Mille et une fadaises, Contes a dormir debout  

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Mille et une fadaises, Contes a dormir debout (The Thousand and One Follies, Tales to Sleep Upright 1742) is a collection of stories by Jacques Cazotte.

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102224, 2e 2.3 CANAPÉ TROISIEME, OU LES MILLE ET UNE FADAISES. CONTES A DORMIR DEBOUT. Ouvrage d'un goût nouvea” A BAILLONS, Chez L'ENDORMI , à l'Image du RONFLEUR. > M. DCC. XLIII.

scatenat TABLE DES CHAPITRES. Ovo CHAP. I. U l'on verra la naiſance i de Riante , dio la jolie perfonne que c'étoit que la Fée Trois-boſſes. page 7 CHAP. II . Education de Riante: Précau . ! tions inutiles. 14 CHAP. III . Ce que Riante vit àſon ré veil, des comment elle aprit à rêver. CHAP. IV. Comment Trois - bofes tendit ſes panneaux , de comment ils lui réufirent. 26 CHAP. V. Où la Fée Lirette trouva Grao cieux , ce qu'elle lui dit , ce . qu'il répondit, ce qu'elle re prit, ce qu'il répliqua , ce qu'il fit. 34 20 > revint. ment. CHAP. VI. Comment leChevalier acquit de la gloire à grand mar cherry du profit qui lui en 40 CHAP. VII. Hiſtoire de Brillandora, in térompuë tout naturelle 47 CHAP.VIII. Gracieux donne dans le Pet au noir. Suite de l'Hiſtoire de Brillandor. Ce que de vint ce Chevalier. 57 CHAP. IX. Où l'on verra donc encore un Canapé ; con quelques pa renthèſes: Gallerie: Com bat. 64 CHAP. X. Commele champ de bataille s'enfutenne reſta àperſon ne. Comment Riante fut retrouvée , dgn ce que dea vint la merveilleuſe Trois boſſes. m Fin de la Table. Saran LESA MILLE ETT UNE FADAISES. De l'Origine de ces Contes. L A Baronne de*** au retour de fa campagne , alla voir la Mar quife de *** Après les pre miers complimens , la Marqui fe prit la parole. Mais , regardez--moi donc, Baronne : ne me trouvez- vous pas changée à faire peur ;? Il y a quinze jours que je n'ai fermél'æil : imaginez com bien je ſouffre ; j'en deviendrai folle. Elle avoit raiſon de dire qu'elle ſouffroit : une A jolie

2 LES MILLE ET UNE > jolie femme qui ne dort pas , ſouffre plus qu'une autre ; elle ſent que la fatigue l'enlaidit ; elle meurt à petit feu. Effectivement, dit la Baronne, je vous trouve changée ;cependant , je ne vois pas que le mal ſoit auſſi grand que vous le faites : votre æil n'a rien perdu de fa vivacité. Mais n'effayez - vous pas quel ques ſecrets ? A propos de ſecrets: ne vous ſouvient - il plus de ce diſcours aca démique que nous récita l’Abbé de *** qui vous fit dormir de fibon cæur ? Il eſt de nos amis cet Abbé , faites - le venir à votre chevet ; fi un de ſes diſcours ne ſuffit pas , il vous en débitera qua tre : c'eſt un torrent d'éloquence... Qua tre diſcours ! dit la Marquiſe: ah ! vous extravaguez , Baronne :mais ( çavez -vous que vous me parlez-là d'un régime aſſom mant ? Je dormirois à ce prix ! moi ? ... Et qu'importe à quelprix vous dormiez , reprit la Baronne ? allons, Madame , ayez cette obligation à l'Abbé , c'eſt un homme de reſſource , & ce n'eſt pas dans fes harangues ſeules qu'il eſt admirable, il parle comme il écrit. L'autre jour il vint à ma Terre ; avec ſes nouvelles & fes contes uſés , il nous fatiguoit plus luiſeul... Au milieu de ce diſcours de la vous

2 > > ) FADAISES. 3 > > la Baronne , on annonça l'Abbé dont elle faiſoit l'éloge. Ah ! notre cher Abbé , on ſe plaignoit de vous , lui dit - elle : les voilà , ces chers petits hommes ! dès qu'on les ſouhaite , on ne les voit plus. Madame la Marquiſe eſtmalade, elle eſt travaillée d'une inſomnie cruelle, & vous l'abandonnez , au lieu de venir lui faire compagnie , la défennuyet par ces petits contes de votre façon ou vous mêlez tant d'agrémens... Ah ! Madame , reprit mo deftement l'Abbé... Ah ! Monſieur, re prit vivement la Baronne , ne vous dé fendez pas d'avoir de l'eſprit , d'être ai mable ; vous avez d'autres torts que ceux là , que vous réparerez , s'il vous plaît. En un mot , il s'agit de ſouper ici , & de ne pas quitter Madame qu'elle ne ſoit endormie : parlez, criez , extravaguez ; mais de l'eſprit par tour. L'Abbé ſe prête volontiers à la raillerie , il ne ſe défendit de rien. On ſervit le ſouper , on man gea , le fruit vint & diſparut. Allons l'Abbé , dit la Baronne , entrez en lice ; & ſur - tout ne foibliſſez point, le mal eſt opiniâtre...Par ou Madame ſouhaite t'elle que je commence , répliqua l'Abbé ? Voudriez - vous les nouvelles du jour ? ... Eh ! fi , l'Abbé , nous avons la Gazette ... Quelle > A 2

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2 > ) > 2 Cuette eſpèce de conte ferai-je ? Vous n'aimez pas les contes libres ? ... Pour ceux- là , dit la Baronne , ils font bons ; mais ils n'auront pas leur place ici . On a défendu à Madaine le vin de Chain pagne , les Epigrames , les contes libres , & en généraltout ce qui réveille le fang: ſans cela , nous avons des brochures nou velles , nous les aurions lûës. Que fou -hairent donc ces Dames pourfuivit l'Abbé ? des naïvetés ? Eh ! fi, l'Abbé, vous les avez pris dans Pitaval: Faites nous des Contes des Fées. J'obéirai , Meſdames, reprït l'Abbé , quoique no vice dans le métier que vous me faires faire ; métier qui a ſes difficultés. Le Conte eſt un genre ridicule , uſé, peu intéreſſant par lui-même,qui ne ſe ſou ticnt que par la nouveauté de l'inven tion , par fa vivacité des images : il faut que l'eſprit y voltige inceffamment , ſans être ſuſpendu ; & l'inſtruction ne s'y mêle guéres, à moinsqu'on ne la tire aux cheveux ... Ah ! s'écria la Baronne , en bâillant de toutes les forces , bravo! l'Abbé, bravo ! nous dorinirons bien tôt : continuez ſur ce ton là. Comment donc ! mais c'eſt un prodige : voilà afſu rément une petite préface qui vaut de l'or. FADAISES. 5 for. Allons , débutez par une réflexion , je les aime. L'Abbé prit ainſi la parole : Il faudroit bien du talent pour empêcher une mauvaiſe femme de faire du mal... Un moment l'Abbé, dit la Marquiſe en l'intérompant, je ne crois pas votre ré flexion naturelle... Eh ! Marquiſe , dit la Baronne , vous êtes là pour écouter , & non pour contredire : la contradiction réveille l'eſprit ; c'eſt un poiſon pour vous. Continuez , non pauvre Abbé , continuez ; & contez toutuniment , puiſ qu'il eſt décidé que vous n'avez pas le talent des réflexions. CANAPE

CANAPÉ TROISIEM E. CO N T E. CHAPITRE PREMIER. Où l'on verra la naiſſance de Riante , la jolie perſonne que c'étoit que la Fée Trois -boffes. L у avoit une fois une Dame fans caprices , dont on ne ſçait pas préciſément le inais je crois qu'elle s'apelloit Rare. Femme trés particuliére , aimable fans fe piquer de l'être , ſans minauderies , fans vapeurs , qui ne médit jamais d'une femme nom 3 > A 4 LES MILLE ET UNE > femme plus jolie qu'elle : par conſéquent femme haie; car avec tant de vertus , on eſt toujours incommode. Au moins , Meſdames, dit en ſouriant l'Abbé , ce font des fables que je vous conte. Mais pour revenir à mon héroine , également déteſtée de la prude & de la coquette , de la galante & de l'inſenſible, parce que la conduite faiſoit le procès à tous les tra vers ; elle fut forcée de ſe retirer dans un Château ſur les frontieres , ai ſes vertus ne fiſſent rougir perſonne : Elle s'y apli qua à la lecture, &devint femme Iça vante , ſans devenir fotte , tant elle étoit deſtinée à être finguliere. Quoiqu'apliquée à l'étude , elle avoit une fille qu'elle élevoit avec ſoin . nommoit Riante: ſoit que ce fût à cauſe d'un ſourire ſpirituel, ſans être maliu , qui lui étoit particulier : foit que (com me quelques- uns prétendent) au lieu de pleurer , elle ait débuté en venant au monde par un éclat de rire. Les parti fans de cette derniere opinion raportent à ce ſujet , une anecdočte qui ne laiſſe pas que d'avoir ſon mérite. Vous ſçavez coinme moi que les Fées ſe trouvoient autrefois à la naiſſance de tous les enfans. de condition : c'étoit une des préroga tives ; Onla FADA ISES. 9 > > tives"; c'étoit , ſi vous le voulez une des charges de leur état : car l'emploi ne lai foit pas d'être pénible. Les enfans des Grands ne naiſſent point privilégiés : el les ſe trouvoient là fort à propos pour rectifier la nature , pour douer de beauté ceux qui ne l'avoient pas , & y ajouter des graces quien font tout le prix ; pour réunir les talens qu'on a tant de peine à raſſembler> pour y joindre la modeſtie , qui eſt preſque incompatible ; enfin, pour faire quantité de choſes excellentes, & qu'on nevoit plus depuis qu'on s'eſt avi fé, je ize ( çai pourquoi, de ſuprimer les. Fées. Les Féespréſidérent donc à la naiſſance de Riante; maiselles eurent peu de cho fes à faire. Jamais perſonne ne fut plus douéc que cette aimable fille. C'étoit une figure intéreffante , un eſprit , un un caractere heureux , un enfant gâté de la nature. Quand elles lui eurent donné le talent de le faire aimer de tout le monde ( avantage dont on n'eſt pas für avec tout le mérite poſſible ) elle pof ſéda éininemment tout ce qu'une femme peut pofféder de mérite. C'eſt tandis qu'elles la conſidéroient avec attention , que l'éclar de rire lui échapa. Un éclat de > caur , > IO LES MILLE ET UNE pour voir de rire dans un enfant qui naît , c'eſt une choſe ſurprenante : elles y ſoupçonnérent du miſtére , & il y en avoit en effet , ſoit inſtinct , ſoit un peu de raiſon ; car Rian te étoit précoce , elle n'avoit pas ri fans un violent ſujet. Il ſe paſſoit alors dans le tuyau de la cheminée une ſcéne aſſez riſible , qu'elle avoit aparament devine : il en fortoit des hurlemens affreux ; une femme de chambre deRare alla d'où ils provenoient , mais il lui tomba dans les yeux une grande quantité de ſuye , & ' une certaine humidité dont l'odeur n'étoit pas favorable , & c'eſt tout que lui valut ſa curioſité : La Fée Li rette , qui étoit de l'aſſemblée , s'aprocha enſuite pourregarder & furbientôtaufait du miftere. Imaginez ſa furpriſe, quand elle reconnur la Fée Trois -boſſes Con en nemie , qui étoit priſe dans le tuyau de la cheminée , & qui s'efforçoit inutile ment d'en ſortir. Ah , ah ! &que faites vous là notre chere , lui dit - elle : pour le coup nous vous tenons , & vous nous laifferez des gages. Vous ne ſortirez pas d'ici que vous ne m'ayez remis votre baguette ... Ma baguette ? reprit Trois boſſes, je vais te l'aporter dans le mo ment ; attens-moi. En diſant cela , elle tâchoir се > > > > FADAISES. IX tâchoit de ſe dégager ; mais par les char mesde Lirette , la cheminéeſe rétrécile foit fi fort , que la malheureuſe Trois boſſes alloit être entiérement aplarie, fi elle n'eût pris le parti de laiſſer tomber fa baguette. Lirette la ramaſſa & la donna à Rian te ; on l'attacha à ſon col , comme un hochet : tant qu'elle auroit cette ba guette , elle ne devoir craindre aucune mauvaiſe avanture , mais qu'elle ſe gar dât bien de la perdre. Après cette courte inſtruction Lirette ſe retira , le reſte des Fées la ſuivit. Je vois , Meſdames , que vous êtes impatientes de ſçavoir quel forte d'ébat prenoit la Fée Trois -boffes dans le tuyau de la cheminée. C'étoit une petite Sor ciere , malfaite , qui avoit en effet trois boſſes : imaginez ou elle portoit la troi fiéme. Son eſprit étoit auſſi contrefait que ſa taille , & ſon ame auſſi noire que fon viſage, qui n'étoit néanmoins pas mal noir . Comme elle étoit ennemie de Lirecte , quand celle-ci faiſoit des dons à des enfans de qualité , elle s'y tronvoit toujours pour jetter quelque mauvais préſentà la traverſe : De là vient qu'avec tant de précautions pour les rendre par fairs ,

