On Dandyism and George Brummell  

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Du dandysme et de G. Brummell (1845) is an essay by French writer Jules Amédée Barbey d'Aurevilly. The essay is devoted to dandyism and, in great measure, to examining the career of Beau Brummell.

It was published in Memoranda, Journal intime 1836-1864.

It is translated in English as "The Anatomy of Dandyism: With Some Observations on Beau Brummell" by D. B. Wyndham-Lewis, with illustrations by Hermine David, published by P. Davies in 1928.

Full text[1]

PARIS

LIBRAIRIE ALPHONSE LEMBRRB

aî-33, PASSAGE cHoisiuL, 23-33


ŒUVRES


J. BARBEY D'AUREVILLY


3é£s


B49554


Du Dandysme

et de

Georges Brummell


^ss^^^<m^^^^^


M. CÉSAR DALY

DIRECTEUR

de la Revue de V Architecture


MoncherDaly,

Il y a dix-sept ans que je vous écrivais : « Pendant que vous voyagez, mon cher Daly, et que le souvenir de vos amis ne sait où vous prendre, voici quelque chose (je n'ose pas dire un livre) qui vous attendra à votre seuil. C'est la statuette d'un homme qui ne mérite guères que d'être représenté en statuette : curiosité de mœurs et d'histoire, bonne à mettre sur l'étagère de votre cabinet de travail.

« Brummell n'appartient pas à l'histoire politique de l'Angleterre. Il y touche par ses liaisons; mais


DÉDICACE


il n'y entre pas. Sa place est dans une histoire plus haute, plus générale et plus difficile à écrire, — l'histoire des mœurs anglaises, — car l'histoire poli- tique ne contient pas toutes les tendances sociales, et toutes doivent être étudiées. Brummell a été l'expression d'une de ces tendances; autrement son action serait inexplicable. La décrire, la creuser, montrer que cette influence n'était pas seulement à fleur de terre, pourrait être le sujet d'un livre que Beyle (Stendhal) a oublié d'écrire et qui eût tenté Montesquieu.

« Malheureusement je ne suis ni Montesquieu ni Beyle, ni aigle ni lynx; mais j'ai tâché pourtant de voir clair dans ce que beaucoup de gens, sans doute, n'eussent pas daigné expliquer. Ce que j'ai vu, je vous rofl"re, mon cher Daly. Vous qui sentez la grâce comme une femme et comme un artiste, et qui, comme un penseur, vous rendez compte de son empire, j'aime à vous dédier cette étude sur un homme qui tira sa célébrité de son élégance. Je l'aurais faite sur un homme qui eût tiré la sienne de la force de sa raison, que, grâce à la richesse de vos facultés, j'aurais eu bon air de vous la dédier encore.

« Acceptez donc ceci comme une marque d'amitié et un souvenir des jours, plus heureux que les jours actuels, où je vous voyais davantage.

« Votre dévoué,

« Jules-A. Barbey d'Aurevilly

« Passy, villa Beauséjour, 19 septembre 184.^. »


DÉDICACE


Eh bien 1 mon ami, cette dédicace, d'il y a dix- sept ans, je n'en changerai pas un seul mot aujour- d'hui, et c'est la première fois que dix-sept ans n'auront rien changé à quelque chose.

Qu'elle reste tout entière ici , comme l'amitié dont elle fut l'expression et qui est restée immuable en nous, sans vide et sans nuage! Je n'ai pas tou- jours été aussi heureux qu'avec vous, colonne debout dans mes ruines! Dix-sept ans! Vous savez comme ce misérable Tacite, toujours insupportable parce qu'il est vrai toujours, appelle ce long espace de jours, dont il eût peut-être valu mieux me taire, si, dans la tristesse d'avoir vécu, je n'avais pas du moins cette joie, mon cher Daly, de pouvoir dire que je suis identiquement pour vous ce que j'étais il y a déjà tant d'années, et, puisque tout est fatuité en ce livre, de m'y vanter de mes sentiments im- mortels!

J.-A. Ba-Rbey d'Aurevilly Paris, 29 septembre iSéi.



PREFACE


^ DE LA SECONDE EDITION


C'est à peine une seconde édition que ce livre. Tiré à quelques exemplaires, il fut donné, il y a plusieurs années, de la main à la main, à quelques personnes, et cette espèce de publicité intime et mys- térieuse lui porta bonheur. La grande, qu'on ose aujourd'hui, lui sera-t-elle aussi favorable?... Le hruit, cette chose légère, est comme les femmes : il vient quand on a l'air de fuir. Daiis ce diable de monde, peut-être que le meilleur moyen de se faire du succès serait d'organiser des indiscrétions.

Mais l'auteur n'avait pas tant de profondeur quand il publia cette babiole. Alors, il se préoccu- pait asse^peu de choses et de bruit littéraires. Ah!


bien oui ! il avait d'autres toilettes à faire que celles de sa pensée, et d'autres soucis que d'être lu. Les soucis de ce temps-là, du reste, il s'en moque très bien aujourd'hui; car voilà la vie! N'eit-elle pas toute dans cet échange, qui recommence toujours, d'un souci contre une moquerie?... L'auteur du Dandysme et de Georges Brummell n'était pas un Dandy (et la lecture de ce livre montrera suffi- samment pourquoi), mais il était à cette époque de la jeunesse qui faisait dire à Lord Byron, avec sa mélancolique ironie : « Quand j'étais un beau aux cheveux bouclés )>...; et à ce moment-là, la gloire elle-même ne pèserait pas une de ces boucles ! Il écrivit donc, sans prétention d'auteur, — il en avait d'autres, soye:^ tranquille! le diable n'y per- dait rien, — ce tout petit livre, uniquement pour se faire plaisir à lui-même et aux trente personnes, ces amis inconnus, dont on n'est pas très sûr, et qu'on ne peut guères, sans fatuité, se vanter d'avoir à Paris. Comme il n'en manquait pas (de fatuité), il crut les avoir, et de fait il les eut. Qu'on lui permette de le dire, car il est devenir modeste, il eut sa trentaine de lecteurs pour sa trentaine d'exemplaires. Ce ne fut pas le Combat, mais la sympathie des Trente !

Si le livre en question avait été sur quelque grande chose ou sur quelque grand homme, pas d: doute qu'il n'eîlt sombré net, avec ses quelques exemplaires, dans ce silence de l'inattention qui est dû et toujours payé à ce qui est grand par ce


qui est petit; mais il était sur un homme frivole et qui avait passé pour le type le plus accompli de la frivolité élégante, dans une société difficile. Or tout le monde, dans le monde, se croit ou veut être élégant. . . Ceux même qui y ont renoncé veulent au moins s'y connaître, et voilà pourquoi il fut lu. Des sots, que je ne nommerai pas, se vaquèrent de l'avoir compris. Moi, f affirme à mon éditeur qu'ils l'achèteront. Fatuité de partout ! La fatuité, qui a fait le premier succès, fera le second de cette chosette, sur la première page de laquelle on a été tenté d'écrire cette impertinence : « D'un fat, par un fat, à des fats » ; car tout fait glace aux fats, et ceci est un miroir pour eux. Beaucoup viendront se regarder là dedans et y peigner leur moustache : les uns pour s'y reconnaître, et les autres pour s'y faire. . . Brummells !

Il est vrai que ce sera inutile. On ne se fait pas Brunimell. On l'est ou on ne l'est pas. Souverain futile d'un monde futile, Brummell a son droit divin et sa raison d'être comme les autres rois. Seu- lement, puisqu'on a fait croire dans ces derniers temps à ces badauds de peuples qu'ils étaient sou- verains, pourquoi les populaces de salon n'auraient- elles pas leurs illusions, comme les populaces de la rue ?

Et d'autant que ce petit livre les en guérira. Elles y verront que Brummell était une individua- lité des plus rares, qui s'était donné uniquement la peine de naître, mais à qui, pour se développer,


I


il fallait encore l'avantage d'une société très aris- tocratiquement compliquée. Elles y verront ce qu'il faut de choses... qu'elles n'ont pas, pour être Brummell! L'auteur du Dandysme a essayé de faire le compte de ces choses : riens tout-puissants par lesquels on ne gouverne pas que des femmes ; mais il savait bien, en le faisant, que ce n'était pas un livre de conseil que son livre, et que les Machia- vels de l'élégance seraient encore plus niais que les Machiavels de la politique... qui le sont déjà tant! Il savait enfin qu'il n'y avait là qu'un morcelet d'histoire, un fragment archéologique, bon à mettre, comme une cxiriosité, sur la toilette d'or des fats de l'avenir, — s'ils en ont; car le Progrès, qui est en train, avec son économie politique et sa division territoriale, de faire dé la race humaine une race de pouilleux, ne détruira pas les fats, mais pour- rait lien supprimer leurs toilettes à la d'Orsay, — comme inégalitaires et scandaleuses.

Dans tous les cas, voici le livre, tel qu'il a été écrit. On n'en a rien modifié, rien ejfacé. On y a seulement piqué, çà et là, une ou deux notes. La gravité de son temps, qui l'a fait souvent rire, n'a pas asse^ atteint l'auteur du Dandysme pour qu'il regarde ce petit livre, léger de ton, peut-être (il le voudrait bien, il n'est pas dégoûté!), comme une fredaine de sa jeunesse, et pour s'en excuser aujour- d'hui. Par exemple ! non ! Il serait même bien ca- pable, si on le poussait, de soutenir aux plus hauts encornés parmi messieurs les Graves que son livre


PREFACE


est aussi sérieux que tout autre livre d'histoire. En effet, que voit-on ici, à la clarté de cette Ueuette ?... L'homme et sa vanité, le raffinement social et des influences très réelles, quoique incompréhensibles à la Raison toute seule, cette grande sotte! mais d'autant plus attirantes qu'elles sont plus difficiles à comprendre et à pénétrer. Or, quoi de plus grave que tout cela, même au point de vue supérieur de ceux-là qui sont le plus détachés et détournés du monde, de ses pompes et de ses œuvres, et qui en ont le plus méprisé le néant?... Interroge:i-les ! Est- ce qu'à leurs yeux toutes les vanités ne se valent pas, quelque nom qu'elles portent et quelque sinia- grée qu'elles fassent ? Si le Dandysme avait existé de son temps, Pascal, qui fut un Dandy comme on peut l'être en France, aurait donc pu en écrire l'histoire avant d'entrer à Port-Royal : Pascal, l'homme au carrosse à six chevaux ! Et Rancé, un autre tigre d'austérité, avant de s'enfoncer dans les jungles de sa Trappe, nous aurait peut-être traduit le capitaine Jesse* au lieu de nous traduire Anacréon; car Rancé fut un Dandy aussi, — un Dandy prêtre, ce qui est plus fort qu'un Dandy mathématicien. Et voye^ l'influence du Dandysme ! Dom Gervaise, un religieux grave, qui a écrit la vie de Rancé, nous a laissé une description char- mante de ses délicieux costumes, comme s'il avait voulu nous donner le mérite d'une tentation à la-

  • C'est V avant-dernier historien de Brummell.


quelle on résiste, en nous donnant l'envie atroce de les porter.

Ce qui ne veut pas dire, du reste, que l'auteur présent du Dandysme se croie d'aucune manière Pascal ou Rancé. Il n'a jamais été et ne sera jamais janséniste, et il n'est pas trappiste... en- core !


J.-A. Barbey d'Aurevilly



DU DANDYSME


ET DE


BRUMMELL


ES sentiments ont leur destinée. Il en est un contre lequel tout le monde est impitoyable : c'est la vanité. Les moralistes l'ont décriée dans leurs livres, même ceux qui ont le mieux montré quelle large place elle a dans nos âmes. Les gens du monde, qui sont aussi des mora- listes à leur façon, puisque vingt fois par jour


14 DU DANDYSME ET DE G.


portée par les livres contre ce sentiment, à les entendre, le dernier de tous.

On peut opprimer les choses comme les hommes. Cela est-il vrai, que la vanité soit le dernier sentiment dans la hiérarchie des senti- ments de notre âme ? Et si elle est le dernier, si elle est à sa place, pourquoi la mépriser?...

Mais est-elle même le dernier ? Ce qui fait la valeur des sentiments, c'est leur importance sociale : quoi donc, dans l'ordre des sentiments, peut être d'une utilité plus grande pour la so- ciété que cette recherche inquiète de l'appro- bation des autres, que cette inextinguible soif des applaudissements de la galerie, qui, dans les grandes choses, s'appelle amour de la gloire, et dans les petites, vanité? Est-ce l'amour, l'a- mitié, l'orgueil? L'amour, dans ses mille nuances et ses nombreux dérivés, l'amitié et l'orgueil même, partent d'une préférence pour un autre, ou plusieurs autres, ou soi, et cette préférence est exclusive. La vanité, elle, tient compte de tout. Si elle préfère parfois de cer- taines approbations, c'est son caractère et son honneur de souffrir quand une seule lui est re- fusée; elle ne dort plus sur cette rose repliée. L'amour dit à l'être aimé : Tu es tout mon uni- vers; l'amitié : Tu me suffis, et bien souvent : Tu me consoles. Quant à l'orgueil, il est si- lencieux. Un homme d'un esprit éclatant disait : « C'est un roi solitaire, oisif et aveugle; son


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL


iS


diadème est sur ses yeux. » La vanité a un univers moins étroit que celui de l'amour; ce qui suffit à l'amitié n'est pas assez pour elle. C'est une reine aussi comme l'orgueil est roi; mais elle est entourée, occupée, clairvoyante, et son diadème est placé là où il l'embellit da- vantage.

Il fallait bien dire cela avant de parler du Dandysme^ fruit de cette vanité qu'on a trop flétrie, et du grand vaniteux, Georges Brum- mell.


(s:^^



II


UAND la vanité est satisfaite et qu'elle le montre, elle devient de la fatuité. C'est le nom assez im- pertinent que les hypocrites de modestie — c'est-à-dire tout le monde — ont inventé, par peur des sentiments vrais. Ainsi ce serait une erreur que de croire, comme on le croit peut-être, que la fatuité est exclusive- ment de la vanité montrée dans nos relations avec les femmes. Non! il y a des fats de tout genre : il y en a de naissance, de fortune, d'ambition, de science; Tufière en est un, Turcaret un autre. Mais comme les femmes occupent beaucoup en France, on a surtout donné le nom de fatuité à la vanité de ceux qui leur plaisent et qui se croient irrésistibles. Seulement, cette fatuité, commune à tous les peuples chez qui la femme est quelque chose,


^D U DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 17

n'est point cette autre espèce qui, sous le nom de Dandysme, cherche depuis quelque temps à s'acclimater à Paris. L'une est la forme de la vanité humaine, universelle; l'autre, d'une va- nité particulière et très particulière : de la va- nité anglaise. Comme tout ce qui est universel, humain, a son nom dans la langue de Voltaire, ce qui ne l'est pas, on est obligé de l'y mettre, et voilà pourquoi le mot Dandysme n'est pas français.

Il restera étranger comme la chose qu'il ex- prime. Nous avons beau réfléchir toutes les couleurs, le caméléon ne peut réfléchir le blanc; et le blanc, pour les peuples, c'est la force même de leur originalité. Nous posséde- rions plus grand encore le pouvoir d'assimila- tion qui nous distingue, que ce don de Dieu ne maîtriserait pas cet autre don, cette autre puissance, — le pouvoir d'être soi, — qui con- stitue la personne même, l'essence d'un peuple. Eh bien, c'est la force de l'originalité anglaise, s'imprimant sur la vanité humaine, — cette vanité ancrée jusqu'au cœur des marmitons, et contre laquelle le mépris de Pascal n'était qu'une aveugle insolence, — qui produit ce qu'on appelle le Dandysme ! Nul moyen de partager cela avec l'Angleterre. C'est profond comme son génie même. Singerie n'est pas ressemblance. On peut prendre un air ou une pose, comme on vole la forme d'un frac ; mais


l8 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

la comédie est fatigante, mais un masque est cruel, eflfroyable à porter, même pour les gens à caractère qui seraient les Fiesques du Dan- dysme, s'il le fallait, à plus forte raison pour nos aimables jeunes gens. L'ennui qu'ils res- pirent et inspirent ne leur donne qu'un faux reflet de Dandysme. Qu'ils prennent l'air dé- goûté, s'ils veulent, et se gantent de blanc jusqu'au coude, le pays de Richelieu ne pro- duira pas de Brummell.



III


ES deux fats célèbres peuvent se ressembler par la vanité humaine, universelle; mais ils diffèrent de toute la physiologie d'une race, de tout le gériie d'une société. L'un appartenait à cette race nervo-sanguine de France, qui va jusqu'aux dernières limites dans la foudre de ses élans. L'autre descendait de ces hommes du Nord, lymphatiques et pâles, froids comme la mer dont ils sont les fils, mais irascibles comme elle, et qui aiment à réchauffer leur sang glacé avec la flamme des alcools (high-spirits) . Q.uoi- que de tempérament opposé, ils avaient tous les deux une grande force de vanité, et naturelle- ment ils la prirent pour le mobile de leurs ac- tions. Sur ce point, ils bravent également le reproche des moralistes qui condamnent la va- nité au lieu de la classer et de l'absoudre. A-t-on


I


DU DANDYSME ET DE G. DRUMMELL


lieu de s'en étonner, quand on pense au senti- ment dont il est question, écrasé depuis dix-huit cents ans sous l'idée chrétienne du mépris du monde, qui règne encore dans les esprits les moins chrétiens? Et d'ailleurs les gens d'esprit ne gardent-ils presque pas tous dans la pensée quelque préjugé au pied duquel ils font péni- tence de l'esprit qu'ils ont ? C'est ce qui ex- plique le mal que les hommes qui se croient sérieux, parce qu'ils ne savent pas sourire, ne manqueront pas de dire de Brummell. C'est ce qui explique, plus encore que l'esprit de parti, les cruautés de Chamfort contre Riche- lieu. Il l'a attaqué avec son esprit incisif, bril- lant et venimeux, comme on perce avec un stylet de cristal empoisonné. En cela, Cham- fort, tout athée qu'il fût, a porté le joug de l'idée chrétienne, et, vaniteux lui-même, il n'a pas su pardonner au sentiment dont il souffrait de donner du bonheur aux autres.

Car Richelieu, comme Brummell, — plus même que Brummell, — eut tous les genres de gloire et de plaisir que l'opinion peut créer. Tous les deux, en obéissant aux instincts de leur vanité (apprenons à dire ce mot sans hor- reur) comme on obéit aux instincts de son ambition, de son amour, etc., ils réussirent; mais l'analogie s'arrête là. Ce n'était pas assez que de différer par le tempérament ; la société dont ils dépendaient apparaît en eux, et, de nou-


I soci


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL


u, les fait contraster. Pour Richelieu, cette société avait brisé tous ses freins, dans sa soif implacable d'amusements ; pour Brummell, elle mâchait les siens avec ennui. Pour le premier, elle était dissolue; pour le second, hypocrite. C'est dans cette double disposition que se trouve surtout la différence qu'il y a entre la fatuité de Richelieu et le Dandysme de Brummell.


^^^^(simm^^


IV


rrSj^ N effet, il ne fut qu'un Dandy.

u_j^^ Avant d'être le genre de fat que t^ o^^ ^^^ "^'^ représente, Richelieu, ^ '/=<^sj>^ lui, était un grand seigneur dans une aristocratie expirante. Il était général dans un pays militaire. Il était beau à une époque où les sens révoltés partageaient fièrement l'em- pire avec la pensée, et où les mœurs du temps ne défendaient pas ce qui plaisait. En dehors de ce que fut Richelieu, on peut concevoir Riche- lieu encore. Il avait pour lui toutes les forces de la vie. Mais ôtez le Dandy, que reste-t-il de Ërummell? Il n'était propre à n'être rien de plus, mais aussi rien de moins que le plus grand Dandy de son temps et de tous les temps. Il le fut exactement, purement; on dirait presque naïvement, si l'on osait. Dans le pêle-mêle social qu'on appelle une société par politesse.


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 23

presque toujours la destinée est plus grande que les facultés, ou les facultés supérieures à la destinée. Mais pour lui, pour Brummell, chose rare, il y eut accord entre la nature et le des- tin, entre le génie et la fortune. Plus spirituel ou plus passionné, c'était Sheridan; plus grand poète (car il fut poète), c'était lord Byron ; plus grand seigneur, c'était lord Yarmouth ou Byron encore : Yarmouth, Byron, Sheridan, et tant d'autres de cette époque, fameux dans tous les genres de gloire, qui furent Dandys, mais quelque chose de plus. Brummell n'eut point ce quelque chose qui était chez les uns de la passion ou du génie, chez les autres une haute naissance, une immense fortune. Il gagna à cette indigence; car, réduit à la seule force de ce qui le distingua, il s'éleva au rang d'une chose : il fut le Dandysme même.



E CI est presque aussi difficile à dé- crire qu'à définir. Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit côté, ont imaginé que le Dandysme était surtout l'art de la mise, une heu- reuse et audacieuse dictature en fait de toilette et d'élégance extérieure. Très certainement c'est cela aussi ; mais c'est bien davantage *. Le Dan-


  • Tout le monde s'y trompe, les Anglais eux-

mêmes! Dernièrement leur Thomas Carlyle, l'auteur du Sartor resartus, ne s'est-il pas cru obligé de par- ler du Dandysme et des Dandys dans un livre qu'il appelle la Philosophie du costunit: (Philosophy ofclothcs) ? Mais Carlyle a dessiné une gravure de modes avec le crayon ivre d'Hogarth, et il a dit : « Voilà le Dandysme! » Ce n'en était pas même la caricature ; car la caricature outre tout et ne supprime rien. La caricature, c'est l'outrance exaspérée de la réalité, et la réalité du Dandysme est humaine, sociale et spi-


JP DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 2$

dysme est toute une manière d'être, et l'on n'est pas que par le côté matériellement visible. C'est une manière d'être, entièrement composée de


rituelle... Ce n'est pas un habit qui marche tout seul ! au contraire, c'est une certaine manière de le porter qui crée le Dandysme. On peut être Dandy avec un habit chiffonné. Lord Spencer le fut bien avec un habit qui n'avait plus qu'une basque. Il est vrai qu'il la coupa et qu'il en fît cette chose qui, depuis, a porté son nom. Un jour même, le croi- rait-on? les Dandys ont eu la fantaisie de V habit râpe. C'était précisément sous Brummell. Ils étaient cà bout d'impertinence, ils n'en pouvaient plus. Ils trouvèrent celle-là, qui était si dandie! (je ne sais pas un autre mot pour l'exprimer), de faire râper leurs habits, avant de les mettre, dans toute l'éten- due de l'étoffe, jusqu'à ce qu'elle ne fût plus qu'une espèce de dentelle, — une nuée. Ils voulaient mar- cher dans leur nuée, ces dieux! L'opération était très délicate et très longue, et on se servait, pour l'accomplir, d'un morceau de verre aiguisé. Eh bien 1 voilà un véritable fait de Dandysme. L'habit n'y est pour rien. Il n'est presque plus.

Et en voici un autre encore : Brummell portait des gants qui moulaient ses mains comme une mousseline mouillée. Mais le Dandysme n'était pas la perfection de ces gants, qui prenaient le contour des ongles comme la chair le prend : c'était qu'ils eussent été faits par quatre artistes spéciaux : trois pour la main et un pour le pouce *.

Thomas Carlyle", qui a écrit un autre livre intitulé


J'ai si bonne envie d'être clair et d'être compris que je ris- querai une chose ridicule. Je mettrai une noie dans une note. Lt prince de Kaunit:^, qui, sans être Anglais (il est vrai qu'il


26 DU DANDYSME KT DE G. BRUMMELL

nuances, comme il arrive toujours dans les so- ciétés très vieilles et très civilisées, où la comé- die devient si rare et où la convenance triomphe à peine de l'ennui. Nulle part l'antagonisme des


les Héros, et qui nous a donné le Héros Poète, le Héros Roi, le Héros Homme de lettres, le Héros Prêtre, le Héros Prophète, et même le Héros Dieu, aurait pu nous donner le Héros de l'élégance oisive, — le Héros Dandy; mais il l'a oublié. Ce qu'il dit, du reste, dans le Sartor rcsartus, des Dandys en gé- néral, qu'il appelle du gros mot de secte (Dandiacal sect), montre assez qu'avec son regard embarbouillé d'Allemand le Jean-Paul anglais n'eût rien vu de ces nuances précises et froides qui furent Brummell, Il en aurait parlé avec la profondeur de ces petits historiens français qui, dans des revues bêtement graves, ont jugé Brummell à peu près comme l'au- raient fait des bottiers ou des tailleurs qu'il eût dé- daigné de faire travailler. Dantans de quatre sous, ■ qui ont taillé leur faux buste, avec leur canif, dans la pâte d'un savon de Windsor dont on ne voudrait pas pour son bain!


c'tail Autrichien), se rapproche le plus des Dandys parle calme, la nonchalance, la frivolité majestueuse et l'e'goïsme fes philosophes, qui dressaient devant la loi une obligation supérieure, les Dan- dys, de leur autorité privée, posent une règle au-dessus de celle qui régit les cercles les plus aristocratiques, les plus attachés à la tradition* ; et, par la plaisanterie qui est un acide, et par la grâce qui est un fondant, ils parviennent à faire admettre cette règle mobile, qui n'est, en fin de compte, que l'audace de leur propre person-


que le calme du Dandysme est la pose d'un esprit qui doit avoir fait le tour de beaucoup d'idées et qui est trop dégoûté pour s'animer. Si un Dandy était éloquent, il le serait à la façon de Périclès, les bras croisés sous son manteau. Voir la ravissante, impertinente et très moderne attitude du Pyrrhus de Girodet, écoutant les imprécations d'Hermione. Gela ferait mieux comprendre ce que je veux dire que tout ce que j'écris là.

  • Et il n'y a pas qu'en Angleterre. Q.uand, en

Russie, la princesse d'Aschekolf ne portait pas de rouge, elle faisait acte de Dandysme, et peut-être trop, car c'était un acte de la plus scandaleuse indé- pendance. En Russie, rouge veut dire beau, et, au xviii^ siècle, les mendiants, au coin des rues, s'ils n'avaient pas eu de rouge, n'auraient pas osé quêter.

Voir Rulhière sur cette femme. Rulhière, écrivain qui a du dandysme aussi dans le coup de plume, — Rulhière, piquant dans le profond. Si l'histoire n'était qu'une anecdote, comme il l'écrirait 1


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 4I

nalité. Un tel résultat est curieux et tient à la nature des choses. Les sociétés ont beau se te- nir ferme, les aristocraties se fermer à tout ce qui n'est pas l'opinion reçue, le caprice se sou- lève un jour et pousse à travers ces classements qui paraissaient impénétrables, mais qui étaient minés par l'ennui. C'est ainsi que, d'une part, la Frivolité* chez un peuple d'une tenue rigide et d'un utilitarisme grossier, de l'autre, l'Ima- gination réclamant son droit à la face d'une loi morale trop étroite pour être vraie, produisirent un genre de traduction, une science de ma- nières et d'attitudes, impossibles ailleurs, dont Brummell fut l'expression achevée et qu'on n'égalera jamais plus. On verra pourquoi.


  • Nom haineux donné à tout un ordre de préoc-

cupations très légitimes au fond, puisqu'elles corres- pondent à des besoins réels.



IX


lEORGES BrYAN BRUMMELLCSt

né à Westminster, de W. Brum- mell, Esquire, secrétaire privé de ce lord North, Dandy aussi à cer- taines heures, qui dormait de mépris, sur son banc de ministre, aux plus virulentes attaques des orateurs de l'opposition. North fit la for- tune de W. Brummell, homme d'ordre et de capacité active. Les pamphlétaires qui crient à la corruption, en espérant qu'on les corrom- pra, ont appelé lord North le dieu des appoin- tements (the God of Emoluments). Mais toujours est-il vrai de dire qu'en payant Brummell, il récompensait des services. Après la chute du ministère et de son bienfaiteur, M. Brummell devint haut-sherifif dans le Berkshire. Il habita près de Domington-Castle, lieu célèbre pour avoir été la résidence de Chaucer, et là il vécut avec cette hospitalité opulente dont les Anglais, seuls dans le monde, ont le sentiment et la


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 45

puissance. Il avait conservé de grandes rela- tions. Entre auires célébrités contemporaines, il recevait beaucoup Fox et Sheridan. Une des premières impressions du futur Dandy fut donc de sentir le souffle de ces hommes forts et charmants sur sa tête. Ils furent comme les Fées qui le douèrent; mais ils ne lui donnèrent que la moitié de leurs forces, les plus éphé- mères de leurs facultés. Nul doute qu'en voyant, qu'en entendant ces esprits, la gloire de la pensée humaine, qui menaient la cause- rie comme le discours politique, et dont la plaisanterie valait l'éloquence, le jeune Brum- mell n'ait développé les facultés qui étaient en lui et qui l'ont rendu plus tard (pour se servir du mot employé par les Anglais) un des pre- miers conversât ioiinistes de l'Angleterre. Quand son père mourut, il avait seize ans (1794). On l'avait, en 1790, envoyé à Eton, et déjà il s'é- tait distingué — en dehors du cercle des études — par ce qui le caractérisa si éminemment plus tard. Le soin de sa mise et la langueur froide de ses manières lui firent donner par ses con- disciples un nom fort en vogue alors; car le nom de Dandy n'était pas encore à la mode, et les despotes de l'élégance s'appelaient Biicks ou Macaronies. On le nomma Biick Briuiiruell*.


  • Ihick signifie mâle, en anglais; mais ce n

pas le mot qui est intraduisible, c'est le sens.


est


44 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

Nul, du témoignage de ses contemporains, n'exerça plus d'influence que lui sur ses com- pagnons à Eton, excepté peut-être Georges Canning; mais l'influence de Canning était la conséquence de son ardeur de tête et de cœur, tandis que celle de Brummell venait de facultés moins enivrantes. Il justifiait le mot de Ma- chiavel : « Le monde appartient aux esprits froids. » D'Eton il alla à Oxford, oîi il eut le genre de succès auquel il était destiné. Il y plut par les côtés les plus extérieurs de l'esprit : sa supériorité, à lui, ne se marquant pas dans les laborieuses recherches de la pensée, mais dans les relations de la vie. En sortant d'Ox- ford, trois mois après la mort de son père, il entra comme cornette dans le loe de hussards, commandé par le Prince de Galles.

On s'est beaucoup efforcé pour expliquer le goût si vif que Brummell inspira soudainement à ce prince. On a raconté des anecdotes qui ne méritent pas qu'on les cite. Qu'a-t-on besoin de ces commérages? Il y a mieux. En effet, Brummell donné, il était impossible qu'il n'at- tirât pas l'attention et les sympathies de l'homme qui, disait-on, était plus fier et plus heureux de la distinction de ses manières que de l'élévation de son rang. On sait d'ailleurs l'éclat de cette jeunesse qu'il essaya d'éterniser. A cette époque, le Prince de Galles avait trente-deux ans. Beau de la beauté lymphatique et figée


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de la maison de Hanovre, mais cherchant à l'animer par la parure, à la vivifier par le rayon de feu du diamant; scrofuleux d'âme comme de corps, mais n'ayant pas du moins dégradé la grâce en lui, cette dernière vertu des cour- tisanes, celui qui fut Georges IV reconnut en Brummell une portion de lui-même, la partie restée saine et lumineuse, et voilà le secret de la faveur qu'il lui montra. Ce fut simple comme une conquête de femme. N'y a-t-il pas des amitiés qui prennent leur source dans les choses du corps, dans la grâce extérieure, comme des amours qui viennent de l'âme, du charme immatériel et secret?... Telle fut l'amitié du Prince de Galles pour le jeune cor- nette de hussards : sentiment qui était de la sensation encore, le seul peut-être qui pût germer au fond de cette âme obèse, dans la- quelle le corps remontait.

Ainsi l'inconstante faveur que lord Barry- more, G. Hanger et tant d'autres effeuillèrent à leur tour, tomba sur la tête de Brummell avec tout l'imprévu du caprice et la furie de l'engouement. Sa présentation eut lieu sur la fameuse terrasse de Windsor, en présence de la fashion la plus exigeante. Il y déploya tout ce que le Prince de Galles devait estimer le plus parmi les choses humaines : une grande jeunesse relevée par l'aplomb d'un homme qui aurait su la vie et qui pouvait la dominer, le


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plus fin et hardi mélange d'impertinence et de respect, enfin le génie de la mise protégé par une repartie toujours spirituelle. Certes! il y avait, dans l'enlèvement d'un tel succès, autre chose que de l'extravagance des deux côtés. Le mot extravagance est employé par les moralistes dé- routés comme le mot nerfs par les médecins. A dater de ce moment, il se trouva classé très haut dans l'apinion. On le vit, de préférence aux plus grands noms de l'Angleterre, lui, le fils d'un simple Esquire, du secrétaire privé dont le grand-père avait été marchand, rem- plir les fonctions de chevalier d'honneur de l'hé- ritier présomptif, lors de son mariage avec Caroline de Brunswick. Tant de distinction groupa immédiatement autour de lui, sur le pied de la familiarité la plus flatteuse, l'aristo- cratie des salons : lord Pétersham*, lord R. E. Somerset, Charles Ker, Charles et Robert Manners. Jusque-là, rien d'étonnant : il n'était qu'heureux. Il était né, comme disent les Anglais, avec une cuiller d'argent dans la bouche. Il avait pour lui ce quelque chose d'incompréhensible que nous appelons notre étoile, et qui décide de la vie sans raison ni justice. Mais ce qui surprend davantage, ce

  • Pour des myopes, c'était un modèle de Dan-

dysme; mais pour ceux qui ne se payent pas d'appa- rences, ce n'était pas plus un Dandy qu'une femme très bien mise n'est une femme élégante.


IJU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 47

qui justifie son bonheur, c'est qu'il le fixa. Enfant gâté de la fortune, il le devint de la société, Byron parle quelque part d'un portrait de Napoléon dans son manteau impérial, et il ajoute : « Il semblait qu'il y fût éclos, » On en peut dire autant de Brummell et de ce frac célèbre qu'il inventa. Il commença son règne sans trouble, sans hésitation, avec une confiance qui est une conscience. Tout concourut à son étrange pouvoir et personne ne s'y opposa. Là où les relations valent plus que le mérite et où les hommes, pour que chacun d'eux puisse seulement exister, doivent se tenir comme des crustacés, Brummell avait pour lui, encore plus comme admirateurs que comme rivaux, les ducs d'York et de Cambridge, les comtes de Westmoreland et de Chatham (le frère de William Pitt), le duc de Rutland, lord Dela- mere, politiquement et socialement ce qu'il y avait de plus élevé. Les femmes, qui sont, comme les prêtres, toujours du côté de la force, sonnèrent, de leurs lèvres vermeilles, les fan- fares de leurs admirations. Elles furent les trompettes de sa gloire; mais elles restèrent trompettes, car c'est ici l'originalité de Brum- mell. C'est ici qu'il diffère essentiellement de Richelieu et de presque tous les hommes or- ganisés pour séduire. Il n'était pas ce que le monde appelle libertin, Richelieu, lui, imita trop ces conquérants tartares qui se faisaient un


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lit avec des femmes entrelacées. Brummell n'eut point de ces butins et de ces trophées de victoire; sa vanité ne trempait pas dans un sang brûlant. Les Sirènes, filles de la mer à la voix irrésistible, avaient les flancs couverts d'é- cailles impénétrables, d'autant plus charmantes, hélas! qu'elles étaient plus dangereuses!

Et sa vanité n'y perdit pas; au contraire. Elle ne se rencontrait jamais en collision avec une autre passion qui la heurtait, qui lui faisait équilibre : elle régnait seule, elle était plus forte*. Aimer, même dans le sens le moins élevé de ce mot, désirer, c'est toujours dé- pendre, c'est être esclave de son désir. Les bras les plus tendrement fermés sur vous sont encore une chaîne, et si l'on est Richelieu, — et serait-on Don Juan lui-même, — quand on les brise, ces bras si tendres, de la chaîne qu'on porte, on ne brise jamais qu'un anneau. Voilà l'esclavage auquel Brummell échappa. Ses triomphes eurent l'insolence du désinté- ressement. Il n'avait jamais le vertige des têtes qu'il tournait. Dans un pays comme l'Angle-


  • L'affectation produit la sécheresse. Or, un

Dandy, quoique ayant trop bon ton pour n'être pas simple, est toujours un peu affecté. C'est l'affecta- tion très raffinée du talent très artificiel de M"*" Mars. Si on était passionné, on serait trop vrai pour être Dandy. Alfieri n'aurait jamais pu l'être, et Byron ne l'était qu'à certains jours.


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terre, où l'orgueil et la lâcheté réunis font de la pruderie pour de la pudeur, il fut piquant de voir un homme, et un homme si jeune, qui résumait en lui toutes les séductions de con- vention et toutes les séductions naturelles, pu- nir les femmes dans leurs prétentions sans bonne foi et s'arrêter avec elles à la limite de galanterie, qu'elles n'ont pas mise là pour qu'on la respecte. C'était pourtant ainsi qu'agissait Brummell, sans aucun calcul et sans le moindre effort. Pour qui connaît les femmes, cela dou- blait sa puissance : parmi ces ladys altières, il blessait l'orgueil romanesque, il faisait rêver l'orgueil corrompu.

Roi de la mode, il n'eut donc point de maî- tresse en titre. Plus habilement Dandy que le Prince de Galles, -il ne se donna point de ma- dame Fitz-Herbert. Il fut un sultan sans mou- choir. Nulle illusion du cœur, nul soulèvement des sens n'influa, pour les énerver ou les sus- pendre, sur les arrêts qu'il portait. Aussi étaient-ils souverains. Que ce fût un éloge ou un blâme, un mot de Georges Bryan Brummell était tout alors. Il était le maître de l'opinion. En Italie, si, par hypothèse, un pareil homme, un pareil pouvoir étaient possibles, quelle femme bien éprise y penserait ? Mais en Angleterre, la plus follement amoureuse, en posant une fleur ou en essayant une parure, songeait bien plus au jugement de Brummell qu'au plaisir


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de son amant. Une duchesse (et l'on saie ce qu'un titre permet de hauteur dans les salons de Londres) disait en plein bal à sa fille, au risque d'être entendue, de veiller avec soin sur son attitude, ses gestes, ses réponses, si par hasard M. Brummell daignait lui parler; car, à cette première phase de sa vie, il se mêlait en- core à la foule des danseurs dans ces bals où les mains les plus belles restaient oisives eh atten- dant la sienne. Plus tard, enivré de la position exceptionnelle qu'il s'était faite, il renonça à ce rôle de danseur trop vulgaire pour lui. Il restait seulement quelques minutes à l'entrée eu bal; il le parcourait d'un regard, le jugeait d'un mot, et disparaissait, appliquant ainsi le fameux prin- cipe du Dandysme : « Dans le monde, tout le temps que vous n'avez pas produit d'effet, res- tez; si l'effet est produit, allez-vous-en. » Il connaissait son foudroyant prestige. Pour lui, l'effet n'était plus une question de temps.

Avec cet éclat dans sa vie, cette souveraineté sur l'opinion, cette grande jeunesse qui aug- mente la gloire, et cet aspect charmant et cruel que les femmes maudissent et adorent, pas de doute qu'il n'ait inspiré bien des passions en sens contraires, — des amours profonds, d'inexo- rables haines ; mais rien de cela n'a transpiré*.


