A soi-même  

From The Art and Popular Culture Encyclopedia

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"One must respect black. Nothing prostitutes it. It does not please the eye and it awakens no sensuality. It is the agent of the mind far more than the most beautiful color to the palette or prism."

French:

"Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n'éveille aucune sensualité. Il est agent de l'esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme."

Dutch:

"Men moet zwart respecteren. Niets prostitueert het. Het behaagt het oog niet en het wekt geen sensualiteit op. Het is veel meer het middel van de geest dan de mooiste kleur op het palet of het prisma."

--A soi-même (1922) by Odilon Redon

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A soi-même (1922) is an autobiographical text by Odilon Redon.

Full text[1]

A SOI-MÊME

Journal (1867-1915)

NOTES SUR LA VIE L'ART ET LES ARTISTES



PTioto H. Manuel.


ODILON REDON (Mai 1914)




ODILON REDON


A SOI-MÊME

Journal (1867-1915)

NOTES SUR LA VIE L'ART ET LES ARTISTES

Introduction de Jacques MORLAND


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PARIS H. FLOURY, ÉDITEUR

2, Rue Saint-Sulpice et 4, Rue de Condé 1922


EDITION DE LUXE

Cent vingt-cinq Exemplaires sur papier pur fil numérotés de 1 à 125.

Ces exemplaires sont enrichis d'une eau-forte originale d'Odilon Redon.



Odilon REDON. - PETITE MADONE

(d'après l'eau-forle)


Introduction


Les amis d'ODILON REDON n oublieront jamais son joyeux accueil lorsqu'ils venaient le surprendre au milieu de son travail. Sans quitter les gants de fil blanc avec lesquels il avait tenu le pinceau et la palette, il venait s'asseoir et son esprit s'épanouissait dans une conversation à la fois mesurée et enthousiaste. Il mettait dans ses propos une douceur, une discrétion qui invitait l'interlocuteur à développer librement sa pensée et il l'écoutait attentivement, avec une bienveillance inlassable, avec, pour tout dire, une affection où se dépensait la richesse juvénile de son cœur. C'est pourquoi les jeunes artistes qui ont eu le bonheur de le connaître trouvaient ses conseils si précieux. Ils ne pouvaient pas croire qu'Odilon Redon avait l'âge d'un vieillard : la jeunesse de son regard, la vivacité de son esprit, une certaine flamme communicative qui créait autour de lui une chaude et ardente lumière, son rire enfin, le rire de l'homme heureux de son travail et qui se repose satisfait, tout donnait l'illusion que le nombre de ses années, au lieu de peser sur lui, l'enrichissait encore.

Il avait été longtemps méconnu. Ses fusains, ses gravures, ses lithographies, tout ce qu'il appelait avec amour ses noirs ne fut apprécié que tardivement. Les difficultés du début de sa carrière l'avaient amené à chercher sa voie, lorsqu'il eut renoncé à accepter la contrainte des enseignements officiels. Autant pour s'éclairer sur soi-même que pour juger avec plus de précision les œuvres de ses contemporains, il fit de la critique d'art et collabora en 1 868 et 1 869

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à la Gironde. Uun de ses articles consacré aux Centaures, d'Eugène Fromentin, lui valut une lettre de celui-ci dont la conclusion est très élogieuse : « Si je n étais pas aussi directement en cause, je vous « demanderais la permission de vous dire, à mon tour, combien je « trouve original et hardi le point de vue où Vous placez la critique « et à quel point j'apprécie le talent que vous y déployez. »

Dans un autre article daté du 31 mai 1868, Odilon Redon décrit les œuvres nouvelles quil a remarquées au Sa/on, et les artistes dont il parle sont Courbet, Manet, Pissaro, Jongkind, Monet : ce jeune écrivain savait reconnaître les élus et, s'il avait persévéré dans la critique, il y eût tenu une place éminente et contribué par la justesse de ses jugements à mettre en valeur les meilleures œuvres de son temps.

Mais il appartenait à son art et, comme il Va dit : « On ne fait pas ïart qu'on veut... » // devait réaliser l'œuvre dicté par sa sensi- bilité profonde. Il fut un créateur au lieu de n'être qu'un critique. Ce n'est pas en vain cependant qu'on prend l'habitude de noter sur le papier des réflexions. Odilon Redon, dès qu'il avait du loisir, conti- nuait à prendre des notes. M""" Odilon Redon a pieusement recueilli les nombreux carnets où il cherchait à donner une forme à ses impres- sions personnelles. Il avait l'intention de les mettre en ordre et d en faire un livre. Déjà, à la demande de ses amis de Hollande, si fervents dans leur admiration et dont l'amitié lui était si douce, il avait voulu, en 1898, expliquer les origines de son art. Plus tard, à l'oc- casion d'une conférence faite sur son œuvre par Edmond Picard, à Bruxelles, il écrivit d'autres souvenirs ou plutôt, comme il le dit lui-même, des confidences, des aveux, des témoignages. Ce sont des notes analogues qui sont éparses dans les carnets, tantôt avec une date, tantôt sans indication aucune. Quelquefois une réflexion


ancienne a été reprise, transformée, raturée. D'autres sont répétées sous une forme presque identique.

Tels quils sont, ces carnets devaient servir à la rédaction du livre qui na pas été écrit. M"" Odilon Redon en a tiré la matière de ce volume qui offre, dans le désordre même des dates qui ont pu être fixées, une unité qui s'impose par une constante élévation de la pensée et par une pénétration toujours plus profonde des merveilles de Vart.

Sa haute conscience, son métier sûr font d'Odilon Redon l'un des Maîtres dignes de la glorieuse lignée de ceux pour lesquels l'art était un sacerdoce et non pas une carrière avantageuse. Ayant accompli sa tâche malgré tous les obstacles et reçu la récompense de son achar- nement à perfectionner son art, après ce bel exemple d'une vie d'ar- tiste noblement remplie, il nous offre ici ses pensées, comme une dernière gerbe de ces fleurs rayonnantes d'une vie surnaturelle et riante qu'il lui plût de créer au déclin de ses jours.

Jacques MORLAND.


CONFIDENCES D'ARTISTE


CONFIDENCES D'ARTISTE


A Monsieur A. BONGER en bonne amitié

J'ai fait un art selon moi. Je l'ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et, quoi qu'on en ait pu dire, avec le souci constant d'obéir aux lois du naturel et de la vie.

Je l'ai fait aussi avec l'amour de quelques maîtres qui m'ont induit au culte de la beauté. L'art est la Portée Suprême, haute, salutaire et sacrée ; il fait é clore ; il ne produit chez le dilettante que la délectation seule et délicieuse, mais chez l'artiste, avec tour- ment, il fait le grain nouveau pour la semence nouvelle. Je crois avoir cédé docilement aux lois secrètes qui m'ont conduit à façonner tant bien que mal, comme j'ai pu et selon mon rêve, des choses où je me suis mis tout entier. Si cet art est venu à l 'encontre de l'art des autres (ce que je ne crois pas), il m'a fait cependant un public que le temps maintient, et jusqu'à des amitiés de qualité et de bienfait qui me sont douces et me récompensent.

Les notes que je formule ici aideront plus à la compréhension de cet art que tout ce que je pourrais dire de mes concepts et de ma technique. L'art participe aussi des événements de la vie. Ceci sera la seule excuse de parler uniquement de moi.

Mon père me disait souvent : «Vois ces nuages, y discernes-tu, comme moi, des formes changeantes? » Et il me montrait alors, dans le ciel muable, des apparitions d'êtres bizarres, chimériques et merveilleux. Il aimait la nature et me parlait souvent du plaisir qu'il avait ressenti dans les savanes, en Amérique, dans les vastes forêts qu'il défrichait, où il se perdit une fois durant des jours, de l'existence courageuse et quasi sauvage qu il y mena jeune, hasardeux de fortune et de liberté.

Du récit qu'il nous faisait ainsi en famille de ses entreprises


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et de ses actes d'alors (11 fut colon, il eut des nègres), il m appa- raissait comme un être impérieux, indépendant de caractère et même dur, devant qui j'ai toujours tremblé. Bien qu'aujourd'hui, à lointaine et confuse distance, et avec tout ce qui reste de lui dans mes yeux, je vois bien au fond des siens, qui facilement s'humec- taient aussi de larmes, une sensibilité miséricordieuse et douce que ne réprimaient guère les dehors de sa fermeté.

Il était grand, droit et fier, avec beaucoup de distinction native. Né dans les environs de la petite ville de Libourne, où quelques villages et maintes familles portent notre nom, il était parti jeune pour la Nouvelle-Orléans, au moment des guerres du premier Empire, fils aîné d'une famille aisée, mais appauvrie par les duretés du temps. Son ambition était d'y acquérir de la fortune pour revenir au foyer natal afin d'y mettre une aisance atteinte et qui n'y était plus.

Il nous a confié bien des fois qu'il débarqua là-bas sans ressources, et qu'il dût faire, pour parer aux besoins matériels immédiats, divers métiers d'expédient, que la chance toujours accompagnait. Après avoir exploré et défriché des forêts, il devint rapidement possesseur d'une fortune assez grande, se maria avec une Française, et quelque cinq ou six années après son mariage, dut songer à revenir en France, moi déjà conçu, et presque à naître, second fruit de son union.

Les voyages sur mer étaient alors longs et hasardeux. Il paraît qu'à ce retour le mauvais temps ou des vents contraires risquèrent d'égarer sur l'océan le navire qui portait mes parents ; et j eusse aimé, par ce retard, le hasard ou le destin, naître au milieu de ces flots que j'ai depuis contemplés souvent, du haut des falaises de la Bretagne, avec souffrance, avec tristesse : un lieu sans patrie sur un abîme.

C'est quelques semaines après le retour que je vins au monde, à Bordeaux, le 20 avril 1840.

Je fus porté en nourrice à la campagne, dans un lieu qui eut


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sur mon enfance et ma jeunesse, et même sur ma vie, hélas ! beau- coup d'influence (1). C'était alors bien désert et sauvage; les lieux ont changé ; je vous parle de ce qui fut. On y allait alors en dili- gence et même en voiture à bœufs, locomotion monotone, d'une lenteur paisible et engourdissante. Mais l'esprit libre, les yeux dispos, on s'allongeait sur le banc du char pour ne plus voir que le déroulement du paysage, doucement, délicieuse- ment, à peine remué sur place, en état fixe de suggestive contem- plation.

On traversait ainsi sans bruit, ni les surexcitations d'un voyage d'aujourd'hui, et même sans fatigue, la route longue et triste qui s'allonge indéfiniment de Bordeaux à Lesparre, droite et seule, coupant des landes sans fin de sa ligne uniforme et haute de beaux peupliers. La vue s'y étend jusqu'à l'horizon, par-delà des genêts, ainsi que sur un océan de terre, un infini. Mais sans y ressentir Tefïroi des solitudes de la Bretagne, ni la désolation de ses grèves, ni la mélancolie de leurs échos. On dirait que, dans l'air celtique, il s'est accumulé un long dépôt de l'âme humaine, pleine de jours et de temps, comme un esprit des choses, de légende aussi. Elle y chante ses chœurs qui sont la substance même de tout le peuple, de son passé, de son génie, la permanente évocation de ses tour- ments et de ses désirs.

Dans la région dont je vous parle, située entre les vignes du Médoc et la mer, on y est seul. L'océan, qui couvrait autrefois ces espaces déserts, a laissé dans l'aridité de leurs sables un souffle d abandon, d'abstraction. De loin en loin, un groupe de quelques pins, faisant entendre un continuel bruissement de tristesse, entoure et désigne un hameau, ou quelque parc pour des moutons. C'est une sorte d'oasis autour de laquelle de tranquilles bergers dessinent, avec de hautes échasses, leur étrange silhouette sur le ciel. Ces petits villages n'ont point d'églises. Partout l'humanité


(1) Peyrelebade, dans le Médoc.


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qu'on y trouve semble s'anéantir, éteinte et dissoute, chacun les yeux navrés, dans l'abandon de soi-même et du lieu.

C'est à travers ces arides plaines que j'ai passé la première fois enfant, avant l'éveil de ma conscience, presqu'en deçà de ma vie, j'avais deux jours.

Je les ai traversées bien des fois depuis : les bœufs furent remplacés par des chevaux, ceux-ci par le fer dur sur les voies et les engins du monde moderne — je ne récrimine pas. Il reste toujours là l'esprit de l'espace et des lieux déserts, et le bruissement harmonieux des pins sous le vent du large, et les bruyères, et le silence et l'admirable éclat de la lumière dans le clair azur.

Sur la lisière de cette lande, longeant le beau fleuve, s'allonge, étroit et resserré de vignes, le Médoc, avec ses résidences nettes, ses chemins étroits, son luxe de culture traditionnelle, où la terre est comme souveraine de tous les hommes riches ou infortunés.

Le vin, qui la fit autrefois célèbre, domine tous les espoirs des habitants qui lui sacrifient tout de leurs ressources ou de leur labeur. Mais il vient ou ne vient pas. Et pendant les années de disette, l'homme reste quand même assujetti au joug de sa culture. Domination mystérieuse. Il semblerait que ceux qui s'attachent ainsi à la terre, sous un pouvoir occulte, travaillent obscurément, mais bienfaisamment, à la durée nécessaire de ses sucs ; sorte de loi rétributive fixée à leur insu pour la délectation des êtres.

Je bénis ceux qui restent encore attachés à la culture de cette liqueur de vie qui nous verse encore à l'esprit un peu d'optimisme. Elle est un des ferments de l'esprit français ; elle est aussi la liqueur du rêve; elle exalte jusqu'à la mansuétude.

Dans ces régions du Médoc, mon père était possesseur d'un ancien domaine entouré de vignes et de terres incultes, avec de grands arbres, des genêts toujours, des bruyères tout près du château. Lorsque j'étais enfant, on ne voyait au delà du seuil que des terrains vagues garnis de ronces, de fougères, et des restes de larges allées plantées d'ormeaux et de chênes, routes abandonnées.


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à demi sauvages, qu'on réservait autrefois pour le service de tout domaine : un reste de solennelle grandeur, décor naturel, sans convention et sans lignes, taillé sans pénurie à larges coupes, en plein bois ou forêt vierge peut-être, à travers des terres qu'on ne mesurait pas.

Je fus confié là, dans ce vieux manoir, au sortir de la nour- rice, à la garde d'un vieil oncle, régisseur alors du domaine, et dont la physionomie débonnaire aux yeux bleus tient grande place dans les souvenirs de mon enfance.

Si j'interroge ces souvenirs autant qu'il est possible de faire renaître des états lointains d une conscience aujourd'hui défunte, et par les changements de sa survie, je me vois alors triste et faible. Je me vois regardeur prenant plaisir au silence. Enfant, je recher- chais les ombres ; je me souviens d'avoir pris des joies profondes et singulières à me cacher sous les grands rideaux, aux coins sombres de la maison, dans la pièce de mes jeux. Et au dehors, dans la campagne, quelle fascination le ciel exerça sur moi !

Très tard aussi, longtemps après — je n'ose dire à quel âge, car vous me traiteriez d'homme incomplet — j'ai passé des heures, ou plutôt tout le jour, étendu sur le sol, aux lieux déserts de la campagne, à regarder passer les nuages, à suivre, avec un plaisir infini, les éclats féeriques de leurs fugaces changements. Je ne vivais qu'en moi, avec une répulsion pour tout effort physique.

Les sensations reçues et dont il me reste un souvenir loin- tain sont celles de mes jeux avec les petits enfants de la maison, au milieu desquels on me laissait fort libre. Période confuse, d où la mémoire me sert assez mal, et qui ne refléterait d ailleurs ici que peu de chose, sinon les ébats éternels de l'enfance, loin des contraintes de la ville et de ses gênes.

J'étais tranquille, point batailleur, inhabile aux entreprises des vagabondages par les champs où les autres me conduisaient. J'étais plutôt confiné dans les cours ou le jardin, et occupé de jeux paisibles.


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J étais d'ailleurs maladif et débile, entouré toujours de soins ; on avait prescrit de m 'éviter les fatigues cérébrales.

Je fis à sept ans un séjour à Paris durant une année, et je me souviens des grandes promenades avec la vieille bonne qui m'accompagnait. Je vis à cet âge les musées. Une empreinte en ma mémoire est restée des tableaux de drames ; je n'ai dans les yeux que des représentations de la vie violente, à l'excès ; cela seul me frappa.

J'ai dit une enfance maladive, et c*est la raison pour laquelle je fus mis tard à l'école, à onze ans, je crois. Cette période est la plus triste et la plus lamentable de ma jeunesse. Externe cepen- dant; mais je ne me vois que tardif aux classes, travaillant avec un effort qui m'attristait. Que de larmes j'ai versées sur des livres d'ennui que l'on me prescrivait d'apprendre mot à mot. Je crois pouvoir dire que de onze à dix-huit ans, je n'ai ressenti que de la rancœur d'études.

Elles furent inégales, sans suite, sans méthode, faites dans deux pensions de Bordeaux, peu de latin. Je ne revivais et n étais heureux que les jours de sortie, durant lesquels je m'occupais. J'avais copié les lithographies d'alors selon les premiers modes de la hachure. J'en ai conservé quelques-unes. Ces vieux documents d'un premier âge, loin de me faire heureusement tressaillir, ne me donnent aujourd'hui que le frisson, comme la répercussion d'un spleen lointain, redevenu réel par ces images.

Rien de particulier autrement.

La grande émotion est à l'heure de ma première Communion, sous les voûtes de l'église Saint-Seurin ; les chants m'exaltent ; ils sont vraiment ma première révélation de l'art, outre la bonne musique que j'avais déjà beaucoup entendue en famille.

Ainsi pareillement jusqu'à l'adolescence, la divine adolescence. Etat d'esprit perdu à jamais ! Je fus le visiteur radieux des églises, le dimanche, ou bien je m'approchais au dehors des absides, sous 1 attirance irrésistible des chants divins.


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J allais de préférence dans les pauvres quartiers de la banlieue où les temples sont populeux, la piété plus naturelle et vraie. Ce sont là des heures dont je me souviens comme ayant ressenti une vie à son comble, haute et suprême, inouïe. Etait-ce par l'art? Etait-ce de communion avec le peuple que j'aimais, ou de la foule que j'aime encore ? J'ai retrouvé depuis dans Beethoven de suprêmes joies, mais elles me semblent diminuées de tout ce que l'humanité y cumule et la change : nous mêlons à la neuvième symphonie notre triste joie. Celle issue des chants sacrés me révélait entièrement alors un infini sans mélange, découvert comme un absolu réel, le contact même de l'au-delà.

Vers l'âge de quinze ans, on me donna pour le dessin un pro- fesseur libre, chez qui j'allais travailler les jours de sortie. Il était aquarelliste distingué, et très artiste. Son premier mot — je m'en souviendrai toujours — fut de m'aviser que je l'étais moi-même et de ne me permettre jamais de donner un seul trait de crayon sans que ma sensibilité et ma raison ne fussent présentes. Il me fit faire des études, qu'il appelait études sur nature, où je ne devais traduire que ce qui m'était motivé par les lois de la lumière et de la statique. Il avait horreur de ce qui s'exécute de pratique. Il apportait dans l'analyse des copies qu'il me faisait faire un sens pénétrant et subtil des procédés, une clairvoyance à les décomposer et les expliquer, qui m'étonnaient beaucoup alors, et que je comprends aujourd'hui. Il possédait des aquarelles des maîtres anglais qu'il admirait beaucoup. Il me fit faire des copies.

Très indépendant, il me laissait aller à mes sympathies. Il considérait comme un bon augure les frissons et les fièvres que me donnaient les toiles exaltées et passionnées de Delacroix. En ce temps-là, il y avait en province des expositions ouvertes à des envois nombreux des grands artistes. C'est ainsi que je pus voir à Bordeaux des œuvres de Millet, Corot, Delacroix, les débuts de Gustave Moreau. Mon professeur me parlait devant elles en poète qu'il était, et ma ferveur en redoublait. Je dois à mon ensei-


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gnement libre beaucoup des premières poussées de mon esprit, les meilleures sans doutes, les plus fraîches, les plus décisives ; et je crois bien qu'elles valurent pour moi beaucoup mieux que l'enseignement d'une école d Etat.

Lorsque, plus tard, j'allai à Paris pour tendre mon efïort à l'étude plus complète du modèle vivant, il était tard, heureu- sement ; le pli était fait. Je ne me suis guère départi, depuis, des influences de ce premier maître romantique et enthousiaste, pour qui l'expression était tout, et V effet une attirance ou subterfuge d'art indispensable. C'est avec lui que j'ai connu la loi essentielle de création ; j'entends la loi de constitution, ses mesures, ses rythmes, cet organisme d'art qui ne peut être appris par règles ni formules, mais qui se transmet et se communique par la commu- nion du maître à l'élève ensemble au travail. Le bon démon me prit ainsi. Quand ce sens me fut révélé, j'eus hâte de me laisser aller à la joie de m 'épancher en des esquisses. Et c'était vraiment un efïort de raison, de devoir, presque de vertu, quand il fallait me mettre à l'étude objectivement; je préférais tenter la représentation des choses imaginaires qui me hantaient et où j'échouai infructueusement au début. J'en fis cependant beau- coup : paysages, batailles, évocations d'êtres épars dans des plaines rocheuses, tout un monde de désespérance, noires fumées du romantisme qui m'embrumaient encore.

Je fis aussi des dessins d'après des estampes, ceux-ci avec un réel plaisir. S'il m'était permis de recommencer aujourd'hui mon éducation de peintre, je crois que je ferais beaucoup, pour la croissance et le plus grand développement de mes facultés, des copies du corps humain ; je le disséquerais, l'analyserais et le modèlerais même, pour le reconstituer aisément de mémoire à profusion. D'études de l'ossature, j'en fis beaucoup. On ne recon- naît la nécessité de cette science que plus tard. A soixante ans, Delacroix disait que, s'il recommençait sa carrière, il n'étudierait que le squelette (c'est bien l'aveu d'un peintre imaginatif) ;


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Il venait pour la première lois d'en posséder un. On dit que Michel-Ange se mit délibérément à l'étude de l'anatomie à l'âge de trente ou quarante ans. Quelle mystérieuse aventure que de venir au monde ainsi fait, inconscient du mode de développement de ses propres virtualités, et de provoquer en quelque sorte l'éveil de sa certitude, la connaissance de sa propre source et de sa force, à travers les mille périls des influences du milieu et du temps, ou des formules de la pédagogie ambiante !

J'ai gardé un souvenir tendre et pieux de mon maître et des heures ferventes d'étude et de douceur passées en son atelier (j'avais quinze à dix-huit ans), un atelier entouré à profusion des fleurs d'un jardin hors ville, dans le silence de la solitude, et sous le jour d'une large baie donnant lumière à la lisière d'un petit bois.

Plus tard, lors de mes venues à Pans, et au retour, je vis tou- jours ce professeur aimé parce que visiblement il adorait l'art, la musique, les beaux livres : il en parlait avec une flamme où se consumait sa substance. Mais lui, s 'étant retiré de Pans et de ses fatigues avec quelques déboires, il me revoyait affectueusement avec inquiétude. Considérant la lenteur où me tenaient d'infruc- tueux essais, il me conseillait de produire beaucoup, et quand même, pour faire, disait-il, ma " trouée ". Il pensait qu'à trente ans c'était bien tard pour donner le premier fruit. Il avait peut-être raison à l'égard de certains autres ; il se trompait pour moi. Je me cherchais encore à cet âge.

J étais aussi lié d'amitié avec Armand Clavaud, botaniste qui fit plus tard des travaux de physiologie végétale. Il travaillait dans l infiniment petit. Il cherchait — je ne sais trop vous dire — sur les confins du monde imperceptible, cette vie intermédiaire entre l animalité et la plante, cette fleur ou cet être, ce mystérieux élément qui est animal durant quelques heures du jour et seulement sous l'action de la lumière. Clavaud était extraordinairement doué. Nature de savant autant qu'artiste (ce qui est rare), toujours


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apitoyé sur les révélations du microscope, toujours à ses collec- tions d'herbiers qu'il visitait, soignait et classait sans cesse, il s'adonnait encore avec passion à la lecture et à des recherches littéraires, avec une érudition éclairée. Ainsi, il avait pu former dans le silence, les difficultés et l'isolement de la vie de province, une bibliothèque qui ne comptait que les chefs-d'œuvre, ceux des littérateurs de tous les temps. Il me parlait des poèmes indous, qu'il admirait et adorait par-dessus tout, et qu'il se procurait onéreusement, en s'imposant des privations dans sa pauvreté. Très avisé, il était au courant de tout. Lorsque parurent les premiers livres de Flaubert, il me les désignait déjà avec clairvoyance. Il me fit lire Edgar Poe et Baudelaire, Les Fleurs du Mal, a l'heure même de leur apparition. Il professait pour Spinoza une admiration quasi religieuse. Il avait une manière de prononcer ce nom avec une sensibilité et une douceur dans la voix qu'on ne pouvait entendre sans émotion.

Dans les arts plastiques, 11 goûtait la vision sereine de la Grèce autant que le rêve expressif du moyen âge. Delacroix, dont la peinture rencontrait encore beaucoup de réfractaires, était défendu par lui avec véhémence ; et j'entends encore la démonstration qu'il me faisait de ce sens de la vie et de la passion qu'il y sentait, me parlant de l'irradiation vitale qui s'épand des attitudes de ses guerriers, amants ou héros ; de la vie passionnelle, en un mot, qu'il y voyait et qu'il comparait au génie de Shakespeare, me disant qu'un seul mot des dialogues du dramaturge anglais dessine immédiatement en entier le personnage. De même chez Delacroix : une main, un bras aperçus dans un fragment de la scène traduisent aussi toute la personne.

Ah ! cette main dramatique et disproportionnée du père de Desdémone, et qui maudit ! Combien souvent m'en a-t-11 montré avec exaltation la beauté, la légitimité de sa déformation. Le style de cette main, en sa hardiesse, fut, je crois bien, l'initiale essence et la cause de beaucoup de mes premiers travaux.


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Je dois donc aux entretiens de cet ami, d'une intelligence si lucide, les premiers exercices de mon esprit et de mon goût, les meilleurs, peut-être, bien qu'il envisageât avec crainte les essais infructueux que je tentais alors dans mon art. Il me préférait occupé de lectures, peut-être à écrire, je ne sais.

Je le vis toujours lui aussi plus tard, lors de mes venues à Paris. Il était, quand je revenais à Bordeaux, mon refuge. Lorsqu'il mourut il y a quelques années, je sentis, soudain, qu'un appui me manquait. Sa mort me laissa un malaise. Je fus dans un litige, litige douloureux et sans issue devant l'mexorable. Je voudrais maintenant lui donner ma pensée résolue, et plus sûre qu'au- trefois. Il ne connut de moi que la sensibilité d'un être flottant, contemplatif, tout enveloppé de ses rêves. Lui, plus âgé que moi, dont l'instruction était forte et solidifiée de sciences, malgré son idéalisme, il était comme un bloc; je l'écoutais.

Voici quelques paroles de lui que j'ai notées :

« Le beau est 1 évolution libre, aisée de la force (force consi- dérée ICI comme bienfaisante). »

« Le laid est le triomphe de l'obstacle, ou le triomphe de la force malfaisante. »

« Il y a l'élément statique et l'élément dynamique; la beauté peut être calme et représenter le repos ou bien représenter le mouvement et la vie.

« Si je dis que le beau est le libre essor de la vie, la définition n'est point rigoureusement juste, parce que si je regarde un soleil couchant, une belle ligne de montagnes, ces objets ne sont pas vivants dans la parfaite acception du mot : le mot force convient mieux à la définition, le terme est plus général. »

« Le sublime est une évolution de la force bienfaisante mêlée à l'idée de réussite, de bien général, de justice. « 

« L'apothéose (ou faux sublime) est l'essor de la personne humaine, dans un sens personnel, égoïste, limitée dans le moi : c'est du pur égoïsme. »


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« Le sublime est de l'altruisme ; l'apothéose est le contraire. »

« Il y a une subordination dans les divers modes de la beauté. Une œuvre d'art est d'autant plus belle qu'elle a d'importance dans la durée et l'espace. »

« La grâce est la beauté du mouvement. »

Je vous parle toujours là de ma jeunesse. A dix-sept ans, j'entrepris, avec peu de foi et seulement au gré de mes parents, l'étude de l'architecture. J'ai travaillé journellement chez un architecte de talent, quelque temps aussi chez Lebas. J'ai fait beaucoup de géométrie descriptive, des masses d'épurés, toute une préparation en vue de l'Ecole dite des Beaux- Arts, où j'ai échoué dans les examens oraux.

Mais rien n'est perdu dans une étude ; je crois devoir beau- coup, comme peintre, à celle que je fis comme aspirant architecte, des projections des ombres qu'un professeur éclairé me fit faire avec une attention méticuleuse, appuyant l'abstraction de la théorie et des démonstrations sur des corps tangibles, et me proposant, dans les problèmes à résoudre, des cas spéciaux d'ombres projetées sur des sphères,, ou autres solides. Cela m a servi plus tard : j'ai plus aisément rapproché l'invraisemblable du vraisemblable, et j'ai pu donner de la logique visuelle aux éléments imaginaires que j'entrevoyais.

En somme je me suis fait seul, comme j'ai pu, et parce que je ne trouvais pas, dans l'enseignement que j'essayais de recevoir, mon vrai régime.

J'ai fait de la sculpture durant une année à Bordeaux, dans l'atelier particulier du professeur de la ville. J'ai touché là cette matière exquise, douce et souple qu'est la terre glaise, en m'es- sayant à des copies de morceaux antiques.

Ici, à l'Ecole dite des Beaux- Arts, à l'atelier X... (1). je fis un grand effort dans l'application à rendre des formes ; ces efforts


(1) L'atelier Gérome.


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furent vains, inutiles, sans portée ultérieure pour moi. Je puis vous le confier aujourd'hui, après avoir réfléchi sur mes facultés et mes pouvoirs au cours de ma vie entière, j'étais mû, en allant à l'Académie, par le désir smcère de me ranger à la suite des autres peintres, élève comme ils l'avaient été, et attendant des autres l'approbation et la justice. Je comptais sans la formule d'art qui devait me conduire, et j'oubliais aussi mon propre tempé- rament. Je fus torturé par le professeur. Soit qu'il reconnût la sincérité de ma disposition sérieuse à l'étude, soit qu'il vît un sujet timide de bonne volonté, il cherchait visiblement à m'in- culquer sa propre manière de voir et à faire un disciple — ou à me dégoûter de l'art même. Il me surmena, fut sévère ; ses corrections étaient véhémentes à tel point que son approche à mon chevalet éveillait chez mes camarades une émotion. Tout fut vain.

Il me préconisait d'enfermer dans un contour une forme que je voyais, moi, palpitante. Sous prétexte de simplification (et pourquoi?), il me faisait fermer les yeux à la lumière et négliger la vision des substances. Je n'ai jamais pu m'y contraindre. Je ne sens que les ombres, les reliefs apparents ; tout contour étant sans nul doute une abstraction. L'enseignement qu'on me donna ne convenait pas à ma nature. Le professeur eut de mes dons naturels la plus obscure, la plus entière méconnaissance. Il ne me comprit en rien. Je voyais que ses yeux volontaires étaient clos devant ce que voyaient les miens. Deux mille ans d'évolution ou de trans- formation dans la manière de comprendre l'optique sont d'ail- leurs peu de chose à côté de l'écart créé par nos deux âmes con- traires. J étais là, jeune, sensible et fatalement de mon temps, à écouter je ne sais quelle rhétorique issue on ne sait comment des œuvres d'un certain passé. Ce professeur dessinait avec force une pierre, un fût de colonne, une table, une chaise, un accessoire inanimé, un roc et toute la nature inorganique. L'élève ne voyait que l'expression, que l'expansion du sentiment triomphant des


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formes. Impossible lien entre eux deux, impossible union ; sou- mission qui eût amené l'élève à être un saint, ce qui était impossible. Peu d'artistes ont dû souffrir ce que j'ai vraiment souffert dans la suite, doucement, patiemment, sans révolte, pour me ranger, ainsi que les autres, dans la lignée ordinaire. Les envois au Salon qui suivirent cet enseignement, ou plutôt, cet égarement d'atelier eurent, vous le pensez bien, le même sort que mes travaux d'élève. J'ai persévéré dans cette impasse trop longtemps ; la conscience d'une conduite ne m'était point encore venue. On m'a fait, par cet éloignement où l'on m'a laissé, distinct des autres et indé- pendant. J'en suis fort heureux aujourd'hui. Il y a toute une production, toute une sève d'art qui circule maintenant hors des ramures de l'organisme officiel. J'ai été amené à l'isolement où je suis par l'impossibilité absolue de faire autrement l'art que j'ai toujours fait. Je ne comprends rien à ce que l'on appelle des

  • ' concessions " ; on ne fait pas l'art qu'on veut. L'artiste est, au

jour le jour, le réceptacle de choses ambiantes; il reçoit du dehors des sensations qu'il transforme par voie fatale, inexorable et tenace, selon soi seul. Il n'y a vraiment production que lorsqu'on a quelque chose à dire, par nécessité d'expansion. Je dirai même que les saisons agissent sur lui ; elles activent ou amortissent sa sève : tel effort, tel essai tenté hors de ces influences que les tâton- nements et l'expérience lui révèlent, sont mfructueux pour lui, s'il les néglige.

Je crois avoir eu le souci de la conduite de mes facultés ; je me suis cherché avec conscience sous les éveils et la croissance de ma propre création, et dans le désir de la présenter parfaite, c'est-à-dire entière, autonome, ainsi qu'elle devait l'être pour elle- même. Mais avais-je un tempérament de dessinateur ou de peintre? A quoi bon le chercher maintenant? Le discernement assez vain qu'a fait la pédagogie de ces deux modes importe assez peu. Cepen- dant, par analyse, nous les distinguons. La pratique du dessin me vint plus tard, appelée par la volonté, lentement, presque douloureu-


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sèment. J'entends ici par dessin le pouvoir de formuler objec- tivement la représentation des choses ou des personnes selon leur caractère en soi. J'y ai toujours tendu à titre d'exercice, et parce qu'il est nécessaire d'évoluer dans l'élément le plus essentiel de l'art qu'on exerce ; mais j'obéissais aussi aux inci- tations de la ligne seule — de même que je cédais au charme du clair-obscur. Je me suis encore efforcé de réaliser par le menu, avec la plus grande part de détails visibles, et avec relief, un morceau, un détail fragmentaire. C'était l'étude qui m'attirait le plus sans me préoccuper de son utilité. Ces fragments m'ont servi bien des fois depuis, à reconstituer des ensembles, et même à en imaginer. C'est là le mystérieux chemin de l'effort, et du pro- duit, dans l'acheminement d'une destinée. Il est quelquefois déci- sif, et très déterminé chez les uns ; il fut souvent troublé et inquiet chez moi ; mais jamais je ne perdis de vue une fin plus haute et n'ai résisté aux attirances que je sentais venir des autres arts. Je fus un fidèle écouteur aux concerts; j'ai eu constamment dans la main un beau livre.

Mon aptitude contemplative me rendit douloureux mes efforts vers une optique. A quel moment suis-je devenu objectif, c'est- à-dire assez regardeur des choses, assez voyant de la nature en soi, pour aller à mes fins et m'approprier des formes visibles? Ce fut vers 1865. Nous y étions en plein naturalisme d'avant-garde ; Courbet étalait à plein couteau de la vraie peinture. Ce classique méconnu faisait fermenter la jeunesse vraiment peintre. Millet bousculait aussi l'esprit des mondains en dessinant le pay.an en sabots et la rusticité de sa vie rase et passive. J'avais un ami qui m'initiait, en théorie et par l'exemple, à toutes les sensualités de la palette. Il fut pour moi comme le pôle opposé ; de là des dis- cussions sans fin. Nous faisions ensemble du paysage où je m effor- çais cependant à la représentation du ton réel. J ai réussi des études à ce moment-là qui sont sans aucun doute de la peinture, incontestablement .


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Ce compagnon de ma jeunesse indépendante me fut profitable, et la vie, avec ses hasards, ses duretés, ses offenses à nos goûts par les dures obligations de la nécessité, l 'éloigna plus tard de la peinture. Combien d'autres encore pleins de dons naturels, vont se perdre et se fondre ainsi à la suite des hommes quelconques ! Nous naissons tous avec un autre homme en nous, en puissance, que la volonté maintient, cultive et sauve — ou ne sauve pas. On ne sait point, on ne saura jamais, ce qui fait que celui-ci devient un artiste, cet autre un financier, ou un fonctionnaire, bien que partis ensemble, auréolés des mêmes virtualités. C est là un point insondable, irréductible. La fortune ou la pauvreté n'y sont pas un obstacle : on a son âme partout ; on dispose d'une matière partout. C'est affaire de conduite mtérieure, hors des faiblesses de la vanité ou des égarements de l'orgueil. Il y a des artistes de génie dans la misère, il y en a d'autres dans l'opulence. La fin d'une des- tinée est en soi-même ; elle suit des chemins cachés que le monde ne sait pas ; ils sont remplis de fleurs ou d'épines.

Qu'est-ce qui me rendit, au début, la production difficile et la fit si tardive? Serait-ce une optique ne concordant pas avec mes dons? Une sorte de conflit entre le cœur et la tête? — je ne sais.

Toujours est-il qu'à mes commencements j'ai toujours tendu vers la perfection, et, le croirait-on, la perfection dans la forme. Mais laissez-moi vous dire maintenant que nulle forme plastique, j'entends perçue objectivement, pour elle-même, sous les lois de l'ombre et de la lumière, par les moyens conventionnels du modelé ", ne saurait être trouvée en mes ouvrages. Tout au plus ai-je tenté souvent, au début, et parce qu'il faut autant que possible tout savoir, de reproduire ainsi des objets visibles selon' ce mode d'art de l'optique ancienne. Je ne le fis qu'à titre d'exercice. Mais je vous le dis aujourd'hui, en toute maturité consciente, et j'y insiste, tout mon art est limité aux seules res- sources du clair-obscur et il doit aussi beaucoup aux effets de la ligne abstraite, cet agent de source profonde, agissant directement


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sur l'esprit. L'art suggestif ne peut rien fournir sans recourir uniquement aux jeux mystérieux des ombres et du rythme des lignes mentalement conçues. Ah ! eurent-ils jamais plus haut résultat que dans l'œuvre du Vinci ! Il leur doit son mystère et la fertilité des fascinations qu'il exerce sur notre esprit. Ils sont les racines des mots de sa langue. Et c'est aussi par la per- fection, l'excellence, la raison, la soumission docile aux lois du naturel que cet admirable et souverain génie domine tout l'art des formes ; il le domine jusque dans leur essence ! « La nature est pleine d'infinies raisons qui ne furent jamais en expérience», écrivait-il. Elle était pour lui, comme assurément pour tous les maîtres, la nécessité évidente et l'axiome. Quel est le peintre qui penserait autrement?

C'est la nature aussi qui nous prescrit d'obéir aux dons qu'elle nous a donnés. Les miens m'ont induit au rêve; j'ai subi les tour- ments de l'imagination et les surprises qu'elle me donnait sous le ciayon; mais je les ai conduites et menées, ces surprises, selon des lois d'organisme d'art que je sais, que je sens, à seule fin d'obtenir chez le spectateur, par un attrait subit, toute l'évocation, tout l'attirant de l'incertain, sur les confins de la pensée.

Je n'ai rien dit, non plus, qui ne fût grandement pressenti par Albert Durer dans son estampe : " La Mélancolie ". On la croirait incohérente. Non, elle est écrite, elle est écrite selon la ligne seule et ses puissants pouvoirs. Grave et profond esprit qui nous berce, là, comme aux accents pressés et touffus d'une fugue sévère. Nous ne chantons après lui que des motifs écourtés, de quelques mesures.