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faits, ils ſe trouvoient l'être ſouventli pery. Trois -boſſes informée des couches de Rare , accourt à califourchon ſur le pre mier Diable qu'elle trouve , pour don ner un plat de ſon métier. On s'arten doit bien qu'elle ne demeureroit pas tranquille : on avoit fermé toutes lespore tes hermétiquement même; mais le tuyau de la cheminée reſtoit ouvert , & la ina ligne Fée s'en aperçut. Tant il eſt yrai que les amis font moins prévoyans que les ennemis ne font dangereux. Heureu fement pour Rare & pour ſa fille, la rage de mal-faire aveugla Trois-boſſes : le tuyau de la cheminée étoit étroit , elle s'y précipita ſans réflexion ; mais elle euc beau mettre boſſe deçà & boſte delà , elle demeura ſuſpendue: elle fit des grimaces épouventables ; car il eſt aiſé d'en faire quand on eſt laid : elle épuiſa cequ'elle ſçavoit d'imprécations du haut ſtile , elle cria , elle tempêta , elle remua ſes bras courts , ſes pieds tortus ;mais tout ce vacarme ne ſervit qu'à inſtruire les Fées de la vérité du fait. On veut encore que cela ait donné lieu aux éclats de rire qui échapérent à Riante. Dès que Trois-boſſes eur laiſſé tomber ſa baguette , la cheminée ſe rélargiſſant peu

> > FADAISE S. 13 > per : ven peuà peu , lui laiſſa le moyen de s'écha elle s'en alla honteuſe comme on l'eſt quand on a voulu mal- faire , & qu'on a manqué ſon coup ; mais pénétrée de la plus terrible colére qu'elle eût ja mais refſentie , elle ne rouloit dans få tête , qu'enlévemens, meurtres , geances , projets d'enchantemens terri Bles , mais vains : car -que pouvoit- elle fans fa baguette ? Riante , cependant , croiſſoit in fenfi blement. On voyoit peu à peu épanouir fur ſon viſage , ces graces touchantesqui devoient être le charmede tous les cæurs. Je ne parle pas des cæurs fémelles, ils pouvoient être déja fuſceptibles de jalou fié, quoique dans ces tems de ſimplicité , cette paflion n'eût pas fait les progrès qu'elle a fait depuis. Je ne vous ai point encore dit quels étoient le païs &le peuple parmilequel vivoient Rare & ſa fille : j'y vais reve nir par une petite digreffion . N'attendez pas de moi que je vous aprenne l'hére , l'hégire, le moment, l'afpect de leur naiſſance : je ſuis mauvais Chronolo gifte , & encore plus mauvais Aſtrono me. Elles ont vêcu il y à fort long-tems, c'eſt ce que j'en fçai: la France étoit leur patrie 14 LES MILLE ET UNE > patrie; mais elle étoit pourlors touteGau loiſe ; on y voyoit des Auſpices pêle -mêle avec des Druides. Nos bonsayeux grof fiers, ſententieux, maſſifs, avec leur gran de barbe , leurs cheveux plats , leurplat viſage , n'avoient encore que le ſens com mun : Se fuſſent- ils doutés qu'ils ſeroient les peres d'une nation jolie , légére, ma niérée , polie ? Euſſent-ilscrû , ces gens à grands caleçons , les prodigieuſes révo lutions des modes , tout ce que la biza rerie devoit introduire de variété dans les coëffures, ſur les viſages, & leméprisou tomberoit le bon ſens ? Non , ſans dou te ; ce ſont là des coups du Deſtin , il n'eſt pas permis de s'y attendre. Comme les Dames commençoient à ſentir les premieres aproches du ſommeil à cet endroit du Conte de l'Abbé , il ſe retira dans le deſſein de le continuer les jours ſuivans. > > CHAPITRE I I. Education de Riante >, précautions inu tiles. lante habitoit un petit apartement que lui avoit bâti la Fée Lirette ; il RT FADAISES. is . ans . il n'étoit ni de diamans , ni de lapis , c'étoit bien aſſez qu'il fût de porcelaine, & qu'il fût commode. Aucun homme n'en aprochoit par les ſoins de Rare , elle ſe défioit ducæur de ſa fille ; car ce ſont les cæurs les mieux faits qui ſont les plus tendres : elle ne vouloit pas qu'elle ſentît l'amour avant que de le connoître ; d'ailleurs , certain préſage l'engageoit encore plus à ſe tenir ſur les gardes. Lirecte avoit vû dans les aſtres , que Riante , pour être heureuſe , devoit n'avoir point vû d'hommes à quatorze Pour diſtraire cette belle d'une connoiſſance qui pouvoit lui devenir dangereuſe , on avoit raſſemblé dans ſon Palais tous ces bijoux qui font le charme de l'enfance , & ce qui peut plir le vuide d'un caur qui n'a pas aimé; car s'il a aimé , ce ſont autant de joujous perdus. Riante qui ne connoiſſoit d'amuſe mens que ceux qu'on lui offroit , s'en occupad'abord avec vivacité ; mais l'â ge vient enfin , & avec lui les inquiétu des & les deſirs , on ne ſçait comment : avec quelqu'attention qu'on dérobất à cette belle la connoiſſance qu'il уy eûtdes hommes au monde , il étoit impoſſible de enfin rein 2 20 LES MILLE ET UNE > de ne pas parler d'eux devant elle , ou il eût fallu ne parler de rien ; car ils vien nent naturellement à toutes les conver ſations des femmes : enfin ce mot qu'elle avoit oüi répéter tant de fois-, piqua ſa curioſité. Mais qu'eſt - ce donc que ces hommes , demanda- t'elle à ſes femmes ? D'abord on ne lui répondit rien , c'étois le vrai moyen de faire réitérer la quef rion ; mais les inſtances ne produiſirent aucun effet. Vraiment oui , reprirent les femmes, on vousdira ce que c'eſt que les hommes:Madame votre mere ne veut pas que vous le ſçachiez. Voilà bien le ca ractére des Gouvernantes ; ne peuvent elles ſatisfaire la curioſité d'un enfant , elles l'irritent. Ah ! qu'eſt - ce donc qu'un homme ( s'écria Riante en s'allant jerter au cot de fa mere?) La queſtion devenoit emba raſſante, d'autant qu'elle n'étoit pas pré vûë. C'eſt, répondit Rare , uneperſonne dont les occupations ſont différentes des "nôtres. Et qu'eſt-ce que les occupations des hommes , répondit Riante ? Nouvel embarras pour la mere ; elle lui fit en tendre le mieux qu'elle put , combien il y avoit de différens états , en lâchant ſur chacun le trait de fatire : pour pré venit > > > FADAISES. ܪ venir ſa fille contre le penchant à venir , elle lui inſinua que le Guérier étoit féro ce , fanguinaire , le Magiſtrat farouche , ennuyeux , elle n'épargna pas même les Abbés ... Ah ! l'Abbé , interrompit la Marquiſe , de grace qu'en dit-elle ? ... Bon , Madame , repliqua l'Abbé , ce qu'elle en dit étoit nouveau dans ce tems là , & ne le ſeroit pas aujourd'hui ; épar gnez-moi un acte de modeſtie qui ne vous aprendroit rien que vous ne ſçuf fiez déja , contentez - vous de ſçavoir que Rare parvint fi bien à dégouter ſa fille de la fantaiſie de connoître les hommes , qu'il n'en fut plus reparlé depuis. Il fal loit néanmoins que la haine que Riante conçut pour notre eſpèce ne fût pas bien forte, puiſqu'un inſtant la détruiſit. On fut étrangement ſurpris un jour qu'on cherchoit cette Belle , de ne la plus trou ver dans le Palais : Combien Rare ſe reprocha- t'elle alors ſa négligence ? elle avoit vû les quatorze ans preſcrits par Lirette , s'écouler preſque tous entiers ſans qu'il fût arrivé aucun accident à la fille. Depuis quelque- temselle l'obſer voit avecmoins d'exactitude, c'étoit par fa faute qu'elle avoit perdu ſon tréſor. Lisette vint dans la circonſtance, qui В. augmenta