  • On a parlé de lady J....y, qu'il aurait soiijfiéc

au Régent, comme on dit avec une légèreté digne


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL JI


Le canl a étouffé le cri des âmes, s'il en fut qui aient osé crier. En Angleterre, la conve- nance qui châtre les cœurs s'oppose un peu à l'existence des mademoiselles de Lespinasse qui voudraient naître; et quant à une Caroline Lamb, Brummell n'en eut point, par la raison que les femmes sont plus sensibles à la trahi- son qu'à l'indifférence. Une seule, à notre connaissance, a laissé sur Brummell de ces mots qui cachent la passion et qui la révèlent, c'est la courtisane Henriette Wilson : chose naturelle, elle était jalouse non du cœur de Brummell, mais de sa gloire. Les qualités d'où le Dandy tirait sa puissance étaient de celles qui eussent fait la fortune de la courtisane. Et d'ailleurs, — sans être des Henriette Wilson, — les femmes s'entendent si bien aux réserves en faveur de leur sexe ! Elles ont le génie des mathéma- tiques, comme les hommes, et tous les génies, et elles ne passent pas à Sheridan, malgré le sien, l'impertinence d'avoir fait sculpter sa main comme la plus belle de l'Angleterre.

de la chose. Mais lady J....y est restée son amie, et les amours finissant en amitiés sont plus chimériques que les belles femmes finissant en queue de poisson. Il y a un beau coup de hache donné de main de poète dans les illusions des cœurs généreux et mor- tels : « Tout le temps qu'on est amants, on n'est point amis; quand on n'est plus amants, on n'est moins qu'amis. »


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>^^uoiQ.UE Alcibiade ait été le plus joli des bons généraux, Georges Bryan Brummell n'avait pas l'es- prit militaire. Il ne resta pas long- temps dans le loe de hussards. Il y était entré peut-être dans un but plus sérieux qu'on n'a cru, — pour se rapprocher du Prince de Galles et nouer les relations qui le mirent vite en re- lief. On a dit, avec assez de mépris, que l'uni- forme dut exercer une fascination irrésistible sur la tête de Brummell. C'était expliquer le Dandy avec des sensations de sous-lieutenant. Un Dandy qui marque tout son cachet, qui n'existe pas en dehors d'une certaine exquise originalité (lord Byron)*, doit nécessairement haïr l'uniforme. Du reste, et pour des choses

  • Il n'y a qu'un Anglais qui puisse se servir de

ce mot-là. En France, l'originalité n'a point de patrie : on lui interdit le feu et l'eau; on la hait comme une distinction nobiliaire. Elle soulève les


DU DANDYSME ET DE G.BRUMMELL ^J

plus graves que cette question de costume, c'est dans la donnée des facultés de Brummell d'être mal jugé, son influence morte. Quand il vivait, les plus récalcitrants la subissaient mais, à présent, c'est de la psychologie difficile à faire, avec les préjugés dominants, que l'ana- lyse d'un tel personnage. Les femmes ne lui pardonneront jamais d'avoir eu de la grâce comme elles; les hommes, de n'en pas avoir comme lui.

On l'a déjà dit plus haut, mais on ne se las- sera point de le répéter : ce qui fait le Dandy, c'est l'indépendance. Autrement, il y aurait une législation du Dandysme, et il n'y en a pas*. Tout Dandy est un osem-, mais un oseur qui a du tact, qui s'arrête à temps et qui trouve,


gens médiocres, toujours prêts, contre ceux qui sont autrement qu'eux, à une de ces morsures de gencives qui ne déchirent pas, mais qui salissent, i^tre comme tout le inonde est le principe équivalant, pour les hommes, au principe dont on bourre la tête des jeunes filles : sois considérée, il le faut, du Mariage de Figaro.

  • S'il y en avait, on serait Dandy en observant la

loi. Serait Dandy qui voudrait; ce serait une pres- cription à suivre, voilà tout. Malheureusement pour les petits jeunes gens, il n'en est pas tout à fait ainsi. Il y a sans doute, en matière de Dandysme, quelques principes et quelques traditions; mais tout cela est dominé par la fantaisie, et la fantaisie n'est permise qu'à ceux à qui elle sied, et qui la consacrent en l'exerçant.


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entre l'originalité et l'excentricité, le fameux point d'intersection de Pascal. Voilà pourquoi Brummell ne put se plier aux contraintes de la règle militaire, qui est un uniforme aussi. Sur ce point de vue, il fut un détestable offi- cier. M. Jesse, cet admirable chroniqueur qui n'oublie pas assez, raconte plusieurs anecdotes sur l'indiscipline de son héros. Il rompt les rangs dans les manoeuvres, manque aux ordres de son colonel ; mais le colonel est sous le charme : il ne sévit pas. En trois ans, Brum- mell devient capitaine. Tout à coup son régi- ment est commandé pour aller tenir garnison à Manchester, et, sur cela seul, le plus jeune capitaine du plus magnifique régiment de l'ar- mée quitte le service. Il dit au Prince de Galles qu'il ne voulait pas s'éloigner de lui. C'était plus aimable que de parler de Londres; car c'était Londres surtout qui le retenait. Sa gloire était née là; elle était autochthone de ces sa- lons où la richesse, le loisir et le dernier degré de civilisation produisent ces affectations char- mantes qui ont remplacé le naturel. La perle du Dandysme tombée à Manchester, ville de manufiicture, c'est aussi monstrueux que Riva- roi à Hambourg!

Il sauva l'avenir de sa renommée : il resta à Londres. Il prit un logement dans Chesterfield- Street, au no 4, en face de Georges Selwyn, — un de ces astres de la mode qu'il avait fait


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pâlir. Sa fortune matérielle, assez considérable, n'était point au niveau de sa position. D'autres, et beaucoup parmi ces fils de lords et de na- babs, avaient un luxe qui eût écrasé le sien, si ce qui ne pense pas pouvait écraser ce qui pense. I ,c luxe de Brummell était plus intelligent qu'é- clatant; il était une preuve de plus de la sûreté de cet esprit qui laissait Técarlate aux sauvages, et qui inventa plus tard ce grand axiome de toilette : « Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué. » Bryan Brummel eut des che- vaux de main, un excellent cuisinier et le home d'une femme qui serait poète. Il donnait des dîners délicieux où les convives étaient aussi choisis que les vins. Comme les hommes de son pays et surtout de son époque *, il aimait à boire jusqu'à l'ivresse. Lymphatique et ner- veux, dans l'ennui de cette existence oisive et anglaise, à laquelle le Dandysme n'échappe qu'à moitié, il recherchait l'émotion de cette autre vie que l'on trouve au fond des breuvages, qui batplus fort, qui tinte et qui éblouit. Mais alors,

l^^pTous buvaient, depuis les plus occupés jus- qu'aux plus oisifs, depuis les lazzaroni de salon (les Dandys) jusqu'aux ministres d'État. Boire comme Pitt et Dundas est resté proverbe. Quand Pitt buvait, cette grande âme que l'amour de l'Angleterre rem- plissait, mais n'assouvissait pas, c'est de variété qu'il avait soif. I^es hommes forts cherchent souvent à se donner le change ; mais, hélas 1 la nature ne le prend pas toujours.


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même le pied engagé dans le tourbillonnant abîme de l'ivresse, il y restait maître de sa plai- santerie, de son élégance, comme Sheridan dont on parle toujours, parce qu'on le retrouve sans cesse au bout de toutes les supériorités.

C'est par là qu'il asservissait. Les prédica- teurs méthodistes (et il n'y en a pas qu'en An- gleterre), tous les myopes qui ont risqué leur mot sur Brummell, l'ont peint, et rien n'est plus faux, comme une espèce de poupée sans cer- veau et sans entrailles; et, pour rapetisser l'homme davantage encore, ils ont rapetissé l'époque dans laquelle il vécut, en disant qu'elle avait sa folie. Tentatives et peines inutiles! Ils ont beau frapper sur ce temps glorieux pour la Grande-Bretagne, comme à Florence on frappa sur la boule d'or dans laquelle l'eau qu'on vou- lait comprimer était renfermée : l'élément re- belle traversa les parois plutôt que de plier, et eux ne réduiront pas la société anglaise de 1794 à 1816 jusqu'à n'être qu'une société en déca- dence. Il est des siècles incompressibles qui ré- sistent à tout ce qu'on en dit. La grande époque des Pitt, des Fox, des Windham, des Byron, des Walter Scott, deviendrait tout à coup pe- tite parce qu'elle eût été remplie du nom de Brummell! Si une telle prétention est absurde, Brummell avait donc en lui quelque chose digne d'attirer et de captiver les regards d'une grande époque, — sorte de regards qui ne se prennent


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pas, comme les oisillons au miroir, seulement à l'appeau de vêtements gracieux ou splendides. Brummell, qui les a passionnés, attachait d'ail- leurs beaucoup moins d'importance qu'on n'a cru à cet art de la toilette pratiqué par le grand Chatham*. Ses tailleurs Davidson et Meyer, dont on a voulu faire, avec toute la bêtise de l'insolence, les pères de sa gloire, n'ont point tenu dans sa vie la place qu'on leur donne. Écoutons Lister plutôt; il peint ressemblant : « Il lui répugnait de penser que ses tailleurs étaient pour quoi que ce fût dans sa renommée, et il ne se fiait qu'au charme exquis d'une ai- sance noble et polie qu'il possédait à un très remarquable degré. » Lors de son début, il est vrai, et avec ses tendances extérieures, au mo- ment où le démocratique Charles Fox intro- duisait (apparemment comme effet de toilette) le talon rouge sur les tapis de l'Angleterre, Brummell dut se préoccuper de la forme sous tous ses aspects. Il n'ignorait pas que le costume a une influence, latente mais positive, sur les i hommes qui le dédaignent le plus du haut de }la majesté de leur esprit immortel. Mais plus tard il se déprit, comme le dit Lister, de cette 1 préoccupation de jeunesse, sans l'abolir pour- tant dans ce qu'elle avait de conforme à l'expé-


Le seul homme historique qui soit grand sans ctre simple.


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rience et à l'observation. Il resta mis d'une façon irréprochable; mais il éteignit les couleurs de ses vêtements, en simplifia la coupe, et les porta sans y penser *. Il arriva ainsi au comble de l'art qui donne la main au naturel. Seulement, ses moyens de faire effet étaient de plus haut pa- rage, et c'est ce qu'on a trop, beaucoup trop oubhé. On l'a considéré comme un être pure- ment physique, et il était au contraire intellec- tuel jusque dans le genre de beauté qu'il possé- dait. En effet, il brillait bien moins par la correc- tion des traits que par la physionomie. Il avait les cheveux presque roux, comme Alfieri, et une chute de cheval, dans une charge, avait altéré la ligne grecque de son profil. Son air de tête était plus beau que son visage, et sa contenance — physionomie du corps — l'emportait jusque sur la perfection de ses formes. Écoutons Lis- ter : « Il n'était ni beau ni laid ; mais il y avait dans toute sa personne une expression de finesse et d'ironie concentrée, et dans ses yeux une incroyable pénétration. » Quelquefois ces yeux sagaces savaient se glacer d'indifférence sans mépris, comme il convient à un Dandy con- sommé, à un homme qui porte en lui quelque chose de supérieur au monde visible. Sa voix

  • Comme s'ils étaient impondérables! Un Dandy

peut mettre s'il veut dix heures à sa toilette, mais une fois faite, il l'oublie. Ce sont les autres qui doivent s'apercevoir qu'il est bien mis.


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magnifique faisait la langue anglaise aussi belle 'à l'oreille qu'elle l'est aux yeux et à la pensée. « Il n'aflfectait pas d'avoir la vue courte ; mais il pouvait prendre, — dit encore Lister, — quand les personnes qui étaient là n'avaient pas l'importance que sa vanité eût désirée, ce regard calme, mais errant, qui parcourt quel- qu'un sans le reconnaître, qui ne se fixe ni ne se laisse fixer, que rien n'occupe et que rien n'égare. » Tel était le hean Georges Bryan Brummell. Nous qui lui consacrons ces pages, nous l'avons vu dans sa vieillesse, et l'on re- connaissait ce qu'il avait été dans ses plus étin- celantes années; car l'expression n'est pas à la portée des rides, et un homme remarquable surtout par la physionomie est bien moins mortel qu'un autre homme.

Du reste, ce que promettait sa physionomie, son esprit le tenait et au delà. Ce n'était pas pour rien que le rayon divin se jouait autour de son enveloppe. Mais parce que son intelli- ligence, d'une espèce infiniment rare, s'adon- nait peu à ce qui maîtrise celle des autres hommes, serait-il juste de la lui nier? Il était un grand artiste à sa manière; seulement son art n'était pas spécial, ne s'exerçait pas dans un temps donné. C'était sa vie même; le scintille- ment éternel de facultés qui ne se reposent pas dans l'homme, créé pour vivre avec ses sem- blables. Il plaisait avec sa personne, comme


6o DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL


d'autres plaisent avec leurs œuvres. C'était sur place qu'était sa valeur. Il tirait de sa torpeur* — chose difficile! — une société horriblement blasée, savante, en proie à toutes les fatigues par l'émotion des vieilles civilisations, — et, pour cela, il ne sacrifiait pas une ligne de sa dignité personnelle. On respectait jusqu'à ses caprices. Ni Etherege, ni Cibber, ni Con- greve, ni Vanburgh, ne pouvaient introduire un tel personnage dans leurs comédies; car le ridicule ne l'atteignait jamais. Il ne l'eût pas esquivé à force de tact, l3ravé à force d'aplomb, qu'il s'en fût garanti à force d'esprit, — bou- clier qui avait un dard à son centre et qui changeait la défense en agression. Ici on com- prendra mieux peut-être. Les plus durs à sentir la grâce qui glisse sentent la force qui appuie; et l'empire de Brummell sur son époque paraî- tra moins fabuleux, moins inexplicable, quand on saura, ce qu'on ne sait pas assez, quelle force de raillerie il avait. L'Ironie est un génie

  • Sans sortir de la sienne. Il y a dans l'amabilité,

en effet, quelque chose de trop actif et de trop direct pour qu'un Dandy soit parfaitement aimable. Un Dandy n'a jamais la recherche et l'anxiété de quoi que ce soit. Si donc l'on a pu se risquer à dire que Brummell fut aimable à certains soirs, c'est que la coquetterie des hommes puissants peut être très médiocre et paraître irrésistible. Ils sont comme les jolies femmes, à qui l'on sait gré de tout (quand on est homme toutefois).


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL bl

qui dispense de tous les autres. Elle jette sur un homme l'air de sphinx qui préoccupe comme un mystère et qui inquiète comme un danger*. Or, Brummell la possédait, et s'en servait de manière à transir tous les amours- propres, même en les caressant, et à redoubler les mille intérêts d'une conversation supérieure par la peur des vanités qui ne donne pas d'es- prit, mais qui l'anime dans ceux qui en ont et fait circuler plus vite le sang de ceux qui n'en ont pas. C'est le génie de l'ironie qui le rendit le plus grand mystificateur que l'Angle- terre ait jamais eu. « Il n'y avait pas — dit l'auteur de Granhy — de gardien de ménagerie plus habile à montrer l'adresse d'un singe, qu'il ne l'était à montrer le côté grotesque ca- ché plus ou moins dans tout homme ; son ta- lent était sans égal pour manier sa victime et pour lui faire exposer elle-même ses ridicules sous le meilleur point de vue possible. » Plai- sir, si l'on veut, quelque peu féroce ; mais le Dandysme est le produit d'une société qui s'en- nuie, et s'ennuyer ne rend pas bon.

C'est ce qu'il importe de ne pas perdre de


  • « Vous êtes un palais dans un labyrinthe, »

écrivait une femme, impatientée de regarder sans voir et de chercher sans découvrir. Elle ne se doutait pas qu'elle exprimait là un principe de Dandysme. A la vérité, n'est Tp as palais qui veut, mais on peut toujours être labyrinthe.


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vue quand on juge Brummell. Il était avant tout un Dandy, et il ne s'agit que de sa puis- sance. Singulière tyrannie qui ne révoltait pas! — Comme tous les Dandys, il aimait encore mieux étonner que plaire : préférence très hu- maine, mais qui mène loin les hommes; car le plus beau des étonnements, c'est l'épouvante. Sur cette pente, où s'arrêter ? Brummell le savait seul. Il versait à doses parfaitement égales la ter- reur et la sympathie, et il en composait le philtre magique de son influence. Son indolence ne lui permettait pas d'avoir de la verve, parce qu'avoir de la verve, c'est se passionner; se passionner, c'est tenir à quelque chose; et tenir à quelque chose, c'est se montrer inférieur; mais de sang- froid il avait du trait, comme nous disons en France. Il était mordant dans sa conversation autant qu'Hazlitt dans ses écrits. Ses mots cru- cifiaient*; seulement son impertinence avait

  • Il ne les lançait pas, mais il les laissait tomber.

L'esprit des Dandys ne frétille et ne pétille jamais. Il n'a point les mouvements de vif-argent et de flamme de celui d'un Casanova, par exemple, ou d'un Beaumarchais; par rencontre, il trouverait les mêmes mots, qu'il les prononcerait autrement. Les Dandys ont beau représenter le Caprice dans une société classée et symétrique, ils n'en respirent pas moins, quelque bien organisés qu'ils soient, la con- tagion de l'affreux Puritanisme. Ils vivent dans cette Tour de la Peste, et une pareille habitation est mal- saine. C'est pour cela qu'ils parlent tant de dignité. Ils croiraient peut-être en manquer s'ils s' abandon-


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 6j

trop d'ampleur pour se condenser et tenir dans des épigrammes. Des mots spirituels qui l'expri- maient, il la faisait passer dans ses actes, dans son attitude, son geste et le son de sa voix. Enfin, il la pratiquait avec cette incontestable supériorité qu'elle exige entre gens comme il faut pour être subie; car elle touche à la gros- sièreté comme le sublime touche au ridicule, et, si elle sort de la nuance, elle se perd. Génie toujours à moitié voilé, l'Impertinence n'a pas besoin du secours des mots pour apparaître; sans appuyer, elle a une force bien autrement pénétrante que l'épigramme la plus brillamment rédigée. Quand elle existe, elle est le plus grand porte-respect qu'on puisse avoir contre la vanité des autres si souvent hostile, comme elle est aussi le plus élégant manteau qui puisse cacher les infirmités qu'on sent en soi. A ceux qui l'ont, qu'est-il besoin d'autre chose ? N'a-t-elle pas plus fait pour la réputation de l'esprit du prince de Talleyrand que cet esprit même ? Fille de la Légèreté et de l'Aplomb, — deux quahtés qui semblent s'exclure, — elle est aussi la sœur de la Grâce, avec laquelle elle doit rester unie. Toutes deux s'embellissent de leur mutuel con- traste. En effet, sans l'Impertinence, la Grâce

naient à la frénésie de l'esprit. Ils vivent toujours sur l'idée de dignité comme sur un pal, — ce qui — si souple qu'on soit I — gêne un peu la liberté des mouvements et fait tenir par trop droit.


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ne ressemblerait-elle pas à une blonde trop fade, et sans la Grâce, l'Impertinence ne serait-elle pas une brune trop piquante? Pour qu'elles soient bien ce qu'elles sont chacune, il convient de les entremêler.

Et voilà ce à quoi Georges Bryan Brummell réussissait mieux que personne. Cet homme, trop superficiellement jugé, fut une puissance si intellectuelle qu'il régna encore plus par les airs que par les mots. Son action sur les autres était plus immédiate que celle qui s'exerce uni- quement par le langage. Il la produisait par l'intonation, le regard, le geste, l'intention trans- parente, le silence même*; et c'est une des explications à donner du peu de mots qu'il a laissés. D'ailleurs, ces mots, à en juger par ceux que les Mémoires du temps ont rapportés, man- quent pour nous de saveur ou en ont trop ; ce qui

  • Il jouait trop bien de la conversation pour n'être

pas souvent silencieux; mais ce silence n'avait pas la profondeur du silence de qui écrivait : « Ils me regardaient pour savoir si je comprenais leurs idées sur je ne sais quoi et leurs jugements sur je ne sais qui. Mais ils me prenaient probablement pour quelque médiocrité de salon, et moi je jouissais de l'opinion présumable qu'ils avaient de ma personne. J'ai pensé aux rois qui aiment à garder l'incognito. » Cette solitaire et orgueilleuse conscience de soi doit être inconnue aux Dandys. Le silence de Brummell était un moyen de plus de faire effet, la coquetterie taquine des êtres sûrs de plaire et qui savent par quel bout s'allume le désir.


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 65


est une manière d'en manquer encore. On y sent l'âpre influence du génie salin de ce peuple qui boxe et s'enivre, et qui n'est pas grossier où nous, Français, nous cesserions d'être délicats. Qu'on y songe : ce que l'on appelle exclusive- ment esprii, dans les produits de la pensée, te- nant essentiellement à la langue, aux mœurs, à la vie sociale, aux circonstances, qui changent le plus de peuple à peuple, doit mourir dépaysé dans l'exil d'une traduction. Même les expres- sions qui le caractérisent pour chaque nation sont intraduisibles avec netteté dans la profon- deur du sens qu'elles ont. Essayez, par exemple, de trouver des corrélatifs exacts au luit, à VJm- iiioiir, aufun, qui constituent l'esprit anglais dans son originale triplicité. Muable comme tout ce qui est individuel, l'esprit ne se transborde pas plus d'une langue dans une autre que la poésie, qui, du moins, s'inspire de sentiments généraux. Comme de certains vins, qui ne savent pas voyager, il doit être bu sur son terroir. Il ne sait pas vieillir non plus; il est de la nature des plus belles roses, qui passent vite, et c'est peut-être le secret du plaisir qu'il cause. Dieu a souvent remplacé la durée par l'intensité de la vie, afin que le généreux amour des choses périssables ne se perdît pas dans nos cœurs.

On ne citera donc pas les mots de Brummell. Ils ne justifieraient pas sa renommée, et pour- tant ils la lui méritèrent ; mais les circonstances


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dont ils ont jailli, et qui les avaient chargés d'électricité, pour ainsi dire, ne sont plus. Ne remuons pas, ne comptons pas ces grains de sable qui furent des étincelles, et que le temps dispersa après les avoir éteints. Grâce à la di- versité des vocations, il y a des gloires qui ne sont rien plus que du bruit dans un silence, et qui doivent à jamais alimenter la rêverie en désespérant la pensée.

Seulement, comment n'être pas frappé de ce vague de gloire tombant sur un homme aussi positif que Brummell, qui l'était trois fois, puisqu'il était vaniteux. Anglais et Dandy ! Comme tous les gens positifs, qui ne vivent pas loin d'eux-mêmes et qui n'ont de foi et de volonté que pour les jouissances immédiates, Brummell ne désira jamais que celles-là et il les eut à foison. Il fut payé par la destinée de la monnaie qu'il estimait le plus. La société lui donna tous les bonheurs dont elle dispose, et pour lui il n'y avait pas de plus grandes fé- licités*; car il ne pensait pas, comme Byron,

  • Les moralistes demanderont insolemment : Fut-il

heureux de cet unique bonheur du monde, qui fait pitié? — Et pourquoi pas?... La vanité satisfaite peut suffire à la vie aussi bien que l'amour satisfait. Mais l'ennui?... Ehl mon Dieu! c'est la paille où se rompt l'acier le miedx trempé en fait de bonheur. C'est le fond de tout et pour tous, à plus forte raison pour une âme de Dandy, pour un de ces hommes dont on a dit bien ingénieusement, mais


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 67

— tantôt renégat et tantôt relaps du Dan- dysme, — que le monde ne vaut pas une des joies qu'il nous ôte. A cette vanité, éternelle- ment enivrée, le monde n'en avait pas ôté. De 1799 jusque vers 1814, il n'y eut pas de raout, à Londres, pas de fête, où la présence du grand Dandy ne fût regardée comme un triomphe et son absence comme une cata- strophe. Les journaux imprimaient son nom à l'avance en tête des plus illustres invités. Aux bals d'Almack, aux meetings d'Ascot, il pliait tout sous sa dictature. Il fut le chef du club Watier, dont lord Byron était membre avec lord Alvanley, Mildmay et Pierrepoint. Il était l'âme (est-ce l'âme qu'il faut dire ?) du fameux pavillon de Brighton, de Carlton-House, de Jklvoir. Lié plus particulièrement avec Sheri- dan, la duchesse d'York, Erskine, lord Town- shend, et cette passionnée et singulière duchesse de Devonshire, poète en trois langues, et qui embrassait les bouchers de Londres, avec ses lèvres patriciennes, pour enlever des voix de plus à M. Fox, il s'imposait jusqu'à ceux qui pouvaient le juger, qui auraient pu trouver le creux sous le relief, si réellement il n'avait été que le favori du hasard. On a dit que madame

bien tristement aussi : « Ils rassemblent autour d'eux tous les agréments de la vie, mais, ainsi qu'une pierre qui attire la mousse, sans se laisser pénétrer par la fraîcheur qui la couvre. »


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de Staël fut presque affligée de ne pas lui avoir plu. Sa toute-puissante coquetterie d'esprit fut repoussée par l'âme froide et la plaisanterie éternelle du Dandy, de ce capricieux de neige qui avait d'excellentes raisons pour se moquer de l'enthousiasme. Corinne échoua sur Brum- mell comme sur Bonaparte : rapprochement qui rappelle le mot de lord Byron cité déjà. Enfin, succès plus original encore : une autre femme, lady Stanhope, l'amazone arabe qui sortit au galop de la civilisation européenne et des routines anglaises, — ce vieux cirque où l'on tourne en rond, — pour ranimer ses sensations dans le péril et dans l'indépen- dance du désert, ne se rappelait, après bien des années d'absence, de tous les civilisés laissés derrière elle, que le plus civilisé peut- être, — le Dandy Georges Brummell.

Certes 1 quand on fait le compte de ces im- pressions vivantes, ineffaçables, sur les pre- mières têtes d'une époque, on est obligé de traiter celui qui les a produites, fût-ce un fat, avec le sérieux que l'on doit à tout ce qui prend en vainqueur les imaginations des hommes. Les poètes, par cela seul qu'ils réfléchissent leur temps, se sont imprégnés de Brummell. Moore l'a chanté; mais qu'est-ce que Moore *?Brum-


  • Le sentiment irlandais à part, un poète de papier

rose mâché.


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 09

mell fut peut-être une des muses de Don Juan, invisible au poète. Toujours est-il que ce poème étrange a le ton essentiellement dandy d'un bout à l'autre, et qu'il éclaire puissamment l'idée que nous pouvons concevoir des qualités et du genre d'esprit de Brummell. C'est par ces qualités évanouies qu'il monta sur l'horizon et s'y main- tint. Il n'en descendit pas; mais il en tomba, emportant avec lui, dans sa perfection, une chose qui, depuis lui, n'a plus reparu que dé- gradée. Le /wr/hébétant a remplacé le Dan- dysme. Il n'y a plus maintenant dans le high life que des jockeys et des fouetteurs de chiens*.

  • Il y a eu d'Orsay. Mais d'Orsay, ce lion dans le

sens de la fashion et qui n'en avait pas moins la beauté de ceux de l'Atlas, d'Orsay n'était pas un Dandy. On s'y est mépris. C'était une nature infini- ment plus complexe, plus ample et plus humaine que cette chose anglaise. On l'a beaucoup dit, mais sans cesse il faut y revenir : la lymphe, cette espèce d'eau dormante qui n'écume que quand la Vanité la fouette, est la base physiologique du Dandy, et d'Or- say avait le sang rouge de France. C'était un nerveux sanguin aux larges épaules, à la poitrine François I" et à la beauté sympathique. Il avait une main su- perbe sans superbe, et une manière de la tendre qui prenait les cœurs et les enlevait ! Ce n'était pas là le shale-hand hautain du Dandysme. D'Orsay plaisait si naturellement et si passionnément à tout le viondc, qu'il faisait porter son médaillon jusqu'à des hommes! tandis que les Dandys ne font porter aux hommes que ce que vous savez, et plaisent aux femmes en leur déplaisant. (Ne jamais oublier cette nuance, lorsqu'il s'agit de les juger.) D'Orsay était enfin un roi de


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bienveillance aimable; or, la bienveillance est un sentiment entièrement inconnu aux Dandys. Comme eux, il es: vrai, il avait l'art de la toilette, non écla- ! tante, mais profonde, et c'est par cette raison, sans doute, que les Superficiels l'ont regardé comme le successeur de Brummell; mais le Dandysme n'est pas l'art brutal de mettre une cravate. Il y a même I des Dandys qui n'en ont jamais porté. Exemple, lord l- .Byron qui avait le cou si beau I D'un autre côté, d'Orsay fut un artiste. De cette main qu'il donnait trop, — car la coquetterie règne bien plus par ce qu'elle refuse que par ce qu'elle accorde, — il sculptait, et non pas comme Brummell peignait ses éventails, pour des visages faux et des tètes vides. Les marbres laissés par d'Orsay ont de la pensée. Ajoutez à ce talent de sculpteur qu'il avait bien failli être un écrivain, et qu'à vingt-trois ans il avait mé- rité cette lettre de Byron à Alfred D... qu'on trouve dans ces fameux Mémoires où la lâcheté de Moore a remplacé les noms par des astérisques et les anec- dotes piquantes par des points (aimable homme que ce Moore!)... Quoique fat, d'Orsay fut aimé par les femmes les plus/a/c5 de son temps. On ne parle pas des naturelles : il n'y en a jamais que deux ou trois dans un siècle; à quoi bon en parler? Il a même inspiré une passion qui dura et qui restera historique. Les Dandys, eux, ne sont aimés que par spasmes. Les femmes, qui les détestent, ne s'en don- nent pas moins très bien à eux, et ils ont celte sen- sation, qui vaut pour eux beaucoup de livres sterling, de presser des haines dans leurs bras... Quant à ce duel charmant de d'Orsay, jetant son assiette à la tête de l'officier qui parlait mal de la Sainte Vierge, et se battant pour elle parce qu'elle était femme et qu'il ne voulait pas qu'on manquât de respect à une femme devant lui, quoi de moins dandy et de plus français ?...



XI


N touche vite, quand on écrit cette histoire d'impressions plutôt que de faits, à la disparition du mé- téore, à la fin de cet incroyable roman (qui n'est pas un conte), dont la société de Londres fut l'héroïne et Brummell le héros. I Mais, dans la réalité, cette fin se fit longtemps attendre. A défaut de faits, — la mesure his- torique du temps, — qu'on prenne les dates, et l'on jugera de la profondeur de cette in- fluence par sa durée. De 1793 à 1816, il y a vingt-deux ans. Or, dans le monde moral comme dans le monde physique, ce qui est léger se déplace aisément. Un succès continu de tant d'années montre donc que c'était bien à un besoin de nature humaine, sous la con- vention sociale, que répondait l'existence de Brummell. Aussi, quand plus tard il fut obligé


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de quitter l'Angleterre, l'intérêt qu'il avait con- centré sur sa personne n'était pas épuisé. L'en- thousiasme ne se détournait pas de lui. En 1812, en 181 3, il était plus puissant que jamais, mal- gré les échecs que le jeu avait faits à sa for- tune matérielle, la base de son élégance; en effet, il était fort grand joueur. On n'a pas be- soin d'examiner s'il avait trouvé dans son orga- nisme ou dans les tendances de la société qu'il voyait cette audace de l'inconnu et cette soif d'aventures qui fait les joueurs et les pirates; mais ce qu'il y a de certain, c'est que la société anglaise est encore plus avide d'émotions que de guinées, et qu'on ne domine une société qu'en épousant ses passions. Outre les pertes au jeu, une autre raison, à ce qu'il semble, pour que Brummell déclinât, c'était sa brouil- lerie avec le Prince qui l'avait aimé et qui avait été, pour ainsi dire, le seul courtisan de leurs relations. Le Régent commençait à vieillir. L'embonpoint, ce polype qui saisit la beauté et la tue lentement dans ses molles étreintes, l'embonpoint l'avait pris, et Brummell, avec son implacable plaisanterie et cet orgueil de tigre que le succès inspire aux cœurs, s'était quelquefois moqué des efforts de coquette im- puissante à réparer les dégâts du temps qui compromettaient le Prince de Galles, Comme il y avait à Carlton-House un concierge d'une monstrueuse corpulence, qu'on avait surnommé


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U DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 73


Big-Ben (le Gros-Ben), Brummell avait déplacé le surnom du valet au maître. Il appelait aussi madame Fitz-Herbert Benina. Ces audacieuses dérisions ne pouvaient manquer de pénétrer jusqu'au fond de ces âmes vaniteuses, et ma- dame Fitz-Herbert ne fut pas la seule des femmes qui entouraient le Prince héréditaire à s'offenser des familiarités de l'ironie de Brum- mell. Telle fut, pour le dire en passant, la cause réelle de la disgrâce qui frappa soudainement le grand Dandy. L'histoire de la sonnette, ra- contée d'abord pour l'expliquer, est apocryphe, à ce qu'il paraît*. M. Jesse ne s'appuie pas seulement pour la repousser sur la dénégation de Brummell, mais encore sur la vulgaire im- pudence (the viilgar impudence) qu'elle révèle, et il a raison; car l'impudence était bien sou- vent dans le Dandy, mais la vulgarité n'y était jamais. Un fait d'ailleurs isolé, quelque expres- sif qu'il soit, ne vaut pas en gravité, pour mo- tiver une disgrâce, les cent mille coups de dard d'aspic lancés par Brummell de sa façon la plus légère contre les affections du Régent. Ce que


Voici l'histoire : Brummell aurait un soir, à .souper et pour gagner le plus irrespectueux pari,

donné cet ordre au Prince de Galles : « Georges, |Sonnez! » en lui montrant la sonnette. Le Prince, iqui eût obéi, aurait dit au domestique qui entra, en

lui désignant Brummell : « Menez à son lit cet

ivrogne. »


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74 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMEEL

le mari de Caroline de Brunswick avait toléré, l'amant de madame Fitz-Herbert, de lady Con- nyngham, ne devait pas le supporter*. Et l'eût- il supporté encore, le favori eût-il impunément blessé les favorites, que le Prince, attaqué dans sa personne physique, son véritable moi, ne l'aurait pas souffert sans ressentiment. Le

  • L'influence, et même la plaisanterie de Brum-

mell, fut pour beaucoup dans l'éloignement du Prince de Galles pour Caroline de Brunswick. On sait que cette fameuse première nuit de noces, passée par le Prince sur un tapis au coin du feu, pendant que sa jeune femme l'attendait sous les plumes d'autruche du lit nuptial, avait été précédée d'un souper avec les Dandys. Ces hommes positifs n'aimaient pas le vaporeux sentimentalisme qui se matérialisa un peu depuis, mais qu'apportait alors Caroline dans ses ba- gages d'Allemande; et d'ailleurs elle était la femme légitime dans le pays du bonheur conjugal officiel et des verseuses de thé I Or, le Dandysme, qui aime l'imprévu et déteste la pédanterie des vertus domes- tiques, doit mieux aimer tous les malheurs par les maîtresses que l'imperturbable bonheur public de lord et de lady Grey, par exemple, si vanté par M™^ de Staël. Les Dandys qui coudoient ces bon- heurs légaux en Angleterre n'ont pas et ne peuvent pas avoir les opinions de M"* de Staël qui ne les rencontrait guères dans les salons de Paris. Ce qui fait la poésie, c'est la distance, et il faut bien que l'imagination ait toujours sa chimère à caresser; mais quand la femme qui se peignit dans Corinne, qui aima D..., qui aima C..., qui aima T..., caresse celle-là, elle est moins dans la vérité du cœur et de l'imagination que les Dandys, et elle ravale M""= de Staël jusqu'à n'être plus que la fille de M"* Necker.


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 7)

« Quel est ce gros homme ? » dit publique- ment par Brummell, à Hyde-Park, en dési- gnant Son Altesse Royale, et une foule d'autres mots semblables, expliquent tout bien mieux qu'un oubli de convenances, justifié, du reste, par un pari.

Mais ni l'éloignement rancunier du Prince, ni les revers au jeu, n'avaient encore, vers cette époque (1813), ébranlé la position de Brum- mell. La main qui avait servi à son élévation, en se retirant ne l'avait pas fait tomber, et l'o- pinion des salons lui était demeurée fidèle. Ce ne fut pas assez. Le Régent vit avec amertume un Dandy à moitié ruiné lutter fièrement d'in- fluence contre lui, l'homme le plus élevé de la Grande-Bretagne. Anacréon-ArchiloqueMoore, qui n'écrivait pas toujours sur du papier bleu- céleste, et dont la haine irlandaise savait trou- ver parfois le mot qui poignarde le mieux, mettait dans la bouche du Prince de Galles ces vers adressés au duc d'York et cités partout : « Je n'ai jamais eu de ressentiment ou d'envie de nuire à personne, excepté, maintenant que j'y pense, au Beau Brummell, qui m'a menacé l'an dernier avec colère de me faire rentrer dans le néant et d'introduire, à ma place, dans la fashion, le vieux roi Georges. » Ces vers offensants ne donnaient-ils pas raison au pro- pos tenu par le roi des Dandys sur le Dandy royal, au colonel Mac-Mahon : « Je l'ai fait ce


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76 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

qu'il est, je peux bien le défaire; » et ne prou- vaient-ils pas jusqu'à l'évidence combien le pou- voir d'opinion qu'exerçait ce Warwick de l'élé- gance lui appartenait en propre, et à quel point il était indépendant et souverain ? Une autre preuve encore plus éclatante de ce pouvoir fut donnée, en cette année de 181 3, par les chefs du club Watier, qui, préparant une fête solen- nelle, mirent en sérieuse délibération s'ils invi- teraient le Prince de Galles, par cela seul qu'il était brouillé avec G. Brummell. Il fallut que Brummell, qui savait mettre de l'impertinence jusque dans ses générosités, insistât fortement pour que le Prince fût invité. Sans nul doute, il était bien aise de voir chez lui (puisqu'il était du Club) l'amphitryon qu'il ne voyait plus à Carlton-House, de se ménager ce face à face en présence de toute la jeunesse dorée de l'An- gleterre; mais le Prince, au-dessous de lui- même dans cette entrevue, oubliant ses pré- tentions de gentilhomme accompli, ne se sou- vint pas même des devoirs que l'hospitalité impose à ceux qui la reçoivent, et Brummell, qui s'attendait à opposer Dandysme à Dan- dysme, répondit à l'air de la bouderie par cette élégante froideur qu'il portait sur lui comme une armure et qui le rendait invulnérable*.


  • Qui le faisait croire invulnérable serait peut-être

mieux dit. Mais le beau soupir de lasskude de Cleo-


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 77

De tous les clubs de l'Angleterre, c'était pré- cisément ce club Watier où la fureur du jeu dominait le plus. Il s'y passait d'affreux scan- dales. Ivres de porto gingembre, ces blasés, dé- vorés de spleen, y venaient chaque nuit cuver le mortel ennui de leur vie et soulever leur sang de Normand — ce sang qui ne bout que quand on prend ou qu'on pille — en exposant sur un coup de dé les plus magnifiques for- tunes. Brummell, on l'a vu, était l'astre de ce fameux club. Il ne l'aurait point été s'il ne se fût pas plongé au plus épais du jeu et des paris qu'on y tenait. A la vérité, il n'était ni plus ni moins joueur que tous ceux qui s'agitaient dans ce charmant Pandémonium, où l'on perdait des sommes immenses avec l'indifférence parfaite qui, dans ces occasions, était pour les Dandys ce qu'était la grâce pour les gladiateurs tom- bant au cirque. Beaucoup — ni plus ni moins que lui — éprouvèrent dans tous les sens la chance commune ; mais beaucoup aussi purent ralfronter plus longtemps. Quoique habile, à force de sang-froid et d'habitude, il ne pouvait


pâtre dans Shakespeare : « Ahl si tu savais quel travail c'est que de porter cette nonchalance aussi près du cœur que je la porte ! » est étouffé dans la poitrine des Dandys. Ces stoïciens de boudoir boi- vent dans leur masque leur sang qui coule, et res- teirt masqués. Paraître, c'est être, pour les Dandys comme pour les femmes.