L'art suggestif est comme une irradiation des choses pour le rêve où s'achemine aussi la pensée. Décadence ou non, il est ainsi. Disons plutôt qu'il est croissance, évolution de l'art pour le suprême essor de notre propre vie, son expansion, son plus haut point d'appui ou de maintien moral par nécessaire exaltation.

Cet art suggestif est tout entier dans l'art excitateur de la


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musique, plus librement, radieusement ; mais il est aussi le mien par une combinaison de divers éléments rapprochés, de formes transposées ou transformées, sans aucun rapport avec les contin- gences, mais ayant une logique cependant. Toutes les erreurs de la critique commises à mon égard, à mes débuts, furent qu'elle ne vit pas qu'il ne fallait rien définir, rien comprendre, rien limiter, rien préciser, parce que tout ce qui est sincèrement et docilement nouveau — comme le beau d'ailleurs — porte sa signification en soi-même.

La désignation par un titre mis à mes dessins est quelquefois de trop, pour ainsi dire. Le titre n'y est justifié que lorsqu'il est vague, indéterminé, et visant même confusément à l'équivoque. Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l'indéterminé.

Ils sont une sorte de métaphore, a dit Remy de Gourmont, en les situant à part, loin de tout art géométrique. Il y voit une logique imaginative. Je crois que cet écrivain a dit en quelques lignes plus que tout ce qui fut écrit autrefois sur mes premiers travaux.

Imaginez des arabesques ou méandres variés, se déroulant, non sur un plan, mais dans l'espace, avec tout ce que fourniront pour l'esprit les marges profondes et indéterminées du ciel ; ima- ginez le jeu de leurs lignes projetées et combinées avec les élé- ments les plus divers, y compris celui d'un visage humain ; si ce visage a les particularités de celui que nous apercevons quoti- diennement dans la rue, avec sa vérité fortuite immédiate toute réelle, vous aurez, là, la combinaison ordinaire de beaucoup de mes dessins.

Ils sont donc, sans autre explication qui ne se peut guère plus précise, la répercussion d'une expression humaine, placée, par fantaisie permise, dans un jeu d'arabesque, où, je crois bien, l'action qui en dérivera dans l'esprit du spectateur 1 incitera à


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des fictions dont les significations seront grandes ou petites, selon sa sensibilité et selon son aptitude imaginative à tout agrandir ou rapetisser.

Et encore, tout dérive de la vie universelle : un peintre qui ne dessinerait pas verticalement une muraille, dessinerait mal, parce qu'il détournerait l'esprit de l'idée de stabilité. Celui qui ne ferait pas l'eau horizontale ferait de même (pour ne citer que des phénomènes très simples). Mais il y a dans la nature végétale, par exemple, des tendances secrètes et normales de la vie qu'un paysagiste sensitif ne saurait méconnaître : un tronc d'arbre, avec son caractère de force, lance ses rameaux selon des lois d'expansion et selon sa sève, qu un artiste véritable doit sentir et représenter.

Il en est de même de la vie animale ou humaine. Nous ne pouvons pas bouger la mam sans que tout notre être ne se déplace, par obéissance aux lois de la pesanteur. Un dessinateur sait cela. Je crois avoir obéi à ces intuitives indications de l'instinct dans la création de certains monstres. Ils ne relèvent pas, comme l'a insinué Huysmans, des secours du microscope devant le monde effarant de l'infiniment petit. Non. J'avais, en les faisant, le souci plus important d'organiser leurs structures.

Il y a un mode de dessin que l'imagination a libéré du souci embarrassant des particularités réelles, pour ne servir, avec liberté, qu'à la représentation des choses conçues. J'ai fait quelques fantaisies avec la tige d'une fleur, ou la face humaine, ou bien encore avec des éléments dérivés des ossatures, lesquels, je crois, sont dessinés, construits et bâtis comme il fallait qu'ils le fussent. Ils le sont parce qu'ils ont un organisme. Toutes les fois qu'une figure humaine ne peut donner l'illusion qu'elle va, pour ainsi dire, sortir du cadre pour marcher, agir ou penser, le dessin vrai- ment moderne n'y est pas. On ne peut m 'enlever le mérite de donner l'illusion de la vie à mes créations les plus irréelles. Toute mon originalité consiste donc à faire vivre humainement des êtres invraisemblables selon les lois du vraisemblable, en mettant, autant que possible, la logique du visible au service de l'invisible.

Ce dessin-là découle naturellement et facilement de la vision du monde mystérieux des ombres, à qui Rembrandt, en nous le révélant, donna le verbe.

Mais, d'autre part, mon régime le plus fécond, le plus néces- saire à mon expansion a été, je l'ai dit souvent, de copier direc- tement le réel en reproduisant attentivement des objets de la nature extérieure en ce qu'elle a de plus menu, de plus particulier et accidentel. Après un effort pour copier minutieusement un caillou, un brin d'herbe, une main, un profil ou toute autre chose de la vie vivante ou inorganique, je sens une ébullition mentale venir ; j'ai alors besoin de créer, de me laisser aller à la repré- sentation de l'imaginaire. La nature, ainsi dosée et infusée, devient ma source, ma levure, mon ferment. De cette origine je crois mes inventions vraies. Je le crois de mes dessins ; et il est probable que, même avec la grande part de faiblesse, d'inégalité et d'imper- fection propre à tout ce que l'homme recrée, on n'en supporterait pas un instant la vue (parce qu'ils sont humainement expres- sifs) s'ils n'étaient, ainsi que je le dis, formés, constitués et bâtis selon la loi de vie et de transmission morale nécessaire à tout ce qui est.


A SOKMÊME

Journal (1867-1913)

NOTES SUR LA VIE L'ART ET LES ARTISTES


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A SOI-MÊME


1867-1868. — Si par enchantement ou par la puissance d'une baguette magique vous pouviez voir ce qui se passe dans un petit atelier des Allées d'Amour, entre ces quatre petits murs témoins de tant d'erreurs et de fautes, de tant de lassitude et de défail- lances, vous seriez étonné de la nouveauté de son aspect et de cette atmosphère toute nouvelle d'étude et de travail que l'on y respire.

Si l'on entend par génie le désir de faire si simple, si large, que la nature même soit traduite dans une mesure insensée, mais grandiose, j'en ai.


15 Octobre. — Je suis à la campagne depuis un mois; mon impression est celle que j'ai toujours eue, il y a longtemps, avant que la beauté de l'art m'ait été révélée. Un grand bien-être phy- sique, d'abord, ce qui n'est pas à dédaigner ; ensuite, une dispo- sition d'âme excellente qui influe sur le caractère et nous rend véritablement meilleur.

Donc, pour le moment je suis content ; je travaille.

L'isolement de l'objet aimé fait son éclat et sa force. Il grandit, il s'impose et prend plus que partout la loi de son empire.

Les hommes officiels se croient puissants parce qu'ils décernent des médailles, des récompenses.

Un artiste est puissant quand il a des imitateurs. Nul n*a reçu de diplômes des mains de Millet, Courbet, Rousseau, et que de peintres ont reçu d'eux cette influence directe et domina- trice qui les entraîne à eux quand même.

Il y a un livre à faire sur l Apothéose.

Les jurés officiels de peinture vous recommandent officieu- sement de présenter au Salon des œuvres importantes. Qu'en-


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tendent-ils par ce mot-là ? Un ouvrage d'art est important par la dimension, l'exécution, le choix du sujet, le sentiment, ou par la pensée.

Le principe du nombre n'entre pour rien dans les jugements portés sur le beau. Toute œuvre reconnue bonne et belle par un seul juré devrait être admise. Le Salon n'aura de diversité que lorsqu'il sera formé selon ce mode.


Que de désillusions en approchant très près d'un homme de génie ! Quelle illusion éternelle et intarissable le génie garde à l'égard des autres hommes !

Par la vision des murs de nos cathédrales, comme par celle des marbres de la Grèce ou de l'Egypte, partout où l'homme civilisé ou sauvage a vécu, nous revivons par l'art sa vie morale la plus haute; nous la revivons spontanément, radieusement et c'est une résurrection prodigieuse.

En somme, il faut souffrir, et l'art console; il est un baume. Et cet oubli que nous trouvons dans la recherche heureuse fait notre richesse, notre noblesse, notre fierté.

Ma vie dérogea peu de certaines habitudes coutumières, les déplacements rares que je fis ne m'ont pas permis d'interroger davantage les lois de mon expansion. Nos jours ont alterné entre la ville et la campagne ; celle-ci me reposant toujours, me don- nant, avec les forces physiques, des illusions nouvelles ; celle-là, et surtout Paris, m'assurant le tremplin intellectuel sur lequel tout artiste doit s'exercer sans cesse ; elle me donna surtout la conscience dans la direction de l'effort aux heures d'étude et de jeunesse : autant il est bon de s'abandonner quand on crée, autant encore il est bien de savoir ce qu'il est bien d'aimer et où l'esprit s'envole.

Rembrandt me donna des surprises d'art toujours nouvelles. Il est le grand facteur humain de l'infini de nos extases. Il a donné


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la vie morale à l'ombre. Il a créé le clair-obscur comme Phidias la ligne. Et tout le mystère que comporte la plastique n'est désor- mais possible que par lui, pour le nouveau cycle d'art qu'il a ouvert hors de la raison païenne.

Je n'ai vraiment aimé la peinture et mon art que lorsque — le pli étant fait, — après des efïorts en plusieurs sens, j'ai senti, je ne dis pas la virtuosité, mais tout ce que me donnaient d'imprévu et de surprises mes propres inventions : comme si leur résultat eût dépassé mes espérances. J'ai lu quelque part que le pouvoir de mettre ainsi dans un ouvrage plus de signification qu'on dési- rait soi-même et de surpasser en quelque sorte son propre désir par l'imprévu du résultat, n'est donné qu'aux êtres de sincérité et de loyauté entières, à ceux qui portent dans leur âme autre chose que leur art même. Je le croirais aussi : il leur faut le souci de la vérité, peut-être le don de pitié, ou d'en souffrir.

L'art serait-il un étai, un soutien de la vie expansive, et sup- poserait-il que, bornés et faibles, nous avons besoin de son appui ! Communion sublime avec toute l'âme du passé. Patrimoine gran- diose de l'humanité défunte.


1868, Mai. — Comment les villes de province, particuliè- rement celles qui n'ont pas de musées, ne songent-elles pas à posséder, enfin, une collection des superbes reproductions pho- tographiques des dessins à nous révélés par Braun.

L'étude qui fait tableau ne donne pas des ressources aussi durables que les morceaux fragmentaires établis sans souci d'ordre ni de mise en toile. Ce n'est pas celle que l'on consultera lorsque, dans le travail de l'atelier, on cherche l'appui du renseignement sûr. L'étude naïve, au contraire, celle que l'on fait dans l'oubli de ce qu'on sait avec désir d'approcher le plus docilement de ce qu'on voit, reste à l'inverse un document sûr, fécond, inépui- sable en ressources et dont on ne se lassera pas. « A côté d une


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incertitude, mettez une certitude », m'a dit Corot. Et il me fit voir des études à la plume, où les feuilles, par abondantes touffes, y étaient visibles, dessinées et comme gravées. « Allez tous les ans peindre au même endroit ; copiez le même arbre », m'a-t-il dit encore.


  • *

1869, Pans, 12 Avril. — La nature, dans une loi admirable, veut que nous profitions de tout, même de nos erreurs et de nos vices; c'est une vie incessante, un labeur continu dont la sève est intarissable. Un seul regard sur nous prouve la vie et nous montre le pas accompli. Qu'est-ce donc enfin que le retour d'un vieillard sur lui-même et toute la foi qu'il en retire?

Il y en a qui demandent ce que veut dire le mot spiritualisme. Ce sont ceux qui n'écoutent que leurs instincts et qui prennent pour de la folie les suprêmes révélations de la poésie. L'idéal est une chimère; l'éclat de la vérité, les certitudes de la conscience ont pour unique cause la nature de notre éducation première et le milieu où nous avons vécu.

Le mot spiritualisme sera toujours compris comme exprimant l'opposé du mot matérialisme. Le définir est impossible.

Le beau et le bien sont au ciel. La science est sur la terre; elle rampe.

L'espérance matérielle d'avenir immédiat donne dans l'action une grande énergie. Agir contre toute espérance est agir par vertu.

Le Code remplacera l'Evangile lorsqu'il sera l'expression sin- cère de la conscience universelle.

Lorsque la société mue par le bien apportera dans la loi l'es- prit de moralité et de bien qui préside à l'effort individuel, ce jour sera le règne définitif de la liberté et de l'obéissance au verbe divin.

Au commencement, l'idéal touchait plus particulièrement


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quelques hommes : c'étaient les prophètes. Leur empire était légi- time et la pression divine qu'ils exerçaient sur les autres était féconde et nécessaire. Mais les jours viennent où l'unanimité des vœux fera de la loi une expression docile de la grande conscience humaine et par conséquent le seul mobile de la liberté.


18 Août. — Ne nous décourageons pas, voyons un peu les autres et nous verrons qu'il ont tous une large part de tribulations et d'ennuis. Ce n'est pas avec l'or que nous comptons sans cesse, mais avec d'autres rigueurs. Nous comptons avec la maladie, avec le monde, avec le temps et les années ; nous comptons avec nos amitiés qui s'éloignent; nous comptons avec le cœur aussi; et cer- tes n'a-t-il pas ses raisons mystérieuses et son empire qui trouble les plus beaux jours ? Ne nous plaignons donc pas : le dur effort de la vie matérielle n'est pas le plus pénible. Je vous désire le pain sec, le pain dur, mais un cœur content.

D'ailleurs avec les ans qui nous surprennent survient aussi certaine sagesse qui fait l'obstacle moms lourd et le travail plus facile. Et l'étude, et les progrès ? Voilà les compensations qui nous sont acquises pour longtemps, pour toujours, et pour se renouveler encore.

On reconnaît un homme au choix qu'il fait de sa compagne, de son épouse. Toute femme explique l'homme dont elle est aimée, et celui-là réciproquement, peut révéler le caractère de celle-là. Il est rare à l'observateur de ne point trouver entre eux une foule de liens intimes et délicats qui lui rendront plus facile l'étude de la vie et la compréhension du cœur d 'autrui. Je crois que le plus grand bonheur sera toujours le fruit de la complète harmonie et le mal-être moral naîtra toujours en ceux qui n'ont point cédé. Le plus aimé des deux est le plus près de la perfection. Mais une par- faite union ne peut vraiment naître que dans le mérite; elle prouve de part et d'autre une mtelligence constante des droits réciproques


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et des devoirs. C'est là le secret de la paix et de l'harmonie : hors de là, c'est la discorde : mille preuves à l'appui pour celui qui sait discerner à travers les imperceptibles tendances du cœur, en ce monde infini d'aspirations et de désirs qui l'animent, le déchet dé- sastreux des biens perdus, les débris de la fête et les douleurs qui les accompagnent.


Il y a quelque chose du cœur qui se dessèche à la lecture des pages écrites trop près de la nature humaine. Le mal de quelques écrits est de l'avoir mise à nu, cynique et abjecte; il eut été mieux de nous la révéler dans ce qu'elle a de grand et de consolateur.

Ecrire et publier est le travail le plus noble, le plus délicat que puisse faire un homme, car autrui est en cause : agir sur l'es- prit d'un autre, quelle tâche, quelle responsabilité devant le vrai et devant soi-même ! Écrire est le plus grand art. Il traverse le temps et l'espace, supériorité manifeste qu'il a sur les autres comme sur la musique, dont la langue se transforme aussi et laisse dans la nuit des temps son œuvre du passé.

Votre mal est dans l'aristocratie. Dès l'heure de votre liberté, vous vous êtes jetés sur les biens de la terre, et les vices vous ont accompagnés. Egoïsme, concupiscence, despotisme, sensualité, oubli complet du bien général. Vous n'avez pas une ombre de vertu républicaine qui animait pourtant les hardis révolutionnaires, vos libérateurs généreux. De tous ces maux êtes-vous coupables? Qui répondra? La liberté entre vos mains ne pouvait briller d'un coup d'un éclat suprême. Le mal en est de la noblesse qui la pre- mière avait dévié; aux jours d'aflaiblissement et de doute, on en appelle à la foi absente; on oublie que la liberté implique force et faiblesse, et que cet abandon même en est la preuve.

La faute, la défaillance, ce perpétuel obstacle à la réalisation du bien, fait le prix de nos efforts.

Quand je suis seul, j'aime les grandes routes; avec moi seul, je


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m'entretiens. Mes pas libres vont facilement et mon corps laisse alors mon esprit sans entraves ; il discute, il raisonne, il me presse d'interrogations.

Mais avec Dieu, en ami de la nature, je préfère les sentiers embarrassés sous les obstacles d'un chemin sauvage que nul tra- vail humain n'a touché. Je laisse aller mon pied dans l'herbe humide et m'inspire au contact de la branche que mon visage effleure; les pierres, les buissons, quoique remplis de ronces, ne m'arrêtent que pour m'entretenir et me parler; et, même sous un bois noir, bien sombre, j'aime l'orage, la pluie abondante, le froid, les glaces et la neige; tous les frimas dont les hommes se plaignent ont pour moi un éloquent langage qui m'attire, me charme, et m'a toujours donné de profonds ravissements.

L'art plastique est mort sous le souffle de l'infini.

Heureux les sages dont la vie est pondérée, et dont les forces font équilibre avec le désir. Ils nous dominent, quelles que soient la médiocrité et l'infériorité de leurs intelligences; ils nous jugent, ils nous dominent parce qu'ils ne luttent pas. Une vie tranquille est une vie méritée. Les nobles l'ont; n'en soyons pas jaloux. Par leur haute assurance à vivre de loisirs, de leurs fortunes, ils ne choquaient que les âmes bien nées : ils ont l'honnêteté, la dignité, la bonté même; leurs manières sont exemptes des petites préoccu- pations bourgeoises : là n'est pas leur tort. Ils sont coupables uniquement dans l'égoïste erreur qu'ils ont eu de supposer le peuple incapable des sentiments qu'ils ont ; et aussi pour avoir donné à travers l'histoire ce fatal exemple de luxe, de superflu et d'anticipation personnelle, et dont le goût du bien-être, qui est un trait de cette époque, est la conséquence. Le peuple ne pouvait qu'imiter ce qu'il avait vu; et de là sa tourmente, car il n'a pas encore sa tradition. Les loisirs, le repos, la réflexion, l'occupation bienfaisante de la lecture n'avaient pas encore mis un peu d'idéal dans leur vie. Les soucis de la pensée n'ont pas encore fait sentir à ces âmes la noblesse et la dignité de la vie. Pouvait-il en être


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autrement ? Il eût fallu des anges pour vivre de sacrifice aux premiers jours de la liberté.

Il y a des rires stupides qui découvrent le cœur et mettent à nu les fonds cachés de 1 âme. Il y en a d'autres qui révèlent des joies célestes.

Un homme d'action n'est pas ironique.

La fin d'un jour rempli donne à l'esprit des compensations infinies. Le suprême loisir des âmes d'élite est tout entier dans ces heures exquises qui suivent l'effort douloureux et fécond. Il y a un âge où l'équilibre des forces permet de nous assurer ces joies cé- lestes et suaves, les plus belles de la vie, et les seules aussi qui nous donnent le droit de dire que nous avons vécu.




1870. — Le repentir est une nouvelle innocence.

Chaque jour qui s'en va porte avec lui sa peine, il soulève un peu le voile de la vérité. Le plus dur est de voir les amitiés s'attiédir ou s'éteindre; elles sont perdues souvent par les riens de la vie qui séparent les hommes en idées, en occupations, en habitudes, en plaisirs ; mais seulement les amitiés d'enfance sont plus sûres, et sur elles il est très doux de s'appuyer. Peuple dit bien des choses : il y a ceux qui lèvent les yeux plus haut et qui souffrent ; ils demandent un peu de repos. La dou- leur parle, ils se taisent. Les meilleurs sentiments sont au fond de leur âme, et, dans leurs yeux mouillés de pleurs, on ne voit que la bonté.

Il y a aussi le peuple qui en veut aux savants, aux penseurs et aux sages ; ce sont les parvenus et les rois eux-mêmes.

On ne juge les autres que relativement à soi, en les comparant à soi, au lieu de ne les envisager que par rapport à la vérité. Cet homme est plein de défauts que n'ont pas ses amis ; tel autre


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exalté comme s'il était un ange n'accomplira point ses devoirs sociaux. L'opinion n'est écrite nulle part.

La plus grande supériorité de Jésus est de s'être fait aimer sans contestation. Sa légende qui n'a grandi que ses qualités aimées, n'a porté au souvenir de l'humanité que la candeur de son sourire, ou de son doux et constant amour pour ceux qui l'approchaient.


On ne vit que par les usages ; sous les formes admises de la politesse qui ne sont autres que les apparences de l'amitié, de la bonté, on cache un fond misérable. Si tant de soins et de pratiques fausses sont nécessaires à la durée de la société, aux rapports des hommes, il n'est rien de plus hideux que les dehors de l'amitié cachant la haine.


Ce qui distingue l'artiste du dilettante est seulement dans la douleur qu'éprouve celui-là. Le dilettante ne cherche dans l'art que son plaisir.

Il y a de la douleur à réclamer auprès de ceux qu'on aime. L'esprit de justice prime la bonté, et cependant il y a des heures, heures d'amour et de grâce, où pour donner, pour aimer, on serait volontiers injuste. Je n'ai jamais pu lire en moi lequel est le meilleur, celui qui donne ? celui qui justifie ? Il y a là matière à beaucoup réfléchir.

Arriverons-nous jamais à la certitude, à la conscience d'avoir tout fait, tout donné? On marche continuellement dans un doute mêlé de confiance, et ces dispositions tiennent alternativement le fil de notre vie.

Et le monde, et la plupart de ceux dont nous tenons la main ne voient dans l'exercice d'un art qu'une occupation de délasse- ment et de repos !


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Le goût de l'art n'est rien auprès des soins du cœur. En chaque artiste est un homme, un être qu'il faut veiller aussi et cultiver. L'homme est peut-être le simple procédé pour l'œuvre de l'artiste. L'art est impuissant à rendre les nuances de ces situations et toutes les délicatesses de leurs influences.

L'artiste ne doit pas, d'autorité sacrée, se croire tant au-dessus des autres. Le sens de la création est bien quelque chose, mais il n'est pas tout. Tel homme fort médiocre, ou même entièrement nul à sentir la beauté, peut fort bien révéler des points très élevés et très nobles de la conscience. Certes, il faut bénir le Ciel de ce qu'il nous fait vivre dans un monde où Beethoven et le Dieu de l'art ont répandu la vie, et surtout s'enorgueillir delà comprendre; mais je trouve profondément égoïste et médiocre la souffrance toute personnelle de ceux qui pour cela voudraient primer.

Le monde est peuplé de parleurs intrépides et de blasphéma- teurs; le mal qu'ils font n'est qu'à eux-mêmes. Le vrai dommage, la véritable torture, n'est pour moi qu'au spectacle d'une fausse autorité qui s'impose. J'en veux à tous ceux qui, par leur crédit, leur position, l'autorité d'une parole irrégulièrement acquise ou- vrent aux âmes naïves les premières joies du bien ou de la beauté. J'en veux à tous ceux qui sous les voûtes de nos temples font en- tendre sur le bien des clameurs malsaines; à ceux qui martyrisent le génie; à ceux enfin qui, dans le champ delà conscience, faussent et pervertissent le sens naturel de la vérité. Ceux-là sont les vrais coupables. C'est là le mal qu'il faut conjurer.

Les positivistes n'ont pas l'amour du beau moderne. Sa mu- sique leur est fermée, si ce n'est la musique vivante, dramatique.

J'en ai connu d'une grande élévation de cœur, simples et tou- chants par leur bonhomie. Ils ont la bonté, la quiétude, quelque chose qui ressemble au sentiment du devoir rempli. Ils ont une part de la vérité, mais ils n'ont pas la vérité.

C'est une loi féconde et nécessaire que celle qui nous porte vers ce que nous n'avons point; nous aimons ce qui nous complète.


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Art, morale et justice vont à des fins meilleures. Erreur est de cher- cher la formule du poète. La nature est trop diverse dans son acti- vité infinie pour qu'il nous soit possible de pénétrer son action et d'en comprendre les procédés. Le cœur, l'amour dans sa fine docilité est encore le meilleur et le seul guide; ce n'est peut-être que par lui que la vérité se révèle : il a le tact, la certitude, l'affirmation.

Si un vague et perpétuel regret se mêle à toutes les heures de ta vie, s'il persiste, et s'impose obstinément à tes pensées, à tes actions, à tes loisirs, ta volonté n'est qu'une force égarée, ton devoir n'est pas complètement rempli.

On montre de l'orgueil dès la première intimité dans les choses de l'esprit ; ceux qui n ont vu de la beauté que le faste, l'extérieur, tout ce qui est sans la beauté interne, ont un plus grand amour pour eux que pour elle. Ils parlent avec emphase, ils entrent dans l'Église pour en être adorés. Cette préoccupation de leur personne est le signe de leur infériorité.

Ce qui reste et ce qu'il faut connaître des grands siècles, ce sont les chefs-d'œuvre. Ils en sont l'expression complète, unique et vraie. Aux autres époques, ce qu'il y a d'essentiel et de caractéris- tique dans les travaux de l'esprit humain est mieux écrit dans les documents secondaires, inférieurs, et plus près du peuple, ce véri- table artisan de toute chose.

Toute conduite qui laisse croire à autrui autre chose que notre pensée est un mensonge. Tout acte dont le mobile est dissimulé est un mensonge. Le silence même en certaines circonstances peut donner lieu à des équivoques. Où donc est la loyauté, la sincérité ?

L erreur commune aux gens du monde est de croire que le monde finit où ils sont. Un seul mot hors de place, un geste, la tenue, suffiront pour vous dérober. Le peuple n'est vu par eux qu'à l'épiderme.


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1872, Juin. — De toutes les situations morales les plus propices aux productions de l'art ou de la pensée, il n'en est pas de plus fécondes que les grandes douleurs patriotiques. C'est qu'en effet, les différends suprêmes qui naissent entre les peuples si divers dans leurs aspirations et leurs tendances, créent chez les individus qui les composent des préoccupations d'un ordre très élevé. Quand elles se résolvent par le sort des armes, c'est-à- dire par les risques de la mort, chacun de nous a dans une mesure quelconque fait un sacrifice utile à son élévation morale. Ces généreuses angoisses dépassent alors de bien haut, la zone étroite et confuse de nos préoccupations personnelles et dirigent nos sentiments vers une fin meilleure. Elles élèvent les cœurs, éclairent la conscience, stimulent la volonté, développent l'intelligence : les mots humanité, patrie, honneur, devoir reprennent pour chacun leur signification véritable. Elles font enfin que l'activité des esprits s'éloigne des faits particuliers pour s'élever vers des notions plus abstraites et plus générales.

A l'appui de ces réflexions, on peut voir que les plus impor- tants mouvements artistiques et nos plus grands épanouissements ont suivi de très près nos victoires et les désastres, et que dans l'intimité de notre évolution sociale, au cœur même de notre heureuse ou malheureuse patrie, l'ère du progrès et de la foi a suivi de très près l'heure solennelle et décisive de nos suprêmes révolutions.

Un observateur attentif pourrait voir à cette heure dans les productions de la pensée un caractère nouveau qui reflète dans une certaine mesure l'état moral du pays.

Vous avez la bonté propice et souveraine. Vous donnerez la vie à ceux qui vous approchent en élevant l'esprit, le cœur et tout ce qu'il désire.

Créature exquise, heureuse et charmante, votre approche


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est délicieuse et ineffable, elle rend meilleur et plus confiant, infiniment docile et tendre.

Doit-on vous dire que l'on vous aimeP Inclination bien idéale, plus pure que la tendresse et ses surprises, et qui persiste au sou- venir de charmes si jeunes et si purs, invincibles comme ceux des anges. C'est le timide émoi d'une adoration réservée, c'est la candeur, le chaste amour qui tient du frère et du fiancé.

Jeunesse, ô tendance du cœur, suprême et mystérieuse aspiration des âmes vers le ciel pur de la bonté, vous êtes la preuve de la vie future. Il y a dans vos discrets élans et vos mystérieuses exigences toutes les promesses de l'invisible et comme un appui dans 1 inconnu. Allez, inclmez-nous sans cesse vers ce qui nous fait croire, menez-nous à nos fins, à la vie, il n'y a que bienfaits à l'heure où tu nous convies.


Aux jours graves de fin d'hiver la nature, en arrêt, est immo- bile. A ce repos intermédiaire, souffle de mort et prémice de vie, les heures ont une solennelle grandeur. Le silence, un suprême abandon nous préparent au réveil qui va venir.

Rien n'apparaît encore, tout est discret dans l'espace : les chants du ciel, aux cimes des plus hauts arbres, ne laissent rien prévoir de leur tendresse. Le soleil en son âpreté violente rayonne sans réchauffer, il tombe sur les branches grêles en ardeurs vives qui les brûlent. La terre, dans sa tristesse, prend des accents moroses et rien ne trahit encore ce qui sera demain.

En ces jours mornes, aux muets espaces, l'esprit est isolé. La douce impression qui cède aux impressions intimes ne naît qu'à l'abstraction et l'effroi. Il lui faut la confiance, l'espoir du lendemain.


Il répugne de voir à la barre et devant des juges un noir


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ecclésiastique qui témoigne contre un coupable. L'habit triste qu'il porte, son deuil austère, va fort mal dans un temple de la justice humaine, qui s'exerce purement sur nous et par nous, par nos passions et notre ardeur dans la lutte, notre vengeance et notre dureté.

Jésus, lui, n'accusa jamais. Il mourut seulement pour nous, avec le pardon et l'oubli sur les lèvres.

La vertu change de forme, elle peut être dans la résis- tance.

Le refus de mal faire, l'isolement complet à certaines heures peut être une action bienfaisante. On est mjuste envers les hommes qui le pratiquent, hommes d'action et de volonté parti- culière.

La grande originalité de V Internationale est d'avoir dit : Per- sonne ne possédera. Voilà le vœu suprême, vœu sublime de 1 huma- nité qui détourne ses regards de la terre, et commence à se sentir des ailes.


  • *


1873, Saint' Sylvestre. — Il y a toujours quelque solennité dans cet échange de vœux et d'espérances que nous formons sans cesse à la veille des jours inconnus. Il y a bien aussi quelque consolante douceur à se retrouver ensemble après des jours nombreux et rapides, lorsque l'angoisse n'a pas été trop vive, lorsqu'ils per- mettent d'en espérer de meilleurs. On voudrait que ceux qui vont venir fussent enfin ceux d'un repos et d'une joie constante, mais partout où l'on va, partout où l'on pense et existe, on est quand même en présence de la vie, en face des mêmes maux et des mêmes fatigues.

Ce dernier jour s'achève comme le premier commence : la vie du cœur l'emplit et lui commande.


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1875, 7 Mai. — Je suis à Barbizon, j*ai là, près de moi, la forêt qui berce ses hautes cimes. Je veux la connaître et la comprendre. Et puis m'y reposer et oublier la vie fiévreuse de la ville, où je me suis bien fatigué durant l'hiver de cette année.

Mais tout effort amène la récompense, je le vois bien. J'y ai gagné quelques amitiés qui me sont chères, et, conséquemment, un peu d'appui autour de moi. C'est le petit cercle de M"^^ de R... qui m'attirait dans la soirée : quatre ou cinq vieux ou vieil- lards, deux ou trois jeunes femmes intelligentes et quelques jeunes gens. Les premiers ont connu les plus grandes illustrations de 1830, et, par eux, j'ai de nouveaux documents sur ceux que j'ai admirés. Delacroix, sa personne, sa vie, son caractère, c'était ce qui me captivait dans leurs souvenirs.


Quel plaisir de lire dans une chambre tranquille avec la fenêtre ouverte sur la forêt. J'ai ouvert le vieux Dante, il ne me quitte plus. Nous allons vers une amitié sérieuse.

Je viens de relire des lettres de Sévigné. Ce sera mon amie à certaines heures, quel charmant esprit : « Ma fille, je laisse trotter ma plume » ou bien encore : « Je suis allée me promener silen- cieusement avec la lune ».

La lecture est une ressource pour la culture de l'esprit : elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée ; mais la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sai- nement et fortement. L'œil est indispensable à l'absorption des éléments qui le nourrissait, ainsi que notre âme, et quiconque n'a pas, dans une certaine mesure, la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n'aura qu'une intelligence incomplète.

Voir, c'est saisir spontanément les rapports des choses.


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Quimper, 3 Juillet. — On entend au dehors des pas marqués et des bruits sonores. Tout est bref et précis. L'éclat vif et soudain de tout ce qui se meut, frappe les yeux et l'esprit comme un trait. C'est là le Nord qui tombe, c'est le ciel qui s'abaisse obstinément, pesant et dur, sur les hommes qu'il accable. Il pleut, il tombe lentement un brouillard ferme. Tout est triste et comme opprimé. La nature entière, hommes et paysage, semble sentir le poids du fonds des temps. C'est la chaîne obstinée, le fatal élément du dehors qui tient tout dans les fers, sur le sol, dans le sombre séjour d'un pays frappé. Quelle étrange terreur, quelle dure tristesse qui tombe lentement sur la vie et les choses et qui glace le cœur le mieux étayé. Que faire ici, que voir et que sentir, si ce n'est d'écouter lentement les êtres qui s'agitent et leurs voix et leurs pas si rapides. Triste pays, accablé sous des couleurs sombres ; quel mâle et dur séjour tu proposes à celui que fatigue une vie dure et sans repos ! Tu n'es pas celui de la rêverie.

On me demande mes certitudes — en art. Il faut avoir le bon sens d'avouer, sans phrases et sans tromper personne, qu'on ne peut être bien certain que de la peinture qu'on a pu faire. Toutes les autres résident en puissance dans l'inconnu, dans le mystère des virtualités d'autrui qui pourront éclore.

Mon Credo apparaît donc inscrit dans ce qui résulte des ouvrages qui sont le fruit de mon effort personnel à travers toutes les ambiances de la pédagogie, officielle ou non, du temps où j'ai vécu, simplement.

Il est vain ou malfaisant de régenter.


Peyrelebade. — Soulac, Soulac, c'est le cri attendu qu'entend enfin le voyageur qui s'est porté vers la plage inconnue. Il ne voit rien d'abord : un large et mouvant tapis de sable, de grands pins sur la dune éboulée. Il est seul, presque perdu; l'indigène étonné


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s'approche avec surprise. Quelques rares baigneurs aussi seront là dès l'arrivée pour y voir le nouveau venu ou l'ami. On est si seul là-bas, aux fins des terres, c'est l'unique impression que vous aurez aussi dans ce pays demi-mort et sauvage, sans vie et sans culture, confiné presque dans l'Océan.

On l'entend à deux pas et il vous attire. La mer est là, magni- fique, imposante et superbe, avec ses bruits obstinés. Rumeur impérieuse et terrible, elle tient des propos étranges. Les voix d'un infini sont devant vous. Rien de la vie humaine. Sur le haut horizon, pas un navire, une voile à demi cachée est en plein Océan. Là, les côtes lointaines de la Charente, tachées de quelques points blancs imperceptibles qui sont des maisons. Ici, c'est la plage immense, indéfinie, dont les fins se confondent avec la mer elle-même, avec le jour et la lumière, avec l'éclat mouvant de la vague argentée.

Peintres, allez donc voir la mer. Vous y verrez les merveilles de la couleur et de la lumière, le ciel étincelant. Vous sentirez la poésie des sables, le charme de l'air, de l'imperceptible nuance. Vous en reviendrez plus forts et remplis de grands accents.

Poètes, allez voir ce rivage. Vous aurez à chanter le mystère de l'infini. Vous aurez sur ces bords la forte solitude. Musiciens, allez entendre son harmonie. Vous, enfin, fatigués de la vie mondaine, vous que le poids des jours accable, vous tous qui travaillez sans trêve et sans repos au sein de nos misères, vous tous, hommes des champs et gens du peuple, allez respirer la force et la foi dans la nature féconde, notre mère et amie.


Il est certaines choses du cœur qu'il faut subir et commenter dans le silence.

Elles viennent, elles s'en vont. Elles laissent des passes pro- fondes. Quand le temps les a touchées de son ombre, elles sont


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alors comme un accroissement de nous-même, une augmentation de la vie, un surcroît suprême où nous sentons le tourment divin nous grandir ; où la sensibilité, hier aride et toute sèche, reprend sa vie, sa résonnance d'autrefois, la fraîcheur vive des premiers ans : germination sacrée qui pourrait nous induire à l'idée que rien de ce qui est du cœur ne saurait finir — peut-être.

Le vouloir n'a point de prise sur elles, du moins à certains jours et par instants : c'est là le plus troublant problème qu'un homme moral ait à résoudre. C'est la plus inquiétante question qu'un esprit mûr, une pensée soucieuse de la docile obéissance à sa loi, tendant à la perfection, tourmenté de se bien conduire, et qui n'a d'autre but que de donner intact le dépôt de sa moralité, ait par fatalité l'occasion de se poser.


« Le cœur a ses raisons », il les a, il les poursuit, il délibère en nous selon des lois secrètes infiniment mystérieuses, si bien qu à l'occasion d'une rencontre de femme — rencontre fortuite — il s'empare de la personne entière, c'est la domination, un envahis- sement, une défaillance obscure, où l'on ne discerne plus très bien ce que c'est que la conduite, où la notion du bien et du mal n'est plus, ou n'est plus nécessaire, parce que ce qui est du cœur à cet instant divin est alors quelque chose de l'éternité.


Déjà, pour me l'être dit à moi-même, je sens comme un apai- sement de ma tristesse ; comme si la loi d'aimer devait incessam- ment produire et créer partout où elle s'affirme, philtre délicieux, mirage charmant, verbe, extase et délire où le ciel même s'ouvre et se crée par elle.


Il y a quelques minutes de sa présence où ce que j'ai ressenti


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de plus délicat et de plus tendre de la femme et des femmes se répercuta dans mon cœur par la maturité de mon esprit, comme si en elle se résumait ce que j'ai le plus aimé, ce qui me révèle le plus de lumière, ce qui me domina le plus et m'attira vers le beau.

La femme est notre annonciateur suprême.


Chaque homme devrait faire l'histoire de son cœur. Il se mirerait là, il regarderait l'empreinte laissée par ces testaments tendres, instantanés ou lents, toujours involontaires, qui nous ont conduits par des chemins obscurs vers d'autres lumières, tou- jours et constamment renouvelées, vers des clartés de l'esprit plus hautes et plus belles, où les derniers pas de la vie par élection céleste, répercutent l'écho des émotions de l'enfant.

Rien ne s'effacera de ces tendres émois, et je les glorifie et les considère aujourd'hui comme l'histoire éprouvée d une émanci- pation quasi religieuse et bénie.


Il se peut donc qu'en une approche — par le hasard ou l'in- connu produite, — on ne sait, spontanément, vivement, prise inconsciente, on soit lié. Imperceptiblement à première heure, sans le savoir déjà, mais déjà conquis, mené, obéissant, dans la subtile joie à se soumettre.

Le premier jour marque la préférence, le lendemain, au réveil, rien qu'à un regard échangé, une présence à nouveau res- sentie, un son de voix qui donne à toutes les cordes de la sensibi- lité une résonnance nouvelle, tout sera dit, clairement révélé. Et le besoin de se faire connaître, de se tout dire, de s'épancher en elle, de raconter sa vie, les événements essentiels de sa vie, de se livrer, de s'abandonner, de lui tout apprendre de ce qu'elle ignore, comme après une séparation de longue date, où il importe


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que chacun sache, dans deux êtres qui ne font qu'un, les émotions de douleur ou de joie qu'il importe que l'ami partage.