2 I 8 LES MILLE ET UNE augmenta le trouble par l'aigreur de ſes reproches : elle épargna la mere quiétoit affez à plaindre ; mais elle tança féche ment les Gouvernantes. Sans doute , leur dit - elle , on a laiſſé introduire ici quelque jeune homme : puis elle leur fit entendre combien leur defintéreſſement lui étoit ſuſpect; mais comme ce vacar me de la Fée ne rémédioit à rien , il fal-. lut prendre un parti plus utile , ce fur celui de conſulter les aſtres. Mais on n'eſt jamais malheureux à demi, la Lune fut obſcurcie quatre jours de ſuite , de maniere que le deſeſpoir de Rare & l'im parience de Lirette ne leur permettant pas d'attendre plus long-tems, c'eſt au grimoire même qu'elleseurent recours : Voici ce qu'elles y lurent mot à Le trait partoit de la main de Trois boffes ( dont vous aurez ſans doute trouvé que la haine fe repoſoit bien long - tems; mais c'étoit faute de puiſſan ce, & non de mauvaiſe volonté. ) Privée qu'elle étoit de la baguette , elle étoit preſque réduite à l'état d'úne. fimple inortelle ( à un peu plus demali ce prés) car jamais elle n'avoit travaillé pour acquérir aucune de ces connoiſſani. ces qui mettent les Fées en état de com mander mot. fr FADAISES. 19 > mander à la nature. Le dépit ſeul lui fit faire ce que jamais l'ambition ni l'honneur ne lui avoient fait tenter ; elle s'enferma dans la caverne , & s'occupa à chercher un ſecret qui pût l'aider dans ſa vengeance : Il falloit que cela ſouffrît quelques difficultés ; car quatorze ans s'écoulerent preſque avant qu'elle vînt à bout de ſon defein. Enfin elle parvint à faire un Taliſman qui lui donnoit le pouvoir de prendre la forme qui lui plairoit, & de le tranſporter dans un mo ment d'un bout de l'Univers à l'autre : Secrets d'une petite conſéquence dans l'art de Féerie où il y en a tant ; mais qui devenoient terribles entre les inains d'une femme dont le cæur & l'eſprit étoient ſi dangereux. Dès qu'elle fut en état de nuire , elle ſe rendit en un clin d'oeil au petit Palais qu'habiroir Riante , inviſible & cher chant ſans ceſſe le moment où certe belle feroit ſeule pour l'aborder. L'occaſion ne tarda pas à naître : fatiguée d'une pro- . menade qu'elle venoit de faire , Riante dormoit ſous un berceau de jaſmin ; maligne Fée vint s'aſſeoir auprès d'elle en attendant que ſon ſommeil finît.. Je crois , Meſdames', avoir B 2 néglige la 20 LES MILLE ET UNE > de vous dire que la baguette deRiante ne pouvoit lui être enlevée ſans ſon con ſentement, ſans cela , il ne ſeroit pas probable que ſon enneinie eût attendu les bras croiſés , qu'elle fût éveillée ; ſeulement elle préparoit les piéges qu'elle alloit lui dreſſer , & pour les rendre plus, dangereux , au lieu de la forme hideure que vous lui connoiſſez , elle prit la fi gure du plus charmant, mais du plus traitre de tous les Dieux ; Dieu connoiſſez ſans doute : Eh ! qui le con noîtroit mieux que vous , ſi ce n'eſt ceux à qui vous le faites ſentir ? > que vous CHAPITRE III. Ce que Riante vit à son réveil , das comme elle aprit à rêver. A Fée étoit fous ce charmant atti L > yeux. Vous comprenez facilement la ſurpriſe de Riante à la vûë d'un objet fi nouveau 3 ſon premier mouvement fur de ſe croire endormie , elle porta la inain à ſes yeux pour les aider à s'ouvrir. Alors la Fée prit la parole : Vous êtes éveillée FADAISES. II éveillée , belle Riante , vous êtes ſurpri ſe de me voir ? ... Eh ! qui êtes - vous dit innocemment la belle ?... Je ſuis l'Amour , répondit la Fée.... L'Amour, reprit Riante , vous avez là un joli nom : Ah ! vous avez des ailes d'où cela vous vient- il ? .. que cela eſt charmant , des aîles couleur de roſe ! il faut queMa man m'en donne : mais vous êtes nud , cela n'eſt pas bien . Eh !quivous a con duit ici ? .... Le plaiſir de vousvoir, répondit la Fée ; je traverſois les airs ( car ces ailes que vous me voyez, me ſervent à voler ) je vous ai vû en paſſant, je vous ai trouvée fi charmante , que je n'ai pû me refuſerau plaiſir de m'arrêter auprès de vous: Mais eſt- il bien vrai qu'on ne vous ait jamais parlé de mois que vous ne me connoiſſiez point ? . Point du tout , reprit Riante. On vous laiſſe là dans une igirorance bien cruelle , pourſuivit la Fée; imaginez-vous que l'on n'eſt heureux que quand on me connoît : Je gagerois que vous vous en nuyez quelquefois? Cela eſt vrai , répondit Riante. Eh bien , laiſſez faire , lui dit la Fée ; écoutez- moi & vous ne vous ennuyerez jamais : Votre mere, vos Gouvernantes ne vous ont- elles jamais parle 2. LES MILLE ET UNE > parlé des hommes ? ... Qui ? reprit vi vementRiante , ces vilainshommes! ... Qu'apellez-vous vilains hommes , inter rompir la Fée, on vous a donc inſpiré un furieux dégoût pour eux ! Quelle im bécilité ! Aprenez ,mabelle , qu'on vous trompe cruellement : je le vois , votre mere nourrie & élevée dans les principes d'une vertu ſauvage qui ne ſe plaît qu'à contrarier la nature , vous a fait ſuccer avec le lait une haine injuſte pour tout le genre humain ;;mais ſçavez - vous que ces mêmes hommes , dont elle vous a fait des portraits fi odieux , s'empreſſe roient à faire le bonheur de votre vie , fi vous ne les fuyiez pas comme vous le faites ? Ce ſeroient des eſclaves ſoumis , qui n'auroient d'autres volontés que les vôtres , qui ne verroient que vous , qui ne reſpireroient que par vous', quimou reroient ou vous ne feriez pas : eh , nala lez pas les croire indignes devotre atta chement ; vous êtes belle , Riante , il eſt preſque impoffible de ne pas convenir que vous ne ſoyez pourl'eſprit, pour le cæur , la plus parfaite des créatures; il eſt néanmoins un homme au monde qui ne vous eſt inférieur en rien , qui vous aime si c'eſt peu dire , qui vous adore. Eh ! > FADAISES. 23 Fée , > Eh ! qu'eſt -ce que cela fait, pourſuivit Riante ? Ce que cela fait , répondit la c'eſt que ſi vous vouliez fouffrir qu'il vîntvous dire combien il vous ai me... Eſt- ce que cela me fera du mal, reprit Riante ? Tant s'en faut, repliqua la Fée; il naîtra entre vous une ſimpatie douce qui vous fera gouter des plaiſirs inexpriinables. Tenez , je vois quevous êtes émûë , je gagerois que vous ſentez au - dedans de vous un mouvement ex traordinaire qui vous fait plaiſir : Ah ! ma chere Riante , que vous en éprouve riez bien d'autres ! Pour commencer à vous rendre heureuſe, je vais vousmon trer le portrait de votre Amant . Qu'eſt-ce que mon Amant , demanda: . Riante ? Rien n'eſt fi naturel , répondit la Fée , c'eſt celui qui vous aimera & que vous aimerez .... N'aurons-nous , dit la belle , que le plaiſir de nous aimer ?: c'eſt que je vous avoüeraique mes Gou vernantes me diſent qu'ellesm'aiment, je leur disqueje les aime auſſi ; Îa ne m'amuſe pas beaucoup.... Eh bien , ceci vous amuſera -t'il , dit la Fée en lui montrant un portrait ; dites-moi votre ſentiment ? Ce portrait , Melda mes , étoit celui d'un jeune Chevalier extrêmement mais ce > 1-4 ". LES MILLE ET UNE extrêmement aimable , que la Fée avoit choiſi pour ſon deſſein . ). Il fit ſon effet , ou plûtôt cette fimpa tie qui ſe diſpoſe des cæurs en un mo ment, agir ſur celui de la jeune Riante. Ah! que cela eſt charmant, s'écria- t'elle. Eh bien , répondit la Fée ,ſi vous voulez ne rien dire à votre mere , demain vencz dormir ici l'après- dinée, j'y tranſporterai l'original de ce portrait .... Vous êtes bien obligeante , dit Riante. Je ne fais que ſuivre mon inclination , reprit le faux Amour , je ſuis le Dieu des Amans, je ne cherche qu'à affortir les cæurs .. Comment , dit Riante ! vous êtes un Dieu , & vous vous donnez tant de pei ne pour moi ? L'emploi le plus nobledes Dieux , reprit Trois-boſſes , c'eſt de ſe mêler du bonheur des mortelles comme : vous : ſongez ſeulement à ne rien dire . de tout ce que vous venez d'entendre , & à me tenir parole. A ce mot la Fée s'en vola , la belle la ſuivit long- tems des yeux, puis retourna à ſon petit Palais , bien plus rêveuſe qu'elle n'en étoit ſor tie . Les Gouvernantes voulurent péné trer ſon ſecret ; mais elles s'employerent vainement , rien ne donne tant de diſ crétion qu'un peu d'amour : La belle s'obſtina FADA ISES. 25 s'obſtina & ſe rut : on voulut la diſtraire ; on fit des jeux , on en inventa : c'eſt mêm me ſur ces entrefaites que le jeu de l'Oye fut renouvellé des Grecs. Je ne puis m'empêcher de raporter cette épo que : on n'y avoit pas joué depuis le Siege de Troye ;. jugez , Meſdames, fi cela devoit être amuſant : néanmoins , Riante n'y fit aucune attention , il fal loit que l'Amour cît déja gagné bien du terrain. Il me ſemble qu'il ne feroit pas hors de propos de répandre quelque lumiere ſur l'hiſtoire du portrait . C'étoit , je l'ai déja dit , le portrait d'un Chevalier fort aimable : n'importe de quelle contrée. Quand Trois-boſſes avoit inontré ce portrait à Riante , elle en avoit avec elle trois douzaines, réſolue d'en montrer juſqu'àcequ'il y encûrun quifitſon effet. Elle n'eut pas la peine de faire un plus long étalage : dès que Riante eut vû Gracieux ( c'étoit le nom du Chevalier ) elle ne fut plus en état d'en voir d'autres. La Fée contente de ſon eſſai, ſe tranſporta auprès du Chevalier , pour l'engager à être de moitié d'une intrigue dont clle faiſoit dépendre la réuſſite de ſes projets. Il écoit à la chaſſe , c'étoit ſon occupa С tion > > 26 Les MILLE ET UNE tion favorite. La Fée épia le moment ou il venoit de bleſſer un oiſeau d'un coup de fléche; elle ramaſſa l'oiſeau , à la place duquel elle mit le portrait de Riante. À cette trouvaille imprévue, la ſur priſe du beau Chaſſeur, alla où elle put aller : il avoit les paſſions viveș ; il en conçut une extraordinaire pour l'origi nal d'un ſi beau portrait : il s'aflit pourle regarder à ſon aiſe , il étoit pénétré , it tréſailloit d'étonnement & de plaiſir. Tandis qu'il étoit dans le fort de ſon admiration , Trois-boſſes s'aparur à lui , non fous ſa forme ordinaire ; car amour propre à part , depuis qu'elle en pouvoit changer , la fienne étoit de toutes les fi gures , celle qu'elle portoit le plus rare ment & avec le moins de complaiſance, ( Vous voyez qu'il eſt quelque modeſtie dans le monde.) Elle ſe préſenta donc au Chaſſeur ſous une forme majeſtueuſe. 3 CHAPITRE IV. Comment Trois-boffestenditſes panneaux , dos comment ils lui réuſſirent. 'Aparition de la Fée ne flata pas timide; FADAISE S. 27 > ment ... timide ; mais cela lui donna des diſtrac tions qu'il n'étoit pas dans le cas de fou haiter. Je ſuis , lui dit Trois-boſſes , une Fée.bienfaiſante ... Ah ! tant mieux , lui dit- il , vous venez fort à propos : ſçau riez - vous qui eſt cette belle perſonne dont je tiens le portrait ? C'eſt , reprit la Fée , quelqu'un qui vous aimera tendre Moi! dit Gracieux , & ou avez vous. lû cela ? ... je le ſçai, répliqua t'elle ; je ſçai même quelque choſe de plus : c'eſt qu'il ne tiendra qu'à vous d'ê tre heureux ; mais il faut ſuivre mes con ſeils ... Comment ! les ſuivre,, dit Gra cieux , j'irois au centre de la terre ... Il ne faudra pas aller juſques-là , répondit la Fée. Je m'apelle la Fée Trop -bonne : il y a long-tems que je m'intéreſſe à vo tre bonheur , & même ſi vivement , que je vous aidéja ménagé un rendez-vous avec la belle que vous aimez; mais ſoyez ſage &diſcret , un rien peut vous per : dre... Un rendez-vous, reprit Gracieux ? Ah! quand ſera -ce, Madame ? ... Ecou tez , répondit la Fée , un inot que j'ai à vous dire , & nous partons : il faut bien vous prévenir ſur ce que vous devez faire ... Ah ! s'écria -t'il , de grace , Madame, fiez vous- en à ma conduite : ou > រ >

> C 2 28 LES MILLE ET UNE > ou faut- il aller ? ... Mais! quelle pérulance, dit la Fée ? vous gâteriez tout. Songez que la belle dont le cæur vous eſt deſti né, eſt ſous les yeux d'une mere bizare , miſantrope , qui déteſte fonciérement le Genre humain. Si vous êtes aperçû , vous perdez en un inoment le fruit de mes bontés , l'eſpérance d'être heureux & la vie. Je veillerai autour de vous pour écarter les dangers qui pouroient naître... Ah ! que de bontés, Madame, s'écria Gracieux ; non , je donnerai tout le reſte de ma vie à la reconnoiſſance ; mais permettez que je donne quelques mo mens à l'amour. La Fée ſe rendit à ſes inſtances , & le tranſporta ſous le berceau de jaſmin , ou Riante s'étoit déja rendue. Dès qu'ils s'aperçurent, la converſation s'anima: quoiqu'ils ne fe fuffent jamais vûs , ils avoient bien des choſes à ſe dire ; mais comme ils parloient tous deux à la fois, & que je ne lesaipas entendu , diſpenſez moi de rien répéter : d'ailleurs les ſenti mens ne ſe peignent pas . Riante apella Gracieux fon amant, il en fut tranſ porté de joïe , il ſe jetra à ſes genoux , lui baiſa la main , la rebaiſa encore : elle n'en fut point fâchée ; elle ne lui dit point de > FADAISES. 29 2 de ſe retirer. C'eſt ce qui fait douter fi la pudeur eſt fille de la nature oude l'éo ducation. Au milieu de tous ces tranſports , fi bien reçûs, & même partagés , quand après s'être dit beaucoup , ces amans avoient encore tout à fe dire , la Fée en leva inhumnainement le Chevalier. Eh ! ou m'emportez-vous , Madame lui dit-il ? que ne me laiſſiez- vous ou j'écois ? ou pourquoi m'y conduifiez vous ? Seigneur , lui répondit la Fée , je faiſois le guet àl'ail auprès du berceau ou vous étiez , j'ai vû que quelqu'un s'en aprochoit , j'ai craint que vous ne fula fiez découvert : il y va de la perte de l'objet de votre amour ; car je ne vous parle pas de la votre , elle vous touche roit peu. Accordez -moi votre confiance , abandonnez - vous à ma conduite , de main vous reverrez l'aimable Riante ... Je reverrai l'aimable Riante , dit Gra cieux ? Ah ! Madame , metiendrez-vous parole ? Ne fera - ce que demain ? Son gez que je me meurs ... Il faut néan moins vivre , reprit la Fée. A ce propos , qui n'eſt Gracieux entendit rai ſon du mieux qu'il put. Le lendemain C3 Trois lant , fi l'on veut , pas trop confo 30 LES MILLE ET UNE > > Trois -boffes luitint parole. Riante , qui par preſſentiment s'étoit rendue au ber ceau de jaſmin , vit ſon amant avee tranſport; mais à peine eut-ille tems de lui dire par quel moïen , pourquoi & comment il l'avoit quittée la veille , que la Fée les ſépara. Ah ! lui dit Gracieux , pour le coup , Madame , cela eſt cruel : à peine l'ai- je entreyûe. Eh bien , Sei gneur , je vais vous y conduire , reprit la Fée ; la mere de Riante vous décou . vrira , on vous ſéparera pour toujours. Gracieux , après cette réponſe, fut con traint d'en reſter ſur ſon déſeſpoir, La méchante Fée goûtoit ſecretement une maligne joie : elle voyoit aprocher le tems de ſá vengeance , & mettoit à profit les intervales , en commençant de faire inſenſiblement le malheurde l'in nocent objet de la haine. Pour comprendre quelque choſe dans la conduite bizare qu'elle tenoit , il faut fçavoir que ſon defeir étoit d'enfiâmer les deux Amansl'un pour l'autre , de telle façon qu'ils fuſſent dans le cas de ne fe plus reconnoître. A peine lui reſtoit -il huit jours pour conduire à fin cette intrigue : elle faiſoit enſorte que ſe voyant fi peu , ils ne s'expliquoient für > rien , FADAISES. 3 1 Déja pour rien , & ſe ſouhaitoient ſans ceſſe. On ſçait combien les deſirs s'irritent dans de telles circonſtances. Il falloir que Trois boſſes ne fût pas ignorante dans l'art d'amener en peu de tems une paſſion à un honnête pointde maturité. la ſixiéme fois elle avoit conduit Gracieux au rendez - vous , & l'en avoit tiré auſſi mal à propos qu'il fe puiſſe. Eh bien ! vous voilà , Madame, lui dit-il , dès qu'il put lui parler ; il ſemble que vous ſoyez jalouſe du bonheur dont vous nous faites jouir : accordez-vous avec vous-même ; ou retranchez-moi ces bontés cruelles qui ne font qu'auginen termon malheur , & me laiſſez mourir ; ou , s'il eſt poſſible , ſouffrez que je de vienne heureux. Que vous êtes injuſte , Seigneur, re prit l'hypocrite , d'un ton compatiffant ! ignorez - vous combien ces prétenduës cruautés vous font ſalutaires : Mais vous exigez une derniere preuve du penchant que j'ai à vous ſervir; il faut vous la don ner. Vous pouvez être ſans ceſſe auprès de Riante ... Je le pourois ! s'écria Gra cieux ? .. Oui , vous le pouriez , répon dit la Fée , puiſqu'il dépend d'elle que cela > > > - C 4 32 LES MILLE ET UNE pour unAmant