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rien contre le hasard qui devait mater le bon- heur de sa vie par la pauvreté de ses derniers jours. En 1814, les étrangers arrivés à Londres, les officiers russes et prussiens des armées d'A- lexandre et de Blûcher, redoublèrent la confla- gration du jeu parmi les Anglais. Ce fut pour Brummell le moment terrible du désastre. Il y avait dans sa gloire et dans sa position un côté aléatoire par lequel l'une et l'autre devaient s'écrouler. Comme tous les joueurs, il s'acharna contre le sort et fut vaincu. Il eut recours aux usuriers et s'engouffra dans les emprunts; on a dit même, avec sa dignité ; — mais rien de pré- cis n'a été articulé à cet égard. Ce qui aurait pu autoriser quelques bruits peut-être, c'est qu'il étaitdoué desqualitésdangereusesqui relèvent, par la pose, jusqu'à la bassesse*, et qu'il en abusa parfois. Ainsi, par exemple, on se sou-

  • Ces qualités ont toujours entraîné ceux qui les

eurent. Voyez, par exemple, Henri IV, le duc d'Or- léans (le Régent), Mirabeau, etc., etc. Henri IV ne les avait qu'un peu, il est vrai ; mais le Régent d'Or- léans les avait beaucoup, et Mirabeau énormément. Mirabeau mettait autant de fierté à secouer la fange, que le duc d'Orléans de gaîté et de grâce à en aiïron- ter les souillures. N'a-t-on pas vu celui-ci spiritualiser des coups de pied au derrière?... et de quel pied ?... du pied de bouc de Dubois. Plus coupables en cela, ces profanateurs de facultés adorables, que Brummell ; car ils n'avaient pas comme lui, en face d'eux, une société puritaine ; ce qui explique tous les excès et justifie bien des torts.


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 79

venait de l'avoir vu accepter, dans ses gênes dernières, une somme assez considérable de quelqu'un qui voulait compter parmi les Dan- dys en se réclamant de l'homme qu'ils recon- naissaient pour leur maître. Depuis, l'argent ayant été redemandé au milieu d'un cercle nombreux, Brummell avait tranquillement ré- pondu à l'importun créancier qu'il avait déjà été payé. « Payé ! quand ? » avait dit le prêteur surpris, et Brummell avait répondu, avec son ineffable manière : « Mais, quand je me tenais à la fenêtre de White, et que je vous ai dit, à vous qui passiez : Jemmy, comment vous portez- vous ? » Une telle réponse traînait la grâce jus- qu'au cynisme, et il n'en faut pas beaucoup de semblables pour que les hommes qui les en- tendent ne prennent plus la peine d'être justes. Du reste, l'heure à laquelle on ne l'est plus pourpersonne, l'heure du malheur, allait sonner pour Brummell. Sa ruine était consommée; il le savait. Avec son impassibilité de Dandy, il avait calculé, montre à la main, le temps qu'il devait rester sur le champ de bataille, sur le théâtre des plus admirables succès qu'homme du monde ait jamais eus, et il avait résolu de n'y pas montrer l'humiliation après la gloire. Il fit comme ces fières coquettes qui aiment mieux quitter ce qu'elles aiment encore que d'être quittées par qui ne les aime plus. Le i6 de mai 1816, après avoir dîné d'un chapon en-


8o DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

voyé par Watier, il but une bouteille de bor- deaux*, — Byron en avait bu deux quand il avait répondu à l'article de la Revue d'Edim- bourg par sa satire des Bardes anglais et des Cri- tiques écossais, — et il écrivit, sans espoir et nonchalamment, comme un homme perdu tente le sort, cette lettre qu'on a déjà citée :

« Mon cher Scrope, envoyez-moi deux cents livres. La Banque est fermée et tous mes fonds sont dans le trois pour cent. Je vous rendrai cet argent demain matin. Tout à vous.

« Georges Brummell »

Il lui fut répondu immédiatement par Scrope Davies ce billet, Spartiate de laconisme et d'a- mitié :

« Mon cher Georges, c'est très malheureux; mais tous mes fonds sont dans le trois pour cent. Tout à vous.

« Scrope »

Brummell était trop Dandy pour se blesser d'un tel billet. Il n'était pas homme à moraliser là-dessus, dit spirituellement M. Jesse. Il avait jeté, par amour de joueur pour les décisions du hasard, une feuille sur l'eau, et l'eau l'ampor-

  • Système physiologique anglais. Le courage

moral se détermine comme le courage physique. Les Anglais sont de mauvais soldats s'ils sont mal nourris. La gloire de Wellington est d'avoir toujours été un excellent fournisseur.


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL ÔI

tait! La réponse de Scrope avait une séche- resse cruelle; mais elle n'était pas vulgaire. De Dandy à Dandy, l'honneur restait donc sain et sauf. — Brummell fit une stoïque toilette et le soir même parut à l'Opéra. Il y fut ce qu'est le Phénix sur son bûcher et plus beau encore, car il sentait qu'il ne renaîtrait pas de ses cen- dres. En le voyant, qui aurait dit un homme foudroyé ? Après l'opéra, la voiture qu'il prit fut une chaise de poste. Le îy il était à Douvres, et le i8 il avait quitté l'Angleterre. Quelques jours après ce départ, on vendit, hy aiiction et par ordre du sheriff de Middlesex, l'élégant mo- bilier du Dandy (man of fashion) « parti pour le continent «, ainsi que le disait le livre de vente. Les acheteurs furent ce qu'il y avait de j plus à la mode à Londres et de plus distingué I dans l'aristocratie anglaise. On comptait parmi I eux le duc d'York, les lords Yarmouth et Bes- I borough, lady Warburton, sir H. Smyth, sir I H. Peyton, sir W. Burgoyne, les colonels Shed- don et Cotton, le général Phipps, etc., etc. Tous voulaient, et payèrent comme des An- glais qui désirent, ces reliques précieuses d'un luxe épuisé, ces objets consacrés par le goût i d'un homme, ces frêles choses fungibles, tou- j chées et à moitié usées par Brummell. Ce qui ' fut payé le plus cher par cette société opulente chez laquelle le superflu était devenu le néces- saire, fut précisément ce qui avait le moins de


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82 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

valeur en soi, les babioles (the knick-knach) qui n'existent que par la main qui les a choisies et le caprice qui les a fait naître. Brummell pas- sait pour avoir une des plus nombreuses col- lections de tabatières qu'il y eût en Angleterre. On en ouvrit une dans laquelle on trouva, écrit de sa main : « Je destinais cette boîte au Prince Régent, s'il s'était mieux conduit avec moi. » Le naturel d'une pareille phrase la rend plus impertinente encore. Il n'y a que des fatuités de petite espèce qui manquent de simplicité.

Arrivé à Calais, « cet asile des débiteurs an- glais », Brummell chercha à tromper l'exil. Il avait emporté dans sa fuite quelques débris de sa magnificence passée, et ces débris d'une for- tune anglaise étaient presque une fortune en France. Il loua chez un libraire de la ville un apfîartement qu'il meubla avec une somptueuse fantaisie, et de manière à rappeler son boudoir de Chesterfield-Street ou ses salons de Chapel- Street, dans Park-Lane. Ses amis, s'il est per- mis de tracer un mot si sincère, car les amis d'un Dandy sont toujours un peu les sigisbées de l'amitié, fournirent aux dépenses de sa vie, qui garda longtemps un certain éclat. Le duc et la duchesse d'York, avec lesquels il s'était lié plus étroitement depuis sa rupture avec le Prince de Galles, M. Chamberlayne et beau- coup d'autres, alors et plus tard, vinrent très noblement en aide au Beau malheureux, mon-


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 83

nt ainsi, et plus éloquemment que jamais, la force d'impression qu'il avait exercée sur tous ceux qui l'avaient connu. Il fut pensionné par les hommes qu'il avait charmés, comme un écrivain, un orateur politique le sont quelque- fois par les partis dont ils représentent les opi- nions. Cette libéralité, qui n'emporte avec elle aucune idée dégradante dans les mœurs an- glaises, n'était pas nouvelle. Chatham n'avait- il pas reçu une somme considérable de la vieille duchesse de Marlborough, pour un discours d'opposition, et Burke lui-même, qui n'avait pas la largeur de Chatham et qui faisait du homhast en vertu comme en éloquence, n'avait- il pas accepté du ministre, le marquis de Roc- kingham, une propriété qr.i le rendit éligible au Parlement? Ce qui était nouveau, c'était la cause même de cette libéralité. On était recon- naissant au nom d'un plaisir senti comme au nom d'un service rendu, et l'on avait raison; car le plus grand service à rendre aux sociétés qui s'ennuient, n'est-ce pas de leur donner un peu de plaisir ?

Mais il y eut plus étonnant encore que cet exemple d'une reconnaissance toujours rare. L'ascendant du Dandy n'était pas mort du coup de l'absence; il survivait à son départ. Les sa- lons de la Grande-Bretagne s'occupèrent autant de Brummell exilé que quand il était là, dictant ses arrêts à ce monde qu'on soumet quand on


5^ DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

l'aime, mais qui écrase quand on le fuit. L'at- tention publique perçait le brouillard, franchis- sait la mer, et l'atteignait sur l'autre rive, dans

, --cette ville étrangère où il s'était réfugié. La fashion fit maint pèlerinage à Calais. On y vit les ducs de Wellington, de Rutland, de Rich-

^ mond, de Beaufort, de Bedford; les lords Sef- ton, Jersey, Willoughby d'Eresby, Craven, Ward et Stuart de Rothsay. Aussi superbe qu'à Londres, Brummell conserva toutes les habitudes de sa vie extérieure. Un jour, lord Westmoreland, passant par Calais, lui manda qu'il serait heureux de lui donner à dîner et que le dîner serait pour trois heures. Le Beau répondit qu'il ne mangeait jamais à cette heure- là et refusa Sa Seigneurie. Il vivait, du reste, avec la monotone routine des Anglais oisifs sur le continent, et dans une solitude troublée seu- lement par les visites de ses compatriotes. Quoiqu'il n'affectât pas de hauteur aristocra- tique ou misanthropique, sa courtoisie avait si grand air qu'elle n'attirait pas beaucoup les hommes dont le hasard l'avait rapproché; il restait étranger par le langage *, et il le restait

  • On sait la plaisanterie de Scrope Davies, à la-

quelle Byron fit l'honneur d'un écho dans un de ses poèmes : « Comme Napoléon en Russie, Brummell, apprenant le français, fut vaincu par les déments. » C'est trop que cela, mais c'est une plaisanterie. Il resta, il est vrai, incorrect et Anglais dans notre


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DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 8$


davantage par les habitudes de son passé. Un Dandy est plus insulaire qu'un Anglais; car la société de Londres ressemble à une île dans une île, et d'ailleurs il ne faut pas être trop souple pour y paraître distingué. Cependant, malgré sa réserve un peu orgueilleuse*, il ré- sistait moins aux avances quand on les faisait sous les apparences d'un bon dîner. Son amour de la table, fin comme un goût et exigeant comme une passion, avait toujours été un des côtés les plus développés de son sybaritisme. Cette sensualité, assez commune dans les hommes spirituels, rendait sa vanité moins in- traitable ; mais son incomparable aplomb cou- vrait tout. « Qu'est cela qui vous salue, Sefton ? » disait-il à lord Sefton, dans une promenade pu- blique; et c'était l'honnête provincial chez le-


langue, comme toutes ces bouches accoutumées à mâcher le caillou saxon et à parler au bord des mers ; mais sa manière de dire, corrigée par l'aristo- cratie, sinon par la propriété des mots, et ses ma- nières de gentleman irréprochable, donnaient à ce qu'il disait une distinction étrange et étrangère, une originalité sérieuse, quoique piquante, et qui n'exis- tait pas à ses dépens.

  • Les Dandys ne brisent jamais complètement en

eux le puritanisme originel. Leur grâce, si grande qu'elle soit, n'a point le dénoué de celle de Riche- lieu; elle ne va jamais jusqu'à l'oubli de toute ré- serve. « A Londres, quand on est prévenant, — dit le prince de Ligne, — on passe pour étranger. »


«b DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

quel, lui, Brummell, dînait le jour même, qui le saluait.

Il habita Calais plusieurs années. Sous le ver- nis de cette vanité toujours en grande tenue, il cacha probablement bien des douleurs. Parmi toutes les autres, il y en eut aussi d'intelli- gence. En effet, suprêmement homme de con- versation, la conversation lui était devenue impossible*. Son esprit, qui avait besoin pour


  • On parle plusieurs langues, mais on ne came

que dans une seule. Paris même, pour Brummell, n'aurait pas remplacé Londres. D'ailleurs, Paris n'est pas plus le pays de la causerie que toute autre ville maintenant. La conversation y est à. peu près nulle, et M'"'= de Staël n'aimerait plus guères son ruisseau de la rue du Bac. A Paris, on pense trop à l'argent qu'on n'a pas, et l'on se croit trop l'égal de tout le monde, pour bien causer. On ne jette pas plus l'esprit par les fenêtres qu'autre chose. A Londres, les inté- rêts d'une fortune à faire agitent et dominent beau- coup d'esprits; mais à une certaine hauteur on trouve une société qui peut penser à mieux que cela. Puis il y a des rangs, un classement (bon ou mauvais, ce n'est pas la question ici), et voilà ce qui fait mousser l'esprit en le comprimant. Dans une pareille société, il faut tant de finesse pour être im- pertinent et tant de grâce pour que les politesses donnent du plaisir! Or, les difficultés créent les héros. Mais à Paris, c'est trop facile que la vie de sa- lon ; c'est entrer et sortir. Les écrivains, les artistes, qui devraient ranimer les sensations dans les autres et du moins avoir toujours sur leur esprit la limaille d'or de leurs travaux, sont dans le monde aussi éteints que les gens médiocres. Fatigués de penser


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 87

s'enflammer de l'étincelle de l'esprit d'autrui, demeurait sans ressource. Rude angoisse que madame de Staël a sentie ! La pensée qu'il lan- çait son nom jusqu'à Londres, que les plus pim- pants de ce monde qu'il ne hantait plus venaient de temps en temps lui apporter quelque sou- venir mêlé d'une curiosité impérissable, ne suffi- sait plus pour le dédommager de ce qu'il avait perdu. Mais la vanité d'un Dandy, quand elle souffre, est presque de l'orgueil; elle devient muette comme la honte. Qui a tenu compte de cela à l'homme frivole ? Ne sachant peut- être comment occuper des facultés désormais inutiles, il se jeta dans une correspondance avec la duchesse d'York, pour laquelle il peignit un écran très compliqué et dont il inventa les fi- gures. A Belvoir, à Oatlands, partout, le duc et


ou de faire semblant toute la journée, ils y viennent le soir se délasser à écouter la musique qui les fait lever comme des fakirs, ou à prendre du thé comme des Chinois. Je ne connais qu'une exception...

Brummell vint à Paris; mais il n'y resta pas. (ju'y eût-il fait? il n'avait plus le luxe qui l'aurait rendu charmant, eùt-il été bête et laid autant que le piiiice T... Il n'avait que des manières dont le sens se perd de plus en plus tous les jours. On n'eût rien compris au passé d'un pareil homme : triste im- pression pour lui, et pour les autres triste spectacle! M""= Guiccioli en a donné un pareil, et pourtant c'était une femme, et quand il s'agit d'une femme, il y a toujours du sexe et des nerfs dans nos opi- nions.


88 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

la duchesse d'York l'avaient comblé; mais, de- puis la trahison de la fortune, la duchesse lui avait montré un sentiment qui jette un reflet de sérieuse tendresse sur cette vie brillante et aride*. Brummell ne l'oublia jamais. Il paraît même que, sans l'amitié de la duchesse d'York, à laquelle il avait promis de ne point révéler ce qu'il savait de la vie intime du Régent, il au-

  • Ce sentiment est singulier. L'amitié n'existe pas

entre les femmes (pourquoi la vérité n'est-elle pas toujours originale?), et un Dandy est femme par certains côtés. Q.uand il ne l'est plus, il est pis qu'une femme pour les femmes : c'est un de ces monstres chez qui la tête est au-dessus du cœur. Même en amitié, c'est détestable. Il y a dans le Dandysme quelque chose de froid, de sobre, de rail- leur, et, quoique contenu, d'instantanément mobile, qui doit choquer immensément ces dramatiques machines à larmes pour qui les attendrissements sont encore plus que la tendresse. Dans l'extrême jeunesse, par exemple, l'odieux puritanisme les choque moins. Les jeunes gens très graves plaisent aux très jeunes personnes. Dupes d'une pose et bien souvent d'un embarras qui se guindé pour n'être pas aperçu, elles rêvent la profondeur devant le vide. Avec un Dandy, devant la légèreté de l'es- prit elles rêvent cette autre légèreté dont les mères parlent, en pinçant le bec, devant leurs filles. Mal- gré cela pourtant, — et peut-être à cause de cela, car qui elles ne dominent pas les domine, — elles peuvent très bien aimer d'amour un insupportable Dandy; et, en général, qui ne peut-on aimer d'a- mour dans la vie? Mais il ne s'agit ici que d'amitié, c'est-à-dire encore plus d'un choix que d'une sym- pathie.


nu DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 89

rait écrit des Mémoires et refait ainsi sa for- tune ; car les libraires de Londres lui propo- sèrent des sommes immenses pour prix de ses indiscrétions. Ce silence, très délicat du reste (que la duchesse le lui ait fait garder ou qu'il l'ait gardé lui-même), ne toucha pas beau- coup l'épais égoïsme de Georges IV. Quand il traversa Calais, il est vrai, pour aller visiter son royaume de Hanovre (182 1), il laissa, avec la mollesse d'une âme blasée, arranger les choses autour de lui pour une réconciliation ; mais Brummeli ne se prêta qu'à moitié à ces com- binaisons officieuses. Comme la vanité ne nous lâche jamais, même sur la roue, il ne voulut point demander d'audience au Prince, qui n'é- tait qu'un Dandy fort inférieur à ce qu'il était, lui, à ses propres 37eux. Placé sur le passage de Georges, il s'y tint avec une douloureuse con- trainte. L'ancien convive de Carlton-House le vit sans l'espèce d'émotion qu'on trouve à re- voir un compagnon de sa jeunesse, — ce re- gret souriant du passé, poésie à l'usage des plus vulgaires. Dans un autre moment, comme on lui offrit une tabatière qu'il reconnut pour avoir fait partie de la fameuse collection de Brum- meli, il demanda qu'on le lui présentât et fixa l'heure de la réception pour le lendemain. Que serait-il arrivé s'il l'avait vu ? Le roi de Calais, comme on disait de Brummeli, serait-il re- tourné régner à Londres? Mais le lendemain,


90 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

des dépêches ayant forcé Georges IV d'avancer l'heure du départ, Brummell fut parfaitement oubHé. Son peu d'empressement avait été au moins égal à l'indifférence du Prince. C'était une faute que cet indolent dégoût de toute avance vis-à-vis du roi d'Angleterre, quand on se place au point de vue de la politique de la vie; mais, s'il ne l'avait pas commise, il aurait été moins Brummell*.

Depuis, Georges IV ne reparla jamais du Dandy aperçu à Calais; il retomba dans l'en- gourdissement des souvenirs. Brummell ne se plaignit pas; il garda le ferme et discret silence qui est le bon goût de la fierté. Pourtant, les événements qui suivirent eussent motivé, dans une âme plus faible, bien des récriminations. En très peu de temps, ses ressources d'Angle- terre s'épuisèrent; les dettes vinrent, la misère aussi. Il allait commencer de descendre cet es- calier de l'exil dans la pauvreté, dont parle


  • On pense involontairement aux vers divins

(dans le Sardanapaîe) :

If

. thou feel'st an inward shrinking from

This leap through flame into the future, say it :

/ shall not love thee less; may, perhaps more.

For yielding ta thy nature...

Si tu ne peux sans froide horreur songer à te lancer dans l'avenir à travers ces flammes, dis-le : Je ne t'en aimerai pas moins, oh! non, et peut-être t'en aimerai-je davantage, pour avoir cédé à ta nature...


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 9I


Dante, et au bas duquel il devait trouver la pri- son, l'aumône et un hôpital de fous pour y mourir, La main qui l'arrêta encore sur les pre- mières marches de cet horrible escalier fut une main royale, la main de Guillaume IV, dont le gouvernement créa une place de consul à Caen et la lui donna. D'abord maigrement ré- tribué, ce poste finit par ne plus l'être; il s'ef- faça sous l'incapacité* dédaigneuse de Brum- mell à le remplir**. Plus tard même, il lui fut ôté. Les gouvernements qui devraient classer les hommes, quand ils les placent à rebours de leur vocation, croient-ils avoir fait beaucoup pour eux? Le temps que Brummell passa à Caen fut une des plus longues phases de sa vie. La noblesse de cette ville montra, par l'ac- cueil qu'elle lui fit et la considération dont elle l'entoura, que les ancêtres des Anglais étaient


  • L'impossibilité dédaigneuse serait plus juste.
    • Il lui fallait des hommes à séduire, et on lui

donna des affaires à régler. Si le caprice, si le bon- heur fou de la moitié de sa vie ne l'avaient pas rendu impropre à tout ce qui est fonction et devoirs publics, il y avait peut-être en lui des facultés de diplomate que l'on pouvait utiliser. On dit peut-être ; on n'appuie pas. Lord Palmerston a trop montré ce que le Dandysme peut devenir en politique lorsqu'il est seul. Henri de Marsay est une bien tentante fan- taisie; mais c'est une destinée faite par un poète. On ne dit pas qu'il soit impossible; mais c'est le moins possible des héros de roman.


92 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

des Normands. Cela put lui adoucir, mais non lui épargner les angoisses qui déchirèrent ses derniers jours. M. Jesse a fait le compte de ces abaissements, de ces douleurs; nous, nous les tairons. Pourquoi les raconter ? C'est du Dandy qu'il est question, de son influence, de sa vie publique, de son rôle social. Qu'importe le reste ? Quand on meurt de faim, on sort des affectations d'une société quelconque, on rentre dans la vie humaine : on cesse d'être Dandy*.


  • Cessa-t-il même de l'être jamais?... Un jour,

un Vénitien qui se contentait d'être alors le Casa- nova de la musique et qui en est devenu le Gustave Planche, — M. P. Scudo, présentement de la i?CT'M<î des Deux Mondes, — donnait à Caen un de ces con- certs dans lesquels, comme mime et comme musi- cien, il dépensait un esprit à camper le tétanos aux imbécilles, si les imbécilles étaient nerveux. Il voulut avoir à sa soirée le Dandy exilé qui était encore une puissance rue Guillthert. L'ayant rencontré chez un ami, il l'invita, et tirant de sa poche son paquet de billets (à peu près trois cents), il l'ouvrit comme un jeu de cartes pour lui en offrir quelques-uns, quand, souverainement, et avec la simplicité d'un Dandy à qui le monde appartient, Brummell les prit tous d'un seul geste! « 11 ne les paya jamais, — dit M. Scudo, — mais cela fut admirablement exécuté, et j'eus, pour mon argent, une idée de plus sur l'Angleterre. »

C'est à peu de temps de là que Brummell devint fou, et comme le Dandysme, plus fort que sa raison, avait pénétré l'homme tout entier, sa folie se timbra de Dandysme. Il eut la rage de l'élégance au dé- sespoir. Il n'ôtait plus son chapeau dans la rue


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 93

Laissons cela. Seulement, rendons cette justice à Hrummell qu'il le fut aussi avant qu'homme puisse l'être dans la pauvreté et dans la faim. La faculté qui chez lui dominait resta long- temps debout sur les ruines de sa vie. Les autres, qui n'existaient que pour soutenir celle- là en s'harmonisant avec elle, ne purent rien pour sa gloire et pas grand'chose pour son bon- heur. Ainsi, il était poète. Il avait juste en lui le degré d'imagination nécessaire à un homme


quand on le saluait, de peur de déranger sa perruque, , et il rendait le salut de la main comme Charles X. j II vivait à l'hôtel d'Angleterre. A certains jours, et ' au grand étonnement des gens de l'hôtel, il ordon- it qu'on lui préparât son appartement comme ir une fête. Lustres, candélabres, bougies, fleurs Li masse, rien n'y manquait, et lui, sous le feu de toutes ces lumières, dans la grande tenue de sa jeu- nesse, avec l'habit bleu Whig à boutons d'or, le .^ilet piqué et le pantalon noir, collant comme les chausses du xvi" siècle, se tenant au centre, il I attendait... Il attendait l'Angleterre morte! Tout à I coup, et comme s'il se fût dédoublé, il annonçait à I pleine voix le prince de Galles, puis lady Connyn- ^liam, puis lord Yarmouth, et enfin tous ces hauts personnages d'Angleterre dont il avait été la loi vivante; et, croyant les voir apparaître à mesure qu'il les appelait, et changeant de voix, il allait les recevoir à la porte, ouverte à deux battants, de ce salon vide, par laquelle ne devait, hélas! passer per- sonne, ce soir-là ni les autres soirs. Lt il les saluait, Ces chimères de sa pensée, il offrait le bras aux tommes, parmi tous ces fantômes qu'il venait d'é- voquer, et qui, certes! pour revenir à ce raout du


94 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

dont la vocation est de plaire; mais ce qu'il a laissé de poésies, remarquable pour un Dandy, n'illustrerait pas un écrivain*. Nous n'avons donc point à nous en occuper. Dans cette étude d'un homme si spécial à sa manière, tout ce qui n'est pas la vocation même, le doigt de Dieu sur l'intelligence, doit être laissé à l'écart.

Dandy déchu n'auraient pas voulu quitter un seul instant leurs tombes. Cela durait longtemps... Enfin, quand tout était plein de ces fantômes, quand tout ce monde de l'autre monde était arrivé, voilà que la raison arrivait aussi et que le malheureux s'aperce- vait de son illusion et de sa démence 1 et c'est alors qu'il tombait accablé dans un de ces fauteuils soli- taires, et qu'on l'y surprenait fondant en pleurs.

Mais, au Bon-Sauveur, ses folies turent moins touchantes. Le mal empira et prit un caractère de dégradation qui sembla une revanche de l'élégance de sa vie. Impossible de rien raconter... AtiVeuse ironie du terrible Railleur caché au fond des choses, qui finit par avoir son tour dans la vie légère de ceux qui ont le plus raillé! Le pavillon du Bon-Sau- veur fit payer à Brummell le pavillon de Brighton. Il aura passé entre ces deux pavillons.

  • M. Jesse, que désormais il faudra toujours

nommer quand il s'agira de Brummell, a cité dans son livre des vers du célèbre Dandy. Brummell les avait .écrits sur un très bel album où Sheridan, Byron, Erskine même, avaient écrit les leurs. Ce ne sont point des vers d'album, quelques lignes tracées à la hâte, mais des pièces assez étendues et d'un certain souffle d'inspiration.


XII



N sait maintenant quelle fut cette vocation et comme il la remplit. Il était né pour régner par des fa- cultés trèspositives, quoique Mon- tesquieu un jour, dépité, les ait appelées le je ne sais quoi, au lieu de montrer ce qu'elles sont. Ce fut par là qu'il prima son époque. Comme l'aurait dit le prince de Ligne : « Il fut roi par la grâce de la Grâce ; » mais à la condition qui pèse sur nous tous, chercheurs d'influence, d'accepter de son temps les préjugés et même jusqu'à un certain point les vices. Aveu triste à faire pour les chastes amis du vrai en toutes choses : si sa grâce avait été plus sincère, elle n'aurait pas été si puissante; elle n'eût pas sé- duit et captivé une société sans naturel. A quel degré de civilisation raffinée, de corruption se- I crête, la société anglaise est-elle, en effet, arri- j vée, pour que ce soit un mot profond et juste


96 DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

que celui-ci, dit à propos d'un Dandy comme Brummell : // déplaisait; trop généralement pour ne pas être recherché*? Ne reconnaît-on pas là le besoin d'être battues qui prend quelquefois les femmes puissantes et débauchées ? Est-ce que la grâce simple, naïve, spontanée, serait un stimulant assez fort pour remuer ce monde épuisé de sensations et garrotté par des préju- gés de toute sorte ? Si l'on restait parfaitement soi dans un tel milieu, que serait-on? à peine aperçu par quelques âmes d'élite, restées saines et grandes** : public, hélas! bien incertain. Or on est vaniteux, on veut l'approbation des autres ; mouvement charmant du cœur humain que l'on a trop calomnié. C'est toute l'expli- cation peut-être des aflfectations du Dandysme. Il ne serait donc, en définitive, que la grâce qui se fausse pour être mieux sentie dans une société fausse***, et dans ce sens que le na-


  • Buhver, dans Pelham.
    • Comme cette miss Cornel, par exemple, cette

actrice que Stendhal a tant vantée. Mais pour s'aper- cevoir de la grandeur simple de cette âme, rare comme un diamant noir à Londres, il fallait Sten- dhal, c'est-à-dire un homme spirituellement positif jusqu'au machiavélisme, mais qui aimait le naturel comme certains empereurs romains aimaient l'im- possible.

      • A laquelle manque l'instinct des beaux-arts;

car il lui manque. Les noms de Lawrence, de Rom- ney, de Reynolds et de quelques autres, n'éclairent


DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 97

turel bien compromis, il est vrai, mais impé- rissable.

On l'a dit au commencement de cet écrit : le jour où la société qui produit le Dandysme se transformera, il n'y aura plus de Dandysme; et comme déjà, malgré son attache à ses vieilles mœurs qui ressemble à un fatal esclavage, l'aris- tocratique et protestante Angleterre s'est fort modifiée depuis vingt ans, il n'est guères plus que la tradition d'un jour. Qui l'aurait cru, ou plutôt qui aurait pu ne pas le prévoir? Cette modification s'est produite dans le sens d'une pente invariable. Victime de sa vie historique, l'Angleterre, après avoir fait un pas vers l'ave- nir, revient s'asseoir dans son passé. Si haut qu'elle cingle ^ur la mer du temps, elle ne brise jamais entièrement — comme le Corsaire de son plus grand poète — la chaîne qui l'attache

que mieux cette indigence. Le peuple romain n'était pas artiste parce qu'il avait des joueurs de flûte. L'art n'existe que littérairement en Angleterre. Michel-Ange, c'est Shakespeare. Comme tout est singulier dans ce pays original, le meilleur sculpteur [qu'il ait produit était une femme, lady Hamilton, j digne d'être Italienne, et qui sculptait par la pose, idans le marbre du plus beau corps qui ait jamais ipalpité. Statuaire étrange qui était aussi la statue |et dont les chefs-d'œuvre sont morts avec elle; • gloire viagère qui n'a pas plus duré que les frémis- sements de la vie et l'ardente émotion de quelques 'jours 1 C'est encore une page à écrire; mais où prendre la plume de Diderot pour la tracer?


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98 nu DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

au rivage. Pour elle, qui retient tout, qui garde tout, marhle to retain, l'habitude asservit d'é- trange sorte. Pour elle, la septième peau du serpent ressemble toujours à la première qu'il a dépouillée. On croit un instant la trace de ce qui n'est plus évanouie, on écrit sur ce palim- pseste, et il ne faut qu'une circonstance pour que ce qu'on croyait efFacé reparaisse, lisible, ferme, éclatant. Aujourd'hui, le Puritanisme, auquel le Dandysme, avec les flèches de sa lé- gère moquerie, a fait une guerre de Parthe, — en le fuyant plutôt qu'en l'attaquant de front, — le Puritanisme blessé se relève et panse ses blessures. Après Byron, après Brummell, — » ces deux railleurs d'un ordre si différent, mais L-d'une influence peut-être égale, — qui n'aurait pas cru sur le flanc la vieille moralité angli- cane ? Eh bien, non! elle n'y est pas. Le cant indéfectible, immortel, a vaincu encore. L'ai- mable Fantaisie n'a qu'à jeter son sang d'es- sence de roses vers le ciel. Elle succombe sous l'opiniâtre nature de ce peuple indomptable- ment coutumier, l'absence de ces grands écri- vains qui électrisent les imaginations et leur communiquent toutes les audaces*, et enfin

  • Cette absence d'écrivains n'est pas complète,

puisqu'il y a Th. Carlyle; mais quel dommage qu'il préfère souvent le sédatif éther du spiritualisme allemand à ce caviar aiguisé et aimé des Anglais, qui donne des sensations si nettes 1


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DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL 99


l'influence sur la haute société d'une reine qui â l'affectation de l'amour conjugal, comme Eli- sabeth avec celle de la virginité. Quelles meil- leures sources d'hypocrisie et de spleen ? Le Méthodisme, qui était passé des mœurs dans la politique, repasse, à l'heure qu'il est, de la politique dans les mœurs. Un poète, un homme de race, qui tient de sa naissance le très facile courage d'avoir une opinion indépendante, comme il pourrait attendre de son talent une inspiration vraie, lord John Manners, ne vient-il pas de publier un volume de poésies en l'hon- neur de l'Église établie d'Angleterre? Shelley, l'athée, n'aurait plus même la sécurité de l'exil. Le libéralisme d'idées, qui avait lui comme un rayon de l'intelligence de ses plus grands Iiommes sur ce pays de pharisaïsme hautain, de la convenance glacée et menteuse, n'a brillé qu'un moment rapide, et la momie du senti- ment religieux, le formalisme, y règne tou- jours du fond de son sépulcre blanchi. Tout est fini, tout est mort de cette belle société dont Brummell fut l'idole, parce qu'il en était l'ex- pression dans les choses du monde, dans les relations de pur agrément. De Dandy comme^ Brummell on n'en verra plus ; mais des hommes comme lui, et même en Angleterre, quelque livrée que le monde leur mette, on peut affir- mer qu'il y en aura toujours. Ils attestent la magnifique variété de l'œuvre divine : ils sont


lOO DU DANDYSME ET DE G. BRUMMELL

éternels comme le caprice. L'humanité a autant besoin d'eux et de leur attrait que de ses plus imposants héros, de ses grandeurs les plus aus- tères. Ils donnent à des créatures intelligentes le plaisir auquel elles ont droit. Ils entrent dans le bonheur des sociétés comme d'autres hommes font partie de leur moralité. Natures doubles et multiples, d'un sexe intellectuel in- décis, où la grâce est plus grâce encore dans la force et où la force se retrouve encore dans la grâce, androgynes de l'Histoire, non plus de la Fable, et dont Alcibiade fut le plus beau type chez la plus belle des nations!


FIN DU DANDYSME ET DE G, BRUMMELL



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Un Dandy


d'avant


les Dandys


F D'AVANT LES DANDYS



ETTE étude sur le Dandysme, et sur l'homme qui le particularise le plus exactement et le plus irré- ductiblement en sa personne, est- elle complète et donnera-t-elle une idée suffi- sante de la chose si profondément, — si insu- I lairement anglaise du Dandysme ? Tout anglaise j qu'elle soit, nonobstant, on l'a vu, cette chose j n'est pas exclusivement un phénomène de so- jété, — une monstruosité, pourraient dire les


I04 UN DANDY DAVANT LES DANDYS

puritains et les cœurs tendres, qui se rencontre- raient de cette fois. Le Dandysme a sa racine dans la nature humaine de tous les pays et de tous les temps, puisque la vanité est universelle. Ce qu'on pourrait appeler la corde du Dandysme dort, pour s'éveiller, au milieu des trente-six mille cordes qui composent ce diable d'instru- ment si compliqué et parfois si détraqué de la nature humaine. Mais c'est l'Angleterre qui l'a le mieux fait retentir ! On a cité Richelieu et on l'a opposé à Brummell pour faire sentir la différence qu'ont mise entre eux la société et la race, à ces deux fats, bâtis sur le même pi- lotis ! Richelieu, en effet, avait la corde du Dan- dysme, mais sa vibration était couverte en lui par d'autres vibrations plus puissantes. Un Dandy encore, d'avant les Dandys, comme Richelieu, avant même que la chose nommée Dandysme fût nommée et que des observateurs à l'analyse superfine l'eussent étudiée comme une chose en soi, fut Lauzun, — Lauzun, bien plus fort que Richelieu, quoiqu'il n'ait pas pris Port-Mahon...

Il avait pris plus difficile... C'était la grande Mademoiselle, et il la prit tout seul, — ce que ne fit pas RicheHeu pour Port-Mahon. — Chose à noter ! il la prit surtout par le Dandysme qui était en lui, sans qu'il s'en doutât, — ni elle non plus! Lauzun était digne d'être Anglais. S'il l'eût été, il aurait fait un des plus magni-


UN DANDY D AVANT LES DANDYS IO5

fiques Dandys de l'Angleterre. Il avait l'égoïsme anglais, — le plus terrible égoïsme qui ait existé depuis l'égoïsme romain... De mise, d'originalité — mais nuancée — dans la mise, de prétention de n'être pas comme les autres, quand les autres étaient tous égaux devant Louis XIV; de sang-froid, de gouvernement de lui-même, d'inattendu dans la conduite (car un des caractères des Dandys, c'est de ne jamais faire ce qu'on attend d'eux), Lauzun fut un Dandy. Il eut la vanité impitoyable, la vanité tigre des Dandys. Rappelez-vous la scène (dans les Mémoires de Saint-Simon) où il met son ta- lon sur la main d'une duchesse, — les talons se portaient hauts, sous Louis XIV, comme celui des femmes d'aujourd'hui (1879), — ^^ où il pirouette sur ce talon pour l'enfoncer dans la chair, comme un villebrequin. C'est à faire crier le lecteur, s'il est nerveux... Il y au- rait à écrire une belle étude sur Lauzun, si elle n'avait déjà été écrite; mais elle l'a été, et, ipour comble de fortune dans la fatuité, elle l'a été par la princesse qui, de toutes les femmes, a le plus follement aimé Lauzun. Ce César JBorgia avec les femmes, et entre toutes avec icelle-là, ce César Borgia qui en aurait remontré à Machiavel, n'a pas eu besoin d'écrire ses {Commentaires comme le grand César... Ils ont jeté écrits par la femme sa conquête, — une princesse amoureuse et maltraitée, et restée


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I06 UN DANDY d'aVANT LES DANDYS

amoureuse, — tandis que Brummell n'a eu d'historiens que M. Jesse et moi.

D'adorables pages dans les Mémoires de Made- moiselle de Montpensier donnent la mesure de Lauzun, — de ce Dandy d'avant le Dandysme et de cet Anglais de France. Cela vaut un ro- man de Stendhal. Et, certes! c'est bien ici, et non ailleurs, la place pour en parler.



WYfj^^^ A grande Mademoiselle y est d'une ^ ' ' ^ originalité de princesse inconnue maintenant, et d'une manière de sentir presque incompréhensible à nos pieds-plates mœurs. J'y trouve une belle chose des temps passés : L'orgueil dans le respect de soi et de sa race, qui est encore plus que soi. Elle était plus Bourbonne que femme, et je conçois maintenant qu'elle fût contente d'avoir les dents noires, parce que c'étaient les dents de sa Maison.

Jusqu'à l'arrivée de Lauzun, elle passe, dans ces Mémoires, sans une palpitation de cœur pour personne, n'ayant envie que d'épouser le vieil empereur d'Allemagne, uniquement parce qu'il est empereur. Courtisée par le roi d'An- gleterre (Charles II, alors en France), elle ne s'en soucie. Elle voit d'un œil calme s'écrouler


I08 UN DANDY d'avANT LES DANDYS

tous les châteaux de cartes, en fait de mariages, qu'on bâtit autour d'elle, préoccupée de cela seul qu'il ne faut pas faire déroger une fille de France! Si elle a rêvé, comme on l'a dit, de son cousin germain Louis XIV, rien n'en transpire en ses Mémoires. L'orgueil impose silence à l'orgueil.

