si bien qu'elles s'écroulèrent un peu partout, et principalement dans les pays où la pierre est tendre. C'est ainsi qu'on a été amené à renoncer au plein cintre et à inventer l'ogive, qui n'est qu'un expédient de maçon auquel nos yeux se sont habitués. "

Ils parlaient ainsi en suivant des chemins forestiers. Ils entrèrent sous une haute futaie. Les troncs montaient d'un seul jet vers la lumière ; à peu près à la même hauteur ils lançaient des branches que la lumière tirait vers le haut et que la pesanteur courbait un peu. Ces branches s'entrecoupaient en formant des ogives ; les brindilles dessinaient des rosaces à travers lesquelles on voyait un peu de ciel ici et là. La terre était nue et sonore ; une ombre fraîchr flottait sur la terre. Leur voix courait d'arbre en arbre comiPiC si des dieux syl- vains s'étaient enfuis. Vers le couchant on apercevait dos lumières rouges et violettes. Ils s'arrêtèrent. Le peuple des arbres, qui m.ar- chait avec eux, s'arrêta aussi. Un flot d'images qui s'élevait retomba sur eux. Ils se turent. Aucun d'eux ne trouva un hymne qui fût digne du temple.


CLIV


Automne c'est la couleur et la musique. Toutes les gammes de couleur y sont. Les champs ont reverdi ; la terre nue, fraîchement remuée et toute humide, nous fait voir tous les bruns possibles, et, dans les feuillages, toutes les nuances, depuis le vert sombre du lierre jusqu'au jaune vif des bouleaux, jusqu'aux chênes dorés, jusqu aux hêtres rouges. Les dernières fleurs sont d'une couleur riche aussi,

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et bien lavées, et bien éclairées, doucement éclairées tout autour par cette lumière blanche qui flotte partout. On oublie le soleil ; ce sont les feuillages et les fleurs qui éclairent.

Quand la nuit vient, quand toutes ces couleurs sont éteintes, le vent fait toutes les musiques. Un feu vif, une vieille porte bien sèche, une maison sonore, cela fait des concerts. Mais quand la tempête s'y met, c'est bien mieux. On y entend des voix, des plaintes, des colères, non sans tristesse, non sans joie aussi par contraste, lorsque l'on est au coin du feu. Mais il faut tuer cette littérature et ces sentiments de société si l'on veut saisir la plus profonde poésie de la chose. Il est vrai que le vent vient de loin ; on entend qu'il vient de loin non seu- lement par les bruits qu'il fait, mais par les bruits qu'il apporte. Il a secoué les arbres de la vallée ; il m'apporte le bruit qu'il y a fait. Toute cette forêt vient jusqu'à ma fenêtre ; l'image est dans la chose même, si on discerne bien ce qui y est.

Mais c'est encore trop de commentaires, trop d'imagination peut- être. Si Ton s'applique à percevoir tous ces bruits plus exactem.ent, on y entend des sons, des accords, un orchestre véritable. Et ce n'est pas miracle. Car les bruits sont faits de petites ondes dans l'air ; et ces ondes se composent ; les unes se contrarient, comme on peut le comprendre quand on voit deux sillages qui se croisent sur l'eau ; de deux vagues il peut résulter une eau dormante ou hésitante pendant un moment. D'autres ondes s'ajoutent et se renforcent ; et si vous réfléchissez une minute là-dessus, vous comprendrez que les ondes qui se renforcent le plus ou qui se contrarient le moins sont justement musicales au sens précis du mot ; en sorte que le bruit le plus confus fait naître des musiques ; et c'est souvent quand nous croyons rêver et inventer que nous percevons le mieux. Il est évident que le meilleur peintre est celui qui voit les couleurs comme elles sont, et non par préjugé ; mais ce n'est pas moins vrai pour le musicien ; le musicien est sans doute un homme qui sait écouter, et qui ne met rien de lui- même dans le son, ou presque rien. Dire tout au contraire que l'artiste mêle son sentiment à toutes choses, cela est sans portée. Car vous ne saurez plus dire, alors, pourquoi David avec sa harpe apaisait Saùî, et pourquoi l'art nettoie et purifie les passions. Au lieu que je crois que l'art par lui-m.ême est nettoyé et purifié de passion. C'est la nature même ; c'est ce qui est seulement ; cela suffit ; cela prend toute la place.


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Il y a une beauté dans les cloches, qui laisse bien loin notre musique. Ces nappes de sons courent d'un bord à l'autre, dans une belle vallée, le long du fleuve, sur un beau lac, et font des vagues. Nul n'y résiste ; mais on n'y resterait point ; c'est un passage ; et cela plaît par souvenir, comme d'un court voyage. Sur quoi les poètes s'égarent en mille rêveries ; mais l'idée même de la cloche ressemble bien plus à l'im- pression naïve.

11 y a deux musiques que la nature règle encore. Le cor et tous les genres de trompette nous apprennent les intervalles justes ; car, en soufflant dans un tuyau, on ne produit que les sons harmoniques ; dès qu'on fît des trous, la musique fut trop libre ; et, surtout main- tenant, la musique n'est qu'un jeu presque sans règle. Mais le son des cors et trompettes n'était réglé que par l'intonation ; le rythme dépen- dait de la marche ou de la danse.

Il n'y a point de cloches dans le monde antique, que je sache. Les sauvages tapent sur un gong ou sur des cymbales. Ici l'intonation est mal réglée Dans la cloche même, il y a des hasards et des sons étrangers. Mais la cloche suspendue a son rythme propre, qui dépend de la pesanteur ; en tirant sur la corde, on ne précipite point les sons ; ils mesurent le temps, par loi physique. L'âge des cloches marque ainsi la découverte d'un rythme étranger à nos passions. Dans la son- nerie à toute volée, chaque cloche se balance suivant sa grandeur, et le battant de même ; de là des entrelacements de rythmes que le fondeur n'a pas prévus, et que le sonneur ne peut changer. Tantôt alternés et élargissant leur ronde, tantôt précipités les uns sur les autres, noués et bientôt dénoués, les sons ne reviennent qu'à de longs intervalles aux mêmes groupes. En quoi nous reconnaissons quelque chose d'humain, mais sans projet, et par l'effet des forces. Si nous tapions sur les cloches comme sur des gongs, nous n'aurions pas de ces saisissements et de ces surprises, mais un délire des passions seulement, et quelque convulsion nègre.

Les cloches sont plus éloquentes lorsque le sonneur les abandonne. Elles reviennent alors tout à fait à la nature, par des battements impré-

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visibles, presque gauches ; i 'oscillation libre s'y fait sentir ; on se souvient, on attend, on espère ; mais la nécessité nous comble ; elle nous surprend et nous satisfait. Ainsi l'esprit des cloches nous apporte toujours 1 inaction et l'attention mêlées, état qui ne peut durer. Les sentiments chrétiens sont certainement liés aux cloches ; et cette éducation a fait plus, sans doute, que la doctrine et les sermons. Mais, non plus, on n'y pouvait rester. La cloche annonçait un art nouveau qui surmonterait ces rythm.es de nature, et les combinerait avec l'ancien r^^hme des pas, de la danse et du discours. Peut-être faut-il dire que la miusique des anciens ignore ce r>4hme lent, qui ne ressemble à rien d'humain, qui représente plutôt la nature, et qui est triste sans tragédie ; tel est l'esprit de l'Adagio romantique. Et l'on n'y peut rester. Aussitôt le paganisme revient, par le Scherzando qui est danse, ou par la Marche Héroïque. Gœthe serait donc classique, puisqu'il haïssait les cloches, le tabac et le christianisme, disait-il. Et comme on dit de lui qu'il aimait la miusique, et aussi qu'il ne l'aimait pas, je sais quel genre de musique il aimait ; je le sais par les cloches.


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A un débutant qui déclamait avec une mimique violente et émou- vante, un homme du métier disait : " Supprimez les gestes, ce sera très bien. > A un chanteur, à un violoniste, on dirait volontiers : « Sup- primez ce qui veut être expressif, ce sera très bien. > Faites chanter un air populaire de Bretagne par quelque demi-artiste qui souligne les sentiments, soit en appuyant, soit en ralentissant ou pressant, si peu que ce soit, si discrètement que ce soit, c'est laid. Laissez aller le rythme et les paroles sans penser et même sans éprouver, l'effet est prodigieux.

Lorsque l'on trouve un bon maître de diction, on est toujours assez étonné de voir comment il déblaie et simplifie. C'est un débit uniforme et plein. De même le plus grand violoniste tire comme sur un archet infini ; toute la mélodie vogue comme un grand navire, chaque note portant le tout. Un autre la mettra en petits morceaux. Le musicien et le déclamateur devraient s'instruire par la vue des belles formes. Un vase antique, sans aucun ornement, fait bien voir qu'aucune partie

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n'est belle par elie-même. Dans îe costume féminin aussi il y a des déclamât eurs, qui veulent des choux et des rubans ; mais l'artiste sacrifie l'ornement à la ligne ; sans y penser, sans intention, sans pré- tention comme on dit si bien. L'artiste ne prétend pas. Ou plutôt, car rien n'est parfait, tant qu'il veut et cherche il peut m'intéresser, mais c'est quand il ne pense plus ni à lui ni à moi qu'il est adorable.

L'art du versificateur a des secrets que le versificateur ignore. Tous les beaux vers sont simples et unis, sans un mot remarquable ; une expression rare les gâterait. « Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ? qu'il mourût ' ; il est impossible de dire la chose plus simple- ment. Mais lorsqu'un mot se montre parmi les autres, et fait ornement ou surprise, la ligne est brisée, le beau vase est brisé. Dans Hugo, dans Vigny, vous trouverez des preuves innombrables de ce que je dîs ; dans Hugo surtout, parce que vous y verrez les deux manières, et, trop souvent, la volonté d'être sublime, et le sublime à coté.

Ce qui trompe là-dessus, c'est que l'on cherche la beauté dans les passions seulement. Il est pourtant évident que nul n'aime à être affligé ou effrayé. L'horrible attire et retient par des causes bien natu- relles, mais l'émotion esthétique est toujours délivrance, liberté, joie. Il faut un jeu aisé de toutes nos puissances réconciliées. Notre vie s'accorde soudamement avec elle-même et avec toutes les choses. Il faut bien quelque catastrophe, comme à la tragédie, quelque Manfred tombé, quelque Napoléon vaincu tirant son cheval par la bride, ou quelque solitude de nuit, ou quelque fureur d'Océan ; mais ce n'est point par la peur et le désespoir que nous sommes dieux soudainement, mais au contraire parce que la peur et le désespoir sont absolument vamcus, contre l'attente.


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Un coq de basse-cour, c'est une riche source d'images. Les anciens disaient que le chant du coq fait peur au lion ; cette légende a dû leur venir de Numidie, apportée par les chasseurs de lions. Quand le coq chante, le lion s'en va ; seulement c'est le jour qui fait que le lion s'en va. Il ne me faut que cette erreur corrigée pour que je pense à des images qui me touchent et qui toucheront tous les hommes ;

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quand la nuit s'en va, la peur s'en va ; le chant du coq nous délivre. La danse macabre, qui n'est que notre peur dansant autour de nous, cesse au premier chant du coq. Ainsi ce qui n'était d'abord qu'une opposition de fantaisie entre coq et lion devient plus humain et plus touchant à mesure que j'y pense ; et la relation vraie me remue bien plus que la coïncidence. Le rhéteur évoque une image par l'autre. Mais le poète saisit le rapport véritable.

Au premier matin, celui qui ouvre sa fenêtre sur les champs est préparé par le sommeil à saisir exactement toutes choses. Car, le soir, les yeux et les oreilles et tout le corps gardent mille empreintes ; le couchant s'inscrit dans un œil qui a perçu la journée. Le soir, tout est plus moi-même, le matin, tout est plus vrai. Saisissez cette lumière sans souvenir, et qui n'exprime qu'elle-même. Avec cela suivez ces chants grêles, de même qualité que la lumière purifiée, et qui rebon- dissent d'un lieu à l'autre comme des rayons. Chaque chose est alors pensée a sa place ; percevoir, c'est partir. En ce court instant on goûte la vraie saveur de la vie. Le rhéteur sent confusément ces choses, et se jette dans les comparaisons. Le vrai poète, il me semble, médite sur la chose même ; il relie, au lieu de comparer, jusqu'à dire exacte- ment, s'il peut : le matin et le chant du coq, c'est le matin et le chant du coq. Non point tout à fait sans littérature, car il serait dieu, mais en ajustant ses paroles à la chose, pour le sens et pour le son. Victor Hugo a saisi et fixé ainsi la chose et l'heure plus d'une fois, mais non pas toujours. Presque toujours je sens qu'il y travaille, par conri- paraisons et oppositions ; c'est pourquoi je veux bien le suivre. Mais je hais la rhétorique qui tourne sur elle-même.

Voici un coq. Je le vois maintenant de près, avec sa couleur, sa forme, son allure. Je le compare à un matamore, à un amoureux, à un pacha ; cela n'est qu'ombre de vérité. Un coq est un coq. Vouloir qu'une chose soit une autre chose à quoi elle ressemble, c'est la rhé- torique. Il faut que je voie la colère st l'amour dans cette crête gonflée de sang ; il faut que j'entende dans ce cri rauque et étranglé une force nouée sur elle-même, une crise de passion, un vivant sans idées ; mille autres relations vraies, signifiées par ce coq-là, qui gratte dans la paille. Toute sa puissance d'exprimer vient de ce qu'il est lui. Toute poésie est vérité.


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Treize heures, quatorze heures, vingt et une heures, cela ne dit rien. Il y a peut-être des gens qui trouvent immédiatement un sens à ces expressions nouvelles ; pour moi je les traduis aussitôt dans ma langue maternelle, une heure, deux heures, neuf heures, et aussitôt ce mot connu m'apporte la chose, c'est-à-dire une certaine position des aiguilles sur le cadran, et tout ce qui y est lié naturellement, position du soleil, heure du repas, crépuscule ; mais la première expres- sion, la nouvelle, reste opaque en quelque sorte ; je n'y pense qu'un nombre. J'aimerais pourtant à savoir cette langue nouvelle, à dire vingt heures comme je pense huit heures du soir ; je m'y suis exercé, sans aucun progrès appréciable. Il faut toujours que je traduise si je veux réellement comprendre.