au cela ſoit ... Oh ! ſi cela eſt , reprit-il , je ſuis ſûr de mon fait ... Vous avez , répli qua la Fée , trop de vanité délicat. Aprenez à quel prix vouspouvez être heureux : Riante poſſéde une ba guette qui rend inviſibles ceux qui la tiennent dans la main gauche : qu'elle vous la donne , vous ſerez ſans celle près d'elle ſans qu'on vous voïe , fans même qu'on vous ſoupçonne. Mais Riante le délaiſira dificilement de ce tréſor , le bonheur de ſa vie en dépend , on lui a défendu de le confier à qui que ce ſoit. Après tout , vous n'abuſerez pas de la confiance .... Oh ! Gracieux ; Riante peut compter ... Aces mots , la Fée qui ſe doutoit de ce que Gracieux alloit dire , le tranſporta , ſans l'entendre , au berceau de Jaſinin . Enfin , aimable Riante , dit Gracieux, en s'avançant , il me ſeroit donc permis de paſſer ma vie auprèsde vous ! Quoi,. cela ſeroit poſſible , dit Riante ! Oui , cela l'eſt , répondit -il ; la Fée qui nous. protége m'en affure : il ne vousen cou tera qu'un peu de confiance ; le Ciel m'eſt témoin combien je ferois au déſeſpoir de la trahir . Helas ! je me trahirois moi même : la baguette que vous portez peut partons , dit > me FADAISES. 33 me rendre inviſible à tous les yeux .. Ah ! Gracieux , reprit Riante , c'eſt un conte que vous mefaites ... Ce n'en eſt pas un, reprit Gracieux , l'eſſai va vous en répondre : prenez cette baguette de la maingauche. La belle obéit :Non , dit Gracieux , je ne vous vois point , & en effer il ne la voyoit point. (Notez, Mel dames , que la Fée lui avoit faſciné les yeux : ce n'eſt là qu'un tour de gibe ciere. ) Se pouroit-il , dit Riante, que ma baguette eût cette vertu ? helas ! on m'avoit bien dic de la conſerver, que le bonheur de ma vie en dépendoit, puif que je ne peux vous voir ſans elle ... En diſant cela , la belle ſe déſaiſir de fa baguette , tantil eſt vrai que l'amour ne ſçait rien refuſer. Bien-tôt la ſcénc changea de face ; Trois -boſſes arracha la baguerre des mains de Gracieux , & les tranſporta dans les airs. Elle reprit ſa figure ordinaire ; c'eſt la premiere mau - vaiſe nouvelle qu'elle leur annonça : ſon aſpect les glaça d'effroi. Reconnois ton ennemie , dit- elle à Riante , infenſée : aurois-je donc travaillé pour ton bon heur ? Va , ſuis -moi, tes diſgraces ne font que commencer. Et toi , dit-elle à Gracieux , malheureux jeune homme ,, éloigne 34 LES MILLE ET UNE éloigne- toi de ma vûe >, je t'ai fait aſſez de mal en te mettant une paſſion inutile dans le cœur : je ſuis contente de moi. En diſant ces mots , elle s'abatrit ſur la terre , & le laiſſant dans un païs incon nu , elle s'éloigna avec ſa proie de toute la vîteſſe des eſprits qui la portoient. Le joli petit caractére de femme! y en auroit il des copies ? CHAPITRE V. > > 0 Où la Fée Lirette trouva Gracieux , ce qu'elle lui dit , ce qu'il répondit , ce qu'elle reprit , ce qu'il répliqua , ce qu'ilfit. Vand Rare aprit en quelles mains ſa fille étoit tombée , ſon déſef poir n'eut plus de bornes : Il s'agifloit pour elle de la perte d'un enfant chéri , objet unique de ſes ſoins , de ſes com plaiſances : encore ! quelle façon de la perdre ? La Philoſophie n'eut rien à dire à cela : il faut qu'elle ſe taife quand le ſang par le . Ah ! Lirerte , Lirette ! diſoit Rare à La Protectrice ,imaginez , s'ilſe peut , ce que > FADA ISE S. , n'é que je ſens : pouvez-vous m'aider dans mes malheurs ? ne me déguiſez rien , pargnez -riens eſt - il des riſques à courir ? c'eſt ſur moiqu'ils retomberont tous; j'i rai par tout ; j'affronterai tout : helas ! quene ferai -je pas pour délivrer ma fille: mais vous ne me répondez rien ? n'ai- je donc plus d'eſpoir Ah ! malheureuſe mere... Calmez-vous , Madame , lui répondit Lirette , rien n'eſt encore défef péré : l'Amour qui vous a ravi votre fille, ne peut-il pas vous la rendre ? Il ne s'agit que de trouver Gracieux , de l'ent gager à délivrer ſon Amante : repoſez vous de ce ſoin ſur moi , & tranquiliſez vous s'il eſt poſſible. A ces mots, Rare concevant un léger raïon d'eſpoir , ſe. remit un peu , & Lirette montant ſur ſon char , courut chercher le Chevalier dans les quatre parties du monde. Vous croiriez ſans doute qu'il étoit bien difficile à rencontrer ; pas tant que vous l'imagineriez , Meſdames : il eſt des régles lüres pour trouver les Amans malheureux ; il lcur faut toujours des échos à qui parler ; les voilà: dèflors mê me néceſſairement exilez de tout le plat Pais. Suivant ce principe., Lirette en parcourant les montagnes , aperçut enfinle > > > 36 LES MILLE ET UNE . > > le beau Chaſſeur qui rêvoit profondé ment au bord d'une fontaine ;il tenoit à Ja main un papier qu'il liſoit avec tant d'attention , qu'il ne voyoit pas encore la Fée , quoiqu'elle fût déja devant lui depuis long-tems: enfin elle prit le par ti de lui parler . Gracieux , lui dit- elle , je ſuis une Fée de vos amies .... Une Fée , reprit-il ? Eh bien , maudite ſoyez vous , vous & toute votre race .... ... Gra cieux , repliqua la Fée , il faut ſçavoir maudire avec diſcernement , & diſtin guer les amis des ennemis .... C'eſt- à dire , reprit bruſquement le Chevalier , que vous venez de nouveau vous diver tir à mes dépens. Tenez , Madame, vous prenez la figure qu'il vous plaît , c'eſt àvous à quije dois le malheur de ma vie ; je vous reconnois à votre ton doucereux ; retirez-vous , ne me forcez pas à vous manquer de reſpect , je n'ai pour toutes armes ici que des pierres ſous mes mains , mais je m'en ſers à mer veille , & vous pouriez vous en ſentir , toute puiſſante que vous êtes....Gra cieux , reprit encore unefois la Fée , vo tre défiance ne m'offenſe pas, parce que je compte que bientôt vous changerez de lavgage avec moi. Je ſçais la maneuvre indigne > FADAISES. 37 indigne dont s'eſt ſervie une de mes Compagnes pour vous plonger dans le malheur ou vous êtes. Je viens vous té inoigner la compaſſion que vous me fai tes ; mais ce n'eſt pas une compaſſion feinte & ſtérile : je viens vous engager délivrer Riante , & vous en faciliter les moyens. Ce diſcours de la Fée fit ſur Gracieux l'effer qu'elle en attendoit ; un Amant ne ſçauroit ſe refuſer à l'eſpérance. Ah ! Madame, dit- il , en embraſſant les ge noux de Lirecte , que ne vous devrois- je pas ? .... Levez -vous , lui dit la Fée , ne perdez pas ici votre tems en tranſports inutiles : Mais quel eſt ce papier que vous lifiez avec tant d'attention ? Je vous avoüerai , Madame , repli qua -t'il, que depuis le moment ou l'on m'a fi cruellement ſéparé de Riante , ne comptant ſur aucuns ſecours , je ne me fuis occupé que de la recou vrer. On parle dans ces cantons d'un homme qui rend des Oracles , j'ai été à lui .... Et des moyens que vous a -t'il dit , interrom pit la Fée ? Il m'a conſeillé , pourſuivit Gracieux , de me rendre au marché de la Ville prochaine, les doigts dans mes oreilles , de les ouvrir & fermer fix fois 7 . 38 LES MILLE ET UNE > à tems égaux, en obſervant les interva des , & de recueillir ce que j'enten drois : je l'ai recueilli ; je le lilois, je n'y comprens rien : Mais vous , Madame, qui ſçavez tout , expliquez -le moi, je vous prie. Thoete gghi. ffarenum . coc. ter. Que cela veut-il dire ? . Rien du tout, reprit la Fée : Et avez - vous payé .cherement cet Oracle ? . : . Trois piéces d'or, repliqua Gracieux, & qu'en con cluriez- vous ? Qu'on vous en a donné pour votre argent , dit la Fée ..... Ah ! je vous aſſure , Madame , s'écria le Che valier , le Marchand d'Oracles n'au Ta les oreilles coupées que de ma façon .... Voilà , reprit la Fée, un couroux dépia cé , comme ſi vous n'aviez rien de mieux faire : mais le tems ſe perd ; vous ſen tez - vous bien du courage ? Si je m'en ſens , Madame ? ... Oh, je ne doute pas que vous ne ſoyez content devous , vous êtes d'âge & de profeſſion à cela : mais il s'agit ici de choſes fi ſérieuſes , que c'eſt à vous de vousexaminer. Pour retrouver l'aimable Riante , il ne faut pas vous arrêter un ſeul moment , quel que danger qui ſe préſente, quelque be Loin que vous ayez de repos , quelque que > faim , FADAISES. 39 > > > > faim , quelque ſoif quevous reſſentiez.... N'eſt - ce que cela , Madame , interrom pit Gracieux ? ....Ah ! reprit la Fée , li cela vous ſemble peu de choſe , c'eſt tant mieuxpour nos projets ; vous pou vez partir dans le moment, jevais pour voir à votre équipage. En diſant cela, la Fée frapa la terre de la baguette , il en ſortit un cheval harnaché : Tenez , lui dit-elle , prenez cette monture de ma main , elle eſt infatigable ; fongez feu lement à vous maintenir dans les périls ou elle pouroit vous engager , même fans votre aveu. A peine le cheval eut- il paru , que Gra cieux ſautant légérement en ſelle, prit cor:gé de la Fée , & partitmêmefans Iça voir ou il alloit ; heureuſement pour lui, le Cheval Fée ſçavoit ſa route. Le Che valier ne fit que plus de trois heures après ſon départ , la réflexion , qu'il avoit manqué à demander où il devoit aller : queſtion qui ne laiſſoit pas d'être effen tielle ; mais ne s'apercevantde ſon étour derie que lorſqu'il n'y avoit plus de re méde , il prit dans ces circonſtances, le parti le plus court , ce fut celui de ſe re commander à l'Amour qu'il ſervoit ſi bien . CHAPITRE > 40 LES MILLE ET UNE CHAPITRE VI. Comment le Chevalier acquit de la gloire à grand marché, don du profit qui lui en vint. L.E commencement de la route de notre voyageur, n'eut rien que de commun : il ſuivoit un chemin fort fré quenté ; mais la nuit venant à tomber, il commença à s'apercevoir que fa façon de voyagern'étoit pas des plus commo des : il étoit en effetune manière de Che valier errant d'une eſpèce aſſez fingulié re ; encore les autres pouvoient- ils en trer dans quelques Châteaux dormir à l'ombre des forêts ; lui ne pouvoit s'ar rêter nulle part : tellement que ſur le ſoir la faim venant à le preſſer , il ne laiſſa pas de regretter certains fruits ſauvages qu'il avoit trouvéſur ſa route , & dédaigné, par délicateſſe aparemment; il reſta donc ſur ſon apérit juſqu'au len demain , qu'il fut moins difficile. Je crois qu'il ſeroit auſſi inutile qu'en Quyeux détailler les petites in commodités qu'il eſſuya ; d'abord la ro > fée de vous FADAISES. 41 > ſée du matin , le chaud de l'après-midi , le ſerein , & quelquefois la pluye de la nuit : Il n'eût pas aimé fortement ſi ces ſortes de choſes euſſent fait impreſſion ſur lui ; mais voici des diſgraces de plus de conſéquence. Infatigable ( c'étoit le nom de ſon Cheval ) étoit un animal qui marchoit par routine, & qui alloit toujours ſon droit chemin , il n'eſt roc eſcarpé qui pût l'arrêter ; s'il eût trouvé une maiſon ſur la route , il ſe fût guindé ſur les toits plûtôt que de ſe détourner , c'étoit fon allure : il fautoit les foſſés, franchiſ foit les hayes , traverſoit les fleuves , il eût paffé des bras de mer ; vous jugez. bien que quand il trouvoit des bois il ſe jettoit dans le fort : c'eſt juſtement ce qui lui arriva ſecond jour de la route. Comme il étoit Fée , les conces ne trou verenit pas à mordre ſur lui ; mais Gra l'étoit pas , il fut inhumaine ment déchiré , & le ſort pour le régaler encore de quelque choſe de pis , le con duiſit dans une plaine ſabloneuſe , ou tout ce qui ſe trouva dansl'air , de fins , frélons, maringouins , & autres inſectes de cette eſpèce , s'acharnerent impitoyablement ſur la peau . Le cieux ne cou 3 D 4: 2 Les MILLE ET UNE un , Le lendemain notre Chevalier en eut: une bien plus terrible ; mais il en fue conſolé par la gloire qui en a conſolé bien d'autres. Je penſe ici pour vous mettre plus au fait , devoir le prendre d'un peu haut. Deux Rois de je ne ſçai quelle con trée , dont je ne dirai pasle nom ( car je hais les anacronilincs , & j'en ferois ſure ment , je me connois ) deux Rois , dis je , ſe faiſoient la guerre , für je ne ſçai quel motif : il falloit bien qu'il "yу en eût car on ne ſe fait pas la guerre pour rien ; je ne vois pas où feroit le mot pour rire : ces Rois avoient aſlemblé de puiſſantes Armées ; on y voyoit ceux qui cultivent les bords de la Garonne, dư Tage, de l'Ibere , ceux qui ſe baignent dans le Pactole , ceux qui boivent les Gobelins , & ceux chez qui ſe couche le Soleil , & ceux qui le voyent toujours en fon midi , & l'Américain farouche, & le Normandi ... Monſieur l'Abbé , dit la Marquiſe en l'interrompant , nepouriez vous pas nous faire des deſcriptions moins ſçavantes ? .... Sans contredit , Meſdames, reprit l'Abbé, cela veut dire qu'il .y avoit bien du monde dans ces Ar mées- là , qui ſe trouverent ſur le chemin quc > > > FADAISES. 43 > > que faifoit Gracieux. La mêlée étoit alors dans tout ſon feu . LeVoyageur voulur ſe détourner , non qu'il craignît les occaſions de ſe ſignaler , c'eſt qu'il avoit quelque choſe deplus preſſé à faire: il eſlaya de faire prendre une autre rou te à Infatigable ; mais ce bon courſier qui quand il vouloit , n'avoit ni bouche. ni éperons, continua la route à travers les lances , aufli légérement que s'il n'eût traverſé que des guérets. Il s'enfonce dans les eſcadrons , renverſe de ſon poi trail à droite à gauche tout ce qu'il ren contre : Gracieux de ſon côté , qui n'a voit point d'armes ,mais qui ſçavoit ſe comporter dans les occaſions , faifoit des merveilles à coups de poing ; il ne ren contra point de nez dont il ne fit ruiſſe ler le ſang : On lui portoit des coups , il eut inême quelquesbleflures allez lége res ; mais la bonne fortune le tira de tout : il traverſa heureuſement l'Armée, que ſon paſſagemit fi fort en déroute , qu'elle fur taillée en piéces un moment après. Ainſi le ſort d'une bataille fameu ſe fut décidé par quelques coups de poing donnés à tort & à travers, dont le parti vainqueur s'apliqua tout le mérite. L'action deGracieux ſe fit remarquer. D 2 . Uil 44 LES MILLE ET UNE avec > Un des Chevaliers de l'Armée en dérou te , de ces gens quis'éprennent volontiers de la belle gloire , fut tenté de ſuivre notre Héros pour faireconnoiſſance lui. Il laiſſa fuir les liens, à qui aparem ment il ne prepoit pas grand intérêt ,& ſuivit Gracieux au pecit galop de four cheval1 : GénéreuxChevalier, lui dit-il , je ſuis du parti vaincu ; mais je ne ſçaurois me refuſer aux belles actions; vous venez d'en faire une qui mérite un laurier im mortel : quoi ! li jeune & ſans armes?Ah ! permettez que je me joigne à vous pour ne m'en ſéparer jamais : J'ai quelque vertu , j'ai du zéle ! ſi mon amitié ne peut vous être agréable , je tâcherai de vous la rendre utile .... Chevalier , lui répondit Gracieux , la franchiſe de votre procédé me touche ſenſiblement ; inais quand vous me demandez mon amitié , ſçavez - vous quel ſouhait vous faites ? vous voulez partager ma fortune; helas ! je n'ai que des malheurs à vous offrir ... Eh ! qui ſerois-je , reprit vivement l’In connu , fi m'offrant pour votre ami , je réfufois de m'aſſocier à vos malheurs ? Non , Seigneur : ſi vous me permettez de vous ſuivre , peu m'importe de quel æił la fortune me regarde , je ne ſentirai jamais FADAISES. 4 > con jamais queles revers qui tomberont ſur vous ; mais j'entrevois un bocage frais , j'entens un ruiſſeau qui murmure , der cendons Cous ces ombrages. Avant de faire l'office d’ami , fouffrez que je falſe celui de confident : d'ailleurs , vous de vez avoir beſoin de repos. Ah ! vous avez donné les plus horribles coups ! Enfin , on ne vous connoîtdans l'Armée que ſous le nom du Chevalier des coups de poing . Seigneur , reprit modeſtement Gras cieux, vous faites trop valoir une action très-médiocre : elle m'a fatigué , il eſt vrai ; mais relle eſt ma deſtinée ,que tre l'ordinaire de tous les homines , ce n'eſt que par des fatigues nouvellesque je me délaſſe des fatigues que j'ai ſouf fertes. Je ne puis prendre aucun repos ; je ne m'en plaindrai pas : le prix qui m'eſt propoſé eſt bien au - deſſus de tousmes travaux. Je vais vous faire le récit de mes infortunes. Je ſçai qu'il n'eſt ni convenable , ni uſité ( c'eſt - à - dire qu'il pas d'uſage ) de conter chemin fai fant , les malheurs ; mais par ce que je dirai par la ſuite , vous verrez que je fuis dans l'impuiſſance de faire autre ment. Alors Gracieux , non ſans laiſſer échaper quelques ſoupirs , fit un détail circonſtancié n'eſt 48 LES MILLE ET UNE > > circonſtancié de toute ſon hiſtoire', que l'Inconnu intérompir par quelques excla mations qu'il varia du mieux qu'il put. Eh bien ! Seigneur , lui dit .Gracieux , dès qu'il eurfini , êtes -vous maintenant curieux de me ſuivre ? Vous ſembleroit il doux de paſſer les jours , les nuits à cheval , de vivre de fruits ſauvages; en fin, de mener la vie queje méne, vous qui n'y ſeriez engagé que par le motif de l'eſtime, ou tout au plus d'une amitié naiſſante ? ... Quoi ! Seigneur , repartis l'Inconnu , douteriez - vous de ma fincé rité ? L'attachement que je vous vouëeſt dans toute la force . Je ne ſçai pas aimer à demi. Mais il eſt néceſſaire , pour vous inſpirer la confiance que je mérite , que je vous diſe à mon tour qui je ſuis. Je mande qu'une grace ; moir chevai ſe fatigue, ſouffrez que je partage le vôtre , il eſt d'une nature à ne pasplier ſous un fardeau de plus. Je ſerai plus près de votre oreille ; je parlerai plus commodément , & vous m'entendrez mieux. L'Inconnu exécuta ſon projec dans le moment , & commença ainſi ſon hiſtoire. ne vous CHAPITRE FA D'AISES. 47 CHAPITRE VII. Hiſtoire de Brillandor , intérompuë tout: naturellement J E m'apellè Brillandor 3 fi vous me voïez le teint un peu rouſsâtre ( & il l'avoit en effet ) c'eſt que je ſuis origi naire de la Lune. Vousmeparoiſſez ſură pris ? Il ne faut pas me regarder pour cela comme un homme toinbé des nuës. Je ne ſuis pas le premier àqui il ſoit ar rivé de paſſer d'une Planette à l'autre... Mais cominent cela ſe fait - il, demanda Gracieux ? ... Tout naturellement, reprit. Brillandor. Sçavez -vous ce que c'eſt que la gravitation ?... Non , répondit Gra cieux , je n'en ſçai pas un mot ... C'eſt quelque choſe de fort joli, dit Brillan dor ; mais it faut trop de tems pour l'ex: pliquer : qu'il vous ſuffice de ſçavoir, que moyen de cette vertu , toutes les têtes pleines de cervelle gravitent vers la terre , & toutes celles quin'en ont point, vers la Lune. Vous devez juger par-là que ma Planette n'eft peuplée que de têtes à l'évent ::aufli , les Habitans ſons parle 48 LES MILLE ET UNE fi légers ,> que leurs pieds ne touchent pas à la Lune. Comme ils ſont prévenus du danger qu'ils courent , s'ils ne ſe maintiennent pas le cerveau libre, ils pratiquentdès la jeuneſſe , quantité de ſecretspour cet effet. Ils ontdes livres faits exprès pour cela ; on n'en fait même plus d'autres. De la lecture de ces livres, ils paſſent à des converſations de même eſpèce ; auſſi faut- il convenir qu'il ne leur reſte pas l'ombre de ſens commun . Dégoûté de tour tems de leur façon de faire & de penſer , bien loin de m'a pliquer dans ma jeuneſſe à mevuider le cerveau , je mis toute mon attention à le remplir. Je n'étois pas fâché de quiter ma patrie , que je n'aimois point , & de graviter vers celle- ci ou mon goût m'in clinoit déjà : pour cela j'évitai la compa gens mon âge, & fis mes le &tu res ordinaires des ou ouvrages d'un homme qui avoit gravité un ſiécle auparavant. Ma tête , en ſuivant ce régime , s'em plit bientôt de quantité d'humeurs étran géres , de façon que devenant plus lourd de jour en jour, je fus entraîné vers la terre avec violence , à laquelle il nie fut impoſſible de réſiſter : je n'eus que le gnie des de > teins FA DAISES. 49 > tems dem'enveloperdans mon manteau , par un trait de prudence dont je me ſçus bon gré par la ſuite; car j'évitai parce moyen , quantité d'influences cathareu ſes qui m'aſſaillirent ſur le chemin . La Lune étoit à ſon premier quartier quand je la quitai : ellepeut bien s'être renou vellée trente - ſix fois depuis.... Ah ! que vous vous ennuyâtes , dit Gracieux. Pourquoi , reprit Brillandor ? le Ciel n'eſt- il pas un païscurieux ? D'ailleurs , les profondes études que j'ai faites n'ont rendu ſujet à des diſtractions qui m'é pargnent l'ennui de la ſolitude , & mê me celui des mauvaiſes compagnies. Ce qui doit vous ſurprendre, c'elt que j'aïe paſſé tout ce temsfans manger : mais on n'en a aucun beſoin dans la moïenne ré ſoit que l'air у foit peu propre à la digeſtion , ou nouriſſant par lui-mê me... S'il avoit plû à la Fée , intérompit de nouveau Gracieux , j'aurois voyage par ce païs- là ; au moins n'aurois-je fait ni bonne ni mauvaiſe chere , & je n'au rois pas tant trouvé de ronces ſur le che min . Brillandor repritla parole : J'arri vai à la Terre en gliſſant le long d'un Arc- en - Ciel couleur de roſe , aurore & bleu.. Je vous avoüerai que ce monde- ci E gian , > > me 50 LES MILLE ET UNE 3 me charma au premier coup d'æil: Ce n'eſt pas que la Lunediffére eſſentielle ment de la Terre , on y voit des plaines des fleuves , des forêts; mais tout y eſt défiguré. Ici on ſe plaît à conſerver les beautés de la nature; on ſe plaît là haut à les détruire : en un mot, mes compa triotes ont fait de leur Lune un théâtre digne d'eux. Le Lunatique a le dehors aimable , une vivacité qui plaît & qui prévient : mais pour vivre avec lui , il faut être auſli frivole qu'il l'eſt lui-même; s'occu per de bagatelles, changer , à propos de rien , de goût , de façon de penſer , de ſentiment, de caractére ; enfin , vivre en girouette. Jamais il ne parle deux jours de ſuite le même langage ; aujourd'hui c'eſt un jargon , demain il ſe ſervira d'un autre : en deux minutes il change d'ajuſtement de maintien , pour ainſi dire de figure : Vous ſortez de le poir vous le revoyez dans le momentodgn il est étranger pour vous ; mais il ne l'eſt jamais pour lui même : aucune métamorphoſe ne le gêne; il ſe prête à toutes ces révolutionsavec une docilité charmante : il eſt dans ſon élément. Il eſt inconſtant : mais il eſt fait pour l'être. Les >