Il ne restera plus, pour connaître à fond la grandeur du mys- tère qui nous conduit, la nuit de certitude qui nous fond, nous annihile, nous égare et nous ravit, qu'à connaître la douleur infinie d'une séparation après s'être connus depuis trois jours. Il ne restera plus qu'à connaître le vide immense que laissera son absence.

Le despotisme pervertit l'homme, ou bien le fait amèrement souffrir. Sans un constant effort pour sauvegarder sa vie, le libre essor vers le bien, il tombe infailliblement dans la fraude, le mensonge et, plus encore, dans le mépris de tout bien commun. S'il se refuse et s'il résiste, il souffrira dans ses chaînes de la sté- rilité de ses forces, et s'il aime la patrie et l'humanité, il souf- frira pour tous comme il souffre pour lui. Voilà pourquoi l'amour de la liberté n'habite que les grands cœurs.

Le mérite et le vrai talent sont rares ; il faut en avoir l'appa- rence pour inspirer la confiance, qui fera notre autorité et notre prestige. Telle est la cause des vrais mensonges que la société fait faire à celui qui veut se mettre à même d'aller librement. Cette position n'est acquise qu'à cette triste nécessité de faire croire que nous savons beaucoup, même quand nous ne savons pas grand'chose.

On ne s'assemble pas par les qualités du même ordre : tel peut avoir du génie et voir par amitié ceux dont les qualités du cœur priment des facultés médiocres. Quel charme que la bonté, la douceur, l'indulgence !

On peut à l'infini diviser ceux qui aiment, mais l'idéal les réunit toujours.

Nul n'entrera dans tes espérances : les rêves, les désirs, les projets sont de faibles abstractions solitaires que personne ne formule avec nous. Dans ses aspirations vers l'avenir, ou au delà, l'homme est donc malheureux parce qu'il est seul,


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tout ce qu'il voit, tout ce qui est, le fait soufïrir — hors ce qu'il aime.

Si j'avais un fils à diriger, je lui dirais : « Pars, va seul au milieu des hommes, puisque tu dois le devenir. Il n'y a de per- sonnel essor que dans la liberté. »


  • *


1876, Mai. — Sans être et vouloir être d'aucune secte et d'aucune école, en matière d'art surtout, il y a une loyauté d'esprit qui doit applaudir au beau partout oii il se trouve, et qui impose à celui qui le comprend le désir de la communiquer, de l'expliquer.

Je ne suis pas un intransigeant ; je n'acclamerai jamais une école qui, quoique préconisée de sa bonne foi, se borne quand même dans la réalité pure, sans tenir compte du passé. Voir et bien voir sera toujours le précepte premier de l'art de peindre, cela est une vérité de tous les temps. Mais il importe aussi de connaître la nature de l'œil qui regarde, de rechercher la cause des senti- ments éprouvés par l'artiste et communiqués au dilettante — voire même s'ils en ont — de chercher en un mot si le don qu'il a fait est bien de bonne nature, de bonne trame ; et ce n'est que ce travail d'analyse et de critique achevé, qu'il importe de mettre l'œuvre faite à sa place, dans le temple que nous élevons en esprit à la beauté.

Dans la foule, on emporte avec soi l'obstination de sa destinée.


Le bon sens est l'aptitude à bien juger, même sans aucune culture, et dans un ordre de vérité un peu terre à terre. Cette aptitude sert souverainement les hommes qui n'ont affaire qu'aux réalités de la vie la plus immédiate, la plus prochaine. Il


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est indispensable à ceux qui font de l'art ; aussi, son absence peut stériliser chez les meilleurs esprits des dons précieux.

Cependant, on peut manquer totalement et ridiculement de sens pratique et avoir du génie. Soit !

Mais le peintre a toujours un oeil, un œil qui voit.


1876. — La photographie uniquement utilisée à la repro- duction des dessins ou des bas-reliefs me semble dans son vrai rôle, pour l'art qu'elle seconde et qu'elle aide, sans l'égarer.

Imaginez les musées reproduits ainsi. L'esprit se refuse à calculer l'importance que prendrait soudain la peinture ainsi placée sur le terrain de la puissance littéraire (puissance de multiplication) et de sa sécurité nouvelle assurée dans le temps...


J'ai de la répulsion pour ceux qui prononcent à pleine bouche le mot « nature », sans en avoir rien dans le cœur.

J'en vois, au plus fort de l'âge et du talent, qui n'ont plus que leur manière, pratique impuissante, manie stérile, turpitude, vain désir de se montrer habile. Ils méconnaissent les études de Corot, qui sont des chefs-d'œuvre de maladresse : l'œil et l'esprit y commandent tout ; la main y est esclave sous l'observation. Corot est l'ingénieux et sincère initiateur de cette pratique de l'art de peindre telle que celle des peintres de jadis quand ils étudiaient. Le paysage ainsi fait m'intéresse et m'attire comme une délectation. Et dire que l'industrie s'empare du modèle d'atelier : on trouve chez le marchand, des morceaux, des aca- démies, tout le nu pris sur le vif : résultat vraiment mortel. C'est aussi hideux à voir qu'un plâtre moulé sur nature.

Pour le paysage, même cynisme : arbres, forêts, ruisseaux, plaines, ciels, nuages. On ne saurait rien faire de pire pour nous


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fausser la vue, corrompre les élèves, éteindre le germe de tout art sous les jeunes fronts.

Rembrandt, malgré sa mâle énergie, a gardé la sensibilité qui mène dans les sentiers du cœur. Il en a fouillé tous les replis.

La gravure est un agent tout autre que la fidèle photographie. Elle ne met pas en infériorité le morceau qu'elle retrace ou recrée ; elle ne lui est pas supérieure ; son but est différent ; elle est autre chose.

Tout document d'émotion et de passion, de sensibilité ou même de pensée laissé sur le marbre, la toile, comme aussi dans le livre, est sacré. C'est là notre vrai patrimoine, le plus précieux. Et de quelle noblesse nous revêt-il, pauvres et précaires créateurs que nous sommes : la moindre chronique, la date la plus précise d'un simple fait humain, diront-ils jamais ce que proclament les merveilles d'une cathédrale, le plus petit lambeau de pierre de ses murs ! Touché par l'homme, il est imbibé de l'esprit du temps. Chaque époque a son époque spirituelle ainsi laissée. C'est par l'art que la vie morale et pensante de l'humanité peut être recouvrée et ressentie.

S'il nous était donné de pouvoir recueillir et faire apparaître soudain la chaîne immense des matériaux sur lesquels l'homme a laissé, toute palpitante, la douleur ou les joies de sa passion, quelle sublime lecture !

Si j'avais eu à parler de Michel-Ange à l'occasion du cente- naire, j'eusse parlé de son âme. J'aurais dit que ce qu'il importe de voir dans un grand homme est, avant tout, la nature, la force de l'âme qui l'anime. Quand l'âme est puissante, l'œuvre lest aussi. Michel -Ange passa de longues périodes de temps sans produire. C'est alors qu'il écrivit des sonnets. Sa vie est belle.

Il y a, à Amsterdam, un tableau qui est encore dans la maison où l'a vu, où i'a placé Rembrandt. Le clou qui le supporte est encore le même que planta le maître, à la place et sous le jour


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qu'il a choisi. Nous sommes, en France, incapables de conserver ainsi une œuvre d'art si longtemps en un même lieu.

La musique est un art nocturne, l'art du rêve ; elle règne en hiver, à l'heure où l'âme se confine.

La musique façonne notre âme dans la jeunesse, et l'on reste fidèle, plus tard, aux premières émotions ; la musique les renou- velle comme une sorte de résurrection.


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1877, 2 Juin. — Ce qu'on appelle le naturel, la grâce, le plein et doux essor de la personne humame est un signe de sa liberté, de sa supériorité. Ce que révèle une attitude vraie, l'harmonie, la beauté d'un mouvement libre, vient du fond même de la vie. Tous les dehors montrent une âme ; ils l'expliquent, ils la prou- vent. Mais je ne puis aussi, sans me sentir vivre moi-même for- tement et hautement, fixer un instant les yeux sur un être quel- conque de la vie réelle qui se meut aisément et harmonieusement, par les lois d'un équilibre suprême : cela élève mon esprit et me fait penser.

Dans l'univers aussi, je le contemple ; le grand Etre si sûr, présent et mystérieux, dont les secrets m'affligent. Je le vois dans la nature entière, par ce jour si plein, si pur, le premier du Prin- temps. Vers lui mon cœur s'élève ; et plus haut, et plus loin, au fond du firmament, mes yeux se perdent, ils s'y fixent.

Je me sens fier et fort en ma vision consciente. Les choses du dehors qui s'épanouissent sans cesse autour de ma personne inquiète, affermissent en ce jour toute ma volonté. Je me sens homme enfin, homme en sa plénitude ; en moi, jusqu'à l'excès et à son comble, la vie s'accroît, elle palpite. Sensible à tout, tout vit, tout parle, et le verbe, jamais, ne s'exposa si clair, si haut, à mes yeux étonnés.


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Il y a une bonté consciente, une bonté ferme, égale, qui se juge, comme l'idée du bien, qu'elle pratique. Elle naît de l'intel- ligence autant que du cœur : capable d'un bienfait constant, sans fin, c'est la sœur du devoir, c'est la justice humaine, avec sa hau- teur, son dédain, son amour et sa dureté.

Il y a une bonté native. Une bonté faible et douce, inépui- sable. Une bonté qui se répand toujours, sans regrets ni retours, qui prend sa source en toutes choses : celle-ci est un don de Dieu, l'autre nous vient des hommes ; celle-ci est le bien sacré, qui répand partout le bienfait et la vie, véritable graine céleste qui germe partout et qui répand la vie, et le seul bien ici-bas qui nous donne le droit de dire que nous avons vécu.

La plus pauvre et la plus humble des femmes, la femme triste et seule, celle en qui se résume l'effroi, la douleur du haillon, l'être faible, en un mot, et que le monde oublie, sera toujours l'être charmant et sacré qui mérite d'être, qui a droit au lendemain. Il faudrait que la vie eût flétri son âme, pour qu'elle n'ait plus de charme, ni douceur, ni beauté.

J'ai toujours aimé la misère, la grandeur du haillon. Il faudrait aussi que mon cœur fut bien bas pour lui retirer ma constance, mon appui, ma tendresse, et je ne connais pas de faiblesse plus misérable que celle qui nous détourne d'un être humain qui tend vers nous ses bras, nous donne son sourire, l'oubli de ce que nous lui usurpons.


10 Août. — On ne saurait écrire sans le souci de soutenir sa pensée chaque jour, à toute heure, en présence des choses et de la vie. L'univers est le livre que nous lisons sans cesse, la source unique, le moyen. La seule culture de notre esprit ne suffit pas ; il faut encore châtier sa réflexion constante et suivre avec vigi- lance la discipline austère imposée à tout cerveau qui tend à se développer et à produire ; hors de cela, il n'y a point de style qui


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vous est propre et qui nous révèle nous-même, tels ceux des grands prosateurs.

Mes plus pures amitiés sont parmi vous, pauvres enfants, qui vivez dans la rue, qui succombez dans les champs, sous les rayons du soleil qui brûle, ou sous la dureté de l'hiver glacial. Je quitterai la vie, content d'avoir compris vos doux sourires et le charme infini de vous aimer. Aimez-moi comme je vous aime. Jamais un seul instant, — je le dis du profond de mon âme — jamais je n'ai commis la moindre faute envers vous. Je suis prêt à donner pour vous le plus pur de mes forces, pour vous aider et partager l'âpreté de vos travaux.

Voir mourir une à une ses plus pures dispositions natives, voir tomber sans retour, comme de l'arbre qu'on émonde, les rameaux verts qu'il ne peut supporter, n'est-ce pas là, peut- être, une loi nécessaire qui nous amoindrit pour nous assurer la vie. Le temps nous porte vite ; les jours d'un homme à peine suffisent-ils pour mener à ses fins une seule de ses facultés ! Qui pourra voir jamais dans ce monde infini d'amour et de révé- lations actives qui soulevaient le cœur des dieux de l'art, qui con- naît leurs prémices, avant que leurs généreuses mains aient formé les trésors qu'ils nous ont laissés ! jeunesse, ardeur divme ! que de choses tombent de toi dans ce néant obscur et incompréhen- sible, et que d'efforts, que de labeur, plus tard, pour tenir vierge encore, et fécond, un seul des dons que tu nous a laissés !

Il ne faut point sourire ; la colère seule est prise au sérieux. Celui qui sans regret supporte la blessure est incompris et mé- connu. Il faut frapper, il faut battre. Usurpe dans le contente- ment, hors de ça, c'est folie. Rends donc les coups que je te porte ou tu n'es point des nôtres. La force tue. Notre amour est pour elle ; et si tu cherches plus haut je ne sais quelle aventure de bon- heur et de rêverie, à quoi bon notre appui ? Ainsi parlent les gens du monde, ennemis du solitaire.

L'abominable situation dans laquelle un esprit droit se trouve


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qui ne le place que dans les douleurs ! C'est partout la même ironie. Les plus proches sont les plus durs. Pas un mot de confiance, nulle sympathie. On dirait que celui qui va seul en la recherche de la vérité et qui s'épuise à chercher sa méthode, la loi de son efïort, ne trouve d'appui qu'en raison de son infério- rité et de la vulgarité de ses inventions. Le jour où la lecture d'une page de Dante nous élève et nous affirme, est celui du choc et de la blessure. Tu ne seras pas plus que moi, pense le sem- blable, qui voit sur notre front la trace de nobles rêveries. Alors, il raille. Bêtes et brutes, le mépris que vous recevez passera-t-il devant vous comme tout l'invisible ? La douleur que vous com- muniquez, laissera- t-elle en vous du meilleur et de l'âme ? Sen- tirez-vous, enfin, que votre rôle est le dernier. Celui qui souffre est celui qui s'élève. Frappez. Frappez toujours. La blessure est féconde.

Juger n'est pas comprendre.

Tout comprendre, c'est tout aimer.

Vers 1877 ou 1878. Lettre à un ami.

« Le bon sens est l'aptitude à bien juger, même sans aucune culture et dans un ordre d'idées un peu terre à terre. » Il sert souverainement les hommes qui n'ont affaire qu'aux réalités de la vie la plus immédiate, la plus proche, — fort peu ceux qui regardent au delà. Il est douloureux de constater que son absence peut stériliser chez les meilleurs esprits des forces distinguées. Avec de l'originalité, on peut se consoler de n'en point avoir. Mais on peut être tout à fait ridicule et manquer de sens pratique et avoir du génie.

Comment faisait-on pour cultiver son esprit quand il n'y avait pas de livres ?

On regardait l'univers et la terre. Et, dans la lecture qu'on faisait de cet ouvrage, l'homme formait le chapitre le plus émou-


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vant : on se regardait vivre, on voyait 1 homme comme mainte- nant au centre d'un infini dont le mystère était ni plus ni moins impénétrable, et dans les rapports de l'homme avec la nature, on découvrait toutefois des certitudes, et dans une certaine mesure la foi était aussi possible, aussi vive, l'élément même qui nous fait penser existait aussi.

Toute sensation fait penser. La lecture est une ressource admirable pour la culture de l'esprit, parce qu'elle nous modifie, nous perfectionne. Elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée. Mais il n'en est pas moins vrai que la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sainement et fortement. L'œil aussi est indispensable à l'absorption des élé- ments qui nourrissent notre âme, et quiconque n'a point déve- loppé en une certaine mesure la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n'aura qu'une intelligence incomplète : voir, c'est saisir spontanément les rapports des choses.

Je vous adresse ces courtes pages, une douce misère qui m*a fait rêver quelques jours. C'est au charme de nos soirées d'au- tomne que j'ai résumé ces souvenirs. Ce moment de l'année favorise le retour vers le passé, il est triste et rappelle ce qui n'est plus. Il se fait dans l'âme un silencieux murmure aussi discret que la feuille qui tombe et que l'éclat tempéré du jour.


  • *


1878. — Pourquoi ne fût-ce qu'alors, après la guerre de 1870, à un âge tardif pour d'autres, et de renouveau pour moi, que me vinrent quelques amitiés clairvoyantes ?

Je fréquentais dans un groupe de jeunes gens cultivés, où j'avais un ami d'enfance : Jules Boissé. C'était un foyer cérébral, une élite, un de ces centres rayonnants et désintéressés de tout


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pouvoir qui ne cherchait que l'art, la beauté, le bien, et qui se dissipa plus tard par la mort des uns, ou l'acheminement des autres aux loisirs de la pensée ou du dilettantisme.

Le grand ferment intellectuel venait de la parole de Che- navard, qu'on écoutait chez l'une de ses élèves, M"^® de X... Mais ce grand douteur, analyste décevant, éclairait, hélas ! le cénacle avec une lampe de mineur. Prêt à contredire et n'affirmant jamais, habile aux conjectures, il ressortait de ses propos spécieux un sen- timent d'irrésolue faiblesse. Il propageait les scrupules, d'où l'anéantissement stérile de 1 effort. Mais sa parole était substan- tielle. Il contait aussi l'anecdote ravissamment, subtilement. Ses propos étaient un livre ouvert sur les hommes de son temps, qu'il avait connus, tous comparés et pesés. Je lui demandais préfé- rablement ses souvenirs sur Delacroix. Ce qu'il m'en disait me communiquait la foi fervente à produire.

Tout ce qui me fut conté de la vie et des goûts de ce grand et véhément artiste réveilla mes instincts, me fit libre, et mit à ma recherche de la ferveur, sans tourment.

Chenavard me dit qu'il se promenait souvent avec lui le long des quais, près des hauts murs de Notre-Dame, dans ce quartier solitaire si propice à la méditation. Son ami, raisonneur, chercheur et ahuri de théories, l'entretenait sur l'art, sur les maîtres et n'ar- rivait point à le convaincre de la fin prochaine de l'humanité. Malgré la causerie si fine et géniale de l'accompagnateur, il lui disait quelquefois : « Chenavard ne me parlez plus, je ne veux point vous écouter. » Et cependant, me racontait son illustre ami, lorsque ses yeux apercevaient dans une vitrine la gravure d'un maître qu'il aimait, de Rubens, du Corrège, alors il commençait brillamment à parler lui-même, et c'était à son tour de ne plus en finir. . .

Il travaillait presque toujours debout, s'éloignant et se rap- prochant tour à tour du chevalet, en sifflant ou chantant un air de Rossini, dont il aimait beaucoup la musique.


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Un peintre de ses amis, inconnu maintenant, avait le pouvoir de l'influencer beaucoup. Cet esprit si indépendant s'intimidait quelquefois et il confiait volontiers à cet ami sa palette en lui laissant le soin de faire lui-même sur la toile la correction qu'il indiquait. Mais à peine quelques retouches faites, Delacroix n'y tenant plus, arrachait lui-même les pinceaux de la main où il les avait placés, et apostrophait son intime collaborateur des épi- thètes les plus mordantes et les plus spirituelles. Et il revenait à sa première idée. En public, dans le monde, même modestie. On sait qu'il faisait l'éloge des écrivains classiques.

L'avidité — la bêtise peut-être — l'ardeur ou la passion effrénée du succès ou de parvenir, ont avili l'artiste jusqu'à per- vertir en lui le tact de la beauté. Il se sert directement et honteu- sement de la photographie pour lui transmettre la vérité. Il croit — de bonne foi ou non — que ce résultat suffit quand cela ne peut lui donner qu'un accident fortuit du phénomène brut. Le cliché ne transmet que la mort. L'émotion éprouvée en présence de la nature même lui fournira toujours une somme de vérité autre- ment authentique, contrôlée par lui-même, la seule. L'autre est une communication dangereuse. On m'a dit que Delacroix l'avait préconisée : je m'en étonne beaucoup. Son dire est à vérifier.


14 Mai. — Gustave Moreau est un artiste qui n'a pas et n'aura point toute la célébrité qu'il mérite. L excellente qualité de son esprit et le raffinement qu'il met dans la pratique de l'art de peindre, le placent à part dans le monde des beaux-arts contem- porains. Il produit peu ou, du moins, il paraît peu, à en juger par la rareté de ses expositions; mais il produit toujours avec certi- tude, avec une sûreté de talent qui dénote quelqu'un qui sait clairement ce qu'il cherche, ce qu'il veut. Les vives et brillantes aquarelles que j'appellerai aquarelles historiques, le révèlent plei- nement, fortement et laissent paraître du charme nouveau dans sa


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manière un peu rigide, un peu roide. Le Phaéton, notamment, est un ouvrage de haute portée. Je ne sais quel souvenir des belles ébauches de Delacroix me prend en présence de cette page écla- tante dont l'audace et la nouveauté de la vision pourraient aller de pair avec les créations de ce maître. Delacroix a plus d'abandon, plus d'abondance ; la puissance de son imagination l'a porté vers les sujets les plus variés de l'histoire ; il a surtout plus de passion, et la lumière surnaturelle qui tombe sur son œuvre entier le met à part et bien haut dans l'Olympe. Mais je vois en Moreau plus d'excellence dans la recherche, une exquise et délicate pénétra- tion de sa propre conscience de peintre. Il sait ce qu'il veut, et veut ce qu'il sait, en artiste consommé et impeccable. Il est comme l'écrivain qui cisèle sa forme sans rien perdre du bon essor de ses idées. Une admirable raison guide la marche de son imagination.

Ce Phaéton est une conception pleine de hardiesse, qui a pour objet la représentation du chaos. L'a-t-on jamais imaginé de la sorte ? Je ne sais ; nulle part la représentation plastique de la fable n'a été formulée avec un tel accent de vérité. Il y a dans l éclat de ces nuées, dans l'audacieuse divergence des lignes, dans l'âpreté et le mordant de ces couleurs vives, une grandeur, un émoi, et, en quelque sorte, un étonnement nouveaux. Cherchez dans les innom- brables illustrations de la fable quelqu'un qui ait interprété celle-ci de la sorte ; je vous défie, si vous avez pénétré un moment sous les voûtes si froides du temple académique, d'y trouver un esprit qui rajeunisse ainsi l'antiquité avec une liberté si entière et dans une forme à la fois si contenue et si véhémente.

Ce maître (car c'en est un, s'il faut donner pleinement ce titre à ceux qui commandent assez aux autres et à eux-mêmes pour arriver au plein essor de leur originalité), ce maître n'a point quitté depuis son début, les légendes de l'antiquité païenne, et les présente sans cesse sous un jour nouveau. C'est que sa vision est moderne, essentiellement et profondément moderne, c'est qu'il cède docilement surtout aux indications de sa propre nature.


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Avouons-le, la vie de ces œuvres-là est une vie factice et fausse dont personne ne se soucie.

On a peu publié sur les arts du dessin ; les livres et les bro- chures si abondants sur toute autre matière, font sur ce point presque totalement défaut. La curiosité populaire, qu'un pen- chant de plus en plus prononcé mène à la lecture n a, là-dessus, que de rares occasions de prendre cours. A part quelques traités d'esthétique pure, ou d'autres travaux donnant des aperçus d'en- semble sur les Écoles et sur le beau — travaux qui ne s'adressent qu'à des esprits déjà cultivés ou spéciaux — le public qui aime la lecture rapide, ne trouve ici que peu de choses à glaner, à la faveur des expositions annuelles seulement, dont l'organisation est toute récente en province; il peut alors parcourir des yeux dans les feuilles quotidiennes, des analyses, ce qu'il a pu lui-même observer. Mais ces sortes d'écrits dont la base est dans l'actualité ne permet- tent point à ceux qui les publient de s'écarter d'une donnée parti- culière, dont la fin n'est pas l'instruction. D'ailleurs, le critique ainsi placé entre l'appréciateur et l'artiste est bien souvent porté pour celui-ci par des préférences et des idées personnelles, lesquelles ne peuvent être pour celui-là que d'une influence non décisive.

La seule force en laquelle se produisent des articles capables de donner un essor quelconque à la pensée est dans les revues, cette forme nouvelle du livre, où quelques esprits distingués traitent quelquefois des questions plus générales. Mais ces sortes de publications ne tombent pas sous les yeux de tout le monde, le spécialiste seulement s'en soucie ; tandis que l'amateur moins raffiné, pour qui l'art est un luxe et qui ne s'en occupe qu à ses loisirs, ne peut en profiter que lorsque l'article de la revue recueilli et groupé, a pris la forme plus durable et plus déterminée du livre. Or, ces livres manquent. Peu de penseurs ont tourné leur pensée vers les arts ; et, ajoutons vite aussi que le publiciste militant, celui qui s'adresse journellement au public, ne s en soucie pas davantage.


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La cause du grand abandon des arts du dessin, tient à des causes générales qu'il serait long d'énumérer ic.

.*. C'est en hiver que la musique a son plus grand prestige, elle plaît surtout le soir, d'accord avec le silence, pour pla.re à 1 .ma- gination qu'elle éveille : c'est l'art nocturne, l'art du rêve, mais le tableau vient du soleil. Il naît avec le jour et la lumière, et c'est pourquoi toujours, à la saison nouvelle, au moment ou le peintre de paysage va vers le champ, le dilettante par.s.en se tourne de préférence vers l'art de la couleur et de la v.e. comme un doux repos après l'hiver et les veillées.


  • *


La vérité, l'action, l'art de mettre en scène des personnages vivants, tel est le nec plus ultra de la création littéraire. 11 n'est pas commun en Allemagne, ce pays du rêve, de la musique et de l'abstraction. Mais en France, mais en Angleterre!

  • *

Il semble que toute la sève musicale de la Germanie ait arrêté son cœur sur les bords de l'Atlantique; l'Angleterre n'a pas de musique. Elle a suivi la branche littéraire ; et, comme c est le peuple de la passion et de la vie. elle a produit cette étonnante pléiade de poètes et de littérateurs qui dépasse dans la richesse et la variété la production de tous les autres peuples.

  • *

La traduction d'une œuvre littéraire lui fait perdre son goût, son parfum ; on a mis la sève dans une autre coupe. C'est comme un nectar évaporé qui a perdu son arôme.


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Journal (1).

Première journée. — J'ai aimé trois fois en quelques heures. Les femmes sont ici les êtres les plus étranges et les plus terribles ; elles mettent à la torture le cœur le moins sensible : la grâce, l'abandon, la fierté, le génie, voilà le trait suprême de ces êtres incompréhensibles, qu'il est si douloureux d'aimer et si difficile d'oublier. Les enfants sont adorables de naturel et de passion.

Mais ce pays de la lumière et de 1 étendue m'a ravi. J'ai vu, pour la première fois, vos neiges suspendues, aériennes, ô mon- tagnes, et je suis sous l'éclat de votre immensité. Vos cimes élan- cées percent l'espace, et pénètrent l'azur aux profondeurs sans fin. fête ravissante, que de choses là-haut pour celui qui vous voit soudain, vivement, et qui vient de quitter la ville obscure et banale ; on y sent l'épopée, la poésie ; notre âme est peu de chose — première étape heureuse et rapide. C'est demain jour de fête ; peuple charmant, je te reverrai.

Deuxième jour. — Celui de Jésus, pourtant, mais banal et sans poésie. Jour marqué cependant pour penser au doux conso- lateur des pauvres ; mille prières, nul amour, aucun acte en son nom ; la lutte, un choc d'idées contraires. Le souvenir du grand cœur qui rêva la justice et le règne de l'idéal s'évanouit au grand jour. Journée banale et stérile à parler de ceux qui possèdent et de ceux qui n'ont rien.

Tes collines, d'où le regard voit l'infini, où le sentiment de notre infinité nous pénètre, là, même le cœur a besoin d'appui. La solitude donne à l'amour une intensité véhémente, obstinée. L'isolement de l'objet aimé fait son éclat et sa force. Il règne, il s'impose, il prend possession du cœur le moins sensible. La plus âpre des voluptés serait de posséder en un désert l'être qui est le plus sacré. La joie que donnerait ce rapprochement de deux


{]) Journal écrit à Uhart (Basses-Pyrénées) en 1878.


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âmes serait infinie. Il y a une puissance de bonheur qui ne peut être atteinte que là. fenîmes, ô montagnes, quel monde est le plus grand ? On répondrait selon les jours et le temps. Ces cimes à vingt ans me ravissaient avec persistance ; dix ans plus tard, je suis resté plus tendrement bercé au bord des eaux si claires qui baignent leurs racines. A l'ombre de ces vertes collmes qu'autre- fois j'avais vues desséchées par les ouragans d'hiver, le désir m est venu de me recueillir; j'ai vu moins grand et plus profond. Est-ce faiblesse ? Qui le dira ? Les ailes ne sont pas à ceux dont le regard ne s'élève plus vers l'espace. Il y a du cœur, de la bonté à reposer ses yeux sur la nature amie et vivante qui nous assure dans notre destinée moins d'esprit et plus d'amour dans tout ce qui est directement du cœur.

Je suis descendu de ces vertes collines pour aller tout en bas ; et ces premiers moments d'admiration ont insensiblement changé. A mesure que ma vue s'est détournée du ciel, elle s'est appuyée sur l'homme. Si bien qu'en dix jours, j ai fait le voyage du pays des rêves à celui de la réalité. Il y a peut-être une loi mys- térieuse et consolante dans les ressources de la vie qui nous fait descendre dans l'intimité humaine à mesure que nous quittons celle du dehors.

Il est étrange que l'impression dominante que je rapporte de ce pays des grands horizons, est une impression d'amour. Je ter- mine et résume ces journées en élevant mon esprit à cet être mystérieux et charmant que Dieu plaça près de nous pour nos joies et nos peines, et je vénère avec émotion tout ce qui vient du cœur quand il est simple, silencieux et confiant. Il y a une volupté fine et attendrissante à pénétrer les caractères à travers les dehors si variés des conditions humaines. Celle des pauvres est la plus attachante et, parmi eux, celle des jeunes filles : ce qu'il y a de plus attendrissant et de plus doux. Il y a aussi pour chacun des prédilections particulières ; peut-être avons-nous parmi la terre des attaches intimes pour les lieux où nous avons vécu. Le sol


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basque est pour moi comme une patrie ancienne où, certainement, j'ai vécu, souffert et aimé. Il n'est pas le plus petit souffle de ses brises, le moindre bruit de ses eaux, la plus simple de ses voix charmantes qui n'éveillent en mon cœur d'incompréhensibles harmonies et comme des souvenirs de mon berceau. Tout ce qui est de lui m'attendrit et me transporte. Je garderai longtemps l'impression rapide de ce court voyage. Je désire que le bonheur m'y ramène avec ceux qui me seront chers chez les pauvres.

Troisième jour. — Il est dommage de voir se perdre certaines grandeurs de nos traditions et de notre héritage. Domaines et châteaux et même les noms lointains que notre histoire illustre n'ont plus de grandeur ni de tenue. Des fils bourgeois et prosaïques disposent à leur gré, sans religion ni poésie, de ces restes précieux si bien faits pour leur inspirer le désir de les occuper avec fierté et hauteur. Mais il semble qu'on soit aujourd'hui de passage ; ils ne sont pas chez eux. La plupart logent dans ces sombres et hautes murailles comme ils seraient dans une auberge qu'ils vont tout à l'heure quitter. Ils parlent d'art pour nous donner le change : les vœux d'égalité sont le tombeau de la pensée ; ils le disent sans le comprendre ; ils ignorent et ne voient point ces œuvres mêmes que les autres leur ont léguées. Ils piétinent sur la beauté ; leurs mains brusques éraillent la toile inspirée que leurs yeux obstinés ne sauraient voir. Ils mettent sans pudeur le marteau sur les pans de ces murs antiques pour les former à leurs usages, croyant vivre avec originalité; ne sachant pas qu'ils subissent, avec une irréparable faiblesse, les mœurs et les actes de ceux qui avaient plus crié qu'eux. Cet épanouissement banal de la richesse basse et sans instinct des grandes choses, inspire aux autres un jugement vrai. C'est parmi elle que sont les pauvres et ce sont les seuls qu'il est juste de ne pas secourir. Les riches sont les avides de vérité, les plus comblés d'intelligence, des dons du cœur aussi.

Eternelle misère des uns, illusion des autres, rencontre dou- loureuse de ceux qui croient se consoler de la vie en occupant


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beaucoup de terre et des autres qui ne cherchent que l'idée et se perdent dans la recherche et vers la vérité.

L'imprimerie est un fait si important que nous sommes encore à son avènement ; l'esprit le plus distmgué peut se laisser prendre à ce qu'il y a de neuf et de frappant dans la lettre moulée et mul- tipliée. De là, tant d'abus et d'injustice et aussi la raison de la considération subite qui entoure le publiciste.

Celui-ci ne pardonne plus à ceux qui ne mettent pas l'œuvre au jour quand même. Il me paraît être dans l'état du marié que l'on rencontre après six mois de mariage : Mariez- vous, vous dit-il, mariez-vous, ne faut-il pas se marier ?

L'autorité qu'un autre a sur nous ne vient pas de sa situation ou de sa renommée. Elle naît spontanément et à première vue chez celui dont nous sentons docilement la supériorité.

Les grandes épopées naturelles des époques en formation ont une plus grande part de beauté que les autres poèmes des Grands-Siècles.

En elles sont encore toutes vivantes l'âme et l'aspiration divine d'une génération entière. Les épopées sont les grands mo- numents de l'humanité : les œuvres purement littéraires disent beaucoup moins ; la traduction déjà leur enlève quelque part de leur beauté ; elles sont restreintes et beaucoup limitées dans le temps, et pour cela ne méritent qu'une importance secondaire.

Quant à l'épopée individuelle, qui est factice et plus stricte- ment littéraire, elle dit peu et n'a pas longue chance de durée. Elle serait enlevée du rayon littéraire que l'histoire ne perdrait pas le plus indispensable de ses documents.

Quatrième jour. — Une petite ville, des gens sur les portes épiant. Les persiennes sont tirées et l'on sent des regards dirigés sur soi. Quelle triste misère que la vie qui s'écoule amsi entre quatre rues, entourée de gens distraits qui mettent leur passion et leur vie à parler d'autrui ! Quelle gêne, quelle dépendance pour celui qui élève son esprit vers de nobles choses, et comme le


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moindre jardin en pleine solitude a son mérite ! Vous vous ennuyez là-bas, vous dira-t-on, on y est bien seul — amusez-vous vous- mêmes, pauvres attristés de ce monde, épiez, guettez, cherchez, calculez bien ; la vie qui s'écoule ainsi vous amène à la mort après un long supplice ; la liberté n'est point à vous. Elle est par- tout où l'on peut penser à loisir, sans obstacle ; elle est partout où vont les fous et les sages écouter les bruits étranges que vous n'entendez pas, au bord des eaux courantes, sous le ciel bavard et discret; partout où la nature, si elle pouvait nous voir, nous con- temple; où elle nous inspire, nous console et nous enchante. Elle n'est pas sur vos portes ou derrière vos jalousies où se forge l'obstacle de l'opinion.

Beau ciel et superbe contrée qui, hier, me ravissaient ; par- donnez cet oubli de vos splendeurs éloquentes et de votre lan- gage consolateur. Au milieu de cet infini, j'ai oublié la vraie vie, celle qui vient de vous.

Sixième jour. — Des bohémiens, des poètes. Ils sont étranges, héroïques et légendaires. Ils arrivent, s'effacent comme le feraient ceux qui n'habitent nulle part. Ils cèdent à la poussée immense, inconnue, dont on sent le moteur au fond des âges. On est petit auprès d'eux, chétif et pusillanime. Un rire hautain mêlé de mé- pris et de protection accueillit l'obole que je leur donnai dans la main qu'ils me tendaient sans bassesse et comme avec enfantil- lage. Une marche rapide les emporta, sans qu'ils eussent tourné la tête, et sans rien de la curiosité qui nous animait, ils partirent avec élan, comme le ferait un oiseau qui s'envole. A dix pas, ils ne pensaient déjà plus à nous.

On ne saurait avoir l'idée de la possession au pied des mon- tagnes. Des enclos sur ces pentes rapides, fécondes et riches, quelle petite misère — on m'a coupé l'arbre qui borde mon ter- rain, je plaiderai, de là la dispute. Et les deux créatures humaines perdues comme un atome au pied de cette immensité, oublient de les voir et de chercher de plus hautes pensées que celles que


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leur inspire la contemplation de leur part chétive. Une heure de méditation sur le haut de ces sommets élevés, d'où se déroulent de vastes plaines où les champs et jardins s'y perdent comme des points imperceptibles, donnent tout à la fois le sentiment de l'infirmité de leur rôle et de leur force et l'égalité d'impuissance si pleinement répandue. Au retour, il laisserait au repos le pauvre qui a pris l'arbre au seuil de cet infini. D'ailleurs, on est là partout et nulle part. On est dans l'inconnu, dans la forêt sauvage, inoccupée. Il semble que l'arbre séculaire qui vous abrite appartient à tous et à ceux de tous les temps. Le vol n'existe pas ici, ou, du moins, le sentiment qui le dicte est différent que dans la plaine. La loi devrait sévir différemment qu'ailleurs. Le malfaiteur même, s'il est mal intentionné, obéit plutôt à des instincts plus naturels et plus sauvages que dans un centre civilisé, où la personnalité de chacun se fera plus vivement sentir.

Dixième jour. — Sur quoi nous appuyons-nous ? Sur la nature humaine. Deux yeux profonds et doux nous captivent et voilà que nous aimons. Nous donnerions de notre sang pour la posses- sion du cœur nouveau qui nous est ouvert à jamais, et la plus grande de nos amertumes est bien celle qui vient de la rigueur du monde qui nous éloigne de l'objet aimé et désiré. Que devien- nent ces sympathies? Elles vivent, elles persistent, elles s'en vont dans l'infini. Oui, le cœur a besoin de l'âme, et l'âme appelle une immortalité.

Sans cet appui dans l'inconnu, que ferions-nous donc sur la terre ? Un être infime, éperdu, abandonné, dans les mornes angoisses de l'isolement et des larmes qu'il nous faut répandre et qui nous apaisent. O vérité mystérieuse, douloureuse et rassu- rante que celle de la sympathie subite, immédiate et sans erreur révélée ! Cruelle est la contrainte qui la brise ou l'éloigné, et la douleur suprême est bien celle de l'amour sans espoir : je souffre, un tourment infini m'abîme et me consume ; je souffre, plainte


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obstinée qui me vient souvent au souvenir de moi-même et qui résume le meilleur de mes jours.

Cher et vaste pays que j'admire et qui tant m'émeut, toi dont le ciel tout bas me caresse et me console, toi dont les profonds nuages et les vertes collines me donnent comme le souvenir d'une enfance bienheureuse dans un monde inconnu de bonheur et d'innocence, éloigne de mon esprit la faiblesse. Le bruit morne de tes eaux dit aujourd'hui la mort et la mélancolie ; éveille en moi la force et la confiance.

tristesse, grâce infinie, ardeur secrète et aristocratique, la hauteur, la fierté, s'épand de vos blessures ; il y a une confiance forte aux sources mêmes de ce mal, quand il est docile, sans colère.

montagne, l'homme infime qui te gravit, est perdu dans ton immensité : tu ne seras jamais partagée ; ton domaine est celui de tous. Ta lisière, là-haut, si près de ces beaux nuages qui cares- sent tes plus hauts sommets est voisine du ciel où chacun peut s'inspirer et s'élever. Montagnes et nuages, même région d'idéal et de rêverie !