Un exemple simple comme celui-là fait bien voir ce que c'est qu'une langue étrangère ; elle m'est étrangère toujours ; c'est comme un objet que je dois manier et vaincre ; au lieu que ma propre langue est un instrument pour saisir et manier tout, objets et idées. Mon langage est comme ma main ; je ne délibère pas pour saisir, pour tenir ; de même je ne délibère jamais pour exprimer ; toute mon aiteiition est à la chose, et le mot vient comme un en naturel. Je suis assuré que, dans un auteur, tout ce qui est bon est aussi naturel qu'un chant d'oiseau, sans recherche, sans rature ; toute rature indique que l'on écrit dans une autre langue ; et la plupart des gribouilleurs nie font bien cet cfîet-là, qu'ils traduisent leurs interjections naturelles en Bourgct, en Barrés ou en Anatole France, ou en Renan ; les plus subtils en Saint-Evremond, absolument comme je pense deux heures après-midi et je dis quatorze heures. Mon « quatorze heures '» n'aura jamais de style ; ce sera du plaqué, ou du cuivre creux.

On a admiré d'Annunzio parce qu'il écrit en somme aussi bien en Français qu'en Italien ; cela prouve qu'il n'écrit pas mieux en Italien qu'en Français. Autrefois les bons écoliers faisaient aussi bien des vers latins ; arranger les mots c'est comme un jeu de patience. J'aimais Flaubert autrefois ; mais quand j'ai appris qu'il cherchait quelquefois pendant plusieurs, ours l'équilibre d'une phrase et la place d'un mot,

T. il 2G9 li


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je l'ai méprisé. Injustice certainement, car il a sans doute trouvé plus d'un cri naturel ; seulem.ent il faut dire aussi que, si j'en crois sa Correspondance, son cri naturel était plutôt laid. Stendhal ne cor- rigeait jamais ; les gribouilleurs n'en croient rien ; mais, à m.on tour, je ne puis comprendre autre chose que la pure improvisation. « Vous voulez refaire la phrase, dites-vous ; elle ne dit pas bien ce que vous vouliez dire. » Mais qu'en savez-vous } Selon la pensée normale, c'est une autre idée qui vous vient maintenant par réflexion sur celle- là ; et c'est cette autre idée qu'il faut maintenant exprimer d'un jet ; bref je crois que ce qui est manqué est à détruire, non à corriger. Si vous avez mal sauté, vous ne pouvez utiliser de nouveau la moitié de cet élan ; il faut tout recommencer. La Manière est cherchée ; mais le Style est toujours sans retouches.


eux


L'illustre Kant, dont les pédants ont tracé un portrait ridicule, a dit de Jean-Jacques Rousseau à peu près ceci : « Quand je lisais, j'étais comme incapable de juger, par l'effet d'une émotion souveraine dont je n'ai jamais été tout à fait le maître, quoique je m'appliquasse à la dompter par des lectures répétées. » Ce jugement est d'un prodi- gieux constructeur d'idées, dont aucun penseur n'a pu encore prendre la mesure. Ce génie a épelé Jean-Jacques. C'est assez pour faire voir que Jean-Jacques n'a pas été loué comme il fallait.

Il y a eu une haine contre Jean-Jacques, qui a duré plus que lui ; cette haine définit bien l'Académie. Mes maîtres de belles-lettres m'ont prouvé qu'il n'était qu un rhéteur et un sophiste, qui mourut fou. Tous nos valets de lettres gagnent leur vie à tuer Jean- Jacques ; et nos historiens ne sont pas assurés de leur pain s'ils ne commencent par mépriser le Contrat Social. Cette haine s'explique ; je dirais presque qu'elle est légitime ; Rousseau fut un homm.e libre.

On écrit pour gagner ; on pense pour gagner, comme on fait un pont. Le premier moutard, dès qu'il sait l'orthographe et le pastiche, se demande comment il pourra plaire. Un livre est toujours une barque, qui porte un César et bd fortune. Cela parait naturel à nos Messieurs de l'Académie ; ila donnent des prix aux meilleurs bateliers.

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Par quc! les jeunes, quand ils auraient du génie, arrivent à en faire un petit talent qu'ils recopient ensuite jusqu'à leur mort. Cour- tisans ; ombres d'hommes. Ils accourent après cela comme au festm d'Ulysse évocateur, avides de sang chaud. Trop tard. L'esclavage d'abord ; le succès ensuite ; après cela la vie libre et les fêtes du cœur, (•i les villégiatures honnêtement gagnées ; mais ce sont des vies à l'envers. L'om.bre d'Achille disait en vain : <' J'aimerais mieux être un porcher vivant que l'om.bre d'Achille. > Les meilleurs d'entre eux disent sans doute aussi : J'aimerais mieux être un Jean- Jacques vaçrabond et persécuté qu'un talent à l'Académie. >' Trop tard, vous dis-je. Vous avez écrit avant d'avoir des idées ; c'est une faute qu'on ne rachète point.

Jean- Jacques, aux Charmettes, lisait pour lire, et pensait pour penser ; si docile aux grands hommes, qu'il les copiait lorsqu'il avait peine à les comprendre. Sans but, n'ayant pas l'idée qu'il dût jamais écrire une ligne. Aussi que de temps perdu. Que de rêveries sans forme ; et, dans ses prom.enades, que de pierres lancées au torrent. On sait comment ses idées lui apparurent, à leur maturité ; comment il se sentit forcé de les écrire, et combien de fois il regretta de l'avoir fait. Nos petits auteurs ne le croient point, quand ils lisent que les libraires louaient les premiers exemplaires de la Nouvelle Hélcïse au lieu de les vendre, et en faisaient des fortunes. Ils n'ont même pas l'idée de ce que ce serait que penser gratis. De là un scandale qui dure encore. Diderot calomnie toujours ; et que de Grimms aboyant après la grande ombre ! N'ayez pas peur, l'espèce est morte. Le travail de l'esprit est heureusement divisé et discipliné. Chacun polit une petite pièce, sociologue, moraliste, politique, poète, dramaturge. Chacun dans son coin polit sa petite pièce détachée, qu'il appelle une idée; et personne n'assemble. discipline, force des armées.


CLX


Hugo n'aimait pas Stendhal ; il lui refusait le style. Je les aime tous les deux, mais j'avoue que Hugo est trop long pour moi presque toujours. Je le lis en courant, et même j'en passe. Je vois trop où il va ; il développe presque toujours une idée commune, mais émou-

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vante, justice, charité, loyauté, courage, fraternité ; il la développe sans l'expliquer ; il n'y ajoute jamais rien ; seulement il nous remue ; il a du mouvement par ses strophes : il va, il va. Il a écrit une pièce où il dit seulement : ^ J'irai, j'irai, et puis j'irai ', sans qu'on sache où ; c'est une des belles. Je le suis comme on suit le régiment ; mais il m'arrive aussi d'aller l'attendre au bel endroit. Peut-être est-il nécessaire de se le faire lire ; car c'est alors que l'imagination s'échappe, sans que le rythme soit brisé ; et, si l'on est plusieurs à écouter, cet accord et ces différences produisent de prodigieux effets. C'est un orateur. Je crois que les poètes retrouveraient leur gloire si, au lieu de se faire imprimer, ils se faisaient réciter. Le r>'thme mesure le temps ; cela suppose une vitesse réglée, à laquelle l'œil qui lit ne s'astreint pas. Peut-être dans l'avenir vendra-t-on des phono- graphes chez Lemerre ; les poètes seront invisibles, et parleurs seu- lement.

L'éloquence avedt ses règles, tirées de la nature même des choses ; car, l'auditeur ne revenant jamais en arrière, les répétitions étaient plus utiles, et, en tout cas, moins sensibles ; il fallait aussi que tout fût clair ; car le temps de la réflexion n'est jamais donné ; le discours n'attend personne ; il marque le temps, comme une horloge. Au lieu que l'œil qui lit va et vient, saisit l'ensemble, devine d'abord, analyse ensuite si la chose en vaut la peine ; comme un promeneur jette les yeux autour, mais ne regarde pas tout ; l'œil qui ht ne s'astreint pas à une certaine vitesse, ni à l'ordre du temps. Cet autre genre de lecture doit définir un autre art bien différent de l'éloquence. Et on ne défi- nirait pas mal Stendhal en disant qu'il est tout à fait étranger à l'élo- quence. C'est un auteur qu'il faut relire d'instant en instant ; car il ne répète point et ne développe point ; c'est comme un paysage loin- tain ; plus l'on s'approche et plus l'on découvre ; aussi n'a-t-il point de rythme ; il n'entraîne point ; il ne veut pas entraîner ; cela irait contre son art. Aussi je comprends que Hugo l'orateur n'y ait rien compris. Balzac est entre deux ; c'est encore de l'éloquence, mais pour l'œil. Il faut le relire aussi d'instant en instant ; mais alors il se traduit tout d'un coup par des raccourcis ; long à lire, et parfois diffus, il donne au souvenir des tableaux d'une concision admirable. Pour Stendhal c'est le contraire ; telle description de la Chartreuse « ou tel épisode fourmille de détails quand j'y pense ; quand je le relis je trouve une demi-page, et souvent deux lignes. Le lecteur n'est pas façonné pour cet art sans éloquence ; il s'est habitué aux prédica-

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leurs ; les redondances sont pour lui des politesses ; et Stendhal lui semblera non pas tant obscur, comme il est, mais plutôt imper- tinent. Débat entre l'œil et l'oreille.


CLXI


Herriot demandait l'autre jour pourquoi Hugo n*est pas honoré chez nous comme Goethe est en Allemagne. J'y vois un grand obs- tacle, qui vient de l'Académie, des hommes de lettres, des journalistes, de ceux qui font la gloire, enfin. Hugo n'est qu'un gueux de radical- socialiste ; pire, il l'est devenu, et il est mort impénitent. Goethe lui- même a dit quelque part : « Le comble de toute folie c'est un radical en cheveux blancs. > Et Gœthe fut l'homme de cour toute sa vie, ministre correct et froid, faisant marcher la raison d'état comme un couperet. Lorsque le fameux Fichte, professeur à léna, et accusé d'athéisme, écrivit à la cour de Weimar une lettre un peu vive où il affirmait les droits du penseur, Gœthe le sacrifia froidement, et eut même ce mot : " Quand ce serait mon propre fils... >* De telles paroles sont un hommage aux dieux et aux rois. Gœthe méprisait parfaitement les uns et les autres, mais leur donnait de l'encensoir comme à vêpres. Au lieu que Hugo <^ échenillait Dieu » ; il l'aurait voulu parfait ; c est le comble de la folie radicale ; c'est aussi insensé que de vouloir un roi juste. Le respect de Hugo offense s'il le refuse, inquiète s il le donne ; il demande trop. Mais d'un courtisan qui se moque de lui- même, la flatterie est deux fois bonne ; et c'est ainsi que les rois veulent être aimés. Non pas parce qu'ils sont justes, car c'est révolution.

Pascal, dans le même mouvement d'esprit, a écrit des mots terribles : « Le mal à craindre d'un sot qui règne par droit de naissance n est ni si grand ni si sûr. » Aussi : " Abêtissez-vous. » C'est pourquoi il est acadé- mique de louer Pascal. Un auteur peut dire ce qu'il veut, pourvu qu il arrive à louer l'injustice. C'est là qu'on l'attend. Et, dans ce fait, ils prennent le vent. Romain Rolland est antisémite et nationaliste un peu, assez pour un prix d'académie. Claudel, penseur de premier rang et écrivain parfait, Claudel s'est converti. Je dirai de lui ce que je dis de Balzac, il emporte mon admiration parce que sa pensée est plus fortô que ses petits préjugés ; tous deux font voir la monarchie et la religion

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finalement comme des monstres proprement habiliés ; leur regard traverse. Mais l'opinion académique ne voit que l'habit de la chose, et que l'habit de l'écrivam. Comme cet autre tyran : « Saluez mon chapeau. ' Et le fait est que cela ne coûte pas beaucoup, de saluer un ciiapeau sur un bâton, ou bien un roi.

Hugo a ceci de beau, de grand, d'unique peut-être, qu'il règle son respect, par préjugé, juste à l'envers des puissances. Et ce n'est point rhétorique d'occasion ; c'est le fond ; lisez les << Châtiments >> ; cela est écrit avec bonheur. Exilé absolument, même sans décret ; exilé par son propre décret. Il n'a voulu ni de Pape, ni d'Empereur, ni de Dieu. Car vouloir Dieu juste selon le jugement hum^ain, c'est bien mer Dieu. Ne vaut que ce qui vaut, cette pensée c'est son comm.en- cernent, son milieu et sa fin. Sans aucune défaillance que je sache. L'AxCadémie a beaucoup à faire pour qu'on lui pardonne cet acadé- micien-là : et elle le fait.


CLXII


Commient dessiner Tolstoï, dans quel trait l'enfermer ? C'est un Univers. C'est l'Univers comm.un où nous somm.es. Ils disent : génie étrange, âm.e slave. J'aperçois justement le contraire ; toute son œuvre est pour tous, directement et immédiatement pour tous. Ni subtilité ni raffinement ; c'est réellement génial, parce que c'est réellement ordinaire. Les critiques parlent faiblement de l'originalité ; il faut dire que c'est folie, la miettre sous clef, et n'y plus penser.

Tolstoï, tout au contraire, c'est la Raison commune en liberté dans l'Univers, mêlée à l'Univers. Si je dis qu'il est Biblique, ou Evan- gélique, ou Lyrique, je voudrai dire toujours la mêm.e chose, j'entends que ce qu'il dit n'est jamais une revendication ni une petitesse qui vient du dedans de lui. Je dirais presque qu'il s'est délivré tout à tait d'être psychologue.

Nos sentiments intérieurs, comm.e on les appelle, ne sont jamais grands, m.êm»e habillés de m.ensonge ; une ferm^eté supérieure les suivra toujours jusqu'au diaphragme et jusqu'au sac de bile ; par ce coté nous avons une histoire ; nous naissons, nous vivons, nous miour- rons ; et c'est une histoire d'apothicaire. En d'autres mots, pour bien

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nommer ce qu'on éprouve, il ne suffit pas de le sentir, il faut le penser. Sentiments communs, au sens où l'Univers est commun, voilà la vérité du cœur.