FADAISES. JI ܪ > Les femmesy font maintenant les ſeue les Divinités du païs : chaque mari dans fa maiſon , eſt un Prêtre qui travaille à rendre la Déeſſe favorable aux væux des étrangers qui l'implorent , en l'irritant contre lui-même, mais un Prêtre défin téreſſé , qui ne demande rien pour lui. Au demeurant , il eſt chargé de l'entre cien de l'Idole ; car il faut la parer : le peuple ſe prend par les yeux. Il ſeroit aſſez difficile de ſe faire une idée d'une femme Lunarique ; elle ne Teſſemble en rien aux femmes de ce païs. Ici, quand on a quelques traits , du na turel , de la pudeur, on a tout; là- haut, tout cela ne méne à rien : elles le don nent des agrémens qu'elles inventent , & qu'elles ne doivent qu'à elles -mêmes ; & la nature n'eſt qu'une forte. Elles fontvives , enjouées, hardies , même un peu folles , & Lur-tout coquete tes ; mais toamuſantes , qu'elles font ex cuſer tous leurs travers . Je les idolâtre encore ; non queles femmes de ce monde ci meſoient indifférentes : mais ſi je me trouvois jamais entre les unes & les au tres , je les aimerois toutes pourm'épar gnerLembaras du choix ... Le tour no feroit pas mal adroit , intérompit Gra cieux. Avec . 2 > > E $ 2 LES MILLE ET UNE a Avec tant d'agrémens, reprit Brillan dor, ces Dames n'inſpirent point d'a mour ; elles ne font naître que du goût, & ce ſentiment les contente : elles évitent tout ce qui contraindroit leur humeur volage. Il leur faut des amuſemens , & non des paſſions. Le caprice fait chez elles ce que le deſtin fait ailleurs,ce qu'il prononce eſt irrévo cable. Mais j'aurois beau parler ſur leur compte , je n'épuiſerois pas la matiére. Je crains même qu'en en parlant trop, je ne me faffe ſoupçonnerd'en avoir étémalre çû : il eſt vrai que le caprice ne leur a pas parlé pourmoi;mais comme on ne m'a pas fait des traitemens plus doux ſur la terre, j'ai toujours penſé que cela venoit plus de ma faute que de la leur ..... Ah ! dit Gracieux , en l'interrompant., Seigneur , vous cherchez .... Non , je ne cherche pas de compliment , reprit le Chevalier Lunatique ; je vousavoiierai même, que je meſuis étonné vingt fois , de ce qu'é tant fait ſur un certain modéle , ne man quant ni d'eſprit ni de courage , j'aye toujours été le plus malheureux de tous les galans du monde ; vous vous en éton nerez vous-même en entendant mon Hiſtoire. Mon > FADAISES. 53 > Mon premier ſoin dès que je me vis habitantde ce monde , futde choiſir ma profeſſion . Comıne je ne hais point la gloire , & que je crains peu la fatigue , j'embraſſai la Chevalerie Errante , qui me convenoit à merveille. Le goût des avantures ne détermina encore ; car , qu'eſt-ce qu'une vie ſans avantures? c'eſt un tiſſu d'ennuis : D'ailleurs j'avois trop bien débuté pour refter en fi beau chemin. Je paſſe ſous ſilence ces combats journaliers , ces ſuccès malheureux ou favorables auſquels un homme de notre état eſt ſujet ; je viens tout de ſuite à des faits de plus d'importance. Comme je traverſois le Royaume de Congo , je fus tenté de voir la Princeffe Houhoukéké qui en étoit Souveraine. J'arrivai dans la Capitale le jour d'un Tournois ; j'entrai en lice , & j'en eus tout l'honneur : C'étoit m'annoncer par un début brillant. Je fus recevoir à f'Amphithéâtre le prix des mains de la Princeſſe : Je la vis, je l'aimai'; il étoit impoſſible de faire autrement, car elle étoit charmante : je nepourois en faire que de foibles portraits. L'avantage que j'avois remporté me donna lieu de m'introduire à la Cour: E Je 3 44 LES MILLE ET UNE Je crus d'abord apercevoir dans fes re gards quelque choſe de favorable pour moi; mais je ne conſervai pas long-tems ce foible avantage. Houhoukéké d'ailleurs toute char... mante ) avoir les plus vilaines mains du monde , &. la fureur de les montrer ; mais l'empreffement de la Cour à les loüer ſans ceſſe , étoit ce qui m'étonnoit le plus. Moi je gardois là - deſſus un filen ce froid ;; j'euffe crû inſulter la Princeſſe : on jouant quelque choſe d'auſſi laid , lorſqu'il y avoit d'ailleurs an fi beau champ pour admirer. Mon filence fut remarqué par mes Rivaux ; ils l'inter... préterent & je perdis la faveur : mais le mal n'eûr pas été ſans reméde , fi mës concurrens n'euffent pris le patti d'aller juſqu'à la Chine, foutenir dans un Tour nois , ſous le nom de Chevaliers des Belles-mains , qu'Houhoakéké avoit les plus belles mains du monde. A ce trait ; ne pouvant reſter à la Cour , ni me mêler parmi ces infenſés , je tournai mes vûës d'un autre côté.... Oh ! pour te coup , dit Gracieux, je ne vous comprends pas s. que vous eſt- il couté d'aller joûter à la Chine ? Vous avez tant de fois joûté à propos de rien ! Il s'agiffoit pour vous dun :. FADAISES. 55 d'un bonheur .... Bonheur , ou non , reprit Brillandor , cela m'importe peu ; ' on m'ofriroit toutes les Princeſſes de la terre , l'Univers s'armeroit contre moi , que je dirois toujours qu'Houhoukéké a de vilaines mains ; à plus forte raiſon ne jouterai - je pas pour ſoutenir le con traire : je ne puis pasprendre ſur moi de défendre les mauvaiſes cauſes. Après cetre avanture , pourſuivit Brillandor , croyant être devenu fage à mes dépens , je reſolus, puiſqu'enfin il falloit fater le foible des Dames pour leur plaire, de donner dans ce travers. Comme je voya geois lentement , j'arrivai à la Chinc lorſqu'il y avoit déja long-tems que les Aman's d'Houhoukéké en étoient partis. Skobelousku , fille du Roi de la Chia ne , n'étoit pas à beaucoup près fi belle qu'Houhoukéké ; mais elle étoit pi quante .... 11 me ſemble néanmoins, dit Gracieux ( dont le forr étoit de faire des remarques ) que l'héritieré de Con go devoit être plusbrūné .... Eh bien , reprit Brillandor , l'autre étoit plus pi quante :je vousle dis , je m'y connois. J'avois oüi dire qu'entr'autres fantai fies ( car Skobelousku en avoit quelques- unes ) elle avoit le foible d'aimer les: E4 jambes. 56 LES MILLE ET UNE