Harlem, 20 Juillet. — Il me semble que je suis au bout du monde ; j'écris ici faiblement, dans la tristesse inévitable d'une arrivée. J'éprouve une crainte d'enfant dans ce pays morose, demi-obscur, plein de silences, où le ciel remuant donne le ma- laise. Et puis, j'ai la défiance instinctive qui naît en nous sur le sol étranger. Pourquoi me faut-il le dire ? C'est que depuis vingt- quatre heures que je l'ai quitté, j'ai déjà un désir dévorant d'en- tendre parler français. Je serais revenu sur mes pas à moitié route, si le train ne m'eût emporté malgré moi à travers des maré- cages, des eaux, des mers, des bateaux et, surtout, des moulins qui se répercutaient jusqu'à l'horizon, bas et monotone. Le paysage qui se déroulait là sous mes yeux m'était bien connu ; on l'a vu


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bien des fois au Louvre dans la galerie des maîtres : au premier plan, sur une herbe grasse, épaisse et de couleur puissante, des bestiaux paissent le sol humide ; au loin, quelques étangs, des arbres demi-submergés ; puis, le mât d'un navire qui excite un peu la surprise de le voir voyager ainsi sur la prairie, remorqué lentement ; puis, des moulins, toujours des moulins qui tournent à pleines ailes, tous invariablement et parallèlement orientés sous le vent toujours présent et rapide. L'homme y paraît très peu ; il se perd dans cette atmosphère épaisse et troublée, sans plus grand rôle pittoresque que la maison, le chemm, l'animal ou le nuage, qui est toujours gros de pluie, mais fort beau. Tout est rompu, ondoyant, sans contours visibles. Le seul dessin de ce paysage est dans la rigidité de cette ligne unique et horizontale qui coupe le tableau en deux, et s'étend indéfiniment devant soi, autour de soi, avec une force qui ne manque pas de grandeur.

Cela est pauvre et triste, dénué de tout intérêt pour la vue ; aucun faste, rien du dehors ne provoque un étonnement marqué, fécond, durable, comme dans les contrées largement décoratives où des tableaux naissent à chaque pas, avec leurs cadres, leurs lignes et leurs plans. Ma plus grande surprise fut à Rotterdam, la ville la plus grandiosement pittoresque de ces infortunés parages ; mais encore sa beauté appartient-elle à cet ordre particulier des choses hors de l'ordinaire, où la nature s'impose à l'homme ou ne lui demande qu'un concours hors de sa condition.

Imaginez une ville flottante, le mot est vrai, une ville où l'on perd le sentiment du sol et de la sécurité. Je l'ai traversée dans le jour, mais son image m'est restée comme un rêve où se héris- saient des mâts de navires et de hauts moulins se livrant mutuel- lement de vives luttes. Leurs grandes ailes pointaient et tournaient dans le ciel, le long des rues ou des ponts tournant eux-mêmes sur des pivots invisibles ; oui, des ponts mouvants qui se ran- geaient respectueusement devant le bateau qui, sur les prome- nades de cette ville, est un roi. La voie ferrée la traverse, ou.


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plutôt, est spirituellement posée sur les toits ; si bien que du haut du train, on peut voir ce panorama si rare et si puissamment gro- tesque d'une ville moderne posée en pleine eau et supportant une voie de fer. Ce spectacle frappe l'esprit comme d'une aberration de la nature elle-même et prédispose à réfléchir sur la puissance de l'homme qui est ici. Tout en lui dénote une énergie extrême, surabondante. Les têtes que j'observe du fond de mon mutisme forcé, ont toutes un éclat vital inconnu en pays français; on agit ici lentement, avec la volonté vive. Singulière race, puissante et bonhomme, grotesque même, que je comprends et n'aime point, mais je pressens la poésie de ces mœurs casanières et tout ce qui vit sous les fronts taciturnes de ses enfants.


21 Juillet. — Je cours en toute hâte à la peinture et je trouve la vie : en entrant dans cette salle de l'Académie de Harlem, où trois cents têtes vous regardent avec une ardeur si vive, j'ai cru me trouver au milieu d'une foule d'autrefois lorsque Frans Hais vivait lui-même.

Ce peintre extraordinaire a là huit toiles qui le révèlent tout entier, depuis ses débuts jusqu'à sa fin surprenante. Sa maturité vint tard, vers quarante ans, au delà, peut-être, et les œuvres de sa vieillesse sont les surcroîts reçus d'une organisation inouïe qui, pour ainsi dire, ne veut point faiblir. Si jamais le génie prouve que la nature procède par exception pour le génie, c'est bien ici, en présence de ces œuvres suprêmes et dernières, faites avant de mourir et sans décroître sous la main d'un ouvrier de quatre-vingts ans. Il y a là comme la vision de la peinture qui devait naître deux cents ans après lui, par les yeux des réalistes français contempo- rains, du décadent si vous voulez, du nouveau sans nul doute.

Cette excessive singularité de l'art extrême exhumé si loin de Paris, ce raffinement dans la vision trouvé deux siècles avant nous fait naître la surprise, comme si les lieux et le temps n'existaient


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pas pour le génie. L'art est une fleur qui s'épanouit librement hors de toute règle ; il dérange singulièrement, ce me semble, l'ana- lyse au microscope de savants esthéticiens qui l'expliquent. Les races peut-être, la délicate étude des tempéraments et de leur fusion dans un peuple pourra fournir une explication péremptoire, et sans appel, lorsque l'on parlera de Rembrandt, de Shakespeare ou de Michel-Ange, ces prophètes. Frans Hais, qui ne l'est pas, est pourtant l'homme le plus puissant qui ait traduit la vie animale au paroxysme.


27 Juillet. — Je revois les Hais, ils me semblent maintenant à cent mille coudées au-dessous de Rembrandt, qui est haut comme une montagne. De la vie et encore de la vie, mais seule- ment de la vie animale. J'interroge ces têtes, elles ne me disent rien, je les vois vivre de la vie des bêtes : le souvenir des syndics exécutés dans le souvenir des tableaux de Hais que Rembrandt a dû connaître ou dont il a vu sûrement les ouvrages, me domine aujourd'hui.

Dans sa dernière manière seulement. Hais me paraît avoir atteint la supériorité. Est-ce faiblesse de main, est-ce une décrois- sance par trop sensible des forces physiques de cet excellent ouvrier, il y a tout d'abord dans les travaux qui datent des der- nières années de sa vie, un amollissement très marqué dans l'exé- cution ; mais quelle singulière aisance, quel dédain du détail, quelle force à voir vite et finalement et grandement la réalité réelle. Il y a là un œil dont on sent le paroxysme de la puissance. Vers la fin. Hais est un maître. Il a, de plus, à ce moment, un rap- port avec quelques peintres français contemporains qui charme. Y aurait-il eu imitation par ces derniers ? Non. Il y aurait à éta- blir comparaison entre les intransigeants et ces œuvres : on y trouverait ce qu'il y a de légitime, de sincère et de neuf dans les recherches des réalistes français.


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Autrement dans son ensemble, ce musée frappe aussi par un caractère espagnol qui n'a jamais été remarqué : ces figures, ces hallebardes, drapeaux, panaches, feutres pittoresques, ces étoffes cossues et aristocratiques me rappellent les scènes représentées par Vélasquez.

Il y a autour de moi des figures épanouies d'une fraîcheur de carnation fine qui donnent désir de peindre. Toutes ces têtes qui vivent et palpitent autour de moi se détachent sur un fond sombre d'une clarté et d'une richesse inconnues en pays français.


Amsterdam. — Ronde de nuit — un peu de désillusion. Cepen- dant, après inspection, le charme opère. La vie si intense de Hais lui porte tort ; pourtant, la supériorité du génie l'emporte ; par places, à droite du tableau, c'est superbe — les parties obscures ont noirci, sans nul doute ; peut-être la dimension du tableau dépasse-t-elle celle de la perfection dans la plastique — abstrac- tion faite de la somme de vie sanguine que j'ai vue dans Hais, le tableau a un charme profond et étrange — tout ce qui est dans la demi-ombre est mieux que les personnages du premier plan. Quoi de plus compréhensible dans l'œuvre de ce maître ! Encore une fois, par places, il y a des têtes qui, regardées de loin, prennent une magie magnifique. De la magie, c'est le mot vrai — la qualité de la lumière est féerique et surnaturelle. Suppression faite des deux ou trois personnages qui sont en pleine évidence, le reste est magnifique.

Les Syndics, plus parfaits que La Ronde de Nuit^ la Visée moins supérieure. C'est le plus beau Rembrandt que j'ai vu.


Nul maître n'a peint le drame comme Rembrandt. Partout, dans ses moindres esquisses, le cœur humain est en cause. Rubens a le génie de la mise en scène.


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1879, Anvers, 5 Août. — Oserai-je avouer que Rubens parle une langue que je ne comprends pas ! Assurément, La Mise en Croix révèle la puissance de cet esprit dans sa plus grande mesure ; je ne crois pas avoir vu jamais un tel débordement d'action et de vérité de gestes, d'attitudes, d'expression et de variété d expres- sions, comme le comporte un si vaste sujet ; jamais une aussi riche invention dans la mise en toile n'a paru aussi intimement sou- tenue par la profondeur et la beauté touchante de la pensée : le peuple, les bourreaux, les larrons, dont un superbe de force bru- tale, les enfants, qui, toujours, sont gracieux et charmants comme, d'ailleurs, on les voit dans ce bon peuple de Flandre ; les femmes, toutes natives et vraies dans leur beauté qu'elles ignorent, telle que cette Madeleine infinie que vous voyez au bas de la croix avec les pieds du mort divin sur ses jeunes épaules, et dont la douleur si profonde me ferait dire ici que Rubens sut peindre la Bonté ; tout cela me subjugue et m'anime, je me sens bien en présence d'une supériorité de création réelle et, cependant, je me refuse à ce génie : quelque chose qui m'est absolument con- traire m'empêche de le comprendre, de l'aimer.

Rubens, disons-le, est un maître de décadence — on ne dirait pas cela de Rembrandt — il appartient à la période décroissante de l'art ancien, car il n'a rien fait de vraiment neuf et de nouveau. C'est un génie bouillant, plein d'ardeur et d'idées, qui a jeté sa gourme à travers son temps, sur les murs des églises, dans les palais, au milieu des cours et des princes, dont il fut l'ami et le préféré ; il n'a pas souffert ; — rien ne dit — ce long et douloureux martyr d'une mise au jour d'un idéal nouveau. Il n'est pas colo- riste — cela peut paraître un paradoxe — mais je ne dirais pas que ces mêmes rouges, ces mêmes bleus, cette enlumination en quelque sorte poncive de chaque objet, chaque étoffe, soit le principal titre de sa gloire. Une simple grisaille de lui contient


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autant que l'ouvrage définitivement exécuté. C'est qu'il jette, de premier élan, la large idée qu'il s'est faite de la scène qu'il va peindre, c'est qu'il la montre tout d'un trait, venue en sa gran- deur, ses masses, sa vérité : il a compris la foule, il l'a vue ; il a peint la Douleur, la Bonté, la Grâce, la Beauté abandonnée des enfants et des femmes ; il a touché, je crois, aux fibres les plus sensibles du cœur humain ; il a, sans doute, toutes les cordes suprêmes de la lyre éternelle sur laquelle les grands hommes ont fait entendre les angoisses de notre destmée ; il a tout cela et n'a pas une ombre, un soupçon de représentation plastique — il n'a ni la ligne, ni le plan, ni la simplicité, ni rien de ce qui est pour la sage et claire et simple présentation des choses. En cela, il a de la parenté avec l'école anglaise ; comme elle, il ne généralise rien par la ligne dont il semble ne point se douter — j'entends la ligne droite, cette abstraction active et décisive, sans laquelle la forme, comme le tableau, n'a point d'organisme. Il dessine en construi- sant avec une grande force, chaque objet, chaque personne, con- naît admirablement tous les jeux des muscles du corps humain. En cela, il est moderne, il prépare ces personnalités du Nord qui, comme Delacroix notamment, expriment la vie des choses beau- coup plus par une réflexion de la nature extérieure dans leur mé- moire que par l'observation et l'analyse immédiate du modèle.

Il a toutes ces grandeurs, tous ces dons et leurs richesses, mais il n'a pas souffert ; — c'est peut-être la seule cause de mes refus à le placer parmi les plus grands.

Dans le temple d'amour que nous élevons en esprit aux grands hommes, il est deux cycles, deux places distinctes qu'il importe de bien séparer : dans l'une, sont les plus grands maîtres, les voici seuls et soufrants, accablés sous le poids de leur haute infortune.

Où est la limite de l'idée littéraire en peinture ?

On s'entend. Il y a idée littéraire toutes les fois qu'il n'y a pas invention plastique.

Cela n'exclut pas de l'invention, mais une idée quelconque


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que pourront exprimer les mots, mais alors elle est subordonnée à l'impression produite par les tâches purement pittoresques, et n'y paraît qu'à titre d'accessoire et, en quelque sorte, de superflu. Un tableau ainsi conçu laissera dans l'esprit une impression durable que la parole ne pourra reproduire, à la seule exception d une parole sous forme d'art, un poème par exemple.

Dans une composition littéraire, nulle impression produite. L'effet réside uniquement dans les idées qu'elle fait naître et qui se produisent surtout par le souvenir. Il n'y a pas alors d'oeuvre d'art réelle ; un récit vaut mieux ; c'est de la pure anecdote.

Exemple : il y a une expression autre que simplement plastique dans VAnge Gabriel^ de Rembrandt ; les divers âges de la vie et la manière de sentir le merveilleux ne sont-ils pas rendus avec une infinie délicatesse dans ce vieillard qui tombe comme abîmé dans la divinité ; dans cet adolescent qui admire, mais aussi ana- lyse, regarde, interroge ; en cette femme, qui joint les mains et prie ; en cette autre, plus vieille, qui s'évanouit ; et, plus bas, dans ce chien qui aboie et semble représenter la bête dans son effroi et sa peur ?

Ces nuances, assurément, sont du domaine de la littérature et même de la philosophie, mais on sent bien que tout cela n est mis qu'à titre d'accessoire et que l'artiste qui a ainsi pensé volon- tairement ou inconsciemment, n'en a pas fait l'unique condition de son tableau. Et la preuve, c'est que toute cette recherche si touchante et si naïve et profondément vraie aussi, ne paraît qu'après une longue analyse, et que la plupart des spectateurs qui ont été frappés par cette œuvre merveilleuse, étaient sous l em- pire d'une impression qui ne venait pas de là : l'unique accent de cette composition sublime est dans la lumière surnaturelle qui illumine et qui dore le messager divin. Là, dans la nature pure et simple du ton et dans les délicatesses du clair-obscur, est le secret de l'œuvre tout entière, invention toute pittoresque, qui incarne


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I idée et lui donne, pour ainsi parler, de la chair et du sang. Cela n'a rien à démêler avec l'anecdote.

Presque tous les chefs-d'œuvre de la Renaissance expriment une idée littéraire, et souvent même chez les peintres français, une idée philosophique. L'art uniquement pittoresque est en infériorité, et ce n'est pas sans justesse que la Hollande et l'Es- pagne n'ont ni l'éclat ni le prestige de l'art italien.


Dimension. Ses Rapports avec le sujet.

On peut voir chez les plus grands maîtres une exubérance dans les moyens dont ils semblent ne pas se rendre compte. Leurs forces les portent trop loin ; très souvent, ils dépassent les limites matérielles en lesquelles ils devraient encadrer leurs pensées : l'exagération dans laquelle ils tombent alors le plus facilement est dans une dimension excessive de la surface peinte ou dessinée. Avant ou après avoir trouvé la mesure exacte pour la représentation de leurs sujets, et même simultanément, il leur arrive de la dépasser, de ne point s'y borner. C'est le génie qui foisonne, et produit des fruits abondants et moins excellents.

Ainsi fit Durer lorsqu'il grava sur bois des dessins si grands qu'ils étaient destinés à la décoration des appartements plus que du livre. Rembrandt, malgré son génie de l'eau-forte, ne put s empêcher de tenter des planches très grandes ; et il est facile de juger combien celles-ci sont loin de la perfection qui brille dans les planches de dimension ordinaire.

Ainsi, pour les peintres, et plus encore, car il est plus facile dans cet art évidemment moins limité que la gravure, de se laisser aller au charme, à l'appétit de la production en grand.

Les œuvres les plus parfaites ont été produites dans une dimen- sion, que le goût et le raisonnement indiquent : mais ces dimen- sions qu'un artiste médiocre trouve avec facilité semblent chez les


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artistes les plus inspirés être plus l'effet du hasard que de leur conscience.

Il serait curieux de chercher quelles ont été les œuvres traitées dans une dimension accomplie, absolue, et de voir à quel degré d'épanouissement elles ont pris jour, chez les divers peintres.

Chez Bresdin, même extravagance : il crée le dessin à la plume, mais à côté d'oeuvres si belles, on en voit qui gagneraient à être traitées plus en petit. Sur la pierre, il ne se modère pas davantage : dans les grandes épreuves, il n'y a plus de rapport entre la finesse, la délicatesse du détail et la surface d'ensemble que l'œil doit envelopper.

Il est infiniment plus beau dans les petites lithographies, où son génie, essentiellement minutieux et profond, s'exerce ration- nellement et trouve des accents qui sont d'accord avec les ordon- nances esthétiques et plastiques de son œuvre (I).


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1881. — Un groupe de quelques barbares sublimes, arrivés de la Terre de Feu, êtres fiers, hautains, cruels, puissants et gro- tesques, m'a donné comme un rêve de la vie primitive, la nos- talgie de la vie pure et simple des commencements. Je n'ai jamais senti avec autant de force, l'écart que fait notre propre nature entre la bête qui rampe et notre fin plus haute. Ils ont les signes de notre grandeur ; elle éclate en leurs yeux et gestes, avec plus de force que dans l'homme civilisé. C'est l'animal dans la toute- puissance de son instinct, la certitude, la beauté non corrompue de sa plastique ; car ils sont moulés dans le bronze antique, ces membres si fermes et si fins : de délicates attaches achèvent ces


(I) Ecrit pendant un voyage en Hollande.


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extrémités parfaites, oii ne brille aucun bijou, aucune erreur à la vue.

Et, cependant, pour qui les observe, il est facile de comprendre l'état relatif de leur perfection, à eux aussi : ils s'assemblent et parlent bas, avec mystère, comme par crainte d'être surpris dans cet échange secret de leurs idées. Ils ne parlent, assurément, que pour dire quelque chose qui leur est de première importance : ces regards qu'ils jettent sur nous expriment aussi bien la supé- riorité que la sauvagerie ; nulle crainte n'y paraît, d'ailleurs. Celui-ci, couché le long de la terre, le menton sur les deux poings, suit de l'œil, jusque fort loin, un homme civilisé qui passe. Dans le dédain qu'il ressent, sa curiosité ne lui donne pas surcroît d'un plus grand effort, car il reste immobile et tourne ses regards vers un autre objet humain qui est à sa portée, sans que son corps ni sa tête ne bougent.

Un riche financier, actionnaire du jardin sans doute, entre dans le cercle grillé qui les enferme. Les sauvages regardent avec obsti- nation le ruban rouge qui pare sa boutonnière, tandis que je les compare. Est-il laid ce vieux bourgeois; sont-ils beaux ces sublimes enfants de la vie polaire ! Leur nudité sort de la terre comme une fleur de l'Inde, épanouie, luxuriante, harmonieuse et immobile, dans la splendeur de sa vie radieuse et muette. Il faudrait voir ces chairs rigides encadrées de lianes, à l'ombre de la forêt vierge, ou s'étalant sur le sable d'or des grèves désertes et immaculées.

Quel poème qu'un organisme aussi parfait, sortant des boues primitives pour bégayer à côté de nous les premières strophes d'un hymne universel !


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1885, Mai. — Sur un bronze de Marie Cazin.

regret ! dont la vivante image est assise sur le roc, comme


une incarnation de réternelle mélancolie ! d'où es-tu ? Ta figure est penchée sur l'abîme. Le doigt posé sur tes lèvres closes et la main sur ton cœur, tu t'agenouilles ainsi que des feuilles dispersées.

Serais-tu le symbole de la gloire égarée ? Serais-tu le recueil- lement solitaire ? Serais -tu la piété, le silence, le rêve, le souci ? Serais-tu la face contrite du noir pessimisme de ce monde ? Et sous ton front fatal et obstiné garderais-tu désormais pour tou- jours des raisons assombries par toutes choses ? Peut-être que ces lèvres ne vont s'ouvrir que pour nous dire que ton cœur souffre et que ces verts rameaux, emblèmes de la force et à tes pieds foulés, vont nous insinuer que tout est vain.

Quoi qu'il en soit, œuvre de mystère, tu réchauffes mon cœur au vrai soleil de l'art; un souvenir des visions florentines me poursuit et m'obsède depuis que ton profil désespéré s'est tourné vers les basses conceptions de l'ouvrier contemporain.

Autour de toi surgissent, comme des figures mortes, de mornes évocations, muettes et blafardes, où le néant, la bassesse et l'insipidité ne font qu'élever ton bronze auguste plus haut encore.

Dans l'isolement où ton métal rayonne, sembles-tu dire aussi qu'autrefois les maîtres étaient grands et leurs visées plus hautes; qu'ils pouvaient vivre pour un art de sincérité; sembles- tu dire que la Passion primait le talent même, montrant par elle seule les âmes libres, source de la beauté ?

Mais de faux mages adorant de faux dieux nous ont dit cepen- dant qu'on subissait ailleurs de magnanimes influences. Ils ont dit qu'une école détenait les secrets du style, la science de la règle, le livre de la Voie ; triste orgueil montré pour quelques lignes rigides bien tracées, pour ces bustes grotesques si bien alignés, pour cette pierre ciselée sans la vie, pour ces marbres glacés, travaillés on ne sait comment ni par quelle industrie, et qui n'appellent que la mort...

Marie Cazin préluda à cet art par de beaux dessins d'une sim-


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plicité rare, esquisses ou improvisations sévères qui annonçaient déjà des tendances à la statuaire : fermeté de contour, simplicité de plan, sobriété du sujet, rythme des lignes, tout côtoyait cet art austère, notamment le Sommeil, dont l'expression forte et simple accentuait la recherche vers le but atteint aujourd'hui, quand parut le Masque, les débuts de Marie Cazin.

On garda depuis dans les yeux l'éclat inoubliable de ce visage de métal qui paraissait venir d'un autre monde. C'était aussi la même tristesse, la même ardeur de sentiment, la même contem- plation intime, en un mot, la résurrection par le bronze du Songe Interne.


12 Juin. — J'ai passé dans les allées froides et silencieuses du cimetière, et près des tombes désertes. Et j'ai connu le calme d'esprit.

La mort, là, sous mes pieds, dans les fosses sombres, où des amis et des proches reposent, heureux enfin, parce qu'ils ne sentent plus ; la mort, là, certaine et sitôt venue, qui plane sur nos jours soucieux comme le seul baume à nos misères ; la mort, là, maîtresse et toujours souveraine à jamais ; je l'ai vue, divin refuge, heureuse fin du mal de vie.

mort que tu es large : pour toi je pleure ; d'autres t'appellent et t'interrogent. Dans le calme que ta pensée me donne, que de force contre le souci !

divine inconnue, au muet visage, crainte sans nom, auguste immobilité, que tu es belle ! Les hommes ornent religieusement ton champ sacré : voici des fleurs sur ta pierre, l'art, la tenue, le culte cérémonieux ; sur le marbre des mausolées, des pensers larges et hauts, de tous les temps.

Je me sens en ces lieux autre que moi-même.

J'ai vu du Morbihan quelques points superbes, mais si sau- vages que je les ai quittés. Je suis maintenant au bord d'une


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baie délicieuse et qui serait tout à fait charmante si le soleil pouvait encore l'embellir. Durant un jour seulement, j'ai pu voir ce pays comme on le voudrait, sous les bienfaits d'un peu de lumière qui tempérerait sa rigueur. Autrement, je ne connais jusqu'ici de la Bretagne qu'une brume éternelle, un ciel sombre et changeant, brouillé, remué par des souffles contraires ; et du sol, hélas ! qu'un ensemble de choses tristes et lentes qui tombe sur l'esprit et l'opprime. Non, ce pays n'est pas le mien ; il fait triste, ici. J'y resterai cependant pour explorer quelques belles roches dont on me parle (et j'en ai vu vraiment de très particulières) ; mais je gagnerai le Midi qui m'apparaît, désormais, comme dans une féerie.

Belles et douces barques, soulevées mollement par la vague étemelle, vous flottez dans le port ami. Vos longs mâts inclinés et leurs minces cordages rayent le fond du ciel brumeux — et le souffle de l'air, et le rythme du flot bercent l'esprit comme une douce harmonie.

Vous vous pressez soudain pour aborder la baie ; au loin, au large, la dernière a baissé la voile solennelle, et le souffle de l'air et le rythme du flot bercent l'esprit comme une douce harmonie.

Sur le port est la fête ; on vous a vues de loin : voici la femme, voici l'épouse ; les vierges qui, deux à deux, parlent bas sur la grève. Et le souffle de l'air et le rythme du flot bercent l'esprit comme une douce harmonie.

Belles et dociles barques, si chères au matelot, que portez-vous au fond de la nacelle ? Du sein de l'Océan, à la source immor- telle, la pêche, le trésor, la prise était si belle. Et le souffle des airs et le rythme des flots bercent l'esprit comme une douce harmonie.

mer, ô grande amie !


Août. — Jules Boissé est mort d'une péritonite en huit jours, comme par surprise. Je fus appelé bien tard, la veille ; mais il


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avait toute sa connaissance encore, avec toute son intelligence occupée de sa mort. Il n'était pas très triste de quitter la vie ; on le voyait à son ironie. Nous causâmes doucement cette nuit-là, une nuit de chambre d'hôtel navrante d'abandon et de détresse. Les bruits du boulevard montaient et nous envoyaient des chants d'étudiants en goguette, et cela le tirait de son repos, et il me disait en souriant : « Je ne les envie pas... »

Toute cette nuit-là, il me parut inquiet du mobile de ma présence auprès de lui ; quoiqu'il fût tendre, il ne voulut croire qu à ma curiosité ! « Tu viens me voir mourir, me dit-il quand il me vit paraître, cela n'est guère intéressant. Tu vois, j'ai toute ma conscience analytique (ce sont ses propres termes) et je suis la marche de la décomposition ; j'en ai pour six heures encore, car les molécules inconscientes de mon être sont en travail. Ce hoquet, que tu entends, c'est malgré moi ; je ne soufïre pas, grâce à des injections de morphine qu'on m'a faites, c'est comme un sommeil. Je meurs usé, peut-être d'une erreur, peut-être d'une impossibilité sociale. »

Il ne pouvait permettre qu'on fît semblant de méconnaître son état et la gravité de l'heure ! Tant de connaissance et de clairvoyance à un pareil moment est effroyable. Quelle est la grâce qui nous secourt pour le passer avec un tel courage ?

A qui le tour maintenant ? La mort habite en mon esprit parce que je l'ai vue. Ce sera comme le voudra le destin. Et tout cela n'est pas gai.


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1887, 6 Mai. — C'était en mai. Après des jours d'appréhension infinie d'inquiétude et de trouble incessant, car je n'avais jamais vu naître autour de moi (ni frère ou sœur, célibataires, ne m'avaient révélé l'adorable prodige de la nativité), novice enfin dans cette


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angoisse, je vis naître au plein jour, par une journée humide et chaude, mon fils Jean.

Je l'aimai d'emblée. A la minute même de sa vie, que je sentais

fragile.

Qu'il était peu de chose et humain ! Et dans mon cœur, quelle pitié 1 Je crois pouvoir dire que tout l'amour paternel dépend de cet instant suprême où nous est révélée la vie en sa condition la plus pitoyable. C'est vraiment, durant plusieurs jours et des mois, l'infinie faiblesse du moribond.

Il avait les yeux imprégnés d'éclat nocturne, la bouche fine, et quelques jours après, bonne. Des mains admirablement belles. Ce fut une joie. Une joie forte et saine et vraie. Une secousse ressentie aux entrailles, comme si ma force, lasse et usée, eut repris nouveau ressort. La conscience de cet être qui va être, cet attachement subit et nécessaire, me domina entièrement. Et ne parlons pas ici de sacrifice ; le dévouement spontané qui naît au cœur à telle heure, est une chose subie, une loi de nécessité. On ne peut pas laisser éteindre la vie, et tout en le nouveau-né appelle secours. Après viendront les rêves et toutes les créations puis- santes de son propre charme. La première heure, encore une fois, éveille l'âme, le premier cri crie pitié.

Ensuite, parut tout le cortège des ressemblances. Etait-ce en lui ? Etait-ce en moi ? La face de l'enfant est-elle un miroir changeant où se mirent et viennent vivre de mystérieuses sou- venances ? Il nous rappela tour à tour l'image incertaine de saint Vincent de Paul, Talleyrand, un vieil oncle, ma sœur avant lui défunte, et ses deux grand'mères, et ses beaux yeux aussi ceux de mon père à sa fin, tel que je le vis malade, en cette même chambre où il mourut.

Ce premier mois de l'enfant, on le dit n'avoir point de révé- lations bien profondes, et non comparables aux surprises qui bientôt après vont venir. Celui de Jean me donna le souci calme et toujours présent de son souffle. La maison tout entière me


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semblait emplie d'un mystère ; au loin, comme auprès du berceau silencieux où il ne pleurait pas, l'on sentait palpiter l'inconnu surprenant, le principe d'une vie. Et ces jours furent à la fois anxieux, très doux et quasi religieux.

Au dehors, dans la campagne, Peyrelebade étant un hameau pour ainsi dire, il avait conquis la place, et l'on ne m'abordait plus que pour me dire, avant tout bonjour : « Il dort ? Comment est-il ? » Toute sympathie simple et vraie du paysan qui, depuis longtemps, jamais n'avait vu naître en nos murs. Les enfants me disaient : « Où est le petit monsieur ? » Ils venaient aussi s'ap- procher du berceau orné de gaze rose ; ils se soulevaient sur la pointe de leurs petits pieds pour l'apercevoir ; et ils me deman- daient pourquoi, comme eux, il n'était pas grand.

Puis, le premier sourire. Il vint très tôt, dans le sommeil, en son deuxième mois, à une sortie ; il était tenu par sa mère, assise sur un banc ; j'attirai ses yeux en l'appelant, il me fixa longtemps et me sourit avec des yeux en larmes. Elles me gagnèrent.

A partir de ce jour, l'enfant quel qu'il soit, prélude à un poème. On en lira bientôt les strophes une à une, et son charme domi- nateur vous suivra partout. Il faut avoir vu naître pour lire ce verset de la vie si tendre, sensible, où toutes les grâces vont venir : l'amour instinctif de la lumière, la joie à tout ce qui se meut, le goût du mouvement et la curiosité de tout ce qui masse aux yeux : arbres, grands ciels, toutes les choses étincelantes vont lui parler. Jean eut toujours une extase devant la verdure, et ses pleurs rares furent évités vite en le plaçant sous le marronnier du jardin.

Et il n'est plus.

Le temps n'affaiblit pas l'émoi causé par une telle mort. Il peut donner prise à des activités qui remplissent les heures et passionnent à nouveau ; mais au silence, au premier loisir indo- lent, le rappel est sensible et le mal ouvre sa plaie. La mort d un enfant laisse le cœur en litige, son souvenir est toujours I avant-


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goût d'un sentiment infiniment doux auquel on a goûté, et laisse à l'âme inassouvie un mélancolique malaise.

Il faudrait pour s'en consoler, voir qu'il en est beaucoup d'autres avec de doux sourires — et les aimer autant. Mais l'af- fection du père est la création même de son enfant : c'est sa prise, sa conquête, son triomphe. Et cette attache infinie — qui est une certitude — est un mystère quand elle se brise. Cette chose éprouvée et révélée doit être impérissable. Il me semble qu'au jour dernier, quand j'irai dormir au même inconnu que lui, des ondes invisibles se rapprocheront aussi pour se confondre, venues de lui, venues de moi.


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1888. - L'on me suppose trop d'esprit d'analyse : c'est, du moins ce qui ressort des curiosités que je sens chez les jeunes écrivains qui me visitent. Je les vois, à mon abord, étonnés.

Qu'ai-je mis en mes ouvrages pour leur suggérer tant de subtilités ? J'y ai mis une petite porte ouverte sur le mystère. J'ai fait des fictions. C'est à eux d'aller plus loin.

Ce n'est pas du dilettantisme que peut sortir le naturel épan- chement et le développement d'une œuvre. Il servirait à mer- veille la perfection, si elle était possible. Elle ne se peut qu'en de petits morceaux et l'auteur qui pourrait atteindre l'œuvre par- faite n'en ferait qu'une ; il aurait touché l'absolu et cesserait de

peindre.

C'est précisément du repentir même que laisse l'œuvre impar- faite que va naître la prochaine.

On ne peut s'analyser qu'après l'émotion, point initial de toute genèse. A la minute où l'on est maître de sa passion, elle n'est plus. Elle a servi l'embryon. Tous les organes vont paraître, et pour ce, il faut des soins soumis, soucieux du germe : intelli-


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gence la plus lucide, alors de son œuvre, embryonnaire mais vivante ; raison, analyse : c'est l'agent intellectuel qui viendra pour le service de l'agent passionnel, mais il est enfanté par lui.

En un mot, les nerfs de l'artiste, sa sensibilité, sa nature même se chargent de l'importante affaire de création.


Une pensée, ça ne peut pas devenir œuvre d'art, sauf en litté- rature. L'art n'emprunte rien à la philosophie, non plus.


Tous les conseils nous choquent, mais ils font réfléchir.


Voyager, c'est prendre contact avec certains lieux évocateurs de notre propre vie ; je le sentis à Venise.


A Madame Violet. — L'intelligence est la faculté de com- prendre. L'homme intelligent est capable d'abstraction, de géné- ralisation ; il est apte à découvrir les lois et n'a d'autre souci que la recherche des causes.

L'homme intellectuel, c'est-à-dire qualifié intellectuel, se délecte des produits de l'esprit et de l'art, c'est-à-dire de la cul- ture morale de l'homme. C'est un être passif et délicat, détourné de toute recherche ; il goûte, compare, analyse, et, ne prenant parti ni pour ni contre, ce détachement même est un plaisir. Intellectualisme est synonyme de raffinement, de distinction, de délectation, de dilettantisme. Tandis que l'homme intelligent, dont l'incarnation la plus complète est le savant, le philosophe, ne peut résoudre le problème qu'il embrasse et dont la grandeur l'écrase, que dans une humeur grave, teintée de quelque amer-


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tume. Son héroïsme fait pitié ; il est meilleur, son cœur est grand, il comprend beaucoup.

L'homme qui ne tire son élévation que du produit spirituel des autres, ne connaît point ce sublime malaise ; il ne dépassera la valeur du premier que si, voyant l'universelle harmonie des choses, né poète et doué de sens créateur, il est alors réellement et supérieurement l'homme infiniment complet et nécessaire qui, à travers la durée du temps et à une égale distance des extrêmes du mal et du mieux, transmet aux autres hommes l'élément suprême de la vie, le dépôt évocateur de la joie, l'œuvre d'art en un mot, qui est le fruit divin.


14 Mai. — Le peintre n*est pas intellectuel lorsque, ayant peint une femme nue, elle nous laisse dans l'esprit l'idée qu'elle va se réhabiller de suite.

Le peintre intellectuel nous la montre dans une nudité qui nous rassure, parce qu'elle ne la cache pas ; elle la laisse ainsi, sans honte, dans un éden, pour des regards qui ne sont pas les nôtres, mais ceux d'un monde cérébral, un monde imagmaire créé par le peintre, où se meut et s'épand la beauté qui jamais n'engendra l'impudeur, mais défère au contraire à toute la nudité un attrait pur qui ne nous abaisse pas. Les femmes nues de Puvis de Cha vannes ne se réhabillent point, ainsi que beaucoup d'autres dans le passé, au gynécée charmant d'un Giorgione, d un Corrège.

Il en est une, dans le Déjeuner sur Vherbe de Manet, qui se hâtera de se revêtir après l'ennui de son malaise sur 1 herbe froide, auprès des messieurs sans idéal qui l'entourent et lui causent. Que disent-ils ? Rien de beau, je soupçonne.

Quant à ne peindre que des substances, même très bien, avec virtuosité, on en goûtera le plaisir, tout autant à peindre la robe que ce qu'elle cache. Peindre une étoffe, des étoffes, comme c'est plus franc et purement décisif que de nous repré-


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senter le nu pour le nu, c'est-à-dire quelque chose de l'être humain sans aucun héroïsme.

Lorsque Michel-Ange affirma qu'il était niais de préférer les chaussures d'un homme à son pied, c est qu'il voyait la nature humaine à son cœur même, au centre vital et agissant qui soulevait ces lobes dont il jouait jusqu'à l'excès, pour créer son style, son grand style, dont l'ascendance est une emprise de sa propre pensée sur la nôtre. Sous les yeux clos de son esclave, que d'action céré- brale élevée ! Il dort, et le songe soucieux qui passe sous ce front de marbre, met le nôtre dans un monde émouvant et pensant. Sommeil d'esclave éveillant notre dignité.


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1889, 10 Mars. — L'admiration de Degas pour Ingres est un amour de tête : le cœur n'y est pour rien.

D'ailleurs très conscient, lucide de son pouvoir plus qu'il n'est doué, peignant par réflexion et combinaison, non pas d'ins- tinct, sa recherche a pu le conduire à cette idole scolastique, sa complémentaire, après tout, le comble de l'art abstrait et faux. Partir du réalisme des coulisses et du lavoir pour aboutir là, final curieux et qui fait penser.

Ingres, pourtant, n'éveillera jamais la vie aux cœurs abondants.

Mais Degas est un artiste. Il l'est, très exultant et libre. Venu de Delacroix (sans le lyrisme et la passion, bien entendu!), quelle science des tons juxtaposés, exaltés, voulus, prémédités, pour des fins saisissantes! C'est un réaliste. Peut-être portera-t-il la date de Nana, C'est le naturalisme, l'impressionnisme, première étape du nouveau mode. Mais il restera pour ce hautain vouloir tenu toute sa vie vers la liberté. Jadis écarté d'une exposition officielle par l'erreur d'un jury qui a dû la regretter, il a vengé quelque chose. Son nom, plus que son œuvre, est synonyme de carac-


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tère ; c'est sur lui que se discutera toujours le principe de l'indépendance; et, si jamais l'incommensurable et épaisse légion qui oppresse l'art, l'art des hommes, reconnaissait enfin la néces- sité de bâtir, dans la démocratique engeance de la moyenne, un.e annexe pour les entiers, les indéfectibles, Degas aurait droit à son nom inscrit au haut du temple. Respect ici, respect absolu.



1892, Avril. — A un publicistc du journal " Le Jour ".

L'appréciation que vous avez formulée sur mes ouvrages, à l'occasion de l'Exposition des Peintres-Graveurs m'est agréable vivement. Vous êtes le premier à signaler, enfin, qu'ils ont au moins le mérite d'être constitués selon les lois de la nature même.

Je vous avoue que de tels travaux, condamnés forcément à des inégalités de facture, à des tâtonnements, à cause de leur source diffuse, qui est, en somme, un idéal mdéterminé, ces travaux ne soutiendraient pas deux fois l'analyse s'ils n'étaient pas façonnés selon les lois de la vie du monde extérieur.

Je crois avoir été toujours peintre, sensitivement peintre, sur- tout dans les fusains et lithographies, et même avoir montré quelquefois le goût des substances. Si non, tout ce que j'ai fait ne vaut rien.

Ceux qui, par leurs écrits ou leurs dires, ont révélé ce que leur suggère à l'esprit ce qu'il apparaît de mystérieux m'ont donné de 1 étonnement et la surprise de choses venues hors de moi, à 1 insu de ma volonté. Mais vous m'attribuez heureusement le *< tact des valeurs ». Or, elles sont pour nous, sans vous les définir, une des ressources du visible, et l'appui le plus solide de notre art dans sa réalisation. En affirmant ce que vous m'attribuez là, vous allez droit au cœur d'un ouvrier qui, depuis longtemps, croit avoir rendu son rêve sensible par ce simulacre du vrai.


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1897, Décembre. — Enquête sur U Alsace-Lorraine.

J'ai du malaise à vous répondre, il m'est difficile de spéculer sur des idées de combat : je fais de l'art seulement, préféra- blement, et l'art n'est-il pas le refuge paisible, la région douce et haute où l'on ne discerne pas de frontière ? Une estampe d'Albert Durer n'incite guère à des revanches, ni l'audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessem des merveilles d'Outre-Rhin).