C'est dire que la vérité du cœur ne tient jamais dans le sac de misère ; elle a les mêm.es dimensions que le monde. Il faut la dessiner sur le monde, et l'exprimer par l'ordre des choses. Le sentiment commun, ainsi exprimé et éprouvé, c'est la poésie essentiellement. Ceux qui voudront saisir ce que c'est que la grandeur Biblique, devront écrire leurs sentiments avec des lettres prises dans le monde. Comme Hugo, dans P.uth et Booz, l'a exprimé ; le sentiment de Ruth est écrit dans les étoiles, et lisible, en ce haut lieu, pour tous les hommes qui lève- ront la tête. Mais Hugo y met trop d'effort.

Tolstoï y va toujours naturellement. Rien dans son diaphragme ; tout au dehors. Ses héros immortels ne sont jamais les apothicaires d'eux-mêmes. Leur sentiment touche le monde en toutes ses parties. Ils ne vous pincent ni ne vous chatouillent. Dès que l'on sent avec eux, tout l'Univers se déploie ; tout est magnifiquement objet. Ce blessé d'Austerlitz, souvenez-vous, ce blessé regarde le ciel bleu entre les nuages. Et cet autre qui fauche avec les faucheurs. Cet autre encore : « Tombe, bonne pluie ; mouille-moi bien ! » Ils ne sentent pas bien ce qu'ils sentent ; mais ils le voient bien. Il faut un Univers pour le dire ; et cela est humain au sens où l'Univers est humain.

Véritable réveil. Car, lorsque l'on dort, on n'est guère que soi ; mais aussi on n'est rien du tout. Et si l'on s'éveille, c'est comme une explosion de l'Univers autour de nous. Il y a une incantation par les choses, soudain déployées en écharpe, et qui délivre le prisonnier de soi. C'est cela que j'appelle le Biblique, ou le Lyrique, faute de meilleurs mots. Pèlerinage en commun dans la Patrie com.mune. Fra- ternité et salut pour tous, dans tous les sens à la fois. Telle est la magie de ce magicien.


CLXIII


Je lisais ces jours-ci encore un article sur Nietzsche. Cela n*est pas rare sur le marché. Comme ce philosophe est obscur et paradoxal, comme il méprise le sens commun et qu'il est mort fou, tout le monde, ou peu s'en faut, l'adopte d'enthousiasme comme grand art-ste et


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esprit supérieur. Vieille habitude. Les hommes ont longtemps adoré les fous, fous furieux ou fous rêveurs, chefs d'armées ou prophètes. Heureusement nous n'en sommes plus là ; mais il reste en chacun de nous une tendresse de cœur et une indulgence d'esprit pour les diva- gations. Nous voulons que le génie soit échevelé comme la Pythie ; et il ne nous déplaît pas qu'un grand homme soit neurasthénique et jette ses meubles par la fenêtre. Nous n'irions plus dans l'antre de la Sibylle, mais je connais plus d'un homme naïf et bien équilibré qui s'en va demander des leçons de sagesse à des mystiques ou à des conv«lsionnaires. J'en pourraie citer, de ces bons pères de famille qui forment la jeunesse à méditer sur les crises de Nietzsche ou sur les extases de Sainte Thérèse. Ils fourrent la musique et les musiciens, vous n'en doutez pas, dans cette danse de possédés. Hugo Wolf, musicien sublime, à ce qu'ils disent, a été enfermé plusieurs fois ; cela leur semble tout naturel. L'inspiration est une fureur sacrée. Pauvre Raison, ils t'exilent dans le commerce et l'industrie.

Il faut résister à ces désirs-là. Pour moi le désordre est laid ; la passion est laide ; la fureur est laide. Je ne ferai jam.ais amitié sans réserve avec un auteur, dès que je sais qu'il est mort fou. Je sais qu'une méditation trop suivie peut conduire à l'idée fixe ; je sais que pour bien penser il est bon de chercher la solitude, et que la solitude est lourde à porter. Pourtant je ne croirai pas aisément que l'exercice de l'intelligence soit contraire à la santé. Auguste Comte, qui s'entendait aux sciences, avait des accès. Pascal aussi probablement, quoique, quand la folie s'habille en religion, elle prenne tout de suite un air plus décent. Cela prouve qu'un homme très intelligent peut avoir une fêlure ; cela ne prouve pas du tout que ce soient les éclairs de l'intelligence qui leur brûlent les yeux. La cause de leur folie est sans doute ailleurs, dans quelque infiltration de purin, si j'ose dire, qui entretenait en eux quelque colère, ou quelque orgueil, ou quelque terreur, ou quelque vision. Je croirais même assez que ces malheureux ont pensé déses- pérément, pensé de toutes leurs forces, avec plus de méthode et plus de suite qu'aucun autre, justement parce que, se sentant entraînés par l'animal, ils s'accrochaient à l'humanité et au sens commun. En somme j'imiagine que s'ils n'avaient pas si bien pensé, ils auraient été fous bien plus tôt, comme il peut arriver au premier crétin venu.

La pensée est équilibre et sérénité. Le vrai est raisonnable. Le beau est raisonnable. Les passions, la colère, la fureur, peuvent pousser un homme vers la gloire ; elles ne peuvent point la lui donner. Si un

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homme nourrit en lui-même la manie des grandeurs, s A se montre, s'il se pousse, s'il porte aux éditeurs tout ce qui tombe de sa plume, s'il traîne ses vers ou sa musique de salon en salon, j'avoue que ce grain de folie lui donne vingt ans d'avance pour le moins sur le sage disciple de Platon ou de Goethe ; mais s'il n'a pas une parure de bon sens avec cela, si sa folie ne sait pas s'habiller en raison, et danser selon la mesure, on se moquera de lui. Suivez les plus hauts élans de Platon, de Gœthe, de Victor Hugo, suivez seulement Nietzsche quand il imite Platon, toujours vous respirerez comme un air plus pur ; l'admiration descendra en vous comm.e une joie, et il vous faudra enfin sourire. La musique apaise aussi, même quand elle tire des larmes. Le génie est toujours joie, santé, équilibre, vie, pour tout dire d'un mot. Le beau et le vrai, en toutes choses, ce sont des lueurs de bon sens.


CLXIV


Quand les gelées ont fait tomber les feuilles, chacun peut voir les grosses touffes du gui, désordre sensible aux yeux. Vers le même temps, la jeunesse aime à danser sous le gui ; on dit que cette plante vigoureuse et toujours verte porte bonheur aux amoureux. Aussi l'on voit des charrettes pleines de gui ; en sorte que tout se passe comme si la destruction du gui était aussi bien payée que celle des hannetons. Mais quel détour savant ! Cette plante détestable est aimée et adorée depuis les temps les plus anciens. La sagesse politique n'a pas inventé de meilleur moyen pour délivrer les arbres. Cela fait voir que la science languit, comparée aux passions.

Vous faites voir avec quelle force le gui s'attache à l'écorce ; vous cassez ces branches toujours vertes, toujours gonflées d'un suc étran- ger ; ces graines visqueuses, ces feuilles robustes, brillantes, bien nourries, tout cela représente enfin à l'esprit un végétal de proie, plus fort que l'hiver, ennemi des feuilles printanières et des ombrages. Mais cette poésie a quelque chose de triste ; on ne l'aime point ; on n'y croit point. Racontez au contraire que ces touffes, si vivantes et si afhrm.atives au cœur même de l'hiver, sont le symbole de la vie et de l'amour vainqueur, alors il ne faut point d'autres preuves ;

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l'espérance se jette sur ces fausses promesses, et les dévore. Chacun veut du gui à son chapeau.

J'ai entendu conter qu'en certain pays de Normandie, il y a, vers le temps des Rois, une espèce de fête aux flambeaux, où l'on brûle avec des Lorches de lom la mousse des pom.miers. Non sans chanter, dsnser, et banqueter. S il s'agissait seulement de détruire cette mousse par le feu, personne ne s'y mettrait. L'esprit tout seul ne croit guère à ses œuvres froides. Quel rapport entre cette méchante mousse et le beau cidre ? On comprend la chose, peut-être, mais on n'y croit point, il faut que la Sagesse ait un air de folie. Bref, comm.e dit Auguste Comte, nous sommes fétichistes, et nous le serons tou- jours.

A.u temps où les épis se forment, je voudrais une fête des coquelicots, des bleuets et des nielles ; ce serait aussi une fête des enfants. Ils appor- teraient par brassées toutes ces fleurs brillantes, qu'ils auraient cueillies le long des sillons. Pourquoi des entants ? Parce que leurs petits pieds trouveraient m.ieux leur chemin à travers les blés et les seigles. Mais il faudrait vouloir qu'ils arrachent le pied, au heu de couper la fleur. Faudrait-il inventer quelque légende } Non, sans doute. La force persuasive est dans la fête publique elle-même ; et tout usage s'établit Vite et se conser\-e, s'il est lié seulem.ent à une joie collective. Ainsi, quand on a saisi les ressorts de la religion, rien n'empêche d'instituer une religion véritable, sans erreur aucune, sans mensonge, et fondée seulement sur le culte, sans aucun Dieu. Une des forces de la guerre, c'est qu elle a ses fêtes et ses emblêmies. La Paix n'a que des raisons ; ce n'est pas assez.


CLXV


Qu'allez-vous chercher au cimietière ? Il n'y a rien là que de vieux vêtements et de vieux étuis. Les m.orts sont ailleurs ; les uns au Paradis, les autres au Purgatoire, d'autres dans l'Enfer. Où cela ? Sur la terre, autour de vous.

Tous les hommes qui vivent maintenant sont des hommes qui revivent ; tous sont sortis d'une vieille enveloppe, avec un corps rajeuni ; tous traînent des souvenirs pour le m.oins aussi anciens que


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ce rouge limon quaternaire dans lequel ils poussent la charrue. Tout homme est un germe J'homme qui a grandi ; tout germe d'homme est une partie d'un homme avant d'être homme. Tout ce qui est hom.me maintenant vit depuis les temps à peine im.aginables où des vivants très simples naissaient de la m.er. N'essayons pas d'évaluer l'âge que nous avons en naissant ; notre tête s'y perdrait.

Donc nous traînons une vie très ancienne, les uns dons le paradis aux lumières d'aurore, les autres dans les brumes du purgatoire, d'autres dans les feux de l'enfer ; tous au même soleil ou sous les mêmes étoiles, mais non tous avec les mêmes yeux. Oui, s'il y a quelque juste au monde, qui n'ait ni regrets ni haine dans le cœur, mais seule- ment un noble amour qui le délivre de lui-même, celui-là est vraiment au paradis ; pour lui le soleil est toujours beau, et les étoiles et les nuages, et la source bavarde et la mer furieuse. Mais comment décrire cette ]oie qui éclaire le monde ? Dante lu i -même a peint un paradis trop pâle, parce qu'il l'a vu du fond de l'enfer. Si l'on pouvait retourner à la première enfance, en secouant au vent les années et les fautes, peut-être retrouverait-on le paradis perdu.

Pour rnoi, je n'ai rencontré que des âmes du purgatoire, attachées, même les meilleures, à des plaisirs qu'elles n'estiment point, toujours se battant contre l'hydre, toujours vidant leur besace d'une main, et la remplissant de l'autre ; toujours voleurs contre le vol, menteurs pour le bien, en colère contre la colère, et courageux par peur. Bonjour mes amis. La lum.ière est au-dessus des nuages, mais le chemin tourne et ne m.onte guère. Qu'est-ce qu'ils font ? Ils allument du feu et s'y chauffent ; mais ils n'arrivent pas à croire que ce feu est le vrai soleil.

D'autres allument du feu et s'y brûlent. Il y a des passions auxquelles il ne faut pas céder, et des fautes qu'il ne faut point faire, car ces passions s'accroissent d'elles-mêmes comme l'incendie ; plus tu bois, plus tu boiras, et ta faute t'entraînera de cercle en cercle jusqu au fond, comme une pierre à ton cou. Alors tu ne voudras même plus voir le vrai soleil de la justice ; tu diras que c'est le feu des passions qui est le vrai soleil ; tu diras que les justes sont des dupes, et que l'injus- tice la plus injuste, celle qui triomphe, est le vrai bien. Quand on en est là, tout est perdu peut-être : « Vous qui entrez là, laissez toute espérance. >^ Oui, quand vous renaîtrez enfant, vous serez pire encore ; vous renaîtrez malade ou fou ; voilà le dernier cercle de l'enfer.

Ou bien, peut-être, vous serez sauvé par l'amour d'une vierge qui vous donnera son parridis avec le reste. De là naîtront des Adams et

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des Eves passables, et un nouveau paradis terrestre. Les vieux péchés seront mis en terre, et le serpent tentateur se mordra la queue de désespoir.

CLXVI


Il ne manque jamais de gens pour dire que, si l'on chasse les Dieux, on enlève tout ce qui fait la grandeur et la beauté de la vie humaine. J'ai souvent répondu à cela : Tant pis. Qu'y pouvons-nous, si ce n'est pas vrai et si nous savons que ce n'est pas vrai ? >» Mais, à mesure que j'y pense, je viens à comprendre que la foi en Dieu rend au con- traire la vie bien peu intéressante ; ce n'est plus qu'un spectacle truqué ; nous ne sommes plus que des marionnettes ; le vrai acteur est caché dans les coulisses, et sa puissance vaut toutes les raisons. Je n'aime pas ces féeries où les hommes sont tantôt favorisés, tantôt contrariés par des génies invisibles bien plus puissants qu'eux. Que me fait alors le courage, et que me fait la victoire ? Achille invulné- rable ne m'étonnera pas par ses exploits. A quoi bon vouloir et tra- vailler, si c'est Dieu qui veut et travaille ? Et pourquoi faire l'avenir, puisque Dieu le connaît d'avance, et puisque sa Providence conduit l'histoire humaine ?