Cette princesse de substance, cette âme qui ne s'était émue que d'étiquette, cet être de cé- rémonial qui n'avait de visée que la grandeur, — une grandeur de théâtre et d'opinion, — (l'honneur àe Montesquieu), vers quarante -trois ans sent quelque chose s'agiter dans sa tête pour un homme, La nèfle est mûre... Une vierge de quarante-trois ans! vierge de tout... peut-être même de curiosité, quelle passion ce doit être! et racontée par Elle!... Cela doit être un livre inouï, et cela l'est... pour les connaisseurs.


T'


I


III



OU S sommes ici très loin du cy- nisme de Rousseau et des fran- chises modernes ; et cependant, regardez-y ! elle est naïve à sa manière. Elle est vraie d'orgueil. Elle grandit l'homme qu'elle aime. Mais elle ne va pas au delà de ce grandissement. Il est évident qu'il était impossible qu'à ses yeux l'homme pour qui, à quarante-trois ans, elle allait éprouver cet amour, dont rien, dans sa vie, ne lui avait donné l'idée, ne fût pas supérieur à tous les autres; et dans la cour du grand Roi, jeune et beau alors comme un soleil de mai, il était difficile d'être supérieur à tous les autres par l'esprit, les manières, la beauté. Mais la supé- riorité de Lauzun, dans ce siècle de la Conve- nance où tout se ressemblait, c'est l'extraor- dinaire; c'est ce que nous appellerions mainte- nant, car alors le mot n'existait pas : l'originalité. Avant de l'aimer, déjà dans un carrousel, Ma- demoiselle est frappée de l'air de Lauzun (il


IIO UN DANDY D AVANT LES DANDYS

était alors comte de Péguylem) et de sa devise orgueilleuse : une fusée qui monte dans les nues avec cette devise en espagnol : Je vais le plus haut qu'on peut monter. Elle la trouve sin- gulière, cette devise. Singulière ! le mot y est.

Lauzun, avant d'être capitaine des Gardes, était colonel des dragons, dont les bonnets, dit-elle, « marquaient une espèce de bravoure dans cette troupe qu'on ne voyait pas dans les autres... » « Leur colonel parut, — ajoute- t-elle, — avec un air qui le distinguait autant des autres officiers qu'il l'avait fait dans les oc- casions où ils ne pouvaient l'imiter qu'avec peine... Il était extraordinaire en tout... Pour moi, qui le trouvais un homme d'esprit, j'aurais aimé, dès ce temps-là, à lui parler, tant la réputation d'honnête homme et d'homme singulier me touche! Il était particulier. Il se communiquait à peu de gens. Je savais cela plus par autrui que par moi-même. » Quand il fut nommé capitaine des Gardes, dont il prit le bâton et fit la fonction, dit-elle encore, « avec un air grand et aisé, plein de soins, sans empressement, je commençai à le regarder comme un homme extraordinaire (c'est toujours la grande impres- sion qu'il lui fait), très agréable en conversa- tion, et je cherchais les occasions de lui parler. Je lui trouvais des manières d'expression que je ne voyais pas dans les autres gens ».

Tel fut donc son premier charme, à ce char-


UN DANDY D AVANT LES DANDYS III

meur! Dans ce grand siècle de la Convenance et dans ce cœur marbrifié de princesse, vous sentez bien qu'il n'y a pas ce que le siècle sui- vant appela le coup de fondre. On n'est pas ner- veux et le magnétisme du regard est inconnu. Lauzun s'enfonce peu à peu dans l'attention de cette femme ennuyée et qui trouvait probable- ment, et peut-être sans bien s'en rendre compte, que tout se ressemblait par trop dans cette cour solennelle. Comme, si princesse que l'on soit, on a encore de la vanité féminine, l'homme à femmes en Lauzun donnait son petit coup d'ai- guillon dans ce sang si fier. Elle dit en parlant d'Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans : «Je n'avais aucun soupçon qu'il pût avoir pour elle de la galanterie... de cet attachement qu'il hi i était ordinaire d'avoir pour beaucoup de dames. » A ce moment, elle commence à voir dans son Icœur : « Dieu (dit-elle avec une gravité à la iBossuet) est le maître de nos états. Il nous y laisse autant que la vanité de nos esprits le peut 5ouffrir. S'il avait permis que je pusse regarder le mien comme le plus heureux que je pouvais choisir au monde, je me devais trouver satis-

Èite de ma naissance, de mon bien, etc., etc. ependant, comme je l'ai dit, sans en avoir la jraison, je m'ennuyais des endroits où je m'étais plu autrefois..! » Ainsi, cela devait être, elle Icommence par l'ennui :

Mon Dieu, vous m'avez fait puissante et solitaire !


P


112 UN DANDY D AVANT LES DANDYS

« J'en affectionnais d'autres qui m'avaient été indifférents... J'aimais la conversation de M. de Lauzun sans qu'il me passât rien de fixe dans la tête... » Comme tout est là dans cette âme qui a tant de peine à se dégourdir! « Après avoir passé un très long temps en ces agitations, — reprend-elle, — je voulus rentrer en moi- même et demander ce qui me faisait du plaisir et ce qui me faisait de la peine. Je connus qu'une autre condition que celle que j'avais éprouvée jusque-là faisait toute mon occupation ; que si je me mariais, je serais plus heureuse; que de faire la fortune de quelqu'un, de lui donner de grands établissements, il m'en sau- rait gré, il en serait touché, il aurait de l'amitié pour moi et s'étudierait à faire tout ce qui pour- rait me plaire... » Et après tout cet examen, au ton bossuétique, elle nomme Lauzun, qu'elle appelle toujours M. de Lauzun, et ce qui la dé- termine pour lui, c'est surtout « les distinctions de sa conduite par rapport à celle des autres gens, l'élévation d'âme qu'il avait au-dessus des atitres hommes, l'agrément de sa conversation et un million de singularités que je lui connaissais... » Toujours les singularités, l'originalité, l'ex- traordinaire, l'imprévu pour elle dans sa rou- tine de high life et de princesse ! Elle avait de- viné le Dandysme moderne, cette femme-là! car évidemment il est ici...


IV



ATHILDE DE LA MÔLE (de

Rouge et Noir) ne se rend pas mieux compte de ses sensations que Mademoiselle. Seulement, Mathilde combat, et Mademoiselle est trop princesse pour combattre son sentiment... Puisqu'elle l'éprouve, c'est bien! L'ennui la prend quand elle ne le trouve point (Lauzun) laiis îa chambre de la reine. « Je voudrais le voir chez la reine, ou seul, dans ma chambre, ou dans le cours, soit par hasard, soit autrement. Je suis naturellement impatiente; je ne pou- vais souffrir personne. Le monde me mettait au désespoir... » De ces forts symptômes, deux sentiments se

uisent : La résolution de déclarer son amour au roi, et son inconsolabilitè de ce que Lauzun, par sa


jprodi


1$


114 UN DANDY D AVANT LES DANDYS

conduite respectueuse et soumise, n'avait pas l'air de s'apercevoir de « tout ce qu'elle pen- sait pour lui ». Toujours princesse, d'ailleurs, au milieu de ces agitations, elle se préoccupe des exemples à trouver dans l'histoire de France des personnes de moindre qualité que Lauzun qui avaient épousé des filles et même des veuves de rois. Elle se rappelle les amours de Corneille, et, chose curieuse! elle envoie chercher à Paris un Corneille, parce qu'elle a vu dans ses Comédies (dit-elle) une espèce de destinée semblable à la sienne. Les œuvres de Corneille arrivées, elle apprend par cœur les vers qu'elle ne se rappelait que vaguement, n'y regardant, ajouta-t-elle, que du COTÉ DE DIEU, ce que la plupart des hommes y con- sidèrent avec des sentiments profanes. Voici ces vers, très dignes, du reste, de Corneille :

Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,

Lise, c'est un amour bientôt fait que le nôtre.

Sa main entre les cœurs par un secret pouvoir

Sème l'intelligence avant que de se voir!

11 prépare si bien l'amant et la maîtresse

Que leur âme au seul nom s'émeut et s'intéresse.

On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment.

Tout ce qu'on s'entredit persuade aisément,

Et sans s'inquiéter de raille peurs frivoles

La voix semble courir au-devant des paroles!

La langue en peu de mots en explique beaucoup;

Les yeux plus éloquents font tout voir tout d'un coup,

Et de quoi qu'à l'envi tous les deux nous instruisent,

Le cœur en entend plus que tous les deux n'en disent.


UN DANDY d'avant LES DANDYS II5

Après cet oracle du génie, elle n'hésite plus. Elle est fixée, et elle porte son projet de ma- riage jusque devant le Saint-Sacrement. Elle voit (un 2 mars) M. de Lauzun chez la reine : (( Il aurait dû deviner, — dit-elle, — quand je passais devant lui, ce que j'avais dans le cœur pour lui, à la gaieté avec laquelle je lui par- lais. » Mais comme Lauzun n'a pas l'air du tout de comprendre de dessous le respect dont il se couvre, elle invente de lui parler d'un mariage avec le duc de Lorraine et de lui en demander son avis...

Et c'est ici que la plus délicieuse comédie commence : — c'est la comédie de l'amour. Elle veut être comprise, et lui — qui comprend bien — ne veut pas comprendre. Elle lui tend la glace qu'elle fend, pour, qu'il achève de la rompre. Ce n'est plus qu'une faible et transpa- rente surface, mais il ne la rompt pas... Il n'y pose pas même le bout du doigt qui, en la touchant, la romprait. Lauzun devient le plus gracieux, le plus profond, le plus impatientant Tartuffe de respect qui fut jamais. La conduite de cet homme est un chef-d'œuvre. On en peut tirer des maximes générales et des axiomes pour se faire aimer des princesses. Seulement, qui a maintenant des princesses à séduire! Il y a des femmes qui ont le titre ; mais des âmes princesses, il n'y en a plus.

Or, voici le premier axiome de l'adorable


Il6 UN DANDY d'avant LES DANDYS


I


machiavélisme de Lauzun; car il est adorable de détails : Plus une femme fière, princesse d'âme comme de naissance, devient diaphane et tendre, plus on doit épaissir le respect et s'en envelopper impénétrablement.

Jamais Lauzun n'a manqué à cette loi, dans les tête-à-tête les plus enivrants pour un homme vaniteux comme il l'était, — ambitieux, — amoureux (peut-être l'était-il... les libertins sont capables de tout, même d'aimer des filles de quarante-trois ans). D'ailleurs, il y a dans la vanité surexcitée une inflammation qui res- semble diablement à l'amour. Diablement est le mot.

Il faut lire, dans les Mémoires de la Grande Mademoiselle, ces roueries du respect et ces roueries de la tendresse, fière et impatientée. Cette princesse, qui se soucie bien de la plume qu'elle tient, écrit des choses charmantes comme n'en ont écrit que des écrivains de gé- nie. C'est merveilleux de grâce voilée et de passion hypocritement montrée, — de cette passion qui veut qu'on la voie, mais qui ne veut pas se faire voir... Situation piquante! Elle lui demande des conseils. Il lui en donne, — cherche avec elle qui elle pourrait bien épou- ser, — ne trouve pas, — lui donne l'idée de se jeter dans la haute dévotion, — la dévotion du temps. Il est d'un sérieux magnifique, cet homme qui voit bien qu'on l'adore : « Ce n'est


UN DANDY D AVANT LES DANDYS II7

pas que je ne conçoive — lui dit-il — qu'il ne soit ridicule de passer toute sa vie sans avoir pris un parti, de quelque qualité qu'il soit. Lorsqu'on a quarante ans, on ne doit pas se laisser aller aux plaisirs qui conviennent aux filles depuis quinze ans jusqu'à vingt-quatre. Ainsi je vous dois dire ou qu'il faut vous faire religieuse ou vous mettre dans la dévotion. » Il approuve pourtant son dessein d'élever un homme jusqu'à elle, mais fait mine de profon- dément ignorer sur qui les yeux de cette femme, qui ne voit que lui, sont fixés.

Cependant Madame meurt (la duchesse d'Or- léans) pendant cet amour de Mademoiselle pour Lauzun. Le roi parle de la remplacer par Mademoiselle. Mais l'ami du chevalier de Lor- raine ne peut convenir à cette âme superbe- ment femme, et le roi, qui sait le fond des choses, a honte de son idée et finit par y re- noncer. Seulement Lauzun, lui, feint de croire, 1 avec l'intelligence d'un diable qui connaît les I femmes, que Mademoiselle désire ce mariage, et il le lui conseille... C'est alors que, n'y tenant plus. Mademoiselle fait l'aveu de son amour à j Lauzun lui-même... ; mais à travers quels em- i barras et quelles pudeurs ! Cette fière fille a des I enfances de cœur divines. Lui ne se départ point ! de son système. Quand il est parfaitement sûr qu'elle va tout lui dire, il ne veut rien en- tendre. Il la supplie de garder sa confidence.


UN DANDY D AVANT LES DANDYS


I


« Il me répondit — dit-elle — que je le fai- sais trembler. Si, par caprice, je n'approuve pas votre goût, résolue et entêtée comme vous l'êtes, je vois bien que vous n'oserez plus me voir. Je suis trop intéressé à conserver l'hon- neur de vos bonnes grâces pour écouter une confidence qui me mettrait au hasard de les perdre. Je n'en ferai rien, et je vous supplie de ne plus me parler de cette affaire... ))

Mais il savait bien comment embraser le désir, cet incendiaire! Moins il veut entendre et plus elle veut dire... Un jour, parlant de la même chose : « J'eus envie de souffler sur le miroir, — raconte-t-elle ; — cela épaissira la glace, j'écrirai le nom en grosses lettres afin que vous le lisiez bien. « Mais minuit sonne. C'est vendredi, un jour malheureux. « Ah! — fit-elle, — je ne vous dirai plus rien. » Quel- ques jours après, elle cacha dans sa poche un papier sur lequel elle avait simplement écrit : u C'est vous ! )) Mais elle ne veut pas le donner un vendredi. « Donnez-le-moi, — dit Lauzun, — je vous pi omets de ne l'ouvrir qu'après mi- nuit. » Mais elle craint, elle hésite encore, quand le lendemain après dîner il vient chez la reine, et alors elle écrit cette page ravissante dont les détails sont pour moi d'un charme inexprimable :

« Lorsque la reine fut entrée dans son prie- Dieu, je me mis seule avec lui au coin de la


UN DANDY DAVANT LES DANDYS II9

cheminée, je sortis mon papier; je le lui mon- trais et après je le remettais dans ma poche et d'autrefois dans mon manchon. Il me pressa extrêmement de le lui donner. Il me disait que le cœur lui battait; qu'il croyait que c'était un pressentiment, que j'allais lui donner l'occasion de rendre un mauvais service à quelqu'un, s'il désapprouvait mon choix et mes intentions. Cette manière de conversation dura bien une heure, mais nous nous trouvâmes aussi embar- rassés l'un que l'autre et je lui dis : « Voilà le papier. Je vous le donnerai à condition que vous me ferez réponse au bas de mon écriture. Vous y trouverez assez de papier, parce que mon billet est court, et vous me le rendrez ce soir chez la reine où nous parlerons ensemble. » Je n'eus pas achevé cela que la reine sortit pour aller aux Récollets. Je la suivis. Je priai Dieu de tout mon cœur pour lui demander l'accom- plissement de mes desseins. Mes distractions Turent grandes. Après être sorties de l'église, nous allâmes chez Monsieur le Dauphin, La reine s'approcha du feu. Je vis entrer M. de Lauzun, qui s'approcha de moi sans oser me parler ni quasi me regarder. Son embarras aug- menta le mien. Je me jetai à genoux pour mieux ■<h' chauffer. Il était tout près de moi. Je lui dis, MHS Je regarder : « Je suis toute transie de jfroid. » Il me répondit : « Je suis encore trou- lé de ce que j'ai vu; mais je ne suis pas assez




I20 UN DANDY D AVANT LES DANDYS

sot pour donner dans votre panneau. J'ai bien connu que vous vouliez vous divertir et vous défendre, par un tour extraordinaire, de me dire le nom de ce quelqu'un. Je n'aurai jamais de curiosité lorsque vous aurez la moindre répugnance à me faire quelque aveu. » Je lui répondis : « Rien ne saurait être plus sûr que les deux mots que je vous ai écrits, ni rien de plus résolu dans ma tête que l'exécution de cette affaire. » Il n'eut pas le temps de répli- quer ou ne se trouva pas la force de soutenir une plus longue conversation. »

Encore une fois, de détails et d'accents, c'est incomparable.



n


T c'est ici que le profond séducteur

^J^ devient admirable, sataniquement

6 ^tt^«^ admirable de plus en plus. Cette

^ '^=<^J} ^ foudre de bonheur qui l'écrase

n'ébrèche pas l'écaillé de tortue, en hypocrisie,

dans laquelle il s'est renfermé. Il est athée à ce

que lui dit cette noble Éprise, qui a non pas

retrouvé, — car elle ne les a jamais eues, —

mais trouvé, dans un sentiment vrai, les grâces

' timides d'une jeune fille de dix-huit ans! Le

C'est vous ! et tout ce qu'elle ajoute à ce terrible

et délicieux C'est vous ! ne fausse pas une minute

le masque d'incrédulité de Lauzun. Il lui dit

« qu'elle se moque de lui », et elle répond avec

I bien plus de raison que c'est, au contraire, « lui

i qui se moque d'elle ». Les rôles sont inter-

! vertis. D'ordinaire, c'est l'homme qui persuade,

et la femme qu'il veut persuader. La princesse

e6


i


122 UN DANDY D AVANT LES DANDYS

ici est l'homme ; le cadet de famille la femme. .. et quelle femme ! Célimène et Tartuffe combi- nés ! Plus elle lui verse sur la tête l'éclat de son amour quasi royal, plus il se fait humble, plus il se rapetisse. Il semble dire à cette femme qui descend pour lui : « Descendez, descendez encore! » Absolument, l'heureux scélérat! le contraire et la justification de sa devise : « Je vais le plus haut qu'on puisse monter ! »

Les faits de cette romanesque comédie — roman pour l'une, comédie pour l'autre — sont aussi jolis que la comédie elle-même. Tout y est. Dans cette cour presque espagnole d'étiquette, elle ose s'appuyer sur lui, quand elle se lève. Il prend ce temps-là pour lui re- î mettre son papier, qu'elle cache, comme une \ petite fille, dans son manchon, cette héroïne | du faubourg Saint- Antoine, qui avait fait tirer { le canon contre Louis XI V ! Il s'obstine tou- j jours à ne pas croire, lui, mais un éclair a tra- | versé le masque et elle le voit bien : « Il sera — dit-il — toujours soumis à ses volontés. » Ce n'est pas non, cela ! mais cela dit, — ce qu'il était impossible de ne pas dire, — le voilà qui s'abîme dans des respects à la rendre folle d'im- ' patience. Enfin, il lâche le grand mot, — le mot humiliant : « Serait-il possible que vous voulussiez épouser un domesticiue de votre ; cousin germain?... » C'est ainsi qu'il parlait de sa charge de capitaine des Gardes du corps.


UN DANDY D AVANT LES DANDYS I23

Mais, comme il l'avait calculé, tout ce qu'il opposait de barrières à Mademoiselle la faisait sauter par-dessus. Elle demanda donc hardi- ment au roi la permission d'épouser M. de Lauzun. Chose qui stupéfie! le roi ne s'y op- posa pas. Il dit à Mademoiselle de bien réflé- chir, de ne pas agir à la légère, etc. Mademoi- selle souflfre des temporisations qu'elle entrevoit au fond de cette réponse du roi, et Lauzun dé- fend le roi contre elle. Il trouve que le roi a raison de lui dire de penser à une affaire qui ne lui convient pas, etc., etc. Le roi ne dit rien à Lauzun; il est gracieux pour lui et pour elle. Cela fait espérer Mademoiselle, quand un soir, chez la reine, Lauzun lui dit brusquement : « Il ne faut plus remettre à parler au roi. Vous lui direz, si vous m'en croyez : « Sire, les plus « courtes folies sont les meilleures. Je viens re- V mercier Votre Majesté des réflexions qu'elle « m'a fait faire. Je ne pense pins à ce que je lui « ai demandé. » Mais Mademoiselle, outrée, exaspérée, parle au roi, mais dans un autre sens, et avec quel tact, quel goût et quelle réso- lution! (Voy. le Vie volume, page 24.) Le roi ne lui dit qu'une chose : « Je ne m'oppose ni à votre volonté ni à la fortune de M. de Lau- j zun, mais n'agissez qu'après réflexion. « C'é- j tait consentir. Toute la cour apprend cette I chose renversante : le mariage de Mademoi- i selle! Lauzun a la tenue modeste, presque rou-


124 UN DANDY D AVANT LES DANDYS


I


gissante, d'un homme épousé comme une jeune fille : « J'ai besoin de toute ma raison — dit-il — pour m'empêcher de perdre la tête. » Quand, le contrat de mariage dressé, tout prêt pour la cérémonie, Lauzun, toujours le Lauzun d'une logique d'humilité insupportable, dit en- core à Mademoiselle : « S'il vous prend le moindre dégoût lorsque vous serez devant le prêtre, je vous prie de tout mon cœur de tout rompre; » et Mademoiselle répondant : « Vous ne ni'ainie:^ point ! » « C'est ce que je ne dirai — fait-il — que quand je serai sorti de l'église. J'aimerais mieux être mort que de vous avoir fait connaître avant ce temps ce que j'ai dans le cœur pour vous... » voilà qu'une immense et subite tristesse tombe sur le cœur, sur le grand cœur de cette fille heu- reuse. Elle se met à pleurer, sans savoir pour- quoi, dit-elle, et, le lendemain, le mariage est rompu par le roi!


I


VI



E n'ai à m'occuper ici que de la façon supérieure dont Lauzun a mené sa séduction de Mademoi- selle. Il a exécuté la chose comme le plus grand artiste en séduction qu'on ait ja- mais vu. J'ai cherché vainement dans sa con- duite une faute, un oubli, une distraction. Il ne fallut rien moins que la volonté de Louis XIV pour renverser ce chef-d'œuvre de Lauzun, et encore Louis XIV qui ne fut plus Louis XIV dans cette affaire, car ce roi, qui passait pour être le plus honnête homme de son royaume*, s'y conduisit ou avec la plus grande faiblesse ou avec la plus grande duplicité. Entouré, tra- vaillé, tiraillé par la coterie de Monsieur, la belle-mère de Mademoiselle, et sa sœur, qui avait épousé un Guise, céda-t-il misérablement après avoir donné son consentement à Made-

  • Des réputations! on ne sait pas pourquoi (Gres-

set. Le Méchant).


126 UN DANDY d'AVANT LES DANDYS




moiselle ? ce qui serait un manque de parole : ou l'a-t-il trompée ? ce qui serait un mensonge, et tout à la fois une cruauté. Dans les deux cas, Louis XIV est petit et presque malhonnête. La seule raison qu'il donna à Mademoiselle, désespérée, et qui fut très éloquente et très pa- thétique à ses pieds, ce fut la soi-disnnte opinion des cours de l'Europe. Raison lâche, que Ma- demoiselle traita vaillamment de honteuse... Il fut inflexible à ses larmes, mais il pleura, en la refusant. Quand les tigres nous dévorent, ils ne pleurent pas, et quand les crocodiles versent des larmes, c'est pour nous attirer. Ces larmes de Louis XIV flétrissent sa grande physiono- mie connue, et elles restent incompréhensibles, si elles ne sont pas déshonorantes...

Le désespoir de Mademoiselle fut tragique. Lauzun pleura pour la désespérer davantage. Il y avait sans doute aussi de la vérité dans ses pleurs. Comment n'aurait-il pas pleuré ? Boabdil pleura sur sa ville. Le roi, toujours odieux, vint chez Mademoiselle, voulut la consoler, l'embrassa, lui tint longtemps la joue conlre la sienne, et Ma- demoiselle eut la hardiesse de lui dire : « Vous faites comme les singes, qui étouffent leurs enfants dans leurs caresses. » Mot qui valait presque, en audace, son fameux coup de canon I

Mademoiselle prit le parti, dans son angoisse, de ne plus paraître à la cour. Eh bien, ce fut' Lauzun qui l'y repoussa et qui lui dit que c'é-


UN DANDY D AVANT LES DANDYS 127

tait mal de se tenir si longtemps éloignée du roi! Quand elle rencontrait Lauzun, elle pîeu- rdit et CRIAIT, n'importe où elle fût. L'homme d'acier qui se servait de son acier pour déchirer davantage ce cœur de princesse, dans l'intérêt de la passion qu'il lui inspirait, alla jusqu'à lui dire : « Si vous continuez ainsi, je ne me Il oitv irai jamais où vous sere:^. Je resterai dans ma chambre... » Et elle n'osait plus, dit-elle, pleurer devant lui!

Après la rupture du mariage, le roi donna un gouvernement à Lauzun, ce qui fit dire à Mademoiselle : « Je ne serai jamais contente de ce que le roi fait que lorsqu'il m'aura donnée à vous. Jusque-là, je me trouverai in- sensible à toutes vos élévations. » Son mariage rompu, Lauzun affecta de négliger sa toilette*, ce qui ajouta au chagrin de Mademoiselle, mais il exigea qu'elle soignât la sienne, malgré l'afflic-

  • Je crois qu'il l'arrangea plutôt... Elle dut être

hypocrite comme toute sa conduite. Il n'était pas

homme à se fourrer de la cendre sur la tète comme

un Juif dans l'affliction. S'il s'en mit, ce fut bien

légèrement. Seulement l'œil de poudre d'un chagrin

qui n'enlaidit pas mais qui intéresse. Lauzun était trop

Dandy de nature pour oublier l'effet extérieur. Les

Dandys s'en préoccupent toujours Rappelez-vous,

I dans Stendhal (le Rouge et le Noir), le Dandy russe

j prescrivant à Julien Sorel la mélancolique cravate

i noire, toutes les fois qu'il remet à la femme de

i chambre de la personne qu'il aime les fameuses

I lettres auxquelles elle ne répond pas...


128 UN DANDY d'avANT LES DANDYS

tion dont elle maigrissait. Elle l'aimait avec i l'idolâtrie physique sans laquelle il n'y a pas i d'amour. (Voir l'histoire charmante du ruban | rose à la cravate de Lauzun, à la revue de I Flandre, Vie volume des Mémoires.) Même après la rupture, la malheureuse ne fut jamais 1 au bout des cruautés inouïes avec lesquelles | Lauzun s'attachait, comme avec des clous, ce cœur envoûté par lui. Un jour, le bruit courut i qu'elle allait épouser le duc d'York. Il alla chez elle et lui dit : « Si vous voulez épouser le duc d'York, je demanderai au roi de m'envoyer en Angleterre négocier le mariage. » Elle lui répondit sublimement : « Rien qu'à vous! » i Il se jeta à ses pieds du coup de ce mot et y \ demeura sans rien dire. « Je fus tentée de le j relever, — dit-elle, — mais je surmontai cette i envie... et il se releva seul et s'en alla. » Il i partit pour les Flandres, affectant d'oublier j de dire adieu à cette femme dont il empor- ^ tait la vie. Elle le lui reprocha, « mais — ' dit-elle — je voulais me fâcher contre lui, . je le voyais et je n'en avais pas la force! » Réellement, elle était envoûtée : « J'étais quel- quefois — reprend-elle — en disposition de le gronder et de me plaindre, mais il m'en ôtait l'envie ^ar des manières que je ne saurais dépeindre, tant il les a singulières! » Tou- jours la singularité ! toujours le Dandysme !



VII


E le répète, Je n'ai eu à m'occuper aujourd'hui que de cette séduction de Lauzun, qui est une chose à part dans l'histoire des séductions humaines, je n'ai donc point à parler de son arrestation et de sa mise à Pignerol... Made- moiselle resta séduite jusqu'à son dernier jour. Le mépris même que plus tard elle eut pour Lauzun ne put rien contre son ascendant. Il sortit de Pignerol. Il alla à Bourbon, puis à Amboise, puis enfin il revint à la cour. Il revint ! sans masque. Il n'espérait plus le mariage, et la I séduction était accomplie. Il se montra tel qu'il I était, joueur, libertin, hypocrite de dévotion,

cupide, sans fierté et sans reconnaissance pour

j Mademoiselle à l'instant où il la trompait et I s'encolérait contre elle. Tout cela est hideux. j Mais quelle puissance ! Mademoiselle voit tout,


17


130 UN DANDY D AVANT LES DANDYS

sait tout, « mais j'en avais trop fait — dit-elle — pour ne pas achever ce que j'avais com- mencé ».

C'est la fatalité de l'orgueil dans l'amour.

Elle l'acheva. Louis XIV permit à la fin le mariage secret, mais à quel prix ! Au prix de la moitié des biens de Mademoiselle cédée à l'un de ses bâtards. Hélas ! il continuait, dans cette histoire de Mademoiselle et de Lauzun, de n'être plus le Louis XIV de l'opinion. Les Mé- moires no. vont pas jusque-là. Ils s'interrompent brusquement, comme de honte ! Mais le lecteur entend déjà dans le lointain le mot qui traver- sera les siècles : « Henriette de Bourbon, ôtez- moi mes bottes ! » dit à la cousine germaine du plus fier roi qui ait jamais existé.

Avouez que cette histoire, qui n'est qu'un épisode de l'histoire d'un Dandy anticipé, est aussi passionnante que les romans les plus in- ventés de ce temps ! et qu'elle a plus d'intérêt que l'analyse d'aucun d'eux.


PIN D UN DANDY D AVANT LES DANDYS


•^^ \


Memoranda


<r On vit des siècles, une fois réunis. »

Lord Byron


PREFACE


Les deux cahiers de noies intimes auxquels M. Barhey d'Aurevilly a donné le titre de Memo- randa, et que le lecteur trouvera réunis dans cette

W'.tion, se rapportent à l'époque de sa vie d'écri- jîw qui fut le plus féconde en œuvres. N'est-ce pas X environs de ces années-là que la Vieille Maî- i tresse successivement et L'Ensorcelée et les Rico- I chets de Conversation, — devenus, dans Les ■ I^aboliques et après coup, Le Dessous de cartes I^Kine partie de whist, — furent publiés, — ro- ^^Wans extraordinaires, mais dont la vive origina- \ lité éclate aujourd'hui seulement à tous les yeux ? I Alors aussi se multipliaient d'innombrables articles 1 de critique. M. d'Aurevilly donnait chaque semaine ! -au journal Le Pays une étude littéraire sur un des livres parus de la veille. Ces études ont été



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réunies en plusieurs volumes — et les séries s'en continuent — sous la désignation : Les Œuvres et les Hommes. Deux éclaircies dans cette atmo- sphère chargée d' œuvres, — quelques journées d'absence, passées les unes dans une ville de Nor- mandie Jadis habitée par l'auteur, les autres dans nn port voisin de l'Espagne, — voilà toute la matière des deux cahiers de notes que l'écrivain a griffon- nés entre deux pages de ses romans ou deux para- graphes de ses articles. Mais dans ces notes il appa- raît tout entier, comme Byron et Stendhal dans les leurs, avec sa puissance extraordinaire d'expression, avec sa belle facidté de voir intense là où d'autres verraient médiocre, et de donner de l'esprit même aux plus menus détails de la vie. Et quel esprit I... Depuis Rivarol et le prince de Ligne personne n'a causé comme M. d' Aurevilly ; car il n'a pas seule- ment le mot, comme tant d'autres, il a le style dans le mot, et la métaphore, et la poésie. Mais c'est que toutes les facultés de ce rare talent se font équilibre H se tiennent d'une étroite manière; et, même à l'oc- casion de ces feuilles légères des Memoranda, c'est ce talent 'tout entier qu'il convient d'évoquer.

M. d' Aurevilly ferme ses lettres d'un cachet sur lequel il a fait graver une devise, à la fois résignée et superbe, fière et vaincue : Too late ! (Trop tard !) // prétend, lui, le courageux écrivain et qui n'a


PREFACE 135


guère fait d'aveux plaintifs devant les autres, que ces deux mots contiennent l'histoire secrète de sa vie, et que tout lui est arrivé trop tard de ce qui, venu plus tôt, lui aurait comblé le cœur, — si le cœur peut être comblé ? Trop tard ! Cette devise est-elle vraie des événements de cette vie ? Il est malaisé d'en juger; car M. d'Aurevilly, au rebours de la plupart de ses contemporains et des plus illustres, n'a pas dévoilé dans des « Mémoires » ou des « Confidences » le roman de ses bonheurs ou de ses mélancolies, et un mystère demeure sur toute sa jeunesse, — sur la période surtout de cette jeunesse dont il ne reste aucune trace littéraire. Mais ce qui domine les faits matériels de notre vie, ce qui les crée même, en un certain sens, — car de ces faits rien n'existe pour nous que leur retentis- I sèment dans notre âme, — c'est notre personne; et la devise du cachet de M. d'Aurevilly apparaît comme évidemment exacte pour qui connaît la per- sonne qu'il est aujourd'hui, qu'il a dû être à vingt ans. Il offre un rare exemple, et d'un intérêt singulier pour le psychologue, de facultés qui n'ont rencontré ni leur milieu ni leur époque. Il a eu, \ dès son adolescence où il vit Brummell, et il a > conservé dans son âge mûr où il connut d'Orsay, \ le goût passionné de l'aristocratie. Le dandysme, dont il a donné une si piquante théorie et si juste


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d'analyse, ne fut pas che:^ lui affaire d'attitude, en aima la rareté, le quant à soi, V imper tinerite solitude, — car, être rare, se réserver, ne pas se mêler à la foule, c'est de la quintessence d'aristo- cratie. Le malheur est que, de toutes les façons de sentir, l'aristocratique est celle qui suppose le plus de conditions extérieures, et ces conditions ont man- qué à l'auteur du Brummell. // n'a pas eu cette' arme de l'argent, laquelle a du moins ce mérite de servir de bâton de longueur contre les promiscuités cruelles. Il lui a fallu subir, avec une nature affa- mée de distinction, toutes les vilenies du métier : l'dpreté des médiocres concurrences qui dégoûte même du triomphe, l'exécution des besognes à jour fixe qui fait regretter même le talent qui vous en rend capable, et — pour combler la mesure — ce métier, ces concurrences et ces besognes, en pleine société démocratique. Mais cet amour de la haute vie et des élégances ambiantes n'est-il pas commun à tous les poètes ? Est-ce autre chose que le désir d'imprégner d'âme les vidgarités nécessaires, et ne s'en guérit-on pas, comme de toutes les nostalgies de l'ordre physique, par le sentiment que la matière n'est pas capable de sufflre aux exigences de l'esprit, si bien que réaliser certain de ses rêves serait les diminuer ? Un trait plus particulier de M. d'Au- revilly et qui lui assigne une place spéciale parmi


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les hommes de lettres de ce temps, c'est qu'il était né, c'est qu'il est resté fanatique de l'action. Le ca- ractère de ses personnages préférés dans l'histoire, comme le caractère de ses héros inventés dans le roman, atteste ce fanatisme que son aspect volon- tiers martial ne dément point. Il a vécu cependant sédentaire, asse:( analogue par l'antagonisme de ses désirs et de ses haUtudes à ces héritiers de familles ■ ruinées que W aller Scott évoque au coin du foyer désert, sous le portrait d'un roi chassé et qui ne régnera plus, à l'ombre d'un blason qui va s' effa- çant, et que nulle piété ne réparera. Était-ce par l'intuition d'une analogie pareille que Théophile Silvestre appelait M. d'Aurevilly de ce nom de laird, si étroitement uni pour l'imagination au souvenir de l'héritier des Ravenswood ? « Allons chei le laird », disait-il à leur ami commun Léon Gambetta, tout jeune alors et qui aimait à disputer avec l'extraordinaire causeur. Pourtant ils n'a- vaient guère d'idées du même ordre, lui, l'orateur méridional, lancé si hardiment en plein courant du monde moderne, et l'autre, l'écrivain solitaire, d'une si invincible énergie de protestation contre ce monde ! C'est que M. d'Aurevilly a encore exagéré par ses convictions acquises — cette seconde na- ture qui parfois contredit la première, parfois en accroît l'originalité native en la doublant de ré-

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flexion — le divorce qui le séparait de son époque. Il est devenu catholique, et du catholicisme le plus hautement proclamé, jusqu'à écrire l'apologie des procédés inquisitoriaux, à l'heure précise où la science contemporaine paraît se résoudre dans le po- sitivisme le plus hostile à la tradition catholique. Absolutiste et nourri de la moelle de la doctrine de Joseph de Maistre, il a vu les monarchies s'écrou- ler, les théories issues de la révolution foisonner et grandir, la France multiplier les essais de gou- vernement parlementaire. Idéaliste dans son art comme il l'a été dans sa vie, admirateur de Byron et de Lamartine, il assiste aujourd'hui à l'avène- ment delà littérature documentaire. Rarement anti- thèse plus étrangement et plus complaisamment prolongée n'a isolé davantage un homme dans les partis pris de son orgueil et de sa chimère. Faut-il voir dans cet isolement l'inévitable effet de causes lointaines et faire intervenir ce mot si commode et qui rend compte de tant de mystères : l'Atavisme ? Faut-il attribuer à une destinée d'exception le déve- loppement dans un sens inattendu de facultés déjà par elles-mêmes exceptionnelles ? De longues années de jeunesse passées en province à tuer l'ennui à force de songes; d'autres, plus douloureuses, passées à Paris aux aguets d'une occasion d'employer tout son mérite qui n'est pas venue; les injustices de la


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critique et les misères de la publicité, rendues plus dures par la hauteur d'âme, — voilà de quoi expli- quer beaucoup de froissements, par suite beaucoup de résolutions de farouche indépendance. Quoi qu'il en soit des causes dont ces habitudes ont été l'effet visible, il est certain que, pareil à ce lord Byron qu'il aime tant, M. d'Aurevilly aura vécu dans notre dix-neuvième siècle à l'état de révolte permanente et de protestation continue. Seulement, Byron retran- chait ses dégoûts derrière sa pairie et ses quatre mille livres de revenu, et M. d'Aurevilly a dû con- quérir son indépendance avec sa plume et son encrier. Il n'a pourtant pas accordé une concession de plus à la société que le châtelain de Newstead Abbey! C'est une destinée moins romanesque peut-être, mais, pour qui comprend tout le sens du mot, aussi poétique, sinon davantage.