Puis, comme ceux de ma génération, j'ai vu les événements de 1870, et même j'ai eu l'occasion de participer, avec beaucoup d'émoi et de curiosité, à une action sur la Loire, près de Tours : un jour d'excès, d'où je sortis apitoyé, troublé, endolori d'une heure inexorable et comme subie dans les abus d'une autre huma- nité. Et l'on ne peut s'abstraire des souvenirs ; l'artiste ne saurait généraliser autrement que par ses nerfs et les miens frissonnent, j'aime mieux mon rêve. La guerre est le grand litige de nos malen- tendus.

Ensuite, pourquoi conjecturer sur des hypothèses ? Comment chercher des raisons sur un événement que 1 on suppose pro- bable ou improbable, et vous dire, à ce propos, l'opinion des autres, celle de la moyenne (cette abstraction), celle de la jeunesse ou la mienne ? Je ne le puis, ceci n'est vraiment pas de mon fait.

Mon vœu de joie, seulement, serait de voir un monde qui ne se battrait plus que pour s'accroître dans sa vie ; qui n'envahirait plus que par admiration ou par pitié ; et dont les projectiles seraient les fruits de la terre, les meilleurs et les plus sacrés, tous les produits humains ou divins, et aussi des livres d'art, de pensée, de portée, de science ou de bonté, c'est tout un.


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1898, Peyrelebade, Août. — Nous voici sous le ciel clair du Midi, au même lieu qu'autrefois, traités avec beaucoup d égards et d'attentions par des hôtes partis à Vichy, nous abandonnant la maison abandonnée. C'est pour moi comme un rêve où se bous- culent toutes mes idées sur la possession, et où je ressens les impressions les plus diverses. Je ne saurais vous les dissimuler à ce début en souvenir de l'attention que vous avez bien voulu prendre à ma défaite, et la considérant comme un bien pour moi.

A dire vrai, ce grand marché, où ne se vendait guère plus qu'une empreinte de souvenirs, n'était aussi que la mise d un peu d'encre sur des paperasses. Ce qui en résulte, toutefois, est l'immense et inimaginable allégement de pensée que j'éprouve et qui me dit combien était grosse la part de raison que je dépen- sais ici, si inutilement. Il est impossible que cela n'ait pas sa réper- cussion, désormais, sur l'art que je fais, et que vous aimez, dont j'ai le souci impersonnel, croyez-le bien.

On a dit que ce qui procure le plus de bonheur à I homme est la vue des choses qui ne lui appartiennent pas, comme la mer, la montagne ou un bel acte d'héroïsme. C'est évident ; mais le bonheur et la production d'art ne viennent pas du même alambic et je persiste à croire, plus que jamais, que l'écrivain qui fait un livre dans une chambre d'hôtel n'est qu'un dilettante, et que l'artiste qui produit vrai, humainement vrai, a besoin, tout comme les autres hommes, d'exercer sa passion sur des choses, fût-ce celles de sa possession. Il participe des choses qu'il s'appro- prie et il n est pas dans l'abstraction tant qu'on pourrait le croire.

Je me sens déraciné tout à fait.


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1900. — La musique est le ferment d'une sensibilité spéciale


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très aiguë, autant et plus que ne le serait la passion elle-même. Elle est un danger, un bienfait pour qui la sait prendre.

Je veux dire que son charme est irrésistible, et Ton s'évade en esprit avec elle si promptement dans un monde meilleur que l'on peut quelquefois, sans délibérer ni raisonner, différer à plus tard 1 accomplissement de certains actes ennuyeux qui nous sont nécessaires : « Marthe, Marthe, je ne t'ai jamais oubliée et t'aime plus que Marie. C'est elle qui me détourne de toi, à son heure quand elle vient. Je ne l'appelle pas. »


J aime les fillettes ; je vois en elles toute la femme sans y trouver une femme, et c'est exquis.

Celui qui compliquerait cet aveu et l'accueillerait d'un sourire ne saurait pas ce qui réside en la grâce. La grâce est révélatrice d infinies virtuosités et d'une vie en puissance qui fait le charme de l'esprit, par les yeux.

Quand j étais tout enfant, je m'en souviens, combien je fus impressionné par elles. La première fois, dans le jardin de la maison où je suis né (à Bordeaux, allées d'Amour). Elle était blonde, avec de grands yeux et les cheveux en longues boucles tombant sur sa robe de mousseline, qui me frôla. Je connus un frisson, j'avais douze ans, j'allais faire ma première communion. Et le hasard voulût qu'elle fût près de moi lors des retraites, à 1 église, sous le mystère des voûtes de Saint-Seurin. Que d'émo- tions s'y mêlèrent : tout l'art aussi de ce décor. Heures bénies, reviendrez- vous jamais dans le mystère de l'Inconnu ?




1901. — mon âme d'autrefois, âme lointaine, tu m'es revenue ce soir dans des ombres.


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Consentirais-tu à ce que je reste encore avec toi, en toi, afin de prolonger ces douces heures ?

Amie nocturne qui revient, qui s'en va, et que ,e cro.s a ,ama.s perdue, qu'est-ce qui te rappelle, et à ton heure ? Je ne sa.s.



1902 - Le sens du mystère, c'est d'être tout le temps dans l'équivoque, dans les double, triple aspects, des soupçons d aspect (images dans images), formes qui vont être, ou qui le seront selon l'état d'esprit du regardeur. Toutes choses plus que suggestives, puisqu'elles apparaissent. ,, • ,

Mais ce sens appliqué à la peinture demande chez 1 artiste un tact, une mesure infinie plus que pour tout autre, et le pubhc ne s'en doute pas. C'est un art qui demande, plus que pour tous les autres, un artiste conscient à toutes les mmutes de sa ges-

tation. ., 1

Par des révélations qui ne l'amoindriront pas, il y a chez Delacroix une scission très sensible entre l'homme et 1 artiste. Quiconque a étudié son œuvre y voit sans peine quil fut admi- rablement organisé pour la produire et la mener à sa hn. ba constance, son opiniâtreté, sa méthode, son acharnement a pro- duire, le soin quotidien qu'il prenait de se tenir en éveil sur les maîtres qu'il aimait, ses études secrètes et particulières, en un mot ce que tout créateur, quel qu'il soit, poursuit sans cesse, il en avait la loi et la formule, et le temps présent est mal chois, pour récriminer sur la forme ou le mode d'expression qu il employa. Il fut lui-même d'un bout à l'autre de sa carrière ; cela est quelque chose ; le reste importe peu.

D'ailleurs, n'y a-t-il pas chez tout artiste véritable un être incompris de ceux qui ne le sont pas ? L'être instructif, aban- donné, qui se récrée dans ses procédés mêmes, semble parfois


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occupé de vues incompréhensibles ; elles ne sont pas la clef de leur génie pour ceux qui les regardent vivre ; un contemporain, un ami même peut vous ignorer. Viennent ensuite les générations, pour elles, qui ne voient que la beauté du résultat, l'œuvre est faite, le procédé ne paraît plus et ne nous importe guère. La vie de l'homme n'est, après tout, que le procédé de l'artiste.

La pratique de la production d'art n'est guère aisée ; on la pourrait dire anti-louable, à moins que l'artiste ne coupe à son détriment douloureusement sa vie.

Il lui faudrait subir une inflexible règle dans l'emploi des heures de son temps, s'il veut être comme le commun des hommes et suivre les obligations mondaines de la société où il se trouve.

Il y déroge toujours par quelques traits que l'on remarque. Ceux qui l'aiment ou l'apprécient le tolèrent néanmoins dans son naturel tel qu'il est. Aux yeux des autres, il diffère un peu comme l'oiseau des îles : allure et plumage diffèrent.


Comme je me plaignais qu'il ne m'avait été jamais rien donné, rien offert, et quelqu'un m'ayant fait remarquer que j avais, au cours de ma vie, négligé bien des relations et même des amitiés dont quelques-unes aujourd'hui sont puissantes, dans la politique ou ailleurs... C'est que j'éprouve de l'impudeur à for- muler mon désir. Les choses devraient nous échoir simplement, naturellement, selon une loi de nécessité.

Une grosse part de gâteau est sur l'un des côtés de la table ; à l'autre extrémité sont les miettes : eh bien ! il devrait être tout aisé de s'asseoir au bon côté, à la satisfaction de tous et, comme par bienséance, à cet instant des jours où la lassitude nous est venue, où déjà, derrière soi, s'accumulent les témoignages de l'effort, les travaux et leur cortège de repentirs. Ah ! que de rides ils ont creusé sur notre front, et pour les revoir quelquefois avec une orgueilleuse surprise cependant ! Eh bien, c'est le


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moment où sans, rien demander, on devrait vous céder le pas pour entrer avec la modestie de 1 âge et tout le charme disparu dans la salle du festin. Une société bien faite devrait rendre cela possible.


Juin. — On a beaucoup usé du qualificatif social, durant toute ma vie. Je m'en défie aujourd'hui.


Novembre. — Je veux bien que le modelé soit essentiel dans notre art, mais à condition que sa seule fin soit la beauté. Hors d'elle, ce fameux modelé n'est que néant.

Cette réflexion m'est suggérée à la vue d*un portrait de Waltner par Roybet : une tête d'homme d'une vie sans pensée, une vie exaspérée d'acuité, bien que sans âme. Tel qui a vu Waltner chez lui, laissant abandonnément son imagination vous dire ce qu'il croit de sa fin, ses espoirs, sa confiance, sa large vision du réel qu'il agrandit jusqu'aux confins d'outre- tombe, son dire sur l'individualisme dont il se défend pour se déclarer un être fragmentaire, dépendant, se ramifiant à plusieurs âmes des choses. Tel qu'il pense et avec la somme d'enthousiasme généreux que sa parole et sa figure fruste, fière et digne exhalent, le peintre qui ne reproduit de sa tête et de ses yeux qu'un relief illusoire, un éclat vital neutre et comme animal et incapable de retour sur soi-même, ce portraitiste-là n'a rien fait.

La peinture n'est pas la représentation du seul relief ; elle est la beauté humaine avec le prestige de la pensée. Tout ce qui ne nous y incite pas est nul. Et le comble du mauvais portrait est de ne pas faire ressentir la présence de l'homme dans le visage d'un homme même.


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1903, 12 Avril. — Aux bénéfices que nous devons retirer de nos rapports avec le monde social, il n'est pas bon d'obtenir sans mériter. L'injustice donne à celui qui mérite et n'obtient pas, une supériorité plus apparente, elle s'en accroît même. Et il restera toujours à celui qui usurpe, la secrète amertume de l'envie qui le ronge. L'envieux reste envieux.

Par la constance, on finit par obtenir.


L'œuvre d'art est le ferment d'une émotion que l'artiste propose. Le public en dispose; mais il faut aimer.


Juin — Je ne puis dire ce qu'ont été mes sources. J'aime la nature dans ses formes ; je l'aime dans le plus petit brin d'herbe, l'humble fleur, l'arbre, les terrains et les roches, jusqu'aux majestueuses cimes des monts. Toutes choses pour leur caractère en soi, plus que des ensembles. Je tressaille aussi profondément au mystère qui se dégage des solitudes.

J'ai aimé et j'aime toujours les dessins de Léonard : ils sont comme une essence de vie, une vie exprimée par des contours autant que par des reliefs. J'en goûte leur esprit raffiné, civilisé, aristocratique; j'y sens l'attrait grave qui m'élève à la haute délec- tation cérébrale.

Mais, quant à mes lectures, quel lien trouver avec mon art dans le plaisir que je ressens à goûter si délicieusement les savou- reux écrits de nos prosateurs, le tour de leurs pensées, le rythme de leur style, le souffle de leur effusion, le jet concis ou abandonné de leur esprit, leurs nuances ? Je ne sais. Je lis avec fatigue les choses abstraites, difficilement et même indifiéremment les tra- ductions.


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Un jeune et naïf Anglais me vint trouver une fois et me dire qu'il avait traversé la mer pour me voir, et connaître de moi- même la genèse de mes travaux. « Nous en connaissons les effets, me dit-il, je voudrais être éclairé sur sa cause. » Et j'ai su, depuis, par un ami qui le vit à Londres, qu'il était revenu fort déconcerté de son voyage, parce que je ne lui avais répondu que par un sou- rire. « Je n'ai pu rien savoir de M. Redon », avoua-t-il.

La vérité est qu'on ne peut rien dire de soi, quant à ce qui naît sous la main, à l'heure soucieuse ou passionnée de la gesta- tion. C'est bien souvent surprise ; on a dépassé son but, voilà tout. Que dire de plus ! A quoi bon l'analyse de ce phéno- mène, ce serait vain. Il est mieux de le renouveler pour sa propre joie.

Laissons le reste aux philosophes, aux savants.


Un paysage de vieil or, une douceur prenante, une paix grave, le silence, des feuilles accumulées sous les pas...

mélancolique parfum des feuilles mortes qui dans les jar- dins, en automne, évoque le souvenir de la vie éteinte... triste et funèbre charme, sous qui la mort semblerait douce, mêlée à tout ce qui s'en va et nous dit adieu...


Décembre, — Le talent est, après tout, le pouvoir acquis de faire fructifier des dons naturels ; les notions de l'expérience nous y aident, l'amour des Maîtres aussi, mais j'entends ceux que nous aimons, et non pas ceux que nous choisissons. Certains artistes de mon temps, que j'ai vu débuter avec promesse, se sont perdus pour avoir choisi les Maîtres qu'ils devaient aimer. Leur intelligence les a perdus dans la recherche du bien et du mal ; ils ont touché au fruit défendu.

Il faut aimer naturellement, indolemment, pour la joie, pour


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celle que nous recevons un jour, comme une grâce. Et c*est pro- clamer la nécessité du loisir.

Le loisir n'est pas un privilège ; il n'est pas une faveur ; il n'est pas une injustice sociale : il est la nécessité bienfaisante par quoi se façonnent l'esprit, le goût, le discernement de soi-même.


L'estampe est une empreinte sur papier, une empreinte d'art unique ou multipliée, qui exige à l'impression un intermé- diaire humain : le cliché laissant toute liberté favorable à la sensi- bilité de qui imprime. De là, la diversité des épreuves qui attend le choix et suppose le petit nombre, la rareté.

Autrefois, l'amateur connaissait bien la bonne épreuve.


Un portrait est l'image d'un caractère, d'un être humain, représenté dans son essence. Toute la vie profonde qui le mani- feste pour nous au dehors : attitude, expression, densité morale.


J'aime mieux l'esprit de Degas que l'esprit de ses ouvrages.


Toute cette humanité de l'œuvre de Rodin n'en est pas une : les êtres qui s'y agitent et s'y tordent, hystérisés, me semblent mus par une électricité de mort, âme absente.


Il n'est pas bon de faire des confidences, on ne les comprendrait pas : du moins pour ce qui est notre genèse. On me dit que Carrière, qui est fin cependant, s'est vanté de n'avoir jamais voulu peindre, et qu'il reste indifférent à la peinture elle-même. Il se dit vision- naire jusqu'à pouvoir extraire une expression humaine d'un caillou.


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non d'un visage. Aucun peintre n'admettra cela; moi moins que

tout autre.

A ce propos, j'évoque désagréablement le souvenir de cette matière sale et neutre de terre d'ombre dont il se sert, et d'où émergent ses Maternités : le propos qu'il a tenu là les infirme.

J'aimerais mieux proclamer avec Pissarro, que l'art de peindre réside, pour qui sait voir, au coin d'une table, dans une pomme. Peindre une pomme, quoi de plus bête! Et cependant pour faire de cette donnée si simple quelque chose qui s'élèvera à la beauté, il faudra que la peinture y soit tout entière, solide, souple, riche de substance, suggestive aussi jusqu'à ce luxe, cette grandeur d'y révéler la présence de l'homme ; une ambiance de pensées autour d'elle.

Et Pissarro a peint la pomme toute seule, sans tout le reste.


Bonnard, une bonne étoffe de peintre au service des tableaux de chevalet, tableau souvent spirituel. J'entends ici le mot spiri- tuel dans le sens léger et souriant.


Peindre, c'est user d'un sens spécial, d'un sens inné pour consti- tuer une belle substance. C'est, ainsi que la nature, créer du diamant. de l'or, du saphir, de l'agate, du métal précieux, de la soie, de la chair ; c'est un don de sensualité délicieuse qui peut avec un peu de matière liquide la plus simple, reconstituer ou amplifier la vie. en empreindre une surface d'où émergera une présence humaine, l'irradiation suprême de l'esprit. C'est un don de sensualité native. On ne l'acquiert pas.


  • *


1906.


Des limbes... des limbes opaques où flotteraient


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comme des algues de pâles visages, et d'une humanité morbide : telle la peinture de Carrière. Elle n'a pas la saveur des substances, elle reste dans les sourdes régions de l'élaboration première, propice à des visions, et pour ne paraître ni ne fleurir jamais dans le radieux éclat du prisme solaire.

Il ne connut pas la sensualité délectable de la palette. Mais, sur le registre réduit des quelques ocres tempérées et de bruns ardoise, il a donné de la nature humaine sensible des accents expressifs, intimes, pathétiques, en des rythmes ondoyants et fuyants. Il a surtout donné pleinement essor à ses dons de visionnaire.

Avait-il le sens du mystère? Je ne le vois pas.

D ailleurs, il a donné ces fruits sous la faveur médiocre — quoi qu'on ait dit — d'un public qui ne s'en soucia guère, égaré qu'il était par la chanson larmoyante et littéraire des maternités qu'on lui faisait entendre, sottement. Il serait bien cependant de procla- mer que notre art a une fonction tout autre que la littérature. Mais à quoi bon, en présence de l'innombrable et inexorable légion des admirateurs de Greuze? Ils sont une hydre. On a tenté de lui donner Carrière en pâture, avec quelque raison peut-être.

temps, que diras-tu? Sans toi, je sais que c'est la couleur qui fait la joie des musées. Le noir ne peut être mis au mur qu'avec mesure, en petite surface. Toute l'erreur de Carrière fut de croire qu'il pouvait suppléer au noir du fusain avec de la matière huileuse.


1906. — Commentaire verbal de la Mélancolie de Durer, par Elémir Bourges :

Vous voyez la lettre I qui suit le mot Mélancolia ; ce signe imperceptible en est la clef : il veut dire va, en latin. Et la chimère qui s'envole emporte (sans en douter) la souscription de tristesse. Elle part près du soleil levant, sous l'arc-en-ciel libérateur. Tout le reste s'explique aussitôt comme étant une allégorie de la science. Les outils du travail et de la recherche sont là. Cet être ailé,


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tenant un compas, n'est-il pas l'image de la certitude ? Voici l'amour aussi qui inscrit sur une tablette un accroissement de la connaissance. Vinci a dit : « Plus on connaît, plus on aime. »

Ce commentaire met un arrêt aux suggestives hypothèses et à tout verdict d'incohérence. Et je me souviens, en souriant, que j'ai fait autrefois, ainsi que Durer, un ange des certitudes : il sourit, vieillot, dans un rai de lumière que domine un ciel noir, où j'ai mis un regard interrogateur. J'étais moins conscient que Durer.

Cette admirable Mélancolie reste ce qu'elle fut toujours pour moi : une source riche, profonde et toujours nouvelle de belles lignes abstraites, profondes, révélatrices d'amplitude, de vasti- tude. Je ne connais pas de cadre plus plein, et dont la structure et les plans aient autant de portes sur l'esprit. Lignes serrées, riches de variétés soumises au jeu si grave de l'ensemble. Sans me complaire dans l'audition de la musique de Bach, je suppose ici analogie.

Depuis mon âge mur, j'ai toujours eu cette sorte de fugue linéaire sous les yeux.


  • *


1908. — Le peintre qui a trouvé sa technique ne m'intéresse pas. Il se lève chaque matin sans passion, et, tranquille et pai- sible, il poursuit le labeur commencé la veille. Je lui soupçonne un certain ennui propre à l'ouvrier vertueux qui continue sa tâche, sans l'éclair imprévu de la minute heureuse. Il n'a pas le tourment sacré dont la source est dans l'inconscient et l'inconnu ; il n attend rien de ce qui sera. J'aime ce qui ne fut jamais.

Le souci doit être l'hôte habituel et constant du bon atelier. Le souci est comme une équation entre la palette et le rêve. Il est le ferment du nouveau ; il renouvelle la faculté créatrice ; il est le


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témoin d'erreurs sincères et de l'inégalité du talent. L'homme est alors visible chez l'artiste, et celui qui regarde son œuvre est plus près de lui.


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1909, 27 Juillet. — Elles sont vraiment intéressantes, un fonds d'idées très riches : Quel analyseur de sa propre nature ! Il serait à désirer, s'il veut trouver la paix, le bonheur, qu'il fermât son intelligence, sa lucidité trop consciente (lumière de mineur) pour ne plus s'occuper que des simples substances qu'il emploie.

S'il veut connaître mon expérience, elle est dans ce que je vous dis là : Peindre, peindre ; ne se trouver que dans la pâte, le pinceau à la main. Ensuite, ne penser à rien et « fumer sa pipe «.

Quant à ce qu'il veut savoir aussi de l'étude du modèle : tous les maîtres présents et ceux du passé ont conseillé, exigé l'étude de la nature. Mais point en « fumant la pipe », non, très activement, au contraire, le crayon ou le pinceau à la main, avec, pour compagnes, toute la raison et l'intelligence dont on est capable.

Bresdin, il est vrai, ne travailla jamais d'après nature ; mais c'était chez lui de l'impuissance : je le vis une fois tenter de faire le croquis d'un cheval arrêté devant sa fenêtre. Il commença par l'oreille, et, finalement, la tête était plus grosse que le corps en son entier. C'était l'impossibilité la plus enfantine de formuler ce qu'il voyait. Mais, remarquez que, pour les travaux aux élé- ments mmuscules qu'il faisait, sa mémoire pouvait y suffire. Il en est autre chose de la peinture décorative, de celle que votre ami appelle « peinture musicale », et qu'il serait mieux de désigner ainsi : surface morale suggestive.

Dites-lui que s'il veut connaître ce qui est de selon moi, je veux dire ce qui est de mon acquisition patiente et dernière,


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dites-lui que, pour cet art expressif dont il parle, il faut, au contraire, en me servant de sa belle expression, « ausculter avec myopie le brin d'herbe ou le caillou ».

C'est après avoir dit cette sorte de chapelet que l'imagination prendra l'essor et, avec elle, toute 1 ébullition, toute l'exaltation nécessaires. Outre la ressource de conserver en carton des docu- ments (toujours vivants et instructifs), même lorsque le papier qui les fixe aura jauni. Il se passe ainsi, quand on a fixé par le menu, obstinément, patiemment, tous les replis de sa vie, une sorte de puissance imaginative infusée, prête à jaillir ; elle est elle-même la source de cet art suggestif.

Je ne vous parle ici que de moi ; mais je fais aveu sincère : j'ai dû passer par des études qui sont, en quelque sorte, le contraire du vitrail que votre ami a vu. Il faut que le peintre ait chez lui, sous la main, des éléments fixés. Je ne crois pas que l'on puisse s'en distraire. Aucune mémoire visuelle n'y suppléera.

Je sais que la terre tourne, que tout passe, et même qu'il est nécessaire que les Dieux changent, comme l'a dit Renan ; mais je ne saurais, à la minute où je respire et vous écris, penser de mon art autrement : manger du morceau par analyse la plus atten- tive et la plus minutieuse, le crayon à la main : voilà mon régime.

J'y ai failli aux heures du péché. Mais le repentir est une nou- velle innocence quand il est suivi de la réhabilitation par l'action réparatrice. Action qui ne serait pas venue sans le péché (autre- ment dit expérience — autrement dit connaissance). Et je vous prie de croire que douce et légère est la sérénité qui découle de cette connaissance de soi !

Que votre ami ne se cherche pas dans des formules, des doc- trines ; qu il travaille : l'oracle lui parlera, comme par surprise, à la minute où il aura le pinceau à la main. Non, quand il réfléchira.

Pas tant d'analyse, sauf celle des matières qu'il emploie, et qui 1 attirent. Elles détiennent, elles aussi, en elles-mêmes, une part du secret. Elles sont de meilleur conseil que les maîtres.


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Elles priment toutes les théories. Qu'il « ausculte » avec subtilité leurs ressources. Plus il les connaîtra, plus son esprit les illuminera. L'art expressif n'irradie dans sa plénitude que par des subs- tances. Votre ami n'est pas sans le pressentir.


  • *


1909. — L'art n'emprunte rien à la philosophie et n'a d'autre source que l'âme au milieu du monde qui l'entoure. Son essence est inconnue, comme celle de la vie ; et sa fin, c'est l'art même. Maurice Denis alourdit le sien d'attributions sociales et reli- gieuses ; il effleure la politique, et c'est dommage. Ses dons étaient capables de le situer en meilleure place et plus haut que dans une impasse. Sa probité le garantira de toute étroitesse.


Soumettre le talent et même le génie à des concepts de justice ou de morale est une grande erreur. Elle provient chez l'artiste d'une prédominance de l'intelligence spéculative sur la libre divination.


Une œuvre conçue en vue d'un enseignement sera dans sa facture conduite par de mauvais chemins. Un tableau n'enseigne rien ; il attire, il surprend, il exalte, il mène insensiblement et par amour au besoin de vivre avec le beau ; il lève et redresse l'esprit, voilà tout.

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Non, il ne faut pas enchaîner son art à des convictions poli- tiques, ni à une morale. Au contraire, l'art doit fournir au philo-


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sophe, au penseur, au savant, et peut-être même au théosophe, qui sait? matière à spéculer et à aimer.


Le principe mystérieux d'une vocation est irréductible, comme l'amour, comme la mort.


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1910, Mai. — Quelle singulière enquête : on parle de porter au Panthéon les restes de Puvis de Chavannes.

Mais, pour avoir vu rire autrefois dans la foule qui se pressait et s'amusait devant ses tableaux (le Pauvre Pêcheur et VEspé- ronce notamment), je ne puis en accueillir la pensée qu'avec un triste sourire.

Ce revirement de faveur ne montre-t-il pas l'éternel et fluc- tueux caprice de la reconnaissance des hommes? A dire vrai, ceux qui furent indifférents le sont encore, et la démonstration contraire d'aujourd'hui doit nous cacher bien des choses et qui sont incer- taines.

Je ne me range pas à ce désir, car le transfert des restes mortels d êtres illustres ou inconnus touche péniblement ma sensibilité, et même ma pensée. Je vois, au contraire, une certaine grandeur dans le respect du heu, humble ou fastueux oij parents et amis ont pleuré devant l'être cher, là déposé, à l'heure suprême et déchirante de la mort. Ce heu reste un signe fatal, qui ne se mesure pas à notre mesure, ni à notre justice. Il est d'un autre ordre.

On ne saurait y remédier.

Ce qui ne change pas, ce qui est vivant et présent à jamais, c'est l'action permanente d'un maître par les ouvrages qu'il a laissés. Puvis de Chavannes a sa voix toujours active au Panthéon


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dans les fresques de Sainte Geneviève. Pourquoi y ajouter des cendres, dont le silence, après tout, appartient à l'inconnu?

La glorification et l'apothéose d'un grand homme sont dans l'hommage qu'on lui rend par l'apparente et haute place que l'on donne à ses œuvres, en son vivant ou après.

Il serait curieux de voir au Parlement le souci de s'occuper d'art autrement que pour une collectivité! Comment? On s'y occuperait d'un artiste, d'un poète! Le grand imagier mural Pu vis de Chavannes en vaut la peine ; il en valait la peine.


Juillet. — Pour une notice de catalogue.

Je ne m adresse pas ici aux esprits métaphysiques, je ne m adresse pas non plus aux pédagogues, parce qu'ils n'ont pas les yeux fixés avec constance sur les beautés de la nature ; les habitudes de leur mentalité les maintiennent trop loin des idées intermédiaires qui lient les sensations avec les pensées : leur esprit s'occupe trop d'abstractions pour qu'ils puissent partager et goûter pleinement les jouissances d'art, qui sup- posent toujours les rapports de l'âme avec les objets réels et extérieurs.

Je parle à ceux qui cèdent docilement, et sans le secours d explications stériles, aux lois secrètes et mystérieuses de la sensibilité et du cœur.

L artiste subit, au jour le jour, le rythme fatal des impulsions du monde universel qui l'entoure. Centre continuel des sensations et toujours souple, hypnotisé par les merveilles de la nature qu il aime, qu'il scrute, ses yeux, comme son âme, sont en rapport perpétuel avec les phénomènes les plus fortuits. Il incline même à cette communion qui est douce pour lui quand il est peintre. Comment sortirait-il d'un état où il se complaît et se borne, pour pénétrer comme le savant ou l'esthéticien, dans la générali- sation? Il ne le peut : cette opération hors de soi lui est impossible.


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Ne lui demandez pas d'être prophète ; il donne seulement son fruit, telle est sa fonction.

S'il se compare aux autres pour les juger, ce ne sera que par une opération malaisée, difficile, fort difficile qu'il ôtera les lunettes de ses yeux pour voir avec lucidité le fruit des autres sans le secours de leurs verres. Il ne saura parler bien que de soi, de sa propre aventure, du cas unique, heureux ou tragique où le plaça son destin.

Pour ce qui est de moi, je crois avoir fait un art expressif, suggestif, indéterminé. L'art suggestif est l'irradiation de divins éléments plastiques, rapprochés, combinés en vue de provoquer des rêveries qu'il illumine, qu'il exalte, en incitant à la pensée.

Si mon art n'a pas tout d'abord trouvé d'écho dans le public de ma génération rationaliste, où fut construit l'édifice aux voûtes un peu basses de l'impressionnisme, la génération présente (puisque tout évolue) le comprend mieux. La jeunesse d'ailleurs, de mentalité bien différente, touchée plus qu'autrefois en France par les ondes suprêmes de la musique, s'ouvre nécessairement aussi aux fictions et aux rêves de la plastique idéaliste de cet art.


Sur la perte de sa propriété de Peyrelebade.

Nous sommes tenus à certains lieux par des attaches invi- sibles qui sont comme des organes pour l'homme créateur.

Peut-être est-ce à la soumission à ces choses par un acte de volonté, de liberté, de tact, de docilité, aux nécessités de l'in- conscient que nous trouvons l'originalité. On dit que Beethoven eut besoin de revenir dans une certaine demeure qu'il avait quittée ; il en eut besoin pour l'achèvement d'une symphonie. Qui le croi- rait, pour la musique pourtant, cet art de la vie interne. Je le comprends. Quitter un lieu habituel a toujours été une sorte de mort en moi. La vie revient ailleurs après, mais autre, et l'on a peur de cette inconnue. Je ne saurais vous dire le tourment pro-


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fond que me donne un simple déplacement, un changement de demeure. Je suis stagnant. Il me faut, pour reprendre vie et goût au labeur au nouveau gîte où je vais être, du temps, beaucoup de temps, des saisons même. Ceci vous dira ce que me fit le déta- chement de la vieille maison de Peyrelebade, où ce que je fis de plus ardent, de plus passionné, de plus spontané vint surgir sous mes yeux : toutes les surprises de moi-même, toute ma cons- cience d'artiste, outre les souvenirs.

Quitter un lieu habituel participe de la mort. De là, l'effroi d un recommencement ailleurs. Au fait, je dois à mon pays ces visages tristes que vous savez, et que j'ai dessinés parce que je les ai vus et parce que mes yeux d'enfant les avaient conservés aux résonnances mtimes de mon âme. Oui, un vieux pan de mur, un vieil arbre, un certain horizon, peuvent être la nourriture et 1 élément vital d'un artiste ; là, où il a racine. Le jour où Rem- brandt déconseilla à ses élèves les voyages, et surtout celui d'Italie, je crois qu'il fut l'annonciateur de l'art profond.

L art est pour qui l'aime un tuteur, on ne saurait nier l'appui, qu on y trouve pour le maintien spirituel. La lecture d'un beau livre, d'une seule page de ce livre, l'accent d'un accord, d'une harmonie suprême, un chant connu, entendu subitement, agissent, nous prennent, nous tiennent subitement dans un état pensant.

J'ai cru jadis que l'art était inutile : il est peut-être nécessaire.


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191 1, Septembre. — La Joconde est consacrée. J'entends par là qu elle a reçu, dans la durée du temps, au cours de quatre siècles, 1 hommage de l'admiration des maîtres. Ce n'était pas pour son sourire ; mais si la peinture, essentiellement, dans ce qu'elle a de plus strict, a pour but de produire sur une surface plane, à l'aide du clair et de l'obscur, le plus grand relief possible d'un


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des éléments de la nature, fût-ce un visage humain avec le rayon- nement de l'esprit, ce but y est atteint par Léonard, hautement, fortement, jusqu'au prodige.


Décembre. — A Monsieur X...

Vous seriez tout à fait aimable de me dire ce que vous entendez par ce mot Humaniste que vous employez dans une appréciation sur mes ouvrages, à l'occasion d'une exposition récente.

Tout en vous remerciant de ce que vous exprimez, à leur éloge, et dont je suis touché parce qu'il est visible que vous les aimez, je vous avoue ne rien comprendre à ce mot humanisme, là placé.

Pour vous éclairer mieux sur le désir que je vous exprime, laissez-moi vous dire qu'il est dans ma pensée que tout artiste bien né, doit, aux termes derniers de sa carrière, faire une sorte d'examen de conscience où il révise et regarde s'il a conduit à bonne fin les dons naturels qu'il avait reçus. Je suis, après un demi- siècle, à cette heure-là qui m'est douce et délicieuse. Je le déclare souvent à de jeunes artistes pour les éclairer sur ce qu'ils trouve- ront de bon dans la vieillesse, s'ils ont la sagesse et la probité de rester toujours eux-mêmes, c'est-à-dire de ne cultiver que la fleur de leur propre jardin, fleur unique, humble ou luxuriante, mais qui sera toujours la marque de leur maîtrise.

Je crois avoir, autrefois plus que maintenant, donné dans des dessins et des lithographies, des expressions humaines et va- riées ; je les ai même, par fantaisie permise, portées dans le monde de 1 invraisemblable, en des êtres imaginaires que j'ai tâché de rendre logiques avec la logique de la structure des êtres visibles. Mais je sens bien qu'à leur endroit ce mot humanisme ne peut point être appliqué.

Qu'exprime-t~il donc sous votre plume?


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J'entends humanisme à propos d'une œuvre d'art. En quelques lignes vous pouvez m édifier.

(Cette lettre ne reçut aucune réponse.)


Comme il serait doux de vieillir, si le cours des années tarissait en nous la source des douleurs! Mais non. Sur la pente que nous descendons, nous avons un compagnon trop fidèle : le cœur ne nous quitte pas.

Il décrit avec nous l'inverse d'une spirale, il se rapproche d'un point de plus en plus noir, qui est la fin, la fin inéluctable.

Que fera-t-il là, l'insatiable?


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1912. — Il suffit de se boucher les oreilles dans une salle de concert pour se croire dans une maison de fous. Avec un sens de moins, vous assistez à une fantasmagorie incompréhensible.

Pareillement dans l'art, l'homme de génie quel qu'il soit, avec un sixième, un septième sens danse devant des sourds, parle à des muets, peint pour des aveugles, et l'effet qu'il produit est absurde.

Que ceci console l'artiste de sa condition étrange et fatale de ne paraître au milieu des autres que pour produire un éclat de rire.

Il porte la folie qui va se gagner, elle est l'avènement d'un sens nouveau qui va naître chez ceux qui le regardent et le déni- grent : accroissement de vie, même à l'insu de ceux qui ne la connaissent pas encore.

« Des fleurs presque théoriques asservissant l'aspect visuel à l'impression globale qu'a prise la pensée ». C'est peut-être vrai, sauf l'idée de théorie.


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En tous cas, cette appréciation contrôle et spécifie quelques-uns de mes travaux. Il se peut qu'à mi-route de la réalisation, un aide subit de ma mémoire m'ait quelquefois contraint à un arrêt de certains ouvrages pour le résultat dit ici, les trouvant formulés et organisés à ma guise : fleurs venues au confluent de deux rivages, celui de la représentation, celui du souvenir. C'est la terre de l'art même, la bonne terre du réel, hersée et labourée par l'esprit.

J'ai bien des fois, par exercice et pour ma nourriture, peiné devant l'objet jusqu'aux menus accidents de son apparence visuelle ; mais la journée me laissait triste, dans un inassouvis- sement. Et je laissais le lendemain couler l'autre source, celle de l'imagination par le rappel des formes, et j'étais alors rassuré et apaisé.

La critique d'art n'est pas créatrice.

On peut la tolérer chez des êtres pensifs, sensibles, capables de s'objectiver particulièrement ; des êtres doués d'une allé- gresse communicative et ardente qui reflétera, par amour et admiration, quelque chose de la beauté qu'ils aiment : flamme jaillie du foyer divin qui gagne en étendue et suscite d'autres flammes.

Mais le commentaire, le commentaire pur, n'a d'excuse que s'il refond les principes sans cesse, toujours nouvellement, à chaque frisson d'un art nouveau. Il doit proclamer les découvertes.


Une enquête sur la vie des peintres? Et pourquoi? Croi- rait-on trouver là des révélations qui leur apporteraient la justice! A quoi bon.

L artiste vient à la vie pour un accomplissement qui est mys- térieux. Il est un accident. Rien ne l'attend dans le monde social. Il naît tout nu sur la paille sans qu'une mère ait préparé ses langes. Dès qu'il donne, jeune ou vieux, la fleur rare de l'origi-


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nalité — qui est et doit être une fleur unique — le parfum de cette fleur inconnue troublera les têtes et tout le monde s'en écartera. De là, pour l'artiste, un isolement fatal, tragique même ; de là, l'irrémédiable et triste inquiétude qui enveloppe sa jeunesse et même son enfance et qui le rend farouche quelquefois jusqu'au jour où il trouvera par affinité des êtres qui le comprendront.

Il vaudrait mieux ne point parler de ces douloureuses ori- gines : les connaître ne changerait rien. Quelque chose du destin ou de la nécessité, assigne à chacun sa route, au cours de laquelle des difficultés plus ou moins grandes se rencontrent pour nous, comme pour tout le monde. Ce n'est pas la justice qui nous importe, c est 1 amour. La grande affaire est de savoir nos ouvrages compris, appréciés, désirés.

Pour ce qui est de moi, je détourne habituellement ma pensée de ma genèse endolorie. Trop faible pour la lutte, ou la dédai- gnant peut-être, j'ai attendu ; j'ai mis au dehors, comme j'ai pu et quand les circonstances s'offraient, des ouvrages qu'on aimait autour de moi dans un petit cercle. Je crois qu'ils ont plaidé ma cause au loin beaucoup mieux que je ne l'eusse fait moi-même. Ce sont eux qui m'ont frayé la route et qui racontent mon histoire. J ai lieu de croire que les plus récents diront la joie compensatrice des mauvais commencements.




1913, Avril — Sur Jean Dolent.

Rappelons - nous qu'il a écrit ceci : « Vivre sans bruit console de vivre sans gloire ». Pourquoi ne serions-nous pas consolés nous aussi de lui rester fidèles, et de le lire, et de l'aimer, dans le silence ? Nous serions là dans sa pensée et silence n'est pas oubli. Quiconque a fait de la peinture autrefois, dans les générations qui nous précèdent, quiconque en fait aujourd'hui.


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se souviendra toujours de ses écrits et de la belle indépendance qu'il a montrée dans la défense des maîtres indépendants. Je rends hommage à Jean Dolent parce qu'il a aimé les peintres, et tous ceux qui, par leur attitude et leur caractère, ont montré le souci de l'art, uniquement de l'art pour l'art, de 1 art seul. Ils ne sont pas légion ceux-là, ils sont rares. Ils vont, consolés de vivre sans bruit, en faisant œuvre qui n'a point d'alliage. Ni politique, ni vues sociales.