Au contraire, si je pense que l'animal humain est né dans les cavernes, si je pense qu'avec ses yeux, ses mains et sa mémoire il a changé toute la terre, c'est alors que l'histoire humaine me paraît admirable, et réconfortante, et digne d'un respect quasi religieux. Comment s'est-il élevé au-dessus de l'appétit jusqu'à travailler pour le lendemam ? Comment, au lieu de s'endormir dans son travail, comme les fourmis et les abeilles, est-il arrivé à se juger lui-même ? Comment, laissant là les premiers outils, s'est-il mis à calculer ? Comment a-t-il inventé la roue, le levier, le plan incliné, l'agriculture, l'élevage des bêtes ? Comment a-t-il inventé l'arc et le bateau à voiles ? Comment a-t-il inventé les contrats, les juges, et jusqu'aux Dieux ? Comment, après avoir inventé les Dieux, s'est-il délivré des Dieux ? Comment retom- bant au viol, au m.eurtre, à la guerre, comment épouvanté par la foudre, par les comètes, et par les tremblements du sol, comment est-il revenu à la curiosité et à la sérénité ? Comment Archimède ? Comment Descartes ? Quels lents efforts ont mûri à travers les siècles

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ces fruits de la femme, puissants contre la peur, contre l'amour, contre l'orgueil, contre la flatterie ? Comment l'esprit attentif s'est-il élevé du ventre aux yeux ? Pourquoi ces regards vers les étoiles, mainte- nant ? Pourquoi ces milliers de héros que l'on voit dans les rues, maîtres de leurs désirs et de leurs colères, attentifs à un enfant égaré, à un chien qui pleure, à un vieil aveugle qui tend son chapeau ? J'aime à voir les yeux humains, toujours tirés hors d'eux-mêmes par quelque spectacle. J'aime à voir l'animal humain tendant le cou, dès qu'on explique la moindre chose. Ami, si cela te semble un peu trop dur d'apprendre à lire, pense à ton ancêtre, qui a inventé l'écriture.


CLXVII


Le Congrès des Religions a flétri le matérialisme. Une bonne défi- nition aurait mieux valu. Car il y a un Spiritualisme sans discipline qui n'est pas sain non plus. '^ Tout est plein de dieux >, disait un ancien. Quand Pascal écrit : ^^ le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie », c'est tout à fait la même pensée, car cela veut dire : « les Dieux ne répondent point >. Lucrèce louait son maître Epicure, pour avoir apporté aux hommes cette idée libératrice qu'il n'y a point de Volontés cachées dans la tempête et le tonnerre, et qu'il n'y a pas plus de mys- tère dans une éclipse que dans mon ombre par terre. Idée nette, virile, bienfaisante, du mécanisme des phénomènes, car tous les Dieux sont souillés de sang humain ; et ce n'étaient que les plus redoutables passions, sauvagement adorées. La peur faisait les sorciers, et puis les brûlait. La colère inventait quelque dieu vengeur, et puis faisait la guerre en son nom. Le fou est ainsi ; ses passions font preuve ; il leur donne la forme d'objet, et il agit d'après cela. De même toujours, dans cette sombre histoire des superstitions, chacun fit des dieux selon ses passions et se fit gloire de leur obéir. Sincèrement, et c'était bien là le pis. Quand nos passions prennent figure de vérités, de réa- lités dans le monde, d'oracles et de volontés surhumaines dans le monde, tout est dit. Le fanatisme est le plus redoutable des maux humains.

C'était donc une grande idée, la plus grande et la plus féconde peut-être, que celle des atomes dansants, petits corps sans pensée

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aucune, n ayant que dureté et forme, les uns ronds, les autres crochus, formant par leur m.écanique tous ces spectacles autour de nous, et nos corps mêmes, et jusqu'à nos passions. Car le grand Descartes, et Spmoza après lui et encore mieux, sont allés jusqu'à cette réflexion décisive que, même en nous, même râm.enées à nous, nos passions sont comme les orages, c'est-à-dire des flux, des tourbillons, des remous d_atomes gravitant et croulant, ce qui ruinait leurs brillantes preuves, ht telle est la seconde étape de la Sagesse matérialiste. Après avoir nié le « Dieu le veut » et le présage ou signe dans les cieux, l'homime en colère arrive à nier le • je le veux », et à se dire : " Ce n'est que fièvre et chaleur de sang, ou force sans emploi ; couchons-nous, ou manions des poids. >>

Mais qui ne voit dans ces hardies suppositions et dans ces percep- tions nettes, la plus belle victoire de l'esprit ? Pratiquement nul n'en doute. Penser, réduire l'erreur, calmer les passions, c'est justement vouloir, et vaincre l'aveugle nécessité en même temps qu'on la définit. Je sais qu'il y a plus d'un piège ; et il arrive que celui qui a reçu l'idée m.atérialiste, sans l'avoir assez faite et créée par sa propre Volonté, est souvent écrasé à son tour et mécanisé par cette autre théologie, disant qu'on ne peut rien contre rien, et que tout est égal, sans bien ni mal, sans progrès possible. Com^m^e un miaçon qui m.urerait la porte avant de sortir. Mais ce danger est plus théorique que réel. Dans le fait, je vois que le spiritualiste à l'ancienne mode tombe neuf fois sur dix dans l'adoration des passions et dans le fanatisme guerrier, ce qui revient à adorer les forces matérielles ; au lieu que c'est le hardi matérialiste, neuf fois sur dix, qui ose vouloir la Justice et annoncer les forces morales.


CLXVIII


L'Inconnaissable, dit Barres. D'autres disent le Mystère. Voilà ce que représenterait l'église du village. Chanson trop connue ; ce n'est pas tout à fait cela. L'Inconnaissable a un temple dans la nature des choses ; c'est sous le ciel et loin des hommes qu'il y faut penser. C'est sur le rivage de la mer, au bord du torrent, ou en vue des mon- tagnes neigeuses qu'il faut saisir la Nécessité. Et encore est-elle mal


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nommée Inconnaissable, car nous h connaissons assez bien ; ce qui serait inconnaissable, c'est le dessein que l'on voudrait chercher dans ces choses qui s'engrènent et se poussent et se retiennent les unes les autres ; mais mieux on les comprend, moins on y cherche une fin et une volonté ; c'est ainsi. Ce sont les jeux de l'imagination qui nous ramènent à une ambiguïté impossible ; c'est ainsi ; cela ne pouvait être autrement ; il n'y a de mauvais vouloir ni dans les eaux, ni dans les terres, ni dans le vent ; ni mauvais vouloir ni aucun vouloir. Ni justice ni injustice dans les choses. Et celui qui n'a pas réglé ses juge- ments sur ce spectacle de la Nécessité est encore éloigné de la haute culture.

L'église de village enseigne tout à fait autre chose, qui n'est point inconnaissable, mais qui est parfaitement connaissable au contraire, c est la justice. La Nécessité joue ses drames aussi dans la cité des hommes. Il y a les passions ; il y a l'inégalité ; il y a la guerre. Mais les hommes ont une autre vie ; ils savent que cela ne devrait pas être. Quand celui qui a raison est vaincu, il a raison tout de même ; quand un homme méprisable se trouve fort et riche, il est méprisable tout de même ; et si j'ai fait une bassesse qui m'a mieux servi que vingt ans de probité f t de dignité, c'est une bassesse tout de même. Ainsi le fait ne décide pas de tout. Il y a un ordre de l'esprit, selon lequel le juste triomphe, sans gardes ni hallebardes. Cela n'est pas m.ysténeux, mais très clair au contraire. C'est pour y penser tous ensemble et pour le dire tous ensemble que les hommes vinrent aux églises. Non pas en plein air, où l'on sent trop les forces, mais dans l'œuvre humaine, dans la force humaine représentée avec son vrai visage humain, qui est symétrie, rosace et équilibre. Et dans un lieu sonore, qui grossissait les paroles.

Comment les marchands s'y établirent, et y vendirent de la rési- gnation, c'est assez connu. Et il peut bien arriver que quelque poète triste y vienne pour désespérer. En quoi il lit m.al dans ce livre de pierre, qui signifie clairement vie commune et volonté commune, contre toutes les forces du monde. A prendre ainsi les choses on com- prend bien qu'un esprit élégant, qui accepte si bien l'injustice, ait tourné prudemment autour de son sermon sans y entrer.


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LES PROPOS D'ALAIN


CLXIX


On finira par comprendre ce que c'est que la Foi, et cela terminera les querelles théologiques. Ce sont les travaux de l'illustre Kant qui éclairent la route ; mais ses œuvres effraient le lecteur, non sans raison. Et ceux qui le lisent, par métier ou par vocation, songent plutôt à le réfuter qu'à le comprendre, afin de se payer de leur peine par quelque petite victoire.

Selon mon opinion, son idée maîtresse est celle-ci. Il y a deux ordres de choses, celles qui sont, et celles qui seront parce qu'on les voudra. Le symbole des choses qui sont, c'est le ciel étoile au-dessus de nos têtes ; et l'on ne peut inventer ce qui est ; il faut le constater ; il faut s'incliner au lieu de vouloir ; discuter contre soi, au lieu de discuter contre le vaste monde. Par exemple, ne pas discuter puérilement sur la réalité des choses extérieures ; car il n'y a point d'autre réel que celui-là. S'y installer ; bien le décrire et mesurer ; se servir des idées pour ordonner l'expérience, et non pour la remplacer. Ne pas chercher SI Dieu est, ce qui revient à se demander si le monde est bon ou mau- vais ; il n'est ni bon ni mauvais ; il existe. Donc, ici, ne pas croire, mais savoir. Contempler la nécessité, sans espérance ni désespérance, sans petit ni gros mensonge, voilà la Sagesse Théorique. Ceux qui disent qu'il y a la Justice sont des menteurs, ou, plus souvent encore, des esprits faibles qui essaient de croire, alors qu'il s'agit seulement de connaître.

La justice n'existe point ; la justice appartient à l'ordre des choses qu'il faut faire justement parce qu'elles ne sont point. La justice sera si on la fait, si l'homme la fait. Voilà le problème humain.

N'allez pas ajuster ici votre microscope ou votre télescope. Vous ne découvrirez pas la justice ; elle n'est pas ; elle sera si vous la voulez. A quoi l'homme qui ne sait que constater et contempler répond : <• Je la voudrais bien ; mais comment pourra-t-elle être jamais si elle n est pas déjà ? Ce monde ne fait paraître que ce qu'il contenait ; c est fHDurquoi je cherche la justice, au lieu de la vouloir. '> Mais c'est brouiller les ordres. Je ne sais pas si la justice sera, car ce qui n'est pas encore n'est pas objet de savoir; mais je dois la vouloir, c'est mon métier

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LES PROPOS D'ALAIN

d'homme. Et comment vouloir sans croire ? Ce serait faire semblant de vouloir, en se disant tout au fond : < mon vouloir n'y changera rien ». Parbleu, si c'est ainsi que vous voulez, vous aurez gagné, la justice ne sera pas. Je dois croire qu'elle sera. Voilà l'objet de la reli- gion, dégagé enfin de toutes les nuées théologiques.

On voit que les hommes ne se sont pas trompés tout à fait lorsqu'ils ont affirmé qu'il faut croire, et que c'est le plus haut devoir humain. Seulement ils se sont appliqués à croire à quelque chose qui est, au lieu que l'objet propre de la foi, c'est ce qui n'est pas, mais qui devrait être, et qui sera par la volonté. En sorte que croire, c'est finalement croire en sa propre volonté. Ce qu'Auguste Comte exprimait aussi à sa manière, lorsqu'il disait qu'il n'y a qu'un Dieu, l'Humanité, et qu'une Providence, la volonté raisonnable des hommes. Barres ne trouvera point la vraie parole au sujet des églises, parce qu'il ne croit point.


CLXX


Les Dieux d'Homère me gâtent l'Iliade. Car ces hommes naïfs et si bien dessinés seraient entièrement beaux à voir, s'ils n'étaient conduits par les dieux invisibles. Leurs passions mêmes sont réglées au conseil des dieux ; leurs actions sont perpétuellement déviées. S'il faut éveiller ou endormir le courage, la colère, la défiance, un songe est bientôt envoyé. Un bon archer lance sa flèche comme il faut, mais une déesse protectrice détourne la pointe ; ou bien le héros est emporté dans un nuage. Deux idées dominent ces hommes et ce poème. Une destinée invincible, qui conduit aussi les dieux et qui règle donc aussi les courages ; et, avec cela, une intervention continuelle des dieux, qui contrarient et retardent le destin, sans pourtant arrêter l'événement principal, qui vient comme un nuage orageux. Ainsi est déjà dessinée cette théologie accablante pour l'esprit, d'après laquelle l'homme s'agite et Dieu le mène. Idée que je retrouve encore dans les ingénus disciples de Karl Marx, d'après lesquels le devenir des choses humaines se déroule selon un parfait mécanisme qui nous fait agir, vouloir, craindre et espérer, le tout bien vainement, selon l'époque et le moment. Théologie sans dieu.

Nos légendes sont meilleures que notre philosophie. Jeanne d'Arc

T. n 225 15


LES PROPOS D'ALAIN change les choses par bonne volonté, par liberté, sous l'idée d'un devoir impérieux. Ses dieux l'inspirent, mais ne l'aident point ; ce sont des idées seulemxent. Jamais une flèche n'est détournée ; aucun dieu invisible ne marche à côté de la cavalière. Tout va par ressorts humains, persuasion, contagion, confiance. Péguy, dans son épopée, fait naître d'abord l'espérance, ouvrière de tout ; mais ce bon poète veut encore un dieu dans les nuages ; c'est pourquoi il ne fera qu'une espèce d'Iliade à l'ancienne mode, bonne pour les biblio- thèques. Dans le fait Jeanne est seule ; l'idée est seule. Partout seule. Ses hommes la suivent sans la comprendre. On ne devrait point lire autrement cette épopée ; on ne peut s'y tromper. Il y a le bûcher de la fin, qui éclaire assez le commencement. On finit par considérer comme magie noire et diabolique ce miracle de volonté, ce dangereux miracle. Il n'y aurait donc qu'à vouloir pour changer tant de choses ? Prodigieux exemple pour tout l'avenir humain ; aussi tous les hommes de toute espèce de puissance devaient en être scandalisés. Car un vrai mJracle, selon l'ordre traditionnel, descend du ciel sur les hommes ; au lieu que ce nouveau miracle était seulernent dans le coeur. On peut bien dire que ni les rois ni les évêques ni les vrais héros ne s'y trompèrent. Hélas, aucun Dieu ne lui donna même du courage contre les flammes, à cette pauvre fille. '< J'aimerais mieux être décapitée cent fois... » Où sont les dieux d'Homère ?