ز jambes bien faites : Je l'ai naturellement: très - fine ; mais pour flater la Princeſſe: dans ſon goûr , je crus devoir y ajouter quelques agrémens d'emprunt. D'abord ma ruſe eut tout l'effet poſſible , Skobe ' lousku trouva ma jambe faite à ravir , & ſur ce paſſeport me permit de lui faire allidûment macour. Je ne ſçai fi la jalouſie éclaira mes Ri vaux , ou ſi mal-adroitement je m'aviſai de placer un jour le gras de ma jambe de travers ; mais le bruit de ma ſuper cherie ſe répandit , & l'on forma le def ſein de meconvaincre. On indiqua des joûtes pour amuſer la Princeſſe ; j'y vins paré à mon avantage & me plaçai à côté de mes concurrens. Au ſignal je voulus partir avec les autres 3; mais au premier effort que je fis , je m'aperçus que ma jambe étoit accrochée à la barriere par un petit crampon de fer : j'eus beau cara coller, il fallut y laiſſer mes dépouilles; quelque Page m'avoit joué ce tour. Bientôt on abandonna les joûtes pour venir rire de mon avanture : mais le plaiſir couta cher aux rieurs ; car à peine fus-je en liberté , que ſaiſiſſant ma lance à deux mains , ma bride entre mes dents, je gagnai la plaine en frapant à droite & FADAIS E S. 57 > à gauche. Je ne ſçai ou je pris tant de forces , c'eſt la fureur quim'animoit mais il faut que dans cette avanture j'aye. meurtri plus de deux mille Chinois. CommeBrillandorenéroit à cet endroit de ſes avantures , il s'aperçut que Gra cieux dormoit , il attenditquelque tems: Enfin voyant qu'il ne s'éveilloit pas , n'oſant par politeffe le tirer de fon fom meil, ne voulant pas conter à vuide , il prit le parti de chercher à s'endormir de ton côté. L'Abbé en parlant ainſi ; s'aperçutque les Dames étoient un peu plus qu'aſſou pies , & regardant la réſolution de Bril ſandor comine un conſeil pour lui , il ſortit : Il ne tiendra qu'au Lecteur de s'endormir aufli , fi l'avis lui ſemble bon, CHAPITRE VIII. Gracieux donne dans le Pot au noir. Suite de l'Hiſtoire de Brillandor. Ce que devint ce Chevalier. Os Chevaliers dormoient déja? cieux 58 LES MILLE ET UNE > > cieux fur réveillé par un horrible coup qu'on lui déchargea ſur la tête : il l'eût rendu , s'il eût trouvé à qui le rendre ; car il n'étoit pas endurant: mais n'aper cevant rien , parce qu'il faiſoit très obſcur , & qu'en effet 'il n'y avoit per ſomne ; ah ! li jamais je te rencontre , s & cria-t'il ! Qui , Seigneur , lui demanda Brillandor ? ... Celui qui vient de me bleffer , répondir Gracienx en fe ban dant la tête avec ſon écharpe. ) . Eres vous bleſſé, repliqua le Chevalier Luna tique ? Qüi, à la tête , repartit Gracieux. Mais nous fommes dans une caverne , dit Brillandor , ne ſeroit - ce pas que vous vous ſeriez caffé la tête à l'entrée , qui ſans doute eſt trop bafſe , tandis qu'ilne m'eſt rien arrivé à moi qui ſuis plus pe tit que vous ? Gracieux vit bien qu'if pouvoir en être quelque choſe, il laiſſa tomber ce propos , &fit des excuſes à Brillandor Tür ce qu'il s'étoit endormi le priant de reprendre le fil de fon Hil toire. Le Chevalier Lunatique qui ne: vouloit qu'être entendu , pourſuivit ſon récit dans ces termes. Au ſortir de la Chine , la Cour du Mogol me ſembla mériter mon atten tion. J'y fus , & pendant long -tems j'y vécus > FADAISE S. 59 pas úne. vécas ignoré, n'ayant pas d'occaſions de faire des actions d'éclat. Je crois que je . ne fuſſe jamais parvenu à me faire con poître , ſansle prodigieux talent que j'ai pour deviner les énigines , mêmeles plus obſcures ; il eſt vrai que je n'en manque L'énigmeétoit l'amuſement favori des crois Princeſſes héritieres du Trône du: Mogol ; elles en faiſoient continuelle-. ment , elles les propoſoientà leur Cour, avec un prix pour les heureux. Je mefi gnalai par des füccès fi ſuivis dans :ce genre , que bientôt je m'attirai quelque: diſtinction. Desque je me vis ſur un certain pied à la Gour je cherchai à me faire des intrigues: je parlai d'amour à Mina fär plus belle des trois Princeſſes , quoique fuffe fût d'avoir un: Rival préféré ; mais c'étoit un jeune homme médiocre. pour l'eſprit, pour le courage , & qui n'avoir que de la beauré. Dès que je trou vai occaſiond'entrerenir la Princeſſe , au détail que je lui fis de ines ſentimens, je mêlai quelquesdiſcours à monavantage; quelques épigraines contre mon Rival pour avancer plus promptemene mes, affaires, en le détruiſant auprès d'elle. ;) Be je ) > 60 LES MILLE ET UNE > Le premier jour la Princeſſe me donna des énigmes à expliquer , au lieu de m'entendre ; le ſecond jour il lui prit des vapeurs , & le troiſiéme on me refuſa l'entrée de ſon apartement. Dans le dépit qui m'animoit, je fus offrir mon cæeur à la Princeſſe Belbé ſa cadette , qui ſans être aufli touchante , avoit ſes charmes. Elle me reçut comme une belle reçoit l'Amant d'un autre. ( Il y a , il eſt vrai, des diſtinctions pour les heureux , &pour ceux quine le ſont pas. ) Vous m'aimez , Seigneur, me dit elle ! Auriez - vous donc oublié les char. mes de Mina ? J'entrevois la cauſe de votre changement; vous m'aportez des hommages qu'on refuſe ailleurs. Je crus devoir dans cette occaſion , lui exagérer la beauté de Mina , afin d'excuſer mon penchant pour cette belle : c'étoit même une façon de conſoler Belbé, d'être mon pis-aller au refus de la plus charmante Princeſſe du monde. Ceque vous auricz peine à croire , Seigneur , & ce qui n'ar rivera jamais qu'à moi,la Princeſſe me tourna le dos, & ne m'a jamais regardé depuis. Cette diſgrace me fit quitter le Mogol plâtôt que je n'euſſe voulu. Il ne tenoit >