Les Autres ? ah ! comme il les a touchés et ombrés de sa délicieuse raillerie ! Leurs ouvrages et leurs propos activaient et fertilisaient sa verve gamine. Votre enquête m'a remis en mains ses livres de lecture légère, écrits d'un style cursif et rapide, un style qui ne paraît pas et nous laisse à l'aise, sans influence de littérature (ce qui est bon dans le régime du peintre). Ses traits sont comme des traits d'eau-forte, et ils enferment un sens double, triple, comme était sa parole.

Je ne saurais dire combien est sympathique et bon le souvenir que je garde de lui. Ses rencontres m'étaient agréables. Nous nous abordions par attrait ; comme dans un entendement préa- lable, dérivé de choses ambiantes que nous savions sans les dire et dont le commentaire, vu son âge et le mien, s'exprimait, entre nous par un sourire.

Il est un de ceux pour qui je garde regret que les compli- cations de la vie et du labeur ne m'aient pas permis de les voir plus souvent.


J'aperçois dans une vitrine un livre avec ce titre FArt social. C'est répugnant. Je l'ouvre néanmoins et je vois : Socialisation de la beauté, et je le ferme.


On n'apprend guère que de soi-même : il est difficile d'enseigner.


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Tous les maîtres ont conseillé d étudier la nature et sont d'accord là-dessus ; mais ils ont différé dans les moyens à donner pour le faire parce qu'ils étaient tous différents.




Pour une conférence faite en Hollande à l occasion d'une exposition

de ses œuvres {Janvier 1913).

Ce ne sont pas ici des souvenirs que je donne, mais des avis sur moi, des aveux, des témoignages, à seule fin si possible de faire indirectement jour sur mon art. Je le lui dois. Bien que j'en connaisse les défauts et les faiblesses, j'en ai le respect. Il m'est revenu de sa signification et de sa portée sur l'esprit de quelques-uns des échos si touchants, si sérieux, inattendus, éveillant aussi ma surprise, que je ne fais que participer à son expansion en m 'occupant encore de lui par la plume, et en tâchant de projeter sur l'esprit de quelques autres, un peu plus loin, quelque chose encore du premier effet.

Et soyez assuré que j'écris ici impassionnellement, sans rien d'altier, rien de ma personne, mais avec le désir de la soustraire. Je ne voudrais pas me départir de la réserve et retenue qu'il est bienséant de garder en parlant d'un art où l'on est en cause. Tout n'est pas vanité chez celui qui accepte ses propres dons avec curiosité reconnaissante, et sans aucune envie de ceux des autres : il se soumet docilement aux soins de la culture de ses facultés pour le plaisir d'en recueillir les fruits, et de les partager avec ceux qui les attendent et les aiment. Je poursuis donc le cours de ce récit pour eux, pour ceux qui m'approuveront dans la tâche et qui sauront voir aussi qu'elle est toute simple.

Lorsque je produisais autrefois des dessins et des litho- graphies, et que je publiais celles-ci, j'ai reçu bien des fois des lettres d'inconnus me disant leur attachement à cet art, et me


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révélant une émotion exaltée. Un d'eux m'avouait avoir été touché jusqu'aux sentiments religieux et en avoir reçu la foi. Je ne sais si l'art a de tels pouvoirs; mais j'ai dû, dès lors, envi- sager moi-même avec plus d'égards certains de mes travaux, et particulièrement ceux que j'exécutais naguère à des heures de tristesse, de douleur, et pour cette raison-là plus expressifs sans doute. La tristesse, quand elle est sans cause, est peut-être une ferveur secrète, une sorte d'oraison que l'on dirait, confusément, pour quelque office, dans 1 inconnu.

J'ai donc regardé et scruté mes noirs, et c'est surtout dans les lithographies que ces noirs ont leur éclat intégral, leur éclat sans mélange, car les dessins au fusain que je fis avant elles, et depuis, furent toujours exécutés sur des papiers teintés de rose, ou jaune, quelquefois bleu, donnant là ma tendance ou les pré- misses de la couleur dans laquelle je devais plus tard me complaire et me laisser envahir de délectation.

Le noir est la couleur la plus essentielle. Il prend surtout son exaltation et sa vie, l'avouerai-je ? aux sources discrètes et profondes de la santé. Du bon régime et du repos, ou disons mieux, de la plénitude de la force physique dépend la sourde ardeur vitale que donnera le fusain. C'est dire qu'il apparaîtra dans sa pleine et meilleure beauté, au cœur même de notre car- rière, courte ou longue. Il est un épuisant, plus tard, dans la vieillesse, quand la nourriture s'assimile moins. On pourra tou- jours, à ce terme, étaler de la matière noire sur une surface, mais le fusain reste charbon, le crayon du lithographe ne transmet rien ; c est en un mot que la matière reste à nos yeux ce qu'elle paraît, chose inerte et sans vie ; tandis qu'à l'heure heureuse de l'effervescence et de la force propices, c'est la vitalité même d'un être qui jaillira d'elle, son énergie, son esprit, quelque chose de son âme, le reflet de sa sensibilité, un résidu de sa substance en quelque sorte.

Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n'éveille aucune sensualité. Il est agent de l'esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme. Aussi la bonne estampe sera-t-elle goûtée plutôt en pays grave, où la nature au dehors peu clémente contraint l'homme à se confiner chez soi, dans la culture de sa propre pensée, ainsi que dans les régions du nord, par exemple, et non celles du midi, où le soleil nous extériorise et nous enchante. Elle n'est guère estimée en France, sauf appauvrie par la couleur, résultat autre, qui anéantit l'estampe et l'avoisine à 1 image.

Le crayon n'est guère plus apprécié. Il y a au Louvre, dans les galeries des dessins, une somme d art bien plus grande et plus pure que dans les galeries de peinture : on y va peu ; on visite préférablement les tableaux. C'est que le plaisir des yeux est là. Voilà le clair indice de l'analogue indifférence qui accueillera toujours en France l'œuvre de l'artiste qui se complaît dans l'austérité du noir. Aussi ai-je regardé l'essai qu'on voulut y faire de la publication de mon catalogue, sans trop y croire, je l'avoue.

Puis il devait paraître sur les Boulevards. Imagine-t-on le passant alerte et amusé de ces promenades bruyantes retenu sérieusement par une publication de cette nature? Non, ces étranges lithographies, souvent sombres, abstruses, et disons-le, dont l'aspect est peu séducteur, s'adressent au contraire à des esprits de silence, et même ayant encore en eux les ressources si rares de l'ingénuité naturelle — sorte de grâce.

Pour dire ici toute ma pensée, j'ai toujours cru que mon public était loin de ces lieux, ainsi que le prouva d'ailleurs la première attention qui me fut donnée : c'est tout d'abord au delà de la frontière qu'on aima et rechercha mes travaux.

Quel bon public celui qui n'aurait jamais rien vu ! Le dilet- tante, quand il est sans amour, entretient en lui une tare néfaste : le besoin d'analyse, et l'accumulation dans sa mémoire de tout ce qu'il a vu (accumulation combien grande et toujours accrue à notre époque). Cet embarras mental le détourne de la fraîche


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et fertile naïveté ; sa sensibilité n'est plus libre ; il ne s'y livre, à Paris du moins, que dans la tension aiguë de n'être pas dupe d'une impression qu'il veut toujours lucide et de suite intellec- tuelle, dont il parlera aussitôt comme il convient, habituellement avec vivacité légère, et même avec un sourire. La gravité du caractère de l'art, au contraire, a son action sur des êtres dont l'attention et la disposition sont réfléchies. De même chez celui qui le crée : l'artiste sait très bien qu'entre toutes ses œuvres, celle qui le reflète et le révèle le mieux a été faite dans la solitude. Toute genèse garde un peu d'ombre et de mystère. C'est dans la solitude que l'artiste se sent vivre énergiquement, en pro- fondeur secrète, et que rien du dehors mondain ne le sollicite et ne l'oblige au déguisement. C'est là qu'il se sent, se découvre, qu'il voit, trouve, désire, aime, et se sature de naturel aux sources initiales de l'instinct ; c'est là, plus qu'en tout autre heu social, que lui est donné le pouvoir de s exalter purement, et d'illuminer de son esprit la matière qu'il ouvre et qu'il déploie.

Mes premières lithographies, parues en 1879, étaient, pour la plupart, des répliques ou variantes de dessins que j'avais faits bien avant pour moi seul, en plein isolement de la campagne. La vue du paisible travail des champs était la seule distraction qui pût m'en distraire. Rien n'est propice à la production d'art comme un régime de distractions contraires à l'art même : tout comme une légère occupation physique qui met au cerveau une certaine ébullition productive. Combien de fois, ô bien sincère témoignage, ai-je pris le fusain d'une main brunie par la terre qu'en jardinant je venais de toucher ! Sainte et silencieuse matière, source réparatrice et refuge, que je vous dois de doux apaisements ! quel baume eut jamais sur moi, sur mon esprit et même sur mes peines, une action plus subite, plus bienfaisante que la vue de l'herbe verte, ou le contact de tout autre élément inconscient. Quitter la ville, aller aux champs, approcher d'un village en sa tranquillité rustique, c'est là, toujours, que j'ai senti les secousses


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d'un petit battement de cœur qui m'ont rendu grave, et que, recueilli subitement dans un retour sur moi-même, j'ai balbutié, distrait, que la vérité de la vie était de vivre là — peut-être.

Mais il est vain de récriminer. Ce qui ne fut pas ne pouvait être. Et le passé, d'ailleurs, ne laisse-t-il pas au présent une marge sur laquelle l'avenir peut inscrire des jours meilleurs? Et n'est-ce point là, aussi, le profit consolant de la vieillesse, ce terme inexorable mais lucide, où l'on peut être plus aisément sage, à la lumière nouvelle que donnent les bons avis du souvenir?

On fait évoluer et progresser son talent de même. L'artiste qui produit avec le souci de la perfection, j'entends le souci de donner avec candeur une œuvre d'assouvissement autonome, une œuvre où se révélera sa personnalité unique, celui-là toujours y mettra son nom comme à regret, ou avec quelque gêne. Et c'est ce litige, ce malaise de conscience, qui est le principe fatal du recommencement prochain, le ferment de l'œuvre qui suit, avec intention de la donner meilleure.

Je me suis donc observé dans mes fruits. Oh ! sans orgueil, en regardeur attentif, un peu comme le savant regarderait les phénomènes appréciables d'une fonction de la nature, et pour en acquérir une augmentation d'expérience. Et j'ai connu la subite influence qu'exerçaient sur moi divers lieux, ou le temps, la saison, ma demeure, l'orientation du jour d'atelier, pour affirmer ici avec certitude et assurance, combien il nous faut compter avec le monde invisible, mouvant et palpant qui nous entoure, et nous ploie au dedans sous les pressions encore obscures et inex- pliquées du dehors.

Tout pli fait en nous dans un lieu se modifie à notre insu dans un autre. Je crois que le grand style de Rembrandt, ce style issu du cœur et d'un esprit capable d'étendue, tient à la stagnation de sa tranquille vie. Il ne quitta jamais Amsterdam et ne conseillait pas à ses élèves les voyages, ni même celui d'Italie. Et sans vouloir dire ici que l'immobilité donne du génie, je crois que le sien, son


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humaine et sublime vision, n'eût rien gagné à multiplier et accu- muler les sensations reçues loin des modèles constants qu'il avait sous les yeux. Il eût perdu dans la diversité, ce qu il gardait en lui d'unique et de profond au refuge solitaire de ses songes et de sa pensée. Et voyez aussi comme à la fin de sa vie, autant qu'en ses années mondaines et glorieuses avec Saskia, il donne plein essor au jeu de sa meilleure fibre, à la pitié. C'est alors, sans aucun doute, qu'il fréquente des gens qui ne sont pas du monde, mais de la rue, de l'humble faubourg des pauvres où il est, où il vit, où grouillent et palpitent et s'exaspèrent les pro- fondes énergies de l'âme et de l'instinct.

Outre les dispositions reçues sous l'influence du monde et du lieu qui l'entourent, l'artiste cède aussi, dans une certaine mesure, aux exigeants pouvoirs de la matière qu'il emploie : crayon, charbon, pastel, pâte huileuse, noirs d'estampe, marbre, bronze, terre ou bois, tous ces produits sont des agents qui l'accom- pagnent, collaborent avec lui, et disent aussi quelque chose dans la fiction qu'il va fournir. La matière révèle des secrets, elle a son génie ; c'est par elle que l'oracle parlera. Quand le peintre donne de son rêve, n'oubliez pas l'action de ces linéaments secrets qui le lient et le tiennent au sol, avec l'esprit lucide et bien éveillé, tout au contraire.

Le crayon gras du lithographe opère indirectement : il est l'intermédiaire qui transmet et multiplie l'ouvrage ; et la sensi- bilité de l'artiste devra compter aussi (hélas) avec la promiscuité obligée de l'imprimeur. On lui confie le fruit précieux de son esprit, il le faut bien ; mais rien de bon, rien de complet ne sera possible sans la collaboration attentive de cet acolyte, simple opérateur, dont la participation est précieuse quand elle est intuitive, néfaste et déplorable quand elle ne pressent ou ne devine rien. On fait avec lui une union temporaire mal assortie, où il faut par raison s'entendre, s'accorder. Mais on ne fait pas une œuvre d art à deux. Il faut qu'il y en ait un qui se ploie.


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Mon Dieu, ai-je souffert dans les imprimeries, ai-je éprouvé intérieurement des sursauts de colère à la constatation de l'incom- préhension confuse que l'imprimeur montrait toujours de mes essais. Je savais ces essais façonnés irrégulièrement, hors des méthodes habituellement suivies pour le travail sur pierre : mais je cherchais, j'ai cherché. Et je crois avoir mis abandonnément, et sans contrainte, mon imagination à même d'exiger, des ressources de la lithographie, tout ce qu'elles pouvaient donner. Toutes mes planches, depuis la première jusqu'à la dernière, n'ont été que le fruit d'une analyse curieuse, attentive, inquiète et pas- sionnée de ce que contenait de pouvoir d'expression le crayon gras du lithographe, aidé du papier et de la pierre. Je suis étonné que les artistes n'aient pas donné plus d'expansion à cet art souple et riche, obéissant aux plus subtiles impulsions de la sensibilité. Il faut que le temps où j'ai vécu ait été bien préoccupé d'imi- tation et de naturalisme directs pour que ce procédé n'ait pas captivé les esprits inventifs de fictions et tenté de les conduire à déployer les richesses suggestives qu'il réserve. Il provoque et fait apparaître l'inattendu.

Je parle ici du papier dit "report" bien plus que de la pierre. Elle, elle est revêche, elle est maussade, comme le serait une personne qui a ses caprices et ses nerfs. Elle est impressionnable, elle subit les influences les plus mobiles et variées du temps. S'il pleut, s'il neige, si la température est chaude ou froide, autant de conditions décevantes ou heureuses, fertiles en agréables ou désagréables surprises, et dictant l'attitude qu'il faut avoir avec elle, quand on imprime. Aussi le train-train ordinaire de la vie à son côté est-il insupportable. Il vaut mieux délibérément la délaisser, l'oublier, elle et son grain, comme on néglige, hélas ! par la force des choses et malgré toute vertu, certaines personnes surannées et respectables, auprès desquelles on s'ennuie, parce que la vie et l'intérêt que l'on apporte aux choses présentes ne sont plus en elles.


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Tout l'avenir de la lithographie (s'il y en a) gît dans des ressources encore à découvrir du papier, qui transmet si parfai- tement sur la pierre les plus fines et mobiles inflexions de l'esprit. La pierre deviendra passive.

Ces réflexions éveillent en ma mémoire le souvenir de Rodolphe Bresdin qui m'initia, avec le plus grand souci de mon indépendance, à la gravure et la lithographie. Lui ne la pratiquait pas sur papier ; il ne se servait pas du crayon non plus. Ce vision- naire, dont les yeux et le cœur étaient ouvertement fixés sur le monde de l'apparence, pointillait à l'aide de la plume seule, les éléments les plus menus propres à l'expression de son rêve. Il a laissé, outre d'admirables eaux-fortes, quelques pierres où la constitution des noirs est solide. Il les façonnait avec l'inquiétude constante que lui donnait cette encre. Il la délayait gravement, paisiblement, précieusement ; et l'on sentait, à le voir, combien cette opération première, si indifférente à d'autres, était en quelque sorte décisive pour lui. Il entourait ce liquide d'égards et de soins ; il en écartait toute poussière dont la funeste présence eût mis à toute l'exécution des obstacles. Il me rappelait alors, dans ces soins minutieux, ce maître hollandais qui, par un esprit précau- tionneux semblable au sien, avait placé son atelier de travail à la cave, où nul autre que lui ne pénétrait, où il descendait len- tement et doucement, afin de n'y soulever aucun atome nuisible, capable de troubler la pureté de ses huiles et de ses couleurs.

Bresdin, bien que Français né près de la Loire, avait dans ses goûts et sa vie quelque chose des maîtres de la belle substance. Il était pauvre et entouré d'objets bien précaires, mais tout ce qu il touchait de ses belles mains fines donnait à l'esprit l'idée d'une chose rare et précieuse. Quand il travaillait, ses doigts en fuseau semblaient prolongés de fluides qui les liaient à ses outils. Ce n'étaient pas des mains de prélat, selon une expression connue, c étaient des mains conscientes, amoureuses, sensibles aux subs- tances, non dédaigneuses des objets humbles, mais cependant


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affinées, élégantes, douces et souples d'aristocratie. Des mains artistes. Elles révélaient bien, comme toute sa personne d'ailleurs, l'être à part et de destination fatale, l'être prédestiné que doivent faire souffrir sourdement, douloureusement, les heurts journaliers de la vie ordinaire contre celle de sa dilection. L'artiste, cet acci- dent, cet être que rien n'attend dans le monde social, sauf l'amour et l'admiration de quelques êtres, au hasard des affinités, l'artiste est bien condamné, quand il naît sans fortune, à subir toutes les duretés du désenchantement. Mais Bresdin, par un don naturel d'enjouement et d'allégresse, portait hautement les blessures du sort : ses dehors, à qui savait voir, exprimaient la bonté.

C'était un homme de moyenne taille, trapu et puissant, les bras courts. La figure aux yeux clairs et fins. Un front placide et haut qu'aucune ride ne rayait.

Il jardinait volontiers et avec la minutie d'un Chinois. Subtil en tout et méticuleux, il apportait là sa finesse, sa délicatesse, ses curiosités d'analyse et d'observation. C'était alors, plus qu'à tout autre moment, qu'il avait l'esprit alerte et qu'il s'épanchait en jets de paroles subits et saisissants qui me laissaient pensif. Il me dit une fois, sur un ton d'autorité douce : « Voyez ce tuyau de cheminée, que vous dit-il? Il me raconte à moi une légende. Si vous avez la force de le bien observer et de le comprendre, imaginez le sujet le plus étrange, le plus bizarre, s il est basé et s'il reste dans les limites de ce simple pan de mur, votre rêve sera vivant. L'art est là. » Bresdin me tenait ce propos en 1864. J'en note la date parce que ce n'est pas ainsi que l'on enseignait en ce moment-là.

Je me déclare heureux aujourd hui d'avoir entendu jeune, d'un artiste très original et entier que j'aimais et admirais, ces paroles peu subversives que je comprenais si bien, et qui con- firmaient ce que je pressentais moi-même. Elles donnent, sous une forme apparemment bien simple, les préliminaires du haut enseignement. Elles ouvrent la vue du peintre sur les deux mondes


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de la vie, sur deux réalités qu'il est impossible de séparer sans amoindrir notre art et le priver de ce qu'il peut donner de noble et de suprême.

Les artistes de ma génération, pour la plupart, ont assu- rément regardé le tuyau de cheminée. Et ils n'ont vu que lui. Tout ce qui peut s'ajouter au pan de mur par le mirage de notre propre essence, ils ne l'ont pas donné. Tout ce qui dépasse, illu- mine ou amplifie l'objet, et surélève l'esprit dans la région du mystère, dans le trouble de l'irrésolu et de sa délicieuse inquiétude, leur a été totalement fermé. Tout ce qui prête au symbole, tout ce que comporte notre art d'inattendu, d'imprécis, d'indéfi- nissable et lui donne un aspect qui confine à l'énigme, ils s'en sont garés, ils en ont eu peur. Vrais parasites de l'objet, ils ont cultivé l'art sur le champ uniquement visuel, et l'ont fermé en quelque sorte à ce qui le dépasse et qui serait capable de mettre dans les plus humbles essais, même en des noirs, la lumière de la spiritualité. J'entends une irradiation qui s'empare de notre esprit, — et qui échappe à toute analyse.

A l'évidence de ces lacunes, que l'on ne peut dénier, on se laisserait aller à du regret, si le souvenir s'effaçait de ce qui s'épa- nouissait partout dans ma jeunesse. Ceux qui, ainsi que moi, ont vu le cours des productions de cette époque-là, comprendront à quel point les artistes d'esprit clôturé dont je parle ont eu leur raison d être, hélas ! et combien ils obéissaient, consciemment ou non, à une loi de rajeunissement et rafraîchissement nécessaires. Tout le déroulement de l'influence de David, par ses élèves et petits élèves, battait officiellement son plein : production captive, sèche, dénuée d'abandon, issue de formules abstraites, quand il eût suffi d'ouvrir naïvement les yeux sur les magnificences de la nature pour libérer cette production, et la revivifier.

Tout bien considéré, il nous faut donc savoir gré quand même à ceux de mes contemporains qui ont pris le bon chemin, celui du vrai, dans la futaie. Si les arbres n'y sont pas de haute cime,


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si le ciel y est un peu bcis et les nuages trop lourds pour y laisser nos rêves, quelques-uns de ces artistes ont toutefois marché dans leur chemin résolument, virilement, avec la crânerie des réfrac- taires convaincus qui tiennent pour un instant une part de vérité dans la vérité. Si l'édifice qu'ils ont construit n'a pas de perspectives profondes, l'air du moins y est pur, et l'on y respire.

Bresdin ne connut pas leurs luttes parce qu'il était d'un autre temps ; il était de 1822. Et le petit village où il est né ne lui avait mis sous les yeux, en son enfance, que les paisibles tableaux agrestes de la campagne. Il ne songea pas a les faire mieux, il les aima. Tout bambin déjà, il grisonnait et gravait sur le cuivre, et le curé du village, surpris de ses essais, fut, m'a-t-il dit, son premier protecteur. Oh ! le bon curé, qui ajoutait à l'austère exercice de son ministère un peu de sollicitude pour l'art. Tolérant aussi quelque émancipation, il éclaira les parents de Bresdin sur la vocation de l'enfant, et leur conseilla de le laisser partir pour suivre autre part, en meilleur milieu, un autre avenir que celui qu'on lui préparait. C'est que son père était tanneur.

Dans quelle région, dans quel monde social venaient surgir en cet enfant des dispositions si précieuses pour aboutir plus tard à la fleur rare de l'originalité ! Il est à croire que, dans la suite, lorsque Bresdin grava les images touchantes de la Fuite en Egypte, ce sujet qu'il aimait et qu'il varia si souvent, il est à croire qu'il songeait au bon curé qui lui avait montré la divine étoile. Il ne fit aussi que pérégriner toujours en imagination vers des mondes meilleurs. Il dessinait des familles en voyage, des barbares en émigration, des armées, légions ou peuplades en fuite. Je ne saurais insister sur l'abondance et la variété de ses œuvres que l'on ne connaît point, et parce que les épreuves en sont rares et peu multipliées.

Il m'a dit que sa mère était du monde de la noblesse, je crois du moins m en souvenir, et cette origine expliquerait peut-être les traits disparates du caractère que l'on voyait en lui. Il était


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peuple et aristocrate. Il tenait sans doute de cette naissance les particularités de sa nature étrange, fantasque, enfantine, brusque et bonne, subitement repliée, subitement ouverte et enjouée. Le naturel de ses propos donnait de bons avis qu'on recueillait sans les fatigues d'un enseignement grave. Tout prenait avec lui une forme légère pour vous amener à réfléchir et souvent même avec un sourire. C'était du véritable humour. Il ne comprenait et n'aimait pas l'art académique. Il s'indignait qu'un certain maître eût parlé de " probité " à propos du dessin. « La couleur c'est la vie même, disait-il ; elle anéantit la ligne sous son rayon- nement. » Et l'on sentait que ses convictions sur ce point ne relevaient que de lui seul, et du culte qu'il portait à l'invention naturelle, instinctive.

Hélas, comme ce que j'écoutais auprès de lui contrastait avec ce que l'on entendait dans les écoles ! Quel enseignement avons- nous reçu? et même ceux qui m'ont suivi? Est-il possible, au cours de la tournée que fait le professeur à l'atelier, parmi les élèves devant le modèle, est-il possible de donner à chacun la bonne parole, la fertile parole, celle qui ensemencera chaque front selon sa loi particulière? Non, difficilement. En tout élève, en tout enfant, n'y a-t-il pas un mystère, le mystère surprenant de ce qui va être? Et le professeur aura-t-il le tact assez docile, la perspicacité assez fine et divinatrice pour mettre en floraison fertile les premiers bégaiements de son élève?

Celui qui professe, après tout, ne veut que continuer l'action des maîtres, mais, hélas ! et même seulement pour la transmettre, il n'a pas leurs procurations. Il se les octroie bien comme il peut, tant bien que mal, comme le grammairien, par l'analyse des belles œuvres du passé que le temps a consacrées, mais il n'acquiert là qu'une expérience abstraite, toute en formules, où il manque l'autorité prenante de l'amour. Or il faut aimer pour croire, et il faut croire pour agir : le meilleur enseignement sera donc reçu de celui seul qui aura déjà touché l'apprenti d une sorte


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de révélation créatrice, issue de la beauté de ses propres œuvres.

Il n*en est pas ainsi aujourd'hui. Mon ami Stéphane Mallarmé, toujours mu par un esprit de belle indépendance, désirait l'abo- lition du lycée, autant que celle de la guillotine.

Peut-être songeait-il aux exigences de sa vie de professeur, mais il songeait aussi, sans aucun doute, aux à peu près insuffisants de l'enseignement que l'étudiant reçoit, et partage, tout à la fois, dans un bloc de camarades. Il s'y cherche plus difficilement que lorsqu'il est seul, sans contrainte.

Pour ne parler ici que de l'élève peintre à l'académie, je le compare à la graine que le semeur a jetée dans le champ pour être mise en fécondation à tout hasard par la charrue qui passera aveuglément sur elle, jetant de la terre propice ou non, au petit bonheur.

La charrue, c'est la règle, le lycée, l'académie de peinture, le maître sans amour peut-être et indifférent, qui vient à heure et jour fixes, puisqu'il fonctionne. L'élève est là bien loin du doux et bienfaisant loisir, et des heures bénies où l'intuition le guidera.

Je crois à un enseignement fructueux par communication naturelle, à côté d'un maître de notre choix, et même dans son intimité si possible, tel qu'il se pratiquait naguère.

Auprès de Bresdin, on n'oubliait pas plus le culte de la nature que celui des maîtres, particulièrement de Rembrandt qu'il ado- rait. « Rembrandt, disait-il encore, ne peignait que des gueux, des perclus, des goutteux, et pourtant quelle noblesse, quelle élévation, quelle poésie, quel divin : il a du dieu ! »

J'aimais à donner à ce fervent disciple quelque chose du maître qu il vénérait. Comme lui, il habitait une humble banlieue, où son aspect et ses allures inspiraient quelque méfiance à la popu- lation des pauvres gens qui l'entourait, on s'en apercevait. Il était lui-même mystérieux. Il l'était, non par dédain, mais par supé- riorité naturelle, et pour garder, vierges et plus actives, les


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ressources internes de sa propre vie. Le peuple ne comprend pas ces rapports-là. Il ne les admet que dans un ordre d actions autres que celles de l'artiste, dont il ne peut soupçonner les douleurs. Il ignore les froissements que le raffinement de culture rencontre dans la promiscuité. Mais l'artiste, cependant, sans s'y mêler, aimera toujours la spontanéité du peuple, parce qu'elle nourrit sa vision de naturel, et qu'il y trouve, plus qu'en des lieux mondains, la générosité native du geste et des passions.

Je le vis à Bordeaux dans une extrême détresse qu'il oubliait dans un labeur de forcené. Sa rue, d'appellation ancienne, ne porte plus aujourd'hui ce nom de rue Fosse-aux-Lions, qu'il me faisait remarquer en plaisantant, avec un sourire. Elle était proche du beau cimetière de la Chartreuse que je traversais quelquefois en allant chez lui, le matin à première heure. C'était au printemps. Cette saison, à Bordeaux, a des douceurs délicieuses ; l'atmos- phère y est humide et chaude sous un ciel clair, la lumière limpide. Je ne sais si c'est le recul du temps qui amplifie ainsi les impressions de la jeunesse, mais nulle part et jamais je n'ai goûté si fortement la vivifiante souplesse de mes marches le long des petites rues solitaires aux trottoirs étroits qui me conduisaient chez lui. C'étaient des quartiers à demi faits, sans agglomération humaine, où des arbres émergeaient des jardins par-dessus des murs bas ou des palissades, où des fleurs d'aubépine tombées sur les trot- toirs, et que je foulais, me plongeaient dans de singulières rêveries.

A ce moment de l'année, et plus encore à celui de la jeunesse, avec quelle fraîcheur vibrent en nous les fibres sensitives ! Et comme les mobiles changent : je ne marcherais plus sur des fleurs aujourd'hui. Il me semblerait commettre une profanation ; il me semblerait grossier de mutiler ainsi, même tombées et quand vient de cesser leur vie courte, ces êtres fragiles de parfum, prodiges adorables de la lumière. Je les écrasais autrefois avec volupté, pour l'étrange frisson que j'en ressentais, et le cours plus étrange encore que prenaient mes pensées par cet acte. C'était comme la


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confuse souvenance de choses antérieures à mes jours mêmes, 1 écho de douces joies, de bienheureux enchantements. Et cela contrastait avec l'état habituel de ma mentalité, alors si morose et mélancolique. Sur le même cahier où je recueille les propos de mon vieil ami Bresdin, et que je notais en cachette, comme je lui cachais aussi les miens, je trouve ces lignes écrites d'une écriture maladive, et que je vous donne comme les prémisses de mes noirs, de mes ombres — et que je n'écrirais plus aujourd'hui non plus : « J'ai passé par les allées froides et silencieuses du cimetière et près des tombes désertes. Et j'ai connu le calme d'esprit. mort que tu es large : dans le calme que ta pensée me donne, que de force contre le souci ! »

Je n'en veux pas transcrire davantage : simple indice d'un état d'esprit qui a dû se placer souvent sous mes crayons. Mais le temps, le temps où nous déroulons sans cesse nos accomplis- sements, m'a donné, comme à tout être humain, lumière plus vive. Et ces premiers ennuis, ressentis bien au delà de ma jeunesse même, ont dû se dissiper dans un accord plus juste entre mes forces et les désirs. En m'objectivant sans cesse, j'ai su depuis, avec les yeux ouverts plus grandement sur toutes choses, que la vie que nous déployons peut révéler aussi de la joie. Si l'art d'un artiste est le chant de sa vie, mélodie grave ou triste, j'ai dû donner la note gaie dans la couleur ; je le dirai une autre fois.

En arrêtant ici cet écrit, je le donne comme une sorte d'intro- duction à mon catalogue. Les éditeurs Artz & De Bois, de la Haye, pour la publication complète des reproductions de mes travaux graphiques, me donnent en ce moment une satisfaction profonde. C est un ensemble de pièces diversement venues, où plusieurs sont un germe, un essai premier dont la sève seconde a fleuri dans un dessin qui n'est pas là, — et fleuri plus heureusement peut-être : un dessin sorti, par nécessité, de l'atelier avant la transcription sur pierre. Il en est ainsi à peu près 500 qui errent et vont par le monde, selon leurs destinées. Je les recommande à ceux qui


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aiment mes lithographies. Le fusain, matière légère qu'un souffle soulève, m'a permis la rapidité d'une gestation propice à l'expres- sion docile et facile du sentiment. Je voudrais que l'on comprît, en feuilletant la série, l'acharnement que j'ai mis à connaître ce que le beau granit de Munich pouvait fournir et multiplier, pour le meilleur éclat de l'estampe dans le mode expressif. Il est quelques planches dont le résultat graphique l'apprendra, sans doute, et justifiera les autres, je l'espère.

Puis il faut être modeste pour mettre sous les yeux du public la totalité de ses fruits — toujours plus ou moins bons selon les années, selon nos jours.


  • *


1915, Réponse à une circulaire pacifiste venue de Hollande {\ 5 Mars).

Monsieur, pour répondre à la demande que vous avez bien

voulu m'adresser, je vous prierais de vous mettre par la pensée

à notre place.

Veuillez supposer la Hollande envahie et l'ennemi occupé par surcroît, après les iniquités qu'il a commises et que vous savez, à détruire automatiquement, et sans raisons militaires, quelques- unes des belles œuvres d'art de votre patrimoine. Penseriez-vous à formuler des vœux pour la paix? Je ne le crois pas : l'heure vous paraîtrait prématurée.

Non : l'Allemagne actuelle est une nation sans gloire et désho- norée, et son déshonneur suit le cours d'une progression dont la fin, on le pressent, sera loin de la rendre digne du pardon que vous dites, et d'entrer dans la grande famille d'amour humain et de bonté dont nous sommes, dont vous êtes, et qui vous a dicté. Monsieur, en termes attachants, en termes si nobles et élevés, la circulaire confidentielle que vous m'avez communiquée.

Comprenez que j'attende pour vous répondre le moment où


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rAllemagne sera châtiée ou vaincue, je veux dire quand son armée ne sera plus sur le sol de la Belgique abusée, trompée mais glo- rieuse, et quand elle ne sera plus sur le sol français.

Pour les mêmes raisons, je n'ai pas demandé non plus autour de moi, d'adhérer à l'initiative que vous venez de prendre.


Il faut donner à ceux qu'on admire.

Quelle douceur, quelle noblesse de faire le bien pour l'accom- plissement de la beauté !

Il est bien que le don d'une œuvre d'art aboutisse au bienfait de la charité. Mais (pour ne pas mettre de confusion dans nos sentiments) il ne faut pas nous convier à secourir des artistes par idée de fraternité. Certains mots ont une puissance créatrice capable d'égarer la conscience par un mauvais entendement. Quand on réfléchit, on voit que l'idée de fraternité ne peut surgir des artistes en collectivité.

Là où se porte notre envie se découvre notre faiblesse. L envie est une aiguille aimantée vers le plus fort. Il faut alors être assez riche pour trouver dans les replis de son être la libération inscrite dans ce vers et du chant du Bienheureux : « Il vaut mieux suivre sa propre loi, même imparfaite, que la loi d'autrui, même meilleure. »

Les hommes politiques de la Chambre obéissent dans les ténèbres à l'esprit de leur parti. La guerre leur a fait la lumière. Par la menace de leur anéantissement total, ils ont vu soudain la réalité française, je veux dire la raison la plus générale de leurs mandats, d'où leur union subite pour façonner une loi de défense.

Qu'il serait beau de voir ainsi toutes les lois votées à 1 una- nimité !

Etre d'un parti, c'est se mettre à plusieurs pour contraindre la liberté des autres, et se contraindre soi-même.

Etre d'un parti, c'est entrer dans une impasse. Pas d autre issue que sa propre liberté muette et clôturée.


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La critique d'art n'est point créatrice. L'artiste n en retire aucun profit : il est sa source. Il est le générateur actif qui va, suit son cours, évolue selon son intuition secrète.




SCHUMANN

« Soyez un noble artiste, a dit Schumann, et le reste vous sera donné par surcroît. » C'est qu'il fut noble lui-même, si l'on entend par noblesse l'absolu désintéressement, l'abandon, l'expansion, la vive exubérance d'une âme forte et pleine. Schumann a donné son fruit ; il l'a donné comme le pommier des pommes, sans pensers personnels et sans repentirs. Il a donné son cœur et sa pensée, ses œuvres, sa vie ainsi que l'ont faite ceux qui souffrent pour les autres, et c'est bien là la grâce suprême, le signe caractéristique du profond génie. On ne dirait pas cela de tous ; on ne le dirait pas de ceux qui, comme Berlioz, par exemple, ne s'épanchent qu'avec des récriminations continues. Suivez celui-ci dans sa vie inquiète, dans sa tourmente, et vous verrez que tout son malheur prend sa source dans ce désir de gloire qui le poursuit sans cesse dès ses premiers commence- ments.

Il se plaint, il appelle partout des lauriers avec passion, la véhémence de l'amertume : c'est un aristocrate. Il ne sera jamais aimé pleinement du peuple, qui a le tact très sûr, très fin pour reconnaître ceux qui l'aiment. On l'a vu parcourir l'Europe et recueillir partout des approbations enthousiastes ; jusqu'à Saint- Pétersbourg, il fut appelé, applaudi par des princes ; les succès qu il obtient ne le fixent jamais hors de sa patrie qu'il aime parce qu il est Français, essentiellement Français, et il revient cons- tamment pour saisir des hommages qu'il mérite en effet, et qu'il attend vainement de son pays.


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On cherche non moins vainement dans ses écrits une marque de soumission à sa destinée. Il parle dans une lettre d'une cer- taine vengeance « générale et particulière », comme si les applau- dissements spontanés d'une assemblée de 2.000 personnes fussent l'acquittement d'une dette qui lui est due. « C'est beau, c'est sublime », s'écrie-t-il lorsqu'il entend pour la première fois son opéra des Troyens, et il fond en larmes, et les larmes versées ne l'apaisent point.

Berlioz fut un grand artiste, mais je lui préfère Schumann, Beethoven, parce qu'ils sont peuple. Celui-ci est presque un grand homme. La nature démocratique a sa noblesse aussi ; on chercherait inutilement dans Berlioz quelques points de ce genre. Il est partout lui-même, sarcastique, hautain et personnel, cela est vraiment incompréhensible en l'auteur du Requiem, et de tant d'oeuvres où les sentiments tendres et passionnés de 1 amour ont été exprimés si profondément. Il a souffert et grandement souffert sans nul doute et je me refuse à lui donner cette marque d'amour et de vénération que l'on donne si vivement au grand homme. Il fut martyr, Schumann poète.

(Décembre 1915.)




BERLIOZ

Une œuvre d'art ne s'épanouit qu'à son heure. Pour être bien comprise, elle a son moment : tel maître a fait son œuvre trop tôt, tel autre trop tard; il est rare qu'une gloire heureuse grandisse librement pour un génie surtout de notre temps où chaque artiste, chaque penseur cherche sa voie et n'a d'autre initiateur de son œuvre que lui-même.

Que de pensées viennent en foule à mon esprit à l'appui de cette affirmation qui vient tout d'abord et tristement sous ma plume;


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que de douloureuses carrières n'avons-nous pas vues en ce siècle, fournies avec douleur et bonne foi à travers le dédain et 1 indiffé- rence communes; que d'efforts et que de larmes, quel dur combat pour la vérité.

Laissons les retours tristes et les ressentiments qu une étude attentive de notre temps effacera peut-être ; serait-ce une loi néces- saire, une loi fatale et supérieure que celle qui nous fait condam- ner aujourd'hui ce que nous adorerons demain? Faut-il que les générations se succèdent ainsi, avides, superficielles et bruyantes et que les doux et profonds esprits qui, par amour et bonne foi, scrutent le fond des choses, soient condamnés, quoiqu'ils veuillent et quoiqu'ils fassent, à ne vivre que d'amertumes ?

Berlioz fût un de ceux-là.

Sa définition : la musique est l'expression d'une âme passion- née et malheureuse.

i4AvrinS7S.)