Cette belle histoire, quand on l'aura tout à fait purifiée, sera la nouvelle Iliade. Et voici l'Evangile nouveau. « La paix sera si les homm.es la font ; la justice sera si les hommes la font. Nul destin, ni favorable, ni contraire. Les choses ne veulent rien du tout. Nul Dieu dans les nuages. Le héros seul sur sa petite planète, seul avec les dieux de son cœur, Foi, Espérance et Charité. « 


CLXXI

J'ai entendu ces jours-ci une conférence d'un missionnaire Mormon. Tout arrive. Et je puis donc vous annoncer qu'ils vont refaire chez nous ce qu'ils ont déjà essayé il y a cinquante ou soixante ans. Comme du reste ils ont renoncé à la polygamie, leur religion ne fera pas scan- dale. Et vous allez juger si cette religion ne ressemble pas à n'importe quelle religion.

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LES PROPOS D'ALAIN

D'abord une morale selon le sens commun, et très acceptable. Fraternité et égalité dans l'église. Charité active dans l'église et hors de l'église. Lutte contre la misère et contre les passions. Prière en commun. Action morale en commun, sous l'idée d'une Église aimée de tous, bien organisée, bien cimentée par la fidélité de ses membres. Résultats, peu de paresseux, très peu d'alcooliques, très peu de cri- minels, et une prospérité matérielle remarquable. Avec cela l'instruc- tion pour tous. Et enfin, comme fruits de choix, trois missionnaires qui viennent en France à leurs frais, dans l'intention de faire connaître leur doctrine et de sauver des âmes. Quand on entend ces nobles discours, on voudrait bien être Mormon ; mais on se dit en même temps qu'il y a heureusement beaucoup de Mormons partout, et bien plus qu'on ne croit, car les associations pour aider, pour instruire, pour purifier, pour sauver les pauvres gens, ne manquent pas chez nous. Et l'on demande : « En quoi donc votre religion est-elle une religion ? )>

Hélas, la réponse ne se fit pas attendre. Nous n'avions entendu que la morale ; il restait le dogme. Et voici en gros ce que c'est. Un Mormon croit en Dieu, naturellem.ent ; et cela n'effraie personne ; car on peut bien appeler Dieu la Justice que nous voulons, la Tempérance que nous voulons, la Sagesse que nous voulons. Mais ils ne s'en tiennent pas là. Un Mormon croit que Dieu s'est révélé au Fondateur, un nommé Smith je crois. Et ce Smith a vu Dieu et le Christ « comme je vous vois >'. Et ce Dieu lui a ordonné de chercher dans la terre, en un lieu dit, des plaques d'or où était tracée l'histoire des aborigènes d'Amérique. Et ce Smith trouva ces plaques d'or, et lut cette histoire, ce qui prouve clair comme le jour que le Dieu qu'il avait vu était bien le vrai Dieu. Ici, l'auditoire français commence à rire. Mais il y a des preuves de tout cela ; les plaques d'or ont été vues par des gens simples, qui en ont témoigné ; et même plusieurs d'entre eux étaient brouillés avec le Fondateur, et ils ont témoigné tout de même, témoignage d'or pur aussi, comme tout homme de bon sens le reconnaîtra. Et voilà donc pourquoi la Justice est bonne et désirable, la Sagesse bonne et désirable, le Courage bon et désirable, la Tem- pérance bonne et désirable ! En vérité, je n'ai pas attendu ces plaques d'or pour le savoir, ni le témoignage du Fondateur, ni le témoignage de l'ennemi du Fondateur.

Quelle confusion d idées ! Quel singulier mélange dans les reli- gions ! Quelle juxtaposition de maximes louables et de contes à faire

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LES PROPOS D'ALAIN

rire les enfants ! Et toujours les vérités les plus évidentes, et qui se tiennent debout par leurs propres forces, sont fondées sur des affir- mations d'ordre historique ou plutôt anecdotique, invraisemblables et invérifiables. On peut dire alors que si la conclusion tient, c'est bien malgré les preuves.


CLXXII


Je connais trois pamphlets contre la religion révélée. Le plus ancien, c'est un dialogue de Platon qui a pour titre << Euthyphron » ; puis le traité Théologico -Politique de Spinoza ; et enfin la Lettre à l'arche- vêque de Paris, de Jean-Jacques Rousseau. Ces trois auteurs sont religieux chacun à leur manière, mais s'entendent fort bien pour frapper les religions au bon endroit. Et voici l'argument.

Chaque homme trouve en lui-même une puissance de connaître que l'on appelle Jugement, Bon Sens, Raison, ou comme on voudra. Or, s'il y a quelque chose de divin au monde, comment peut-on croire qu'il se manifestera ici plutôt que là, par livres et prodiges, au lieu d'apparaître comme une notion évidente dans la conscience de chacun ? Cela n'est pas vraisemblable. Quoi ? Un homme qui n'a pas lu les livres saints, et qui a réfléchi noblement pendant une longue vie, en saurait moins qu'un sous-diacre qui a épelé péniblement l'Ecri- ture ? Dieu se manifesterait à ceux qui lisent plutôt qu'à ceux qui pensent ? Comment croire une chose pareille, si l'on admet l'existence d'un Dieu juste ?

Mais bien plus. La thèse de la révélation par le livre ou le miracle n'est pas seulement invraisemblable ; elle est absurde. Qu'est-ce qu'un livre ? C'est du noir sur du blanc. Qu'est-ce qu'un miracle ? Ce n'est qu'un rêve comme tous les rêves. Il faut lire le livre et lire le miracle, j'entends comprendre ce que csla signifie. Et comment le comprendre, sinon par le jugement naturel, ou, comme on dit encore, par la lumière intérieure ? De sorte que c'est toujours par la raison que chacun connaîtra Dieu, s'il le connaît.

Là-dessus le curé argumente. Il y a, dit-il, des esprits corrompus, qui n'arriveront pas à comprendre le Livre, ni le Miracle, si quelque Inspiré ou Prophète ne le leur explique. Bon. Mais comment l'Inspiré

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LES PROPOS D'ALAIN

ou le Prophète a-t-il lui-même compris, sinon par lumière naturelle ? Et comment saurai-je, moi qui l'écoute, si c'est réellement un inspiré ou un prophète, si ce n'est par mes lumières naturelles? Et enfin, les paroles de l'inspiré ne sont toujours que des sons, dont je ne décou- vrirai le sens qu'en moi-même, si je le découvre. *^ Pourquoi, dit Jean-Jacques, pourquoi tant d'hommes entre Dieu et moi ? >>

De toute façon, c'est toujours la conscience individuelle qui sera juge de la religion. C'est toujours par ma raison que je saurai si ce que l'on me raconte est juste et vraiment divin. Et Socrate, dans Platon, posait bien la question comme il faut la poser aujourd'hui : « Le juste est-il juste parce que les dieux le veulent, ou n'est-ce point plutôt parce que le juste nous apparaît comme juste que nous disons que les dieux l'ordonnent ? > Tout l'esprit laïque tient dans cette naïve question.

Et Spinoza de même, quand il fait voir qu'une apparition doit montrer ses titres, et prouver d'abord qu'elle est divine. Et comment le prouvera-t-elle ? Non pas en disant : « Je suis Dieu ». Même un phonographe peut dire cela. Mais en disant des paroles qui expriment une sagesse divine. Et comment en juger, sinon par sagesse humaine ? De sorte qu'on ne gagne rien à chercher la Sagesse dans les oracles, ou dans le vol des oiseaux, ou dans les voix célestes. C'est toujours en soi-même que chacun la trouvera, si on peut la trouver. C'est là le point. Vous donc qui auriez le goût d'aller argumenter contre quelque Silloniste, ou autre Papiste de bonne foi, ayez dans votre poche un des trois livres dont j'ai parlé, afin de ne pas vous laisser entraîner hors de la question.


CLXXIII


Qu'est-ce que la civilisation ? Ce n'est assurément pas un système d'usines, ni un système de forteresses, ni un système de lois. Des hauts-fourneaux, des canons, une guillotine, tout cela peut aller avec un réel état de barbarie ; et l'apparence de toutes ces choses flam- bantes, tonnantes et sanglantes est déjà assez sauvage. ' H

Une civilisation, c'est un système contre les passions. J'appelle passions les forces animales que l'homme trouve en lui-même, et


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LES PROPOS D'ALAIN

qui, SI Cil ne les enchaîne, font échec à rnitelhgencc et à la volonté. Tels sont le désir sexuel et la colère. Tous les drames humains sont tissés avec ces fils-là ; tous les vices et tous les crimes résultent de l'alliance du ventre et de la poitrine contre la tête.

La thèse de Balzac est que le catholicisme est un système admirable contre l'animal humain. Le plus beau, c'est que cet homme, qui rai- sonnait et observait de bonne foi, a montré aussi l'envers de l'étoffe royale, comment les plus viles passions s'accordent très bien avec le décor de l'ordre moral, et qu'au milieu d'une figuration costumée en évêques, prêtres et rois très chrétiens, les hommes et les femmes jouent toujours l'horrible tragédie grecque, avec des mensonges, des imprécations, des poisons et des poignards. Songez aux hommes d'Etat de Balzac. De Marsay est un monstre. Des Lupeaulx est un vil coquin. Maxime de Trailles est un bandit bien habillé. Les reines de Pans sont livrées à leurs passions ; elles engagent leurs diamants pour payer les dettes de jeu de ces Messieurs. Ainsi Balzac réfute Balzac. Le catholicisme a peut-être eu quelque puissance, un moment, contre des passions mal débarbouillées ; encore n'oublions pas que les catholiques arrangent l'histoire. Toujours est-il qu'il n'a pu que jeter un manteau d'hypocrisie sur Noé ivre.

Je ne le jugerais pourtant pas là-dessus. J'accorderais que ces effets sont dus à la puissance des passions, et vont contre la doctrine. Si donc quelque Pape de carrefour allait prêchant dans les villages la simplicité, la pureté, l'égalité selon l'Evangile, et chassait des églises les mauvais riches et les hommes de proie, je saluerais cet hommiC-là, et je passerais sur sa théologie. Mais nos prédicateurs de carrefours, quelle est leur doctrine ? Ils prêchent contre les pauvres, et pour l'inégalité des fortunes ; ils prêchent pour la guillotine, pour la guerre, pour l'oisiveté, pour le luxe ; ils ont avec eux les actrices, les bos- tonneurs, les flirteuses, les seigneurs à dentelles et les valets de lettres, toute la Barbarie organisée autour de la croix. Tout le système monar- chique, sous l'Esprit Catholique. La Religion sans Dieu. Ce sont bien les « Camelots du roy '^ Ils vendent de faux bijoux.


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CLXXIV


H y a Jeux voies pour FEglIse. Un Silloniste, un vieux curé de campagne, un philosophe de séminaire qui, pour attraper une hcence, s'est un peu formé aux bons auteurs, vont tout naturellement à la source des révolutions, c'est-à-dire à la conscience humaine toute naïve, et de là à un Dieu juste, pour qui il n'y a ni rois, m nobles, ni riches, ni forts. C'est une manière de dire que la valeur des hommes, non en monnaie animale, mais en vraie monnaie humaine, dépend seulement de leur sa^^esse, c'est-à-dire du pouvoir qu'ils prennent sur leurs passions. Que font-ils, en effet, sinon former l'image, ou l'idée, comme on voudra, d'un homme qui aurait vaincu la mort, la faim, le froid, la peur, et qui jugerait alors des choses humaines comme un esprit purifié de tout mélange avec la nature animale ?

Cette méthode est très bonne. Dès que l'on a seulement l'idée que le succès, la puissance ou l'argent n'ont pas la vertu de transformer le m.al en bien, il faut donc, pour juger du bien et du mal, que l'on tire ses pieds de la boue, que l'on oublie les désirs et les besoins que l'on a, les petits et gros mensonges que l'on fait, tous les moyens de parvenir, tout le poids du ventre. Cette abstraction est si naturelle que le moins philosophe la fait dix fois par jour. « Que voudrais-je, si mon jugement était libre ? Que voudrais-je si je n'avais pas peur, si je n'avais pas faim, si je n'étais pas paresseux ?" La réponse à ces questions définit le devoir pour moi, et le droit pour tous les autres. Cela revient à se demander : « Que voudrais-je si j'étais Dieu ? »

Remarquez que la question de savoir si un tel esprit sans passions existe n'a pas beaucoup d'importance. Je me dis : « Que voudrait Dieu s'il existait ? • Le vieux curé se dit : < Que veut le Dieu vivant ? > Manières de dire. Ce qui importe, c'est la réponse. C'est l'idée du Droit qui importe. Qu'elle soit ou non réalisée dès maintenant quelque part, au delà des étoiles ou dans quelque autre paradis imaginaire, cela ne change rien au problème humain. Le droit n'est pas autour de nous ; il devrait être. Redoutable trompette de Jéricho, qui réveiiie toujours un peu tout homme, si mort qu'il soit. Jugement dernier à chaque minute.

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L'autre voie est celle du jésuite. Il se moque de la Raison, et cache son Dieu derrière des nuées impénétrables. Il prend le réel comme imposé à l'homme, et la condition humaine comme elle est. Rien n'est plus diabolique à ses yeux qu'une conscience humaine qui ose faire le procès de Dieu et prononcer sur ce qui devrait être. Ainsi toute la vertu se trouve ramenée à l'obéissance et au respect des rites ; les devoirs sont de forme ; l'esprit est tué. Cette doctrme endort. Elle cache les désordres les plus visibles et les devoirs les plus clairs. Agissez donc en roi, si vous êtes roi, en riche si vous êtes riche, en bourreau si vous êtes bourreau, et ne jugez pas Dieu. Il y a une espèce de vérité aussi dans cette doctrine farouche ; il faut d'abord vivre et aller au plus pressé ; se contenter d'une justice bâtarde, et ruser avec les passions, puisqu'on en a. Le diable aussi a fait son Dis- cours sur la montagne. Il y a une chanson pour les festins des riches ; et une chanson pour les veillées des pauvres gens. Reste à savoir laquelle des deux l'Eglise chantera.