C'est le caractère étrange de cette destinée qu'il faut apercevoir pour juger l'œuvre écrite de M. d'Au- revilly du point de vue exact, et pour en pénétrer la secrète logique. Il y a une question à se poser de- vant toute existence consacrée aux lettres. Quelle sorte de volupté l'écrivain leur a-t-il demandée, à ces lettres complaisantes ! Car elles se prêtent à toutes les fantaisies, et, pourvu qu'on les aime de tout son cœur, elles consentent qu'on les aime de bien des amours divers. Beaucoup d'auteurs exigent


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d'elles une gloire immédiate. Ils veulent exprimer leur époque et devenir, comme Latouche le disait finement de Madame Sand, » un écho qui double la voix de la foule » . C'est une conception qui con- vient à des âmes communicatives, faciles et chaudes, et il y a des règles d'esthétique qui lui corres- pondent. S'il veut réaliser cette ambition d'être l'orateur et le héraut acclamé de son temps, l'écri- vain doit avoir un style de transparence et de bonne humeur. Une certaine largeur d'humanité, l'accep- tation des formes à la mode, même des préjugés reçus sont aussi nécessaires. Cet écrivain-là com- prend et pratique avec naïveté la formule ironique du moraliste : « C'est une grande folie que d'être sage tout seul. » On peut, quoi qu'il en semble aux apôtres de l'art dédaigneux , penser ainsi et composer des chefs-d'œuvre. La preuve en est dans Molière et dans George Sand elle-même. Il est une autre race d'hommes de lettres dont Flaubert fut, de nos jours, le type achevé, qui reporte sur les initiés seuls le culte pieux que les premiers accordent à la foule. Ceux-ci sont des hommes d'étude et de raffine- ment. Ils s'emprisonnent dans l'ombre d'une école. Ils évitent la brutale lumière et ne travaillent qu'avec la sensation des yeux aigus des juges fixés sur eux. Quels juges ? Leurs confrères vraiment avertis des plus délicats secrets de la composition, les connais-


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stiirs scrupuleux qui sont capables d'apprécier la valeur d'une syllabe mise à sa place et les insuffi- sances d'une métaphore manquée. Cette préoccupa- tion, qualifiée de by:(antine par les malveillants, aboutit volontiers à une littérature hiératique et si- bylline, dans laquelle la science accomplie des pro- Ci'dés techniques s'accompagne d'un mépris trans- ceiidantal pour la simple émotion et l'éloquence spontanée du cœur. Toutes les épigrarnnies dirigées contre ce by^antinisme n'empêcheront pas La Tenta- tion de Saint Antoine d'être uji livre supérieur. — // est enfin un troisième groupe d'artistes pour les- quels écrire est une façon de vivre, et rien de plus. Ceux-là n'ont d'autre but que d'aviver avec leurs propres phrases la plaie intérieure de leur sensibilité. La réalité leur est douloureuse. Elle les opprime, elle les blesse. Leur âme ne rencontre pas dans le cercle de circonstances où cette réalité l'emprisonne de quoi satisfaire son appétit d'émotions grandioses et intenses. Ils demandent aux mots et à la sorcel- lerie de l'art ce que les Orientaux obtiennent par le haschisch, ce que l'Anglais de Ouincey se procurait en appuyant sur ses lèvres sa fiole noire de lauda- num : un autre songe des jours et une nouvelle des- tinée. C'est leur vengeance à la fois et leur affran- chissement que la littérature : leur vengeance, car ils attestent ainsi que le sort fut injuste pour eux


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et qu'ils ont été, comme dit magnifiquement un an- !( cien, « humiliés par la vie... » ; — leur affran- •■ chissement, car ils conquièrent ainsi une excitation i qui efface en la dépassant l'empreinte de la haïs- i sable réalité. A ce groupe d'écrivains par désir pas- j; sionné d'être ailleurs appartenait ce même Byron, i qu'il faut nommer sans cesse lorsqu'on parle de M. d'Aurevilly, — lequel composa La Fiancée d'A- '. bydos en quelques nuits, afin de chasser des fantômes ' qui sont toujours revenus. A ce même groupe, u • furieux duc de Saint-Simon, qui, rentré de la cour \ et le fiel crevé, couvrait de sa large écriture les énormes \ feuilles de papier de ses Mémoires, pour devenir, \ de par la magie de sa propre prose et pendant ces heures de travail, l'homme d'État qu'il ne pouvait \ être qu'alors... Il jugeait ministres et ambassa- deurs. Il disait les causes profondes de l'avilisse- \ ment public. Il prévoyait les inévitables catastrophes. ; // découvrait la gangrène des infamies, et démail- ' lotait de leurs langes blasonnés les âmes pourries ■ des courtisans et des princes. Puis, cette plume répa- ratrice une fois posée, cet encrier vendeur une fois fermé, il fallait reprendre le collier de médiocrité, : stMr la superbe de Louis XIV , l'insolence des bâ- tards, la lâcheté du régent, l'infamie de Dubois, et faire politesse à la honte, quoi qu'on en eût. Au même groupe appartient M. d'Atirevilly. Comme à


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Byron, comme à Saint-Simon, la littérature lui a 'U' la fée libératrice et qui console de tout. Les -oiUradictions dont il a souffert se sont résolues, les ivortements de son destin se sont réparés, les crève-

œur de ses désespoirs se sont soulagés lorsqu'il a

'cril. Ce beau vers de son mince recueil de poésie,

L'esprit, l'aigle vengeur qui plane sur la vie,

bourrait servir d'épigraphe à ses moindres volumes '01 unie à ses plus importants, comme à ses lettres familières, comme aux Memoranda qui suivent rMte rapide préface. — Qu'importe que le lecteur s'épouvante de ces orgies d'images, de ces violences (l'invention, de ces audaces de style, puisqu'il a du ifioins atteint son but, puisqu'il a été Lui-Même, \avec la pleine expansion de tout l'intime de sa per- \sonne, durant les trop courtes heures qu'il a dé- pensées à écrire ces pages ?

C'est à cause de cela qu'il n'y a rien de moins factice que de tels livres, bien que la rêverie en soit très intense, la rhétorique très violente, et l'impres- sion si souvent étrange. Quand cet homme vous ra- conte le détail des excessives passions de Ryno de [Marigny (Une Vieille Maîtresse), ou qu'il évoque [devant vos yeux la face cicatrisée du gigantesque ^.ahbéde la Croix-fugan (L'Ensorcelée), croye^ qu'il


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ne se propose pas de vous étonner par l'inattendu de sa fantaisie. Vous êtes parfaitement absent de sa pensée, vous, le lecteur futur du roman, à l'heure de nuit oit, fenêtres closes, bougies allumées, cet alchimiste élabore son grand œuvre à lui, qui vous intéressera ou non, — peu lui soucie. Vraisembla- blement, il a débattu quelque affaire dans la jour- née où sa noblesse native s'est irritée; il a lu des articles qui Vont excédé, entendu des paroles qui Vont écœuré, aperçu des visages qui Vont dégoïité, deviné des sentiments qui Vont indigné. Ces basses misères de la quotidienne expérience s'évanouissent, et, le Sésame ouvre-toi ! de Vimagination à peine \ prononcé, voici que la caverne magique dévoile ses \ enchantements. Le romancier voit Marigny, il voit ! Vellini la Malagaise, il voit Jéhoél de la Croix- \ Jucran. Est-il encore un univers de sensations vul- \ gaires et de médiocres destinées ? Il n'en sait plus [ rien, absorbé qiVil est dans ses personnages. Oui, \ ses personnages, au sens littéral du terme; car il les î a projetés hors de son cerveau, — comme le Jupi- ter de la Fable la guerrière Minerve, — engendrés et nourris de la plus pure substance de son être. Il a imaginé, comme les croyants prient, comme les amants se plaignent, par un impérieux besoin de sfogarsi, pour employer une tournure italienne chère à Beyle. Pareillement, si chaque phrase de


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S tragiques récits est chargée jusqu'à la gueule, mme tin tromblon de giaour, avec tous les mots lergiques du dictionnaire; si /'expression est ici trtée à son extrême degré de vigueur, ne croye-^ 15 que ce soit là un artifice d'industrieux ouvrier \ prose. L'auteur n'a point fait besogne de rhéto- que. Cette furie du langage est, à sa manière, U furie d'action. Pour cet écrivain comme pour us ceux qui ont un style, les mots existent d'une istence de créatures. Ils vivent, ils palpitent, ils nobles, ils sont roturiers. Il en est de sublimes, tn est d'infâmes. Ils ont une physionomie, une 'Biologie et une psychologie. Dans le raccourci de rs syllabes que ne tient-il pas d'humanité! En un ain sens, écrire est une incarnation, et l'esprit n grand prosateur habite ses phrases, comme le eu de Spinoza habite le monde, à la fois présent dans tout l'ensemble et présent dans chaque parcelle. Quoi d'étonnant sile romancier d'Une Vieille Maî- tresse et des Diaboliques s'est fait une prose à la fois violente et parée, aristocratique et militaire, comme il aurait souhaité que fît sa propre vie ? Que dis- je ? Il ne s'est pas fait cette prose : il a seulement noté la parole intérieure qu'il se prononce à lui-même dans la solitude de sa chambre de travail, et la parole improvisée qu'il jette au hasard des confidences de conversation. J'ai bien souvent re-


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marqué, au cours de mes entretiens avec lui, — un des plus vifs plaisirs d'intelligence que J'aie goûtés, . — cette surprenante identité de sa phrase écrite et de sa phrase causée. Il me contait des anecdotes de Valognes ou de Paris avec cette même puissance d'évocation verbale et la même surcharge de cou- leurs qui s'observe dans ses romans. Il s'en allait tout entier dans ses mots. Ils devenaient lui, et lui devenait eux. Je comprenais plus clairement alors ce que la littérature a été pour cet homme dépaysé et quel alibi sa mélancolie a demandé à son ima- gination. De là dérive, entre autres conséquences, cette force de dédain de V opinion qui lui a permis de ne jamais abdiquer devant le goût du public. Il admire beaucoup ce titre d'un poème de Lamartine : Le Génie dans l'obscurité. Cette admiration est de bonne foi, et je ne serais pas étonné qu'aimant les lettres de l'amour que fai dit, non seulement les insouciances de la renommée à son endroit l'aient trouvé indifférent, mais encore qu'il s'en soit presque réjoui aux heures d'entière sincérité.

Donc sa littérature a été pour M. d'Aurevilly un songe réparateur. Mais, en dépit d'un proverbe fameux, tous les songes ne sont pas des mensonges, et quand le songeur est un moraliste et un psycho- logue, il n'est pas bien malaisé de déterminer dans l'arrière-fond de sa rêverie les éléments d'expé-


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j rience qu'il a combinés, exagérés parfois, parfois ! déformés, et qui demeurent pourtant invinciblement solides et réels, — comme la matière brute sur la- I quelle travaille un sculpteur. Il y a dans une lettre de Stendhal à Bal:(ac une phrase significative et qui marque bien quel procédé de métamorphose emploient à l'égard de leurs observations ces alchimistes de l'dme humaine qui sont les grands romanciers : « fe prends, dit l'auteur de Rouge et Noir, un personnage de moi bien connu, je lui laisse les ha- bitudes qu'il a contractées dans l'art d'aller tous les matins à la chasse du bonheur, ensuite je lui donne plus d'esprit. » Le plus d'esprit devient pour un d'Aurevilly un plus de passion, mais le procédé reste sensiblement analogue. Il est d'ailleurs aisé, pour qui connaît un peu les circonstances de la jeunesse de M. d'Aurevilly, défaire un départ des sources diverses qui ont nourri de réalité son ima- gination. Il a vécu tout enfant, et même adoles- cent, dans la vieille ville de Valognes, et il a connu les survivants des terribles guerres de la chouanne- rie du Cotentin. Il a entendu ces hommes raconter Us actions qu'ils avaient faites, de ces mêmes mains qu'ils chauffaient maintenant au feu des veillées d'hiver. De cette impression première, demeurée ineffaçable sur son souvenir, M. d'Aurevilly a tiré L'Ensorcelée et Le Chevalier Des Touches. // a


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VU, à cette même époque, les jeunes nobles de sa pro- vince et les anciens soldats de l'Empire tuer les loi- sirs forcés de leur stagnante existence par toutes sortes d'excès de jeu, d'amour dangereux et de con- versation. Il s'est souvenu de ces nobles et de ces soldats lorsqu'il a écrit Le Bonheur dans le crime, Le Dîner d'athées ^/ Le Dessous de cartes d'une partie de whist. Puis il est venu à Paris, et les observations de sa vie mondaine ont abouti à L'A- mour impossible, à La Bague d'Annibal, à Une Vieille Maîtresse, au Plus bel amour de don Juan, comme les heures de mysticisme qu'il a tra- versées sous une influence de femme se sont résumées dans Le Prêtre marié. Je citais tout à l'heure le nom de Ouincey, le mangeur d'opium. Ce singulier analyste de son propre vice, et si perspicace, avait reconnu que ses visions les plus effrayantes et les plus ravissantes, les plus démesurées et les plus sur- humaines, dérivaient toutes de sensations environ- nantes, que l'ivresse transformait en les amplifiant et les interprétant d'une manière grandiose. — Vérité acquise aujourd'hui à la science des poisons de l'intelligence. La littérature a son ivresse aussi, qui ne fait qu'interpréter et amplifier les sensations que l'écrivain a subies. Mais cette transformation-là s'appelle le talent.

Ce qui fait l'intérêt psychologique de ces Mémo-


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da, c'est précisément qu'on assiste à ce travail

^métamorphose. On y peut saisir à plein comment, le^ M. d'Aurevilly, les impressions s'écrivent. livre, qui n'est pas un livre, me séduit par ce me d'une nuance si fine. Il laisse voir la mi- oà l'homme va devenir l'auteur, où la réalité change en poésie, où V observation se double de rtue. Et le rêve: est si naturel à M. d'Aurevilly que le moindre événement l'y conduit par une invincible pente. Une enfant s'endort à son coté dans une diligence, et la Leïla de Byron lui apparaît (p. 1^9). Il regarde le vent frapper des arbres : » Il sabrait les ormes comme avec un bancal et leur hachait leur beau visage de verdure nuancée, » dit-il i (p. iSj). Et ailleurs, sur la pluie : « Ne sommes- I nous pas en Normandie, la belle Pluvieuse, qui I a de belles larmes froides sur de belles joues i fraîches? J'ai vu des femmes pleurer ainsi » (p. 16^). A chaque page c'est ainsi un au-delà en- j trevu derrière la vibration présente des nerfs et du cœur. C'est que M. d'Aurevilly est, au plus beau et au plus exact sens de ce mot, un poète, — un créateur. Même sa poésie est aussi voisine de celle des Anglais que sa Normandie est voisine de l'An- gleterre. L'an dernier, comme f allais en ligne di- recte de Caen à Weymouth par Cherbourg, f avais un plaisir de voyageur à constater l'extraordinaire


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ressemblance des paysages. Cette ressemblance est- elle descendue jusqu'aux âmes ? Je le croirais, à sentir combien le rêve d'un Shakespeare ou d'un Carlyle est voisin du rive d'un Normand de race pure comme M. d'Aurevilly. C'est un trait encore à joindre aux traits que j'ai notés, et qui explique pourquoi l'accord intime n'a jamais pu se faire entre ce noble écrivain et notre dix-neuvième siècle français *. Apre et solitaire destinée, mais à laquelle M. d'Aurevilly aura dû de séjourner dans un monde de visions magnifiques, et de conserver une superbe intégrité de sa pensée... — Est-ce qu'un homme fier peut souhaiter davantage ?. . .

Paul Bourget

Mai 1883.


  • Je note encore (p. 188) dans le Mémorandum

de Caen : « Roman, impressions écrites, souvenirs, travaux, tout doit être normand pour moi et se ratta- cher à la Normandie. »




I


Voici qui paraîtra une inconséquence à la tête de ce petit volume : — la plus grande fa- tuité, en fait de femnnes, comme en fait de voyages, serait de n'en parler jamais.


II


On ne serait pas voyageur, si l'on était en- core plus aristocratique que l'on n'est. Il y a quelque chose de démocratique en effet dans les voyages, un amour secret des majorités... qu'il faut mépriser.


T M


III


Mais ici c'est moins deux voyages que deux séjours.


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Premier Mémorandum


Le 28 septembre 18^6, à Caen. Hôtel Lagouelle.



. <^-rvo . ...

REBUTIEN veut quc je lui fasse

un Mémorandum de tous les jours que je passerai à Caen, et, pour moi, ce que Trehitien veut, Dieu h veut ! Je recommence donc pour lui ce que j'avais fait pour Guériii à une autre époque. — Avant de quitter Paris et de m'en aller en Nor- mandie, je m'étais promis de faire aussi de mon voyage un Mémorandum pour celle que je nomme l'Ange blanc; je l'ai commencé, mais il est resté à la seconde page. — Sont-ce les absorptions par la famille, les visites, les inter- ruptions de toute sorte, si naturelles, quand on revient dans son pays après dix-huit ans, qui m'ont empêché de continuer ce Mémoran- dum?... Il y a eu de cela certainement, mais


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ce n'a pas été toute la cause de ce délaissement d'un projet qui m'avait plu, parce qu'il plaisait à VAnge Blanc. — La cause est plus profonde. Elle tient à l'état même de mon âme et des choses. — Avec VAnge Blanc, tout tourne à la lettre. Un Mémorandum des choses passées — cette sépulture de chaque parcelle de vie, car ici nous nous enterrons en détail, — s'efface sous l'omniprésence des sentiments. Au lieu de penser le soir à la récapitulation des minutes de la journée et de leur emploi, on pense à celle pour qui l'on écrit, et c'est d'elle qu'on va parler, au lieu de lui parler d'autre chose. — L'amour est trop exclusif, trop impérieux, trop jaculatoire; il parle trop à la seconde personne pour qu'avec lui le Mémorandum soit possible. Il n'y a pas d'histoire en dehors de la femme aimée, et le Mémorandum est une histoire... L'amitié, au contraire, est la vraie confidente du Mémorandum. Elle est calme et vous laisse calme. Elle a des intérêts en dehors d'elle- même, tandis que l'amour n'en a pas. L'âme ne monte pas, chez elle, par-dessus l'intelli- gence. Elle sait regarder, écouter, et tourner le glohe terrestre d'un Mémorandum dans ses mains impartiales, tandis que l'amour ne sait que se regarder dans les yeux qu'on aime. Le Mémorandum appartient donc exclusivement aux amis. Lord Byron, qui s'est tant exprimé et tordu l'âme dans des Memoranda, les adresse


Premier mémorandum 157

à lui-même (son meilleur ami, que je crois!) ou à Hobhouse, ou à sa sœur. — Il n'y en a pas un seul à une des femmes qu'il a aimées. — It is not singular ! Il sentait le vrai que je viens d'indiquer.

Aujourd'hui, arrivé à Caen, à cinq heures du matin, par une pluie d'abat; car elle était mêlée d'un vent à tout abattre, — une pluie troiiibaîe! — J'étais, hier, parti d'Avranches à deux heures et demie. J'étais dans le coupé de la diligence avec deux femmes, l'une petite fille encore (mais il n'y a plus de petites filles, l'espèce en est perdue; il n'y a plus que des petites femmes, comme dit ce déplaisant es- prit d'Alphonse Karr, qui rencontre quelque- fois très juste), et l'autre trop femme, car elle commençait à se passer. Il y avait aussi une poupée que la petite fille a habillée, déshabillée, coijfée de nuit, en me regardant de côté avec de longs regards obliques, et mise à dormir dans le hamac de son chapeau, pendu au filet. — C'était une fillette (non la poupée du chapeau, mais l'autre !) qui s'en retournait à Saint-De- nys. — La femme qui l'accompagnait m'a /a// Veffet d'une institutrice à gages ou de tonne vo- lonté. — Pas jolie! pâle, froide, un peu guin- dée; pas laide non plus et plus distinguée de physionomie que ne le sont ordinairement ces sortes de femelles qu'on appelle des institutrices, et qui n'instituent guères que des ridicules ou


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des vices. — Nous n'avons rien dit qu'après Vire, longtemps après Vire. — Je m'étais re- tranché dans le plus superbe de mes silences.

— Elles ont fait mine de lire, et toutes les autres mines que des créatures qui veulent être remarquées, cette éternelle obsession et tentation de la femme, savent déployer dans le compar- timent de voiture où l'on est incrusté pour une dizaine d'heures! — D'Avranches à Vire, le paysage plantureux, très vert, chargé de grosses masses d'arbres, — un pays (encore tout à l'heure) à coups de fusil, si l'on en tirait. Mais, hélas ! si l'on a chouanné là, on n'y chouannera plus ! Royalistes, vous n'ire^ plus au hois, les lau- riers sont coupés! comme dit la chanson. Je me demande comment s'appelleront les premiers partisans de la guerre civile de l'avenir?...

Relâché à Vire pendant une heure et demie,

— oimè! — Tout écrasait de pluie, comme ils disent ici : énergique faute de français que j'aime ! — Dîné seul au Cheval-Blanc, dans un désert de quarante couverts, rangés là... pour personne! — Remonté en voiture. — Mes compagnes de route ont coqueté et cacqueté leur toilette de nuit; elles se sont tapies et remuées dans leurs coins, comme des oiseaux au fond de leurs nids, et ont fini par attraper le som- | meil à force de l'agacer, — coquettes avec tout, ces diables de femmes, même avec le sommeil et son oubli ! — N'ayant plus de paysage à ob-


PREMIER MEMORANDUM I59

server, j'ai pensé à ma chère dormeuse de... et cherché dans les vagues ombres de la route des profils de toits — rapidement effacés — qui m'auraient rappelé le toit du..., cette cou- verture de ma vie! — Les femmes, au bout de deux à trois heures, se sont réveillées, et la petite fille a eu deux ou trois jolis mouvements si naturels, que je me suis mis à causer avec cette enfance, — le naturel, vainqueur de tout ! — Ai demandé à cette petite si elle connaissait à Saint-Denys madame de L... — M'a répondu par un oui bien étonné, et ce nom qui m'est cher (Trebutien sait pourquoi) a été l'anneau par lequel notre conversation a passé, comme un long mouchoir de soie qu'on enfile dans la bague d'une femme. La duena est intervenue un peu trop dans les babillages de l'enfant, ! attirée et bientôt familière, — ma petite Leïla de voyage, mais que je n'ai pas emportée rou- , lée dans mon porte-manteau comme Don Juan ! I — Ma Leïla, à moi, — et dans un autre voyage : le voyage de la vie, — est une grande I demoiselle de seize ans, rose comme Briséis, 1 et qui me lasse l'épaule, que j'ai solide pour- I tant, quand elle y appuie sa grosse tête, —faite i comme la mienne, prétend sa mère. Coquetterie j charmante de maternité et d'amour! Sorcelle- rie divine, qui me force à me retrouver dans I sa fille, puisqu'ELLE m'y voit, et, fat que je suis ! à m'y aimer.


l6o PREMIER MEMORANDUM

Arrivé à Caen, — jeté au lit de suite, et dormi jusqu'à huit heures. — Réveillé surtout par l'idée que j'allais trouver chez Trebutien . une lettre de VAnge Blanc. — Habillé, — tra- i versé la place Royale, mise en masque par un . baldaquin qui n'a pas de nom dans les langues 1 humaines, et planté là en l'honneur des Bêtes; car c'était un jour de fête à la manière munici- i pale de cette fière ville, tombée comme toutes •: choses, et l'on couronnait les plus gros lapins : et les plus beaux bœufs qui avaient peau. — \ Avoir peau! expression m3'^stérieuse que j'ai i ouïe autrefois à mon oncle, le grand bouvier, j Jean-François-Frédéric Barbey d'Aurevilly, le Rob- ! Roy du Cotentinl — Il paraît que c'est la i gloire des bœufs que d'avoir peau, quoique \ cela semble une nécessité pour tout le monde. \ — Dans leur langage absurdement romain, la ■ fête d'aujourd'hui était un Comice agricole. Ils \ ont beuglé, tambouriné et fait mille si affreuses , piailleries sur cette pauvre place Royale, que ; Trebutien, que j'ai appelé tantôt — comme ; VAnge Blanc — une sensitive saignante et violente, ] n'en est pas sorti ! Nature esthétique, à qui le laid ou le vulgaire fait aussi mal que la mor- sure physique d'un acier.

Trouvé Trebutien dans sa cellule, — ce grand moine du Mépris, qui n'a de règle que l'inflexibilité du sien pour les choses et les œuvres du siècle, et qui s'est cloîtré si noble-


PREMIER MEMORANDUM l6l

ment contre lui ! — Ai trouvé aussi ma pâture

jde lettres. — Causé avec Trebutien toujours

I préoccupé de moi, de mes ouvrages, de mes

lettres, et méditant des publications de tout cela

comme il sait en faire, lui, l'Éditeur-Artiste !

— Il est bien moine aussi par le sentiment de

l'éternité, car il le porte dans son magnifique

et immuable sentiment pour moi. — Avons

I touché à cent points divers comme on fait après

|une longue absence, — véritable obstruction

I d'idées, de sentiments et de souvenirs! L'ai

I quitté pour aller à la messe de la Gloriette

[(l'ancienne église des Jésuites), mais je m'étais

! attardé, et j'ai été obligé de me contenter de

j cette fameuse messe que l'on dit à Rome pour

les voyageurs. — Rentré, — et mis à écrire à

\VAn^e Blanc une longue lettre, ainsi qu'à ma

|mère. — Les cloches ont beaucoup vibré et

I m'ont rappelé mes premiers jours de jeunesse,

I quand j'étais ici et qu'elles sonnaient exacte-

jment du même son. — Ces voix de cuivre ne

'changent pas comme les voix humaines. — Ce

,dont j'ai été le plus frappé dans ce voyage en

j Normandie où j'ai trouvé tant de changements

jsi tristes et entre autres un si cruel, c'est du

changement des voix. — Constaté que les

cloches ne m'apportaient pas de mélancolie.

j — Tout ce qui est en dehors de mon sentiment

\3iQ\\iQ\^ovixV Ange Blanc, tout ce qui me rappelle

j un passé où elle n'était pas, est exempt de mélan-


l62 PREMIER MEMORANDUM

colie. — De mon passé, je ne regrette qu'ellequi ne s'y est pas mêlée, — qui n'a pas pris ma vie d'assez bonne heure pour me sauver de tout ce que cette folle vie a eu de coupable etd'affreux. .. Jeté moi-même mes lettres à la poste, — puis rentré pour dîner seul. — Lu le Siècle en dînant. Il y avait un article sur Charlet, vide d'idées, mais plein de citations assez curieuses. — Une espèce de Bourru bienfaisant, en fait d'idées, que ce Charlet ! Il a du trait, mais le sculpteur Préault, que je connais, en a plus que lui. — Après mon dîner, ahé chez Trebutien oîi nous avons causé au coin du feu, retirés de tout, parfaitement à nous-mêmes, dans cette cellule silencieuse, — comme deux pasteurs au fond des bois. — Avons jaugé cette vie de tant d'années, passée sans nous voir ; dit les choses inexprimables par lettres, inexprimables ici, — ce que j'appelle le quatrième dessous de tout! — Verve, éclat, mouvement, hardiesse, vérité de gens qui font leur jugement de Josaphat sur les choses, les autres et eux-mêmes! De pareilles causeries payent l'absence et la solitude en- durée du cœur. — Revenu à l'hôtel quelques minutes après dix heures. — Fatigué de ma nuit précédente en voiture, je me suis couché.

ap septembre. Levé à 7 heures, — la tête ferme comme un


PREMIER MEMORANDUM 163

homme qui a dormi et qui vit beaucoup par le sommeil. — La physiologie m'a appris que les natures fortes ont pour nourrice le sommeil. Plus j'ai souffert, plus j'ai travaillé (autre souf- france souvent!), plus j'ai senti, plus je me suis passionné, plus j'ai dormi après... comme une brute ! Oui ! môme le chagrin, l'inquiétude, Vagonie de l'inquiétude (une sensation à moi!), me font dormir. C'est la honte de la Poésie que cela, mais c'est la nature humaine et son impassible réalité. Plus on dépense, plus il faut réparer; et si l'on ne répare pas, c'est que Dieu n'a pas mis en vous les forces réparatrices... Et voici la Poésie qui se relève tout à coup ! car la Force — une force quelconque — est une chose poétique ! — Condé dormait au moment de livrer bataille. Les badauds de l'histoire et les rhétoriciens donnent cela comme une preuve de la magnanimité et du calme de son âme. — Il est probable qu'il dormit d'inquiétude dévo- rée : — il avait peur de perdre la bataille, et les anxiétés finirent par... le foudroiement du cerveau, — une apoplexie ou une paralysie du sommeil. Physiologiqiiement, Condé était très fort. Rappelez-vous Ninon !

Commencé le Mémorandum que voici, — pris une tasse de café et fini une lettre à ma mère. — Le temps coupé de soleil et de pluie; mais c'est la pluie qui coupe le mieux. — Allumé du feu. — Je suis frileux comme une


164 PREMIER MEMORANDUM

hirondelle, et d'ailleurs ne sommes-nous pas en Normandie, la belle pluvieuse, qui a de belles larmes froides sur de belles joues fraîches ? — J'ai vu des femmes pleurer ainsi 1 Les pluies de la Normandie sont froides comme les larmes de ces femmes-là ! — Resté à ma table à écrire jusqu'à midi, — habillé, — mangé deux côtelettes, — jeté ma lettre à mîa madré à la poste, — puis allé à la Bibliothèque trouver Trebutien. — Avons lu des vers de Guérin, inconnus, et qui doivent briller au premier rang dans le volume que nous préparons. Superbes de tout point, et dans une inspiration très peu habituelle à l'auteur, qui est panthéiste avant tout, — non pas à la manière allemande, Dieu merci ! mais à la sienne, — incomparable. Or, les vers en question sont personnels, pas- sionnés et chrétiens. — Pendant que nous étions là, Charma est arrivé. — Très gracieux l'un pour l'autre. — J'aime le rare esprit de Charma, un esprit perçant et sceptique, agile, mais sans assiette. Homme d'objection, qui n'affirme qu'un quart d'heure ce qu'il croyait le plus! Il avait le génie de la critique. Chas- seur d'idées qui faisait lever un gibier immense. Le génie de l'affirmation et de la certitude lui est-il venu, ou n'est-il que ce qu'il était autre- fois? Le temps, qui mûrit quand il ne pourrit pas, a-t-il mûri Charma ? L'a-t-il accru ? L'a-t-il lesté? et le stat violes est-il enfin venu à cet


PREMIER MEMORANDUM 165

homme qui tournait toujours, comme une ai- guille trop aimantée, dans la rose des vents de sa philosophie? — Nous nous sommes trop peu vus aujourd'hui et sommes trop restés sur le terrain plane des politesses officielles pour le savoir. — Vu aussi à la Bibliothèque une Anglaise à laquelle Trebutien m'a pré- senté, — U7ie poète, — une madame Carey, je crois. Accent anglais, figure anglaise, mais cordiale, aimant la poésie, les livres, tout ce qui rend hleite une femme, et n'étant pas hleue! — Elle débarquait dans la langue et la littérature françaises, et comme elle était à Caen, elle lisait Malherbe, l'admirant avec un entr'ouvrement de bouche qui laissait voir ses dents blanches et bien rangées sous ses lèvres courtes, — une bouche confortable. — Trebutien — avec qui elle est en politesse de livres — lui a donné les Reliquia d'Eugénie de Guérin, m'a prié d'y mettre une inscription, et, comme nous venions de parler de Shakespeare, j'ai écrit sur le petit volume : A Madame C... Donné par J. B. d'A. et G. S. T. comme un hom- mage respectueux et comme tine espérance, — V es- pérance de voir une main de femme préparer la gloire du cygne du Cayla dans l'île des cygnes de Shakespeare. — Trebutien a eu la bonté de trouver cela bien. Not shocking ! — Après le départ de la dame, qui était flanquée de deux autres, muettes comme des esclaves turcs, Tre-


PREMIER MEMORANDUM


butien m'a fait les honneurs de sa Bibliothèque. — Examiné ensemble les portraits qui ornent le pourtour : les gloires du pays, sous les nuages du pays, et qui, à l'exception de Huet, de Mal- filâtre et du poète de l'Anglaise, — notre Malherbe, — ne se voient guères à l'œil nud que dans l'atmosphère du pays. Remarqué trois ou quatre bonnes toiles, entre autres deux portraits d'un amateur de Vire, m'a dit mon Cicérone, — un monsieur Le 'Grain (qui, ma foi ! pourrait faire semence et récohe !), et qui, tout amateur qu'il soit, a le sens et la main ar- tistes. — Sommes sortis de la Bibliothèque à quatre heures, après avoir déterminé le genre de travail que nous devons faire ce soir sur Guérin. — J'ai voulu accompagner Trebutien dans sa promenade habituelle avant le dîner. — Il est régulier comme Lord Byron lui- même, et moi je ne veux rien déranger à l'économie de sa vie, mais lui rendre ses habi- tudes plus chères quand je serai parti, parce que je les aurai partagées!

En sortant pour la promenade en question, Trebutien a trouvé at home et m'a remis triom- phant — il prévoyait le plaisir qu'il allait me faire — une lettre de ma sénéchaussée d' ... L'ai lue de suite, — pour la relire! — Ces lettres sont le cordial de ma vie, Vélixir de longue vie pour mon cœur ! — Allés sur le Cours en fai- sant un détour, à cause du vent qui était fort


PREMIER MEMORANDUM 167


vif et du soleil qui ne l'était pas. — Traversé la place Malherbe. Ai montré les fenêtres de mon ancien logement d'étudiant à Trebutien.

— L'une de ces fenêtres était ouverte. Une femme y travaillait. — En les regardant, tou- jours le même calme, toujours la même ab- sence de mélancolie. — Ah ! VAnge Blanc serait bien contente si elle pouvait voir le fond de mon cœur ici! — Elle m'a déraciné de cette terre que j'ai aimée pourtant, et il n'en reste pas un grain de poussière à mes racines!...

Nous n'avons fait qu'une moitié de prome-

' nade, parce que le Cours était envahi par une

foire, — une vieille foire normande. — la

Foire aux Oignons, — et que nous ne sommes

fous, Trebutien ni moi, de la figure humaine.

— Longé le mur, le fameux mur qui a rendu Trebutien si éloquemment indigné dans son livre sur Caen, lui, le lapidaire jaloux de sa

ville, qui demain ne sera plus des pierres pré-

f cieusesl — En voyant cela de mes propres I yeux, j'ai compris sa colère. — Ce mur est le s massacre, sous des pierres, d'une promenade I charmante ; la stupide lapidation d'une belle I chose. — Avons remonté le canal du Duc Ro- •| hert, peu profond, jaune dans l'herbe verte, S ridé de mille plis. — Que de plis effacés et re- ! faits par le vent depuis le Duc Robert et l'an- née 1 104 1 O rêverie 1 — Nous sommes tournés vers la prairie, ce Camp du drap vert, — la


I


l68 PREMIER MEMORANDUM

gloire et la beauté du Cours la Reine, — et Trebutien m'a montré du bout de sa canne — la seule chose avec quoi on doive désigner de pareilles abominations, car la main crispée y répugnerait, — la place où ils vont couper ce splendide morceau de verdure et rompre un horizon, beau, à sa manière, comme la baie de Naples ou la vue du Bosphore. Ah! si Byron avait vécu ici comme Brummell, cette promenade sublime aurait son rang dans les admirations officielles du monde et de l'Eu- rope ! Cela est vraiment digne des vers du Don Juan ou du Childe-HaroU.

Rentrés, — sans rencontrer un visage digne d'arrêter le regard. — Depuis que je suis en Normandie, n'ai pas vu un seul front où la main divine ait laissé son petit bout de rayon. A Valognes, le pays des jolies filles de mon adolescence, je n'ai pas vu, pendant tout le temps que j'y suis resté, errant dans ses rues et sa place comme une âme en peine, une seule figure sous ces comètes* qui ne sont plus


  • Les comètes étaient une espèce de coiffes très

busquées en avant et formant casque, et qui don- naient l'air singulièrement amazone à ces riantes tètes si coquettement entortillées dans du linon. Pourquoi les appelait-on des comètes? Le langage de la mode a sa folie. Toujours est-il que pour bien porter ce genre de coiffe, il fallait avoir en chignon la chevelure de Bérénice.


PREMIER MEMORANDUM 169

radieuses et qui m'éblouissaient autrefois ! — La figure humaine, supportable seulement dans la beauté de la femme et de l'enfant, s'en va comme tout le reste. Thersite! voilà mainte- nant l'humanité, et ce polisson a des filles!

Dîné tête à tête, à l'hôtel, — et nos lèvres essuyées, retournés, Trebutien et moi, à sa cellule, que j'aime parce qu'elle encadre admi- rablement, dans sa nudité sérieuse, le Passer Solitariiis. — Allumé âeiLX feux, celui du bois et celui de l'âme : un véritable embrasement de causerie! Lui me questionnant, moi répon- dant, et, par la confidence, complétant mes lettres et le faisant descendre tous les escaliers en spirale d'une vie que les circonstances, les passions, le diable enfin, ont tordue et retordue longtemps comme un tire-bouchon anglais, forcé par la main crotoniate de quelque vaillant ivrogne ! — Retrempés de temps à autre dans les flots de cristal sonore et lumineux de la poésie de Guérin ; — marqué à l'encre rouge les pièces qui doivent composer le volume de vers. — En nous faisant sévères comme des hommes à qui rien ne manque, nous en avons trouvé vingt-trois, — vingt-trois chefs-d'œuvre I où Dante et Virgile s'entrelacent ^ar-(5?^5J?<5 une inspiration qui a sa geniiiness à elle, et que rien ne rappelle dans les poésies jusqu'ici connues et admirées. — Rentré avec la volonté de tra- vailler, et je n'ai pu que lire. — Les vers de


22


lyo PREMIER MEMORANDUM

Guérin avaient fait lever en moi mille penséeSj comme un airain frappé fait lever les abeilles«s


^o septembre.

Levé à sept heures, — soins de toilette jus- ' qu'à huit. — Le coiffeur ! — puis assis à ma table, et travaillé en prenant le café, comme à Paris. — Me voici rentré dans la vie régulière, la seule chose qu'il y ait, les seules balises qui arrêtent, pour un être aussi dominé et entraîné que moi par ses pensées et ses rêveries. — Que de fois je me suis placé devant un travail dé- terminé, important, pressé, nécessaire, et là diable de Fancy ayant ouvert ses grandes ailes, je m'en suis allé, malgré moi, dériver bien loin 1 — Les règles ne sont bonnes que pour les natures fougueuses, capricieuses, irrégu- lières. Les réguliers n'en ont pas besoin. Il faut comprimer les passions dans des routines, ou bien on n'entend rien à la vie et on se fait dévorer par elle. — Travaillé et lu jusqu'à deux heures, même en déjeunant. — Le temps vif, mais relevé (mot d'ici). — Habillé vers deux heures, pour aller rejoindre Trebutien à la Bibliothèque. N'y était pas. — L'ai trouvé chez lui, et, tentés par le soleil, quoiqu'il fût assailli de nuages, nous sommes allés sur le Cours la Reine, — cette promenade belle comme


j


PREMIER MEMORANDUM 171

celle dont elle porte le nom, et, comme elle, condamnée à mort. Pour cette seconde reine (la reine des promenades), le coup de guillo- tine sera un viaduc.

Monté et descendu les trois côtés du Cours, '^ — l'encadrement de la prairie. Le temps expressif : un peu de vent salé et fouettant comme le vent des bords de la mer, mais le ciel gonflé de gros nuages, bleu-ardoise, avec des nappes de soleil qui se levaient et retom- baient entre ces gros nuages comme des rideaux de théâtre, — lumière intermittente. Sous ce dais de nuages d'un ton sombre, le vert de la prairie, éclatant, presque mordant, faisait bien ! Quelques flaques d'eau, venues des pluies tombées ces derniers jours, semaient, ici et là, de petites opales les faces de la vaste Émeraude. — Pas une âme au milieu de tout cela... que les deux nôtres qui n'en font qu'une ! — Ar- rivés en face du pont de Vaucelles. Remarqué le profil indigne, bâtard, prosaïque, bourgeois de ce temps (ce mot dit tout), des maisons qui bordent par là la rivière. — Tout est désho- noré par les constructions modernes : le pay- sage, la terre et les eaux, et jusqu'à l'air dans lequel on ose les élever! — Quelles traces les classes moyennes, comme dit Guizot, leur publi- ciste et leur parrain, laisseront dans l'histoire, et quelle signature de leur bassesse que leurs monuments 1


1^2 PREMIER MEMORANDUM

Ils ont aussi détruit des saules qui pleuraient bien de l'autre côté de la rivière et qui sem- blaient l'avoir dégoiittèe de leur chevelure ; mais il fallait bien démasquer des usines qui veulent se montrer dans leur gloire. Des usines et des latrines, voilà ce que la civilisation du xixe siècle plante orgueilleusement sur ses fleuves! — En revenant, avons rencontré une ou deux bonnes d'enfant, — aussi vulgaires que leurs maîtres probablement, — quelques étrangers, et une vieille mère qui promenait sa vieille fille avec une surveillance... posthume! — Suis allé seul faire une visite à M. Bertrand, que je n'ai pas revu depuis ma jeunesse ; — il était sorti. Puis, avec Trebutien, visité MM. Le Flaguais. — Causé là avec assez de fringance. — Revenu à l'hôtel (moi) et lu le livre de Hefele (Ximénh) sur lequel je dois artichr. — Homme grand (Ximénès), livre petit. Les Allemands ne savent pas faire un Hvre, ils ne peuvent que le pré- parer...