  • *


FROMENTIN

Je suis allé voir Fromentin, qui est un homme du monde : il en a toute la politesse et l'amabilité composée. J'allai chez lui par un jour triste, où je cherchais un cœur d'artiste, une main cordiale. Mais je n'ai vu qu'un être bizarre, mobile, suspect de cœur, difficile à comprendre : l'auteur de Dominique, pourtant ! Je 1 avais vu dans ce roman ; je l'ai vaguement et certainement reconnu. Il m'a fait de forts jolis compliments en me tendant la main — toujours une main du monde — fine, aristocratique, une main de race.

Quand il apprit que je faisais aussi de la peinture, il me regarda soudain dans les yeux en me disant : « Comment ? nous sommes confrères !» Il a répété souvent ces mots-là, après lesquels il


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gardait le silence et tenait fixé sur moi ce regard profondément observateur et singulier, perspicace, horriblement gênant.

Puis il me dit aussi de l'aller voir, m'assurant que mon nom serait parmi les privilégiés ou amis pour pénétrer à toute heure. Mais je ne suis point retourné chez lui. Quelque chose que je ne puis expliquer m'y manquait. Combien je lui préfère aussi, les abords simples et si confiants du doux Chintreuil...

(Juin 1868.)


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MILLET

La grande originalité de Millet consiste dans le bonheur qu'il eût de développer deux facultés rarement réunies chez le même homme et en apparence contradictoires : il fut peintre et penseur. J'entends peintre proprement dit à la manière des Espa- gnols, des Hollandais et de quelques artistes français contempo- rains; de tous ceux, en un mot, qui sentent la nature directe et la rendent pleinement sensible aux autres par la palette, par le ton. Cette sensualité exquise est un don rare qui procure à l'obser- vateur des phénomènes du dehors des jouissances infinies, mais qui, aussi, a le danger d'entraîner dans la contemplation pure et d'absorber, d'effacer pleinement l'être pensant qui s'y livrerait sans mesure. La prédominance de cette faculté fait le peintre. Velasquez, par exemple, en est la plus haute manifestation. C'est lui qui, par une habileté extrême, j'allais dire par virtuosité, s'est le plus complètement soumis à la reproduction immédiate de l'ob- jet lui-même; il semble avoir fait de l'artiste un être passif et irres- ponsable qui laisse à la nature le soin de parler. Il en est de même des Hollandais chez qui le désir de la reproduction simple a produit des ouvriers incomparables, dont les travaux sont des modèles du genre. Il en est de même aussi de quelques peintres contempo-


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ralns qui s'Intitulent après Courbet intransigeants ou impression- nistes et qui, dans la recherche du plein jour et dans le parti- pris de ne modeler qu'entre des valeurs extrêmes très rappro- chées, ont trouvé dans la couleur des délicatesses imprévues et nouvelles.

Mais les plus beaux ouvrages de ces ouvriers ne vaudront ja- mais en qualité le moindre gnfïonnement d'Albert Durer qui nous a légué sa pensée même, la vie de son âme, tout ce qui n'est pas de la sensualité dont je parlais tout à 1 heure, mais qui est cependant très humain, très vivant.

Michel-Ange non plus n'est pas un peintre dans le sens que nous indiquons ici; Le Vinci pas davantage. Ces nom.s ne sont-ils pas parmi les premiers de l'art ! Rembrandt fut aussi admirable- ment doué pour donner par le clair-obscur la vie à son rêve. Et Millet tient de ce maître-là.

Comme en lui le poète ne fut jamais absorbé par le peintre, il eût sa vision. Il chercha et trouva dans le plein air un monde absolument nouveau. Il donna la vie morale aux nuées. Les arbres et toute la nature inanimée de la campagne vivent de la vie de l'homme. Il y a de lui un beau dessin qui donne pleinement une idée de son idéal : ce sont deux enfants près d'un tertre dont l'un tricote et l'autre regarde très haut dans le ciel lumineux je ne sais quel phénomène, peut-être le vol de quelque oiseau. Il y a dans cette page une poésie vraiment nouvelle.

Si 1 on remarque maintenant que durant toute sa vie ce maître a représenté le paysan français, c'est-à-dire le Fran- çais dans le travail passif de la vie agricole, on ne saurait le considérer comme un penseur très conscient qui jugea toute sa vie. Il y a dans l'étude de son œuvre matière à beaucoup réfléchir.

(23 Avril 1878.)


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INGRES

Ingres ne fut pas de son temps; son esprit est stérile. La vue de ses ouvrages, loin d'accroître notre force morale, nous laisse placidement reprendre le cours de notre vie bourgeoise, sans en être nullement touché, ni modifié. Ils ne sont pas l'œuvre d'art réelle dont le prix est d'accroître notre force morale ou leur influence supérieure.

Telle est l'œuvre moderne : le moindre griffonnement de Delacroix, de Rembrandt, d'Albert Durer nous fait produire et reprendre le travail quand même : on dirait que c'est la vie même qu'ils communiquent, qu'ils nous transmettent; et c'est là le résul- tat décisif, la portée suprême. Quiconque agit ainsi sur les autres a du génie, quel que soit l'ordre d'activité dans lequel on s'exerce, par la parole, par l'écriture, même par la présence.

Ingres est un disciple honnête et servant des maîtres d un autre âge. Comme il manque de réalité et de chaleur vitale proprement dite, il n'a de chances de durer que dans les sphères tempérées de ce monde banal et ennuyé qui admire le beau traditionnel sur la foi des autres et par esprit de conservation quand même. Il repré- sentera toujours en France, comme Poussin, comme David et les autres de cette nature, la hautaine et fastidieuse patronale in- carnation de l'art officiel. Il restera dans les écoles : toutes les fois que les rhéteurs parleront du haut de leur chaire des principes et traditions de l'art païen, son nom sera prononcé.

On dit qu'il est de ceux qui vivent, cela est contestable : s il est de ceux qui n'animent pas les autres, il ne vit donc pas; c est la mort même.

D'ailleurs, qu'est-ce donc que cette vie des œuvres dont on parle en certains lieux sur un ton dogmatique. Qu est-ce que l'immortalité ?

L'immortalité n'est autre chose que l'épanouissement de la


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fleur rare, dont la graine est au cœur de toute beauté; elle est la louange, l'admiration, Téclosion des germes divms détenus dans un peu de matière. Le peuple, à travers le temps, fait la floraison plus ou moins belle. Il s'agit seulement de lui laisser des œuvres qu il regarde, qu'il aime, qu'il consulte, qu'il scrute avec anxiété aux heures d'amour et de recherche. Force suprême qui l'attire et l'élève, et qu'il développe ensuite en y puisant une nouvelle vie qu'il dépose en des œuvres nouvelles.

Tout à côté, maintenant, est une école gardienne envieuse des principes d'arrêt; que dis-je? officine sombre et triste où l'on extirpe ces précieux germes. Elle a pour la mort des formules qu'elle con- serve et les transmet sans cesse aux élèves qu'elle forme et main- tient pour sa cause. Dans ces faux temples, de grands faux dieux sont au pinacle, Ingres toujours, le disciple à la suite. On y grave en lettres d'or sur le marbre, des sentences obstinément creusées et aussi creuses que celle-ci : le Dessin est la probité de l'art, parole pleine d'emphase faite pour ces personnes poncives qui entrent, avec des airs guindés, dans ces pieuses officines. Qu est-ce que l'honnêteté vient faire ici ?

Peut-être a-t-on voulu parler du dogme du dessin dit classique qui s'y enseigne. On vous défend l'étude de Michel Ange, de Rem- brandt, d'Albert Durer. Ceux-là ne faisaient pas d'art honnête, il est malhonnête de créer et d'avoir du génie, encore plus d'être prophète.

On a dit que ces écoles et ces fruits morts qu'elles produisent

sont utiles. Encore une question : qu'est-ce que l'utile peut faire

ici ? Le beau est-il utile ? non. L'utile est-il le beau ? non. Un

soulier n'est pas beau, un pain non plus.

{AvrilWS.)



CAZIN Le tableau Ismaël est mis au Luxembourg. C'est au Salon de


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1879 que l'on vit la première fois le nom de Cazin. Il signait une allégorie de VArt, dont la conception était étrange et neuve, et une Fuite en Egypte, sorte de paysage crépusculaire, peint à la cire, celui-ci haut placé, dans la salle des dessins que ne visitent guère habituellement que l'indifférence ou la solitude.

Le doux sentiment mystique dont il paraissait empreint pou- vait faire croire à la présence d'une peinture de primitif égarée parmi les nôtres. Elle surprenait, elle donnait harmonieusement et sans aucun artifice, la saveur d'une cérébralité lointaine, comme le ferait une mélodie de Berlioz dans un concert de musique mili- taire : même fragilité pénétrante, un tendre spiritualisme, et même pouvoir d'évocation légendaire. C'était bien le prélude ou plutôt la promesse des autres tableaux que ce nouveau talent devait don- ner ensuite, car, depuis, des œuvres relativement graves, plus sûres, sont venues encore, toutes marquées de la même saveur morale. Elles donnent maintenant l'assurance d'une carrière que le peintre fournira pour la joie des esprits délicats qui le goûtent et mainte- nant l'attendent.

Ceux qui recherchent avant tout le plaisir des yeux ne s'arrête- ront pas longtemps devant elles, devant ces toiles si tempérées, un peu prudes... où la part de réalité, de sensualité est émise avec mesure, et juste pour ne pas nuire à la légère idéalité qu en nous elles provoquent. Ils iront devant des travaux d'un autre ordre applaudir aux produits d'un naturalisme qui a bien pour 1 art sa nécessité, sa valeur première, mais qui est secondaire quand il est pris pour but et non comme moyen : deux faces de la vérité qui seront toujours opposées et complémentaires : ici les subs- tances, la réalité vue, sensible, concrète, sans laquelle toute concep- tion reste à l'état d'abstraction et en quelque sorte de palpitation créatrice; là l'imagination même, les vastes perspectives ouvertes à l'imprévu de nos songes, sans lesquelles l'œuvre d'art n a plus de but, ni de portée. Cazin ne l'ignore pas sans doute, car il garde, en artiste conscient et voyant, un très juste équilibre au centre de


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ces deux mondes dont il a très nettement la vue, sans jamais se laisser absorber de trop près par la nature extérieure, ni perdre pied, non plus, dans les concepts et l'mvention, où bien des esprits élevés se sont perdus.

Ce qu'il faut apprécier dans ces nouveaux ouvrages, c'est la mesure, la maturité du fruit dans l'exécution. On a vu de récents pastels qui révèlent en leur auteur un ouvrier habile et rare. La Nuit est la simple représentation d'une masure, près d'un jardin, sous un ciel sombre où brillent quelques pâles étoiles. Un rayon de lune tombe avec son mystère sur le toit, sur la porte, où va frapper dans la pénombre une personne humaine imperceptible et présente. Rien n'est plus simple et cependant plus nouveau, plus poétique que ce modeste petit cadre qui suggère le rythme berceur d'une belle strophe. L'auteur a peut-être illustré là un verset du cantique de Salomon : « J'étais endormie, mais mon cœur veillait, voici la voix de mon bien-aimé qui heurtait, disant : « Ouvre-moi, ma sœur, « ma grande amie, ma colombe, ma parfaite, car ma tête est pleine « de rosée, et mes cheveux des gouttes de la nuit ». C'est une page de la Bible, avec sa poésie lointaine, ses lignes simples, son large style oublié : il se répercute dans un art dont Cazin a parfois le secret.

C est ici l'occasion de méditer sur des travaux qui ne sont autres que des paysages historiques, vraiment sincères ceux-là, et qui prouvent souverainement que le paysage de style est une mode, une forme traditionnelle de notre art plastique qui est légi- time et renouvelable quand on l'affirme par les facultés propices.

Voyez aussi le Chemin et comprenons qu'il n'est point question nullement du sentier bordé de cultures, où l'on se promène le dimanche hors banlieue. On a peint le chemin, non pas un chemin : c'est-à-dire une donnée prise au sens général. La route monte vers un coteau élevé sous un azur plein d'ardeurs vives et de lumière. Un œil simplement littéraire pourrait y voir le symbole et l image de la vie dans ce chemin montant, dont la ligne organique


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va se perdre dans le ciel du soir. Le peintre qui 1 a si bien présenté a gravi la colline heureuse au delà de laquelle est le ciel de la récom- pense; il l'a représenté brillant et rose comme une image de ses succès.

Le trait qui caractérise ces bons ouvrages, et ceux que j'ai cités, c'est qu'ils sont hors du lieu et du temps. Et ils sont cepen- dant profondément vrais : leur auteur assurément n a vu ce chemin nulle part, mais il lui a donné la vraisemblance de ceux que nous voyons partout : voilà de l'art élevé véritable et c'est résoudre un problème rare, dont la solution n'est donnée que par des artistes très hautement doués.

Cazin est un peintre-poète : il procède autant par la sensibilité que par la raison. La poésie qu'il révèle est si certaine, si douce, et si propice à réveiller en nous de lointaines et mystérieuses rémi- niscences qu'elle a le pouvoir de nous rendre désormais indiffé- rents à beaucoup d œuvres que l'on nous a dit être artistiques et qui sont en effet fort habiles, extrêmement habiles, mais qui n ont pas le pouvoir suprême et décisif de la Portée, de la transmission essentielle. Il y aurait beaucoup à dire, à propos de 1 apparition en cette heure de naturalisme de cet esprit de peintre si particulière- ment spiritualiste quoique si moderne, qui profite si bien et avec tant de discrétion et de mesure des acquisitions récentes dans l'art de peindre : le plein-air, ce mode nouveau, dont on a tant parlé, il le sent, le pénètre et s'en sert à merveille; la loi capitale des cou- leurs complémentaires que Delacroix a affirmée et développée ne lui est pas moins connue, car il en tire des effets discrets, déli- cats, et très heureusement combinés. Je ne parle pas de la ligne, cette abstraction, ce trait invisible sur qui toute œuvre un peu hautaine repose, et dont il a le sens si mesuré, si fin. (1881 .)


On se laisse facilement aller, par esprit de classification, à désigner les artistes par écoles, par groupes opposés de coloristes


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ou de dessinateurs ; on veut aussi que leurs tableaux soient de l'histoire, du genre, du paysage, de la nature morte, ou que sais- ie ? Il serait difficile de placer M. Cazin parmi les uns ou les autres, d'établir qu'il est plutôt ceci que cela : il est lui-même, simplement lui-même et cela est tout.

Ne parlons donc plus désormais de l'intransigeance, ni de l'im- pressionnisme ; on a même plaisanté quelquefois sur le lumina- risme, le sensationnisme... Il y aurait à trouver un terme définitif et durable pour qualifier l'artiste libre qui n'obéit qu'à son instinct et à la raison.

Cazin manque d'apothéose. Cela vient de son succès venu tardif.

Je vis un jour dehors un homme qui me frappa la vue; il avait l'air contraint, soucieux, et longeait les murs de près. Son œil sui- vait l'horizon de la rue, comme s'il y cherchait au loin quelqu'un. Cette obstination mise en l'observation des choses lointaines me le nomma, c'était lui. Front haut, profil dur, bouche volontaire, chevelure blonde, comme sa peinture. Il est puissant, malgré tout; on sent quelqu'un sous cette écorce.

Loin du naturalisme, Cazin habille l'ouvrier d'un autre habit que celui de ce jour; il le revêt hors du heu et pour tous les temps. Cazin, Puvis sont les seuls qui nous fassent oublier la rue. Ce n'est pas parce qu'une secte a cru découvrir la peinture en regardant les arbres, les paysans, les bestiaux, qu'il serait interdit de regarder se manifester la vie. Voyez Cazin et l'arbre, le buisson, le terrain, la chaumière, le chemin, ainsi que le moindre petit brin d herbe qui le borde, y révèlent l'être pensant qui le traverse et y respire. L'homme est en son paysage, il y a vécu.

Il faut à l'artiste un cœur qui domine son propre cœur, des visées, une manière à lui d'envisager les choses humaines; sans le sérieux de la vie, 1 œuvre ne l'a pas non plus.

Voici une Ville morte, une place déserte où nul être humain ne paraît. Il a plu, les ruisseaux déversent une eau vive, où se reflètent


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une large éclaircie du ciel, quelques pâles étoiles, de gros nuages qui vont passer ; dans le calme du soir et du crépuscule, des feux s'allument çà et là derrière les vitres, aux fenêtres des maisons tristes et closes. On est loin, en pays seul, en cet écart du monde où Fâme s'ensevelit dans une vie éteinte, un petit véhicule au repos y témoigne qu'on a remué durant le jour, voyagé, reçu quelque chose de la contrée voisine. Il y a là tout le silence de la contrée perdue, le dénuement de la soirée rurale, la torpeur morne de l'immobile.

Cette œuvre est d'une vérité cruelle; un reproche : le moraliste pourrait y voir un tableau saisissant de la province ankylosée. C'est un poème aussi parce qu'il éveille en nous un monde incal- culable de rêveries et de réminiscences, et comme un sentiment de Vautrefois. A l'opposé des œuvres contemporaines, son effet est tel, que la sensation qu'elle donne reste longtemps en nous seul, maîtresse et dominante, ainsi que la mélodie préférée que 1 on fredonne au sortir du concert.

{Février 1883.)


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MEISSONIER

Le tableau de Meissonier est une des belles toiles de ce jour. Vous dites qu'il manque de plan, cela est vrai, mais vous remar- querez que tous les peintres primitifs n'en ont pas davantage. — Aux époques qui finissent on revient aux procédés de leur commen- cement. — Il y a dans cet ouvrage une grande puissance d'imita- tion et de représentation. Si les fonds et les derniers plans sont aussi formulés et achevés que les objets et les personnages du premier plan, c'est que l'auteur n'a fait qu'obéir à une loi de sa nature qui le porte toujours à voir la nature dans ses plus menus détails, et en quelque sorte avec la fidélité de la photographie.


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Ce tableau de Waterloo, 11 l'a conçu, porté, travaillé et mené à fin durant des années; j'affirme que l'auteur a mis en cette toile toute la force de son talent de peintre.

(Entretien avec Chenavard.)


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CHINTREUIL ET PRUD'HON

Que de pensées se réveillent en moi à l'heure où ces deux maîtres ont leurs œuvres réunies en même temps et côte à côte en une exhibition solennelle. Deux collections toutes personnelles et particulières réunies aux Beaux- Arts par les soins d'une amitié généreuse et patriotique attirent, mais un peu tard, l'élite des ama- teurs, vers deux génies unis par un côté commun de leurs desti- nées. On ne peut s'empêcher de méditer sur le sort commun de ces deux hommes de génie, méconnus à peu près durant leurs vies, goûtés après leur mort dans les prémices de leur gloire. Prud'hon fut en effet contesté durant sa vie ; son esprit si tendre et si pas- sionné fut éclipsé durant le Premier Empire par l'éclat scolastique et pédantesque d'une école où David primait avec tout l'éclat et l'autorité d'une grande renommée. Qui pouvait lire, nous le voyons maintenant, dans ces pages, si sincèrement animées, qui pouvait voir alors la grâce aimante et douce contenue dans ces dessins de si simple apparence, lithographies pour la plupart, à un moment où la lithographie elle-même n'était qu'à son berceau P Certes les peintres officiels d'alors auraient singulièrement souri si l'on était venu leur dire que, cent ans plus tard, leurs œuvres seraient ridi- culement démodées, ces plates nudités imitées faussement de l'antique, alors que les marbres nouvellement découverts, n'avaient pas encore permis d'en découvrir les beautés premières. Ils auraient souri, et consciencieusement, si les casques, les tuniques, tout l'ap- pareil antique eût été méprisé, écarté, pour leur préférer la simple


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expression d'une âme sincèrement passionnée par qui l'amour, la grâce, la beauté elle-même, dans ce qu'elle a de jeune et de divin, révélaient l'antiquité elle-même en ce qu'elle avait d'éternel, l'amour.

Certes, la destinée se déroule ainsi pour chaque chose, avec une logique et une sûreté dont l'artiste n est pas toujours conscient; les contemporains de Prud'hon n'y voyaient pas aussi clairement que lui; lui seul, par la docilité de sa conscience d'artiste et par la loi qui plane sur toute chose, sentait probablement que son art n'était pas tant que cela dans le mauvais chemin.

Ce que nous disons là, nous le pensons aussi de Chintreuil, de cet artiste sévère et chaste que le sort unit pour un instant à l'ar- tiste dont nous venons de parler. Comme pour Prud'hon, l'heure n était point venue pour ce génie tendre et doux, qui se révèle sim- plement, dans une forme si discrète, et dont les réserves profondes et passionnées ne trouvent d'écho que dans un nombre d'âmes choisies.

Chintreuil eut en effet une vie retirée et austère. Le succès n'eut jamais pour lui ce grand éclat que jettent quelques talents plus extérieurs et plus mâles, pour qui la foule semble plus éprise. Il est à l'abri de ces réactions violentes qui, de nos jours, ont placé trop bas certains noms et placé trop haut certains autres. Sa gloire, comme son œuvre, paraît lentement, faiblement, et semble craindre le bruit du grand jour. Elle s'achemine ainsi sans emphase pour s imposer plus longtemps et plus sûrement. Il en est ainsi pour tous ceux qui l'appellent à eux par les voies austères d'une conscience sévère et d'une application rigide.


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FANTIN-LATOUR Fantin-Latour, plus austère, plus chaste, et plus indépendant


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aussi par l'origine de ses premières études, n'en est pas moins celui qui assure aux gens du monde fermé tout le talent voulu pour pein- dre la robe, le chapeau, le gant, l'éventail, le tapis ou des fleurs rares. Il s'appuie sans nul doute sur l'exemple des maîtres hollan- dais qui, eux aussi, peignent les costumes de leurs contemporains, oubliant que dans les Pays-Bas d'autrefois la vie, les circonstances politiques, les mœurs du peuple de cette république assuraient d'avance, à tout modèle qui posait, la sincérité et le naturel des allures instinctives.

Les costumes que peignit Rembrandt, d'après les riches comme d'après les pauvres, furent des enveloppes vivantes et expressives dont pas un pli ne masque le fond même de l'homme qui les porte : cottes, feutres, colliers, pourpoints, furent toujours des hardes vécues. Peut-on le dire des portraits contemporains ? Non. Et cependant, dans ces campagnes vernies que dessina Millet, des êtres humains et grotesques dressent leur silhouette épique et pittoresque avec une rigidité de ligne et de plastique qui ne saurait trop nous enseigner. (Leurs costumes ne se démoderont pas.)

Fantin-Latour n'en est pas moins un clairvoyant disciple de Delacroix, quand celui-ci est rationnel, sensualiste. Sa palette qui est la vraie, l'unique palette, est un parfait clavier qui donne tous les degrés des couleurs prises en soi, admirable pour peindre l'éclat des fleurs, les brillantes étoffes, incomplète sans doute quand il faudra lui demander ce gris fondamental qui différencie les maîtres, les exprime, et qui est l'âme de toute couleur.

De laborieuses et soucieuses recherches ont conduit cet artiste à des essais d'interprétation de la musique par la peinture, oubliant encore que nulle couleur ne peut traduire le monde musical qui est uniquement et seulement interne et sans nul appui dans la nature réelle. N'ayant point réussi, sans nul doute, il prend revanche en épanchant sa gourme par la lithographie en de blondes et molles esquisses sur les poèmes du musicien Wagner. Mais qu'il puise dans les libretti de Brahms, de Schumann, de Berlioz, c'est


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toujours l'expression de ce vague sentimentalisme germain qui pour cela n'est point nouveau parmi nous, et qui demanderait à être donné avec moins d'emphase. On n'annule point des qualités contradictoires. Celui dont nous avons vu des fleurs mortes exquises ne sait point organiser son tableau. Changez par la pensée, la place d'un personnage, d'un objet, et son tableau n'en est pas moins aussi relativement bon. Il n'organise que des couleurs, des roses, des bleus, des verts, des jaunes, etc.

La perspective aérienne ne lui est pas plus connue; son domaine, son univers, est cantonné dans un espace de trois mètres, devant un mur où se dressent M"^^ X., M. Z., avec un chapeau sur la tête. Le paysage lui est inconnu; il échoue avec une incapacité sur- prenante quand il lui faut peindre un horizon. (C'est là un oubli du monde vital qui n'est pas moins grand chez les musiciens.) C'est en vain que les beaux ouvrages de Cazin, qu'il imite, le poursuivent dans son rêve : il cherche inutilement ce que l'autre a nativement trouvé.

« Faire des copies est le plus grand bonheur que je connaisse », a-t-il dit à une personne qui préférait l'étude de l'antique à la peinture elle-même. Il répondit que cette passion du marbre grec, quand elle était sincère, ne naissait chez l'artiste que plus tard. On pourrait croire que la recherche du beau est venue hanter cette organisation romantique. Aux dernières productions de ce peintre on peut voir des tendances à simplifier cette palette primitivement si touque et si exubérante.


Fantin-Latour fait du naturalisme à la portée des gens du monde, Bastien Lepage aussi. Celui-ci fait de la campagne et du paysan un tableau décent, bourgeois, présentable, où rien ne choque la vue de ceux qui n'y vivent point. Qu'il peigne un bûcheron, un mendiant, le spectateur ignorera toujours les tristesses de la condition de ces êtres, ce qui serait un reproche, et admirera placi-


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dément ces haillons, ces rides, ces fatigues exactes, qui sont bien des images inoffensives. La nature dans laquelle il les place est une terre cultivée, taillée, fécondée, et qui rappelle les promenades agrestes où s'écoulent les jours de loisir; en tout rien de choquant; tout ce qu'il faut pour devenir bientôt une image officielle du beau contemporain. C'est un intransigeant moins le naturel et la sincérité de l'élan, un libéral qui conserve tout ce qu'il faut être pour plaire et parvenir.

(Novembre 1882.)


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PUVIS DE CHAVANNES

Aux grandes époques on peint à fresque; mais aux autres que fait-on ? On peut certes couvrir les murailles de travaux impor- tants ; on peut également traiter la peinture historique ; de fort belles pages peuvent être essayées dans l'art de la décoration; mais on ne réussira facilement bien dans ces genres élevés qu'en traitant son sujet avec une modestie rigoureuse, avec cet esprit d'abnégation qui sait dicter à la main un travail simplificateur et sommaire. C'est ce que sait Puvis de Chavannes, et c'est pour cette raison qu'il a pu, sans s'écarter jamais du parti qu'il a pris, réussir si bien à peindre sur la pierre, tâche téméraire et hardie à l'égard de laquelle la critique s'est montrée trop sévère.

On ne comprendra pleinement l'œuvre de ce maître qu'en se mettant à son propre point de vue qui est celui-ci, sans nul doute : modeler la figure humaine et les arbres et toutes choses comme s'ils étaient au dixième, au vingtième plan; la clef de son œuvre est là.

Regardez un objet lointain et voyez comme les lignes se sim- plifient, comme les plans se réduisent, comme l'écart des valeurs y est peu sensible. Les figures y ont une ombre, une lumière.


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et Fombre projetée par les corps n'y est pas visible. A l'horizon les montagnes ne seront plus qu'une arête qui se découpera sèche- ment sur le ciel, comme en un décor.

Puvis de Chavannes est presbyte par abstraction : il a dû réflé- chir longtemps avant de peindre et de trouver sa voie, cette voie discutée et contestée comme toutes celles qui découvrent une intelligence personnelle. Bien lui a valu pourtant de la trouver et de la suivre, puisqu'il a pu nous livrer son esprit sans réserve, peindre son rêve, et faire en un mot une œuvre que l'on imite et qui restera : il a trouvé un style.


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COURBET

Un peintre qui fut célèbre et qui présida longtemps les jurys officiels vient de faire amende honorable devant les tableaux de Courbet exposés dans la salle des Beaux-Arts, tableaux assez variés, de toutes dates et qui peuvent donner du maître une idée définitive et complète. Ce ne sera certes pas ce retour exprimé par une per- sonne d'un talent retardataire qui pèsera beaucoup sur l'esprit de ceux qui jugent, ni qui pourra sensiblement faire avancer 1 heure de la justice; car la justice, comme la gloire, vient à son heure. Les grandes œuvres traversent le temps, rayonnantes et paisibles; autour d'elles, lentement, la vérité s'élabore à travers les obstacles mis par l'actualité autour de leur puissance, et malgré les maigres propos de l'erreur ou de la sottise, elles durent, elles vivent, elles triom- phent et s'imposent.

L'honnête aveu de l'académicien, en faisant sourire, éveille aussi des tristesses : tous ceux qui souffrent, tous ceux qui pensent, tous ceux qui regardent l'art réel tel qu'il paraît en dehors des règles d'une école, regretteront qu'un tel retour exprimé sur des juge- ments du passé soit impuissant à prévenir des erreurs futures; il


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en est ainsi. On juge difficilement ses contemporains; peut-être est-il impossible de les comprendre. On vit quand même dans une atmosphère artistique à travers laquelle il est difficile de voir nette- ment ce qui paraît dans d'autres zones; la postérité, somme toute, n'est que la somme de jugements formulés dans la durée du temps par des êtres isolés et désintéressés qui comparent et qui annoncent la vérité aux autres hors de toute envie, sans passion, et défiant l'actualité.

C'est ainsi qu'on peut regarder aujourd'hui sans trop d'er- reurs l'œuvre du grand réaliste qui fut simplement un grand peintre. Tout homme qui a l'œil ouvert sur la vie et qui la voit palpiter sous l'épiderme des choses, tout homme qui voit les substances et qui les aime, a dans le fond de son être un peintre qui sommeille. La volonté pourra développer en lui des facultés contraires; les circonstances pourront laisser atrophier celle-là, mais les germes seront toujours en lui. Courbet évolua avec vigueur dans un ordre d'activité unique. Il fut un sensitif, un délicat regardeur des choses, un joyeux amusé des changeantes féeries de la lumière externe. Pour lui, incontestablement, 1 art de peindre fut de la délectation; et comme il ne peignit toujours que d'amour et par volupté, il fut impeccable. Pas un pouce carré de toile, pas une accentuation qui ne soit autre chose, ici, que l'exubérante ardeur de la couleur elle-même, c'est-à-dire de ce jeu éternel du jour sur le jour même, avec un sens exact de tous ses rapports.

On aimerait à voir Les Casseurs de pierres à côté d'un Titien, à qui il fait penser. Même ampleur, même puissance, point de no- blesse, il est vrai, mais que d'ardeurs en cette nature coloriée à son comble et pour ainsi dire congestionnée. Le soleil tombe d'aplomb et direct sur cette route sans joie, où le travail est morne, presque sans espoir. Ces deux choses informes (deux paysans tels que les eût vus La Bruyère) s'agitent passivement comme des mécaniques de bois. Pas un visage humain, les regards sont cachés : c'est ici la torpeur inconsciente et automatique de la vie, c'est l'ankylose,


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rabaissement profond et fatal de l'animal enchaîné. Comme dans Rembrandt, il y a des sous-entendus profonds et humanitaires, une suprême ironie ressort ici sous forme d'enseignement. C'est qu'une réalité humaine, même fortuite, peut contenir un reproche d'outre-siècle, et peut participer, par sa durée, à la marche mflnie vers le mieux. Il s'agit qu'elle ait été prise sur le fait par quelque grand enfant terrible, comme l'humanité, lasse de sa pose, sait quelquefois en laisser passer à travers le crible de la Règle. Les Bébés divins, qui n'ont pas la durée moyenne pour grandir, deviennent des hommes, et même de grands hommes, lorsque les autres s acheminent vers le tombeau, impuissants et vaincus, désarmés, dégradés, c'est justice. M. Robert Fleury s'éteint et finit honnête; il a dit du maître, qu'il avait autrefois nié, contesté : « C'est un grand peintre ». Ce jugement est de ceux qui vont s'élever bientôt pour grandir et hausser le nom de Courbet à travers la vie difficile que rencontre l'œuvre d'art dans la postérité.

Courbet était de taille haute, puissant. Des yeux grands et doux éclairaient sa physionomie débonnaire où l'orgueil par éclairs éveillait des vivacités. « Je prendrai le fusil, malgré mon génie », dit-il, lors de la guerre, à l'heure où l'ennemi envahissait. Un éloge le transformait, le dominait; il devenait, à la louange, un enfant que l'on conduirait.

{Mai 1882.)


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RÉFLEXIONS SUR UNE EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES

Il est à craindre que Berthe Morisot n'ait déjà donné toute la mesure de son talent; elle est comme une fleur qui a donné son parfum et qui se fane hélas, comme toutes les éclo- sions exquises et passagères. La seule femme peut-être qui ait


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eu des facultés de peintre. Elle a donné quelques notes charmantes et souverainement distinguées dans ce concert des intransigeants qui ne se groupent plus maintenant que sous la bannière des artistes indépendants. Il reste toutefois à M°^® Berthe Morisot les marques d'une première éducation artistique qui la détachent nettement, avec M. Degas, de cette coterie d'artistes dont les for- mules et les préceptes n'ont jamais été nettement formulés. Voyez ces aquarelles, si vivement produites, ces taches extrêmement sub- tiles et féminines, elles sont soutenues par des indications, des intentions linéaires qui donnent à ses charmants ouvrages un accent véritablement plus fin, plus délicatement formulé que chez les autres.

Cela n'est point pour nier toute la légitimité de ces ouvriers qui n'oublient jamais de placer au fronton de leur temple (si temple il y a) : exposition de peinture. Cette emphase un peu préten- tieusement parvenue leur est bien permise, si on la compare à tant d'autres qui ne sont à peu près rien, et qui remplissent les galeries officiellement formées de leurs tristes et navrantes pro- ductions. Quel est leur but, quelle est leur visée?

Ils veulent uniquement dégager la couleur ou la lumière des dernières attaches de la peinture classique. Classiques eux-mêmes, puisqu'ils cèdent à cet idéal externe de la peinture concrète, ils espèrent mettre la peinture proprement dite sur le vrai terrain du ton pris pour le ton lui-même. Les germes de cette manière de comprendre ce bel art de peindre sont dans les derniers ouvrages de Corot, de Millet. Ils arrivent sans opposer des surfaces, sans or- ganiser des plans, à produire la vibration du ton vu par la juxta- position d'un gris qui disparaît à distance et qui produit une résul- tante à quelques pas du cadre. Mode de peindre très légitime quand il s'applique surtout à la représentation des choses extérieures sous le plein-air du ciel. Je ne crois pas que tout ce qui palpite sous le front d'un homme qui s'écoute et se recueille, je ne crois pas que la pensée prise pour ce qu'elle est en elle-même, ait à gagner beau-


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coup dans ce parti-pris de ne considérer que ce qui se passe au dehors de nos demeures. L'expression de la vie ne peut difiérem- ment paraître que dans le clair-obscur. Les penseurs aiment l'om- bre, ils s'y promènent, s'y plaisent comme si leurs cerveaux y trouvaient leur élément. Tout bien considéré, ces peintres très estimables ne sèmeront pas dans le riche domaine de l'art des champs bien féconds. « L'homme est un être pensant .» L'homme sera toujours là dans le temps, dans la durée, et tout ce qui est de la lumière ne saurait l'écarter. L'avenir au contraire est au monde subjectif.

M. Degas, le plus grand artiste, assurément, de ce groupe, est un Daumier tenant sa palette. C'est la même observation profonde et vraie de la vie parisienne.

(10^î;n7 1880.)


  • *


RODOLPHE BRESDIN

On oublie trop quelquefois les hommes de valeur que la bonne fortune nous amène; le vrai talent n'est pas toujours entouré des justes égards qu'il mérite. Partout où la pensée s affirme sans les soutiens d'une lutte militante, sans les fortes contradictions ou les vives approbations de l'enthousiasme, on peut dire que l'homme de valeur ne reçoit que dans une mesure imparfaite la récompense de ses généreux efforts. C est pour cela que, dans sa propre patrie, fort souvent le génie succombe faute d'adversaires pour le com- battre ou d'amis pour l'exalter. Le talent qui vient de loin, entouré déjà du prestige de la réputation faite, parvient sans doute à jeter plus d'éclat; mais que d'entraves, que de difficultés encore ne ren- contre-t-il pas dans notre imprévoyance, dans l'inexpérience de quelques juges trop empressés souvent à les expliquer avant de les avoir bien compris !


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Si le savoir quelquefois nous trompe, si le plus beau côté du talent passe inaperçu pour nous souvent dans ce qu'il a de plus pré- cieux et de plus puissant, c'est surtout lorsqu'il se présente par une allure un peu libre et nouvelle. M. Bresdin, quoique fort apprécié par un petit choix d'amateurs dont l'admiration est des mieux motivées, n'a pas conquis à Bordeaux la place et la notoriété qu il mérite. Autour de ce nom, précédé cependant d'une réputation justement acquise et déjà signalé par quelques plumes autorisées, ne s'est pas produit la surprise que semblait appeler un talent aussi singulier et aussi nouveau. Pourtant, disons-le en toute franchise, c'est un artiste de fine et bonne race : à sa forte originalité, à sa production si variée, en même temps que fournie, féconde et vivace, on reconnaît la vraie marque de l'artiste de haut rang et de meil- leure famille; c'est à ces titres surtout qu'il se recommande à l'attention des amateurs épris de beautés nouvelles, de parfums rares, à tous ceux enfin qui, blasés d'imitations insipides, cherchent l'art dans ses routes inconnues ou inexplorées.

Trois procédés servent alternativement à la manifestation sin- gulière : le dessin à la plume sur pierre, l'eau forte, et le dessin à la plume, un genre tout nouveau que lui seul exerce et dont il est pour ainsi dire le créateur. Son œuvre la plus répandue est un grand dessin sur pierre, connu sous le nom de Bon Samaritain. Création étrange. Il n'est pas sans utilité de dire ici que l'artiste ne s'est pas proposé de représenter le paysage que nous apercevons tous les jours de notre fenêtre; jugée à ce point de vue, cette œuvre serait certainement imparfaite, car il n'en est pas, parmi celles de nos contemporains, qui ait été inspirée plus en dehors de tout esprit d'imitation. Ce qu'il a voulu, ce qu'il a cherché n'est autre chose que nous initier aux impressions de son propre rêve. Rêve mystique et fort étrange, il est vrai, rêverie inquiète et vague, mais qu'im- porte. L'idéal est-il précis, l'art ne puise-t-il pas au contraire toutes les forces de son éloquence, son éclat, sa grandeur dans les choses qui laissent à l'imagination le soin de les définir.


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Conception et recherche des éléments propres à la formuler, frapper, saisir notre imagination troublée, telle est la seule théorie qui a présidé à cette œuvre, si du moms le sans façon de la fantaisie obéit à quelque loi. Considérée à ce pomt de vue, cette œuvre a réellement atteint son but, car il n'en est pas qui laisse en notre esprit une marque aussi forte, une empreinte aussi vive et d'une plus grande originalité.

On peut joindre à cette œuvre la Sainte Famille, due au même procédé, mais de dimension plus petite, ce qui convient beaucoup mieux à ce genre de dessins où le détail est si minutieusement recherché. Elle est plus complète, plus riche, plus franche dans son expression. On ne peut rien trouver de plus naïf, de plus touchant que cette petite page assurément créée dans un moment de verve heureuse, d'abandon à l'idéal. Recherche délicate et fine du détail, richesse d'ordonnance, pourtant contenue, sobre, simple d'eflfet.

Telle est la haute qualité esthétique de cette œuvre peu connue parce qu'elle devient rare, mais qui restera certainement comme 1 expression la plus complète des recherches de son auteur. Nous pouvons ajouter aussi la Comédie de la Mort, œuvre d'une autre portée, moins plastique sans doute, mais non moins intéressante. Puis enfin, les essais d'une illustration assez importante que 1 artiste n'a pu terminer. Dans les premières planches de ce recueil si spécial, si en dehors de tout ce qui se fait aujourd'hui, on peut puiser encore à pleines mains dans un vrai trésor de capricieuse fantaisie.