— « Vous êtes un nigaud, me dit le R. P. Philéas. Elle chantera les deux. »


CLXXV


Représentez-vous une Europe croyante, une Eglise digne du Christ, un pape qui sache parler au nom de l'amour universel, des prêtres qui obéissent sans aucune peur, sans aucun respect pour l'argent ni pour la force. Imaginez d'après cela, à la veille d'une guerre, quelque Adresse aux peuples occidentaux, lue en chaire dans toutes les églises, affichée partout, avidement comimentée. Voici ce qu'on y lirait, si l'Eglise était ce qu'elle dit. Que celui qui frappe par l'épée périra par l'épée. Que la violence, toujours laide, est tout juste permàse pour la stricte défense, mais qu'il faut toujours attendre l'attaque, et que celui qui la prévoit et la devance se rend coupable du péché d'homi- cide. Qu'il est donc rappelé aux rois qu'ils tombent sous la juridiction du Pouvoir Spirituel et encourent l'excommunication m.ajeure, s'ils usent de leur pouvoir pour préparer, préméditer et enfin accomplir des actes de guerre non justifiés par la stricte défense ; que cette excommunication délie leurs sujets de tout serment et promesse. Au nom du Dieu vivant, '■ de qui relèvent tous les empires ».

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L'Europe n'est pas croyante. Mais ne pensez point que la faute en soit à quelques dogmes subtils ou à quelques contes de nourrice. L'Eglise a perdu son pouvoir spirituel tout simplement parce qu'elle n'en a rien fait, toujours oublieuse des lois de Justice, de Fraternité et de Paix, toujours respectant les Forces et adorant les vainqueurs ; toujours désirant l'argent et les hallebardes, les échafauds et les bûchers, attributs du pouvoir temporel ; toujours oubliant la pauvreté, le courage sans armes, l'intrépide charité. Toujours contre les Révo- lutions et contre les Réparations. Dans l'affaire Dreyfus, les Loges montrèrent une faible idée de ce que le Pouvoir Spirituel devrait être. On peut en rire ; mais trouvez mieux.

Tolstoï fut le vrai pape un moment. Mais la continuité manqua, et l'organisation aussi, sans lesquelles il n'est pas de grands soulève- ments de conscience ; surtout la sagesse collective qui doit les modérer et les conformer à l'ordre humain. Les Positivistes forment une immense religion, mais trop oublieuse, aussi, de ses principes, corrompue sans doute par une participation étroite à la richesse et au pouvoir tem- porel. Je lisais ces jours-ci une noble déclaration d'Auguste Comte, dans la leçon finale où il considère ses immenses travaux. « Le fonda- teur de la Religion Universelle, disait-il à peu près, est aujourd'hui le seul, en Orient comme en Occident, qui n'ait pas fait, même taci- tement, la moindre concession dégradante aux idées et aux passions régnantes. »

Je me rappelle avoir vu, au temps de l'affaire Dreyfus, un positi- viste vêtu d'une redingote usée, coiffé d'un chapeau à ressort, et qui portait tranquillement une affiche jaune au bout d'un bâton. C'était un Avertissement des Pouvoirs Spirituels aux gouvernants. Personne ne riait ; chacun lisait. Les nobles discours mèneront le monde dès qu'on voudra. Les croyants ne manquent pas ; c'est l'Eglise qui manque. L'Esprit est enchaîné ; l'Esprit fabrique des poudres et pointe des canons.


CLXXVI


On veut opposer la Tradition à la Libre-Pensée, mais je ne suis point touché par ce conflit, qui me paraît purement imaginaire. Pour moi la Libre-Pensée est traditionaliste. Remarquez que nos religions


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sont bien jeunes, si on les compare à la Géométrie, à l'Astronomie et à ces belles hypothèses des atomes dansants et tourbillonnants, pre- mif i* modèle de toutes nos conceptions durables concernant la matière. De même la morale laïque forme déjà un édifice complet si l'on réunit Aristote et Platon. Il est impossible de ne pas remarquer que l'histoire d'une religion quelconque est toujours l'histoire d'une décadence après un beau commencement, comme si ces grands corps manquaient d'âme. Au contraire une pensée libre vole par dessus les siècles, continuellement fortifiée, toujours plus brillante lorsqu'elle a touché la terre. Le chrétien se moque du païen ; mais il n'est pas possible de lire dans Platon l'Apologie deSocrate, qui est le discours de Socrate aux juges, sans y reconnaître le modèle parfait de la religion humaine.

Les religions se nient les unes les autres. Il n'y a que le Libre- Penseur qui les comprenne toutes, qui les réhabilite toutes. Par exemple, dans les naïves superstitions des sauvages les plus grossiers, il faut savoir reconnaître un effort pour expliquer les songes, la vérité des songes, et en même temps une première esquisse du Culte des morts, que l'avenir humain devait seulement perfectionner et purifier. Pareil- lement la vraie signification du Christianisme échappe presque néces- sairement au prêtre, qui s'attache à ce qui est accessoire et arbitraire, au lieu d'y découvrir la Revendication Morale contre les forces. Mais aussi la Libre-Pensée est seule en mesure de comprendre toutes les aberrations qui résultent, soit de la structure du corps humain et des jeux de l'imagination, qui rendent compte des rêves, des présages et des superstitions, soit de la contagion irrésistible des émotions parm.i les hommes réunis et déjà disposés, par la puissance des vérités com- munes, aux prestiges de l'effusion, de l'adoration, de l'enthousiasme. Ainsi le libre-penseur est le seul qui nourrisse son esprit de tout le passé humain.

C'est pourquoi les études classiques délivrent l'esprit. Penser tout seul, cela est le propre du fou ; penser en compagnie, c'est la méthode de l'illummé. Il faut penser avec les Maîtres ; c'est par là que l'on peut concentrer en soi toute la force humaine, au lieu de la disperser en inventions arbitraires. Ceux qui n'ont pas assez lu la Bible de l'Hu- manité, même parmi les savants, montrent presque tous une instabilité et légèreté d'esprit inquiétante, même dans leurs études spéciales. D'où ils tombent aisément à un plat empirisme, joint à un scepticisme sans portée. A quoi ils trouvent pourtant un remède dans la pratique des sciences, car l'ordre des choses leur sert de soutien. Mais ceux

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LES PROPOS D'ALAIN

qui, sans autre culture, abandonnent la pratique des sciences, sont bientôt des âmes légères à tous les vents, et à la merci du premier miracle. Bref, ne cherchant point l'Humanité dans le passé, ils la trouvent enfin dans le présent, et trop mêlée d'animalité ; les voilà soudainement patriotes sans condition, religieux sans critique, soumis, conservateurs enfin, parce que leur esprit n'a point d'ancêtres.


CLXXVII

Le culte des morts est une belle coutume, et la fête des morts est placée comme il faut, au moment où il devient visible, par des signes assez clairs, que le soleil nous abandonne. Ces fleurs séchées, ces feuilles jaunes et rouges sur lesquelles on marche, les nuits longues, et les jours paresseux qui semblent des soirs, tout cela fait penser à la fatigue, au repos, au sommeil, au passé. La fin d'une année est comme la fin d'une journée et comme la fin d'une vie. Comme l'avenir n'offre alors que nuit et sommeil, naturellement la pensée revient sur ce qui a été fait, et devient historienne. Il y a ainsi harmonie entre les coutumes, le temps qu'il fait, et le cours de nos pensées. Aussi plus d'un homme, en cette saison, va évoquer les ombres et leur parler.

Mais comment les évoquer ? Comment leur plaire ? Ulysse leur donnait à manger ; nous leur portons des fleurs ; mais toutes les offrandes ne sont que pour tourner nos pensées vers eux, et mettre la conversation en train. Il est assez clair que c'est la pensée des morts que l'on veut évoquer, et non leurs corps ; et il est clair aussi que c est en nous-mêmes que leur pensée dort. Cela n'empêche point que les fêtes, les couronnes et les tombes fleuries aient un sens. Comme nous ne f)ensons pas comme nous voulons, et que le cours de nos idées dépend principalement de ce que nous voyons, entendons et touchons, il est très raisonnable de se donner certains spectacles, afin de se donner en même temps les rêveries qui y sont comme attachées. Voilà en quoi les rites religieux ont une valeur. Mais ils ne sont que moyen ; ils ne sont pas fin ; il ne faut donc pas aller faire visite aux morts comme d'autres entendent la messe ou disent leur chapelet.

Les morts ne sont pas morts, c'est assez clair, puisque nous vivons. Les morts pensent, et parlent, et agissent ; ils peuvent conseiller,

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LES PROPOS D'ALAIN

vouloir, approuver, blâmer ; tout cela est vrai, mais il faut l'entendre. Tout cela est en nous ; tout cela est bien vivant en nous.

Alors, direz-vous, nous ne pouvons oublier les morts, et il est mutile de vouloir penser à eux ; penser à soi, c'est penser à eux. Oui ; mais il est assez ordinaire que l'on ne pense guère à soi, vraiment à soi, sérieusement à soi. Quel est donc l'ami de la Justice qui pense continuellement à la Justice qu'il veut ? Aussi cela est plein de sens de se demander ce que les morts veulent. Et regardez bien, écoutez bien, les morts veulent vivre, ils veulent vivre en vous, ils veulent que votre vie développe richement ce qu'ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeu- sernent par-dessus le prochain hiver, jusqu'au prochain printemps et jusqu'aux premières feuilles. J'ai regardé une tige de lilas, dont les feuilles allaient tomber, et j'y ai vu des bourgeons.


CLXXVIII

Ce vieux mythe de Noël nous conte, par images, une grande chose. Plus souvent qu'on ne croit, tous les jours peut-être, quelque fils de l'Esprit vient au monde entre le bœuf et l'âne. Sa mère toute simple, et son père un peu rustre, adorent ce petit roi qu'ils ont fait. Rien n'est plus divin sur la terre qu'un fils des siècles qui naît jeune, sans une ride sur le front, sans un nuage dans les yeux. S'il grandit entre le bœuf et l'âne, sans se mentir à lui-même, voilà l'ouvrier de justice. Voyez-le marcher sur la terre ; les choses et les hommes s'ordonnent selon leurs vrais rapports dans ses yeux, miroirs du monde.

Il n'a pas quinze ans et déjà il étonne les docteurs, et il les effraye. Un mot de lui va plus loin que leurs livres ; cela vient de ce qu'il regarde les choses, tandis qu'eux ne regardent que les livres. Aussi déjà ils complotent entre eux, afin de tuer ce mauvais esprit-là. Mais en attendant il faut bien qu'ils cèdent devant cette force juvénile qui pense avant de parler, car le peuple écoute. Le peuple reconnaît son fils et son roi, et lui fait des triomphes. Comme la lumière dissipe les ténèbres, ainsi le Vrai prend la place du Faux, sans lutte, par sa seule présence. Les liens d'injustice se relâchent, car ce n'est qu'un nœud d'escamoteur qui lie le travail des uns à la puissance des autres ; il s'agit seulement de voir, au lieu de craindre et d'espérer ; il faut

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LES PROPOS D^ALAiN

dénoncer, non secouer ; les esclaves étirent déjà leurs membres, sur leur pauvre lit ; les aveugles voient, les sourds entendent, le paralytique va marcher.

Ici l'histoire devient tout à fait obscure. On sait que le paralytique n'a pas marché. Mais pourquoi ? On raconte qu'ils ont crucifié le Fils de l'Esprit. Mais non. Je l'ai reconnu hier. Il avait le front sou- cieux, les yeux glacés par l'âge ; l'orgueil, l'ambition, l'avarice avaient tracé des plis amers autour de ses lèvres. Il avait le manteau royal, et la couronne, et le sceptre ; les pauvres gens croyaient encore en lui ; mais lui ne croyait plus à lui-même. Quel sophiste l'avait enfin pris au piège, quelle fausse sagesse était entrée en lui, quelle lettre avait tué cet esprit, quel diable l'avait emporté, sur quelle mon- tagne, quels royaumes il lui avait offerts, quel amour terrestre avait corrompu cet amour céleste, quelle faiblesse de cœur avait obscurci cette vive intelligence, quelle erreur l'avait conduit de faute en faute jusqu'à ce qu'il désespérât de lui-même et enfin s'oubliât lui-même, c'est ce qui n'est pas facile à savoir. Les gens simples ne cherchent pas si lom ; ils disent que l'Enfant Dieu est mort à trente-trois ans.


CLXXIX


La philosophie est, aux yeux de chacun, une évaluation exacte des biens et des maux, ayant pour effet de régler les désirs, les ambitions, les craintes et les regrets. Cette évaluation enferme une connaissance des choses, par exemple s'il s'agit de vaincre une superstition ridicule ou un vain présage ; elle enferme aussi une connaissance des passions elles-mêmes et un art de les modérer. Il ne manque rien à cette esquisse de la connaissance philosophique. L'on voit qu'elle vise toujours à la doctrine Ethique ou Morale, et aussi qu'elle se fonde sur le juge- ment de chacun, sans autre secours que les conseils des Sages...

Toute connaissance est bonne au philosophe autant qu'elle conduit à la sagesse ; mais l'objet véritable est toujours une bonne police de l'esprit.

(Quatre-vingt-un Chapitres sur l'Esprit et les Passions, par l'auteur îs Propos d'Alain.)


des Propos d'Alain.)