Trebutien est venu à cinq heures. — Dîné comme je veux dîner tout le temps que je serai ici, insieme et seuls. — Mis des réputations de femmes sur la table. Il paraît que la corruption ne manque pas plus à la province qu'à Paris. — Mœurs Égalitaires ! L'Égalité dans le vice va plus vite encore que l'Égalité politique, qui ne va pas mal! Où finirons-nous par arriver? — Après le dîner, tracé notre diagonale ordinaire


PREMIER MEMORANDUM 173

et allés faire du feu chez Trebutien. — Cau- serie entrecoupée de lectures. — Avons lu un poète, presque inconnu, quoique son nom soit entouré des fleurettes de Clémence Isaure et qu'il traîne parfois dans quelques journaux : Siméon Pécontal. L'avais vu et entendu à Paris, — pas brillant, embarrassé dans ses phrases qu'il ne finit pas, mais d'un œil et d'une phy- sionomie assez sympathiques. — Eh bien, cet embarrassé de diction en a une très ferme et très nette la plume à la main. Évidemment, il a en lui vertu de poète. Le caractère de son talent est un don charmant de simplicité. Il est simple... comme on ne l'est plus. La déca- dence de ce temps ne lui a pas contourné les membres dans ses gymnastiques enragées, et il ose être naturel. — Avec cela, peu de suc- cès, une vie obscure. Il est, je crois, bibliothé- caire quelque part. Mais, moi, je dirai pro- chainement ce que vaut cette violette oubliée qui, de temps à autre, s'élance en lys; — car il a parfois l'élévation et la splendeur nitide, et le port suavement fier de cette fleur royale. Les meilleures aubaines de mon métier de critique, c'est de rendre justice aux pauvres et si tou- chantes supériorités méconnues :

Je ne suis qu'tin ver luisant,

Mais je rends leur nuit moins sombre ?

Trebutien un peu fatigué, je me suis retiré


I


174 PREMIER MEMORANDUM

vers dix heures, — au coiivre-feu, qu'on sonne encore ici comme au Moyen Age. Ils ont ou- blié de supprimer cela! — Rentré à l'hôtel. — Ai remarqué la tristesse de la ville en traver- sant la place Royale. Elle est triste comme un cadavre.


r" octobre.

Levé toujours à la même heure, — rasé, — puis, le feu allumé, au travail! — Achevé le Ximénès comme lecture. Pas plus content de la fin que du commencement, et les traducteurs

— deux cuistres sous la même calotte grasse

— l'ont encore gâté avec leur style vulgaire et lourd. — Couronné mon travail de la matinée par une lettre à Sainte-Beuve, en lui envoyant les Larmes d'une Sœur, cette poésie retrouvée dans les papiers d'Eugénie de Guérin, — fleur venue sur une tombe et que nous avons ramas- sée sur une autre tombe, — tronçon de chef- d'œuvre auquel, non le souffle, mais la main a manqué! — Sorti par le plus beau soleil d'automne, — une promesse d'octobre brillant,

— allé à la Bibliothèque rejoindre Trebutien. Il y avait là M. Le Elaguais, puis M. de G..., inspecteur d'Académie. — De là, nous sommes allés, Trebutien et moi, chez M. Mancel, l'an- cien libraire, le Murray de Caen, qui a quitté


PREMIER MEMORANDUM î 7 $

la librairie pour se jeter dans les beaux-arts; — il est amateur de peinture. — Tête ori- ginale, du reste, pleine de feu, de mouve- ment, de manière de sentir à soi, et qui a échappé à la pétrification commerciale, tout en gagnant sa fortune dans le commerce ! — M'a plu tel quel, et aussi parce qu'il ressemble énor- mément à mon ami Poncet-Deville. C'est le même regard, la même expression de sourire, la même lèvre supérieure, pincée, la même coupe de moustache sur cette lèvre fine et vi- brante comme une chanterelle, la même parole abondante, enthousiaste, un peu personnelle, même un ^eufate (mais je n'ai jamais haï une nuance de fatuité dans un homme, quand le manque d'esprit ne le compromet pas). — M'a fait voir ses tableaux. Il en a plusieurs très re- marquables ; mais ce que j'ai remarqué, moi, c'est un Saint Sébastien de Van Dyck, un por- trait attribué au Guide, et une Vierge d'Hem- ling, qui surpasse toutes les têtes de Raphaël, et m'a frappé comme une des plus belles et radieuses choses que j'aie vues de ma vie, et que, probablement, il y ait à voir. — J'ai pensé à VAnge Blanc.

Le Saint Sébastien est de l'élégance aris- tocratique de cette i?ionstache retroussée qui a i dans le talent, trait pour trait, ce qu'elle avait ! dans la figure ! (Qui ne connaît pas ce portrait de Van Dyck dont les femmes sont folles,


176 PREMIER MEMORANDUM

quoiqu'il ne soit plus qu'une vaine toile?...)

— Le Saint est debout, la tête de profil,

— une tête hâve de douleur, mais résignée,

— et le corps nud et presque tordu par la souffrance est àt face. Ce corps, où la douleur lutte avec la force, l'artiste l'a fait (idée pro- fonde 1) plus puissant que svelte, et il ressort bien dans sa pâleur, marbrée de meurtrissures, sur une large draperie rouge qui semble tom- ber d'une colonne. Malgré la force du soldat qui résiste dans le martyr, il y a un mouvement de douleur qui révèle bien qu'il est vaincu :

— les genoux portent en dedans comme les genoux d'une femme. — Ce mouvement est très beau. — Dans un sujet pareil, abordé avec cette hardiesse qui conçoit Sébastien en athlète-martyr et le muscle pour expliquer cette masse de flèches sous laquelle il périt et qui ne l'a pas renversé encore, il n'y a que Van Dyck au monde qui pût introduire cette incroyable élégance, — l'élégance dans la force presque massive, l'élégance dans la plus physique des douleurs! — Le soldat (Saint Maurice), armé et casqué, vu de trois quarts, derrière la co- lonne, et qui fait repoussoir au Saint, est aussi de la plus imposante noblesse et de cette aristo- cratie naturelle à Van Dyck, qui lui fait relever sur la toile son pinceau comme il retroussait sa moustache.

Le portrait imputé au Guide, et qui est assez


PREMIER MEMORANDUM I77

j beau pour en être, est celui d'un homme dont ! le nom est resté inconnu, et qui n'a peut-être j pour toute gloire que d'être cette peinture. — I Étrange chose ! le nom naufrage dans l'oubli, et les traits qu'on avait et qu'a détruits la tombe, les voilà anonymes et immortels 1 — Ils feront désormais penser tout ce qui pense, et cher- cher un nom impossible peut-être à trouver.

— L'homme en question est un vieillard presque octogénaire. C'est un dignitaire dans l'Église, car il a une espèce de calotte claire sur la tête (serait-ce la calotte blanche d'un pape ?) et à la main une espèce de bâton pastoral. — Il est enveloppé d'une chape splendide, perdue d'ail- leurs dans une pénombre où le noir le plus sombre ne peut étouffer l'inextinguible éclat d'un coloris d'ambre et d'or! La tête de ce Prêtre, appesanti, mais non courbé de vieil- lesse, est tout à la fois majestueuse et terrible;

— la pensée m'est venue, du premier regard, d'un docteur blanchi dans les méditations théo- logiques les plus absconses et d'un inquisiteur d'État. — La puissance de la méditation et celle non moins complète de l'action reposent et som- nolent sur cette face formidable. — Les yeux sont à moitié fermés sous leurs touffes de sour- cils et leurs profondes arcades sourcihères ; — il a tant vu, cet homme, qu'il peut fermer ses yeux sous les lassitudes du mépris! — La bouche, perdue dans la barbe, garde bien son


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178 PREMIER MEMORANDUM

secret, — selon Lavater, le secret de chaque homme est dans la bouche, indomptable à la volonté, qui fait des yeux des comédiens plus ou moins habiles; — mais il y a un retroussement dans la narine droite qui dit l'ennui dédaigneux de cette tête chenue pour toutes choses, — pen- sée et puissance, — mais qui n'abdique pas cetes, celui dont je voudrais souder pour jamais la vie dans la mienne, comme je la soude ici pendant quelques jours.

— Parlé cœur à cœur, tout en dînant face à face. — Après dîner, empêchés de sortir par la pluie. — Parcouru mes lettres à Trebutien, ~ collection qui doit être la plus belle plume de mon aile, si je dois devenir un oiseau glo- rieux, — un oiseau du paradis de la gloire ! — Le meilleur de moi est dans ces lettres où je parle ma vraie langue et en me fichant de tous les publics! — Trebutien pense ainsi, et Tre- butien m'aime assez pour avoir la sagacité à! une femme qui aime, la plus foudroyante sagacité qui ait jamais fait entrer la pointe de sa fourche de feu dans ces ténèbres qu'on appelle la vie!

— Écrit un mot orgueilleux sur le cahier qui renferme cette collection, — un mot orgueil- leux qui peut devenir un mot juste ! — Comme je ne suis pas Kepler, qu'il reste où il est, ce mot que l'avenir justifiera ^^M^^7r^. Je ne l'écri- rai point ici. — Parlé de Brucker, cet homme qui a pris son génie comme une coupe et l'a


192 PREMIER MEMORANDUM

renversé sens dessus dessous sur tant de fronts! Brucker, mon ami et mon maître, que celte chienne de Gloire pourrait bien oublier, car elle n'a pas la fidélité et le flair du chien, la stupide drôlesse! — A dix heures, rentré — la pluie tarie, et des constellations qui promet- tent beau temps pour demain. — Resté sur mon balcon trois quarts d'heure ; — on avait égaré la clef de ma chambre. Mais les balcons me plaisent dans la nuit. — Écrit, et to bed.

M E M. . . — Penser à écrire à Saint-Bonnet et à lui envoyer les Reliqidœ de mademoiselle de Guérin.

Oublié de noter qu'avant la promenade je suis allé acheter une limousine, semblable à celle des charretiers Bas-Normands, et dans la- quelle je veux envelopper mon dandysme cet hiver. Je la ferai doubler de velours noir, comme Jean Bart avait fait doubler d'or sa culotte d'argent, et elle aura une moins vieur- trissante destinée !


j octobre.

Levé toujours à la même heure; — habillé et travaillé jusqu'à deux heures, selon l'écono- mie de mes journées ici. — Interrompu seule- ment par le déjeuner, fait rapidement sur la table même où j'écris. — Achevé ma toilette


PREMIER MEMORANDUM T95

et écrit à la comtesse de M... la lettre que VAiigc Blanc m'a demandée. — Cette lettre, que j'ai écrite aussi aimable qu'était aimable le st'iitinieut qui l'exigeait de moi, arrivera-t-elle à temps et trouvera-t-elle la pauvre comtesse encore vivante?... Mais qu'importe, du reste! j'ai retourné la fière devise : Fais ce que dois, advienne que pourra, et de fière, je l'ai faite soumise : Fais ce </?f'ELLE VEUT, advienne pourra! — C'est écrit pour lui plaire; que i..j faut-il de plus?...

Jeté la lettre en question à la poste. — Monté ensuite à la Bibliothèque et partis, Trebutien et moi, pour revoir les tableaux de M. Mancel.

— Même homme, même accueil, même sym- pathie dans l'amour de la peinture... — Revu les trois tableaux qui m'ont g«/^t'e avant-hier ;

— nettoyé mon impression, cette première impression qui, comme la vague, a son écume. Clarifié donc cette vague, et voici ce qui reste, et ce qu'un troisième regard ne pourrait plus épurer : — Le Saint Sébastien n'a rien perdu de son élégance, de son expression, de sa ma- gnifique attitude de douleur; mais pourquoi, puisque la figure est défaite de souffrance et le corps crispé de la torture endurée, pourquoi les flèches de ses bourreaux ne hérissent- elles pas cette vaste poitrine à y planter tout un car- quois? Pourquoi le sang ne tombe-t-il pas de muscle en muscle sur cette musculature, en-


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saillie par l'effet du martyre? Pourquoi nulle plaie sur ce corps lustré, lubréfié par les sueurs pâles de l'agonie?... Les flèches qui devraient vibrer à l'œil dans la chair palpitante du Saint, elles sont en faisceau sous sa main droite. Il l'appuie sur le carquois, qu'il fallait vider sur son corps. Si le Saint était glorifié, si on le peignait comme il est ou comme on le conçoit dans le ciel, il suffirait des instruments de son martyre, indiqués par le carquois placé dans le coin du tableau. Mais il est là en pleine agonie, en pleine douleur, en pleine expira- tion de tout son être... Pourquoi donc nous montrer le supplice sans le supplice, sans les traces nécessaires du supplice? — Pourquoi l'ex- pression d'un homme déchiré qui n'a pas une seule blessure, un seul déchirement sur tout son corps presque convulsé cependant? Est-ce une contradiction? Est-ce un oubli? Quelle a été la pensée du peintre, car Van Dyck en avait une certainement? Il avait bien la puis- sance de piquer ce réseau de veines gonflées, et de faire ruisseler du sang sur ces membres qui auraient dû s'en abreuver? Il ne l'a pas fait. Son élégance suprême lui a-t-elle conseillé de supprimer la vue du sang comme trop phy- sique et trop horrible?... Son aristocratie qui ne l'a pas abandonné, même en peignant ce corps robuste de soldat Romain, ce torse et ces jambes développées au gymnase et dans l'arène


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des champs de Mars, a-t-elle eu dégoût de la j réalité du sang et repoussé ce détail comme I grossier et inférieur?... Ceci pourrait bien être, mais serait une faiblesse. Trop d'aristocratie énerve l'art, étiole le génie. Un homme plus grand que Van Dyck l'a éprouvé : c'est lord Byron. La Gloire est une critique profonde quand elle écrit ou dit son nom avec son titre. Mais lord Byron aurait été plus grand encore si elle avait pu l'oublier. C'eût été Byron. Ce n'est que lord Byron !

Reconnu, en éclairant mieux le tableau, que ce que j'avais pris pour une draperie tombant d'une colonne, est un drapeau sur lequel cette tête militaire trouve bien son dernier oreiller ! Adoucissement du martyre, que la mort dans un étendard ! Une telle pensée est digne de Van Dyck, qui a économisé l'horreur de son drame. Il l'épargne (l'horreur) même à son martyr, en changeant, par la vertu de ce dra- peau contre lequel il l'appuie, le tertre piétiné, boueux et sanglant du supplice, en l'illusion d'un champ de bataille!

Q.uant au portrait attribué au Guide, pas fléchi d'une ligne dans mon impression d'avant-hier 1 — C'est toujours aussi profond, aussi puis- sant... aussi replié et sourcilleux de réflexion qu'avant-hier. — La tête de ce vieux pasteur d'hommes qui tient sa crosse de manière à faire trembler son troupeau, est plus étonnante


196 PREMIER MEMORANDUM

que le talent du peintre qui l'a retracée ; car on sent bien que cette tête a dû exister : — elle respire de réalité. — Q.uel portrait à mettre dans le cabinet d'un homme d'État moderne, pour lui apprendre la force, ou la lui faire voir ! ce que les hommes d'État des temps modernes ne connaissent plus ! — S'il y a de la force en- core dans ce temps énervé, ce n'est pas en haut ; c'est en bas. — Mais comme les forces d'en bas, c'est sans direction et sans lumière ; les hommes des classes élevées ont, eux (quand ils l'ont pourtant), la lumière, la faculté dirigeante, la politesse, des qualités enfin, dont l'histoire leur tiendra compte, mais la force, non! Ils l'ont per- due. — Peut-être ne faut-il pas trop de lumière pour être un homme d'État? ou, du moins, faut-il être plus fort que sa lumière, — savoir, pour agir, l'éteindre comme on éteint son flambeau. — On dit qu'en montant dans l'at- mosphère l'homme perd ses forces et s'éva- nouit. Les classes élevées, qui habitaient là-» haut, se sont évanouies...

Revenus à la Vierge d'Hemling. — Aussi poignante de beauté douce, — aussi exquise, — aussi divine de virginité qu'à la première fois. — Quels yeux baissés! — Elle serait nue que ses paupières baissées ainsi la couvriraient toute mieux qu'un manteau qu'on laisserait tomber sur elle. — Je la croyais brune, elle est blonde: mais cette chevelure d'or est si


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épaisse que l'or se brunit par la force de son épaisseur. — C'est le plus magnifique aiiburn,

— comme disent les Anglais, car nous n'avons pas en français de nom exact pour cette cou- leur, — de Védat passant an profond, — de l'or se fonçant jusqu'au bronze sans cesser pour cela d'être de l'or. — Très difficile de détailler cette perfection dont l'ensemble est une har- monie, et l'harmonie le plus délicat et le plus mystérieux des sentiments. — Le peintre, en peignant la Mère de Dieu, a conservé toutes les faiblesses de la femme, et voilà pourquoi cette beauté céleste est comprise de nous, mal- gré les soixante atmosphères de pureté qui nous en séparent. — Elle est très droite, très perpendiculairement posée. — Les êtres purs sont droits; à la taille et au mouvement, on reconnaît les femmes chastes. — Les volup- tueuses traînent, languissent et se penchent, toujours sur le point de tomber ! — La manière dont le front et le nez se tiennent dans l'ovale un peu allongé de ce visage, — un rêve cor- porisé par le génie! — est, je crois, ce qu'il y | a de plus surprenant dans ce surprenant tableau.

— Le nez, droit et pur, ni juif ni grec, le nez devait être le trait le plus accompli de cette tête adorable, parce que le nez est le trait qui révèle le plus lefond de notre âme, sa manière d'être habituelle, sa statique et non sa dyna- mique.'Oxy l'âme de cette Vierge ne remue


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pas ; — nulle passion ne la meut et l'agite ;

— elle est immobile comme une fleur dans un air bleu à midi. — Le nez devait donc expri- mer cette pose d'âme tranquille comme l'inno- cence, mais qu'un souffle ferait frissonner comme la feuille du tremble, si la feuille du i tremble avait du sang de femme dans ses ner- ' vures ! — Le grand artiste est arrivé par l'in- stinct à l'accomplissement de cette loi. — Je ': crois donc le nez le trait principal et le plus ' merveilleux de cette tête, inouïe pour les yeux. ■

— Un des seins est nud et bombe avec une hardiesse qui ne nous trouble pas, malgré sa beauté drue, tant nous sommes sous le charme des sentiments et non des formes, en regardant cet incroyable portrait! — Eve, avant son pé- ché, devait porter le sein comme cela. C'est si ] intrépide, l'innocence! — Ce sein-là avait ré- j solu la question de l'Immaculée Conception j avant que l'Église ne l'eût décidée.

L'Enfant Jésus a quitté le sein de sa mère, ] et il regarde dans le rayon, — dans le vide, — ' comme les enfants, avec une bouche entr'ou- verte qui est comme un troisième regard. — La tête de l'Enfant-Dieu est un chef-d'œuvre de brosse, disent les techniciens; mais je me soucie bien des jargons savants du métier ! — Ces deux sphères qui sont le monde tout entier, — la tête de l'Homme-Dieu et le sein de la Femme, sa mère, — ainsi rapprochées l'une sur l'autre, !


PREMIER MEMORANDUM I99

sont le symbole de l'humanité dans une seule et touchante image; car l'humanité tout entière

se résume dans la tête de l'homme et la poi-

trine de la femme. Elle est toute là, et pas ailleurs ! — C'est la Vierge qui éclaire le ta- bleau. Le fond est presque aussi noir que la robe de la Vierge qui est noire. Toute la lu- mière vient de dessous ce visage, clarté et trans- parence. — « Mère!... — disait un soldat j Russe, un poète anonyme, à Catherine II, qui ! passait dans un corridor sombre où il était en sentinelle. — Comment m'as-tu reconnue? — , demanda-t-elle. — Il fait nuit ici. — Pas main- i tenant, — dit le soldat. — Où vous êtes, il i fait jour ! »

Mis à genoux pour regarder les yeux de ce portrait, sous leurs longues paupières, pour voir ce visage de bas en haut ; — car les femmes sont plus belles vues d'à genoux, quand vrai- ment elles sont belles. — Cent fois plus divine vue de là que de face et rectangulairement. — C'est d'à genoux qu'est le vrai point de vue ' du tableau; j'en avertis ceux qui veulent bien ' voir. — Le peintre savait qu'une telle image serait adorée, et il a voulu ravir ceux qui ont le bonheur et la supériorité de la Foi et de la Prière, — ou plutôt il n'a rien voulu. Il a , agi comme le génie, l'inspiration, les forces i divines tombées pour quelques secondes dans l'homme. Il n'a pas su ce qu'il faisait. « Les


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hommes de génie — a dit Goethe — res- semblent aux mères qui ne savent pas com- ment elles s'y sont prises pour faire de magni- fiques enfants! »

La Vierge d'Hemling empêche de voir bien les autres richesses d'art de M. Mancel. — Il m'a fallu pourtant regarder un portrait, fait sur le vif, dans la prison même, de Charlotte Corday, — un pastel. Elle méritait un pastel, cette fille qui a, malheureusement pour elle, du dix-huitième siècle dans sa grandeur. On le reconnaît au galbe de cette figure qu'aurait aimée Louis XV, mais où la lymphe empâte légèrement le menton et les joues, comme les I froideurs de la philosophie empâtent l'héroïsme \ de cette Beauté qui tua si froidement. — Œil bleu, bouche aux commissures retroussées, { tête à placer dans un trumeau, l'air souriant et pimpant. On comprend que le sale Marat fit | une horreur profonde à cette cornette propre j et attifée, et lui donna la force de se servir de ce couteau, acheté pour le rouiller dans cette , fange, et qu'elle porta, toute la journée qui pré- céda le coup, dans la poche de son déshabillé blanc.

Revenu à l'hôtel ; — rencontré une ou deux figures de femmes sortant de la vulgarité ordi- naire; — puis allé dîner chez M. Bertrand, qui a été très chaud d'hospitalité et très ami d'ex- pression. — Dîner cordial et gai. — Au des-


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sert est venu le docteur Vatel, dont je ne connaissais que le profil. — Ne m'avait pas re- marqué autrefois (voilà pour ma chienne de fatuité), par conséquent ne m'a pas reconnu. — Très spirituel, léger comme un verre de Champagne, — vicomte de Jailly pour le ton, le geste, la physionomie, l'intention, l'intona- tion de sa charmante plaisanterie ; — le vicomte de Jailly complet, revenu au monde et méde- cin. — Si cet homme-là n'a pas le scepticisme de son art, il est diablement fort; car il a les formes délicieusement détachées et légères du scepticisme. — Je ne m'étonne pas qu'on soit spirituel en province, mais si frisqtie, si feu gré- geois, c'est même rare à Paris! — Il doit me conduire demain au Bon-Sauveur, me faire voir les fous et en particulier Des Touches, un héros de la Chouannerie sur lequel j'ai un livre commencé, — un roman à la manière de Scott. — Ce n'est pas le docteur qui m'a ap- pris la folie de cet homme; je la savais, et d'ailleurs un personnage de ce passé tombe dans le domaine de l'Histoire. L'intérêt des familles ne vient qu'après. Je ne vois pas, du reste, ce qu'il faut cacher d'une folie qui est le fciit d'une noble ambition trompée et du senti- ment de grands services méconnus. Il n'y a de honte que pour les gouvernements ingrats qui furent cause de cette infortune. — Allé chez Trebutien achever la soirée. — Rentré; — une


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petite pluie fine. — Mon amphitryon veut que je déjeune demain chez lui avec le maire de Saint-Lô, M. Dubois. — Accepté !


4 octobre, samedi.

Levé de très bonne heure ; — habillé de suite et d'un trait. — Le docteur Vatel devait venir me chercher pour me montrer les fous, dont il a le département au Bon-Sauveur, et je voulais qu'il me trouvât sous les armes. — Venu à neuf heures. — Partis en cabriolet pour le Bon- Sauveur. — Vu huit cents fous à peu près. — Très intéressé par cette visite. — Le Docteur a eu la bonté de dire aux religieuses que j'é- tais un savant étranger, — un savant étrange plutôt ! — Il y avait une religieuse — celle qui sonnait la cloche — qui ressemblait à ma mère, — à ma mère d'autrefois. — Je la vois partout depuis que je ne l'ai plus comme elle était, ma pauvre mère! — Vu, les uns après les autres, tous les degrés de b folie, depuis la folie jus- qu'à la démence. — Le Docteur fait militaire- ment ranger ses malades sur les quatre côtés des salles avec les gardiens qui les maintien- nent, et il passe la revue de tous, s'informant à la religieuse ou au gardien qui l'accompagne des besoins et des accident du malade. — Il parle à ces aliénés avec douceur et autorité,


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comme un général sur un front de bandière.

— Si l'un d'eux (ils sont libres, chapeau ou casquette à la main) entre en fureur, deux hommes ou trois le prennent et l'emportent comme une bonne emporte l'enfant qui crie.

— C'est aussi vite fait; — magnifique, presque magique de rapidité! — Comme j'admirais la manière preste dont se pratiquait cet enlève- ment, le docteur m'a dit que si l'on hésitait, si l'on avait une minute de faiblesse ou de re- tard, ils seraient tous immédiatement en pleine révolte et indomptables! — Ils seraient les maîtres. — J'ai pensé aux hommes d'État. Quelle bonne étude à faire ici de la répression des émeutes! — Les peuples se mènent comme les fous. — La folie ne change pas beaucoup, en masse, l'état des choses. — Fous ou sages, les hommes se mènent en bloc de la même manière : un œil qui voit pour eux et quatre mains qui les forcent à obéir. — J'y ai bien ré- fléchi; j'ai lu attentivement l'Histoire. L'état de tutelle est normal à l'esprit humain, et la vue fausse des esprits modernes, c'est d'ad- mettre que cet état de tutelle est transitoire et que la gloire de la civilisation est de le finir.

— L'orgueil de l'homme le commence en Ti- tan, mais il le termine en Jocrisse. La pointe de la pyramide d'un orgueilleux, c'est un niais!

Comme, dans l'humanité, les grandes pas-


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sions sont rares, la folie furieuse est la moins commune chez les fous. — Ce qui m'a le plus frappé, le plus pénétré, ce qui m'a paru inou- bliable d'impression, ce sont les fous tristes. — Il y en avait plusieurs parmi tous les autres gais, hébétés, bavards, partis, lesquels avaient des attitudes de désespoir, d'accablement, de ciel tombé sur leurs têtes, qui m'ont fait pen- ser à quelques vers de V Enfer du Dante; — parmi les choses tristes, je n'ai jamais rien vu de plus triste. — Quelles poses inouïes à étu- dier pour un sculpteur! Quelles admirables ca- riatides! Quels bas-reliefs ! Quelles poses tumu- laires! Tout cela marqué d'un caractère que je nommerai, mais que je n'exprimerai pas comme je viens de le voir, l'intensité surhumaine de la douleur. Surhumaine, en effet, puisque l'huma- nité est restée sous le coup, tuée dans sa partie intelligente et lumineuse. Quels fronts pen- chés, quelles torsions de cou sur la poitrine, quels entrelacements de bras par-dessus la tête, quelles manières d'être assis par terre ou de s'incruster dans le mur, ou de se tenir le vi- sage entre ses mains ou ses genoux! ! — C'é- taient presque tous des gens grossiers, laids de galbe, ords de vêtements, des gens appartenant aux dernières classes de la société; eh bien, il y avait de Vidéal antique dans leurs poses. — Ils faisaient penser, j'ai dit déjà au Dante, mais à l'Hécube, mais aux femmes assises par terre


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qui commencent d'une manière si terrible le drame de Shakespeare, Richard III! — L'ab- sorption en eux-mêmes, une absorption tra- gique, épouvantable, dévorante, tarit tout en eux, même le regard. — Sont les seuls parmi les fous qui ne regardent rien, qui ne prennent nul souci du monde extérieur. — Vous allu- meriez l'incendie à leurs pieds qu'ils ne bouge- raient pas ! Passés à l'état de pierre stupide au fond de laquelle suinte quelque chose qu'on ne voit pas et qui est le désespoir de l'insanité. — Leur immobilité est d'un inonie qui fend le cœur. Ils révèlent l'éternité du supplice par l'immobilité rigide de la pose. — Cela est in- comparable d'effet. — Presque tous regardent la terre. Justification du mot sublime d'obser- vation de Jean-Paul : « Quand on pense au passé, on regarde la terre; quand on pense à l'avenir, on regarde le ciel. » Ces fous tristes sont des malheureux; — la cause de leur folie est une douleur, un chagrin dans leur vie : — ils regardent la terre; ils n'ont plus d'avenir. Vu les fenêtres du pavillon qu'habita Bnim- iiii'/l dans les derniers temps de sa vie, — le pavillon d'Hanovre de sa folie. — L'historien et le médecin de cet homme qu'avait aimé Georges IV et qu'avait envié Byron, — étaient là, à trois pas du dernier théâtre de ce dieu de la Mode, qui avait eu l'Angleterre pour théâtre. Et le médecin donnait à l'historien des détails


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si dégradants pour l'ancien Beau, que même ici, dans ce Mémorandum intime, il est impos- sible de les répéter. — Ce pavillon est habité par les gens riches attaqués de manies douces ou mélancoliques, mais en restant dans les nuances ^m appuyées de la mélancolie. — Le Docteur m'a fait voir un poète, — charmant de ton, de politesse comme il faut, d'usage du, monde, de connaissances littéraires, ému, de bonne humeur, presque heureux, mais qui fait des vers sans aucune espèce de sens quelconque, — vous diriez des mots ramassés dans un dic- tionnaire dont le vent tournerait les pages. Ce poète est, je crois, un marquis, — l'air très aristocratique, superbe figure et très sympa- thique, — ressemble étonnamment à Chaput, qui est si beau. On dirait son père. — Cet homme a soixante-trois ans, — m'a donné deux pièces de vers de sa façon qu'il venait d'écrire, -- écriture honorable et franche (je crois aux écritures comme aux physionomies). Nulle trace d'égarement. Mais les deux pièces, c'est de la folie en ébullition, et de la folie sans éclair!

Enfin vu mon héros, — celui pour lequel j'é- tais venu exclusivement au Bon-Sauveur. — Il était assis sur un banc de pierre, sous l'ar- cade d'une galerie qui donne à la maison du Bon-Sauveur des airs d'ancien cloître. — Le Docteur est venu à lui en l'appelant par son


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nom; il s'est alors levé de sa place, nous a sa- lués très poliment, et le Docteur a voulu, en restant à lui parler, me montrer ce qu'était de- venue cette tête échappée aux coups de fusil, et pour laquelle la balle d'un Bleu vaudrait mieux actuellement que la vie. — Des Touciies est complètement fou, mais il est trop organi- quement fort pour être idiot. — C'est un homme que le temps a légèrement courbé ou plutôt rapetissé, — mais vigoureux, l'air d'un marin de ces côtes qu'il a tant parcourues, où il a tant abordé du temps des Chouans! — Il était vêtu d'une grande veste d'une espèce d'al- paga brun, — une veste dans le genre et la forme de celle des matelots, — le pantalon large de la même étoffe, la cravate bleu-clair, et il avait une casquette. — Tout cela très propre, — oui ! un matelot à terre, à son di- manche. Voilà sa mise et sa tournure. — La figure est tannée, mais vermeille. Le sang de cet homme — tempérament sanguin, nuancé de bile, — est jeune encore malgré son âge. Le visage est étroit, mais assez régulier; — le nez en bec d'oiseau de proie; — ce qui lui reste de cheveux est blanc. — Nulle distinction que celle de la force. — Évidemment, cet [homme n'est qu'un homme d'action, tout muscle, nerfs et volonté. — Il devait faire de l'héroïsme de troisième main, — ne pas com- mander, — porter une correspondance à tra-


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vers tout et s en tirer, — mais ce ne pouvait être un chef. Il ne l'a pas été non plus.

Nous a appris qu'il était de Granville. Puis s'est mis à divaguer de la plus déplorable fa- çon, disant au Docteur qu'il avait deux inille ans, lui, le Docteur, et autres folies; — puis, moi, je suis intervenu, et brusquement je lui ai jeté au nez : « Vous rappele:(-voiis votre enlève- ment de la prison de Coûtâmes, monsieur Des Touches? » — Un éclair, non pas d'intelli- gence, mais de mémoire, a traversé son œil bleuâtre (ce qui, par parenthèse, a frappé et étonné le Docteur, qui le croyait dans l'impos- sibilité d'avoir même un souvenir), et il a dit que oui, s'est animé et m'a appris le nom — que je ne savais pas — de son juge, du juge qui l'avait condamné à mort. Le F... — « Et Juste le Breton, — lui ai- je dit, — vous le rappelez-vous?... » — A répondu oui encore, mais évidemment l'éclair de mémoire était déjà passé et il ne se le rappelait plus. — La diva- gation folle et toujours en s'animant de plus en plus, est revenue. — Étonné « d'être en- fermé dans cette maison, lui, le gouverneur de Caen depuis trente-trois ans! » — Préoccu- pation et cri de l'ambition trompée! C'était le secret de sa folie ! — L'avons quitté délirant, mais en très bons termes, — choisis, simples, corrects; — les habitudes de l'éducation impo- sant leur ancien langage à la folie. — Nous a


PREMIER MEMORANDUM 209

quittés poliment, comme il nous avait abordés, et a repris son banc sous l'arceau de pierre. — Je me suis retourné pour le voir une dernière fois. Il était calmé, mais sa poitrine se sou- levait encore; — ses yeux, — bleus comme cette mer qu'il a tant regardée dans le calme, la tempête et les brumes, — ces yeux qui per- çaient tout et qui ne percent plus rien, étaient vaguement arrêtés sur les plates-bandes de fleurs rouges du jardin qu'ils n'avaient pas même l'air de voir!

Ai pensé au Colonel Chabert de Balzac... — Presque même organisation, presque même fo- lie ; mais Chabert est plus grand : — un si grand poète y a passé !

Une des plus touchantes images que j'aie remportées ae cette visite, si intéressante pour moi, c'est la figure, l'attitude, la folie douce et imperceptible, le rêve plutôt que la folie, d'un prêtre jeune encore, assis contre le mur, à l'air, dans le jardin, car il n'y avait pas de soleil. Le temps était du gris que j'aime, et s'harmoniait bien, ainsi que les fleurs du jar- din, avec cette tête douce, un peu longue, presque blanche de pâleur sous sa calotte de velours noir, résignée, un peu égarée, mais pensive... pensive à quoi?... C'est le curé de M... Je n'ai pas voulu interroger le Docteur sur la folie de ce prêtre si poétique et si aima- blement souriant contre son mur. Son bréviaire


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reposait à côté de lui sous sa main blanche, amaigrie et veinée d'un bleu appauvri... Il m'a semblé que l'Ange gardien de ce prêtre était à l'autre bout du banc, et le regardait avec ces larmes d'ange que j'ai vues parfois dans les yeux de quelques bonnes femmes sur la terre ! Revenu avec le Docteur, — regrettant de ne pas visiter les folles de l'établissement; mais M. Vatel n'est chargé que de la section des hommes. — Allé déjeuner chez M. Bertrand. Causant, mais l'esprit songeant à mon prêtre, victime encore plus que moi de ses songes. — Repris Trebutien à la Bibliothèque, — fait avec lui diverses choses, — entre autres dîné. — Le soir avons causé et lu avec M. Le Flaguais, qui a été le troisième de notre cellule.

Comiais-tu ces solitaires?

comme ditGuérin. — M. Le Flaguais, le poète. Goutte de vie dans une coupe de poésie ; pré- cisément le contraire de tant de gens, qui ont à peine une goutte de poésie dans le large godet de leur existence ! — Soirée agréable et cordia- lement intellectuelle. — Rentré à l'hôtel.


j octobre.

Aujourd'hui dimanche, réveillé presque par le bruit des cloches, qui babillaient joyeuse-


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ment, de la Gloriette, ma voisine. — On en- tend mieux les cloches à Caen qu'à Paris et elles ont la voix plus joyeuse. — Lu et écrit jusqu'à onze heures avec attention et fraîcheur de tête; — déjeuné sobrement; — habillé; — payé une note; — et prêt pour la messe de midi. — Sorti, — ai descendu la place Royale sous un ciel orageux, gros de pluie, chauffée par un soleil qu'on voit presque à travers les nuages. — Suivi la rue de la Poste, sans ren- contrer qu'une ou deux bourgeoises bien com- munes dans leurs robes de soie, et des vieillards endimanchés. Entré à la Gloriette, — donné l'aumône aux vieilles femmes du porche; — je les trouve heureuses d'être là, à la porte de Dieu, comme les vieilles hirondelles dans les corniches de l'église. Elles ont le nid, et les passants, qui entrent ou sortent, leur donnent la pâture, la manne de quelques sous qui leur suffisent et leur paraissent délicieux! — Qu'a- t-on besoin de plus pour finir sa vie et en soute- nir les dernières bribes?... — Écouté la messe, le cœur plein de VAnge Blanc qui venait de prier pour moi à un autre autel, comme je priais à ce- lui-ci pour elle : deux autels séparés par l'es- pace et rapprochés par l'amour. — L'église sombre. — Trebutien ne l'aime pas. Archi- tecture de Jésuites, dit-il avec assez de mépris. Il a raison. Grands dans tant de choses, les Jé- suites sont petits dans les arts. Mais moi qui


PREMIER MEMORANDUM


ne suis pas un dilettante d'architecture, mais un barbare à sensations, j'ai trouvé à la Glo- riette caractère d'église : — le jour y filtrait, triste, — et cela m'a suffi pour me pénétrer.

— Assez de monde, — mais continuation du même phénomène d'aridité en fait de femmes;

— pas un visage portable ou supportalûe, et des robes à déshonorer des couturières ! — Ai laissé défiler toute cette plèbe humaine, — et suis allé chez Trebutien le prendre; — il me con- duisait au Musée.

Quoique ayant habité Caen autrefois, — et plusieurs années, — je n'étais jamais entré là.

— A cette époque, je m'occupais peu de pein- ture, car en une foule de choses je ne me suis développé que tard, — et d'ailleurs l'être vi- vant me passait alors un peu plus près du cœur que son image. — La femme me bouchait tout,

— m'empêchait de voir, me fermait le monde.

— Trebutien, qui a la coquetterie de sa fille, m'avait dit que le Musée de Caen avait deux ou trois toiles vraiment supérieures, et malgré cette préface, ce que j'ai trouvé m'a encore surpris.