L aquafortiste est moins connu. Cependant c'est assurément dans ce procédé souple et rapide que l'artiste a trouvé son véritable élément. Il en connaît toutes les ressources et toutes les ruses. Porté par son propre tempérament aux recherches les plus sub- tiles et les plus raffinées, et aussi par une conscience rigoureuse, on peut dire que ses eaux-fortes ne sont qu'une longue suite d'es- sais tentés sous le désir incessant d'approcher de la perfection. Aussi quelle variété, quelle souplesse de moyens ! Il attaque le


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cuivre avec cette assurance de l'artiste pour qui le procédé a cessé d'être rebelle. Car, sans insister sur cette habileté matérielle qui n'en ferait qu'un artiste secondaire, il se recommande par un mérite plus important et qui lui donne une place unique parmi les aquafortistes contemporains : c'est qu'il crée.

A toutes les ressources du praticien subtil et consommé, il joint encore les qualités plus élevées du penseur et le charme de l'imagination. Et certes, en est-il de plus imprévu et de plus varié dans ses fantaisies ? Paysages, marines, batailles, intérieurs, sujets de genre et des plus variés servent tour à tour de prétexte à cette imagination vagabonde pour manifester çà et là ses plus riches caprices et embellir tous les objets auxquels elle s'attache dans le libre champ qu'elle parcourt.

C'est parmi les dessins à la plume qu'on doit classer la Famille tartare en voyage, les Vieilles maisons, etc. Ici, l'auteur est plus vrai. Ce procédé, qui permet la retouche, lui permet aussi d'approcher davantage de la nature, pour laquelle il a toujours eu une humble vénération. — Il n'est pas inutile de relever ici l'erreur répandue par quelques critiques, qui ont beaucoup trop dit que M. Bresdin descendait trop directement des maîtres mystiques de l'Allemagne. Certainement, on reconnaît chez lui une communion ardente avec Rembrandt, et surtout Albert Durer.

L'amour des maîtres n'est pas un bien grand défaut et ne blâ- mons pas trop l'archaïsme. Lorsqu'il est bien compris, l'archaïsme est une sanction. L'œuvre d'art descend directement d'une autre œuvre ; si l étude de la nature nous donne les moyens propres à manifester notre individualité, si l'observation et l'analyse patiente de la réalité sont les premiers éléments de notre langage, il n'en est pas moins vrai que l'amour du beau, la recherche des beaux exemples, doit incessamment soutenir notre foi. Nulle surprise alors si le fervent disciple offre parfois la faible image d'un dieu qu'il cherche, qu'il adore.

Heureux même tous ceux qui se sentent assez dignes, assez


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forts pour aller, sans vertige, à la lueur des grandes gloires que les fervents entourent, et pour lesquelles la postérité réserve encore, en immortel hommage, le don de ses plus beaux lauriers ! Que leurs disciples soient les bienvenus! Si M. Bresdin a quelque parenté avec ces maîtres, il faut remarquer que c'est beaucoup plus dans les moyens que dans la pensée; car sa personnalité est sortie assez victorieuse et assez viable d'un contact qui aurait écrasé un disciple moins bien doué. Il a certes pour lui une manière de voir que nul maître ne lui a apprise.

Ce qui le caractérise en effet, ce que nul chez les anciens comme chez les modernes n'a pu lui donner, c'est cette inaltérable indi- vidualité, c'est cette couleur si singulière qui répand sur tout son œuvre ces effets étranges, mystérieux, légendaires; c'est cette ma- nière si libre de frayer avec la nature et qui reflète, jusque dans les moindres essais sortis de sa main, une inexprimable tristesse. Car si 1 artiste est inhabile à reproduire directement la nature, si le dernier élève d'une académie serait plus apte à représenter avec minutie les objets qui tombent sous les yeux, ces objets le frappe- ront pourtant et parfois par leur côté le plus expressif et le plus vivant.

Nous avons certainement vu ces nuages bizarres, ces ciels brouillés si profonds et si tristes. On sait quel parti il a su tirer de ces fouillis pleins de choses étranges où le regard aime à poursuivre mille et mille apparitions. L'eau n'est pas moins pour lui l'objet d'une admiration particulière en ce qu'elle a de tendre ou de mys- térieux. On le voit, c'est un paysagiste; il est donc moderne. C est toujours sous le ciel qu'il place ses scènes préférées; témoin la Famille tartare en voyage, cette page si fortement imprégnée de sentiment et d'impression.

C'est encore par un côté particulier à l'école française que l'ar- tiste est appuyé d'un penseur. Cette imagination, pourtant si impétueuse et si jeune, semble contenue et comme dominée par un désir constant où se trahit, sans qu'il le raisonne sans doute.


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l'état exclusif et dominant de son être intérieur. Ce qu'on retrouve partout, presque d'un bout à l'autre de son œuvre, c'est l'homme épris de solitude, fuyant le monde, fuyant éperdument sous un ciel sans patrie, dans les angoisses d'un exil sans espoir et sans fin. Ce rêve, cette anxiété constante apparaît sous des phases les plus diverses. Quelquefois, c'est sous la forme de l'enfant divin, dans la Fuite en Egypte si souvent reproduite par l'artiste. Parfois c'est toute une famille, une légion, une armée, toute une peuplade fuyant, toujours fuyant, l'humanité civilisée.

Voilà surtout ce qui caractérise M. Bresdin. Voilà ce que les maîtres de la Hollande ou de l'Allemagne n'ont pu lui donner, car ce côté de l'art humain et philosophique est une qualité dont s'enor- gueillit l'école française.

C'est donc aussi parmi les eaux-fortes et les dessins originaux qu'il faut chercher la vraie signification de cette individualité. C'est dans ces trois procédés qu'il faut l'étudier pour arriver à la bien comprendre. Aussi, si la Ville consent à posséder le souvenir de cet artiste, qu'elle le choisisse dans ce qui donne son expression la plus complète, et qu'elle mette surtout dans ce choix tout le dis- cernement que demande une chose aussi sérieuse, aussi chère aux vrais amateurs.

Nous croyons souvent que les êtres qui se vouent à l'art n'obéis- sent qu'à un goût ou un penchant frivole; si nous y regardons de plus près, si notre attention devient plus éclairée, nous y verrons que c'est quelquefois le lot des consciences les plus pures et les plus sévères.

Aussi, si 1 on veut vraiment enrichir les collections publiques d'oeuvres dignes d'être imitées, si l'on cherche ces œuvres parmi les artistes de mérite qui donnent à l'art des influences nouvelles, nous les trouverons toujours chez ceux qui joignent à la beauté du talent ce louable désintéressement qu'accompagne toujours la sincérité.

Ces natures reires demandent peu qu'on parle d'elles; leur seul


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malheur sera toujours de se tenir un peu trop dans le recueille- ment d'une discrétion silencieuse. Allons à elles; cherchons à les mieux comprendre, par une analyse plus profonde de leurs produc- tions. Mais si l'on doute, si l'on hésite encore sur la juste apprécia- tion de cet artiste que Bordeaux possède déjà depuis quelques années, il est pourtant un choix d'amateurs sérieux qui n'ont pas hésité longtemps pour estimer à sa juste valeur cette personnalité si intéressante ; nous croyons fort que leur estime lui prépare pour l'avenir les justes approbations qui lui sont dues.


  • *


DELACROIX

1878. — A mesure qu'il poursuit l'accomplissement de son œuvre, au cours de sa bruyante carrière, il tend de plus en plus à réaliser son dessin par une représentation plus prompte et active du corps humain. Il faut au début des études attentives du modèle : le robuste et puissant relief qu'il y obtient en témoigne (notam- ment dans la Barque de Dante), mais ce n'est que plus tard qu'il s'inquiète de l'ossature, de la contexture proprement dite, et qu'il regarde l'homme dans ce qu'il a de permanent et d'essentiel. On dit que ce ne fut qu'à l'âge de soixante ans qu'il posséda un squelette. Il avoue alors que, s'il lui était possible de recommencer l'étude de la peinture, il débuterait par cette étude-là. Le beau dessin qu'il fit au crayon pour la décoration de la Chambre des Députés, le dessin de VEducation d'Achille, prouve avec évidence qu'il avait alors le sens représentatif du corps humain bien autrement qu'en sa jeunesse : on y assiste au mouvement de la vie elle-même comme si elle palpitait sous un épiderme de cristal. Cela est particulier chez lui : à mesure qu'il analyse la nature, qu'il la scrute et la décompose, il ne perd pas un seul moment le sentiment qu'il a si intense et vif de la vie, de la passion, il la créa toujours; là est sa


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puissance. Le don vital est en lui le moteur continu qui le conduira d'une œuvre à l'autre et par degrés jusqu'à la fin.

N'est-ce pas la marque du génie de paraître ainsi parmi nous tout un, entier, unique, petit prince ou grand roi du royaume?

Un art de ce caractère est rare : il ne peut, quand il éclôt, nous apparaître tout à fait de la sorte. Lorsque Delacroix débuta avec puissance et en puissance, il était loin d'avoir trouvé sa langue, sa technique. Il avait tout pour surprendre : audace, ardeur, origi- nalité, tempérament, mais rien encore de ce qu'il lui fallait acqué- rir lentement pour donner pleinement sa flamme lyrique. Il ne donna jusqu'à trente ans que sa gourme, et ces premières extrava- gances du génie qui surprennent, saisissent et captent les regards. Certes, on sait comme il fit tapage. C'est après la vue du Maroc qu'il se trouva. Il y prit sur nature même des notes précises et, dans les effets variés et multiples du paysage, des documents dont il devait se servir pour toujours. Ce génie si ardent, si véhément, agité d un bout à l'autre de son œuvre par la passion, ce peintre qui débuta par la peinture d'une damnation, de la peste et des heurts révolutionnaires, est obligé de s'assagir un moment par l'exécution de sujets plus calmes. Sa Noce juive est le premier essai. Elle est la première page où cette imagination anxieuse se repose enfin, se cherche, médite et se recueille sur les pouvoirs de la palette et du registre de ses tons. Il la possédera plus tard pleinement dans ses Femmes d'Alger en appartement, que l'on peut considérer comme son chef-d'œuvre, quant au talent d'y manier les effets du prisme par un nouvel art de juxtaposition. Ça, c'était l'affaire du coloriste, c était 1 affaire du peintre pur, qui élargissait, qui agrandissait pour plus tard après lui la notion même de la peinture. Mais il y avait en lui le dramaturge. Il lui fallait, au surplus, satisfaire aux bouillonnements de son imagination et de ce que lui suggérait la lecture des auteurs aimés de son temps. C'est avec eux et pour eux qu'il se crée un moyen. Il transige dans l'intérêt de son cœur et de sa sensibilité qui palpite et bondit à la lecture de Shakespeare,


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Byron, On voit, dans un Journal, toute l'activité de son imagination inventive, dans une note des projets qu'il se propose de réaliser.

Tout le monde connaît dans l'œuvre du maître la forte et robuste création de la Médée. La lithographie l'a rendue presque populaire. Elle en donne une idée assez juste; elle en a la couleur et la finesse; elle rend avec une extrême douceur, ce coloris lumi- neux et doux que le temps efface si vite, et ceux qui la possèdent peuvent la considérer comme une reproduction précieuse.

Mais parmi les productions de ce maître si étrangement et si diversement controversé, celle-ci est assurément une des plus populaires; elle obtint, à l'heure même où Delacroix était le plus contesté, les approbations de la foule et de presque tous les juges qui étaient contraires à cette nouvelle manière de comprendre l'art.

Ceux qui connaissent son œuvre ont pu voir qu'il procède tou- jours par deux voies différentes, et en quelque sorte en deux états d'esprit qui en apparence sont contraires et semblent s'annuler l'un l'autre. En effet, il s'abandonne parfois au plaisir de peindre, il charme les yeux, il représente la vie lumineuse, l'éclat des étoffes, et, comme Véronèse, il fait une page de peinture proprement dite, où la seule passion qui l'anime est celle qu'il a pour sa palette.

D'autre part, il ne crée que sous l'empire d'un sentiment très intense, après de silencieuses lectures qui ont rempli son âme de feu. Cette muse est celle qu'il écoute surtout à ses douces heures, elle est toujours présente, son œuvre le témoigne; et c'est celle qui, dans notre manière de voir, nous occupera sans cesse.

Il fit, disons-nous, de profondes lectures, celles des maîtres contemporains, allemands et anglais; quelques esprits, trop subtils peut-être, ont cru voir dans cette aptitude et dans ce parti pris, il semble, de ne procéder que de l'idée littéraire, ou du moins de la poésie exprimée déjà dans les lettres, le signe évident, manifeste, d'une infériorité! Il n'en est rien. Delacroix fut de son temps, voilà tout. Il savait bien aussi qu'il fallait avant tout séduire son


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monde, ec public si facilement hostile ; il rechercha toute sa vie le langage de son moment.

A cette heure, le souffle saxon ou germain donnait à outrance. On lisait Goethe, Schiller, Heine ; on se passionnait pour Byron ou Shakespeare; il s'en préoccupait lui-même, et mise à part 1 incom- parable critique qui doublait et gardait si bien cet artiste, n y avait- il pas aussi en lui l'homme qui respirait l'air de son temps ? Il le savait ; il céda en connaissance de cause, il céda consciemment et volontairement à ce moteur de toute idée, au souffle dominateur du siècle dont il était et dont il voulait être.

Dès le début, à l'heure où il peignit la Barque et les Damnés, on eut pu croire à une destinée différente. Cette page toute fumante du feu de l'inspiration ne révélait cet esprit que dans le fond; la forme aurait pu faire croire à un avenir différent.

Assurément, elle est moderne, parce que le sujet l'emporte, parce que la poésie farouche et romanesque de l'enfer est là tout entière; elle est moderne parce qu'elle tient enfin de Dante lui- même, et que ce vaste esprit, le plus étonnant peut-être, car la suprématie de Shakespeare ne m'est pas encore prouvée, ce grand génie toscan, dis-je, était assez puissant lui-même pour être pré- sent encore de nos jours parmi nous. Mais il y a ici lieu de noter un fait en apparence peu sensible et que personne n'a vu, c'est l'incompétence de Delacroix à l'illustrer une seconde fois. Assuré- ment, les pemtres qui renvoyaient l'auteur à ses débuts, en lui disant qu'il n'avait produit que cette page, n'étaient pas dans une erreur entière, absolue. Mettons-nous un instant à côté d'eux et nous allons les comprendre.

Le maître tient encore au passé par des attaches classiques. Le mode de représentation est essentiellement formel, plastique; il procède par surfaces planes; il modèle, il recherche le relief des choses. La ligne est soutenue; l'ordonnance est presque sobre. Ce qu'on appelle le Morceau est peint pour le morceau lui-même ; en un seul mot, et au risque de passer ici pour un irrévérencieux


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critique, cette œuvre est une œuvre qui ne révèle rien de neuf, rien de ce qui est originellement inventé, si ce n'est, nous l'avons dit, la poésie farouche de Dante que nous pouvons chaque jour retrouver abondamment à sa source première, dans les vieux vers du grand poète. Tout cela n était-il pas fait pour séduire les pein- tres officiels de son temps ! Et mon Dieu, à part la merveilleuse et puissante entente de la couleur et la force du tempérament qui éclatent en elle, ils auraient pu la concevoir eux-mêmes.

Non, cette page n'est pas la plus belle du maître. Elle est tout au plus la première invention d'un génie qui se cherche et qui, au sortir des bancs de l'école, tente une première affaire dans l'idéal, et n'y trouve qu'une idée d'un écolier de génie, voilà tout.

Quelques années encore et il va comprendre que Dante et le monde latin ne sont pas sa voie : il n'y revient plus, il a sourdement la conscience que ses muscles ne le porteront pas plus loin en cette voie, qu'il n'y suffirait pas et bientôt il va s'abandonner à sa nature essentiellement nerveuse, à l'expression pure, à la représentation de la vie intérieure seulement et ne cherchera plus à lutter dans la plastique même, avec des maîtres anciens qui le dépassent et il comprend enfin que son époque est une époque d'expression pure, que le romantisme n'est autre chose que le triomphe du sentiment sur la forme, et sans retours ni regrets, il entre dans sa vraie voie, qui est celle de la couleur expressive, de la couleur que l'on pour- rait appeler couleur morale.

Il en est le créateur et nous voici sur le terrain que nous aimons à lui donner. Il crée l'expression par la couleur. Il fait exprimer à la palette ce qu'elle n'a pas dit encore; chaque objet, chaque touche donnée par ce rare pinceau prendront la signification nécessaire à l'ensemble, et représentent toujours et victorieusement l'état d âme des personnages présents dans la toile. Or, comme nous sommes au XIX® siècle, il emprunte aux poètes du siècle les situations principales de ses toiles et nous le verrons principalement épancher sa


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verve géniale et son ardeur à les illustrer. Voilà l'histoire de sa conversion première.

La couleur, exprimant désormais la passion et la vie intérieure^ tendait en son dernier perfectionnement à la pondération : l'har- monie, la juxtaposition nécessaire, et cette harmonie suprême n'est autre que l'unité de la couleur appliquée à l'histoire aux sujets humains. Elle est dans les annales de i art un avènement capital, mais elle n'était jusque-là que l'apanage du paysage. Delacroix l'a impérieusement soumise à l'histoire; il en a fait un moyen d'ex- pression le plus subtil et le plus éloquent. Ce nouveau stade si important est ce qui donnera dans l'avenir à l'artiste la valeur et l'approbation qui lui sont dues, cette situation spéciale et glorieuse qu'occupent tous ceux qui agrandissent le domaine de l'art et qui écartent par le seul effet de leur génie l'obscur nuage qui nous voilait encore une part de la vie.

Le char d'Apollon. — Voici l'ouvrage qu'il fit dans toute la plé- nitude de son talent et de ses forces.

Quelle en est la grande expression, le trait principal ? C'est le triomphe de la lumière sur les ténèbres. C'est la joie du grand jour opposée aux tristesses de la nuit et des ombres, et comme la joie d'un sentiment meilleur après l'angoisse. Il peint chaque détail dans le sens qui lui est particulier. Vénus est entourée de bleu tendre; dans un nuage gris tout exquis de tendresse, les amours volent et déploient les ailes orientales. Cérès a toute la poésie de nos plus beaux paysages, elle est ensoleillée. Mercure exprime dans son manteau rouge tout le faste du bien-être capitonné et du com- merce. Mars est d'un violet terrible ; son casque est d'un rouge amer, emblème de la guerre. Le peintre exprime tout par les accessoires. Mercure est sombre, toute la partie étouffée est moins traduite encore dans le monstre qui écume, dans le corps si superbe de la nymphe couchée, un des plus beaux morceaux qui soit sorti de ses mams, en sa dernière manière, que dans cette gamme indéfinissable, dans ces tons malades qui donnent l'idée de la mort.


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Cette œuvre si puissante, si forte parce qu'elle est nouvelle, est tout un poème, une symphonie. L'attribut qui définit chaque dieu devient inutile, tant la couleur se charge de tout dire et d'ex- primer juste; le reste de tradition qu'il conserve encore, pour la clarté, est inutile.

C'est ainsi qu'il procède encore quand il travaille la petite coupole du Sénat et en le plus grand nombre de ses tableaux de chevalets.

Comparons maintenant par la pensée un tableau de l'école passée, la Noce de Cana par exemple, avec cette page essentielle- ment nouvelle. Pouvons-nous y trouver une place aussi grande donnée à l'idée? Elle n'y est point. Venise, Parme, Vérone n'ont vu la couleur que par le côté matériel. Delacroix seul touche à la couleur morale, à la couleur humaine; c'est là son œuvre, et ses titres à la postérité.

On ne peut chercher si ce grand poète a atteint la perfection ; disons que l'artiste audacieux qui agrandissait et menait l'idéal de la pemture ne pouvait atteindre d'un seul élan à l'expression la plus parfaite ; il obéissait ainsi à la loi qui dirige tous les novateurs. Les artistes qui touchent à la perfection n'ont pas beaucoup d'idées. Il n'y a pas d'exemple à donner dans l'histoire de l'art. Delacroix croit que la neuvième symphonie n'est point parfaite; l'introduc- tion des voix manque de lien avec le sentiment qui pénètre ; s'il touche à la perfection, disons alors que la musique, cet art d'une muse souveraine et supérieure, n'avait pas à combiner les formes nouvelles dans des moyens plus difficiles et plus rigoureux de la plastique.

Disons-le, sans rien enlever de l'idée que nous nous faisons de sa haute mission, Delacroix ne devait pas atteindre à la perfection ; mais cela ne nous empêche pas de condamner sans regret le passé des coloristes proprement dits; que les jeunes élèves émus et enthousiasmés en présence du maître n'aillent au Louvre désormais que pour y chercher la force d'un art purement plastique ayant


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atteint, il est vrai, par Léonard, le sommet du beau dans son expression la plus essentielle; mais nos muscles nous font défaut désormais pour reprendre cet art italien et l'exprimer comme cette race éminemment agissante et passionnée. Nous allons vers les sensations nerveuses : tout nous y mène; la musique, qui désormais est populaire, ne tardera pas à porter aux arts plastiques une atteinte suprême. Point de salut hors de la voie qu'a suivie le grand maître dont nous parlons ici.

S'il nous faut profiter des transformations accomplies par l'école des naturalistes — école qui, à mon avis, ne fait que continuer l'école classique — tâchons au moms de donner à la couleur vue la beauté suprême et si pure de la couleur sentie; tout l'art moderne est là; rien de grand, de beau, de profond, ne peut se traduire dans un autre mode... Je ne crois le retour au passé possible qu'après l'invasion d'une race barbare, des Russes par exemple et Dieu merci, nous ne le verrons pas. Exaltation réciproque des Couleurs ou Contraste simultané.

Si les complémentaires sont prises à égalité de valeur, les yeux humains pourront à peine en supporter la vue. Mélange du bleu et de l'orange à quantités égales : gris incolore.

Mais si l'on mêle ensemble deux complémentaires à propor- tions inégales, elles ne se détruiront que partiellement et 1 on aura un ton rompu qui sera une variété du gris. Cela étant, de nouveaux constrastes pourront naître de la juxtaposition de deux complémen- taires dont l'une est pure et l'autre rompue. La lutte étant inégale, une des deux couleurs triomphe et l'intensité de la dominante n'empêche pas l'accord des deux. Que si maintenant les semblables sont à l'état pur mais à divers degrés d'énergie, par exemple le bleu foncé et le bleu clair, on obtiendra un autre effet dans lequel il y aura un contraste dans la différence d'intensité et harmonie par la similitude des couleurs.

Enfin si deux semblables sont juxtaposées, l'une à 1 état pur,


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l'autre rompue, par exemple du bleu pur avec du bleu gris, il en résultera un autre genre de contraste qui sera tempéré par l'ana- logie. On voit donc qu'il existe plusieurs moyens différents mais également infaillibles de fortifier, de soutenir, d'atténuer et de neutraliser l'effet d'une couleur, et cela en opérant sur ce qui l'avoi- sine, en touchant ce qui n'est pas elle.

Une des ressources les plus précieuses est l'introduction du noir et du blanc. Le noir et le blanc sont, pour ainsi parler, des non-couleurs qui servent, en séparant les autres, a reposer l'œil, à le rafraîchir, alors surtout qu'il pourrait être fatigué par l'extrême variété autant que par l'extrême magnificence. Suivant les propor- tions qu'on leur donne, suivant le milieu où l'on les emploie, le blanc et le noir atténuent ou rehaussent les tons voisins ; quelque- fois le rôle du blanc dans un tableau sinistre est celui qui joue en plein orchestre un coup de tam-tam. D'autre fois, le blanc peut être employé pour corriger ce qu'aurait de brutal la contiguïté de deux couleurs franches telles que le rouge et le bleu.

Modulation des couleurs. — Les principales nous viennent des orientaux. Tressaillement de la surface colorée par le ton sur ton; ton vibrant.

Mélange optique. — Deux couleurs juxtaposées ou superposées dans certaines proportions (c est-à-dire suivant l'étendue que cha- cune d'elles occupera) formeront une troisième couleur que nos regards percevront à distance, sans que le tisseur ou le peintre l'ait écrite; cette troisième couleur est une résultante que l'artiste a prévue et qui est née du mélange optique (ou des réactions réci- proques d'un ton sur l'autre) exemple : Coupole du Luxembourg : une femme demi-nue assise à 1 ombre. Femmes d'Alger : Chemise à semis de petites fleurs. Les murs sont garnis de mosaïques bleues et jaunes à petits dessins, composant une grande tonalité d'un vert doux, frais, indéfinissable. Ouverture d'un rouge vif. Dallage composé de petits carreaux violets et verts formant mosaïque. Pour exalter et harmoniser ces couleurs, il emploie tout


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ensemble le contraste des complémentaires et la concordance des analogues (en d'autres termes la répétition d'un ton vif par le même ton rompu). Il emploie l'action des blancs, des noirs, qui est tour à tour un repoussoir, un mordant et un repos; il emploie aussi la modulation des couleurs et ce qu'on appelle le mélange optique.

Par exemple le corsage orangé de la femme couchée sur le divan laisse voir le bord de ses doublures de satin bleu; la jupe de soie violet foncé et rayée d'or. La négresse porte un boléro d'un bleu clair et un madras orangé, trois tons qui se soutiennent et se font valoir l'un l'autre, à ce point que le dernier rendu encore plus éclatant par la peau bronzée de la négresse a dû être coupé avec des couleurs du fond afin de ne pas s'en détacher avec trop de violence. Ces contrastes, on le voit, sont des juxtapositions des complémentaires et des analogues.

Il faut tempérer le contraste sans le détruire, il faut pacifier les tons en les rapprochant : la femme qui est assise près de la négresse et qui a une rose dans les cheveux porte un demi-pantalon vert semé de mouchetures jaunes, tandis que sa chemise de soie présente un ton qui est modifié par un imperceptible semis de fleu- rettes vertes. Mais ce n'est point isolément, c'est par séries qu il appose des tons et les entrelace, les fait se pénétrer mutuellement, se répondre, se mitiger, se soutenir.

Noce juive au Maroc. — Le ton chaud dans l'ombre et le ton froid dans le clair, il en résulte une sensation particulière, celle de la fraîcheur sous un ciel d'Afrique.


Lorsque je vis Delacroix en 1859, il était beau comme un tigre; même fierté, même finesse, même force.

C'était à un bal officiel de la Préfecture où l'on m'avait dit qu'il se trouverait. Mon frère Ernest m'y accompagnait et ne le connaissait pas plus que moi ; mais il me désigna d'instinct une


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personne petite, aristocratique, qui se tenait debout seule, devant un groupe de femmes assises dans le salon de la danse. Longue che- velure noire, épaules tombantes, attitude cambrée. Nous nous en approchâmes discrètement et le maître, c'était bien lui, leva sur nous ce regard clignotant, unique, qui dardait plus vivement que les lustres. Il était de la plus grande distinction. Il avait la grand'croix à son col droit et haut, il abaissait quelquefois les yeux sur elle. Il fut accosté par Auber qui lui présenta une toute jeune princesse Bonaparte « désireuse, disait Auber, de voir un grand artiste ». Il frissonna, s'inclina avec un fin sourire et dit : «Voyez, il n'est pas bien gros. »

Il était de taille moyenne, maigre et nerveux. Nous l'épiâmes tout ce soir-là au milieu de la foule et jusqu'à sortir à la même heure que lui, sur ses pas. Nous le suivîmes. Il traversa Paris nocturne seul, la tête penchée, marchant comme un chat sur les plus fins trot- toirs. Une affiche où l'on lisait « tableaux » attira sa vue; il s'en appro- cha, fit la lecture, et repartit avec son rêve, je veux dire son idée fixe. Il traversa la ville jusqu'à la porte d'un appartement de la rue La Rochefoucauld qu'il n'habitait plus. Etait-ce assez de distraction dans l'habitude ! Il revint tranquillement avec ses pensées jusqu'à la petite rue Furstemberg, rue silencieuse où il habitait désormais.

Je suis passé bien des fois depuis devant la modeste porte où il disparut ce soir-là, et même j'ai cédé à la curiosité pieuse de visiter l'appartement.

C'était un local comme on en construisait autrefois, haut de plafond, vaste et spacieux. Il fit élever lui-même un atelier donnant sur jardin, avec jour au midi, et d'en haut. J'ai regardé avec respect ces lieux mémorables où le maître a passé la fin de sa vie. Une pleine lumière tamisée par un store, entrait abondamment dans la pièce vaste, où j'aurais voulu voir revivre des œuvres ardentes telles qu'elles naissaient de sa main passionnée. 11 me semblait que la pensée du maître était encore présente et qu'elle m'accompagnait partout.


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Le petit jardin attenant, où l'on accède en descendant de l'ate- lier même, lui servait sans doute de lieu de repos. « Reposez- vous souvent », conseillait-il. Tout fait croire qu'il allait alors là reprendre force et ardeur, en plein air, près des fleurs, à l'ombre des frais arbustes qui grandissent et s'épanouissent encore dans cet enclos. Nul bruit du dehors n'y pénètre; on se croirait loin de Paris. Des lettres du solitaire, écrites à un ami éloigné, constatent qu'il se plaisait beaucoup dans le silence de ces lieux calmes, où ont été médités et accomplis ses derniers travaux.

C'est là que la mort arrêta sa main généreuse. Elle frappa vite. La courte maladie qui l'emporta le prit en pleine maturité de pen- sée, à l'heure où il constatait lui-même l'ardeur de ses forces et la sève de son esprit. Il fut frappé d'épuisement comme le fut Raphaël, quand les dernières ébauches laissées sur le chevalet débordaient des ardeurs de cette âme qui s'épancha durant quarante ans, sans défaillance et sans arrêt.

Le romantisme est à prendre et à garder tel qu'il est. Chez Delacroix, il est le triomphe du mouvement et de la passion sur les formes. Où donc ai- je lu que Victor Hugo le visitant une fois, quand l'ébauche du Massacre de VEvêque de Liège était sur le chevalet, le poète ne voyant pas très bien l'arme du meurtrier demanda au peintre ce qu'il avait voulu faire. Delacroix répondit : « J ai voulu peindre l'éclair d'une épée ». Là-propos sur les lèvres de ces deux êtres est bien suggestif...

Ce maître libre, ardent, artiste par-dessus tout et de qui je tiens le premier éveil et la durée de ma propre flamme, il n'a pas encore ce me semble la place véritable que le temps lui doit. Pour avoir fait parler passionnément les couleurs du prisme, pour les avoir, le premier, touchées d'un génie altier qui les dota du pou- voir d'exprimer la vie morale, il a subi dans le temps qui le suivit je ne dis pas une éclipse mais un arrêt, un délai mis à sa domination. Le naturalisme embroussaillé sa route. Les bons ou appréciables peintres qui l'ont suivi, que l'on désigne, on ne sait pourquoi, du


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nom d'impressionnistes, ont donné des fruits moins rares, conve- nons-en : il faut les cueillir près du sol, un peu bas. Ceux d'Eugène Delacroix plus haut venus, dans les régions fertiles de l'imagination et du lyrisme, sont aussi le produit de l'humaine passion. Dans tout ce qu'il a peint, on sent la présence de l'homme. Le cas n est pas négligeable. Et l'humanité se garderait bien d'oublier un art où elle se mire et s'exalte; elle s'en écarte parfois, mais elle y revient toujours.

J'ai eu la bonne fortune d'aller voir chez son cousin Riesner (un aimable vieillard) des pièces nombreuses, des portraits, des dessins inconnus, toutes reliques de Delacroix ; ces souvenirs les plus intimes qu'il a touchés, je les ai vus comme si j'avais été chez lui-même.

En dehors de tout ce que j'ai pu tirer personnellement de ces fréquentations nouvelles, il y a aussi dans la parole de ces vieilles personnes un charme nouveau pour moi, et qui m'a donné comme un avant-goût de la sagesse. Ils sont toujours dans l'Idée et s'aper- çoivent si peu du nombre de leurs jours ! Ils sont là, près de la petite femme qui les réunit, comme y seraient des enfants à leurs premières recherches. Sans parler trop de Chenavard, qui pèse beaucoup moins par le génie que par l'intelligence, il y a le père Français qui a pour la musique les plus délicates entrailles (on ne s'en douterait guère à sa stature).

Voilà le premier plan; moi je suis au second, au troisième, selon les jours. Ça dépend des réunions. Quand on ne parle pas, je suis un peu plus en cause, mais c'est la musique qui devient le langage unique et c'est alors que, modestement, je tourne les feuillets... Presque tous l aiment, les plus jeunes ont mes goûts, les autres restent fidèles aux maîtres anciens, anciens comme eux. La musique façonne notre âme dans la jeunesse, et l'on reste fidèle plus tard aux premières émotions; la musique les renouvelle comme une sorte de résurrection.

(1878.)


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  • *


Voici les derniers mots qui m'expliquent et me résument (1) : L'œuvre d'art naît de trois sources, de trois causes : De la tradition qui vient du fond primordial et des acquisi- tions constantes faites par les hommes de génie qui nous lèguent incessamment dans le temps la vie morale et pensante de l'Huma- nité tout entière dont le grand livre, écrit en lettres vitales parce qu'elles sont de leur sang, est ouvert constamment devant nous dans nos temples, sur nos murs, dans toute œuvre d'art réellement sincère et sentie et par laquelle nous reconnaissons notre propre noblesse, notre grandeur. C'est par elle que l'on constate le res- pect toujours dû à ceux qui enseignent. Et j'entends par ceux-ci tous les amis sévères de la beauté et de l'idéal, tous ceux qui l'ad- mirent et la vénèrent, dont un seul mot d'admiration peut nous révéler des champs nouveaux de la vérité.

Toute la mission du corps enseignant. Académie. Institut, est seulement comprise dans la conscience qu'il a de garder ce dépôt vraiment sacré, et en cela je reconnais ouvertement, contrairement à toute une école contemporaine, la légitimité et l'intégrité de sa durée, à la condition toutefois que les hommes qui la représen- tent soient eux-mêmes ses fidèles et sévères disciples.

De la réalité, ou en d'autres termes de la Nature, qui est un pur moyen pour exprimer notre sentiment et le communiquer à nos semblables et hors duquel notre propre ambition de créer reste à l'état de rêve, d'abstraction, et en quelque sorte de simple palpi- tation de la vie qui n'a point sans cela de parfait organe pour appa- raître fortement, pleinement, dans toute la clarté et la pureté de son expression suprême.

Enfin de notre propre invention personnelle, de l'intuition originelle qui combine, résume tout, cherche un appui dans le


(1). Ecrit en Mai 1887.


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passé et la vie présente pour donner à l'œuvre contemporaine un organisme nouveau, un tempérament qui se rajeunit sans cesse dans le développement continu de la vie humaine, dont le progrès est incontestable et modifie sans cesse les moyens d'exprimer l'art.

Ces trois modes du verbe, du verbe éternel de la beauté, apparaissent pleinement et constamment aux grandes époques, lorsqu'une civilisation librement épanouie peut alors tenter de s'élever sans obstacle vers sa vérité. Exemple : Phidias, Léonard de Vinci, types sacrés qui ont élevé l'art à des hauteurs plastiques inaccessibles, peut-être à jamais perdues et vers lesquels les plus grands esprits se tournent sans cesse pour aimer, prier et se recueillir.

Une œuvre d'art sincère ne paraît qu'à son heure ; pour être bien comprise, il lui faut son moment : tel maître a fait son œuvre trop tôt, tel autre trop tard ; il est rare qu'une gloire heureuse gran- disse librement autour du génie, surtout en notre temps, où chaque artiste cherche solitairement sa voie, sans autre initiateur à son rêve que lui-même.


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INDEX DES NOMS CITÉS


ARTZ, éditeur. — 132.

AUBER. - 172.

BACH (Sébastien). — 105.

BASTIEN-LEPAGE. - 150.

BAUDELAIRE. - 20.

BEETHOVEN. - 17, 42. 1 1 1. 136.

BERLIOZ. - 135. 136. 137. 142, 149.

BOISSÉ (Jules). - 60. 85.

BONAPARTE (Princesse). - 172.

BONNARD (Pierre). - 103.

BOURGES (Elémir). - 104.

BRAHMS. - 149.

BRAUN. éditeur. - 35.

BRESDIN (Rodolphe). - 81. 106, 125 à 132, 156 à 162.

BYRON. - 164. 165.

CARRIÈRE. - 102, 104.

CAZIN, peintre. - 141 à 146. 150.

CAZIN (Marie), sculpteur. — 82 à 84.

CHENAVARD. -61. 147. 174.

CHINTREUIL. - 138. 147, 148.

CLAVAUD (Armand), botaniste. — 19.

CORRÈGE.- 61.91.

COROT.- 17.36.54. 155.

COURBET. -- 25. 33, 139. 152 à 154.


DANTE. - 47. 59. 165. 166.

DAUMIER. - 156.

DAVID. - 127. 140, 147.

DE BOIS. ^c/i7eur. 132.

DEGAS (Edgar). - 92. 93. 102. 155. 156.

DELACROIX. - 17. 18. 20, 47, 61. 62. 63,78, 92,97, 140, 144. 149. 162 à 174.

DENIS (Maurice). — 108.

DOLENT (Jean). - 116. 117.

DURER (Albert). - 27. 80, 94. 104. 105. 139. 140. 141, 159.

FANTIN-LATOUR. - 148 à 151.

FLAUBERT. - 20.

FRANÇAIS.- 174.

FROMENTIN.- 137. 138.

GÉROME. - 22.

GIORGIONE. -91.

GŒTHE. - 165.

GOURMONT (Rémy de). - 28.

GREUZE. - 104.

HALS (Frans). - 74 à 76.

HEINE (Henri). - 165.

HUGO (Victor). - 173.

HUYSMANS. - 29.

INGRES. -92. 140. 141.

LABRUYÈRE. - 153.

LEBAS. architecte. — 22.


178


MALLARMÉ (Stéphane). - 130.

MANET. -91.

MEISSONIER. - 146. 147.

MICHEL-ANGE. - 19. 55. 75. 92. 139. 141.

MILLET. 17. 25.33, 138. 139. 149, 155.

MOREAU (Gustave).— 17. 62 à 65.

MORISOT (Berthe). — 154. 155.

PHIDIAS. -35. 176.

PISSARRO (Camille). - 103.

POE (Edgar). - 20.

POUSSIN. - 140.

PRUD'HON. - 147, 148.

PUVIS DE CHAVANNES. - 91, 109. 110. 145. 151. 152.

RAPHAËL.- 173.

REMBRANDT. - 30. 34. 55, 75. 76. 77. 79. 80. 112. 122, 130. 139. 140, 141. 149, 154, 159.

RENAN.- 107.

RIESNER. - 174.


RODIN. - 102. R0SSINI.-61.

ROUSSEAU. - 33.

ROYBET. — 99.

RUBENS. -61,76, 77.

SCHILLER. - 165.

SCHUMANN. -94, 135, 136. 149.

SÉVIGNÉ (Mme de). - 47.

SHAKESPEARE. - 20, 75. 163, 165.

SPINOZA. - 20.

TALLEYRAND. - 87.

TITIEN. - 153.

VELASQUEZ. - 76. 138.

VÉRONÈSE. - 164.

VINCENT-DE-PAUL (Saint). — 87.

VINCI.- 27. 100, 105, 112, 113, 139, 169, 176.

VIOLET (Mme). - 90.

WAGNER. - 149.

WALTNER. - 99.


Table des Matières


Introduction

Confidences d'Artiste

ASoi-Même (Journal. 1867-1915). Notes sur la Vie. l'Art et ^^

les Artistes

82 Marie Cazin. Sculpteur

Sur Jean DoLENT

SCHUMANN

D , 136

Berlioz

137 Fromentin

Millet '^^

, 140

Ingres

Cazin, Peintre

146 Meissonier

Chintreuil et Prud'hon

148 Fantin-Latour

PUVIS DE ChAVANNES

Courbet

Réflexions sur une Exposition des Impressionnistes .... 154

o 156

Bresdin

r^ 162

Delacroix

• , 177

Index des Noms cités



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