237


TABLE DES MATIÈRES


I. — Quand la terre et le ciel se mêlent 7

II. — La vie facile, mes amis 8

III. — « Etre radical quand on est vieux », disait

Goethe 9

IV. — On ne parle que de la planète Mars 10

V. — Je lisais hier un article 12

VI. — Qu'est-ce au juste que l'Intelligence 13

VII. — Pour peu que l'on soit intelligent 14

VIII. — Tant que l'on n'a pas bien compris la liaison

de toutes choses 16

IX. — Une petite fille voyant qu'une promenade 17

X. — Nous sommes dans les comètes 18

XI. — L'autre matin, après une nuit claire 20

XII. — J'ai observé le trou du fourmi-lion 21

XIII. — Cuvier se moquait des théories de Lamarck. . 22

XIV. — On lit souvent que chacun ne pense qu'à soi. . 24 XV. — Un enfant qui se donne volontairement la

mort 25

XVI. — Il y a deux remèdes aux passions 26

XVII. — Quand on avale de travers 28

XVIII. — Je reviens à nos docteurs mystiques 29

XIX. — « Supprime l'opinion fausse, tu supprimes le

mal 30

XX. — Il est bon d'avoir un peu de mal à vivre. ... 32 XXI. — On devrait enseigner aux enfants l'art d'être

heureux 33

XXII. — Au Mélancolique je n'ai qu'une chose à dire. 34

XXIII. — La politesse fait partie de l'hygiène 35

XXIV. - Il est Minuit 36

XXV. — Le plus profond de la pensée de Victor Hugo. 37

XXVI. — L'autre jour vers midi 39

XXVII. — Les chevaux sont naturellement à peu près

aveugles -tO

239


TABLE DES MATIÈRES

XXVIII. — L'institutrice attend les premières feuilles.. 41

XXIX. — Il y a une vérité cachée 43

XXX. — Il faut que l'esprit scientifique 44

XXXI. — Le professeur Thalamas a encore reçu des

pommes cuites 45

XXXII. — Amyntas a été jeune comme tout le monde. . 47

XXXIII. — Un étudiant en Sorbonne me contait ses

pemes 48

XXXIV. — Nous traversons un vrai temps de Carême. . 49 XXXV. — Cette idée du <-^ Sur-Homme » 51

XXXVI. — La morale, c'est bon pour les riches 52

XXXVII. — Je suis bien d'avis que l'on explique aux

petits garçons 53

XXXVIII. — Beaucoup de radicaux 55

XXXIX. — Le Sociologue dit : « Je me défie de vos idées

abstraites 56

XL. — La Justice vaincra toujours 57

XLI. — De la neige, après de si beaux jours ! 59

XLII. — Il ne faut transformer que pour conserver.. 60

XLIII. — Le Sociologue me dit 61

XLIV. — Il est assez ordinaire que l'on attribue 62

XLV. — Quand on creuse dans la terre 64

XLVI. — Il y a deux espèces de moissonneurs 65

XLVII. — Je vois trois classes chez nous 67

XLVIII. — On dit communément que les maisons neuves . 68

XLIX. — L'occasion est belle 69

L. — Les forces sociales sont trop puissantes encore . 71

LI. — Voici une scène réellement tragique 72

LU. — Il y a une idée juste et profonde 74

LUI. — t Com.me on vit mal, dit l'un, avec ceux que

l'on connaît trop 75

LIV. — ^' Tout bon raisonnement offense 76

LV. — J'ai lu une bonne page du sculpteur Rodin. . 77 LVI. — « Ne désespérez-vous pas, puisque l'immora- lité gouverne 77

LVII. — Stendhal dans « La Chartreuse de Parme ■>. . 80

LVIIÎ. — Au sujet d'un de mes romans préférés 82

LIX. — Deux hommes s'échauffaient à parler des

élections 83

240


TABLE DES MATIÈRES

LX. — Il arrive encore assez souvent qu'un Drey- fusard 84

LXI. — Poursuivre un évêque 86

LXII. — Un Radical m'écrit 87

LXIII. — Il existe des Ligues pour la Paix 88

LXIV. — Le R. P. Philéas dit au jeune vicomte 89

LXV. — Monsieur Lesimple, ingénieur des mines. .. . 91

LXVI. — Je revois une toute petite ville 92

LXVII. — Une falaise calcaire, habillée de lilas 93

LXVIII. — On ht souvent dans les journaux 95

LXIX. — Les sermons sur le mariage sont à la miode. . 96

LXX. — Romain Rolland, dans son beau livre 97

LXXI. — Voici une constatation 99

LXXII. — Je reviens à ce terrible « Poil de Carotte ' 100

LXXIII. — On se tire quelquefois d'affaire au sujet des

danses impudiques ]01

LXXIV. — L'homme et la femme buvaient l'absinthe.. 103

LXXV. — Le jeu d'échecs n'a point changé 104

LXXVI. — Le blé lève, c'est le temps des corbeaux 105

LXXVII. — Ce qui distingue les socialistes de ce temps. . 106

LXXVIII. — J'imagine un petit nombre d'hommes 108

LXXIX. — Dans tous ces romans d'apparence scienti- fique 108

LXXX. — Le menuisier de campagne 110

LXXXI. — L'industrie n'est pas une fin par elle-même. . 111

LXXXII. — Quand j'étais enfant 112

LXXXIII. — On est effrayé lorsque l'on réfléchit 113

LXXXIV. — Nous souffrirons tous, plus ou moins, de

cette grève de mineurs 114

LXXXV. — Comme j'allais mettre encore un morceau de

sucre 116

LXXXVI. — J'ai assez loué l'avare 117

LXXXVII. — Le luxe est nuisible de deux manières 118

LXXXVIII. — La grande propriété dévore la petite 119

LXXXIX. — Quand on dit qu'une industrie est libre 121

XC. — Le socialisme n'est pas seulement une belle

construction ] 22

XCI. — Fenêtres fermées et loin de ce monde impar- fait 1 23


241


IM


TABLE DES MATIÈRES

XCÎI. - L'ouvrier parla 124

XCIIl. — Nier le droit de grève ;•••••. ^25

XCIV. — Plus j'y songe, et plus j'admire ce juge 127

XCV. — J'ai connu un policier admirable..... 128

XCVI. — Pourquoi vouloir qu'une punition soit juste. . 129

XCVII. — Ce matin, mon journal 130

XCVIII. — J'ai été saisi, une fois. 132

XCIX. — Les chroniqueurs ont souvent occasion 133

C. — Quels froids et plats discours à ces congrès de

médecins 1 34

CI. — Je connais un homme encore jeune 136

CIL — Au régiment il est de tradition 137

CIII. — Ce combat entre le Nègre et le Blanc 138

CIV. — Le vieux marquis s'appuya sur sa canne. ... 140

CV. — Ce juillet ressemble à un juin 141

CVI. — Le cocher Georges, tant qu'il fut cocher 142

CVII. — Je ne sais quel Sage de la Grèce > 143

CVIII. — < La démocratie n'est pas le règne du nombre . 1 45

CIX. — Le Radicalisme n'est par lui-même. ..*».*. 146

CX. — Notre élite ne vaut rien 1 47

CXI. — « Napoléon avait été sur le point 149

CXII. — Il ne manque pas de gens 150

CXIII. — Ce n'est déjà pas si facile, de trouver un

député -. i . . 151

CXIV. — Quand ils ont dit que la Proportionnelle. ... 153 CXV. — Comme je pensais au scrutin d'Arrondisse- ment 154

CXVI. — Les Membres de l'Association Amicale 155

CXVII. — On est étonné lorsqu'on rencontre encore 157

CXVIII. — Un régiment passe 158

CXIX. — Le corps humam n'est pas toujours disposé

selon la volonté 159

CXX. — Il faudra que nous arrivions, mes amis 160

CXXI. — Comme quelques-uns des bons amis avec qui

je me trouvais 162

CXXII. — Il y a longtemps que l'on compare 163

CXXIII. — On ne juge point sa propre mère 164

CXXIV. — Il faut penser à la question d 'Alsace- Lorraine . 165

CXXV. — Ceux qui reviennent d'Allemagne 167

242


TABLE DES MATIÈRES

CXXVI, — « Hugo von Teufelsberg, lieutenant de réserve

au 10^ uhlans ^ 168

CXXVI I. — Comme je disais récemment. 1 70

CXXVI II. — L'élan, l'entrain, la bonne hiiméUf 171

CXXIX. — Nous avons une armée solide 1 72

CXXX. — Comme je réfléchissais de noUveâu 173

CXXXI. — Au sujet de la Guerre ; . . 175

CXXXII — Il eàt nécessaire que les citoyens i 1 76

CXXXIII. — Lisons Corneille, c'est le moment 177

CXXXI V. — Je revoyais en rêve ces Martiens 178

CXXXV. — Un grand amî à moi me disait hier 180

CXXXVI. — Le jugement en nous est comme la cime de

l'arbre 181

CXXXVI I. "— Chacun est guerrier, oui, même la plus faible

femme 1 82

CXXXVIII. — Le style des nouvelles officielles 183

CXXXIX. — Le courage dépend de l'entraînement aussi. . 185

CXL. — Le plateau, lourde terre à blé 186

CXLI. — On dit souvent que les chemins de fer 187

CXLII. — Au sujet de ce tableau de Poussin 188

CXLIII. — Le jeune prince, qui s'ennuyait 189

CXLIV. — Parmi tant de gens qui essaient de bien parler. 190 CXLV. — Hier, je partais en guerre contre les beaux- arts 192

CXLVI. — Je lisais, ces jours^ci, les « Promenades dans

Rome » 193

CXLVII. — Il y a encore une erreur que je veux signaler. . 194

CXLVIII. — Il n'y a pas longtemps, j'ai vu 195

CXLIX. — La liberté ne vaut rien pour un artiste 197

CL. — On se moque des cubistes 1 98

CLI. — J'ai vu hier une collection de dessins d'en- fants 199

CLII. — Je me suis souvent demandé pourquoi une

église neuve 201

CLIII. — Un poète, un historien et un architecte 202

CLIV. — Automne c'est la couleur et la musique 203

CLV. — Il y a une beauté dans les cloches 205

CLVÎ. — A un débutant qui déclamait 206

CLVII. — Un coq de basse-cour 207

243


TABLE DES MATIÈRES

CLVIII. — Treize heures, quatorze heures 209

CLIX. - L'illustre Kant 210

CLX. — Hugo n'aimait pas Stendhal 211

CLXI. — Herriot demandait l'autre jour pourquoi Hugo. 21 3

CLXII. — Comment dessiner Tolstoï 214

CLXIII. — Je lisais ces jours-ci 215

CLXIV. — Quand les gelées ont fait tomber les feuilles. . 21 7

d-XV. — Qu'allez-vous chercher au cimetière ? 218

CLXVI. — Il ne manque jamais de gens pour dire 220

CLXVII. — Le Congrès des Religions 221

CLXVIII. — L'inconnaissable, dit Barrés 222

CLXIX. — On finira par comprendre ce que c*est que la

Foi.. 224

CLXX. — Les Dieux d'Homère me gâtent l'Iliade.... 225

CLXXI. — J'ai entendu ces jours-ci une conférence 226

CLXXII. — Je connais trois pamphlets contre la religion

révélée 228

CLXXIII. — Qu'est-ce que la civilisation ? 229

CLXXI V. — Il y a deux voies pour l'Eglise 231

CLXXV. — Représentez-vous une Europe croyante.... 232 CLXXVI. — On veut opposer la Tradition à la Libre

Pensée . . ^ * * 233

LCXXVII. — Le culte des morts est une belle coutume 235

CLXXVIII. — Ce vieux mythe de Noël nous conte 236

CLXXIX. — La philosophie est, aux yeux de chacun 237


244


TABLE ANALYTIQUE DES DEUX VOLUMES


I


TOME I

ABEILLES XXXVIII

LXXII ACADÉMIE

ACCIDENTS XXV

ACTION LUI

AGES

AGRICULTURE

ALCOOL LXVII

ALSACE

AMITIÉ IV

LVII AMOUR. SOUFFRANCE XLVIII

FAUSSE ÉVIDENCE L

SOUVENT AVEUGLE LIX

LXIII

ZADIG LXVI

ÉVANGÉLIQUE XCVI

ILLUSIONS CXVII

TYRAN CXXII

MARIAGE CXXV

ARCHITECTURE


TOME II


LXIV

CLIX

CLXI

LXXXIX

XLV

XLVI

XLVII

LXXXI

CXXIV XXIV LXIX

LXVIII

LXIX


XVI LXVII

XLVIII CLIII


245


TABLE ANALYTIQUE

TOME l

ART DE VENDRE LV

ASSOCIATION XVII

ASTRONOMIE II

XXVII XXIX LXXX

ATTENTION LXXVI

AUTOMNE

AVARE

AVEUGLE-NÏ XVIII

AVION

BALZAC. PARTI-PRIS XCII

LES HUISSIERS CLXVI

GOBSECK

STYLE

BARRÉS XIII

BATEAU XXXVIII

XLII

BEAUX-ARTS CXIII

CLV CLVIII


TOME II


BEETHOVEN BERGSON...


X

XXVI XXX


I

CLIV LXXXVI

LXXVI


LXXXVI

CLX

CLXXXIII

CLXVIII


XVII

XLVIII

LV

CXL

CXLII

CXLVI

CXLIX

CLÎII

CLVI

XV

CXLVIII


246


TABLE ANALYTIQUE


BESOINS

BLÉ

BRIAND

BRIDOYE

BONHEUR

BOTANIQUE

BOURGEOIS

BOXE

CADRAN SOLAIRE

CALIBAN

CAPITAL

CARÊME

CASERNE

CATHÉDRALE . . . .

CAUSE

CÉRÉMONIE


CHAGRIN PLANANT, CHARITÉ

CHASTETÉ


rOME I


TOME II



XLIII


CXXII




CXII



XCIV


LI


XX


XXXV


XI


XXXVI



XXXIX



XLIX




XLVII



cm



XXVI


XVI




LXXXVII



XXXIV


CLIV


CXXVIII



CLII



CLXVIII


XXI



CLXXI


XXVI



L



LVII



LXX



CLXIV


LXIII



CLXX


XXV


CXXIX


XXXVI



LVII



CLXX


LXIX


LXXIII


CXXIV



247


TABLE ANALYTIQUE


CHAT

CHEVAL

CHIEN

CHIRURGIE

CIEL

CIVILISATION

CLASSES

CLEMENCEAU

CLOCHES

CLOU

COLÈRE

COMÈTE

COMTE

CONCERTS

CONCORDE

CONFÉRENCIER

CONSOLATION

COQ

CORBEAUX

CORNEILLE

CORPS HUMAIN

COURAGE

COUTUME

CRITIQUE D'ART

248


TOME I


TOME II


XIX



XLIII


XXVII


CXI



IV




XIX


XXIX


IV


LXXX


XXII



CLXXIII



XLVII



LXXX



CVI



CLV


LXXIX



LVII


XVII


XXVI


X


LIX


XLVI


CXXXV



CLX


CXLIII


XXVI



CLXII



LI




CLVII



LXXVI



CXXXIII


XLIV


XVIII



CXIX


XCIV


CXXXXI


CXLIV




LXXV



CLXiV


CLVIII


CXLV


TABLE ANALYTIQUE

TOME I

CRITIQUE D'ART

CROIRE VI

XIV XXI

CRUAUTÉ LXVIII

CULTURE XCII


DANTE

DARWIN XXXVIII

XL

DEBOUT CLXXI

DÉGRADATION XXXIII

DÉMOCRATIE CXXXVIII

DESCARTES VIII

IX XIX

DESSINS D'ENFANTS LXXXIII

DEVOIR

DICKENS CXLI

DIGNITÉ

DIVORCE CXXIV

DOUTE VI

DREYFUS

DROIT G

249


TOME II

CL LVII


XXIX

XXXIII

CXXV

CXLVII

CLXXVI

CLXV

XIII

XLIV


XXX

CVIII

CXII

CXLVI

VI


CLI

XXXVII

LXI

XXXVII

LXXÎI

XXIII

LX

XL


TABLE ANALYTIQUE


DROIT


DUEL

ÉCONOMIQUE


EFFERVESCENCE

ÉGALITÉ

ÉGOISME

ÉLITE

ENFANTS

ENNUI..,

250


TOME I


TOME II


CVI


LXII



LX



XLI



XCIII



XCIX



CVIII



CXXVI



XCIX



Cil


LV


XLIII


XLI


XLV


XCVII



CV


LXXVIII


CXVI


LXXXI


CXXII


LXXXIII


CXXVIII


XCI


cxxx


CIV



CIX



CXII



cxv



CXL



L


LXXIV


XXXIX


CIV


XCIII


CVI


CVII


LX


XIV



XXIV



ex


LXXII


XXVIII



LXXII



XX


TABLE


ANALYTIQUE





TOME I


TOME I!