Il y a d'abord un Pérugin, — le mariage de la Vierge (le Sposaliiio), — une chose de pre- mier ordre en art chrétien, et qui nous montre combien Raphaël est grand puisqu'il a pu pla- ner sur cela et refaire ce tableau superbe ! — Lignes, ordonnance, composition, transparence


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d'atmosphère et profondeur, tenant à la pureté d'éiher qui enveloppe et baigne le temple, voilà ce qu'il y a d'incontestablement beau dans cette peinture que mon jugement reconnaît pour très belle, mais qui ne me donne aucune émotion. — Je n'accuserai pas mon christianisme, car Fiesole, le peintre de la lumière intérieure du ciel, m'émeut avec une joue de Vierge et un petit moine de deux pouces, agenouillé au bas d'un autel. — D'ailleurs, malgré le despotisme de l'idée commune, dans ce Pérugin, les têtes et les attitudes sont bien moins naïves qu'on ne croit. — Le jeune homme qui rompt la baguette est presque mignard. Rappelez-vous-le dans Raphaël! Quelle forme et quel mouvement! Si la grâce n'était pas la plus immatérielle des beautés qu'a créées Dieu, on dirait que ce dos charmant et ce genou qui se ploie sous le souple coudrier, plient tous les deux sous le torrent de grâce que la main de Dieu par la main du peintre y a versé. — Cela n'a de rival dans la grâce humaine que le saint Jean de Léonard de Vinci montrant le ciel. Seulement, aussi divin par la grâce, le saint Jean de Léo- nard n'a pas de rival pour la beauté, même chez Raphaël !

Il y a ensuite un Paul Véronèse, d'un éclat, d'un coloris, d'une opulence et d'une vig:ueur de composition étonnantes, — c'est une Tenta- tion de saint Antoine. — Le Saint, renversé


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par le foudroiement de cette apparition d'une beauté infernalement charmante qui se penche sur lui pour l'embraser, a voulu se soustraire à l'ensorcellement de cette vue terrible en ca- chant ses yeux et son visage dans sa main, mais la Sirène de l'enfer a pris la main du Saint et j la maintient dans la sienne, le forçant de la re- garder. Ce mouvement est d'une audace d'ex- pression, — intraduisible ici. Il faut le voir! La tentatrice tient la main du Saint à poignée dans sa main fondante, avec un frémissement i de doigts presque obscène, et elle lui avance i sa gorge nue — une gorge d'Astarté — tout ! près du visage, comme une corbeille de raisins i mûrs dans laquelle elle lui dirait : Mords! — ' Le Saint est un merveilleux athlète, aussi fort > que la femme est belle ; — attaque et résistance ; s'équilibrent. — Toutes les forces de la vie ; bouillonnent dans ce magnifique tableau, un | des plus voluptueux qu'ait produits le génie vo- ; luptueux de la Renaissance. — Le Saint est ' dans l'ombre, car de tels rêves et de telles ten- ; tations ne viennent que la nuit, et la femme est éclairée d'une lumière crépusculaire et mys- térieuse qui adoucit et lustre la hardiesse osée ■; de ces contours qu'elle prodigue avec un re- gard si sûr d'elle

Enfin, la troisième très belle chose qui m'ait frappé au Musée de Caen, c'est une grande


PREMIER MEMORANDUM


ébauche de Gérard, que le nom de Gérard les lempêche peut-être de jeter dans quelque gre- nier, sous prétexte qu'une si énorme toile est très difficile à placer. Mais moi, je ferais bâtir une salle pour y placer ce tableau épique dans une solitude digne de lui! C'est une page d'Ho- mère, interprétée par une tête qui a oublié le monde moderne et son étriqué! — C'est la cor- rection de David, plus tout ce que David n'a Ipas. Le sujet est la mort de Patrocle et le dé- isespoir d'Achille. Comme dans V Iliade, Achille emplit si bien toute la scène — car dans V Iliade il la vide quand il est absent — qu'on ne voit qu'Achille au milieu de ces groupes tout-puis- sants, et qu'on a beaucoup de peine à s'arra- cher de lui pour les regarder. Il est au centre ide la composition, ordonnancée avec une gran- îdeur et une naïveté antiques; — les Anciens étaient plus sincères que nous; ils ne rougis- saient pas de leurs larmes : ils savaient pleurer ! — Tout ce tableau pleure ! mais les pleurs d'A- chille sont les plus sublimes. Ils ne coulent pas sur son visage de demi-dieu. Ils restent dans ses yeux céruléens, mais l'entr'ouvrement de sa bouche, la crispation de ses narines disent assez quelle douleur immense et fougueuse, iquelle douleur irritée jette son cri contre le ciel et contre Troie! — La bouche et les narines en proie aux cruautés de la douleur, voilà ce qu'il y a de plus beau dans cette tête divine


2l6 PREMIER MEMORANDUM

qui souffre et qui garde, dans la souffrance ex- primée, tout l'éclat et l'éternelle fraîcheur d'un Dieu ! C'est, en effet, malgré l'angoisse et la colère moulées sur cette bouche qui crie, comme un lion blessé aux deux flancs, c'est toujours là le fils de Thétis, le trempé du Styx, l'immortel ! Pas une meurtrissure sur ses joues, — l'azur océanique de ses yeux est d'un bleu plus fulgurant à travers les larmes, — le rose ardent des lèvres ne s'est pas noirci sous les vagues de sang de la colère qui y est montée, non! tout étincelle, tout est splendide, tout est rayonnement dans cette douleur d'un cœur d'homme qui passe, sans les ternir, à travers les organes éthérés d'un Dieu! Achille est de- bout, une main menaçante tournée vers Troie et vers le ciel tout ensemble (mouvement com- plexe d'une entente profonde, car il s'en prend de la mort de Patrocle autant au ciel qu'aux Troyens); l'autre main est entourée dans son manteau, tortillé par le vent ou par sa colère avec un jeté si fier et d'une rencontre de plis si heureuse, qu'on dirait que le fils de Thétis sort de la conque d'azur qui recouvre le char de sa mère! La pose est si enlevée, du reste, les éléments qui composent ce corps d'une si merveilleuse nudité ont une telle légèreté et une telle diaphanéité, que toute cette force au désespoir n'opprime pas la terre et ne pèse pas plus dessus que l'homme qui s'élance d'un char


PREMIER MEMORANDUM 21']

et qui n'est pas encore tombé sur le sol ! — Le visage du dieu est de trois quarts. L'angle fa- cial grec s'ouvre sous une chevelure d'or vi- vante, les serpents de Méduse, mais sous une peau de soleil ! Les Anciens aimaient à révéler le dieu par la chevelure. L'or de celle d'Achille est un or olympien qui ne se trouve pas dans les mines de la terre. Le bleu des yeux, ce pers réservé aussi pour les dieux, la nacre des narines et le corail de cette bouche inouïe, tout rappelle la mère dont il est sorti, la déesse des mers et des trésors liquides... Qu'aurait dit Gœthe en voyant cela?...

Trebutien m'a fait remarquer le torse d'une jeune fille, — un torse de fleur, si les fleurs avaient un torse, — et qui off're à l'adoration ce dos souple et doux qui rend la volupté rê- veuse en le regardant. Mais qu'est-ce que ce détail à côté de l'Achille ?... L'œil remonte de ce torse vers le demi-dieu et n'en redescend pas pour le retrouver.

A dater d'aujourd'hui, Gérard est pour moi le plus grand peintre de l'école française. — "Trebutien m'a montré aussi un Saint Sébastien, à qui une femme ôte ses flèches. Idée tendre. La femme est belle et rappelle l'image de Sha- kespeare, la Patience qui regarde la Douleur ; mais j'avais les yeux pleins d'Achille : je ne voyais plus bien...

Rentré, — reçu une visite de M. Mancel. —

28


PREMIER MEMORANDUM


Dîné ; — fin de journée comme toutes nos fins de journée ici : — la causerie au coin du feu, intime. — Heureux, du reste; dans une bonne disposition intérieure : j'avais reçu une lettre de l'Ange Blanc.

C'est vrai que Marie de B... ressemble à ma- dame deParabère. V Ange Blanc Sivâhlrouvé très justement cela. Il y a ici, au Musée, un magni- fique portrait de cette femme par Antoine Coy- pel, et c'est Marie de galbe et d'éclat et de bonne humeur, de bon caractère dans la beauté ; mais Marie est supérieure de transparence jeune et d'innocence dans sa cordialité. Comme disait ce prêtre qui ne se savait pas si sublime : « son ange gardien a toujours vu Dieu ! » tandis que celui de madame de Parabère a vu Mon- seigneur le Régent.


6 octobre. — Lundi.

Levé une heure plus tard, — nuit agitée,

— un peu de fièvre ; — travaillé et écrit du Mémorandum pour Trebutien, puisque, pour marquer mon passage, il veut que j'enfonce, comme le pontife romain du temple de Mi- nerve, ce clou dans le mur de sa ville ! — Ha- billé vers une heure, sorti ; — temps automnal.

— Allé à la Bibliothèque, — lu deux pièces d'Hégésippe Moreau pour donner à Trebutien


PREMIER MEMORANDUM 219

une idée de la pureté mûrie de ce jeune homme, tué avant le temps. Son talent ne pouvait pas mûrir davantage. Voilà pourquoi iî pouvait mourir. Sans contredit et sans comparaison, c'est le premier de la Bohème infortunée... Pauvre garçon ! il est mort de la Maîtresse Rousse (l'eau-de-vie) et des rigueurs de la Fortune, cette autre Maîtresse Rousse, car elle a des che- veux d'or, et elle n'en a jamais coupé une seule boucle pour la donner à cet amant adoré des Muses, qui lui eussent livré, elles, les cheve- lures divines de leurs neuf têtes à scalper! — Allé avec Trebutien chez M. B..., où nous avions pris rendez-vous. — M. B... est un ar- tiste semé par la destinée dans les affaires, comme une charmante fleur sur le toit d'un grenier! — C'est un paysagiste plein de dis- tinction; --on dirait, avec sa vie occupée aux choses du commerce, qu'il va moins aux pay- sages que les paysages ne viennent à lui. — Nous a montré une belle collection de gravures allemandes d'après Overbeck. Il y a dans cette collection des choses superbes, naïves, chré- tiennes, frisant le Moyen Age (mais le fer n'est pas toujours assez chaud ou l'est trop). Seule- ment, ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est qu'Overbeck n'est réellement supérieur que quand il cesse d'être Allemand. — Avons parlé de l'opportunité de refaire du catholicisme dans les cœurs avec des images, au contraire de


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cette harpie de Réforme qui dégrada et souilla tout avec ses abominables caricatures... Trebu- tien avait eu l'idée de propager ici les gravures publiées par la Société catholique de Dussel- dorf; mais M. B..., non plus zélé, mais plus habile et plus heureux, la réalise. — M. B... a terminé son exhibition d'Overbeck par une Bible et deux grandes compositions sur l'empe- reur Frédéric Barberousse, d'un peintre in- connu encore, — oui, inconnu, si l'on mesure les rayons de sa gloire aux rayons de son génie ! — C'est aussi un Allemand, mais la grandeur du génie Teuton l'élève plus haut que toute l'Allemagne actuelle. Quelle doit être la pein- ture de cet homme, à en juger par les gravures que nous avons vues aujourd'hui?.,.

Il s'appelle Schnorr, — quel nom pour la Gloire, quelle embouchure d'or à sa trompette ! N'a que soixante-quatre ans. — Nul autre dé- tail! — C'est encore « un gentilhornme cou- vert de son nuage », comme dit ce mauvais plaisant de Shakespeare, — mais un de ces quatre matins, le nuage fondra et le gentil- homme fera faire antichambre à l'Europe à la porte de son atelier. — Le caractère de son génie (je n'hésite pas sur le mot), c'est l'im- mensité de choses que contient son inspira- tion ! Grandiose, idéal, fierté, audace, profon- deur, science de l'âme et des races, tout cela dans des proportions stupéfiantes. — Dans sa


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Bible, il y a un Goliath tué par David que l'on peut comparer au Goliath de Michel-Ange, et ce n'est pas Schnorr qui est vaincu ! — Gustave Doré avait eu aussi le projet de faire une Bible : maintenant, je ne le lui conseille plus. Q.u'il étudie Schnorr ! Schnorr ! un nom (futur) dans son art comme Mozart et Beethoven dans le leur! Je voudrais pouvoir donner une idée de la vigueur, de l'impétuosité et de la largeur de mouvement de ce peintre extraordinaire. Les Cimbres fauchaient l'ennemi du haut de leurs chars. Eh bien, le trait de Schnorr est le vaste coup de faux des Cimbres fauchant la mêlée! C'est le Cimbre de la Peinture, mais il n'aura pas de Marins!

Revenus dîner à l'hôtel. — Parlé de ce Schnorr qui nous a tant émus, — ne pouvant nous ras- sasier de ce beau nom prédestiné à une écla- tante renommée, s'il est permis de compter sur la Gloire, CQiie Judas des grands hommes, qui les baise parfois pour les trahir. — Après dîner, à la cellule. — Causerie du soir sur tous les sujets, comme à l'ordinaire; mais il en a été îin aujourd'hui que nous avons enfin abordé. — Je puis dire que j'ai couché T... sur ma table d'opération et que j'ai fait ce que Dupuytren (dont nous avons tant parlé dans nos lettres) fit sur le cœur de son Polonais quand il lui eut rejeté la poitrine sur le visage. Le Polonais mourut, et Dupuytren en fut pour


EMORANDUM


une opération sublime. Moi, je n'en serai pas pour la mienne. Le chirurgien de l'âme n'est pas de ce monde. Le mot d'Ambroise Paré est bien plus vrai de l'âme que du corps. Les âmes se pansent (seulement !) et Dieu les guérit (quelquefois!).

L'ai dit à T..,, étonné de le voir avec une sensibilité si cruellement atteinte, un passé de douleur comme le sien, et à peine les marques au visage de ce passé, de la douleur et du temps! — T... est exactement le même qu'il était il y a dix-huit ans ! Son corps n'a con- tracté ni accroissement ni diminution, — son œil est toujours la même pierrerie dans un velours noir. Il n'a pas un cheveu blanc, et son teint brun se rose quand il a une impres- sion agréable... « Ma race est forte, » me di- sait-il hier, — et je le crois. Ces gens de Fresney ne sont pas des frênes, mais des chênes plu- tôt! Harpe qui a gémi assez fort et assez long- temps pour que ses cordes soient cassées. Elles ne le sont point : elles sont d'airain.


Mardi 7.

Aujourd'hui, temps de tous les diables; ciel pris de partout; — la pluie sans vent, — per- pendiculaire, — et tombant indesinenter ! — Nous avions une expédition à faire, — à aller


PREMIER MEMORANDUM 223

à ce qu'ils appellent ici la Maison des Gendarmes, dont M. Ingres avait tant parlé à mon père, sur la route de Saint-Lô à Cherbourg qu'ils suivaient ensemble; — la regardait, disait-il, comme la chose la plus curieuse qu'il y eût à Caen.

— Opinion étrange pour un homme comme M. Ingres! — Et S aint-É tienne? Et VAhhaye- aux-Dames ? Et Saint-Pierre, monsieur ?. . . Doit- on dire les paradoxes des grands artistes en voyage ou leurs impertinentes appréciations ?

— C'est l'obligeant M. Mancel qui nous con- duisait. — Allés en voiture; — traversé le quartier Saint-Gilles, l'ancien quartier anglais de mon temps d'Université. — Quartier pla- cide, clos sous ses persiennes, avec ses jardins fleuris de roses, entr'aperçues à travers des portes à claires-voies, d'oîi l'on voit la ville et ses rivières. — Vu la merveille de M. Ingres :

— un mur crénelé reliant deux tours à plate- forme. — Sur l'une de ces tours, un groupe de statues représentant des hommes d'armes, détachant bien leurs profils dans le bleu du ciel quand il est bleu. — Aujourd'hui il était d'un gris presque noir, désolé et sinistre; — la pluie nous étoilait nos vêtements de ses grosses gouttes, à nous qui faisions de l'archi- tecture au bas de la tour. — Sur cette tour, des médaillons en pierre qui ne manquent ni d'art ni de poésie; les uns y voient des empe- reurs Romains (pourquoi ?), les autres des têtes


224 PREMIER MEMORANDUM


J


aimées, des légendes d'amour effacées. — Le Temps a le pied de cette femme de Shakes- peare dont il est dit dans un de ses drames : « Jure plutôt par son pied pour qu'elle puisse, d'un trait, effacer le serment! » Tout l'en- semble de ce mur et de ces tours, avec leurs fenêtres romanesquement grillées, où des fronts pensifs se sont appuyés, dans des nostalgies de prison ou de cœur, que Dieu peut-être seul a vues, oui ! tout l'ensemble de cela a du carac- tère, mais ne vaut pas le cri suprême d'admira- tion de M. Ingres. — Allés à l'Abbaye-aux- Dames dont on restaure l'église, — restauration qui paraît intelligente. — Style roman du plus grand effet, — le style que je sens et que j'aime. — Sous des voûtes romanes, je deviens Mérovingien; j'appartiens au temps que mon imagination hante le plus dans l'Histoire. — Entrés à l'Hôtel-Dieu, l'ancien cloître, trans- formé en un hôpital. — Du moins, il n'y a pas de mésalliance ! Où furent les Maries de la contemplation et de l'amour, il y a les Marthes de la charité. — Admiré les lignes des cours et la longueur de la colonnade qui soutient les arceaux. — Ce sont des dames de Saint-Au- gustin qui desservent la maison. Il y en avait une qui montait — une jatte dans les mains, sa robe blanche relevée — ces pans d'escaliers où la lumière tombe par nappes sur les mar- ches; et elle faisait bien, au tournant du ba-


PREMIER MEMORANDUM 22$


lustre, avec sa jatte dans les mains. — Elle avait l'air de monter vers Dieu, les mains toutes pleines de bonnes œuvres!

Descendus dans la crypte de l'église. — L'a- vons vue d'abord avec un flambeau, — lueur tremblante, étoile perdue entre les entre-colon- nements; — belle ainsi, mais incomparable- ment plus belle à la lueur glauque du jour qui y rampe. — Les fenêtres sont entendues avec génie, pour que le jour y passe sur les plans inclinéset profonds au/o»idesquels ces fenêtres étroites sont encaissées, — lumière sépulcrale qui ressemble à l'aube du jour éternel. — La voix magnifique sous ces voûtes; — nulle hu- midité, nul froid ; — sur la tête, le monde et son reflux qui éloigne ses bruits comme quand la mer se retire. — Ici, on comprend la vie des moines et leur mépris du soleil. — Au fond de la crypte, remarqué une inscription sur le mur. — Là on a recueilli et scellé un tas d'ossements, il y a quelques années, — d'anciens ossements de religieuses. — Élégants squelettes, dissous, brisés, avec les débris des- quels les petites filles des environs auraient joué aux callouets* sur l'herbe du cimetière, si on ne les avait pas soustraits aux profanations de cette enfance insouciante comme notre ou- bli. — Remontés au jour et dans les galeries

'" Normand. Osselets.

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126 rREMIHR MEMORANDUM


de l'Hôtel-Dieu. — Regardé, par les arceaux, le préau, aux lignes rectes comme la conscience et la vie des êtres qui ont vécu ici, — borné par les gazons et les premiers arbres du parc où nous n'avons pas eu le temps de descendre. — Entrés dans la partie de l'église (en répara- tion) où l'on dit la messe. — Entr'ouvert le rideau de la grille du chœur, réservé aux Reli- gieuses. — Vu le tombeau de la fondatrice Mathilde, la femme la plus grande du temps le plus grand. La pierre qui recouvre le tom- beau n'est pas de l'époque, mais seulement la table de marbre blanc posée sur cette pierre, et qui porte l'épitaphe en caractères du onzième siècle. — Monument de la mort trop saint pour n'avoir pas été violé ; il l'a été deux fois, par les protestants et leurs fils les révolution- naires. — Tradition de sacrilèges que les géné- rations qui passeront sur nos tombes ne laisse- ront pas périr! — Des deux côtés du tombeau, placé au centre, sont des files de stalles en chêne noir pour les Religieuses qui, le di- manche, y chantent l'office. — Quand elles sont là, dans leurs vêtements de laine blanche, avec leurs voix claires, ce doit être un spec- tacle imposant et charmant que toutes ces femmes, — os blancs qui se tiennent joints encore et qui seront un jour, avec les autres, scellés dans quelque mur!

De l'Abbaye -aux -Dames allés à l'église


PREMIER MEMORANDUM 227

Saint-Gilles, humble clocher qui regarde sa fière voisine l'Abbaye, comme une simple femme regarde sur les bords du chemin une princesse.

— En y allant, avons aperçu au bout de la rue des Chanoines, faisant vue d'optique, les tours jumelles du vieux Saint-Étienne (l'Abbaye-aux- Hommes) voilées d'une brume qui les rendait plus belles; car les voiles embellissent tout ce qu'ils cachent et ce qu'ils révèlent : — femmes, horizons et monuments! — Restés à regarder les tours, qui voient venir et se briser le temps à leurs pieds depuis huit siècles. — De cette fois, c'est tout ce que je contemplerai de Saint- Etienne, où j'ai tant écouté vêpres, — ce bel office catholique, — aux approches de Noël, quand j'étais étudiant; — vêpres au jour tom- bant, par un ciel sombre qui sied à cette archi- tecture! — Entrés à Saint-Gilles. — Accablés par la beauté des bas-côtés, — un chef-d'œuvre de style, marqué, dit-on, pour la destruction :

— on n'abat pas ici que les saules ! — Le Beau, sous toutes les formes, est désagréable aux économistes et aux bourgeois; — c'est une in- jure personnelle ! — La lorgnette de ces gens-là est une pièce de cent sous. Ils ne voient pas à travers. — C'est une question d'écus et d'éco- nomie qui va tuer Saint-Gilles, dont les bas- côtés sont de l'aspect le plus impressionnant et de l'art le plus profondément chrétien, — une oeuvre de géants humbles! — Nous sommes


228 PREMIER MEMORANDUM

assis sur le banc des pauvres, à droite, pour jouir du coup d'œil des cintres abaissés qui se creusent en s'abaissant toujours plus dans la perspective. — Le dominicain Piel (nous a dit Trebutien), alors qu'il n'était encore qu'archi- tecte, était venu s'asseoir à la place où nous étions et y passait des heures à prier et à rêver,

— jouissance d'artiste et apprentissage de moine ! — Il est mort encore avant le monu- ment, mais le monument va le suivre. — Excepté nous, tant que nous serons debout ! qui gardera trace de l'objet cause de la rêverie, de la rêverie et du rêveur?...

Remontés en voiture. — Notre cicérone, M. Mancel, nous avait priés à déjeuner à l'hô- tel d'Espagne. — Déjeuner savoureux et bon,

— normand de tout : de sentiments, d'hospi- talité et de propos; — la pluie rayant les vhres au dehors et fouettant la fenêtre. — Revenus dans l'après-midi chez M. Mancel. Revu une dernière fois la Vierge d'Hemling, — étoile

"fixe dans mes admirations, toujours à la même place de mon âme! — M. Mancel, qui a tous les genres de richesse, nous a fait feuilleter un manuscrit du quinzième siècle, un missel splen- dide, à dégoûter de l'imprimerie, de nos gra- vures, de nos arts mesquins et prétentieux ! — J'ai pensé à VAnge Blanc, dont les mains mys- tiques tourneraient si bien les feuillets de ce beau missel, et dont le front aux tempes de


PREMIER MEMORANDUM 229

crucifiée, quand elle relève ses cheveux comme j'aime, ferait si bien penché sur ces chrétiennes images! Le vélin du manuscrit renverrait son reflet au vélin du front et en doublerait la dou- ceur pensive et charmante. — M. Mancel nous ■A montré aussi un recueil d'anciennes poésies qu'il faudrait réimprimer avec une introduc- tion. Voici le titre : RECVEIL des plus beaux Airs accompagnés de Chansons à dancer, Ballets, Chansons folastres et Bachanales, autrement dites Vaudevires, non encores imprimés... A CAEN. Che^ laques Mangeant. M. DC. XV.

Ce recueil ignoré comme une perle tombée dans la mer, il y a deux siècles, renferme trois espèces de compositions : — des chansons à danser, — des chansons à boire, — et des chan- sons à aimer. — La perle a trois nuances. On ne sait pas quelle est la plus belle. On sait seu- lement celle qui plaît le plus ! Les chansons à iiinier sont des élégies pleines de charmes où le sentiment de la femme, de la conscience (\i\elle a de sa grâce, ferait croire qu'une femme est l'auteur de ces chansons. Je les ai remar- quées toutes, mais j'ai marqué cq\\q-z\ :


Il s'en va Vinfidelle, Pour liiy ie suis trop belle, Rien ne peut l'obliger. Le chenal qui le wcine, N'a pas beaucoup de peine, D'vn fardeati si léger.


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PREMIER MEMORANDUM


Il s'en va le coulpahle, Pour n'cslre point capable De ma ferme amitié : Et pense me desplaire, Mais toute ma colère Pour luy dément pitié.

Comme vn barbare change L'or d'vn riuage cslravge Au verre présenté : Il change, le volage, Non pour son auantage, Mais pour la noutieauté.

Car la seule ignorance Plus qu'v7i[e] autre espérance Le porte à ce mespris : C'est ainsi qu'vn saunage, Des perles perd l'vsage. Sans congnoiitre le pris.

En quelque part qu'il aille Il n'aura qui me vaille, Moy desia ie le fuy : Et pour brauer ce braue, le n'auray point d'esclaue Qui ne soit plus que luy.


Voix de femme d'un si charmant dépit d'une si souriante mélancolie! Est-ce étonnant pour un homme, unNormand, un fils de Pirate, de Bouvier, de Chiqnaiiou, comme dirait Rabe- lais, de buveur de cidre, qui, à l'autre page, mêle l'enthousiasme du pot à la gravelure la plus jovialement audacieuse?... Que de cordes au violon de ce vieux ou jeune ménétrier, qui


PREMIER MEMORANDUM 23I

est parti, comme tant d'artistes, sans avoir laissé que de délicieuses choses perdues !

Atteint la fin de la journée dans le petit mu- sée de M. Mancel. — J'aime le jour mourant sur des tableaux et faisant de tous ces objets, vivants et nets à force d'art, d'incertains fan- tômes ! — Rentrés chez Trebutien, causé en- core quelques instants, — mais T... était las de cette journée où les émotions nous sont tombées dans l'âme aussi plein et aussi serré que la pluie est tombée tout le jour. — L'ai quitté de bonne heure; — rôdé un instant sur la place Royale — Royale de silence et d'abandon comme les Rois de ce temps, abandonnés par eux-mêmes les premiers, hélas! — Il ne pleu- vait plus, mais le temps avait les yeux gonflés et les joues meurtries. — Ciel triste, — pavé luisant, — vent soupirant dans les tilleuls de la place comme s'ils n'étaient pas à la Titus et qu'ils eussent eu toute leur chevelure ! — Allé voir mon ancien favori le pont Saint-Jacques par cette nuit. — La nuit va bien aux défigurés. — Me suis tourné du côté de la rue de Bernières, au centre du pont; — l'eau était noire comme l'eau d'une lagune, et sur sa surface de jais tremblait la lueur d'un réverbère agité par le vent, — étoile presque à hauteur de main au- dessus de ma tête. — Les saules des angles du pont s'encapuchonnaient dans leurs coins, comme des dormeurs fatigués. — Pas un pas-


232 PREMIER MEMORANDUM


sant, ni sur le pont ni dans la rue ; pas une fe- nêtre éclairée aux environs; tout humidité, noirceur, immobilité et silence. On n'entendait de temps en temps que le bruit sec de la bille d'ivoire frappant la bille, dans un café voisin. — J'ai été la bille de ce bruit qui m'a chassé, et je suis rentré à l'hôtel...


Mercredi^ S octobre ^6.

Éveillé à l'heure ordinaire. — Pris le café,

— lu, — écrit, — habillé, — payé des notes;

— allé chez Trebutien dont, par parenthèse, c'est demain le jour de naissance, — le jour Saint-Denys. Certes! Trebutien méritait mieux que personne de naître le jour de la fête d'un saint aussi français et aussi historique que saint Denys. — Quel bon patron que celui-là pour un chrétien, un antiquaire, un poète par l'âme, un ami des vieux temps et surtout un con- tempteur des nouveaux! — Pourquoi Trebu- tien, né ce jour-là, n'a-t-il pas reçu au baptême le nom de l'apôtre des Gaules? Comme ce nom lui siérait! Denys a porté dans ses mains sa tête coupée, et c'est un miracle; mais, sans miracle, Trebutien porte son cœur dans les siennes, son noble et triste cœur, coupé par la vie ! — Ils disent, dans le fond de ma presqu'île (langage pieux qui a passé par-dessus des


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PREMIER MEMORANDUM 233


mœurs incrédules), un Eté Saint-Denys, et cela signifie les avant-derniers beaux jours, car VÉté Saint-Martin vient encore après. Chose tou- chante et charmante d'avoir mis les derniers rayons de l'année sous le nom des deux saints qui ont fait les premiers rayons de la France ! — Aujourd'hui donc, veille de Saint-Denys, le soleil soufflait d'une haleine de feu dans les nuages. — Il faisait très chaud. — Suis allé par le Cours et les ponts chez le docteur Vatel, à qui je devais une visite. — Selon ma coutume ici, n'ai rencontré personne que les sottes figures, — atomes de toute foule ! — En tour- nant le pont qui s'objecte à la maison qu'habite Trebutien, sur la place Royale (no 23), suis resté frappé de l'aspect de cette maison, avec son toit élevé, ses cheminées de haut parage et ses lucarnes, gracieux ovales qui ressemblent à des cadres vides, attendant leurs portraits. — Suis tombé dans une troupe de buandières, blanches, noires et babillardes comme des pies, qui lavaient et battaient leur linge au bord du canal. — Une d'elles a passé près de moi, im- pudente, effrontée, presque ivre, les yeux ar- dents de. l'eau-de-vie du matin et d'une inso- lente volupté. — Ce n'était pas une Nausicaa, mais une Érigone, que cette bacchante du bord des eaux ! — Pour peau de tigre autour des flancs, elle avait son tablier tofd qui ceignait et marquait ses hanches comme un baudrier.


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234 PREMIER MEMORANDUM

Elle portait une masse de linges mouillés, rou- lés en globe, sous un de ses magnifiques bras ruisselants, aussi écarlates que ses lèvres, mou- lées pour boire, non pas dans une coupe, mais à la bonde même d'un tonneau. — Son dos, qu'elle cambrait en se retournant pour regarder narquoisement ses compagnes, fendait l'étoffe de son juste, et elle riait d'un rire qui couvrait le bruit des battoirs! — Belle réalité à saisir si l'on avait eu des pinceaux tout prêts ou du marbre. C'est une des choses — car c'était plus une chose qu'une personne, cette femme, — les plus énergiques que j'aie vues ici. — Le Doc- teur était absent; — pour carte de visite, lui ai laissé un exemplaire de mes Prophètes du Passé, avec cette inscription, faite en défiance de ses opinions, qui ne doivent pas être les miennes : // m'a montré les fous; lui montrerai-je une sa- gesse ?

Allé aussi chez M. Bertrand. — Puis au Cours îa Reine une dernière fois, — immuablement, éternellement beau ! Resplendissant comme le manteau de la verte Érin elle-même. En beauté de verdoyance, cette prairie découronnerait Tir- lande de son diadème d'émeraudes. — Assis sur un banc à regarder c^/a, que probablement je ne verrai plus désormais que profané. — Ce qui restera de verdure sous les viaducs des Van- dales du Progrès n'aura plus pour l'imagina- tion attristée que la couleur de l'absinthe. —


PREMIER MEMORANDUM 235

Aperçu une Anglaise qui marchait comme un compas s'ouvre, droite, longue, sèche, avec son hushand probablement, de la grande et in- corruptible tradition anglaise; — plus, deux femmes en châle turc à bord d'or sur leur dos, — moins puissant et moins fier que celui de ma lessivière au juste fendu par les mouve- ments de son torse. — Voilà toute l'ornemen- tation humaine de cette promenade, digne de voir se promener le long de ses ormes des femmes de son nom, — des Reines de Beauté!

Rejoint Trebutien à la Bibliothèque; — lu du Segrais. — Un homme à qui la grande so- ciété de son temps a ôté le goût que j'aime, le goût du terroir, mais qui a toutes les grâces de convention de ce temps aimable. — Il a habité Caen. Trebutien m'a montré ce qui reste de sa maison rue de l'Engannerie. Les besoins de commodité moderne, la bassesse du comfort, ont gâté cette maison à laquelle il reste encore quelque vestige de ce qu'elle fut. Le comfort et la division de la propriété territoriale, qui, dans un temps donné et prochain, doit faire de la race humaine une race de pouilleux, mettront bas les palais de Venise un de ces jours!

Dîné, Trebutien et moi, comme des hommes qui ne dîneront plus demain ensemble, — Par conséquent, savouré plus intimement cette jouis- sance intime. — Retournés chez Trebutien et causé le plus tard que nous avons pu, avec le


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sentiment des mourants qui veulent dire cela encore avant de se taire tout à fait. — Les dé- parts, en effet, ne sont-ils pas tout ce qu'il y a de plus près de la mort?... Parlé de M. Bouet, un artiste ami de Trebutien, que j'aurais été bien aise de connaître et qui est absent. — C'est lui qui m'a dessiné les écussons de VAnge Blanc avec tant de poésie, et cela l'a écussonné dans mon cœur. — J'eusse été heureux de le remercier.

C'est demain que je pars, — et quoique mon regret de quitter Trebutien soit profond et me rappelle amèrement que la vie n'est pas faite comme je le voudrais, cependant je quitterai Caen comme j'y suis revenu et comme je l'ai habité, sans tristesse. Les souvenirs de quatre ans d'extrême jeunesse qui sont restés em- preints en moi pendant tant d'années, n'y sont plus empreints. Toute empreinte est mordante. Quelque chose qui n'est pas l'oubH, et qui a fait monter mon âme plus haut, a donné à ces sou- venirs, longtemps pesants, la légèreté de la vie ou de la mort, — car on ne sait laquelle de ces deux poussières, — la mort ou la vie, — pèse le moins?... Les ombres de l'Elysée des An- ciens étaient transparentes. De même les ombres de cette jeunesse que j'ai appelées autrefois les spectres de mon bonheur et qui m'auraient rendu Caen si changé et si triste, pour peu que j'y fusse revenu il y a seulement cinq années!


PREMIER MEMORANDUM 237

Partout, à tous les coins, au tournant de ses rues, à l'angle de ses places, dans ses églises, j'eusse trouvé ces spectres embusqués. J'aurais vécu parmi ces morts. Je n'aurais pas fait un seul pas sans un cortège de fantômes. Je me serais abreuvé de mélancolies... plus que de ce breuvage Normand dont j'ai tant bu et qui vient d'une fleur blanche et rose! Au lieu de cela, j'ai vécu ici impassible comme un homme qui voit son passé dans son intelligence, mais qui ne l'a plus dans son cœur. J'ai jeté des re- gards sereins sur les pierres de cette ville qui me semblaient jadis les escarboucles des contes de Fées, et qui ne sont plus pour moi que des pierres, — encore gâtées par des maçons ! Ils disent à Alep, avec poésie, que l'Ange noir de la Mort, Azraël, se promène parfois par les rues et marque du bout de sa lance les portes de ceux qui sont condamnés à mourir. Un Ange aussi, visible pour moi seul, — qui n'est pas noir, mais blanc plutôt, — s'est promené avec moi dans les rues de Caen, et sur ces murs gravés des pensées et des sentiments de ma jeunesse, de son doigt de vie, a tout effacé!


is^ ^


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Deuxième Mémorandum


Port-Vendres, i6 septembre 18^8.


Il y a trois jours que Je suis ici, — et je veux fixer les impressions que ce pays me donne. Port-Vendres est un petit port, au pied et dans les Pyrénées, car elles l'entourent de partout, ne laissant de vide que la passe qui conduit à la mer; — c'est un pays pauvre, doux et sau- vage. La température y est tiède, quand elle n'y est pas très chaude. Dans le fond de cette crique, avec les montagnes qui nous cernent, qui renvoient la chaleur de leurs pentes au miroir des eaux qui la leur rend, on peut se croire à infuser dans une grande tasse de thé ; — du moins, depuis que j'y suis, je sens ma personne infusée. — Les pulmoniques doivent boire cet air doux qui, à quelques kilomètres d"ici, fait le miel de Narbonne, comme un lait supérieur à tous les laitages animaux.

Il est cependant des moments où, sur cette tasse de thé brillant, passent des vents de Nord-



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Est qui prennent les nerfs comme des pinces et portent, littéralement, à la tête. On se rappelle les vers de ce poète faux, qui, pour cette fois, a eu la sensation /î^j/^ ;

Le vent qui vient à travers la montagne Me rendra fou !

C'est bien cela.

Orienté. — Il faut s'apprivoiser à un pays pour lui trouver sa physionomie vraie. Quand on se presse de le juger, d'après le soufflet de la première impression (car toute première im- pression est un soufflet à quelque chose en nous qui ne s'y attendait pas), on ne dit rien d'assuré et d'exact. Il faut faire ses yeux à ce qu'on voit, comme quand on s'éveille. C'est s'éveiller du sommeil de ce qu'on connaît, que de voir un pays nouveau!

Hier, nous sommes allés à CoUioure, — un village comme Port-Vendres, jeté entre des montagnes, — la mer en face, ou plutôt de côté ; le faubourg seul de Collioure regarde la mer, car le village qu'ils appellent la ville est fortifié de tous les côtés. — Bourgade Moyen Age, trou de Juifs, a dit, je crois, VAnge Blanc, qui démêle si bien et si vite les physionomies. — C'est à croire, en eff'et, que les Juifs les plus infects du treizième siècle vont sortir de ces rues étroites, tortueuses, puantes et sinistre- ment immondes. C'est Narbonne laid et en-


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•anaillé, — mais œtte laideur et cet encanail- lement a le caractère du Moyen Age : c'est affreux, mais non vulgaire, cette chose pire que l'affreux. — Les femmes en loques et monstrueuses, hermaphrodites de force, de grossièreté, de travail (les hommes ici sont très oisifs, ils regardent la mer et les routes, assis sur le parapet des ponts, où ils fument ; les femmes seules travaillent comme des bêtes de somme). — N'ai pas vu un seul visage ayant face ou profil humain; — les femmes portent parfois la veste de matelot par-dessus leurs jupes, comme si toute différence entre l'homme et la femme devait s'effacer; la jupe seule reste encore. Disparaîtra-t-elle un de ces jours?... Il faut envoyer à Collioure tous les has-bJeus qui veulent l'égaHté entre l'homme et la femme, pour les dégoûter de leur doctrine. Il faut frotter le nez de leurs prétentions dans cette ordure, comme on le frotte au chat pour l'em- pêcher de faire les siennes quelque part.

L'église de Collioure est, comme toutes les églises de ces pays qui bordent l'Espagne, d'un grand sentiment religieux. L'ai vue mal, très vite, et pendant un enterrement (l'enterrement d'un enfant) que je ne voulais pas troubler, mais j'y reviendrai. Aperçu des statues qui furent dorées, mais dont on ne voit plus que le bois et qui m'ont paru d'un beau geste et d'une belle expression; — tout cela ancien. —


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La mère des Sept Douleurs, la Noire, est ici, comme en Espagne, le culte favori, et sa cha- pelle la plus honorée. — L'odeur des rues de ColHoure est effroyable; c'est l'odeur des en- trailles vidées et pourries du poisson que man- gent ces populations ithtyophages. J'aurais cru que de telles odeurs pouvaient engendrer et entretenir une splendide peste dans la contrée ; mais non. Il n'y a à CoUioure ni fièvres putrides ni typhus, et on vit là dedans comme dans du baume. Cela tient-il au phosphore dont le poisson est saturé?... — La Nature magnifique, et indifférente sur toutes ces immondices de la pauvreté et de la saleté. Les grenades pendent sur le chemin poudreux. Les citron- niers viennent en pleine terre, et les lauriers- roses de ces eaux croupies sont aussi beaux que ceux des bords de VEtirotas. — Ironie douce de la Nature 1 Elle apprend à l'homme combien il est petit.