> qu'à FADAISES. 61 m qu'à moi de me déclarer Amant de la troiſiéme Princeſſe , & de briguer 11 nouveau refus ; mais ne trouvant rien d'affez piquant dans cette avanture , je réſolus d'aller en Perſe. Je m'arrêtai en paffant, à la Cour de Candahar. La Reine de ces contrées, quoiqu'entre deux âges, conſervoit en core des agrémens. Je voulus eſſayer la mon étoile m'épargneroit auprès d'elle ; mes commencemens ne furent pas mal heureux : Je fus bientôt entre les . Cour tiſans celui qu'elle honora de ſa confian ce , j'étois de tous les plaiſirs. Un jour je me hazardai à lui parler tendreſſe , j'eſſuyai des caprices , des hauteurs , & même des dédains ; mais comme il faut que tout finiſſe , enfin dans un moment où nous étions ſeuls , & ou je la preſſai plus qu'à l'ordinaire , elle m'avoia que je ne ſui étois pas indiférent. A ce coup je me crus deſenchanté ; car j'ai toujours crû l'être ſur le chapitre des bonnes fortunes : Je me jettai à ſes genoux ; on m'y ſurprit preſque , elle en rougit : Je me relevai , forcé de contraindre mes tranſports ; mais je fis paroître tant de gayeté le reſte de la journée , qu'un mau vais plaiſant, qui ſe douta du fait, fit

> > Un 62 LES MILLE ET UNE vez pas qui n'a pas un conte anonime.: il étoit vif, la Reine ne me l'a jamais pardonné; elle prérendit que j'avois manqué de diſcrétion , & que qui ne ſçavoit pas taire les petites fa veurs, n'étoit pas digne des grandes. Gracieux s'endormit pour la ſeconde fois en cer endroit du récit deBrillandor. Le Chevalier Lunatique le promit bien de s'adreſſer mieux à l'avenir, pour con ter ſes avantutes. Jecrois que vousn'a. lieu d'être ſenſible à ſon dépit; En effet , Meſdames , qu'y perdez -vous? c'étoit un fou d'une eſpèce mélancoliqus dû vous amuſer. TandisqueGracieux dormait , la Féę Trois-bofles ſe trouva ſur ſon chemin , elle couroit le monde ſur certaines in quiétudes , dont par la ſuite je vous dé brouillerai le motif. Si elle avoit recon nu le Voyageur , c'étoit fait de lui . Ima gineriez -vous qu'il dût fon falut à cette écharpe dont il s'étoit envelopé la tête , & quile renditméconnoiſſable aux yeux de ſon ennemie. Ainli pour éviter la mort , il falloit néceſſairement qu'onlui fît un conte , qu'il s'endormît , qu'il ſe caſsât la tête , qu'il l'envelopât., pour de pas remonter plus haut., car cela nous meneroit inſenſiblement juſques aux coups > > FADAISES. 63 ) coups de poing. Quel enchaînement ! Mais un autre coup de bonheur ; il falloit qu'il ſe rendormît de nouveau ſans cela il eût reconnu la Fée , fe fût troublé , & ſon trouble l'auroit trahi: Non , il y a là-dedans des arrangemens admirables! Je ne ſçai point pour cette fois, fi Brillandor s'endormit , il faudroit qu'il eût cu le fonimeil à commande. Pour ce qui eſt de Gracieux , il ne dor mit pas long -tems, & ce ſecond réveil fut bien moins diſgracieux que le pre mier. Infatigable s'arrệta & hennit de toutes ſes forces. Le Chevalier ouvrit les yeux,, & vit qu'il étoit à la porte d'un Palais ſuperbe. Il conçut dans le mo ment que puiſqueſon Cheval s'arrêtoit , il étoit néceſſaire qu'il entrâc dans ce Palais. Il ôta ſon écharpe de deſſus la tête , pour avoir l'air plus ſéant , & dela cendant du courſier , il ſe jetta précipi tament dans le veſtibule. Lę Chevalier Lunatique voulut le ſuivre ; mais les deux battans de la porte ſe fermerentà ſon nez. Dans cette extrémité , forcé de revenir ſur ſes pas, il chercha le cheval Fée , qui étoit diſparu : enfin il fur con tçaiņt de s'en retourner triſtement à pied. Il n'y a pas demalà cela ; it feroit 6.4 LES MILLE ET UNE à ſouhaiter qu'il en arrivât autant à ces curieux , ces ennuyeux qu'on porte ſur les épaules, qui s'acharnent, qui pour fuivroient leur proye juſqu'au bout du monde ; gens qui ſe livrent à tout, tou jours diſpoſés à s'informer , à blâmer à tort & à travers, à parler d'eux conti nuellement , ſoit en bien , ſoit en mal , ce qui eſt égal, car c'eſt toujours la va nité qui les faitparler. > > CHAPITRE I X. Où l'on verra donc encore un Canapé; ego quelques parentheſes : Gallerie : Combat, G Racieux, du veſtibule pénétra dans la cour , de là , dans différens apar temens , ſans trouver, à la grande ſur priſe, perſonne à qui il pût demander pourquoi il y étoit venu ,n'en fçachant rien lui- même. Las enfin de parcourir inutilement , il s'arêta dans une chambre dontl'ameublement lui plut , parce qu'il étoit couleur de roſe , &quec'étoit ſa couleur favorite. Il s'aſſit ſur un Canapé, l'eſprit & le cæur toujours occupé du même FADAISES. 65 > > même objet , c'eſt - à - dire de Riante , puiſqu'il n'avoit pas ceſſé de penſer à cette belle depuisqu'il l'avoit vuë. Peut être ai-je failli de le dire juſqu'ici : un conteur peut bien s'égarer ; mais le cour d'un Amant ne s'égare pas. Tandis que Gracieux s'occupoit du projet de la délivrance de Riante , de crainte de ne pas arriver aſſez-tôt , de défiances de lui-même, le Canapé ſur lequel il étoit , fit un mouvement : cela lui parut extraordinaire dans un meuble aſſez neuf ; mais le mouvement augmen . tant toujours , cela lui ſembla bien plus fingulier , juſqu'à ce qu'enfin le Canapé prenant la parole , acheva de l'interdire abſolument. Bon jour , beau Chevalier , lui dit le meuble doué d'intelligence.Eh! qui es- tu , toi qui mefaluë , reprit Gra cieux ? Je ſuis , reprit le meuble , une pauvre femme changée en Canapé, pour m'être attiré le couroux: d'une Fée. Il ne faut pas que cela te ſurprenne ; rien de fi familier maintenant , rien de ſi fort à la mode que ces fortes demétamorphoſes... C'eſt encore , dit Gracieux, un avantage pour une femme, d'être métamorphoſée à la derniere mode ... Cette mode - là n'a pas réufli , reprit le Canapé ; aufli eſtil ? > > 66 EES MILLE ET ONE pas il vrai que mes compagnons de fortúne: ont été ſujets à grand nombre d'incon-. véniens fâcheux . N'allez pas en croire: autant de moi : il ya Canapés & Canapés. Je ſuis un honnêre meuble , dont les; avantures ne ſcandaliſeront jamais per- fonne. C'eſt ici le Palais ou les Fées s'ala ſemblent à certains rems de l'année. Elles: ont ( par eſprit de ménage ) meublé tous leurs apartemens des objets de leur co lére , & je leur en ſcai bon gré . N'aimai- je pas mieux , dans le fond ; être Canapé, que Belette , Citroüille ,, ou Cornichon ? Pourvû qu'on ne ſoit de ces Canai... pés... vous m'entendez, Scigneus ? il faut : toûjours faire ſon métier honnêtement ,, s'il ſe peut ; ce n'eſt pas l'eſprit , ce n'eſt pas la broderie , c'eſt l'honnêteré qui pare les gens ; encore avec cela faut- il avoir l'acterion dene pas ennuïer ſon monde. Chacun ſçait que je ſuis ici pour avoir : trop. bonne : je ne m'en plaindrois pas , ſi l'on ne m'eût - miſe en mauvaiſe : compagnie ; mais c'eſt pitié que tous ces gens-ci. Cette Sonnecte,quieſt ſur la che minée : le mauvais petit caractére ! Elle . voit la Fée Belle en rendez- vous avec un Berger ( C'étoit un Berger fils de Roi , qui gardoit les moutons pourſon plaiſir: er éré .

FADAISES. 67

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pourlui

& s'il vousplaît, il n'y avoit qu'honneur dans leur fait.) Elle va le dire à toute la contréć. Moi je fis le contraire ; je don nai azile à deux Amans qu'on pourſui voit. Tout mon crime eſt d'avoir eu trop de compaſſion : c'eſt la fantaiſie des bons cæars. Mais conſidérez ce gros Fauteuil c'eſt un Bonze : Ah ! que cela faiſoit un vilain homme , ménteur , avare , hypo crite : il avoit autant de défauts feul, qu'il en faudroit pour en faire mépriſer trois autres. Il en impoſoitavec un crâne pelé , quelques cheveux blancs tout au tour , une marche compoſée, des yeux mourans ; mais il aimoit la bonne chere & tous les plaiſirs : il eût plûtôt vendu la Pagode, que de ſe les refuſer. Là-bas , dans l'encognure , c'eſt un Mandarin. Ah ! quel fainéant : Nous avons l'uſage de lavoix une fois tous les ans , il nes'en fert jamais , cela le fatigue roit trop : il a paſſé la moitié de ſa vie à manger , à dormir ; il paflera le reſte à feſter là , & à ſe taire. Je vois , dit Gra cieux ( en intérompant le Canapé ) que vous poſſédez à fond l'hiſtoire médiſante de votre voiſinage ; ce n'eſt pas ce qui m'inquiére. N'auriez - vous aucune con noiſſance de mon fort ? ... J'en (çai bien E: 2 quelque > 68 Les MILLE ET UNE • > > quelque choſe , reprit le Canapé ; écou tez encore quelques portraits , je veux vous mettre en païs de connoiſſance... Mais vous feriez auſſi bien d'en reſtera là , répliqua Gracieux. Oh ! répondit le Canapé, je ne veux pas qu'on me repro che ... Ah ! continuez -donc, dit triſte ment le Chevalier , puifque votre parti eſt pris ; mais vous avouë que je ne :. goute point les portraits...Ce joli perit colificher qui eſt ſur la cheminée, en forme de Boujoir , reprit le Canapé , c'étoit ce qu'on apelle un bel eſprit, ainſi métamorphoſé , pour avoir tourné une Fée en ridicule. Scavez-vous ce que c'eſt qu'un bel eſprit ?... Non , reprit Gra cieux , je n'en (çai rien ; mais pour peu que cela vous reſſemble , cela doit être fort ennuyeux ... Qu'apellez -vous , en nuyeux ? Il n'eſt rien de ſi charmant dans le monde. Ah ! vous parlez de portraits ; c'étoit un homme pour celui qui eſt ſur cette chemi née-là : c'étoit dommage qu'il eût trop d'eſprit ; mais je lui ai vû reprocher ce défaut parceux mêmes qui n'y compren nent rien. Ah ! je voudrois que vous l'en tendiffiez quand ce ſera ſon tour à parler. Enjoué , ſublime, naturel , délicat & fa > > faire des por traits , que