ERUDITION




XXXII


ESCRIME




XXIII


ESPÉRANCE



CLXX


CXXXVII CLXX


ESPÉRANTO



cxx



EUCLIDE



LXXVII LXXXVI



FABIUS




CXXIX





CXXXII


FABRE




XII


FACTEUR



CXXXI



FATALISME



XXV


VIII GXXII CLXX


FEMMES



LIX


LXVI




CXXIII


LXX




CXXXVII



FIDÉLITÉ



IX

XII



FINALITÉ



XXXIV XXXVII


XII




XLIX


FOI



XIII


II




CLXX


CLXIX


FOURMI-LION




XII


FRANCHISE



LUI





LVIII


FRIVOLITÉ




CIV


GALLOIS



LXXXVIII



GÉNIE



X


CLXIII


GIL-BLAS




VIII


GŒTHE



III



251




TABLE ANALYTIQUE

GŒTHE

GOUVERNANTS

GRANDET

GREVE

GUERRE


GUÎ

GYGÈS

GYMNASTIQUE

HAMLET

HÉRÉDITÉ

HISTOIRE


TOME I


TOME II



CLV



CLXI


CXXXIX


XCV


CXLI


CXIII



VII



LXXXV



LI



XC



XCII


XLVI


XVI


LUI


XXV



XL


XCIV




L


CXLII


XCI



cm


CXLV


CXVIII



CXXII



cxxxv



CLXXV



CLXIV


LXX




XVII



XXIII



LVII



CXLIII



XLIV


XXVII


XXXI



XXXIII


XXXV .XXXIV



252


TABLE ANALYTIQUE

TOME I

HISTOIRE LXXXIX

HUGO

HYPOTHÈSE

IDÉE cm

ILIADE

IMMORTALITÉ CLXXII

IMPOTS

INDIVIDUALISME CXII

INDIVIDUS X

INSOMNIE XIX

INSTITUTEUR XXXI

INTELLIGENCE VI

INVENTION VIII

IRRITATION

JARDINS CLVII

JEANNED'ARC '.

JEAN VALJEAN

JÉSUS CLXXVI

JEU LIV

LXXII

JEUNESSE CXXI

JUIN CLXXVII

JUSTICE. FORCE LXXIV

PUISSANCE XCIII

FORCES MORALES XCVIII

253


TOME II

XXV

CLVII

CLX

X

XIII

CLXX

LXXXVII


XXVII

XXXVI

VI

X

XVII

CLXX

XXV

CLXXVIII

VI

XX

CL

CV

XL

XXXV

LVI


TABLE ANALYTIQUE


TOME


JUSTICE. GÉOMÉTRIE


XCIX



COUTUME


Cil



DISTRIBUTIVE


CIV



TRAVAIL


CXXX



TRÈS CHÈRE


H


AMITIÉ


XXIV


ÉGALITÉ



CVII

XXXIX

XCIII

XCVI


PEINES



CXXI


VOULUE


CLXIX


KANT



CLXIX


KIPLING


CLXIV



LIBERTÉ d'opinions


CXVIII


LX



CXIX


LXII


ANARCHIE


CXXXIII



INDUSTRIE



LXXXIX


TRAVAIL



XC


ARTISTES


CLXXIV


CXLIX


LIBRES PENSEURS


XVIII


CLXXVI


LIERRE

LIGUES


XXXVI


LXIII


LOIS ÏUSTES


CVII


LOIS NATURELLES


XXIII


IX



XXIX


XIX



XXXI


CV



XXXIII




CLXIV



LUNE


XXX



LUXE


XLI


LXXVIII


TOME II


254


TABLE ANALYTIQUE

TOME I

LUXE

MALES CXXIII

MARÉE XXXI

LXXXI MARIAGE CXXVI

MARX CVIII

MATÉRIALISME CLXXIII

MÉCANIQUE LXXIX

MÉDECINS

MÉMOIRE XXXV

MÉPHISTO

MER XXXI

MERCANTILISME

MÉTAPHYSIQUE XXI

MICHEL-ANGE

MILICES CLIII

MILITARISME CXLIX

CL

MILL CLXVII

MINE

MIRACLE

2M


TOME II

LXXXIIl

LXXXIV

LXXXVII

XCI

CIV

LXVI

LXX

IX

LXIX

LXXII

LXXXVÎII

CLXX

CLXVII

LXXIX

CXVil

C

III

XIX XLV

XLVIÎI CXXVIII CXXXII

cxx cxxx

LXV LXXXIV

XXV


TABLE ANALYTIQUE

TOME I

MIRACLE

MISÉRABLES

MOLLUSQUES CXLI

MONTAIGNE VII

IX

MORALE XCVII


MORALE SOCIALE, MORTS

MOUFLON

MUSIQUE


XCV CXIII


I

CLVII

CLX


NAPOLÉON CXLVIII

NATIONALITÉ

NEURASTHÉNIE XIX

XXII

XLV

LVI

NEUTRALITÉ CLXXV

NEWTON VIII

NIETSCHE

256


TOME II

XXXI

XLVI XXV CXVI


XXXVI

XXXVIII

LI

CLXXI CLXXIX

LIX

CLXV

CLXXVII

LV

CXLIII

CXLV

CXLIX

CLIV

CLV

CXI

CXXVI

V

XVIII

XX

XXII


XXXV


TABLE ANALYT


NIETSCHE

NOËL

OBÉISSANCE

OPINIONS INSTABLES

OPPOî^TUNISiME

OPTIMISME

ORDRE.....

ORDRE DES CHOSES

XXIX

OR

ORION II

XXVII

PAIX ARMÉE CXLVII

PAIX DÉCLARÉE CLI

PA^yIPSYCHISME CLXXIII

PANGLOSS XXIII

PAQUES CLXVIII

PARDON

PASCAL LXXXVII

PASSIONS XLVIII

L

LXVI

CXVII

CXXII


QUE



TOME I


lOME II



CLXIII



CLXXVIII


V



cxxxv




VII


IX


XXXIX


LIX


XV



CLXXVII


CXVI


CVI


XXIII


XIX


XXIV


XL!


T. II


257


LXXXV


XXV LXIII

XL!

XXXIV

XXV

CLXI

CLVII

XVI

XVII

XXXV

LUI

XCIX

CXXXVI

CLV

17


TABLE ANALYTIQUE


PASSIONS

PÉDAGOGUES, sauvageons

JEUX

JARDINS d'enfants. . LEÇONS DE CHOSES . .

astronomie

HYDROSTATIQUE

SCIENCES ET LETTRES, OREILLE

PÉDANT

PEINE DE MORT

PEINTURE

PENSÉE ANIMALE

PEUR

PHONOGRAPHES.. ,.

PHYSICIENS

PITIÉ

PLAINTES

PLATON. LE CIEL

LES PASSIONS

LAÏQUE

LA PUISSANCE

GORGIAS

258


TOME I

LXXI

LXXII

LXXVI

LXXVIII

LXXX

LXXXII

XC

XL XCII

ex


CLIX


I

VII

LXIV

CLI

CLVI

XXXII

LXV

L

XXIX

LXIX

XCI XCIIÎ XCIX


TOME II

CLXIII


XXVIII


XXVII XXIX


XCVII

XCVIII

CXLII

CXLIV

CXLVIII

XXII

XVII

XXV

XXXVII

LXVII


LU XXI


XXXV


TABLE ANALYTIQUE

TOME I

PLATON. LES PEINES CIX

DÉMOCRATIE CXXXVIII

BEAUTÉ CLXI

ENTKYPHRON

PLUIE

POÉSIE ::::: clvh

POLITESSE XI

LVIII

POLYTECHNICIENS LXXXVII

CXLI

PORTRAIT CLIX

POUVOIR SPIRITUEL * CXXXV

PRÉDICTION XX

PRESSENTIMENT " * XX

PREUVES XIV

pRiÈ^^^E ::: xxiv

XXXII

CXVII

PRODUCTION CXXVIII

cxxx

PROGRÈS , XXXIX


TOME II


XXXVIÎI

XXI

L

CXL

CXLÎV

CXLVII

CLVII

CLX

XXIII

XLVII


LUI LXXIÎ


CLXXV VIÏI

CLXXI IX


T. II


259


XLII

XLIV

LXXI

LXXVII

17*


TABLE ANALYTIQUE

TOME I

PROGRÈS

PROJECTILES

PROLÉTAIRES XXX

CXXXVIII

PROPHÈTES XX

PROPORTIONNELLE XII

PROPRIÉTÉ CVII

CXXXII

PROSTITUTION

PSYCHOLOGUES III

LXII LXVIII

PYTHAGORE XXVIII

RABELAIS

RADICALISME XII

CXII

RADIUM XXXII

XLI

RAISON COMMUNE CLXXV

REDRESSER III

RELIGION VOLONTÉ XIV

PRIÈRE CXVII

ACCEPTATION CLXVIII

IVRESSE CLXIX

CÉRÉMONIE CLXXI

260


TOME II

CLXVI

CXVII

XLVII

LXXX

LXXXII

VIII

CVIII

CXIII

CXVI

LXXXVIII

XCII

LXXIV

CLI

CLXII


XCIV

III

XXXIX

CIX

CXII

CLXI


XVI L


TABLE ANALYTIQUE

TOME I

RELIGION. HISTOIRE CLXXVI

OPIUM

MORALE

ART

PAGANISME

ORIGINES

PAMPHLETS

JÉSUITE

GUERRE

RENAN XIII

CLXXVI

RENOUVIER VII

REPENTIR

REPOPULATION CXXVII

RÊVES XVI

CLXXII

RICHESSE CXXVIII

RODIN

ROI CXXXVI

ROMAIN ROLLAND

ROSSIGNOL.. CLXXVII

ROUEN

ROUSSEAU CLXX

RUBAN ROUGE

RYTHME XXXIX

SAGESSE XCIV

CLXI SAISONS II


261


TOME II

II

XXXVIII

CLIII

CLXVI

CLXX

CLXXI

CLXXII

CLXXIV

CLXXV


XXV

LXXI

CXLVIII


LV XX

LXX

CLII

XXXVIII

CLIX

CI

LIV

I

XLI


tabule; ANALYTIQUE

TOME I

SAISONS

SATURNE

SCIENCE VI

XXXI

SENSUALITÉ LXIX

CXXIV

SERFS

SHAKESPE/^.RE X\^I

CXLIX

SILLONNISTES CXL

SINCÉRITÉ

SINGE CLXII

SOCIALISME CVIII

CXXXII

SOCIÉTÉ CLXXV

SOCIOLOGUES CXII

CXXXV CLXIX

SOCRATE CXXXIV

SOLEIL D'HIVER XV

SOLIDARITÉ CXV

SOMMEIL XVI

CLXXII SORBONNAGRES

SPINOZA XIX

STENDHAL CXLVII


TOME II

cv

XI

IV

XIX

CXVÎI

CLXVII

Lxviir

LXXIII

LXXXII

CXLIV

CXLIX

CLXXIV

LVIIl

XC

CXXXl

LXXVII

XXXIX

XLIII

XLIX

CXVIII

CLXXVI

XXXIV

LI

XLIII

XXIX

XXXIl

CLXXII

XXXVIII

LIV


262


TABLE ANALYTIQUE

TOME I


STENDHAL


stoïciens XLVIII

STYLE XL

XCII

SUFFRA.GE CXXXVII

SUICIDE

SUxRMONTER V

SYNDIQUES XXX

CVIII

CXVI

CXXXVIII

TAINE XIII

TEMPÉRANCE XCIV

THALAMAS

THÉOLOGIE XXI

TITANIC

TOLÉRANCE CXVIII

TOLSTOÏ CLXV

TOTEM

TOURBILLONS LXXXII

263


TOME II

LVII

CXXXVIII

CXLVl

CLVIIï

CLX

XIX

XXI

CXLIV

CXLVII

CLVI

CLVIII

XXXIX

XV

LU

LXII

LXXVII

xc


XXXI

CLXVI

CLXXI

CLXXIV

XXXVII

LXVI

CLXII

CLXXV

XLV


TABLE ANALYTIQUE


TRADITIONS

TRAVAIL. MACHINES ..

REMÈDE

PATIENCE ..

GUERRE

LIBERTÉ

TROP LIRE

TROP LONGS

VER A SOIE

VÉRITÉ ENCHAÎNÉE, VERTU

VERTU MILITAIRE..

VIOLON

VOLONTÉ


XXXVII


TOME I


TOME II


XXVI!


CLXXVI


CXIV



XLI


LXXIX


XLII


LXXXII



LXXXIII


XLVII



XLIX



CXXI




XC


XXII


XXII


CLXIII



XXXVII




LXIV


XCIV


XXXVII


CXLVII


LVI


CLXI



CLII


CXXXIX


CLVII



264


ACHEVÉ d'imprimer LE VINGT-CINQ JUIN 1920 PAR FRÉDÉRIC PAILLART A ABBEVILLE (sOMME)




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