Revenu par une route qui rappelle celle de l'Espagne, mais moins belle, moins faisant bal- con, se tordant moins de fois autour de la montagne. C'est déjà un mal que quelque chose de grand vous rappelle quelque chose de petit, mais qu'est-ce donc quand quelque chose de petit vous rappelle quelque chose de grand ?. . . Ah! j'en suis toujours à l'opinion que j'avais l'année dernière, à pareille époque, à Saint- Jean-de-Luz et en Biscaye, et qui est, je le


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crains bien, le résumé fixe des impressions de toute ma vie : la Création est bien plus mo- notone que variée. Dieu est un grand poète monocorde. Ce qu'on voit vous rappelle tou- jours quelque chose qu'on connaît, et ce n'était jamais la peine de sortir de la fameuse chambre de Pascal. — Tout vient (dit-il de la gloire, des conquêtes et des plus grandes choses du monde) de ce qu'on n'a pas la sagesse de rester dans sa chambre, — et les voyages lui donnent aussi raison.

Cet axiome désolant que Platon justifierait dans son système des réminiscences, que ce qiioii voit vous rappelle toujours quelque chose de connu, a trouvé pour moi son application di- manche dernier, à une fête dans la montagne où j'étais, allé pour voir du Catalan pur, — costumes, danses, mœurs et types. C'était une fête religieuse et dansante, une espèce de pèle- rinage à Notre-Dame de Consolation. (Ils disent Consolation, à Consolation, et c'est assez gracieux et mélancolique.) On y vient de tous les vil- lages d'alentour. Je m'étais laissé dire que c'était une fête nationale, et nationale est bien le mot, car la Révolution Française, qui a in- venté cette exécrable épithète, a tué les pro- vincialités au profil de la nationalité, — c'est- à-dire de l'unité, de l'uniformité, du conte répété cent fois de Shakespeare, comme il dit de la vie quand il veut en peindre l'ennui et l'insulter!


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Lui aussi devait le sentir!... J'ai donc trouvé les costumes et les danses nationales des envi- rons de Paris et de partout, mais de Catalan... rien ! que quelques bonnets rouges sur quelques vieilles têtes grises, qui emporteront dans la tombe ce pauvre bonnet, — tout ce qui reste d'autrefois! — Ce bonnet rouge n'est ni le béret basque ni le béret gascon, c'est un bonnet qui ressemble à un bas dont le pied chausserait la tête et dont la jambe pend sur l'épaule. — Je me rappelle (toujours le coup d'escopette du Souvenir, embusqué derrière toute impression présente) que dans les Mois- sonneurs de Léopold Robert, il y a un bonnet, à peu près semblable, sur la tête d'un pâtre Italien. Donc ressemblance, donc, etc.. !

Mais ce n'est pas tout. Les costumes s'en vont, et les danses, et les mœurs, et les lan- gages; mais l'homme, V animal-homme, l'homme- race, qui s'en va aussi, hélas! met plus long- temps à s'en aller. Eh bien, le type ici res- semble au type de toutes ces contrées du Midi et il ne surprend pas en se marquant d'un ca- ractère de plus que le caractère connu, lieu commun et poncif. Les femmes, j'en ai vu deux ou trois d'assez belles, ne sont point du tout des Catalanes, des filles du Midi comme on se les figure pour le type, mais, le croira-t-on? des Flamandes. La Nature plaisante-t-elle ou réel- lement a-t-elle l'esprit sec et rabâcheur ? Elle


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fait des Flamandes sur la pente brûlée et brû- lante des Pyrénées! On cherche des chèvres ardentes, maigres, souples, sauteuses, ner- veuses, amoureuses, et on trouve des vaches calmes, à l'œil énorme et lent, au mufle blanc, au front tranquille, à l'air très chaste, dont la chasteté est redoublée par un petit bonnet, ser- rant la tête, garni d'une espèce de guipure qui ressemble à une bandelette transparente. Ce bonnet, simple comme un bonnet de nuit de petite fille, est si strictement appliqué sur la tcte que toute tête paraît petite dessous. Où êtcs-vous, chignon abondant, rutilant et lustré de mes Normandes ? Une femme sans chignon a perdu son cimier.

Mettez ces femmes-là derrière un rouet et appelez-les Ndnon, et vous aurez leur enca- drure et une harmonie. Ce sont des fileuses, des ménagères, des êtres bons, propres et sages, le genre de femmes qui convient peut-être le mieux à l'homme, pour la consiietudlnem vita, comme dit le Droit Romain, — comme le lait est peut-être aussi, de même que l'eau des sources, son meilleur breuvage, — mais j'aime mieux le vin !

Aujourd'hui i6, — levé de bonne heure. — Sommes allés au Phare; — temps clair, mer claire, bleu clair partout; — mais si j'ai re- trouvé de là la plaine liquide que j'aime, comme eau et comme plaine, il n'y avait pas de vagues-


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— Une plaine sans moutons bondissants! — Monotonie ! monotonie ! Mais l'âme prend enfin cet équilibre immobile qui doit être la vie dans un pareil pays, quand on est obligé d'y rester! Deux voiles à l'horizon, pour tout mouvement, — et elles ne bougeaient pas. Tout semblait dormir dans la lumière du ma- tin, et on ne pouvait pas dire :

Voiles! Grâce des eaux qui fuye^ sur la mer!

Il n'y avait que le temps qui fuyait. Pour la création, elle semblait prise, non comme l'in- secte dans une goutte d'ambre, mais dans une goutte de cristal.

Revenus, — brisés psiv une chaleur sans hises.

— Déjeuné, — dormi, — lu du Lord Byron, — les quatre premiers chants du Childe-HaroU.

— Le côté commun de Byron (si on peut em- ployer un tel mot en parlant de Byron), c'est qu'il est touriste. Un plus grand poète encore que lui n'aurait pas, je crois, été si esclave des choses extérieures et si admirateur de la Na- ture. — Mais alors, quel poète c'eût été!

Fait diverses choses, — écrit à Paris pour des livres, — puis lu ma Bible le reste du jour.

— Dîné, — fait un tour sur le quai avec M..., mais rentrés, vaincus par une chaleur ora- geuse, digne de juillet, — et nous sommes en septembre! Je comprends l'air paresseux des hommes dans cette atmosphère. Même quand


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ils élèvent des poids à bord de leurs vaisseaux, quand ils tendent la voile et font tomber l'ancre, ils ont l'air paresseux. Golfe de Naples dans une soucoupe, qui a aussi ses lazzaroni de quatre sous!


Le l'j septembre.

Levé à six heures et demie. J'habite l'extré- mité de ce golfe-vignette qui ressemble assez bien à un lac et à une vue d'Ecosse (ô ressem- blance, oiseau moqueur!), et le soleil se lève ih' derrière la montagne devant ma fenêtre. Son premier rayon atteint le mur blanc, à la chaux, de ma chambre, avant de luire sur la surface de la mer, — gris plonib le matin et aussi im- mobile que du plomb fondu. Plus tard, à me- sure que la journée avance, elle change de cou- leur, et monte la gamme des bleus.. . Vers midi, elle est saphiréeuiie, mais s'arrête au vert, qu'elle n'a pas encore franchi une seule fois depuis que je suis ici... Un remous, mais ni vagues ni écumes, — pas même au large, en dehors de la passe; — une mer presque blanche à l'ho- rizon, tant le bleu, sous le soleil, en paraît clair ! — Moi, né dans la furie des vagues de la Manche, verte comme un herbage, quand elle est tranquille, entre deux colères, je n'aime point cette mer d'huile d'olive qui baigne la


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DEUXIEME MEMORANDUM


terre des oliviers. Singulière chose, que je savais exister pour les autres, mais singulière pour moi, qui sens si peu comme les autres et qui ai une âme à part pour tant d'impressions 1 tout ce que je vois me retourne le cœur vers cette pa- trie qu'enfant j'aspirais à quitter avec une im- patience fébrile. Le lotus dont ils parlent et qui fait oublier le pays est le cytise des licor- nes... Je n'y crois pas.

Écrivaillé, — ce supplice! — Déjeuné. — Le temps à l'orage, mais à l'orage qui n'éclate pas. Les nuées entourent parfois les cimes des montagnes comme un collier, mais toutes ces caresses sont inutiles, la montagne leur dénoue les bras et les rejette. — On appelait autrefois les Rois : mangeurs de présents, — â'copocpa-yci, dit Hésiode ; on pourrait appeler les montagnes : mangeuses de nuages, car elles ont vraiment l'air de les dévorer. Un nuage les entoure. On tourne la tête... il n'y est plus! C'est une dispersion tellement rapide que l'on dirait une absorption comme celle de l'eau par l'éponge. C'est vrai- ment prestigieux!

Travaillé, — fini et envoyé ma préface de la seconde édition de l'Ensorcelée. — Lu, — dîné, — mais, le soir, les chaleurs sont telle- ment accablantes qu'on n'est capable que de dormir. — Cependant, sommes allés nous as- seoir au hanc du second Phare pour voir la mer et rêver à son bruit. Elle avait l'air perfide dans


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son calme. — Pas.de vagues plus qu'à l'ordi- naire! mais ils disent qu'il ne faut pas se fier à ses douceurs. — Il paraît que les vagues sans écumes qui la sillonnent ne déferlent pas les unes sur les autres, mais s'enroulent; — au lieu de faire lame, QÏles font rotation. — Avons trouvé, faisant son quart de service, l'un des gardes du Phare et pilote du port, vieux loup de mer, à qui nous avons parlé de ses naviga- tions. — J'aime ces sortes d'hommes, tout ac- tion et expérience, — ces vieux Goélands, dé- plumés par la tempête, et qui lui ont résisté; — il y a toujours à apprendre avec eux. La mer et le ciel étaient gris; de la brume, déchi- rée ici et là, et le pilote, gris foncé dans l'air gris moins dense, ressemblait au spectre de la plate-forme d'Elseneur. — Rentré le long du quai; — pensé au quai des Esclavons, à Ve- nise. Pourquoi ? — Qui peut dire les joints de la Rêverie, — mystérieuses articulations !


Samedi il


Dimanche iç.

Rien noté hier ; — la torpeur brûlante de ce fond de tasse de thé dissout l'esprit et noie son


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énergie. — On passe le temps les yeux sur le golfe, à suivre quelque pavillon qui entre ou sort sur cette mer languissante, et c'est tout, et le soir vient! et l'on se trouve plus vieux d'un jour!

Aujourd'hui, levé à six heures et demie, — habillé, lu les journaux, — allé à la messe à huit heures. — L'église de Port-Vendres est une pauvre petite église de marins et de pê- cheurs, très sombre avec un autel sur lequel la lumière tombe, tamisée par des draperies roses. — C'est l'image de la vie, noire presque partout et quelquefois rose à tme place. — Ren- tré, — déjeuné. — Le soleil brûlant et pour la première fois la mer indigo, avec de l'écume contre le môle; mais seulement là et sur un ou deux brisans. — Nous sommes allés, VAnge Blanc, M. et i?. et moi, nous encastrer entre deux roches et nous nous sommes saoulé les yeux, sans pouvoir les rassasier, de ce spectacle de la mer, la seule chose physique qui n'en- nuie pas et dont l'homme ne puisse se blaser.

Le temps a tourné à l'orage et au vent qu'ils appellent ici : vent dehoiit. — Ce vent, qui em- pêche d'aborder en Espagne, a emporté notre projet d'aller, par mer, à Barcelone. — Nous avions arrêté notre passage sur une balancelle à voiles, mais ces Daines ont eu peur de relâ- cher dans quelque anse de la côte, bloqués in- définiment par ce diable de vent qui joue sou-


I


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vent de ces tours aux meilleurs voiliers, et nous avons pris le parti d'aller à Barcelone par terre, si nous y allons. — Malgré le vent et les flots de poussière, partis pour CoUioure, à pied.

— Route toujours charmante, à la troisième comme à la première impression ; — d'un côté, les montagnes vertes et rousses; de l'autre, la mer bleuâtre ou bleue. — A un coin, la tour de l'Église de CoUioure, du treizième siècle, construction plus guerrière que religieuse, s'é- lève sur une langue de terre dans la mer; et en face, sur un rocher que la mer couvre par- fois, aux grands pleins, une chapelle grande comme la broche d'une femme. — CoUioure, qui est à moitié fortifié encore, se groupe der- rière cette tour avec un air presque féodal, et les éternelles montagnes surplombent le tout. Décidément, je hais les montagnes. Suis-je parent des Titans sur lesquels elles ont été je- tées ? Mais elles pèsent sur mon cœur et elles étouffent quelque chose en moi.

Allés à l'église, — on chantait la fin des vêpres. — On descend dans l'Église de CoUioure de quelques marches et j'aime ce mouvement.

— L'édifice est plus bas que la mer, qui y chante parfois plus haut que ses prêtres. — Tout cela d'une sombre et mâle expression. — L'Église est tout à la fois luxe et misère. Elle ressemble à ces Polonais qui vinrent au mariage de Marie de Gonzague, sous Louis XIII, les-


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quels avaient des diamants, des fourrures, et pas de chemises; — les diamants de l'église de Collioure sont des ornements, des croix et des bourdons, héritages de quelques monastères voisins sur lesquels les prêtres desservant l'É- glise, ignorants de tout, excepté de leur bré- viaire, n'ont pu nous donner aucun renseigne- ment. Il y a deux croix (toutes les deux de la Renaissance) très ouvragées, très ornées et ta- pissées (l'une d'elles) de statuettes d'un travail très fin. Celle-là est d'argent massif. Les bour- dons ou hâtons de pèlerin sont en argent aussi et dans le même sentiment d'art que la grande croix. C'est tellement beau qu'on peut croire ces croix et ces bourdons l'offrande de quelque Reine à quelque abbaye des environs. On dit que ces richesses, dont les prêtres actuels de Collioure ne savent pas tout le prix, ont été, pendant la Révolution, portées en Espagne par des mains chrétiennes, et après la Révo- lution rapportées en France, par les mêmes mains.

Visité l'église, au jour tombant. — Les sta- tues du maître-autel aussi belles qu'elles m'a- vaient paru la première fois, mais le jour mou- rant y jetait des draperies d'ombres que l'œil ni la main ne pouvaient lever. — Mieux vu les chapelles latérales, la lumière y étant moins morte; — très espagnoles de guillochures, d'or et d'ornementation barbare . — Il y a entre autres


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kl chapelle de Saint Vincent de Collioure, mar- tyr du troisième siècle, sous la persécution de Dacien, qui ressemble à la chapelle de quelque idole chinoise. — Cela extravague de goût et d'ornementation dépravée, les couleurs jouant la laque jusqu'à l'illusion! Curieuse cependant, cette chapelle, dont le Saint a l'air d'un man- darin, halluciné à force d'opium. — A trois pas de là, et comme contraste, la chapelle de Sainte Lucie, dont la statue m'a semblé un vé- ritable chef-d'œuvre. — La Sainte est debout, dans une attitude pleine de noblesse, la tête un peu en arrière et d'une figure charmante; — la tunique a des plis magnifiques. On sent la vie des genoux à travers.

Montés jusqu'au pied de la vieille tour. — Y avons trouvé avec son fils et sa belle-fille une femme qui s'harmonisait bien avec la vieil- lesse du monument. C'était une pauvre vieille de quatre-vingt-quator:(& ans. Figure blanche dans une cape blanche, rabattue sur son front et qu'elle avait fixée contre le vent par un mou- choir bleu, noué sous. son menton. — C'est juste la coiff"ure d'Hermangarde dans ma Vieille Maîtresse, quand elle est à la recherche de son mari sur la grève de Carteret. — L'Herman- garde séculaire de la tour de Collioure ne cher- chait plus rien. Son fils la priait de venir finir sa vie chez lui. « A quoi bon pour vingt jours? » répondait-elle. — Longue figure,


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duîcifiée par une vieillesse qui a assez de tout et qui a le calme de cet oreiller de la mort sur lequel elle va s'endormir. Ses yeux n'y voyaient plus. Larges prunelles grises qui ne recevaient ni ne donnaient la lumière. Elle apprenait ainsi les ténèbres dans lesquelles elle allait des- cendre. Lampe blanchissante avant d'expirer, elle jetait encore un peu de tendresse. La ma- nière dont ses vieilles mains, dépouillées et ru- gueuses comme des griffes, caressaient le bras de son fils tout en refusant de le suivre, avait l'expression qui manquait à ses yeux éteints. Revenus par un vent furieux. — Dîné. — Causerie avec VAnge Blanc, que son frère du sommeil {VAnge du sommeil) couvre de ses ailes trop vite pour moi qui la quitterai dans quel- ques jours. — Lu du Dickens, — Nicolas Nic- klehy. — Je veux faire une étude sur Dickens et je n'en connais encore que cent pages. Mais je prétends que si cent pages ne donnent pas le talent d'un homme, elles donnent son esprit, et l'esprit de Dickens m'est odieux. — C'est une espèce d'ironie qui vulgarise tout, une ma- nière plate de regarder les choses. Ce n'est ni son genre d'observation, ni ses conceptions, ni son drame, ni ses personnages qui me déplai- sent, c'est son esprit, à lui; ce n'est pas l'ou- vrage : c'est l'auteur. VAnge Blanc me reproche un parti pris; VAnge se trompe, parce qu'elle craint que je ne me trompe. Je me laisserai fort bien


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prendre et pétrir par le talent de Dickens, s'il en a, mais eût-il du génie comme romancier, il ne m'en serait pas moins insupportable en son propre et son privé nom.


Lundi 20.

Levé avant le jour pour une expédition dans la montagne à un village nommé Cospron, — C'est presque un nom grec! — Écrivez-le ainsi et tout le monde s'y méprendra : Kcairpcv. — Déjeuné chez des paysans dont la chaumière est dans le fond d'un ravin, au confluent de trois montagnes; — sur l'une est l'Église de Cos- pron, — plus pauvre encore que celle de Port- Vendres, — une chapelle, mais propre comme une cuiller de bois nettoyée. — Sur l'autel, un Christ en bois, mal sculpté, gris-bleu de ton, et qui fut doré autrefois, avec la très ridicule et indécente jaquette blanche que les Espagnols donnent à leurs Christs. — Ce Christ est fort célèbre et très honoré dans la contrée. — C'est une tradition, qu'en revenant du Mexique, après l'expédition de Fernand Cortez, un vais- seau qui portait deux Christs, destinés à Jéru- salem, fut battu d'une horrible tempête et que le capitaine fit le vœu de donner un de ces Christs à l'Église de la première terre sur la- quelle il pdtnrait aborder. Or, il n'y avait pas

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d'Église sur la terre qu'il toucha aux pieds des montagnes de Cospron. Pressé de remettre à la voile, il enterra le Christ là où son vaisseau avait touché. Longtemps après, un bœuf fouilla l'endroit avec sa corne et on trouva le Christ, qui fut porté à la chapelle de Cospron et qui y est l'objet d'une dévotion particulière.

Erré dans un bois et dans des champs de vigne, en proie à un soleil ardent, mais ne res- sentant pas l'abominable et énervante chaleur dans laquelle on est infusé, au fond de cette tasse de Port-Vendres. — Port-Vendres veut dire Portus-Veneris, Port de Vénus, et cependant je ne crois pas que cette chaleur, qui vous coule de si étranges mollesses dans tout votre être, soit très favorable à l'amour. Il est vrai que Port signifie un abri, un refuge, et que dans un port, on ne navigue plus! — Peut-être est-ce pour cela, du reste, que les femmes ont ici si peu de coquetterie. Elles ne font pas la moindre attention à la manière dont on les regarde, et cela sans superbe et sans hypocrisie, mais na- turellement. — Elles n'y pensent pas !

Revenu très tard de Cospron, après des mar- ches forcées. — En descendant les rampes des montagnes, nous avons laissé le vent du soir derrière nous et nous avons retrouvé le hain- marie de Port-Vendres, cette chaleur qui amollit comme Capoue et qui n'en a pas les délices. — Dîné. — Essayé de lire, — mais, tué de fa-


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tigue et de température, je me suis mis au lit, appelant la pluie et l'orage, — mais c'est la chanson d'Hégésippe :

L'oiseau que fatleiids ne vient pas!

Mardi 21.

Nous avons appris hier la mort du docteur Rocaché, un des hommes de France peut-être le plus excellant dans son art. — Je l'ai connu en Armagnac, où il vivait depuis cinquante ans, sans plus se soucier des capitales et de la gloire, pour lesquelles il était fait, que s'il avait été sans génie, qui est toujours (le génie), plus ou moins, une ambition. — Il était de l'École de Montpellier, autrefois si fameuse, et il avait connu Barthcz. — C'était un vrai et grand mé- decin. — Médecin avant tout, tandis qu'il y a tant de gens (et même de beaucoup de talent) qui, avant d'être médecins, sont physiologistes, anatomistes, vitalistes, etc., etc. — Il ne faisait pas de livres, — trop grand praticien pour cela, et par la raison qu'étant toujours sur la brèche, c'est-à-dire au lit du malade, il n'avait pas le temps de faire des phrases pour le public ou les Instituts, qui sont aussi des publics. — D'ailleurs, l'âme de cet homme était logée là


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OÙ les autres âmes ne pénètrent pas. Il est im- possible de dire à personne quel motif, passion, sentiment ou manie, l'avait, tout jeune, fixé dans ce désert des Landes qu'il n'a jamais quitté. — On l'appelait le Médecin des Landes. — Peut- être n'était-il que médecin et ne jouissait-il que par la vocation satisfaite ? Or, il y avait des malades dans les Landes comme partout, et c'était assez pour intéresser sa vie et pour ne la déplacer jamais.

Il est mort à près de quatre-vingts ans et on peut dire de lui qu'il a vécu par la force de son génie et par la perpétuelle surveillance de lui-même ; car il était né faible, petit, délicat comme la plus délicate des femmes, et il a passé soixante ans peut-être à cheval, par tous les mauvais chemins des Landes et les mauvais temps, et la nuit et le jour! — La vie du mé- decin de campagne est pire en fatigue que celle d'un officier de cavalerie ou d'un postillon. — Quand je l'ai connu, il n'avait plus qu'un souffle, mais jamais le plus habile flûtiste n'a conduit son haleine dans son instrument comme lui conduisait son souffle de vie. Je l'appelais le docteur Pneunia. Les Grecs croyaient que l'âme était un souffle, mais moi, je crois que le souffle de mon docteur Pneuma était une âme, une âme pleine d'impersonna- lité, de patience et de sagesse. Il était né vio- lent, à force de nerfs, éolien d'impression par sa


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délicatesse de femme (il devait ressembler à sa mère), mais quelle colophane il avait passée sur ses chanterelles nerveuses pour les adoucir jus- qu'à la plus étonnante suavité! On dit qu'il avait aimé les femmes longtemps et que les ju- pons rouges des Landes, qui sont les jupes de dessous, le connaissaient aussi bien que les ju- pons noirs, mais je ne croirai jamais au liber- tinage dans un pareil homme ; — le libertinage de l'abeille qui cueille les fleurs, — voilà tout! — Il a butiné ici et là quand son souffle avait l'ardeur de toute jeunesse, et puis, le souffle s'est détiédi et il a fini par devenir pur, quoique curieux et vif encore peut-être, — des indis- crétions de Zéphyr ! — Tout cela très modulé comme toute sa vie, à cet homme qui savait ce qu'e c'est que les sensations.

S'il n'avait pas été spiritualiste, il aurait été le plus habile et le plus profond des Épicuriens, mais il était spiritualiste, et c'est même le spi- ritualisme qui l'a rendu, en ces derniers temps, au Christianisme, dont ses études spéciales, sa vie occupée, et les influences humaines qui nous passent sur la tête à tous, l'avaient un peu et longtemps écarté. Il avait traversé une époque efî"royable pour l'impiété et le mauvais ton dans l'impiété, l'époque du Directoire et de l'Empire, cet arrière-faix de la philosophie du dix-huitième siècle, mais il était dans les Landes et à ses malades avec la spiritualité de l'École


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de Montpellier autour du cerveau, et il échappa aux doctrines qui pourrissaient tout alors dans les sciences naturelles et physiques; aussi quand, plus tard, la réaction se fit, se trouva- t-il de niveau avec la réaction. Il lisait Tessier et y prenait grand goût. D'ailleurs, très au courant de la littérature de sa science, et, quoi- que au fond des Landes et dans la bourgade la plus prosaïque, la plus plate et la plus igno- rante, suivant, de cet œil lucide qu'il avait dans l'esprit comme dans le visage, les observations et les progrès de la médecine générale en Eu- rope et dans le monde; il la jugeait d'autant plus haut qu'il ne tenait à rien, ni par les rela- tions ni par les Académies, et qu'il ne voyait que la vérité.

Les services qu'il a rendus, l'imposante ré- putation qu'il avait, depuis Bordeaux jusqu'aux Pyrénées, le respect de sa science parmi les hommes qui la cultivent, tout cela était grand, et le souvenir s'en gardera longtemps malgré la précipitation avec laquelle l'homme se porte à l'oubH et à l'ingratitude. Mais, hélas! il n'ap- partiendra pas à la grande Histoire, et dans un siècle, par exemple, qui saura qu'un homme supérieur comme lui, — un grand médecin digne des plus grandes époques, — aura existé?... Nul ne le saura. — Mort tout entier, comme ces hommes qui portent tout dans leur tête et l'emportent, sans avoir jamais déposé,


DEUXIÈME MEMORANDUM 263

dans un livre ou un commentaire, le fardeau de leur supériorité !

Quand je l'ai connu, c'était un petit vieillard pâle, mince à se rompre, dont le corps flottait dans une longue redingote bleue; — les man- ches, très larges, et à parements à hottes, comme on disait autrefois, laissaient passer deux petites mains, d'un blanc nacré et azuré par les veines, très spirituelles, très fines, très artistiques, comme dirait le capitaine d'Arpentigny, notre grand chiromancien, des mains d'un toucher presque incorporel, faites, de toute éternité, pour palper l'infirmité et la souffrance et inter- roger les frêles balanciers de la vie. — Le corps, à l'œil, n'existait pas; il ne se révélait que par ces mains qui devaient se fondre dans l'accou- chement, pour tenir moins de place et subtiliser (belle expression du peuple) le secret des ar- tères. Le visage, qui avait été très beau (d'une beauté tout à la fois sagace et placide), était long et mince, avec un nez d'une finesse et d'un mouvement de narines qui, seul, l'aurait fait nommer le Docteur Pneuma, quand l'être tout entier de cet homme, fragile et puissant, n'aurait pas eu la diaphanéité d'un souffle. Ordinairement coiffé d'un bonnet de soie noire par-dessus un bonnet de coton, lequel laissait échapper vers la tempe une mèche de cheveux, luisants et purs comme l'argent, il ressemblait à quelque alchimiste occupé de choses surnatu-


264 DEUXIÈME MEMORANDUM

relies, et, comme tous les hommes d'une phy- sionomie très noble qui transmuent les choses en les portant, il donnait je ne sais quelle no- blesse à ce bonnet de soie noire, si grotesque sur les têtes communes. Pour mon compte, je n'aurais pas plus respecté la calotte du Grand Corkeille que ce bonnet noir !

Le visage, d'un blanc de porcelaine, aigu dans l'en bas comme celui des êtres plus intel- hgents que passionnés, s'élargissait dans l'en haut, et un front étoffé, et dont on sentait la voûte largement développée sous les deux bords des deux bonnets, couronnait bien ce visage, âme et esprit bien plus que chair. — Il était sillonné de ces espèces de rides qu'on appelle les marches du palais et. qui sont les rides ordi- naires des esprits droits, le sillage de la vie sans bouleversements et sans tempêtes ! — Les yeux, pleins de lumière et très doux, étaient ceux d'un voyant inaltérable. C'étaient de ces yeux dont la couleur disparaît dans l'expression, comme les traits du visage peuvent disparaître dans la physionomie. — Mais le trait caracté- ristique du docteur Rocaché était la bouche, fine comme tout le reste de sa personne, et démeublée par le Temps qui n'y avait laissé qu'une grande palette blanche, laquelle y bril- lait dans un charmant rire silencieux, plus spi- rituel cent fois que s'il avait été sonore ! Ce rire, sans vibration et pour les yeux, — qui


DEUXIÈME MEMORANDUM


rappelait le rire du Bas de Cuir de Cooper, ap- puyé sur son fusil de chasse, mais qui s'idéalisait sur les lèvres de cette créature transcendante, — donnait à mon docteur Pneuwa quelque chose de mystérieux, de solennel, et d'étran- gement comique tout à la fois. Évidemment, il avait pris l'habitude de ce rire au lit des ma- lades, dans ces chambres oîi tout bruit doit s'éteindre, où l'on marche sur la pointe du pied et où l'on parle bas. — Le Docteur riait bas. Dans l'instantanéité du rire (tout ce qui semble le plus involontaire), cet homme, de vocation si spéciale, se retrouvait médecin!

Je ne crois pas que pour un romancier qui voudrait peindre avec les nuances les plus dé- composées la médecine, le génie médical incarné dans un homme, on pût trouver un type plus riche, plus varié, plus un, et plus complet.

Aujourd'hui, temps orageux, chaleur sous nue. — Impossibilité de sortir. — Journée at home. — La Rêverie ici est plus qu'ailleurs l'en- nemie du travail. — Savez-vous les grands évé- nements de la journée?... Une barque qui tra- verse cette mer -lac que j'ai sous mes fenêtres, et les différentes nuances des eaux. — Aujour- d'hui, vers midi, nous avons eu un spectacle inattendu et féerique, — un mirage du Dane- mark ou de Norvège. Une brume a tout à coup voilé les montagnes ; elles se sont fondues dans cette estompe d'opale, et la mer, devenue de la


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206 DEUXIÈME MEMORANDUM

couleur des perles, nous a fait l'effet d'un vaste fiord perdu dans une perspective vaporeuse. — Ah ! le Nord ! le Nord ! que le Midi me semble chétif en comparaison et que la Nature du Nord est supérieure. Est-ce là une illusion de lointain que la réalité devra détruire?... Dans le Midi, ce qui me frappe, pour les choses comme pour les personnes, c'est le manque absolu de dis- tinction.


Mercredi.

Toujours la même chaleur accablante, qui ne tient pas au soleil, mais aux réverbérations de la mer et des trois pentes de montagnes qui l'encadrent et font du golfe un triangle d'eau. — Le vent, espèce de mistral (nous ne sommes qu'à quelques stations de Marseille), passe sur la sueur sans la sécher et semble lé- cher les nerfs avec une langue de tigre ; — à moitié journée, on n'en peut plus. Le siroco est un velours, en comparaison de cette tem- pérature aimable ! Port de Vénus ! ma foi ! ce n'est pas toujours de Vénus Commode ! Quel pays! Si je n'étais pas ici pour des raisons plus intimes et plus puissantes que le plaisir (si vite épuisé, d'ailleurs) de voir un pays, comme je décamperais ! mais , comme dit Satan dans Milton :

Ce ne sont pas les lieux! c'est son cœur qu'on habite!


DEUXIÈME MEMORANDUM 267

Aujourd'hui, allé, des livres à la fenêtre, lire cette éternelle page bleue qui a un peu verdi, par extraordinaire, ce qui tient sans doute au voisinage d'un orage qui se moque de nous, car il n'éclate pas, sur ses nuées mobiles, au haut des montagnes. Tantôt les nuées sont plus bas que les cimes, et puis elles remontent au-dessus. On dirait de chaque montagne et de ces nuées, une femme qui se coiffe avec son collier.

Journée oisive, pesante, physiquement in- quiète. — Ici on ne sent pas V esprit en soi. Un gouvernement qui voudrait frapper d'imbécil- lité ses ennemis n'a qu'à les interner à Port- Vendres. En quelques années, ils seront stu- pides. — Écrit à Paris. — Lu du Dickens; — toujours mécontent. — On ne voit ici que la Patrie et la Galette du Midi, et la Chambre littéraire (quel abus de mots!) est dans l'hôtel même que j'habite. — Ils ont aussi la Revue des Deux-Mondes, mais je n'ai pu mettre la main dessus; — les abonnés du salon littéraire l'emportent probablement pour orner l'esprit de leurs femmes. — Gagné l'heure du dîner. — Dîné. — L'orage est enfin venu après une attente de cinq jours : — tonnerres, mais trop lointains, — éclairs et pluies furieuses, pen- dant une heure. — Puis, la lune s'est levée dans le ciel purifié et nous avons pu respirer, à longue haleinée, pour la première fois de-


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puis que nous sommes dans cette asphyxie per- pétuelle qu'on a ici pour atmosphère.

Le lendemain. Au matin.

Ciel lavé et brillant sur nos têtes, avec une sombre bande noire sur la mer, au large, mais un soleil radieux sur les montagnes et la mer du Golfe, verte, enfin ! — une dissolution d'é- meraudes, faisant précipité dans une dissolution de saphirs. — La chaleur reprend avec la fureur d'avoir été interrompue par la pluie, et quoique l'air soit très vif, il n'y a pas de flot, mais des vagues menues comme des hachures et scintillantes comme les facettes d'une pierre précieuse. — Le bâtiment sur lequel nous de- vions nous embarquer pour Barcelone est parti.

Pas de nouvelles de Paris! — Les nerfs très agacés et les mains fiévreuses, après déjeuner; — je ne me sens pas bien. Cependant, ces dames disent que le temps est beau aujour- d'hui.

T.e soir du viémc jour.

Souffrant horriblement toute l'après-midi, je ne suis pas sorti, et comme je ne reçois aucun livre de Paris pour ma critique au Réveil ou au


DEUXIÈME MEMORANDUM 269

Pays, j'ai repris mon Château des soufflets. — Écrit deux grandes pages, — c'est ce que j'ap- pelle le fil de Veau. A présent, il faut faire comme la chaleur de ce matin, avoir la fureur d'avoir été interrompu !

Écrit et médité jusqu'au dîner, — abattu de nerfs, mais relevé d'esprit, — pris du café pour la troisième fois depuis que je suis dans ce pays. — Parlé avec VAnge Blanc de mon Château des soufflets, mais le sommeil est venu bientôt lui donner le sien, — une douce tape! — Rentré chez moi, et lu toute la Fiancée d'Ahydos avant de me coucher. C'est un des poèmes de Byron qui ont eu le plus de succès, parce qu'il y avait de la tendresse, — sentiment qui ne dépasse pas le niveau commun des âmes, — et de la cou- leur locale turque et grecque. — Quelle critique que de dire le mot d'un succès ! — Pourquoi prétendent-ils que Byron est immoral ? Qu'est-ce que deux ou trois plaisanteries, deux ou trois groupes ardents, en comparaison de toutes les adorables puretés de ses poèmes? Byron est peut-être le plus grand poète des sentiments désintéressés et chastes. Zuleika, c'est une sœur. Non content des sentiments ordinaires de la vie, Byron s'invente des sentiments extraordi- naires dans lesquels triomphe mieux que dans tous les autres la pureté de son génie, par exemple : la petite Leïla, dans le fuan, — et la dédicace de Childe-Harold, à Yanthe. Il disait.


270 DEUXIÈME MEMORANDUM

dans son génie, ce que Jésus-Christ disait dans sa vie mortelle : Sinite parvidos ad me venire. — Qu'il le veuille ou non, qu'il l'ignore ou le sache, Byron, dans le fond de son âme, est un chrétien.


Mardi soir.

Voici un bel et bon hiatus de quelques jours dans ce Memorattdum, qui sacs mon sentiment pour VAnge Blanc et le bonheur de la retrouver serait lui-même un hiatus dans ma vie. Qu'a- vons-nous fait? Les mêmes choses, dans ce cercle de montagnes où la vie tourne en rond, plate comme une assiette! — Cependant nous avons mis le nez hors de notre trou de rats. Nous sommes allés à B... par un vent atroce, qui a failli nous emporter et nous précipiter vingt-cinq fois. — La route, comme celle de Cospron, avec une ou deux anses assez noires et assez mélancoliques. — B..., plus pauvre, plus sale et plus hutte de pécheurs que Port- Vendres, qui, du moins, s'il est encore dans Vamnios où nagent les bourgades qui doivent devenir des villes, a l'importance d'une forte position maritime et militaire. — Pris du café


DEUXIEME MEMORANDUM 27 1

à la porte d'un cabaret, — joué avec les chiens et les ânes. Observé quelques jolis enfants en haillons qui nous regardaient avec les yeux lumineux et ronds de la surprise. — La côte plate, chargée de galets et sans grèves; — la mer sans grèves, c'est un lit sans tapis et un trône sans marches : c'est une Royauté de plain- pied avec tout le monde. — Tout B... tiendrait dans une coquille d'huître à ce qu'il semble.

— Desnoiresterres (m'ont-ils dit) a pu habiter là six mois. Il est vrai qu'il avait une femme avec lui dont il cachait le nom dans son nom.

— Avec une femme (je le sais, moi, en ce moment!) toute terre ne devient pas belle, mais indifférente! — Vu l'Église, qui valait le voyage, même avec le vent, — ce vent qui rend fou ! C'est une ancienne Église Romane. (Le mémorandum d'à coté dit assez comme j'aime et pourquoi j'aime cette architecture.)

— Petite, mutilée au dehors, et rajustée gros- sièrement avec des briques, elle est, en dedans, de cette beauté barbare, écrasée, mérovin- gienne, qui distingue les monuments d'une époque où les Francs se jetaient à plat ventre, eux et leurs framées, devant la majesté de Dieu! Elle est sombre et saisissante comme une crypte, très basse de voûtes, mais des voûtes hardies en s'abaissant comme d'autres en s'élevant, — phénomène particulier de cette espèce d'architecture, — fihrant le jour par


272 DEUXIÈME MEMORANDUM

gouttes à travers des fenêtres étroites comme des meurtrières, ornées de croisillons de fer. — Ai remarqué les fonts, en pierre, d'une belle forme, dans leur naïve et rude nudité. — Enfin ai reçu une très forte sensation de tout cela.

J'ai vu aussi la mer, en dehors du Môle (un de ces soirs), qui valait la peine d'être vue et qui était non plus eau de Golfe, mais eau de Mer, soulevée et panachant d'écumes les ro- chers de derrière le Môle. Nous nous étions calfeutrés entre les brisans du pied de la mon- tagne du Grand Phare, et nous avons pu nous enivrer de ce bruit qu'on entendrait l'éter- nité sans dire : C'est trop! et sans souhaiter que cela finisse, et de ces écumes qui pou- draient la tête noire des rochers et venaient s'étaler, en tapis éclatants, sous nos pieds et à deux pouces de nos pieds! — Le jour mourait avec une virginale pureté. — Il y avait de la houle au large, mais la mer déserte : pas de voiles, ni goélands, ni mouettes, ni oiseaux quelconques, — le vide bleu partout. — Ai voulu faire des vers et n'ai pas trop mal com- mencé :


Brisez-vous ! comme un cœur se brise. Aux pieds de celle-là qui peut briser les cœurs !


Mais ces dames ont voulu partir et ma poésie


DEUXIEME MEMORANDUM 273

s'est brisée. — J'ai sifflé et rappelé mon faucon avant qu'il soit monté dans la nue.




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TABLE


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TABLE


ET "DE GEOXGES T^UD^tMELL

Dédicace 3

Préface de la seconde édition 7

Du Dandysme et de G. Brummell. 13

Un Dandy d'avant les Dandys. . . loi


Préface par Paul Bourget 133

Premier Mémorandum 153

Deuxième Mémorandum 239


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DA Barbey d'Aurevilly, Jul

53S Amédée B633 Du dandysme et de

1883 G, Brummell


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