> milier FADAISES. 69 > > milier tout enſemble : s'il ſe livre à la verve , ce ſont des traits ſaillans , du feu , des éclairs , de la tempête; l'imagination brille , l'eſprit la ſeconde , ils renaiſſent ou l'on croiroit qu'ils s'épuiſent , ils augmentent , ils étonnent, & la raiſon ... La raiſon ? reprit Gracieux , je ne vois pas qu'elle ait rien à faire dans tout ce pot pouri : en vérité, Canapé mon ami, vous & votre bel eſprit , vous extrava guez tous deux : Ah ! la mauſſadechoſe , qu'un bel eſprit! fi je le deviens jamais ... Mais , continua -t'il, ne pouriez- vous pas me retrancher quelque choſe de ce fot entretien ? ... Vousmele répéteriez cent mille fois , reprit le Canapé , que je n'én dirois ni plus ni moins. Ilya un an que je metais pour laiſſer dire des fotiſes aux autres ; c'eſt à mon tour de parler ; je parle , je parlerai , & vous m'entendrez : un moment de patience , & vous ſçaurez tour : qu'eſt -ce que vingt ou trente por traits que j'ai à vous faire ? L'Ecran garni de découpures , c'eſt un jeune hom me dont l'avanture eſt plaiſante. C'étoit une de ces têtes à l'évent, qui croyent ne rien devoir aux femmes , parce qu'ils leur reſſemblent. Un jour , dans un cercle oùil ſe trouva , il foutint à une Fée > . 70 LES MILLE ET UNE > Fée, qu'elle étoit vieille , quoiqu'elle nc parût pas avoir plus de quarante -cinq ans. On fut ſurpris , un moment après. qu'il eût lâché la foriſe , de ne voir qu'un Écran , où il Yy avoir un Fat.. La Dame: s'étoit vengée ſur le champ , ſans lui faire changer , ni de place ; ni dé fonc tion : car avant la métamorphoſe , il avoit le dos contre la cheminée, & fer voit déja d'Ecran à toute la compagnie. Certe Table , entre deux Fauteuils , e'étoit une femme d'un certain rang , qui ſe mêloit haurement de dévotion , four dement de galanterie , & mêine de plus d'une : d'abord avec un vieil Enchanteur pour le ſecret ; enſuite pour le ragout , avec un aprentif Bonze. L'Enchanteur découvre fon Rival , l'envoie à ſa Dame changé'en Caffolette. La Belle reconnoît fon Amant rien qu'aux odeurs ;le froid là ſaiſit , .elle devient marbre , & la voilà placéeentre deux filles de vertu commo de, quila remercientdu ſoin qu'elle prit toûjours de cenſurer leur mauvaiſe vic. Ah ! j'oubliois mon ami le Tabouret , autrefois le Doyen des Adonis ; toujours tiré, toujours muſqué' , toujours fade : il n'eſt pas là pour avoir porté la péru que blonde, les dents poſtiches , pour s'être

FADAISES. 73 3 > sècre vanté mal à propos de bonne for tune ; mais pour avoir demandé certain rendez - vous dont il ſe.tira cahin - caha . On dit que beaucoup de nos jeunes gens : ne s'en tireroient pas micux ; mais ils : fçavent ſe faire excuſer. La Pincerte eſt une femme.réduite là , pour un trait de ſacyre : c'étoit cepen dant un de ces ſujets minces, quine ſem blent pas faits pour parler des autres. La Rendule eſt une babillardė. Les Giran : doles , des coquettes. Le. Pleïant ,un dareur. Le Miroir , un médiſant. Les Chenets des importuós. La Péſe , une tracaſſiére. LesRideaux des inenteurs.... Tandis quelé.Canapé étoit dans ce to rent d'invectives ; tout à coup les meu- bles de la chambre,firent de grands mouvemens. La Sonnette commença la fédio . tion : elle n'eut pas fitôt donné le ſignal , que - Chaiſes , Fauteuils , Tables , tout Pameublement enfin , accourut ſur le : Canapé. Gracieux ſürpris, comme il devoit l'être d'un tel incident , ſe leva., . & voulutgagner la porte ; pour éviter le choc , lorſque les pieds rencontrerent un Por - de -chambre d'argent qui rouloit de toutes les forces de deſſous le lit , pour fe trouver dans la mêlée. Notre Cheva lier > > 72 LES, MILLE ET UNE - > lier trébucha : alors il devint malgré lui ; témoin de la bataille la plus ſinguliere qui ſe ſoit jamais donnée ; mais témoin intéreſſé , car le fort des coups lui tomba ſur le dos. Le Canapé ne vit pas plûtôt fondre l'orage, qu'il ſe prépara à le ſoutenir. Le Tabouret fut ſa premiere victime, il le rejetta loin de lui les quatre pieds en l'air , & cet infortuné entraîna en tom bant la Pincerte & la Péle , que le deſir de la vengeance amenoit au combat, ſans autre reſſource qu'un peu de courage, & beaucoup de colére , mais la chute de trois ennemis ſi peu redoutables , ne fit que raffembler autour du Canapé, de nouveaux périls. Un adverſaire digne de lui ſe préſente : c'eſt le Fauteuil ; ils ſe meſurent quelques tems , prêts à s'é lancer l'un ſur l'autre ; bien -tôt ils fe ferrent ; chaque coup qu'ils ſe portent réduiroient en canelle tout le magazin d'un Fripier: Le Fauteuil répare en adreſ fe , en légéreté , ce qui lui manque en force : il ſemble même pendant quelque tems , avoir l'avantage de la lute ;mais enfin , le Canapé, par un dernier effort , l'ébranle , le fouléve , & le renverſe ſur le parquet : il tombe comme un cédre du Liban > FADAISES. 73 Liban frapé de la coignée. A ce coup , la colere desautres meubles, que la curios fité de voir un ſi beau pair d'athelétes , avoir ſuſpenduë, renaît : ils s'élancent de concert ſur leur ennemi commun ; ceux qui ne peuvent ſe mêlerparmi les combattans , refpirent leur fureur, & leur inſpirent celle qu'ils reſſentent. Le bruit de la Sonnette augmente , le mou vement de la Pendule redouble , le Par quer ſe ſouléve , les Rideaux courent le long des tringles ; ils reviennent , ils courent encore ; ils frémiſſent de voir leur rage enfermée dans un eſpace ſi Le Miroir ſe ternit , pour ne pas retracer , & les horreurs de cette mê. lée & le malheur des ſiens. Car enfin , le Canapé , toujours heureux , toujours vainqueur , diſperſa ſes ennemis , & les força à lui donner la paix , après s'être acquis dans cette journée un honneur immortel. Si quelque choſe pouvoit di minuer ſa gloire , c'étoit, que s'étant toujours tenu ſur le dos de Gracieux cela lui donna l'avantage du terrain. Il falloit que ce Canapé eût été dans ſon tems une vigoureuſefémelle. court. > 1 G CHAPITRE 74 LES MILLE ET UNE CHAPITRE X. Comme le champ debataille s'en fut, og ne reſta à perſonne. Comment Riante fut retrouvée , dos cé que devint la merveilleuſe Trois-boffes. Endant quedura cette étrange guer. > ز < étar étoit le déſaſtreux Amant qui en étoit le théatre : vingt fois il crut tou cher au dernierinſtant de la vie ; vingt fois en preux Chevalier 11 en fit le ſacri fice à l'aimable Riante. Cependant, con tre toure eſpérance , il ſe trouva encore en état de fe relever après le combat fini, avec des contuſions, il eſt vrai ; mais avec plus defrayeur que demal. Son premier loin des qu'il fut debout, fut de fair le Canapé; car il le fouve noit encore desportraits. Il aperçut une Chaiſe renverſée , que la foibleſſe empê choit ſans doute de fe relever ; il l'aida : elle fur feaſible à cette attention . Er comme c'étoit au tour de cette chaife à parler : Seigneur , lui dit-elle , autant quc > FADAISES. 75 > que l'épuiſement put le lui permettre , je puis payer votre ſervice ; Riante re poſe ſur le lit que vous voyez , & qui n'a pris aucune part au combat : tâchez d'en ouvrir les rideaux , déchirez- les s'ils réſiſtent. A ces mots confolans Gracieux accourut vers le lit , & fen tant que les rideaux lui faiſoient de la réſiſtance , il les mit en piéces en un moment. Ah , Mefdames ! qu'il eſt doux de voir ce qu'on aime quand on l'a crû per du pour toujours ! Ce n'eſt que dans ce ſeul cas que je voudrois être dans la pla ce d'un Amant, il doit goûter tous les plaiſirs enſemble. Gracieux en fut enivré juſqu'au point de ne pas s'apercevoir fa belle étoit enchantée , &que tous Ses tranſports , tous fes foupirs étoient perdus pour elle : Enfin l'illuſion com mençant à décroître , il crut la réveiller par toutes les choſes qui troublent les Tommeils ordinaires ; il l'apella à voix haute : c'eſt quelquechoſe quela voix d'un Amant ; mais ce n'étoit pas encore cela : il lui ſerra la main ; c'étoit encore quelque chofe : il lui fit reſpirer de l'eau pure, puis des eaux violentes , il lui frapa dans G2 les que 76 LES MILLE ET UNE les mains , il la pinça même. Eh ! ce n'é toit pas cela : Enfin il s'aviſa de lui déro ber un baiſer ; cela lui réuſſit un peu , Riante fit un petit mouvement. Je ne ſçai quelle idée ce fuccès fit naître à no tre Amant ; mais il trouva le ſecret de la deſenchanter tout -à -coup : Secret que je ne connois pas, que peut- être il meſied d'ignorer ; ce qu'onm'en a dit , c'eſt qu'il ne réveille pas toujours les belles , ſur tout quand elles veulent dormir. Je ne ſçai point , Meſdames , ce que devinrent ces deux Amans ; ils furent heureux ſans doute , au moins méri toient-ils de l'être. Rare revit ſa fille , & eut la conſolation d'avoir un gendre aimable. Il ne me reſte plus qu'à finir mon Conte , en vous diſant pourquoi l'aimable Riante ſe trouva au Palais des Fées. Trois -boffes en l'enlevant , la def tinoit ſans doute à des malheurs plus étranges ; elle la revêtir d'habillemens lugubres , & la deſtina à préparer les drogues pour les enchantemens. Un jour que cette belle infortunée aprêtoit à l'entrée de la caverne, la ver veine, le treffle, la fougére, & tout l'at tirail de la forcellerie ,elle fut aperçûë par FADA IS ES. 77 par la Féé Bredoüille qui n'aimoit pas Trois-boſſes : Eh ! qui l'auroit aimée ; je vous prie Depuis quelque tems les Fées avoient fait des Statuts par leſquels elles s'obli geoient de tranſporter au Palais de leurs aſſemblées, tous ceux qu'elles auroient enchantés. Trois -boffes retenoit donc. Riante contre les régles ; mais la haine en connoît-elle ? Bredoüille avertit ſes compagnes de la contravention ; ainſi Trois-boſſes fut privée du plaiſir d'une vengeance qu'elle s'étoit tant promiſe : tout ce qu'elle put obtenir, c'eſt qu'au moins Riante füt defenchantée dans les régles. Pour s'y opoſer , elle chercha Gracieux par toute la Terre , ne doutant point qu'en le faiſant périr, elle n'ôtât tout eſpoir àRare & à Lirette. Elle trou va le Chevalier , mais elle le méconnut, & elle aprir plûtôt la fin de tous les mal heurs qu'elle avoit cauſés , qu'elle ne put y aporter des obſtacles. La rage , le dé ſeſpoir , & même la folie , la ſaiſirent: elle ſe crut mortelle , & fe précipita du haut d'un rocher ; mais cela ne fervit qu'à lui rendre le corps un peu plus contrefait qu'elle ne l'avoit. On prétend qu'elle 78 LES MILLE ET UNE FADAISES. qu'elle fe fit une boſſe au front qu'elle a toujours conſervé depuis ; même des gens dignes de foi , m'ont dit l'avoir vû courir le monde , ſous le nom de la Fée Quatre -boffcs. E IN BRITIS ! 10 NO 1900 UTU SKILDE 1



KAR

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